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SOMMAIRE

Que veut dire beaucoup oser?


Introduction : Mes aventures dans l’arène
Chapitre 1. La rareté : Aperçu de la culture du « jamais assez »
Chapitre 2. Tordre le cou aux mythes de la vulnérabilité
Chapitre 3. Comprendre et combattre la honte (ou l’entraînement du
guerrier ninja)
Chapitre 4. L’arsenal de la vulnérabilité
Chapitre 5. Attention à la marche : cultiver le changement et franchir
l’abîme de l’indifférence
Chapitre 6. L’engagement subversif : oser réhumaniser l’éducation et le
travail
Chapitre 7. Une éducation Entière : oser être les adultes que nous voulons
que nos enfants soient
Pour finir
Appendice.
Instaurer la confiance : théorie ancrée et processus de recherche
Pratique de la gratitude
Notes et références
À propos de l’auteur
Traduit de l’anglais par Catherine Vaudrey

Titre original :
Daring Dreatly : how the courage to be vulnerable transforms
the way we live, love, parent, and lead
publié en 2012 par Gotham Books (USA)
© Brené Brown 2012
© Guy Trédaniel Éditeur, 2014,
pour la traduction en langue française.

ISBN 978-2-8132-1216-0
http://www.editions-tredaniel.com/
info@guytredaniel.fr
À Steve,
Tu fais du monde un endroit meilleur,
Et de moi une personne plus courageuse.
QUE VEUT DIRE
BEAUCOUP OSER?
L’expression beaucoup oser vient d’un discours de Theodore Roosevelt
intitulé « Citoyens de la République ». Ce discours, quelquefois
dénommé « L’homme dans l’arène », a été prononcé à la Sorbonne, le
23 avril 1910. Voici le passage qui l’a rendu célèbre :

« Ce n’est pas le critique qui compte, celui qui montre du


doigt l’homme qui fait un faux pas, ou qui explique
comment on aurait pu mieux faire.
Le crédit appartient à l’homme qui lutte vaillamment dans
l’arène, le visage marqué de poussière, de sueur et de sang,
l’homme qui se trompe et manque souvent son but…
Parce qu’il n’y a pas d’effort sans erreur. Mais celui qui lutte
vraiment pour accomplir, qui connaît les grands
enthousiasmes et les grandes dévotions; qui se dévoue à une
grande cause…
Celui qui connaît, à la fin, le triomphe de l’accomplissement,
et qui, au pire, s’il échoue, le fait en osant beaucoup… »

La première fois que j’ai lu cette citation, j’ai pensé : c’est ça, c’est la
vulnérabilité. Tout ce que j’ai appris en une décennie de recherches sur la
vulnérabilité m’a enseigné précisément cela. La vulnérabilité, ce n’est
pas connaître la victoire ou la défaite, c’est comprendre leur nécessité à
toutes deux. C’est s’engager, se donner à fond.

La vulnérabilité n’est pas la faiblesse. L’incertitude, le risque et les


émotions de tous les jours ne sont pas des options. Le seul choix possible
est une question d’engagement. La volonté d’assumer sa vulnérabilité et
de l’embrasser détermine la profondeur du courage et la clarté du but. Le
niveau auquel on se protège de la vulnérabilité donne la mesure de la
peur et de l’indifférence.

Quand on passe sa vie à attendre d’être parfait et à l’épreuve des balles


avant d’entrer dans l’arène, on finit par sacrifier des relations ou des
opportunités qui ne reviendront pas. On gaspille un temps précieux et on
tourne le dos à ses dons merveilleux et à ses contributions uniques.

Parfait et à l’épreuve des balles sont des notions séduisantes, mais


elles n’existent pas. Il faut entrer avec courage et volonté dans l’arène,
quelle que soit celle-ci : nouvelle relation, réunion importante, processus
de création ou difficile discussion familiale. Plutôt que de rester assis sur
le banc de touche et d’émettre conseils et jugements, il faut oser se
découvrir. C’est cela la vulnérabilité. C’est cela beaucoup oser.
Nous allons explorer les questions suivantes :
• Qu’est-ce qui motive la peur d’être vulnérable?
• Comment se protège-t-on de la vulnérabilité?
• Quel prix paye-t-on quand on se renferme et qu’on se détache?
• Comment assumer et embrasser la vulnérabilité pour
transformer la façon dont on vit, on aime, on éduque et on
dirige?
INTRODUCTION :
MES AVENTURES
DANS L’ARÈNE
Je l’ai regardé dans les yeux et j’ai dit :
– Je hais cette fichue vulnérabilité.
Je me disais, après tout, qu’elle était thérapeute et qu’elle avait
sûrement eu des patients plus difficiles. En outre, plus tôt elle saurait à
quoi s’en tenir, plus vite nous pourrions nous débarrasser de cette histoire
de thérapie.
– Je hais l’incertitude. Je déteste ne pas savoir. Je ne peux pas
supporter de m’ouvrir et d’être blessée ou déçue. C’est atroce. La
vulnérabilité, c’est compliqué. Et c’est atroce. Vous voyez ce que je veux
dire?
Diana hocha la tête.
– Oui, je connais la vulnérabilité. Je la connais bien. C’est une émotion
délicieuse.
Puis elle leva les yeux et esquissa un sourire comme si elle voyait
quelque chose de ravissant. Je suis certaine que j’ai eu l’air perplexe
parce que je ne pouvais pas imaginer ce que c’était. Soudain, je me suis
sentie inquiète pour sa santé mentale et la mienne.
– J’ai dit que c’était atroce, pas délicieux, soulignai-je. Et laissez-moi
vous dire, entre parenthèses, que je ne serais pas ici si mes recherches
n’avaient pas démontré le lien entre la vulnérabilité et une vie Entière. Je
déteste l’impression que ça me donne.
– Et quelle est l’impression que cela vous donne?
– Que je suis toute nue. Que je dois arranger tout ce qui se passe.
– Et si vous ne pouvez pas?
– J’ai envie de donner un coup de poing dans la figure de quelqu’un.
– Et vous le faites?
– Non. Bien sûr que non.
– Alors que faites-vous?
– Je fais le ménage. Je mange du beurre de cacahuètes. Je critique les
gens. J’arrange tout, autour de moi. Je contrôle tout ce que je peux, tout
ce qui dépasse.
– Quand vous sentez-vous le plus vulnérable?
– Quand j’ai peur.
Je lève les yeux tandis que Diana réagit par cette pause irritante et ces
hochements de tête que pratiquent les thérapeutes pour nous faire parler.
– Quand je suis anxieuse et incertaine du devenir des choses, quand
j’ai une discussion difficile, quand je prends une nouvelle direction,
quand je fais quelque chose qui me met mal à l’aise ou que je m’ouvre à
la critique et au jugement.
Une autre pause irritante durant laquelle les hochements de tête
empathiques se poursuivent.
– Quand je pense combien j’aime les enfants et Steve, et au fait que ma
vie serait finie s’il leur arrivait quelque chose. Quand je vois les
difficultés des gens que j’aime sans pouvoir les résoudre, et que la seule
chose que je puisse faire, c’est d’être là.
– Je vois.
– J’ai cette impression quand j’ai peur que tout aille trop bien. Ou trop
mal. J’aimerais vraiment que ce soit délicieux, mais pour le moment,
c’est seulement atroce. C’est possible de changer ça?
– Oui, je crois que c’est possible.
– Vous pouvez me donner des devoirs à faire ou quelque chose comme
ça? Dois-je étudier les données?
– Pas de devoirs ni de données. Il n’y a pas d’interrogations ni de bons
points ici. Moins de réflexion. Plus de sentiment.
– Est-ce que je peux trouver ça délicieux sans avoir à me sentir
vulnérable?
– Non.
– Zut alors. Super!
Si vous n’avez pas lu mes autres livres, mon blog ou regardé mes
vidéos TED 1 qui font le buzz en ligne, laissez-moi vous mettre au
parfum. D’un autre côté, si la mention d’une thérapeute vous a déjà
donné un peu la nausée, sautez ce chapitre et allez directement à
l’appendice. J’ai passé toute ma vie à jouer au plus fin avec la
vulnérabilité. Je viens d’une famille texane vieille de cinq générations,
dont la devise est « Prêts à tirer! », alors j’assume honnêtement (et
génétiquement) mon aversion pour l’incertitude et l’affichage des
émotions. Le temps d’arriver au collège, à l’époque où la plupart des
gens commencent à être aux prises avec la vulnérabilité, j’avais
développé et raffiné mes capacités à l’éviter.

Au cours des années, j’ai tout essayé, de la bonne petite fille


complaisante à la poétesse le trèfle à la bouche, de la militante en colère à
la professionnelle ambitieuse et à la fêtarde déchaînée. À première vue,
ce sont des stades de développement raisonnables, voire prévisibles, mais
c’était davantage que cela pour moi.
Toutes ces étapes n’étaient que des armures destinées à m’éviter de
m’impliquer et de devenir vulnérable. Toutes ces stratégies étaient bâties
sur les mêmes prémisses : garder une saine distance avec tout, et
toujours prévoir une porte de sortie.

Avec la peur de la vulnérabilité, j’ai aussi hérité d’un grand cœur et


d’une vive empathie. C’est pourquoi, un peu avant mes 30 ans, j’ai quitté
un poste de direction chez AT &T, pris un boulot de serveuse dans un
bar-restaurant, et je suis retournée à l’école pour devenir travailleuse
sociale. Je n’oublierai jamais la réponse de ma chef quand je lui ai
présenté ma démission :
– Laissez-moi deviner. Vous partez pour devenir travailleuse sociale ou
animatrice d’une radio de rock?
Comme beaucoup de gens attirés par le travail social, j’aimais l’idée
de « réparer » les gens et les systèmes. Toutefois, après avoir obtenu ma
licence, au cours de mon master, j’ai réalisé que le travail social n’avait
rien à voir avec le fait de réparer, mais bien plutôt avec le fait de
contextualiser et de « se pencher sur ». Il s’agit de se pencher sur
l’ambiguïté et l’incertitude, d’ouvrir un espace d’empathie afin que les
gens puissent trouver leur voie. En un mot, c’est la pagaille.

Tandis que je m’efforçais d’imaginer comment faire fonctionner une


carrière dans le social, j’ai été fascinée par l’affirmation d’un de mes
professeurs de recherche : « Si on ne peut pas mesurer quelque chose, ça
n’existe pas. » Il expliquait que, contrairement aux autres matières de
notre cursus, la recherche ne repose que sur la prédiction et le contrôle.
J’ai été conquise. Vous voulez dire que plutôt que de me pencher et tenir
bon, je pourrais passer ma carrière à prédire et contrôler? J’avais trouvé
ma vocation. La plus grande certitude que j’ai retirée de ma licence, mon
master et mon doctorat en travail social, est celle-ci : nous sommes faits
pour les relations. Le besoin d’entrer en contact avec autrui est
profondément ancré en nous, c’est ce qui donne du sens à notre vie. Sans
cela, nous souffrons. Je voulais donc faire des recherches qui expliquent
l’anatomie des relations.

Étudier les relations était une idée simple mais, avant de m’en
apercevoir, j’ai été détournée de mon but par les participants à ma
recherche. En effet, quand on leur demandait de parler de leurs relations
les plus importantes, ils ne cessaient de raconter des histoires de
déception, de trahison et de honte, c’est-à-dire de leur peur d’être
indignes d’une vraie relation. Nous, les humains, avons tendance à
définir les choses par ce qu’elles ne sont pas. C’est particulièrement vrai
des expériences affectives.

Je suis donc devenue par accident une chercheuse de la honte et de


l’empathie, et j’ai passé six ans à développer une théorie expliquant ce
qu’est la honte, comment elle fonctionne, et comment on cultive la
résilience face à la croyance qu’on est insuffisant, indigne d’amour et
d’intimité. En 2006, j’ai compris qu’outre comprendre ce qu’est la honte,
je devais comprendre son revers : Qu’avaient en commun les gens les
plus résilients face à la honte – je les appelle les Entiers –, ceux qui
croient à leur propre valeur?

J’espérais de toutes mes forces que la réponse serait : Ils font des
recherches sur la honte. Pour être un Entier, vous devez tout savoir sur la
honte. Mais j’avais tort. Comprendre la honte n’est que l’une des
variables qui contribue à l’Entièreté, une manière d’affronter le monde
avec le sentiment de sa propre valeur. Dans The Gifts of Imperfection, j’ai
défini dix « consignes » pour une vie Entière, qui soulignent ce que les
Entiers s’efforcent de cultiver ou d’abandonner :

1. Cultiver l’authenticité : abandonner ce que pensent les


gens.
2. Cultiver l’autocompassion : abandonner le
perfectionnisme.
3. Cultiver la résilience : abandonner l’anesthésie et
l’impuissance.
4. Cultiver la gratitude et la joie : abandonner la rareté et la
peur du malheur.
5. Cultiver l’intuition et la confiance : abandonner le besoin
de certitude.
6. Cultiver la créativité : abandonner la comparaison.
7. Cultiver le jeu et le repos : abandonner l’épuisement en
tant que statut symbolique et la productivité en tant que
valeur intrinsèque.
8. Cultiver le calme et la tranquillité : abandonner l’anxiété
en tant que style de vie.
9. Cultiver le sens de son travail : abandonner les doutes et
les « je suis censé(e) ».
10. Cultiver le rire, le chant et la danse : laisser tomber le
détachement et la maîtrise continuelle de soi.

En analysant les données, j’ai compris que j’avais environ deux sur dix
en ce qui concernait l’Entièreté de ma propre vie. Ce fut une révélation
dévastatrice. Elle a pris place quelques semaines avant mon 41e
anniversaire, et m’a déclenché une crise de la quarantaine. Il s’avérait
qu’acquérir une connaissance intellectuelle de ces questions n’était pas la
même chose que vivre et aimer de tout mon cœur.

J’ai longuement écrit, dans The Gifts of Imperfection, sur la


signification de l’Entièreté, et sur l’éveil spirituel (la dépression
nerveuse) qui a découlé de cette révélation. Mais ce que j’ai l’intention
de faire ici, c’est présenter la définition d’une vie Entière ainsi que les
cinq thèmes les plus importants qui, émergeant des données, m’ont
conduite aux avancées dont je parle. Cela vous donnera une idée de ce
qui suit :

Vivre de manière Entière signifie s’engager dans la vie avec le


sentiment de sa propre valeur. Cela veut dire cultiver le courage et la
compassion de s’éveiller le matin, en pensant : Peu importe ce que je fais
ou ne fais pas aujourd’hui, je suffis à la tâche. C’est aller au lit le soir en
se disant : Oui, je suis imparfait(e), vulnérable et parfois effrayé(e), mais
cela ne change rien au fait que je suis brave, digne d’amour et d’intimité.

Cette définition est fondée sur des idéaux fondamentaux :


1. L’amour et l’intimité sont des besoins irréductibles des
hommes, des femmes et des enfants. Le besoin de relation
est ancré en nous, c’est ce qui donne du sens à nos vies.
L’absence d’amour, d’intimité et de relation mène toujours à
la souffrance.
2. Quand on divise schématiquement les hommes et les
femmes interviewés en deux groupes, ceux qui ont un
profond sentiment d’amour et d’intimité, et ceux qui luttent
pour l’obtenir, une seule variable les sépare. Ceux qui
aiment et se sentent aimés croient tout simplement qu’ils
sont dignes d’amour et d’intimité. Ils n’ont pas des vies
meilleures ou plus faciles, ils n’ont pas moins de difficultés
avec les dépendances ou les dépressions, ils n’ont pas vécu
moins de traumatismes, de faillites financières ou de
divorces mais, au milieu de toutes ces épreuves, ils ont
développé des pratiques qui leur permettent de s’accrocher à
l’idée qu’ils méritent amour, intimité et même joie.
3. La conviction de sa propre valeur n’arrive pas toute seule,
elle se cultive en appréhendant les consignes listées
précédemment comme des choix et des pratiques
quotidiennes.
4. Le principal souci des hommes et des femmes Entiers est de
vivre une vie définie par le courage, la compassion et les
relations.
5. Les Entiers considèrent la vulnérabilité comme le catalyseur
du courage, de la compassion et des relations. En fait, la
volonté d’être vulnérable émerge comme la seule valeur
claire partagée par tous ces hommes et ces femmes que je
décrirais comme Entiers. Ils attribuent tout, de leurs succès
professionnels à leurs plus grands moments de fierté
parentale et à leurs mariages, à leur capacité à être
vulnérables.
J’ai écrit sur la vulnérabilité dans mes livres précédents. En fait, il y
avait même un chapitre à ce propos dans ma thèse. Depuis le tout début
de mes recherches, l’acceptation de la vulnérabilité m’est apparue
comme une catégorie importante. J’ai aussi compris les liens entre la
vulnérabilité et les autres émotions étudiées. Mais, dans ces livres, j’ai
supposé que les liens entre la vulnérabilité et la honte, l’intimité et le
sentiment de sa propre valeur étaient des coïncidences. Ce n’est qu’après
avoir plongé profondément dans ce travail, pendant les douze années
suivantes, que j’ai finalement compris le rôle qu’elle joue dans nos vies.
La vulnérabilité est au cœur, au centre des expériences humaines
significatives.
Cette nouvelle information m’a confrontée personnellement à un
dilemme majeur. D’un côté, comment peut-on parler honnêtement de
l’importance de la vulnérabilité sans être soi-même vulnérable? De
l’autre, comment peut-on être vulnérable sans sacrifier sa légitimité en
tant que chercheur? Pour être franche, je pense que la capacité à ressentir
des émotions est un déclencheur de honte chez les chercheurs et les
universitaires. Très tôt dans leur formation, on leur apprend que la
distance, la froideur et l’inaccessibilité contribuent au prestige, et que
leurs qualifications seront remises en question s’ils se montrent trop
ouverts. Bien que le terme pédanterie soit une insulte dans la plupart des
milieux, dans cette tour d’ivoire, on leur apprend à l’assumer comme une
armure.

Comment pouvais-je prendre le risque de la vulnérabilité et raconter


des histoires sur mon parcours désordonné, sans avoir l’air d’une vraie
cinglée? Et mon armure professionnelle?
Le moment de beaucoup oser, comme Theodore Roosevelt pressait les
citoyens de le faire, est venu en juin 2010, quand j’ai été invitée à parler à
TEDxHouston. TEDxHouston est l’un des nombreux événements qui
prennent modèle sur TED, une organisation à but non lucratif qui se
consacre à propager les « idées méritant d’être répandues » dans le
monde de la technologie, du spectacle et des arts. Les organisateurs de
TED et TEDx rassemblent les « penseurs et faiseurs les plus passionnants
du monde » et les défient de donner le discours de leur vie en l’espace de
dix-huit minutes.

Les curateurs de TEDxHouston étaient très différents des organisateurs


d’événements que j’ai rencontrés. Inviter une chercheuse spécialisée dans
la honte et la vulnérabilité rend la plupart des gens un peu nerveux, et
pousse même quelques-uns à devenir un peu directifs quant au contenu
de l’exposé. Quand je leur ai demandé ce dont ils voulaient que je parle,
ils m’ont répondu : « Nous adorons votre travail. Parlez de ce qui vous
passionne vraiment, faites votre truc. Nous vous sommes très
reconnaissants de venir. »

En fait, j’ignore comment ils ont pris la décision de me laisser faire


mon truc, parce qu’avant cette intervention je n’avais même pas
conscience d’avoir un truc.

J’ai adoré et haï la liberté de cette invitation. J’étais de nouveau en


train d’hésiter entre me laisser aller au malaise et me réfugier chez mes
vieux amis, la Prédiction et le Contrôle. J’ai décidé de foncer. En vérité,
je n’avais aucune idée de là où j’allais.
Ma décision de beaucoup oser est venue davantage de ma foi en mes
recherches que de ma confiance en moi. Je suis une bonne chercheuse, et
j’étais convaincue que mes conclusions étaient valides et fiables. La
vulnérabilité m’emmènerait là où je voulais, et où j’avais peut-être besoin
d’aller. Je me suis également persuadée que ce n’était pas une occasion
très importante : c’était Houston, un petit rassemblement d’habitants.
Dans le pire des cas, cinq cents personnes, plus quelques spectateurs de
la vidéo, allaient penser que j’étais dingue.

Le matin suivant mon exposé, je me suis réveillée avec la pire gueule


de bois de vulnérabilité de toute ma vie. Vous connaissez cette sensation
de bien-être au réveil, immédiatement suivie par le souvenir de s’être
ridiculisé et l’envie de se cacher sous les couvertures? Qu’avais-je fait?
Cinq cents personnes pensaient pour de bon que j’étais folle, et c’était
épouvantable. J’avais oublié de parler d’au moins deux choses
importantes. Et avais-je vraiment projeté une diapo avec le mot
dépression pour renforcer l’histoire que je n’aurais jamais dû commencer
à raconter? Il fallait que je quitte la ville.

Mais il n’y avait nulle part où fuir. Six mois après mon intervention,
j’ai reçu un e-mail de félicitations des curateurs de TEDxHouston, car
elle allait être retransmise sur le principal site web de TED. Je savais que
c’était une bonne chose et même un honneur convoité, mais j’étais
terrifiée. Je commençais juste à m’habituer à ce que cinq cents personnes
seulement me croient folle. En outre, dans cette culture farcie de critique
et de cynisme, j’avais toujours préféré ne pas faire de vagues sur le plan
professionnel. En regardant en arrière, je ne suis pas sûre que j’aurais
répondu à cet e-mail, si j’avais su que le succès de cette vidéo me
donnerait à moi aussi l’impression inconfortable (et ironique) d’être nue
et vulnérable.

Aujourd’hui, cet exposé est l’un des plus regardés sur TED.com, avec
plus de cinq millions de connexions et des traductions en trente-huit
langues. Je ne l’ai jamais regardé. Je suis contente de l’avoir fait, mais il
me donne toujours une sensation d’embarras.

Tel que je le vois, 2010 était l’année de mon intervention à


TEDxHouston et 2011, celle où il a fallu passer de la parole aux actes.
J’ai sillonné le pays en m’adressant à toutes sortes de publics, des
entreprises figurant dans le palmarès Fortune 500, des coachs de
dirigeants, des militaires, des avocats, des parents d’élèves et des
établissements scolaires. En 2012, on m’a invitée à donner une autre
conférence durant la principale convention de TED, à Long Beach, en
Californie. Cet événement a été l’occasion pour moi de partager le travail
qui est à la fois la fondation et le tremplin de toute ma recherche : j’ai
parlé de la honte, de la nécessité de la comprendre et de la surmonter, si
on veut vraiment beaucoup oser.

Expliquer ces recherches m’a conduite à écrire ce livre. Après avoir


discuté avec mon éditeur de la possibilité d’un livre pour les milieux
d’affaires et/ou un livre pour les parents, plus un autre pour les
enseignants, j’ai compris qu’il n’en fallait qu’un seul. Car, peu importe
où je vais ou avec qui je suis, la question centrale est toujours la même :
la peur, le détachement et l’aspiration à plus de courage.
Mes interventions en entreprise tournent presque toujours autour du
leadership inspiré, de la créativité et de l’innovation. Des cadres
supérieurs aux réceptionnistes, tout le monde parle de la démotivation, du
manque de feedback, de la peur de se sentir dépassé par la rapidité des
changements et du besoin de préciser les objectifs. Si on veut réveiller la
motivation et l’innovation, il faut réhumaniser le travail. Quand la honte
devient un style de management, la motivation meurt. Quand l’échec est
interdit, l’apprentissage, la créativité et l’innovation passent à la trappe.

En ce qui concerne les enfants, la pratique qui consiste à désigner de


« bons » et de « mauvais » parents est à la fois endémique et corrosive.
Elle a fait de l’éducation un champ de mines de la honte. Les vraies
questions à adresser aux parents devraient être : Êtes-vous motivés? Êtes-
vous attentifs? Si la réponse est oui, prévoyez de commettre des tas
d’erreurs. Même les décisions imparfaites se révèlent positives quand les
enfants vous voient vous demander ce qui a mal tourné et comment vous
pourriez mieux faire la prochaine fois. Votre feuille de route n’est pas
d’être parfait et d’élever des enfants heureux. La perfection n’existe pas,
et j’ai observé que ce qui rend les enfants heureux ne les prépare pas
toujours à être des adultes courageux et motivés. La même chose est
vraie pour l’école. Je n’ai jamais entendu parler d’un problème qu’on
n’attribue pas à un mélange quelconque de démotivation parentale,
professorale, administrative et/ou scolaire, et aux disputes de tous ces
acteurs pour définir un but unique.

J’ai trouvé que le challenge le plus difficile et le plus gratifiant de mon


travail était d’être à la fois une cartographe et une voyageuse. Mes cartes,
ou mes théories sur la résilience, l’authenticité et la vulnérabilité, n’ont
pas été dessinées à partir de mes propres voyages, mais avec les données
que j’ai rassemblées ces douze dernières années. Ce sont les expériences
de milliers d’hommes et de femmes qui se fraient un chemin dans la
direction que tous veulent prendre dans la vie.

Au cours des années, j’ai compris qu’une cartographe confiante et sûre


d’elle-même ne fait pas forcément une voyageuse véloce. Je trébuche, je
chute et je dois constamment changer de direction. Et même si j’essaie de
suivre la carte, la frustration et le doute prennent souvent le dessus. Dans
ces cas-là, je la froisse et je la fourre dans un tiroir de ma cuisine. Il ne
s’agit pas d’un voyage aisé, qui va d’atroce à délicieux, mais, selon moi,
chaque pas en vaut la peine.

Ce que nous avons tous en commun – ce dont je parle depuis des


années aux dirigeants, aux parents et aux éducateurs – c’est ce qui est au
cœur même de ce livre : Ce que nous savons a de l’importance, mais ce
que nous sommes en a davantage. Être, plutôt que savoir, requiert de se
découvrir. Cela requiert de beaucoup oser et d’être vulnérable. La
première étape consiste à comprendre où on en est, à quoi on fait face et
où aller. Et pour y arriver, je pense qu’il faut d’abord examiner
l’envahissante culture du « jamais assez ».

1 Conférences TED : Technology, Entertainment and Design.


CHAPITRE 1
LA RARETÉ : APERÇU
DE LA CULTURE DU
« JAMAIS ASSEZ »
Après avoir passé douze ans sur ce travail, et avoir vu la
rareté réduire à néant des familles, des entreprises et des
collectivités, je dirai que la seule chose que nous ayons en
commun est le fait d’en avoir assez de la peur. Nous voulons
beaucoup oser. Nous sommes las des conversations centrées
autour de « De quoi doit-on avoir peur? » et « Sur qui rejeter
la faute? » Nous voulons tous être courageux.
On ne peut pas balancer un chat sans frapper un narcissique.
D’accord, ce n’était pas mon meilleur moment d’éloquence. Je n’avais
pas l’intention d’offenser quiconque, mais quand je suis excitée ou
frustrée, j’ai tendance à revenir au langage que m’ont instillé des
générations de Texans. Je « balance des chats », les choses « me restent
en travers du gosier », et je suis souvent « au bord de la crise de nerfs ».
Ces régressions verbales se produisent en général à la maison, avec la
famille ou les amis, mais, à l’occasion, elles s’échappent de ma bouche
en public.

J’ai entendu et utilisé l’expression du « chat balancé » toute ma vie, et


il ne m’est jamais passé par la tête qu’un public d’un millier de personnes
m’avait visualisée en train de frapper des individus suffisants avec un
vrai félin. Pour ma défense, tout en répondant à nombre d’e-mails
adressés par des gens qui pensaient que la cruauté envers les animaux
contredisait mon message sur la vulnérabilité, j’ai effectivement appris
que cette expression n’a rien à voir avec les chats. C’est en fait une
allusion de la Marine britannique à la difficulté de se servir d’un chat à
neuf queues dans l’étroitesse des quartiers d’un navire. Je sais… Ce n’est
pas génial non plus.
En l’occurrence, le balancement du chat s’est déclenché quand une
femme du public a hurlé : « Les jeunes d’aujourd’hui pensent qu’ils sont
géniaux. Qu’est-ce qui rend les gens aussi narcissiques? » Ma piètre
réponse frisait la prétention : « Oui, on ne peut pas balancer un chat sans
frapper un narcissique. » Mais elle venait de la frustration que je ressens
à entendre le terme narcissisme à toutes les sauces. Facebook est
tellement narcissique. Pourquoi les gens se donnent-ils autant
d’importance? Les jeunes d’aujourd’hui sont tous narcissiques. C’est
toujours Moi, Moi, Moi. Ma chef est vraiment narcissique. Elle se croit
meilleure que tout le monde et elle n’arrête pas de rabaisser les autres.

Et si les profanes se servent du mot comme d’un diagnostic fourre-


tout, pour tout ce qui va de l’arrogance à la grossièreté, les professionnels
bien intentionnés testent l’élasticité du concept de toutes les manières
imaginables. Un groupe de chercheurs a récemment mené une analyse
informatique sur trois décennies de tubes musicaux. Ils ont ainsi dénoncé
une nette tendance au narcissisme et à l’hostilité dans la musique
populaire. Pour soutenir leur hypothèse, ils ont découvert une réduction
de l’usage de nous et une augmentation de je et moi.

Ils ont également signalé le déclin de mots liés aux relations sociales et
aux émotions positives, et une augmentation de mots liés à la colère et
aux comportements asociaux, comme haine et tuer. Deux de ces
chercheurs, Jean Twenge et Keith Campbell, auteurs du livre The
Narcissism Epidemic, soutiennent que l’incidence du trouble de
personnalité narcissique a plus que doublé aux États-Unis, durant les dix
dernières années.
Pour utiliser un autre adage de ma grand-mère, on a l’impression que
le monde tombe en quenouille.

Vraiment? Sommes-nous cernés par les narcissiques? Sommes-nous


devenus une société d’individus nombrilistes et grandiloquents, qui ne
s’intéressent qu’au pouvoir, au succès, à la beauté et à la singularité?
Avons-nous le droit de nous croire supérieurs alors que nous n’avons rien
accompli de valeur? Est-il vrai que nous manquons de l’empathie
nécessaire pour être compatissants et solidaires?

Si vous êtes comme moi, vous grimacez un peu en pensant : Oui, c’est
exactement le cas. Pas moi, bien sûr. Mais en général… c’est plus ou
moins ça.
Ça fait du bien d’avoir une explication, particulièrement quand elle
rejette la faute sur les autres et donne l’impression d’être mieux qu’eux.
En fait, chaque fois que j’entends proférer le mot narcissisme, il
s’accompagne généralement de mépris, de colère et de jugement. Je serai
honnête, j’en ai ressenti en écrivant ce paragraphe.

La première inclination est de guérir « les narcissiques » en les


remettant à leur place. Peu importe que je parle à des enseignants, des
parents, des PDG ou à mes voisins, la réaction est la même : Ces
égocentriques doivent se rendre compte qu’ils n’ont rien de spécial,
qu’ils ne sont pas si bien que ça, qu’ils n’ont pas le droit de jouer les
petits chefs, et qu’ils doivent arrêter de frimer. Tout le monde se fiche
d’eux. (C’est la version tous publics.)
Mais voici où ça se complique. Où ça devient agaçant, et même un peu
triste. La question du narcissisme a si bien pénétré la conscience publique
que la plupart des gens l’associent correctement avec la grandiloquence,
un besoin d’admiration envahissant et le manque d’empathie. Mais ce
que presque personne ne comprend, c’est que le degré de gravité de ce
diagnostic repose sur la honte. Ce qui veut dire qu’on ne « répare » pas le
narcissisme en remettant les gens à leur place, ni en leur rappelant leurs
insuffisances et leur petitesse. La honte est davantage la cause de ces
comportements que leur remède.

OBSERVER LE NARCISSISME
PAR LA LUNETTE DE LA VULNÉRABILITÉ

Porter un diagnostic sur les gens dont les conflits sont acquis plutôt
que génétiques ou biologiques est plus néfaste que bénéfique à leur
guérison. Quand on a une épidémie sur les bras, à moins qu’il ne s’agisse
d’une maladie physiquement contagieuse, il est probable que la cause est
davantage à trouver dans le milieu qu’au fond des êtres. Résumer le
problème en désignant les personnes plutôt que leurs choix convient à
tout le monde. Tant pis, c’est comme ça que je suis. Je crois fermement
qu’il faut tenir les gens responsables de leurs comportements, alors je ne
parle pas de « critiquer le système ». Je parle de comprendre la racine du
problème afin de s’y attaquer.
Il est utile d’identifier des modèles comportementaux et de
comprendre ce qu’ils indiquent, mais c’est très différent de coller une
étiquette, car je crois, et la recherche le démontre, que cela exacerbe la
honte et empêche les gens de se faire aider.
On doit comprendre ces tendances et ces influences, mais je trouve
beaucoup plus utile, et même transformateur, d’observer les modèles
comportementaux par la lunette de la vulnérabilité. Par exemple, quand
je regarde le narcissisme par cette lunette, je vois la peur d’être
ordinaire, fondée sur la honte. Je vois la peur de ne pas se sentir assez
extraordinaire pour être remarqué, aimé, avoir un sentiment
d’appartenance et d’utilité. Parfois, le simple fait d’humaniser les
problèmes jette un éclairage sur eux, un éclairage qui s’éteint à la minute
même où on applique une étiquette stigmatisante.

Cette nouvelle définition du narcissisme a le mérite de la clarté, et


éclaire à la fois la source et les solutions possibles du problème. Je vois
très bien pourquoi tant de gens se débattent avec l’idée de leur propre
valeur. Je vois très bien le message culturel omniprésent qui affirme
qu’une vie ordinaire est une vie sans signification. Et je vois comment les
enfants, nourris de culture de célébrité, d’émissions de téléréalité et de
réseaux sociaux non supervisés, peuvent absorber ce message et
développer une vision complètement faussée du monde. Je mesure ma
propre valeur au nombre de « j’aime » que j’obtiens sur Facebook.

Parce que nous sommes tous vulnérables aux injonctions qui impulsent
ces comportements, il est important de se servir d’une nouvelle lunette
qui supprime la position nous-contre-ces-fichusnarcissiques. Je connais
le désir de croire que ce que je fais a de la valeur, et je sais qu’il est facile
de le confondre avec le besoin d’être extraordinaire. Je sais combien il est
tentant de mesurer la petitesse de sa vie à l’aune de la culture de la
célébrité. Et je comprends pourquoi la grandiloquence, la recherche
d’admiration et le fait de se croire tout permis paraissent être le baume
adéquat pour apaiser la souffrance d’être trop ordinaire et insignifiant.
Oui, ces pensées et ces comportements finissent par causer encore plus
de tort et mener à davantage d’isolement, mais quand on est blessé et que
l’amour et l’intimité sont en jeu, on recherche ce qui peut offrir le plus de
protection possible.

Il y a des situations où un diagnostic est nécessaire pour trouver le bon


traitement, mais je ne connais aucun exemple où le fait d’examiner la
difficulté par la lunette de la vulnérabilité ne s’est pas révélé profitable.
On peut toujours apprendre quelque chose en méditant les questions
suivantes :
1. Quelles sont les injonctions et les attentes qui définissent
notre culture, et comment la culture influence-t-elle nos
comportements?
2. En quoi nos difficultés et nos comportements sont-ils liés au
fait de nous protéger?
3. En quoi nos comportements, pensées et émotions, sont-ils
liés à la vulnérabilité et au besoin d’un fort sentiment de
valeur?

Pour revenir à la question précédente, à savoir si nous sommes cernés


par les troubles narcissiques, ma réponse est non. Une puissante
influence culturelle est en jeu, et je pense que la peur d’être ordinaire en
fait partie, mais je crois qu’elle va au-delà de ça. Pour en trouver la
source, il faut prendre du champ par rapport au terme et à l’étiquette.
Je viens de braquer la lunette de la vulnérabilité sur quelques
comportements spécifiques, mais, en reculant le plus possible, la vue
change. Les problèmes qui viennent d’être discutés n’ont pas disparu,
mais on les voit s’insérer dans un paysage plus vaste. On peut ainsi
identifier avec précision la plus importante influence culturelle de notre
temps : le milieu qui non seulement explique ce que tout le monde
appelle l’épidémie de narcissisme, mais fournit aussi un panorama des
pensées, des comportements et des émotions qui modifient lentement ce
que nous sommes et la manière dont nous vivons, aimons, travaillons,
dirigeons, éduquons, gouvernons, enseignons et entrons en contact les
uns avec les autres. Le milieu dont je parle, c’est la culture de la rareté.

É
LA RARETÉ : LA QUESTION
DU « JAMAIS ASSEZ »

Un des aspects cruciaux de mon travail est de trouver un langage qui


décrive avec précision les données et fasse écho chez les participants. Je
sais que je suis à côté de la plaque quand les gens font semblant de
comprendre ou quand ils réagissent à mes paroles par des « Hein? » et
« Ça a l’air intéressant ». Étant donné les sujets que j’étudie, je sais que
j’ai trouvé quelque chose quand ils détournent le regard, se couvrent le
visage des mains, ou répondent par « Ouille! », « Taisez-vous! » et
« Comment savez-vous cela? » C’est en général comme ça qu’ils
réagissent quand ils entendent ou lisent l’expression : Jamais assez. Il ne
leur faut que quelques secondes pour remplir les blancs avec leur propre
refrain :
• Jamais assez doué(e).
• Jamais assez parfait(e).
• Jamais assez mince.
• Jamais assez puissant(e).
• Jamais assez couronné(e) de succès.
• Jamais assez intelligent(e).
• Jamais assez certain(e).
• Jamais assez en sécurité.
• Jamais assez extraordinaire.

Nous souffrons de la rareté parce que nous la vivons.


L’un de mes auteurs favoris sur le sujet de la rareté est Lynne Twist,
militante de l’aide humanitaire internationale et spécialiste de la levée de
fonds. Dans son livre L’Âme de l’argent, elle se réfère à la rareté comme
au « grand mensonge ». Elle écrit :

Pour moi, comme pour nombre de gens, la première


pensée du jour, au réveil, est : « Je n’ai pas assez dormi. » La
suivante est : « Je n’aurai pas le temps. » Vraie ou fausse,
l’idée de pas assez traverse automatiquement l’esprit, avant
même qu’on l’examine ou qu’on la questionne. On passe la
plus grande partie de son temps à entendre, expliquer, se
plaindre ou s’inquiéter de ce qu’on n’a pas assez de… Avant
même de se redresser et de poser le pied par terre, on est déjà
insuffisant, déjà en retard, déjà perdant, déjà en manque de
quelque chose. Et à l’heure du coucher, l’esprit égrène la
litanie de ce qu’on n’a pas obtenu et pas fait ce jour-là. On
s’endort avec le poids de ces pensées, et on se réveille en
songeant à la rareté… Cet état interne de rareté est au cœur
même des jalousies, de la cupidité, des préjugés et des
conflits avec la vie… (p. 43‑45).

La rareté est le problème du « jamais assez ». Le mot lui-même vient


du latin raritas et signifie « manque de vivres, disette, manque en
général ». La rareté triomphe dans une culture où tout le monde a la
conscience aiguë d’un manque. Tout, de la sécurité à l’amour, en passant
par l’argent et les ressources, donne l’impression d’être rare et restreint.
On passe un temps démesuré à calculer combien on a, combien on veut,
combien on n’a pas, et combien les autres ont et veulent.

Ce qui rend ces évaluations et ces comparaisons tellement trompeuses,


c’est qu’on compare sa vie, son union, sa famille et sa communauté aux
fictions qu’on élabore sur ce que les autres ont et aux images de
perfection inatteignable répandues par les médias. La nostalgie est aussi
une forme de comparaison dangereuse. Réfléchissez au nombre de fois
où on se compare, soi ou sa vie, à des souvenirs tellement idéalisés qu’ils
n’ont jamais existé : « Tu te souviens quand… Ça, c’était une époque… »

L’ORIGINE DE LA RARETÉ

La rareté ne s’enracine pas du jour au lendemain dans une culture.


Mais le sentiment de rareté ne cesse de croître dans les cultures enclines à
la honte, fracturées par l’indifférence et profondément imprégnées de
comparaison. (Par culture encline à la honte, je ne veux pas dire que
celle-ci a honte de son identité collective, mais que suffisamment
d’individus sont aux prises avec la honte pour influencer leur culture.)

Durant cette dernière décennie, j’ai observé des changements majeurs


dans l’état d’esprit de mon pays. Ces changements sont apparus dans les
données, mais, honnêtement, je les ai vus aussi sur les visages des gens
que j’ai rencontrés ou interviewés. Le monde n’a jamais été facile, mais
les dix dernières années ont été traumatisantes pour tant de gens que cela
a modifié la culture. Du 11 Septembre aux multiples guerres, de la crise
économique aux catastrophes naturelles, de l’augmentation de la violence
aux fusillades dans les écoles, les gens ont été témoins d’événements qui
ont anéanti leur sentiment de sécurité, même quand ils n’étaient pas
directement impliqués. Et quand on regarde les chiffres ahurissants des
sans-emplois ou des sous-employés, il est probable que tout le monde a
directement été affecté ou proche de quelqu’un qui l’a été.

S’inquiéter de la rareté est la version culturelle du stress post-


traumatique. Cela se produit quand les gens en ont trop vu, quand, plutôt
que de se regrouper pour panser leurs blessures (ce qui requiert de la
vulnérabilité), ils sont en colère, effrayés et s’en prennent les uns aux
autres. Ce n’est pas seulement la culture dans son ensemble qui souffre :
j’ai trouvé les mêmes dynamiques en jeu dans les milieux familiaux,
professionnels, scolaires et communaux. La même équation de honte, de
comparaison et de démotivation se retrouve partout. Le sentiment de
rareté surgit de cet état de choses et se perpétue, jusqu’à ce qu’une masse
critique d’individus prenne une autre option et commence à modifier la
sous-culture à laquelle ils appartiennent.

Pour analyser les trois composantes de la rareté et la façon dont elles


influencent la culture, il est utile de réfléchir aux questions suivantes. En
les lisant, gardez à l’esprit le milieu ou le système social dont vous faites
partie, salle de classe, famille, quartier ou équipe de travail :

1. Honte : La peur du ridicule et le dénigrement sont-ils


utilisés pour diriger et/ou discipliner les gens? La valeur des
individus est-elle liée à l’accomplissement, la productivité
ou l’obéissance? Les reproches et les délations sont-ils la
norme? Le rabaissement et la critique sont-ils endémiques?
Qu’en est-il du favoritisme? Le perfectionnisme est-il
encouragé?
2. Comparaison : Une saine compétition peut être
bénéfique, mais la comparaison et le classement directs ou
indirects sont-ils courants? La créativité a-t-elle été étouffée?
Les gens sont-ils mesurés à l’aune d’un seul critère plutôt
que reconnus pour leurs dons et leurs contributions? Existe-
t-il une manière d’être ou une forme de talent idéale, utilisée
pour mesurer la valeur de toutes les autres?
3. Démotivation : Les gens ont-ils peur de prendre des
risques ou d’essayer des nouveautés? Est-il plus facile de
rester silencieux que de faire part d’histoires, d’expériences
et d’idées? A-t-on l’impression que personne n’écoute et ne
fait attention? Quelqu’un lutte-t-il pour se faire entendre?

Quand j’examine ces questions en pensant à notre culture dans son


ensemble, aux médias et au paysage socio-économico-politique, mes
réponses sont OUI, OUI et OUI!
Quand je pense à ma famille dans le même contexte, je sais que mon
mari Steve et moi travaillons tous les jours à vaincre ces problèmes.
J’utilise le mot vaincre car, pour entretenir une relation, élever des
enfants, créer une culture d’entreprise, diriger une école ou nourrir la
confiance d’une population, en opposition radicale aux normes
culturelles imposées par la rareté, il faut de la prise de conscience, de la
motivation et du travail… au quotidien. La culture dans son ensemble fait
pression et, à moins d’être prêt à se battre pour ce à quoi on croit, l’état
de rareté s’installe par défaut. Il faut donc beaucoup oser chaque fois
qu’on choisit une option qui défie le climat social de rareté.
L’approche opposée n’a cependant rien à voir avec l’abondance. En
fait, je pense que rareté et abondance sont les deux faces d’une même
pièce. Le contraire de « jamais assez » n’est pas « plus que ce que vous
pourrez jamais imaginer ». Le contraire de la rareté est la suffisance, ou
ce que j’appelle l’Entièreté. Comme je l’ai expliqué dans l’introduction,
l’Entièreté comporte de nombreux principes, mais est centrée avant tout
sur la vulnérabilité et le sentiment de sa propre valeur : il s’agit
d’affronter l’incertitude et le risque affectif avec le sentiment de suffire à
la tâche.
Pour revenir aux trois questions ci-dessus, demandez-vous si vous
seriez prêt à être vulnérable et à beaucoup oser dans un cadre défini par
ces valeurs. La réponse de la plupart sera sans doute un « Non » sonore.
Et si vous vous demandez si ces conditions sont propices à cultiver le
sentiment de sa propre valeur, la réponse est encore non. Les plus gros
dégâts de la culture de la rareté concernent l’envie d’assumer sa
vulnérabilité et la capacité à s’engager dans la vie avec le sentiment de
sa propre valeur.
Après avoir passé douze ans sur ce travail, et avoir vu la rareté réduire
à néant des familles, des entreprises et des collectivités, je dirai que la
seule chose que nous ayons en commun est le fait d’en avoir assez de la
peur. Nous voulons beaucoup oser. Nous sommes las des conversations
centrées autour de « De quoi devons-nous avoir peur? » et « Sur qui
devons-nous rejeter la faute? » Nous voulons tous être courageux.

Dans le prochain chapitre, nous allons parler des mythes de la


vulnérabilité, et de la manière dont le courage débute, quand on se
montre tel qu’on est.
CHAPITRE 2
TORDRE LE COU
AUX MYTHES DE
LA VULNÉRABILITÉ
Oui, on est totalement nu(e) quand on est vulnérable. Oui, on
est dans la salle de torture de ce qu’on appelle l’incertitude.
Et oui, on prend un énorme risque affectif en acceptant la
vulnérabilité. Mais aucune équation ne dit que prendre des
risques, braver l’incertitude et s’ouvrir aux émotions sont des
preuves de faiblesse.
MYTHE No 1 : LA VULNÉRABILITÉ EST DE LA FAIBLESSE

L’idée que la vulnérabilité est une preuve de faiblesse est le mythe le


plus répandu et le plus dangereux. Quand on passe sa vie à se protéger de
la vulnérabilité et à éviter d’être perçu comme trop émotif, on ressent du
mépris vis-à-vis de ceux qui sont moins capables ou moins désireux de
masquer leurs sentiments, de se faire une raison et de persévérer envers et
contre tout. On en est arrivé au point où, plutôt que de respecter et
d’apprécier le courage et l’audace inhérents à la vulnérabilité, on laisse la
peur et la gêne se transformer en jugement et en critique.

La vulnérabilité n’est ni bonne ni mauvaise en soi. Ce n’est pas ce


qu’on appelle une émotion négative, mais ce n’est pas non plus une
expérience légère et positive. La vulnérabilité est au cœur des émotions
et des sentiments. Ressentir, c’est être vulnérable. Croire que la
vulnérabilité équivaut à de la faiblesse, c’est croire que le sentiment est
une faiblesse. Hypothéquer sa vie affective par peur d’avoir à en payer le
prix revient à s’éloigner de ce qui fait le sens et le but de la vie.

Le rejet de la vulnérabilité découle le plus souvent de son association


avec des émotions négatives comme la peur, la honte, le chagrin, la
tristesse et la déception. Ce sont des émotions dont on ne veut pas parler,
même quand elles affectent profondément la manière dont on vit, aime,
travaille, dirige. Ce que la plupart des gens échouent à comprendre, et
qu’il m’a fallu une décennie de recherches pour éclaircir, c’est que la
vulnérabilité est également le berceau des émotions et des expériences
qui font follement envie. La vulnérabilité est le terreau de l’amour, de
l’intimité, de la joie, du courage, de l’empathie et de la créativité. Elle est
la source de l’espoir, de la responsabilité et de l’authenticité. Quand on
veut éclaircir ses objectifs et mener une vie plus spirituelle, la
vulnérabilité est la voie à emprunter.

Je sais que c’est difficile à croire, surtout quand on a passé sa vie à


penser que vulnérabilité et faiblesse étaient synonymes, mais c’est vrai.
Je définis la vulnérabilité comme l’incertitude, la prise de risque,
l’ouverture émotionnelle. Avec cette définition à l’esprit, réfléchissons à
l’amour. Aimer jour après jour quelqu’un qui répond ou non à cet amour,
dont on ne peut pas assurer la sécurité, qui reste ou part sans préavis, qui
se montre loyal jusqu’à la mort ou trahit à la première occasion, c’est
cela la vulnérabilité. L’amour est incertain et incroyablement risqué.
Aimer, c’est se mettre à nu sur le plan affectif. Oui, c’est effrayant et ça
peut faire mal, mais peut-on imaginer de vivre sans aimer et être aimé?

Faire connaître ses peintures, ses écrits, ses photos ou ses idées sans
l’assurance qu’ils soient acceptés et appréciés, c’est aussi de la
vulnérabilité. Absorber la joie de certains instants, tout en sachant qu’ils
sont fugaces, et alors que la sagesse populaire recommande de ne pas
trop se réjouir du bonheur pour ne pas attirer le malheur, c’est aussi une
forme de vulnérabilité intense.
Comme je l’ai souligné ci-dessus, le vrai danger est qu’on commence à
considérer le fait de ressentir comme une faiblesse. À l’exception de la
colère (une émotion secondaire qui sert de masque social à des émotions
plus souterraines et plus compliquées), la société est en train de perdre sa
tolérance aux émotions, et par conséquent à la vulnérabilité.

C’est seulement quand on se rend compte de la confusion faite entre le


ressenti et l’échec, entre l’émotion et la passivité, qu’on comprend
pourquoi la vulnérabilité est assimilée à une faiblesse. Pour regagner la
part d’émotion essentielle à la vie, pour rallumer la passion et retrouver
du sens, il faut apprendre à embrasser la vulnérabilité et à ressentir les
émotions qui vont avec. Pour certains, c’est un apprentissage, pour
d’autres une révision. Dans les deux cas, la recherche m’a appris que le
meilleur point de départ est de commencer par définir, reconnaître et
comprendre la vulnérabilité.
Les exemples suivants font partie des réponses des participants à qui
j’ai demandé de compléter l’amorce : « La vulnérabilité, c’est… » Ils
font de la définition de la vulnérabilité quelque chose de personnel et
d’intime :
• Avoir une opinion impopulaire.
• Me défendre.
• Demander de l’aide.
• Dire non.
• Démarrer ma propre affaire.
• Aider ma femme âgée de 37 ans, qui souffre d’un cancer du sein
en phase terminale, à prendre des décisions concernant sa
succession.
• Prendre l’initiative de faire l’amour avec ma femme.
• Prendre l’initiative de faire l’amour avec mon mari.
• Écouter mon fils dire combien il aimerait jouer en solo dans
l’orchestre et l’encourager, alors que je sais que cela n’arrivera
sans doute jamais.
• Appeler une amie dont l’enfant vient juste de mourir.
• Inscrire ma mère dans un établissement de soins palliatifs.
• Mon premier rendez-vous après mon divorce.
• Dire « Je t’aime » le premier, sans savoir si je serai payé de
retour.
• Montrer quelque chose que j’ai écrit ou peint.
• Recevoir une promotion sans savoir si je serai à la hauteur.
• Être licencié.
• Tomber amoureux.
• Prendre une nouvelle direction dans ma vie.
• Amener mon petit ami chez moi pour la première fois.
• Tomber enceinte après trois fausses couches.
• Attendre les résultats d’une biopsie.
• Soutenir mon fils qui traverse un divorce difficile.
• Faire de l’exercice en public, surtout quand je ne suis pas en
forme, et que je ne sais pas bien ce que je fais.
• Admettre que j’ai peur.
• Retrousser mes manches après une série d’aléas.
• Dire au directeur que nous ne pourrons pas payer les salaires le
mois prochain.
• Licencier des employés.
• Faire connaître mon produit et n’obtenir aucune réaction.
• Défendre quelqu’un qu’on critique et qu’on calomnie.
• Prendre la responsabilité de quelque chose.
• Demander pardon.
• Avoir foi en l’avenir.

Tout cela ressemble-t-il à de la faiblesse? Soutenir quelqu’un qui se


débat dans des problèmes est-il un signe de fragilité? Accepter la
responsabilité de quelque chose est-il le fait d’une personne faible?
Retrousser ses manches après un désastre est-il une preuve de faiblesse?
NON. La vulnérabilité a le goût de la vérité et l’odeur du courage. La
vérité et le courage ne sont pas toujours confortables, mais ils n’ont rien à
voir avec la faiblesse.

Oui, on est complètement nu(e) quand on est vulnérable. Oui, on est


dans la salle de torture de ce qu’on appelle l’incertitude. Et oui, on prend
un énorme risque affectif en acceptant la vulnérabilité. Mais aucune
équation ne dit que prendre des risques, braver l’incertitude et s’ouvrir
aux émotions sont des preuves de faiblesse.
Quand nous avons demandé : « Que ressentez-vous quand vous êtes
vulnérables? », les réponses ont été tout aussi frappantes :

• C’est enlever mon masque et espérer que mon vrai moi n’est
pas trop décevant.
• C’est ne plus prendre sur moi.
• C’est là où la peur et le courage se rejoignent.
• On est à mi-chemin sur la corde raide, terrifié aussi bien par
l’idée d’avancer que de reculer.
• Les mains moites et le cœur battant.
• Effrayant et excitant; terrifiant et optimiste.
• Ôter le carcan.
• M’avancer sur la branche, une branche très, très haute.
• Faire le premier pas vers ma plus grande frayeur.
• Miser tout ce qu’on a.
• C’est pénible et effrayant, mais cela rend humain et vivant.
• Une boule dans la gorge et un nœud à l’estomac.
• L’instant de terreur sur les montagnes russes, quand on est sur le
point de plonger.
• Liberté et libération.
• À chaque fois, la peur.
• La panique, l’anxiété, la peur, l’hystérie, suivies par la liberté, la
fierté et la stupéfaction, puis encore un peu de panique.
• Se découvrir face à un ennemi.
• Infiniment terrifiant et douloureusement nécessaire.
• Je sais que ça m’arrive quand je ressens le besoin de frapper
avant d’être frappé.
• C’est comme de tomber en chute libre.
• L’intervalle entre un coup de feu et le moment où on sait si on
est touché ou non.
• Renoncer à contrôler.

Et la réponse la plus fréquente à nos efforts pour mieux comprendre la


vulnérabilité? Nu(e).
• La vulnérabilité, c’est comme d’être nu(e) sur scène, et
d’espérer des applaudissements plutôt que des rires.
• C’est être nu(e) quand tout le monde est habillé.
• Ça ressemble à un rêve de nudité : on est dans un aéroport et on
est nu(e) comme un ver.

Pour discuter la vulnérabilité, il est utile de se référer à la définition et


l’étymologie du mot vulnérable. Selon le Littré, il vient du latin
vulnerare, qui signifie « blesser ». Sa définition est : « qui peut être
blessé » et « susceptible d’être touché, blessé, d’un point de vue moral ou
physique ». Le même dictionnaire définit la faiblesse comme la
disposition à être facilement brisé et, au figuré, l’instabilité. D’un point
de vue purement linguistique, il est évident que ce sont des concepts très
différents. En fait, on pourrait avancer que la faiblesse vient d’un manque
de vulnérabilité : quand on n’est pas conscient de sa propre sensibilité, on
court davantage le risque d’être blessé.

La psychologie et la psychologie sociale nous ont persuadés de


l’importance de reconnaître les vulnérabilités. Des études dans le
domaine de la psychologie de la santé montrent que la perception de sa
propre vulnérabilité, c’est-à-dire la capacité à prendre conscience de ses
risques, augmente grandement les chances d’adhérer à un régime
alimentaire. Afin d’obtenir que des patients suivent des règles de
prévention, les professionnels de la santé doivent donc travailler avec eux
sur la perception de leur vulnérabilité. Ce qui fait l’intérêt de la chose,
c’est que la question cruciale n’est pas le niveau effectif de vulnérabilité,
mais le niveau de reconnaissance de la vulnérabilité face à une maladie
ou à une menace.

Dans le domaine de la psychologie sociale, des chercheurs étudiant


l’influence et la persuasion de la publicité et du marketing ont mené une
série d’études sur la vulnérabilité. Ils ont découvert que les participants
qui se croyaient imperméables ou invulnérables à des publicités
mensongères l’étaient en fait davantage. L’explication de ces chercheurs
sur le phénomène en dit long :
« Loin d’être un bouclier efficace, l’illusion de l’invulnérabilité sape la
réaction même qui fournirait une protection authentique. »
L’une des expériences les plus angoissantes de ma carrière a été la
conférence TED de Long Beach dont je parlais dans mon introduction.
Outre la peur ordinaire d’être filmée en train de m’adresser dix-huit
minutes à un public brillant et exigeant, j’étais la dernière intervenante de
l’événement. Trois jours durant, j’ai assisté à des interventions plus
stupéfiantes et provocantes les unes que les autres.

Après chaque exposé, je m’effondrais un peu plus sur ma chaise.


J’avais le sentiment que, pour que mon intervention « fonctionne », il
faudrait que je ne fasse pas comme tout le monde et que j’entre en
contact avec le public. Je mourais d’envie d’entendre une intervention
que j’aurais pu prendre pour modèle, mais celles qui me plaisaient le plus
ne suivaient aucune règle. Elles étaient tout simplement authentiques.
Cela voulait dire qu’il faudrait que je reste moi-même, que je reste
vulnérable et ouverte. Il faudrait que je m’éloigne de mon script et que je
regarde les gens dans les yeux. Il faudrait que je me mette à nu. Et… Oh!
Mon Dieu, je déteste me mettre à nu. Ça me donne des cauchemars.

