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© Hachette Livre, 2020 pour la présente édition.

Hachette Livre, 58, rue Jean-Bleuzen, 92170 Vanves

ISBN : 978-2-01-712542-6

Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo.


Chapitre 1 : Même les poules
ont des dents
Déménager n’apparaissait pas comme étant si difficile, avant que je ne
doive personnellement m’en charger.
Faire appel à une équipe de professionnels pour déplacer les gros
meubles s’avéra une idée ingénue de ma mère adoptive. Sachant que notre
famille se composait de trois femmes et d’un beau-père qui s’en voyait
dénier le titre officiel, nous étions partis du principe que des bras
supplémentaires ne seraient pas de refus – surtout en considérant le nombre
de bibliothèque et de fauteuils pesant un âne mort qui s’enchaînaient sur la
liste desdits meubles.
J’aurais pu m’en sortir sans requérir leur aide, bien entendu, mais pas
sans attirer l’attention. Et, croyez-en mon expérience, ce n’était pas ce que
je recherchais, encore moins dès mon arrivée.
Heureusement donc, super Mamá était là ! À vingt-huit ans, il était
sacrément temps que je quitte le nid. Et c’est dans ces moments qu’on ne
regrette absolument plus d’avoir une mère poule. Je n’allais pas me plaindre
de son côté très collant : sans elle, je ne serais sans doute pas devenue la
femme accomplie, capable aujourd’hui de tenir sa propre entreprise.
Le fait qu’aucun cordon ombilical ne nous ait jamais liées n’avait aucune
importance. Tout l’amour que j’éprouvais pour elle – et qu’elle éprouvait
pour moi, cela va de soi – remplaçait les gênes biologiques que nous ne
partagions pas.
Prendre mon essor, délaisser le cocon maternel et endosser les
responsabilités d’une vie d’adulte était une étape nécessaire à mon
évolution personnelle. Une phrase qui se trouvait être l’argument persuasif
présenté à ladite mère pour qu’elle accepte mon éloignement. Travailler au
service d’autres personnes ne me convenait plus. Que ce soit dans des
restaurants en tant que serveuse, en librairie ou en bibliothèque,
l’épanouissement professionnel n’avait jamais été au rendez-vous.
Me séparer des deux femmes constituant ma famille n’avait pourtant pas
été aussi aisé que je l’avais escompté. Néanmoins, en découvrant ce local
basé à Exeter, tous mes doutes s’étaient envolés.
Exeter était une vraie ville, avec des gens civilisés, instruits et ouverts
d’esprit – les paysans sont gentils et serviables, mais bien trop hermétiques
et hostiles à mes yeux –, possédant un nombre non négligeable de jeunes de
ma génération du fait de son université.
Que rêver de plus à mon âge que voir du monde ?
Ou plutôt le découvrir, dans ma situation. Je n’étais bien entendu pas la
jeune femme la plus fêtarde qui soit, mais c’était justement l’occasion
idéale de changer de mode de fonctionnement. Ne vous y trompez pas,
j’aime la campagne et l’aimerais toujours. Cependant, ajouter une petite
centaine de milliers d’habitants n’était pas un mal, bien au contraire.
J’ignorais tout du quartier, et personne n’était au courant que ma mère était
flic. Un bon début pour se faire des relations, me semble-t-il.
En revanche, je n’étais pas certaine d’être capable de me créer un réseau
de connaissances. Je n’étais pas asociale, entendons-nous bien : mais il était
fort probable que je me sois inconsciemment coupée du reste du monde en
me contentant de ma mère et de ma sœur. Les deux jouant le rôle d’amies et
confidentes ; lorsqu’une m’insupportait, la seconde était toujours là pour
compatir et se ranger de mon côté.
Dans tous les cas, si de l’incertitude persistait quant aux bienfaits de
changer de milieu de vie, celle-ci s’était envolée quand j’avais posé un pied
dans cette ville. Un véritable coup de foudre.
En plus d’être le chef-lieu du comté du Devon, Exeter avait ce petit
charme désuet qui faisait son attractivité, avec ses rues agréables, sa
splendide cathédrale et son centre historique animé et convivial. Ici, tous les
gens étaient accueillants et souriants ; on retrouvait immanquablement
l’hospitalité anglaise, bien plus poussée qu’à Dulverton qui m’avait vue
grandir et où les gens se méfiaient facilement d’une veuve élevant ses deux
filles.
Les Espagnols n’étaient déjà pas communs dans la campagne anglaise,
alors imaginez y vivre dans un coin paumé et vous obteniez la parfaite
expression « on ne mélange pas les torchons et les serviettes ».
L’avantage, me diriez-vous, c’est que trois femmes typées font le plaisir
des hommes et deviennent rapidement un divertissement pour le voisinage.
Ensuite, il suffit d’ignorer l’inconvénient majeur d’être boycottée par la
gent féminine. C’était d’ailleurs l’une des raisons qui avait encouragé mon
départ. Il était difficile de se sentir à sa place lorsqu’on était jalousée par
des femmes trop coincées pour vous le dire et perpétuellement harcelée par
des hommes assez vieux pour être votre père.
Je n’avais jamais compris comment ma mère était parvenue à vivre là-bas
aussi longtemps, défiant cet obsessionnel besoin humain d’avoir une vie
sociale épanouie. Souvent, je m’étais fait la réflexion qu’elle cherchait à
nous excentrer intentionnellement pour éviter de nous exposer. Plutôt de
m’exposer, moi. S’isoler du reste du monde était l’une des meilleures
solutions pour nous garder à l’abri des curieux.
Pourquoi ?
Probablement pour dissimuler ma capacité hors normes à prendre
l’apparence d’un jaguar quand ça me chantait. Noir, le jaguar. Je tenais à le
préciser.
Une faculté fournie, a fortiori, par une anomalie génétique. Théorie que
nous n’avions bien entendu jamais pu réfuter ou confirmer, au risque que
ma carcasse finisse disséquée dans un laboratoire, à l’image de ces
grenouilles écartelées en classe de biologie.
Pour en revenir à mes moutons, je me moquais bien de ce qui m’avait
poussée à fuir la campagne : j’étais juste satisfaite que cette décision ait été
prise, dans toute sa simplicité.
Heureuse de vivre ici.
Heureuse de pouvoir me tenir au beau milieu des cartons de
déménagement, avec l’agréable compagnie de ma farouche et jeune sœur,
Ariel.
Échappant à mon introspection pour me concentrer sur le présent,
j’ouvris le tupperware fumant que je venais de sortir du micro-ondes,
humant ses vapeurs savoureuses de pot-au-feu cuisiné avec l’amour de ma
mère adoptive.
Ariel fronça le nez. Une adorable mimique familiale qu’elle et Mamá
maîtrisaient à la perfection sans pour autant ressembler à un rongeur enragé.
Le rongeur enragé, c’était moi quand je m’y essayais.
— Pourquoi tu as l’air aussi heureuse de manger cette pâtée digne d’une
prison ? grogna-t-elle en lorgnant ma viande.
— Tu ne sais décidément pas ce qui est bon, répliquai-je en lui envoyant
un bisou.
— Oh que si ! Tout sauf ça, en fait. Et tout ce qui n’a jamais été vivant.
Tu sais, quelque chose qui n’a jamais respiré, vu le soleil, couru sur deux ou
quatre pattes, ce genre de choses… Ah ! Attends… je crois qu’on appelle ça
un animal.
Je ricanai. D’aussi loin que je me souvienne, ma sœur avait toujours été
végétarienne. Un désespoir pour notre mère obligée de doubler les repas
pour s’adapter à l’alimentation de ses filles ; une honte terrible pour moi qui
ne jurais que par la chair tendrement moelleuse d’une bonne tranche de
steak. Par conséquent, je me faisais souvent traiter de cannibale. Terme
inadéquat, en passant, puisqu’aux dernières nouvelles, manger du jaguar en
Europe s’avérait parfaitement impossible.
Cette discussion s’achevait en général par ma mauvaise foi, induite par
une culpabilité dont je n’avais jamais su me départir : je déclarai qu’elle
n’avait qu’à partager son corps avec un être carnivore et revenir m’en parler
quand ce serait fait. Nous avions conscience que ce genre de dispute ne
menait nulle part, étant donné que j’étais aussi impuissante à me
débarrasser de ma part animale qu’elle l’était à s’en procurer une.
Nos vœux et prières ne s’étaient tristement jamais exaucés.
— Tu vois beaucoup de grands félins dans les documentaires mâchouiller
un artichaut, toi ? rétorquai-je avant d’ajouter puérilement : Et d’ailleurs, tu
penses à la pauvre salade que tu as arrachée de terre, exhalant son dernier
souffle pour finir dans ton estomac ?
— Techniquement, tu es tout aussi humaine et tu sais manger des
légumes. Tu pourrais ne vivre que de ça. Regarde-moi ! Ça me réussit
même mieux qu’à toi, argumenta-t-elle en ondulant son buste et en mettant
en avant sa silhouette avec une moue de mannequin. Et c’est exactement
pour cette raison que les fruits et légumes me remercient de les manger,
figure-toi. Je leur offre une seconde vie.
J’explosai de rire. Ma sœur savait pertinemment qu’un tel régime ne
fonctionnait pas avec moi, elle ne faisait que me charrier, une fois de plus.
Lorsqu’elle avait atteint l’âge pénible de quinze ans, elle avait fait un tel
caprice pour que son aînée soit aussi respectueuse qu’elle-même que j’avais
tenté, autant que faire se peut, de m’aligner sur son alimentation.
J’avais tenu un mois, au terme duquel j’avais fini alitée et hospitalisée,
carencée de tous les côtés. Nous avions toutes trois dû admettre que je ne
partageais pas seulement le physique d’un jaguar « de temps en temps ».
Depuis, mon alimentation se composait à quatre-vingt-dix pour cent de
viande, sans laquelle mon organisme tournait au ralenti.
J’engloutis une énorme bouchée de viande et savourai le délicieux mets
en fermant les yeux, exagérant mon expression extatique. Ariel suivit ma
provocation et je l’entendis faire semblant de vomir. Lorsque je rouvris mes
paupières, elle avait croqué dans son sandwich aux crudités.
Miam, le bon fromage de chèvre. Mm… miam, la bonne tomate ! Ah
tiens, n’était-ce pas un petit bout de cornichon qui dépassait ? Mais quel
festin de roi !
Ariel était parfaitement au courant du fait que je pouvais me couvrir de
fourrure à peu près aussi souvent que je dormais. J’étais un jaguar noir-
garou. Classe, non ?
Comme pour ma mère, cela faisait maintenant partie de son quotidien. De
notre quotidien à toutes, devrais-je dire. Ariel n’avait pas été franchement
heureuse d’apprendre mon départ du foyer familial ; elle m’avait fait
promettre de l’accueillir quand elle désirerait me rendre visite. Ce qui
pouvait être n’importe quand puisqu’elle avait le permis de conduire et
même la voiture, tout le contraire de moi qui ne possédais ni l’un ni l’autre.
Ses horaires d’étudiante en art n’étaient pas contraignants – bien que son
université basée à Petroc lui imposât un certain temps de route – et les
vacances d’été approchant, je savais que je la verrais débarquer chez moi
plus souvent qu’elle ne changeait de petit copain. Une activité tenant
davantage d’un sport de compétition chez elle.
Après tout, à tout juste vingt et un ans, elle pouvait bien se permettre ce
qu’elle voulait. Bientôt, elle devrait travailler. Grandir. Être une adulte
responsable, quoi. Mais pour l’heure, je doutais que le verbe « travailler »
soit inscrit dans son vocabulaire officiel.
Je mâchouillai ma viande et agitai ma fourchette devant son nez.
— Maintenant qu’ils ont livré le canapé, tu pourrais peut-être y passer la
nuit, fis-je valoir en changeant sciemment de sujet.
Elle secoua la tête et me défia du regard.
— Pas question.
— Mais il est super confortable ! arguai-je en écartant les bras pour
appuyer ma déclaration.
— Qu’est-ce qui te retient d’y dormir, alors ? fit-elle narquoisement.
Je ricanai. Bien tenté, la môme.
— Tu pars quand ? biaisai-je.
— J’sais pas. Je me suis dit que j’aimerais bien être là quand tu ouvriras
ta boutique.
Je levai les yeux au ciel. Je comptais faire mon inauguration dans une
semaine. Cela faisait des années que j’économisais pour ce petit bijou rêvé.
C’était une des raisons qui expliquait pourquoi ma cadette avait eu son
permis avant moi.
Aujourd’hui, j’avais enfin ce que j’avais tant espéré : un café-librairie
dans un décor de forêt amazonienne. Ainsi, j’associais mes trois passions en
une seule pour en faire mon gagne-pain. Enfin gagner. Pas encore. Mais ça
allait venir. Très, très vite, j’en étais persuadée.
— En ce cas, tu peux partir et revenir pour lundi prochain, non ?
proposai-je.
Comme nous étions mardi, il me restait quelques jours pour souffler et
me sentir un peu chez moi. Ma sœur n’était pas envahissante, mais après
deux décennies passées sous le même toit, un peu d’oxygène ne me ferait
pas de mal. Et me séparer de ma mère n’était pas franchement suffisant.
J’avais déjà de la chance qu’elle ait consenti à nous laisser seules après à
peine deux jours d’emménagement. Le hic, c’est que j’avais eu envie de
fêter ça dignement avec Ariel sans avoir une « adulte responsable » dans les
pattes, justement.
Je suis une super grande sœur, d’après Ariel, et j’accepte volontiers de
boire ou fumer à l’occasion avec elle. Il faut savoir s’amuser dans la vie, et
étant donné que mon unique amie se trouvait aussi être ma sœur… Il fallait
bien faire des concessions !
— C’est que… je veux t’aider à décorer, tu vois ! Tu sais, avec mes
talents d’artiste, tout ça…
Je posai le coude sur le bar de ma boutique et mis mon menton dans ma
main en la regardant intensément.
Ariel finit par saisir le message et se tortilla sur place. Bien sûr qu’elle
était douée pour aménager un lieu. Pour toutes les subtilités artistiques,
d’ailleurs. Mais elle devait comprendre que c’était MON bébé, de A à
Z. Même si son aide pouvait s’avérer très précieuse, j’avais conscience
qu’elle remplirait le rôle d’une dictatrice plutôt que celui d’une employée
aux conseils avisés. Je connaissais ma sœur comme si je l’avais faite.
Face à mon regard scrutateur, elle céda.
— Bon, d’accord. Mais je viens la veille au soir pour t’aider à terminer
les préparatifs ! Et puis, tu auras besoin d’une main-d’œuvre gratuite pour
ton premier jour, non ? fit-elle avec un clin d’œil.
Je haussai un sourcil surpris.
— Ai-je entendu gratis ?
Son fameux sourire de chat du Cheshire apparut.
— Dix livres de l’heure, c’est offert !
Chapitre 2 : À chaque jour suffit sa peine
Le départ d’Ariel fut plus déroutant que prévu. Je me retrouvai seule
plusieurs jours d’affilée, dans un appartement de 40 m² installé à l’étage de
ma boutique, avec une télé posée à même le sol, un vieux frigo aussi
bruyant qu’un train en marche et un micro-onde crasseux pour faire
réchauffer ma nourriture. Loué soit le seigneur, ces deux derniers se
trouvaient au rez-de-chaussée, dans la kitchenette attenante à ma boutique.
Je n’avais pas encore de cuisinière, tout simplement parce que ma mère
avait insisté pour m’en offrir une à plaque vitrocéramique. La commande
ayant été passée sur Internet et n’étant toujours pas arrivée à destination, il
fallait peut-être se résoudre à admettre qu’elle avait traversé l’Atlantique.
Cela faisait trois jours, donc, que je mangeais des plats tout préparés qui
coûtaient une véritable fortune alors même que je n’avais pour le moment
aucune rentrée d’argent. Et qui, surtout, ne contenaient absolument pas ma
dose réglementaire de protéines, me forçant donc à en consommer le double
sans jamais me sentir rassasiée.
Je passais la matinée à déplacer des meubles, des bibliothèques, des
poufs géants et de la poussière à n’en plus finir dans tout le local, félicitant
ma force surhumaine qui me permettait de gérer seule.
Ma condition propose parfois ses avantages, je l’admets volontiers.
Toute cette activité avait amplement suffi à m’épuiser. Littéralement.
Mes capacités herculéennes étaient très utiles en général ; encore fallait-il
qu’il reste du carburant pour les alimenter. Et mon frigo demeurait
désespérément vide. J’avais bien tenté une ou deux fois le coup du
« abracadabra, frigo, remplis-toi ! ». Néanmoins, je devais me rendre à
l’évidence : se couvrir de fourrure ne justifiait pas qu’il existât une autre
forme de magie dans mes veines.
Dans ma prochaine vie, il faudrait que je pense à me réincarner en
sorcière. Je n’aurais même plus le nettoyage à faire et, comble du plaisir, je
pourrais allumer la télévision et apporter mes boissons jusqu’au canapé sans
me déplacer.
Résultat des courses après ce remue-ménage, je m’étais donc décidée à
sortir manger quelque chose à l’extérieur puisque – à mon grand dam –
aucune prière ni aucun sortilège n’avaient daigné me sustenter. Je mourais
d’envie d’un hamburger. Ou plutôt de trois bons gros hamburgers.
Je traversais la route en face de mon logement, appréciant la chaleur
précoce de ce début de mois de juin, quand mon téléphone sonna. Je tentai
vaillamment de l’extirper de mon sac de fille – toujours trop vaste et trop
rempli pour y dénicher quoi que ce fût – et décrochai avant la dernière note
de musique. Inutile de préciser que plusieurs passants se retournèrent sur la
voix chantante de Simba lorsqu’il fut coupé dans son magistral « être
ROIIIII ». Mon adorable mère avait su transmettre à sa progéniture son
inconditionnel amour pour les dessins animés Disney. Ou bien devrais-je
plutôt parler de bourrage de crâne, en l’occurrence ?
— Bass ! hurla Ariel à l’autre bout du fil.
J’écartai le smartphone de mon oreille délicate en grimaçant. Ma sœur
avait une fâcheuse tendance à oublier que mon ouïe était trèèèès légèrement
supérieure à la sienne…
— Merci pour mon tympan, m’agaçai-je.
Parviendrait-elle à assimiler cette information avant que je ne finisse
morte et enterrée ? J’en doutais.
— J’arrive samedi finalement, pas dimanche ! rugit-elle en ignorant
totalement ma remontrance, comme à son accoutume. On sortira le soir
pour faire péter le champagne. Prépare-toi, car ça va être une fête de
dingue ! On ira au Tie one on, tu connais ? J’ai réservé. Même s’ils ne
prennent pas les résa. Pas de lapin, hein ? Passe me chercher à seize heures
à la gare. Samedi. Sans faute !
La tonalité intercepta la réplique cinglante que je m’apprêtais à formuler.
Je fixai mon téléphone comme s’il allait rappeler de lui-même cette saleté
de môme. Quand ma sœur s’excitait, ses neurones ne communiquaient plus
très bien entre eux, à tel point qu’elle en devenait presque
incompréhensible.
Ah, ces artistes !
Mon épaule heurta brusquement un poteau, me déviant de ma trajectoire.
Je laissai échapper mon portable, qui explosa par terre, crachant
rageusement sa batterie sur le bitume. J’étais prête à invectiver ce fichu
pylône électrique quand je réalisai avec un temps de retard qu’il s’agissait
d’une personne. Ma bouche s’ouvrit dans l’évidente intention de s’excuser,
lorsque l’homme responsable du démembrement de mon téléphone se
tourna aux trois quarts vers moi.
Une partie de son crâne était rasée, et la fine chevelure brune qui
persistait était striée par trois traits de rasage se poursuivant jusque sur la
nuque. L’autre moitié de sa crinière était teinte en rouge, lui retombant sur
l’œil pour s’interrompre sous l’oreille. Il me jeta un regard hautain de son
yeux visible, vert. Il portait un simple T-shirt gris au col en V qui laissait
voir un tatouage complexe entourant son cou. On aurait dit un mélange de
tribal, de racines d’arbre et de feuillage. Le même genre de dessin
s’enroulait tel un serpent autour de son avant-bras gauche. Un homme
plutôt pas mal du tout, si on oubliait son côté punk démodé. Il se détourna
avant même que mon pardon ait franchi mes lèvres.
Son odeur venait de me frapper au visage.
Il émane toutes sortes de parfums de chaque être vivant. Tout individu
possède un arôme propre qui le définit, bien que ce dernier puisse être
changeant. Les produits de beauté qu’on utilise, ce qu’on mange, les lieux
qu’on fréquente… Tous ces effluves se mêlent à l’essence même d’une
personne, lui octroyant ainsi une odeur immuable.
Toutefois, pour cet inconnu, rien d’habituel s’exhalait de lui. Rien que
j’aie déjà humé auparavant, du moins. Il sentait très fort le félin, comme s’il
avait passé la journée à se frotter contre une dizaine de chats tout en
fréquentant des chiens et des rongeurs… Tant et si bien que je ne parvins
pas à distinguer sa fragrance, supposée unique.
Quand j’ai dit que je pouvais me transformer en jaguar, il aurait été plus
exact de spécifier que je partageais carrément ma vie avec celle-ci, qui
logeait en majeure partie dans ma tête. Je n’étais pas moi-même à
proprement parler un jaguar ni une humaine capable d’en prendre la forme.
Par contre, l’entité qui cohabitait dans mon cerveau, elle, possédait sa
propre apparence qu’elle parvenait à revêtir quand ça lui chantait en
modifiant mon corps.
Et à l’instant précis où elle sentit ce que je sentis, elle s’éveilla à la lisière
de ma conscience, comme un être marin qui viendrait frôler la couverture
écumeuse de l’océan.
Je baissai les yeux sur mon smartphone, perturbée, puis en récupérai
mécaniquement ses pièces éparses, les méninges en ébullition. Chaque fois
que ma copine intérieure surgissait des flots de mon subconscient, cela
signifiait qu’il fallait se méfier, se calmer, puis dissiper les effets que son
être primaire et animal pouvait générer chez moi. Me distraire en
m’occupant les mains et détourner mon regard – le premier signe mouvant
annonciateur de la venue de cette voisine d’esprit – était une excellente
tactique.
Malheureusement, quand je me redressai pour présenter mes sincères
excuses, il n’y avait plus personne pour les recevoir. Je secouai la tête,
convaincue que mon épaule était bel et bien entrée en collision avec le
poteau, à un pas de moi. Je repris le chemin vers le restaurant en remboîtant
la batterie dans mon téléphone.
Les senteurs animales ne semblaient plus vouloir me quitter.
Chapitre 3 : Qui s’y frotte s’y pique
Je m’installai sur une banquette rouge accolée à une fenêtre et
commandai une assiette copieuse qu’on ne tarda pas à me servir. Je dévorai
mon entrecôte comme si je n’avais rien avalé depuis trois jours, souriant en
constatant la satisfaction de l’animal qui partageait mon corps et qui
menaçait de ronronner bruyamment aux oreilles de tous.
Le défaut majeur qui caractérisait mon étonnante capacité à prendre
l’apparence d’un jaguar noir demeurait en cette entité bestiale cohabitant
avec ma propre conscience. Cet être instinctif et sauvage était une partie
intégrante de moi-même, tout en existant individuellement à l’intérieur
même de mon esprit.
Encore aujourd’hui, je ne comprenais pas toutes les subtilités de cette
relation, mais j’avais appris à vivre avec, à m’adapter et à en découvrir
davantage chaque jour. Par exemple, lorsque j’avais faim, ma colocataire
animale crevait généralement la dalle. Quand je me mettais en colère, elle
avait tendance à s’échauffer avec moi. Et, étant donné que c’était un gros
félin, elle employait toujours un style de communication radicalement
opposé au mien, se présentant sous forme de vocalises vibrantes et
primaires.
Ça ne me dérangerait pas si ces bruits n’émanaient pas de mon buste. Le
ronronnement, c’est mignon chez un chat : chez un humain, c’est juste
bizarre. C’est avec cette étonnante réflexion que j’engloutis mon repas en
laissant mon esprit vagabonder vers ma famille et mon enfance, examinant
tout le chemin que j’avais parcouru depuis toutes ces années.
Et, une fois n’est pas coutume, j’adressai même une pensée à mon défunt
père, regrettant qu’il ne puisse pas me dire combien il était fier de moi. En
un sens, je n’avais jamais eu besoin de lui pour grandir, et ce n’était
certainement pas maintenant que j’allais m’apitoyer sur mon sort. Vivre
avec un parent en moins, ça craignait. Mais j’étais loin d’être la seule dans
ce cas, et des millions d’enfants avaient grandi et continuaient de grandir
avec des problématiques autrement plus graves que l’absence d’un paternel.
Au moins, j’avais accès à l’eau potable et à de la nourriture tous les jours.
C’est en avalant mon quatrième sandwich avec double portion de steak
que je le croisai à nouveau. Je réfléchissais intensément à l’endroit exact où
j’allais entreposer le canapé le plus confortable dans ma boutique,
gribouillant mes idées au stylo Bic sur la nappe en plastique, lorsqu’une
personne s’installa machinalement en face de moi.
Habituée à ne pas trop prêter attention aux bruits et aux relents qui
m’agressaient chaque jour en conséquence de mes capacités hors normes,
c’est dans un sursaut que je relevai vivement la tête, à la suite de la
secousse faisant trembler la table.
J’avais tendance à me déconnecter assez brutalement du monde qui
m’entourait, afin d’éviter d’être assaillie de tous les côtés par des stimuli
non désirés. Avoir un bon odorat, une ouïe ultra développée et une
excellente vue dans un milieu rural, autrement dit calme, c’était le top. Mais
en ville, ce n’était rien de moins qu’un véritable calvaire. Une des rares
choses qui me manquaient dans ma pampa perdue et qui m’avaient presque
fait hésiter à m’installer à Exeter.
Reconnaissant le punk de tout à l’heure, je fis exprès d’observer
exagérément autour de moi, notamment dans mon dos, avant de reporter
mon attention sur lui en mordant dans mon entrecôte. Peut-être même
avais-je un cornichon qui dépassait.
Je haussai un sourcil à son intention.
— Herchque choz pou’oi ? Ophrographe peur’tre ? fis-je en mastiquant.
Traduction : Est-ce que je peux faire quelque chose pour toi ? Un
autographe peut-être ?
Les gros poings de l’inconnu se joignirent sur la table, et j’avalai ma
bouchée en les fixant. Il avait de superbes tatouages autour des doigts. Sur
les deux mains : trois sur la droite et deux sur la gauche.
Son corps était une toile artistique, ma parole ! Ariel aurait adoré
l’étudier. Il me donnait presque pitié de mon pauvre tatouage de la déesse
Bastet sous forme féline, présente au creux de mes reins – je sais, j’ai
beaucoup d’originalité, mais que voulez-vous, on ne change pas une équipe
qui gagne.
— Tu ne t’es pas présentée à ton arrivée, fit-il avec un accent du nord et
une intonation de crooner.
Bon. Pas seulement punk. Sûrement aussi un peu porté sur la drogue.
Devais-je appeler les flics maintenant ou juste le suivre dans son délire ?
J’optai pour le second choix, me retenant de plisser le nez devant tant
d’odeurs. C’était assez agressif de se tenir face à quelqu’un vivant dans une
ménagerie. Les animaux étaient bourrés de phéromones assez perturbantes
pour mon jaguar. Rester concentrée demandait encore plus d’efforts.
— Ah ben, d’ailleurs, je crois que j’ai oublié votre prénom.
— Hadrian, second Gàirdean.
— Aaaah, oui, bien sûr, Hadrian ! fis-je comme si j’avais compris autre
chose que juste son prénom – bien que le dernier mot, à consonance
gaélique, m’ait paru familier.
Normalement, j’étais une excellente actrice, mais le stress commençait à
poindre le bout de son nez et avec lui mon cœur à s’emballer. Ma
colocataire bestiale, qui somnolait au fur et à mesure que j’engloutissais
mon repas, émergea à nouveau de sa torpeur. Détail qui était loin de me
rassurer. En outre, une étrange pression sur mon crâne me faisait l’effet
qu’un ver tentait de s’introduire dans ma cervelle, y instillant un mal de tête
dont je me serais bien volontiers passée.
— Eh bien, monsieur Hadrian, j’ouvre ma boutique lundi prochain, je
serai très heureuse de vous y retrouver, mentis-je d’un sourire forcé.
Mon ami punky fronça les sourcils, se courbant vers l’avant. Sa carrure
était impressionnante, et l’aura écrasante qu’il dégageait me coupait la
respiration, comme s’il s’appropriait l’oxygène présent dans la pièce. Sa
façon de s’incliner avait un côté menaçant que je ne m’expliquai pas, mais
qui me fit me renfoncer dans ma chaise. Distraitement, je sentis cette part
animale en moi rassembler une attention toute particulière sur le nouveau
venu.
Je la repoussai, ressentant dans chacun de mes muscles la tension qui
l’habitait : je craignis qu’elle se mette à grogner. Il ne manquerait plus que
ça.
— Nous ne savons pas d’où tu viens, mais nous apprécions
moyennement les nouveaux qui ignorent sciemment les règles. Présente-toi,
minette : sinon c’est le Primum qui se chargera en personne de t’actualiser.
Et sur ces belles paroles, M. Odeurs-Multiples se leva en s’appuyant sur
la table, faisant ainsi jaillir les veines de ses biceps et gonfler ces derniers. Il
se détourna et quitta ensuite le restaurant sans plus de cérémonie.
À son départ, je parvins à respirer normalement. J’esquissai un petit
rictus.
Frimeur.
Chapitre 4 : En la casa de Bastet
Le trajet de retour ne fut pas franchement productif en termes d’idées. Je
ne parvenais pas à me sortir mon étrange rencontre de l’esprit, ni son
comportement inapproprié. Et cette étonnante odeur me laissait une
curieuse amertume en bouche, sans parler de l’état de fébrilité dans lequel
mon jaguar se trouvait depuis, me forçant à le mettre en sourdine pour
pouvoir l’ignorer.
Mais lorsque je m’arrêtai de l’autre côté de la chaussée, face à ma
boutique, ma fierté fit s’envoler toutes mes pensées négatives. Je regardai
béatement la façade en brique rouge qui s’imposait sur deux étages. Elle
détonnait agréablement de ses voisines toutes grises qui l’écrasaient de leur
hauteur tout en l’embellissant de leur insipidité. L’avantage non négligeable
au positionnement de mon local consistait en une pâtisserie juste à côté,
séparée de mon établissement par un salon de coiffure.
Quoi de mieux pour accompagner le thé que je proposerai que de
délicieuses brioches ou tartelettes ?
J’avais appris que la pâtissière se trouvait être une Française. Elle et son
mari travaillaient avec une jeune employée, et ils faisaient carton plein dans
le quartier. Tous les Britanniques aimaient la nourriture française, à plus
forte raison lorsqu’il s’agissait de pâtisseries. M’installer ici pour proposer
un lieu accueillant relevait du génie ! À ma décharge, j’avais longuement
cherché un peu partout dans le Devon avant de tomber sur cette perle rare.
Mon sourire satisfait de pacha s’élargit lorsque mon regard s’attarda sur
l’écriteau en bois surplombant la lourde porte du même matériau.
« La Casa de Bastet ».
Ariel avait insisté, la peste. Elle disait que nous étions les seules à savoir
que je m’appelais Bastet, et que ça donnait un charme exotique à ma
boutique. Elle n’avait pas tort, mais j’avais tout de même marmonné une
injure lorsqu’elle avait brandi la pancarte faite de ses habiles mains
d’artiste. Elle y avait gravé une paire d’yeux dorés de félin.
Peu importait combien je me plaignais, je ne pouvais que m’incliner
devant son talent ; d’autant que mon idée de base, « Book & Flowering
Tea », n’était pas aussi renversante.
À ses dix ans, Ariel avait réalisé toute l’étendue de l’ironie de mon
prénom, n’ayant de cesse de faire des farces en allusion à la déesse
égyptienne. Chaque année pour mon anniversaire, j’avais droit à une
statuette de chat, à un cadre ou tout autre objet tirant son origine de
l’Égypte ancienne. J’avais d’ailleurs exploité ces nombreux cadeaux pour la
décoration intérieure de ma boutique, aspect auquel nous n’avions pas
songé avant que ne se pose la question d’une thématique. Aujourd’hui,
force était de constater que ses présents servaient la bonne cause.
Je poussai la porte d’entrée, faisant délicieusement tinter la clochette
toute neuve. Cet accueil fut très largement égalé par ma seconde colocataire
féline – une qui possédait son propre corps, merci bien ! – vivant sous mon
toit, qui vint se frotter contre mes jambes à grand renfort de miaulements
aigus. Elle, c’était la meilleure farce que ma mère m’ait faite : m’offrir une
adorable minette de race Mau Égyptien – ou du moins en apparence, car je
doutais sincèrement que Mamá ait jamais eu les moyens d’en acheter une
inscrite au GCCF –, qu’elle avait tenu à baptiser « Minuit ».
Référence au chat dans Catwoman, si vous me suivez toujours…
Leurs blagues auraient pu m’user au fil des ans, mais n’avaient fait que
renforcer l’amour de notre triangle familial. Sans elles et sans cette
affection, je ne me serais jamais sentie aussi satisfaite qu’en cet instant, à
l’intérieur de cette façade rubis m’appartenant : contente qu’elle hurle mon
nom à la rue, heureuse que mes proches aient tant accepté ma nature
animale qu’elle en fasse un temple.
Car c’était ainsi que je me représentais ma nouvelle maison : un domaine
à l’effigie de la déesse Bastet, femme-chat.
Et moi, qui étais-je ? Bastet, une femme capable de se transformer en
jaguar noir.
Pour la première fois de ma vie, j’assumais entièrement qui j’étais en
secret. Comme le répétaient toujours ma mère et ma sœur, nous étions les
seules à savoir la vérité.
D’ailleurs, comment Lena-Maria, la femme adorable qui m’avait élevée
comme son propre enfant, avait-elle découvert ma condition ? M’étais-je
transformée en une petite bestiole poilue la première fois qu’elle m’avait
vue ? Et si oui, comment l’orphelinat avait-il pu ne pas s’en rendre
compte ?
Je connaissais la majorité des réponses à ces questionnements. Il
semblerait que ma génitrice ait été une junkie morte en couche. Au bout de
deux mois, je m’étais couverte de fourrure. Heureusement pour moi, mes
nouveaux parents ne m’avaient ni abandonnée dans un carton ni confiée à
un cirque à la suite de cette surprenante révélation. Bien qu’il aurait aussi
bien pu être une bonne blague, le nom était toutefois resté.
Chapitre 5 : Tu t’es vu quand t’as bu ?
Je marquai un temps d’arrêt après avoir soulevé Minuit dans mes bras
pour la caresser distraitement. Mon commerce étant auparavant un bar
dansant, la salle principale paraissait géante. Le zinc se tenait le long de la
paroi de gauche en un bel arrondi qui se terminait au mur du fond, d’où l’on
pouvait entrer dans la cuisine ouverte ou l’ancienne réserve. Cette dernière
ne me servait plus que d’entrepôt. La petite porte adjacente cachait les
toilettes, et un court couloir qui donnait sur une issue de secours débouchant
sur une ruelle. L’accès à celle-ci était pour l’heure verrouillé, et je comptais
l’utiliser pour sortir mes poubelles afin qu’elles n’encombrent pas ma
devanture.
Le reste du hall était ponctué par de nombreuses tables basses,
accompagnées par deux canapés triples – un rouge et un prune – et cinq
fauteuils, tous dans un style cosy au vieux cuir cramoisi tanné, voire parfois
fissuré par l’âge.
Côté avenue, j’avais installé quatre tables, deux carrées et deux rondes,
une sous chaque fenêtre. Chacune d’elles possédait sa teinte ; bleu, vert,
rouge, jaune. J’aurais préféré en mettre une orange, mais Ariel avait préféré
peindre tous les tabourets hauts de cette couleur. Je n’y étais pour rien,
j’aimais l’éclat des couleurs autant que le jazz.
La diversité engendre la gaieté ; je voulais que mon local transpire la
joie.
Je laissai tomber mon sac à main sur le comptoir, passai derrière le bar et
déposai Minuit au sol pour sortir trois bougeoirs – représentant chacun un
dieu égyptien – pour y installer des dômes d’encens rouge. Je les disséminai
dans la salle avant de me faire bouillir de l’eau pour un thé, saisissant une
tasse au hasard sur l’étagère. Tous mes mugs portaient une inscription et un
visage en relief exprimant une humeur.
J’avais pris le mug Joyeux qui affichait un grand sourire. Hum, quelle
surprise !
Mon regard s’attarda ensuite sur l’escalier opposé au bar et qui menait à
une mezzanine ouverte sur la pièce principale. Là-haut, c’était mon cocon.
Le « balcon » s’ornait d’une simple poutrelle qui n’était en rien sécurisée ;
n’importe qui pouvait la franchir et finir au rez-de-chaussée avec une jambe
cassée. Sauf moi, bien entendu – les chats retombent toujours sur leurs
pattes, vous vous souvenez ?
J’escomptais en interdire l’accès avec un ruban, quelque chose de moins
laid et de grossier que la chaîne actuelle doublée de l’écriteau « Défense
d’entrer ». Et puis, je n’allais pas passer mon temps à la décrocher pour
monter chez moi.
Chez moi.
Ah ! Que c’était chouette d’avoir un vrai chez-soi !
Après mon infusion aux fruits rouges, je grimpai les marches quatre à
quatre. J’avouais m’être concentrée essentiellement sur ma boutique à mon
arrivée. Pour l’heure, mon salon était aménagé d’un canapé ultra moelleux
et ultra confort ; d’un tapis oriental, d’une table basse en rotin et d’une télé
à écran plat sur un petit meuble ovale.
Un battant coulissant donnait sur ma chambre minuscule au plafond
incliné, qui peinait à héberger mon lit deux places. Je bénissais chaque jour
le dressing d’ores et déjà intégré dans le mur. La salle de bains y était
accolée, et j’avais même une petite baignoire d’angle ! Je ne comprenais
pas l’utilité qu’elle avait pu avoir au précédent propriétaire, puisqu’elle était
tout juste assez spacieuse pour moi. Et du haut de mon presque mètre
soixante-dix, on ne pouvait pas dire que j’étais grande. Mais je ne m’en
plaignais pas : j’adorais barboter dans l’eau ! Pour finir, des toilettes
séparées se trouvaient de l’autre côté de mon salon.
Je me laissai choir sur le canapé avec un soupir.
De nouveau, Punky occupait mes pensées. Qui était-il ? Que me voulait-
il ? Et surtout, quelle drogue prenait-il ?
La partie primitive en moi était sacrément agitée depuis notre rencontre
et je bus une gorgée de mon breuvage bouillant dans l’espoir de l’assagir. Je
ne réussis qu’à me brûler la langue, ce qui eut pour effet de faire renâcler
d’amusement le jaguar en moi.
Souvent, cette sensation que nous étions deux entités bien distinctes se
concrétisait, au point que je me demandais si je n’étais pas juste folle. Elle
se taisait la plupart du temps, vivant son semblant de vie dans un coin de
mon esprit sans me gêner. Et puis, selon les situations, elle se manifestait,
son humeur empiétant sur la mienne.
Parfois, elle ronronnait dans mon thorax et ma gorge résonnait de ce son
atypique. D’autre fois, c’était un grognement qui faisait écho. Et quand cela
se produisait, en général je voyais rouge ; la colère s’embrasait alors dans
mes veines et le monde se rétrécissait autour de moi. Ça restait rare, mais ça
m’arrivait plus souvent que je ne l’aurais voulu, et c’était toujours un
événement angoissant à traverser.
Je détestais qu’elle prenne le contrôle de mes émotions. Je n’aimais pas
la voir trop présente. Toutefois, je n’appréciais pas non plus quand elle se
faisait si petite que je la ressentais à peine. Si ma conscience l’écrasait trop,
je me sentais seule, incomplète et vidée d’énergie. Pendant de longues
années, je l’avais ignorée, puis reniée, la maltraitant par mon indifférence.
— Miaou.
Minuit sauta sur mes genoux et me renversa un peu d’eau brûlante
dessus. Une cuisante chaleur fit rougir ma peau. Si le liquide avait été un
peu plus chaud, une cloque se serait probablement formée. J’essuyai ma
main, soufflai de l’air frais dessus et l’épiderme fragilisé se résorba comme
s’il n’avait jamais reçu d’éclaboussures de trente degrés plus élevés que ma
température corporelle.
— Sacrée minette, tu ne peux pas faire attention ? marmonnai-je alors
qu’elle me donnait déjà de gros coups de tête sous le menton, ronronnant
d’un plaisir évident.
Caresse-moi la croupe, esclave, et tais-toi, semblait-elle me dire.
Certains auraient pu croire que ma condition me permettait de discuter
avec mes congénères félins : il n’en était pourtant rien. Néanmoins, je
concédais comprendre Minuit mieux que quiconque. Je ne parlais pas le
chat, mais ses miaulements n’avaient pas de secrets pour moi, pas plus que
ses regards autoritaires ni la plupart de ses agissements, en réalité.
Je posai ma tasse comme je pus sur ma table basse sans déloger l’animal
avant de lui rendre son câlin. Je frottai moi aussi ma joue contre sa fourrure
toute douce et mouchetée silver, d’un beau gris clair, comme celle du chat
dans le film Catwoman, en fait.
Minuit posa ses pattes de part et d’autre de mon cou, son front contre ma
gorge et se coucha sur ma poitrine en vrombissant. Mon corps lui répondit
machinalement, avec moins de vigueur. Je basculai la nuque en arrière et
fermai les yeux.
J’éprouvais un besoin inconditionnel pour ces câlins journaliers. Chaque
fois qu’elle venait pour cette pause affective, je me relaxais, me laissant
séduire par cette saleté de créature. J’ignorais si mon côté animal se
connectait à Minuit, ou si le fait que je prenne la forme d’un grand félin
avait un quelconque lien, mais toujours était-il qu’elle et moi partagions
quelque chose de très fort.

Je m’éveillai une bonne heure plus tard en sursaut. Un sentiment


poisseux d’anxiété me démangeait. Minuit avait disparu. Je me levai, un
peu incertaine, et inspectai le rez-de-chaussée. Tout allait bien. Je remis des
croquettes dans l’écuelle du chat avant de retourner à mes affaires. J’avais
encore un paquet de cartons à déballer et des livres à classer.
L’impression de malaise s’intensifia plusieurs minutes plus tard. Je me
sentais observée.
Jetant un coup d’œil dans la rue, je ne vis que des passants terminant
leurs emplettes de fin d’après-midi avant de rentrer chez eux. Je soupirai en
me tournant vers la caméra accrochée au premier étage. Elle était braquée
sur l’entrée.
Mamá avait insisté pour me l’installer. Elle souhaitait que sa pauvre fille
chérie sans défense se trouve en sécurité chez elle. J’avais eu beau lui
rabâcher que ma force supplantait celle d’un homme entraîné aux arts
martiaux, elle n’avait rien voulu entendre.
« C’est la ville là-bas, tout est différent : il y a des fous partout ! »
Ah çà, les fous, ma policière de mère adoptive les connaissait. Les
avantages d’avoir une maman flic ne se comptaient même plus ; les
inconvénients non plus, d’ailleurs. J’avais conscience que la caméra était
plus pour elle que pour moi. Mais si ça pouvait la rassurer…
Il y avait un petit pub de l’autre côté de la route qui ne semblait fréquenté
que par les habitués. Chaque fois que je passais devant, je trouvais l’odeur
qui s’en dégageait franchement dérangeante, comme si on avait imprégné
les murs de répulsif pour chat. Mon nez étant fragile, j’évitais le lieu autant
que possible. Ça sentait tellement le chien mouillé que mon poil se hérissait
dès que je m’en approchais. Les gérants et ses employés semblaient
pourtant sympathiques : un gaillard, rouquin sur les bords, m’avait même
saluée de la main un matin et offert un sourire accueillant. J’avais toujours
eu un faible pour les garçons dans son genre, mais je n’avais malgré tout
pas osé faire le second pas.
Je laissai retomber le petit rideau masquant la fenêtre d’où je scrutais les
alentours. C’était désert. Je ne risquais donc pas d’être enquiquinée par qui
que ce soit.
Chapitre 6 : Tout vient à point à qui sait
attendre
La semaine se déroula à une vitesse fulgurante. Je n’avais plus une
seconde à me consacrer, ce qui excluait par la même occasion des pensées
vagabondes dirigées vers mon étrange punk – qui n’était d’ailleurs pas
réapparu depuis. Ma sœur m’appelait pratiquement tous les jours pour se
plaindre de son atroce et catastrophique relation libertine et emmerdante
avec son petit ami. Je me contentais surtout de l’écouter, étant donné que je
n’avais rien de plus palpitant à raconter que mes aventures en mairie, chez
mon comptable ou encore avec l’assistant de mon propriétaire.
Inutile donc de m’étaler sur la joie que j’éprouvais à l’idée d’accueillir
enfin la tornade prénommée Ariel. Aussi fascinante qu’épuisante, je ne me
lassais pas de l’avoir dans mon périmètre personnel. Une boule de nerfs et
d’énergie dans ma vie : rien de tel pour me requinquer. Même un café ne
m’apportait pas de bien-être aussi immédiat.
Ce fut de ce fait avec une immense gaieté – que je n’avouerais pas, dans
la mesure où j’étais responsable de son départ à la base – que je passai la
chercher à la gare. Mademoiselle avait la flemme de conduire. On se
demandait ensuite l’utilité du permis, n’est-ce pas ? Je n’avais d’ailleurs
jamais éprouvé le besoin de le posséder. Même aujourd’hui, cette absence
ne me manquait pas, bien au contraire ; cela faisait des dépenses et un
danger en moins sur la route. À quoi bon, quand votre mère pouvait vous
déposer n’importe où, n’importe quand, y compris aux heures de travail ?
La police provinciale, c’était bien mieux que le taxi, croyez-en l’experte !
J’arrivai à la gare centrale d’Exeter cinq minutes avant l’horaire indiqué
par mon petit monstre. La station ne payait vraiment pas de mine avec sa
devanture en brique rouge. Elle était cela dit toujours plus glorieuse que
celle de St Davids, triste à mourir, qui donnait plus envie de rester chez soi
que de partir en escapade à bord d’un train.
Je traversai la route et m’engouffrai dans le hall inhospitalier pour
patienter. J’introduisis une pièce dans le distributeur et récupérai une
canette de soda bien fraîche, dont je gardai la moitié pour ma sœur. Le tout
sous le regard scrutateur d’un jeune posté à l’entrée d’une boutique à
journaux. Il m’apparut presque hostile, jusqu’à ce que je cesse de lui prêter
attention. Un peu plus et j’allais lui coller mon pied au derrière pour qu’il
ait une bonne raison de jouer au vigile.
En observant les voyageurs circuler autour de moi, je ne pus m’empêcher
de me faire la réflexion, à deux reprises, que les gens sentaient vraiment
bizarre dans cette ville : en particulier ce garçon aux coups d’œil furtifs, qui
puait le rat malgré la distance nous séparant.
Ariel arriva et mit fin à mes envies d’agression. Les années m’avaient
donné un caractère acidulé que je ne possédais pas plus jeune, ainsi qu’un
esprit combatif et contestataire qui me venait sans l’ombre d’un doute de
ma mère, que j’avais bien trop fréquentée. Avant, me faire discrète requérait
toute ma concentration. Aujourd’hui, je me permettais des choses qui
m’auraient scandalisée autrefois.
Je ne bougeai pas malgré l’énorme valise rose à roulettes que ma sœur
traînait à sa suite. J’eus tout juste le temps de poser ma boisson que déjà
elle me sautait dans les bras comme si je revenais de la guerre. Je lui rendis
son étreinte si fort qu’elle hoqueta. Je la lâchai maladroitement et elle rit
bruyamment, heureuse.
— Attention, Bass, tu ronronnes.
J’interrompis aussitôt le vrombissement qui sortait naturellement de ma
poitrine et vérifiai au passage que personne n’y avait prêté attention. Louée
soit ma chance, le type qui me scrutait était parti encaisser un client. De
toute façon, il aurait été trop loin pour entendre quoi que ce soit.
Ce genre d’incident se produisait fréquemment en public ces temps-ci.
Depuis que j’étais arrivée en ville, en fait. Le stress de quitter mon bled
paumé impactait sur le contrôle que j’avais de mon félin, et je
m’interrogeais sur la nécessité d’en discuter avec ma sœur. Comme ce
n’était néanmoins pas le moment, je l’enfermai dans un tiroir de mon esprit,
dans la zone « à y repenser ».
Cette énigme eut le mérite de me rappeler que je n’avais pas encore parlé
à Ariel de ma curieuse rencontre avec Mister Punk. Je lui tendis la fin de
ma canette, la débarrassai de sa valise et pris le chemin du retour. Nous
n’étions pas loin de chez moi, à une dizaine de minutes seulement. J’en
profitai donc pour lui faire part des odeurs particulières que j’avais flairées
de-ci de-là dans la ville durant ces derniers jours. Les senteurs n’étaient pas
identiques à celles que traînaient Punky, tout en s’en approchant
étrangement.
Parfois, je les reniflais sur de simples passants, parfois dans des lieux. Et
régulièrement, j’avais perçu des regards posés sur moi, mais lorsque j’en
cherchais la provenance, personne ne semblait m’observer. À part bien sûr
des hommes intéressés que j’avais vite fait d’ignorer. Ou ce gars de la gare.
Ariel n’eut pas grand-chose à dire, mais osa me conseiller d’aller consulter
rapidement.
« Bonjour, docteur, je viens vous voir car je me transforme en jaguar et,
ces derniers temps, j’ai l’impression que les gens dans la rue puent le
renard ou le rat. Est-ce normal ? » Ah, ma sœur et ses solutions miracles !
Elles m’avaient manqué. Je me sentis finalement obligée de lui parler de ma
curieuse rencontre pour démontrer que mon cerveau était en parfait état de
fonctionnement.
— Il est mignon ? demanda-t-elle de but en blanc.
Habituée à ce genre de réflexion, je hochai mollement la tête.
— Un peu vieux pour toi, si tu veux mon avis.
Son expression de chat du Cheshire apparut. J’adorais son sourire parfait,
aux petites dents blanches et droites. Ma sœur avait toujours été une vraie
bombe. Aucun homme ne lui résistait. Malgré sa taille minuscule – elle
n’atteignait pas le mètre soixante – et sa crinière coupée court, elle restait
élégante. Avec son visage en cœur orné de taches de rousseur, son petit nez
retroussé, ses cheveux d’un auburn profond et ses grands yeux d’une
surprenante couleur miel entourés d’un cercle vert d’eau, il lui était
impossible d’échapper aux sifflets et regards avides – ou envieux. Je ne
comptais plus le nombre de cœurs qu’elle avait brisés de ses petites mains.
En cette belle journée de juin, elle avait enfilé des baskets violettes
confortables, un short sportif ultramoulant galbant son fessier ferme et un
débardeur au décolleté plongeant mais discret. Ariel perdait aisément trois
ans avec son allure de jeune fille à peine sortie de l’adolescence ; et
pourtant elle parvenait à ce que ça joue en sa faveur.
Ce n’était pas pour rien qu’elle avait une dizaine d’ex et tout autant de
prétendants. Elle m’écrasait à plate couture à ce niveau-là. Mon physique
avenant n’y changerait jamais rien.
— T’as fait les boutiques ? T’as de quoi t’habiller pour une soirée entre
filles ? m’interrogea Ariel en sautillant à reculons pour me voir.
Tornade en action, bonjour.
— Alors, laisse-moi réfléchir… Non et non, calculai-je sur deux doigts
avant d’agripper son bras pour l’éloigner de la trajectoire d’un papy.
Ariel fit un bond devant moi après que je l’eus lâchée, interrompant notre
marche à deux pâtés de ma maison de chez moi. Elle posa ses poings sur
ses hanches et se pencha en avant en tournant la tête comme une chouette.
— Je m’en doutais, et j’ai pris ce qu’il faut !
Aïe. Ariel avait d’excellents goûts en matière de fringues, mais
seulement pour la journée. Ses tenues de fête étaient quelque peu…
affriolantes. Je levai les yeux au ciel, sachant d’avance à quoi j’allais devoir
me confronter.
— Ariel, je te rappelle que je suis plus grande que toi. Je vais encore me
retrouver avec une robe qui ne recouvrira même pas mes fesses !
Elle m’offrit le plus beau sourire félin de son répertoire. Parfois, j’avais
l’impression qu’elle me l’avait volé. C’était à se demander laquelle de nous
deux pouvait se transformer en gros chat.
Le fameux « bar » où m’avait traînée Ariel se révéla être une boîte de
nuit, avec videur et queue interminable à l’entrée. Je repoussai à coups de
genou discrets certains soûlards qui n’étaient à mon humble avis pas près
d’être admis à l’intérieur, fronçant le nez devant tant d’effluves écœurants.
Il était difficile de savourer un parfum délicat quand on avait un flair aussi
développé comme le mien, alors ne parlons pas de fragrances qui, à la base,
donnaient déjà la nausée.
— Hé, vous deux, les gonzesses.
Gonzesses, sérieusement ?
Des gars se permettaient encore cette appellation démodée ? J’étais prête
à répliquer quand Ariel sauta littéralement de joie, m’entraînant à sa suite
jusqu’à la porte surveillée par un videur gigantesque.
Au temps pour moi.
Heureusement que j’avais su ravaler ma langue, car les cerbères des lieux
paraissaient loin de posséder mon humour ou celui de ma sœur, et je doutais
sincèrement qu’ils apprécient une réflexion alors même qu’ils daignaient si
gentiment nous faire entrer. Ariel m’utilisa comme bouclier pour nous
frayer un passage dans la foule jusqu’au grand gars noir et baraqué comme
une montagne qui nous lorgna de la tête aux pieds, tout particulièrement ma
personne.
Il avait un visage fermé et carré. Il était plutôt appétissant, mais la large
cicatrice disgracieuse de brûlure sur une partie de sa mâchoire amoindrissait
sa beauté et le rendait franchement effrayant. Et pour ne rien arranger, il
sentait le canidé. À plein nez. Son regard étrangement clair lui donnait un
aspect plus inquiétant encore. Il nous fit entrer sous les huées de ceux qui
patientaient depuis plus longtemps que nous, sans jamais me quitter des
yeux, et je passai devant lui en me faisant toute petite, comme si des éclairs
allaient jaillir de ses iris pour me foudroyer sur place. Ariel lui souffla un
baiser au passage et m’entraîna à l’intérieur des murs, franchissant un sas
obscur qui amoindrissait le bruit de la boîte de nuit pour la rue.
Je me préparai mentalement au choc de l’ambiance.
La brutalité des lieux dépassa largement ma prévoyance. Ça faisait un
moment que je n’avais pas pénétré dans un endroit de ce type et cela se
ressentit aussitôt. Ma bête se recroquevilla tout au fond de mes tripes tandis
que le son des enceintes me percutait les tympans. Je n’aurais pas été plus
surprise s’ils s’étaient mis à saigner.
Je chancelai sur mes talons, m’agrippant plus fermement à la main de ma
sœur. Elle comprit de suite et s’arrêta pour me laisser un temps d’adaptation
au tonnerre ambiant. Les flashs de lumière et l’odeur âcre de la transpiration
n’aidèrent pas. Mais au bout de quelques secondes interminables durant
lesquelles Ariel me fit signe que mes yeux avaient changé de couleur, je
parvins de nouveau à respirer normalement. Ma bête s’était tant ratatinée
que je ne la sentais presque plus dans mon esprit, seule façon pour elle de se
prémunir de mon environnement agressif. Bon, il semblerait que je n’étais
pas prête à profiter pleinement de la soirée.
La salle principale, très haute sous plafond, était majoritairement
composée de la piste de danse qui se tenait entre nous et le bar, encadrée par
deux escaliers menant à un balcon en arc de cercle qui évoquait
étrangement un théâtre.
N’importe qui pouvait monter, s’accouder aux balustrades et y déposer sa
boisson ; une petite barrière en plexiglas empêchait toute chute accidentelle.
Je n’avais pas la moindre idée de ce qu’il pouvait y avoir de plus là-haut,
mais je n’étais pas pressée d’aller le découvrir. Ariel me tira vers le
comptoir, et nous dûmes slalomer entre les corps en sueur s’agitant au
rythme des basses.
Je réfléchissais à la consommation que j’allais bien pouvoir choisir
lorsque mon regard accrocha celui d’un homme sur le balcon du premier
étage. Il se tenait de profil, son visage tourné vers moi ; excepté ses iris
luisants et son épaisse chevelure sombre, je ne distinguai rien de lui. Il y eut
pourtant comme un déclic en moi ; un léger bourdonnement précéda un
vertige, puis tout retourna à la normale. Il avait disparu. Je secouai la tête.
Je connaissais ce regard. Ou plutôt, je le reconnaissais. J’avais le même
lorsque ma bête faisait surface. Je devais avoir rêvé. La luminosité de la
discothèque avait dû éclairer des yeux très, très clairs…
— Allez, Bass, reviens à la réalité ! hurla Ariel dans mon oreille en
oubliant – encore – que c’était loin d’être agréable pour moi.
Puis, sans hésiter, elle me poussa sur la piste de danse dans un cri de joie.
Visiblement, la boisson attendrait que son palais ait davantage soif. Ma
cadette se mit à louvoyer agilement entre les gens. Quelques secondes à
remuer son popotin et à jouer les charmeuses de serpents que déjà deux
hommes apparurent à ses côtés.
Je la rejoignis, dégageai les enquiquineurs qui ne m’inspiraient pas
confiance et tentai de me balancer en rythme avec elle. Je me retrouvai
cependant collée contre le torse inondé de transpiration d’un client bourré,
ce qui eut pour résultat de faire chuter le peu d’amusement que j’avais
accumulé. Berk.
J’abandonnai Ariel sur-le-champ, passablement agacée de la tournure que
prenait cette sortie. Il était hors de question que je me frotte à des gars
puants ! Même une douche ne parviendrait jamais à retirer la crasse d’un
inconnu pour mon odorat hyper pointilleux, et j’éprouvais une sainte
horreur de m’endormir avec l’impression de partager mon lit avec un
alcoolique.
— Alors comme ça, on ose parader ?
Je sursautai.
Punky. Aïe. Quel hasard.
Je ne l’avais pas senti approcher. Flûte. Ça devenait une habitude avec
lui. Son visage ne souriait toujours pas. Par contre, cette fois-ci il était
carrément torse nu. J’en profitai une seconde pour le reluquer l’air de rien
avant de reprendre une expression neutre. Ce type était baraqué telle une
forteresse et je doutais même d’être capable de joindre mes mains derrière
sa nuque.
Un genre de Chris Hemsworth. Avec des yeux verts étincelants, une
coupe à faire rire ma grand-mère et… En fait non, la comparaison
s’interrompait à son corps de bodybuildeur. Ariel et moi avions passé
suffisamment de temps à baver sur le torse de Thor pour que la vision de
cette réalité me court-circuite brièvement le cerveau.
Je ne savais même pas qu’un homme pouvait être pourvu d’autant de
muscles dans la vie de tous les jours. Peut-être un rugbyman ? Je n’étais
d’ailleurs pas la seule femme à l’admirer. J’espérais juste que ma mine
n’exprimait pas avec autant d’évidence ce que les autres pensaient de lui.
La sienne demeurait aussi impénétrable qu’à notre première rencontre.
— Ah ben ça alors, comme on se retrouve, fis-je d’une voix un brin trop
suave à mon goût.
— Tu n’as rien à faire ici. Tu n’es toujours pas actualisée. Est-ce que tu
nous provoques ?
Il ne criait pas. Non, il parlait normalement. Aucune oreille humaine
n’aurait pu percevoir un traître mot de ses paroles avec ce vacarme alentour.
Alors, j’agis comme telle et imitai ma sœur.
— Qu’est-ce que vous dites ? Je n’entends rien avec ce boucan !
En réponse, il arqua un sourcil. Je vis ses pupilles s’étrécir et ses iris
s’éclaircir. Je dus forcer mon regard à rester fixé au sien alors qu’il
s’entêtait à vouloir loucher sur ses pectoraux.
— Ne bouge pas d’ici, gronda-t-il sans élever la voix pour autant. Je vais
te présenter quelqu’un puisque tu es là.
Je levai les yeux au plafond alors qu’il tournait déjà les talons pour se
fondre dans la foule. Enfin, se fondre, c’était vite dit. Avec un gabarit pareil,
je m’étonnai même qu’il soit parvenu à se frayer un chemin si rapidement
jusqu’à l’escalier le plus proche. D’un autre côté, sa démarche agile le
faisait se déplacer avec la grâce d’un félin. Ma gorge se noua et ma bête
entrouvrit un œil attentif qu’elle braqua sur la source de mon stress.
Mon malaise était revenu au galop avec l’apparition du fameux Hadrian.
Ce mec me foutait les jetons. Je n’aimais pas cette sensation qu’il me
laissait, comme si j’avais le cul posé entre deux chaises. Il avivait mon
instinct primaire qui ne cherchait qu’à émerger avec curiosité. Personne ne
m’avait encore jamais fait un tel effet.
— Ben alors, tu danses déjà plus ? hurla Ariel en surgissant à mes côtés,
la respiration haletante et les yeux brûlant d’enivrement.
Sa peau brillait d’une légère moiteur et ses effluves de jasmin parvinrent
à mes narines.
Elle va en rendre fous plus d’un, pensai-je.
— C’est que la piste est chargée ! expliquai-je d’une grimace en omettant
la visite impromptue du punk.
— Et alors ? C’est ça qui est bon !
Oui enfin, nous ne devions pas vraiment avoir la même définition de ce
mot-là, pour le coup. J’allai lui répondre lorsqu’on me tapota l’épaule. Je
pivotai, alerte et sur la défensive, prête à balancer un coup de poing au
premier venu. Un petit brun à la coupe au bol avec la peau sur les os et une
odeur désagréable me fixait de ses yeux de cocker, tombants et hagards.
— On vous demande ! cria-t-il dans mon oreille – encore, mais ils
s’étaient tous passé le mot, ma parole !
— Qui ça ? s’enquit ma sœur en me regardant, circonspecte.
Je haussai les épaules et le type répondit que le punk m’attendait dehors
pour discuter au calme. Je plissai les paupières. C’était quoi, cette histoire ?
Il venait tout juste de me quitter, pourquoi ne pas me l’avoir proposé
directement ? Un peu trop louche à mon goût. Le junkie aux yeux bleus et à
la barbe mal rasée tendit un doigt vers la sortie de secours tout au fond de la
piste de danse, non loin d’un panneau lumineux indiquant les toilettes.
— Il dit qu’il n’en a pas pour longtemps et que ce sera plus calme là-bas.
Il veut mettre un truc au clair, ajouta l’autre comme pour me convaincre.
Ce qui n’eut pas l’effet escompté. Bien au contraire.
— Tu le connais ? demandai-je avant de devoir réitérer ma question en
m’approchant pour qu’il m’entende.
Ah ! Ces pauvres humains à l’ouïe si fine.
Petit brun secoua la tête. Bon, curieux…
— Retourne danser, je te rejoins dans cinq minutes. Si je ne suis pas
revenue d’ici là, appelle du renfort, dis-je à Ariel en lui faisant un clin d’œil
pour appuyer mes dernières paroles.
C’était un petit jeu entre nous, quand on sortait avec de vilains garçons.
C’était le signal pour dire de prévenir la Mamá. Le bon vieux temps. Enfin,
à l’époque, c’était plutôt Ariel qui l’employait, puisque j’avais toujours eu
un mal fou à me rapprocher de la gent masculine.
Ma sœur hocha la tête et retourna se déhancher sans perdre une seconde.
Je fis un signe à l’intention du garçon avant de traverser la pièce en
esquivant les corps ivres des consommateurs. Si j’avais été une simple
humaine, je me serais abstenue. Mais l’un des nombreux avantages de ma
condition anormale consistait à posséder une force surprenante, capable de
rivaliser face à n’importe quel agresseur ou pickpocket. Je ne m’inquiétais
donc plus réellement du danger. Mamá nous avait fait suivre des cours de
self-défense avec Ariel quand nous étions petites. Ce junkie tout maigrichon
pouvait toujours courir s'il espérait me mettre K-O.
Je dus franchir un sas ténébreux après la première porte de service pour
enfin accéder à l’extérieur, abandonnant le dos voûté et misérable du drogué
qui demeura dans la boîte de nuit. Je débouchai sur une ruelle sombre
similaire à celle présente à l’arrière de ma boutique. D’énormes poubelles à
ma droite et rien ni personne à ma gauche. Je levais la tête, au cas où, mais
il n’y avait rien à voir non plus dans les hauteurs.
Un bruissement de tissu retentit derrière moi et je me retournai, pensant
découvrir Hadrian ou le petit brun qui m’annoncerait que je m’étais
trompée de sortie. Mais je n’aperçus rien d’autre qu’une masse sombre se
jetant sur moi, armée d’une lame qui brilla l’espace d’un instant à la lueur
du réverbère le plus proche.
À peine eus-je songé à me protéger que déjà je me retrouvai à terre, un
couteau de chasse planté dans le ventre. Mon assaillant remonta sa dague
dans ma chair et je captai un éclat lumineux sous sa capuche tandis qu’un
grondement sauvage résonnait dans la rue. Était-ce ma bête ? Je n’aurais
pas pu le jurer.
La première seconde ne fut pas douloureuse.
La deuxième me coupa le souffle, m’empêchant de hurler.
La troisième me paralysa.
La dernière me consuma les os, obscurcissant ma vision.
Le poids sur moi disparut, et avec lui la lame dans mon corps. Je perdis
conscience, enrobée par des effluves de mégot et de tabac froid, d’haleine
fétide et d’urine nauséabonde. L’ultime chose qui me parvint fut le déclic
sec de la porte de secours qui s’ouvrait à nouveau.
Chapitre 7 : Jusqu’à ce que la mort
m’emporte
La douleur m’emporte tel un tsunami dévastateur, annihilant au passage
ma capacité à raisonner. Ma bête rugit, se recroqueville puis resurgit pour
faire rempart et apaiser ce feu qui me dévore si subitement. Je sais que je
dois être allongée, semi-consciente, sur les dalles de béton humide.
Mais où suis-je ? Pourquoi y suis-je ? Pire, qui suis-je ?
Elle est là, elle me soutient, essaie de ronronner plus fort que le torrent
qui brûle mes veines et fond mes os. Le temps devient incalculable, inerte.
« Je » n’existe plus. Je me perds dans ce tourbillon de souffrance en
tentant, vaille que vaille, de garder mon esprit en un seul morceau, à
imbriquer chaque parcelle de ce qui me construit et me représente pour ne
pas mourir. Mais c’est comme apprendre à nager dans une machine à laver
géante.
Un claquement de porte métallique qu’on pousse me fait tressaillir.
— Tu dis qu’il l’a emmenée ici ?
— Oui, je l’ai vu sortir. Elle a suivi le gars qui lui a demandé de venir là.
Je connais ces voix. Enfin je crois. Qui sont-ils ? De nouveaux souvenirs
m’échappent. Je tente de les attraper.
Qui ?
— Ça sent le sang, gronde une troisième voix.
Celle-ci m’est inconnue. Quelle importance ? Je ne distingue plus rien.
Un râle fait écho dans ma tête. Était-ce moi ?
— Oh mon Dieu. Sis’ !
Ce cri déchirant me blesse. Cette angoisse me fait mal. Elle s’ajoute au
reste. Je ne veux pas la faire souffrir. Mais faire souffrir qui ? Je ne sais
plus. Et pourquoi ? Cette bête s’agite subitement dans mon corps, s’affole,
s’énerve contre la cage qui la retient. Et elle, qui est-elle ?
— Bass, sanglote encore la voix. Bass, je t’en supplie, ouvre les yeux !
Chut. Arrête. Ne sois pas comme ça. Je suis là.
Mais qui suis-je ?
— Merde, c’est elle ta sœur ? Elle pisse le sang.
Quelque chose effleure ma carcasse. On me touche. Je le sais sans
réellement le sentir. Le calvaire que je vis est comme une tornade
intarissable. Elle me malmène et m’entraîne dans sa spirale, me submerge.
Elle rugit, se débat, griffe la tempête qui m’emporte. Arrête, tu te fatigues
pour rien, ai-je envie de lui dire. Mais qui est-elle au juste ? Elle semble
vouloir endurer le mal avec moi. Elle supporte la douleur pour moi.
— C’est infecté par l’argent. On doit impérativement l’emmener au
Domus avant qu’elle ne s’abandonne à son Anam Cara. Raad, je pars
devant. Préviens le Primum, tu veux ?
J’ai déjà entendu cette intonation quelque part. Agressive, mais
imperturbable. Je ne parviens toujours pas à réfléchir correctement.
— De quoi vous parlez ? sanglote la voix féminine. Qu’est-ce que vous
faites ? Non, mais lâchez-la ! On doit appeler les urgences, il faut la
conduire à l’hôpital ! Espèce de brute, lâche-la, je te dis !
L’espace ondoie, je flotte. Suis-je sur l’eau ? Non, on me retient. On me
porte ? Mais qui ? Et cette odeur… douce, réconfortante. Comme un gros
chat, comme ma Minuit.
C’est rassurant. Ça aide la bête qui est en moi. Elle aime ça. Elle
reprend du courage et de la force. Elle combat plus fort. C’est une guerre
sans merci contre la douleur. Mais elle ne cède pas. Elle ne cédera jamais.
Pour moi.
Quelque chose de ferme et d’ardent se colle contre mon enveloppe
physique. Celle qui a mal. Ce contact est doux et chaleureux. Nous aimons
toutes deux cette proximité. Ça nous apaise, nous détend. Nous parvenons à
ouvrir la bouche pour humer. Ça sent bon, et c’est chaud comme une
fourrure. C’est revigorant comme le ronronnement de Minuit. Nous avons
envie de nous y frotter, nous y lover, nous y fondre. Pourquoi pas pour
toujours.
Nous prenons une longue inspiration.
Puis on nous déplace. Nous hurlons brusquement. C’est intenable : l’air
enflamme notre peau sensible, la met à vif telle la lame d’un rasoir. Nous
voulons que cela cesse.
S’il vous plaît. Aidez-nous. Arrêtez ça.
Nous gémissons et tentons d’ouvrir les yeux. Mais la douleur se déchaîne
derrière nos pupilles et le monde se retourne jusqu’à ce que la bile monte
dans notre gorge.
Allons-nous mourir ?
— Ça va aller, minette. On va arranger ça.
— Lâche-la, je te dis ! crie Saveur de jasmin.
— Suis-moi si tu n’as pas confiance, mais l’hôpital ne peut rien faire
pour elle, tu devrais le savoir. Elle ne guérit pas, tu vois ? La lame était
sans doute empoisonnée, un subtil mélange d’argent et d’aconitine, deux
toxines extrêmement dangereuses pour nous. Si on ne l’aide pas très vite,
elle ne s’en sortira pas. Et pour ça, elle doit changer : sous sa forme
animale, elle parviendra mieux à combattre la drogue. Mais si elle n’y
arrive pas – et quand bien même elle survivrait –, il y a peu de chance pour
que sa part humaine demeure intacte. Si ta sœur perd pied, son Anam Cara
la remplacera. On ne peut donc pas la laisser ici ou dans un hôpital : un
thêrion ferait un véritable massacre. Trop de témoins, trop dangereux.
— Mais… que… de quoi vous parlez ? C’est quoi, ce bordel, et puis
comment savez-vous tout ça ? Vous êtes au courant pour Bass ?! Qui vous
l’a dit ?
— Tu me poses sérieusement la question ?
Cessez. Chut. Taisez-vous. Laissez-nous nous perdre. Vous faites trop de
bruit.
Ces éclats de voix ravivent le mal qui nous dévore. Nous voulons juste
ignorer cette torture. On nous lâche enfin. On nous allonge sur une surface
moins dure et moins froide. C’est agréable, presque comme un lit. Mais la
tiédeur qui nous abandonne est pénible. Où est le feu de cheminée ? Nous
sommes seules sans lui. Chaleur doucereuse, reviens nous soutenir dans ce
combat.
— C’est bon, Had, j’ai prévenu le boss !
— Primum, Raad. Primum.
— C’est pareil. En plus, il adore ça.
— C’est lui qui te l’a dit ? Non, oublie ça, peu importe. Je prends le
volant. Tiens la fille contre toi. Elle a besoin de notre odeur et de notre
chaleur. Nos Anam Cara pourront peut-être l’aider à se stabiliser avant que
le Primum ne la force à changer.
— T’as pas peur qu’au contraire, ça éveille la sienne et qu’elle l’écrase ?
On est quand même dans une voiture… et sa frangine est humaine.
— C’est un risque à prendre, mais si elle ressent trop la douleur, elle
perdra la tête bien plus vite. Dans tous les cas, sans son Anam Cara, elle ne
survivra pas longtemps ; donc mieux vaut l’attirer. Serre-la contre toi, je te
dis ! Tu la tiens comme un balai, là !
Ouf. La cheminée est de nouveau là. Et l’odeur du gros félin aussi. Ça
sent divinement bon… On pourrait s’y fourrer toute la journée.
— Hé, gare où tu poses tes pattes sur ma sœur !
— Tu crois que je me fous du sang partout pour le plaisir ? J’essaie de la
sauver, au cas où ça aurait échappé à ton regard de fouineuse.
— Ariel, c’est ça ? Attache ta ceinture. Et s’il te plaît, Raad, arrête de
chercher la merde, tu n’aides personnes.
Un contact délicat sur notre tête.
C’est un rayon de soleil un jour d’hiver. Le froid est glacial, ici. Mais il
se transforme aussitôt en enfer brûlant à l’instant où j’y pense. Nous
suffoquons. Nous haletons. Nos yeux s’ouvrent sur le noir, le vide.
— Bass ?! Tu m’entends ? Je suis là. Regarde-moi, ça va aller.
De nouveau, on perçoit des larmes dans cette voix. Ne pleure pas. S’il te
plaît. Ça nous fend le cœur.
— Elle ne peut pas te voir.
Non, nous ne pouvons pas la voir. Mais nous éprouvons sa présence. Son
odeur est doucereuse. Elle embaume la maison. Le jasmin. La vie. La
famille. La fête. Une touche de cannelle, un brin de folie. Oh oui ! On te
sent. Si bon. Elle sent si bon. Nous l’aimons. Nous mourrions pour elle.
Nous tuerions pour elle.
Un feulement sort de notre poitrine.
Nous déchirerions de la peau et des os, si celui qui nous a fait ça le lui
avait fait.
Nous grondons. Cris de panique autour de nous.
— Éloigne-toi d’elle, Ariel !
Nous nous retrouvons emprisonnées.
Ne la touchez pas. Ne nous touchez pas !
Le grognement emplit nos oreilles. Nous sommes folles de rage. Elle
m’entraîne avec elle dans sa colère. Elle a peur. Peur pour nous, mais
surtout peur pour Odeur de jasmin. Pour notre maison.
— Merde, Hadrian, grouille-toi un peu, elle perd déjà le contrôle ! Je
vais pas pouvoir la retenir, surtout pas si elle prend sa forme hybride !
— Qu’est-ce qu’il se passe ? s’affole Odeur de jasmin.
Nous grondons davantage.
— Qu’a dit le Primum ?
— Il finit un truc important et il nous rejoint directement là-bas.
— Espérons qu’il fasse vite, car elle ne tiendra pas longtemps.
— Pourquoi n’a-t-elle pas encore changé ? Son Anam Cara a presque
entièrement pris le contrôle, pourtant.
— Son organisme doit contenir trop de poison qui bloque la
transformation. À ce stade, il n’y a que le Primum qui parviendra à la
forcer. Sans Lactae Via, je ne vois pas ce qu’on peut faire pour elle.
— Mais de quoi vous parlez, por dios ? Il lui arrive quoi, là ? panique
Odeur de jasmin.
— On t’expliquera tout en temps voulu, Ariel. Pour l’instant, tu dois
rester calme et faire tout ce qu’on te dit, d’accord ? C’est très important.
Fais-le pour ta sœur. On arrive bientôt.
Nous cessons d’écouter. Ou plutôt, nous ne parvenons plus à entendre.
Nous souffrons tellement que le son extérieur doit traverser un épais
brouillard. Ce supplice s’impose, nous écrase, nous éloigne lentement mais
sûrement de la réalité. En existe-t-il seulement une ?
Nous souhaitons juste que cela s’arrête.
Chapitre 8 : Quand le chat dort, les souris
dansent
— Sista, Bass ? C’est moi. Si tu m’entends, ouvre les yeux, s’il te plaît.
Nous émergeons de l’incendie qui ravage et consume notre corps. Nous
avons conscience que nos paupières se lèvent, mais les ténèbres dominent
notre vue. Ce n’est pas grave. Elle sait que nous l’entendons. Nous
l’aimons. Nous aimerions le lui crier. Nous prenons soin d’elle. Nous la
protégeons, toujours. Notre Manita.
S’il te plaît, ne souffre pas.
— C’est bon, elle est revenue parmi nous. Éloigne-toi d’elle maintenant,
ça risque de devenir dangereux.
Odeur de jasmin s’éloigne, nous abandonne. Cela nous déplaît. Nous
grognons. Nous ne pouvons pas veiller sur elle si nous ne savons pas où
elle est. Elle doit rester proche de nous. Un autre parfum s’immisce entre
notre bien-aimée et nous.
Effluve de fourrure. Il sent la bête. Pas seulement une. Toutes.
Il sent le danger. Il sent la meute, la terre, le bois tendre et la mousse.
Il sent le sang, le sexe et la nourriture.
Il sent divinement bon.
Nous arrêtons de grogner pour nous focaliser sur ce nouvel individu.
— Qu’allez-vous faire ? demande Odeur de jasmin.
— Je vais appeler son Anam Cara pour qu’elle mute. Elle cicatrisera et
expulsera plus facilement l’argent de son corps si nous parvenons à la
transformer.
— Son quoi ? Mais comment… je croyais que le poison empêchait… ?
—… sa part animale, oui. Je suis le Primum, demoiselle. Je maîtrise mes
sujets. Et même si elle n’en fait pas encore partie, je peux tout de même la
forcer à prendre sa forme hybride.
— Forme hybride ? bredouille Odeur de jasmin.
Odeur de fourrure nous écrase de son aura impétueuse et titille notre
esprit. Il est gros, il a des crocs ; il est puissant et nous domine sans peine.
Nous avons conscience qu’il peut nous briser d’un ordre. Il nous contrôle,
nous surplombe de sa majesté. Nous ignorons qui il est, mais lui nous
connaît bien. Il sait qui nous sommes, ce que nous sommes.
C’est un prédateur. Comme nous. Un félin sauvage. Mais il est fort, bien
plus fort que nous.
Il touche notre bras. Les fragrances des autres bêtes emplissent nos
narines. Trop d’émanations animales. Certaines sont hostiles. Nous
n’aimons pas ça. Elles doivent s’éloigner, car nous sommes en position de
faiblesse. Et nous ne pouvons pas le montrer : nous devons leur faire
comprendre que nous sommes solides.
Nous nous agitons en dévoilant nos crocs.
Approche et on dévore tes tripes, rugissons-nous.
Mais la menace ne semble pas assez évidente, car il est reste là. Son
contact se déplace même vers notre poitrine. Nous le discernons sur notre
peau mise à nue.
Retire tes pattes ! hurlons-nous.
— Tiens-la plus fermement, Hadrian, gronde la voix sourde et profonde
du prédateur.
— Je fais ce que je peux. Raad, un coup de main pour la maintenir.
— Ben alors, une minette, c’est trop pour toi ? ricane le timbre du tout
premier inconnu.
Nous détestons ce rire. Le feu nous brûle de nouveau. Trop de choses
nous touchent. Nous n’aimons pas leur palpation. Ils sentent tous trop fort,
ils empiètent notre espace vital. La peur décuple notre instinct de survie.
Nous nous mettons à gronder férocement, toujours plus menaçantes.
— Vous m’agacez tous les deux. Demoiselle, l’as-tu déjà vu prendre sa
forme hybride ? demande Odeur de fourrure.
— Euh… quand elle est un jaguar, tu veux dire ?
— La minette se change en jaguar ? J’aurais plutôt parié pour une
genette.
— Raad, prévient la voix impérieuse. Encore un mot et on se passera de
ta présence.
— Ma sœur ne se transforme qu’en jaguar, assure Odeur de jasmin.
— Le Primum parle de lorsqu’elle est semi-humaine. Son apparence de
loup-garou en version chat, quoi.
— Elle ne sait pas faire ça. Elle ne l’a jamais pu. Je serais au courant si
elle pouvait devenir un genre de Catwoman poilue.
— Primum, si elle ne sait pas faire…
— C’est impossible. Tout thérianthrope sait !
— Elle assure qu’elles n’ont appris notre existence qu’aujourd’hui…
— Je ne mens pas, nous ignorions qu’elle n’était pas la seule…
— Ça complique tout, dans ce cas…
— Compliquer quoi ? Mais expliquez-vous, bon sang ! Vous êtes quoi, au
juste ?!
— Plus tard, les réponses. Maintenant, tu vas sortir d’ici. Si tu veux aider
ta sœur : dehors. Raad, guide-la puis ramène du monde : je vais avoir
besoin de plus de Felidae.
— Non, je ne veux pas partir ! hurle notre jasmin.
Nous hurlons avec elle.
Ne la touchez pas ! Nous voulons la protéger. Nous nous débattons, mais
on nous tient fermement. Notre torture revient dans un rugissement
torrentiel et nous ne pouvons plus lutter. Nous cédons brusquement sous
une avalanche de douleur et la lave en fusion nous engouffre dans son
sillage. Nous suffoquons dans cette douleur. Nous griffons le vide, la peau,
le tissu… faisant couler notre propre sang.
Notre ventre s’est transformé en champ de mines qui s’étend et se
dissémine dans chaque parcelle de notre corps. S’y opposer est aussi
utopique que chercher à retarder de l’acide liquide.
Le poison est partout. Sur nous, en nous.
— C’est parti. Hadrian, tiens-toi prêt, je ne suis pas certain de le faire
proprement.
Une main se plaque sur notre buste. Nous rugissons de colère une
seconde avant que l’atrocité des sévices nous pousse à hurler. Encore et
encore, jusqu’à déchirer nos cordes vocales. Ça fourmille à l’intérieur de
notre être, dans notre tête, sous notre crâne. Ça cherche à nous faire sortir.
Ça nous tire et nous oblige à changer.
Nos os ploient sous la pression, se tendent, se tordent, s’étirent… Notre
tourment ne fait plus qu’un avec nous. Nous ressentons à la fois tout et rien.
Nous sommes glaçons. Nous sommes brasier.
Nous aimerions ne plus rien éprouver. Nous voudrions cesser de vivre.
Nous voulons mourir.
Non. Je veux vivre.
Je me bats. Elle se bat avec moi. Nous forçons le contraire à se produire.
Si ça fait mal, nous pouvons l’empêcher. Nous ne voulons pas nous
consumer.
— Ne m’affronte pas ! grogne Odeur de fourrure. Je suis ton Primum !
Obéis !
Je crie, je pleure, je proteste.
Il l’arrache à moi. Elle se débat. Elle refuse de me quitter. Puis elle
comprend. Elle me rassure, sait que c’est ce qu’il y a de mieux à faire. Elle
doit prendre possession du nous. Elle doit être libérée.
Je hurle encore.
Encore et encore.
Ne me laisse pas !
Mais c’est trop tard.
Elle est toujours là. Je la perçois encore. Mais je ne suis plus connectée à
elle. C’est un rempart. Une forteresse. La douleur ne m’atteint plus. Je ne
sens plus la crainte. Elle me soutient, me prémunit face au calvaire venu
des enfers. Notre vue revient. Le contrôle de notre corps aussi. Mais ce
n’est plus moi aux commandes. Ni nous. Seulement Elle.
Chapitre 9 : « Être ou ne pas être »
La douleur lancinante ne m’étrangle plus. Je sais qu’Elle la supporte à
ma place. Je n’ai plus d’emprise sur rien. Je ne suis plus que spectatrice de
mon propre corps. Et je ne saurais dire depuis combien de temps cela
perdure.
Elle fait les cent pas dans notre cellule.
Nos muscles ondulent, notre fourrure frotte contre les parois en marbre
froid, contre les barreaux de métal. Il n’y a pas de fenêtre. Mais elle sait,
elle sent quand la nuit tombe et que le jour se lève. Nous avons un matelas
dans un coin. Confortable. Mais Elle préfère s’allonger dessous quand elle
décide de se reposer. Je sais qu’elle souffre. Je sais que son ventre lui fait
terriblement mal. Mais elle ne se plaint jamais et feule violemment chaque
fois que l’on nous apporte à manger. De la bonne viande rouge, de grosses
carcasses crues. Nous nous jetons dessus, car nous mourons de faim.
L’argent qui consume notre corps semble reculer davantage lorsque nous
nous nourrissons. Je sais que notre blessure s’est refermée, mais le poison
coule encore dans nos veines, nous rongeant, voilant parfois notre vue. Elle
n’aime pas être faible. J’en ai conscience, mais je ne peux plus entrer en
contact avec elle. Elle me repousse toujours. Toujours plus loin, toujours
plus fermement. Elle encaisse pour moi, supporte toute la douleur. Sans
quoi, je serais sans doute devenue dingue.
Pourtant, j’ai le sentiment de l’être déjà. Je nous vois, ou plutôt je la vois
tourner en rond et arpenter la pièce sans jamais cesser la bataille. Et je ne
peux rien y faire. Ce corps n’est plus mien, ces pattes puissantes et
élégantes ne m’appartiennent pas.
Alors, je me laisse aller. Je la laisse prendre le contrôle et nous diriger.
C’est plus simple, moins fatigant et moins douloureux. Pas de regret, pas
d’angoisse, pas d’interrogation. Vivre comme un animal.
Cachée sous le matelas, nous léchons notre plaie lentement, prudemment,
lorsque la porte du couloir s’ouvre brusquement. Nous montrons les dents
et grondons aussitôt, prêtes à surgir de notre tanière improvisée pour nous
jeter sur le danger. Mais ce n’est que Hadrian. Il sent le félin. La terre
humide et l’air frais. Le mâle. La liberté.
Elle apprécie son odeur. Parfois, elle souhaiterait abandonner la lutte et
juste venir se frotter à lui. Mais elle n’a pas encore confiance. C’est un
grand prédateur, comme nous, mais issu de la savane.
Ses yeux de lion se posent sur nous. Il tient d’alléchantes côtes crues,
encore soudées à la colonne vertébrale. C’est énorme. Sûrement celui d’un
bœuf, vu l’odeur. Mais ça ne semble pas peser plus qu’un sac de riz pour
lui. Il ouvre la porte de la cage qui nous retient. Nous avons déjà tenté de
fuir, mais ce félin est un colosse dissimulé derrière une apparence humaine.
Il nous a retournées sans mal en nous prévenant que la prochaine fois, nous
risquions de nous blesser.
Cela ne nous a pas empêchées de recommencer. Ce qui l’avait bien fait
rire. Sauf quand nous étions parvenues à planter nos dents dans son épaule.
Il s’était à moitié transformé, se couvrant d’une merveilleuse fourrure
orangée. Puis nous avions battu en retraite car la douleur avait éclaté dans
notre abdomen. Depuis lors, nous étions bien plus sages.
Il lance la carcasse vers nous.
Nous attendons patiemment sans le quitter des yeux. Nous connaissons
son manège, à présent. Il s’accroupit finalement.
— Eh bien, minette, tu as l’air en forme. Bravo, tu auras bientôt dissipé
tout le poison. Mais il va falloir rentrer à la maison, maintenant. Tu ne peux
pas indéfiniment te laisser inhiber par ton Anam Cara, tu en as
conscience ?
Nous lui montrons nos jolis crocs. Je sais ce qu’il cherche à faire. Il
aimerait que je revienne aux commandes. Mais ce n’est pas la peine. J’ai
déjà essayé. Elle refuse.
Il soupire. L’humanité reconquiert ses droits dans son regard léonin.
— Le Primum et ta sœur vont venir te rendre visite tout à l’heure. Peut-
être que ça t’éveillera.
Je veux lui parler. J’essaie d’ouvrir la bouche. Mais encore une fois, Elle
me repousse, m’en empêche.
Danger.
Elle me force à retourner à ma place, à me faire toute petite et à me
terrer dans un coin de notre esprit. Je me roule en boule dans cette parcelle
qui nous appartient autant à l’une qu’à l’autre. Un endroit sombre et
calme, qui peut prendre l’apparence que l’on souhaite. Lorsque c’est Elle
qui s’y trouve, Elle s’imagine un ruisseau au milieu d’une jungle, où elle se
prélasse, allongée au soleil. Mais je ne suis pas d’humeur, aujourd’hui. Je
préfère me morfondre dans cette douce obscurité. Car je ne peux rien
contre elle.
Hadrian sort enfin de ma cellule.
Non !
Je n’ai pas envie qu’il parte. C’est une présence humaine. Cela me
rassure, m’apaise, je me sens plus forte, plus unie, et je parviens à
raisonner plus facilement. Mais Elle ne désire pas qu’il s’attarde ; Elle veut
se nourrir tranquillement, sans avoir à surveiller du coin de l’œil cet autre
prédateur. Elle tire la carcasse sous le matelas et broie méticuleusement les
os. Ça lui fait du bien. Elle guérit. Elle peut à nouveau combattre le venin
dans nos veines.
Je me mêle de nouveau à elle pour former le nous. Je plonge moi aussi
mes dents dans la chair sanglante autour des os et arrache avec elle des
lambeaux de viande crue.
Nous aimons ça.
Chapitre 10 : À pattes de velours…
Il est dans la pièce. Il nous détaille avec patience, Ariel postée juste
derrière lui. Elle nous observe d’un air triste. Il nous empêche de
l’approcher. Il s’interpose à chaque fois. Nous avons beau feuler, rien n’y
fait. Il est si grand, si puissant et si agile ! Ses muscles roulent sous ses
épaules de boxeur. Son unique iris bleu nous transperce, tandis que celui
d’ambre liquide nous enflamme. Ses yeux nous dissèquent.
Il est terriblement majestueux.
Son visage doré est parsemé de fines cicatrices, presque délicates. Une
en particulier se démarque pour fendre l’arcade du félin : laide et épaisse,
elle cascade jusqu’à l’os de sa mâchoire et se perd dans sa barbe. Sa
paupière est couverte par la scarification et le milieu de son sourcil ne
repoussera plus jamais. Cet œil-ci n’a plus grand-chose d’humain. La
pupille est minuscule, enrobée d’un iris à la teinte orangée qui a dévoré le
blanc de l’œil. Seul son extrême contour demeure légèrement bleuté. Un
regard aussi fascinant qu’inhabituel, beau et dérangeant, envoûtant et
menaçant.
Son aura est écrasante et, lorsqu’il s’approche pour s’accroupir devant
nous, nous sortons les griffes en nous redressant de toute notre hauteur,
histoire de l’impressionner.
Ariel en a le souffle coupé.
— Je… ne l’ai jamais vue si agressive. On… on croirait un jaguar dans
un zoo. Sauvage. En plus grand, bien sûr. Elle est immense. Comment ça se
fait ?
— C’est parce que ta sœur n’est plus aux commandes. Regarde ses yeux.
Y lis-tu une quelconque humanité ?
Elle secoue la tête. Je suis là, ai-je pourtant envie de lui dire. Mais c’est
faux, je le sais. Chaque heure, je disparais un peu plus, masquée par mon
moi primaire. Je ne pense qu’à dormir, manger et me cacher, et pas
forcément dans cet ordre.
— Je veux voir si sa bête parvient à te reconnaître dans cet état de
faiblesse. Techniquement, elle ne devrait te faire aucun mal vu que son
Anam Cara a tout de même grandi avec toi. Si tout se passe bien, c’est que
tout n’est pas perdu et alors on pourra sûrement faire revenir ta sœur.
Ariel acquiesce courageusement.
Brave petite.
Notre gorge roucoule. Le prédateur incline la tête et sa chevelure blonde
lui tombe dans les yeux. Elle semble aussi douce que de la fourrure. Il est si
proche…
Nous dressons le cou pour le renifler, puis nous battons en retraite sur le
lit de camp pour prendre de la hauteur et nous sublimer. Nous retroussons
nos babines, agitant nos oreilles. Il ne bouge pas. Il ne nous redoute pas
comme nous le craignons. Nous gardons notre attention braquée sur lui.
Son T-shirt gris tacheté de peinture – information fournie par notre odorat
– moule les muscles de son torse, et ses bras sont eux aussi couverts de
scarifications, dont certaines plus profondes que d’autres.
— Ariel, je pense que tu peux y aller. Je reste à côté. Si ça dérape, tu fais
exactement ce que je te dis, d’accord ? D’abord, tends ta main avec
prudence.
Elle obtempère et s’approche. Elle s’agenouille à son tour et allonge une
main vers nous. Son regard est à la fois hésitant et assuré. Je crois qu’elle-
même n’est pas sûre de ce qu’elle fait. Nous sentons son doute.
Elle montre à nouveau ses crocs.
Non ! grondé-je.
Elle n’a pas confiance, mais moi si. C’est ma sœur, on ne peut pas lui
faire de mal. Elle ne doit surtout pas la blesser. Alors je l’apaise avec mon
esprit pour amoindrir son incertitude. Ma part animale hésite. Elle sait
qu’elle aime Odeur de jasmin, mais elle ne parvient plus à se rappeler la
raison. Ses effluves d’humaine introduisent le doute, lui crient leurs
différences. Elle préfère le prédateur. Au moins, c’est un félin, tout comme
elle.
Les doigts d’Ariel battent en retraite. Je grogne à mon tour. Il n’est pas
question de lui faire peur. Je crois qu’Elle comprend enfin. Elle observe ma
sœur et ploie la nuque en tendant ses moustaches, tout en gardant un œil
méfiant posé sur le tigre à côté. Le prédateur saisit le message et recule
d’un pas. Nous descendons lentement du matelas, une patte après l’autre.
Avec douceur, prudence et élégance.
Ariel retient son souffle et plonge son regard dans le nôtre. Dans le mien.
C’est mon regard. C’est ma sœur. Pendant une seconde, je reprends
totalement la maîtrise de mon corps et me projette en avant. Avec un peu
trop de force.
Je renverse ma cadette et l’écrase de mon poids, frottant ma tête en
ronronnant contre la sienne. Elle se met alors à rire, de gros sanglots dans
la voix, et referme ses bras autour de mon encolure. Elle est heureuse, je
suis heureuse.
Brusquement, un éclair de douleur s’éveille dans mon ventre et tout
devient flou. Je feule d’impuissance et de souffrance ; d’un bond en arrière,
je m’éloigne de la fragile Ariel tandis que le prédateur me repousse du
même mouvement. Je secoue sauvagement la tête, étourdie par le martyre
que j’endure si subitement. Il a beau être moins fort qu’auparavant, il
demeure cependant toujours présent.
Il explose dans mon crâne et broie mon cerveau avec minutie, comme s’il
possédait un désir propre de destruction.
Mon jaguar surgit et me bouscule pour faire rempart. Il récupère sa
place et me renfonce au plus profond de nous pour que je reste tranquille à
l’avenir. Je me retrouve de nouveau cloîtrée dans une parcelle de mon
esprit, contrainte d’être la spectatrice de mes agissements. Piégée dans une
cage dorée, mais étriquée, mes pensées finissent noyées par ma conscience
bestiale qui prend ainsi la relève.
La douleur a disparu.
— Ça va, Ariel ? gronde le prédateur.
— Que s’est-il passé ? Elle… c’était un câlin, je le sais, elle m’en a déjà
fait plein sous cette forme et là… Pourquoi ?
— Que sais-tu exactement de la part animale de ta sœur ? demande-t-il
en aidant Ariel à se redresser.
— Pas grand-chose, admet-elle.
— Notre Anam Cara – autrement dit notre bête intérieure – est une partie
intégrante de notre être. C’est un peu comme le ying et le yang. Nous
formons un tout. La plupart du temps, l’humain est aux commandes ; nous
dominons notre bête et la maîtrisons. Nous communiquons avec elle comme
si nous étions deux esprits à se partager un seul et même corps. Quand
nous adoptons notre apparence animale, nous accordons une plus grande
place à notre Anam Cara qui est alors plus présente. De temps en temps,
nous la laissons entièrement prendre le contrôle pour nous mettre en
arrière-plan. Bien que ce soit plus rare, c’est comme devenir le copilote
d’un avion. Cela crée un équilibre parfois délicat entre homme et animal.
Toutefois, cela se complique dans la situation de ta sœur. Nous
guérissons vite – tu as dû t’en apercevoir –, néanmoins, l’argent est un
élément mortel pour nous : c’est un poison qui attaque notre capacité de
régénération. Pour avoir déjà subi ça, c’est un peu comme se faire brûler
vif. Pour la dose que ta sœur a reçue, il paraissait improbable qu’elle
survive. Elle l’a pourtant fait et nous l’avons soutenue en la plongeant dans
le coma sous sa « forme hybride ». À son réveil, elle a automatiquement
pris sa forme Anam Cara complète. Elle se fait guider par son Anam Cara
pour la simple et bonne raison qu’elle lui évite de perdre la tête ; avec cette
torture, notre esprit humain et rationnel a tendance à péter un plomb. C’est
là qu’intervient l’animal pour protéger l’humain. Maintenant, le plus dur
est de l’aider à récupérer sa position légitime.
— Et si nous n’y parvenons pas ?
Le regard du tigre quitte celui de ma sœur pour affronter le nôtre. Nos
babines frémissent sur nos crocs découverts.
— Alors, son Anam Cara va lentement grignoter son esprit jusqu’à ce
qu’elle n’existe plus, et on se retrouvera avec une bête sauvage sans
conscience, avec des émotions humaines qu’elle ne saura pas tolérer. Un
Anam Cara sans son hôte devient juste fou.

BOUM. TOC. BOUM. TOC.


Le bruit se répète. Inlassablement. Encore et toujours.
Nous nous sommes réfugiées sous le matelas, dans cette plaque d’ombre
qui nous apaise, depuis qu’il est entré dans notre cellule. Et il n’a eu de
cesse de lancer cette fichue balle. Nous avons bien tenté un petit somme
pour ignorer sa présence, mais dès lors que nous nous détournons de lui, il
se met à parler.
Et nous préférons son silence.
BOUM. TOC. BOUM. TOC.
Nos yeux font des allées venues entre le mur et le prédateur adossé
contre la paroi opposée. Éparpillé entre nous, un tapis de pellicules jonche
le sol. Des dizaines de photos, toutes plus ou moins réussies, représentant
la vie que j’ai menée jusqu’à présent. Ma silhouette est presque toujours
accompagnée d’Ariel, si ce n’est de ma mère.
Je sais ce qu’ils tentent de faire.
— Tu as loupé des frites au repas, aujourd’hui. Faites maison. Avec des
entrecôtes de bœufs. Un pur délice.
BOUM.
TOC.
Je grommelle et ma bête donne de la voix à son tour. Un simple
frémissement de babines. Le prédateur intercepte la balle et s’interrompt
finalement. Enfin !
Il passe une main dans sa chevelure blonde aux reflets cendrés, qui
paraît si douce au toucher. Son regard vairon se plante dans le nôtre alors
que ses lèvres s’étirent en une esquisse de sourire.
— Ta sœur s’est resservie trois fois. Mais elle n’a pas voulu du steak. Tu
sais que c’est la seule à ne pas manger de viande, ici ? Cette gamine est
étonnante, roucoule-t-il.
Nous lui montrons nos canines. Est-ce une menace ?
— Elle se plaît bien, chez nous. Je crois même qu’elle s’est fait des amis.
Je fixe son iris jaune. Avant de dévier sur sa cicatrice, puis sur toutes les
autres, jusque sur ses pieds. Il ne porte jamais de chaussures quand il nous
rend visite et, une fois sur deux, il est vêtu d’un jogging négligé. Il s’habille
comme un adolescent sans que cela n’entache sa virilité. Son charme, bien
qu’effrayant sous certains aspects, est loin d’être insignifiant. Et je sais de
quoi je parle, j’ai eu tout le loisir de l’étudier soigneusement ; il faut dire
qu’il passe tant de temps dans ma cellule qu’il est impossible de l’ignorer.
Et quand ce n’est pas lui, c’est son acolyte aux cheveux rouges. Dont je ne
veux pas me souvenir du prénom.
— Mais elle ne va pas pouvoir rester indéfiniment, tu le sais bien. Elle
doit retrouver sa vie.
C’est vrai. Je le sais.
Mais ce n’est pas si simple, ça ne marche pas comme ça. Bien sûr qu’une
part de moi aimerait recouvrir toutes ses capacités locomotrices et
récupérer son existence humaine. Mais mon Anam Cara – comme se plaît à
l’appeler le prédateur – ne partage pas vraiment cet avis. J’ignore si
l’inquiétude vient d’elle, de moi, ou de nous deux ; mais une peur sourde et
constante s’est emparée de mon esprit, paralysant mon courage et mon
désir de contrôle. Je ne parviens pas à savoir si c’est l’appréhension de la
douleur, ou juste ce sentiment d’alanguissement à pouvoir se laisser aller à
des émotions primaires qui me freine. Se contenter du minimum et savourer
chaque seconde comme si elle est la dernière. Il n’y a qu’un animal pour
réfléchir si naïvement, sans angoisse sur l’avenir. C’est tellement
apaisant…
— Si tu ne veux pas revenir seule, je pense que je vais finir par te forcer.
Et tu n’apprécieras pas, je t’assure. Au moins, Ariel sera heureuse que son
égoïste de sœur soit de retour… Allez, ce sera notre petit secret !
Il affiche un sourire en coin qui ne monte pas jusqu’à ses yeux. Ceux-là
mêmes qui m’observent sournoisement, avec une pointe de noirceur et de
férocité. Cet homme éveille en moi une crainte dont j’ignore l’origine,
également ressentie par mon jaguar. Il est d’ailleurs tout autant intrigué
par cet être qu’il le semble être par nous. Mais nous savons ce qu’il cache.
Derrière cette apparence civilisée et calme, nous sentons bouillir une
énergie, une aura dévastatrice et houleuse qui n’attend qu’un signe pour
surgir.
Il est comme nous.
TOC.
La balle n’a pas percuté le sol : il l’a récupérée du premier coup après
l’avoir lancée contre le mur.
— Je suis las, tu sais ça ? J’ai habituellement une patience infinie, alors
ce n’est vraiment pas bon quand je craque, dit-il lentement avec un
grondement en arrière-plan.
Sa voix est grave et, pour une fois, j’entends un accent. Une intonation
qui déforme certains mots et leur donne une connotation très noyée, comme
hachée ou aspirée. Non pas roucoulant comme le timbre écossais, mais plus
doux et moins évident à cerner, comme celui des Irlandais.
Il renvoie la sphère jaune contre la paroi, une énième fois. La fois de
trop.
En l’espace d’une seconde, nous jaillissons de notre repaire et saisissons
l’objet au vol entre nos crocs. Un claquement de dents plus tard et il ne
reste plus que des lambeaux de caoutchouc dans notre gueule.
Le prédateur demeure indéchiffrable. Il se résigne, pousse un soupir et se
dresse sur ses jambes, l’air agacé – ou déçu. Il se dirige vers nous, mais
nous lui feulons dessus et faisons un pas de côté ; il se contente de nous
contourner pour ouvrir la porte.
Par réflexe, nous tentons une fois de plus de forcer le passage. Bien que
nous soyons très imposantes, à peine avons-nous franchi les barreaux
qu’une force titanesque nous attrape par la peau du cou et nous envoie
valser dans la cage. Nous nous relevons aussitôt : trop tard. Il vient de
claquer notre unique accès à la liberté. Nous grognons de dépit, atterrées.
— La prochaine fois, je te ramène un collier, menace-t-il en me noyant
dans son regard de félin. Si tu insistes pour sortir sous cette forme, ce sera
en laisse.
C’est pourtant le sourire aux lèvres qu’il nous abandonne et disparaît de
notre vision. Je baisse les yeux sur les photos de mon adolescence. Je tombe
nez à nez avec le cliché de ma première rencontre avec Minuit. Ma mère
adoptive, Lena-Maria De Soto, avait immortalisé l’instant où Ariel extirpait
la minuscule boule de poil de sa boîte pour me la fourrer dans les bras.
D’abord prise au dépourvu, puis excédée, j’avais pourtant fini par être
ravie.
Mon regard se perd dans le vague. Mon jaguar arpente notre cellule,
nerveux et agité. Mais je ne parviens pas à savoir ce qui le rend mal à
l’aise, car il me repousse de son esprit chaque fois que je m’approche de
trop. Prise au piège dans mon propre corps, mes souvenirs se mettent à
affluer. Et, n’ayant rien de mieux à faire, je me laisse entraîner dans ce flot
de courts-métrages sur mon passé.

« Mami, elle a dévoré Panpan ! s’écrie notre sœur de sa voix aiguë,


dévalant les escaliers.
Nous lui montrons nos jolis crocs avant de poursuivre notre
mâchouillage d’une boule de Noël emprisonnée entre nos pattes, qui ne fera
pas plus long feu que les trois précédentes.
— Non, Cielito, dévorer est un synonyme de manger. Si tu le tiens, c’est
qu’il n’est pas dans l’estomac de Bastet, relève Mamá en lui répondant en
espagnol, tout en s’essuyant les mains sur un torchon. »
Nous la suivons du regard : elle fait le tour de la cuisine pour sortir les
assiettes et les couverts. L’odeur de la dinde qui émane du four nous
appelle, mais Mamá nous a appris à ne pas nous en approcher. Ça brûle, et
si jamais on arrive à l’ouvrir, on risque de se faire mal.
Les boules de Noël, c’est moins dangereux si on ne les avale pas.
Ariel agite la peluche éventrée d’où pendent de lamentables morceaux de
mousse blanche.
— C’est pareil ! Il ressemble plus à rien ! crie-t-elle encore plus fort en
nous foudroyant de ses iris parsemés de pépites de chocolat.
On ronronne. Elle est mignonne, avec sa tête toute bouclée et ses grands
yeux changeants. Viens jouer si tu veux, avons-nous envie de lui dire.
— Je vais te le recoudre. Aide-moi plutôt à mettre le couvert au lieu de
geindre, demande gentiment Mamá en lui tendant des verres pour qu’elle
les pose sur la table.
Mais la fillette croise les bras, l’air revêche.
— Non. C’est pas juste. C’est moi la plus petite, c’est à elle de faire tout
ça. Et puis en plus, tu la punis jamais ! C’est INJUSTE !
— Ariel, menace Mamá en gardant un ton calme malgré son regard
ombrageux.
On lâche la balle qui est réduite en poussière et on se lève
paresseusement après un étirement agréable. On s’approche de Mamá et de
notre sœur. On donne un coup de tête affectueux à cette dernière en voulant
nous frotter contre son épaule. Mais elle est tellement petite, si fragile et si
légère, qu’elle manque de tomber.
Elle nous repousse sur-le-champ, rouge de colère.
— Vilaine ! Je te déteste !
Aussitôt, elle se retourne contre nous en nous frappant la truffe avec sa
peluche. Un bout en plastique heurte notre œil.
Ça fait mal. Le coup de patte part tout seul sans que je puisse le retenir,
et Ariel finit par terre. Un grognement sauvage résonne dans la pièce, en
écho au hurlement de Mamá qui se précipite sur sa fille. Le regard terrorisé
qu’elle me lance se grave alors sur mes rétines, tandis que j’observe la
scène en tant que spectatrice et que je regrette mon acte. Mais le mal est
fait.
J’ai honte, j’ai peur. Suis-je un monstre ? »

Je reprends pied dans la réalité. La porte du couloir vient de s’ouvrir.


