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JUNO PUBLISHING
http://juno-publishing.com/

Retour sur investissement


Copyright de l’édition française © 2017 Juno Publishing
Copyright de l’édition anglaise © 2014 Aleksandr Voinov
Titre original : Return on investment
© 2014 Aleksandr Voinov
Traduit de l’anglais par Christelle S.
Relecture française par Valérie Dubar & Jade Baiser
Conception graphique : G.D. Leigh, www.blackjazzpress.com

Tout droit réservé. Aucune partie de cet ebook ne peut être reproduite ou
transférée d’aucune façon que ce soit ni par aucun moyen, électronique ou
physique sans la permission écrite de l’éditeur, sauf dans les endroits où la
loi le permet. Cela inclut les photocopies, les enregistrements et tout
système de stockage et de retrait d’information. Pour demander une
autorisation, et pour toute autre demande d’information, merci de contacter
Juno Publishing :
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ISBN : 978-2-37676-098-6
Première édition française : avril 2017
Première édition : Juillet 2014
Édité en France métropolitaine

Table des matières


Avertissements
Dédicace
Prologue
Chapitre 1
Chapitre 2
Chapitre 3
Chapitre 4
Chapitre 5
Chapitre 6
Chapitre 7
Chapitre 8
Chapitre 9
Chapitre 10
Chapitre 11
Chapitre 12
Chapitre 13
Chapitre 14
Chapitre 15
Chapitre 16
Chapitre 17
Chapitre 18
Chapitre 19
Chapitre 20
Chapitre 21
Chapitre 22
Chapitre 23
Chapitre 24
Chapitre 25
Chapitre 26
Chapitre 27
Chapitre 28
Chapitre 29
Chapitre 30
Chapitre 31
Chapitre 32
Chapitre 33
À propos de l’Auteur
Résumé
Note de l’auteur
Avertissements

Ceci est une œuvre de fiction. Les noms, les personnages, les lieux et les
faits décrits ne sont que le produit de l’imagination de l’auteur, ou utilisés
de façon fictive. Toute ressemblance avec des personnes ayant réellement
existées, vivantes ou décédées, des établissements commerciaux ou des
événements ou des lieux ne serait que le fruit d’une coïncidence.
Cet ebook contient des scènes sexuellement explicites et homoérotiques,
une relation MM et un langage adulte, ce qui peut être considéré comme
offensant pour certains lecteurs. Il est destiné à la vente et au divertissement
pour des adultes seulement, tels que définis par la loi du pays dans lequel
vous avez effectué votre achat. Merci de stocker vos fichiers dans un
endroit où ils ne seront pas accessibles à des mineurs.
Dédicace

Pour Mat
Retour sur investissement

Aleksandr Voinov
Prologue

La lame en acier de Damas était le plus bel objet de la pièce. Francis de


Bracy rangeait habituellement le coupe-papier dans le premier tiroir de son
bureau. À présent, il reposait à côté de son ordinateur portable. La lame
avait trois cents ans, et le motif des couches d’acier lisses et dures lui
rappelait les rayures d’un tigre, ou peut-être les fines flammes bleu glacé du
gaz.
Francis vérifia sa boîte e-mail, s’assura qu’il n’avait pas oublié de
répondre à un message important, puis lança la réponse automatique en
absence.
Merci pour votre e-mail. Je ne suis plus disponible à
fdebracy@skeironcap.co.uk.
En dire plus lui semblait inutile. Il éteignit le portable et le referma. Le
ventilateur interne se tut.
Il retira sa veste de costume et l’accrocha près de la porte. Après une
brève réflexion, il dénoua sa cravate et la roula, puis la rangea dans la poche
droite. Il ouvrit le premier bouton de sa chemise, comme s’il voulait avoir
plus d’air pour respirer.
Il s’approcha des fenêtres. Pendant la majorité de son temps de travail ici,
il avait tourné le dos à Londres. La vue était nouvelle et intense, ce mélange
bariolé de styles, du Victorien à l’Art déco et le clocher d’une église au-delà
de l’avenue commerçante.
Le soleil de fin d’après-midi baignait la pièce, rouge et bas au-dessus des
toits, le genre de poussière colorée de décembre que sa mère disait signifier
que les anges cuisinaient des gâteaux pour Noël.
Il n’avait aucune raison de rentrer chez lui ; il n’y était pratiquement
jamais de toute façon. Il y avait pensé, mais il ne voulait pas faire ceci là-
bas.
Il se versa un autre verre de whisky – un cadeau d’un directeur financier
reconnaissant qu’il avait rendu multimillionnaire. Francis sourit et savoura
la chaleur bien vieillie qui se répandait de si peu de liquide. Des arômes de
chêne et de caramel, un goût doux et équilibré. Ce verre embrumerait son
esprit, le ferait dériver, l’emportant loin de l’unique et énorme pensée. Il
allait le savourer.
Un LED rouge clignotait sur son téléphone. L’écran indiquait cinq
messages en absence. Les e-mails étaient une chose, mais il ne voulait pas
affronter les voix, et il ne voulait rappeler personne. Il n’était plus
disponible.
Et pourquoi pas dans le bureau ? Francis but plus de whisky. Il s’était
souvent demandé ce que Caton d’Utique avait ressenti. Si déterminé à
échapper à l’humiliation et à César. Sans doute, il faut fuir, et se servir pour
cela non de ses pieds, mais de ses mains. —Plutarch.
Il se retourna à nouveau vers la fenêtre, baissa les yeux vers la rue vide.
L’Enfer allait tout engloutir. Il le faisait déjà. L’Enfer avait plusieurs
antichambres. Plus de portes s’ouvriraient, et tout le monde continuerait à
marcher vers son cœur. Il ne voulait plus se battre désormais, il avait perdu
cette bataille, et il n’était plus responsable. Le poids l’avait écrasé.
L’humiliation et la douleur de la perte et de la défaite venaient seulement
s’y ajouter. Il ne pouvait pas retraverser ça, il avait perdu ce feu, cette soif
pour la bataille, cette faim. Il avait perdu, c’était aussi simple que ça, tout
comme Caton. Toutefois, cette connaissance faisait marteler son cœur. Le
stress de dix années, une carrière prudemment construite qui avait
représenté toute sa vie. C’était le seul moyen que tout s’arrête. Une
échappatoire, non pas avec ses pieds, mais avec ses mains.
Il rangea son verre de whisky avec la bouteille, s’installa au bureau, puis
ouvrit son bouton de manchette gauche et le retira. Il le referma dans son
ancienne position et le posa sur le bois sombre, puis repoussa sa manche,
dénudant son bras jusqu’au coude, répétant les gestes sur le côté droit. Le
couteau avait un poids rassurant. Forgé d’un seul tenant, il était trop élégant
et affuté pour être simplement utilisé comme un coupe-papier.
Le LED du téléphone clignota, mais Francis garda ses yeux sur son bras,
ses mains. Il coupa dans le muscle de son bras droit, une ouverture rouge
sombre, puis un flot de sang. Il garda le bras baissé afin que le sang coule
uniquement sur le sol, pas sur son bras. La douleur était comme de la glace
et apaisa son esprit. La seule façon de gérer avec la colère, l’humiliation,
toutes ces émotions stockées dans son sang était de les laisser sortir, de les
drainer comme le pus d’une blessure ancienne et persistante.
Une seconde coupure, plus profonde, au milieu de son bras. Plus de sang.
De la chaleur sur sa peau, taboue, mais une partie de son corps. Pas
différent des autres fluides. La troisième coupure ne trancha pas aussi
profondément dans la chair, et il put sentir les plaies s’ouvrir, le froid
atteindre des endroits qui n’avaient jamais été exposés à l’air.
Il plaça le couteau dans sa main droite, qui refusa de lui obéir. La prise
était précaire. Il avait endommagé des tendons. Il utilisa son poignet pour
presser la lame. Le sang coula sur son pantalon, collant le tissu gris clair
contre sa peau comme s’il avait été rattrapé par la pluie. Ce fut plus facile
qu’attendu, et la seconde coupure atteignit une profondeur satisfaisante.
À ce moment précis, l’alcool fit son effet. Peut-être que c’était la raison
qui rendait sa tête si légère, ou peut-être que c’était la mare gratifiante de
sang autour de son fauteuil. Deux coupures de plus, et il reposa le couteau
sur le bureau, où une goutte se forma à la pointe, puis tomba doucement sur
le bois.
Il laissa retomber ses bras et s’inclina en arrière, respirant profondément,
le sang coulant à travers ses doigts à moitié ouverts. Il dérivait enfin, il
souhaitait seulement porter toujours sa veste contre le froid. Une autre
raison pour faire ça dans une baignoire, excepté qu’il ne voulait pas être nu
quand ils le trouveraient.
Il poussa sa jambe contre le sol et la chaise pivota afin qu’il puisse
observer le ciel s’obscurcissant sur Londres.
Chapitre 1

Constellés de lumière comme quelque chose tout droit d’un conte de fées,
les gratte-ciels défilaient par la vitre de la voiture. Pendant qu’Alec
embrassait sa gorge et son cou, Martin passa ses doigts dans ses cheveux,
puis attira Alec pour un autre baiser affamé. Alec avait-il réellement désiré
Francis, et n’était-il seulement qu’un second choix ? En cet instant précis,
cela n’avait aucune importance.
La voiture se gara dans un parking souterrain. Alec entra un code dans
l’ascenseur, puis reprit la carte. La cabine monta, le mouvement doux, mais
rapide. Reprendre le baiser n’en valut guère la peine parce que les portes
s’ouvrirent quelques secondes plus tard, directement dans un penthouse qui
semblait outrageusement spacieux, comparé aux configurations victoriennes
tassées. Alec tapa un autre code et un LED passa au rouge, puis il alluma –
une lueur dorée et graduelle. La moquette crème semblait s’étirer à l’infini,
et tout l’endroit était entouré de vitres, au-delà desquelles brillaient les
lumières de Dubaï, loin en dessous.
— Jacuzzi ? proposa Alec en desserrant sa cravate. Sur la terrasse. Viens.
Il glissa un panneau de verre sur son rail, révélant un jardin de palmiers –
à quoi, vingt étages de la ville ? – et un Jacuzzi rayonnant d’une lumière
bleue.
— Jolie terrasse.
Martin posa sa veste sur un banc et s’extirpa de ses chaussures. La vue de
la ville illuminée était magnifique, même si la chaleur monstrueuse de la
journée s’attardait comme un souvenir bien trop récent. Il se déshabilla, plia
soigneusement ses vêtements, heureux de chaque dessert qu’il avait sauté et
de chaque session de gym. Il était plutôt bien foutu – pas aussi ciselé que
Francis, bien sûr.
— Détends-toi. J’ai bien l’intention de te garder ici toute la nuit, affirma
Alec en désignant de la tête le Jacuzzi.
Martin glissa dans l’eau. La température était parfaite, et il se détendit
vraiment, sentant le vol, la tension, et toute la frustration qu’il avait
accumulée se transformer désormais en un désir languide pour personne en
particulier. Alec ferait très bien l’affaire.
Alec revint et lui tendit par-derrière un verre de vin blanc glacé.
— À quel point es-tu aventureux ?
— Je te préviendrai si je n’aime pas.
— Cela me suffit.
La main d’Alec réapparut dans sa vision, lui offrant deux pilules. Martin
jeta un coup d’œil par-dessus son épaule, vit Alec accroupi là, nu, souriant.
Rien d’étrange, rien de menaçant à ce sujet, et il avait le sentiment net que
s’il décidait qu’il n’était pas partant pour ça, ce ne serait pas un problème.
— Les deux ?
— Une ne sera pas suffisante.
Martin se pencha et embrassa la main, la garda près avec ses doigts, puis
ouvrit la bouche. Et puis merde, pourquoi pas ? Il avala les deux pilules à
sec, puis prit les deux premiers doigts d’Alec entre ses lèvres et commença
à les sucer.
Alec siffla doucement, posa le verre de vin et le rejoignit dans le Jacuzzi,
l’embrassant à nouveau, se pressant contre lui, corps contre corps, peau
contre peau, sexe durcissant contre sexe durcissant. Une chose à laquelle il
ne s’était pas attendue de la part d’Alec – il ne semblait pas du genre à être
tatoué, mais il l’était – un dessin abstrait, style lézard tribal courait sur ses
muscles obliques.
— Un lézard ?
Alec baissa les yeux, puis se redressa pour exhiber le tatouage.
— Il a dix ans. À l’époque de ma période dans la finance…
1
— Pas à cause de Gordon Gekko ?
— Un petit génie, rit Alec.
— Enfoiré.
Martin but plus de vin, conserva une gorgée et embrassa Alec, qui
l’embrassa en retour, partageant le goût frais, acidulé et fruité, leurs mains
remontant à nouveau sur leurs cuisses. Ils gardèrent le désir à ce niveau,
explorant, touchant et massant, sans qu’aucun d’eux ne pousse pour plus.
Pendant qu’Alec aspirait son téton gauche, cela frappa brusquement
Martin. La lumière vacillait, il se sentait détendu et fourmillant, et la
taquinerie d’Alec devenait bien plus intense. Il gémit, laissant sa tête
retomber en arrière. Elle était brusquement devenue trop lourde, et il se
sentait dériver, flotter.
— Merde, je suis…
— En sécurité, murmura Alec contre ses lèvres. Allons au lit.
Il dut aider Martin à sortir de l’eau, parce qu’il n’était pas tout à fait
certain d’où étaient ses jambes et quoi faire avec ses mains. C’était trop,
peut-être qu’une pilule aurait été suffisante, mais il se sentait complètement
calme et en paix, alors que sa peau était sensible comme si elle était brûlée
par le soleil. La serviette semblait trop rêche, et en même temps
bizarrement sexy, et il lutta paresseusement pour repousser ces frottements.
Le lit se tenait à l’air libre, les barrières de verre retirées. Le vent
nocturne entrait à l’intérieur, et Alec le fit s’allonger. Puis, ce dernier glissa
en bas de son corps, et lorsque ses lèvres se refermèrent sur la verge de
Martin, il tremblait de besoin, tout en étant détaché de son propre corps,
flottant agréablement, toutes ses pensées suspendues comme d’étranges
insectes dans l’ambre. Il souleva ses hanches, observa Alec l’aspirer plus
profondément, avec un talent incroyable pour s’arrêter chaque fois qu’il
approchait de l’orgasme, mais Martin était bien trop à l’ouest pour poser la
question, supplier, ou même penser à combien il avait envie de jouir.
— Tourne-toi.
Rassembler ses bras et ses jambes lui demanda toute sa concentration, et
Martin était sur le point de se mettre sur ses mains et ses genoux, mais Alec
l’installa sur ses hanches, ce qui fut difficile jusqu’à ce qu’Alec le fasse
reculer. Un reflet dans le verre autour d’eux : deux hommes nus, seulement
des ombres. Martin se reconnut tout juste. Puis Alec glissa un bandeau sur
ses yeux. Cela lui ôta la vue et le laissa avec le sens du toucher, lequel le
rendit fou surtout lorsqu’Alec poussa ses doigts huilés en lui.
Martin chuta en avant sur ses coudes, les cuisses contre son ventre
pendant que deux doigts poussaient en lui, le faisant grogner à chaque
mouvement.
Un mouvement sur le lit. Des mains dévalèrent ses flancs, puis une main
pressante dans le creux de ses reins l’encouragea à s’allonger à plat, et
ensuite quelque chose entra en lui, et ce n’était pas des doigts, quelque
chose de plus gros, chaud, et Martin gémit. Quelqu’un le baisait et cela
aurait pu être Francis au lieu d’Alec. Avec le bandeau, c’était facile de le
prétendre. Son esprit drogué trouvait cela aisé d’imaginer tout ce qu’il
souhaitait. C’était si bon d’être rempli, le léger endolorissement rapidement
balayé par la pure décharge de plaisir lorsque le membre le frappa juste au
bon endroit, se poussant en lui, le faisant basculer, si bien qu’il étira ses bras
pour s’immobiliser.
Il flottait toujours, pas tout à fait certain de son équilibre, mais la baise
était géniale, lente, puissante, et il se retrouva à supplier par des sons et par
des gestes, se repoussant contre l’intrusion, son propre désir alimenté par le
sexe.
Alec gardait son désir son contrôle parce que Martin n’en était pas
capable. Des mains s’installèrent sur ses hanches, le gardant dans cette
position, pressé à plat, et puis le mouvement s’arrêta. Martin grogna. Il
n’était pas tout à fait certain de sa propre position, s’il bougeait, ou si c’était
simplement le matelas à eau, puis la verge le remplit à nouveau, des
poussées puissantes, brutales et insistantes qui le rendirent fou. Il
commença à se rebeller contre la main.
Quelqu’un attrapa sa tête et l’obligea à s’avancer. Un sexe fut poussé
entre ses lèvres, et Martin suivit simplement le besoin induit par la drogue,
prit le sexe et suça. Il aurait sucé n’importe qui. Pendant que l’autre le
baisait, il prit le sexe dans sa gorge, interrompant sa respiration. Après
plusieurs autres poussées puissantes – avec des doigts dans ses cheveux
pour le contrôler, mais Martin était parti bien trop loin – celui dans sa
bouche jouit enfin, le forçant à avaler. Martin ne s’en soucia pas, suppliant à
la place l’autre homme, celui qui le baisait, pour plus de vitesse et de force,
et ce à quoi il obéit. Dieu merci. Une main charitable s’insinua entre ses
jambes et le masturba, prenant le contrôle de son désir, puis quelqu’un se
poussa profondément dans son corps qui se contractait, éjaculant à
l’intérieur de lui.
La drogue rendit son orgasme douloureusement intense. Il était étourdi et
hyper-sensible en même temps. Il n’était pas du tout inhibé au lit, mais ceci
emporta toutes ses pensées et ses calculs au loin.
Il resta étendu sur le côté, la respiration difficile, satisfait, pendant que
quelqu’un jouait avec son sexe toujours dur, caressant ses abdos, ses
hanches. Il y avait deux corps près de lui. Un qui le maintenait près de ses
épaules – Martin était pratiquement grimpé sur lui, une jambe passée par-
dessus les jambes de l’autre – pendant que le second corps reposait contre
son dos.
Il dériva, et le temps s’écoula, mais il n’aurait pas pu dire s’il s’agissait
de minutes ou d’heures, mais seulement qu’à un moment il se retrouva au-
dessus d’un corps qui le tenait, et quelqu’un le baisait brutalement, presque
comme s’il était enragé, et il était pressé contre le sexe dur de quelqu’un, et
tout cela lui sembla durer une éternité, plus longtemps qu’il avait duré parce
qu’il avait joui rapidement contre l’homme en dessous, mais il avait
continué à être martelé. Qui que ce fût – Alec, ou un étranger, ou Francis –
il le baisa jusqu’à ce qu’il soit endolori, jusqu’à ce que son corps ait
suffisamment récupéré et soit à nouveau à demi-dur, et puis jusqu’à ce qu’il
soit dur.
C’était douloureux à présent. Il était endolori et fatigué, mais à nouveau
cela n’avait aucune importance. Cela ne diminuait pas son calme et le
sentiment que toutes ces sensations étaient agréables et bien trop à la fois.
L’irréalité étouffait l’inconfort. Il se laissa dériver dans le sommeil ou
l’inconscience – en tout cas, il s’agissait d’un lieu sans rêves.

Le soleil sur son visage, une brise fraîche sur ses épaules. Martin s’étira
lorsqu’une main toucha son dos.
— Sept heures. Ton avion décolle à dix heures.
Avion. Pourquoi avaient-ils réservé si tôt ? C’est vrai. Une rencontre avec
un client tard aujourd’hui. Martin bâilla et ouvrit les yeux. Alec était déjà
habillé, mais sans sa veste. Seulement deux boutons défaits, sa chemise
cachait le tatouage, sa cravate était drapée autour de son cou, ses cheveux
toujours humides de la douche.
— Sauf, bien sûr, si tu veux que je change la réservation, dit Alec en
reculant.
— Non, c’est sur le compte de l’entreprise.
Martin se redressa à moitié, notant qu’il était endolori et collant.
— Tu économises tes jours de congé pour un grand voyage ?
Martin fit un sourire narquois.
— J’aimerais bien. Non, nous sommes simplement vraiment occupés.
Il se leva et l’endolorissement se transforma en une douleur pas si subtile.
— Bon sang, qu’est-ce que tu m’as fait ? murmura-t-il.
— La douche est par là.
Sous la douche, Martin fit une rapide inspection. Rien de cassé. Il était
seulement sacrément endolori. Il devait être prudent avec le savonnage. On
dirait bien qu’ils avaient montré un peu trop d’enthousiasme cette nuit. Ils.
Il fronça les sourcils. Il y avait un autre homme. Définitivement un autre
homme – Alec n’avait pas deux verges et il ne pouvait certainement pas le
baiser par les deux extrémités en même temps.
Il trouva Alec dans le coin-cuisine, entouré par une odeur d’agrumes, et
pressant la dernière de ce qui semblait être une douzaine d’oranges sur un
engin de chrome et d’acier qui avait fleuri dans l’imagination fiévreuse d’un
designer italien.
— Je dois retourner à l’hôtel.
— Non, pas besoin. Appelle-les simplement pour leur dire de faire tes
bagages et de les faire porter jusqu’à l’aéroport.
Quand Martin hésita, il ajouta :
— Ne t’inquiète pas. Ils ont déjà vu pire que des sous-vêtements sales.
Martin renifla et prit le jus d’orange offert. Il était acidulé et sucré, et il se
sentit immédiatement mieux.
— Et un costume propre ?
Alec rassembla les pelures d’oranges et les jeta dans la poubelle, puis
nettoya le plan de travail et lava ses mains.
— Emprunte une de mes chemises. Le costume semble convenable.
— Tu crois ?
— Oui. Sinon est-ce que je te laisserais monter dans le même avion que
ton patron obsessionnel compulsif ?
— Qu’aurais-tu à perdre ?
— Je peux voir que la finance t’a déjà corrompu, pauvre bougre.
Alec s’approcha et inclina sa tête pour un baiser. Martin hésita, cet
endolorissement était violent, mais aucune douleur dans un baiser. Humm,
pas du tout. La main d’Alec vint reposer sur ses fesses et les pressa, et
Martin se tordit.
— Hors de question, rit Martin. Je serai en retard, et j’ai sacrément mal.
Mot clé. Mal. Pourquoi ?
— Que s’est-il passé ? Je ne suis pas certain de me rappeler toute la nuit.
— Je suis dévasté, dit Alec en le laissant partir. Au sujet de l’hôtel ? Tu
les appelles ?
— Oui. Merde, je n’ai pas leur numéro.
— Ne t’inquiète pas pour ça. Je l’ai.
Alec récupéra son téléphone portable de sa poche et appela l’hôtel,
s’arrangeant pour que ses vêtements et toutes ses affaires soient rangés,
pendant que Martin remettait son costume, du moins le pantalon, les
chaussettes et les chaussures.
Alec le conduisit vers un grand dressing, l’ouvrit et indiqua qu’il pouvait
choisir pendant qu’il passait un second appel, en parlant arabe. Martin se
décida pour une chemise blanche. Fraîchement repassée, elle était très
douce sur sa peau d’une façon que les vêtements complètement neuf ne
l’étaient jamais, agréable et fraîche et usée. Aucun doute que chacune
d’elles était terriblement coûteuse.
— Voilà. Assois-toi.
Alec désigna le comptoir de la cuisine, et le petit déjeuner servi là aurait
rendu tout entraîneur personnel heureux : céréales, fruits frais, jus d’orange
pressé, yaourts.
— Je peux dire que tu es Suisse.
Martin s’installa prudemment sur le tabouret rembourré, ses jambes
verrouillées autour des pieds de celui-ci.
— À moitié, corrigea Alec. Pourquoi ça ?
— Tout est vraiment sain. Tu sais, le Muesli.
— Je doute de pouvoir trouver un petit déjeuner style bacon et œufs
anglais en si peu de temps.
Alec leva le verre avec le jus d’orange.
— Santé.
Martin leva le verre et but – la morsure de la pulpe picota sa gorge, mais
il décida que demander du jus plus doux alors que son hôte avait fait l’effort
de le presser serait grossier. De plus, il aurait subi ses moqueries. Il versa un
peu de yaourt dans son bol, ajouta quelques cuillères de céréales – des
flocons d’avoine et de son – et quelques fruits coupés, mélangeant le tout.
Alec sélectionna soigneusement une orange dans la corbeille à fruits, la
tourna dans ses mains, puis la pela avec ses ongles manucurés, travaillant
avec la précision d’un chirurgien – ou d’un taxidermiste.
— Alors, est-ce que tu as apprécié ?
Il leva les yeux, un quartier serré entre ses doigts.
— J’ai apprécié, déglutit Martin. Ce n’était pas ce à quoi je m’attendais,
mais oui, appréciable.
— Bien.
Alec lui offrit un sourire, puis mâcha le morceau de fruit, léchant le jus
de ses lèvres.
— J’apprécierais si nous pouvions rester en contact.
Il semblait trop en mode professionnel pour être jeté dans la pile bien sûr
que je t’appellerais.
— Tu sais. Professionnellement. J’aimerais savoir ce qui se passe à
Skeiron.
— Si tes clients veulent investir, nous leur enverrons les rapports pour les
partenaires silencieux. Cela fait partie de la communication habituelle.
— Bien sûr, dit Alec en souriant nettement. Mais je ne suis pas encore un
partenaire silencieux, et j’aimerais savoir ce qui se passe. La présentation
était sympathique, mais j’aime mes chiffres bruts. Ceux que ton patron nous
a présentés étaient modifiés, je sais ça.
— Non. Skeiron est un fond classé dans le premier décile.
Systématiquement. Les quatre derniers l’étaient aussi, et Skeiron Cinq n’est
pas différent. La stratégie n’a pas changé. C’est un fonds de capitaux privés.
— Ah oui.
Les yeux d’Alec brillaient d’amusement.
— Tu es dans cette firme depuis combien de temps ? Vingt ans ?
— Dix-huit mois.
— Alors, ne te fous pas de moi. Je veux les chiffres, les données brutes.
Je peux m’amuser avec ça tout seul si j’en ai besoin.
Martin regarda sa montre. Peut-être qu’il devrait partir au plus vite.
Dommage qu’il ne soit pas déjà obligé d’être à l’aéroport, il y avait encore
bien trop de temps pour une fuite précipitée.
Alec se pencha sur le comptoir et prit son poignet.
— Appelons ça une faveur. Nous parlons de sommes énormes là, et je
veux vous aider les gars, mais je me méfie des chiffres de ton boss. Francis
de Bracy n’a pas le genre d’antécédents en termes d’honnêteté qui
m’encourage à parier autant de millions.
— Je ne peux vraiment pas faire ça.
Martin n’arracha pas son poignet, trop inquiet qu’Alec puisse refuser de
le laisser partir, et ce serait gênant.
— Ce ne serait pas juste pour les autres investisseurs. Ces chiffres – je les
ai rassemblés. Je ne fais rien d’autre que des calculs pendant toute la
journée.
Et il détestait parfois n’être que le gars des recherches, de n’être que le
cerveau auxiliaire de Francis de Bracy, l’homme d’affaires, le mâle alpha le
plus durable de la Skeiron Capital Partners Limited.
— Par conséquent, je te les demande.
Alec lui sourit et pressa sa main, la prise plus ferme qu’affectueuse.
— Si tu transmets les chiffres de toute façon, où est le mal ?
Où est-ce que tout ceci menait ? Pourquoi Alec insistait-il autant ?
— Je pourrais être viré.
— S’ils le découvrent, dit Alec en lui souriant. Mais tu es plus malin que
ça, n’est-ce pas ?
— Je suppose.
L’expression d’Alec changea, s’adoucit, comme s’il avait obtenu ce qu’il
voulait et se détendait maintenant. Martin n’aimait pas ça du tout. Alec
avait seulement été une rencontre inattendue dans l’endroit le plus
improbable du monde. Les Émirats ne voyaient pas l’homosexualité d’une
façon très amicale, mais Alec était venu à lui avec la subtilité d’un train de
marchandises.
— Je suis sûr que tu trouveras une façon d’arranger ça.
Alec semblait presque désinvolte, et Martin choisit de ne pas commenter
et de manger son muesli. Il n’y avait aucune obligation, il ne devait rien à
cet homme. Cela avait été sympa, bien sûr, et Martin n’était pas opposé à un
peu d’amusement, surtout si cela n’interférait pas avec son travail, mais
c’était un bon dix en termes de conversation matinale gênante après sexe. Et
c’était exactement pour ça qu’il n’aimait pas traîner jusqu’au lendemain
matin.
Alec se leva et acheva de s’habiller – il noua sa cravate et se glissa dans
sa veste, brossa ses cheveux et sourit à Martin.
— Le chauffeur est dehors. Je vais t’emmener à l’aéroport. Nous ne
voulons pas inquiéter inutilement M. de Bracy.
Il pressa Martin vers l’ascenseur. La voiture semblait encore plus
impressionnante à la lumière du jour. Mais l’inconfort le taraudait à chaque
pas. S’il ne devait plus jamais revoir cet homme, il voulait quand même une
réponse ou deux.
— Y a-t-il une raison pour que tu ne veuilles pas me dire ce qui s’est
passé hier soir ?
Alec lui jeta un coup d’œil oblique.
— Oui.
— D’accord, question maladroitement formulée. Que s’est-il passé hier
soir ? Pourrais-tu ne pas insulter mon intelligence en tentant de me
distraire ?
Martin l’observa avec intensité, prêt à repérer tout changement dans
l’expression d’Alec.
— Où étais-je supposé ne pas me souvenir ? Est-ce pour ça que tu as
amené la drogue ?
— Waouh. Un moment, restons sur ça.
Alec le regarda franchement, les yeux étrécis, évaluateurs, mesurés.
— Tu penses vraiment que je ferais ça ?
— Me droguer afin que je ne me souvienne de rien ? Cela dépend de qui
était l’autre gars. Qui était-ce ?
— Je ne peux pas te le dire.
— Tu ne peux pas ou tu ne veux pas ?
— Les deux. Comme dans, cela n’a aucune importance et je ne te le dirai
pas, et en outre, je ferai une brèche dans le contrat. Et non, ce contrat n’a
rien à voir avec toi ou une tierce partie. Je suis simplement lié par tellement
de couches de confidentialité que je ne peux pas te le dire.
— L’un de tes contacts.
— Arrête ça, Martin.
La voix d’Alec rendit clair que c’était un ordre. Aucune plaisanterie,
aucun amusement, mais un ordre précis, aussi limpide que tous ceux que
son patron lui avait déjà donnés.
— Cela n’a aucune importance. Cela n’a aucune importance pour toi, et
cela a très peu à voir avec les affaires.
— Exactement, soupira Alec. Bien sûr que tu devais t’en souvenir. Je ne
suis pas un violeur.
— Je n’ai pas dit ça, dit Martin en frottant ses tempes. Désolé.
— Oui.
Alec devint silencieux, et Martin ne savait pas quoi dire. C’était
simplement bizarre qu’il y ait eu un troisième homme et qu’il n’ait
absolument aucune idée de qui il s’agissait.
— Tu as raison, j’aurais pu dire quelque chose, mais je ne l’ai pas fait,
parce que… j’ai apprécié.
Les regrets du lendemain matin n’effaçaient rien. Il avait fait des choses
bien plus stupides, comme s’enivrer complètement et ne pas se souvenir
comment il était rentré chez lui, avec la voiture de son père. Même si les
pilules avaient embrumé son esprit, il était toujours resté conscient de ce qui
se passait, n’est-ce pas ? Il s’était simplement endormi et non pas évanoui ?
Cette partie était difficile à vérifier. Il ne pouvait pas demander à un témoin.
Et Alec avait demandé à quel point il était aventureux. Un trio n’était rien
de nouveau. Et, pour être honnête, il n’avait jamais appris le nom de
certaines personnes avec qui il avait couché. Pourquoi cela le travaillait-il
aujourd’hui ?
Ils atteignirent l’aéroport. Alec sortit également, offrit une main, et quand
Martin la prit, une étreinte, ce qui calma son ressentiment. Peut-être
qu’Alec avait simplement testé son intégrité.
— Je suis heureux d’avoir fait ta connaissance.
— C’est réciproque.
— Une dernière chose.
Alec s’approcha de la voiture, ouvrit la portière côté passager et prit
quelque chose – une boîte carrée, comme ces boîtes contenant des cravates
luxueuses.
— C’est un cadeau.
— Merci.
Alec pressa à nouveau sa main, puis le libéra.
— Dis à ton patron que je prendrai contact la semaine prochaine. Des
choses à mettre en place, des contrats à signer, des dossiers à défendre.
Il agita sa main alors qu’il remontait en voiture, et Martin se dirigea vers
le terminal, heureux d’échapper à la brûlure du soleil.
Chapitre 2

L’enregistrement le réunit avec ses valises soigneusement préparées, et


Martin se fraya un chemin vers le salon pour les professionnels. Presque
une demi-heure à tuer avant l’embarquement. Il regarda la foule et repéra
une personne tapant rapidement sur son Vaio. Francis de Bracy ne chattait
jamais, ne surfait jamais, n’utilisait jamais d’appareils pour écouter de la
musique. Quoi qu’il fasse, c’était toujours lié au travail. Même quand il ne
travaillait pas sur son portable, il tapait sur son BlackBerry.
Martin se sentit coupable quand il vit que son patron travaillait. Lire The
Financial Times et The Economist ne lui semblait pas suffisant, même si
aucun d’eux n’était exactement une lecture légère et étaient tous deux liés à
son travail : garder un œil sur le tableau d’ensemble le faisait se sentir plus
raisonnable.
Martin récupéra un café, puis se dirigea vers Francis.
— Bonjour.
Francis leva les yeux, et posa même son portable de côté.
— Bonjour. Je commençai à m’inquiéter que tu rates le vol.
— Oui, eh bien, l’hôtel a directement envoyé mes affaires ici.
Martin s’assit, équilibrant avec précaution son café.
— Est-ce que ça a fini tard ?
— Oui, nous, Alec et moi sommes sortis prendre un verre.
Et comment lui cacher que j’avais passé la nuit avec « l’ennemi » ?
Francis s’était excusé au bar de l’hôtel hier soir, les laissant seuls. À partir
de là, comprendre qu’Alec flirtait avec lui n’avait pas pris longtemps à
Martin, et puis Alec l’avait invité chez lui. Il avait aussi semblé
parfaitement normal et gentil, alors.
Mais comment répondre à cette question ? Quelle était la meilleure
excuse pour un homme hétéro pour ne pas être rentré à l’hôtel ? Une
femme. Martin était fatigué de se cacher, ou du moins, de toujours
s’interdire d’en parler. Laisser les autres croire ce qu’ils voulaient avec un
sourire silencieux était une chose – un mensonge direct en était une autre.
Peut-être que Francis suspectait quelque chose. Peut-être qu’il s’en
moquait. Mais il y avait toujours un risque.
— Et puis cela a fini tard.
Quel lâche !
Francis haussa un sourcil.
Martin haussa les épaules et fit mine de s’occuper de son café, esquivant
la question implicite par le silence.
— A-t-il demandé autre chose au sujet des affaires ?
— Alec ? Non.
Est-ce que Francis supposait qu’Alec l’avait fait boire pour lui poser des
questions sur Skeiron Capital ? En la jouant à la déloyale – ce qui n’était
pas loin de la vérité. Mais il n’y avait eu aucun dommage, il n’avait rien dit
à Alec. S’il disait qu’Alec avait insinué qu’il voulait en savoir plus, quel
effet cela aurait-il ? Ce serait l’accuser. Peut-être que la question avait
simplement été un test, une plaisanterie.
— Non, nous avons simplement parlé.
Et à la fin, pas tant que ça.
— Tu ne l’apprécies pas, n’est-ce pas ? poursuivit-il.
— Il est à moitié Suisse, à moitié Anglais. Il a en lui cinquante pour cent
de trader, cinquante pour cent de banquier et cinquante pour cent de
mercenaire.
— Cent cinquante pour cent ? Ça fait beaucoup de parenté.
Francis sourit sèchement.
— Non, je ne l’apprécie pas, mais cela ne signifie pas que je ne peux pas
travailler avec lui. Et toi ?
Et depuis quand cela intéressait-il Francis qui ou ce qu’il aimait ?
— J’ai pensé que c’était un personnage intéressant.
Les lèvres de Francis s’incurvèrent en un sarcasme prudent. Pourquoi se
retiendrait-il de critiquer ? Il ne l’avait jamais fait.
— Souviens-toi simplement qu’il est bon en affaires, et ne le prends pas
personnellement. Ce type fait n’importe quoi pour avoir un avantage. Une
bonne volonté ou une alchimie n’a rien à voir là-dedans. Cet homme est
cent pour cent calculateur.
— La malédiction des gens intelligents, sourit Martin. Je veux dire, qui
n’est pas conscient de ce qu’il veut ou de comment l’obtenir ici ? La
manipulation fait partie des affaires, n’est-ce pas ? Et cela n’a même pas à
être négatif. C’est simplement la nature humaine, et découvrir ce que
quelqu’un d’autre veut facilite l’élaboration d’un compromis.
— Il y a ça, et il y a retourner l’esprit des gens parce que tu le peux.
— Eh bien, il a seulement dit qu’il prendrait contact la semaine
prochaine. C’est la dernière chose qu’il m’a dite, la seule fois où nous avons
parlé affaires.
Francis sourit ironiquement, comme s’il venait juste de prouver ses dires.
Martin haussa les épaules comme si tout ça ne comptait pas. Il ne voulait
pas y penser, surtout pas avec cette tournure bizarre de la conversation au
petit déjeuner. Il jeta un coup d’œil au paquet qu’Alec lui avait donné et
retira le papier cadeau. Il semblait lourd pour une cravate, et lorsqu’il
l’ouvrit, ce n’était pas ce qu’il trouva. C’était une montre, avec un bracelet
en cuir bleu foncé. La montre en elle-même était argentée, avec plusieurs
cadrans et aiguilles et chiffres bleus. La marque était gravée sur l’une des
parties argentées. Audemars Piguet, et trente joyaux. Une petite carte écrite
à la main se balançait dans le bracelet.
C’est Suisse. J’espèce qu’elle te plaît et que tu es d’accord qu’une Rolex
est trop vulgaire. Alec.
Le regard de Francis quitta son écran pour venir sur lui, et il s’arrêta.
— Dubaï est un bon endroit pour acheter des choses comme ceci.
— Je n’ai pas…
Martin grimaça, parce que pour quelle autre raison posséderait-il
désormais une montre ? Cela contredisait toute la neutralité de l’opération,
et ils le savaient tous les deux. Il vit que Francis comprenait, était certain
que Francis savait exactement ce qui se jouait, ce qui s’était passé, et que
cette montre n’était pas simplement tombée du ciel d’un vaisseau spatial.
Comment pouvait-il s’en sortir, une façon courte de dire qu’il avait couché
avec ce type qui croyait clairement dans le gaspillage d’argent pour un coup
d’un soir ?
— J’ai peut-être fait quelque chose de stupide.
Francis se tourna vers son portable.
— Ce ne sont pas mes affaires.
Rien de plus. Aucun choc, aucune surprise.
Martin étudia la montre. Le cuir bleu – était-ce du crocodile ou cela y
ressemblait-il seulement ? – s’accordait vraiment bien avec son costume.
Comment et quand Alec avait-il obtenu ça ? Cet homme avait dû dormir lui
aussi. Il avait tout soigneusement organisé, trouvé un modèle qui lui
convenait, ajouté une petite note. Il se sentait presque coupable d’avoir
accusé Alec de l’avoir drogué, même si cela concordait avec l’idée que
Francis se faisait de cet homme. Manipulateur. Cela ressemblait à une
excuse, et Martin ne gardait jamais rancune très longtemps. Pas alors que
son flirt avait été si amusant et charismatique. Il allait mettre ça sur le
compte d’une expérience, et garder la montre comme un cadeau ne voulant
rien dire.

Heathrow était l’épine dans le pied habituelle, et Martin se retrouva à


batailler entre la fatigue et l’agacement tandis qu’il faisait la queue avec
Francis à l’immigration. C’était la première fois qu’il voyageait avec son
patron, et il devrait probablement converser de tout et de rien le temps
qu’ils approchent de la femme vêtue de noir et paraissant ennuyée
contrôlant les papiers. Le Royaume-Uni semblait terne après Dubaï, et
tristement adapté à l’humeur de ses habitants.
Cela ne semblait pas déranger Francis. Il se tenait là, impeccable, même
après le long vol, ses cheveux brun sombre tombant sur sa nuque, touchant
le col de sa chemise, tout près d’atteindre les épaules de son costume à fines
rayures taillé sur mesure, ses yeux semblants toujours remplis de pensées,
d’estimations et de stratégies. S’il n’était pas en train de taper, il
réfléchissait. C’était également un homme qui socialisait rarement. Même
les verres avec Alec avaient été rapides, certes sincères, mais il avait gardé
un certain degré de réserve. Il le faisait toujours.
Martin remarqua qu’il le dévisageait et essaya de soulever un sujet de
conversation. Cela avait semblé plus facile ce matin.
— On dirait que la file avance.
Francis lui jeta un coup d’œil qui semblait au mieux ironique, et au pire
dédaigneux. Oui, c’était une chose très évidente à dire.
— Où en es-tu avec le rapport trimestriel de Stängli ?
— Presque fini.
— Super. Je cherche des options à ce sujet.
Francis fit un pas, se rapprochant de la femme de l’immigration, et
Martin suivit.
— C’est sur de bons rails, je présume ? poursuivit-il.
Présume. Enfoiré. Ces notes cultivées provenaient d’une bonne école
publique et d’une éducation oxfordienne, adoucies par certaines couleurs
internationales provenant, Martin le supposait, de la gestion de nombreux
clients internationaux.
— Au-dessus de nos estimations, si mes souvenirs sont bons.
Francis le regarda, les yeux éclairés par quelque chose qui ressemblait
presque à de la joie.
— Oui.
La gaîté était, bien sûr, parce que Francis avait acheté cette compagnie
trois ans plus tôt – une entreprise de produits boulangers Suisse en faillite,
possédée par une famille en manque de liquidité comme toutes les autres –
et maintenant elle décuplait son chiffre d’affaires chaque année. C’était
l’une des plus petites entreprises de son portefeuille, mais en termes de
performance globale, elle s’alignait parmi les joyaux vernis.
— Quand peux-tu finir le rapport ?
— Aujourd’hui ou demain.
— Sur mon bureau, demain à huit heures ?
— Absolument.
Ce ne serait pas génial de travailler de longues heures après si peu de
sommeil, après le vol, le décalage horaire, mais Martin savait que se
plaindre ne le mènerait nulle part. Il était le junior, il avait intérêt à la
boucler. Quel que soit le temps que cela lui prendrait concrètement, ce
rapport serait sur ce bureau à huit heures tapantes.
— Est-ce que tu vas la vendre ?
— Je recherche des acheteurs potentiels. Cela fait trois ans.
Pas tout à fait une opération rapide, mais après tout ce temps, ils
pouvaient chercher une échappatoire. Surtout avec Skeiron Cinq ayant
besoin d’investisseurs. Vendre les compagnies de Skeiron Trois et Quatre
leur permettrait de se concentrer sur de nouvelles cibles.
— Aucun acheteur stratégique ? demanda Martin.
— Je vais devoir parler au PDG et au directeur financier à ce sujet.
Fournis-moi simplement le rapport avant que je passe l’appel.
Francis prit son sac et marcha à grandes enjambées vers le comptoir,
flashant le passeport couleur bordeaux, et attendant pendant que l’agent le
scannait et le lui redonnait.
Ils prirent le train à grande vitesse jusqu’à Paddington, pendant que
Martin essayait de trouver plus de sujets de conversation. Il devrait être plus
à l’aise que ça, mais il trouvait cela toujours déconcertant. Dix-huit mois
dans le métier, il se débrouillait bien en tant que spécialiste en placements,
ce qui signifiait en réalité qu’il faisait toute la paperasse pour Francis, avec
bien sûr, Darren l’autre analyste. S’il voulait un jour devenir associé, il
allait devoir être capable d’aller à une réunion et de briller.
Ce n’était pas le cas. Il se sentait maladroit parmi les gros bonnets, les
Maîtres de l’Univers, comme étaient nommés les hommes des capitaux
privés – et comme ils se nommaient parfois. Warren Buffet les avait appelés
Les proxénètes des entreprises de tant de façons différentes, et ce qu’ils
étaient vraiment n’était pas si éloigné. Francis en était un bel exemple – un
égo massif, une apparence extérieure policée, et une intelligence redoutable.
Avec ses cheveux un peu trop longs pour être conservateurs, il ressemblait à
un lion – un prédateur des salles de réunion, l’équivalent félin d’un requin
sondant les océans pour du sang.
Il y avait quelque chose chez Francis qui intimidait Martin depuis le
début, de leur rencontre précipitée pendant son entretien à aujourd’hui, et
probablement pour le reste de son temps dans l’entreprise. La meilleure
façon de le gérer était de s’en tenir aux inquiétudes claustrophobes de
Skeiron, et de sortir un rapport après l’autre. Il connaissait ces portefeuilles
d’entreprises intimement maintenant, connaissait leurs parts de marché,
leurs marges bénéficiaires, leurs valeurs actuelles. Pour lui, ils étaient
simplement un jeu de statistiques, pas des personnes. Peut-être que le
management occupait une place importante dans l’esprit de Francis, après
tout, il s’entretenait avec son PDG régulièrement – mais les gens aux
échelons inférieurs étaient invisibles.
Tout comme à Skeiron Capital Partners, où Francis, les autres Partenaires
et M. Williams, le directeur exécutif, faisaient le boulot, et tous les autres
étaient des rouages anonymes. Plus que tout, Martin voulait grimper les
échelons, afin de devenir un visage, un nom, et ne puisse pas être remplacé
si facilement, parce que quelque chose chez Francis le faisait se sentir
sacrifiable. Pour Francis, il n’était rien. Et cela l’agaçait vu que l’homme
figurait dans bien plus de ses pensées que cela l’était professionnellement.
Un taxi noir les emmena de Paddington jusqu’à Mayfair, puis vers la rue
perpendiculaire où les bureaux de Skeiron étaient situés. Ils partageaient
l’immeuble avec une agence de média et de consultation, mais les étages
cinq et six du bâtiment d’Art déco étaient à eux.
Dans l’ascenseur de verre, la main de Francis glissa dans la poche
intérieure de sa veste de costume et il parcourut les e-mails sur son
BlackBerry jusqu’à ce que les portes s’ouvrent.
Susan, derrière le comptoir de la réception, les accueillit, et Francis
parcourut le couloir et tourna brusquement à droite, vers son bureau. La
porte se referma, ce qui signifiait qu’il travaillait et était occupé. Martin
exhala.
— Comment était Dubaï ?
Susan jeta un coup d’œil vers l’endroit où Francis s’était évaporé.
— Fructueux, j’espère ?
— Ils vont rester en contact. Je pense qu’ils ont aimé les présentations.
Martin garda sa voix mesurée juste au cas où Francis reviendrait. Francis
avait été bon avec les Arabes – à son maximum. Il avait été spirituel,
amusant, brillant, faisant des étincelles pendant qu’il expliquait à quel point
Skeiron était génial, à quel point les fonds précédents avaient bien marché.
Il était privilégié, avait-il dit, d’être capable de faire une telle offre. Une
juste part d’euphémismes et une bonne dose de machisme et d’égo. Un
homme qui était bon dans ce qu’il faisait et qui le savait, mais toujours pour
le compte des investisseurs. Il avait souvent joué cette carte.
Ce qui avait en fait renseigné Martin au sujet d’Alec Berger. Martin, assis
au fond de la salle, avait eu l’occasion d’observer le public, et il y avait eu
Alec, la tête blonde entre les Arabes, qui observait Francis. Le Suisse avait
eu ce doux sourire sur ses lèvres, pas moqueur, simplement amusé. Il
connaissait le baratin professionnel, mais il semblait respecter l’art avec
lequel Francis le prononçait. La seule chose qui avait dévoilé l’intérêt
d’Alec était la façon dont son pouce effleurait ses lèvres, la façon dont ses
yeux semblaient conscients de la belle apparence de Francis.
Martin marcha vers le bureau qu’il partageait avec Darren et deux autres
analystes, Ian et Terry, qui levèrent les yeux lorsqu’il lança l’ordinateur.
Puis il se dirigea vers la cuisine. Le café lui permettrait de venir à bout du
rapport Stängli. Si cela devait lui prendre toute la nuit, il le ferait. L’eau
était dans le réservoir, le filtre était nettoyé pour une fois – les gars ne le
faisaient jamais, donc Susan devait avoir été la dernière à utiliser la
machine. Il posa du café moulu dans le filtre, le tassa, plaça un petit mug
sous la buse et tourna l’interrupteur.
Il était appuyé contre le frigo, attendant que la Gaggia Classic chauffe,
quand Ian entra dans la cuisine.
— Salut toi. Tu sembles épuisé.
— Pas très bien dormi. Décalage horaire.
Martin haussa les épaules.
— Rien de nouveau ici ?
Le sourire d’Ian illumina son visage constellé de taches de rousseur.
— La rumeur dit que nous allions recruter un nouvel associé.
— Susan sait-elle de qui il s’agit ?
— Apparemment, il y a eu des pourparlers, dit Ian en levant les yeux au
ciel. Des réunions clandestines. William a lancé la dernière étape du
processus dès que Francis a franchi la porte.
— Hum. C’est intéressant.
Il semblerait que William s’attende à des protestations. Peut-être que
Francis voulait avoir son mot à dire pour la personne qu’ils embaucheraient.
Ce n’était pas totalement incongru – après tout, Francis possédait une partie
de Skeiron Capital Partners, et une juste part de son argent personnel était
liée à ses fonds.
La lumière de la machine s’éteignit.
— Tu en veux un ?
Ian repoussa l’offre.
— Si j’en prends un de plus, je ne dormirai pas du tout cette nuit. Mes
reins me font déjà souffrir.
— Bois plus d’eau ?
— Oui, oui, dit Ian en lui souriant. Ce n’est rien qu’une pinte ne puisse
réparer. Alors que s’est-il passé ?
— Nous avons rencontré les Arabes, et Francis les a charmés. Il y avait
ce gars, qui officiait comme « ouvreur de portes ». Apparemment, tu ne
peux pas simplement appeler les Cheikhs et t’inviter tout seul, donc nous
devons utiliser l’un de leurs conseillers. Alec Berger. Un gars sympa.
Il n’était pas vraiment sympa, mais si onctueux, si séducteur. Cela ne
faisait pas partie du débriefing qu’il voulait donner à un collègue hétéro.
— Et maintenant, je dois rattraper mon retard sur Stängli, grogna Martin.
— Bonne chance, mec. Tu veux que j’y jette un œil avant que tu le
rendes ?
— Est-ce que tu viens tôt demain ? s’enquit Martin en commençant à
faire mousser le lait.
Une fois que ce fut fini et qu’il put entendre Ian à nouveau, celui-ci lui
dit :
— Pas plus tôt que Francis.
Ian jeta un coup d’œil par-dessus son épaule.
— Si tu me l’envoies à mon adresse personnelle, je l’imprimerai et le
lirai sur le chemin. Cela ne me dérange pas.
— Je te devrai un déjeuner.
— Oui, sourit Ian.
— Ah, pendant que j’y pense, mon abonnement de gym arrive à son
terme. Un endroit que tu me recommanderais ?
— Près d’ici ? Body Harmonic, sans hésiter. Tu es susceptible de tomber
sur le patron dans le sauna, sauf si tu y vas après le boulot, alors tu devrais
être sauf.
— Francis s’entraîne là-bas ?
— Oui, chaque matin, dit Ian en jetant un nouveau coup d’œil à la porte.
Je vois suffisamment ce con comme ça.
Ils reprirent le chemin du bureau, où Martin sortit le rapport Stängli à
moitié achevé. Il travaillait toujours lorsque Darren et Terry partirent, tandis
qu’Ian semblait devoir boucler quelque chose. Martin donnait au texte une
dernière lecture lorsqu’Ian lui toucha l’épaule.
— J’ai fini. Souviens-toi de m’envoyer ce truc.
— Merci.
Martin attendit qu’Ian parte puis mit les écouteurs de son iPod. Il était
toujours un peu à l’ouest, et ne voulait rien de plus qu’aller se coucher et
rattraper son sommeil. Mais ce n’était pas possible, et il quitta la firme
autour de minuit. Il rata le dernier Tube et les trois premiers taxis noirs
l’ignorèrent, mais finalement il réussit à rentrer chez lui.
Chapitre 3

La salle de gym était super sympa. Tous ceux qui travaillaient ici étaient
beaux et avaient un corps parfait. Si c’était la politique d’embauche de
l’endroit, Martin l’approuvait de tout son cœur. Il n’avait jamais été un
pratiquant assidu de sport. Bien sûr, il voulait un corps comme ceux dans
les magazines ou dans les pornos. En vérité, il savait qu’il n’y arriverait
jamais, mais tout le monde ne s’attendait pas à des tablettes ciselées.
Il allait faire un autre essai. Après le travail, il était trop épuisé, tout ce
qu’il désirait, c’était dormir. Cela lui laissait les matinées. Il n’était pas
lève-tôt, mais cela pourrait être une bonne façon d’être frais et dispo
lorsqu’il arrivait au travail. Eh oui, il y avait aussi Francis. Dix-huit mois
dans le métier et c’était toujours à son sujet.
Lorsqu’il réussit à rejoindre la salle, à une heure bien trop matinale, il
s’endurcit pour se préparer à la vue de son patron et répéta mentalement ce
qu’il allait dire, qu’il ignorait que Francis s’entraînait ici et bla bla bla.
Armé d’une bouteille d’eau et d’une serviette, il vit quelques courtiers,
des consultants et des employés média paraissant endormis, écoutant leurs
iPod sur les tapis de course ou sur des vélos d’entraînement. Alors qu’il
faisait le tour afin de décider par où commencer, il repéra deux hommes
s’exerçant ensemble sur les tatamis dans le coin de la pièce. L’un portait le
tee-shirt des employés et un survêtement Adidas bleu, l’autre faisait des
tractions dans une quantité minuscule de vêtements. Le haut sans manches
était fait d’un tissu ridiculement dernier cri qui collait à la peau, et le short
pouvait à peine être qualifié de tel.
Il reconnut Francis à ses cheveux, lesquels étaient en sueur et ondulaient
plus que d’habitude, mais paraissaient toujours trop soignés pour un homme
qui effectuait tant de tractions douloureusement lentes pendant que son
entraîneur observait et comptait.
Martin fit demi-tour et enroula sa serviette autour de l’ordinateur d’un
vélo d’exercice qui avait une bonne vue sur le miroir. Ce qu’il put voir le fit
déglutir. Son imagination avait été rigoureusement précise. Francis était
physiquement parfait – des pecs prononcés, des épaules larges, des jambes
longues et sculptées, et de véritables tablettes. L’entraîneur expliquait
quelque chose au sujet de l’abdomen de Francis. Il le touchait très
légèrement et très poliment juste au-dessus de son nombril, ce qui le faisait
inspirer et tendait son estomac. Oui. S’il en avait assez des capitaux privés,
il pourrait très bien devenir un modèle pour sous-vêtements Calvin Klein.
L’enfoiré.
Martin ne put s’empêcher de l’observer passer une main dans ses
cheveux, souriant à l’entraîneur d’une façon qu’il n’employait jamais dans
l’entreprise, d’homme à homme, comme son égal.
Francis dut faire un autre jeu, puis des abdos, et ensuite l’entraîneur leva
ses jambes et les poussa sur le côté avec une force et une vitesse
considérable, pendant que Francis devait garder ses pieds collés et continuer
à se soulever. Les abdos de Martin souffrirent en sympathie.
Martin augmenta sa vitesse et son niveau, et entra un programme de
quarante-cinq minutes. Il ne voulait pas rater la fin de l’entraînement de
Francis, donc il continua à surveiller ce qu’ils faisaient. Et cela inclut un
peu de boxe avec des poings tapés contre le sac que l’entraîneur tenait, du
saut à la corde, et des poids levés, poussés et tirés qui ressemblaient à des
boules en fonte avec des poignées épaisses. Une demi-heure plus tard,
Francis dégoulinait de sueur et luttait visiblement pour respirer. Et la
prochaine étape faillit tuer Martin. L’entraîneur s’avança derrière Francis et
plaça une main à plat sur son estomac, tout en lui parlant. Francis ferma les
yeux, se concentrant visiblement sur sa respiration.
Même si cet entraîneur était hétéro, il devait être impossible de se tenir si
près de Francis et de ne rien ressentir. Et s’il ne l’était pas, il était
clairement en train d’en profiter. Martin les observa achever la session avec
des étirements, puis Francis essuya son visage, son cou et ses mains avec sa
serviette, serra la main de son entraîneur et prit le chemin de la sortie.
Martin interrompit son programme et le suivit.
Dans les vestiaires, Francis ôtait sa tenue. Martin se figea. Aucune
imperfection, très peu de poils, les tétons petits et durs, et des gouttes de
sueur courant de ses cheveux humides jusqu’à sa nuque. Bordel de merde.
Même sur la scène gay obsédée par son corps, il se distinguerait à des
kilomètres. Francis jeta son haut dans un des casiers, puis se tourna
brusquement et regarda Martin avec surprise, peut-être un peu d’agacement.
— Martin. Bonjour. J’ignorais qu’ils faisaient les cours de danse aussi
tôt.
Martin cligna des yeux.
— Quoi ?
— Tu as dit que tu dansais pour te garder en forme.
Vraiment ? Quand ?
Francis arborait un sourire sarcastique, complètement amusé de l’avoir
attrapé sur le mauvais pied, genou, hanche, n’importe quoi.
— Je préfère l’entraînement personnalisé.
Il baissa son short et son boxer en un seul geste et les retira, et Martin ne
savait pas si Francis le provoquait ou si se tenir complètement nu devant
son employé ne le gênait pas du tout.
Il réussit difficilement à détourner le regard.
— Les gars de l’équipe ont dit que cette salle était bien, et je me suis dit
que je devrais faire un essai. Le travail de bureau et les plats à emporter…
Il haussa les épaules, se changeant également, mais pas aussi rapidement
que Francis. Il essaya de se souvenir quand il avait pu parler de danse. À la
soirée de Noël ? Oui. Susan avait demandé comment il restait en forme, et
Martin avait arboré une pose – une pose vraiment gay – et lui avait dit qu’il
dansait. Les yeux de Francis l’avaient alors vrillé, un avertissement qu’il en
faisait trop, qu’il sortait du placard tout seul, et que Francis n’était pas
heureux à ce sujet. Merde. Martin sentit la chaleur lui monter au visage et
fut heureux d’être encore empourpré par l’exercice.
— Je sais que Darren s’entraîne beaucoup. Il en a l’apparence, aussi.
Francis noua une serviette autour de sa taille et se dirigea vers les
douches.
Martin acheva de se déshabiller et prit également une serviette pour la
douche. La salle était trop luxueuse pour une douche de groupe – il doutait
sérieusement de pouvoir réussir à se doucher près de son patron. Plutôt
évident. Il prit la cabine juste à côté de celle de Francis.
— Je fais seulement un peu de cardio, de la course, du vélo.
— Cela m’ennuie à mourir.
— Oui, moi aussi, dit Martin, mais dans sa barbe.
Ils terminèrent en silence, et Martin s’assura de ne pas trop regarder
Francis s’essuyer, mais il en obtint suffisamment pour combler les blancs de
son fantasme déjà familier. Il avait maintenant une idée précise de sa
grosseur et de la forme de ses fesses. Francis ne l’avait assurément pas
inspecté – aucun soupçon d’intérêt au-delà de celui strictement
hétérosexuel.
— Eh bien, je te vois plus tard au bureau. J’ai un petit déjeuner
d’affaires.
Francis referma sa veste à rayures et repoussa ses cheveux toujours
humides en arrière.
— Oui, je te vois plus tard.
Martin ne put respirer à nouveau que lorsque Francis fut parti. Pendant
les derniers mois, savoir si Francis avait une vie sexuelle et en quoi elle
consistait était devenu une fixation malsaine. Un homme avec cet égo… il
le devait.
Tout son espionnage prudent ne l’avait mené à rien. Aucun anneau sur le
doigt de Francis – même si le mariage parmi les hétéros était tout sauf un
pari sûr pour une baise régulière. Aucune conversation surprise, aucun – pas
une seule fois, jamais – départ du bureau plus tôt à cause d’une femme.
Bien sûr, Londres avait de nombreux terrains de chasse. Aucun doute qu’il
pouvait simplement avoir n’importe quelle femme dont il avait envie.
Martin prit un petit déjeuner au Pret, qui était, comme d’habitude,
constitué de jus d’orange et d’une tartine avec des cornichons et – au choix
– du fromage ou du jambon. Il arriva un peu plus tôt qu’à son habitude et
lança son ordinateur, lequel démarra pendant qu’il déballait son repas. Il
savoura la paix et le calme d’avoir le bureau pour lui tout seul, à l’exception
de Susan qui était toujours la première à arriver et très souvent une des
premières à partir aussi, mais qui était presque toujours de garde jour et
nuit.
La porte s’ouvrit et Williams entra.
— Ah, Martin, bonjour. Comment allez-vous ?
— Je vais bien, monsieur, merci. Et vous ?
— Les méchants vont toujours bien, vous savez ça, rit Williams. Est-ce
que Francis est dans son bureau ?
— Je ne crois pas. Il a dit qu’il avait un petit déjeuner d’affaires.
— C’est tout Francis, toujours au travail.
Il y avait quelque chose d’autre dans la voix de Williams, mais Martin ne
put le replacer. Williams pouvait bien jouer au gentil grand-père, mais cet
homme naviguait dans les eaux agitées de la finance londonienne depuis
plus de vingt ans. D’après ce qu’il avait pu rassembler, il était l’éminence
grise qui tirait plus de ficelles qu’il n’y paraissait. Quelques personnes
avaient sous-entendu que Williams avait des amis au gouvernement et
2
surtout à la FSA . C’était un homme que Martin ne voulait pas doubler, et il
ne voulait même pas l’impressionner, du moins pas avant qu’il soit prêt à se
voir confier plus de travail.
— Eh bien, je vais l’attendre, si je peux ?
— Aimeriez-vous du café, monsieur ? J’étais justement sur le point de
m’en préparer. Je pourrais vous apporter quelque chose.
— Oui, un thé serait agréable, merci.
— Lait, sans sucre ?
— Je vais prendre un peu de sucrettes, merci.
Martin se dirigea vers le rez-de-chaussée pour obtenir un thé après qu’il
eut vérifié la cuisine et ne put trouver aucun sachet de thé. Pendant qu’il
était dans la boutique, il s’acheta également un paquet de sablés, parce qu’il
avait besoin d’une excuse pour être sorti qui n’était pas « J’aime le goût du
cirage ».
Quand il revint, il fut légèrement perturbé par le fait que Williams était
dans le bureau de Francis, assis sur le canapé Chesterfield en cuir brun situé
là. L’ordinateur portable n’était pas sur le bureau, cependant ; Francis
préfèrerait laisser son cœur battant derrière lui plutôt que son bien-aimé
Vaio. Il devenait nerveux si quelqu’un s’introduisait dans son espace
personnel, et il y avait une règle implicite disant de ne jamais, jamais, sous
aucun prétexte, le déranger quand la porte était fermée. En tant que
spécialiste en placements qui partageait un bureau avec d’autres, Martin
n’avait aucun droit d’être aussi territorial que Francis, mais il comprenait. Il
détestait ça quand quelqu’un plantait ses fesses sur son bureau.
— J’ai laissé le sachet de thé dedans, j’espère que cela vous va.
Martin posa la tasse en plastique, puis sortit une touillette en bois et un
petit sachet de sucrettes.
— C’est parfait.
Williams tendit la main vers la tasse, retira le couvercle en plastique,
déchira le sachet de sucrettes et vida la poudre à l’intérieur. Puis il touilla,
manœuvrant le sachet de thé entre la touillette et la tasse, avant de le lever
avec la touillette et d’enrouler le fil autour du sachet afin de presser
soigneusement le liquide.
— Nous nous attendons à une période chargée l’année prochaine, et peut-
être la suivante, dit Williams en soufflant sur son thé. Nous engagerons
bientôt un nouveau Partenaire et nous prendrons aussi des spécialistes en
placements supplémentaires.
C’était officiel à présent, alors. Martin garda un visage impassible et
feignit une ignorance complète.
— Francis n’a pas mentionné que des vacances pourraient poser
problème pendant un moment.
Williams prit une gorgée de thé.
— Eh bien, il s’agit d’être capable de sortir l’argent des rues. Vous avez
sûrement noté vers où nos portefeuilles se dirigeaient.
Bien sûr qu’il l’avait fait. Les entreprises avec d’excellents résultats. Le
fond grandissait en valeur chaque mois, chaque semaine, chaque jour.
— En fait, nous sommes en voie de monter un fond secondaire pour co-
investir dans les opportunités que nous voyions. Ceci nous permettra de
viser de plus grosses cibles. Francis fera le gros du travail, mais le nouvel
embauché l’aidera à déployer tout ce capital.
— Joli.
De plus grosses cibles signifiaient de plus grosses entreprises avec une
gamme de prix plus élevée et de plus gros profits. C’était pour cette raison
qu’ils avaient voyagé à Dubaï, pour gagner des investisseurs.
— Tout ceci est encore confidentiel, du moins tant que nous n’avons pas
parlé à nos avocats au sujet de la structure du fond.
William lui sourit.
— Je ne veux pas vous garder loin de votre travail, vous savez. Vous
n’avez pas à me choyer.
— Je n’étais pas… Oui, je devrais probablement aller terminer ce
rapport.
Martin lui offrit l’un de ses sourires les plus ouverts et aimables et
marcha à reculons vers la porte, puis retourna vers son ordinateur. Un fond
secondaire. Skeiron Cinq avait atteint son plafond et ne pouvait plus être
augmenté, mais ils pouvaient certainement en monter rapidement un autre,
surtout si les investisseurs désiraient une plus grosse tranche d’actifs.
C’était comme recharger une arme qui n’avait tiré que quelques coups, ou
bien récupérer une autre arme.
Un autre Partenaire. La firme avait trois Partenaires, parmi lesquels
Francis était le sénior – les deux autres, Phil et Allison ayant seulement un
spécialiste en placements chacun. Et deux nouveaux spécialistes signifiaient
que le nouveau Partenaire aurait une équipe de deux, comme Francis.
Aucune importance. Il répondit à deux e-mails – un de sa sœur qui le
mettait à jour au sujet de la famille – pendant que les autres arrivaient, puis
se mit au travail. Il était suffisamment occupé sans les intrigues politiques.