Quand je suis enfin montée sur scène, j’ai commencé par croiser le
regard des spectateurs. J’ai demandé aux techniciens d’augmenter la
lumière afin de pouvoir distinguer les gens. J’avais besoin d’entrer en
contact avec eux. Les considérer comme des individus, plutôt que comme
un « public », m’a rappelé que ce qui me faisait peur fait peur à tout le
monde. Je crois que c’est pourquoi l’empathie se passe de paroles : il
suffit de regarder dans les yeux de quelqu’un pour s’y voir reflété.
Durant mon intervention, j’ai posé au public deux questions qui en
disent long sur les innombrables paradoxes définissant la vulnérabilité.
Premièrement : « Combien d’entre vous ont du mal à être vulnérables
parce qu’ils pensent que la vulnérabilité est synonyme de faiblesse? »
Des mains se sont levées. Ensuite :
« Quand vous voyez des gens faire preuve de vulnérabilité sur cette
scène, combien d’entre vous pensent que c’est courageux de leur part? »
De nouveau, des mains ont jailli.
Nous adorons être témoins de la vérité et de l’ouverture d’autrui, mais
nous avons peur de rendre la pareille. Nous craignons que notre vérité
personnelle, sans tambours ni trompettes, sans révisions ni corrections,
ne soit pas suffisante. J’avais peur de monter sur scène et d’exposer mon
moi familier au public. Ces gens étaient trop importants, trop brillants et
trop célèbres, tandis que mon moi familier est trop compliqué, trop
imparfait et trop imprévisible.

C’est le nœud du problème : Je veux éprouver votre vulnérabilité, mais


je ne veux pas être vulnérable. La vulnérabilité est synonyme de courage
chez vous, et de faiblesse chez moi. Votre vulnérabilité m’attire, mais la
mienne me dégoûte.

En montant sur scène, je me suis concentrée sur Steve, qui était dans le
public, sur mes sœurs, restées au Texas, et sur quelques amis qui
suivaient l’émission en direct depuis TED Active, un site délocalisé. Un
enseignement inattendu, fourni par ces trois jours à TED, m’a donné
aussi du courage. La grande majorité des gens que Steve et moi avions
rencontrés avant mon intervention parlaient ouvertement d’échec. Il était
fréquent d’entendre quelqu’un évoquer deux ou trois tentatives
d’entreprise ou d’invention manquées en parlant de son travail ou de sa
passion. Cela m’a impressionnée et inspirée.

J’ai pris une grande inspiration, j’ai récité ma prière de la vulnérabilité


(Donnez-moi le courage de me montrer telle que je suis) et j’ai attendu
mon tour. Quelques secondes avant d’être présentée, j’ai pensé à un
presse-papiers sur mon bureau qui dit : « Que feriez-vous si le risque
d’échec n’existait pas? » J’ai repoussé cette pensée pour faire de la place
à une autre. En montant sur scène, j’ai littéralement murmuré : « Qu’est-
ce qui vaut la peine d’être fait, même si j’échoue? »

Honnêtement, je ne me souviens pas beaucoup de ce que j’ai dit mais,


quand ça a été terminé, j’avais ENCORE une gueule de bois de
vulnérabilité! Le risque en valait-il la peine? Absolument. Mon travail
me passionne et je crois à ce que j’ai appris des participants à mes
recherches. Je crois que des discussions honnêtes sur la vulnérabilité et la
honte peuvent changer le monde. Mes deux interventions étaient
imparfaites et manquaient de rigueur, mais j’ai donné le meilleur de moi-
même. La volonté de se découvrir change tout. Elle rend chaque fois plus
courageux. J’ignore à quoi on mesure le succès ou l’échec, mais à la
minute où j’ai fini, j’ai su que, même si mon intervention faisait un flop,
elle en valait la peine.

Dans la chanson Hallelujah, Leonard Cohen a écrit : « L’amour n’est


pas une marche victorieuse, c’est un Hallelujah brisé et refroidi. »
L’amour est une forme de vulnérabilité, et si on remplace amour par
vulnérabilité dans ce vers, il reste tout aussi vrai. Qu’il s’agisse d’appeler
un ami qui a vécu une terrible tragédie, de démarrer sa propre affaire ou
d’être terrifié par l’expérience de la liberté, la vulnérabilité est le grand
défi. C’est la vie qui demande :
« Avez-vous tout misé? Attachez-vous autant d’importance à votre
vulnérabilité qu’à celle des autres? » Répondre oui à ces questions n’est
pas de la faiblesse. C’est oser avec courage. Et beaucoup oser ne
débouche pas tant sur une marche victorieuse que sur un sentiment de
liberté tranquille, accompagné de fatigue de la bataille.

MYTHE No 2 :
LA VULNÉRABILITÉ ET MOI, ÇA FAIT DEUX »

Durant l’enfance, on
pense qu’en grandissant,
on deviendra
invulnérable. Mais
grandir c’est accepter la
vulnérabilité. Être vivant,
c’est être vulnérable.
Madeleine L’Engle

La définition ci-dessus me permet de tordre le cou au deuxième mythe


de la vulnérabilité. Je ne sais combien de fois j’ai entendu des gens dire :
« Sujet intéressant, mais la vulnérabilité et moi, ça fait deux. » Cette
affirmation est souvent étayée par une explication professionnelle ou
relative au sexe de la personne : « Je suis ingénieur, on déteste la
vulnérabilité dans ma partie », « Je suis avocat, nous ne faisons qu’une
bouchée de la vulnérabilité », « Les hommes ne font pas dans la
vulnérabilité ». Je comprends, croyez-moi. Je ne suis ni un homme, ni un
ingénieur, ni un avocat, mais j’ai prononcé ces mots une bonne centaine
de fois. Malheureusement, il n’existe pas de « coupe-file » qui permette
d’éviter la vulnérabilité. On ne peut pas se débarrasser de l’incertitude,
du risque et des émotions inhérents à l’expérience du quotidien. La vie
est vulnérable.
Revenons à la liste d’exemples précédente. Ils ont tous à voir avec le
défi d’être en vie, d’être en relation, en rapport avec autrui. Même si on
choisit d’éviter une relation et de se détacher pour se protéger, on est tout
de même vivant, et cela signifie que la vulnérabilité existe. Quand on
opère avec la croyance que « la vulnérabilité et soi, ça fait deux », il est
très utile de se poser les questions suivantes. Si vous ne trouvez pas les
réponses, vous pouvez courageusement interroger un proche, il ou elle le
saura sans doute (même si vous ne voulez pas les entendre) :
1. Comment suis-je quand je suis touché(e) affectivement?
2. Comment est-ce que je me comporte quand je me sens mal à
l’aise et incertain(e)?
3. Suis-je prêt(e) à prendre des risques affectifs?

Avant de commencer ce travail, mes réponses honnêtes auraient été :


1. Effrayée, en colère, critique, autoritaire, perfectionniste, en
quête de certitudes.
2. Effrayée, en colère, critique, autoritaire, perfectionniste, en
quête de certitudes.
3. Au travail, très peu motivée, si la critique, le jugement, le
reproche et la honte étaient possibles. La prise de risque avec
les gens que j’aimais était toujours empêtrée dans la peur
qu’un malheur se produise, une disposition tout à fait contraire
à la joie, et que nous examinerons au chapitre « L’arsenal de la
vulnérabilité ».
Comme vous pouvez le constater d’après mes réponses, peu importe le
désir de faire dans la vulnérabilité, c’est elle qui nous fait. Prétendre
pouvoir éviter la vulnérabilité revient à adopter des comportements
incohérents avec ce qu’on est. Éprouver la vulnérabilité n’est pas un
choix. La seule option dont on dispose, c’est la manière dont on réagit à
l’incertitude, au risque et à l’émotion. Grande fan du group Rush, je
trouve que le moment est parfait pour citer leur chanson Freewill : « Si tu
choisis de ne rien décider, tu auras quand même fait un choix. »

Dans le chapitre 4, nous allons examiner en détail les comportements


conscients et inconscients dont on se sert pour se protéger, quand on croit
ne « pas faire dans la vulnérabilité ».

MYTHE No 3 :
LA VULNÉRABILITÉ, C’EST TOUT DIRE

L’une des questions qu’on m’adresse fréquemment concerne notre


culture du « tout dire ». Ne peut-il pas y avoir trop de vulnérabilité?
N’existe-t-il pas quelque chose comme trop en dire? Ces questions sont
inévitablement suivies par des exemples de célébrités. Et quand l’actrice
Unetelle a tweeté sur la tentative de suicide de son mari? Et les stars de
téléréalité qui livrent les détails de leur vie privée et de celle de leurs
enfants au monde entier?

La vulnérabilité étant fondée sur la réciprocité, il y faut des limites et


de la confiance. Il ne s’agit pas de trop en dire ou de se confier à
n’importe qui, et cela n’a rien à voir avec les torrents de potins sur les
célébrités. La vulnérabilité consiste à faire part de ses sentiments et de
ses expériences à ceux qui ont gagné le droit de les connaître. La
vulnérabilité et l’ouverture sont mutuelles et font partie intégrante du
processus de construction de la confiance.

On ne peut certes pas toujours avoir de garanties quand on prend le


risque de parler. Mais on ne met pas non plus son âme à nu la première
fois qu’on rencontre quelqu’un. On ne commence pas par : « Salut, je
m’appelle Brené et je vais te raconter ma pire difficulté dans la vie. » Ce
n’est pas de la vulnérabilité. C’est peut-être du désespoir, de la souffrance
ou une simple recherche d’attention, mais ce n’est pas de la vulnérabilité.
Pourquoi? Parce que parler de soi de manière appropriée, sans dépasser
les bornes, suppose de s’adresser à des gens avec qui on a développé une
relation à même de supporter le poids de l’histoire qu’on veut partager.
Une vulnérabilité mutuelle et respectueuse aboutit à l’accroissement de la
confiance et de l’engagement et au resserrement du lien.

La vulnérabilité sans bornes mène au détachement, à la méfiance et à


la rupture. En fait, comme on le verra au chapitre 4, faire des révélations
intempestives, « tout dire », est une manière de se protéger de la
vulnérabilité réelle. L’excès d’information n’a d’ailleurs rien à voir avec
l’excès de vulnérabilité. Quand on passe d’un état vulnérable à
l’utilisation de la vulnérabilité pour compenser des insatisfactions, attirer
l’attention ou provoquer la stupeur, la vulnérabilité fait faillite d’elle-
même.

Pour dissiper plus vite le mythe selon lequel la vulnérabilité est un


secret à partager avec tout le monde, examinons la question de la
confiance. Quand je parle à des groupes de l’importance d’être
vulnérable, il y a toujours un flot de questions sur le besoin de confiance :
– Comment savoir si on peut faire assez confiance à quelqu’un pour
être vulnérable?
– Je ne deviens vulnérable que si je suis sûr(e) qu’on ne se retournera
pas contre moi.
– Comment savoir qui vous suit et vous soutient?
– Comment bâtir la confiance avec quelqu’un?

La bonne nouvelle, c’est que la réponse à ces questions est fournie par
les données. La mauvaise, c’est que c’est un problème du genre « l’œuf
ou la poule ». On a besoin de faire confiance pour être vulnérable, et on a
besoin d’être vulnérable pour faire confiance.

Il n’existe aucun test de confiance, aucun système de notation, aucun


feu vert qui indique qu’il n’y a aucun danger à se découvrir. Les
participants à ma recherche ont décrit la confiance comme un processus
lent et progressif, qui se déroule dans le temps. Dans ma famille, nous
l’appelons « le Bocal de Billes ».

Au milieu de son année de CE2, ma fille Ellen a fait sa première


expérience de trahison. Dans beaucoup d’écoles primaires, le CE2 est
une étape importante. Les élèves ne sont plus relégués avec les « petits »,
mais naviguent dans la cour des « grands ». Pendant la récréation, Ellen
avait confié à une amie une petite chose embarrassante, qui lui était
arrivée plus tôt dans la journée. À l’heure du déjeuner, toutes les filles de
sa classe connaissaient son secret et lui en faisaient voir de toutes les
couleurs. Cela a été pour elle un enseignement important mais aussi
douloureux, parce qu’elle n’avait jamais envisagé, jusque-là, la
possibilité qu’on puisse faire ça.

En arrivant à la maison, elle a éclaté en sanglots et m’a dit qu’elle ne


parlerait plus jamais de rien à personne. Elle avait vraiment mal et, en
l’écoutant, j’ai senti mon cœur se serrer. Pour rendre les choses encore
pires, les filles se moquaient toujours d’elle après le déjeuner, tant et si
bien que la maîtresse avait dû les séparer et retirer des billes du bocal.

La maîtresse d’Ellen possède un grand vase transparent que les élèves


et elle appellent « le Bocal de Billes ». Elle garde un sac de billes près du
bocal, et chaque fois que la classe prend de bonnes décisions, elle ajoute
des billes. Chaque fois que la classe est agitée, se montre désobéissante
ou n’écoute pas, elle en retire. Quand les billes atteignent le sommet du
bocal, les élèves sont récompensés par une petite fête.

J’avais envie de serrer Ellen contre moi et de lui murmurer :


« Ne parle plus à ces filles, c’est la meilleure chose à faire! Comme ça,
elles ne (nous) te feront plus jamais de mal. » Mais j’ai repoussé ma peur
et ma colère, et j’ai essayé de trouver le moyen de traduire mes propres
expériences sur la confiance et la proximité et ce que j’en avais appris
avec mes recherches. J’ai pensé soudain Ah oui! Le Bocal de Billes.
Parfait!
J’ai suggéré à Ellen de penser à ses amitiés comme à un bocal de
billes.
– Chaque fois que quelqu’un te soutient, est gentil avec toi, te défend
et respecte ce que tu lui as confié, tu mets des billes dans le bocal.
Chaque fois que quelqu’un est méchant et irrespectueux ou raconte tes
secrets, tu enlèves des billes.

Quand je lui ai demandé si elle comprenait, elle a hoché la tête avec


excitation et répondu :
– J’ai des amies dans le Bocal de Billes! J’ai des amies dans le Bocal
de Billes!

Elle m’a décrit quatre amies sur lesquelles elle pouvait toujours
compter, qui connaissaient certains de ses secrets et ne les racontaient
jamais, et qui lui racontaient aussi leurs secrets.
– Elles veulent s’asseoir avec moi, même quand des filles plus
populaires leur demandent de s’asseoir avec elles.

C’était un grand moment pour nous deux. Quand je lui ai demandé


comment ses amies du Bocal de Billes étaient devenues des amies, elle
m’a répondu :
– Je ne sais pas trop. Comment est-ce que tes amies du Bocal de Billes
ont gagné leurs billes?

Après y avoir réfléchi un moment, nous avons toutes deux commencé


à verbaliser nos réponses. Voici quelques-unes des siennes :
– Elles gardent mes secrets.
– Elles me racontent leurs secrets.
– Elles se souviennent de mon anniversaire!
– Elles savent qui sont Papi et Mamie.
– Elles font toujours en sorte de m’inclure dans les choses amusantes.
– Elles savent quand je suis triste et elles me demandent pourquoi.
– Quand je manque l’école parce que je suis malade, elles demandent à
leurs mères d’appeler pour prendre de mes nouvelles.
Et les miennes? Exactement la même chose (sauf que, pour moi, Papi
et Mamie sont Deanne et David, ma mère et mon beau-père). Quand ma
mère vient à l’anniversaire d’Ellen ou de Charlie, c’est génial d’entendre
une de mes amies dire : « Bonjour Deanne! Quel plaisir de vous revoir. »
À ce moment-là, je pense toujours : Elle se souvient du prénom de ma
mère. Elle a de l’affection pour moi. Elle s’intéresse à moi.
La confiance, c’est ajouter une bille après l’autre.

Le dilemme de « l’œuf ou la poule » survient quand on réfléchit à


l’investissement originel à faire dans une relation. La maîtresse d’Ellen
n’a pas dit : « Je n’achèterai un bocal et des billes que quand je serai sûre
que la classe peut prendre de bonnes décisions collectives. » Ils étaient là
le premier jour d’école. En fait, à la fin de la première journée, le fond du
bocal était déjà recouvert de billes. Les enfants n’ont pas dit : « Nous
n’allons pas donner de bonnes réponses parce que nous ne croyons pas
que vous allez mettre des billes dans le bocal. » Ils ont bien travaillé et se
sont emparés avec enthousiasme de l’idée du bocal de billes, en se
fondant sur la parole de leur maîtresse.
L’un de mes spécialistes des relations préférés est John Gottman. Il est
considéré comme l’un des meilleurs chercheurs sur le couple en raison de
la puissance et de la clarté de son travail. The Science of Trust :
Emotional Attunement for Couples est un livre judicieux et clairvoyant
sur l’anatomie et l’édification de la confiance. Dans un article du site web
Greater Good, de l’université de Berkeley, Gottman décrit l’édification
de la confiance avec un(e) partenaire de manière tout à fait cohérente
avec ce que j’ai découvert dans mes recherches et ce qu’Ellen et moi
appelons le Bocal de Billes :

Mes recherches m’ont montré que la confiance se bâtit à


partir de tout petits moments, que j’appelle des moments
« Pile ou Face », d’après le film du même nom. Dans toute
interaction, il y a une possibilité d’entrer en contact ou de se
détourner de son partenaire.
Laissez-moi vous donner un exemple, tiré de ma propre
relation. Un soir, j’avais vraiment envie de finir un roman
policier. Je pensais savoir qui était le tueur, mais j’étais
impatient de le découvrir. À un moment donné de la soirée,
j’ai posé le roman sur ma table de chevet et je suis entré dans
la salle de bains.
En passant devant le miroir, j’ai vu le visage de ma femme
s’y refléter. Elle se brossait les cheveux et avait l’air triste.
C’était un moment pile ou face.
J’avais le choix. J’aurais pu ressortir discrètement de la
salle de bains, en pensant Je ne veux pas m’occuper de sa
tristesse ce soir, je veux finir mon roman. Mais au lieu de ça,
parce que je suis un chercheur doué de sensibilité, j’ai décidé
d’entrer dans la salle de bains. Je lui ai pris la brosse des
mains et j’ai demandé : « Que se passe-t-il, chérie? » Et elle
m’a dit pourquoi elle était triste.
C’est à cet instant que j’ai bâti la confiance. J’étais là pour
elle. Je suis entré en contact avec elle plutôt que de penser
uniquement à ce que je voulais. Ce sont ces moments, nous
l’avons découvert, qui édifient la confiance.
Un seul de ces moments n’a pas grande importance, mais
si vous choisissez toujours de vous détourner, alors la
confiance est lentement et progressivement sapée.

En poussant plus loin la métaphore du Bocal de Billes, tout le monde


peut imaginer une trahison si terrible qu’elle forcerait à vider entièrement
les billes. Que serait-elle? Il couche avec ma meilleure amie. Elle ment
sur l’utilisation de l’argent. Il/elle favorise quelqu’un d’autre que moi. On
se sert de ma vulnérabilité contre moi (un acte de trahison qui amène la
plupart des gens à fracasser le bocal sur le sol plutôt que de simplement
le vider). Ce sont de terribles trahisons, incontestablement. Cependant, il
en existe une plus insidieuse, mais tout aussi corrosive.
En fait, cette dernière se produit en général bien longtemps avant les
autres. Je parle de la trahison du détachement. Du manque d’affection.
Du laisser-aller. De l’absence de volonté de consacrer du temps et de
l’énergie à la relation. Le mot trahison évoque la tromperie, le mensonge,
la révélation d’une confidence, le fait de ne pas défendre son/sa
partenaire contre les commérages, de ne pas le/la préférer à tout autre.
Ces comportements sont certainement des trahisons, mais n’en sont pas
les seules formes. Si je devais désigner la forme de trahison qui émerge le
plus souvent de mes recherches, et la plus dangereuse en termes de sape
de la confiance, je dirais le détachement.

Quand les gens que nous aimons se désintéressent de nous, quand ils
cessent de nous prêter attention, d’investir dans la relation et de lutter
pour elle, la confiance commence à disparaître et la souffrance à
s’infiltrer. Le détachement déclenche la honte et les plus grandes peurs,
celles d’être abandonné et indigne d’attention et d’amour. Si cette
trahison voilée est bien plus dangereuse qu’un mensonge ou une liaison,
c’est parce qu’on ne peut pas mettre le doigt sur son origine. Il ne s’est
rien passé, il n’y a eu aucune cassure. Il y a de quoi devenir fou.

À un partenaire indifférent, on peut dire : « Tu n’as plus l’air de


t’intéresser à moi » mais, en l’absence de « preuve », la réponse sera :
« Je rentre tous les jours à six heures. Je borde les enfants. J’emmène les
garçons chez les Scouts. Qu’est-ce que tu veux de plus? » Si c’est au
travail, on pense : Pourquoi est-ce que personne ne me dit rien? Dites-
moi que vous aimez ce que je fais! Dites-moi que c’est nul! Dites-moi
n’importe quoi, pour que je sache que vous vous souvenez que je
travaille ici!

Pour les enfants, les actes pèsent plus lourds que les paroles. Quand on
cesse de s’inviter dans leur vie en leur demandant comment s’est passée
leur journée, en les interrogeant sur leurs chansons favorites, en prenant
des nouvelles de leurs amis, ils ressentent du chagrin et de la peur (et non
du soulagement, malgré la manière dont les adolescents réagissent).
Parce qu’ils sont dans l’incapacité d’exprimer ce qu’ils ressentent, ils le
montrent avec des mauvaises conduites, en pensant : Ça, ça va attirer
leur attention.

Comme la confiance, la plupart des trahisons arrivent lentement, une


bille à la fois. En fait, les « grosses » trahisons mentionnées plus haut
sont plus susceptibles de se produire après une période de détachement et
de confiance minée. Ce que j’ai appris sur le plan professionnel, et ce que
j’en ai vécu personnellement, se résume à ceci : la confiance est le fruit
de la vulnérabilité. Elle se développe avec le temps et requiert des efforts,
de l’attention et un engagement total. La confiance n’est pas un grand
geste, c’est une collection croissante de billes.

MYTHE No 4 :
ON PEUT FAIRE CAVALIER SEUL

Faire cavalier seul est une valeur tenue en haute estime dans notre
culture, même quand il s’agit, ironiquement, de cultiver des relations.
J’en comprends le charme, car cet individualisme acharné fait partie de
mon ADN. En fait, l’une de mes chansons favorites est Here I Go Again
de Whitesnake. Si vous avez un certain âge, je parie que vous avez déjà
roulé toutes vitres ouvertes, en chantant d’un air de défi : « And here I go
again, on my own… Like a drifter, I was born to walk alone… » (Et me
voilà de nouveau seul… Comme un (voilier) solitaire, je suis né pour
cheminer seul). Si Whitesnake n’est pas votre tasse de thé, il existe des
hymnes à la solitude de tous les genres possibles. En réalité, faire
cavalier seul peut être misérable et déprimant, mais on admire la force
que cela révèle, et c’est un objet de vénération dans notre culture.
Pourtant, même si j’aime l’idée de cheminer sur une voie onirique et
solitaire, le parcours de la vulnérabilité n’est pas un voyage qu’on
entreprend seul. Il y faut du soutien, des gens qui acceptent sans juger
qu’on prenne une autre direction, qui tendent la main quand on chute
dans l’arène (et les chutes ne manquent pas au cours d’une vie
courageuse). Durant cette recherche, les participants étaient très clairs sur
leur besoin de soutien, d’encouragement, et parfois d’aide
professionnelle, pour affronter à nouveau leur vulnérabilité et leur vie
affective. La plupart des gens savent aider, mais quand il s’agit de
vulnérabilité, ils ont besoin d’aide eux-mêmes.

Dans The Gifts of Imperfection, j’ai écrit : « À moins de recevoir de


bon cœur, on ne donne pas vraiment de bon cœur. Quand on attache un
jugement au fait de recevoir de l’aide, on attache consciemment ou
inconsciemment un jugement au fait d’en fournir. » Tout le monde a
besoin d’aide. Moi-même, je n’y serais pas arrivée sans le soutien de
mon mari, d’une thérapeute formidable, d’amis et de parents engagés
dans la même voie, et d’une pile de livres haute comme ça. La
vulnérabilité engendre la vulnérabilité; le courage est contagieux.

De fait, des recherches très convaincantes sur le leadership soutiennent


l’idée que la recherche de soutien est cruciale, et que la vulnérabilité et le
courage sont contagieux. Dans un article de la Harvard Business Review
de 2011, Peter Fuda et Richard Badham se servent d’une série de
métaphores pour étudier comment les dirigeants font naître et
accompagnent le changement. L’une de ces métaphores est la boule de
neige. Elle commence à rouler quand un dirigeant accepte de se montrer
vulnérable avec ses subordonné(e)s. Comme le montre la recherche, cet
acte de vulnérabilité est perçu comme courageux par les membres de
l’équipe, et leur inspire le même comportement.

L’histoire de Clynton l’illustre parfaitement. Ce directeur des


ressources humaines d’une grande entreprise allemande avait compris
que son style de management empêchait les cadres supérieurs de prendre
des initiatives. Les chercheurs explicitent :
« Il aurait pu travailler à modifier son comportement en privé, mais il a
préféré reconnaître ses torts au cours de la réunion annuelle des soixante
cadres dirigeants. Il a assumé ses erreurs, tant personnelles que
professionnelles, a admis qu’il n’avait pas toutes les réponses et demandé
à son équipe de l’aider à diriger l’entreprise. » Ayant étudié les
changements qui ont suivi cette réunion, les chercheurs rapportent que
l’efficacité de Clynton a fait un bond, que son équipe s’est épanouie, que
les initiatives et les innovations ont augmenté et que l’entreprise a
dépassé des concurrents beaucoup plus importants.
Dans la veine de l’histoire qui précède, mes plus importantes
transformations personnelles et professionnelles se sont produites quand
j’ai commencé à questionner sans concession ma peur d’être vulnérable
et que j’ai trouvé le courage d’exprimer mes difficultés et de demander
de l’aide. Après avoir fui la vulnérabilité, apprendre à m’abandonner à
l’incertitude, au risque et à l’ouverture émotionnelle s’est révélé un
processus douloureux.

Je croyais pouvoir éviter de ressentir la vulnérabilité. Quand cela se


produisait malgré tout (quand le téléphone sonnait avec des nouvelles
inimaginables, quand j’étais terrifiée, quand j’aimais avec tant de force
qu’au lieu de ressentir joie et gratitude, je me préparais au pire), je
m’efforçais de tout contrôler. Je régentais les situations et je régentais les
personnes. J’œuvrais jusqu’à ne plus avoir d’énergie pour ressentir. Je
fabriquais des certitudes avec l’incertitude, à n’importe quel prix. J’étais
si occupée que ma souffrance ne pouvait pas m’atteindre.
Extérieurement, j’avais l’air courageuse et, intérieurement, j’étais
terrifiée.

Lentement, j’ai compris que ce bouclier était trop lourd à trimballer, et


que sa seule fonction était de m’empêcher de me connaître et de me faire
connaître. J’étais forcée de me faire toute petite derrière mon armure, afin
de ne pas attirer l’attention sur mes défauts et mes vulnérabilités. C’était
épuisant.

Je me souviens d’un moment très tendre cette année-là, quand Steve et


moi, allongés par terre, regardions Ellen lancer les bras et les jambes
dans tous les sens, en une danse déchaînée. J’ai regardé Steve et j’ai dit :
« N’est-ce pas drôle que je l’aime encore plus quand elle est vulnérable,
désinhibée et maladroite? Je ne pourrais jamais faire ça. Tu peux
t’imaginer être aimé comme ça? » Steve m’a regardée et m’a répondu :
« C’est exactement comme ça que je t’aime. » En toute franchise, ayant
rarement pris le risque d’être vulnérable, idiote ou maladroite, je n’avais
jamais soupçonné que des adultes puissent s’aimer comme ça, et encore
moins qu’on pouvait m’aimer pour mes vulnérabilités, et non en dépit
d’elles.

L’amour et le soutien qu’on m’a offerts (surtout Steve et Diana, ma


thérapeute) m’ont permis de commencer à prendre des risques et à
m’exprimer autrement, au travail et à la maison. J’ai saisi des occasions
et pris de nouvelles directions, comme l’écriture narrative. J’ai appris à
me fixer des limites et à dire non, même si j’étais terrifiée à l’idée
d’irriter une amie, ou de gâcher une opportunité professionnelle que je
regretterais par la suite. Jusqu’ici, je n’ai pas regretté un seul de mes
« non ».

Pour revenir au discours de Roosevelt, j’ai aussi compris que les gens
qui m’aiment, ceux dont je dépends réellement, n’ont jamais joué les
critiques en me montrant du doigt quand je faisais un faux pas. Ils
n’étaient pas dans les gradins, ils étaient avec moi dans l’arène.
Combattant pour moi et avec moi.

Rien n’a autant transformé ma vie que de comprendre que c’est une
perte de temps d’estimer sa propre valeur à la réaction des gens. Ceux qui
m’aiment sont là, quels que soient les résultats. Ils restent à portée de
main. Cette prise de conscience a tout changé. Je suis à présent une
femme, une mère et une amie différente. Je veux qu’il soit possible de se
montrer brave et peureux chez nous. Qu’il soit possible d’avoir des
conversations compliquées et de partager les moments de honte, à l’école
ou au travail. Je veux pouvoir dire à Steve et à mes enfants : « Je suis
avec vous, dans l’arène. Si nous échouons, nous le faisons ensemble, en
osant avec courage. » C’est simple, on ne peut pas apprendre tout seul à
être plus courageux et vulnérable. La première et la plus grande des
audaces est parfois de solliciter un soutien.
CHAPITRE 3
COMPRENDRE ET
COMBATTRE LA HONTE
(OU L’ENTRAÎNEMENT DU GUERRIER
NINJA)
La honte tire son pouvoir du fait d’être indicible. C’est
pourquoi elle adore les perfectionnistes. Il est facile de les
faire taire. En prenant suffisamment conscience de la honte
pour la nommer et l’exprimer, on lui coupe littéralement
l’herbe sous le pied. La honte déteste les mots. Une fois
exprimée, elle commence à se faner. De la même manière
que la lumière est mortelle pour les Gremlins, le langage et le
récit éclairent et détruisent la honte.
LA VULNÉRABILITÉ ET LA HONTE DANS LE MÊME LIVRE!
VOUS VOULEZ NOUS TUER?
OU DÉFENSE CONTRE LES FORCES DU MAL

L’année dernière, après que j’ai terminé une conférence sur les familles
Entières, un homme s’est approché de moi, m’a tendu la main et m’a dit :
– Je veux vous remercier.

Je lui ai serré la main et adressé un gentil sourire tandis qu’il regardait


le plancher. Je pouvais voir qu’il retenait ses larmes.
Avec une grande inspiration, il a déclaré :
– Je dois vous dire que je ne voulais vraiment pas venir ce soir.
J’ai tout fait pour l’éviter, mais ma femme m’y a forcé.
J’ai ri.
– Oui, ça arrive souvent.
– Je ne comprenais pas pourquoi elle était tellement excitée. Je lui ai
dit que je ne voyais pas de pire manière de passer une soirée que
d’écouter parler de la honte. Elle m’a répondu que c’était vraiment
important pour elle, et qu’il fallait que je cesse de me plaindre, sinon
j’allais tout gâcher.

Il a fait une pause de quelques secondes, puis m’a surprise en me


demandant :
– Êtes-vous fan de Harry Potter?
J’ai essayé une seconde de relier ça à ses paroles précédentes, mais j’ai
fini par renoncer et j’ai simplement répondu à sa question.
– Oui, je suis une super fan. J’ai lu tous ses livres plusieurs fois, et j’ai
regardé et re-regardé ses films. Je suis une inconditionnelle. Pourquoi?
Il a pris un air un peu embarrassé avant d’expliquer :
– Eh bien, je ne savais rien de vous et, comme mon appréhension
grandissait à l’idée de cette soirée, je n’arrêtais pas de vous imaginer en
Rogue. Je me disais que vous seriez terrifiante, que vous porteriez du
noir, et que vous parleriez d’une voix grave et obsédante, comme si
c’était la fin du monde.

J’ai ri si fort que j’en ai presque recraché l’eau que je buvais.


– J’adore Rogue! Je ne suis pas sûre de vouloir lui ressembler, mais
c’est mon personnage favori.

J’ai jeté un coup d’œil à mon sac à main, toujours fourré sous le
podium. Dedans, mes clés étaient (et sont toujours) attachées à mon
porte-clés préféré, un petit Rogue. Nous avons encore ri de sa projection,
puis nous sommes passés aux choses sérieuses.
– Ce que vous avez dit m’a vraiment touché. Surtout le fait d’avoir
tellement peur de l’obscurité. Quelle est cette citation dont vous vous êtes
servie, l’image de la lumière?
– Oh, c’est une de mes préférées : « C’est seulement en rassemblant le
courage d’explorer l’obscurité qu’on découvre l’infini pouvoir de la
lumière. »
Il a hoché la tête.
– Oui! Celle-là! Je suis sûr que c’est pour ça que je ne voulais pas
venir. C’est dingue, toute l’énergie qu’on dépense à essayer d’éviter les
sujets difficiles, alors que ce sont les seuls qui peuvent libérer. J’ai
ressenti beaucoup de honte dans mon enfance, et je ne veux pas infliger
ça mes enfants. Je veux qu’ils sachent qu’ils sont bien tels qu’ils sont. Je
ne veux pas qu’ils aient peur de nous parler de leurs difficultés. Je veux
qu’ils soient résilients par rapport à la honte.

À ce point, nous avions tous deux les larmes aux yeux. J’ai esquissé ce
geste maladroit qui veut dire « Je peux vous embrasser? », et je l’ai serré
dans mes bras. Après cette étreinte, il m’a dit :
– Je ne suis pas doué pour la vulnérabilité, mais je suis très doué pour
la honte. Est-ce nécessaire de dépasser la honte pour accepter la
vulnérabilité?
– Oui. Devenir résilient par rapport à la honte, c’est la clé de la
vulnérabilité. On ne peut pas se découvrir quand on est terrifié par ce que
les autres pensent. « Ne pas être doué pour la vulnérabilité » veut souvent
dire qu’on est fichtrement doué pour la honte.

Tandis que je butais sur les mots en cherchant une meilleure manière
d’expliquer comment la honte nous empêche d’être vulnérables et
solidaires, je me suis souvenue de mon dialogue préféré dans Harry
Potter.
– Vous vous rappelez quand Harry se demande s’il n’est pas mauvais
parce qu’il est toujours en colère et qu’il a des sentiments négatifs?
Il répondit avec enthousiasme :
– Oui! Bien sûr! La conversation avec Sirius Black! C’est la morale de
toute l’histoire.
– Exactement! Sirius lui demande de l’écouter très attentivement et lui
dit : « Tu n’es pas quelqu’un de mauvais. Tu es quelqu’un de très bon à
qui il arrive des mauvaises choses. En outre, le monde n’est pas divisé en
gentils et en Mangemorts. Nous avons tous de la lumière et de l’obscurité
en nous. Le plus important, c’est la partie qu’on choisit d’activer. C’est
cela que nous sommes.
– Je comprends, soupira-t-il.
– Tout le monde se sent honteux. Tout le monde a du bon et du
mauvais, de la lumière et de l’obscurité en soi. Mais si on n’accepte pas
la honte et les conflits, on commence à croire qu’on est méchant,
déficient, insuffisant et, pire encore, on commence à agir à partir de cette
conviction. Si on veut vraiment s’engager, être solidaire, il faut être
vulnérable. Et pour être vulnérable, il faut développer la résilience face à
la honte.

Sa femme attendait au pied de la scène. Il m’a remerciée, m’a


brièvement serrée dans ses bras, et l’a rejointe. En atteignant le bas des
marches, toutefois, il s’est retourné et m’a dit :
– Vous n’êtes peut-être pas Rogue, mais vous êtes une sacrément
bonne professeur de Défense contre les Forces du Mal!
C’est une conversation que je n’oublierai jamais. Sur le chemin du
retour, ce soir-là, j’ai repensé à une réplique de Harry Potter résumant la
destinée des professeurs de Défense contre les Forces du Mal : « L’un
d’eux a été sacqué, un autre est mort, un autre a perdu la mémoire et le
dernier est resté enfermé dans un coffre pendant neuf mois. » Je me
souviens avoir pensé : « C’est tout à fait ça. »
Je ne m’éternise pas sur cette métaphore, parce que certains d’entre
vous n’ont sans doute jamais eu la chance de lire les livres ou de voir les
films, mais je dois dire que l’imagination formidable de J. K. Rowling a
rendu la pédagogie de la honte bien plus facile et amusante. Le pouvoir
allégorique de Harry Potter facilite la description du combat entre la
lumière et l’obscurité, du parcours du héros et des raisons pour lesquelles
la vulnérabilité et l’amour sont de vraies marques de courage. Moi qui ai
passé si longtemps à essayer de définir et de décrire des émotions et des
expériences anonymes, j’ai découvert dans Harry Potter une mine de
personnages, de monstres et d’images utiles à mon enseignement. Je lui
en serai éternellement reconnaissante.

Je n’ai pas l’intention de devenir une évangéliste hystérique, ou une


professeur de Défense contre les Forces du Mal, mais, après avoir passé
une décennie à étudier les effets corrosifs de la honte sur la manière dont
on vit, on aime, on éduque, on travaille et on dirige, j’ai envie de crier à
pleins poumons : « Oui, c’est difficile de parler de la honte! Mais c’est
loin d’être aussi dangereux que de garder le silence! Tout le monde
éprouve de la honte de temps en temps. Tout le monde a peur d’en parler,
et moins on en parle, plus elle prend de l’importance. »

Il faut être vulnérable pour être plus courageux, pour avoir l’audace
d’oser. Mais, comme je l’ai dit à mon nouvel ami-fan de Harry Potter,
comment peut-on se découvrir, si on est terrifié par la honte de ce que
pensent les autres? Laissez-moi vous donner un exemple.
Vous avez conçu un produit, écrit un article ou créé une œuvre d’art
que vous aimeriez présenter à vos amis. Faire partager ce qu’on a créé est
une part vulnérable mais essentielle d’une vie engagée et Entière. C’est
l’apothéose du courage d’oser. Mais, en raison de votre éducation ou de
la façon dont vous abordez le monde, le sentiment de votre valeur est lié
à la perception de votre travail ou de votre œuvre. En termes simples, si
on l’aime, vous êtes digne d’intérêt; et si on ne l’aime pas, vous ne valez
rien.
À ce stade, deux choses peuvent se produire :
1. Ayant compris que le sentiment de votre propre valeur dépend
de ce que vous avez produit ou créé, il est peu probable que
vous l’exposiez. Néanmoins, si vous le faites, vous y retirerez
une touche de créativité et d’innovation pour en rendre le
dévoilement moins risqué. Il y a trop en jeu pour présenter
votre création la plus extravagante.
2. Si vous le faites quand même, et que l’accueil réservé à votre
création ne correspond pas à vos attentes, vous vous sentez
anéanti. Votre œuvre ne vaut rien, et vous ne valez rien. Les
chances de solliciter un feedback et de vous remettre au travail
sont minces. Vous vous refermez. La honte vous murmure que
vous n’auriez pas dû essayer, que vous n’êtes pas assez doué(e)
et que vous auriez dû le savoir.

Si vous vous demandez ce qui se passe quand, au contraire, l’accueil


est favorable, laissez-moi vous répondre d’un point de vue personnel et
professionnel. Tout est en place pour que la honte prenne le contrôle de
votre vie. Vous avez abandonné le sentiment de votre propre valeur à
l’approbation d’autrui. Ça a marché une ou deux fois, mais, à présent, on
dirait l’Hôtel California : on peut y louer une chambre, mais on ne peut
pas s’en aller. Vous voilà officiellement prisonnier d’une démarche qui
consiste à plaire, exécuter et perfectionner.

D’un autre côté, la prise de conscience de la honte et de solides outils


de résilience donnent un scénario tout à fait différent. Vous voulez encore
que les gens aiment, respectent et même admirent ce que vous avez créé,
mais le sentiment de votre propre valeur n’est plus en jeu. Vous savez que
vous valez davantage qu’une peinture, une idée innovante, un baratin
efficace ou une excellente note sur Amazon.com. Oui, c’est pénible et
décevant quand vos amis ou vos collègues ne partagent pas votre
enthousiasme, et que les choses tournent court, mais cet effort ne
concerne que ce que vous faites, pas ce que vous êtes. Peu importe le
résultat, vous avez déjà osé avec courage et c’est en cohérence avec vos
valeurs. Avec ce que vous voulez être.

Quand le sentiment de votre valeur n’est pas dans la ligne de mire,


vous êtes bien plus disposé à faire preuve de courage et à faire partager
vos talents à l’état brut. Mes recherches sur les familles, les écoles et les
entreprises ont clairement démontré que les cultures résilientes à la honte
encouragent les individus à solliciter, accepter et intégrer le feedback.
Elles alimentent aussi l’engagement et la ténacité des gens, qui ne
s’étonnent pas de devoir faire plusieurs tentatives avant de réussir. Et qui
sont donc bien plus perméables à l’innovation et à la créativité.
Le sentiment de sa propre valeur favorise la vulnérabilité, le partage
généreux et la persévérance. La honte, au contraire, rapetisse et conduit
au ressentiment et à la peur. Au sein des cultures fondées sur la honte,
dans lesquelles les parents, les dirigeants ou les administrateurs
encouragent consciemment ou inconsciemment les individus à faire
dépendre leur valeur personnelle de ce qu’ils produisent, je constate
démotivation, reproches, commérages, stagnation, favoritisme et
assèchement total de la créativité et de l’innovation.

Peter Sheahan est écrivain, et PDG de ChangeLabs™, un cabinet de


consultants qui élabore et met en place des projets d’évolution à grande
échelle, pour des clients comme Apple et IBM. Pete et moi avons eu la
chance de travailler ensemble, l’été dernier, et je pense que son point de
vue sur la honte met dans le mille. Voici ce qu’il en dit :

L’assassin secret de l’innovation est la honte. On ne peut


pas la mesurer, mais elle existe. Chaque fois que quelqu’un
tait une nouvelle idée, évite de donner un feedback à son
responsable, ou tremble de prendre la parole devant un
client, on peut être sûr que la honte est là. Cette peur
profonde que tout le monde a d’avoir tort, d’être rabaissé et
de se sentir moins que rien, empêche de prendre les risques
nécessaires au progrès des entreprises.
Si vous voulez une culture de créativité et d’innovation,
où on prend des risques raisonnables à la fois sur le marché
et sur le plan individuel, commencez par développer la
capacité des dirigeants à cultiver l’ouverture de leurs équipes
à la vulnérabilité. Cela requiert, peut-être de manière
paradoxale, que ces dirigeants soient eux-mêmes
vulnérables. L’idée qu’ils doivent « être responsables » et
« tout savoir » est à la fois dépassée et destructrice. Elle
véhicule l’idée que les autres en savent moins et qu’ils ont
moins de valeur. C’est la meilleure recette pour le refus de
prendre des risques, si jamais j’en ai entendu une. La honte
fait place à la peur. La peur mène à la répugnance à prendre
des risques. La répugnance à prendre des risques tue
l’innovation.

La morale de l’histoire, c’est que beaucoup oser requiert d’avoir le


sentiment de sa propre valeur. À l’opposé, la honte pousse les Gremlins à
remplir les têtes d’injonctions toutes différentes, comme :
– Ne prends pas d’initiatives! Tu n’es pas assez doué!
– N’essaie pas de te grandir!

Le terme gremlin – que la plupart d’entre vous connaissent – vient de


Gremlins, un film de Steven Spielberg sorti en 1984. Les Gremlins sont
de petits charlatans verts qui font des ravages partout où ils vont, des
monstres manipulateurs qui prennent plaisir à détruire. Dans de
nombreux cercles, y compris le mien, le mot gremlin est devenu
synonyme de « refrain de la honte ».

Par exemple, j’ai eu récemment du mal à finir un article. J’ai appelé


une amie pour lui parler de mon blocage. Elle a immédiatement réagi en
me demandant :
– Que disent les Gremlins?
C’est une manière très efficace de s’informer sur les refrains de la
honte, les messages de doute et d’autocritique que nous véhiculons dans
nos têtes. Ma réponse a été :
– Ils sont plusieurs. L’un dit que mon article est nul et que tout le
monde se fiche de ce sujet. Un autre dit que je vais avoir des critiques et
qu’elles seront méritées. Et le plus gros n’arrête pas de dire : « Les vrais
écrivains n’ont pas tant de difficultés. Les vrais écrivains ne brandissent
pas leurs données. »

Repérer les refrains des Gremlins est vital pour dépasser la honte, car
on ne peut pas toujours pointer un instant ou une rebuffade spécifique. La
honte vient parfois de ce qu’on se rejoue de vieux enregistrements,
programmés durant l’enfance. Mon ami et collègue Robert Hilliker a
écrit : « J’ai d’abord éprouvé de la honte face à quelqu’un d’autre, puis,
en grandissant, j’ai appris à en ressentir tout seul. » Quand on descend
dans l’arène, le plus grand critique à affronter est souvent soi-même.

La honte tire son pouvoir du fait d’être indicible. C’est pourquoi elle
adore les perfectionnistes. Il est facile de les faire taire. En prenant
suffisamment conscience de la honte pour la nommer et l’exprimer, on
lui coupe littéralement l’herbe sous le pied. La honte déteste les mots.
Une fois exprimée, elle commence à se faner. De la même manière que la
lumière est mortelle pour les Gremlins, le langage et le récit éclairent et
détruisent la honte.

Comme Roosevelt l’a dit, beaucoup oser, c’est se tromper et manquer


souvent son but. Les échecs, les erreurs et les critiques s’accumulent.
Pour surmonter les déceptions, les blessures et les chagrins inhérents à
une vie pleinement vécue, être perdant ne doit pas être synonyme
d’indigne d’amour, d’intimité et de joie. Avec une telle équation, on ne
peut montrer de quel bois on est fait et essayer encore. La honte rôde
dans le parking de l’arène, attendant qu’on sorte, défait, déterminé à ne
plus prendre de risques. Elle rit en disant :
– Je te l’avais bien dit. Je savais bien que tu n’étais pas
assez___________.

Résister à la honte, c’est être capable de dire :


– Ça fait mal. C’est décevant, et peut-être même dévastateur. Mais ce
ne sont pas le succès, la reconnaissance et l’approbation qui me motivent.
C’est le courage, et je viens d’être courageux. Passe ton chemin, honte.

Alors, je n’essaie pas de vous tuer. Je dis seulement qu’on ne peut pas
accepter la vulnérabilité tant que la honte étouffe tout sentiment de valeur
et de lien. Attachez votre ceinture, nous allons étudier ce qu’on appelle la
honte, afin de pouvoir ensuite nous occuper de la question du vivre
pleinement.

QU’EST-CE QUE LA HONTE


ET POURQUOI EST-CE SI DIFFICILE D’EN PARLER?
(Si vous êtes certain(e) que la honte ne s’applique pas à vous, continuez
quand même à lire, je vais éclaircir cette question dans quelques pages.)

Je commence chaque conférence, article ou chapitre sur la honte avec


l’ABC de la honte, c’est-à-dire les trois choses qu’on doit connaître avant
d’aller plus loin :
A. Tout le monde ressent de la honte. La honte est universelle et
c’est l’une des émotions les plus primitives. Les seules
personnes qui ne ressentent pas de honte sont dénuées
d’empathie et de capacité de contact. Vous avez le choix :
avouer que vous éprouvez de la honte ou admettre que vous
êtes un sociopathe. Brève note : c’est la seule fois où la honte
ressemble à quelque chose de positif.
B. Tout le monde a peur de parler de la honte.
C. Moins on parle de la honte, plus elle prend le contrôle.

Il existe quelques réflexions utiles sur la honte. Tout d’abord, la honte


est la peur de perdre le contact avec autrui. Nous sommes
psychologiquement, affectivement, cognitivement et spirituellement
programmés pour le contact, l’amour et l’intimité. Le contact avec autrui,
de même que l’amour et l’intimité (deux expressions du lien) est ce qui
nous fait vivre, ce qui donne sens à notre vie. La honte est la peur qu’une
chose que nous avons faite ou échoué à faire, un idéal que nous n’avons
pas atteint, nous rende indigne de contact. Je suis indigne d’amour,
d’intimité et de contact. On ne peut pas m’aimer. Je ne mérite pas
d’appartenir à ce groupe. Voici la définition de la honte, telle qu’elle a
émergé de mes recherches :
La honte est l’expérience profondément douloureuse de croire qu’on
est défaillant et par conséquent indigne d’amour, d’intimité ou de
contact.

On aime à croire que la honte est réservée à ceux qui ont vécu un
traumatisme indicible, mais ce n’est pas vrai. Tout le monde éprouve de
la honte. Et même si on a l’impression que la honte réside dans les
recoins obscurs, elle tend à rôder dans les endroits les plus familiers.
Douze « catégories de la honte » sont apparues dans mes recherches :
• Apparence et image corporelle
• Argent et travail
• Maternité/paternité
• Famille
• Éducation
• Santé physique et mentale
• Dépendance
• Sexualité
• Vieillissement
• Religion
• Traumatisme
• Stéréotype ou étiquette

Voici quelques-unes des réponses que nous avons obtenues, quand


nous avons demandé aux participants de donner un exemple de honte :
• La honte, c’est de coucher avec quelqu’un, et de devoir le dire à
ma femme enceinte.
• La honte, c’est que quelqu’un me demande : « Pour quand est
l’accouchement? » alors que je ne suis pas enceinte.
• La honte, c’est de dissimuler le fait que je suis en
convalescence.
• La honte, c’est d’entrer dans une fureur noire contre mes
enfants.
• La honte, c’est la faillite.
• La honte, c’est d’entendre mon patron me traiter d’idiot devant
un client.
• La honte, c’est de ne pas trouver de partenaire.
• La honte, c’est mon mari qui me quitte pour la voisine.
• La honte, c’est ma femme qui demande le divorce, et qui me dit
qu’elle veut des enfants, mais pas avec moi.
• La honte, c’est ma conduite en état d’ivresse.
• La honte, c’est la stérilité.
• La honte, c’est de dire à mon fiancé que mon père vit à
l’étranger, alors qu’il est en prison.
• La honte, c’est le porno sur Internet.
• La honte, c’est de se faire recaler à un examen. Deux fois.
• La honte, c’est d’entendre mes parents se disputer, et de me
demander si je suis le seul à avoir tellement peur.

La honte est une véritable douleur. L’importance du lien social et de


l’acceptation est renforcée par la chimie du cerveau, et la douleur
provoquée par le rejet social et la rupture est une vraie douleur. Dans une
étude de 2011, financée par le National Institute of Mental Health
(Institut national de santé mentale) et le National Institute on Drug Abuse
(Institut national sur la toxicomanie), des chercheurs ont découvert que la
douleur physique et les expériences de rupture sociale ont le même effet
sur le cerveau. Aussi, quand je définis la honte comme étant une
expérience « profondément douloureuse », je ne plaisante pas. Les
découvertes en neurosciences confirment ce que nous savions depuis
longtemps : les émotions peuvent faire mal et provoquer de la douleur.
Et, tout comme on a du mal à décrire la douleur physique, décrire la
douleur émotionnelle est difficile. C’est particulièrement compliqué pour
la honte, car elle déteste qu’on lui applique des mots. Elle déteste qu’on
parle d’elle.

DÉMÊLER LA HONTE, LA CULPABILITÉ, L’HUMILIATION ET LA


GÊNE

En fait, pour poursuivre le travail de compréhension de la honte, l’une


des raisons qui rend celle-ci difficile à exprimer, c’est le vocabulaire. On
utilise souvent les termes gêne, culpabilité, humiliation et honte de
manière interchangeable. Il peut sembler excessivement pointilleux de
souligner l’importance d’un terme approprié pour décrire une expérience,
mais il s’agit de bien plus qu’une question sémantique.

La manière dont on éprouve ces différentes émotions peut se ramener à


la manière dont on se parle à soi-même. Comment exprime-t-on ce qu’on
ressent? La meilleure manière de démêler ces quatre émotions est de
commencer par la honte et la culpabilité. La majorité des cliniciens et des
chercheurs spécialisés dans la honte sont d’accord pour dire que la
différence entre la honte et la culpabilité est la même qu’entre « Je suis
mauvais » et « J’ai fait quelque chose de mal ».

Culpabilité = J’ai fait quelque chose de mal.


Honte = Je suis mauvais.

Admettons, par exemple, que vous ayez oublié avoir fixé rendez-vous
à un(e) ami(e) à midi, pour déjeuner. À 12 h 15, votre ami(e) vous
appelle du restaurant pour s’assurer que tout va bien. Si vous vous dites :
« Je suis vraiment idiot(e). Je suis un(e) mauvais(e) ami(e), un(e) vrai(e)
raté(e) », c’est de la honte. Si, d’un autre côté, vous vous dites : « Je
n’arrive pas à croire que j’aie fait ça. Quelle chose terrible à faire à
quelqu’un », c’est de la culpabilité.

C’est là où cela devient intéressant, surtout pour ceux qui pensent


automatiquement : Tu devrais avoir l’impression d’être un(e) ami(e)
nulle! ou bien Un peu de honte t’aidera à respecter tes rendez-vous la
prochaine fois. Quand on ressent de la honte, on est susceptible de se
protéger en critiquant, en rationalisant l’erreur, en prétextant une excuse
malhonnête ou en se cachant. On critique l’ami(e), et on rationalise
l’oubli : « Je t’ai dit que j’étais vraiment occupé(e), ce n’était pas un bon
jour pour moi. » Ou on s’excuse du bout des lèvres en pensant : Peu
importe. Si elle/il savait combien je suis occupé(e), c’est elle/lui qui
s’excuserait. Ou encore, on entend l’appel et on ne répond pas, et quand,
finalement, on ne peut plus l’éviter, on ment : « Tu n’as pas eu mon e-
mail? J’ai annulé ce matin. Tu devrais regarder dans tes spams. »
Quand on s’excuse, qu’on fait amende honorable et qu’on modifie un
comportement qui ne correspond pas à ses propres valeurs, c’est la
culpabilité qui l’emporte, et non la honte. En comparant ce qu’on a fait et
ce qu’on aurait dû faire, on comprend que quelque chose ne correspond
pas à ses valeurs, et on se sent coupable. C’est un sentiment
inconfortable, mais utile. La gêne psychologique, similaire en cela à la
dissonance cognitive, génère un changement significatif. La culpabilité
est tout aussi puissante que la honte, mais son influence est positive,
tandis que la honte est destructrice. En fait, j’ai découvert au cours de
mes recherches que la honte corrode la part de soi qui peut changer et
faire mieux.

Nous vivons dans un monde où la plupart des gens souscrivent encore


à l’idée que la honte est un outil adéquat pour discipliner les gens. C’est
non seulement faux, mais dangereux. La honte est hautement corrélée
avec les dépendances, la violence, l’agression, la dépression, les troubles
alimentaires et le harcèlement. Les chercheurs ne trouvent aucun résultat
positif lié à la honte, et il n’existe aucune donnée soutenant que la honte
est un compas utile à la bonne conduite. En fait, la honte est bien plus la
cause de comportements destructeurs et néfastes qu’elle n’en est la
solution.

Une fois encore, il est dans la nature humaine de vouloir se sentir


digne d’amour et d’intimité. Quand on éprouve de la honte, on se sent
exclu, désespéré. La douleur engendrée par la honte, ou même par la peur
de la honte, rend bien plus susceptible de s’engager dans des
comportements autodestructeurs ou d’agresser et d’infliger de la honte
aux autres. Dans les chapitres sur l’éducation des enfants, la direction des
entreprises et l’enseignement, nous examinerons comment la honte érode
le courage et alimente la démotivation, ainsi que ce qu’on peut faire pour
développer une culture de valorisation, de vulnérabilité et de résilience.

L’humiliation est un autre mot que l’on confond souvent avec la honte.
Donald Klein souligne la différence entre les deux quand il écrit : « Les
gens croient mériter leur honte, mais ils ne pensent pas mériter leur
humiliation. »

Si John participe à une réunion avec ses collègues, et que son patron le
traite de perdant, à cause de son incapacité à conclure une vente, il
éprouve soit de la honte soit de l’humiliation. S’il se dit Seigneur! Je suis
un loser, un raté, c’est de la honte. Mais s’il se dit Bon sang! Mon patron
dit n’importe quoi. C’est ridicule, je ne mérite pas ça, c’est de
l’humiliation. L’humiliation est terrible et rend l’environnement familial
ou professionnel misérable. Si elle se répète, elle peut tourner à la honte,
car on commence à gober son message. Toutefois, elle vaut mieux que la
honte. Plutôt que d’intérioriser le « perdant », John se dit Ça n’a rien à
voir avec moi. En faisant cela, on diminue la probabilité de se refermer,
de réagir violemment ou de riposter. On reste cohérent avec ses propres
valeurs, tout en essayant de résoudre le problème.

La gêne est la moins grave des quatre émotions. Elle est généralement
fugace, et peut même se révéler drôle. Sa caractéristique principale est
d’être accompagnée d’un sentiment de solidarité. D’autres gens ont fait la
même chose et, comme le rougissement, la gêne passe, plutôt que de
définir celui qui la ressent.
Se familiariser avec le langage est une étape importante pour
comprendre la honte. Cela fait partie du premier élément de ce que
j’appelle la résilience.

J’AI SAISI. LA HONTE EST MAUVAISE. ALORS QUE FAIT-ON?