Mon jaguar s’est d’ores et déjà tapi sous notre lit de camp. Nous savons
tous deux qui s’approche. Nous reconnaissons le bruit de ses pas, ainsi que
l’odeur caractéristique qui émane de lui.
— Salut, minette. Un peu de compagnie ? fait le colosse aux cheveux
rouges.
Il n’a pas changé. Toujours aussi gigantesque et musclé. Bien qu’il
semble plus sage que le prédateur, il ne nous inspire pas confiance.
Ma bête ne bouge pas d’un pouce. Elle a cessé de grogner chaque fois
que quelqu’un entre. C’est un bon début, sans que ce soit tout à fait
satisfaisant.
— Ariel veut te voir. Elle insiste. Tu aimerais ?
Oh que oui !
Nous sortons de notre cachette pour sauter sur le lit. Je bous de joie, en
accord parfait avec ma bête qui adore ma sœur presque autant que moi
quand elle se souvient d’elle.
— Ariel, tu peux venir.
Je fonds littéralement lorsque Ariel s’avance prudemment, hésitante. Ce
n’est pas de la peur, car je la connais par cœur ; c’est bien pire que cela :
c’est une terrible crainte liée à l’espoir. Son désir de me voir redevenir
humaine le dispute à son angoisse de constater que son vœu ne se réalise
toujours pas.
J’observe le changement dans son regard et y lis l’immense tristesse qui
l’engloutit quand elle se pose devant ma cage. Elle agrippe les barreaux
dans un soupir tremblant, avant de me sourire sombrement.
— Hey, chica, je t’ai manqué ?
Mon organe vital s’effrite et dégringole dans ma poitrine lorsque
j’aperçois les cernes qui encerclent ses yeux d’ordinaire si lumineux. Un
frisson parcourt mon corps et nos poils se dressent. Je ressens comme une
impression de dédoublement durant une brève seconde, subtile et peu
discernable, mais reconnaissable entre mille : pendant un instant, le
contrôle de ma bête se brouille, s’estompe tels les vestiges d’un mauvais
songe. Mais à peine ai-je le temps de le réaliser que déjà elle reprend les
reines et s’endurcit ; l’émotion qui la traverse me parvient avec clarté :
l’angoisse que je souffre à nouveau la taraude.
J’essaie de la rassurer par des pensées douces pour lui signifier que nous
sommes guéries, que la douleur ne m’atteint plus désormais, mais rien n’y
fait. Je peux tout aussi bien m’adresser à un mur.
Le regard du type qui accompagne ma sœur croise le mien, et je
comprends qu’il n’a pas loupé une miette de ce qu’il vient de se dérouler.
Comment le sait-il ? C’est un mystère.
Ariel repousse mon geôlier pour ouvrir ma cage, et nous ne bougeons
pas d’un iota. Nous reniflons discrètement pour emplir nos poumons de
l’odeur de jasmin. Aussitôt, ma bête se détend, et moi avec. Moins elle se
trouve sur ses gardes, mieux je me porte. Peut-être même parviendrai-je à
reprendre un peu le dessus.
— Tu as l’air en forme, dit ma sœur. Hadrian m’a dit que ta blessure était
guérie et que le poison avait totalement quitté ton organisme. J’ai pas voulu
le croire. Sinon, pourquoi serais-tu encore ici plutôt que dehors avec moi ?
Son ton de reproche ne m’échappe pas. Ça me rassure de savoir qu’elle
n’a rien perdu de son mordant. Elle s’approche à pas lents. Mon jaguar
agite ses oreilles dans sa direction. Je sens un élan d’affection sillonner son
humeur, très vite noyée par un étonnant sentiment de bonheur à l’état pur
lorsque Ariel pose sa main sur sa tête. Sur notre tête. Son toucher est aussi
tangible que si elle venait de me caresser la joue.
La pièce s’emplit de notre ronronnement. Mais ça m’agace. Ça m’agace
foutrement, parce que je n’ai pas envie de ronronner. Je ne suis pas un
putain de chat !
— Le Primum m’a dit qu’il pouvait t’aider, tu le sais ? ajoute Ariel. Je
n’ai pas tout compris, mais visiblement, vous autres les thêrianthropes êtes
capables de communiquer par la pensée, ou un truc du genre.
Elle paraît presque déçue de ne pas faire partie de cette loufoque petite
communauté. Elle se tourne à demi vers le colosse qui sent le félin à plein
nez comme pour demander son assentiment. Celui-ci s’est adossé aux
barreaux de ma cage en croisant les bras, ce qui a tôt fait de gonfler sa
musculature de titan. Le T-shirt marine qu’il porte peine déjà à tout
recouvrir, et je m’étonne que le tissu ne cède pas sous la tension.
— C’est grossièrement dit, avoue-t-il.
Décidément, bavarder n’est pas sa première qualité. Ceci dit, ce n’est
certainement pas la dernière non plus.
— Il faudrait juste que tu acceptes, poursuit Ariel alors que je me
démène pour suivre la conversation.
C’est l’inconvénient quand on est au second plan de son propre corps : le
cerveau aussi semble partagé, et pas de façon équitable. Il m’est parfois
difficile de comprendre tous les échanges que j’entends, parce que les
« pensées » incohérentes, primitives et frivoles qui composent la réflexion
de ma part animale asphyxient celles qui me sont personnelles. Elles les
parasite.
Non pas que ma bête soit stupide, mais son raisonnement superficiel tend
à rendre le mien presque surdéveloppé. Elle se contente de peu, car elle
n’éprouve pas une considération aussi poussée de son environnement
comme l’a un être humain, tout comme l’introspection lui est totalement
inconnue. Quand je nous dirige, elle acquiert une capacité de concentration
supérieure, et parvient à saisir l’essentiel de toutes mes interactions, bien
qu’elle soit inapte à transcrire bon nombre de mes sentiments ou
interrogations. Elle décode avec son fonctionnement, juge les situations à la
manière d’un animal surdoué grâce à mon propre intellect.
Il en va de même pour moi lorsqu’elle est aux commandes ; elle influence
ma logique humaine et me fait voir les choses d’une façon plus primaire.
Ça ne m’empêche pas de réfléchir. Seulement, il me faut fournir le double
d’efforts.
— S’il te plaît ? fait Ariel d’un ton suppliant, les yeux larmoyants. Je
veux retrouver ma sœur.
Je sais. Moi aussi.
Si j’étais un peu plus maîtresse de ma personnalité, j’aurais eu le
sentiment d’être une droguée dans une réunion d’alcoolique anonyme.
Tandis que mon Anam Cara – cet être étrange avec lequel je partage mon
corps – fait de son mieux pour avoir l’air totalement désintéressée par ce
qui l’entoure, je ne peux m’empêcher de me dire que – zut alors ! –
j’aimerais bien pouvoir lancer à la cantonade une blague de mon cru.
Ce n’est pas parce que je suis dans l’incapacité de parler sous cette
forme – car j’ai appris tout récemment qu’il m’est tout à fait possible de
communiquer même sans bouche humaine – : mais simplement par flemme,
et également par pudeur. Émettre des sons pour énoncer une phrase avec
une gueule de jaguar, c’est tout un art : les dents prennent trop de place, la
langue ne se manipule pas aussi aisément qu’il y paraît et le tout demande
un effort de concentration extrême.
Pour le reste, ma foi, les cordes vocales remplissent leur rôle même s’il
paraît évident qu’elles sont plus compétentes à formuler des onomatopées
animalières. En admettant que les félins se servent de leurs cordes vocales
pour ça. En réalité, je l’ignore et je m’en fiche. Peut-être même suis-je tout
simplement capable d’ajouter ces organes bruyants à cette apparence
bestiale, qui sait ?
Le jaguar se met soudain à ronronner d’une façon si ironique que je suis
certaine d’être la seule à percevoir ce trait de plaisanterie, parfaitement
humain, qu’elle vient de faire.
— Est-ce que c’est dû au stress ? J’ai entendu dire que les chats
ronronnent pour se rassurer, demande Ariel en tournant son visage vers les
deux malabars qui sont immobiles depuis au moins cinq minutes dans ma
cage.
En fait, je m’interroge sur la patience que ma sœur semble subitement
avoir acquise. Normalement, c’est une pile électrique qui ne tient pas en
place, qui jacasse à qui mieux-mieux et qui provoque à tour de bras. Mais
là, entourée par le Prédateur et le grand lion baraqué, elle est minuscule et
presque insignifiante. Je dis presque, parce qu’avec le regard combatif
qu’elle affiche et sa mine déterminée, personne d’un tant soit peu intelligent
n’oserait l’ignorer.
— Ce n’est pas un chat, répond le fauve avec une étincelle de malice
dans les yeux.
On agite notre queue d’un air faussement agacé. J’adore pouvoir faire
ça. J’adore avoir des oreilles aussi pour les plaquer sur mon crâne. J’aime
également pouvoir montrer mes jolies quenottes pointues.
— Bon, alors ? s’impatiente ma sœur. On commence ou on tricote ?
Le Prédateur incline la tête de côté. Habituellement, l’un de ses iris est
d’une splendide couleur azur. Détail étrange, chaque fois qu’il me rend
visite, à présent, les deux sont ceux de la bête sauvage qui l’habite.
— Elle doit d’abord venir.
On lui jette un coup d’œil lourd de sens.
Le fauve est tranquillement installé sur une chaise qu’il a traînée à
l’intérieur de la cage, mais c’est le seul qui soit nonchalamment assis.
L’autre montagne de muscle se tient comme à son accoutume debout dans
un angle, bras croisés, histoire de bien faire ressortir ses biceps. Nous nous
méfions moins de celui-ci que du premier. Je ne saurais dire pourquoi.
Ariel soupire.
— Allez, Bass, marmonne-t-elle. Qu’on en finisse une bonne fois pour
toutes ! Je meurs d’envie d’aller faire du shopping avec toi. Et j’en ai ma
claque d’inventer des bobards à Mamá pour lui expliquer pourquoi tu ne
réponds pas au téléphone. En plus, à ce rythme, tu vas faire couler ta
boîte…
Il faut reconnaître qu’elle a des arguments de poids.
Notre oreille droite s’agite nerveusement, et la crête de poils sur notre
dos se hérisse. Je sais ce qu’ils veulent : le prédateur m’a demandé de venir
poser notre tête sur ses genoux.
Même pas en rêve.
Un léger sourire narquois étire le coin des lèvres du blond aux allures
princières. Il m’agace, avec son air suffisant. Pas moyen que je l’approche.
— Je peux lui imposer le changement, dit-il à ma sœur, mais ce sera plus
compliqué. Alors, mademoiselle De Soto, est-ce qu’on fait ça dans les
règles ?
On lui répond par un grondement sourd. J’aimerais bien l’y voir, tiens :
qu’il essaie de nous forcer la main, qu’on rigole !
Ariel pousse un grognement d’exaspération. Elle ne comprend peut-être
pas ce que je pense dans ma tête, mais elle me connaît mieux que
quiconque, sous cette forme-ci y compris. Son regard devient sévère, et elle
tape du pied sur le sol de béton, en digne enfant capricieuse qu’elle est.
— Bass, allez !
Un pincement au cœur me fait culpabiliser, précédant un sentiment
d’angoisse qui m’emprisonne dans l’étau de ses serres. Zut alors, je ne sais
même pas ce qui m’effraie.
— La minette se méfie de toi, Primum, s’exprime subitement le grand
punk, resté silencieux jusqu’à présent.
Notre attention à tous se focalise sur lui, et il hausse les épaules,
fataliste. Le prédateur se tourne vers moi sans perdre son sourire.
— Tu as peur ?
On retrousse nos babines. Nous ne craignons personne.
— Prouve-le, ajoute-t-il en tapotant sa cuisse, comme s’il peut entendre
nos pensées.
Une impression de calme et de sécurité nous envahit, et je me sens lasse
de m’opposer à lui sans arrêt. Ariel a raison : ne puis-je pas simplement
revenir, sans hésiter ? Avant que je ne le réalise, mon jaguar descend du
matelas où nous nous sommes perchés, et avance prudemment vers le gars
si intimidant.
On s’approche de façon détournée en gardant toujours un œil sur l’autre
danger, le type à la crinière rouge. À tout moment, il pourrait nous sauter
sur le râble.
— Viens, ordonne le blond balafré.
La voix grondante éclate contre les murs, profonde, à tel point qu’il me
semble qu’elle fait écho dans mon esprit. J’ai la sensation que Minuit vient
de me rejoindre et qu’elle se frotte contre mon thorax. Je réalise à
retardement que le ronron émane de notre cage thoracique.
Je me sens chez moi, à l’abri, confortablement installée devant la
cheminée.
« Viens, ma puce.
Mamá tapote ses genoux sans cesser de se balancer sur le rocking-chair.
Le feu flamboie dans l’âtre, attirant et chaleureux. Le gros plaid sur les
jambes de Mamá nous appelle. Alors on s’approche à pas de velours et, une
fois à ses pieds, on prend notre élan pour sauter dans son giron. Elle pousse
une petite exclamation de surprise quand notre poids entraîne la chaise
dans un mouvement plus prononcé avant de se rétablir, et le rire
carillonnant de Mamá nous rassure. Le ronronnement puissant qui
s’échappe de notre gorge semble l’amuser, et on se roule en boule en
appuyant notre menton sur le bras du fauteuil fait de bois.
Mamá pose sa main sur notre crâne, et nous fermons les yeux. Nous
sommes en sécurité.
Maison. »
— Que fait-il ? entends-je Ariel chuchoter non loin.
Je n’ouvre pas les yeux. Je suis bien. Je suis à la maison. C’est doux,
chaud et familier.
— Le chant du Primum, explique le colosse dans un grondement sourd,
presque imperceptible.
Je ne leur prête pas attention. C’est confortable, délicat ; ce toucher
m’inspire, m’apaise et me soulage. Je suis tellement bien.
— C’est quoi ? murmure encore ma sœur.
— Chut, répondent en cœur les deux hommes avant que l’un n’ajoute : je
t’en parlerai plus tard.
Je ronronne si puissamment que le son résonne étrangement à mes
oreilles, comme s’il ne m’appartient pas totalement. La grande paume du
fauve glisse sur notre front, caresse avec douceur notre fourrure soyeuse et
sombre comme la nuit, puis descend sur notre encolure. Délicatement. C’est
tellement agréable que le simple fait d’envisager de m’éloigner m’apparaît
horrible. Rien que penser s’avère compliqué.
Un second vrombissement s’ajoute au premier, et je suis certaine que ce
n’est pas moi. C’est le Prédateur. Le bourdonnement émane de son torse, se
diffuse jusqu’à sa main et se transmet dans mon être, s’immisce sous mon
crâne et s’étend pour embrasser mon esprit. Sa présence s’enroule et
s’introduit dans chaque parcelle de mon organisme. Je sens son haleine qui
vient à la rencontre de mon jaguar, le cajole d’une douce caresse. Il
l’approche. Avec tendresse et lenteur, il la repousse méthodiquement. Elle
se laisse faire sans opposer de résistance, car elle a confiance.
Bastet, souffle-t-il alors dans mon esprit.
Je prends une longue inspiration tremblante.
Oui, réponds-je.
Je suis de nouveau moi, complètement et entièrement moi.
Chapitre 11 : Au bout du rouleau
Je m’écroulai sur mon lit après un lavage de dents express que n’aurait
pas apprécié ma mère ; si ça ne durait pas trois minutes, elle n’était pas
satisfaite. Un des nombreux avantages depuis que je ne vivais plus sous son
toit.
Cette journée n’avait pas été juste épuisante : elle s’était avérée
éreintante.
En seulement deux jours d’ouverture, les consommateurs n’avaient cessé
d’affluer par curiosité, la plupart ne passant qu’en coup de vent pour
demander le fonctionnement de la boutique. L’autre majorité constituait la
clientèle de la pâtisserie d’à côté, venue accompagner leurs confiseries par
une boisson, exactement comme je l’avais tant escompté en m’installant
dans ce quartier.
Tout le monde restait ébahi devant la beauté et l’originalité de la
décoration. J’étais parvenue à rattraper mon retard au niveau de la verdure
présente dans mon local. Dorénavant, des plantes grimpantes, des cactus et
du lierre tombant couvraient la quasi-totalité de mes étagères.
J’avais, en outre, déjà eu deux demandes d’achats pour les tableaux
d’Ariel et je réalisais qu’à ce train-là, elle devrait me les renouveler
régulièrement. Peut-être qu’ils deviendraient mon revenu principal d’ici
quelque temps. Ce serait un désastre, puisqu’on avait convenu que la moitié
irait à son auteure. À ce rythme, ma sœur gagnerait autant que moi à la fin
du mois.
Le problème, c’est que je n’étais pas certaine qu’elle soit heureuse de
cette publicité, même si cela lui rapportait quelques billets. Elle n’aimait
pas peindre sur commande ou sur le coup du stress, encore moins s’il était
question de délais.
Je roulai sur mon matelas plusieurs fois avant de voir que je ne m’étais
même pas déshabillée. Je portais toujours mon minuscule débardeur rouge
ultra moulant avec brassière intégrée, ainsi que mon pantalon ample à la
texture soyeuse et aux couleurs chaudes, couvert de taches imitation léopard
et de zébrures triangulaires. Le tissu au niveau de la taille et des chevilles
était élastique, de manière à apporter un confort maximal dont j’avais du
mal à me priver. Bien qu’il s’agisse d’un bas de pyjama, j’aurais pu tout
autant faire du yoga que me balader dehors ; j’étais certaine que personne
n’y verrait que du feu. Il faudrait toutefois que je tente un jour, pour vérifier
si, en cas d’urgence, je pouvais me permettre de courir pieds nus dans la rue
avec cette tenue en passant inaperçue.
En maugréant, je retirai mes habits et les jetai à même le sol en me
promettant de ne pas les laisser traîner le lendemain, gardant tout de même
mes sous-vêtements. Je m’enfouis ensuite confortablement sous mes
couvertures, puis par-dessus celles-ci.
Comme chaque nuit depuis ce fameux samedi soir foireux, le sommeil
me dédaigna.
J’entendis presque ma bête soupirer d’agacement devant mon humeur
exaspérante. En regardant le plafond, je me fis la réflexion que les poutres
de ma chambre d’enfant me manquaient. J’en possédais une grosse
apparente dans mon salon, probablement assez grande pour m’accueillir,
mais je n’osais me résigner à m’y installer.
Ma vie s’était transformée en rallye, prenant un virage à quatre-vingt-dix
degrés, sans retour en arrière possible ni airbag pour me protéger.
Distraitement, je posai la pulpe de mes doigts sur mon ventre et caressai le
tissu cicatriciel, large d’un centimètre et long d’une main, qui s’étendait de
mon nombril à mon sein gauche. Cet enfoiré avait essayé de m’éventrer et y
était presque parvenu. Si je le retrouvais un jour, je lui ferais payer. Si
possible avec les intérêts.
Ma bête ronronna. Elle aussi désirait une vengeance ardente et sans
limites. Elle réclamait du sang sans modération : elle voulait sa mort, sentir
sa vie le quitter entre ses crocs assoiffés, comme elle l’avait déjà fait
auparavant. Moi, je n’étais pas certaine d’en être capable derechef.
Avec un nouveau soupir, je fermai les paupières et me tournai sur le côté
en me recroquevillant. Ariel me manquait. Terriblement. Elle m’avait
soutenu durant les jours catastrophiques qui avaient suivi ma réhabilitation.
J’étais sortie du coma deux jours après mon agression et n’avais recouvré
mes esprits que trois jours plus tard. Puis il m’en avait fallu tout autant pour
reprendre le cours normal de ma conscience ; ce qui, d’après Hadrian –
vous savez cette montagne de muscles à l’air patibulaire et à l’allure
douteuse de punk, confondu avec un poteau électrique –, restait un réel
record compte tenu de la dose de poison que mon corps avait dû assimiler.
Je me fichais bien de son record. Et de lui, en fait, et de tout ce qui se
rapprochait d’eux.
Ariel avait pris le soin de tout m’expliquer. « Ils ont eu le temps de m’en
dire, des choses ! » m’avait-elle assuré avec une moue désapprobatrice.
Ça, je voulais bien le croire, mais n’avais aucune envie de l’entendre.
Ariel avait mis plusieurs heures à abandonner la colère qui l’animait –
notamment envers moi, puisqu’elle avait eu des heures pour se débarrasser
de son chagrin avant mon éveil – et cesser de me reprocher ces journées
passées où je l’avais laissée seule face à ses angoisses, sans possibilité d’en
parler à son entourage.
Et puis, lorsqu’elle m’avait jugée « apte » à encaisser les révélations, elle
m’avait tout déballé. Enfin presque, et certainement pas dans l’ordre. Son
esprit était un peu volatile. Néanmoins, son compte-rendu m’avait permis
d’apprendre un sacré bon sang de bordel de paquet de renseignements.
Le primordial : je n’étais apparemment pas la seule humaine capable de
prendre une forme animale. Rien que dans cette ville et ses alentours, ils
étaient des centaines.
J’étais très loin d’être unique : je faisais même partie d’un tout, d’une
race, d’une population.
D’une meute.
Une meute, non mais franchement !
J’avais déjà ma famille qui me suffisait amplement en m’apportant son
lot d’ennuis et de mésententes. Je n’avais besoin de rien de plus, encore
moins de ça. Quel que soit ce ça, en question.
Ariel m’avait grossièrement dépeint l’organisation de cette fameuse
meute. À savoir qu’à sa tête se trouvait le Primum, dirigeant tous les
« membres de sa meute » en une sorte de monarchie semi-dictatrice – ceci
étant mes propres conclusions, car Ariel avait des étoiles dans les yeux en
décrivant le fonctionnement de leur groupe –, composée de lois bien
précises à respecter. Une liste de règles longues comme le bras que j’avais
copieusement piétinées en débarquant dans leur ville sans me présenter à
eux.
Malgré tout, dans leur immense bonté et gentillesse inégalées, ils me
pardonnaient mon erreur. Hum, n’était-ce pas trop adorable ? Être
indulgents à l’égard d’un individu ignorant tout de leur « constitution »
devait sans nul doute demander un effort incommensurable.
Ils se faisaient appeler « thérianthropes », terme historique et scientifique
pour décrire leur nature inhumaine. Celui de « garous » s’avérait être le
nom mainstream. Je préférais personnellement ce dernier. J’avais perdu des
heures à faire des recherches infructueuses sur ma condition : découvrir
aujourd’hui que j’aurais pu dénicher la preuve que d’autres comme moi
existaient me mettait en rage. Tant de situations auraient pu se dérouler
autrement, si seulement j’avais su… Maintenant, j’avais grandi, gagné un
œil neuf sur le monde qui m’entourait, et plus aucun désir d’appartenance à
une secte bestiale.
Toujours était-il qu’après m’a guérison, ils m’avaient laissée partir en
m’accordant quinze jours pour digérer tout ça. Si j’avais des questions, il
me suffisait d’appeler Hadrian, alias Punky. Le numéro avait bien entendu
fini à la poubelle en une flopée de petits morceaux.
« Tu as deux semaines pour te manifester : passé ce délai, nous devrons
prendre des mesures que tu n’apprécieras certainement pas. Il serait sage
que notre relation débute en de bons termes. »
Ah, ce Primum… Un grand gaillard empli de douceur et de diplomatie.
Je ne connaissais pas encore son nom, mais trouvais qu’il se la pétait un peu
trop avec son titre. Primum : autrement dit le « premier ». Sérieusement ?
Alors que mon esprit voletait dans ses élucubrations, je sursautai
brusquement dans mon lit et me redressai d’un bond.
J’avais entendu un bruit. Dans ma chambre. Et je sentais… ça sentait…
lui.
— ¡Joder ! Qu’est-ce que tu fous chez moi ? Dans ma chambre ?! criai-je
en tirant la couette sur ma poitrine maigrement couverte par une brassière
en coton.
Le regard luminescent du fameux Primum se posa sur moi, circonspect. Il
se tenait à côté de ma fenêtre ouverte, dans un halo lunaire projeté par un
rond parfait et resplendissant dans le ciel nocturne.
— T’es passé par ma fenêtre ? Ça t’arrive souvent de rentrer par
effraction chez les gens ?
— Il n’y a pas effraction si le ou la propriétaire des lieux a autorisé la
personne à entrer, répondit calmement ce satané intrus.
Une voix profonde, aux intonations légèrement rocailleuses, qui me
rappelait des souvenirs à la fois anxieux et bienveillants. Un mélange aux
antipodes foutrement irritant.
— Qui t’a autorisé à entrer, cabrón ? fulminai-je avec une rage à peine
contenue qui déferlait hors de moi tel un tsunami, alimenté par une peur
incontrôlable et primaire.
Je ne pris même pas la peine d’allumer. Nous y voyions très bien tous les
deux de toute façon. Néanmoins, je fus saisie par l’envie de lui lancer ma
lampe. Avec un peu de chance, elle viendrait amocher son œil indemne pour
parfaire le tableau du premier.
— Sors de chez moi immédiatement, prince de mes deux !
Il me montra ses dents, et son rictus était loin de ressembler à un sourire.
Je l’imitai. Au concours de « les as-tu vues ? », nous pouvions jouer toute la
nuit.
— Je ne me prends pas pour un prince. Je suis un roi, au cas où cela
t’aurait échappé.
— Sors de chez moi ! fis-je avec détermination.
Il fit un pas en avant et je m’emparai de ma lampe de chevet. Roi des
garous ou pas, il était sur mon territoire et il n’était pas question que je cède
du terrain, malgré cette inquiétude qui me dévorait les tripes. Je rugis, et
mon jaguar se matérialisa derrière mon esprit, m’insufflant toute la force de
son courage. L’homme se figea enfin, semblant comprendre la menace que
je représentais.
— Bien. Je pars. Mais rappelle-toi que ton délai expire dans deux jours.
Il serait bon que tu n’oublies pas ta promesse.
Je m’immobilisai à mon tour en cessant de respirer.
— Non, il me reste une semaine. Vous m’en aviez accordé deux : une
seule s’est écoulée.
Un sourire narquois étira imperceptiblement le coin de ses lèvres.
— J’ai changé d’avis, déclara-t-il, pince sans rire.
— Et un appel téléphonique pour me le dire, c’est trop demander ?
grondai-je avec une envie de devenir hystérique.
— Je vérifiais que tu n’avais pas juste quitté la ville. Et que tu étais
toujours en vie.
Son sous-entendu me fit voir rouge.
Je lançai mon arme improvisée qui explosa contre le mur, sans même le
frôler. Ce prince de mes fesses avait simplement et purement sauté par la
baie vitrée ouverte. Du premier étage ? Quel crâneur, même Ariel pouvait le
faire.
Je bondis hors de mon lit sans me soucier de ma pudeur et claquai
aussitôt ma fenêtre. Constatant qu’il n’y avait plus rien à signaler dans ma
ruelle après l’avoir longuement observée, je tirai les rideaux. Moi qui
aimais dormir en aérant ma chambre l’été pour ne pas suffoquer, je ne
risquais plus de réitérer l’expérience.
Plusieurs minutes s’écoulèrent et je fulminais toujours, submergée par
une surdose d’adrénaline. Je me mis à faire les cent pas exactement comme
l’aurait fait ma part animale. À peine l’eus-je réalisé que je m’interrompis
aussitôt. Un frisson glacé me parcourut le dos au souvenir de ces journées
où j’étais prête à disparaître. Où mon humanité tirait le drapeau blanc.
Après cette intrusion impromptue, ma bête se fit minuscule, certainement
pour me ne pas m’angoisser davantage. Ou peut-être juste parce qu’elle
culpabilisait. En était-elle seulement capable ?
Mon estomac manifesta une envie brusque d’engloutir une boisson
surchargée en sucre. Ma tête, quant à elle, aurait payé cher pour entendre la
voix de ma sœur. Guidée par ces exigences corporelles, je me rhabillai,
enfilai des chaussons, ramassai ma lampe brisée et descendis au rez-de-
chaussée pour me faire chauffer du lait. J’attrapai mon téléphone au
passage, bien décidée à passer un coup de fil pour rager contre ce chien.
Ah non, pardon. Ce chat.
Chapitre 12 : À rebrousse-poil
Ni les ronronnements de Minuit ni les deux tasses de boisson chaude ne
parvinrent à m’apaiser. Je n’étais pas de nature colérique : à l’image d’un
carburant lent à s’enflammer, je mettais pourtant autant de temps à
m’éteindre. Si j’avais tendance à m’énerver moins facilement que Mamá et
Ariel, j’étais souvent la dernière à recouvrer mon calme. Mamá disait que je
devais tenir ça de mon père adoptif, Carlos. Elle prétendait pouvoir, au
cours de leurs longues années maritales, dénombrer ses pertes de contrôle
sur les doigts de sa main. J’ignorais s’il était possible qu’un père adoptif
déteigne d’un trait caractériel sur sa fille en seulement six petites années,
mais j’aimais le croire.
Mes doigts ne tremblaient plus, ce qui était une nette amélioration. Pour
le reste… Je déambulais entre les rayonnages de ma bibliothèque, tenant ma
tasse de lait et mon téléphone. Parfois, je posais la première pour m’enfiler
une madeleine, puis une seconde, sous le regard malveillant de Minuit,
plantée sur mon bar, qui me reprochait de ne pas lui avoir servi un snack
nocturne.
Ariel n’en revenait pas non plus ; elle avait tout tenté pour me
tranquilliser, sans résultats probants, et je sentais dans sa voix qu’elle
s’apprêtait à abandonner la partie. Je pouvais très bien l’imaginer, étalée en
étoile de mer sur son gigantesque lit, ses yeux suppliant silencieusement le
plafond pour que sa sœur raccroche.
— Doucement, Bass, tu m’épuises.
J’interrompis mes cent pas et me laissai choir dans un fauteuil en
soupirant. Je me serais bien prise la tête entre les mains, mais les deux
étaient occupées.
— Je n’y crois pas qu’il ait osé, ce vieux vicieux ! sifflai-je pour la
énième fois.
— C’est fini, tu vas pas nous en pondre un œuf, hein. Est-ce qu’il a
profité de la situation pour te reluquer ?
Sa question sortait tellement du contexte que ma pression chuta d’un seul
coup. Qu’est-ce que ça pouvait bien lui faire, qu’il ait joué les voyeurs ?
Mon corps devenait définitivement trop étroit pour moi. Bientôt il ne
pourrait plus contenir mon irritabilité. J’allais exploser.
— Je pensais que ma sœur pourrait compatir à mon problème, mais je
vois que cela semble compromis, bouillonnai-je.
— Tu es furieuse, constata-t-elle.
— Bravo, Sherlock ! Il y a de quoi, non ? Un sale type vient d’entrer par
la fenêtre de ma chambre, Ariel ! Qu’est-ce que tu n’as pas compris là-
dedans ?
— Oh, ne t’en fais pas, j’avais déjà bien saisi aux trois premières minutes
de ton monologue. C’était une blague, OK ? Une BLA-GUE. J’ai voulu
détendre la situation. Mais visiblement, ta xénophobie est plus accrue que je
ne le pensais. En plus, le Primum n’est pas un sale type : il est même plutôt
cool.
Je demeurai sans voix.
— Bass ?
— Je ne suis pas xénophobe. Tu as lu sa définition récemment dans un
dictionnaire ?
— Oui. Et je confirme, tu as peur d’eux. D’eux tous. Ceux de ton espèce.
Les garous quoi.
— Je n’ai rien contre eux, marmonnai-je en frappant mon front contre ma
tasse, faute de mieux.
— Ah non ? Pourquoi tu les évites comme la peste alors que tu sais que
tu devras y faire face à un moment donné ? Tu peux me dire quand tu as
perçu ton jaguar pour la dernière fois ? Parce que moi, je ne l’ai pas
entraperçu une seule seconde depuis que tu es revenue.
J’ouvris la bouche. Pour la refermer aussitôt. Je pris une seconde pour
plonger dans mon esprit et le chercher. Au fin fond de moi, roulé en boule
dans un coin, il se faisait tellement petit que je sentais à peine sa présence.
Je tâtonnai dans ma conscience sans collecter la moindre réaction de sa part.
Mon jaguar se comportait de la même façon qu’un enfant faisait semblant
de dormir le soir, pour tromper ses parents et lire son livre sous la couette à
leur départ.
Pourtant, j’aurais pu mettre ma main à couper et affirmer que ma bête ne
s’effaçait jamais réellement.
Je pris le temps de la réflexion. Je devais admettre qu’Ariel venait de
remarquer un nœud conséquent. Depuis mon « retour », elle n’interagissait
plus avec mes émotions, n’influençait pas mon attitude. Même son
intervention avec le Primum n’avait duré qu’un infime instant, avant qu’elle
ne s’étiole à nouveau. Je n’y avais pas vraiment prêté attention, car je
m’étais sciemment plongé dans un tourbillon de tâches pour ne pas rester
inoccupée.
Je ne cessais de m’affairer que le soir venu, lorsque mon corps et mon
esprit se trouvaient suffisamment épuisés pour m’endormir sitôt la tête
posée sur l’oreille. J’évitais ainsi de penser, de réfléchir aux conséquences
des jours passés.
J’avais fait l’autruche. Et pendant ce temps-là, ma bête s’était creusé une
tombe bien profonde pour s’y morfondre. Un sentiment de solitude énorme
ne me quittait plus depuis quelque temps. Y compris lorsqu’Ariel était à
mes côtés. Je l’avais imputé aux récents événements. Maintenant que ma
sœur me fourrait la solution sous le nez, je saisissais l’ampleur du
problème. Et l’importance de mon ignorance.
Je lui avais tourné le dos, l’avais repoussée, enfermée. Je n’avais jamais
été aussi véhémente à son égard. Dorénavant, je le comprenais. Ce
sentiment qui m’étouffait ces derniers jours.
J’éprouvais une certaine aversion envers ma part animale. Tandis que je
ne l’avais pas même réalisé, elle l’avait non seulement enduré, mais avait
également agi en conséquence.
J’entendis ma sœur soupirer dans le combiné comme si elle parvenait à
suivre le fil de mes pensées. Nous étions si fusionnelles que ça ne m’aurait
pas étonné.
— Tu devrais aller consulter, tu sais. Ce n’est pas banal, tu ne devrais pas
ignorer ce foutoir dans lequel tu es, c’est normal que tu sois perturbée.
Je ricanai.
— Tu me conseilles d’aller voir un psy ? Sérieusement, Ariel, comment
pourrais-je expliquer ça à qui que ce soit ? « Bonjour, je souhaite me
réconcilier avec ma part animale. » « Oh, c’est rare d’avoir des gens qui
admettent un fond de sauvagerie ! ». « Non, non, je veux dire que je suis
une thé-rian-thro-pe, autrement dit, je me transforme en jaguar. Vous
pouvez m’aider avec ça ? » Excellente idée, Ariel, je n’y aurais jamais
pensé, raillai-je.
— Bass ! ronchonna-t-elle. Je ne suis pas si conne que ça, merci. Prends
de quoi écrire, j’ai un numéro.
Elle commença à me dicter avant même que j’aie obtempéré. Je notai
ensuite machinalement puis la questionnai sur les coordonnées que je
venais de gribouiller sur un papier.
— C’est un certain Mirko quelque chose. C’est le psy de la meute et il…
— Tu veux que je téléphone au psychothérapeute des garous ?
m’étranglai-je.
— Ben, qui mieux que lui pourrait t’aider ?
— Je n’ai pas besoin d’aide, Ariel ! Il me faut juste un peu de… temps
pour emmagasiner tout ça, balbutiai-je.
— Combien au juste ? Ça fait bientôt une semaine.
— Ce n’est rien du tout, une semaine ! m’égosillai-je.
— Joder, Bass ! répliqua-t-elle tout aussi vaillamment. Arrête de
m’agresser ! Rabiboche-toi avec ton jaguar parce que je commence à penser
que c’est lui qui te permet d’avoir un comportement stable. Si tu n’appelles
pas ce Mirko, prends au moins le temps de passer voir Owen et Mamá, ça te
fera du bien. Et préviens-moi quand tu te seras décidée à te sortir les doigts
du cul pour affronter la vérité en face !
J’étais prête à répliquer avec toute ma rage lorsque la tonalité
m’interrompit dans mon élan. Je dévisageai l’écran de mon smartphone.
Bon, j’allais lui laisser le bénéfice du doute et croire que ça avait coupé.
Je posai le téléphone sur le comptoir. Sans même m’en apercevoir, j’étais
passée derrière et avais dégainé un verre de shooter accompagné de ma
bouteille de whisky. Après un chocolat chaud ? Quelle drôle d’idée. Je
grimaçai et rangeai l’alcool sans l’ouvrir.
Bizarrement, toute mon animosité s’était envolée brusquement avec la fin
de cet appel. Le fait de n’avoir plus de bouc émissaire sur qui décharger
mon courroux semblait avoir interrompu mon déchaînement. Je ne me
sentais plus que fatiguée et terriblement seule. Je secouai mentalement mon
jaguar mais n’obtins qu’une impression évasive où son apparence
métaphorique me tournait le dos.
Voilà que ma bête devenait rancunière. Je poussai un énorme soupir et
décidai finalement de me servir ce whisky, le regard accusateur de mon chat
suivant le moindre de mes mouvements.
— Quoi, tu en veux aussi ? Ben, t’en auras pas, lui grognai-je dessus.
Minuit se détourna avec fierté et s’éloigna en dandinant son trou de balle
sous mes yeux.
Saloperie de félins, tous les mêmes.
Chapitre 13 : Dans le sens du poil
Le lendemain ne se révéla pas plus apaisant pour mes nerfs affligés ; je
guettais un appel de ma sœur qui ne venait pas.
Ç’aurait pu ne pas être gênant, si seulement j’avais eu une clientèle.
Toutefois, la pluie tombant à torrents décourageait les pauvres âmes
désireuses de mettre un nez au-dehors. Le nettoyage de la boutique et le
rangement des étagères, c’était bien gentil pour faire passer le temps, mais
ça ne m’occupa guère plus d’une matinée. Je me retrouvai donc rapidement
à court d’activités manuelles ; j’avais même eu raison de mes papiers
administratifs que ma procrastination avait entassés et contacté mon
comptable. Je ne voyais pas ce que je pouvais faire de plus.
Je tentai vainement d’importuner ma bête pour lui arracher une réaction,
mais peu importait la façon dont je m’y prenais, elle boudait très
sérieusement. Trop sérieusement pour un animal, d’ailleurs.
C’était une nouveauté pour moi : je ne la savais pas capable d’émettre
l’équivalent du silence radio. Pour être franche, je ne connaissais pas grand-
chose de ce qui nous liait réellement, elle et moi. À la suite de mon
agression, Ariel m’avait informée d’un certain nombre de détails. Outre le
fait que je n’étais pas la seule dans mon cas de figure – et j’entendais par-là
pouvoir me couvrir de fourrure quand ça me chantait –, tous mes autres
semblables – et peu importe qui cela représentait – possédaient exactement
la même particularité que la mienne. Celle de partager son esprit, son âme
et son corps avec une entité animale totalement indépendante et dissociable
de l’individu humain.
Anam Cara… Bien entendu, j’avais entendu ce terme durant les quelques
jours les plus flippant de ma courte vie. Ariel m’avait appris que, en
gaélique, ces mots signifiaient « ami de l’âme ». Une sacrée belle
déclaration faite à sa part animale. Cela dit, malgré la très récente discorde
qui brouillait nos liens à la base indéfectibles, je comprenais tout à fait la
raison d’une telle appellation.
Mon Anam Cara.
Après un énième soupir, je décidais d’enfiler mon anorak mauve, de
fermer boutique et d’aller soulager mon estomac qui criait famine. Ma
cuisine n’étant pas encore l’exemple parfait que je me faisais d’elle,
j’éprouvais toujours un mal fou à y passer du temps. Je traversai donc la rue
sous des trombes d’eau et me réfugiai dans le bar-brasserie d’en face qui
préparait de délicieux paninis pour une bouchée de pain.
Je fis sonner la clochette à mon entrée et retirai ma veste en secouant la
tête pour me débarrasser des gouttelettes. Un comportement presque animal
qui m’amusa une seconde. La salle était quasiment vide. Trois messieurs et
une dame buvaient tranquillement un café ou mangeaient un sandwich, tous
installés à des tables différentes. Je me dirigeai vers le comptoir et m’assis
sur un tabouret. Le barman émergea d’une porte dérobée et m’offrit un
sourire chaleureux.
Je lui rendis son salut avant de me figer net. L’homme qui m’accueillit
n’était autre que celui qui me disait bonjour dans la rue. Mesurant moins
d’un mètre quatre-vingts, il affichait peut-être tout autant de muscles
enrobés dans un léger embonpoint. Des cheveux auburn formant des
dreadlocks entouraient son visage arrondi, orné d’une épaisse barbe en
forme d’ancre surlignée d’une moustache, elle-même surmontée d’un nez
épaté et d’un regard lagon dans des yeux rieurs. Il avait tout de la bonne tête
de l’ami que j’avais toujours rêvé posséder.
Le seul détail intriguant était sans conteste les deux minuscules tresses
faites sur son menton, se terminant par d’encore plus petites perles rouges.
Le reste de son style vestimentaire s’accordait avec sa figure avenante aux
pommettes agrémentées de taches de rousseur : un simple T-shirt noir sans
manches, des colliers tibétains, des écarteurs aux oreilles et un jean troué
venaient parfaire cette allure incroyablement cordiale.
La lumière joua sur ses tatouages de bracelets aztèques lorsqu’il posa ses
avant-bras sur le comptoir.
— Qu’est-ce que je peux te servir ? demanda-t-il aimablement.
Je le dévisageai sans répondre. C’était un homme agréable à regarder et
visiblement très sympathique. Cependant, il m’était impossible d’ignorer
son odeur ni l’aura familière qu’il dégageait. Une atroce envie de prendre
mes jambes à mon cou fourmillait dans chacun de mes muscles.
Je me forçai à laisser mes fesses sur ce tabouret et contractai mes
mâchoires. Il empestait la meute à plein nez. Son essence à lui était sans
conteste canine, mais je parvenais à déceler bon nombre d’animaux derrière
ses effluves naturels.
Garou. Thérianthrope. Loup.
Je pris une grande inspiration pour tenter d’assagir les battements
effrénés de mon cœur, appelant ma bête à l’aide. Mais celle-ci décida que je
pouvais bien me passer d’elle, car elle agita mentalement une oreille sans
m’offrir ne serait-ce qu’un coup d’œil. Encore.
— Un… un panini poulet, s’il te plaît, articulai-je péniblement.
Il me sourit et m’assura qu’il m’apportait ça dans trois minutes. Il
disparut par la porte d’où il était venu et je patientai en étouffant mon
instinct qui m’intimait de fuir. Personne ne parlait dans la salle et la pluie
torrentielle qui se fracassait contre les vitres atténuait la légère musique
jazzy en fond sonore.
Le barman revint avec trois paninis qu’il déposa dans une grande assiette,
couverts et serviette en supplément. Je contemplai la portion qu’il m’avait
servie avec timidité.
— Je n’en ai demandé qu’un seul, fis-je remarquer en évitant
soigneusement son regard.
Le bonhomme s’adossa au meuble derrière lui et croisa les bras avec un
sourire bienveillant.
— Ça ne nourrit rien du tout. Pas d’inquiétude, c’est la maison qui offre.
Autrement dit : un animal doit manger pour trois. Sous-entendu : la
meute paie. Je poussai un soupir résigné, m’emparai du premier sandwich et
lui retournai ensuite l’assiette.
— Je n’ai pas assez faim pour le reste.
— Tu n’as que la peau sur les os. C’est mauvais pour nous.
Eh bien, on se connaissait suffisamment pour qu’il me parle aussi
nonchalamment de notre condition respective ? Bien qu’une partie de moi
s’agaça face à ce détachement, l’autre ne parvint pas à m’en offusquer. Ce
n’était pas mon genre de râler parce qu’un homme d’approximativement
mon âge osait me reprocher mon style d’alimentation. J’étais assez grande
pour reconnaître lorsqu’une personne se préoccupait sincèrement de ma
santé.
— Cela ne te concerne pas. Sans vouloir t’offenser, ajoutai-je pour
adoucir mes mots.
Je mordis dans mon sandwich, le cul fixé sur ma chaise. Je pouvais très
bien le payer et partir. Rien ne m’obligeait à rester. Pourtant… pourtant il
fallait avouer que la première inquiétude passée, je me sentais à l’aise en sa
présence.
Le garou haussa les épaules et me proposa une boisson en
accompagnement. J’optai volontiers pour une bière.
— Une fruitée, si possible.
— J’ai de la Buxton Red Wolf en bouteille si tu veux.
Je lui offris un sourire amusé.
— Est-ce un clin d’œil ?
Il m’en fit un.
— Possible.
— Je prendrai ça, alors. Merci.
— Excellent !
Trente secondes plus tard, j’avalai une grande gorgée bien fraîche. Mon
barman était retourné à son travail en m’ignorant. Ou plutôt en me laissant
de l’intimité. Cette subtile différence se ressentait dans son langage
corporel. Et dans l’atmosphère souple qui l’entourait. C’était curieux, un
peu comme s’il m’envoyait de bonnes ondes.
Il resservit un client en café puis vida son lave-vaisselle avec des gestes
emplis de tranquillité. Peu à peu, tous les muscles tendus de mon être se
relaxèrent.
Je ne le quittai pas pour autant des yeux, intriguée par ce qu’il était. À la
fin de mon premier sandwich, le second me tenta par son odeur alléchante
tandis que mon ventre m’ordonnait de le nourrir encore à grand renfort de
ronflements. Je cédai et lorsque j’aperçus un infime sourire en coin sur la
bouche du barman, je me sentis rassérénée.
— Je m’appelle Bass, finis-je par dire alors qu’il passait devant moi.
Il interrompit ce qu’il faisait pour se tourner et me tendre la main. J’allais
la saisir lorsqu’il s’empara plutôt de mon poignet en le gardant dans une
étreinte délicate. Une douce chaleur se transmit de son corps tel un souffle
d’air chaud réconfortant et j’eus comme la sensation d’y voir plus clair
pendant un instant. Ma bête cessa une seconde de bouder pour s’approcher,
curieuse, avant de ronronner.
Un sourire étira mes lèvres malgré moi. J’avais oublié combien c’était
agréable de la sentir satisfaite. Le regard océanique du barman plongea dans
le mien avec solennité et j’éprouvai soudainement l’impression de percevoir
quelque chose à la périphérie de mon esprit, qui n’appartenait pas à mon
jaguar. Je me concentrai là-dessus et discernai presque une silhouette
derrière celle du garou.
L’arôme canin et boisé qui s’évasait autour de lui s’intensifia et je ravalai
une envie d’éternuer. Mon Anam Cara, maintenant bien éveillée, se tendit
en avant, un peu comme si elle cherchait à entrer en contact avec la
présence distincte de l’animal qui lui faisait face.
Je retins mon souffle
— Bass, c’est un drôle de nom, chuchota le garou en récupérant son bras.
J’étais musicien plus jeune, j’adorais en jouer. Un instrument assez
commun qui donne envie de danser à tout le monde. Qui offre une
excellente rythmique. Tu peux m’appeler Mímir.
Je rigolai sans pouvoir m’en empêcher, mais il ne parut pas s’en
offusquer. Qui étais-je pour juger son prénom ? C’était certainement un
diminutif plus accommodant que son nom entier.
— Est-ce que… bégayai-je. Ce que je sens, c’est… ?
— Mon Anam Cara ? Oui. C’est perturbant pour l’instant, mais tu t’y
habitueras.
Il sembla méditer sur ses propres paroles avant d’ajouter :
— Avec un peu de temps.
— Ça fait longtemps que tu travailles ici ?
Engager la conversation en changeant de sujet me fit l’effet d’une bonne
idée. Ma bête s’était faite à nouveau toute petite maintenant que la part
animale du garou avait disparu. Si la présence de ce Mímir pouvait
l’éveiller, c’était toujours ça de pris.
— Quelques années, mais c’est un mi-temps seulement. Le reste, je suis
un peu trop occupé avec… Tu vois.
Je soupçonnais ce à quoi il faisait allusion, mais je n’osai pas l’interroger
davantage à ce sujet. Je n’étais pas prête. Je ne parvins cependant pas à me
retenir de croire qu’il travaillait peut-être ici pour m’espionner. Je me
devais au moins de lui laisser le bénéfice du doute.
Je hochai la tête, lui indiquai mon assiette et lui dit que ses sandwichs
étaient très bons. Il n’en restait plus qu’un que je dévorai au bout d’une
seconde. Mon verre étant vide, je lui en demandai un second.
— Alors, ton café fonctionne ?
Je plissai les yeux, à nouveau méfiante.
— Comment sais-tu que j’ai un café ?
Il rit à gorge déployée. Un rire frais à la consonance agréable à l’oreille.
J’y décelai même le grondement joyeux de sa bête. Au vu du choix de la
bière et de son odeur, la première impression supposant que j’avais affaire à
un loup se concrétisa.
— Tout se sait ici. Tu n’es pas passée inaperçue en débarquant. Tu es
située dans une rue relativement fréquentée, difficile de ne pas repérer la
jolie célibataire à la tête d’un salon de thé.
Je marquai un temps d’arrêt sur sa seconde phrase en avalant une
nouvelle bouchée de mon repas. Était-ce un sous-entendu ?
— Comment sais-tu que je suis célibataire ? demandai-je, faussement
agressive.
Mímir s’accouda à son bar et posa son menton sur ses mains croisées. Il
tapota ensuite son nez de son index éclaboussé de taches de rousseur.
— Ma petite dame, tu sembles oublier un détail fort important : je sens
beaucoup de choses, et je sais tout aussi bien observer. Si tu avais été en
couple, je l’aurais vu, ou au moins perçu. Cela dit, si tu as quelqu’un à
l’autre bout du monde, je n’aurais certainement pas pu le deviner. Alors, me
suis-je trompé ?
Comme je plissai davantage les paupières en réfléchissant à ce qu’il
venait de m’avouer, il continua d’un air boudeur :
— Je dois savoir ce que je dois dire la prochaine fois qu’un beau jeune
homme me demande.
Je souris malgré moi. Décidément, ce Mímir était plein de surprises. Je
l’appréciais déjà.
— Puis-je poser une question ? fis-je d’un ton prudent.
Il m’invita à poursuivre et, frottant mes mains moites sur mon pantalon,
j’osai :
— Êtes-vous au courant de ce qu’il m’est arrivé ?
Son air triste en dévoila plus qu’un long discours, puis il m’assura, avant
que j’aie pu réclamer des précisions, ne rien savoir de plus au sujet de mon
agression. Ayant le sentiment qu’il venait de clore le sujet, je n’insistai pas.
Chapitre 14 : Une faim de loup
Ma rencontre avec le dénommé Mímir me fit me remémorer, sous un
aspect particulier, la sagesse qu’Owen – mon beau-père qui n’en a que le
titre.
Owen faisait partie de notre quotidien depuis aussi longtemps que j’avais
des souvenirs, soit au départ de Carlos. Il était le ciment qui comblait les
trous de l’organisation parfois bancale de notre trio féminin ; le pied
manquant à notre chaise.
Encadré de tous côtés par les barrières de la friend zone instaurée par
Mamá, il naviguait malgré tout aisément autour de notre concept familial où
la création d’une figure paternelle était interdite par la maîtresse de maison.
Au fil des ans, il n’y avait d’ailleurs plus qu’elle qui se confrontait à ses
propres limites. Ariel et moi considérions depuis longtemps Owen comme
le remplaçant légitime de notre père. Que Mamá l’accepte essentiellement
comme un proche, oncle, cousin ou parrain n’avait guère d’importance à
nos yeux.
Un jour, elle finirait par comprendre qu’elle ne pouvait pas vivre sans lui,
et que si elle avait pu poser un écriteau sur la chambre d’ami avec son nom,
elle pouvait tout aussi bien l’accueillir dans ses bras et dans son lit.
D’autant qu’elle était la seule à ignorer l’alchimie qui existait entre eux.
De ce fait, Owen était notre gardien : c’était lui qui s’était occupé de ma
sœur et moi lorsque Mamá travaillait tardivement, c’était lui qui passait
toutes les fêtes en notre compagnie et c’était encore lui qui réparait les
choses que mon jaguar cassait à la maison.
Car oui, Owen était au courant de ma condition particulière.
Il n’avait pas eu vraiment le choix : le jour où Lena-Maria avait débarqué
avec sa fillette de six ans dans les bras parce que celle-ci avait une plaie
profonde dans la main et qu’elle refusait de l’emmener à l’hôpital, il s’était
inextricablement retrouvé mêlé à nos affaires. Ce jour-là, nous avions appris
deux choses : les coups de foudre existaient – puisque depuis lors, Owen
n’avait jamais plus quitté Mamá – et je ne guérissais pas d’une blessure à
l’argent. À la suite de cette découverte, nous avions jeté tous les objets
tranchants constitués de ce métal, particulièrement nocif pour moi. Fait
auquel je m’étais à nouveau récemment confrontée avec mon agression,
laissant une marque indélébile dans ma chair.
Penser à Owen avait déclenché ce désir impérieux d’acheter un billet de
train après avoir délaissé Mímir, raison pour laquelle je venais de descendre
sur le quai de la gare, cherchant la frêle silhouette de l’homme que je
considérais comme mon père adoptif.
Patientant à l’écart de la foule, les poings dans les poches, le docteur
ressemblait à un paysan coincé sur un podium de top model. Il me fit un
coucou de la main et un sourire tout aussi feutré, mais sincère. Ariel et moi
l’avions découvert récemment, l’évidence nous sautant aux yeux
tardivement : Owen était, contre toute attente, asperger. Nous avions hésité
à lui en faire part, car nous ignorions s’il en avait lui-même pris conscience
et fait les tests. L’ampleur de sa particularité s’était faite jour à la suite d’un
documentaire télévisé listant les multiples manières de reconnaître les
signes de l’autisme. Après discussion avec le principal concerné, il avait
avoué que notre flair ne s’était pas leurré, mais que pour qu’il puisse
conserver son emploi sans tracas, nous devions le garder secret. Comme de
bien entendu, Mamá l’avait découvert bien avant nous.
— Tu es certaine de ne pas vouloir les prévenir ? demanda pour la
seconde fois Owen en changeant l’onde de la radio.
Nous faisions toujours la route en voiture, car quinze minutes séparaient
la maison de la gare. C’était d’ailleurs l’une des raisons pour lesquelles
j’avais dû le contacter : j’avais pris le parti de ne pas informer les filles pour
les surprendre.
J’aurais pu faire le trajet à pied, bien entendu, mais j’aimais passer un
peu de temps seule en compagnie d’Owen.
— Certaine.
Le silence s’installa de nouveau entre nous, et je laissai le conducteur me
lancer de petits regards qu’il pensait sans doute discrets. Je finis par me
tourner vers lui franchement et dévisageai son profil pour qu’il comprenne
que j’avais saisi son manège. Toujours rasé de près pour paraître plus jeune
et propre sur lui, Owen possédait des yeux étroits qui n’étaient pas sans
rappeler des origines asiatiques, qui ne se reflétaient pourtant pas sur le
reste de sa personne – à part peut-être dans sa taille en-dessous de la
moyenne.
— Tu vas bien ? osa-t-il enfin me demander.
Je l’attendais, cette question. Malgré tout, je poussai un soupir et reportai
mon attention sur la forêt qui longeait la route. Bien que cette destination ait
été choisie sur un coup de tête, j’étais heureuse d’être ici. La campagne me
manquait, cette ambiance inoubliable qui accompagnait les odeurs de la
région avait déjà des bienfaits sur mon humeur.
— Ne t’inquiète pas. J’ai eu une mauvaise expérience la semaine passée
et ça m’a un peu chamboulée. Mais ça va mieux et je ne souhaite pas en
parler.
Il ne lui en fallut pas davantage pour s’incliner face à ma réponse. Et
c’était ça que j’aimais par-dessus tout chez lui.

À mon arrivée à la maison, l’absence des filles me permit de me détendre


et de préparer mon discours que j’avais déjà mis au point dans le train. Au
cours de la petite semaine de mon silence radio, Ariel avait eu la brillante
idée de couper les caméras de vidéosurveillance de mon commerce. Ce
faisant, elle n’avait eu plus qu’à inventer de beaux bobards pour justifier
mon incapacité à répondre au téléphone. Contre toute attente, Mamá n’y
avait vu que du feu, croulant elle-même sous une montagne de boulot au
commissariat.
Ma sœur m’ayant copieusement mâché le travail, il ne me restait plus
qu’à me disculper de l’air maladif teintant mes traits, ainsi que des cernes
verdâtres soulignant mes paupières.
En fin de compte, lorsque la maîtresse de maison déboula avec sa fille,
mon inquiétude n’eut pas lieu d’être.
Owen et moi buvions le thé dans le salon – qui avait tout de la jungle et
plus grand-chose à voir avec une pièce à vivre –, quand je reçus mon
premier sermon, lancé en une tirade débitée à toute allure, à une vitesse que
seules les Espagnoles arrivent à atteindre sans buter sur les mots. Je ne fus
pas désemparée que Mamá prenne la peine de me pourrir avant même de
m’avoir saluée, tandis qu’Ariel m’ignorait pour sauter sur les genoux
d’Owen.
— Tu veux un thé, Mamá ? fis-je au moment où son monologue
s’essoufflait.
— Gracias, Mija.
Mija, contraction de « mi hija » – « ma fille » en espagnol –, étant mon
surnom depuis l’enfance. Puis elle vint me serrer dans ses bras, enfouissant
mon visage dans le nuage de boucles lui servant de cheveux. Elle se recula
et m’observa de ses grands yeux sombres, coupés par ses lunettes en
croissant. Si la personnalité de ma mère demeurait fidèle en tout temps, son
physique détenait deux lignes directrices : celle guidant son cœur sur la voie
du travail acharné, à l’allure sèche et soignée ; et celle de la bohémienne qui
s’était perdue en cherchant son mobile home. Parfois, je me disais que si ça
n’avait pas été pour ses filles, cela ferait longtemps qu’elle aurait quitté la
vie urbaine. Enfin urbaine… dans notre campagne, au bout du chemin
dépourvu de voisin et accolé à la forêt où Mamá avait acheté notre cottage.
Notre toit n’était pas composé de chaume, mais ce n’était pas loin.
L’intérieur était à l’image de notre mère : chaleureux, lumineux, coloré
et… bordélique. La centaine de plantes entreposée dans chaque recoin y
jouait sans nul doute un rôle majeur : on se sentait comme dans un écrin de
verdure. Peu praticable, mais un cocon tout de même.
Le soir tombant, nous mangeâmes des crêpes salées dans une ambiance si
bon enfant que j’en oubliai tous mes soucis. Ariel me jetait continuellement
des coups d’œil méfiants, comme si elle s’attendait à ce que je débloque et
pousse un rugissement, rancunière vis-à-vis de notre dernière conversation
téléphonique. Je me doutais qu’elle patientait pour me prendre entre quatre
yeux et connaître la raison de ma venue.
Je n’étais pourtant pas certaine de pouvoir lui expliquer ma quête de
renouer avec des racines que j’avais pensé perdues à tout jamais. Les
révélations sur l’existence de ces garous m’avaient bien entendu
déboussolée, mais pas autant que la remise en forme de mon agression. Être
entourée de ma famille, qui m’aimait malgré toutes les mauvaises actions
que j’avais pu commettre, m’aidait à me recentrer. Ici, j’étais chez moi et
les pièces du puzzle qui faisaient de moi celle que j’étais s’imbriquaient à la
perfection.
Mon Anam Cara demeurait masquée dans ce coin de mon esprit qui lui
appartenait, exprimant toutefois un sentiment d’apaisement dans ce lieu
connu où elle se sentait en sécurité.
La soirée se déroula sous d’heureux auspices, un air de fête planant dans
notre foyer. Nous enchaînâmes des parties de cartes, accompagnant le tout
par du bon vin, jusqu’à ce que Mamá montre des signes de fatigue et que
nous lui enjoignîmes d’aller se coucher.
N’ayant pas l’opportunité de m’attarder davantage, je repartis à Exeter le
lendemain, munie d’un sac de provisions que ma mère adoptive avait insisté
pour me préparer. Sous prétexte qu’elle me trouvait maigrichonne, elle avait
vidé ses placards. Owen retourna au travail tôt, mais me fit ses au revoir en
me prenant dans ses bras. « Prends soin de toi, gamine, sinon ta mère va me
faire des ulcères. » Ce à quoi j’avais fait la promesse, alors même que la
cicatrice sur mon ventre me grattait comme pour hurler mon mensonge.
J’avais hésité jusque tard dans la nuit, sans trouver le courage de leur
raconter mes déboires. Si j’avais montré mon abdomen à Lena-Maria, nul
doute qu’elle serait immédiatement partie, l’arme au poing, chercher le
coupable. Et avant cela, elle m’aurait attachée à mon lit pour que je ne
quitte plus jamais ma chambre.
Pour le chemin du retour, Ariel prit la superbe décision de me
raccompagner à Exeter en voiture.
C’est ainsi que nous nous retrouvâmes à quarante kilomètres de la
maison, à devoir nous arrêter à une auberge de passage afin que ma délicate
sœur se « vidange ». Mademoiselle avait pourtant anticipé la chose en
utilisant les toilettes avant notre départ.
Ce ne fut malgré tout pas une déplaisante affaire ; nous n’avions pas
transporté d’eau avec nous et je mourais de soif. J’achetai donc une
bouteille pour nous désaltérer sur la route et commandai au bar deux
citronnades bien fraîches qui, en cette lourde journée de juin, nous feraient
le même effet qu’une glace.
Tandis qu’Ariel s’attardait plus que convenu, j’en profitai pour laisser
mon regard vagabonder dans la pièce. Si celle-ci n’était pas bondée, il
fallait avouer qu’elle rencontrait un certain succès ; de nombreuses
personnes étaient attablées dans l’espace aussi vaste qu’une salle de
réception. Un seul serveur s’occupait de la clientèle intérieure, un autre
pour la terrasse qui donnait une vue imprenable sur le parking et la
nationale qui longeait le restaurant routier. Tous deux cavalaient pour
assister les consommateurs sous le regard sévère du bonhomme moustachu
tenant le bar.
Installés au comptoir, deux hommes – des habitués, au vu de leurs
manières – me tenaient compagnie. L’un d’eux, d’ailleurs, m’intriguait plus
que l’ensemble des lieux. Si visuellement rien ne présageait d’une
anormalité, mon odorat ne me trompait pas : en omettant les effluves
nauséabonds de l’alcool qu’il avait dû ingurgiter en grande quantité, le
fumet lupin qui émanait de sa peau me laissait un effet bizarre.
Impression qui s’accentua lorsqu’il dodelina sur sa chaise et s’agaça
contre le barman qui refusait de le servir.
— Allez, Reece, rentre chez toi, dit ce dernier en parlant assez bas pour
ne pas être entendu.
À côté du dénommé Reece, un gars caché sous une capuche buvait son
café en feuilletant un journal, indifférent au type bourré non loin de lui.
— Laisse-moi, ordonna l’habitué d’un ton fort. Sers-moi ta gnôle !
— Non, je ne sais même pas comment tu tiens debout. S’il te plaît, mon
vieux, va cuver ailleurs.
Le barman avait beau tenter de chuchoter, ma super-ouïe n’en perdait pas
une miette.
— Désolée pour l’attente, lança subitement Ariel, posant son postérieur
sans douceur sur le tabouret. Tu veux y aller ?
Elle montra les toilettes du doigt et je secouai la tête.
— Tant mieux, dit-elle d’un ton enjoué. Si j’avais pu, j’aurais mis une
pancarte « patientez avant d’entrer ». Pourquoi tu me regardes comme ça ?
Je suis plutôt sympa, je t’évite une syncope, tu sais avec tes nari…
Mais je ne l’écoutais plus, mon attention focalisée sur le type à côté de
moi dont l’émotion colérique jaillissait autour de son corps telle une cape
de brume. Plus je l’observais et plus je détectais une anomalie chez lui – et
pas une causée par sa condition indéniable de thérianthrope. Un étrange
phénomène était en cours et je n’en saisissais pas la nature.
Lorsque l’homme à l’odeur de loup frappa brutalement le bar, y causant
une craquelure évidente, je sursautai au même titre qu’Ariel. Cette dernière
m’intercepta au moment où je faisais mine de me lever :
— Ne t’en mêle pas, m’intima-t-elle dans un souffle. Ça ne nous
concerne pas, il finira bien par s’évanouir raide mort.
J’attrapai sa main pour la retirer de mon bras.
— Non, Manita. Il n’est pas humain. Ne bouge pas.
Convaincue de faire le bon choix, j’interpellai doucement celui qui,
comme moi, avait une part animale en lui.
— Pardon, Reece, peut-être devriez-vous…
Un regard de loup se braqua sur moi et tous les poils de mon corps se
hérissèrent. Mon jaguar, jusqu’ici sage, s’anima d’un coup de fouet pour
faire rempart. Devant moi, le visage humain persistait : mais la couche de
noirceur, derrière ses yeux couvait d’une émotion immonde. L’odeur du
canidé s’engouffra dans mes canaux olfactifs et le décor autour de nous
s’émoussa.
Le garou grogna, d’un grondement qui prenait naissance au centre de son
thorax et qui n’aurait pas pu paraître naturel même aux tympans d’un
humain.
— Holà, mon ami, tout va bien, fis-je en levant les mains alors que mon
cœur galopait dans ma poitrine et que ma bête m’intimait de quitter les
lieux.
— Vous le connaissez ? me demanda le barman, un soupçon de peur et
d’espoir sur ses traits tendus.
— En quelque sorte, lui assurai-je.
Reece venait de descendre du tabouret en chancelant, un regard vitreux
luminescent posé sur ma personne. Je le contournai pour qu’il me suive et
me dirigeai vers la sortie sans jamais lui tourner le dos. Les yeux d’Ariel
accrochèrent les miens quand ils la survolèrent et je vis l’inquiétude qui y
brillait.
Le thérianthrope trébucha et se rattrapa sur le second type installé au bar,
qui eut un mouvement de recul doublé d’une exclamation scandalisée. Il
n’en fallut pas plus pour que le garou dérape. J’eus tout juste le temps de
m’emparer de son poignet pour le dévier dans ma direction : son coup de
poing fut bien plus violent que je ne me l’imaginais et je le reçus dans
l’épaule.
Petite, Mamá avait pris un soin tout particulier à nous enseigner la self
défense, à moi et Ariel, jusqu’à ce que je découvre qu’avec ma force innée,
personne ne pourrait jamais me faire le moindre mal. Aujourd’hui, je
réalisai combien j’avais eu tort de croire que j’étais immunisée face aux
autres. Un humain ne me blesserait pas. Un thérianthrope, en
l’occurrence…
Reece s’écrasa contre moi après son attaque, perdant sans doute
l’équilibre avec son calcul erroné de la distance. Ce qui fut tout aussi
favorable pour moi puisque cela me permit de ne pas finir par terre. Le
réceptionner dans mes bras ne faisant pas partie du plan, j’en profitai
malgré tout pour me rapprocher de la porte, dans laquelle je donnai un coup
d’épaule un instant après que le garou eut récupéré ses esprits.
Le regard sauvage qu’il me lança me confirma que la conscience
humaine derrière cette façade n’était plus aux commandes. Un souffle de
rage s’expulsa des frontières de son épiderme et vint me heurter. Les dents
de Reece devinrent des crocs et le feulement qu’il poussa en se jetant sur
moi était synonyme d’un danger immédiat.
Prise d’un réflexe instinctif, je parvins à lui faire une clé au bras, me
décaler et lui faire un croc-en-jambe dans le même temps. Entraîné par sa
vitesse de frappe, l’homme s’affaissa sur le sol, m’emportant avec lui.
D’une façon improbable, je réussis à me retrouver à califourchon sur son
ventre.
À cet instant, je lâchai les rênes pour gérer la situation en improvisation
totale. Un déclic se fit en moi et mon jaguar apparut avec netteté dans mon
esprit. Agissant comme s’il savait parfaitement ce qu’il faisait, il plongea,
entrant en contact avec le garou, aussi simplement que ça.
Un loup se matérialisa dans mes pensées et se superposa à mon
adversaire qui me grognait dessus. Sa conscience était sombre, brouillonne
et mauvaise, envahie par des sentiments immondes que la peur dominait. Le
regard fou du thérianthrope passait sur moi sans me voir, et il fallait qu’il
me voie.
Mon jaguar rugit, s’enfonça dans son esprit et partit en quête de
l’humain.
« Reece, reprends-toi », criai-je à la cantonade sans qu’aucun son ne
traverse mes lèvres. Ignorant la pertinence de mon action, j’imposai des
émotions claires dans la tête du garou, éloignant ainsi la noirceur qui s’était
emparée de ses pensées. Moi aussi, j’avais déjà ressenti cette impression
d’abandon où la terreur avait guidé mes gestes, et j’avais fait la pire erreur
de ma vie. Si je n’intervenais pas, ce Reece se perdrait.
Une lumière s’alluma pourtant dans sa conscience noyée et j’aperçus la
graine d’espérance que j’y avais semé. L’homme était là, juste derrière ce
rideau hideux de sentiments néfastes.
« Bats-toi », lui intimai-je.
Et, aidé par ma présence, de la force de ma bête et de ma confiance, c’est
ce qu’il fit. Il repoussa l’assombrissement de son être et reprit le contrôle de
ses émotions.
Reece inspira à pleins poumons en tremblant, une clarté nouvelle
supplantant la folie de son regard vitreux. Il se mit à claquer des dents, saisi
d’une fatigue musculaire irrépressible qui se transmit jusque dans mes os.
— Sis… ?
Je frottai mes yeux, les tournai vers ma sœur qui se tenait en retrait,
angoissée par la scène à laquelle elle venait d’assister.
— Je vais bien, répondis-je d’une voix rauque avant de me remettre
debout pour libérer le garou.
Mes jambes tremblotèrent sous mon poids et une migraine ophtalmique
implosa derrière mes rétines. Je grognai et ordonnai à Ariel de retourner à la
voiture. Elle se glissa sous mon bras pour me soutenir et obtempéra sans
discuter.
— Merci, merci, sanglotait Reece en reprenant ses esprits.
Il ne s’était pas relevé, mais s’était tout de même redressé, m’observant
m’éloigner d’un regard chargé de gratitude. Je hochai la tête et accélérai le
pas, pressée de quitter les lieux.
Je dormis le reste du trajet jusque chez moi, où Ariel m’aida à me mettre
au lit. À la base, elle prévoyait de faire un simple aller-retour, mais décida
en voyant mon état de traîner un peu. Arrivée à la fin de la journée,
lorsqu’elle fut certaine que je me sentais mieux, elle rentra à la maison en
me promettant de revenir au plus vite.

— Allez, décide-toi.
Je brandis ma fleur favorite sous le nez de Mímir. Un splendide lotus
blanc. Un faux, malheureusement. Monsieur demeurait persuadé que s’il
faisait l’achat de véritables, elles mourraient dans d’atroces souffrances,
faute d’arrosage régulier. Je compatissais à sa maladresse : il m’avait fallu
des années d’expérience avant d’acquérir la main verte.
— Je ne sais vraiment pas, Bass. Elles me semblent toutes belles, dit-il en
haussant les épaules pour renforcer ses paroles.
Je fis une moue d’exaspération. J’avais posé mon panier par terre avec
une dizaine de variétés. Cela devait faire une bonne heure que nous étions
dans le magasin.
— Pourquoi pas ces cinq-là ?
— Mímir, je sais bien que les hommes n’ont aucun goût en matière de
décoration végétale, mais tu ne peux décemment pas dispatcher trente-cinq
fleurs différentes dans ton pub ! Non seulement ça donnerait une apparence
infantile, mais ça piquerait les yeux des clients. Tu dois choisir : d’autant
plus que je ne t’ai sélectionné que des couleurs qui correspondent à l’esprit
du bar.
Après de longues heures de discussions autour de verres de whisky le
soir de notre rencontre, Mímir m’avait avoué qu’il était en fait le patron de
l’établissement, mais qu’il ne lui accordait que très peu d’attention. Il
souhaitait donc s’impliquer davantage en lui apportant une « peau neuve ».
Il m’avait donc aimablement proposé de l’aider dans le réaménagement de
son bistrot.
« Je ne suis pas très doué pour ce genre de chose », m’avait-il dit. Ça, ce
n’était pas peu dire.
Je n’étais pas totalement dupe, cela dit. Plus nous nous fréquentions et
plus je suspectais une surveillance de sa part – mise en place par la meute,
bien entendu. Sa présence n’en demeurait pas moins foutrement agréable.
J’appréciais sincèrement sa fréquentation, son esprit éveillé et ouvert sur le
monde, son honnêteté et sa générosité sans égale. S’il tentait de
m’amadouer en se faisant passer pour celui qu’il n’était pas, j’étais tombée
dans le piège sans effort. Il n’élevait jamais le ton, ne s’agaçait pas ; sa bête
restait imperceptible, à tel point qu’il paraissait parfaitement humain en
toutes circonstances. Tellement que j’oubliais la plupart du temps – tant que
je ne le reniflais pas – qu’il n’était pas seul sous cette peau de rouquin.
Je le détaillais souvent à la dérobée, cherchant à dénicher le défaut – ou
tout du moins le secret – qu’il voudrait me dissimuler. Cependant, l’unique
chose que j’avais découverte était que j’adorais son sourire. Je n’étais pas
tirée de l’auberge, il fallait l’admettre : je ne trouvais aucun reproche à lui
faire. Il était tout simplement charmant.
J’aurais même pu être tenté de flirter avec lui, s’il ne m’avait pas
rapidement avoué son homosexualité. J’étais tombée des nues, car rien ne
permettait de le détecter dans son comportement ; pis, j’avais plusieurs fois
eu la sensation que je pouvais l’intéresser. Lorsqu’il me l’avait révélé, l’air
de rien, durant une conversation sur un sujet tout à fait banal, j’avais dû me
faire violence pour qu’il ne décèle pas la déception que cette annonce avait
déclenchée chez moi.
— Bon… les lotus, c’est certainement trop féminin pour mon bar, tu as
raison, réfléchit Mímir. Mais les tulipes me disent bien. Les oranges, là.
— Les sunshines ? Excellent choix, mon p’tit père. Adjugé pour les
tulipes ! Ça te fera cent cinquante livres sterling les dix, puisque je prends
une commission pour t’avoir aidé.
Il me dévisagea comme si des cornes m’avaient poussé.
— Je peux t’offrir des paninis gratuitement pendant un an, sinon,
proposa-t-il très sérieusement.
J’éclatai de rire avant de déclarer que je me payais sa tête. Une fois de
retour à son bar, nous passâmes l’heure suivante à décider où les placer,
pendant qu’il nous préparait une dizaine de sandwichs. Je ne m’offusquais
plus lorsqu’il m’en servait plusieurs. Lui-même pouvait en dévorer cinq en
apéritif. Il me reprochait de mettre ma bête à la diète, et moi au passage. Je
trouvais sa sollicitude attendrissante.
— C’est important de bien manger pour un thérianthrope. Toutes nos
forces viennent de ce que nous avalons. Tu ne peux pas ignorer tes besoins
physiologiques, disait-il lorsque j’abandonnai la partie après seulement
quatre sandwichs.
Ce qu’il ne comprenait pas – ou difficilement – c’était que j’avais grandi
en étant éduquée comme une humaine, et non pas comme si j’avais été
élevée par les loups. Il riait beaucoup quand je disais ça, d’ailleurs. Je
commençais à croire que Mímir m’appréciait avec sincérité. Ou bien alors
je le souhaitais tant que mon esprit l’imaginait.
J’avais mis de côté mon appréhension due au fait qu’il soit un garou et il
ne m’embêtait jamais avec ça. Il me laissait lui poser des questions sans
jamais me brusquer. Chaque jour, je passais un peu plus de mon temps libre
avec lui. Je le trouvais fascinant et hilarant. Nous pouvions parler de tout et
de rien sans que cela nous gêne outre mesure. Au retour de chez Mamá, et
après ma rencontre avec le thérianthrope solitaire, ma bête était redevenue
attentive à ma vie. Elle demeurait silencieuse, tout en observant, aux aguets.
C’était un grand pas. Je n’étais pas parvenue à savoir si elle se méfiait
encore ou si elle était juste intriguée par ce barman, premier représentant de
notre espèce avec qui nous tissions une relation. Sûrement les deux. Le loup
de Mímir – fait qu’il avait confirmé – n’avait plus eu de contact avec mon
jaguar. Lorsque nous nous saluions, nos bêtes ne pouvaient se connecter que
par le biais d’un lien physique. Mon nouvel ami avait pris le temps de
m’expliquer que tant que je ne ferais pas officiellement partie intégrante de
la meute, nos Anam Cara ne pourraient pas se confronter autrement, étant
donné que je n’y connaissais strictement rien à la façon de les faire se
rencontrer. Trop intimidée pour en apprendre plus, j’avais préféré détourner
le sujet. Mímir n’avait pas souhaité me brusquer. Depuis, nous n’en avions
plus parlé.
Aujourd’hui, mon jaguar et moi avions une relation presque revenue à la
normale. Elle émergeait chaque fois que Minuit venait ronronner sur moi,
grondait de nouveau quand je m’énervais et arpentait mon esprit lorsque je
l’exaspérais.

Mon portable vibra sur le comptoir, interrompant une discussion


passionnante avec Mímir qui consistait à savoir si nous pourrions dresser
des hiboux comme dans Harry Potter pour en faire une entreprise
concurrente à Royal Mail.

> ARIEL : Hey, Manita, tout va au poil ? J’peux m’incruster demain ? Merci ! Je serai là
pour manger. Prépare Desperates Housewives et les popcorns ! Besos.

