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Autres Temps.

Cahiers d'éthique
sociale et politique

Une société non humiliante ?


Olivier Abel

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Abel Olivier. Une société non humiliante ?. In: Autres Temps. Cahiers d'éthique sociale et politique. N°78, 2003. pp. 98-102;

doi : https://doi.org/10.3406/chris.2003.2443

https://www.persee.fr/doc/chris_0753-2776_2003_num_78_1_2443

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Une société non-humiliante?

Olivier Abel *

Nos sociétés sont très focalisées sur l'injustice, et probablement pas assez
sur les humiliations qui touchent à l'estime et au respect que les gens peuvent
avoir de leur propre dignité. C'est pourquoi il peut être bon de repartir de la
diversité des sentiments d'indignation. Nous réduisons d'ailleurs
particulièrement l'injustice à une non-égalité dans les poids et mesures économiques et
financiers. C'est certainement capital, mais il manque alors une réflexion sur
la violence, sur la spécificité de la domination. Lorsque quelqu'un utilise son
pouvoir sans laisser à l'autre la possibilité d'un contre-pouvoir, il y a
violence, dit Paul Ricceur, et c'est une forme d'humiliation. Il faut toujours
laisser à l'autre « un petit couteau ». Il manque aussi dans nos réflexions sur la
justice la dimension de l'aliénation, sur laquelle un certain socialisme critique
(et parfois marxiste) avait beaucoup insisté. Cette notion venait de Rousseau,
avec le sentiment que les gens peuvent être dépossédés de leur propre désir, de
leur propre estime et évaluation de ce qui est bon, de leur confiance en soi
- pour reprendre le titre d'un magnifique texte de ce fondateur d'une
philosophie américaine radicale, aujourd'hui trop oublié, Emerson.
La dignité, au fond, ce serait la faculté d'avoir confiance en soi, en son
propre jugement. Le conformisme consisterait à ôter aux gens cette confiance
en soi, et c'est probablement la plus sournoise et la pire des humiliations.
Une société favorable à la confiance en soi, ce serait une société dont les
institutions permettraient à chacun de montrer qui il est, de quoi il est capable.
Une société dont les institutions seraient le plus possible ouvertes au droit de
paraître, et marcheraient le plus comme un espace d'apparition, un théâtre où
nous puissions nous essayer, nous interpréter tour à tour les uns devant les
autres. Pour cela, une société favorable à l'estime de soi devrait pluraliser les
espaces d'apparitions, pour que chacun ait la chance d'y trouver sa propre
expression.
Mais pour revenir à nous, si nous ne parvenons pas à constituer une société
juste, il faudrait au moins tenter de mettre en œuvre une société la moins
humiliante possible. Dans son livre sur La société décente, Avishai Margalit

* Cette lecture de La société décente de Avishai Margalit (Paris, Climats, 1999) a d'abord été
présentée au sein d'un exposé plus large sur la dignité pour l'Assemblée de Chrétiens-Sida en
juin 2002.

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établit une différence entre une société décente, dont les institutions ne sont
pas humiliantes, et une société civilisée, dont les membres ne s'humilient pas
les uns les autres. Comment faire, donc, pour que les institutions de la société
soient le moins humiliantes possible pour ses membres — mais aussi pour
tous ceux qui sans en être « membres » dépendent d'elle, et par exemple,
comment faisons-nous avec les sans-papiers?

Les institutions humiliantes


Imaginons une société dont on aurait entièrement éliminé l'exploitation
économique. Elle pourrait encore être soumise à une domination politique
par les monopoles des moyens de coercition. C'est la naïveté d'un marxisme
dogmatique que d'avoir cru que supprimer toute exploitation amènerait ipso
facto à la suppression de toute violence. On pourrait d'ailleurs imaginer une
société sans exploitation ni violence politique, et que demeure sans doute
encore une aliénation culturelle, comme on le voit dans les sociétés mana-
gées par la consommation de masse. Une société pourrait donc être très juste,
très équitable, et demeurer très humiliante. Avec l'américain John Rawls on
peut penser une société équitable où une certaine inégalité serait
économiquement avantageuse aux moins avantagés. Mais cela pourrait être plus
humiliant. Ce ne serait pas une société humiliante uniquement si, parmi les
libertés fondamentales qui passent avant ces avantages économiques et
sociaux, se trouvait quelque chose qui fonde pour tous le respect de soi, et le
permette concrètement.
Mon hypothèse ici serait que l'institution du respect de soi se fonde dans la
faculté de résilier. On a une garantie contre toute humiliation quand vraiment
les citoyens ont la faculté de résilier, de dire « je sors, je ne joue pas le
jeu... » C'est sans doute une conception un peu américaine, au sens où le
réclame Emerson ou Thoreau se retirant dans une cabane en rondins dans les
Appalaches pour protester contre l'esclavage. Mais il ne faut pas sous-esti-
mer cette faculté de résiliation, aujourd'hui quasi-nulle dans les contrats de
toutes sortes qui forment nos sociétés.
Quelles sont les institutions non humiliantes, pouvons-nous en proposer un
test? Prenons l'exemple des institutions judiciaires pénales. Les châtiments
sont la pierre de touche pour une société décente. Peut-on punir sans
humilier ? Peut-on faire du mal légal, mesuré, sans faire ce mal en plus dû à
l'endurcissement de celui qui ne doit pas sentir ce qu'il fait subir, et à
l'humiliation éprouvée par celui subit la peine. Respecter l'autre c'est un peu vague,
par contre ne pas humilier l'autre c'est une notion sur laquelle on peut se
fonder pour établir des règles, des tests qui ont valeur d'avertissements.
Comment traite-t-on les étrangers dans les consulats où ils viennent chercher leurs