La réponse est la résilience. Notez que la résistance à la honte n’est
pas possible. Tant qu’on accorde de l’importance au contact, la peur de la
rupture représente une force puissante et la douleur provoquée par la
honte est bien réelle. Mais voici une très bonne nouvelle. Toutes mes
études ont montré que les hommes et les femmes possédant un haut degré
de résilience ont quatre choses en commun. La mise en œuvre de ces
quatre éléments est ce que j’appelle « l’entraînement du guerrier ninja ».
Nous allons les passer en revue, mais, tout d’abord, je tiens à expliquer
ce que j’entends par résilience. Il s’agit de la capacité à pratiquer
l’authenticité, afin de surmonter l’expérience de la honte sans avoir à
sacrifier ses valeurs, et d’en ressortir avec davantage de courage, de
compassion et de solidarité qu’auparavant. La résilience, c’est le passage
de la honte à l’empathie, son véritable antidote.

Quand on peut partager son histoire avec quelqu’un qui répond par de
l’empathie et de la compréhension, la honte n’y survit pas. La honte est
une notion sociale : elle se produit entre individus et guérit donc mieux
entre individus. Une blessure sociale nécessite un baume social, et
l’empathie est ce baume. La compassion envers soi-même est une notion-
clé, car quand on est capable de se traiter avec gentillesse au milieu de la
honte, on est plus susceptible d’entrer en contact et d’éprouver de
l’empathie.
Pour en venir à l’empathie, il faut d’abord définir à quoi on a affaire.
Voici les quatre composantes de la résilience. Ces étapes ne surviennent
pas toujours dans cet ordre, mais elles finissent toujours par mener à
l’empathie et à la guérison :
1. Reconnaître la honte et comprendre ses déclencheurs. La
honte est biologique et biographique. Quand vous êtes aux
prises avec la honte, pouvez-vous la reconnaître physiquement,
vous orienter et déterminer les injonctions et les attentes qui
l’ont déclenchée?
2. Exercer le sens critique. Pouvez-vous confirmer la réalité des
injonctions et des attentes qui motivent cette honte? Sont-elles
réalistes? Réalisables? Ont-elles à voir avec ce que vous voulez
être ou ce que les autres attendent de vous?
3. Aller à la rencontre d’autrui. Reconnaissez-vous et racontez-
vous votre histoire? On ne peut pas éprouver de l’empathie si
on n’entre pas en contact avec autrui.
4. Exprimer la honte. Parlez-vous de ce que vous ressentez, et
demandez-vous de l’aide quand vous éprouvez de la honte?

La résilience est une stratégie destinée à protéger le lien, le lien avec


soi-même et avec ceux qu’on aime. Mais la résilience requiert de la
réflexion, et c’est là où la honte a un énorme avantage. Quand la honte
s’abat, on est presque toujours dérouté par le système limbique. En
d’autres termes, le cortex préfrontal, où prennent place la réflexion,
l’analyse et la stratégie, cède le pas à une partie plus primitive du
cerveau, qui réagit sur le mode de la confrontation ou de la fuite.

Dans son livre Incognito, le spécialiste des neurosciences David


Eagleman décrit le cerveau comme une « équipe de rivaux ». Il écrit :
« Les différentes factions du cerveau sont en constante discussion, et
toutes rivalisent pour prendre le contrôle de l’unique canal de sortie, le
comportement. » Il souligne le système bipartite dominant de la raison et
l’émotion : « Le système rationnel s’occupe d’analyser les éléments du
monde extérieur, tandis que le système émotionnel contrôle les états
internes et s’inquiète de savoir ce qui bon et mauvais. » Eagleman
soutient que, parce que ces deux parties luttent pour prendre le contrôle
du comportement, les émotions peuvent faire pencher la balance en
faveur de telle ou telle décision. Selon moi, c’est incontestable quand
l’émotion en question est la honte.

La stratégie « confrontation ou fuite » est efficace pour survivre, mais


pas pour raisonner ou se rapprocher d’autrui. Et la douleur de la honte est
suffisante pour mettre en marche la partie du cerveau qui fuit, se cache ou
agresse pour survivre. En fait, quand j’ai demandé aux participants
comment ils réagissaient à la honte, avant de commencer à travailler à sa
résilience, j’ai entendu nombre de remarques comme celles-ci :
• Quand j’ai honte, je suis comme fou/folle. Je fais et je dis des
choses que je ne ferais ou ne dirais jamais en temps normal.
• Parfois, j’aimerais seulement faire en sorte que les autres se
sentent aussi mal que moi. J’ai envie de m’en prendre à eux et
de leur hurler dessus.
• Je suis désespéré quand j’ai honte. C’est comme si je n’avais
nulle part où aller, personne à qui parler.
• Quand j’éprouve de la honte, je me déconnecte mentalement et
affectivement. Y compris de ma famille.
• La honte me donne l’impression d’être brouillé avec le monde
entier. Je me cache.
• Un jour, je me suis arrêtée pour prendre du carburant, et ma
carte de crédit a été refusée. L’employé m’a vraiment fait
honte. En sortant de la station, mon fils de 3 ans s’est mis à
pleurer. Je me suis mise à hurler : « Tais-toi… tais-toi… tais-
toi! » J’avais tellement honte pour ma carte. Je suis devenue
dingue. Ensuite, j’ai eu honte d’avoir crié sur mon fils.

Pour comprendre comment on se défend de la honte, je me tourne vers


la formidable recherche du Stone Center de Wellesley. Linda Hartling,
une ancienne théoricienne de la culture et des relations au Stone Center, à
présent directrice de Human Dignity and Humiliation Studies (Études sur
la dignité et l’humiliation humaines), s’est servie du travail de la défunte
Karen Horney (« aller vers les autres, aller contre les autres, fuir les
autres ») pour cerner les stratégies de détachement utilisées par les
humains pour supporter la honte.
Selon Linda Hartling, certains fuient en se retirant, en se cachant et en
gardant le secret. D’autres vont vers les autres en cherchant à apaiser et à
plaire. Et d’autres encore vont contre les autres en essayant de prendre le
pouvoir, et en se servant d’agressivité ou de honte pour combattre la
honte (en adressant des e-mails très méchants, par exemple). La plupart
des gens utilisent ces trois stratégies – à différents moments, avec
différentes personnes et pour différentes raisons. Pourtant, elles coupent
les liens : ce sont des stratégies de détachement par rapport à la douleur
de la honte.
Afin de donner vie à tous ces concepts, voici le récit d’une de mes
propres expériences de honte. Ce n’était pas l’un de mes meilleurs quarts
d’heure, mais c’est un bon exemple de l’importance de cultiver et
pratiquer la résilience, si on ne veut pas ajouter plus de honte à une
situation déjà douloureuse.

Laissez-moi commencer par un petit arrière-plan. Refuser des


invitations est une démarche vulnérable pour moi. Des années de
complaisance et d’obéissance me mettent très mal à l’aise quand il s’agit
de décevoir les gens. La « bonne fille » en moi déteste laisser tomber les
gens. Les Gremlins murmurent :
– Ils vont penser que tu es ingrate. Ou : Ne sois pas égoïste.
Je suis aussi envahie par la peur que plus personne ne m’invite si je
refuse. C’est alors que les Gremlins reprennent :
– Tu veux plus de temps pour te reposer? Prends garde que ce travail
que tu aimes tant ne s’évanouisse.
Ma résolution de me fixer des limites vient des douze années que j’ai
passées à étudier l’Entièreté et les étapes nécessaires pour passer de
« Que vont penser les gens? » à « Je suis bien comme je suis ». Les
personnes les mieux intégrées et les plus compatissantes que j’aie
rencontrées se fixent et respectent des limites. Je ne veux pas seulement
faire des recherches et voyager sans cesse pour parler de l’Entièreté, je
veux aussi vivre cette dernière. Cela signifie que je dois refuser environ
80% des invitations que je reçois. Je les accepte quand elles
correspondent à mon calendrier familial, à mes engagements
professionnels et à ma vie.

Donc, l’année dernière, j’ai reçu un e-mail d’un homme très en colère
parce que je ne pouvais pas intervenir dans l’événement qu’il organisait.
J’avais refusé son invitation parce qu’elle coïncidait avec un anniversaire
familial. Le message était mesquin et bourré d’attaques personnelles, un
grand jour pour mes Gremlins!

Plutôt que de répondre, j’ai décidé de le transférer à mon mari, avec


une petite note disant exactement ce que je pensais de ce type et de sa
lettre. Il fallait que je décharge ma honte et ma colère. Croyez-moi, ce
n’était pas l’e-mail d’une « bonne fille ». Je ne confirmerai ni ne nierai
avoir employé le mot conneries. Deux fois.
J’ai cliqué sur « Répondre » au lieu de « Transférer ».
À la seconde où mon iMac a émis ce bruit d’avion qu’il fait quand on
clique sur Répondre, j’ai hurlé : « Reviens! Je t’en supplie, reviens! » Je
regardais toujours fixement l’écran, totalement pétrifiée par la honte,
quand l’homme a riposté avec une réponse de ce genre :
– Ah ah! Je le savais! Vous êtes horrible. Vous n’êtes pas du tout
Entière! Vous êtes nulle.

Mon accès de honte battait son plein. J’avais la bouche sèche, le temps
ralentissait et mon champ visuel était réduit à un tunnel. Je faisais un
effort pour déglutir quand les Gremlins ont commencé à chuchoter :
– Tu es nulle! Comment as-tu pu être aussi stupide?
Ils savent toujours exactement quoi dire. Dès que j’ai repris mon
souffle, j’ai commencé à murmurer :
– Douleur, douleur, douleur, douleur…

Cette stratégie est l’invention personnelle de Caroline, une femme que


j’ai interviewée deux fois, au début de mes recherches et quelques années
plus tard, après qu’elle se soit exercée à la résilience. Elle m’a raconté
que chaque fois qu’elle ressentait de la honte, elle commençait
immédiatement à répéter à voix haute : « Douleur, douleur, douleur,
douleur, douleur, douleur… » Elle m’a déclaré :
– Je sais que ça a l’air dingue mais, pour une raison quelconque, ça
marche.

Bien sûr que ça marche! C’est une façon brillante de sortir du mode de
survie du cerveau reptilien et de remettre en route le cortex préfrontal.
Après avoir chantonné « douleur » pendant une ou deux minutes, j’ai
respiré à fond et essayé de me concentrer. J’ai pensé D’accord. C’est un
accès de honte. Je vais bien. Que faire? Je vais y arriver. J’ai identifié
mes symptômes physiques, ce qui m’a permis de rebrancher mon cerveau
pensant et de me souvenir des mouvements des guerriers ninjas, la voie la
plus efficace vers la résilience. Heureusement, j’ai pratiqué ces
mouvements assez longtemps pour savoir que, même s’ils sont contraires
à la logique, il faut faire confiance au processus :
1. Rassemble ton courage et tends la main! Oui, j’ai envie de me
cacher, mais la manière de combattre la honte et d’honorer ce
que je suis est de partager cette expérience avec quelqu’un qui
a gagné le droit de l’entendre, quelqu’un qui m’aime non en
dépit de ma vulnérabilité, mais à cause d’elle.
2. Parle-toi de la même manière que tu parlerais à quelqu’un que
tu aimes vraiment et que tu essaierais de réconforter au beau
milieu d’une crise : Tout va bien. L’erreur est humaine. Nous
en faisons tous. Je te soutiens. En général, durant un accès de
honte, on se parle d’une manière qu’on n’emploierait JAMAIS
avec des gens qu’on aime et qu’on respecte.
3. Avoue cette histoire! Ne l’enterre pas, ne la laisse pas
s’envenimer et te définir. Je dis souvent tout haut : « Si tu
avoues cette histoire, c’est toi qui vas en écrire la fin. » Quand
on enterre une histoire, on y reste soumis pour toujours. Quand
on l’avoue, on peut en composer la fin. Comme le disait Carl
Jung : « Je ne suis pas ce qui m’est arrivé. Je suis ce que je
choisis de devenir. »

Même si je savais tout ça, j’avais peur de passer un appel. Mais je l’ai
fait. J’ai appelé mon mari Steve, puis mon amie Karen. Ils m’ont tous
deux donné ce dont j’avais le plus besoin, de l’empathie. Contrairement
au jugement (qui exacerbe la honte), l’empathie fait passer un message
simple : « Tu n’es pas seul(e). »
L’empathie, c’est le lien, l’échelle qui permet de sortir du trou de la
honte. Non seulement Steve et Karen m’ont aidée à grimper hors du trou,
en m’écoutant, mais ils se sont rendus vulnérables en reconnaissant
qu’eux aussi, avaient passé quelque temps dans le même trou. L’empathie
ne nécessite pas qu’on ait eu exactement la même expérience que la
personne qui raconte son histoire. Ni Karen ni Steve n’avaient envoyé
d’e-mail comme celui-là. Mais les Gremlins, la sensation d’être « pris sur
le fait » et la minute « Oh, merde! » leur étaient intimement familiers.
L’empathie consiste à entrer en contact avec l’émotion de quelqu’un, pas
avec l’événement ou la circonstance particulière. Ma honte s’est dissipée
à la minute même où j’ai compris que je n’étais pas seule et que mon
expérience était humaine.

Il est intéressant de noter que les réactions de Steve et de Karen ont été
totalement différentes. Steve était plus sérieux : « Oh, bon sang. Je
connais cette sensation! » Karen, quant à elle, a adopté une approche qui
m’a fait rire au bout de trente secondes. Ce que leurs réponses avaient en
commun, c’était le pouvoir du « moi aussi ». L’empathie est une chose
étrange et puissante. Il n’y a pas de scénario, il n’y a pas de bonne ou de
mauvaise manière de pratiquer. L’empathie consiste tout simplement à
écouter, à s’ouvrir, à retenir son jugement, à entrer en contact et à
communiquer ce message incroyablement bienfaisant : « Tu n’es
seul(e). »

Ces conversations avec Steve et Karen m’ont permis de surmonter la


honte, de me redresser et de répondre à l’e-mail de l’homme avec
authenticité et dignité. J’ai assumé ma part dans cet échange coléreux et
je me suis excusée pour mon langage inapproprié. J’ai aussi posé des
limites claires pour de futures communications. Je n’ai plus jamais
entendu parler de lui.

La honte prospère sur le secret. En parlant de secret, le programme des


AA qui affirme « Vous n’êtes malade que de vos secrets » possède de très
sérieux fondements scientifiques. Dans une étude pionnière, un
professeur de psychologie de l’université du Texas, James Pennebaker, et
ses collègues ont étudié ce qui se passe quand des personnes ayant vécu
un traumatisme – surtout le viol et l’inceste – gardent leurs expériences
secrètes. Leur équipe a découvert que le refus de discuter ou de confier le
traumatisme pouvait être plus préjudiciable que l’événement lui-même.
Inversement, quand les gens racontent leurs histoires et leurs expériences,
leur santé physique s’améliore, leurs visites chez le médecin s’espacent,
et leurs niveaux d’hormones de stress diminuent sensiblement.

À la suite de son travail sur les effets des secrets tus, Pennebaker a
concentré une grande partie de ses recherches sur le pouvoir de guérison
de l’expression écrite. Dans son livre Writing to Heal, il écrit : « Depuis
le milieu des années 1980, un nombre croissant d’études soulignent la
valeur de l’expression écrite en tant qu’outil de guérison. Les preuves
s’accumulent du fait que l’acte d’écrire sur des expériences
traumatisantes, ne serait-ce que quinze à vingt minutes par jour pendant
trois ou quatre jours, peut avoir des effets mesurables sur la santé
physique et mentale. L’expression des émotions par écrit peut aussi
améliorer les habitudes de sommeil, l’efficacité au travail et la manière
dont on se relie aux autres. »
La résilience est une pratique et, comme J. Pennebaker, je pense
qu’écrire sur une expérience de honte en est une composante très
efficace. Il faut du temps pour la développer, et du courage pour tendre la
main et parler de choses difficiles. Si, en lisant ceci, vous pensez
J’aimerais pouvoir parler de ça avec mon partenaire, mon ami(e) ou
mon enfant, faites-le! Si vous pensez La honte est devenue un mode de
management ici et ce n’est pas étonnant que tout le monde soit démotivé.
Nous devrions en parler, faites-le! Vous n’avez pas besoin de tout
comprendre ou de devenir un(e) spécialiste avant de vous lancer dans une
conversation. Vous devez seulement dire :
– Je suis en train de lire un livre qui comprend un chapitre sur la honte.
Si je te le prête, y jetteras-tu un coup d’œil?
Le chapitre suivant parle des hommes, des femmes, de la honte et du
sentiment de sa propre valeur. Je pense que vous aurez envie de prêter
aussi ce chapitre. Ce que j’ai appris sur les hommes et la honte a changé
ma vie.

BOÎTES ET TOILES : LES HOMMES ET LES FEMMES


N’ÉPROUVENT PAS LA HONTE DE LA MÊME MANIÈRE

Durant les quatre premières années de ma recherche sur la honte, je me


suis concentrée sur les femmes. À cette époque, de nombreux chercheurs
pensaient, et certains le pensent encore, que l’expérience de la honte est
différente pour les hommes et les femmes. En combinant les données
masculines et féminines, je craignais de rater d’importantes nuances sur
leurs expériences respectives. Ma décision d’opter finalement pour des
entretiens avec des femmes était en partie due, je l’avoue, à ma
conviction qu’en ce qui concerne le sentiment de leur propre valeur, ce
sont les femmes qui ont le plus de difficultés. Je pense que ma résistance
se fondait aussi sur le sentiment qu’interviewer des hommes reviendrait à
pénétrer dans un nouveau monde.
Il s’est avéré que c’était incontestablement un monde nouveau pour
moi, un monde de douleurs muettes. J’en ai eu un aperçu en 2005, à la fin
d’une de mes conférences. Un homme grand et mince qui, je le supposai,
avait 60 ans et quelques, a suivi sa femme jusqu’à l’endroit où je me
trouvais. Il portait une chemisette de golf Izod jaune, une image que je
n’oublierai jamais. J’ai parlé quelques minutes à son épouse en
dédicaçant la pile de livres qu’elle avait apportés pour elle et ses filles.
Au moment où elle tournait les talons, son mari s’est penché vers elle
pour lui dire qu’il revenait tout de suite.
Elle ne voulait visiblement pas qu’il me parle et a tenté de l’entraîner
de quelques mots. Mais il n’a pas cédé. Moi, bien sûr, je pensais Va avec
elle, mon vieux, tu me fiches la trouille. Après quelques tentatives
manquées, la femme s’est éloignée vers le fond de la salle, et l’homme
s’est retourné pour faire face à ma table.

L’échange a débuté de manière assez innocente.


– J’ai apprécié ce que vous aviez à dire sur la honte, m’a-t-il dit.
C’était intéressant.
Je l’ai remercié et j’ai attendu. Je savais que ce n’était pas fini.
Il s’est penché plus près pour me demander :
– Je suis curieux. Qu’en est-il des hommes et de la honte?
Qu’avez-vous appris sur nous?
J’ai été instantanément soulagée. Cela ne prendrait pas longtemps, car
je ne savais pas grand-chose là-dessus. Je lui ai expliqué :
– Je n’ai pas réalisé beaucoup d’entretiens avec des hommes.
J’ai seulement étudié les femmes.
Il a hoché la tête et dit :
– C’est bien pratique.
J’ai senti les poils se hérisser sur ma nuque. J’ai affiché un sourire
forcé et questionné, de la voix forte que je prends quand je suis gênée :
– Pourquoi pratique?
Il a riposté en me demandant si je voulais vraiment le savoir.
J’ai dit oui, ce qui était à moitié vrai. J’étais sur mes gardes.
Ses yeux se sont remplis de larmes et il m’a dit :
– Nous les hommes, nous avons honte. Profondément honte. Mais
quand nous voulons nous rapprocher pour raconter nos histoires, on nous
les renvoie en pleine figure.

Je luttais pour continuer à le regarder dans les yeux. Sa souffrance


m’avait touchée, mais j’essayais toujours de me protéger. Juste au
moment où j’allais faire un commentaire sur la dureté avec laquelle les
hommes se traitent entre eux, il a repris :
– Et avant que vous ne parliez des grands méchants pères, frères,
entraîneurs et patrons qui sont les seuls à…
Il pointa le doigt en direction de sa femme qui attendait, debout, au
fond de la salle.
– Ma femme et mes filles, à qui vous avez dédicacé tous ces livres,
préféreraient me voir mort plutôt que tombé de mon grand cheval blanc.
Vous dites que vous voulez que nous soyons vulnérables et authentiques,
allons donc! Vous ne pouvez pas le supporter. Ça vous rend malades de
nous voir comme ça.
Je retins mon souffle et eus une réaction viscérale à ce qu’il me disait.
Ses paroles me frappèrent comme seule la vérité peut le faire. Il poussa
un grand soupir et, aussi vite qu’il avait commencé, conclut :
– C’est tout ce que je voulais vous dire. Merci de m’avoir écouté. Puis
il s’en alla.
J’avais passé des années à faire des recherches sur les femmes et à les
écouter raconter leurs difficultés. À cet instant, je compris que les
hommes ont aussi leur propre vécu, et que si les hommes et les femmes
doivent se sortir de la honte, c’est ensemble. Ainsi, ce chapitre parle de
ce que j’ai appris sur les femmes, sur les hommes, sur leur manière
mutuelle de se faire du mal et sur le besoin qu’ils ont les uns des autres
pour guérir.
À présent que j’ai étudié aussi les hommes, j’en suis venue à croire
que la honte les affecte de manière différente. Les injonctions et les
attentes qui alimentent la honte sont incontestablement organisées par
genre, mais son expérience reste universelle et profondément humaine.

LES FEMMES ET LA TOILE DE LA HONTE

Quand j’ai demandé à des femmes de me faire part de leurs définitions


ou expériences de la honte, voici ce que j’ai entendu :
• Avoir une apparence irréprochable. Avoir un comportement
irréprochable. Être irréprochable. Tout ce qui n’est pas
irréprochable fait honte.
• Être jugée par d’autres mères.
• Être mise à nu, les défauts que je veux dissimuler sont révélés
au grand jour.
• Peu importe ce que j’accomplis, le lieu d’où je viens et ce que
j’ai surmonté m’empêchent toujours de me dire que je suis
« suffisamment bonne ».
• Même si tout le monde sait qu’il est impossible de tout faire,
tout le monde s’y attend. La honte, c’est quand on ne peut pas
cesser de faire semblant qu’on maîtrise tout.
• Jamais assez à la maison. Jamais assez au travail. Jamais assez
au lit. Jamais assez avec mes parents. La honte, c’est jamais
assez.
• Aucun siège libre à la table « cool », et les jolies filles ricanent.

Vous vous rappelez les douze catégories de la honte (apparence et


image corporelle, argent et travail, maternité/paternité, famille, éducation,
santé physique et mentale, dépendances, sexe, vieillissement, religion,
traumatisme et stéréotype ou étiquette)? Pour les femmes, le premier
déclencheur, en termes de force et d’universalité, c’est l’apparence.
Aujourd’hui encore, après toutes ces campagnes de sensibilisation et de
développement du sens critique, ne pas être suffisamment mince, jeune et
belle est ce qui nous fait le plus honte.
Il est toutefois intéressant de noter que la maternité vient en second. Et
(bonus!) on n’a pas besoin d’être mère pour éprouver de la honte
maternelle. La société considère la féminité et la maternité comme
inextricablement liées. Par conséquent, la valeur des femmes est souvent
évaluée par rapport à leur rôle de mère ou de mère potentielle. On
demande constamment aux femmes pourquoi elles ne se sont pas mariées
ou, si elles le sont, pourquoi elles n’ont pas d’enfants. Même les femmes
mariées avec enfant doivent expliquer pourquoi elles n’ont pas de
deuxième enfant. Il y a un grand écart d’âge entre vos enfants?
« Qu’attendiez-vous? » Pas assez d’écart? « Pourquoi? C’est si injuste
pour les enfants. » Vous travaillez hors de chez vous, la première
question est :
« Et comment faites-vous pour les enfants? » Vous ne travaillez pas,
c’est « Quel exemple donnez-vous à vos fi? » La honte maternelle est
omniprésente, elle presque innée chez les filles et les femmes.

Mais le vrai combat des femmes, qui amplifie leur honte toutes
catégories confondues, c’est qu’on attend d’elles qu’elles soient
irréprochables sur tous les plans, sans faire aucun effort. Il faut que cela
se matérialise tout seul : il faut qu’elles soient naturellement belles,
naturellement maternelles, naturellement douées pour diriger et qu’elles
viennent naturellement de familles formidables. Pensez à l’argent que
font les produits qui promettent un « look naturel ». Et quand, par hasard,
ça marche, les femmes adorent entendre : « Elle a l’air si naturel » et
« Ça lui vient tout seul ».

Tout en lisant des pages de définitions et d’exemples fournis par des


femmes, je ne cessais de visualiser une toile d’araignée. Une vaste toile
d’araignée collante, faite d’attentes conflictuelles et rivales, qui dictent
avec précision :
• Qui nous devrions être.
• Ce que nous devrions être.
• Comment nous devrions être.
Quand je pense à mes propres efforts pour être « tout pour tout le
monde » (ce que les femmes sont socialement conditionnées à faire), je
vois combien chacun de mes gestes me piège un peu plus. Mes
mouvements pour me délivrer de la toile ne font que m’engluer
davantage. Car tous les choix ont des conséquences et ne peuvent que
provoquer la déception d’une personne ou d’une autre.

La toile est la métaphore de la situation de double contrainte classique.


L’écrivain Marilyn Frye décrit la double contrainte comme « une
situation où les options sont très limitées, et mènent toutes à la punition,
la censure ou la privation ». Prenez ces attentes conflictuelles et
concurrentes (souvent inatteignables dès le départ), et vous aurez ceci :
• Soyez irréprochable, mais n’en faites pas une histoire et ne
prenez pas sur le temps consacré à votre famille, à votre
partenaire ou votre travail pour faire les choses parfaitement.
Quand on est vraiment doué, la perfection est facile.
• N’irritez et ne blessez personne, mais dites ce que vous avez sur
le cœur.
• Affichez votre sexualité (après que les enfants soient couchés, le
chien promené, et la maison nettoyée), mais remballez-la aux
réunions de parents d’élèves. Et surtout, ne confondez pas les
genres, vous savez ce qu’on dit des femmes sexy à ces
réunions.
• Soyez vous-même, mais pas timide ou incertaine. Il n’y a rien
de plus sexy que la confiance en soi (surtout si vous êtes jeune
et bien roulée).
• Faites en sorte de ne pas embarrasser les gens, mais soyez
honnête.
• Ne soyez pas trop émotive, mais ne soyez pas trop détachée non
plus. Trop émotive, vous êtes hystérique. Trop détachée, vous
êtes une garce sans cœur.

Dans une étude américaine sur la conformité aux normes, des


chercheurs ont récemment listé les attributs les plus importants associés à
la « féminité ». On a ainsi : être gentille, se soucier de sa ligne, afficher
sa modestie sans attirer l’attention sur ses talents, bien tenir son intérieur,
aimer les enfants, investir dans une relation amoureuse, limiter sa
sexualité à une relation engagée et utiliser ses ressources pour améliorer
son apparence.

En gros, il faudrait se résoudre à être aussi infime, douce et calme que


possible, et utiliser son temps et ses talents à se pomponner. Les rêves,
les ambitions et les dons n’ont aucune importance. Dieu veuille qu’une
jeune femme capable de découvrir le remède contre le cancer ne lise pas
cette liste et ne décide pas d’en suivre les règles. Si c’est le cas, nous ne
profiterons jamais de son génie. Pourquoi? Parce que toutes les femmes
accomplies que j’ai interviewées m’ont parlé de leur combat quotidien
contre les « règles » pour s’affirmer, défendre leurs idées et assumer leurs
dons.

La question de savoir s’il faut être « infime, douce et calme » me


semble un problème bien dépassé mais, en vérité, les femmes affrontent
encore ces exigences quand elles élèvent la voix pour prendre la parole.
Quand la vidéo de TEDxHouston s’est répandue comme une traînée de
poudre, j’ai eu envie de me cacher. J’ai supplié Steve de pirater le site
web et de « faire disparaître ce truc »! Je fantasmais le cambriolage des
bureaux où elle se trouvait. J’étais désespérée. C’est alors que j’ai
compris que j’avais passé toute ma carrière à m’efforcer de réduire la
portée de mon travail. J’adorais écrire pour mon public, parce que
prêcher pour sa propre paroisse est relativement sûr, mais la diffusion
internationale de mon travail était exactement ce que j’avais toujours
essayé d’éviter. Je ne voulais pas être exposée, et j’étais terrifiée par la
possibilité de critiques méchantes, si fréquentes sur Internet.

Eh bien, cette méchanceté s’est déchaînée, et la grande majorité des


critiques renforçaient directement ces normes dont nous aimerions croire
qu’elles sont dépassées. Quand un nouveau site a publié ma vidéo, un
débat brûlant a surgi dans la partie « commentaires » sur… mon poids
(bien entendu!).
– Comment peut-elle parler de sentiment de valeur, alors que
visiblement elle a besoin de perdre dix kilos?
Sur un autre site, on a entamé le débat sur les mères qui font des
dépressions.
– Je plains ses enfants. Les bonnes mères ne s’effondrent pas. Un autre
commentateur a écrit :
– Faites donc moins de recherches et servez-vous davantage de Botox.

La même chose s’est produite quand j’ai écrit un article sur


l’imperfection pour CNN.com. Pour accompagner l’article, l’éditeur
s’était servi de la photo d’une de mes amies, vêtue d’un tee-shirt portant
l’inscription « Je suis bien comme je suis » sur la poitrine. C’est une très
belle photo, que j’ai accrochée dans mon bureau en guise de rappel. Eh
bien, cela a alimenté des commentaires tels que ceux-ci :
– Elle croit être bien comme cela mais, à en juger par sa poitrine, elle
pourrait faire mieux.
– Si je ressemblais à Brené Brown, je ferais aussi l’éloge de
l’imperfection.

Je sais que ces exemples sont symptomatiques de la culture de cruauté


dans laquelle nous vivons aujourd’hui, et que tout le monde devient une
cible légitime. Mais réfléchissez à la manière et à l’objet de ces attaques.
Elles s’en prennent à mon apparence et à ma capacité à être mère, deux
coups mortels, directement prélevés dans la liste des normes féminines.
Elles ne visent certainement pas mon intelligence ou mes arguments. Ça
ne ferait pas aussi mal.

Donc, non, les normes sociétales ne sont pas mortes, même si elles
sont réductionnistes et morbides, et que c’est la honte qui les impose. Ce
qui doit nous rappeler que la résilience est un prérequis de la
vulnérabilité. Je crois que j’ai osé avec courage durant mon exposé à
TEDxHouston. Parler de mes difficultés était courageux, vu ma tendance
à m’abriter derrière mes recherches. Et si je suis encore debout (ou plutôt
assise, en train d’écrire ce livre), c’est parce que j’ai farouchement
développé mes capacités de résilience, et qu’il ne fait aucun doute pour
moi que le courage est une valeur primordiale.
J’ai clairement constaté que ces commentaires me faisaient honte et
que je pouvais très vite les confronter à la réalité. Oui, ils me font
toujours mal. Oui, j’étais furieuse. Oui, j’ai pleuré toutes les larmes de
mon corps. Oui, j’avais envie de disparaître. Mais je me suis autorisée à
ressentir tout ça quelques heures ou quelques jours, puis je me suis
rapprochée des gens que j’aime, je leur ai exprimé ces sentiments, et je
suis passée à autre chose. Je me suis sentie plus courageuse, plus
compatissante et plus reliée. (J’ai aussi cessé de lire des commentaires
anonymes. Si vous n’êtes pas aussi dans l’arène en train de combattre et
de recevoir des coups, votre réaction ne m’intéresse pas.)

LES HOMMES ET LA HONTE

Quand j’ai demandé à des hommes de définir la honte, voici ce que j’ai
entendu :
• La honte, c’est l’échec. Au travail. Sur un terrain de foot. Dans
mon mariage. Au lit. Avec l’argent. Avec les enfants. Peu
importe… La honte, c’est l’échec.
• La honte, c’est d’avoir tort. Pas faire quelque chose de travers,
mais avoir tort.
• La honte, c’est le sentiment d’être défaillant.
• La honte surgit quand les gens pensent que vous êtes mou. C’est
dégradant et honteux d’être vu comme quelqu’un qui est tout
sauf fort.
• Révéler n’importe quelle faiblesse, c’est honteux. En gros, la
honte, c’est la faiblesse.
• Montrer de la peur, c’est honteux. On ne peut pas montrer de la
peur. On ne peut avoir peur, quoi qu’il se passe.
• La honte, c’est d’être vu comme « le type qu’on peut renvoyer
dans les cordes ».
• Notre pire peur est d’être critiqué ou ridiculisé… Ces deux
situations nous font terriblement honte.
Fondamentalement, les hommes vivent sous la pression d’une
injonction constante : Ne soyez pas perçus comme faibles.
Chaque fois que mes étudiantes réalisaient des interviews avec des
hommes, je leur disais de se préparer à trois choses : des histoires de
lycée, des métaphores sportives et le mot gonzesse. Vous n’en croyez pas
vos yeux, je comprends ça. C’est l’un des mots que j’aime le moins. Mais
en tant que chercheuse, je connais l’importance d’être honnête, et ce mot
surgissait tout le temps durant les interviews. Que l’homme ait 18 ou
80 ans, la réponse à la question « Que dit la honte? » était « Ne sois pas
une gonzesse ».

Quand j’ai commencé rédiger mon travail sur les hommes, j’ai utilisé
l’image de la boîte, une sorte de caisse d’expédition, pour expliquer
comment ils sont piégés par la honte. Tout comme on exige des femmes
qu’elles soient belles, minces et parfaites en tout, surtout la maternité, la
boîte impose des règles aux hommes sur ce qu’ils doivent faire, ne pas
faire, et sur ce qu’on leur permet d’être. Mais, pour les hommes, toutes
les règles se résument à ce seul commandement : « Ne sois pas faible. »
Je n’oublierai jamais les déclarations d’un jeune homme de 20 ans qui
faisait partie d’un petit groupe d’étudiants interviewés :
– Je vais vous montrer à quoi ressemble cette boîte.
Je savais qu’il était grand, mais quand il s’est levé, j’ai pu voir qu’il
mesurait plus de 1,95 m.
– Imaginez que vous viviez comme ça.
Il s’est accroupi et a fait semblant d’être enfermé dans une petite boîte.
– Vous n’avez que trois solutions. Vous passez votre vie à lutter pour
sortir, en donnant des coups de poing pour briser la boîte. Vous êtes
toujours en colère, toujours prêt à frapper. Ou bien vous renoncez. Vous
vous fichez de tout.
Il s’est effondré sur le sol. On aurait pu entendre une mouche voler
dans la pièce. Puis il s’est relevé, et a secoué la tête en disant :
– Ou alors, vous vous défoncez tout le temps pour ne pas remarquer à
quel point c’est insupportable. C’est la voie la plus facile.
Les étudiants ont saisi au vol le mot « défoncer » et ont attrapé le fou
rire. Cela arrive tout le temps quand on parle de honte et de vulnérabilité.
N’importe quoi qui puisse servir de bouée et faire retomber la tension.

Mais ce jeune homme courageux ne riait pas, et moi non plus. Sa


démonstration était l’une des choses les plus honnêtes et les plus
courageuses qu’il m’ait été donné de voir, et je sais que les gens dans la
pièce en ont été profondément affectés. Après l’interview collective, il
m’a parlé de son enfance. Petit, c’était un artiste passionné. Il a fait la
grimace en décrivant combien, tout jeune, il était certain d’être heureux
toute sa vie s’il pouvait passer son temps à peindre et à dessiner. Un jour
où il était dans la cuisine avec son père et son oncle, ce dernier a pointé
du doigt une série de dessins affichés sur le réfrigérateur et a dit en riant :
« Alors quoi? Tu élèves un artiste, une tapette? » Après cela, m’a-t-il dit,
son père qui, jusque-là, montrait une certaine neutralité devant ses
œuvres, lui a interdit de prendre des cours. Même sa mère, qui avait
toujours été fière de son talent, a reconnu que c’était « un peu trop
efféminé ». Il avait dessiné sa maison la veille de ce jour-là, et cela a été
son dernier dessin. Ce soir-là, j’ai pleuré sur lui, et sur nous tous, qui ne
verrions jamais ses œuvres. Je pense à lui tout le temps, et j’espère qu’il a
recommencé à créer. Je sais que c’est une perte épouvantable pour lui, et
je suis également certaine que le monde a raté quelque chose.

NE FAITES PAS ATTENTION À L’HOMME


DERRIÈRE LE RIDEAU

Plus j’en apprenais sur les hommes et leur expérience de la honte, plus
j’avais devant les yeux l’image d’une grosse caisse tamponnée de
l’inscription « ATTENTION : Ne Pas Percevoir Comme Faible ». Je vois
comment les garçons arrivent dans une boîte en naissant. Au début, ce
sont des bébés, et elle n’est pas trop étroite. Ils sont encore assez petits
pour pouvoir bouger. Ils pleurent et se cramponnent à maman mais, à
mesure qu’ils grandissent, il y a de moins en moins de place pour remuer.
Et quand ils atteignent l’âge adulte, la boîte est devenue étouffante.
Mais, comme les femmes, les hommes sont piégés dans une double
contrainte. Ces dernières années, surtout depuis la crise économique, ce
que je vois, c’est la boîte du Magicien d’Oz. Je parle de la petite boîte
dissimulée par un rideau, dans laquelle se tient le magicien pour diriger
l’image mécanique du « grand et tout-puissant Oz ». Depuis que la rareté
s’est emparée de notre culture, ce n’est plus seulement « Ne sois pas
perçu comme faible », mais « Tu ferais mieux d’être grand et tout-
puissant ». Cette image m’a traversé l’esprit quand j’ai interviewé un
homme affligé d’une honte profonde par suite de son « rabaissement ». Il
m’a raconté ceci :
– C’est drôle, mon père est au courant, mes meilleurs amis aussi, mais
ma femme ne sait rien. Ça fait six mois, maintenant. Tous les matins, je
m’habille et je pars, comme si j’allais travailler. Je sillonne la ville, je
m’assois dans des cafés et je cherche du boulot.

Je suis une bonne intervieweuse, mais quelque chose comme


« Comment faites-vous pour mentir? » a dû se lire sur mon visage. Sans
attendre ma question, il m’a répondu :
– Elle ne veut pas savoir. Si elle est déjà au courant, elle veut que je
continue à faire semblant. Croyez-moi, si je trouve un autre travail et que
je lui raconte seulement après, elle m’en sera reconnaissante. Le savoir,
ça changerait la manière dont elle me voit. Ce n’est pas ce à quoi elle
s’est engagée.

Je n’étais pas préparée à entendre les hommes répéter combien les


femmes de leur vie (mères, sœurs, femmes, petites amies) les critiquent
constamment pour leur manque d’ouverture, de vulnérabilité et
d’intimité, tout en montant la garde devant le minuscule placard de
magicien où ils sont blottis, afin de s’assurer que personne ne les voie, et
qu’ils n’en sortent pas. Il y a eu ce moment, où je rentrais chez moi après
avoir interviewé un petit groupe d’hommes, et où je me suis dit : Bon
sang! C’est nous, le système patriarcal.

Voici le douloureux schéma qui a émergé de mes recherches sur les


hommes : les femmes leur demandent d’être vulnérables, les supplient de
les laisser entrer et de leur dire quand ils ont peur, mais la vérité, c’est
que la plupart d’entre elles ne peuvent pas le supporter. Dans les
moments où la véritable vulnérabilité surgit chez les hommes, la plupart
des femmes reculent d’horreur, une horreur qui va de la déception au
dégoût. Quant aux hommes, ils sont très malins. Ils connaissent les
risques, et ils distinguent l’expression du regard des femmes quand elles
pensent : Allons! Reprends-toi. Sois un homme. Comme Joe Reynolds, le
doyen de notre église et l’un de mes mentors, me l’a dit lors d’une
conversation sur les hommes, la honte et la vulnérabilité :
– Les hommes savent ce que veulent les femmes. Elles veulent qu’ils
fassent semblant d’être vulnérables. Les hommes sont très doués pour
faire semblant.

Une honte dissimulée fait tout aussi mal qu’une honte manifeste.
Prenez, par exemple, cet homme qui m’a dit que sa femme lui faisait
toujours honte à propos de l’argent. Elle était rentrée récemment chez eux
en disant :
– Je viens de voir la nouvelle maison de Katie! Elle est fantastique.
Elle est tellement heureuse d’avoir enfin la maison de ses rêves. Et, en
plus, elle va s’arrêter de travailler l’année prochaine.

Sa réaction immédiate a été la rage. Alors il a entamé une dispute avec


sa femme à propos de la visite de sa belle-mère, puis s’est retiré dans une
autre partie de la maison.
– C’était de la honte. Pourquoi éprouvait-elle le besoin de me raconter
cela? Je le sais bien. Le mari de Katie gagne beaucoup d’argent. Il prend
mieux soin d’elle que moi de ma femme.
Je lui ai demandé s’il pensait que son intention était de le blesser ou de
lui faire honte, et il m’a répondu :
– Je n’en sais rien. Qui sait? J’ai refusé un emploi bien mieux payé que
celui que j’ai actuellement, mais qui demandait des déplacements trois
semaines par mois. Elle a approuvé mon refus, en me disant que je leur
manquerais trop, à elle et aux enfants, mais, depuis, elle ne cesse de faire
de petites remarques sur l’argent. Je ne sais que penser.

EN ROGNE OU RENFERMÉ
Je ne veux pas simplifier à l’excès quelque chose d’aussi complexe
que les réactions à la honte, mais je dois dire qu’en ce qui concerne les
hommes, il semble n’y avoir que deux réactions primaires : être en rogne
ou se renfermer. Bien sûr, comme les femmes, en développant leur
résilience, les hommes changent et apprennent à répondre à la honte avec
prise de conscience, empathie et compassion envers eux-mêmes. Mais
sans cette prise de conscience, ils réagissent à cet accès d’insuffisance
avec de la colère et/ou du détachement.

Après avoir rassemblé assez d’interviews pour pouvoir dégager des


tendances et des thèmes, j’ai programmé quelques entretiens avec des
thérapeutes spécialisés dans les problèmes masculins. Je voulais
m’assurer que je ne filtrais pas ce que j’avais entendu au travers de mes
propres expériences. Quand j’ai interrogé l’un de ces thérapeutes sur le
concept « en rogne ou renfermé », il m’a raconté l’histoire suivante.

Quand il était étudiant en première année d’université, il avait postulé


et été reçu dans l’équipe de football. Le premier jour d’entraînement, le
coach avait demandé aux garçons de se mettre face à face le long de la
ligne de mêlée. Le thérapeute avait beaucoup joué au football durant son
enfance, mais c’était sa première expérience sur le terrain, en tenue, face
à des garçons dont le but était de l’écraser. Il m’a dit :
– J’ai subitement eu peur. Je pensais à quel point j’allais avoir mal, et
je crois que ma peur s’est vue sur mon visage.

L’entraîneur a hurlé son nom et lui a crié :


– Ne sois pas une gonzesse! Mets-toi en rang! La honte a
immédiatement envahi son corps.
– À cet instant, j’ai compris soudain comment marche le monde, et ce
que ça veut dire d’être un homme :
– Je n’ai pas le droit d’avoir peur.
– Je n’ai pas le droit de montrer ma peur.
– Je n’ai pas le droit d’être vulnérable.
– La honte, c’est d’avoir peur, de le montrer, et d’être vulnérable.
Je lui ai demandé ce qu’il avait fait ensuite, et il m’a regardé dans les
yeux pour répondre :
– J’ai transformé ma peur en rage, et j’ai écrabouillé le type devant
moi. Ça a si bien marché que j’ai passé les vingt années suivantes à faire
la même chose, à écrabouiller tous ceux qui se trouvaient devant moi. Ma
femme. Mes enfants. Mes employés. Je ne voyais pas d’autre manière de
sortir de la peur et de la honte.

La clarté de son propros et sa souffrance m’ont frappée. C’était tout à


fait logique. La peur et la vulnérabilité sont des émotions puissantes. On
ne peut pas les faire disparaître par la simple force de la volonté. Il faut
en faire quelque chose. De nombreux hommes se servent de descriptions
physiologiques quand ils parlent d’être « en rogne ou renfermés ». C’est
presque comme si la honte, la critique et le ridicule étaient physiquement
insupportables.
Le thérapeute a conclu :
– J’ai commencé une thérapie quand ma rage et mon alcoolisme sont
devenus ingérables. Cela m’a presque coûté mon mariage et ma relation
avec mes enfants. C’est pour ça que je fais le travail que je fais
aujourd’hui.

La résilience, les quatre composantes dont nous avons discuté au


chapitre précédent, consiste à trouver une voie du milieu, une option qui
permette de rester en contact et de trouver le courage émotionnel de
répondre d’une manière cohérente avec ses valeurs.

JE SUIS AUSSI DUR(E) AVEC LES AUTRES


QUE JE LE SUIS AVEC MOI-MÊME

Tout comme le père qui s’en prend à son fils artiste en herbe, ou
l’entraîneur qui en fait baver à son joueur, les femmes peuvent aussi se
montrer très dures entre elles. Elles sont dures avec autrui parce qu’elles
sont dures avec elles-mêmes. C’est exactement ainsi que le jugement
fonctionne. Trouver quelqu’un à rabaisser, à juger ou à critiquer est une
manière de s’échapper de la toile ou de détourner l’attention de la boîte.
Si quelqu’un s’en sort moins bien que moi, mes chances de survie sont
meilleures, pensé-je.
Quand Steve et moi nous sommes rencontrés, nous étions tous deux
maîtres nageurs sauveteurs. La grande règle des maîtres nageurs
sauveteurs, c’est d’épuiser tous les recours possibles avant de sauter à
l’eau pour sauver quelqu’un. Même si on est bon nageur et que la
personne à sauver est petite, on risque d’être noyé par les efforts de cette
dernière pour survivre (respirer). C’est la même chose pour les femmes et
la toile de la honte. Désespérant d’y échapper, elles s’en prennent
constamment à ceux qui sont autour d’elles, car ce sont des proies plus
faciles.

L’ironie (à moins que ce ne soit naturel), c’est que les recherches


indiquent qu’on juge les gens dans les domaines où on est le plus
vulnérable à la honte, en choisissant particulièrement des gens qui font
pire que soi. Quand on s’en sort bien avec l’éducation des enfants, juger
les décisions des autres ne présente aucun intérêt. Quand on est bien dans
son corps, on ne passe pas son temps à se moquer du poids ou de
l’apparence d’autrui. Les femmes sont dures entre elles parce qu’elles
s’utilisent mutuellement comme tremplin pour échapper à leurs défauts
perçus comme honteux. C’est blessant et inefficace et, à observer la
méchanceté des filles au collège et à l’université, on s’aperçoit que c’est
aussi contagieux. Les femmes transmettent ce faux mécanisme de survie
à leurs enfants.

Mes entretiens avec des professeurs et des directeurs d’écoles ont fait
émerger deux tendances directement liées à cette question. La première,
rapportée par des proviseurs, est que les parents des enfants qui font
preuve de brutalité ou de rivalité sociale affichent souvent les mêmes
comportements. En ce qui concerne les filles, la phrase suivante était
récurrente dans les entretiens :
« Les parents ne s’émeuvent pas du comportement de leurs filles, ils
sont fiers qu’elles soient populaires. » Un directeur d’école rapproche ce
comportement de celui des pères dont la première question est : « Eh
bien, a-t-il eu le dessus au moins? »
L’autre tendance qui se dessine depuis quelques années, c’est l’âge des
enfants quand ils commencent à se comporter de la sorte. Quand j’ai
entamé ce travail, les brimades à l’école n’étaient pas un sujet d’actualité
brûlant. En tant que chercheuse de la honte, j’étais cependant consciente
qu’il s’agissait d’une tendance en augmentation. J’ai écrit, il y a plus de
dix ans, un édito sur le harcèlement et la téléréalité pour le Houston
Chronicle. À l’époque, je visais les adolescents, parce que les données
pointaient dans le sens de cette catégorie d’âge. Mais, ces dernières
années, j’entends parler d’enfants en cours préparatoire qui se
comportent ainsi.

Comment mettre fin à ce type de comportements? Peut-être en


décidant (et en enseignant aux enfants) que, quand on est enlisé dans la
honte, la solution n’est pas de dénigrer ceux qui le sont aussi, mais d’agir
main dans la main avec eux pour se libérer. On a le choix, par exemple,
quand, au supermarché, on croise une mère dont l’enfant hurle en
projetant des céréales dans tous les sens. Choisissant ce moment pour
renforcer sa conviction qu’on est mieux qu’elle, moins emprisonnée dans
la toile, on peut lever les yeux au ciel et s’éloigner d’un air
désapprobateur. L’alternative, toutefois, est de lui adresser un grand
sourire exprimant : « Tu n’es pas toute seule, j’ai déjà vécu ça,
sœurette », parce qu’on sait ce qu’elle ressent. Oui, l’empathie requiert
un peu de vulnérabilité, et on risque d’y gagner un regard disant « Mêle-
toi de tes affaires ». Mais cela en vaut la peine, car cela ne desserrera pas
seulement la toile où se débat cette mère, cela vous facilitera aussi les
choses la prochaine fois que ce sera votre enfant qui hurlera (et vous
pouvez être sûr(e) que ça arrivera).
Ce qui me redonne espoir quant à notre capacité à tendre la main et à
nous soutenir les uns les autres, c’est le nombre croissant d’hommes et de
femmes qui sont prêts à prendre le risque de la vulnérabilité et à partager
leurs histoires de résilience. Je le vois dans des programmes
d’accompagnement scolaire ou extrascolaire. Je le vois chez des
bloggeurs qui racontent leurs expériences. Je le vois dans des écoles qui
non seulement tolèrent de moins en moins le harcèlement, mais tiennent
aussi les professeurs, les directeurs et les parents pour responsables de
ces comportements. On demande de plus en plus aux adultes d’incarner
l’Entièreté qu’ils veulent développer chez leurs enfants.
Une transformation tranquille prend place, qui nous incite à nous
tourner « les uns vers les autres » plutôt que « les uns contre les autres ».
Sans aucun doute, cette transformation nécessitera de développer la
résilience. Quand on est prêt à beaucoup oser et à prendre le risque de la
vulnérabilité, le sentiment de sa propre valeur acquiert un pouvoir
libérateur.

« C’EST PAS LES BOURRELETS! » :


LES HOMMES, LES FEMMES, LE SEXE ET L’IMAGE
CORPORELLE

En 2006, j’ai rencontré vingt-deux étudiants d’une université locale,


filles et garçons, pour parler de la honte. C’était mon premier entretien
avec un grand groupe mixte. À un certain moment, un jeune homme
d’une vingtaine d’années a expliqué qu’il venait de divorcer, après être
rentré de son service militaire et avoir découvert que sa femme avait une
liaison. Il n’avait pas été surpris, car il ne s’était jamais senti « assez bien
pour elle ». Selon lui, il lui demandait constamment ce qu’elle voulait et
ce dont elle avait besoin, mais chaque fois qu’il était sur le point de
répondre à ses demandes, elle « déplaçait la cible de trois mètres ».

Une jeune femme de la classe a pris la parole pour déclarer :


– C’est la même chose avec les hommes. Ils ne sont jamais satisfaits
non plus. Nous ne sommes jamais assez jolies, sexy ou minces.
En quelques secondes, la conversation s’est portée sur le sexe et
l’image corporelle, principalement sur la peur de faire l’amour quand on
n’aime pas son propre corps. La jeune femme qui avait lancé la
discussion a affirmé :
– Ce n’est pas facile de faire l’amour en rentrant le ventre. Comment
peut-on se laisser aller quand on s’inquiète de ses bourrelets?

Le jeune homme qui avait parlé de son divorce a frappé la table du plat
de la main et a hurlé :
– C’est pas les bourrelets! C’est vous qui vous inquiétez, pas nous.
Nous, on s’en fiche complètement!
Un silence complet est tombé sur la classe. Il a repris son souffle et
ajouté :
– Arrêtez d’inventer tous ces trucs sur ce que nous pensons! Ce que
nous pensons vraiment c’est : « Est-ce que tu m’aimes? Est-ce que tu as
de l’affection pour moi? Est-ce que tu me désires? Suis-je important pour
toi? Suis-je assez bien pour toi? » C’est ça que nous pensons. Quand il
s’agit de faire l’amour, nous avons l’impression que notre vie est en jeu,
et vous, vous pensez à ces conneries?
À ce point, la moitié des garçons étaient si émus qu’ils avaient le
visage dans les mains. Quelques filles étaient en larmes, et je retenais
mon souffle. La jeune femme qui avait soulevé la question de l’image
corporelle a dit :
– Je ne comprends pas. Mon dernier petit ami n’arrêtait pas de
critiquer mon corps.

Le jeune vétéran qui venait juste de nous mettre à genoux a répondu :


– C’est parce que c’est un salopard. C’est pas parce que c’est un
homme. Nous, on est seulement des hommes. Donnez-nous une
chance…
Un garçon plus âgé s’est joint à la discussion, en gardant les yeux fixés
sur son bureau.
– C’est vrai. Quand vous voulez bien être avec nous… comme ça… Ça
nous donne le sentiment d’avoir plus de valeur. On se sent plus grand. On
croit davantage en soi-même. Je ne sais pas pourquoi, mais c’est vrai. Je
me suis marié à dix-huit ans et j’ai toujours cette impression avec ma
femme.

Jamais, au cours de ma vie, je n’avais pensé que les hommes se sentent


vulnérables à propos du sexe. Je n’avais jamais envisagé que le sentiment
de leur propre valeur puisse être en jeu dans ce domaine. Je ne
comprenais pas. Alors j’ai interrogé d’autres hommes sur la sexualité, la
honte et le sentiment de leur propre valeur, y compris des spécialistes de
santé mentale. Pour un de mes derniers entretiens sur ce sujet, j’ai
rencontré un thérapeute qui avait passé vingt-cinq ans à travailler avec
des hommes. Il m’a expliqué qu’à l’âge de 8 ou 10 ans, les garçons
comprennent que, sexuellement parlant, leur rôle est de prendre
l’initiative. Le rejet sexuel devient par conséquent la marque de la honte
masculine. Il m’a déclaré :
– Même moi, quand ma femme n’est pas intéressée, je dois lutter
contre un sentiment de honte. Peu importe que je comprenne
intellectuellement pourquoi elle n’est pas d’humeur. Je me sens
vulnérable et c’est très difficile pour moi.
Quand je l’ai interrogé sur son travail sur la dépendance à la
pornographie, sa réponse m’a aidée à jeter une toute nouvelle lumière sur
la question.
– En cinq minutes et pour cinq dollars, on croit obtenir ce dont on a
besoin, sans avoir à prendre le risque d’essuyer un refus.

Si cette affirmation a été si révélatrice pour moi, c’est qu’elle diffère


complètement de ce que les femmes expriment. Après une décennie
d’interviews, il est clair pour moi que les femmes considèrent la question
des hommes et de la pornographie comme liée à l’imperfection de leur
apparence et/ou à leur manque d’habileté sexuelle. À la fin de notre
entretien, cet homme merveilleusement sage m’a dit :
– Je crois que le secret, c’est que le sexe est terrifiant pour la plupart
des hommes. C’est pourquoi il y a tant de pornographie, tant de tentatives
violentes et désespérées pour exercer le pouvoir et le contrôle. Le rejet
est profondément douloureux.

Cultiver l’intimité – physique ou affective – est presque impossible


quand les déclencheurs des deux sexes se répondent et créent une tornade
de honte. Ces orages concernent parfois directement le sexe et l’intimité,
mais le plus souvent, ce sont des Gremlins périphériques qui jettent la
confusion dans les relations. Les disputes les plus communes ont à voir
avec l’image corporelle, le vieillissement, l’apparence, l’argent,
l’éducation, la maternité, l’épuisement, le ressentiment et la peur. Quand
j’ai interrogé des hommes, des femmes et des couples pour savoir
comment ils pratiquaient l’Entièreté face à ces problèmes très sensibles et
très personnels, ils m’ont presque tous donné la même réponse : des
conversations honnêtes et aimantes, fondées sur une vulnérabilité
majeure. La capacité à parler de ce qu’ils ressentent, désirent et
nécessitent, à ouvrir leur cœur et leur esprit.
L’intimité n’est pas possible sans vulnérabilité. Un autre exemple
remarquable du courage de la vulnérabilité.

LES MOTS QU’ON NE PEUT PAS REPRENDRE

Trop près pour les missiles, je passe aux fusils.


Top Gun

En parlant à des couples, je vois bien comment la honte engendre une


dynamique létale pour les relations. Les femmes, qui ont honte quand
elles ne se sentent pas écoutées et approuvées, ont recours à l’agression et
à la critique verbale (« Pourquoi n’en fais-tu jamais assez? Pourquoi n’y
arrives-tu jamais? »). Les hommes qui, de leur côté, ressentent de la
honte quand ils sont critiqués sur leurs défauts, soit se renferment (ce qui
conduit les femmes à les aiguillonner et à les provoquer encore plus), soit
ripostent avec colère.
Pendant les premières années de notre mariage, Steve et moi avons
cédé à ces tendances. Je me souviens d’une dispute, durant laquelle nous
étions tous deux terriblement en colère. Au bout de dix minutes de
réprimande ininterrompue de ma part, Steve s’est tourné vers moi et m’a
dit :
– Laisse-moi tranquille vingt minutes. J’en ai assez. Je ne peux plus
supporter ça.