Je grommelai en reposant le téléphone sans répondre. De surcroît, ce


n’était pas comme si ma sœur attendait mon autorisation.
— Les étudiants n’ont-ils jamais cours ? interrogeai-je Mímir.
Il me fit son fameux sourire ravageur qui me faisait regretter qu’il soit
gay.
— À ton avis, pourquoi ne veulent-ils pas entrer dans la vie active ?
— Pertinent. De toute façon, je crois bien qu’elle arrive au bout de ses
examens si elle ne les a pas déjà terminés. Tu es libre demain soir ? Ça te
dit pizza, série, filles, canapé et popcorns ?
— Tu offres les pizzas et la manucure ?
— Yep, une ou trois bouches à nourrir, c’est pareil, non ? Pour les ongles,
tu repasseras, ce n’est ni mon genre ni celui d’Ariel.
Son sourire réapparut avec une pointe de malice.
— Tu connais l’expression « avoir une faim de loup » ? Ça s’applique un
peu trop bien avec moi.
Je regrettai aussitôt mon offre d’invitation.
Chapitre 15 : À dents de scie
Sans surprise, Ariel et Mímir devinrent les meilleurs amis du monde. Je
réalisai avec un temps de retard qu’ils s’étaient en fait déjà rencontrés, ce
qui fit bien rire Ariel. Nous commandâmes des pizzas en nous mettant
d’accord rapidement : nous choisîmes toutes les recettes qui tentaient nos
palais. Nous nous retrouvâmes avec cinq géantes de goûts divers et variés,
dont deux végétariennes que nous réservâmes à Ariel. Mais il n’y eut aucun
sacrifice de notre part, étant donné qu’elle se trouverait incapable de les
terminer.
Je remontais les escaliers les bras chargés des boîtes en carton quand je
vis ma sœur se rouler de rire sur le canapé. Je déposai notre repas sur la
table et regardai ce qui était visiblement hilarant : Mímir était assis aux
côtés d’Ariel et fixait, sans broncher, ma Minuit. Figée à deux pas de lui,
elle l’observait avec de gros yeux, le corps arrondi et la bouche ouverte sur
un feulement silencieux. Hérissée comme un porc-épic, elle paraissait tout
autant sur le point de sauter sur mon ami que de prendre ses pattes à son
cou.
Je haussai un sourcil.
Minuit bondit en avant, toutes griffes dehors en crachant, puis fit une
marche arrière rapide, la queue droite comme un i. Elle réitéra son petit
manège, soufflant chaque fois un peu plus avec les oreilles bien plaquées
sur le crâne. Ariel ne pouvait plus respirer et Mímir semblait apprécier le
spectacle avec une moue amusée.
— Cessez de la traumatiser, vous voulez ? m’agaçai-je en les menaçant
d’un doigt.
— On n’a rien fait, c’est Mímir qui la terrorise rien qu’en la regardant !
ricana ma sœur, les larmes aux yeux.
L’interpellé se tourna vers moi en affichant une mine attendrie.
— N’est-elle pas adorable ?
Adorable ? Hum, oui, on pouvait dire ça. Ma minette crachait à n’en plus
pouvoir et je commençais à douter qu’elle parvienne seulement à respirer.
Je la saisis sous le ventre, me faisant lacérer le bras au passage, et
l’enfermai dans ma chambre. Pour sa tranquillité comme pour la nôtre, elle
ne sortirait qu’au départ de notre ami loup-garou. Mes plaies se refermèrent
avant même que je me sois assise sur mon canapé.
Nous entamâmes les pizzas avec ferveur. Ariel zappait sans discontinuer
pour trouver une émission visiblement à son goût alors que je brandissais le
DVD de Desperates Housewives sous son nez. Mais madame voulait qu’on
discute pendant le repas et qu’on les visionne ensuite.
— Bon alors, Mímir, tu as assouvi la curiosité de Bass ? s’enquit
brusquement Ariel en s’arrêtant sur un documentaire animalier.
Il cessa de mâcher et me jeta un coup d’œil interrogateur. Je me
demandai pourquoi il se tournait vers moi. Avait-il besoin de savoir si
j’étais satisfaite ? À moins qu’il ne soit à la recherche de mon autorisation ?
— Bass ne pose pas beaucoup de questions, finit-il par dire en constatant
que je ne réagissais pas.
— OK, revoyons tes bases, Sis. Qu’est-ce qu’un Gàirdean ? me lança ma
cadette.
— Euh…
Je pris un temps de réflexion, tentant de me rappeler où j’avais entendu
ce mot. Ma sœur leva les yeux au plafond en maugréant.
— Mímir, c’était ton taf !
J’assassinai Ariel du regard.
— Le seul taff de Mímir, Ariel, c’est d’être mon ami, point barre.
Le concerné opina vivement en se servant un autre morceau de pizza au
bœuf.
— Tu te souviens du Primum, au moins ? (Je hochai la tête mollement :
difficile d’oublier ce gars.) Eh bien, même si ce dernier contrôle toute la
meute, il a deux Gàirdean à ses ordres. Mímir, j’ai raison ?
— Pour l’instant, c’est plutôt correct, acquiesça-t-il.
— Ils servent de garde du corps, de conseillers, de remplaçants et de….
Mímir ?
— Exécutants, en quelque sorte, poursuivit-il. En gros, on fait le sale
boulot qu’il n’a pas le temps ou l’envie de faire.
Je poussai un long soupir. Une partie de moi était très curieuse et écoutait
patiemment, l’autre ne voulant déjà plus rien entendre. Je me fis violence et
m’enfonçai plus confortablement dans le canapé. La demi-heure de torture
semblait sur le point de débuter. Puis je tiquai à ses paroles et me redressai
en pivotant vers mon ami.
— Viens-tu de dire « on » ? m’étonnai-je.
Il ne prit même pas la peine de paraître mal à l’aise, le bougre. Il se
contenta de hausser les épaules.
— Attends, tu ne l’as pas informée que tu étais le premier Gàirdean du
Primum ? s’enhardit ma sœur comme si elle suivait une série télévisée
fascinante.
— Elle ne me l’a pas demandé, fit valoir Mímir en écartant les bras.
Je le fusillai du regard. Heureusement pour lui, je ne m’en formalisai pas
plus que cela. Il n’avait pas tout à fait tort sur ce point : si j’avais éprouvé
un plus grand intérêt pour le fonctionnement de la meute, peut-être aurait-il
pris le temps de m’expliquer un certain nombre de choses. Ma bête, elle,
semblait s’en carrer le popotin autant que moi.
— C’est un détail qui aurait toutefois valu d’être posé sur le tapis, tu ne
crois pas ? Avoue, tu avais peur que je te traite d’espion ! m’exclamai-je
avec une moue mi-scandalisée, mi-amusée.
Il me regarda en faisant ses yeux de colombe. Si, si, il savait faire les
yeux de colombe. Étrange mélange d’yeux de biche et d’yeux de cocker.
Ses iris bleus pétillaient de malice.
— Tu sais déjà que j’en suis un, alors pourquoi aurais-je dû masquer ce
détail ?
Je refermai la bouche. L’enfoiré. Venait-il de confesser aussi simplement
la question qui me tracassait depuis notre rencontre ?
— Tu n’as jamais avoué être là pour m’espionner, m’agaçai-je, sentant
mon ton s’élever.
— Parce que c’était un fait qui n’avait aucun besoin d’être avoué ! Tu le
savais, ne fais pas semblant de nier, déclara-t-il d’un air préoccupé. Sinon,
tu m’aurais demandé.
Tiens, il commençait aussi à s’énerver ? S’il voulait jouer à ça, j’étais son
adversaire. Ariel mâchouillait sa pizza dans son coin en nous observant
comme si elle arbitrait un match de tennis.
— J’aurais apprécié que tu l’admettes de toi-même. Ça s’appelle
l’honnêteté !
— M’as-tu interrogé une seule fois à ce sujet ? Si tu avais besoin
d’honnêteté, il suffisait de demander.
— Ce n’était pas à moi de le faire ! m’offusquai-je en fronçant les
sourcils. Je t’ai accepté comme ami en me doutant de quelque chose, mais
je n’allais tout de même pas t’accuser !
— Je savais que tu savais : mais je pensais que tu préférais l’ignorer et
que cela ne changeait rien pour toi.
Nous restâmes un instant tous interdits. Ma sœur éclata de rire tandis que
je calculais la phrase qu’il venait de lancer pour être sûre d’avoir bien
compris. Le comique de la situation me laissait une impression bancale. Je
ne parvenais pas à choisir si j’étais furieuse contre lui, ou juste agacée de la
tournure que prenait cette discussion qui mettait ma naïveté en avant. Et qui
par la même, commençait à bousiller ma soirée.
— En ce cas, ç’aurait été bien de t’en assurer, explosai-je finalement en
décidant que la colère, c’était une bonne solution à mon incertitude.
— Est-ce que ça change quelque chose ? Franchement, Bass, ce n’est pas
comme si j’avais fait quoi que ce soit pour te le cacher, s’exaspéra-t-il en se
levant à son tour pour m’affronter du regard.
Pour la première fois depuis notre rencontre, je le voyais enfin sortir de
ses gonds. Ainsi, je me rappelai soudain un détail – assez imposant – que
j’avais trop souvent mis de côté : son côté animal. Nous nous retrouvâmes
face à face, rageant l’un contre l’autre. Je réalisai d’un coup que nos Anam
Cara se trouvaient à fleur de peau. La mienne n’était pas spécifiquement en
colère, car ce sentiment n’appartenait qu’à moi seule et qu’il avait été
provoqué par une problématique humaine dont ma bête ignorait totalement
le sens.
Toutefois, je fus soudainement fascinée par Mímir. Celui-ci étincelait
d’une aura imposante. Son regard avait changé, lui aussi ; il s’était animé
d’une lueur argentée. Au contraire d’une croyance commune, les loups
n’ont jamais eu les yeux jaunes. Les rayons du jour sur certaines espèces
pouvaient donner cette impression, mais leur iris étaient plus gris ambré,
avec une plus forte teinte de l’une ou de l’autre en fonction de l’individu.
Chez Mímir, ses iris bleus à l’origine les rendaient en cet instant
luminescents, mais plus comme une lune que comme un soleil.
L’odeur lupine se fit subitement plus présente et pour une fois, je
distinguai l’animal derrière la barrière humaine. Un très léger grondement
était sorti de sa poitrine sur ses derniers mots et son irritation clairement
perceptible venait se frotter contre ma peau jusqu’à en hérisser les poils. Je
reculai d’un pas, surprise par la proximité d’un de mes congénères. Ariel
restait bouche bée, ne nous lâchant pas des yeux. Je pris le temps de
m’apaiser une seconde, sincèrement perturbée par la vision d’un homme –
autant que je puisse l’être – possédant une part animale qui surgissait en
même temps que ses émotions fortes.
— Non, ça ne change rien, finis-je par souffler.
La pression quitta aussitôt les épaules de Mímir qui se laissa tomber sur
le canapé en se passant la main dans la crinière emmêlée qui lui tenait lieu
de chevelure. Il gratta ensuite sa barbe, tripotant ses tresses. Pour l’avoir
déjà vu faire ces gestes, je savais qu’il éprouvait de la détresse. Il leva ses
yeux revenus à leur couleur initiale. C’était un regard empli d’excuses qu’il
posait sur moi.
— Je n’ai jamais souhaité t’offenser. Je t’ai appréciée dès l’instant où tu
as ouvert la bouche. J’avais peur de t’effrayer si je devais tout t’avouer. Je
ne pensais pas qu’on s’entendrait si bien et lorsque j’ai voulu t’en faire part,
je n’en ai pas eu le courage.
J’inspirai profondément en frottant ma poitrine qui m’étreignait
douloureusement après le petit effet que venait de jouer Mímir. Je
n’éprouvais plus que lassitude, ma réaction excessive me laissant
embarrassée. Une sincère confusion semblait s’être emparée de mes
émotions.
— Donc, fis-je lentement. Tu admets que ton but était de te rapprocher de
moi ?
À l’évocation de mes craintes à voix haute, mon cœur se serra,
appréhendant sa réponse. Il secoua pourtant la tête et l’étau qui m’entravait
se relâcha.
— Je n’ai reçu aucun ordre m’enjoignant de me lier à toi. Juste de
surveiller tes allées et venues. Vérifier que tu ne transgresses pas de lois,
que tu ne causes aucun tort à quiconque. Quand nous avons commencé à
sympathiser, je me moquais bien de mon affectation ; c’est de mon propre
chef que j’ai souhaité devenir ton ami. Il n’y avait pas d’arrière-pensée.
Mon souffle s’échappa de ma poitrine en emportant une pression trop
longtemps contenue. Le soulagement m’envahit. Je n’avais jamais compris
que pendant tout ce temps, je craignais bien plus de perdre Mímir en
découvrant que notre relation était montée de toutes pièces. Apprendre que
le premier réel ami que je m’étais fait n’était en fait qu’une mascarade
m’aurait détruite bien plus sûrement qu’un coup de poignard.
Ariel choisit cet instant pour avoir un hoquet de surprise qui attira mon
attention. Sa main s’était plaquée sur sa bouche et elle tendit un doigt
accusateur sur Mímir.
— Attends, Mímir !
— Oui ? fit ce dernier, intrigué par l’intervention brutale de ma sœur.
— Tu es le fameux thérapeute de la meute !
Nous dévisageâmes toutes les deux notre ami qui fronçait les sourcils,
perplexe.
— Tu es Mirko !
Ma mâchoire se décrocha.
Chapitre 16 : Revers de Médaille
La raison pour laquelle je ne m’enfermai pas dans ma chambre comme
l’adolescente que j’avais été fut certainement le fait que j’attendais des
explications. Et ces explications, je les voulais honnêtes et accompagnées
de supplications d’excuses. S’il pouvait s’agenouiller, c’était encore mieux.
Aussi surprenant que cela paraisse, je ne m’énervai pas.
Mímir – ou Mirko – semblait avoir une sacrée bonne raison : non
seulement personne ne l’appelait Mirko où que ce soit, mais en plus, il
n’était pas vraiment thérapeute. Il avait fait des études pour, qu’il n’avait
jamais pu terminer. Depuis, toute la meute le considérait comme tel, car il
possédait une fascinante faculté d’écoute et un incroyable instinct de
conseiller. Il savait choisir les mots adéquats que chacun désirait entendre et
tournait les choses à sa manière de façon à ce que tout le monde accepte sa
vision de la situation et applique ses suggestions.
Il m’avoua aussi être un beau parleur doublé d’un politicien commercial
capable de rouler n’importe qui dans la farine. Ça, j’attendrai de le voir
pour le croire. Au moins m’assura-t-il qu’il n’avait jamais employé aucune
de ses méthodes sur moi. Il était en premier lieu un altruiste qui aimait plus
que tout soutenir ses proches et les aider à régler des soucis qu’ils ne se
sentaient pas aptes à résoudre seuls.
Même sans justifications de sa part, j’aurais accepté n’importe quoi
venant de lui. Il aurait pu être assassin ou voleur que je n’aurais pas pu le
mettre à la porte. Dans ma vie, je n’avais jamais eu beaucoup d’amis.
J’avais perdu la plupart au fil des années. Que ce soit à cause de ma
condition anormale ou du fait d’un caractère particulier et solitaire, je
n’étais jamais parvenue à maintenir à flot une quelconque relation.
Mais avec Mímir, c’était différent. Le feeling était immédiatement passé
avec lui. J’étais à l’aise en sa présence autant qu’avec Ariel, Mamá ou
Owen. Le fait qu’il soit un garou pesait son poids dans la balance, je
n’aurais pu le nier, mais cela ne changeait rien.
Dans la vie, on croisait parfois une personnalité qui nous faisait penser
qu’on ne souhaitait la voir partir pour rien au monde. Lorsque ce n’était pas
réciproque, il fallait s’en priver à contrecœur. Mais avec Mirko, je savais
que ce n’était pas le cas. Quand son regard accrochait le mien, j’éprouvais
ce sentiment intense qui m’assurait qu’il ne voulait pas non plus me perdre.
Nous ne nous connaissions peut-être pas bien, nous venions peut-être tout
juste de nous rencontrer, mais je sentais que nos chemins n’étaient pas près
de se séparer.
Alors, pourquoi me confronter inutilement à lui ? Pourquoi devais-je
jouer la carte infantile et me ridiculiser en l’accablant de reproches ?
— Tu me pardonnes si je te dis que ton agresseur a été retrouvé ?
Je sursautai et revins brusquement à la réalité. Ma sœur retint son souffle
comme moi.
— Pardon ?
Il grimaça comme s’il regrettait déjà d’avoir laissé échapper ce détail.
Peut-être n’était-il même pas en droit de m’en faire part.
— Oui enfin, j’exagère. Tu te souviens de l’humain qui t’a entraînée
dehors ?
Comment pouvais-je oublier ce junky qui avait participé à mon – presque
– meurtre ?
— On a mis la main sur lui. Il est enfermé au Domus et notre Primum
prévoit de le juger demain. On l’a capturé il y a quelques jours, mais il
n’était plus en état de parler après… bref.
Je bondis sur mes pieds – encore.
— Vous l’avez chopé il y a plusieurs jours, sans moi, et c’est maintenant
que tu me le dis ? Ça, ça mériterait que je te haïsse au moins pour
l’éternité !
Je tremblais. L’appréhension parcourait mon corps tandis que ma bête
s’enflammait sous ma peau, frémissant à l’idée de déchirer de la chair. Ces
derniers temps, elle se faisait peut-être plus discrète, mais je ne l’avais
jamais sentie aussi vivante que lorsque je pensais à mon agression de cette
fameuse nuit.
Mirko grimaça.
— C’était une monnaie d’échange pour me faire pardonner, tu es plutôt
difficile en affaires.
Bouillonnant de l’intérieur, je me mis à faire les cent pas. Je n’étais pas
rageuse contre lui. Mais j’éprouvais cette sensation, ce sentiment diffus qui
vibrait dans mes membres et me laissait haletante.
De la peur, réalisai-je alors même que mon jaguar souhaitait surgir hors
de moi et tout ravager dans la pièce.
Mirko se leva et se tint à mes côtés. Il me saisit délicatement le biceps et
ce simple contact me focalisa sur lui. Son regard oscilla dangereusement
vers l’argenté et je sentis le souffle de son aura s’étendre vers moi.
Son loup était là, non loin, et ma bête le perçut. Elle se tendit à sa
rencontre comme si elle pouvait le renifler avec ses moustaches. Il était
calme comme une brise matinale, comme une onde douce sur un lac. Je
poussai un soupir. C’était apaisant. Je n’avais jamais imaginé que le simple
fait de se tenir proche d’un autre garou puisse avoir un effet si agréable. Je
lui fis un sourire timide.
J’entendis ma sœur reprendre son souffle comme si elle avait craint que
je n’explose vraiment. Je lui jetai un coup d’œil et la vis un peu malmenée,
comme dépassée par les événements. Ce n’était déjà pas facile pour moi
d’accepter tout ceci, alors je comprenais bien qu’elle ait aussi du mal à tout
avaler.
— J’aimerais t’accompagner. Je suis en droit d’assister à ça.
Mirko s’offrit quelques secondes pour y réfléchir, son regard s’égarant
au-dessus de mon épaule comme s’il avait une discussion avec le mur. Une
profonde discussion.
Avant qu’il n’ait pu répondre quoi que ce soit, je rajoutai une pièce au
puzzle complexe que représentait l’univers de la meute et une question me
vint subitement.
— Euh… Mirko, qu’entends-tu par « juger » ? Vous l’avez emmené chez
les flics ?
Un sourire amusé flotta sur ses lèvres.
— Toute personne portant atteinte à la sécurité de la meute et du Domus
se voit l’obligation d’être jugé par nous seuls. Nous ne mêlons pas les
humains à ça. Nous réglons tout entre nous. Et lorsque ce sont des humains
qui sont concernés… ma foi, cela dépend d’un bon nombre de choses. C’est
un peu compliqué dans le cas présent, étant donné que tu ne fais toujours
pas officiellement partie des nôtres, poursuivit-il en me lançant un regard
lourd de sens.
— Tu es en train de me dire que vous enfermez des gens contre leur gré
pour les juger avec vos lois ? Et la liberté dans tout ça ? C’est interdit. Vous
ne pouvez pas faire ça !
Je mettais du temps à saisir ce qu’impliquait son aveu, mais plus la
lumière se faisait sur ce merdier sans nom, plus j’étais scandalisée par ce
que j’apprenais. Quand bien même le junky était en lien étroit avec mon
agresseur.
Finalement, ma mère adoptive et son travail dans la police m’avaient plus
déteint dessus que je ne l’imaginais.
— Et tu acceptes tout ça, toi ? Tu y participes ?
Mirko grimaça et détourna son regard comme si je venais de cibler un
point important de ses propres démons.
— Je sais que c’est difficile à emmagasiner pour toi, Bass. Tu ne pourras
pas comprendre tant que tu ne te seras pas complètement immergée dans
notre monde. C’est nouveau pour toi, mais nous sommes nés et avons
grandi dans cet univers.
— Je ne suis pas certaine de le vouloir, soupirai-je en passant une main
dans mes cheveux, tentant de les démêler au passage.
Il me dévisagea tristement.
— Ce n’est pas nous que tu repousses, Bass. C’est toute ta part animale
que tu refuses.
— C’est faux !
— C’est vrai, s’immisça Ariel qui avait gardé le silence pour nous laisser
un peu d’intimité.
En fait, je crois bien qu’elle avait déjà lancé le premier épisode de
Desperates Housewives, la fourbe ! Je la foudroyai du regard inutilement,
car elle ne me fit même pas le plaisir de me jeter un coup d’œil.
— Si je viens demain, j’accepte de faire un effort pour en apprendre un
peu plus. Mais je ne promets rien ! Je trouve l’ambiance de votre… Domus,
assez flippante.
Il rit de ce son si frais et si accueillant.
— C’est parce que tu n’es pas habituée à toutes ces odeurs ! Quand tu
connaîtras chacune d’elles et pourra mettre des noms dessus, tu les
apprécieras et tu cesseras de nous fuir.
Je plissai le nez et mimai mon dégoût pour le faire rire encore. J’adorais
ce rire.
— Ne fais pas ta mijaurée, tu t’y es déjà un peu accoutumée ; sens mon
odeur, perçois-tu encore celles des autres ?
Je humai rapidement son effluve musqué. Elle était rafraîchissante. Si
vous aviez déjà enfoui votre nez dans la fourrure d’un gros berger où d’un
husky, c’était à peu près la même senteur, doublée de celle, masculine, d’un
déodorant. Ajoutez-y le parfum de mousse, d’écorce et de pomme de pin et
vous obtiendrez quelque chose de très rapprochant.
J’inhalai à nouveau et flairai enfin trois ou quatre fumets sauvages qui se
mêlaient étroitement à sa signature olfactive. Et bien que ces différents
parfums lui collaient à la peau en permanence, je n’y avais plus prêté
attention dernièrement. De la même façon que lorsqu’on rentrait dans une
pièce qui nous était familière, notre nez avait tendance à faire abstraction
des fragrances connues présentes.
Je souris à Mirko.
— En effet, il semble que je m’y sois déjà accoutumée.
— Bon, les amis, si vous voulez bien, pouvons-nous reprendre notre
soirée ? Parce que là, vous commencez à devenir bizarre, je sais plus où me
mettre, pesta Ariel en agitant les mains pour attirer notre attention.
Je ris et les rejoignis sur le canapé. Je tournai mon visage vers Mímir, et
il baissa le sien vers moi, attendri. Je glissai mon bras sous le sien et posai
ma tête sur son épaule. Dieu, que c’était doux d’abandonner la colère pour
éprouver cette sensation de béatitude ! Je me sentais… chez moi.
Définitivement chez moi.
— Ah, par contre, pour demain, il est préférable que tu viennes dans
l’après-midi. Ainsi, j’aurai le temps d’en toucher deux mots au Primum…
D’accord ?
— Hum hum, acquiesçai-je, déjà profondément plongée dans l’épisode
que Ariel avait remis.
Ariel et moi nous étions assoupies sur mon honorable canapé ; moi la tête
posée sur les genoux de Mirko, elle sur l’accoudoir. Il nous avait réveillées
lorsqu’il s’en était allé un peu plus tard, pour que nous puissions nous
transférer sur le lit. Je m’étais rendormie sans mal, heureuse de sentir le
corps chaud de ma sœur lové contre mon dos. Je n’avais jamais su si cela
était dû à mon côté félin, mais somnoler en sa compagnie avait toujours été
un de mes plus grands plaisirs. Minuit s’était jointe à nous pour se rouler
derrière ma nuque et sous ma tignasse. Je dus d’ailleurs la déloger à un
moment donné, car tenter de bouger signifiait sacrifier une mèche de
cheveux.
Au petit matin, je me levai sans bruit et descendis préparer le petit
déjeuner pour Ariel. Il était neuf heures. Le temps que je prenne une
douche, je pourrais ensuite la réveiller. Nous étions deux grosses
dormeuses, mais il fallait admettre qu’elle me battait à plate couture. La vie
d’étudiant, c’était épuisant.
Je m’habillai dans la chambre, espérant tirer Ariel des bras de Morphée
en douceur. Je pus ainsi admirer mon adorable frangine, assise au centre de
mon lit, occupée à s’étirer en m’offrant une super vue sur sa glotte.
— Très élégante, la taquinai-je.
N’obtenant aucune réaction, je lui lançai son bas de pyjama pour éviter
qu’elle se trimbale en petite culotte dans ma boutique et l’invitai à venir
manger des pancakes à la banane.
Je sirotais ma seconde tasse de thé en lisant les informations locales sur
mon ordinateur – un puma aurait été aperçu au parc national de Dartmoor –
quand Ariel me rejoignit. Elle avait pris le temps de se doucher, en fin de
compte. Elle portait une tenue du dimanche, décontractée et masculine. Ses
cheveux courts encore humides étaient en mode coiffé-décoiffé, ce qui lui
allait à ravir. Elle avait à peine fardé ses yeux, mais son visage plein de vie
débordait d’une beauté matinale que je n’escomptais jamais posséder.
— J’ai bien dormi ! Je crois que mon corps se lasse de l’absence du tien.
Je ricanai.
— Dis donc, mesure tes paroles, chica, les gens ne vont plus te prendre
pour ma sœur.
Elle renifla avec mépris avant d’apercevoir l’assiette devant elle. Son
regard s’illumina et elle s’empara d’une cuillère pour dévorer le pancake à
la banane et au sirop d’érable que je lui avais préparé. Je poussai une tasse
fumante vers elle, qu’elle s’empressa d’engloutir entre deux morceaux de
crêpes.
— Ariel, tu te souviens où est le quartier général des garous ? Ça te
dérangerait de m’y emmener d’un coup de voiture ?
Ariel interrompit sa goinfrerie pour me dévisager en haussant un sourcil.
— Tu veux y aller maintenant ? s’étonna-t-elle.
— J’aimerais mieux, oui, comme ça ce sera fait.
Elle considéra la question un instant avant de hocher la tête.
— Pourquoi pas, je pense pouvoir y retourner. Ce n’est pas très
compliqué d’accès du moment qu’on a déjà fait la route une fois.
— Cool, tu finis de manger et on décolle ?
Ariel n’était visiblement pas très motivée : même une fois dans la
voiture, elle semblait franchement incertaine. Je me demandais si elle
connaissait vraiment le chemin, mais elle me promit qu’elle s’en
souviendrait au fur et à mesure du décor. Ce n’était pas pour me rassurer,
mais je voyais bien que c’était autre chose qui la contrariait. Comme elle
conduisait, je m’inquiétais du risque qu’elle emboutisse un lampadaire avec
son esprit distrait.
Nous abandonnâmes le centre-ville pour emprunter la rocade ouest qui
permettait d’émerger rapidement de la banlieue d’Exeter. Ariel prit la
troisième sortie en direction de la ville voisine. Nous traversâmes un
adorable village fleuri, Stokestown, avant de nous orienter vers le « domaine
privé du Parc Magister ».
— C’est grand ? demandai-je alors.
La dernière fois, je n’avais fait attention à rien. J’étais dans un état
lamentable et je m’étais enfuie comme si j’avais le diable aux trousses,
pressée de quitter ces lieux inconnus et inquiétants où j’avais passé les pires
journées de ma vie.
— C’est gigantesque, tu veux dire !
Je me tournai vers elle et entraperçus un tic nerveux agiter sa paupière.
— Tu es en manque de calcium ou tu te fais du mouron à l’idée d’y
retourner ?
Son angoisse était presque palpable à présent, mais ne désirant pas la
brusquer en admettant que je pouvais le sentir, je préférais la pousser à
m’avouer d’elle-même son tracas. J’éprouvais déjà une certaine
appréhension à l’idée de me confronter à cette meute ; s’il s’avérait tout
aussi ardu pour elle de s’y rendre, cela complexifiait la tâche de garder mon
calme.
Elle me jeta un coup d’œil nerveux et je fis mine d’observer le paysage.
L’endroit était très sauvage et typique de la campagne du coin. Nous
apercevions parfois des hangars agricoles et quelques rares fermes, mais
cela faisait un moment que nous n’en avions pas croisé. De splendides
plaines aux hautes herbes cédaient la place de-ci de-là à de majestueuses
forêts denses, aux arbres touffus dotés de troncs épais.
À l’approche du domaine, nous dûmes quitter la route goudronnée pour
suivre un chemin en terre battue. Nous nous enfonçâmes dans les bois et
Ariel ouvrit à nouveau la bouche.
— J’ai beaucoup aimé cet endroit, tu sais. Tu ne m’as jamais interrogée,
mais les gens ont été amicaux envers moi. Pas tous, certes, mais là-bas
c’est… c’est magnifique. Magique. Tu verras, ça a des allures de château.
Je la dévisageai de travers. Si le lieu où nous nous rendions était si
génialissime, pourquoi diable réagissait-elle comme ça ? Elle dut traduire
mon silence, car elle poussa un long soupir avant de poursuivre :
— Ils m’avaient acceptée compte tenu des événements, mais ils
m’avaient bien prévenue de ne pas revenir, que je n’avais rien à faire parmi
eux et qu’il me faudrait une autorisation spéciale si…
J’éclatai de rire en interrompant sa tirade. Elle me fit les gros yeux et je
me marrai de plus belle.
— Ariel, ne me dis pas que tu as peur d’y retourner ? Allô, c’est moi qui
devrais être terrorisée ! Nous ne débarquons pas dans la Maison blanche,
hein. Je rends juste visite à cet abruti de souverain des fourrures comme il
m’a demandé de le faire depuis une éternité.
— Oui, mais pas pour la même raison qu’il le souhaite.
Elle n’avait pas tout à fait tort. Je venais pour participer à l’interrogatoire
de mon semi-agresseur, alors que le Primum désirait simplement et
purement que j’entre dans le droit chemin en « archivant » ma présence sur
son territoire.
Mais je n’étais pas une vache d’élevage et je refusais d’être considérée
comme telle, quand bien même il n’était pas question d’un numéro au fer
rouge sur les fesses. Ils me réclamaient au sein de leur meute : moi pas. Je
n’avais nullement l’intention de faire partie de leur petite sauterie de joyeux
pervers. Néanmoins, j’étais ouverte à l’idée de participer à l’enquête de ma
propre agression, c’était évident.
— S’ils ne veulent pas que tu rentres et que ça t’angoisse, tu n’auras qu’à
rester dans la voiture, proposai-je.
Elle grimaça en acquiesçant. Je ne comprenais décidément rien : s’ils
étaient si accueillants que ça, pourquoi avait-elle peur de les froisser ?
— On y est.
Je reportai mon attention au-delà du pare-brise. Le chemin avait laissé la
place à une route dallée contrastant avec la forêt qui la flanquait de part et
d’autre. C’était intimidant, donnant la sensation qu’on se dirigeait droit vers
la résidence d’un richissime mafieux, comme on en voyait souvent dans les
films. Pour ne rien arranger, le sentier s’interrompait brusquement sur un
portail noir, cerné de hauts murets en béton ornés de fils barbelés.
Je frissonnai. Je ne me souvenais absolument pas de ça.
Ariel s’arrêta devant la grille en laissant le moteur tourner. Elle relâcha
son souffle bruyamment tandis que mon Anam Cara se manifestait en
réponse à mon trouble. J’aperçus deux caméras vrillées sur nous, immobiles
comme de gros cafards perchés sur les piliers de l’entrée. Le portail étant
opaque, je ne pouvais absolument rien distinguer de l’intérieur.
Je baissai ma vitre et Ariel en fit autant.
— Et maintenant ? fis-je.
— On attend.
Nous patientâmes en silence quelques secondes, une minute tout au plus.
Puis le battant s’entrouvrit, laissant un colosse se faufiler au-dehors. Il
trottina jusqu’à nous avec une démarche à la fois lourde et souple, un
contraste qu’aucun humain n’aurait pu endosser.
Il s’arrêta côté conducteur et ne prit pas la peine de se baisser. Il ne
portait pas d’armes, mais était vêtu comme un militaire, avec une oreillette
et un talkie-walkie accroché à son épaulette, les cheveux rasés à ras. Ses iris
froids détaillèrent Ariel. Ses narines s’évasèrent pour sentir l’habitacle. Il
me jeta un regard.
Ses lèvres fines et zébrées d’une cicatrice s’entrouvrirent à peine
lorsqu’il s’adressa à ma sœur.
— Vous n’avez rien à faire là.
Sa voix était rocailleuse, comme si sa gorge avait été un jour broyée et
mal soignée. S’il était un garou, vu notre vitesse de récupération, ce n’était
pas impossible.
— Salut, Domino, répondit joyeusement Ariel avec un calme et une
maîtrise incroyable. J’emmène juste Bass au Primum, après on repart,
promis !
Le dénommé Domino contracta sa mâchoire carrée et son regard glissa
une seconde sur moi.
— Ce n’est pas le moment, repassez plus tard.
— Ça va être difficile. Écoute, Dom, on a fait le chemin, ça fait trois
semaines que le Primum s’arrache les cheveux pour que Bass accepte enfin
de ramener ses fesses ici. J’ai réussi à la convaincre. Si on repart et que ton
patron l’apprend, je doute qu’il soit heureux que tu aies laissé filer l’occase,
minauda Ariel avec un talent d’actrice épatant.
Domino grinça des dents comme s’il avait du gravier dans la bouche. Je
humai discrètement son parfum sans parvenir à décrire ce qu’il était. Ma
bête n’éclaira pas non plus ma lanterne, mais demeura en alerte.
— Je te sais maligne, petite humaine, mais ce n’est vraiment pas le
moment, gronda le gardien. Il aurait mieux valu que ta sœur daigne
déplacer son derrière plus tôt.
— Si je n’entre pas maintenant, je ne remettrai jamais les pieds ici,
affirmai-je en me penchant en avant.
Son regard pénétra le mien sans qu’il ne bronche. Je lui rendis la pareille
en me concentrant pour ne rien émettre. Je devais rentrer.
— Tu seras obligée de prêter allégeance à un moment donné, minette. Si
ce n’est de ton plein gré, ça le sera par la contrainte.
Je levai le menton en signe de provocation, laissant légèrement surgir
mon jaguar derrière mes prunelles.
— Eh bien, ce sera aujourd’hui ou jamais, bande de sauvages.
Un éclair brilla dans ses iris sombres, et je sus que j’avais gagné la partie.
J’avais fait un pari dangereux. Je me targuais d’être une personne civilisée ;
me transformer en jaguar ne devant jamais plus impacter sur mon humanité.
J’avais espéré que ce quidam soit comme moi sur ce point.
Domino se redressa et cracha une phrase incompréhensible dans son
micro. Le portail poursuivit son ouverture là où il l’avait interrompue et le
vigile nous fit signe d’avancer lentement.
Ariel accéléra avec douceur, les épaules raides. Le colosse nous
accompagna, courant presque avec paresse à un rythme incroyablement
rapide malgré son poids de taureau. Même de là où je me trouvais, je
constatais la montagne de muscle qu’il était. J’avais fait un safari une fois
avec Mamá et Ariel, pour tester. Vu l’état dans lequel cette visite m’avait
mise, ce fut la seule. Pourtant, je me souvenais de la manière dont les lions
avaient suivi la voiture : Domino me remémora cette scène.
— Waouh. Ils sont tous aussi flippants ? Aucun videur ne lui arrive à la
cheville. Et puis, Domino, c’est son vrai nom ?
Ariel ricana nerveusement.
— Certains sont moins impressionnants, mais la plupart le sont plus que
lui, oui. Je ne sais pas pour Domino, je ne l’ai rencontré qu’une fois. Il n’est
pas causant. Tout le monde l’appelle comme ça, j’ai supposé que c’était
parce qu’il garde le Domus…
Pas causant, je voulais bien le croire. Je reportai mon attention sur la
bâtisse qui se dressait majestueusement devant nous et retins ma respiration.
Ariel n’avait pas menti.
L’endroit était gigantesque. Haute d’au moins quatre étages, l’édifice
était une étrange villa moderne doublée d’un manoir. C’était à couper le
souffle. La façade qui s’offrait à nous était tout en relief, en majorité
couverte de plantes grimpantes à fleurs où s’alternaient baies vitrées
contemporaines et fenêtres à meneaux aux arceaux pointus.
Il était aisé de comprendre qu’une partie de la demeure restait masquée à
notre vue. Dans mon souvenir, la bâtisse se consolidait en forme de fer à
cheval. L’entrée était une lourde porte en bois lustré par laquelle nous ne
pouvions accéder qu’en montant une volée de marches disposées en
arrondi. Une splendide fontaine où trônait une réplique de la Louve
Capitoline servait de rond-point au bout du chemin gravillonné menant au
parking improvisé. Ariel y gara sa petite Ford rouge qui dénota au milieu
des SUV noirs et des berlines luxueuses qui l’entouraient.
Domino était à nos côtés avant même que je n’ouvre le battant. Il avait
parcouru la distance aussi vite que nous en marchant, alors que le tableau
de bord indiquait vingt kilomètres-heure. Je m’étais toujours trouvée
particulièrement douée en sport, mais là, j’avouais me faire battre à plate
couture.
Le gardien ordonna à ma sœur de rester à l’extérieur pendant qu’il
m’escortait. Elle ne broncha pas, s’étant préparée à devoir m’attendre. Je lui
fis un signe de la main avant de m’engouffrer dans la demeure à la suite de
mon guide. Il referma l’épais panneau de bois dans mon dos et je me sentis
prise d’un léger vertige. Les lieux foisonnaient d’une infinité d’effluves
animaux, tendant à rendre ma perception de l’environnement biaisée, ma
vision perdant de son acuité visuelle pour acquérir une sensibilité décuplée
à mes sens olfactifs. Je pouvais presque dessiner des pans de rubans colorés
dans les airs.
Mon jaguar se tassa dans mon esprit, agressé de toutes parts. Domino me
jeta à peine un regard en prenant conscience de ma détresse subite et je pris
sur moi pour ne pas exposer combien pénétrer la maison de la meute
m’indisposait. Je me concentrai sur le décor et restai sans voix devant
l’immense hall qui nous accueillit. Deux ouvertures donnaient visiblement
accès aux ailes est et ouest tandis qu’un escalier digne de celui du château
de la princesse Aurore nous faisait face, m’invitant à m’aventurer dans les
étages supérieurs.
Je suivis Domino à gauche. Nous ne croisâmes pas âme qui vive. Nous
longeâmes la paroi extérieure d’un interminable corridor, passant devant de
nombreuses portes sur notre gauche. Je mourais d’envie de l’interroger sur
leur contenu, mais n’osai finalement rien dire, trop occupée à tenir à
distance les effluves du manoir.
Ma bête hésitait entre ronronner et sortir les griffes. Elle ne savait pas si
elle devait prendre ces odeurs comme une agression ou comme une
invitation. Et pour le coup, je n’en avais pas la moindre idée non plus.
Nous empruntâmes un escalier en colimaçon et je percutai le dos de
Domino quand celui-ci se figea en haut des marches. Je me décalai pour
découvrir un Mímir complètement atterré de me voir ici alors que je
l’accueillais avec un grand sourire.
— Holà, Mí…
— Bon sang, Bass, qu’est-ce que tu fiches ? gronda-t-il en me saisissant
sous l’aisselle et en me tirant à sa suite, avant de se tourner vers Domino.
C’est bon, je me charge d’elle, tu peux retourner à ton poste.
Je trébuchai tandis que mon ami m’entraînait dans un couloir chaleureux
orné d’un épais tapis.
— Tu m’as demandé de venir et puis je…
— Ce n’est pas le moment, m’interrompit-il à nouveau. Je t’avais dit cet
après-midi, qu’est-ce que tu n’as pas compris là-dedans ? Nous sommes en
pleine réunion de meute, tu ne peux pas débarquer comme ça, à
l’improviste ! À quoi servent les téléphones ? pesta-t-il sans réellement me
questionner.
Après avoir manqué de me casser la binette deux fois, je finis par me
dégager de sa prise.
— Ça va, Mirko, j’ai oublié. Où est le problème ?
— Ne m’appelle pas Mirko, grommela-t-il en chuchotant. Suis-moi, tu ne
peux pas rester là.
Je croisai les bras et plantai mes talons dans le tapis rouge.
Je tournai la tête vers ma droite, mon oreille ayant capté des bribes d’une
discussion derrière une porte massive un peu plus loin. Je tendis mon ouïe
et humai l’air. Mirko marmonna quelque chose, mais je ne prêtais plus
attention à lui. Ce que j’entendais ressemblait à de gros sanglots déchirants,
accompagnés de plusieurs voix. Je collai mon pavillon contre le bois de
noyer et intimai le silence à mon ami qui affichait une mimique excédée par
mon insubordination. Eh oui, mon coco, j’étais fille de flic, mais je n’avais
pas refusé cette voie pour rien.
Quelqu’un était malheureux dans cette pièce. Quelqu’un souffrait.
— Qu’est-ce qu’il se passe derrière ?
— Rien qui ne te concerne, soupira-t-il en se frottant le front.
Il semblait fatigué. Il n’avait certainement pas pris le temps de dormir
après nous avoir quittées. Ses épaules s’affaissèrent comme sous le poids
d’un lourd secret. Je plissai les paupières, méfiante. Ça sentait mauvais tout
ça. Ça puait même à plein nez.
Je guettai à nouveau au battant, puis jetai un coup d’œil à Mímir. Il savait
ce que j’avais en tête, mais ne semblait pas pour autant prêt à m’en
empêcher. Sans hésiter une seconde de plus, je poussai doucement la porte
pour faire le moins de bruit possible et me faufilai à l’intérieur.
Je fus aussitôt confrontée à une masse de corps serrés les uns contre les
autres, assemblés en cercle dans une large pièce légèrement éclairée, de
façon à ce que seul son centre soit visible par les spectateurs amassés tout
autour. Ces derniers demeuraient toutefois dans l’ombre.
Sans plus me préoccuper des odeurs qui m’assaillaient de toute part, je
m’insinuai entre plusieurs personnes pour me faire une place et voir ce que
tous observaient. Personne ne me porta grande attention, et j’en fus
soulagée. J’avais craint qu’on ne me saute à la gorge sitôt mon entrée.
Mirko me rattrapa, pestant contre moi tout en m’intimant de l’attendre ; ce
que je ne fis pas, bien entendu.
Je laissai une rangée de gens devant moi et m’immobilisai.
Le centre de la pièce était occupé par le fameux Primum, cet homme
impressionnant aux yeux vairons et criblé de cicatrices. Il était torse nu, les
bras détendus le long du corps et le regard baissé sur un jeune homme,
agenouillé tête basse devant lui. Derrière ce dernier se tenait une femme
décharnée, avachie dans les bras d’Hadrian le punk et d’un autre qui lui
ressemblait à s’y méprendre. Rasé des deux côtés du crâne avec juste une
masse de cheveux bleus coiffés en arrière sur le sommet, il possédait lui
aussi ces iris verts et une mâchoire volontaire. Le reste de son visage
s’ornait de piercings ; un au nez, plusieurs aux oreilles et un à l’arcade
sourcilière droite.
Je reportai mon attention sur le grand manitou, épicentre de tous les
regards. Mímir me rejoignit enfin et sa main s’enroula autour de mon
coude. La femme pleurait à chaudes larmes, tenant à peine sur ses jambes,
tout juste maintenue par les jumeaux punks. La vision de cette inconnue me
brisa le cœur, sans que j’en saisisse la raison. Ses cris de détresse
traduisaient une douleur incommensurable qui faisait courir des frissons sur
mon dos.
Je dévisageai l’expression des gens présents dans la pièce. Immobiles
telles des statues de cire, ils partageaient pourtant tous des traits figés dans
la crainte et la peine.
— S’il vous plaît, pitié… sanglotait la femme.
— Maman, ça suffit, gronda le jeune homme accroupi sans se tourner.
— Mon petit Aaron, s’il te plaît, mon chéri… je t’en supplie, gémit-elle
de plus belle.
— Maman ! rugit le dénommé Aaron, semblant s’arrondir davantage
encore comme s’il aurait voulu disparaître dans le sol.
— Aaron, nous ne pouvons forcer ta mère, tu le sais bien.
Je levais le nez vers le Primum. Je voyais d’ici les muscles de ses épaules
tendus à craquer sous sa peau mordorée alors même que ses bras, ballants le
long de son corps, paraissaient privés de vie et de force. L’homme se faisant
appeler Primum était taillé dans le marbre, le visage impassible et
l’expression dure ; pourtant, j’aurais pu mettre ma main au feu qu’une
terrible tempête de rage couvait en lui.
Je tournai mon regard vers Mirko.
— Que se passe-t-il ? murmurai-je en laissant filtrer imperceptiblement
d’entre mes lèvres, sachant pertinemment qu’il m’entendrait.
— Aaron a tué une humaine. Voici son jugement.
Je m’étranglai avec ma salive.
Chapitre 17 : À bon chat, bon rat
J’exigeai aussitôt plus d’explications qu’il rechigna à m’offrir. Il se
contenta de phrases courtes qui eurent plus d’impact que de longs discours.
Sa voix s’échappait en un murmure à peine audible, mais pour mon ouïe,
c’était amplement suffisant. Les garous qui m’encadraient et ceux qui me
masquaient partiellement la vue nous jetèrent quelques regards, certains
curieux et d’autres courroucés, avant de reporter toute leur attention sur leur
Primum.
— Nos adolescents sont sujets à de violentes tensions, m’expliqua Mímir
en collant presque sa bouche à mon oreille. C’est un cap difficile à passer,
où contrôler leur Anam Cara devient primordial. Durant un rapport sexuel,
Aaron a laissé libre cours à son loup. La fille a pris peur, l’a traité de
monstre, s’est débattue. L’excitation lui a fait perdre son emprise et il a tué
sa partenaire. Malgré son âge, Aaron est un leader puissant ; il aurait dû se
maîtriser.
Mirko secoua la tête en fixant le jeune homme alors que j’étais
littéralement suspendue à ses lèvres. L’horreur grandissait en moi au fur et à
mesure qu’il me révélait l’histoire. Une expression de pure tristesse tordait
son visage.
— Mais ce n’est qu’un môme, murmurai-je, sous le choc.
— Nous ne pouvons tuer d’êtres humains, quelle qu’en soit la raison.
Nous avons des lois ; il en va de notre survie à tous. Son jeune âge n’excuse
malheureusement rien… Peu importe sous quel angle nous considérons la
question, c’est un crime, et lui un assassin. Nous ne sommes pas des bêtes
sauvages, Bass.
Je tiltai sur les mots qu’il employa. Mes yeux se portèrent sur le visage
déterminé du garçon. Il n’avait rien d’un fou, encore moins d’un meurtrier ;
c’était juste un môme qui avait perdu le contrôle d’une entité écrasante qui
n’avait rien à faire en lui.
Il aurait été humain, rien de tout cela ne se serait jamais produit.
— Aaron, tu sais combien ce choix me pèse… murmura leur Primum,
d’une voix empreinte d’un étrange accent.
L’aura du maître du domaine contaminait la pièce ; je me sentais étouffer
sous sa pression. Ce qu’il dégageait n’avait rien de naturel. Jusqu’à présent,
j’avais cru être l’unique membre de mon espèce : je n’avais jamais éprouvé
une communion de cette sorte.
Le bout de mes doigts me picota, pourtant, je semblais la seule atteinte
par les émanations de cet homme. D’ailleurs, pouvais-je encore parler
d’homme ? En cet instant, l’humain en lui ne se discernait plus. Sa voix
n’était qu’un grondement bestial : son regard glacial paraissait dépourvu de
compassion comme de raison, et son corps s’était amassé sur lui-même,
tendu à craquer, tel un cobra prêt à frapper.
Je percevais presque l’animal camouflé sous sa peau dorée, cherchant à
surgir sans crier gare.
C’était son aura magistrale, dissimulée dans cette apparence civilisée qui
m’empêchait de respirer, faisant frémir ma propre bête intérieure.
Il va le tuer, réalisai-je alors.
J’en étais convaincue, sans même pouvoir me l’expliquer. Tout comme
j’avais deviné, cette fameuse nuit, ce qu’impliquait de permettre à mon
jaguar de prendre le dessus. J’avais su avant même de m’abandonner à elle
que sa manière de me protéger serait de tuer. Détruire, annihiler l’agresseur.
Celui qui était mon petit ami de l’époque.
Je fermai les yeux, envahie par des souvenirs trop longtemps mis aux
oubliettes.
— Primum, je t’en prie, ne tue pas mon bébé… je t’en supplie, accorde-
lui une chance ! Je ferai ce que tu voudras, mais par pitié, laisse-le vivre !
gémit la femme affalée au sol.
— Je ne peux pas, Davina. Si tu ne peux pas te résoudre à le faire, alors
c’est mon rôle, gronda la bête dorée.
Le flash-back me frappa comme un coup de tonnerre.
Je me revis, lacérant la chair de Joffrey de mes griffes, broyant les os de
sa nuque de mes crocs puissants avant de secouer son corps inerte comme
l’aurait fait le renard avec un lapin. Je lui avais arraché la vie sans état
d’âme en l’espace d’une fraction de seconde. Parce que j’avais eu peur,
parce qu’elle bouillonnait de rage. Des émotions qui avaient jailli hors de
moi en un cocktail explosif de sauvagerie.
Je n’avais pas pu m’interrompre. Je n’avais même pas voulu le faire.
J’avais souhaité qu’il me lâche, qu’il s’ écarte de moi. Je ne lui en avais
même pas laissé le choix.
Le jeune Aaron affronta le regard de son Primum. L’acceptation
combattait la déception sur ses traits.
— Qu’il en soit ainsi, Primum, dit-il d’une voix rauque, solennel.
Le visage du Primum s’affaissa une seconde, avant de récupérer sa froide
contenance.
— Aaron Sullivan, fils unique de Davina Sullivan, enfant du clan
Canidae. Par les pouvoirs de la meute qui me sont conférés en tant que
Primum, je te condamne à rejoindre tes ancêtres sans seconde vie pour avoir
désobéi en toute connaissance de cause aux lois qui régissent notre
communauté. Souhaites-tu prononcer une dernière parole ?
Je réalisai seulement que j’avais planté mes ongles, devenus griffes, dans
le bras de Mímir. Je me rappelai de respirer, mais l’air refusait toujours
d’approvisionner mes poumons. Impossible pour moi de quitter la scène des
yeux, ou de lâcher mon ami.
— Non, souffla le garçon avec conviction.
Mon cœur cessa de battre. J’entrevis l’instant précis où le Primum bondit.
— Non !
Et je me propulsai en avant, presque contre ma volonté. Un instinct
primitif de protection venait d’imploser en moi, m’enjoignant d’agir, peu
importait la façon.
Mon Anam Cara m’insuffla toute sa force, toute sa rapidité ; son énergie
se déversa dans mes veines en un tourbillon déchaîné, grisée par
l’atmosphère comblée par ses congénères. Elle ne se sentait nullement
concernée par mes états d’âme ; néanmoins, elle m’aimait et
m’accompagnerait dans chacune de mes décisions, quand bien même cela
risquait de causer notre perte.
Elle était capable de tout pour moi. De protéger comme de tuer.
En plein vol, ma peau se déchira dans un délicieux frisson de douleur,
cédant la place à une fourrure noire et soyeuse. Mes os s’écartelèrent et
s’alourdirent sous l’embrasement de mes chairs ; un bref incendie irradia
mon corps telle une vague à marée basse, diffusant sur son passage une
sensation douce-amère de libération.
Il ne me restait plus rien d’humain lorsque mes énormes pattes de fauve
me réceptionnèrent agilement. J’atterris entre le jeune Aaron et son
Primum, la gueule ouverte sur le feulement le plus terrifiant qu’il m’ait été
donné d’entendre sortir de mon buste. Une crête de pelage se hérissait le
long de mes vertèbres, mon regard foudroyant l’homme doré qui me
dominait de toute sa hauteur.
— Ne le touche pas ! rugis-je dans un écho curieusement bestial.
Le Primum avait stoppé son élan avant même que je ne me retrouve face
à lui. Il se tenait maintenant droit, me surplombant de son charisme
paralysant. Son air vaguement surpris laissa rapidement place à un
amusement flagrant. Son sourcil barré d’une vilaine balafre s’arqua, tandis
qu’un sourire de pacha étirait la commissure de ses lèvres.
— Voyez-vous cela. Mais qu’avons-nous donc ? Ne serait-ce pas notre
petite Felidae clandestine ?
Je feulai de plus belle devant son évidente provocation. Mon Anam Cara
piétinait à la frontière de ma conscience, se frottant contre celle-ci,
m’encourageant à la laisser s’exprimer, résolue à l’affronter. Je la
repoussai : c’était mon combat, non le sien.
Je plantai mes griffes dans le parquet poli où de nombreuses marques
figuraient déjà.
— Je m’oppose à ton verdict. Tu n’es ni dieu ni avocat, que je sache !
Qui t’autorise à prendre une telle décision ?!
Il parut sincèrement surpris par ma question. Le quart de sourire qu’il
esquissa ensuite me fit froid dans le dos. Malgré tout, je le mettais au défi
de m’approcher. S’il osait, il tâterait de mes crocs.
— Primum, qui est-ce ? s’enquit Aaron juste derrière moi.
Sans lui jeter un regard, je lui enjoignis de partir à grand renfort de
vocalises grondantes, ordre qu’il ignora ostensiblement. Quel idiot.
Le Primum agita les épaules, la tension physique quittant son corps. Je
parvins presque à visualiser les décharges d’électricité statique qu’il devait
ressentir dans ses mains. Il écarta ensuite ses bras dans les airs, comme s’il
priait la foudre de s’abattre sur moi. Peut-être le faisait-il réellement. Ses
pectoraux, marqués par de multiples scarifications blanchâtres, se
contractèrent : sa poitrine se souleva sous son rire franc et viril,
parfaitement inapproprié à la situation. Je me raidis aussitôt. Ma bête
apprécia cet esclaffement communicatif, rendant cette réaction encore plus
déconcertante à mes yeux. Pour elle, ce rire était un appel au jeu, à la chasse
et à la reproduction. Comme si un mâle s’était mis à la courtiser. Et cela me
perturbait d’autant plus que j’en subis des répercussions directes. Mon
cerveau disjoncta l’espace d’une seconde.
Qu’est-ce que j’avais fait ? Pourquoi étais-je intervenue ?
— Mes chers amis, je vous présente notre nouvelle leader ! Dis bonjour,
Rìbhinn, déclara-t-il en susurrant les derniers mots qui m’étaient
entièrement destinés.
Je lui fis un bon gros doigt d’honneur par la pensée, espérant que mon
expression rageuse soit assez explicite. Je n’avais pas compris le terme qu’il
avait employé, mais j’étais pratiquement certaine que ce n’était pas
valorisant.
Mon regard dériva vers nos spectateurs. Chacun débordait de méfiance à
mon égard. Ils paraissaient surpris, certains même prêts à me bondir dessus
à tout instant ; une minorité affichait une curiosité prudente, rares étant ceux
qui demeuraient indifférents. Je passais pour un véritable monstre de foire.
— C’est qui celle-là ? D’où elle sort ?
Mon attention se porta aussitôt sur la grande blonde décolorée et
sportive, fine comme une gazelle, qui venait de se démarquer du cercle
formé en avançant de quelques pas. Le coup d’œil que lui lança le Primum
la réduisit au silence. Elle retourna à sa place après avoir incliné la nuque en
signe d’une soumission évidente, sans émettre de nouvelles plaintes. Le
chef des garous posa tranquillement un genou à terre, situant ainsi son
regard au même niveau que le mien.
— Eh bien, Rìbhinn. Désires-tu vraiment lui sauver la vie ?
Ma queue noire fouetta l’air avec nervosité, le haut de mon corps
demeurant aplati. L’hésitation s’empara un instant de moi avant que je n’ose
proférer les paroles fatidiques.
— Oui, feulai-je, déterminée.
— Es-tu donc prête à le revendiquer ?
Son murmure était ferme, lourd de sens. Il coula sur mon esprit comme
s’il venait de s’y faufiler, insuffla une curieuse impression de puissance. Le
sourire du Primum ne montait toujours pas jusqu’à ses yeux, et son iris
sauvage me transperçait.
— Je le revendique, assurai-je sans vraiment connaître la conséquence de
mes paroles.
— Non, je refuse ! s’indigna Aaron.
Mais c’était trop tard.
Une déferlante de puissance s’anima, m’empoignant jusqu’aux confins
de mon être, faisant frémir mon Anam Cara. Ma conscience clignota
comme une bougie, mon cœur cessa de battre et pendant un terrible instant,
je ne parvins plus à savoir qui j’étais. Les frontières de mon moi intérieur
ondula, s’élargit et sembla s’étendre au-delà des barrières de ma peau pour
entrer en contact avec une aura présente à proximité. Cette dernière parut
comme aspirée par la mienne, avant qu’elles ne s’entremêlent et
s’assemblent en une étonnante boule d’énergie unie et semblable.
Une magie définitivement primaire s’enroula autour de moi dans un
tourbillon de sens et d’émotions chaotiques avant de se dissiper. Et je le
sentis avec clarté : ce garçon, Aaron, m’apparut aussi nettement que s’il
venait de se faire une place dans ma tête. Au-delà, j’aperçus son Anam Cara
– un splendide loup – qui gronda au contact de mon jaguar.
Aaron hoqueta dans mon dos. Je chancelai, la vue trouble, profondément
perturbée par cette promiscuité intime et surprenante où j’avais du mal à me
dissocier de son être. Je n’osais plus bouger, encore moins me tourner vers
lui pour guetter sa réaction.
Ainsi l’expression du Primum ne m’échappa pas : son sourire atteignit
enfin ses yeux et pendant un instant je perçus une sincère satisfaction.
— Qu’il en soit ainsi. Mademoiselle Bastet De Soto, je te revendique.
Et il bondit sur moi.
Je ne parvins ni à l’éviter ni à le contrer : il me bouscula avec tant
d’énergie que je fis un roulé-boulé et dérapai sur le sol, où je plantai mes
griffes pour recouvrer mon équilibre. J’étais encore tapie, à moitié écroulée
sur le parquet, qu’il était déjà sur moi.
Il m’écrasa d’une force inouïe. Sa main appuya sur ma tête et son coude
m’étrangla, alors qu’il était pratiquement allongé sur mon dos.
Dans le même temps, ce que je venais de vivre avec Aaron se manifesta à
nouveau. La chose se produisit en sens inverse et mon esprit se retrouva
ciblé par la conscience du Primum qui m’aspira, m’enrobant dans une
brume magique qui ne m’appartenait pas.
Je feulai de rage, ruant dans tous les sens comme un étalon fougueux
pour l’éjecter de ma pauvre carcasse – et de mon cerveau, au passage. Mais
rien n’y fit. Non seulement je ne parvins pas à le déloger, mais sa prise de
judo s’affermit et me débattre se révéla bientôt inutile. Son souffle glissa
sur ma joue. Ses pensées s’imposaient aux miennes, m’ordonnant de ne pas
résister. Son odeur était si envahissante qu’elle en devint bien vite
enivrante ; mon Anam Cara jugea que s’opposer à cette puissance n’était
pas aussi attrayant que s’y laisser aller.
La sale traîtresse.
— Eh bien, Rìbhinn, susurra-t-il contre mon oreille. Tu auras pris ton
temps. N’étais-tu pas pressée de faire notre connaissance ? Nous aurions pu
faire les choses autrement, tu sais : correctement. Si je dois te faire rentrer
dans les rangs par la force afin que tu ne causes pas d’ennuis, alors ainsi
soit-il.
Son énergie s’immisça dans les pores de ma peau. Son félin emplit mes
narines, puis ma tête. Son aura – je ne voyais pas comment l’appeler
autrement – rencontra la mienne et hérissa aussitôt mon Anam Cara, avant
de la bousculer.
Je feulai de surprise.
— Entre nous, tu sauras que je ne supporte pas qu’on remette mon
autorité en question, poursuivit-il dans un chuchotis à peine perceptible, qui
sembla résonner sous mon crâne meurtri.
Il m’avait déjà forcée une fois à changer d’apparence, imposant à ma
créature intérieure d’émerger pour me protéger contre la mort. Ça n’avait
été ni agréable ni rapide.
Cette fois-ci, il agrippa mon humanité tout entière et l’attira à lui. Et, de
la même façon que l’on rebondit invariablement après un saut à l’élastique,
l’entité pensante et sans poils que j’étais repoussa la forme animale que
j’avais revêtue sciemment, avant de reprendre sa place attitrée. Comme je
ne l’avais pas souhaité, physiquement parlant c’était comme s’il venait de
me saisir par le col de ma veste pour m’extirper d’un lieu et me jeter dans
un autre.
Ce laps de temps s’affina indéfiniment jusqu’à me donner la sensation
que le monde qui m’entourait se volatilisait.
Je me retrouve dans une brume chaleureuse où rien d’autre ne semble
exister que moi et mon Anam Cara. Elle se tient à mes côtés, prudente et à
l’écoute. Notre environnement est composé d’une grisaille épaisse et
chaude ; elle s’immisce dans mes poumons lorsque j’inspire, apportant
avec elle une forte odeur de fourrure féline.
Puis, lentement, le prédateur apparaît. Un géant doré aux rayures
rousses. Il s’avance vers nous de sa démarche majestueuse et silencieuse,
accompagné dans son sillage par le Primum.
Je suis paralysée : mon jaguar ne bouge plus. Lorsque homme et tigre
s’immobilisent, une puissance phénoménale m’aplatit au sol, m’arrache
mon souffle et me fait ployer le genou. Dans un gémissement commun, mon
Anam Cara et moi nous inclinons face à l’aura écrasante du Primum.
Sa main se pose sur notre front et nous fermons les yeux.
En les rouvrant, le monde nébuleux disparut pour laisser place à la pièce
remplie de garous. L’acte en lui-même me laissa sonnée, haletante et nue
sous une forme parfaitement humaine. Le parquet était froid sous mon
ventre brûlant et le corps tendu du Primum m’enchaînait inlassablement.
Il se décala suffisamment pour me permettre de respirer, mais cela ne
changea rien à mon état surprenant de faiblesse. Je levai un regard fiévreux
vers la superposition de l’homme aux yeux vairons, qui m’observait de ses
airs sereins dédoublés. Je secouai la tête comme pour forcer ma vue à
recouvrir une vision nette, sans succès. Mon crâne pulsait sous l’effort que
maintenait mon cœur pour l’irriguer ; mon aura se confrontait férocement à
celle du Primum qui cherchait à l’emprisonner.
Qui était parvenu à l’emprisonner.
— Qu’avez-vous fait ? murmurai-je d’une voix enrouée qui s’éteignit sur
le dernier mot.
Je tentai vaillamment de masquer ma poitrine exposée et fus submergée
par l’humiliation. La colère n’était pas loin non plus, mais l’immense
fatigue qui m’oppressait l’empêcha de jaillir.
Au-delà de ça, je ne sentais plus du tout mon jaguar.
— Je t’ai revendiquée, Rìbhinn. Bienvenue dans la meute Magister.
J’entraperçus tout juste son sourire en coin avant de perdre connaissance
et de m’écrouler tête la première.
Chapitre 18 : Si tu vois une chèvre dans
le repère d’un lion, aie peur d’elle
Émergeant de ma torpeur dans un sursaut effrayé, je me redressai dans les
draps en soie cristallins d’un lit à baldaquin finement sculpté. Je parcourus à
la va-vite la pièce du regard en un réflexe absurde de chasse au danger. Ce
genre de réaction n’avait jamais été de mon fait, correspondant plus à
l’instinct du jaguar qui m’habitait, toujours sur ses gardes sur un nouveau
territoire. Avec le temps, j’avais appris à m’accoutumer aux différents
comportements inhabituels qui surgissaient dans mon quotidien.
Je ne repérai cependant rien de suspect dans cette chambre. Face à cette
constatation, mon Anam Cara s’apaisa. Dans un décor austère et très peu
meublé, la pièce possédait tout juste une boîte à bijoux déposée sur une
commode en bois précieux ; un miroir haut sur pieds accolé à une lampe
épaisse dont l’abat-jour carré frôlait le sol ; un vieux coffre de grand-mère
calé dans un coin et une armoire touchant presque le plafond. Les murs,
d’un blanc cassé sans motifs, sentaient une désagréable odeur de peinture
fraîche.
Je passai une main dans la masse chevelue empêtrée qui me servait de
tignasse et pris une profonde inspiration. Mes yeux étaient grands ouverts et
mon esprit parfaitement clair. Une curieuse euphorie et une énergie
bouillonnante dont j’ignorais la provenance circulaient dans mon corps, au
point d’en faire fourmiller mes orteils. J’éprouvai le sentiment dérangeante,
comme si j’étais shootée aux amphétamines. Mais était-ce l’origine d’une
quelconque drogue ? J’en doutais.
Je tendis mon antenne interne pour tâtonner ma bête et ce que je
découvris me laissa perplexe : elle était bien là, rayonnant d’une vigueur
que je ne lui connaissais pas. À vrai dire, elle prenait tellement d’espace que
je la sentais vrombir sous ma peau. Sa forte odeur de fourrure me semblait
tellement intrusive qu’on aurait dit que je l’avais revêtue.
En me concentrant sur la provenance de ce tonus soudain, je discernai
des présences autour de nous. L’étrange sentiment d’être reliée à plusieurs
petites choses s’imposa lentement à mon esprit. Comme si j’étais entourée
d’une dizaine de personnes papotant gaiement dans la chambre. Elles
m’apparaissaient à mes côtés tout comme extrêmement lointaines. Je
n’entendais rien en particulier, juste un brouhaha diffus et constant, si
discret que je devais tendre toute mon attention pour le détecter.
Mon Anam Cara se tenait à l’affût de cette nouveauté, aux aguets tel un
chat en chasse. Elle reniflait cet enchevêtrement de connexions ésotériques,
parcourue d’une joyeuse agitation.
Peu importait la façon dont je tentais de décrypter ce curieux mélange
d’essences et de pensées, je me trouvais bien toujours assise sur le lit, a
fortiori seule. Tout semblait se dérouler dans ma tête. Une approche
métaphorique impossible à retranscrire pour quelqu’un n’expérimentant pas
la situation.
Sans même qu’on ait besoin de me l’expliquer, je compris que ces
liaisons me reliaient indéniablement à des personnes vivantes. Ma main à
couper que ces êtres étaient tous des garous !
— Réveillée ?
Je fis un bond dans le lit, si surprise que j’eus cette impression d’éviter
l’infarctus d’un cheveu. Ce n’était pourtant que Hadrian, ce colosse bâti
comme le Thor de mes comics, une tête de punk en prime. J’étais tellement
perdue dans mon élucubration et appliquée sur mon décodage de cette
nouveauté implantée dans mon esprit que je n’avais pas entendu la porte
s’ouvrir.
Je dévisageai Hadrian comme si je le voyais pour la première fois : il
n’affichait plus cette expression dédaigneuse ni hautaine. Son regard
émeraude, serein et légèrement intrigué, était rivé sur ma petite personne.
La choucroute rouge qui lui servait de chevelure reposait sur un côté de son
crâne, lui octroyant cette invraisemblable apparence atypique.
Un détail en particulier contrastait par rapport à nos précédentes
rencontres, me laissant interdite : un lien concret, tendu comme un arc entre
nous, émettait une lueur chaleureuse, uniquement visible par mon troisième
œil – comme dirait le charlatan cartomancien de l’annuaire. Il était juste
invisible, mais pas moins réel.
J’éprouvais sa présence dans la pièce. Plus tangible et plus intime
qu’auparavant. J’avais même l’impression de voir sa température corporelle
– à moins que ce ne fut son aura, cette chose indescriptible dont semblaient
être pourvus les garous ? – de là où j’étais.
— Qu’est-ce qu’il m’arrive ? fut la première question qui franchit mes
lèvres.
Hadrian referma la porte et s’y appuya. Jambes écartées, bras dans le dos.
Un soldat au garde-à-vous. Son regard évita le mien en dérivant vers le
plafond. Je l’imitai mais, ne découvrant rien, j’en conclus qu’il était en
réalité embarrassé.
— Notre Primum t’a revendiquée.
Maintenant que j’étais reposée et que mes émotions ne prenaient plus le
pas sur ma personnalité, mon interrogatoire pouvait débuter :
— Et qu’est-ce que ça signifie concrètement ?
— Que tu fais maintenant partie intégrante de la meute, dit-il
simplement, haussant les épaules en un geste désinvolte.
Ses iris vinrent enfin affronter les miens, après un bref aller-retour sur
mon buste. Ce coup d’œil, loin de passer inaperçu, me rappela qu’avant de
m’évanouir, j’étais entièrement nue. Je vérifiai aussitôt ma tenue et poussai
un petit soupir de soulagement, constatant qu’un débardeur noir couvrait ma
poitrine, pile à ma taille. Encore mieux : il fleurait bon le neuf !
Je reportai mon attention sur Hadrian, rassérénée par mon image.
— Jusqu’ici, je ne pense pas paraître si idiote que ça. J’ai bien saisi
l’idée, mais pas le principe. Ça implique quoi, au juste ? C’est quoi ce…
truc que je sens ? (Je posai la main vers mon cœur puis vers mon front.) J’ai
l’impression d’avoir la tête prise dans une toile d’araignée et que des
dizaines de ces bébêtes grouillent tout autour…
Hadrian arqua un sourcil, surpris. Une moue se rapprochant d’un sourire
vint ensuite étirer ses lèvres fines. Le premier qu’il affichait en ma
présence. Et, croyez-le ou non, il perdait le côté armoire à glace pour
gagner une chaleur attirante. Si j’oubliais cette masse rouge sang sur son
crâne, je pourrais presque le trouver attirant.
Je me demandai s’il n’avait pas devancé la quarantaine, plutôt que tout
juste débuté sa trentaine.
Diantre, quel âge pouvait-il bien avoir ?
— Personne ne nous a jamais qualifiés d’araignées… Cela dit c’est une
bonne métaphore pour décrire la Lactea Via.
— Ça n’explique rien du tout, m’exaspérai-je, m’approchant du bord du
lit après avoir – très brièvement – confirmé que je portais bien un bas pour
couvrir ma nudité.
De nouveau, le regard du garou glissa sur ma peau, exposée par le tissu
moulant du shorty ne recouvrant pas mes jambes. Je croisai les bras sur ma
poitrine et levai le menton dans une posture provocatrice. S’il me reluquait
encore de la sorte, je lui balancerais mon poing dans le nez. Qu’il puisse me
mettre K.-O. d’une pichenette n’avait pas la moindre importance.
— Cela signifie que tu peux maintenant percevoir notre Lactea Via. C’est
une liaison complexe à laquelle chaque individu de la meute appartient dès
son plus jeune âge. Nous sommes tous reliés les uns aux autres, d’une façon
plus ou moins ténue. Les membres d’une même famille peuvent se ressentir
à plusieurs kilomètres de distance, par exemple : c’est aussi un bon moyen
de transmission qui nous permet de vérifier notre santé. Chacune de nos
sensations fortes ou émotions explosives peuvent être perçue par les autres,
si nous y prêtons de l’attention. La Lactea Via est l’essence même d’un
groupe de thérianthropes : ce qui nous assemble et nous rassemble. Le cœur
d’une meute se situe en son sein, et la magie des garous y est contenue.
Nous apprenons bien sûr à nous familiariser avec elle très tôt, ainsi que tout
ce qu’elle implique.
Son explication me laissa un goût amer sous la langue et gonfla ma
poitrine d’une angoisse nouvelle.
— Es-tu en train de prétendre que cette… toile que je détecte à la
périphérie de mon esprit est en fait reliée à chacun d’entre vous ? demandai-
je d’une voix tremblante, même à mes propres tympans.
— C’est exactement ce que je viens de dire, affirma-t-il avec lenteur
comme si j’étais une enfant attardée.
— Alors, vous pouvez m’épier ? Savoir ce que je ressens, si je… (j’émis
un instant d’hésitation pour clarifier mes pensées) suis en colère ? Si j’ai
peur ou si…
—… tu es excitée ? Oui, c’est l’idée.
Le sourire mesquin qu’il afficha mit en route le moteur grondant à
l’intérieur de ma poitrine. À mon sens, mon Anam Cara s’agaça
essentiellement parce qu’elle sentait mon propre mal-être plus que pour
l’offense en elle-même. Je la laissai faire vrombir ma cage thoracique de
façon à ce que ce satané Punky comprenne bien mon état d’esprit.
Ah, que c’était bon de ne plus se forcer à être humaine devant un
inconnu ! J’étais enfin en droit de lâcher la bride à chacune de mes humeurs
qui ne demandaient qu’à être décuplées par ma part animale, qui appréciait
plus que tout s’exprimer à grand renfort de grognements, ronronnements et
autres onomatopées bestiales.
— D’un autre côté, ajouta-t-il en ignorant mon irritation, le lien de meute
apporte aussi une énergie neuve en continu. Pour exemple, si tu t’es mal
nourrie pendant une période donnée, la meute te fournira un soutien
constant par le biais de la Lactea Via. Nous sommes une grande famille,
non pas liée par le sang, mais étroitement unie par cette connexion
surnaturelle bien plus alambiquée.
— Je ne veux pas de cette intimité avec des inconnus ! me froissai-je,
parfaitement scandalisée. Enlevez-moi ça !
Il eut un genre de ricanement masculin, ressemblant à s’y méprendre à du
dédain. Cela finit de me hérisser. Ma lèvre supérieure se retroussa sur mes
canines, et je lui jetai un regard fait d’acier.
— C’est un peu tard pour les regrets, minette, se moqua-t-il. Tu ne peux
plus te passer de la Lactea Via, à moins de quitter la meute.
— Comment je quitte la meute ? m’informai-je d’un œil suspicieux.
— En mourant. Entre autres…
Mon estomac se retourna.
—… ou en rejoignant une autre meute, ajouta-t-il avec un sourire en
coin, l’air de s’amuser comme un petit fou de cette situation qui me donnait
déjà des cheveux blancs. Ce qui, entre nous, ne ferait qu’échanger une
Lactea Via contre une autre.
Je frissonnai. J’étais pieds et poings liés à des circonstances que je
n’avais jamais désirées ni même imaginées. Il y avait à peine plus d’une
semaine de ça, je ne connaissais pas l’existence des garous, et voilà
qu’aujourd’hui je faisais partie de leur immense famille de tordus !
Comment étais-je supposée me débarrasser de ça ?
— Je n’ai jamais voulu de ce foutoir, fis-je, le souffle court.
Le regard de ce colosse redevint glacial comme une nuit hivernale,
tranchant comme la lame d’un rasoir. Je ressentis brusquement son humeur,
un véritable coup de poing asséné à travers notre « lien », tel un taureau fou
lancé pour me piétiner. Mon cœur manqua un battement et je titubai en
posant une main sur mon ventre, levant un œil surpris vers Hadrian.
J’étendis alors ma conscience vers ce fil délicat, qui nous rattachait, y
découvrant une colère bouillonnante, accordée au rictus froissé du grand
garou.
L’aura instable qui se dégageait du punk semblait se frotter contre les
terminaisons nerveuses de ma peau, insinuant une vague de doute et de peur
dans mes défenses mentales. Un filet de sueur ruissela entre mes omoplates,
tandis qu’un frisson glacé grimpait le long de mon dos. L’odeur du garou –
définitivement léonine – emplissait mes narines, à tel point que j’aurais pu
présumer qu’un lion se tenait face à moi. Mon petit doigt me souffla que
c’était plutôt réaliste.
L’intrusion que mon Anam Cara sentit contre les barrières de notre esprit
la poussa à se dresser, m’enveloppant de sa présence protectrice et
possessive.
Hadrian fit un pas menaçant dans ma direction, et bien que cela fasse
courir une inquiétude dans ma chair, je refusai de reculer devant son attitude
de général des armées.
D’accord… Ne pas dire des choses qui rendent irascible Punky.
— Premièrement : c’est toi qui l’as cherché en sauvant ce gamin, gronda-
t-il avec un calme annonciateur d’une tempête. Deuxièmement : si tu ne
l’avais pas fait, c’est ta vie qui aurait été en danger. Et non pas par nos faits
– je te vois venir d’ici – ; mais par ceux de garous que tu aurais fini par
rencontrer sur ta route. Tu ne connais peut-être rien à ce milieu, mais il
existe dans notre jargon des thérianthropes appelés « rôdeurs ». Ce sont des
solitaires qui ne possèdent pas de meute, par rejet ou par choix, et je peux
t’assurer que les rôdeuses sont rares, voire carrément inexistantes. Une
garou solitaire ne le reste pas longtemps – bien que ton cas soit un brin
singulier. Soit d’autres rôdeurs se les approprient – ainsi ils peuvent créer de
nouvelles meutes et devenir Primum par défaut –, soit les meutes aux
alentours s’en emparent de force pour des désirs personnels. Les meutes
manquent cruellement de femmes. Les Primum demandant l’autorisation
avant de revendiquer une solitaire ne courent pas les rues. Je te laisse
deviner ce qui arrive lorsqu’elles sont enrôlées contre leur gré.
L’horreur de ses paroles se fraya un chemin dans mon esprit déjà confus,
y semant davantage le désordre. Leur peuple prenait peu à peu la forme
d’une secte malsaine et dictatrice où j’avais de moins en moins envie de
m’attarder.
— Je n’ai rien choisi. J’ai juste voulu sauver ce gamin, sifflai-je en
tentant d’afficher une détermination qui me faisait cruellement défaut.
Mais Hadrian, aussi intimidé qu’un roi face à un valet, ignora ma petite
esbroufe et fit un nouveau pas vers moi. Son regard étincelait, l’émeraude
s’effaçant dans un tournoiement pour se confondre d’ocre. Son Anam Cara,
un puissant félin, n’était pas loin de faire surface.
— Respire, minette, car le retour en arrière est impossible. Alors,
accepte-le ou tire-toi ! Mais si tu veux rester, va falloir faire profil bas.
Et sur ces belles paroles, il fit demi-tour et claqua la porte, me laissant
seule avec ma détresse.
Chapitre 19 : À Rome, fait comme
les romains
Il me fallut de longues minutes de silence pour encaisser la discussion
que Hadrian et moi venions d’avoir. Ses mots tourbillonnaient dans ma tête
en un maelstrom incontrôlable de pensées.
Incapable de trier les informations ou de les assimiler de manière
adéquate, je fis comme mon Anam Cara – cet être abstrait et magique tout à
la fois – ferait : je remis mes préoccupations à plus tard, estimant que ma
lucidité de l’instant ne devait pas être employée à me morfondre.
De surcroît, je bouillonnais bien trop pour interpréter correctement ses
paroles. Les jugements qui en découleraient ne seraient pas objectifs. Il était
préférable pour tout le monde – moi, la première – que je prenne le temps
de digérer tout ça, à ma sauce. Et si cela devait durer une semaine, un mois
ou une année complète, alors, qu’il en soit ainsi.
Mais avant de quitter les lieux, je me devais de modifier une chose. C’est
en fouillant dans la penderie que je dénichai un survêtement gris
confortable et à ma taille.
Je jurai tout bas : la pièce étant dépourvue d’horloge ou réveil, j’étais
parfaitement incapable de deviner l’heure. Mon smartphone se trouvait
certainement dans la voiture d’Ariel. Du moins l’espérais-je, car si ce
n’était pas le cas, une forte probabilité supposait que je ne remettrais jamais
la main dessus.
Je rageai pour la centième fois contre mon absence de montre. J’avais
abandonné à l’adolescence l’idée d’en porter une : et pour cause, à chacune
de mes transformations en jaguar je la retrouvais en morceaux. Au bout de
la dixième, j’avais jeté l’éponge.
J’avais donc appris à me contenter de mon téléphone. Ce qui était bien
plus économique, mais aussi passablement agaçant au vu des multiples fois
où je l’égarais.
Je me dirigeai vers la seule fenêtre de la chambre, laissant filtrer une
agréable lumière à travers ses fins rideaux semi-opaques. Je tirai ces
derniers et jetai un coup d’œil au-dehors, découvrant en premier lieu des
escaliers aussi blancs que les murs de la façade, sur lesquels des adolescents
semblaient zoner. Je reconnus presque aussitôt le dos nu que portait Ariel et
sa coupe à la garçonne.
Je pouvais me rassurer : elle ne se rongeait pas les ongles dans la voiture,
guettant l’arrivée de son aînée disparue. Je me sentais bête de m’être fait du
mouron. Ma sœur, désespérée, roulée en boule dans un coin, était une scène
improbable.
Mon attention se porta sur l’horizon bordé par la forêt, qui se parait
d’éclats colorés. Sur le côté gauche, on apercevait une gigantesque piscine,
entourée de dalles en marbre et de transats qui n’attendaient que de jolies
fesses pour y bronzer.
Le panorama me laissa abasourdie. Une aile modernisée du manoir
longeait pratiquement l’eau, s’étendant sur une bonne distance sans pour
autant masquer la descente du soleil. La pelouse était méticuleusement
entretenue et des chemins semés de pierres plates permettaient de flâner
entre les adorables arbustes florissants et les haies taillées
harmonieusement.
Un labyrinthe végétal côtoyait un étang dont le cœur s’embellissait d’une
fontaine ouvragée.
C’était tout bonnement magnifique. Il était inconcevable de croire qu’un
tel petit paradis se cachait derrière ces murs de briques. Je comprenais
mieux pourquoi Ariel avait craqué sur ce lieu. Et encore, j’étais certaine que
cet endroit dissimulait bien plus de secrets.
Je me résignai à quitter la pièce en me rappelant justement que je n’avais
aucune idée de l’heure, et donc du temps où j’avais délaissé ma sœur.
D’après l’astre solaire, l’après-midi était déjà bien entamé. J’eus des
remords en réalisant que cela faisait peut-être plusieurs heures qu’elle
m’attendait, avant de me faire la réflexion qu’elle paraissait en très bonne
compagnie.
Roh, et puis tant pis, c’est assez le bordel dans ma tête !
Et c’était peu penser. Un tiraillement persistait dans mon esprit, comme si
quelqu’un me tapotait l’épaule sans arrêt pour m’inciter à me tourner. Cette
sensation, à des années-lumière d’un contact physique, demeurait toutefois
une impression incessante de rudoiement mental.
Cette fameuse Lactea Via – si j’en croyais les dires d’Hadrian – n’était
pas franchement une partie de plaisir et j’aurai donné cher pour interrompre
son effet néfaste sur ma tranquillité. Quelques heures supplémentaires avec
un tel foutoir créant des ondes qui ricochaient sous mon crâne et je
deviendrais folle.
Le pire, c’était que cette perception désagréable attirait constamment
mon attention vers elle : impossible de l’ignorer ou de la caler dans un coin
de ma tête, de la même façon que lorsque l’on tente de ne penser à rien,
l’esprit en profite justement pour tergiverser – et ce malgré notre réticence.
Me tenir en plein milieu d’une salle de concert pleine à craquer d’individus
bavardant correspondait bien à mon ressenti actuel.
Je n’étais pas seule à me retrouver déphasée par la situation : ma bête se
faisait minuscule depuis la fin de ma conversation avec Hadrian, comme si
elle cherchait à se protéger de ce perpétuel brouhaha cérébral.
La migraine pointait le bout de son museau, c’était certain. Peut-être
même hériterais-je d’une ophtalmique en prime.
— Bon, où est cette fichue sortie ? marmonnai-je pour moi-même en
quittant la chambre pour longer un corridor obscur.
Décidément, c’était une habitude ici, les couloirs sans ouvertures.
Pourtant j’avais bien vu que le mur extérieur était aussi bardé de fenêtres
que les remparts l’étaient de barbelés.
Déambulant au hasard, je fronçai le nez. De multiples odeurs flottaient
dans l’air, compliquant ma tâche de repérer celle d’Hadrian parmi tant
d’autres. Trouver la sortie se révéla plus complexe que prévu : j’avais beau
tenter de toujours descendre, les escaliers se faisaient lointains et les
nombreuses portes favorisaient la perte de mon sens de l’orientation – soit
dit en passant carrément exceptionnel grâce à mon jaguar.
Je n’étais pas loin d’opter par la facilité pour quitter cette fichue demeure
– c’est à dire passer par une fenêtre – lorsqu’au croisement suivant, je
tombai finalement sur quelqu’un.
Qui était, bien entendu, une des rares personnes que je ne désirais pas
voir.
— Pourquoi ?
Je me postai sur la défensive, pas franchement heureuse de le retrouver ;
si en plus j’étais assaillie par les reproches, cette rencontre allait vite tourner
au vinaigre. Notre lien, immanquable, se dévoilait plus puissant que celui
que je partageais avec Hadrian. Toutes ses émotions m’abordaient en
jaillissant de lui, telle une multitude de piqûres qui aiguisaient mon esprit
déjà mis à mal. Et croyez-moi, il m’envoyait une horde de moustiques
virtuels.
Je levai la paume.
— Écoute, euh… Harry…
— Aaron !
— Pardon, Aaron. On peut reporter cette discussion à plus tard, s’il te
plaît ? Je ne suis pas vraiment opérationnelle, dans l’immédiat.
Je tentai de l’éviter, mais me confrontai à un mur de muscles. Ce sale
môme, plus grand que moi, devait être un habitué de la salle de sport. Et au
vu des hormones qui fourmillaient sous sa peau, je l’imaginais parfaitement
capable de me frapper. Je fus forcée de prendre mes distances. Si monsieur
refusait de me laisser passer, j’allais avoir dû mal à le repousser.
— Pourquoi a-t-il fallu que tu t’en mêles ?!
S’il y avait bien une chose dont j’avais horreur, c’était qu’on me hurle
dans les oreilles. Davantage encore quand c’était un garou qui était supposé
comprendre ma douleur. Je préférai tourner les talons en l’ignorant avant de
déraper. Il voulait me bloquer le passage, grand bien lui fasse ; j’en
emprunterais un autre. Aux petits inconforts les grands moyens, telle était
ma devise.
Bien entendu, Aaron décida qu’il n’en avait pas terminé avec moi et
s’interposa à nouveau sur mon chemin, à une rapidité si surprenante que je
manquai de lui rentrer dedans. Bon sang, je n’avais jamais été confrontée à
quelqu’un capable de bouger aussi vite que moi.
Les yeux du jeune garou étaient devenus fous, ses pupilles se rétrécirent.
Je devinais aisément que sa part d’humanité venait d’abandonner son poste
de contrôle. Pour le laisser à qui ? J’aurai parié pour une créature me voyant
comme son quatre heures.
Confirmant mes dires, je décelai l’instant précis où il fut prêt à se jeter
sur moi, une seconde avant qu’il n’agisse. Je m’éjectai sur le côté et me
mangeai le mur, bien trop proche, qui eut la bonté de ne pas frémir sous
mon poids.
Je n’étais pas initiée à l’emploi de mes réflexes surhumains, pour tout
avouer ; j’avais toujours eu une très mauvaise gestion de l’espace lorsque je
passais en mode « accéléré ». Résultat des courses, je m’assommai à demi
contre la paroi, parvenant tout juste à garder mes esprits, avant d’assembler
mon courage pour faire face à mon assaillant. Ce gamin possédait une drôle
d’éthique pour s’en prendre à une femme qui l’avait techniquement sauvé.
Aaron gesticulait maintenant comme un beau diable, le cou emprisonné
par un bras aux poils roux.
— Ah ben tiens, je crois que je n’ai jamais étais aussi heureuse de te voir,
plaisantai-je sans pouvoir masquer le soulagement qui m’habitait.
Le regard colérique de mon adorable Mímir se posa sur moi une seconde
avant de recouvrir une apparence plus humaine – et moins charbonneuse, au
passage. Ouf, un loup sans pédales me suffisait amplement.
Mímir parvint même à me sourire.
— Cela dit, ajoutai-je, à choisir, j’aurais préféré que tu interviennes avant
que je ne me retrouve à poil devant trente personnes. Je dis ça, je ne dis
rien.
Cette fois-ci, mon ami leva les yeux au plafond, exaspéré.
Mirko relâcha le môme quand le visage de ce dernier devint livide. Aaron
toussa en se massant le cou, foudroyant mon sauveur du regard.
— Tu devrais avoir appris le respect après tout ce temps, Aaron.
— Pas pour elle, cracha-t-il. Je ne la connais même pas !
— C’est une leader qui t’a revendiqué il y a à peine quelques heures,
petit malin. Si tu ne veux pas qu’elle t’arrache la gorge, déguerpis, et que je
ne te revois plus la menacer !
— Elle n’en avait pas le droit ! vociféra Aaron en serrant les poings de
colère, ses yeux redevenus d’un bleu plus froid que des glaçons.
— Elle en avait tous les droits, figure-toi, et elle les a pris. Elle t’a sauvé
la vie, tu ne devrais pas l’oublier. Apprends à être reconnaissant, sale gosse.
— Qui a dit que je voulais être sauvé ?!
Son regard transmit toute la douleur et la tristesse qui l’emplissaient. Je
ressentis sa terrible honte envers lui-même. La rage et le dégoût le
consumaient. Je fus frappée par toutes ses émotions avec une brutalité si
intense que j’en grimaçai. Pendant un instant, je ne parvins pas à dissocier
ce qu’il émettait de ce qui m’appartenait.
Je sombrai brièvement dans un trou de désespoir sans fond. Le jaguar qui
se retourne sur un adolescent qui m’emprisonne. Le loup qui se jette sur la
jeune fille paniquée… Puis, dans une confusion tâtonnante, je me retranchai
dans mon esprit, barricadant mon essence psychique.
Le souffle haché, je posai sur Aaron un regard empli de compréhension
et de compassion mêlées. Je le vis encaisser mes propres sentiments à son
égard, qui s’étendaient probablement sur lui. La seconde suivante, il me
fuyait, incapable de le supporter. La dernière chose que j’aperçus avant
qu’il ne disparaisse fut le fantôme qui hantait ses iris céruléens.
Mirko se rappela à moi en soupirant.
— Si seulement…
— Si seulement quoi ? le coupai-je avec véhémence. Et puis, c’est quoi
un leader au juste ?
La patience ne faisait pas partie de mes qualités en cet instant présent. À
ma décharge, la journée devenait vraiment pénible.
— Je suis désolée pour Aaron. J’ai croisé Hadrian qui m’a dit où te
trouver : il a dû nous entendre et me devancer. J’étais venu te
raccompagner, et répondre à tes questions, si tu en as.
Qu’il se donnât le mal de se justifier était attendrissant, mais il me
sembla qu’il cherchait à noyer le poisson. Il finit toutefois par déclarer en
me guidant le long des couloirs :
— Il fut un temps où les mots « dominants » et « soumis » étaient
employés à tout va, jusqu’à ce que nos mœurs évoluent et que l’on prenne
conscience que notre fonctionnement devait muter avec la société.
Dorénavant, les garous qui possèdent des aptitudes leur permettant de
grimper dans la hiérarchie sont appelés des leaders. Ce sont eux qui
cherchent à atteindre les statuts de Bêta, d’Alpha et Gàirdean. Jusqu’ici, tu
saisis ?
Je fronçai les sourcils en me forçant à suivre sa cadence.
— Tu dis que je suis une leadeur. Je ne fais pourtant pas partie de la
meute.
Il rit doucement et ses yeux pétillants se posèrent sur moi avec affection.
Mon petit cœur fit un salto.
— En effet, je triche un peu. Tu as visiblement les compétences d’un
leader, du peu qu’on a pu le constater. Mais nous ne pourrons le jauger que
lorsque tu auras intégré nos rangs. Cela dit, vu comment tu te rebelles face
au Primum, que tu sois une Lambda paraît improbable. Une chose est
certaine, tu n’es pas une Oméga. Avant que tu me poses la question, un
Omega est le plus bas dans la hiérarchie. Il est faible à tous les niveaux,
mais c’est lui qui aide à maintenir un équilibre dans une meute puisque sa
simple présence solidifie les liens et apaise les tensions. Ils sont notre
faiblesse et notre force d’unification. Un Lambda, quant à lui, est un garou
qui évite autant qu’il le peut les conflits et ne cherche pas à évoluer outre
mesure dans la meute. Une fois qu’il a trouvé sa place, il s’en contente.
Comme tu l’as sans doute compris, le Primum est au sommet de la
pyramide parmi nous.
Je ricanai. Comme si on pouvait l’oublier. Le chef, le roi. Rien que ça !
Mais ayant saisi l’essentiel, je ne relançai pas Mímir là-dessus. J’aurais,
je me disais, tout le temps d’y revenir plus tard.
Après quoi, Mirko m’expliqua qu’Ariel traînait dehors, depuis plusieurs
heures, avec des connaissances faites à notre première « visite » du Domus.
Elle n’avait donc pas bougé depuis que je l’avais vue. Comme je l’avais
supposé, j’avais loupé le repas et l’après-midi était bien entamée.
Je me grattai le sternum, en proie au malaise. Je secouai machinalement
la tête et réalisai que je n’écoutais plus Mirko. Cela devenait intenable, ces
perpétuelles présences dans mon esprit qui m’empêchaient de me
concentrer sur moi-même. Auparavant, mon jaguar suffisait à me donner la
sensation d’être envahie.
Maintenant, l’effet était amplifié. Nous n’étions plus seulement deux
sous mon crâne, mais toute une armée. Les émotions qui surgissaient via les
connexions de la meute se déversaient en moi dans un tourbillon confus qui
ancrait plus fermement mon début de migraine.
— Bordel, je n’aurais jamais dû venir dans cette ville, m’agaçai-je en
portant mes mains à mes tempes.
— Ça va ? s’enquit Mirko, d’un air inquiet vraiment craquant.
— Ça ira mieux quand votre fichu Primum qui se prétend dieu m’aura
retiré ce mal de tête.
Mirko me prit l’épaule et m’obligea à lui faire face. Il plongea son regard
couleur océan, atrocement sérieux, dans le mien.
— Bass, il faut que tu comprennes – ou plutôt que tu admettes – que tu
n’as plus le choix. Tu ne peux pas te débarrasser de la Lactea Via. Pas plus
que tu ne peux te débarrasser de ton Anam Cara. Ou de nous tous.
Je repoussai son bras. J’adorais Mirko, mais pas lorsqu’il dégoupillait des
vérités impossibles à entendre. Je voulais me croire mature et réfléchie ;
mais cela se révélait tout bonnement impensable d’accepter simplement et
purement cette situation.
Concevoir que j’appartenais désormais à un univers composé de mes
confrères où je n’avais pas ma place ne me ravissait pas. Rien n’était
compréhensible dans ce milieu tout neuf à mes yeux. Pas plus cette notion
de patrie thérianthropique que cette terrible agression dont j’avais été
victime, sans aucune justification.
J’avais beau avoir été différente tout au long de mon existence, me
transformer en jaguar noir quand cela me chantait n’impactait pas ma vie,
ou du moins pas autant que ça l’aurait dû. Ariel, notre mère – et même
Owen – avaient tous accepté cette part de moi : J’aurais pu naître atteinte
d’autisme ou de surdité que rien n’aurait divergé.
La seule période où la situation s’était complexifiée à mon sujet fut à la
suite de mon premier faux pas, en tant que métamorphe. Mais c’était à trois
que nous avions surmonté l’épreuve. Toujours unies. Personne ne m’avait
abandonnée.
Sans être totalement humaine, me considérer comme un alien n’avait pas
de sens. Quand, ado, Ariel m’avait interrogée sur ma condition, je lui avais
avoué que c’était comme avoir un gros chat perpétuellement collé à la peau,
qui réagissait à mon environnement en fonction de mes humeurs. Lorsque
je me transformais, mon esprit et celui de mon Anam Cara étaient
méticuleusement dissociés l’un de l’autre depuis belle lurette, bien que celui
de mon jaguar puisse m’influencer. De la même façon qu’un T-shirt rouge
pouvait déteindre au lavage.
Cela dit, ce qui s’était déroulé à la suite de ma récente agression – bien
que ce ne fut pas une nouveauté – demeurait une possibilité qu’il me fallait
garder en tête. Je pouvais parfaitement me « perdre » dans la conscience de
ma bête. Je m’étais parfois demandé comment mon Anam Cara faisait pour
ne pas s’oublier et se fondre entièrement dans mon identité.
Pour clarifier, je vivais très bien avec mes anomalies. Plus important
encore : je considérais le curieux jaguar noir qui couvait dans mon être
comme une part inhérente à mon existence.
Au cours de mon adolescence, je m’étais plongée dans de longues
recherches infructueuses en quête d’éléments sur ma condition, au point que
ça en était devenu un passe-temps. Finalement, à part les légendes et
mythologies que tout le monde connaissait, je n’avais rien découvert de
réellement concret ou cohérent. À aucun moment je n’étais tombée sur une
information supposant que d’autres comme moi peuplaient cette terre.
Pour autant, la déception ne m’avait pas envahie. Peut-être même avais-
je été secrètement soulagée : pourquoi aurais-je voulu qu’il en existe ? Ma
famille me suffisait. J’aimais ma mère et ma sœur et elles m’aimaient en
retour. Que demander de plus ? Un homme ? Ceux-ci n’avaient plus
vraiment eu de place dans ma vie depuis l’accident, qu’il m’avait fallu des
mois à surmonter. En outre, rien ne m’avait donné envie de tisser des liens
avec la gent masculine, encore moins après le désastre de ma seconde
tentative pour nouer une relation.
Du moins, jusqu’à Mirko.
Je le dévisageai alors qu’il restait silencieux, à l’écoute de ma prochaine
vocifération, très certainement. Je m’étais un peu perdue dans mes
tergiversations. Le contrôle qu’il possédait sur lui-même était fascinant. Il
paraissait si humain ! Aucune comparaison possible avec l’aura d’Hadrian,
qui me mettait mal à l’aise, ou avec celle, totalement chaotique, d’Aaron.
Sa visible quiétude était un baume apaisant qui se transmettait à travers le
lien de la Lactea Via que nous partagions. Mais alors que cela aurait pu me
détendre, je me crispai, me fermant à cette nouvelle sensation. Je ne voulais
pas ressentir de façon si flagrante les émotions de Mirko. C’était gênant
et… impoli. Savoir qu’il pouvait aussi scanner mes sautes d’humeur
n’aidait en rien. Pouvait-il lire mes pensées ? Savoir ce qu’il déclenchait
chez moi ?
— Je ne veux rien de tout cela, Mímir, murmurai-je enfin en faisant des
yeux de cocker à mon ami.
Bingo. La flèche de l’apitoiement toucha Mirko en plein cœur.
— Je peux comprendre ce que tu ressens, Bass, mais tu ne peux pas faire
marche arrière. Je suis navré, tu vas devoir vivre avec… nous, dit-il en
ouvrant les bras pour rendre ses propos moins fatalistes.
Je savais bien où il cherchait à en venir. Il tentait de m’expliquer que je
ne pouvais rien contre le destin. La situation était telle que, je devais
admettre : A, je n’étais pas la seule garou sur terre et que B, que je le veuille
ou non, j’appartenais à présent à une meute. Sa meute. Alors même que le
terme de meute m’était inconnue une semaine auparavant. Dans un sens,
savoir que j’étais avec lui me rassurait. Sans me convaincre,
malheureusement. Je devais assimiler ces faits et m’en envelopper, devenir
plus forte et affronter mon avenir.
Pourtant, l’acclimatation me paraissait si dure à encaisser que mon corps
tout entier rechignait à l’idée d’abandonner la partie.
Il n’y aurait pas eu ce fichu lien de meute, à la limite…
Mais là, comment pouvais-je me familiariser en douceur à ma nouvelle
condition, avec ces tiraillements dans tout mon être et ce mal de crâne
insupportable ?
Je soupirai en me massant la tempe. Ma migraine s’accentuait de minute
en minute.
— Ce n’est pas une marche arrière que je demande, Mímir, c’est un
ralentissement. Ou une aspirine. Un combo, encore mieux !
— On va t’aider. Je suis là pour ça, tu sais ? Le Primum m’a chargé de
ton apprentissage. Du moins, quand lui-même ne voudra pas s’en occuper,
admit-il après un temps de pause.
Je haussai un sourcil.
— Pardon ? Quel apprentissage ?
— Étant donné que tu n’as jamais été mise au courant de quoi que ce soit
concernant la vie que nous autres thérianthropes menons, nous devons
absolument te former. T’enseigner l’essentiel, déjà. Le contrôle par
exemple. Le problème, c’est que tu n’es pas une leader de faible envergure,
ce qui complexifie un peu tout. Le Primum songe d’ailleurs à la possibilité
que tu sois une Geàrd.
J’étais prête à me scandaliser quant au sujet de mon apprentissage,
jusqu’à ce qu’il termine sa dernière phrase qui me laissa perplexe.
— Une… quoi ?
— Geàrd, c’est l’équivalent du Gàirdean, mais sans le titre.
Mirko dut lire mon incompréhension, car il eut le mérite de paraître
embarrassé, se rappelant qu’il allait un peu vite en besogne.
— En gros, le Primum pourrait parfaitement te prendre comme Gàirdean,
car tu en détiens les qualités. Les Geàrd sont un moyen d’évaluer la force
d’une meute et de son Primum. Plus une meute a de Gàirdean et de Geàrd,
plus elle est considérée comme puissante. Aujourd’hui, nous sommes deux
Gàirdean – Hadrian et moi – pour un seul Geàrd, Raad, le jumeau
d’Hadrian que tu n’as pas encore rencontré. Il n’y a pas de limitation au
nombre de Gàirdean, toutefois il est déconseillé d’en posséder plus de trois
si la meute n’est pas conséquente, car les conflits ont tendance à exploser.
Les meutes ont une hiérarchie qui leur est propre ; je suis le premier
Gàirdean du Primum, Hadrian étant le second. Si le Primum venait à céder
son titre, je serais le premier prétendant à son remplacement. Had’ pourrait
parfaitement tenter de prendre la première place, mais…
Mirko se tut, car je levais une main pour l’interrompre. J’avais atteint
mon quota d’informations pour la journée et ma tête pulsait au rythme du
murmure des consciences présentes en périphérie de la mienne.
— On en discutera une autre fois, tu veux ? Je crois avoir pigé l’essentiel,
mais là, sincèrement, je suis totalement paumée.
J’avais seulement saisi que j’avais un rôle important à jouer dans la
meute. Une raison de plus pour fuir.
Mon mal de tête me donna subitement envie de vomir.
Chapitre 20 : La nuit tous les chats sont
gris
Quelques minutes plus tard, Mirko me laissait entre les mains de ma sœur
après m’avoir guidée à l’extérieur.
Ariel discutait avec deux filles et un garçon de son âge, perchée sur le
muret des escaliers. Je n’eus pas le temps de distinguer le visage de ses
compagnons que déjà ils avaient disparu. C’était délicat de leur part, mais
ça me donna l’impression d’être une paria. Ils auraient au moins pu me
saluer ou se présenter…
Ariel me serra très fort dans ses bras – pas assez pour me faire mal, bien
entendu – avant de me demander comment je me sentais, m’avouant qu’elle
était au courant de tout et que le Primum en personne l’avait conviée à
entrer. Apparemment, il lui avait souhaité la bienvenue dans la meute, à elle
aussi. Comme si je venais de me marier dans leur famille…
Il l’avait ensuite abandonnée aux bons soins de ses récentes
connaissances sans qu’elle puisse en placer une. La tirade de ma sœur
s’essouffla et elle termina sur un : « Cette journée est un vrai bordel, mais
au final, t’as réussi à avoir ce que tu voulais ? » Question à laquelle je fus
bien en peine de répondre.
Avais-je eu ce que je voulais ? En réalité, j’avais eu tout le contraire.
J’étais venue discuter avec mon agresseur et dire au Primum d’aller se
faire voir pour le reste. Au lieu de quoi, je me retrouvais avec un crâne
comme un obus et héritais d’une meute que je rejetais en bloc. Pour
couronner le tout, je n’avais pas entraperçu l’homme responsable de ma
mésaventure. Il était peut-être préférable que je ne le croise pas, en fin de
compte. Je n’étais pas certaine d’être capable de garder mes émotions à leur
juste place pour le moment. Encore moins me retenir de l’étrangler.
Je m’assis sur le mur de pierre et tournai mon visage vers les derniers
rayons de soleil. Paupières closes, je savourai cet instant qui sembla apaiser
une seconde les voix dans ma tête. Ariel s’installa dos à moi. Elle savait
sans avoir besoin de m’interroger qu’il me fallait quelques secondes de
répit. Une année entière ne serait pas trop de refus.
— C’est comment ? craqua-t-elle au bout de deux minutes.
Je ravalai mon ricanement moqueur. Elle avait tenté de respecter mon
silence, c’était un bon début.
— J’ai l’impression que ma tête est passée sous un rouleau compresseur.
Elle ne se gêna pas pour rire, elle.
— Magdalena et Aurora ont essayé de m’expliquer ce que ça faisait
d’entrer dans la meute. J’ai pas franchement compris. Aurora y est depuis la
naissance, et Magdalena a… ne se souvient plus vraiment, en fait. Elle a
vécu une situation semblable à la tienne, sans pour autant pouvoir me
fournir de détails. En gros, c’est plus simple à encaisser pour les enfants.
Tous les garous – en général – y sont intégrés avant même de voir le jour. À
travers la mère, ou un truc comme ça.
Je la sentis hausser les épaules. J’avais espéré qu’elle pourrait m’apporter
une aide quelconque. Je réalisai un instant plus tard que je comptais bien
trop sur elle : cette histoire me concernait – moi uniquement – et si
j’escomptais en apprendre davantage, il faudrait que je m’en charge. Par
chance, elle partagea avec moi le peu d’informations qu’elle avait su
récolter.
Que ne ferais-je pas sans elle !
— Dès l’enfance, ils observent un processus complexe, suivant
l’équivalent de « cours » administrés par d’autres garous adultes.
L’enseignement est particulier et leur école se déroule à la maison. Souvent,
leurs familles prennent le rôle de précepteurs. Ils ne sont autorisés – à ce
que j’ai compris – à se joindre aux « gens normaux », comme moi, qu’une
fois au lycée ou à la faculté, en fonction de leur… euh… hiérarchie, quoi.
Bref, s’ils savent se contrôler, ils peuvent se mélanger aux humains plus tôt,
en gros. Ils appellent ça « le Bat » et ont même une cérémonie pour ça !
Après quoi, le thérianthrope est considéré comme majeur, un peu comme
nous, en fait, sauf qu’ils peuvent l’être à treize ans. Pour résumer, une fois
le Bat passé, on les traite comme des garous adultes assez mûrs pour se
mêler aux humains sans risque.
Je me retournai, intriguée par ses révélations, et elle se tourna face à moi.
C’était incroyable tous les renseignements qu’elle parvenait à grappiller en
quelques heures alors qu’en plusieurs jours, je n’avais rien appris. De quoi
me sentir vraiment nulle : le peu d’intérêt que je développais pour ce monde
qui s’ouvrait à moi était culpabilisant.
— On t’a raconté l’histoire avec le jeune Aaron, aussi ? demandai-je. Tu
sais s’il avait l’autorisation d’être avec les humains ? Il avait passé son Bat,
lui ? ajoutai-je après l’avoir vue hocher la tête.
— Il me semble qu’Aurora m’a dit que c’était sa deuxième année à
l’université, donc je suppose que oui.
Curieux, Mímir était clair sur le fait qu’il considérait Aaron comme un
leader, bien que je ne saisisse pas encore les subtilités de ce terme. En tout
cas, il savait se contrôler. Alors pourquoi envoyaient-ils des garous à la fac
au vu de la possibilité qu’un tel incident survienne ?
Difficile de ne pas spéculer sur la futilité de leurs épreuves.
Si les jeunes risquaient de péter les plombs, pourquoi ne pas les maintenir
éloignés de la société humaine plus longtemps, en ce cas ? Je fronçai les
sourcils en réalisant que je ne connaissais rien à leur univers, leurs lois,
leurs habitudes ou leurs mœurs…
En y repensant, avais-je moi-même bien vécu mon adolescence ? Si l’on
négligeait la catastrophe traumatisante survenue lorsque j’avais tout juste
dix-sept ans et qui noircissait le tableau à vie, on pouvait dire qu’elle s’était
relativement bien déroulée.
Oui, mais pourquoi ? Parce que je m’étais instinctivement éloignée de
« l’espèce humaine ». La crainte développée envers ma nature s’était
exprimée par cette distance auto-imposée. En grandissant, j’avais appris à
assumer, à contenir ma bête et à vivre ma vie en n’oubliant jamais qui
j’étais réellement et ce dont j’étais capable.
Je ne haïssais pas mon jaguar, il était un membre à part entière de ma
famille ; malgré tout, je m’en méfiais, comme d’un loup louchant sur le
poulailler de mon jardin. D’importantes précautions étaient à prendre et de
nombreuses règles étaient à respecter pour que mon quotidien se déroule au
mieux.
La première étant, entre autres, de ne jamais oublier de camoufler ma
condition.
Ariel poussa subitement un cri.
— Joder, Mamá !
Je sursautai.
— Quoi, Mamá ? m’agaçai-je en l’assassinant du regard pour m’avoir
fichu une frayeur.
— Elle m’a harcelée ! bougonna-t-elle. Elle n’arrivait pas à te joindre
alors elle m’a ordonné de te prêter mon téléphone. Il paraît que tu esquives
ses appels ? Tu sais qu’elle se fait un sang d’encre depuis l’histoire de la
dernière fois…
L’instinct policier n’était plus à prouver. Depuis une discussion durant
laquelle je m’étais trouvée bien en peine de raconter quoi que ce soit à ma
mère sur mes activités – sans parler du fait qu’en prime, j’étais une piètre
menteuse –, je faisais tout pour remettre nos discussions à plus tard. Le
temps s’écoulait, inlassable, renforçant mon mensonge par omission.
Alors que je cherchais une solution à ce nouveau problème, Ariel tira
brusquement une drôle de tête, regardant par-dessus mon épaule.
— Qu’est-ce qu’il t’arrive ? demandai-je en me tournant à mon tour.
Je fus aussitôt soufflée par une aura poisseuse qui dérégla ma respiration
en m’envoyant des vagues de chaud-froid désagréables. Le Primum se
tenait à quelques mètres de nous, ses yeux vairons vrillés sur moi. Je ne pus
réprimer ma grimace lorsque les présences se firent plus bruyantes dans ma
tête.
Je me levai pour lui faire face et nous nous affrontâmes du regard.
C’était la première fois que je le voyais sous un éclairage naturel, en
pleine possession de mes moyens : et cet homme était tout bonnement à
couper le souffle. Ce n’était pas à fortement parler de la beauté, en revanche
le charisme à l’état pur qui émanait de lui laissait sans voix.
Vêtu d’un simple marcel gris, de nombreuses cicatrices marbraient ses
bras dorés et ses poils clairs, remontant jusqu’à sa clavicule comme s’il
avait combattu un tigre dans une arène. Dépourvu du moindre ornement, on
aurait dit un guerrier highlander de l’ancien temps – ou un gladiateur – avec
ses cheveux blond cendré qui ravivaient son élégance naturelle.
Les striures blanchâtres qui apparaissent çà et là sur son visage ajoutaient
à l’ensemble une allure menaçante, exacerbée par l’œil ambré, déformé et
inhumain, qui contrastait avec l’azur de son second iris. Pour fignoler ce
tableau déjà bien engageant – ou flippant, tout dépendait du point de vue –,
une légère barbe négligée – rompue par l’énorme scarification qui cisaillait
tout un côté de sa figure – assombrissait sa mâchoire volontaire et son
menton court, tandis que son front large adoucissait ses traits pour lui
apporter un air sexy irrésistible.
— Nous devons parler, ordonna-t-il de cette voix profonde, agrémentée
d’un accent imperceptible.
Mon hésitation se transforma en appréhension, et le haussement de
sourcil du Primum démontra la limite de sa patience. Je n’osai pas bouger
d’un iota. Son fameux sourire en coin apparut et il inclina légèrement la
tête. Ses yeux brillèrent. Je ne parvins pas à déterminer si c’était une
menace que j’y décernais, ou bien un simple amusement. Une chose était
certaine : je ne devais pas m’y fier.
Il avança d’un pas confiant. Il était pieds nus et son jean usé était troué à
de nombreux endroits. Malheureusement pour moi, cela ne lui retirait en
rien son charme masculin ni sa virilité. Bien au contraire.
Quel âge pouvait-il bien avoir ? Trente ans ? Trente-cinq, peut-être ? À
moins qu’il ne soit plus vieux encore ? Si les rides n’avaient pas investi le
contour de sa bouche, elles barraient son front, laissant supposer qu’il était
du style à se plisser à la moindre occasion.
Après tout, que savais-je réellement de la durée de vie des
thérianthropes ? Dans les livres, ils étaient pratiquement semi-immortels.
— Rìbhinn.
Je sursautai et mon regard se vrilla dans le sien. Je n’aimais pas qu’il
m’appelle ainsi : je n’avais pas la moindre idée de ce que ça voulait dire.
J’avais un prénom, zut à la fin !
— Ce sera Bastet, pour toi.
Je relevai le menton en signe de défi. Mon jaguar ne semblait pas
franchement heureux de la tournure que prenait cette rencontre. Il me
réprimandait à sa façon, m’intimant silencieusement d’être plus docile. Il
saisissait visiblement mieux que moi ce qu’impliquait faire « partie d’une
meute ». Cela dit, j’étais d’humeur massacrante et ce que j’avais retenu de
toute cette histoire se résumait par le fait que je n’étais pas une faible
femelle. J’avais même – d’après les dires de Mímir – un sacré grade…
M’écraser devant cet inconnu était donc hors de question. Je jetai un
regard dans mon dos en sentant la petite main d’Ariel me crocheter le
coude. Elle me faisait les gros yeux, grimaçant comme un singe pour me
faire entendre, à sa façon, de fermer ma bouche.
Bien, elles étaient deux du côté de l’ennemi. La belle affaire. Quand je
me tournai de nouveau, le Primum se trouvait à un bras de moi. Beaucoup
trop proche. Je ravalai mon sursaut et dus lever la tête pour l’affronter. Son
sourire avait disparu. Son iris bestial, bien plus lumineux, me fixait
intensément, cherchant à m’écraser par la force du Saint-Esprit. Ou de son
esprit tout court d’ailleurs, puisque je n’allais pas lui faire le plaisir de
l’apparenter à une divinité.
Son aura surnaturelle glissa sur moi comme un foulard en soie. Un
frisson d’angoisse remonta jusqu’à ma nuque. Mon Anam Cara m’ignorait
ostensiblement, déclarant ainsi que c’était bien mérité et qu’elle
n’interviendrait pas dans mon combat. En gros, je m’étais fichue dans le
pétrin : à moi de m’en sortir, seule. Génial. Son grondement effrayant
m’aurait été bien utile, sur ce coup-là. Histoire de lui montrer de quel bois
je me chauffais.
— Je crois que tu ne réalises pas où tu te trouves, Rìbhinn, dit-il d’un ton
parfaitement calculé.
— Au contraire, j’ai bien conscience de là où je suis, répliquai-je en
masquant ma peur.
Ariel me pinça et le Primum gonfla ses narines. Cela aurait pu être
ridicule si ses pupilles ne s’étaient pas rétrécies à la manière d’un prédateur
flairant sa proie. Si celle de son iris bestial n’avait pas déjà été si minuscule,
elle aurait totalement disparu.
— Tu sembles oublier, en ce cas, que je sens ta crainte.
Il choisissait la bonne façon de me provoquer, cela était certain. Et de me
terroriser, au passage. Je n’escomptais pas lui donner raison. S’il pensait
que je lui avais pardonné son effraction dans ma chambre, il se fourrait un
doigt bien profond. Et pas dans l’œil, si vous vouliez mon avis.
— Je ne te crains pas. Et je ne te craindrai jamais, crachai-je en
intensifiant le pronom.
J’eus un mouvement de recul lorsqu’il tendit sa main vers mes cheveux.
Un réel sourire étira ses lèvres fines. Il avait un fichu sourire Colgate, dents
droites, blanches et canines sorties. Il se devait – a minima – d’être la
version Ken des Highlanders. Ses doigts frôlèrent une de mes mèches et je
saisis son poignet au vol.
Le silence tomba. Puis s’éternisa.
Notre environnement venait de se faire la malle. Littéralement. Je
n’entendais plus le souffle anxieux de ma sœur dans mon dos. Pas plus la
meute dans ma tête. Nous étions plongés dans un calme absolu où nous
étions seuls à faire du bruit. Impossible pour moi de regarder les alentours,
comme s’il était l’unique chose existant dans ce monde. Le contact de sa
peau entre mes doigts était si chaud, si doux… follement agréable. Je
percevais son pouls sous mes extrémités, lent, régulier et puissant.
Foutrement attirant.
Sans que je m’en aperçoive, il s’était avancé vers moi. Nos nez
s’effleuraient presque à présent. Il déplaça sa main : je la retins à nouveau.
Il souriait toujours, l’enfoiré. Je sentis sa force faire pression et j’employai
la mienne pour l’empêcher de rapprocher son bras de mon visage. Pendant
des secondes qui me parurent interminables, nous confrontâmes notre
robustesse respective sans bouger d’un poil. Il insufflait encore plus de
poussée et j’augmentais proportionnellement mes efforts pour le contrer. Je
ne savais pas ce qu’il voulait faire, mais je refusais catégoriquement qu’il
me touche.
Bientôt, son biceps gonfla et les veines bleues de son avant-bras jaillirent.
Mon propre membre n’en menait pas large : je bandai mes muscles
féminins, bien moins impressionnants que ceux de mon adversaire, mais
tout aussi vaillants, déterminés à détromper notre faiblesse. Nous faisions
un bras de fer, sans table.
Ce satané Primum dosait avec précision le poids qu’il ajoutait pour
m’intimider. Il testait ainsi ma résistance. Avec une facilité déconcertante,
là où je devais forcer comme une malade pour supporter sa charge. Bien
entendu, j’utilisais d’ores et déjà ma puissance bestiale. Un humain lambda
n’aurait jamais pu gagner contre moi à ce tour de force.
Mais il n’était pas un humain lambda.
Je devinai ma défaite à l’instant où ma mâchoire, traîtresse, se contracta
sous la poussée. Je refusais de me servir de mon autre main pour prendre le
dessus. Ç’aurait signifié mon échec de plus d’une manière. Car j’étais
intimement convaincue que nous nous battions pour une autre raison que
notre simple fierté. Je n’étais pas née de la dernière pluie : il désirait que je
ploie le genou sous sa domination. Je savais comment fonctionnaient les
animaux en meute. En dépit de ce qu’il pensait, j’étais une femme.
Il n’était pas question que je me laisse avoir par son petit manège
infantile. Il espérait que je combatte jusqu’à me faire écraser par sa
supériorité, persuadé que notre différence de force symbolisait autant pour
moi que pour lui. J’avais déjà perdu physiquement. Je savais bien que je ne
résisterais plus très longtemps.
S’il n’avait pas encore gagné, c’était essentiellement parce qu’il le
voulait bien. Il dosait son énergie dans les moindres détails. J’étais pourtant
plus maligne que ça. Je ne lui laisserais pas une victoire totale.
Aussi, lorsqu’il tenta d’intensifier le poids sur ma main pour m’asséner le
coup de grâce, je lui cédai brusquement le passage. Sa paume heurta
brutalement mon sternum, plus fort que je ne l’avais espéré. Je perdis
l’équilibre et le recouvrai seulement en agrippant fermement son poignet.
La surprise se lut sur son visage et m’arracha une grimace de jubilation. Il
me redressa d’un mouvement souple en me saisissant l’épaule, sans pour
autant dégager ses doigts de mon buste. Monsieur semblait avoir décidé que
sa main était très bien là où elle se trouvait.
Nous étions maintenant collés l’un à l’autre dans un micmac de membres
liés. Je le foudroyai des yeux.
— Ne me touche pas, feulai-je, ma bête s’éveillant enfin à ce contact
indésirable.
Il ne me regardait même pas, ses paupières mi-closes, me tenant toujours
avec vigueur. Malgré l’aide de mon Anam Cara, je doutais de pouvoir me
déloger de sa poigne.
— Hé ! Lâche-moi.
J’avais chaud, atrocement chaud. Les voix dans mon esprit, revenues au
galop à l’instant où sa peau était entrée en contact avec ma poitrine, me
perçaient le crâne, enracinant profondément une nouvelle migraine pour
supplanter la précédente disparue.
Je grimaçai de douleur. L’aura du Primum s’était immiscée lentement,
mais méticuleusement, dans la mienne, parallèlement avec ce qu’il avait fait
pour me « revendiquer ». Je ne m’en étais même pas aperçue. Mais il était
là. Son odeur m’envahissait avec conviction et m’enivrait de nouveau d’une
façon inexplicable. Je griffai ses bras en tentant de me libérer, mais rien n’y
fit : au contraire, sa seconde main remonta pour s’emparer de ma nuque,
m’immobilisant davantage.
— Vas-tu cesser de gigoter à la fin ? grommela-t-il en m’affrontant enfin
du regard.
J’avalai ma salive. Ses fins cheveux blonds lui tombaient dans les yeux.
D’aussi près, la cicatrice qui traversait son sourcil et son orbite gauche ne
paraissait plus si laide, ni si effrayante. Elle était même parfaitement nette,
creusée, certes, mais lisse. J’aurais pu mettre ma main à couper qu’elle était
due à une griffe animale.
Je commençai à haleter en comprenant subitement qu’il n’y avait aucun
lien entre lui et moi capable de me transmettre ses sentiments. Je percevais
sa présence, son aura, la chaleur de son corps et son Anam Cara. Mais à la
différence d’Hadrian, d’Aaron ou bien de Mirko, j’étais bien en peine de
sentir ce qu’il éprouvait. Ce qui était bien plus angoissant que le reste.
Comment savoir s’il me voulait du mal ?
— Mais… je ne te sens pas ? bégayai-je en le dévisageant avec surprise.
Il secoua la tête.
— Je suis le Primum, petite maligne. Comment pourrais-je contrôler ma
meute si chaque membre pouvait deviner ce que je pense ou ressens à
chaque instant ?
Il marquait un point. Mais alors, le contraire était-il possible ?
— Et dans l’autre sens ?
Il roula des yeux.
— Réfléchis un peu, Rìbhinn. Je perçois bien plus finement que vous tous
réunis.
Son sourire satisfait de chat du Cheshire réapparut. Il était mortellement
amusé par la situation. Un petit déclic ricocha dans mon esprit. Animée
soudain d’une énergie neuve que j’empruntai par instinct en tirant
violemment sur le fil de la Lactea Via, je le repoussai de toute ma volonté.
Pris au dépourvu, le Primum recula de deux bons pas, me permettant de
respirer convenablement. Le décor autour de moi se rematérialisa et je
sentis à nouveau ma sœur à mes côtés. À quelques mètres derrière ce fichu
type se tenaient Hadrian et Mirko, l’un affichant un air méfiant, l’autre
inquiet.
Leur prince contemplait son torse comme si je venais d’y dessiner un
gros cœur rose. J’estimai ne pas lui avoir fait mal, en revanche, j’étais
surprise de la puissance avec laquelle j’étais parvenue à le bousculer. Il fit
claquer sa langue contre son palais à plusieurs reprises.
— Bien, je vois que tu sais déjà te servir du lien de meute à ton avantage,
observa-t-il.
Je me retins de lui exposer ma satisfaction, bien trop perturbée par ce que
je venais de vivre. Je frottai ma poitrine là où il avait au préalable posé sa
main, y sentant encore un étrange fourmillement.
— Que faisais-tu ?
— Il réajustait ton lien de meute, intervint Mímir.
Je me tournai vers lui. Il perçut l’incompréhension sur mon visage et
poursuivit :
— Tu n’es pas entrée dans la meute de la meilleure façon qui soit.
Normalement, on fait cela étape par étape. On suit un genre de cérémonie,
va-t-on dire. Tout a été fait précipitamment ce matin… (Il jeta un regard
courroucé au Primum qui m’étonna. Ne le vénérait-il pas comme ses
camarades ?) D’autant plus que personne ne t’a jamais appris à maîtriser la
Lactea Via, nous aurions dû faire les choses autrement. Être plus prudents.
Mirko s’était avancé, de sorte à se placer aux côtés de son Primum.
Celui-ci leva la main pour l’interrompre autant que pour l’empêcher d’aller
plus loin. Il termina à mon intention :
— Je t’ai juste aidée en bloquant un peu tes réceptions sensibles de la
Lactea Via, le temps que tu puisses la contrôler à ta guise. Je t’ai évité des
migraines intenables de plusieurs jours. Remercie-moi.
Je montrai les dents, son sourire aguicheur ne semblant plus le quitter. Il
avait eu ce qu’il voulait, en fin de compte. Et moi, je n’avais l’impression
d’avoir gagné aucune bataille.
—Tu aurais directement pu m’expliquer tout ça, plutôt que forcer le
passage, grognai-je, plus lasse qu’en colère, à présent.
— Tu n’aurais pas accepté que je te touche.
— En effet, et à raison. Je ne te connais ni d’Ève ni d’Adam et tu essaie
de me tripoter sans même t’être présenté ! persiflai-je, sur la défensive
maintenant que je me sentais vaincue.
Il plissa les yeux et tourna la tête vers Hadrian, qui se contenta de croiser
les bras avec son habituelle attitude patibulaire, jambes écartées. Un vrai
bouledogue, ce gars.
— Tu sais très bien qui je suis. Le Primum de cette meute.
Cet enfoiré me prenait-il pour une bille ou croyait-il réellement que
c’était suffisant ? Il se moquait de moi. Je me fichais qu’il se considère
comme le souverain ici, il n’était juste pas question qu’il se prenne pour le
mien.
La monarchie – à proprement parler – était révolue. Les rois ne servaient
plus qu’à parader. Ce qu’il faisait déjà très bien, je lui accordais cela
volontiers. Il devrait donc s’en contenter. J’inspirai profondément dans
l’espoir d’apaiser mon agacement. Je lui étais reconnaissante qu’il ait mis le
lien de meute en mode silencieux, mais ça s’arrêtait là.
Son odeur se faufila jusqu’à mes narines. En ignorant le côté enivrant, je
percevais clairement l’effluve félin et sauvage de la jungle qui la
caractérisait. Si j’avais eu des doutes au début – les vestiges de notre
première rencontre se rapprochaient plus d’un mauvais songe –, ceux-ci
n’étaient maintenant plus permis : l’Anam Cara qui partageait la vie de cet
homme était indubitablement un tigre.
Un tigre, pour le roi des garous. Quelle bonne blague.
Cette révélation aiguisa mon imagination. Si monsieur refusait de me
donner un nom, j’allais lui en dégotter un comme la grande fille que j’étais.
— Très bien. En ce cas, j’ai un service à te demander, Ô Majesté Shere
Khan.
Du coin de l’œil, je vis Hadrian écarquiller les yeux et Mirko ravaler un
rire. Un gloussement dans mon dos confirma la présence silencieuse d’Ariel
qui avait bien fait le rapprochement de ma blague. Le Primum ne sembla
pas saisir la référence, car il se contenta de cligner des paupières. Comme
incertain de la marche à suivre face aux réactions des autres, il me
dévisageait, méfiant. L’ambiguïté de l’insulte lui échappait ? Mais d’où
sortait ce type ?
Ce fut à mon tour d’afficher une esquisse de sourire narquois. Il estima
probablement qu’un temps de réflexion lui était nécessaire puisqu’il ignora
délibérément la fin de ma phrase pour m’inviter à dévoiler ma sollicitation.
— J’ai cru comprendre que vous aviez capturé mon agresseur. Je veux le
voir.
Chapitre 21 : Qu’un chien aboie
et la meute le suit
Nous descendîmes les étages les uns après les autres, empruntant un
escalier en colimaçon étroit. Des lumières électroniques murales éclairaient
notre chemin, sans parvenir à amoindrir la sensation d’enfermement que ce
passage provoquait chez moi.
Ariel s’accrochait à mon bras, ne cessant de marmonner des phrases sur
le côté lugubre des lieux, tandis que Mirko fermait la marche dans notre
dos, riant aux commentaires de ma sœur. Le Primum et Hadrian nous
guidaient, jouant à celui qui se révélerait le plus taciturne, ne vérifiant
jamais si nous suivions bien le rythme.
— Non, mais sérieusement, tu ne trouves pas ça curieux, toi, qu’ils
n’aient même pas rechigné ? chuchota Ariel.
Bien qu’elle ait – encore – oublié que ses paroles n’avaient échappé à
personne ici, elle exprimait à haute voix ma pensée silencieuse. Au final,
elle aussi s’était habituée à ce que je sois l’unique surhumaine de son
entourage. Je fis les gros yeux à ma sœur pour lui rappeler que peu importe
combien elle murmurait, tous les garous sauraient ce qu’elle avait dit. Je
supposais qu’elle s’en moquait, en fait. Elle avait toujours été ainsi ;
insouciante de l’image qu’elle pouvait dégager, assumant à trois cents pour
cent sa personnalité.
Bien entendu que je trouvais ça bizarre que le Primum ait accepté ma
réclamation si aisément. Il m’avait longuement observée, me laissant tout le
loisir de tenter de décrypter les rouages de son cerveau en marche. Sur le
coup, le regret de ne pouvoir sentir ses émotions avait déposé une amertume
sur ma langue. S’il avait été un livre ouvert comme Ariel…
C’était mauvais, je m’habituais déjà à accéder aux sentiments des
membres de la meute. Ceux d’Hadrian et de Mirko n’apparaissaient pas
aussi nettement que ceux d’Aaron, néanmoins, je percevais des filaments
via les liens qui nous unissaient. Avec le Primum, c’était comme avoir un
mur entre nos esprits. Un rempart opacifié de mon côté, pour ne rien
arranger, tel un miroir sans tain. Cela dit, il m’avait suffi de quelques
secondes pour comprendre que ce mur n’était pas totalement
infranchissable. Maintenant, je devais trouver le moyen de passer au
travers.
Je n’eus pas l’opportunité de répondre à ma sœur ; Mirko s’en chargea, se
raclant la gorge avec amusement.
— Le Primum n’a encore rien promis. En dépit de ton ignorance
concernant nos lois, l’une d’elles stipule que toute attaque peut être, en
premier lieu, jugée par la victime. Si cet homme n’est pas lui-même
l’agresseur, il en est en partie responsable ; ce qui te donne un certain droit
de veto sur lui.
Je fus reconnaissante à Mímir d’être aussi sincère avec moi. Il savait que
tout m’échappait, tout en prenant le temps de m’expliquer ce que je n’aurai
pas saisi par moi-même. Je regardais le dos du Primum quand celui-ci
s’arrêta devant une lourde porte en bois, enfoncée dans une paroi de pierre
qui nous barrait l’accès. La seule issue, à moins de faire demi-tour.
Tentation forte en cet instant.
Il l’ouvrit d’une simple poussée et je m’étonnai qu’elle ne soit pas
verrouillée. Si j’avais eu un doute, j’étais maintenant certaine que nous
allions dans la cave du bâtiment. Cave ou cachots, d’ailleurs. La seconde
appellation ne m’aurait pas surprise si les lieux avaient été fermés.
Nous débouchâmes dans une salle, semi-laboratoire scientifique, semi-
bloc opératoire dernier cri. De nombreuses machines envahissaient la pièce
composée d’une table d’auscultation et d’un lit d’hôpital. Un mur entier
était occupé par des chariots de soin et un plan de travail chargé
d’instruments – ainsi que de microscopes – lui faisait face.
Ma sœur et moi nous figeâmes devant ce décor que nous n’imaginions
pas trouver ici, alors que les trois hommes traversaient déjà l’espace sans
prendre la peine de nous attendre. Ariel s’attarda sur le matériel médical
exposé là, notamment sur des scalpels. Elle fit la grimace en me jetant un
coup d’œil, presque apeurée. Je lui souris pour la rassurer. J’avais beau ne
pas savoir ce qui pouvait me rendre si confiante, je me sentais en parfaite
sécurité. Et même si cela n’avait pas été le cas, j’aurais été présente pour
secourir ma cadette en cas de problème. Un véritable chien de garde.
Les murs et le sol de la salle médicale étaient faits d’une matière
immaculée pratique à nettoyer ; mais lorsque nous passâmes à la pièce
adjacente, la pierre et la brique dominaient de nouveau les parois.
Nous allions de surprise en surprise.
Si la cloison sur notre droite était nue, celle de gauche était comblée par
une cage de cinq mètres carrés aux épais barreaux d’argent –
reconnaissables à leur relent détestable –, accolée à une autre cellule
parfaitement identique. L’odorat n’était pas le seul sens me permettant de le
déterminer. La quantité de ce métal toxique pour les garous me hérissait le
poil.
Ariel retint son souffle de concert avec mes poumons. La geôle se
composait d’un lit de camp de fortune au visuel confortable, où s’y était
retranché un homme aux habits rapiécés qui murmurait tel un dément. Mon
cœur s’emballa dans ma poitrine et j’eus un mal fou à respirer. Mon Anam
Cara venait de se volatiliser de mon radar interne.
Je comprenais mieux pourquoi Ariel semblait inquiète.
Nous étions descendus là où j’étais maintenue enfermée plusieurs jours.
Bien que ce ne soit pas la même cellule – puisque la mienne ne se
composait pas d’argent –, l’odeur et la luminosité demeuraient identiques.
Mon regard rencontra celui du Primum qui m’observait avec une attention
toute particulière. Pour une fois, je le lui rendis sans aucune animosité. Je
savais parfaitement qu’il percevait ma détresse. Ou plutôt, je me doutais
qu’il pouvait la sentir.
Avant que quiconque ait pu dire quelque chose, Mirko posa sa grande
main sur mon épaule et sa chaleur corporelle m’enveloppa. Je me tournai
vers lui et m’y accrochai avec désespoir, comme s’il était ma bouée de
sauvetage.
La connexion qui nous reliait brillait en excès d’un éclat réconfortant et
clignotant. L’inquiétude qu’il éprouvait à mon égard se reflétait dans ses
iris. Craignant que cela ravive une blessure trop récente, son premier choix
aurait été de m’éviter cette difficulté émotionnelle supplémentaire. La
personnalité du « psy » de la meute m’apparaissait plus nette
qu’auparavant, comme si cette Lactea Via apportait une sensibilité accrue
pour décrypter les tempéraments des garous.
Mirko avait peur qu’à nouveau, je rejette ma part animale. Comprendre la
profondeur de sa pensée fut un véritable soulagement. Son contact si doux
m’apaisa. J’avais confiance en lui, bien plus que je ne l’aurais dû en sachant
que nous avions fait connaissance à peine une semaine plus tôt.
Qu’il se rassure : me recroqueviller dans un coin sous prétexte que ce lieu
était un mauvais souvenir n’entrait pas en ligne de compte ! J’avais une
bonne raison d’être ici. Une fichue bonne raison, et il était hors de question
que je fasse l’impasse une fois de plus en jouant les mijaurées.
Mirko me sourit. Je le soupçonnais d’avoir suivi le cheminement de ma
réflexion, ou les sentiments qui me traversaient. Une détermination
nouvelle coula dans mes veines.
— Ça va aller ? s’enquit Ariel en me prenant le poignet.
Elle ne fut pas dupe une seconde du sourire que je lui envoyais. Elle avait
l’air encore plus mal à l’aise que moi, mâchouillant un coin de sa lèvre en
se dandinant sur place. Curieusement, voir que je n’étais pas la seule à
vouloir fuir cet endroit me ragaillardit.
Je sursautai lorsque Hadrian racla bruyamment les barreaux de la cellule.
Je ne compris qu’à retardement le procédé qui généra ce son métallique :
des griffes animales, surgissant en remplacement de ses ongles,
s’entrechoquèrent contre les tiges renforcées. Au bout de ses doigts, elles
apparaissaient davantage comme des serres de rapaces. Je ne m’attardai
cependant pas sur l’acte en lui-même, mais sur sa répercussion. L’homme
enfermé s’était tapi contre le mur du fond, apeuré, le regard fou. Je
m’avançai prudemment de quelque pas pour le dévisager.
C’était bien le junky maigrichon que j’avais vu à la soirée. Une peau
fondue sur des os protubérants, des joues exsangues sur des pommettes
saillantes et sous un teint blafard – presque verdâtre – ainsi que des cheveux
blonds gras aux racines noires. Les poches sous ses yeux étaient deux
cratères méchamment violacés. Ce pauvre type était salement amoché.
Sans avoir pu me contenir, je me retournai vivement contre le Primum.
— Vous avez vu son état ? l’accusai-je. Qu’est-ce que vous avez fait de
lui ? Depuis combien de temps il est là ?
Je demeurai interdite face à l’explication que Mirko me servit quelques
minutes plus tard. Il m’avait emmenée dans la première pièce que nous
avions traversée pour laisser le « prisonnier » tranquille, qui s’était mis à
hurler dès que j’avais ouvert la bouche, proférant des ignominies où nous
étions dépeints comme des mangeurs d’hommes.
Rien que ça.
Mímir dut se justifier aussitôt auprès de moi pour me convaincre que
personne n’avait joué les cannibales devant lui, me promettant qu’ils
l’avaient purement et simplement mis à la diète. Traduction : il était en
plein sevrage.
Je fus incapable de déterminer si ça me rassurait ou m’angoissait de
l’apprendre. Pour être tout à fait honnête envers moi-même, pouvais-je
croire au fait qu’ils cherchaient à lui porter secours ? Qu’ils faisaient ça
pour son bien ? J’en doutais. Ils détenaient une personne contre sa volonté,
le contraignant à affronter ses pires cauchemars. La façon dont le Primum
avait observé le junky n’exprimait aucune culpabilité. Bien au contraire.
J’aurais presque pu mettre ma main à couper qu’il y prenait une certaine
part de plaisir.
Et moi dans tout ça, qu’éprouvais-je réellement ? De la satisfaction à le
voir dans cet état ? Je n’en étais pas persuadée. Ma mère serait horrifiée
d’apprendre dans quoi je m’étais embarquée. Elle prônait la justice,
espérant me l’avoir inculquée à la force de son acharnement. Était-ce le
cas ? Je ne parvenais pas à dissocier les émotions vengeresses de celles de