— Tu as une bonne coordination, dit Josh, son entraîneur personnel tout


beau, tout neuf.
Ce qui était assez bien pour Francis était assurément suffisamment bien
pour lui. De plus, le Je préfère les entraînements personnalisés de Francis
l’avait taraudé pendant des jours. Si Josh avait réussi à obtenir cette
silhouette pour Francis, peut-être que Martin n’était pas un cas désespéré.
Le tarif à l’heure était exorbitant, mais Martin n’utilisait pas Josh cinq fois
par semaine, comme le faisait Francis. Pour commencer, ce serait chaque
samedi. La première session avait été au sujet de ses faiblesses – quelle
charmante façon d’apprendre à connaître quelqu’un – mais la coordination
n’était pas l’une d’elles. Ils avaient découvert qu’il devrait être plus souple,
donc beaucoup d’étirements, assistés et seuls, et Josh lui avait donné un
programme pour les appareils à lever des poids tout comme pour les poids
libres.
— Et ceux-là ?
Martin désigna les choses en fonte avec lesquelles Francis avait travaillé.
— Les Kettlebells ? Commençons par isoler quelques-uns de ces
muscles, puis je les mettrai dans ton dossier.
Josh était un homme assez amical, qui ne disait jamais un mot au sujet de
ses autres clients, comme il les appelait, ce qui anéantissait presque la
raison pour laquelle il l’avait engagé en premier lieu. Ce qui laissait la
question numéro deux – s’il était gay ou non.
Josh parcourut avec lui toutes les machines auxquelles il pouvait être
intéressé, lui montra encore plus d’exercices, et l’avertit de surveiller ses
glucides s’il voulait obtenir des tablettes ou, comme il l’avait formulé : « Tu
obtiens des muscles par le sport, et la silhouette par la cuisine ». Salade et
poulet. Et plus de poulet, ou de dinde, ce qui était encore moins lourd. Plus
deux à trois litres d’eau plate par jour.
Tout cela glissé pendant leurs conversations et chaque fois que Martin
avait eu assez de souffle pour ne pas haleter. Bon sang, Josh semblait savoir
exactement où en était son pouls et le poussait un peu plus seulement
lorsqu’il commençait à se relâcher.
Pendant que Josh appuyait contre son pied pour étirer son mollet, Martin
lui demanda :
— Alors, y a-t-il un endroit que tu me recommanderais pour aller
danser ?
Mais Josh mentionna seulement les boîtes de nuit « branchées »
habituelles, le Mahiki où Paris Hilton et les princes royaux s’affichaient,
Bijoux ou peu importait son nom, et Movida. Trop hétéros jusque-là.
— D’accord, et où est-ce que tu vas ?
Josh haussa les épaules et lui sourit.
— Je ne suis pas dans ce genre de club. Je préfère être capable de parler.
— Certes, sourit Martin. Mais il n’y a pas beaucoup de gars qui se
soucient de ça.
Josh se moqua de lui.
— Je pourrais te surprendre.
— Maintenant, je suis intrigué.
— Bâtard charmeur, dit Josh en le frappant avec une serviette. Je vais
prendre ça comme un compliment. Maintenant, ouste. J’ai un client qui
m’attend.
C’était le va te faire foutre le plus sympa qu’il ait reçu depuis un
moment, et la façon dont Josh lui avait souri signifiait qu’il était flatté. Il
réessayerait peut-être plus tard.

Lorsqu’il retourna au travail, il remarqua que Susan se tenait là avec une


expression pincée, et puis cela fit tilt. Les cris. Il lui offrit un sourire, qui lui
fut retourné avec nervosité. Ils ne parlèrent pas, partagèrent simplement cet
embarras devant quelqu’un là-dedans qui perdait spectaculairement son
sang-froid. Les murs étaient solides et étouffaient tout, les portes étaient en
bois plein. La personne avait beau hurler là-dedans, il était impossible de
distinguer plus que l’intonation.
Mais ce fut une dispute courte, peut-être deux ou trois minutes au total.
Susan arrosa les plantes. Martin resta debout afin de lui tenir compagnie.
Plus loin dans le couloir, Darren était appuyé contre le chambranle, les bras
croisés, paraissant plus amusé qu’inquiet. Lorsque la porte s’ouvrit, Darren
replongea dans le bureau, et Susan répandit de l’eau sur le rebord de la
fenêtre et se dépêcha pour récupérer du papier pour l’essuyer.
— Susan ? Pouvez-vous réserver la salle de réunion 1 de midi à treize
heures ?
— Bien sûr, M. Williams.
Williams les salua ensuite et sortit comme si rien ne s’était passé. Il sourit
même à Martin. Dès qu’il fut parti, Martin respira à nouveau.
— Je vais le voir.
— Merci, répondit Susan qui paraissait toujours ébranlée.
Martin s’endurcit et se dirigea vers le couloir. La porte du bureau de
Francis était ouverte, et il s’attendait à sentir l’ozone à l’intérieur, comme
lorsqu’un éclair avait frappé. Il posa la main sur le bois et poussa gentiment
la porte un peu plus ouverte. Si la porte était entrebâillée, c’était qu’il était
acceptable d’entrer, se dit Martin en lui-même, se sentant moins courageux
qu’avec Susan.
Francis se tenait derrière son bureau, ses deux poings serrés sur le bois
verni, les articulations blanches, les épaules voûtées en avant, la tête
baissée, aucune mèche de cheveux déplacée, mais le costume était remonté
– il n’était pas fait pour cette posture. Martin pouvait entendre Francis
respirer, des inspirations profondes et coléreuses qui sifflaient quand il
exhalait.
— Qu’il aille se faire foutre.
Francis semblait aussi irrévocable que s’il avait comploté un meurtre.
Martin toqua, et la tête de Francis se releva. Merde. Le visage de
l’homme brûlait d’une rage meurtrière, ses yeux luisant véritablement.
— Oui ?
Erreur. Énorme erreur. Martin eut l’impression qu’il avait été frappé dans
le ventre par cette intensité, cette fureur qui semblait se moquer de vers qui
elle était dirigée. Et maintenant ? Est-ce que tu veux un café ? Connerie.
Quoi qu’il puisse dire, ce serait une connerie, et Francis le saurait aussi.
— Est-ce que tu vas bien ?
Une question bien trop honnête, et il ne s’attendait pas à ce qu’elle le
protège.
Francis le dévisagea, respirant toujours difficilement. Et fichtre, le voir
perdre son sang-froid était terrifiant et sexy d’une façon complètement
sombre. La respiration pouvait être érotique aussi.
— À ton avis, gros malin ?
Il avait besoin de partir avant que Francis prenne conscience qu’il était
une cible pratique.
— Parfaitement.
Pas bien. Il commençait à paraître sur la défensive.
— Quand as-tu besoin de ce… ce rapport ?
— Est-ce que je dois te répéter chaque fois chaque putain de date limite,
crétin ? Vérifie ton agenda. Il sert à ça. Maintenant, fous le camp de mon
bureau !
— Avec joie, monsieur.
Martin ferma la porte derrière lui, puis respira quelques fois et retourna à
son bureau. Il n’avait vraiment pas envie de s’impliquer dans une lutte de
pouvoirs, surtout pas avec ce psychopathe. Qu’il aille se faire foutre.
Plus il y pensait, plus il se mettait en colère. En classe, les petites brutes
le ciblaient parce qu’il était le gamin bizarre et maigrichon qui ne savait pas
s’intégrer, qui avait eu le béguin depuis le plus jeune âge pour des
professeurs, et plus d’amis filles que garçons. Ce qui l’avait exposé à du
harcèlement. Au moment où il était parti à l’université, il avait laissé les
bâtards avec un demi-cerveau derrière lui et avait poursuivi sa vie. Il avait
appris qu’il n’était pas bizarre, juste un peu plus cérébral que la moyenne,
les gens le respectaient pour être malin et vif d’esprit, et cela lui avait
permis de se détendre, d’abaisser ses défenses, de le faire embrasser qui il
était.
Maintenant, dans les finances, les brutes étaient de retour.
Il avait achevé le rapport et il avait fait une double vérification avec Ian –
ils étaient devenus bons à surveiller mutuellement leurs arrières. Ils
vérifiaient toujours ce que l’autre rendait avant la date butoir, ce qui avait
l’effet secondaire qu’ils savaient sur quoi l’autre travaillait, et qu’ensemble,
ils comprenaient vraiment ce qui se passait dans le portefeuille. Comme
s’ils étaient l’hémisphère droit et gauche du cerveau de Francis.
Que Francis aille se faire foutre.
Il utilisa l’heure avant son déjeuner afin de mettre à jour son CV, ajouter
son expérience dans cette entreprise et une référence – il choisit Williams
au lieu de Francis pour de multiples raisons – et le garda dans un dossier
caché.
Il reçut un e-mail de Susan, demandant s’il allait bien, et il répondit que
oui, pas de problème. L’atmosphère était oppressante, même Darren et
Terry étaient plus calmes que d’habitude, et Martin était impatient de
pouvoir quitter le bureau. C’était une pause déjeuner qu’il allait vraiment
prendre, l’intégralité des trente minutes.
Il bouillonnait de colère, mais il ressentait une satisfaction sinistre à
programmer son échappatoire.
Dix minutes avant midi, Susan envoya un autre e-mail.
Oh waouh, je suppose qu’il s’agit du nouveau.
Il était presque certain que Susan savait qu’il était gay, et cela signifiait
qu’il n’y avait aucun mal à badiner au sujet des hommes – il restait tout de
même discret et ne parlait pas de ses conquêtes du week-end, mais
apparemment il était le seul mec « sûr » auquel parler.
Il s’approcha du bureau de Susan, pour « emprunter son agrafeuse », et
déroba un coup d’œil au nouveau. Et qu’il soit damné si ce n’était pas un
costume trois-pièces du pâté de maisons voisin – Savile Row, d’après les
boutonnières cousues à la main sur ce qu’il supposait être de la laine très
fine. L’homme était au milieu de sa trentaine, et un peu plus sombre que
Francis, des cheveux noirs, des yeux clairs, et quelque chose d’exotique à
son sujet, peut-être une pincée de sang indien ou pakistanais ?
L’homme s’installa, jambes croisées, entre les plantes, avec une mallette
parfaitement assortie à la teinte de ses chaussures faites main. Susan
griffonna quelque chose sur un Post-it : John Cameron, aucun lien avec le
leader des conservateurs, à ce que j’en sais.
Et à ce que j’en sais, il est sexy.
— Merci pour l’agrafeuse. Je n’ai aucune idée d’où j’ai laissé la mienne.
Je pris un autre aperçu du nouveau. À présent, ce serait intéressant. John
ne ressemblait pas du tout à un Partenaire junior.
Qu’est-ce qui se passe ? demanda Ian par e-mail lorsque Martin retourna
à son bureau.
Le nouveau Partenaire est arrivé. Il est la raison pour laquelle FdB est
devenu fou. Une question de territorialité.
Ian leva les yeux de son écran, établit un contact visuel, et sourit. Martin
adorait Ian. C’était un brave soldat.
Williams et Cameron avaient une discussion dans cette salle de réunion,
et Martin se demanda si Francis allait être forcé de saluer le nouveau
candidat ou s’il allait prendre du recul et simplement aller de l’avant. Il était
impatient de voir comment tout ceci allait se passer.
Chapitre 4

— Je ne devrais pas faire ça, dit Josh en piquant sa salade avec une
fourchette.
— Quoi, manger de la salade ?
Martin rapporta deux bouteilles d’eau plate et les posa. Napket n’était pas
aussi bondé en ce moment que pendant les heures de déjeuner, aucun toutou
de bureau impatient ne faisait la queue souhaitant secrètement que l’endroit
livre jusqu’à leurs bureaux.
Josh leva les yeux et sourit. Un sourire juvénile, le visage peut-être trop
long, une peau superbe, et maintenant qu’il portait un tee-shirt gris ajusté,
Martin pouvait pleinement apprécier le joli jeu de pecs et les épaules
carrées, surprenant chez quelqu’un qui avait une carrure élancée.
— Non, la salade est parfaite. La nourriture pauvre en glucides ultime,
enfin, à part les glucides ici, mais autrement… Le poulet est toujours sain,
et les pignons contiennent des bons acides gras insaturés. Les personnes
avec un travail cérébral, surtout, n’en consomment pas assez. Pas étonnant
que vous, les hommes de la City, soyez tout le temps stressés.
— Je surveillerai mes acides gras insaturés, alors.
Martin aima comment cela fit rire Josh.
— J’essaierai de prendre quelque chose avec de la salade chaque jour, ou
au moins quatre à cinq fois par semaine.
— C’est seulement une question de garder un œil sur ce que tu mets dans
ton corps.
— Oh, je surveille ce que je mets dans mon corps, dit Martin, avant
d’enfourner une fourchetée d’épinards dans sa bouche.
— J’en suis sûr, s’en amusa Josh. Je ne devrais quand même pas faire ça.
— Le code de l’honneur de l’entraîneur personnel ?
— Il y a de nombreux entraîneurs qui sautent leurs clients, renifla Josh.
Madonna n’a pas eu Lourdes sur un catalogue de vente par correspondance,
tu sais.
— Ce n’était pas avec son danseur ?
— Je pensais qu’il était son entraîneur personnel. Mais je préfère garder
une distance professionnelle.
— Je ne pensais pas à ça. Je pensais que nous pourrions prendre un
verre…
— Je ne bois pas.
— Tu es un rendez-vous difficile.
Josh ne répondit pas et se concentra sur la fin de sa salade. Après coup,
ils déambulèrent sur Oxford Street, puis traversèrent vers Piccadilly, en
marchant et en bavardant, passant du sport à la nutrition, aux films et aux
livres, complètement détendus, avec peu de discussion personnelle en
dehors de leurs goûts en films et livres. Josh avait un goût déplorable ; il
adorait les films d’action des années 80, de Cobra au Scorpion rouge, mais
ils tombèrent d’accord sur Quentin Tarantino et décidèrent que David
Carradine dans Kill Bill était foutrement sexy.
Ils se séparèrent à la station du Tube Hyde Park Corner.
— Tu es certain que tu ne veux pas m’accompagner ?
Josh recula, l’observant avec ses yeux bleu sombre.
— Je ne fais pas dans les relations sans lendemain.
— Très bien… Un cinéma est possible, alors ? Quand es-tu libre ?
— Samedi prochain.
— Toute une semaine ?
— L’attente ne te tuera pas.
Josh claqua son épaule et partit, adoptant une allure de joggeur une fois
dans Hyde Park.
Bon sang. Ils en étaient à la planification pour le week-end. Rien de
décontracté. Josh ne semblait pas être amateur de la « scène », mais il était
jeune, magnifiquement et outrageusement en forme.
Un club alors ? Retourner dans le bruit, les frottements, lever quelqu’un
qui était compatible. S’enivrer et s’étourdir d’un désir superficiel qui
refroidissait et se transformait en un besoin de jeter du lit pronto la dernière
conquête. Les choses avaient été différentes à l’université, quand il était
tombé inlassablement amoureux, ou s’était épris d’hommes qui s’étaient
avérés être de vraies ordures, et qui avaient presque instauré en lui l’idée
qu’il était jeune, soumis à des hormones puissantes, et que Londres était le
meilleur endroit pour être gay. Rencontrer des hommes comme Josh
ressemblait plus à rencontrer un gars normal, en dehors d’un jeu de
séduction, en dehors des endroits où les personnes venaient pour une seule
chose, ou peut-être deux, si elles comptaient s’enivrer.
Il n’était pas vraiment d’humeur pour le jeu habituel, et blâmait pour ça
sa nuit flippante à Dubaï. Elle le tourmentait un peu plus qu’il ne voulait
l’admettre. Bon sang. Il voulait toujours savoir ce qui s’était passé et qui
était l’autre homme. Ce n’était pas seulement qu’il se sentait utilisé – c’était
qu’il ne s’en souvenait pas, et chaque fois qu’il essayait, tous ses souvenirs
le fuyaient. Qu’avait-il ressenti ? Fait ? Dit ?
Il essaya de repousser la pensée d’Alec, mais son esprit rejetait toutes ses
tentatives pour l’ignorer. Il voulait être seul, et la pensée d’être entouré
d’inconnus était inquiétante. Il était très bien seul. Eh bien, peut-être pas
seul, mais il était d’accord pour ne coucher avec personne. Cela ne signifiait
pas qu’il n’avait pas de fantasmes, mais ils impliquaient du porno en ligne
et personne en particulier. Une démangeaison qu’il grattait parce qu’il le
devait afin de pouvoir dormir.
Le dimanche matin, il fut complètement réveillé à huit heures. Il se
tourna quelques fois, fixa son réveil, le mur, le plafond. Ce serait sympa
d’avoir une raison pour se lever qui ne serait pas le travail. Un chat ou un
chien ou quelque chose, réclamant sa nourriture, bavant sur ses mains, ou
sautant sur sa poitrine, la queue juste dans le bon angle pour chatouiller son
nez quand elle battait.
Le week-end oisif lui parut interminable, et il fut heureux de retourner
travailler le lundi. Il devait mettre à jour une présentation pour une autre
réunion, mettant en forme leurs derniers succès dans ce qu’il avait
commencé à appeler l’art de la séduction des entreprises. Plus de
graphiques, plus de flèches se dirigeant vers le haut, encore et toujours.
Il resta seul pendant la pause déjeuner, mangeant sa salade sur le pouce.
Ian avait pris un jour de congé pour un rendez-vous chez le dentiste. Il avait
dit qu’il n’aurait pas l’esprit clair après ce que lui aurait fait le dentiste. Ils
devaient le droguer comme un éléphant parce qu’il paniquait.
— Oh, salut. Martin, c’est ça ? Je ne crois pas que nous ayons eu
l’occasion de nous présenter.
John Cameron, qui avait emménagé dans une salle de réunion réaffectée.
Martin posa son bol de salade et se leva, léchant ses lèvres afin de s’assurer
qu’aucun morceau de dinde n’était en suspension sur son visage.
— Désolé, mais j’ai été occupé à courir pour rencontrer les investisseurs,
ajouta John en serrant sa main et en souriant.
Pourquoi ces hommes devaient-ils toujours être jeunes et magnifiques ?
— Hum, je ne cours nulle part, je suis seulement assis là, à écrire des
rapports.
— Je ne vous dérange pas, n’est-ce pas ?
Non, tu sembles être l’homme le plus à sa place qui ne travaille pas dans
cette pièce.
— Nan, ne vous inquiétez pas, je mangeais seulement.
Martin attrapa le couvercle en plastique et le glissa sur la salade.
— Comment allez-vous ? Votre bureau est-il terminé ?
— Oh, oui, c’est fait. C’est amusant, je peux presque voir mon ancienne
boîte de là-bas.
— Je suppose que c’était volontaire.
Le visage de John devint pensif. Merde, faux pas.
— Je veux dire…
— Afin que je me souvienne d’où je viens ? Une idée intéressante, sourit
John. Une bonne pensée.
— Cela ne vous ennuie pas si je vous demande d’où vous venez ?
— J’étais Partenaire Junior à Epitome Capital Partners depuis trois ans.
John regarda autour de lui, puis se déplaça sur le côté afin d’attraper le
fauteuil de Terry et le tirer plus près avant de s’y installer.
— J’étais impliqué dans certains des derniers plus gros rachats, et il
semblerait que Williams prévoit d’aller chasser de plus grosses cibles, donc
je me suis dit, pourquoi être un petit poisson dans une grande mare si je
peux être un gros poisson dans une petite mare et me faire les dents avec
plus de responsabilités ?
Plus de métaphores mélangées qu’il en avait entendues de toute sa vie.
John était-il conscient qu’il y avait un grand méchant requin dans cette
petite mare ?
— Epitome… une super entreprise. Cinquante fonds, de quoi, six virgule
cinq milliards de livres ?
— Vous connaissez vos chiffres.
— C’est mon boulot.
John lui sourit. Il pourrait très bien être le thon bien gras cherchant à se
lier avec d’autres poissons et former une équipe afin que le requin tue
certains d’entre eux et dans l’idéal quelqu’un d’autre que lui, mais bon
sang, le gars était sympathique. Il parlait réellement aux subordonnés, et il
ne donnait pas un seul surnom déplaisant.
— Eh bien, Martin, je vais retourner sur le terrain… Je reçois deux
hommes en entretien aujourd’hui pour les postes en placements.
— Nous en embauchons deux de plus ?
— Oui. Il y a suffisamment de travail pour ça. Je me demandais
simplement si vous seriez d’accord pour leur montrer les ficelles lorsqu’ils
débuteront. Ou si je dois demander à quelqu’un d’autre. Je ne sais pas
quelle est votre charge de travail.
Oh merde. Il ne pouvait pas concevoir la réaction de Francis.
— Ça dépend du patron, en vérité, mais bien sûr, absolument.
— Williams a dit que c’était d’accord.
Oui, et Williams ne sera pas là quand Francis me passera un savon parce
que ses rapports seront en retard, car le nouveau Partenaire a besoin que
ses bleus soient formés.
— Très bien. Je suis heureux d’aider.
— Génial. Merci.
John se leva et serra à nouveau sa main.
— Je vous serais redevable.
Un échange de faveurs. Il venait juste d’entrer dans les intrigues
politiques de cette entreprise. Génial.
— Aucun problème, bon courage, John.
Ce fut seulement la première surprise. Environ quatre heures plus tard,
pendant que les gens normaux rangeaient leurs affaires et rentraient chez
eux, John envoya un e-mail à toute l’équipe.

Bonsoir à tous
Vous êtes cordialement invités à un pot d’installation dans ce qui était
auparavant la salle de réunion 2. Je suis certain que vous trouverez le
chemin.
John.

Après environ trois minutes de surprise, la firme se rassembla dans la


salle de réunion 2, et en plus de sentir le neuf, John avait commandé chez le
traiteur des amuse-bouches, du champagne, du vin, de la bière. Les gens
étaient éparpillés dans la pièce, riant, bavardant. Quelle façon de débuter
son premier jour de travail !
Francis apparut finalement.
— Désolé, j’étais au téléphone.
Il donna à John un sourire qui aurait pu geler intégralement l’enfer lui-
même. Il prit un des verres et se versa du vin blanc. Martin s’approcha,
s’occupant avec le buffet, agissant comme si son esprit était sur la
nourriture, mais hésitant.
— Que pensez-vous pour le moment ? demanda Francis à John.
— Oh, cela me plaît beaucoup. C’est une culture différente, pas comme
Epitome. Ici, c’est plus comme une famille.
Francis rit poliment.
— Comme les Borgia ?
— Qui ?
— Aucune importance.
Francis plaça une main sur l’épaule de John, et s’approcha pour parler
dans un murmure, mais voir ces hommes si proches comprima la gorge de
Martin. Il était obsédé et en manque de baise, mais les deux rivaux jouant à
être civilisés et se touchant réellement produisaient une belle image.
— Alors quel est le plan, John ? Vous allez faire quelques années ici,
comme l’exige la bienséance, c’est ça ? Et puis vous retournerez chez
Epitome ou dans n’importe quelle autre grande firme avec un sac rempli
d’argent. Je ne vous le reproche pas. Vous pouvez faire votre brassage de
données et vos acrobaties de feuilles de calculs, et sucer la queue des
banquiers si ça vous dit. Diable, ce sera utile. Mais je ne crois pas que ce
soit suffisant pour cette firme.
Le visage de Martin se figea devant ce ton malicieusement agressif.
Francis parlait dans un grognement sourd tout en souriant, et cela lui donna
la chair de poule partout, même sur les plantes de ses pieds.
— Francis.
John essaya de passer un bras autour des épaules de Francis, comme s’ils
étaient les meilleurs des amis du monde, et pendant un instant Francis, eut
l’air sur le point de le frapper au visage.
— Vous êtes un dinosaure, mais je vous respecte, parce que vous êtes un
T. rex.
John lui fit un sourire lumineux.
— Je vais simplement laisser Darwin s’occuper du reste.
Il tendit la main vers un verre vide et le fit tinter avec une fourchette.
— Votre attention, s’il vous plaît. Juste quelques mots. Je voulais tous
vous remercier d’être venus et de me faire me sentir bienvenu. Certains
d’entre vous ne me connaissent pas encore, mais je suis impatient de
travailler avec tous ces gens brillants que vous êtes et produire des résultats
concrets. C’est tout. Merci.
Il leva les mains dans une fausse modestie après quelques
applaudissements et félicitations et salutations.
Francis sourit d’une manière presque convaincante. Il ne pouvait pas se
contenter de partir, et le voir se tenir debout comme ça comme un chien
sauvage enchaîné à un poteau était étrange. Martin ignorait qui était le
mauvais et le bon gars. Pas de chapeau de cowboy blanc, pas d’indice dans
la bande-son. Bien sûr, l’un était assez amical, l’autre était un connard.
Dommage que dans ce cas, cependant, la référence aux Borgia
fonctionne. Il y avait quelque chose chez les hommes avec une éducation
qui allait au-delà d’une question d’argent.

Martin montrait simplement aux deux nouveaux – l’un d’eux était une
femme, en fait – les formats qu’il utilisait et leur donnait quelques modèles
et quelques rapports finis avec une rapide explication d’où se trouvait quoi
lorsque Francis apparut à la porte.
— Martin, peux-tu venir dans mon bureau ?
Aucun « s’il te plaît ». La poitrine de Martin se comprima, mais il hocha
la tête, jeta un coup d’œil à Ian qui regardait studieusement ailleurs. Martin
suivit Francis dans son bureau et autorisa l’homme à fermer la porte
derrière eux.
— Qu’est-ce que c’était ?
— C’était moi aidant les nouveaux.
Martin garda son visage impassible.
— Ian l’a fait pour moi lorsque j’ai commencé.
— C’est le problème de John. J’ai dit à Ian de te former.
Étonnamment, Francis paraissait calme et raisonnable.
— C’était sur le temps de travail d’Ian. C’était budgété. Ton temps est
prévu pour quelque chose d’autre.
— Je peux dégager quelques heures. Ce n’est pas un problème.
— Oh, vraiment ?
Le sourire de Francis était pincé.
— Je ne peux pas te laisser t’ennuyer alors. Tu aurais dû me dire que tu
avais du temps.
Oh l’enfoiré.
— Je ferai des heures supplémentaires après le boulot.
— Oui, tu le feras.
Francis inspira sèchement.
— Le nouveau Partenaire ne dirigera pas cette entreprise, pas tant que je
suis ici. Prendre parti pour lui est une grosse erreur, parce qu’il partira, et je
serai toujours là. Est-ce que tu m’as compris ?
— Oui, monsieur.
— Il t’a demandé ?
— Oui.
— C’est tout lui, dit Francis en fixant la fenêtre. Ne gâche plus ton
temps. Tu me rends des comptes, pas à lui. Sauf si tu veux changer
d’équipe ?
Tu es avec moi ou contre moi. Cela commençait à ressembler à la Guerre
Froide, pas à une querelle de bureau.
— Est-ce vraiment nécessaire d’amplifier ça ? J’aurais dû te demander la
permission, mais je l’ai fait pour les nouveaux, pas pour Cameron.
Même s’il a demandé gentiment, et que je suis sensible à la politesse.
Francis l’examina, et Martin ignorait ce qu’il recherchait. Il n’était pas
prêt à énerver tout le monde juste pour éviter de servir de paillasson à cet
égocentrique. C’était beaucoup plus facile d’admirer Francis quand il
aboyait sur quelqu’un d’autre.
— Puis-je finir ce que je faisais ? demanda Martin.
Francis continuait de l’observer, comme s’il s’attendait à ce que Martin
en vienne à sa propre conclusion. Pas du tout fair-play.
— Combien de temps cela prendra-t-il ?
— Moins de trente minutes.
S’il se dépêchait. Les nouveaux méritaient mieux, mais peut-être qu’ils
pouvaient demander à Darren ou Terry.
— Très bien alors. Mais plus de suçage auprès de Cameron.
Suçage. Étrange façon de le formuler, et étrange façon de lui donner
l’impression qu’il lui faisait une faveur. Bâtard.

À neuf heures le lendemain, Martin était installé à la table de la salle de


réunion, compilant une liste des choses à faire pour le reste de la semaine,
pendant que Darren et Ian discutaient de leurs exploits du week-end. Ian
redécorait, et c’était amusant d’écouter deux hétéros parler de palettes de
couleur.
— Belle montre.
John s’installa à côté de lui avec un grand café.
Martin la regarda – elle était devenue sa montre à présent, il n’y faisait
plus attention.
— Merci.
— Puis-je la voir ?
Martin la retira et la lui tendit, parce que laisser John tripoter son poignet
ferait mauvaise impression si Francis finissait par les rejoindre.
— C’est un beau modèle. Audemars Piguet.
Ce qui était indiqué dans le cadran.
— Je ne l’avais jamais remarqué.
— Je l’ai eue à Dubaï.
Celle de John était une Rolex, en or avec des diamants. Oui, « vulgaire »
était un bon mot pour la décrire, vu que Martin préférait les modèles
simples et sobres. Il ne serait jamais capable de gaspiller cinq plaques pour
l’un des modèles les moins chers.
Williams les rejoignit, Francis à ses côtés, et tout le monde s’installa.
Puis Francis s’éclaircit la gorge.
— Mesdames et Messieurs.
Le « mesdames » au pluriel semblait englober plus que Susan et la
nouvelle, Arundhati. Ou peut-être que Martin était paranoïaque. D’un autre
côté, le visage de John s’assombrit aussi.
— Dans deux heures, nous aurons un visiteur, M. Berger. Martin et moi
l’avons déjà rencontré à Dubaï. Il est bien connu dans le milieu,
principalement parce qu’il représente des investisseurs privés qui sont
intéressés par l’idée de contribuer à notre fonds secondaire. Plaire à M.
Berger est absolument essentiel à ce stade. Martin et moi le dirigerons vers
Mayer Brown pour les contrats. S’il vous plaît, assurez-vous qu’il voie
uniquement l’attitude la plus professionnelle de votre part dans cette firme.
Un regard vers John en particulier.
— Il s’agit de l’équipe.
Les débutants en placements et Susan se levèrent et quittèrent la pièce.
Martin hésita, puis entendit la voix de Francis.
— Martin, si tu as quelques instants supplémentaires ?
Oui, j’ai seulement du travail par-dessus la tête parce que tu n’arrêtes
pas d’augmenter ma charge, bâtard.
— Aucun problème.
Quelques secondes de pause pendant que l’équipe des placements quittait
la pièce. Martin croisa ses mains.
— En quoi puis-je t’aider ?
— Berger.
Francis montra ses dents, et cela pouvait passer pour un sourire.
— Tu t’es bien entendu avec lui. Je pense qu’il est juste que tu sois
également impliqué dans cette étape, si tu es intéressé.
Waouh. Cela sonnait presque comme un « tu es bienvenu pour faire
partie de ça » au lieu d’un « garde le heureux ».
— Très bien. Que dois-je faire ?
— Répondre à ses questions. Être simplement toi-même, lui sourit
Francis. Il arrive à quatorze heures, si Heathrow le veut bien. Susan a
demandé à un chauffeur de le récupérer. Nous avons réservé une table au
restaurant pour dix-neuf heures trente. Nous le divertirons ensemble.
Divertir le client. Cela sonnait sexy et vaguement dérangeant. Alec. À
Londres. Être agréable avec l’homme d’argent.
— D’accord, aucun problème. Je ferai mieux d’aller finir mon rapport si
je dois rater toute une journée et une soirée.
Et peut-être une nuit. Bon sang. La perspective de voir Alec le mettait sur
les nerfs, et il ne pouvait même pas dire pourquoi.
— Merci, Martin. J’apprécie.
Le ton de Francis disait la même chose que ses lèvres – quel changement.
Francis pensait-il qu’il allait donner de sa personne pour « divertir »
l’homme d’argent ? Était-il soudain un atout là où cela comptait ? Où bien
ne pouvait-il simplement pas être remplacé ? Si Berger demandait une
fellation gratuite, ce serait à Martin de la donner, pas à Francis, et ce dernier
semblait avoir l’intention de garder Martin de bonne humeur afin qu’il
« donne » de lui pour l’équipe.
Ou peut-être qu’il était simplement cynique, cependant d’une certaine
façon, Martin ne le pensait pas.
Chapitre 5

Utiliser un chauffeur pour récupérer Alec au Ritz était ridicule, en


considérant qu’il était peut-être à dix minutes de marche de la boîte. Le
concierge appela la chambre de M. Berger, et Alec dévala les escaliers cinq
minutes plus tard. Bronzé, détendu, portant une mallette qui contenait le
Saint Graal de Skeiron, la paperasse d’investissement.
— Francis, Martin, c’est bon de vous voir ! Comment allez-vous ?
Du bavardage poli. Ils allaient bien, excellent, fantastique.
— Londres me déçoit. La météo est en fait superbe, fit remarquer Alec
lorsqu’ils montèrent en voiture.
Martin finit assis près de lui, Francis étant à une distance prudente. Un
peu plus de bavardage pendant qu’ils menaient Alec vers les bureaux. Sur
place, ils firent un rapide tour afin de lui présenter l’équipe. Ce fut un jeu de
« nous sommes une famille heureuse », et ce jusqu’à la salle de réunion où
Susan avait préparé de l’eau, du café, du thé et des biscuits.
Alec ouvrit sa mallette.
— J’ai discuté du sujet avec quelques individus triés sur le volet et ils
pensent vraiment que vous avez une stratégie solide et un très bon dossier.
Évidemment, ils ne souhaitent pas voir leur implication dévoilée dans la
presse ou à n’importe qui. Nous rencontrons suffisamment de racisme et de
protectionnisme comme ça, et investir spécifiquement en Allemagne semble
être une proposition risquée.
Francis croisa ses mains.
— Nous utilisons un intermédiaire off-shore à Jersey et un certain
nombre de fonds secondaires. Et l’Allemagne aboie beaucoup, mais mord
rarement. J’appellerai la Russie un risque, mais l’Allemagne a joué selon
les règles pendant les soixante dernières années.
Alec se mit à rire.
— Mes clients sont inquiets au sujet des insinuations des médias
allemands à propos des investisseurs étrangers.
— Nous travaillons avec une firme spécialisée en relations publiques
financières. Ces gens peuvent retourner l’esprit de n’importe quel
journaliste afin de s’assurer qu’il n’y a pas de gros titres déplaisants. Au
moins, pas dans les médias principaux. La presse à sensation, elle,
évidemment, est à l’abri des faits.
— C’est elle qui nous préoccupe. Aucune publicité.
Alec feuilleta ses papiers, puis tendit quelques pages agrafées d’abord à
Francis puis à Martin.
— Mes clients sont prêts à s’engager à hauteur de cent-cinquante
millions de livres sterling dans ce fond, et si le dossier le permet, à
augmenter l’engagement à deux cents millions.
Il sourit.
— C’est un chiffre rond et plaisant.
Francis sembla momentanément sans voix.
— C’est plus que ce que nous attendions.
— Eh bien, une personne est spécifiquement sous le charme de la
proposition, et elle s’est engagée à presque trente pour cent du total.
Alec s’adossa, comme pour les regarder d’un angle différent.
— C’est ce qu’elle peut se permettre de perdre si ceci ne tourne pas
comme prévu.
Une stratégie conservatrice était d’investir cinq pour cent de sa fortune
dans des actifs alternatifs comme les capitaux privés. Cela montait la
richesse de ce seul individu à un milliard de livres sterling. Plus, s’il avait
déjà investi dans des fonds spéculatifs, l’autre grande classe d’actifs
alternatifs. C’était une vie qui n’avait jamais connu de soucis d’argent.
— Cela bat les courses de chevaux, dit Francis en tordant ses lèvres. S’il
vous plaît, transmettez-lui toutes mes amitiés. Je suis honoré par sa
confiance. J’aimerais penser qu’il s’agit du début d’une collaboration
fructueuse.
— Il le pense certainement, et satisfaisante, également.
Alec jeta un coup d’œil vers Martin, dont le pouls s’emballa sous
l’implication.
Alec poursuivit, en parlant de leurs attentes et de leurs dossiers
précédents, mais ce fut un bourdonnement aux oreilles de Martin. C’était
une allusion. C’était l’homme qui les avait rejoints au lit, et qu’Alec
protégeait. Cela signifiait également que c’était l’un des hommes qui
avaient écouté la présentation de Francis. Il l’avait rencontré. Mais il
n’arrivait pas à se souvenir de visages précis. Seulement d’un échantillon
ordinaire de la communauté arabe, certains barbus, d’autres moustachus,
certains rasés de près, jeunes, vieux, beaux, peu attirants, ou simplement
sans rien de notable.
Après la réunion, ils conduisirent vers le cabinet juridique, localisé à une
courte marche de la Cathédrale St Paul. Cela devint très technique à partir
de là, mais l’homme de loi fit du bon travail.
Alec resta très vif pendant tout le processus, bavardant, posant des
questions, faisant des déductions. Voir sa précision et son instinct facile au
boulot était comme observer une horloge suisse. Et Francis, bien sûr. Pour
une fois, son patron semblait vraiment heureux.
Ils arrivèrent au restaurant avec un peu de retard : un restaurant français
avec des ingrédients britanniques, de l’agneau et du fromage gallois, du
saumon écossais, et Alec commenta que c’était presque comme rentrer à la
maison, moins la mauvaise cuisine. Francis, que Martin savait avoir une
opinion contraire à la réputation d’infériorité de la cuisine britannique,
sourit et acquiesça. Francis fut charmant pendant tout le repas, drôle
également. Tous exécutaient avec prudence leur rôle dans la pièce de théâtre
que représentaient les affaires.
— Et maintenant ?
Francis prit la tête de leur petit groupe lorsqu’ils sortirent.
— Une boîte de nuit ? Quelque chose de plus…
Un clin d’œil, une courte pause, comme pour inspirer.
— Personnel ?
— Je n’ai pas besoin de ce genre de services, rit Alec. Je ne suis pas
d’humeur pour du sexe payant.
Francis sembla abasourdi par sa franchise et resta silencieux. Alec
l’observa, calmement amusé, mais bon sang, Alec savourait bien trop
comment la légère emphase sur le mot « payant » avait résonné entre eux.
Le rictus d’Alec se transforma en un sourire, dévoilant même ses dents.
— Je ne doute pas que le garçon serait dans les dépenses courantes, mais
non, merci.
Francis ne respirait plus, Martin en était certain.
— Je présume que vous êtes un homme occupé, ajouta Alec, en évaluant
Francis. Aucun doute qu’il y ait encore beaucoup de travail d’impliqué,
donc je ne veux réellement pas vous retenir plus longtemps. Merci pour la
compagnie, ce fut un plaisir.
Il semblait sincère, mais moqueur en même temps.
La mâchoire de Francis bougea – s’avança un peu, puis ses lèvres se
courbèrent et il se détendit.
— Merci d’être venu.
Il offrit sa main, qu’Alec serra.
— Combien de temps resterez-vous à Londres ?
— Seulement quelques jours. Afin de retrouver de vieux amis et des
relations. Si quelque chose survenait pour la paperasse, sentez-vous libre de
me laisser un message à l’hôtel.
Alec souriait avec amabilité, le genre de sourire qui effaçait sa grossièreté
précédente.
— Je ferai ça. Passez un bon séjour.
Francis jeta un coup d’œil à Martin.
— Est-ce que tu prends un taxi ?
— Je rentrerai plus vite par le Tube à partir d’ici.
Pas tout à fait vrai – il devait encore rejoindre la Circle Line pour
atteindre Victoria et de là continuer jusqu’à Brixton. À cette heure de la
nuit, un taxi serait plus rapide, mais il était réticent à partir. Il y avait des
choses qu’il voulait savoir d’Alec.
— Très bien alors, je te verrai demain.
Francis s’avança sur le trottoir et héla un taxi, pendant que Martin sentait
Alec se rapprocher. Rien de très manifeste, mais perceptible.
Un taxi s’arrêta et emporta Francis. Ce fut uniquement lorsque la voiture
noire franchit le coin de la rue qu’Alec se tourna vers lui.
— Désolé pour ça. Ils sortent toujours des phrases comme ça, et parfois
je suis simplement trop fatigué pour jouer le jeu. Et j’ai encore quinze ou
vingt ans avant que j’obtienne ça gratuitement lorsqu’un partenaire
d’affaires me l’offre.
— Tu aurais préféré qu’il ne te le propose pas ?
— Allons prendre un verre.
Alec héla également un taxi. Un verre ne ferait aucun mal. Ils allaient
simplement parler, et Martin pourrait placer ses questions pendant la
conversation. Mais il mentirait s’il niait que le charme d’Alec fonctionne
déjà sur lui : une belle apparence, un esprit affuté comme un rasoir, et un
égo comme celui de Francis.
Alec dit au chauffeur de les amener au Ritz, puis se radossa.
— Alors, maintenant que ton patron n’est plus là, comment vas-tu
vraiment ? Et ne me donne pas le typique anglais Je vais très bien, et toi ? Il
y a quelque chose qui te tracasse.
— Ça va. Je travaille assez dur.
— Oui, la route est sinueuse et pleine d’embûches. Je vais te mettre dans
le secret. C’est volontaire. Une fois que tu es à l’intérieur de la machine, tu
es dépouillé de tout ce qui fait de toi un humain, et tu deviens exactement
comme Francis. Ou moi, autrefois, sourit Alec. C’est le prix à payer pour le
pacte avec le diable, tu vois ?
— Je ne savais pas que le diable faisait des pactes avec les athées.
Les lèvres d’Alec s’incurvèrent en un sourire sensuel.
— C’est la pure vérité. Il te reste un peu d’âme, c’est bien pour toi.
Alec paya le chauffeur. Le portier du Ritz ouvrit la porte pour eux, et
Alec s’avança vers le bar, un endroit intime et agréable avec des lumières
tamisées et toute la gloire impériale passée que ces endroits traditionnels
exsudaient.
Alec feuilleta le menu des boissons, puis le tendit à Martin. Ce dernier
était sur le point de commander un jus d’orange, mais Alec lui suggéra de
prendre le whisky.
— C’est sur mes frais de déplacement, de toute façon.
Martin se détendit et étudia l’homme. La dernière fois, il n’avait pas
vraiment été en état l’observer, trop excité, trop embarrassé, et à la fin, trop
drogué. Cet étrange accent continental lui rappelait celui allemand, mais
c’était trop précis, trop pincé, avec des consonances parfois plus âpres et
gutturales que l’allemand. D’après les rides au coin de ses yeux, Martin
estima qu’il était plus vieux que Francis, probablement dans la quarantaine.
— Cela t’ennuie-t-il si je te pose des questions ?
Alec se pencha en avant.
— Cela ne m’ennuie pas. Je ne serais peut-être pas capable d’y répondre.
— Oui, je sais. Je m’interroge seulement. Je comprends que l’étiquette
soit différente à Dubaï. Ce n’est pas comme à Londres, où tu passes
simplement un appel à quelqu’un si tu as les bonnes cartes dans ton carnet
d’adresses.
— Oh oui. Tu te demandes pourquoi de Bracy ne parle pas directement
aux cheikhs ? Il y a tellement de personnes qui viennent faire l’aumône, que
mes clients peuvent observer et choisir. J’étais autrefois moi-même dans la
communauté financière, mais ensuite mon meilleur contact m’a offert une
position en tant que conseiller. Tu devrais probablement savoir que ce n’est
pas parce que ces gens sont riches, que cela signifie qu’ils sont stupides.
Mes clients ont perdu beaucoup d’argent quand la première vague de
spécialistes en investissement les a approchés en parlant d’environ vingt à
vingt-cinq pour cent de retour annuel, de la solidité industrielle de l’Europe
et de la diversification des actifs. Mes clients les ont crus, ils ont investi
beaucoup d’argent, et beaucoup ont été ruinés. Il y a à présent une certaine
inquiétude dans les plans devenez riches rapidement.
Il rit doucement, avec une ironie cultivée que Martin trouvait irrésistible.
— Enfin, devenez encore plus riches encore plus rapidement.
— Et que s’est-il passé ensuite ?
Alec fit un geste afin d’avoir plus de whisky.
— Ils ont réalisé qu’ils n’avaient pas les compétences ou la sophistication
pour ne pas se faire avoir. Donc ils ont embauché les meilleurs de leurs
adversaires, leur ont offert des salaires fantastiques et ont simplement
acheté ces compétences. Maintenant, les investisseurs d’Europe sont
opposés à des personnes qui ont appris les mêmes ficelles dans les mêmes
écoles de commerce.
Alec sourit, savourant sa blague privée.
— C’est là où les loyautés servent. Je rencontre des gens comme toi et
leur indique si la stratégie de leur firme fonctionne ou non pour nous.
— On dirait un travail sympa.
— C’est le cas. Travailler dans un lieu paradisiaque, avec une culture
riche. Ce sont les connards arrogants que je trouve difficile à supporter.
Son ton ne laissait aucune place au doute sur le côté où se trouvaient les
connards arrogants.
— Eh bien, j’ai déjà eu quelques expériences avec les Arabes. Je suis en
fait plutôt intéressé par les cultures étrangères, si je trouve un jour le temps
de voyager.
Comme s’il avait besoin de se défendre. Ce n’était pas le cas. Les
cultures étrangères, le mélange des diverses religions, de culture et de
couleur de peau faisaient, à l’exception de sa situation professionnelle, la
moitié du charme de Londres. Le nord de l’Angleterre, ce n’était pas tout à
fait pareil.
— Qu’est-ce qui te tracasse ?
Alec s’approcha, et Martin se retrouva à fixer ces yeux bleus intelligents
qui trahissaient très peu de ce qui se passait à l’intérieur de sa tête. Peut-être
qu’Alec était trop professionnel pour être lu facilement, mais il semblait
accueillant, ouvert, pas étrange comme ce matin-là après leurs ébats. Il
n’avait en fait pas prévu de coucher à nouveau avec lui, mais avec cette
proximité, cette amitié, cela devenait une possibilité. Aucune bienséance à
respecter. Pas de Francis de Bracy impliqué, pas de drogues.
Martin s’éclaircit la gorge.
— Je me demandais si Francis et toi aviez un passif. J’ai eu cette
impression.
— Aaah, bonne question, dit Alec en se léchant les lèvres. Penses-tu
possible que la façon moins qu’aimable de s’adresser aux gens de M. de
Bracy ait pu offusquer quelques banquiers, à une époque lointaine ?
— Tu étais banquier ?
— C’est ainsi que j’ai commencé. Je suis à moitié Suisse, souviens-toi !
Quand les enfants suisses grandissent, ils veulent être banquiers, plaisanta-t-
il. Gérer la fortune privée d’un client important de la banque. Pense à
quelque chose comme Julius Bär, seulement en plus secret. C’est à la mode
en ce moment, mais à l’époque, ce n’était pas du tout comme ça, certains
pensaient que c’était conservateur et peu attirant, mais j’aimais cette
proximité avec le client. Ils se transformaient en amis, tu finissais par être
parrain de leur enfant et assistais à la remise des diplômes, mariages,
funérailles dans leurs familles. À mi-chemin entre ami, banquier et assistant
personnel.
— Et ensuite ? Comment t’a-t-il énervé ?
— Il a en fait traité mon mentor de connard stupide. Un vieil homme
adorable, mais très conservateur. Il ne croyait pas dans les capitaux privés
ou dans les fonds spéculatifs.
Alec fronça les sourcils.
— Je n’ai jamais vu un homme aussi livide. De Bracy était dans la
gestion d’actifs à l’époque, à l’extérieur de New York. Seigneur, cela fait
déjà onze, douze ans, si ma mémoire est bonne.
— Une longue période pour une rancune.
— Ce n’est pas le problème. Je ne doute pas une seule seconde que de
Bracy soit encore le même qu’il était alors. Quand mon mentor n’a pas cru
en ses affirmations, M. de Bracy ne l’a pas très bien pris.
— Oh, je peux le concevoir.
— Disons seulement que mon mentor ne pensait pas qu’être sous
cocaïne, speed ou testostérone était une excuse convenable, et de Bracy ne
s’est jamais excusé de toute façon. Dossier clos. La transaction n’a pas eu
lieu.
— Mais tu n’es pas resté dans le milieu de la banque ?
— Non. J’ai été embauché par une famille d’industriels européens. Ils
achetaient des entreprises, un peu comme les capitaux privés le font, sans
avoir à les revendre après quelques années. À cette époque, j’étais basé à
Londres et c’est ainsi que j’ai appris à connaître votre milieu. Je ne peux
pas dire que j’aie été vraiment impressionné, la plupart des gens ayant la
culture et la maturité émotionnelle de pâtées pour chiens.
Peut-être que c’était la raison de la rudesse d’Alec ce matin-là ? Il avait
pensé que Martin était pareil. De la nourriture pour chiens. Quelle insulte
pour un homme qui travaillait à Dubaï, où ceci serait une offense
dévastatrice. Et Martin était d’accord – la plupart des gens dans le milieu ne
l’impressionnaient pas beaucoup non plus. Skeiron semblait différent, mais
ce qu’il avait entendu des différentes parties ne correspondait pas à son
expérience personnelle.
— Waouh. C’est un sacré CV.
— Peut-être que tu comprends mieux maintenant d’où je viens. Je ne fais
pas totalement partie de ton milieu, et je partage le sentiment que mes
clients sont mieux défendus quand je fais affaire avec des hommes comme
de Bracy. Mes clients n’aiment pas être traités de connards stupides, par
exemple.
Alec ajouta un peu d’eau à son nouveau whisky et prit une gorgée.
— Je pense que les hommes comme de Bracy ont besoin de comprendre
qu’ils ne sont pas des dieux. Et c’est pourquoi je savoure sa peur d’avoir à
me faire de la lèche pour obtenir ma signature.
— Je ne pense pas l’avoir déjà vu aussi sidéré qu’aujourd’hui.
— Oui. Dommage que je n’avais pas d’appareil photo.
Alec sourit et finit son whisky, puis vérifia sa montre, qui avait la même
élégance discrète que celle que Martin portait.
— Est-ce que tu viens dans ma chambre ?
— Est-ce que tu caches un troisième homme dans ton armoire ?
— Non, rit Alec. Je suis tout seul. Promis.
Il se redressa, offrant sa main.
Merde. Peut-être qu’ils avaient seulement pris un mauvais départ. La
vérité était qu’Alec était aussi sexy que dans ses souvenirs. Il n’aurait pas
eu besoin de le droguer pour le mettre dans son lit. Il s’avança vers cette
main, vers Alec et ce dernier resta derrière lui, les deux mains sur ses bras,
les pressant pendant un instant.
— Je ferai en sorte que cela en vaille la peine.
— Pour économiser le gigolo.
— Pour être parfaitement honnête, je préfère ne pas utiliser de
professionnels… non, cela n’est pas sorti correctement. Je n’apprécie pas
les escortes.
— Pourquoi ?
— L’un d’eux a volé mon portefeuille, rit Alec.
Comprendre que ce pourrait être une blague prit un moment à Martin. Ou
peut-être que c’était la vérité, et tout ce que Martin fut capable de faire fut
de le regarder, lui dévoilant à quel point cela le rendait perplexe.
— Viens, allons-y.
Il signa pour les verres au bar, rassembla sa mallette et conduisit Martin
vers sa chambre, qui était sans surprise luxueuse. Pas une des suites
célèbres, mais elle était plutôt agréable – très spacieuse dans une ville où
l’espace était le luxe ultime. Alec posa la mallette sur le bureau.
— Peux-tu verrouiller la porte ?
Martin s’approcha de la porte. Il fit ça. Pas Alec. Il la verrouilla, puis se
tourna pour découvrir qu’Alec avait déjà retiré sa veste et l’avait posée sur
le dossier du fauteuil, lissant le beau tissu avec ses doigts longs.
— Je suis heureux que tu apprécies la montre.
— Oui, John m’a complimenté à ce sujet.
— Cameron ?
— Oui, lui. Que penses-tu de lui ?
— Il m’a pratiquement offert une pipe quand j’ai rencontré l’équipe.
C’est un enfoiré en manque.
Martin se mit à rire.
— Tu lui en as demandé une ?
— Eh bien, nous avons discuté un peu du prix de l’essence et de mes
contacts. Il a masturbé des banquiers de Wall Street pour obtenir la même
quantité d’argent que ton patron a amassé dans le Golfe.
Alec dénoua sa cravate et la plaça sur la veste, puis ouvrit ses boutons de
manchette.
— John veut tellement devenir Francis, que j’en étais embarrassé.
— Tu as vu l’équipe pendant quoi, deux minutes, et tu peux le déduire ?
— Je connais le genre. Ne les flatte pas en pensant qu’ils sont uniques.
— Et qu’est-ce que tu as fait ?
— Je lui ai donné ma carte, bien sûr. Inutile de gâcher une opportunité.
— Quel genre d’opportunité ?
— Pourquoi ne retires-tu pas ta veste ?
— Très bien.
Martin la déboutonna, la glissa de ses épaules et l’accrocha aussi. Alec
l’observa, amusé, mais prudent, comme s’il ne voulait pas le faire fuir. De
la culpabilité ? Cela semblait ridicule. Comment pourrait-il se sentir
coupable au sujet de ce troisième homme alors qu’il embarrassait avec
audace des gens comme Francis et John ? Mais il appréciait cette lueur
d’appréciation, la perspective de sexe – du sexe avec un requin aussi
dangereux et courageux que celui-ci.
— Puis-je t’embrasser ?
— Oui.
Alec combla la distance et l’embrassa, les mains sur ses épaules, un
baiser profond, chaud, et agréable, et Martin ferma les yeux. Il embrassait
foutrement bien aussi, son corps était chaud et puissant – ils étaient environ
de la même taille, et le goût du whisky s’attardait.
Martin pressa pour plus, les mains sur les hanches d’Alec, l’attirant plus
près et se collant contre lui, pendant que les doigts de son compagnon
étaient sur les boutons de sa chemise. Il y avait quelque chose d’irrésistible
à propos des belles chemises pressées l’une contre l’autre. À part la peau
nue, cela battait tout.
— Dis-moi, pourquoi n’obtiens-tu pas que Francis fasse ça ?
— Ça ?
— Le sexe.
— Tu penses qu’il coucherait avec quelqu’un pour cent cinquante
malheureux millions ? se moqua Alec. Une pensée intéressante. Sournoise.
Martin rit doucement.
— Je voulais dire qu’il est superbe.
— Tout comme les gigolos qu’il aurait payés.
— Qu’est-ce que tu dis ?
— Je dis… affirma Alec en ouvrant les deux derniers boutons et en
libérant la chemise de Martin, que de Bracy t’a bien entraîné à penser que tu
es inférieur.
Il surprit Martin lorsqu’il glissa sur ses genoux afin d’embrasser son
ventre, la main sur son aine.
— Tu penses que je préfèrerais le baiser, lui ?
— Il est… ah !
Martin ne put retenir ce gémissement lorsqu’Alec pressa son visage
contre sa verge, respirant contre lui, chaud et humide, la pression parfaite,
sans parler de la vision.
— Tu le penses.
Alec répondit à sa propre question, et Martin dut admettre qu’il l’avait
bien cerné.
— Je joue avec lui pour humilier l’enfoiré. Il est manifestement habitué à
charmer les gens – pas de chance si tu dois charmer un pédé et que ce pédé
n’a pas peur et se trouve dans une position de pouvoir.
Alec se releva pour l’embrasser, et Martin le crut, à la fois pour
l’humiliation et pour le fait qu’il préférait l’avoir lui, et pas Francis.
— Donc je l’oblige à y réfléchir. À savoir s’il est prêt ou non à coucher
avec moi afin d’avoir son argent, et il ne le fera pas. Il n’a pas les couilles
pour ça. C’est ce que je voulais lui montrer.
— Seigneur, tu es diabolique.
— Il le mérite.
Alec l’aida à retirer sa propre chemise, la jeta à côté de sa ceinture, ses
chaussures et son pantalon, puis il fut nu, le tatouage à nouveau visible, et
Martin le traça de ses doigts, excité par le corps magnifiquement tonique,
l’argent et le soin qui y étaient consacrés, des doigts et des orteils propres et
soignés à la coupe récente, en passant par la peau tannée par le soleil de
Dubaï, et soigneusement entretenue comme tout le reste de son corps.
Alec observa ses doigts sur sa propre peau.
— Maintenant, dis-moi, sourit-il. Sur quoi fantasmes-tu ? Disons, avec
ton patron ?
Martin déglutit.
— Tu veux dire à part l’étrangler ?
Un reniflement amusé fut la seule réponse d’Alec.
— Je le baise. L’attache. Je veux lui faire mal.
— Tu as un côté sombre, alors, dit Alec en se léchant les lèvres. Comme
moi.
Son sourire devint carrément démoniaque et dépravé. Et incroyablement
sexy.
— Regarde dans la valise de l’armoire.
Martin obéit. La valise de créateur était ouverte et contenait un bon
nombre de jouets. Restrictions, baillons, godes, lubrifiant. Un bandeau. Son
cœur commença à marteler. Il rassembla quelques objets et referma
l’armoire. La lumière était tamisée. Alec se tenait près du lit, complètement
nu, l’observant. Martin lâcha les objets sur le lit et s’approcha avec le
bandeau.
— Ce n’est que justice.
— Ce n’est que justice.
Alec l’aida à ajuster le bandeau derrière sa tête. Ces yeux intelligents
étaient masqués, accentuant la concentration sur ses lèvres, sur son nez, son
menton, sa gorge puissante. Martin plaça ses mains sur les épaules d’Alec et
le poussa vers le sol. Alec se mit sur ses genoux, et Martin attacha les
restrictions en cuir autour de ses poignets croisés derrière son dos. Les
lèvres d’Alec s’incurvèrent avec ironie. Martin s’approcha pour presser son
aine vers le visage de l’homme, qui ouvrit immédiatement ses lèvres afin de
tracer avec ses dents les contours de son sexe dans son pantalon, faisant
frissonner Martin de plaisir.
Cette fois, il ne voulait même pas imaginer qu’il s’agissait de Francis,
parce que ce n’était clairement pas le cas, pas à la lumière tamisée, ni même
dans l’obscurité la plus totale. Martin recula pour ouvrir son pantalon et
pour s’en débarrasser.
Il effleura les lèvres d’Alec avec son pouce. Celui-ci offrit de la friction
lorsqu’il poussa son pouce à l’intérieur, et frissonna quand Martin baisa sa
bouche avec lui, puis le coinça pour ouvrir ses mâchoires. Avec l’autre
main, il positionna sa verge contre les lèvres, se frottant contre elles.
— Est-ce que tu veux me sucer ?
Alec inclina sa tête comme s’il se concentrait sur un écho.
— Oui, monsieur.
Ce même soupçon d’ironie, pourtant la voix n’était plus tout à fait aussi
calme désormais, et Martin se poussa lentement en avant dans la chaleur
humide. Alec demeura immobile, acceptant presque entièrement son
membre, et Martin se demanda quelle profondeur il pouvait atteindre. Il
s’avança jusqu’à ce qu’il puisse sentir une résistance, jusqu’à ce que les
épaules d’Alec se tendent et qu’il déglutisse. Alec se déplaça, luttant contre
le réflexe nauséeux, et y arriva, même si sa gorge se resserra contre
l’intrusion. Martin grogna – le fait qu’Alec fasse ça était moins sexy que la
concentration et la préméditation avec lesquelles il le faisait.
— Montre-moi ce que tu peux faire.
Martin grogna, sentant ses muscles se resserrer, mais Alec bougea
ensuite, l’entraînant un peu plus profondément, et l’aspira, affamé, désireux,
baisant sa propre gorge avec une passion qui tranchait avec l’ironie qu’il
avait présentée plus tôt. Ceci devenait sérieux, et, oui, bon. Tellement bon.
Il toucha le visage d’Alec, les cheveux courts sur sa nuque, la peau
chaude et en sueur sous ses doigts, et se força à respirer parce que ce serait
trop facile de perdre la tête.
— Plus doucement.
Martin recula pour reprendre son souffle et en profiter encore plus,
déplaçant la stimulation vers son gland, ce qu’Alec fit, tout aussi concentré,
et tout aussi habile. Il était vraiment bon à ça, savait exactement quelle
succion exercer. Sa langue se poussa dans son méat et Martin sursauta
lorsque la stimulation devint trop intense. Alec était également au bord du
précipice, sa verge saillant entre ses jambes écartées. Martin se baissa et le
prit par les épaules, le tournant vers le lit.
Alec avança, puis grimpa sur le lit lorsque Martin le poussa. Ce dernier
ne put s’empêcher de savourer la vision. Alec à genoux, aveuglé, les jambes
écartées, le cou puissant, la façon dont ses épaules étaient proches de la
perfection – les muscles peut-être encore plus prononcés dans cette
position, avec cette lumière. Quelqu’un devrait photographier ça. Un
banquier à genoux dans une chambre d’hôtel anonyme.
Martin le rejoignit sur le lit.
— Tu sais…
Sa main descendit sur le dos d’Alec, en utilisant ses ongles, parce que
cela le faisait grimper aux rideaux lorsque quelqu’un lui faisait ça, et le
frisson qu’il reçut d’Alec lui indiqua qu’il n’était pas le seul dans ce cas.
— Au sujet de l’autre homme. Ton contact. Lorsque quelqu’un me fait
quelque chose d’étrange, je suppose qu’il s’agit de quelque chose qu’il veut
subir aussi. Veux-tu que deux hommes te baisent ? Peut-être trois ? Ou
peut-être…
Martin prit le sexe d’Alec et le masturba lentement.
— Peut-être que tu ne sauras pas combien ils sont ? Qu’ils prendront
simplement leur tour sur toi.
Cela fit grogner Alec – enfin – et presser ses lèvres l’une contre l’autre,
mais il se mit rapidement à respirer par le nez.
— Je pense que cela pourrait se produire.
Il libéra Alec, puis s’approcha derrière lui et le poussa en avant. Alec
résista, et l’enfoiré était puissant, mais l’angle de sa position travaillait
simplement contre lui, et Martin réussit à presser son poids contre le
matelas.
S’agenouillant entre les jambes écartées d’Alec, se penchant au-dessus de
lui, Martin attrapa le lubrifiant et le gode noire nervuré. Il lubrifia la
silicone, puis se pencha afin d’immobiliser un peu plus Alec.
— Tu ne saurais jamais qui ils étaient.
Il positionna le gode et continua à parler tandis qu’il poussait l’objet sans
préparation. Alec devrait être capable de le prendre, et sinon, l’inconfort
ajouterait au fantasme. Alec grogna alors qu’il était envahi, le son en lui-
même plus excité que douloureux.
— Mais ils t’utiliseraient comme une pute.
Il le poussa un peu plus en lui, avec force, sentant Alec ruer.
Martin ne lui accorda pas de temps pour s’ajuster ou s’habituer. À la
place, il le baisa avec le gode, brutalement et rapidement, puis ralentit,
parce qu’il pouvait sentir qu’Alec s’approchait trop près de l’orgasme. Il
retira le gode, ce qui causa plus de frissons, et ce qui ressembla à une
supplique implicite. Ce qui suffit à être foutrement sexy.
— Quoi ? Je ne peux pas te comprendre.
— Plus. Monsieur.
Alec déglutit, et il eut, semblait-il, du mal à le faire.
— Et à qui poses-tu la question ?
Martin força Alec à se remettre à genoux. Il ne voulait pas lui donner trop
de friction, lui refusant définitivement de jouir contre le matelas. À la place,
il lubrifia le sexe d’Alec puis le força à passer à travers un anneau pénien,
ce qui le fit à nouveau convulser, le besoin s’accumulant férocement,
balançant ses muscles dans une compensation évidente. Il était magnifique,
parfait.
— Ils pourraient te baiser toute la nuit, sans jamais te laisser jouir,
continua Martin en repoussant le gode à l’intérieur. Certains pourraient être
gentils et savoir comment le faire correctement.
Il déplaça le gode lentement et sensuellement, mimant un amant qui
savait ce qu’il faisait.
— Certains pourraient te dire à quel point tu es beau, si chaud et si serré.
La respiration d’Alec devint sanglots. Martin avait trouvé l’endroit et le
travaillait impitoyablement, caressant, frottant, et glissant sur lui, ce qui
recouvrit bientôt Alec d’une pellicule de sueur.
— Mais il refuserait quand même de te toucher, puis il jouirait en toi.
Quelques caresses languides et profondes, puis Martin s’immobilisa.
— Puis il partirait.
Il ressortit à nouveau le gode.
— Tu pries pour qu’il revienne, mais il ne le fait pas.
Alec tremblait à présent, respirant difficilement et rapidement. Martin
prit le plus large des deux godes. Il se sentait presque désolé, mais ceci
fonctionnait comme un charme, et bon sang, cela l’exciterait lui, si cela lui
arrivait.
— Ensuite, l’homme suivant…
Martin sépara un peu plus les jambes d’Alec.
— Il se moque de toi et te traite de pédale.
Alec sursauta et ce fut le moment où Martin choisit de pousser le plus
gros gode avec force. Alec grogna, et il y eut un peu plus de douleur dans
ce grognement.
— Il s’en moque. Cet homme transforme ça en viol.
De violentes poussées, et le corps d’Alec réagit immédiatement à la
douleur, se resserrant, se tendant, mais son excitation ne fana pas. Peu
importait la force avec laquelle Martin le baisait, Alec restait au bord du
précipice, pantelant à présent, dégoulinant de sueur.
— Tu espères de la pitié, mais il s’en moque.
Martin tendit la main pour caresser la verge.
— Mais tu es dur, peu importe ce qu’ils te font. Peut-être plus dur, au fur
et à mesure que la douleur augmente.
Il retira le gode et admira l’ensemble, le corps bronzé et luisant de sueur,
la tête baissée, le son de la respiration d’Alec pendant qu’il déroulait un
préservatif et le lubrifiait. Il se positionna et se poussa à l’intérieur – Alec
était agréable et glissant, et se resserra contre la nouvelle intrusion.
— Martin.
Une supplique, ou une lutte pour s’ancrer dans la réalité. Martin ne
pouvait pas trancher entre les deux. Seulement Alec avait utilisé son nom,
même aveuglé, pas comme l’une des baises anonymes que Martin
suspectait d’oublier son nom cinq minutes après la présentation. Si la
présentation avait même eu lieu.
Qu’Alec se souvienne de son nom et le supplie lui, pas un type anonyme,
lui donna une bouffée délirante de plaisir, de puissance. Il réussit à ouvrir
l’anneau pénien même avec ses doigts glissants. Alec se repoussa contre lui,
et Martin utilisa ce qu’il avait appris avec le gode. Comment Alec aimait
être baisé, et il le fit, de lents et profonds va-et-vient, Alec frissonnant
chaque fois qu’il était complètement en lui.
— Je serais le type qui te dit à quel point tu es magnifique.
Martin caressait Alec, il pouvait le sentir se désagréger sous lui, sous ce
besoin qui engloutissait toutes les fonctions de son cerveau, comme s’il
avait brisé une sorte de barrière, et une tendresse qu’il n’avait pas encore
ressentie affleura. Il y avait eu du respect, de la sensualité, et du désir, mais
pas de tendresse.
Ceci dura jusqu’à ce qu’il ne puisse plus continuer, mais il s’occupa
d’Alec en premier, le masturbant plus rapidement, ce qui fut
l’encouragement dont Alec avait besoin.
Lorsqu’Alec jouit, il bascula lui aussi. Il réussit à ne pas s’écrouler sur
lui, mais se retira, attentif à ne rien renverser du préservatif. Après s’en être
débarrassé, il détacha les poignets d’Alec.
Respirant avec difficulté, Alec se redressa et s’allongea à plat ventre, les
bras sur le côté. Ses poignets étaient rougis, mais Martin n’avait pas noté
qu’il avait lutté contre les restrictions. Il se pencha vers lui.
— Tu vas bien ?
Alec se retourna loin de la tache humide, et s’allongea sur son dos,
calmant sa respiration.
— Tu as un esprit maléfique.
— Maléfique ?
Martin s’adossa contre la tête de lit et plaça une main entre les pecs
d’Alec.
— C’est toi qui dis ça ?
— C’est moi.
Alec tendit la main afin de retirer le bandeau et le lâcha sur le sol.
— Bien joué.
Il tourna la tête et embrassa le bras de Martin.
— J’ai besoin d’une douche. Si j’arrive à me lever.
Il se tourna sur le côté, puis poussa ses jambes à l’extérieur du lit et se
redressa avant de se lever.
Le lézard était une œuvre ténébreuse sur son flanc. S’il avait dix ans, il
avait dû le faire rafraîchir. Il n’était pas du tout estompé.
Martin se reposa, fermant les yeux, s’autorisant à dériver. Il devrait partir,
mais il était trop épuisé. C’était facile de tourner les talons après une simple
baise, mais ceci avait été plus intense et fatigant que ça. De plus, Alec était
toujours une relation d’affaires. Lui plaire pourrait vouloir dire un petit
déjeuner. Martin sourit et écouta les sons de la salle de bain, les toilettes, le
flot de l’eau.
Alec revint finalement, sentant le savon et le gel douche. À la menthe,
avec une piqure de thé vert, et ses doigts touchèrent l’épaule de Martin.
— Déplace-toi.
Martin s’avança et Alec libéra la couverture et le recouvrit, puis la
souleva et se blottit contre lui. Une odeur fraîche, une peau propre, nue
partout. Rien de mieux qu’une peau à peau.
— Devrais-je partir ?
— Ce lit est suffisamment grand pour deux.
La main d’Alec dévala ses flancs, ses lèvres embrassèrent son cou.
— Sauf si tu as des instructions ?
— Non. Seulement d’être au bureau à huit heures.
— Tu pourrais appeler et leur dire que tu emmènes un client prendre un
petit déjeuner. Le Wolseley est la porte à côté. J’ai entendu dire qu’ils
faisaient un petit déjeuner spectaculaire.
Martin tourna la tête et étudia son visage.
— Je pourrais m’en sortir avec ça.
— Mais alors les gens sauraient ce qui s’est passé.
— C’est vrai. Merde.
— Tu n’es pas sorti du placard au bureau ?
— Pas vraiment. Non. Je ne mens pas, et je suis pratiquement certain que
Francis le sait. Williams est d’une génération différente, et je ne veux pas
m’ouvrir à des attaques. Juste au cas où.
— Oui, les gens ont tendance à être discrets à ce jeu. Heureusement que
je t’ai repéré, cependant.
— Comment ?
— Ah, ce regard de chiot pour de Bracy t’a trahi. La plupart des gens
penseraient qu’il s’agit d’un culte du héros, mais pas moi. Si tu le sais, tu le
repères.
Le bras d’Alec passa autour de lui, ses doigts étalés sur son estomac, le
tenant près.
— Oui, je suppose que je ne suis pas si subtil à ce sujet.
— C’est adorable, sourit Alec en embrassant son épaule. Pas une
situation géniale dans laquelle être, bien sûr.
— Dis-moi… J’ai rencontré l’autre homme, n’est-ce pas ? Tu l’as en
quelque sorte dit à Francis. Tu as dit qu’un investisseur était
particulièrement épris. Était-ce cet homme ?
— Martin, dit Alec d’une voix ou perçait la réprimande, mais quoi,
tendre ? Imagine pendant un instant une société où être gay n’est pas facile.
L’autre homme est un bon ami et le fils d’un bon ami. Je trahirais leurs
confiances si je te le disais. Les implications sont énormes, et « l’autre
homme » t’a vu et est tombé sous le charme, oui. Et je te voulais aussi.
C’était audacieux, mais j’ai pensé que je pouvais trouver une solution à ces
problèmes. Je ne t’aurais pas laissé à lui.
— Quoi ? Il m’a kidnappé de ma chambre d’hôtel, m’a bandé les yeux et
m’a baisé. C’est ça être sous le charme ? Qui est ce bâtard ? Le fils disparu
de Saddam Hussein ?
— Non, rit Alec. C’est un homme décent qui s’avère être gay et qui ne
peut prendre aucun risque. Ceci dit, je t’ai piégé, donc je mérite cette colère.
— Et pourquoi l’as-tu fait ?
— Une faveur. Et c’était foutrement sexy.
— Et la montre ?
— Je l’ai commandée pendant que tu dormais. Je connais le type qui les
importe.
— Afin de t’assurer que je reste silencieux ?
— C’est un cadeau, pas un pot-de-vin, rit Alec. Il voulait te faire un
cadeau, et je l’ai choisi. C’est une marque de respect, pas un paiement. Les
hommes d’un certain niveau de vie… Ils ont un code qui implique des
cadeaux. Il voit cette nuit comme un cadeau et t’en donne un en retour. Rien
de plus sordide que ça.
— Cela m’a retourné le cerveau.
Martin se tourna et ferma les yeux. Et pourquoi diable le corps d’Alec
semblait-il si agréable contre le sien ? Il avait été piégé, manipulé, que ce
soit volontairement avec une intention diabolique, ou seulement une action
honnêtement irréfléchie. Pourquoi ne disait-il pas à Alec d’aller au diable ?
Quelle était cette fascination morbide pour cet homme sans visage ?
— As-tu gagné la tienne comme ça aussi ?
— Non, c’était un cadeau de bienvenue lorsque j’ai été embauché.
Alec bougea et continua à embrasser son cou.
— Tu penses que je baiserais un client ?
— Oh oui.
Alec rit à nouveau.
— Dans ce cas, c’était une pipe.
— Est-ce que je veux savoir ça ?
La main d’Alec glissa vers le sexe de Martin.
— Je pense que oui.
Pendant qu’il riait faiblement dans son oreille, sa respiration fit frissonner
Martin.
— Eh bien, il était très nerveux à ce sujet, mais si tu es capable de lire les
signes, repérer la proximité, les invitations, les flatteries… Donc, je l’ai
acculé et je lui ai fait une pipe. Dans mon bureau, contre la porte.
— Et tu es foutrement bon pour ça.
Alec s’approcha, caressant paresseusement Martin, qui pouvait seulement
l’imaginer. L’autre visage était flou – il allait avec un corps, un costume
interchangeable, mais il imaginait le bureau comme étant similaire au
penthouse d’Alec, tout de verre et de lumière, et en espace ouvert. Il
imaginait l’anxiété, la pression écrasante, et Alec qui savourait toute la
situation. Extrêmement peu professionnel.
Il sentit Alec bouger derrière lui, là où se trouvaient le lubrifiant et les
préservatifs et c’était un juste rendu, pensa Martin, lorsqu’Alec poussa sa
jambe en avant afin qu’il puisse entrer en lui. Une bonne pression – une
excellente pression – et les mains d’Alec creusèrent dans ses hanches tandis
qu’il se frayait un chemin en lui. Martin gémit et recula contre l’intrusion
qui était bien plus tendre que ce qu’il avait fait lorsqu’il avait baisé Alec.
C’était une baise languide post-récupération, des glissements et des
balancements, à moitié endormis, détendus, contrairement à ce qu’il se
souvenait de cette première fois.
Le besoin augmenta lorsqu’Alec bougea et se pressa plus près, puis
lorsque pour faire levier, il poussa Martin sur son ventre et le baisa plus
brutalement, lui cambrant le dos, ses mains plongeant dans la couette
oubliée. Cela devenait vicieux, chaque martèlement le poussait contre le
matelas, le tissu rêche et trempé de sueur, presque trop, et Martin réussit à
glisser sa main à l’intérieur et à baiser sa propre main.
L’orgasme fut étonnamment intense, surtout lorsqu’Alec pressa sa main
sur sa bouche et son nez, et que Martin voulut le mordre, le ravager, puis il
sentit Alec jouir et il le suivit.
— Puisque tu as demandé.
Alec respirait difficilement et était toujours en lui.
— Il m’a donné un faucon.
— Un faucon ?
— Oui.
Alec se retira et s’allongea sur le dos à côté de lui.
— J’ai eu quelques moments étranges « Lawrence d’Arabie » dans ce
travail, mais celui-ci était le plus étrange.
Martin sentit la main d’Alec parcourir son dos, apaisante. Il s’étira et se
détendit, les yeux clos, et c’était agréable de s’endormir après du sexe dans
le lit d’un autre homme.
Chapitre 6

La mélodie familière à trois notes augmentait en insistance et en puissance.