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visas? Dans les préfectures? Un ambassadeur traiterait-il ainsi


l'ambassadeur du pays de ce ressortissant? Margalit observe que l'on traite les appelés
du « service national » beaucoup plus durement que les détenus, et pourtant
ils ne se sentent pas humiliés. Il y a donc autre chose en cause que la dureté
physique du traitement. Qu'est-ce qui est le plus humiliant: être battu en
public ou isolé pendant dix ans, soustrait aux regards. Nos formes de
châtiment sont des concentrés anthropologiques, et donc aussi théologiques,
auxquels nous devons être attentifs
La question est introduite par Avishai Margalit à partir de la tension entre
une conception anarchique et une conception stoïcienne. Pour la première
toute institution est forcément humiliante, et il faudrait supprimer toute
institution comme abritant un lien pervers entre un pouvoir exercé sans contre
pouvoir et le désir d'être ainsi traité. Mais une société qui exerce un
capitalisme absolument sauvage pourrait à la limite être une société sans
institution: ne serait-elle pas une société humiliante? La conception
stoïcienne tient à l'inverse qu'aucune institution ne peut humilier, et qu'aucune
forme de société ne saurait être humiliante pour qui a atteint un minimum de
maîtrise de soi-même. L'esclavage n'atteint pas l'esclave: Épithète était
esclave et fut pourtant le maître à penser d'empereurs, on venait de loin pour
l'écouter.
On peut signaler au passage une variante chrétienne du stoïcisme, dont on
a vu l'affirmation que nous sommes tous à l'image de Dieu. Dieu donne à
tous sans mérite, sans égard au rang, et cela donne dignité à tous. Saint
Augustin disait : Dieu ne choisit pas les dignes mais en choisissant, il rend
digne. Nous avons un rapport à l'humiliation assez stoïcien dans ce genre
d'affirmation : si l'on est humble on ne peut pas être humilié. Soyons donc
tous humbles. Mais il est un peu facile d'être humble pour n'être jamais
humilié, et il est sans doute important de faire parfois l'expérience de
l'humiliation. Il y a aussi une variante laïque de la même idée que nous sommes
tous à l'image de Dieu, quand Rousseau affirme qu'il y a une bonté humaine
en tous, et en tout homme une faculté de reconnaître le bon (que l'on éprouve
éventuellement à travers le remords, le repentir...).
Pour revenir à la question la sagesse recommande ni de dire que les
institutions humilient toujours ni de dire qu'elles n'humilient jamais. Elles
n'humilient pas forcément, mais elles peuvent le faire, quant elles manquent à leur
fonction positive de théâtre d'apparition et de scènes favorables à l'estime de
soi, mais aussi quand elles manquent à leur fonction négative de protection
des faibles, d'écran qui oblige au respect, et finalement chaque fois que leur
exercice ne laisse pas à l'autre de contre-pouvoir ni la faculté réelle de
résilier.