Il a fermé et verrouillé la porte de son bureau. Je me suis mise


tellement en rogne que je l’ai martelée en criant :
– Sors de là et réponds-moi!
En entendant mes paroles, j’ai compris ce qui se passait. Il choisissait
de s’enfermer pour ne pas céder à la rage, et j’avais l’impression de
n’être ni comprise ni écoutée. Le résultat était un désespoir mutuel.

Nous entamons notre dix-huitième année de mariage et, cette année,


nous fêterons le vingt-cinquième anniversaire de notre rencontre. Steve
est sans aucun doute la meilleure chose qui me soit arrivée. Quand nous
nous sommes mariés, aucun de nous ne savait en quoi consistait le
mariage, ni comment le faire fonctionner. Si vous nous demandiez
aujourd’hui quelle est la clé de notre relation, nous répondrions :
vulnérabilité, amour, humour, respect, disputes sans honte et sans
reproches. Nous avons appris cela tous seuls, par la bonne vieille
méthode de l’essai-erreur, mais aussi grâce à mon travail et aux
participants de mes recherches, qui ont été assez courageux pour partager
leurs histoires. Je leur en suis très reconnaissante.
Je pense que tout le monde sera d’accord pour dire que la honte est une
expérience terriblement douloureuse. Ce qu’on ne comprend pas
toujours, c’est qu’infliger la honte est tout aussi douloureux, et que
personne ne le fait mieux qu’un partenaire ou un parent. Car ce sont les
gens qui nous connaissent le mieux et qui peuvent témoigner de notre
vulnérabilité et de nos peurs. On peut s’excuser d’avoir fait honte à
quelqu’un qu’on aime, mais, malheureusement, ces paroles laissent des
marques. Faire honte à quelqu’un de sa vulnérabilité est la plus grave des
atteintes. Même si on s’excuse, on a infligé de sérieux dégâts, parce
qu’on a fait la preuve de sa volonté à utiliser des informations sacrées
pour en faire des armes.

Dans The Gifts of Imperfection, j’ai défini l’amour en me basant sur les
données de ma recherche. Voici cette définition :

Cultiver l’amour, c’est laisser voir et connaître en


profondeur son être propre, dans toute sa force et sa
vulnérabilité, et rendre hommage avec confiance, respect,
gentillesse et affection au lien spirituel qui se développe à
partir de ce don.
L’amour n’est pas quelque chose qu’on donne ou qu’on
prend; c’est quelque chose qu’on développe et qu’on nourrit,
un lien qui ne peut être cultivé qu’entre les personnes en qui
il existe. On ne peut aimer que dans la mesure où on s’aime
soi-même.
La honte, le reproche, l’irrespect, la trahison et la
privation d’affection détériorent les racines de l’amour.
Celui-ci n’y survit que si ces blessures sont rares, reconnues
et traitées.

Élaborer cette définition a été l’une des choses les plus diffiles que
j’aie faites. Sur le plan professionnel, il me semblait présomptueux
d’essayer de cerner quelque chose d’aussi vaste et important que l’amour,
une entreprise plutôt réservée aux poètes et aux artistes. Mon intention
n’était cependant pas de l’« épingler », mais d’entamer une discussion
sur ce qu’on demande à l’amour. Tant pis si j’ai tort : parlons de l’amour,
de ce qui donne sens à la vie.

En ce qui me concerne, j’ai lutté bec et ongles contre les données. Je


ne cessais d’entendre que s’aimer soi-même est indispensable pour aimer
autrui, et je détestais cette idée. Il était tellement plus facile d’aimer
Steve et les enfants, que de m’aimer moi-même, tellement plus facile
d’accepter leurs travers et leurs excentricités que de m’exercer à aimer ce
que je considère comme mes tares profondes. Cependant, après avoir
pratiqué l’amour de moi ces dernières années, je peux dire que cela a
incommensurablement approfondi ma relation avec eux. Cela m’a donné
le courage d’être vulnérable et de me montrer telle que je suis, et c’est en
quoi consiste l’amour.

En ce qui concerne l’amour et la honte, la question cruciale est celle-


ci : pratique-t-on l’amour? La plupart des gens sont doués pour professer
l’amour à tout bout de champ. Mais mettent-ils leurs discours en
pratique? Se montrent-ils vraiment vulnérables? Font-ils preuve de
confiance, de gentillesse, d’affection et de respect envers leurs
partenaires? Ce n’est pas le manque de théorie de l’amour qui fait du mal
à une relation. C’est le manque de pratique.

DEVENIR VRAI
Vous souvenez-vous que des chercheurs ont découvert que les attributs
comme la gentillesse, la minceur et la modestie sont des qualités
associées à la féminité dans notre culture? Les mêmes chercheurs ont
identifié les attributs masculins suivants : volonté de gagner, maîtrise des
émotions, prise de risques, violence, domination, recherche du plaisir,
confiance en soi, prédominance du travail, pouvoir sur les femmes,
mépris envers l’homosexualité et recherche de statut social.

Comprendre la signification de ces listes est d’une importance vitale


pour comprendre la honte et cultiver la résilience. Comme je l’ai
expliqué au début de ce chapitre, la honte est universelle, mais ses
injonctions et ses attentes sont organisées par genre. Les normes
féminines et masculines sont les leviers du déclenchement de la honte. Si
les femmes veulent jouer selon les règles, elles doivent être douces,
minces, jolies, se taire, être des mères et des épouses parfaites, et ne pas
revendiquer leur pouvoir. Un seul mouvement en dehors de ces attentes,
et BOUM! la toile d’araignée se referme sur elles. De leur côté, les
hommes ne doivent rien ressentir, gagner de l’argent, remettre les autres à
leur place et grimper sur l’échelle sociale ou y perdre la vie. Qu’ils
repoussent le couvercle de la boîte pour respirer un bon coup ou tirent un
peu le rideau pour observer ce qui se passe, et BOUM! la honte les réduit
à néant.

Je crois important d’ajouter qu’une injonction culturelle encourage


aussi la cruauté homophobe des hommes. Pour être viril, dans notre
culture, il ne suffit pas d’être hétéro, il faut aussi afficher son dégoût pour
la communauté gay. « Méprisez ces gens si vous voulez être accepté dans
notre groupe » est apparu comme un attribut majeur de la honte dans
cette recherche.

Peu importe qu’il s’agisse d’une église, d’un gang, d’un club de
couture ou du genre masculin lui-même, établir comme condition
d’« appartenance » à un groupe que ses membres méprisent ou
désavouent un autre groupe a tout à voir avec le pouvoir et le contrôle. Je
pense qu’il faut toujours questionner les intentions d’un groupe qui
insiste sur le mépris envers un autre groupe. Elles prennent peut-être le
masque de l’appartenance, mais la véritable appartenance n’a pas besoin
de mépris.

Quand j’étudie ces onze attributs masculins, je constate que ce n’est


pas le genre d’homme avec lequel je voudrais passer ma vie, et que ce
n’est pas ainsi que je veux élever mon fils. Le mot qui me vient à l’esprit,
quand je réfléchis à une vie bâtie autour de ces caractéristiques, c’est
solitude. Et cette image relève du Magicien d’Oz. Ce dernier n’est pas un
vrai individu, doté de besoins humains, mais une « grande et toute-
puissante » projection de ce qu’un homme est censé être. Solitaire,
épuisante et dévorante.

Les hommes et les femmes très résilients à la honte auxquels j’ai parlé
sont parfaitement conscients de ces normes. Ils les gardent en mémoire
afin de pouvoir les confronter à la réalité, quand la honte commence à
s’infiltrer en eux ou les envahit tout à fait. Ils s’exercent ainsi à la
deuxième composante de la résilience, le sens critique. En gros, ils
choisissent consciemment de ne pas jouer le jeu.
L’homme honteux dit :
– Je ne suis pas censé éprouver d’émotion en licenciant ces gens.
L’homme qui pratique la résilience répond :
– Je n’avale pas ces histoires. Je travaille avec ces types depuis cinq
ans. Je connais leurs familles et j’ai le droit de m’inquiéter d’eux.

La honte murmure à l’oreille d’une femme en voyage d’affaires :


– Tu n’es pas une bonne mère, tu vas manquer la pièce de ton fils.
Elle répond :
– J’entends bien, mais je ne vais pas me jouer ce film. Mon amour
maternel excède de loin une représentation scolaire. Tu peux disposer.

L’adhésion au contrat social fondé sur ces carcans sexués renforce


puissamment les déclencheurs de la honte. Les hommes et les femmes
définissent leurs relations en disant : « Joue ton rôle, je jouerai le mien. »
Mais mes recherches révèlent que ces jeux de rôles deviennent presque
insupportables en milieu de vie. Les hommes se sentent de plus en plus
détachés et leur peur d’échouer devient paralysante. Quant aux femmes,
elles sont épuisées et commencent à voir clairement que ces attentes sont
irréalistes. Les vies soumises à ce contrat, avec leurs contreparties
d’accomplissements, d’éloges et d’acquisitions, prennent l’apparence
d’un marché faustien.

Si on se souvient que la honte est la peur de la rupture (la peur de ne


pas être aimé et intégré), il est facile de comprendre pourquoi tant de
gens, en milieu de vie, s’obnubilent à propos de leurs enfants, travaillent
soixante heures par semaine, s’adonnent à des liaisons ou des
toxicomanies et se renferment sur eux-mêmes. À cet âge-là, on
commence à s’effilocher. Les attentes et les injonctions qui nourrissent la
honte empêchent de réaliser pleinement qui on est.

À présent que je regarde en arrière, je ressens énormément de gratitude


envers ces femmes et ces hommes qui m’ont raconté leur histoire. Je leur
suis reconnaissante d’avoir été assez courageux pour dire : « Voici mes
secrets et mes peurs. Voici comment ils m’ont mis à genoux et voici
comment je me suis redressé(e). »

Je suis également redevable à l’homme au polo jaune. Sa vulnérabilité


et son honnêteté ont impulsé un travail qui a donné une nouvelle
direction à ma carrière et, plus important, à ma vie.

Après avoir passé en revue tout ce que j’ai appris sur la honte, le genre
et le sentiment de valeur, je pense que la morale de l’histoire est celle-ci :
pour s’extraire de la honte et revenir les uns vers les autres, il faut
s’engager sur la voie de la vulnérabilité et s’éclairer avec le courage.
Repousser la liste de ce qu’on est censé être est un acte courageux.
S’aimer soi-même et soutenir l’autre dans sa quête de vérité est sans
doute la plus grande preuve de courage.

Je vous laisse avec un passage d’un classique pour enfants de 1922, Le


Lapin de velours de Margery Williams. Mon amie DeeDee Parker Wright
me l’a envoyé l’année dernière, avec un petit mot disant :

– C’est ça, être Entier.


Je suis d’accord. Ce passage illustre magnifiquement le
fait qu’il est bien plus facile de devenir vrai quand on se sent
aimé.
– On ne t’a pas fait Vrai, dit le Cheval en Cuir. C’est
quelque chose qui t’arrive quand un enfant t’aime pendant
très, très longtemps. Pas un enfant qui joue seulement avec
toi, mais qui t’aime pour de vrai. Alors, tu deviens Vrai.
– Ça fait mal? demanda le Lapin.
– Parfois, répondit le Cheval en Cuir, car il était toujours
franc. Mais quand on est Vrai, on n’a pas peur d’avoir mal.
– Est-ce que ça arrive d’un seul coup, comme avec un
ressort? demanda le Lapin, ou petit à petit?
– Ça n’arrive pas tout d’un coup, répondit le Cheval en
Cuir. On le devient. Ça prend beaucoup de temps. C’est
pourquoi ça n’arrive pas souvent à ceux qui se cassent
facilement, qui ont des arêtes dures ou dont on doit prendre
soin. En général, au moment où on devient Vrai, on a le poil
usé à force d’avoir été caressé, les yeux enfoncés et les
articulations toutes tordues. Mais ça n’a pas d’importance
car, une fois qu’on est Vrai, on ne peut pas être laid, sauf
pour les gens qui ne comprennent rien.
CHAPITRE 4
L’ARSENAL DE LA
VULNÉRABILITÉ
Durant l’enfance, on trouve des moyens de se protéger de la
vulnérabilité, de la sensation d’être blessé, amoindri et déçu.
On met une armure. Les pensées, les émotions et les
comportements deviennent des armes, on apprend à ne pas se
faire voir, et même à disparaître. Puis, à l’âge adulte, on
comprend que pour entrer en contact avec autrui, pour vivre
avec courage et aspiration (pour être celui ou celle qu’on rêve
d’être), il faut redevenir vulnérable. Il faut enlever l’armure,
déposer les armes, se découvrir et se laisser voir.
Le mot persona est un terme grec qui désigne un « masque de
théâtre ». Masques et armures sont de parfaites métaphores pour la
manière dont on se protège de l’inconfort de la vulnérabilité.
Les masques procurent un sentiment de sécurité, même quand ils sont
étouffants. Les armures donnent l’impression d’être plus fort, même si
on finit par être las de leur poids. L’ironie de la chose, c’est que face à
quelqu’un qui s’abrite derrière un masque ou une armure, on se sent
rejeté et frustré. C’est paradoxal : Je ne veux pas que vous voyiez ma
vulnérabilité, mais je la recherche en vous.

Si je mettais en scène une pièce sur l’arsenal de la vulnérabilité, le


décor serait la cafétéria d’un lycée et les personnages des enfants de 11,
12 ou 13 ans. C’est l’âge idéal, car les armures sont moins visibles sur les
adultes. Portées pendant assez longtemps, elles façonnent leurs
propriétaires et deviennent aussi indétectables qu’une seconde peau. Les
masques opèrent de même. J’ai interviewé des centaines de participants
qui exprimaient tous la même crainte :
– Je ne peux plus enlever mon masque et personne ne sait de quoi j’ai
vraiment l’air. Ni ma femme/mon mari, ni mes enfants, ni mes amis. Ils
n’ont jamais rencontré mon vrai moi. Moi-même, je ne sais plus qui je
suis au fond.
Les préadolescents sont différents, toutefois. C’est à la fin de l’école
élémentaire et au début du collège qu’ils commencent à chercher de
nouvelles formes de protection. À cet âge-là, leur armure est encore
encombrante et mal ajustée. Ils font des efforts maladroits pour cacher
leurs craintes et leur manque de confiance en eux, et il est donc aisé
d’observer quelles armures ils utilisent et pourquoi. Selon leur degré de
honte et de peur, ils ne sont pas encore convaincus que l’effort de
trimballer une armure et d’étouffer sous un masque en vaille la peine. Ils
appliquent et retirent des persona sans hésiter, parfois dans une même
phrase :
– Je m’en fiche de ce qu’elles pensent. Elles sont idiotes. Danser, c’est
idiot. Tu peux appeler leurs mères pour savoir ce qu’elles porteront?
J’espère que je pourrai danser.

Dans ma jeunesse, les émissions de télévision pour enfants semblaient


se consacrer à ces problèmes. Ils mettaient en scène un méchant garçon
qui, au fond, voulait seulement s’intégrer, ou une mademoiselle je-sais-
tout qui frimait pour dissimuler son chagrin dû au récent divorce de ses
parents. Les mécanismes de protection sont peut-être plus sophistiqués
quand on est adulte, mais c’est durant ces années impressionnables et
hypersensibles que la plupart des gens ont découvert l’existence des
armures, et ils peuvent y revenir en un battement de cils.

Mon expérience personnelle m’a appris que le plus difficile, quand on


a une fille au collège, est d’affronter l’élève maladroite et maladivement
timide que l’on était soi-même. Mon réflexe d’alors était de fuir ou
d’esquiver, et cette impulsion m’envahit fréquemment quand Ellen me
fait part de ses difficultés. Certaines fois, quand elle me parle d’un
problème à l’école, je peux presque sentir l’odeur de la cafétéria de mon
collège.

Qu’on ait 14 ou 54 ans, l’armure et le masque sont tout aussi


personnels que la vulnérabilité, la gêne et la souffrance qu’ils essaient de
dissimuler. C’est pourquoi j’ai été surprise de découvrir qu’un certain
nombre de mécanismes de protection sont communs à tous les gens. Leur
armure est peut-être faite sur mesure, mais certaines pièces sont
interchangeables. En forçant la porte de l’arsenal, on peut mettre au jour
les pièces universelles, mais découvrir aussi dans les placards des articles
de protection plus rares et plus dangereux.

Si vous me ressemblez un tant soit peu, vous devez être tenté de vous
servir de ces informations pour créer votre propre émission de télévision
pour enfants. Quand ces mécanismes ont commencé à émerger des
données, mon premier réflexe a été d’étiqueter les comportements et de
catégoriser les gens : « Celle-là porte ce masque-là, aucun doute, et il est
clair que mon voisin se sert de cette armure. » Il est dans la nature
humaine de vouloir simplifier les choses, mais je pense que c’est passer à
côté de l’essentiel. Personne n’utilise une défense unique. Les gens sont
capables de se servir de presque toutes, selon les circonstances. J’espère
qu’un coup d’œil dans l’arsenal pourra vous aider à regarder en vous.
Comment se protège-t-on? Quand et comment commence-t-on à utiliser
des mécanismes de défense? Que faut-il pour pouvoir retirer l’armure?

« ASSEZ » POUR S’AUTORISER

Pour moi, la partie la plus importante de cette recherche a été de


découvrir les stratégies qui permettent aux gens d’ôter les masques et les
armures que je vais décrire. Je supposais que ces stratégies seraient
particulières à chaque mécanisme de protection, semblables en cela aux
dix consignes que j’ai définies dans The Gifts of Imperfection, mais cela
n’a pas été le cas.

Dans le premier chapitre, j’ai évoqué la notion de « suffisance » par


opposition à la rareté, et j’ai défini la honte, la comparaison et la
démotivation comme propriétés de la rareté. Eh bien, il semble que croire
qu’on « suffit » permet de sortir de l’armure et de retirer son masque.
Avec le sentiment de « suffisance » vient l’acceptation de sa propre
valeur, des limites et de l’engagement. Voici le cœur des stratégies des
participants qui se sont libérés de leur armure :
• Je suffis (valeur versus honte).
• J’ai suffisamment (limites versus surenchérissement et
comparaison).
• Il suffit de me montrer, de me laisser voir et de prendre des
risques (engagement versus désengagement).

Je pense qu’il vous sera utile de savoir que toutes les personnes
interviewées étaient aux prises avec leur vulnérabilité. Il ne s’agissait pas
de ces chanceux qui peuvent choisir d’être vulnérables sans hésitation et
sans peur. En parlant avec eux de l’incertitude, du risque et de la mise à
nu émotionnelle, je les ai fréquemment entendus expliquer comment ils
avaient essayé des armures, avant de finir par laisser tomber :
• Mon premier réflexe est de___________, mais ça n’a jamais
marché, alors, maintenant, je___________, et ça a changé ma
vie.
• J’ai passé des années à___________, jusqu’au jour où j’ai
essayé de___________, et cela a renforcé mon mariage.

L’année dernière, j’ai donné une conférence sur la vulnérabilité devant


350 agents du SWAT, agents de probations et gardiens de prison. (Oui,
c’était aussi impressionnant que ça en a l’air.) Après la conférence, un
agent s’est approché de moi, et m’a dit :
– La seule raison pour laquelle nous vous avons écoutée, c’est parce
que vous avez autant de mal que nous à vous ouvrir. Si vous n’aviez pas
du mal à être vulnérable, nous ne vous aurions pas accordé une once de
crédit.

Non seulement je l’ai cru, mais j’étais tout à fait d’accord avec lui. Je
fais confiance à ces stratégies pour deux raisons. Premièrement, parce
que les participants qui m’en ont parlé ont lutté avec les mêmes
Gremlins, malaises et doutes que tout le monde. Deuxièmement, parce
que j’ai mis ces stratégies en pratique dans ma propre vie, et que je sais
de source sûre qu’elles font plus que modifier les règles du jeu, elles
changent littéralement la vie.

Les trois formes de bouclier que je vais présenter maintenant sont ce


que j’ai baptisé « l’arsenal ordinaire de la vulnérabilité ». J’ai découvert
en effet que tout le monde les incorpore d’une manière ou d’une autre
dans son armure. Elles comprennent la joie appréhensive, ou la frayeur
paradoxale qui se surimpose à la joie momentanée; le perfectionnisme,
ou la croyance que tout faire à la perfection peut éviter la honte; et
l’anesthésie, l’adoption de tout ce qui peut étouffer la douleur et la
souffrance. Chacun de ces boucliers est suivi de stratégies pour beaucoup
oser, des variantes de « suffire » qui ont prouvé leur efficacité.
É É
LES BOUCLIERS ORDINAIRES DE LA VULNÉRABILITÉ
LA JOIE APPRÉHENSIVE

Étant donné que j’étudie la honte, la peur et la vulnérabilité, je ne


m’attendais pas à dire un jour qu’explorer l’anatomie de la joie a
bouleversé ma vie professionnelle et personnelle. Mais c’est le cas. En
fait, après avoir passé plusieurs années à faire des recherches sur ce que
c’est que d’être heureux, je dirais que la joie est sans doute l’émotion la
plus difficile à ressentir. Pourquoi? Parce que quand on a perdu la
capacité ou la volonté d’être vulnérable, on approche la joie avec une
grande appréhension. Quand on est jeune, on accueille la joie avec un
plaisir sans mélange, mais, avec le temps, cela change lentement et
insidieusement. On ne se rend même pas compte de ce qui se passe, ni
pourquoi. On sait seulement que la joie a disparu, et qu’on en est assoiffé.

Dans une culture de rareté, où on n’est jamais assez rassuré et en


sécurité, la joie ressemble à un traquenard. On se réveille le matin en
pensant : Mon travail me plaît. Tout le monde se porte bien dans la
famille. La maison tient toujours debout. Aucune crise majeure en vue.
Oh non! Ça ne va pas! Ça ne va pas du tout! La catastrophe est sûrement
en train de rôder quelque part.
On reçoit une promotion et on commence par se dire : C’est trop beau
pour être honnête. Qu’est-ce que ça cache? On découvre qu’on est
enceinte et on pense : Ma fille est heureuse et en bonne santé, alors
quelque chose va mal tourner avec ce bébé-ci, je le sens. On part en
vacances en famille, et plutôt que de se réjouir, on imagine que l’avion va
se crasher ou le bateau sombrer.

On est toujours en train de s’attendre au pire. Même si le monde est


bien plus sûr aujourd’hui qu’au début du vingtième siècle, et que la durée
de vie s’est sensiblement allongée, les chances d’une catastrophe
paraissent encore plus élevées. Pour la plupart des gens, le pire c’est une
attaque terroriste, une catastrophe naturelle, une contamination par l’E.
coli au supermarché ou une fusillade à l’école.
Quand j’ai demandé aux participants quelles étaient les expériences
qui leur donnaient le plus la sensation d’être vulnérables, je ne
m’attendais pas à ce que la joie fasse partie des réponses. Je m’attendais
à de la crainte et de la honte, mais pas à des moments de bonheur. J’ai été
choquée d’entendre des gens dire qu’ils étaient le plus vulnérables
quand :
• Je regarde mes enfants dormir.
• Je réalise combien j’aime mon mari/ma femme.
• Je me rends compte combien j’ai de la chance.
• J’aime mon travail.
• Je passe du temps avec mes parents.
• Je regarde mes parents jouer avec mes enfants.
• Je pense à ma relation avec mon petit ami.
• Je me fiance.
• On m’annonce que je suis en rémission.
• Je vais avoir un bébé.
• Je reçois une promotion.
• Je suis heureux.
• Je tombe amoureuse.
Non seulement j’ai été stupéfaite d’entendre ces réponses, mais j’ai
compris que j’étais dans le pétrin. Avant mon éveil spirituel de 2007, la
joie appréhensive faisait inconsciemment partie de mon armure. Faire le
lien, pour la première fois, entre la vulnérabilité et les moments de joie
rapportés par les participants m’a coupé le souffle. Je considérais jusque-
là ma tendance à prévoir des catastrophes comme mon petit secret
personnel. J’étais convaincue d’être la seule à regarder mes enfants
dormir, éperdue d’amour et d’admiration, et à imaginer en une fraction de
seconde qu’il pourrait leur arriver quelque chose de vraiment affreux.
J’étais certaine que personne, à part moi, ne se jouait mentalement des
accidents de voiture et de terrifiants échanges avec la police.
L’une des premières histoires que j’ai entendues venait d’une femme
d’une quarantaine d’années.
– J’avais l’habitude d’accueillir toutes les bonnes nouvelles en
imaginant le pire désastre possible, me dit-elle. Je me représentais
littéralement le pire scénario, et j’essayais d’en contrôler toutes les
conséquences. Quand ma fille a obtenu son inscription dans l’université
de ses rêves, j’étais persuadée qu’une catastrophe allait s’abattre sur elle
si elle partait si loin. J’ai passé tout l’été, avant son départ, à tenter de la
convaincre de s’inscrire à l’université locale. Ça a anéanti sa confiance
en elle et plombé notre dernier été ensemble. Ce fut une dure leçon. À
présent, j’essaie de ressentir de la gratitude, je croise les doigts, je prie et
je fais de gros efforts pour repousser les images mentales négatives.
Malheureusement, j’ai transmis cette façon de penser à ma fille. Elle a de
plus en plus peur de prendre des initiatives, surtout quand tout va bien
dans sa vie. Elle dit qu’elle ne veut pas « tenter le diable ».

Un homme d’une soixantaine d’années m’a raconté :


– Je pensais que la meilleure manière de vivre était de s’attendre au
pire. De cette façon, si quelque chose se passait, j’étais préparé, et si rien
ne se produisait, j’étais agréablement surpris. Puis j’ai eu un accident de
voiture, dans lequel ma femme a été tuée. Inutile de dire que m’attendre
au pire ne m’avait pas du tout préparé à cela. Pis que tout, j’ai encore du
chagrin en me rappelant ces merveilleux moments avec elle dont je n’ai
pas pleinement profité. Je me suis engagé envers elle à profiter de chaque
minute. J’aimerais qu’elle soit encore là, maintenant que j’ai appris à le
faire.

Ces histoires montrent que le concept de joie appréhensive, en tant que


méthode de réduction de la vulnérabilité, est une sorte de continuum
entre « répétition de la tragédie » et « déception perpétuelle ». Certaines
personnes, comme cette femme avec sa fille, s’engouffrent dans le pire
scénario possible quand la joie pointe son nez, tandis que d’autres ne
ressentent jamais de joie et préfèrent demeurer dans un état de déception
continue. Voici ce que décrivent ces dernières :
– C’est plus facile de vivre déçu que de ressentir effectivement de la
déception. On est plus vulnérable, en entrant et en sortant de la déception,
qu’en y campant une bonne fois pour toutes. Certes, on sacrifie la joie,
mais on souffre moins.

Les deux extrémités du continuum disent la même chose :


s’abandonner aux moments heureux demande de la vulnérabilité. Si,
comme moi, vous avez déjà regardé vos enfants dormir en pensant : Je
vous aime tant que je peux à peine respirer, et qu’au même moment vous
êtes envahi par des images de tragédie, sachez que vous n’êtes pas
fou/folle et que vous n’êtes pas le ou la seul(e). Environ 80% des parents
que j’ai interviewés reconnaissent avoir fait cette expérience. C’est
également vrai des milliers de parents auxquels j’ai parlé et avec qui j’ai
travaillé au fil des années. Pourquoi? Pourquoi fait-on ça, au nom du
ciel?

Une fois le lien établi entre la vulnérabilité et la joie, la réponse est


toute simple. On essaie de prendre la vulnérabilité de vitesse. On ne veut
pas être aveuglé par la souffrance. On ne veut pas être pris au dépourvu.
Alors on s’exerce à se sentir anéanti, ou on fait du surplace dans une
déception choisie.

Ce n’est pas sans raison si des images de tragédie traversent l’esprit de


certaines personnes à la seconde même où elles sont submergées de joie.
Quand on passe sa vie à repousser (consciemment ou inconsciemment) la
vulnérabilité, on ne peut pas laisser de place à l’incertitude, au risque et à
la joie. Nombreux sont ceux qui ont même une réaction physiologique (la
sensation d’« être écorché vif ») dans ce cas. Ils voudraient
désespérément ressentir de la joie, mais ne peuvent pas en supporter la
vulnérabilité.
Notre culture favorise cette répétition du « tout en noir ». La plupart
des gens ont un tas d’images affreuses à l’esprit, dans lesquelles piocher
quand ils sont aux prises avec la vulnérabilité. Je demande souvent aux
membres du public de lever la main s’ils ont vu une image violente au
cours de la semaine précédente. Environ 20% des gens lèvent la main.
Puis je reformule ma question : « Levez la main si vous avez regardé le
journal télévisé ou une série policière. » 80 ou 90% des mains se lèvent.
La télévision fournit toutes les images nécessaires pour stimuler les
terminaisons nerveuses de la joie appréhensive.

Nous sommes des êtres visuels. Nous croyons, nous consommons et


nous emmagasinons ce que nous voyons. Je me souviens être partie
récemment, avec Steve et les enfants, pour un long week-end à San
Antonio. Charlie nous donnait un récital de plaisanteries apprises à la
maternelle, et nous nous tordions de rire, même sa sœur. La joie m’a
envahie, et à l’instant précis où la vulnérabilité, son éternelle compagne,
m’a touchée, je me suis rappelé en frémissant une image du journal
télévisé : un 4 × 4 renversé sur la I-10, deux sièges vides gisant sur la
route, près du véhicule. Mon rire s’est transformé en panique, et j’ai
balbutié :
– Ralentis, Steve.
Il m’a regardé d’un air perplexe et m’a dit :
– On est arrêtés.

BEAUCOUP OSER : PRATIQUER LA GRATITUDE

Même ceux qui ont appris à s’abandonner à la joie et à accepter leurs


expériences ne sont pas immunisés contre l’inconfortable frémissement
de vulnérabilité qui accompagne souvent les moments heureux. Ils ont
seulement pris l’habitude de l’utiliser comme un rappel plutôt que
comme un avertissement. C’est la nature de ce rappel qui m’a le plus
surprise (et marquée) : pour ceux qui acceptent de l’éprouver, ce
frémissement est une invitation à pratiquer la gratitude, à reconnaître
combien ils sont reconnaissants à une personne, à un échange ou à la
beauté du moment.

La gratitude a donc émergé des données comme l’antidote de la joie


appréhensive. En fait, tous les participants qui parlaient de la capacité à
s’ouvrir à la joie mentionnaient aussi l’importance de pratiquer la
gratitude. Cette association était si fréquente dans les données que, en
tant que chercheuse, j’ai pris l’engagement de ne jamais parler de la joie
sans parler de la gratitude.
Ce n’est pas uniquement le rapport entre la joie et la gratitude qui m’a
surprise. J’ai également été étonnée d’entendre les participants décrire
systématiquement la joie et la gratitude comme des pratiques liées à leur
foi dans les rapports humains et dans une force qui les dépasse. Leurs
histoires s’étalaient là-dessus, faisant une distinction très claire entre
bonheur et joie. Ils décrivaient le bonheur comme une émotion liée aux
circonstances, et la joie comme le fait de se relier au monde en pratiquant
la gratitude. Même si j’étais interloquée au début, cela me paraît tout à
fait logique aujourd’hui. Je comprends pourquoi la gratitude constitue un
antidote à la joie appréhensive.

Ce sont la rareté et la peur qui mènent à la joie appréhensive. Les gens


ont peur que la joie ne dure pas, que la vie ne suffise pas pour se réjouir
ou que le passage à la déception se révèle trop pénible. Ils ont appris que
se laisser aller à la joie équivaut au mieux à se préparer à la déception et,
au pire, à appeler la catastrophe. Et ils sont aux prises avec la question de
leur propre valeur. Méritent-ils cette joie, au vu de leurs défauts et de
leurs faiblesses? Et quid des enfants qui meurent de faim et du monde
ravagé par la guerre?

Si le contraire de la rareté est la « suffisance », alors pratiquer la


gratitude revient à reconnaître qu’on est suffisant et qu’on a
suffisamment. J’ai choisi le mot pratiquer car les participants parlaient
d’une pratique tangible plutôt que d’une attitude de gratitude et de
reconnaissance. Ils m’ont donné des exemples spécifiques de ces
pratiques, allant de la tenue d’un « journal » de gratitude à la mise en
œuvre de rituels familiaux.

Ce sont les hommes et les femmes qui ont éprouvé les pertes les plus
douloureuses et qui ont surmonté les pires traumatismes qui m’en ont
appris le plus sur les pratiques de gratitude et le rapport entre rareté et
joie à l’œuvre dans la vulnérabilité. Parmi eux, il y avait des parents qui
avaient perdu des enfants, des gens dont les proches avaient des maladies
en phase terminale, des survivants de génocides et de traumatismes.
L’une des questions que l’on me pose le plus souvent est : « Ça ne vous
déprime pas d’entendre les gens raconter leurs plus grands malheurs en
parlant de la vulnérabilité? » La réponse est non, jamais. Parce que j’en
ai appris davantage de ces gens sur le sentiment de valeur, la résilience et
la joie, que de toute autre partie de mon travail.
Et rien ne m’a autant apporté que les leçons de joie et de légèreté
données par des gens qui ont eu leur part de souffrance et de chagrin :
1. La joie arrive à tout moment, à des moments ordinaires.
On risque de manquer la joie quand on est trop occupé à
pourchasser l’extraordinaire. La culture de la rareté
entretient la peur de vivre une vie insignifiante. Mais en parlant
à des gens qui ont vécu des deuils importants, on comprend
que la joie n’est pas une constante. Tous les participants, sans
exception, qui m’ont parlé de leurs deuils et de ce qui leur
manquait le plus, ont évoqué des moments ordinaires. « Si je
pouvais descendre l’escalier et entendre mon mari, assis à
table, maudire le journal… » « Si je pouvais entendre mon fils
glousser bêtement dans le jardin… » « Ma mère m’envoyait les
textos les plus dingues… Elle n’avait jamais compris comment
marchait son téléphone. Je donnerais tout pour recevoir un de
ces textos maintenant. »
2. Soyez reconnaissant de ce que vous avez. Quand j’ai
demandé aux gens qui avaient vécu des tragédies comment on
peut cultiver et témoigner davantage de compassion, la réponse
était toujours la même : ne vous détournez pas de la joie que
vous apporte votre enfant parce que j’ai perdu le mien. Ne
prenez pas pour acquis ce que vous avez : célébrez-le. Ne vous
excusez pas pour ce que vous possédez. Soyez reconnaissant et
exprimez cette reconnaissance à autrui. Vos parents sont en
bonne santé? Réjouissez-vous. Dites-leur combien ils comptent
pour vous. Quand vous rendez hommage à ce que vous avez,
vous rendez hommage à ce que j’ai perdu.
3. Ne dilapidez pas la joie. On ne peut pas se préparer au deuil et
à la tragédie. Quand chaque moment de joie se transforme en
essai de désespoir, la résilience diminue de fait. Oui,
s’abandonner à la joie est inconfortable. Oui, c’est effrayant.
Oui, c’est vulnérable. Mais chaque fois qu’on le fait, on bâtit
la résilience et on cultive l’espoir. On intègre la joie, et quand
des malheurs se produisent (et ils se produisent), on est plus
fort.

Il m’a fallu quelques années pour comprendre et assimiler ces


informations, et pour commencer à développer une pratique de gratitude.
Ellen, d’un autre côté, semblait comprendre intuitivement l’importance
de reconnaître et d’assumer la joie. Un jour, quand elle était en cours
préparatoire, nous avons fait l’école buissonnière et passé l’après-midi au
parc. Installées sur un pédalo, nous donnions du pain rassis aux canards,
quand je me suis rendu compte qu’elle avait cessé de pédaler et se tenait
tout à fait immobile sur son siège. Les mains sur le sac de pain, la tête
renversée en arrière, elle avait fermé les yeux. Le soleil illuminait son
visage et son sourire paisible. J’ai été si frappée de sa beauté et de sa
vulnérabilité que j’en ai eu le souffle coupé. Je l’ai regardée pendant une
bonne minute, puis, comme elle ne bougeait toujours pas, je me suis un
peu inquiétée.
– Ellie? Tout va bien, ma chérie?
Son sourire s’est élargi et elle a rouvert les yeux. Elle m’a regardée
pour me dire :
– Je vais bien, maman. Je prenais juste une photo-souvenir. Je n’avais
jamais entendu parler de ça, mais le nom m’a plu.
– Qu’est-ce que c’est?
– Oh, c’est une photo que je prends dans ma tête, quand je suis
vraiment, vraiment heureuse. Je ferme les yeux et je prends une photo,
comme ça, quand je suis triste ou que j’ai peur, je peux regarder mes
photos-souvenirs.

Je n’ai pas autant d’éloquence ni d’assurance que ma fille de 6 ans,


mais je me suis exercée. Mon expression de la gratitude est plus
maladroite que gracieuse ou fluide. La vulnérabilité continue de me
submerger dans les moments de joie. Mais, à présent, j’ai appris à dire
tout haut : « Je me sens vulnérable et tellement reconnaissante
de___________. »
D’accord, ça peut paraître bizarre au milieu d’une conversation, mais
c’est bien mieux que de prédire des catastrophes et de vouloir tout
contrôler. Il y a quelque temps, Steve m’a dit qu’il envisageait
d’emmener les enfants en Pennsylvanie, chez ses parents, pendant que
j’étais en déplacement professionnel. J’ai pensé que c’était une super
idée, jusqu’à ce que mes pensées habituelles commencent à défiler : Oh,
mon Dieu! Je ne peux pas les laisser prendre l’avion sans moi, et s’il se
passait quelque chose? Plutôt que d’entamer une dispute ou critiquer
sans révéler ma peur irrationnelle (par ex. :
« C’est une très mauvaise idée. Les billets sont très chers en ce
moment », ou « C’est égoïste. Je veux venir aussi. »), j’ai seulement dit :
« Vulnérabilité. Vulnérabilité. Je suis reconnaissante de…, de ce que les
enfants vont passer du temps avec toi et voir du pays. »

Steve a souri. Il est parfaitement au courant de mes exercices, et il


savait que je le pensais. Avant de mettre en pratique cette recherche sur la
manière de contrer la joie appréhensive, je n’avais jamais compris
comment surmonter ce frémissement instantané de vulnérabilité. Je
n’avais pas les éléments pour passer de ma peur à mon ressenti réel, et à
ce que je désire par-dessus tout : une joie alimentée par la gratitude.

PERFECTIONNISME

Sur mon blog, l’une de mes rubriques préférées est la série des
« Inspiration Interviews » (Interviews inspirantes). Elle m’est chère parce
que je n’interroge que des personnes qui s’engagent dans le monde d’une
manière qui me pousse à être plus créative et plus courageuse dans mon
travail. Je pose toujours la même série de questions à mes interviewés, et
après avoir entamé ma recherche sur l’Entièreté, j’y ai inclus des
questions sur la vulnérabilité et le perfectionnisme. En tant que
perfectionniste en voie de guérison, aspirante à la « suffisance », je me
surprends toujours à survoler la liste afin de lire d’abord la réponse à
cette question : Le perfectionnisme vous pose-t-il des problèmes? Et si
oui, quelle est votre stratégie pour les gérer?
Je pose cette question car, dans tout mon recueil de données, je n’ai
jamais entendu personne attribuer sa joie, son succès ou son Entièreté au
fait d’être parfait. Ce que je n’ai cessé d’entendre, au fil des années, c’est
cette affirmation claire : « Les choses les plus importantes et les plus
précieuses de ma vie me sont arrivées quand j’ai trouvé le courage d’être
vulnérable, imparfait(e) et compatissant(e) envers moi-même. » Le
perfectionnisme n’est pas une voie directe vers un but et des dons, c’est
un détour dangereux.
Je vais vous donner à lire quelques-unes de mes réponses préférées à
ces interviews mais, d’abord, je veux vous parler de la définition du
perfectionnisme, telle qu’elle a émergé de mes données. Voici ce que j’ai
appris :
Comme pour la vulnérabilité, une mythologie considérable s’est
accumulée autour du perfectionnisme. Je crois utile de commencer par
examiner ce que le perfectionnisme n’est pas.
• Le perfectionnisme diffère de la recherche de l’excellence. Le
perfectionnisme n’a rien à voir avec la croissance et
l’épanouissement harmonieux. Le perfectionnisme est un
mouvement défensif. Il fait croire qu’en agissant parfaitement
et en ayant l’air parfait, on peut minimiser ou éviter la
souffrance du reproche, du jugement et de la honte. Le
perfectionnisme est un bouclier de vingt tonnes qu’on trimballe
avec soi, convaincu qu’il protège, alors qu’en réalité il
empêche de se faire voir.
• Le perfectionnisme n’a rien à voir avec le fait de devenir
meilleur. L’essence du perfectionnisme est de tenter d’obtenir
l’approbation d’autrui. La plupart des perfectionnistes ont
grandi en étant loués pour leurs comportements et leurs
accomplissements (diplômes, manières, obéissance aux règles,
apparence, performances sportives). Quelque part en chemin,
ils ont adopté ce dangereux et débilitant système de croyances :
« Je suis ce que j’accomplis et la manière dont je l’accomplis.
Faire plaisir. Accomplir. Parfaire. » Les efforts sains sont
centrés sur soi : Comment puis-je m’améliorer? Le
perfectionnisme est centré sur autrui : Que vont-ils penser? Le
perfectionnisme est une arnaque.
• Le perfectionnisme n’est pas la clé du succès. Au contraire, les
recherches montrent que le perfectionnisme freine
l’accomplissement. Le perfectionnisme est corrélé avec la
dépression, l’anxiété, la toxicomanie, la paralysie affective et
les occasions manquées. La peur d’échouer, de se tromper, de
ne pas répondre aux attentes d’autrui et d’être critiqué retient
hors de l’arène, là où se déroule une saine compétition.
• Enfin, le perfectionnisme ne peut éloigner la honte, car c’est
une forme de honte. Là où on est aux prises avec le
perfectionnisme, on est aux prises avec la honte.
Après avoir utilisé ces données pour défricher les mythes, j’ai élaboré
la définition suivante :
• Le perfectionnisme est un système de croyances addictif et
autodestructeur qui alimente principalement cette pensée : Si
j’ai l’air parfait et que je fais tout parfaitement, je peux éviter
ou atténuer les sentiments douloureux de honte, de jugement et
de reproche.
• Le perfectionnisme est autodestructeur, tout simplement parce
que la perfection n’existe pas. C’est un but inaccessible. Le
perfectionnisme a davantage à voir avec la perception qu’avec
la motivation, et il n’existe aucun moyen de contrôler la
perception, quels que soient le temps et l’énergie qu’on y
passe.
• Le perfectionnisme est addictif, parce que quand on
expérimente régulièrement la honte, le jugement et le reproche,
on est persuadé que c’est par manque de perfection. Plutôt que
de questionner la logique défaillante du perfectionnisme, on
s’attache encore plus à la quête d’un comportement parfait et
d’une apparence parfaite.
• Le perfectionnisme prend au piège de la honte, le jugement et le
reproche, et redouble leurs effets : « Ce n’est pas ma faute. Je
ressens ça parce que je suis insuffisant(e). »
BEAUCOUP OSER :
APPRÉCIER LA BEAUTÉ DES FÊLURES

Tout comme la joie appréhensive se situe dans un continuum, j’ai


découvert que la plupart des gens se situent quelque part sur le
continuum du perfectionnisme. En d’autres termes, quand il s’agit de
dissimuler ses fêlures, modifier son image et se montrer meilleur
qu’autrui, tout le monde joue plus ou moins les arnaqueurs. Pour certains,
le perfectionnisme ne surgit que dans des moments de vulnérabilité
particulière. Pour d’autres, il est compulsif, chronique, débilitant, et a
toutes les apparences d’une addiction.
Quelle que soit la position sur ce continuum, pour se libérer du
perfectionnisme, il faut entamer un long parcours qui mène de « Que
vont penser les gens? » à « Je suffis ». Ce voyage débute avec la
résilience, la compassion envers soi-même et l’appropriation de son
histoire. Pour affirmer sa vérité, la vérité de son histoire, de ses croyances
et de la nature imparfaite de sa vie, il faut être capable de se donner un
répit et d’apprécier la beauté de ses propres fêlures. D’être plus
bienveillant et plus gentil envers soi-même et envers autrui. De se parler
à soi-même comme à quelqu’un qu’on aime.

Le Dr Kristin Neff, chercheuse et enseignante à l’université du Texas,


à Austin, dirige le Self-Compassion Research Lab (Laboratoire de
recherche sur la compassion envers soi-même). Selon elle, la compassion
possède trois composantes : bienveillance, conscience de la nature
humaine et méditation en pleine conscience. Dans son nouveau livre,
S’aimer, comment se réconcilier avec soi-même, elle définit chacun de
ces éléments :
• Bienveillance envers soi-même : Il s’agit de se montrer
chaleureux et compréhensif envers soi-même, en cas de
souffrance, d’échec ou de défaillance, plutôt que d’ignorer sa
peine et s’autoflageller.
• Conscience de sa nature humaine : Elle permet de reconnaître
que la souffrance et les sentiments de défaillance personnelle
font partie de l’expérience humaine commune, quelque chose
que tout le monde traverse, plutôt que quelque chose qui
n’arrive qu’à « soi ».
• Méditation en pleine conscience : Il s’agit d’adopter une
approche équilibrée des émotions négatives afin que les
sentiments ne soient ni refoulés ni exagérés. On ne peut pas à
la fois ignorer sa souffrance et ressentir de la compassion
envers elle. La méditation en pleine conscience demande de ne
pas se « suridentifier » à des pensées ou des sentiments, afin de
ne pas se laisser emporter et piéger par la négativité.

J’adore la manière dont sa définition rappelle qu’être pleinement


conscient, c’est s’abstenir de s’identifier à ses sentiments ou de les
exagérer. Personnellement, il m’est très facile de tomber dans le repentir,
la honte ou l’autocritique quand je fais une erreur. La compassion envers
soi-même demande d’adopter une perspective précise et vigilante face à
la honte et à la souffrance.
K. Neff possède un site web formidable, sur lequel on peut faire
l’inventaire de la compassion et en apprendre davantage sur ses
recherches (www.self-compassion.org).

Outre la pratique de la compassion envers soi-même (et, croyez-moi,


comme pour la gratitude et tout ce qui en vaut la peine, c’est une
pratique), on doit aussi se rappeler que le sentiment de sa propre valeur
ne se développe que quand on habite sa propre histoire. Soit on
s’approprie son histoire (y compris ses chapitres les moins jolis), soit on
lui reste extérieur(e), en niant ses vulnérabilités et ses défauts, en
abandonnant les parties de soi qui ne correspondent pas à ce qu’on
voudrait être et en soutirant l’approbation d’autrui. Le perfectionnisme
est épuisant, car l’arnaque est épuisante. C’est un jeu qui n’a pas de fin.
Je reviens à présent aux « Inspiration Interviews » de mon blog, pour
vous présenter quelques-unes des réponses. Je trouve inspirante la beauté
de l’authenticité de l’être (l’acceptation de ses fêlures) et de la
compassion envers soi-même. Je pense qu’elle vous inspirera aussi. La
première interview est de Gretchen Rubin, auteur du best-seller
Opération bonheur, le récit d’une année passée à tester des recherches et
des théories sur la manière d’être heureux. Son nouveau livre, Happier at
Home, parle des notions importantes dans la vie, comme les possessions,
le mariage, le temps, la parentalité et le voisinage. Voici ce qu’elle
répond à la question sur le perfectionnisme :

Je me répète que « le mieux est l’ennemi du bien », (inspiré


de Voltaire). Une promenade de vingt minutes que je fais
vaut mieux qu’un footing de cinq kilomètres que je ne fais
pas. Un livre imparfait publié vaut mieux qu’un livre parfait
qui reste dans mon ordinateur. Un repas de fête à base de
plats à emporter vaut mieux qu’un dîner élaboré que je
n’organiserai jamais.

Andrea Scher est photographe, écrivain et coach. Elle réside à


Berkeley, en Californie. Au travers de ses cours sur Internet (« Superhero
Photo » et « Mondo Beyondo »), et son blog primé, Superhero Journal,
Andrea encourage les gens à vivre une vie plus authentique, colorée et
créative. On la trouve souvent assise par terre dans sa cuisine, berçant
son nouveau-né et demandant à son fils de 4 ans de bondir pour qu’elle
puisse prendre une photo de superhéros. Elle écrit donc sur le
perfectionnisme (J’adore ses mantras!) :

Quand j’étais enfant, j’étais une gymnaste de compétition,


mon assiduité à l’école était parfaite, j’étais terrifiée par
l’idée d’obtenir un A– et, au collège, je faisais de l’anorexie.
Oh, et je crois que j’étais la reine de beauté du lycée.
Oui, j’ai quelques problèmes avec le perfectionnisme!
Mais je me soigne. Durant mon enfance, être parfaite voulait
dire être aimée… Et je crois que je continue à confondre les
deux. Je me surprends souvent à pratiquer ce que Brené
appelle « l’arnaque à la valeur », cette danse qu’on exécute
pour que personne ne remarque notre terrible imperfection
humaine. Parfois, je tire encore mon sentiment de valeur de
ce que je fais et de l’apparence que j’ai, mais j’apprends à
lâcher prise. La maternité m’a beaucoup appris à ce sujet.
C’est une grande leçon de pagaille et d’humilité, et
j’apprends à laisser voir ma pagaille.
Pour contrer mon perfectionnisme, je me donne des tonnes
d’autorisations pour faire le « suffisant ». Je fais les choses
rapidement (avoir deux enfants en bas âge apprend à
exécuter les corvées à la vitesse de l’éclair), et si ça suffit,
j’appose mon tampon approbateur. J’ai quelques mantras
pour m’aider :
Rapidité et saleté sont un tandem gagnant. La perfection
est l’ennemi de l’exécution.
« Ça suffit » suffit bien.

Nicholas Wilton est l’auteur des magnifiques illustrations de mon site


web et de mon livre précédent. Il expose ses œuvres dans des galeries et
les vend à des collections privées. En outre, il est l’inventeur de la
méthode Artplane, un système de peinture fondamentale et intuitive qui
facilite le processus créatif.
J’adore positivement ce qu’il écrit sur l’art et le perfectionnisme. C’est
tout à fait cohérent avec les recherches qui affirment que le
perfectionnisme tue la créativité. L’une des meilleures raisons, par
conséquent, pour commencer à se soigner en créant. Voici ce que Nick en
dit :

J’ai toujours cru que quelqu’un avait, il y a très


longtemps, organisé les affaires du monde en catégories
logiques : des trucs perfectibles qui s’alignent parfaitement.
Le monde des affaires, par exemple, est ainsi : des rangées
d’articles, des bordereaux, des choses qui s’additionnent et
peuvent se perfectionner. Le système judiciaire n’est pas
toujours parfait mais représente néanmoins un effort
ahurissant pour écrire toutes sortes de lois qui couvrent tous
les aspects de l’activité humaine, une sorte de code de
conduite global que tout le monde doit suivre.
La perfection est vitale dans la construction d’un avion,
d’un pont ou d’un train à grande vitesse. Le langage
informatique et les mathématiques qui permettent l’existence
d’Internet sont aussi du genre parfait. Soit les choses sont
parfaites, soit elles ne marchent pas. Une grande partie du
monde dans lequel nous vivons et travaillons est fondée sur
l’exactitude et la perfection.
Mais après que cet être ait tout organisé de manière
parfaite, il (ou sans doute elle) avait encore un tas de trucs à
ranger qui ne s’intégraient nulle part.
Alors en désespoir de cause, il ou elle a levé les bras au
ciel et s’est écrié : « D’ACCORD! Parfait. Tous ces trucs
imperfectibles qui ne vont nulle part seront empilés dans
cette grande boîte cabossée que nous allons pousser derrière
le canapé. Nous y reviendrons peut-être plus tard pour
essayer de comprendre où ils sont censés aller. Mettons
l’étiquette ART dessus. »
Le problème n’a heureusement jamais été résolu et, avec
le temps, la boîte s’est mise à déborder d’œuvres et d’objets
d’art. Je crois que ce dilemme s’est posé, parce que seul
l’art, parmi tous ces domaines bien rangés, ressemble
vraiment au fait d’être humain. Au fait d’être vivant. Il est
dans notre nature d’être imparfait, d’avoir des émotions et
des sentiments impossibles à catégoriser et de faire ou de
fabriquer des choses qui n’ont pas forcément de sens.
L’art est tout simplement parfaitement imparfait.
Une fois que le mot Art entre dans la description de ce
qu’on veut faire, c’est presque comme si on obtenait un
passe pour s’éloigner de la perfection. L’art libère
heureusement de toute exigence de perfection.
Quand on me dit que mes œuvres ne sont pas parfaites, je
me contente de désigner du doigt la boîte cabossée derrière
le canapé. Les gens semblent comprendre, me laissent
tranquille avec la perfection et retournent à leurs affaires.
Je cite tout le temps la chanson Anthem de Leonard Cohen quand je
parle de vulnérabilité et de perfectionnisme. Ces paroles me réconfortent
et me donnent de l’espoir quand je mets « la suffisance » en pratique :
« There’s a crack in everything. That’s how the light gets in. » (Il y a une
fêlure en chaque chose. C’est par là que la lumière entre.)

L’ANESTHÉSIE

Si vous soupçonnez que ce chapitre concerne l’addiction et que vous


pensez Ce n’est pas pour moi, continuez à lire, je vous prie. Cela nous
concerne tous. D’abord, l’une des stratégies universelles d’anesthésie est
ce que j’appelle l’affairement frénétique. Comme je le dis souvent, quand
on inventera un programme en douze étapes pour les affairés frénétiques,
il faudra louer des stades entiers. Nous sommes une société qui a gobé
l’idée qu’en restant assez occupé, la vérité de notre existence ne pourra
jamais nous rattraper.

Ensuite les statistiques indiquent que très peu de gens n’ont jamais
souffert de dépendance. Je crois que nous nous anesthésions tous. Nous
ne le faisons sans doute pas tous de manière compulsive et chronique, ce
qui est une dépendance, mais cela ne veut pas dire que nous
n’anesthésions pas notre vulnérabilité. Et anesthésier sa vulnérabilité est
particulièrement nocif, car cela n’atténue pas seulement les expériences
difficiles, mais aussi l’amour, la joie, l’intimité, la créativité et
l’empathie. On ne peut pas anesthésier ses émotions de manière sélective.
Engourdir la souffrance, c’est aussi engourdir la joie.
Si vous vous demandez si l’anesthésie comprend les substances
illégales et les verres d’alcool après le travail, la réponse est oui.
J’affirme qu’on doit examiner l’idée « d’arrondir les angles » : cela
implique de prendre en compte les verres qu’on boit avant, pendant et
après le dîner, les semaines de travail de soixante heures, les sucreries, les
ligues Fantasy, les médicaments sur ordonnance, et les expressos bus à la
file pour dissiper le brouillard de l’alcool et de l’Advil. Je parle de vous,
de moi, de ce que nous faisons tous les jours.
Quand j’examine mes données, ma première question est celle-ci :
« Qu’est-ce que nous anesthésions et pourquoi? » Les Américains
d’aujourd’hui sont plus criblés de dettes, obèses, surmédicamentés et
dépendants qu’ils ne l’ont jamais été. Pour la première fois dans
l’histoire, les CDCP (Centres pour le contrôle et la prévention des
maladies) ont annoncé que les accidents de voiture étaient maintenant la
deuxième cause de mort accidentelle aux États-Unis. La cause
principale? Les surdoses de médicaments. En fait, davantage de gens
meurent de surmédication, que d’overdoses d’héroïne, de cocaïne et de
méthamphétamines combinées. Plus alarmant encore, on estime que
moins de 5% des gens morts d’overdose de médicaments se les sont
procurés auprès de revendeurs de rue. Les dealers d’aujourd’hui sont
davantage les parents, les amis et les médecins généralistes. Il y a
manifestement un problème. Nous voulons désespérément ressentir plus,
ou moins, quelque chose.

Ayant passé des années à travailler en lien étroit avec des chercheurs et
des spécialistes des dépendances, je supposais que le principal levier de
l’anesthésie était une difficulté avec la honte et le sentiment de sa propre
valeur : que le besoin d’anesthésier la souffrance provenait d’un
sentiment d’insuffisace. Mais ce n’est qu’une partie de la réponse. Outre
la honte, l’anxiété et la rupture se sont aussi avérés des leviers. Comme je
l’expliquerai, le besoin d’anesthésie semble provenir d’une combinaison
de ces trois éléments.

L’anxiété décrite par les participants semblait alimentée par leur


incertitude, des exigences écrasantes en terme de temps et, surprise, leur
malaise social. La rupture sociale a été plus difficile à repérer. J’ai pensé
à utiliser le terme dépression plutôt que rupture mais, en recodant les
données, ce n’est pas ce que j’ai entendu. J’ai plutôt perçu une série
d’expériences qui comprennent la dépression, mais incluent aussi la
solitude, l’isolement, la démotivation et un sentiment de vide.

Une fois encore, le fait de distinguer clairement le motif de la honte


dans les sentiments d’anxiété et/ou de rupture sociale a été une puissante
expérience pour moi, à la fois sur le plan professionnel et personnel. Les
réponses les plus précises à la question de savoir ce qui déclenche
l’anesthésie avaient l’air de réponses à la question « Quel est votre
signe? » L’anxiété et la montée de la honte. La rupture sociale et la
montée de la honte. L’anxiété, la rupture sociale et la montée de la honte.

La honte envahit ceux qui éprouvent de l’anxiété, non seulement parce


qu’ils se sentent effrayés, fébriles et incapables de gérer des vies de plus
en plus exigeantes, mais aussi parce que leur anxiété se mêle à (et est
rendue insupportable par) la croyance que s’ils étaient plus intelligents,
plus forts ou meilleurs, ils seraient capables de faire face. L’anesthésie est
donc une manière d’arrondir les angles de l’instabilité et de
l’insuffisance.