Martin se réveilla, trouvant la pièce remplie de lumière. L’heure. Putain.
Téléphone. Il farfouilla pour trouver cette foutue chose. Veste. Chambre
d’hôtel. Seigneur, il était complètement hors du coup. Avec des vêtements
éparpillés partout.
— Oui ?
— Où es-tu ? demanda la voix de Ian.
Martin regarda sa montre et son estomac se noua. Huit heures et quart.
Oh putain.
— Je suis…
Où diable suis-je, en version officielle ?
— Embouteillages. Je veux dire, dans le métro.
J’ai baisé un client et je n’ai pas mis mon réveil, ne ferait pas l’affaire.
— Quand seras-tu là ?
Alec s’agita sur le lit.
— Dis-lui que tu vas rejoindre un client pour le petit déjeuner. C’est
moins grave que d’être en retard.
Martin lui jeta un coup d’œil. Devait-il prendre le risque ?
— En fait, je vais retrouver M. Berger pour le petit déjeuner. Tu sais, le
Suisse de Dubaï.
— Ah, d’accord. Pense à m’envoyer un e-mail la prochaine fois.
— Oui, je le ferai. Désolé. C’était un peu spontané.
— Et au sujet de ce rapport ?
— Je serai en retard et je réglerai ça. Tu seras là, n’est-ce pas ?
— Oui. Je te vois plus tard.
— À plus.
Martin éteignit son téléphone et le posa sur son front.
— Putain. Je ferais mieux d’appeler mon patron.
— Tu es presque Suisse dans ta dévotion pour ton devoir.
Alec s’étira sur le lit, pendant que Martin composait le numéro de
Francis.
— Bonjour Martin.
Martin trouvait toujours flippant quand les gens savaient qui les appelait.
Les merveilles de la technologie moderne, et il n’avait jamais découvert
comme masquer son identification.
— Bonjour. J’étais… M. Berger m’a invité pour le petit déjeuner.
J’arriverai avec un peu de retard, mais je peux venir immédiatement s’il y a
quelque chose de vraiment urgent. C’est bon ?
Merde, tout ça ne voulait rien dire.
— Je te recommande le Wolseley, c’est près du Ritz.
— Oui, j’ai entendu dire que leur petit déjeuner est plutôt bon.
— Prends la note, et tu pourras la passer dans les frais.
— Merci. Ce n’est pas un problème ?
Francis resta silencieux pendant un battement de cœur, voire deux.
— Aucun problème. Ces choses arrivent parfois. Mes amitiés à M.
Berger, quand tu le retrouveras. Je t’attendrai au bureau à midi. Si tu ne
peux pas y être, appelle-moi ou envoie-moi un e-mail. J’aurai des réunions
tout l’après-midi.
— Je ferai ça. Merci.
Il mit fin à l’appel avec un sentiment étrange, comme si Francis avait vu
la vérité à travers son mensonge, et c’était probablement le cas. Après la
nuit dernière, tout ça était au grand jour.
— Patron pas content ?
Alec se leva et le dépassa pour rejoindre la salle de bain.
— Non, il va bien. Je dois le retrouver à midi.
— Beaucoup de temps. Tu m’accompagnes sous la douche ? demanda
Alec en désignant la cabine.
Et pourquoi pas ? Il se sentait toujours coupable de ne pas être au travail.
Ceci n’était pas un ordre de mission. Ce n’était qu’une question de plaisir et
rien d’autre. Comme se faire porter pâle lorsqu’il n’était pas capable de se
traîner hors du lit afin d’aller travailler.
Mais la culpabilité s’évapora sous le jet chaud, près d’Alec, à être lavé et
à laver et, sans surprise, à être excité. Il adora comment l’eau chaude
compléta la bouche chaude, et comment faire une fellation sous la douche
ressemblait un peu à se noyer.
Ils réussirent à obtenir une table au Wolseley, et le style Art déco de
géométrie noire et blanche était vraiment quelque chose, même si l’endroit
avait été autrefois une salle d’exposition de voitures et même une banque. À
cause du carrelage et des hauts plafonds, c’était plutôt bruyant, et le service
était lent, mais impeccable. Les longs intermèdes entre les interventions du
serveur leur permirent d’avoir une conversation sans être interrompus, ce
qui expliquait probablement pourquoi il s’agissait d’un bon endroit pour un
petit déjeuner d’affaires.
— Je devrais vraiment prendre une seconde chemise lorsque je viens te
retrouver.
— Quoi ? Oh, ne t’inquiète pas pour ça.
Alec se versa sa première tasse de Darjeeling et ajouta un soupçon de
lait, observant les nuages de lait fleurir à l’intérieur du liquide ambré.
— Je suis simplement ravi qu’elles t’aillent aussi bien.
— À part au niveau des épaules.
— Trop de place est mieux que pas assez.
Alec lui jeta un regard oblique, une lueur d’amusement dans ses yeux.
— Elles sont sur mesure. Bien sûr que tu as une silhouette différente.
Mais c’est mieux que de prendre une chemise quelconque dans une
boutique.
— C’est là où j’achète habituellement les miennes.
Martin joua avec l’un de ses boutons de manchette. Ceux-ci n’étaient pas
quelconques, ils étaient faits main, du verre peint qui avait une superbe
teinte de bleu. Un cadeau de diplôme de la part de sa sœur. Au début, il
avait pensé qu’ils étaient un peu trop extravagants, mais il les aimait
3
particulièrement parce qu’ils ne provenaient pas de TM Lewin .
— L’argent ?
— J’ai un prêt étudiant que je rembourse et pour le moment, mon salaire
part dans mon loyer, les dépenses et tout ça. Je ne peux pas ressembler à un
millionnaire, si je ne me fais pas un million.
Et dans un entraîneur personnel, mais la gym faisait vraiment partie des
dépenses courantes.
— Et un jour, je pourrais vouloir posséder une maison.
— Et un yacht, et un jet.
Alec sourit et se pencha pour presser sa main.
— Non, je ne me moque pas de toi. Tout ce travail difficile alors que tu te
sens inférieur. Cela doit être rude.
— Va te faire foutre, dit Martin en retirant sa main.
— Honnêtement ? Un costume taillé sur mesure est comme une armure.
Du Kevlar pour les requins des affaires. À part ça, c’est simplement plus
confortable.
— Et c’est une façon de se mettre en avant comme une personne ayant
vraiment de l’importance. Pendant que les bâtards bon marché comme
moi…
— Chut.
Alec se pencha un peu plus afin de presser sa main à nouveau.
— Tout va bien.
Les doigts de Martin se refermèrent sur les siens, et il essaya de lutter
contre l’amertume et le ressentiment, mais avec peu de succès.
— Laisse-moi essayer d’attirer un peu d’attention par ici.
Alec ne lâcha pas sa main tandis qu’il essayait de croiser le regard d’un
des serveurs. L’homme hocha la tête, puis partit servir deux tables
supplémentaires – à son propre rythme.
— Le Wolseley emploie seulement des rois et des reines.
— Oui.
Martin se calma et se réprimanda d’avoir parlé à Alec. Dans le monde
d’Alec, il n’y avait pas de pauvres bâtards, pas de débutants croulant sous
les prêts. Un gestionnaire de fortune, figurez-vous.
Finalement, le serveur leur fit l’honneur de sa présence, et quinze
minutes plus tard, il apporta même la note.
Avant que Martin puisse offrir de la faire passer dans ses frais, Alec
tendit la main vers sa carte de paiement, mais secoua ensuite faiblement la
tête et posa un billet de vingt livres.
— Merci.
Le serveur hocha la tête et leur souhaita une bonne journée.
— Cela fait cinq livres pour lui. Le service n’était pas si génial.
— Quinze minutes de mon temps ont plus de valeur que ça.
Alec rangea son portefeuille dans sa poche.
— Allons-y. Tu as envie d’une petite promenade ?
— Eh bien, je suis heureux que tu considères que je mérite ton temps.
— Et nous y revoilà, se moqua Alec. Il n’y a personne avec qui je
préfèrerais me promener que vous, M. David. S’il vous plaît, après vous.
Il garda la porte ouverte et ils sortirent sur Piccadilly, qui était envahie de
Londoniens marchant rapidement et de touristes flânant.
Ils traversèrent la rue devant Fortnum & Mason et prirent la direction de
Picadilly Circus, dépassant l’Arcade des Princes et l’Académie Royale. La
météo était dans les standards de Londres. Couverte, grise, légèrement
venteuse, ni chaude ni froide. Pour ce qui était de l’arrivée de l’été, il n’y en
avait aucune trace.
— Cela fait plus de dix-huit mois, tu as dit.
Alec s’arrêta devant l’une des boutiques coûteuses d’accessoires
masculins. Ceintures, mallettes, sacoches. Lorsque Martin le regarda sans
comprendre la référence, il ajouta :
— Tu as dit que tu étais chez Skeiron depuis dix-huit mois. Tu ne penses
pas qu’ils te doivent plus que ce que tu reçois ?
— Eh bien, je… commença Martin en mordant sa lèvre.
La vérité était que oui. Il faisait tout le travail difficile, les choses
sérieuses, mais son rôle était seulement un soutien, et sous-payé, il n’y
avait aucun doute là-dessus.
— Je ne sais pas. Je pourrais faire plus que ce que je fais. J’ai ce diplôme
en affaires. Mais ce n’est pas ma décision.
Alec sembla étudier l’une des sacoches, puis se détourna de la vitrine de
la boutique.
— Tout est une question de relation, Martin. Ce carnet d’adresses est très
important. Avec qui déjeunes-tu ? Est-ce que tu joues au golf ?
— Non.
— Tu devrais, et le ski aussi. J’ai signé certains de mes meilleurs contrats
après le ski.
— Je n’ai pas les fonds pour ce style de vie.
Martin serra les mâchoires, regrettant du plus profond de son cœur
d’avoir rejoint un monde où l’argent et le statut étaient tout, et où par
conséquent il n’était rien. Dans son précédent travail en tant qu’analyste, au
moins il avait un esprit affuté et une très bonne éthique de travail. Diable, il
aurait pu être à la tête des analystes en cinq ou sept ans. Pourquoi viser les
étoiles si c’était seulement pour souffrir ?
— Je peux aider. Je peux faire en sorte que cela t’arrive.
Martin regarda vers lui, mais le visage d’Alec était sérieux, sincère. Pas
une plaisanterie. Peut-être qu’il pouvait déchiffrer un peu Alec à présent, du
moins mieux qu’auparavant.
— Tu ne peux pas.
— Tu verras, sourit Alec.
Il passa son bras autour des épaules de Martin et l’attira plus près,
comme un ami, ou un oncle, ou un père. Un geste simple et affectueux, et
Martin sentit son pouls devenir douloureux dans sa gorge. Il n’était pas tout
à fait certain de ce qui provoquait cette sensation. La gratitude, la confiance.
Plus ?
Ils retournèrent en marchant vers le bureau, une étrange compréhension
entre eux, un silence pensif sur ce qui avait été dit. Juste avant qu’ils
rejoignent le bureau, cependant, Alec tourna brutalement à droite.
— Savile Row ? s’étonna Martin en s’arrêtant.
— Je vais faire prendre mes mesures pour deux nouveaux costumes. J’ai
pris ce rendez-vous il y a déjà plusieurs semaines, dit Alec en lui souriant.
Viens, ils ne mordent pas.
— Je pourrais simplement poursuivre jusqu’au bureau et me mettre
immédiatement au travail sur ce rapport.
— Tu pourrais aussi te déshabiller et danser sur place, contra Alec en
haussant un sourcil. Ou, pour résumer, te détendre un peu.
— D’accord.
Oh, bonté divine. Il suivit Alec dans l’atelier. Ce dernier discuta avec le
tailleur, qui trouva rapidement son dossier. Tout était très vieille époque,
traditionnel, le charme de l’ancien monde, l’époque révolue des faiseurs de
vêtements. Pittoresque était le terme adéquat, mais en même temps, le
tailleur lui-même avait un style remarquablement élégant et faisait
clairement la publicité de l’utilité des costumes sur mesure. Alec fut
mesuré, et le tailleur corrigea quelques chiffres dans son dossier, le
complimentant par sous-entendus et discutant déjà de motifs et de couleurs.
Alec plaisanta en disant qu’il n’arrêtait pas de perdre des chemises et en
commanda deux pour chacun des styles choisis. Personne ne parla de prix.
Si quelqu’un devait demander le prix, il ne pouvait pas se permettre
d’acheter des vêtements ici.
Alec désigna Martin de la tête.
— Est-ce que vous avez le temps pour mesurer mon jeune ami ici
présent ?
Martin le dévisagea, mais Alec lui sourit franchement, et Martin savait
qu’il ne fallait pas faire de scène. Ami. Il avait dit ami.
La prise de mesure fut rapide, professionnelle, seulement les plus délicats
des effleurements, et tout ce temps, le tailleur projeta d’une certaine façon
une bonne volonté calme et sincère, ce qui permit à Martin de se détendre,
avant qu’ils commencent à parler de style.
— Je pense qu’il pourrait porter une coupe cintrée, ajustée à la taille, dit
Alec. Il n’a rien à cacher là.
Martin leva les yeux au ciel, parce que c’était afficher qu’ils étaient
amants, mais ce tailleur était un bon gentleman anglais et concéda à voix
basse qu’il pensait que c’était une excellente décision, monsieur.
Lorsque le tailleur partit chercher un catalogue de motifs, Martin
demanda :
— Qu’est-ce que tu prévois ?
— Je pense que c’est plutôt évident, dit Alec en regardant autour de lui.
Ce n’est assurément pas un faucon.
Martin essaya de le dissuader, il n’avait pas besoin d’une douzaine de
chemises, mais Alec fit taire ses protestations, si bien que le tailleur ne
consulta plus Martin pour les décisions, au point que ce dernier fut
uniquement laissé avec l’option d’accepter.
Étrangement, ce n’était pas aussi mauvais que faire du shopping dans la
rue principale. Aucun stress impliqué, aucune mère poussant des landaus
dans ses genoux sauf s’il sautait hors de leur passage, aucune file d’attente
pour les essayages. Tout était calme, civilisé et amical, sans aucun soupçon
de précipitation, pas comme ces hommes avec les cheveux gominés qui
étaient occupés à écrire à leurs petites amies et puis passaient à l’action
lorsqu’ils voyaient un client et les pressaient vers les marques les plus
coûteuses. Rien que pour ça, le tailleur sur mesure était un changement
génial de rythme.
Ils l’appelleraient afin de prendre rendez-vous pour les retouches, dirent-
ils, et Martin dut laisser son adresse et son numéro de téléphone. Alec laissa
les détails de sa carte de crédit et mit à jour son adresse. Celle qu’ils avaient
sur le dossier était encore à Londres et datait de plusieurs années.
Dehors, Martin secoua la tête.
— Je ne veux pas paraître ingrat, mais… pourquoi ?
— Je veux que tu profites de ton travail. Tu l’adores manifestement, dit
Alec en plaçant une main sur son épaule. Et j’aimerais te revoir.
Vérifiant sa montre, il vit qu’il était onze heures et demie.
— Que dis-tu d’un restaurant ce soir ?
— Et ensuite, pareil que la nuit dernière ?
— Ah, peut-être pas exactement la même chose. Peut-être que nous
pouvons nous mettre d’accord pour une variation sur le même thème.
Alec s’approcha un peu plus près.
— Je vais passer le reste de la journée à penser à toi.
— Quels… quels sont tes projets ?
— Je retrouve M. Williams pour déjeuner, et peut-être même de Bracy,
s’il n’est pas trop occupé, ou Cameron, si le petit suceur de queues peut
convaincre Williams de faire une présentation officielle. Et ensuite, je
réserverai une session de sport, parce que tous ces repas d’affaires me font
ballonner et je ne serais pas capable d’avoir un dîner agréable avec toi et
d’être encore d’humeur pour une nuit de passion.
Comment Alec parvenait à être vulgaire et ringard dans la même phrase
dépassait la compréhension de Martin, tout comme pourquoi il trouvait ça
charmant et amusant.
— Va à ma salle de sport, c’est juste à la sortie de Piccadilly en direction
de Soho.
— Tu m’envoies l’adresse par texto ?
Alec lui tendit sa carte, et Martin la glissa dans sa poche après un coup
d’œil rapide. Alec Berger, et le numéro de téléphone, pas d’intitulé de
travail, pas d’adresse.
— Je le ferai.
Martin regarda rapidement en direction du bureau. Ils se tenaient à une
trentaine de mètres de la réception, et il s’inquiéta que l’un de ses collègues
sorte plus tôt pour déjeuner.
— Je n’ai toujours pas eu de réponses. Serais-tu intéressé par un dîner
et/ou du sexe ?
— Ce sera à nouveau tard.
— Nous pouvons nous donner rendez-vous en fin de soirée, sourit Alec.
Ils servent de la nourriture dans les chambres.
— Ou j’apporterai quelque chose en arrivant.
— Une idée de l’heure ?
— Normalement autour de vingt et une heures. Je vais devoir rentrer
chez moi, prendre des vêtements de rechange.
— Prends-en deux de plus si tu veux.
— Tu ne penses pas qu’ils vont me regarder bizarrement quand je vais
me pointer avec une valise ?
— Je pense qu’ils penseront que nous sommes des enfoirés chanceux, et
à part ça, les hôtels de cette classe n’embauchent pas des gens qui regardent
de travers les clients. Tant que nous ne faisons aucun dégât dans la
chambre, je peux supposer qu’ils seront heureux d’avoir deux hommes
outrageusement séduisants profitant l’un de l’autre en toute discrétion.
— Oui, tu n’es pas mal non plus, rit Martin.
— Excellent. Je te verrai vers vingt-deux heures. Profite de ta demi-
journée de travail.
Alec se pencha et pressa son épaule, et Martin se sentit comme un idiot
sentimental parce qu’il avait envie de l’attirer plus près. Mais pas devant
son fichu bureau. C’était déjà suffisamment mauvais qu’il arrive en retard
au travail à cause de lui.

Ian avait déjà posé le document imprimé sur son bureau. Martin s’installa et
lança son ordinateur. Alec. Bon sang, penser à lui suffisait à le faire sourire.
Il pouvait être un connard arrogant, mais en toute honnêteté, il partageait en
grande partie l’opinion d’Alec sur les gens. Il pouvait comprendre comment
quelqu’un dans une position détendue pouvait voir John comme ambitieux
et Francis comme un connard complet. Ce n’était pas comme si Alec
donnait des coups de pieds à des chiots impuissants.
Il entra son mot de passe et consulta ses e-mails, les triant par ordre de
priorité, puis vit un e-mail de Ian, étiqueté urgent : Hé, mec, qu’est-ce qu’il
se passe avec ce Berger ?
Il jeta un coup d’œil en coin vers Ian qui était occupé à taper, et répondit.
Francis et moi l’avons emmené dîner hier soir. Berger m’a invité pour le
petit déjeuner. C’est tout.
Et la réponse : ah, d’accord.
Martin sourit et secoua la tête, mais son cœur sombra. Il ne voulait pas
finir par discuter de ses relations avec Ian, toujours amoureux de son ex-
petite amie, et incapable de se taire à son sujet. La blague dans l’équipe
était qu’Ian approchait les femmes en disant : « Salut, je suis Ian, et j’ai
toujours le cœur brisé à cause de mon ex fantastique. Tu veux un verre ? »
Il sauta le reste de la pause déjeuner et se plongea dans son travail, se
sentant moins que concentré, parce qu’il continuait à penser à Alec, à
l’odeur de sa peau, à quoi il ressemblait, ses épaules larges, douces et
bronzées. Il dut repousser les images parce que son corps ne semblait pas se
préoccuper qu’il soit au bureau et que ce rapport soit assurément peu sexy.
Il envoya à Alec l’adresse et le numéro de téléphone de sa salle de sport.
Aucune réponse. Et il fallait qu’il arrête de vérifier, donc il couvrit le
téléphone avec un bloc-notes. Sa routine familière l’aida à traverser le reste
de la journée.
À seize heures trente, un autre e-mail important apparut dans sa boîte de
réception. FdeBracy. Ah, déjà de retour de son déjeuner ?
Martin, est-ce que tu as un moment ? Viens dans mon bureau. Si tu l’as,
apporte le rapport.
Cinq minutes, j’ai besoin de l’imprimer d’abord.
Alors viens sans.
Oh flûte. Martin envoya le document vers l’imprimante afin qu’il puisse
le récupérer au retour – sauf, bien sûr, s’il était renvoyé pour avoir folâtré
avec le client.
Lorsqu’il entra, Williams et Francis étaient assis, Francis derrière son
bureau, Williams sur le canapé Chesterfield.
Williams lui fit signe d’approcher.
— Martin, merci d’avoir pris le temps. Venez, prenez un siège.
Martin regarda Francis, mais son visage était impassible. Maussade ?
Mécontent ou seulement neutre ? Que se passait-il ? Il s’assit.
Williams se pencha en avant, les mains sur ses cuisses.
— Nous avons décidé de changer la hiérarchie de Skeiron pour refléter
au plus près notre récente croissance et notre diversification. Francis a
concédé avec moi que vous aviez montré du potentiel et que vous étiez
extraordinairement prometteur. Nous sommes une firme qui se base sur le
mérite. Vous garder à votre poste actuel semble dépassé par rapport à la
direction que vous devriez prendre. Donc, nous avons décidé de faire de
vous un Associé, avec effet immédiat. Votre contrat sera modifié, et votre
fiche de paie ajustée en conséquence.
Associé. Martin cligna des yeux et se demanda comment, et pourquoi.
— Waouh, je ne sais pas quoi dire.
— La levée de fonds, dit Francis. Merci à toi, c’est un succès complet.
Bien mieux que ce que John a fait à New York.
Francis jeta un coup d’œil à Williams qui haussa les épaules.
— Des hommes différents ont des talents différents.
La levée de fonds. Oh putain. Alec et le troisième homme. Obtenait-il
cette promotion comme une façon de dire « Merci d’avoir donné de ta
personne pour l’équipe » ? Et les paroles d’Alec. Je peux t’aider. Je peux
faire en sorte que cela t’arrive. Alec avait-il fait ça, ou était-ce une
coïncidence ?
— Vous aiderez Francis et apprendrez les ficelles auprès de lui. John,
bien sûr, recrutera également un Associé.
Williams se leva et serra sa main lorsqu’il se leva également.
— Je savais que vous faisiez partie des bons, Martin. Bien joué donc, et
bien mérité.
Martin sourit, espérant qu’il ne trahissait pas qu’il ne se sentait pas tout à
fait à l’aise avec l’éloge. Mes talents cachés. Ou pas si cachés. Bon sang,
c’était un saut agréable dans les échelons, probablement le plus important
qu’il ait fait de toute sa vie. Plus de travail de soutien, il appartenait
vraiment à l’équipe. La pensée lui fit tourner la tête. Cela semblait irréel,
exagéré. Mais était-ce important ce qui avait déclenché exactement cette
promotion s’il pouvait faire le travail et s’accrocher à sa nouvelle position ?
Il n’accomplit pas beaucoup de travail pendant sa dernière heure.
Apprendre de Francis exigeait une collaboration plus étroite qu’auparavant.
Francis verrait qu’il est une imposture. Il ignorait quoi penser. Tout était
mélangé. Il ne pouvait pas accéder à cette partie logique et objective de son
cerveau qui normalement lui était très utile.
Il réarrangea les icônes de son bureau. Il était derrière son ordinateur
avec son travail, mais il ne pouvait pas se concentrer, et il ne pouvait pas
travailler plus longtemps pour rattraper son retard.
Il devait parler à Alec, et vite.
Chapitre 7

Martin passa d’abord à l’italien à emporter, où il commanda deux pizzas et


deux salades, puis s’arrêta à Threshers pour acheter un vin blanc décent –
une décision qu’il fonda entièrement sur le prix de la bouteille. Pendant
toute l’opération, son estomac se noua autour du mot Associé comme si
c’était un bloc de plomb.
Un taxi le conduisit jusqu’au Ritz et il se dirigea directement vers la
chambre d’Alec avant de prendre conscience qu’il aurait dû le prévenir de
son arrivée. Il pressa le numéro sur son téléphone, et entendit le téléphone
sonner dans la chambre.
— Allô ?
— Si tu ouvres la porte, je te nourrirai de pizza, dit-il d’une voix
ébranlée.
La porte s’ouvrit. Alec portait seulement une serviette blanche nouée
autour de sa taille.
— Pizza, hein ?
Alec laissa ses yeux errer vers le bas, de la poitrine de Martin jusqu’à son
estomac et son aine.
— C’est dîner, alors. Et le reste ?
— Tu vas me renvoyer chez moi si nous n’avons pas de sexe tout de
suite ?
Les yeux d’Alec remontèrent et rencontrèrent les siens, puis s’étrécirent.
— Entre donc.
Il fit un pas de côté et ouvrit la porte plus largement, puis la referma
derrière Martin.
— Ce serait du gâchis si nous ne finissions pas par coucher ensemble.
Martin posa le sac et sortit la bouteille.
— Tu étais sur le point de prendre un bain ?
— Déjà fait, je n’ai simplement pas eu envie de m’habiller après coup.
Vu que nous avions décidé de rester à l’intérieur.
— Oui, je suis simplement ébranlé. Ça te va les fourchettes et couteaux
en plastique ?
— J’ai déjà mangé de la pizza dans un carton. J’ai été étudiant autrefois.
Alec inspecta les pizzas.
— Fromage de chèvre et roquette ainsi que jambon de Parme et olives.
Très bons choix. Tu veux les couper en deux et partager ?
— J’espérais que tu dirais ça. Il y a deux salades aussi.
— Commençons par ce qui est chaud.
Alec s’installa avec son carton et commença à manger.
— Qu’est-ce qui t’a ébranlé ? Encore Skeiron ?
Faisait-il semblant ? Ou était-il innocent ? Ou seulement intéressé ?
Depuis l’annonce, tout semblait possible. Comme si Martin était
simplement entré dans un monde où les miroirs étaient des portes secrètes.
Il essaya de la jouer décontracté. Suave. Flipper à ce sujet lui semblait être
une erreur. Mais et si Alec avait fait en sorte que cela arrive ? Et si ?
— Il semblerait que mes talents aient été reconnus. Je ne savais pas que
les entreprises faisaient ça.
— Ah, sourit Alec. Le vieux renard.
Pas innocent, alors. Le bloc de plomb coula plus profondément dans ses
entrailles. Martin fixa Alec, qui coupait simplement la pizza, insouciant
comme s’il jouait avec la vie des gens chaque jour. Peut-être qu’il le faisait.
— Quoi ?
— Oh, nous en avons parlé au déjeuner. J’ai songé à t’envoyer un
message, mais je déteste gâcher les surprises.
— Ils ont fait de moi un Associé.
— L’Associé de Francis, oui je sais, dit Alec en haussant les épaules.
Étudier ses méthodes, devenir un Partenaire junior d’ici quelques années,
évoluer. Se faire de l’argent. Avant d’avoir quarante ans, tu auras ta propre
maison, ton yacht, tout ce que tu veux. C’est une carrière sympa si tu peux
y arriver.
— Qu’est-ce que tu as fait, Alec ?
Il avait envie de l’attraper par les épaules et le secouer, il voulait lui
coller une droite en plein visage, il voulait l’embrasser et le mordre, et
toutes ces impulsions n’avaient absolument aucun sens.
— J’ai seulement mentionné, en passant, que mes clients étaient vraiment
impressionnés par toi.
— Oh seigneur, dit Martin en inspirant profondément. Et un client en
particulier ?
— Martin, ces gens ne sont pas suffisamment naïfs pour investir dans
quelqu’un qui est seulement attirant et malin. Même pas ce client auquel tu
continues à faire référence. Même lui ne dépenserait pas, quoi, cent
cinquante millions de livres pour ton adorable cul. Les Arabes ne sont pas
aussi clinquants avec leur argent.
— C’est seulement que… Putain, je ne m’attendais pas à cette
promotion. Il y a trois types qui sont dans le coin depuis plus longtemps, et
ils sont tous aussi bons.
— Peut-être.
Alec mâcha pendant un moment.
— Eh bien, c’est une épée à double tranchant. Tu travailleras avec
Francis. C’est difficile de voir ça uniquement comme une promotion et pas
comme une sorte de torture.
— Il s’améliore. Il me traite presque bien.
— Écoute-moi ça. Le début d’une romance de bureau, sourit Alec. Tu es
un homme amusant. Toujours prêt à tomber amoureux de quelqu’un qui se
montre gentil avec toi. Je surveillerais ça. C’est un trait qui invite au
désastre.
Alec leur versa du vin à tous deux et tendit son verre à Martin.
— Et qu’est-ce qui te fait dire ça ?
— Simplement une suspicion que j’ai à ton sujet. Santé.
Alec but une gorgée de vin, puis offrit à Martin son carton avec la moitié
au jambon de Parme et aux olives, et ils échangèrent.
— Et c’est seulement le début, quand on y pense.
Il leva la tête, les lèvres brillantes d’huile d’olive.
— Le début de quoi ?
— De ta carrière.
Les yeux bleus d’Alec étaient si vivants, luisants d’une sorte de plaisir,
ou peut-être d’une blague privée qu’il savourait.
— Tu voulais que quelque chose arrive, c’est arrivé. Maintenant, tu vas
devoir supporter de Bracy pendant quelques années, et ensuite nous te
trouverons quelque chose de mieux.
Nous ? Martin le dévisagea, le plomb dans son estomac devenant chaud
et liquide.
— Quoi ? Je veux dire…
Alec se pencha, prit son visage entre ses mains et s’approcha, écrasant
presque le carton de la pizza.
— Qu’est-ce qui ne va pas ? Trop vite, trop tôt ?
— Je…
Martin était rarement à court de mots, mais la caresse d’Alec lui semblait
plus intense à présent, l’atteignant plus profondément et le rendant
bizarrement émotif.
— Je ne sais pas quoi penser. Ou faire.
Alec lui sourit, ses yeux bleus soutenant son regard, insistant pour ce
contact, comme pour l’obliger à les garder ouverts. Martin s’était rarement
senti aussi vulnérable et exposé de sa vie.
— Et voilà, enfin. Enfin, j’obtiens le véritable toi.
Il n’y avait aucun moyen de le nier, ce serait sorti faible et sur la
défensive.
— Qu’est-ce que… le véritable moi ?
— Tu es un homme jeune et intelligent qui sait ce qu’il devrait avoir,
mais qui a l’impression d’en être tenu à l’écart. Tu sais. Pas seulement
l’argent. Les éloges, la tape dans le dos. Tu n’obtiens pas ce que tu mérites.
Les yeux de Martin s’humidifièrent.
— Et ?
— Et pour une fois, je suis totalement d’accord.
Alec s’approcha si près que Martin sentit la nourriture dans son haleine.
— Je t’obtiendrai ce que tu mérites. Je te vois clairement. Je sais ce que
tu peux faire. Et j’offre mon aide.
— Merci.
— Remercie-moi quand j’aurai fini, si tu ressens encore le besoin de me
remercier, rit Alec.
Voilà qui était aussi cryptique que le reste, mais cela devint rapidement
insignifiant. À nouveau, en effet, la taquinerie se transforma en sexe, et
comme précédemment, Martin baisa Alec en premier, puis plus tard, fut
baisé en retour, et ils se reposèrent juste assez afin de récupérer, prenant
chacun son tour. La faim ne leur autorisa que peu de repos. Alec avait une
dépendance, et plus Martin comprenait comment Alec travaillait et ce qu’il
aimait au lit, plus cela empirait. Il y avait toujours du pouvoir impliqué, une
lutte, et leurs ébats étaient brutaux et passionnés, mais pouvaient également
devenir tendres. Martin ne savait jamais à quoi s’attendre. Tout était
amplifié par cette chaleur étrange qu’il ressentait maintenant qu’Alec était
un allié. Cela lui permit de s’amouracher plus profondément pendant le
sexe, et de donner plus.
Ils prirent le petit déjeuner ensemble au Ritz le lendemain, et Martin
grogna intérieurement à la pensée d’aller travailler. Il ignorait comment il
allait traverser la journée, seul au travail, endolori et fatigué comme il
l’était.
— Je vais prendre un vol pour Genève aujourd’hui. Je serai de retour
vendredi, et je repartirai pour Dubaï lundi matin.
Martin réprima un bâillement.
— Réunion de famille ?
— De vieux associés et de la famille. Des projets de vendredi à
dimanche ?
— Plus de la même chose ?
— Ҫa me va, sourit Alec.
— Je suis partant.
— Génial. J’ai quelque chose à attendre avec impatience, alors.
Alec semblait noter comment Martin essayait d’attirer l’attention du
serveur.
— Tu dois partir au bureau ?
— Oui. Merci pour le petit déjeuner.
Martin se leva et offrit sa main. Alec la prit et la garda pendant quelques
secondes de plus que nécessaire. Martin n’avait pas envie de partir. Il
voulait rester ici, à parler, badiner, se toucher.
— Merci pour le dîner. Passe une bonne journée, M. l’Associé.
Alec tapota son bras avant de le laisser partir, et Martin prit la direction
de la sortie en souriant.

L’après-midi, Williams envoya un e-mail à toute l’équipe annonçant le


changement dans la structure, et presque en passant, mentionna que Martin
était à présent un Associé. Ce dernier était trop épuisé pour se rengorger, et
il se contenta de travailler plus lentement que d’habitude et de sauter le
déjeuner. Il devait tout vérifier au moins deux fois afin de s’assurer que les
formules et les chiffres étaient justes. C’était comme être ivre et essayer de
résoudre des énigmes.
Prendre un autre grand café l’aida à se concentrer, mais le rendit
également agité. Et des images d’Alec le distrayaient également. Peut-être
que ces souvenirs s’attardaient parce que personne n’avait jamais perturbé
sa tranquillité d’esprit comme Alec le faisait. Et s’il était honnête, il n’avait
eu que peu d’occasions d’avoir du sexe toute la nuit. Une ou deux fois
étaient dans ses habitudes. Une fois avant de s’endormir, et une fois dans la
matinée. Il appelait ça un « cadeau de départ », quand il se sentait peu
charitable. Alec avait également mentionné qu’il pourrait le garder enchaîné
au lit et le baiser et le sucer toute la journée, en s’interrompant seulement
afin de manger et reprendre des forces. Alors que cela aurait sonné étrange
de la part de n’importe qui d’autre, Alec avait réussi à faire paraître ça
attirant. Du vendredi au dimanche. Le week-end semblait être loin.
Darren lui apporta sa salade. Martin le regarda et essaya de découvrir si
Darren avait quelque chose de plus à dire que « Bien joué, mon gars » au
sujet de sa promotion, mais il ne dit rien. Être isolé parmi ses pairs était
inconfortable, c’était le moins qu’on puisse dire.
Il vérifia son portable. Une autre chose qu’il ne faisait jamais au travail.
Non lus (2). Tous deux d’Alec. Une possibilité d’un carton de pizza et
d’une bouteille de vin ce soir ?
Enfoiré. Nous avions prévu de nous voir vendredi, pensa Martin, mais il
ne put retenir un petit frisson d’anticipation.
Je pourrais élever le niveau et apporter des lasagnes, répondit-il, avant
de vérifier le second message.
Je vais partir à Genève tard demain. J’ai la nuit. Qu’est-ce que tu en
penses ?
Bonne idée, répondit Martin.
Un bourdonnement bref et sourd signala l’arrivée d’un autre message.
Pas bien Martin. Envoyer des messages au boulot. Que devrais-je penser
de toi ?
Que je suis sexy et brillant ?
Un autre message : ça, et téméraire. Remets ton joli petit cul au boulot.
J’en ferai bon usage plus tard.
Cela ne répondait pas à sa question au sujet de la nourriture, donc Martin
prit ça pour un consentement. Qu’Alec ait repoussé le vol rien que pour
coucher avec lui faisait un bien fou à son égo. Le sommeil était surfait de
toute façon.
Il posa le téléphone dans le tiroir, et se concentra à nouveau sur le travail
jusqu’à ce qu’un e-mail de FdeBracy arrive dans sa boîte. Martin, as-tu un
moment ? Viens dans mon bureau.
Il enfila sa veste et sortit. Il sourit à Susan, qu’il croisa dans le couloir et
elle lui rendit son sourire. Aucune jalousie. Tant que Susan n’avait pas
achevé son diplôme en commerce, devenir une Associée n’était pas à sa
portée.
Il frappa et entra dans le bureau de Francis. Ce dernier était assis sur son
canapé, entouré par une pile de documents.
— Assieds-toi.
Francis acheva de griffonner quelques notes dans les marges.
— Bien, dit-il en reposant le papier sur la pile et en refermant son stylo
pendant que Martin s’installait dans l’un des fauteuils. Tu as sûrement lu
l’e-mail concernant ta promotion. C’est ce dont j’ai besoin de te parler.
Comment ton travail va changer avec elle, et ce que je m’attends que tu
accomplisses. C’est une promotion plutôt rapide et enviable.
— J’en suis conscient.
Francis acquiesça.
— M. Williams croit dans la promotion des talents internes lorsqu’elle
est envisageable. Dans le cas de John, ce n’était pas le cas, mais en général,
nous croyons dans la sélection au sein de nos propres rangs.
— Je vous ai seulement rejoint au bon moment.
Être modeste semblait être la meilleure ligne de conduite. Francis avait
assisté à ce déjeuner d’affaires où Alec avait fait son éloge.
— Tu es familier avec les accords sur lesquels je travaille, mais à partir
de maintenant, tu vas devoir aider avec les origines des accords. Nous
avons des intérêts accrus dans des entreprises allemandes de tailles
moyennes. La France est bien couverte par les firmes françaises, qui
défendent leurs territoires. La compétition au sein du Royaume-Uni est rude
vu que tout le monde opère d’ici et que soixante pour cent des capitaux
privés européens sont basés à Londres, et l’Europe du Sud n’a pas beaucoup
d’entreprises correspondant à ce que nous recherchons. Nous n’avons pas le
rayonnement pour nous intéresser aux nations de la CEI, et
personnellement, je ne toucherai pas à la Russie avec des pincettes.
L’Autriche est insignifiante. La Suisse est plutôt intéressante, mais petite.
L’Allemagne a un potentiel pas encore développé.
Francis le regarda, et Martin hocha la tête, signalant ainsi qu’il avait
compris. C’était le plus bref résumé de la situation des capitaux privés
européens qu’il ait jamais entendu.
— Devrais-je réviser mon allemand ?
Il avait appris cette langue diablement complexe en cours, mais ne l’avait
cependant jamais utilisée.
— Cela ne peut pas faire de mal. Bien que les natifs parlent normalement
anglais, les propriétaires d’entreprises avec lesquels nous faisons affaire
apprécieront que nous fassions un effort.
Francis désigna les papiers.
— Je regardais quelques prestataires de santé sur place. Le secteur de la
santé en Allemagne est plus que mûr pour une consolidation.
Consolidation étant l’euphémisme pour des entreprises engloutissant
d’autres entreprises jusqu’à ce qu’il ne reste que quelques énormes
compagnies.
— N’est-ce pas une stratégie plutôt conservatrice ?
Le regroupement sectoriel faisait rarement les gros titres. Ce n’était
certainement pas une privatisation, c’est-à-dire retirer une compagnie du
marché en rachetant toutes les actions, ce qui impliquait un grand nombre
de tractations légales et était un défi bien plus important en Allemagne. Le
principal problème d’un regroupement sectoriel était d’utiliser les synergies
et de fusionner les entreprises sans les détruire.
4
— Si tu préfères de l’excitation, John travaille sur un rachat tertiaire
dans le secteur automobile, sourit âprement Francis, ce qui fut suffisant
pour informer Martin qu’il considérait cela comme une chose
monumentalement idiote à faire.
— Tertiaire ? Waouh, je ne savais pas que l’Allemagne en avait.
— Ils sont peu nombreux et espacés. Les capitaux privés n’agissent pas
là depuis suffisamment longtemps à un niveau significatif. Alors ?
— Je n’ai pas besoin d’excitation.
— Super. Un travail sérieux ne devrait jamais être fait rien que pour le
plaisir de le faire.
Francis sélectionna quelques papiers.
— Mets-toi à jour sur le secteur de la santé, surtout sur les maisons de
convalescence et de retraite, identifie ce qui te semble être les meilleures
cibles, puis présente-moi ce dossier.
— Ce sera donc la santé en Allemagne.
Aucun doute, son audace était accentuée par sa fatigue et par son taux
hormonal amplifié par tout ce sexe récent, et par la perspective de plus de
sexe dans quelques heures.
Francis cligna des yeux, semblant aussi désagréablement surpris que si
Martin avait commencé à retirer ses vêtements devant lui.
— Très bien, alors, dit Francis en s’éclaircissant la gorge. Une fois que tu
auras quelques cibles, nous travaillerons à partir de là et aurons un regard
plus précis avant d’entrer dans les négociations.
— Compris.
Il était manifestement congédié à présent, au vu de la façon dont Francis
se redressa, et la façon dont il tourna sa tête, et bon sang, cela fit bouger le
muscle le long de sa gorge sous son chaume sombre. Oui, il était surexcité,
mais putain que c’était une vision agréable.
— Merci, Francis. Je suis reconnaissant pour cette expérience.
— Elle a le mérite d’être utile.
Francis fit un signe vers la porte.
— Pourrais-tu dire à Ian que j’ai besoin de lui parler ? Merci.
Martin retourna vers son ordinateur et attira l’attention d’Ian en agitant sa
main devant son visage.
— Le patron veut te voir.
Ian sortit, et Martin relut ce qu’il avait fait, et sortit tout ce qu’il put
trouver sur les soins en Allemagne. Il progressa bien et oublia même son
téléphone pendant un moment. Lorsqu’il y jeta finalement un coup d’œil, il
avait un appel manqué. Le numéro d’Alec. Il composa le numéro et se
dirigea vers la salle de réunion vide afin d’être seul.
— Alec à l’appareil. Martin ?
— Oui, qui d’autre ?
— Ah, peut-être ton kidnappeur me revendant tes fesses. Je ne voudrais
pas affaiblir ma position dans la négociation en étant trop affectueux, n’est-
ce pas ?
— Tu as de ces idées, rit Martin. Quoi de neuf ? Est-ce que tu annules ?
— Non. Putain, non.
Alec paraissait choqué qu’il ait suggéré une telle chose.
— Pas pour la nourriture non plus. Peut-être que je voulais entendre ta
voix.
Une chaleur se répandit dans la poitrine de Martin, et il était impatient de
se rendre au Ritz et de s’y prélasser… peu importait ce que c’était.
Affection. Tendresse. N’était-il pas sacrément chanceux d’avoir trouvé un
homme aussi sexy qu’Alec ? Draguer un homme dans un club pour du sexe
était hasardeux, et assez souvent gênant, surtout lorsqu’il se réveillait le
lendemain et n’avait plus autant envie de lui à la lumière du jour. Avec
Alec, il pouvait parler de choses qui l’intéressaient, de son travail, de
l’économie, des stratégies d’investissements, de la scène financière.
— Je serai près de toi dans quinze minutes, d’accord ?
— Oublie la nourriture et réduis ça à cinq minutes, dit Alec d’une voix
rauque et profondément érotique. Nous commanderons à manger depuis la
chambre.
— Que fais-tu en ce moment ?
— Pas grand-chose.
La voix d’Alec était moqueuse, mais gardait cette note, ses paroles
proches du gémissement. Le son traversa directement Martin, et il réalisa
pourquoi Alec avait simplement eu envie « d’entendre sa voix ». Sa gorge
fut brusquement comprimée alors qu’il écoutait la respiration d’Alec à
l’autre bout du téléphone. Puis il réussit à déglutir.
— Hé, ce n’est pas juste.
— Qui a dit que je la jouais fair-play, rit doucement Alec. Dépêche-toi.
Et apporte ces documents que tu as promis.
— Quels documents ?
— Ceux dont nous avons parlé.
La voix d’Alec était lascive de désir, faisant tourner la tête de Martin.
Seigneur, il voulait être dans cette chambre d’hôtel, observer Alec se
toucher lui-même. Comment serait-il ? Sur le lit ? Allongé ? Sur le côté ?
Où sur son dos, les jambes écartées.
— Contente-toi d’amener ces rapports.
Il ne devrait vraiment pas faire ça, avait déjà dit « non » une fois, mais
depuis lors, Alec avait changé les choses pour lui. Et strictement parlant,
Skeiron n’avait rien à cacher. Les clients d’Alec obtiendraient l’essentiel de
ces informations de toute façon. Ce n’était pas un abus de confiance majeur.
Et, Seigneur, il le voulait si désespérément à présent, en écoutant comment
il respirait, en imaginant son corps musclé et bronzé.
— Enfoiré.
Mais il se rendit à son bureau afin d’enfoncer sa clé USB dans la prise
devant sa tour. Il mit fin à l’appel sans un autre mot. Ce qu’il faisait était
mal, mais personne ne pouvait le prendre sur le fait. Il copiait ou s’envoyait
souvent des rapports afin de pouvoir travailler sur son ordinateur portable
chez lui.
Aucune de ces informations n’était critique. Alec allait probablement
seulement vérifier à quel point M. Williams était honnête avec lui. Il verrait
que Skeiron jouait franc-jeu, et ce serait tout. Simplement un test. Vérifier
quelque chose à partir d’une seconde source.
Ce n’était probablement pas aussi mauvais qu’il y paraissait.
Chapitre 8

— L’Allemagne ? Je pourrais te mettre en relation avec certains banquiers


que je connais. Ils sont principalement basés à Francfort, mais c’est
justement au milieu du pays.
Le souffle d’Alec caressait sa poitrine. Martin frôlait paresseusement
l’épaule d’Alec, descendant toujours de son orgasme. Il ne faisait même pas
encore sombre dehors, et être au lit pendant que le soleil brillait ressemblait
à un dimanche.
— Que ferais-je avec des banquiers ? Sauf s’ils sont jeunes, beaux, et
gays ?
Alec ricana.
— Tu pourrais impressionner ton patron avec tes connexions. Francis
aura besoin d’argent afin d’acheter ces maisons de santé. Obtenir de
l’argent local est moins compliqué. Connaître les responsables des
financements leviers de quelques banques ne ferait pas de mal. Discuter ou
prendre un café avec eux. Ces hommes veulent des accords, ils seront
ouverts à l’idée de te rencontrer et de te parler au préalable.
Il hissa le haut de son corps d’un bras et se concentra sur la peau entre les
tétons de Martin comme s’il voyait quelque chose là que Martin ne voyait
pas.
— Si j’étais toujours dans le métier, j’apprécierais certainement plus
quelqu’un disant « bonjour » et prétendant étendre son réseau que
quelqu’un essayant de me pomper vingt millions pour un emprunt – ou ce
que cela coûtera au final.
— Quel dommage que tu ne sois plus banquier, dit Martin en touchant les
lèvres d’Alec, toujours à vif de leurs baisers et de sa barbe. Je te pomperais
avec plaisir.
Alec rit et prit ses doigts entre ses lèvres, puis les libéra.
— Les banquiers aiment penser qu’ils sont spéciaux. Courtise-les. Ils
aiment un peu de préliminaires avant que tu les allonges pour l’accord.
— Préliminaires ? Et cela vient de M. Entre-et-déshabille-toi-tout-de-
suite ?
Alec leva la tête, une lueur machiavélique dans les yeux.
— Je te l’ai dit. Je ne suis plus banquier désormais. Je vais droit au but
ces temps-ci.
Glissant le long de son corps, ses deux bras musclés soutenant son poids
à gauche et à droite de Martin, il plongea en bas afin de pousser sa langue
dans son nombril, ce qui le fit se tortiller. Il n’avait jamais vraiment aimé
que quelqu’un mette quoi que ce soit ici, mais Alec s’en moquait. Il avait
découvert ça pendant leur première nuit à Londres et l’avait depuis exploité
sans pitié.
— Salaud.
— Oui. Je suis un salaud à plein-temps désormais, rit Alec. Dans la
balance entre le bien et le mal, le mal est plus amusant.
— Quelle drague ringarde !
— Selon toi.
Alec se recula, prit les jambes de Martin afin de les faire pivoter, puis
poussa ses jambes sous Martin.
— Hum, tu parais assurément endolori.
— Oui, et comment est-ce arrivé ?
Martin sentit brusquement le souffle d’Alec sur ses fesses. Il n’était pas
prêt pour une autre manche et cela aurait dû être à son tour, mais il n’y avait
aucune négociation avec Alec lorsqu’il avait verrouillé son esprit sur
quelque chose. C’était exclu de la table. S’il laissait Alec faire ce qu’il
voulait, ce dernier le laisserait faire ce qu’il voulait. D’une étrange façon,
c’était un compromis sans véritable compromis, et impliquait une bonne
dose de confiance physique. Et que c’était relaxant de ne pas avoir à
négocier les limites.
Puis, baiser. Langue. Martin frissonna en émettant un long grognement
alors qu’Alec passait ses bras autour de ses fesses et le gardait sous contrôle
ainsi pendant qu’il… oui, lui faisait un anulingus. Il n’avait jamais fait ça,
n’avait jamais laissé personne lui faire ça. La langue ne lui faisait pas mal –
ceci dit, l’endolorissement augmentait la sensation. La langue était chaude
et humide et apaisante, froide lorsqu’Alec respirait. Toute la sensation était
impossible et interdite, similaire de bien des façons à ce que sa première
fellation lui avait fait ressentir.
Il ferma les yeux, le front pressé dans les oreillers, se balançant
légèrement sur ses genoux, mais Alec le maintint et le stabilisa tout en le
baisant avec sa langue, une étrange, attentive, et gentille façon de baiser,
une qui était terriblement excitante, mais tout de même pas suffisante pour
le conduire quelque part, seulement pour le faire frissonner et transpirer.
Puis il sentit une chose plus insistante bouger dans son corps, des doigts.
La langue était toujours là, et Alec le toucha à nouveau, sans pitié, une
sensation rude juste après l’orgasme. Trop intense. Il était trop endolori,
avait joui trop récemment.
Alec ne le laissa pas se lever, poursuivant la stimulation, jusqu’à ce que
la douleur de la surcharge de sensation se change en quelque chose, et que
brusquement il sente son sexe être tiré et aspiré pendant qu’Alec continuait
à le baiser avec ses doigts.
Martin ne put s’empêcher d’écarter un peu plus les jambes, et la main se
retira juste le temps qu’il sente qu’il y avait plus de doigts. Trois. Et
seulement de la salive pour les lubrifier. Le salaud gardait ça sur le fil de
l’inconfort.
Il haleta lorsqu’Alec laissa sa verge glisser de ses lèvres et continua à le
baiser brutalement avec ses doigts.
— Je veux te baiser.
— Alors… fais-le.
— Je veux te baiser correctement.
— Qu’est-ce que c’était avant ? Faux ?
— Non, c’était foutrement parfait, rit Alec. Je veux te sentir
correctement.
Comprendre ce qu’Alec voulait dire prit à Martin plusieurs secondes. Et
il était difficile de réfléchir pendant qu’Alec continuait à le stimuler,
accumulant en lui une pression qui avait absolument besoin d’être libérée. Il
s’en moquait, tout de suite, et bien qu’une part de son esprit flippe à la
pensée, il n’arrivait pas à s’en soucier. Prudence. Imprudence. Rien n’était
prudent avec Alec. Il gémit, grognant, se repoussant contre les doigts.
— Dis-le.
— Baise-moi.
— C’est mon garçon.
Alec se déplaça sur le lit, prenant les hanches de Martin dans une prise
ferme. Pas de lubrifiant. Pas de protection. Et il était toujours endolori, et
être baisé sans lubrifiant ne changerait pas ça, mais l’inconfort fut parfait
lorsqu’Alec se poussa en lui, forçant presque son passage contre la
résistance. C’était brûlant et si bon de le sentir sans plastique pour les
séparer, de l’entendre grogner et panteler. Les poussées brutales pilonnaient
son corps, le secouant même lorsqu’il résistait et se poussait en arrière.
Alec le masturba avec chaque poussée, puis ralentit et passa son pouce
sur la pointe de son sexe, ce qui le fit sursauter – une autre chose qu’il
n’aimait pas vraiment, sauf si c’était une langue, mais Alec gratifia son
corps de plus de va-et-vient féroces, utilisant à nouveau ses réflexes contre
lui. Son orifice était brûlant et douloureux, et les doigts d’Alec le
contrôlaient de l’autre côté. Aucune autre option que de le supporter.
Il y avait un abandon sauvage dans tout ceci, comme s’il n’avait pas à
prendre de décision, pouvait seulement aller là où Alec l’emportait, et
accepter la façon dont Alec faisait ça. En lui déchirant les entrailles.
Alec continua à s’occuper de son membre, le masturbant tellement fort
qu’il accélérait sa course vers l’orgasme, mais c’était si intense, si excessif,
si douloureux, que Martin se retrouvait dans l’impossibilité de jouir.
Étourdi, il planait sous la stimulation – douleur et refus – et le danger. Ne
jamais oublier le risque inconsidéré.
— Alec…
— Je veux que tu te souviennes de moi pendant que je serai parti.
Les mots d’Alec étaient presque un sifflement à travers ses dents serrées.
Martin acquiesça, tout sauf cohérent à présent, sentant simplement cette
colère étrange ou cette détermination, provenant d’Alec, qu’il lui faisait
comprendre avec chaque poussée vicieuse. Alors seulement, la prise d’Alec
changea, assouplissant cette étreinte douloureuse, et les muscles de Martin
se tendirent et se resserrèrent. Il grimaça alors qu’il s’approchait, presque
là-bas, presque…
Alec se retira juste avant que Martin jouisse, le pressa contre le matelas,
les jambes baissées, et s’allongea sur lui, plaçant son sexe chaud entre les
globes de Martin. Il se poussa plusieurs fois, glissant dans la fente, et
Martin se tendit pour lui donner plus de friction, puis il sentit Alec jouir, la
semence couvrant son dos et maculant le creux de ses reins.
Il était soulagé qu’Alec n’ait pas joui en lui, comme il s’y attendait. Et
craignait. Même ainsi, c’était risqué, il le savait dans un coin de son
cerveau, mais l’anulingus n’avait pas non plus été complètement sûr. Mais
il ne s’en préoccupait pas. Pas en ce moment. Pas alors qu’il était à nouveau
retourné et embrassé passionnément, pressé contre le corps musclé et
transpirant.
— Souvenir, hein ? chuchota-t-il, bizarrement touché que cela signifie
clairement quelque chose pour Alec.
— Oui, seulement ça, dit Alec en embrassant le dessus de sa tête. Peux-tu
faire ça ?
— Tu penses que je fais ceci avec n’importe qui ?
— Je pense que cela aide que je sois modérément riche, brillant, bien
habillé, et magnifique en effet.
— Et un salaud diaboliquement manipulateur, ajouta Martin avec
obligeance.
Alec rit, faiblement, ce que Martin put sentir contre son visage.
Se souvenir de lui ? Et pourquoi ? Où tout ceci menait-il ? Ils avaient
tous deux leur travail, leur vie. Bien sûr, Alec ne sacrifierait pas son mode
de vie, et lui… il n’était pas arrivé si loin pour abandonner pour du sexe,
aussi bon fût-il. Mais en considérant qu’il avait jeté du lit toute personne lui
ayant dit qu’elle préférait ne pas porter de préservatif, était-ce seulement du
sexe ?