pitié. Ariel n’avait visiblement pas d’avis sur la question. Elle prenait un
soin tout particulier pour paraître invulnérable, ce qui se notait par sa
position aux bras croisés, serrés sur sa poitrine.
Mirko ferma la porte et s’y adossa.
— Ça fait cinq jours que nous l’avons déniché. Nous avions un mal fou à
lui extraire des informations, au début : dès les premières heures, il a
montré des signes de manque important. Ça va beaucoup mieux maintenant
qu’il a surpassé le plus gros et qu’il se remet doucement. On a déjà appris
ce qu’on cherchait, à commencer par le fait qu’il n’est pas l’instigateur de
ton attaque, ni même ton agresseur, d’ailleurs. Ce n’est qu’un piètre pion,
un messager de seconde zone qui n’a conscience de rien, à notre grand dam.
Je trépignai d’impatience. Ce n’était pas ce qui m’intéressait et il le
savait. J’en voulais plus. À défaut de sautiller sur place d’énervement à la
façon d’une sauterelle, je m’installai sur une des tables de travail, imitée par
Ariel.
Je croisai ensuite les bras dans une posture similaire à celle de ma sœur.
Nous passions pour deux gros bouledogues prêts à mordre.
— OK. Racontez-moi tout ce que vous savez.
Mímir ouvrit la bouche, la referma et se tut. Je lus sur son visage
l’hésitation, comme s’il devait prendre un soin tout particulier pour analyser
ce qu’il comptait me dire. Avant qu’il ait pu se lancer, il se décala
brusquement de côté, libérant l’espace devant la porte qui s’ouvrit à la
volée.
— C’est bon, tu peux tout lui dire, déclara le Primum qui précéda
Hadrian en pénétrant dans la pièce. Après tout, elle fait maintenant partie de
la meute.
Son clin d’œil – qui m’était clairement destiné – me fit grincer des dents
et je l’observai à la dérobée en simulant un désintérêt total de sa personne.
Il prenait une place monstrueuse dans ce lieu clos, exacerbant le fait que
nous étions sous terre. Il éclipsait les deux autres hommes de sa seule
présence, pourtant d’ordinaire tout aussi charismatiques. Ils auraient pu être
absents que le rendu final aurait été identique.
Chacun des regards qu’il me lançait était une provocation, me défiant
d’oser l’affronter. Supporter la pression de ses iris vairons s’apparentait à
scruter un effet d’optique, en plus envoûtant et en moins écœurant. Je
n’avais encore jamais rencontré quelqu’un atteint d’hétérochromie, mais
j’étais pratiquement certaine que si ça avait été le cas, le côté dérangeant de
la chose n’aurait pas eu un tel impact. Ce qui rendait l’aspect de son regard
à ce point troublant provenait de l’apparence inhumaine de son œil gauche,
traversé par le tissu cicatriciel qui poursuivait sa course jusqu’à sa mâchoire
en une longue estafilade. La couleur de l’iris blessé entourant la pupille
atrophiée exacerbait cet effet démoniaque, apportant à cet individu hors
norme une allure menaçante. Et terriblement attirante.
Je me secouai intérieurement.
Pouvait-il entendre mes pensées si elles étaient émises trop clairement ?
Et dire que notre lien était imperceptible ! Peu importait la manière dont je
m’y prenais, la présence du Primum à la frontière de mon cerveau s’avérait
moins tangible que celle de Mirko ou d’Hadrian. Si ces derniers
apparaissaient en évidence dans la toile de la Lactea Via, leur chef
demeurait nimbé d’un brouillard qui perturbait mes sens métaphysiques et
m’empêchait de distinguer sa conscience. L’esprit des autres garous ne se
dévoilait pas avec clarté, toutefois ressentir leur essence et capter certaines
émotions ne posait pas un tel problème.
Je remarquai qu’Ariel me lorgnait en coin, reluquant ensuite ouvertement
le Primum. Son regard pétillant de malice allait et venait entre lui et moi,
une moue mutine figeant ses lèvres. J’aurais voulu la tancer, mais cela ne
serait pas passé inaperçu.
— Il s’appelle Stanley Kavosk, reprit Hadrian, bras croisés sur son torse
comme à son habitude. Originaire des pays de l’Est, il a manifestement
grandi à Londres. Fils aîné d’une famille modeste d’ouvriers, il a suivi des
études à la capitale avec sa sœur, Joëlle, de deux ans sa cadette. Il y a trois
ans, elle est accidentellement devenue une thérianthrope de la meute locale.
Un an plus tard, elle est morte des blessures d’un combat avec un rôdeur, de
ce que nous avons pu récolter. Depuis, Stanley nous hait, nous et notre
espèce, termina-t-il d’un ton monocorde contrastant avec l’histoire triste
décrite.
Je ne comprenais pas comment il pouvait exposer cet incident sans
tressaillir ni avoir l’air un tant soit peu touché. Avait-il un cœur de pierre ?
Dans tous les cas, il m’était toujours aussi imbuvable qu’à notre rencontre.
Je m’interrogeai d’ailleurs sur sa capacité à plaisanter. Même le Primum,
avec son sourire narquois indétrônable, parvenait à paraître plus affable.
— Qu’entends-tu par « accidentellement » ? m’enquis-je pour éclaircir le
point le plus surprenant.
— Tu ne le sais sûrement pas… commença Mirko.
— Mais tu le saurais si tu t’étais renseignée un minimum, coupa Hadrian
en regardant Mirko avec une étincelle de méchanceté.
—… mais il existe deux techniques pour devenir un thérianthrope,
poursuivit Mirko sans s’émouvoir de l’interruption de son collègue, lui
rendant tout de même son animosité d’un coup d’œil acéré. Naître tel quel,
ou développer la mutation. Cette transformation s’apparente à un virus
magique qui modifie ton ADN. Cette infection par le virus mère n’est
possible que par le biais des thêrions ; autrement dit, des thérianthropes
dont l’humain n’est plus réellement aux commandes.
— Des garous qui deviennent fous, en gros, marmonna Hadrian.
— Tu veux dire, comme dans les légendes ? proposa Ariel en haussant un
sourcil.
Ah ! Elle ne savait donc pas tout sur nous ! Cette constatation me
remonta le moral.
— On peut dire ça, oui. Il faut pour cela que le venin – une substance
produite par les dents et les griffes du thêrion –, du sang ou n’importe quel
fluide corporel infecté du thêrion entre en contact avec quelqu’un. Un peu
comme une MST, si on veut. Une unique griffure ou morsure peut
développer le virus chez une personne saine de base. Ou une relation
sexuelle.
Ariel grimaça de dégoût et détourna le regard comme si une image atroce
s’était imposée à elle. J’avalai ma salive de travers, n’en menant pas large.
Je ne m’étais pas doutée une seule seconde que ma condition puisse être
autre chose qu’une simple mutation génétique. Qu’un virus magique
transmissible puisse en être responsable élevait l’hypothèse de la contagion
que j’avais jusqu’à présent mise de côté.
La question que je m’étais longuement posée lorsque j’étais jeune revint
se frayer un chemin. Étais-je malade ?
Je lus la réponse à mon interrogation dans le regard profondément serein
du Primum qui ne me quittait plus. L’assurance emplissait son aura ; cet
homme était loin d’être souffrant. Et Mirko ? Je dévisageai ce dernier et il
me sourit posément, comme s’il suivait le fil de mon introspection et de
mes appréhensions.
Peut-être était-ce d’ailleurs le cas, grâce à cette satanée Lactea Via. Il
subsistait de trop nombreuses facettes sur elle qui nécessiteraient tôt ou tard
des clarifications. Je ne pouvais pas continuer à voguer dans l’ignorance
sans savoir ce qu’il m’arrivait précisément. Qu’on puisse lire en moi
comme si j’étais une bande dessinée me débectait : je me devais de
remédier à cela rapidement.
Zut alors. À peine avais-je ressenti le besoin de me renseigner sur ma
condition qu’un sentiment d’angoisse vit déjà le jour. Bientôt, je serais
engloutie par les événements. Surfer sur la vague ne suffisait pas. À un
moment donné, il fallait faire face au tsunami et admettre qu’on ne pouvait
pas lui échapper.
Ce tsunami représentait ma vie. Le but ici étant de ne pas me noyer.
— Cette Joëlle s’est fait infecter par le virus mère ? relançai-je Mirko
pour lui indiquer que je suivais toujours.
Il acquiesça.
— Heureusement pour elle, elle a pu être prise en charge par la meute de
Londres. Une fois n’est pas coutume, elle a survécu à la mutation et s’est
bien intégrée. Malgré cela, elle a fait une mauvaise rencontre qui a très mal
tourné. Nous ignorons la relation qu’il entretenait avec sa sœur à ce
moment-là : toujours est-il qu’il nous reproche de l’avoir tuée.
Je compris que le « nous » employé évoquait notre race, et non pas eux
en particulier.
— D’accord, mais quel est le lien avec moi ? osai-je demander.
La question me brûlait les lèvres depuis trop longtemps. J’attendais des
justifications pertinentes. Pour quoi, et pour qui avais-je dû endurer le
martyre, l’enfermement et la peur ?
Mirko secoua les épaules en signe d’ignorance.
— C’est la question à un million de dollars, intervint le Primum, me
fixant de cette intensité qui lui était propre.
Un peu trop intense. Bientôt, il allait me creuser deux trous dans le crâne.
C’était frustrant d’être sans cesse guettée. Me prenait-il pour une souris ?
Pour une enfant en attente de faire une bêtise plus grosse qu’elle ? Une folle
envie de lui bander les yeux – voire de les crever – me saisit.
— Inutile de me regarder ainsi, je n’ai pas de réponse pour vous.
Il inclina la tête comme un animal et son petit sourire satisfait réapparut.
Cette fichue mimique semblait faire partie intégrante de son caractère
irritant.
— On ne sait pas si tu étais personnellement visée ou s’ils ont tenté de
nous atteindre à travers une cible facile.
Je tiquai sur l’emploi du pluriel dont il avait intensifié l’intonation et
laissai couler le « cible facile » qui me fit grincer des dents.
— De quoi parles-tu ? dis-je d’un ton soupçonneux.
— Dernièrement, une surmanifestation d’affaires louches touche nos
rangs, déclara-t-il en décryptant méticuleusement chacune de mes
expressions faciales, comme s’il essayait de me disséquer. Nous supposons
fortement qu’une tierce personne s’amuse à déboussoler nos jeunes. Il est
possible que quelqu’un ait décidé de s’en prendre à nous. Pourquoi ? C’est
encore un mystère. Stanley n’a rien à voir avec cela, il n’est pas un cerveau
pensant. Or, nous cherchons un suspect capable d’avoir une tactique
réfléchie qui nous échappe en l’état actuel des choses. Nos spéculations
penchent pour un individu avec du pouvoir, voire carrément un politicien.
Hormis l’entourage proche des garous, seules les très hautes sphères
gouvernementales reconnaissent notre existence. Et ce, essentiellement
parce que nous les avons infiltrées, ce qui nous permet de réguler l’afflux
d’informations rendues publiques. Ces temps-ci, les ennuis se multiplient et
surgissent sur la toile au Royaume-Uni. Des vidéos compromettantes
circulent ici et là, en plus d’articles qui, d’ordinaire, n’auraient jamais pu
franchir notre censure.
Le Primum était captivant lorsqu’il parlait. Les cicatrices de son visage
devenaient envoûtantes au même titre que ses yeux. Et sa voix… Sa voix
ronronnait imperceptiblement, composée d’un soupçon d’accent que j’avais
grand-peine à situer, bien que d’origine gaélique. À la différence, les
modulations prononcées par Hadrian s’apparentaient au geordie, accent
populaire dans l’extrême nord de l’Angleterre.
Je me concentrai sur le présent lorsque ma sœur prit la parole.
— Pourquoi vous nous avouez tout ça ? Aucun jeune d’ici n’en parle et
je parierais ma voiture qu’ils ne sont pas au courant, se méfia-t-elle.
Le Primum lui sourit avec fierté, comme si elle était l’une de ses élèves et
qu’elle le surprenait par son intelligence. J’étais heureuse de constater
qu’elle gardait tous ses sens aux aguets.
— Parce que vous êtes totalement concernées. Avez-vous des éléments
qui nous font défaut ? Mlle De Soto peut-elle nous fournir une explication à
son attaque ? Une raison pour laquelle elle serait mêlée à des intrigues
malhonnêtes qui sépareraient nos propres soucis des vôtres ?
C’était peine perdue s’il comptait sur moi pour éclaircir la situation. J’y
avais déjà mûrement réfléchi, au point de m’en causer des migraines. À la
suite d’une agression, c’était la première chose à laquelle on songeait.
Pourquoi moi ? J’avais été incapable de fournir une interprétation
cohérente. Je ne trempais dans aucune combine, je ne touchais à aucune
drogue et ne volais pas les chats des voisins. Alors, même si je ne mettais
jamais les pieds dans une église, et que j’étais loin d’être pieuse, je n’en
restais pas moins à l’écoute du malheur de mes congénères et n’hésitais
jamais à assister autrui. Le seul argument probant auquel j’avais pensé
consistait au travail d’agent de police de Mamá. Là encore, pourtant, rien ne
collait : négliger l’utilisation du poison spécifique aux garous aurait été
idiot.
Bref, à ce stade, je ne leur étais d’aucune utilité.
— Ce Stanley ne vous a donc rien dit de plus ? questionnai-je sans savoir
vers qui me tourner pour obtenir des résultats.
Le Primum garda la parole sans que quiconque s’y oppose – quelle
autorité !
— Stanley est un mouton, Rìbhinn. On l’a payé pour se venger. Il faisait
d’une pierre deux coups, c’est tout. C’est un simple drogué opportuniste qui
ne sait plus quoi faire de sa vie depuis que sa sœur est morte. L’instigateur
de ton attaque reste inconnu ; en revanche, il s’est montré assez utile pour
nous fournir le nom de ton agresseur.
Je sursautai. Il avait bien pris le soin de garder la meilleure information
pour la fin, rien que pour me faire rager. Une pique de colère m’envahit et
le Primum leva une main apaisante, comme s’il avait senti que j’allais faire
une crise d’adolescence.
Que suis-je stupide. Sacrée Lactea Via, hein ? Ça révolutionnerait le
monde si cette technique existait sous forme d’application afin que les
parents comprennent leurs enfants.
— Inutile de te mettre à hurler, j’allais t’en faire part dans tous les cas,
s’amusa le Primum alors que j’hésitais encore à lui coller une prune dans
son sourire trop parfait. Chaque chose en son temps : Oui, nous avons
connaissance de son nom de code. Il se fait appeler Nihils, c’est un
thérianthrope mercenaire né de la Seconde Grande Guerre. On ignore
presque tout de lui, hormis le fait qu’il soit un rôdeur leader acceptant une
large clientèle, pas forcément de nature thérianthropique. Il sait se faire
discret en territoire conquis. En définitive, il semble vouloir rester solitaire.
Nous avons demandé de plus amples renseignements à la meute de
Londres, la dernière où il ait évolué, mais elle tarde à nous les fournir.
Il grommela la fin de son discours en jetant un coup d’œil agacé à son
second Gàirdean, qui le supporta sans broncher. Je supputais que Hadrian
n’arrivait pas à la cheville de Mirko lorsqu’il s’agissait de garder son calme.
On pouvait néanmoins lui accorder la palme d’or de l’impassibilité.
— Pour résumer, finit-il par conclure, ce Nihils est un garou
pratiquement indétectable : il n’a pas d’attaches et peut s’immerger parmi
les humains sans aucune difficulté tout en trompant les membres de ma
meute. Quand bien même je préviendrais tout le monde de sa possible
présence dans la ville, personne ne prêterait attention à lui : un leader est
techniquement capable de masquer son odeur et de réduire son aura à un
filet imperceptible s’il ne fait pas partie de notre Lactea Via. Il doit se
balader sur mon territoire en ce moment même, et à moins que je ne tombe
sur lui, je n’ai pas de moyen de le repérer. En plus de cet inconvénient,
chaque solitaire traversant ou s’installant sur le domaine d’une meute doit
se déclarer, exigence à laquelle tu t’es confrontée en débarquant. Tenir à
jour les déplacements des rôdeurs permet justement de les surveiller,
d’évaluer leur perniciosité et d’agir en conséquence avant qu’ils ne causent
des ennuis. Actuellement, ils sont peu sur mon territoire, mais ce dernier
comprend tout le Devon, le Somerset et le Dorset. Cela prendra du temps,
mais je peux tous les convoquer. Dans l’hypothèse où Nihils respecterait les
règles…
Les mâchoires du Primum se crispèrent et je vis l’éclat de sauvagerie qui
passa fugacement sur ses traits, générant un frisson le long de mon dos. Ce
mec, bien qu’indéniablement à la tête des gentils, me terrorisait quand son
masque d’apparente civilité se fissurait. L’avis de mon Anam Cara au sujet
de ce garou ne contredisait pas ma propre défiance à son égard. À nous
deux, nous formions un duo de prudence parfait.
J’envisageais toutefois lui proposer mes services pour l’accompagner
dans cette démarche chasseresse lorsque le téléphone de ma sœur se mit à
hurler cette bonne vieille chanson Dégage du dessin animé Spirit, me
faisant violemment sursauter. Ariel sortit le smartphone de sa poche en
s’excusant, grimaçant à la vue de l’interlocuteur.
Elle me jeta ensuite ce coup d’œil consterné qu’elle me lançait toujours
en se confrontant à une impasse, articulant silencieusement « Mamá ». Je
fis une mimique affligée tandis qu’elle sautait de son perchoir et s’éclipsait
discrètement de la salle pour gagner un peu d’intimité.
Je regardai la porte se refermer sur ma sœur, reportant alors mon intérêt
sur les trois hommes me faisant face, à une distance respectueuse les uns
des autres. Tous sexy et intimidants à leur façon – à l’exception de Mímir
qui, avec sa tête de nounours, ne ferait pas peur à ma grand-mère. Mirko
l’affectueux, Hadrian le ronchon, le Primum le…
Eh bien, je préférais ne pas prêter attention à ce qui me venait à l’esprit.
Ni penser à ses biceps.
Je soupirai intérieurement.
On en était où déjà ?
Chapitre 22 : Chien qui aboie ne mord
pas
Le départ d’Ariel me désarçonna plus que je n’aurais cru, comme si elle
était le générateur d’énergie qui alimentait tout mon courage. Jusqu’à
présent, elle avait représenté un support physique autant que mental,
m’enveloppant dans sa force guerrière d’adolescente intrépide. En y
repensant, ça me laissait à la fois perplexe et consternée.
En règle générale, l’aînée de la famille servait de pilier et de boussole à
sa cadette, pour la guider et la soutenir dans les passages de la vie que la
sœur plus âgée avait déjà franchis. Le contraire n’avait aucun sens. Et
pourtant, c’était bien son absence qui m’angoissait, comme si elle venait de
m’abandonner sur un territoire ennemi en période de guerre. Il y avait de
quoi s’arracher les cheveux.
À vingt-sept ans – bientôt vingt-huit ! –, je n’étais toujours pas foutue
d’affronter sans aide des événements qui réclamaient une implication
mature de ma part. J’étais une fichue solitaire, mais j’assumais difficilement
les situations problématiques sans l’assistance de ma sœur ou de ma mère.
Devenir la patronne de ma propre boîte n’était pas un choix anodin : je
n’avais de comptes à rendre à personne d’autre qu’à moi-même, et la seule
responsabilité que je devais supporter ne dépendait que de moi. En cas de
souci, ma famille était présente : auditrice à l’écoute et attentive à mes
besoins, mais cela devait s’interrompre là.
J’en vins donc à m’interroger sur la raison de l’appel de Mamá et sur,
justement, la responsabilité que j’avais vis-à-vis de la femme qui m’avait
élevée. Je m’en voulais de l’éviter : c’était ma mère, tout de même ! Mais
en tant que telle, et comme toutes les mères, elle sentait quand quelque
chose ne tournait pas rond chez moi.
Comment aurais-je pu masquer mes problèmes personnels ? Comment
dissimuler plus longtemps mes mésaventures et ces surprenantes nouvelles
rencontres ? Je craignais que si elle l’apprenait, elle chercherait à
m’arracher à Exeter par tous les moyens. J’avais justement emménagé ici
pour éviter ce genre d’inconvénient familial ; devoir se justifier, avoir
perpétuellement quelqu’un sur le dos, c’était épuisant. Je préférais sans
conteste m’agacer de ses intrusions dans ma vie privée en vivant loin d’elle,
sans qu’elle puisse étudier mes allées et venues. Pour ce dernier point, je
n’y parvenais pas vraiment. Merci à mes charmantes caméras de
vidéosurveillance.
Si ma mère apercevait ne serait-ce qu’un morceau de cette infâme
cicatrice qui barrait mon ventre… elle refuserait que je reste loin d’elle et
exigerait mon rapatriement immédiat à la maison.
Je revins à l’instant présent en réalisant que Hadrian discutait à voix
basse avec le Primum. Je n’eus pas le temps de tendre l’oreille pour
espionner leur conversation avec ma super ouïe que déjà, ils avaient
terminé.
Je fis la moue en me morigénant d’avoir peut-être loupé une info
croustillante. Finalement, j’aurais tout aussi mieux fait de m’éloigner avec
Ariel… J’allais exiger – un peu comme une reine, il faut l’avouer – qu’on
me mette au courant de leurs petites cachotteries lorsqu’un bruit de pas
dévalant les escaliers empruntés par Ariel attira mon attention sur la porte.
Ce n’est pas la démarche de ma sœur, devinai-je.
Le battant s’ouvrit à la volée, confirmant ma présomption : cet homme,
sosie d’Hadrian, n’était définitivement pas Ariel. Jusqu’à présent, je n’avais
fait que l’apercevoir. Je pouvais dorénavant le détailler à volonté, car il
s’immobilisa dans l’encadrement – de cette paralysie typique qu’ont les
garous –, le temps de nous lorgner et d’analyser la situation.
Son regard me toisa de pied en cap, affichant un immense sourire qui ne
dévoila pas de dents. Un sourire à l’allure de psychopathe qui aurait mieux
convenu au Joker.
Il était grand, certainement de la même taille que Hadrian – il faudrait
qu’ils se mettent côte à côte pour que je le vérifie –, soit environ le mètre
quatre-vingt-cinq. Ses cheveux étaient rasés des deux côtés de son crâne et
seule une masse bleu électrique gominée vers l’arrière en recouvrait le
sommet, s’interrompant net à la base de l’implantation capillaire. Des
piercings garnissaient ses oreilles – d’où pendouillait une croix argentée sur
le lobe gauche –, son nez et le centre de sa lèvre inférieure.
Il portait un simple bermuda en lin et se baladait torse nu. Ainsi, je
constatai sans difficulté qu’il était bien plus fin et plus sec que son frère
Hadrian – car, soyons honnêtes, il ne pouvait qu’être son jumeau. Comme
ce dernier, il possédait un tatouage qui s’étalait sur ses clavicules,
descendait vers ses pectoraux et entourait toute sa nuque pour s’arrêter aux
épaules. Un étrange mélange de racines d’arbres, de feuilles – ou de
plumes ? – et d’entrelacs de symboles celtiques. Des dessins identiques
s’enroulaient le long de son avant-bras et se refermaient avec netteté sur son
poignet.
Avais-je affaire à un genre de punk catholique ?
Comparé à Hadrian, le nouveau venu détenait un visage plus sévère,
taillé à la serpe, avec un regard définitivement plus dur au premier abord. Et
pourtant, alors que Hadrian avait le chic pour paraître aussi froid que la
glace et aussi avenant qu’un bloc de marbre, son frère parvenait à se rendre
plus engageant, avec un côté provocateur caractéristique des grands
dragueurs.
Sans oublier cette pointe d’arrogance perceptible dans ses iris verts.
— Mais qui voilà ? Ne serait-ce pas notre adorable minette qui va me
faire concurrence ? fit le punk en s’approchant nonchalamment de moi, un
air sournois peint sur le visage.
— Raad, tu sais bien qu’il n’est question d’aucune concurrence, fit Mímir
d’un ton où perçait l’exaspération.
Raad. Je connaissais ce nom. Et cette voix aussi. J’étais certaine d’avoir
déjà croisé ce type quelque part. Mais quand ? L’odeur léonine s’amplifia
subtilement autour de moi, me certifiant que l’Anam Cara de ce Raad
s’alignait avec celle de son frère.
Je plissai les narines et il s’amusa de ma réaction. Ce gars-là était bien
visible dans la Lactea Via, s’imposant assurément sur la cartographie
mentale de la toile que formait la meute, un peu comme s’il palpitait au
milieu des autres garous. Cela dit, après vérification, sa présence n’était pas
plus criarde que celle de Mirko ou d’Hadrian, et le lien qui nous reliait, bien
que solide, demeurait superficiel en comparaison de celui que j’avais avec
Aaron.
Avec ces quatre hommes, pourvus d’une puissance étourdissante, réunis
dans cette pièce étroite, ma tête se mit à vrombir, sur le point d’imploser. Je
fermai les yeux dans l’espoir d’atténuer la douleur ophtalmique que leur
aura instillait sous mon crâne.
— Pourquoi es-tu là, Raad ? s’enquit le Primum.
— Thomas veut un échauffement avant le repas.
Je rouvris mes paupières, incapable de rester plus longtemps sans un
aperçu du danger qui m’entourait. Assez vite pour voir le sourire enfantin
qui étirait les lèvres de Raad. Hadrian jeta un œil à sa montre – comment
diable pouvait-il avoir une montre ?
— C’est presque l’heure de manger, fit-il en pivotant vers le Primum. La
vidéoconférence débute dans moins de vingt minutes, nous devrions y aller.
Je me sentis curieusement soulagée à l’énonciation de la fin de notre
petite « entrevue ». Ce n’était pas tant que leur omniprésence me gênait,
mais plutôt l’épuisement moral qui m’envahissait peu à peu, me laissant
molle et engourdie comme une huître. Autant qu’une huître puisse avoir
une perception d’elle-même, s’entend.
La migraine qui me malmenait depuis mon éveil me rendait
complètement folle. Je me sentais comme le professeur Xavier dans X-men
lorsqu’il se faisait submerger par son pouvoir. Mirko posa sa main sur mon
épaule, y imprimant une douce pression. Je lui renvoyai un pâle sourire en
remerciement de sa sollicitude.
— Nous devrions nous occuper du cas de Bass rapidement, s’exclama
Mirko avec rudesse. Nous ne savons pas ce qu’elle traverse et je pense que
nous devrions lui apprendre à contrôler la Lactea Via ce soir. Nous ne
pouvons pas la laisser ainsi, c’est trop dangereux, elle risque de perturber
les liens de meute de nos Omégas. Ou se faire embarquer par son Anam
Cara.
Le regard du Primum affronta celui de son Gàirdean en un long échange
silencieux, pesant vraisemblablement le pour et le contre du gaspillage de
temps qu’exigeait ma problématique. Lorsqu’il dévia ses yeux
hétérochromes sur ma petite personne, un nouveau rictus amusé vint
dévoiler des canines sacrément pointues sous cette apparence humaine.
— Très bien, Rìbhinn. Tu n’auras qu’à me rejoindre devant la fontaine,
après le repas. Nous verrons ce que l’on peut arranger pour soulager ton
esprit. Mirko, je te laisse lui indiquer la salle à manger, termina le Primum
en prenant la tangente.
Je n’aurais certainement rien dit s’il n’avait pas intentionnellement insisté
sur ce surnom définitivement humiliant, même si je n’en connaissais
toujours pas la traduction. J’avais une journée atroce dans les pattes et
personne n’avait daigné me donner de fichues aspirines.
— Merci bien, Ô seigneur Shere Khan, ironisai-je dans son dos avant
d’avoir pu me contenir.
Le Primum se figea. Il se raidit et tourna tout juste son visage vers moi,
plissant les paupières. Une veine battant à sa tempe, son œil inhumain se
focalisa sur la proie que je représentais. Je déglutis difficilement, tandis que
le rire de Raad explosait dans la pièce. Un bon gros fou rire qui venait du
cœur, désamorçant la tension.
Zut. Si j’espérais que ma provocation passe inaperçue, avec cet idiot,
c’était perdu d’office.
Mon souffle se rigidifia dans ma trachée et mon corps bouillonna de
chaleur. Le lien de meute qui me rattachait au Primum s’ouvrit en grand. Il
s’introduisit dans mon esprit avec une facilité déconcertante, exhalant son
haleine brûlante de prédateur sur mes pensées qui, soudain, s’éparpillèrent
aux quatre vents. Mon Anam Cara bondit dans un sursaut pour repousser
l’assaut, ne parvenant qu’à émoustiller le tigre qui se trouvait en face d’elle.
Un rugissement envahit ma conscience et je frappai avec brutalité le sol
de mes genoux, mon Anam Cara battant en retraite derrière ses propres
défenses mentales. Mon sang palpitait si fort dans mes veines que j’eus la
sensation qu’une alarme incendie venait de se déclencher sous mon crâne.
Je n’entendais rien d’autre que le tambour fracassant mes tempes, la vision
obscurcie par le vacarme environnant.
Peu à peu, ma vue retrouva ses droits et mes pupilles parvinrent à faire la
netteté sur le Primum, qui manifestait une satisfaction malsaine. Puis il me
tourna le dos, disparaissant dans les escaliers, son second Gàirdean sur ses
talons.
Ne restait plus que moi, avachie telle une serpillère, Mirko, Raad et son
hilarité intempestive.
— Ça va aller ? Je suis navré, je ne pouvais pas intervenir, se chagrina
Mímir en m’aidant à me remettre sur pied.
Sa voix me parvenait à travers un brouillard aussi dense et bruyant
qu’une autoroute, mais j’opinai tout de même en grimaçant. Je pensais ne
pas pouvoir avoir plus mal à la tête : je me trompais lourdement.
Enfoiré de prince de mes ovaires… Je lui rendrais la pareille à la
première occasion, à n’en pas douter.
— Qui vole un œuf vole un bœuf, chantonna Raad, posant ses poings sur
ses hanches à la manière de Peter Pan, follement amusé par la situation.
— Raad, boucle-la, tu veux ? soupira Mirko.
— Que vient-il de faire ? grommelai-je en me massant le front, ignorant
l’intervention de ce satané Raad qui me sortait autant par les yeux que son
frère.
Qu’il ait eu raison ou non, il était hors de question que je lui donne
assentiment sur ce comportement.
— Il vient de te montrer un aperçu des capacités d’un Primum. Une clef
de bras mentale, si tu préfères, dit Mirko.
Autrement dit une gifle. Frapper une femme, c’était lâche. Encore pire
s’il n’y avait aucune marque.
— Quel connard, m’insurgeai-je en repoussant Mirko pour lui faire
comprendre que je tenais sur mes pieds. Merci. Filons d’ici, je pense qu’un
peu d’air frais ne me fera pas de mal.
Bien que je fusse loin d’avoir obtenu toutes les réponses que j’étais
venue quérir, je doutais pouvoir en encaisser davantage ; en outre, je n’avais
aucune envie de retourner dans la salle aux cages pour interroger moi-même
le junkie. Mirko obtempéra sans tergiverser et me tint la porte menant au
rez-de-chaussée.
— Essaie de ne pas te faire tuer, Esmeralda ! ricana Raad dans notre dos,
juste avant que le battant ne se ferme sur nous.
Je marmonnai des insanités en me jurant de ne plus jamais poser le pied
dans ce repère de tarés si l’on m’en donnait la possibilité.
J’étais folle de rage. Contre moi, contre cette maudite histoire et contre
ce fichu Shere Khan qui n’avait pas plus d’humour que de respect. Je pestai
aussi contre l’absence de ma sœur, puisque deux coupables valaient mieux
qu’un. Mirko tenta de me détendre en blaguant, dévoilant que Raad et
Hadrian étaient jumeaux – waouh, sans déconner ? Je ne m’en serais pas
doutée un instant ! – mais qu’ils ne se supportaient qu’en de rares
occasions.
Sans avoir besoin de l’interroger, il poursuivit sur sa lancée pour me
changer les idées. Ainsi, j’appris que Raad était le fameux Geàrd de la
meute, qu’il possédait techniquement la même place hiérarchique que
Mirko et son frère, mais qu’il était l’incarnation de l’insubordination. Les
responsabilités lui donnaient envie de vomir : il aimait jouer les gros bras
sans cervelle plutôt qu’endosser un rôle de tacticien ennuyeux à mourir.
J’imaginais très bien le personnage. Raad m’apparut sur-le-champ fort
sympathique, car ce mode de fonctionnement était très proche de ma façon
d’être. Vous l’aviez compris, je ne raffolais pas non plus des contraintes.
— Tu as faim ? demanda Mirko en voyant qu’il faisait un monologue.
— Tu déconnes ? Je mangerais un bœuf !
Nous venions d’arriver dans le hall, et Mirko m’entraîna aussitôt vers la
salle à manger, me promettant un festin royal qui me fit saliver à
l’évocation des différents mets que j’allais pouvoir ingurgiter. Mes soucis
s’envolèrent à l’instant où le fumet délicat des plats parvint à mes narines.
Ma seule préoccupation devint alors de conjecturer sur la meilleure façon
de forcer mon estomac à engloutir ce que je comptais lui présenter.
Chapitre 23 : Ne vends pas la peau
de l’ours avant de l’avoir tué
Nous débouchâmes dans le hall, émergeant de sous l’escalier conduisant
au premier étage. La porte principale était fermée, mais pas celle menant
aux jardins, laissant entrer de l’air frais et des rayons de soleil. Je ne voyais
plus personne à l’extérieur, le brouhaha provenant de la direction que nous
prenions. Mirko me fit traverser l’immense vestibule jusqu’à la seconde
porte en bois, haute de deux bons mètres, qui se trouvait à côté de la petite
empruntée à mon arrivée. Il en poussa le battant et je retins ma respiration.
La pièce derrière était en majorité occupée par une gigantesque table en
U, faisant face à un mur composé d’une grande ouverture pour accéder à ce
qui semblait être la cuisine. J’eus tout juste le temps de voir les nombreux
plats disposés en banquet ainsi qu’une vingtaine de personnes installées tout
autour, que la Lactea Via me gratifia d’une monumentale claque mentale.
L’énergie animale contenue en ce lieu me percuta de plein fouet. Ma
vision se noircit à nouveau et je perdis l’équilibre. Mirko me maintint tandis
que ma force regagnait mes jambes. Les discussions dans la pièce se tarirent
jusqu’à devenir un infime murmure, et tout ce beau monde s’intéressa à
moi. Avec leur attention braquée sur ma personne, je ne sus plus où donner
de la tête : les sentiments et les pensées chaotiques se heurtaient dans mon
esprit en un maelstrom incoercible qui m’empêchait d’additionner deux
mots cohérents.
Transition en légume en cours, progression : quinze pour cent.
— Dis-moi que ça va finir par s’arrêter, grommelai-je de désarroi en
agrippant fermement le bras de Mirko.
— Attends, chuchota-t-il. Je vais essayer quelque chose.
Il s’approcha du premier groupe. Puis du second. Il parcourut ainsi toute
la salle. Mon Anam Cara avait pratiquement disparu de mon radar interne
tant elle cherchait à se prémunir de cette intrusion. Le temps parut
s’éterniser, jusqu’à ce que, lentement, mes tempes se contentent de pulser
au rythme du sang dans mes veines, sans ajout de percussions. Les voix
dans mon cerveau s’étaient taries à un niveau plus supportable. Je poussai
un soupir de soulagement en me demandant ce qu’avait bien pu faire Mirko.
Il me fit signe de l’autre côté de la pièce qu’il devait s’absenter et qu’il
revenait dans deux minutes – comment avais-je bien pu saisir tout ça ?
Aucune idée –, juste avant que ma sœur n’apparaisse sous l’arche menant à
la cuisine. Elle me fit un grand sourire et se dirigea vers moi à grands pas.
Je ne pus que remarquer à quel point elle resplendissait de bonne humeur,
ici. En opposition radicale à moi-même. Je voyais bien qu’elle se sentait
comme un poisson dans l’eau, alors même qu’elle aurait dû se considérer
comme plus intruse que quiconque. C’était elle, l’humaine parmi les garous.
— Ouf, tu es là ! dit-elle en s’accrochant à mon cou.
Je ne répondis rien, observant le comportement des individus présents qui
se détournaient de nous avec minutie. Leur visible désintérêt cachait
forcément quelque chose, mais je n’avais pas la tête à y réfléchir. Mon
ventre criait famine et j’avais un tas de questions à poser à ma sœur.
J’escomptais bien profiter du fait que la Lactea Via soit passée en mode
muet, gardant en considération la possible explication
— Ariel, que t’a dit Mamá ?
Elle agita sa main devant son visage comme pour repousser une odeur et
fronça le nez.
— Ne t’inquiète pas, je gère la situation ! Je lui ai expliqué qu’on avait
fait connaissance avec le barman d’en face et que nous passions beaucoup
de temps en sa compagnie. Et aussi que tu avais perdu ton téléphone, ricana
Ariel.
Je souris tout en levant les yeux au plafond. Je n’appréciais pas ce genre
de bobard, mais au moins, ça rassurerait notre mère un temps, et rien que
pour ça, je lui en étais éternellement reconnaissante. Elle ajouta
discrètement dans mon oreille, l’air de rien :
— Tu devrais te racheter un téléphone avant qu’elle débarque par contre,
sinon elle se doutera de la supercherie. (Je m’écartai d’elle et ouvris la
bouche d’un air scandalisé.) Mais tu peux aussi garder le tien et dire que tu
l’as retrouvé, elle n’y verra que du feu !
— Parce qu’elle compte venir ?
— Oui, elle a posé des congés pour venir te filer un coup de main. Elle
t’a trouvée fatiguée la dernière fois, elle s’inquiète. Tu la connais, j’ai rien
pu faire. Elle sera là dans une semaine.
Mon soupir lui arracha un « je sais » compatissant tandis que je
concevais un scénario tiré par les cheveux pour repousser ma mère une fois
de plus.
— Hé, Ariel ! Tu me présentes ?
Je revins à la réalité pour dévisager celle qui avait interrompu le cours de
mes maussades pensées. De petite taille, une coupe au carré brune, elle
possédait une myriade de minuscules tresses agrémentées de perles et de
splendides yeux de renard. Je la fixai certainement avec un peu trop
d’insistance, car elle entrouvrit les lèvres et regarda ma sœur comme si elle
s’attendait à une autre réaction de ma part. Elle finit par brandir une main
devant elle et m’offrit un superbe sourire.
— Enchantée, je m’appelle Magdalena !
Ses iris pétillaient d’une énergie à peine contenue, et je n’éprouvai pas la
nécessité de zoomer sur le lien qui nous reliait pour percevoir le
foisonnement émotionnel qui circulait joyeusement en elle. J’en eus
presque le tournis. Je lui serrai la main de façon hésitante, de peur
d’augmenter le ressenti qui émanait d’elle.
— Euh… ravie de faire ta connaissance. Je m’appelle…
— Bastet ! Tout le monde ici ne parle que de toi et de ton entrée
fracassante. Vu comment tu as tenu tête au Primum, tu ne pouvais pas
passer inaperçue, d’autant plus qu’une nouvelle Geàrd, ça ne s’ignore pas.
Je connais bien ta sœur, on a sympathisé déjà la dernière fois que tu…
Le monologue s’interrompit enfin, non pas pour que l’auteur puisse
reprendre son souffle, mais juste parce qu’elle hésita sur la marche à suivre.
Cette fille était un véritable ouragan d’euphorie. Je n’eus pas le temps de lui
répondre qu’elle enchaîna :
— Tu as déjà mangé ? Allez, viens ! Je sens que tu meurs de faim !
Sans que je puisse échapper à sa prise, elle m’entraîna gaiement aux
places libres de la table. Les assiettes et couverts étaient disposés sur le
centre, certainement pour limiter l’installation à l’indispensable. Nous nous
assîmes et je me retrouvai devant des plateaux garnis pour des ogres. Des
ogres garous. Ma sœur ne risquait malheureusement pas d’y trouver son
bonheur ; les rares aliments végétariens se battaient en duel au milieu d’un
régiment de viande. J’en profitai aussi pour chercher Mirko du regard,
histoire de me sentir un peu moins en terrain hostile.
Je me servis de brochettes d’agneau entrecoupées de poivrons, d’un steak
et de pommes de terre sautées. Tout semblait sortir du four. Un pur délice en
perspective.
La bouche déjà à moitié pleine, j’interrogeai Magdalena :
— Vous avez ce genre de repas tous les jours ?
— Yep, trois fois par jour. Nous avons la chance d’avoir quelques super
cuisiniers qui apprécient de faire ça pour nous. Quand ils ont la flemme, on
se fait livrer, tout simplement. On commande dans des établissements
garous. Y en a quelques-uns à Exeter, je te donnerai les adresses.
— Alors comme ça, tout le monde me connaît ? continuai-je, l’air de
rien.
— Non, pas à ce point. On sait tous que tu es la fameuse nouvelle en ville
qui s’est fait agresser il y a deux semaines. (Elle baissa la voix comme pour
partager une confidence.) Est-ce que c’est vrai ce qu’on dit sur toi ?
J’avalai ma bouchée et me penchai vers elle en imitant son ton sérieux.
— À propos de quoi ?
— T’étais vraiment pas au courant pour nous ?
Je grimaçai. Je n’étais pas certaine d’avoir envie d’en parler. Je tentai de
dévier la discussion.
— C’est compliqué… D’ailleurs, est-ce que tu peux me dire pourquoi le
Primum a… tu sais ?
Je lui indiquai mon œil dans l’espoir de lui faire comprendre où je
voulais en venir. Ses iris pétillèrent et elle prit une inspiration joyeuse. Ariel
interrompit sa mastication de haricots verts pour tendre l’oreille. Je la
trouvais bien silencieuse, soit dit en passant. Je m’étonnai qu’elle n’ait pas
rejoint notre nouvelle amie dans son babillage incessant.
— Il est magnifique, hein ? dit Magdalena d’un air rêveur. C’est assez
simple, en fait. C’est à cause d’un mauvais coup qu’il a reçu pendant un
combat sous sa forme Anam Cara. Il a mal guéri et a dû rester dans la peau
du tigre plus longtemps que prévu. Une telle faiblesse aurait pu lui coûter sa
place à vie. Bref, résultat : sa cicatrice à l’œil. Mais ce n’est pas si grave, ça
lui donne de l’allure !
Magdalena reprit son souffle. Je la dévisageai, impressionnée par son
débit de parole. J’avais définitivement trouvé mon indic.
— Et Mirko, depuis combien de temps est-il avec vous ?
Elle avala une merguez dans sa quasi-totalité tout en cogitant.
— Hum… Mímir ? Bon je n’étais pas encore vraiment là moi, mais il me
semble qu’il est arrivé avec le Primum un peu après la Seconde Guerre
mondiale.
J’en crachai mes poumons.
— Tu plaisantes ? s’exclama Ariel à ma place.
Magdalena nous regarda comme si elle nous suspectait d’avoir caché des
cornes de diable. Je vérifiai rapidement, mais pas de signe de monstruosité
supplémentaire à ajouter à ma longue liste d’anomalies.
— Ben non, vous pensez que Mímir a vingt ans peut-être ? se moqua-t-
elle.
— Peut-être pas vingt, mais trente, oui, répliqua ma sœur avant que je
n’aie pu émettre mon avis à haute voix.
Magdalena éclata de rire si fort que les têtes se tournèrent vers nous. Je
lui assénai un petit coup de coude pour qu’elle se calme, mais rien n’y fit.
— Non, mais sérieusement, les filles !
Son hilarité reprit de plus belle et je regardai ma sœur sans savoir où me
mettre. Je sentis subitement un tiraillement, une explosion d’énergie dans
mon dos et ma Lactea Via s’ouvrit en grand sous le souffle d’un lupin, me
donnant à nouveau le tournis.
— Mímir a cent trente-cinq ans.
Je sursautai et me retournai sur Aaron qui se tenait debout, bras croisés
derrière moi. Il semblait bien plus calme que précédemment, mais ses yeux
me lançaient tout de même des éclairs. Il posa la main à plat sur le centre de
la table et sauta par-dessus avec une grâce, une agilité et une facilité
déconcertante. Il prit ensuite une chaise et s’installa face à moi, à
califourchon – l’image type du gars qui se la joue. Je le scrutai en silence,
sans rien dire.
Notre lien palpitait et s’agitait entre nous comme une anguille
hyperactive, mais je ressentais un peu moins violemment les émotions du
jeune homme. Il avait même un sourire en coin, doublé d’un air mielleux.
Je suivis son regard et remarquai que ma sœur n’avait d’yeux que pour lui.
Ariel et les bad boys, c’était une grande histoire d’amour. Elle les traquait
pour les collectionner comme des trophées de chasse. Mais avec celui-ci, je
n’étais pas sûre qu’elle puisse garder le rôle du chasseur.
D’un autre côté, j’aurais été plus jeune, les iris d’un bleu glaciaire
d’Aaron et sa chevelure sombre auraient certainement eu raison de mon
pauvre petit cœur.
Je soupirai, et Aaron fronça les sourcils.
— Tu veux pas arrêter ça ? C’est super saoulant, gronda-t-il.
Cette fois-ci, ma colère fit un bond dans ma poitrine, imitée par mon
Anam Cara qui se dressa pour m’envelopper de son aura.
— Hé, va falloir que t’arrêtes de me grogner dessus sans arrêt, gamin.
J’ai rien fait, alors ça suffit tes reproches permanents.
— Ouais, ben, fais un effort pour t’isoler, dans ce cas. Tu tires
constamment sur notre lien, c’est super chiant !
Comment ça, je tirais sur le lien ? Je ne faisais pourtant rien. Magdalena
attira mon attention en s’éclaircissant la voix.
— Ce qu’il veut dire, c’est que la version porte ouverte de tes défenses
mentales titille nos sens psychiques. Tout le monde dans la pièce entend et
dois supporter tes humeurs. Je suppose que c’est encore plus flagrant pour
Aaron étant donné que tu l’as revendiqué. Il faut que tu apprennes à gérer la
Lactea Via, car avec tes capacités, tu nous perturbes tous.
Je restai bouche bée un long moment, les neurones en ébullition. Ma
sœur fit comme si je ne venais pas de me faire humilier en public. J’adorais
découvrir que tout le monde pouvait lire en moi comme dans un livre
ouvert.
— Je ne sais pas faire ça, m’excusai-je finalement en me faisant toute
petite sur ma chaise, prise d’une envie terrassante de fuir.
— Ce n’est pas grave, le Primum t’apprendra. Tu verras, ce n’est pas très
compliqué et c’est plutôt instinctif, dit Magdalena en me faisant un clin
d’œil.
Malgré son affirmation, le doute subsistait. Je tâtonnai la Lactea Via avec
l’antenne que je déployais habituellement pour communiquer avec mon
Anam Cara, sans rien remarquer de particulier. Le brouhaha constant, en
dépit du fait qu’il soit toujours présent, restait dans la mesure du
supportable. Je ne décelai pas l’inconfort auquel Aaron faisait allusion. Je
n’avais pas l’impression de « tirer » sur quoi que ce soit.
Je baissai les yeux sur mon assiette et constatai que je l’avais terminée.
Ça tombait bien, je n’avais plus du tout l’esprit à manger. Je revins
subitement sur les propos tenus par Aaron en débarquant.
— Mirko a vraiment cent trente-cinq ans ? demandai-je avec brusquerie.
Le principal intéressé s’approcha alors de notre coin de table. Ses yeux
pétillaient d’amusement en se posant sur moi. Il se plaça derrière moi et
plaqua ses larges mains sur mes épaules.
— Eh bien alors, Bass, on parle dans mon dos ?
Je frissonnai tandis que l’odeur du loup envahissait mes narines. Il sentait
fort la forêt, l’herbe humide après la rosée et la fourrure chaude. Mon Dieu,
qu’il sentait bon. Mon jaguar renâcla. Lui, il n’appréciait pas forcément ses
effluves, préférant celles du satané Primum et d’Hadrian. Sale petit traître
aux goûts douteux.
Je pivotai vers Mirko et lui offris un doux sourire. Il avait disparu à peine
l’espace de quelques minutes et je réalisai qu’il m’avait manqué.
— Je ne sais pas, papy, on me souffle que tu aurais plus de cent trente
ans, c’est vrai ?
Il fit la moue et mit la main sur son cœur comme s’il venait de recevoir
une flèche.
— Je suis profondément blessé.
— Ce n’est pas une réponse, relevai-je, une mimique taquine
s’imprimant sur mes lèvres.
— Tu m’appelleras quand même papy si je te dis que je n’ai que cent
trente-trois ans ?
— Non, mais vous ne voulez pas être sérieux deux minutes ?
m’exaspérai-je.
Mirko leva aussitôt les mains en signe de reddition, amusé par ma
réaction. Je ne voyais rien de drôle au fait qu’on se paye ma tête.
— On ne te ment pas. Moi, j’ai quatre-vingt-dix-sept ans par exemple,
précisa-t-elle avant d’ajouter : enfin, à quelques années près, puisque je sais
pas quand je suis née.
Je me tournai vers elle en tentant de décrypter son expression. Aucun
signe de mensonge en vue. Je passai la main dans mes cheveux, à la
recherche d’une repartie logique ou d’une pensée rationnelle à tout ceci.
Elle en paraissait à peine vingt-cinq. Je finis par pousser un profond soupir.
Mirko dut sentir mon irritation, car il vola au secours de mon cerveau en
bouillie :
— Tu ignores sûrement que nous autres, thérianthropes, avons une
longue espérance de vie. Notre métabolisme peut se régénérer en
permanence. Comme nos cellules se reproduisent plus vite que la normale,
notre cycle de vieillissement est particulièrement ralenti, si ce n’est
pratiquement stoppé à une certaine période de notre vie. Cent trente ans,
c’est un âge commun pour un thérianthrope. C’est quand nous mourons
avant d’avoir atteint la centaine que c’est surprenant. Les leaders et les plus
puissants d’entre nous ne passent néanmoins pas fréquemment la barre des
deux cents ans, ceci dit, car ils sont plus souvent confrontés aux combats.
Je restai coite. Mirko rigola, frotta sa barbe rousse et me sourit
tendrement.
— C’est adorable que ça te surprenne à ce point. Regarde-toi dans une
glace : on ne peut pas dire que tu fasses ton âge.
J’allais surenchérir lorsqu’une grande blonde élancée au corps de
danseuse déboula comme une tornade dans la pièce. Son sublime – mais
meurtrier – regard vert d’eau fit un tour d’horizon avant de se planter sur
moi. Ses narines se dilatèrent et elle s’avança à grands pas vers notre
groupe, un air déterminé tordant ses traits altiers et élégants. Elle se trouvait
à moins de deux mètres de moi quand Mirko s’interposa entre nous,
certainement par méfiance. Il devait percevoir son aura assassine comme
moi.
— Dégage ! Cette garce n’a rien à foutre ici !
Je m’étouffai avec ma salive. Garce ? Non, mais pour qui se prenait-elle,
celle-là ?!
— Rayn, je crois que tu oublies un peu à qui tu t’adresses, roucoula
Mirko d’un ton doucereux.
J’osais penser que je connaissais Mímir. Il ne s’énervait vraiment pas
souvent ; c’était une personne prévenante qui semblait aimer tout le monde.
Mais à la façon dont il serrait les mâchoires et dévisageait fermement la
nouvelle venue, je devinais aisément qu’il ne la portait pas dans son cœur.
Cette dernière lui jeta à peine un coup d’œil. Elle se décala juste pour le
contourner. Mais de la même façon que je m’étais confrontée au jeune
Aaron dans le couloir, elle n’eut pas plus de succès que moi. Elle aurait tout
aussi bien pu tenter de faire bouger un mur : Mirko ne broncha pas. Elle
leva le menton en signe de défi, le foudroyant avec hostilité.
Ses cheveux blonds coupés net en un carré plongeant ajoutaient un air
sévère à son visage. Je la reconnaissais. Elle s’était déjà opposée le matin
avant ma revendication. En la regardant de plus près, je discernai une
étonnante ressemblance entre les traits de son faciès et ceux de Raad et
Hadrian. Je détaillai le lien de meute qui me connectait à elle pour essayer
d’en apprendre davantage – décidément, ça devenait rapidement une
mauvaise habitude – et y découvris tout le dégoût et la colère que je lui
inspirais.
Au passage, l’odeur léonine s’imposa, explosant sur ma langue.
Bien. À noter que les lions et lionnes-garous sont loin d’être les plus
aimables, donc.
Si je doutais de son lien de parenté avec le second Gàirdean de la meute,
ce n’était dorénavant plus le cas. La dénommée Rayn focalisa son attention
sur moi avant de me montrer ses jolies dents. Sacrées dents sacrément
pointues.
Un grondement sourd jaillit de sa poitrine.
— Ne t’approche pas, connasse ! rugit-elle.
Et la porte – je ne voyais pas comment décrire ça autrement – du lien de
meute nous reliant se claqua métaphoriquement à mon nez, me laissant à
moitié sonnée. Cela trancha l’accès à ses émotions.
Comment elle a fait ce tour de passe-passe ? Et pourquoi on ne
m’apprend pas à le faire ?
Cette réaction, bien que désagréable, eut le mérite d’éveiller mon Anam
Cara. Elle ne disait pas grand-chose, mais je la sentais tapie, prête à
s’imposer à son tour pour faire la loi. Elle avait perçu le parfum hostile de
la lionne et n’avait pas franchement apprécié sa présence empiétant sur son
territoire, de la même façon qu’elle me faisait comprendre que l’odeur de
Mirko n’était pas des plus appétissante. Pour autant, je savais qu’elle
resterait tranquille jusqu’à ce que ma colère attise son instinct de protection.
Si je gardais mon calme, elle n’aurait aucune raison d’intervenir.
Pour l’heure, elle se contentait donc de patienter, en bonne surveillante de
lycée, comme elle l’avait toujours fait des années durant.
— Je n’ai pas bougé, fis-je poliment remarquer à cette furie blonde
furibonde – pardon pour le jeu de mots. C’est toi qui m’agresses sans même
te présenter. C’est impoli.
Son feulement résonna dans la pièce, et je n’eus pas besoin de vérifier
pour deviner que j’étais redevenue l’attraction générale.
— Bass, si tu pouvais éviter de la provoquer…
— Tu n’as aucune légitimité ici ! rugit Rayn. Tu n’as pas été revendiquée
dans les termes !
Je me tournai vers Magdalena qui n’avait pas bougé, nous regardant
comme si elle dévorait une série télévisée. Elle haussa les épaules à mon
interrogation silencieuse. Le Wikipédia personnel de la meute, affecté à mes
services, se fit un plaisir de venir à mon secours.
— Le Primum t’a revendiquée d’une curieuse manière. Normalement, y a
toute une cérémonie et tout et tout. C’est vrai qu’il a un peu sauté les
préliminaires, pouffa Magdalena.
— Tu n’as aucun droit de manger parmi nous, sors d’ici, ajouta Rayn.
Je constatai que ses iris n’avaient plus rien d’humain. Ils avaient viré à
l’or fondu, très loin de la couleur d’un pâturage pour herbivore. Lorsque je
m’énervais, mes yeux s’illuminaient et s’éclaircissaient, mais la teinte ne se
modifiait pas réellement. Chez elle, le changement était plus marquant. Et
son odeur devenait franchement inconfortable : et dans la pièce, et dans la
Lactea Via.
Non pas que j’ai un nez dans mon esprit, mais… bref.
La blonde avait beau m’avoir repoussée via le lien de meute, je ressentais
cependant ses ondes négatives et sa haine me parvenir. Partiellement
masquée par ce qu’elle éprouvait, une désagréable impression de pression
s’intensifia sur mon crâne, à la manière d’un clou qu’on enfoncerait dans
une planche de bois. En plus douloureux. La planche de bois représentant
ici ma tête.
Cette folle cherchait à s’introduire dans mon esprit, j’en aurais mis ma
main à couper. Pouvait-on faire ça avec la Lactea Via ? J’ignorais tant de
subtilité sur la toile de meute que ça en devenait contrariant. Le pire, c’est
que je ne pouvais m’en prendre qu’à moi-même. D’ailleurs, je commençais
à être sincèrement à bout. Je n’avais pas besoin qu’une tarée en rajoute une
couche.
Elle croyait quoi, que je désirais ardemment rester avec eux ? Mon chez-
moi me manquait, Minuit me manquait et je ne souhaitais qu’une chose :
que rien de tout ceci ne soit jamais survenu. Elle pensait pouvoir m’insulter
sans me connaître ? M’ordonner de dégager comme on débarrasse son
carrelage d’une moisissure ? Pour qui se prenait-elle, cette pimbêche de
publicité pour parfum ? Non pas que j’éprouvais un quelconque sentiment
d’infériorité, soyons clairs. Je n’avais jamais aimé les grandes blondes
pulpeuses, d’ailleurs. Si j’étais un homme, je ne modifierais pas plus mon
avis. Elles étaient d’un commun, ces Barbie !
Bon, j’enviais peut-être ses longues jambes de gazelle, à la limite…
— Bon, écoute… Rayn ? Je n’ai rien contre toi, moi, je ne cherche pas
d’embrouilles, je… commençai-je.
Je repérai l’instant précis où elle vit rouge. Je suis certaine que tous les
psychopathes possédaient ce bouton ON/OFF qui les faisait se détraquer
avec brusquerie. En tout cas, dans ses yeux à elle, j’aperçus l’infime déclic
qui me prévint du danger. Et je ne me trompais pas.
Elle se jeta en avant. Mirko ou pas, elle comptait bien m’atteindre pour
me crever les yeux – au regard des ongles qu’elle brandissait devant elle.
La seule pensée qui me traversa l’esprit fut : « OK, grognasse, va pour la
bagarre. »
Et avant même que je ne réalise ce que je faisais, je repoussai Mirko pour
qu’il ne se trouve plus sur notre chemin. Le sourire de la lionne illumina
son visage. Sa mâchoire se durcit, s’étirant en une apparence bestiale et ses
mains se transformèrent en d’énormes pattes semi-humaines, structurées de
griffes longues comme mes paumes.
Son coup partit trop vite. Je levai tout juste à temps mon bras pour me
protéger que déjà, elle heurtait ma tête d’une force qui me propulsa à
plusieurs mètres de distance. Ma chute se termina sur l’autre côté du
banquet où les thérianthropes avaient interrompu leur repas par curiosité. Je
renversai la table, la nappe et tous les plats présents dessus, éjectant au
passage les garous des environs qui s’éparpillèrent avec fébrilité.
Heureusement, je ne percutai personne ; j’aurais certainement cassé un ou
deux os, si ça avait été le cas.
Il fallait avouer que les garous avaient de sacrés réflexes pour dégager
des zones de combat. Dommage que les miens ne soient pas si bons.
— Qui t’autorise à m’appeler par mon prénom ? rugit la créature
inhumaine de l’autre côté de la pièce.
Je n’avais jamais vu ça. Vous savez les loups-garous tout poilus – et
malformés – des films et séries télé ? Eh bien, j’avais la version bien plus
réaliste en face de moi. Mais plutôt qu’un long museau lupin, j’avais droit à
un court museau félin, à de grandes canines – un tigre à dents de sabre
aurait rougi de jalousie – et à un corps hybride avec des seins ronds.
Berk, trop bizarre. Sans être entièrement recouverte de fourrure, sa
chevelure débordait davantage et sa tête était plus grosse, ornée de deux
adorables oreilles de lionne – la seule chose d’attendrissant dans
l’ensemble.
Je me redressai avec difficulté. J’avais de la sauce partout et un mal de
tête carabiné. Mais j’y étais habituée, depuis le temps que j’attendais mon
aspirine. Mon Anam Cara, elle, ne plaisantait plus du tout. Alors que je me
trouvais encore relativement calme – étant donné la situation –, mon jaguar
ne distinguait rien de plus que l’agression. Et Dieu seul savait combien il ne
supportait pas les agressions. Elle me bouscula sans délicatesse et son
grondement enragé résonna bruyamment dans la pièce devenue muette.
— Je me suis donné l’autorisation toute seule parce que je suis une
grande fille, répliquai-je à l’attention de Rayn, tentant d’apaiser ma bête
pour pouvoir m’exprimer clairement.
Je cherchai Mirko et le vis se redresser à l’autre bout de la salle, aussi
furieux qu’étourdi. Je me faisais la réflexion que j’avais dû y aller un peu
trop fort lorsque la tarée me sauta sur le râble sans plus de cérémonie. Bien,
je ne me formaliserai pas non plus pour taper la causette.
— Bass, attention ! hurla Ariel.
— Joder, c’est quoi cette journée ? m’exaspérai-je en plongeant de côté
pour éviter la masse qui arrivait tel un taureau prêt à en découdre avec son
toréador.
Quand est-ce que ça allait enfin s’arrêter ?
Chapitre 24 : Marche sur la queue
du chat, et il te griffera
Au cours d’une vie, il y a forcément des périodes où vous savez que rien
ne roulera comme vous le souhaiteriez. Les problèmes financiers
s’entasseront, la malchance vous pourchassera à la sortie du lit et votre
entourage vous portera la poisse quand vous tenterez de réparer ses méfaits.
Le réel souci avec ces moments, c’est que peu importe combien vous
vous rebellerez, peu importe la préparation avec laquelle vous chercherez à
anticiper chaque événement futur, vous finissez toujours par subir le déluge
après avoir oublié de prendre votre parapluie.
J’étais actuellement en plein dans une de ces phases poisseuses. J’aurais
aimé me trouver n’importe où ailleurs. Pourvu que ce ne soit pas devant ce
monstre sorti d’une mauvaise parodie de Twilight.
— Que dirais-tu de t’installer tranquillement à une table ? Histoire de
discuter entre femmes civilisées. Tu te souviens de comment on fait ?
minaudai-je, la voix légèrement éraillée par un stress grandissant.
J’avais appris à garder mon calme face à toutes sortes de situations en
pente raide, mais certainement pas face à ça. Ma nature pondérée m’avait
plus d’une fois sortie d’impasse – où je m’étais personnellement fourrée…
–, et j’étais intimement persuadée que le côté pacifique me définissant avait
permis d’emprisonner l’ardeur indomptable qu’émettait mon Anam Cara
lorsqu’elle déchaînait ses émotions. Il n’empêche, à aucun moment dans ma
courte vie l’occasion ne s’était présentée de me retrouver face à face avec la
bête intérieure d’un autre individu.
Ladite créature en question, qui n’avait d’humain que la poitrine – et
encore ! – se tourna et vrilla sur moi des yeux sauvages qui lui mangeaient
la moitié du visage et où se reflétait une dangereuse lueur d’intelligence.
— Je dis ça parce que, à voir ces dents qui sortent de ta bouche, ça prête
un peu à confusion. Vous devez avoir un dentiste spécialisé dans la meute
du coup, non ? ajoutai-je, pivotant vers Mímir qui affichait un air excédé.
Il pouvait être las, ce n’était pas lui qui affrontait cette hystérique
transformée en lionne à demi humaine ! Nous étions bien trente dans cette
pièce, et pas une seule foutue âme charitable ne daignait intervenir.
Mon élocution provocatrice n’était plus de mon fait ; lorsque je stressais,
je me déridais et causais à l’espagnole, comme dirait ma mère. Les origines
resurgissaient toujours quand on s’y attendait le moins : et en cet instant,
après ces heures de folie, la carafe contenant ma patience atteignait
saturation. Je fournissais un effort surhumain pour que mon jaguar ne
prenne pas le relais et mette une déculottée bien méritée à cette lionne
aliénée.
Je fus forcée de revenir au présent lorsque, pour la troisième fois, la
garou me chargea. Cette fois, cependant, j’étais parée. Je n’avais pas la
moindre idée de la marche à suivre pour la stopper, cela dit, j’imaginais
pouvoir jouer la toréador – si tant est que j’y parvienne – jusqu’à
l’épuisement, puisqu’elle se montrait imperméable à la conversation.
De toute façon, je n’apercevais nulle trace d’humanité dans son regard,
elle avait même cessé de répliquer à mes piques : preuve que la dénommée
Rayn n’était plus aux commandes. C’était assez triste, car j’étais certaine
que seule celle-ci, en cet instant, me haïssait. La lionne n’éprouvait aucun
grief contre moi. Du moins était-ce mes conclusions via mes analyses
basées sur ma propre Anam Cara.
Remarquez, pour ce que ça changeait… Si sa lionne était comme mon
jaguar, qu’elle soit réprobatrice ou non à mon égard ne l’empêcherait pas de
me broyer les os. Décidément, on s’amusait comme des toasts au fromage
enfournés à 200 °C dans ce manoir.
Je bondis gracieusement du côté de Mirko et de nos spectateurs, dans
l’espoir que la prochaine attaque soit sa dernière en se vautrant contre le
mur. En dépit de ma rapidité d’exécution, rien ne se déroula comme prévu.
Réflexes surdéveloppés ou pas, cette saleté se trouvait être bien plus agile
que moi ; elle avait visiblement envisagé mon esbroufe – fallait dire que
j’étais une fille assez prévisible – et adapté son amorce en conséquence.
Elle fut si véloce pour me crocheter les jambes que mon dos heurta
violemment le carrelage en marbre sans que nulle parade me vienne à
l’esprit. La douleur explosa au centre de ma colonne vertébrale et mes
poumons se vidèrent sur le coup. Mon jaguar prit fugitivement les rênes
pour me faire rouler de côté, échappant à la lionne-garou qui tenta une prise
de catch alors même que des taches noires obscurcissaient toujours ma vue.
J’évitai un coup de coude dans l’estomac qui aurait pu m’être fatal. J’étais
convaincue qu’il avait été assez violent pour me percer la rate. Comme je le
savais ? La fissure que le choc fit apparaître ne trompait personne. Du
marbre, hein ?
J’espérais férocement que c’était une imitation grotesque, sinon j’étais
dans la merde jusqu’au cou. Je remerciai silencieusement ma bête en jurant
à voix haute.
— C’est quand vous voulez que vous intervenez ! grommelai-je à la
ronde avec le peu de souffle qui persistait dans mes poumons.
J’aurais aimé éviter sa nouvelle agression, mais je n’étais clairement pas
une combattante aguerrie en comparaison avec cette démone. Bien entendu,
ma très chère Mamá – et je lui envoyai tous mes vœux de remerciement
pour ça – m’avait appris les techniques de défense féminine qui consistent à
retourner la force de l’adversaire contre lui. L’inconvénient majeur dans le
cas présent, c’était que je savais appliquer lesdites techniques
essentiellement sur de pauvres humains, lents et maladroits. Rayn n’était ni
humaine ni maladroite. Ainsi, ma misérable expérience ne m’était
aujourd’hui d’aucune utilité.
J’essayai vaillamment une clef de bras quand elle passa devant moi dans
l’espoir de me renverser, mais je ne parvins qu’à me faire propulser par-
dessus sa tête. La blondasse retournait mon maigre talent contre moi. Si ce
n’était pas trop aimable, ça.
Alors que je me retrouvais la joue collée au sol pour la seconde fois, une
malade sur le dos tentant de m’étrangler, j’entendis ma sœur s’exciter non
loin, à grand renfort de cris stridents :
— Ôtez vos pattes, je vais arracher des yeux ! Si vous n’avez pas le
courage de vous en mêler, laissez les professionnelles botter le cul de cette
Barbie ! hurlait-elle derrière moi.
Ariel, à défaut de posséder mes capacités, s’était acharnée à devenir la
meilleure dans tous les arts martiaux qu’on avait pu lui enseigner. Moi, je
m’étais essentiellement reposée sur ma force inouïe durant mon
apprentissage avec ma mère, tandis qu’elle avait redoublé d’efforts pour
venir à bout des mystères du combat au corps à corps. À une contre une,
j’avais toujours dominé les manches, malgré mon manque flagrant
d’assiduité. Ariel ne me l’avait jamais reproché.
Ça, c’était avant de découvrir que je n’étais pas la seule tordue dans mon
genre. Si j’avais su qu’un jour, je me prendrais des raclées par des
semblables, j’aurais été plus attentive aux exercices d’autodéfense.
Mais promis, dès demain, je m’y remettrais sérieusement.
— On ne peut rien faire, maugréa Magdalena alors que ma cadette lançait
des invectives à tour de bras, sans distinction – je ne fis pas exception, me
retrouvant affublée du joli sobriquet de « chochotte ». Rayn a un grade
suffisamment élevé pour pouvoir déclarer la guerre à Bass, et ce, même si
elle ne fait pas les choses « tout à fait » dans les règles, étant donné que la
revendication de ta sœur ne l’a pas été non plus. En outre, comme elle vient
d’intégrer la meute et qu’elle n’est clairement pas une garou Lambda, elle
doit trouver sa place au sein de la hiérarchie. Et pour ça, il lui faut faire face
à quelques affrontements. Rayn a juste accéléré le processus, fidèle à elle-
même. Et puis, Mirko n’a pas l’autorité d’intervenir, car il n’est pas l’Alpha
de leur clan et que ça ne concerne pas un Gàirdean. Officiellement parlant,
seuls Hadrian et le Primum peuvent s’en mêler. Tant que Rayn reste sous
cette apparence-là, tout du moins. C’est un combat dit « à la loyale ». Ta
sœur a aussi le droit de prendre sa forme hybride pour lutter. Mais ne
t’inquiète pas, Mirko ne la laissera pas tuer Bastet ! termina-t-elle sur une
note plus gaie.
Et moi qui croyais que Magdalena était de mon côté…
Je comprenais mieux maintenant pourquoi personne ne venait me
soutenir. Les garous et leurs fichues règles à la con !
Je commençais doucement à suffoquer sous la pression imprimée par le
coude de mon adversaire. Et pour ne rien arranger à la situation déjà
critique, Rayn me soufflait son haleine de poney au visage. Bientôt, ma
contre-attaque serait de lui dégobiller dessus. À moins que je ne lui brosse
les dents d’abord.
Je tentai de la repousser, mais constatant qu’elle pesait aussi lourd qu’un
mur de brique – oui, parce qu’un âne mort aurait été plus facile à soulever,
pour le coup –, je décidai qu’il était temps d’en finir avec ces conneries.
— Allez tous vous faire plumer, lâchai-je en laissant mon jaguar
récupérer les commandes pour profiter davantage de sa force.
J’assénai ensuite un coup de coude magistral – dont j’étais assez fière, au
passage – dans le joli minois déformé de la pouffiasse décolorée. Si on
repassait la scène au ralenti, j’étais pratiquement certaine de voir une dent
voler à travers la pièce. La lionne garou fut éjectée de mon dos et je parvins
à prendre une profonde inspiration. C’était sifflant, mais je respirais enfin.
— Recommence, sale blondasse, et je te fais manger tes rognures
d’ongles, ou tes griffes, au choix, grésillai-je d’une voix à peine audible.
Ma gorge me faisait un mal de chien et mes cordes vocales paraissaient
limite broyées. Je doutais que qui que ce soit ait compris quelque chose à
ma phrase, d’ailleurs. Finalement, j’étais susceptible de vouloir la tuer
même si elle ne revenait pas à la charge.
Rayn secoua la tête, apparemment sonnée.
Joder…
J’aperçus sa mâchoire pendre d’une façon totalement saugrenue. Je
réalisai à retardement que je la lui avais à moitié arrachée. Tout compte fait,
l’option du dégobillage ne paraissait pas si mauvaise. Ne vous y trompez
pas, j’étais d’ordinaire une femme gentille. En revanche, il ne fallait pas
non plus pousser mémé dans les orties. Cela dit, ce que je voyais étant
digne d’un film d’horreur, je n’étais pas fière d’en être responsable. Si
j’avais été maquilleuse, encore… Mais cette atroce plaie était bien réelle. Je
n’imaginais pas la souffrance qu’elle devait causer à mon adversaire.
Je me redressai lentement, sans jamais quitter des yeux le danger en face
de moi. Des hoquets de stupeur et de dégoût jaillissaient derrière moi alors
que ma sœur hurlait encore comme à un match de foot.
— Ouais ! Bien joué, Sista, ne te laisse pas faire ! Démonte-lui sa
tronche, à cette…. Oh, merde… Bass, tu… Oh, je crois que je vais vomir,
conclut Ariel dans un bruit suspect.
Je ne lui jetai pas la pierre, car je n’en menais pas large. La main devant
la bouche, je ne parvenais plus à regarder ma victime qui s’était nettement
assagie. C’était franchement triste qu’il faille perdre la moitié de son visage
pour commencer à reprendre contenance. Je savais pertinemment que nous
pouvions guérir très rapidement, mais pouvait-elle se rétablir de ce type de
blessure ? J’émettais de sérieuses réserves.
Alors que je me disais que c’était enfin fini, Rayn reprit ses esprits et sa
conscience réapparut dans ses prunelles. Peu à peu, son corps revêtit sa
forme initiale, sans poils en surplus ou excroissances bestiales. Une
apparence normale, quoi. Enfin, si on omettait cette bouche défectueuse.
Je dus fermer les yeux un instant, car sa blessure était bien plus laide sur
son visage d’humain, comme si le côté incongru de masque d’Halloween
venait de laisser la place au réalisme choquant où le sang devenait du vrai
sang. Beurk. Le contenu de mon estomac jouait aux montagnes russes,
menaçant de se déverser sur le sol à tout moment. Rayn pointa son doigt
vers ma poitrine. Je me retournai, au cas où – sait-on jamais – le geste soit
adressé à quelqu’un d’autre. C’était beau de rêver.
—… y mort, articula-t-elle avec difficulté.
Je ne saurai jamais comment elle était parvenue à prononcer ces deux
mots. La seconde suivante, son pied s’enfonçait dans mon ventre avec toute
la rage qui l’animait et je chancelai sur mes jambes flageolantes. Elle
enchaîna sur un revers de main qui me fit voir mille étoiles, avant de me
saisir par le bras pour me balancer contre le mur. Aucune de ses actions ne
fut anticipée et je reçus les coups en parant le strict minimum.
Mais, à ma grande surprise, je ne m’écrasai pas contre le mur, rattrapée
au cours de mon vol plané par le Primum qui était apparu par magie
derrière moi. Je songeai au prince sur son destrier blanc avant de repousser
l’idée ; le chevalier servant était aussi en retard que le lapin d’Alice !
— C’était moins une, s’amusa le lapin en m’offrant son fidèle sourire
goguenard.
Je pestai. Moins une pour qui ? Certainement pas pour moi !
J’allais lui faire manger ses dents, à cette blondasse. Elle ne le savait
juste pas encore. Mâchoire arrachée ou pas, je n’en avais pas fini avec elle.
Je m’extirpai des bras qui m’emprisonnaient un peu trop à mon goût pour
me remettre sur mes guibolles. Je suis une grande fille, je sais marcher,
merci bien.
En fait, j’aurais souhaité pouvoir m’exprimer à voix haute, mais étant
donné les gargarismes que ma gorge se contentait d’émettre, je doutais qu’il
puisse comprendre un traître mot. Tenter de parler s’avérait aussi agréable
que manger du gravier. Au lieu de quoi, je m’évertuai à communiquer par
mon seul regard.
— Y a pas de quoi, me remercia-t-il après avoir haussé un sourcil
interrogateur.
Échec de traduction. J’essayai à nouveau avec des bribes de sons :
— P’us ‘ôt au’ait été ‘ieux ! l’assassinai-je du regard.
Sale type, ajoutai-je ensuite en pensée avant de me tourner vers Rayn.
Elle ne se trouvait pas en meilleure posture que moi, prisonnière d’un
Hadrian glacial qui lui maintenait habilement les bras tordus dans le dos, de
telle sorte que même en se débattant, elle ne parvenait pas à se dégager. Elle
aussi entreprenait de communiquer à grand renfort d’onomatopées et
d’insultes intraduisibles.
Pour le coup, heureusement qu’elle tournait le dos à M. Punky Red –
maintenant qu’il existait Punky Blue, je devais faire une distinction –, car il
semblait vraiment fou de rage. Sa colère me parvenait à travers la Lactea
Via malgré la distance. Son aura écumait comme le point de chute d’une
cascade. Angoissant. Je serais elle, je ferais moins la maligne. Mais ce
n’était pas moi qui allais m’en plaindre puisque je n’étais pas sa prise.
Le Primum me força subitement à tourner la tête vers lui en me saisissant
le menton, déclenchant un éclair de douleur qui remonta le long de ma
nuque. Cette première réaction entraîna toutes les autres qui se mirent à
exploser d’un bout à l’autre de mon corps, me rappelant que je venais de me
faire passer à tabac. Je grimaçai, l’adrénaline chutant dans mon organisme,
éveillant une fatigue qui me fit chanceler. Mes traîtres de genoux jouèrent
les castagnettes. Ma vision se troubla, juste avant que mon Anam Cara ne
s’immisce sous ma conscience pour me soutenir et apaiser la souffrance qui
irradiait subitement de tous mes membres.
Puis ma tête implosa sous l’invasion de la Lactea Via qui s’imposa en un
raz-de-marée dévastateur. Les garous m’entourant gardaient leurs liens
grands ouverts et les émotions de colère combattaient celles, plus tenues, de
consternation et d’ébahissement. Mon crâne se mit à fourmiller
désagréablement, encourageant une migraine qui revint au galop.
Avec cette affreuse journée, je me sentais capable de tuer quelqu’un.
— Lawrence, tu peux venir l’examiner, s’il te plaît ? demanda le Primum
en regardant par-dessus mon épaule.
Je réalisai que j’avais eu une absence et qu’il m’avait posé une question à
laquelle je n’avais visiblement pas répondu. Sa main, enroulée autour de
mon biceps, soutenait presque tout mon poids. Je levai les yeux à sa
rencontre, mais il ne me regardait pas. J’en profitai pour reluquer
discrètement son visage que je n’avais jamais vu d’aussi près.
Je n’y avais pas prêté attention auparavant, mais sa mâchoire était
couverte d’une barbe blonde récente et clairsemée terriblement sexy. Et ses
lèvres fines semblaient carrément délicieuses. Avais-je déjà dit que j’avais
un faible pour les blondinets ?
Zut, je perds la boule.
Le Primum me fit pivoter et je me retrouvai face à un grand homme noir
au crâne rasé, exempt de barbe, avec d’adorables petites oreilles pointues et
un nez épaté à l’arrête fine soulignée par une bouche pulpeuse. Son costard
déboutonné était prêt à céder sous la masse de muscles qu’il renfermait. Je
ne pus m’empêcher de chercher à deviner les pectoraux que sa chemise
anthracite masquait.
— Law, je te présente Bastet De Soto. Rìbhinn, voici le Dr Lawrence, qui
nous vient de France.
— Je suis enchanté et ébloui par votre ravissante beauté latine, señorita,
s’exprima Lawrence dans un bel anglais doté d’un fort accent tout
bonnement à croquer.
Il s’inclina légèrement et me baisa la main. Je rougis, sous le charme de
cet apparent gentleman.
— M’autoriserais-tu à t’ausculter, que je vérifie que tu n’aies rien de
grave, très chère ? poursuivit-il de sa voix suave.
Je souris de plus belle.
Tout ce que tu voudras, articulai-je avec mes yeux de biche pour épargner
ma gorge douloureuse.
— Yep.
La main du Primum quitta ma peau et ce fut celle du docteur qui glissa
délicatement vers ma nuque.
— Désolé, très chère, ce sera peut-être un peu douloureux, dit-il en me
faisant un petit sourire contrit.
Ses doigts pressèrent avec délicatesse mon cou endolori. S’il reste doux
de ses mains comme ça, je veux bien rester dormir ici, pensai-je en réalisant
que ma migraine s’était curieusement tassée.
— Que tout le monde sorte, lança le Primum dans mon dos avec un
calme et une autorité naturelle manifeste, sans même avoir à hausser la
voix. Had’, emmène ta sœur à l’infirmerie et assure-toi qu’elle n’en bouge
plus jusqu’à nouvel ordre.
Les gens évacuèrent la pièce et je vis Magdalena embarquer sur son
épaule menue une Ariel récalcitrante au visage verdâtre, suivie par un
Aaron d’excellente humeur. Ce vaurien devait s’égayer de mon mal-être.
Bientôt, il ne resta plus que moi, le grand manitou, le docteur gentleman
et mon allié Mirko. Je priai pour que personne ne puisse réellement lire
dans mes pensées, sans quoi mes divagations peu catholiques sur ces trois
hommes seuls en ma présence me feraient honte toute ma vie.
Lawrence me fit asseoir sur une chaise et m’inspecta sous toutes les
coutures. Il me pria de soulever mon T-shirt en faisant les gros yeux au
Primum pour qu’il se détourne ; ce qu’il fit de mauvaise grâce, maugréant
quelque chose sur le fait qu’il n’avait jamais rencontré de garou pudique.
Ce docteur remporta toute ma sympathie pour sa délicate prévoyance.
Il prit soin de vérifier chacun de mes os, sifflant et secouant la tête face
aux rougeurs éparses qui fleurissaient çà et là sur ma peau mate.
D’ordinaire, je ne marquais pas facilement, étant donné la couleur de mon
épiderme. Dans l’immédiat, ma capacité de guérison ne s’occuperait pas
des hématomes, trop occupée qu’elle était à réparer le gros des dégâts.
J’allais me transformer en vilaine œuvre d’art, marquée de noir et de violet,
j’en étais convaincue.
Je fus surprise quand Lawrence affirma n’avoir rien détecté de fracturé.
Seulement des fissures, même s’il soupçonnait mon Anam Cara de les avoir
soignées avant son intervention. Sacrément efficace, ma colocataire.
Dommage qu’elle ne sache pas faire le ménage.
Je me sentais donc encore plus coupable d’avoir à moitié arraché la
mâchoire de Rayn. Ceci étant admis, je la considérais comme entièrement
responsable de ce qu’il lui arrivait.
Tandis que le docteur de la meute poursuivait son inspection de mon cou
à mes pommettes, qui le contrariaient plus que le reste, je tentai vaille que
vaille de ne pas chouiner. En dépit de sa douceur, j’avais vraiment très mal,
ce qui ne facilitait pas les choses pour jouer les dures à cuire.
Je retenais donc mes larmoiements tout en lorgnant le Primum qui
tournait en rond, me jetant de temps à autre un coup d’œil. Je ne savais pas
ce qu’il manigançait, mais je sentais sa tension pulser à un rythme soutenu
dans la Lactea Via. On aurait dit un tigre en cage. Littéralement. J’avais
envie de lui intimer de cesser – il me donnait encore plus mal à la tête, le
bougre ! –, néanmoins, j’estimai préférable de laisser mes cordes vocales
tranquilles.
Le grand manitou finit par interrompre son cirque et repoussa Lawrence
qui inspectait mes yeux en s’émerveillant sur leur jolie couleur ambrée,
conséquence de la proximité avec mon jaguar à la lisière de ma conscience.
— C’est fini, Law ? Il paraît évident qu’elle n’est pas à l’article de la
mort. Son Anam Cara fera le reste. Va plutôt t’assurer que Rayn puisse
encore s’alimenter sans utiliser une paille, gronda M. Ronchon.
Le docteur leva les mains en signe de reddition et haussa les épaules.
— Oh, je suis certain que cette garce parviendra encore à mordre
l’arrière-train de ses ennemis. La mauvaise herbe, c’est tenace, ajouta-t-il à
mon intention en clignant exagérément d’une paupière.
Je ricanai sous cape. Il ne devait pas non plus la porter dans son cœur.
Existait-il seulement quelqu’un capable d’apprécier cette folle ? Au vu du
regard que me lança le Primum, j’en conclus qu’il faisait partie des
exceptions et qu’il n’intégrerait pas la « team Bastet ». Je n’aurais pas su
dire si cela me dérangeait. Aurais-je préféré qu’il s’inquiète de ma santé ?
Pas une seconde il n’avait paru s’en faire pour moi. Et pourtant, il était
intervenu. Le seul d’ailleurs à m’avoir évité un tabassage en bonne et due
forme, avant de me fourrer dans les pattes de son docteur.
Même Mirko n’avait rien fait.
À cette pensée, j’eus un petit pincement au cœur en dirigeant mon
attention sur mon ami qui s’était assis sur une chaise en attendant. Je me
morigénai. Il n’était pas question que j’agisse comme une gamine.
Magdalena nous avait expliqué la raison. Je devais juste… l’accepter.
— Je te souhaite bien du courage pour la suite, mademoiselle De Soto. Si
jamais l’envie te prend, que tu cherches une oreille attentive en ce lieu
hostile, n’hésite pas à venir me voir. Mon cabinet est au sous-sol et est
toujours ouvert aux demoiselles en détresse, passes-y à l’occasion, reprit
Lawrence en accompagnant sa déclaration d’un sourire Colgate.
Dieu qu’il était beau. Il pourrait voler la vedette à Will Smith haut la
main s’il se mettait à jouer les acteurs.
Allez, Bass, décroche.
Décidément, mes hormones me jouaient de sales tours. Comme si j’avais
besoin d’ajouter ça à mes ennuis. Je regardai Lawrence s’éloigner et fermer
délicatement la porte, suivi par Mirko qui s’excusa avant de disparaître. Je
n’eus pas l’occasion de lui demander pourquoi il filait. Le Primum lui avait-
il envoyé un signal qui m’avait échappé ?
Je me retrouvai seule avec ce satané prédateur dans une salle vide, une
table renversée et les autres toujours surchargées de nourriture.
Je fis face au chef des chefs. Je savais qu’il cherchait la bagarre. Je
pouvais le sentir dans l’air. Et dans notre lien de meute. J’ignorais juste le
déclencheur de son humeur assassine. À part blesser sa charmante lionne, je
n’avais pas le sentiment d’avoir fauté.
Avec le départ de Lawrence, le tambour lancinant dans mon crâne
réapparut légèrement et je songeai sincèrement à évaluer les raisons de ces
fluctuations incessantes. Ça, c’était une question qui méritait d’être posée.
J’ouvris donc la bouche, prête à m’informer sur ledit sujet que déjà, il
levait une main pour m’intimer le silence. Je la refermai à contrecœur, me
demandant bien pourquoi j’obtempérais si aisément.
Ah oui ; j’avais mal à la gorge.
— Tu attires bien plus d’ennuis que je ne le pensais. Tu peux parler ? fit-
il, son attitude débarrassée de toute trace d’amabilité.
Je ne comprenais décidément pas comment il pouvait paraître si affable
et si distant en si peu de temps. Jusqu’à présent, son sourire parvenait à
apaiser cette aura autoritaire qui émanait de lui en continu. Là, je ne
ressentais aucune empathie, aucun désir de paraître plus aimable. J’étais
comme une étrangère. Une étrangère qui venait de se faire passer à tabac
par un de ses moutons ! Et monsieur le berger réagissait comment ? C’est à
peine si j’avais droit à un regard ! Une excuse aurait été trop demander ?
J’étais blessée dans mon amour propre. D’accord, nous ne nous
connaissions pas vraiment, néanmoins, je m’étais représenté leur meute
comme étant une « grande famille ». Pourquoi avais-je ce traitement de
défaveur ? Je n’avais rien fait – enfin, à part protéger ce môme Aaron – qui
méritait tant d’hostilité. Le Primum voulait que je les rejoigne après tout,
non ? Et alors quoi, maintenant que c’était fait, je pouvais dire adieu à mon
intégrité ?
— Je suis parfaitement en mesure de vous traiter d’enfoiré, en tout cas,
répondis-je enfin en forçant mes cordes vocales à émettre à une échelle
audible.
Je fus relativement satisfaite de l’écho de ma phrase, à peine semblable à
un croassement. C’était un joli croassement.
— Serais-tu suicidaire, mademoiselle De Soto ?
Je levai le menton pour lui rendre son regard. Je refusais de prendre part
à petit jeu de domination. S’il tentait de me faire peur, il pouvait toujours
essayer.
— Il semblerait qu’il faille remettre certaines pendules à l’heure. Je n’ai
pourtant pas le temps pour ces plaisanteries. Pour l’heure, je vais m’occuper
des bases de ton apprentissage. Le reste attendra.
— Ah ! Parlons-en, de cette fameuse Lactea Via. Tu m’avais dit que tu
m’enlèverais ces migraines. Mais elles sont toujours là, fis-je remarquer en
croisant les bras sur ma poitrine.
Il plissa les yeux.
— Oui, tu dois, en premier lieu, apprendre à canaliser tes propres
émissions.
— Quelles émissions ?
— Viens, allons discuter dehors, ordonna-t-il en tournant les talons sans
vérifier que je m’exécutais.
J’hésitai une longue seconde. J’en avais assez de me plier à son
commandement. On aurait dit un lieutenant gérant ses troupes. Sauf que je
n’étais pas soldat, moi. J’étais libraire. Et je ne comptais pas faire partie de
sa meute, juste m’en débarrasser au plus tôt.
Chaque chose en son temps, comme il le sous-entendait si bien : Tout
d’abord, il était primordial que je sache censurer cette connexion à la
meute, car je ne tiendrais pas deux jours avec ces maux de tête.
Je le rejoignis donc.
Il avait traversé la pièce et se trouvait dans la cuisine. Un gigantesque îlot
central, fait de marbre, s’accordait avec les plans de travail composés de
rangements couvrant les trois parois de la salle carrée. Trois énormes
frigidaires se tenaient côte à côte contre le mur de gauche et je soupçonnais
l’un de servir essentiellement de congélateur. Deux grands éviers, deux
lave-vaisselle, deux machines à café, un seul micro-ondes : cette cuisine
était équipée d’absolument tout ce que n’importe quel cuisinier rêverait de
posséder, les plans de travail étant surchargés d’équipements et d’ustensiles
de cuisine en tout genre, aimantés à des plaques de métal. Pour couronner le
tout, des placards muraux au style très moderne surplombaient chaque
meuble de la pièce.
Excepté une petite porte blanche masquée dans l’angle du fond de la
pièce, il n’y avait aucune autre issue et une seule large fenêtre dominait
l’évier. Le Primum se tenait devant la porte, main sur la poignée. Il l’ouvrit
quand je parvins à sa hauteur et nous débouchâmes sur ce qui ressemblait
fortement à une laverie-serre, dans une véranda envahie par la végétation.
De magnifiques arbustes et fleurs en pot s’élançaient jusqu’à s’écraser
contre les vitres du plafond. Les machines à laver et les sèche-linge se
tenaient contre le mur du fond, le reste de l’espace appartenant aux plantes.
Je restai bouche bée devant ce petit paradis. Parviendrais-je à en voler
quelques-unes pour les ramener dans ma boutique ? J’enfermai cette idée
dans un coin de mon esprit pour y revenir plus tard, à tête reposée.
Le Primum n’interrompit pas son avancée et sortit par un panneau
coulissant à demi dissimulé par une azalée du Japon. Je n’eus d’autre choix
que d’abandonner ce lieu curieusement édénique pour lui emboîter le pas.
Nous troquâmes l’épaisse moiteur contre l’air sec et chaleureux de
l’extérieur : nous venions d’émerger dans le parc. Si on longeait l’angle du
bâtiment sur notre gauche, on pouvait retourner aux escaliers que j’avais
quittés un peu plus tôt. La fontaine n’était pas loin de nous non plus puisque
j’entendais son doux gargouillis, mais le Primum poursuivit son chemin à
grandes enjambées et bientôt, nous fûmes devant le labyrinthe géant, où il
s’aventura sans hésitation.
Je ne le quittai ensuite plus d’une semelle, trop inquiète à l’idée de me
perdre et de finir dans des recoins inconnus, victime d’un serpent géant
répondant au doux surnom de Nagini. J’avais une sainte horreur des
serpents.
Après seulement quelques virages, nous atterrîmes dans ce qui semblait
être le centre du labyrinthe. Un lieu envahi de splendides rosiers et d’un
tapis de marguerite où je me promis de retourner à l’avenir – si tant est
qu’on puisse me forcer à remettre les pieds au manoir. Deux bancs
flanquaient une statue représentant une femme ailée. Peut-être un ange,
peut-être une harpie. Elle levait les bras et la tête vers le ciel. Elle possédait
une magnifique chevelure qui masquait sa nudité rocheuse en cascadant le
long de son corps blanchâtre. Quelqu’un devait la nettoyer assez
régulièrement, car elle ne montrait aucun signe de détérioration suite à son
exposition en extérieur.
— Assieds-toi, ordonna le Primum en m’indiquant le premier banc d’un
mouvement de menton.
Je ne bougeai pas d’un iota et il haussa son sourcil traversé par sa
cicatrice.
— Dois-je me répéter ?
— Je ne suis pas un de tes chiens. Tu peux toujours essayer avec un s’il
te plaît, grommelai-je en regardant mes ongles, l’air de rien.
Comme il ne disait rien, je relevai la tête. Je pus presque le voir compter
mentalement jusqu’à dix.
— S’il te plaît, lâcha-t-il finalement en grinçant des dents comme s’il
avait terminé de peser le pour et le contre de l’efficacité de m’assommer.
Je croisai les bras et l’affrontai du regard.
— Merci, je préfère rester debout.
Le souffle brûlant de son aura me heurta, faisant presque voler mes
cheveux. Ma bête se tendit, peu rassurée par une présence si menaçante à
quelques pas d’elle. Elle avait senti l’haleine du tigre et savait que le
prédateur n’était pas loin. Elle aurait bien aimé fuir.
Pas de bol, elle était encore sous ma peau, et j’avais l’entier contrôle sur
mes jambes. Pour l’instant. Hors de question que je lui donne satisfaction
en prenant la fuite.
— Tu ne me fais pas peur. Alors, arrête un peu ce cinéma et dis-moi
pourquoi on est ici, fis-je de ma voix rauque.
La seconde suivante, il était devant moi, me forçant à lever la tête. Il me
détaillait. Calmement. Minutieusement. Ses deux iris avaient fondu en cette
étonnante couleur mordorée. Curieusement, je ne craignais pas qu’il me
fasse du mal. J’aurai été bien en peine d’expliquer pourquoi. Je votai pour
mon sixième sens.
— Sais-tu quel est mon rôle, au sein de cette meute ? questionna-t-il
d’une voix basse et vibrante.
Ignorant où il désirait en venir, je fis signe que non.
— Je protège mon peuple, Rìbhinn. Protéger est mon rôle principal : il
existe bien des moyens d’assurer la sécurité de mes thérianthropes et je les
utilise tous. Actuellement, tu es un danger pour eux. Sache que je suis prêt à
bien des choses pour être certain que tu ne leur causeras aucun tort. Alors,
tais-toi, écoute, observe et apprends.
Je ne voyais toujours pas où il voulait en venir, tout en saisissant
parfaitement la menace sous-jacente. Malgré ça, aucune peur ne s’immisçait
dans mes membres, alors même que ma bête s’était recroquevillée dans un
coin de ma tête.
J’aurais dû me méfier davantage. Mon Anam Cara avait dû oublier de
partager son sixième sens avec moi, car le Primum tendit brusquement le
bras et empoigna mes cheveux. Il s’ouvrit subitement à la Lactea Via et
surgit dans la toile de la meute en déboulant dans mon esprit comme un
taureau. Je tombai à genoux et il accompagna mon mouvement.
Son tigre rugit et mon environnement se volatilisa, dévoré par
l’obscurité. Une boule de chaleur explosa dans ma poitrine. Ma bête
crachait et se débattait sous les crocs du tigre. Mon sang devint de la lave en
fusion alors que mon crâne semblait se fissurer sous la puissance du
Primum. Son odeur me couvrait entièrement ; il emplissait ma tête et
écrasait ma conscience comme s’il était un pied et moi un château de sable
instable construit par un enfant de huit ans.
Toutes griffes dehors, mon Anam Cara repoussait l’aura du tigre qui ne
cessait de se frayer un passage dans mon esprit. L’homme derrière la bête se
mit à rire.
« Je pourrais te tuer. »
Ces quelques mots résonnèrent dans mon esprit sous forme de pensée
diffuse. Ce n’était plus de l’intimidation, à ce stade. Juste une simple
constatation, annoncée sans aucune émotion.
Puis nos agresseurs reculèrent à la manière d’une vague refluant. Ma
vision réapparut comme par magie. Le Primum tenait mes tempes entre ses
paumes et la première chose que je vis fut ses yeux vairons. Ma respiration
était sifflante ; mon corps tremblait et j’éprouvais un atroce sentiment
d’avoir échappé à la noyade.
— Ne m’oblige pas à recommencer, chuchota-t-il d’une voix sourde d’où
l’accent perçait plus que d’accoutume.
Je frissonnai. Il me lâcha enfin et je pris une inspiration hésitante.
— Bien, maintenant que j’ai brisé le peu de barrières mentales que tu
avais laborieusement installé, je veux que tu reconstruises tout ça. Une fois
fait, je ne devrais plus pouvoir être en mesure de faire ce que je viens de te
faire. N’est-ce pas une bonne chose ?
Je me laissai choir sur mes fesses – étant donné que j’étais assez proche
du sol – et m’essuyai les lèvres. Un désagréable goût de bile emplissait ma
gorge et refusait de partir. Je n’osais même plus m’approcher du lien de
meute qu’il venait de ravager en claquant des dents – façon de parler. Son
tour de force, flippant et douloureux, remettait les compteurs à zéro.
L’erreur m’était imputée ; malgré l’aperçu qu’il m’avait donné plus tôt dans
la journée, je n’étais pas restée sur mes gardes.
C’était bien fait pour moi. Maintenant qu’il m’avait prouvé qu’il était en
mesure de me briser en une fraction de seconde – et je ne parle pas
seulement physiquement –, refaire la maline ne faisait pas partie de mes
plans futurs. Du moins, pas de façon si évidente. Peut-être plus tard, quand
j’aurais repris mes forces et serais en mesure de le contrer.
— Que dois-je faire ? fis-je d’une petite voix de fillette, alors que je
mourais d’envie de l’étrangler.
Il sourit d’un air mielleux, puis se leva en faisant les cent pas autour de
moi. Génial, maintenant j’avais vraiment le sentiment de partager une cage
avec un grand prédateur carnassier.
— Pour commencer, je veux que tu apprennes à te fermer à la Lactea Via
de façon à ne plus la sentir perpétuellement. Pour ça, tu dois imaginer des
portes insonorisées.
Imaginer des portes ? Dans mon esprit ? Il devait réellement se payer ma
tête, je ne voyais pas de meilleure explication.
Je poussai un soupir de condamnée. Demeurant à terre, je fermai les yeux
pour me retrancher dans cette partie de mon être qui n’appartenait qu’à mon
Anam Cara et moi. Mieux valait m’y mettre tout de suite pour ne plus
jamais avoir à contrer ce type d’attaque vicieuse. Il n’était pas question que
ce Primum puisse débouler dans ma tête à tout instant sans accord au
préalable. Mon jaguar non plus n’avait pas apprécié. Si j’avais besoin
d’aide, il serait là, à n’en pas douter.
Je tentai de retrouver mon calme en prenant de longues inspirations, me
rappelant les consignes qu’Ariel employait lorsqu’elle avait traversé sa
période hippie. Quand les battements de mon cœur se furent assagis, je pris
la Lactea Via dans son ensemble, tentant de la cloisonner dans un coin de
mon esprit. Mais elle était trop grande, trop tangible, et surtout beaucoup
trop bruyante. La curieuse sensation la représentant comme faisant partie
intégrante de ma conscience n’arrangeait rien.
J’essayai alors de me souvenir ce que j’éprouvais avant, lorsqu’il n’y
avait que moi et mon Anam Cara dans ma tête. Quand je ne pouvais
entendre que ma pensée, ne ressentir que la présence et les émotions de
mon jaguar. Ainsi, je parvins à éloigner la Lactea Via. Je me concentrai
davantage et bientôt, j’eus l’impression d’être parvenue à la repousser
presque au second plan.
Alors seulement, je la cantonnai dans un secteur amoindri, comme si je
lui tournais le dos. J’imaginai ensuite ces fameuses portes blindées. Même
de la sorte, je la sentais toujours. Je grommelai et rouvris les yeux.
— C’est impossible, râlai-je.
Le Primum s’approcha et inclina la tête, semblant écouter une musique
que seul lui pouvait entendre.
— Non. Pas impossible. Tu es sur la bonne voie. Me sens-tu ?
Sa question était saugrenue, mais je savais qu’il ne parlait pas de son
odeur corporelle. Je me tournai donc vers la meute, vers ces portes
métaphysiques que je venais de créer dans mon esprit, et la reniflai. En
effet, je sentais le Primum se tenir sereinement à la frontière de mon esprit,
sans toutefois pouvoir y entrer.
Eh bien, c’était un sacré début.
Bientôt, je te botterai les fesses, prince de mes ovaires !
Chapitre 25 : Détaler comme un lièvre
Le soleil poursuivait inlassablement sa descente, entraînant une splendide
luminosité dans sa course. Des nuages s’étaient amoncelés tout au long de
la journée et je n’aurais pas été surprise qu’il se mette à pleuvoir dans la
nuit. Comme nous étions pratiquement en été, cette dernière se ferait désirer
encore un moment. Malgré tout, j’étais exténuée et mon cerveau devenait
aussi efficace que s’il s’était vu remplacé par de la mélasse. Nous n’avions
pas fait de pause en plus d’une heure d’activité et aucune amélioration ne
pointait à l’horizon depuis une bonne trentaine de minutes.
Le Primum n’avait pas pour autant cessé ses assauts contre mes
fortifications qui semblaient consentantes pour voler en éclats à chaque
instant, pourvu que leur martyre s’arrête.
Je me concentrai pour la énième fois, cherchant à restaurer la porte du
coffre-fort que j’avais imaginé pour garder mon esprit à l’abri. J’y ajoutai
des armoires, des tables et des chaises dans un joyeux bordel. Tandis que je
pensais avoir correctement sécurisé tout ce foutoir avec assez de chaînes
métalliques, tout disparu dans un « pouf » pour laisser place à une porte en
bois d’une simplicité enfantine.
Je me laissai choir sur le banc accolé à la statue ailée en gémissant de
frustration, me prenant la tête entre les mains en sentant poindre une
névralgie due à la fatigue mentale.
— Déjà ? se moqua le Primum d’un ton taquin.
Je ne réagis pas. Ce n’était pas la première fois qu’il tentait de me
motiver par la provocation. Les premières avaient fait mouche. J’avais
même eu droit à un « mollassonne » et un « femmelette » pitoyable qui ne
me surprenait pas venant d’un apparent misanthrope.
Cette fois-ci, j’étais définitivement à bout. Mon esprit était passé au stade
de la résilience pour la survie de son intégrité. Si ce fichu tigre voulait
débouler dans ma tête, aucune de mes tentatives ne pourrait l’en dissuader.
Je préférais jeter l’éponge. Ou au moins faire une pause, peut-être une
sieste ? Boire une citronnade, pourquoi pas ?
— Pourquoi Rayn a-t-elle voulu me tuer ? fis-je brusquement en
redressant la tête, afin de gratter un bref répit.
Le Primum me faisait face, jambes écartées et bras croisés. Sans le
montrer, je sentais que lui aussi en avait ras la casquette et qu’il aurait aimé
se trouver n’importe où ailleurs qu’ici, avec moi. Le sourire clairement
suffisant qu’il me lança me hérissa.
— Tu sauras, Rìbhinn, que si Rayn avait souhaité te tuer, tu serais déjà
morte.
Je déglutis. Ses paroles me mirent une claque. J’avais eu le sentiment de
m’être très bien défendue pendant notre combat. Avais-je été en si mauvaise
posture ? Magdalena avait dit que si ma vie était en danger, Mirko serait
intervenu. Il ne l’avait pourtant pas fait. Pourtant, ma bouche était en un
seul morceau, elle.
— En revanche, je pense que ce serait devenu le cas si je ne m’en étais
pas mêlé, poursuivit-il en m’observant méticuleusement pour décrypter ma
réaction.
Mon sang ne fit qu’un tour.
— Mímir n’aurait jamais laissé faire.
— Mirko n’aurait pas eu le temps de le réaliser. Il ne connaît pas Rayn
aussi bien que moi, affirma-t-il malicieusement. Rayn était prête à te faire la
peau, je te l’assure.
Je perçus le sous-entendu derrière ses paroles, et l’agacement que cela
éveilla en moi me déplut. Je serrai mes mains l’une contre l’autre. Avais-je
réellement frôlé la mort ? Cela me paraissait tellement invraisemblable que
je doutais de pouvoir l’admettre. Ma vie avait beau avoir pris un tournant
décisif, que mes jours soient mis en danger simplement à cause de ma
condition relevait de l’improbable. À moins que si ?
J’eus un vertige soudain.
— Pourquoi ? demandai-je simplement, dépassée.
Le regard que je lui lançai dut éveiller sa pitié, car il reprit un air grave. Il
alla même jusqu’à s’installer en douceur à mes côtés. Je me décalai aussitôt
pour garder mon espace vital. Être si proche de lui me mettait non
seulement mal à l’aise, mais rendait d’autant plus incontrôlable ce désir que
j’éprouvais de l’asphyxier. Il étendit ses jambes devant lui et leva son
visage comme pour savourer les derniers rayons de soleil pourtant noyés
par les arbres. Une légère brise, fraîchement embuée d’humidité, fit voleter
sa chevelure et porta à mes narines l’odeur du félin.
— Rayn est une femme avide de pouvoir. Elle fait partie du clan des
Felidae, tout comme Hadrian, Raad (il tourna la tête vers moi pour planter
son regard pénétrant dans le mien) et toi, dorénavant. Sais-tu comment
fonctionne la hiérarchie dans une meute ?
Je réfléchis un instant. C’était une des rares choses qu’avaient énoncées
Ariel et Mímir, mais je préférais qu’il m’expose sa version dans le cas où
j’aurais mal enregistré la leur. Je secouai donc la tête de négation. Il parut
quelque peu agacé et je ne lui en tins pas rigueur. Il devait s’interroger sur
l’importance qu’occupait sa meute à mes yeux. Mieux valait qu’il ne sache
pas que celle-ci arrivait bien derrière ma liste de course de la semaine ;
c’était dire l’attention que j’y portais, surtout lorsqu’on regardait le contenu
de mon frigo.
— Chaque clan a son propre Alpha, celui qui assiste aux conseils de
meute et prend les décisions pour ses sujets. Il se charge de l’harmonie et de
l’entente au sein de leur clan. Pour la petite info, chaque meute possède un
nombre de clans donné qui lui est propre. La mienne en a quatre. Par
conséquent, j’ai quatre Alphas, qui ont chacun élu leur bras droit, appelés
« Bêta ». Chaque garou est bien entendu en droit de se mettre en couple
avec qui il le souhaite. Habituellement, les couples se forment par rapport à
leur hiérarchie dans la meute. Mais un Alpha peut parfaitement se trouver
un Omega, tout comme un Bêta un Lambda. Nous n’avons pas de règle
stricte pour l’amour : du moins, plus de nos jours.
J’étais tellement fascinée par son explication que je me tournai
complètement vers lui, me mettant en tailleur sur la pierre. Il me jeta un
regard amusé avant de poursuivre :
— Le nombre de leaders n’est pas décisif, mais plus il y en a dans un
clan, plus les conflits éclatent et il devient difficile d’éviter les combats et
les bains de sang. Dans le cas du clan Felidae, il y a de nombreux leaders.
Je n’entre pas dans le compte, malgré le fait que j’en sois un, car je reste le
Primum avant tout. Hadrian est l’Alpha du clan Felidae en plus d’être mon
Gàirdean, et il n’a pas de compagne. Son frère Raad – que tu as rencontré
tout à l’heure – est un Geàrd, l’équivalent d’un Gàirdean, dira-t-on, mais
sans le statut. C’est un garou aussi puissant que n’importe quel Alpha de
clan, mais il ne possède en rien le comportement ni le désir des
responsabilités qui sont octroyés à ces derniers. Si Raad acceptait de régner
sur le clan, Hadrian n’aurait pas besoin d’être l’Alpha des Felidae, il se
contenterait d’être mon second. Les thérianthropes comme Raad sont
primordiaux pour l’équilibre d’une meute, tout comme les Omegas, peut-
être plus encore. On ne peut défier Raad pour prendre sa place dans la
hiérarchie, tout comme il ne défiera jamais son Alpha pour le supplanter. Il
a un rôle de « modérateur », car il est suffisamment puissant pour protéger
quiconque, sans jamais être l’instigateur des problèmes.
Je hochai la tête, fascinée par sa manière d’expliquer. Jusqu’ici, j’avais
tout emmagasiné, bien que cela ait engendré de nouvelles questions dans
ma tête. On m’avait dit que j’étais une Geàrd. Cela impliquait-il que je
pouvais devenir une Gàirdean ? Ou bien l’Alpha du clan Felidae, en
admettant que les femmes puissent obtenir ce rôle ? Tout semblait encore
terriblement confus et brouillon, sans compter qu’il n’avait pas encore
justifié le comportement de Rayn. Je l’encourageai donc à poursuivre,
suspendue à ses lèvres. Il passa une main dans ses cheveux dans un geste
incroyablement sexy et poussa un léger soupir. J’observais une autre
parcelle de la personnalité du Primum. Celle apaisée, si humaine, qui
semblait étonnamment fatiguée de sa condition.
— Rayn est la Bêta du clan Felidae. Elle est cupide et convoite la
puissance, mais n’a pas la carrure pour être Alpha. Elle reste inférieure à ses
jumeaux. Bien entendu, elle reste supérieure à tous les autres membres de
leur clan : mais ça ne lui suffit pas. Elle veut toujours plus. Elle voudrait
siéger au Conseil des clans, mais Hadrian lui en refuse l’accès. Elle se
trouve donc dans une impasse : son unique solution serait de quitter la
meute et d’en trouver une autre… ou de me conquérir, avoua-t-il en laissant
échapper un petit rire jaune qui secoua ses épaules.
Je réfléchis à ça, incertaine de bien saisir l’ampleur de la situation.
Finalement, voyant qu’il n’en disait pas plus, j’osai poser ma question.
— Et le rapport avec moi, c’est… ?
Son regard aiguisé et brûlant se plongea dans le mien lorsqu’il tourna son
visage vers moi. Son fameux sourire en coin s’étira un peu plus.
— Voici une nouvelle thérianthrope qui débarque, sortie de nulle part et
semblant posséder les capacités d’un Geàrd. Cette Rìbhinn s’avère d’autant
plus dangereuse qu’elle intègre le clan Felidae. Oh, n’oublions pas que cette
fille n’a aucun lien de parenté avec les fameux leaders dudit clan. Je
continue ?
Je demeurai sans voix en laissant le cheminement de ma pensée terminer
son éclaircissement.
— Cela dit, tu as raison, Rayn n’a absolument aucune raison de te
considérer comme une concurrente. Tu ne ferais de toute façon pas long feu
face à elle, poursuivit-il dans un éclat de rire goguenard.
Je me retins de lui faire un bras d’honneur. Je n’avais pas loupé le ton
qu’il avait employé pour prononcer le mot « Rìbhinn ». Je ne savais
toujours pas ce qu’il signifiait, mais il m’apparaissait de plus en plus
évident que ce n’était pas un compliment. Cela dit, je préférai ignorer sa
moquerie. Il venait de me donner matière à réflexion. Décidément, je
considérais déjà m’être mise dans le pétrin en rejoignant la meute, sans me
douter une seconde du degré de celui-ci.
Cette Rayn pouvait-elle réellement m’attaquer quand bon lui semblait ?
Pouvais-je lui dire que je me contrefichais des fesses de ses frères et du
pouvoir ? Folle comme elle était, la probabilité de lui faire entendre raison
flirtait avec l’impossible. J’aurais moins de mal à apprendre à voler en me
jetant du toit du manoir.
— Je ne comprends pas. Si c’est si rare d’être une Geàrd, comment
pouvez-vous savoir que j’en suis une ?
Son sourire devint presque enjôleur. Je vis briller dans ses yeux la même
fierté qu’il avait éprouvée pour ma sœur plus tôt dans la soirée.
— Prends-tu souvent la forme de ton Anam Cara ?
— Non.
— Une fois par semaine ?
— Non, moins.
— Une fois toutes les deux semaines ?
— Hum, moins, dis-je après un temps de réflexion.
— Une fois par mois, vraiment ?
J’agitai mes épaules.
— Peut-être. Ça dépend les mois, accordai-je lentement en me
remémorant la dernière fois où je m’étais sciemment transformée, calculant
sur mes doigts.
Le Primum ferma les yeux, puis éclata brusquement de rire. Un rire
profond, ronronnant et sacrément viril qui contracta mon bas-ventre et
éveilla mon Anam Cara. Elle aussi perçut le tigre qui se prélassait derrière
cette soudaine hilarité. À la façon d’une double vision. Je me massai le
ventre et croisai les jambes, embarrassée par ce qu’il venait de déclencher.
Il se leva du banc, le visage illuminé par une gaieté nouvelle et
dérangeante, car je comprenais en être la cause.
— Je ne comprends pas ta réaction, marmonnai-je en détournant mon
attention de son aura si virile et si… brillante.
Le Primum posa les mains à plat sur le banc, de part et d’autre de moi.
Son visage se retrouva à un souffle du mien, tant et si bien que je dus me
pencher en arrière en faisant fonctionner mes abdominaux pour ne pas le
toucher, tout en me servant de mes doigts pour crocheter les bords du
tronçon de pierre.
Ses iris étaient devenus entièrement fauves, mais son sourire honnête me
permettait d’affirmer que le danger se trouvait loin, cette fois-ci. L’odeur du
tigre emplit mes narines et mon jaguar se mit à apprécier notre proximité, à
tel point qu’il se mit à vrombir. Je dus employer toute ma concentration
pour m’abstenir de ronronner à mon tour de façon audible. Il ne manquait
plus qu’il puisse entendre que j’appréciais cette promiscuité !
Je tâtonnai la Lactea Via avec curiosité pour comprendre son geste et
sentis le Primum juste derrière mes barrières boiteuses. Il grattait
distraitement la porte que je maintenais close pour le garder éloigné. Un
frisson me parcourut le dos alors que les yeux du Primum glissaient sur mes
lèvres. Un sourire aguicheur s’afficha sur sa bouche et il inclina la tête
brusquement afin de fourrer son visage contre mon cou. Ses dents frôlèrent
ma peau et je manquai de défaillir, mon cœur tambourinant si fort que je
n’entendais ni sa respiration ni la mienne.
— Rayn n’a peut-être pas tout à fait tort de se méfier, gronda-t-il dans un
murmure qui déclencha des décharges électriques dans mon corps.
Heureusement que j’avais le cul bien ancré sur la roche.
J’agrippai le banc comme s’il était mon canot de sauvetage et le tigre-
garou un raz-de-marrée. La chaleur envahissait mon corps en partant du bas
de mon ventre, une chair de poule hérissant le duvet de mes bras. Des
éclairs frissonnants remontèrent le long de mes flancs jusque dans ma
nuque ; je me mis à haleter subrepticement. Mon Anam Cara s’étendit dans
mon esprit pour venir à la rencontre du tigre. Je sus qu’elle allait essayer de
franchir la Lactea Via pour le rejoindre une fraction de seconde avant
qu’elle n’y parvienne.
Je repoussai alors le Primum de toutes mes forces et m’éloignai
précipitamment, les joues en feu et la respiration saccadée comme après une
course de marathon. Ou autre chose de plus intime. Je posai une main
tremblante sur mon front brûlant.
Le Primum se redressa lentement, le regard toujours ambré et enchanteur,
un sourire facétieux peint sur le visage. La colère flamboya dans ma
poitrine, dissipant les dernières traces de l’ardeur qui s’était emparée de
moi.
— C’était quoi ce bordel ?! m’écriai-je, hors de moi.
— Ce bordel, Rìbhinn, était un avant-goût de ce que je peux provoquer
chez mes sujets féminins, souffla-t-il en laissant la brise porter ses paroles.
Je frémis. En cet instant, je mourais d’envie de prendre mes jambes à
mon cou.
Chapitre 26 : La menace du tigre
Je me frottai les épaules pour éloigner cette sensation de froid qui
m’engourdissait. Ma gorge était sèche et ma bête ondulait à la frontière de
mon esprit, mécontente d’avoir été repoussée. Le Primum paraissait si
radieux que je sus qu’il s’agissait encore d’un de ses fichus tours pour me
faire sortir de mes gonds.
— Ça vous amuse, hein ? Utiliser ma part animale pour assouvir votre…
Je ne terminai pas ma phrase, incapable de savoir quel terme employer.
Pourquoi faisait-il ça, au juste ? Était-ce de la mesquinerie ? De
l’arrogance ? De la simple provocation ? Que cherchait-il, bon sang ! Pour
ne rien arranger à mon agacement, ce fichu grand manitou sourit de plus
belle.
— Tu m’as demandé pourquoi tu étais une Geàrd. Voilà la réponse : Peu
importe combien je te provoque, peu importe combien j’attire ton Anam
Cara, peu importe à quel point je te pousse à bout…
Il s’avança à pas lents vers moi, d’une démarche féline et étonnamment
élégante pour un homme pourtant si viril
—… tu gardes toujours une parfaite maîtrise de ta bête, chuchota-t-il.
Je n’attendis pas qu’il soit proche de moi pour reculer ; je m’éloignai,
gardant une distance de sécurité pendant que mon cœur s’emballait dans ma
gorge. Son regard brûlait d’un amusement à peine masqué.
— Les thérianthropes se transforment en moyenne deux fois par semaine.
C’est un besoin : comme boire, manger, dormir… Cela permet de garder un
équilibre entre humain et bête. Une trêve, si l’on veut. Plus on retient notre
Anam Cara, plus grand est le risque qu’elle cherche à s’échapper, à prendre
le contrôle sur nous, à nous faire dévier. Et ce n’est généralement pas pour
courir en hurlant à la lune. La bête a besoin de respirer, de vivre, pour rester
tranquille, expliqua-t-il lentement en s’arrêtant de marcher vers moi,
comprenant certainement mon désir de préserver mon espace vital.
Je comprenais enfin où il voulait en venir. Lorsque j’étais plus jeune, je
me transformais bien plus souvent en jaguar, à tel point que ma mère avait
dû me donner des cours à la maison pendant une longue période. J’adorais
ça, à l’époque : prendre l’apparence de mon jaguar. Je dormais roulée en
boule sous mon lit, dans le placard ou bien vautrée sur les poutres de ma
chambre ; je me prélassais sur la terrasse, dans la pelouse ou encore sur le
canapé en ronronnant pendant des heures. J’adorais courir, qu’on me lance
des balles, détruire des peluches qui n’avaient rien demandé, poursuivre de
petits animaux qui fuyaient à ma vue…
Avec la maturité apparut aussi la crainte. Peur qu’un voisin m’aperçoive,
que je me couvre de fourrure sous le coup de la surprise, de la honte…
n’importe quelle émotion forte pouvait provoquer mon changement. Mamá
m’apprit à me contrôler, utilisant les techniques que les professionnels de
l’apnée appliquent pour s’enfoncer toujours plus loin sous l’eau. Elle me
soutint au mieux de ses maigres capacités d’humaine, m’intimant de
toujours prendre garde, de rester prudente à chaque seconde de chaque
instant. C’était son inquiétude à elle qui m’aida, avec le temps, à me
soustraire à la tentation d’être un félin. À tel stade que me transformer
devint une angoisse perpétuelle.
Avec les années, j’acquis une excellente maîtrise, tout particulièrement
sur mes émotions. Mon jaguar s’y accoutuma et ne demanda plus à
s’imposer ni à vivre à ma place. Il se contentait d’observer, suivant ma
propre existence à travers mes yeux.
J’affrontai le regard du Primum. La compréhension s’y reflétait.
— Se métamorphoser une fois par mois, ce n’est pas juste rare, c’est
presque impossible pour la plupart des thérianthropes, qui sont forcés de
prendre leur forme Anam Cara au minimum deux fois par semaine, histoire
de garder un meilleur contrôle le reste du temps. Plus un garou est soumis et
faible, plus il lui est nécessaire de se transformer fréquemment. Plus tu
brides ton Anam Cara, plus elle forcera le passage pour s’imposer. Ce que
tu es capable de faire aussi naturellement, Mirko en est à peine apte.
Pourtant, il est celui qui a le meilleur self-contrôle de toute la meute. Il gère
ça mieux que moi.
Je hochai la tête. J’avais bien vu le peu de maîtrise que Rayn possédait.
— Ta transformation en elle-même est impressionnante, enchaîna-t-il.
Plus un garou est puissant, plus sa transformation est simple, rapide et
indolore. Rares sont ceux capables d’aller aussi vite pour prendre sa forme
Anam Cara. Même Rayn, qui est pourtant une Bêta accomplie, doit prendre
trois bonnes minutes pour un changement complet. Et pourtant, tu n’as
jamais rien appris de quiconque ! De plus, il est presque impensable pour
un thérianthrope de parler une fois transformé. Tu y parvient pourtant sans
peine. Pour terminer, tu parais parfaitement capable de ne changer que
certaines parties de ton corps. Ça aussi, ce n’est pas évident.
— Alors, je suis… quoi, au juste ?
Le ricanement du Primum me surprit et blessa mon amour propre. Je
n’aimais pas avoir l’impression qu’il se moque de moi.
— Employer un terme pour te cataloguer n’aurait pas grand sens. Au-
delà de tes capacités, tant qu’on ne saura pas quelle attitude tu adopteras
dans la meute, on ne sera pas en mesure de t’attribuer une étiquette. Un
Geàrd a un rôle assez neutre, cela te convient plutôt bien en attendant. Si
l’envie te prend de gravir les échelons jusqu’au grade d’Alpha, à ce moment
tu pourras te proclamer leader. Toutefois ma meute est puissante, et les
leaders nombreux : pour les vaincre, il te faudra un paquet de motivation. Et
de séances d’entraînement.
Je me hérissai. Je me moquais bien d’être une Alpha, une leader ou une
Geàrd. Je ne souhaitais rien de tout cela, de toute façon. J’escomptais bien
le lui faire rentrer dans le crâne, mais pour l’heure, je savais que je devais
faire profil bas. Tant que je n’étais pas plus apte à me fortifier face à mes
adversaires – dont le Primum se trouvait en première position –, je ne
devais pas me mettre en danger.
Ce Prince de mes ovaires était bien trop facilement à fleur de peau, et je
ne parvenais pas à gérer ses sautes d’humeur. S’il devenait plus prévisible,
j’apprendrais à gérer.
— Je m’en fiche. Je ne compte pas traîner dans les parages, grommelai-je
comme une enfant.
— N’y compte même pas. Tu es une cible trop facile. Tu débuteras ton
entraînement dès demain.
Je le dévisageai avec horreur, cherchant l’expression sur son visage qui
prouverait qu’il plaisantait. Mais il demeura atrocement stoïque.
— Même pas en rêve. Je tiens un café, au cas où vous ne l’auriez pas
remarqué !
Le Primum plissa les yeux, reprenant son allure menaçante. J’admettais
que même s’ils étaient dérangeants, l’intimidation augmentait lorsqu’ils
ondoyaient de ce surprenant or liquide.
— Ce n’était pas une question.
Je croisai les bras en une posture déterminée.
— Je ne céderai pas. J’ai encore mon libre arbitre, que je sache.
— Pas depuis que tu es entrée dans cette meute, Rìbhinn.
Monsieur ne supportait vraiment pas les contrariétés. Ça tombait plutôt
mal pour lui : moi vivante, je ne cesserais jamais de m’opposer à ses ordres.
Je gardai le silence. Peu importaient mes revendications : il n’accepterait
aucune contradiction. Nous nous affrontâmes donc du regard de longues
secondes. Soupirant d’un air faussement théâtral, je cédai la première.
— Très bien. Mais en dehors de mes horaires de travail, en ce cas.
Il acquiesça. On souffrait tous deux de faire des concessions pour l’autre,
tout en comprenant qu’elles étaient obligatoires si l’on voulait que ça
fonctionne.
Et par fonctionner, j’entendais ne pas se diriger dans le conflit de manière
systématique. Nous cédions chacun de notre côté pour donner l’impression
à l’autre qu’il conservait certaines cartes en main. Nous n’étions juste pas
dupes.
— À dix-neuf heures, je te veux ici. Sinon, je viendrai personnellement te
botter les fesses.
— Yep, acquiesçai-je en lui offrant mon plus beau sourire mielleux.
Je savais pertinemment que je ne viendrais pas au rendez-vous, et il le
soupçonnait déjà. Il viendrait donc certainement toquer à ma porte le
lendemain, ou bien il enverrait un larbin pour faire le sale boulot.
À moins de me traîner par les pieds, pourtant, il n’obtiendrait rien de
plus. J’étais catégorique sur une chose : je ne remettrais pas les pieds ici
avant plusieurs jours. La Lactea Via et toute cette histoire de contrôle
attendraient sagement. Si je me tenais loin des thérianthropes, je devrais
aisément pouvoir survivre à coups d’aspirine. Peut-être devrais-je toutefois
prévoir un taser, ou quelque chose pour barricader la porte de ma boutique ?
J’y songerais plus tard. Pour l’heure, mon cerveau se trouvait aux abonnés
absents et bien que ma gorge soit totalement rétablie, mon corps, lui, se
souvenait encore de la raclée qu’il avait reçue.
La procrastination, c’était ma troisième compagne de vie, après mon
Anam Cara et mon chat.
— Bien, nous avons donc un accord. Je peux partir ? minaudai-je en lui
faisant des yeux de biche.
Il grommela une phrase incompréhensible qui sonna comme du gaélique
avant de me tourner ostensiblement le dos et de partir en premier. Je pris ça
comme un assentiment de sa part et me lançai à sa suite. Le labyrinthe était
peut-être petit, mais vu mon état d’épuisement mental, j’étais presque
certaine de m’y perdre malgré mon sens de l’orientation et mon odorat
infaillibles.
— Quel âge as-tu au fait ?
Le Primum me jeta à peine un coup d’œil.
— La réponse augmentera-t-elle ton respect à mon égard ?
J’eus la fugace pensée que son respect, il pouvait bien se le carrer où je le
pensais. Mais j’eus l’amabilité de prendre le temps d’y réfléchir. Lui
donnerais-je plus de considération si j’apprenais que c’était un grand-père ?
— Non, avouai-je finalement avec une moue semi-contrite.
Il afficha un sourire en coin face à mon honnêteté.
Bien sûr que je l’amusais. J’étais une femme pleine d’humour.
— En ce cas, imagine-toi l’âge qui t’arrange.
— Mímir a cent trente-cinq ans et il est arrivé avec toi après la guerre.
J’en conclus que tu es centenaire. Au minimum.
Il tourna son œil jaune vers moi en me lançant un regard enjôleur.
— Qui t’a raconté pareille bêtise ?
— Ha ha, je le savais !
La fatigue pouvait me rendre grincheuse et susceptible, mais pouvait
aussi me rendre plus taquine et plus immature, je le concevais.
Nous débouchâmes hors du labyrinthe et le Primum se dirigea à grands
pas vers l’entrée du manoir. Il n’y avait plus un chat dehors, et je me
demandai comment pouvait bien s’occuper une communauté de
thérianthropes vivant tous sous le même toit.
Regardaient-ils la télévision ou bien se battaient-ils toute la nuit ?
— Hé ! Ça veut dire quoi « Rìbhinn » ?
Le Primum s’arrêta pour se tourner à demi vers moi. Ses lèvres fines
s’étirèrent d’un air moqueur, avant de me lancer un clin d’œil franchement
malicieux. Pendant ce bref instant, il ne parut pas avoir plus de trente ans.
— Tu aimerais bien le savoir, hein ?
Sur ces paroles sibyllines, il pivota et pénétra dans le Domus. Je dus
courir derrière pour ne pas me faire distancer, retenant une supplique en me
mordant la lèvre.
Après tout, s’il veut jouer à ce petit jeu…
Une fois dans le hall, le grand manitou grimpa les escaliers qui menaient
à l’étage sans même me dire au revoir. Je me renfrognai, vexée de n’avoir
pas plus d’égards à ses yeux. Rayn avait-elle droit à une bise avant d’aller
se coucher ? Je secouai la tête, scandalisée par ma pensée.
Le Primum disparaissait à l’étage quand je criai enfin :
— À demain, Papy !
Chapitre 27 : J’ai les crocs
Je tapai sur la machine à café une énième fois. Elle crachota un liquide
noirâtre qui aurait tout aussi bien pu sortir des égouts.
— Joder…
Cela faisait trois bonnes heures qu’il m’était impossible d’obtenir autre
chose que du jus de chaussette. C’était décidé, dès le lendemain, je filerais
acheter une cafetière digne de ce nom. Même si je devais finir sur la paille
pour ça. Le jus de chaussette, ça n’avait jamais fidélisé quiconque.
Je relevai mes cheveux en queue-de-cheval avec un crayon et jetai un œil
au-dehors. La pluie se fracassait contre les vitres de ma boutique non-stop
depuis le milieu de la nuit, comme je l’avais supposé, entraînant avec elle
mon humeur maussade. Ariel s’était enfuie la veille au soir en prétextant un
examen le lendemain. Je restais d’avis que si elle continuait à manquer ses
études pour moi, non seulement notre Mamá la tuerait, mais elle finirait
d’autant plus par se faire virer de son école.
Du peu que j’avais compris, elle justifiait ses nombreuses absences à
coup de grippes et d’intoxications alimentaires. Ça, je n’avais pas de mal à
le croire. Avec Owen pour docteur privatif, c’était un tour de maître. Avec
les années, ce dernier devait d’ailleurs maudire le fameux « secret
professionnel » qui l’obligeait régulièrement à mentir à sa « chère amie ». Il
aurait pu tout avouer à Mamá ou refuser de participer à la malhonnêteté de
ma sœur : néanmoins, il fallait croire qu’il prenait son rôle très au sérieux.
Pour en revenir à ma sœur, je ne lui reprochais pas son départ. J’avais
bien conscience qu’elle avait une vie à laquelle retourner, tout comme moi
la mienne ; même si celle-ci se présentait actuellement perturbée. À un
moment donné, je devrais bien me détacher totalement et définitivement
d’elle, un peu comme Owen finirait bien par débloquer cette situation
instable avec Mamá.
Avec ces derniers jours chaotiques, j’avais bien réalisé à quel point ma
relation avec Ariel était fusionnelle, à un stade presque malsain pour mon
bien-être ou le sien : ce besoin incohérent que j’éprouvais de la vouloir à
mes côtés allait causer notre perte à toutes les deux. Elle était bien trop
jeune pour supporter ce désordre avec moi.
Toutefois, je ne parvenais pas pour autant à me passer de sa présence.
Savoir Mímir à mes côtés ne me suffisait pas. Peut-être parce qu’il était
mon premier véritable ami avec qui je n’avais aucun lourd secret à cacher,
que j’avais oublié comment faire fonctionner une amitié ? Ou tout
simplement parce que notre relation était trop récente ? Dans tous ces cas de
figure, Ariel restait un pilier indétrônable à mes yeux. Un pilier dont je
devais apprendre à me passer. À l’heure actuelle, mon existence était à la
fois trop complexe et trop dangereuse. Bien trop pour la garder dans mon
entourage proche. Mieux valait donc qu’elle garde ses distances. Le plus
longtemps serait le mieux.
Je soupirai. Un miaulement fit écho dans la boutique et je levai les yeux
de la cafetière avec laquelle je partageais mon monologue interne. Minuit
était élégamment perchée sur l’escalier, m’observant de ses grands yeux
expressifs.
Elle miaula de nouveau quand elle vit qu’elle tenait toute mon attention.
Je souris et allai aussitôt lui préparer une gamelle. Je l’entendis dévaler les
marches à la seconde où la première croquette heurtait sa gamelle. Elle
déboula derrière le bar comme une fusée et dérapa sur le parquet pour finir
devant sa nourriture. Elle croqua trois misérables croquettes au saumon
avant de lever son museau vers moi, miaulant de plus belle.
Madame la reine d’Angleterre désirait du caviar avec ceci.
Minuit me fit les yeux doux. Ah, elle rajoutait enfin un s’il te plaît. J’allai
lui chercher ce qu’elle ordonnait en me demandant comment j’avais pu finir
esclave d’une chatte de luxe.
C’est en la regardant manger que je songeai aux paninis de Mirko. Je ne
l’avais plus revu depuis le début de matinée, où nous avions pris notre petit
déjeuner ensemble et son bar avait paru fermé depuis le repas de midi. Je
trouvais ça curieux, mais je refusais de m’inquiéter. À tous les coups, il
vaquait à une occupation de la meute commanditée par le roi de la jungle.
Mon regard dériva vers l’extérieur en proie au déluge. Un étrange frisson
me galopa le long du dos pour la cinquième fois de la journée. Cette étrange
sensation d’être observée ne me quittait plus depuis que j’avais quitté le
manoir. D’un autre côté, j’étais certaine d’en connaître la raison. Si j’osais
sortir le nez dehors, je tomberais probablement sur un sous-fifre du
Primum, chargé de me surveiller.
Penser à ce dernier me rappela l’arrangement que j’avais pris la veille.
L’heure du rendez-vous approchait et je n’étais toujours pas prête à
retourner le voir. De toute façon, il était loin d’être stupide et je doutais
qu’il m’attende réellement de pied ferme. Il semblait m’avoir bien cernée,
alors que je pataugeais encore dans la mélasse pour comprendre son
fonctionnement.
Je le savais calculateur, manipulateur et un brin macho, mais savais-je
quoi que ce soit de plus ? Il n’éprouvait visiblement ni empathie ni estime
pour moi. Alors, pourquoi diable me voulait-il dans sa meute ? Il avait bien
sous-entendu que j’avais des compétences, mais doutait clairement de ma
capacité à en user. Espérait-il se servir de moi comme d’une arme ? Pire,
comme d’un appât ? Je ne savais rien de leurs manigances, en fin de
compte, pas plus que je n’avais d’informations sur ces antagonistes
inconnus qui leur menaient la vie dure.
Toutefois, j’étais parvenue à éclaircir un point avec Mirko ce matin.
J’avais passé une nuit agitée durant laquelle j’avais eu de nombreuses
visions contenant ce petit chenapan d’Aaron. J’avais passé l’âge de
fantasmer sur des bad boys vêtus de cuir, d’autant que ces images
paraissaient sacrément réalistes. Je m’étais donc interrogée sur ce fameux
lien qui m’associait à ce délinquant au réveil et avais aussitôt questionné
Mirko à ce sujet.
Ainsi, j’avais appris de nombreuses choses. La première étant que, ne
contrôlant pas encore la Lactea Via, il était tout naturel qu’une fois mon
subconscient éteint, mon inconscient s’envolât directement folâtrer avec le
seul thérianthrope avec qui j’avais tissé un puissant lien. Lien qui,
d’ordinaire, n’était présumé exister qu’entre un Primum et ses sujets.
J’avais été capable de revendiquer Aaron uniquement parce que je n’étais
affiliée à aucune meute à ce moment précis. Bien qu’il ait été un jeune
leader et moi une rien-du-tout dans aucune meute, ma condition de Geàrd
m’avait placée automatiquement au-dessus de lui. Étant donné que le
Primum s’apprêtait à le mettre à mort, Aaron se trouvait en quelque sorte
exclu de la meute. À mon image. Nous étions donc – techniquement – deux
rôdeurs. J’avais donc été parfaitement en droit de « le prendre sous mon
aile », conformément aux lois thérianthropes. Ce que j’avais fait.
Officieusement, du moins.
D’ailleurs, de mon point de vue, je n’avais rien fait de plus qu’émettre de
façon audible une idée saugrenue entraînée par l’adrénaline. Visiblement,
tout était à la fois plus simple et plus compliqué chez les thérianthropes.
Allez savoir pourquoi, j’étais devenue une sorte de Prima, possédant un
ascendant sur le jeune Aaron en claquant des doigts. Bien sûr, Mirko avait
brodé dans les grandes lignes.
Cependant, mon cher ami n’avait pas oublié de préciser que maintenant
que le Primum m’avait à son tour revendiquée, je me trouvais dans la même
situation qu’Aaron vis-à-vis du tigre-garou. Et du moment que
« j’appartenais » au Primum et faisais partie de la meute, il en allait de
même avec Aaron – à travers moi.
Si je venais un jour à quitter la meute, Aaron risquait de se voir contraint
de me suivre. Ou de rompre son lien avec moi pour se faire à nouveau
revendiquer par le Primum. Bref, tout ça, c’était franchement compliqué.
J’en avais perdu l’appétit malgré les splendides petits pains achetés dans la
boulangerie d’à côté.
Toutes ces informations engendrant forcément de nouvelles
interrogations, j’en étais venue à demander pourquoi le Primum avait
accepté que je prenne Aaron sous mon aile, alors même qu’il comptait le
mettre à mort. La réponse avait été plus que surprenante :
— Le Primum prend soin de ses sujets malgré ce que tu sembles croire,
Bass. Une mise à mort n’est jamais chose aisée. Mais autant certaines lois
peuvent être outrepassées, autant celle qui interdit formellement le meurtre
d’humains ne peut pas aboutir sur un non-lieu ou un simple
emprisonnement. Il y a toutefois des exceptions…
Je m’étais penchée sur la table, tout ouïe.
— Aaron est jeune, certes, mais en grandissant, il me remplacera
immanquablement à la tête du clan Canidae. Il a tout ce qu’il faut : la
maîtrise, la carrure, le courage, le désir de protéger et surtout une envie de
s’impliquer dans notre société.
J’avais marmonné que pour l’instant, la seule chose qu’il paraissait
contrôler se trouvait être son slip, mais certainement pas son caractère.
Mirko s’était contenté d’un sourire en coin.
— Cet accident l’a beaucoup changé, tu sais. D’ordinaire, il n’est pas
aussi rustre. Il faut avouer que pour l’instant, il lui manque de la maturité ;
je suis certain que dans quelques années, il surprendra tout le monde.
Toujours est-il que s’il est parvenu à devenir un leader aussi haut gradé à cet
âge, ce n’est pas anodin. Il sait parfaitement contenir son Anam Cara –
habituellement, tout du moins –, ce pour quoi nous l’avons autorisé à
rejoindre une université humaine. Nous ne l’aurions jamais fait si nous
n’étions pas convaincus de ses capacités. L’impensable s’est produit,
malgré notre supervision. Cette erreur n’aurait jamais dû avoir lieu. Il est
plus dur de garder notre ascendant sur notre Anam Cara lors des relations
sexuelles, mais il est rare que nous le perdions complètement. Et jamais au
point de tuer. Du moins, pas les leaders majeurs. C’est parfaitement
improbable, du quasi-jamais vu.