Avec la rupture sociale, c’est une histoire similaire. Tout en ayant deux
cents amis sur Facebook, plus une brochette de collègues, de voisins et
d’amis dans la vraie vie, on peut se sentir seul et invisible. Parce que les
humains ont besoin de lien, la rupture crée de la souffrance. La rupture
peut constituer une part normale de la vie et des relations, mais couplée à
la honte de croire qu’on est exclu parce qu’on ne mérite pas de lien, elle
crée une souffrance qu’on veut anesthésier.

L’étape suivante est l’isolement, qui présente un danger réel. Jean


Baker Miller et Irene Stiver, théoriciennes de la culture et des relations au
Stone Center du Wellesley College, ont décrit avec éloquence la gravité
de l’isolement. Elles écrivent : « Nous pensons que le sentiment le plus
terrifiant et le plus destructeur qu’on puisse éprouver est l’isolement
psychologique. Ce n’est pas la même chose que d’être seul. C’est le
sentiment qu’on est exclu de toute possibilité de contact humain et qu’on
est impuissant à changer cet état de choses. Poussé à l’extrême,
l’isolement psychologique peut conduire à un sentiment d’inutilité et de
désespoir. Les gens feraient n’importe quoi pour échapper à ce mélange
d’isolement et d’impuissance. »

Dans cette définition, la phrase la plus importante pour comprendre la


honte est : « Les gens feraient n’importe quoi pour échapper à ce
mélange d’isolement et d’impuissance. » La honte mène souvent au
désespoir. Les conséquences du besoin désespéré d’échapper à
l’isolement et à la peur couvrent toute la gamme, de l’anesthésie aux
dépendances, en passant par la dépression, l’automutilation, les troubles
alimentaires, l’agressivité, la violence et le suicide.

Personnellement, le fait de comprendre comment la honte amplifie


l’anxiété et la rupture m’a permis de répondre aux questions que je me
posais depuis des années sur ma propre histoire d’anesthésie. Je n’ai pas
commencé à boire pour noyer mon chagrin : j’avais seulement besoin de
quelque chose pour m’occuper les mains. En fait, je suis persuadée que si
les smartphones et les chihuahuas des célébrités d’aujourd’hui avaient été
des accessoires à la mode durant mon adolescence, je n’aurais jamais
commencé à fumer et à boire. Je ne buvais et ne fumais que pour atténuer
mon sentiment de vulnérabilité, quand toutes les autres filles avaient été
invitées à danser. J’avais littéralement besoin de quelque chose à faire.

Il y a vingt-cinq ans, j’avais l’impression que mes seules options


étaient de siroter une bière, de remuer un martini ou de jouer avec une
cigarette. J’étais seule à ma table, sans rien ni personne pour me tenir
compagnie, en dehors de mes vices. Ma vulnérabilité me conduisait à
l’anxiété, qui me menait à la honte, qui me menait à la rupture, qui me
menait à son tour à la Bud Light. Pour nombre de gens, l’anesthésie des
émotions n’est qu’un effet secondaire agréable, bien que dangereux, d’un
comportement destiné à les fondre dans la masse, à fabriquer du lien et à
contrer leur anxiété.

J’ai cessé de boire et de fumer il y a seize ans. Dans The Gifts of


Imperfections, j’ai écrit :

Mon éducation ne m’a pas fourni les capacités et la formation


affective qui m’auraient permis d’affronter mon malaise. Avec le
temps, je suis donc devenue accro à « l’anesthésie ». Mais il
n’existe pas de programme en douze étapes pour cela. Une brève
expérience m’a fait comprendre que qualifier ainsi une
dépendance ne convient pas aux puristes des réunions
traditionnelles des AA.
Ce ne sont pas tant les dancings, les bières et les Marlboro Light
de ma jeunesse qui m’ont fait déraper, mais les gâteaux à la
banane, les chips, les e-mails, le travail, l’activité incessante, les
soucis, la planification, le perfectionnisme et tout ce qui pouvait
émousser des sentiments affreusement pénibles de vulnérabilité
alimentés par l’anxiété.

Examinons maintenant les stratégies de beaucoup oser contre


l’anesthésie.

BEAUCOUP OSER : SE FIXER DES LIMITES,


CHERCHER DE VRAIS RÉCONFORTS ET NOURRIR SON ESPRIT

Quand j’ai interrogé les participants Entiers sur l’anesthésie, ils m’ont
systématiquement parlé de trois choses :
1. Apprendre à ressentir effectivement leurs émotions.
2. Rester conscients de leurs comportements d’anesthésie (ils ont
aussi des difficultés).
3. Apprendre à affronter le malaise des émotions pénibles.
Tout cela était très logique, mais je voulais savoir exactement
comment on lutte contre l’anxiété et le détachement. Comme je m’y
attendais, la réponse à cette question recelait davantage que prévu. Ces
gens avaient développé la notion de « suffisance » à un tout autre niveau.
Oui, ils se fiaient à leur conscience et à leur aptitude à lutter, mais ils
s’étaient aussi fixé de sérieuses limites.

Quand j’ai posé des questions plus pointues sur les comportements
qu’ils adoptaient pour réduire l’anxiété, ils m’ont expliqué qu’ils font
attention à ce qu’ils peuvent faire ou ne pas faire, et ont appris à dire « Ça
suffit ». Ils se sont montrés très clairs sur ce qui était important pour eux
et sur ce qu’ils pouvaient laisser passer.

Dans sa formidable conférence TED de 2010 sur la révolution de


l’apprentissage, sir Ken Robinson a commencé à expliquer au public
qu’il divisait le monde en deux catégories de gens. Puis il s’est
interrompu et a dit avec beaucoup d’humour : « Jeremy Bentham, le
grand philosophe utilitariste, a pointé une fois cet argument en disant “Il
y a deux sortes de gens dans le monde, ceux qui divisent le monde en
deux catégories, et ceux qui ne le font pas.” » Il a fait une pause et a
souri. « Eh bien, moi je le fais. »
J’ai adoré ça, parce qu’en tant que chercheuse, je le fais aussi. Mais
avant de parler des groupes que j’ai identifiés, j’aimerais dire que cette
division n’est pas aussi nette qu’elle en a l’air et, en même temps, qu’elle
l’est presque. Jetons un coup d’œil là-dessus.
Tout le monde affronte l’anxiété. Oui, il y a différentes sortes
d’anxiété, et certainement différents degrés d’anxiété. Elle est parfois
ancrée en profondeur et nécessite une thérapie et un traitement. D’autres
fois, elle dépend de l’environnement : les gens sont écartelés et super
stressés. Ce qui m’a intéressée, c’est la manière dont on peut diviser les
participants en deux groupes : le groupe A a défini la réponse à l’anxiété
comme le fait de chercher des manières de l’apaiser, tandis que le
groupe B l’a clairement assimilée à la question de changer les
comportements qui mènent à l’anxiété. Les participants des deux groupes
ayant souvent pris pour exemple la prédominance de la technologie,
examinons comment ils affrontent différemment l’assaut quotidien d’e-
mails, de messages téléphoniques et de textos.

Groupe A : « Une fois les enfants couchés, je me fais un


café pour m’occuper de mes e-mails entre dix heures et
minuit. S’il y en a trop, je me lève à quatre heures du matin
et je m’y remets. Je n’aime pas aller au travail sans avoir
répondu à tous les e-mails de ma boîte. Je suis épuisée, mais
je les ai tous traités. »
Groupe B : « J’ai tout simplement arrêté d’envoyer des e-
mails inutiles, et j’ai demandé à mes amis et à mes collègues
de faire de même. J’ai aussi commencé à faire savoir qu’il
me fallait plusieurs jours pour répondre. Si c’est important,
les gens peuvent m’appeler. Pas m’envoyer un texto ou un e-
mail, m’appeler. Ou mieux encore, passer à mon bureau. »
Groupe A : « Je me sers des feux rouges, des queues au
supermarché et des trajets en ascenseurs pour ne pas me
laisser déborder par mes appels. Je dors même avec mon
téléphone, au cas où j’aurais un appel ou je penserais à
quelque chose au milieu de la nuit. Une fois, j’ai appelé mon
assistante à quatre heures du matin, parce que je m’étais
souvenu d’un point à ajouter à une proposition que nous
préparions. J’étais été surpris qu’elle réponde, mais elle m’a
rappelé que je lui avais dit de garder son portable sur sa table
de chevet. Je me reposerai et je soufflerai quand nous aurons
fini. Travailler dur et ne pas faire de cadeaux, c’est ma
devise. Et il est facile de ne pas faire de cadeaux, quand on
n’a pas dormi depuis un bout de temps. »
Groupe B : « Mon patron, mes amis et ma famille savent
que je ne prends aucun appel après neuf heures du soir et
avant neuf heures du matin. Si le téléphone sonne après ou
avant, je sais que c’est un faux numéro ou une urgence. Une
véritable urgence, pas un problème de boulot. »

Les participants ayant le plus de difficultés avec l’anesthésie, le


groupe A, expliquaient que, pour eux, réduire l’anxiété signifie chercher
une manière de l’émousser, pas de changer les pensées, les
comportements ou les émotions qui la produisent.

J’ai détesté chaque minute de cette partie de la recherche. J’ai toujours


cherché des manières d’affronter mon épuisement et mon anxiété. Je
voulais rendre « cette vie-là » plus facile, pas cesser de « vivre comme
ça ». Mes difficultés reflétaient celles des gens qui parlaient le plus
d’anesthésie. Le groupe B, plus restreint – c’est-à-dire les participants qui
traitaient l’anxiété à la racine en mettant leurs vies en cohérence avec
leurs valeurs et en se fixant des limites –, était inclus dans l’ensemble des
Entiers.
Quand nous avons interrogé ce groupe, ils n’ont pas hésité à faire le
lien entre le sentiment de leur propre valeur et le fait de se fixer des
limites pour atténuer l’anxiété. Il est nécessaire d’être certain de suffire
pour pouvoir dire « Ça suffit! » Pour les femmes, se fixer des limites est
difficile parce que les Gremlins de la honte s’interposent très vite : « Fais
gaffe quand tu dis non. Tu vas décevoir ces gens. Ne les laisse pas
tomber. Sois une bonne fille. Fais plaisir à tout le monde. » Pour les
hommes, les Gremlins murmurent :
« Sois un homme. Un homme véritable peut supporter ça, et même
davantage. Le petit garçon à sa maman est déjà fatigué? »

On sait que beaucoup oser signifie affronter sa vulnérabilité, ce qui ne


peut se produire quand la honte a le dessus. C’est tout aussi vrai pour
contrer la rupture alimentée par l’anxiété. Les deux formes de lien les
plus puissantes sont l’amour et l’intimité. Ce sont des besoins
irréductibles pour les hommes, les femmes et les enfants. En réalisant
mes interviews, j’ai compris qu’une seule chose sépare ceux qui ont un
profond sentiment d’amour et d’intimité et ceux qui semblent avoir des
difficultés avec, et c’est la croyance en leur propre valeur. C’est aussi
simple et compliqué que cela : pour éprouver pleinement l’amour et
l’intimité, on doit être persuadé de les mériter. Mais avant de parler
davantage de l’anesthésie et de la rupture, j’aimerais vous faire part de
deux autres définitions. Je vous ai communiqué la définition de l’amour.
Voici maintenant les définitions fournies par les données, du lien et de
l’appartenance.

Le lien : C’est l’énergie créée entre les gens quand ils se sentent
reconnus, entendus et appréciés, quand ils peuvent donner et recevoir
sans jugement.
L’appartenance : Il s’agit du désir inné de faire partie de quelque
chose de plus grand que soi. Ce désir est si primaire qu’on essaie souvent
de l’acquérir en se fondant dans la masse et en recherchant l’approbation,
deux attitudes qui, non seulement sont de creux substituts au sentiment
d’appartenance, mais y font aussi obstacle. Parce que la véritable
appartenance n’existe que quand on présente son être authentique au
monde, ce sentiment ne peut pas se passer de l’acceptation de soi-même.

Ces définitions sont cruciales pour comprendre comment se produit la


rupture et comment l’éviter. En fin de compte, vivre une vie affective
implique de se fixer des limites, de gaspiller moins de temps et d’énergie
à rivaliser avec des gens sans importance et de comprendre l’importance
de cultiver les liens familiaux et amicaux. Avant d’entreprendre cette
recherche, ma question était :
« Comment faire partir le plus vite possible ces sentiments de
rupture? » Aujourd’hui, c’est : « D’où viennent ces sentiments et que
sont-ils? » Invariablement, la réponse est que je ne suis pas assez proche
de Steve et des enfants, un état de choses dû au fait (faites votre choix) :
de ne pas dormir assez, de ne pas jouer assez, de trop travailler ou
d’essayer de fuir ma vulnérabilité. Ce qui a changé, c’est que je sais
aujourd’hui que je peux traiter ces causes.

NOURRIR ET PRENDRE SOIN DE SON ESPRIT

Une question demeure, cependant, que j’entends fréquemment. Les


gens demandent : « Quelle est la frontière entre le plaisir ou le réconfort
et l’anesthésie? » En guise de réponse, l’écrivain et enseignante de
développement personnel Jennifer Louden a baptisé les appareils de
l’anesthésie « réconforts fantômes ». Quand on est anxieux, isolé,
vulnérable, seul et impuissant, l’alcool, la nourriture, le travail et les
heures interminables sur Internet semblent réconforter alors qu’ils ne font
que brouiller la vie.

Dans son livre The Life Organizer, J. Louden a écrit : « Les réconforts
fantômes peuvent prendre n’importe quelle forme. Ce n’est pas ce qu’on
fait, mais le pourquoi de ce qu’on fait qui fait la différence. On peut
croquer un morceau de chocolat comme une sainte hostie – un vrai
réconfort – ou on peut se fourrer toute la tablette dans la bouche en une
tentative pour s’apaiser – un réconfort fantôme. On peut chatter sur un
site pendant une heure et demie et se sentir revitalisé et prêt à se remettre
au travail, ou bien on peut chatter pour éviter de parler de la colère qu’on
a ressentie envers son/sa partenaire, la veille au soir. »

J’ai découvert que ce que J. Louden souligne est exactement ce qui


émerge des données : « Ce n’est pas ce qu’on fait, mais le pourquoi de ce
qu’on fait qui fait la différence. » Il faut donc réfléchir à l’intention qui
préside à ces choix et, au besoin, en discuter avec sa famille, ses amis ou
un professionnel. Il n’existe pas de liste normative pour identifier les
réconforts fantômes et les comportements d’anesthésie destructrice. Il y
faut de l’auto-examen et de la réflexion. Je vous recommande aussi
d’écouter avec attention ceux qui vous disent qu’ils sont préoccupés par
votre comportement. Mais, au final, il s’agit de questions qui
transcendent ce qu’on sait et ce qu’on ressent : elles concernent l’esprit.
Mes choix sont-ils réconfortants et nourrissent-ils mon esprit, ou bien
sont-ils des sursis temporaires face à la vulnérabilité et aux émotions
pénibles qui finissent par me diminuer? Mes choix me mènent-ils vers
l’Entièreté ou me laissent-ils avec un sentiment de vide et
d’insatisfaction?

S’asseoir devant un bon repas est un plaisir nourrissant. Manger


debout devant le réfrigérateur devrait hisser le drapeau rouge. S’asseoir
pour regarder son émission favorite à la télé est un plaisir. Zapper de
chaîne en chaîne pendant une heure est anesthésiant.

On doit aussi prendre en compte le fait que les comportements


d’anesthésie font souffrir les gens autour de soi, y compris les inconnus.
Il y a quelques années, après avoir été témoin de la manière dont notre
mode de vie frénétique peut affecter autrui, j’ai écrit un édito sur les
portables et la rupture pour le Houston Chronicle. À méditer.

La semaine dernière, tout en essayant de profiter d’une


séance de manucure, j’ai regardé avec horreur deux femmes
parler au téléphone tout le temps qu’on leur faisait les
ongles. Elles hochaient la tête, haussaient les sourcils et
pointaient du doigt pour indiquer aux employées la longueur
de leurs ongles et leur choix de vernis.
Je n’arrivais pas à y croire.
Je me fais faire les ongles depuis dix ans par les mêmes
personnes. Je connais leur nom (leur nom vietnamien
véritable), le nom de leurs enfants et une grande partie de
leur histoire. Elles connaissent mon nom, celui de mes
enfants et une grande partie de mon histoire. Quand j’ai
finalement fait un commentaire sur ces portables, elles ont
toutes deux détourné les yeux. Enfin, ma manucure m’a dit
dans un murmure :
– Elles ne savent pas. La plupart d’entre elles ne réalisent
pas que nous sommes des personnes.
Sur le chemin du retour, je me suis arrêtée chez Barnes &
Noble pour acheter un magazine. La femme qui me précédait
dans la queue a acheté deux livres, s’est inscrite pour une
nouvelle « carte de lectrice » et a demandé un emballage-
cadeau pour l’un des livres, sans jamais lâcher son portable.
Pas une seule fois elle ne s’est adressée directement à la
jeune femme derrière le comptoir, ni ne l’a regardée dans les
yeux. Elle n’a pas fait mine de reconnaître la présence d’un
être humain face à elle.
Après avoir quitté Barnes & Noble, je suis passée par le
drive-in d’un fast-food pour commander un Dr Pepper Diet.
Juste au moment où je m’arrêtais devant la fenêtre, mon
portable s’est mis à sonner. Je n’en étais pas certaine, mais je
pensais que c’était l’école de Charlie qui m’appelait, alors
j’ai répondu. Ce n’était pas l’école, mais quelqu’un qui
voulait confirmer un rendez-vous. J’ai raccroché dès que
possible.
Dans le court moment qu’il m’avait fallu pour dire « Oui,
je serai là », la femme à la fenêtre et moi avions fini notre
transaction. Je me suis excusée auprès d’elle dès que j’ai
raccroché.
– Je suis désolée. Le téléphone s’est mis à sonner juste au
moment où je m’arrêtais, et j’ai cru que c’était l’école de
mon fils.
Cela a dû la surprendre car ses yeux se sont remplis de
larmes, et elle m’a dit :
– Merci. Merci beaucoup. Vous n’avez pas idée de
combien c’est humiliant, parfois. On ne nous voit même pas.
Je ne sais pas ce qu’elle ressentait, mais je sais ce qu’on
ressent à être un maillon invisible d’une industrie de service.
Ça craint. En tant qu’étudiante en licence puis en master, j’ai
travaillé comme serveuse et barmaid. J’officiais dans un très
joli restaurant, proche du campus, un repaire pour les
étudiants fortunés et leurs parents (qui leur rendaient visite
durant le week-end et les invitaient à dîner). Je n’avais pas
encore 30 ans et je priais pour finir ma licence avant cette
date.
Quand les clients étaient gentils et respectueux, tout allait
bien, mais un seul moment à jouer les « serveuses-objets »
suffisait à me déchirer. Malheureusement, je vois des
moments de cette sorte se produire tout le temps,
aujourd’hui.
Je vois des adultes qui ne regardent pas les serveurs
auxquels ils parlent. Je vois des parents qui laissent leurs
jeunes enfants prendre de haut des employés de magasin. Je
vois des gens s’énerver et crier sur des réceptionnistes, puis
traiter des patrons/médecins/ banquiers avec le dernier
respect.
Et je vois des préjugés de race, de classe sociale et de
position s’insinuer dans la relation la plus historiquement
dommageable qui soit : la relation serveur/servi.
Tout le monde aimerait savoir pourquoi les services sont
devenus si déplorables. Moi, j’aimerais savoir pourquoi le
comportement de la clientèle est devenu si déplorable.
Quand on traite les gens comme des objets, on les
déshumanise. On leur fait, et on se fait, quelque chose de
vraiment affreux. Martin Buber, un philosophe autrichien, a
écrit sur la différence entre la relation Je-Cela et la relation
Je-Tu. Une relation Je-Cela, c’est, en gros, les échanges
qu’on a avec des gens qu’on traite comme des objets, des
gens qui sont seulement là pour servir ou accomplir une
tâche. La relation Je-Tu, de son côté, est caractérisée par un
rapport humain et de l’empathie.
M. Buber a écrit : « Quand deux personnes communiquent
avec authenticité et humanité, l’électricité qui jaillit entre
elles, c’est Dieu. »
Après avoir passé une décennie à étudier l’intimité,
l’authenticité et la honte, je peux dire avec certitude que
nous avons profondément besoin de liens affectifs, physiques
et spirituels. Je ne parle pas d’engager une conversation
philosophique avec un homme d’entretien ou une femme qui
travaille au drive-in, mais je suggère de cesser de
déshumaniser les gens et de commencer à les regarder dans
les yeux quand on leur parle. Si on n’a pas l’énergie ou le
temps de faire ça, il vaut mieux rester chez soi.

La spiritualité est l’une des grandes composantes de l’Entièreté. Pas la


religiosité, mais la conviction profonde d’être inextricablement liés les
uns aux autres par une force qui nous dépasse, une force enracinée dans
l’amour et la compassion. Pour certains, c’est Dieu, pour d’autres, c’est
la nature, l’art, ou même le sentiment d’être humain. Je crois qu’assumer
sa propre valeur, c’est reconnaître qu’on est sacré. Accepter la
vulnérabilité et lutter contre l’anesthésie revient peut-être, en fin de
compte, à nourrir et prendre soin de son esprit.

LES ÉTAGÈRES LES MOINS UTILISÉES DE


L’ARSENAL

Jusqu’ici, nous avons entrouvert les portes de l’arsenal pour jeter un


peu de lumière sur les armes dont tout le monde se sert pour se protéger
de la vulnérabilité. La joie appréhensive, le perfectionnisme et
l’anesthésie sont apparus comme trois méthodes universelles de
protection, des catégories majeures de défense. Dans la dernière partie de
ce chapitre, j’aimerais explorer brièvement les étagères les moins
utilisées de l’arsenal, là où sont rangés les masques et autres sous-
catégories importantes. La plupart d’entre vous s’identifieront
probablement à l’un ou l’autre de ces mécanismes de protection, ou, au
moins, se verront partiellement reflétés sur ces surfaces polies et y
acquerront un peu de compréhension.

VIKING OU VICTIME

J’ai identifié ce morceau d’armure quand un nombre significatif de


participants ont annoncé qu’ils n’avaient que faire du concept de
vulnérabilité. Leur réaction à l’idée que la vulnérabilité puisse avoir de la
valeur allait du déni à l’hostilité, en passant par la défensive. Ces
interviews ont fait apparaître une perspective qui divise schématiquement
le monde en deux catégories de gens (euh, comme Ken Robinson et moi),
catégories que j’ai nommées les Vikings et les Victimes.

Contrairement à d’autres participants à qui la valeur de la vulnérabilité


posait seulement un problème intellectuel ou théorique, ces personnes
partageaient la croyance que tout le monde, sans exception, appartient à
deux groupes qui s’excluent mutuellement : ou bien vous êtes une
Victime, un pigeon, un perdant dont on profite sans cesse, incapable de
préserver ses intérêts, ou vous êtes un Viking, quelqu’un qui a conscience
en permanence du danger de devenir une victime et qui, par conséquent,
garde le contrôle, domine, exerce son pouvoir et ne montre jamais de
vulnérabilité.

En codant les données de ces interviews, je ne cessais de penser à un


chapitre de ma thèse, consacré au philosophe français Jacques Derrida et
à l’opposition binaire (le couplage de termes corrélés et opposés). Bien
que mes interlocuteurs n’aient pas tous utilisé les mêmes exemples, leur
langage, quand ils décrivaient leur vision du monde, révélait une forte
tendance à l’opposition binaire : gagnant ou perdant, survivre ou mourir,
tuer ou être tué, fort ou faible, chef ou suiveur, succès ou échec, écraser
ou être écrasé. Et au cas où ces exemples ne seraient pas assez clairs, j’ai
aussi noté la devise de cet avocat impitoyable et victorieux : « Le monde
est divisé en salauds et en perdants, c’est aussi simple que ça. »
L’origine de cette vision du monde « Viking ou Victime » n’était pas
tout à fait claire, mais la plupart l’attribuaient aux valeurs enseignées
dans leur enfance, aux épreuves auxquelles ils avaient survécu et à leur
formation professionnelle. La majorité des individus dotés de cette vision
du monde étaient des hommes, mais il y avait aussi des femmes. Il est
logique qu’il s’agisse d’une vision un peu sexuée, dans la mesure où
beaucoup d’hommes (y compris des hommes qui ne se fient pas
totalement à cette protection) racontent que c’est cette dynamique
gagnant-perdant qu’on leur a enseignée et qui les a modelés durant leur
enfance. Et n’oubliez pas que le fait de gagner, de dominer et d’avoir du
pouvoir sur les femmes fait partie de la liste des normes masculines
mentionnée au chapitre 3.

Outre leurs vécus et leurs expériences sociales, nombre de ces


personnes travaillaient dans des cultures qui renforcent la mentalité
« Viking ou Victime ». Des militaires hommes ou femmes, des anciens
combattants, des agents de police, des gardiens de prison, et des gens qui
travaillaient dans des domaines très compétitifs et performants, comme le
juridique, la technologie et la finance, nous ont dit la même chose. Ce
que j’ignore, c’est si ces personnes ont choisi ces carrières à cause d’un
système de croyance déjà existant, ou si ce sont leurs expériences
professionnelles qui ont forgé chez eux cette vision binaire de la vie.
Mon hypothèse est qu’un grand pourcentage d’entre elles relève du
premier cas, mais je ne possède pas assez de données pour faire plus que
spéculer. Nous travaillons actuellement là-dessus.

L’honnêteté avec laquelle les gens parlaient de leurs difficultés


personnelles (comportements à risques, divorces, ruptures, solitude,
addictions, colère, épuisement) a rendu ces interviews difficiles. Car
plutôt que de voir ces comportements et ces résultats négatifs comme la
conséquence de leur vision binaire du monde, ils les percevaient comme
la preuve de la dureté aléatoire de l’existence.

Quand j’examine les statistiques des professions « Viking ou Victime »


les plus intolérantes à la vulnérabilité, je vois se dessiner une dangereuse
tendance. Nulle part n’est-ce aussi évident que dans l’armée. Les
statistiques sur les suicides, la violence, les dépendances et les
comportements à risque liés au stress post-traumatique pointent toutes
dans le sens d’une réalité effrayante : pour les soldats qui ont servi en
Afghanistan et en Irak, rentrer à la maison est plus mortel que d’être en
service. Depuis l’invasion de l’Afghanistan à l’été 2009, l’armée
américaine a perdu 761 soldats au combat dans ce pays. Comparez ce
chiffre aux 817 soldats qui ont mis fin à leurs jours sur la même période.
Et ce chiffre ne prend pas en considération les morts liés à la violence,
aux comportements à risque et aux dépendances.
Craig Bryan, psychologue spécialiste du suicide de l’université du
Texas ayant récemment quitté l’Air Force, a déclaré au Time Magazine
que l’armée se trouve dans un cercle vicieux :
« On entraîne les soldats à utiliser la violence et l’agression contrôlées,
à refouler leurs réactions émotionnelles face à l’adversité, à supporter la
douleur physique et affective et à dépasser la peur des blessures et de la
mort. Ces qualités sont aussi associées à un risque accru de suicide. »
C. Bryan explique ensuite que l’armée ne peut atténuer l’intensité de ce
conditionnement « sans affecter négativement la capacité des militaires à
se battre ». Et il exprime de manière glaçante le danger, pour les
militaires, de voir le monde en termes de « Viking ou Victime », quand il
note : « En termes simples, c’est leur entraînement qui rend les militaires
davantage capables de se suicider. » La situation est peut-être extrême
dans l’armée, mais si on examine les statistiques de santé mentale et
physique de la police, on trouve la même chose.

C’est également vrai dans les entreprises et les associations : quand on


enseigne ou qu’on prêche un évangile « Viking ou Victime », on anéantit
la foi, l’innovation, la créativité et l’adaptation au changement.
Supprimez les armes, et vous trouverez des résultats similaires dans
toutes les grandes entreprises américaines. Les avocats – une profession
fortement entraînée à gagner ou à perdre – n’ont pas de meilleurs
chiffres. L’Association du barreau américain signale que les suicides
parmi les avocats sont quatre fois plus nombreux que dans la population
générale. Un article de l’American Bar Association Journal rapportait
que les spécialistes de la dépression et de la toxicomanie chez les avocats
attribuent ce taux de suicide au perfectionnisme et au besoin d’être
agressif et détaché de ses émotions. Cette mentalité peut également avoir
des retombées dans la famille. Quand on enseigne aux enfants à rejeter
une vulnérabilité jugée nuisible, on les pousse vers le danger et la
rupture.

L’armure « Viking ou Victime » ne perpétue pas seulement les


comportements de domination, de contrôle et de pouvoir chez ceux qui se
voient comme des Vikings, elle développe aussi une attitude de victime
chez ceux qui pensent constamment qu’ils sont menacés ou injustement
traités. Dans cette perspective, il n’existe que deux positions possibles :
le pouvoir ou l’impuissance. Durant les interviews, j’ai entendu de
nombreux participants se résigner à la position de Victime, tout
simplement parce qu’ils ne voulaient pas opter pour la seule alternative à
leurs yeux : celle de Viking. Limiter ses choix de vie à ces rôles extrêmes
laisse peu de place à l’espoir d’une transformation et d’un changement
positif. Je crois que c’est pourquoi, dans cette perspective, on trouve
souvent un sentiment de désespoir et la sensation d’être « enfermé ».

BEAUCOUP OSER : REDÉFINIR LE SUCCÈS,


RÉINTÉGRER LA VULNÉRABILITÉ ET RECHERCHER LE SOUTIEN

En examinant comment les participants sont passés du statut de Viking


ou de Victime à la vulnérabilité, on peut faire une nette distinction entre
ceux qui opéraient à partir de ces valeurs parce qu’on les leur avait
transmises ou parce qu’ils y tenaient, et ceux qui se fiaient à cette vision
des choses à la suite d’un traumatisme. Mais en fin de compte, pour les
deux groupes, la question qui récuse le mieux la logique de cette attitude
est : Comment définissez-vous le succès?
Il s’avère que dans le paradigme perdre-ou-gagner, réussir-ou-échouer,
ce ne sont pas les Vikings qui remportent la victoire, quelle que soit la
manière dont on mesure le succès. Gagner ou survivre équivaut sans
doute au succès dans une compétition, un combat ou un traumatisme,
mais une fois l’immédiateté du danger passée, le fait d’avoir survécu ne
suffit pas à vivre. Comme je l’ai déjà dit, l’amour et l’intimité sont des
besoins irréductibles des hommes, des femmes et des enfants, et ils sont
impossibles à éprouver sans vulnérabilité. Vivre sans lien, sans amour et
sans intimité n’est pas la victoire. Ce sont la peur et la rareté qui
alimentent l’approche « Viking ou Victime ». Réintégrer la vulnérabilité
demande donc en partie d’examiner les déclencheurs de la honte : qu’est-
ce qui alimente cette peur? Les hommes et les femmes passés de ce
paradigme à l’Entièreté parlaient tous de cultiver la confiance et le lien
des relations. Pour eux, il s’agissait d’un premier pas pour tenter une
approche moins combative du monde.

En ce qui concerne les militaires et la confiance, je ne plaide pas pour


une force armée plus douce. Je n’ignore pas les réalités qu’affrontent les
nations et les soldats qui les protègent. Ce que je défends, c’est une
société civile plus bienveillante, qui ait la volonté de soutenir, d’intégrer
et de tendre la main aux hommes et aux femmes qu’elle paie pour être
invulnérables à sa place. Sommes-nous prêts à nous rapprocher d’eux?

Le travail de Team Red, White and Blue (TeamRWB.org) est un bel


exemple de la manière dont le lien peut guérir et transformer. Les statuts
de cette association affirment que la meilleure manière d’améliorer la vie
des anciens soldats est de leur offrir une relation significative avec
quelqu’un de leur quartier ou de leur commune. Team RWB s’occupe
donc de mettre en relation des soldats blessés avec des bénévoles locaux.
Ils partagent des repas, se rendent aux rendez-vous médicaux du soldat,
assistent à des événements sportifs et s’engagent dans d’autres activités
sociales. Cette interaction permet aux anciens soldats de s’affirmer, de
bénéficier d’un soutien et de retrouver goût à la vie.

Mon intérêt pour ce projet ne vient pas seulement de ma recherche,


mais aussi de l’expérience extraordinaire que j’ai faite en travaillant avec
un groupe d’anciens combattants et de familles de militaires sur un projet
de résilience, dans l’un de mes cours de l’université de Houston. Cette
expérience bouleversante m’a fait comprendre tout le bien que le public
pouvait faire aux anciens soldats. Les opinions politiques et les positions
sur la guerre ne devraient pas empêcher d’approcher ceux-ci avec
vulnérabilité et compassion. J’aurai toujours de la gratitude pour ce que
j’ai appris de leur expérience en les interviewant. Nombreux sont les
gens qui, tout en se désolant des dommages causés par la guerre,
négligent l’occasion de s’occuper de qui se trouve juste devant eux. La
devise de Team RWB, C’est notre tour!, est un appel à l’action pour tous
ceux qui veulent soutenir les anciens soldats. J’y travaille aussi, et
j’invite tous ceux qui le souhaitent à trouver le moyen de se joindre à ce
travail. Osez beaucoup et posez des actes qui fassent savoir aux anciens
soldats et aux familles de militaires qu’ils ne sont pas seuls. Des actes
qui disent : « Votre combat est le mien, votre traumatisme est le mien,
votre guérison est la mienne. »

TRAUMATISME ET BEAUCOUP OSER

Il est difficile de comprendre pourquoi certaines personnes ayant vécu


des traumatismes (guerre, violences conjugales, agressions physiques ou
sexuelles ou traumatismes plus silencieux, mais tout aussi dévastateurs,
comme oppression, négligence, isolement, stress et peur extrême)
présentent une résilience formidable et mènent une vie pleine et Entière,
tandis que d’autres se sentent définis par leur traumatisme. Ceux-là
perpétuent parfois les violences dont ils ont souffert, sont aux prises avec
des dépendances ou se montrent incapables d’échapper au sentiment
d’être des victimes.

Après avoir étudié la honte pendant six ans, j’ai compris qu’une partie
de la réponse à cette question réside dans la résilience. Les gens les plus
résilients cultivent intentionnellement les quatre composantes dont j’ai
parlé aux chapitres précédents. Quant au reste de la réponse, elle me
semblait insaisissable jusqu’à ce que j’entame une nouvelle recherche sur
l’Entièreté et la vulnérabilité, fondée sur des interviews. Tout est alors
devenu logique. Quand on a été forcé, pour survivre, de considérer le
monde à travers le prisme « Viking ou Victime », il semble impossible, et
même mortellement dangereux, de laisser tomber cette vision. Comment
peut-on attendre des gens qu’ils renoncent à une façon d’appréhender le
monde qui les a sauvés physiquement, cognitivement ou affectivement?
Personne ne peut abandonner ses défenses sans un soutien important et le
développement de stratégies de remplacement. Laisser tomber le bouclier
« Viking ou Victime » demande souvent l’aide d’un professionnel, de
quelqu’un qui comprend le traumatisme. Les groupes de soutien sont
également très utiles.
Les participants anciennement traumatisés et vivant des vies Entières
parlaient avec passion du besoin de :
• Reconnaître le problème.
• Solliciter une aide et/ou un soutien professionnel.
• Analyser la honte et le secret qui l’accompagne.
• Faire de la réintégration de la vulnérabilité une pratique
quotidienne plutôt qu’un devoir.
Et si toutes les interviews des Entiers étaient saturées de l’importance
de la spiritualité, cette dimension était particulièrement précieuse aux
participants qui se considéraient non seulement comme des survivants de
traumatismes, mais comme des gens épanouis.

TOUT DIRE

Je distingue deux formes de partage à outrance dans notre culture.


J’appelle la première Le braquage du projecteur, et la seconde Le
cambriolage.
Comme nous l’avons vu dans le chapitre sur les mythes de la
vulnérabilité, tout dire n’a rien à voir avec la vulnérabilité. En fait, cela
résulte souvent en éloignement, en méfiance et en rupture.

BRAQUER LE PROJECTEUR

Pour comprendre cette attitude, il est nécessaire de constater que les


intentions à l’origine de ce genre de communication sont multiples. Elles
comprennent fréquemment un mélange d’apaisement de la douleur, de
test de la loyauté et de la tolérance d’une relation et/ou du démarrage
d’une nouvelle relation sur les chapeaux de roue (« Nous ne nous
connaissons que depuis quelques semaines, mais je vais lui dire ça et
nous serons bientôt les Meilleurs Amis du Monde »). Malheureusement,
tous ceux qui ont agi ainsi (et je m’inclus dans le lot) ont obtenu en
général une réaction contraire à ce qu’ils recherchaient : leurs
interlocuteurs se sont dérobés ou refermés, aggravant ainsi leur honte et
leur sentiment d’exclusion. On ne peut pas utiliser la vulnérabilité pour
se décharger de son malaise, pour éprouver la tolérance d’une relation
(« Je vais raconter ça et voir si il/elle reste »), ou pour la faire progresser
plus vite, cela ne marche tout simplement pas.

En général, quand on se rapproche pour livrer ses peurs, ses espoirs,


ses luttes et ses joies, on crée de petites étincelles de lien. Cette
vulnérabilité partagée projette de la lumière dans des recoins
normalement obscurs. La métaphore que j’utilise pour cela est celle de la
guirlande lumineuse (j’en garde une allumée toute l’année chez moi, en
guise de rappel).

Il y a quelque chose de magique dans l’idée de lumières qui scintillent


dans les endroits sombres. Ce sont de petites ampoules, et une seule
d’entre elles n’est pas très importante, mais une guirlande entière de
petites lumières est une vision ravissante. C’est leur connectivité qui les
rend belles. En ce qui concerne la vulnérabilité, la connectivité signifie
raconter son histoire à des gens qui ont gagné le droit de l’entendre, des
gens avec qui on a cultivé une relation qui peut en supporter le poids.
Existe-t-il de la confiance? Existe-t-il une empathie mutuelle? Existe-t-il
une communication réciproque? Peut-on demander ce dont on a besoin?
Voici les questions cruciales de la relation.
Quand on fait part de sa vulnérabilité, surtout de récits de honte, à
quelqu’un avec qui on n’est pas suffisamment lié, sa réaction affective (et
parfois physique) est de sursauter, comme si on venait de lui braquer un
projecteur dans les yeux. Au lieu de ressembler à une délicate guirlande
de petites lumières, cette vulnérabilité est aveuglante, dure,
insupportable. Du côté récepteur, on lève les mains et on se couvre le
visage (pas seulement les yeux) et on détourne le regard. Quand c’est
fini, on se sent démuni, confus et parfois même manipulé. Ce n’est pas
exactement la réaction empathique que celui/celle qui raconte l’histoire
espérait. Même ceux qui étudient et enseignent l’empathie ont du mal à
rester en contact quand quelqu’un se découvre à l’excès et dépasse les
limites du lien établi.

BEAUCOUP OSER : CLARIFIER SES INTENTIONS,


SE FIXER DES LIMITES ET CULTIVER SES LIENS

La beauté des lumières est due en grande partie à l’obscurité. Les


moments les plus puissants de la vie prennent place quand on relie
ensemble les petites étincelles de lumière créées par le courage, la
compassion et le lien, et qu’on les voit briller dans les ténèbres d’un
combat. Cette obscurité est perdue quand on braque la vulnérabilité
comme un projecteur dans l’œil de celui qui écoute, et qu’il ou elle se
referme. Ce renfermement sert alors à confirmer le fait qu’on ne sera
jamais réconforté, et qu’on est indigne de la relation, ou, dans le cas du
démarrage d’une relation sur les chapeaux de roue, qu’on n’obtiendra
jamais l’intimité qu’on désire si fort. On pense : « La vulnérabilité, ce
sont des salades. Ça n’en vaut pas la peine, et je n’en vaux pas la peine. »
Ce qu’on ne voit pas, c’est que se servir de la vulnérabilité n’est pas la
même chose que d’être vulnérable, c’est le contraire : c’est une armure.

Parfois, on n’est même pas conscient de se découvrir à l’excès pour se


protéger. On purge sa vulnérabilité ou ses récits de honte, poussé par le
désespoir d’être entendu. On déballe quelque chose qui fait terriblement
mal parce qu’on ne peut pas supporter une seconde de plus l’idée de le
garder pour soi. L’intention n’est peut-être pas de s’entourer d’une
armure ou de repousser les autres, mais c’est pourtant la conséquence de
ce comportement. Qu’on soit du côté déballage ou du côté écoute de
l’expérience, la compassion pour soi-même est cruciale. Il faut se donner
un répit quand on se découvre trop et trop tôt, et il faut pratiquer la
gentillesse envers soi-même quand on se sent incapable de faire face à
quelqu’un qui braque le projecteur. Le jugement exacerbe la rupture.

En entendant cela, les gens me demandent parfois comment, dans mon


travail, je choisis ce que je dis et la manière dont je le dis. Je parle
beaucoup de moi, après tout, et je n’ai certainement pas cultivé une
relation de confiance avec tous mes lecteurs ou tous les membres des
publics auxquels je m’adresse. C’est une question importante, et la
réponse est que je ne raconte pas d’histoires que je n’aie d’abord
analysées avec les gens que j’aime. J’ai mes propres limites quant à ce
que je partage ou ne partage pas, et je reste consciente de mes intentions.

Donc je ne communique que des histoires qui me donnent l’impression


d’être en terrain sûr. Je ne parle pas de ce que je définis comme des
histoires « intimes », ni de blessures récentes. Je l’ai fait une ou deux fois
dans ma carrière, et c’était absolument horrible. Il n’y a rien de pire que
de fixer un public d’un millier de personnes qui ont toutes l’air d’avoir un
projecteur braqué dans les yeux.

Ensuite, je suis une règle apprise durant ma formation en travail social.


Parler de soi pour enseigner ou faire avancer un processus peut être sain
et efficace, mais révéler des informations sur soi afin d’analyser ses
propres réactions est déplacé et sans éthique. Enfin, je ne parle que quand
cela ne correspond pas à un besoin insatisfait. Je crois fermement que se
montrer vulnérable en public n’est une bonne idée que si la guérison est
liée au fait même de partager, et non à l’attente d’une réaction
particulière.

Quand j’ai interrogé des gens qui parlaient de leur histoire sur des
blogs, dans des livres et en public, il s’est avéré qu’ils avaient une
approche et des intentions très similaires. Je ne voudrais pas que la peur
du projecteur empêche quiconque de parler de ses difficultés, mais être
conscient du quoi, du pourquoi et du comment de ce qu’on révèle est très
important quand on a affaire à un public nombreux. Nous sommes tous
reconnaissants aux gens qui écrivent et qui parlent d’une manière qui
rappelle que nous ne sommes pas tous seuls.

Si vous reconnaissez ce bouclier, cette liste peut vous aider :


Pourquoi est-ce que je raconte ceci?
Quel résultat est-ce que j’en espère? Quelles émotions est-ce que
j’éprouve?
Mes intentions sont-elles cohérentes avec mes valeurs?
Y a-t-il une réaction, ou un manque de réaction, qui me ferait
mal?
Ces révélations sur moi sont-elles au service du lien?
Est-ce que je demande authentiquement à mes proches ce dont
j’ai besoin?

LE CAMBRIOLAGE

Si le projecteur fait mauvais usage de la vulnérabilité, la deuxième


forme de partage à outrance a à voir avec la manipulation. Dans un
cambriolage, le voleur fracasse une porte ou une vitrine pour s’emparer
de tout ce qu’il peut; c’est désordonné, désespéré, non planifié. Le
cambriolage en tant qu’armure revient à fracasser les limites des gens
avec des informations intimes, puis à s’emparer de toute l’attention et
l’énergie disponibles. On voit très souvent cela dans la culture de la
célébrité, où fleurit le sensationnalisme.

Malheureusement, des enseignants et des directeurs d’école m’ont


déclaré également avoir été témoins de ce comportement chez des élèves
de cours élémentaire. Contrairement à la méthode du projecteur qui, au
moins, prend sa source dans le besoin de confirmer sa propre valeur, cette
prétendue révélation de vulnérabilité sonne beaucoup moins vraie. Je n’ai
pas interrogé assez de gens ayant adopté ce comportement pour
comprendre tout à fait leurs motivations, mais ce qui émerge jusque-là est
la recherche d’attention. Bien sûr, la question de la valeur peut étayer la
recherche d’attention, mais dans notre monde de réseaux sociaux, il est
de plus en plus difficile de distinguer ce qui constitue une véritable
tentative de communication de ce qui relève du jeu d’acteur. La seule
chose que je sais effectivement, c’est qu’il ne s’agit pas de vulnérabilité.

BEAUCOUP OSER : QUESTIONNER LES INTENTIONS

Cette mise à nu de soi-même est en effet à sens unique, et ceux qui s’y
adonnent recherchent bien plus un public qu’une relation intime. En
admettant qu’on pratique le cambriolage, les questions à se poser pour se
confronter à la réalité sont les mêmes que pour le projecteur. Il est
important de se demander : « Quel est le besoin qui engendre ce
comportement? Est-ce que j’essaie de toucher, de blesser ou d’entrer en
contact avec quelqu’un en particulier? Est-ce la bonne manière de
faire? »

ZIGZAGUER

Je n’aime pas particulièrement l’humour tarte à la crème et les


comédies loufoques. Je préfère de loin une bonne comédie romantique ou
un de ces films psychologiques terriblement lents. Il peut donc paraître
bizarre que je me serve de la scène suivante comme métaphore de ce
mécanisme de protection particulier. Mais, honnêtement, chaque fois que
je regarde le film dont elle est extraite, je ris à en avoir mal aux
mâchoires. Le simple fait d’y penser me donne envie de rire.

Il s’agit d’une comédie de 1979, Ne tirez pas sur le dentiste, dans


laquelle jouent Peter Falk et Alan Arkin. À la veille du mariage de leurs
enfants respectifs, le dentiste Sheldon Kornpett, le père de la mariée (joué
par Alan Arkin), rencontre Vince Ricardo, le père du marié (joué par
Peter Falk). Le personnage d’A. Arkin est un dentiste anxieux, organisé
et guindé, tandis que celui de P. Falk est un agent de la CIA douteux, qui
ne craint ni les courses-poursuites en voiture ni les fusillades. Comme
vous l’avez sans doute deviné, l’aimable mais intrépide agent entraîne le
dentiste sans méfiance dans de vastes mésaventures.

Le film est bébête, mais Peter Falk est brillant dans son rôle d’agent de
choc et Alan Arkin parfait dans son personnage coincé et conventionnel.
Ma scène préférée est donc celle où P. Falk conseille à un A. Arkin
terrifié de zigzaguer pour éviter une pluie de balles, alors qu’ils sont tous
deux à découvert dans un couloir d’aéroport. Il lui hurle : « Zigzague,
Shel! Zigzague! » Le dentiste parvient miraculeusement à se mettre à
l’abri, mais se rappelant soudain qu’il n’a pas zigzagué, il repart au feu
pour exécuter l’ordre de P. Falk. J’adore cette scène, qui ne dure pas plus
de deux minutes, et je l’ai postée sur mon site web. Allez au bas de la
page et vous la trouverez (http://www.brenebrown.com/videos).

Je ne sais pas pourquoi, mais chaque fois que je la vois, je ris aux
éclats. C’est peut-être l’image d’un Peter Falk aux yeux fous, qui court
en criant « Zigzague! », ou bien c’est parce que je l’ai regardé avec mes
parents. Encore aujourd’hui, quand une conversation devient tendue dans
la famille, l’un de nous fait d’un ton détaché « Zigzague! » et nous
éclatons tous de rire.

« Zigzaguer » illustre parfaitement la manière dont on gaspille une


énergie énorme à tenter d’éviter la vulnérabilité, alors qu’il en coûterait
bien moins de l’affronter. Cette image exprime aussi la futilité qu’il y a à
essayer d’esquiver quelque chose d’aussi vaste et dévorant.
« Zigzaguer » équivaut à tenter de se dégager d’une situation, d’en
prendre le contrôle, de prétendre qu’elle n’existe pas, ou même de faire
semblant de ne pas lui accorder d’importance. On s’en sert pour éviter le
conflit, l’embarras, la confrontation, la honte et la peine potentielle, et/ou
la critique (infligée par soi ou par les autres). Les zigzags représentent la
dissimulation, les faux-semblants, l’évitement, la procrastination, la
rationalisation, les reproches et les mensonges.

J’ai tendance à zigzaguer quand je me sens vulnérable. Mettons que je


doive passer un appel difficile, j’essaie d’en écrire le scénario, je me
persuade que je dois attendre, je prépare un brouillon d’e-mail en me
disant qu’il vaut mieux écrire, et je pense à un million d’autres choses à
faire. Émotionnellement, je m’agite dans tous les sens, jusqu’à en être
épuisée.

BEAUCOUP OSER : PRÊTER ATTENTION ET PROGRESSER

Quand je me surprends à tenter d’échapper à la vulnérabilité en


zigzaguant, entendre la voix de Peter Falk hurler dans ma tête
« Zigzague, Shel! » m’aide toujours. Cela me fait rire et me force à
reprendre mon souffle. La respiration et l’humour sont d’excellentes
manières de confronter son comportement à la réalité et d’embrasser la
vulnérabilité.

Zigzaguer est épuisant, et s’agiter dans tous les sens n’est pas une
bonne manière de vivre. En tentant d’identifier des occasions où les
zigzags peuvent se révéler utiles, je me suis souvenue du conseil reçu
d’un vieil homme, dans les marais de Louisiane. Mes parents nous
avaient emmenés, mon frère et moi, pêcher dans les terres marécageuses
appartenant à la société pour laquelle mon père travaillait, à la Nouvelle-
Orléans. L’homme qui nous avait fait entrer sur cette propriété nous avait
dit : « Si un alligator s’en prend à vous, courez en zigzags, y sont rapides,
mais y sont pas doués pour tourner. »

Un alligator a effectivement surgi de l’eau et avalé l’extrémité de la


canne à pêche de ma mère, mais nous n’avons pas été poursuivis. Et cette
histoire s’est révélée n’être qu’un mythe. Selon les spécialistes du zoo de
San Diego, on peut facilement distancer un alligator, en zigzags ou non.
Ces animaux ne peuvent pas se déplacer à plus de quinze kilomètres à
l’heure et, en outre, ils ne peuvent courir longtemps. Ils fondent sur leurs
proies en une attaque surprise, mais ne les poursuivent pas. Dans ce sens,
ils ressemblent beaucoup aux Gremlins qui vivent dans les marais de la
honte et nous empêchent d’être vulnérables. C’est pourquoi il est inutile
de zigzaguer, il suffit de prêter attention et de progresser.

CYNISME, CRITIQUE, COOL ET CRUAUTÉ

Si vous décidez de descendre dans l’arène et de beaucoup oser, vous


allez prendre des coups. Peu importe que cette arène soit la politique ou
une association de parents d’élèves, que votre audace concerne un article
pour le journal de l’école, une promotion ou la vente de vos poteries sur
Etsy, avant la fin, vous ferez les frais du cynisme et de la critique. Il
pourrait même y avoir un peu de bonne vieille méchanceté. Pourquoi?
Parce que le cynisme, la critique, le cool et la cruauté sont encore plus
efficaces qu’une armure. Ce sont des armes qui non seulement repoussent
la vulnérabilité, mais infligent également des blessures aux gens
vulnérables, ceux-là même qui nous embarrassent.
Pour les gens avec qui « la vulnérabilité fait deux », rien n’est plus
menaçant que de beaucoup oser. Rien ne les incite davantage à agresser
et à faire honte. Les audaces d’autrui leur procurent un miroir
inconfortable, qui reflète leur peur de créer et de se découvrir tels qu’ils
sont. C’est pourquoi ils sortent leurs griffes. Quand la cruauté est à
l’œuvre, il y a fort à parier qu’elle a été réveillée par le spectacle de la
vulnérabilité.

En parlant de critique, je ne fais pas allusion à un feedback constructif


ou à un débat sur la valeur d’un apport. Je parle de rabaissement,
d’attaque personnelle et d’affirmations inexactes sur les motivations et
les intentions d’autrui.
Quand je parle de cynisme, il ne s’agit pas de sain questionnement et
de scepticisme. Je fais allusion au cynisme instinctif qui produit des
réactions sans cervelle comme « Qu’est-ce que c’est bête! » ou « Quelle
idée débile! ». Le cool est l’une des formes les plus envahissantes du
cynisme. D’accord! Complètement nul! Quel loser! On s’en fout! Dans
certains milieux, l’enthousiasme et l’engagement sont presque devenus
des signes de naïveté. Être trop excité ou trop investi vous rend nul. Un
mot que Steve et moi avons banni de la maison, avec loser et débile.

Dans l’introduction de ce chapitre, j’ai parlé de l’adolescence comme


du départ de la course à l’armement. Le cynisme et l’attitude cool sont
des monnaies souveraines à l’école primaire et au collège. Tous les élèves
de l’école de ma fille, sans exception, portent un sweater à capuche
(même quand il fait 35 degrés dehors). Non seulement ils s’y sentent
protégés de la vulnérabilité, car c’est le dernier cri de l’accessoire cool,
mais je suis sûre qu’ils s’y croient invisibles. Pour eux, c’est une manière
de se dissimuler, de littéralement disparaître. Les capuches remontées et
les mains fourrées dans les poches, ils respirent la démotivation. Trop
cool pour en avoir quelque chose à faire.

Les adultes se protègent aussi de la vulnérabilité avec des attitudes


cool. Ils ne veulent pas être vus en train de rire trop fort, de s’emballer
inutilement ou d’être trop avides. Ils ne portent pas de capuches, mais ils
se servent de leurs études, de leurs origines et de leurs fonctions pour
empoigner les boucliers de la critique, du cynisme, du cool et de la
cruauté : Je vous envoie promener à cause de ce que je suis et de ce que
je fais dans la vie. Et ne vous y trompez pas, la manière d’empoigner le
bouclier peut tout aussi bien procéder du non-conformisme et du rejet des
valeurs traditionnelles : Je ne vous prends pas au sérieux parce que vous
vous êtes trahi et que vous avez passé votre vie dans un bureau minuscule
ou Je suis plus compétent et intéressant parce que j’ai évité le piège des
études et de l’emploi conventionnels.

BEAUCOUP OSER : MARCHER SUR LA CORDE RAIDE,


PRATIQUER LA RÉSILIENCE ET SE CONFRONTER À LA RÉALITÉ

Une année durant, j’ai interrogé des artistes, des écrivains, des
inventeurs, des chefs d’entreprise, des membres du clergé et des maires
sur la façon dont ils restent ouverts aux critiques constructives tout en
repoussant les attaques inspirées par la méchanceté. En gros, je voulais
savoir comment ils gardent le courage de continuer à descendre dans
l’arène. Je confesse que j’étais motivée par mes propres efforts pour
apprendre à oser.

Quand on cesse de s’intéresser à ce que pensent les gens, on perd


la capacité à se relier à eux. Quand on ne s’intéresse qu’à ce que
pensent les gens, on perd l’envie d’être vulnérable. Si on rejette les
critiques, on perd un feedback important, mais si on se soumet à la
haine, on se fait écraser. C’est une corde raide et on y marche avec la
résilience pour balancier. Quant au filet de sécurité, il est constitué
des quelques personnes qui peuvent vous aider à confronter la
critique et le cynisme à la réalité.

Je suis très visuelle. C’est pourquoi j’ai accroché une photo de


funambule au-dessus de mon bureau, pour me rappeler que s’efforcer de
rester ouvert dans certaines limites en vaut la peine. J’ai même utilisé un
marqueur indélébile pour inscrire au-dessus du balancier : « La valeur est
un droit naturel. » C’est à la fois un appel à pratiquer la résilience et le
fondement de mes croyances spirituelles. Pour les moments où je suis
plus ronchon que d’habitude, j’ai aussi collé un Post-it en dessous : « La
cruauté est facile et c’est de la crotte. » C’est aussi le fondement de mes
croyances spirituelles.

Les participants à la recherche qui avouaient s’être servis de critique et


de cynisme par le passé avaient de puissants avis à partager quant à leur
transition vers l’Entièreté. Nombre d’entre eux disaient avoir été élevés
par des parents qui avaient adopté ce comportement et ne pas avoir eu
conscience de les imiter jusqu’à ce qu’ils commencent à examiner leur
peur d’être vulnérables, d’emprunter de nouvelles voies et de s’engager.
Ces gens n’étaient pas des égocentriques qui prenaient plaisir à rabaisser
les autres. En fait, ils étaient souvent bien plus durs avec eux-mêmes
qu’avec les autres. Leur méchanceté n’était donc pas seulement dirigée
vers l’extérieur, même s’ils admettaient s’en être souvent servie pour
atténuer leurs doutes sur eux-mêmes.

La première phrase du discours Beaucoup oser de Theodore Roosevelt


en dit long : « Ce n’est pas le critique qui compte. » Pour les hommes et
les femmes qui se décrivaient comme étant critiques, « ne pas compter »
avait beaucoup de sens. Ils luttaient souvent contre le sentiment d’être
invisibles et exclus de leur propre vie. Critiquer était pour eux une
manière de se faire entendre. Quand je leur ai demandé comment ils
étaient passés de la critique blessante à la critique constructive et du
cynisme à la contribution, ils ont décrit un processus qui reflète la
résilience : comprendre ce qui motivait leurs attaques, examiner le
rapport de ces dernières avec leur sentiment de valeur propre, en parler
aux gens auxquels ils faisaient confiance et exprimer leurs besoins.
Nombre d’entre eux ont dû creuser en profondeur pour saisir la question
de l’attitude cool. Comment le fait d’être perçu comme cool était-il
devenu un moteur, et quel était le prix à payer pour prétendre que rien n’a
d’importance?