Le samedi, Martin et Alec réussirent à quitter le lit – pour quoi, Martin


l’ignorait, mais se doucher continuait à être l’une des meilleures choses à
faire à deux. Alec le lavait, ses effleurements sensuels, mais pas
nécessairement érotiques, même lorsqu’il nettoyait le sexe et les testicules
de Martin. Impossible que cela puisse se transformer en quelque chose de
plus, le dernier orgasme les avait épuisés, et cela ressemblait plus à des
caresses après-sexe qu’à quelque chose de plus sérieux. Seulement, c’était
propre, rafraîchissant, et très intime, avec un contact intégral de leurs corps.
— Si tu fais quelque chose à mon nombril, je te frapperai.
Martin laissa sa tête tomber sur l’épaule d’Alec, le sentant ricaner.
— Ne me tente pas. J’aime vraiment ta taille.
— La partie supérieure de mon corps est trop longue.
— Pas du tout. Tu n’es pas disproportionné.
Alec attrapa le shampoing et lava sa propre chevelure en premier, puis
rinça, et se déplaça afin de donner à Martin plus d’accès à l’eau chaude et
rincer ses cheveux.
Alec quitta entre-temps la douche et se glissa dans un peignoir de l’hôtel.
Qu’il ait arrangé ça ou que les employés de l’hôtel aient réalisé d’eux-
mêmes, la chambre avait maintenant deux peignoirs, et Martin soupira de
plaisir lorsqu’Alec l’aida à entrer dans le sien.
— J’ai besoin d’un rasage, dit Alec en frottant son chaume.
— J’aime ça, répondit Martin en essuyant son visage. Je suis surpris que
tu ne te fasses pas pousser une barbe là où tu vis. Certains de tes clients ont
une tendance malencontreuse à porter la moustache de Saddam Hussein.
— Qu’ils le fassent, grimaça Alec. Je ne peux pas supporter la
démangeaison, et de plus, toucher fréquemment ton visage est un signe
d’insécurité dans les négociations.
— Vraiment ?
— Oui. Observe lorsque cela arrive. Toi, tu joues avec tes boutons de
manchette quand tu es nerveux.
Alec s’étudia dans le miroir, puis commença à préparer ses ustensiles de
rasage – du savon solide qu’il mélangea avec un blaireau de la vieille
époque et fit mousser avant de l’appliquer méticuleusement sur sa barbe.
Alec remplaça ensuite la lame de son rasoir ancien avec une neuve.
— Avec quoi te rases-tu ?
— Un Gillette Mach3 ou peu-importe son nom.
— C’est ce rasoir à trois lames ?
— Oui.
— Et tu utilises probablement cette mousse aussi.
— Hum, oui.
Alec sourit pour lui-même dans le miroir, et rasa une ligne nette à travers
la mousse blanche.
— C’est ce que je pensais. Ta peau semble stressée.
Martin était en train d’essuyer ses orteils, assis sur les toilettes.
— C’est possible ça ?
— Eh bien, je suppose que tu utilises un de ces rasoirs multi-lames que
l’on voit dans les publicités, une mousse bon marché qui assèche ta peau, et
que tu te rases à la va-vite. Tu te rases probablement directement lorsque tu
te lèves, alors que ta peau est toujours gonflée et que tu es fatigué, et cela
veut dire que tu abîmes ta peau.
— Alors que tu… ?
— Oh habituellement, je vais chez un barbier qui est situé près de mon
bureau, mais ce n’est pas le problème.
Un autre passage qui retira mousse et barbe. Le rasage était lent et
délibéré, et la façon dont les doigts d’Alec bougeaient, effleurant
seulement…
— Ceci est un rasoir à une lame. En acier Sheffield. Un paquet me dure
environ trois mois. Cette poignée est produite depuis les années 30. Nos
grands-pères se rasaient avec quelque chose de similaire dans les tranchées.
Alec se tourna à moitié afin de le regarder.
— Enfin, tes grands-pères, en vérité. Je ne me précipite pas, j’utilise les
bons outils. Ma peau n’a pas été stressée un seul jour de ma vie.
Alec avait une peau fantastique. Pas un seul poil incarné, aucune racine
enflammée avec lesquels Martin devait parfois composer. Et il obtenait
occasionnellement des coupures de rasoir, surtout les lundis matin.
— Je suppose que tu accuses mon père de ne pas avoir fait son travail
correctement ?
— Quelque part dans la lignée masculine de ta famille, quelqu’un a
profondément échoué à enseigner à son fils, rit Alec.
Martin s’approcha du lavabo. Il était trop détendu pour être offusqué par
la taquinerie. La vérité était qu’Alec était plus raffiné, et qu’il l’aidait à
mieux s’intégrer avec le reste de la communauté financière, alors pourquoi
pas ? Chaque fois qu’il avait écouté un conseil d’Alec, cela avait bien
tourné pour lui.
— Accepterais-tu de me montrer ?
Alec leva la tête et travailla sur sa gorge, sans répondre avant d’avoir
passé le rasoir dans l’eau tiède.
— Si tu n’as pas peur de la lame unique. Cela exige un peu
d’entraînement.
— Je n’ai pas peur.
Alec lui sourit à travaers le miroir tandis qu’il achevait les derniers
passages.
— D’accord, nous pouvons aller dans la petite boutique sur Jermyn
Street – ils feront également un test de ton type de peau.
Ils s’habillèrent, et Alec enfila son costume trois-pièces gris clair, qui lui
donnait l’allure de sortir des pages de GQ. Ils prirent d’abord la direction de
Savile Row, slalomant presque à travers le courant puissant de touristes
s’affairant autour de Piccadilly Circus.
Chez le tailleur, Alec subit les retouches, c’est-à-dire qu’il enfila les
costumes à moitié achevés et qu’un homme dessina à la craie sur le
vêtement là où les changements devaient être faits. Apparemment, ce n’était
pas « sur mesure », si ce n’était pas « ajusté ». À ce moment précis, Martin
vérifia son portable et vit que Josh avait essayé de l’appeler. Oups – le
rendez-vous pour son entraînement. Il envisagea de l’appeler, puis il vit
Alec le regarder, et pensa, merde non, il n’avait Alec ici que pour quelques
heures de plus, il devait se concentrer sur cet homme. Il appellerait Josh
demain.
Lorsque ce fut le tour de Martin, Alec s’assit, sirotant un café que l’un
des tailleurs lui avait offert, les jambes croisées, semblant faire partie de la
boutique dans son costume de laine. La seule chose manquante était une
montre en or sur une chaîne dans une poche de sa veste.
Le tailleur promit de finir les costumes pendant la semaine qui suivait.
Alec hocha la tête et répondit qu’il les récupèrerait la prochaine fois qu’il
serait à Londres ce qui, anticipa-t-il, serait bientôt. Il leva les yeux vers
Martin en disant cela, et ce dernier se retrouva à lui rendre son sourire.
Peut-être que c’était pour les costumes, mais c’était agréable de penser
pendant un instant que les costumes n’étaient qu’une excuse.
Puis ils se rendirent dans une petite boutique sur Jermyn Street qui
semblait ne vendre que des produits de soins pour homme. Après le test de
peau, Martin dut promettre à l’assistant de la boutique de ne jamais utiliser
quoi que ce soit provenant d’une bombe en métal, et de jeter la mousse à
raser qui lui restait immédiatement en rentrant chez lui. Cela lui donna
l’impression qu’il s’agissait d’une question de vie ou de mort.
Martin repartit avec le blaireau recommandé, un bol à mousser, une
sélection de savons solides à raser, et un rasoir ancien très similaire à celui
d’Alec ainsi que deux packs de lames, avec une lotion après-rasage. Les
produits qu’il avait choisis sentaient bon, et il fut stupéfait d’apprendre que
le savon solide lui durerait plus longtemps qu’aucune bombe. Cette fois, il
insista pour payer la facture seul, et Alec rit en haussant les épaules.
— C’est bon. J’ai mes propres revenus.
Martin garda la porte ouverte pour Alec quand ils eurent fini.
— Tu ne vas pas jouer le rôle du sugar daddy. C’est bon.
— Sugar daddy. Cela mérite réflexion, dit Alec en lui jetant un coup
d’œil en coin. Est-ce que cela t’exciterait d’être un escort ce soir ?
— Quoi ?
— Eh bien, tu pourrais prétendre être un prostitué, et je pourrais
prétendre que je suis un client.
— Oh putain.
— Je vois que tu aimerais ça, murmura Alec près de son oreille. Tu serais
endolori par tous les autres clients. Tu aurais passé un bon week-end à
vendre ton cul.
Martin trouva brusquement qu’il était difficile de respirer.
— Je pense que c’est mon tour.
— Eh bien, c’était ton idée.
— Ce n’est pas vrai.
— Presque. Qu’en penses-tu ? Je pense que tu es définitivement dans la
catégorie à quatre chiffres. Et si on disait deux, non, disons trois mille livres
pour une nuit ? Tout inclus.
— Quatre.
— Quatre, rit Alec. J’espère que tu paieras des impôts là-dessus.
L’administration fiscale de Sa Majesté froncerait sévèrement les sourcils, et
bien que j’aime le fantasme de te baiser en prison, je suppose que la réalité
serait bien moins délectable.

Le lundi matin, le week-end persistait encore dans son esprit.


Heureusement, tout ce que Martin avait à faire était des recherches en ligne
dans les nombreuses bases de données souscrites par Skeiron. Amasser des
chiffres et établir des comparaisons étaient purement mécanique. Il étudia
tous les accords traitant de la santé en Allemagne depuis les cinq dernières
années, et les maisons de santé semblaient devenir de plus en plus
attirantes. D’autres firmes étaient déjà dans le secteur, dont un certain
nombre de fonds spéculatifs. Le marché en lui-même était extrêmement
fragmenté – même les plus grosses entreprises ne rassemblaient qu’un petit
pourcentage du marché total.
Puis il réussit à comprendre les chiffres. Le développement
démographique en Allemagne, l’évolution de la santé en Europe, les
problèmes législatifs à la fois au niveau européen et allemand. Vérifier les
chiffres des fournisseurs de soins listés et imprimer leurs bilans financiers
pour une lecture approfondie l’empêchèrent de penser au sexe avec Alec.
Ou au fait qu’Alec était maintenant à Dubaï avec son noble Arabe qui lui
donnait des faucons.
Ses pensées tournaient en rond. Sur Alec en tant que client. N’avait-ce
pas été troublant et sexy ? Il n’avait pas pensé que cela aurait été un de ses
fantasmes, mais il avait fonctionné pour tous les deux. Martin était d’abord
parti déposer ses courses – il était hors de question de permettre à Alec de
mettre les pieds dans son appartement minuscule et vétuste de Brixton. Le
Ritz fournissait une bien meilleure scène pour ce genre de jeux.
Il s’était rasé avec attention – pas encore avec le rasoir à une lame, car
est-ce qu’un prostitué se pointerait avec un visage coupé ? Il avait trouvé un
jean moulant délavé qui tombait bas sur ses hanches. Puis le reste de
l’uniforme « gay » comme sa sœur l’appelait, un tee-shirt blanc ajusté.
Il avait ébouriffé ses cheveux avec du gel et enfilé un collier de cuir
tressé. Une paire de chaussures belles et confortables, le genre qu’il portait
pour aller dans les clubs. Pour couronner le tout, il avait glissé deux
préservatifs dans la poche arrière de son jean, et du lubrifiant. Penser en
prostitué n’était pas très différent que de se rendre en club pour baiser.
Il ignorait si le personnel du Ritz l’avait reconnu, mais il s’était rendu
dans la chambre d’Alec sans être intercepté.
Lorsqu’Alec avait ouvert la porte, lui aussi ressemblait à un étranger.
Probablement dans la façon qu’il avait eue de ne pas trahir qu’ils s’étaient
déjà rencontrés auparavant. Cela avait été irréel de le voir comme ça –
moins chaleureux, moins engagé qu’il ne l’avait jamais été.
Alec avait fait un geste vers l’enveloppe sur la desserte. Martin l’avait
ouverte pour trouver une grosse liasse de billets. Martin n’avait jamais tenu
autant d’argent.
— Déshabille-toi, avait dit Alec et Martin avait posé l’enveloppe.
D’abord, il devait mériter l’argent. Et il l’avait fait. Il l’avait vraiment,
profondément fait.
Martin dut se lever et faire une pause dans son travail. Les souvenirs
étaient trop frais, trop immédiats. Cette nuit l’avait vraiment marqué. Un
fantasme qui avait dévoilé encore une autre facette d’Alec. Alec
uniquement comme partenaire sexuel, détendu, en charge, un peu
autoritaire, et à la fin, il l’avait simplement renvoyé, toujours transpirant et
délicieusement épuisé de sa propre jouissance. La seule chose qui avait été
différente de ce qu’il imaginait être une véritable rencontre tarifée, était
qu’Alec l’avait baisé sans préservatif. Depuis cette première fois, ils
n’étaient jamais retournés en arrière.
Et après coup, aucun repos, aucune tendresse. Alec s’était simplement
attendu à ce qu’il parte, et il l’avait fait. Et une heure plus tard, pendant que
Martin était chez lui sur son canapé, essayant de trouver un sens à ce qu’il
ressentait, il avait vérifié son téléphone.
Le message d’Alec disait : Merci pour les bons moments. Cela semblait
être la façon la moins cruelle de dire au revoir.
Les messages ne détenaient aucune inflexion de voix, et Alec n’utilisait
jamais de smileys ou d’autres indices. Pourquoi « moins cruelle » ? Qu’y
avait-il de cruel à ce sujet, et plus que tout, pourquoi est-ce que cela sous-
entendait qu’Alec ne serait pas là demain, alors qu’il n’avait rien mentionné
au sujet de son retour ? Mais ce fut le cas.
Martin n’avait pas voulu appeler pour une explication. Le vol d’Alec
partait tôt, donc Alec se lèverait encore plus tôt, et était probablement déjà
au lit.
Et à présent, à midi, Alec était déjà parti. Quelle était la signification du
message ? Avait-il admis qu’il était plus investi auprès de Martin
qu’uniquement pour le sexe ? Était-ce le sous-entendu qu’il avait repéré
plusieurs fois ? Il n’avait jamais confronté Alec à ce sujet par peur de tout
gâcher, mais peut-être qu’il aurait dû.
Était-ce l’explication pour le sexe « uniquement sexuel » qu’ils avaient
eu avec le jeu de rôle de prostitution ? Est-ce que cela offrait à Alec un
retour en terre ferme, là où il était pleinement en contrôle ? Où était-ce
simplement qu’Alec détestait les adieux dans les aéroports ?
Pourquoi se sentait-il aussi largué avec cet homme ? Pourquoi lui
manquait-il ? Ils avaient assurément chacun leurs vies. Et la clé USB ? Eh
bien. Martin grimaça. Il l’avait simplement tendue, sans un mot, et Alec
l’avait rangée dans sa poche. Cela n’avait pas été grand-chose, parce
qu’Alec l’avait embrassé et avait lancé une blague sans aucun rapport.
Il ne voulait pas que ce soit fini – rien n’avait officiellement commencé.
La meilleure chose qui arriva fut que l’un de ses amis d’université partait
pour un travail en Australie et cherchait quelqu’un pour louer son deux-
pièces pendant l’intervalle. Il était entièrement meublé, ce qui convenait
parfaitement à Martin qui ne possédait pas grand-chose à part un écran plat,
une PlayStation, un tiroir de vêtements, un bureau, deux poufs et un lit. Le
nouvel endroit était un cran au-dessus de son trou abyssal à Brixton, et plus
que tout, il n’était qu’à trois minutes de marche de la Centrale Line qui le
conduirait jusqu’à Leicester Square en moins de quinze minutes chaque
matin. Puis une courte marche jusqu’à ce qu’il atteigne le bureau.
Ian le couvrit pendant qu’il prenait un peu de temps afin de trier ses
affaires et faire ses bagages. Le loyer était plus cher, mais son nouveau
salaire le lui permettait, et il serait toujours capable de le payer et
d’économiser pour un apport pour un prêt immobilier. Même si aucun prêt
ne serait possible pour le centre de Londres. La dernière fois qu’il avait
regardé, un garage dans un endroit convenable était vendu un quart de
millions de livres.
Il écrivit à Josh, demandant un rendez-vous pour le samedi suivant, et
prit celui que Josh offrit : de onze heures trente à midi trente.
Le vendredi soir, il se força à déballer ses cartons et à installer
correctement l’ordinateur, et se sentit tristement seul dans l’appartement. Il
désirait seulement que le téléphone sonne, mais il ne le fit pas. Peut-être que
ce serait différent s’il avait un animal. Mais un chien, à Londres, avec son
emploi du temps ? Peut-être que c’était une idée d’affaires – louer un chat
pour le week-end.
Lorsqu’il parla de l’idée à Josh pendant qu’il courait sur le tapis, ce
dernier secoua la tête.
— Tu te ferais de l’argent en prostituant les chats ? Moi qui pensais
savoir à quel point les gars de la City étaient cyniques.
— Je ne les prostituerais pas.
Martin jura lorsque Josh augmenta la pente du tapis à 5,5 pour cent et que
ses hanches et son dos – et pratiquement tout le reste – commencèrent à
tirer sous la contrainte.
— J’ai entendu dire ici qu’il y avait des clients qui cajolaient de vrais
prostitués, dit Josh.
— Que sais-tu sur la prostitution ?
Alec et ses jeux. À genoux. Supplie-moi. Allonge-toi.
— Rien, mais j’ai lu Confessions d’un gigolo quand je suis allé rendre
visite à ma famille.
— Ah oui, comment vont-ils ?
Josh augmenta la vitesse. Ce tapis de course incliné était sournois. Martin
était plutôt en forme, mais c’était d’une difficulté totalement différente.
— Oh, pas trop mal. Ma grand-mère est morte récemment, donc mon
père est secoué, mais je l’ai aidé à trier la maison, et c’est devenu assez
émouvant. Tu sais, brusquement tes frères ont des enfants et ta mère fait du
Pilate et te demande quoi faire au sujet des seins tombants.
Josh émit un petit rire.
— Et qu’est-ce que tu lui as dit ?
— De muscler ses pectoraux pour les relever ou de se faire opérer.
Qu’est-ce que j’en sais ?
La main de Josh se dirigea vers ses pecs et massa le droit,
machinalement.
— Et en parlant de ça, poursuivit Josh en diminuant la vitesse et l’angle.
Il est temps que nous fassions quelque chose avec tes pectoraux.
— Tu ne les aimes pas ?
— Ils sont un peu plats à mon goût, dit Josh avec un clin d’œil.
— Que vas-tu faire à ce sujet ?
— Je vais te montrer.
Josh prit la bouteille d’eau de Martin et lui tendit sa serviette afin qu’il
s’essuie le visage. Il le conduisit vers la zone des poids en libre-service.
— Aujourd’hui, je vais te montrer comment utiliser quelques accessoires
ici. Nous travaillerons ton dos aussi, et tes épaules, bien sûr, mais nous nous
concentrons principalement sur ta poitrine.
Il désigna le banc à musculation et Martin s’assit dessus.
— Est-ce que tu as fait tes pompes ?
— J’ai été… vraiment occupé ?
— Tu as honte ?
— Hum. J’étais vraiment occupé.
— Ce sont des pompes. Pas un marathon qui te prend quatre heures et
demie.
Josh apporta quelques poids en forme de disques qu’il ajouta à la barre
planant au-dessus de la tête de Martin.
— La barre fait environ 17,5 kilos seule. Tu devrais facilement pouvoir
faire 27,5 kilos, mais si tu te sens faiblir, je suis là, d’accord ?
— D’accord.
Martin plaça ses mains sur la barre, le milieu de ses doigts exactement là
où Josh lui montra, puis saisit le poids, le leva et le glissa lentement vers ses
pieds. La barre était instable, et il lutta pour la garder équilibrée. Le poids
était correct, mais le contrôle était plus difficile.
— Ton bras droit compense pour ton gauche. Ne laisse pas celui-ci faire
tout le travail.
Josh lui fit répéter les levées, s’assura qu’il respirait, et Martin avait trop
besoin de se concentrer sur l’exercice pour être capable de bavarder. Ce fut
seulement lorsque Josh l’installa sur la machine à poulies pour tirer sur un
câble – et c’était une tâche sacrément difficile – qu’il reprit suffisamment
son souffle pour avoir envie de parler.
— Aucune possibilité de cinéma ?
— Ҫa dépend ce que tu veux après ça.
— Rien.
Martin maudit le poids et se força à respirer.
— Je n’ai aucun plan prémédité.
— D’accord. Allons voir Les quatre fantastiques et le surfeur d’argent.
Josh l’observa comme s’il le défiait de protester.
— Quoi ? Tu es fan de comics ?
— Plus dans les films que dans les versions papier, mais oui, j’ai grandi
avec ça.
— Comme moi.
— Est-ce que tu as aimé Batman Begins ?
— Tu plaisantes ? Christian Bale !
Josh sourit.
— Je l’appelle Batman Begins : le Début des Années Ninja. Voici un
client que cela ne m’ennuierait pas de baiser.
Après les étirements, ils prirent la direction des vestiaires. Heureusement
que leurs casiers étaient dans la même zone. Martin retira sa tenue et attrapa
sa serviette, puis leva la tête pour trouver les yeux de Josh sur lui. Le
sourire de l’entraîneur, cependant, était un sourire gentil et complètement
amical. Il se dirigea lui aussi vers la douche, portant toujours son pantalon
et un tee-shirt de contention performant moulant.
Lorsque Josh ressortit, il portait un nouveau tee-shirt, et son jean, lequel
montrait assurément ses points forts. Des fesses petites et musclées. Des
jambes longues et puissantes. Des abdos marqués. C’était toujours étrange
que Josh semble réticent à être nu, mais Martin était seulement légèrement
curieux.
Ils discutèrent un peu plus d’exercices et de comics, et Josh lui apprit que
ses habitudes sportives avaient commencé en regardant tous les corps super
musclés.
— N’en rêve pas, fais-le, dit-il, lorsqu’ils déposèrent les sacs de gym au
nouvel appartement de Martin et retournèrent vers Leicester Square.
— Rocky Horror Picture Show ?
— Exactement, sourit Josh. Lequel est ton préféré ?
— Oh mince. J’ai toujours adoré Spiderman.
— Typique. C’est le gars intelligent avec toutes les bonnes intentions et
une centaine d’astuces dans ses manches. Rien n’arrive vraiment à le mettre
à terre, Peter rebondit toujours.
— Oui, oui. Et le tien ?
— Mystique.
— Mais c’est une des méchantes.
— Mais la plus sexy du lot, sourit Josh. Et à part ça, Mystique est un
change-forme. Elle, ou il, peut être n’importe qui. J’aime l’actrice aussi. Tu
peux voir à quel point elle est vraiment tonique.
— Je ne l’ai honnêtement pas regardée de si près. J’étais trop occupé
avec Hugh Jackman.
Plus de badinage, du popcorn – beaucoup de glucides, mais au moins ce
n’était pas trop gras, déclara Josh, et ce popcorn était bon, surtout pour du
popcorn de cinéma – et plus tard, après le film, une glace dans l’un des
glaciers de Leicester Square. Martin hésita.
— Si tu vas sur le tapis de course pendant une demi-heure demain et
après-demain et utilises les poids, tu n’as pas à te sentir coupable.
Josh passa sa langue sur les deux boules de crème glacée.
— Je travaille lundi.
— Tu pourrais courir jusque chez toi.
— Dans la circulation de Londres ? Je ne crois pas que mon assurance
maladie couvre cela.
— Oh, la ferme.
Martin se figea un instant, mais il n’y avait aucune malice dans le ton de
Josh. C’était une des raisons pour lesquelles il l’appréciait – il paraissait si
sain, si normal, une part de la réalité qu’il avait laissée derrière lui lorsqu’il
avait signé le contrat avec Skeiron.
— Ils sont si mignons ! dit une fille qui les dépassait avec son ami, le
doigt pointé vers eux, et Martin s’écarta un peu.
— Et un café ?
— Tu veux dire un café chez toi ?
Josh fourra ses mains dans les poches de son pantalon.
— Tu as besoin de récupérer ta tenue d’entraînement.
— C’est vrai.
Ils prirent le Tube de Leicester Square et rejoignirent la même route
qu’ils avaient déjà empruntée deux fois dans la journée.
Martin fouilla pour ses clés.
— Tu penses vraiment que nous sommes cyniques ?
— Oh que oui ! Les gars de la City ne pensent qu’à l’argent. C’est
toujours, « Je dois paraître bien dans un costume pour impressionner mon
patron, mes investisseurs, mes clients. Je dois obtenir des abdos plus durs
que l’autre trader. Rends-moi en forme afin que je puisse travailler plus
dur ».
Josh haussa les épaules, les mains à nouveau plongées profondément
dans les poches de son jean.
— Je ne comprends pas vraiment ça. Après le premier million, de quoi
d’autre as-tu besoin ?
— Pose-moi la question quand j’en serai arrivé là. J’y travaille encore, rit
Martin. Merde, je vais travailler là-dessus pendant encore très, très
longtemps. Mais lorsqu’ils feront de moi un Partenaire, alors j’aurai de
l’argent.
— Donc tu veux être riche ? demanda Josh lorsque Martin déverrouilla la
porte de son appartement.
— Oui, pourquoi pas ? Posséder ma propre maison, ne pas avoir
d’inquiétude.
— Donc, ce n’est pas l’argent. Tu veux la sécurité, sourit Josh. Il y a une
différence.
— Eh bien, je veux aussi devenir Partenaire pour être quelqu’un. Tu sais,
comme eux. Pour qu’ils me prennent au sérieux.
Je peux faire en sorte que cela t’arrive. Partenaire ? Pourquoi pas. C’était
le travail de Francis – peut-être qu’il voulait simplement être l’égal de cet
homme.
— Donc tu veux être unique et respecté, continua à sourire Josh. Mais
cela n’a rien à voir avec ton travail.
— Petit malin, rit Martin.
Ils s’installèrent dans la cuisine et Martin installa le filtre de la cafetière.
Ce n’était pas une machine performante, certainement pas proche d’une
machine italienne, mais elle y ressemblait suffisamment pour le tromper
lorsqu’il avait besoin de caféine.
— Donc, tu dis que je compense ?
— Nous compensons tous pour quelque chose, répondit Josh en
l’observant depuis un siège dans le coin.
— Et pour quoi compenses-tu ?
— Je n’en suis pas encore là, dit Josh en secouant la tête. Je ne te connais
pas encore assez bien.
— Je comprends.
Martin lança la machine et écouta ses premiers gargouillis hésitants.
— Alors, les gars de la City. Tu as probablement une douzaine de clients
comme ça.
— Oui, des agents de change, des traders, des banquiers
d’investissement, des gars des capitaux privés, des banquiers normaux…
J’en connais plus sur l’économie et sur les investissements que je le
voudrais.
Josh haussa les épaules.
— Mais si cela les met à l’aise de parler de ça, je ne les fais pas taire. Les
poids le feront lorsque cela deviendra trop difficile.
— Oui, comme de Bracy. Je l’ai vu te parler l’autre jour.
— La City est un petit monde, sourit Josh.
— Oui, c’est mon patron, dit Martin en haussant les épaules et en se
tournant pour récupérer le café. Maintenant, je sais au moins qui est
responsable de sa belle apparence.
Josh prit le mug de café que Martin lui offrait.
— Oui, il est mon projet en cours.
Il secoua la tête, puis posa ses deux coudes sur la table et sembla
réchauffer ses mains.
— S’il te pousse rien que la moitié de ce qu’il s’impose à lui-même…
— Je pense qu’il le fait.
Martin prit le café et s’installa en face de Josh.
— Mais si tu n’es pas autorisé à parler de lui…
— Il n’y a pas grand-chose à en dire. Il est motivé, il est perfectionniste,
et il a du mal à se pardonner lorsqu’il est à moins de cent dix pour cent de
ses capacités. Il est venu avec un énorme rhume l’hiver dernier. Il s’est
presque effondré sur le tapis de course, parce que, allô, il aurait dû être au
lit, et il m’a presque été impossible de lui dire qu’il ne devrait pas
s’entraîner, certainement pas à ce niveau.
— C’est tout lui, rit Martin.
— Donc, tu as le béguin pour lui ?
— Pour mon patron ? Ce serait un peu effrayant, dit Martin en levant son
mug pour boire. Et de plus, à ce que j’en sais, il est hétéro.
— Je ne pourrais pas te le dire, répondit Josh, pensif. Il ne parle pas de
choses personnelles. Il est concentré sur le travail, donc nous parlons
régime et exercice. Et il ne se vante pas au sujet de femmes… ou
d’hommes. Contrairement à d’autres gars de la City, surtout la vermine de
l’Essex. Il y a des choses que je ne veux pas savoir au sujet de mes clients,
et eux, baisant des filles et leurs meilleures amies, est l’une d’elles.
— Beurk. Et il ne le fait pas ?
— Non, il ne le fait pas. Il est à cent pour cent avec moi. Tu sais, les
kettlebells, et la musculation à ce niveau… tu veux que les gens se
concentrent sur ce qu’ils font, sinon quelqu’un finit blessé et mon assurance
veut que je lui explique pourquoi ce gars s’est bloqué sa colonne vertébrale
avec un kettlebell de vingt-cinq kilos.
— Oui, je peux le concevoir, concéda Martin. Donc, ton gaydar est
indéterminé ?
— Nous sommes amis, mais c’est tout. Je préfère les choses ainsi. C’est
trop le bazar et peu professionnel, et je ne suis pas pour du sexe
décontracté.
— Oui, je l’ai compris. Pourquoi ? Tu en as marre ?
— J’aimerais.
Josh émit un rire bref et secoua la tête.
— Non, le sexe avec moi est compliqué. Enfin, c’est plutôt facile, après
l’obstacle initial.
Josh se leva.
— Mais cela n’arrivera pas entre nous. Je t’apprécie, mais sinon tu n’es
pas mon genre. Sans offense.
— C’est… très bien. Je veux dire, ouille, mais c’est bon.
— Ton égo survivra.
Josh attrapa le sac et prit la direction de la sortie.
— Merci pour le café.
Chapitre 9

La semaine passa sans un message d’Alec. Deux semaines maintenant


depuis qu’il était parti. Chaque fois que Martin passait devant le Ritz, une
douleur aiguë et ardente le poignardait, qu’il n’avait pas ressentie depuis la
période où il tombait amoureux à l’université.
Alec était probablement occupé. Ou il lui disait en termes explicites que
ce n’était pas une relation durable. Ou peut-être que c’était une sorte de jeu
de pouvoir portant sur qui céderait le premier.
C’était mercredi lorsque Williams fit une autre salve d’annonces. John
avait réussi à convaincre une grosse banque américaine d’investir dans
Skeiron, et il parut démentiellement suffisant. L’annonce suivante fut qu’Ian
rejoindrait l’équipe de John et deviendrait son Associé. Cela prit Martin par
surprise, même s’il aurait dû le voir venir, ou plutôt, Ian aurait dû le lui dire.
Est-ce qu’Ian ne lui faisait plus confiance désormais ? Était-ce simplement
une nouvelle allégeance, ou de la rancune envers lui parce qu’il était devenu
Associé le premier ? Fichues politiques de bureau.
L’annonce numéro trois fut un autre remaniement. La firme avait loué
l’étage quatre au-dessus qui serait occupé par l’équipe d’investissements
avec les deux autres Partenaires. Francis et John – et Ian et Martin –
restaient à cet étage, et Martin récupérait l’ancien bureau d’équipe pour lui,
pendant qu’Ian déménageait dans l’un des bureaux qui était désormais libre.
Martin avait obtenu ce statut symbolique des plus prisés de Londres – son
propre bureau.
Williams leur dit de gentilles choses sur le fait qu’il appréciait tout leur
dur travail et les congédia. Le déménagement aurait lieu pendant le week-
end, ils allaient embaucher une entreprise afin que tout soit emballé
vendredi, étiqueté et stocké pour être à nouveau déballé le lundi matin.
De retour à son bureau, Martin composa soigneusement son e-mail de
félicitations à Ian, et l’invita pour une pinte dans la soirée. Il fut soulagé
quand, deux heures plus tard, Ian répondit en disant que c’était bon pour lui.
L’ambiance était encore étrange lorsqu’ils prirent la direction du pub. Ils
ne parlèrent pas beaucoup, mais une fois qu’ils eurent réussi à se frayer un
chemin à travers les hommes en costume et la poignée de filles, et que
Martin revint du bar avec deux pintes, il vit Ian se détendre et lui faire un
sourire.
— Donc, tu es de retour sur terre, dit Ian en prenant sa pinte. Santé.
— Hein ?
— Tu sais. Les messages, ce sourire idiot, arriver en retard au boulot et
partir à l’heure.
— Oui. J’ai eu deux semaines difficiles.
Grâce à Dieu pour la pinte qui dissimulait en partie son visage en ce
moment.
— J’étais distrait. Désolé si je n’ai pas été à la hauteur.
— Une « histoire de cœur » ?
Le ton de Ian était taquin, mais l’agitation de ses sourcils était pire.
— Hum, plus de cul, je suppose.
Il n’en était pas tout à fait convaincu lui-même, mais il aimerait que ce
soit vrai.
— Et maintenant ?
— C’est fini. Je suis de retour sur la planète Terre.
— Atterrissage difficile ?
Arrête d’insister, salaud.
— Tu donnes l’impression d’être dans un épisode de Doctor Who.
Martin lui fit un sourire forcé lorsqu’Ian éclata de rire.
— Je veux dire, ça colle. Des dimensions parallèles, des rencontres
amicales ou hostiles…
Du sexe génial. Un homme lui enseignant à travers ses insécurités.
— Des robots tueurs…
— Oui, sourit Martin. J’ai eu un passage difficile. Désolé. Je n’ai pas été
un bon collègue.
Il espéra que cela allait convaincre Ian de lui faire à nouveau confiance,
et d’arrêter de creuser au sujet d’Alec. S’il n’était pas sorti du placard, il ne
pouvait pas parler de l’homme qui avait retourné sa vie, et il ne voulait pas
sortir du placard. Ce n’était pas nécessaire. Ce serait seulement gênant, et
qui se souciait des détails de toute façon ?
— Et puis il y a eu le poste d’Associé.
— Ça arrive.
Ian se pencha et posa sa main sur l’épaule de Martin.
— Seulement… Est-ce que Francis a dit quelque chose au sujet de John
et moi ?
— Je n’ai rien entendu. Tu ne lui en as pas parlé ?
— Non, j’ai parlé à Williams et John. Ils ont en quelque sorte réglé les
choses avec Francis. Mais, eh bien, c’était la seule possibilité pour grimper
les échelons, même si je suppose que Francis n’est pas heureux et qu’il va
trouver un moyen de me le faire payer.
— Francis ne dirige pas cette firme, cependant.
— Non, mais c’est son objectif à long terme. Francis en possède une
bonne partie. Seul Williams a plus de parts. Je les ai entendus en parler, du
fait que Francis prévoyait d’acheter les autres parts. Il veut toute la firme.
Cela expliquait beaucoup de choses au sujet de Francis et Williams, et
même John. Ils étaient tous en lice pour la possession du gâteau entier, ne
pouvant pas se contenter de le partager.
— Cela ressemble moins à un Partenariat et plus à l’aquarium de Londres
avec son bassin à requins. La question est, qui est le Grand Requin Blanc ?
— Je mise sur Williams, dit Ian en vidant son verre. Une autre pinte ?
Martin accepta, et Ian se dirigea vers le bar afin obtenir plus de bière.
Aux dires de tous, Williams dirigeait encore la firme. Les disputes avec
Francis sur des décisions personnelles et le fait qu’il les ait gagnées
montraient clairement que Williams savait comment exercer ce pouvoir. Ce
vieil homme manipulateur et amical.
— Williams prendra sa retraite à un moment, dit-il quand Ian revint avec
les pintes. Quelqu’un prendra la suite après lui. Le paiera pour partir, ou il
deviendra un Partenaire silencieux, ou ils feront de lui simplement un autre
investisseur.
— C’est ce que Francis pense, dit Ian en haussant les épaules. Mais
sérieusement, la firme est le travail de toute sa vie. Il est en bonne santé, et
quel âge a-t-il ? La cinquantaine ? Il peut encore continuer pendant quinze
ou vingt ans.
— John attend en embuscade, supposant que Francis ne prendra pas le
dessus à court terme, afin de pouvoir construire son propre petit empire.
— N’oublie pas que nos investisseurs n’apprécient pas quand les
Partenaires se sautent à la gorge tout le temps. Ils sont supposés leur faire
gagner de l’argent, pas gagner des concours de qui a la plus grosse queue
entre eux.
— Alors, qui d’après toi a la plus grosse ? sourit Martin.
— Francis. Il est vraiment bon dans son boulot, il est là depuis longtemps
et il a rapporté à la firme et aux investisseurs une quantité considérable
d’argent. Il a le bilan le plus solide. S’il le voulait, il pourrait rejoindre
Apax, Blackstone, CVC, Permira, ou BC Partners. Ou, je ne sais pas, un
fond spéculatif ou autre chose, s’il commençait à se lasser d’être un petit
joueur des capitaux privés.
— Et il ne part pas parce qu’il serait un parmi tant d’autres à Apax ou
similaire.
— C’est mon avis. Il doit recevoir des appels de chasseurs de têtes, ou
des gens lâchant des sous-entendus lors des conférences. Ils peuvent payer
plus et payer de plus gros bonus par-dessus le marché. Ce n’est pas une
question d’argent, c’est une question de pouvoir.
— Donc, je fais le bon choix, soupira Martin.
— En restant aux côtés de Francis ? Si tu peux supporter son égo. Je
n’aurais pas pris ce boulot. J’avais presque un pied à la porte pendant les
dernières semaines. John n’est pas non plus lumineux et tout sourire,
pourtant il est bien plus équilibré.
— Qu’est-ce que tu penses de son rachat tertiaire ?
— C’est risqué. Mais si tu veux investir dans l’automobile, l’Allemagne
est l’endroit où aller, et les meilleures entreprises ont déjà été prises, donc
racheter à une autre firme de capitaux privés peut être une option.
— Secondaire, je comprends, mais tertiaire ? Nous sommes les
troisièmes propriétaires d’affiliés. Je veux dire, quel argent pouvons-nous
nous faire après que nos deux prédécesseurs, qui connaissent également
toutes les ruses, sont passés par là ?
Ian se pencha plus près.
— Eh bien, le hic c’est que… ce n’est pas seulement ça. Ce deal a lieu à
cause de connexions antérieures. C’est un donnant-donnant. Nous prenons
la firme parce que les vendeurs ont besoin d’une sortie solide afin de garder
les investisseurs heureux.
— Pourquoi ne vendent-ils pas à quelqu’un d’autre ? Je veux dire,
remettre la chose en bourse, ou la vendre à un concurrent ?
— Retour sur investissement. C’est toujours une question de retour.
Vendre à nous donne à leurs investisseurs un retour plus élevé.
— Et nous finissons baisés ?
— C’est un prêté pour un rendu. Oui, nous payons trop, mais la
compagnie est solide, en croissance, et nous avons cinq ans pour récupérer
nos fonds. Maintenant, le monde entier sait que les Allemands font les
meilleures voitures, et nous poussons cette firme à viser la Chine et l’Inde.
Les Russes achètent des voitures, les Chinois achètent des voitures, et
l’Inde se réveille aussi. Tout ira bien.
— Donc, nous surpayons comme une faveur.
— Ils nous débarrasseront d’une entreprise si nous avons besoin d’une
sortie et que nous ne pouvons pas trouver une autre façon de faire.
Bienvenue dans les capitaux privés, sourit Ian.
— Et qu’en est-il de nos investisseurs ?
— Au final, nous récupèrerons notre argent dans cinq ans. Ils ne
remarqueront rien. Et ce business est plus politique qu’économique.
— C’est déprimant.
— L’argent n’a jamais été aussi bon marché. Les banques se bousculent
pour nous donner de l’argent. Ce serait un péché de ne pas acheter.
— Oui, je sais, toutes ces histoires de clauses allégées de prêts.
Les contrats étaient tellement rédigés en faveur des firmes de capitaux
privés que l’argent supplémentaire était presque gratuit. Les clauses pour
les emprunts étaient devenues si creuses qu’elles étaient maintenant
appelées clauses allégées, ce qui semblait toujours faire rire les gens au
courant. Tout pour faire plus d’affaires. Les banques fonctionnaient par
endettement de toute façon. Les grosses banques obtenaient les dettes bien
grasses et les partageaient avec les petites banques par tranche d’épaisseur
variée, et l’argent n’était pas dans le prêt, il était dans les honoraires. Les
intérêts étaient payés par les entreprises qu’ils avaient achetées. C’était une
façon brillante de se faire de l’argent. Et tant que l’entreprise continuait à
grossir, tout le système marchait superbement.
— C’est un peu comme acheter une maison à Londres. Bon sang, chaque
fois je regarde un site d’agence immobilière, je réalise que je ne me fais pas
encore assez d’argent.
— Ne m’en parle pas, rit Ian. Je viens juste de payer un acompte pour un
endroit dans le Pays de Galles, Llanwrst. Je regardais pour Conwy, mais
waouh, ce n’était pas dans mon budget. J’ai même regardé à Brixton parce
qu’ils disent que ça s’embourgeoise, mais ce processus est loin d’être assez
rapide. On dirait un endroit où tu peux te faire poignarder par un gang rien
que parce que tu portes un tee-shirt propre.
— J’ai vécu là-bas, et j’avais la trouille.
— Tu pourrais regarder en banlieue. Il y a quelques villes sympas autour
de Londres qui ont des appartements deux chambres qui te coûteront
seulement un quart de millions de livres.
— J’ai seulement besoin d’un studio.
— Tu ne comptes pas rester à Londres ?
— Je n’ai simplement pas besoin de plus d’espace. Je devrais être
capable de trouver un appart avec une chambre quelque part qui ne me
coûtera pas le million que je n’ai pas. J’ai seulement besoin d’un endroit où
m’écrouler après le boulot. Je ne suis jamais chez moi de toute façon, alors
quel intérêt ?
— Eh bien, tu pourrais finir par trouver une petite amie.
Sacrément improbable.
— Ou pas.
Il haussa les épaules et jeta un coup d’œil vers le bar afin de détourner
l’attention d’Ian.
— Tu en veux un autre ?

Les cartons apparurent près des bureaux de l’équipe le vendredi après-midi.


Martin sauvegarda ses rapports et tout le reste sur une clé USB afin de les
emporter chez lui, et ce simple geste lui fit penser à Alec et à ce qu’il avait
fait.
Pendant que les autres empaquetaient et discutaient, Martin n’eut pas
grand-chose à faire. Cette pièce serait son bureau, donc il emballa
seulement les papiers et les impressions dont il avait vraiment besoin et
profita de l’occasion pour emporter les choses dont il n’avait plus besoin à
la déchiqueteuse.
— Je dois partir un peu plus tôt, dit-il à Ian, qui venait juste de fermer
l’un des cartons gris et de le poser. Une idée de quand tout sera en place
lundi ?
— Je crois qu’ils ont dit dix heures, donc je ne pense pas que tu aies à
venir avant ça, dit Ian avec un signe de la main. Passe un bon week-end.
— Toi aussi.
Martin sourit et prit sa mallette. Quitter le travail plus tôt. Quelle
décadence.
Il se dirigea vers le tailleur qui lui avait laissé un message vocal. Les
costumes étaient prêts.
L’endroit lui rappela Alec, l’élégance simple de son costume trois-pièces
gris alors qu’il se tenait juste là, se moquant de lui, l’observant et le désirant
visiblement. Bon sang. Et bien sûr, Alec avait réglé la facture. Qui était à
cinq chiffres. Il les essaya tous, un costume gris, un bleu sombre à fines
rayures, un gris charbon avec des rayures subtiles, tous faits main à partir de
laine anglaise. Un tiroir complet de chemises pour aller avec, des cravates,
le tout si raffiné qu’il pensait que ses autres vêtements allaient s’enflammer
de honte lorsqu’il accrocherait les nouveaux costumes dans sa penderie.
Le tailleur avec qui il avait traversé les dernières étapes de la confection
lui expliqua avec tact comment ils avaient travaillé avec son corps. Ils
avaient relevé un peu la taille de la veste et utilisé quelques ruses pour
mieux dévoiler sa carrure élancée – ce que Martin supposa être un
compliment, même si, pensa-t-il, cela le faisait paraître moins masculin
qu’il ne l’était. Mais en se tenant là devant le miroir, il aurait pu sortir avec
lui-même.
Il ouvrit la veste, mit ses mains dans ses poches et se tourna devant le
miroir, se regardant de profil. La veste était probablement le plus beau
vêtement qu’il ait jamais possédé. Elle donnait à la moitié supérieure de son
corps plus de structure, soulignait son estomac plat au lieu d’attirer
l’attention sur le fait que ses pecs pourraient être plus gros. Retour à la gym,
donc.
Le tailleur lui sourit.
— Aimeriez-vous le garder sur vous ? J’emballerai le reste.
Rentrer chez lui avec ses vieilles affaires dans un sac et les autres
costumes enveloppés fut génial – les gens le regardèrent différemment, et
cela flatta son égo de toutes les bonnes façons. Et ainsi, Alec était toujours
là sans être là.
Te souviendras-tu de moi ?

— Oui ?
— Salut, Josh, c’est Martin. David.
— Salut, Martin, comment vas-tu ?
— Je vais bien. Simplement occupé. J’ai eu une promotion inattendue, et,
eh bien, j’ai travaillé d’arrache-pied.
— Oui, j’ai remarqué que tu n’étais pas venu à la salle. Prévois-tu de
venir samedi pour la session ?
— Oui, c’est pour ça que j’appelle. Je n’annule pas.
Il ouvrit le frigo, sortit un sachet de légumes sautés et les rinça
rapidement. Josh ne dit rien à l’autre bout du fil, donc il posa les filets de
poulets congelés au micro-ondes qui commença à bourdonner si
bruyamment qu’il quitta la cuisine.
— Oui, dit-il, presque sèchement. Juste pour me mettre dans le bon état
d’esprit. Quel genre d’appel est-ce ? C’est pour réserver une autre session,
ou c’est un appel sans raison ?
C’était le problème avec le fait de commencer quelque chose – ou de
tenter de commencer quelque chose – avec un entraîneur personnel. Le
bazar.
— J’appelais sans raison.
— D’accord, répondit Josh à nouveau sèchement.
Martin vérifia son demi-sachet de sauce satay, mais flûte, elle n’avait pas
la couleur qu’une sauce aux cacahuètes devrait avoir. Et il ignorait quand il
avait utilisé la première moitié. Il y avait quelques mois. Ces trucs tout prêts
n’étaient-ils pas censés durer éternellement ?
— Merde, la sauce satay a tourné.
— Oh, Seigneur, ne me dis pas que tu ne peux pas faire la tienne.
— Je n’en ai aucune idée. Demande-moi ce que tu veux au sujet des
maisons de santé en Allemagne.
— Non, pas intéressé.
Josh paraissait agacé.
— Tu ne m’as jamais dit pourquoi je ne suis pas ton type.
— C’est ce genre d’appel, donc, soupira Josh. Peut-être que j’ai un petit
ami – ou une petite amie.
— Sauf que tu n’en as jamais parlé.
— Certains d’entre nous sont en fait discrets.
Aie.
— Alors, qu’est-ce que c’est ?
— Je ne sors pas avec les hommes dans la finance. La seule chose dont
ils sont plus fiers que leurs retours sur investissements, c’est la taille de leur
sexe, même s’il n’y a pas de quoi pavoiser.
— Oui, mais je suis Associé en capitaux privés. Une race totalement
différente de poissons. Nous sommes les gentils.
John renifla.
— Allez, dis-moi.
— En fait, cela ne te concerne pas. Je ne révèle pas ça à la légère, tu
comprends ?
Révèle ? Qu’y avait-il à révéler ? HIV ? Martin retira le poulet du micro-
ondes. Toujours à moitié congelé et cru d’un côté, l’autre étant blanc et cuit.
Existait-il quelque chose de moins appétissant au monde que du poulet au
micro-ondes ?
— Je suis ouvert, honnêtement. Nous sommes amis. Ou nous pouvons
être amis, si tu veux. Nous nous entendons bien. J’aime passer du temps
avec toi.
— Je suis né dans un corps féminin, Martin.
La dernière chose sur terre à laquelle il s’était attendu.
— Oh.
— Je te l’avais dit.
Le silence fut positivement odieux. Martin revisita leurs rencontres et
pensa se souvenir avoir dit quelque chose de drôle et de déplacé sur les
« trans ». Il n’avait pas voulu être méchant, mais…
— Très bien. C’est inattendu, mais c’est bon. Je veux dire…
Oh, arrête de t’enfoncer. Il faiblit.
— Tu es toujours Josh pour moi.
— Bien sûr. Je ne t’ai jamais donné aucune raison de penser à moi
comme quelqu’un d’autre.
Josh soupira de manière audible à l’autre bout.
— Je refuse de supporter ces stupides angoisses de genre désormais.
— D’accord. Très bien. Et pour l’entraînement de demain ?
— Montre-toi simplement cette fois.
— Je le ferai.
— D’accord. Sauce satay : beurre de cacahuète, jus de citron, sauce soja,
un piment, un peu gingembre, de l’ail. Mélange le tout. Salut.
— Salut.
Martin jura, coupa le poulet et jeta les morceaux dans le wok. Satay. Il
avait du beurre de cacahuète, de la sauce soja, et vu que l’unique citron
dans la corbeille à fruits était aussi dur qu’une balle de golf, il ne pressa
qu’un peu de jus. Il avait de l’ail en tube, mais pas de gingembre, et le
piment fut sous la forme d’un soupçon de sauce Tabasco. Le mélange qui en
découla se mit à cuire dans le wok et ce fut alors qu’il pensa à ajouter un
peu d’eau – se sentant stupide pour ne pas y avoir pensé plus tôt, parce que
cela se transforma en une sauce sympathique et épaisse, avoisinant la sauce
satay – trop salée, probablement pas assez de citron, et sacrément épicée
parce qu’il avait sous-estimé le Tabasco. Pourquoi les gens achetaient-ils du
« prêt à l’emploi » alors que c’était si facile ?
Il cuit rapidement les végétaux à la vapeur et versa tout le mélange dans
un saladier profond. C’était sain – pas de nouilles, pas de riz, respectant
ainsi le régime pauvre en glucides de la soirée, en honneur à ses tablettes
encore fugaces. Bien sûr, il évitait simplement le problème. Il ignorait
comment traiter Josh à présent, comment le traiter normalement – cela ne
devrait vraiment rien changer entre eux. Il ne voulait pas que Josh
s’inquiète de ça, il ne voulait pas qu’il se sente gêné, mais sa poitrine se
serrait à cette pensée. Cela n’aurait rien dû changer, mais c’était le cas, et
d’une façon vraiment insidieuse.
Tout allait bien, mais en même temps ce n’était pas vrai, et il ne voulait
pas le montrer à Josh, parce qu’il avait raison. Il n’avait pas à gérer les
blocages des gens, surtout s’ils étaient ses clients. Quel bordel !

Martin n’appela pas Josh et était presque certain qu’il ne le ferait pas.
C’était juste trop gênant. Il ne savait pas comme agir. Il redoutait le
message de Josh lui rappelant qu’il avait à nouveau sauté l’entraînement, et
il savait que c’était injuste de sa part de faire attendre Josh dans le noir.
Demain. Il avait beaucoup de travail à faire, en tout cas. Il n’avait pas
pris un véritable rendez-vous, juste un semblant de rendez-vous. Josh était
occupé les samedis et les dimanches. Quelqu’un sauterait sur l’occasion
pour prendre le créneau vide.
Il s’installa devant son ordinateur et chargea les dossiers de sa clé, puis se
mit au travail. Autour de minuit, il se prépara une salade, frit un peu de
bacon et ajouta des cubes de fromage, en dépit du fait qu’ils étaient tous
deux pleins d’acides gras saturés.
Le lendemain matin, il se décida à prendre un pass d’une journée à
Fitness First qui était juste au coin de la rue. Après un thé et un petit
déjeuner – des céréales avec des noix et des graines, et de la banane fraîche,
à cause du potassium – il s’habilla rapidement et attrapa son sac de sport.
Il fuyait le problème, mais il ignorait quoi faire d’autre. Les transsexuels
ne faisaient pas partie de sa vie. Il n’avait pas d’amis qui étaient sortis avec
l’un d’eux. Bien sûr, les visions de jolis Thaï étaient des clichés, mais plus
que tout, il était stupéfait par la façon dont Josh avait été capable de le
tromper visuellement. Josh avait fait un bien meilleur boulot que toutes les
drag-queens qu’il avait vues, sur scène et hors scène. Les larges épaules, les
pecs qui étaient bien mieux que les siens. Et la camaraderie facile. Pas
quelque chose qu’il avait avec les femmes. Il n’avait pas de conversions
geek avec n’importe qui, et définitivement pas avec les gens dans la finance
comme Alec.
Mystique. Change forme.
Josh avait lâché cet indice très tôt.
Le dimanche midi, même chose. Il avait rêvé de quelque chose d’étrange
au sujet des maisons de santé, quelque chose ressemblant à une partie de
Tetris, où il devait empiler des bâtiments pour qu’ils commencent à luire de
différentes couleurs, et bouger ces bâtiments avait été très difficile. Mais un
plan commença à se cristalliser. Il passa quelques appels en Allemagne, et
ses suspicions se confirmèrent.
Il avait identifié l’entreprise cible.
Chapitre 10

— Francis, désolé, tu as une minute ?


Huit heures et quart, lundi matin – le déménagement était loin d’être fini
bien sûr, et la firme était en déroute.
Cette combinaison d’un froncement et d’un clignement d’œil quand
Francis vit son nouveau costume devait être la version de Francis d’une
double vérification.
— Oui.
Francis ouvrit la porte du bureau et laissa Martin passer en premier. Il
déboutonna sa veste lorsqu’il s’installa, invitant Martin à s’asseoir dans l’un
des fauteuils.
— Tu as passé un bon week-end ?
Waouh, de la politesse.
— Productif.
Martin sourit et posa les papiers sur le bureau entre eux.
— J’ai trouvé une cible potentielle. Elle est trop petite pour avoir attiré
beaucoup d’attention jusque-là, quartier général à Düsseldorf, fondée au
début des années 80, appartenant à une famille.
— Elle est à vendre ?
— Je suppose que cela dépend du nombre sur le chèque, mais la
propriétaire actuelle s’avère être très âgée, et il n’y a aucune trace d’une
succession nulle part. Peut-être qu’ils restent en dehors de la gestion.
Francis tendit la main vers les papiers.
— Sorgenlos GmbH, lit-il à haute voix, avant de lire le résumé de
l’activité en silence.
Il sembla y réfléchir pendant environ quinze secondes.
— Pourquoi eux ?
— Parce que j’ai parlé à un avocat qui a indiqué que l’entreprise venait
juste d’avoir l’autorisation de construire plus de maisons de santé. Ils ont
les sites, dans quelques cas les bâtiments, et c’est en cours de croissance, ce
que nous aimons, n’est-ce pas ?
— C’est vrai, sourit légèrement Francis. Ton ami avocat est un peu
indiscret.
— Il ne l’était pas – ce ne sont pas ses clients.
— Alors, ses clients sont indiscrets.
Francis se réchauffait visiblement à l’idée.
— Tu l’as appelé pendant le week-end ?
— Les avocats d’entreprise n’ont pas de week-end. Un homme agréable,
cependant.
— Tu m’étonnes. Nous pouvons l’embaucher pour les contrats, comme
un remerciement pour avoir gardé ses oreilles ouvertes lorsque ses pairs
sont devenus bavards. Bien joué.
— Dois-je essayer de fixer un rendez-vous avec la propriétaire ?
— Oui. Fais-le dès que possible. Nous prendrons un vol pour les
rencontrer. Nous leur vendrons l’idée s’ils sont prêts à nous écouter. Ceci
pourrait être un gros défi. Les Allemands sont sacrément nobles au sujet de
leur patrimoine familial.
— Eh bien, ça semble être une sympathique entreprise.
— Ne la juge pas encore. J’ai vu des entreprises qui étaient très belles
vues de l’extérieur, et moisies jusqu’au cœur de l’intérieur. Nous devons
réserver ce jugement au résultat de l’audit.
Une belle entreprise. Quelle expression. Martin pouvait voir l’attrait, et
c’était déjà suffisamment étrange, mais il avait l’impression que Francis ne
parlait pas en métaphore là.
— Je vais les appeler.
— Utilise mon téléphone. Ton bureau est encore en pagaille.
Francis le prit et le tourna pour Martin, puis se leva et s’installa sur son
canapé. Martin prit la page imprimée qui contenait les informations de
contact. Après un peu de balbutiements – fichue barrière de la langue – il
parvint à joindre la propriétaire, une Frau Ohnesorg. Son anglais était très
limité, et Martin ne faisait pas suffisamment confiance à son allemand pour
lui expliquer ce qu’il voulait. « Pouvons-nous acheter votre entreprise, s’il
vous plaît ? » devait être dit en de meilleurs mots qu’il n’en était capable.
Elle lui demanda de lui envoyer un e-mail, et il nota l’adresse.
— Tu peux utiliser mon ordinateur. Connecte-toi à ton compte d’ici.
— Merci, dit Martin en s’installant dans le fauteuil de Francis et en
approchant l’ordinateur. Quel est ton mot de passe ?
— « Rêver peut-être », sans espace.
Tout comme la référence aux Borgia, la citation de Shakespeare rendait
Francis sacrément irrésistible. Martin tapa la phrase et l’ordinateur lui
accorda l’accès. Il se connecta ensuite à son propre compte e-mail et
rédigea un rapide message, qu’il envoya ensuite à l’agence de traduction
qu’il utilisait parfois, leur disant que c’était urgent, et on lui promit de lui
rendre sous une heure, au plus tard.
Francis posa le dossier.
— En fait, j’adore cette idée.
Martin leva les yeux, surpris par le sentiment.
— C’est du travail solide. Beaucoup d’idées, et trois cibles
supplémentaires aussi.
« Solide » de la part de Francis était dans la même veine qu’un « Oh
waouh excellent » de n’importe qui d’autre.
— Réserve ton week-end.
— Je n’ai aucun autre projet.
Francis l’examina. Bon sang, le nouveau costume lui donnait plein
d’excuses pour l’étudier de tout son soûl. Les yeux brun sombre faisaient
battre le cœur de Martin jusque dans sa tête.
— Je suppose que je peux être un peu bulldog, une fois que j’ai les dents
verrouillées sur quelque chose… ajouta-t-il.
— Tenace. Voyons voir si c’est suffisant pour gagner.
Francis ouvrit son organisateur bien rempli et le feuilleta.
— Je dois m’envoler pour Monte-Carlo dans dix jours. Il y a une
conférence, et je suis l’un des intervenants. Ce sera un bon évènement pour
étendre son réseau. Cela ne devrait pas te prendre plus de deux jours et
demi. Si tu es intéressé, je dirai à Susan de te réserver un billet.
Martin le fixa, puis se dépêcha d’acquiescer et tenta un sourire qui ne
paraissait pas trop sidéré.
— Bien sûr.
— Williams ne pouvait pas se libérer, donc je représente la firme. C’est
une manière d’accroître la visibilité avant que nous devenions publics.
— Comment ça ?
— Williams a décidé que nous nous lancerions sur le marché boursier.
La voix de Francis était prudemment modulée.
— Comme 3i. C’est une décision audacieuse.
— D’autres firmes de capitaux privés y sont, concéda Francis, et
maintenant Martin captait la colère réprimée et bien contrôlée. Je trouve ça
ironique que nous disions à des entreprises qu’ils seraient mieux sous un
contrôle privé et ensuite d’aller dans le public nous-mêmes.
— Oui, c’est singulier.
— Mais Williams a une envie désespérée d’entrer en bourse et
d’augmenter la liquidité à disposition. Cela va diluer la participation de tout
le monde.
Voici à présent la source de la colère. Quelle que soit la part que
possédait Francis de la firme, cela signifiait qu’elle deviendrait moins
importante que le total qui sortirait d’ici. Francis continuait à l’observer.
Martin fit de son mieux pour soutenir ce regard et eut l’impression qu’il
était pelé vivant, lentement et douloureusement.
— Je suis simplement surpris. Je pensais que nous avions un trésor de
guerre bien rempli après avoir lancé Skeiron Cinq.
— C’est le cas. C’est peut-être l’idée de John. Epitome était public dans
les années 90, puis est redevenu privé quand cela n’a pas été le succès qu’ils
espéraient. Pourquoi diable est-ce qu’il importerait cette stratégie est au-
delà de ma compréhension, ou même pourquoi est-ce que Williams
l’écouterait.
Martin jeta un coup d’œil à l’écran et vit que le traducteur avait répondu
une minute auparavant.
— Il y a une réponse.
Il fut heureux de pouvoir faire quelque chose qui n’avait rien à voir avec
la Guerre Froide de Francis, et il envoya l’e-mail à Frau Ohnesorg – en
allemand et en anglais. Faire un effort supplémentaire montrait un intérêt
sincère.
— Je devrais aller surveiller l’état de mon bureau. Je dirai à Susan que je
vais à Monte-Carlo et m’assurerai que nous rencontrions la propriétaire de
cet endroit aussi vite que possible. D’accord ?
— D’accord.
Francis se leva lorsque Martin prit la direction de la porte. Martin ne fut
pas certain de ce qu’il lut sur le visage de Francis lorsqu’il arrêta de le
regarder. Tristesse, colère, ou réflexion. C’était sacrément difficile de le lire,
sauf s’il écumait de rage. Il l’appréciait un peu plus ces derniers jours.
Aucune crise pénible. Ou du moins pas contre lui.
S’il n’y avait pas eu la guerre en préparation, il aurait adoré son travail en
ce moment.