J’étais devenue blanche comme un linge. Des flashs de mon propre
incident avaient resurgi si vite que j’avais dû accomplir un effort surhumain
pour les refluer et éviter de me faire submerger par mes émotions, afin de
passer inaperçue aux yeux de mon ami. Ça n’avait pas été suffisant : Mirko
avait aussitôt senti la fluctuation dans la Lactea Via et avait froncé les
sourcils.
J’étais parvenu à détourner son attention en faisant des pieds et des
mains, mais je doutais encore qu’il ait été dupé. Il était passé outre par
respect pour mon intimité. Après une inspiration discrète, il avait achevé
son histoire.
— Le conseil et moi pensons qu’il est invraisemblable que ce meurtre
soit dû à un coup du destin. Nous sommes persuadés qu’une personne
extérieure est responsable de l’accident. Punir ce gamin pour un meurtre qui
n’est certainement pas de son fait – ou du moins pas entièrement – aurait
été une épouvantable erreur. Mais comme je l’ai dit, le Primum se doit de
faire respecter les lois et maintenir la sécurité au sein de notre société. Peu
importe comment, il devait tuer Aaron. Mais ça l’aurait miné, hanté à vie.
Et voilà que toi, la nouvelle thérianthrope de la ville, tu débarques comme
une fleur et te transformes en une seconde sous les yeux de toute
l’assemblée ! Une rôdeuse leader, capable de sauver Aaron en le
revendiquant simplement pour qu’il ne se retrouve plus sous la direction du
Primum. À l’instant où tu l’as pris sous ta protection, tu as « effacé son
ardoise », comme s’il avait changé de meute et était passé sous ta
juridiction. Tu as évité un massacre. Tout ça parce que tu n’as pas voulu
m’écouter et venir plus tard dans la journée…
Le sourire et le regard tendre qu’il m’avait alors lancés m’avaient rendue
toute chose, me faisant l’effet d’un défibrillateur. Bon, peut-être en un peu
moins violent. Nous avions ensuite mis fin à notre conversation. Aussi
passionnante fût-elle, nous avions chacun une boutique à faire fonctionner.
J’avais songé tout le reste de la journée à ce qu’il m’avait raconté : un
sentiment de fierté m’avait envahie. J’étais fière d’avoir sauvé la vie de ce
gosse, même s’il était imbuvable. À mes yeux non plus, il ne méritait pas de
mourir. Je vivais bien ma vie, aujourd’hui, sans pourrir en prison pour mon
crime. Cela n’excusait en rien nos actes, mais de là à mourir ?
Je me secouai. Il n’était pas question que je pense à ça ! À tout, mais pas
à ça !
J’abandonnai ma cafetière cassée et sortis mon ordinateur portable dans
l’idée d’en commander une nouvelle. Je venais de terminer de payer en
ligne lorsqu’un camion se gara devant ma boutique. Pendant une minute, je
supposai que c’était un hasard : un bonhomme descendit cependant de
l’engin et vint toquer à ma porte. Intriguée, j’allai lui ouvrir.
— Bonjour ! Mademoiselle De Soto ? fit le coursier en me tendant une
feuille. Il faut juste signer et nous dire où on dépose la cargaison.
Je clignai des yeux. Le gars héla un de ses collègues, occupé à ouvrir le
battant arrière électrique de la camionnette.
— Quelle cargaison ?
— La cuisinière, bien entendu. Nous avons envoyé un mail et un SMS.
On nous a confirmé la livraison il y a une heure.
— Oh ! Bizarre, je n’ai rien reçu.
Le gars haussa un sourcil broussailleux.
— Mlle Lena-Maria De Soto, ce n’est pas vous ?
— Non, c’est ma mère.
Je souris, soulagée. Ah, Mamá ! Ma merveilleuse petite Mamán était une
véritable marraine-fée. Franchement satisfaite d’avoir une aussi bonne
nouvelle pour ensoleiller cette morne journée, je bloquai la porte d’entrée
pour permettre aux livreurs de déposer la gazinière dans ma cuisine. Ils se
débrouillèrent comme des chefs, me l’installant en moins de cinq minutes.
Je sauvai le pied de l’un d’eux, l’air de rien, lorsqu’il manqua de lâcher la
cuisinière à gaz : mon intervention passa inaperçue et je fus soulagée de ne
pas avoir à justifier ma super force.
À la suite de leur départ, je passai une bonne demi-heure à réaménager
ma cuisine qui commençait enfin à avoir de la gueule. J’étais aux anges
d’avoir enfin un four pour cuire des gâteaux, ainsi que des plaques pour me
mettre à cuisiner réellement. Fini les plats tout prêts !
Ma vie reprenait enfin une tournure moins glauque. Je retournai ensuite à
l’avant de ma boutique sans omettre d’envoyer un petit message à ma mère
pour la remercier – en priant pour qu’elle ne me rappelle pas dans la foulée.
Je n’avais toujours pas le courage d’avoir affaire à elle.
Alors que je finissais de ranger mon bar, un bruit attira mon attention
vers la rue, où j’aperçus une silhouette sombre sous la pluie. Mon cœur fit
un bond dans ma poitrine lorsque je reconnus le Primum, retirant un casque
de moto et descendant tranquillement d’une énorme bécane concurrençant
la bat-mobile. Vêtu entièrement de noir, avec une veste de motard
incroyablement cintrée, il était méconnaissable. Je n’eus pas le temps d’en
voir plus.
Je m’accroupis illico derrière mon bar, le stress battant à tout rompre
dans ma poitrine.
Zut ! Qu’est-ce qu’il peut bien venir foutre ici ?!
Bien sûr que je connaissais la réponse à ma question. Il était dix-neuf
heures passées. Cet enfoiré venait tenir sa promesse ! Mais comment diable
pouvait-il avoir le temps de venir en personne ?
Je fermai les yeux en entendant la sonnette d’entrée tinter, accompagnée
par le martèlement de la pluie qui me parvint plus distinctement. La porte
claqua. Le silence s’ensuivit.
Que fait-il ?
Je retins ma respiration et m’immobilisai comme seuls les félins peuvent
le faire. Je savais qu’il pouvait aussi bien m’entendre respirer que me sentir.
Mais mon odeur était partout. Avec de la chance, il allait faire demi-tour. Je
sursautai et poussai un cri suraigu quand la tête du Primum surgit au-dessus
de la mienne. Je me retournai, vis son sourire hilare et son regard pétillant.
Il était trempé et dégoulinait sur mon bar, l’enfoiré.
— Sérieusement ? fit-il. Je te croyais plus maligne que ça. Ça aurait pu
marcher si tu savais disparaître du radar présent dans la Lactea Via.
La Lactea Via. Oui, forcément. Quelle garce, celle-ci aussi !
— Tu m’as fichu une de ses trouilles ! Je faisais juste ma poussière,
marmonnai-je en faisant mine d’être blasée de le voir.
Ce qui n’était absolument pas le cas, soyons clairs.
— La poussière ? Sous ton bar ?
— Tu crois que la poussière a besoin de ton autorisation pour se poser sur
mes étagères ? répliquai-je en me hérissant.
C’était plus évident de s’énerver. Ça évitait d’exposer mon mal-être.
Le tigre-garou s’accouda au bar et posa son menton dans sa main avec
l’air de s’ennuyer ferme. Je me redressai complètement pour l’affronter.
— Chez moi, on fait la poussière avec un plumeau ou un chiffon,
remarqua-t-il en reluquant mes mains vides.
Je lui montrai les dents. Bon, OK, je n’étais pas si fine que ça. D’un autre
côté, il savait bien que je n’avais pas retenu ma respiration pour m’entraîner
à une compétition d’apnée.
— De là d’où je viens, les gens accueillent les clients qui entrent dans
leur commerce, poursuivit-il sur le ton de la conversation.
— J’avais mis la pancarte « Fermé » sur la porte, au cas où tu n’aurais
pas fait attention, répliquai-je sur-le-champ, heureuse d’avoir enfin une
repartie.
Il eut le culot de ne pas paraître désolé. Il se releva simplement et prit
place sur un tabouret comme si la boutique lui appartenait. Il fit glisser la
fermeture éclair de sa veste et je suivis le mouvement des yeux. Il portait un
pull-over vert au col en V qui faisait ressortir ses fichus beaux yeux.
Pourquoi je les trouvais si attrayants, d’ailleurs ? Ils étaient juste flippants.
Flip-pants.
— Ce n’était pas fermé à clef. Et comme j’ai un rendez-vous avec la
propriétaire des lieux, je me suis permis d’entrer.
— Oui, de la même façon que tu entres par effraction chez les gens,
maugréai-je en croisant les bras, m’adossant au comptoir derrière moi.
Il m’ignora et parcourut ma boutique du regard en tournant sur le
tabouret comme un enfant. Venant de lui, ça ne paraissait même pas
immature. Comment faisait-il pour garder tant de prestance à tout instant ?
— C’est cosy.
— J’espère bien.
— Sers-moi un cappuccino.
— Ouaf.
Il tourna la tête vers moi, intrigué.
— Traduction : sers-le-toi, ton fichu cappuccino, reformulai-je en
ravalant un sourire narquois.
Il fallait avouer que lorsqu’il était dans les parages, j’éprouvais
potentiellement quelques pulsions suicidaires. C’était du moins l’avis
qu’avait mon jaguar qui désespérait de mon attitude.
Moi, la seule pensée rationnelle que je parvenais à avoir était : comment
diable un homme tel que lui pouvait-il commander un fichu cappuccino ?
Je me résignai à lui préparer sa boisson. Non pas parce qu’il m’avait
fixée avec un regard qui disait clairement : « j’hésite entre te manger
maintenant ou plus tard », mais bien parce que j’étais une jeune femme
éduquée et respectueuse. Et que ma mère me tuerait si elle constatait ce
qu’était devenue l’hospitalité de sa fille.
« C’est comme ça que tu tiens un café, toi ? Mets la clef sous la porte !
Dios Santos… »
Sauf qu’une fois son cappuccino fumant sous le nez, le profond regard
satisfait qu’il me lança me rappela Minuit lorsque celle-ci avait droit à une
ration de pâtée en plus après l’avoir « exigée » à coups de miaulements
intensifs. Je regrettai donc mon geste et me morigénai, me promettant de ne
plus céder à son autorité toute puissante.
Cependant, ainsi réjoui, il m’apparut bien moins menaçant, ce qui me
permit de détendre mes muscles. Je n’avais pas réalisé combien sa présence
sur mon territoire pouvait être déstabilisante. J’aurais souhaité pouvoir le
mettre à la porte. En méditant sur ce point, je remarquai que Mirko ne
m’avait jamais dérangée. Il pouvait laisser son odeur traîner sur mes
étagères de livres que je trouvais ça presque relaxant. Et c’était un loup. Le
monde à l’envers. Je songeai à une explication rationnelle, mais n’en
trouvai aucune. J’avais bien compris que mon jaguar privilégiait le Primum,
se contentant de supporter le loup de Mirko ; néanmoins, mon Anam Cara
ne trouvait rien à redire lorsque ce dernier se trouvait dans les parages, a
contrario du Primum.
— Est-ce que tu m’écoutes ? soupira le tigre en faisant claquer la tasse
sur le bar.
Je baissai les yeux sur le mug « grognon » que je lui avais sciemment
donné pour vérifier qu’il n’avait rien. Je réprimai mon sourire tout en
reportant mon attention sur le mâle dominant qui cherchait à tout prix ma
concentration. Il aurait tout aussi bien pu être un paon. Il fanfaronnait tout
autant, même sans rien dire. Roi de la jungle, bof. Roi du monde, plutôt.
— Es-tu capable de te focaliser plus de deux minutes ?
Je haussai mes épaules en faisant une moue enfantine.
— Tout dépend, tu peux essayer de te rendre plus intéressant.
Il plissa les yeux, fronça les sourcils et joignit ses mains sur le bar.
— Comment parviens-tu à être si incroyablement insultante ?
Pendant un instant, je me demandai s’il s’attendait à une réponse de ma
part. Mais alors que je décryptais son expression comme étant franche et
réellement intriguée, je tombai des nues. Cet homme ne comprenait
vraiment pas pourquoi je lui tenais tête ni comment je parvenais à le faire.
Si je pouvais croire Magdalena lorsqu’elle disait que le Primum était
centenaire, il était clair que son ego s’était figé à une époque où la femme
s’imposait rarement.
Pourtant, en y réfléchissant davantage, ni Magdalena ni Rayn ne
ressemblaient au cliché de l’épouse servile. Il était impossible que ce
Primum ait un esprit si étriqué. Si ?
— Peut-être parce que je suis du vingt et unième siècle, Papy. Tu as des
origines italiennes, c’est ça ?
Il me fixa intensément quelques secondes comme si ce que j’avais dit lui
fournissait matière à réflexion. Si c’était le cas, ça craignait un peu, car cela
signifiait que le chef de la meute ne faisait pas exprès d’être un sale macho.
— Non. La famille de mon père est écossaise, celle de ma mère
irlandaise. J’ai grandi en Irlande du Nord.
Je me retins de ne pas rire. Je comprenais mieux d’où provenait cet
accent occasionnel. S’il était si léger, ce devait être parce qu’il avait passé
plus de temps en Angleterre. L’accent de Mamá ne l’avait jamais
abandonnée, d’un autre côté, elle n’avait quitté l’Espagne qu’une vingtaine
d’années auparavant.
Nous fûmes interrompus par le miaulement inopiné de Minuit, qui sauta
sur le comptoir pour se faire cajoler. Elle quémanda des caresses au Primum
à grand renfort de coups de tête sous son menton. Je marmonnai
intérieurement. Cette saleté n’avait donc aucune fidélité ? De parfaits
inconnus devenaient ses meilleurs amis. Entre elle et mon Anam Cara,
j’étais entourée de véritables traîtresses. Peut-être devrais-je envisager
l’option d’acheter un bouledogue. Un bon gros mâle avec de gros testicules,
toujours partant pour lever la patte pour laisser sa carte d’identité.
Le Primum gratta l’arrière-train de Minuit et elle fit le dos rond en
ronronnant de plus belle.
— Tu es prête à te mettre au boulot ? demanda-t-il distraitement sans me
regarder.
— Ça dépend si tu me fiches la paix après.
Il leva son regard à la rencontre du mien. Indéchiffrable.
— Tu ne sembles pas comprendre. Il est primordial que tu apprennes
rapidement. Sinon, je continuerai à dévoiler toutes tes faiblesses.
Je grimaçai. Il était évident qu’en brandissant les mauvais côtés de mon
entêtement, je ne pouvais que finir par céder. Il savait que je n’avais pas
apprécié nos précédents affrontements. Personne ne pouvait encaisser ce
genre d’attaques sans rêver de pouvoir contrer la fois suivante. Je ne faisais
pas exception à la règle. Je devais juste me motiver, me lancer. Mais peu
importait par quel bout j’empoignais cette problématique, j’avais
parfaitement conscience que plus j’avançais en terrain miné, moins je
parviendrais à faire demi-tour.
Je ne voulais pas m’engager dans une impasse ; j’explorais juste des
possibilités pour me débarrasser de cette fichue meute qui collait à mes
semelles comme un vieux chewing-gum fondu par la chaleur. Après avoir
débusqué mon agresseur et lui avoir botté le cul, bien entendu.
Je finis par hausser les épaules, récupérai la tasse qu’il venait de terminer
d’une gorgée et la laissai dans l’évier pour la nettoyer plus tard. Je déposai
ensuite Minuit au sol, agacée qu’elle fasse ainsi des avances à cet homme si
détestable.
— OK, pas plus d’une heure, alors, concédai-je, contournant le bar pour
fermer les rideaux de chacune des fenêtres.
Plus d’intimité ne serait pas de refus, surtout si je devais encore finir à
quatre pattes. Je fis ensuite face au chef de meute et mis mes poings sur les
hanches. Celui-ci avait les deux coudes posés sur le comptoir, tout en me
fixant. Il paraissait maître des lieux, et je n’aimais pas du tout la façon qu’il
avait de s’approprier l’endroit. On aurait dit que tout lui était dû. Rien que
pour ça, je rageai de devoir céder si simplement à ses exigences.
— On va commencer doucement. Changeons d’exercice. Je veux que tu
me trouves Mirko.
Je haussai un sourcil.
— Comment ça, tu veux que je parte à sa recherche ? Que je flaire sa
piste comme un chien ?
Il sourit, descendit du tabouret et se mit à déambuler entre les rayonnages
de la bibliothèque.
— Non, je veux que tu utilises la Lactea Via pour le situer. Je ne te
demande pas une localisation précise, juste une direction, une ambiance, ce
genre de choses…
Je retins un soupir. Cet apprentissage avait beau être nouveau, aucune
motivation subite ne s’était encore emparée de moi. J’avais abandonné
l’idée de pouvoir y échapper, ceci étant dit, ma concentration semblait se
trouver à des années-lumière de mon cerveau, à l’heure actuelle. Sans
oublier que mon jaguar se tapait pour l’instant une bonne grosse sieste
métaphorique dans mon esprit. Ah, que je l’enviais en cet instant précis !
Je relâchai mes bras le long du corps et fermai les yeux comme le
Primum me l’avait enseigné, m’ouvrant aux liens de meute qui composaient
la toile d’araignée. J’inspirai paisiblement, analysant d’abord avec rapidité
mon environnement. Comme je m’en doutais, le Primum était parfaitement
visible, et ce, malgré mes paupières fermées, un peu comme une lumière
aux contours flous. Si j’y regardais de plus près via la Lactea Via, je me
retrouvais confrontée à une masse brouillonne impénétrable qui perturbait
mes sens. Je m’en détournai, abandonnant la pensée de l’assaillir pour
franchir ses murailles. Ce serait l’équivalent de forcer un autoradio à capter
une fréquence qui grésille. Autrement dit, impossible. Du moins tant que
l’antenne n’est pas meilleure, ou les mains plus expertes.
Et je comptais bien devenir une meilleure ingénieure, ou, à défaut, une
meilleure antenne avant de tenter le diable.
Je sautai donc à pieds joints dans le fourmillement, devenu familier, du
nid mental de la meute, partant à la recherche de mon ami. N’ayant eu
aucune indication particulière venant de mon instructeur – le contraire
m’aurait étonnée ! –, je décidai de suivre mon instinct. Les fils menant à
chaque membre de la meute s’entremêlaient de façon inextricable, et
pendant un instant, il me parut utopique d’en localiser un pour l’isoler des
autres. Les liens n’avaient ni odeurs ni étiquetages allégoriques, sinon,
ç’aurait été trop facile.
Cependant, aussi surprenant soit-il, je repérai très rapidement Aaron,
rayonnant d’une étrange lueur qui capta aussitôt mon attention. Je suivis le
fil conducteur me menant à lui et sus, sans comprendre le procédé employé,
qu’il se tenait entouré de plusieurs garous dans la pièce à vivre du manoir.
Je parvins presque à visualiser une image de lui, étendu de tout son long sur
un canapé confortable, probablement en cuir, à en croire l’effluve qui me
parvint.
Puis le visage d’Aaron se tourna vers moi, sentant ma présence à la
lisière de sa conscience. Son loup Anam Cara me montra les crocs et me
repoussa mentalement, d’une violence gratuite. Je réintégrai mon organisme
en ouvrant brusquement les yeux.
Je venais de recevoir un coup de poing mental. Ça y était, ma satanée
migraine revenait prendre le thé.
— Je t’avais demandé Mirko, pas Aaron, fit le Primum avec un sourire
condescendant.
Je lui jetai le regard le plus mauvais de mon répertoire de méchante.
Comment avait-il su, d’ailleurs, que j’étais allée voir Aaron ? Était-ce si
simple pour lui ? Comme regarder la télé et changer de chaîne au gré de ses
envies ? À quel point le contenu de ma tête lui était-il accessible ? Rien que
l’idée me donnait le tournis.
— Recommence, ordonna-t-il en se retournant vers une rangée de livres
pour en sortir un de sa place.
Je soupirai. Encore une fois, cela me dérangeait de savoir qu’il était en
train de couvrir mes rayonnages de son arôme entêtant. Je ne me sentirais
plus à l’aise chez moi s’il continuait à se frotter partout sur mes meubles !
— C’est vrai que j’ai fait ça toute ma vie, grognai-je. Je fais comment, au
juste ?
— Pense à lui.
Penser à lui. Bien, je n’y aurais jamais songé toute seule.
Paupières closes, j’appelai à moi une concentration plus ferme, cette fois-
ci en visualisant Mirko. J’imaginai son sourire, me rappelai son regard
émotif, son visage ovale à la peau de rouquin, sa mâchoire ronde et ses
deux tresses sur le menton. Son rire chaleureux envahit mon esprit et je
plongeai dans la Lactea Via avec toutes ces images en tête. Tout fut alors
bien plus simple. Tel un ultrason lancé dans une grotte pour recevoir un
écho, je ressentis un genre de ricochet rebondir dans les liens de meute et
celui représentant Mirko s’imposa avec une clarté surprenante. Le fil qui
me reliait à lui se révéla brusquement plus lumineux et je n’eus plus qu’à
l’attirer pour visualiser grossièrement l’endroit où il se tenait. Je le sentis
loin de la ville, au milieu des bois. Il se tenait non loin d’Aaron,
certainement dans le manoir même. Je m’approchai davantage de lui, à
tâtons. Il était assis à un bureau, tête baissée. Je le sentis préoccupé, mais en
forme et relativement détendu.
— Appelle-le, dit le Primum de son timbre particulier en envahissant la
Lactea Via comme s’il se trouvait juste à côté de mon moi astral.
J’aurais juré que mes tympans n’avaient perçu aucun son. Il n’avait donc
pas parlé à voix haute, seulement dans ma tête. Plus rien ne me surprenait
venant de lui. Dieu, que j’avais horreur quand il faisait ça !
J’obtempérai néanmoins à sa sommation, à croire que je finissais par
m’accommoder de ses ordres présentés sous forme d’instructions. Je me
projetai vers la conscience de Mirko, jusqu’à venir me heurter à ses
protections mentales qui empêchaient l’accès à ses pensées et ses souvenirs.
Le « BOUM » que je provoquai dans son esprit suffit amplement à attirer
son attention.
Il dressa la tête et me chercha tout d’abord dans la pièce avant de réaliser
que je n’étais pas présente physiquement. Il entrebâilla la muraille qui lui
servait de défense et je sentis son haleine lupine onduler dans mon esprit.
Son Anam Cara se tenait juste derrière la frontière de sa conscience ; je le
sentais sur ses gardes. Finalement, il me reconnut et prit ses distances, à la
manière d’un intendant validant un visiteur inopportun auprès de son
maître.
Je devinai plus que je ne vis le sourire de Mirko avant que son essence ne
se déploie dans la Lactea Via pour m’envelopper affectueusement. Je
discernai son appréciation avant qu’il ne me congédie en douceur, me
repoussant derrière ses barrages mentaux pour retourner à ses occupations.
Les portes de sa conscience se refermèrent sèchement sur mon nez spirituel
et je me retrouvai subitement incapable de le visualiser dans la pièce où il
se trouvait.
Je fis donc marche arrière, réintégrai mon corps et rouvris les yeux en
fronçant les sourcils. Le Primum m’ignorait, focalisé sur le livre ouvert
entre ses mains. Allons bon, il aimait lire maintenant ? Il ne manquerait plus
qu’il devienne l’un de mes clients.
Je me raclai la gorge en espérant attirer son attention. Après tout, s’il
m’avait vue accoster Aaron, il savait que j’avais terminé son exercice
stupide. Les incessants rappels humiliants sur la considération qu’il me
portait commençaient à me peser. Je n’étais pas son sous-fifre, non d’un
chien !
D’autant qu’après ce que je venais d’apprendre, j’étais curieuse d’en
expérimenter davantage.
C’était aussi génial que de se découvrir télépathe !
— Donc ?
— Tu ne l’as pas appelé, fit-il remarquer sans lever les yeux de sa page.
Je laissai bruyamment mes bras retomber le long de mes flancs.
— Et alors ? Il m’a entendue !
— Je t’avais dit de l’appeler.
— Tu n’avais qu’à pas jouer sur les mots ! Appeler, c’est passer un coup
de fil ou prononcer un nom, ce n’est pas différent de ma technique, fis-je
valoir en mâchouillant ma lèvre inférieure.
J’étais peut-être un – touuuut – petit peu de mauvaise foi, mais je
considérais avoir réussi l’exercice avec brio.
Le Primum referma le roman d’un coup sec et je lui fis les gros yeux. Il
me jeta un regard las en rangeant l’ouvrage exactement là où il l’avait pris –
je m’en étais assurée, même à cette distance. Il s’éleva d’un point sur
l’échelle de l’estime que je lui portais, sans toutefois dépasser la barre
négative. Un seul geste ne serait pas suffisant pour le revaloriser à mes
yeux.
— Détrompe-toi, répliqua-t-il. Peu importe, ce n’est déjà pas si mal.
Maintenant, suis-moi.
Il traversa la pièce, passa devant moi et ouvrit la porte sans un regard en
arrière. Celle-ci claqua dans son dos et je restai interdite. Je fis demi-tour en
direction de l’étage, décidée à aller prendre un bon gros bain chaud. Mais je
m’interrompis en cours de route, la main sur la rambarde. Je fermai les
paupières très fort en serrant les mâchoires.
— Joder… marmonnai-je en me dirigeant vers la sortie, attrapant ma
veste en cuir suspendue à la paterne.
Le Primum était déjà sur sa moto, un casque sur la tête, un autre dans une
main, qu’il me tendait sans sourciller. Je regardai successivement son
visage et l’objet qu’il brandissait.
Sérieusement ?
J’écopais vraiment d’un mois pourri.
Chapitre 28 : Casser trois pattes
à un canard
J’aurais voulu dire que je fus courageuse. Que je sautai sans peur sur la
bécane, m’accrochant à peine au Primum. En réalité, à peine me tendit-il le
casque que je voulais déjà prendre mes jambes à mon cou. J’aimais la
vitesse, à n’en pas douter, mais je supportais beaucoup moins de laisser
quelqu’un d’autre aux commandes. J’avais d’excellents réflexes étant donné
ma condition, et j’étais coutumière d’être la seule à les avoir. Grimper
derrière ce quasi-inconnu, alors que je devinais cette moto capable
d’atteindre une vitesse vertigineuse, ne me rassurait pas. Je cherchai une
marque quelconque sur sa splendide carrosserie noire et ne fus pas surprise
d’y lire le fameux « Kawazaki ». J’étais certaine d’une chose : elle devait
valoir si cher que je n’en avais jamais vu de semblable.
— Alors ? s’impatienta le Primum, bras tendu.
Puis son petit sourire sarcastique apparut et je lus dans ses yeux le « tu as
peur ? » avant qu’il n’ait franchi ses lèvres. Ce fut suffisant pour que je lui
arrache le casque des mains et l’enfile.
— Ça a combien de chevaux, ce machin ?
Ses yeux pétillèrent et son sourire s’agrandit.
— Oh, trop pour toi.
Je grommelai. Elle n’avait même pas l’air d’être prévue pour transporter
un second passager : le confort promettait d’être aussi savoureux qu’un
train de nuit sans couchettes. Je n’avais aucune envie de monter là-dessus,
mais je voyais bien qu’il perdait patience. Je préférais porter un casque.
— On va où ?
Seul un gémissement de plainte me répondit ; il se détourna, retira la
béquille et fit vrombir le moteur d’un seul coup. Je sursautai face à ce bruit
épouvantable pour mon ouïe, même atténué par la mousse qui dissimulait
mes oreilles. Était-il conscient de me faire vivre sans cesse des situations
désagréables ? Je me résignai : même s’il ne pleuvait plus, je n’allais pas
rester toute la nuit comme une débile sur le trottoir. Je tentai de grimper
derrière lui avec élégance, mais ne parvins qu’à me cramponner à lui pour
me hisser sur la selle. J’abaissai ma visière et respirai profondément pour
calmer les battements affolés de mon cœur. Le Primum tourna la tête vers
moi et cria presque pour couvrir le bruit du moteur. Pas autant qu’aurait dû
le faire un humain, toutefois.
— Accroche-toi bien à moi, mais ne t’inquiète pas ; je respecte les
limitations de vitesse… en ville, au moins.
J’eus tout juste le temps d’obtempérer que déjà, il démarrait sur les
chapeaux de roues. Le tonnerre nous suivit, se répercutant sur les murs des
briques et entraînant le regard curieux des passants. Je me retins de hurler
de peu, si agrippée à sa veste que notre proximité me dérangea aussitôt. Il
me fallut quelques minutes pour me détendre et remarquer
qu’effectivement, même s’il prenait plaisir avec des pointes de vitesse
subites, il respectait le Code de la route – même s’il prenait certains virages
très serrés et freinait parfois très brusquement…
Dès qu’un feu survenait, j’en profitais pour m’éloigner de son dos ; mais
il redémarrait ensuite d’emblée et la peur de me faire expulser dans un
dérapage m’obligeait à me coller de nouveau. Mes bras l’enserraient et mes
doigts crochetaient son manteau sans me laisser suffisamment de prise pour
me sentir en sécurité. Heureusement pour moi, le trajet ne dura guère plus
de cinq minutes, bien qu’elles parurent durer des heures entières. À peine
eut-il coupé le moteur que je sautai à terre et retirai le casque pour inhaler
de grandes goulées d’air. Je me secouai, encore toute retournée par le
voyage et par cette proximité imposée.
Lui sourit – forcément –, l’air follement amusé par ma réaction.
J’inspectai les alentours. Nous étions au centre-ville – dans Magdalena
Road pour être exacte – où des boutiques s’enchaînaient à foison,
agrémentées de bars et restaurants. La plupart des commerces amorçaient la
descente des grilles, mais les habitants traînaient encore et la rue grouillait
de personnes cherchant maintenant où s’alimenter ou s’abreuver – voire
s’enivrer. D’autres prenaient simplement le chemin du retour.
Je haussai les sourcils et interrogeai le Primum.
— Si tu voulais m’inviter à dîner pour te racheter, il fallait le dire de
suite : je me serais apprêtée pour l’occasion, plaisantai-je, mi-figue mi-
raisin.
Il ignora ma réflexion. Pour une fois, je n’eus pas besoin de lui tirer les
vers du nez.
— C’est certainement le quartier le plus vivant et le plus bruyant de la
ville : c’est parfait pour te déconcentrer. Maintenant, on va juste déambuler
dans les rues en faisant un exercice qui paraît simple, mais qui est en fait
très complexe. Je veux que tu me repères tous les garous de la meute des
environs et que tu pistes les plus proches. En localisant par exemple leur
logement.
On va encore s’amuser comme des petits fous, pensai-je sans pour autant
chercher à m’y opposer. Je me lançai donc à la chasse aux garous. J’ouvris
grand la Lactea Via et préparai le radar à thérianthropes – comme j’aimais
à l’appeler – en improvisation totale. Jusqu’à présent, travailler à l’instinct
ne m’avait pas trop mal réussi. Cette fois-ci, je ne pouvais pas fermer les
yeux puisqu’il me semblait important de regarder où mettre les pieds. Le
Primum me suivait à une distance respectable, me laissant du champ libre.
Au début, je ne parvins pas à me concentrer suffisamment sur les
informations que me fournissait la toile de la meute, trop perturbée par le
flux environnant des conversations des piétons. Puis peu à peu, je ciblai ce
que je cherchais, et mon odorat se mêla à l’option du radar métaphysique
que m’offrait la Lactea Via. Lorsque je m’approchais d’un garou, une corde
se tendait entre lui et moi, m’indiquant la direction à suivre ou a minima sa
présence.
Nous croisâmes une dame sévère d’un certain âge que je repérai bien
avant de la voir. Je l’indiquai discrètement au Primum qui hocha la tête.
J’accomplis l’exploit de déduire qu’elle ne faisait partie ni des Felidae ni
des Canidae.
— En effet, elle fait partie des Parum Mammalia.
— Parum Mammalia ? l’interrogeai-je tandis que la garou en question
inclinait imperceptiblement la tête pour saluer le Primum avant de
disparaître dans une rue transversale.
— Le clan Parum Mammalia regroupe tous les petits mammifères type
rongeurs, mustélidés, etc. Loutres, marmottes, rats, écureuils. Notre meute
est aussi composée du clan Magnus Mammalia, qui comprend tous les
grands mammifères. Ursidés, primates, etc.
— Waouh. Combien de clans existent ?
— Le nombre de clans varie dans chaque meute. Par exemple, nous, nous
sommes répartis en quatre clans. Le clan Magnus est celui qui possède une
plus forte variété animale.
J’enregistrai cette information dans un coin de mon esprit pour y revenir
plus tard et hochai la tête.
— Et la dame que nous avons croisée ? Qui est-ce ?
— Audrey Abbott, l’ancienne Alpha du clan Parum. Elle a récemment
laissé le trône à sa fille. C’est une brave femme respectée, très puissante,
mais loin d’être la plus aimable de la meute, dit-il avant de passer devant
moi, m’intimant de le suivre.
Nous poursuivîmes ensuite l’exercice en silence. Une heure passa, puis
deux, durant lesquelles je repérai parfois des garous dans des maisons ou
dans certains bars, à travers les murs. Mais à ma grande surprise, ils
n’étaient pas si nombreux que cela. La toile de la Lactae Via m’indiquait
que la plupart des thérianthropes se trouvaient à plusieurs kilomètres d’ici.
Je me surpris à apprécier ce travail amusant, qui me permettait une prise en
main douce de la Lactea Via. Je concevais mieux comment explorer les
liens qui me reliaient aux autres membres, sans qu’ils sentent ma présence –
du moins le présumai-je. Vers la fin, nous déambulions dans des rues peu
fréquentées, plus sombres. Après encore une bonne demi-heure de
recherches, le Primum rejoignit la rue principale où nous avions débuté
l’entraînement et m’autorisa une pause. Il alla jusqu’à m’offrir une bière,
sans que je la réclame, grattant un petit point supplémentaire sur l’échelle
de ma sympathie, avant de m’abandonner quelques minutes. Je le
soupçonnais d’avoir passé un coup de fil, puisqu’il tenait un téléphone dans
sa main.
— Alors comme ça, ça fait longtemps que tu connais Mirko ? demandai-
je après avoir bu une gorgée de ma bière à la paille.
Il s’était amusé de me voir réclamer une paille, mais c’était ainsi que
j’aimais boire.
Je dévisageai le Primum, attentive au désintérêt subit qu’il semblait me
porter, comme s’il était impatient de me fausser compagnie. Nous étions en
terrasse, sur un tonneau haut accompagné d’un tabouret unique. J’avais bien
entendu réquisitionné ce dernier sans prendre la peine d’aller en chercher un
second pour le tigre-garou. Il était grand, après tout, et j’étais suffisamment
restée debout aujourd’hui.
— Depuis un sacré bout de temps pour un humain, oui.
Je tentai de décrypter ses expressions. Il observait la rue, à l’affût.
— Vous êtes amis ?
— On peut dire ça, dit-il lentement avant de se tourner vers moi et
d’incliner la tête. Je suppose que nous sommes bons amis, oui.
— Alors pourquoi ne t’appelle-t-il jamais par ton prénom ? Il n’a pas le
droit ?
— C’est comme ça. C’est une question de respect hiérarchique, comme à
l’armée.
— Respect, mes fesses, oui. Je trouve ça sacrément culotté de forcer les
gens à te donner un titre. Tu n’es pas général.
Il eut un sourire narquois et ajouta :
— Je suis bien mieux qu’un général.
Je m’étouffai avec ma gorgée qui menaça de remonter jusqu’à mes sinus.
Non seulement ce type était pétri de prétention, mais en plus il fanfaronnait
d’arrogance sans se soucier de l’image qu’il retournait. Au moins pouvais-
je lui accorder son franc jeu qui ne cherchait pas à m’amadouer.
— En fait, tu n’aimes juste pas ton prénom. Il ne doit pas être beau.
Attends, laisse-moi deviner… Zeppelin ? Hilton ? Non, je sais : Tiger !
Son air blasé me déçut, et je remballai mon sarcasme avant qu’il n’ait
totalement émergé d’un rire persifleur. Je finis mon verre d’une traite. Je
devrais revoir mon humour à la hausse : je m’étais rouillée à force de ne le
pratiquer qu’avec Ariel.
Le Primum tourna à nouveau son attention sur le bout de la rue où la
clarté se raréfiait.
— Qu’est-ce qu’il y a ? soupirai-je, agacée d’être ignorée de la sorte.
— Ça ne tourne pas rond.
— Roh, ça va, on a tous fait des blagues pas drôles…
Mais le tigre-garou plissa son regard sans me regarder, levant même une
main pour m’intimer le silence.
— Reste ici, exigea-t-il avant de s’éloigner à grands pas, silencieux
comme un chat, aussi élégant qu’un danseur professionnel.
— Eh ! criai-je à son dos en bondissant de mon perchoir pour le suivre.
Zut alors ! Je n’avais aucune monnaie sur moi, et aucun souvenir de
l’avoir vu payer la note.
J’accourus à sa suite en jetant un regard derrière moi, inquiète que le
serveur m’interpelle.
— Hé, Pri…. (Ah non, pas question que je lui fasse le plaisir de l’appeler
par son titre !). Oh, Prince des chats, attends-moi !
Mais Monsieur s’était élancé à vitesse grand V. Bientôt, nous nous
trouvâmes dans une ruelle obscure où certains réverbères déconnaient
sévère, crachotant une faible luminosité jaunâtre. Zut, c’était quoi ce
mauvais film à suspense ?
Je pilai net lorsque le Primum se figea tout à coup.
— Qu’est-ce que… ? commençai-je avant que sa main ne se plaque sur
ma bouche sans ménagement.
J’hésitai entre la mordre à pleines dents ou poursuivre mon babillage
pour l’emmerder ; le bon sens prit le dessus et je me contentai de repousser
doucement sa main, jetant des regards inquiets autour de nous.
Un long frisson ondula le long de ma colonne vertébrale et mes poils se
hérissèrent sur mes bras. Je humai l’air, mais ne sentis rien d’anormal. Mon
Anam Cara s’éveilla, se postant aux aguets. Puis, doucement, elle se mit à
vrombir d’un grognement contenu, menaçant.
Et je perçus sa peur.
Je compris enfin ce qui les avait tous deux alertés. Là, dans la Lactea Via,
quelque chose clochait. J’y apportai un peu plus d’attention et ciblai un lien
en particulier qui m’apparut… noirâtre. Il était laid, empestait la mort et la
maladie. Sans aucune présence derrière. La sensation me glaça d’effroi.
Puis subitement, une émotion brute traversa la toile de la meute,
ébranlant tout sur son passage. Une terreur absolue provenant d’un autre
lien. Celui-ci vibra et se tendit, me poussant vers la gauche. Cette sensation
d’affolement était proche : le garou qui l’éprouvait se trouvait à un pâté de
maisons de notre position.
— C’est quoi ça ? soufflai-je en touchant le bras du Primum.
Immobile, ses muscles se tendirent telle la corde d’un arc sous sa veste.
Un grognement sauvage émergea de sa cage thoracique.
— Thêrion. Cours, ordonna-t-il ensuite dans un grondement caverneux
anormal.
— Quoi ?
Il se retourna brusquement vers moi, m’offrant un visage léonin
monstrueux. Son regard, métamorphosé en celui du tigre, surplombait un
nez épaté au bout noirci ; sa bouche s’était agrandie, sa lèvre supérieure
fendue au centre et d’énormes crocs sortaient d’entre ses babines. Sa
chevelure s’était allongée et la pilosité de son visage s’était accentuée.
Je reculai et lui grognai instinctivement dessus.
— Cours, rugit-il en me poussant.
Je ne me fis pas prier et décampai comme une balle. Mais plutôt que de
retourner dans le quartier vivant, je tournai en rond sans savoir où me
diriger. J’étais complètement perturbée par la terreur qui parcourait la
Lactea Via en vagues effroyables, paniquant jusqu’à mon Anam Cara.
Tandis que je parvenais à un croisement, je distinguai une silhouette
traversant la rue. Une silhouette hybride à l’allure canine, mais
indéniablement féminine, pourvue d’oreilles disproportionnées et d’un
pelage fauve tacheté de larges auréoles noires, courait la queue entre les
jambes. Je lui imputai aussitôt la peur paralysante de la Lactae Via.
Un mugissement se répercuta dans la nuit. Bientôt, une masse terrifiante
déboula à la suite de la garou, faisant presque le triple de sa taille. Hybride
elle aussi, elle était couverte d’une fourrure sombre parsemée de lambeaux
de peau. On aurait dit un ours enragé aux yeux rouges, rapiécé de morceaux
d’humain. L’abominable créature avait donné la chasse à l’autre être. Un
garou appartenant à notre meute.
Avant même de réaliser mon geste, je m’élançai à leur poursuite,
encouragée par l’instinct soudain défensif de mon Anam Cara.
— Joder…
Je sentis mes os craquer et eus tout juste le temps de me séparer de ma
veste en cuir avant que ma peau n’éclate. Ma chair implosa en plein bond
pour revêtir sa forme animale, engendrée par le désir primitif de ma bête. Il
m’aurait été impossible de leur coller au train en restant humaine, de toute
façon. Je tenais malgré tout à mon blouson et escomptais bien le récupérer
plus tard.
Mon jaguar rugit, partagé entre la joie de pouvoir courir et l’affolement
qu’il ressentait à poursuivre ces deux créatures apocalyptiques.
Nous nous éloignâmes rapidement du centre, nous enfonçant dans la
banlieue résidentielle d’Exeter. L’ours avait une bonne avance sur moi et je
le pistais davantage grâce à mon flair qu’à ma vue, car il disparaissait
souvent à des tournants. J’entendis un jappement de douleur angoissant,
suivi de gémissements et de grognements bestiaux. J’accélérai, car la
Lactea Via venait d’être secouée sous la douleur ressentie par le premier
hybride canin.
L’adrénaline ne fit qu’un tour dans mes veines, et, tandis que je tombais
nez à nez sur les deux silhouettes se battant au sol en un combat féroce, je
songeai au Primum.
— Jamais là quand on en a besoin, pestai-je avant de me jeter dans la
mêlée, toutes griffes dehors.
Je m’accrochai au dos de l’ours titanesque qui était sans aucun doute
l’ennemi, plantant mes canines dans son épaule, là où je pensais trouver sa
carotide.
Chapitre 29 : L’ours mal léché
Je n’ai jamais fait de rodéo ni chassé le cerf, pas même monté à cheval
une fois dans ma vie. Mes chances de rester perchée sur ce monstre plus de
vingt secondes relevaient du zéro pointé. Je ne fus donc pas surprise
lorsque, d’un simple haussement d’épaules, l’animal me délogea de son
dos.
Je fus projetée à quelques mètres de lui, mais comme tout bon félin qui se
respecte, je parvins à retomber sur mes pattes. En dérapant, cela dit. J’en
profitai pour observer la rue où nous étions et remarquai qu’aucun
lampadaire ne fonctionnait correctement malgré la nuit tombée. Les
habitations aux alentours ne semblaient pour l’instant ne pas nous avoir
repérés non plus. Des résidences de trois étages se partageaient la rue avec
quelques maisonnettes discrètes, souvent écrasées entre deux immeubles
plus grands. En dépit de la douceur de cette fin de soirée, la plupart des
fenêtres étaient fermées. Il paraissait évident que la majorité des habitants
de cette rue étaient absents ou endormis.
Un hululement de douleur me rappela à l’ordre. La femme hybride
commençait à flancher sous les assauts de son assaillant. Elle se trouvait
sous lui, cherchant à lui lacérer le ventre de ses griffes arrière, sans résultats
probants. Il fallait se rendre à l’évidence : je n’étais pas plus de taille à
l’affronter que sa victime actuelle, quand bien même mon Anam Cara
désirait hardiment se jeter dans la mêlée pour en découdre avec ce monstre
de plus de deux mètres de haut. Je me devais de garder la tête froide et
chercher une meilleure solution. Je ne trouvai toutefois aucune arme
abordable et me voyais mal téléphoner à la police ou appeler le voisinage à
la rescousse.
Qu’aurions-nous pu faire ensuite ? Ce problème lié aux thérianthropes se
devait d’être réglé par nos soins, hors de question d’y mêler un simple civil
qui se retrouverait découpé en rondelles. L’arme d’un policier pourrait-elle
se révéler utile ? J’en doutais.
Mon regard s’attarda une seconde sur une bouche d’égout et, comme je
ne disposais pas franchement de temps pour réfléchir outre mesure, je tentai
aussitôt de la déloger de son emplacement. Il s’avéra cependant impossible
de faire quoi que ce soit sous une forme totalement animale. Je me
souvenais de l’apparence qu’avait été capable de prendre Rayn, ainsi que
des explications fournies par Mirko et le Primum.
Bon, je n’avais jamais essayé, mais il fallait bien un début à tout.
J’imaginai alors un allongement de mes bras pour les rendre plus humains,
quémandant de l’aide à mon jaguar. À ma grande surprise, il me suffit de le
souhaiter pour que mon corps obtempère et que ma patte prenne une
configuration de primate. Un brin de détermination supplémentaire et,
bientôt, je me retrouvai avec une main à quatre doigts velus aux ongles
effilés, et d’un pouce excentré parfaitement inutile.
Eh bien, ce n’était pas la panacée d’un aspect humanoïde, mais il y avait
de l’idée. Il faudrait que je songe à m’entraîner, si je survivais à cette soirée
de barjo.
Les grognements redoublèrent dans mon dos et mon cœur se mit à cogner
plus fort dans ma poitrine. Je tergiversais bêtement pendant que la garou se
battait contre un adversaire qui faisait trois fois sa taille ! Sans perdre plus
de temps, je soulevai la plaque d’égout comme si elle ne pesait pas plus
lourd qu’un sac de patates et, employant la technique du lancer de javelot,
j’imitai fidèlement Hulk en faisant virevolter le disque de métal, droit sur le
second garou – ou du moins ce qui y ressemblait à s’y méprendre.
Le regard de chaussée heurta violemment la nuque du monstre, qui
abandonna sa victime pour se tourner lentement vers moi. Un moustique
n’aurait pas fait mieux.
— Touché ! Ça fait mal hein ? Je ne peux qu’imaginer. T’as pas de
chance, normalement je ne sais pas viser !
La créature se leva sur ses pattes arrière et je pus ainsi admirer toute sa
puissance destructrice. Finalement, elle avoisinait les trois mètres et outre
l’allure globale, elle ne ressemblait pas vraiment à un ours. Elle possédait
un bras plus fin et plus court que l’autre, bien que les deux soient pourvus
d’immenses pattes ornées de griffes dégoulinantes de sang. Sa mâchoire
était démesurée et ses dents sortaient dans tous les sens. Un genre de mufle
disgracieux dépassait de son faciès d’ursidé et ses yeux minuscules injectés
de sang reflétaient une folie pure. Le reste de son corps était couvert de
plaques de fourrure éparses qui laissaient régulièrement la place à de la
peau humaine.
Je projetai mes sens vers la Lactea Via pour confirmer ou réfuter son
appartenance à la meute et ne trouvait rien de plus qu’un vide cramoisi,
comme un membre amputé après une gangrène. Il existait pourtant bel et
bien dans la toile, aussi sombre et puant qu’un morceau de bâtiment calciné.
— T’es vraiment pas beau à voir.
Son odeur me parvint : il empestait un effluve identique à celui présent
dans la Lactea Via. Celui de la maladie et de la pourriture. Ça ne m’aurait
pas étonnée que ses entrailles moisissent de l’intérieur, d’ailleurs.
Puis il fut sur moi et j’abandonnai mon objectivité. Il franchit la distance
nous séparant en quelques bonds. Prendre mes jambes à mon cou ne suffit
pas à le distancer. Je reçus un violent coup dans les côtes qui me fit valser
contre une poubelle. La douleur explosa dans mon flanc et mon Anam Cara
rugit. La bête fonça sur nous et je l’évitai d’un cheveu, sérieusement
handicapée par la blessure qu’il venait de m’infliger et que je n’osais pas
regarder.
Ça ne doit pas être si grave, sinon je ne la sentirais pas, espérai-je en
serrant les mâchoires.
— Taureau, taureau.
Je ne me considérais pas spécialement comme fière de mes choix ni
particulièrement courageuse. La peur me tordait les entrailles, l’adrénaline
m’ordonnant de ne pas m’arrêter de bouger. Pendant que j’attirais
l’attention de la bête, l’autre garou pouvait s’enfuir. Si je lui venait en aide
de cette façon, mon rôle prenait sens.
Sauf qu’en me tournant vers la victime, je constatai avec désarroi qu’elle
était étendue contre l’asphalte, immobile, sous une apparence totalement
animale. Je reconnus ses traits atypiques, ses grandes oreilles de chauve-
souris et ce pelage tacheté. C’était une lycaon !
Punissant mon inadvertance, la créature me rentra dans le lard tel un train
en marche, me coupant le souffle. Un sacré rappel à l’ordre qui
m’apprendrait à ne plus ignorer le danger à l’avenir. Je plantai mes crocs
dans son crâne, lui arrachant à demi son oreille ronde avant de parvenir à lui
crever un œil, je ne sais trop comment.
Mon adversaire rugit de plus belle et le son résonna dans ma tête comme
la pire des souffrances. Je n’eus pas le loisir de culpabiliser de l’atrocité de
mon acte que la seconde d’après, il m’attrapait par le ventre, m’arrachait à
lui et m’assommait contre le sol comme on époussette un chiffon.
Ma boîte crânienne claqua la route dans un « clock » sonore qui me parut
presque irréel, puis mon corps vola et je m’écrasai mollement sur une
voiture. Ses warnings s’allumèrent et la sirène beugla. Mes tempes
hurlèrent grâce sous la douleur qui se déploya simultanément dans mon
esprit.
J’essayai de rester éveillée, tentant de me raccrocher à quelque chose.
Mais il faisait tout noir et mon Anam Cara était trop occupée à atténuer ma
souffrance. Il n’y avait plus rien sur quoi me concentrer. Ah, si ; la Lactea
Via.
Je perçu les membres de la meute. Toute leur attention s’était braquée sur
moi. Je sentis Mirko, complètement paniqué, et sus qu’il se dirigeait vers
moi. Mais il était loin, bien trop loin. Je discernai aussi l’haleine brûlante et
familière du tigre. Puis son rugissement.
Je suis là, disait-il. Ce même rugissement se répercuta sur les maisons de
la rue.
Ma vision s’éclaircit une seconde. Suffisamment pour que j’aperçoive le
monstre borgne foncer droit sur moi, ses immondes babines retroussées sur
ses canines jaunes. Sur le dernier mètre, il bondit, et tandis que je croyais
ma dernière heure arrivée, il fut propulsé loin de moi, heurté par un boulet
de canon rayé d’or en plein vol. Les deux créatures roulèrent plus loin en
grognant comme des bêtes sauvages.
Avant que les étoiles devant mes yeux ne prennent le dessus sur ma
vision, je vis la titanesque mâchoire du tigre saisir l’ours par la nuque et le
balancer d’un simple coup de tête.
Le roi de la jungle faisait enfin son apparition.
Puis sans surprise, je m’évanouis.
Chapitre 30 : Prendre le taureau
par les cornes
Quand je rouvris les yeux, l’affrontement faisait encore rage. Les
créatures colossales s’entrechoquaient avec brutalité dans un étrange
silence. Je ne pouvais entendre que les griffes racler l’asphalte et les chocs
dues aux collisions de corps. De rares grognements apparaissaient ici et là.
Je me redressai avec difficulté. La tête me tournait et je voyais trouble.
La douleur lancinante qui martelait mon crâne semblait avoir reflué. Je
baissai les yeux sur mon corps et remarquai que j’étais entièrement nue et
humaine : constat fort déplaisant. Une vilaine griffure couvrait toute la
longueur de mon flanc, accompagnée de quatre profondes coupures aussi
épaisses qu’un doigt, qui saignaient abondamment.
Je grimaçai et reportai mon attention sur le combat se déroulant à cinq
mètres de moi. L’ours ne semblait pas en excellente posture, car le tigre
calculait et esquivait la plupart de ses attaques en lui tournant autour, lui
administrant de brefs coups de patte faisant mouche chaque fois. L’hybride
monstrueux offrait dorénavant une pâle allure, avec son corps couvert de
sang et de plaies béantes, tandis que la forme hybride du Primum n’affichait
que quelques estafilades sans gravité apparente.
Rejoins Ilona, m’enjoignit la voix du tigre dans mon esprit.
Je secouai la tête, agacée par ces messages mentaux – délivrés sous
forme abstraite plus que sous celle de mots –, aussi perturbants que si mon
jaguar se mettait à me parler. Je me pliai cependant à l’ordre et filai
rejoindre la silhouette mourante qui gisait dans une mare rouge et
poisseuse.
Je me laissai tomber à genoux à ses côtés et le sang encore chaud sous
mon toucher me glaça d’effroi. Puis j’aperçus sa plaie. Mon premier réflexe
fut de détourner le regard, avant de reculer précipitamment pour vider mon
estomac sans en faire profiter l’animal aux portes de la mort.
J’essuyai ma bouche et retournai ensuite auprès du corps sans attendre.
Mon ventre ainsi évacué, je ne craignais plus de vomir à nouveau, malgré
les haut-le-cœur qui m’empêchaient de réfléchir convenablement. Mon
cerveau ne parvenait pas à faire la mise au point entre ce qu’il voyait et la
réalité.
La bête à mes pieds respirait encore, mais son abdomen était ouvert de
l’aine à la cage thoracique et ses intestins menaçaient de quitter leur
enveloppe charnelle à tout instant. Je m’évertuai vainement à mettre mes
mains pour rapprocher les bords de l’affreuse blessure, mais ne parvins à
rien de plus qu’à me dégoûter de la scène. Des larmes roulaient sur mes
joues sans que j’en comprenne l’apparition. On ne nous apprenait pas ça
dans les stages de premiers secours à apporter à une personne. Je n’étais ni
pompier ni infirmière, qu’étais-je supposée faire ?!
La lycaon m’observait de ses yeux épuisés et paniqués, sa gueule haletant
de façon incontrôlée, la langue pendant sur le bitume. Je ne comprenais pas.
Comment pouvait-elle être vivante ? N’importe quel humain serait déjà
mort, à l’heure qu’il est !
— Ça va aller. Ilona, c’est ça ? Ça va aller, tu vas t’en sortir.
Je réfléchis, mais peu importait combien je m’évertuais à faire
fonctionner mes méninges, aucune solution ne survenait. Les miracles
étaient-ils possibles dans pareille situation ?
Je déglutis en me rappelant avoir entendu un garou dire que nous
guérissions mieux sous forme hybride. J’étais presque certaine de cela.
— Tu dois te transformer pour guérir !
Mais l’animal se contenta de fermer les yeux. L’affolement s’empara de
moi. Je jetai un œil sur le Primum, mais celui-ci était toujours aux prises
avec le monstre sans amélioration, bien que l’ours semblât étourdi et plus
lent qu’avant. Je reportai mon attention sur la lycaon-garou qui agonisait
dans mes bras et risquai le tout pour le tout. Je me jetai à corps perdu dans
la Lactea Via, suppliant mon jaguar de me venir en aide. Nous fonçâmes
droit sur le lien de meute qui nous reliait à Ilona et défonçâmes ses défenses
mentales avec aisance. Nous nous engouffrâmes dans son esprit, lui
intimant de se battre.
Allez, Ilona ! hurlai-je en pensée avant de chercher la lycaon perdue dans
les méandres de leur conscience commune. Cette dernière avait presque
entièrement pris les commandes de leur corps, et l’humaine s’était
recroquevillée dans un coin de leur esprit, certainement à l’abri de la
souffrance infligée par une telle blessure. Mon Anam Cara secoua
mentalement la lycaon, la motivant à se démener, et je l’imitai avec Ilona.
Voyant qu’aucune d’elles ne réagissait, j’employai la manière forte en
forçant la part humaine à surgir hors de leur corps, à s’imposer davantage
pour prendre cette apparence humanoïde si complexe.
Mon jaguar et moi étions si étroitement connectées à leur conscience
qu’une connaissance nouvelle sur leur organisme s’imposa à nous : ainsi,
nous constatâmes tristement qu’elles ne possédaient plus la force nécessaire
à leur survie. Mon intuition me soufflait que, d’une façon ou d’une autre, je
pouvais leur administrer notre propre force. N’était-ce pas ce que m’avaient
dit les autres garous ? La Lactea Via peut connecter l’énergie de chacun de
ses membres.
Si j’accomplissais l’exploit de mettre en pratique cette théorie, alors je
pouvais la sauver. Gardant mes mains sur sa plaie, j’employai alors toutes
les ressources nécessaires pour me concentrer sur cette unique tâche, usant
de l’instinct primaire de mon Anam Cara pour me guider. Sans elle, mon
idée n’aurait probablement pas abouti. J’assemblai la vigueur qui me
parcourait, utilisant mon adrénaline pour la rediriger dans le lien qui me
reliait à la lycaon.
Cette dernière absorba toute cette vitalité comme s’il s’agissait d’une
perfusion de vie éternelle. Au moment où j’avais le sentiment de devoir
inverser – ou au moins stopper – le processus pour ne pas m’évanouir, un
élan de solidarité convergea vers la passerelle d’énergie ainsi tissée, en
provenance directe de la Lactea Via. Elle se gonfla sous la force du soutien
inspiré par les autres garous. Je ne savais pas du tout ce que je faisais, mais
au terme de nos efforts associés, nous extirpâmes les esprits embués
maintenant ravivés de la lycaon-garou pour qu’ils obtempèrent à notre
sollicitation. Le contact des membres de la meute s’estompa et je me
retrouvai seule à m’accrocher à Ilona.
Assez, grogna le Primum en m’éloignant d’une tape de la Lactea Via.
Je pris une inspiration soudaine, me rappelant qu’il fallait respirer pour
vivre, avant de reprendre pied dans la réalité. Sous mes yeux, les os de la
garou se tendaient, se tordaient et se déformaient, s’allongeant pour doubler
de volume. Les cris que la créature poussait durant sa métamorphose me
brisèrent le cœur. Le processus, écœurant à voir tant il était lent, me révulsa
à nouveau l’estomac.
Une hybride parfaite se retrouva finalement allongée sur le sol, les mains
serrées contre sa plaie.
— Mmmerrrchiii, souffla la bête dans un grognement d’épuisement.
J’étais en nage comme si je venais de courir un marathon, mais je lui
souris, satisfaite et persuadée d’avoir bien agi. Je me retournai brusquement
lorsque j’entendis un bruit de succion, suivi du son d’un os qui se brise. La
vision d’horreur d’un tigre humanoïde arrachant la tête d’un ours me glaça.
Puis mon cerveau cessa de fonctionner et je ne ressentis plus aucune
sensation.
L’engourdissement m’enveloppa et mes yeux observèrent sans rien
analyser, déphasés.
Le Primum poussa un rugissement monumental de détresse et de rage,
hérissant mes poils. Une déferlante de tristesse s’engouffra dans la Lactea
Via, me submergeant un instant avant que je ne verrouille à triple tour
toutes les murailles que j’avais appris à dresser. Je contemplai le Primum
qui se laissa tomber à genoux, tête inclinée en signe de défaite.
Une silhouette apparue au bout de l’allée sombre dans laquelle nous
étions. Elle se déplaçait avec une précaution toute particulière. Le tigre
tourna la tête vers elle, puis se redressa sur ses puissantes pattes arrière. Je
reconnus Hadrian tardivement.
C’est un peu tard pour la cavalerie, pensai-je en observant le corps
décapité, sans vie, à leurs pieds. Je reportai mon attention sur la créature à
mes côtés qui s’était mise à sangloter.
— Ilona ? murmurai-je, perdue.
— Ça va aller, ne t’inquiète pas ; tu lui as certainement sauvé la vie, dit
Hadrian en me touchant le bas du dos du bout de ses doigts, me faisant
sursauter.
Je ne l’avais pas entendu approcher. Il se pencha aux côtés d’Ilona, retira
la veste qu’il portait pour me la tendre avant de jeter une couverture sur
l’hybride pour l’y emmailloter. Je pris son manteau, reconnaissante, et
l’enfilai de mes doigts engourdis, rendus maladroits par mes tremblements
et la viscosité de l’hémoglobine. Je n’étais pas tant pudique, mais me
balader en tenue d’Ève en pleine rue aurait fini de m’achever.
Le Primum nous rejoignit avec lenteur. Quand il parvint à notre niveau,
son apparence originelle avait refait surface, la nudité en prime. Je
détournai aussitôt mon regard avant de voir des choses que je regretterais.
Les circonstances de cette soirée me revinrent subitement en mémoire et je
regardai autour de moi, effarée. Rien. Personne. Pas un seul petit curieux
n’avait ouvert sa fenêtre.
La voiture dont j’avais déclenché l’alarme n’avait pas plus attiré
l’attention.
C’est quoi ce bordel ?
Je me tournai vers Hadrian qui soulevait Ilona dans ses bras. Celle-ci
s’agita en gémissant, réveillant l’angoisse que je ressentais pour elle. Jamais
je ne m’étais retrouvée confrontée à pareille affaire dans le passé, j’étais
désemparée. Le Primum, une sorte de plaid noué autour de ses hanches,
passa à côté de moi et me releva avec rudesse. Je vacillai, la vue brièvement
obscurcie par la douleur fulgurante qui me traversa de part en part.
Je clignai des paupières et ma vision se solidifia.
— Expliquez-moi, exigeai-je en interrompant le Primum et Hadrian qui
s’éloignaient déjà. Pourquoi les flics ne sont pas encore là ? Pourquoi
personne n’est encore sorti voir ce qu’il se passait ?
Le Primum grogna en se tournant vers moi, me laissant apercevoir
combien ses yeux étaient couleur fauve. Il se détourna ensuite en ignorant
ma question. Bien, Grand Méchant Tigre était fou de rage, message reçu.
Je trottinai pour me mettre à leur niveau.
— Et lui, on le laisse ici ? tentai-je encore en montrant le cadavre du
doigt.
Hadrian laissa s’échapper un long souffle.
— Non, Karaen s’en occupe.
— Qui est Karaen ? m’agaçai-je, passablement agitée par toute cette
situation.
— Karaen est notre wiccan. Maintenant, boucle-la, nous devons rester
discrets, gronda le Primum sans même se retourner.
Je ravalai ma réplique et notai dans un coin de ma tête la nouvelle
question qui me brûlait les lèvres. Il avait raison, jusqu’à présent, la
discrétion n’avait pas été notre fort.
Difficile pourtant de lui reprocher son amabilité renversante compte tenu
du fait qu’il venait de supprimer un membre de sa meute.
Je les suivis docilement. Mon cerveau était totalement embué et je ne
réfléchissais plus sérieusement. La souffrance dans mon flanc s’apparentait
à une brûlure sourde, persistante, qui me rongeait la chair et décentralisait
ma conscience. Je grimaçai sans interrompre le mouvement de mes petits
pas nus sur le goudron, resserrant mes bras autour de mon buste. Mon
Anam Cara couvait dans mon être, cherchant l’apaisement de mes
tourments. Je la repoussai à de multiples reprises, souhaitant rester
entièrement maître de mon corps cette fois-ci.
Nous marchâmes ainsi silencieusement dans des rues sombres aux
lampadaires défectueux, telles les ombres d’un trio cambrioleur. Quand le
téléphone d’Hadrian sonna, brisant le calme de la nuit et ma torpeur, j’eus la
sensation de m’éveiller d’un mauvais songe.
Il céda immédiatement le boîtier à son chef de meute qui décrocha à sa
place. Je tendis l’oreille par réflexe.
— Où êtes-vous ? fit la voix inquiète de Mirko. Bass va bien ?
— Oui. On se dirige chez elle, retrouve-nous-y.
Il coupa la communication. Je levai les yeux au ciel, excédée par sa façon
de répondre à son supposé ami. Ça l’aurait tué d’être plus aimable avec le
seul qui semblait s’inquiéter pour ma santé ? La seconde partie de la
conversation percuta ma conscience confuse avec un wagon de retard.
Comment ça chez moi ? Je dus prononcer mon incrédulité à voix haute, car
Hadrian me répondit :
— Tu ne reconnais pas ton quartier ? On est juste à côté. On ne peut pas
se permettre de transporter Ilona au manoir. On attendra demain qu’elle se
sente mieux. Nous n’avons aucun moyen d’entrer dans le bar de Mirko sans
casser un carreau : ce qui ne serait pas pertinent vu la situation.
Je fermai la bouche alors qu’une multitude de questions s’y bousculait.
Ma tête me tournait encore que très légèrement. J’en déduisis que l’évidente
commotion cérébrale que je m’étais précédemment faite se trouvait déjà en
bonne voie de guérison. Pour autant, on ne pouvait pas dire que je pétais la
forme. Je mourais d’envie de prendre une douche pour me débarrasser du
sang séché qui se craquelait maintenant sur mes genoux. Je tuerais pour une
bonne nuit de sommeil.
Peu importait sous quel angle je regardais les choses, cette meute
n’attirait que des ennuis. Chaque fois que je songeais que c’était la fin, une
nouvelle avalanche de problèmes improbables me tombait dessus. Et
chaque fois, je finissais amochée. Alors quoi, la prochaine fois j’allais
perdre un doigt ? Devenir aveugle ? Pire, me faire tuer ?
Je soupirai, désespérée par mon misérable sort, lorsque je reconnus enfin
ma rue. Le soulagement m’envahit, jusqu’à ce que je réalise que je n’avais
pas ces foutues clefs, que j’avais dû perdre en me transformant. Où avais-je
bien pu laisser mon satané sac ? Avais-je seulement un sac ? Et ma veste ?
— Ne bougez pas, ordonna le Primum en disparaissant à l’angle de ma
rue.
Mon instinct me souffla qu’il allait passer de l’autre côté de ma boutique.
J’étais certaine d’avoir laissé une fenêtre ouverte. Tout comme j’étais
certaine qu’il était au courant. Ce sale type. Je m’étais pourtant promis de
ne plus laisser d’accès à ma résidence depuis sa première effraction.
La porte de chez moi s’ouvrit dans un tintement, et Hadrian s’engouffra
sans demander mon avis. Il poursuivit ainsi sur sa lancée et grimpa les
marches menant à mon étage avec mille précautions, son fardeau difforme
dans les bras.
— Il va nous falloir de l’eau chaude, de l’antiseptique et des bandages, tu
as ça quelque part ?
Je haussai les épaules. À l’instant où j’avais mis un pied chez moi, une
énorme fatigue doublée d’un bourdonnement entêtant s’était emparée de ma
tête.
J’eus un premier vertige. Le regard de nouveau bicolore du Primum –
tiens, il s’était finalement tranquillisé ? – se plissa tandis qu’il posait une
main empreinte de délicatesse sur mon épaule.
— Bastet ?
Le second vertige me saisit quand je secouai la tête et reculai pour
échapper à son contact. Le sol se retrouva brutalement à la place du plafond
et j’éprouvai soudain la sensation de marcher sur un parquet cotonneux,
aussi attractif qu’un nuage de marshmallow. Ma vision se brouilla.
L’apesanteur me jouait des tours.
Mes jambes flanchèrent sous mon poids et le Primum me rattrapa in
extremis juste avant que je ne perde connaissance pour la deuxième fois de
la soirée.
Chapitre 31 : Les ours blancs sont blancs,
car ce sont de vieux ours
Je crevai la surface de l’eau qui s’acharnait à m’engloutir, m’arrachant à
l’inconscience d’une brusque inspiration. Je me redressai en position assise
dans mon lit, avec la sensation horripilante d’avoir survécu à la noyade. À
défaut de mon cœur qui tambourinait violemment contre ma poitrine, ma
respiration demeurait étonnamment normale.
Je baissai les yeux sur mon abdomen douloureux. Mon ventre se trouvait
entièrement emmailloté dans un bandage neuf. On m’avait remis un jean,
mais seul un soutien-gorge masquait ma poitrine. Je parcourus la chambre à
la recherche d’indices, mais ne trouvai rien de plus qu’une bassine d’eau
posée sur la table de chevet, dont l’un des bords était orné d’un gant de
toilette.
Je détectai du brouhaha dans mon salon et tendis l’oreille tout en
tâtonnant mon flanc. Je me levai avec prudence et me dirigeai vers la porte,
ramassant au passage un haut de pyjama qui traînait par terre pour l’enfiler.
—… me moque bien de ce que pensent ces trous du cul ! Ils n’ont pas
assisté à la scène, qu’ils se gardent leurs conseils et leurs remontrances.
— Détends-toi, Kan…
Kan ? Le Primum s’appelait Kan ?
— Ne me dis pas ce que je dois faire.
— Ilona est vivante, remarqua doucement Mirko. C’est tout ce qui
importe.
Je repoussai délicatement la porte de ma chambre. Je ne voulais ni les
interrompre ni passer pour une voyeuse ; mieux valait me faire remarquer
maintenant. La pièce était plongée dans l’obscurité. Seule la télévision
diffusait une publicité muette. Le Primum me tournait le dos, les mains
posées sur la poutrelle de l’étage. Mirko se tenait à côté, le visage composé
d’une expression douloureuse. Il fut le premier à me repérer. Il se contenta
pourtant d’un petit sourire avant de jeter un bref coup d’œil à mon canapé.
Je suivis son regard et découvris la fameuse Ilona sous forme hybride, son
buste aussi était couvert d’un bandage, de l’aine à la poitrine. Sa tête
reposait sur les cuisses nues du docteur français, Lawrence.
— Parlons-en, d’Ilona, rebondit Lawrence. Elle aimerait se reposer, alors
allez vous injurier ailleurs.
— Tu n’as qu’à la déposer sur mon lit, elle y sera mieux qu’ici.
Lawrence tourna vivement la tête vers moi. Différentes expressions
s’enchaînèrent sur ses traits, jusqu’à ce que des larmes viennent emplir ses
grands yeux ambre qui détonnaient sur sa peau noire. S’il n’affichait pas un
air si misérable, il m’aurait sans doute fait peur.
— Bastet…
— Tu te sens mieux ? le coupa Mirko en apparaissant devant moi.
Il me prit le menton dans sa main pour me forcer à le regarder. Je lui
souris pour l’apaiser. Que pouvais-je lui dire de plus qu’une demi-vérité ?
Son regard si sincère me faisait littéralement fondre.
— Au top. Même si j’ai l’impression que des fourmis transgéniques me
rongent le flanc avec de l’acide. D’ailleurs, tu ne voudrais pas me retirer ce
truc ? J’aimerais vérifier qu’il n’y a vraiment rien dessous, tentai-je de
plaisanter pour détendre cette atmosphère lourde.
Mirko m’offrit son sourire de rouquin, visiblement attendri et rasséréné
par mon humour enfantin. En voilà au moins un que j’étais parvenue à
adoucir. Le Primum affichait un masque indéchiffrable sans émettre de
paroles. Je l’ignorai donc et reportai mon attention sur Lawrence qui
caressait les cheveux d’Ilona. À la façon dont il l’observait, je compris
qu’une étroite relation existait entre ces deux-là. Impression confirmée par
le lien étincelant qui l’unissait à la lycaon-garou.
— Comment va-t-elle ? demandai-je, soucieuse.
— Elle est en vie. Grâce à toi.
Je ressentis sa gratitude comme une vague qui vint lécher mes remparts
mentaux. Je jetai un bref coup d’œil à la Lactea Via et compris
immédiatement l’ampleur de sa reconnaissance. Il pensait sincèrement que
sans moi, Ilona ne serait plus de ce monde.
Je grimaçai. Je n’étais pas certaine de le mériter.
— Je n’ai pas fait grand-chose, fis-je valoir en secouant la main. Mais je
suis sincèrement heureuse qu’elle soit vivante.
Lawrence allait ajouter quelque chose lorsqu’Ilona entrouvrit ses yeux de
bête. Elle les fixa sur moi, et sa grande gueule canine articula difficilement
un « merci » avant qu’elle ne se rendorme.
J’étais soudain follement fière de moi. Une étrange bulle de bonheur
explosa dans mon petit cœur tendre. Je ne la connaissais ni d’Ève ni
d’Adam, mais mon petit doigt me soufflait que nous avions créé un
attachement très fort, elle et moi. Après tout, nous garderions toutes deux
un souvenir indélébile de cette terrible nuit.
J’étais réellement enchantée d’avoir permis à cette fille de survivre.
Davantage encore si elle se trouvait être la compagne du charmant
Lawrence. Il me faudrait me souvenir de ne jamais lui avouer que j’avais
fantasmé sur son mari.
Ce dernier se pencha pour embrasser le front poilu d’Ilona.
— Laissons-la se reposer. Tu as soif ? me demanda Mirko. Tu veux
quelque chose contre la douleur ? Lawrence t’a déjà donné un peu de
morphine, mais si ça ne suffit pas, dis-le-moi.
De la morphine, carrément ? C’était curieux, car je n’en ressentais pas les
effets. Je me sentais juste nauséeuse, avec cette étrange impression qu’on
me grignotait les côtes.
— Non merci, je survivrai.
Je suivis cependant Mirko au rez-de-chaussée, pendant que Lawrence
transportait Ilona dans ma chambre et je constatai que s’il n’était pas cul nu,
c’était uniquement grâce au boxer qu’il avait gardé. Pourquoi diable se
baladait-il sans pantalon chez moi ? Encore un mystère de plus dans les
mœurs des garous.
Jetant un œil au Primum qui nous accompagna, je me fis la réflexion
qu’il était bien placide. Je sondai la Lactea Via mécaniquement pour trouver
ce qui le rendait si soucieux, mais ne parvins qu’à lui arracher un regard
amer et à me faire rembarrer sans avoir pu frôler ses murailles mentales.
Très bien, monsieur ronchon, garde tes secrets pour toi, pestai-je en mon
for intérieur en passant derrière le bar pour me préparer un thé.
— Alors, qui m’explique ? Je suppose que j’ai perdu connaissance à
cause de ce qui se trouve là-dessous, m’enquis-je en indiquant mon
pansement.
— Tu aurais dû t’évanouir bien avant, releva Mirko en s’installant au bar
après s’être servi un verre d’une bouteille de whisky que je gardais bien
planquée.
Je lui fis les gros yeux, mais ne l’en empêchai pas. Je savais que si un
jour l’envie me prenait, je pouvais faire une razzia dans son propre bar et
boire tout ce qui me plairait.
— Ceci dit, on ne va pas se plaindre, ajouta le Primum ; ça m’a évité de
te porter sur le trajet.
Monsieur s’essayait à l’humour, que c’était chou. Je lui lançai un regard
mauvais avant d’interrompre son geste lorsqu’il fit mine de se servir à son
tour de mon vieux whisky.
— Bouteille réservée aux chevaliers servants.
Il haussa un sourcil avant de pencher la tête de côté, me guettant de ses
yeux de prédateur. J’avais bien saisi que lorsqu’il était en colère, ses
derniers étaient de couleur unie. Donc, tant que son regard restait
hétérochrome, je n’avais aucun souci à me faire. Sa main se referma
fermement sur ma bouteille malgré ma tentative de l’en empêcher. Mirko
observait notre manège en spectateur méfiant, sirotant le liquide mielleux
de son verre.
— Ça tombe plutôt bien : je pensais t’avoir sauvé les fesses gratos, fit
valoir le Primum.
Les épisodes de la nuit me revinrent en mémoire en version accélérée. Vu
sous cet angle, je pouvais difficilement le lui refuser. Je retirai ma main de
mauvaise grâce.
— Bien, maintenant, nous allons reprendre de zéro, dit-il en remplissant
son verre.
Il planta son regard, surmonté d’adorables sourcils blonds sévères, dans
le mien.
Oh, oh, ça va être ma fête.
— Quand je t’ai dit de fuir, qu’est-ce que tu n’as pas compris ?
Sa voix demeura basse, affreusement menaçante. Je sentis son aura
bouillonnante toucher la mienne d’une froide caresse. Son tigre n’était pas
loin sous la surface raffinée et humaine qu’il affichait. J’aurais dû avoir
peur, mais je me contentai de hausser les épaules.
— Ma mère dit que lorsque je panique, mes connexions synaptiques ne
fonctionnent plus, minaudai-je en portant la tasse de thé à mes lèvres pour
rompre le contact visuel.
Mirko toussa. Le Primum ne sembla pas plus amusé par ma remarque.
— Traduction : j’ai juste disjoncté.
— Et quand tu « disjonctes », tu fonces tout droit dans le danger ?
Je détournai mon visage. Je n’inventais rien ; dans la précipitation de
l’instant, je ne m’étais pas fait la réflexion qu’il était temps de me
comporter en héroïne. Je devais intervenir, voilà tout. S’il ne pouvait pas
comprendre ce principe, je ne pouvais rien pour lui.
— Le danger m’est plutôt tombé dessus.
À mes oreilles aussi, cela sonnait comme une pâle excuse.
— Tu aurais pu te faire tuer, Bass, dit Mirko. Tu t’es attaqué à un thêrion,
et les thêrions sécrètent ce qu’on pourrait comparer à du venin pour tous les
thérianthropes. La blessure que tu as aux côtes ne guérira jamais
complètement.
Je baissai les yeux sur le bandage, atterrée. Je n’avais eu pour l’instant
qu’une brève vision de ce qu’il masquait, mais c’était impossible à oublier.
L’idée même d’afficher de nouvelles cicatrices sur mon ventre à l’origine
plat et sexy me retourna l’estomac. Deux fichus stigmates en l’espace d’un
mois. Je courais droit à la défiguration. Bientôt, je ne serai plus bonne à
marier…
— C’était quoi au juste, ce monstre ?
— Un ours-thêrion, répondit le Primum, laconique.
La clochette de mon entrée retentit et je sursautai. Hadrian entra à pas
mesurés, suivi de près par un garou gigantesque et corpulent, vêtu tel un
bûcheron avec des cheveux indisciplinés, une barbe de clochard et des bras
recouverts de tatouages divers mis en évidence par son T-shirt aux couleurs
de The Police. Ses yeux sombres étaient rougis et son aura dégageait une
tristesse incommensurable. Je dus fermer mes protections mentales pour ne
pas ressentir la souffrance qu’émettait ce pauvre homme dans la Lactea Via.
— Primum…
Le colosse s’approchait à pas chancelant.
— Bon sang, Charly. Qu’est-ce que tu fais là ? demanda le Primum avec
une douceur surprenante.
— Loris… Loris…
Le Primum se leva et le bûcheron lui tomba dans les bras en éclatant en
sanglots.
— Mon Loris m’a quitté… Mon gentil Loris…
Cette étrange scène m’émut. Sans que je le réalise, de grosses larmes
roulaient sur mes joues. Je les essuyai d’un revers de main en tentant de
paraître la plus discrète possible. Mirko me jeta un regard compréhensif
alors que je ne comprenais rien à ce que je voyais. Je me penchai vers lui
pour l’interroger, mais n’eus pas besoin d’ouvrir la bouche.
— Loris était son jumeau, m’expliqua-t-il dans un chuchotement. Le
thêrion.
Tandis que ses paroles me percutait de plein fouet, le dénommé Charly se
redressa en saisissant le Primum par les épaules. Il se mit à le secouer
doucement, puis de plus en plus fort.
— Tu devais le faire ? Est-ce que tu devais vraiment le faire ?! demanda
Charly, le regard ravagé par le chagrin.
Mais derrière toute cette détresse, je sentis aussi une colère tapie, en
effervescence, qui n’attendait qu’une occasion pour renverser la peine et
s’imposer.
— Je suis désolé. Je devais le faire ou il aurait tué Ilona.
Le colosse s’immobilisa.
— Mon Loris n’aurait jamais fait de mal à Ilona, affirma Charly. Ilona est
son amie. Il aurait donné sa vie pour la protéger.
Il devint blanc comme un linge. Je vis presque son cœur se déchirer sous
la douleur qu’il éprouvait. Puis la rage enfla comme un ballon et éclata dans
la Lactea Via, traversant les liens qui nous reliaient tous à la manière d’un
taureau chargeant. Je consolidai mes murailles internes et grimaçai lorsque
toute la haine du garou se fracassa contre celles-ci.
— Je veux sa tête.
Un instant, je crus qu’il parlait de celle que le Primum avait arrachée.
— Je veux la peau du responsable. Je vais me faire ce salopard !
Et, sans préambule, sa chair implosa pour dévoiler de la fourrure en
même temps qu’une énorme gueule d’ours remplaçait sa tête dans un
immonde bruit d’os broyés. Son dos se voûta, son T-shirt se déchira pour
laisser jaillir une colonne vertébrale. En l’espace de quelques secondes, il
avait pratiquement doublé de volume.
Un ours enragé, parfait pour terminer la nuit en beauté.
Chapitre 32 : Courir à en perdre haleine
La situation dérapa bien plus rapidement que ce à quoi je m’attendais.
L’ours titanesque envoya valser une chaise à travers ma boutique en
rugissant, son immense gueule ouverte sur de grandes dents. Il aurait pu
m’engloutir d’une seule bouchée.
Tandis que je me cachais à moitié derrière mon comptoir, le Primum
n’eut aucun geste de recul. Je songeai qu’il était complètement taré, jusqu’à
ce qu’il lève une main, le plus haut possible, pour attirer l’attention de
l’animal.
Celui-ci tourna son regard orageux vers lui, soufflant rageusement par ses
naseaux évasés. On aurait dit une bête sauvage, traquée, prête à déchiqueter
le danger. Pourtant, aucune frayeur n’émanait du Primum, pas même une
légère anxiété. Cet homme était parfaitement maître de la situation alors
qu’un grizzly de près de trois mètres, debout sur ses pattes arrière, lui faisait
face. Je me félicitai d’avoir un plafond si haut.
— Charly, ça suffit.
Sa voix était calme, assurée. Je sentis la puissance impérieuse du tigre
gonfler dans la Lactea Via. Il souffla son haleine brûlante sur l’ours.
L’intimidation ne m’était pas destinée ; malgré tout, mon jaguar se
recroquevilla dans ce recoin de mon esprit.
L’Anam Cara du garou parut s’apaiser dans la foulée et le Primum posa
sa grande main sur le chanfrein de l’ursidé qui s’était incliné à sa rencontre.
Il y eut un frissonnement, une ondulation perceptible dans l’air, puis la peau
et les poils du grizzly ondulèrent sur son corps disgracieux pendant que les
os se dessoudaient pour reprendre une apparence hybride. À la suite de
minutes qui parurent interminables, un homme nu et tremblant remplaça
l’ursidé, éreinté par l’effort. Le Primum déposa délicatement ses paumes sur
ses épaules et s’agenouilla à sa hauteur.
Il lui murmura quelques mots réconfortants, puis lui intima d’aller
prendre une douche et de revenir une fois tranquillisé. Mirko se porta
volontaire pour l’accompagner à l’étage, le soutenant de son corps.
— Faites comme chez vous, marmonnai-je pour moi-même, histoire de
reprendre contenance.
— Pourquoi l’as-tu emmené ici ? jeta abruptement le Primum en se
tournant vers son deuxième Gàirdean.
— Ce n’est pas comme si j’avais pu l’en empêcher.
J’observai le manège, intriguée de voir pour la première fois le chef
s’énerver contre l’un de ses sujets. Hadrian paraissait toutefois aussi fatigué
et irrité que son supérieur.
— Tu aurais dû m’appeler, ragea le Primum en se mettant à tourner en
rond. Et où diable sont les autres ? Qu’est-ce que fout Audrey ?
Les deux étaient raides comme des piquets. Le lion-garou portait la tête
haute et le regard assuré, sans le diriger vers le Primum. Avec ses mains
jointes dans le dos, on aurait dit un militaire au garde-à-vous et son général.
— Wanda ne va pas tarder, elle s’occupait de la sécurité du manoir avant
de partir. Et Audrey est juste dehors, elle appelle sa fille.
Je tournai la tête vers l’extérieur par réflexe, mais nous avions fermé tous
les volets. Je tâtonnai la Lactea Via et repérai enfin ce que je cherchais : la
fameuse dame que le Primum et moi avions croisée plus tôt dans la soirée.
À ce moment, la porte tinta et Audrey entra dans la pièce. Son regard
parcourut rapidement l’espace, s’interrompant sur moi pour finir sur le
Primum. C’était une femme sévère aussi petite que ma mère, aux cheveux
grisonnants pris dans un chignon défait et pourvue de grands yeux sombres
en partie masqués par une paire de lunettes épaisses aux montures en
écaille. Elle retira sa veste grise au style trench qui lui couvrait les épaules
et l’accrocha à la patère. Un simple jean boot-cut et un chemisier à fleurs
complétaient la tenue. Ni maquillage ni bijoux ; une femme simple et
discrète, passe-partout.
— Bon, c’est quoi ce bordel ? fit Audrey d’une voix sévère.
— Tu as eu ta fille ? demanda le Primum, ignorant sa question.
— Oui, elle arrive avec Wanda. (Puis elle se tourna vers moi.) C’est toi
qui nous ramènes ce foutoir dans la meute ?
À ma grande surprise, ce fut Hadrian qui vint à mon secours en assurant
que je n’y étais pour rien.
— Mais je veux bien qu’on m’explique pourquoi je serais responsable de
tout ça.
— Cela ne te regarde en rien, répondit sèchement Audrey.
— Vous venez pourtant de sous-entendre le contraire.
— Rìbhinn, ne commence pas, gronda le Primum.
Je m’approchai vivement de lui en contournant le bar.
— Je te ferais remarquer, Kan, que vous êtes tous chez moi, fulminai-je.
Et arrête de m’appeler Rìbhinn !
Il haussa un sourcil à l’évocation de son prénom, avant d’afficher un
sourire amusé. Il s’empara de ma main pointée sur lui et se pencha
imperceptiblement vers moi en inspirant profondément.
— Comment fais-tu pour me faire perdre tous mes moyens, Rìbhinn…
ronronna-t-il, son regard se chargeant d’or pur.
Je déglutis. Un frisson dévala mon dos. Cette fois-ci, je le savais en
colère ; plus d’œil bleu humain, les deux ayant pris la teinte du prédateur en
lui.
— Je ne savais pas que tu avais honte à ce point de ce prénom, Kan.
La poigne du Primum se resserra, tandis qu’une chaleur étouffante
s’emparait de mon être. Mon Anam Cara se mit à gronder sourdement.
— Kan n’est pas son prénom, intervint brusquement Hadrian,
m’éloignant du Primum.
Le Primum nous dévisagea en silence. Hadrian me maintenait contre lui,
les battements de son cœur se répercutant en moi. Cette proximité me donna
le tournis et échauda mes joues.
— Vous n’avez pas bientôt fini de jouer les mâles alphas ? s’agaça
Audrey. Lâchez cette pauvre fille, elle ne doit rien y comprendre.
Sur ce, Audrey m’aida à m’extirper des griffes du lion-garou.
— Tu voudras bien nous excuser, Audrey, la pria le Primum de son
sourire cajoleur. La soirée a été éprouvante.
— Oui, eh bien, contrôle-toi, Kanvael ! Ce n’est pas le moment que le
Primum se querelle avec son Gàirdean.
— Audrey ! s’exclama Mirko du haut des escaliers. Je me disais bien
avoir entendu ta voix. Que se passe-t-il ?
Il dévala les escaliers pour venir embrasser Audrey.
— Kanvael ne sait plus se tenir dès l’instant où une jolie felidae se trouve
dans les parages.
Mirko resta un instant interdit, me dévisageant avec minutie avant
d’exploser de rire, puis me passa une main dans les cheveux.
— Il faut dire que ma petite Bass est sans nul doute la plus jolie felidae
que je connaisse, fit-il d’un clin d’œil qui me fit monter le rouge aux joues.
— Peut-on parler sérieusement ?
Je jetai un œil au Primum qui s’était emparé du seul canapé de la pièce.
Hadrian s’était trouvé une chaise qu’il avait enfourchée à l’envers pour
poser ses bras sur le dossier. La clochette de la porte retentit à nouveau et je
me tournai vers les deux nouvelles arrivantes. Le sérieux de la situation
revint dans ma boutique et toute trace de plaisanterie quitta le visage de
Mirko.
La première était une femme noire particulièrement grande, avec un port
altier. Elle possédait des formes très généreuses et une coupe afro dense qui
entourait tout son visage. Des lèvres pulpeuses maculées de rouge à lèvres
avec des yeux chocolat et des pommettes saillantes : c’était une femme qui
ne passait pas inaperçue. Sa robe ample d’une couleur écarlate aux pans
volants la ceinturait à la taille par une tresse dorée, lui conférant une allure
princière à couper le souffle.
Je la reniflai discrètement, mais elle sentait l’humaine. À moins que…
— Tu dois être Bastet ? Tout le monde ne parle plus que de toi dans la
meute. Enchantée, je m’appelle Wanda, chanta-t-elle de sa voix de velours
avec un sourire.
— En… enchantée, bégayai-je, prise au dépourvu.
— Je suis Faith, fit sa compagne en me tendant la main. Fille d’Audrey et
nouvelle Alpha du clan Parum.
Habillée en un style vestimentaire plus commun, short et débardeur avec
brassière intégrée, elle possédait des cheveux bruns coupés court, ébouriffés
en effet coiffé-décoiffé difficile à porter qui lui allait pourtant à ravir. Elle
paraissait avoir une petite trentaine d’années, mais j’étais certaine qu’elle
était plus vieille, car elle dégageait une maturité intraitable. Sa bouche ne
souriait pas, son regard bleu incroyablement perçant et son visage sans rides
me rappelèrent les caractéristiques physiques d’Audrey, avec qui elle
partageait aussi le petit gabarit.
Elles avaient indéniablement un air de famille malgré leurs iris
dissemblables.
Je leur proposai à tous s’ils souhaitaient boire quelque chose, ne me
sentant plus tout à fait à ma place, entourée de ces étrangers. Je les fuyais
encore quelques heures auparavant, et voilà que je les accueillais tous sous
mon toit. Faith fut la première à réclamer d’emblée un diabolo grenadine,
sans que l’amabilité déteigne sur son visage.
— Un thé, ce sera parfait pour moi, ma chérie, fredonna Wanda.
— Pareil pour moi, ajouta sèchement Audrey.
Je passai derrière le bar pour les servir puisque les garçons n’avaient rien
réclamé.
— Où est passé mon Charly ? J’ai vu qu’il vous avait rejoints, interrogea
Wanda. Je suis désolée, j’aurais dû le stopper quand j’ai deviné ce qu’il
s’apprêtait à faire.
— Il est à l’étage, il finit de se doucher, lui expliqua Mirko en cherchant
le Primum du regard. Il descendra nous rejoindre quand il sera détendu.
— Il a fait des bêtises ? s’inquiéta-t-elle.
— Tu n’y es pour rien, la sécurisa le Primum. Tu n’aurais de toute façon
rien pu faire.
Elle hocha mollement la tête, son faciès affaissé par l’accablement. Je
terminai de préparer le thé que déjà ils avaient tous pris leurs aises. Faith
avait rejoint le Primum, Wanda prit place dans un fauteuil et Andrey choisit
une chaise. Seul Mirko resta debout.
Je tirai une table basse au milieu de leur petit cercle improvisé pour y
déposer les boissons avant de m’installer dans un pouf géant. Je venais d’en
conclure qu’ils feraient leur réunion ici.
— Comment va ma petite Ilona ? fit Wanda.
— Elle se repose dans ma chambre avec Lawrence, fis-je en coupant le
Primum qui s’apprêtait visiblement à répondre.
Il referma la bouche et me jeta un regard lourd de sens. J’affichai une
mine contrite pour éviter son courroux et il reporta son attention sur son
Alpha.
— Elle va s’en sortir, poursuivit-il.
— Et Charly ?
— Il… encaisse. Pour l’instant, fit-il d’un air lugubre. Il faudra le
surveiller les prochains mois. Wanda, comment Loris a-t-il pu virer
thêrion ?
Les épaules de Wanda ployèrent sous l’affliction qui s’empara d’elle. Un
poids énorme recouvrait son aura qui s’en trouvait assombrie.
— Je n’en sais rien, Primum. Il allait plutôt bien… enfin, il avait bien fait
une rechute il y a une semaine, mais Ilona était parvenue à le remettre sur
pied. Elle ne l’a pas lâché une seconde. Je le sais puisqu’elle me tenait un
compte-rendu. Pas plus tard qu’il y a deux jours, ils sont même sortis au
cinéma ensemble, expliqua-t-elle.
— Où était-il hier ? demanda le Primum.
— Malheureusement, je ne sais pas grand-chose, il faudrait demander à
Ilona directement. Elle m’a envoyé un message hier en tout début d’après-
midi pour me dire qu’elle ne sentait plus Loris alors qu’ils devaient se voir.
Elle est allée chez lui, mais ne l’a pas trouvé. Elle devait faire le tour des
bars du centre-ville pour voir s’il n’avait pas échoué dans l’un d’eux. Pour
le reste, je n’étais pas inquiète et j’avais d’autres affaires à gérer… je suis
désolée de ne pas avoir assuré.
Le Primum secoua la tête pour la rassurer tandis qu’elle essuyait des
larmes aux coins de ses yeux, abattue. J’écoutai attentivement l’histoire,
sans toutefois comprendre tout ce qu’ils se disaient exactement. Un détail
qui ne tenait pas la route m’intrigua toutefois dans sa narration et je leur en
fis part :
— Pourquoi ne pas être passée par la Lactea Via pour le localiser ? fis-je
en me remémorant mes exercices de la soirée.
Toute l’attention se dirigea sur moi et je me retins de me tortiller sous le
feu des projecteurs.
— Un garou inconscient ne peut être localisé, ma chère, fit Audrey en
faisant claquer sa langue. Seule sa Vitae aurait pu, sauf que sa femme est
morte.
Audrey cracha ses dernières paroles comme si j’en étais la responsable.
Je déglutis en me morigénant. Je devrais fermer ma bouche plus souvent,
m’avisai-je en me renfonçant dans mon pouf.
Mirko, mon allié pour toujours, prit la parole pour m’éclairer sur le sujet
que j’ignorais sans que j’aie eu besoin de lui demander. Mímir, toujours
patient et attentionné, même quand je mettais les deux pieds dans le plat.
Un véritable amour.
— Quand deux thérianthropes se marient, ils forment ce qu’on appelle le
lien de vie. C’est plus fort que de simples liens de meute. Loris avait épousé
Lynda, une lycaon-garou qui était aussi la meilleure amie d’Ilona. Elle est
cependant morte en accouchant de leur fille, Maggie, qui n’a pas non plus
survécu. Ça a détruit Loris. Quand tu perds ta ou ton Vitae, tu y survis
rarement. Le lien de vie est si puissant que c’est physiquement et
mentalement intenable, tel un membre amputé. Et il a perdu le même jour
les deux êtres auxquels il tenait le plus au monde. Les humains normaux ont
déjà du mal à se remettre des deuils ; imagine chez nous où ce sont des liens
métaphysiques qui nous lient plus étroitement que l’amour. Loris n’aurait
pas dû survivre à cette horreur.
— Mais Loris était fort, très fort, chuchota Wanda avec une douleur
atroce dans la voix. Aussi rugueux que la roche, il s’est accroché à la vie,
avec Charly, Ilona et Lawrence qui l’ont soutenu comme ils ont pu. Cela
fait trois mois. S’il avait dû perdre la tête, il l’aurait perdue bien avant. Ça
ne tient pas debout qu’il ait viré thêrion.
— C’est faux, Wanda, claqua la voix d’Audrey. Tu sais très bien qu’il
pouvait sombrer à n’importe quel moment. C’était un risque élevé.
— Il allait mieux, je te dis.
— Il n’y a que Lynda qui aurait pu le trouver même inconscient grâce au
lien de vie ?
— Lynda ou Charly, me répondit Faith avec un calme incroyable. Les
jumeaux garous possèdent un lien particulièrement puissant. Pas autant que
celui qu’ont des Vitaes, mais pas loin. Le Primum et Charly auraient peut-
être pu le repérer, s’ils y avaient porté une attention spécifique. Et encore.
— Attention à ce que tu dis, Faith, menaça le concerné en se penchant en
avant.
— Eh bien quoi, c’est vrai ou ce n’est pas vrai ? attaqua Audrey. Si Ilona
t’avait appelé, tu l’aurais peut-être trouvé bien avant.
— Sauf s’il avait déjà tourné thêrion, fit remarquer Hadrian. Un thêrion
est introuvable via la Lactea Via. Il est purement et simplement effacé de
nos radars.
— On ne sait pas quand il est devenu fou, contra sévèrement Audrey.
— Pourtant, j’ai senti quelque chose dans la Lactea Via. C’était comme si
le thêrion brûlait le lien qui le reliait à la Lactea Via, mentionnai-je.
— Tu étais proche de lui, releva le Primum. Et sentir sa présence dans la
Lactea Via ne signifie pas pouvoir le repérer.
— Dans tous les cas, il n’y a aucune victime humaine à déplorer, et nous
l’avons trouvé avant qu’il ne fasse de dégâts, alors cessez de vous monter
les uns contre les autres, releva Mirko en mettant le holà.
— Aucune victime à part Loris, siffla Wanda en montrant les dents,
canines sorties. Je crains que Charly ne s’en remettre jamais.
Une odeur de singe s’invita dans la pièce et je dévisageai Wanda en me
demandant en quoi elle pouvait bien se transformer précisément.
— L’important est de trouver comment cela a pu se produire et échapper
à notre contrôle, fit le Primum en reprenant le cours de la situation.
— Le chagrin bien sûr, affaire classée, s’agaça Audrey.
— Je te dis qu’il allait mieux ! s’enragea Wanda en poussant un cri
inhumain qui résonna dans la pièce telle une provocation.
— Alors qu’il avait replongé il y a quelques jours ? Mais bien sûr, tout le
monde sait qu’il crevait de douleur, arrête de lui chercher des excuses !
répliqua la rate-garou.
— Mère… soupira Faith en levant les yeux au plafond.
— Audrey, s’il te plaît, la situation est suffisamment difficile comme ça,
n’en rajoute pas, menaça le Primum.
La vieille rate-garou se rembrunit et Wanda ne répliqua rien.
— Euh… Si je peux me permettre, pourquoi pensez-vous que ça puisse
être autre chose ? me risquai-je à demander, surprise par tant de velléité de
leur part.
— Nous pensons qu’une tierce personne a trouvé un moyen de nous
forcer à devenir thêrions, dit le Primum. La même que celle qui a orchestré
ton agression. C’est une simple théorie, bien entendu.
— Une fichue théorie qui ne tient pas la route, gronda Audrey. C’est
impossible, il n’y a aucun moyen pour forcer un garou à tourner thêrion.
— Tu veux dire à l’exception du meurtre d’un membre de sa famille ?
répliqua sèchement Wanda.
Audrey lui lança un regard courroucé et Mirko vint poser une main sur
son épaule. L’ancienne Alpha du clan Parum se détendit, visiblement
apaisée par ce simple contact.
Mon cerveau assimila les informations et additionna ce que je savais
déjà. Je repensai à ce qui était arrivé à Aaron. Non pas que je lui cherchais
des excuses, mais de ce que j’avais pu comprendre, il semblait difficile à
croire qu’il ait pu péter les plombs et tuer une humaine du jour au
lendemain.
— La même personne qui aurait pu faire déraper Aaron ? dis-je.
Le Primum hocha la tête. Hadrian fit toutefois la réflexion qu’il paraissait
improbable que quelqu’un ait forcé Loris à tourner thêrion et que ça n’ait
pas fonctionné pour Aaron.
— Si j’avais la possibilité de rendre les garous thêrions, j’aurais déjà
utilisé le procédé sur Aaron et sur Bass. Pourquoi seulement Loris ? ajouta
Mirko.
— Peut-être que Bastet et Aaron n’étaient que des tests, tenta
astucieusement Faith. Peut-être qu’il n’en était pas capable avant de s’en
prendre à Loris. Ou peut-être que ça a échoué avec eux.
— Ça ne concorde pas, dit Hadrian. Les modes opératoires sont trop
différents. Bass s’est fait attaquer à l’arme blanche et à l’aconitine. Pour
Aaron, nous n’avons aucune piste puisque les analyses sanguines n’ont rien
révélé.
— Les analyses du petit ont été faites trop tardivement, on ne peut pas se
baser dessus : je vous avais prévenus des risques de s’y prendre si
longtemps après les faits, répliqua hargneusement Audrey.
— En effet, les modes sont trop divers, concéda le Primum. Mais pas les
victimes. Rìbhinn est une nouvelle recrue qui n’y connaît rien et qui ne sait
pas se défendre. C’est une proie facile ; elle n’aurait pas dû survivre. Aaron
est un jeune Bêta majeur saturé d’hormones qui commet un meurtre ; il
aurait pu tourner thêrion, ou nous aurions dû l’exécuter. Dans les deux cas,
c’était un garou mort. Et Loris. Complètement déboussolé par la mort de sa
famille ; comme l’a soulevé Audrey, tout prouve à penser qu’il ait tourné
thêrion naturellement. J’ai dû le tuer. Au final, le ou les agresseurs
cherchent peut-être juste à nous nuire, peu importent les procédés
employés. À moins qu’ils ne cherchent à brouiller les pistes en modifiant
les attaques ?
Je suivis le cheminement de sa pensée en même temps qu’il la
prononçait, et je ne pouvais que lui donner raison. Dans les trois cas, nous
devions nous retrouver avec un garou mort. La lame qui m’avait
transpercée était empoisonnée, j’aurais certainement dû succomber à mes
blessures ou perdre la tête à cause de la douleur et finir thêrion.
Aaron avait évité la peine de mort de peu, essentiellement parce que
j’étais intervenue ; pourtant, tout portait à croire qu’il n’aurait jamais dû
déraper en premier lieu. De ce que j’avais compris, il savait suffisamment
se contrôler pour que la simple excitation sexuelle soit en cause.
Restait le cas de Loris. Loris avait tourné thêrion et le Primum avait dû le
tuer avant qu’il ne créât un carnage. Cette fois-ci, si l’ennemi tentait
réellement de nous nuire dans la plus grande discrétion, il y était parvenu
haut la main. Le coupable se débrouillait pour que l’attaque soit vicieuse,
pour qu’elle passe inaperçue même dans nos rangs.
Nos rangs, me répétai-je. Non, non et non, je ne faisais pas partie de leur
fichue meute ! Quand bien même mon café servait actuellement de base de
réunion. Et pourtant, je me sentais intimement concernée par ce qui leur
arrivait et j’éprouvais cette envie irrépressible de mettre la main à la pâte. Si
mon agression était liée au reste, je me devais de faire quelque chose.
— Que se passe-t-il lorsqu’un garou devient thêrion ? Tu as dit que
c’était irréversible ?
Bien que je me doutasse de la réponse, je me devais d’en apprendre
davantage. D’autant plus qu’après leur révélation, c’était un risque pouvant
surprendre n’importe quel garou.
— Un thêrion est un danger ambulant, m’exposa le Primum. Il n’y a pas
de retour en arrière possible. Cela dit, le processus est relativement lent et
un Primum peut parfois le contrecarrer à temps, mais cela reste
exceptionnel. La devise « Un bon thêrion est un thêrion mort » n’existe pas
pour rien.
— N’importe quel garou qui pète un plomb émotionnellement parlant
peut en devenir un ?
— C’est l’idée. Le thêrion se forme dans la douleur, dans la brutalité des
émotions humaines qui séparent les Anam Cara de leur humain. Quand la
fracture est définitive, homme et animal ne parviennent plus à former un
seul être, leur individualité s’évapore et il ne reste plus qu’un monstre qui
mêle les pires côtés de l’humanité avec la part bestiale de l’hôte. C’est
d’ailleurs pour cette raison que nous étions attentifs aux problèmes d’alcool
de Loris.
Mon esprit progressait dans sa compréhension de l’univers
thérianthropique. Les émotions d’un garou étaient son talon d’Achille. Nous
étions aisément guidés par elles, à tel point qu’elles nous submergeaient
parfois ; la preuve avec l’agressivité de Rayn, l’explosion de Charly
précédemment et le garou solitaire – et alcoolique – dans le restaurant !
— J’ignore si c’est pertinent, mais… je pense avoir rencontré un type qui
a frôlé de peu le passage en thêrion.
Des têtes incrédules se tournèrent vers moi. Je pris une inspiration, me
levai pour me préparer un verre de whisky et racontai mon histoire le plus
fidèlement possible, traduisant les impressions ressenties à ce moment.
J’eus du mal à exprimer les agissements instinctifs que j’avais mis en place
pour ramener le loup-garou à la raison, mais nul ne se moqua.
— Un certain Reece, tu es certaine ? dit le Primum quand j’eus terminé.
Je hochai la tête et il se tourna vers Mirko, téléphone en main, lui
assurant qu’il était déjà sur le coup.
— Mirko n’a pas de loup du nom de Reece, éclaircit-il à mon intention.
Si tu ne fais pas d’erreur, tu étais toujours sur notre territoire et c’était un
loup-garou. Soit il s’agit d’un garou d’une autre meute, soit d’un rôdeur.
Puisque tu parles d’habitué, je penche pour la seconde hypothèse.
Ses paroles me firent songer que je n’avais pas senti d’esprits connectés
au loup-garou, ou du moins que je n’y avais pas prêté attention ; il me
semblait donc que son intuition était la bonne.
— Comment as-tu réussi ce prodige ? dit Audrey, demeurée méfiante du
début à la fin de ma narration.
— Je l’ai dit, je n’ai pas réfléchi, j’ai laissé mon Anam Cara me guider.
— Tu peux être fière, si on en croit tes descriptions, tu as été aux
premières loges et tu lui as sauvé la vie, affirma Wanda d’un sourire
bienveillant.
— Cette nouvelle information est une carte intéressante, poursuivit
Hadrian. Si un rôdeur s’est aussi retrouvé impliqué dans notre affaire…
— Alors celle-ci est plus grosse qu’on ne le songeait, termina le Primum.
Cela nous fait donc quatre victimes faciles à atteindre. Nous devons trouver
ce rôdeur et l’interroger.
Les minutes qui suivirent furent consacrées à la mise en place d’une
sécurité renforcée. Audrey était l’ancienne Alpha des Parum Mammalia, et
Faith représentait donc « la jeunesse en cours de formation », comme
m’avait dit le Primum. Wanda était l’Alpha des Magnus Mammalia, qui
contrôlait donc les gros mammifères. Je ne pus que le constater lorsque
Charly fit son retour. Apaisé, il parvint à se joindre calmement à notre
groupe pour partager nos idées, bien qu’il restât la majorité du temps
silencieux. Il s’était placé naturellement derrière Wanda, les mains sur le
dossier du fauteuil, droit comme I et les traits tirés par l’abattement.
Lorsqu’il souhaitait parler, il demandait la parole à Wanda.
Je m’interrogeai sur l’animal de cette dernière, car il me semblait peu
probable qu’un ours de ce gabarit puisse ainsi se plier aux ordres d’une
femme. J’étais certaine qu’elle n’était pas une ourse. En quoi diable
pouvait-elle être plus impressionnante que lui ?
Les heures passèrent et la fatigue s’empara de moi. Je n’avais plus émis
une seule hypothèse serviable depuis des lustres et nous tournions en rond.
Il avait été dit que les familles et les garous les moins à même de se
protéger devaient venir au manoir, et que personnes ne devait plus se
balader seul. Les investigations seraient approfondies et l’enquête serait
mise en avant par rapport à tous les autres problèmes de la meute.
Quand ils en vinrent à moi, je m’opposai aussitôt à l’ordre du Primum
consistant à ce que je m’installe pour une période indéterminée dans leur
château fort.
— Je ne te demandais pas ton avis. Il est hors de question que
j’abandonne ma boutique. Non, non et non.
— Cesse de faire l’enfant, grogna-t-il.
— Je fais ce que je veux, répliquai-je, acide.
— Tu ne pourras pas te protéger.
— Mirko est juste en face ! m’écriai-je en désespoir de cause en
suppliant ce dernier du regard.
Sauf qu’il détourna le sien.
— Je ne travaille pas toujours au bar, Bass. Et je vais être pas mal occupé
avec cette histoire… Je ne peux pas garantir ta sécurité.
Je le foudroyai du regard. Lui, puis le Primum, pour faire bonne figure.
Ce sale traître m’abandonnait encore. Je croisai les bras. J’avais la sensation
d’être rabattue au rang d’ado dans une colonie de vacances face aux
animateurs exigeants.
— Trouvons quelqu’un pour la protéger, fit valoir Hadrian.
Un garde du corps ? Parfait, que demander de mieux ?
— Sexy alors, à la Kevin Costner, vous avez ça en stock ?
— Excellente idée, Had’, pourquoi ne t’en occuperais-tu pas ? proposa le
Primum avec son habituel sourire de façade.
— Sérieusement ? Pourquoi pas Aaron ?
Quoi, je le dégoûtais à ce point ?
— Aaron est un gosse, et c’est mon gosse, répliqua Mirko. Pas question.
— C’est ton Bêta, Mímir, avec une forme hybride parfaite malgré son
jeune âge. Il sera totalement capable de la protéger.
Mirko lui lança un regard glacial dont je n’aurais pas voulu être la cible.
Pourtant, le sourire provocateur d’Hadrian ne m’échappa pas. Étaient-ils
seulement amis, ces deux-là ? Qu’ils soient comme chien et chat aurait été
plus logique. Je ne les avais cependant jamais vus s’engueuler.
— Hey, je ne veux pas de garde du corps, grondai-je. Je ne veux avoir la
responsabilité de personne. Laissez-moi juste mener ma vie tranquille.
— Tu t’es fait attaquer une fois, on ne peut pas prendre le risque,
remarqua Mímir d’un ton implorant. Je serai plus tranquille si tu acceptes
quelqu’un avec toi.
— Dans ce cas, reste avec moi, toi, exigeai-je.
— Hadrian dormira ici, imposa le Primum. Et il t’escortera une fois par
jour au manoir où tu t’entraîneras avec Rayn. Et c’est non négociable. Pour
les obsèques de Loris, Wanda, que prévois-tu de faire ?
Je cessai d’écouter le reste de la conversation, médusée par son
comportement. Il venait de me retirer du jeu d’une simple phrase, et
curieusement, je savais que je n’étais plus à même de m’y opposer. Hadrian
ne s’y était même pas risqué, lui, et il connaissait mieux ce tyranneau que
moi.
J’aurais voulu rugir, hurler, casser une chaise sur son crâne. Au lieu de
quoi, je me servis un nouveau verre de whisky. Puis un second et un
troisième. Lorsque la réunion se termina, un genre de corbillard attendait
devant ma boutique ainsi qu’un gros 4x4. Lawrence descendit de l’étage
avec Ilona dans les bras, et presque tout le monde quitta ma boutique.
Mirko s’attarda, afin de tâter le terrain et de constater mon état de santé
mentale. Je lui intimai toutefois de partir, car une colère sourde qui lui était
en partie destinée bourdonnait en moi.
Je n’acceptais pas qu’il m’ait mise sur la touche en ignorant mon appel à
l’aide. D’autant plus que je me retrouvais avec Hadrian comme colocataire
non désiré pour une période indéterminée. Sachant que ma mère devait
arriver dans les jours à venir. Il faudrait que je l’appelle pour savoir quand
exactement. Inutile de compliquer ma situation outre mesure.
Avant de partir, Lawrence me proposa de passer le voir demain avant
mon entraînement pour qu’il vérifie ma blessure. Il me signala au passage
qu’il avait laissé des cachets sur ma table de nuit, car la morphine cesserait
de faire effet dans moins d’une heure – d’après lui.
Il était près de six heures du matin quand tout le monde eut quitté ma
boutique, me laissant seule avec un garde du corps acariâtre.
Je terminai ma bouteille d’alcool au goulot tandis qu’Hadrian faisait le
tour du propriétaire pour fermer toutes les entrées et vérifier que mes
caméras fonctionnaient correctement.
— Tu dors sur le canapé, dis-je dans un bâillement en le voyant passer
devant moi pour la seconde fois.
J’ouvrirais la boutique à dix-heures. J’avais du sommeil à rattraper.
Chapitre 33 : Mettre de l’huile sur le feu
— Tu comptes rester plantée là à te morfondre le reste de la nuit ?
demanda Hadrian en s’accoudant à la poutre du premier étage.
Minuit avait sauté sur la barre de bois pour réclamer ses câlins, encore.
Cette stupide chatte ne réalisait pas qu’elle se tenait à côté d’un lion qui
aurait pu en faire son casse-croûte. Celui-ci semblait d’ailleurs à court de
patience, car il la repoussait d’un doigt sur son front ; Minuit n’en avait cure
et se frottait davantage encore à son index.
Je fis tourner les glaçons dans mon énième verre de whisky en hochant la
tête au rythme de la musique jazz qu’émettaient les enceintes de ma chaîne
hi-fi dernier cri. L’alcool me cognait sérieusement le casque, mais je n’avais
pas encore assez bu à mon goût puisque j’arrivais encore à penser. Je
m’évertuai futilement à faire disparaître l’image d’une tête roulant sur
l’asphalte. Heureusement pour moi, j’avais amassé un sacré stock de
whisky, en cas de coup dur. Et là, ç’en était un sacré.
— Pourquoi Rayn est une si grosse conne ?
J’avais peut-être trop bu, finalement.
— Viens-tu vraiment d’insulter la sœur d’un Alpha ? fit doucement
Hadrian en tentant tant bien que mal de masquer son amusement.
— Alpha, Bêta, Gàirdean… qu’est-ce que je m’en contrefous de tous vos
grades à la con. Alors ? Y a pas de raison, c’est ça ?
J’avais définitivement trop picolé.
— Elle n’a pas toujours été comme ça. Et puis, sache qu’elle n’est pas
comme ça avec tout le monde.
— Génial, j’ai droit à un fichu traitement de faveur, ricanai-je en
grimpant difficilement sur le bar pour y poser mes fesses sans renverser ma
précieuse boisson.
Hadrian vint se laisser tomber de tout son long sur le canapé, les jambes
par-dessus l’accoudoir. Il ferma les yeux, l’air exténué. Il affichait
néanmoins un discret sourire en coin.
— Elle n’ira pas de main morte, c’est certain. Prépare-toi à ressortir avec
des bleus. Ou un bras en écharpe
Je grimaçai, me visualisant déjà en train de mordre la poussière. Je
supposais qu’en refusant de me présenter à ce satané entraînement, j’aurais
le droit d’y être traînée par mon chien des enfers version gros matou – ici
présent. Ou bien je recevrais la visite du Primum. Quel était le moindre des
maux ?
Le silence s’installa durant lequel je vis Hadrian m’observer sombrement
d’un œil. Ce dernier n’avait d’ailleurs pas l’air d’apprécier l’image que je
renvoyais. Eh bien, je m’en tamponnais le cornichon, tiens ! Passer pour
une ivrogne était le dernier de mes soucis. Le premier de ceux-ci consistant
à faire disparaître le corps décapité et tristement mort du pauvre Loris se
répétant inlassablement dans mon esprit.
Arf, j’aurais préféré ne jamais connaître son nom, pensai-je en buvant
cul sec le reste de mon verre avant de m’en servir un autre.
Ah, tiens, j’avais trouvé un autre souci : devoir boire un litre de whisky
pour finir ivre. À force d’engloutir cette boisson aussi vite, j’allais passer du
stade ivre à celui du coma éthylique sans transition. Si c’était seulement
possible pour un organisme thérianthropique. Je souris béatement à l’idée
que Hadrian doive s’occuper de moi ensuite. Peut-être que je lui vomirais
dessus. Mon imagination me tira un sourire niais.
— Pourquoi tu souris comme ça ? demanda Hadrian en me sortant de ma
rêverie.
Zut, tout était bon à prendre pour ne pas penser au cavalier sans tête.
Mais avec cet imbécile dans les parages, je pouvais jeter mon espoir de
passer une nuit sans cauchemars.
Je haussai les épaules, fataliste.
— Tu n’as pas répondu pour Rayn. Pourquoi ?
Il soupira.
— Son mari était un gamma. Elle était folle de lui, et même si elle était
bien plus haute dans la hiérarchie, elle s’en moquait. Un jour, il a voulu
protéger Rayn d’un rôdeur. Le combat s’est mal terminé. Depuis, ma sœur
est persuadée que si elle épouse un puissant Alpha, elle sera à l’abri de ce
genre d’incident. Elle recherche le pouvoir et la sécurité. C’est pour ça
qu’elle aimerait que le Primum la choisisse comme Vitae.
— Vitae, c’est le terme qu’on utilise quand on met en place le lien de
vie ? demandai-je, sautant sur l’occasion d’une conversation intelligente
pour me faire oublier mes visions macabres.
— C’est le terme qu’on emploie pour des garous mariés, oui.
J’agitai la tête, intriguée par ce que je venais d’apprendre. J’étais
maintenant triste pour Rayn, ce qui n’aidait pas mon humeur. Bien que je
n’aie jamais vécu l’épreuve qu’elle avait traversée, je comprenais
parfaitement la réaction qui en découlait. À sa place, j’aurais sans aucun
doute fonctionné sur le même principe. Plus on est fort, moins on souffre,
n’est-ce pas ?
J’inspirai brusquement pour faire disparaître les nœuds qui s’étaient
formés dans ma gorge et ma poitrine. Bon sang, je me sentais encore plus
mal qu’avant notre conversation ! Je devais dévier sur autre chose. Autre
chose que la pitié, que la tristesse ou que l’horreur liée à la perte d’un être
cher.
Pauvre Loris, il avait dû avoir le cœur déchiré. Et maintenant, Charly
était aussi seul que l’avait été son frère. Si quelque chose devait arriver à
Ariel…
Je m’ébrouai, consciente de la tournure sinistre que prenaient mes
pensées. Mon regard accrocha celui d’Hadrian et j’y lus de la
compréhension. Mais aussi une douleur tenue qui faisait écho aux
sentiments tourmentés que j’éprouvais. Il devait souffrir bien plus que moi
de cette histoire : après tout, il était garou depuis bien plus longtemps et
connaissait tous les protagonistes. Lui aussi avait un jumeau. S’imaginait-il
pouvoir le perdre un jour ?
Cette soirée m’avait terriblement chamboulée. Et mon Anam Cara ne
pouvait rien contre mes problématiques humaines. Elle me savait attristée,
mais n’en saisissait pas la raison et ne pouvait rien faire de plus que
m’assister pour que je me sente moins seule.
— Alors, Rayn n’est pas la copine du Primum ?
— Pourquoi, tu es intéressée ?
— Sacré nom de non ! Qui voudrait de ce vieux roi chat de gouttière ?
Merci bien, mais non merci ! Je préfère un adorable Mímir. Ou un
gentleman comme Lawrence, déclarai-je.
— C’est un rat !
— Et alors ? J’aime bien les rats, moi. C’est mignon. Il sort bien avec
Ilona, non ? Vous n’aimez pas le mélange des genres ?
Il prit un temps de réflexion en se redressant en position assise, joignant
ses mains sur ses genoux.
— Nous ne nous opposons jamais à de tels mélanges. Nous manquons
trop de femmes en règle générale pour devenir exigeants sur ce genre de
détails. Mais il est recommandé de choisir son Vitae dans son propre clan.
— Pourquoi ?
— Pour les enfants.
— Oh !
Si un parent était un chien et l’autre un chat, ça donnait un hybride
chaton-chiot ? Je secouai la tête en riant à ma propre stupidité. Je supposais
que l’enfant devenait l’un ou l’autre. Une chose est certaine, il faudrait que
l’enfant adhère à l’un des clans des parents, cela devait forcément entraîner
des conflits. Une problématique vraiment complexe.
— Vous avez souvent des enfants ?
— Non. Les jumeaux et triplés sont très fréquents chez les
thérianthropes, presque une grossesse sur trois, mais les fausses-couches et
les enfants mort-nés le sont tout autant. Cela suffit à limiter le nombre de
naissances et à décourager les parents d’en faire. Les risques sont élevés de
voir son ou ses enfants mourir avant de perdre soi-même la vie. D’autant
plus que nous vivons longtemps ; les conflits et combats qui finissant mal
sont monnaie courante.
Je grimaçai : de nouveau, la conversation m’entraînait dans un puits sans
fond de malheurs. La vie des garous était effrayante. Qui voudrait faire
partie d’une meute, après toutes ces déclarations ? Il fallait être suicidaire
ou dépressif chronique pour oser se lancer dans ce merdier.
— Rayn et Raad sont mes triplés, mais j’ai aussi deux autres sœurs, se
pressa-t-il d’ajouter comme pour me détourner de mes pensées maussades.
Et ma mère est en excellente santé.
J’affichai une mine ahurie. Incroyable, dans le genre famille nombreux,
ils ne plaisantaient pas !
— Ta mère a eu cinq enfants ? Elle a remonté le taux de naissance à elle
seule, plus besoin qu’il y en ait davantage, plaisantai-je. Plein de lionceaux
trop mignons.
Je m’esclaffai toute seule en imaginant une ribambelle de bébés lions se
pavanant dans les jardins du Domus.
— En réalité, ma sœur Hellen est humaine, avoua-t-il. Enfin, le terme
exact est Sang-Neuf.
— Incroyable ! fis-je, complètement pompette. C’est possible, ça ?
— Oui, ça arrive de temps en temps. Ce n’est pas une tare, même si elle
n’est pas acceptée par toute la meute. Certains sont d’avis que les Sang-
Neufs ne devraient pas exister. Qu’on ne devrait pas les laisser se reproduire
avec d’autres garous, car ils affaiblissent la meute. Concept stupide, car il a
été prouvé que les Sang-Neufs mènent plus de naissances à terme que les
autres garous lambda. Et les enfants de Sang-Neufs ne sont pas plus
fragiles, bien au contraire : ils ont souvent une meilleure maîtrise de leur
Anam Cara. D’autant plus qu’à la différence des sang-mêlés, il n’y a pas de
déchirement entre deux clans vu que le petit prend forcement l’animal du
parent garou, sauf s’il naît humain, évidemment. Toutefois, les humaines
normales comme ta sœur ont beaucoup plus de mal à mettre au monde et le
risque est très élevé que la mère meure à l’accouchement. Je ne vais pas te
mentir : la plupart quittent d’eux-mêmes la meute, car ils ne se sentent pas à
l’aise. Notamment les hommes.
— Tu m’étonnes, difficile de rivaliser contre tant d’hormones bestiales,
blaguai-je en reluquant exagérément son poitrail.
Aujourd’hui encore, il portait un débardeur noir qui mettait
particulièrement en valeur ses muscles et ses tatouages. Ces derniers étaient
d’ailleurs splendides, et je mourais d’envie d’en dessiner les contours du
bout de mes doigts.
Son regard devint soudain grave.
— Kanvael, c’est son vrai prénom ? fis-je pour détourner l’attention de
ma remarque précédente.
— Pourquoi pas ? s’amusa-t-il.
— Mais personne ne l’appelle ainsi. Audrey a été la première. Même toi,
je ne t’ai jamais entendu l’appeler par son prénom.
— En privé, si. C’est une question de respect, histoire de garder les
distances en public. Kanvael est un ami de longue date.
Je bus une nouvelle gorgée, songeuse. Je commençais à y voir trouble et
la fatigue faisait papillonner mes yeux. Une douleur sourde s’installait sur
mon flanc, me rappelant la blessure dissimulée sous mes bandages. Les
effets de la morphine disparaissaient. Snif. Je ferais mieux d’aller prendre
une douche et d’aller me coucher. Pourtant, je n’osais toujours pas
m’assoupir, de peur d’être assaillie par des cauchemars.
— C’est joli, Kanvael. C’est celtique, n’est-ce pas ?
Il eut un sourire en coin avant d’affirmer d’un hochement de tête et de se
lever pour s’approcher de moi, tranquillement.
— Kanveal vient de cal et de mael. On pourrait traduire cela par « prince
combattant ».
— Waouh, un prénom incroyablement symbolique pour un homme
promis à un grand avenir, raillai-je en l’observant venir se placer en face de
moi.
Il tendit le bras, frôlant le T-shirt que j’avais enfilé à la va-vite. Je retins
mon souffle et mon jaguar fit de même, à l’affût du lion masqué derrière
l’homme.
— Je peux ?
Je compris à retardement qu’il désirait jeter un œil à mon bandage, et
j’obtempérai d’un geste du menton pour l’autoriser à regarder. Il souleva le
coin du tissu et nous vîmes tous deux que le bandage s’était légèrement
imbibé de sang. Je détournai le regard en grimaçant. Bizarrement, je
ressentais plus fermement la blessure.
— Va te doucher, je te changerai le bandage juste après, d’accord ? fit-il
d’un ton doux, affichant une expression compatissante alors qu’il me retirait
le verre des mains, m’intimant ainsi silencieusement qu’il était grand temps
que j’arrête de boire.
Un instant, j’eus envie de m’opposer à sa demande avant d’admettre
combien j’étais épuisée. J’en avais assez de lutter, peu importait si je devais
rêver de licornes décapitées ou de la reine de cœur dans Alice au pays des
Merveilles. Je glissai lentement du bar, me retrouvant collée au buste du
Gàirdean. Je levai le visage vers lui, la respiration hésitante. Son regard
verdoyant était baissé sur moi, l’air curieux. Quelque chose que je ne
parvins pas à décrire passa dans ses iris avant qu’il ne se décale pour me
laisser passer.
D’une démarche trébuchante, je me dirigeai vers mon étage en trébuchant
sur une chaise au milieu du chemin, puis sur la première marche des
escaliers où je manquai de m’étaler. Par chance, la super vitesse d’Hadrian
évita à mes dents d’embrasser le bois poli. Je le repoussai ensuite, car
j’estimais être encore capable de marcher, merci bien, mais je finis à quatre
pattes, car l’escalier me paraissait aussi capricieux que ceux dans Harry
Potter.
Je rigolais toute seule de ma condition quand je parvins enfin dans la
salle de bains. L’alcool n’avait fait qu’un tour quand je m’étais mise debout,
et je me sentais maintenant aussi ivre qu’une adolescente prenant sa
première cuite. Je refoulai une envie de vomir et me déshabillai au ralenti,
complètement engluée dans des habits qui semblaient aussi difficiles à
retirer que s’ils avaient été un déguisement d’époque.
Finalement, Hadrian vint à mon secours lorsque je m’assommai à moitié
contre le lavabo et renversai mon panier à linge. Je riais tellement que
j’avais du mal à respirer. Hadrian grogna, exaspéré.
— Bigre, minette, tu aurais dû arrêter de boire avant.
— Ouais, j’ai dû oublier mes limites d’alcoohoooolémie à seize ans,
gloussai-en m’accrochant à lui.
Il m’aida à retirer mon pantalon et mon haut en grommelant, avant de me
laisser me débrouiller pour le reste – ouf ! Je n’aurais pas été capable de le
repousser s’il avait tenté d’aller plus loin, mais je m’en serais souvenue le
lendemain et j’aurais eu la honte de ma vie. Je fus donc réellement soulagée
lorsqu’il ferma la porte de la pièce pour que je puisse me mettre nue.
— Je reste derrière la porte, si jamais…
— Reçu cinq sur cinq, Simba, fis-je, hilare, retirant ma petite culotte
après m’être assise par terre pour plus de sécurité.
Ainsi, je ne tomberais pas plus bas ! Passer sous la douche fut les trente
minutes les plus agréables de ma journée. J’eus le sentiment que l’alcool
rendait tout plus euphorique et mes ennuis s’écoulaient en même temps que
l’eau sur mon corps. Je mis ma tête sous le jet en faisant des petits bruits de
trompette, imitant – très mal – un dauphin. J’entendis Hadrian se moquer
derrière la porte, mais je n’en avais cure. J’étais si bourrée que j’aurais pu
être dans un rêve. Le monde disparaissait, flou et totalement irréaliste. Et
c’était tant mieux, car aucune image morbide ne venait distraire mon esprit
de l’agréable sensation de l’eau bien chaude sur ma peau.
Je me savonnai rapidement, satisfaite de voir le sang séché maculant mon
corps se volatiliser sous mes assauts répétés. Je n’eus pas le courage de me
laver les cheveux, et sortis au bout de ce qui me parut être une semaine. Je
n’osai pas connaître l’heure, car savoir que je devrais me lever dans peu de
temps pour encaisser une nouvelle journée aussi dure et terriblement réelle
abattait le peu de bonne humeur que la douche avait réveillée.
Je m’emmaillotai dans une serviette, pris deux minutes pour me brosser
les dents avant d’abandonner après m’être irrité les gencives en excès et
sortis de la salle de bains. Je trébuchai sur Hadrian dont j’avais assurément
oublié la présence, mais recouvrai mon équilibre grâce à ses réflexes
inhumains. Il ronchonna, accablé par ma condition, puis m’assit sur mon lit.
Il me jeta mon mini débardeur rouge que j’enfilai maladroitement,
s’agenouilla à mes pieds et fit glisser la serviette pour exposer mon ventre
bandé, que j’avais consciencieusement évité de regarder durant ma douche.
Il tira vers lui une mallette débordante d’affaires médicales et choisit un
bandage élastique ainsi qu’une paire de ciseaux.
— Ah, ça, c’est pas à moi, remarquai-je d’une voix pâteuse.
— Non, ta trousse de secours n’aurait pas pu sauver une souris.
Lawrence me l’a laissée.
— Lawrence est un amour, tu devrais prendre exemple sur lui, gloussai-
je.
— Je te rappelle que c’est moi qui refais ton bandage, alors attention à ce
que tu dis, répliqua-t-il d’une voix où perçait un soupçon d’humour.
— Je croyais que tu n’avais pas d’humour et que tu ne savais pas sourire,
dis-je en posant mes mains sur ses épaules pour ne pas basculer.
Il recouvra son sérieux et entreprit de défaire la compresse imbibée d’eau
et de sang. Je retins mon souffle et évitai de regarder la blessure exposée.
— Ce n’est pas si horrible, tu auras trois jolies griffures cicatrisées dans
moins de trois jours, chuchota-t-il pour me rassurer.
Ce n’était pas franchement ce qui allait me rassurer. J’avais déjà une
vilaine balafre sur mon joli ventre dont je n’avais jamais eu honte jusqu’à
présent. Je m’étais toujours dit que c’était une chance incroyable de pouvoir
guérir de tout. Et maintenant, voilà que j’allais avoir le flanc carrément
défiguré par des estafilades faites par un ours !
Quand j’étais petite, j’ironisais toujours sur les petites blessures d’Ariel
en lui demandant si elle s’était battue avec un tigre. Aujourd’hui, je pouvais
honnêtement déclarer m’être frottée à un ours. Malheureusement, ça non
plus ne suffisait pas à détruire mon ressentiment.
— Adieu ma destinée de mannequin, chouinai-je.
— Comme neuf ! s’exclama Hadrian en inclinant la tête de côté pour
admirer son chef-d’œuvre.
Il me frotta les côtes et je baissai les yeux sur le nouveau pansement.
Bien, rien à signaler d’anormal. Il ne m’avait pas comprimé le ventre et je
pouvais respirer normalement.
— Ça y est, tu peux te reconvertir. Tu ferais un infirmier super sexy.
Il leva son regard de jade vers moi et je réalisai subitement que nous
étions très, très, très proches l’un de l’autre. Cette proximité soudaine
m’envahit comme un courant brûlant et je sentis la chaleur submerger mon
ventre. Ma respiration se fit cahotante et les narines du Gàirdean
s’évasèrent pour inspirer mon odeur.
Avant même que je ne percute ce que je faisais, mes lèvres se refermaient
délicatement sur les siennes, tandis que ma main se perdait dans la masse de
ses cheveux rouges. Un grondement bourdonna aussitôt dans sa poitrine.
Mon Anam Cara s’éveillait pour venir à la rencontre du lion, aux frontières
de la Lactea Via.
La bouche du lion-garou força mes lèvres à s’entrouvrir et il immisça une
langue entre mes dents pour venir caresser la mienne. Mes remparts
volèrent en éclats et le souffle du gros félin pénétra mes pensées tandis que
l’humain me pressait contre son torse, une main fébrile empoignant ma
chevelure. Il tira dessus et je gémis doucement en exhibant ma gorge qu’il
vint titiller de ses canines, avant de descendre plus bas, vers la naissance de
mes seins.
Mon souffle se bloqua dans ma gorge lorsqu’il remonta s’emparer de ma
bouche. Nous échangeâmes un baiser fiévreux et langoureux. Nos langues
s’entremêlaient et j’attrapai à deux reprises sa lèvre inférieure, la suçotant et
la mordillant délicatement jusqu’à ce que le propriétaire émette un
grondement sourd. Le son éveilla ma bête qui grogna plus fort, sa présence
exacerbée par le contact d’un congénère félin. Sans que je comprenne ce
qu’il se passait, je me retrouvai debout : mon dos heurta le mur après que le
lion-garou m’ait soulevée pour m’y plaquer.
Sa bouche ne voulait plus quitter la mienne et mes jambes se retrouvèrent
à entourer ses hanches pour me maintenir dans cette position suspendue où
ma serviette offrait un maigre rempart entre mon intimité et son jean.
Malgré cette double épaisseur, je sentis néanmoins la protubérance au
niveau de sa braguette qui en disait long sur son excitation. Cette
constatation exacerba la passion qui m’habitait et ma conscience clignota,
défaillante. Mes tétons s’étaient durcis et pointaient indubitablement sous le
tissu qui les recouvrait.
Hadrian baissa la tête et enfouit son visage dans mon cou, inspirant
profondément. Puis il s’ébroua, posant son front contre le mien. Il ferma les
yeux et nos respirations haletantes se mêlèrent l’une à l’autre. Son cœur
battait à l’unisson du mien, tambourinant contre ma poitrine comme s’il
voulait s’extraire de la sienne pour rejoindre le mien. Je me sentais
terriblement vivante.
— Non, gronda-t-il doucement.
Et subitement, il me lâcha. J’eus tout juste le temps de retomber sur mes
pieds et d’attraper la serviette qui se faisait la malle que déjà la porte de ma
chambre se claquait. Je me retrouvai seule avec une locomotive dans la
cage thoracique et une passion dévorante non assouvie.
Je clignai des yeux, étourdie par la scène surréaliste qui venait de se
dérouler. J’aurais pu être spectatrice de mon propre corps que le résultat
aurait été identique.
Les joues en feu, l’esprit révulsé et honteux de mon ardeur, je m’écroulai
sur mon lit, soucieuse de disparaître au pays des songes et de ne surtout
jamais en ressurgir.
Chapitre 34 : Au fil du temps
Le réveil fut désagréablement prévisible. Je n’avais pas recouvré tous
mes esprits que déjà, des souvenirs de têtes décapitées s’additionnaient à de
torrides baisers. La nuit n’avait pas été meilleure. Des scènes atroces dignes
d’un film d’horreur n’avaient eu de cesse de s’enchaîner sous mes
paupières. Elles avaient fini par se dissiper face à la curieuse introduction
d’une chasse au gibier où je courais sous forme de jaguar au milieu d’une
meute de loups. Ça m’avait paru étonnement réaliste.
Une atroce envie de vomir s’empara de mes tripes alors qu’un discret
grattement à la porte finissait de me réveiller.
— C’est qui ?
Un immense soulagement m’envahit. Mirko se nomma avant de passer la
tête par l’embrasure.
— Réveillée, la belle au bois dormant ?
Je grommelai en me laissant retomber sur le matelas et en recouvrant
mon visage de l’oreiller.
— Laisse-moi mourir en paix.
— J’ai préparé un petit déjeuner d’enfer et une demi-douzaine
d’aspirines. Ou d’anti-inflammatoire : je ne sais pas trop ce que m’a donné
Lawrence.
J’ignorai sa remarque, bien qu’intriguée par le type de préparation que
mon adorable loup aurait pu me faire. D’un coup d’œil dans mon esprit, je
m’assurai de l’absence du lion-garou sous mon toit, vérifiant au passage
que mon Anam Cara ne m’avait pas abandonnée à mon triste sort. Sait-on
jamais, qu’elle puisse subitement disparaître.
Mais elle était bien là, assoupie et satisfaite comme un gros chat repu
après une bonne chasse. Curieusement, le mal de crâne dû à l’alcool ne
paraissait pas la concerner. Décidément, elle gardait tous les avantages
pendant que je me coltinais tous les inconvénients. Quelle injustice.
Le matelas s’enfonça sous le poids de Mímir : il retira mon coussin et se
pencha au-dessus de mon visage. Les tresses de sa barbe vinrent me
chatouiller la joue.
— Dieu, que tu as une mine affreuse ! Va te faire une beauté, tu
m’expliqueras ensuite pourquoi le second Gàirdean a fui ta maison en me
suppliant de le remplacer.
Je devins cramoisie, puis littéralement verdâtre. Combien de pas me
séparaient de mes toilettes, déjà ? Mirko afficha un air inquiet.
— Il t’a supplié ? dis-je d’une petite voix blanche.
— Eh bien, si on prend en compte le fait que mon confrère soit dans
l’incapacité physique et mentale de supplier, je pense que la dette qu’il vient
de contracter doit se valoir.
Mirko paraissait follement amusé, mais l’éclair que je vis passer dans ses
yeux restait indubitablement de la curiosité. Je grognai en le repoussant. Je
devais avoir une haleine de poney et j’avais trop honte à l’idée que mon ami
puisse la détecter. Sans gêne – ou du moins étant donné mon stade avancé
de réduction de ma pudeur –, je me levai en sous-vêtements – tiens, quand
est-ce que j’avais enfilé une culotte, moi ? – et passai devant son nez pour
filer dans ma salle de bains. Un instant, je fus presque attristée de ne pas
avoir à me demander s’il en avait profité pour se rincer l’œil.
L’agacement s’empara de mon humeur pendant que je tentais vaille que
vaille de brosser mes boucles couleur cacao, puis de frotter mon visage et
mes yeux de grenouille. Mon regard glissa sur le reflet de mon ventre et les
flashs de la nuit se ravivèrent, entraînant une bouffée de chaleur qui me fit
quitter la pièce étroite à la va-vite. Heureusement pour moi, je n’avais plus
mal, et j’enfilai un short sportif en troquant mon haut rouge contre un
débardeur noir possédant du tissu tressé pour les bretelles. Je rejoignis
ensuite mon ami au rez-de-chaussée, jetant au passage un œil à l’horloge
murale de la boutique en forme de tête de chouette.
9 h 20, youpi. Bon, ce n’était clairement pas une grasse matinée, mais ce
n’était pas si mal que ça. L’assiette de roi que m’avait promise Mirko était
posée sur le bar, aux côtés d’une boîte entière d’aspirine. Des tartines de
pancakes se disputaient la place à des rondelles de banane et à des quarts de
mandarines, le tout accompagné d’un verre de lait. J’eus aussitôt l’eau à la
bouche.
— Mímir, tu es un dieu !
L’intéressé se détourna de la machine à café pour me faire un sourire
ravi, avant de gratter sa barbe rousse. Je me juchai sur un tabouret et me
jetai sur la nourriture.
— As-tu encore des migraines, ou des soucis liés à la Lactea Via ?
— Hu-hum, réfutai-je, la bouche pleine.
— Alors pourquoi Hadrian a-t-il filé quelques heures à peine après
l’ordre du Primum ? attaqua-t-il illico sans me laisser finir ma bouchée.
Je cessai de mâcher avant de m’étouffer.
— Tu ne respectes pas le deal, fis-je remarquer en agitant ma petite
cuillère sous son nez.
— Je n’ai passé aucun deal. Alors ? insista-t-il pourtant avec une
impatience que je ne lui connaissais pas.
Je poussai le soupir le plus lugubre de mon répertoire. Je n’avais aucune
fichue envie de partager ce mauvais souvenir qui mettait en avant une
Bastet dont j’ignorais l’existence jusqu’à présent. Et que j’espérais bien ne
plus jamais revoir. D’autant plus que je n’aurais jamais pu imaginer ce
genre de scène avec le lion-garou.