La peur d’être vulnérable peut déchaîner la cruauté, le cynisme et la


critique chez tout le monde. Prendre la responsabilité de ce qu’on dit ou
écrit est une manière de confronter ses propres intentions. Osez beaucoup
et signez de votre vrai nom les commentaires que vous publiez en ligne.
Si cela vous gêne d’en prendre la responsabilité, alors n’écrivez rien. Si
vous gérez des sites autorisant les commentaires, osez beaucoup et faites
en sorte que les utilisateurs s’inscrivent sous leur vrai nom.
Responsabilisez la communauté afin qu’elle assure un environnement
respectueux.

Outre le fait de marcher sur la corde raide, de pratiquer la résilience et


de cultiver un entourage-filet-de-sécurité qui me soutient quand je me
sens agressée ou blessée, j’ai développé deux stratégies supplémentaires.
La première est simple : je n’accepte et ne prête attention qu’aux retours
des gens qui sont aussi dans l’arène. Si on vous donne aussi des coups de
pied de temps en temps, et si vous vous demandez comment rester ouvert
au feedback sans vous laisser cribler d’insultes, je suis plus susceptible
de prêter attention à vos idées sur mon travail. Si, d’un autre côté, vous
n’apportez rien d’utile et que vous ne luttez pas contre vos propres
Gremlins, vos commentaires ne m’intéressent pas.

La deuxième stratégie est tout aussi simple. J’ai un bout de papier dans
mon portefeuille, sur lequel sont écrits les noms des gens dont l’opinion
compte pour moi. Pour être sur cette liste, vous devez m’aimer à la fois
pour mes forces et mes faiblesses. Vous devez savoir que j’essaie d’être
Entière mais que je jure trop souvent, que j’envoie les gens balader au
volant, et que j’ai aussi bien Lawrence Welk que Metallica sur mon iPod.
Vous devez savoir et respecter le fait que je ne suis pas du tout cool. Il
existe une réplique formidable dans le film Presque célèbre : « La seule
vraie monnaie dans ce monde en faillite, c’est ce que vous partagez avec
les autres quand vous n’êtes pas du tout cool. »
Pour être sur ma liste, vous devez être ce que j’appelle un(e)
« ami(e) éprouvé(e) » : la relation entre nous a été tellement tiraillée
qu’elle est devenue une part de nous-mêmes, une seconde peau, et qu’elle
possède même quelques cicatrices. Nous ne sommes pas du tout cool l’un
avec l’autre. Je ne pense pas que quiconque possède plus d’un ou deux
amis de ce genre. Il est important de ne pas négliger ces amis éprouvés
pour gagner l’approbation d’inconnus qui se révèlent malveillants,
méchants ou trop cool. Je ne connais pas de meilleur rappel pour ceci,
que les paroles immortelles de mon ami Scott Stratten, auteur de
UnMarketing :
« N’essayez pas de contrer vos détracteurs; vous ne murmurez pas à
l’oreille des ânes. »
CHAPITRE 5
ATTENTION À LA MARCHE :
CULTIVER LE CHANGEMENT ET FRANCHIR
L’ABÎME DE L’INDIFFÉRENCE
Faire attention à la marche est une stratégie courageuse. Il
s’agit de prêter attention à l’écart entre le lieu où on se tient
et celui où on veut aller. Plus important encore, il s’agit de
mettre en pratique les valeurs qu’on tient pour essentielles.
Faire attention à la marche requiert à la fois d’embrasser la
vulnérabilité et de cultiver la résilience : d’agir en tant que
dirigeant, parent ou enseignant de manière neuve et
inconfortable. Il est inutile d’être parfait, il faut seulement
s’engager et mettre ses actions en cohérence avec ses valeurs.
Les panneaux « Mind the Gap » (Attention à la marche) sont apparus
pour la première fois en 1969 dans le métro londonien, pour attirer
l’attention des voyageurs sur l’espace entre le quai de la station et la
porte du wagon. C’est devenu depuis le nom d’un groupe et le titre d’un
film. Cet avertissement a été reproduit sur toutes sortes d’objets, depuis
les tee-shirts jusqu’aux paillassons. Chez nous, nous avons une petite
carte encadrée, qui nous rappelle de faire attention à la marche, l’écart
entre l’endroit où nous nous tenons et celui où nous voulons aller.
Laissez-moi vous expliquer.

STRATÉGIE VERSUS CULTURE

Dans le monde des affaires, il existe un débat permanent sur le rapport


entre la stratégie et la culture et leurs importances relatives. Juste pour
définir ces termes, la stratégie est un « plan d’action », soit une réponse
détaillée à la question : « Que voulons-nous accomplir et comment
allons-nous nous y prendre? » Tous les groupes, familles, équipes
sportives, enseignants en maternelle, ont des plans d’action. Nous
réfléchissons tous aux objectifs que nous voulons atteindre et aux étapes
nécessaires pour y parvenir.
La culture, d’un autre côté, concerne moins ce qu’on veut accomplir
que ce qu’on est. Parmi les nombreuses définitions de la culture (y
compris celles qui pesaient de tout leur poids dans mes manuels de
sociologie), celle qui a le plus de résonance pour moi est la plus simple.
Comme Terrence Deal et Allan Kennedy, des pionniers en
développement d’entreprises, l’ont expliqué :
« La culture est la manière dont on fait les choses par ici. » J’aime
cette définition car elle reste vraie dans tous les contextes, qu’il s’agisse
de la culture globale de la rareté que j’ai décrite au premier chapitre, de la
culture spécifique des entreprises ou des cultures qui caractérisent les
familles.

Sous une forme ou une autre, la question de savoir si c’est la culture ou


la stratégie qui a le plus d’importance ressurgit toujours dans les
discussions que j’ai avec les dirigeants d’entreprise. L’un des camps
souscrit à la célèbre citation de Peter Drucker, un leader d’opinion : « La
culture ne fait qu’une bouchée de la stratégie. » L’autre prétend
qu’opposer l’une à l’autre crée une fausse dichotomie et qu’on a besoin
des deux. Je n’ai jamais entendu d’argument irréfutable sur le fait que la
stratégie soit plus importante que la culture. Je pense que tout le monde
est d’accord pour dire qu’en théorie « ce que nous sommes » est au
moins aussi important que « ce que nous voulons accomplir ».

Bien que certains se plaignent de la complexité et de l’inutilité de ce


débat, je pense personnellement que c’est une discussion vitale pour les
entreprises. Et je pense aussi qu’examiner cette question peut transformer
les familles, les écoles et les collectivités.
« La manière dont on fait les choses par ici », la culture, est complexe.
Selon mon expérience, on peut déduire un grand nombre de choses sur la
culture et les valeurs d’un groupe, d’une famille ou d’une entreprise en
posant ces dix questions :
1. Quels sont les comportements récompensés? Et quels sont
ceux qui sont punis?
2. Où et comment les gens dépensent-ils leurs ressources (temps,
argent, énergie)?
3. Quelles sont les règles et les attentes qui sont obéies,
encouragées ou ignorées?
4. Les gens se sentent-ils autorisés à exprimer leurs sentiments et
leurs besoins?
5. Quelles sont les valeurs intouchables? Qui est le plus
susceptible de les transgresser? Qui les rétablit?
6. Quelles sont les histoires qui sont devenues des légendes et
quelles valeurs véhiculent-elles?
7. Qu’arrive-t-il quand quelqu’un échoue, déçoit ou commet une
erreur?
8. Comment la vulnérabilité (l’incertitude, le risque et l’ouverture
affective) est-elle perçue?
9. La honte et les reproches sont-ils courants, et comment se
manifestent-ils?
10. Quelle est la tolérance collective au malaise? L’inconfort
d’apprendre, d’emprunter de nouvelles voies, de fournir et
recevoir du feedback est-il normalisé, ou attache-t-on un grand
prix au confort (et à quoi ressemble-t-il)?
Dans les paragraphes suivants, je parlerai de la manière dont ces
choses influencent la vie et de ce que je recherche en particulier, mais je
voudrais tout d’abord examiner où conduit cette série de questions.

Étant quelqu’un qui étudie la culture comme un tout, je pense que le


pouvoir de ces questions réside dans leur capacité à éclairer les zones
d’ombre de la vie : rupture, démotivation, combat pour démontrer sa
valeur. Non seulement elles favorisent la compréhension de la culture,
mais elles font aussi émerger les divergences entre « ce qu’on dit » et
« ce qu’on fait », ou entre les valeurs proclamées et les valeurs mises en
pratique. Charles Kiley, un de mes amis, se sert de l’expression « valeurs
aspirées » pour décrire la liste mouvante des valeurs fondées sur les
meilleures intentions, celles qu’on affiche sur les murs des bureaux, dans
les sermons parentaux et les objectifs des entreprises. Si on veut isoler les
problèmes et développer des stratégies de transformation, il faut défendre
les valeurs auxquelles on aspire contre ce que j’appellerai les valeurs
pratiques : la manière dont on se comporte, on sent et on pense. Joint-on
le geste à la parole? La réponse à cela peut se révéler très gênante.

L’ABÎME DE L’INDIFFÉRENCE

Voici ma théorie : l’indifférence gît sous la majorité des problèmes que


je constate dans les familles, les écoles, les collectivités et les entreprises.
Elle prend des formes diverses, y compris celles que nous avons
discutées au chapitre « Arsenal ». On se réfugie dans l’indifférence pour
se protéger de la vulnérabilité, de la honte et du sentiment d’être perdu ou
inutile. On devient indifférent quand on sent que les gens qui dirigent (les
patrons, les enseignants, les proviseurs, le clergé, les parents ou les
politiciens) ne se montrent pas à la hauteur du contrat social.

La politique est un excellent et douloureux exemple de rupture du


contrat social. Les politiciens de tous bords forgent des lois qu’ils ne
sentent pas tenus de suivre. Ils adoptent des comportements pour lesquels
la plupart des gens se feraient arrêter, licencier ou divorceraient. Ils
proclament des valeurs dont ils ne témoignent que rarement dans leurs
conduites. Et le simple fait de les observer en train de s’infliger critiques
et reproches est dégoûtant. Comme ils ne remplissent pas leur part du
contrat social, les statistiques de participation aux votes dégringolent. Les
gens deviennent indifférents.

La religion est un autre exemple de rupture du contrat social, due avant


tout au fait que les membres du clergé ne respectent pas les valeurs qu’ils
prêchent. Dans un monde incertain, on a désespérément besoin d’absolu.
C’est une réaction humaine à la peur. Quand les dirigeants religieux
profitent du besoin de certitudes pour supprimer la vulnérabilité et
transformer la foi en une série de commandements, plutôt que
d’enseigner (et de démontrer par l’exemple) comment lutter avec
l’inconnu et embrasser le mystère, c’est tout le concept de la foi qui est
en faillite. La foi moins la vulnérabilité égale la politique, ou pire,
l’extrémisme. Le lien et l’engagement spirituel ne se construisent pas sur
l’obéissance, mais sur l’amour, l’appartenance et la vulnérabilité.
Alors, voici ma question : Ce n’est pas intentionnellement qu’on crée
des cultures familiales, scolaires et collectives qui alimentent
l’indifférence, la démotivation et la rupture, alors comment cela se
produit-il? Où est la marche?

La marche est là : On ne peut donner aux gens que ce qu’on a. Ce


qu’on est importe bien plus que ce qu’on sait ou ce qu’on veut être.
L’écart entre les valeurs mises en pratique (ce qu’on fait, qu’on pense
et qu’on sent) et les valeurs auxquelles on aspire (ce qu’on veut faire,
penser et ressentir) est la marche, ou ce que j’appelle « l’abîme de
l’indifférence ». C’est là qu’on perd ses employés, ses clients, ses
étudiants, ses enseignants et même ses enfants. On peut faire des bonds
énormes pour franchir les écarts de plus en plus larges entre les valeurs
rencontrées à la maison, au travail et à l’école mais, à un moment donné,
l’abîme s’élargit à un point critique et on perd la partie. C’est pourquoi
les cultures déshumanisées engendrent les plus hauts degrés de
démotivation : elles créent des écarts de valeurs que les humains
ordinaires ne peuvent espérer franchir.

Jetons un coup d’œil à des problèmes ordinaires rencontrés dans le


contexte familial. Je me sers de ces exemples, car tout le monde a une
famille. Même si on n’a pas d’enfants, on a été élevé par des adultes.
Dans chaque cas, un écart significatif s’est créé entre les valeurs mises en
pratique et les valeurs auxquelles on aspirait, creusant ce dangereux
abîme d’indifférence.
1. Valeurs aspirées : Honnêteté et intégrité
Valeurs pratiquées : Rationalisation et laisser-aller
Maman dit toujours à ses enfants que l’honnêteté et l’intégrité
sont importantes et que le vol et le mensonge ne sont pas
tolérés à l’école. Alors que tous montent en voiture après de
longues courses au supermarché, Maman s’aperçoit que la
caissière n’a pas compté les sodas qui étaient au fond du
caddie. Plutôt que de retourner dans le magasin, elle hausse les
épaules et dit : « Ce n’est pas grave. Ils se font des millions, de
toute façon. »
2. Valeurs aspirées : Respect et responsabilité
Valeurs pratiquées : La rapidité et la facilité sont plus
importantes
Papa est toujours en train de parler de l’importance du respect
et de la responsabilité, mais quand Bobby a cassé exprès le
nouveau Transformer de Sammy, il était trop occupé avec son
Blackberry pour s’asseoir avec eux et leur expliquer la manière
dont ils devraient mutuellement traiter leurs jouets. Au lieu
d’insister sur le fait que Bobby devrait s’excuser et faire
amende honorable, il a haussé les épaules, en pensant Les
garçons sont comme ça et leur a dit d’aller dans leurs
chambres.
3. Valeurs aspirées : Gratitude et respect
Valeurs pratiquées : Taquiner, prendre pour acquis, manquer de
respect
Papa et Maman se sentent constamment sous-estimés, et ils
sont las du manque de respect de leurs enfants. Mais Papa et
Maman se crient dessus et s’injurient. Personne ne dit s’il vous
plaît ou merci à la maison, eux non plus. En outre, Papa et
Maman rabaissent leurs enfants et se rabaissent entre eux, et
tout le monde taquine régulièrement un membre de la famille
au point de le/la faire pleurer. Le problème est que les parents
attendent des comportements, des émotions et des schémas de
pensée que leurs enfants n’ont jamais vu incarnés.
4. Valeurs aspirées : Se fixer des limites
Valeurs pratiquées : La rébellion et l’attitude cool sont
importantes
Julie a 17 ans et son frère Austin 14. Les parents de Julie et
Austin ont une politique de tolérance zéro pour les cigarettes,
l’alcool et la drogue. Malheureusement, cette politique ne
marche pas. Les deux enfants ont été surpris en train de fumer,
et Julie vient d’être renvoyée de l’école parce que son
professeur avait trouvé de la vodka dans sa bouteille d’eau.
Julie regarde ses parents et hurle « Vous êtes des hypocrites! Et
toutes ces fêtes auxquelles vous alliez quand vous étiez au
lycée? Et la fois où Maman est allée en prison? Vous pensiez
que c’était tellement drôle quand vous nous avez raconté ça!
Vous nous avez même montré des photos! »
Et maintenant examinons le pouvoir de valeurs cohérentes :
1. Valeurs aspirées : Intégration affective et sentiments respectés
Valeurs pratiquées : Intégration affective et sentiments
respectés
Papa et Maman essaient d’instiller et d’incarner une éthique
« des sentiments d’abord » dans la famille. Un soir, Hunter
revient de son entraînement de basket, visiblement hors de lui.
Sa deuxième année d’université est rude, et l’entraîneur de
basket-ball lui porte vraiment sur les nerfs. Il jette son sac par
terre et se dirige vers les escaliers. Papa et Maman sont dans la
cuisine, en train de préparer le dîner, et regardent Hunter
disparaître dans sa chambre. Papa baisse le feu, et Maman
demande à leur deuxième fils de leur donner un peu de temps
seuls avec Hunter. Ils montent et s’assoient au bord de son lit.
« Ta mère et moi, nous savons que ces dernières semaines ont
été très dures, dit Papa. Nous ne savons pas exactement ce que
tu ressens, mais nous aimerions le savoir. L’université a été
difficile pour nous deux, et nous voulons te soutenir là-
dedans. »
C’est un si bel exemple de réduction de l’écart et de culture de
l’engagement! Durant l’interview, le père m’a dit que cela les
avait rendus très vulnérables et qu’ils s’étaient tous mis à
pleurer avant la fin. Il a déclaré que partager ses difficultés à
l’université avec son fils a vraiment facilité la communication
entre eux.
Je tiens à souligner que ces exemples ne sont pas des fictions, ils sont
tirés des données. Et non, on ne peut pas tout le temps être un modèle
parfait. Je ne le peux pas, c’est certain. Mais quand les valeurs pratiquées
sont régulièrement en conflit avec les attentes exigées par la culture,
l’indifférence est inévitable. Si Maman est épuisée après les courses et
s’éloigne sans payer une fois, ce n’est peut-être pas très grave. Si « Je
m’en tire comme ça et ce n’est pas ma faute » est la norme, elle doit
ajuster ses attentes par rapport aux mensonges de ses enfants. Si elle part
sans payer, mais s’assoit ensuite avec ses enfants et leur dit : « J’aurais dû
payer les sodas. Peu importe que ce ne soit pas grand-chose, je vais y
retourner aujourd’hui », c’est incroyablement puissant. Dans ce cas, la
morale est « Je veux vivre selon mes valeurs. On a le droit d’être
imparfait et de faire des erreurs dans cette maison. Il faut juste les réparer
quand on peut. »

L’exemple de la vodka illustre une difficulté fréquente, dont les parents


parlent tout le temps. « J’étais déchaînée, dit la mère. J’ai fait des choses
que je ne veux pas que mes enfants fassent. Dois-je leur mentir au sujet
de mes frasques? » En tant qu’ex-adolescente déchaînée, je ne pense pas
que la question soit de mentir ou pas. Il s’agit de ce qu’on raconte et de la
manière dont on le raconte. D’abord, tout ce que nous faisons ou avons
fait n’est pas l’affaire de nos enfants. Tout comme, quand ils sont adultes,
tout ce qu’ils font n’est pas notre affaire. Alors on devrait examiner ses
motivations avant de raconter une histoire, et laisser la question de savoir
ce qu’on veut enseigner décider de la chose. Ensuite, avoir une
conversation honnête avec ses enfants sur la drogue, l’alcool et sur ses
propres expériences avec l’une, l’autre ou les deux, peut se révéler utile.
Mais présenter l’anesthésie ou les souvenirs de fêtes comme des histoires
cool, ou mettre l’accent sur l’importance d’être rebelle, peut finir par
contredire les valeurs qu’on veut inculquer à ses enfants.

Vous vous souvenez du débat entre culture et stratégie? Je crois que


toutes deux sont importantes. On a besoin de stratégies courageuses pour
développer des cultures courageuses. Comme ces exemples de valeurs
aspirées contre valeurs pratiquées le démontrent, pour fabriquer du lien et
se rapprocher, il faut réduire l’écart.

Faire attention à la marche est une stratégie courageuse. Il s’agit de


prêter attention à l’écart entre le lieu où on se tient et celui où on veut
aller. Plus important encore, il s’agit de mettre en pratique les valeurs
qu’on tient pour essentielles. Faire attention à la marche requiert à la fois
d’embrasser la vulnérabilité et de cultiver la résilience : d’agir en tant que
dirigeant, parent ou enseignant de manière neuve et inconfortable. Il est
inutile d’être parfait, il faut seulement s’engager et mettre ses actions en
cohérence avec ses valeurs. On doit aussi se tenir prêt : les Gremlins se
répandront en force, car ils adorent se faufiler juste au moment où on est
prêt à descendre dans l’arène pour embrasser la vulnérabilité et prendre
des risques.
Dans les chapitres suivants, je vais me servir des concepts présentés ci-
dessus pour aller au cœur du sujet. Pour vous dire ce dont, selon moi, on
a besoin pour cultiver l’engagement et transformer la manière dont on
élève, on éduque et on dirige.
Ces trois questions vont guider les chapitres suivants :
1. Comment la culture du « jamais assez » affecte-t-elle les
écoles, les entreprises et les familles?
2. Comment reconnaît-on et combat-on la honte au travail, à
l’école et à la maison?
3. À quoi ressemble le fait de beaucoup oser, et de réduire l’écart
dans les écoles, les entreprises et les familles?
CHAPITRE 6
L’ENGAGEMENT SUBVERSIF :
OSER RÉHUMANISER L’ÉDUCATION ET LE
TRAVAIL
Pour rallumer la créativité, l’innovation et l’apprentissage,
les dirigeants doivent réhumaniser l’éducation et le travail.
Cela suppose de comprendre comment la rareté affecte la
manière dont on dirige et on travaille, d’apprendre à
embrasser la vulnérabilité et de reconnaître et combattre la
honte. Ne vous y trompez pas : les conversations honnêtes
sur la vulnérabilité et la honte sont subversives. La raison
pour laquelle elles n’ont pas lieu dans les entreprises est
qu’elles éclairent les recoins obscurs. Une fois que le
langage, la conscience et la compréhension ont pris place, il
n’est plus possible de revenir en arrière sans de graves
conséquences. Nous voulons tous beaucoup oser. Donnez-
nous un aperçu de cette possibilité et nous nous y
cramponnerons. Personne ne pourra nous l’enlever.
Avant d’entamer ce chapitre, je veux clarifier ce que j’entends par
« dirigeant ». J’en suis venue à croire qu’un(e) dirigeant(e) est quelqu’un
qui prend la responsabilité de découvrir le potentiel des gens et des
processus. Le terme dirigeant n’a rien à voir avec la fonction, le statut ou
le nombre de subalternes. J’écris donc ce chapitre pour les parents, les
enseignants, les bénévoles et les PDG, qui sont prêts à beaucoup oser et à
diriger.

DIRIGER DANS UNE CULTURE DU « JAMAIS ASSEZ » EST UNE


GAGEURE

En 2010, j’ai eu l’occasion de passer un long week-end avec cinquante


PDG de la Silicon Valley. Un des orateurs prévus durant cette retraite
était Kevin Surace, à l’époque PDG de Serious Materials et sacré
Homme d’affaires de l’année 2009 par le magazine Inc. Je savais que
Kevin allait parler d’innovation subversive. Aussi, avant qu’aucun de
nous ne se soit adressé au groupe et qu’il n’ait eu vent de mon travail, je
lui ai posé cette question :
– Quel est l’obstacle le plus important à la créativité et à l’innovation?
Kevin a réfléchi un instant puis m’a dit :
– Je ne sais pas si ça porte un nom mais, franchement, c’est la peur
d’introduire une idée et d’être ridiculisé et rabaissé. Quand on est soumis
à cette expérience et qu’on y survit, on a ensuite peur d’avoir tort ou
d’échouer. Les gens croient que leur valeur se mesure à la valeur de leurs
idées. Elles ne doivent pas être trop « bizarres » et ils veulent « tout
savoir ». Le problème est que les idées innovantes ont souvent l’air
dingue au premier abord, et que les révolutions sont faites d’échecs et
d’apprentissages. Nous avons besoin de changement progressif et
d’évolution, c’est important, mais nous avons désespérément besoin de
révolution. Cela requiert une sorte de courage et de créativité tout à fait
différente.

Avant cette conversation, je n’avais jamais interrogé spécifiquement


des dirigeants sur l’innovation, mais tout ce que Kevin disait
correspondait à mes données sur le travail et l’éducation. J’ai souri et
répondu :
– C’est vrai, n’est-ce pas? La plupart des gens et des entreprises ne
peuvent pas supporter l’incertitude et le risque d’une réelle innovation.
La vulnérabilité est inhérente au processus de création et d’apprentissage.
Mais les certitudes ne suffisent jamais. Les gens veulent des garanties.

Il a simplement répondu :
– Oui. Une fois encore, je ne suis pas certain que ce problème porte un
nom, mais quelque chose d’apparenté à la peur empêche les gens de s’y
mettre. Ils se focalisent sur ce qu’ils savent déjà faire et ne s’aventurent
pas au-delà.
Il y a eu une légère pause, avant qu’il ne me regarde et demande :
– J’ai cru comprendre que vous êtes chercheuse. Que faites-vous
exactement?
J’ai pouffé.
– J’étudie ce quelque chose d’apparenté à la peur, je fais des
recherches sur la honte-et-la-vulnérabilité.

En revenant à mon hôtel, j’ai pris des notes sur ma conversation avec
Kevin dans mon journal de recherche. Ce quelque chose d’apparenté à la
peur m’a rappelé autre chose. J’ai feuilleté le journal en arrière pour
retrouver des notes de terrain prises après avoir parlé avec des élèves de
collège de leur vécu en classe. Quand je leur avais demandé de décrire la
clé de l’apprentissage, une fille m’avait donné la réponse suivante, tandis
que les autres hochaient la tête avec passion, en disant « Oui! C’est
exactement ça! »
– Il y a des moments où on peut poser des questions et discuter des
idées, mais si le prof n’aime pas ça ou si les autres élèves se moquent, ça
tourne mal. Je crois que presque tout le monde sait qu’il vaut mieux
baisser la tête, se taire et se concentrer sur ses notes.
En relisant ce passage, et en réfléchissant à ma conversation avec
Kevin, je me suis sentie accablée. En tant qu’enseignante, cela me brise
le cœur : on ne peut pas apprendre quand on baisse la tête et qu’on se tait.
En tant que mère d’une élève en primaire et d’un autre en maternelle, je
trouve ça exaspérant. Et en tant que chercheuse, cela a été le moment où
j’ai commencé à comprendre combien les difficultés du système scolaire
et les gageures du travail se reflètent les unes les autres.
J’ai envisagé d’abord ceci comme deux discussions séparées, l’une
pour les éducateurs et l’autre pour les dirigeants. Mais en revenant aux
données, j’ai compris que les enseignants et les directeurs d’écoles sont
des dirigeants, de même que les cadres exécutifs, les managers et les
superviseurs sont des enseignants. Aucune entreprise ou école ne peut
prospérer en l’absence de créativité, d’innovation et d’apprentissage, et
c’est la démotivation qui menace le plus ces choses.

Étant donné ce que j’ai appris de cette recherche et ce que j’ai observé
durant les dernières années en travaillant avec des dirigeants d’écoles et
de sociétés de toutes tailles et formes, je crois que nous devons
réexaminer complètement l’idée de l’engagement. C’est pourquoi je l’ai
baptisé l’engagement subversif. Pour rallumer la créativité, l’innovation
et l’apprentissage, les dirigeants doivent réhumaniser l’éducation et le
travail. Cela suppose de comprendre comment la rareté affecte la manière
dont on dirige et on travaille, d’apprendre à embrasser la vulnérabilité et
de reconnaître et de combattre la honte.

Sir Ken Robinson lance un appel aux dirigeants pour remplacer l’idée
dépassée que les organisations humaines doivent fonctionner comme des
machines par une métaphore qui capte la réalité de l’humanité. Dans son
livre Out of Our Minds : Learning to be Creative, il écrit : « Malgré la
séduction de la métaphore mécaniciste dans la production industrielle, les
organisations humaines ne sont pas des mécanismes et les gens ne sont
pas des pièces interchangeables. Ils ont des valeurs et des sentiments, des
perceptions, des opinions, des motivations et des biographies, alors que
les rouages et les pignons n’en ont pas. Une entreprise n’est pas
l’installation physique dans laquelle elle opère, mais le réseau de gens
qui y travaille. »

Ne vous y trompez pas : les conversations honnêtes sur la vulnérabilité


et la honte sont subversives. La raison pour laquelle elles n’ont pas lieu
dans les entreprises est qu’elles éclairent les recoins obscurs. Une fois
que le langage, la conscience et la compréhension ont pris place, il n’est
plus possible de revenir en arrière sans de graves conséquences. Nous
voulons tous beaucoup oser. Donnez-nous un aperçu de cette possibilité
et nous nous y cramponnerons. Personne ne pourra nous l’enlever.

RECONNAÎTRE ET COMBATTRE LA HONTE

La honte engendre la peur. Elle réduit à néant la tolérance à la


vulnérabilité, et par conséquent tue l’engagement, l’innovation, la
créativité, la productivité et la confiance. Pis encore, si on ne sait pas ce
qu’on cherche, la honte peut ravager une organisation avant qu’on en
identifie les symptômes. La honte fonctionne comme les termites dans
une maison. Elle est cachée dans le noir, derrière les murs, et ne cesse de
dévorer l’infrastructure, jusqu’à ce qu’un jour l’escalier s’écroule. C’est
alors seulement qu’on réalise que ce n’est qu’une question de temps
avant que les murs ne s’effondrent aussi.

Tout comme une visite banale ne révèle pas la présence de termites


dans la maison, une flânerie dans un bureau ou une école ne dévoile pas
nécessairement un problème de honte. Du moins, espère-t-on que ce n’est
pas évident. Si ça l’est – si on voit un chef réprimander un employé ou un
professeur faire honte à un élève –, le problème est déjà aigu et perdure
sans doute depuis longtemps. Dans la plupart des cas, toutefois, on doit
savoir quoi chercher pour évaluer l’organisation en quête de signes de
l’infiltration de la honte.

SIGNES DE L’INFILTRATION DE LA HONTE DANS UNE


CULTURE
Les reproches, les commérages, le favoritisme, les injures et le
harcèlement sont les signes que la honte imprègne une culture. Si la
honte est franchement devenue un outil de management, c’est un signe
encore plus évident. Y a-t-il des preuves que les responsables harcèlent et
critiquent leurs subordonnés devant leurs collègues, se lancent dans des
réprimandes publiques ou élaborent des systèmes de récompense qui
rabaissent, font honte et humilient intentionnellement les gens?

Je n’ai jamais visité d’école ou d’entreprise qui soient exemptes de


honte. Je ne dis pas que cela n’existe pas, mais j’en doute. En fait, une
fois que j’ai expliqué comment fonctionne la honte, un ou deux
professeurs s’approchent en général de moi pour m’expliquer qu’ils se
servent de la honte au quotidien. La plupart demandent comment
modifier cette pratique, mais quelques-uns disent fièrement « Ça
marche! » Dans le meilleur des cas, c’est un problème limité et contenu
plutôt qu’une norme culturelle. L’une des raisons qui me donne la
certitude que la honte existe dans les écoles, c’est tout simplement que
85% des hommes et des femmes que j’ai interviewés dans ma recherche
se rappelaient un incident qui leur avait fait tellement honte à l’école, que
cela avait changé leur image d’eux-mêmes en tant qu’élèves. Ce qui rend
tout ça encore plus troublant, c’est qu’environ la moitié de ces souvenirs
concernaient ce que j’appelle les cicatrices de la créativité. Ces
participants relataient un échange particulier durant lequel on leur avait
dit qu’ils n’étaient pas bon écrivain, bon peintre, bon musicien, bon
danseur ou tout autre discipline artistique. Je vois cela se produire tout le
temps dans les écoles. L’art est noté sur des critères étroits et, déjà en
maternelle, on dit aux enfants qu’ils ont ou non des dons artistiques. Cela
permet de comprendre pourquoi les Gremlins sont si puissants quand il
s’agit de créativité et d’innovation.

Les entreprises ont leurs propres difficultés. Le Workplace Bullying


Institute (Institut du harcèlement au travail) définit le harcèlement
comme « de mauvais traitements répétés : sabotage du travail de
quelqu’un, violences verbales, conduites menaçantes, intimidation et
humiliation ». Une enquête de 2010, menée par Zogby International pour
le WBI estime que 54 millions de travailleurs américains (37% de la
masse salariale des États-Unis) ont été victimes de harcèlement au
travail. De plus, un autre rapport du WBI révèle que dans 52,5% des cas,
les employeurs des travailleurs harcelés n’ont rien fait pour s’opposer à
cela.

Quand on voit la honte servir d’outil de management (une fois encore,


cela implique du harcèlement, des critiques et des réprimandes en public,
un système de récompense qui rabaisse intentionnellement les gens), on
doit prendre des mesures car cela signifie qu’on a une épidémie sur les
bras. On doit se souvenir que cela ne se produit pas du jour au lendemain.
Et il est également important de garder à l’esprit que la honte est comme
une avalanche qui augmente avec la pente. Si les employés souffrent
constamment de honte, vous pouvez parier qu’ils la transmettent à leurs
clients, à leurs élèves et à leurs familles.

Donc, si on peut isoler la honte dans une unité, une équipe ou chez une
personne, il faut s’en occuper immédiatement et sans honte. On apprend
la honte dans sa famille d’origine, et nombre de gens grandissent en
croyant que c’est une manière efficace de gérer, de diriger et d’éduquer.
C’est pourquoi faire honte à quelqu’un qui utilise la honte ne sert à rien.
Mais ne rien faire est tout aussi dangereux, non seulement pour les gens
qui sont les cibles de la honte, mais aussi pour l’organisation dans son
ensemble.

Il y a plusieurs années, un homme s’est approché de moi et m’a dit :


– Interviewez-moi! S’il vous plaît! Je suis conseiller financier, et vous
n’en croirez pas vos oreilles de ce qui se passe dans mon bureau. Quand
j’ai retrouvé Don, il m’a expliqué que, dans son entreprise, on choisissait
son bureau chaque trimestre en fonction de ses résultats. Le vainqueur
choisissait son bureau en premier et ordonnait à la personne qui y
travaillait de faire ses paquets.

Il a secoué la tête et sa voix s’est un peu fêlée en disant :


– Étant donné que j’ai les meilleurs chiffres depuis un an et demi, vous
pourriez croire que j’aime ça. Mais non, je déteste ça. C’est une
ambiance de travail affreuse.
Il m’a raconté ensuite comment, après le calcul des derniers résultats
trimestriels, son patron était entré dans son bureau, avait fermé la porte et
lui avait dit qu’il fallait qu’il change de bureau.
– D’abord, j’ai pensé que mes chiffres avaient baissé. Puis il m’a dit
que mes résultats ou le fait que j’aime mon bureau lui importaient peu.
L’idée était de terroriser les autres types. Il m’a dit : « Se faire écraser les
couilles en public, ça forge le caractère. C’est motivant. »
Avant la fin de notre entretien, Don m’a dit qu’il cherchait un autre
emploi.
– Je suis doué pour ce que je fais et j’aime ça, mais je ne me suis pas
engagé à terroriser des gens. Je n’avais jamais compris pourquoi ça me
semblait aussi merdique, mais après vous avoir entendue, j’ai compris.
C’est la honte. C’est pire qu’à l’université. Je vais trouver un meilleur
emploi, et vous pouvez être sûre que j’emmènerai mes clients avec moi.

Dans I Thought It Was Just Me, je raconte l’histoire de Sylvia, une


organisatrice d’événements dans la trentaine, qui a débuté notre entretien
en disant :
– J’aurais aimé que vous m’interviewiez il y a six mois. J’étais
complètement différente. J’étais piégée dans la honte.
Quand je lui ai demandé ce qu’elle voulait dire, elle m’a expliqué
qu’elle avait entendu parler de mes recherches par une amie, et qu’elle
s’était portée volontaire pour un entretien parce qu’elle sentait que sa vie
avait été changée par la honte. Elle avait récemment eu une révélation en
se retrouvant sur la « liste des losers » au travail.

Apparemment, après deux années de ce que son employeur appelait un


« remarquable travail de battante », elle avait commis une grosse erreur.
L’erreur en question avait coûté un important client à l’agence. La
réaction de son patron avait été de la mettre sur la « liste des losers ».
Elle a déclaré :
– En une minute, je suis passée du tableau des gagnants au tableau des
perdants.
J’imagine que j’ai dû tressaillir quand Sylvia a fait mention d’une
« liste des losers », car sans que je ne fasse aucune remarque, elle a
commenté :
– Je sais, c’est horrible. Mon patron a deux grands tableaux blancs à
l’extérieur de son bureau. L’un est pour la liste des battants, et l’autre
pour celle des losers.

Elle n’avait pas pu fonctionner pendant des semaines, m’a-t-elle dit.


Elle avait perdu confiance en elle et a commencé à s’absenter. La honte,
l’anxiété et la peur l’avaient envahie. Après trois semaines très pénibles,
elle avait quitté son travail et était partie travailler pour une autre agence.
Dans n’importe quel système, la honte ne peut monter que jusqu’à
un certain niveau, avant que les gens ne se désengagent pour se
protéger. Se désengager signifie cesser d’apporter son concours, de se
découvrir, de s’intéresser. À l’extrémité du spectre, le désengagement
permet aux gens de rationnaliser toutes sortes de comportements sans
éthique, comme mentir, voler et tromper. Dans le cas de Don et de Sylvia,
ils ne se sont pas seulement désengagés, ils ont démissionné et proposé
leurs compétences à des concurrents.

Quand on évalue les signes de honte dans une organisation, il est


important d’être également conscient des menaces externes, des forces
extérieures qui influent sur la manière dont les dirigeants et les employés
ressentent leur travail. En tant qu’enseignante, sœur de deux institutrices
et belle-sœur d’un vice-proviseur d’université, je n’ai pas besoin de
chercher loin des exemples de ce genre de choses.

Il y a quelques années, ma sœur Ashley m’a appelée en pleurant.


Quand je lui ai demandé ce qui n’allait pas, elle m’a dit que le Houston
Chronicle avait publié les noms de tous les instituteurs des écoles libres
du District de Houston, avec les primes qu’ils avaient reçues, calculées
en fonction des résultats de leurs élèves aux examens. Je n’avais pas vu
l’article et j’étais stupéfaite.
– Ashley, tu enseignes en maternelle. Tes élèves ne passent pas encore
d’examens. Ton nom est là-dedans?

Ma sœur m’a expliqué qu’elle était bien sur la liste et que l’article
signalait qu’elle avait obtenu la prime la plus basse possible. Ce qu’ils ne
disaient pas, c’était qu’il s’agissait de la prime la plus haute possible pour
les enseignants en maternelle. Imaginez-vous faire quelque chose comme
ça – indiquer les salaires et les primes de tous les individus dans une
branche professionnelle – et, en plus, le faire avec inexactitude.

– Je suis anéantie par la honte, m’a dit Ashley, toujours en pleurant.


J’ai toujours voulu être institutrice. Je travaille comme une esclave. J’ai
tapé tout le monde dans la famille pour acheter des fournitures scolaires
aux gosses qui ne peuvent pas se le permettre. Je fais des heures sup pour
aider les parents à aider leurs enfants. Je ne comprends pas. Il y a des
centaines d’instituteurs comme moi, et ils en parlent dans le journal?
Non. Et ce n’est pas seulement à propos de moi. Quelques-uns des
meilleurs instituteurs que je connaisse font du bénévolat pour enseigner
aux élèves les plus en difficulté, sans accorder une seule pensée à la
manière dont cela va affecter leurs notes et leurs primes. Ils le font parce
qu’ils adorent leur métier et qu’ils croient en leurs élèves.

Malheureusement, l’approche du type « Lettre écarlate » dans


l’évaluation des instituteurs ne se limite pas au Texas. C’est devenu une
pratique commune au niveau national. La bonne nouvelle, c’est que les
gens commencent à beaucoup oser et à prendre la parole. En réaction à la
décision de la Cour d’appel de l’État de New York d’autoriser la
publication des performances individuelles des enseignants, Bill Gates a
écrit dans un édito du New York Times :
« Développer une façon d’aider les enseignants à s’améliorer est l’idée
la plus puissante de l’éducation d’aujourd’hui. La manière la plus sûre de
l’affaiblir et de la déformer est d’en faire un exercice capricieux de honte
publique. Concentrons-nous sur la création d’un système qui aide
véritablement les enseignants à s’améliorer. »

Quand j’ai publié l’édito de B. Gates sur ma page Facebook, de


nombreux enseignants ont laissé des commentaires. J’ai été touchée par
la réponse d’un enseignant chevronné : « Pour moi, enseigner, c’est
aimer. Il ne s’agit pas de transmettre de l’information, mais plutôt de
créer une atmosphère de mystère, d’imagination et de découverte. Quand
je commence à m’égarer dans des peurs, des douleurs irrésolues et des
sentiments de honte, alors je n’enseigne plus… Je fournis de
l’information et je n’ai plus aucune pertinence. »
Les enseignants ne sont pas les seuls à lutter avec une honte infligée de
l’extérieur (en général par les médias). On me demande souvent de traiter
cette question, quand je parle à des professionnels qui sont
quotidiennement calomniés, détestés ou incompris du public. Les
avocats, les dentistes et les gens de la finance en font partie. On peut
lever les yeux au ciel et penser Allons, c’est tout ce qu’il y a de plus
normal de les détester! Mais je peux vous dire que, selon mon
expérience, il n’est pas drôle de se sentir haï simplement parce qu’on fait
un travail qu’on aime. Les individus et les cultures en souffrent
beaucoup.

Quand ce genre d’abus médiatiques se produit, la meilleure chose à


faire est d’exiger de l’exactitude et de la responsabilité de la part des
médias et de les confronter à ceux qu’ils ont blessés. On ne peut pas
prétendre que les gens n’en souffrent pas. Sur le plan personnel, on peut
aussi refuser de gober et de perpétuer les clichés du public sur les
professions qui, par nature, interviennent dans des domaines stressants.

LE JEU DES ACCUSATIONS

Voici la meilleure façon de définir les rapports entre la honte et


l’accusation : l’accusation est à la place du conducteur et la honte à la
place du mort. Dans les entreprises, les écoles et les familles, les
accusations sont souvent un signe de honte. Les chercheuses June
Tangney et Ronda Dearing expliquent que, dans les relations teintées de
honte, les gens « mesurent et soupèsent soigneusement avant de formuler
des accusations ». Elles écrivent : « Face à un quelconque résultat
négatif, quelqu’un ou quelque chose doit être déclaré (et tenu pour)
responsable. L’idée qu’il s’agit d’une “histoire ancienne” n’existe pas. Ils
répètent : “Après tout, si quelqu’un doit être blâmé et que ce n’est pas
moi, ce doit être toi!” Du blâme vient la honte, puis la souffrance, le déni,
la colère et les représailles. »
L’accusation revient à décharger la souffrance et la gêne. On accuse
quand on est mal à l’aise et quand on souffre : quand on est vulnérable,
en colère, blessé, honteux ou en deuil. Il n’y a rien de productif à accuser,
et cela implique souvent de faire honte ou d’être malveillant. Si
l’accusation est le modèle de référence dans votre culture, alors la honte
constitue un problème.

LA CULTURE DE LA DISSIMULATION

En rapport avec l’accusation, on trouve la question de la dissimulation.


Tout comme l’accusation est le signe d’une organisation fondée sur la
honte, la culture de la dissimulation dépend de la honte pour faire taire
les gens. Quand une culture proclame qu’il est plus important de protéger
la réputation d’un système et de ses dirigeants que la dignité des
individus et des collectivités, on peut être certain que la honte est
endémique, que l’argent a pris le pas sur l’éthique et que la responsabilité
est morte. C’est vrai de tous les systèmes, les entreprises, les
associations, les universités et les gouvernements, sans oublier les
églises, les écoles, les familles et les associations sportives. Réfléchissez
à la façon dont un incident majeur a été étouffé, et vous distinguerez cette
tendance.

Dans une culture organisationnelle où le respect et la dignité des


individus sont tenus en haute estime, la honte et l’accusation ne
fonctionnent pas en tant qu’outils de management. Ce n’est pas la peur
qui dirige. L’empathie est un atout de valeur, la responsabilité est une
attente plutôt qu’une exception, et le besoin d’appartenance ne sert pas à
profiter ou contrôler. On ne peut pas contrôler le comportement des
individus; toutefois, on peut développer des cultures d’entreprise où
certains comportements ne sont pas tolérés et où les gens sont chargés de
protéger ce qui compte le plus : les êtres humains.

On ne résoudra pas les questions complexes qui se posent aujourd’hui


sans créativité, innovation et apprentissage engagé. On ne peut pas laisser
la gêne faire obstacle à l’identification de la honte dans les écoles et les
lieux de travail. Les quatre meilleures stratégies pour bâtir des
organisations résilientes à la honte sont :
1. Soutenir des dirigeants qui sont prêts à beaucoup oser et à
favoriser d’honnêtes conversations sur la honte, ainsi que
développer une culture résiliente à la honte.
2. Fournir des efforts consciencieux afin de découvrir comment la
honte a pu s’infiltrer dans l’organisation, et comment elle a pris
le dessus dans la manière dont on s’adresse à ses collègues ou
à ses élèves.
3. La normalisation est une stratégie cruciale de résilience. Les
dirigeants peuvent cultiver la motivation en aidant les gens à
prendre conscience de ce qui les attend. Quelles sont les
difficultés ordinaires? Comment d’autres gens les ont-ils
résolues? Quelles ont été vos propres expériences?
4. Former les employés à distinguer entre honte et culpabilité, et
leur enseigner à donner et recevoir du feedback d’une manière
qui favorise la croissance et l’engagement.

RÉDUIRE L’ÉCART AVEC LE FEEDBACK

Une culture qui ose beaucoup est une culture de feedback honnête,
constructif et engagé. C’est vrai pour les entreprises, les écoles et les
familles. Je sais que les familles ont des problèmes avec cette question,
mais j’ai été choquée de constater que « le manque de feedback » était la
première préoccupation des entretiens centrés sur les expériences
professionnelles. Les entreprises d’aujourd’hui sont tellement focalisées
sur l’évaluation des objectifs que donner, recevoir et solliciter du
feedback est, ironiquement, devenu rare. C’est même rare dans les écoles
où l’apprentissage dépend du feedback, lequel est infiniment plus
efficace qu’une note gribouillée en haut d’une page ou un test standard
généré par ordinateur.

Le problème est simple : sans feedback, il ne peut y avoir de


changement. Quand on ne parle pas aux gens de leurs points forts et de
leurs possibilités de progrès, ils commencent à s’interroger sur leur
apport ou leur motivation. La démotivation s’ensuit.

Quand je demandais aux gens pourquoi il y avait un tel manque de


feedback dans leur entreprise ou leur école, ils se servaient de termes
différents, mais les deux points essentiels étaient les mêmes :
1. Les discussions pénibles nous mettent mal à l’aise.
2. Nous ne savons pas comment donner et recevoir du feedback
d’une manière qui fasse avancer les gens et les processus.

La bonne nouvelle, c’est qu’il s’agit d’un problème facile à résoudre.


Si une organisation fait de la création d’une culture du feedback une
priorité et une pratique, plutôt qu’attacher du prix à l’ambition, cela peut
se produire. Les gens ont désespérément besoin de feedback. Tout le
monde veut se développer. On a seulement besoin d’apprendre à donner
du feedback d’une manière qui encourage la croissance et l’engagement.

D’emblée, je crois que le feedback prospère dans les cultures où


l’objectif n’est pas « d’être à l’aise dans les discussions pénibles », mais
de normaliser la gêne. Si les dirigeants veulent de véritables
apprentissages, des réflexions critiques et du changement, alors la gêne
doit être normalisée : « Nous savons que la croissance et l’apprentissage
mettent mal à l’aise, alors c’est ce qui va se passer : vous allez vous
sentir mal à l’aise. Nous voulons cependant que vous sachiez que c’est
normal et que nous nous y attendons. Vous n’êtes pas tout(e) seul(e) et
nous vous demandons de rester ouvert(e) et de vous abandonner à ce
processus. » C’est vrai à tous les niveaux et dans toutes les entreprises,
les écoles et les familles. J’ai observé ce schéma de gêne normalisée dans
les organisations Entières que j’ai étudiées, et je l’ai vécu dans ma propre
classe et ma propre famille.
J’ai appris à enseigner en m’immergeant dans des livres de pédagogie
critique et engagée, comme ceux de bell hooks et Paulo Freire. Au début,
j’étais terrifiée par l’idée que, pour transformer, l’éducation doit être
gênante et imprévisible. À présent que j’entame ma quinzième année
d’enseignement à l’université de Houston, je dis toujours à mes
étudiants : – Si vous vous sentez à l’aise, c’est que je ne vous enseigne
rien et que vous n’apprenez rien. Vous devez vous sentir mal à l’aise,
c’est normal. Cela fait partie du processus.

Le simple fait d’expliquer honnêtement aux gens que la gêne est


normale, qu’ils en ressentiront, pour quelles raisons et pourquoi c’est
important, réduit l’anxiété, la peur et la honte. Les moments de gêne
deviennent ainsi prévisibles et normaux. En fait, au cours du semestre, il
y a toujours des étudiants qui viennent me dire :
– Je ne me sens pas encore mal à l’aise. Ça m’inquiète.

Ces échanges débouchent souvent sur des conversations très


importantes et du feedback concernant leur motivation et mon
enseignement.
Le grand défi, pour les dirigeants, est de se faire à l’idée qu’on doit
cultiver le courage d’être mal à l’aise, et d’amener ceux qui les entourent
à accepter ce malaise comme faisant partie du processus de
développement.

Pour définir la meilleure façon de fournir un feedback qui fasse


progresser les gens et les processus, je reviens à mes racines en travail
social. Mon expérience m’a appris que mettre en relief les « points forts »
est au cœur d’un feedback de valeur. Selon l’éducateur Dennis Saleebey,
considérer les comportements dans cette perspective permet d’examiner
les difficultés à la lumière des capacités, des talents, des compétences,
des possibilités, des visions, des valeurs et des espoirs. Il ne s’agit pas de
nier la gravité des difficultés, mais d’envisager les qualités positives
comme des ressources potentielles. D. Saleebey affirme qu’il est tout
aussi grave de nier les possibilités que de nier les problèmes.

Une méthode efficace pour identifier ses points forts est d’examiner le
rapport qu’ils entretiennent avec les limitations. En repérant ce qu’on fait
le mieux et ce qu’on veut améliorer, on s’aperçoit que ce sont souvent les
variantes d’un même comportement. C’est en passant en revue ses
« défauts » ou ses « limites » qu’on découvre les points forts qu’ils
recèlent.
Je peux, par exemple, me reprocher d’être trop autoritaire et de trop
m’immiscer dans la vie des gens, ou bien reconnaître que je suis
responsable, fiable et très investie dans la qualité du travail. La question
de l’autoritarisme est toujours là, mais, en le considérant dans la
perspective de mes points forts, je trouve la force de m’observer et
d’évaluer les comportements que je voudrais changer.

J’aimerais souligner que cette perspective n’est pas destinée à donner


simplement un tour positif aux problèmes et à les considérer comme
résolus. Mais en permettant de faire d’abord l’inventaire des points forts,
elle suggère de se servir d’eux pour résoudre les défis correspondants.
J’enseigne cette façon de voir à mes étudiants en leur demandant de se
fournir mutuellement du feedback durant leurs exposés. Ils doivent
identifier trois points forts et « un potentiel de développement », l’astuce
étant de se servir de l’évaluation des points forts pour suggérer une
manière de développer le potentiel. Par exemple :
Points forts
1. Tu as capté immédiatement mon intérêt avec ton histoire
personnelle.
2. Tu t’es servi d’exemples significatifs pour moi.
3. Tu as conclu avec des stratégies concrètes tirées de ce que nous
avons appris en cours.

Potentiel à développer

Tes exemples m’ont donné le sentiment de te comprendre,


mais j’avais un peu de mal à lire ta présentation sur
PowerPoint tout en t’écoutant. Je ne voulais rien manquer de
ce que tu disais, mais je m’inquiétais de ne pas suivre les
diapos. Tu pourrais utiliser moins de diapos ou même pas de
diapos du tout. J’aurais été convaincu sans elles.
Ma recherche a éclairci ce point : la vulnérabilité est au cœur du
processus de feedback. Cela reste vrai, qu’on le donne, qu’on le reçoive
ou qu’on le sollicite. La vulnérabilité ne disparaît pas, même si on s’est
habitué au processus. Mais, avec l’expérience, on comprend que
l’ouverture et l’incertitude ne sont pas mortelles, et que le risque en vaut
la peine.
L’une des plus grandes erreurs commises dans le processus du
feedback est de « se cuirasser ». Pour se protéger de la vulnérabilité, on
se prépare à la bagarre (« Tu me cherches? »). Il serait facile de supposer
que le processus du feedback ne rend vulnérable que la personne qui le
reçoit, mais c’est faux. Une conversation franche sur les attentes et les
comportements est toujours truffée d’incertitude, de risque et de mise à
nu pour tous les participants. En voici un exemple :

Susan, le proviseur d’un grand collège, devait faire part à l’une des
professeurs des plaintes de plusieurs parents. Ceux-ci avaient formulé des
inquiétudes concernant le fait qu’elle jurait, passait des appels personnels
sur son portable et permettait aux élèves de quitter le cours, de tirer au
flanc et de téléphoner eux-mêmes.

Dans cette situation, « se cuirasser » pouvait prendre plusieurs formes.


L’une d’elles consistait à remplir un formulaire de probation et à l’avoir
sur son bureau à l’entrée du professeur concerné. Susan dirait
simplement : « Voici la plainte. Je vous ai verbalisée pour les fautes
suivantes. Signez ici et ne refaites jamais ça. » Elle mettrait fin à
l’entretien en quelques minutes, et il n’y aurait ni feedback ni
apprentissage. Les chances que ce professeur change de comportement
seraient minces.

Une autre façon de se protéger était de se convaincre que ce professeur


méritait d’être rabaissée et blessée. Comme la plupart des gens, Susan se
sent plus à l’aise avec la colère qu’avec la vulnérabilité, alors elle aurait
pu booster sa confiance en elle avec de l’indignation. « J’en ai marre. Si
les professeurs me respectaient, ils ne feraient jamais des choses
pareilles. Ça suffit! Elle pose des problèmes depuis le premier jour. Tu
veux ficher la pagaille en cours, vas-y. Je vais te montrer ce qu’il en
coûte. » L’occasion de fournir un feedback constructif et de développer la
relation ferait place à une agression. Ce serait également terminé, et il n’y
aurait pas de feedback, pas d’apprentissage et, très probablement, pas de
changement.

Je dois admettre que j’ai beaucoup d’« agressivité » en moi. Je suis


brouillonne, je réfléchis vite et je contrôle mes émotions. Je suis
beaucoup plus douée pour me mettre en colère que pour être vulnérable,
alors me cuirasser avant une expérience de vulnérabilité est une vraie
tentation pour moi. Par chance, ce travail m’a appris que quand je me
sens indignée, c’est que j’ai peur. C’est une manière d’« enfler » pour me
protéger, quand j’ai peur d’avoir tort, de provoquer la colère ou d’essuyer
des reproches.

S’ASSEOIR DU MÊME CÔTÉ DE LA TABLE

Dans ma formation en travail social, l’accent était mis sur la manière


de s’adresser aux gens, y compris la manière et l’endroit où s’asseoir. Par
exemple, je ne parlais jamais à un client derrière mon bureau. Je le
contournais et je m’asseyais sur une chaise à côté de lui ou elle, afin que
rien de volumineux ne s’interpose entre nous. Je me souviens de la
première fois où je suis allée voir l’une de mes professeurs au sujet d’une
note. Elle s’est levée de son bureau et m’a priée de prendre place à une
petite table ronde. Puis elle a tiré une chaise et s’est assise à côté de moi.
En me cuirassant pour cet entretien, je l’avais imaginée assise derrière
son grand bureau en métal, tandis que j’aurais fait glisser mon article
dessus d’un air méfiant pour demander une explication sur ma note.
Après qu’elle se soit assise, j’ai posé mon papier sur la table.
– Je suis ravie que vous soyez venue me parler de votre article. Vous
avez fait du très bon boulot, j’ai adoré votre conclusion, m’a-t-elle dit en
me tapotant le bras.

J’ai compris avec embarras que nous étions du même côté.


Totalement décontenancée, j’ai balbutié :
– Merci. J’ai beaucoup travaillé là-dessus. Elle a hoché la tête et a dit :
– J’ai vu ça. Merci. Je vous ai retiré quelques points à cause de la mise
en page des notes. J’aimerais que vous y fassiez attention et que vous la
mettiez au propre. Vous pourriez soumettre votre article pour une
publication, et je ne veux pas que cela vous en empêche.
J’étais toujours désorientée : Elle pense que c’est publiable?
Elle trouve ça bien?
– Avez-vous besoin d’aide pour la mise en page? C’est compliqué et il
m’a fallu des années pour m’y faire, a-t-elle ajouté. (Un formidable
exemple de normalisation.)
Je lui ai dit que je corrigerai les références et je lui ai demandé si elle
voulait les revoir. Elle a volontiers accepté et m’a donné quelques tuyaux.
Je l’ai remerciée pour son temps et je l’ai quittée, pleine de gratitude pour
ma note et pour une professeur aussi impliquée.
« S’asseoir du même côté de la table » est devenu ma métaphore pour
le feedback. Je m’en suis servie pour créer ma Liste du Feedback
Engagé :
Je sais que je suis prête à fournir un feedback quand :

• Je suis prête à m’asseoir à côté de vous plutôt que face à vous.


• Je suis prête à poser le problème devant nous, plutôt qu’entre
nous (ou de le glisser vers vous).
• Je suis prête à écouter, poser des questions, et accepter le fait
que je ne comprends peut-être pas tout.
• Je suis prête à reconnaître ce que vous avez bien fait, plutôt que
de relever vos erreurs.
• Je suis prête à reconnaître vos points forts et le fait que vous
pouvez vous en servir pour répondre à vos difficultés.
• Je suis prête à vous tenir responsable sans vous faire honte, ni
vous adresser de reproches.
• Je suis prête à assumer mon propre rôle.
• Je peux vous remercier sincèrement pour vos efforts, plutôt que
de vous critiquer pour vos échecs.
• Je peux expliquer que résoudre ces difficultés vous aidera à
vous développer.
• Je peux incarner la vulnérabilité et l’ouverture que j’attends de
vous.