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Le sens de l'humiliation
Qu'est-ce donc qu'humilier? C'est d'abord traiter quelqu'un comme pas
vraiment humain, pas tout à fait, pas normalement, pas complètement. On ne
le voit pas, on ne voit pas sa ressemblance avec nous. Ainsi les esclaves
étaient dressés à ne pas regarder leurs maîtres et les maîtres pouvaient agir
devant leurs esclaves ou leur domestiques comme si ceux-ci ne pouvaient pas
les voir. Dans les camps de concentration également. On peut se demander si
la banalisation du sida ne relève pas du même mouvement : on ne voit plus,
on n'en parle plus. Humilier c'est aussi provoquer une perte de contrôle de
soi, de son corps de ses sentiments, comme c'est parfois le cas à l'hôpital où
l'on vous prend en charge sans rien vous dire de votre état. Être humilié, plus
généralement, c'est être rejeté de la famille humaine. Et si je suis passé du
sens de « humilier » à celui d'« être humilié », c'est qu'on peut se sentir
humilié sans raison valable ou avoir toutes les raisons d'être humilié et ne pas
se sentir humilié !
Qu'est-ce donc qu'une raison valable de se sentir humilié? L'humiliation
est une atteinte à l'estime de soi. On (les institutions ou la manière dont les
institutions sont utilisées) rend les gens honteux de leur appartenance, de leur
identité, de leur forme de vie ou d'expression, rejetés avec leur groupe
d'inclusion, Irlandais, catholique, prolétaire ou homosexuel. Car
l'interprétation de soi ne se fait pas tout seul mais dans un espace d'expression qui
l'autorise et l'encourage. Des groupes ont été rendus vulnérables parce que
leur forme d'expression a été rejetée, ou est devenue la cible d'évaluations
perpétuellement négatives. Ainsi n'est-il sans doute pas très facile d'être un
homme de 40 ans, protestant, américain, marié et père de famille; il faut
avoir une bonne dose d'avantages par ailleurs pour supporter l'infamie qui
s'attache à cela! Plus gravement, il est risqué de ne dépendre que du bon
vouloir des autres : l'humiliant est ici dangereux, puisque comme l'écrivait
Simone Weil « on est toujours barbare avec le faible ».
Par ailleurs l'humiliation est une atteinte au respect de soi, à la décence, à
la vie privée. La société civilisée a érigé des espaces d'intimité à l'abri des
médisances et des rumeurs, des ragots. D'où l'importance de la ville depuis
2 000 ou 3000 ans comme lieu où la médisance disparaît grâce à l'anonymat.
Il y a là une libération de la pression humiliante de devoir sans cesse pouvoir
être identifié et comparé, de devoir susciter l'estime, de devoir être
considéré. Dans la société civilisée nous pouvons tous être des veuves ou des
orphelins, des étrangers de passage, des êtres vulnérables, sans que cela se
sache, à une distance respectueuse. Mais on peut toujours basculer dans une
société totalitaire, où cette séparation entre vie publique et vie privée est déli-

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bérément abattue: justement, le totalitarisme cherche à rendre l'intimité et


par là, l'amitié ou la famille, impossibles. Entre les antiques sociétés de
médisance et les neuves sociétés totalitaires on trouverait peut-être le chaînon
manquant dans ce que Michel Foucault appellerait des sociétés d'humiliation
institutionnelle, qui transforment les déviants en pervers, ainsi rejetés hors de
la société humaine justement dans son processus même de civilisation.
Je ne voudrais cependant pas finir sans évoquer ce que Avishai Margalit
appelle le paradoxe de l'humiliation, rapportée à ce noyau dur de gestes,
paroles ou situations qui dépouillent quelqu'un de sa confiance en soi. Le
paradoxe est que la marque apposée sur le front de Caïn ne devrait pas être
humiliante, parce qu'elle est juste, y compris pour Caïn lui-même. Mais une
marque sur le front d'Abel ne devrait pas non plus être humiliante, ce ne
serait qu'une erreur judiciaire, et Abel devrait savoir qu'il est juste. Or
l'humiliation est quelque chose de complexe qui embrouille ces cartes.
Bernard Williams, philosophe américain de la morale, affirme qu'il y a des
émotions rouges, celles qui apparaissent sous le regard d'autrui, et des émotions
blanches, qui se condensent sous le regard intérieur de soi-même en nous.
Ainsi la honte est une émotion rouge, la culpabilité une émotion blanche.
Mais l'humiliation serait comme une émotion rouge-blanche.
L'humiliation touche d'abord à l'estime propre de quelqu'un à ses propres yeux et au
respect que les autres ont de lui. C'est que le respect de soi-même, bien que
fondé sur la valeur d'un homme à ses propres yeux, suppose implicitement le
besoin d'autres êtres humains respectueux de lui. Il faut les deux pour
réaliser la dignité. Mais aussi en touchant au respect que les autres ont de lui, on
touche à sa propre estime de soi, et en touchant à son estime propre on
affaiblit le respect que les autres peuvent avoir de lui. Il n'y a pas d'estime de soi
sans respect d'autrui, et réciproquement. C'est ce zigzag entre soi et l'autre
qui est atteint dans l'humiliation. Il est difficile à une société de favoriser ce
zigzag, et de devoir ainsi sans cesse réinventer la civilisation. Mais c'est le
premier devoir des institutions que d'autoriser et d'entretenir cette décence
qui est l'élément de la dignité. O.A.

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