Lorsqu’ils atterrirent à l’aéroport, un dôme de verre à l’air libre qui avait été
reconstruit après qu’un feu eut détruit le vieux terminal, Martin fut, par-
dessus tout, frappé par le fait qu’il était vraiment différent du Heathrow
sale, bondé, désagréable et terne.
Le chauffeur de taxi qui les emmena vers l’hôtel dans une Mercedes
neuve – les Allemands aimaient remuer le couteau dans la plaie – ne parlait
aucune langue que Francis ou Martin comprenait, donc ils lui tendirent
simplement l’imprimé de la réservation, et l’homme hocha la tête en disant
quelque chose qui semblait affirmatif.
Le Hilton était spacieux, moderne et bien tenu. Le personnel parlait
anglais et était efficace. En voyage professionnel, aucune dépense n’était
épargnée.
— Je rencontrerai l’avocat ce soir. Il fera aussi la traduction pour nous,
dit Francis dans l’ascenseur.
— Cet Allemand diplômé d’Harvard que tu as mentionné ?
— Oui. Je vais lui donner la lettre et lui expliquer d’où nous venons. Puis
peut-être prendre un verre au bar, parcourir quelques papiers.
Était-ce une proposition de « temps avec le patron » ? Martin n’avait pas
vraiment envie de les rejoindre. Il était déterminé à trouver du temps pour
lui, à se prendre quelques heures de répit.
— Je prévoyais de retrouver un ami, dit-il en inventant quelqu’un sur-le-
champ.
Francis l’étudia pendant une seconde, et Martin eut l’impression qu’il
était raisonnablement calme.
— Bien sûr. Profite de ta soirée. Souviens-toi, la réunion est à onze
heures trente.
— Je serai dans le salon à onze heures demain, sourit Martin avant de se
diriger vers sa chambre.
Il se doucha, s’habilla et demanda à la réception de lui appeler un taxi
pour dans une demi-heure, puis localisa son téléphone et appela rapidement
le numéro d’Alec.
— Salut, Martin.
Alec paraissait content de lui, détendu.
— C’est bon de t’entendre. J’ai entendu dire que tu avais récupéré les
costumes.
— En effet.
Martin pouvait l’imaginer, peut-être dans son bureau, ou dans cet
appartement agréable dans cette haute tour à Dubaï.
— J’appelai justement afin de te remercier à nouveau.
— Pas pour ça.
Alec déglutit, peut-être qu’il buvait quelque chose.
— Je me demandais quand tu allais appeler.
Pas si, juste quand.
— Oui, j’ai été occupé.
— Occupé ? Que se passe-t-il à Skeiron ?
La voix d’Alec semblait plus tranchante à présent.
— Oh, il y a un rachat tertiaire qui est un peu controversé dans la firme.
Dans l’automobile allemande, et oui, John s’en occupe.
— Mais tu n’es pas dans l’équipe de John, sauf s’ils t’ont changé ?
— Non. Je suis toujours à la même place.
Dans la même situation aussi. C’était bon d’entendre la voix d’Alec, de
l’imaginer à l’autre bout du fil.
— Je travaille justement sur mon propre accord.
— Félicitations. Ils feront bientôt de toi un Partenaire.
— Peut-être, rit Martin. C’est courir avant d’avoir vraiment appris à
marcher.
— Je te coacherai pendant tout le chemin.
Aucune hésitation.
— J’ai vraiment appelé simplement pour…
— Entendre ma voix ? dit Alec avec un sourire audible.
— Oui, avoua Martin en déglutissant difficilement. Est-ce que tu penses
que je suis un enfoiré sentimental ?
— Non, ce n’est pas ce que je pense.
— Quand reviens-tu à Londres ?
— Bientôt. Je te préviendrai. J’ai regardé ce que tu m’as donné. As-tu
accès aux autres rapports ? Aux analyses des autres fonds ? Le travail des
autres Partenaires ? Comme John ?
— Tout est sur l’unité de partage. Je pense, en tout cas.
— J’ai besoin du tableau complet.
Martin hésita. Je te coacherai sur tout le chemin. C’était une promesse, et
Alec était un ami, n’est-ce pas ?
— Je te serai reconnaissant pour la faveur. Tu pourras me donner les
données quand je serai à Londres – j’attends ça avec impatience.
Sur ces derniers mots, la voix d’Alec se fit sensuelle. Martin n’aimait
toujours pas ça, mais il avait déjà fait le premier pas, et donner à Alec plus
de données ne ferait probablement aucune différence.
— Oui, moi aussi.
— Génial. Je t’appellerai, Martin. Bonne soirée.
— Toi aussi.
Martin coupa son téléphone et pensa qu’Alec avait simplement été
occupé. Ils l’étaient tous. Son dernier message ne devait rien vouloir dire de
pire que ce qu’il avait dit. Juste une façon de dire au revoir. Ce n’était pas
pour toujours. Il le reverrait. Il se dirigea au rez-de-chaussée lorsque la
réception l’appela pour lui dire que le taxi était arrivé.
Après un bon repas dans l’un des nombreux restaurants italiens, Martin
revint juste avant minuit, mais il n’était pas prêt à aller se coucher tout de
suite. Il se rendit au bar de l’hôtel, et immédiatement, comme s’il était
impossible qu’il ne porte pas ses yeux sur lui, repéra Francis. C’était le seul
homme au bar avec un portable et entouré de documents. La seule preuve
indiquant qu’il était assis ailleurs que devant son bureau était une bouteille
de vin rouge et ce qui ressemblait à un assortiment de gâteaux apéritifs et de
cacahuètes dans un bol. Il avait retiré sa veste et roulé les manches,
dévoilant ses mains et ses bras bronzés.
Alors que Martin se demandait s’il devrait simplement se faufiler vers
l’ascenseur, un homme grand et brun approcha de la table de Francis, et
s’assit spontanément. Francis leva les yeux et dit quelque chose, tournant
l’écran du Vaio vers lui. Était-ce l’avocat ? Puis Martin vit le regard de
Francis sur lui, et il se sentit brusquement nu. Ses vêtements décontractés
ne lui donnaient aucune protection d’aucune sorte contre ce regard. Martin
inclina la tête vers l’avocat, d’un air interrogateur, et Francis se contenta
d’acquiescer, puis dit quelque chose à l’autre homme qui se retourna.
Génial. Maintenant, il devait affronter l’avocat dans cet état aussi. Martin
marcha vers la table, mais au moins personne ne se leva. C’était informel, il
s’agissait simplement de se détendre avec du vin et du travail au bar.
L’homme se présenta comme Carsten von Förde, et était un véritable géant
d’un mètre quatre-vingt-quinze. Il était également plus bâti comme un teddy
bear qu’un soldat, mais en dépit de la carrure musclée qu’il arborait, il était
étrangement attirant avec sa coupe de cheveux nettement soignée et sa
barbe entretenue qui donnait quelques reliefs à son visage doux et
magnifique.
Ce fut uniquement au sujet du travail, bien sûr. Après un rapide
questionnement sur comment il allait et comment s’était passé le vol,
Martin expliqua qu’il avait retrouvé un ami pour le dîner. Comme
traducteur, Carsten serait parfait. L’homme était agréable, mais partageait
l’approche « aucune-sottise » de Francis des affaires. Son anglais était
meilleur que celui de bien des natifs. Martin avait rarement entendu, à part à
la télé, quelqu’un utiliser le mot « cupide » dans une conversation
informelle.
Ils restèrent assis ensemble jusqu’à ce que Carsten bâille et s’excuse,
serrant la main de Martin et touchant l’épaule de Francis qui leva les yeux
et sourit.
Une fois parti, Francis surveilla son petit royaume de rapports et
d’impressions, puis il leva les yeux vers Martin, qui ne s’était jamais senti
aussi mal habillé de toute sa vie.
— Je ne sais pas si j’aurais dû me changer ou non.
L’expression neutre du visage de Francis ne vacilla pas.
— Pas pour Carsten. C’est un vieil ami.
Vieux à quel point, et quel genre d’ami.
— Un ami dans le milieu ?
— Oui, même si c’est un véritable ami. C’est tragique – nous devenons
amis avec tous les parasites qui se nourrissent de nous. Le travail n’arrête
jamais, les frontières cessent d’exister. C’est difficile de faire la distinction
entre le travail et le divertissement, et lorsqu’on y pense, où est la différence
en vérité ?
Pas une question à laquelle Francis espérait une réponse. Martin fit un
haussement d’épaules n’engageant à rien, puis songea brusquement que
Francis parlait d’Alec. Il papotait ? Où était-il simplement un peu grisé par
la bouteille de vin ? Était-ce cela ? Une langue déliée ? Un instant
improbable d’autodépréciation, ou même d’ironie ? La dernière hypothèse
semblait la plus probable.
— Est-ce que Berger a repris contact ?
Du papotage, alors.
— Non, pas depuis… la dernière fois.
Et il dut paraître idiot même devant le lobe frontal imbibé de vin de
Francis. Le mensonge sortit automatiquement. Il ne s’attendait pas à ce que
Francis apprécie le fait qu’il sorte avec Alec, ou avec n’importe quel client.
« Se sacrifier pour l’équipe » n’allait pas si loin.
— Je pensais qu’il aurait pu te contacter. Vous sembliez vous entendre à
la perfection.
Et que répondre à ça ? Il est génial au lit et j’ai développé un béguin pour
lui ?
— C’est un homme intéressant.
Francis se versa le reste du vin, mais ne toucha pas à son verre.
— Tu penses ?
Une question à laquelle il était encore plus difficile de répondre.
Pourquoi Francis lui demandait-il cela maintenant ? Martin regarda
autour de lui comme pour attirer l’attention du barman.
— J’ai simplement pensé que c’était un homme intéressant, avec ses
contacts et son expérience.
— Quelle partie de son expérience ? La banque ou le travail en
corporation ?
— Tout, en réalité. C’était intéressant de parler à quelqu’un de l’intérieur.
Francis prit une gorgée de son verre. L’étudiant toujours, comme s’il
voyait simplement à travers lui, cartographiant ses ondes cérébrales.
— Lorsqu’il prendra contact, je serai intéressé de savoir quelles questions
il posera.
Le sang de Martin se glaça, puis son cœur s’emballa.
— Je ne lui ai pas parlé de la firme.
Il était vital que Francis ne le suspecte pas de quelque chose
d’inapproprié. À choisir entre son travail et sa discrétion, il n’avait aucune
autre option que d’être franc.
— C’était purement personnel.
— Ça ne l’est pas, et ça ne l’était pas. Dis-moi simplement ce qu’il
demande quand il reviendra vers toi.
— Je ne partage aucun secret, dit Martin alors que son pouls remontait
dans sa gorge. Je ne suis plus en relation avec lui.
— Et lorsqu’il reviendra et t’appellera ?
— Je serai occupé.
Est-ce que Francis pouvait arrêter de le fixer ?
— Et de quoi cela aurait-il l’air ?
— Je m’en moque. Il n’y a aucune connexion. Nous ne sommes pas…
— Non, c’est vrai, acquiesça Francis. Je ne sous-entends pas qu’il
compromet ta loyauté envers la firme. Je suis simplement curieux des
questions qu’il pose.
— Pourquoi ?
— J’ai vu ce qu’il peut faire. La question est de savoir s’il est encore
dans le jeu ou non.
— Quel jeu ?
Francis secoua la tête et glissa les papiers dans sa sacoche d’ordinateur.
— Les tigres et les rayures. Tout ce qui a des rayures n’est pas un zèbre.
Il se recula, ferma son portable et le coinça sous son bras alors qu’il se
levait.
— Nous nous levons tôt demain.
— Francis.
Son patron était sur le point de le dépasser, puis s’arrêta, l’effleurant
pratiquement lorsque Martin avança un peu. Francis ne le regarda pas au
début, puis tourna la tête, et Martin vit son visage avec un peu trop de
détails. La forme de ses sourcils. Les quelques rides qui avaient commencé
à se rassembler autour de ses yeux. Les rides encadrant ses lèvres qui
ressemblaient plus à des rides de rictus que de sourire.
— Je suis désolé, est-ce que j’ai… J’ai merdé, c’est ça ?
— Je t’ai dit ce qu’il est. As-tu écouté ?
— Oui.
— Ce n’est pas personnel, Martin. Peut-être que ça l’est pour toi. Sois
malin.
Francis lui offrit un sourire, puis le dépassa et leva sa main à hauteur
d’épaules.
— Bonne nuit.
Chapitre 11

Ils prirent la voiture du bureau principal de Sorgenlos GmbH vers l’une des
maisons de santé. Martin entraperçut des personnes âgées poussées en
fauteuil. Cela lui rappela sa propre famille. Sa grand-mère était en grande
partie encore indépendante, mais chaque fois qu’il la voyait – chaque année
environ – elle lui paraissait plus frêle. Sa sœur veillait sur elle, ainsi que sa
voisine, mais ce ne serait possible que pendant encore quelques années.
Francis sembla moins affecté, et Carsten resta solaire et plaisant, et
pendant la traduction, il ne dérapa pas une seule fois. Il ne confondit jamais
l’allemand et l’anglais, se montra fluide, éloquent, spirituel, et parut passer
un bon moment.
La première chose à expliquer fut, qui ils étaient. Frau Ohnesorg sembla
sceptique au début, et tout en concédant qu’elle vieillissait et que personne
dans sa famille n’était intéressé par la direction de l’entreprise, elle n’était
clairement pas convaincue de leurs intentions et leurs projets.
Francis commença alors à la charmer, via Carsten, en disant qu’ils
n’étaient pas intéressés par du profit à court terme, mais à accroître
l’entreprise. Il n’y aurait aucune destruction du travail de sa vie, aucune
exploitation. Ils engageraient à la place une bonne équipe de direction et
investiraient dans l’entreprise afin d’être capables d’ouvrir plus de maisons
de santé.
Il commençait à la gagner à sa cause. Sa principale inquiétude était pour
les gentilles personnes âgées, et Francis lui dit que les soins
s’amélioreraient, qu’il pouvait le garantir. C’était un plaisir de le voir
travailler. Presque sans effort, il devenait aimable, personnel, chaleureux, et
Martin aurait vendu sa propre grand-mère à Francis s’il le lui avait demandé
aussi gentiment. Ce qui était en quelque sorte ce que Francis recherchait.
Se réchauffant, Frau Ohnesorg leur montra le bâtiment et leur présenta la
chef des infirmières. Francis utilisa ce qu’il avait déjà utilisé sur l’infirmière
en chef, l’équipe et même la chef cuisinier, qui étaient toutes des femmes et
qui tombèrent simplement sous son charme. Ces personnes, apparemment,
ne se préoccupaient pas beaucoup de l’argent, même si c’était considérable,
mais parurent adopter Francis dans leur famille. D’investisseur à beau-fils
en quelques heures.
Martin vit comment Francis s’intégrait dans ce tableau, parce que Frau
Ohnesorg l’appréciait visiblement. Elle l’aima même encore plus lorsqu’il
lui présenta d’autres dossiers, un projet similaire pour lequel il avait
travaillé dans le cadre du Skeiron trois, et le « avant et après » était
impressionnant. Lorsqu’ils la quittèrent afin de la laisser réfléchir, Martin
savait qu’elle vendrait. Elle allait probablement vérifier qu’il n’y avait pas
d’autres offres possibles, et peut-être qu’il y en aurait, mais ces gens ne
battraient pas Francis à son propre jeu.
Après cette longue réunion, Francis emmena Frau Ohnesorg dans un
agréable restaurant, où il ajusta sa tactique. Il ne parla pas du tout d’argent,
mais la fit parler de son entreprise, de ses débuts, de ses valeurs
fondamentales, et lui accorda toute son attention, ce qui était dévastateur
pour toute personne susceptible d’être attirée par lui. Cela ne m’ennuie pas
si vous ne vendez pas, cela a été formidable de vous rencontrer et d’en
avoir appris plus sur cette entreprise. Francis disait ça sans même le dire.
Bien sûr, l’intérêt dans le secteur était gouverné par d’autres facteurs.
Par-dessus tout, c’était un service sur le long terme. Les gens restaient là
pendant le reste de leurs vies, et cela pouvait être, quoi, dix, quinze ans, ou
plus ? À condition qu’ils – ou leurs proches – aient le revenu nécessaire,
c’était de l’argent régulier et fiable. C’était aussi à l’abri de la récession au
vu de la population vieillissante allemande.
De retour à l’hôtel, Carsten resta avec eux pour une tournée de whisky.
Francis pensait qu’elle aurait besoin de quelques jours pour se décider, mais
qu’elle était ferrée. Le principal objectif à présent était de la faire signer.
— Donc, tu te diriges dans le développement des infrastructures, dit
Carsten en tendant la main vers le bol de cacahuètes. Intéressant. Les deux
dernières missions dans lesquelles j’ai été impliqué étaient en lien avec
l’acier.
— Des infrastructures de santé, corrigea Francis. Et j’ai regardé pour
l’acier, mais je n’achète pas lorsque le marché est au plus haut.
— Tu penses qu’il a atteint son plafond ? s’enquit Carsten en haussant
ses sourcils. Dois-je dire à mon frère de vendre mes parts dans les
fabricants d’acier ?
— L’acier était rentable il y a quatre ou cinq ans. Mittal achète toutes les
fonderies qu’il peut trouver. La rumeur dit qu’il ne se soucie pas de trop
payer. Je ne voudrais pas acheter de l’acier aujourd’hui. J’aimerais vendre
une entreprise dans l’acier aujourd’hui.
Carsten sourit à ces mots.
— Donc, qu’est-ce qui est chaud actuellement ?
— À toi de me le dire. Tu as dit que c’était l’acier.
— D’accord, qu’est-ce qui sera chaud quand tu auras vendu ?
— Mon argent est dans la santé. C’est pour ça que je veux cette
entreprise.
— Et ?
— Les technologies médicales.
— Et ?
— En Allemagne ? À faible coût, j’adorerais un fournisseur d’internet,
mais l’Allemagne est loin derrière le Royaume-Uni et les USA.
L’Allemagne n’apprécie que les choses tangibles.
— Et en ce qui concerne les technologies vertes ?
— Comme quoi ?
— Le solaire ?
— Apax a fait cet accord lorsqu’ils ont acheté Q-Cells. Lancée sur le
marché boursier récemment, avec des retours légendaires. Tous les gars
d’Apax doivent avoir bandé au boulot pendant des mois après cette sortie.
— Envieux, hein ? rit Carsten.
— Oui. Énormément, grimaça Francis. Changement de sujet.
— Changement de location pour moi.
Carsten se leva et fit signe au barman, mais Francis refusa d’un geste.
— Francis, c’était bon de te voir en forme. J’ai vraiment apprécié cette
journée. Appelle-moi si tu as besoin de moi à nouveau. Et, oh, il se peut que
je change de boulot. Une firme rivale m’a envoyé un chasseur de têtes.
— C’est une bonne chose d’être chassé. Tu auras du temps libre dans les
5
prochains mois, alors, pendant ton Garden Leave ?
— Oh, je n’ai pas prévu de m’interrompre entre les deux boulots. La
nouvelle firme est désireuse de m’avoir tout de suite, et peut-être que ma
firme actuelle me laissera partir sans période de préavis. Le marché est très
occupé, je ne crois pas que je peux me permettre de prendre beaucoup de
congés.
— Envoie-moi simplement tes nouvelles coordonnées lorsque tu auras
déballé tes cartons.
— Je le ferai. Francis. Martin.
Carsten serra également la main de Martin.
— Tu as eu du flair avec celui-ci. Ce serait génial si nous pouvions nous
en emparer.
— Absolument.
Martin souriait toujours lorsque Carsten partit. Fatigué, éreinté après
quatorze heures de travail difficile sous pression.
— Quel est le plan pour Sorgenlos GmbH ?
— Survivre.
Francis sembla brusquement morose, et il repoussa son whisky.
— Quoi ?
— Survivre à ce qui arrive, dit Francis en secouant la tête. L’acier. Les
foutus idiots.
Il se leva aussi.
— La prochaine chose que nous achèterons sera dans le pharmaceutique,
soit un revendeur, soit un fabricant de génériques.
— Qu’est-ce qui arrive ?
— Jette un œil sur le marché immobilier des USA. La Chine ne peut rien
contre les USA. Leur puissance économique est sévèrement surestimée.
— Et ?
— Deux fonds spéculatifs de Bear Stearns ont des problèmes pour avoir
spéculé dans l’immobilier américain.
— Alors ?
— Demande peut-être à ton banquier ce que cela signifie. Je serais
intéressé par ce qu’il pense de ce cas aussi, sourit Francis. Mais peu importe
ce que cela signifie sur le long terme, ce ne sera pas beau à voir.
Il tendit le bras et toucha l’épaule de Martin.
— Je ferai les accords les plus conservateurs et prudents possibles. Je
n’aime pas les risques lorsqu’il y a des eaux agitées qui nous attendent.
Martin était trop électrisé par ce contact pour se renseigner sur la raison
pour laquelle deux fonds imprudents pouvaient expliquer un désastre.
Francis ne brisa pas le contact, et Martin baissa son regard, sentit son
pouls s’accélérer rien qu’avec cette proximité. Il imaginait qu’il pouvait
sentir son odeur, mais cette main sur son épaule, cette prise ferme et
rassurante, l’ébranlait. Il voulait être touché par Francis.
— Cela ressemble à un pari sûr pour moi. Celui-ci.
Francis sourit brusquement.
— C’est le cas. Oui, je suppose que ça l’est vraiment. Dors bien, Martin.

De retour à Londres, Martin essaya de trouver quelques diversions, mais


rien ne fit vraiment tilt dans le club où il se rendit, donc il partit et se
retrouva à vagabonder le long de la Tamise large, sombre, silencieuse, et
sale.
Il ne voulait pas avoir à gérer quelqu’un de réel. Plus il avait affaire avec
les gens, moins il les aimait. Il en avait assez des bavardages futiles – il ne
s’intéressait pas à la musique ou à la mode, ou à qui était sexy et qui ne
l’était pas. Le travail l’avait corrompu. Il trouvait incroyablement difficile
de formuler une pensée qui n’avait pas trait au travail ou à la finance.
Bon sang, s’il n’était pas prudent, il allait finir comme Francis et son
meilleur ami, ce fichu ordinateur. Il vérifia ses messages. Non lus (0). Le
monde semblait petit et limité. Il pouvait sentir le week-end s’écouler, mais
il était impatient d’être lundi, lorsqu’il serait occupé et accomplirait
vraiment quelque chose.
Certains des bâtiments étaient éclairés. En face se trouvaient le Gherkin
en forme de verge, la tour de la société d’assurance Swiss Re, et le quartier
d’affaires Canary Wharf qui brillaient à distance. Il atteignit Embankment,
où les bateaux amarraient afin que des fêtes puissent se dérouler. Dans son
précédent emploi, il avait assisté à certaines de ces horribles fêtes de
bureau, où la question principale était si le bar était ouvert, et où l’entreprise
dépensait plus d’argent dans l’alcool que dans la nourriture.
Des rires, des lumières festives colorées, des bateaux se balançant
doucement. Il resta debout là pendant un moment, tripotant toujours son
portable comme s’il pouvait faire quelque chose au sujet du fait qu’il
commençait à détester les gens ou qu’ils l’ennuyaient et que parfois, il
souhaitait que le reste de Londres cesse d’exister autour de lui. Qui se
souciait de tous ces gens ? Pourquoi étaient-ils là ?
Un type de son école de commerce avait sérieusement déclaré que
chaque personne non académique était clairement là pour repasser ses
chemises ou pour balayer les rues. Du travail subalterne, avait-il déclaré.
Bien sûr, ils étaient des facteurs dans l’économie. Ils étaient des
consommateurs, dépensaient le peu d’argent qu’ils se faisaient en balayant
les rues et en repassant les chemises dans des choses qu’ils ne pouvaient pas
s’offrir parce que les publicités et les médias leur disaient de le faire.
S’interroger à ce sujet semblait complètement inutile si cela ne le menait
qu’à être méprisant. Il rentra chez lui, lança son ordinateur, prit une douche
et s’installa sur le canapé dans son peignoir tout en recherchant des
spécialistes de la santé. Il travailla jusqu’à dix-sept heures. Le lendemain
matin, il continua à travailler jusqu’à ce que son téléphone sonne à onze
heures. Identifiant inconnu.
— Ils vendent.
Francis. Un dimanche.
— Waouh.
— Nous partons demain. Je réserve les vols. Carsten sera là. Huit heures
trente à Heathrow. Récupère simplement les billets au comptoir
d’enregistrement.
— D’accord. Ont-ils dit autre chose ?
— Non, j’ai simplement reçu l’e-mail de l’avocat de la famille. Nous
allons signer une déclaration d’intention et lancer le travail d’audit. Si
toutes les autorités concernées sont d’accord, tout sera à nous dans moins de
trois mois.
— Super. Le financement ?
— En place. L’une des plus grosses banques régionales souscrit le lot
complet, puis le partagera.
— Donc, c’est fait.
— Oui, c’est fait. Je voulais simplement te prévenir. J’ai réservé le même
hôtel, et nous allons devoir trouver un PDG, mais j’ai quelques pistes.
— D’accord, donc je te retrouverai aux alentours de sept heures à
l’aéroport.
— Oui.
Francis semblait déjà à nouveau distant, l’excitation se reportant sur
l’organisation du voyage. L’appel à Martin avait simplement été une case à
cocher.
Martin n’avait aucune raison de le garder en ligne, même s’il le voulait.
Entendre sa voix, peut-être un mot d’éloge. Il aurait pu le retenir et lui
expliquer ses idées pour l’endroit, sur le fait d’étendre le service offert aux
hospices et aux soins spécialisés.
Après l’appel, il travailla jusqu’à ce qu’il soit temps d’aller au lit. Du
porno s’occupa de sa frustration persistante. N’importe quel homme aux
cheveux sombres lui faisait de l’effet en ce moment, il commençait à être
ridicule.
Et enfin le lundi. Enfin le retour au travail.

En Allemagne, les comptables parcoururent les bilans de l’entreprise et les


avocats rédigèrent les contrats. Il y eut des réunions avec le personnel pour
leur assurer que tout ce processus signifiait que l’entreprise était en plein en
croissance, et qu’une entreprise en croissance était une entreprise saine.
Francis se montra accessible, ouvert, communiquant ses intentions, et il
sembla n’y avoir aucune crainte ou rébellion. L’Allemagne, expliqua
Francis plus tard sur le chemin retour, était paranoïaque chaque fois qu’un
étranger achetait quelque chose. Le mieux était de les ranger de leur côté
dès le départ.
Ils travaillèrent jusque tard dans la soirée, rencontrèrent les banquiers qui
débourseraient le financement, et le responsable de l’équipe leur dit qu’il
appréciait vraiment l’entreprise et que cela l’intéressait de voir ce que
Francis avait l’intention de faire, ce à quoi Francis se contenta de sourire en
promettant qu’il verrait.
Toute l’intensité de Francis allait dans son travail, et son visage
s’illuminait seulement lorsque Martin présentait un nouveau fait ou un
angle ou une stratégie qu’il approuvait. Travailler avec Francis pouvait être
sacrément addictif.

Monte-Carlo. Les palmiers agités. Une conférence de capitaux privés, et la


scène étaient complètement occupée par les acheteurs via emprunt, qui
étaient plutôt différents des personnes du capital-risque. Des costumes
taillés sur mesure partout, et Martin était confiant de s’intégrer pour une
fois, alors qu’il se tenait près du buffet et bavardait, tout en échangeant des
cartes de visite.
Skeiron était bien respecté. Les gens restaient et discutaient, et Martin
savoura grandement, parlant des accords passés et présents, discutant
d’argent avec les banquiers, de profits avec les acheteurs, du marché en
général avec les conseillers.
Parfois, Francis, qui se déplaçait harmonieusement à travers la foule,
l’appelait et le présentait, généralement avec un « Martin David, notre
nouvel Associé », ou même « mon Associé ». Cela impliquait une
proximité qui n’avait jamais vraiment existé, mais qui entra dans le cerveau
de Martin aussi efficacement que de la coke. Il faisait partie de ça.
Vraiment.
Une élite triée sur le volet dominait la conférence : les gros racheteurs par
emprunt. Ces derniers discutaient joyeusement des perspectives de rendre
6
des entreprises du FTSE 100 ou du DAX privées, des entreprises valant
plusieurs milliards. Bon sang, rendre une société de premier ordre privée !
Les discussions des premiers intervenants portèrent toutes sur les
nouvelles opportunités ; les gens débattant étaient érudits, intelligents, et il
y avait un sentiment généralisé d’arrogance souriante et de confiance.
« Méga rachat » était un terme qui n’arrêtait pas d’être mentionné, et à les
écouter, on aurait dit que personne à part les capitaux privés n’avait jamais
dirigé une entreprise avec succès.
Pendant tout ce temps, Francis tripota son BlackBerry, comme il le faisait
souvent lorsque seuls 10% de la capacité de son cerveau avait besoin de
suivre ce qui se passait autour de lui.
Lorsque la première intervention s’acheva, il y eut cinq minutes de pause.
Francis glissa le BlackBerry dans la poche de sa veste.
— Maintenant, allons nous faire quelques ennemis, dit-il en se dirigeant
vers le podium, où une jeune femme changeait les étiquettes nominatives
sur la table.
Francis choisit le siège près du modérateur, localisa l’étiquette avec
Francis de Bracy deux places plus bas et les inversa.
Trois autres personnes montèrent sur scène. L’une d’elles était un homme
plus âgé avec la tête rasée et des traits acérés : angulaires et décharnés
d’une façon qui suggérait qu’il avait oublié de manger pendant de longues
journées stressantes. Lesquelles avaient profondément implantées en lui une
énergie nerveuse et une tension qui pouvait exploser à n’importe quel
moment. Un autre homme était bedonnant, avec des sourcils tombants, mais
une intelligence aiguë brillait derrière ses lunettes sans cerclage. Le
troisième homme était petit, dans la cinquantaine, et avait un nom espagnol.
Francis leur serra la main, des bonjours et bienvenus, des salutations polies
avant qu’ils s’installent tous.
La table était intitulée Les capitaux privés – les nouvelles frontières et la
discussion se concentra sur où aller après. Où se trouvait les méga-rachats
du futur ? Chine ? Russie ? Comment l’Europe pouvait-elle se mesurer aux
USA ? L’homme chauve était Américain et investissait pour un énorme
fond américain en Europe, comme il le précisa lorsqu’il se présenta, et il
suggéra que de plus en plus de fonds américains viendraient en Europe. Les
deux autres avaient des positions variées, l’un d’eux regardait vers l’Europe
de l’Est et la Turquie, et le troisième soutenait que l’Afrique du Sud
atteignait un « niveau intéressant ».
Francis écoutait, majoritairement silencieux, plus détendu qu’eux. À part
pendant les premières minutes, pendant les présentations, il n’avait en fait
pas dit grand-chose. Lorsque le modérateur s’adressa à lui avec la question,
Francis arbora un sourire sardonique et se pencha en avant.
— Je détesterais mettre fin à la fête, mais la question principale est plutôt
de savoir si nous ne serons pas expulsés un jour de la terre promise et
combien de temps les simples jeux financiers seront suffisants pour se faire
beaucoup d’argent.
La pièce, où quelques professionnels étaient en train de murmurer – dans
un coin, un homme était même sur son téléphone – devint notablement
silencieuse.
— Nous avons eu une énorme croissance ces dernières années. Même un
enfant peut se faire de l’argent dans un marché parfait. Il s’agissait surtout
de ne pas interférer avec une compagnie en pleine croissance et saine, et
d’aspirer les capitaux pour la remplacer avec de l’emprunt. N’importe quel
idiot peut se faire de l’argent s’il y a de plus gros idiots dehors qui tendent
la main.
— C’est du de Bracy tout craché, dit quelqu’un derrière Martin. L’enfant
terrible des capitaux privés.
Des rires étouffés, et Martin se mordit la lèvre afin de garder un visage
impassible.
— Je fais partie de la minorité de personnes qui pensent que chaque
tendance a une fin. Gordon Brown a promis une fin à la prospérité et
l’explosion du cycle… Je soutiens qu’il y a des facteurs hors de notre
contrôle qui peuvent tout inverser, et aucune quantité d’ignorance
bienheureuse ne peut changer ça. L’année précédente et cette année sont des
aberrations. Notre nouvelle frontière est à l’intérieur, pas à l’extérieur.
Le modérateur sourit, comme s’il était en train d’animer les caprices d’un
fou.
L’Américain se moqua de Francis.
— Peut-être que vous commencez à avoir peur de votre propre courage ?
— Je suis peut-être plus conscient des limitations de la pure
fanfaronnade.
La confiance de Francis était ensorcelante. Il était le seul homme de la
pièce qui croyait une explosion possible, et il ne se préoccupait pas un iota
d’avoir traité tout le monde d’idiots et d’enfants.
— J’ai toujours pensé que le titre de la presse était plutôt amusant :
« Maîtres de l’Univers ». Sommes-nous vraiment capables d’inverser la
gravité ou de freiner la fission ? Et afin de poursuivre un peu plus la
métaphore, pouvons-nous arrêter la réaction en chaîne ?
— La physique, dit l’Américain comme si c’était une insulte.
— À présent, pourquoi pas un peu de psychologie ? Que pouvons-nous
réellement faire en cas de panique générale ? Resterez-vous en face d’une
débandade ?
Le sourire de Francis devint froid et tranchant.
— Parce que je ferai assurément demi-tour pour fuir.
Le murmure dans la salle engloutit presque la phrase suivante de Francis.
— Mais je suis confiant que tant que je cours plus vite que vous, j’irai
bien.
L’Américain le regarda d’un œil noir, mais les commentateurs derrière
Martin étaient clairement amusés. L’enfant terrible. Le modérateur résuma
la discussion et les remercia. Francis resta debout avec les deux autres
Européens pour quelques mots polis, puis sourit à l’investisseur américain.
L’homme grimaça plus qu’il ne sourit.
— Je crois que vous avez tort, de Bracy.
Francis hocha la tête.
— J’ai élevé un peu le niveau de la discussion, n’est-ce pas ?
— Vous venez juste de clore votre fond – si le monde part à la dérive,
qu’allez-vous faire avec l’argent ? Le redonner à vos investisseurs ?
Francis y réfléchit.
— Il y a toujours des alternatives afin de faire les choses, à la hausse ou à
la baisse. Chaque marché a ses opportunités. Cela paie d’être un peu
généraliste. Nous sommes flexibles.
Il donna à l’homme un bref hochement de tête et retourna à sa place,
serrant des mains et saluant les hommes qui étaient assis derrière Martin.
La prochaine table ronde fut ennuyeuse comme la pluie – une discussion
sur la réforme des taxes et les entraves juridiques, avec des avocats
marmonnant au-dessus de leurs notes. Francis avait ressorti le BlackBerry,
mais Martin dut rester assis pendant la torture.
Puis, enfin, le dîner. Francis et Martin finirent entre deux banquiers
d’investissement de Jefferies pendant le repas, qui étaient amicaux et
bavards, et contestaient que Londres soit en train de rattraper New York en
tant que centre financier, parce que rien ne pouvait surpasser Wall Street.
Francis protesta avec respect. Il fut moins mordant que pendant la table
ronde, comme s’il avait rangé ses balles pour la soirée.
Après le dîner, il y eut un peu plus de relationnel au cocktail de réception,
et Francis navigua dans la foule, échangeant des poignées de mains,
promettant de se revoir pour discuter. Il ne parla pas de l’entreprise
allemande, mais vu que l’accord n’était techniquement pas conclu, il se
montrait prudent à ne pas vendre la peau de l’ours – ou il gardait son jeu
près de sa poitrine.
Francis surveilla la salle et ensuite regarda Martin.
— Je vais retourner à l’hôtel.
Martin l’accompagna. Ce n’était qu’à quelques pas au bout de la rue, et
Francis semblait pensif et presque abordable.
— Physique, murmura-t-il.
— Mais c’est vrai. Ce qui monte doit descendre.
Francis le regarda et Martin se sentit stupide d’avoir approuvé trop
facilement.
Ils s’installèrent au bar de l’hôtel. Martin était toujours rempli de
l’assurance de l’évènement, mais il appréciait ça, il appréciait les gens pour
l’essentiel et il n’avait pas l’impression de détonner. Pas dans le costume
qu’il portait.
— Champagne ?
— Absolument.
Le champagne se buvait aussi facilement que de l’eau, ce qui le rendait
attirant sous ce climat. Le dîner avait été léger, et Martin n’avait pas mangé
grand-chose, et à la seconde bouteille – à quoi, 250£ l’unité ? – il
commença à être ivre.
— Je pense que j’apprécierais de nager.
— Alors, va chercher tes affaires de bain, dit Francis en se levant. L’hôtel
a une plage privée.
— Bonne idée. Je te verrai plus tard.
Francis se tourna vers le barman. Peut-être qu’il allait continuer à boire.
Ou peut-être trouver un peu de compagnies – plusieurs personnes lui
avaient fait de l’œil, et Francis devait se détendre de temps en temps.
Martin se leva et vacilla un peu. Cela lui demanda une quantité peu
ordinaire de concentration afin de ne pas zigzaguer sur le chemin de sa
chambre, puis pour localiser son maillot de bain dans sa valise.
Le chemin vers la plage était éclairé par des torches, et leur chaleur
vivante était agréable sur sa peau. Il s’avança dans l’obscurité, vers la mer.
L’air chaud de la Méditerranée était profondément apaisant. Martin aurait
pu rester debout ici et laisser son regard dériver sur la mer pendant des
heures. Le sable était chaud entre ses orteils, et il était douloureusement
conscient qu’il n’avait pas eu de véritables vacances depuis qu’il avait
commencé à travailler chez Skeiron.
Il était impossible de se souvenir de l’autre Martin, de l’homme avec les
petits boulots, qui écrivait des études pour n’importe quelle entreprise de
documentation qui l’embauchait. Il voulait être journaliste avant de voir la
réalité du métier, et il avait fui aussi loin et aussi vite qu’il l’avait pu. Le
diplôme en affaires lui avait semblé la meilleure façon de prendre en main
sa vie.
Quelqu’un le dépassa vers les vagues. Quelqu’un de nu et masculin. Les
yeux de Martin se portèrent immédiatement sur ce corps, et il le suivit dans
l’eau, comme s’il était attiré par le reflux. Il était trop ivre pour nager
véritablement, il se souvenait des consignes de prudence de son enfance de
ne pas manger trop ni trop peu avant d’entrer dans l’eau.
Les vagues le portaient, le levaient et le libéraient alors qu’elles roulaient
sur lui, en direction de la plage, et l’obscurité avoisinante était emplie
d’étoiles. Une autre chose qui manquait à Londres. Il n’y avait pas d’étoiles.
Souvent, il n’y avait même pas de lune – il était impossible d’élargir son
regard quelque part à Londres. Si la lune n’était pas dans cette petite
tranche de ciel que l’on pouvait voir à un endroit donné, il pouvait tout
aussi bien ne pas y avoir de lune du tout.
Le sable sous ses pieds coulait comme du mercure partout où il le
touchait, son visage tourné vers les étoiles, avançant à reculons, jusqu’à ce
que l’eau atteigne à peine son nombril. Puis une main toucha son épaule, et
Martin fixa Francis, qui le tenait par les épaules. L’obscurité rendait
impossible la lecture de son visage, mais Francis le poussa à reculer, à
remonter vers la plage, et puis à s’allonger. Dès que les épaules humides de
Martin touchèrent le sable, Francis fut au-dessus de lui.
Il avait le goût du champagne éventé lorsqu’il embrassa Martin. C’était
assez surréaliste pour être un rêve ou quelque chose qui arrivait à quelqu’un
d’autre. La seule chose à laquelle pensa Martin était à quel point c’était
inapproprié pour lui de réagir, de s’ouvrir au baiser comme si son corps ne
connaissait aucune autre réaction. Il devint semi-dur sous le poids de
Francis et encore plus dur lorsque la main de ce dernier l’attrapa là, aussi,
comme pour vérifier.
— Voici ta chance de gagner plusieurs millions de livres pour
harcèlement sexuel, dit Francis entre plusieurs baisers sauvages, presque
douloureux, bougeant contre lui.
Martin était trop ivre pour être surpris, trop ivre pour enregistrer le
concept de harcèlement ou de gain, ou même pour penser que Francis était,
après tout, intéressé par les hommes.
L’argent. Qu’est-ce que l’argent avait à voir avec ça ?
— Au diable l’argent.
Dire ça à un homme obsédé par l’argent était l’une des choses les plus
audacieuses qu’il ait jamais dites.
Francis sourit brutalement, et bougea à nouveau, son sexe dur plongeant
dans les abdos de Martin, la chaleur de son corps insupportablement
agréable. Les baisers ne lui laissèrent pas beaucoup de place pour réfléchir,
seulement pour ressentir. Il voulut attirer Francis plus près, se frotter contre
lui, mais il secoua la tête.
— Chambre d’hôtel.
Cela signifiait plus que des frottements, des baisers, des caresses, et il
fallut plusieurs secondes à Martin afin que son cerveau se relance à
nouveau.
Francis ramassa une serviette et ils prirent le chemin de la chambre de
Martin. Elle était plus près.
L’épaule de Francis avait le goût du sel marin. Ils n’allumèrent même pas
sur le chemin du lit, et Martin se dépêcha de retirer le maillot humide, puis
Francis fut à nouveau au-dessus de lui, ce corps ciselé que Martin avait si
souvent imaginé depuis qu’il l’avait espionné à la gym. Sentir vraiment la
chaleur était cependant intoxicant, sentir la force de ses roulements chaque
fois que Francis bougeait, en face de lui, embrassant, dévorant, caressant.
L’eau coulait de la tête de Francis sur le côté de sa gorge et sur la poitrine
de Martin, un rappel froid de la mer.
Francis leva ses genoux, se frotta plus fort contre lui, et Martin sut ce
qu’il voulait. Il avait nourri la pensée qu’il pourrait sortir pendant la très
courte pause, donc le lubrifiant et les préservatifs étaient à sa portée, et il
tendit simplement le préservatif à Francis, qui fit une pause, puis se recula
juste assez pour l’enfiler, s’installant sur ses hanches, un éclat de lumière
filtrant par la fenêtre, assez pour distinguer sa silhouette, les lignes de son
corps, son sexe érigé. Il aurait pourtant pu être n’importe qui, et Martin dut
se rappeler que c’était son patron.
Du lubrifiant frais sur ses fesses, et Francis se pencha immédiatement,
entrant en lui. Martin frissonna et s’étira, dénudant sa gorge. C’était bon,
aucune préparation épuisante, mais aucune cruauté non plus, et il ne put
s’empêcher de grogner lorsque Francis se pressa d’une lente poussée,
s’enfonçant en lui aussi loin qu’il le pouvait.
La respiration de Martin se coupa, et ces doigts longs et puissants
caressèrent ses abdos, s’étalèrent comme pour couvrir le plus de peau
possible, et Francis grimaça, ses abdos se contractant avec sa respiration.
— Fais-moi confiance, dit Francis, et Martin voulut lui dire de se taire,
parce que cette même voix pouvait également lui poser une question sur
l’entreprise.
Il ne voulait pas entendre cette voix.
À la place, il s’ouvrit un peu plus et attira Francis plus près avec ses
jambes, ce qui le conduisit enfin à le pilonner. Francis était puissant, mais
ces va-et-vient vigoureux étaient exactement ce dont il avait besoin, même
si la position le rendait fou. Il ne pouvait rien faire d’autre que l’attirer plus
près et se délecter du poids, son corps étant balancé par les poussées, ce qui
faisait grincer le matelas.
Fais-moi confiance.
Conneries.
Martin grognait chaque fois que Francis le touchait au bon endroit.
Francis comprit rapidement ce qu’il aimait et le lui donna, de lentes entrées,
de rapides sorties, utilisant son poids et sa force brute, jusqu’à ce qu’il
accélère, cherchant sa propre libération en premier. Martin tendit la main et
se caressa au rythme des poussées, maintenant rapides, de Francis, et il
jouit, cet éclair aveuglant qui éradiquait toute pensée, toute raison,
absolument tout. Il sentit Francis se raidir et jouir en lui, mais ce fut une
sensation distante.
Le soulagement s’installa – la fatigue, bien sûr, mais par-dessus tout, le
soulagement de ne pas avoir ses genoux juste à côté de ses oreilles. Il ferma
les yeux tandis qu’il écoutait son cœur palpiter, son esprit nageant toujours
dans l’alcool, mais assez clairvoyant pour noter que Francis se débarrassait
du préservatif alors qu’il se relevait.
Des lèvres touchèrent les siennes, des doigts caressèrent son visage, et
Martin se tourna vers la caresse, satisfait et paresseux. Il y eut un peu plus
de baisers, de l’odeur et du goût de Francis, mais il sombra dans le sommeil
et n’aurait pas pu dire quand Francis partit.
Pas que cela ait de l’importance.
Chapitre 12

La seule chose qui persistait de la nuit dernière était l’odeur et le goût de


l’eau de mer. La peau de Martin était toujours tendue et salée, et il se
souvint brusquement avec précision du goût de la peau de Francis. Il plaça
son bras devant ses yeux. Du sable était répandu sur sa poitrine, grattant à
présent, et la pièce était trop lumineuse. Pas une migraine, mais une
sensation étouffante, plus comme le début d’un rhume que d’une vraie
migraine. Sel. Francis. Oh bordel de merde. En parlant d’avoir ce que tu
voulais.
Il était raide et endolori, mais l’inconfort dans son estomac était pire.
Était-ce le champagne qui avait rendu son estomac aussi acide qu’une
batterie de voiture ? Dans la salle de bain, il remplit le verre avec l’eau du
robinet. La première gorgée menaça d’aggraver l’acidité de son estomac,
mais la suivante le rendit conscient d’à quel point il était déshydraté, et il
remplit le verre plusieurs fois, buvant rapidement.
Francis. Il n’avait jamais su qu’il était même du type de Francis, en genre
et en beauté. Tout ce qu’il souhaitait à présent, c’était qu’il ait été plus sobre
afin de profiter vraiment de cette opportunité inattendue.
Du sable était toujours coincé entre ses orteils. Il savoura l’eau chaude
courant sur sa peau, lavant le sable et la sueur séchée. La douche et un
vigoureux essuyage aidèrent avec la gueule de bois, ou du moins le
rafraîchirent. Il ébouriffa ses cheveux, puis s’habilla et lutta avec les
manches françaises et les boutons de manchette. Ceux-ci n’avaient rien de
particulier – des carrés argentés polis avec un onyx incrusté sur le dessus,
de style Art déco. Il se moquait qu’il s’agisse d’une copie moderne ou qu’il
soit authentique, il en appréciait seulement l’élégance.
Il passa sa veste comme une pièce additionnelle cruellement nécessaire à
son armure. Ils allaient rentrer dans le même avion, et il ignorait comment
parler de ce qui s’était passé ici dans ce lit. Francis en parlerait-il ou
l’ignorerait-il ?
Le restaurant de l’hôtel était modérément occupé, l’espace fragmenté par
de nombreuses plantes vertes et quelques arrangements aquatiques, mais il
repéra néanmoins Francis. Il était le seul homme travaillant sur un portable.
Et maintenant ? Il s’approchait ? Cela paraîtrait étrange s’il ne le faisait pas.
Le regard de Francis se porta au-delà de l’écran de l’ordinateur, et son
visage resta illisible, un masque amical.
— Martin. Bonjour. Prêt à prendre l’avion dans une heure ?
— Oui.
Martin s’installa et un serveur lui tendit un menu. Il commença sa
journée avec un café, puis choisit quelques options dans le menu. Après
avoir commandé, il reporta son attention sur son patron.
— Bien dormi ?
Les sourcils de Francis se tordirent en ce que Martin supposa être de la
surprise.
— Oui, merci. Et toi ?
— J’étais un peu hors du coup, dit Martin en s’adossant.
Ignorer le problème, alors. Cela aurait pu être différent si Francis était
resté après coup, mais toute la chose ressemblait étrangement à une baise
éclair. Trouver quelqu’un d’anonyme et partir avant que la nuit soit finie.
Sauf que l’anonyme avait un visage qu’il devrait voir tant qu’il travaillerait
pour Skeiron.
— Si tu as besoin d’une aspirine, le personnel de l’hôtel devrait pouvoir
aider.
— Non, c’est simplement un peu de déshydratation.
— Eh bien, c’est ce que Josh dit, n’est-ce pas ?
Le regard de Francis était à nouveau sur lui, complètement, entièrement,
et Martin pensa pendant un flash brûlant qu’il était agréable que Francis se
préoccupe de quelque chose d’autre la plupart du temps, parce que qui
pouvait supporter l’attention pleine et entière de cet homme ?
— Hum, je suppose. Il est nutritionniste.
Josh avait-il parlé à Francis ? Ce dernier les avait-il vus s’entraîner
ensemble ? Comment l’avait-il découvert ?
Francis hocha la tête, comme si une suspicion était confirmée.
— Il est inquiet que tu aies mis fin à ton entraînement. Je lui ferai savoir
que tu suis encore ses conseils sur d’autres fronts.
— C’est… merci.
Francis le regarda avec cette ironie que Martin trouvait toujours difficile
à encaisser.
— Il n’y a aucun doute dans mon esprit que tu as perturbé mon
entraîneur personnel. Josh a été plutôt distrait récemment, et cela interfère
avec mon entraînement.
— Je suis désolé.
— Ce ne sont pas mes affaires, sauf si tu en fais mes affaires.
Le serveur apporta son petit déjeuner, et Martin ressentit beaucoup de
difficulté à manger alors que l’Inquisition espagnole partageait sa table.
— J’ai seulement été très occupé, ce n’est pas personnel.
— Être occupé n’est pas une excuse pour être peu professionnel. Et ce
n’est pas que je ne t’apprécie pas Martin, mais tu devrais garder des critères
un peu plus hauts que ça.
Oh juste ciel. Et baiser son propre employé, alors ? La mortification de
Martin commençait à se transformer en colère.
— C’est une affirmation intéressante à faire.
Francis ne répondit pas, et pendant le reste de la journée, ils ne
prononcèrent aucun mot de plus que nécessaire.
Pourquoi diable avait-il accepté le sexe ? Parce que son corps aimait les
connards arrogants bien plus que son esprit rationnel.

De retour au travail, il ignora Francis autant que possible, et ce dernier, en


retour, garda les choses professionnelles. Le sexe avait été une aberration.
L’homme, nu, dans la nuit était tellement plus agréable qu’il ne l’était
lorsqu’il était habillé et en pleine lumière dans le bureau.
Martin sortait déjeuner au moins deux fois par semaine avec Ian. Ce
dernier avait un style différent, une façon différente de penser, et cela aidait
d’avoir une autre paire d’yeux. Ils en profitaient pour se venger de leurs
Partenaires respectifs, et ils plaisantaient là-dessus jusqu’à ce qu’Ian
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invente une phrase pour leurs réunions : les déjeuners de Wifey . Martin
cracha presque son eau plate dans sa salade. Impossible qu’Ian ait eu vent
de ce qui s’était passé à Monte-Carlo, mais cela le prit au dépourvu pendant
un instant.
John faisait travailler dur Ian, et ils étaient loin d’avoir vraiment conclu
ce rachat tertiaire. Ce qui signifiait travailler sept jours par semaine, et Ian
dormait dans l’hôtel luxueux au coin de la rue, mais n’arrivait pas à en être
heureux. Comme il le souligna, « me croirais-tu si je te disais que j’ignore
comment je réussis à trouver ma chambre après le boulot ? »
Martin faisait lui-même six jours de travail par semaine, parce qu’il n’y
avait absolument aucun autre moyen de réduire la quantité de travail. Il
devrait probablement en faire sept si cela empirait. À ce stade, il savait qu’il
ne pourrait faire ceci que pendant quelques années ou qu’il craquerait et
deviendrait fou.
Dimanche, il réussit à aller au sport. Errant dans la zone des poids, avec
sa serviette autour de son cou, il ne put trouver Josh, donc il se rendit sur le
tapis de course. Il augmenta la vitesse jusqu’à ce qu’il coure à treize
kilomètres-heure. Serrant ses dents, il augmenta la pente et continua,
sentant la sueur se former et couler le long de sa gorge, se rassembler autour
de son nez et goutter vers ses lèvres.
Trente minutes plus tard, il s’arrêta, essuya son visage, seulement pour
repérer Josh en train de ranger quelques boules suisses à leur place. Martin
inspira profondément et s’approcha.
— Hé.
Josh, une balle suisse bleue dans la main, se retourna.
— Salut Martin. Comment se passe l’entraînement ?
Amical, mais distant. Pas différent de son comportement pendant leur
première session.
— Plutôt bien. J’étais justement sur le point de faire mes flexions et mes
fentes. Comment vas-tu ?
— Je vais bien, sourit Josh. Un client a annulé aujourd’hui, donc je
couvre Phil. Sa voiture est tombée en panne quelque part à Suffolk.
— Phil… ?
— Le bel homme noir.
Martin ignorait qui c’était, mais il prit Josh au mot.
— C’est gentil de ta part.
— Eh bien, nous devons être solidaires.
Josh désigna le rack avec les autres balles suisses, et s’y dirigea afin de
ranger les autres balles à leur place.
— Tu sembles poursuivre le régime.
— Oui, je le fais, merci pour les conseils. Je peux voir la différence.
— Ce tee-shirt est suffisamment ajusté pour que je puisse acquiescer.
Josh sourit à nouveau.
— Tu vas reprendre un entraînement personnalisé ?
— Je pensais que je le devrais, oui.
— Cool. Je sais que Phil a plusieurs créneaux libres, suivant ce qui
t’arrange aussi.
— Et à part Phil… ?
— Il y a Susan, elle peut t’apprendre le Yoga aussi, elle revient justement
d’un cours de qualification. Elle fait du Shiatsu et d’autres massages variés.
Ceci ne menait nulle part, mais Josh le gardait volontairement ainsi. Il
proposerait chaque entraîneur personnel de cette salle si Martin ne l’arrêtait
pas.
— J’ai essayé de t’appeler.
— Parfois, Martin, le timing fait tout.
— Oui, je sais que j’ai merdé. Je ne savais simplement pas quoi dire.
Josh jeta un coup d’œil par-dessus son épaule, et Martin se dépêcha
d’ajouter :
— Désolé, je ne devrais probablement pas parler de ça ici.
— Je suis ouvert, ne t’inquiète pas pour ça.
Josh le regarda avec un froncement de sourcils.
— Alors pourquoi maintenant ?
— Parce que je me sens mal d’avoir été aussi idiot ?
Et avoir été traité d’idiot par mon patron n’est pas génial non plus.
— Je ne peux pas t’aider pour ça. J’en ai assez des gens qui ne me
comprennent pas. Il n’y a pas grand-chose que je peux faire pour entrer
dans tes catégories d’hommes et de femmes.
— Ce n’est vraiment pas ça.
— Oui, eh bien. Tu es le genre de mecs gays qui est très attaché à ses
quinze centimètres ou plus. Je ne veux pas entrer dans trop de détails
graphiques, parce qu’en général, je ne dénigre pas mes partenaires sexuels,
mais j’ai baisé des mecs gays, et ils ont vécu le meilleur moment de leur
vie.
Josh le fixa, sans cligner des yeux.
— Il est difficile de respecter quelqu’un qui attache autant d’importance,
ou donne autant de signification à quelques centimètres de chair. Parce que,
à la fin de la journée Martin, tu me juges en te basant si j’ai ou non ces
quinze centimètres, et c’est tout simplement dégueulasse.
— Je n’étais pas…
— Si, grimaça Josh. Si tu penses que mon corps n’est pas naturel, je te
dirai que j’ai fait ce corps ainsi, et j’en suis sacrément fier, et ce n’est pas
ma faute si la chirurgie ne peut pas me donner ces centimètres, pas de la
façon dont je les aurais voulus. Tu ne comprends pas que c’est blessant
d’être considéré comme un monstre.
Les mots de Josh étaient passionnés, mais pas haineux ou agressifs, eh
oui, Martin se sentit coupable, parce qu’il avait probablement raison et qui
était-il pour toujours lutter avec ça dans sa tête. Il avait essayé de
superposer une silhouette féminine sur Josh et avait complètement échoué.
— Je suis désolé. J’ai seulement… Je ne voulais pas que les choses
deviennent gênantes. Pour moi, tu étais un homme.
— Et maintenant, je ne le suis plus.
— Je ne sais pas. Je n’ai pas vraiment eu l’occasion de comprendre ce
que tu es.
Le visage de Josh s’adoucit un peu.
— C’est bon. Je suis passé par là auparavant.
Il haussa les épaules.
— Eh bien. C’est bien que tu aies fait un effort. Attendre, ça craint.
— Oui, je peux imaginer. Je ne voulais pas te blesser, mais j’étais hors de
mon élément, je suppose.
Un silence, mais seulement à moitié gênant, jusqu’à ce Josh lui dise :
— Eh bien, profite de ta musculation. Fais-moi savoir pour
l’entraînement personnalisé, d’accord ?
— J’aimerais réserver mes sessions avec toi.
— Et si je suis occupé ?
— Alors j’attendrai que l’un de tes clients abandonne, sourit Martin.
Préviens-moi seulement quand un créneau sera libre. Je pourrais même
venir pendant la pause déjeuner au cours de la semaine, ou tôt le matin.
Josh hocha la tête et commença à s’éloigner.
— J’y réfléchirai.

Ian lui envoya un message : suis complètement crevé. Je reste au lit. Martin
fronça les sourcils, puis vérifia avec Susan, qui résolut le mystère. Selon
elle, John et Ian avaient travaillé tout le week-end et John avait enfin signé
l’accord et faxé la paperasse.
C’était fait, après des mois de travail. L’accord automobile avait été
réglé, et il y eut une petite fête imprévue, où John, ressemblant à un mort se
réchauffant, présenta son trophée en forme de pierre tombale. C’était un
solide carré de Plexiglas qui portait le nom de la firme, tout comme celui du
vendeur et de l’entreprise. Coincée dans le plastique, se trouvait une pièce
électronique de voiture. Francis avait toute une étagère de ces trophées dans
son bureau. John plaisanta que ce n’était pas très drôle, et Martin se tenait
suffisamment près de Francis pour l’entendre dire : « les pierres tombales
non plus ».
Williams, cependant, était enchanté, et il félicita John qui arborait un
sourire à cent watts et eut le bon sens de remercier son équipe, celui qui
n’avait pas réussi à se traîner jusqu’au bureau et dormait comme un mort.
Sur sa pause déjeuner, Martin se rendit au salade bar à emporter et puis à
l’hôtel où Ian séjournait. Peu de temps après, Martin se tenait dans la
chambre, qui avait les rideaux tirés, et Ian était à nouveau sur le lit, le
visage presque entièrement enfoui dans les oreillers.
— Tu vas bien ?
— Seulement… sacrément fatigué, marmonna Ian. Qu’est-ce que tu
veux ?
— Seulement te déposer un peu de nourriture, une bouteille d’eau,
vérifier comment tu vas.
— Tu penses que ces choses se garderont pendant quarante-huit heures ?
— Le thon là-dedans est cuit, donc oui, sourit Martin. Si cela te console,
John paraît aussi misérable qu’un chat passé au micro-ondes.
— Je ne vais pas te demander d’où tu tires cette image, frissonna Ian. Tu
connais cette sensation lorsque tu es si fatigué que tu ne peux pas vraiment
dormir ?
— Je l’ai connue quelques fois. Généralement après avoir pris de
l’extasy, mais j’étais jeune et idiot.
— Bordel, et moi qui pensais que boire une bouteille de vodka et du
Redbull était mauvais, grogna Ian. Tu te droguais ? Comment est-ce que tu
redescendais ?
— Le sexe, sourit Martin, savourant la torture de son ami.
— Je commence à avoir le sentiment que tu as gâché ta jeunesse de
façons bien plus agréables que moi. Je suis énervé.
Ian lui jeta un coup d’œil, malheureux.
— Cela pourrait bien être toute la caféine. J’ai pris deux pilules de
caféine et j’ai vécu de café pendant des semaines. Je déteste passer des
accords.
Martin prit la bouteille du sac en papier, trouva une tasse en plastique,
puis versa de l’eau à Ian. Il s’approcha du lit et lui offrit la tasse.
Ian tendit la main et but, et Martin songea qu’il aimait à quoi ressemblait
Ian dans ce tee-shirt froissé et ce boxer. L’air là-dedans était vicié, donc il
pouvait très bien imaginer combien de temps Ian avait eu pour de l’hygiène
basique. La barbe d’un week-end le confirmait. Curieusement, la barbe
d’Ian était plus rousse que ses cheveux – une petite merveille qu’il gardait
soigneusement rasée.
— Merci, mon pote, dit Ian en roulant sur son dos, étreignant un oreiller
sur sa poitrine. Je me sens vraiment exténué.
— J’aimerais pouvoir aider.
Martin lui versa un peu plus d’eau, essayant d’ignorer comment le tee-
shirt d’Ian s’était soulevé et révélait maintenant la piste de poils roux.
— Tu es sûr que tu vas bien ?
— J’aimerais trouver un moyen de redescendre, rit Ian en tirant sur son
tee-shirt. Le sexe n’est pas vraiment une option.
— Non, je suppose que non, sourit Martin.
Le rire d’Ian et ce geste timidement moqueur lui indiquèrent qu’il savait
pour lui, probablement depuis un moment, et que cela lui allait.
— Ne t’inquiète pas, tu n’as rien à craindre de moi.
— Les roux ne sont pas ton genre ? demanda Ian, souriant toujours.
— Je ne me soucie pas vraiment de la couleur des cheveux.
Martin haussa les épaules et plaça la bouteille sur la table de nuit.
— Essaie peut-être de manger quelque chose et de continuer à boire de
l’eau. Je crois que cela aide avec l’overdose de caféine.
— Merci, mon pote.
Ian ferma ses yeux et inspira, se détendant graduellement. Même s’il ne
s’endormait pas, il faisait un effort pour se calmer.
— Hum, quel est ton mot de passe ? Juste au cas où John voudrait
certains de ces rapports ?
Il avait regardé sur le disque dur partagé, et tout le monde l’utilisait sauf
Ian, qui gardait ses rapports sur son propre disque dur.
— Meredith ?
— Ton ex ?
Martin grogna intérieurement. Il aurait pu trouver ça sans aide. Bien sûr
Meredith. Qui d’autre ?
— Qui s’en soucie.
Ian s’enfonça plus profondément dans les oreillers.
— Je repasserai te voir après le travail, d’accord ?
— Bien sûr. La carte magnétique est près de la porte.
Ian leva simplement quelques doigts, comme s’il ne pouvait pas
rassembler la coordination nécessaire pour les agiter, et Martin espéra
sincèrement qu’il trouverait un peu de repos.
Il se sentait toujours coupable lorsqu’il lança l’ordinateur d’Ian, fouillant
dans ses archives. Ian était méticuleusement organisé – pas une seule icône
sur le bureau ne semblait frivole. Il enfonça la clé USB dans la prise, puis
copia et colla le dossier des rapports en cours de Ian. Pendant quelques
minutes, il observa l’animation des fichiers en cours de copie sur la clé.
C’était tout, alors. Tout ce que quiconque pourrait vouloir savoir sur la
firme. Il éteignit l’ordinateur, puis retira la clé USB et la rangea dans sa
poche de chemise.
Chapitre 13

Le téléphone sur son bureau sonna pendant qu’il mâchait. Le sandwich dans
la bouche de Martin se transforma en carton. Il batailla pour l’avaler.
— Merde… David à l’appareil.
— Hum… pas Francis ?
— Non, il a reçu l’extension -2.
— C’est ce que j’ai composé.
— Oh.
Martin posa l’emballage de son sandwich et essuya ses doigts sur la
serviette.
— Oui, il transfère ses appels vers mon téléphone lorsqu’il est sorti. Je
suppose qu’il rencontre un client et a éteint son BlackBerry.
C’était rare.
— Oh très bien. D’accord. Désolé. C’est Carsten von Förde. Nous nous
sommes rencontrés à Düsseldorf pour l’accord Sorgenlos.
— Bonjour Carsten. Comment allez-vous ? Vous profitez de votre
préavis ?
— Non, je suis à nouveau enchaîné à mon bureau. Ce préavis a été le
plus court jamais enregistré dans ma firme. J’ai eu un lundi de repos.
— Waouh, vous devez être occupé.
Martin repoussa le reste de son sandwich et frotta sa gorge douloureuse.
— Était-ce un appel personnel ou puis-je vous aider ?
— C’est au sujet de Sorgenlos GmbH. J’ai trouvé une clause potentielle
de rupture d’accord.
— Oh, merde.
— Oui. Il y a une plainte pour mort par négligence. Apparemment, une
collègue veut poser sa marque en lançant une tempête médiatique au sujet
de trois personnes décédées là entre mars et septembre 2006. Elle a indiqué
qu’elle allait nous poursuivre pour chaque centime qu’elle pourra obtenir.
— N’est-ce pas notre firme relationnelle qui s’occupe de ça ? Pourquoi
payons-nous des spécialistes en communication ?
— Ils sont sur le dossier et travaillent avec les autorités, mais certains
journaux ont montré un intérêt. Je ne suis pas vraiment inquiet pour le Bild
– c’est notre presse jaune, et vous ne voudriez pas emballer votre poisson
dans ce torchon – tout le monde sait qu’ils mentent comme un arracheur de
dents, et nous ne faisons pas non plus les premières pages. Il y a un
scandale sexuel et le meurtre d’un nouveau-né qui sont plus rentables pour
eux. Mais je suis plus inquiet au sujet de quelques hebdomadaires
respectables de la presse générale. J’ai besoin de parler à Francis au sujet de
la gestion de tout ceci.
— Quel genre de dégâts pouvez-vous anticiper ?
— Eh bien, il y a les papiers d’enregistrements pour la vente. Jusque-là,
nos chargés des relations publiques les ont repoussés, mais je suis certain
que la presse va vous contacter aussi. « Des sauterelles financières
impitoyables tuent de vieilles dames ». C’est un titre juteux.
— Sauterelles ?
— Ah, vous n’êtes peut-être pas familier avec ça. Les Allemands pensent
que les firmes de capitaux privés achètent des entreprises seulement pour
virer tout le personnel et pour revendre les éléments des entreprises afin de
se faire un énorme profit. Comme les nuées de sauterelles qui dévastent les
campagnes. L’un de nos politiciens a appelé les investisseurs étrangers des
« sauterelles », donc, oui, c’est vous.
— On dirait quelque chose tiré d’un roman de Rider Haggard. Waouh. Je
veux dire, nous ne sommes pas des investisseurs qui licencient à tour de
bras.
— C’est un réflexe impulsif, mais il vise un point sensible, soupira de
manière audible Carsten. Pouvez-vous dire à Francis de me rappeler dès
que possible ?
— Je le ferai. Merci pour l’avertissement.
— Aucun problème. Je détesterais qu’une attaque à moitié bâclée tue un
accord sur lequel j’ai travaillé tant de temps. À plus tard.
— À plus tard.
Martin fixa son sandwich et réfléchit au problème. La décision d’achever
l’accord devait venir de Francis. Et juste après la clôture fructueuse du
rachat tertiaire de John, Francis devait conclure un accord au plus vite.
Maintenant, ils n’étaient pas responsables. Ils ne possédaient pas
Sorgenlos lorsque c’était arrivé. Néanmoins, la réputation de l’entreprise
souffrirait, ce qui était mauvais pour les affaires – qui confiait leurs parents
à des tueurs de grand-mères reconnus ?
Il se rendit dans la cuisine afin de se faire un café. Il y avait même du lait
dans le minuscule frigo, à l’écart des mélanges protéinés de Francis. Il
passa sa tête dehors et vit que Susan n’était pas au téléphone.
— Veux-tu un café ?
— Oui, s’il te plaît ! accepta-t-elle en le rejoignant dans la cuisine.
Comment vas-tu ?
— Oh, je vais bien. Je me demandais seulement où était Francis.
— Il rencontre quelques financiers d’entreprises pour le petit déjeuner.
Martin ajouta du lait dans le pot et commença à le faire mousser, pendant
que Susan sortait deux mugs et des cuillères.
— Une idée de s’il s’agit de Close Brothers ?
— Probablement.
Martin versa le café puis le lait du pichet.
— J’adore ce haut – de Thaïlande ?
— Singapour, répondit-elle en souriant. Je n’ai pas pu résister à cette
couleur.
— Il est assorti à tes yeux. Et je suis autorisé à dire ça, ajouta-t-il en
faisant un clin d’œil.
— C’est vrai ! rit-elle en posant une main sur son bras. Lorsque tu parles
de mes « yeux », je te crois vraiment.
De retour au bureau, il acheva son sandwich puis appela Close Brothers.
Il fut transféré deux fois avant que quelqu’un puisse lui dire que Francis
était dans une salle de réunion. Inventant une excuse quelconque au sujet
d’un appel personnel et urgent, il réussit à les faire interrompre la réunion,
et après quelques minutes, il eut Francis au téléphone.
— Oui ?
— Désolé d’interrompre, mais il y a une urgence en Allemagne
concernant Sorgenlos.
Le nom, avait appris Martin, signifiait « sans regret » ou « sans aucun
souci au monde » ce qui, si l’on pensait aux morts, prenait un sens
totalement différent.
— Carsten a dit qu’il y avait une plainte et une tempête médiatique en
cours. Il veut que tu le rappelles dès que possible.
— Je serai au bureau dans quinze minutes.
Impossible de dire si le dérangement était ok ou s’il allait se faire
engueuler pour ça, mais Martin avait décidé qu’il valait mieux le faire
quand même. Les réunions pouvaient durer une éternité, et l’Allemagne
avait une heure d’avance.
Il rassembla toute la paperasse utile, et les informations de contact, prit
un autre café puis, conscient de la souffrance d’Ian quelques jours plus tôt,
une demi-bouteille d’eau plate. Ian avait bien récupéré, mais il avait juré
qu’il irait mollo sur le café sauf s’il le devait absolument. Tout de même,
Ian avait enfin réussi à s’échapper à Goa pour une semaine, pour il
l’espérait, se détendre, nager, bronzer et probablement se défoncer.
Il entendit des pas précipités dans le couloir et après un coup, sa porte
s’ouvrit. Francis semblait avoir couru depuis le bureau des Close Brothers –
le visage légèrement rougi, ses cheveux dans un désordre sexy et à la mode.
Il ferma la porte avec force.
— Merci pour l’appel. Mets-moi en relation avec Carsten.
Martin composa et puis tendit le téléphone à Francis. Son patron resta au
milieu de la pièce, débordant d’énergie agressive, et Martin ne put
s’empêcher de songer qu’il était vraiment attirant lorsqu’il montrait des
émotions.
Pendant que Carsten mettait à jour Francis, Martin l’observa arpenter son
bureau, la tête légèrement inclinée en avant, le téléphone contre son oreille,
la veste relevée.
— Oui, je suis d’accord. Je vais parler aux chargés de communication à
ce sujet, et je vais prendre la situation en main. Bon boulot, Carsten, tu es
un héros.
Francis tendit le téléphone à Martin.
— Nous avons besoin d’un gars sur place, tout de suite. Si c’était
seulement les médias, je leur dirais d’aller se faire foutre, mais c’est une
double frappe et cela nécessite une réponse plus mesurée. Je dois aller à
Zurich cette semaine et finaliser mes gâteaux surgelés, donc tu vas prendre
un vol, rencontrer Carsten, me tenir au courant, et tu renégocieras l’accord.
— Renégocier ? De quelle façon ?
— Dis à Frau Ohnesorg que ne pas nous avoir parlé de la plainte est une
violation du contrat, et que nous pourrions simplement la laisser tomber
dans cette eau bouillante et la laisser cuire. Que nous ne pouvons pas
risquer ainsi notre réputation, même si nous avons dépensé de l’argent et du
temps sur cet accord.
Les lèvres de Francis remontèrent sur les côtés.
— Après l’avoir fait transpirer un peu au sujet des problèmes qu’elle a
pour avoir essayé de nous doubler, offre-lui une échappatoire. Nous
gèrerons les poursuites, nous gèrerons la presse et nous gèrerons les dégâts
qui en découleront, mais cela va nous coûter cher. Elle va devoir réduire son
prix de quinze pour cent, et elle devrait être reconnaissante que nous
touchions quand même à son entreprise.
Martin le dévisagea.
— Quinze pour cent ?
— Eh bien, nous ignorons ce que va nous coûter cette plainte.
Francis souriait ouvertement à présent.
— J’appellerais le reste une leçon sur l’honnêteté et sur le franc-jeu. Dis-
lui que c’est à prendre ou à laisser. Et que si elle nous laisse, nous la
poursuivrons pour rupture de contrat et nous lui ferons payer une
compensation. Et nous la ferons souffrir.
— Waouh, rit Martin.
Il était soufflé par la confiance et l’agressivité de Francis, sa capacité à
retomber sur ses pieds et à tirer bénéfice d’une situation merdique.
— Ne jamais perdre l’avantage, déclara Francis, souriant toujours.
— Sun Tsu ?
— Oui, je pense que c’était Sun Tsu.
Francis désigna son ordinateur.
— Réserve un vol. Je vous confie ça, à toi et à Carsten. Je ne veux pas
que cet accord tombe à l’eau, parce que c’est une bonne entreprise et que je
la veux, mais ceci nécessite un peu plus de supervision que je le pensais.
Une bonne façon pour toi de te faire les dents, et Carsten sera un vrai atout.
— Eh bien, il facture sept cents dollars de l’heure.
Martin lança le site de la British Airways et sentit Francis s’approcher
alors qu’il entrait les dates. Il restait un vol dans la soirée avec quelques
places, et il décida qu’il pouvait y arriver s’il prenait seulement quelques
affaires à son appart. Il réserva également l’hôtel.
— C’est bon si je…
Il se tourna légèrement et fit pratiquement face à l’aine de son patron, ce
qui le fit déglutir.
— Si je prends quelques heures ? Je dois aller faire ma valise.
Francis se tenant suffisamment près pour une fellation le fit frissonner.
Qu’avait-il demandé ?
— Fais ce qui est nécessaire.
Depuis leurs ébats à Monte-Carlo, Francis était resté quelque part dans
un coin de son esprit. Le bâtard avait beau être irritant, il était également
sexy, et il était impossible d’oublier cette nuit-là, même s’il la regrettait,
même si cela avait été une erreur. Martin cessa de penser. Il se tendit pour
placer ses deux mains sur les hanches de Francis, sentant le tissu fin et la
ceinture de cuir sous ses doigts.
Francis plaça une main contre le front de Martin et le repoussa.
— Non.
Martin n’avait pas envie de le lâcher, mais il le fit. Il baissa les yeux pour
ne pas avoir à regarder Francis, et tourna son fauteuil afin d’achever la
réservation. Hôtel. Vol. Mortifié d’avoir essayé, mais encore plus mortifié
d’avoir été rejeté. Et pourquoi diable Francis ne s’éloignait-il pas
maintenant ? Il déglutit, essayant de se concentrer, mais son cœur battait
trop vite.
— J’ai un accord à conclure.
Francis semblait calme et presque amical.
— Tu sauves l’autre.
— Et ensuite ?
— Qui sait, dit Francis en touchant brièvement son épaule. Appelle-moi
après que tu as vu Carsten.
— Je le ferai.
Ce fut seulement lorsque Francis quitta son bureau que Martin frotta son
visage et se calma. Merde. Tenter de séduire son patron. Dans le bureau.
Pendant les heures de travail. À quoi diable pensait-il ?