On peut trouver une copie imprimée de cette liste sur mon site web
(www.brenebrown.com).
L’éducation ne serait-elle pas différente si les élèves, les professeurs et
les parents s’asseyaient du même côté de la table? La motivation ne
changerait-elle pas si les dirigeants s’asseyaient près des gens et disaient :
« Merci de votre concours. Voici ce qui le rend unique. Cette difficulté
fait obstacle à votre développement, et je pense que nous pouvons
l’aborder ensemble. Quelle est votre opinion sur la bonne manière
d’avancer? Quel rôle pensez-vous que je joue dans ce problème?
Comment puis-je agir autrement pour vous soutenir? »

Revenons à Susan, le proviseur qui se cuirassait en vue d’une


discussion pénible. Si elle avait lu cette liste, elle aurait réalisé qu’elle
n’était pas en mesure de fournir du feedback et de jouer son rôle de
dirigeante. Mais les plaintes des parents s’accumulaient sur son bureau,
le temps la pressait et elle savait qu’elle devait s’occuper de ce problème.
Quand on est sous pression, il est parfois très difficile de se mettre dans
les dispositions mentales et affectives nécessaires pour offrir du
feedback.

Alors comment crée-t-on un espace pour la vulnérabilité et la


croissance quand on n’est pas ouvert soi-même? Un feedback cuirassé ne
favorise pas de changements durables et significatifs. Je ne connais
personne qui puisse s’ouvrir à un feedback et prendre ses responsabilités
quand il ou elle est en train de se faire taper dessus. L’instinct se met en
route et on se protège.

La meilleure chance de Susan était d’incarner l’ouverture qu’elle


espérait trouver en face d’elle, et de solliciter du feedback d’un(e) de ses
collègues. Quand j’ai interrogé des participants qui accordaient de la
valeur au feedback et y travaillaient, ils m’ont parlé de la nécessité de
demander conseil ou même d’effectuer des jeux de rôles à propos de
situations difficiles. Si on n’est pas prêt à demander du feedback et à le
recevoir, on ne sera jamais doué pour en fournir. Si Susan pouvait
travailler sur ses propres sentiments afin d’être présente à son employée,
les changements requis étaient bien plus susceptibles de se produire.

Certains d’entre vous se demanderont peut-être : « Le problème de


Susan est plutôt simple. Pourquoi devrait-elle gaspiller du temps à
solliciter un feedback d’un(e) de ses collègues pour un problème de ce
genre? » C’est une bonne question, et la réponse est importante : la taille,
la gravité et la complexité d’un problème ne reflètent pas la réaction
affective qu’on a envers lui. Si Susan ne peut pas s’asseoir du même côté
de la table que ce professeur, peu importe que le problème soit simple ou
que la transgression soit claire. Ce qu’elle peut apprendre de ses pairs,
c’est que ce professeur l’agace et qu’elle se cuirasse parce que ce manque
de professionnalisme a établi un dangereux précédent. Donner et recevoir
du feedback, c’est apprendre et grandir. Le fondement de cette démarche
est la compréhension de la personne qu’on est et de la manière dont on
réagit aux autres.

Une fois encore, il ne fait pas de doute que le feedback constitue sans
doute l’une des arènes les plus difficiles à négocier dans la vie. On doit
toutefois se rappeler que la victoire ne consiste pas à obtenir un feedback
positif, à éviter de donner un feedback négatif ou à contourner le besoin
de feedback. Il s’agit, au contraire, de dépouiller son armure, de se
découvrir et de s’engager.

LE COURAGE D’ÊTRE VULNÉRABLE

J’ai donné récemment une conférence au Wolff Center for


Entrepreneurship de l’université de Houston. Ce programme couple
trente-cinq à quarante étudiants de premier cycle avec des mentors et
offre une formation exhaustive aux affaires. Il est considéré comme le
meilleur programme d’entreprenariat des États-Unis. On m’avait
demandé de parler aux étudiants de la vulnérabilité et du pouvoir du récit.

Un étudiant m’a posé une question dont je suis sûre qu’elle traverse
l’esprit de nombreuses personnes quand je parle de la vulnérabilité. Il a
déclaré :
– Je saisis l’importance de la vulnérabilité, mais je suis dans la vente,
et je ne comprends pas bien à quoi ça peut ressembler. Est-ce que ça
signifie que si un client m’interroge sur un produit et que je ne connais
pas la réponse, je dois dire ce que je pense, à savoir « Je viens de
commencer et je ne connais pas bien mon boulot encore »?
Les étudiants, qui s’agitaient en l’écoutant, se sont tous tournés dans
ma direction, comme pour dire :
– Ouais, ça a l’air nul. On est censé faire ça?

La réponse est non. Et si. Dans ce scénario, la vulnérabilité consiste à


reconnaître et à assumer le fait que vous ignorez quelque chose. C’est
regarder le client droit dans les yeux et dire :
– Je ne connais pas la réponse à cela, mais je vais la chercher. Je vais
faire en sorte que vous ayez toutes les informations nécessaires.
J’ai expliqué que refuser d’assumer la vulnérabilité de ne pas savoir
conduit souvent à inventer des excuses, à contourner la question et, dans
le pire des cas, à raconter des balivernes. C’est un coup fatal pour toute
relation, et si j’ai appris une chose en parlant aux commerciaux, c’est que
la vente est fondée sur la relation.

Donc je ne louvoierais pas avec le client, mais je pense qu’il est


important de communiquer à quelqu’un le sentiment de ne pas tout
savoir. Il peut s’agir d’un mentor qui offre ses conseils, ou d’un collègue
à même de normaliser l’expérience. Imaginez le stress de ne pas savoir ce
que vous faites et d’essayer de persuader un client que c’est le cas. De ne
pas pouvoir demander d’aide et de n’avoir personne à qui parler de ces
difficultés. C’est comme ça qu’on perd les gens. Garder sa motivation
dans ces circonstances est trop difficile. On commence par simplifier les
choses, on cesse de s’en faire puis on se détache. Après la conférence,
l’un des mentors s’est approché de moi et m’a dit :
– J’ai passé toute ma carrière dans la vente. Laissez-moi vous dire que
rien n’est plus important que d’avoir le courage de dire « Je ne sais pas »
ou « J’ai commis une erreur ». L’honnêteté et l’ouverture sont les clés du
succès dans tous les domaines.

L’année dernière, j’ai eu la chance d’interviewer Gay Gaddis, la


présidente et fondatrice de T3, un think-tank d’Austin, au Texas. T3 est
une entreprise de marketing intégré, spécialisée dans les campagnes
innovantes dans les médias. En 1989, Gay a vidé un compte d’épargne
retraite sur lequel elle avait seize mille dollars, avec l’intention de créer
une agence de pub. Vingt-trois ans après avoir démarré avec quelques
clients régionaux, T3 est devenue la plus grande agence de pub du pays
détenue entièrement par une femme. Avec des bureaux à Austin, New
York et San Francisco, elle travaille pour des clients comme Microsoft,
UPS, JP Morgan Chase, Pfizer, Allstate, Coca-Cola et Sprite. L’habileté,
le dynamisme et la culture d’entreprise de Gay ont débouché sur une
reconnaissance nationale. Elle a été au palmarès des vingt-cinq premières
Femmes créatrices d’entreprise de Fast Company, des dix premiers
Entrepreneurs de l’année du magazine Inc. et des vingt-cinq premières
Mères au travail de l’année du magazine Working Mother. Sa politique
d’avantages sociaux favorables à la famille est même connue à la
Maison-Blanche.

J’ai entamé cet entretien avec Gay en lui disant tout de suite qu’une
journaliste d’affaires m’avait récemment dit que, contrairement aux
dirigeants des grosses entreprises qui sont protégés par l’épaisseur du
système, les petits entrepreneurs ne peuvent pas se permettre d’être
vulnérables. Quand je lui ai demandé ce qu’elle pensait de cette
affirmation, elle a souri :
– Quand on supprime la vulnérabilité, on supprime l’opportunité.

Voici comment elle l’a expliqué :


– Par définition, le fait de créer une entreprise est vulnérable. Toute la
question est de pouvoir gérer et supporter l’incertitude. Les gens
changent, les budgets changent, les conseils d’administration changent,
mais la compétition oblige à rester agile et innovant. On doit définir un
but et s’y tenir. Et il n’y a pas de but sans vulnérabilité. Sachant que Gay
passe un temps considérable à enseigner, je lui ai demandé ce qu’elle
conseillerait aux nouveaux créateurs d’entreprises par rapport à
l’incertitude. Elle a répondu :
– Le succès requiert de cultiver de solides réseaux de soutien et de
bons mentors. On doit apprendre à se débarrasser des interférences afin
d’éclaircir ce qu’on ressent et ce qu’on pense et, ensuite, on se met au
travail. Aucun doute, il s’agit de vulnérabilité.

Un autre exemple du pouvoir de la vulnérabilité, cette fois dans une


grande entreprise, est l’approche managériale prise par la PDG de
Lululemon, Christine Day. Dans une interview télévisée sur CNNMoney,
C. Day explique qu’elle était autrefois un cadre très brillant qui
« s’acharnait à avoir raison ». La transformation est arrivée quand elle a
compris que pour obtenir l’engagement et la responsabilisation, il ne
fallait pas « dire » mais laisser venir les idées en les orientant, et que son
travail était de créer l’espace où les autres agiraient. Pour elle, ce
changement s’est caractérisé par le basculement de « j’ai la meilleure
idée ou la meilleure solution » à « je suis le meilleur leader ».

Elle est passée de l’exercice du contrôle à l’embrassement de la


vulnérabilité, c’est-à-dire à la prise de risques et la culture de la
confiance. Et même si la vulnérabilité donne parfois une impression
d’impuissance, ce glissement constituait pour elle un vrai geste de
pouvoir. Le nombre de ses magasins a grimpé de 71 à 174, son chiffre
d’affaires est passé de 297 millions de dollars à presque 1 milliard, et les
actions de Lululemon ont augmenté de 300% par rapport à leur
introduction en Bourse en 2007.

Dans l’interview écrite accompagnant la vidéo, C. Day développe


l’idée de la vulnérabilité comme berceau de la créativité, de l’innovation
et de la confiance, même quand on en arrive à l’échec et la défaite. L’un
de ses principes directeurs est de « découvrir les magiciens ». Comme
elle l’explique :
– Prendre des responsabilités et des risques, et avoir l’esprit
d’entreprise sont les qualités que nous recherchons chez nos employés.
Nous voulons des gens qui apportent de la magie. Les athlètes sont
révérés au sein de notre culture; ils ont autant l’habitude de gagner que de
perdre. Ils savent comment gérer – et remédier à – la défaite.
Elle souligne aussi l’importance de laisser les gens faire des erreurs.
– Notre règle d’or? Quand on fait une bêtise, on la répare.
Dans les entreprises, les écoles et les familles, on peut en apprendre
beaucoup sur la manière dont les gens embrassent la vulnérabilité, en
observant la fréquence et la franchise de propos tels que ceux-ci :
• Je ne sais pas.
• J’ai besoin d’aide.
• J’aimerais faire un essai.
• C’est important pour moi.
• Je ne suis pas d’accord. On peut en parler?
• Ça n’a pas fonctionné, mais j’ai beaucoup appris.
• Oui, je l’ai fait.
• Voici ce dont j’ai besoin.
• Voici ce que je ressens.
• J’aimerais un peu de feedback.
• Puis-je avoir votre point de vue là-dessus?
• Comment pourrais-je faire mieux la prochaine fois?
• Pouvez-vous m’apprendre à faire cela?
• J’ai joué un rôle là-dedans.
• J’en accepte la responsabilité.
• Je suis là pour vous soutenir.
• J’aimerais me rendre utile.
• Passons à autre chose.
• Je suis désolé.
• Ça signifie beaucoup pour moi.
• Merci.
Pour les dirigeants, la vulnérabilité a souvent l’odeur et le goût de la
gêne. Dans son livre Tribus, nous avons besoin de vous pour nous mener,
Seth Godin écrit : « Les qualités de dirigeant sont rares, car peu de gens
acceptent d’éprouver la gêne nécessaire pour diriger. Cette rareté rend ces
qualités précieuses… Il est malaisé de se tenir devant des inconnus. Il est
malaisé de suggérer une idée qui peut échouer. Il est malaisé de résister
au besoin de s’installer. C’est en identifiant le malaise qu’on trouve
l’endroit où diriger est nécessaire. Si on est à l’aise dans son rôle de chef,
il est presque certain qu’on n’a pas réalisé son potentiel de leader. »

En considérant mes données, et en lisant les notes prises lors


d’entretiens avec des dirigeants, je me suis demandé ce que les étudiants
diraient à leurs professeurs, et ce que les professeurs diraient à leurs
responsables, s’ils avaient tous la chance de solliciter les directives dont
ils ont besoin. Que demanderait une chargée de clientèle à son patron et
que lui dirait-elle? Que voulons-nous que les gens sachent de nous et que
leur demandons-nous?

En commençant à rédiger les réponses à ces questions, j’ai compris


qu’elles ressemblaient à un manifeste. Voici ce qui en est ressorti :

Manifeste du Dirigeant Engagé


Aux PDG et aux professeurs. Aux directeurs d’écoles et aux
managers. Aux politiciens, aux maires et aux décisionnaires :
Nous voulons nous révéler, nous voulons apprendre et nous
voulons inspirer les autres.
La curiosité, le besoin de contact et d’engagement sont ancrés
en nous.
Nous avons besoin d’un but, et nous désirons profondément
créer et apporter.
Nous voulons prendre des risques, embrasser la vulnérabilité et
être courageux.
Quand l’apprentissage et le travail sont déshumanisés, quand
vous ne nous voyez plus et que vous ne nous encouragez plus à
prendre des initiatives, quand vous ne vous intéressez qu’à ce
que nous produisons, nous perdons notre motivation et nous
perdons de vue ce qu’on attend de nous : talent, idées et
passion.
Nous vous demandons de vous engager, de vous joindre à nous
et d’apprendre avec nous.
Le feedback dépend du respect. Si vous ne nous parlez pas
franchement de nos points forts et nos potentiels de croissance,
nous remettons en question votre engagement et notre
concours.
Par-dessus tout, nous vous demandons de vous montrer tel que
vous êtes, de vous laisser voir et d’être courageux. Osez
Beaucoup avec nous.
On peut trouver une version à télécharger de ce manifeste sur
mon site web (www.brenebrown.com).
CHAPITRE 7
UNE ÉDUCATION ENTIÈRE :
OSER ÊTRE LES ADULTES QUE NOUS
VOULONS
QUE NOS ENFANTS SOIENT
Bien plus que nos connaissances sur l’éducation, c’est ce que
nous sommes et la manière dont nous affrontons le monde
qui prédisent ce que seront nos enfants. Pour enseigner aux
enfants à beaucoup oser dans une culture du « jamais
assez », la question n’est pas tant Les éduquons-nous de la
bonne manière? que Sommes-nous les adultes que nous
voulons qu’ils soient?
ÉDUQUER DANS UNE CULTURE DU JAMAIS ASSEZ

La plupart des gens adoreraient avoir un manuel d’éducation qui


répondrait à toutes les questions, apporterait des garanties et minimiserait
la vulnérabilité. On voudrait être certain qu’en suivant des règles ou en
adhérant à la méthode préconisée par tel ou tel spécialiste de l’éducation,
les enfants dormiront la nuit, seront heureux, se feront des amis,
réussiront professionnellement et resteront en sécurité. L’incertitude de
l’éducation peut susciter chez les parents des sentiments qui vont de la
frustration à la terreur.

Le besoin de certitude est une entreprise incertaine. Élever des enfants


rend les méthodes d’éducation explicites à la fois tentantes et
dangereuses. Dangereuses, car les certitudes engendrent souvent des
valeurs absolues, du jugement ou de l’intolérance. C’est pourquoi les
parents sont si critiques les uns envers les autres. Ils s’emparent d’une
méthode et, très rapidement, celle-ci devient la façon de faire. Pour la
plupart des parents, obsédés qu’ils sont par leurs décisions d’éducation,
le choix d’une autre option est perçu comme une critique directe de la
façon dont ils élèvent leurs propres enfants.
Ironiquement, la parentalité est le champ de mines de la honte,
précisément parce que la plupart des parents pataugent dans l’incertitude
et le doute. Après tout, on cède rarement à la tentation de jouer les
moralisateurs quand on a confiance en son propre jugement. On ne prend
pas un air outragé devant du lait non biologique, si on trouve convenable
l’alimentation qu’on donne à ses propres enfants. Mais quand le doute
rôde, le critique moralisateur s’anime soudain, poussé par la peur sous-
jacente de ne pas être un parent parfait, et le besoin de confirmer, qu’au
moins, on est mieux que les autres.
Quelque part, enterrée très loin sous l’espoir et la peur, gît une vérité
terrifiante, à savoir que l’éducation parfaite et les garanties n’existent
pas. Les discussions sur les rapports parent-enfant, les médisances sur les
« mères tigresses » et les parents surprotecteurs, les enquêtes sur les
qualités de l’éducation en Europe alimentent le débat national sur la
parentalité et détournent opportunément l’attention du public d’une
réalité pénible. Bien plus que nos connaissances sur l’éducation, c’est ce
que nous sommes et la manière dont nous affrontons le monde qui
prédisent ce que seront nos enfants.

Je ne suis pas une experte de la parentalité. En fait, je ne suis même


pas certaine de croire à la notion de « spécialiste de l’éducation ». Je suis
une mère motivée et imparfaite, et une chercheuse passionnée. Comme je
l’ai mentionné dans l’introduction, je suis une cartographe expérimentée
et une voyageuse maladroite. Le fait d’être mère est de loin mon aventure
la plus audacieuse et la plus osée, comme bon nombre d’entre vous.
Depuis le tout début de mes recherches sur lahonte, j’ai rassemblé des
données sur la parentalité et prêté beaucoup d’attention à la manière dont
les participants parlaient de l’éducation qu’ils avaient reçue et de celle
qu’ils donnaient. La raison en est simple : le sentiment de valeur et de
« suffisance » s’enracine dans la famille d’origine. L’histoire ne s’achève
bien sûr pas là. Mais ce qu’on apprend durant l’enfance, sur soi-même et
sur le monde, fixe un cap. C’est l’enfance qui détermine si on passera une
grande partie de sa vie à lutter pour regagner un sentiment de valeur, ou
si l’espoir, le courage et la résilience seront présents tout au long du
parcours.

Il ne fait pas de doute que le comportement, la pensée et les émotions


sont à la fois ancrés en nous et influencés pour le milieu. Je ne hasarderai
pas de pourcentage et je suis convaincue que nous ne pourrons jamais
séparer nettement l’inné de l’acquis. Mais je suis tout aussi persuadée
que les sentiments d’amour, d’intimité et de valeur sont radicalement
forgés par le milieu familial. Ce que nous entendons, ce qu’on nous dit et,
plus encore, ce que nous observons de nos parents participent de cette
formation.
En tant que parents, on a moins de contrôle qu’on ne pense sur le
tempérament et la personnalité de ses enfants, et moins de contrôle qu’on
ne le voudrait sur la culture de la rareté. Mais on a de puissantes
possibilités d’éducation dans d’autres domaines : aider les enfants à
comprendre et à apprécier leur potentiel inné, et leur enseigner la
résilience face aux incessantes injonctions culturelles du « jamais assez ».
Pour enseigner aux enfants à beaucoup oser, la question n’est pas tant
Les éduquons-nous de la bonne manière? que Sommes-nous les adultes
que nous voulons qu’ils soient?
Comme Joseph Chilton Pearce l’a écrit : « Ce qu’on est en apprend
davantage à un enfant que ce qu’on dit. C’est pourquoi on doit être ce
qu’on veut que ses enfants soient. » Même si la vulnérabilité d’être
parent est parfois terrifiante, on ne peut pas se permettre de la repousser
en se cuirassant, car elle est le terrain le plus fertile pour enseigner et
cultiver le lien, le sens et l’amour.

La vulnérabilité gît au cœur de l’histoire de la famille. Elle détermine


les moments de joie, de peur, de chagrin, de honte, de déception,
d’amour, d’intimité, de gratitude, de créativité et d’émerveillement
quotidiens. Qu’on tienne ses enfants dans ses bras, qu’on soit à leurs
côtés, qu’on les pourchasse ou qu’on leur parle à travers une porte
verrouillée, c’est la vulnérabilité qui forge ce qu’on est et ce que les
enfants sont.

En repoussant la vulnérabilité, on fait de la parentalité une compétition


qui repose sur le fait de savoir, de prouver, d’exécuter et de mesurer,
plutôt que d’être. Une fois mis de côté la réussite, les concours d’entrée,
les notes, les compétitions sportives et les trophées, je pense que tout le
monde est d’accord pour dire que ce qu’on veut pour ses enfants équivaut
à ce qu’on souhaite pour soi : on veut élever des enfants qui vivent et
aiment de tout leur cœur.
Si l’Entièreté est le but, alors on devrait s’appliquer par-dessus tout à
élever des enfants qui :
• Affrontent le monde avec le sentiment de leur valeur.
• Assument leurs vulnérabilités et leurs imperfections.
• Ressentent amour et compassion pour eux-mêmes et pour
autrui.
• Accordent de la valeur au travail, à la persévérance et au
respect.
• Véhiculent intérieurement un sentiment d’appartenance et
d’authenticité, par opposition au fait de le rechercher à
l’extérieur.
• Ont le courage d’être imparfaits, vulnérables et créatifs.
• N’ont pas peur d’avoir honte ou de ne pas être aimés s’ils sont
différents ou ont des difficultés.
• Évoluent avec courage et esprit de résilience dans ce monde
changeant.
Pour les parents, cela signifie qu’ils sont appelés à :
• Reconnaître qu’ils ne peuvent pas donner à leurs enfants ce
qu’ils ne possèdent pas. Ce qui veut dire qu’il leur faut
partager avec eux leur parcours de croissance, de changement
et d’apprentissage.
• Reconnaître leur propre armure et montrer à leurs enfants
comment l’enlever, être vulnérable, se découvrir et accepter
d’être vu et connu.
• Rendre hommage à leurs enfants en poursuivant leur propre
parcours vers l’Entièreté.
• Élever leurs enfants avec la notion de « suffisance » plutôt que
de rareté.
• Réduire l’écart et mettre en pratique les valeurs qu’ils
enseignent.
• Beaucoup oser, sans doute plus qu’ils ne l’ont jamais fait
auparavant.
En d’autres termes, si on veut que ses enfants s’aiment et s’acceptent,
il faut s’aimer et s’accepter soi-même. On ne peut pas se servir de la
peur, de la honte, du reproche et du jugement si on veut élever des
enfants courageux. La compassion et le lien, les valeurs qui donnent du
sens à la vie, ne peuvent être appris que s’ils sont vécus. Et ce sont les
familles qui fournissent la première occasion de vivre ces choses.

Dans ce chapitre, j’aimerais vous faire part de ce que j’ai


spécifiquement appris sur la valeur, la résilience et la vulnérabilité dans
la parentalité. Ce travail a changé en profondeur la manière dont Steve et
moi concevons et ressentons l’éducation. Il a radicalement transformé
nos priorités, notre union et notre comportement quotidien. Steve est
pédiatre : nous passons donc beaucoup de temps à discuter les recherches
sur l’éducation et les différents modèles parentaux. Mon but n’est pas de
vous apprendre à être parent, mais de vous offrir une nouvelle optique sur
le grand défi d’élever des enfants Entiers.

COMPRENDRE ET COMBATTRE LA HONTE

C’est un mythe affreux que de croire qu’une fois qu’on a des enfants,
le voyage s’arrête là et que le leur commence. Pour nombre de gens,
l’époque la plus intéressante et la plus productive de leur vie a débuté
après la naissance de leurs enfants. Les plus grands défis et les plus
grandes difficultés arrivent aussi à la maturité et après. Une éducation
Entière ne signifie pas qu’on sait déjà tout et qu’on va le transmettre.
C’est apprendre et explorer ensemble. Et croyez-moi, il y a des moments
où mes enfants m’ont devancée de très loin, tout en m’attendant et en me
tendant la main pour me faire avancer.

Comme je l’ai dit dans l’introduction, quand on divise


schématiquement les hommes et les femmes interviewés en deux
groupes, ceux qui avaient un profond sentiment d’amour et d’intimité et
ceux qui luttaient pour l’obtenir, une seule variable les séparait. Ceux qui
aimaient et se sentaient aimés croyaient tout simplement qu’ils étaient
dignes d’amour et d’intimité. Je dis souvent que l’Entièreté est comme
l’étoile Polaire : on n’y arrive jamais, mais on sait qu’on est dans la
bonne direction. Élever des enfants convaincus de leur valeur requiert de
modéliser pour eux ce parcours et ce combat.

L’important à savoir sur le sentiment de valeur, c’est qu’il ne demande


pas de préalable. La plupart des gens ont une longue liste de préalables,
de conditions héritées ou acquises inconsciemment en cours de route. La
plupart d’entre elles relèvent de la réussite, de l’acquisition et de la
reconnaissance extérieure. C’est le problème du si/quand (« Je serai
digne d’amour quand… » ou « Je serai digne d’amour si… »). Ces
conditions ne sont peut-être pas écrites, et peuvent même être
inconscientes, mais tout le monde possède une liste qui dit : Je serai
digne d’amour…
• Quand j’aurai perdu x kilos.
• Si je suis accepté(e) dans cette école.
• Si ma femme ne me trompe pas.
• Si nous ne divorçons pas.
• Si j’obtiens une promotion.
• Quand je tomberai enceinte.
• Quand il me demandera de sortir avec lui.
• Quand nous achèterons une maison dans ce quartier.
• Si personne ne découvre ceci.
La honte adore les préalables. Cette liste de si/quand se double en
général de la liste gremlin des choses à faire. Rappelle-lui que sa mère
pense qu’elle devrait perdre les kilos qu’elle a pris durant sa grossesse.
Ne le laisse pas oublier que son nouveau patron ne respecte que les types
qui ont des masters. Aiguillonne-la si elle oublie que toutes ses amies ont
trouvé un partenaire l’année dernière.

Les parents peuvent aider leurs enfants à développer la résilience et le


sentiment de leur valeur en restant conscients des préalables qu’ils leur
transmettent, consciemment ou inconsciemment. Est-on en train de leur
adresser une injonction directe ou voilée sur ce qui les rend plus ou
moins dignes d’amour? Ou bien se concentre-t-on sur le changement de
certains comportements, en étant très clair sur le fait que la question de
leur valeur n’est pas en jeu? Je dis souvent aux parents que certaines des
injonctions indirectes les plus destructrices adressées aux enfants
proviennent des normes féminines et masculines présentées au chapitre 3.
Dit-on directement ou indirectement aux filles qu’être mince, gentille et
modeste sont des préalables pour être aimée? Ou bien leur enseigne-t-on
à respecter les garçons comme des êtres tendres et aimants? Attend-on
des garçons qu’ils soient agressifs, stoïques sur le plan affectif, et qu’ils
fassent passer les questions de statut social et d’argent avant tout? Ou
leur apprend-on à respecter les femmes et les filles comme des personnes
capables et intelligentes, et non comme des objets?

Le perfectionnisme est également une source de préalables. Après


avoir étudié le sentiment de valeur pendant une dizaine d’années, je suis
persuadée que le perfectionnisme est contagieux. Si on cherche avant tout
à être et avoir l’air absolument parfait, on peut aussi bien mettre ses
enfants en rang pour leur enfiler de petites camisoles de perfection.
Comme nous l’avons vu dans le chapitre 4, le perfectionnisme ne
consiste pas à enseigner aux enfants à s’attacher à l’excellence ou à faire
de leur mieux. Le perfectionnisme leur apprend à accorder davantage de
valeur à ce que les autres pensent qu’à ce qu’ils ressentent. C’est leur
enseigner à représenter, à plaire et à prouver. Malheureusement, j’ai de
nombreux exemples de cela dans ma propre vie.

Par exemple, quand Ellen est arrivée pour la première fois en retard à
l’école, elle a éclaté en sanglots. Elle était si bouleversée à l’idée d’avoir
transgressé les règles et contrarié sa maîtresse qu’elle s’est effondrée.
Nous lui avons répété que ce n’était pas très grave, et que cela arrive à
tout le monde d’être en retard. Ce soir-là, nous avons célébré son premier
retard avec une petite fête après le dîner. Elle a finalement accepté l’idée
que ce n’était pas la fin du monde et que personne ne la jugerait pour
cette faiblesse.

Avançons de quatre jours jusqu’au dimanche matin. Nous sommes en


retard pour l’église et je suis en larmes.
– Pourquoi est-ce qu’on ne peut jamais partir à l’heure! On va être en
retard!
Ellen me regarde et me demande avec sérieux :
– Papa et Charlie arrivent. Est-ce qu’on va manquer quelque chose
d’important?
Sans hésiter, je lui dis :
– Non! C’est juste que je déteste arriver en retard et entrer dans l’église
sur la pointe des pieds. C’est l’office de 9 heures, pas 9 heures 05.
Ellen prend l’air perplexe une seconde, puis m’adresse un grand
sourire.
– C’est pas grave. Ça arrive à tout le monde d’être en retard. Tu te
souviens? Je ferai une fête pour toi, quand on rentrera à la maison.

Parfois les préalables et le perfectionnisme sont transmis de manière


très subtile. L’un des meilleurs conseils d’éducation que j’aie jamais
reçus venait de l’écrivain Toni Morrison. C’était en mai 2000, et Ellen
allait fêter son premier anniversaire.
T. Morrison était chez Oprah et parlait de son livre L’Œil le plus bleu.
Elle expliquait qu’il est intéressant d’observer ce qui se passe en soi
quand un enfant entre dans une pièce.

– Votre visage s’éclaire-t-il? Quand mes enfants étaient petits et qu’ils


entraient dans la pièce, je les regardais pour voir s’ils avaient boutonné
leur pantalon, s’ils s’étaient coiffés et s’ils avaient remonté leurs
chaussettes… Vous pensez que votre affection et votre amour se voient
parce que vous faites attention à eux, mais ce n’est pas le cas. Quand ils
vous voient, ils voient un visage critique. Qu’est-ce qu’il y a encore?
Son conseil était simple, mais ce fut un changement de paradigme pour
moi. Elle a déclaré :
– Laissez votre visage exprimer ce qui est dans votre cœur. Quand ils
entrent dans une pièce, mon visage dit que je suis heureuse de les voir.
C’est aussi simple que ça, vous voyez?

Je pense à ce conseil littéralement chaque jour, et c’est devenu une


pratique. Quand Ellen descend les escaliers en bondissant, prête pour
l’école, je ne veux pas que mon premier commentaire soit « Attache tes
cheveux » ou « Tes chaussures ne vont pas avec ta robe ». Je veux que
mon visage exprime le bonheur que je ressens à la voir, à être avec elle.
Quand Charlie rentre par la porte de derrière, tout sale et en sueur parce
qu’il vient d’attraper des lézards, je lui adresse un sourire avant de dire
« Ne touche à rien avant de t’être lavé les mains ». On pense souvent
gagner des points dans l’éducation en étant critique, énervé ou exaspéré.
Ces premiers regards peuvent être des préalables ou, au contraire,
renforcer le sentiment de valeur des enfants. Je ne veux pas critiquer mes
enfants quand ils passent la porte, je veux m’éclairer!

Outre le fait de garder l’œil sur les préalables et le perfectionnisme, on


peut aussi aider les enfants d’une manière qui a à voir avec la différence
entre honte et culpabilité. Les recherches indiquent que l’éducation est le
principal indice de la tendance qu’auront les enfants à se sentir honteux
ou coupables. En d’autres termes, on peut avoir une grande influence sur
la manière dont ses enfants réfléchissent à leurs difficultés. Sachant,
comme nous le savons, que la honte est corrélée positivement avec les
dépendances, la dépression, l’agressivité, la violence, les troubles
alimentaires et le suicide, et que la culpabilité est inversement corrélée
aux mêmes choses, on voudra naturellement élever des enfants qui ont
davantage tendance à la culpabilité qu’à la honte.

Cela signifie qu’il faut isoler les enfants de leur comportement. Il


existe une différence significative entre tu es mauvais et tu as fait
quelque chose de mal. Et non, il ne s’agit pas seulement de sémantique.
La honte nuit à la partie de soi qui croit pouvoir être et faire mieux.
Quand on fait honte aux enfants et qu’on les étiquette, on leur enlève la
chance de grandir et d’essayer de nouvelles voies. Si une enfant dit un
mensonge, elle peut changer de comportement. Si c’est une menteuse, où
est le potentiel de changement?

Cultiver un discours intérieur de culpabilité, plutôt que de honte,


requiert de repenser la manière dont on discipline ses enfants. Mais cela
implique aussi de leur expliquer ces concepts. Les enfants sont très
réceptifs au fait de parler de la honte. Quand ils ont 4 ou 5 ans, on peut
leur expliquer la différence entre honte et culpabilité, et leur dire qu’on
les aime même quand ils ont pris de mauvaises décisions.

Quand Ellen était en maternelle, son institutrice m’a appelée un jour à


la maison pour me dire :
– Je suis tout à fait d’accord avec ce que vous faites.
Quand je lui ai demandé pourquoi, elle m’a expliqué qu’un peu plus
tôt dans la semaine, elle avait jeté un coup d’œil à Ellen, qui était
occupée à coller des paillettes et lui avait dit :
– Ellen! Tu es un vrai désastre.
Apparemment, Ellen avait pris un air très sérieux pour répondre :
– Je fais peut-être un désastre, mais je ne suis pas un désastre. (C’est
ce jour-là que je suis devenue « cette mère-là ».)
Charlie fait aussi la distinction entre honte et culpabilité. Quand j’ai
surpris notre chienne en train de fouiller dans la poubelle, je l’ai grondée
en disant :
– Sale bête!
Charlie a tourné le coin du couloir en hurlant :
– Daisy est une bonne bête qui a fait une bêtise! On l’aime!
C’est juste qu’on n’aime pas ses bêtises!
J’ai tenté de lui expliquer la différence en disant :
– Daisy est une chienne, Charlie. Et sa réponse a été :
– Oui, je vois. Daisy est une bonne chienne qui a fait une bêtise.

La honte est très douloureuse pour les enfants, parce qu’elle est
inextricablement liée à la peur de ne pas être aimé. Pour les jeunes
enfants qui dépendent de leurs parents pour leur survie (nourriture, abri et
sécurité), se sentir indigne d’amour menace la survie. C’est un
traumatisme. Je suis convaincue que la raison pour laquelle la plupart des
gens se sentent infantiles et minuscules quand ils ont honte, c’est que le
cerveau emmagasine les expériences de honte précoces comme des
traumatismes et qu’ils sont remobilisés à ce moment-là. On ne possède
pas encore les recherches neurobiologiques pour le confirmer, mais j’ai
décodé des centaines d’interviews qui suivaient le même schéma :
– Je ne sais pas ce qui s’est passé. Mon patron m’a traité d’idiot devant
mon équipe, et je n’ai pas pu répondre. Soudain, j’étais de retour au cours
élémentaire de Mme Porter, et j’étais muet. Je ne pouvais pas trouver une
seule réponse valable.
Ou :
– Mon fils a manqué la balle une deuxième fois, et j’ai vu rouge. Je me
suis toujours dit que je ne le traiterais jamais comme mon père m’avait
traité, mais j’étais en train de lui hurler dessus devant ses camarades de
jeu. Je ne sais même pas comment c’est arrivé.

Dans le chapitre 3, nous avons vu que le cerveau traite le rejet social


ou la honte de la même manière qu’il traite la douleur physique. Je
soupçonne qu’un jour ou l’autre, on aura les données à même de valider
mon hypothèse sur le fait que les enfants emmagasinent la honte comme
un traumatisme, mais, dans l’intervalle, je dis sans hésiter que les
expériences de honte durant l’enfance change ce qu’on est, ce qu’on
pense de soi, et le sentiment d’être digne d’amour.

Même si on s’efforce de ne pas utiliser la honte comme outil


d’éducation, les enfants feront tout de même connaissance avec elle dans
le monde extérieur. La bonne nouvelle, c’est que quand ils comprennent
la différence entre honte et culpabilité, et quand ils savent qu’ils peuvent
discuter de ces sentiments, ils sont beaucoup plus susceptibles de parler
des expériences vécues avec leurs professeurs, leurs entraîneurs, leurs
baby-sitters, leurs grands-parents ou les autres adultes qui influencent
leur vie. C’est particulièrement important car cela leur donne l’occasion
de « rogner » la honte comme on rogne des photos.

C’est ainsi que je me sers de la métaphore du scrapbook pour parler de


l’impact de la honte sur les enfants. Une fois informés sur la honte, la
plupart des parents réalisent que oui, ils ont fait honte leurs enfants. Cela
arrive, même à des chercheurs de la honte.
Mais, étant donné la gravité des conséquences, ils commencent aussi à
se faire du souci à l’idée que des moments de honte en dehors de la
maison changent leurs enfants, en dépit de tous leurs efforts. Et ces
expériences se produiront : les injures, les rebuffades et les moqueries
sont inévitables dans notre culture de cruauté. La bonne nouvelle,
toutefois, c’est qu’on peut avoir beaucoup d’influence sur la manière
dont elles affectent les enfants.

La plupart des gens se souviennent d’événements honteux qui les ont


marqués dans leur enfance. Mais il est plus que probable qu’ils s’en
souviennent parce qu’ils ne les ont pas traités avec des parents ouverts à
la discussion et résolus à les aider à cultiver la résilience. Je ne le
reproche pas à mes parents, pas plus que je ne juge ma grand-mère pour
m’avoir laissé m’asseoir à l’avant dans sa voiture. Ils ne disposaient tout
simplement pas de l’information dont nous bénéficions aujourd’hui.

Sachant ce que je sais maintenant, je me dis : « C’est l’album qui


compte, pas la photo. » Imaginez-vous ouvrant un album rempli de
photos d’événements qui vous ont fait honte. Vous le refermeriez et vous
vous éloigneriez en pensant : C’est la honte qui définit cette histoire. Si,
d’un autre côté, vous ouvrez l’album et y voyez quelques photos
honteuses, entourées de photos d’espoir, de lutte, de résilience, de
courage, d’échec, de succès et de vulnérabilité, ces événements feraient
seulement partie d’une histoire plus vaste, ils ne définiraient pas l’album.

Une fois encore, on ne peut imperméabiliser ses enfants à la honte. Il


est donc nécessaire d’enseigner et d’incarner la résilience. Et cela
commence par des conversations sur la honte et la façon dont elle
apparaît dans la vie. Parmi les adultes que j’ai interviewés, ceux qui
avaient été élevés par des parents se servant de la honte comme principal
outil d’éducation avaient beaucoup plus de mal à croire à leur valeur que
ceux qui avaient fait occasionnellement l’expérience de la honte, et
avaient pu en parler avec leurs parents.

Si vous avez déjà élevé vos enfants et que vous vous demandez s’il est
trop tard pour enseigner la résilience et modifier l’album, la réponse est
non. Il n’est pas trop tard. Le fait de s’approprier son histoire avec ses
moments pénibles permet d’en écrire la fin. Il y a plusieurs années, j’ai
reçu une lettre d’une femme qui disait :
Votre travail a changé ma vie d’une manière très étrange. Ma mère
vous a vue parler dans une église d’Amarillo. À la suite de cela, elle m’a
écrit une longue lettre. « J’ignorais tout à fait qu’il y avait une différence
entre honte et culpabilité. Je pense que je t’ai fait honte toute ta vie alors
que ce que je voulais, c’était me servir de la culpabilité. Je n’ai jamais
pensé que tu n’étais pas assez bien, c’est seulement que je n’approuvais
pas tes choix. Mais je t’ai fait honte. Je ne peux pas retirer ça, mais je
veux que tu saches que tu es la meilleure chose qui me soit arrivée et que
je suis très fière d’être ta mère. » Je n’en croyais pas mes yeux. Ma mère
a 75 ans, et j’en ai 35. Cela m’a fait énormément de bien. Depuis, tout a
changé, y compris la manière dont j’élève mes enfants.

En plus d’aider les enfants à se parler à eux-mêmes de culpabilité


plutôt que de honte, il faut aussi faire très attention aux éclaboussures de
la honte. En effet, elle peut tout de même apparaître dans la vie d’une
famille et l’affecter puissamment. En gros, les parents ne peuvent pas
élever des enfants plus résilients à la honte qu’eux-mêmes. Par exemple,
je peux encourager Ellen à aimer son corps, mais ce qui compte
vraiment, c’est l’observation qu’elle fait de ma relation avec mon propre
corps. Oh, bon sang! Je peux apaiser les inquiétudes de Charlie quant à
son comportement sur le terrain, en lui disant qu’il n’a pas besoin de tout
connaître du baseball avant son premier match, mais nous voit-il, Steve et
moi, essayer de prendre de nouvelles directions, commettre des erreurs et
échouer sans nous autocritiquer? Oh, bon sang!

Enfin, la normalisation est l’un des outils de résilience les plus


puissants qu’on puisse offrir à ses enfants. Comme je l’ai expliqué dans
le dernier chapitre, normaliser signifie aider ses enfants à prendre
conscience qu’ils ne sont pas tout seuls, et que leurs parents ont éprouvé
les mêmes difficultés. Cela s’applique aux situations sociales, aux
changements corporels, aux expériences de honte, aux sentiments
d’exclusion et à l’envie d’être courageux tout en ayant peur. Quelque
chose de sacré se produit entre un parent et un enfant, quand le premier
dit « Moi aussi! » et raconte ses propres difficultés d’enfant.

É É
RÉDUIRE L’ÉCART : SOUTENIR SES ENFANTS VEUT DIRE
SE SOUTENIR L’UN L’AUTRE

À ce stade, je crois important de faire une pause pour souligner la


nature honteuse des débats sur les « valeurs » parentales. Quand on
écoute des conversations ou qu’on lit des blogs sur ce genre de
controverses (où et comment accoucher, pour ou contre la circoncision,
les vaccinations, le partage du lit parental, l’allaitement, etc.), ce qu’on
entend, c’est la honte, et ce qu’on voit, c’est la souffrance. Une grande
souffrance. On voit des gens (surtout des mères) adopter exactement les
comportements définis précédemment, à savoir des injures, des
rebuffades et du harcèlement.

Voici ce que j’en suis venue à croire : On ne peut prétendre se


soucier du bien-être de ses enfants tout en faisant honte à d’autres
gens de leurs décisions parentales. Ces comportements s’excluent
mutuellement et créent un énorme hiatus entre les valeurs. Oui, la plupart
des gens (y compris moi) ont une opinion sur tous ces sujets, mais si on
se soucie vraiment du bien-être de ses enfants, la seule chose à faire est
de prendre des décisions en fonction de ses convictions, et de soutenir les
parents qui font de même. Le but est aussi de tendre vers sa propre
valeur. Quand on est en accord avec ses propres décisions et quand on
appréhende le monde avec un sentiment de valeur plutôt que de rareté, on
n’a pas besoin d’attaquer et de juger.

Bien sûr, il est facile d’agiter un épouvantail et de dire :« Alors, on est


censé fermer les yeux sur les parents qui maltraitent leurs enfants? »
Voici un fait : prendre des décisions différentes ne constitue pas en soi
une maltraitance. S’il y a affectivement maltraitance, rien ne doit
empêcher d’appeler la police. Dans le cas contraire, on ne doit pas parler
de maltraitance. Ayant fait un stage d’un an aux Services de protection de
l’enfance, j’ai très peu de patience pour les gens qui se servent de termes
comme maltraitance et négligence pour effrayer ou rabaisser des parents
qui font seulement des choses qu’on juge erronées ou différentes.
En fait, je me suis débarrassée de la dichotomie bon/mauvais parent,
tout simplement parce qu’on peut me ranger moi-même dans les deux
catégories, selon le jour, le point de vue ou l’état d’esprit. Je ne vois
vraiment pas ce que ces jugements de valeur apportent à la vie et aux
débats sur l’éducation. C’est uniquement une tornade de honte prête à
s’abattre. Selon moi, la question des valeurs parentales a tout à voir avec
la motivation. Prête-t-on suffisamment attention? Réfléchit-on à ses
décisions? Est-on ouvert à l’apprentissage, au fait d’avoir peut-être tort?
Est-on curieux et prêt à s’informer?

Mon travail m’a appris qu’il existe un million de manières d’être un


parent motivé et formidable, même si certaines d’entre elles heurtent ce
que je pense personnellement de l’éducation. Par exemple, Steve et moi
sommes très stricts sur la télévision pour les enfants, surtout quand il y a
de la violence. Nous y réfléchissons, nous en parlons et nous prenons les
meilleures décisions possibles. D’un autre côté, nous avons des amis qui
laissent leurs enfants regarder des films et des émissions que nous ne
permettons pas à Ellen et Charlie. Mais vous savez quoi? Eux aussi y
réfléchissent, en parlent et prennent les meilleures décisions possibles. Ils
arrivent simplement à des conclusions différentes des nôtres, et je
respecte ça.

Nous nous sommes récemment trouvés dans l’autre camp, quand un


couple d’amis a exprimé sa surprise que nous laissions Ellen lire The
Hunter Games. Ils en avaient aussi discuté entre eux, et la conversation
que nous avons eue témoignait de respect mutuel et d’empathie.
« Réduire l’écart » peut se révéler compliqué quand accepter les
différences d’opinion est une des valeurs auxquelles on aspire. La clé est
de se rappeler que des décisions différentes ne sont pas nécessairement
une critique des siennes. Beaucoup oser signifie trouver sa propre voie et
respecter la quête des autres dans ce sens.

ATTENTION À LA MARCHE ET AU SENTIMENT


D’APPARTENANCE

Le sentiment de valeur a tout à voir avec l’amour et le sentiment


d’appartenance. L’une des meilleures manières de faire comprendre aux
enfants que l’amour qu’on leur porte est inconditionnel est de s’assurer
qu’ils ont conscience d’appartenir à une famille. Je sais que cela paraît
étrange, mais c’est une question très importante et, parfois, déchirante
pour les enfants. Page 171, j’ai défini l’appartenance comme le désir inné
de faire partie de quelque chose de plus grand que soi. L’une des grandes
surprises de cette recherche a été d’apprendre que « se conformer » et
« avoir un sentiment d’appartenance » ne sont pas la même chose. En
réalité, le fait de se conformer est l’un des plus grands obstacles au
sentiment d’appartenance. Se conformer revient à évaluer une situation et
à se transformer afin d’être accepté. L’appartenance, de son côté, ne
requiert pas de changer mais d’être tel qu’on est.

Quand j’ai demandé à un groupe d’élèves de 4e de se scinder en petits


groupes et de chercher les différences entre conformité et appartenance,
leurs réponses m’ont envoyée au tapis :
• L’appartenance, c’est quand on est quelque part où on veut être,
et qu’on vous veut. Se conformer, c’est être quelque part où on
veut vraiment être, mais les autres se fiche de votre présence.
• L’appartenance, c’est être accepté pour soi. La conformité, c’est
être accepté parce qu’on est comme tout le monde.
• Il faut que je sois moi pour avoir un sentiment d’appartenance.
Je dois être comme toi pour avoir le sentiment de me
conformer.
Ils ont tapé dans le mille. Peu importe dans quel type d’école je me
trouve, les élèves de collège et de lycée comprennent comment ça
marche.

Ils parlent aussi ouvertement de la souffrance de ne pas avoir un


sentiment d’appartenance chez eux. La première fois que j’ai posé la
question à ces élèves, l’un d’eux a écrit : « Ne pas avoir un sentiment
d’appartenance à l’école, c’est vraiment dur. Mais ce n’est rien comparé
au fait de ne pas avoir un sentiment d’appartenance chez moi. » Quand
j’ai demandé aux élèves ce que cela signifiait, ils se sont servis des
exemples suivants :
• Ne pas répondre aux attentes de ses parents.
• Ne pas être aussi cool et populaire que les parents voudraient.
• Ne pas être aussi intelligent que ses parents.
• Ne pas être doué pour les mêmes choses que ses parents.
• Quand les parents sont gênés parce qu’on n’a pas assez d’amis,
qu’on n’est pas un sportif ou une pom-pom girl.
• Les parents n’aiment pas ce qu’on est et ce qu’on aime faire.
• Les parents ne font pas attention à notre vie.

Si on veut cultiver un sentiment de valeur chez ses enfants, il faut


veiller à ce qu’ils aient un sentiment d’appartenance et qu’ils sachent que
cette appartenance est inconditionnelle. Ce qui en fait un vrai défi, c’est
que la plupart des gens ont du mal à avoir un sentiment d’appartenance, à
comprendre qu’ils font partie de quelque chose, non pas en dépit de leurs
vulnérabilités, mais à cause d’elles. On ne peut pas donner à ses enfants
quelque chose qu’on ne possède pas, ce qui veut dire qu’on doit travailler
à cultiver un sentiment d’appartenance tout autant que ses enfants. Voici
un exemple de la manière dont on peut grandir avec eux, et de la grande
empathie dont les enfants peuvent témoigner. (Rien n’inspire plus un
puissant sentiment d’appartenance qu’une empathie partagée!)

Quand elle était en CM1, Ellen a éclaté un jour en sanglots, en rentrant


de l’école, et s’est enfuie dans sa chambre. Je l’ai immédiatement suivie,
me suis agenouillée devant elle et lui ai demandé ce qui n’allait pas. Au
milieu de ses reniflements, elle m’a déclaré :
– Je suis fatiguée d’être toujours les autres! J’en ai marre!
Je ne comprenais pas. Je lui ai demandé de m’expliquer ce qu’elle
voulait dire par « les autres ».
– On joue au foot tous les jours, à la récré. Les capitaines d’équipe
sont très populaires et ce sont eux qui choisissent les joueurs. Le premier
capitaine dit : « Je vais prendre Suzie, John, Pete, Robin et Jake. » Le
deuxième dit : « Je vais prendre Andrew, Steve, Katie et Sue, et on peut
se partager les autres. » Tous les jours, je suis une des autres. Ils ne me
choisissent jamais.
J’ai senti mon cœur se briser. Elle était assise au bord du lit, la tête
dans les mains. J’étais si inquiète quand je l’avais suivie dans sa chambre
que je n’avais même pas allumé la lumière. Je ne pouvais pas supporter
la vulnérabilité de la voir assise dans le noir en pleurant, alors je me suis
approchée de l’interrupteur. Cela a fait office d’intervention divine.
L’idée d’allumer pour soulager ce sentiment pénible m’a rappelé l’une de
mes citations préférées. Elle est de Pema Chödrön, qui écrit : « La
compassion n’est pas une relation entre guérisseur et blessé. C’est une
relation entre égaux. C’est seulement quand on connaît ses propres
ténèbres qu’on peut être présent aux ténèbres d’autrui. La compassion est
réelle quand on reconnaît une humanité partagée. »

J’ai laissé l’interrupteur là où il était et suis revenue m’asseoir avec


Ellen, dans les ténèbres littérales et émotionnelles. J’ai mis un bras autour
de ses épaules, et j’ai dit :
– Je sais ce que c’est que d’être les autres. Elle s’est essuyé le nez de la
main et m’a dit :
– Non, tu ne sais pas. Tu es très populaire. Je lui ai expliqué :
– Quand je sens que je fais partie des autres, je suis vexée et en colère,
et je me sens toute petite et solitaire. Je n’ai pas besoin d’être populaire,
mais je veux que les gens me reconnaissent et qu’ils me traitent comme si
je comptais. Comme si je faisais partie d’eux.
Elle n’en croyait pas ses oreilles.
– Alors tu sais! C’est exactement ça que je ressens.
Nous nous sommes blotties l’une contre l’autre sur le lit, et elle m’a
raconté ses expériences à la récréation, et je lui ai raconté quelques-unes
de mes expériences à l’école, quand mon sentiment de faire partie des
autres était à la fois puissant et douloureux.

Environ deux semaines plus tard, nous étions toutes deux à la maison,
quand le courrier est arrivé. J’ai couru à la porte avec impatience. Il était
prévu que j’intervienne dans une grande manifestation où serait présente
une pléiade de célébrités, et je mourais d’envie de regarder l’affiche. Ça
me semble bizarre maintenant, mais j’étais très excitée à l’idée de voir
ma photo à côté de celles de stars de cinéma. Je me suis assise sur le
canapé, j’ai déroulé l’affiche et j’ai commencé à l’examiner avec avidité.

Pendant ce temps, Ellen est entrée et m’a dit :


– Cool! C’est ton affiche? Fais-moi voir!
En approchant du canapé, elle a compris que mon humeur était passée
de l’impatience à la déception.
– Qu’est-ce qui se passe, Maman?
J’ai tapoté le canapé, et elle s’est assise à côté de moi. J’ai déroulé de
nouveau l’affiche, et elle a suivi les photos du doigt.
– Je ne te vois pas. Tu es où?
J’ai désigné la ligne imprimée sous les photos de célébrités qui
indiquait : « Et autres. » Ellen s’est adossée au canapé, a mis sa tête sur
mon épaule et a dit :
– Oh, Maman, je crois que tu fais aussi partie des autres. Je suis
désolée.
Je n’ai pas répondu tout de suite. Je me sentais minuscule, à la fois
parce qu’il n’y avait pas ma photo, et parce que cela m’importait autant.
Ellen s’est penchée en avant pour me regarder et a dit :
– Je sais comment tu te sens. Quand je fais partie des autres, j’ai mal et
je me sens toute seule et toute petite. On veut tous compter et faire partie
du groupe.

Finalement, cela s’est révélé un des meilleurs moments de ma vie.


Nous n’avions peut-être pas eu un sentiment d’appartenance à la
récréation ou à une grande manifestation mais, à cet instant, nous avions
un sentiment d’appartenance là où cela comptait : chez nous. La
perfection parentale n’est pas un but. En fait, les plus beaux cadeaux, les
instants les plus pédagogiques, se produisent à des moments imparfaits,
quand nous permettons à nos enfants de tendre la main et de nous aider à
franchir la marche.

Voici l’histoire de Susan, une belle histoire qui parle de cultiver la


résilience et de franchir la marche. Il y a quelques années, quand je l’ai
interviewée, Susan m’a raconté ceci : elle était occupée à parler avec un
groupe de mères à la sortie de l’école, tandis que ses enfants attendaient à
proximité qu’elle les ramène à la maison. Les mères discutaient de qui
allait accueillir la fête de bienvenue des nouveaux élèves. Aucune d’elles
n’avait envie de le faire, mais la seule femme qui s’était portée volontaire
avait « une maison crasseuse ». Après avoir parlé plusieurs minutes de
cette femme et de son intérieur, les mères sont tombées d’accord sur le
fait que la laisser faire donnerait une mauvaise image d’elles et de
l’association des parents d’élèves.
Quand elles ont eu fini leur discussion, Susan a fait entrer les enfants
dans la voiture (une fille en maternelle et deux fils, l’un en CP et l’autre
en CE2) et a pris la direction de la maison. Depuis le siège arrière, son
fils en CP a crié à la cantonade : « Je pense que tu es une maman
géniale. » Susan a souri et a dit : « Eh bien, merci. » Quelques minutes
plus tard, tandis qu’ils entraient dans la maison, le même enfant s’est
approché d’elle avec de grosses larmes dans les yeux. Il a regardé Susan
et a dit :
– Est-ce que tu te sens mal dans ta peau? Est-ce que tu vas bien?

Susan m’a dit qu’elle avait été complètement prise au dépourvu.


Elle s’est agenouillée et a dit :
– Non. Pourquoi? Qu’est-ce qui ne va pas? Son fils a répondu :
– Tu dis toujours que quand les gens disent du mal de quelqu’un
uniquement parce qu’il est différent, c’est parce qu’ils sont mal dans leur
peau. Tu dis que quand on se sent bien dans sa peau, on ne dit pas des
choses méchantes sur les autres.
Susan a immédiatement reconnu la brûlure de la honte et compris que
son fils avait entendu la conversation à l’école.

Voici un moment d’authentique Entièreté parentale. Peut-on tolérer la


vulnérabilité assez longtemps pour l’embrasser? Ou bien a-t-on besoin
de décharger la honte et la gêne en repoussant son enfant ou en lui
reprochant d’avoir « dépassé les limites »? Peut-on profiter de
l’occasion pour reconnaître la façon merveilleuse dont il pratique
l’empathie? Peut-on faire des erreurs et faire amende honorable? Et si
on veut que ses enfants assument leurs expériences avec honnêteté, peut-
on faire la même chose?
Susan a regardé son fils et déclaré :
– Merci beaucoup de me demander comment je vais et comment je me
sens. Je vais bien, mais je crois que j’ai fait une erreur. J’ai besoin d’un
peu de temps pour réfléchir à tout ça. Mais tu as raison sur un point, je
disais des choses blessantes.

Après que Susan se soit reprise, elle s’est assise avec son fils et ils ont
parlé. Ils ont discuté de la facilité qu’il y a à se trouver pris dans une
situation de groupe où tout le monde dit du mal de quelqu’un. Susan a été
honnête et a reconnu que, parfois, elle avait des difficultés avec « ce que
pensent les gens ». Elle m’a dit que son fils s’est blotti contre elle et a
murmuré : « Moi aussi. » Ils se sont promis de continuer à se parler de
leurs expériences.