Bon, durant seulement une seconde alors.
— Je lui ai sauté dessus, marmonnai-je en plongeant le nez de honte dans
ma tasse de lait.
Je réalisai à contretemps que Mirko m’avait servi celle aux joues rouges
et au regard contrit qui affichait « embarrassé » en lettres italiques. Comme
je ne reçus aucune réaction de la part de mon ami, je lui jetai un coup d’œil
par-dessus le bord en porcelaine. Aux premiers abords, son expression parut
totalement inexpressive, puis il devint blanc comme un linge.
— Sauter, comme agresser ou… ?
Je plantai mon regard dans le sien en une esquisse de provocation.
— Non : sauter dessus comme moi, tentant de dévorer sa langue. Dans sa
bouche, précisai-je par principe.
Je le mis au défi de faire une réflexion inappropriée. Mais Monsieur, à
ma grande surprise, se contenta d’éclater de rire.
— Mirko ! Ce n’est pas drôle, arrête, m’offusquai-je.
— Pardon, je sais, mais si tu voyais ta tête. J’ai l’impression que tu viens
de m’annoncer que c’était ta première fois. Mon Dieu, Bass, je ne suis pas
ta mère.
Je devins littéralement rouge tomate à l’évocation des évidences que je
laissais paraître. Bien sûr, ce n’était pas ma première fois. Juste la
troisième, peut-être ? Le mettre dans la confidence m’avait paru être la
meilleure chose à faire. C’était un ami – le seul, en fait – et je pensais
honnêtement qu’il pourrait remplir le rôle que ma sœur aurait joué si elle
avait été là. Remarquez, Ariel aurait certainement réagi de la même façon.
Avant de sauter sur place comme une balle de tennis.
Mon air abattu dut se lire sur mon visage, car son hilarité s’interrompit.
— C’est si surprenant que ça ? Je veux dire, ce n’est pas l’homme le plus
révulsant que je connaisse. Je dirais même qu’il est carrément pas mal.
Mais ça reste entre nous, d’accord ?
— Mais, Mímir… Ce n’est pas moi, ça ! Enfin je veux dire, si tu m’avais
vue ; on aurait dit une nymphomane. Je n’ai jamais fait ça. C’est comme si
j’avais perdu le contrôle complet de ma libido…
Le sérieux qu’afficha Mirko me rassura un instant avant qu’une curieuse
inquiétude sourde ne s’empare de moi lorsque de la tristesse passa sur son
visage.
— Mímir ?
— Ce n’était pas vraiment toi. Enfin pas que.
— Comment ça ? De quoi tu parles ? soufflai-je, l’instinct me soufflant
une angoisse qui me tordit les tripes.
— Eh bien, il est fort probable que ce soit encore un des mauvais côtés
de la thérianthropie.
Mon cœur sauta un battement. Je m’emparai de son poignet pour le
forcer à m’affronter. Je sus sans avoir besoin de le voir que mes yeux
flamboyaient de cette étrange couleur or.
— Mirko. Explique-toi, le menaçai-je d’un grondement.
— Je suis navré, j’aurais dû t’en parler illico quand j’ai su que tu étais…
— Étais quoi ? Quand j’étais QUOI ?
Il poussa un soupir las en se défaisant de ma poigne.
— Tu connais où tu en es dans ton cycle ?
— Mais de quoi tu… Quoi, le cycle menstruel, tu veux dire ? poursuivis-
je, ahurie.
Il hocha la tête, l’air embarrassé.
— Je mettrais ma main à couper que tu es en plein milieu de ton cycle
lunaire, pas vrai ?
Mon esprit additionna rapidement le nombre de jours depuis que j’avais
eu mes règles et je réalisai avec horreur que je me trouvais en plein dans ma
période d’ovulation. La colère s’enflamma sans crier gare et gonfla dans ma
poitrine. Mon jaguar se fit minuscule en attendant que la tempête se calme.
— Serais-tu en train de sous-entendre que chaque mois, je vais me
comporter comme une foutue chatte en chaleur, parce que je suis une fichue
garou ?
Mirko grimaça comme si je venais de lui planter une fourchette dans la
cuisse.
— Tu extrapoles toujours, Bass.
— Tu ne nies pas, m’horrifiai-je.
Je grattai ma mémoire à la recherche de preuves, de justifications qui
pourraient infirmer cette révélation. Maintenant que j’y prêtais attention, il
m’apparaissait évident que même si l’alcool avait joué un rôle important de
désinhibiteur, l’envie brusquement ressentie ne m’appartenait pas
totalement. Mon Anam Cara s’était fait une joie de sentir une telle
proximité avec le lion. Que cela soit dû à un incontrôlable désir animal de
reproduction me révulsait bien plus que de m’avouer être responsable des
circonstances de la nuit. À la limite, j’aurais pu accepter si l’ardeur
éprouvée avait découlé de la vie de bonne sœur que j’avais menée jusqu’à
présent niveau sexualité. L’alcool et la rencontre d’hommes si virils,
associés à une soirée macabre, auraient suffi à expliquer un tel changement
de comportement de ma part.
Mais à en croire les dires de Mirko, rien de tout cela n’était réellement
l’instigateur d’un tel attrait.
— C’est la première fois que ça m’arrive, l’informai-je lentement comme
s’il pouvait encore me rassurer sur l’issue de ma réflexion.
Mirko tenta de s’emparer de ma main.
— Bass, tu dois comprendre que dorénavant, la proximité avec d’autres
garous et ton affiliation à une meute risquent de t’apprendre de nouvelles
choses chaque jour. Cet instinct que tu as discerné s’est réveillé
naturellement au contact de mâles. Et pas n’importe lesquels : Hadrian est
un lion-garou, il fait partie du même clan que le tien et il est ton supérieur
hiérarchique. C’est un Gàirdean. S’il n’a pas fait attention, il est tout à fait
naturel que tu sois tombée sous le charme.
Je sentis mon regard se durcir au fur et à mesure qu’il parlait, et la fureur
que j’éprouvais se mêla à un dégoût indissociable qui s’ajouta à ma nausée
matinale.
Je repoussai bruyamment l’assiette vers lui.
— Je suis humaine avant tout, Mirko. Je ne suis pas une minette,
grondai-je.
L’expression de mon ami se fit plus ferme et il se redressa de toute sa
hauteur.
— Tu es une garou, Bastet ; par conséquent, tu n’es pas plus humaine que
je ne le suis. À un moment donné, il va falloir que tu cesses de fuir ta nature
et que tu acceptes pleinement tout ce que cela implique ; le bon, comme le
moins bon. (Son regard devint un brin plus tendre.) Tu pourras apprendre à
contrôler ces pulsions, maintenant que tu le sais. Tu y as bien mis un terme
hier, non ?
J’émis un ricanement désabusé en reconnaissant les paroles d’Hadrian
derrière celles de Mirko. Décidément, toute la meute se faisait passer le
mot. Sa dernière question redoubla mon rire jaune.
— C’est Hadrian qui a tout stoppé subitement, pas moi. Je suppose que je
me serais sagement laissée sauter par un inconnu, à ce stade.
La surprise se refléta sur ses traits, mais je me moquais bien de la raison.
Furieuse, je sautai à bas du tabouret et m’éloignai en le laissant en plan,
bien décidée à faire du nettoyage dans ma boutique. Je tournai le panneau
« ouvert » sur ma porte sous le regard scrutateur de mon gardien loup-
garou. Il ne m’adressa plus la parole durant la demi-heure qui suivit et
c’était parfait ainsi ; mon humeur massacrante avait besoin d’oublier que
mon meilleur ami ne remplissait pas ce rôle aujourd’hui.
Mon jaguar ne bronchait pas. Silencieux, il s’était roulé en boule dans un
coin de mon esprit en patientant jusqu’à ce que mon ressentiment à son
égard se tarisse. Ce qui n’était pas franchement gagné, et il le savait.
Alors que je passais le balai rageusement, Mirko quant à lui lava
minutieusement mon bar, ce qu’il pouvait faire sans trop craindre de faire
une bourde. Il connaissait la place de chaque ustensile et savait comment
nettoyer cette zone. Je m’occupai ensuite de mes plantes. L’exercice eut le
mérite de vider ma tête de toute cette agitation déprimante. Il fallait dire que
j’étais une professionnelle quand il s’agissait de mettre ses problèmes de
côté pour y repenser plus tard.
Peut-être mes soucis disparaîtraient-ils d’eux-mêmes si je n’y prêtais plus
aucune attention ?
— Abracadabra, murmurai-je en coupant une branche morte d’un rosier.
— Qu’est-ce que tu dis ?
Je me tournai vers lui, observant son dos puissant, ses bras couverts de
taches de rousseur – et de tatouages – ainsi que ses dreadlocks qui
pendaient dans son dos. Dieu qu’il était sexy ! Je secouai la tête et repoussai
aussitôt cette pensée.
Règle numéro une : ne jamais tomber amoureuse de son meilleur ami
gay. Je grognai au passage contre mon Anam Cara qui ne bronchait plus
depuis ma petite crise colérique. Aucune stimulation animale surnaturelle
de ce côté, donc. La pensée venait définitivement de mon propre esprit
tordu.
En même temps, c’était un loup, normal que les canins ne fassent pas
autant d’effet à ce cher jaguar qu’un bon, beau et gros lion.
J’avais toujours beaucoup aimé regarder les documentaires sur les loups,
alors que ceux sur ces machos de lions m’exaspéraient. J’aurais dû naître
louve-garou.
— Mímir ? chantonnai-je d’un ton exagérément jovial.
— Oui ?
Il avait un air attendrissant et plein d’espoir. Si c’étaient des excuses qu’il
attendait, il pouvait toujours courir. Je ne me sentais en rien responsable de
mon humeur assassine. J’allais donc ouvrir la bouche lorsque la sonnerie de
son téléphone m’interrompit net. Il regarda la provenance de l’appel, leva
un doigt à mon intention pour s’excuser avant de sortir pour prendre
l’appel.
— Primum ? l’entendis-je dire avant qu’il ne ferme délicatement la porte
derrière lui.
Forcément, s’il allait dehors, ma super-ouïe de garou ne me serait
d’aucune utilité. Je maugréai en retournant à mes affaires. Mirko se devait
certainement de faire un fichu rapport à son patron.
« Oh oui, elle va très bien, elle a juste manqué de se taper Hadrian.
Relax, Max, tout roule par ici ! » J’eus un rictus mauvais. Bon, il était
temps de changer d’état d’esprit sinon j’allais me faire aspirer dans un
gouffre de démoralisation.
La matinée se déroula à toute allure. Aucun signe de client à l’horizon :
je commençai à me demander si mon aura grincheuse ne se reniflait pas à
un kilomètre à la ronde. Après son coup de fil, Mirko revint silencieux,
perdu dans des pensées que je savais à la limite dépressives. Je devinais
sans avoir à espionner son esprit qu’il était question de Charly et de son
frère.
Décidément, cette journée pourrie s’étendait à mon entourage.
Je n’interrogeai pas plus mon ami et me concentrai sur des taches simples
à accomplir, comme lancer une machine de linge sale et laver ma salle de
bains. Si un client entrait, je l’entendrais. Lorsque vint l’heure du repas, ma
nounou-garou disparut, traversant la rue pour rejoindre son propre
commerce. Histoire de nous préparer le casse-croûte, supposai-je.
J’étais assise au bar, occupée à remettre de l’ordre dans ma paperasse
administrative, lorsque la porte tinta.
— Bonjour ! fis-je joyeusement en me tournant vers le nouveau venu.
Ce dernier était un homme d’une trentaine d’années, à la peau pâle et aux
cheveux d’un noir corbeau gominés vers l’arrière. Sa coupe, plus courte sur
les bords, semblait récente et son menton ainsi que ses joues étaient
recouverts d’une barbe soignée. De minuscules cicatrices blanches
tailladaient ses pommettes et son front. Une autre scindait discrètement sa
moustache en deux alors qu’une beaucoup plus grosse traversait une partie
de son cou.
Son regard, masqué par des lunettes de soleil, parcourut la boutique avant
de se fixer sur moi.
— Vous désirez ? demandai-je en sentant une forte odeur de tabac froid
et de poudre, pas franchement agréable pour mes narines surdéveloppées.
— Un thé mentholé avec une pointe de miel, s’il vous plaît.
Sa voix était particulièrement basse, limite rocailleuse. Bien plus que
celle du Primum. C’était évident que ce timbre était anormal. Il possédait
indéniablement des cordes vocales abîmées pour pouvoir émettre un son si
guttural. Comme si elles avaient été broyées avant de se guérir de la
mauvaise façon. En comptant ses cicatrices en prime et la musculature
évidente, je l’imaginais bien boxeur professionnel.
Je lui préparai sa commande, curieuse et intriguée par ce bonhomme vêtu
d’une veste de cuir par-dessus un T-shirt blanc par cette chaleur. Je repensai
à ces thrillers que je lisais et où un individu comme lui serait
immédiatement soupçonné de porter une arme. Son odeur ne trompait pas,
et quelque chose en lui m’assurait qu’il était militaire ; peut-être un simple
flic, en fin de compte. Il me rappelait indubitablement un des meilleurs
amis policiers de ma mère. Je tus ma méfiance à son égard et lui offris des
gâteaux au beurre. Il afficha un sourire ravi et m’apparut tout de suite plus
sympathique.
— Vous êtes du coin ? fis-je pour alimenter la conversation.
— En quelque sorte…
— Le boulot ?
— Tout à fait. Pour une période indéterminée, répondit-il alors que je
disposais devant lui une tasse et une mini théière.
Il inclina la tête pour me remercier et trempa le sachet dans le mug.
Comme il ne semblait pas bavard, je le laissai avec sa boisson après l’avoir
prévenu que l’eau était chaude, puis filai dans la réserve pour ramener le
sucre qui manquait. Je m’attardai plus de temps que prévu en trouvant mes
stocks vides, partant à la recherche d’échantillons qu’on m’aurait livrés
dans une précédente commande.
Lorsque je revins enfin, il avait disparu ; un billet de vingt livres trônait
sur la table, à côté d’une tasse vide et d’une brève note griffonnée sur une
serviette.
Curieux, je ne l’ai pas entendu sortir…
Je baissai les yeux sur les quelques mots.
« Vous êtes charmante. Au plaisir de vous revoir. »
Je souris, attendrie et touchée par cette attention. Je sais, mon cœur est
fait de guimauve. Mais que voulez-vous, les hommes charmants me
faisaient toujours de l’effet : il n’y avait qu’à voir mon comportement
envers Mímir et Lawrence. J’empochai son pourboire excessif et me mis à
siffloter en nettoyant sa place, jusqu’à ce que mon ami loup-garou revienne
avec notre repas. Le mot « charmante » tournait gaiement dans mon esprit.
Mirko et moi mangeâmes en parlant de tout et de rien – et surtout pas de
garous – et je lui racontai mon étrange visite lors de son absence. Il parut
suspicieux, tellement que je dus mettre un terme à la conversation pour
qu’elle ne tourne pas à la paranoïa. Voilà que je rencontrais un humain à
croquer qui passait aussitôt pour un méchant !
Ne pas oublier, donc, de noter la règle numéro un de Mirko : se méfier
plus des humains que des garous. Un monde à l’envers. Je me promis
d’inviter ce bellâtre s’il entrait de nouveau dans ma boutique, histoire de
contredire la méfiance de Mímir.
L’après-midi se déroula rapidement, recevant la visite de pas moins de
cinq clients. La majorité s’installa pour lire et l’autre pour bavasser avec
pâtisseries du commerce voisin. Mirko m’assista avec brio, et nous
rigolions comme deux adolescents à la fin de la journée, notre mésentente
oubliée.
Je fus cependant forcée de fermer plus tôt que d’accoutume suite à
l’obligation de me rendre au Domus. Mon garde du corps loup-garou fut
intransigeant là-dessus et m’obligea à grimper dans sa voiture après avoir
changé mes bandages. Je ne voulais toujours pas regarder le résultat, mais
Mirko m’assura que la cicatrisation était en excellente voie et qu’une visite
chez Lawrence ne s’avérait pas indispensable.
Le front posé contre la fenêtre à regarder défiler le paysage, je ne
prononçai pas un mot sur le chemin du manoir. Parfois, je sentais le regard
de Mirko sur moi. Notre proximité était telle que je n’avais pas besoin de
me rencarder avec la Lactea Via pour sentir son mal-être.
— Bass, ne te vexe pas, mais j’aimerais que tu essaies de ne pas faire de
vagues, aujourd’hui… s’il te plaît, ajouta-t-il lorsqu’il me vit me raidir sur
mon siège.
Je me redressai et gardai le regard fixé droit devant moi.
Surtout, ne pas s’énerver, surtout, ne pas l’insulter, surtout….
— Mímir, va te faire…
On repassera pour la délicatesse et la maîtrise de soi.
— Bass, ce que je veux dire, c’est qu’on est en plein dans les préparatifs
des funérailles et…
Je me tournai vers lui, un ouragan dans la tête
— Je n’y suis pour rien. Pourquoi tu me traites comme une ado
survoltée ?
— Pourquoi tu ne resterais pas calme, pour une fois ? Je te demande juste
de faire attention. La tension est suffisamment électrique au manoir et…
— Arrête la voiture.
Ma voix claqua dans l’habitacle, nette et déterminée.
— Quoi ?
Pourquoi me traitait-on comme une bombe à retardement ? Moi aussi,
j’avais vécu des choses atroces ces derniers temps, des choses dont je me
serais bien passée. Mais personne n’en avait rien à carrer de mes états
d’âme. Puisque j’étais, je cite « la nouvelle venue ».
J’ouvris mes défenses psychiques en grand et percutai celles du loup-
garou comme un boulet de canon, alimentée comme je l’étais par ma colère
et ma frustration d’être incomprise. Mirko donna un brusque coup de volant
avant de se rétablir. Je réitérai mon attaque, lui saisissant le bras au passage
pour renforcer le contact mental, déboulant dans la Lactea Via tel un train
fou en hurlant mon ordre dans son esprit :
— ARRÊTE LA VOITURE ! rugis-je avec toute la force de ma
détermination, soutenue par une Anam Cara soucieuse de gagner mon
pardon.
Un nouveau cahot ébranla le véhicule qui fit une embardée sur la route
avant de finir sur le bas-côté, faisant fumer la gomme et crisser les pneus.
Nous étions à peine stabilisés que déjà, je bondissais hors de l’habitacle en
claquant la portière derrière moi. J’inspirai une grande goulée d’air frais.
Nous n’étions plus si loin du manoir, quelques kilomètres tout au plus,
sur une départementale de campagne.
— Bass ? m’appela Mirko en sortant à son tour de la voiture.
— Assure-toi que j’ai des habits propres à mon arrivée. Je pars devant.
Et sans attendre de réponse, je sautai dans le champ de maïs bordant la
route. Après vérification de l’absence de témoins potentiels dans les
environs, je retirai mon débardeur et le lançai par-dessus mon épaule, dans
les bras de Mirko. Ce T-shirt aussi était un de mes favoris, pas question que
je le détruise, sachant que je n’avais pas remis la main sur ma veste.
Je dégrafai mon soutien-gorge en tournant le dos à mon ami, puis
m’élançai d’un bond gracieux vers la forêt. Je me transformai en cours de
route dans une explosion de tissus et de douleurs familières et
incroyablement bienvenues. Je disparus dans la végétation, bien décidée à
m’aérer l’esprit.
Je ne l’avais pas réalisé auparavant, mais c’était de ça que j’avais besoin.
Le feulement de jouissance de mon Anam Cara me confirma que j’avais fait
le bon choix en quittant Mirko. Une fois aventurée dans les sous-bois, je me
concentrai uniquement sur la sensation de mes muscles ondulant sous ma
fourrure sombre.
Les ombres chatoyantes de la forêt m’offrirent un magnifique spectacle
de nature sans invasion humaine. Les arbres denses laissaient peu de place à
ma foulée puissante, mais je pris un malin plaisir à bondir par-dessus des
troncs couchés et des racines plus épaisses que mes cuisses.
Les bois bourdonnaient de vie et je m’amusai à courser chaque oiseau qui
s’envolait devant ma course, à croquer des papillons que je croisais sur le
chemin et à effrayer des écureuils. Le bonheur procuré par le simple fait de
courir gonfla mes poumons d’un air vivifiant qui me consola. Lorsqu’une
bourrasque s’engouffra entre les pins gigantesques, je m’arrêtai pour la
savourer sur ma langue, fermant les yeux.
Mon jaguar et moi formions presque un seul être, ses pensées se mêlant
aux miennes juste assez pour que nous puissions profiter pleinement de ce
moment sans que mon instinct me dicte de dévorer l’adorable lapin qui
détalait sous un bosquet. Je poussai un rugissement typiquement félin qui
résonna agréablement à mes tympans et circula dans la futaie comme si je
venais de me l’approprier.
Après plusieurs minutes où je demeurai à l’affût des bruits sauvages, je
repris ma course effrénée, me rapprochant de la route que Mirko devait
emprunter et attendis quelques secondes. Je le vis enfin. Il avait quitté la
chaussée goudronnée à deux voies pour prendre celle sur laquelle il n’aurait
pas pu croiser un vélo. Il roulait tranquillement, le nez collé au pare-brise
dans l’espoir de me localiser. Je m’élançai à ses côtés dans un feulement
joyeux. Il baissa la fenêtre côté conducteur en ralentissant l’allure. Il
m’observa un long moment avant de reporter son attention sur la route.
J’eus tout le loisir de lire l’expression de ravissement peint sur ses traits.
Eh oui, mon petit loup, je suis splendide sous forme animale, je sais,
songeai-je avec fierté.
— Le dernier arrivé paie un restaurant, rugis-je, à la fois à haute voix et
par le lien de meute.
Je rallongeai ma foulée pour passer devant lui sur l’allée défoncée. Je
levai bien haut ma queue et lui montrai mes fesses félines, puis filai comme
une flèche. Mirko klaxonna et me fit des appels de phare, ce que je pris
comme une invitation à poursuivre le jeu.
Chapitre 35 : Fuir à point nommé
Quand nous approchâmes du Domus, je ralentis l’allure. J’avais remporté
la course uniquement parce que Mirko avait joué les gentlemen. À notre
arrivée au domaine des thérianthropes, nous découvrîmes le portail grand
ouvert à notre intention, surveillé par un Domino vigilant et fidèle à son
image de gardien. Vêtu d’un treillis militaire, il en imposait toujours autant
qu’à notre première rencontre. Cela m’incita à me tenir bien droite à son
approche, tête haute et queue fouettant l’air pour le dévisager avec défiance.
Il m’observa venir vers lui tranquillement, certainement parce qu’il avait
reconnu la Volkswagen bleu nuit du Gàirdean roulant à ma suite. Je doutais
fortement qu’il devine qui j’étais sous cette forme.
Il porta sa main à son oreillette.
— Ils sont ici, dit-il sans me quitter des yeux.
Il n’y avait pas grand-chose qui lui échappait, en fin de compte. Après
tout, le savoir s’associait à la sécurité. Son autre main demeura posée sur la
crosse de son arme automatique, mise en évidence sur sa ceinture. Je
n’avais pas le souvenir de l’avoir vu armé à ma dernière visite. Une des
conséquences de l’incident avec Loris ?
— Très belle fourrure, ajouta-t-il à mon adresse avec son habituel air de
gros dur.
Je ronronnai, reprenant ma route de cette démarche chaloupée typique
des grands félins. Un petit plaisir que j’accordai à mon jaguar, ravi de se
donner en spectacle et de prendre les rênes. Nous frottâmes notre tête contre
le ventre de Domino en passant devant lui et nous l’entendîmes rire
discrètement. Sans pour autant bouger d’un iota, peu affecté par notre taille
inhabituelle.
Nous n’eûmes pas besoin de nous retourner pour savoir qu’il nous
observait nous éloigner. La voiture de Mirko nous devança, roulant avec
prudence dans l’allée gravillonnée. Il se gara sur le parking improvisé, aux
côtés d’une Audi A4 sport cabriolet, d’une délicieuse couleur rouge qui me
piqua les yeux. Une sacrée jolie voiture, au toit ouvrant replié.
Nous tournâmes autour, la reniflant sous toutes les coutures. Elle sentait
le Primum. Nul doute qu’elle lui appartenait.
Parfait.
Nous sautâmes à l’intérieur, induisant généreusement notre odeur sur les
sièges de cuir beige, aussi luxueux que tape-à-l’œil.
— Pu… Bass, sors de là, nom d’un chien ! C’est celle du Primum, il va
te…
Il se tut lorsque notre langue vint copieusement étaler notre salive sur le
volant en long, en large et en travers. Notre petite affaire ainsi achevée,
nous descendîmes et nous dirigeâmes vers l’entrée du Domus, escortées par
un Mirko excédé qui ne cessait de maugréer.
— Pas de vagues, en quelle langue j’aurais dû le dire, hein ? En
espagnol ? Ce n’est pourtant pas compliqué, ça implique d’éviter de te
rouler dans la voiture du Primum ! Et puis tu comptes rester comme ça
encore long…
Nous cessâmes de l’écouter, trottinant jusqu’au hall avant de nous arrêter
pour tendre les oreilles. Personne. Ou du moins, pas grand-monde en
comparaison de la dernière fois. Je tendis mon antenne à garous, en repérant
deux au sous-sol, trois autres dans les étages et cinq vers le coin salon.
Approximativement.
Je précisai ma recherche et détectai mon gentil petit loup-garou à
l’extérieur du bâtiment, accompagné d’un nombre incalculable de
thérianthropes. Je le titillai un instant de mon esprit jusqu’à ce qu’il perde
patience et me repousse dans mes défenses mentales. Mon jaguar et moi
étions décidément d’humeur taquine, ragaillardis par notre balade dans les
bois qui nous avait permis de relâcher la pression.
Nous nous ébrouâmes. Déjà, mon Anam Cara s’impatientait : rester
statique au lieu de partir gambader dans les prés ne lui convenait pas.
— Bass, mets ça, me lança Mirko.
Nous pivotâmes et reçûmes des vêtements sur la tête. Mon Anam Cara
paniqua un instant, envoyant valser les fringues en grognant sauvagement.
Je roulai mentalement des yeux, faute de pouvoir frapper mon front d’une
main.
— Change-toi. À moins que tu souhaites te battre sous cette forme ?
Rayn t’attend en bas dans la salle de combat.
M’entraîner comme ça ? Ce n’est pas une mauvaise idée, j’arriverais
peut-être à lui arracher la tête avec mes griffes, à cette saleté de blondasse.
Mon jaguar ronronna, enchanté par l’idée. Je n’avais aucune envie de
retrouver une apparence humaine. Mon esprit s’était étroitement lié à celui
de ma colocataire poilue et mes problématiques de terrienne s’étaient
atténuées jusqu’à m’apparaître insignifiantes. C’était tellement bon de ne
penser qu’à sentir le vent dans notre fourrure durant notre course, jouer
avec des papillons ou poursuivre des écureuils effarouchés !
Là, une fois sur deux pattes, je devrais affronter la version féminine et
britannique de Jackie Chan. Merci bien, mais non merci. Voilà ce que
m’apportait ma nouvelle famille de sauvageons. Des combats, des
cicatrices, des bleus, des intrusions intempestives chez moi et… des
rencontres sexy…
La grande joie.
Je ramassai les habits avec ma gueule et foudroyai du regard mon ami.
Ma sœur et son soutien inhérent me manquaient déjà. Il faudrait que je
pense à lui passer un coup de fil un de ces quatre, d’ailleurs.
¡Joder !
En parlant de coup de fil, je n’avais pas récupéré mon fichu téléphone
depuis la baston contre le grand-méchant-ours-Loris, pas plus que ma veste.
J’étais loin d’être une accro aux réseaux sociaux, et comme mon répertoire
se composait essentiellement de ma famille proche… mon téléphone se
retrouvait souvent sur ma longue liste des objets perdus. D’où le fait que je
ne réalisai son absence que maintenant. Poussant un soupir mental, je pris la
direction de la salle de bains la plus proche, de mauvaise grâce.
Mon action fut interrompue par une conversation qui aiguillonna ma
curiosité maladive. Je tendis l’oreille :
—… je repasserai à l’occasion, c’est toujours un plaisir de venir au
Domus.
Je levai la tête. Le grand manitou descendait les escaliers, escorté par une
grande femme brune, élancée et peu féminine. Elle arborait des traits
détendus et acérés, avec un menton pointu, une peau particulièrement pâle
et des joues bien roses. Ce qui me marqua, outre son style vestimentaire de
nonne peu attractif – sa blouse noire toute raide entrouverte sur une
combinaison de la même couleur était loin de la mettre en valeur – fut le
gros rat gris paisiblement installé sur son épaule.
Elle s’immobilisa lorsqu’elle m’aperçut, et sa bouche forma un O de
surprise.
— Waouh, quel splendide spécimen nous avons là ! Tu me caches des
choses, vilain Primum, fit la garou inconnue, d’une voix cassée.
— Mais non, c’est la nouvelle dont je t’ai parlé.
— Oh ! Je suis bluffée. Je comprends mieux pourquoi tu n’es pas pressé
de l’emmener à Londres, rit-elle.
Je les examinai pendant qu’ils venaient à notre rencontre, les oreilles en
arrière et la queue frôlant lentement le sol, sur mes gardes. Mirko vint se
placer à mes côtés, l’air de rien, le Primum me dévisageant de cet air
inexpressif, éternel sourire mutin aux lèvres.
Je m’aventurai dans la Lactea Via pour en apprendre plus sur cette
thérianthrope, mais me confrontai à un mur impénétrable. Je ne détectai
aucun lien me reliant à elle ; bien que capable de repérer son esprit, elle
n’apparaissait pas connectée à notre toile de la meute. Un vide béant nous
séparait, à la manière d’un ravin métaphysique. Renifler l’air m’apprit
seulement qu’elle appartenait à la même espèce que Lawrence.
La rate-garou fit claquer la langue contre son palais. Ses iris d’obsidienne
me transpercèrent.
— C’est très impoli ce que tu fais là, remarqua-t-elle, affichant pourtant
un sourire bienveillant plutôt que menaçant. Il te faudra apprendre à être
plus discrète que cela à l’avenir.
— En effet, affirma le Primum en me jetant un regard d’avertissement
qui fit frémir mes babines et découvrir mes crocs malgré le tissu
encombrant ma bouche. Elle ne connaît pas encore nos codes. Tess, je te
présente Bastet De Soto. Bastet, voici Tess Carlton, Geàrd de la meute de
Londres. Elle est ici en visite.
— Visite qui arrive déjà à son terme, malheureusement, dit-elle avec une
moue attristée.
— Tu sais que tu es la bienvenue. La prochaine fois, passe pour une
visite de courtoisie, proposa le tigre-garou.
La main qu’il posa dans son dos paraissait très amicale. Mais la femme
n’avait d’yeux que pour moi. Elle s’approcha davantage avec des yeux
pétillants, main tendue.
— Est-ce que je peux ?
Mon poil se hérissa. C’était une parfaite inconnue et elle voulait quoi….
me caresser ? Comme on caresse un gros chat ?
Je déposai mon paquet de vêtements pour dévoiler un peu plus mes crocs
– afin de paraître plus féroce – et la rate-garou ramena son bras.
— Hum, je suppose que c’est trop tôt, considéra-t-elle amèrement. Peut-
être une prochaine fois ?
Je m’assis sur mon postérieur, la regardant avec circonspection.
— Rìbhinn, tu ne crains absolument rien.
J’agitai légèrement mes oreilles dans la direction du Primum.
— Rìbhinn ? répéta Tess Carlton. Que c’est attendrissant.
Le Primum parut subitement embarrassé, se raclant la gorge en
l’entraînant avec lui vers l’extérieur, un bras passé dans son dos. Je les
regardai nous fausser compagnie pendant que Tess me faisait un petit signe
d’adieu, amusée par la situation. Le rat s’entêtait dans son flegme,
paupières lourdes et corps enroulé dans un maintien parfait. J’étais surprise
qu’il demeure si impassible malgré les mouvements de sa propriétaire.
Rìbhinn.
Même cette femme semblait parfaitement connaître ce mot. Il était
grandement temps que je sois mise dans la confidence. C’est avec plus
d’empressement que j’allai me changer rapidement, emportant les affaires
que Mirko m’avait au préalable données.
Mon soutien-gorge et mon débardeur étaient bien présents dans le
paquetage, mais la culotte et le short étaient nouveaux – et neufs, au
passage. Ce shorty restait identique à celui que j’avais déchiré, mais en plus
court. J’enfilai mon T-shirt avec précipitation.
— Okay, c’est parti pour en découdre ! Cette lionne va morfler, fis-je en
rejoignant enfin Mirko qui m’attendait devant la porte.
Il m’examina avec surprise.
— Quoi ?
— Tu as toujours été capable de changer si vite ?
— Euh… Je suppose. Tu sais, durant ces dix dernières années, je ne me
suis pas transformée tant que ça.
— Comment tu fais pour la garder si sagement enfouie ?
Je haussai les épaules. Ce n’était pas franchement le genre de questions
que je me posais les dimanches pluvieux. Que pouvais-je lui dire de plus
que « rien » ? J’imaginai que ce n’était pas la réponse qu’il escomptait.
— J’ai… (Je pris une inspiration.) Nous avons traversé un passage assez
traumatisant qui… euh… nous a retiré l’envie de gambader dans les
champs, on va dire.
Il parut amusé un instant avant de hocher la tête.
— Je comprends. Mais tu sais, maintenant que tu as une meute, il serait
judicieux pour toi d’apprendre à passer du temps sous ta forme animale.
Je lui lançai un regard suspicieux.
— Et pourquoi ça ?
— Parce que c’est malsain de laisser ton Anam Cara enfermée. C’est une
entité à part entière. C’est comme ne jamais laisser un chat sortir d’une
pièce sombre et sans fenêtre. Tu ne trouves pas ça un peu cruel ? En outre,
ça t’évitera des coups de sang comme tout à l’heure.
J’eus un pincement au cœur en réalisant qu’il n’avait pas tout à fait tort.
Mon Anam Cara m’apaisa, m’assurant de son état mental parfaitement
stable. Pouvais-je pour autant encore ignorer sa nature et ses besoins
vitaux ? N’avait-elle pas elle aussi le droit de vivre ? Il était effectivement
peut-être temps que je la laisse au moins respirer l’air frais extérieur
quelques fois par semaine. En constatant le bienfait que cela m’apportait de
lui laisser de la bride, la garder cloisonnée dans sa tour mentale relevait de
la stupidité. Jusqu’à présent, je pouvais excuser cette maltraitance par mon
ignorance.
Dorénavant, j’allais devoir y remédier. La meute possédant une forêt
privative où je n’étais pas près de rencontrer chasseurs et curieux, il serait
idiot de ne pas en profiter.
— Tu as raison. Si je l’avais fait avant, je ne t’aurais jamais crié dessus
dans la voiture. Tu veux bien me pardonner ?
La surprise qui se peignit sur ses traits laissa place à l’affection qu’il
éprouvait pour moi. Il n’eut pas le temps de me répondre que je
l’interrompis :
— Tant que j’y pense, tu aurais Internet sur ton téléphone ? Je dois
vérifier un truc rapidement.
Il s’exécuta sans poser de question.
— Qu’est-ce que tu cherches ?
— Ce stupide surnom, mais je ne sais même pas comment ça s’écrit,
grognai-je en entrant furieusement un nouvel essai sur son téléphone.
— Tu parles de Rìbhinn ?
Je levai mon regard plein d’espoir sur lui.
— Tu peux l’épeler ?
— Non, je doute de connaître l’orthographe exacte. Mais je connais sa
signification.
— Sans rire ? Tu ne pouvais pas le dire avant ! C’est quoi ?
— Eh ben, je crois – mais il faudra vérifier – que la traduction la plus
fidèle est « petite fille » ou « jeune fille ».
Un ange passa.
— Enfoiré de rouquin tigré.
Mirko rit.
— Je trouve que c’est mignon, moi.
Je le foudroyai du regard.
— Je ne suis pas une gamine.
— Techniquement, par rapport à lui et à moi, si.
Je digérai sa réflexion.
— Mirko ?
Nous nous tournâmes à l’unisson vers la provenance de cette voix et je
découvris une femme d’environ une quarantaine d’années, d’à peu près ma
taille, aux cheveux sombres et raides. Elle possédait d’immenses yeux
bleus. Ses joues creuses et ses pommettes saillantes lui procuraient une
curieuse allure sévère, contraste saisissant avec son regard empreint d’une
incroyable douceur. Vêtue d’un jean skinny et d’une tunique grise très fine
lui tombant jusqu’aux genoux, cette femme reflétait une fragilité enfantine,
qui était accentuée par la façon qu’elle avait de serrer ses bras autour d’elle.
Je reconnus du premier coup d’œil la femme en larmes le jour du jugement
d’Aaron.
Son regard se fixa sur moi après qu’elle se soit légèrement inclinée
devant Mirko.
— Vous êtes Bastet, n’est-ce pas ? demanda-t-elle d’une voix fluette.
Je hochai la tête et lui souris maladroitement. Elle sentait le loup, mais
son odeur était loin d’être envahissante. Elle était agréable, développant
chez moi une intention protectrice.
— Je m’appelle Davina Sullivan. Je suis la mère d’Aaron.
Elle s’approcha de moi et me saisit brusquement les mains, plongeant ses
yeux devenus fiévreux dans les miens.
— Davina… chuchota Mirko en la saisissant délicatement par l’épaule.
Elle le rejeta d’un geste, sans même se tourner vers lui. Son regard
s’embua de larmes et sa main se porta à ma joue. Malgré le fait qu’elle
venait d’envahir mon espace vital sans aucune invitation, mon Anam Cara
ne dit mot. Je ravalai donc mon mouvement de recul instinctif et refrénai
mon envie de fuir. Je ne comprenais pas bien ce qu’il se passait, mais j’étais
convaincue que la repousser aurait été un affront. La mère d’Aaron tomba à
genoux sans lâcher ma main et baissa la tête.
— Merci. Merci, merci, merci mille fois. Sans vous, il aurait été
condamné. Je vous en serai éternellement redevable.
Je clignai des yeux, déboussolée par la scène qui se déroulait devant moi.
Zut à la fin, les gens normaux ne se comportaient pas comme ça. Comment
devais-je réagir, moi ? Fort heureusement, mon super gardien loup-garou
intervint avant que ça ne devienne trop gênant. Il encouragea Davina à se
lever et l’entraîna loin de moi, mettant fin à mon inconfort. Avant de
disparaître de ma vue, il se tourna vers moi et me fit signe de filer en
mimant un combat de boxe.
Je les laissai s’éloigner, interdite.
— Encore une journée à rajouter à la longue liste des incroyables
aventures de Bastet De Soto, murmurai-je pour moi-même en prenant la
direction du sous-sol. Bien : allons casser de la lionne.
De toute manière, ce n’était pas comme si j’allais pouvoir y couper.
Retrouver mon chemin fut chose aisée : je traversai le hall pour emprunter
la porte sous l’escalier, puis descendis celui en colimaçon. À peine éclairé,
il dégageait une importante humidité et conservait la fraîcheur des sous-
sols, la pierre polie sous mes pieds nus semblant si vieille qu’une sensation
de voyager à travers les âges me traversa. Je réprimai mon sentiment
d’oppression en me rappelant que j’étais en sécurité et débouchai d’abord
dans l’infirmerie – vide –, ce qui raviva le souvenir du docteur Lawrence et
Ilona. Je me promis de prendre de leurs nouvelles et de remercier le
médecin au passage. Je poussai ensuite la porte menant aux fameuses cages,
m’attendant à trouver le junkie de la dernière fois. Mais elles étaient toutes
vides, propres et sans la moindre odeur du prisonnier.
Encore une question à poser au grand chef la prochaine fois que je le
croiserais, puisque cela faisait à peine deux jours que je l’y avais vu.
Je poursuivis le long du mur pour quitter la zone des geôles. En face des
deux dernières cages se trouvait une lourde porte en métal, de celle qu’on
voit pour accéder aux chambres froides dans les restaurants. Sans marquer
de pause, je chassai le frisson d’angoisse qui m’étreignit brièvement et
franchis le battant. Le corridor bifurquait vers la droite, sur un cul-de-sac.
J’empruntai donc la seule porte visible sur ma gauche.
La salle où j’atterris devait être insonorisée, car avant d’entrer, je n’avais
pas perçu de bruits de lutte. Le sol était entièrement couvert de tatamis. Les
quatre coins de la pièce se composaient de bancs tandis que des sacs de
boxe se disputaient la place à quelques rares haltères et autres engins de
musculation. La porte de sortie se tenait vers le fond de gauche où on
pouvait y lire le mot « vestiaires ». Le décor fut rapidement estompé par
l’affrontement étonnant qui se déroulait devant mes yeux, mené par deux
forces de la nature.
Les lions-garous se heurtaient à une vitesse surhumaine et se propulsaient
à plusieurs mètres de distance, avant d’enchaîner sur des prises complexes
alternées par des coups rapides qu’ils paraient avec aisance. Une mouche ne
pourrait pas les voir venir.
Rayn était une tornade, presque insaisissable ; elle pivotait sur ses pieds
telle une danseuse et assénait de violents revers que son frère Raad semblait
esquiver avec difficulté. Ce dernier n’était pourtant pas en reste, parvenant à
lui rendre la pareille en la saisissant par les chevilles ou par les épaules et
l’écrasant sur les tapis à deux reprises. Infatigables, les deux se relevaient
toujours pour persévérer dans leur entraînement. Je restai d’abord muette de
stupéfaction devant la maîtrise de leur violence, puis tournai le dos
discrètement, bien décidée à quitter les lieux avant que ma séance de torture
ne débute.
Si je restais, la harpie allait m’arracher la tête !
— Hé, Esmeralda ! Où tu vas ? Viens jouer ! cria Raad dans mon dos.
Je fermai les paupières très fort. Fichus lions-garous. Cette famille allait
causer ma perte.
Chapitre 36 : À bout de souffle
Raad, le jumeau d’Hadrian, me surplombait de son écrasant mètre quatre-
vingt-dix. Ainsi exposé, si torride dans l’exercice physique, il
m’apparaissait effroyablement plus intimidant que son frère. Ses muscles
fins, sculptés dans l’albâtre, ressortaient en évidence sous la couche de
transpiration qui perlait sur sa peau. Il n’avait pas une once de graisse, son
corps sec et nerveux démontrant une énergie redoutable.
Son regard sauvage de fauve me perçait de part en part. L’émanation de
son Anam Cara m’écrasait de sa supériorité, probablement induite par
l’excitation du combat puisque sa sœur débordait de cette même impression
étourdissante.
Il me souriait, taquin et provocateur.
Mon ventre se contracta dès lors que son aura enflammée effleura la
mienne. Je baissai les yeux pour rompre le contact et noyer le souhait de
mon jaguar, consistant à se frotter contre le lion. Un frère, c’était déjà bien
suffisant ; ce serait le comble de me ridiculiser devant un autre lion.
Encore plus devant mon ennemie jurée, sœur desdits lions.
— Peux-tu… ravaler ton aura ? fis-je en agitant la main vers son torse
huileux.
La vision ardente de son corps dégoulinant s’avérait peut-être agréable,
mais je ne l’aurais touché pour rien au monde ; mon Anam Cara pouvait
bien s’asseoir sur son rêve de se vautrer contre lui. Cela dit, son odeur était
particulièrement alléchante, peut-être pouvais-je juste…
¡Joder ! Ça n’allait pas recommencer !
Je grognai en contournant Raad. Je n’avais aucune excuse valable pour
leur fausser compagnie.
Le regard de Rayn me transperçait aussi sûrement qu’un harpon. Sa
brassière de sport mettait en valeur son ventre ferme et ses abdominaux.
Sans me lâcher des yeux une seconde, elle assouplit sa nuque puis s’étira
lascivement, mimant un désintérêt total pour ma personne. Elle ne me
trompait pas : elle voulait me bouffer.
Je regrettai que sa mâchoire se fût convenablement remise…
— Quel accueil, se plaignit Raad, grincheux. Prête pour l’entraînement ?
Je lui fis face. Ce qui lui suffit pour me faire un clin d’œil amusé.
— Ah ! J’oubliais. On m’a demandé de te rendre ton portable. Il n’a pas
arrêté de sonner. Tu as de la chance que je sois respectueux des affaires des
autres, sinon, il aurait dit bonjour à mes toilettes.
Tout en parlant, Raad s’éloigna pour rejoindre un des bancs où reposaient
une serviette, deux bouteilles d’eau et un sac de sport. Il fouilla dans ce
dernier, revint vers moi et me lança un petit objet plat. Je réceptionnai mon
téléphone portable avant qu’il ne s’écrase sur le sol. Dans un texto reçu la
veille, ma mère m’informait qu’elle débarquerait bientôt à Exeter. Après lui
avoir répondu, je me retournai vers les lions-garous, lancés dans une
conversation passionnante associée à des gestes d’arts martiaux. Je soupirai,
n’ayant vraiment aucune envie de les rejoindre. Raad se tourna alors vers
moi et m’offrit un sourire ravageur qui me fit grimacer.
— Au fait, ta mère n’a pas arrêté d’appeler. Elle aussi c’est une garou ?
— Non, c’est ma mère adoptive.
— Ah, oui, c’est vrai.
Je clignai des yeux. Comment ça « c’est vrai » ? Je ne l’avais encore
jamais mentionné, pas même devant Mirko.
— Tu savais ?
— Tout le monde le sait, répondit Rayn avec mordant.
J’ignorai son intervention.
— Vous avez fait des recherches sur moi ? demandai-je à Raad, qui
haussa les épaules.
— Tu nous prends pour des bleus ? La première chose qu’on fait
lorsqu’un garou débarque sur notre territoire, ce sont bien des
investigations. On n’est pas fous, on protège nos arrières.
J’hésitai entre colère et résignation. Mais pourquoi serais-je surprise ?
Raad avait parfaitement raison. C’était logique qu’ils se soient méfiés de
moi. J’émergeais du néant, transgressant des règles primaires du code du
bon et gentil thérianthrope. À leur place, j’aurais sans conteste agi à
l’identique.
Le lion-garou claqua brusquement dans ses mains, me ramenant à la
réalité dans un léger sursaut.
— Bon, c’est pas tout ça, mes poules, mais moi, faut que je file. Rayn,
vas-y mollo.
Sans nous laisser le temps de réagir, Raad disparut par la porte de la salle
d’entraînement.
— Il aurait pu te souhaiter bonne chance, au moins, fanfaronna Rayn.
Comme je lui tournais le dos, je m’autorisai une imitation muette. La
porte s’entrouvrit, et la tête de Raad passa dans l’embrasure.
— Au fait, Rayn, tu sais que le jaguar a une puissance de mâchoire
nettement supérieure à celle du lion ? badina-t-il. Je dis ça, je ne dis rien.
Salut !
Et il fila aussi vite qu’il était revenu. Si sa déclaration me rassura sur
l’entraînement à venir, ce ne fut clairement pas le cas de sa sœur qui
ronchonna :
— Bon, Bastet, j’ai pas toute la soirée, moi. Ça fait déjà une éternité que
je suis prête.
Ma pauvre chérie, songeai-je en soupirant, tournant les talons pour lui
faire face. Après tout, il était vrai que j’avais suffisamment retardé
l’échéance. Je m’approchai d’elle avec méfiance.
— Je t’attends, me dit-elle en restant droite.
Je me mis en garde comme ma mère me l’avait appris à la boxe, le pied
fort en avant et mes poings protégeant mon visage. Sa première action alla
si vite que je n’eus aucune chance. Son coup de pied fouetté heurta l’avant-
bras proche de mon visage et manqua de m’envoyer à terre. Je sentis
presque l’os se fêler sous le heurt de son tibia.
— Tu veux me casser le bras ou quoi ? éructai-je.
À peine me remis-je sur la défensive qu’elle était sur moi et me
démolissait le nez. Je grognai, sonnée. Elle attaqua à nouveau sans attendre.
Son pied heurta mon ventre et m’expulsa à deux mètres d’elle. Je roulai au
sol et me relevai aussi rapidement que possible dans une roulade. J’évitai
son troisième coup de pied d’un cheveu. L’adrénaline envahit mes veines.
— Ben alors, c’est tout ? frima-t-elle.
Le grondement sauvage qui lui répondit la fit sourire. Mon jaguar tenta
de s’imposer, mais je l’isolai dans son espace spirituel. Sa lionne n’était pas
aux commandes, et Mirko m’avait bien expliqué que durant les
entraînements, nous ne devions pas changer. Pas même pour des griffes. Ça
se jouait donc entre Rayn et moi.
Celle-ci m’asséna uppercut sur uppercut, combattant comme une boxeuse
aguerrie. Je parai comme je le pouvais, sentant mes muscles gémir sous la
pression et mon squelette encaisser du mieux qu’il pouvait. Les bleus
fleurirent sur ma peau au fil de l’exercice, réaction cutanée en chaîne
démontrant la violence de l’affrontement, et en quelques minutes mon corps
devint lourd et douloureux, comme si trois personnes m’avaient passé à
tabac la veille.
Rayn m’envoya un direct sauté qui me plia en deux, puis enchaîna sur un
direct du genou qui cogna ma pommette avec brutalité. Le sang afflua, la
joue gonflant en réponse à l’impact. Il ne fallut que peu de temps pour
qu’un coquard colle la paupière sur mon globe oculaire.
— En garde, répéta-t-elle.
Je battis en retraite, suivie par mon adversaire sans merci. Elle essaya un
nouveau coup de pied circulaire visant ma tête, que je parai au dernier
moment. Cela ne m’empêcha toutefois pas de mordre la poussière. J’avais à
peine le temps de prendre des inspirations chaotiques que Rayn en rajoutait
toujours une couche.
J’étais pantelante. Les premières blessures qu’elle m’avait infligées se
résorbaient tout juste que d’autres me laissaient sur le carreau. Il m’apparut
évident que la lionne-garou ne respectait aucune règle d’apprentissage, se
contentant d’enchaîner les assauts pour que j’apprenne à les éviter, plus par
instinct que par un quelconque enseignement professionnel. Je lançai mon
poing au hasard, par épuisement, qui frôla son menton et la fit éclater de
rire. Elle récupéra cependant ses distances, me laissant respirer à nouveau,
et je vis cela comme une infime victoire. J’avais mal absolument partout.
— Tu sais quoi ? me nargua-t-elle, nonchalante.
— Non et je ne veux pas savoir, grommelai-je en me retenant de cracher
le sang qui emplissait ma bouche.
— Tu ne feras jamais partie de cette meute. Tu devrais partir.
Je la foudroyai du regard.
— Si je le pouvais, je serais déjà partie. Il paraît qu’on ne quitte une
meute qu’en mourant.
Elle ricana.
— Tu n’as rien à faire ici. Personne ne te fait confiance, encore moins le
Primum. Je veux bien t’achever, s’il n’y a que ça qui te retient.
J’affichai un sourire machiavélique qui l’énerva. Cette fille était une
psychopathe.
— Il me fait plus confiance qu’à toi, me semble-t-il. J’étais là, je te
rappelle, quand ils ont fait leur petite réunion des clans. Ah, je suis bête !
C’est vrai que toi, tu n’y étais pas.
Ce n’était pas très malin de la mettre en rogne étant donné qu’elle menait
la danse, mais c’était plus fort que moi : il fallait que je lui rabatte le caquet.
Son regard s’embrasa, son visage devenant plus dur que la pierre. Le
grondement qui résonna dans sa gorge me hérissa et je lui répondis d’une
vocalise semblable. Puis son expression se détendit et elle passa à l’attaque.
Cette fois-ci, elle se contenta de me percuter d’un brutal coup d’épaule qui
me fit rouler à terre.
— Pourtant, je suis en mesure de te dire qu’ils savent qui est ton
agresseur. Ils n’ont juste pas daigné te tenir informée, rayonna-t-elle, levant
son menton de défi.
Je restai au sol. Son pied vint cueillir mes côtes, me coupant le souffle. Je
me recroquevillai sur le tapis. Touchée.
Ils savent. Il sait. Il sait qui m’a fait ça, et il ne m’a rien dit.
Je fus incapable de savoir si je pensais davantage à Mirko qu’au Primum.
Dans tous les cas, l’affliction me poignarda le ventre. Ils savaient tous
combien j’avais souffert, combien ça me tenait à cœur. Ils avaient prétendu
« avoir des pistes ». Mais si Rayn disait vrai, c’était bien plus sérieux que
ça. Sans pouvoir me l’expliquer, je me sentais profondément trahie.
— Tu n’auras qu’à lui demander la prochaine fois que tu le verras. Parle-
lui d’un certain Alfonso Legasó.
Elle s’agenouilla à mon niveau, me laissant voir son sourire suffisant.
J’allais définitivement me la faire.
Sans prévenir, je fis glisser mon corps sur le tapis, m’aidant de mes
mains en une technique de capoeira et lui assénai une balayette fulgurante
qui lui fit mordre la poussière. Je bondis sur mes pieds, souriant à mon tour
d’un air triomphant. Elle se remit debout avec lenteur, essuyant la
commissure de ses lèvres.
Son regard de fauve rencontra le mien. Elle se propulsa en avant. Nous
enchaînâmes les attaques en risquant le tout pour le tout. Je ne la touchai
guère, mais parvins à esquiver ses offensives avec de meilleurs résultats.
Malgré cela, je m’étalai encore à de multiples reprises.
Le temps augmenta ma colère qui attisa ma détermination, avivant mon
instinct de survie.
Plus je me protégeais, plus Rayn intensifiait sa force. Bientôt, la douleur
engendra l’appréhension, fragilisant ainsi mes défenses. Ma bête s’immisça
alors dans mes pensées et mes gestes pour me venir en aide. Elle s’efforçait
de me soigner, sans parvenir à suivre la cadence. J’étais certaine d’avoir
plusieurs os fêlés et je commençais sérieusement à boiter de la jambe
gauche. Bien que mon œil ait dégonflé, le dernier coup de tête que je
n’avais su éviter me faisait voir flou.
Je devais ressembler à une licorne avec la bosse volumineuse ornant
maintenant mon front.
— Ça suffit, abdiquai-je en suffoquant, tentant de prendre de la distance.
— Certainement pas, rétorqua-t-elle, me forçant à reculer par des directs
du droit et du gauche.
— J’ai dit, ça suffit, grondai-je en laissant mon jaguar s’épaissir dans ma
conscience.
Ma vision s’affina tandis que les yeux de mon Anam Cara remplaçaient
les miens. Des griffes apparurent au bout de mes doigts.
— Tu n’as pas le droit, déclara-t-elle en imitant sans état d’âme ma
transformation, comme si c’était tout ce qu’elle attendait, avant de se jeter
sur moi.
J’ouvris mes défenses mentales et me ruai dans la Lactea Via, droit dans
le lien qui me séparait d’elle. J’ébranlai ses propres murailles en laissant ma
bête rugir et se jeter sur sa lionne. Comme dans la voiture avec Mirko,
j’agis sans réfléchir.
« J’ai dit STOP ! »
Mon cri mental l’ébranla une seconde, suffisamment pour la ralentir et
faire trébucher son énième tentative. Saisissant l’occasion, je bondis
latéralement en abattant mon genou sur sa tempe, l’envoyant valser à
travers la pièce. Elle essaya de se redresser, sans succès ; au lieu de quoi,
elle secoua la tête, abasourdie, comme déséquilibrée par une vision trouble.
Bien fait pour elle.
Je chargeai, bien décidée à la remettre enfin à sa place et me venger.
Le Primum apparut subitement sur mon chemin, serein. J’eus beau
freiner des deux pieds, je lui rentrai dedans. Il se déporta, saisit mon poignet
au passage et me retourna le bras dans le même mouvement. Son geste fut
fluide et gracieux, tel un début de valse. Il me le tordit dans le dos, écrasa
ma gorge de son avant-bras et me plaqua contre son torse. Sa prise était
parfaite, infaillible.
Ma force s’envola et mon corps se ramollit brusquement. Rayn ne s’était
pas encore ressaisie que je me transformai en moucheron pris dans une
toile. Mon bras coincé perdit la sensation de ses doigts. Percluse d’atroces
tiraillements, ma carcasse se mit à vibrer de pied en cap et ma tête à me
tourner. Une vague de chaleur décima mon esprit. Ma conscience clignota
comme un réseau défaillant.
Assurément encore un satané tour du Primum. Mes jambes flanchèrent
sous mon poids, et je fus ravie d’être tenue par le grand manitou – quand
bien même c’était par le cou –, car j’aurais eu trop honte de dévoiler ma
faiblesse à une Rayn qui reprenait déjà du poil de la bête.
— Rayn ? murmura le Primum d’un ton doucereux.
Sa voix fit trembler ma colonne vertébrale. Peu importe combien celle-ci
était calme, je ressentais sa fureur parcourir son corps tendu à craquer. Il
pouvait bien m’en vouloir, je m’en moquais. S’il me lâchait maintenant,
j’irais arracher la tête de Rayn avec mes dents, même s’il me faudrait
ramper comme un asticot pour ça !
La lionne-garou devint livide. Et ce n’était pas à cause de ma précédente
agression. Elle non plus n’était pas dupe. Brave fille. Méfie-toi du tigre qui
dort.
— Je t’avais demandé de l’entraîner.
— C’est ce que je fais.
— Non, Rayn. Tu la passes à tabac. J’en attendais plus d’une prétendante
au titre d’Alpha.
Rayn se mordit la lèvre, désemparée. Tiens ? L’indignation du Primum ne
m’était pas destinée ?
— Sors d’ici avant que je ne te fasse mal.
La lionne ne se le fit pas dire deux fois. Sans prendre la peine de
ramasser ses affaires, elle quitta précipitamment la pièce. Le Primum
soupira dans ma nuque. Des frissons s’égayèrent du point d’impact de son
haleine et la chair de poule picota ma peau.
— Je ne suis visiblement pas le seul à qui tu fais perdre tous ses moyens.
Il relâcha délicatement mon bras qui retomba comme un poisson mort et
fit remonter ses mains vers mes épaules. Je dus faire des efforts
incommensurables pour ne pas m’écrouler sur place. Il siffla d’étonnement.
— Elle n’y est pas allée de main morte, dit-il lentement, désemparé.
Je grognai, le repoussant mollement. Il pouvait parler : mon bras était
totalement paralysé.
— No me jodas. Tu savais qu’elle en mourait d’envie.
Je lui fis face sur mes guibolles flageolantes et nous nous affrontâmes du
regard. Moi, l’air agressif. Lui, simplement pensif. Il inclina la tête de côté.
En cet instant, je me carrais l’arrière-train de savoir s’il comprenait ma
langue natale.
— Je ne pensais pas que ça irait aussi loin. J’ai cru bon de te confronter à
un danger tangible pour développer ta défense.
— Et mon cul, c’est du poulet ?
Il laissa transparaître ses émotions pour que j’y lise ses excuses.
Je soupirai. Il pouvait s’en mordre les doigts, ça n’avait aucune valeur à
mes yeux : chaque centimètre carré de ma chair souffrait le martyre. Il
tendit la main droite. Je l’observai faire, méfiante.
— Approche, je vais arranger ça.
Trop éreintée pour m’y opposer, je glissai ma paume dans la sienne. Il me
tira doucement vers lui et je me laissai guider, résignée. Il ne paraissait pas
vouloir m’achever. Mon Anam Cara ronronna dans mon poitrail, radieuse
d’une telle proximité avec le tigre. Mes dents se verrouillèrent et je
dégageai mentalement mon jaguar. Ce n’était vraiment pas le moment.
Les doigts du Primum glissèrent sur la peau nue de mon avant-bras
jusqu’à mon épaule. Là où le contact infime se faisait, une douce fraîcheur
envahissait la zone. Je poussai un profond soupir d’aise en réalisant que la
douleur s’estompait à mesure que sa main évoluait. Je fermai les yeux, les
genoux tremblant sous l’effort que je leur imposais pour les maintenir
solides. Il imita son manège avec mon second bras, remonta à ma mâchoire,
puis ma joue et ma pommette avant de redescendre vers mon ventre. Il
termina sur mes jambes, s’attardant sur celle ayant le plus morflé ; celle qui
avait pris une vilaine couleur verte.
Je ne rouvris les paupières que lorsque je ne sentis plus aucune douleur.
Décidément, même lorsque je croyais tout savoir, j’en apprenais encore.
Je voulais bien adopter ces mains magiques pour me masser le restant de
mes jours.
Chapitre 37 : Ne pas réveiller le chat
qui dort
J’étirai ma nuque et fis rouler ma tête sur mes épaules dans l’espoir de
me détendre, une bouteille d’eau à moitié pleine dans la main, et deux
autres remplies posées à côté de moi sur le banc. Les bleus avaient tous
disparu, mon œil au beurre noir y compris, et cela suffisait à me remettre de
bonne humeur. D’autant plus que le Primum, dans son incroyable bonté,
avait permis à la pauvre loque que j’étais une pause bien méritée.
Je m’allongeai sur le banc, observant le plafond en comptant les quelques
taches d’humidité qui s’y trouvaient. Le tigre-garou m’avait abandonnée le
temps de quelques minutes pour prendre un appel. Et comme la pièce était
insonorisée, il en avait profité pour quitter les lieux et obtenir de l’intimité.
J’avais bien saisi le message. En fin de compte, Rayn n’avait sûrement pas
tort lorsqu’elle se permettait d’affirmer qu’aucun d’entre eux n’avait
confiance en ma petite personne.
Pourquoi l’auraient-ils eu ? Ce n’était pas comme si je m’étais jetée en
pâture à un thêrion pour venir en aide à Ilona. De toute manière, je n’avais
pas été dupe une seconde. J’étais parfaitement consciente que leur petite
famille ne me convenait pas. J’avais la mienne. Je n’avais besoin de
personne d’autre, après tout. Les précédentes rencontres faites au cours de
ma vie n’avaient semé sur leur chemin que déception, tristesse et
désillusions.
La porte se ferma derrière le Primum et je couvris mes yeux de mon
avant-bras, au cas où sa super vision lui permettrait d’apercevoir les larmes
luisant dans mes yeux. Je me refusais d’exposer mes émotions.
— Tu sembles oublier qui je suis, fit-il doucement.
Son parfum de forêt humide et de fourrure vint titiller mes narines.
J’émis un petit bruit dédaigneux.
— Difficile d’oublier Sa Majesté. Tu prends bien soin de me rappeler qui
tu es à longueur de journée.
Je l’entendis à peine approcher. Il saisit mon bras et tira dessus avec
force, me mettant sur mes pieds sans même me demander mon avis. Je
m’arrachai à sa poigne et lui montrai mes jolies quenottes. Tu saisis le
message, tontucio ?
— Tu ne peux peut-être pas sentir les miens, mais moi, je ressens tes
sentiments aussi puissamment que s’ils m’appartenaient. Tu pourras duper
les autres, mais tes défenses ne sont pas assez puissantes pour moi. Inutile
de te cacher.
Son air sérieux masquait à grand-peine celui, plus prétentieux, présent en
arrière-plan. Je le devinais se retenir d’afficher son fameux sourire en coin.
Sa réaction m’agaça profondément. Je ne pouvais pas sentir ce mec. Il
m’insupportait, au-delà de toute cette éblouissante beauté.
Mes yeux s’asséchèrent. Je m’endurcis, fermant mon cœur et mon esprit
aux tracas.
Cet exaspérant étirement de lèvres amusé apparu enfin, empli de fierté.
Son regard vairon s’embrasa et il afficha cette expression typique du
prédateur dont lui seul avait le secret. Mon organe vital s’emporta dans ma
gorge.
— En garde, souffla-t-il.
Il se jeta en avant et fut sur moi en quelques instants. Pas aussi vite que
Rayn, cependant. Je fis un pas de côté, évitant ainsi son épaule trop lente. Il
pivota en hochant la tête, approbateur.
— Anticipe. En garde. Gauche.
Il lança son pied sur ma gauche. J’esquivai, prévenue.
— Anticipe, répéta-t-il. Gauche.
Sa jambe surgit beaucoup plus rapidement, sa mise en garde me
permettant de parer sans y échapper.
— Anticipe.
Son poing se téléporta devant mon nez. Je tournai la tête et il frappa ma
tempe ; cela suffit à me sonner. Je me secouai en grognant. Ce fichu tigre
avait un contrôle parfait de sa force et du maniement de ses membres. Ces
derniers se mouvaient imperceptiblement, chaque mouvement incarnant la
perfection, usait le moins d’énergie possible. Ses gestes étaient d’une
précision absolue, si rapides qu’ils en devenaient flous.
— En garde.
Je me redressai. Il attaqua : son direct atteignit mon épaule. Je grondai,
en écho à son propre agacement.
— Anticipe, Rìbhinn ! On dirait un chaton trempant dans un bain. Tu
m’étonnes que Rayn t’ait mis une raclée. Observe mon corps. Vois où je
pose mon poids. Droite, gauche ? Est-ce que je verrouille mon bassin, prêt à
te mettre un coup de pied ? Est-ce que j’écarte les jambes pour te mettre un
crochet ? Observe, Rìbhinn, et apprends.
Il bondit en avant et je tentai de mettre ses conseils en pratique.
Là.
Son équilibre se stabilisa sur sa hanche.
Là.
Appui sur jambe droite.
Maintenant. Coup de pied fouetté.
J’encaissai le choc avec brio, saisissant son genou au passage. Le regard
sauvage et entièrement ambre qu’il me décocha illustra l’excitation qui
animait ma propre Anam Cara. J’étais prête à lui asséner à mon tour un
impact sans le lâcher. Affublé de son sourire carnassier, il sauta, pivotant
dans les airs en comptant sur ma prise pour frapper de son second tibia.
Mon corps s’envola et s’écrasa loin de lui.
Je fus incapable de me relever ; les étoiles ne dansaient même plus
devant mes yeux, englouties par l’obscurité recouvrant mon champ de
vision.
Clap clap.
Je revins à moi en papillonnant des paupières. Le monde était de travers.
Le Primum s’agenouilla à ma hauteur.
Clap clap.
Cet enfoiré m’applaudissait. Je grommelai, les membres engourdis par
une chape de plomb. Des éclairs noirs traversaient mes perceptions
visuelles, tandis qu’une déplaisante envie de vomir s’emparait de mes
tripes.
— Très belle parade, tu as compris l’essentiel. Je m’excuse pour cette
contre-offensive : je serai plus prudent, à l’avenir.
Je poussai sur mes bras pour me redresser tout en douceur, mais dus
abandonner l’idée, roulai sur le dos et déglutis pour ravaler mon déjeuner.
Je fermai les yeux, priant pour que le monde retrouve sa stabilité. J’avais
l’impression de devenir folle, mon cerveau cherchant à s’arracher de mon
crâne. Il avait de la chance que je sois dans cet état pour ne pas relever sa
remarque.
— Chut. Attends, je vais arranger ça.
Il posa la main sur mon front et la fraîcheur lénifiante vint aussitôt
apaiser la douleur qui me fendait la boîte crânienne.
— C’était une sacrée commotion, décela-t-il d’un ton presque confus.
Presque.
La caresse mentale de son tigre m’effleura dans la Lactea Via, son
haleine brûlante me survolant. Elle se braqua sur mon esprit et s’enroula
autour de mon Anam Cara, qui se mit à ronronner. Une bulle de plaisir
éclata.
Mes yeux s’ouvrirent en grand, ma respiration se hacha. Nos regards,
tous deux faits d’or fondu, s’enchaînèrent l’un à l’autre ; le contact de nos
peaux nous enivra. J’avalai difficilement ma salive, reconnaissant ce désir
sépulcral qui pénétrait ma chair.
Comme avec Hadrian.
Le sort se brisa. Le Primum se redressa d’un bond élégant, prenant ses
distances. Je l’imitai, plus lentement et de façon certes moins agréable à
regarder. Comme une oie unijambiste, dira-t-on.
— En garde, dit-il en me tournant le dos.
Quoi, déjà ?
Sans attendre, il me tomba dessus. Son poing frôla ma joue, puis mon
épaule. Je me dérobai chaque fois. Un sourire satisfait étira le coin de sa
bouche. Je commençais enfin à piger le truc.
Voyons voir si je peux te faire danser, moi aussi. Je me propulsai vers lui,
le bombardant d’attaques qui me venaient d’instinct. Bien entendu, aucune
n’atteignit sa cible. Rien de franchement surprenant jusqu’ici : ç’aurait été
trop facile.
— Pourquoi est-il parti ?
— Pardon ? demandai-je, déstabilisée, avant de manger une méchante
botte qui me cueillit au creux de l’estomac.
— Hadrian.
Ah. Lui.
— Il a bu tout mon whisky, prétendis-je.
Je ne bloquai pas le coup suivant.
— Faux. Ne mens pas à ton Primum, Rìbhinn. En garde.
La gifle s’abattit sur ma joue d’un revers humiliant. Mes yeux lui
lancèrent des éclairs alors que les contusions se rappelaient à mon bon
souvenir. Je pressentais qu’il ne viendrait pas les réparer, cette fois-ci.
Heureusement que mon Anam Cara carburait pour estomper les hématomes
aussi vite qu’ils se manifestaient.
Mon rictus dévoila mes dents. J’en avais ras la casquette de ses fichus
ordres.
— Va te faire voir, sac à puces.
Son regard étincela. Pendant les trente secondes qui suivirent, je me pris
une sacrée branlée qui se paracheva par une vilaine prise de catch. Je
terminai à plat ventre, les bras coincés dans la poigne d’acier d’un tigre-
garou visiblement irrité, assis à même mon dos.
— Je ne suis pas un fichu canapé, dégage ! réclamai-je, hors de moi.
Il rit. Un rire velouté et ronronnant qui vibra dans son thorax avec une
intensité surprenante. Un rire inhumain sur la fin qui se transforma en
grondement menaçant, couvant tel un orage diabolique prêt à tout ravager
sur son passage. Il se pencha sur mon oreille.
— Je peux t’arracher toutes les réponses que je désire, Rìbhinn. Je te le
demande une dernière fois : pourquoi Hadrian est-il parti, en dépit de mon
ordre ?
— Miaou ? tentai-je, la joue écrasée sur le tatami.
Je n’osai pas avouer que l’angoisse me tailladait le ventre. C’était
parfaitement improbable, mais j’étais inquiète de sa réaction. Par-dessus
tout, j’avais peur qu’il fouille ma tête, qu’il pénètre dans mon esprit sans y
être invité, qu’il piétine mes défenses de sa suprématie comme il l’avait
déjà fait.
Pourrait-il découvrir mes secrets cachés ? Mes désirs, mes envies, mes
affres ? À plus forte raison, si je me risquais à me soumettre, j’étais bien
plus terrorisée à l’idée qu’il brave mes interdits et se le permette, juste parce
qu’il le pouvait. Qu’il s’autorise à me posséder. Le simple fait qu’il ne soit
peut-être pas l’homme que j’imaginais me pétrifiait. Peu importait combien
il m’indisposait, ou était aussi peu supportable qu’un marteau-piqueur sous
une fenêtre à trois heures du matin. J’éprouvais cet espoir étonnant : celui
qui le pensait bon et honnête, que ma vie ne représentait pas juste un
inconvénient instable sur sa trajectoire de dirigeant. Un homme capable
d’avoir suffisamment de respect à mon égard pour ne pas bafouer mon
intimité et mes limites.
Il éclata de rire.
— Bon sang, Rìbhinn, tes cabotinages me surprendront toujours. Serais-
tu masochiste ?
— Tu m’écrases, m’étouffai-je. Tu es plus lourd qu’un burro !
— J’ignore ce qu’est un burro. Réponds plutôt à ma question, et je
m’enlève de ton confortable fessier.
— C’est un âne, tontucio. Bouuuuuuge-toi de làààà !
Il soupira.
— Ce n’est pas parce que c’est de l’espagnol que je ne saisis pas
l’insulte, tu sais, s’impatienta-t-il. De nous deux, c’est toi l’idiote. Je vais
compter jusqu’à trois. Un…
— Non, Tigrou, attends… !
— Deux…
Je sentis l’aura incandescente venir lécher les murailles de mon esprit,
telle une langue de braise.
Je paniquai.
— Alfonso Legasó ! hurlai-je, en désespoir de cause.
— Quoi ? dit-il, surpris, en relâchant sa prise.
Son poids disparut de mon dos et je pus rouler sur le côté pour m’asseoir,
massant mes épaules endolories au passage. Le Primum me regardait de
haut, le regard plissé et méditatif. Ses yeux étaient toujours jaunes, preuve
que le tigre n’était pas loin sous la surface tranquille de l’humain.
— Où as-tu entendu ce nom ?
— Quelle importance ? Dis-moi ce que tu me caches et je te répondrai.
C’est le deal. Une réponse en vaut une autre, non ?
Il gronda, semblant se demander si le jeu en valait la chandelle. Puis un
sourire goguenard se glissa sur ses lèvres fines et il croisa ses bras, qui
gonflèrent sous le geste.
Ce blond n’était pas si sensationnel que ça. Il possédait indéniablement
des muscles délicieux, mais sans pour autant avoir les trapèzes d’Hadrian,
par exemple. Si je devais faire une comparaison, le Primum était bâti
comme Brad Pitt, tandis qu’Hadrian flirtait davantage avec le style d’un
Chris Hemsworth. Le second restait bien plus époustouflant que le premier.
En parlant de stars, je réalisai subitement que le tigre-garou représentait un
subtil mélange de Steve Peacocke et de Kellan Lutz. En version bestiale et
couturée de cicatrices. Follement plus sauvage.
Concentre-toi, bon sang ! râlai-je en mon for intérieur.
— Honneur aux dames, en ce cas.
— Pas folle la guêpe, je sens l’entourloupe.
Il leva les bras en signe de reddition.
— Je te jure sur la sécurité de ma meute qu’une fois que tu m’auras dit la
raison pour laquelle Hadrian a précipitamment abandonné son poste de
surveillance, je t’avouerai tout ce que je sais sur un certain Alfonso Legasó.
Marché conclu ?
Je plissai les paupières, à la recherche d’un coup fourré. Il paraissait
détendu, ouvert et sincère. Je grinçai des dents et hochai finalement la tête.
— OK.
Il s’accroupit devant moi, avide, son iris azur de retour dans son regard
bicolore qui pétillait de curiosité. Pendant un bref instant, on aurait dit un
gosse le soir de Noël.
— Je lui ai sauté dessus, avouai-je à toute allure en fermant les yeux,
histoire de faire passer la pilule au plus vite.
Silence. Je lui jetai un regard fuyant de sous mes cils, me préparant à la
sentence du jugement. Aucune réaction. Plusieurs secondes s’écoulèrent,
durant lesquelles on aurait pu entendre une fourmi traîner un insecte mort
derrière elle. Bon.
J’ouvris la bouche au moment précis où son visage se verrouillait. Son
regard s’enflamma et l’air devint lourd et poisseux, presque irrespirable.
L’odeur du tigre s’invita dans la pièce, son aura dégoulinant de sa peau pour
ramper jusqu’à la mienne, cherchant à s’y faufiler aussi sûrement qu’une
sangsue voudrait boire mon sang à la première occasion. Je me mis à
transpirer à grosses gouttes, mon cœur battant à tout rompre sous mon
crâne. L’angoisse m’envahit et même mon jaguar se fit minuscule face à
cette agression typiquement magique.
— À cause de mon Anam Cara, d’après Mirko. J’ai comme qui dirait
perdu le contrôle : il n’y avait aucune agressivité, je te jure. Seulement, ça
s’est présenté… enfin, je veux dire que je ne suis pas hab….
Je m’interrompis net lorsque le Primum me tourna subitement le dos pour
quitter la pièce sans plus de cérémonie. J’en restai médusée. Le cul par
terre. Je laissai mon cerveau surchauffer pour trouver mon erreur. Avais-je
manqué de tact ?
J’essuyai mon front trempé de sueur, avant de tiquer.
— Oh le bâtaaaaard, murmurai-je, ahurie, avant d’ajouter à l’intention de
la porte qui venait de l’avaler : Et le deal, cabrón ?
J’avais senti l’embrouille à plein nez, tout en lui faisant confiance. Je
m’étais fait avoir et c’était bien fait pour ma pomme.
Chapitre 38 : Il n’y a pas de quoi fouetter
un chat
La première chose que je fis après le départ précipité du Primum fut de
quitter la salle ayant accueilli ma transpiration, mon sang et mes cris, pour
me réfugier dans les vestiaires. Les casiers s’enchaînaient contre les murs,
certains fermés avec cadenas, d’autres ouverts. Une armoire entière
contenait un nombre innombrable de serviettes de bain, toutes plus épaisses,
douces et moelleuses les unes que les autres. Je me servis sans états d’âme
avant de suivre le petit couloir entièrement carrelé où des douches
s’alignaient de chaque côté, à l’image d’une piscine publique. Je décidai de
poursuivre mon chemin pour en découvrir davantage et ne le regrettai pas.
Aussi incroyable que vrai, je débouchai sur une grande salle se
partageant l’espace avec une petite pièce carrée dans un angle et un genre
de cabanon en bois, semblant être un rajout récent. Le reste de la pièce se
composait d’un énorme jacuzzi où on pouvait s’y tenir à dix, dont le centre
était assez profond pour nager, voire faire une bombe.
Curieuse et émerveillée, je jetai un œil dans les petites salles adjacentes
en me doutant par avance de ce que j’allais y trouver. Sans surprise, celle
faite de bois était un sauna avec deux étages et suffisamment de places pour
s’allonger à cinq. La seconde n’était autre qu’un hammam en
fonctionnement.
Je ressortis avec un sourire béat et filai sous les douches. Je me savonnai
avec un gel laissé à disposition, massant les zones douloureuses en priant
pour qu’elles guérissent au plus vite. Une fois débarrassée de ma crasse,
j’attrapai une serviette et me ruai dans le jacuzzi avec un cri de joie. Inutile
de préciser que tous mes ennuis s’envolèrent à l’instant où mes orteils
touchèrent la surface aqueuse délicieusement chaude.
Le silence régnait dans la pièce, essentiellement perturbé par le
gargouillis de l’eau.
C’était si bon !
Tellement bon que mon jaguar demanda gentiment le droit de profiter de
ce plaisir. Après une minuscule hésitation où je me demandai si ses poils
n’allaient pas boucher les conduits, je lui laissai ma place. Le gros félin se
vautra dans l’eau à trente-huit degrés avec un puissant ronronnement bien
différent de celui d’un chat. Elle nagea, plongea, ressortant pour le plaisir
de secouer sa fourrure sombre avant d’y retourner pour manger les bulles.
Je ris intérieurement, amusée par ce spectacle, lui permettant de profiter de
l’aubaine. Elle finit par se coucher sur les sorties d’eau, posa sa grosse tête
sur le rebord et ferma les yeux, apaisée. Nous ne pensâmes plus à rien et
nous endormîmes ainsi.
Nous fûmes réveillées en sursaut par un petit cri de souris. Nous nous
dressâmes d’un bond, grondant sur la nouvelle intruse. Cette dernière se
tenait debout, emmaillotée dans une serviette avec de grands yeux de biche
figés sur nous.
— Pa… pardon, je ne savais pas qu’il y avait quelqu’un, je ne voulais pas
te faire peur, fit-elle d’une voix tendre et foutrement adorable.
Elle détenait un adorable visage en forme de cœur, avec de très longs
cheveux blonds liés en une natte élégante qui lui retombait sur l’épaule. Son
physique délicat et son sourire en bouton de rose la rendaient tout
bonnement splendide à regarder. Et elle sentait pourtant l’humaine à plein
nez. Nous cessâmes de grogner, l’observant. Elle nous rendit notre regard
avant de nous montrer toutes ses jolies petites dents.
— Tu dois être la nouvelle, Bastet ? Tu es… à couper le souffle, dit-elle.
Je crois qu’à part Kanvael, je n’ai jamais vu un aussi beau garou.
Je ne dis rien. Même si je savais parler sous cette forme, c’était difficile
et très fatigant. Elle s’approcha à petits pas avant de s’arrêter.
— Est-ce que… je peux venir avec toi ? demanda-t-elle en rougissant.
Je n’aurais rien pu lui refuser. Tellement mignonne ! Quelque chose en
elle me rappelait Ariel. Avec un grand sourire, elle jeta sa serviette à terre
et, exhibant ainsi un petit corps de femme parfait et légèrement halé, elle se
glissa dans l’eau à nos côtés. Surprise de si peu de pudeur de sa part, je
détournai le regard.
— Je ne pensais pas croiser quelqu’un, étant donné que tout le monde est
affairé avec les préparatifs des…
Elle s’interrompit, et une immense tristesse passa dans son regard. J’en
déduisis qu’elle parlait des funérailles de Loris. Décidément, tout le monde
dans la meute semblait personnellement atteint par cette tragédie.
— Je m’appelle Hellen, fit-elle doucement en nous fixant intensément de
ses iris verts, d’une curiosité attendrissante.
Je connaissais ce regard. Ariel l’avait souvent lorsqu’elle était plus jeune
et que je me transformais sous ses yeux. En général, c’était parce qu’elle
voulait nous caresser, mais n’osait pas trop.
Alors, tandis que j’avais rechigné à le faire devant la Geàrd de Londres
plus tôt, je pris les devants et tendis mon museau vers elle, jusqu’à frôler
son épaule. Elle rit dans un carillon de musicalité, avant d’enfourner ses
mains dans ma fourrure humide. Puis, sans crier gare, elle fourra sa tête
dans mon cou et se mit à sangloter. Je me figeai, incertaine de la réaction à
avoir.
— Pa… pardon. Je… je….
Et, incapable d’en dire plus, elle pleura de plus belle contre moi. Je
l’enveloppai de mon aura, tentant de la réconforter au mieux. Ainsi, je
remarquai qu’elle scintillait dans la Lactea Via. Ce n’était pas une garou –
j’en étais assurée –, mais un lien nous connectait malgré tout l’une à
l’autre. Étrange constatation.
Après de longues minutes, elle finit par s’apaiser. Elle rompit le contact
et essuya ses yeux rougis avant d’en rire d’un air gêné. Quelle drôle de
fille…
— Désolée, s’excusa-t-elle à nouveau. Pas terrible comme présentation,
pas vrai ? Je ne vais plus oser te regarder en face.
Je grondai pour la rassurer, comme si je riais avec elle.
— Pas grave.
— Tu peux prendre forme initiale, tu sais. Enfin, si tu en as envie, hein,
dit-elle d’un air contrit sans savoir si elle m’insultait.
Oui, ce n’était peut-être pas une mauvaise idée. Étant donné qu’elle avait
l’air de vouloir parler, rester sous forme animale ne semblait pas la
meilleure des solutions. Ou alors, je pouvais aussi sortir de l’eau et la laisser
seule avec ses soucis.
Je me transformai après une courte hésitation, durant laquelle je
m’interrogeai sur la problématique d’être vue nue. Mirko m’avait bien
expliqué que les thérianthropes apprenaient à ne plus éprouver aucun
désagrément face au nudisme dès leur plus jeune âge, du fait de leurs
métamorphoses intempestives.
— Je suis Bastet, enchantée.
Je lui tendis la main, et elle me redonna son prénom. Je lui souris.
— Tu es aussi belle sous cette apparence.
Je piquai un fard, peu habituée à ce qu’on me complimente ainsi.
— Euh… Merci ?
Le silence s’installa, nous laissant chacune perdues dans nos pensées, les
bulles relaxantes massant nos corps.
— Je suppose que si un homme entre, nous n’aurons plus qu’à prier pour
qu’il soit aveugle, fis-je pour détendre l’atmosphère.
Elle rigola. Bon, c’était un public facile en termes de blague à deux
balles. Tant mieux pour moi.
— La nudité est naturelle chez les thérianthropes, expliqua-t-elle en écho
aux paroles de Mirko. Après, c’est sûr que si c’est mon frère, il se fera un
plaisir de te reluquer.
Je haussai un sourcil.
— Ton frère ?
— Raad. Hadrian est bien trop poli pour se rincer l’œil. Ou il le fera,
mais trop discrètement pour qu’on le prenne la main dans le sac.
Je me tapai le front de la main. Mais bien sûr ! Hellen !
— Oh, alors c’est toi.
— Eh oui ! C’est moi, la fameuse Sang-Neuf de la grande famille
Egerton, dit-elle sombrement.
— Je ne voulais pas…
— Oh, non, ne t’excuse pas ! Je le vis très bien. J’ai la chance d’avoir
une famille compréhensive qui m’aime pour ce que je suis.
Je me fis la réflexion qu’il fallait être un vrai con pour ne pas l’apprécier.
C’était purement impossible. Je ne la connaissais que depuis quelques
minutes et j’étais déjà sous son charme. Puis je me fis une seconde
réflexion :
— D’autant plus que Rayn doit te foutre la paix, pour le coup.
Il faudrait que j’apprenne à fermer ma bouche à l’avenir, ça devenait
maladif. Mais Hellen ne s’en formalisa pas, se contentant de rire gaiement,
les joues rougissantes. Encore, décidément.
— C’est vrai qu’elle ne peut pas trop me considérer comme une
concurrente.
— Tu ne peux pas savoir combien tu as de la chance, c’est une vraie
conne avec moi, soupirai-je avant de pouvoir ravaler mes paroles.
Je voulus m’excuser, mais elle me fit un clin d’œil.
— Rayn est une vraie garce, tu veux dire, insista-t-elle.
Dix points pour elle. Je l’aimais déjà en premier lieu : dorénavant, elle
entrait dans le top cinq des personnes les plus cool sur terre. En dépit de son
avis négatif envers sa sœur, je devinai à son sourire et à l’expression qui
passa dans son regard tout l’amour qu’elle éprouvait à son égard. Elle ne
m’apparut que plus sympathique encore. Assumer avoir une sœur qui se
comporte comme une malotrue et l’apprécier malgré ça impliquait d’avoir
un cœur aussi gros que celui d’un éléphant.
— Alors comme ça, tu as rejoint la meute par accident ?
Je grommelai.
— Ouais, il paraît que vous cherchiez une nounou pour un certain ado
survolté. Comme il est mignon, je me suis dit que je pourrais l’adopter pour
l’offrir à ma sœur.
Elle pouffa, ayant certainement compris à qui se référait l’allusion. Je
souris, détendue par la situation et ravie de la compagnie imprévue qui
m’accompagnait.
— Et alors, tu t’en sors ? Kanvael n’est pas trop dur ? demanda-t-elle
encore.
Je lui jetai un regard étonné.
— C’est la deuxième fois que tu l’appelles par son prénom. Tu es la seule
avec Audrey. Comment ça se fait ?
Elle me fit un clin d’œil.
— Je connais le Primum depuis que nous sommes gosses. Enfin,
adolescents pour être précise. Et comme je ne suis pas une garou, je peux
bien l’appeler comme je veux !
Je la regardais, interdite, avant de plisser les yeux. Mon cerveau
fonctionnait à toute allure. Quelque chose ne collait pas du tout avec sa
réponse.
— Mais, Hellen… Le Primum est centenaire, non ?
Elle fit une moue adorable pour réfléchir.
— Oui, je ne sais plus exactement, car il n’aime pas fêter son
anniversaire, dit-elle en reniflant. Il doit avoir le syndrome de la vieillesse.
— Alors, comment tu peux le connaître depuis si longtemps ?
Ses grands yeux verts s’arrondirent, comme surpris de ma question
pourtant pertinente.
— Parce que je suis tout aussi vieille, tiens donc !
Mon cerveau se transforma en mélasse, tentant des calculs improbables et
des hypothèses loufoques.
— Mais tu es humaine, soufflai-je enfin.
— Humaine ? Non. Sang-Neuf ? Oui. C’est différent. Comment un être
né de deux thérianthropes pourrait-il être humain ? Je ne me régénère peut-
être pas autant que vous, et je ne vis pas aussi longtemps, mais mon
vieillissement reste ralenti ! Je parais avoir tout juste la trentaine, et
pourtant j’ai le quadruple. Je fais plus vieille que Raad, Hadrian et Rayn,
alors même que je suis leur cadette, tu sais. Toi aussi, dans cinquante ans, tu
ne paraîtras pas ton âge.
— Oh… Alors Audrey doit être sacrément vieille.
— C’est peu de le dire, oui ! ricana-t-elle. Sa fille, Faith, a cinquante-
quatre ans, si tu veux tout savoir. D’ailleurs, si tu trouves un vieux garou,
méfie-t’en. Les vieux garous sont de la mauvaise graine. Cela dit, ceux qui
sont vraiment vieux vivent dans des maisons de repos spécialisées, donc tu
n’en croiseras certainement pas.
— Des maisons de repos pour garous, sans rire ?
— En quoi serait-ce étonnant ? On est une espèce dangereuse, surtout en
fin de vie. Mieux vaut ne pas nous mélanger à de simples humains. Imagine
le carnage !
— En quoi un garou est plus dangereux en fin de vie ?
Elle m’observa avec suspicion.
— Ben, à cause du risque de tourner thêrion, fit-elle en fronçant les
sourcils, visiblement étonnée par mon ignorance.
— Vous en avez ici, des vieux garous ?
— Non. La meute Magister rassemble beaucoup de thérianthropes, mais
les anciens ont tendance à s’excentrer.
— Je peux me permettre d’être indiscrète ?
— Vas-y.
— Pourquoi pleurais-tu ?
Son regard se perdit dans le vague.
— Loris était un très bon ami. Un véritable amour. Ilona et Lawrence
étaient bien plus à même de le comprendre, car ils partagent le lien de vie,
tout comme lui… mais moi… j’aurais aimé pouvoir le soulager un peu.
Sa voix se brisa. Je la dévisageai en silence.
— Je n’ai pas pu l’aider. Je ne suis pas une garou. Comment aurait-il pu
se reposer sur moi ?
Mon cœur se brisa. Moi et ma curiosité malsaine, on pouvait aller se
trouver une forêt pour y creuser un trou bien profond.
— J’ai embrassé Hadrian, lâchai-je de but en blanc en une misérable
tentative pour lui ramener le sourire et détourner son attention de ses
pensées maussades.
Hellen s’étrangla dans un sanglot, entraînant un irrépressible hoquet qui
se transforma en un fou rire incontrôlable. Je ris nerveusement avec elle et
devins cramoisie.
— Tu n’es ni la première ni la dernière à flasher dessus. Si on oublie
cette croûte rouge immonde qui lui sert actuellement de coiffure, il
ressemble à un top model.
Je hochai la tête avant de lui faire remarquer que, parmi tous les garous
que j’avais croisés, aucun ne m’avait apparu franchement moche. Presque
tous auraient pu aisément figurer sur un magazine de mode. Si on omettait
leurs trop nombreuses cicatrices.
Hellen sourit d’un air béat.
— Moi, je commence à saturer de toutes ces belles gueules. Il fut un
temps où je voulais toutes les essayer, avoua-t-elle impudemment.
Alors que mon esprit vagabondait à tenter de trouver des défauts
physiques à mes connaissances garous, Hellen me donna un coup de coude.
— Alors ?
— Alors quoi ?
— Eh bien, tu as apprécié ?
Je laissai courir un long silence. Je savais parfaitement de quoi elle
parlait. Je me remémorai un instant la sensation des muscles puissants de
Hadrian sous mes doigts, de ses lèvres fermes se pressant contre les
miennes, de ses hanches puissantes m’écrasant contre le mur…
Je frissonnai en grimaçant.
— Je m’en serais bien passé.
— Menteuse. Avoue qu’il te plaît.
— Physiquement, bien sûr. Mais comme tu le dis si bien, ce n’est pas une
surprise. Même ce gosse Aaron me plaît. Non, honnêtement, Hellen, si ça
avait été de mon plein gré, j’aurais préféré que ça ne se passe pas ainsi.
Elle eut l’air songeuse.
— Tu ne l’aimes pas ?
— Ce n’est pas ça. Je le connais à peine, déclarai-je. Pour l’instant, je ne
peux pas dire que notre relation ait été très amicale. À la limite, Raad est
plutôt cool, même s’il paraît être un emmerdeur de première. Et Mirko,
c’est…
Je m’interrompis. Que m’apprêtais-je à dire ? Mirko, c’est le meilleur ?
Mirko, c’est mon favori ? Il n’y en avait toujours que pour Mímir. À un
moment donné, il faudrait que je me le sorte de la tête, et que j’arrête
d’espérer quoi que ce soit. Éprouver des attentes venant de votre meilleur
ami gay, ce n’était pas la meilleure façon de débuter une relation stable.
Hellen n’en demanda pas plus, et la discussion changea de bord. Nous
finîmes par épiloguer de choses plus légères, plus simples à aborder et qui
ne causaient aucune réaction émotionnelle d’aucun côté.
Les minutes s’égrenèrent, où nous alternâmes sauna, hammam et jacuzzi.
Hellen et moi développâmes une étonnante et franche camaraderie,
découvrant l’une comme l’autre une compréhension et une bienveillance
mutuelles l’une de l’autre. Dire que nous devînmes les meilleures amies du
monde en deux heures serait mentir, mais nous étions sur la bonne voie.
Au bout de ce qui nous parut être une éternité et après avoir traité de tous
les sujets qui nous tenaient à cœur, nous nous résolûmes à quitter le coin
détente de la meute avant de devenir plus fripées que des prunes. Je
plaisantai en déclarant à ma nouvelle amie que maintenant, elle pouvait
prétendre au titre d’aïeule.
C’était incroyable de se dire que même avec une si grande différence
d’âge, et ce malgré tout ce qu’elle avait dû vivre et traverser, elle parvenait
encore à discuter avec une minette comme moi tout juste sortie de l’œuf à
ses yeux. C’était aussi drôlement rafraîchissant. Hellen eut l’adorable
attention de me prêter des habits neufs, pour que je n’aie pas à renfiler mes
affaires de sport poisseuses de transpiration.
Nous nous quittâmes ainsi au rez-de-chaussée en nous promettant de
nous revoir à l’occasion. Elle avait certaines affaires à régler, et je me
devais de faire la chasse au Primum pour récupérer les réponses à mes
interrogations. Je ne comptais pas quitter le Domus sans lui avoir parlé. La
soirée avançait à grands pas et bientôt, il ferait nuit. Le repas ne tarderait
certainement pas à avoir lieu. Le manoir se remplit au compte-gouttes de la
présence des garous, et je m’éclipsai à l’étage en passant par le chemin que
j’avais emprunté avec Domino lors de ma toute première visite.
Le coin étant peu fréquenté, j’eus la chance de ne pas croiser un chat. Je
me dirigeai donc vers le bureau du Primum en filant son odeur qui traînait
dans les airs suite à son passage. J’étais quasiment certaine de l’y trouver.
Et je croisai aussi les doigts, car s’il n’y était pas, je ne voyais pas trop
comment lui tomber dessus. J’avais bien tenté en passant par la Lactea Via,
mais comme je m’y attendais, il était introuvable. Je parvenais à l’y sentir,
sans toutefois le localiser géographiquement. En me concentrant
profondément, je découvrirais une direction à suivre, à la façon d’une
boussole, mais guère plus. Rien que de penser à l’énergie qu’il me faudrait
débourser pour cela, toute motivation me quittait.
Une fois devant son bureau, je tendis l’oreille et toquai à la porte. Aucun
bruit, aucune réponse. Je frappai plus fort, avant de tambouriner
franchement dessus.
— Tigrou, ouvre cette porte, je sais que tu es là !
Parfois, lorsqu’on faisait croire à quelqu’un qu’on savait qu’il se cachait,
ça le faisait sortir. En tout cas, ça marchait sur les enfants.
Encore fallait-il que la personne en question se situe là où on l’imaginait.
Au bout d’une longue minute de silence où j’hésitai à démonter la porte,
je poussai un soupir résigné. Bon, technique numéro deux. J’appuyai sur la
poignée et – surprise, surprise ! – la porte s’ouvrit sans aucune difficulté.
C’était bien la peine que je perde soixante secondes de mon précieux temps
pour une question de bienséance ! Il fallait croire que le Primum était bien
trop respecté – ou craint – pour qu’un garou ose s’aventurer sans son accord
dans son antre. Je parcourus l’espace du regard et refermai discrètement
derrière moi. Je reniflai un peu ; son odeur envahissante embaumait tout.
Telle une nappe de fumée, elle pénétrait chaque objet présent. J’étais
certaine qu’il s’était tenu debout, ici, juste derrière son siège, peu de temps
auparavant. Je ressortis du bureau, le nez en l’air, et humai encore. Rien.
J’aurais pu mettre ma main à couper qu’il était entré, mais n’était pas
ressorti. Du moins, pas dernièrement. Je retournai dans le bureau et entamai
une fouille minutieuse à la recherche d’une cachette, m’attendant à le voir
surgir d’une vieille malle ou encore de derrière sa bibliothèque. Le pire,
c’était que son vieux bureau était parfaitement bien ordonné. Tout était
rangé à sa place, rien ne dépassait.
Ce type était un vrai fanatique de l’ordre, ma parole !
Après une inquisition de dix bonnes minutes, je me laissai tomber sur son
siège en cuir – j’ai horreur du cuir, ça grince et ça colle à la peau nue,
encore pire quand on transpire – en réfléchissant à une solution. Si, au
passage, je pouvais laisser traîner mon propre effluve, histoire de le mettre
en rogne, c’était non négligeable.
Ce sale traître me devait des fichues réponses ! Il l’avait promis, mais ne
tenait pas sa parole. Primum ne rimait pas avec engagements. Je fis rouler
ma tête contre le dossier du fauteuil en tapotant les accoudoirs de mes
ongles, jetant un œil à sa table de travail en bois sombre,
consciencieusement polie.
Un range-crayons dans un angle, un carré de Post-it dans l’autre… La
seule chose qui détonnait se trouvait être une sculpture de petite taille, faite
de bronze, représentant un tigre figé dans une démarche paisible. La tête
était lisse, et son corps granuleux possédait peu de rayures.
Une très belle figurine.
Bon, il était peut-être temps de partir. Pour soulager mon agacement, je
m’emparai du tigre et le fourrai dans un tiroir, avant de renverser sa boîte à
stylo sur son bureau, les disposant de telle façon qu’on puisse aisément lire
« menteur ».
J’allais partir lorsqu’un détail m’intrigua soudain, attirant mon attention
sur le sol. Le tapis, sous mon siège, s’arrêtait pile contre les larges pieds du
bureau. Ce dernier avait d’ailleurs une cavité rectangulaire pouvant
accueillir mes jambes, mais qui était fermée, de façon à former un U qui, de
la porte d’entrée, masquait entièrement les pieds de la personne assise
derrière.
Parfait pour cacher un flingue. Mais en général, les tapis se trouvent sous
le bureau, non pas à sa limite. Avec un sourire mielleux, je tapotai du talon
le parquet lissé. Ça sonnait creux.
— Hé hé hé, mon pauvre Tigrou, t’es franchement pas malin.
Je repoussai le fauteuil et me mis à quatre pattes pour tirer le tapis.
Comme je m’y attendais, je découvris une fissure supposant la présence
d’une trappe. Tout juste assez large pour que le reste des jointures
disparaissent sous les pieds du bureau sans pour autant perturber l’équilibre
de ce dernier.
C’était ingénieux, mais pas particulièrement discret. Je passai les cinq
minutes suivantes à la recherche d’un bouton ou toute autre manivelle
capable d’ouvrir ce satané passage secret. J’étais sur le point d’abdiquer
quand j’eus l’idée de presser le panneau du parquet. D’abord une grosse
pression, avant de relâcher doucement la prise. Dans un clic discret, les
bordures se soulevèrent d’un millimètre.
Il ne me restait plus qu’à pousser, et le pan de bois s’enfonça lentement
dans le sol, restant accroché au plancher du côté opposé à celui où je me
trouvais. Si je lâchais le carré, il restait immobile à l’endroit où je l’avais
laissé. Malin. Si personne ne poussait, la trappe ne s’ouvrait pas toute seule.
Excitée comme une gamine venant de découvrir le passage secret menant
au Père Noël, je m’engouffrai dans la brèche.
Attends-moi, Tigrounet me voilà qui arrive pour te tirer les vers du nez !
Chapitre 39 : Appeler un chat un chat
Me faufiler dans le conduit réduit s’avéra plus complexe que prévu. Il
était plus large que haut et l’obscurité pratiquement totale. Je n’en voyais
pas le bout. Je m’imaginais mal le traverser à quatre pattes sans savoir le
temps qu’il me faudrait pour parvenir à m’en extraire. Mon jaguar, quoique
bien plus grand que son cousin, pourrait s’y glisser sans trop de difficulté.
J’éprouvais d’ailleurs un mal fou à visualiser un tigre-garou se déplacer
dans cet espace, soit dit en passant. Mais ce mystère serait résolu une autre
fois. Pour l’heure, rester accroupie indéfiniment entre l’entrée et le boyau
obscur se révélait carrément improductif. Je décidai de refermer la trappe
au-dessus de moi avant de me dévêtir totalement ; s’ensuivit un désagréable
casse-tête où j’entrepris de rassembler mes affaires en un ballot digne d’un
paquet-bébé livré par une cigogne. Ensuite, je pris soin de me transformer.
Chose qui, pour la première fois depuis belle lurette, mis bien plus de
temps que prévu. Mes os se plaignirent de cette énième métamorphose à
intervalle si proche, et je me maudis de désirer tant des réponses à mes
questions au point de m’imposer ces douleurs. Finalement, après
l’équivalent d’une année complète par rapport à d’habitude et après avoir
libéré des litres d’eau par tous mes pores – ma peau s’était gorgée comme
une éponge avec cette baignade prolongée –, je parvins à étirer mes muscles
félins sous ma fourrure nébuleuse.
J’attrapai mon paquetage de vêtements dans ma gueule en m’assurant de
ne perdre ni culotte ni chaussette, puis m’aventurai dans le tunnel qui
débutait par des escaliers particulièrement étroits, en colimaçon et faits de
pierre, qui s’enfonçaient toujours plus loin. Je n’avais pas la moindre idée
d’où je me rendais, mais si je parvenais à dénicher le Primum, il était hors
de question que je l’interroge à poil.
La volée de marches laissa de nouveau la place à un passage souterrain
identique au premier que j’empruntai sans trop d’hésitation. Aucune
intersection n’apparut au cours de mon évolution, ce qui me permit
d’avancer en suivant l’odeur du tigre embaumant l’air avec persistance. De
la terre spongieuse, mêlée de morceaux de roche, remplaça peu à peu les
dalles inégales qui m’avaient jusque-là donné l’impression de déambuler
entre les murs d’un château. Je dus reconnaître au bout de cinq fichues
bonnes minutes – ça paraissait tristement plus long quand on était enterrée
dans l’obscurité, sans montre ni téléphone portable – que je n’étais pas
proche de déboucher sur la sortie.
Je me mis donc à trottiner à pas feutrés, pressée de sortir d’ici. Cette
sombre galerie exiguë se révéla rapidement étouffante, à tel point qu’elle
développa chez moi une claustrophobie jusqu’alors inexistante.
Mais, étant donné que je me voyais mal faire demi-tour et me retaper tout
ce long chemin inverse, ne pas m’interrompre me paraissait la meilleure
alternative. Malheureusement, les minutes s’écoulaient et mon excursion ne
semblait jamais vouloir prendre fin. L’angoisse m’étreignit les tripes et mon
Anam Cara se mit à courir, prenant les rênes de notre corps pour échapper à
cette tombe inattendue.
Je m’injuriai mentalement pour avoir sauté sans réfléchir dans un endroit
si flippant, m’imaginant devoir y rester coincée pour l’éternité. L’unique
échappatoire qui m’aidait à garder l’esprit sain se trouvait dans l’odeur
entêtante du Primum, persistant dans le conduit. Les virages s’enchaînaient
à la suite de lignes droites, tant et si bien que j’eus la terrible sensation de
parcourir des lieux infinis en zigzaguant.
Je me répétais sans cesse que si le tigre-garou passait par ici, il y avait
obligatoirement une issue.
Je passai facilement une bonne demi-heure dans ce corridor des enfers
avant qu’une panique sincère ne se mette à pénétrer ma chair. Je me mis à
haleter, la langue plus pendante que celle du loup de Tex Avery. Notez qu’il
n’y avait aucun rapport de cause à effet, mais visualiser cette scène
mythique eut le mérite de me détendre.
Mes pensées dérivèrent à partir de cette image, fuyant la réalité pour
partir à la recherche d’un souvenir d’enfance. Je me revis, allongée à plat
ventre sur un tapis poussiéreux, riant face aux visages comiques des
personnages de Tex Avery qui se mouvaient sur notre grosse télévision
d’époque. Ma mère adoptive tournait en rond dans le salon, les bras
encombrés par une Ariel en pleurs qu’elle secouait plus qu’elle ne berçait,
un téléphone à fil coincé contre son oreille.
— Je t’en prie, Mami, essaie de comprendre…
Du haut de mes sept ans, je faisais semblant de ne pas voir les larmes
couler sur les joues de ma mère, alors que ma petite sœur redoublait ses
hurlements suraigus.
— Mija, éteins-moi cette télé, je n’arrive pas à entendre Yaya !
— C’est Ariel qui crie, pas la télé.
Mamá avait ensuite posé le téléphone et appuyé sur le bouton rendant la
télévision muette. Je m’étais aussitôt mise à chouiner de frustration,
frustration qui avait enclenché une métamorphose douloureuse et imprévue.
— C’est pas vrai, pas encore ! Mami, je dois te laisser : écoute-moi, on
doit impérativement arrêter de se téléphoner, je ne sais pas ce qui est arrivé
à Carlos, mais je dois garder mes filles en sécurité… Tais-toi et écoute !
Nous sommes plus en sécurité en Angleterre, pour le moment… Non,
non… Mami, non ! Tu ne peux pas venir, reste en Espagne, je te promets de
trouver une solution. Je dois te laisser, les filles vont très mal. Je t’aime,
Mami…
À l’époque, la mort de mon père avait détruit l’équilibre de mon monde.
Toute la stabilité familiale qui me permettait de naviguer dans un univers
vide d’individus de mon espèce s’était volatilisée avec la figure paternelle.
Plus tard, lorsque sa personnalité et sa maturité s’étaient développées, ma
sœur était devenue ce soutien permanent, aussi efficace qu’une planche de
paddle pour flotter sur l’eau tumultueuse que m’offrait la vie. Pourtant, le
souvenir de ces années chaotiques n’avait jamais totalement disparu de ma
mémoire.
Respirer devenait de plus en plus ardu. Je pensais avoir atteint ma limite,
prête à défaillir, lorsque j’aperçus la lumière au bout du tunnel.
Enfin !
Je m’élançai à vive allure et forçai d’un coup la grille en fer forgé qui
limitait l’accès à l’extérieur, en grande partie recouverte par des plantes
grimpantes qui en masquaient ainsi la présence. Je bénis le dieu des félins –
tant qu’à faire – qui avait très certainement fait disparaître le potentiel
cadenas pour me rendre ma liberté, et inspirai profondément la fraîcheur
bienfaisante de la brise, savourant l’arrivée de la nuit.
J’avais déboulé dans une forêt. L’orée des bois ne devait pas être bien
loin, car j’entendais le ruissellement typique d’un cours d’eau non loin de
là. Je m’allongeai dans l’herbe et la terre meuble pour m’imprégner de la
moiteur du sol et prendre le temps d’apaiser les battements effrénés de mon
cœur. J’entrouvris ma gueule de jaguar et laissai les molécules odorantes
des environs s’y déployer.
Je détectai très nettement les phéromones déposées par ce très cher
Primum. J’étais indéniablement sur la piste de son repaire. Je réalisai alors
deux choses en cet instant de réflexion : la première, que j’avais
complètement abandonné mes habits durant ce terrible trajet ; la seconde,
qu’un sac de sport attendait sagement à l’entrée du conduit menant au
manoir. Je farfouillai à l’intérieur par principe, à coups de patte et de
museau pour y découvrir plusieurs survêtements d’homme. J’étais épuisée.
Je me prélassai de longues minutes pour détendre mes muscles avant de
me lancer. Une nouvelle transformation risquait de me laisser sur le carreau,
mais je ne pouvais pas rester ainsi. J’en profitai pour réfléchir à la manière
d’accoster le Primum – si seulement j’arrivais à lui mettre la main dessus –
et organisai le fil de mon interrogatoire.
Lorsque je me sentis enfin d’attaque, je laissai mon Anam Cara gérer les
changements à administrer à notre corps, ce qu’elle fit sans renâcler : elle
encaissa le plus gros de la souffrance et m’insuffla une part de son énergie
pour me permettre de tenir debout ensuite. Rester assise un moment la tête
entre les jambes s’avéra nécessaire avant de me mouvoir sans vertige.
Bien, trois métamorphoses dans la journée s’approchaient de ma limite,
c’était une bonne chose de le savoir. Quand j’y parvins, je m’emparai d’un
banal T-shirt blanc dans le sac de sport – bien entendu trop grand pour
moi –, l’accompagnant d’un pantalon de jogging dont je serrai au maximum
la cordelette au niveau de la taille. Je ressemblais à une adolescente ayant
piqué les affaires de son frère. Ou bien de son petit copain. À choisir, c’était
toujours mieux que de se balader cul nu.
Une fois ma peau entièrement camouflée, je m’aventurai à la limite des
arbres en empruntant une pente assez rude, suivant l’odeur caractéristique
d’une habitation qui supplantait celle du Primum. Je n’étais pas parvenue en
bas de la descente que je tombai sur une illustration surprenante à laquelle
je ne m’attendais pas.
Là, devant moi, flottant sur une large rivière, une ravissante péniche
blanche aux marbrures orangées, composée d’une coque noire, exhibait ses
couleurs chatoyantes dans l’obscurité naissante. Longue de facilement
quinze mètres, toute en finesse et élégance, elle alliait charme et
commodité. Partiellement faits d’acier, les logements se trouvaient être un
incroyable assemblage de baies vitrées et de panneaux de bois en un
ensemble atypique et moderne.
Le pont à la proue, couvert d’une végétation luxuriante, à la fois
grimpante et fleurie, masquait à la vue des curieux ses occupants à la
manière d’un balcon. Une nacelle reliait ce qui semblait être la porte
d’entrée de l’habitacle à la berge, le bateau en lui-même étant amarré grâce
aux aussières fixées à des bittes sur la terre ferme.
L’installation ne paraissait pas le moins du monde officielle, un peu
comme lorsqu’on fait du camping sauvage, et j’aurais pu jurer que l’endroit
n’était pas conçu pour qu’un bateau y accoste. Mais si le propriétaire de
cette péniche était bien la personne à laquelle je songeais, il n’y avait rien
d’étonnant à ce qu’il ignore les autorisations.
Je m’approchai de la cabine, me dressant sur la pointe des pieds sans oser
traverser la nacelle pour observer l’intérieur. Les vitres étaient fumées, pour
ne pas dire teintées : impossible d’y distinguer l’ombre d’un meuble.
Je tendais mon antenne dans la Lactea Via à la recherche du tigre-garou
lorsque des bras forts m’emprisonnèrent dans une poigne vigoureuse. Une
main vint écraser ma trachée sans ménagement, tandis qu’un grondement
menaçant se répercutait dans mon dos, traversant tout mon être en me filant
la chair de poule. Mon Anam Cara se rebella aussitôt, mais le tigre la
maintint à sa place d’une simple pression mentale.
— Bon sang de bois, Rìbhinn, grinça le Primum. Ce doit être une blague.
Je saisis son avant-bras dans l’espoir de desserrer la prise sur ma gorge.
Le Primum ne semblait pas plaisanter et son aura torrentielle s’abattait sur
moi en me piquant la peau.
— Surprise, surprise ! m’étranglai-je à demi en tentant de faire percer
mon trait d’humour.
Ses doigts se raffermirent sans ménagement. Au temps pour l’humour, on
repassera. Son grognement augmenta même d’un cran. Ma température
corporelle grimpa en flèche, induite par la chaleur qu’il dégageait et qui
m’engloutissait. J’étais le lapin qui rôtissait dans un brasier.
— J’ai senti un barbecue. J’ai eu envie de m’inviter.
Son second bras s’enroula davantage autour de mon ventre, me collant un
peu plus contre son corps bouillant.
— Que vais-je bien pouvoir faire de toi ? soupira le Primum, son menton
planté au sommet de mon crâne. Tu t’obstines à te pavaner sous mon nez en
brandissant un fichu drapeau blanc dans une main et une tête ensanglantée
dans l’autre…
Euh… mais pas du tout.
Moi, je ne cherchais que des réponses, hein. Son nez se retrouva
subitement dans mon cou. L’air commença à me manquer.
Comment on fait pour respirer, déjà ?
Les muscles de ma gorge se nouèrent tandis que ceux de mon aine se
tendaient douloureusement. J’eus la sensation que mes organes internes
s’enroulaient sur eux-mêmes. Le Primum inspira mon odeur et relâcha son
souffle à la manière d’un professeur qui contient sa colère pour ne pas
frapper son élève.
— Tu n’as absolument rien à faire ici. Dégage vite avant que je ne
change d’avis et te fasse regretter d’être venue de mille et une façons.
Et sur ces belles paroles, il libéra mon corps avec une brusquerie telle
que j’en perdis l’équilibre. Le temps que je me remette de mes émotions et
me redresse, il avait franchi les planches de bois qui le séparaient de sa
maison sur l’eau, me tournant ostensiblement le dos.
La porte-moustiquaire claqua derrière lui. Je n’hésitai qu’une infime
fraction de seconde avant de le poursuivre sans discernement, ignorant ses
menaces. J’étais prête à le torturer s’il ne mettait pas fin à mes
interrogations qui perduraient depuis trop longtemps.
— Tu avais promis, assénai-je, deux pas prudents derrière lui.
Il maugréa une insulte inintelligible sans se retourner, visiblement peu
surpris de ma persévérance. Nous traversâmes la pièce principale à laquelle
je jetai à peine un coup d’œil. Salon, salle à manger et cuisine équipée. Bien
mieux que mon appartement.
Il fit coulisser une cloison japonaise attenante à un frigo américain
rutilant capable de contenir une centaine de petits poulets, puis sortit sur sa
fameuse terrasse boisée. L’espace n’était pas bien grand, mais
définitivement cosy. Un banc rembourré de coussins moelleux, une table
basse et deux poufs d’extérieur attendaient des visiteurs.
Et là, je le vis faire l’improbable : il s’empara d’un arrosoir et commença
à imbiber la terre de ses plantes.
Sérieusement ? Il se paie ma tête !
Je feulai en l’attrapant par le bras pour le faire pivoter, à bout de patience.
— Hé, Tigrounet, je te parle. Réponds à mes questions !
Il se retourna si vivement que je n’eus même pas le temps de sursauter ; il
me plaqua contre le seul mur disponible, entourant ma tête de ses bras. Il
était si proche que les iris du tigre m’apparurent dans leur moindre détail.
Ah, il était en colère.
Je retins ma respiration.
— Es-tu dépourvu d’instinct de survie, Rìbhinn ? susurra-t-il en me
clouant sur place de son regard de prédateur.
— Je suis assez butée, convins-je. Surtout quand tu me traites de fillette.
Son sourire désarmant fit son apparition, rendant son expression encore
plus inhumaine.
— Tu ne comprends rien depuis la seconde où tu as mis un pied dans
cette ville, pauvre petit chaton.
Ses lèvres s’animèrent en un rictus carnassier. Son aura flamboya à
nouveau, enveloppant la mienne de sa chaleur iridescente ; elles se mêlèrent
ainsi en une danse animale et primaire.
Nos Anam Cara se cherchèrent, se prélassant chacune contre les
frontières mentales de l’autre.
— À agir comme tu le fais, on dirait que tu cherches les ennuis, gronda-t-
il. Primo : tu sembles prendre un malin plaisir à fourrer ton nez partout, et
ton odeur avec. Ces provocations sont synonymes d’un flirt flagrant pour
tout autre garou. Deuzio : tu débarques chez moi, sans autorisation, vêtue de
mes affaires. Et tertio : j’imagine qu’il est inutile de préciser que tu es une
foutue emmerdeuse, aussi puissante que mon second Gàirdean, et que mon
Anam Cara aime la puissance avant tout ? Et toi… toi, tu fais celle qui ne
sait rien, qui ne voit rien et tu fanfaronnes avec cette grande bouche et ces
jolies lèvres en comptant sur ma gentillesse pour laisser passer tes
fanfaronnades ? Alors, vas-y, Rìbhinn. Donne-moi une bonne raison, une
seule foutue bonne raison, pour que je sois sympa ?
J’ouvris la bouche et la gardai grande ouverte. Une mouche aurait pu
faire la danse du ventre sur ma langue que je n’aurais pas plus réagi. Ma
cervelle venait de quitter les lieux, laissant la note : « Je suis absente pour le
moment, veuillez me recontacter ultérieurement. »
— Tu avais promis, couinai-je finalement en désespoir de cause, me
raccrochant à l’ultime espoir de pouvoir détourner son attention de…
De quoi d’ailleurs ?
Le Primum éclata de rire et fit un pas en retrait, rompant ainsi le contact
physique et mental entre nos Anam Cara.
— J’ai promis de t’en parler, mais je n’ai pas dit quand.
Forcément, si on jouait sur les mots…
Le Primum me tourna le dos pour aller s’accouder à la balustrade,
observant le crépuscule qui s’installait, serein après sa petite crise de
contrariété. J’en profitai pour me laisser choir sur le banc et me plongeai à
mon tour dans le mutisme, quelque peu secouée par la scène
incompréhensible qui venait de se dérouler sous mes yeux, comme si une
autre personne s’était tenue à ma place. J’avais beau essayer de ne pas y
penser, ses paroles s’agglutinaient en boucle dans ma tête sans qu’une en
particulier ne parvienne à émerger du lot.
Je n’ai jamais été une fille stupide, mais mon expérience en matière de
flirt avoisinait approximativement les zéros pointés. Il fallait être honnête :
ma première relation avait tourné au cauchemar, dont j’avais mis de
nombreuses années à me sortir, et ses réminiscences n’avaient eu de cesse
que de me poursuivre, à tel point qu’elles avaient réduit à néant mes
chances d’avoir un second petit ami. En revanche, ça ne m’avait pas
empêchée de tenter à nouveau la pratique. Il suffisait de me regarder pour
constater l’échec monumental qu’avait connu mon acharnement.
Du coup, à l’heure d’aujourd’hui, mon cerveau persistait à chercher la
réalité dans cette entrevue à l’apogée de la bizarrerie. J’avais certainement
tout compris à l’envers.
D’ailleurs, qu’avais-je compris, au juste ?
— Alfonso Legasó est un multimilliardaire originaire de Madrid, qui se
trouve à la tête d’une multinationale pharmaceutique, dont il a récemment
délocalisé le siège social à Londres. En outre, c’est aussi l’employeur de
Nihils.
Nihils. Le fameux mercenaire qui m’avait agressée.
— De ce que nous avons pu récolter comme informations, bien que
Legasó soit un simple humain, il semble qu’il soit parfaitement au courant
de notre existence. Nous n’en savons pas plus pour l’instant, car nous
sommes en plein… marchandage avec la meute de Londres pour glaner
davantage de détails. Elle semble en savoir un rayon sur ce type. Nous nous
sommes aussi mis en contact avec Madrid, au cas où. Mais pour l’instant,
nous ne sommes visiblement pas leur priorité. Ils persistent à nous ignorer.
Le Primum se tourna vers moi, s’adossant au bastingage arborisé en
croisant ses chevilles dans une posture qui criait « je suis le maître ici ».
Son regard avait recouvert son humanité. Un sacré bon début, à la fois pour
ma conscience de prude effarouchée et pour mon Anam Cara tout
émoustillée, rêvant de retourner batifoler avec le tigre.
— Ouais, en gros vous ne savez rien, avançai-je d’un ton maussade,
déçue d’avoir fait tout ce chemin pour si peu.
Le tigre-garou me lança des éclairs.
— Sa société pharmaceutique s’appelle « BioSuerte ». Peut-être en as-tu
déjà entendu parler ? Ils font un peu de tout ; de la haute gamme de
cosmétiques en passant par la recherche cancérologique. Leur plus grand
succès s’avère être un produit raffermissant et rajeunissant pour faire
disparaître rides, cicatrices, vergetures et compagnie.
Je réfléchis, tentant de voir si ce nom me disait quelque chose, mais non.
Il fallait dire que je n’avais jamais été une adepte de ce genre de produits.
— D’accord, mais comment pouvez-vous prouver qu’il est
personnellement impliqué dans mon agression ? Et quel serait son mobile ?
— On ne peut pas, et c’est bien ça qui nous freine. Le seul lien qu’il
puisse avoir pour l’instant se trouve être notre mercenaire. Toutefois, on en
saura plus lorsqu’on saura comment il est devenu un témoin.
— Un témoin de quoi ?
— Pour nous, un témoin est un humain qui a été plongé dans le monde
thérianthropique sans y être né. Ta sœur Ariel est une parfaite représentation
d’un témoin intégré.
Intéressant…
— OK, mais comment savez-vous que Nihils travaille pour lui ? Vous ne
connaissez que son surnom, c’est ce que vous m’avez dit.
Ses yeux étincelèrent.
— Nous avons des contacts ainsi qu’un registre efficace. Nous ne
sommes pas entièrement démunis. D’autant plus que j’ai un charmant as de
l’informatique sacrément doué.
Je fronçais les sourcils.
— Un as de l’informatique qui n’a rien trouvé de plus sur Alfonso
Legasó ? répliquai-je, narquoise. À quel registre fais-tu allusion ?
— Ce n’est pas que nous n’avons rien trouvé, c’est que ça ne colle pas
avec notre situation. Nous savons qu’il avait une femme et une fille, mortes
il y a maintenant plus de vingt-cinq ans, en Espagne, noyées. Il est le
descendant d’une famille fortunée et, d’après son entourage proche, c’est un
vrai connard. Le registre dont je parle répertorie tous les garous du
Royaume-Uni. Ce Nihils est un rôdeur : il a été obligé de négocier une
autorisation pour se rendre sur mon territoire, ce qui nous a permis de
suivre sa trace.
— Et qu’est-ce qui est prévu, pour mettre la main sur Nihils ? Je suppose
qu’il dort quelque part. Qu’est-ce que vous attendez pour le ramener par la
peau du cul ?
S’il savait qui il était et où le trouver, pourquoi restions-nous ici à parler
alors qu’on pourrait déjà être en train de le fouetter dans notre super cave de
torture ? Ils savaient tous parfaitement que je voulais des réponses. Et une
petite vengeance en chemin ne serait pas de refus, pour mon superbe ventre
dorénavant disgracieux.
Le Primum se passa la main sur le visage, l’air réellement las.
— Il n’a pas d’appartement, tu t’en doutes bien. Ou s’il en a un, nous ne
connaissons pas encore sa localisation. Et s’il dort sur la propriété
d’Alfonso… alors c’est bien plus compliqué d’aller l’extirper de là-bas. En
général, les mercenaires jouent la discrétion. On doit faire les choses
méticuleusement. Foncer tête baissée n’est pas une solution : toute la
sécurité de la meute est concernée, et nous devons avoir l’aval de la meute
de Londres avant de tenter quelque chose.
Ouais, autrement dit, le petit poisson ne servait qu’à attraper le gros. Et si
on ne pouvait pas dégoter le gros, alors le petit n’était plus si utile que ça.
Le Primum semblait oublier mon rôle dans cette affaire. Certes, je ne
m’en sortais pas trop mal, mais cela n’empêchait en rien mon désir ardent
de me trouver face à face avec ce type pour comprendre. Qu’avais-je bien
pu faire pour mériter ça ? Aurais-je pu l’éviter ? Étais-je un simple
dommage collatéral ? Et si oui, est-ce que cela changerait quoi que ce soit à
mes yeux, sachant que j’avais failli en mourir ?
— Très bien, dis-je malgré tout. En ce cas, quand comptez-vous passer à
l’attaque ?
Le tigre-garou se rapprocha de moi.
— Nous ne comptons pas « passer à l’attaque », Rìbhinn. Cette situation
est bien trop délicate pour faire n’importe quoi.
— Kidnappez-le. Vous l’avez bien fait pour Stanley, non ? Qu’est-ce qui
vous retient de faire pareil ? D’ailleurs, en parlant de lui, il est où ?
changeai-je brusquement de sujet.
Il détourna rapidement le regard en haussant les épaules.
— On s’en est débarrassé. Tu aurais voulu qu’on l’adopte, peut-être ? J’ai
déjà suffisamment à faire avec toi.
Son sourire suffisant refit surface tandis que son sous-entendu venait
titiller mon agacement déjà bien installé. J’aurais pu y prêter un peu plus
d’attention si le mot « débarrassé » ne m’avait pas tant mis la puce à
l’oreille. Mon ventre se noua et je dus déglutir pour dégager ma gorge et
émettre un son.
— Vous l’avez tué ?
Le Primum me dévisagea d’un regard ahuri comme s’il venait de
découvrir que je portais un tutu sous mon T-shirt. Puis il éclata de rire,
déclenchant cet habituel frisson sur ma peau. Je lui montrai mes dents.
— Non Rìbhinn, nous ne tuons pas sans raison. Nous l’avons simplement
confié à la meute de Londres qui le connaissait déjà, d’où la présence de
Tess Carlton. Il a besoin d’aide, c’est tout. Sauf que nous, nous n’avons ni
le temps ni la patience pour ça.
Je hochai la tête, secrètement rassurée. Non pas que je les croyais
capables d’une telle atrocité, mais… mais je n’étais plus certaine de rien.
J’avais beau en avoir appris un rayon sur leur mode de vie, chaque jour me
faisait paraître plus ignorante encore.
Je sursautai lorsque le tigre-garou me toucha subitement le menton. Sans
m’en rendre compte, mes yeux s’étaient abaissés sur mes mains qui
s’entremêlaient nerveusement. Nous échangeâmes un regard. Le sien était
dur, presque agressif.
— Est-ce comme ça que tu vois les tiens ?
Je fus incapable de répondre. Je ne possédais pas la réponse à cette
question. Il me lâcha et se redressa de toute sa hauteur.
— Tu as eu ce que tu voulais ? Maintenant, sors d’ici.
J’ouvris la bouche, prête à répliquer, quand son aura tumultueuse me
mordit de toute son énergie dévastatrice. Le tigre envahit ma bouche, ma
vue, mon esprit ; bientôt tous mes sens se trouvèrent aux abonnés absents.
— Dégage, avant que ma colère ne me fasse déraper, l’entendis-je
murmurer de cette intonation grave et veloutée.
Je sursautai, recouvrant brutalement ma vision. Soit.
Je me levai, raide et indécise, en oscillant sur mes pieds. Je savais bien
qu’il venait de me congédier en utilisant son pouvoir de Primum. J’avais
senti la pression sur ma conscience, reconnu la texture de l’ordre presque
intraitable…
Mais je savais aussi que je pouvais m’y soustraire. Rester là et lui
prouver que sa domination n’était pas aussi bonne qu’il l’aurait voulu.
Ç’aurait été risquer le diable. J’avais déjà tenté beaucoup, ces derniers
temps, pour trop peu de résultats. Si je souhaitais découvrir la planque de
Nihils, il me faudrait faire les choses à ma façon, et surtout dans l’ombre.
Je le défiai un instant du regard avant de me diriger lentement vers la
sortie. Il me suivit de ses yeux luminescents, sans ciller. La nuit était
définitivement tombée, mais nous y voyions parfaitement, lui et moi. Je
m’arrêtai une nouvelle fois, juste après avoir passé la passerelle.
Nous pouvions toujours nous voir, lui partiellement dissimulé sur sa
terrasse, moi dans la forêt. J’ouvris la bouche, prête à sortir une réflexion
suffisamment houleuse pour marquer un dernier point avant de mettre un
terme à notre rencontre. Maintenant qu’il lui faudrait quelques secondes
pour me rejoindre et me manger, je pouvais bien lancer mon habituelle
petite pique d’adieu.
— Dans une seconde, je ne réponds plus de rien, me coupa-t-il avant que
je n’aie pu prononcer un mot. Et je cours très vite.
Le rugissement qu’il me lança me fila une frousse de tous les diables et
m’incita à prendre mes jambes à mon cou sans demander mon reste. Je
courus donc aussi loin et aussi vite que possible, évitant le tunnel que je
n’étais pas près de réemprunter sans un couteau sous la gorge. Je
m’enfonçai dans la forêt rapidement, réalisant abruptement que je ne portais
pas de chaussures. Et j’avais certainement quelque chose comme trente-
cinq bornes à parcourir avant d’arriver chez moi.
Merveilleux, vraiment.
Tout en galopant sous la lune à grandes foulées sportives, je tâtonnai mes
poches à la recherche de mon téléphone portable.
— Jodeeeeeer, braillai-je à l’intention d’un marcassin qui passait
inopinément par là.
J’avais encore une fois abandonné mon cellulaire au manoir. Je
commençais vraiment à me demander à quoi me servait ce fichu truc si je
ne l’avais jamais sur moi en période d’urgence. Et c’en était une. J’étais
fatiguée, n’ayant pas la moindre idée d’où je devais me rendre. Manoir,
maison. Maison, manoir ?
Bon, en fait la question était stupide : je voulais rentrer chez moi, aussi
simplement que cela. Et si au passage je pouvais abandonner mes garous-
gardes du corps, alors je remportais le gros lot.
— Griiii. Groiiiin.
Je sursautai, surprise par l’apparition de la maman du marcassin. Avant
de réaliser que je dévisageais béatement un sanglier gardant farouchement
son bébé. Une femelle, prête à me charger. Me rappelant que j’étais sous
forme humaine et bien trop épuisée pour transformer ne serait-ce qu’un
doigt en griffe, je décampai à vitesse grand V, autant qu’il m’en était
humainement possible. Je cavalai à l’aveuglette, inconsciente de ma bêtise.
— Quelle merveilleuse nuit, chassée par mon repas, soupirai-je tout en
réfléchissant.
Pas question que je fasse demi-tour pour emprunter un téléphone au
tigre-garou, même si je mourais d’envie de visiter sa charmante péniche
habitable. J’étais d’ailleurs étonnée de constater que le Primum ne vivait
pas sous le même toit que ses sujets. Pis encore, je ne m’attendais pas à le
voir vivre comme un gitan, filant au gré de la rivière.
Rivière.
Ah ! Ce que je pouvais être bête ! Cette rivière était un fleuve ! C’était
l’Exe ! En ce cas, il me suffisait de suivre son cours jusqu’à la ville ! Le
souci, c’est que j’ignorais dans quel sens je me trouvais, et les arbres me
masquaient presque tout. Où le soleil s’était-il couché, déjà ? Je pivotai sur
moi-même en observant les cieux. L’Exe traversait Exeter du nord au sud
pour se jeter dans la Manche ; je n’aurais plus qu’à le longer puisque nous
étions au nord de la ville. Je retournai donc auprès de celui-ci – qui
demeurait plus simple à situer qu’une ville à des kilomètres de là – tout en
restant suffisamment éloignée de la péniche pour ne pas croiser son odieux
propriétaire.
— Bien, reprenons depuis le début… marmonnai-je pour moi-même.
Retrouver mon chemin s’avéra fastidieux. J’avais maintenant la certitude
d’avoir un excellent sens de l’orientation, même s’il fallait avouer que le
mérite revenait à mon Anam Cara.
Toujours est-il que, ne pouvant pas me transformer, je marchai – ou
plutôt courus – une sacrée bonne heure, jusqu’à dévier sur la première
nationale croisant ma route. Il était tard, certes, mais n’étant pas une faible
humaine pouvant se faire enquiquiner par le premier venu, je n’éprouvais
aucune peur. C’est donc sans crainte que je fis du stop. Ma condition de
femme aidant, je parvins rapidement à arrêter l’une des rares voitures
s’aventurant encore par ici.
La conductrice, une quinquagénaire endurcie, accepta de me déposer
dans le centre-ville d’Exeter en débitant une tirade ininterrompue, qui
impliquait la sécurité des femmes de nos jours et les risques
« inconsidérés » que je prenais. Je compris tardivement que ma « visible
inconscience » l’inquiétait sur mon état de santé mental.
— Et sans téléphone portable, en plus ! Qui fait encore son footing à la
tombée de la nuit sans prendre son téléphone ?! Aussi loin d’Exeter ? Et vos
chaussures, vous avez voulu pêcher avec dans le fleuve ? Mais vous me
croyez née de la dernière pluie, ma parole !
Bien entendu, je n’avais pas réfléchi une seconde à l’implication
qu’aurait une rencontre avec un inconnu dans ces conditions. Je dus
admettre que je n’étais pas la plus futée des jeunes femmes, pour avoir droit
à trois minutes de silence en sa compagnie. J’eus de la chance qu’elle
accepte de me raccompagner en évitant la case « asile ». J’héritai malgré
tout, à la fin du voyage, de la carte de son psychologue de couple. Juste au
cas où…
C’est avec un énorme soupir d’aise que j’ouvris ma boutique,
m’empressant d’allumer la chaîne hi-fi qui diffusa la délicieuse voix de Ray
Charles. J’adorais ce gars et l’entièreté de son panel musical. Je pouvais
l’écouter des jours entiers, sans m’en lasser.
Chantonnant à tue-tête avec lui, je me préparai un casse-croûte avant de
perdre l’usage de mon estomac qui hurlait littéralement de famine depuis le
début de ma discussion avec le Primum. Je pouvais presque sentir mes
acides gastriques s’attaquer aux parois de mes organes, faute de nourriture.
— I got a woman way over town, that’s good to me ooooh yeaah !
chantonnai-je.
Je dévorai un sandwich avant d’en préparer un second. La clochette de
ma porte me fit dresser la tête alors que j’enfournais mon troisième casse-
croûte au poulet. Pendant une folle seconde, je fus persuadée qu’il s’agissait
de mon garde du corps loup-garou qui revenait prendre ses fonctions. Il
n’en était pourtant rien. Mon cœur bondit de joie dans ma poitrine.
L’humain du début d’après-midi pénétra dans ma boutique de façon
assurée, conquérant des lieux, un peu à la façon du Primum. Je fis le tour de
mon bar en époussetant mes mains sur mon short de sport, prête à refouler
ce monsieur, aussi agréable à regarder soit-il.
— Bonsoir, je suis ravie de vous revoir, mais c’est fer…
Je me figeai. J’étais naïve. Si naïve !
Il était tard, bien trop tard pour que qui que ce soit puisse prétendre que
ma boutique serait encore ouverte. Mais surtout, naïve pour avoir cru qu’il
était humain.
Trois bons mètres nous séparaient encore quand ses effluves de félin-
garou, mêlés au désagréable tabac froid, parvinrent à mes narines.
Une odeur atypique. Une odeur unique.
Une odeur que je ne reconnaissais que trop bien. Ses yeux polaires, si
terriblement beaux et dorénavant visibles, ne détenaient plus rien d’humain.
Son badge fut la dernière chose qui me sauta aux yeux, négligemment
épinglé à sa veste.
Invité. Pass BioSuerte.
— Nihils… hoquetai-je en reculant, m’apprêtant à détaler comme un
lièvre par la porte arrière de ma boutique
— C’est un plaisir de vous revoir, ainsi qu’une contrariété que cela doive
se dérouler dans ces conditions, fit-il dans un chuchotement rauque.
Je tournai les talons et m’enfuis avant qu’il n’ait terminé sa phrase. Je
mordis la poussière l’instant suivant, réalisant à contretemps qu’il m’avait
fait un croche-pied. Comment avait-il fait pour être si rapide ?
Je grognai et me débattis lorsque ses mains se posèrent sur mon corps. Je
paniquai aussitôt et me mis à hurler, lui envoyant un coup de pied dans le
ventre qui ne le ralentit qu’une minuscule seconde.
Il attrapa ma cheville avant que je puisse m’enfuir. J’étais à sa merci.
— S’il te plaît, j’aimerais autant choisir la douceur, grommela-t-il.
— Va te faire voir, crachai-je en lui envoyant mon coude dans les dents.
Il me lâcha en grognant, la bouche en sang. Je courus vers la porte de
service. Mes doigts frôlèrent la poignée, mais Nihils se matérialisa à mes
côtés et frappa ma tête contre le mur avec une facilité déconcertante. Il me
retint ensuite, me plaquant contre le mur. La terreur s’empara de mes tripes,
se mêlant étroitement à la douleur qui explosait sous mon crâne. J’eus
l’étonnant réflexe de me jeter à corps perdu dans la Lactea Via, fonçant vers
le lien le plus fort et le plus brûlant de tous.
« KANVAEL ! » hurlai-je en esprit, en proie à un affolement que je
n’avais encore jamais connu, juste avant de sentir une étrange piqûre au
niveau de la nuque.
Ce salopard venait de me planter une aiguille dans le cou. Les premiers
symptômes de l’endormissement opérèrent ; mon Anam Cara tenta de
combattre cette fatigue anormale pour prendre le contrôle de mon corps.
Elle échoua. C’était trop tard.
J’eus à peine le temps de percevoir l’esprit du tigre-garou se tendre vers
le mien.
Du plomb coula sur mes paupières, les scellant contre mon gré. Ma tête
dodelina et je glissai lentement contre le mur, dans les bras de mon
assaillant.
Chapitre 40 : C’est le mariage de la carpe
et du lapin
Il me fallut de longues minutes pour faire le point sur ma vision floutée.
Cette désagréable sensation d’être myope comme une taupe s’accompagna
d’une douleur palpitante présente derrière mes pupilles, qui s’éveilla avec
ma conscience.
Je m’agitai mollement, reconnaissant la surface mi-solide sur laquelle
j’étais allongée comme étant la banquette arrière d’une voiture. Pas de
bandeau sur les yeux, donc, c’était déjà un bon point. Toutefois, l’épais
chiffon qui sciait la commissure de mes lèvres m’apprit que je n’avais pas
rêvé.
J’étais dans une très mauvaise posture, au sens propre comme au figuré.
Je n’essayai même pas de me redresser, préférant prendre le temps
d’inspirer de profondes bouffées d’air pour apaiser les battements affolés de
mon pauvre cœur. Mais surtout, pour contrôler cette panique grandissante
qui me nouait les entrailles et contractait mes muscles comme à l’approche
d’un saut en chute libre.
Ce silence… Un silence étourdissant qui sonnait curieusement à mes
oreilles : on aurait dit que mes tympans étaient en lambeaux. De même que
mon odorat semblait aux abonnés absents. Et, pire que tout, cette atroce
sensation de solitude. Comme si je venais de perdre les êtres qui m’étaient
les plus chers, tout en refusant d’y croire.
Je poussai un gémissement étouffé de bête blessée.
Je venais de comprendre.
Elle avait complètement disparu. Il m’était parfaitement impossible de la
trouver, ou bien de la sentir dans mon esprit. Pas plus que la Lactea Via.
Mon jaguar n’était juste plus là. La meute non plus. J’étais, pour la
première fois de ma vie, seule dans ma tête.
Totalement, complètement, indiscutablement seule.
Ma panique se mua en un terrible effroi qui me glaça les sangs. En
réponse à mon angoisse terrassante, la voiture freina et mon kidnappeur se
pencha sur son siège. Son regard, d’un bleu glaçant, me détailla avec calme.
Il empestait la clope à plein nez, et ça, je parvenais à le humer malgré mon
odorat redevenu tout ce qu’il y avait de plus humain. Tout comme je
parvenais clairement à reconnaître les liens de plastique qui me tailladaient
poignets et chevilles.
— J’espère que ce n’est pas trop perturbant. Je sais ce que ça fait, mais
ne t’inquiète pas : tu t’y habitueras vite.
Je grommelai des insultes espagnoles incompréhensibles à travers mon
bâillon en m’agitant davantage. Des insultes où il était question de rapport
sexuel avec un poisson.
La peur devait suinter de tous les pores de ma peau.
— Est-ce que tu seras rassurée si je te dis que ce n’est en aucun cas
définitif ? C’est le sédatif que je t’ai injecté. Dès l’instant où il ne fera plus
effet, tu pourras à nouveau sentir ta bête. Dis-toi juste que j’ai endormi sa
conscience pendant un court laps de temps. Le plus dérangeant pour toi sera
la perte de tout ce qui accompagne sa présence ; sens surdéveloppés,
connexion à ta meute, super-force… tout ce qui aurait pu t’aider à
t’échapper, en somme.
Sa voix aux contours veloutés était grondante, et, fait déroutant, apaisante
à sa façon.
Le soulagement m’envahit dans un frisson. Je ne pouvais en effet plus
sentir son odeur de garou, pas plus que je ne percevais son aura ou son
Anam Cara. Devenir brusquement sourde et aveugle ne m’aurait pas paru
plus insolite.
Maintenant qu’un moment s’était écoulé, ma vue commençait peu à peu
à recouvrer ses contours nets et ses couleurs naturelles. Mon ouïe,
cependant, semblait s’être interrompue au stade embryonnaire, à celui où
tout son inférieur à zéro décibel devient imperceptible. Autrement dit,
j’entendais comme une misérable humaine lambda. Cela n’avait rien
d’agréable.
Je réalisais à peine combien être une thérianthrope était fantastique. Mon
Anam Cara me manquait déjà. Son absence me dépouillait de mon courage.
Envolée, la force surhumaine capable d’arracher ces menottes !
J’étais faible, lamentable. Je ravalai mon envie de pleurer tandis que des
larmes traîtresses envahissaient déjà la bordure de mes paupières. Ma
langue tentait un combat acharné contre le tissu qui l’empêchait de s’agiter
comme elle le souhaitait. Plus je cherchais à me débarrasser du chiffon, plus
des haut-le-cœur incontrôlables me prenaient.
La voiture avait repris son chemin. Je ne me fatiguai pas à compter les
virages, étant donné que j’ignorais depuis combien de temps j’étais
demeurée inconsciente. Pour ce que j’en savais, nous pouvions avoir quitté
le comté du Devon et traversé la Manche.
Mon ravisseur garda le silence le reste du trajet, mais s’excusa par deux
fois où ses coups de frein intempestifs me firent terminer au bas de la
banquette, inconfortablement coincée entre les sièges et la portière. Je
l’avais injurié de tous les noms d’oiseaux de mon répertoire, ma colère
décrédibilisée par ce fichu bâillon qui ne parvint qu’à faire rire l’interpellé.
Par chance, il était venu à mon secours systématiquement pour me
remettre à ma place. J’aurais pu tenter de m’enfuir, mais au vu de mon état
de faiblesse et de la condition surnaturelle de mon ravisseur, il était
préférable de m’abstenir ; conserver mes rares forces pour agir plus tard
m’apparaissait être une sage décision.
Dans tous les cas, l’omniprésence de champs agricoles – entraperçus
chaque fois qu’il avait ouvert la porte – me laissait suspecter qu’aucune
aide n’aurait pu être trouvée en me réfugiant chez des habitants. Du moins,
pas avant d’avoir été rattrapée par Nihils. Malgré tout, savoir que nous ne
roulions pas sur une autoroute me réconfortait, comme si cela réduisait la
distance qui me séparait d’Exeter, en m’offrant des opportunités pour fuir.
Malheureusement, j’étais toujours ligotée. Difficile de déguerpir dans ces
conditions.
Pendant que Nihils allumait la radio pour l’arrêter sur une musique
paisible, je me hasardai à me redresser sur le siège en cuir beige. Avoir les
mains reliées dans le dos complexifiait l’exercice pourtant d’une simplicité
enfantine. Finalement, je parvins à coller ma joue contre la fenêtre sans que
le garou émette d’objection, alors même qu’il avait observé mon petit
manège via son rétroviseur central.
Il devait bien se marrer, l’enfoiré, à me regarder me tortiller tel un ver de
terre suspendu dans les airs.
— J’espère que tu aimes bien les vieux tubes, dit mon ravisseur. Moi, ça
me détend.
À peine eut-il dit ça que Gloria Gaynor se mit à chanter I Will Survive. Je
grommelai en le foudroyant du regard à travers le miroir.
T’as raison, fais la causette avec la femme que tu viens de kidnapper
comme si tu étais son taxi.
— Je ne suis pas satisfait par la situation, moi non plus, m’avoua-t-il, las,
de ce timbre rocailleux. J’ignore ce que tu as bien pu faire à ce type, mais je
t’assure que moi, je ne te veux aucun mal. Si tu le souhaites, je te retire ce
truc de la bouche et te fais passer à l’avant, avec moi. Seulement si tu
promets de te tenir tranquille. Si tu tentes quoi que ce soit, sans le vouloir,
je risque de te faire mal. À l’heure qu’il est, tu es aussi fragile qu’un
nourrisson pour un garou. En outre, tes capacités de régénération sont
inactives : un simple doigt cassé fait très mal. Alors, on a un deal ?
Et mon cul, c’est du poulet, rageai-je intérieurement. Ce connard m’avait
poignardée et cherchait maintenant à faire ami-ami ? Il se fourrait le doigt
bien profond, et pas dans l’œil, s’il voulait mon avis.