Martin était épuisé lorsqu’il arriva à l’hôtel habituel autour de minuit. Il


semblait plus probable que jamais qu’il allait finir par être comme les cons
qui travaillaient sur de la paperasse au bar de l’hôtel jusqu’à plus de minuit.
Pendant l’enregistrement, ils l’informèrent qu’il avait un message en
attente.
Il déchira l’enveloppe et sortit la note manuscrite : Salut Martin, j’espère
que vous avez fait bon voyage. Je suis dans la chambre 110, appelez-moi
quand vous arrivez. Amitiés, CvF.
Martin signa les papiers, puis fit rouler sa valise jusqu’à sa chambre, au
même palier que Carsten, à l’autre bout du couloir. Il suspendit ses
costumes et chemises, puis fit une rapide toilette et se réajusta, avant
d’attraper son téléphone.
— Von Förde ?
— Bonsoir Carsten, c’est Martin. Je viens juste de m’enregistrer pour la
185. Et si nous nous retrouvions au bar dans, disons, cinq minutes ?
— Absolument ! Je serai en bas.
L’avocat semblait inépuisable et fringant. Martin vérifia qu’il n’avait pas
de salade entre les dents du sandwich de la compagnie aérienne et descendit
avec son portable et ses documents.
Carsten était déjà installé dans un coin, sa propre mallette ouverte à ses
côtés. Il se leva et serra la main de Martin.
— Désolé d’avoir perturbé votre journée comme ça. Ceci ne devrait pas
prendre très longtemps.
Ils s’assirent et Martin commanda une bouteille d’eau.
— J’ai pris contact avec cette collègue, et, eh bien, elle semble plutôt
déterminée à poursuivre ça aussi loin qu’elle le peut. C’est le premier cas
qu’elle ait jamais eu qui éveille l’intérêt de la presse. Des carrières sont
faites comme ça, surtout quand vous êtes du côté de l’accusation.
Carsten haussa les épaules.
— Je pense que nous devrions rechercher un accord en dehors de la cour
si nous finissons par l’acheter.
— Francis le veut. Mais il dit que nous devrions les faire payer d’abord
pour rupture de contrat. Ceci aurait dû être dévoilé avant toute chose.
— Oui, c’est un problème non négligeable qui diminue la valeur de
l’actif. Donc nous nous battons sur les deux fronts ?
— Nous le faisons, sourit Martin. Et au sujet de la presse ?
— Pour le moment, c’est « pas de commentaires », donc les histoires sont
sorties à présent. Je suspecte le reste des médias de souffler sur la braise
parce que rien de vraiment horrible ne se passe actuellement, et qu’être
anticapitaliste est de rigueur.
— Et c’est dans la quatrième plus grande économie mondiale. Je dirai
que c’est autodestructeur.
Carsten émit un rire.
— C’est vrai. Notre caractère national est un peu à la Dr Jekyll et M.
Hyde, j’en ai bien peur, et encore pire quand il s’agit d’argent. Notre salut
est que nous pouvons clamer une complète ignorance sur le sujet et leur dire
que nous recherchons nous-mêmes les faits. Tant qu’ils ne déterrent aucune
crasse sur Skeiron, vous vous en sortirez très bien. Le principal problème,
c’est que les médias ne font aucune distinction entre les différents types
d’investisseurs. Un investisseur de croissance est pour eux le même qu’un
fonds vautour ou qu’un fonds souverain, ou même qu’un fond spéculatif.
Donc nos chargés de communications vont essayer d’éduquer certains
médias, mais ils sont, bien sûr, réticents à admettre leur propre ignorance et
continuent à chercher l’histoire.
— D’accord. Pensez-vous que nous devrions faire une conférence de
presse après avoir acheté et lâcher le « pas de commentaires » pour les
problèmes juridiques ? Dire que nous ne pouvons vraiment pas parler d’un
accord qui est en cours ?
— Oui. Une conférence de presse avec vous ou Francis répondant aux
questions serait une bonne chose. Je sais que Francis a un entraînement
médiatique intensif, mais serez-vous capable de le faire si Francis ne le peut
pas ?
— Si vous m’accompagnez à travers ça.
— Les types des relations publiques peuvent vous donner un cours
accéléré. Vous pouvez faire une interview en tête à tête si vous n’aimez pas
l’idée d’avoir toute la mafia en un seul lieu, sourit Carsten. Vous avez toute
ma sympathie.
— D’accord, dit Martin en frottant ses tempes. Parlons au vendeur
demain et sauvons l’accord. Pouvez-vous organiser une réunion informelle
avec votre collègue procureur après ça, puis nous retaperons les contrats et
verrons comment nous pouvons tirer le maximum de ce bazar. Une fois que
l’accord sera signé, nous parlerons à la presse.
— Je ferai ça.
Carsten prit quelques notes pour lui-même, puis rangea les documents
dans sa mallette, pendant que Martin faisait la même chose. Il était trop tard
pour faire plus que se mettre à jour et d’accord sur une ligne de conduite.
Demain, ils y travailleraient avec un esprit beaucoup plus clair.
— Waouh, cette journée a été une montagne russe, soupira profondément
Martin.
— Cela arrive. Quelquefois, un changement significatif arrive à l’actif. Je
viens justement de parler à un collègue qui aidait des investisseurs à acheter
des produits chimiques spécialisés à cinquante kilomètres au nord. Juste
avant qu’ils posent le stylo sur le papier, le hall principal de l’endroit a
explosé – personne n’est mort, mais, eh bien, il y a eu des dégâts
considérables sur place, des dysfonctionnements massifs, et disons-le
franchement, les investisseurs n’étaient plus aussi enthousiastes. Mais
personne ne parle des accords qui tombent à l’eau. Tout ce travail, puis
quelqu’un fait une erreur, et il y a les frais de résiliation.
— Qui ne sont qu’une fraction de ce que ces frais seraient si l’accord
avait été poursuivi, sourit Martin. Je suis toujours confiant pour cette
entreprise. Ce n’est pas de notre faute. C’est seulement la pagaille.
— Je suis complètement d’accord, sourit Carsten avant de commander un
whisky.
Maintenant que le travail était fait, il se détendit un peu plus. Martin se
décida pour une bière allemande et attaqua le bol de cacahuètes qui se
manifesta avec leurs verres.
— Francis a dit que c’était votre premier véritable accord.
— Oh, oui. J’ai identifié la cible.
— Ce qui signifie que vous pourriez travailler avec l’entreprise. Joindre
le comité, recruter le nouveau PDG.
Carsten regarda le bol de cacahuètes avec le regard à fendre l’âme de
quelqu’un qui savait qu’il devrait surveiller son poids, mais en attrapa
ensuite quelques-unes et les mâcha avec plaisir.
— Nous sommes déjà à la recherche d’une nouvelle direction qui
professionnalisera cet équipement et en fera une machine fiable et bien
huilée.
— Quelqu’un avec de l’expérience dans l’expansion des entreprises.
Francis est en Suisse ?
— Il finalise un accord. C’est juste un à côté, d’une valeur de 35 millions
de francs suisses. Une entreprise de petits gâteaux surgelés qui
apparemment est un bon ajout pour une compagnie de produits boulangers
qu’il a acheté il y a trois ans.
— Je me souviens de l’accord, dit Carsten en prenant une gorgée de sa
boisson. Cet endroit était tout près de mettre la clé sur la porte en fait.
Francis l’a tiré d’entre les morts avec ses dents. Je n’ai jamais vu un
mélange aussi finement équilibré d’intimidation et d’entêtement de cochon
pendant des négociations.
Martin rit et jeta un coup d’œil accusateur vers Carsten.
— J’allais boire.
— Allais étant le mot clé, sourit Carsten. Plus sérieusement, cependant,
c’est un négociateur fantastique, s’il s’en donne la peine.
L’avocat acheva son verre.
— Je vous conduirai jusqu’à Sorgenlos demain – donc nous devrions
nous retrouver dans le salon vers huit heures trente. Cela devrait nous
donner du temps pour un petit déjeuner sur le chemin.
— Un petit déjeuner ? Je n’y suis plus vraiment habitué.
— Sauvages.
Carsten leva sa carcasse de son siège, rassembla ses affaires et prit la
direction de l’ascenseur.
Martin secoua la tête et sourit, puis acheva sa bière et appela Francis. Il
était supposé le tenir au courant après la réunion, et il était seulement une
heure du matin à Londres. Ou, s’il était en Suisse, ils étaient dans le même
fuseau horaire.
— De Bracy à l’appareil.
Semblait-il endormi ? Peut-être. La voix semblait plutôt épaisse, comme
s’il somnolait au moins.
— C’est Martin.
Il décrivit le plan à Francis, qui écouta avec attention. Du moins, il n’y
eut aucune question, aucune interruption.
— Ne sois pas trop agressif avec l’avocate. Garde-la calme, pas besoin
de se faire des ennemis à ce stade. Tu peux probablement lui vendre que
nous sommes nous-mêmes des victimes.
— Très bien. Et Frau Ohnesorg ?
— Dis-lui à quel point tu es déçu.
Francis semblait amusé.
— Mets-lui un peu de pression morale, mais gentiment. Nous voulons
toujours son entreprise.
— Jouer sur sa culpabilité ? Je peux faire ça. Autre chose ?
— Non. Tiens-moi seulement au courant.
Était-ce un bâillement réprimé ? Martin était fasciné, en songeant à
Francis ébouriffé et éveillé au lit. L’image de son corps dans un énorme lit,
drapé dans du satin noir, surgit comme dans un spot publicitaire pour un
parfum.
Il avait envie de dire quelque chose – quelque chose de plus personnel
que de parler de l’entreprise – et si cela avait été Alec, cela aurait été facile.
Alec lui répondrait simplement avec quelque chose d’outrageusement sexy.
Mais Francis avait établi clairement qu’il n’y aurait aucune répétition de
Monaco, qu’il garderait les choses professionnelles et qu’il n’y avait rien
qu’il puisse faire. Ils s’étaient rencontrés comme des étrangers, avaient
baisé, et c’était tout.
— Oui.
Martin se sentait défait. Pourquoi Francis avait-il cet effet sur lui ? Il
devrait simplement oublier cette unique nuit.
— Tu vas bien ?
— Oui. Seulement…
Il ne sut pas quoi dire dans ce silence expectatif.
— Seulement fatigué.
— Rattrape un peu de sommeil. Cela va devenir bien pire que ça
maintenant que nous nous rapprochons. Prends du repos dès que tu le peux.
— Je le ferai. Bonne nuit.
Il n’entendit pas le « bonne nuit » de Francis parce qu’il se sentit lâche et
raccrocha le téléphone.
Chapitre 14

Martin passa des journées à naviguer entre l’entreprise, la firme de loi, les
spécialistes en communication et l’accusation. Frau Ohnesorg était
mortifiée par la situation, donc Martin nourrissait sa culpabilité tout en étant
encourageant. Il se sentait méchant, mais Francis avait raison. C’était une
leçon d’honnêteté. Inventer toutes ces conneries sur à quel point elle se
préoccupait des personnes âgées, alors que trois d’elles étaient mortes
inutilement sous sa responsabilité.
Enfin, c’était ce que la procureure lui avait dit. Elle était petite et blonde,
mais elle avait ce côté « ne te fous pas de moi », qui était presque
comiquement amplifié par son rude accent allemand. Martin était tenté de
l’appeler « Meine Kommandantin ». Lorsqu’il en parla à Carsten, l’avocat
s’étouffa presque sur son steak. Martin n’était pas assez fort pour faire un
Heimlich sur un homme aussi costaud, donc il bénit sa chance lorsque
Carsten réussit à reprendre sa respiration.
Les chargés de relation publique parcoururent les couvertures de la presse
et donnèrent leur opinion stratégique. Certains journalistes avaient écrit des
histoires mélodramatiques à faire pleurer au sujet des vieilles dames,
complétées par des portraits interactifs et des déclarations des familles. Un
des journalistes avait carrément blâmé « des coupes budgétaires antérieures
à la vente à un investisseur basé au Royaume-Uni » pour leurs morts, ce qui
était complètement faux, mais suffisant pour obtenir 270 commentaires
outragés sur l’article en ligne.
L’un des chargés des relations publiques lui enseigna quoi dire, et ils
organisèrent une fausse interview, et après coup il félicita Martin pour s’être
montré « plutôt convaincant ».
Puis vint le temps de se salir les mains. Avec l’aide de Carsten, ils
poussèrent Frau Ohnesorg à baisser de quinze pour cent. Ils appelèrent
Francis à Zurich, qui rit lorsqu’il lui raconta l’histoire.
— Est-ce que je t’ai déjà entendu si content de toi ?
— Aucune idée.
Martin souriait tellement qu’il avait l’impression d’avoir une crampe au
visage.
— Elle a tout avalé, le crochet, la ligne, et le plomb, et elle était toujours
reconnaissante que nous débarrassions ce foutoir de ses mains.
— Bon boulot. Comment va Carsten ?
— Il travaille sur les contrats pendant que nous parlons.
— Est-ce que tu as son adresse actuelle ? J’ignore quel bureau il utilise
actuellement.
— Il vit à l’hôtel.
— Ah, bien. As-tu des allergies ?
— Hum, non pas à ma connaissance.
— Je suis sur le point d’aller dîner… appelle-moi demain.
— D’accord.
La fin de ces appels ressemblait toujours à une perte. Parler du boulot, les
rares éloges lui donnaient l’impression qu’il existait une connexion. Il
espérait que Francis ressentait la même chose, espérait que ce qu’il sentait
était un dégel graduel envers lui.
Tu tombes si facilement pour les hommes qui sont gentils avec toi.
Alec l’avait prévenu qu’il tombait amoureux de Francis. Francis l’avait
prévenu qu’Alec était un connard. Dans les deux cas, il était déjà allé trop
loin. Il était en mer, sentant les courants, mais il nageait vraiment au lieu
d’être tiré vers l’obscurité. N’est-ce pas ?

Son téléphone sonna pour l’avertir de se réveiller. Martin leva le combiné et


le raccrocha, puis tendit la main vers sa montre. Mais la montre clamait
qu’il était sept heures. Le réveil était programmé pour sept heures trente.
Donc ce n’était pas le réveil. Promptement, le téléphone sonna à nouveau.
— David.
— Bonjour, dit la voix du toujours joyeux Carsten. Est-ce que tu as bien
dormi ?
— Hum. Jusqu’à maintenant, oui. Désolé. J’étais… Je pensais que c’était
le réveil.
— Désolé pour le réveil brutal. Est-ce que tu veux descendre pour le petit
déjeuner ? Il y a une surprise.
— Accorde-moi quelques minutes, je ne suis pas tout à fait là encore. Je
serai en bas dans… vingt minutes.
Une surprise. À part s’il s’agissait d’une infirmière tueuse en série à
Sorgenlos, il s’en moquait. Pas avant le café.
Lorsqu’il descendit au rez-de-chaussée, Carsten était dans la salle du petit
déjeuner, entouré de boîtes, comme un énorme enfant assiégé par des
cadeaux de Noël. Carsten lui fit signe en souriant comme un idiot.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Des gâteaux.
Carsten ouvrit une boîte pour révéler une chose crémeuse au chocolat qui
semblait appétissante et complètement inadéquate pour le petit déjeuner.
— Il s’agit de dix gâteaux, tous différents.
— Qu’est-ce que… Francis.
— C’est sa façon de nous dire qu’il a conclu cet accord.
Carsten émit un rire profond.
— Il le fait avec style, ce bon vieux Francis, n’est-ce pas ?
— Qui est supposé manger tout ça ?
— Ce n’est pas le but, dit Carsten en vérifiant les boîtes. Peut-être qu’il
ne pouvait pas décider lequel envoyer.
— Oui. Il m’a demandé si j’étais allergique à quelque chose, dit Martin
en s’asseyant et en secouant la tête. J’aurais dû deviner.
— Fraise ? demanda Carsten.
— D’accord, allons-y. Mon entraîneur personnel n’est pas là pour me
dire que tous les acides gras saturés et les glucides sont mauvais pour moi.
— Avec toutes ces fraises, je pense que celui-ci se qualifie comme une
salade de fruits au lieu d’un gâteau.
— Je reconnais bien là une formation juridique coûteuse et vous salue,
monsieur.
Martin pêcha son téléphone dans sa poche et appela rapidement Francis.
La réponse fut également prompte.
— Salut, Martin. Je suppose que le colis est arrivé ?
— Oui. N’as-tu aucune pitié ? Carsten prévoyait de se mettre au régime.
— Dis-lui qu’il est très bien. Je ne peux pas l’imaginer mince.
Francis semblait incroyablement fatigué.
— Je recommande celui fourré à la noisette. Ils se gardent deux jours,
mais doivent se mettre au frigo.
— Je vais arranger ça. Merci, c’était inattendu.
— Simplement un test pour notre service de livraison de nuit.
— Je suis certain que cela va être un succès.
— Génial. J’espère que cela ne t’ennuie pas, mais je vais aller me
coucher. Je te rappellerai lorsque je serai cohérent.
— Tu me sembles plutôt cohérent.
— Parce que tu n’es pas très cohérent toi-même. Profite des gâteaux et
oblige Carsten à en manger deux. Je l’ai déjà vu en manger trois, cela ne
devrait pas être une tâche difficile pour un tel gaillard.
— D’accord, rit Martin. Bonne nuit.
Les gâteaux étaient très bons, et il se sentit absolument décadent en
prenant une bouchée de chacun d’eux. Carsten se jeta avec enthousiasme
dans une tentative de faire plus que goûter. Le fourrage à la noisette était
excellent, comme celui citron-noix de coco.
Martin releva ses manches et se replongea dans le travail d’audit. Les
bilans financiers révélaient que Sorgenlos GmbH avait embauché seulement
récemment des comptables dignes de ce nom. Avant ça, c’était un vrai
chaos, et ils devaient reconstruire péniblement l’état de l’entreprise. Sa vie
se résumait à se lever, se mettre au travail, se faire livrer de la nourriture, et
travailler plus. Rencontrer des banquiers, organiser l’accord, négocier, et
lire à nouveau toute la paperasse.
Un matin, alors qu’il se préparait à se rendre au travail, son téléphone
sonna. Numéro inconnu.
— Martin David, j’écoute.
— Salut Martin.
La voix était familière, mais il ne put la replacer immédiatement.
— Je suis à Londres, mais ta firme dit que tu es à Düsseldorf.
Alec.
— Je travaille sur un accord. C’est un vrai désastre, donc je suis sur le
terrain, et je fouille dans le grenier afin de trouver plus de cadavres.
— Adorable.
Alec devait être assis dans un café, car il y avait des tintements de
vaisselles en fond, et des voix.
— Tu es heureux, alors ?
— Oh, oui. C’est dur, mais j’adore le boulot.
— C’est agréable à entendre.
La voix d’Alec devint plus intime, et Martin l’imagina se pencher en
avant pour masquer la conversation.
— Je pourrais être à Düsseldorf cet après-midi.
— Change pour la soirée et je viendrai te récupérer.
Il n’y réfléchit pas à deux fois. Ni même une seule fois. Alec offrait du
sexe ? Il était partant. Il avait travaillé suffisamment dur pour se prendre
une nuit de repos.
— Tu pourrais avoir à m’apprendre à nouveau comment baiser. Je ne
pense pas que je m’en souvienne.
Alec éclata de son rire sensuel.
— Ce sera un plaisir de te le rappeler.

Quand Martin vérifia les écrans des arrivées, il n’y avait aucun vol en
provenance de l’aéroport de Londres arrivant à dix-neuf heures, ce qui était
l’heure à laquelle Alec avait dit arriver. Il y avait une connexion depuis
Francfort, cependant, donc il s’installa et attendit que l’avion soit autorisé à
débarquer.
Son téléphone sonna.
— Je suis sorti. Où es-tu ?
— Assis près de la boulangerie.
Martin se leva et regarda autour de lui. Bien sûr, Alec s’était matérialisé,
un sac de week-end balancé sur son épaule, portant un costume classique à
fines rayures avec une veste, mais la cravate était suffisamment lâche pour
suggérer que le bouton du haut était défait. Ce qui, à la mode typique
d’Alec, était complètement organisé et incroyablement sexy.
Martin ne savait pas comment l’accueillir parmi des étrangers dans un
pays étranger, mais Alec répondit à la question en le serrant dans ses bras et
en l’embrassant sur les lèvres. Le cœur de Martin bondit violemment dans
sa poitrine, eh oui, le manque était là et une faim pour le rire d’Alec, son
corps, ses taquineries gentilles.
— Hé. C’est bon de te voir.
Aussi proche de lui, Martin pouvait dire qu’Alec était à moitié dur.
— Je n’ai pas pu trouver ton vol. Je pensais que c’était de Londres à
Düsseldorf, mais celui-ci n’est que dans une heure.
— Ce n’était pas ça.
— Est-ce que tu as volé via Cologne ou Francfort ?
— Non, tous les vols étaient sur le tableau d’affichage.
Alec sourit et désigna de la tête l’endroit d’où il venait.
— J’ai emprunté l’avion et le pilote de l’un de mes clients.
— N’est-ce pas effroyablement coûteux ?
— Eh bien, si sa femme peut le prendre jusqu’à New York pour du
shopping, je peux le prendre pour Londres pour affaires.
Martin guida Alec hors du hall vers la voiture. Le chauffeur sortit et plaça
le sac d’Alec dans le coffre.
— Est-ce que ces bonus viennent avec le boulot ?
— … Ou est-ce que je les ai gagnés d’une manière moralement
répréhensible ? rit Alec. Oui, je suppose que c’est le cas.
— Je n’ai pas dit ça.
— Mais tu l’as pensé.
— Hôtel ou restaurant ?
— Restaurant. Je doute que les Allemands soient aussi aptes à
m’empoisonner que les Britanniques. J’ai eu un déjeuner dans cet endroit
où le chef est plus un docteur en chimie qu’un cuisinier. Horrible.
— De la cuisine moléculaire ? Pourquoi es-tu allé là-bas ?
— Mon contact pensait que c’était chic. Les gens vont dans de tels
restaurants lorsqu’ils n’ont pas vraiment faim, donc ils payent un idiot
étoilé au guide Michelin pour jouer avec leur nourriture jusqu’à ce que plus
personne ne veuille manger la chose.
— J’ai trouvé un grill. Rien de coûteux ou de chic, mais c’est là où
j’obtiens mes protéines.
— Pauvre et affamé Martin. Je te donnerai un complément de protéines –
après dîner.
Martin espérait seulement que l’anglais du chauffeur n’était pas
suffisamment bon pour comprendre le sous-entendu.
La seule chose vraiment mauvaise au sujet du restaurant était le décor qui
semblait sortir de l’imagination fiévreuse d’un Allemand qui avait
cauchemardé du Texas et avait ensuite payé un Japonais pour capturer ça.
La musique country élevait cette horreur à son comble. Néanmoins, les
steaks étaient énormes et parfaitement cuits.
Alec prit tout ça avec un soupçon d’ironie – l’homme qui empruntait un
avion pour affaire, assis dans une restitution Disney bon marché de
restaurant.
— Tu apprendras à aimer les Allemands. Quand ils sont amateurs, ils
sont amateurs de la pire des façons.
— Oui. Lorsque nous avons trouvé cet endroit, je pensais que mon
contact plaisantait.
L’idée de Carsten. Cet endroit était ouvert à des heures correspondant à
leur emploi du temps.
— Donc tu as simplement emprunté l’avion. Mais n’est-ce pas étrange
qu’il te traite comme si tu étais sa femme ? En te prêtant cet avion ?
— J’ose espérer que nous avons plus de sexe, rit Alec. Mais il est l’un de
mes associés les plus proches et les plus dignes de confiance.
— Êtes-vous des amants réguliers ?
Alec était-il plus qu’un opportuniste, en baisant tout ce qui était
disponible ?
— Depuis combien de temps avez-vous cet arrangement ?
— Quelques années.
— Et tu es heureux avec ça ? Je veux dire, et si tu étais tombé amoureux
de lui ?
Alec posa sa fourchette.
— L’amour est un si gros mot. Tu peux avoir tout l’amusement du monde
et être loyal, et ensuite ces cinq petites lettres entrent dans l’équation et tout
devient étrange.
Il étudia Martin.
— Nous avons quelque chose de régulier en cours, mais nous ne sommes
ni exclusifs ni officiels, et définitivement pas sur le point de nous marier
prochainement. Cette fichue burqa se mettrait au travers de ma route.
Martin rit et Alec se joignit à lui.
— Alors, comment se passe ton projet Francis ? Oh, je peux voir. Le
mauvais béguin s’est transformé en béguin encore pire.
— Il est toujours mon patron, grimaça Martin.
— Ce qui… aide ? N’aide pas ?
— Si je pouvais le savoir.
Martin fit signe au serveur d’approcher.
— Die Rechnung bitte.
Passer du temps dans le pays avait amélioré son allemand.
— Francis est fidèle à lui-même. Il y a eu un développement inattendu,
cependant.
— Comme quoi ? s’enquit Alec en se penchant en avant, les yeux
luisants de plaisir ? Joie ?
— Nous avons couché ensemble. Nous étions tous les deux ivres. C’était
après une conférence. Il s’est pointé brusquement et m’a embrassé sur la
plage.
— Était-ce romantique ?
— J’étais trop ivre pour le dire.
Martin secoua la tête, riant doucement.
— Tu penses que je suis un véritable crétin, n’est-ce pas ?
— Même les meilleurs peuvent être idiots quand les hormones prennent
le dessus. Il est agréable à regarder. Le sexe en valait-il la peine ?
— Oui, nous nous sommes bien entendus.
Alec rit.
— D’accord, je ne suis plus intéressé par lui. Je suis dans le jeu depuis
trop longtemps pour me contenter d’un « bien ».
Il leva les yeux lorsque le serveur arriva et Martin plaça sa carte sur la
table. Le serveur disparut pour apporter un terminal, et il tapa son code.
Ajouta un pourboire, et ils eurent finis.
— Tu étais intéressé par Francis ?
— Plus curieux qu’intéressé.
Alec ouvrit la porte pour lui et ils traversèrent le parking.
— Curieux à quel sujet ?
— Jusqu’où serait-il capable d’aller ? J’apprécie les hommes déterminés.
Cependant, j’ai tendance à les apprécier plus comme adversaires que
partenaires sexuels. Mais ce serait agréable si je pouvais avoir les deux.
Il pouvait parfaitement comprendre ça. Francis n’appréciait pas Alec, pas
du tout. Tout de même, la pensée d’eux deux au lit ensemble était excitante.
— Et comment aurais-tu organisé ça ?
— Humm. En lui disant que le sexe est la récompense pour quelque
chose qu’il veut désespérément. Ou en relâchant sa garde. Il y a toujours
des moyens.
— Comme tu l’as fait avec moi.
— Comme je l’ai fait avec toi.
Pas un soupçon de honte au sujet des drogues ou de l’alcool. Dans
l’esprit d’Alec, tout ça était complètement légitime, peut-être simplement
l’un de ses nombreux fantasmes obscènes, juste une différente saveur de
sexe, si Martin voyait juste.
— C’est cependant intéressant qu’il joue sur ce terrain. Je me posais la
question à ce sujet.
— Alors que tu m’as percé à jour immédiatement.
— Ce n’était pas difficile.
Dans la voiture, Alec se pencha et l’attira dans un baiser, sa main se
posant immédiatement sur son aine. Martin vit les yeux du chauffeur
s’écarquiller sous le choc, et la voiture fit une embardée notable. Puis la
langue d’Alec fut entre ses lèvres et le besoin refoulé remonta, parce que,
bon sang, Alec le touchait exactement de la bonne façon – pas trop tendre,
assez pour l’exciter férocement, mais pas assez pour lui permettre de jouir.
— Je veux que tu penses à ce que tu feras avec ça.
— J’ai… une idée.
— Bien. Cela promet d’être intéressant.
Puis Alec plongea pour frotter son visage contre le sexe de Martin, le
faisant grogner. La voiture fit un nouvel écart, mais toute tentative pour
repousser Alec fut futile. Tout ce qu’Alec fit fut de respirer et de se nicher,
et tracer les contours de son sexe avec ses dents à travers le vêtement. Le
chauffeur pensait probablement que c’était une fellation, et peut-être, juste
peut-être, que l’horreur du chauffeur en valait presque une.
Chapitre 15

Sans surprise, Martin fut en retard le lendemain pour travailler, et parcourir


la paperasse fut pénible – pas seulement parce qu’il devait être assis.
Fatigué et exalté par le sexe en même temps, il se rappelait trop bien leurs
petits jeux, oscillant entre pouvoir, humiliation, besoin sauvage, et juste un
soupçon de violence. Ils n’avaient pas utilisé de préservatifs, ce qui avait
rendu les choses plus intenses, plus réelles. Alec était un être sorti d’un film
porno, écrit, casté et produit exclusivement pour Martin David.
Il travailla sur la paperasse, mais réalisa tardivement qu’il l’avait
simplement triée par date et priorité, tandis qu’il imaginait Alec drapé sur
son lit d’hôtel, toujours endormi et bien baisé.
Il se dirigea vers l’endroit où Carsten travaillait – le pauvre devait étudier
plusieurs livres de loi de la taille d’annuaires concernant les maisons de
santé.
— Salut.
L’avocat leva les yeux.
— Quoi de neuf ? Un peu tôt pour le café, n’est-ce pas ?
— Je pense que je vais rentrer à l’hôtel. Je ne me sens pas très bien. Pas
très bien dormi, non plus.
Ce qu’il voulait vraiment dire, c’est qu’il allait dormir uniquement pour
récupérer pour une autre baise.
— Tu penses que tu peux t’en sortir sans moi ?
— Bien sûr. Prend-soin de toi. Si tu as besoin d’un interprète…
— Je t’appellerai. Non, on dirait simplement un estomac contrarié. Je
devrais aller mieux avec un peu de repos et du thé.
C’était mentir, mais bon sang, il était trop crevé pour travailler. Ce n’était
pas qu’une question de sexe, mais bien sûr le sexe l’avait mis dans cet état.
— Je te vois demain ou dimanche au plus tard ?
— Préviens-moi quand tu te sentiras mieux. Repose-toi bien.
Martin prit un taxi pour rentrer à l’hôtel et ne fut pas déçu lorsqu’il vit
Alec étendu dans l’énorme baignoire, lisant le Financial Times
Deutschland, de la même couleur rose que l’édition anglaise. Alec laissa
simplement sa tête retomber en arrière pour lui jeter un coup d’œil.
— Tu as oublié quelque chose ?
— Non, dit Martin en retirant sa veste. J’ai l’imagination bien trop
vivace.
— J’aime ton imagination. Approche-toi ou je vais me faire un torticolis.
Le Financial Times prit un peu l’eau, mais qui s’en préoccupait, quand
Alec le suçait, nu, humide comme il l’était, les cheveux trempés, et Martin
faillit entrer simplement dans la baignoire avec lui, ruiner le costume par
l’étrange exaltation d’être habillé quand Alec était nu.
Plus tard, ils se retrouvèrent allongés sur le lit, Alec caressant les
cheveux de Martin avec des doigts paresseux.
— Comment se passent les choses pour toi ?
— Oh, bien. Je fais cet accord ici. Francis travaille sur un accord lié à
l’alimentaire en Suisse, et John vient juste d’acheter cette entreprise
automobile en tertiaire. Nous payons plein pot celle-ci.
— Oui, les prix sont outrageants.
— Et il n’a pas été dur en affaires, d’après ce que j’ai entendu.
Martin ferma les yeux, savourant la caresse.
— Certains disent que nous surpayons en guise de faveur.
— Oh, John se montrant agressif pour établir sa marque contre Francis ?
rit Alec. Il fallait s’y attendre. Et au sujet de Skeiron ? Francis va-t-il
acheter Williams ?
— D’après ce que j’ai entendu, Gleeman Capital Markets met
actuellement en place notre introduction en bourse.
— Vous allez en bourse ? Cela va causer des difficultés à Francis pour
acheter l’entreprise.
— Il déteste ça. Les capitaux privés sont appelés privés parce qu’ils
restent privés. Qu’avons-nous à gagner sur le marché boursier ?
— Quelques centaines de millions de livres en liquidité ?
Martin acquiesça.
— Mais nous venons de clore un fond. Nous n’avons pas besoin de cet
argent. D’accord, tout le monde pense que nous devrions élever le niveau de
nos échanges et acheter de plus grosses entreprises, mais nous n’en sommes
vraiment pas là. Nous sommes dans la moitié inférieure du marché. Un tel
changement de stratégie requiert des compétences différentes, des gens
différents.
— Comme John. Il a travaillé pour une firme plus importante, dit Alec en
pinçant les lèvres. Williams veut monter sur le marché.
— C’est un bon résumé. Francis est heureux en achetant des plus petites
entreprises et en les transformant en grandes entreprises. Il dit que c’est ce
qu’il connaît.
— Ce n’est pas vrai, en fait.
Alec se déplaça pour regarder son visage, et un sourire suffisant incurva
ses lèvres.
— Francis est, au plus profond, un homme qui sauve des entreprises
foutues. C’est un restructurateur. Ses meilleurs accords concernent l’achat
d’une entreprise presque perdue pour un penny et sa transformation jusqu’à
ce qu’elle devienne ce qu’il veut qu’elle devienne, puis sa vente pour de
gros billets. Il peut faire les autres choses aussi, l’achat, la croissance et la
vente. Il est versatile, mais je pense qu’il prend son pied en remodelant
complètement quelque chose à son image.
— Oh.
— Jette un coup d’œil à ses accords passés. Francis a des compétences
opérationnelles. Des hommes comme John engagent simplement des
compétences extérieures, mais Francis peut vraiment le faire, comme à
l’époque où le travail n’était pas encore externalisé vers les gars de l’audit.
Martin rit. Ceci expliquait pourquoi Francis s’impliquait si profondément
dans chaque entreprise. Expliquait pourquoi il connaissait tout sur elles et
ses dons stratégiques avaient été prouvés encore et encore depuis que
Martin avait été en position de l’observer.

Le téléphone sonna tard dans l’après-midi, pendant que Martin était sur
Alec et se déplaçait lentement sur son sexe. Martin essaya d’ignorer le
téléphone, mais c’était difficile, car il n’arrêtait pas de sonner, et il ne
voulait pas arrêter ceci non plus, parce qu’Alec le masturbait agréablement.
— La ferme, rugit Martin vers le téléphone lorsqu’il continua à sonner et
Alec sous lui rit, d’un ton faible. Pourquoi maintenant ?
— La probabilité d’être interrompue est proportionnelle avec le nombre
de fois où nous baisons.
Alec utilisa sa voix de banquier, et Martin grogna lorsque le téléphone
sonna à nouveau.
— Merde. Ne bouge pas.
— Je ne peux pas, je suis attaché à la tête de lit.
— Oui ! dit Martin en décrochant le téléphone.
— Salut, Martin. Carsten a dit que tu étais malade.
Francis. Sobre, décontracté. Putain. Demandant des comptes sur ses
mensonges alors qu’il se faisait porter pâle.
— Je suis… J’ai seulement mangé quelque chose qui n’est pas passé.
Sur ce, la poitrine d’Alec vibra d’un rire silencieux.
— Es-tu suffisamment bien pour descendre ?
— Pourquoi, tu es…, déglutit Martin. Tu es là ?
— Oui. Je suis au bar.
— D’accord. Juste une minute.
Oh, putain. Putain. Putain.
— À plus tard.
Martin posa le combiné qui glissa du réceptacle et il dut se pencher pour
le remettre correctement.
— Putain.
— Inestimable, rit Alec. Alors, baise-moi et puis dis coucou à… Ah !
Martin montra les dents et se déplaça brutalement et rapidement, si
brutalement en fait qu’Alec ne trouva pas assez de souffle pour se moquer
de lui.
Ils étaient tous les deux en sueur et pantelants après-coup, et partagèrent
la douche, où ils s’embrassèrent et se touchèrent, mais Martin était
maintenant agité, et il s’essuya rapidement avant de glisser dans un tee-shirt
et un jean.
— J’ai besoin d’une bonne excuse.
— Que tu as mangé quelque chose de mauvais ?
— Qu’est-ce que je lui dis ?
— Dis-lui que tu as pris un jour de congé.
— Non. Nous ne prenons pas de vacances, pas en plein accord.
— Pourquoi pas que tu as un prostitué dans ton lit parce qu’il ne te baise
pas assez souvent,
— C’était seulement une fois, et c’était un accident.
— Vraiment, sourit Alec avant de commencer à s’habiller.
— Où est-ce que tu vas,
— Je vais me prendre un verre, MOI aussi. Ton patron n’a pas à savoir
que j’étais la chose mauvaise que tu as mangée. Détends-toi.
— Oh Seigneur. D’accord. Merde.
Martin quitta la chambre d’hôtel et se dirigea vers le rez-de-chaussée.
Francis remarquerait qu’il était fraîchement douché et tiré du lit. Son patron
le déchiffrait bien trop facilement.
Francis était assis au bar. Le portable à côté de lui était fermé, sa sacoche
était posée sur l’autre tabouret, pendant qu’il buvait ce qui ressemblait à de
l’eau. Puis Martin vit l’étiquette de la bouteille. De l’eau tonique. Il ne
pouvait pas supporter ça.
— Bonsoir.
Francis se tourna à moitié sur le tabouret et lui offrit un hochement de
tête et un sourire.
— Bonsoir Martin. Tu vas bien ?
— Oui, simplement surpris.
Martin s’installa et se commanda une eau plate.
— Je prévoyais de me mettre à jour avec toi au sujet de l’accord. Nous
n’en avons pas eu l’occasion jusqu’à récemment.
— Non. Ce ne sont que des questions réglementaires. Ceci est la chose la
plus complexe que j’aie jamais faite.
— Après celui-ci, tous les autres accords te sembleront modérément
faciles.
Martin lui fit un sourire un peu fragile. Il était toujours épuisé, et depuis
qu’Alec était arrivé, l’épuisement mental était couplé à une fatigue
physique.
— Les gâteaux… C’était une surprise.
— J’ai pensé que Carsten aimerait ces gâteaux. Il s’est vraiment donné à
fond, et nous savons qu’il aime la nourriture.
Francis se versa le reste de la bouteille.
— Si tu te sens bien demain, j’aimerais voir ce que tu as fait jusque-là. Je
prendrais l’avion lundi. Je dois préparer une sortie.
— Quel genre de sortie ?
— Investisseur stratégique. L’entreprise n’atteint pas le seuil critique
pour être rendue publique, donc je vais rencontrer le PDG et le comité afin
de voir ce que nous pouvons faire en termes d’ajustements de stratégie. Je
sais qu’ils ont des connexions avec des acheteurs potentiels – des vieux
amis et des ennemis – donc je vais tâter le terrain pour m’assurer que nous
obtenions une bonne sortie qui rend tout le monde heureux. Ou aussi
heureux que tout le monde puisse l’être.
— Francis.
Martin inspira et n’était pas tout à fait certain de savoir comment exhaler
à nouveau.
— Alec Berger est ici. Il est arrivé dans un jet privé il y a deux heures.
Voilà. Il se sentait comme un traître et un tricheur et un million de
mauvaises choses en plus d’être un menteur. Après tout, il avait récemment
promis à Francis qu’il avait arrêté de voir Alec.
Francis haussa un sourcil, mais le reste de son visage aurait pu gagner un
tournoi de poker.
— Et où est-il ?
— Je pense qu’il nous rejoindra au bar. Il l’a dit.
— Très bien.
Francis demanda une autre eau tonique pour lui. Plus de discussion
professionnelle. Plus de discussion du tout.
Après environ dix minutes d’un silence désagréable, Alec apparut dans
son costume trois-pièces, comme pour imiter Francis.
— M. de Bracy.
— M. Berger. C’est agréable de vous revoir. Un plaisir inattendu.
— J’ai essayé de mettre au point une réunion, mais votre assistant
personnel a dit que vous étiez à Zurich pour affaires ?
— Oui, j’ai acheté Berggold SA.
— Berggold. Ma tante m’achetait toujours leurs gâteaux. Qu’allez-vous
faire de ça ?
— Apprendre à la Chine et au Japon à quoi ressemble un vrai gâteau
européen.
— Une expansion alors.
— Oui. C’est un très bon complément pour une entreprise de produits
boulangers que j’ai achetée il y a un moment. Un effet synergique
considérable.
— C’était…
— Stängli.
— Oui. Bon sang. Tous mes coups de cœur d’enfants.
Alec montra le bar et Francis indiqua qu’il était bienvenu pour se joindre
à eux. Il déplaça même sa mallette d’ordinateur.
— Alors, qu’est-ce qui vous intéresse en Allemagne ? demanda Francis.
— Oh, seulement un intérêt personnel. Je suis sur le point de rentrer à
Dubaï. J’ai récupéré quelques paperasses et courses à Londres, et vu que
Martin est ici, j’ai pensé que nous pouvions discuter et dîner.
Francis ne commenta pas le mensonge outrancier.
— Quand repartez-vous ?
— Tôt demain.
— C’est dommage. Nous aurions pu dîner demain soir.
— Ah, bonne idée, mais je dois être rentré demain. Peut-être une autre
fois ?
— Oui, une autre fois.
Martin resta silencieux. Il paraissait suffisamment misérable pour rendre
son histoire d’estomac contrarié crédible.
Moins d’une heure plus tard, Alec était de retour dans la chambre.
— Est-ce que tu pars demain ?
— Oui. Je ne veux pas te causer de problèmes.
Alec déboutonna sa veste.
— Il n’est pas heureux que je sois ici, donc je ne vais pas pousser le
bouchon trop loin. Tu vas être un bon petit Associé, et tu seras pardonné.
— C’est seulement… putain.
Martin frotta son visage.
— C’est comme d’avoir mon père désapprobateur dans la chambre à
côté.
— Il n’est pas au même étage. J’ai vérifié.
Alec fit une pause et le regarda.
— Et ton père ne serait pas jaloux.
— Quoi ?
— D’accord, cette jalousie pourrait être plus professionnelle que
personnelle, mais cela mérite réflexion.
Alec se déshabilla et glissa dans le lit. Martin n’était pas d’humeur pour
du sexe, mais il se glissa près de lui, juste pour sentir la peau douce d’Alec
et son odeur.
Alec passa un bras autour de lui et l’attira plus près afin que Martin
vienne reposer sur sa poitrine.
— Une dernière chose… tu m’as promis ces dossiers.
— Je l’ai fait, grimaça Martin. Je ne peux pas faire ça. Je sais que j’ai été
honnête et probablement trop ouvert au sujet de tout ceci, mais…
La main d’Alec se resserra sur son épaule.
— Pourquoi est-ce que cela t’intéresse de toute façon ?
— Je te le demande. Nous avions un accord.
« Accord » étant le mot clé dans un monde où les accords étaient tout ce
dont se souciaient les gens.
— Si tu as peur de perdre ton travail, je peux te placer dans un meilleur
endroit. Tu pourrais me rejoindre à Dubaï.
— J’aime le travail ici.
Martin se dégagea et s’allongea sur le dos, jetant des coups d’œil
obliques vers Alec, qui se tourna pour se reposer sur son coude.
— J’ai les dossiers, mais ce n’est pas bien de les faire sortir. Si tu en
parlais à Williams, je suis certain qu’il te dirait plus que ce que nous avons
déjà dévoilé.
— Martin. Je veux les données brutes. Je ne veux plus d’arguments de
ventes. Williams me baratinerait pour l’argent pétrolier. Tu sais ça. Tu es la
seule personne à Skeiron de qui je peux obtenir la vérité.
— Oui, et je comprends ton point de vue. Vraiment.
Martin déglutit. Merde. Ceci ressemblait vraiment à une rupture. C’était
devenu tellement personnel depuis qu’ils avaient commencé à coucher
ensemble.
— Je ne peux pas faire ça. Je ne dis pas que tu trahirais cette confiance,
mais… merde, j’abuserais de la confiance de mes collègues.
— Tu pourrais me rejoindre. Penses-y. Je doublerai ton salaire, aucun
problème. La vie à Dubaï n’est pas mal du tout. Tu peux même être gay si
tu es prudent.
— Je ne peux pas concevoir d’avoir à me cacher. Cette charia me fout la
trouille.
Martin inspira. Et Alec comme patron ? Il n’était pas certain de ça non
plus.
— Tu serais protégé par des hauts placés. Je le suis.
Alec étudia son visage.
— Bon sang, grogna-t-il en secouant la tête. Merde. Je pensais que nous
avions quelque chose.
— Quel « quelque chose » ?
— Je pensais que nous tombions amoureux.
Alec se redressa et alluma la lampe sur la table de nuit.
— Alec…
Alec mit sa montre, puis le regarda.
— Je pensais que nous construisions quelque chose pour nous. J’ai mal
compris.
— Est-ce pour ça que tu es venu ici ?
— Pourquoi à ton avis ?
Alec semblait si déçu que cela serra le cœur de Martin. Merde. Tous deux
s’étaient trop impliqués, même s’ils n’avaient jamais parlé d’émotions. Cela
avait été entièrement physique, un échange de plaisir, plus, bien sûr, le
badinage, le respect, les encouragements. Alec avait tant investi en lui, et
Martin se sentait comme un connard de le rembourser ainsi.
Alec s’habilla dans un costume, et ce fut comme s’il n’était même plus
dans la pièce désormais. Plus Martin restait sans rien dire, plus ils
s’éloignaient, comme si ceci avait ouvert une faille qu’aucune quantité de
sexe ne pouvait combler.
— Je ne peux pas te donner ces données.
— Ce n’est plus au sujet de ces rapports.
Alec se tourna, sa veste en main.
— Tu ne me fais pas confiance, et c’est la base pour quelque chose. Je
pouvais t’aider. Je l’ai déjà fait. Et tu ne me fais pas confiance.
Le visage d’Alec ne trahissait pas autant sa blessure que sa voix.
— Ce n’est pas comme ça que tu traites un amant.
Martin grimaça et se redressa. Il voulait calmer Alec, lui dire qu’il lui
faisait confiance… lui faisait suffisamment confiance pour avoir du sexe
sans protection, lui faisait confiance physiquement du moins, mais il aurait
l’air d’un vrai trou du cul s’il faisait ça.
— Je suis désolé. Je t’apprécie et… Je pense que tu as quelque chose,
nous aurions pu… être quelque chose.
C’était le plus loin qu’il pouvait aller, le plus loin pour admettre ses
sentiments parce que lorsqu’il était tombé amoureux les premières fois et
qu’il l’avait dit, il avait été blessé et il ne l’avait seulement dit que lorsqu’il
en était complètement certain. Ce qui n’était pas arrivé depuis des années. Il
aurait pu, avec Alec, mais il n’en était pas encore là, et maintenant il ne le
serait jamais. Était-ce un béguin, une amitié, ou de l’amour, ou simplement
le meilleur sexe qu’il ait jamais eu ?
Alec sembla attendre plus, peut-être une excuse, peut-être que Martin se
lève et supplie son pardon, mais Martin ne pouvait pas faire ça. Il ne
pouvait pas dire à Alec qu’il l’aimait, parce qu’il n’en était pas certain, et il
ne pouvait pas donner les dossiers en guise d’excuses.
— C’est fini, alors.
— Je suis désolé, grimaça Martin.
Alec prit une grande inspiration, saisit son sac de voyage et se dirigea
vers la porte.
— Aucune importance. Tu feras ton propre chemin, sans aucun doute.
Prends soin de toi. C’était amusant.
Martin s’allongea avec un grognement lorsque la porte se referma. Il
pouvait toujours courir après Alec. Son avion prendrait un moment avant
d’être prêt. Peut-être que les pilotes avaient besoin d’être réveillés avant. Il
pouvait toujours le rattraper.
Mais peut-être que c’était mieux ainsi – plus de conflits d’intérêts, plus
d’échanges de données, plus de discussion au sujet de Skeiron. Il séparerait
enfin sa vie de son travail, même si cela faisait mal et même si Alec lui
manquerait. Merde. Il détestait la décision qu’il venait de prendre. Ils
auraient pu être quelque chose. Ils l’étaient peut-être déjà. Impossible que
cela ait été seulement au sujet de ces rapports.

Martin garda son regard baissé sur son assiette d’œufs brouillés amorphes et
de bacon frit et séché. Francis était occupé à répondre à des e-mails sur le
BlackBerry. Ce fut seulement lorsqu’il reposa cet engin infernal que la
situation devint difficile.
— Comment était Zurich ?
— Animé.
Francis prit une bouchée de son croissant, le mâcha, ce qui agita les
muscles de ses tempes sous sa peau, et avala, ce qui bougea sa pomme
d’Adam. Cela n’aidait pas.
— Quel est l’agenda de Berger ?
Droit au but.
— C’était un arrêt depuis Londres.
— Un autre angle, alors. Quelles questions a-t-il posées ?
— Seulement sur ce qu’il se passait dans la firme. Quels accords nous
faisions. C’est quand même d’accord, n’est-ce pas ? Il connaît nos stratégies
et j’ai seulement parlé des accords qui sont faits, pas de ceux que nous
examinons.
— Continue.
— Sur ce que nous prévoyons pour l’avenir.
— L’entrée en bourse ?
— C’est bien possible. Était-ce convenable ?
— S’il ne l’avait pas entendu de toi, il l’aurait entendu de John. Est-ce
que tu sais qu’il a rencontré John à Londres ?
— Non. Il ne me l’a pas dit. Pourquoi l’aurait-il fait ?
— Pourquoi en effet.
Le froncement de sourcils de Francis s’approfondit.
— Cela deviendra une connaissance publique dans certains cercles une
fois que les gens de Gleeman auront éveillé leur intérêt.
— Bien, soupira Martin.
Ce soupir fut comme s’il avait retenu son souffle pendant des jours.
Comme si ce souffle avait pourri dans ses poumons.
— Il représente certains de nos investisseurs, après tout.
— C’est ce qu’ils pensent, dit Francis en secouant la tête et en posant la
moitié de son croissant mangé. Peut-être qu’il voulait seulement une
confirmation.
— C’est plus que ça. Je n’étais pas seulement une source d’information.
Amants. Il avait ruiné ça, et il souhaitait n’avoir pas eu à choisir entre
Skeiron et Alec. Foutaises. Entre Francis et Alec. Même si l’intérêt de
Francis était vraiment hésitant et qu’il n’y avait aucune chance qu’ils
répètent cette nuit à Monte-Carlo. Il était un idiot pathétique, espérant
obtenir le seul homme qu’il n’aurait jamais et jetant par la porte l’homme
qu’il pouvait avoir comme ça.
Le sourcil de Francis se leva.
— Ce ne sont pas mes affaires.
Martin pressa ses lèvres ensemble, sentit le couteau et la fourchette vibrer
dans ses mains alors que ses doigts se resserraient autour d’eux.
— Il est attiré par toi aussi, tu sais.
Francis le dévisagea, comme s’il était incapable de concevoir qu’il
commettait ce faux pas impossible en le lançant sur cette foutaise.
— Les penchants de M. Berger – quelles que soient leurs natures – ne me
concernent pas.
Et il ne pouvait y avoir que Francis pour faire sonner cette phrase
parfaitement naturellement.
— Ils me concernent uniquement s’ils ont un impact sur mon équipe.
Alors nous avons un conflit d’intérêt. Avons-nous un conflit d’intérêt ?
— Non.
Martin savait que c’était une gifle qu’il recevait pour s’être fait porter
pâle. Le ton de Francis le faisait regretter d’avoir repoussé Alec.
— Maintenant, allons retrouver Carsten et donne-moi une idée sur tes
progrès ici.
Chapitre 16

La météo devint froide et humide, et un vent constant et glacial rendit


atroce le temps passé dehors. Après plusieurs semaines de cette météo,
Martin ne fut pas surpris lorsqu’il se réveilla un matin avec une douleur
dans sa gorge. Au Royaume-Uni, il se serait simplement arrêté dans un
Boots ou une pharmacie et se serait armé contre le rhume à l’approche,
mais l’Allemagne ne vendait rien d’efficace sans ordonnance, et la
complexité des démarches de son assurance maladie en voyage signifiait
que Martin n’allait pas s’ennuyer à aller chez le médecin. C’était
simplement un rhume, donc il prit un peu de vitamine C et but beaucoup de
jus d’orange, tout en s’activant sur la finalisation de l’accord.
Une semaine plus tard, la toux était devenue un râle rauque vraiment
douloureux. Carsten le regarda avec un air de reproche et lui affirma que
cela ressemblait à une bronchite. Mais Martin ne pouvait vraiment pas
prendre le temps d’arranger ça maintenant. Il s’en occuperait lorsqu’il serait
rentré chez lui.
La toux ne diminua pas et toute sa poitrine était douloureuse lorsqu’il
respirait. Rire était particulièrement mauvais. Il était à bout de souffle, et il
passa pratiquement un week-end au lit, à tousser et à se retourner, couvert
de sueur. Se reposer était presque impossible, ses poumons, sa poitrine, tout
était douloureux, et il fixa le plafond la nuit, inquiet de s’étouffer
mortellement pendant son sommeil. Une peur indicible l’envahit,
s’engouffra en lui comme de l’héroïne et le noya. Cette peur fut si intense
qu’il dut allumer.
Quelque chose n’allait vraiment pas avec son corps.
Avec quelle force il poursuivit, il l’ignora, mais un jour l’accord fut
conclu. La bureaucratie médicale, les autorités légales et la lutte contre les
ententes se mirent d’accord. Dans un moment parfait, tout s’assembla, et ils
conclurent l’affaire, après trop de nuits complètes sans dormir. Le problème
juridique était encore en cours, mais il laissait ça à Carsten qui, via un
médiateur amical, arrangerait un accord avec l’accusation, qui avait signalé
être prête à aller de l’avant.
Martin tint le coup de justesse. Sur le vol retour, à moitié délirant du
manque d’oxygène, de crises de toux sèche et de ce qui ressemblait à une
fièvre persistante, l’hôtesse de l’air regarda Martin avec un mélange
d’exaspération et de pitié.
Rentrer chez lui de Heathrow prit le reste de ses forces, et il faillit
s’évanouir une fois qu’il fut dans sa chambre. Il ne trouva aucun repos. Cela
ressembla plus à de l’inconscience qu’à du sommeil, donc il écrivit un e-
mail à Ian pour dire qu’il ne serait pas au bureau, et rampa comme un
animal blessé pour se cacher dans son lit. Il ne pouvait pas penser, ne
pouvait pas rassembler l’énergie pour boire ou manger quelque chose. Il ne
ressentait rien d’autre que cette constante brûlure dans ses poumons.
FdeBracy lui écrivit qu’il avait une semaine de congé et qu’il se soigne,
et Martin rit, ce qui causa une quinte de toux qui le plia en deux et faillit le
faire vomir de douleur. Il était une épave tremblante, avec des larmes
dévalant de son visage.
Josh l’appela à un moment, mais Martin eut du mal à parler, même pour
dire « salut, comment vas-tu », parce qu’il était misérable au-delà des mots.
— Martin, tu vas bien ?
— Oui, seulement… attrapé le pire de… tous les rhumes.
— Hum. Je m’interrogeais sur l’entraînement, mais vu comment tu
parles, ce n’est pas un problème pour le moment.
— Non. Non… je suppose que non. Je t’appellerai… quand je serai à
nouveau normal.
— D’accord. Remets-toi vite.
L’appel prit fin et Martin ferma les yeux et cacha son visage dans ses
oreillers. Il savait qu’il devrait voir un médecin – mais il n’était même pas
enregistré auprès d’un médecin généraliste, n’avait aucune idée où en
trouver un, et rien que se rendre dans la salle de bain le laissa en une masse
transpirante et tremblante. Quitter l’appartement ? Diable, non. Peut-être
que le pire était de prendre conscience qu’il était isolé. Ses principales
relations étaient Ian, qui était seulement un collègue, et Josh, à qui il n’avait
pas parlé pendant des semaines. Francis n’était pas quelqu’un à appeler
pour bavarder. Aucune relation étroite avec sa famille – sa sœur prendrait
probablement une voiture et ferait la route jusqu’ici, mais avec deux jeunes
enfants et les soins qu’elle prodiguait à leur grand-mère, elle n’avait
vraiment pas besoin de ce stress supplémentaire.
La fièvre brûlait dans son corps et le trempait de sueur, et il était toujours
glacé. Il savait qu’il était important de boire, mais il était trop fatigué, trop
souffrant et trop apathique pour bouger, seules ses toux déchirantes le
tiraient de sa torpeur.
Dehors, le jour gris de novembre se transformait en obscurité, et les
seules lumières de la chambre provenaient de la LED rouge de la stéréo et
de la LED verte du chargeur du téléphone.
Une autre toux le fit se tordre de douleur, et s’allonger lui donna
l’impression de s’étouffer. S’asseoir ne fut pas mieux. Sa poitrine, son dos,
même son cou le faisaient violemment souffrir, et le reste de son corps
n’était qu’inconfort. C’était comme s’il ne pouvait pas se souvenir à quoi
cela ressemblait d’être en bonne santé.
Comment il passa la nuit, il l’ignorait… Il était une masse floue de
douleur et d’épuisement, un long rêve fiévreux fixant l’obscurité jusqu’à la
grisaille du matin. Il était presque certain qu’il s’était assoupi quelques fois.
À travers le brouillard, il entendit une sonnerie. Téléphone, sonnette, ou une
hallucination, il ne put trancher, et il retomba dans son délire.
Une autre, plus insistante cette fois, accompagnée d’une voix qu’il ne
pouvait pas ignorer. Martin se leva pour répondre à la porte, se sentant
tremblant et faible, et dut se tenir contre le chambranle avant d’ouvrir la
porte.
Josh. La dernière personne au monde à laquelle il s’était attendu.
— Dieu merci… je pensais que je réveillais les voisins pour rien.
Josh le dévisagea.
— Bordel de merde, tu… as une mine affreuse.
— Me suis… déjà senti mieux.
Martin était ridiculement content que quelqu’un soit là.
— Comment as-tu su… où je vivais ?
— Tu m’as emmené ici un jour, tu te souviens ?
— Vraiment ?
Martin toussa à nouveau, la brûlure profonde dans ses poumons si
mauvaise qu’il s’attendit à exploser un vaisseau sanguin et à cracher du
sang.
— Waouh. Je te ramène au lit, dit Josh en le poussant gentiment en
arrière.
Martin s’écroula sur le lit au lieu de véritablement s’allonger, et se remit
promptement à tousser.
— Es-tu allé voir un médecin ? Les personnes toussant comme toi
devraient avoir la table de nuit remplie de médicaments.
Josh désigna sa table de chevet qui ne contenait qu’un réveil et un
exemplaire jamais lu de l’art de la guerre.
— Non… pas la force. Je ne suis pas enregistré. Je peux difficilement
appeler une ambulance pour un rhume.
— Ce n’est pas un fichu rhume, sombre idiot.
Martin ne put s’empêcher de sourire, même si le reste de la situation était
si tragique. Cela lui fit mal que Josh dise ça, mais pas parce qu’il s’énervait.
— Tu te fais du souci.
— Bien sûr que oui ! hurla Josh. Tu es un idiot.
Il se tenait là, du haut de son 1m65, bouillonnant de colère.
— Je vais t’emmener chez le médecin. Ou peut-être même à l’hôpital.
— Pas… d’hôpital. S’il te plaît.
— Tu es vraiment malade… Que prévois-tu de faire, rester allonger là et
attendre d’aller mieux ?
Josh sortit son téléphone.
— Pas d’ambulance.
— Je n’appelle pas d’ambulance, d’accord ? J’appelle un client.
Martin toussa à nouveau pendant que Josh quittait la chambre. Il entendit
sa voix dans le couloir, un murmure bas et amical. Peu de temps après, Josh
revint avec un thé chaud et l’obligea pratiquement à le boire.
— Seigneur, je te déteste tellement en ce moment.
Josh le repoussa contre la tête de lit et remonta la couverture.
— Je me déteste également, sourit Martin.
La sonnette retentit à nouveau, et Josh partit. Il parla à quelqu’un, puis
revint avec un Indien dans le début de la quarantaine, un homme d’une
certaine façon dégingandé, en jean et pull-over. Le pull était en vrai
cachemire et la montre n’était pas bon marché non plus. Il avait un sac de
cuir noir avec lui.
L’homme s’installa sur le lit et prit son poignet, en lui posant quelques
questions. Quand avait-il mangé pour la dernière fois ? Quand avait-il
développé la toux ? Martin ne pouvait même pas le dire. Des semaines.
L’accord lui avait pris tout son temps. Il expliqua qu’il avait été vraiment
occupé.
L’homme hocha la tête et puis l’obligea à respirer pendant qu’il plaçait
un stéthoscope sur sa poitrine et son dos.
— Vous avez contracté une pneumonie. Je préfèrerais avoir une radio de
votre poitrine, mais je comprends que vous n’êtes pas transportable pour le
moment. Cependant, si ceci ne marche pas…
Il posa quelques pilules sur la table de nuit.
— Si ceci ne s’améliore pas sous deux ou trois jours au plus tard, vous
devez aller à l’hôpital. Toute infection de la cage thoracique est sérieuse.
Avez-vous quelqu’un pour veiller sur vous ?
— Non, pas… vraiment. Non.
Le docteur soupira.
— C’est bon si je veille sur lui ? demanda Josh. Je peux arranger mon
emploi du temps en conséquence, ce n’est pas un problème.
— J’ai seulement une peur bleue des hôpitaux, dit Martin, sentant sa
gorge se serrer à nouveau.
— Me promets-tu de l’emmener à l’hôpital si ceci empire ? Non – si cela
ne s’arrange pas ?
— Oui, bien sûr. Je peux garder un œil sur un banquier sans défense.
— Je ne suis pas…
Martin toussa à nouveau.
Le médecin plaça sa carte sur la table de nuit, puis quitta la chambre avec
Josh. Son calme suggérait que tout irait bien. Des petits pas. Peut-être qu’il
pourrait respirer à nouveau, un jour.
Après avoir pris les premières pilules, Martin recommença à dormir et fut
seulement réveillé pour boire plus de thé. Josh le quitta uniquement pour
rejoindre un client, mais revint avec de la soupe toute prête du supermarché.
— Toutes mes tentatives dans ma vie pour faire de la soupe de poulet ont
échoué.
— M’en parle… pas.
Martin prit quelques cuillères et réalisa qu’il n’avait pas mangé depuis
très longtemps. Des jours ? La soupe le réchauffa de l’intérieur et le fit
transpirer un peu plus, mais il acheva la moitié du bol et se sentit accompli.
Il dut prendre une autre tournée de pilules et retourna se coucher. Il
entendait vaguement la télé du salon, ce qui était apaisant. Plus de thé, et
dans la soirée, plus de nourriture… un peu de poisson blanc et de la purée,
qui cette fois semblaient cuisinés maison.
— De la nourriture pour bébé ?
— Je ne suis pas convaincu que tu es déjà prêt pour mon poulet impérial.
Josh changea les draps de son lit pendant que Martin restait sur le canapé.
Il était trop fatigué pour faire quoi que ce soit, mais après avoir travaillé si
longtemps sur un accord pour des maisons de santé, il était embarrassé de la
somme de travail qu’il occasionnait.
— Tu rentres chez toi ce soir ?
— C’est une chose romantique à dire, répondit Josh en le regardant avec
mélancolie. Je vais rester dans les parages. L’avantage d’être à son compte,
c’est que je suis plus flexible que vous les gars. Phil va m’aider. Il a besoin
de faire plus d’heures.
— Je perturbe ta vie aussi, alors ?
— Tu aimerais bien, dit Josh en désignant sa pile de DVD. Tu veux
regarder un film ?