S’engager signifie investir du temps et de l’énergie. Cela signifie


s’asseoir avec ses enfants et s’efforcer de comprendre leur monde, leurs
intérêts et leurs histoires. On trouve des parents engagés dans tous les
camps, dans les débats sur l’éducation. Ils viennent de différentes
traditions, différentes cultures et ont des valeurs différentes. Ce qu’ils ont
en commun, c’est de mettre en pratique leurs valeurs. Ce qu’ils partagent,
c’est l’idée que : « Je ne suis pas parfait et je n’ai pas toujours raison.
Mais je suis ici, ouvert, attentif, pleinement motivé et je t’aime. »

Il n’y a aucun doute que l’engagement requiert des sacrifices, mais


c’est ce à quoi on s’est engagé en devenant parent. La plupart des gens
affrontent tant de choses à la fois, qu’il leur est facile de penser : Je ne
peux pas sacrifier trois heures pour examiner la page Facebook de mon
fils, ou écouter ma fille m’expliquer en détail le cours de science qui l’a
troublée. Moi aussi, cela me pose des problèmes. Mais Jimmy Grace, un
des prêtres de notre église épiscopale, a fait récemment un sermon sur la
nature du sacrifice qui a totalement changé ce que je pensais de
l’éducation. Il a expliqué que, sous sa forme latine originale, le mot
sacrifice signifie « rendre sacré » ou « saint ». Je crois sincèrement que
quand on s’engage pleinement dans l’éducation, sans égard pour ses
aspects imparfaits, vulnérables et désordonnés, on crée quelque chose de
sacré.

Ê É
LE COURAGE D’ÊTRE VULNÉRABLE

Avant d’écrire ce chapitre, j’ai étalé mes données sur ma table de salle
à manger, et je me suis posé cette question : Quelle est la chose la plus
vulnérable et la plus brave que font les parents, dans leur effort pour
élever des enfants Entiers? Je pensais qu’il me faudrait des jours pour le
déterminer, mais l’évidence s’est imposée : ils laissent leurs enfants lutter
et faire leurs propres expériences.

Depuis que je voyage dans le pays, je constate une inquiétude


croissante chez les parents et les enseignants, concernant le fait que les
enfants n’apprennent pas à affronter l’adversité et la déception parce
qu’ils sont trop protégés. Le point intéressant, c’est que, plus souvent
qu’à leur tour, ce sont les parents qui interviennent, secourent et
protègent chroniquement leurs enfants qui s’en inquiètent. Ce ne sont pas
les enfants qui ne supportent pas la vulnérabilité d’avoir à affronter leurs
propres problèmes, ce sont leurs parents qui ne supportent pas
l’incertitude, le risque et l’ouverture émotionnelle, même quand ils
savent que c’est la seule chose à faire.
Personnellement, j’avais également du mal à lâcher prise et à laisser
mes enfants se frayer leur propre chemin, jusqu’à ce qu’une chose
apprise au cours de ma recherche change radicalement ma perspective.
Depuis, je considère que les interventions et les secours sont non
seulement inutiles mais aussi dangereux. Comprenez-moi bien : j’ai
toujours du mal à lâcher prise, et j’interviens plus que je ne le devrais
mais, à présent, j’y réfléchis à deux fois avant de laisser mon malaise
dicter mon comportement. Voici pourquoi : L’espoir est fonction de la
lutte. Pour que les enfants développent un degré important d’espoir, il
faut les laisser lutter. Et laissez-moi vous dire, qu’en dehors de l’amour et
de l’appartenance, un grand sentiment d’espoir est tout ce que je souhaite
à mes enfants.

L’expérience de l’adversité, de la ténacité et du cran est apparue dans


ma recherche comme une caractéristique de l’Entièreté. J’ai été vraiment
heureuse de le découvrir, car c’est l’une des rares qualités de l’Entièreté
que je possédais à l’époque (souvenez-vous de l’introduction, j’avais
deux sur dix). En cherchant dans la littérature un concept qui regroupe
tous ces éléments, j’ai découvert la recherche de C. R. Snyder sur
l’espoir. Cela m’a choquée. Je croyais en effet que l’espoir était une
émotion vague et chaleureuse, quelque chose comme la sensation d’une
possibilité. De plus, je cherchais quelque chose qui ait rapport avec la
combativité, avec le fait d’avoir un plan B quand le plan A s’écroule.

Il s’est avéré que j’avais tort à propos de l’espoir, et raison à propos de


la combativité et du plan B. Selon C. R. Snyder, dont toute la carrière a
été consacrée à ce sujet, l’espoir n’est pas une émotion : c’est une
manière de penser, un processus cognitif. Les émotions jouent un rôle de
soutien, mais l’espoir est un processus de pensée constitué de ce que cet
auteur appelle une trilogie d’objectif, de voie et de moyens. En termes
très simples, l’espoir est là quand :
• On peut se fixer des objectifs réalistes (Je sais où je vais).
• On peut imaginer comment atteindre ces objectifs en restant
souple et en imaginant des voies alternatives (Je sais comment
y aller, je persévère, je peux supporter la déception et essayer
de nouveau).
• On croit en soi (Je peux y arriver!).

Par conséquent, l’espoir combine la définition d’objectifs, la ténacité et


la persévérance à la conviction qu’on en a les moyens. L’espoir, c’est le
plan B.

Et voici l’élément qui m’a encouragée à affronter ma propre


vulnérabilité et à laisser mes enfants apprendre à se débrouiller par eux-
mêmes : l’espoir s’apprend! Selon Snyder, dans la plupart des cas, les
enfants apprennent l’espoir auprès de leurs parents. Pour cela, ils ont
besoin de relations caractérisées par des limites, de la constance et du
soutien. Les enfants qui ont le plus d’espoir ont fait l’expérience de
l’adversité. On leur a donné la chance de lutter, et, ce faisant, ils ont
appris à croire en eux-mêmes.
Élever des enfants pleins d’espoir et de courage implique qu’on prenne
du recul et qu’on les laisse faire l’expérience de la déception, du conflit
de l’affirmation de soi et de l’échec. Si on suit toujours ses enfants
dans l’arène, en s’assurant de leur victoire et en faisant taire les
critiques, ils n’apprendront jamais à beaucoup oser.

C’est une expérience avec Ellen qui m’a donné la plus grande leçon à
ce sujet. J’étais allée la chercher à la piscine, et je patientais au volant de
ma voiture dans la file d’attente. Il commençait à faire noir et je
distinguais à peine sa silhouette, mais c’était assez. Je savais que quelque
chose n’allait pas rien qu’à la manière dont elle se tenait. Elle s’est jetée
sur le siège arrière, et avant que je puisse lui demander comment était sa
séance de piscine, elle a fondu en larmes.
– Que s’est-il passé? Qu’est-ce qui ne va pas?
Elle a fixé la vitre, pris une grande respiration, en s’essuyant les yeux
sur la manche de son sweater à capuche, et m’a dit :
– Je dois nager un 100 mètres brasse à la compétition de samedi.

Elle était bouleversée, alors je me suis efforcée de ne pas avoir l’air


trop soulagée. Mais je l’étais, bien sûr, car à ma manière habituelle,
j’avais cru que quelque chose de vraiment affreux s’était passé.
– Tu ne comprends pas. Je ne peux pas nager la brasse. Je suis très
mauvaise. Je l’ai supplié de ne pas me faire participer.

En m’arrêtant dans l’allée de notre maison, j’ai ouvert la bouche pour


dire quelque chose d’empathique et de courageux. Mais, juste à ce
moment-là, elle m’a regardée droit dans les yeux et a posé sa main sur la
mienne.
– S’il te plaît, maman. Aide-moi. Je vais encore être en train de nager
quand les filles sortiront du bassin et que les autres se mettront en place.
Je suis aussi lente que ça.
Je n’arrivais ni à déglutir ni à penser avec clarté. Soudain, j’avais
10 ans et j’étais sur un plot, me préparant pour la compétition des
Memorial Northwest Marlins. Mon père, qui donnait le départ, me
regardait d’un air de dire « Gagne ou meurs ». J’étais dans le couloir côté
mur, le couloir le plus lent. Ça allait être une catastrophe. Quelques
instants plus tôt, assise sur le banc, en m’imaginant courir vers mon vélo
à selle banane appuyé contre la clôture, j’avais entendu le maître nageur
dire :
– Laissons-la nager avec les filles de son âge. Je ne suis pas certain
qu’elle puisse finir la course, mais ce sera intéressant.
– Maman? Maman!!! Tu m’écoutes? Tu vas m’aider? Tu vas parler au
maître nageur pour qu’il me mette dans une autre épreuve?

La vulnérabilité était insupportable et j’avais envie de hurler :


– Oui! Tu n’auras jamais besoin de passer une épreuve de natation si tu
ne veux pas. JAMAIS!
Mais je ne l’ai pas fait. La pondération faisait partie de mes nouvelles
pratiques Entières. Donc, j’ai respiré à fond, compté jusqu’à cinq, et j’ai
dit :
– Laisse-moi en parler avec ton père.

Après le coucher des enfants, Steve et moi avons passé une heure à
débattre de la question, et nous avons finalement décidé qu’elle devait
s’en remettre à son maître nageur. S’il voulait qu’elle participe à la
compétition, il faudrait qu’elle y prenne part. Même si cette décision me
semblait juste, je la détestais. Pour me libérer de ma peur et de ma
vulnérabilité, j’ai tout essayé, depuis entamer une dispute avec Steve
jusqu’à critiquer le maître nageur.
Ellen était bouleversée quand nous lui avons dit, et encore plus
bouleversée quand elle est rentrée à la maison après sa séance de piscine
suivante, et nous a annoncé que le maître nageur pensait qu’il était
important pour elle d’avoir un temps officiel. Elle a croisé les bras sur la
table, posé la tête dessus, et s’est mise à pleurer.
Après quelques minutes, elle a relevé la tête pour dire :
– Je pourrais sécher. Plein de gens manquent les compétitions. Une
partie de moi a pensé Parfait!
Mais elle a dit alors :
– Je ne gagnerai pas. Je ne suis même pas assez bonne pour arriver
deuxième ou troisième. Tout le monde va me regarder.
C’était l’occasion d’actionner le levier, de redéfinir ses priorités. De
rendre notre culture familiale plus importante que la compétition, plus
importante que l’opinion de ses amies ou la culture ultra compétitive
dans laquelle nous vivons. Je l’ai regardée et je lui ai dit :
– Tu peux sécher la compétition. J’y penserais aussi si j’étais à ta
place. Mais si ton but n’était pas de gagner, ni même de sortir de l’eau en
même temps que les autres filles? Et si ton but était de te montrer et de te
mouiller?
Elle m’a regardée comme si j’étais folle.
– Juste me montrer et entrer dans l’eau?
Je lui ai expliqué que j’avais passé de nombreuses années à ne jamais
rien tenter sans être sûre d’exceller, et que cette façon de faire m’avait
presque fait oublier ce que c’est que d’être brave. J’ai dit :
– Parfois, la chose la plus courageuse et la plus importante qu’on
puisse faire, c’est se montrer.
Steve et moi avons veillé à ne pas être avec elle quand on a appelé son
tour. Quand le moment est venu pour les filles de grimper sur les plots, je
n’étais pas sûre qu’elle serait là, mais elle y était. Nous nous sommes
positionnés au bout de son couloir et nous avons retenu notre souffle.
Elle nous a regardés droit dans les yeux, a hoché la tête et mis ses
lunettes de natation en place.

C’était la dernière à sortir de la piscine. Les autres nageuses avaient


déjà quitté le bord, et il y avait des filles debout sur les plots, prêtes pour
une nouvelle vague. Steve et moi l’avions encouragée à haute voix tout le
temps de l’épreuve. Quand elle est sortie de l’eau, elle s’est approchée du
maître nageur, qui l’a serrée dans ses bras et lui a expliqué quelque chose
sur son mouvement de jambes. Quand elle est finalement arrivée près de
nous, elle souriait au milieu de ses larmes. Elle nous a regardés, son père
et moi, et a déclaré :
– J’ai fait un très mauvais temps, mais je l’ai fait. Je me suis montrée
et je me suis mouillée. J’ai été courageuse.

J’ai écrit le manifeste de la parentalité qui suit, parce que j’en avais
besoin. Steve et moi en avions besoin. Repousser les étalons dans une
culture qui juge de la valeur des êtres uniquement à travers leurs
performances et leurs acquisitions n’est pas facile. Je me sers de ce
manifeste comme fondement, prière et méditation quand je lutte avec la
vulnérabilité et quand le « jamais assez » m’effraie. Cela me rappelle la
découverte qui a transformé et littéralement sauvé ma vie :
Bien plus que nos connaissances sur l’éducation, c’est ce que nous
sommes et la manière dont nous affrontons le monde qui prédisent ce que
seront nos enfants.

Manifeste de la Parentalité Engagée


Par-dessus tout, je veux que vous sachiez que vous êtes
aimés et dignes d’amour.
Vous l’apprendrez par mes paroles et mes actions : c’est la
manière dont je vous traite et dont je me traite moi-même qui
vous enseigne l’amour.
Je veux que vous vous engagiez dans le monde avec le
sentiment de votre valeur.
Vous saurez que vous êtes dignes d’amour, d’intimité et de
joie chaque fois que vous me verrez pratiquer la compassion
envers moi-même et accepter mes propres défauts.
Dans notre famille, nous pratiquerons le courage en nous
montrant, en nous laissant voir et en rendant hommage à notre
vulnérabilité. Nous partagerons nos histoires de force et de
difficulté, car il y aura toujours de la place pour les deux chez
nous.
Nous vous enseignerons la compassion en pratiquant la
compassion d’abord envers nous-mêmes, puis l’un envers
l’autre. Nous fixerons et respecterons des limites; nous
rendrons hommage au travail, à l’espoir et à la persévérance.
Se reposer et jouer seront des pratiques et des valeurs
familiales.
Vous apprendrez la responsabilité et le respect en me
regardant faire des erreurs et reconnaître mes torts, en me
voyant demander ce dont j’ai besoin et parler de ce que je
ressens.

Je veux que vous connaissiez la joie, aussi nous pratiquerons


la gratitude ensemble.
Je veux que vous ressentiez la joie, aussi nous apprendrons à
être vulnérables ensemble.
Quand l’incertitude et la rareté se montreront, vous pourrez
puiser des ressources dans l’esprit de notre vie quotidienne.
Ensemble, nous pleurerons et nous affronterons la peur et le
chagrin. J’aurais envie d’effacer votre souffrance mais, au lieu
de cela, je m’asseyerai avec vous et je vous apprendrai à la
ressentir.
Nous rirons, nous chanterons, nous danserons et nous créerons.
Nous aurons toujours la permission d’être nous-mêmes les uns
avec les autres. Peu importe ce qu’il se passe, vous
appartiendrez toujours à cette famille.
Alors que vous commencez votre voyage Entier, le plus
grand cadeau que je puisse vous faire est de vivre et d’aimer de
tout mon cœur, et de beaucoup oser.
Je ne vous enseignerai et je ne vous montrerai rien
parfaitement, mais je me laisserai voir et je tiendrai toujours
pour sacré le privilège de vous voir. De vous voir en toute
Entièreté et toute profondeur.
On peut télécharger une copie de ce manifeste sur mon site web
(www.brenebrown.com).
POUR FINIR

Ce n’est pas le critique qui compte, celui qui montre du


doigt l’homme qui fait un faux pas, ou qui explique
comment on aurait pu mieux faire.
Le crédit appartient à l’homme qui lutte vaillamment dans
l’arène, le visage marqué de poussière, de sueur et de sang,
l’homme qui se trompe et manque souvent son but…
Parce qu’il n’y a pas d’effort sans erreur. Mais celui qui
lutte vraiment pour accomplir, qui connaît les grands
enthousiasmes et les grandes dévotions; qui se dévoue à une
grande cause…
Celui qui connaît, à la fin, le triomphe de
l’accomplissement, et qui, au pire, s’il échoue, le fait en
osant beaucoup…
Theodore Roosevelt

Durant les neuf mois qu’il m’a fallu pour donner forme à douze années
de recherches, j’ai relu cette citation une bonne centaine de fois. Et, en
toute sincérité, j’y suis revenue dans des accès de colère ou de désespoir,
en pensant : Ce ne sont peut-être que des balivernes, ou La vulnérabilité
n’en vaut pas la peine. Encore récemment, après avoir enduré quelques
commentaires très méchants sur un nouveau site web, j’ai retiré la
citation du tableau pendu au-dessus de mon bureau, et je me suis adressée
directement au bout de papier : « Si le critique ne compte pas, alors
pourquoi est-ce que ça fait aussi mal? » Il n’a pas répondu.

En le tenant, je me suis souvenue d’une conversation que je venais


d’avoir avec un garçon d’une vingtaine d’années. Il m’avait dit que ses
parents lui avaient envoyé un lien vers mes conférences TED et qu’il
aimait vraiment l’idée d’Entièreté et de beaucoup oser. Quand il m’a
raconté que ces conférences lui avaient donné le courage de dire à la
jeune femme avec qui il sortait depuis plusieurs mois qu’il l’aimait, j’ai
tressailli et j’ai souhaité que l’histoire se termine bien.
Pas de chance : elle lui avait dit qu’il était « génial », mais qu’ils
devraient tous les deux sortir avec d’autres gens. En rentrant à son
appartement, après lui avoir parlé, il a raconté à ses deux colocataires ce
qui s’était passé.
– Ils étaient tous les deux penchés sur leurs portables, m’a-t-il dit et,
sans me regarder, l’un d’eux a jeté : « Qu’est-ce qui t’a pris, mec? »
L’autre a souligné que les filles n’aiment que les types qui les fuient.
Le jeune homme m’a regardée avant de déclarer :
– Au début, je me suis senti vraiment idiot. Pendant une seconde, je
me suis mis en colère contre moi-même, et même un peu contre vous.
Mais ensuite, j’ai réfléchi, et je me suis souvenu pourquoi je l’avais fait.
J’ai dit à mes colocs : « J’ai Beaucoup Osé, mecs. »
Il a souri en me disant :
– Ils se sont arrêtés de taper, ils m’ont regardé, ont hoché la tête, et ont
dit : « Ah! La classe, mec. »
Beaucoup oser n’a rien à voir avec le fait de gagner ou de perdre. Cela
a à voir avec le courage. Dans un monde où la rareté et la honte
dominent, où la peur est devenue une seconde nature, la vulnérabilité est
subversive, inconfortable, même un peu dangereuse, parfois. Sans aucun
doute, se découvrir signifie prendre le risque d’avoir mal. Mais quand je
regarde ma vie et ce que beaucoup oser m’a apporté, je peux dire
honnêtement que rien n’est aussi inconfortable, dangereux et blessant que
de se sentir étranger à sa propre vie et de la contempler en se demandant
ce qu’elle serait si on avait le courage de se découvrir.
Alors, Mr Roosevelt… Je pense que vous avez mis le doigt dessus. Il
n’existe effectivement « pas d’effort sans erreur », et il n’y a pas de
triomphe sans vulnérabilité. À présent, quand je lis cette citation, tout ce
que je pense, c’est : La classe, mec.
APPENDICE
INSTAURER LA CONFIANCE :
THÉORIE ANCRÉE ET PROCESSUS
DE RECHERCHE
Caminante, non hay camino,
se hace camino al andar.
Voyageur, il n’y a pas de route, la route
se construit à mesure que tu marches.

Ce vers du poète espagnol Antonio Machado résume l’esprit de ma


recherche et les théories qui en ont émergé. Au départ, je m’étais fixé
l’objectif de trouver des preuves empiriques de ce que je savais être vrai
– et je pensais qu’il s’agissait là d’une voie toute tracée. J’ai vite compris
que mener une recherche centrée sur ce qui importe aux participants –
une recherche en théorie ancrée – veut dire qu’il n’y a aucune voie, et,
bien sûr, qu’il est impossible de savoir ce qu’on va découvrir.
Les plus grosses difficultés, quand on devient un chercheur en théorie
ancrée, sont de :
1. Reconnaître qu’il est virtuellement impossible de comprendre
la méthodologie de la théorie ancrée avant de s’en servir.
2. Développer le courage de laisser les participants à la recherche
définir le problème de la recherche.
3. Abandonner ses propres intérêts et ses idées préconçues sur
« l’instauration de la confiance ».
Ironiquement (ou pas), il y a aussi les difficultés de beaucoup oser et
de vivre une vie courageuse.
Ci-dessous suit un aperçu des processus de conception, méthodologie,
échantillonnage et codage que j’ai utilisés dans cette recherche. Avant de
m’y attaquer, je veux remercier Barney Glaser et Anselm Strauss pour
leur œuvre de pionniers dans les recherches qualitatives et le
développement de la méthodologie de théorisation ancrée. Et au
Dr Glaser, qui a accepté de venir de Californie pour faire office de
méthodologiste dans mon jury de thèse à l’université de Houston,
j’aimerais dire : vous avez littéralement changé la manière dont je vois le
monde.

PARCOURS DE LA RECHERCHE

En tant qu’étudiante en doctorat, le pouvoir des statistiques et les


lignes claires des recherches quantitatives m’ont toujours attirée, mais je
suis tombée amoureuse de la richesse et de la profondeur des recherches
qualitatives. Raconter des histoires fait partie de mon ADN, et je ne
pouvais pas résister à l’idée d’une recherche qui fasse appel à des
histoires. Les histoires sont des données avec une âme, et aucune
méthodologie ne rend davantage hommage à cela que la théorisation
ancrée. Son but est de développer des théories basées sur les expériences
vécues des gens, plutôt que de valider ou invalider des théories
existantes.

Le chercheur comportementaliste Fred Kerlinger définit la théorie


comme « un ensemble de concepts, définitions, et propositions corrélés,
qui présentent un aperçu systématique des relations définissant des
phénomènes parmi des variables, afin d’expliquer et prédire ces
phénomènes ». Dans la théorisation ancrée, on ne débute pas avec un
problème, une hypothèse ou une revue de la littérature concernée, on
débute avec un sujet. On laisse les participants définir le problème et
leurs principales préoccupations concernant ce sujet, on développe une
théorie, puis on regarde si et comment cela correspond à la littérature.

Je ne me suis pas engagée à étudier la honte, l’une des émotions les


plus complexes et multidimensionnelles qu’on puisse éprouver (voire la
plus complexe). C’est un sujet qu’il m’a non seulement fallu six ans pour
comprendre, mais qui est si puissant que la simple mention du mot
déclenche la gêne et l’évitement chez les gens. J’ai innocemment
commencé par vouloir en apprendre davantage sur l’anatomie du lien.
Après quinze ans d’études en travail social, j’étais certaine d’une
chose : le lien est la raison pour laquelle nous sommes ici, et c’est ce qui
donne du sens à nos vies. Le pouvoir que le lien détient sur nos vies s’est
confirmé quand la principale préoccupation le concernant s’est avérée
être la peur de la rupture. La peur que quelque chose qu’on a fait ou pas
fait, quelque chose concernant ce qu’on est ou le lieu d’où on vient, nous
rende indigne d’amour et d’intimité. J’ai appris qu’on résout cette
préoccupation en comprenant ses vulnérabilités et en cultivant
l’empathie, le courage et la compassion – ce que j’appelle la résilience à
la honte.

Après avoir développé une théorie sur la résilience, et avoir éclairci


l’effet de la rareté sur nos vies, j’ai voulu creuser davantage. Je voulais
en savoir plus. Le problème est que les questions directes sur la honte et
la rareté ne peuvent qu’obtenir des réponses limitées. J’avais besoin
d’une autre approche pour creuser les expériences.
C’est alors que j’ai eu l’idée d’emprunter quelques principes à la
chimie. En chimie, surtout en thermodynamique, si un élément ou une
propriété sont trop volatils pour qu’on les mesure, on se fie à une mesure
indirecte. On combine et on réduit des composés apparentés et moins
volatils, jusqu’à ce que ces relations et ces manipulations révèlent une
mesure de la propriété originale. Mon idée était d’en apprendre
davantage sur la honte et la rareté en explorant ce qui les remplace.

Je sais ce que les gens éprouvent dans la honte, mais comment se


sentent-ils, que font-ils et que pensent-ils, quand la honte ne leur met pas
constamment un couteau sur la gorge en les menaçant de les rendre
indignes de lien? Comment font les gens pour vivre dans cette culture de
rareté et pour s’accrocher à la certitude de leur « suffisance »? Je savais
que ces gens existaient car je les avais interrogés, et je m’étais servie de
certaines de leurs données pour informer mon travail sur l’empathie et la
résilience.

Avant de replonger dans les données, j’ai intitulé cette étude « Vivre
Entièrement ». Je cherchais des hommes et des femmes qui vivaient et
aimaient de tout leur cœur en dépit des risques et des incertitudes. Je
voulais savoir ce qu’ils avaient en commun. Quelles étaient leurs
principales préoccupations, et quels étaient les tendances et les thèmes
qui définissaient leur Entièreté? J’ai rapporté les résultats de cette étude
dans The Gifts of Imperfection, ainsi que dans un article de journal
académique.

La vulnérabilité est apparue de manière régulière comme la catégorie


centrale de mon travail. C’était un composé primordial à la fois de mon
étude sur la honte et de mon étude sur l’Entièreté, et il y a même un
chapitre à ce sujet dans ma thèse sur le lien. Je comprenais le rapport
entre la vulnérabilité et les autres émotions étudiées, mais avoir passé des
années à creuser de plus en plus ce travail, je voulais en savoir davantage
sur la vulnérabilité et la manière dont elle fonctionne. La théorie ancrée
qui a émergé de cette recherche est le sujet de ce livre et d’un autre
article scientifique.

CONCEPTION

Comme je l’ai dit, la méthodologie de la théorisation ancrée, telle que


développée à l’origine par Glaser et Strauss et affinée par Glaser, a
façonné le plan de recherche de mes études. Le processus de théorisation
ancrée est constitué de cinq phases de base : sensibilité théorique,
échantillonnage théorique, codage, rédaction de mémos théoriques,
restitution. Ces cinq phases ont été intégrées par la comparaison
constante de l’analyse des données. Le but de la recherche était de
comprendre les « préoccupations principales » des participants en
relation avec leur expérience du sujet examiné (c’est-à-dire la honte,
l’Entièreté et la vulnérabilité). Une fois que leurs préoccupations ont
émergé des données, j’ai développé une théorie expliquant comment ils
les résolvaient en continu dans leur vie quotidienne.

ÉCHANTILLONNAGE
L’échantillonnage théorique, le processus de collecte des données qui
permet d’engendrer une théorie, a été la première méthode
d’échantillonnage dont je me suis servie dans cette étude. Dans
l’échantillonnage théorique, le chercheur collecte, code et analyse
simultanément les données et se sert de ce processus pour déterminer
quelles données collecter ensuite et où les trouver. Conformément à
l’échantillonnage théorique, j’ai sélectionné les participants en me basant
sur l’analyse et le codage des entretiens et sur les données secondaires.

Un principe important de la théorisation ancrée est l’idée que les


chercheurs ne doivent pas présumer de la pertinence des données
personnelles, telles que race, âge, sexe, orientation sexuelle, classe
sociale et compétences. Bien que nous n’ayons pas présupposé la
pertinence de ces variables, nous nous sommes servis d’échantillonnage
dirigé (l’échantillonnage intentionnel des données identitaires) en même
temps que d’échantillonnage théorique pour assurer la diversité des
groupes interviewés. À un certain point de ma recherche, les données
identitaires sont effectivement apparues comme pertinentes et, dans ces
cas, l’échantillonnage dirigé a continué de suppléer l’échantillonnage
théorique. Dans les catégories où l’identité n’est pas apparue comme
pertinente, l’échantillonnage théorique a été exclusivement utilisé.

J’ai interviewé 750 femmes, dont environ 43% se décrivaient comme


Caucasiennes, 30% comme Afro-Américaines, 18% comme Latino-
Américaines et 9% comme Asiatico-Américaines. Les âges des
participantes étaient compris entre 18 et 88 ans, avec une moyenne de
41 ans. J’ai interrogé 530 hommes, dont environ 40% se décrivaient
comme Caucasiens, 25% comme Afro-Américains, 20% comme Latino-
Américains et 15% comme Asiatiques. L’âge moyen des hommes était de
46 ans (avec un éventail de 18 à 80 ans).
Bien que la méthodologie de la théorisation ancrée mène souvent à la
saturation théorique (le point auquel il n’est plus possible de relever des
informations et où le/la chercheur/se a fourni des preuves répétées de ses
catégories conceptuelles), sur mon total de 1280 participants, trois
théories corrélées sont apparues, avec des catégories centrales multiples
et de nombreuses propriétés définissant chaque catégorie. La nature
complexe et nuancée de la résilience, l’Entièreté et la vulnérabilité
justifiaient cet échantillonnage de grande dimension.

Un autre principe fondamental de la théorisation ancrée est que :


« Tout est donnée. » Glaser écrit : « Les commentaires les plus brefs, les
interviews les plus longues, les titres des magazines, les livres, les
journaux, les documents, les observations, les préjugés personnels, les
fausses variables, tout ce qui peut croiser le chemin du chercheur, dans
son considérable domaine de recherche, constitue une donnée pour la
théorisation ancrée. »

Outre mes entretiens avec 1 280 participants, j’ai analysé des notes de
terrain, j’ai accumulé de la littérature de sensibilisation, des
conversations avec des spécialistes, des notes sur mes réunions avec les
étudiants diplômés qui menaient les entretiens et analysaient la
littérature. En outre, j’ai enregistré et codé des notes de terrain sur mes
cours sur la honte, la vulnérabilité et l’empathie à environ 400 étudiants
en master et en doctorat, et la formation d’environ 15 000 professionnels
de santé mentale ou spécialisés dans la toxicomanie.

J’ai aussi codé environ 3 500 éléments de données secondaires. Elles


comprenaient des études de cas cliniques et des notes de cas, des lettres
et des pages de journaux. Au total, j’ai codé environ 11000 incidents (des
expressions et des phrases prélevées dans les notes de terrain originales),
en me servant de la méthode de comparaison continue (analyse ligne par
ligne). J’ai effectué tout ce codage manuellement, les logiciels n’étant pas
recommandés dans la théorisation ancrée glasérienne.

J’ai moi-même collecté toutes ces données, à l’exception de


215 entretiens qui ont été conduits par des étudiants diplômés en travail
social travaillant sous ma direction. Afin de veiller à la fiabilité inter-
évaluateurs, j’ai formé tous mes assistants de recherche, et j’ai codé et
analysé toutes leurs notes de terrain.

Approximativement la moitié des entretiens étaient des rencontres


individuelles, et l’autre moitié des entretiens à trois, quatre ou en groupe.
Les durées d’entretien ont varié de quarante-cinq minutes à trois heures,
avec une moyenne d’une heure par entretien. Je me suis servie de la
technique de l’entretien semi-dirigé, car on la considère comme la plus
efficace dans l’approche de la théorisation ancrée.

CODAGE

J’ai utilisé la méthode de comparaison continue pour analyser les


données ligne par ligne, et j’ai développé des mémos pour saisir les
concepts émergents et leurs relations. L’objectif essentiel de l’analyse
était d’identifier les préoccupations principales des participants et
l’émergence d’une variable centrale. En menant des interviews
supplémentaires, j’ai reconceptualisé des catégories et identifié des
propriétés qui regardaient chaque catégorie. Je me suis servie de codage
sélectif quand les concepts centraux ont émergé, et que les données
étaient saturées à la fois au sein des catégories et au sein des propriétés.

On demande aux chercheurs en théorisation ancrée de conceptualiser à


partir des données. Cette approche est très différente des méthodes
qualitatives traditionnelles qui engendrent des découvertes fondées sur la
description brute de données et les citations des participants. Pour
conceptualiser la honte, l’Entièreté et la vulnérabilité, et pour identifier
les principales préoccupations des participants sur ses sujets, j’ai analysé
les données ligne par ligne tout en posant les questions suivantes :
Qu’est-ce que décrivent les participants? Qu’est-ce qui leur importe?
Qu’est-ce qui les inquiète? Qu’essaient-ils de faire? Qu’est-ce qui
explique leurs différents comportements, pensées et actions? Une fois
encore, je me suis servie de la méthode de comparaison continue pour
réexaminer les données par rapport aux catégories émergentes et leurs
propriétés respectives.

ANALYSE DE LA LITTÉRATURE

Pour les mêmes raisons que la théorisation ancrée permet à la


problématique de la recherche d’émerger des données, une revue
complète de la littérature significative est menée après que la théorie a
été engendrée par les données. Les revues de littérature effectuées dans
les recherches quantitatives et qualitatives traditionnelles servent
d’étayage aux deux extrémités de la découverte – les revues de littérature
sont menées pour soutenir le besoin d’une nouvelle recherche, la
recherche est effectuée, des découvertes émergent indépendamment de la
littérature, et la recherche est de nouveau soutenue par la littérature pour
démontrer sa contribution au propos du chercheur.

Dans la théorisation ancrée, les données sont la théorie, et la littérature


fait partie des données. J’ai très vite compris que les chercheurs en
théorisation ancrée ne peuvent se livrer à des revues de littérature en
pensant : la théorie a émergé, j’ai fini, est-ce que cela correspond? Au
lieu de cela, le théoricien ancré doit comprendre que la revue de la
littérature est en fait une analyse de la littérature et qu’elle n’est pas
séparée de la recherche, mais est au contraire une poursuite du processus.
Les références et les recherches corrélées citées dans ce livre ont à la
fois soutenu et informé les théories en émergence.

ÉVALUER UNE THÉORIE ANCRÉE

Selon Glaser, une théorie ancrée s’évalue en fonction de son


adéquation, sa pertinence, son exploitabilité et sa modificabilité. La
théorie est adéquate quand ses catégories correspondent aux données.
L’adéquation est violée quand on fait rentrer de force les données dans
des catégories préformées ou quand on en rejette pour garder une théorie
existante intacte.

En outre, la théorie doit être pertinente par rapport à l’action dans le


domaine. Elle est pertinente quand elle permet l’émergence de problèmes
et de processus centraux. L’exploitabilité est obtenue quand la théorie
peut expliquer ce qui se passe, prédire ce qui va se passer et interpréter ce
qui se passe dans un domaine d’enquête substantive ou formelle. Il y a
deux critères pour évaluer si une théorie est exploitable : les catégories
doivent correspondre et la théorie doit « coller au cœur de ce qui se
passe ». Coller au cœur signifie que le chercheur a conceptualisé les
données de manière à saisir avec précision les principales préoccupations
des participants et la façon dont ils s’y réfèrent continuellement. Enfin, le
principe de modificabilité commande que la théorie ne soit jamais plus
exacte que sa capacité à intégrer les données. Par conséquent, comme
cette dernière se révèle d’elle-même dans la recherche, la première doit
constamment être modifiée.

À titre d’exemple, je prends les différents concepts présentés dans ce


livre (l’arsenal, attention à la marche, innovation subversive, etc.) et je
questionne : « Ces catégories correspondent-elles aux données? Sont-
elles pertinentes? Collent-elles aux données? » La réponse est oui, je
crois qu’elles reflètent avec précision ce qui émerge des données.
Comme la théorie de la résilience, mes collègues testeront mes théories
sur l’Entièreté et la vulnérabilité et nous ferons avancer le développement
du savoir.

En regardant en arrière, je prends conscience de la vérité profonde de


la citation que j’ai mise en tête de ce chapitre. Il n’y a véritablement pas
de route. C’est parce que les participants à la recherche ont eu le courage
de partager leurs histoires, leurs expériences et leur savoir, que j’ai forgé
un chemin qui définit ma carrière et ma vie. Quand j’ai réalisé et ressenti
pour la première fois l’importance d’embrasser la vulnérabilité et de
vivre une vie Entière, j’ai dit aux gens que j’avais été prise en otage par
mes propres données. Maintenant, je sais qu’au contraire, elles m’ont
sauvée.
PRATIQUE
DE LA GRATITUDE
« Ce n’est pas la joie qui nous rend reconnaissants ; c’est la
reconnaissance qui nous rend joyeux. »
Frère David Steindl-Rast

À mes agents littéraires Jo-Lynne Worley et Joanie Shoemaker : Merci


de croire en moi et en mon travail.
À mon manager, Murdoch Mackinnon : Vous êtes un copilote
fantastique. Voici de quoi faire atterrir d’autres avions.
À ma correctrice et prof d’écriture Polly Koch : Je ne pourrais
littéralement pas me passer de toi. Je te suis tellement reconnaissante.
À Jessica Sindler, ma correctrice chez Gotham : Merci pour votre
sagesse, vos lumières et pour une soirée superamusante. J’ai l’impression
d’avoir gagné à la loterie des correctrices.
À mon éditeur Bill Shinker et à toute l’équipe de Gotham – Monica
Benalcazar, Casey Maloney, Lauren Marino, Sophia Muthuraj, Erica
Ferguson et Craig Schneider : Merci pour votre talent, votre patience et
votre enthousiasme.
Ma gratitude au gang de Speaker’s Office – Holli Catchpole, Jenny
Canzoneri, Kristen Fine, Cassie Glasgow, Marsha Horshok, Michele
Rubino et Kim Stark : Hé JCan! Suis-je censée être à Edmonton?
J’ai tant de reconnaissance pour le talent et l’art du graphiste Elan
Morgan et pour l’étonnante œuvre artistique de Nicholas Wilton. Merci à
Vincent Hyman pour ses talents de correcteur, et à Jayme Johnson de
Worthy Marketing Group, pour ses capacités de communication et de
relation.
Merci aux amis qui m’ont poussée à me montrer telle que je suis, à être
courageuse et à oser : Jimmy Bartz, Negash Bernhanu, Shiferaw
Berhanu, Farrah Braniff, Wendy Burks, Katherine Center, Tracey Clark,
Ronda Dearing, Laura Easton, Kris Edelheit, Beverley et Chip Edens,
Mike Erwin, Frieda Fromen, Peter Fuda, Ali Edwards, Margarita Flores,
Jen Grey, Dawn Hedgepeth, Robert Hilliker, Karen Holmes, Andrea
Corona Jenkins, Myriam Joseph, Charles Kiley, Jenny Lawson, Jen Lee,
Jen Lemen, Harriet Lerner, Elizabeth Lesser, Susie Loredo, Laura Mayes,
Mati Rose McDonough, Patrick Miller, Whitney Ogle, Joe Reynolds,
Kelly Rae Roberts, Virginia Rondero-Hernandez, Gretchen Rubin,
Andrea Scher, Peter Sheashan, Eileen Singleton, Diana Storms,
Alessandra de Souza, Ria Unson, Karen Walrond, Jess Weiner, Maile
Wilson, Eric Williams et Laura Williams.
Aux curateurs de TEDx Houston – Javier Fadul, Kara Matheny et Tim
DeSilva : Merci d’avoir pris le risque de me faire confiance.
À la famille TED élargie : En 1988, j’ai dit à Steve que mon rêve était
d’entamer une conversation sur la honte à l’échelon national. Merci
d’avoir réalisé ce rêve. Merci à Chris Anderson, Kelly Stoetzel, June
Cohen, Tom Rielly, Nicholas Weinberg, Mike Lundgren et toute l’équipe
de faiseurs d’idées et de rêves.
À mes assistantes de recherche – Saba Khonsari et Yolanda Villarreal :
merci pour votre engagement, votre patience et vos longues heures de
travail.
À nos parents, Deanne Rogers et David Robinson, Molly May et
Chuck Brown, Jacobina et Bill Alley, Corky et Jack Crisci : Merci de
toujours croire en nous, de nous aimer avec tant de force, d’être
complètement gagas de nos enfants et de nous apprendre à beaucoup
oser.
À ma fratrie, Ashley et Amaya Ruiz, Barrett, Frankie et Gabi Guillen,
Jason Brown, et Jen et David Alley. Merci pour l’amour, le soutien, les
rires, les larmes et les tope-là.
À Steve, Ellen et Charlie : Grâce à vous, tout est possible. Je ne sais
pas comment j’ai fait pour avoir tant de chance. Je vous aime.
NOTES
ET RÉFÉRENCES
INTRODUCTION

p. 17 … développer une théorie :


Brené Brown (2009). Connections : A 12-session psycho-
educational shame-resilience curriculum. Center City, MN/
Hazelden.
Brené Brown (2007). I Thought It Was Just Me (But It Isn’t) :
Telling the Truth About Perfectionism, Inadequacy, and Power.
New York : Penguin/Gotham Books.
Brené Brown (2007). Shame resilience theory. In Susan
P. Robbins, Pranab Chatterjee et Edward R. Canda (Eds.),
Contemporary human behavior theory : a critical perspective for
social work, ed. rev. Boston : Allyn and Bacon.
Brené Brown (2006). Shame resilience theory : A grounded
theory study on women and shame. Families in Society, 87, 1 :
43-52.
p. 19 The Gifts of Imperfection : Brown B. (2010). The Gifts of
Imperfection : Letting go of who we think we should be and
embracing who we are. Center City, MN : Hazelden.

p. 21 … dans ma thèse : Brown C.B. (2002). Acompañar : A grounded


theory of developing, maintaining and assessing relevance in
professional helping. Dissertation Abstracts International, 63
(02). (UMI No 3041999).
p. 22 TEDxHouston.
p. 23 …le principal site web TED.
p. 24 …la conférence TED principale à Long Beach, Californie.
CHAPITRE 1
LA RARETÉ : APERÇU DE LA CULTURE DU « JAMAIS ASSEZ »

p. 30. Un groupe de chercheurs a récemment effectué une analyse


informatique : C. Nathan DeWall, Richard S. Pond Jr., Keith
W. Campbell et J. Twenge (2011). Tuning in to psychological
change : Linguistic markers of psychological traits and emotions
over time in popular US song lyrics. Psychology of Aesthetics,
Creativity, and the Arts 5, 3 : 200-207.
p. 30 The Narcissism Epidemic : J. Twenge et K. Campbell(2009). The
narcissism epidemic : Living in the age of entitlement. New
York : Simon and Schuster.
p. 36 L’Âme de l’argent, Twist L. (2003). L’Âme de l’argent :
transformer sa relation avec l’argent et la vie (Ariane
Publications et Distribution, 2004, traduction de Marie-Blanche
Daigneault).
p. 37 Définition du mot rareté : Le Nouveau Littré, édition 2004 (NdT).

CHAPITRE 2
TORDRE LE COU AUX MYTHES DE LA VULNÉRABILITÉ

p. 50 Dans le domaine de la psychologie de la santé : L. Aiken,


M. Gerend et K. Jackson (2001). Subjective risk and health
protective behavior : Cancer screening and cancer prevention. In
A. Baum, T. Revenson et J. Singer (éd.), Handbook of health
psychology, pp. 727-746. Mahwah, NJ : Erlbaum.
A. Apanovitch, P. Salovey et M. Merson (1998). The Yale-MTV
study of attitudes of American youth. Manuscrit en préparation.
p. 50 Dans le champ de la psychologie sociale : B. Sagarin, R. Cialdini,
W. Rice et S. Serna (2002). Dispelling the illusion of
invulnerability : The motivations and mechanisms of resistance to
persuasion. Journal of Personality and Social Psychology, 83, 3 :
536-541.
p. 62 The Science of Trust, J. Gottman (2011). The Science of Trust :
Emotional Attunement for Couples. New York : W.W. Norton &
Company.
p. 62 … L’université de Berkeley-Californie « Greater Good » : John
Gottman sur la confiance et la trahison. 28 octobre 2011.
Recherché en février 2012 : http://greatergood.berkeley.edu/
article/item/john_gottman_on_trust_and_betrayal/(www.greaterg
ood.berkeley.edu).
p. 66 Des recherches très convaincantes sur le leadership : P. Fuda et
R. Badham (2011). Fire, snowball, mask, movie : How leaders
spark and sustain change. Harvard Business Review.
http://hbr.org/2011/11fire-snowball-mask-movie-how-leaders-
spark-and-sustain-change/ar/1

CHAPITRE 3
COMPRENDRE ET COMBATTRE LA HONTE (L’ENTRAÎNEMENT
DU GUERRIER NINJA)

p. 85 Dans une étude de 2011 : E. Kross, M. Berman, W. Mischel,


E.E. Smith & T. Wager (2011). Social rejection shares
somatosensory representations with physical pain. Proceedings of
the National Academy of Sciences, 108, 15 : 6270-6275.
p. 86 La majorité des chercheurs spécialisés dans la honte : pour une
revue exhaustive de la littérature de la honte et de la culpabilité,
voir Shame and Guilt de June Pirce Tangney et Ronda L. Dearing
(New York : Guilford Press, 2002).
En outre, je recommande le volume Shame in the Therapy Hour
édité par Ronda Dearing et June Tangney (American
Psychological Association, 2011).
p. 87 Lahonteesthautementcorrélée, et leschercheursnetrouvent aucun
résultat… : les livres et articles suivants explorent les relations
entre la honte et différents résultats : . Balcom, R. Lee et J. Tager
(1995). The systematic treatment of shame in couples. Journal of
Marital and Family Therapy, 21 : 55-65.
B. Brown (2007). Shame resilience theory : A Grounded theory
study on women and shame. Families in Society, 87, 1 : 43-52.
R. Dearing et J. Tangney (éd.). (2011). Shame in the therapy
hour. American Psychological Association.
R. Dearing, J. Stuewig et J. Tangney (2005). On the importance
of distinguishing shame from guilt : Relations to problematic
alcohol and drug use. Addictive Behaviors, 30 : 1392-1404.
T.J. Ferguson, H.L. Eyre et M. Ashbaker (2000). Unwanted
identities : A key variable in shame-anger links and gender
differences in shame. Sex roles, 42 : 133-157.
L. Hartling, W. Rosen, M. Walker et J. Jordan (2000). Shame and
humiliation : From isolation to relational transformation (Work
in Progress No 88). Wellesley, MA : The Stone Center, Wellesley
College.
J. Jordan (1989), Relational Development : Therapeutic
Implications of Empathy and Shame (Work in Progress No 39).
Wellesley, MA : The Stone Center, Wellesley College.
D. Lester (1997). The role of shame in suicide. Suicide and Life-
Threatening Behavior, 27 : 352-361.
H.B. Lewis (1971). Shame and Guilt in Neurosis. New York :
International Universities Press.
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C. Bepko (éd.), Feminism and addiction, pp. 175-194.
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18 : 199-206.
J.P. Tangney et R. Dearing (2002). Shame and Guilt. New York :
Guilford.
p. 88 L’humiliation est une autre notion : D.C. Klein (1991). The
humiliation dynamic. An overview. The Journal of Primary
Prevention, 12, 2 : 93-122.
p. 91 Incognito : D. Eagleman (2011). Incognito : The Secrets Lives of
the Brain. New York : Pantheon.
p. 92 Recherche du Stone Center de Wellesley : L. Hartling, W. Rosen,
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p. 98 L’œuvre de James Pennebaker :
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J.W. Pennebaker (2010). Expressive writing in a clinical setting.
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K.J. Petrie, R.J. Booth et J.W. Pennebaker (1998). The
immunological effects of thought suppression. Journal of
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J.W. Pennebaker, J. Kiecolt-Glaser et R. Glaser (1988).
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Psychology, 56 : 239-245.
J.M. Richards, W.E. Beal, J. Seagal et J.W. Pennebaker (2000).
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p. 98 J.W. Pennebaker (2004). Writing to Heal : A Guided Journal for
Recovering from Trauma and Emotional Upheaval. Oakland :
New Harbinger Publications.
p. 105 Marilyn Frye décrit une double contrainte : M. Frye (2001).
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Gender : An Anthology. New York : Wadsworth.
p. 106 Dans une étude américaine sur la conformité aux normes
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the conformity to feminine norms inventory. Sex Roles, 52 : 317-
335.
p. 118 L’ironie (à moins que ce ne soit naturel), c’est que les recherches
indiquent qu’on juge les gens : S. Shrauger et M. Patterson
(1974). Self-evaluation and the selection of dimensions for
evaluating others. Journal of Personality, 42 : 569-585.
p. 119 J’ai écrit un édito sur le harcèlement : B. Brown (30 septembre
2002). Reality TV bites : Bracing for a new season of bullies
(éditorial). Houston Chronicle, p. 23A.
p. 128 Les mêmes chercheurs ont identifié les attributs masculins
suivants : J.R. Mahalik, B. Locke, L. Ludlow, M. Diemer,
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C.B. Brown (2002). Acompañar : A grounded theory of
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embracing who we are. Center City, MN : Hazelden.
Brené Brown (2007). Shame resilience theory. In Susan
P. Robbins, Pranab Chatterjee et Edward R. Canda (Eds.)
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for social work, rev. ed. Boston : Allyn and Bacon.
p. 131 Le Lapin de Velours : Margery Williams (1922). Casterman.

CHAPITRE 4
L’ARSENAL DE LA VULNÉRABILITÉ

p. 155 Dr Kristin Neff :


K. Neff (2011). Self-Compassion : Stop beating Yourself Up And
Leave Insecurity Behind. New York : William Morrow.
K. Neff (2003). Self-compassion : An alternative
conceptualization of a healthy attitude toward oneself. Self and
Identity, 2 : 85-101.
K. Neff (2003). The development and validation of a scale to
measure self-compassion. Self and Identity, 2 : 223-50.
p. 157 Gretchen Rubin : http://www.gretchenrubin.com/
G. Rubin (2012). Happier at home : Kiss More, Jump More,
Abandon A Project, Read Samuel Johnson, And My Other
Experiments In The Practice Of Everyday Life. New York :
Crown Archetype.
G. Rubin (2009). Opération Bonheur : Une année pour
apprendre à chanter, ranger ses placards, se battre s’il le faut,
lire Aristote… et être heureux. L’esprit d’ouverture, Belfond.
p. 157 Andrea Scher : http://www.superherojournal.com/ et
http://www.artplaneworkshop.com/
p. 159 Nicholas Wilton : http://nicholaswiltonpaintings.com/ et
http://www.artplaneworkshop.com/
p. 161 Leonard Cohen : “Anthem”, The Future, 1992, Columbia
Records.
p. 162 Les Centres pour le contrôle des maladies :
Morbidity and Mortality Weekly Report (MMWR), Novembre
2011 : Vital Signs : Overdoses of Prescription Opioid Pain
Relievers – United States, 1999-2008.
p. 162 Plus alarmant encore : Robert Stutman. Conférence de 2011 à
l’UP Experience. On peut voir cette vidéo sur :
http://www.thestutmangroup.com/media.html#video.
p. 164 Jean Baker Miller et Irene Stiver : J.B. Miller et I.P. Sitver (1997).
The Healing Connection : How Women Form Relationships in
Both in Therapy and in Life. Boston : Beacon Press.
p. 166 Dans sa formidable conférence TED de sir Ken Robinson en
2010 : http://www.ted.com/talks/lang/en/sir_ken_robison_
bring_on_the_revolution.html.
p. 171 Jennifer Louden :
J. Louden (2007). The Life Organizer : A Woman’s Guide to a
Mindful Year. Novato, Californie : New World Library.
p. 173 Le Houston Chronicle : B. Brown (25 juillet 2009). Time to get
off the phone (édito). Houston Chronicle, p. B7.
p. 178 Ma thèse : C.B. Brown (2002). Acompañar : A grounded theory
of developing, maintaining and assessing relevance in
professional helping. Dissertation Abstracts International, 63
(02). (UMI No 3041999).
p. 180 Les statistiques sur le syndrome de stress post-traumatique :
K. Parrish (2011). Battaglia calls reducing suicides a top priority.
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M. Harrell et N. Berglass (2011). Losing the battle : The
challenge of military suicide. Center for New American Security
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p. 181 Bryan Craig, un psychologue de l’université du Texas :
M. Thompson (13 avril 2010). Is the Army Losing its War on
Suicide? Time magazine.
p. 181 Association du barreau américain : D.C. Weiss (2009).
Perfectionism, « psychic battering » among reasons for lawyer
depression. American Bar Association Journal.
p. 183 Team Red, White and Blue : http://www.teamrwb.org/
p. 192 Ne tirez pas sur le dentiste (1979). Warner Bros. Pictures.
p. 200 Presque célèbre (2000). DreamWorks Studios.
p. 201 Scott Stratten : http://www.unmarketing.com/
S. Stratten (2010). Unmarketing : Stop marketing. Start
engaging. Hoboken : Wiley.

CHAPITRE 5
ATTENTION À LA MARCHE :
CULTIVER LE CHANGEMENT ET FRANCHIR L’ABÎME DE
L’INDIFFÉRENCE

p. 204 Terrence Deal et Allan Kennedy : T. Deal et A. Kennedy (2000).


Corporate cultures. The rites and rituals of corporate life. New
York : Perseus.

CHAPITRE 6
L’ENGAGEMENT SUBVERSIF :
OSER RÉHUMANISER L’ÉDUCATION ET LE TRAVAIL

p. 220 Sir Ken Robinson déclare : K. Robinson (2011). Second Edition.


Out of our minds : Learning to be creative. Bloomington,
Minnesota : Capstone Publishing.
p. 223 L’Institut du harcèlement au travail : http://www.
workplacebullying.org/wbiresearch/2010-wbi-national-survey/
p. 223 …harcelés au travail : J. Deschenaux (2007). Experts : Anti-
bullying policies increase productivity. Trouvé sur
http://www.shrm.org/LegalIssues/EmployementLaw
p. 228 Bill Gates a écrit ceci dans l’édito du New York Times :
B. Gates (22 février 2012). Shame is not the solution (édito). The
New York Times.
p. 229 Les chercheuses de la honte June Tangney et Ronda Dearing
expliquent : J.P. Tangney et R. Dearing (2002). Shame and Guilt.
New York : Guilford.
p. 234 Des écrivains comme bell hooks et Paulo Freire :
P. Freire (1970). Pedagogy for the oppressed. New York :
Continuum.
B. Hooks (1994). Teaching to transgress : Education as the price
of freedom. New York : Routledge.
p. 235 Dennis Saleebey : D. Saleebey (1996). The strengths perspective
in social work practice : Extentions and cautions. Social Work,
41, 3 : 296-306.
p. 246 Dans une interview video avec CNNMoney :
http://management.fortune.cnn.com/2012/03/16/Lululemon-
christine-day. Trouvé en mars 2012.
p. 248 Tribus : S. Godin (2008). Tribes : We need you to lead us. New
York : Portfolio.

CHAPITRE 7
UNE ÉDUCATION ENTIÈRE : OSER ÊTRE LES ADULTES QUE
NOUS VOULONS QUE NOS ENFANTS SOIENT

p. 260 L’un des meilleurs conseils d’éducation : The Oprah Winfrey


Show. Harpo Studios. 26 mai 2000.
p. 279 La recherche de C. R. Snyder sur l’espoir :
C. R. Snyder (2003). Psychology of hope : You can get there from
here, édition de poche, New York : Free Press.
C. R. Snyder, Kenneth A. Lehman, Ben Kluck et Yngve Monsson
(2006). Hope for rehabilitation and vice versa. Rehabilitation
Psychology, 51, 2 : 89-112.
C. R. Snyder (2002). Hope theory : Rainbows in the mind.
Psychological Inquiry, 13, 4 : 249-75.

APPENDICE
INSTAURER LA CONFIANCE :
THÉORIE ANCRÉE ET PROCESSUS DE RECHERCHE

p. 291 Abandonner ses propres intérêts : B. Glaser et A. Strauss (1967).


The discovery of grounded theory. Chicago : Aldine.
p. 292 B. Glaser (1978). Theoretical sensitivity : Advances in the
methodology of grounded theory. Mill Valley, Californie :
Sociological Press.
B. Glaser (1992). Basics of grounded theory : Issues and
discussions. Mill Valley, Californie : Sociological Press.
B. Glaser (2001). The grounded theory perspective :
Conceptualization contrasted with description. Mill Valley,
Californie : Sociological Press.
p. 292 Le chercheur comportementaliste Fred Kerlinger définit la
théorie : Fred N. Kerlinger (1973). Foundations of behavioral
research. 2e édition. New York : Holt, Rinehart et Winston.
p. 293 Après avoir développé une théorie de la résilience à la honte :
Brown 2004, 2005, 2009, 2010.
p. 295 Développée à l’origine par Glaser et Strauss : B. Glaser et
A. Strauss (1967). The discovery of grounded theory. Chicago :
Aldine.
p. 295 Revue par Glaser : Glaser 1978, 1992, 1998, 2001.
p. 295 Utilisation d’un échantillonage théorique : Glaser 1978.
p. 296 Un des principes importants de la théorie ancrée : Glaser 1978,
1998, 2001.
p. 297 Un principe fondamental de la théorie ancrée : « tout est
donnée » : Glaser 1998.
p. 298 Entretien semi-dirigé : Glaser 1978, 1998.
p. 299 On demande aux chercheurs en théorie ancrée : Glaser 1978,
1998, 2001.
p. 299 … la théorie est engendrée par les données : Glaser 1978, 1998,
2001.
p. 300 Selon Glaser : Glaser 1998.
p. 300 … garder une théorie existante intacte : Glaser 1998.
p. 300 … permettre aux problèmes et aux processus centraux d’émerger :
Glaser 1992, 1998.
p. 301 Collez au cœur de ce qui se passe : Glaser 1998.
p. 301 … l’ancien doit constamment être modifié : Glaser 1978.
À PROPOS DE L’AUTEUR

Docteur en travail social (LMSW), Brené Brown est


chercheuse-enseignante au Graduate College of Social Work de
l’université de Houston. Elle donne des conférences au niveau
national et a gagné de nombreuses récompenses pour son
enseignement, dont le College’s Outstanding Faculty Award.
Ses recherches révolutionnaires bénéficient d’une large
couverture médiatique. Sa conférence de 2010 à
TEDxHouston, « La Force de la Vulnérabilité » est l’une des
conférences les plus regardées sur TED.com, avec plus de
5 millions de connexions. En outre, Brené a donné le discours
de conclusion de la conférence TED 2012, durant laquelle elle
a parlé de la honte, du courage et de l’innovation.
Elle est aussi l’auteur de The Gifts of Imperfection (2010), I
Thought It Was Just Me (2007), et Connections (2009), un
programme de résilience à la honte diffusé auprès de
professionnels dans le monde entier. Brené réside à Houston,
avec son mari Steve, et leurs deux enfants Ellen et Charlie.
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