Il venait de me kidnapper chez moi et je devrais croire à ses sornettes ?


J’avais eu tout le temps de reconnaître son odeur dans ma boutique, et je
savais pertinemment que c’était lui, l’agresseur du mois passé. Me brandir
sous le nez un prétendu responsable de mes malheurs ne me biaiserait pas.
Je n’étais pas née de la dernière pluie ; s’il m’avait déjà fait souffrir, il
recommencerait.
Les psychopathes fonctionnaient ainsi.
Cela dit, il serait forcé de s’arrêter au bord de la route pour me faire
passer devant. C’était donc loin d’être idiot d’accepter.
Par contre… bah, j’étais toujours pieds et poings liés, dans tous les sens
du terme. L’opération escapade risquait de mal finir. Mais après tout, ce
n’était pas comme si j’avais l’embarras du choix.
Je hochai donc vigoureusement la tête. L’angoisse m’étreignit, jusqu’à
me faire suffoquer lorsqu’il ralentit en pleine campagne pour se garer sur la
première zone d’arrêt propice à l’échange. En bordure de champ. Ben ouais,
forcément : demander une forêt aurait été trop demander.
Sans couper le contact, Nihils descendit de voiture et ouvrit ma portière.
Je n’eus ni la présence d’esprit ni le réflexe de me jeter à l’opposé, et je
manquai de tomber tête la première sur le bitume. Par miracle, mon
sauveteur fut là, une fois de plus, pour me rattraper. Peut-être avait-il reçu
des ordres spécifiques ? Selon lesquels me ramener avec une commotion
cérébrale équivalait à l’échec de la mission ?
Décidément, être humaine, ça craignait un max. D’autant que cet enfoiré
eut le culot de rire, de ce son caverneux foutrement viril.
— Pardon, je n’ai pas réalisé que tu étais appuyée contre la portière.
— Mphrooonphroffff, sifflai-je à travers le tissu.
— Attends.
Il m’enleva le bâillon. Je pris une grande inspiration et humectai
copieusement mes pauvres lèvres, toutes sèches et craquelées.
— Hijo de p…
Il refourra illico le chiffon dans ma bouche alors que je continuais à
l’invectiver comme un putois. Il me regarda, l’air blasé, jusqu’à ce que j’eus
terminé ma tirade brouillonne et incompréhensible.
— Ça y est, tu as fini ? À l’avenir, garde ma mère en dehors de ça, s’il te
plaît. Elle n’y est pour rien, si son fils est devenu un vrai con. Allez, on
recommence.
Et il me retira à nouveau le bâillon.
— Salopard de…
— Crevard ? termina-t-il à ma place. Blaireau ?
— Bouseux ! Gros branleur de…
— Ah non, chérie, ça, je n’en ai pas besoin. Les femmes me tombent
dans les bras.
J’en restai sans voix, incapable de vitupérer davantage contre ce type
tordu et indéchiffrable. Il en profita pour me soulever façon sac à patates sur
son épaule, claqua ma portière et fit le tour de la voiture pour me fourrer à
l’avant, me cognant la tête au passage contre le toit de sa jolie berline
rouge.
— Enflure, sifflai-je en tentant de frotter la zone douloureuse de mon
front contre l’appuie-tête, étant incapable d’utiliser mes mains.
— Oh, zut, je suis sincèrement désolé. Je suis… je suis un peu maladroit,
s’excusa-t-il en grimaçant.
Et je ne pus m’empêcher de le dévisager béatement. Diable, d’où sortait
ce pauvre type ? Son physique ne collait ni avec son caractère ni avec ses
réactions. Était-il bipolaire ? Cela ne m’aurait pas surprise. Il avait une
apparence glaciale, bien plus froide et distante que celle du Primum – alors
qu’il en tenait une belle ! – et même si sa voix rocailleuse ne faisait
qu’insister sur son air de gros dur, son sourire tendre et son regard doux
m’évoquaient le contraire d’un kidnappeur.
Nihils contourna la voiture et retourna derrière son volant, redémarrant
en trombe.
Et là, je réalisai que je n’avais même pas tenté de m’échapper ! J’eus
envie de me frapper moi-même le crâne contre la vitre pour me reprocher
ma stupidité. Mais à quoi je jouais, bordel ? Ce n’était pas parce que mon
ravisseur ne remplissait pas son rôle de psychopathe que je devais me sentir
en confiance. Je faisais une belle victime, à faciliter la tâche à son
kidnappeur.
Ce dernier, indifférent à mon désespoir, inséra un CD de Mozart. Dépitée,
je me mis à décrypter le paysage environnant. Il n’y avait aucune logique à
ce que je sois autorisée à garder les yeux ouverts.
À moins que je ne sois incapable de reconnaître le coin, ou s’il prévoyait
de me tuer.
Une seule chose était certaine, nous étions toujours dans le Devon. Peut-
être nous dirigions-nous vers Taunton ? La poisse, comme je n’avais jamais
eu le permis, je ne m’étais jamais baladée en voiture dans la région. En
outre, rouler au beau milieu de la nuit n’allait pas en ma faveur, dès l’instant
où mes capacités de vision nocturne s’étaient fait la malle avec mon jaguar.
Mon jaguar…
Ma gorge se serra. En fin de compte, yeux bandés ou non, tant que nous
ne traversions pas de village, je n’étais pas plus avancée. Je jetai un coup
d’œil au garou. Il était concentré sur la route, les jointures de ses doigts
blanches à force de serrer trop le volant.
— Hé, dugland. Tu m’emmènes où comme ça ?
Il m’ignora, doublant une voiture qui roulait visiblement trop lentement
pour lui, alors qu’elle roulait déjà à plus d’une centaine de kilomètres-
heure.
— Je ne peux pas te dire.
— Tu travailles pour Machin Legasó là, c’est ça ?
Cette fois-ci, j’eus droit à davantage de son attention. Il n’apparut ni
surpris ni agacé.
— Ce n’était pas trop compliqué à deviner.
— Alors qu’est-ce que je fous là ? Pourquoi toi, un garou, te retournes-tu
contre les tiens pour de l’argent ?
Le regard qu’il tourna vers moi se transforma en glace, aussi
indescriptible. Ses mâchoires se contractèrent sous sa barbe soignée et il
s’empara d’un paquet de cigarettes d’une main, dont il en extirpa une avec
l’agilité d’un habitué. Il l’alluma sans lâcher le volant et entrouvrit sa
fenêtre.
La fumée s’engouffra dans l’habitacle, m’arrachant une toux irritante.
L’enfoiré garda le silence.
— Je t’ai connu plus bavard que ça. C’est quoi ce truc que tu m’as
administré ? Combien de temps ça dure ? Qui l’a fabriqué ?
Il grogna, consuma entièrement sa clope en quelques inspirations, avant
de l’écraser dans le cendrier et de la jeter par la fenêtre.
— Non content d’être un kidnappeur, t’es aussi un pollueur. Tu
collectionnes les qualités, dis-moi.
Un ricanement nerveux m’échappa en réponse à son grondement
menaçant. J’eus l’impression d’être enfermée avec un tigre.
— Je sais que c’était toi mon agresseur dans la ruelle.
Je me sentais curieusement vidée de toute émotion profonde, comme si
l’absence de mon Anam Cara me détournait de leur réception. J’étais
dépouillée d’une partie de ma personnalité. Ma colère ne parcourait plus
mon corps comme avant, n’alimentait plus le moteur bruyant que j’avais
habituellement dans la poitrine. Inutile de songer à l’effet catastrophique
que répercutaient mes sens réduits à néant. Un zombie paraîtrait plus vivant
que moi.
Mon agresseur serra si fort le volant que, bientôt, j’entendis un CRAC
caractéristique qui refroidit la cabine. Il grommela un « merde » véhément
avant de vérifier qu’il n’avait rien cassé. Après l’instant d’espoir, il n’y eut
rien à signaler et le silence revint.
J’espérais que nous tomberions sur un village, malencontreusement, à
part des « lieux-dits » paumés, nous ne croisâmes presque aucune
habitation, comme si le conducteur prenait un malin plaisir à prendre des
détours pour me perdre. En outre, aucun panneau croisé n’indiquait une
ville qui me soit familière.
Au bout d’un temps qui me parut interminable, mon kidnappeur me
demanda d’enfiler une cagoule qu’il me fourra sur le crâne sans attendre.
Je passai vingt minutes de plus ainsi, ajoutant la perte de ma vue à la
longue liste de sens disparus, lorsque mon chauffeur me certifia la fin de
notre périple.
— Au fait… désolé, chuchota Nihils, ouvrant ma portière et me mettant
sur pied.
Je m’affolai aussitôt.
— Non, attends ! Si tu veux, je peux…
… faire semblant de dormir, voulus-je dire, une seconde avant qu’il ne
m’assomme.
Et je retournai dans les limbes.
Chapitre 41 : À court de mots
La gifle qui me ramena à la réalité fut un poil trop brutale.
Je rouvris les yeux brusquement et mis un temps d’hésitation avant
d’analyser la situation. Du sang emplissait ma bouche, m’assurant que la
force de la baffe équivalait à l’uppercut d’un boxeur professionnel. J’étais
attachée à une chaise, laquelle s’était renversée sous le coup. Je me
retrouvais donc avec la joue écrasée sur une moquette couleur moutarde de
très mauvais goût, le bâillon niché à nouveau entre mes mâchoires. Lorsque
mes yeux parvinrent enfin à faire la netteté sur le décor qui m’entourait, j’y
devinai un bureau. Ses murs étaient encombrés d’étagères enchâssées,
croulant sous les livres. Des objets de collection disséminés dans toute la
pièce peinaient à redorer l’ambiance, dont notamment des tableaux plus
laids que le sol et des sculptures de nues faites en ferraille, aussi grossières
que sombres.
Charmant.
— Salut, beauté.
Des pieds apparurent sous mon nez. Je dus me tordre la nuque pour
dévisager le nouveau venu. Le visage carré couronné de la coupe
réglementaire des militaires, orné d’une oreille déchirée et mal cicatrisée,
encadrait un regard dur comme le béton et des pommettes proéminentes, le
tout souligné par une bouche large faite de lèvres fines. Ajoutez à cela des
sourcils blonds à peine existants et vous obtenez le tordu qui m’avait
démembré la mâchoire.
Le nouveau venu s’accroupit devant moi et sourit, sans toutefois montrer
ses dents. Ses yeux fous me déshabillaient du regard, empreints d’une
lubricité irrévocable. Mon super-odorat n’était toujours pas revenu – pas
plus que mon jaguar –, mais j’étais certaine d’une chose : à la façon dont se
mouvaient ses iris azurés, ce type était un garou.
Encore un.
— Je t’ai manqué ?
Je fronçai le nez. Le connaissais-je ? Sa tête ne m’interpellait pas, en tout
cas. Le Primum avait-il eu raison de se méfier de moi en pensant que j’étais
peut-être impliquée dans leurs problèmes ? Était-ce lui, le gars qu’avait
énoncé Nihils ?
Le type passa sa main dans mes cheveux et les empoigna. Je grondai,
féroce, l’insultant copieusement à travers le chiffon qui semblait prêt à
fusionner avec ma langue. J’étais loin de paraître aussi impressionnante que
lorsque mon Anam Cara coexistait à mes côtés en doublant mes élans de
colère de ses vocalises. L’image que je renvoyais devait faire peine à voir :
celle d’une pauvre fille qui s’agitait comme une poule saucissonnée et prête
à rôtir.
Mon Dieu, mon Anam Cara me manquait tant… J’étais pathétique, ma
fanfaronnade envolée avec ma part animale. Une frousse de tous les diables
circulait dans mon être, mes repères se désagrégeant les uns après les
autres. Je ne possédais aucun moyen de me protéger de ce type flippant qui
hérissait mes poils d’un obscur pressentiment. En comparaison, aussi
surprenant cela soit-il, Nihils ne m’avait pas fait une si mauvaise
impression, alors même qu’il était l’auteur de mon agression au couteau.
Le nouveau venu retira délicatement le tissu d’entre mes lèvres, profitant
de l’occasion pour y introduire soigneusement ses doigts sales et rugueux.
Lorsque l’opportunité se présenta, je refermai mes dents sur ses chairs. Le
barjo ne broncha pas, se contentant de garder le sourire en laissant son
index caresser ma langue, bien après qu’un goût de sang ait empli ma
bouche. Je dus tout recracher pour qu’il cesse ses attouchements buccaux.
— Berk, ne t’avise même plus de me toucher.
— Sinon quoi ? Tu vas me mordre ?
Je n’aimais pas sa voix. Vraiment, vraiment pas. Elle déclenchait des
frissons de dégoût désagréables le long de mon dos.
Le taré s’empara subitement de ma chaise, la redressa et se positionna
derrière moi. Nous nous trouvâmes ainsi tous deux face à la porte lorsque
celle-ci s’ouvrit sur un Nihils apparemment très en colère. Il me détailla de
la tête aux pieds avant de sonder le second homme de son regard si glaçant.
Depuis notre première rencontre dans ma boutique, pas une seule fois il
n’avait dévoilé une facette si abominable à voir. Quand bien même il
possédait une allure froide de base, en ce moment précis, il arborait une
expression particulière, témoignant d’une violence et d’une agressivité
contenues. Le visage d’un meurtrier.
Ses yeux luminescents de bête, aux pupilles étrécies par un désir brûlant,
prirent une étonnante couleur argentée, constellée de flocons blanchâtres.
On aurait dit qu’un magicien venait d’enfermer dans ses iris une effroyable
tempête de neige. Son aura coula le long de ma peau nue, me coupant net la
respiration. J’étais capable de la sentir. Je pouvais sentir son aura, malgré
l’inexistence de mon Anam Cara ! Cette constatation gonfla mes poumons
d’un nouvel espoir.
— Qu’as-tu fait ?
L’interpellé posa ses mains sur mes épaules, me faisant sursauter.
— Rien du tout, frangin. Je faisais juste connaissance.
J’eus la chair de poule, serrant les mâchoires pour ne pas apparaître telle
une souris prise dans un piège à rats.
— Ne m’appelle pas comme ça ! Elle sent la peur à plein nez. Laisse-la
tranquille.
Le mercenaire disparut en un instant de mon champ de vision. Les mains
du taré quittèrent mes épaules et des grognements d’animaux sauvages
s’entrechoquèrent dans mon dos.
Bien. S’ils pouvaient s’entretuer au passage, c’était parfait.
Ma satisfaction fut de courte durée. La porte s’ouvrit à la volée et le
silence se fit dans la pièce. Le nouvel arrivant s’arrêta dans l’embrasure de
la pièce et fixa immédiatement son attention sur ma petite personne. Ses
yeux se plissèrent imperceptiblement, accentuant les pattes-d’oie à leurs
coins. C’était un homme d’un certain âge, mais bien entretenu,
indéniablement plus jeune que son âge réel. Sa peau travaillée aux UV
accentuait cette impression.
Son regard noir assombrissait son expression faciale et ses cheveux
poivre et sel soigneusement gominés vers l’arrière lui conféraient un aspect
bourgeois, rehaussé par des vêtements de luxe et des accessoires en or. Pour
terminer cet inquiétant tableau, ses traits étaient irréfutablement
hispaniques.
Voilà donc le fameux Alfonso Legasó.
Il s’approcha de moi en trois grandes enjambées et j’eus un mouvement
de recul instinctif lorsqu’il prit mon menton dans sa main. Il tourna mon
visage dans tous les sens sans que j’ose émettre un son. J’avais trop la
trouille pour me la jouer hardie.
— Tù no eres ella.
Il me lâcha sans délicatesse en me griffant la peau, comme si j’étais sale,
avant de foudroyer les deux hommes toujours hors de ma vue.
— Ce n’est pas elle ! Bande de petits capullos, même pas fichus de me
trouver la bonne fille !
Le taré apparut dans mon champ de vision de gauche tandis que Nihils
l’imitait à l’opposé. Ce dernier posa une main sur mon épaule, que je tentai
de mordre, l’air de rien, avant de me contenter de baver dessus.
— Mais bien sûr que si, ça fait des semaines qu’on la piste. On n’a pas
changé de fille, je t’assure que c’est la même.
— Tu remets ma parole en doute, en plus ?! Ce n’est pas la même. Elle
lui ressemble comme deux gouttes d’eau, mais ce n’est pas elle, je te dis !
Celle-ci est bien plus jeune.
Ah bon ? Je ressemblais comme deux gouttes à une autre ?
— Comment tu t’appelles ? me demanda le vieil homme en me forçant à
lever les yeux sur lui.
Son regard était mort. Inexpressif, froid. Alarmant. Je lui aurais bien
craché dessus, mais j’avais tout à perdre et rien à y gagner.
— Bastet.
— Vous voyez ? C’est Olivia que je cherche. O-li-via, tontucio.
— Permettez que je vous fasse remarquer que vous n’aviez pas nommé
cette « Olivia ». Vous avez juste dit : « Je veux cette fille. Rapportez-la-
moi. » Ce n’est pas vraiment la même chose, remarqua Nihils, nouant ses
mains dans son dos et se postant droit comme un I.
L’Hispanique se tourna vers lui, bouillant de rage. Je gardai le silence, la
gorge de plus en plus sèche. Mon inquiétude croissait au fil du temps.
— J’ai cru que c’était elle ! Sur cette fichue photo, c’était son portrait
craché !
— Oui, eh bien visiblement, ce n’est pas le cas. On peut la relâcher, non ?
remarqua Nihils en tendant aussitôt ses mains vers mes liens.
— Hors de question. Si ce n’est pas Olivia, ce doit être sa fille. On va la
garder ici, tant pis. Elle ou Olivia, c’est du pareil au même, elle paiera.
Foutez-la-moi à côté, séparée des autres, c’est compris ? ordonna le boss
avant de quitter la pièce.
Il claqua la porte sans attendre de réponse.
— Sympa, le patron, commentai-je en léchant une coupure sur ma lèvre
inférieure. Je suppose que vous ne pouvez pas simplement me libérer et
faire croire que je me suis enfuie ? Je peux vous frapper pour preuve, si ce
n’est que ça…
Je me sentais triste et fade, le vide créé par l’absence de mon Anam Cara
s’agrandissant. Comment allais-je pouvoir tenir le coup sans elle à mes
côtés ?
Le taré à la coupe militaire eut un rictus mauvais et mon cœur se
contracta, angoissé à l’idée de se retrouver une seconde de plus avec ce
psychopathe. Nihils me détacha lentement de la chaise, et je savourai
l’instant où les liens se délièrent de ma peau. Je ramenai mes bras endoloris
dans mon giron avec un gémissement irrépressible qui alluma une lueur
dans le regard du blond. Ce qui n’atténua en rien la crainte qui me gagnait.
Des fourmis envahirent mes bras. Toute ma force avait déserté mes
membres.
Chaque mouvement me tirait des grimaces de douleur. Être humaine,
c’était vraiment la lose. Si je sortais d’ici en un seul morceau, je me
souviendrais de ne plus jamais me plaindre de ma condition auprès de qui
que ce soit.
— Voro ! gronda Nihils. Regarde-la encore une fois comme ça et je te
jure que je t’arrache les couilles pour te les faire bouffer.
Je relevai la tête et entraperçus à peine ce qui dérangeait tant mon
kidnappeur. L’autre Gus m’observait avec un éclat malsain, comme s’il
souhaitait me dévorer. Je pouvais presque voir la bête derrière ses iris. Une
bête qui me prenait pour une bavette.
Puis le blond détourna les yeux avec un sourire en coin.
— Tu ne seras pas toujours là pour veiller au grain, mon frère, articula-t-
il sournoisement, avant de nous abandonner à son tour.
Mon ravisseur soupira et je me tournai vers lui. Il avait l’air inquiet.
Question inquiétude, j’atteignais de tels sommets que son émotion ne me fit
pas grand effet.
— Je ne comprends pas pourquoi tu travailles avec eux, fis-je alors. Tu
n’as pas l’air de vouloir me garder ici, toi.
Il ignora ma question et me poussa doucement dans le dos, me tenant
galamment la porte. Nous quittâmes le bureau, nous retrouvant dans un
corridor tout gris, éclairé par de simples néons. Un ascenseur d’un côté ; un
couloir de l’autre. Et quelques portes entre les deux.
Nihils me poussa vers celle qui jouxtait la nôtre. Je freinai des talons.
Une énorme cage mangeait la moitié de l’espace. Mon désarroi se mua en
épouvante, et j’essayai illico de fuir. Mon ravisseur me saisit par la taille et
m’entraîna à sa suite, d’une manière me paraissant presque délicate.
— Non, non, non !
Des larmes dévalèrent mes joues en torrent, accompagnant la terreur
indescriptible qui irradiait de toute mon âme. Le garou me transporta sans
mal jusque dans la cage avant de me déposer sur un lit de fortune,
prévenant, mais ferme. Il m’y abandonna si vite que je n’eus plus qu’à me
jeter sur les barreaux en hurlant.
Mon kidnappeur enfila les fameuses lunettes de soleil avec lesquelles je
l’avais vu la première fois.
— S’il te plaît, ne me laisse pas ici…
Je sanglotais, incapable de me contrôler. J’allais finir seule, faible et
vaine. Je ne m’étais jamais sentie plus démunie de ma vie. Malgré mon
allure misérable, Nihils ne broncha pas. Ou du moins, cela ne se lut pas
dans son langage corporel. Ni dans son regard qu’il m’avait
consciencieusement masqué.
Il me tourna le dos, prêt à quitter la pièce et m’abandonner à mon triste
sort.
— Nihils… Je t’en supplie, je ne t’ai rien fait…
— Rhys. Je m’appelle Rhys, lâcha-t-il dans un grondement.
Et il ne fut plus là. Isolée dans un silence de mort, sans mon félin pour
partager ma peine et ma peur, je me renfermai sur moi-même.
Chapitre 42 : Fait comme un rat
Les heures s’égrenèrent. Au début, le plafonnier m’apportait cette clarté
miséricordieuse ; jusqu’à ce qu’un type l’éteigne, sans m’adresser un seul
regard. Dès l’instant où le noir s’était emparé de la pièce, j’avais perdu la
notion du temps. Je m’étais sentie nauséeuse, la tête cotonneuse, et aussi
désemparée que si j’avais pris de la drogue. Je m’étais rapidement
recroquevillée sur le matelas de fortune, fixé au mur du fond et aux
barreaux de l’angle de la cage, telle une bête sauvage sachant son heure
proche. Rien ne me permettait d’éloigner l’écrasante solitude qui me
submergeait.
Au début, je n’avais eu de cesse de chercher une solution, une issue,
n’importe quoi qui me serve à m’évader. J’avais même voulu retourner le lit
de camp. Mais à la différence des films où les héros savent se servir d’une
simple vis, je n’aurais même pas su quoi en faire. Il m’avait donc semblé
inutile de désosser mon unique confort, ignorant pendant combien de temps
je resterais enfermée. Me lancer contre les barreaux de ma cage s’avéra
parfaitement inefficace, parvenant juste à me rappeler combien j’étais une
faible humaine.
Me retrouver plongée dans une obscurité imposée à laquelle je ne
pouvais pas remédier me laissait en proie à un dangereux désarroi. Une
véritable torture détournée : je ne m’étais jamais sentie aussi démunie de
ma vie, ainsi abandonnée dans cette noirceur sans personne à qui parler, où
seul l’écho de mes gémissements me répondait. Peu à peu, je parvins à
déceler d’infimes clartés, émises par de rares veilleuses : ici, un ordinateur
en veille ; là, une prise d’alimentation… rien qui ne permît d’être un tant
soit peu réconfortée.
Peu importait combien je me concentrais pour ne pas succomber à la
tristesse, celle-ci s’imposait sans relâche, compressant ma poitrine, me
laissant dans un état de loque navrante. L’isolement broyait mes poumons,
lui extrayant des sanglots misérables.
J’aurais aimé être plus forte, me dire qu’un papillon géant viendrait me
secourir en m’emportant sur son dos zébré. Un délire tant impossible à
croire qu’à s’en convaincre. Le calme plat immuable qui s’était installé
dans mon esprit m’apportait le sentiment de devenir folle. Souvent,
j’entendais des voix alors même que le silence imprégnait la pièce. Le froid
engourdissait mon corps, lové sous la fine couverture, tandis que mon esprit
s’agitait inlassablement, imaginant des scénarios de sauvetage
abracadabrants.
Le temps n’avait plus d’emprise. Même en fermant les yeux avec l’espoir
d’oublier ce sombre tableau, le sommeil refusait de m’offrir son réconfort.
Nulle échappatoire dans ma geôle d’acier. Piégée dans ma terrifiante réalité,
des rêves éveillés prenaient vie, défilant devant mes cristallins dans un
joyeux chaos grotesque, des ours décapités dansant avec des tigres en
armure sur des dragons de bois.
Je sursautai soudainement.
Quelque chose de désagréablement frais s’était posé sur ma joue. J’ouvris
mes yeux aveugles sur cet univers gelé, me collant contre le mur de ma
cellule dans un instinctif mouvement de défense, poussant un lamentable
gémissement.
— Chut, Bass. Ce n’est que moi, Rhys, murmura mon ravisseur.
Mes dents se mirent à claquer et mes lèvres à trembler. J’aperçus sa
masse sombre. On aurait dit la faucheuse venant me rendre visite. Je
m’emparai de son bras avec frénésie, me raccrochant désespérément à cette
fausseté tangible qui m’embrumait l’esprit, à cette présence plus concrète
que les ténèbres de la pièce, à cette peau qui, paradoxalement, émettait une
chaleur réconfortante. Je chutai dans la nuit, perdant pied, mes sens
brouillés incapables de me maintenir dans une position stable plus de
quelques secondes.
Ma joue heurta un tissu, d’où émanait un effluve félin relaxant, une odeur
de fourrure humide qui se mêlait aux arômes âcres du tabac.
— Je… je ne me sens pas très bien.
Sa main caressa mes cheveux. D’ordinaire, son contact m’aurait
horripilée. Pour l’heure, c’était la chose la plus apaisante qui s’offrait à moi.
Il n’existait plus ni ami ni ennemi. Mon existence se résumait en ma
capacité à regagner le contrôle sur mon état physiologique, mais surtout à
retrouver le soutien de mon Anam Cara.
— Je sais. Ça va passer.
Mensonge.
Rhys demeura à mes côtés longtemps, m’apportant de l’eau et
m’épongeant le front en y déposant un gant frais. La fièvre s’était approprié
mon organisme, me malmenant en continu tels des flots se déchaînant sur
un navire solitaire. Parfois, le calme s’arrimait à ma pauvre carcasse
frissonnante, avant qu’un torrent ne m’emporte à nouveau dans un monde
de tourments. Un monde où plus rien n’avait d’importance, de sens ou de
buts, autres que trouver ma bête, enfuie quelque part au fond de moi.
J’alternais entre hallucinations et crises de tétanie sans que ma torpeur
daigne s’alléger. Les moments les plus durs restaient ceux où Rhys devait
me quitter. Qu’il s’agisse de minutes ou d’heures, c’était du pareil au même.
J’étais le bateau perdu dans la tempête et il était mon amarre.
Il m’apportait de la nourriture et s’acharnait à me faire manger, inquiet
face aux quelques gorgées qui s’introduisaient dans mon gosier. Déglutir
était douloureux, rester droite était un enfer ; me tenir sur mes pieds était
utopique. Je prenais peu à peu conscience que le produit administré par
Rhys me tuait à petit feu.
Pendant de courtes périodes, les accalmies de fièvre se faisaient parfois
ressentir. À ces moments, les morceaux épars de mon esprit se
rassemblaient pour concentrer ma lucidité.
Lorsque j’entendis la porte s’entrouvrir pour laisser entrer la silhouette
fine de Rhys, je repoussai avec difficulté la couverture qui collait à ma peau
moite et l’appelai. Il termina d’allumer les bougies de la pièce avant de
venir me rejoindre. Il avait bien essayé, plus tôt, de rallumer des lumières
artificielles : la douleur avait alors explosé derrière mes pupilles, me murant
dans une agonie foudroyante qui s’était emparée de mes dernières – déjà
maigres – forces.
— Oui ?
Rhys n’était pas un grand bavard, mais je voulais profiter de cet instant
de répit pour partager ma crainte à voix haute.
— Pourquoi tu m’as fait ça ? Est-ce que ça me tue ?
Il ouvrit la cellule sans prendre la peine de la refermer et s’installa à mes
côtés sur le matelas. J’observais ses traits taillés dans un glacier, mais ce
que j’aimais plus que tout, c’était sentir son fumet de pelage, partiellement
masqué par celui de cigarette froide qui ne le quittait pas. Même privée de
mon super-odorat, il envahissait tous mes sens et me rappelait tristement
que mon Anam Cara en aurait apprécié la fragrance. Il m’évoquait surtout
le parfum que dégageait ma propre part animale, que je ne portais plus.
Seul le silence, ce grand dieu rigide, répondit.
— Rhys, l’implorai-je en me traînant vers lui.
Je ne l’aimais pas. Je le haïssais même pour ce qu’il m’avait fait. Mais
ma condition ne me permettait pas de le rejeter. J’éprouvais le sentiment
qu’il était la seule personne au monde à s’inquiéter pour moi, la seule à
faire partie de cet univers destitué de mon Anam Cara et de mon entourage.
Il prenait soin de moi, peu importe combien j’étais au plus mal. Même
lorsque les mirages me faisaient hurler et me débattre comme un beau
diable, même lorsque les vertiges me forçaient à vomir, il était toujours
présent. Toujours là avec un mot de réconfort, un contact physique qui
m’aidait à m’ancrer dans cette réalité à laquelle nous appartenions.
— Ça n’aurait pas dû durer, finit-il par dire. Ta fièvre aurait déjà dû
s’interrompre. L’absence de contact avec ta bête créait une discordance dans
ton être, de la même façon qu’une personne atteinte d’Alzheimer ne reste
pas toujours lucide. Normalement, une fois habitué, ton corps est supposé
s’en remettre. En tout cas, c’est mon cas. Cela dit, nous ne sommes pas
identiques : je ne suis pas un thérianthrope pure souche. Il est possible que
ton organisme ne puisse pas vivre sans ta part bestiale.
Ses doigts glissèrent à nouveau dans la masse enchevêtrée de mes
cheveux. Mon T-shirt était trempé et je grelottais dans ma propre
transpiration. Je lui avais déjà demandé depuis combien de jours j’étais ici,
sans obtenir de réponse. La petite douche attenante dans un angle de la
pièce avait permis à Rhys de faire tomber ma température à maintes
reprises, sans rapporter les résultats escomptés. C’étaient ses propres T-
shirts que je portais, qu’il avait eu la décence de m’apporter.
Il prenait soin de moi.
Même s’il avait essayé de me tuer, je ne voyais en lui qu’un bon
samaritain prêt à me venir en aide. Si c’était un sociopathe, c’en était un
avec double personnalité, dont la meilleure me soulageait. Il n’y avait rien
de fou chez lui, de méchant ou de malsain. Sa gentillesse était à ne rien y
comprendre. Comment pouvait-il se comporter de cette façon avec moi
alors même qu’il était responsable de mon malheur ? Il me nourrissait à la
petite cuillère, me tenait chaud avec son corps quand je frissonnais, me
rassurait lorsque mon esprit s’évadait un peu trop loin…
J’étais si consciente de sa présence à mes côtés qu’il était devenu mon
seul espoir, mon meilleur ennemi au masque amical : le seul socle capable
de me soutenir, de me raccrocher au monde.
— C’est… quoi ? Ce truc que tu m’as injecté, poursuivis-je.
Je voulais absolument profiter de ma capacité de raisonnement tant que je
le pouvais, avant de sombrer de nouveau dans une démence incontrôlable.
Peut-être qu’en faisant fonctionner mon cerveau, je me rappellerais plus
facilement la raison pour laquelle je devais tenir le coup le plus possible.
— Du Neuro-AC9. Un produit confectionné par l’entreprise d’Alfonso.
C’est lui qui m’a permis de pénétrer dans ton magasin sans que tu puisses
détecter que j’étais un garou. Ça annihile toutes nos capacités, et ça en
masque l’odeur. Ce n’est en aucun cas un remède contre la thérianthropie,
puisqu’il ne fonctionne pas plus de quelques heures. Une journée, tout au
plus, s’il est fortement dosé.
Il m’était totalement inconcevable de croire que ça faisait moins de vingt-
quatre heures que j’étais ici. C’était impossible. Donc…
— Et dans mon cas ?
— Je ne sais pas. Ils m’ont demandé de garder un œil sur toi et de leur
rapporter les changements. Je pense qu’ils m’ont donné un autre produit
que celui que je prends moi-même. Un qui dure davantage dans le temps.
Son pouce traçait des cercles sur ma joue. Ça me détendait, alors que
j’aurais aimé me hérisser à ce contact. Je ne supportais plus cette
déficience, ces sens humains inutiles et pittoresques, cette douloureuse
solitude et cette angoisse perpétuelle à l’idée de rester ainsi à jamais, dans
cet état lamentable, désespérément seule dans mon esprit.
Depuis petite, il existait une parcelle de ma conscience que je partageais
entièrement avec mon Anam Cara. Un lieu qui n’était ni tout à fait à moi, ni
tout à fait à elle. Un genre de no man’s land où rien ne subsistait d’autre que
nous deux. Où régnaient la paix, le calme et l’amour : un cocon douillet,
familier et chaleureux. Je pouvais techniquement l’atteindre n’importe
quand, éveillée comme endormie. Un souhait suffisait à m’y propulser. Les
émotions néfastes n’y avaient pas d’emprise ; la réalité et les déboires de la
vie ne s’y immisçaient pas, seules mon jaguar et moi pouvions nous y
rendre, dans le confort de notre osmose parfaite, où aucune de nous ne
contrôlait rien, où nous étions à armes égales.
Ce coin conceptuel de mon esprit s’avérait aussi tangible qu’immatériel.
Il n’avait jamais cessé d’exister. Jusqu’à aujourd’hui. Et ça me rongeait.
J’avais cruellement conscience que tant que je ne pouvais accéder à ce lieu
béni, je ne pourrais pas retrouver mon Anam Cara.
Mes dents se remirent à claquer et la fièvre m’entraîna à nouveau dans
une danse endiablée, mon esprit fébrile tentant de se suspendre à ce présent
sans logique. Cette nuit-là, Rhys s’assit sur le lit de camp et posa ma tête
dans son giron, sans arrêter de me toucher, me parlant d’une voix basse et
grondante. J’échappai ainsi à l’hyperthermie qui ravageait mon corps et
l’épuisement eut raison de moi, m’accordant un court répit réparateur.
« Le bébé pleure encore. Il pleure tout le temps, tous les jours, toutes les
nuits. Mamá en a marre et elle s’énerve vite sur moi quand je fais mal
quelque chose. Hier, j’ai mis de l’eau partout autour de la baignoire. Elle
n’était pas contente et m’a punie. Elle a encore plus crié quand j’ai joué
avec la mousse des coussins du canapé. Alors je n’ai pas eu le droit de
sortir jouer dans le jardin. Mais comme mon amie avait quand même envie
de jouer, elle a mordillé le bois du lit. Quand Mamá l’a vu ce matin, elle a
pleuré encore plus fort. Elle s’est roulée en boule par terre et elle a
continué de faire des bruits qui font peur, qui font mal, et j’ai crié avec elle.
Ma copine n’était pas bien de nous voir comme ça, alors elle nous a fait un
gros câlin : elle a mis sa grosse tête toute douce sous le bras de Mamá et
elle a ronronné très fort, pour nous deux. Mamá a fini par se calmer et elle
est partie chercher Ariel qui pleurait toujours dans sa chambre. Elle a pris
le bébé, m’a appelée et nous a installées sur le canapé.
— Papá me manque.
— Je sais, ma chérie. On en a déjà parlé. Arrête de l’attendre.
— Ariel aussi.
— Quoi Ariel ?
— Elle aussi elle est triste.
— Comment tu sais ça ?
— Je le sens.
Mamá ne dit rien. Elle nous serre contre elle. Fort, comme quand on joue
à “câlin d’ours”.
— Essaie de ne rien détruire, s’il te plaît. C’est assez difficile comme ça.
— C’est pas moi, je réponds en boudant. C’est mon Ombre.
Mamá soupire.
— Peu importe qui le fait. Je veux que ça cesse. Je ne peux pas
m’occuper de vous trois en même temps. Fais un effort.
— D’accord, Mamá. On peut manger des crêpes ?
Même si elle a le regard triste, Mamá sourit et me fait un bisou sur le
front. Elle met ma sœur contre moi, ce machin tout rouge et pleurnichard
qui gesticule dans tous les sens, avant de se lever.
— Ne bouge pas et garde-la sagement avec toi. Elle ne doit pas tomber
du canapé. Vous n’avez qu’à regarder la télévision. Et ne laisse pas ton
ombre prendre ta place, tu m’entends ?
— Oui, Mamá, mais… mais elle mange son pied !
— Ne la laisse pas faire !
Et elle file faire des crêpes. Des fois, je me tourne pour la regarder. Elle
a l’air d’être la maman la plus triste du monde. Elle renifle et se mouche
tout le temps. Elle est malheureuse parce que mon papa reviendra plus. Elle
a dit qu’il était parti. Qu’il avait rejoint les étoiles et que je ne devais plus
l’attendre. Que maintenant, ma famille, c’était juste elle et Ariel.
Mais elle dit n’importe quoi. Mon papa, il revient toujours, même quand
il part longtemps. Alors je la laisse croire qu’elle a raison, même si elle se
trompe. Parce que mon papa, c’est un super héros qui met les méchants en
prison. Comme Superman. Et quand je serai grande, je ferai comme lui. »
— Hé.
Mes yeux papillonnèrent et j’agitai ma langue dans ma bouche pâteuse,
de la salive à la commissure des lèvres.
— Tu me baves sur le torse, marmonna la voix grondante de mon
ravisseur.
Oh, encore lui.
Je grognai. Un grognement tout ce qu’il y avait de plus normal, sortant
d’une cage thoracique humaine. Ma part animale n’était toujours pas
revenue. J’essayai de m’agiter, mais le corps chaud et lisse sous ma joue
était confortable. Bouger était dur, rester étendue était bien plus simple. Je
ne me sentais pas mieux, mais pas pire non plus. Mes songes demeuraient
plus agréables que la réalité.
Comprenant que je n’avais pas bougé de ma prison, je refermai les yeux
et remontai mon visage plus haut, histoire de ne plus baver sur les
pectoraux de ce stupide Rhys. Une part de moi aimerait le jeter, mais l’autre
part, majoritaire, était honteusement satisfaite de la chaleur qui se dégageait
de lui. Ma propre température corporelle avait à nouveau chuté, et la fièvre
qui semblait jusque-là animer ma folie venait de déserter mes sens.
Mon nez se fourra dans le cou du garou, et j’inspirai l’odeur alléchante,
musquée, qui me rappelait celle de Minuit. Le garou se figea, pour ne pas
dire se crispa, sous mon souffle. Je retins un petit gloussement.
— Tu as peur que je te mange ? soufflai-je d’un ton taquin, à demi
assoupie.
— Non. J’ai peur de vouloir te manger.
Mes lèvres esquissèrent un sourire amusé. Pas sûre d’avoir bon goût.
— Attends encore un peu alors, chuchotai-je, sentant la torpeur alourdir
mes membres. Juste encore quelques minutes comme ça… juste…
Son corps fut agité d’un soubresaut. Le ronronnement qui emplit bientôt
son puissant poitrail ondula sous mes doigts et se répercuta dans ma chair,
m’enrobant de son écho si addictif. Je voulais bien vendre mes yeux pour
pouvoir ressentir cette modulation atypique toute ma vie. Sans elle, je me
sentais aussi vide qu’un parent venant de perdre sa progéniture.
Je me laissai donc bercer par cette vibration et retournai dans le pays des
songes, profitant de ce que la fièvre avait oublié de me torturer avant
qu’elle ne vienne me dévaster à nouveau.
« Je claque la porte d’entrée sous le nez de ma mère, qu’elle rouvre
presque d’un coup de pied.
— Bastet ! hurle-t-elle dans mon dos alors que j’escalade littéralement
les marches menant à ma chambre.
Une fois dans cette dernière, le battant de bois imite sa consœur en
tremblant sur ses gonds. À force de la malmener, elle ne tient presque plus,
et la fermer à clef est un véritable calvaire.
— Bass !
Je me jette sur le lit, attrape un coussin et hurle à l’intérieur pendant que
ma mère tambourine à la porte.
— Laisse-moi ! crié-je à mon tour à pleins poumons.
— Il faut qu’on discute ! réplique-t-elle dans sa langue maternelle.
— J’ai rien à te dire ! feulé-je en anglais, rien que pour l’emmerder.
Ma bête, habituellement tapie au fond de moi, se trouve maintenant à
fleur de peau.
Je balance le coussin contre le mur, puis saisis la lampe de chevet qui
prend le même chemin. Elle s’y fracasse.
— C’était quoi, ça ? Attention, je vais défoncer cette satanée porte !
— Ben, vas-y ! la provoquai-je avant de lancer tout ce qui me tombe sous
la main.
Je m’arrête sur le cadre de la photo de famille, lorsque je n’étais encore
qu’une minuscule gamine et qu’Ariel avait trois pauvres cheveux sur la tête.
Ma main tremble, et je fonds en larme. Je suis incapable de briser l’une des
seules choses qu’il me reste de mon père.
— Papá…
— Il va bien falloir en discuter…
— Papá, sangloté-je encore.
Mamá arrête enfin de frapper le battant. Je l’entends faire demi-tour.
Elle sait sûrement que je pleure et comme toujours, elle ignore comment le
gérer. Elle préfère se confronter à ma colère, plutôt qu’à mes larmes.
J’ai mal, tellement mal. Encore une journée à l’école qui s’est mal
passée. Encore une fichue prise de tête avec une fichue gamine pendant un
fichu cours de mierda. Ma mère m’avait prévenue que si je ne parvenais
pas à me contrôler, elle me sortirait à nouveau du circuit scolaire. Dans un
sens, c’est tout ce dont je rêve : d’un autre, si je finis ma scolarité à la
maison, je sais que ma vie ne se résumera plus qu’à ça : prisonnière de
quatre murs, surprotégée par ma mère.
J’ai mal, tellement mal. Et j’ai cette rage en moi, comme intarissable, qui
me fait péter des plombs. Je suis seule face à mon destin, seule face à cette
population humaine qui ne me comprend pas et ne me comprendra jamais.
Ma mère, ma sœur… aucune d’elles, malgré tout leur acharnement, ne
pourra jamais savoir vraiment ce que je vis, ce que je dois surmonter,
chaque jour.
Alors je pleure toutes les larmes de mon corps, parce que c’est tout ce
que je sais faire, outre faire du mal aux autres et détruire les choses autour
de moi. Je pleure ma haine, ma solitude, mon incontestable incapacité à me
dominer, à LA dominer.
Jusqu’à ce qu’elle s’éveille, jusqu’à ce que, encore une fois, elle vienne
me réconforter. Elle sait, elle. Elle ressent tout. Elle ne comprend peut-être
pas tout, mais elle sait compatir, elle sait réconforter, elle sait aider et
aimer. Et surtout, elle sait être là, tout le temps, à mes côtés, pour toujours
et à jamais.
Son ronronnement emplit l’air de la pièce et elle m’entraîne avec elle,
loin de mes péchés, loin de mes pensées, loin de mon esprit : elle me coupe
de ce monde si incohérent, si intransigeant envers moi. Finis la tristesse, la
peur, la fureur ou l’abandon. Il n’y a plus qu’elle, moi et la simplicité de la
vie. Rien que je ne puisse surmonter.
Je me laisse guider par cette onde de bienveillance qui se dégage d’elle
et je m’enferme à triple tour dans ce coin magique où les problèmes
n’existent pas, où je peux être qui je veux et surtout personne. Il n’existe
qu’elle, son odeur, son timbre, sa fourrure délicate, son esprit chaleureux et
accueillant.
Le reste n’a pas d’importance. Le monde peut bien continuer à tourner
sans moi. »
Je restai immobile, enjôlée par son effluve, son bourdonnement
affectueux et sa chaleur apaisante. Le grand félin s’étend sur mon esprit,
l’enrobe de tendresse et le lèche amicalement. Mon cœur fait un bond dans
ma poitrine. Elle est là !
Mais à tâtons, en ouvrant les yeux brusquement, je ne peux qu’admettre
mon erreur. L’animal n’est pas à l’intérieur de moi. Il est simplement ici,
sous mes yeux, sous mes doigts, sous mon corps. Le regard de banquise que
me rend le garou me fait serrer les dents. Il a de la peine pour moi.
Moi aussi, j’ai de la peine pour moi.
— Je peux le partager avec toi. Je veux bien tout partager avec toi.
Et je me mets à pleurer. Je pleure, encore, sans pouvoir m’arrêter, parce
que c’est tout ce que j’espère, tout ce dont je rêve. J’aimerais tant qu’il
puisse m’offrir sa part animale, qu’il se l’arrache pour me la donner.
Rien ne me ferait plus plaisir.
À défaut de pouvoir réaliser mon vœu, je m’agrippe à lui et noie mon
chagrin contre sa peau.
Chapitre 43 : La vengeance est un plat
qui se mange froid
J’émergeai de ma torpeur, alourdie ; une migraine carabinée me fendait le
casque. J’ouvris les yeux puis me résignai à les fermer aussitôt, la
souffrance me déchirant la rétine.
Quelqu’un avait allumé.
— Toujours en vie, hein ? Remarque, tu n’es pas belle à voir, hija de
puta, ricana l’Hispanique en tapant sur les barreaux de ma prison à l’aide
d’une barre métallique.
Je me redressai en position assise, tout en ramenant mes genoux contre
ma poitrine. Je n’avais pas revu Alfonso depuis mon arrivée entre ses murs.
Et il ne m’avait pas manqué. Je fis une nouvelle tentative pour regarder
entre mes cils et attendis que mes yeux s’accoutument à l’atroce luminosité
de ma prison. Je préférais souffrir et y voir que rester dans l’inconnu sans
mesurer le danger à venir.
Bien entendu, Rhys avait disparu.
Je gardai le silence. J’avais une grande gueule quand la situation était
propice, mais je n’étais pas totalement suicidaire. Kanvael ne m’avait
jamais donné l’impression qu’il pouvait réellement me faire du mal. Tandis
que cet enfoiré avait clairement une dent contre moi. Étant donné les
circonstances, il m’apparaissait plus sage de ne pas envenimer ma
condition. Je ne supporterais pas une nouvelle dose de son satané produit.
— Je suppose que le dicton dit vrai. La mauvaise graine n’est pas facile à
éradiquer.
Il était seul. S’il s’évertuait à entrer dans ma cellule, parviendrais-je à
m’échapper ? Ce petit somme m’avait ragaillardie plus que d’accoutume.
Rien de mirobolant, toutefois, et me taper un sprint se classait toujours dans
mes incapacités actuelles.
Je lui lançai un regard torve.
— Tu es plus maligne qu’il n’y paraît. Ta mère non plus ne perdait pas de
temps à jacasser.
Mon estomac se retourna et ma respiration se bloqua dans ma gorge. Ma
mère.
— Sais-tu où elle est ?
Je gardai ma bouche hermétiquement close. S’il connaissait vraiment ma
mère biologique, alors mieux valait lui faire croire que je possédais
certaines informations.
Ses yeux flamboyèrent et son regard fou pénétra ma chair jusqu’à l’os.
— Ta mère. Olivia. Je lui dois beaucoup, tu sais ? Ma vie, entre autres.
— Dans ce cas, vous avez une drôle de façon de la remercier, répliquai-je
d’une voix aride comme le Sahara.
Il me sourit de toutes ses dents blanchies. Sa barbe avait poussé et
couvrait maintenant tout son menton de façon homogène. Un bon petit
bourgeois avec sa chemise et sa veste de politicien.
Le milliardaire agrippa délicatement les barreaux, presque avec affection.
— J’aurais préféré mourir.
Moi aussi, j’aurai préféré le savoir mort.
Alfonso s’éloigna de moi pour parcourir le bordel sans nom recouvrant
l’une des tables de scientifique du fond de la pièce. J’en profitai
discrètement pour fermer les yeux, afin d’amoindrir la douleur qui irradiait
dans mes rétines et picorait mon cerveau tel un oiseau carnassier.
— Sais-tu d’où tu viens ? demanda-t-il.
Mon cœur se serra. Bien sûr que je savais. Mamá avait définitivement
quitté l’Espagne à la mort de mon père. J’avais été adoptée là-bas. Je
l’entendis faire du bruit. Je rouvris les yeux pour le surveiller. Il farfouillait
toujours et semblait emboîter des morceaux de plastique.
— Moi aussi, je viens de là-bas. De Madrid, en réalité. J’ai rencontré
Olivia sur la côte est. Je faisais de la voile sur la mer des Baléares. J’avais
promis à ma fille de faire du camping sauvage sur la plage. Un coin où il
n’y aurait personne. Nous avions trouvé une crique adorable. C’était calme.
Tranquille. Parfait.
Je gardai le silence, essayant de masquer les tremblements irrépressibles
qui parcouraient mon corps. Je savais que bientôt, le mal me reprendrait de
plus belle. J’étais beaucoup trop faible, et je ne mangeais toujours rien. Si je
poursuivais sur cette voie et qu’on ne me mettait pas une intraveineuse, je
risquais sérieusement de mettre ma vie en danger. Le comble pour moi qui
n’avais jamais été malade. La maladie n’était pas quelque chose de
commun chez un garou. Nous guérissions bien trop vite pour cela.
Alfonso se retourna. Il tenait un genre de cylindre sombre dans sa main,
dont il se servit pour tapoter sa seconde paume comme s’il s’agissait d’une
massue.
— C’était l’été, il faisait chaud, la nuit était merveilleuse, sans nuages,
avec une lune splendide. Maria a voulu faire un feu et Eleanora voulait faire
griller des guimauves. Il était tard et ma fille s’endormait dans les bras de sa
mère. Elle ne voulait pas qu’on aille la coucher. Alors je suis retourné au
bateau pour récupérer une couverture.
Son regard couvait une noirceur sans nom, se disputant la place à la
mélancolie qui cherchait en vain à s’extraire de toute la haine l’habitant. Il
n’y avait rien de plus dangereux qu’un homme qui a perdu sa famille. Que
m’avait dit le Primum à son sujet, déjà ? Elles étaient mortes noyées. Alors
pourquoi me racontait-il tout ça ? Voulait-il me faire peur ? En quoi ma
mère biologique se trouvait-elle concernée ? En admettant qu’il ait raison,
bien entendu, et qu’Olivia soit effectivement ma génitrice.
Alfonso passa une main dans ses cheveux poivre et sel tout en levant le
regard vers le plafond. On eut dit que ma seule présence le débectait.
— J’ai entendu les hurlements. Mais quand j’ai voulu retourner sur la
terre ferme, elles n’étaient déjà plus là. Les cris se poursuivaient dans la
forêt. J’avais bien une arme avec moi, mais dans la nuit, j’étais incapable de
me repérer. Il n’y avait aucun sentier défini ; je ne savais pas où je courais.
Ma petite fille hurlait et m’appelait à l’aide, sans jamais s’arrêter.
J’entendais des grognements de bête sauvage. J’imaginais le pire. Un ours
ou un loup peut-être ? Je ne savais pas, à l’époque, qu’il n’y en avait pas.
Des larmes miroitèrent et s’accrochèrent à ses cils. Il refusait de se faire
envahir par la tristesse, favorisant la rage. Ma gorge se noua, la scène se
dessinant sous mes yeux. Et je voyais déjà où il voulait en venir. Bien que je
ne m’attendis pas à cela.
— Je les ai retrouvées au bord d’une rivière. Ma femme était défigurée,
gisant sur un rocher tandis que mon adorable fille pleurait à son côté. Un
monstre immonde en combattait un autre, à cinq mètres de là. Deux bêtes
s’arrachant des morceaux de peau, des animaux sortis tout droit de nos pires
cauchemars d’enfant. Ils étaient titanesques, couverts de fourrure, avec des
crocs plus grands que moi. Ils ne se sont pas battus longtemps. L’un a fini
par traverser la gorge de l’autre de son énorme patte.
Il eut un rire sombre et dégoûté.
— Les griffes dépassaient. Le plus gros monstre s’est écroulé. Sous mes
yeux ébahis, le second a pris une forme humaine. Une femme, nue,
couverte de sang, aux yeux démoniaques.
Mon cœur cessa de battre. Il tourna son regard dévasté par ses fantômes
et j’y lus la folie qui l’habitait.
— Ma femme était déjà morte. Mais pas ma petite fille. Ma douce
Eleanora. Elle n’avait que cinq ans…
Je me mis à trembler de plus belle. Je ne voulais plus rien entendre. Je ne
voulais pas savoir la fin de cette histoire épouvantable. Je n’avais pas
besoin de ça.
— Cette créature était Olivia. Elle voulait nous aider. Comme elle nous
avait déjà sauvé la vie, je n’ai pas su faire autrement que la croire. Nous
l’avons suivie, et elle et ses amis nous ont emmenés. Je pensais qu’ils
conduiraient ma fille à l’hôpital, mais non. Ils ont enfermé ma fille. J’ai
voulu l’en faire sortir ; ils n’ont rien voulu savoir.
Sa voix n’était plus qu’un murmure. Et j’étais suspendue à ses lèvres
malgré moi, nageant dans l’horreur de son passé.
— Ils m’ont dit qu’elle risquait de devenir comme le monstre qui nous
avait attaqués. Que ses chances de survies étaient infimes. J’ai dû attendre
devant sa cage, observant mon adorable fille hurler et se tordre de douleur
sous mes yeux, sans pouvoir rien y faire. Elle me suppliait de la soulager.
Ils ne nous laissaient jamais sans surveillance, m’interdisant de la toucher.
Un couple restait toujours avec nous. Ils parlaient à ma fille, et la femme la
tenait dans ses bras, alors même que je ne pouvais pas l’approcher ! J’ai
prié pour elle, j’ai pleuré pour elle. Jour après jour, ma fille disparaissait
pour devenir une monstruosité poilue. Elle était méconnaissable.
Son regard hanté ne me voyait plus. L’emprise de sa souffrance me
broyait le cœur. Je ne pouvais même pas imaginer ce qu’il avait pu ressentir.
La vie était cruelle. Ce type était un connard, pourtant il ne méritait pas
cela. Personne ne le méritait.
— Elle a arrêté de pleurer, de m’appeler papa. Elle s’est mise à griffer le
sol, à grogner et à me montrer les dents. La femme avec elle a fini par sortir,
et ils l’ont abandonnée. Ils ne pouvaient plus rien pour elle, qu’ils ont dit. Et
ces enfoirés ont tué ma fille. Ma douce, petite, adorable Eleanora. Devine
qui s’en est chargé ? Olivia, ta mère. Sous mes yeux : elle lui a brisé la
nuque. Elle a brisé la nuque d’une fillette de cinq ans.
L’épouvante traversa mon âme alors que la conclusion de son histoire
m’apparaissait évidente. Le dénouement ne s’en trouvait pas pour autant
amoindri. Certains auraient pu crier au scandale à l’écoute de cette finalité.
La fatalité qui en émergeait à mes yeux se trouvait dans la mort rapide, sans
douleur supplémentaire, qu’Olivia avait eu le courage d’administrer.
— Ils m’ont gardé très longtemps avec eux. Ils avaient peur que je
raconte tout. Ils ne pouvaient pas me tuer. J’ai dû gagner leur confiance
pour partir. Je n’ai jamais oublié. Je me moque bien de votre petit secret. Je
ne voulais qu’une chose : la vie du monstre responsable de la mort de ma
fille. Malheureusement, ta mère a disparu sans laisser de traces peu de
temps après ça. Cela fait des années que je cherche cette meurtrière, sans
succès.
Je n’avais toujours pas ouvert la bouche. Il espérait certainement
m’atteindre, mais je ne craignais pas ses mots. Je n’avais qu’une mère, et
celle dont il parlait était morte depuis bien longtemps à mes yeux.
Pourtant, je ne pouvais empêcher la vérité de s’insinuer dans mes veines.
Ma mère biologique était une garou, appartenant à une meute espagnole.
Pas une droguée morte en couche.
— Pourquoi crois-tu que tu es là ? Tu n’es qu’une pièce du puzzle. Tu
n’as pas tué ma fille. Mais autant que tu serves de plus grands projets. Le
Neuro-AC11, qui circule dans ton organisme, est un nouveau produit. Tu
vas me servir de cobaye. J’espère que tu savoures l’honneur que je te fais.
Ah, çà ! Je m’en délectais, oui. Tout comme je me repaîtrais de sa chair
dès lors que mon jaguar aurait fait son grand retour, juste avant de me tirer
d’ici.
— Voro ! Tu peux entrer, j’en ai fini avec elle, fit le milliardaire.
Mon cœur sauta un battement lorsque je pivotai vers la porte pour voir
entrer le psychopathe blond. Celui-ci approcha avec un sourire si flippant
que la panique gronda dans mon organisme.
— Je te laisse quelque temps. Nihils ne devrait pas revenir avant une
petite heure. Mais interdiction de l’abîmer, c’est bien clair ? dit mollement
Alfonso.
— Clair comme de l’eau de roche, monsieur. Je ne compte lui faire que
du bien, ne vous inquiétez pas, susurra le dingue.
Son regard aux pupilles rétrécies par l’excitation ne me quittait pas. Sa
langue s’agita nerveusement entre ses lèvres. L’Hispanique, quant à lui,
grimaça de dégoût. Il allait s’éloigner lorsqu’il sembla se rappeler une
chose. Il revint vers moi, brandit son bras à travers deux barreaux et pointa
son étrange engin noir sur moi. Un « bip-bip » résonna une seconde dans la
pièce ; il y eut un flash lumineux, suivi d’un déferlement d’électricité qui
traversa mes membres pour les paralyser, me faisant tressauter sur le lit de
camp.
— Juste pour le plaisir, savoura le multimilliardaire, avant de quitter la
pièce.
J’entendis à peine la porte claquer, les grilles grincer. Mon corps entier
était parcouru de soubresauts tandis que mes bras et mes jambes, raidis,
restaient agités de spasmes douloureux. Ma vision trouble eut du mal à se
focaliser sur le psychopathe qui s’agenouilla à mon côté.
Ses doigts sales passèrent dans mes cheveux tandis qu’il me dévorait des
yeux, parcourant mon ventre du regard. Il ricanait, l’air satisfait de mon état
de loque.
— Comme on se retrouve. Je voulais passer plus tôt, mais ton chien de
garde ne me laissait pas entrer.
Mon chien de garde. Il parlait certainement de Rhys.
— Tu m’as manqué, tu sais. J’ai beaucoup pensé à toi, seule dans cette
cage, privée de ta part animale… C’est comment, d’ailleurs ? À la
différence de Nihils, je n’aimerais pas être coupé de ma bestialité, tu vois.
Lorsque je t’ai attaquée dans cette ruelle, j’avais besoin de toutes mes
capacités pour te surprendre.
Je cessai de respirer.
— Quoi, tu ne le savais pas ? questionna-t-il en se mettant à rire. Tu ne
m’as pas reconnu ? Alors quoi, tu… Oh…
La lumière se fit et ses iris s’enflammèrent. Son rire sardonique résonna
désagréablement à mes oreilles comme s’il venait de rayer un tableau avec
une craie. Un frisson d’horreur s’étendit le long de mon dos.
— Tu croyais que c’était Nihils le coupable ? Quel comble ! C’est grâce
à lui que tu es encore en vie.
Sans jamais s’arrêter de ricaner, il fourra son nez dans mon cou. Je me
mis à trembler, ne réussis qu’à gémir, gigotant tel l’asticot au bout de la
ligne du pêcheur. Sa main glissa sur ma poitrine et d’un geste sec, il déchira
le T-shirt qui me collait à la peau.
Mon esprit carburait. Rhys était innocent. Pendant tout ce temps, je le
pensais responsable de mon malheur, car j’avais reconnu son odeur. Mais il
n’était pas le seul sur place.
Les larmes roulèrent sur mes joues. Rhys ne m’avait jamais détrompée,
préférant me faire croire qu’il ne méritait aucune confiance. Il m’avait
toutefois kidnappée. Pourquoi ?
Je m’agitai sur ma couchette lorsque la langue humide et rugueuse du
blondinet lécha ma peau. Dans une vaine tentative de crever ses yeux, je
réalisais que je ne possédais aucune force ; lever ne serait-ce que la main
était un effort déjà bien trop alambiqué. Mon état ravissait Voro. Il s’empara
tout de même de mes poignets et les emprisonna dans sa main.
— Heureusement que je ne t’ai pas tuée, finalement.
Ses iris totalement noirs étaient devenus immenses et engloutissaient le
blanc de ses yeux, lui conférant un regard démoniaque. Sa dentition
paraissait trop imposante pour sa pauvre bouche humaine. Il lécha ma joue,
et je mordis sauvagement son oreille lorsqu’elle passa à la portée de mes
dents, jusqu’à sentir un goût ferreux.
Le garou se retrouva sur moi, m’écrasant de tout son poids, et me laissant
sentir le désir qui l’étreignait. Ses doigts s’infiltrèrent dans ma bouche,
étouffant mon hurlement.
— Oh oui, recommence pour voir, murmura-t-il contre mon lobe avant de
s’en emparer et de le mordre jusqu’au sang.
Je me débattis. Le garou me souleva brusquement pour me coller contre
le mur. Des flashs terribles me revinrent en mémoire. Je me revoyais, gisant
sur une pelouse humide par une nuit nébuleuse. Une musique battait son
plein, non loin, et les arbres qui m’entouraient dressaient des ombres
terrifiantes autour de moi. J’empestais l’alcool. Un garçon, mon premier
petit ami de l’époque, était devenu entreprenant. Un peu trop. La terreur
m’avait fait perdre les pédales. Mon jaguar lui avait purement et
simplement brisé le cou.
— Je… vais te tuer.
Voro rit à cette remarque. Il écrasa ma pommette contre le mur en
empoignant mes cheveux tira ma tête vers lui et planta ses crocs dans mon
cou. La douleur m’électrisa, mais je restai silencieuse. Il était hors de
question de lui offrir cette satisfaction.
Voro tourna mon visage vers lui. Il m’embrassa sauvagement, tentant de
forcer le barrage de mes lèvres de sa langue. Il mordit ma lèvre inférieure.
Ma bouche s’ouvrit sous la douleur. Je le devinais capable du pire.
Les larmes dévalaient mes joues. J’avais conscience d’être insignifiante
et fragile dans les bras de mon bourreau.
— Ne t’inquiète pas, ma petite beauté, je vais prendre bien soin de toi,
chuchota-t-il en me griffant la peau.
Un énorme sanglot franchit mes lèvres sans que je puisse le masquer et
Voro tira brusquement sur l’élastique de mon short. Il se mit à me donner
des coups de reins qui m’écrasèrent un peu plus contre le mur. Je criai et me
débattis à nouveau, mais il m’immobilisa.
— Non, non, non… geignis-je.
— Chut, chut…
Mirko… Kanvael. Hadrian. Pitié.
Rhys.
L’espoir que quelqu’un vienne me sauver quitta mes épaules. Cette fois-
ci, je ne parviendrais pas à échapper à mon funeste sort. Celui-ci s’avérait
insistant sur mes malheurs. J’avais dû être une sacrée garce dans mes vies
antérieures.
La main de Voro glissa sur mon ventre et caressa la cicatrice dont il était
responsable. Un grondement avide ébranla sa cage thoracique et sans
ménagement, il écorcha l’ancienne plaie, enfonçant son doigt dans la peau
tendre et fragile. Je serrai les dents, mordis mes lèvres pour m’empêcher de
crier.
C’est alors qu’un terriblement mugissement éclata dans la pièce. Voro
vola à travers la cage, percuta les barreaux. Une silhouette hybride se jeta
sur lui sans ménagement. Mon sauveur rugissait et feulait, balayant son
adversaire de ses griffes acérées. Le visage de Voro se déforma pour former
un museau canin, des oreilles rondes émergèrent de son crâne. Ses yeux
ronds et noirs s’agrandirent davantage jusqu’à refléter le gouffre de la folie
qui couvait en lui.
Le félin blanc tacheté qui lui faisait face n’attendit pas que sa
transformation soit complète pour attaquer encore, et mordit sauvagement
sa jugulaire tout en lacérant son dos de ses pattes. Sa longue queue touffue
s’agitait follement dans les airs en une danse macabre.
Voro sortit une arme blanche et les deux garous s’affrontèrent ainsi
quelques secondes interminables, jusqu’à ce que le félin immobilise son
ennemi au sol, l’arme de ce dernier plaquée contre sa gorge poilue.
— Tu l’approches encore une fois et je t’arrache les couilles.
Je reconnus la voix caverneuse de Rhys avant que celui-ci ne lève son
regard vers moi pour vérifier que j’allais bien.
Je me mis à pleurer de plus belle. Tout compte fait, on était venu à ma
rescousse.
Chapitre 44 : On dompte la panthère
plutôt qu’on l’apprivoise
Tout en tirant la couverture sur ma poitrine mise à nue, je luttai
vaillamment contre les vertiges et les haut-le-cœur qui me malmenaient.
Mon corps tremblait irrépressiblement, dans un état de choc, tandis que la
fièvre m’assommait de nouveau de toute sa maléfique force. Je ne quittais
pas des yeux l’Anam Cara de Rhys, qui s’ébrouait dans le fond de ma cage.
Couvert entièrement d’une fourrure duveteuse et souillée de sang, le
monstre hybride se tourna lentement vers moi, avant de s’approcher à pas
mesurés de ses jambes à l’allure brisée, aux genoux arqués et aux talons
surdimensionnés qui ne touchaient pas le sol.
— Bass ? Tu vas bien ?
Mon menton tremblota ; je tendis une main vers la bête si semblable et
pourtant si différente de celle qui, autrefois, partageait mon existence sans
réticence.
— Rhys. Rhys… sanglotai-je alors que ce dernier me rejoignait d’un
bond pour me coller contre le pelage de son torse, aussi doux qu’il y
paraissait.
Nous restâmes ainsi serrés l’un contre l’autre de longues minutes, ma tête
dans ses poils, jusqu’à ce que mes tremblements s’apaisent et que je
parvienne à recouvrer un semblant de fierté. J’inspirai l’odeur tant chérie
avec le sentiment de faire à nouveau un avec mon Anam Cara. Comme si
elle ne m’avait jamais vraiment quittée.
Les contacts physiques avec mon jaguar n’avaient jamais été réels :
pourtant, l’intimité qui m’unissait à lui se passait de proximité tactile. Nos
esprits, si étroitement liés, se connectaient avec une osmose telle que rien
n’aurait pu altérer notre union. Je ne pourrai jamais être plus proche de
quiconque. À sa façon, cette amie de l’âme n’était autre qu’une part
inhérente de moi-même. Je m’en rendais compte, dorénavant : sans elle, je
ne pouvais exister. Je n’étais ni complète ni vivante. Si, par malheur, il
s’avérait que son départ était définitif, je n’y survivrais pas. Je le savais, je
le sentais au plus profond de mon être, aussi sûrement que s’il était inscrit
dans un manuscrit magique sur la vie – en partant du principe qu’une telle
chose existe – qu’aucun garou ne pouvait surmonter la perte de sa bête.
Notre Anam Cara était une véritable âme sœur. S’il existait un dieu,
celui-ci avait peut-être engendré notre race spécifiquement pour que
l’homme ne soit jamais seul, peu importe ce qu’il devait traverser dans la
vie. Associer un être animal avec un esprit humain était sûrement un moyen
de nous rappeler nos racines. De nous rendre entiers. La tête me tournait et
mes yeux papillonnaient. Cela dit, j’avais encore toute ma faculté de
réflexion. Bien que cette dernière semblât avoir fumé de la weed.
— Pourquoi… ne l’as-tu pas tué ? murmurai-je enfin, assise dans son
giron, le visage fourré dans son cou pelucheux, enfin assagie.
Il rit tout doucement, de ce grondement de tonnerre atypique. La chaleur
envahit mon cœur. C’était presque un ronronnement. J’aurais tellement
voulu que mon Anam Cara soit là pour moi…
L’Ombre de ma vie, l’Ombre de mon âme. Ma Petite Ombre à moi me
manquait tant !
— Parce que tu n’aurais pas pu te venger
Je souris, la bouche collée contre son pelage si soyeux. J’eus un hoquet
d’amusement mêlé d’un sanglot.
— J’ai tué une fois, je ne veux pas recommencer.
— Qui a parlé de tuer ? Tu pourras lui faire ce que tu veux.
Je hochai la tête et fermai les yeux, me laissant bercer par la béatitude de
l’instant et par la respiration alourdie de mon ami. Mon ami.
Oui, il l’était sans conteste. Il avait été là pour moi. M’avait soutenue.
— Il ne t’a pas blessé ? m’inquiétai-je brusquement. Est-il vraiment ton
frère ?
Il gronda.
— Non et non. Il ne peut rien contre moi, je suis bien plus puissant. Et
nous n’avons aucun lien de sang : il m’appelle comme ça pour m’énerver,
simplement parce que nous sommes tous deux des garous et qu’il sait
parfaitement que je hais cette condition. Aussi parce que nous avons été
frères d’armes sur le front.
J’essuyai mes larmes et fis un effort surhumain pour me redresser dans
l’espoir de voir son visage. Ses immenses yeux de félin étaient aussi
orageux que son humeur. Son nez s’était vu remplacé par une truffe aplatie,
rosée et humide. Son visage était pratiquement couverte d’un pelage
tacheté. Le reste de son corps était couvert de rosettes noires,
délicieusement harmonieuses.
Je touchai sa joue et il ferma les paupières comme si ce contact était
exquis, comme si c’était le premier en plusieurs années de vie. Je caressai
les oreilles rondes et adorables qui dépassaient désormais de son crâne et il
se mit à ronronner puissamment. J’aurais voulu en être capable aussi, ne
serait-ce que pour qu’il sente mon désir de le réconforter. C’est moi qui
avais besoin de soutien ; malgré tout, sa détresse était si grande que j’en
oubliais presque la mienne. C’était agréable, de penser à quelqu’un d’autre
que soi-même.
Vidée de mes forces, je laissai tomber mon front un peu plus fort que
prévu contre le sien.
— Pourquoi m’as-tu emmenée ici ? soufflai-je, posant la question qui me
taraudait depuis l’instant où on m’avait enfermée.
Sa main glissa dans mes cheveux, rassurante. J’en avais besoin, de la
même façon que les félins se réconfortent à coups de langue. Il massa mon
cuir chevelu et mon corps se détendit davantage, jusqu’à ce que je sois
incapable de me tenir droite. J’éprouvais un indispensable appétit de
contiguïté : sentir sa fourrure sous mes doigts, pouvoir toucher ses membres
moelleux… Je voulais humer cette odeur sauvage de félin jusqu’à faire
disparaître cette accablante solitude, ignorer le fait que je vivais sans doute
mes derniers moments.
J’étais trop épuisée pour pleurer. La couverture avait glissé, mais je n’en
avais cure. Nous étions des thérianthropes, après tout. Rhys devait en avoir
vu passer, des femmes dénudées. J’aurais dû me sentir incommodée après
tout ce que j’avais vécu, mais le besoin de consolation immense que je
ressentais annihilait tout malaise que j’aurai pu subir, d’autant plus que pour
l’heure, il s’apparentait plus à l’animal qu’à l’humain. J’avais confiance en
Rhys, plus qu’en quiconque, même s’il m’apparaissait impossible d’en
expliquer la raison. En outre, j’avais développé envers lui un genre de
transfert émotionnel. D’une certaine façon, il jouait le rôle d’Anam Cara.
— J’ai fait une erreur. Non, en fait, j’en ai fait toute ma fichue existence.
Il me serra dans ses bras sans jamais cesser de ronronner, et sa voix se
mêlait à cette mélodie doucereuse qui emplissait mes oreilles. Je ne voyais
même pas comme il parvenait à faire les deux en même temps.
— Un thêrion m’a transformé à l’adolescence. Je ne sais pas si tu le sais,
mais il est rare de survivre à une telle attaque.
Je me remémorai l’histoire d’Alfonso. En effet, survivre à un thêrion
n’était définitivement pas chose aisée.
— Mes chances étaient moindres, d’autant que j’étais seul et sans meute.
Avec un Primum, il est plus simple de combattre la férocité de notre part
animale, pour parvenir à la contrôler plutôt qu’à se faire emporter. À
l’époque de la Seconde Guerre mondiale, je vivais à la campagne. Nous
étions loin de tout. Ma famille a tenté de me soigner, pensant que j’étais pris
d’un genre de mal diabolique. Avant que je ne puisse apprendre à contrôler
cette abomination qui me rongeait de l’intérieur, j’ai perdu la bataille et…
Il s’interrompit, inspirant profondément. Son ronronnement ne m’était
plus destiné ; son Anam Cara cherchait à lui apporter toute son assistance,
et j’étais certaine qu’il n’en avait même pas conscience. Moi aussi, j’aurais
voulu pouvoir le réconforter. Car, une fois de plus, je comprenais où cette
histoire allait nous mener. De la même façon que tout semblait toujours
déraper avec les thérianthropes.
Je sentis son poing se crisper dans mon dos et je caressai délicatement sa
joue. Peut-être avait-il lui aussi simplement besoin de contacts physiques ?
— J’ai tué ma mère, Bass. J’ai tué mon petit frère, lâcha-t-il finalement
dans un râle douloureux.
Je déglutis. Que pouvais-je bien dire ? Il n’y avait rien à dire. La scène
devait inlassablement se ressasser dans son esprit, apparaissant sous forme
de cauchemars lorsqu’il devait chercher à échapper à la réalité. Combien de
fois avait-il visualisé une issue différente, s’interrogeant sur les nombreuses
finalités qui auraient pu être possibles ? À la recherche de ce qui aurait
sauvé sa famille ? Il n’avait juste pas eu de chance. Il n’avait probablement
rien pu faire contre cette force monstrueuse qui nous animait parfois, nous
autres garous. J’en avais fait les frais, alors que j’étais née ainsi. Je
n’imaginais pas la volonté qu’il fallait posséder lorsqu’on se retrouvait en
un claquement de doigts à devoir partager sa conscience avec un animal
sauvage.
Sous mes doigts, je sentis peu à peu l’hybride laisser la place à l’humain.
Les poils se rétractèrent sous l’épiderme et un corps athlétique, contracté de
nervosité, apparut bientôt contre moi. Je tirai la couverture pour le couvrir,
mais il ne parut pas se formaliser de sa nudité. Je levai mon visage pour
rencontrer son regard redevenu cette délicieuse couleur polaire. Mon index
glissa le long de son nez droit et fin avant de venir délicatement gratter sa
barbe brune.
— Quand la meute la plus proche m’a retrouvé, il était déjà bien trop tard
pour ma famille, et j’avais d’ores et déjà appris à me contrôler. Peut-être
n’aurais-je d’ailleurs jamais survécu si l’atrocité de mon geste ne m’avait
pas rendu mon humanité, soupira-t-il doucement en embrassant ma main
avec une grande délicatesse. Va savoir. Je ne le saurai jamais.
Je lui souris.
— Tu es magnifique en léopard des neiges. En humain aussi.
Il me rendit mon sourire en posant son front contre le mien à son tour,
avant de poursuivre tranquillement :
— Je n’ai jamais réussi à m’accepter, ou à accepter ma meute. Je nous
haïssais trop. J’étais jeune, colérique. J’étais possédé par la rage et la
cruauté. Rapidement, j’ai grimpé la hiérarchie. J’avais tendance à me laisser
emporter, et il n’était pas rare que je tue ceux que j’affrontais. C’était
comme si, en tuant d’autres garous, je tuais mon Anam Cara. Lorsque je l’ai
réalisé et qu’il ne me restait plus que mon propre Alpha de clan à affronter
avant le Primum, je suis parti. Depuis lors, je n’ai jamais réintégré de
meute.
— Nihils…
Un éclair de douleur passa dans son regard avant qu’il n’acquiesce.
— Oui, un mercenaire. Je ne pouvais pas vivre avec mes semblables,
mais travailler avec ne me dérangeait pas. Je ne vivais même plus, tu sais.
J’ai vécu animé par une telle… haine que je tuais avec soulagement, comme
si chaque mort symbolisait celle que je n’osais pas me donner : ma punition
était la vie. Ma bête était sans cesse assoiffée. Et moi avec.
J’étais paralysée par son histoire, horrifiée par ce qu’il avait dû traverser.
Je n’imaginais tellement pas cet homme capable de choses si atroces.
Comment faisait-il pour survivre ?
— Cela fait quelques années que je me suis assagi. La fatigue peut-être.
J’éprouvais un sentiment d’abandon de plus en plus fort. Je ne ressentais
plus aucune satisfaction à faire ce que je faisais. Je n’ai pas pour autant
cessé mon travail. Je n’aurais pas su quoi faire autrement… être confronté à
la mort, chaque jour, m’apportait un confort malsain. Je me suis engagé
dans l’armée ; on m’a transbahuté d’unité garou en unité garou, envoyé sur
le front de multiples guerres où un humain n’aurait pas pu survivre aussi
longtemps. J’avais le sentiment de remplir ma part du contrat. Et puis, alors
que je travaillais en équipe avec Voro en Irak, on nous a débauchés et je suis
revenu en Angleterre pour la première fois. Notre mission était de trouver
des cobayes garous, pour faire je ne sais quoi et, en toute honnêteté, je n’en
avais rien à faire. Les garous n’ont jamais eu d’importance à mes yeux :
nous ne devrions même pas exister. Notre rôle était simple : trouver des
garous capables de disjoncter en thêrion. Et puis, je t’ai trouvée. Alors, je
me suis mis à t’observer. Je t’ai vue travailler dans ta boutique, parler avec
le loup-garou… Voro était au courant que tu étais une cible, qu’on devait te
transformer en thêrion. J’ai refusé, mais ce fameux soir, Voro a pris les
devants. Ma première erreur a été de ne pas te prévenir. Ensuite, Alfonso a
fini par découvrir ton existence. Il te voulait.
Ma respiration se fit hachée. Alors, tout ce temps où je me sentais épiée,
ce n’était pas une impression ? Je croyais que les vigiles du Primum me
collaient aux fesses, alors même que c’était Rhys. Et le soir de mon
agression, Voro disait vrai : Rhys était bel et bien là, mais il avait empêché
ce taré de me tuer, certainement après que j’aie perdu connaissance.
— Je me suis fait prendre à mon propre piège, grogna-t-il avec un accent
de dégoût qui me brisa le cœur. Je n’aurais pas dû te kidnapper. J’ai cru que,
si je n’agissais pas, Voro s’en chargerait. Que s’il faisait le sale boulot, je ne
parviendrais pas à te protéger. Je pensais réussir à te sortir de ce bordel sans
demander l’aide à personne. J’ai fait… n’importe quoi en voulant bien faire.
Je n’ai pas été très malin. À force d’être un vrai con, j’ai oublié ce que c’est
de venir en aide aux autres.
Je le serrai ardemment dans mes bras, refusant qu’il souffre si j’en étais
la source. J’étais prête à tout lui pardonner, tant que je ne voyais plus ces
fantômes dans ses iris, ignorant le point le plus important de l’histoire.
Celui dévoilant le vrai responsable de cette situation.
— Tu as fait ce qui t’a semblé juste, chuchotai-je sans vraiment y croire,
puisqu’au fond, il avait fait les mauvais choix. Je ne t’en veux pas.
Je pouvais difficilement lui lancer la pierre. Je n’étais pas la fille la plus
maligne du monde et je m’imaginais plus forte que je ne l’étais, toujours
plus apte à gérer les choses mieux que quiconque.
— Peut-être. Au lieu de quoi, j’ai tout fait foirer, grogna-t-il. J’aurais dû
te mettre à l’abri, prévenir ta meute… ils auraient su te garder en sécurité,
eux. J’ai été nul. Un lâche qui a choisi le mauvais camp par profit.
— Rhys, regarde-moi, fis-je en prenant sa tête dans mes mains. Tu as fait
ce que tu as pu. Et de toute façon, je suis imprévisible, je n’aurais pas
compris le danger qui pesait sur moi, et Voro aurait fini par me kidnapper.
Et tu n’aurais pas été là pour prendre soin de moi puisque tu aurais été traité
comme un traître. Au final, le destin est un sale con.
Il gronda puissamment, et son regard devint glacial.
— J’aurais dû le tuer, tout simplement. Tous les tuer. Ça aurait réglé le
problème. Enfin si j’avais osé.
— Osé ?
Je me rendais d’ailleurs compte que je ne le jugeais pas. Triste
constatation de ma propre déchéance.
— J’ai signé un contrat magique qui stipule que je ne peux nuire d’une
quelconque façon à mon employeur. Si je le romps, je risque… Eh bien, en
réalité, je l’ignore, mais je me méfie de ces choses-là. Mourir serait un
moindre mal.
— Un contrat magique ? Ça veut dire que tu es pieds et poing liés ?
La commissure de ses lèvres se releva pour former un sourire
malveillant.
— Plus maintenant.
Je lui souris sans saisir l’ampleur de sa déclaration, revigorée par
l’énergie qui le sillonnait.
Puis, sans crier gare, je l’embrassai sur la joue d’un geste emplie de
tendresse. Je l’embrassai par choix, par envie, par plaisir. Je voulais faire
disparaître cette honte qu’il éprouvait, lui faire comprendre que tout lui était
pardonné et qu’il ne devait plus rien se reprocher. Il était resté réglo avec
moi, ne m’avait jamais fait de mal. Depuis le premier instant où je l’avais
vu, nulle méchanceté n’émanait de sa personne. Bien entendu, il m’avait
fait peur ; me fichant une trouille de tous les diables. Mais sans jamais me
blesser intentionnellement. À sa façon, il avait pris soin de moi. Je n’étais
peut-être pas totalement consciente à chaque fois, mais lorsque la fièvre
dévorait mon organisme et mon esprit, j’avais apprécié sa présence tangible
à mes côtés. Mieux que ça : il avait été mon oxygène lorsque je me noyais
dans ces flots assassins, briseurs d’espoir. En aucun cas il n’avait désiré me
voir souffrir.
Je pensais le détester, le maudire jusqu’au fin fond de mes tripes. Mais je
réalisais qu’il ne me fallait qu’une seule bonne excuse pour envoyer balader
tout mon ressentiment à son égard et pour l’accepter pleinement. Des
raisons qu’il m’avait fournies en masse.
Surpris, Rhys se tourna vers moi, les yeux écarquillés comme un gamin
qui vient de recevoir son premier vrai baiser, aussi candide fût-il. Puis il me
sourit d’une façon attendrissante, comme angoissé de la marche à suivre, et
il me rendit ma bise, sur la pommette, de façon plus lente, plus prononcée,
avec un besoin sous-jacent très net. Il écarta ensuite ses lèvres de ma peau
tandis que je réapprenais à respirer. Nous échangeâmes un regard si
langoureux qu’on aurait dit que nous venions de nous rouler notre premier
patin. L’émotion que nous partageâmes se rapprochait de celle qu’auraient
pu ressentir deux vieux amis qui se retrouvaient pour la première fois
depuis des années, ou des amoureux qui se disaient adieux juste avant de se
séparer pour plusieurs mois. Son ronronnement apaisant me fendit le cœur.
J’aurais voulu que ma bête soit là, sentir nos animaux se mêler comme ce
fameux soir avec Hadrian. J’aurais aimé me sentir plus proche de lui,
pouvoir caresser son esprit plutôt qu’échanger un baiser chaste et enfantin.
Mais à sa façon, ce contact de bouche à joue paraissait plus intense que si
nous avions enroulé nos langues. Seulement, sans mon Anam Cara, la
connexion n’était pas aussi pure.
Je rompis le contact visuel, les mâchoires contractées.
— Pardon.
Je hoquetai en riant.
— Ce n’est pas ta faute. C’est… Je me sens si vide sans ma Petite Ombre
avec moi, avouai-je en essuyant rageusement mes paupières. Je me sens
amputée.
Il me serra fort contre lui.
— On va trouver une solution. Déjà, je te trouve en meilleure forme.
Peut-être que les effets du produit touchent à leur fin ? De toute façon, j’ai
changé d’avis. Nous allons quitter cet endroit, maintenant. Et tant pis si la
cavalerie n’est pas arrivée, fit-il dans un grognement rageur.
Je levais la tête, surprise.
— La cavalerie ?
— Tu crois que ta meute ne sait pas où tu es ? Ça fait un moment déjà
que je l’ai prévenue. Dès que j’ai compris mon erreur, et que les choses ont
échappé à mon contrôle, j’ai fait en sorte de me rattraper.
Mon cœur chuta dans mes intestins comme une pierre. Le Primum était
au courant ? Il savait où je me trouvais et n’était toujours pas là ?
Rhys grimaça en comprenant le combat qui faisait rage en moi. Il
m’embrassa le front tout en tentant de me rassurer :
— Je suis certain qu’ils ne vont plus tarder. Nous sommes dans une
véritable forteresse high-tech ici, tu sais ? S’ils sont aussi malins que je le
pense, ils n’attaqueront pas sans être parfaitement préparés. Il y a beaucoup
d’employés humains. Tu imagines bien qu’ils ne peuvent pas foncer dans le
tas. Sans l’aval de la meute de Londres, ils ne peuvent rien faire. Ton
sauvetage se transforme en un casse-tête diplomatique. Et leur but est de te
sortir d’ici vivante. Difficile si Voro te tue avant qu’ils n’arrivent à toi, tu ne
crois pas ?
Ses paroles me rassurèrent : c’était exactement ce que j’avais besoin
d’entendre. La logique, bien sûr, toujours faire appel à la logique. Le
Primum ne se laissait jamais mener par ses sentiments. De la même façon
qu’il n’avait pas voulu s’attaquer à Alfonso Legasó sans préparation ni
sécurité, c’était cohérent qu’il ne vienne pas à mon secours sans un
minimum de chances de réussite. En outre, il possédait la responsabilité de
tant de vies ; il n’avait pas droit à l’erreur.
Si mon cœur ne l’acceptait pas, ma tête pouvait bien faire une entorse à
mon jugement divergeant.
— Allez, fit Rhys avec plus d’entrain. Va prendre une douche, après, on
s’arrache avant que Voro ne débarque avec l’artillerie lourde pour me faire
la peau.
Il n’y avait pas mieux pour me motiver qu’une menace imminente d’épée
de Damoclès.
Chapitre 45 : Ce n’est pas un chat
à prendre sans gants
À peine le garou m’avait-il laissé un semblant d’intimité entre les quatre
murs étroits de la douche que je glissai sur le carrelage froid pour me
recroqueviller, le pommeau contre mon dos, front contre genoux repliés.
Sitôt avait-il disparu de mon champ de vision que ma solitude revint au
galop, m’emportant dans un tourbillon de flashs désagréables. Une boucle
infinie de scènes avec Voro, ravivant la sensation de ses doigts dans ma
bouche. Bêtement, naïvement, j’allai jusqu’à me savonner la langue. Puis,
hoquetant, je frottai chaque rayure sanguinolente générée par les griffes du
psychopathe, continuellement submergée par des émotions qui
s’entrechoquaient, me faisant haleter. Incapable d’expliquer mon état
émotionnel si lamentable en contrecoup, je serrai les dents et refusai
d’appeler mon kidnappeur-ami à l’aide.
Sa présence se révélait aussi rafraîchissante qu’un ruisseau découvert en
montagne un jour de canicule. Son regard affectueux et son aura
m’enveloppaient avec une telle affection que je me sentais aussitôt en
sécurité. La peur s’éloignait et sa sollicitude me soutenait avec conviction,
m’apportant une force qui semblait m’avoir quittée en même temps que ma
Jaguar. Son odeur sauvage me rappelait le vide creusé par mon Anam Cara.
Pourtant, l’effluve déplaisant de tabac froid me ramenait à la réalité, et je ne
pouvais qu’admettre la vérité : Rhys n’était qu’une illusion, un garou
auquel je me raccrochais désespérément dans le maigre espoir de faire jaillir
ma Petite Ombre féline.
L’acharnement ne me l’avait pourtant pas ramenée. Elle n’avait pas été
présente pour me protéger lorsque l’ordure faisait glisser ses mains sur ma
peau nue ni lors de mes pics de fièvre. Elle n’était pas plus réapparue
lorsque je m’étais vautrée dans les bras de l’once-garou, alors qu’en
d’autres circonstances, les félins étaient l’attraction suprême.
Je gémis contre mes genoux.
Je perdais la boule. La chair de poule couvrait mon corps à la suite des
visions d’horreur qui ne cessaient de m’assaillir alors que je pensais à ce
stupide bisou si puéril. Les deux images se superposaient sans aucune
cohérence et mon cerveau peinait à faire le tri. J’étais tellement soulagée
que Rhys soit venu à mon secours avant l’instant fatidique que ma
reconnaissance à son égard avait débordé, m’incitant à un acte
incompréhensible, bien qu’il ne soit pas une catastrophe en soi.
Je me sentais toujours épuisée, toujours faible, mais j’étais presque
certaine que ma fièvre avait disparu. Ma tension, cela dit, ne devait pas être
bien élevée étant donné la difficulté que j’avais à me mouvoir. Mon esprit,
quant à lui, n’était qu’un moins que rien bon à tourner en rond à la
recherche d’explications et pensées rationnelles capables de simplifier la
situation dans laquelle je me trouvais. Sans trouver d’issue logique et
ordonnée. Je ne désirais songer ni à mon agression physique ni à cette
relation curieuse que je partageais avec mon ravisseur. Une relation qui, a
fortiori, s’apparentait fort à un syndrome de Stockholm. J’avais bien
enregistré le fait qu’il se trouvait dans mon camp – comme si mon cœur
n’en avait jamais douté un instant – et cela semblait me convenir à
merveille. S’il disait vrai et que la cavalerie se trouvait réellement en route
– ce dont je doutais –, il m’apparaissait important de mettre de côté – on ne
change pas une équipe qui gagne, n’est-ce pas ? – ce qui me taraudait pour
y penser lorsque mon cerveau aurait récupéré sa place. S’il la récupérait un
jour. Peut-être avais-je perdu mon intelligence et ma compréhension en
même temps que mon Anam Cara ?
Je sortis de ma torpeur nerveuse pour revenir au moment présent et
décidai de commencer par une chose simple, essentielle, qui parviendrait
sans doute à me restituer une part d’humanité : me laver. Je pris donc un
soin tout particulier pour savonner mon corps perclus de douleurs et de
bleus – tiens, ma peau était donc capable de garder cette couleur plus de
quelques minutes ? –, notamment chaque zone où cet enfoiré avait osé
poser ses sales pattes. Je frottai si fort que ma peau devint écrevisse et que
j’y ajoutai quelques meurtrissures au passage, glissant dans la douche.
Rhys m’entendit, s’inquiéta et proposa même de venir me porter secours.
Après lui avoir fait la réflexion qu’il avait beau être adorable, il n’était pas
question qu’il m’aide à me laver – bien qu’en y repensant, il paraissait fort
probable qu’il l’ait déjà fait durant une de mes nombreuses crises – et que
j’y parviendrais parfaitement seule. Même si cela devait me prendre une
éternité. Et en effet, cela prit un certain temps. Je saisissais l’urgence de la
situation, mais cela ne suffit pas à me donner plus de force ni plus de
précision dans mes gestes : j’espérais juste que je n’étais pas en train de
signer mon arrêt de mort.
Je ne parvins à me sécher qu’à moitié et abandonnai l’idée pour le bas de
mon corps ; me baisser engendrait immanquablement des vertiges, des
points noirs obscurcissant ma vision. Notre escapade s’avérait sérieusement
compromise.
À nouveau, Rhys m’avait dégoté des vêtements. Même si je ne portais
plus de soutien-gorge depuis mon arrivée, je pouvais m’estimer heureuse
d’avoir une culotte. Un T-shirt blanc tout simple et un pantalon de
survêtement trop grand complétèrent ma tenue. Fort heureusement pour
moi, des languettes permettaient de serrer le bas au niveau de la taille. Un
bon point ; si j’avais dû le tenir durant notre course, nul doute qu’on nous
aurait attrapés en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire.
— C’est bon ? me demanda Rhys en posant sa grande main sur mon
épaule.
L’inquiétude se mouvait dans son regard bleu glacial. J’étais dans
l’incapacité de le rassurer. Je hochai la tête dans l’espoir de me donner un
peu de courage, mais ni lui ni moi n’étions dupes. L’once-garou possédait
un gros sac sur l’épaule et était vêtu de noir de pied en cap, comme un
mercenaire. Son automatique était glissé dans un holster d’épaule, deux
autres revolvers plus petits étant accrochés à sa taille et à sa cheville, et je
m’interrogeai sur sa capacité à avoir dégoté cet arsenal, avant de me dire
que je m’en moquais. Monsieur était paré pour la guerre et nous allions en
avoir besoin.
— Écoute-moi attentivement, Bass. Je nous ai fait gagner du temps en
faisant croire que ta meute arrivait pour attirer leur attention ailleurs. Pour
le coup, ils sont préparés à une attaque extérieure, et si ta meute décide de
débarquer dans les heures qui suivent, elle risque d’avoir plus de mal à
passer.
Je le dévisageai avec de gros yeux, ahurie par sa déclaration. Venait-il de
me dire qu’il avait envoyé de son plein gré ma meute au casse-pipe ?
— Attends avant de t’énerver, poursuivit-il. Alfonso n’a que trois garous
à son service. Moi, l’autre con et Jean, un rat-garou. Autant t’avouer que ça
ne vaut rien face à une meute. Les autres sont de simples humains. Mais ils
ont des armes de pointe et leurs balles sont peut-être en argent. Donc, si je
te dis de courir ou de te cacher, tu m’écoutes sans tergiverser, d’accord ?
Je clignai des yeux, interdite. Cet endroit était, d’après lui, une forteresse
technologique et maintenant il m’avouait que la sécurité était équipée pour
résister à une meute de garous ?
— Tu as emmené ma meute à l’abattoir, fis-je d’une voix blanche.
Rhys leva les yeux au ciel en grommelant.
— Un garou expérimenté sait parfaitement éviter une balle mortelle. Et je
peux t’assurer que ton Primum n’emmènera que les meilleurs avec lui. Avec
de la chance, nous aurons quitté cet endroit avant qu’ils n’arrivent. Mais
pour ça, il faut qu’on se bouge les fesses. Alfonso ne me fait plus confiance,
et même s’il n’apprécie pas Voro, celui-ci reste dans ses petits papiers. Je ne
nous donne pas plus de trente minutes avant que des gardes ne débarquent
vérifier ton état. Si Voro n’est pas là, c’est essentiellement parce que je lui
ai mis une raclée qui le rend méfiant.
Il saisit ma main et la serra, son regard profond et grave m’invitant à lui
faire confiance et à le suivre.
— Rhys. Je ne suis pas certaine de pouvoir supporter une fuite.
Il m’offrit un sourire doux qui attendrit mon petit cœur et rajeunit son
visage. Avec moi, il se transformait en mari énamouré alors même que son
expression habituelle en aurait fait fuir plus d’un, à l’image du faciès
d’Hadrian.
— Je te porterai s’il le faut, dit-il avec un clin d’œil avant de m’entraîner
à sa suite en direction de la porte.
L’angoisse s’empara de mon corps et ma respiration se fit hachée avant
même que nous n’ayons passé la porte. Je ne savais pas ce que je redoutais
le plus : savoir que j’étais toujours une simple humaine et qu’une balle me
tuerait, ou savoir que la meute pouvait arriver à tout moment pour se casser
les dents sur la sécurité. Je ne devrais même pas m’inquiéter pour eux ;
après tout, ils m’avaient tous laissé pourrir ici depuis au bas mot une
semaine, m’abandonnant à mon sort. Je doutais même que qui que ce soit se
préoccupe vraiment de moi.
Hadrian était une forteresse aux émotions indécryptables, et de toute
façon je ne l’avais pas revu depuis notre déplaisante – vraiment ? – soirée.
Son frère me connaissait à peine et semblait se moquer d’absolument tout
ce qui ne touchait pas à son amusement personnel. Le Primum ? Inutile
d’en parler. Mirko ? Mímir restait sans doute le seul à vouloir me sortir des
griffes de ce taré hispanique ; toutefois, il ne ferait jamais rien qui puisse
porter préjudice à son grand manitou.
Pendant une seconde, je me demandai même si ma sœur était au courant
de quelque chose.
—… tu m’écoutes ?
Nous venions à peine d’émerger dans un couloir long de dix mètres, qui
ressemblait tout autant à celui d’un hôpital psychiatrique qu’à celui d’une
base militaire. Les néons éclairaient d’une lueur blafarde et le silence qui
régnait n’inspirait rien de bon. D’un côté, un tournant nous masquait la
suite du corridor tandis que de l’autre un ascenseur n’attendait que nous.
Rhys m’emmena de l’autre côté, forcément.
— La caméra est braquée sur l’ascenseur, m’apprit-il. Nous allons devoir
traverser tout le sous-sol, sans oublier que nous sommes au niveau moins
trois. Donc s’il te plaît, reste concentrée.
Nous tournâmes à l’angle pour tomber sur un couloir identique au
premier. Rhys s’interrompit brusquement en entendant probablement du
bruit, ouvrit la première porte à sa portée et nous enferma dedans. Il posa sa
main sur ma bouche, et je le foudroyai du regard. Il se contenta de me jeter
ce coup d’œil froid et distant de mercenaire. Le gentil agneau avait disparu
pour laisser la place au léopard.
Nous étions dans un placard de rangement, avec des étagères couvertes
d’un enchevêtrement de couvertures, serviette, produits d’entretien et autres
boîtes indescriptibles dans la pièce plongée dans l’obscurité.
Charmant. Un petit baiser pour combler le cliché ?
Je me figeai cependant lorsque j’entendis enfin les bruits de pas qu’il
avait perçus bien avant moi. Au moins deux personnes arrivaient. Je pestai
une énième fois contre la disparition de mes super-sens.
—… je te le dis, moi, je suis certain qu’il va la tuer, fit une première voix
masculine en s’approchant de notre cachette.
— Je ne vais pas me mêler à ça. Je fais le taf, c’est tout, répondit l’autre
acolyte.
Les voix devinrent inaudibles pour mes pauvres oreilles, mais j’en avais
suffisamment entendu. La bile emplissait ma bouche et le dégoût me faisait
serrer les mâchoires.
Je levai mon regard vers Rhys. Le sien s’était entièrement couvert de
givre et le reflet bleuté avait complètement disparu, remplacé par les yeux
du félin en lui.
— Des copains à toi ? demandai-je à Rhys.
— Pas vraiment. Mais tu les connais, toi aussi.
— Moi ?
— Ils sont venus plusieurs fois pour te prélever des échantillons
sanguins. Je suppose que tu étais trop dans le potage pour t’en souvenir.
Sa révélation me plongea dans une profonde réflexion. Qui dura moins
de vingt secondes, au terme desquels je décidai que je n’en avais plus rien à
faire. Ou plutôt, que je ne préférais pas savoir. L’ignorance est mère de
sûreté, n’est-ce pas ?
— Tu savais qu’un thêrion avait tué la femme et la fille d’Alfonso ?
— Ah bon ? (Il jeta un œil au détour d’un couloir pour vérifier qu’aucune
caméra n’était dirigée sur nous.) Ça explique son acharnement à vouloir
vous nuire.
— Je suppose, avouai-je, pensive. Je peux te poser une question ?
— Bien sûr, mais garde ton souffle, on va devoir monter des escaliers.
Heureusement qu’il me prévenait, car en parlant de souffle, je
commençais vraiment à haleter comme si je venais de courir un marathon.
Devrais-je lui dire que mes genoux jouaient les castagnettes ? Que ma
vision s’assombrissait ?
— Alfonso a-t-il trouvé un moyen de forcer un garou à tourner thêrion ?
demandai-je en prenant mon temps.
Surpris, il s’arrêta, plissa les yeux et chercha à déchiffrer mon expression.
Voyant que je n’ajoutais rien, il ouvrit la bouche en cherchant ses mots.
— Alfonso a mis au point plusieurs sérums en parallèle du Neuro-AC11.
L’un d’eux, le Neuro-DA, perturbe les gênes des thérianthropes plutôt que
les annihiler. Ils l’ont testé sur quelques rôdeurs enfermés ici, mais le DA ne
semble pas fonctionner de la même façon sur tous les garous. Parfois, le
thérianthrope tourne thêrion. Voro l’a aussi testé sur un gamin de votre
meute, et sur un ours-garou, très récemment.
Loris et Aaron. Cela ne me surprenait même pas. Il m’entraîna dans
l’escalier à sa suite. Je me retrouvai dans l’incapacité de parler, et Rhys dut
me soutenir bien plus tôt que prévu. Je m’agrippai à lui plus fermement et
m’immobilisai.
— Tu ne l’as pas administré à des garous toi-même ?
Il se tourna vers moi de mauvaise foi et me dévisagea en silence.
— J’ai aidé un rôdeur sur le point devenir un thêrion. C’était dans un
petit restaurant de campagne. Ça ne te dit rien ?
Rhys détourna son regard brièvement avant de revenir sur moi.
— Il y avait ce gars. Je n’y avais pas fait attention jusqu’à maintenant. Ce
type, à côté de lui, il avait une odeur de tabac froid.
Rhys serra les dents et l’orage dans ses iris s’accentua.
— On n’a pas le temps pour ça, gronda-t-il avant de se détourner.
C’était lui. On lui avait donné les mêmes missions qu’à Voro.
Une douleur poignante percuta mon organe vital. Par son inaction, il était
coupable de la mort de Loris. Rhys n’était pas un gentil. Sans doute pas un
méchant non plus, mais la frontière entre ces deux pans de vie ne tenait qu’à
des choix. Bons ou mauvais, là subsistait une subtilité. Il était trop tard pour
les reproches.
— Les rôdeurs dont tu parles, on ne devrait pas les libérer ?
— Ma priorité est de te sortir d’ici vivante et en un seul morceau. Les
rôdeurs se débrouilleront avec ton Primum qui est déjà au courant pour eux.
Une culpabilité me broya un instant les intestins, avant que je n’admette
la simplicité de ses paroles : aider les autres, c’était très altruiste, mais
mourir en essayant de le faire, c’était juste stupide. Aider d’autres
personnes n’était pas dans mes aptitudes actuelles. À moins qu’en les
aidant, ils ne nous aident à leur tour ?
Puis je me souvins de ce qu’on m’avait dit sur les rôdeurs : rarement des
garous recommandables, à l’image de Voro le mercenaire ou de Rhys
lorsqu’il ne pensait qu’à lui. Malgré tout, celui que j’avais aidé au
restaurant ne m’avait pas paru si terrible. Il m’avait même remerciée.
Si le Primum voulait les libérer, j’étais certaine qu’il ferait tout pour s’en
charger. En d’autres termes, je ne voyais pas pourquoi je devrais y laisser la
peau. C’était une pensée égoïste. Ma survie prévalait-elle sur celle
d’autrui ? Il fallait croire que oui. Ces fameux choix, suspendus entre bien
et mal, nous touchaient tous.
Au bout d’un moment, mon garde du corps décida de me mettre sur son
dos. Si cela se présenta plus simple pour moi, nous avions conscience que
cela impliquait une baisse de sa réactivité. Il avait gagné du temps en
mettant hors d’état de nuire les deux gars que nous avions croisés, et
davantage encore en menaçant la forteresse de l’attaque immédiate de la
meute. Mais si pour l’instant nous avions eu de la chance, je doutais
sincèrement que nous puissions sortir d’ici ni vu ni connu. Mon compagnon
m’expliqua que l’entreprise s’étalait autant sous le sol qu’en surface.
Nous n’étions clairement pas sortis d’affaire.
Chapitre 46 : Un panier de crabes
Nous débouchions au premier sous-sol lorsque Rhys se figea net dans un
nouveau couloir. Son attitude exprima le doute et son inquiétude soudaine
en devint si palpable que je lui touchai le bras.
— Coups de feu, dit-il avant de me saisir la main et de me faire courir à
sa suite sans autre forme de prévention.
La panique s’empara aussitôt de mon estomac déjà malmené.
La cavalerie, pensai-je avec conviction.
Après cela, déambuler dans les couloirs se transforma en véritable partie
de cache-cache. Nous nous dissimulions perpétuellement dans des pièces
une seconde avant que des gardes ne nous tombent dessus, et le bâtiment
s’emplit d’une cacophonie mêlant cris et staccatos, tantôt rapprochés, tantôt
éloignés, qui rappelaient des tirs d’armes à feu. J’étais de plus en plus
préoccupée pour mes amis.
Combien étaient-ils ? S’étaient-ils convenablement préparés à l’attaque ?
Avec des gilets pare-balles ? Garderaient-ils leur forme humaine ?
Mais, outre mon anxiété pour la meute, je ne pouvais m’empêcher
d’éprouver un immense soulagement. Je n’y avais cru qu’à demi, une
parcelle de ma conscience intimement persuadée que la meute Magister ne
m’accepterait jamais et n’avait que faire de mon sort. Qu’ils soient venus
prouvait l’ampleur de mon fourvoiement.
— On ne doit pas rester là. Bass, on doit sortir au plus vite, ragea Rhys
d’un ton sombre comme si je cueillais des pâquerettes.
Il paraissait ne plus savoir où se diriger, à croire que l’intervention des
garous faussait toute son évasion. Étions-nous seulement en train de nous
échapper ?
Il fit finalement demi-tour en trottinant cette fois-ci. Je le suivis avec
difficulté et bientôt nous dûmes nous arrêter dans un angle, à l’abri des
regards indiscrets pour que je fasse une pause. Je posai mes fesses au sol ;
la tête me tournait et la bile remontait le long de mon œsophage. Mon
ravisseur pestait constamment et la colère bouillonnait derrière l’arctique de
son regard. Il aurait pu me porter à nouveau, seulement les rafales des
automatiques me parvenaient avec plus de netteté, ce qui compliquait
cruellement la situation : s’il m’avait sur le dos, il ne pourrait pas me
protéger et se défendre en cas d’assaut.
Je levai les yeux vers celui qui tentait désespérément de me sauver au
péril de sa propre vie et j’y lus l’indécision qui se jouait dans son esprit. Le
temps nous était compté et il présageait le pire : j’étais un véritable boulet
pour lui, mais son but premier étant de me sortir d’ici, il lui était difficile de
m’abandonner pour filer seul.
Il ferma les yeux, en pleine réflexion.
— Bon, tu vas rester ici, sans bouger. Je vais devoir nous forcer le
passage. Ensuite seulement, je reviendrai te chercher. Cache-toi dans ces
toilettes, je reviens au plus vite, OK ?
Et avant même que je n’aie pu lui répondre, il ouvrit la porte des toilettes
et m’y fourra sans ménagement. La crainte me dévora le ventre lorsqu’il
disparut, et je m’assis sur le carrelage froid après avoir profité de ma
localisation pour boire une longue rasade d’eau au robinet et vider ma
vessie qui s’était remplie avec le stress. Mieux valait profiter du calme pour
me reposer avant de courir à en perdre haleine.
Les WC ne comprenaient que deux cabines, le tout n’étant pas plus grand
que cinq mètres carrés. Mais au moins, j’étais à l’abri pour un moment. La
situation était certainement assez critique au-dessus de ma tête pour que
quiconque choisisse cet instant pour faire une commission. Personne ne
me…
La porte s’ouvrit brusquement, me faisant sursauter. Je bondis sur mes
pieds et regardai, horrifiée, le garou blond me sourire de toutes ses dents
blanches.
— Ma petite souris joue à cache-cache ?
La panique fouetta mon sang. Mes paupières s’écarquillèrent, ma
respiration s’emballant tel un cheval au galop. Des images d’horreur
s’emmêlèrent dans mon esprit. Le thérianthrope fou incarnait la suffisance
et la confiance en soi. Habillé en costard cravate, il ne possédait plus
aucune blessure sur son corps et aucune tache de sang ne venait entacher sa
splendeur. Il était aussi parfait qu’ignoble.
— Je te laisse de l’avance ? Une minute, je suis gentil. Un, deux…
Mon cerveau n’eut pas besoin de comprendre ce qu’il envisageait que
mon instinct s’empara aussitôt de l’occasion, actionnant mes jambes. Sans
demander mon reste, je le contournai, sortis des toilettes en trombe et me
mis à courir. En quelques secondes, les trois quarts de ma vision se
teintèrent de ténèbres et mes muscles se mirent à brûler. Mes poumons
s’embrasèrent et je trébuchai par deux fois avant d’atteindre l’ascenseur.
J’appuyai sur le bouton en me retournant, mais Voro n’était pas encore dans
mon dos. L’affolement me broyait les côtes : je savais enfin ce que
ressentaient les animaux chassés par leur pire prédateur.
Je me faufilai dans la cage métallique sitôt les portes ouvertes en
appuyant mécaniquement sur le rez-de-chaussée à plusieurs reprises,
comme si je pouvais en accélérer la mise en mouvement. Je me collai
ensuite à la paroi du fond, prise d’une quinte de toux incontrôlable qui me
laissa pantoise. Lorsque l’ascenseur se referma sur moi, Voro se tenait au
bout du couloir, un sourire cruel peint sur le visage et un pistolet dans la
main. Il leva le bras et tira. Je hurlai tandis que le métal tintait. L’ascenseur
s’ébranla enfin et je respirai à nouveau. C’était un mercenaire. Il m’avait
probablement loupée volontairement, juste pour ajouter du piment dans son
jeu.
Je ne savais pas où j’allais déboucher et je n’en avais cure, il me suffisait
de trouver une cachette et…
Une cachette pour se cacher du super flair d’un garou, quelle
intelligence !
J’eus envie de m’arracher les cheveux tellement ma bêtise me surprenait.
Mais que pouvais-je faire ? Je n’avais pas de téléphone et je ne savais pas
même vers où était parti Rhys, sans oublier que j’avais couru à l’aveuglette.
Pouvais-je seulement échapper à ce taré ?
Le coulissement des portes me ramena à la réalité, me forçant à me
relever. Les murs blancs cédèrent la place à une couleur crème plus chaude,
et lorsque je jetai un œil dans cette nouvelle allée, je soupirai de
soulagement. J’avais dû emprunter un ascenseur de service, car ce rez-de-
chaussée-ci ne changeait pas beaucoup des étages inférieurs. Je pris le
chemin de droite au hasard et tressaillis lorsqu’un coup de tonnerre retentit,
suivi d’un cri de douleur. Je me remis à courir, ouvris une porte à la volée et
tombai nez à nez avec le psychopathe blond.
— Coucou, bébé, je t’ai manqué ? susurra-t-il.
Je laissai échapper un cri de souris, claquai la porte et fis demi-tour,
tournant à l’angle du couloir. Je débouchai enfin dans ce qui semblait être
un hall d’accueil. D’un côté, une grande porte vitrée offrait une vue
prenante sur une esplanade, tandis que des guichets de secrétariat
remplissaient le mur de l’autre côté. En face de moi s’alignaient plusieurs
ascenseurs tandis que des escaliers encadraient l’officine. Il n’y avait
personne au secrétariat, mais deux agents de sécurité étaient à terre avec
l’air très mort, et trois autres braquaient leurs armes dans les escaliers tout
en se protégeant derrière des colonnes.
Je levai les yeux sur un balcon qui prenait tout l’espace du premier étage
avec des barrières en plexiglas. Je vis des silhouettes se battre, mais rien de
plus.
Mauvaise idée, pensai-je avant de me cacher derrière un mur pour
réfléchir à la marche à suivre, reprenant mon souffle. Si je n’avais pas
encore fini dans la poigne du taré, c’était parce qu’il jouait avec moi. Il se
croyait dans un fichu film d’horreur où l’angoisse de l’attente me tuerait
avant lui. Un choix arrangeant qui me permettrait peut-être de lui échapper.
La sortie, face à moi, me narguait de sa luminosité, tandis qu’il m’était
impossible de partir ainsi. Seule, je n’irai pas bien loin. Bon sang !
Qu’aurait fait mon Anam Cara ? Elle aurait rejoint les nôtres. En supposant
que mes amis soient au-dessus de ma tête, je n’en avais aucune certitude. Si
par chance c’était le cas, je devrais me contenter de les observer.
Sans oublier le fait qu’un fou avec un flingue me collait au cul.
— ¿Joder, Rhys, donde estas? gémis-je en me prenant la tête dans les
mains.
Mon corps tout entier n’était que courbatures, et mon estomac avait cessé
de crier famine depuis longtemps, toute mon énergie employée à me
maintenir sur pied. De nouveaux coups de feu me firent frémir. N’oublions
pas d’ajouter à ma longue liste de misères ma piètre condition d’humaine.
Qu’avait dit Rhys, déjà ? Qu’il escomptait nous faire passer par l’arrière,
non par l’avant, pour accéder à un entrepôt avec des véhicules. « Une fois
dans une voiture, on sera sorti d’affaire. » Je voulais bien le croire sur
parole. Donc, je devais retourner vers l’arrière du bâtiment, tout en évitant
mon poursuivant.
Je repris le couloir en sens inverse, persuadée de tomber sur le blond. Il
demeura pourtant invisible et, le cœur battant, j’empruntai un escalier de
secours pour laisser traîner mon odeur partout, dans l’espoir de faire croire
à Voro que je cherchais à rejoindre les affrontements.
— Mirko, attention !
Une explosion retentit, faisant trembler le sol. Je me collai contre le mur,
le cœur au bord des lèvres. J’avais reconnu la voix de Raad, à moins que ce
ne fût celle de son frère. Dorénavant, aucun doute ne subsistait quant au fait
que mes camarades soient là. Et qu’ils étaient en danger.
Je changeai mes plans et déboulai comme une poule maladroite au
premier étage. Après un court passage, je passai discrètement la tête dans
l’embrasure d’une porte coupe-feu ouverte et eu une vue imprenable sur le
combat de la plateforme. Raad était aux prises avec trois agents de sécurité
armés, dansant autour d’eux pour esquiver leurs balles tout en les frappant
sans ménagement. Alors que je l’observais, il envoya valser un des gars par-
dessus la rambarde avant de jeter un second dans l’escalier donnant sur le
hall. Pour le dernier, il se contenta de lui briser le bras pour le désarmer
avant de l’assommer d’un magistral coup de genou, tout en maugréant des
insanités.
Hypnotisée par la violence du spectacle, j’en oubliai de sortir de ma
cachette et, trop pris par le combat, Raad ne remarqua pas plus ma
présence. Il tourna les talons et s’aventura dans le corridor qui s’enfonçait
dans l’étage supérieur en hurlant : « Mímir, Rayn ! Attendez-moi, putain ! »
Prise d’une soudaine pulsion, je m’élançai à sa suite, pressée de retrouver
mes amis. Dans le même temps, une rafale précéda une souffrance
foudroyante qui implosa dans mes deux genoux et je m’écroulai à terre, le
souffle coupé par la douleur. Je me recroquevillai sur mes jambes
inutilisables, sonnée, gémissante et le corps tremblant. Lorsque je trouvai la
force de lever les yeux, le rictus mauvais de mon agresseur ouvrit les
vannes d’une nouvelle déferlante de peur.
Voro s’approcha de moi, confiant et follement enthousiaste.
— Tu as perdu et je suis las de jouer, dit-il avant de lever son bras armé
sur mon corps prostré.
Je n’eus pas le temps de fermer les yeux que Rhys lui tombait dessus, me
sauvant la vie une fois de plus. Il lui asséna un coup de coude dans le plexus
solaire, avant d’enfoncer son genou dans ses parties intimes. Voro s’inclina
une seconde et l’once-garou en profita pour lui donner un direct du droit qui
lui fit manger la poussière. Le connard blond se redressa en s’aidant de la
barrière et Rhys exploita sa faiblesse pour l’achever d’un coup de pied de
profil. Son talon cueillit son adversaire au menton avec une telle force qu’il
l’expédia par-dessus la barrière.
Rhys ne perdit pas de temps et revint vers moi. Son regard hanté n’osait
pas croiser mon regard.
— Je suis tellement désolé, je n’aurais jamais dû te laisser…
Il me souleva et je m’agrippai à lui, serrant les dents pour ne pas gémir. Il
se mit ensuite à courir à la suite de Raad, me fourra un revolver dans les
mains sans s’arrêter et me demanda de tirer sur tout ce qui bougeait. Nous
traversâmes tout le premier étage avant de prendre des escaliers de service
sans croiser âme qui vive. Peu importe où se déroulaient les combats, mon
ami semblait tous les éviter. Son expression faciale s’était fermée, dure
comme le marbre. Je souffrais le martyre et j’étais persuadée que j’allais
perdre l’usage de mes jambes. La transpiration coulait sur mon front et le
moindre mouvement me tirait un gémissement pitoyable tandis que ma
vision s’obscurcissait peu à peu.
Un gloussement subit m’échappa.
— Ça va ?
— Oui. Je viens juste de réaliser que depuis que j’ai appris votre
existence, il ne m’arrive que des tuiles : On m’a poignardée, passée à tabac,
on a failli me manger et maintenant je me fais tirer dessus. Je me demande
juste ce qu’il peut bien m’arriver de pire.
Cela ne le fit pas rire.
Il avait raison, car le cauchemar était loin d’être terminé.
Chapitre 47 : Tirer le diable par la queue
— Bass ? Hé, voilà mon rayon de soleil.
Je réalisai avoir perdu conscience seulement lorsque je repris
connaissance. Mes paupières papillonnèrent sur le visage anxieux et
attendri de mon adorable loup-garou. Sa main chaude me caressait la joue,
m’aidant à m’enraciner dans la réalité. Mirko était-il réellement là ?
Le tumulte assourdissant qui nous entourait m’assommait. L’immense
soulagement que j’éprouvais à voir mon meilleur ami, fictif ou non,
allégeait le poids énorme qui alourdissait mes sens. Je ne pensais plus
pouvoir ressentir une telle paix intérieure. J’avais vraiment cru que ma fin
était venue. Et, quand bien même mon Anam Cara demeurait absente,
l’espoir renaissait des cendres calcinées de ma détresse. Si je devais mourir
dans les heures qui suivaient, la conviction de ne pas quitter ce monde seule
me rassérénait.
La confusion se peignit sur mes traits. Totalement dans le potage, je
baissai les yeux sur les bandages rougis à mes genoux.
— Tu as perdu beaucoup de sang, mais il a enfin cessé de couler. C’est
une bonne nouvelle, ça veut dire que tes cellules savent encore se régénérer,
me confia Mímir pour répondre à mon interrogation silencieuse.
Heureusement d’ailleurs, car vu ton état physique, tu ne serais déjà plus des
nôtres.
Il essayait de plaisanter en feintant une légèreté qu’il ne possédait pas,
démentie par son visage tendu sous la pression et par ses cernes noirâtres. Il
m’embrassa le bout du nez alors même que je cherchais encore la force
d’articuler une phrase de ma bouche cendreuse. Ma main se leva, se posant
en tremblant sur son poignet, incapable d’atteindre son visage. Son pouce
vint caresser ma pommette avec douceur. J’humectai mes lèvres avec une
salive composée de dix pour cent d’humidité et me résignai à abandonner la
partie.
— Je vais te ramener à la maison, promis.
Ma tentative de sourire se mua en grimace. Je supposais que sentir la
souffrance dans mes jambes était une bonne nouvelle, même si je m’en
serais très volontiers passé. Si j’ignorais le désir presque indomptable qui
me poussait à me vautrer dans les bras de mon ami, mon cerveau admettait
qu’il était temps de faire fonctionner ses méninges pour analyser la situation
dans laquelle je m’étais éveillée. Histoire de remettre les pendules à l’heure,
comme on disait. Fermer les yeux et dormir une semaine complète en
laissant le soin à Mirko de s’occuper du reste aurait été un privilège : au lieu
de quoi, je poussai sur mes mains pour me redresser le long de la cloison
soutenant mon dos. Courageusement, je détaillai notre environnement pour
comprendre quels chapitres m’avaient échappé.
Au premier abord, Mirko et moi étions isolés à l’arrière d’un énorme
conteneur, collé contre un mur sous le dôme d’un entrepôt. Le plafond
s’élevait à plusieurs mètres de nos têtes, soutenu par d’épaisses poutrelles
métalliques. Un peu plus loin derrière Mímir se tenait une porte défoncée,
menant sans doute au bâtiment de ma prison ; non loin d’elle s’enchaînaient
des rayonnages industriels surchargés de cartons et de matériaux non
identifiables, qui s’étendaient ensuite à perte de vue dans le reste de
l’entrepôt. À l’angle de notre cachette, le garou le plus proche de nous
s’avéra être Rhys, mon sauveur invétéré, qui nous tournait le dos, flingue en
main.
Ma bouche pâteuse eut du mal à articuler les quelques mots que Mirko
réussit toutefois à traduire et auxquels il répondit avec un enthousiasme
étonnant compte tenu de la situation. Ses yeux brillaient d’une sauvagerie
assez primitive, l’éclat ambré du loup s’exprimant derrière le faciès humain.
Les petites tresses sous son menton tressautaient en rythme avec ses
dreadlocks nouées en queue de cheval, le tout agité par les mouvements
nerveux de sa tête prise dans une excitation troublante. Il ressemblait plus à
un junkie venant de recevoir sa came qu’à mon habituel ami zen en toute
circonstance.
— T’entends ce capharnaüm ? Ce sont les autres qui se battent à côté. On
essaie d’accéder aux véhicules au bout de l’entrepôt, mais ils sont
sacrément bien armés. Et ton kidnappeur ici présent (il indiqua du pouce
l’once-garou) nous a prévenus qu’ils étaient aussi équipés de fléchettes
pouvant nous transformer temporairement en humains. Donc on se la joue
fine, expliqua consciencieusement mon garou préféré en me tendant une
bouteille d’eau qu’il sortit d’un sac à dos noir, bourré à craquer. Il paraît que
c’est ce qu’on t’a administré, c’est ça ? (Il grimaça) On n’arrivait pas à
comprendre pourquoi il nous était impossible de te localiser, tout en sachant
que tu étais toujours vivante.
Assoiffée, je me jetai sur l’objet de tous mes désirs en cet instant précis et
bus jusqu’à n’en plus pouvoir.
— Vas-y mollo, tu vas tout régurgiter.
Je le pris au mot et ralentis avant de m’interrompre par manque
d’oxygène. Plutôt que me requinquer, j’eus plutôt le sentiment de m’être
vidée de cinq pour cent de mes forces.
— Tout le monde va bien ? demandai-je finalement après une énième
tentative pour m’éclaircir la voix.
— Bien sûr ! s’exclama Mirko. Le Primum n’a pris que la crème de la
crème.
— Le Primum est là ? fis-je avec surprise.
Mirko parut tout autant étonné de ma question et haussa un sourcil :
— Tu t’attendais à quoi ? Qu’il prenne un vol pour les Bahamas ?
s’amusa-t-il avec une expression enfantine que je ne lui connaissais pas et
qui ressemblait plus à du Raad, avant d’ajouter : Il adore les champs de
bataille, tu penses bien qu’il ne louperait ça pour rien au monde. À vrai dire,
on est tous heureux de pouvoir en découdre : on commençait à se rouiller.
Sans oublier que ces derniers jours nous ont franchement mis à cran.
Je ne répondis rien, troublé par toute l’énergie qui découlait du loup-
garou. C’était comme devoir fréquenter Ariel un jour de grande déprime :
rafraîchissant, mais franchement irritant de ne pouvoir se tenir à niveau.
J’avais envie d’absorber son surplus de dynamisme. Chose que, sans la
Lactea Via, je ne pouvais évidemment pas faire. Un rugissement de bête
blessée retentit et j’entendis vaguement Rhys jurer, avant qu’il ne file
comme une flèche et soit impossible à apercevoir sans passer la tête dans
l’allée centrale. Ce que fit Mirko immédiatement pour jeter un œil au
combat.
— Qu’est-ce qu’il se passe ?
La bouche du premier Gàirdean de la meute se tordit dans un rictus
mauvais qui faisait tache sur ses traits.
— Audrey est touchée, ton nouvel ami est allé l’aider. Enfin, je suppose
qu’il ne compte pas l’achever.
— Audrey est ici ? m’écriai-je en essayant de me lever malgré mes
jambes en coton.
— Audrey est une combattante inestimable par son expérience du terrain.
Le Primum aurait été stupide de refuser l’aide qu’elle lui a proposée.
J’avais envie de lui faire remarquer qu’elle ne devait pas être si douée
que ça puisqu’elle était blessée, mais m’abstins de tout commentaire pour
m’économiser : aligner plusieurs pensées cohérentes pour faire fonctionner
activement ma réflexion ne m’avait jamais paru si difficile de toute ma vie.
Pas même lorsque j’avais essayé la marijuana avec Ariel.
— Ne peut-on pas les épauler ?
Mirko haussa les épaules.
— Primo, j’essaie déjà de te garder en vie ; deuzio, ils se débrouillent
plutôt bien. Nous n’avons quasiment que des humains en face de nous, mais
nous évitons de nous prendre des balles inutilement. On ne sait pas encore
qu’elles substances ils peuvent nous administrer, et si on perd nos capacités,
on aura un mal fou à sortir d’ici. Mais ne t’en fais pas, dans quelques
minutes, la voie sera libre.
Les cris ne cessèrent pas le moins du monde, bien au contraire. Mirko dut
m’abandonner à deux reprises. Je me sentais de plus en plus mal, si cela
pouvait être possible. Rien ni personne n’aurait pu me forcer à quitter ma
cachette. Je bus une nouvelle rasade d’eau, terminant la bouteille que Mirko
m’avait donnée.
Une cacophonie enragée résonnait dans l’entrepôt, animée par des
grognements bestiaux. Mirko, qui observait les affrontements de notre
cachette, marmonna quelque chose puis me somma de ne surtout pas
bouger, avant de filer rejoindre l’escarmouche, encore. Cette fois-ci, bien
éveillée, inquiète et mal à l’aise d’être parfaitement inutile, je me traînai
maladroitement sur le sol, ignorant la douleur. Je passai la tête derrière le
conteneur en ferraille et visualisai enfin l’échauffourée.
Effectivement, cinq 4 × 4 étaient alignés face à l’énorme sortie au fond
de l’entrepôt tandis que mes amis, tous équipés de gilets pare-balles, se
cachaient tantôt derrière les étagères industrielles, tantôt derrière des
conteneurs de transport. D’autres se battaient au corps à corps contre des
humains armés jusqu’aux dents, qui ne faisaient clairement pas long feu en
comparaison de leur force surhumaine, malgré leur surnombre évident.
La plupart des garous avaient revêtu leur forme hybride. Je distinguai la
vieille Audrey, sous sa forme humaine et dans un sale état, mise à l’abri
derrière un chariot élévateur avec Ilona en hybride à ses côtés ; la grande
Wanda, une longue machette à la main, combattait trois humains tentant de
lui tirer dessus sans grand succès ; Hadrian se faufilait discrètement
d’étagère en étagère pour accéder aux véhicules ; Rayn et Raad, quant à
eux, affrontaient un garou ennemi possédant deux épées aussi longues que
larges.
Le Primum, sous sa forme majestueuse de tigre doré, se mouvait avec la
grâce typique de son animal en lançant des chariots, des cartons et tous
autres équipements de manufacture pour soutenir tous ses sujets à la fois en
extirpant des tireurs embusqués. Mon regard resta longuement figé sur cette
créature éblouissante de puissance et d’agilité. Il n’était ni tout à fait
hybride, ni tout à fait tigre, mais sa face n’avait plus rien d’humaine. Il ne
possédait aucune rayure noire, et son corps était un étrange mélange de tons
blancs et or avec des traits roux plus sombres. Un être littéralement
époustouflant.
Tigré doré. Tigres uniques, aussi rares et étonnants que les tigres blancs,
si ce n’était encore plus beaux. Rien d’étonnant à ce que ce Primum en soit
un, finalement.
Tandis que je cherchais Mirko et Rhys du regard, j’accrochai un
mouvement sur une des poutrelles. Un tireur solitaire, tapi dans l’ombre. Et
pas n’importe lequel : mon ennemi juré, cet enfoiré de psychopathe, loin
d’être mort comme je l’avais espéré. Et, suivant sa ligne de mire, je repérai
enfin mon once-garou, aux prises avec un humain à qui il venait de retirer
son arme automatique d’une agile manœuvre, sans lui faire de mal.
Cet instant fatidique fit courir un tsunami d’affolement le long de mon
corps. Le temps semblait s’étirer dans une lenteur écœurante.
— Rhys, attention ! hurlai-je.
Le coup partit. Rhys recula d’un bon pas lorsque la balle le cueillit à
l’épaule. Il porta la main à cette dernière et regarda le sang dessus, comme
surpris de l’y découvrir. Il leva son regard orageux vers Voro. Je ressentis
presque son aura se ramasser autour de lui, réagissant à sa colère en
effervescence. Le mercenaire se laissa tout bonnement tomber dans le vide
avec souplesse, puis bondit sur deux étagères avant d’atterrir aux côtés de
Rhys. Ce dernier profita de ce laps de temps pour briser la nuque de
l’humain désarmé à sa droite, sans lui accorder plus d’attention. Mon Rhys
venait de se volatiliser pour revêtir l’armure qui lui avait permis de survivre
jusqu’ici.
Il se mit en garde au moment où la hyène-garou – je n’avais plus aucun
doute là-dessus puisque je venais de le voir se métamorphoser sous mes
yeux, exhibant un physique mixte à la gueule noire – le percutait sans
ménagement. Rhys roula à terre avant de se relever d’un bond, sa masse
semblant s’élargir au fil des secondes, dévoilant une musculature bien plus
prononcée qu’à l’origine. Il ne prenait pas sa forme hybride, puisant sans
conteste sur l’énergie de son Anam Cara. Je devinais que pour ce faire, il lui
fallait une maîtrise absolue de sa part animale. Le Primum avait eu raison
lorsqu’il avait supposé que Rhys était un puissant garou, égalant
probablement ses Gàirdeans.
L’once-garou évita une seconde balle et essaya de débarrasser Voro de
son arme en feintant plusieurs attaques. J’observai vainement la scène, avec
tant de minutie que je dus accepter l’évidence : déjà, ses forces surhumaines
semblaient lui faire défaut. Voro avait-il tiré avec une balle en argent ? À
moins que ce ne soit dû à une autre blessure dont je n’avais pas
connaissance ?
Le mercenaire lui asséna un coup de crosse dans la mâchoire et Rhys
cracha un mollard écarlate. Sans m’en rendre compte, je me traînai sur le
sol, dans le faible espoir de les atteindre. Au bout d’une énième tentative de
Rhys, le pistolet de Voro vola enfin dans les airs et ils s’affrontèrent au
corps à corps, presque équitablement. Rhys était indéniablement plus doué
que son adversaire : mais comme il était blessé, la hyène-garou gagnait de
l’avantage.
Il grogna lorsque son adversaire lui donna un coup de genoux dans le
ventre, avant de lui rendre la pareille en se servant de son crâne. J’entendis
vaguement un craquement et Voro jura entre ses dents, tenant son menton
qui venait de se fendre sous l’impact et qui saignait en abondance. Il
chancela de quelque pas, ses iris étincelants d’une haine à l’état pur,
mâtinés d’une folie vengeresse. Sans se démonter, il sortit une nouvelle
arme à feu de sous son bras et tira dans le même mouvement, aussi fluide
que si le flingue avait été une extension de sa main. Rhys reçut la balle dans
la cuisse, tandis que je criai son nom inutilement. Il mit un genou à terre
dans un grondement sauvage et Voro sourit de toutes ses dents, victorieux.
Mon regard scanna hâtivement la salle à la recherche d’une façon de
venir en aide à mon ami. Le pistolet abandonné par Voro traînait trop loin
de moi pour pouvoir être atteint dans les temps. J’aperçus Rayn à quatre
pattes, crachant du sang, tandis qu’un homme armé se relevait péniblement
à son côté ; Raad s’occupait seul du deuxième garou ennemi, et bien qu’il
semblât avoir le dessus, l’autre se défendait vaillamment avec son bouclier
de lames, l’empêchant d’approcher de trop près.
Il n’y avait plus que…
— KANVAEL !
Le regard ambré du tigre se focalisa aussitôt sur moi malgré les mètres
qui nous séparaient, un mercenaire sous le coude. Il brisa la nuque de ce
dernier de la même façon qu’il aurait cassé une brindille et le laissa tomber
sans un regard de plus, la scène se superposant à celle où l’once-garou avait
employé le même procédé. Dans l’action, le Primum parcourut à son tour
promptement la salle du regard. Il vit Voro, prêt à tirer de nouveau sur
Rhys. Mais il aperçut aussi Rayn qui vomissait à plusieurs mètres de lui et,
dans le même temps, un homme accroupi qui braquait son arme sur sa tête
en se tenant le ventre.
L’effroi me prit à la gorge et embruma mon esprit, me faisant suffoquer.
J’échangeai un dernier regard dans l’instant avec le Primum, eus tout juste
le temps d’y lire le regret, puis tout alla très vite. Je me jetai sur l’arme au
sol en me propulsant avec me mains. Voro tira.
— Non…
Rhys tomba à la renverse. L’homme qui tenait Rayn en joue s’effondra
aussi, un couteau dépassant de sa gorge. Couteau que le Primum venait de
lancer.
— Non, répétai-je encore en saisissant enfin le pistolet.
Voro se tenait au-dessus de Rhys, le pistolet rivé sur sa tête. Pas question
que je le laisse faire une seconde fois. Le menton au sol, les bras tendus, un
œil fermé ; je visai.
Mamá nous avait appris de nombreuses choses, à Ariel et moi. La
première avait été de savoir garder le silence en toute circonstance. La
seconde à danser. La dernière, merci mon Dieu, avait été de nous donner
des cours de self-défense. Si la majorité consistait en arts martiaux, elle
n’avait toutefois pas négligé l’apprentissage du tir, illégalement, ainsi que
celui du ball-trap, dont elle et Owen étaient friands. Si ça n’avait jamais été
ma tasse de thé, au contraire d’Ariel, je ne regrettais pas cet apprentissage.
Je tirai une première fois. Sous l’effet du stress, je ne fis pas mouche,
mais l’attention de la hyène-garou se braqua sur moi. Il sourit d’un air
méchant et satisfait, raillant mon échec. Je tirai à nouveau, le touchant entre
l’épaule et la clavicule. La grimace de douleur qu’il m’offrit me glaça les
sangs, mais, ragaillardie par ma réussite, j’appuyai encore sur la détente. Le
chargeur crachota dans le vide.
L’épouvante me saisit aux tripes.
— C’était bien tenté, beauté.
Il fit un pas vers moi. Juste un. Car la seconde suivante, une lame
ressortait par son torse. Il baissa des yeux surpris sur l’arme blanche
dégoulinant de son propre sang. Le Primum saisit ses cheveux, inclina sa
nuque et la mordit bestialement. Le tigre arracha la moitié du cou du
mercenaire, avant de le balancer sans ménagement contre une étagère qui
s’effondra sur lui.
La face du félin trembla, se mouva et redevint partiellement humaine.
Son regard de braise brûlait d’une détermination terrifiante, ainsi souillé par
le sang. Mais je m’en moquai. Ce n’était pas lui que je voulais voir.
Ignorant le chef de meute, je reportai mon attention sur le corps immobile
de Rhys qui gisait encore à quelques pas de moi. Je me traînai le plus vite
possible comme un crocodile à qui on aurait arraché les pattes arrière. Le
Primum ébaucha bien un mouvement pour m’aider, mais mon « NE ME
TOUCHE PAS » glacial l’interrompit net dans son élan.
— Rhys, chuchotai-je une fois parvenue à son niveau.
L’hémoglobine imbibait son T-shirt et son menton, s’infiltrant dans sa
jolie barbe noire. Sa peau ne m’avait jamais paru aussi pâle. Ma vue se
brouilla. Je crus que j’allais encore m’évanouir, mais c’étaient seulement les
larmes qui débordaient de mes paupières.
— Bass…
Ce n’était pas même un murmure. Je passai ma main dans ses cheveux
comme il l’avait fait un nombre incalculable de fois pour moi. Une
chevelure soyeuse comme une fourrure. J’aurais souhaité pouvoir la toucher
dans d’autres circonstances. Ses yeux étaient ouverts sur le néant. Il ne
parvenait pas à me voir. Il inspira pourtant mon odeur avec difficulté.
— Pardon…
J’appliquai fébrilement mes mains sur sa plaie béante au niveau de son
cœur, en lui répétant de se taire.
— Ça va aller, mon tout beau. Tu es un super-garou, tu vas vite guérir,
chuchotai-je désespérément.
Je savais que c’était un mensonge. Même si la première balle ne
contenait pas d’argent, la seconde, en revanche, en était indéniablement
pourvue. Mon flair le percevait.
Attendez une seconde. Je sentais l’argent ?
Je sondai immédiatement mon organisme. À l’orée de ma conscience, de
façon presque imperceptible, je la sentis. Ici, minuscule ombre dans le
château de cartes de mes pensées, je reconnus sans un doute la créature qui
avait passé sa vie à mes côtés. Aussi discrète et frêle que moi, sa présence
demeurait irréfutable, bien que je fusse pour le moment incapable de
communiquer avec elle.
Ma Petite Ombre était revenue.
Un sanglot de détresse déchira ma poitrine. Je récupérais mon jaguar
lorsque je perdais ma panthère des neiges. Les paupières du garou s’étaient
fermées. Sa poitrine se soulevait à peine, son souffle devenant indécelable.
Je sentis la présence du Primum dans mon dos. Sans me tourner vers lui, je
le suppliai de nous venir en aide, de lui venir en aide.
— Je ne peux rien faire, répondit-il sombrement.
Son ton paraissait sincèrement désolé, mais je savais qu’il ne l’était pas.
Bien entendu, il n’en avait rien à faire de Rhys. Rhys n’était que mon
kidnappeur, celui qui les avait tous emmenés dans ce traquenard. Rhys ne
faisait pas partie de la meute. Rhys n’était pas Rayn.
Les larmes roulèrent sur mes joues, l’injustice me broyant le cœur. Rhys
m’avait gardée en vie, m’avait soutenue en maintenant mon esprit à flot.
M’avait maintenue, moi, pour que je supporte la tempête qui tentait de me
nuire.
Je posai mon front contre le sien. Une sensation familière tâtonna alors
mon esprit. Quelque chose de velouté, d’enveloppant, de chaud et tendre à
la fois.
La Lactea Via. Elle aussi était de retour. Bienfaitrice, généreuse :
salutaire.
À mon tour, je fermai les yeux et posai mes lèvres sur celles de Rhys,
persuadée qu’un contact intime m’aiderait à parvenir à mes fins.
Ignorant la marche à suivre, sans même que Rhys appartienne à la meute,
je pénétrai sa conscience en douceur.
Chapitre 48 : Respire-moi
J’étais entourée d’un univers immaculé, frais et agréable. Il n’existait ni
ciel ni terre. Au demeurant, en enfonçant mes mains dans le sol malléable,
je les ressortis couvertes d’une poudreuse tiède.
Je tournai sur moi-même. Ici, aucune douleur physique ne persistait.
Il était là, assis dans la neige. Gigantesque, peut-être trois fois ma taille.
Sa longue et épaisse queue battait doucement l’air. Des particules enneigées
virevoltaient autour de lui, autour de moi. Sa fourrure auréolée de rosaces
se fondait dans cet environnement magique aussi sûrement qu’un caméléon.
Ses yeux à la teinte de tempête exprimaient une tristesse infinie, reflétant
l’émotion qui me taraudait.
— Rhys, murmurai-je.
Je savais que l’animal ne me répondrait pas. Car ce n’était pas Rhys que
j’avais sous les yeux. Ou pour le moins, pas réellement. Je faisais la
connaissance de son Anam Cara, de cette profonde conscience qui
cohabitait en lui. Cette part qu’il avait haïe durant tant d’années, alors
même qu’elle était la seule à le comprendre, à l’accepter. Et peut-être même
à l’aimer.
Je levai ma main vers elle, et elle y posa sa joue. L’animal ronronna
profondément et s’allongea de tout son long. Je restai à ses côtés, caressant
son corps de ses oreilles à sa queue. Je parvenais à ressentir les sentiments
de cet être fabuleusement merveilleux. Empli de regret, d’affection et de
peur, il ne désirait pas mourir, souhaitant demeurer auprès de son humain,
pour toujours et à jamais.
Je me décalai vers sa tête, posée sur ses énormes pattes avant. La bête
aurait pu m’engloutir en entrouvrant juste la gueule. Mais elle m’appréciait.
Elle ne me voulait aucun mal. Je me collai tout contre son encolure,
profitant du vrombissement qui animait son corps pour couvrir mes pleurs.
J’étais entré dans leur esprit, dans le lieu le plus précieux et le plus intime
qui leur appartenait, et pour quoi ? Rhys n’était même pas là. Il n’y avait
que cette créature splendide qui n’était capable de comprendre que ma
compassion, non mes paroles.
— Rhys, répétai-je dans un hoquet.
J’avais du mal à saisir l’ampleur de ma propre tristesse. Je n’avais pas
fini de le voir. Je voulais encore avoir l’occasion de lui parler, de le sentir, et
pourquoi pas de l’embrasser, plus tard, si l’envie m’en prenait ?
Depuis l’instant précis où je l’avais aperçu dans ma boutique, j’avais
senti quelque chose se créer. Il m’avait intriguée, avec son air de dur, cette
carapace visible de l’extérieur, qui masquait tant de subtilités. Il y avait tant
de choses que j’aurais aimé savoir sur lui. Oublier ce mauvais départ que
nous avions pris, pouvoir apprendre à le connaître, comprendre pourquoi il
avait mis tant d’années à s’acclimater, à cesser de n’être que rage et
destruction.
Il possédait une si grande douceur, une si grande gentillesse… Mais il
avait souffert bien trop tôt. Perdre sa famille par sa faute, si jeune…
personne ne méritait de vivre cela. Rester incompris, seul et en colère
contre soi-même. Tant de tourments !
J’aurais juste souhaité le rencontrer avant. Dans d’autres lieux, d’autres
époques.
La panthère des neiges gronda, se laissa choir sur le flanc et poussa ce
qui semblait à s’y méprendre à un soupir. Je ressentais presque sa douleur,
sa peine, et surtout sa vie. Cette vie qui s’écoulait d’elle sans que je puisse
rien y faire. Je m’agrippai désespérément à sa fourrure. L’obscurité
envahissait peu à peu ce décor psychédélique. Les flocons ne tombaient
plus et, tandis que je n’y prêtais pas attention, l’once des neiges avait
rétréci. Les secondes s’écoulèrent et bientôt, l’animal devint à peine plus
gros que sa sœur sauvage qui existait dans ma réalité. Je pouvais m’allonger
contre lui et passer un bras sur son flanc.
— Reste avec moi, s’il te plaît, murmurai-je.
Tout d’un coup, je ne fus plus seule. Je redressai la tête. C’était comme si
la nuit était tombée en plein jour. Et à côté de nous, se tenait tristement ma
Petite Ombre. La tête basse, le regard sombre, mon jaguar se déplaça
lentement de sa grâce féline, le bout de ses pattes raclant la poudreuse avec
élégance. Une bulle de bonheur éclata dans ma poitrine, avant de se dissiper
aussitôt. La panthère des neiges ne se redressa même pas pour accueillir la
nouvelle venue. Le souffle court, les paupières closes, l’animal se mourait
doucement dans mes bras. Inexorablement.
Mon Ombre s’approcha de moi, souffla l’air contre mon front pour me
dire bonjour. Puis elle agita les oreilles et les moustaches avant de faire de
même avec l’être immaculé à ses pieds. Noirceur contre blancheur. Leurs
fourrures, si semblables et pourtant si différentes, se confondaient. Mon
jaguar se coucha, touchant le museau de la panthère du sien. Elle inspirait
l’air que l’autre expirait ; l’autre respirait l’air qu’elle exhalait.
Et soudain, je sentis une tension dans mes membres. Une énergie
nouvelle qui ne m’appartenait pas. Une énergie bien moins puissante que la
mienne, quelque chose d’indéniablement mourant.
Rhys.
Je fermai les yeux, attrapai cette force déclinante et tirai dessus. Mon
jaguar poursuivait son petit manège avec l’once des neiges. Je continuai à
tracter la vie vers moi, tentant de lui apporter ce dont elle avait besoin pour
survivre, pour rester à mes côtés, en utilisant ma propre vitalité.
Je rouvris les paupières. La neige se remit à tournoyer autour de nous.
L’obscurité se para de particules lumineuses qui s’élevèrent, nous
enveloppant dans une danse folle sans qu’aucun vent vienne expliquer ces
mouvements. Un véritable tourbillon qui rugissait à nos oreilles alors
qu’aucune bourrasque ne faisait voler mes cheveux.
Le regard de la panthère blanche s’ouvrit dans l’obscurité.
— Ça suffit, Bastet.
Je me retournai. De l’autre côté du tournoiement scintillant se tenait
Rhys, parfaitement nu. Sa voix retentissait, venant de partout et de nulle
part à la fois. Peut-être même l’avais-je entendue dans ma tête.
— Arrête ce que tu fais.
— Mais…
— Ça suffit. Tu ne peux pas me lier à toi. Nous sommes trop faibles. Tu
mourrais avec moi à coup sûr. Je m’y refuse.
Bien sûr ! Le lien de vie !
Je me relevai et me mis à courir vers lui. Je n’eus pas franchi deux pas
qu’une bourrasque me contraignit à reculer, faisant voltiger ma chevelure et
m’envoyant de la neige dans les yeux et dans la bouche.
— Rhys !
— Tu ne peux pas faire ça. Je suis désolé. Tu dois me laisser partir.
L’ouragan m’entoura. Lorsque je pivotai, nos Anam Cara avaient disparu.
Les ténèbres régnaient en maître, la blancheur se devinant à peine dans les
rafales qui s’infiltraient entre mes lèvres. La poussière d’étoiles
m’empêchait de discerner Rhys. Celui-ci n’avait pas bougé. Il restait de
marbre, sa peau blanche contrastant suffisamment avec le noir dans son dos
pour que je puisse suivre le contour de sa silhouette si musclée, si belle.
Telle une statue.
— On peut le faire. Je sais qu’on peut y arriver. Laisse-moi essayer.
Laisse-moi une chance de t’aider !
— Non !
Je dus me protéger les yeux avec les bras, car le cyclone s’acharnait
contre moi, fouettant ma peau nue et me forçant à lâcher prise. De toute
façon, je ne sentais presque plus cette infime petite boule de vie qui
semblait battre faiblement. Peu importait combien je me concentrais, elle
était inaccessible. Ce que je pratiquais quelques minutes auparavant m’était
dorénavant utopique.
J’ignorai ce que Rhys avait fait, mais il m’interdisait l’accès à ce qui
aurait pu le sauver.
— Rhys ! Je t’en supplie, laisse-moi t’aider !
Entre mes mains, j’entrouvris les paupières. J’aperçus Rhys, la mine
triste, le regard désespéré de celui qui est terrorisé par la mort. Terrorisé de
finir seul, à nouveau. Encore et toujours.
— Tu n’es plus seul ! Elle est avec toi ! Je suis là aussi ! Accepte-la,
accepte-toi !
Il baissa les yeux. Sa panthère se tenait là, adossée contre son flanc. Elle
leva sa grosse tête vers lui. Il sourit, d’un sourire empreint de tendresse. Son
visage se tourna vers moi. Alors que l’ouragan faisait rage contre moi et
qu’il m’était impossible de le rejoindre, je vis les larmes briller pour
s’accrocher à son regard mélancolique.
— Merci, Bass. Je suis désolé. Tu vas me manquer.
Puis ils me tournèrent le dos et s’éloignèrent lentement, disparaissant peu
à peu à ma vue.
— Non, hurlai-je en me débattant contre la tornade. Non, Rhys ! S’il te
plaît, Rhys !
Ma voix se perdit dans l’obscurité. Une rafale de neige m’emporta loin
des deux êtres que je n’avais pas pu sauver et me renvoya dans ma réalité.
Lorsque j’ouvris les yeux sur le corps de Rhys, il était parti, pour
toujours.
Chapitre 49 : Donner sa langue au chat
— Bass ?
Je ne répondis pas. Pas plus que les dix précédentes fois. Quand Mirko
serait las de parler à une huître, il cesserait d’essayer de communiquer. La
meute s’agitait autour de moi sans que je m’en préoccupe. Mon esprit
demeurait inerte face aux stimuli. Ils ne comprenaient pas. Comment aurait-
il pu en être autrement ?
Je gardai mes paupières closes, empêchant les larmes de rouler davantage
sur mes joues. Je ne sentais même plus la douleur dans mes jambes.
D’ailleurs, sentais-je encore ces dernières ? La seule chose qui me
préoccupait réellement en cet instant, c’était ma Petite Ombre. Être
consciente de sa présence ne semblait pas suffire. Interagir avec elle restait
ardu : nous étions toutes deux frustrées, mais j’étais heureuse – bien que ce
mot soit d’une piètre profondeur pour exprimer mon bonheur – de pouvoir
la sentir enfin en moi. Les pièces du puzzle de mon être s’emboîtaient de
nouveau peu à peu, mais toujours trop lentement à mon goût.
Pour l’heure, je devais me contenter du bourdonnement distant de la
Lactea Via, quasi inaccessible, ce qui était préférable ainsi. Je n’éprouvais
aucune impatience à l’idée de pouvoir ressentir les membres de la meute ni
les liens qui me liaient à eux.
Je voulais qu’on me fiche la paix, qu’on me laisse en tête à tête avec mon
Anam Cara pour les douze prochains mois. J’utilisai le fond de réservoir
d’énergie que j’avais conservé à ignorer les élancements persistants de mon
estomac et à me rapprocher de mon jaguar. C’était comme amorcer un
parcours du combattant à l’intérieur même de mon esprit, déblayant les
débris de mes pensées humaines pour accéder à cette zone sombre,
archaïque et primitive qui faisait partie intégrante de mon existence.
Si j’avais pu abandonner mes considérations inutiles philanthropiques
pour réfléchir essentiellement de manière bestiale, je l’aurais fait. Manger,
dormir, se reproduire, jouer, chasser…
Malheureusement, malgré toutes mes tentatives, je me trouvais dans
l’incapacité physique de prendre la forme de mon Anam Cara. Si
seulement…
— Bass ? Nous devons y aller.
Mirko, encore. Je supposai qu’il en avait fini avec nos préparatifs de
départ. Le combat avait touché son terme peu après mon retour de la
conscience de Rhys. Ils avaient mis tant de temps pour terminer si
rapidement que j’aurais pu en pleurer de rage, s’il m’était resté de l’eau à
dépenser dans des larmes futiles.
Les rares humains encore en vie avaient été bâillonnés, menottés, bandés
et embarqués dans un Hummer noir aux vitres teintées. Je pensais
naïvement que la meute présente lors du sauvetage se résumait aux
membres dans l’entrepôt, alors même que la majorité se tenait au dehors de
l’enceinte. Je ne savais pas ce que le Primum comptait faire des survivants,
et je m’en moquais comme de l’an quarante.
Dès l’instant où Mirko m’avait révélé l’absence d’Alfonso Legasó parmi
les captifs, je ne m’étais plus préoccupée de rien. Cet enfoiré s’était enfui,
forcément. Comment ? C’était la question à un million. Au fond de moi, je
me fis la promesse de mettre la main sur ce type, quand bien même cela me
prendrait toute une vie.
Il n’y avait pas de péremption pour les vengeances, juste des dates
limites. Et, croyez-le ou non, je le tuerais. Je le tuerais seule : personne ne
pourrait m’en empêcher. Cette pensée m’avait maintenue éveillée durant
l’effervescence générale due à l’imminence du départ.
Lawrence aussi était là, quelque part. Il faisait partie de l’équipe de
secours restée en retrait. Lorsqu’il avait constaté mon état déplorable, il
avait grincé des dents sans un mot. Je le soupçonnais d’avoir pitié. Il avait
jeté un œil à mes plaies, marmonnant quelque chose comme quoi il allait
falloir rouvrir une des blessures qui s’était refermée sur la balle toujours
dans ma chair. Rien que ça. Il pouvait me charcuter s’il le voulait, mais hors
de question que je reste consciente. J’avais supporté bien trop de souffrance
en si peu de temps. En attendant, d’un coup de seringue magique, il m’avait
débarrassée de mon surplus de tourment.
Dans ma malchance, j’avais eu de la veine : la balle, aussi surprenant que
cela puisse paraître, n’était pas en argent. Allez savoir pourquoi. Celle qui
avait tué Rhys l’était, elle. Alors même que le propriétaire des deux
projectiles était identique. Cet enfoiré de Voro. S’il n’était pas mort, je le
torturerais jusqu’à n’en plus pouvoir. Rien que pour ça, j’étais encore plus
en colère contre le Primum.
Kanvael.
Il avait choisi Rayn au lieu de Rhys. L’un avait pourri mon existence sans
le vouloir en tentant de se racheter. L’autre me pourrissait encore la vie.
Quelle ironie.
La peine s’immisça de nouveau dans mon cœur tandis que je tentai de
faire taire mes émotions en ébullition. Si j’avais tenu les premières minutes,
il semblerait que le répit ne m’était pas permis. Fatigue ou pas.
« Lorsque j’étais enfant, j’étais amoureux de la plus jolie fille du village.
Mais la guerre a éclaté. Ses parents ont pris peur et ils sont partis pour
l’Amérique. Je ne l’ai plus jamais revue. »
Rhys. Pourquoi cette phrase me revenait-elle en mémoire ? Quand me
l’avait-il dit ? Ce n’était pas le premier flash-back qui germait de mes
souvenirs. Combien de temps étais-je resté tellement amorphe que le monde
qui m’entourait n’était plus que brouillard et images sans sens ? Pourrais-je
me rappeler ces premiers jours passés en cage ? Et si oui, en avais-je
envie ?
« Ses doigts passèrent dans mes cheveux et sur ma joue. Encore. Elles
étaient grandes, fraîches et délicates. Elles n’apportaient que douceur.
Dans cet enfer de solitude et de braises, il parlait de cette voix calme et
grondante, comme un roulement de tonnerre qui s’approche. Sans jamais
éclater. Et il restait là. Toujours. Toujours à mes côtés. Sa parole berçait
mes rêves et adoucissait la souffrance de l’absence de ma bête. Apaisait le
sentiment d’isolement qui m’oppressait à me faire perdre la tête.
— Tu n’es pas seule. Elle va revenir, ne t’en fais pas.
Et ce ronronnement, si profond, si tendre, qui se collait contre mon dos,
me donnant la sensation qu’il sortait de ma propre cage thoracique.
Remplaçant ainsi mon incapacité à l’émettre par moi-même. Comment
aurais-je pu ? Je ne suis plus qu’une faible humaine, sans griffes, ni dents,
ni fourrure. »
— Allez, ça suffit tes conneries, dit le Primum.
Il était trop près. J’ouvris les yeux à l’instant où il me saisit dans ses bras
pour me soulever. La lumière me donna le tournis et je dus ravaler la bile
qui me montait aux lèvres. Étant donné que mon ventre était vide depuis
bien trop longtemps, ce ne fut pas compliqué. Mon regard enfiévré clignota,
ayant du mal à faire la netteté sur le visage du Primum.
— Ne me touche pas, crachai-je en mettant toute la force de ma volonté
dans ces quelques mots.
Il tiqua, se figeant net. Une veine palpita sur sa tempe et sa mâchoire
d’ordinaire si sexy, mais qui pour l’heure ne m’inspirait que rage, se
contracta. Je sentis sa propre irritabilité faire vrombir le lien de meute
pourtant faible. J’eus un rictus mauvais, saisis métaphoriquement ce fil si
tenu qui nous reliait et tirai violemment dessus. J’aurais voulu botter les
fesses du tigre, mais c’est à peine si je parvenais à visualiser ses murailles.
Rugir dans la Lactea Via semblait tout autant au-dessus de mes moyens.
— Lâche-moi, sale chat de gouttière, dis-je encore en m’agitant dans ses
bras tel un poisson fraîchement pêché.
— Qu’est-ce que… bon sang !
Fulminant, il me fourra dans les bras de Mirko, demeuré immobile sans
un bruit à nos côtés. Ah ! C’était bien mieux.
Je me lovai dans les bras de mon loup-garou, m’accrochant à son T-shirt
couvert de sang comme si ma vie en dépendait. Il soupira.
— Bass…
— On décolle ! rugit le tigre derrière moi.
M’installer dans le véhicule se révéla une épreuve délicate. Si l’une de
mes jambes était sur la voie de la guérison, la seconde se rappelait à moi à
chacun de mes mouvements depuis que j’avais recommencé à bouger.
Mirko fut suffisamment aimable pour m’allonger sur la banquette, mais je
ne parvenais pas plus à déplier le genou qu’à le plier. Je maintins donc ma
jambe dans un angle curieux, évitant de regarder la peau boursouflée et
violacée qui avait remplacé celle, douce et tendre, que l’on trouvait
habituellement sur cette zone. Je pestai sur le fait d’avoir un os au niveau de
la jointure. Ce salopard n’aurait pas pu me tirer dans le mollet ?
— Ça va, comme ça ? s’enquit gentiment Mirko en positionnant ma tête
sur sa cuisse.
Hum, un peu trop musclé pour être réellement confortable, mais ça ferait
l’affaire. À notre suite s’engouffrèrent Ilona, Aaron et deux autres garous
inconnus au bataillon. Ces derniers ayant une odeur similaire à celle
d’Ilona, je supposai sans trop de mal qu’il s’agissait aussi de lycaons. Le
premier, sec et noueux, avait un visage longiligne et imberbe avec des joues
tendues sous des pommettes saillantes, un regard noir pénétrant, des
cheveux bruns épais, taillés en brosse et des lèvres presque inexistantes. Un
anneau ornait son lobe droit tandis qu’il tenait avec déférence un sabre
japonais. Il avait une allure d’araignée vêtue d’un complet noir, et si on me
l’avait demandé, j’aurais dit qu’il était fils d’un milliardaire, à sa manière
de se tenir. Son regard glissa sur moi comme l’eau sur les plumes d’un
canard avant de se perdre dans le paysage de l’autre côté de la vitre,
indifférent à ma présence.
Le second, en revanche, était l’exact opposé du premier. Un blond au
visage plus oblong que triangulaire ; une barbe sombre et fournie, mais sans
épaisseur, avec des sourcils envahissants qui surlignaient son délicieux
regard noisette. Et son sourire, immense, mangeait la moitié de son menton.
Beau et viril sans toutefois posséder l’élégance raffinée de son voisin, il
n’en faisait pas moins tourner la tête. Enfin, jusqu’ici, rien de surprenant
chez un garou.
Je me pris même à penser qu’ils n’arrivaient pas à la cheville du Primum,
ou encore d’Hadrian. Il me salua d’un charmant sourire.
— Tu n’es pas aussi fraîche que le prétend la rumeur, lança-t-il. Un peu
plus et c’est un cadavre qu’on partait sauver.
Hum. Oui, charmant. En fin de compte, ma préférence se portait sur
Monsieur Morose. Aaron, qui s’était glissé derrière le volant, démarra sur
les chapeaux de roues, forçant Mirko à m’agripper et les autres garous à
s’attacher.
— C’est normal que ce soit le mineur qui conduise ?
Je parvenais enfin à sentir notre lien, bien plus ferme et présent que ceux
que je partageais avec les autres. Et je sentais son angoisse sans en
comprendre la raison. Le jeune loup me jeta un regard dans le rétroviseur.
Je n’eus même pas droit à son sourire narquois, juste à une expression qui
oscillait entre le soulagement et l’exaspération.
— J’ai vingt et un ans, releva-t-il avant d’ajouter la phrase de trop : on
pourrait sortir ensemble que personne n’y trouverait rien à redire.
Sans pouvoir me retenir, j’éclatai d’un rire coassant. Et cela me fit un
bien fou. Le visage d’Aaron se détendit et son apaisement se ressentit,
faisant vibrer notre liaison métaphysique. Était-ce une impression ou
s’était-il sincèrement tracassé de mon sort ?
Une explosion colossale me coupa dans mes divagations et la voiture
dévia brièvement de sa trajectoire, donnant la sensation que la terre venait
de s’ouvrir sous nos roues. Une pluie de poussière et de projectiles arrosa la
carrosserie ; le garou blond colla sa joue contre la vitre en poussant un
hululement de joie admirative.
Prise de panique, je me contorsionnai pour jeter un coup d’œil par-dessus
les sièges arrière.
— Waouh ! s’agita Aaron, survolté. C’est pas passé loin !
Ma mâchoire se décrocha et je restai ébahie devant le spectacle de
désolation que nous abandonnions. Le bâtiment scientifique où je me
trouvais vingt minutes auparavant venait d’être soufflé par une déflagration,
détruisant les trois quarts des constructions. Les restes fumants, dévorés par
les flammes, poursuivaient leur dégringolade dans un nuage opaque. Je
regardai cette vision tirée d’un film d’action américain, estomaquée et le
souffle court. Étais-je devenue l’héroïne d’une fichue fiction de
fantasmagorie noire ?
— Ne t’arrête pas, Aaron, ordonna Mirko.
Épuisée et incapable de me tenir dans cette position plus longtemps, je
me laissai choir sur Mirko.
— Pourquoi avoir tout fait sauter ? demandai-je. Car je suppose que ce
n’est pas une simple fuite de gaz.
— Cette entreprise contenait beaucoup trop d’informations nuisibles pour
nous. Les meutes d’Angleterre et d’Espagne sont d’ores et déjà en train de
vérifier qu’aucune autre infrastructure ne travaille sur l’élaboration des
produits qu’ils fabriquaient ici.
— Alfonso est l’instigateur de ce bordel et il a une sérieuse dent contre
nous (pour ne pas dire contre moi, je n’étais pas certaine de vouloir en
parler pour l’instant). S’il a filé, on peut être certains qu’il a tous les
éléments pour recommencer, remarquai-je d’un ton las.
— Ne t’en préoccupe pas pour le moment, Bass. Laisse-nous nous
charger de ce gars, marmonna Mirko en me souriant avant de toucher
distraitement mes cheveux.
— Ouais, on va mettre la main sur cette enflure et t’inquiète pas qu’on va
lui arracher les cou… commença Aaron avant d’être interrompu par le
lycaon-garou brun :
— Détruire les notes, les données et les équipements était une priorité.
Je lui jetai un regard, mais il ne s’était pas détourné du paysage qui
défilait à l’extérieur. Son timbre de voix, quant à lui, apparaissait aussi
sombre que ses iris et aussi détaché et désintéressé que son expression
corporelle. Quel homme épatant de froideur. J’avais hâte de faire plus
ample connaissance.
Ilona, qui se tenait à la place du mort, avait tourné son buste dans ma
direction et je pus observer pour la première fois sa beauté humaine dans
toute sa splendeur. Sa coiffure à la Jackson Five entourait un minois en
forme de cœur d’où jaillissaient de grands yeux aux prunelles sombres, qui
s’accordaient à merveille à son nez européen ainsi qu’à sa bouche sensuelle
et pulpeuse. Je n’eus pas besoin de voir son corps pour deviner sa
physionomie de mannequin. Bref, une vraie bombe à la peau chocolat. Et
même le sang séché éclaboussant sa joue ne lui retirait en rien son charme.
J’étais jalouse au premier regard, autant qu’admirative.
— Je suis ravie de te revoir, Bastet, déclara la diabolique créature si
délicieusement féminine. Mais j’aurais préféré que l’on n’échange pas les
rôles.
Son regard si profond, si serein, était empreint de tant de gratitude et
d’une telle satisfaction que je me sentis mal à l’aise d’en être la cible.
— Heureuse de voir que tu as repris du poil de la bête, fis-je tout de
même en ajustant la couverture que Mirko tentait d’étaler sur mon corps
fiévreux.
— J’espère que tu t’en remettras rapidement, j’aimerais beaucoup qu’on
discute autour d’un bon thé.
L’image d’une scène si normale me parut incongrue après tout ce que je
venais de vivre. Ilona dut le sentir, car elle se détourna sans attendre de
réponse de ma part. Je lui en fus reconnaissante, car je n’aurais pas voulu la
froisser en avouant que pour l’heure, je ne désirais discuter avec aucun
thérianthrope.
— Bass, voici Shaun et Joe, me présenta rapidement Mirko en désignant
successivement un gars morose et un autre pétillant de vie.
— Mm, répondis-je en fermant les yeux. Enchantée.
La main de Mirko se posa sur mon front. Elle n’était pas aussi chaude
que celle du Primum. Ni aussi fraîche que celle de Rhys.
« Que te racontait ta mère lorsque tu étais enfant pour faire fuir les
cauchemars ? demanda doucement la voix ronronnante de la panthère des
neiges.
Mes membres convulsèrent subrepticement sous l’effet de la maladie.
— Elle disait que des fées m’avaient déposée dans son jardin, et qu’elles
veillaient sur moi, répondis-je faiblement.
— Tu la croyais ?
— Oui. Jusqu’à ce qu’elle change de version et me dise que c’étaient en
fait des cigognes et qu’elle m’avait trouvé dans la cheminée pour Noël.
Son rire grondant secoua nos corps blottis l’un contre l’autre.
— J’aurais aimé rencontrer ta mère.
Oui, moi aussi, j’aurais aimé. »
— Bass ? chuchota Mirko en caressant tendrement ma joue.
Je frissonnai. Quelle délicieuse caresse. Il y a quelques jours, elle aurait
pu déclencher d’autres réactions imprévues. Mais aujourd’hui, cette
attention apparut seulement comme une marque d’affection broyant mon
cœur. Sans doute mon visage s’était-il familiarisé aux grandes mains de
Rhys au-delà de ce que j’aurais voulu. À un point où je n’étais pas certaine
de vouloir être cajolée par un autre que lui.
Le véhicule s’était immobilisé, le froid s’était immiscé sous la couverture
et le silence régnait dans l’habitacle. Pourquoi étions-nous seuls ? pensai-je
avant de me redresser brusquement dans un cri de panique.
— Holà, Bass ! Ça va aller, me rassura Mirko en me retenant avant que je
ne bascule sur la moquette du van.
Après avoir vérifié que c’était bien mon loup-garou qui me faisait face et
que je n’étais pas dans une cage, je me permis de respirer sans cesser de
trembler.
— On s’est juste arrêtés à un fast-food pour que la meute puisse
reprendre des forces. Je me suis dit que tu devais aussi mourir de faim,
m’expliqua-t-il calmement lorsque j’eus repris mes esprits.
Prise de frissons incontrôlables, je regardai aux alentours et constatai que
nous étions sur un parking, que la nuit était tombée et que les autres
fourgons, Hummer et 4x4 de la meute nous entouraient comme une
caravane des forces de l’ordre. Devant nous, le néon de l’enseigne de
restauration rapide détonnait dans la pénombre. De ce que je pouvais
apercevoir, nous nous trouvions dans une ville de passage, pas
suffisamment grande pour paraître animée à cette heure ni assez morte pour
être considérée comme un village.
— Nous sommes encore loin ? demandai-je dans un bâillement bruyant
tout en tentant la position assise.
Mon genou protesta et il me fut impossible de ravaler ma grimace. Je
m’étirai le plus doucement possible avant de m’emmitoufler dans la
couverture. Mes pieds, qui n’avaient plus de chaussures depuis belle lurette,
étaient deux gros glaçons. Vivement que mes capacités de thérianthrope
reviennent, car l’hypothermie me guettait avec avidité dès l’instant où je
n’étais plus collée au corps chaud du loup-garou.
La porte s’ouvrit et je réprimai difficilement un sursaut, détournant
aussitôt la tête à la vue de l’intrus. Le Primum resta ainsi, sa silhouette se
découpant sur la noirceur de la nuit dans un étrange silence. Puis, sans un
mot, Mirko descendit.
— Hé ! m’exclamai-je, essayant de le rattraper.
Mais le grand manitou s’interposa et je ramenai mes bras contre mon
buste. Il tenait deux gros sachets marron d’où provenait une délicieuse
odeur de burgers et je refermai ma bouche sur une nouvelle exclamation
offusquée. Je tendis les mains vers le Graal. Ne pas mordre la main qui
nourrit. Ne pas mordre la main qui nourrit. Ne pas…
— Tu as une sale mine : mange.
Mes lèvres se retroussèrent de leur propre chef sur mes dents. Si, si, je
vous jure. Ce n’était même pas moi qui grognais si fort : Aaron venait
sûrement d’allumer le moteur ou…
Les sacs firent marche arrière une seconde avant que mon doigt
n’accroche le carton. Je foudroyai le Primum du regard.
— Tigrounet, donne-moi cette bouffe, sinon…
Il se laissa tomber sur le siège qui me faisait face et activa un levier qui
fit pivoter le fauteuil vers moi. Waouh ! Trop la classe.
— Sinon quoi ? Tu vas me miauler dessus ? Vas-y, je suis curieux de voir
ça, gronda-t-il avec son sourire en coin, croisant les bras sur son pull-over
noir terriblement moulant.
Je remballai mes quenottes et imitai sa position du mieux possible.
— Je ne vais pas te supplier, alors tu peux sortir d’ici. Je n’ai pas mangé
depuis des lustres, je pense pouvoir survivre encore quelques heures.
Ma Petite Ombre n’était cependant pas de mon avis, car elle me donna de
bons gros coups de patte griffue. Métaphoriquement parlant, bien sûr.
Une étrange expression glissa dans les iris vairons du Primum. Son
visage était de marbre. Nos joutes verbales avaient toujours été un plaisir
qui me donnait la sensation d’être désirée par cet homme fort, comme si
nous jouions à un étrange jeu de séduction. Mais en cet instant, l’âme de ces
échanges semblait s’être envolée, et je n’éprouvais qu’agacement à devoir
lui parler.
Parvenait-il à sentir la différence ?
— Je vois que ton incarcération ne t’a rien appris.
Je haussai un sourcil alors que des aiguilles s’infiltraient dans mes
organes vitaux.
— Si tu t’attendais à ce que je perde mon libre arbitre, c’est loupé. Mais
tu peux toujours m’abandonner quelque part. Maintenant que Rhys n’est
plus là, peut-être supporterai-je mieux la solitude, grondai-je d’un ton si bas
que c’en était presque inaudible.
Les pupilles de Kanvael s’étrécirent tandis qu’un nuage doré venait
envahir son œil bleuté comme dans du verre soufflé. Une image splendide à
voir qui n’augurait rien de bon pour moi. Mais je m’en tamponnais
l’arrière-train. Les muscles de sa mâchoire jaillirent et en une seconde il fut
sur moi, me dominant de toute son imposante stature et me clouant au
dossier. Nos nez se trouvaient à un souffle l’un de l’autre, mais je ne cédai
pas un centimètre de terrain et affrontai son regard ambré sans ciller. Aucun
son n’émanait de son poitrail, rendant la scène plus inquiétante encore,
comme si le silence était la prémisse de ma mort imminente. Je ne le
redoutais pas un seul instant.
Soudain, le visage du Primum se retrouva dans mon cou, ses lèvres
frôlant la peau délicate de ma gorge. Le souffle brûlant du tigre vint
submerger mon esprit et il respira profondément mon odeur. Ma Jaguar se
soumit aussitôt et je fermai les yeux, à la fois bercée par cette proximité
soudaine et en totale acceptation de son ascendance sur mon être.
J’admettais ma faiblesse pour cette fois-ci, sans oublier pour autant qu’il
n’y aurait pas de prochaine fois. J’inclinai la tête, offrant ainsi davantage
cette partie vulnérable. Mon mouvement engendra enfin un grognement
sauvage de la part du commandant des garous.
Il se dégagea aussi brusquement qu’il s’était approché et sortit du
véhicule en abandonnant la nourriture. Je pris une inspiration hésitante et
mon cœur s’autorisa enfin à battre à un rythme effréné.
Mais c’était avec le sourire aux lèvres que je me penchai pour saisir les
sacs. Mon gros chat avait voulu jouer. Il avait perdu la bataille et cette seule
pensée suffisait à mettre du baume sur mes plaies à vif.
Je suis en vie.
Chapitre 50 : Doucement sans faire
de bruit
— Bon sang ! Minuit ! m’écriai-je la bouche pleine d’un hamburger
somptueux.
Nous venions tout juste de reprendre la route. Mirko avait pris le volant,
troquant sa place avec Aaron qui se tenait, l’air maussade et maladroit, à
mes côtés. Le lycaon-garou blond au sourire salace n’avait pas repositionné
le fauteuil détourné par le Primum et me faisait maintenant face,
m’observant me goinfrer comme s’il regardait un film fascinant.
— Il fait peut-être nuit, mais il n’est pas encore vingt-trois heures, fit
remarquer Joe, narquois.
— Elle parle de son chat, releva Mirko sans quitter la route du regard. Ne
t’inquiète pas, elle va très bien. On savait que si on la laissait mourir de
faim, tu nous tuerais à ton retour.
Ce n’était pas peu dire. Si je constatais un mauvais état chez mon
adorable minette, je serais capable de commettre un meurtre. C’était
agréable de savoir qu’ils avaient été assez confiants pour penser me revoir
vivante. Ils étaient restés optimistes quand j’avais perdu tout espoir.
Je baissai les yeux sur le deuxième burger que je venais de déballer,
rassurée. J’avais pris soin de manger avec délicatesse le premier, à petites
bouchées. Mais même ainsi, j’avais la sensation d’avoir rempli mon
estomac à ras bord. Comment pouvais-je reprendre des forces si j’étais
incapable de me nourrir convenablement ? Que m’avaient-ils dit, déjà, sur
les bienfaits de la Lactea Via ? Ah oui : Si je me nourrissais mal, les liens
de meute me donneraient de la force. Eh bien, ce n’était pas flagrant. Je
poussai un soupir à fendre les âmes avant de repousser le sandwich que je
tenais dans son emballage. Dorénavant, sa vue m’écœurait presque. Ô joie,
je m’étais transformée en adolescente anorexique.
Je proposai mes restes aux garous qui m’entouraient. Joe et Aaron
n’hésitèrent pas une seconde avant de dévorer mon repas. Les deux sacs
abandonnés par le Primum disparurent dans leur estomac – sans le plastique
– avant que je n’aie pu changer d’avis. On repassera pour la courtoisie.
Une lourdeur coutumière s’installa dans mes membres, entraînée par ma
fatigue. J’étais épuisée, pour ne pas changer, et ma jambe raide
m’empêchait de me mettre à l’aise. Vivement que Lawrence me soulage de
cette plaie, que je puisse de nouveau me sentir en un seul morceau. Ma tête
dodelinait lorsque Mirko me fit sursauter en appelant Aaron.
— Quoi ?.
— Qu’est-ce que je t’ai dit ?
Le gosse râla, puis passa son bras autour de mes épaules pour me caler
contre lui. Je me crispai, surprise par ce contact soudain et inhabituel venant
de sa part. Joe ricana, mais nous l’ignorâmes tous les deux, suffisamment
gênés par la situation.
— Qu’est-ce que…
— Tais-toi et dors, me rabroua le jeune loup en évitant
consciencieusement mon regard.
Mais à quoi jouait-il ?
— Tu te sens mieux depuis que la meute est là, pas vrai ? me fit Mirko,
interrompant mes pensées.
— Euh… probablement.
En y songeant plus sérieusement, il était vrai que mon état n’avait fait
que s’améliorer dès l’instant où ils avaient débarqué dans le bâtiment pour
me sauver. Mais y avait-il réellement un lien ? Je croyais davantage au fait
que ma Petite Ombre jouait un rôle primordial dans mon rétablissement. Et
les drogues de Law pour le soulagement.
— Je t’avais dit que les meutes étaient d’un grand soutien. Notre
présence t’a aidée à ranimer ton Anam Cara, de même qu’elle encourage
ton corps à se régénérer. Cela dit, c’est la proximité avec le clan Felidae qui
devrait vraiment favoriser ton rétablissement, poursuivit Mirko. Mais étant
donné tes relations perturbées avec les membres de ton clan, c’était délicat
de te mettre dans leur van. Du coup, je me suis dit qu’il était plus judicieux
de te prendre avec nous, sachant que tu partages un lien spécial avec Aaron.
J’espère que tu ne m’en veux pas trop.
Ah, c’était donc ça. Je trouvais ça curieux d’avoir fini avec eux, mais
maintenant qu’il avait éclairé ma lanterne, son choix paraissait évident. Et
j’étais heureuse qu’il l’ait pris. J’aurais certainement mal vécu le fait de me
trouver dans le même véhicule que les Felidae. Je n’avais pas revu Hadrian
depuis notre soirée désastreuse ; je ne supportais pas Rayn – encore moins
maintenant – et je ne connaissais ni Raad ni les autres membres de leur
clan.
Ne parlons même pas du Primum. Si ce type m’approchait sans
consentement, je n’étais pas certaine de pouvoir garder mes griffes à l’abri.
Aaron était plus confortable que prévu. Même s’il était jeune, il possédait
déjà un corps d’homme, avec des épaules relativement larges – bien que
moins importantes que celles de Mirko – et une taille non négligeable,
dépassant mon ami.
Le loup-garou posa sa paume sur mon front et je maugréai.
— Tu as encore de la fièvre, constata-t-il.
Merci, Sherlock, je n’avais pas remarqué.
— Repose-toi, Bass, ajouta le Gàirdean de la meute en me souriant via le
rétroviseur. Il reste une petite heure de route ; profites-en.
Je gardai le silence puisqu’il n’y avait de toute façon rien à ajouter.
L’ambiance détendue permit à mon esprit de s’évader et, bientôt, je sombrai
dans une inconsciente bienvenue. Enfin, jusqu’à ce que la noirceur de mon
âme vienne se rappeler à mon bon souvenir.
Ce qu’il y avait de bien avec un rêve, c’est qu’on avait généralement
conscience que c’en était un, car on ressentait parfaitement la discorde et
l’incohérence qui y étaient présentes. Tout n’était que désordre et brume
épaisse. L’inconvénient toutefois se révélait dans notre incapacité à agir en
conséquence. Ainsi, peu importait combien notre cerveau comprenait qu’il
était normalement impossible de déployer des ailes pour voler dans les
cieux tel un oiseau, notre cœur, quant à lui, raisonnait tout de même comme
si c’était possible. Il en allait de même lorsqu’on chutait d’un immeuble
comme une pierre. On savait qu’on ne pouvait pas mourir et pourtant, la
peur qui nous tordait les boyaux était bien réelle. Cerveau et cœur ne
parvenaient jamais à communiquer pour faire triompher la réalité.
C’était pourquoi mes songes, pourtant si atroces, devinrent bel et bien
concrets à mes yeux. Je me transformai en une Alice, propulsée dans un
univers de flammes et de ténèbres où des animaux monstrueux s’arrachaient
des membres dans un concerto de rugissements terrifiants. Des têtes
tranchées partiellement humaines roulaient à mes pieds tandis que je me
cachais derrière un arbre déraciné, la terre meuble sous mes pieds
s’engorgeant d’un sang encore chaud et poisseux qui s’infiltrait entre mes
orteils nus.
Le rire d’une hyène retentissait dans cet univers funèbre. Et elle fut là, se
dressant fièrement devant moi en secouant son immonde tête. Son regard
fait de braises iridescentes me défiait, ses babines se retroussant sur ses
dents acérées en une expression hilare. Aussi flippant qu’un clown couvert
de sang. L’animal se mit à tourner autour de moi, lentement,
minutieusement.
— Rhys ? murmurai-je, appelant mon seul rempart pour combattre cet
être hideux.
Le ricanement se fit plus insistant. J’attrapai un caillou et le lui lançai
dessus dans un réflexe absurde de défense. L’angoisse me prenait à la gorge
comme un fox-terrier aux prises avec un blaireau. Peu importait combien je
suspectais la fausseté de la scène, je ne parvenais pas à me défaire de cette
atroce sensation qui s’agrippait à moi et me liquéfiait les organes.
J’étais seule dans mes rêves. Comme chaque nuit depuis mon
incarcération, ma Petite Ombre était incapable de m’y rejoindre, tout
simplement, car elle n’avait pas accès à cette part de moi. Ou peut-être lui
bloquais-je naturellement la possibilité de venir m’y rejoindre ? Encore une
question sans réponse qui nécessiterait que j’y prête attention, un jour.
L’hyène se jeta sur moi et mordit violemment mon mollet, jusqu’à ce que
je lui assène des coups de talon en hurlant de rage. Elle recula
paresseusement en reprenant son petit manège, prédateur attendant
patiemment que sa proie s’épuise. Je ramenai ma jambe sanguinolente
contre moi, en instance de la prochaine attaque. La douleur paraissait si
réelle !
Et si tout ça n’était pas un rêve finalement ? Peut-être que les secours
n’étaient jamais arrivés.
Un grognement effroyable retentit dans la nuit noire, provenant de mon
dos. Je ne sursautai même pas et me retournai simplement, tremblante et
prête à accueillir la mort. Mais, plutôt qu’une autre hyène, je me trouvais
devant un énorme loup noir à la fourrure parcourue d’éclaircies, se tenant
là, babines frémissantes et regard de tueur. Sans pouvoir me l’expliquer, je
sus qu’il s’agissait d’Aaron.
L’être somptueux empreint de sauvagerie vint se positionner à mes côtés,
grondant, et je m’accrochai à son pelage pour y enfouir mon visage, à la
recherche de réconfort. Il cessa subitement de menacer mon ennemi et,
lorsque j’osai enfin jeter un coup d’œil autour de nous, le paysage de
désolation avait cédé la place à une agréable forêt aux tons automnaux qui
regorgeait de bruissements et de bourdonnement de vie. Le monstre avait
disparu. Un calme olympien me submergea avec une telle puissance que
mon cœur et ma respiration s’apaisèrent aussitôt.
Le loup s’allongea tranquillement sur un tapis de feuilles mortes,
inconscient du combat que je menais contre moi-même pour me décharger
de toute cette puanteur d’angoisse qui m’oppressait de l’intérieur.
— C’est toi qui as fait ça ?
L’animal ne répondit pas et se contenta de clore ses paupières, inspirant
si sereinement que la quiétude émanant de lui repoussa les méandres de
mon inconfort, m’apportant une paix intérieure qui interrompit les
élancements de mon être sur le qui-vive. Ma blessure au mollet s’était
volatilisée. Je m’allongeai contre le corps doux et chaud de mon ami,
m’enfonçant enfin dans un repos bien mérité.
Un repos mûrement attendu.
Je le remerciai, en esprit ou à voix haute, je ne savais pas. Ça n’avait pas
d’importance, ma reconnaissance allait au-delà des mots.