Quand il fut un peu plus stable sur ses pieds, Martin fit une tentative pour se
laver. Il prit une douche et s’enveloppa dans son peignoir. Il avait perdu du
poids – il voyait des côtes qui n’étaient pas aussi visibles avant, et il avait
franchement une mine horrible dans le miroir. Pas rasé, pâle, fiévreux. Il
essaya de se raser, mais sa main tremblait, donc il rinça le savon.
Il s’habilla pour la première fois en trois ou quatre jours, et se sentit sur
la bonne voie, même s’il dut se reposer un peu après coup. Il approcha le
portable et se connecta sur ses e-mails professionnels.
Salut Martin, si tu lis ceci, ferme immédiatement ta boîte mail, mon pote,
tu es en repos. Ian.
Martin sourit et parcourut les discussions de bureau, les e-mails envoyés
à toute l’équipe. Il ne cherchait en vérité qu’un seul nom, mais les e-mails
de Francis étaient rares et vu qu’il était en congé, Francis ne lui avait rien
envoyé.
Josh revint avec des sacs de courses et remplit son frigo.
— Ceci devrait te nourrir pendant un moment.
— Je paierai pour ça.
— Tu l’as déjà fait. J’ai trouvé ton portefeuille.
Josh l’examina de haut en bas.
— Tu as l’air mieux.
— J’ai eu l’air pire que ça ?
— Oui, dit Josh en fermant le frigo. Tu m’as foutu la trouille.
— Merci, dit Martin en s’appuyant contre le mur de la cuisine. Tu sais.
Après toutes les merdes que j’ai faites. Et ne pas t’avoir appelé.
— Je comprends que tu n’aies pas su comment réagir. Ce n’est pas
comme si je t’avais laissé beaucoup d’options non plus.
Josh se tenait là, les épaules carrées, mais pas hostile. Simplement un
homme se tenant sur ses gardes. Un homme. Peu importait ce qu’il avait ou
n’avait pas. Peut-être pas complètement masculin, mais fiable et dévoué et
généreux.
— Merci d’avoir… pris soin de moi.
— Tu veux que je parte ?
— Non. Mais je ne veux pas te retenir trop longtemps.
— Tu ne me retiens pas, parce que tu ne m’as pas. Je reste ici en tant
qu’ami. Et parce qu’apparemment, tu n’as pas eu d’appels d’autres
messieurs.
— Oui, j’ai remarqué. Avant que je vienne à Londres, j’avais des amis.
— C’est toi et le reste de cette fichue ville, acquiesça Josh. Tu te sens
plus aventureux pour la nourriture ? Je pourrais faire un saté, j’ai trouvé du
thon à un prix raisonnable, mais je suppose que nous devrions le manger
aujourd’hui, ou sinon un curry sauce Thaï ?
— Comme tu préfères.
— Un saté alors. L’empire contre-attaque plus tard ?
Chapitre 17

Dès que Martin ne se sentit plus étourdi quand il se levait, il s’efforça de


sortir pour de courtes balades, simplement pour respirer l’air frais et voir un
peu de lumière naturelle. Ses poumons étaient toujours douloureux, il se
sentait faible, et Josh lui avait interdit de se demander tout haut s’il était
prêt ou non à retourner au travail. Au moins, il avait réussi à s’enregistrer
auprès d’un médecin, et ses poumons avaient été de nouveau auscultés,
même si le médecin avait insisté pour qu’il reste chez lui pendant encore au
moins deux semaines.
Dans l’intervalle, Josh avait emménagé – tout d’abord pour garder un œil
sur lui et puis ensuite parce qu’il avait eu quelques désaccords avec ses
colocataires sur les horaires et la fréquence des fêtes bruyantes. Il était
apparemment le seul dans la maison qui travaillait selon un emploi du
temps normal.
Josh était un colocataire parfait – ordonné, drôle, et il cuisinait un saté du
tonnerre, et un encore meilleur Kung Pao, qu’il avait fini par appelé Kung
Fu. C’était simplement trop drôle de voir Josh chanter « Kung Fu
Fighting », cette horrible chanson des années 70 de Carl Douglas, pendant
qu’il préparait le poulet. Et à présent, Martin éclatait de rire quand Josh le
regardait et commençait le « oooohoohooo » du début. Dans les points
négatifs, il y avait le blender diabolique de Josh qui hurlait comme une
banshee à l’aube et le soir, et qui crachait quarante mélanges d’extraits de
soja, d’avoine, de myrtilles ou autres fruits, et des yaourts, lesquels, insistait
Josh, étaient « bons pour lui ».
Vivre avec Josh était comme avoir à nouveau seize ans, seulement avec
un salaire et son propre appartement et aucun parent pour lui dire d’aller au
lit.
La seule chose qui perturbait Martin était la facile proximité physique. Ils
se touchaient. S’il y pensait sérieusement, ils se touchaient beaucoup. Pas
tout à fait comme sa sœur – Josh était un homme dans son esprit, peu
importait qu’il sache ce qu’il y avait dans son jean. Peut-être que c’était une
amitié hétérosexuelle. Il pouvait simplement attraper Josh par les hanches et
le bouger de son chemin quand il voulait attraper quelque chose dans le
placard de la cuisine.
Josh ne semblait pas dérangé par ça. Un jour, après son entraînement au
marathon, il s’était allongé sur le canapé, la tête sur la cuisse de Martin.
Était-ce quelque chose qu’un ami hétéro faisait ? Il n’arrivait pas à imaginer
Ian dans cette position. Cela lui semblait à la fois moins et plus innocent
que ça.
Il ne fut même pas choqué quand il vit finalement la poitrine nue de Josh
– et les deux cicatrices pâles où ses seins s’étaient trouvés. Il n’avait pas
pensé aux seins. Josh aurait tout simplement pu avoir eu un accident. Cela
ne sembla pas gêner Josh quand Martin le vit utiliser de la testostérone –
Josh appliquait de la testostérone en gel sur ses jambes. À première vue, il
savait que Josh était différent, mais il était également parfaitement normal.
Le lundi matin arriva, et la perspective de travailler était titanesque,
même après trois semaines de repos. Il ignorait comment tenir pendant dix
heures ou plus de travail.
Il prit le Tube, et la bouffée d’air chaud du souterrain lui parut du fil
barbelé dans ses poumons. Il transpirait quand il sortit, et le parcours et la
bousculade habituelle dans les tunnels l’étourdirent. Il n’était pas en forme.
Il se sentait seulement mieux.
Susan leva les yeux.
— Bon retour !
— Merci, dit Martin en s’arrêtant à son bureau. C’est bon de revenir. Je
commençais à devenir nerveux.
Il se dirigea vers son bureau et lança son ordinateur avant de voir le
trophée sur son bureau. Le carré de Plexiglas portait le nom de Skeiron et
de « Sorgenlos GmbH ». Une petite maison peinte était incrustée dans le
plastique, avec un banc et des arbres. Il sourit. Toutes ces heures de dur
labeur étaient maintenant figées pour l’éternité dans un solide carré avec
son nom dessus. C’était comme accrocher des bois de cerf sur un mur.
— Bonjour Martin.
Martin leva les yeux, le trophée toujours en main. Francis se tenait sur le
seuil.
— Bonjour. Je viens d’arriver.
— Est-ce que tu as profité de la pause ?
— Pas vraiment, non. J’étais… cloué au lit par la fièvre.
— J’ai vu la note du docteur. Tu es remis ?
— Non. Pas tout à fait.
Il détestait admettre cette faiblesse. Trois fichues semaines auraient dû
être suffisantes. Il s’ennuyait, se sentait coupable, mais il sentait également
ses jambes trembler.
Francis entra dans la pièce, et sans détourner son regard de Martin ferma
la porte derrière lui. Un autre pas, puis un autre, jusqu’à ce que la seule
chose les séparant soit le bureau. Il resta simplement là, l’écoutant, attentif,
toute sa concentration sur Martin, qui avait l’impression qu’elle brûlait ses
vêtements sur son corps.
Martin ne pouvait plus reculer à présent. Il avait brisé cette règle tacite
disant que toute question sur sa santé ne devait être répondue qu’avec une
indifférence positive, comme si ce n’était rien.
— J’ai contracté une pneumonie.
Il y eut un mouvement de la main de Francis, un mouvement vif et
énergique qui fut interrompu avant d’être complètement exécuté.
— Est-ce qu’il y a une raison pour que ton système immunitaire soit
compromis ?
La voix de Francis était la chose la plus gentille que Martin ait entendue
et elle lui donna la chair de poule.
— Non ! Non. J’ai été testé, je suis négatif. C’était seulement le stress.
Au moins, il avait été épargné par ça. Il avait tout de même demandé à
son médecin des tests, et tout était revenu normal.
— Bien.
Le silence s’étira entre eux pendant quelques battements de cœur, puis se
mesura en respirations, et enfin en minutes. Francis ne jouait pas la carte du
patron. Peut-être qu’il signalait sa compréhension. Peut-être que Francis
s’attendait à ce qu’il ajoute autre chose, mais l’esprit de Martin était vide.
— Je vais avoir besoin de rattraper mon retard. Que s’est-il passé dans
l’intervalle ? Les gens ne m’ont envoyé que quelques mails.
— Nous avons fait des progrès sur l’introduction en bourse : de
nombreuses réunions sur le prix des parts et des discussions avec des
analystes et investisseurs. Si tout se passe bien, nous serons sur le marché le
mois prochain, à temps pour Noël.
— Cela devrait donner aux Partenaires et à Williams une coquette
somme.
— Je suis plus intéressé par le vrai prix de ce changement.
Francis tendit le bras et prit le trophée.
— Qu’est-ce que tu ressens ?
— Je… je ne sais pas. C’était un peu flou. Je n’arrive pas à imaginer que
j’ai fait ça. Ou, enfin, en partie.
— Non, tu l’as fait. C’est pour ça que celui-ci est dans ton bureau, pas
dans le mien. Ils me l’ont envoyé en premier, mais ce n’est pas là où il est
supposé être.
Francis le reposa sur le bureau de Martin, et brusquement ce geste
ressembla à un cadeau.
— Tu choisiras le PDG.
— Mais… comment ?
— Choisis le meilleur et donne-lui cinq à quinze pour cent de l’entreprise
en guise d’incitation.
Francis désigna son ordinateur.
— Je t’ai envoyé quelques profils de chasseurs de têtes. Organise des
entretiens avec tes préférés. Certains d’entre eux font partie de mon réseau
personnel, mais cela ne devrait pas influencer la décision.
— Je n’ai jamais embauché de PDG.
— Il faut bien une première fois, lui sourit Francis. Est-ce que tu es en
forme pour faire ça, ou est-ce que tu as besoin de plus de repos ?
— Je ne suis pas tout à fait revenu à cent pour cent.
Martin dut s’asseoir parce que ses genoux tremblaient à présent.
— Il me faut peut-être encore deux semaines.
— Alors, fais-le à ton rythme. Viens au bureau pendant quelques heures
quand tu te sens prêt à le faire. Reprends doucement. Nous nous adapterons.
— D’accord. Autre chose ?
— Tu as déjà suffisamment à faire.
— Pas de nouveaux accords ?
— Non, je consolide ceux que j’ai et je bosse un peu sur mon boulanger
suisse et sa nouvelle addition. Mettre en place des synergies s’avère parfois
plus difficile que les promettre aux investisseurs et protagonistes.
Francis l’étudia pendant un peu plus longtemps.
— La communication est la clé. Tout est une question de coordonner
actions et attentes.
— Oui, je suppose.
Martin se détendit quand Francis se tourna pour quitter le bureau. Il se
sentait toujours patraque, fatigué et peu concentré, mais il rattrapa tout de
même ses e-mails et travailla sur les pistes que Francis lui avait envoyées.
Mais ce fut à peu près tout ce qu’il put accomplir ce jour-là, et il était
éreinté lorsqu’il rentra chez lui.
Finalement, il se décida pour un homme qui avait fait passer une
entreprise de services hospitaliers d’un statut de joueur mineur au top trois
allemand. Il avait de l’expérience dans les services et dans la santé, et il
avait mené la croissance de sa précédente entreprise d’une manière
agressive, en accomplissant un grand nombre d’acquisitions fructueuses.
Sur le papier, c’était l’homme parfait pour booster l’endormie Sorgenlos
GmbH.
Le mercredi, il n’avait seulement travaillé qu’une quinzaine d’heures au
total, mais il avait l’impression de recevoir des coups de marteau sur chaque
partie de son corps. Il imprimait justement un peu de travail lorsque Francis
entra à nouveau.
— Comment tiens-tu le coup ?
— Pas encore tout à fait revenu à la normale.
Martin lui offrit le CV du futur PDG, et Francis commença à lire. Francis
était le seul homme que Martin connaissait qui pouvait lire et écouter en
même temps.
— C’est du bon boulot, dit Francis en posant l’imprimé. Tu as déjà parlé
à quelqu’un ?
— Seulement aux chasseurs de têtes.
— Convie-le à un entretien, décide d’une stratégie avec lui, puis
embauche-le. Ce sera suffisant pour la semaine.
— D’accord.
S’il prenait ça lentement, il devrait être capable de le faire. Quelques
réunions, quelques décisions.
— Merci.
— Je préfèrerais t’avoir de retour à tes 110 pour cent habituels.
— Moi aussi.
Francis eut un soupçon de sourire.
— Pas de rechute. Reprends doucement, dit-il avant de se diriger vers la
porte. Et tiens-moi au courant.
Reprends doucement. Peut-être qu’il pourrait traverser une semaine
comme ça.
Quand il quitta le bureau, Francis était installé derrière le sien, travaillant
sur des documents. Il n’avait pas l’air prêt à rentrer chez lui sous peu, et
semblait aussi concentré et absorbé qu’un étudiant pendant des examens, le
reste du bureau plongé dans l’ombre autour de lui.
Martin aurait pu l’observer pendant des heures, les manches remontées,
les cheveux sombres ébouriffés, et ce froncement de sourcil concentré sur
son visage. Il se sentit coupable de partir, même s’il le faisait sur un ordre.

Pendant l’entretien, Martin fut probablement plus nerveux que le potentiel


PDG de Sorgenlos. Il n’avait jamais embauché quelqu’un de sa vie.
L’homme avait environ vingt ans de plus que lui, et Martin fut heureux de
porter son plus beau costume. Il était peut-être jeune, mais au moins il
semblait à sa place, et lorsqu’ils commencèrent à parler, il fut abasourdi par
son aisance. Il connaissait l’historique de Sorgenlos et aurait pu parler
intelligemment du secteur de la santé en Allemagne pendant des heures.
Après vingt minutes, ils commencèrent à discuter des points clés des défis
juridiques, et après quarante, il était certain d’avoir la bonne personne pour
le poste.
Francis les rejoignit seulement pour la fin, comme c’était dans ses
habitudes pour les réunions qui nécessitaient qu’il signe la décision finale.
Il serra la main de l’homme, posa quelques questions, mais n’indiqua
jamais qu’il était en fait le Partenaire et Martin seulement un petit Associé.
Il appela Martin « collègue ». Puis Francis s’excusa, et lorsque Martin le
regarda, hocha la tête vers la porte. Embauché.
Après coup, Martin organisa toutes les démarches contractuelles et
légales, et laissa les chasseurs de têtes couvrir l’offre et les bénéfices de la
discussion. Ce fut un vrai soulagement que tout se passe si facilement. Le
PDG accepta l’offre, et tout alla bien dans le meilleur des mondes.
Il ne débordait toujours pas d’énergie, mais il faisait du bon travail durant
les quelques heures par jour qu’il travaillait. C’était également la seule
chose qui était sur son emploi du temps. Francis avait spécifié clairement
que c’était sa seule tâche de la semaine. Ce qui le laissait avec presque tout
son vendredi après-midi de libre, donc il lui sembla normal de fêter ça. Il
appela Josh.
— Salut, je suis en train de quitter la salle. Accorde-moi une minute.
La musique de danse dans le fond diminua.
— C’est bon. Quoi de neuf ?
— Tu penses que tu pourrais être ici dans une heure ou deux ?
— Ici où ?
— Au bureau.
— Bien sûr. Pourquoi ?
— Je prévoyais de t’inviter à déjeuner. Qu’en penses-tu ?
— Je ne suis pas sûr d’avoir la tenue pour ça.
— Nous irons dans un endroit moins luxueux alors. Un qui est
suffisamment décontracté pour un jean – ou ce que tu veux porter.
— D’accord. Mais tu n’y es pas obligé.
— Mais j’en ai envie. Dans une heure, tu m’appelles quand tu sors du
Tube ?
Il sourit intérieurement quand Josh marmonna quelque chose au sujet des
« banquiers agaçants foutant en l’air son planning ».
Martin rangea ses affaires dans la bonne humeur, puis se dirigea vers le
bureau de Francis. Un léger coup. Il ne voulait pas le déranger plus
qu’absolument nécessaire. Aucune réponse, mais la porte n’était pas
entièrement fermée, ce qui signifiait que tout dérangement ne serait pas
puni par un brusque arrachage de tête.
Francis était étendu sur son canapé, une légère couverture en cachemire
posée sur lui, les chaussures retirées pour plus de confort, les boutons de
manchette défaits, la seule lumière de la pièce provenant de l’écran
d’ordinateur. Francis n’utilisait jamais le mode « économie d’énergie »,
parce qu’il détestait avoir à attendre que l’écran se rallume. Cet homme,
toujours sur le qui-vive, toujours bouillonnant, vibrant d’énergie agressive,
ce même homme qui pouvait sourire de façon à ce que tout le monde tombe
sous son charme en un instant, jeunes ou vieux, syndicalistes, hommes
d’argent, banquiers, spécialistes en audit, futurs PDG, sans oublier les
Associés ou les spécialistes en investissement de l’équipe, se reposait.
C’était la première fois que Martin voyait Francis se reposer, et c’était
déconcertant. Surnaturel. La cravate était desserrée, le bouton du haut
défait. Martin dévisageait la gorge bronzée quand les yeux de Francis
s’ouvrirent, des fentes, mais pas endormies, pas embrumées, un regard qui
était éveillé et brusquement intense.
— Je n’avais pas l’intention de te réveiller.
Les lèvres de Francis se pincèrent puis s’étirèrent en un sourire – un
sourire de chat à l’aise. La bouche de Martin s’assécha devant ce sourire
encourageant et si foutrement confiant. Il avait l’air de venir de conclure un
accord, ou d’avoir obtenu un prêt.
— Tu ne l’as pas fait, dit Francis en restant allongé.
— C’est dans la boîte. J’emmène Josh dîner chez Rafaele.
— Allez plutôt chez Emily’s Kitchen, pas chez Rafaele. La dernière fois,
leur service était effroyable, et Emily n’est pas aussi prétentieuse. Mais
appelle-la tout de suite. C’est un endroit minuscule qui se remplit
rapidement.
— Tu aimerais venir aussi ?
Voilà, il l’avait dit. Putain, il l’avait vraiment dit.
— Pas le temps. Je suis occupé à prendre deux heures de repos.
— Tu vas travailler pendant toute la soirée ?
— Oui. Avant qu’il ne soit trop tard.
Francis soupira profondément et se tourna à moitié sur son dos.
— Profite du repas, et salue Josh de ma part. Je le verrai demain.
— Je le ferai, hésita Martin. Je ne comprends pas ce qu’est Josh.
Francis sourit, les yeux clos.
— Tu n’as pas à le faire. Josh a fait ce travail sur lui-même depuis des
années. Le reste n’est pas si compliqué. Pas si tu achètes des maisons de
santé en Allemagne.
Martin se mit à rire.
— Tu sais pour lui ?
— C’était mon entraîneur avant sa transition. Il m’a demandé si je serais
dérangé par les changements et si je voulais toujours travailler avec lui,
parce qu’avec les opérations, il aurait bien besoin de l’argent. Je lui ai dit
que je trouvais la pensée bien moins dérangeante que bien des personnes
avec qui j’ai dû composer pendant ma carrière.
— Je me posais la question. Vous semblez avoir un certain passé.
— Nous n’étions pas amants. J’ai simplement un énorme respect pour
toute personne qui respecte son âme.
— À quoi est-ce qu’il ressemblait… en fille ?
— Il n’a pas changé beaucoup en comportement ou en caractère, il s’est
seulement musclé à cause de la testostérone. Elle change la proportion du
corps.
Francis émit un reniflement amusé.
— Et je sais ça parce que j’ai fait quelques recherches quand il m’a parlé
de sa décision, quand il est sorti du placard. J’ai répondu à toutes tes
questions maintenant ?
— Oui, désolé. Je… Je me demandais simplement comment les autres
géraient ça. Je vais te laisser dormir à présent.
— Merci.
Francis respira profondément, et Martin sortit sur la pointe des pieds.
Francis n’avait pas semblé du tout surpris qu’il emmène Josh dîner. Il avait
dû y avoir des appels téléphoniques ou des prises de nouvelles pendant
leurs sessions ensemble. Francis avait dû garder un œil sur lui.
Chapitre 18

L’hôtel était étouffant, et surtout aux étages inférieurs, mais si près de Noël,
trouver un endroit qui convenait à tout le monde avait été difficile. La fête
d’introduction en bourse de Skeiron était en compétition avec seulement
une centaine de fêtes de bureau.
Le code vestimentaire était la tenue de soirée, et Martin portait un
smoking du même endroit où il avait eu ses costumes. La large ceinture lui
avait semblé étrange au début, mais plus il naviguait entre les invités,
champagne à la main, plus il s’habituait à la tenue.
Les banquiers d’entreprise de Gleeman Capital Markets étaient là, tout
comme la moitié de la firme de loi de la City qui avait aidé avec le
lancement, et énormément d’investisseurs, et toute personne importante à
Skeiron. Francis était entouré d’hommes plus âgés, qu’il continuait à
charmer avec des bavardages et des traits d’esprit. Dans son smoking,
Francis était l’image de la perfection. Plus son apparence semblait formelle,
plus il brillait et se démarquait. Francis leva les yeux et fit un sourire
entendu qui semblait détenir une profonde signification, mais déchiffrer
Francis n’était jamais facile.
— Regarde-toi, le Petit Martin, qui a grandi.
Une voix près de son oreille, et une présence proche derrière lui.
— Alec.
Il se tourna, et Alec toucha son bras.
— Quelle surprise plaisante, poursuivit-il. Toi, à Londres ?
Un autre homme se tenait près de lui. Un Arabe, mais vêtu d’un vêtement
style western outrageusement coûteux. Il avait une chevelure brillante, noire
et lisse et des yeux bruns sombres attirants, les sourcils finement arqués, et
une barbe soigneusement taillée jouant avec les points forts de ses traits, qui
étaient nombreux. Martin se souvenait de lui à la présentation de Dubaï.
Quelques fils argentés dans ses cheveux, quelques rides au coin des yeux.
Dans la trentaine, selon son estimation.
Le sourire d’Alec était superbe et machiavélique.
— Je ne suis pas certain que tu te souviens de Syed Haroun...
— Oh, je pense que si.
Il s’inclina légèrement, ne doutant pas un instant qu’il s’agisse du client
d’Alec, l’investisseur, et l’homme qu’il avait protégé et caché. Alec avait du
culot pour se montrer avec lui ici et le présenter aussi légèrement.
— Martin David, Votre Excellence. J’espère qu’il s’agit du titre correct ?
— Je vous en prie, des formalités excessives ne sont pas nécessaires. Je
suis heureux que votre introduction en bourse soit un tel succès. Alec a
expliqué qu’elle formait une grande partie de votre stratégie. Nous espérons
que ceci ne sera que la première étape de notre relation.
Quelle relation ? La baise ou les affaires ? Ou les deux ?
— L’espoir fait vivre, M. Haroun.
Martin sourit, et son sourire s’élargit quand il regarda Alec.
— Je ne suis qu’un simple Associé. La stratégie est décidée ailleurs,
ajouta-t-il avec un hochement de tête vers Francis.
L’Arabe se pencha vers Alec et dit quelque chose dans une langue
étrangère. Alec acquiesça, souriant à moitié, et Martin remarqua la main de
Haroun sur l’épaule d’Alec, et à quel point ils se tenaient proches. L’homme
avec le jet privé, et l’homme qui les avait rejoints au lit. Il se souvenait
légèrement d’un frottement de barbe contre la peau de ses épaules.
— Néanmoins, ajouta avec hésitation Martin. Je suis honoré de la
confiance que vous nous avez montrée.
— Le timing était des plus fortunés. Alec recherchait des liens plus
étroits avec les centres financiers de l’Ouest, et j’ai compris que des
investissements en capitaux privés étaient plus compatibles avec la Charia.
— Vraiment ? demanda Martin en regardant Alec. Je l’ignorais.
— C’est vrai. J’ai eu de longues discussions au sujet de vos principes
d’investissement avec divers étudiants. Il n’y a aucun intérêt d’impliqué et
rien qui ne blesse la foi. C’est une classe d’actifs qui s’accorde parfaitement
à l’Islam.
La finance islamique était devenue un terme en vogue dans le monde
financier, mais Martin n’en avait jamais recherché les particularités. Cela ne
lui avait jamais paru nécessaire. Cependant, le monde financier se
diversifiait visiblement.
— D’où votre puissant intérêt pour Skeiron.
— Et pour les gens.
Syed Haroun le pensait probablement comme un compliment, mais
Martin ne pouvait pas s’empêcher de penser à cette nuit-là, ou plutôt de se
rappeler qu’il ne se souvenait de presque rien. Quel toupet de se montrer et
de prétendre être là pour affaires ! Mais il ne pouvait définitivement pas
faire de scène. Il y avait trop de personnes importantes dans la salle, et trop
d’entre elles désiraient l’argent du pétrole de Haroun.
— Avez-vous rencontré M. Williams ? Il a lancé Skeiron et en possède
encore la plus grosse part, s’enquit Martin en contrôlant son sourire. Vous
me permettez de vous présenter ?
Il les mena à Williams, fit les présentations, et se retira dès qu’il put le
faire poliment. Au buffet, il but rapidement un verre de vin blanc glacé et
sentit la colère pulser dans sa gorge. Il secoua la tête, essayant d’ignorer qui
était cet homme et comment il l’avait traité. Comme un prostitué. Comme
un objet, un jouet, quelque chose qu’Alec avait utilisé pour amplifier leur
plaisir.
— Berger à nouveau.
Francis se tenait près de lui, comme s’il étudiait le choix de vin.
— Qui l’a invité ?
— John ou Williams ? Je peux demander à Susan, répondit Martin en
haussant les épaules.
Francis prit la bouteille de vin blanc et lut l’étiquette.
— Il y a des rumeurs au sujet des clients de Berger montant un fonds
d’investissement souverain. Nous devrions surveiller ça. Ou peut-être que
Berger achète seulement notre équipe.
— Tu penses qu’il est ici pour recruter nos hommes ?
— Je n’ai pas été approché, dit Francis en émettant un rire moqueur. Que
John coure vers l’argent ne me dérangerait pas. Et toi ? Alec était la chose
qui se rapprochait le plus d’un petit ami pour toi, n’est-ce pas ?
Martin se tourna pour dévisager Francis. Franchir la ligne marchait dans
les deux sens, apparemment. Était-ce une taquinerie ? Et pourquoi Francis
voudrait-il l’énerver ?
— Il ne m’a pas approché non plus.
Enfin, il l’avait fait, mais Francis n’avait pas à savoir ça.
— Et à part ça, il n’était pas mon petit ami.
— Ce ne sont pas mes affaires, mais c’est agréable à entendre.
Francis s’éloigna pour trouver plus de personnes à flatter. Martin
remarqua néanmoins que malgré les regroupements de personnes qui
évoluaient, Francis et Alec ne se rencontraient jamais. La façon dont ils
s’évitaient était artistique.
Pourquoi Francis se souciait-il qu’il ait un petit ami et qui il était ? Ce
n’était pas comme s’il couchait avec Josh, et ce n’était pas comme si autre
chose s’était produit avec Francis. De plus, il avait été occupé à retrouver sa
santé.
Il observa la foule pendant un peu plus longtemps, mais il avait perdu son
enthousiasme et n’arriva pas à le retrouver. Il récupéra son manteau et se
dirigea vers l’entrée. Des taxis attendaient à l’extérieur, mais il n’était pas
tout à fait prêt à partir.
Le bar de l’hôtel était agréablement vide, et il commanda un whisky. Il ne
voulait pas tourner les talons et fuir, mais il était trop épuisé pour du
papotage avec des personnes dont il ne se préoccupait pas. Petit ami. Il
n’était pas du bois dont on faisait les petits amis. Il y avait eu quelques
hommes à l’université, mais cela ne s’était pas transformé en quelque chose
de réel.
Rien de tout cela n’avait été aussi proche de ce qu’il avait avec Josh,
même en prenant en compte qu’ils étaient seulement des colocataires
platoniques. Josh était un allié et un ami, et à cet instant précis, la façon
dont Josh pourrait se moquer de tous ces millionnaires en smoking lui
manquait. Pour Josh, ils ne comptaient pas. Il ne faisait pas partie de ce
monde, mais il en avait vu assez pour pouvoir dire des choses comme,
« Cela ne fait pas tout ». Non, cela ne faisait pas tout, il avait raison.
Son téléphone sonna.
— David.
— Où es-tu ?
Francis, pas Alec. Dieu merci.
— En bas au bar.
— D’accord. Je descends.
Martin éteignit le téléphone et se tourna pour faire face à l’entrée. Francis
apparut, son manteau plié sur son bras. Il regarda autour de lui, un
balayement calme de la pièce, puis vit Martin et approcha.
— Je pensais que tu étais parti. Fatigué ?
— Ennuyé plus que fatigué. Et j’en ai marre de voir Alec parader avec de
l’argent qui n’est pas vraiment le sien.
— Ce n’est pas comme si les capitaux privés faisaient autre chose.
— Mais nous faisons quelque chose avec l’argent. Tu le fais, et je le fais,
et nous…
Eh bien, ils agissaient souvent comme s’il était à eux. Et ils se montraient
souvent aussi directs qu’Alec, aussi arrogants également.
— Je ne sais pas. Cela me brosse simplement dans le mauvais sens du
poil.
L’euphémisme du siècle. L’épisode « Alec » continuait à le tarauder, et la
plupart du temps il se contentait de le chasser de son esprit. Une erreur sur
tous les plans. Il était tombé sur un maître de la manipulation avec un
charisme dévastateur. Il avait appris une leçon – ou cinq. Il devait avancer.
Il agita le glaçon à moitié fondu autour de son verre.
— Quelque chose à boire ?
— Gin tonic, dit Francis au barman.
— Et tu m’avais prévenu à son sujet aussi. Et je… enfin, bien sûr que je
n’ai pas écouté.
— Je ne voulais pas d’un espion dans ma propre équipe. Mais avec John
dans sa poche, tout ça est maintenant sans intérêt.
Francis leva le verre.
— Santé.
— Et Williams ?
— Williams pense qu’il a dupé Alec. Qu’il aura l’argent et qu’ils lui
obéiront au doigt et à l’œil. Il pense qu’il est l’homme le plus intelligent de
la pièce, et je lui accorderai ça : il l’est souvent.
— Qu’est-ce qu’il veut faire avec l’argent ? Les banques commencent à
être prudentes, ce n’est pas comme si elles investissaient beaucoup de
liquidités.
— Un plan à long terme. Williams regarde vers l’Est et il aime tout ce
pétrole et ce gaz. Il pense à réinventer notre modèle économique. Laisser
tomber les banques et utiliser les Arabes et les Saoudiens et tous ceux qu’il
peut convaincre.
Francis haussa les épaules.
— Tout ce que je sais, c’est que le prix du pétrole est fluctuant, et que la
Chine est en surchauffe. Nous aurons bientôt des problèmes bien pires que
ceux-ci, mais Williams est occupé avec sa « vision ».
— Tu n’y crois pas, n’est-ce pas ? Comme tu l’as déjà dit. Au sujet de
l’acier et de la jouer prudemment.
— Je pense que nous devrions tous être très prudents et trouver un
modèle plus durable. Se lancer sur le marché boursier dans ces conditions
est une mauvaise idée, mais, eh bien, KKR l’a fait, donc cela doit être bien,
n’est-ce pas ?
— Oui. Mais ils sont énormes, et nous sommes du menu fretin.
— Ce qui nous mène à ceci… Williams essaie de combiner les avantages
d’être en bourse et les avantages d’être privés. Mais cela nous rend
vulnérables des deux côtés. Et il n’est pas inconcevable que cette double
vulnérabilité puisse nous tuer.
— Comment ?
— La précarité. Les capitaux privés sont un jeu sur le long terme. Nous
planifions pour cinq ans. Nos fonds courent sur dix ans, et alors nous
devons avoir doublé ou multiplié l’argent d’une façon ou d’une autre. Le
marché boursier pense en trimestre. Et le marché boursier est une question
de psychologie.
— Physique.
— Ou de physique, accorda Francis. Les firmes en capital-risque sont
mortes par douzaine dans le crash technologique. Et sept ans plus tard, nous
pensons que cela ne peut pas se reproduire ?
— Dans la véritable industrie ? Toutes ces entreprises étaient… comme
Google. Pas de vrais actifs tangibles. Nos entreprises produisent quelque
chose. Ou délivrent un service, ou, je ne sais pas.
— Elles n’ont pas à s’écrouler. Tout ce qu’elles ont à faire est d’arrêter
d’augmenter leur valeur à la vitesse à laquelle elles le font, et sur laquelle
nous comptons pour obtenir une échappatoire rentable. Garde-les stables
pendant quelques années, et nous verrons combien d’entreprises arriveront
à bout de souffle.
— Et alors ?
— Si nous ne donnons pas les retours auxquels nos investisseurs sont
habitués – comme ces vingt-cinq pour cent annuels que Williams a promis ?
Qu’arrivera-t-il si nous ne donnons que dix pour cent ? Ou six ? Plus
personne ne donnera d’argent à Skeiron, et finalement, nous nous
essoufflerons et nous coulerons. Nous jouons à la roulette avec l’argent des
fonds de pension et des firmes d’assurance. Si, à l’aube, nous ne revenons
pas avec les poches pleines, ils nous vireront du casino.
— Le capitalisme est fini, alors ? Les marchés financiers sont tous
foutus ? sourit Martin. Je ne t’aurais jamais pris pour un socialiste.
— Ce que j’aime dans ce jeu, c’est qu’il s’agit de fonds de pension. Nous
faisons des retours supérieurs, aucun doute là-dessus. Et nos pensionnaires
obtiennent leur part de l’argent que nous gagnons. C’est l’argent de ces
pensionnaires qui achète ces entreprises. Ce n’est pas moi ou Henry Kravis,
ce sont tous ces gens normaux. Williams veut remplacer les gens normaux
par les amis d’Alec.
— Donc, tu te préoccupes d’où vient l’argent ?
— Oui, dit Francis en secouant la tête. Nous avons une responsabilité ici,
mais je suis de la vieille école et je suis certainement minoritaire.
— Tu es probablement le seul, dit Martin en vidant son verre.
— Et toi ? Pourquoi as-tu rejoint le jeu ?
— J’ai commencé en tant que documentaliste pour un fournisseur
d’informations et j’ai détesté mon travail parce que je m’ennuyais. Tous
ceux avec un demi-cerveau voulaient obtenir un diplôme en affaires, donc
j’ai pensé que c’était une bonne idée. Le milieu ressemblait à un défi et
comportait des boulots variés, et je ne voulais pas lancer une entreprise ou
travailler en tant que consultant.
— Pourquoi pas ?
— Tout le monde faisait ça, et je ne suis pas certain que je sois bon pour
conseiller et offrir mon aide. Les capitaux privés me semblaient être là où
les meilleurs allaient, donc j’ai voulu prouver que je pouvais faire ça, que je
pouvais m’élever.
— Et tu y es arrivé.
La main de Francis couvrit son verre, les doigts écartés, montrant les
points culminants de sa main.
— C’est gratifiant ?
— La plupart du temps, je suis trop occupé pour en profiter, sourit
Martin. Mais j’apprécie d’accomplir des choses. Quelle est ton histoire ? Le
site web n’indique rien sur toi.
— Une éducation chez les Jésuites, un héritage, un MBA à Harvard, du
travail de consultant pour McKinsey, spécialisé en restructuration, en
redressement et en stratégie. Je suis devenu chef d’équipe dans ma
trentaine, et j’ai été recruté par un client nommé George Williams, qui
montait son troisième fond et qui étendait sa firme. Il avait un dossier
précaire dans son portefeuille que je devais redresser avant qu’il puisse
vendre. Après avoir sauvé ma première entreprise, j’étais ferré.
— Mais tu aurais pu faire ça chez McKinsey.
— Oui, mais comme consultant, tout ce que tu peux faire c’est
d’influencer les gens à faire le bon choix. J’étais fatigué des PDG
grandioses me disant que j’étais une merde et méprisant des semaines et des
mois de mon dur labeur parce que cela menaçait leurs égos. À Skeiron, je
n’avais à m’inquiéter que de quelques Partenaires. Si Skeiron possédait
l’entreprise, et que le comité directeur me disait de réparer le problème,
alors j’y allais et je le réparais, et si le PDG ou le directeur financier ne
jouaient pas le jeu, je les mettais à la porte. Souvent, les gens sont au travers
de la solution. Et puis tu dois choisir – es-tu une personne à personnes ou
une personne à solutions ?
— Je préfère les solutions.
— Oui. Nous avons de plus grosses responsabilités, et quelques fois cela
signifie faire tomber quelques têtes et briser des égos.
Francis sortit sa carte de crédit de son portefeuille et attira l’attention du
barman d’un regard.
— Je vais retourner au bureau chercher mon portable. Je viens d’avoir
une idée.
Un réflexe très économique indiqua qu’il avait également payé pour le
verre de Martin.
— C’est sur mon chemin, aussi.
— À pied ?
— D’accord.
Ils sortirent dans la nuit froide de décembre et marchèrent à un rythme
tranquille, pas à la vitesse folle qui était si caractéristique des Londoniens –
sauf s’il s’agissait d’écervelés écrivant sur leurs smartphones en marchant.
Martin était certain qu’avant d’arriver à Londres, il ne marchait pas aussi
vite. Mais la ville l’exigeait, elle augmentait le rythme cardiaque et tous les
mouvements du corps.
— Est-ce que j’ai tué la conversation ?
Et waouh, ils avaient eu une vraie conversation, même échangé des
données personnelles.
Francis lui jeta un coup d’œil en coin.
— Le danger en lisant bien les personnes, c’est que tu ne leur parles
presque plus. Tu finis avec une notion préconçue de ce que pensent les gens
au lieu de qui ils sont vraiment.
— Qui suis-je, alors ?
— Quand tu es entré dans le bureau ce jour-là, j’ai pensé que tu étais un
gars immature et superficiel qui courait après l’argent. Indubitablement
brillant, mais sans fibre morale. Comme il y en a à la douzaine, commande-
les simplement dans une usine à diplôme d’affaires, et la livraison est
gratuite.
— Waouh.
Cela piquait.
— Est-ce que… ça a changé ?
— J’ai appris que tu découvrais toujours qui tu étais. Que tu aimais le
travail bien fait, et que tu allais tenir tes promesses. Et qu’il n’est pas facile
de te détourner ou te décourager, même si M. Berger a fait de très bonnes
tentatives pour réfuter cette théorie.
— J’étais aveuglé. Flatté. Et il s’est joué de moi. Je pensais que je savais
ce que je faisais.
Francis s’arrêta devant une énorme vitrine qui montrait un tissu crème en
soie à motifs complexes. Pas une seule étiquette de prix en vue, et donc
bien loin du budget de Martin.
— Le plus grand danger des hommes comme M. Berger, c’est que leur
malfaisance est contagieuse.
Il jeta un coup d’œil en coin, étudiant le visage de Martin dans le reflet
de la vitrine. Contagieux. Le mot était très prudent, choisi vraiment
délibérément, et Martin grimaça.
— Je me suis inquiété que tu te transformes en quelqu’un comme lui.
Le mal. Quel concept démodé ! Impitoyable, oui, insensible, exploiteur,
même abusif, ou « cruel » comme Alec l’avait dit. Mais malfaisant ? Des
mots comme ça provenaient probablement d’une éducation Jésuite.
— Donc, ce n’était pas parce qu’il perturbait mon travail ?
— Non, ce n’était pas pour ça, dit Francis en reprenant sa marche.
Ils arrivèrent au bureau, et Francis se dirigea directement vers
l’ascenseur. Tout près de lui, dans la petite cabine, Martin étudia Francis, et
il y avait beaucoup de choses chez lui qu’il n’avait jamais remarqué
auparavant – la forme de ses oreilles, ou une petite cicatrice en forme
d’étoile là où ses cheveux commençaient. Elle ressemblait à une blessure
d’enfance, ce qui suggérait que Francis avait été enfant autrefois. Cela
semblait possible à présent.
Le couloir du bureau était sombre. Seuls les lampadaires de la rue
projetaient des lueurs sur les murs comme de la peinture fluorescente.
Francis navigua vers le bureau dans une semi-obscurité. Cet endroit était sa
maison.
Martin le suivit dans son bureau et ferma la porte derrière eux. Francis
était une silhouette sombre contre la fenêtre. Martin s’approcha, soudain
essoufflé, et plus près encore, plus près qu’il n’était poli, plus près qu’il ne
pouvait l’expliquer, et ses lèvres rencontrèrent celles de Francis.
Ce dernier sursauta, posa le portable et toucha les épaules de Martin. Ils
étaient tous les deux presque sobres. Pas de vagues, pas de sable, pas de
foutaises d’égo. Martin s’avança jusqu’à ce que les épaules de Francis
atteignent le mur entre les deux fenêtres de la pièce. Le baiser fut chaud,
passionné, et pourtant étrangement tendre, comme si Francis luttait pour
rassembler son énorme énergie.
— Puis-je te vouloir ? demanda Martin – une pensée prononcée à voix
haute.
Ses mains se déplacèrent vers la tête de Francis, dans les cheveux
sombres et épais, pendant qu’il s’ouvrait un peu plus, forçant Francis à
s’ouvrir en retour, l’attaquant, mais sans colère, juste un besoin de
l’atteindre, de lire ses pensées et ses respirations, l’étrange et accidentelle
poésie d’un homme obsédé par son travail.
Il dénoua la cravate, embrassa la peau juste à côté pendant qu’il luttait
avec le col amidonné. L’odeur de peau, des vêtements fraîchement repassés,
de l’après-rasage. Il repoussa la veste des épaules de Francis, l’autorisant à
tomber sur le sol.
Les boutons de la chemise révélant toute cette peau et cette force sous-
jacente. Il couvrit un des tétons avec sa bouche, traça le muscle avec ses
dents, suçant et mordant jusqu’à ce qu’il sente Francis frissonner, les doigts
de celui-ci dans ses cheveux se crisper, mais il n’y eut aucune force, aucune
contrainte. Martin retourna vers la gorge de Francis, sentit son pouls pulser,
sa poitrine se soulever avec ses respirations, s’arrêtant seulement un instant
quand il ouvrit la ceinture et le bouton et la braguette pour atteindre son
sexe.
Francis grogna lorsqu’il le toucha, un son profond et étranglé, et l’attira
dans un baiser passionné pendant que Martin le caressait et se pressait
contre lui, incapable de le lâcher pour se déshabiller. Il adorait la façon dont
Francis était à moitié dénudé, paraissant incroyablement érotique dans la
faible lumière.
— J’ai toujours fantasmé de te baiser sur ce bureau.
Aux mots de Martin, Francis sursauta à nouveau.
— Je te faisais te plier en deux et descendais ton pantalon.
Martin cracha dans sa main pour faciliter la friction alors qu’il se
concentrait sur son gland, ce qui fit frissonner et trembler Francis.
— J’ai fait ça si souvent.
Francis dévoila ses dents en un sourire et se redressa, s’appuyant contre
le mur, ses hanches bougeant contre lui, puis les muscles de son ventre, ses
épaules, cou, gorge, mains, bras, tous se tendirent et il jouit, les doigts
plongés dans les épaules de Martin.
Ce dernier prit une des mains de Francis et la plaça sur son membre, et
Francis comprit le sous-entendu, ouvrit sa braguette et le caressa, offrant
plus de friction qu’il ne pouvait obtenir en se frottant simplement contre le
corps. La masturbation était plus rugueuse que strictement plaisante. Il
arrêta Francis seulement pour utiliser un peu de sperme afin de réduire la
friction, et puis ce fut parfait. Des mains fortes et puissantes, des caresses
brutales et rapides – il n’y avait aucun art là-dedans, un peu comme
retourner une faveur, mais peut-être que c’était simplement trop étrange
pour Francis d’avoir des relations sexuelles dans son propre bureau.
— C’est agréable.
Martin se poussa dans la main, contre le corps solide, qui le garda dans
une étreinte ferme jusqu’à ce que l’orgasme dévale en lui et qu’il jouisse
contre les abdos de Francis, contre cette peau chaude en sentant les muscles
en dessous. Il respira difficilement, eut besoin de quelques instants pour se
ressaisir.
Ses sens revinrent. Francis le tenait toujours, et n’était-ce pas parfait, de
le sentir, de le goûter, de le respirer. Avec regrets, Martin s’éloigna, mais il
devait se nettoyer, devait accepter le fait que c’était arrivé à nouveau et ce
qu’il avait admis à Francis.
Sentant toujours les orgasmes et les caresses, les baisers et le corps, il
essuya le sperme dans les toilettes, puis il appela un taxi et prétendit aller
chercher quelque chose dans son bureau, mais en vérité, il resta simplement
assis là, sidéré par ce qui s’était passé, et ce que cela pouvait signifier. Et
comment l’obtenir à nouveau.
Lorsqu’il jeta un coup d’œil à Francis une demi-heure plus tard, il était
assis à son bureau, la chemise remise en place, veste et cravate toujours
retirées, tapant rapidement sur son portable. Une unique lumière était
désormais allumée.
— Je rentre chez moi.
— Je te verrai demain.
Francis leva les yeux et lui sourit, puis reporta son attention sur ce sur
quoi il travaillait.
Chapitre 19

Le lendemain matin, Martin se faufila hors de son propre appartement pour


ne pas réveiller Josh qui était rentré au milieu de la nuit. Parfois, il enviait le
style de vie de Josh avec ses horaires flexibles et ses millions d’amis tout
autour du globe qui lui offraient l’hospitalité. Cette fois, il revenait d’un
séjour de ski en France.
Le Tube était presque vide, et sur le chemin du travail il vérifia ses e-
mails sur le BlackBerry. Il n’aimait toujours pas beaucoup l’appareil, mais
les gens s’attendaient à pouvoir le joindre partout, à tout moment.
Maintenant que Skeiron était public, il y avait encore plus de travail
administratif et de rapports à faire, et presque chaque réunion débutait avec
une discussion sur le prix actuel de l’action.
Dans son bureau, il posa la mallette et lança l’ordinateur avant de repérer
le Post-it sur son clavier.
Tu peux. Francis.
Quel non-sens. Il suspendit sa veste et brancha le BlackBerry. Une demi-
heure avant que tous les autres arrivent. Il pouvait aller voir si Francis
voulait du café aussi. Il laissa à nouveau son bureau et prit la direction de
celui de Francis. Et il soupira profondément quand il se souvint de la nuit
précédente, de Francis qui le poussait contre le mur là, échevelé et nu.
Puis-je te vouloir ?
Tu peux.
Francis leva les yeux de son portable au même moment. Tu peux.
— Je… je venais juste voir si tu voulais un café.
Il avait dit oui !
— Bonjour à toi aussi, Martin.
Francis paraissait frais et dispo comme s’il s’était reposé au moins
pendant douze heures. Ce qui était un mensonge ; comment diable arrivait-
il à garder ce niveau d’énergie ? La pensée s’envola – la seule chose restant
dans son esprit étant le souvenir de l’odeur de Francis, de son goût, de ses
épaules.
— Hum. Bonjour. Café ?
— Tu es incontestablement le maître de cette machine infernale.
Francis se leva et boutonna sa veste de costume, un geste naturel qui
contrastait fortement avec son souvenir de l’avoir déboutonnée.
— Après toi.
La simple tâche de lancer la Gaggia fut compliquée par la présence de
Francis près de lui, appuyé contre le frigo, les bras croisés.
— Tu as bien dormi ?
— Oh, oui. Très bien.
Après m’être masturbé avec la pensée de toi, drapé sur ce sofa.
— Et toi ?
— J’ai fait une sieste sur le sofa. Je prépare une sortie.
— Quelle entreprise ?
— Dans l’aérospatial français. Nos co-investisseurs français sont partants
pour nous acheter. Je leur ai dit que cela dépendait seulement des nombres
sur l’offre.
— Aucune surenchère ?
— Cela prend trop longtemps, coûte trop cher, et je co-investis avec eux
depuis plus de trois ans. Les choses vont se passer en douceur, et cela nous
débarrassera de l’entreprise. Être capable de présenter une sortie aux
investisseurs ne peut pas faire de mal.
— J’adorerais aider.
— Comment est ton français ?
Martin faillit lâcher le porte-filtre avec le café moulu, mais réussit à
repositionner l’objet en place.
— Je n’ai pas eu de plainte jusque-là, répondit-il, en gardant sa voix à un
niveau prudent.
Francis s’approcha et fit courir une main sur sa chemise, une main
chaude, de son épaule gauche à son cou. Martin frissonna quand deux
doigts effleurèrent son cou. C’était l’une des choses les plus érotiques que
quelqu’un lui avait faite de toute sa vie. Et comment une simple caresse de
Francis pouvait-elle être plus chargée que tout le sac de ruses d’Alec ? La
lenteur délibérée ne détenait aucune profondeur, aucune sombre intention.
C’était une caresse, pas une prise, pas une taquinerie, juste une simple
caresse.
— As-tu apprécié hier ?
Francis semblait absolument sincère.
— Oui. C’était différent de ce que j’avais imaginé.
Francis devait parler du sexe. Et il le faisait de façon à ce qu’aucun
spectateur innocent ne fasse le rapprochement.
— Je pense que l’imagination n’arrive jamais à calculer tous les facteurs.
La main de Francis redescendit sur ses omoplates, où elle resta, raidissant
Martin. Qu’est-ce qu’il désirait cette main sur sa peau nue !
— Mon imagination sort toujours avec différents scénarios. Certains ne
seraient peut-être même pas réalisables.
— Pourquoi pas ?
— Ils pourraient ne pas être bienvenus.
— Je vais travailler tard ce soir.
La main de Francis resta à sa place, et il se pencha un peu plus près.
— Essaie-moi.
Il recula afin que Martin puisse vraiment se concentrer sur la réalisation
des expressos. Ses mains furent remarquablement stables alors qu’il posait
les minuscules tasses sur les petites soucoupes et en tendait une à Francis. Il
fut choqué de voir que les yeux de ce dernier brillaient d’une faim mal
déguisée.
— Puis-je travailler sur l’accord français, alors ? demanda Martin.
— Je t’enverrai les documents après la réunion.
Francis avala son café et reposa la tasse et la soucoupe.
Martin pouvait toujours sentir – de manière frappante – la main de
Francis sur son dos. Il voulait plus de cela. Il voulait être au-dessus, entre
les jambes de Francis, le sentir se cramponner à lui, l’attirer plus près.
De retour dans son bureau, il se força à penser à quelque chose d’autre
avec chaque parcelle de concentration qu’il put rassembler. Il devait se
préparer pour la réunion. Mais Francis lui avait donné la permission. L’avait
invité. Il y avait tant de choses qu’il voulait faire à Francis. L’embrasser, le
toucher, déchirer ces vêtements et le faire jouir étaient déjà des pensées
terrifiantes.
Pendant la réunion, tout le monde fit un résumé des accords sur lesquels
ils travaillaient. John allait acheter une autre entreprise allemande qui
conviendrait à son fournisseur automobile et produirait des avantages
stratégiques. Francis tapait sur son BlackBerry.
Francis fit ensuite un compte-rendu de ses entreprises, et la boulangerie
s’était spécialement bien démarquée depuis qu’il l’avait achetée, tout
comme les gâteaux surgelés. Elles étaient plus petites que celle de John,
mais trois fois plus rentables sur la ligne d’arrivée. Francis indiqua qu’il
allait acheter « quelques trucs de plus ici et là afin de compléter ça ».
Finalement, ce fut le tour de Martin. Williams le félicita à nouveau pour
son premier accord et posa des questions auxquelles Martin aurait répondu
sans préparation. Puis ils discutèrent de choses techniques au sujet de
l’introduction en bourse et des actions, ce qui n’intéressait que modérément
Martin. Il n’avait pas les économies pour prendre un intérêt dans le stock
d’actions. Tout ce qu’il avait économisé partait déjà sur un compte pour son
propre appartement à Londres, ce qui le garderait loin du marché boursier
pendant des années.
— Quelques personnes ont soulevé la question du climat actuel de
méfiance des banques, dit Williams en regardant Francis. Ceci montre
clairement que notre introduction a été un succès, même si les banques se
sont montrées ridicules avec leurs taux de prêts. Nous nous attendons
fermement à ce que cela retombe cette année. Dans six mois, nous serons de
retour à la normale, et nous croyons en un projet à long terme vers cette
finalité.
— Si je peux me le permettre, monsieur, dit Francis en levant la main.
Les banques sont mortes de peur.
Il inspira et concentra toute son attention sur Williams.
— Les banquiers avec qui j’ai déjeuné la jouent calme, mais ils ne savent
même pas eux-mêmes à quel point ils vont être touchés par la crise
immobilière aux États-Unis. C’est comme demander à un aveugle et à un
sourd de dire quel son à distance est une avalanche.
— Donc l’emprunt est devenu un peu plus coûteux, et alors ? affirma
John en se rencognant dans son siège et en jouant avec son stylo. J’ai quand
même conclu mon accord.
— Ils vont augmenter les taux. S’ils ne peuvent pas avancer l’argent, ils
vont mettre les taux au plus haut, si bien que nos méthodes ne pourront pas
s’accommoder de ces taux. Les banques se prêtent de l’argent entre elles
donc, pourquoi nous en prêteraient-elles à nous ?
— Parce qu’elles se font beaucoup d’argent en vendant des emprunts.
— Oui, cependant le marché secondaire de l’emprunt n’est plus ce qu’il
était. Les gens sont bien moins désireux d’acheter ces dettes souscrites.
— Cela va retomber.
Le ton de Williams suggérait qu’il avait déjà lancé la pétition afin que
l’univers fasse qu’il en soit ainsi.
— Et il y a des sources alternatives d’agent. Nous avons de l’argent sûr.
Nous trouverons un moyen.
— Comme Dubaï ? demanda Francis.
— Eh bien, par exemple. M. Berger a été suffisamment aimable pour
nous assurer que ses clients seraient prêts à nous aider en cas d’urgence.
— Et quel est le prix de cet argent ?
— Des retours raisonnables.
— Oh, pour l’amour de Dieu, jura Francis en secouant sa tête. Nous
travaillons avec les banques comme créanciers parce qu’ils n’ont aucun
intérêt à diriger ou même posséder ces fichues entreprises. Tout ce qu’elles
veulent, c’est que les emprunts soient remboursés. Demander aux Cheikhs
signifie inviter un second parti intéressé sur le bateau. Tu penses qu’ils
seront heureux de simplement rester sur les quais ? Vraiment ? La dernière
fois que j’ai ouvert les journaux, j’ai vu leurs intérêts stratégiques partout.
Ils s’achètent une économie. Ce ne sont pas des capitaux privés. C’est
simplement acheter des choses. Pour le long terme. Stratégiquement.
— Notre modèle économique évolue constamment, aboya Williams. Es-
tu en train de me dire comment fonctionnent les capitaux privés, Francis de
Bracy ?
— Je te dis ce qui ne fonctionne pas, répliqua Francis.
Ils se dévisagèrent mutuellement, jusqu’à ce que Francis se concentre à
nouveau sur son BlackBerry. Peut-être qu’il venait de donner son point de
vue, et qu’il savait que cela n’aurait guère d’effet. Le BlackBerry de Martin
vibra légèrement et il regarda. C’était un message de FdeBracy.
Berger a déjà fait son travail. C’est décidé.
Martin ne pouvait pas se débarrasser du sentiment que quelque chose
d’important était sur le point de se produire. De toute sa vie, il n’avait
jamais entendu parler de banques effrayées, mais ce qu’il lisait dans le
Financial Times était inquiétant. La Chine, la Russie, et le Golfe émettaient
de la monnaie, mais les banques semblaient plus frileuses chaque jour. Cela
pouvait se tasser. Peut-être que les banques avaient simplement à passer en
pertes et profits et à s’alléger de quelques milliards chacune.
Lorsqu’il retourna à sa boîte mail, elle était pleine d’e-mails transférés et
de pièces jointes. Il était temps de s’atteler à cette sortie.
Selon l’historique de cette acquisition, Francis avait effectué une grosse
négociation trois ans plus tôt. Si Martin comparait l’entreprise de l’époque à
l’entreprise d’aujourd’hui, elle était sans conteste allée de l’avant. Très peu
de bidouillage avec le bilan, même si Francis aurait pu extraire le capital et
mettre plus de dettes. Cela se passerait probablement avant que l’entreprise
change complètement de mains – ce qui boosterait la performance sans
risques. Retour sur investissement. À la fin, ils se feraient la minuscule
plus-value de sept fois leur argent.
Il dut se forcer à aller déjeuner avec Ian, qui lui avait envoyé un e-mail
pour l’inviter à déjeuner. Sur le chemin, Ian éclata soudain de rire.
— Tu n’es qu’à moitié là Martin. Que se passe-t-il ?
— Beaucoup de boulot. Je commence seulement à m’impliquer dans
cette sortie, et j’ai beaucoup de choses à rattraper. Comment vas-tu ?
— Tu me racontes des conneries. Qu’est-ce qui ne va pas ?
— Rien ne va pas. Seulement des choses sur lesquelles je dois travailler.
— Travail ou plaisir ?
— Si je le savais, ce serait plus facile.
Martin sourit et haussa les épaules quand Ian émit un sifflement.
— Rien qui mérite un sifflement.
Il s’était compromis. Ian savait à son sujet, mais il ne pouvait pas
entraîner Francis là-dedans. Francis péterait les plombs s’il le disait à
quelqu’un. Ou pas ? Il n’arrivait jamais à prédire les réactions de Francis.
— Eh bien, voyons voir.
Ils tournèrent dans la rue de leur salade-bar favori dans Vigo Street.
— Tu ne prends plus ton petit déjeuner chez Pret désormais. Vu que je ne
pense pas que c’est pour économiser de l’argent, tu dois prendre le petit
déjeuner chez toi ces temps-ci.
Ian agita ses sourcils, ce qui fit rire Martin.
— En ce moment, je partage mon appartement avec un obsédé de la
santé.
— Oh, nous nous rapprochons. À quoi est-ce qu’il ressemble ?
— C’est un entraîneur personnel, et ce n’est pas ce que tu penses.
— Bien joué mon pote, sourit Ian. Au moins, tu t’amuses un peu.
— Et cette chose avec cette brunette des relations publiques ? Quel est
son nom déjà, Cindy ?
— Elle est retournée chez elle à Melbourne. Le vol était déjà réservé, dit
Ian en secouant sa tête. Super mauvais timing.
— Et tu l’as laissée partir ? Pourquoi ne l’as-tu pas retenue comme dans
toutes ces comédies romantiques ? Il fallait l’arrêter à l’aéroport, espèce
d’idiot !
Ian éclata de rire.
— Je pourrais prendre l’avion pour lui rendre visite. En ce moment, c’est
beaucoup d’e-mails et de Facebook.
— Une bien meilleure météo, aussi.
— Oui, et une énorme industrie de capitaux privés. Sur place ou à
emporter ?
— Sur place.
— Tu es sûr ?
— Oui désolé. Je suis un peu distrait. Cela ne veut pas dire que je ne
peux pas déjeuner avec toi.
Il jeta un coup d’œil à Ian, espérant que l’excuse serait prise dans le sens
qu’il l’offrait. Il devait prendre du temps pour ses amis. Il n’en avait que
deux.

Il s’immergea profondément dans la paperasse, et repéra la touche de


Francis partout. La structure de l’accord, les négociations – il aurait pu
reconnaître ce style affuté et conservateur parmi un millier.
Il commençait à faire sombre autour de lui, et il alluma le plafonnier. Les
gens partaient – des craquements étouffés dans le couloir, les sons doux et
riches des portes se fermant. Susan entra et l’informa qu’elle partait, et il
prit un moment pour discuter avec elle au sujet de sa scolarité.
Lorsqu’elle fut partie, Martin inspira, puis retint son souffle en tendant
l’oreille. Son BlackBerry vibra. Vérifie s’ils sont tous partis.
Francis était sans doute dans son bureau, attendant tout comme lui. Il se
sentit soudain beaucoup moins nerveux. Il contrôla les bureaux, qui étaient
tous désertés. Il marcha jusqu’à la porte d’entrée et la verrouilla, puis
éteignit les lumières, respirant pendant plusieurs longues minutes, savourant
le calme, la tranquillité, et la présence silencieuse de Francis dans le même
bâtiment, pendant que dehors les derniers retardataires se précipitaient chez
eux après une longue journée ou pour quelques pintes après le travail.
Il tourna le dos aux portes vitrées et entra dans le bureau de Francis.
Ce dernier était assis sur son bureau, la veste défaite, le gilet boutonné
jusqu’en haut. Le bureau était nettoyé, le portable posé sur la table près du
Chesterfield. Martin ferma la porte derrière lui et la verrouilla aussi.
— C’est bon. Ils sont tous partis.
Il avait besoin de s’entendre parler. Cela rendait les choses plus réelles.
Le sexe avec Francis était une opération silencieuse.
— Comment est-ce que tu t’en sors ?
— C’est un travail fascinant.
Martin s’approcha, mais resta à une distance prudente. S’approcher plus
près que ça et parler affaires lui semblait mal.
— Pourquoi est-ce que tu vends ?
— Nous aurons besoin de l’argent, sourit Francis. J’apprécierais ma
commission.
Les vingt pour cent de chaque profit qu’il obtenait pour les investisseurs.
Un chèque bien gras pour celui-ci.
— Un plan pour ça ?
— Pas encore, mais c’est de l’argent que j’ai mérité il y a trois ans, et
j’aime avoir un jour de paie de temps en temps.
— Pourquoi est-ce que tu vends maintenant ? L’entreprise croît
agréablement.
— Parce que…
Francis glissa de son bureau et s’avança vers lui. Une de ses mains se
leva, toucha sa joue, les doigts ouverts, et prit son visage en coupe.
— Nos co-investisseurs ont réussi à réunir l’argent. Ils ont la puissance
pour le faire, et nous vendons à un bon moment du cycle. Probablement le
meilleur que nous aurons pendant un moment.
Francis s’approcha si près que Martin pouvait encore le distinguer
clairement, mais il deviendrait flou s’il approchait plus.
— Quitter alors que nous sommes au top et pendant que les autres n’ont
pas encore compris que la situation est vraiment mauvaise.
— Seigneur, je suis ridiculement nerveux.
— Pourquoi ?
— Parce que je veux te donner… quelque chose et je ne sais pas
comment le faire. Comme si tu t’attendais à quelque chose de moi.
Et maintenant, il babillait comme un fichu idiot. Martin David, doué dans
un bar gay, et terriblement hors de son élément dans le bureau de son
patron.
— Sommes-nous trop sobres pour ça ? sourit Francis.
— Non ! Je veux dire, peut-être.
Il leva la main pour attraper la tête de Francis et l’attirer dans un baiser.
Cette petite distance suffisait à faire toute la différence. Comme un
adolescent stupide qui n’avait aucune idée de comment le sexe fonctionnait
si cela n’impliquait pas une main et un magasine porno. Il voulait être bon à
ça, aussi sexy pour Francis que ce dernier l’était pour lui, mais en même
temps il se sentait terriblement hors de son élément. Surtout lorsque Francis
était comme ça – ne prenait pas l’initiative comme à Monte-Carlo, mais
l’autorisait à faire ce qu’il voulait.
Lorsque Francis s’ouvrit au baiser, une faim soudaine remplaça
l’excitation latente de la journée. Il tira sur la chemise de Francis, la libéra
de son pantalon, désirant sentir et voir ce corps à nouveau, et Francis l’aida
avec les boutons et fit tomber son gilet en premier, puis la chemise,
dénudant complètement sa poitrine et ses épaules.
La puissance brûlante était à couper le souffle partout où il le touchait. Il
utilisa ses deux mains pour cartographier ce nouveau territoire, le toucher et
le caresser, ralentissant, changeant une envie de sexe en une envie de
comprendre, d’imprimer les lignes et les méplats, les monts et les vallées
dans son esprit. La même discipline et ténacité qui imprégnaient tout le
caractère de Francis, pouvaient être lue sur son corps. Il sentait le citron et
le café, un écho de son gel douche probablement.
Il tomba à genoux pour ouvrir la braguette de Francis, et savoura le
sursaut lorsqu’il s’empara de son membre. Francis leva une main comme
pour l’arrêter ou protester, mais Martin ne s’en préoccupa pas, pas avec la
vision devant ses yeux et la possibilité de comparer avec son imagination. Il
le prit profondément dans sa bouche quelques fois jusqu’à ce que Francis
devienne pleinement dur, puis il se recula afin de se concentrer sur ses
testicules.
— Tu n’as pas à le faire.
La voix de Francis était loin d’être calme ou mesurée, et Martin songea
que c’était une chose étrange à dire. Bien sûr qu’il n’avait pas à le faire.
Mais il en avait envie. De plus, il avait toujours ce fantasme de baiser
Francis sur ce bureau, mais il avait oublié le lubrifiant et les préservatifs –
quelque chose qu’il avait prévu d’acheter à Boots au retour du déjeuner.
Mais il avait été incapable de se débarrasser d’Ian.
Il embrassa la peau à l’intérieur de la cuisse, effleurant sa verge et ses
testicules avec sa joue, et savourant la force de ce muscle qui l’invitait à le
mordre. Francis grogna et s’appuya contre le bureau lorsque Martin
recommença à le sucer. Il savait qu’il était plutôt bon à ça, et Francis le lui
disait aussi. Il se concentra sur tout ce qui lui paraissait agréable,
découvrant lentement ce qu’aimait Francis. Et cela semblait être de passer
de doux à plus brutal.
Francis grogna lorsque Martin passa sa langue sur son gland, et sursauta
quand il mordit à l’emplacement des muscles, sur la ligne inférieure de ses
abdominaux, des cuisses, alternant entre à proximité et directement sur la
ligne, déterminé à accélérer la respiration de Francis et à le faire transpirer.
Martin s’étira un peu pour embrasser la surface plane juste au-dessus de
la verge de Francis.
— Que veux-tu que je fasse ?
Francis tremblait maintenant, et Martin n’était pas certain que l’homme
soit désormais très cohérent. Il pouvait le sentir lutter et ravaler chaque son
qu’il avait besoin d’émettre.
— Con-tinue.
— Comment ?
— Ça. C’était déjà très bon.
Francis tendit le bras pour toucher le visage de Martin, passant ses doigts
dans ses cheveux, vers sa nuque. Trop poli pour l’attraper par les oreilles
pendant une fellation comme le faisaient les autres hommes.
— Devrais-je te sucer comme une pute ? sourit Martin lorsqu’il put sentir
les muscles de Francis se crisper.
— Non… comme… comme tu en as envie.
Quelque chose d’incroyablement brut se trouvait dans ces mots, et cela
aurait pu simplement être la luxure, mais cela atteignit directement Martin.
Il reprit Francis, l’aspira fortement et pressa ses testicules – et Francis jouit
avec une force que Martin n’avait pas anticipée. Il l’accepta, suça, et avala,
malgré une faible tentative pour le repousser. Il mit un point d’honneur à le
vider complètement et puis il se nicha contre la verge épuisée de Francis.
— Bon ?
— Oui.
Francis s’appuya en arrière, reprenant son souffle, le visage rougi,
l’odeur de sueur fraîche et de sexe s’élevant autour d’eux. Martin avait
envie de le lécher et le sucer partout, il avait envie de l’observer
redescendre, et il aurait adoré être capable d’observer ce visage montrer ces
sentiments et le besoin cru qu’il avait entendus.
Martin se remit sur ses pieds et embrassa à nouveau Francis, avec un
contact de tout leur corps comme ils l’avaient fait la veille. Cela dut
apparaître comme une invitation pour Francis, parce que sa main se
déplaçait à présent vers la braguette de Martin.
Une seconde masturbation. Francis s’améliorait à ça. Le fait qu’il puisse
grogner entre les baisers et que Francis expérimente dans les caresses et
trouve ensuite une bonne façon de le faire, signifiait que Martin apprécia
pleinement. Il ne s’était pas attendu à une branlette en retour.
Peu importait ce qu’il pouvait obtenir de cet homme, il le prendrait.
Certains hommes n’aimaient pas faire de fellations. Mais il pouvait plonger
ses doigts dans le dos de Francis, se pousser contre lui et en profiter. Francis
était solide comme un mur, et c’était si fichtrement bon de se presser vers
lui et de grogner contre sa peau chaude, d’être maintenu et saisi comme ça,
forcé à abandonner le contrôle et à se laisser simplement aller.
Chapitre 20

— Toujours en train de travailler ?