Une porte s’ouvrit, m’éveillant dans un sursaut et cognant le menton


d’Aaron avec mon front. Immédiatement, je repérai le Primum à l’extérieur
de l’habitacle. Mes muscles crispés se détendirent dès lors que l’odeur
rassurante du loup vint titiller mes narines dilatées par l’angoisse.
— Il était temps ! Je sens plus mon bras, elle est aussi lourde qu’un âne
mort, se lamenta le loup-garou en s’étirant la nuque.
— Qui tu traites d’âne, sale morveux ? répliquai-je.
Il me donna une chiquenaude sur le nez qui me tira un cri outré. Je lui
mis une vilaine claque derrière la tête qu’il n’eut pas le temps d’éviter et je
me félicitai de la vivacité avec laquelle j’y étais parvenue. Mes capacités
me revenaient enfin ! Aaron me fit les gros yeux, qui laissèrent
entrapercevoir le loup l’espace d’une seconde, avant que l’homme ne
reprenne le contrôle.
Ça faisait un bien fou d’agir à nouveau comme une enfant ; je me sentais
revivre.
— Descendez, ordonna le Primum.
Je reportai mon attention sur lui. Non seulement le moteur du van ne
tournait plus, mais en plus, le gosse et moi étions les seuls encore présents
dans l’automobile. Ce n’était pas dans un sommeil que j’étais tombée, mais
dans le coma ! Je jetai un œil au-dehors et vis, sans surprise, la silhouette du
Domus se découper sur une nuit nuageuse. Sa bâtisse se dressait, grande
masse sombre s’imposant dans l’obscurité menaçante. Pour la première fois
depuis que j’avais découvert son existence, j’étais sincèrement heureuse de
la voir. Juste un peu.
Aaron me passa devant, faisant exprès de trébucher sur ma jambe blessée
pour se venger. Je ratai ma taloche visant son cul d’un cheveu, ce qui le fit
éclater de rire tandis que je serrai les dents pour ne pas chouiner. Le jeune
loup mit pied à terre, persuadé d’avoir gagné la bataille, lorsque le tigre-
garou frappa le sommet de son crâne d’un geste sec et brutal. Le gamin
poussa un « ouch » plaintif et s’éloigna sans demander son reste.
Je fus incapable de voir l’expression du Primum de là où j’étais et
lorsqu’il se pencha vers moi, je n’y décelai rien de plus que l’agacement.
Agacement qui m’était sans conteste destiné, si je me fiais aux ondes
hostiles qui émanaient de lui dans la Lactea Via.
— Pourquoi tu me regardes comme ça ? fis-je de façon plus agressive
que je ne l’avais souhaité.
Ma colère à son égard s’avérait bien plus ancrée que je ne l’imaginais. Il
tendit son bras, comme s’il escomptait m’attraper, mais dut se rétracter en
constatant mon mouvement de recul. Quelque chose passa dans son regard,
que je fus bien en peine de décrypter.
— Tu ne peux pas marcher, je vais te porter, fit-il.
— Pas la peine, je gère, répliquai-je en me redressant, m’accrochant au
bord de la porte pour me redresser sur ma seule jambe presque valide.
L’autre, je ne préférais même pas tenter le coup. Le Primum me soutint
l’espace d’un instant, me permettant de me stabiliser, puis je le repoussai
d’un coup d’épaule. S’il n’avait pas compris le message, c’est qu’il était
stupide.
— Sistaaaa !!!
Je frémis violemment en reconnaissant la voix et me tournai
mécaniquement vers les marches menant au hall du manoir. Ariel courait
vers moi comme si sa vie en dépendait. L’expression de son visage se
décomposa, passant du sourire gigantesque à celui d’une patate bouillie,
gonflée de chagrin.
Je n’eus pas le temps de la prévenir que déjà elle me percutait comme un
taureau, nous écrasant contre la carrosserie du Hummer. Pour une fois, ce
ne fut pas ma force surhumaine qui nous maintint debout, mais les membres
maigrichons de ma sœur qui me pleurnichait sur l’épaule. Mes bras se
refermèrent autour d’elle et je la comprimai, inspirant son odeur de jasmin
jusqu’à n’en plus pouvoir. Inutile de préciser que Petite Ombre s’était jointe
à l’embrassade en ronronnant aussi puissamment qu’un tracteur des années
1990.
Puis l’étrangeté de la scène raviva les pensées cohérentes qui restaient
tapies dans un coin de mon esprit. Ariel. Mamá. Je n’avais pas pensé à elles
durant mon incarcération, trop occupée par mon petit nombril et la perte
infiniment plus tangible de mon Anam Cara. Mais voilà ; j’avais une
famille, et j’avais disparu sans aucune possibilité de leur dire que j’étais en
vie. Mon égoïsme me tétanisa.
— Pardon, Manita, murmurai-je, et Ariel se mit à rire à travers ses
sanglots.
Comment avais-je pu ? Même Minuit avait traversé mon esprit dès ma
lucidité retrouvée. Quelle était mon excuse ? N’étais-je pas suffisamment
inquiète pour ma propre vie pour croire que je les reverrais ? Ou était-ce
parce que l’idée de les rendre malheureuses me paraissait saugrenue ?
L’horreur de mes observations me glaça le sang. Comme s’il m’était
possible d’imaginer ma sœur vivre sans moi. Et moi, le pouvais-je
seulement ?
« Comment est ta sœur ? Tu l’appelles souvent dans ton sommeil,
demande mon ravisseur pour éloigner mon attention du type louche qui
perfuse mon bras.
— Comme un tsunami, mais en plus chiant, répondis-je d’une voix
pâteuse avant de sombrer dans la torpeur malsaine qui me guettait depuis
un moment. »
Ce curieux souvenir embua doucement ma mémoire, entraînant un flot de
larmes qui me rassura d’une façon improbable. Peut-être n’étais-je pas
encore une cause perdue, finalement.
— Elle a quoi ta jambe ?
— Je me suis battue avec un tigre, fis-je avant de grimacer, cherchant
l’intéressé du regard.
C’eut le mérite de la faire rire. Elle essuya ses yeux bouffis. Revoir son
sourire éclatant me combla de bonheur. Je lui serrai l’épaule, avant
d’ébouriffer ses cheveux courts et en bataille. Son petit nez, ses taches de
rousseur et son grand regard mielleux m’avaient foutrement manqué ! Et
cette expression lumineuse… Comme si elle avait avalé un morceau de
soleil pour l’illuminer de l’intérieur. Si j’avais la possibilité de voir les
âmes, la sienne serait sans nul doute aussi immaculée que celle d’un ange.
Remarque, les thérianthropes existaient bien, pourquoi pas les anges ?
Soudain, mon regard accrocha un mouvement derrière ma sœur. Je
constatai qu’il n’y avait presque personne dehors avec nous lorsque mon
cerveau disjoncta. Là où Ariel s’était tenue quelques secondes auparavant,
une autre femme se découpait dans la lumière du hall grand ouvert.
— Mamá… ?
— J’allais presque oublier, soupira Ariel en repoussant une mèche de
cheveux auburn de devant son regard. Faut pas m’en vouloir, j’ai rien pu
faire.
Ariel donna l’impression d’avoir croqué dans un citron putride. Je ne
devais pas en mener large, ceci dit. La silhouette avança d’un pas,
frissonnante comme un arbuste malmené par une bourrasque. Puis elle
descendit les marches, vacillant sur ses jambes minces. J’allais à sa
rencontre à mon tour, sautillant telle une unijambiste, mon cœur
tambourinant comme celui d’un oisillon sortant de l’œuf. Mes émotions
jouaient le rodéo sans parvenir à décider laquelle tiendrait sur l’animal
fougueux. Mes connexions nerveuses ne semblaient pas plus avancées et
jaillissaient en tous sens sous mon pauvre crâne, incapable de choisir la
marche à suivre.
J’avais tenté de l’éviter pendant tout ce temps, depuis ma dernière visite
imprévue. Nos rares appels téléphoniques n’étaient parvenus qu’à instiguer
une tension bancale à laquelle aucune des deux n’était accoutumée. Nous
avions toujours partagé une relation très fusionnelle, basée sur une
confiance mutuelle et une honnêteté sans borne. J’avais voulu lui masquer
une partie de ma vie qui s’écroulait, sans même en connaître la raison.
Était-ce le danger que je sentais approcher à pas de velours ? Me méfiais-je
tellement de la meute qu’y ajouter ma mère aurait fait de moi une égoïste
insouciante ? Avoir ma sœur dans la confidence m’avait soutenue, sans pour
autant faire disparaître cette angoisse perpétuelle liée au fait de l’avoir
entraînée dans mes ennuis. Mon égocentrisme aurait pu causer sa perte. Et
si Ariel avait été fait prisonnière à ma place ? Comment aurais-je fait ?
Pour ma sécurité d’esprit et surtout la sienne, j’avais souhaité garder ma
mère à l’écart. Si l’une était impossible à éloigner, je pouvais encore
préserver la seconde. Malgré ça, les secrets ne survivaient jamais bien
longtemps au sein d’une famille. Ma mère était-elle au courant de tout ?
Ariel avait-elle tout déballé dans l’espoir de se mettre à l’abri pour son
mensonge à elle ? Je ne lui en voudrais même pas, à vrai dire : cela
m’enlevait l’énorme responsabilité de devoir m’en charger. D’autant que
j’aurais été incapable d’amener les choses convenablement, de façon claire
et concise. Et maintenant, je me retrouvais devant le fait accompli, et je ne
m’en sentais pas plus satisfaite, ni plus rassérénée. Pire : j’avais peur de sa
réaction, de son ressentiment à l’encontre de mon boniment par omission.
Ariel vint me soutenir en se glissant sous mon épaule et j’attendis que ma
mère adoptive s’approche d’elle-même. Mamá était petite, frôlant tout juste
le mètre soixante, une tignasse noire bouclée, à la limite du frisé, entourant
un visage en forme de cœur, très semblable à celui d’Ariel. Ses grands yeux
sombres partiellement masqués par des lunettes en demi-lune au contour
rouge étaient accompagnés par d’adorables pattes d’oies qui représentaient
presque l’essentiel de ses rides. Sa peau couleur pain d’épice – comme ma
sœur et moi aimions à le dire – paraissait plus obscure dans la nuit, et ses
lèvres pleines, un ton plus clair, ressortaient de façon à ce que j’aperçoive
l’esquisse de sourire qui les étirait. Son petit corps sportif, dans la force de
l’âge, était enveloppé dans un grand châle coloré qui lui tombait jusqu’aux
genoux.
— Mamá, répétai-je en sentant mes yeux s’embuer de plus belle.
Ma mère parcourut la distance qui nous séparait d’un pas déterminé et
m’enveloppa dans ses bras en une embrassade maladroite. Je refermai mes
mains dans son dos et Ariel se joignit à notre câlin affectueux où rires se
mêlèrent aux larmes comme dans une mauvaise comédie dramatique. La
première phrase sortant de la bouche de Mamá se mua en une tirade
espagnole improbable, où insultes s’enchevêtraient aux mots d’amour, se
retranscrivant ensuite en inquiétude qui la fit s’éloigner de moi pour
observer mon visage sous toutes ses coutures. Elle me traita d’idiote, de
pauvre enfant écervelée et indigne avant de commenter avec plusieurs
claquements de langue mon état décrépi.
— Ce n’est plus une déesse que j’ai sous les yeux, mais une femme
maigrichonne bonne à servir le chat !
Dieu, cet accent ! Je ne m’en lasserai jamais. Et ce, même s’il me faisait
penser à celui de mon ravisseur. Son agacement me fit rire, jusqu’à ce que,
avec un sérieux implacable, elle se saisît de mes joues pour fixer mon
attention sur elle.
— Ne me refais plus jamais ça, Mija ! Je suis heureuse que tu sois en vie.
— Je suis désolée. J’aurais dû te prévenir, j’aurais…
Elle fit de nouveau claquer sa langue contre son palais.
— C’est du passé, on oublie, tu es pardonnée – pour cette fois.
Je hochai la tête avec un pâle sourire d’excuse.
— Mesdames, fit la voix grondante du Primum, nous faisant toutes
sursauter.
Je ne l’avais même pas senti approcher. À moins qu’il ait toujours été là ?
Ma mère se tourna vers lui et inclina la tête en une révérence discrète qui
m’aurait fait rire si elle n’avait allumé une alarme dans mon cerveau.
— Monsieur Duncan, dit-elle. Je vous remercie de m’avoir ramené ma
fille en un seul morceau, et je m’excuse pour l’esclandre de la dernière fois.
Je manquai m’étouffer. Duncan ? Pardon ? Quel esclandre ?
— Justement, elle n’est pas vraiment en un seul morceau ; peut-être
pourrions-nous discuter tranquillement plus tard, après avoir soigné la
vilaine blessure qui doit encore la faire souffrir. Ce serait triste de devoir lui
amputer la jambe, n’est-ce pas ?
Le sourire aimable de façade qu’il offrit à ma mère ne suffit pas à me
masquer la menace sous-adjacente qu’il y avait instillée. Monsieur n’était
pas content. Bien que j’en ignorasse la raison. Néanmoins pour une fois, je
fus sincèrement soulagée qu’il fasse cette proposition : j’avais toujours mal
à la jambe et mon estomac criait de nouveau famine maintenant qu’il avait
digéré le précédent repas.
— Oui bien sûr ! s’exclama nerveusement Mamá en agitant les bras
comme une possédée, certainement inquiète de donner l’image d’une
mauvaise génitrice.
Et elle et Ariel m’entraînèrent précipitamment à l’intérieur du manoir, me
soutenant de façon à ce que je n’aie pas besoin de demander de l’aide au
Primum, ce qui me convenait tout à fait. Ce fichu garou n’était toujours pas
revenu dans mes petits papiers, et n’était pas près de l’être !
Chapitre 51 : Un touché de velours
L’opération de ma jambe ne dura pas plus de trente minutes, le temps de
retirer la balle et recoudre le tout. J’avais demandé – ou plutôt supplié –
Lawrence de faire ça sous anesthésie générale, sous l’œil amusé du
Primum. Il était toutefois hors de question – du point de vue de Lawrence –
de m’endormir entièrement avec un produit qui n’avait, à la base, pas les
mêmes effets sur un thérianthrope. Il signifiait par là qu’il aurait dû
m’administrer l’équivalent d’un tranquillisant pour éléphant. Ce qui était
parfaitement impossible au vu de mon état actuel de décrépitude. Il ne
voulait pas avoir ma mort sur sa conscience et ça, je pouvais bien
l’entendre. Me tuer en essayant de m’endormir, ça craignait un max. Je ne
voulais pas trépasser aussi bêtement, pas après ce que je venais d’encaisser.
Pourtant, je m’opposais tout autant à un simple anesthésiant local. Le
refus catégorique de Lawrence fit bien rire le Primum qui proposa tout
simplement de m’assommer : ainsi, il réglait mon désir d’inconscience et le
risque que je clamse. Il m’assura qu’au moindre signe d’éveil, il s’engageait
à me faire retourner dans l’inconscience. Un amour de tigre.
Je refusai, bien évidemment. Malgré cela, Sa Majesté des poilus me
plongea dans un sommeil forcé, qui s’étendit sur toute la durée de
l’opération. J’ignorais la manière dont il était parvenu à un tel résultat et
bien que je ne l’aurais admis pour rien au monde, je lui en fus sincèrement
reconnaissante.

Je me réveillai dans la même chambre qui m’avait accueillie à la suite de


ma revendication, entourée de ma famille, de Mirko et d’Aaron.
Peu désireuse de faire face à mes responsabilités, j’avais mis tout le
monde à la porte – en réalité Mirko s’en était chargé, car je n’en avais pas
eu la force – pour filer prendre une douche et vider ma vessie prête à
rompre. Je passai bien plus de temps que prévu sous le jet d’eau brûlant, me
délectant du calme et de la sécurité que me procurait ce moment d’intimité.
Les plaies étaient très propres et nettes, et je savais que bientôt, l’unique
cicatrice rouge et boursouflée ne serait plus qu’un vague souvenir, masquée
comme elle l’était derrière mon genou.
Cette simple constatation suffit à me ragaillardir, m’apportant une énergie
et une bonne humeur toutes neuves et fort agréables. Je ne pouvais que
savourer le fait d’être en vie, a priori en un seul morceau et entourée de
mes proches en bonne santé.
À l’exception de Rhys.
De nouveau à l’évocation de mon irréductible kidnappeur, je me sentis à
l’étroit dans ma peau. Une bouffée de chaleur s’accompagna d’une tristesse
subite qui me retira toute envie de me réjouir. Mes sentiments à son égard
restaient incertains et énigmatiques, mais ils étaient détestablement bien
présents. Et peu importe combien j’y repensais, j’éprouvais cet étrange
malaise d’incompréhension mêlé à cette sourde certitude : j’avais perdu
quelqu’un qui m’était cher, aussi étonnant que cela puisse paraître. J’étais
dans l’incapacité d’en expliquer la raison, pas plus que je ne saisissais mon
attachement pour cet homme qui m’avait attiré tant d’ennuis. Ma seule
conviction demeurait dans la sincérité de mon affection, et cette
douloureuse émotion qui prouvait combien son absence me pesait.
Je poussai la porte de la salle de bains, enroulée dans une énorme
serviette éponge qui sentait bon la lessive, et tombai, sans grande surprise,
sur la seconde personne que je ne désirais pas voir. Je ne prêtais décidément
pas suffisamment attention à la Lactea Via. Remarque, même si je l’avais
sondée, la présence du Primum restait impossible à localiser. Et ce, même
s’il se tenait à un mètre de moi.
Au demeurant, il sentait la viande chaude et la tomate, j’aurais peut-être
pu y prêter plus attention avant.
— Qu’est-ce que tu fais là ?
Le Primum se tenait au centre de la pièce, tel un roi perdu dans la
chambre de son valet. Il fit un tour sur lui-même, lentement, avant de me
faire face. Ses iris ne quittèrent pas mon visage, et je m’en sentis
intimement soulagée, comme si je craignais qu’elles ne dévient sur le reste
de mon corps. Peut-être l’appréhension de faire un rapprochement avec le
regard lubrique de Voro ?
Ou peut-être que j’avais juste un problème de confiance, en fait.
— Comment va ta jambe ?
Une question pour une question, le B-A-BA de l’être mystérieux qu’il
représentait. Ce type était un professionnel ; un jour il faudrait que je lui
discerne la médaille d’or de l’emmerdeur.
— À merveille, ça repousse vite la mauvaise graine, répliquai-je
platement en passant à côté de lui pour farfouiller dans l’armoire.
À la base, j’escomptai le bousculer, avant de perdre toute envie de le
frôler. Cela aurait envoyé le mauvais message, à savoir : « Viens, on se
chamaille comme au bon vieux temps. » Car le bon vieux temps, pour moi,
était révolu depuis qu’il avait décidé de laisser mourir mon compagnon des
neiges.
Je m’accroupis pour fourrer la tête dans un tiroir, heureuse d’avoir une
excuse pour l’ignorer. Le silence s’installa. Je pensais qu’il dirait quelque
chose, mais ça m’allait aussi bien ainsi. Je ne voulais pas entendre sa voix
grondante si virile et me dire que je l’appréciais. Je mis quelques secondes
avant de percuter que j’étais immobile avec des culottes neuves dans les
mains.
Un coup d’œil par-dessus mon épaule me permit de vérifier que le grand
manitou ne me regardait pas, fasciné par la fenêtre comme il l’était. Il ne
partait pas non plus. Bon.
— Ta mère attend dans le couloir, m’apprit-il finalement.
J’arrachai l’étiquette du sous-vêtement avec les dents. Peu importait les
trous qu’il en résulterait, je ne les avais pas achetés. Mais pouvais-je
sérieusement l’enfiler mine de rien devant lui ? Non.
— Elle attendra, fis-je en cherchant un T-shirt et un pantalon.
— Je t’ai amené à manger, dit-il encore.
Je tournai la tête vers la table de nuit sur laquelle reposait un petit plateau
avec un assiette creuse. C’était donc ça, l’odeur de nourriture que j’avais
sentie. Je mourais de faim, littéralement. Mon opération avait dévoré le peu
d’énergie qu’il me restait, et du coup, la composition de ce repas avait peu
d’importance ; je l’aurais terminé en une seconde. Le Primum était trop
gentil. Il n’était jamais trop gentil. Ça cachait toujours quelque chose.
Je savais que je devais me méfier, mais j’étais trop fatiguée pour m’en
soucier. Les conséquences seraient pour plus tard. Pour l’heure, arrêter de
me balader en petite tenue devant lui était plus important. Il y avait tant de
styles vestimentaires différents que je choisis le premier débardeur – un
rose, ô joie ! – qui passait sous ma main et un bas confortable à porter –
mon choix se porta sur un sarouel gris. Je glissai mes emplettes sous mon
bras et me dirigeai vers la salle de bains le plus dignement possible – après
avoir soustrait la culotte à la vue du roi de la savane, tout de même.
Je m’immobilisai cependant devant la porte et pivotai vers lui.
— Qu’avez-vous fait de son corps ? demandai-je lentement en butant sur
les mots.
Je dus déglutir plusieurs fois avant de parvenir à émettre un son à haute
voix. Il me fit face avec son expression terriblement indéchiffrable.
— Qui ?
Sa voix restait étonnamment calme, pourtant je parvins à y deviner la
tempête qui s’y dissimulait.
— Rhys. Je vous avais demandé de le prendre avec nous.
En réalité, j’avais plutôt misérablement pleurniché dans les bras de Mirko
jusqu’à ce que le Primum daigne s’encombrer du corps de mon ami.
Lorsque le bâtiment avait explosé, je m’étais félicitée de ma résolution. Si
j’avais dû l’abandonner sur place, j’aurais probablement fait un massacre
dans les rangs de la meute. Et je m’en serais voulue à vie.
— Là où il doit être.
— C’est-à-dire ?
— Dans la morgue de la meute, Bastet.
Il prononçait si rarement mon prénom que celui-ci glissa sur ma peau nue
en dressant le duvet de mes bras. Je refoulai la réaction tandis que sa
réponse m’apaisait. Puis un nœud se forma dans mon estomac. J’ignorais
quoi faire de son corps. Avait-il de la famille, des amis ? Mon pressentiment
me soufflait que la réponse était négative. Je ne savais même pas où il
vivait, mais j’étais certaine que ce n’était pas là où on m’avait retenue
prisonnière. Est-ce que dans mes souvenirs, je pouvais retrouver un détail,
un indice pouvant m’indiquer son lieu de vie ? Y avait-il seulement fait
allusion durant le peu de temps que nous avions passé ensemble ? Bon
sang, je ne savais pas même s’il préférait être incinéré ou enterré ! Avait-il
un testament ? Même son nom m’était inconnu !
Un vertige me saisit et je ravalai un piteux sanglot. Soudain, le Primum
me tendit un Post-it jaune. Je clignai des yeux avant de saisir le bout de
papier, tentant de décrypter les mots écrits à la va-vite.
« 32, Thornton Hill, sous le paillasson. »
Je relevai les yeux sur le Primum, bouleversée et indécise.
— C’est…
— Son adresse. On l’a eu au téléphone, tu sais. Il m’a demandé de noter
ça, au cas où.
Ma main se crispa autour du petit billet que j’écrasai contre ma poitrine,
refoulant mes larmes.
— Ce type ne mérite pas que tu y ailles.
— Ce type s’appelle Rhys. Et sans lui, je ne serais plus là, répliquai-je
d’un ton glaçant.
C’était peut-être en partie un mensonge, mais je savais que sans Rhys à
mes côtés, je ne serais plus la même Bastet.
Le Primum se figea dans cette immobilité typique des animaux. Ses
pupilles s’étrécirent et son iris bleu se brouilla un instant, se teintant d’une
touche dorée.
— Ce… type est celui-là même qui t’a arrachée à nous et qui t’a
poignardée, rappela-t-il durement dans un murmure.
— C’est faux ! C’était Voro, le responsable de mon agression, ce taré de
violeur qui l’aurait fait si Rhys n’était pas intervenu.
Je réalisai à contretemps la bombe que je venais de lâcher. Le chef de
meute devint subitement blafard ; le peu d’humanité qui persistait dans son
regard se volatilisa. Ses poings se contractèrent jusqu’à faire pâlir leurs
jointures. Son aura devint poisseuse, brûlante, imprégnant l’air autour de
nous. J’eus bientôt du mal à respirer.
Le temps sembla se suspendre, et le tigre se pressa contre mes murailles
– qui n’avaient jamais été si solides – jusqu’à m’en donner mal à la tête. Ma
Petite Ombre se hérissa, peu à même d’accepter une énième intrusion dans
notre intimité. Puis la tension chuta et le calme revint. L’œil bleu réapparut
et je parvins à nouveau à inhaler normalement.
— Ta mère est au courant de tout.
Je relâchai la pression et tentai de détendre mes muscles endoloris par le
raidissement. Mon humeur était à fleur de peau, à tel point que je me sentais
capable d’imploser à tout moment. Et si j’explosais, je n’étais pas sûre de ce
dont je serais capable. Un vrai carnage, sans nul doute.
— À quel point ?
Il haussa les épaules.
— Au point qu’une longue discussion s’impose.
Sans blague.
Le Primum s’était détourné vers la porte.
— Kanvael ?
Il s’immobilisa, la main sur la poignée, le dos raidi comme si je venais de
le fouetter. Une drôle d’ondulation fit frémir la Lactea Via, mais je fus
incapable d’en comprendre le sens.
— Pourquoi avoir tué tous ces humains ?
— Ce ne sont pas des humains : juste des mercenaires. Ils ne méritaient
pas de vivre et, de toute façon, ils savaient trop de choses. Des hommes
dont la parole est monnayable sont un danger pour les thérianthropes.
— Il n’y avait pas qu’eux dans cet édifice.
— Nous avons épargné tous ceux qui le méritaient, Rìbhinn. Sois-en
certaine. À la différence de ce que tu penses, nous ne sommes pas des
monstres.
— Pourquoi avoir tout brûlé ? Alfonso est introuvable, n’est-ce pas ? Il
devait certainement y avoir des informations à récupérer, vous…
Son rire résonna dans la pièce lorsque le Primum se tourna vers moi,
exposant son profil sauvage composé de l’iris bestial. Il souriait de toutes
ses dents, féroce et impitoyable.
— Ma pauvre minette, nous avons récupéré tout ce dont nous avions
besoin. Ce chapitre est loin d’être clos, je te l’assure. Tu devrais t’inquiéter
de ta propre bataille, surtout que ta mère en…
Il s’interrompit net et me dévisagea un long moment avant de refermer la
bouche sans rien ajouter. Il quitta la pièce en fermant délicatement la porte
derrière lui alors que je tentais encore de deviner ce qu’il avait voulu dire.
Chapitre 52 : Si tu crois tenir le jaguar,
c’est qu’il est derrière toi
Dès l’instant où le Primum eut quitté la pièce, je m’habillai, balançai la
serviette à la va-vite sur le lit et me précipitai sur le plateau encore fumant.
Je dévorai la purée de viande en remerciant le ciel qu’il y ait des petits
morceaux tendres. La tranche de pain finissait d’absorber la délicieuse
sauce pour ne pas en perdre une goutte lorsque Lena-Maria, ma mère
adorée, toqua à la porte et entra à la volée sans attendre de réponse.
J’aimais sincèrement ma mère, mais je me serai bien passée de ses
réprimandes. Pouvais-je mentir en déclarant avoir perdu la mémoire ?
Sans doute pas.
— Y en a marre d’attendre dehors ! Je t’ai torché les fesses et lavée
quand tu étais bébé, je pense que te voir en petite tenue n’est plus un souci !
J’arquai un sourcil tandis qu’Ariel prenait ses aises, s’étendant sur le lit
en riant. Et forcément, le Primum entra à leur suite, se faisant tout petit dans
un angle de la pièce, à ma grande surprise. J’admirai pour la première fois
le tact dont il faisait preuve, bien que je fus tentée de lui dire que sa
technique ne fonctionnait pas : avec l’aura qu’il possédait, même roulé en
boule dans un coin, il ne parviendrait pas à passer inaperçu.
Je lui lançai un coup d’œil à la dérobée, qu’il fit mine de ne pas voir, ce
qui m’agaça au plus haut point. Je reportai finalement mon attention sur ma
mère qui poursuivait sa tirade interminable dans son jargon de naissance.
Ce petit brin de Mamá regorgeait d’énergie, c’était lénifiant de voir que
cette histoire abracadabrante de kidnapping n’avait pas influé sa
personnalité.
Quant à Ariel, elle observait sa mère avec un amusement empli d’amour.
Je hochai la tête à l’intention de cette dernière, sans écouter un traître mot
de ce qu’elle racontait, trop occupée à lécher mes doigts pour savourer
jusqu’au bout mon trop maigre repas. Du moins, jusqu’à ce que je sente une
tension, un malaise palpable s’installer entre mes omoplates.
Se sentir épiée par une bête sauvage était rarement agréable.
Je finis par lever les yeux sur le Primum qui n’avait pas bougé d’un iota,
son regard braqué sur moi. Ou plutôt sur ma bouche, suivant les
mouvements de ma langue sur la peau de mes mains. Un discret sourire
rehaussait le coin de ses lèvres et j’eus la certitude qu’il était non seulement
amusé par ce qu’il voyait, mais follement satisfait. Moi qui comptais ne pas
lui montrer que j’avais accepté sa délicate bienveillance, c’était loupé. Je
venais littéralement de lui offrir matière à se vanter. J’avais tellement faim
que j’avais oublié la raison pour laquelle je ne voulais pas qu’il me voie
manger son offrande.
—… m’écoutes ? termina ma mère en me regardant fixement.
— Bien sûr, mentis-je avec aplomb.
Je ne manquai pas le petit ricanement du Primum, mais me forçai à le
snober ostensiblement. Ma mère croisa ses bras sur sa poitrine. Elle me
scruta par-dessus les montures fines de ses lunettes.
— Tu te moques de moi ? Je te demande si tu as encore mal, s’agaça-t-
elle alors que je déposais délicatement le plateau-repas sur la table de nuit et
m’essuyais les mains avec une serviette.
— Non, au top ! C’est comme si j’avais changé de jambe, fis-je en
agitant une gambette sous son nez.
Ma mère s’installa en amazone sur l’édredon et me tapota la cuisse.
— Je suis rassurée que tu n’aies rien, mais je voudrais vraiment qu’on
discute du futur.
— Du futur ?
— Je pense qu’il est plus judicieux que tu reviennes vivre avec nous.
Dire que j’en restai sans voix serait un euphémisme. Mes lèvres
s’entrouvrirent d’étonnement, mon cerveau tentant vaille que vaille
d’émettre une réponse cohérente et logique à ce que venait de lâcher ma
mère. Finalement, ma patience dut atteindre sa limite, car mon hystérie
jaillit de ma gorge en un rire incontrôlé qui me laissa haletante. Ma mère
afficha cette moue typiquement familiale qui exprimait à la perfection son
irritation.
— Tu plaisantes, j’espère. Il n’est pas question que je quitte Exeter. J’y ai
fait mon nid, je pédale dans la mélasse pour tenir ma boutique à flot. Je te
rappelle que j’y ai mis toutes mes économies !
— On se moque de ces économies, je t’aiderai : ta vie est plus
importante. Je suis sérieuse, après ce qu’il vient de t’arriver, je ne peux pas
prendre soin de toi ici. Ces caméras que j’ai installées n’ont servi à rien du
tout !
Le Primum s’éclaircit discrètement la voix afin de s’exprimer d’un ton
doux que je ne lui connaissais pas :
— Nous la protégerons.
Clair et concis, cet homme savait parler aux femmes.
Malencontreusement, ma mère n’était pas n’importe quelle femme. Elle se
retourna d’un bloc vers lui, sa colère éclatant dans un soubresaut, sa voix
devenant aussi dure et froide que le marbre.
— Avec tout le respect que je vous dois, je n’oublie pas que c’est sous
votre fichue protection qu’elle était lorsqu’elle a failli mourir par deux fois.
Son corps semblait s’être transformé en une arme massive prête à réduire
en bouillie l’homme faisant le double de sa taille. La pièce sembla réduite
de moitié.
L’oxygène se raréfia jusqu’à rendre l’atmosphère irrespirable et les
cheveux de ma nuque se dressèrent lorsqu’un tiraillement désagréable
traversa la Lactea Via. Pourtant, l’expression du Primum garda sa neutralité
la plus parfaite ; seule une veine palpitant sur sa tempe laissait transparaître
son agitation. Alors même que n’importe qui aurait fui sous cette tension
tangible, ma mère leva le menton, défiant le tigre-garou de répondre à cette
attaque. Elle l’ignora ensuite pour se reporter sur moi.
Ariel et moi prîmes un soin tout particulier pour n’émettre aucun son, de
peur que la colère de ces deux êtres destructeurs ne change de cible.
Pourtant, intérieurement, je jubilais du reproche indéniable que venait
d’encaisser le Primum. Davantage de réaction de sa part ne m’aurait pas
déplu.
— Madame De Soto, déclara lentement le tigre-garou. Votre fille n’est
pas ce qu’on appelle communément une personne docile. Malgré notre
acharnement à la garder en sécurité suite à sa première agression, c’est de
son plein gré qu’elle s’est mise dans une situation dangereuse.
Sa voix d’ordinaire grondante n’était plus qu’un ronronnement inhumain
qui détonnait avec la présence de son œil bleu. Je le connaissais
suffisamment pour deviner qu’en cet instant, si nous avions été seuls, nul
doute que son regard se serait entièrement embrasé, sans une once
d’humanité. Je sentais dans mes os l’avertissement de son corps. Ma mère
ne pouvait probablement pas s’en apercevoir, mais je n’étais pas dupe une
seconde : le grand manitou était bel et bien fou de rage. Son habileté à
masquer ses émotions ne m’avait jamais paru si impeccable. Le contrôle sur
son Anam Cara, en ma présence, était loin d’être son point fort, à la
différence de Mirko ou d’Hadrian qui n’avaient jamais perdu leur calme.
Cette constatation me laissa perplexe : pourquoi avais-je toujours eu un
traitement de faveur ? Pas une seule seconde il n’avait bridé sa part
animale, bien au contraire. Il étalait haut et fort son écrasante supériorité sur
ma petite personne en exposant ses émotions brutes de décoffrage, sans
s’inquiéter des répercussions. Cet enfoiré m’avait fait croire plus d’une fois
qu’il ne savait pas se maîtriser, dans le simple but de me faire marcher au
pas. Et moi, dans ma grande lâcheté, j’avais toujours préféré éviter le conflit
– dans une moindre mesure – de peur de me retrouver avec un bras dans le
plâtre. Peut-être pas systématiquement, c’est vrai : mais maintenant que
mes défenses mentales étaient aussi épaisses que la muraille de Chine, je ne
céderais plus jamais face à lui.
— Ma fille est une petite écervelée, certes, mais si elle avait su le danger
qui pesait sur elle, peut-être n’en serait-elle pas rendue à ce stade ! répliqua
férocement ma mère. Donc, je la ramène avec moi.
Écervelée ? L’exaspération ne fit qu’un tour dans mon sang.
— Mamá.
Elle pivota brusquement vers moi, ses yeux écarquillés de fureur.
— Toi, n’ajoute pas un mot. Tu m’as volontairement dissimulé ce qui se
passait dans ta vie : tu m’as écartée, préférant la compagnie de tes
semblables à la mienne.
La honte me poignarda la poitrine. Ma mère parlait comme une raciste.
— Mamá, calme-toi, chuchota Ariel en touchant le bras de notre mère.
— Non, je ne me calmerai pas ! Je savais que tu n’aurais jamais dû venir
ici, c’était stupide ! Je t’ai inutilement exposée, et sans même être à tes
côtés pour te soutenir… C’est ma faute.
La tristesse me traversa comme un raz-de-marée. Ma mère se leva
brusquement pour foudroyer le Primum du regard comme s’il était
intimement responsable de son embarras. Il eut la bonne idée de ne pas
réagir. Je comprenais la colère de ma mère. Ce que je ne saisissais pas, en
l’occurrence, c’était la véhémence de ses paroles.
L’incertitude me broya les entrailles, et le stress me coupa la respiration.
— Mamá ?
Elle tourna à peine son regard furieux vers moi.
— Tu savais…
— Bien sûr que je savais que c’était une mauvaise idée que tu quittes la
maison ! T’éloigner était un risque inutile et stupide, répliqua-t-elle avec
hargne.
L’éclair qui traversa ses iris ne passa pas inaperçu. Ma mère me cachait
quelque chose. Elle empestait le désarroi, d’ailleurs.
— Tu savais, n’est-ce pas ? insistai-je en glissant lentement du matelas
pour lui tourner autour, cherchant un signe qui contredirait mes pensées. Tu
savais pour les thérianthropes.
Pendant une folle seconde, l’hésitation crispa ses traits, avant qu’elle ne
recouvre une contenance qui lui rendit sa fougue. Elle me provoquait,
persuadée qu’en m’affrontant, elle attirerait mon attention ailleurs. Mais je
ne pouvais pas être dupe, j’avais grandi en prenant exemple sur elle toute
ma vie ; elle était mon idéal de la femme forte. Et j’avais mimé toutes ses
techniques d’esquive, toutes ses tactiques et mimiques de langage. Je la
connaissais par cœur, car j’agissais et réagissais exactement de la même
façon qu’elle en presque toute circonstance.
Je jetai tout de même un rapide coup d’œil vers Ariel pour m’assurer que
je n’avais rien imaginé, que mon instinct me soufflait bien la réalité. Son
expression fermée raffermit ma certitude. Elle partageait incontestablement
mon avis, sans que j’aie eu besoin de lui en faire part.
Puis les paroles du Primum me revinrent en tête. « Surtout que ta mère
en… » quoi ? Qu’avait-il voulu dire ? Maintenant, j’avais ma petite idée.
Ou plutôt, ma titanesque idée. Je reportai mon attention sur le principal
concerné par mes pensées, qui me fixait de nouveau intensément, à tel point
que mon ventre se tortilla. Il hocha imperceptiblement la tête avant de poser
ses yeux sur ma mère. Celle-ci avait gardé le silence, car elle savait
parfaitement que son mensonge ne ferait pas long feu face à mon
opiniâtreté.
Elle resta ainsi, bras ballant et mine basse. Mais ses yeux gardaient leur
profonde détermination. Peu importe ce que je m’apprêtais à dire, Lena-
Maria, la Mamá veuve qui avait quitté son pays natal pour élever seule deux
fillettes ne ploierait jamais sous aucune accusation.
— Depuis quand ? fis-je d’un ton glacial en me plaçant face à elle.
Une énergie nouvelle et puissante vint m’alimenter de l’intérieur. Ce petit
repas m’avait fait un bien fou, de même que ma présence au sein du cœur
de la meute. La magie des thérianthropes qui coulait dans mes veines
s’éveillait avec fougue. Je sus sans avoir besoin de vérifier que la Lactea
Via se mettait à bouillonner, en réponse aux décharges émotionnelles que
j’y instillais. Mamá ne pouvait pas le ressentir. Le Primum, si. Dans son
coin, je le vis se tendre comme s’il absorbait le choc de mes attaques
mentales.
Je crus que ma mère ne répondrait jamais à ma question, pourtant ses
épaules s’affaissèrent doucement, comme soulagées d’un poids énorme,
avant qu’elle n’ouvre la bouche :
— Je l’ai découvert bien avant ta naissance.
Je manquai de défaillir. Je dus faire appel à toute ma force de volonté
pour rester debout. Mon cerveau était en ébullition, mon Anam Cara
tremblant sous mes assauts psychiques incontrôlables.
— Quoi ?
Incapable de formuler des questionnements sensés, je me contentai de la
question la plus ouverte possible. Lena-Maria, la femme qui m’avait
dissimulé le secret le plus important de ma vie, poussa un soupir tourmenté.
— J’ai fait une promesse à ta mère.
Mes jambes devinrent inaptes à supporter mon poids ; je me laissai choir
sur le lit en prenant une inspiration haletante. Ma mère adoptive venait
d’admettre qu’elle connaissait personnellement ma mère biologique. Le
plus grand mensonge de ces deux décennies venait de faire un plongeon
mortel. Lena-Maria avait donc rencontré ma mère avant que celle-ci ne
meure.
— Tu m’as dit que ma mère était une toxicomane, dis-je d’une voix
tremblante. Qu’elle était morte en me mettant au monde.
Ma mère grimaça.
— C’est une version très simplifiée de la vérité, admit-elle en se
mordillant les lèvres. Je t’ai vue naître. Ton père connaissait ta mère. C’est
lui qui a trafiqué les papiers de naissance pour que tu deviennes
officiellement notre fille. Je n’ai cependant jamais voulu te faire croire que
j’étais celle qui t’avait mise au monde. Tu ne m’aurais de toute façon pas
crue, étant donné ta condition. Nous pensions que c’était la meilleure
solution.
J’avalai une grosse goulée d’air en tentant vainement d’apaiser les
battements frénétiques de mon cœur, cherchant par la même occasion à
faire fonctionner mes méninges pour emmagasiner tout ça. Je pivotai
rageusement contre le Primum en lui pointant un doigt accusateur sur la
poitrine.
— Vous saviez que j’étais adoptée. Raad a avoué que vous aviez fait des
recherches. Comment vous auriez pu savoir cela, si mes papiers sont
truqués ?
Le chef de la meute garda un faciès imperturbable et répondit avec un
flegme déboussolant :
— Lena-Maria est une humaine pure souche. Ton père décédé en était un
aussi. Aucun couple humain ne peut accoucher d’un garou, Rìbhinn. Il faut
au minimum un parent garou. Même un Sang-Neuf seul ne peut pas mettre
au monde un garou. Il n’était pas difficile de parvenir à cette conclusion.
J’expirai avec lenteur. Ça se tenait. Bon sang, tout tenait la route !
— Ta mère s’appelait Olivia, déclara Mamá. Olivia comment, je n’en sais
rien, ton père a emporté tous ses secrets dans sa tombe.
Je n’avais jamais vu ma mère aussi nerveuse, mais il n’était pas temps de
m’en préoccuper. Mon propre malaise semblait se répercuter dans les liens
de meute pour revenir vers moi, intensifié.
— Papa savait aussi ?
— Bien sûr ! À ton avis, qui nous a mis dans ce bordel sans nom ?! Il n’y
a que votre père pour ça, et s’il ne m’avait pas offert les deux plus belles
merveilles du monde, je maudirais les cieux de l’avoir mis sur mon chemin.
Ariel eut un drôle de ricanement qui me rappela sa présence. Son visage
était bien plus pâle que d’habitude, et je réalisai que dans ma bulle
d’égoïsme, j’avais perdu de vue le fait que je n’étais pas la seule à avoir
grandi dans un mensonge. Même si j’étais intimement impliquée par cette
révélation, ma sœur ne devait pas en mener large. Je la plaignis d’avoir à
supporter d’être assimilée à cette histoire de fous.
— Alejandro, ton père biologique – et meilleur ami de ton père –, était un
de nos collègues de travail. Il est tombé amoureux d’une thérianthrope, et
c’est en voulant l’aider que nous nous sommes mis jusqu’au cou dans ce
bourbier. D’ailleurs, je ne sais pas grand-chose, et je ne parviendrai
certainement pas à répondre à toutes tes interrogations. Ce très cher Carlos
n’a pas daigné me tenir au courant de toutes les subtilités de cette histoire,
marmonna-t-elle, son masque d’impassibilité se fissurant au fur et à mesure
de son récit.
— Quand je l’ai connue, Olie avait déjà de gros problèmes personnels,
qui se sont envenimés l’année de ta conception. Elle était devenue
dépendante d’une substance qui la rendait malade, mais qui lui permet-tait
de fuir sa meute. J’ignore encore aujourd’hui quelle en était la raison. Votre
père a refusé de m’expliquer les tenant et aboutissant ; pour une question de
sécurité, d’après lui. On s’est disputés de nombreuses fois jusqu’à ce que
j’admette qu’il avait peut-être raison. Pour ton bien, Bass, il valait mieux
que j’en sache le moins possible.
La gorge nouée, je refoulais les larmes qui s’acharnaient à vouloir couler
sur mes pommettes. J’avais assez pleuré pour toute une vie !
— Quand Alejandro est mort quelques mois avant ta naissance, votre
idiot de père a décidé de prendre soin d’Olie pour tenir sa parole. Nous
avons été obligés de la cacher – alors que nous étions flics, tu imagines ? –
pour la garder à l’abri d’une menace dont j’ignorais tout, jusqu’à ce qu’elle
te mette au monde. Elle nous avait fait promettre de ne pas l’emmener à
l’hôpital. C’est pendant cette période qu’on m’a expliqué votre existence.
Ta mère n’a pas survécu à l’accouchement.
Mon regard dériva vers le Primum. J’en savais assez sur la meute pour
savoir pertinemment que les accouchements n’étaient pas chose aisée chez
les thérianthropes. Alors sans aucune aide extérieure ? Mes parents adoptifs
auraient tout aussi bien pu mettre ma mère dans une clinique humaine que
les choses n’auraient pas été mieux engagées.
— Mettre au monde un enfant loin de sa meute est purement suicidaire,
confirma le Primum. Toi aussi, Bastet, tu aurais pu mourir. Pour que cette
Olivia tente le coup, elle devait être vraiment désespérée.
Ma mère lui jeta un coup d’œil mauvais.
— Ta mère refusait catégoriquement de retrouver sa meute. D’après elle,
personne ne devait ap-prendre ta conception.
Suivre ces révélations devenait de plus en plus difficile mais je hochai
tout de même la tête pour qu’elle poursuive.
— Je ne la croyais pas trop, au début, et j’ai eu tort. Elle nous avait
conseillé de fuir loin de l’Espagne, mais ton père et moi avions refusé, nous
contentant de déménager en Galice. Six ans plus tard, Carlos est retourné à
Madrid pour un voyage d’affaires. Je ne sais pas ce qu’il s’est passé, et je ne
le saurai sans doute jamais ; il n’en est jamais revenu.
Dans le regard d’Ariel, je reconnus ma détresse.
Ensemble, nous nous tournâmes vers notre mère. Ses yeux s’embuèrent,
et dans une douleur infinie, elle termina l’histoire la plus triste de son passé,
et par conséquent, du nôtre :
— Ariel n’était qu’un tout petit bout de chou. Je ne voulais pas qu’il
parte, mais il m’a promis de ne pas en avoir pour longtemps. L’affaire sur
laquelle il travaillait était un dossier confidentiel. Même son décès est resté
totalement flou. La veille de sa mort, j’ai reçu un appel de lui. Il me disait
qu’il allait très bien, qu’il avait hâte de rentrer et qu’à son retour, nous
devions quitter l’Espagne au plus vite. Il avait déjà trouvé une maison en
Angleterre, à la campagne. Je ne suis pas stupide : il y avait bien trop de
coïncidences, alors après son enterrement, je vous ai prises dans mes valises
et nous avons fui le danger. Car je ne voulais pas vous perdre, vous aussi.
J’ai dû couper les ponts avec toute ma famille.
Je léchai l’eau salée qui avait roulé jusqu’à mes lèvres, car je me
souvenais parfaitement de cette période atroce de mon enfance, où tout mon
monde avait brusquement basculé. J’avais dû rester des mois à la maison,
car garder une forme humaine était devenu pratiquement impossible. Le
petit jaguar que j’étais à l’époque faisait des carnages à la moindre
occasion. Ma mère avait d’ailleurs de nombreuses cicatrices dues à mes
griffes sur plusieurs parties de son corps. L’enfant que j’avais été n’était pas
parvenu à surmonter la disparition de son père, et la bête en moi avait pris
ma place pour que je puisse supporter davantage la douleur. Au détriment
de ma mère.
Je me mis à claquer des dents en déchiffrant l’expression horrifiée
qu’affichait Ariel, les lèvres tremblantes et les mains nouées sur ses genoux.
Je frôlai son épaule du bout des doigts. Le sursaut doublé du mouvement de
recul que je déclenchai me jeta une douche froide. Elle me dévisagea
comme si elle me voyait pour la première fois. Peut-être parce qu’elle
venait d’apprendre la vraie raison pour laquelle elle n’avait jamais connu
son père.
Cette raison, c’était mon existence.
— Ariel, n’en veut pas à Bastet, elle n’y est pour rien, lui dit notre mère
en voulant la prendre dans ses bras.
Ma sœur la repoussa brutalement et recula précipitamment pour
s’éloigner de nous.
— C’est facile de garder des secrets pour protéger sa famille, chuchota-t-
elle. Encore faudrait-il songer à la douleur que la vérité causera après tout
ce temps. Je n’en veux pas à ma sœur, Mamá. Je t’en veux, à toi, pour nous
avoir caché tout ça pendant des années.
Sa voix claqua dans la pièce avant qu’elle ne sorte, aussi fière qu’une
reine. La porte se referma sur son dos. Mamá et moi restâmes ainsi, seules
et interdites, sans pouvoir proférer un seul mot. Je n’avais même pas
remarqué l’absence du Primum, et j’aurais été incapable de dire quand il
avait quitté la pièce.
Mon monde venait de s’écrouler sous mes pieds.
Chapitre 53 : Anguille sous roche
— Ma mère biologique s’appelait Olivia et mon père Alejandro.
Ce n’était pas une question, mais une simple constatation. Ce taré
d’Alfonso avait bien raison, lorsqu’il pensait que la femme qui lui avait
sauvé la vie était ma génitrice. Les coïncidences étaient bien trop évidentes
et la chronologie concordait parfaitement. Comment devais-je prendre ces
révélations ? Je n’en avais pas la moindre idée, pourtant les émotions qui
m’habitaient paraissaient s’être installées au second plan, indécises quant à
la marche à suivre. Accepter la colère d’avoir été trompée tant d’années
durant, supporter la douleur et la culpabilité liées à la mort de mon père
adoptif, puis m’interroger sur mon passé s’apparentait au meilleur
démarrage.
Ça aurait pu fonctionner, si seulement je m’étais sentie capable
d’accepter ce trop-plein d’informations. Et par « accepter », j’entendais
simplement « comprendre ». Les confidences de ma mère étaient claires,
pourtant j’avais le sentiment que ces paroles avaient déverrouillé la boîte de
Pandore et que celle-ci malmenait maintenant ma conscience. Les
questionnements s’enchaînaient en s’enroulant comme un serpentin infini
jusqu’à faire disjoncter ma lucidité.
— J’ai des photos à la maison, si tu veux. Je les ai gardées
précieusement, confessa lentement ma mère adoptive.
Je l’observai de façon robotique, incapable de savoir si je voulais lui
arracher les cheveux ou l’embrasser jusqu’à l’étouffer. Les deux, peut-être.
Comment pouvait-elle avoir gardé tout ça secret pendant autant d’années ?
Et avoir des photos de mes VRAIS parents sans que je tombe jamais
dessus ?
— Les mensonges sont difficiles à tenir au début. Mais tu étais jeune ; on
s’interroge moins sur soi. Avec les années, tu as totalement cessé de poser
des questions sur tes parents biologiques : j’ai supposé que tu nous
considérais comme ta famille.
Sans rire. Évidemment que j’avais fini par arrêter les questions ! Lorsque
les réponses restaient identiques, on s’en lassait. D’autant que ma mère
m’avait toujours dit qu’Olivia et Alejandro étaient morts, je n’avais pas pris
le temps de me renseigner davantage. Et puis, comme elle le disait si bien,
ma famille me convenait ainsi, pourquoi serais-je partie à la recherche de
parents éloignés ou de cousins ?
Cela dit, il était vrai que lorsque j’avais l’âge d’Ariel, j’avais expérimenté
mes propres investigations, dans l’espoir de dénicher quelques cousins avec
qui j’aurais pu sympathiser. Je n’avais jamais pu trouver l’orphelinat.
Logique maintenant que je connaissais la vérité : ma mère avait trafiqué
tous les documents qu’elle avait daigné m’offrir. Mais alors, comment
avaient-ils fait pour l’école ? Les inscriptions en tout genre ? Pendant toute
mon enfance, tout le monde me croyait leur fille, alors même qu’on m’avait
expliqué que j’étais adopté. Quel intérêt, en ce cas, de m’avouer la vérité ?
Tout ça n’avait aucun sens.
Une douleur ophtalmique naquit bientôt derrière mon front, me forçant à
garder les yeux fermés un long moment. Lena-Maria gardait le silence, à
mon grand plaisir.
En réalité, je savais que nous devions éclaircir certains points avant de
pouvoir partir. Et puis de toute façon, Ariel était notre chauffeur, alors il
valait mieux qu’elle se détende avant de l’enfermer dans une boîte en métal
en notre détestable compagnie.
— Alors, tu les connaissais bien ? fis-je finalement, donnant priorité aux
questions inutiles, mais émotionnellement fascinantes à mes yeux.
Il était rare de me voir m’interroger sur l’autre famille que j’aurais pu
avoir, et j’y pensais le moins possible, considérant cela comme une perte
d’énergie. Je n’avais jamais eu d’autre mère que Lena-Maria, et mon seul
père était celui qui nous avait quittées quand j’avais six ans.
— Eh bien, Alejandro était le meilleur ami de ton père, et nous avons fait
nos classes ensemble. C’était un très bon confident. Un bel homme avec la
main sur le cœur. Un peu trop, sûrement.
Elle affichait une expression pensive, si emplie de nostalgie qu’un
instant, je faillis mettre fin à la conversation. Je comprenais la vie dure que
ma mère avait vécue. Non seulement elle avait fui sa famille et son pays
pour un danger inconnu, mais en plus elle avait perdu deux amis avant que
son mari ne suive le même chemin.
Ce genre de vie vous change une personne, comment avait-elle supporté
tout cela seule et pendant si longtemps ? Je ne pouvais même pas imaginer
ce qu’elle avait enduré. Elle était restée si forte ! Elle représentait une figure
maternelle rare de nos jours, et je fus intimement heureuse d’avoir été
élevée par une femme aussi incroyable. Même en l’ayant prise pour
exemple, je ne lui arrivais pas à la cheville. Une telle force d’esprit ne
s’inventait pas.
— Tu réalises que mon père était un de tes amis proches, et que tu ne
m’en as même jamais parlé ? murmurai-je d’une voix cassée.
Ses yeux se voilèrent et le trouble qu’elle éprouvait se lut sur son visage,
accompagné d’un profond malaise.
— Je… Je t’en ai parlé plus d’une fois en vous racontant des anecdotes
sur Carlos. Heureusement pour moi, tu n’as jamais été curieuse à outrance.
Je restai interdite une seconde, tentant de me remémorer toutes les
histoires qu’elle avait pu me conter durant ces périodes de ma vie, sachant
qu’elles avaient été rares. Avait-elle réellement fait allusion à un ami
policier, datant de l’époque où ils vivaient en Espagne ? Si la réponse était
oui, ma pauvre mémoire humaine me faisait cruellement défaut. Cela
aurait-il changé quelque chose ? Dès l’instant où je n’avais pas la moindre
idée de qui était mon père, jamais je n’aurais retenu ce personnage, quand
bien même elle m’en aurait parlé à plusieurs reprises. Et si le prénom
Alejandro me disait quelque chose, cela n’avait a fortiori aucun rapport
avec mon passé.
D’un autre côté, est-ce que ça avait une réelle importance à mes yeux,
dorénavant ?
Je me sentais si fatiguée… J’aurais souhaité pouvoir mettre ma vie en
pause le temps de me retourner. Ou plusieurs mois, c’était bien aussi. Des
vacances bien méritées durant lesquelles je pourrais débrancher mon
cerveau, voilà ce dont j’avais besoin.
— Est-ce que c’est pour ça que nous ne sommes pas retournées en
Espagne depuis la mort de papa ? demandai-je alors.
Ma mère hocha la tête.
— Honnêtement, j’ai pris peur. J’y suis retournée sans vous à quelques
rares reprises, sans jamais m’y attarder.
— Pourtant, tu y as envoyé Ariel.
À l’adolescence, celle-ci avait ressenti un besoin irrationnel de reprendre
contact avec ses racines, tant et si bien qu’elle avait harcelé Mamá pour
avoir le droit d’y séjourner. Une fois poussée à bout, celle-ci avait fini par
céder. Pas pour qu’elle y fasse ses études artistiques, cela dit.
— Oui, je me suis dit qu’il était impossible qu’ils fassent le
rapprochement avec nous. Ça ne veut pas dire que je n’ai pas été angoissée
durant toute son absence !
Je souris, me rappelant cette époque qui paraissait si lointaine
maintenant. J’avais été tenté d’y retourner, bien entendu, mais quelque
chose dans la réticence de ma mère m’avait toujours refroidie, comme si
j’avais inconsciemment pressenti que son anxiété n’était pas due à
l’éloignement avec ses filles. Sa peur parvenant à elle seule à ravaler mon
désir d’escapade dans mon pays natal. De même que son inquiétude au sujet
de mes transformations avait suffi à me complexer, réduisant celles-ci au
strict minimum. Peut-être avais-je été trop fusionnelle avec ma mère, en fin
de compte.
Je poussai un long soupir à fendre les âmes et eus la sensation de me
débarrasser d’un lourd fardeau.
— Je dois avoir un millier de questions à te poser, surtout sur la mort de
papa, fis-je finalement. Mais je crois que je dois organiser mes idées,
réfléchir à tout ça à tête reposée et…
Je ne terminai pas ma phrase, car j’étais totalement désarmée. Je devais
être épuisée, car mes sentiments étaient masqués par une grosse couche
d’incompréhension, puis d’un pâté de lassitude. Comme du miel collant sur
une tartine de beurre, impossible à dissocier. Je passai une main dans mes
cheveux, humides après la douche.
— Je comprends, bien sûr, on a la vie devant nous, maintenant…
Je la plaignis soudain. Seulement une minuscule seconde.
Je me levai du lit et me dirigeai vers la porte comme une automate. Je
sondai rapidement les alentours via la Lactea Via, peu désireuse de croiser
un membre de la meute. Après avoir constaté que personne ne faisait le pied
de grue derrière le mur, je sortis, escortée par ma mère qui me suivit sans
broncher. L’avoir si proche de moi aurait dû me rassurer, mais c’était tout le
contraire. Sa présence était irritante, de la même façon qu’il est difficile de
supporter la proximité avec quelqu’un contre qui l’on tient un grief. Bien
que je n’éprouvasse aucun sentiment de ce type envers Lena-Maria, il ne
m’était pas moins inconfortable de la sentir dans mon dos.
J’étais heureuse d’être en vie et de la savoir à mes côtés, mais après la
discussion que nous avions eue, seul le temps me permettrait de digérer que
tout cela était de l’ordre de l’irréversible. Ensuite peut-être, notre relation
reviendrait à la normale.
La question, maintenant, était de savoir où traînait ma sœur pour la
supplier de bien vouloir me ramener à la maison. Un bon gros verre de
whisky, voilà ce dont je mourais d’envie !
Parvenir à faire abstraction de mes soucis se révéla assez aisé. J’avais
tant d’autres choses à penser. C’est ainsi qu’en descendant au rez-de-
chaussée du manoir à la recherche de ma sœur je me mis à réfléchir à une
tactique publicitaire pour attirer la clientèle dans ma boutique. Mes
absences répétées devenaient sérieusement délicates pour mon business.
Puis mon esprit se focalisa sur ma cuisse, qui me faisait souffrir depuis la
troisième marche de l’escalier, me transformant en boiteuse grimaçante
lorsque nous débouchâmes dans le hall d’entrée. Le soulagement de pouvoir
marcher sur du plat remplaça partiellement la douleur. Combien de temps
faudrait-il à mon métabolisme affaibli pour récupérer ?
Je me figeai brusquement. Moi qui escomptais quitter le Domus en
catimini, c’était loupé. Au moins n’eus-je pas besoin de me lancer à la
chasse à Ariel, étant donné que celle-ci se trouvait devant les portes grandes
ouvertes sur l’extérieur, qui laissaient entrer une lumière matinale et une
température agréable. Elle se tenait en compagnie de la renarde-garou
Magdalena, d’Aaron et d’une autre jeune adolescente aux cheveux couleur
corbeau, raides comme des baguettes et à la frange tombante. Ses yeux
étaient indiscernables et je me demandai si elle parvenait à y voir quelque
chose.
Cette nouvelle garou était bien en chair, sans paraître grosse pour autant,
dans des vêtements sombres qui masquaient ses formes. La partie visible de
son visage tenait davantage de l’angelot que de celui ingrat d’un crapaud. Si
l’on oubliait le physique imposant de Wanda et celui plus commun de
Mirko, elle était la première garou que je voyais avec une apparence
divergente de l’allure digne du mannequinat que semblaient partager les
thérianthropes. Je reniflai l’air et jetai un coup d’œil à la Lactea Via.
Rate-Garou.
Je devenais vraiment douée à ce petit jeu.
— Salutation, déesse Bastet, déclara solennellement Magdalena en
m’apercevant.
Ma sœur se tourna et son regard se voila à notre approche. Elle ne
s’enfuit toutefois pas en courant, ce qui était un bon point pour nous.
— Salut, Magdalena, répondis-je, peu désireuse de m’étayer sur une
discussion superficielle.
Aaron se contenta d’un hochement de tête et d’un sourire pour ma mère.
Ce traitement de faveur me fit doucement rire. Dans ma tête, bien sûr. Je
saluai la nouvelle qui se présenta comme étant la dénommée Aurora, une
amie qu’Ariel s’était faite durant ma première convalescence au manoir. Il
était même possible qu’elle m’ait parlé d’elle à maintes reprises.
— Ariel, est-ce que ça te dérange qu’on s’en aille ? À moins que tu ne
préfères rester ici, dans ce cas Mamá peut conduire ta voiture…
Je lui fis cette proposition de façon qu’elle ait une porte de sortie
évidente qui ne la fasse pas culpabiliser. Je connaissais ma sœur par cœur et
je savais qu’elle avait tendance à éprouver un fort sentiment de dévouement
sororal envers moi. Elle avait toujours été trop fidèle pour son propre bien.
Et justement, les sourcils parfaitement épilés d’Ariel se froncèrent tandis
que son regard faisait la navette entre Mamá et moi-même, signe flagrant
d’hésitation. Je ne voulais pas qu’elle se force à se retrouver enfermée avec
nous ; d’un autre côté, je n’éprouvais aucune sensation de confiance à la
laisser seule ici. Je préférais nettement la savoir avec moi, dans mon
simulacre de « sécurité ».
Ma Petite Ombre partageait clairement mon sentiment. Je n’éprouvais
aucun désir de rester ici une minute de plus, surtout lorsque je pouvais
tomber nez à nez à tout instant avec…
— Choisis deux garous pour vous accompagner, tonna le Primum en
s’immobilisant en haut des escaliers du hall.
Le Primum se découpait à merveille dans ce décor, tel un prince
déambulant dans son palace accompagné de ses sujets. Le tissu de sa
chemise en soie d’un gris anthracite moulait à la perfection son torse
puissant, la couleur mettant indéniablement sa peau mordorée en valeur.
Effet renforcé par ses manches retroussées sur ses avant-bras et son col
ouvert en V. Son pantalon en toile noire détonnait par rapport à son
accoutrement habituel, mais ses pieds nus rappelèrent sans conteste le style
décontracté qu’il arborait généralement en public.
Ses cheveux blond cendré avaient gagné quelques centimètres depuis
notre première rencontre et même s’il les lissait régulièrement vers l’arrière
du plat de la main, certaines mèches rebelles venaient se prendre dans ses
cils. L’ensemble de sa coiffure tenait bien plus de la coupe indisciplinée du
surfeur californien que de celle du politicien propre sur lui. Ce type était un
foutu tableau d’ascendance virile. Même ses cicatrices ne parvenaient pas à
lui retirer de sa splendeur, à mon grand déplaisir.
Je pivotai lentement sur mes talons pour faire face aux Alphas de la
meute Magister, affichant mon expression la plus maussade de mon
répertoire. Les six garous dirigeant des clans vinrent à notre rencontre, le
tigre-garou en tête du cortège qui dévala élégamment les marches de sa
grâce féline et de son aura princière. Tels deux gardes du corps
indissociables, Mirko et Hadrian se tenaient juste derrière, suivis par les
deux femmes Alphas des clans Mammalia ; la voluptueuse Wanda et la
discrète Faith à l’expression désintéressée. Puis Raad et son sourire
aguicheur fermèrent la marche.
Mon exaspération à la vue de tous les garous que je ne souhaitais surtout
pas voir battit son plein lorsqu’une retardataire exécrable apparut aux côtés
de son agaçant jumeau. La lionne-garou affichait son habituel masque de
mépris affirmé, comme si elle s’apprêtait à chaque seconde de son existence
à combattre une armée d’envahisseurs. Ses yeux, deux joyaux d’émeraude,
me brûlèrent en se posant sur moi. Sa tête ne me revenait décidément pas.
Kanvael s’arrêta à un mètre de moi et je reportai mon regard sur son
corps délicieux à regarder, lui intimant mentalement de ne pas s’approcher
davantage.
— Pourquoi ? finis-je par coasser maladroitement, perturbée par l’aura
des Alphas de la meute qui oppressaient l’espace de la Lactea Via.
— Tant que vous êtes sur mon territoire, votre sécurité m’incombe,
déclara-t-il de son ton si vibrant que je dus retenir un frémissement.
Je laissais échapper un ricanement moqueur pour masquer mon trouble.
— Je n’ai pas eu la sensation d’échapper beaucoup au danger depuis que
je suis sous votre responsabilité, relevai-je avec un sourire narquois.
Les mâchoires du Primum se contractèrent. Tiens, il ne s’était toujours
pas rasé. Ce côté bad boy lui allait à ravir. Rayn montra les dents et gronda
doucement. J’entendis Aurora hoqueter dans mon dos. La pauvre ! Elle
aussi devait faire partie des femmes de la meute trop accoutumées à ravaler
leur fierté féminine devant ce grand despote machiste. D’un autre côté, je
pouvais les comprendre : avec son charisme, difficile de s’autoriser à autre
chose qu’à le dévorer du regard.
Joder, Bass, secoue-toi un peu les miches !
Je foudroyai le Primum du regard, comme s’il était entièrement
responsable des pensées qui traversaient mon pauvre cerveau en ébullition.
Son sourire en coin apparut et, pendant un fugitif instant, je me demandai
s’il devinait ce qui me passait par la tête.
— Peut-être que si la personne en question limitait les risques, elle aurait
moins de problèmes, fit-il sans sourcilier.
J’entendis ma mère prendre une inspiration et se positionner à mon côté,
prête à attaquer, toutes griffes dehors, pour venir en aide à sa fille. Je la
repoussai doucement de la main sans me tourner vers elle. Je ne voulais pas
qu’elle s’en mêle, c’était mon combat. J’humidifiai mes lèvres d’un geste
nerveux et le Primum suivit le mouvement. Le grognement de Rayn
augmenta et je tiquai, ma colère se rappelant à moi. Je dus faire un effort
surhumain pour l’ignorer alors même qu’elle venait de montrer qu’elle
considérait ma mère comme une menace. Qu’elle essaie seulement de
toucher un seul cheveu de Mamá et je finissais ce que le mercenaire de la
veille n’était pas parvenu à terminer avec l’intervention du tigre-garou.
Si Rhys avait été ici, c’est de mon côté qu’il se serait tenu.
Ma gorge se serra. Kanvael avait fait un choix. Un choix totalement
logique et prévisible, mais qui n’en restait pas moins inacceptable à mes
yeux. Cette garce méritait de mourir. Du moins, plus que Rhys.
— Je prends Mirko.
Je vérifiai que celui-ci soit ouvert à l’idée ; son sourire me rassura. Je
n’accepterai aucun autre garou dans ma maison pour le moment.
— Et le second ? insista le Primum.
Je grommelai. Ça le tuerait de m’accorder un peu de répit en compagnie
de ma seule famille ? Avoir un intrus chez moi ne m’attirait vraiment pas.
— Mirko conviendra.
— Non. Vous êtes trois, je veux au moins deux garous avec vous.
Je poussai un soupir bruyant d’agacement pour lui démontrer mon point
de vue à ce sujet.
— Pourquoi pas Magdalena, en ce cas ?
C’était une tornade, mais avec Ariel, ce ne serait pas si dérangeant. Au
moins ses monologues me feraient-ils certainement oublier mes
contrariétés. La renarde-garou eut un gloussement névrosé qui fit courir un
frisson poisseux le long de ma colonne vertébrale. Ce rire me rappelait un
être dont je ne voulais plus jamais avoir à penser.
— Je suis désolée, Bass. Ça aurait été avec un grand plaisir, mais je ne
suis pas une combattante, et je suppose que le Primum veut quelqu’un de
compétent avec toi.
— Aaron alors ? fis-je de mauvaise grâce en me faisant la réflexion que
l’accueillir sous mon toit en compagnie d’Ariel n’était pas la meilleure idée.
— Non, répondit ce dernier sans équivoque.
Je me tournai vers lui, surprise de son refus. Il évita méticuleusement
mon regard, mais resta silencieux.
— Très bien, envoie donc n’importe qui chez moi, maugréai-je, excédée
par la tournure que prenait cette conversation. Sauf Rayn, bien sûr, ajoutai-
je précipitamment avant de me retrouver avec une sale conne dans mon
salon.
La lionne-garou m’offrit son rictus mauvais tandis que Raad éclatait d’un
rire franc. Le Primum pivota vers le frère et la sœur.
— Raad ?
— Oui, patron ?
— Ça te dérange ?
— Absolument pas, dit-il avec une expression ravie, dévorant ma mère
du regard.
Beurk. Pas moyen que j’accepte ce type chez moi ! Mais à l’instant où
j’allais ouvrir la bouche pour réfuter ce choix, le Primum se tourna vers moi
en levant la paume bien haut.
— Raad ou Rayn. C’est toi qui vois, répliqua-t-il.
Mon regard dériva vers Hadrian, qui restait étrangement silencieux
derrière son chef de meute. Vêtu d’un simple débardeur qui mettait en
évidence ses trapèzes protubérants et ses épaules d’athlète, il avait les bras
croisés sur sa poitrine de sorte que chacun de ses muscles tatoués ressort.
Ses iris étaient particulièrement envoûtants aujourd’hui. Profond et doux à
la fois, je n’avais jamais vu une telle expression sur ses traits. Je me tendis
vers lui dans la Lactea Via, curieuse de comprendre ce malaise qui semblait
l’habiter. Nous n’avions pas pu discuter depuis cette fameuse nuit et l’avoir
dans ma boutique une fois de plus, même entourée de ma mère et d’Ariel,
n’était certainement pas une solution. J’avais assez de problèmes pour ne
pas en rajouter une couche. Pourtant, une petite partie de moi désirait parler
de l’incident, peut-être pour raviver des souvenirs moins moroses, plus
humains.
Le lion vint à la rencontre de mon jaguar et sa caresse délicate m’apporta
une odeur de savane et de fourrure chaleureuse. Je frôlai l’esprit d’Hadrian,
et plutôt que me repousser, il me laissa tâtonner aux frontières de ses
remparts. Je sentis son haleine sur mes lèvres pendant une seconde, comme
si la distance qui nous séparait venait de disparaître brusquement. Puis le
contact se rompit. Kanvael venait de se placer devant mon champ de vision,
me masquant à la vue du lion-garou. Son déplacement aurait pu passer
comme un concours de circonstances, mais j’étais persuadée du contraire.
— Je ne peux pas te donner mes deux Gàirdeans, gronda le Primum. Un
seul sera bien suffisant. Raad vous accompagnera. Je me sépare déjà de mes
meilleurs éléments, puisque tu refuses de rester ici.
Nous nous affrontâmes une longue demi-minute et son irritation remonta
le long de notre lien, jusqu’à émoustiller ma propre humeur déjà en
ébullition.
— Très bien. En ce cas, si tu as besoin de me parler, appelle-moi avant
toute chose. Et nos entraînements sont reportés jusqu’à nouvel ordre.
Abdiquer devenait une désagréable nécessité face à ce type, mais il était
hors de question qu’il reparte toujours haut la main sans me lâcher un
minimum de lest. Je voulais bien capituler, mais pas sans qu’il m’accorde
une certaine liberté. S’il ne consentait pas volontiers à faire un pas en avant,
alors il savait parfaitement à quoi s’attendre de ma part. Le Primum parut
vraiment exaspéré, acceptant tout de même d’un simple hochement de tête.
Sa bonne action me revint soudain en mémoire. Il savait ce que ma mère
cachait, ou du moins s’en doutait-il ; pour autant, il m’avait laissée
découvrir le pot aux roses de mon propre chef, sans intervenir. Et pour ça, il
obtenait toute ma gratitude. Rien ne l’empêchait de tout m’avouer, mais
cela aurait certainement jeté un froid entre ma mère et moi, car elle n’aurait
pas été à l’initiative d’une telle révélation.
Pour une fois, le Primum avait joué la carte de la finesse et du
philanthrope. L’avait-il fait à bon escient ? Peut-être cela faisait-il
simplement partie de son plan diabolique d’apprivoisement, pour me rouler
dans la farine en me tartinant de miel. Après tout, avec ce type, je pouvais
m’attendre à tout.
Raad sauta les dernières marches pour venir se mêler à notre groupe et
vint saluer ma mère.
— Bonjour, madame De Soto, vous vous souvenez de moi ? Raad, le…
—… délinquant punk ? Comment t’oublier, tu ne passes pas inaperçu,
marmonna ma mère, l’air d’être d’aussi bonne humeur que moi.
Raad se renfrogna, blessé dans son amour propre. Je souris discrètement
alors que ma sœur me touchait le bras.
— On peut y aller si tu veux.
Ouf ! Enfin le signal de départ. Je saluai donc le Primum, Hadrian,
Wanda et Audrey (qui servaient plus de tapisserie qu’autre chose) en
snobant effrontément Rayn et me dirigeai vers la sortie. Je supposais que
nous n’avions plus rien à nous dire, et c’était aussi bien ainsi. Chaque fois
que je regardais la lionne-garou et le tigre-garou, je m’imaginai
incessamment la tournure différente qu’aurait pu prendre la mort de Rhys.
Mieux valait donc que je ne les eus plus dans mon entourage.
Je venais de descendre les premières marches de l’escalier menant à la
fontaine, précédée par ma famille et encadrée par Mirko et Raad, lorsqu’un
frémissement d’agressivité se répercuta dans la Lactea Via, droit vers moi.
Je me retournai, plus par réflexe que par réelle peur. Car je savais qui venait
d’émettre une telle onde de choc.
Rayn venait de dévaler les escaliers pour se positionner à mon niveau, me
dominant de plus d’une tête, un sourire cruel et féroce peint sur sa bouche.
Je sus qu’elle cherchait la bagarre avant même qu’elle n’ait ouvert la
bouche.
— Alors c’est comme ça, hein ? Madame nous méprise.
Je haussai un sourcil, cherchant à maintenir le peu de maîtrise et de
calme emmagasinés. Ma Petite Ombre, quant à elle, était déjà hérissée,
crocs et griffes sortis, prête à passer à l’attaque à tout instant. Sa patience à
elle aussi avait atteint sa limite.
— Pardon ? dis-je froidement, laissant transparaître sur mon visage toute
la morgue qu’elle m’inspirait.
— Surtout, ne nous remercie pas de t’avoir sortie de la merde au péril de
nos vies.
Le silence qui suivit fut étouffant. Mon cœur manqua deux battements
avant de se mettre à carburer comme une locomotive. Mon visage devint
simultanément froid puis bouillant et l’adrénaline se déversa dans mes
veines avec la puissance d’une déferlante. Je sus sans avoir besoin de me
voir que mes yeux avaient pris entièrement l’apparence du félin qui
m’habitait. La rage envahit mon être à vitesse grand V et bientôt je perdis
toute notion d’espace et de conscience.
Ta vie. Parlons-en de ta fichue vie.
J’ouvris les frontières de mon esprit et laissai échapper toutes les
émotions qui se livraient une guerre infinie depuis l’instant où j’avais
découvert l’existence des garous, notamment depuis mon kidnapping.
La boîte de Pandore craqua.
Tout le traumatisme auquel j’avais survécu se déversa dans la toile de la
meute en un maelstrom incontrôlé de sentiments violents et obscurs, que je
projetai contre la barrière de la lionne-garou qui se brisa aussi simplement
que si j’avais soufflé sur un pissenlit.
Rayn hoqueta et eut un brusque mouvement de recul. Son expression si
mauvaise se fissura et la surprise remplaça son rictus. Je lâchai la bride à
mon Anam Cara qui se jeta dans le lien de meute nous reliant à celle que
nous haïssions. Elle emprisonna la nuque de la lionne entre ses mâchoires
puissantes et l’écrasa métaphoriquement dans son esprit, résolue à briser ce
dernier comme s’il s’était s’agit d’une gazelle. Rayn fléchit et tomba à
genoux, de la même façon que si je venais de lui asséner un coup de pied
dans le ventre. Sa peau se couvrit de fourrure et deux oreilles rondes
émergèrent de son crâne.
Et je n’avais pas bougé d’un iota. La garou était maintenant prostrée à
mes pieds et je dus m’incliner, alors même que je me trouvais plus basse
qu’elle sur l’escalier, pour lui chuchoter ces quelques mots :
— Tu voulais savoir où j’étais dans la hiérarchie ? Eh bien, te voilà
prévenue. Emmerde-moi encore une seule minuscule fois, et je te jure que
je brise ton esprit jusqu’à faire de toi un légume. Compris ?
La peur se lut dans le regard horrifié de Rayn qui ne parvenait plus à
respirer. Ma Petite Ombre libéra la lionne avec un grognement
d’avertissement, puis regagna tranquillement sa place. Je ne savais pas si
j’étais réellement capable de ça, mais étant donné sa réaction, je supposais
maintenant qu’il m’était totalement possible de mettre ma menace à
exécution. Je m’en étais déjà douté les rares fois où le Primum avait fait
irruption sous mon crâne, sans réelles preuves.
Je renfermai méticuleusement toutes les émotions déchaînées dans la
Lactea Via et me relevai pour affronter les autres membres de la meute. Le
premier sur lequel tomba mon regard fut le Primum et son insondable
expression. Le sien était totalement ocre, aussi sauvage et destructeur que
d’habitude, promesse de férocité et de plaisir charnel.
J’ai apprécié le spectacle, semblait-il dire.
Je déglutis difficilement alors que la chaleur empourprait mes joues.
Hadrian affichait un sourire réjoui où je discernai de la fierté. Wanda avait
la main posée sur sa poitrine imposante et se soutenait à l’encadrement de la
porte, l’air choquée. Et Audrey, celle qui d’ordinaire ne laissait transparaître
qu’un ennui désappointé, parut sincèrement amusée, au point qu’un éclair
de curiosité enflamma ses prunelles.
— Veuillez m’excuser. J’aurais dû tous vous remercier bien avant,
déclarai-je ensuite avec sincérité. Merci d’être venus à mon secours ; je ne
l’oublie pas.
Et sur ces belles paroles, je tournai le dos au manoir et me dirigeai à
grandes enjambées vers la forêt en me concentrant pour ne pas boîter,
abandonnant toutes les personnes incrédules sur mon passage.
Il était grand temps que j’aille me dégourdir les pattes.
Épilogue
Le retour à la réalité se déroula sans anicroche.
Laisser les filles seules dans une voiture avait été aussi intelligent
qu’égoïste. Mais je n’avais pas eu le courage de me retrouver enfermée
dans une boîte métallique pendant trente atroces minutes. Au-delà de ma
petite personne, ma Petite Ombre mourait littéralement d’envie de galoper
dans la forêt. Chose que nous avions fait un certain temps en suivant la
voiture jusqu’à ne plus pouvoir courir, faute d’énergie. Nous avions épuisé
jusqu’à notre dernière goutte de carburant, puis nous étions montés à bord
de la voiture, nous écroulant sur le siège arrière pour dormir tout notre soûl
sans reprendre notre apparence humaine.
Ariel m’avait réveillée une fois arrivées à bon port, où j’avais repris ma
forme initiale avec beaucoup de difficulté, acceptant gracieusement le plaid
que ma mère m’avait jeté dessus. Nous étions restées toutes trois
silencieuses, et je n’avais pas eu le courage de briser cette accalmie. J’étais
montée à l’étage pour m’écrouler sur mon canapé, allumant la télévision en
attendant qu’Ariel trouve une place pour se garer et vienne me rejoindre.
Ma mère, sans même avoir besoin de me concerter, s’était occupée de
commander de la nourriture et de préparer du thé en prenant le plus de
temps possible.
Elle nous avait par ailleurs donné la seule photo qui ne la quittait jamais
et qu’elle avait trouvé bon de ne pas me montrer au Domus, représentant
nos parents réunis sur un banc, dans un bar typiquement espagnol. Personne
ne tenait l’appareil photo, et les deux couples se collaient les uns aux autres,
bras dessus bras dessous avec un immense sourire, les deux hommes au
centre et leurs femmes à leur côté. Ils étaient tous plus jeunes que moi sur la
photo et auraient même pu être des amis d’Ariel. Notre mère avait plusieurs
kilos en moins, ses lunettes n’existaient visiblement pas à l’époque et ses
cheveux étaient aussi indisciplinés que ceux d’Ilona.
— Tu trouves pas que ta mère a un petit air de Halle Maria Berry. Ça
expliquerait qu’elle paraisse encore si jeune. Si ça se trouve, c’est ta tante.
Tu imagines ? Trop la classe ! avait dit ma sœur.
— Ça s’appelle la chirurgie esthétique, ma petite, pas la thérianthropie,
lui avais-je répondu mi-figue, mi-raisin.
Mais elle n’avait pas eu tort, Olivia était magnifique. Elle possédait un
grain de peau plus sombre que le mien, avec des lèvres pulpeuses invitant
aux baisers et un regard ombrageux de braise à se damner, surlignés par de
fins sourcils hautains.
Nous en avions ensuite bien ri, et cela avait détendu l’ambiance. Nous
avions même voté pour élire le père le plus beau, nous mettant d’accord sur
le fait que Carlos battait Alejandro à plat de couture. Non pas parce que ce
dernier était moche, mais simplement commun. Seuls ses yeux paraissaient
délicieux, d’une couleur mielleuse unique qui devait être sans conteste
responsable du coup de foudre d’Olivia.
Tandis que Carlos, lui, était un vrai régal pour les yeux. Non content
d’être imposant par sa musculature développée, sa peau tannée par le soleil,
ses pommettes rebondies et son regard vert d’eau faisaient de lui un homme
vraiment attractif. Sa coupe réglementaire de policier et son sourire franc
qui lui mangeait la moitié du visage ne le rendaient que plus sympathique.
Pas surprenant que Mamá l’ait choisi ! Ariel et moi en aurions fait de
même.
Après de longues minutes, nous avions fini par nous lasser de la photo, et
donc plus d’excuses pour nous occuper l’esprit et ignorer notre mère, qui
attendait sagement – pour une fois ! – que nous daignions lui accorder un
peu d’importance. Ce que j’avais fini par faire, incapable de contenir ma
curiosité vis-à-vis de mes parents. Je l’avais donc harcelée de questions,
souvent basiques, auxquelles elle avait du mal à répondre. Alejandro était
un excellent ami à elle : elle connaissait beaucoup de choses à son sujet,
qu’elle m’avait cachées jusqu’à présent. Cela avait été très difficile
d’apaiser ma colère à l’égard de tous ces mystères tout en assouvissant mon
appétit d’informations. Souvent inutile, soit dit en passant. Comme savoir
quel était le plat favori de mon père, par exemple.
Ariel avait fait de même de son côté, interrogeant pour une fois notre
mère d’ordinaire si fermée pour avoir des réponses sur Carlos.
L’interrogatoire s’était poursuivi pendant que nous mangions notre repas
asiatique, songeant à la vie que nous aurions pu avoir si nos proches
n’étaient pas morts. Finalement, quitte à finir sur une note triste, nous
avions allumé la télévision en choisissant le film qui nous faisait toujours
toutes les trois pleurer : Hatchi.
La nuit venue, j’avais fait dormir ma mère sur le canapé, Ariel reprenant
sa place de droit à mes côtés dans le lit. En ce qui concernait nos garous
protecteurs, ces derniers ne s’étaient absolument pas impliqués dans notre
journée, se contentant de manger la nourriture que Mamá avait eu la
délicatesse de leur rapporter. J’avais invité Mirko à se joindre à nous dans le
lit, mais il avait aimablement refusé, prétextant qu’il avait des chambres à
l’étage de son bar, obligeant Raad à l’imiter – le garou l’avait suivi de
mauvaise grâce.
Les jours qui suivirent nous avaient permis de remettre les pendules à
l’heure, d’accepter les faits et d’assimiler les événements récents. Ma mère
avait pris des jours de congé alors qu’Ariel s’était débarrassée des rares
examens qu’il lui restait avant les rattrapages. J’avais donc eu de la main-
d’œuvre gratuite pour m’aider à restaurer ma boutique et la ramener à la
vie. Il y avait un certain boulot. Comme racheter des plantes, en premier
lieu. Puis rajouter des livres, des meubles pour les accueillir et ainsi de
suite.
Et les garous, dans tout ça ? Eh bien, nos très chers gardiens garous
étaient très sagement restés dehors – le premier jour, du moins –, puis au
rez-de-chaussée, sans jamais s’immiscer dans notre intimité familiale. Puis
peu à peu, nous avions fini par les inclure dans notre quotidien. Ma mère
était tombée raide amoureuse de Mirko, sans surprise, et appréciait plus que
de coutume la présence de Raad.
Ce dernier, s’il était parvenu dans un premier temps à se faire discret, en
était venu à prendre une place monstrueuse dans la boutique. Même si
j’avais toujours un peu de mal à me faire à l’idée de cet individu loufoque et
envahissant, Ariel et moi nous étions mises d’accord sur le fait qu’il était un
véritable fournisseur de fou rire. Certainement une des raisons pour laquelle
nous parvenions tous à le supporter, Mirko y compris. Il n’interrompait
jamais ses pitreries et détenait toujours le mot de trop pour détendre
l’atmosphère en toute circonstance ; ce qui s’était révélé un véritable atout
durant les premiers temps de cohabitation à cinq.
Après quatre jours à vivre sous le même toit, j’avais mis ma mère à la
porte et elle était repartie avec ma sœur, les tensions ne s’étant jamais
totalement évaporées. Toutefois, après une semaine complète, je n’avais pas
réussi à me débarrasser de mes garous. Heureusement pour moi, l’avantage
à ce tableau agaçant se trouvait dans le silence radio du Primum, qui
semblait avoir pris la délicieuse résolution de ne plus déborder sur ma vie
privée.
Il était cependant parvenu à convaincre Raad de me donner des cours de
self-défense à domicile. Compromis que j’avais accepté de bonne grâce :
pas besoin de mettre les pieds au Domus ni de voir la tête de ceux qui
m’insupportaient. J’en vins même à apprécier sincèrement le sport de
combat, devenant presque accro au contact du corps à corps et des
claquements des membres sur le parquet. Raad était un excellent professeur,
chose qui me maintenait dans l’incompréhension du premier choix du
Primum ; à savoir sa sœur. J’étais donc de plus en plus persuadée que cet
enfoiré de chat de gouttière avait pris un malin plaisir à me confronter avec
ma pire ennemie.
J’avais fait part de mon avis à Raad, qui supposait que cette décision
tenait davantage du désir de me voir évoluer dans la meute plutôt que d’un
quelconque jeu malsain. La logique était là : ce mégalomaniaque de
Primum possédait toutes ses raisons de chercher à créer le conflit entre moi
et l’une de ses meilleures « femmes ».
Qu’il désire secrètement que je grimpe les échelons de la hiérarchie
correspondait à l’image que je me faisais de lui. Il aimait particulièrement
les potentiels élevés, rien de surprenant à ce qu’il prenne son pied à avoir
des femmes aguerries dans sa meute, si cela était réellement synonyme de
pouvoir chez les thérianthropes.
S’il voulait que je devienne une guerrière, je n’y voyais rien à redire tant
que ça me permettait de le mettre au tapis, lui, plus tard.
— Ai-je une chance de faire mordre la poussière à Tigrou ? demandai-je
à Raad durant une de mes séances de torture.
J’étais coincée dans une prise dont j’étais supposé me libérer. Ce qui
n’était pas gagné, soyons honnêtes. Autant demander à un poisson de sortir
d’un filet de pêche tout seul avec un hameçon dans la bouche, et de survivre
ensuite à sa journée.
— Hm. Laisse-moi réfléchir une seconde… Non.
Sa réponse catégorique ne me surprenait en rien, sans pour autant me
désarçonner.
— Dans combien de temps je pourrai y arriver ? tentai-je encore.
— Certainement jamais. Je dois te rappeler qu’il a au moins quatre-vingts
années d’expérience de plus que toi ? Tu imagines ? Ce serait comme
vaincre le champion du monde de krav maga. Qui aurait vécu cent ans. En
ayant pris seulement trois mois d’apprentissage.
Ah. Vu sous cet angle, il était clair que ça semblait compromis.
— Tu ne peux pas m’apprendre un truc qui ferait que j’y arriverais ? fis-
je encore en me tortillant sur le sol pour échapper à sa poigne.
Raad se releva prestement en me laissant respirer. Je roulai sur le dos, le
bras tout engourdis d’avoir maintenu une position inconfortable. Le visage
malicieux de Raad me dévisagea comme si ma cervelle ne fonctionnait pas
correctement.
— Tu as déjà tout ce qu’il faut pour le soumettre, petite Esmeralda, tu ne
le sais juste pas encore.
Sa réponse laconique me laissa songeuse tandis que la clochette de ma
boutique tintait, interrompant la question que je brûlais de poser pour en
apprendre davantage sur mon arme secrète. Mirko entra, les mains chargées
de sacs en carton d’où émanaient une savoureuse odeur de nourriture qui
me fit aussitôt saliver. Ça sentait le poulet et le curry, un mélange exquis
pour mes papilles et mon odorat de félin. S’il y avait du riz en plus, j’étais
prête à épouser mon ami gay. Une surprise pour personne.
— Salut la compagnie ! s’exclama une jolie blonde dans le dos de Mirko.
Je peux m’incruster ?
Je sautai sur mes pieds pour accueillir la nouvelle arrivante, plus que
ravie de la voir.
— Hellen ! Bien sûr que tu peux, un peu de féminité ne me fera pas de
mal, plaisantai-je en me ruant à sa rencontre.
La sœur de Raad était devenue une réelle amie en très peu de temps. Elle
avait débarqué dans ma vie après le départ de ma famille et ne me quittait
presque plus depuis, déboulant à l’improviste à la boutique, souvent
accompagnée d’Ilona, pour m’apporter tout le soutien féminin qui me
manquait.
Accessoirement, à me rapporter les potins de la meute lorsqu’ils me
concernaient. Ce dont j’étais très friande, avouons-le.
— Ilona n’est pas avec toi aujourd’hui ?
— Non, elle avait déjà un truc de prévu avec Lawrence, je n’en sais pas
plus. Elle a dit qu’elle passerait te voir demain.
Ces deux filles étaient devenues un vrai rayon de soleil pour moi.
Maintenant que j’apprenais à les connaître, je comprenais ce que j’avais
manqué tout ce temps en m’isolant du contact des autres. Je n’avais jamais
réalisé à quel point avoir des amies était primordial, et aujourd’hui je
regrettais ces années de solitude. Sans Ariel, je serais certainement devenue
folle ! Le bienfait de posséder des copines ne cessait jamais de me
surprendre, et je ne m’en lassais pas. Autant j’avais eu le sentiment
d’apprécier être seule par le passé, autant il m’apparaissait maintenant
impossible de m’en contenter.
Vivre en compagnie de deux hommes était loin de me convenir, malgré
tous mes efforts, mais je devais admettre qu’avoir toujours quelqu’un dans
les parages avait quelque chose de réconfortant.
Nous étions simplement à l’étroit dans mes quartiers privés.
— Alors, tu comptes y aller ? me demanda Hellen.
Je n’eus pas besoin de lui demander de quoi elle parlait. Je le savais très
bien. Je poussai donc un petit soupir, lançant un regard à Mirko et Raad qui
faisaient un énième bras de fer, une tradition de fin de repas qui m’amusait
au début et qui m’exaspérait dorénavant. Il n’y avait jamais de vainqueur, et
ils recommençaient tous les jours.
— Je ne sais pas, je n’ai toujours pas eu le courage. Je fais demi-tour une
fois dans la rue, avouai-je.
— Tu préférerais qu’Ilona et moi, on t’accompagne ? me proposa ma
récente amie.
Je grimaçai inconsciemment. Même s’il existait une forte probabilité
pour que leur présence me ragaillardisse, c’était une chose que je me devais
de faire seule. En outre, j’ignorais la raison me poussant à craindre de m’y
rendre.
— Non merci, c’est gentil.
Hellen me tapota la main en faisant une moue compréhensive. J’avais
fini par cracher le morceau, quelques jours auparavant, sur ma relation avec
Rhys. Ou plutôt, sur ma non-relation. Mes deux amies m’avaient écouté du
début à la fin, loin des oreilles indiscrètes de mes gardiens garous, sans
jamais émettre de jugement. Elles savaient pertinemment qui était Rhys,
ainsi que son implication dans ma captivité. Et bien qu’elles ne parviennent
toujours pas à comprendre ce que j’éprouvais à son sujet, elles respectaient
la douleur que j’éprouvais à son évocation.
De toute façon, c’était délicat d’expliquer à des personnes externes ce
que moi-même je ne parvenais pas à concevoir. Cela faisait déjà près de
deux semaines qu’ils étaient venus à mon secours, et depuis ma vie avait
pris un tournant en épingle à cheveux. En dépit de toute l’aide et le soutien
des thérianthropes et de ma famille, chacune de mes nuits était un véritable
enfer pour moi. Les cauchemars s’enchaînaient dès l’instant où je fermais
les yeux, et le seul rempart que j’avais su dénicher se trouvait en
l’obligation de dormir en compagnie d’un garou. Le premier soir, Ariel
n’avait pas su me réconforter, et le second, Mirko nous avait rejointes sans
demander notre avis, me prenant dans ses bras en une embrassade ferme et
presque colérique.
J’avais émis des réserves à cette idée, jusqu’à ce qu’il m’avoue que
chacun de mes mauvais songes envahissait bruyamment la Lactea Via en y
instillant un sentiment de peur perceptible par tout le monde. En gros, non
contente de hurler dans mon lit et de réveiller ma sœur, c’était toute la
meute que je déstabilisais chaque fois. J’avais donc cédé, puis carrément
accueilli à bras ouverts le grand corps chaud et confortable de mon ami qui
chassait les horreurs de mon esprit en envahissant mes rêves tel un bouclier.
À partir de là, il m’était devenu impossible de dormir sans mon doudou
loup-garou. Une honte que je me gardais bien de divulguer à mes proches.
Au départ d’Hellen, je demeurai plongée dans mes pensées ; à savoir si
oui ou non je me sentais de visiter l’appartement où Rhys avait vécu. Je
n’avais pas encore tourné la page, mais je n’étais pas certaine de le vouloir.
Dans tous les cas, il faudrait à un moment donné que je me motive à mettre
un terme à cette agitation mentale perpétuelle.
Je filais ensuite prendre une douche avant de rouvrir la boutique. Mirko
me laissa en compagnie de Raad, car il avait quelque chose d’urgent à faire.
L’après-midi se déroula en douceur, rarement troublé par les visiteurs. La
chaleur hors-norme de ce mois de juillet devenait presque insupportable
certains jours, et j’avais dû investir dans bon nombre de ventilateurs
électriques en me promettant d’acheter une climatisation. Quand mon porte-
monnaie me le permettrait.
— Esmeralda, m’appela Raad.
Je délaissai la bibliothèque que j’étais en train de classer pour me tourner
vers le lion-garou. J’avais depuis longtemps abandonné l’idée qu’il
m’appelle par mon prénom, car il semblait trouver ça terriblement drôle,
surtout quand ma sœur était dans les parages. Parfois, il s’amusait juste à
crier « Hé ! Esmeralda, Ariel ! » rien que pour le plaisir, avant de rire de sa
pauvre blague.
— Quoi ? fis-je alors qu’il était affalé dans un fauteuil, les pieds posés
sur une table basse en jouant à un jeu sur son smartphone.
Il montra du menton la porte d’entrée avec un sourire désespérément
malicieux à l’instant où la clochette retentissait. Je suivis le son du regard.
Tigrou se découpait en contre-jour, vêtu d’une chemisette bleu roi en lin,
manches courtes, accordée à un bermuda blanc. Une petite paire de
chaussures de ville bateau terminait ce tableau inhabituel.
Mon cœur se retrouva dans ma poitrine à l’instant où je posai mes yeux
sur lui, prise d’un subit sentiment de vertige lorsque son aura s’empressa de
conquérir la pièce. Son odeur de fourrure, de jungle et de virilité vint
heurter mes narines pour éveiller ma Petite Ombre qui s’immisça sous ma
peau. Un long frisson se déroula dans ma moelle épinière et je fus incapable
de discerner si c’était de l’excitation ou de l’inquiétude.
— Bonjour, Rìbhinn, chuchota le prédateur en laissant ma super ouïe
faire tout le boulot.
Raad dut y entendre un signal, car il se leva en poussant un grognement,
avant de disparaître dans la rue aussi rapidement qu’un courant d’air. Je
m’empressai de jeter un œil autour de moi, rassurée de constater qu’il
restait encore trois clients et que le Primum ne risquerait rien de
compromettant devant eux.
— Tu ne sais plus te servir du téléphone ? attaquai-je aussitôt en lui
rappelant ma requête. Ou alors tu n’as jamais su ? Il faut s’adapter à son
temps, tu sais : même ma grand-mère l’a fait. Je peux t’apprendre.
Son visage exprimait un calme serein et un plaisir de pacha à peine
contenu. Son fameux petit sourire en coin n’avait pas disparu et je sentis
une pointe douloureuse traverser ma poitrine en réalisant que cette fichue
mimique m’avait manqué.
Le Primum inclina légèrement sa tête de côté de façon à me jeter un
regard par-dessous ses cils. Le regard du prédateur paresseux.
— Pouvons-nous discuter en privé ? demanda-t-il sans se départir de son
sourire.
Quelle patience, il me surprendrait toujours. Je croisai les bras sur la
poitrine. Hors de question que lui et moi nous retrouvions seuls. Le seul
coin intime ici se trouvait être ma chambre, ma remise ou ma salle de bains.
Ou bien les toilettes. Autrement dit, le choix était carrément limité. Et
aucun ne me convenait.
— Ici, c’est très bien, fis-je en passant derrière le comptoir, histoire de
mettre un obstacle entre nous. Si tu continues de chuchoter, je serai la seule
à t’entendre, de toute façon.
Le coin de ses lèvres s’étira davantage, le rendant drôlement craquant et
le rajeunissant de quelques années. Je remarquai qu’une fois de plus, il ne
s’était pas rasé depuis quelques jours, et ça lui allait à ravir. Une petite part
curieuse en moi désirait même y glisser la paume de la main, pour en
vérifier sa rugosité…
— Très bien, dit-il en s’installant sur un tabouret avec le charisme d’un
prince, comme s’il venait de s’asseoir sur un trône. Je peux avoir une
citronnade ?
Je restai interdite. Après le cappuccino, il me demandait une citronnade ?
Mais d’où sortait ce type ? Je me retournai comme une automate, ouvris le
frigo et posai une bouteille de limonade devant lui, sans l’ouvrir au
préalable.
Le tigre-garou haussa un sourcil en voyant ce que je venais de lui servir.
— C’est une nouvelle variété de citronnade ?
— Tout à fait. Variété unique, persiflai-je en sortant un verre et en y
glissant une tranche de citron prédécoupée.
Il poussa ce soupir qui signifiait qu’il éprouvait beaucoup de peine pour
moi, clamant : « Tu es un cas désespéré, mais tu es mignonne. » Enfoiré.
— Et l’ouverture, c’est en option ?
— Tout à fait. C’est en supplément : une livre sterling le service avec
ouverture, répondis-je le plus sérieusement du monde.
Il m’observa une seconde avant de sortir plusieurs pièces de sa poche. Il
posa ensuite une pièce de deux livres sur le bois lustré et me tendit la
bouteille en retroussant les lèvres sur ses dents.
— Il fallait me dire de suite que tu avais besoin d’argent. Ça, c’est le
pourboire.
Je fus tentée une seconde de fracasser la bouteille en verre sur son crâne,
avant de me raviser. Ce sale prince de la jungle se payait ma tête. D’un
autre côté, j’avais tendu le bâton pour me faire battre.
— Qu’est-ce que tu fais là ? attaquai-je finalement en posant mes mains
sur le bar, me penchant en avant d’une façon qui se voulait menaçante.
Ma position ne récolta pas l’effet escompté. Le Primum se contenta de
baisser les yeux sur mon décolleté, me forçant à me redresser dans un
grognement. Décidément, je perdais totalement la main.
— J’ai une proposition à te faire.
Je croisai les bras sous ma poitrine, rehaussant mes seins de façon
provocante. Il voulait regarder ? Qu’il se fasse plaisir.
— Je ne suis pas intéressée, répliquai-je aussitôt, tranchante.
Le tigre-garou fit claquer sa langue contre ses dents en attrapant la
capsule de l’eau gazeuse. Une simple pression et un mouvement du poignet
plus tard suffit à ce qu’il décapsule la bouteille. Cette démonstration de
force ne m’impressionna même pas. Enfin, à peine. Est-ce que je pouvais
moi aussi faire ça ? J’étais certaine de m’arracher la peau de la main sur les
bords ondulés.
— En réalité, c’est plutôt un service. J’ai contracté une dette envers la
meute de Londres pour aller sauver tes petites fesses, j’aurais besoin que tu
paies la tienne.
— Rien que ça ?
Je n’avais aucune dette envers lui, et certainement pas celle de m’avoir
sauvé la vie. J’avais encore une fierté en un seul morceau, merci bien.
— Viens avec moi à Londres dans trois semaines, lâcha-t-il enfin, son
regard plongé dans le mien.
Remerciements
Little Shade est une aventure qui a débutée sur un coup de tête, en 2016.
Une aventure qui, sans la plateforme d’écriture sur laquelle je l’ai partagée,
n’aurait jamais pris vie. L’histoire de Bastet aurait fini sa route dans mon
ordinateur au bout de quelques chapitres, sans jamais être lue par
quiconque.
Si je peux aujourd’hui clamer fièrement que mon manuscrit a trouvé le
chemin de l’édition, c’est essentiellement grâce à ces lectrices, fidèles,
encourageantes, pleines de bienveillance et d’affection virtuelle, qui ont su
donner une raison d’exister à ce roman et à ses personnages. Sans elles, les
pages et les chapitres ne se seraient jamais enchaînés.
Alors, à toutes ces filles de la première heure qui, je l’espère, se
reconnaîtront, à ces lectrices et lecteurs qui ont attrapé le wagon en cours de
route et m’ont couverte de commentaires tous plus touchants les uns que les
autres, à toutes celles et ceux qui m’ont donné confiance en mon écriture,
qui ont passé des nuits blanches à lire mes chapitres et à me le dire, à vous
toutes et à vous tous, je vous offre ce simple mot qui n’égalera jamais
l’émotion que je ressens au fond de moi : MERCI.
Et ce merci, je le dédie aussi à mon homme, capable de supporter le bout
de femme enflammée que je suis, qui sait m’encourager et me motiver à
écrire alors que la littérature est un univers qui lui est étranger ; à lui qui fait
tous les efforts du monde pour tenter de comprendre pourquoi mes
personnages ne font pas ce que je leur demande, alors que je suis supposée
être leur « créatrice » comme il le dit : à toi mon homme, je t’aime.
Merci aussi à Marika Gallman qui, avec ses conseils avisés d’écrivaine
que je respecte de tout mon cœur, m’a donné l’envie de suivre ses pas en
acceptant ce contrat d’édition.
Et bien entendu, j’éprouve une immense reconnaissance envers mon
éditrice Antonine, à l’écoute de mes inquiétudes, qui a supporté les
incohérences et les idioties de mon roman sans s’en formaliser. Grâce à elle,
Little Shade est un roman poli qui peut enfin se venter d’être à la hauteur
des attentes de son public.
Et merci à toi qui lis ces pages, lectrice ou lecteur, qui apporte une
seconde raison d’être à ce roman.

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