Josh sortait de la salle de bain, habillé comme d’habitude de son jean, son
torse nu toujours humide pendant qu’il essuyait ses cheveux avec une
serviette d’une seule main.
Martin jeta un coup œil à sa montre. Minuit et demi. Bon sang.
— Oui, j’étais seulement…
Comme s’il devait faire des excuses.
— En train de faire des trucs.
Josh essuya sa poitrine avec la serviette, ses cheveux se dressant en une
centaine de directions.
— Tu me fais me sentir coupable d’être un tel feignant.
— Dans mon milieu, tu le serais.
Martin sauvegarda la feuille de calculs et ferma l’ordinateur. Il était assis
sur le canapé, et il supposait que son colocataire était sur le point de
préparer son lit.
— Quoi de neuf ?
— Nous devons réfléchir à une solution au sujet de cette vie commune,
dit Josh en s’asseyant. Mon bail finit bientôt et je ne vais certainement pas
retourner vivre avec ces idiots. Mais je vais devoir chercher un nouvel
endroit et c’est épineux à Londres. Je veux dire, tu es guéri. Tu n’as pas
besoin d’une nounou.
Recommencer à vivre seul, de repas à emporter, et observer des DVD
tout seul ? Vivre avec Josh semblait naturel et amusant.
— Si tu as envie d’avoir à nouveau ton chez-toi… Je veux dire, nous ne
sommes pas ensemble.
— Tu veux dire, sexuellement parlant, lui sourit Josh.
— Oui. Nous ne faisons vraiment pas ça.
Ou tout ce qui n’aurait pas été parfaitement acceptable entre deux
hommes hétéros. D’accord, à part les occasionnels câlins platoniques.
Comme des frères ou presque.
— Ce n’est pas le problème. Tu es un bien meilleur colocataire que les
branleurs avec lesquels j’ai fini, donc la question est, es-tu toujours
d’accord pour m’avoir dans les parages ?
— Bien sûr.
Mis à part d’être moins esseulé, cela signifiait aussi un partage des
factures et des responsabilités.
— Je veux ma propre chambre. Donc nous devrons déménager.
— Super. Ce sera moins bizarre si tu veux ramener quelqu’un à la
maison.
Ils n’avaient jamais parlé de conquêtes – même si Martin supposait que
Josh avait des relations quand il voyageait.
— Je peux être sorti pendant des nuits stratégiques aussi, proposa Josh en
pliant la serviette.
— Je ne pense pas que cela arrivera tout de suite. Nous sommes occupés
et après tout ce dernier cirque, je ne suis pas certain de vouloir reprendre un
risque.
— Quel cirque ?
— J’ai eu une relation avec un gestionnaire d’actifs, et c’était une ordure.
— Il t’a blessé ?
— Non. Oui.
Martin fit une pause, brusquement conscient de sa propre réaction
émotive. Alec l’avait blessé, avec son irrespect total et en paradant avec cet
Arabe.
— Tu vois, parfois, pendant que tu fais quelque chose, tu l’apprécies et
c’est parfait, et ce que tu voulais, mais en définitive, si tu te calmes et que tu
l’examines avec du recul, tu te sens simplement baisé et utilisé.
— Que s’est-il passé ?
Martin ouvrit la bouche pour dire « rien », mais sentit sa gorge se
comprimer brusquement.
— Il m’a retourné la tête.
Josh l’observa, puis tendit la main pour toucher son visage, sa peau
toujours chaude de la douche.
— Cela a dû être quelque chose pour que cela te rende vert. Es-tu sûr que
tu vas bien ?
— Je vais bien à présent.
Martin prit la main de Josh et la garda dans la sienne.
— Je ne veux simplement pas que quelqu’un d’autre joue avec moi
pendant un moment.
— Hum, très bien. Vu que tu es si occupé, si je commençais à regarder
pour un endroit raisonnable avec une bonne connexion pour Mayfair ?
— Ce serait génial. Je ne pense pas que j’aurais le temps de le faire.
Désolé.
— Tu connais mon tarif horaire, sourit Josh quand Martin grimaça. Et
nous allons recommencer l’entraînement. Je ne peux pas laisser mes amis te
voir et penser que je ne t’entraîne pas correctement. Tu as négligé ta
poitrine.
— J’ai fait mes pompes.
— Je te montrerai comment en avoir plus.
Josh se leva.
— Et maintenant, va mettre tes fesses au lit. J’aimerais, pour une fois,
avoir plus de cinq heures de sommeil.

Le Financial Times comportait un article au sujet d’une perte énorme de la


Société Générale. Cela attira seulement l’attention de Martin parce que cette
banque avait été un prêteur pour l’accord tertiaire de John en Allemagne.
Les pertes étaient estimées à presque cinq millions d’euros, et Martin
grimaça. Cela ne pouvait pas être bon, mais ceci dit, l’accord d’emprunt de
John devrait être remboursé dans environ quatre ans, donc ce n’était pas
important pour l’accord. C’était seulement que cela arrivait par-dessus ces
sales affaires de Subprime qui affligeaient tout le système. Northern Rock
avait, deux mois plus tôt, eu besoin d’argent de la Banque d’Angleterre,
mais tout cela était dû à un jeu hasardeux qu’ils n’avaient pas maîtrisé avec
des certificats de dépôts. Et bien sûr de l’immobilier.
N’importe quel enfant pouvait voir que le marché immobilier au
Royaume-Uni était en déroute. Dommage pour les gens qui avaient acheté
des propriétés seulement pour les louer, inspirés par un défilé d’émissions
télé montrant comment devenir immensément riches en tant que
« promoteur immobilier ». Une fois que le marché serait suffisamment
redescendu, il serait capable de s’offrir un logement à Londres.
Francis travaillait dur pour mettre cette sortie sur les rails. Chaque jour
où Martin était là, il restait tard au bureau, ce qui incluait les samedis et,
supposait Martin, plus qu’un dimanche de temps en temps. Il travaillait
pour accomplir sa part, mais également pour être seul avec Francis. Il
l’observait, et savait que Francis était conscient de sa présence, mais il n’y
avait aucun indice que Francis soit partant pour du sexe. Pas de Post-it, pas
de messages sur le BlackBerry. Le coup d’œil occasionnel ne comptait pas.
Même s’ils étaient honteusement occupés, il devait bien y avoir une minute
ou deux pour autre chose. Quelque chose de plus.
Un soir, il apporta une pile de documents pendant que Francis était assis
à son bureau, tenant seulement grâce au café et à la volonté. Martin ne se
recula pas lorsque Francis tendit la main vers les documents. À la place, il
attrapa le poignet de Francis et rencontra son regard quand celui-ci leva la
tête. L’expression dans ces yeux bruns fut une confusion momentanée, de la
fatigue, et puis un calme étrange et profondément ancré qui ressemblait
horriblement à de la résignation. Martin le libéra, se sentant brusquement
comme s’il était entré dans un territoire où il n’était pas supposé être.
— Désolé.
Francis hocha la tête.
— C’est bon. Finissons ceci, d’accord ?
Ce que Martin comprit comme un « Finissons ceci d’abord ». Il espérait
que c’était ce que cela voulait dire.
Peu de temps après, ils s’envolèrent pour l’aéroport Charles-de-Gaulle.
Après une douche et un changement de tenue dans un bel hôtel cinq étoiles
à distance de marche du Louvre, ils rencontrèrent les acheteurs, et Martin
fut stupéfait par le français parfaitement courant de Francis. Les acheteurs
semblaient très amicaux et de temps en temps, lui jetaient quelques mots
d’anglais, ce qui semblait être un geste généreux (du moins pour eux).
Néanmoins, ce fut un voyage professionnel, et ils passèrent leurs
journées sur de la paperasse, s’il définissait « journée » comme le temps où
il pouvait rester éveillé par tous les moyens légaux. Cette dernière étape
avant la signature des contrats était toujours pénible, et il n’y avait aucune
possibilité pour que du sexe, quel qu’il soit se produise. Martin était trop
occupé à tenter de rester sain d’esprit, et Francis était probablement en plus
mauvaise posture, vu qu’il était le responsable ultime si les choses allaient
mal.
Quand l’accord fut finalement conclu, Martin était trop épuisé pour
assembler plus de deux pensées cohérentes, mais il n’avait jamais vu
Francis si motivé, si acharné au travail.
Ils arrivèrent tard à Heathrow et prirent le premier taxi. Francis était à
peine éveillé. Il paraissait pâle et tendu, les yeux injectés de sang, et il ne
tenta même pas de faire la conversation. Pas que Martin aurait été capable
de suivre toute pensée logique.
Le chauffeur déposa Francis en premier – chez lui, c’est-à-dire devant
une petite villa sur une rue verdoyante qui rappela Paris à Martin. Francis
sortit de la voiture, puis hésita comme s’il ne savait pas où il avait mis ses
clés et regarda Martin, mais il se détourna et marcha vers sa porte.
Martin donna son adresse au chauffeur, et vingt minutes plus tard,
s’écroula sur son propre lit, après avoir seulement retiré sa veste et ses
chaussures.
Plusieurs heures plus tard, il se réveilla et se déshabilla correctement.
C’était le lendemain, supposa-t-il, et Josh n’était pas là. À la place, il y avait
des cartons de déménagement dans le salon.
Il faisait nuit dehors lorsque Josh entra dans sa chambre. Sous ses
vêtements de course sophistiqués, il était trempé de sueur. Josh portait une
sorte de prothèse, donc même dans les shorts serrés, il paraissait
parfaitement masculin, et c’était assurément une jolie vue.
— Dois-je te laisser seul, ou est-ce que tu veux du café ?
— Hum, café ?
— Bien sûr. Je vais seulement prendre une douche rapide.
Martin se tourna pour s’allonger sur son dos et s’encourager mentalement
à se lever. Il s’encourageait encore lorsque Josh revint avec deux cafés au
lait et un mélange protéiné pour lui.
— Comment était Paris ?
— Beaucoup de boulot.
Martin prit les mugs et se redressa.
— Oh grâce à Dieu pour l’Arabica.
— Est-ce que tu as mangé quelque chose ?
— J’ai un souvenir fugace d’un sandwich à l’aéroport.
— Quoi, il y a vingt-quatre heures ?
— Oui. Ça, plus deux heures environ.
— D’accord, tu n’as peut-être pas besoin de nourriture, mais tes muscles
si.
— Es-tu désormais démocratiquement élu représentant de mes
pectoraux ?
Josh rit.
— Et de tes épaules. Habille-toi, espèce de chochotte.
Martin ricana et se leva. Ils cuisinèrent l’habituelle combinaison de
viande et de légumes – dans ce cas du bœuf mariné avec des pois
mangetout, des châtaignes d’eau et des germes de haricots – et après qu’ils
eurent mangé, Josh lui montra les endroits qu’il avait repérés sur son
portable. Les appartements étaient des agréables deux ou trois chambres, et
ils se décidèrent finalement sur un trois chambres. Une chambre chacun, et
la troisième deviendrait un bureau partagé. Josh avait déjà visité ceux qu’il
aimait, et tout le processus était dans les mains les plus capables.

— John avait tout organisé, mais il n’a pas pu trouver l’argent.


Ian enfourcha un morceau de bacon de sa salade.
— Nous avons gagné cette fichue enchère, traversé tout le processus, et
puis ce connard de chef de l’équipe des financements leviers lui a dit,
désolé, non, rien à faire, bla bla, désolé pour les problèmes que ceci pourrait
causer.
— Waouh. Était-il furieux ?
— Il a explosé et a traité l’homme de connard froussard. Mon gars, il
bouillonnait. Mais j’appellerais ça seulement un cinq ou peut-être un six sur
l’échelle de Bracy de pétage de plombs.
Martin rit si fort qu’il dut reposer sa fourchette.
— Cela ne doit pas arranger les choses que Francis vienne d’en vendre
une.
— Non, John déteste ça, sourit Ian. C’est toujours « ce que ferait
Francis ». J’ai entendu tellement de « Francis ceci, Francis cela », que je
pourrais tout aussi bien avoir ton boulot.
— Et Francis vend.
— Oui, eh bien, même les acheteurs ont des difficultés à obtenir des
financements. Pas dans le bas du marché, mais les marchés supérieurs et
médiums sont tout simplement paralysés. J’ai parlé à une journaliste
spécialisée dans les transactions à ce séminaire, et elle l’a confirmé. Francis
a réussi à glisser à travers une fenêtre d’opportunité, mais vu comment cela
se passe en ce moment, qui sait quand elle va s’ouvrir à nouveau.
— Nous allons simplement devoir faire de plus petits accords, dit Martin
en récupérant à nouveau sa fourchette. Et puis il y a le truc de la Société
Générale.
— Kerviel ? Waouh, le culot de ce gars. Comment travaillent ces traders
français ?
— Peut-être qu’ils l’ont forcé à travailler trente heures par semaine et
qu’il a pris sa revanche, sourit Martin. Je dois l’admettre, c’est un gars
mignon, mais ils n’auraient pas dû le laisser quelque part près d’un marché
boursier.
— C’est ton type ?
— Je ne suis pas objectif, sourit Martin.
Le scandale du « génie de la fraude » Kerviel avait occasionné plusieurs
jours d’e-mails amusants et narquois avec le reste de l’équipe. La Société
Générale tentait de sauver la face, et les paris étaient élevés sur le fait qu’ils
sacrifiaient uniquement un de leurs employés juniors afin de protéger les
grands pontes. Réunir plus d’argent auprès du marché boursier et des
investisseurs pour récupérer les pertes semblait plutôt risqué, mais la
Société Générale paraissait pouvoir survivre, si elle se battait.
Néanmoins, faire des accords devenait outrageusement compliqué –
comparé à l’époque où une seule banque signait simplement le chèque total
et ensuite vendait la dette totale à des plus petites banques. À présent,
c’était seulement possible avec énormément de clauses différentes. Il n’y
avait plus de « clauses allégées », plus d’argent bon marché et abondant qui
venait, avec presque aucune contrainte.
Pour un accord qui aurait été signé avec une seule banque, ils en avaient
besoin maintenant de trois ou quatre, et rassembler celles-ci si tôt était tout
aussi difficile que de les garder en troupeau jusqu’à la fin. Assez souvent
l’une d’elles, voire plusieurs, reconsidérait les choses et abandonnait. Cela
exigeait beaucoup de démarches de les faire re-reconsidérer les choses ou
de trouver un remplacement – et un qui fonctionnait en tandem avec les
autres – pas évident avec les nerfs à vif et tous ces égos de mâles alphas en
jeu.
De nombreuses firmes de capitaux privés retenaient leur feu et restaient
en retrait pour attendre et voir. Ils observaient les banques lutter afin de se
libérer seules de leurs actifs toxiques, ce qui paraissait aussi tragique et
désespéré que d’observer des mouettes tenter de s’arracher du pétrole
déversé, sachant qu’elles n’allaient pas y parvenir et que si aucun miracle
n’avait lieu, elles allaient mourir de faim.
Cependant, par-dessus tout, l’hystérie de la presse, les accusations
infondées, et le jeu du « qui blâmer » étaient ce qui rendait le marché
boursier épileptique, avec aucun rythme ou raison derrière l’instabilité. Ils
étaient solides, les portefeuilles performants, et Francis venait juste de
gagner sept fois leur investissement avec la vente au co-investisseur. Mais
cela ne calmait pas le marché boursier. Toute firme qui avait un lien avec
l’argent, les investissements ou n’avait même qu’une faible connexion avec
un institut financier était automatiquement coupable aux yeux du marché,
ses analystes, et les fichues agences de notation.
Pendant une réunion, Williams leur dit qu’un investisseur avait monté
une participation et possédait déjà dix pour cent de leurs parts. Ce n’était
pas malvenu, cela stabilisait le prix de leur action et leur fournissait un
allier, ce qui semblait ardu par les temps qui courraient. L’investisseur était
une structure de placements basée au Luxembourg possédée par un bureau
familial. Ce qui signifiait qu’elle était partiellement possédée par une riche
famille – probablement avec assez de liquidité pour attendre que les choses
s’arrangent.
À cette révélation, Francis leva les yeux de son BlackBerry avec une
expression orageuse. Cependant, il resta silencieux, même lorsque John
joua à être le chien favori de Williams. C’était comme se tenir sur une
montagne pendant un orage, en portant une longue tige en métal et en se
moquant des Dieux. Martin n’avait aucun doute que Francis attendait son
heure, et que John vivrait pour le regretter.
Ce soir-là, Martin toqua à la porte de Francis et entra lorsque ce dernier
l’invita à le faire. Francis referma à moitié son portable et croisa ses mains
devant lui sur le bureau. Ce visage était une démonstration de calme, le
visage de joueur de poker que Francis utilisait quand il écoutait. Peut-être
que c’était sa position par défaut avant de s’être décidé sur une stratégie ou
une réaction.
— Je me pose des questions.
La poitrine de Martin était trop comprimée pour prendre de profondes
inspirations.
— À quel sujet ?
Le ton de Francis était calme, neutre, impénétrable.
Où nous en sommes. Pourquoi ne me touches-tu plus ? Les mains de
Martin se fermèrent, comme si ses doigts cherchaient une protection.
— Ce qui va se passer.
— Nous nous ajustons pour une récession de douze à dix-huit mois. En
se préparant au pire. Nous l’avons vu arriver, certaines personnes ont réagi,
d’autres non, et au final, ce sont les lois de Darwin qui séparent les hommes
des garçons.
Soit Francis ne comprenait pas ou il l’ignorait volontairement. Les
moments où Martin avait eu accès aux pensées de Francis lui manquaient.
À ses émotions ? Oui, ça aussi. Francis le repoussait délibérément, il le
faisait depuis des semaines maintenant, et le fichu accord avait permis qu’il
ne s’en rende pas compte immédiatement, mais c’était couru d’avance,
n’est-ce pas ?
— C’est tout ?
Martin se sermonna pour être un tel lâche. Il aurait pu interpeller Francis
sur ses tactiques d’évitement, aurait pu nommer la connerie professionnelle,
connerie.
Francis se pencha en avant et l’étudia. C’était un regard bien moins
intense. Il n’y avait aucune force dedans, aucun examen, aucun arrachage
de vêtements, aucun espionnage dans son crâne. Lucide, calme – et si cela
n’avait pas été ce genre de situation, Martin l’aurait confondu avec de la
tendresse. Ce n’était pas le cas. Francis se montrait professionnel – il avait
programmé son cerveau pour être « gentil » au sujet de ce qui venait
ensuite. Martin lui en voulait pour la considération.
— Oui. Je suis désolé, Martin.
On y était, alors. Martin n’avait pas envie d’entendre les « pourquoi » et
les « comment », parce que, putain, que Francis le renvoie à n’être que son
Associé lui faisait mal. Il n’avait pas pris ce qui se passait entre eux pour de
l’amitié, il était plus intelligent que ça. Cela ne pouvait pas simplement
prendre fin, sauf s’il avait fait quelque chose d’horrible et d’abject, et il ne
le pensait pas.
— D’accord. Merci de t’être montré honnête.
Martin se tourna et quitta le bureau. Bordel, il avait envie de rentrer chez
lui. Il pouvait finir son travail de là-bas. Il n’avait pas à rester assis à son
bureau, espérant qu’une décision sur laquelle il n’avait aucune influence
soit modifiée.
Il retint quand même son souffle alors qu’il rangeait sa mallette et
entendait des bruits de pas dehors dans le couloir, s’attendant à moitié à ce
que Francis entre et fasse quelque chose. S’excuse (même s’il avait déjà fait
ça) ou s’explique. Ou fasse table rase et le touche à nouveau. Mais il était le
patron, et il était impossible qu’il puisse le séduire.
Sur le chemin de son appartement, quitter Skeiron fut une tentation –
mais il y avait Ian, et ses accords. Ce n’était pas au sujet de Francis.
Ce n’était pas le cas.
Chapitre 21

— Oh mon Dieu. Lehman vient de mourir.


Martin pensa ressentir le tremblement de terre financier – il n’avait
jamais cru possible qu’une telle banque d’investissements puisse
simplement mourir. Que Paulson la laisserait mourir. Car s’ils avaient sauvé
les autres, pourquoi pas Lehman ?
On était en septembre 2008, et les banques mourraient. Wall Street avait
été frappé par l’équivalent d’une bombe nucléaire. Cela prenait la direction
d’être pire qu’un 9/11 pour les marchés boursiers. Qu’est-ce qui se passait,
putain ?
Il se rendit au bureau d’Ian, et ce dernier faisait exactement ce qu’il avait
fait : fixer le site du Financial Times en secouant sa tête à moitié amusé, à
moitié choqué. Tout le monde savait que c’était historique, mais personne
ne savait ce que cela impliquait. Ils retournaient les mêmes faits encore et
encore. Cela n’avait toujours aucun sens.
Certains pensaient que Londres s’élèverait pour combler le vide laissé
par Wall Street. Mais au début, les répliques parcoururent le globe, plus
rapidement qu’un tsunami, plus dévastatrices pour le tissu entrepreneurial.
Puis Landsbanki, Glitnir, Kaupthing. L’économie de l’Islande s’écroula,
la couronne islandaise s’effondra. Cela fit passer la Société Générale
comme l’archétype du conservatisme financier. L’Islande qui s’était
transformée en fonds d’investissement implosa tout comme les fonds
d’investissement. Les FTSE, Dow Jones, et DAX avaient sauté d’une
falaise et continuaient à tomber. Les investisseurs fuyaient les actifs. Tous
ceux qui possédaient encore des parts dans des banques les vendaient. Et le
prix de l’action de Skeiron plongea avec le reste du marché – pire, ils
étaient traités comme une banque. Les fonds d’investissement fermaient
aux quatre coins du globe. Le courtage fut la victime suivante.
L’effondrement massif et généralisé du milieu semblait équivalent à la Peste
Noire.
— Tu sais ce qui est amusant ? demanda Ian au-dessus de sa salade
pendant un déjeuner de cette semaine cauchemardesque. L’argent de John
était, en grande partie, dans l’un des fonds Lehman.
— Pourquoi est-ce amusant ? Tu ne l’apprécies pas ?
— C’est amusant parce que John pensait que c’était l’investissement le
moins risqué qu’il pouvait faire, ricana Ian.
— Tout part en vrille. Les actifs, l’immobilier, dit Martin en inspirant
fortement. Je suis si heureux de ne pas avoir acheté de maison. Voir la
valeur chuter comme ça, de trente pour cent – cela doit faire mal.
— Ne m’en parle pas, dit Ian. J’ai acheté un appartement et je pensais
que j’avais fait une bonne affaire parce que le marché était déjà descendu de
vingt pour cent. Maintenant, les gens parlent d’une chute totale de soixante
pour cent et d’une lente remontée pour 2010. Je viens juste de perdre plus
de quarante mille livres si c’est vrai.
Ian grimaça alors qu’il essayait de presser un peu de vinaigre balsamique
contre le bol en plastique.
— Est-ce que ces gars ont oublié l’huile ?
— Oui, il a simplement versé les ingrédients dans l’assiette.
Martin était heureux que l’odeur de sa vinaigrette au sésame asiatique ne
soit pas aussi forte que celle d’Ian.
— Peut-être que le mec est nouveau ?
— … et n’a jamais mangé de salade de sa vie ?
Ian repoussa le bol à moitié plein.
— Cette chose est absolument immangeable.
— Renvoie-la ?
Ian pressa ses lèvres ensemble alors qu’il y réfléchissait, puis secoua la
tête.
— Retournons au bureau et observons le monde tomber en enfer.

Le travail avait atteint un plancher. Il y avait quelques tentatives prudentes


de nouveaux accords, mais il n’y avait plus d’argent à être gagné, et encore
pire, plusieurs de leurs investisseurs indiquèrent, gentiment, qu’ils ne leur
en voudraient pas s’il n’y avait pas de nouveaux appels de capitaux.
Nombre de leurs investisseurs étaient des banques ou des assurances, et
c’était précisément eux qui saignaient et qui ne pouvaient pas ou ne
voulaient pas payer pour leurs acquisitions.
Martin resta souvent assis à son bureau, à se tourner les pouces et à
surfer. Moins d’heures supplémentaires, moins de week-ends sacrifiés pour
son boulot. Il allait à la salle de sport plus souvent, et il n’avait jamais
semblé aussi en forme, mais c’était probablement la seule chose positive au
sujet de la crise financière.
La Gleeman Capital Markets, qui avait fait leur entrée en bourse, ferma,
en plein accord, pendant un week-end même, incapable de conclure leurs
transactions alors que le marché boursier continuait à chuter. Le
gouvernement y mit son grain de sel, et utilisa les lois anti-terroristes pour
prendre le contrôle. Et une firme britannique employant soixante-dix
personnes s’évapora dans un « poof ».
La City était devenue folle, et le même premier ministre qui avait tué
toute régulation et avait toujours raillé la nationalisation était pratiquement
en train de nationaliser le cœur battant de Londres. Si tous les Londoniens
s’étaient transformés en zombies, et que l’apocalypse zombie avait été en
cours, cela aurait paru moins étrange. Martin aurait préféré ça à ce qui se
passait.
Ce fut alors que Francis apparut brusquement dans son bureau. Martin
ferma son navigateur (il surfait sur un site gay de rencontre) et leva les
yeux. Francis travaillait comme d’habitude, volant dans des endroits à
travers toute l’Europe pour rencontrer des comités et des dirigeants. Occupé
comme jamais, même encore plus. Il n’achetait plus rien. Personne ne le
faisait.
— Tu es occupé ?
— Non, sourit Martin. Je ne peux pas dire que je le suis.
— D’accord. Nous allons vendre Berggold.
Martin cligna des yeux. Personne ne vendait maintenant. Les prix étaient
au plus bas, les investisseurs stratégiques – habituellement des entreprises
rivales plus grosses – gardaient farouchement leur argent.
— Qui va acheter dans ce climat ?
— J’ai mis en place une bonne structure. Cela va réussir.
Francis s’approcha.
— Ce sera seulement trois fois l’investissement, mais l’entreprise est
performante. Les gens mangeront toujours du pain en Europe.
— Waouh. À qui vas-tu vendre ?
— À une entreprise alimentaire privée. Ils étaient en mode discret et ils
se sont étendus vers l’Est. Mon entreprise possède des marchés dans l’Est.
C’est un ajout stratégique et naturel.
— Et le financement ? Quelles banques sont dans l’accord ?
— Deux banques privées qui n’ont pas été touchées parce qu’elles étaient
trop conservatrices pour parier leurs vies, mais la majorité du financement
est comptant.
Du liquide. Le liquide était roi, tout le monde le disait.
— Tu es un foutu génie.
Francis émit un reniflement amusé.
— Ce n’est pas venu aussi facilement. J’espère que tu n’es pas opposé à
devoir travailler à nouveau.
— Non ! Non, je m’ennuie.
— Bien. Rentre chez toi, fais ta valise. Nous allons prendre un vol ce
soir. Nous vendrons aussi vite que possible avant qu’une autre chose que
personne n’avait vue arriver se produise.
Une multiplication par trois ne faisait pas les gros titres, mais il n’y avait
aucune raison de se moquer. Il y avait des chances que la même entreprise
vaille moins le mois prochain, mais les investisseurs stratégiques se
souciaient parfois plus de l’ajustement stratégique que de l’étiquette de prix.
Martin retrouva Francis à Heathrow, et ils s’envolèrent vers Zurich, où
l’entreprise était basée. Ils accélèrent les transactions, et Francis fit presque
tout le boulot. Bien sûr, il connaissait les bilans de son entreprise, mais
Martin aurait aimé être plus utile. À la place, il avait simplement
accompagné Francis.
Ce n’était pas une vente panique, ni une vente au rabais, néanmoins, il y
avait une hâte et un sentiment de malaise que l’accord puisse encore tomber
à l’eau. Chaque fois qu’il observait Francis, il apprenait beaucoup sur les
transactions, de comment négocier à comment charmer les gens.
Maintenant, si les autorités de régulation donnaient leur feu vert, ce serait
une sortie convenable.
Le meilleur était que Martin n’avait simplement pas eu le temps de lire
les nouvelles, mais il se rattrapa pendant qu’ils attendaient leur vol retour
pour Londres. C’était mauvais. La plupart des banques avaient annoncé des
licenciements et des restructurations. Tout le secteur était sous le choc et
luttait pour survivre. Ils étaient revenus avec une victoire, mais la City était
en feu.
Assis à côté de lui en classe affaire, Francis s’était endormi, mais une
crainte toute-puissante gardait Martin éveillé. Et si Skeiron tombait aussi ?
La politique d’expansion agressive de Williams semblait inopportune à
présent, et tous les accords de taille étaient paralysés par la chute des
banques. Les banques possédées par le gouvernement ne reviendraient
probablement pas sur le marché de l’emprunt avec les bonnes vieilles
conditions. Le milieu ressemblait à un patient d’hospice agonisant, dévoré
vivant par des cancers.
Il observa Francis respirer, fasciné par les mèches de cheveux noires, la
raie irrégulière, les fines marques autour de ses yeux et entre ses sourcils, le
chaume – Francis ne s’était probablement pas rasé ce matin – les cils
sombres, même les cernes sous ses yeux.
Depuis cet échange gênant dans son bureau, Francis s’était montré
résolument professionnel. Malgré ça, Francis l’avait bien traité, l’avait
même touché sur l’épaule quelques fois. Il n’y avait aucun changement
entre eux, seulement le sexe n’était plus une option désormais. Aucune
indication qu’il revienne un jour. Une décision permanente. Le « pourquoi »
le taraudait toujours. Et si Francis l’avait essayé et qu’il n’avait pas été
assez bon ? Ou peut-être que Francis s’était rappelé son propre code de
conduite professionnelle et avait simplement reculé fermement derrière
cette ligne.
C’était douloureux quand il y pensait, d’avoir été si proche et d’être
maintenant tenu à distance de bras. Il recommençait à le désirer à distance,
ce qui n’aurait pas été si mal s’il n’avait pas su à quoi ressemblait Francis
nu, quel goût il avait.
Chaque fois qu’ils étaient proches, comme dans un avion, cette même
proximité qui n’avait aucune chance d’aller quelque part devenait une
torture sourde et insidieuse, bien plus immédiate que toutes les craintes et
insécurités au sujet de son job, Skeiron, ou autre chose.

Martin s’était écroulé après Zurich, et ce qui était le plus embarrassant était
qu’il avait donné au chauffeur de taxi la vieille adresse. Cela avait été un
moment presque surréaliste où ses clés n’avaient pas ouvert la porte et où il
avait tiré le nouvel occupant de son lit et échoué à comprendre qui était ce
gars.
Il était enfin, béatement, endormi, quand Josh l’avait secoué pour le
réveiller.
— Téléphone pour toi.
Martin tendit la main à l’aveugle vers le combiné.
— David.
— Tu pourrais vouloir être au bureau.
La voix d’Ian.
— Nous avons une sorte d’urgence ici.
— Quelle heure est-il ?
— Huit heures trente. Je vais leur dire que tu es en chemin.
— D’accord, absolument.
Martin roula à moitié hors du lit, confus et fatigué.
— Oh bordel, jura-t-il en frottant son visage.
— Café ?
— Oui, merci.
Martin se doucha rapidement, ce qui le revigora, mais ses yeux étaient
toujours comme du papier de verre trempé. Josh lui apporta une tasse de
café alors qu’il se pliait pour lacer ses chaussures.
— Que se passe-t-il ?
— Il ne l’a pas dit.
Martin prit une gorgée de café amer et la ressentit comme un coup de
poing dans le ventre.
— Mais cela paraissait mauvais.
Urgence – cela pouvait signifier n’importe quoi. Peut-être que plus de
leurs principaux investisseurs étaient partis. Peut-être que Gordon Brown
les avait fait fermer.
— Je t’appellerai dès que j’en sais plus.
— Ne t’en fais pas pour moi.
Josh quitta l’appartement avec lui pour aller courir et l’accompagna
jusqu’au Tube. L’air frais aida avec la fatigue, mais son corps souffrait
toujours du manque de sommeil. Pour ajouter à l’injure, c’était l’heure de
pointe. Une humanité transpirante et insistante. Des visages pincés. Des
gens méprisant clairement tous les autres autour d’eux. L’air dans le wagon
était épais de ressentiment. Comment les gens enduraient-ils cela deux fois
par jour ?
Trente minutes après l’appel, Martin dépassait le bureau de Susan.
— Dans la grande salle de réunion, dit-elle.
Lorsqu’il entra, la colère et la stupéfaction étaient tangibles. Francis était
assis, incliné en arrière, serrant son stylo Mont-Blanc comme s’il était sur le
point de tuer quelqu’un avec.
Williams hocha la tête en direction de Martin, qui murmura une faible
excuse et glissa sur l’une des chaises libres près de Francis.
— Comme j’étais sur le point de le dire…
Williams jeta un coup d’œil vers Martin, qui opina avec une expression
contrite pour s’excuser à nouveau.
— Nous ne sommes pas obligés d’accepter l’offre.
Ian, qui était assis à son autre côté, écrivit rapidement une note sur sa
tablette et la poussa vers Martin. Elle disait :
Prix de l’action = au plus bas. Parties prenantes => offre de prise de
contrôle.
Une prise de contrôle ? Quoi ?
Francis leva sa main dans le silence abasourdi, et commença à parler
même si Williams n’avait pas indiqué que c’était son tour.
— Tout d’abord, je conteste que l’offre de prise de contrôle soit flatteuse.
C’est simplement opportun. Quelqu’un qui comprend notre modèle de
fonctionnement a vu le prix de notre action. Ils savent qu’ils font une
affaire. Le prix de notre action ne reflète en aucun cas les bases
fondamentales de cette firme.
— Cela nous stabiliserait, dit John.
— Nous fonctionnons toujours ! aboya Francis. Nous ne sommes pas
morts. Il n’y a aucune raison de céder à un fichu vautour !
— Les entreprises du portefeuille faiblissent, commença John. Si nous
plongeons dans une récession plus profonde…
Francis le dévisagea et bondit pratiquement de sa chaise.
— Ta foutue entreprise automobile a heurté l’iceberg. Mes entreprises
vont bien. Je ne presse pas chaque centime de leur capital, au point que les
miennes ne puissent pas supporter un jour de transactions faibles, espèce
d’idiot !
John recula, jeta un œil vers Williams, qui semblait être abasourdi par le
pur vitriol dans la voix de Francis.
— Deux de nos clients principaux ont réduit leurs commandes. Cela
atteint même une entreprise bien capitalisée.
— Seulement les tiennes ne le sont pas, John. Tu as tellement aminci leur
équilibre financier qu’il ressemble maintenant à du film alimentaire.
— Et comment est-ce que tu le sais ?
— Je lis tes rapports, siffla Francis en retour. Tu te souviens ? Je possède
une partie de cette firme.
Josh déglutit visiblement.
— Je ne dis pas que mon fournisseur automobile est en train de couler,
seulement que même le secteur automobile allemand souffre. L’Allemagne
s’en sort assez bien, tout bien considéré, mais…
— Mais tu as surpayé, tu as foutu en l’air l’équilibre financier, tu as vu la
récession arriver et as dit, que dalle, et maintenant l’entreprise a besoin
d’argent pour s’en sortir et nous ne l’avons pas. Comment veux-tu
recapitaliser ? Avec des capitaux purs ? Au revoir le retour sur
investissement.
John pressa ses lèvres ensemble.
— C’est mon problème.
Francis émit un rire bref et agressif.
— Je préfèrerais.
Il dénuda ses dents en une grimace, comme s’il avait un mauvais goût en
bouche après avoir mordu John.
— J’emmerde l’offre de rachat. Nous devrions avoir racheté bien plus de
notre propre stock d’actions, mais nous ne l’avons pas fait à une échelle
suffisante. Donc nous allons les combattre.
— Ce cabinet familial est un allié, Francis. Ce n’est pas une prise de
contrôle hostile, dit Williams.
— C’est une tentative de prise de contrôle hostile quand le comité de la
firme ne le soutient pas. Je ne le soutiendrai pas. Ils n’auront pas mes parts.
Je sais combien elles valent vraiment.
Francis regarda les autres Partenaires.
— Ce serait ridicule de vendre maintenant. Nous devrions parler aux
autres propriétaires et faire une conférence de presse où nous dirons aux
autres actionnaires de ne pas vendre.
— L’offre est substantiellement plus élevée que ce que nous
l’échangeons actuellement, dit Williams.
— Le prix actuel ne reflète pas la vraie valeur. Même si nous devons
renflouer le dernier investissement de John. Nous avons de très bonnes
entreprises atteignant leur maturité, nous avons de la puissance en réserve,
nous pouvons attendre. Les capitaux privés sont un jeu sur le long terme.
Nous ne sommes pas un fonds spéculatif.
Francis se radossa.
— On emmerde ce cabinet familial. Ils n’obtiendront mes parts que de
mes doigts morts.
Les autres Partenaires, semblait-il – pas John, mais les autres –
partageaient la position de Francis. Ils possédaient tous une part de la firme.
La vendre maintenant alors que le prix était bas défiait toute leur intuition.
— C’est une prise de contrôle hostile. Point final.
Francis se leva.
— C’est décidé pour moi. Je dois parler à quelques PDG.
Il quitta la salle de réunion.
Williams le regarda partir, mais ne lui dit pas de rester. Leur relation était
presque ouvertement hostile à présent.
— Eh bien. Nous devrions chercher un chevalier blanc, alors. Je vais
contacter quelques personnes.
— Peut-être qu’Epitome serait partant pour fusionner avec nous ? dit
John. Dois-je appeler mon ancien patron ?
— Oui, fais ça.
La réunion s’acheva, et Martin se dirigea vers son bureau. Il fut surpris
de voir Francis assis sur son bureau, paraissant à la fois en colère et ahuri.
— Quelle est la décision ?
— Chevalier blanc.
— Et qui va faire une offre généreuse pour nous protéger ? Par qui est-ce
que nous voulons être possédés ?
— Quel merdier, soupira Martin.
— Tu vois pourquoi entrer en bourse était une mauvaise idée ? Non
seulement nous devons nous inquiéter de l’implosion de nos investisseurs,
de la faiblesse de nos négociations, mais nous supportons les fardeaux
d’idiots comme John, ou de mégalos comme Williams, et maintenant nous
devons rendre des comptes à ces foutus actionnaires et lutter pour notre
indépendance parce que le marché ne comprend pas notre modèle de
fonctionnement ou comment nous générons de la valeur – et nous sommes
pliés en deux, le pantalon sur nos chevilles. Le merdier est complet.
Pas une image dont Martin avait réellement envie.
— John pense que son ancienne firme devrait nous acheter.
— Ils ne le feront pas. Ils souffrent du même problème que nous, à
l’exception du problème boursier, mais ils souffrent encore plus
intensément du problème bancaire. De plus, quatre-vingts pour cent de leur
capital est investi. Ils ne pourraient pas nous acheter même s’ils le
voulaient. Je serais surpris si Epitome tenait encore debout dans trois ans.
— À ce point ?
— Encore pire. J’ignore quel lapin blanc ils chassaient, mais ils ont
touché le fond, et ils le savent. Nous allons survivre parce que nous sommes
vraiment bons dans la petite cour. Mes petits accords prudents et
conservateurs sauveront Skeiron.
Francis émit un autre rire, mais il sonna exaspéré.
— Quelquefois, je déteste avoir raison, dit-il en secouant la tête. Je vais
rencontrer une journaliste pour déjeuner – ce sera apparemment sur la
« mort des capitaux privés », donc cela devrait être agréable.
— Journaliste ?
— Eh bien, c’est le Financial Times… Mettre mon profil en avant au cas
où je finirais par chercher un nouveau boulot pourrait être utile.
Francis haussa les épaules.
— Je la retrouve chez Nobu dans une demi-heure. Intéressé ?
— Je n’ai vraiment rien d’autre à faire ici.
— Et Nobu a une étoile au Michelin, conclut Francis en se levant en
souriant. Allons-y.
Chapitre 22

— Maintenant, ceci fera passer Epitome pour des idiots.


Francis jeta le Financial Times sur le bureau de Martin. Celui-ci jeta un
coup d’œil au gros titre. Les capitaux privés dans la souffrance publique.
Martin lut l’article qui s’attaquait, entre autres, à Epitome Capital
Partners, ses cabinets d’investissements, et à trois de leurs accords qui
avaient mal tourné. Il leva les yeux, souriant.
— Une source dans la communauté des investissements ?
— Tout ce que j’ai vraiment fait, c’est l’orienter dans la bonne direction,
dit Francis avec un sourire narquois. Maintenant que leur entreprise est dans
toute la presse financière en tant que suceurs de sang et attardés
incompétents, quelles sont les probabilités qu’ils nous achètent ?
— Quel dommage.
Francis tira les manches de sa chemise par-dessous sa veste, étudiant sans
un mot les boutonnières cousues main.
Martin lut à nouveau l’article. La journaliste avait utilisé le ton
froidement supérieur de Francis dans son article, tout comme ses questions
rhétoriques qui sous-entendaient plus qu’elles accusaient. Pour n’importe
qui avec un demi-cerveau, c’était un défi lancé. Seulement Epitome était
incapable de dire d’où cela provenait, et si l’article était vrai – et Martin
n’en doutait pas – ils avaient nombre de problèmes plus pressants que de
lancer une attaque pour trouver sa source.
— « La firme n’a pas pu être contactée pour commentaire avant la mise
sous presse. » J’aime ça.
— C’était un déjeuner bien dépensé.
Francis se tourna vers la porte. Martin avait envie de le retenir, mais il
garda ses yeux sur le journal, incapable de déchiffrer les lettres sur le papier
rose. Ce sentiment de perte ne semblait pas diminuer, mais peut-être qu’il
était préférable à l’inévitable mélange d’amertume et de ressentiment d’être
mis au rebut. Il ne voulait pas ressentir cela, parce qu’il appréciait Francis,
il le respectait, il avait soif de lui, adorait son humour et son énergie brute.
Francis était comme un éclair – dévastateur quand il frappait quelque
chose, mais il était aussi énergie pure et pouvait recharger n’importe qui
avec ce vaste pouvoir. La mobiliser était le problème – juste après s’être
assuré que personne ne serait frappé et mis en morceau.
Il regarda l’article de couverture, qui reprenait quelques déclarations
ineptes de l’Écossais qui dirigeait le gouvernement sans même avoir été élu.
— « La fin des turbulences », murmura Martin. Très peu probable, crétin.

Martin ouvrit ses e-mails pour être accueilli par un autre message « réunion,
urgent ». Il y en avait eu plein récemment. Habituellement, c’était sur une
entreprise du portefeuille qui avait touché un iceberg – et au vu du nombre
de réunion dans son emploi du temps, il était difficile de croire qu’il restait
de l’eau dans cet océan métaphorique.
Il fit une pause dans le couloir lorsqu’il prit conscience de la bataille de
cris sortant de derrière la porte du bureau de Francis. La seconde voix était
définitivement celle de Williams. Il s’arrêta à mi-foulée, mais tout ce qu’il
pouvait discerner était la cadence des cris. Il s’approcha rapidement du
bureau de Susan. Elle lisait un gros manuel, et portait des lunettes sans
cerclage.
— Nouveau look ?
— Non, une inflammation.
Son œil gauche semblait un peu rouge, et elle fit un petit sourire
malheureux.
— Cela te va bien.
— Francis a dit la même chose. Mais il a seulement dit ça parce qu’il
porte également des lentilles.
— Vraiment ?
Martin grimaça intérieurement. Son ton l’avait mise sur la piste. Merde.
— Je veux dire, il semble plutôt être du genre à se faire opérer au Laser.
Cela ne l’avait pas sauvé, il pouvait le voir sur le visage de Susan.
— En tout cas…
Il devait changer de sujet. Cela ne la détournerait pas de l’odeur, mais
elle n’étudiait pas pour ce diplôme en affaires parce qu’elle était stupide.
— Que se passe-t-il ?
— C’est au sujet de la réunion de tout à l’heure. On dirait qu’il essaie de
dire à Francis de Bracy de bien se tenir.
Elle lui fit un clin d’œil.
— Se tenir ? Je pense qu’ils vont devoir le neutraliser et le dégriffer
d’abord.
Elle le dévisagea, puis éclata de rire, et Martin lui fit un clin d’œil avant
de se rendre dans la cuisine. Bien se tenir en réunion, quel concept
révolutionnaire. Peut-être que Francis n’était pas supposé énerver le
chevalier blanc. Ou peut-être que Williams comptait donner l’impression
qu’il menait la danse et était soutenu par ses Partenaires. Acheter une firme
dont les membres de la direction se détestaient profondément menait
souvent au remplacement des personnes clés et parfois même au sein du
premier et second niveau de la direction, ce qui rendait les choses bien plus
gênantes au goût de tout le monde. Les entreprises ne devraient pas être
absorbées par des luttes de pouvoir. Cela les distrayait de la raison de leur
existence – rapporter de l’argent aux actionnaires.
Il rapporta son café frais à son bureau où il vérifia ses e-mails, les triant
par dossier, compilant sa liste de choses à faire sur une feuille de papier.
Puis ce fut l’heure de la réunion. Il fut le premier dans la pièce, puis
arrivèrent Ian, John et les autres Partenaires. Francis apparut avec Williams,
et son froncement aurait transformé des hommes moins mortels en pierre.
Williams descendit l’écran pour la vidéo-conférence et lança le
projecteur. Francis l’observa avec un détachement amusé tout en tapant
quelque chose sur son BlackBerry.
Quand la connexion fut établie, elle projeta une salle de réunion
similaire, et trois hommes leur faisant face. L’un d’eux était Syed Haroun,
les deux autres étaient Arabes aussi. Martin fut stupéfait qu’Alec soit
absent.
Williams salua Syed Haroun, qui le salua en retour, très poliment, et
ensuite les deux autres hommes se présentèrent en tant que représentants de
deux banques locales.
— Je comprends que votre firme a attiré l’attention malvenue d’un
investisseur opportuniste.
Les mots de Syed Haroun reflétaient tellement la syntaxe et la
prononciation d’Alec que c’était irréel.
— Cela nous a indiqué que vous pourriez souhaiter nous mettre à
contribution comme vos alliés.
Francis renifla, mais son visage resta sans expression.
— Avec votre permission, nous aimerions rassembler une contre-offre
supérieure et nous mettre entre vous et l’agresseur.
— Votre Excellence, interpella Francis en levant la main. Si je peux me
permettre ?
Syed Haroun regarda Francis.
— Je vous en prie.
— Merci.
Ce sourire dénuda toutes les dents de Francis, un éclat de blanc que
personne n’aurait pu prendre comme amical.
— Si je comprends cette offre correctement, vous prévoyez de nous
acheter avant que les autres le fassent.
— Correct, dit Syed avec un brusque hochement de tête. Si je comprends
correctement votre mode opérationnel, ceci n’est pas différent de ce que
Skeiron ferait à un actif public sous-évalué. Le ramener au sein d’une seule
main et lui permettre de récupérer avec un propriétaire privé.
— Nous avons en effet fait cela deux fois, eh oui, c’est la façon
habituelle de procéder. Avec l’aide de la direction et leur permission.
— Eh bien, alors, dit Syed en indiquant les banquiers à ses côtés. Moi et
ces deux messieurs vous offrons la protection de propriétaires privés.
— Vous êtes conscients que vous n’avez pas à posséder le pommier pour
manger des pommes, demanda Francis.
— Mais si j’aime les pommes, M. de Bracy, je pourrais souhaiter
m’assurer de pouvoir en avoir autant que j’aimerais en manger.
— Et combien de temps est-ce que vous voulez manger des pommes,
Votre Excellence ? Nous laisserez-vous partir à un moment ?
— Il est encore trop tôt pour le décider. Mais je vous prie de croire que je
ne vous souhaite aucun mal. J’ai de la tendresse pour votre firme et je
souhaite la protéger.
Francis le dévisagea, et il fut là à nouveau, ce regard pénétrant qui aurait
très bien convenu à un inquisiteur médiéval.
— Merci pour les réponses, Votre Excellence, dit-il avant de regarder son
BlackBerry. Si vous voulez bien m’excuser, un appel urgent.
Il quitta la pièce.
Martin avait envie de le suivre, mais il ne voulait pas être sur son chemin
quand Francis luttait contre sa colère. Il avait déjà fait ça auparavant et il ne
recommandait pas l’expérience.
Il écouta Williams et Syed Haroun et pensa, oui, cela avait été préparé
depuis un moment – c’était un spectacle mis en scène pour les partenaires.
Son BlackBerry vibra, et il vérifia l’écran. FdeBracy.
Est-ce que la démonstration des caniches est finie ?
Pas tout à fait, mais ça se termine, répondit-il avant de glisser son
BlackBerry dans sa poche parce qu’il n’était pas Francis et ces gens étaient
plus que susceptibles de lui dire de ranger cette fichue chose.
Après la réunion, Martin se rendit dans le bureau de Francis, où ce
dernier était assis sur son sofa, parlant au téléphone. Il leva les yeux et
hocha la tête à son intention, et Martin prit ça comme l’accord tacite qu’il
était bienvenu.
Francis écouta pendant un moment et prit quelques notes brèves sur un
bloc qu’il balançait sur sa cuisse.
— Oui, si c’est ce que je pense, je peux mettre quelques personnes de
plus de mon côté.
Il se rembrunit.
— Non, c’est toujours une minorité, même si j’étends mes parts. Oui,
c’est risqué. Mais ce que mon ennemi ne semble pas avoir songé, c’est que
nous sommes une affaire basée sur les relations. C’est pourquoi tu ne fais
pas de prise de contrôle hostile. Si tu énerves les talents clés, tu perds ce qui
rendait l’entreprise précieuse en premier lieu. Nous ne sommes pas un fief
féodal. Les talents peuvent bouger. L’excellence de cette firme est dans ses
membres, même si je commence à douter de cette affirmation basique.
Francis fit un sourire narquois.
— J’apprécie ça, Peter. Je te dois un dîner… en plus de tes honoraires.
Merci. Oui, tiens-moi au courant, quelle que soit l’heure.
Il posa le combiné et se tourna vers Martin.
— J’ai appris à aimer ces avocats spécialisés.
— Pouvons-nous vraiment lutter contre ça ? Si nos investisseurs lâchent
leurs parts, Syed Haroun en obtiendra une belle tranche, répliqua Martin.
— Ils vont chercher l’exclusion des actionnaires minoritaires. C’était ce
que disait le caniche. Propriété privée. Déférencement. Cela signifie qu’ils
auront besoin de toutes les parts, ou d’une vaste majorité. Je peux les
combattre par tous les moyens et rendre ceci trop coûteux pour qu’ils
maintiennent leur objectif.
— Une guérilla urbaine ?
— Exactement, dit Francis en montrant les dents. Je ne vais pas laisser
les hommes du pétrole avoir ce que j’ai passé dix ans à construire. Je ne
laisserai pas Berger l’avoir.
— Puis-je faire quelque chose pour aider ?
— Ouvre une oreille sur ce que les gens disent dans la firme. Ian semble
être une bonne source. Vous êtes amis, n’est-ce pas ?
— Oui. Et un bon.
Un ami, et il ne semblait pas vraiment en phase avec John non plus, mais
il devait à Ian de ne pas le dénoncer. Il avait déjà été suffisamment loin
lorsqu’Alec lui avait demandé les rapports.
— Je vais m’occuper des autres Partenaires. Ils pourraient se faire greffer
des couilles quand il s’agit de Williams.
— Qu’est-ce qu’il y a avec Williams ?
— Il est aveuglé par l’argent. Il voit les milliards du pétrole et pense
brusquement que cette firme peut être une plage au lieu d’un bac à sable. Le
Golfe est un jeu complètement différent. Si cette crise signifie qu’il peut
devenir une force sur laquelle il faut compter avec le Golfe, il vendra une
vie de travail. Je sais qu’il le fera. Berger a instauré ces illusions de
grandeur dans son petit cerveau de comptable et maintenant Williams est
amoureux de l’idée.
— N’étais-tu pas supposé reprendre la boutique ?
— Oui. Une façon de garder le talent clé heureux.
La voix de Francis détenait tant de colère réprimée qu’elle vibrait.
— Ils pourraient y arriver au final, mais ils saigneront pour ça.

Chaque fois que Martin venait au travail, l’atmosphère au bureau était


chargée et lourde d’agressivité. Ian lui fournissait une échappatoire – ils
discutaient du sujet librement, et Ian lui raconta que l’entreprise automobile
luttait et avait besoin d’une injection d’argent. L’alternative étant
d’abandonner l’entreprise aux banques, donc Skeiron avait dû mettre plus
de ses propres fonds ou faire une croix sur l’investissement. En grognant,
Williams avait accepté.
Cela n’aidait pas que les médias parlent activement de l’entreprise
automobile et de comment trois propriétaires capitaux privés d’affilés
avaient transformé une affaire solide en une affaire faible, et l’organisation
syndicale – parce que tous ces travailleurs allemands étaient organisés –
lançait des attaques féroces sur Skeiron.
Deux offres de prise de contrôle étaient sur la table, et Francis travaillait
dur auprès de leurs actionnaires afin de les convaincre de ne pas vendre. Ni
à l’UKInvest SICAV, la structure de placements du cabinet familial, ni au
chevalier blanc sous la forme de Syed Haroun et ses copains banquiers.
Ceci allait à l’encontre des efforts de Williams afin que les investisseurs
vendent aux gens du Golfe, et même un idiot comprenait que Skeiron était
déchirée et parlait avec deux têtes.
Francis travaillait sur Phil et Allison, qui étaient toujours sous le choc, et
semblaient ravis qu’on leur dise quoi penser. Francis était le chef rebelle
qu’ils pouvaient suivre – pour leur éviter d’avoir à se rebeller eux-mêmes et
pour leur acheter du temps pour voir si le combat de Francis menait à un
meilleur accord pour eux s’ils choisissaient de vendre.
Mais la décision était aux mains des actionnaires. La période de trois
mois après l’offre de prise de contrôle fut la période la plus tendue que
Martin ait traversée de toute sa vie. Personne ne faisait quoi que ce soit à
part soutenir les entreprises du portefeuille qui souffraient de la récession.
Le Royaume-Uni était durement touché, mais même l’Allemagne, qui avait
vaillamment résisté pendant plusieurs mois, commençait à rapporter des
chiffres inquiétants.
L’industrie automobile était foutue. Tous ceux qui étaient liés au secteur
automobile américain et un nombre monstrueux d’entreprises allemandes
étaient des joueurs majeurs, qui souffraient par conséquent à l’échelle
mondiale. Les industries hurlaient pour obtenir de l’argent des
gouvernements, et on avait l’impression que tous les gouvernements
importants occidentaux feraient l’impensable et achèterait leurs propres
économies.
— La prochaine chose qu’ils feront sera de s’appeler mutuellement
« collègue », maugréa Ian pendant un déjeuner.
La seule entreprise qui allait de l’avant, pas du tout perturbée, était
l’entreprise de maisons de santé. Décidément peu sexy avant Lehman, elle
grandissait à un modeste sept pour cent, et cela lui donnait une bien
meilleure apparence que le reste de leur portefeuille. Une autre, une activité
de conception de câbles très performante s’en sortait bien aussi. Une
troisième entreprise, spécialisée dans la restauration pour les hôpitaux, se
développait solidement. Les infrastructures et la santé fonctionnaient
toujours, alors que tout le reste semblait couler.
Dans l’intervalle, Francis combattit l’investisseur à chaque manche,
légalement, politiquement, et alimenta l’humeur agressive dans la firme.
Une première spécialiste en placements démissionna, et un second la
rejoignit une semaine plus tard. Skeiron commençait à se disloquer sous la
contrainte.
Chapitre 23

Le moulin à café aurait dû réveiller Josh – la chose était trop bruyante,


même si c’était un son bien plus amical que le blender hurlant de Josh.
Martin se tenait dans la cuisine à préparer un peu de bacon et des œufs
lorsque Josh émergea de la douche.
— Tu te lèves de plus en plus tôt.
— Oui. Aujourd’hui, c’est la réunion de l’apocalypse.
Martin tourna le bacon crépitant dans la poêle.
— Bien dormi ?
— Oui, pas mal.
Josh s’installa à la table et l’observa placer les tranches de bacon au-
dessus des œufs brouillés, et puis faire mousser un peu de lait pour aller
avec le café, verser tout dans deux mugs et en passer un à Josh.
— Je serai parti pour une semaine.
— Cape Town ?
— Marrakech. Je ne peux pas supporter le mois de novembre à Londres.
J’ai besoin d’un peu de soleil, sourit Josh. Hé, tu n’es pas inquiet de perdre
ton travail, n’est-ce pas ?
— Tout ira bien. Aucune inquiétude pour le loyer.
Josh avait perdu deux clients qui travaillaient autrefois pour Lehman
Brothers dans Canary Wharf, mais il avait une super réputation, et cela lui
garantissait des clients. De plus, rien que le revenu de Francis le garderait à
flot.
— S’ils me virent, ils doivent me payer une prime de licenciement, et j’ai
de l’argent épargné. Et puis, nous n’avons pas vraiment un style de vie
extravagant, n’est-ce pas ?
— À part tes costumes ? Non.
— Vois-le ainsi, s’ils me mettent à la rue, je n’aurai pas besoin de
beaucoup de costumes.
Martin but son café et se leva pour prendre sa veste et sa mallette.
— Des projets pour aujourd’hui ?
— Je vais courir. Pourquoi, déjeuner ?
— Je suppose qu’après cette réunion, je pourrais vouloir râler auprès de
quelqu’un.
— Tu devrais courir. Si tu peux râler en courant, tu es sérieusement en
forme.
Josh lui fit un signe de la main.
— Massacre-les, Tiger.
— Je le ferai.
Sauf que les autres gars étaient les tigres, en vérité.
— Tu m’écris ?

Il arriva au bureau à sept heures vingt. À vingt-cinq, il se tenait dans le


bureau d’Ian et ils prenaient un café.
— Quoi qu’il arrive, je serai heureux quand ce sera fini, dit Ian en
touillant son café. Je ne peux plus supporter cet endroit.
— Tu penses à démissionner ?
— Qui n’y pense pas ? répondit Ian d’une voix amère. J’en ai marre et je
suis fatigué des politiques. John lançant des piques à Francis, Francis
ordonnant des attaques aériennes pendant chaque foutue réunion. Ceci n’est
pas une firme, c’est une guerre des tranchées, quelque part dans la Somme
pendant la Première Guerre Mondiale. Et nous sommes les troufions qui
prennent tous les éclats d’obus.
— Je ne bouge pas. Trop de banquiers d’investissement cherchent un
boulot aussi.
— Je sais, répondit Ian d’une voix exaspérée. Je n’ai pas rejoint une
foutue secte quand j’ai rejoint l’équipe de John. C’est mon patron. Je reçois
un salaire à la fin du mois. C’est mon seul agenda.
— C’est beaucoup plus logique que ma stratégie.
— Oui. Si Francis se fait évincer, tu es foutu aussi. Désolé, mon ami.
— Merci.
— Je veux dire, voudrais-tu travailler pour John et te prendre les actions
de Francis en pleine face lors de chaque journée de travail ?
— Cela ne veut pas dire que Francis va se faire évincer, soupira Martin.
— Si les hommes de Dubaï se décident pour une éviction des petits
actionnaires, et si Williams les soutient, ils auront assez de votes. Ils
peuvent le mettre à la porte, et si nos investisseurs ont peur que nous
fassions faillite… quelles sont les chances qu’ils se rallient derrière
Francis ?
— Après tout ce qu’il a fait pour Skeiron.
— Ce sont les affaires. Si j’étais Francis, je vendrais et j’essayerais
d’obtenir un bon prix.
— Je ne pense pas que Francis sache même comment s’allonger.
Sérieusement. Cet homme est un lutteur.
— Il est en infériorité numérique, dit Ian en secouant la tête. J’en ai
tellement marre de tout ça que je veux qu’il perde la bataille. Est-ce que
cela a un sens ?
Une chape de plomb s’installa dans les os de Martin.
— Je pense que oui.
Il pouvait voir l’attrait, même s’il ne le ressentait pas.
— Très bien, dit Ian en se levant et en prenant sa veste. Réunion.
Il se tendit et toucha l’épaule de Martin.
— Hé. Ce ne sera peut-être pas aussi mauvais que nous le pensions.

Dans la salle de réunion, les personnes prenaient du thé, du café et des


biscuits sur des plateaux. En dépit des bavardages, les nerfs étaient à vif, et
Francis ne s’était pas encore montré. Le rire de John paraissait tendu et il
semblait regarder régulièrement par-dessus son épaule comme s’il
s’attendait à ce que Francis saute depuis un coin sombre pour l’étrangler.
Lorsque Francis se montra, il était au téléphone, et s’installa à côté de
Martin et mit fin à la conversation. Il portait un costume très sombre et très
sérieux. Il ne jouait pas avec le BlackBerry, il observait simplement avec
une ironie distante, apparemment détendu.
— Comment vas-tu ?
Si je pouvais respirer, j’irais bien, pensa Martin.
— Pas trop mal. Et toi ?
— Bien, bien.
Francis repoussa ses cheveux en arrière, et refusa de croiser le regard de
quiconque.
Quand Williams entra, Alec Berger l’accompagnait. Le revoir fut un choc
pour son organisme ; cela ne pouvait signifier qu’une seule chose.
Francis se redressa, et garda ses yeux sur Alec avec ce fameux regard.
Alec, du moins, eut la bonne grâce de ne pas montrer trop visiblement le
fait qu’il avait gagné.
— Messieurs.
Alec prit place au bout de la table, toujours debout.
— À l’heure d’aujourd’hui, mon client Syed Haroun possède cinquante-
trois virgule quatre-vingt-quatre pour cent de Skeiron Capital Partners.
Nous sommes convaincus que cela restaurera la stabilité et que cela vous
permettra de vous concentrer à nouveau sur votre compétence fondamentale
au lieu de garder un œil sur le marché boursier qui a clairement perdu tout
bon sens.
Il souriait à présent, et Martin se rappela pourquoi il l’avait trouvé
outrageusement sexy et charmant. Il l’était toujours, mais au moins cette
fois Martin n’était plus aveuglé.
— Tout d’abord, mon client vous salue – des affaires familiales urgentes
l’ont retenu à Dubaï, mais il souhaitait pouvoir être présent pour apprendre
à connaître ceux parmi vous qu’il n’a pas encore rencontrés. Il espère que
ce sera le cas le week-end prochain, quand aura lieu un petit dîner informel
pour la firme et ses investisseurs principaux.
— Qu’en est-il des quarante-six virgule six pour cent que vous ne
possédez pas ? demanda Francis.
— Nous possédons la majorité du capital flottant et des actions cotées.
Nous sommes en négociation pour acquérir le reste. La firme sera
déréférencée comme prévu, et nous achèterons le reste auprès des
actionnaires restants. Puis, les membres clés de l’équipe auront la
possibilité de réinvestir et d’acquérir à nouveau leurs parts selon des
conditions favorables. Tous comme les capitaux privés, nous croyons en
l’incitation des membres de la direction.
— Et si je ne vends pas ? J’ai investi dans l’entreprise. Je n’ai pas besoin
de réinvestir.
— Nous devrions discuter de cette question en privé, M. de Bracy.
— Vraiment.
Ce n’était pas une question.
— Trois questions demeurent, M. Berger. Comment avez-vous obtenu
que ce bureau familial fasse une enchère hostile, et est-ce qu’ils savent que
vous avez fait un coup monté avec les Arabes pour tenter une prise de
contrôle ? Et est-ce que vos amis arabes savent que vous avez utilisé un
bureau familial dans cette guerre d’enchère – celle qui va coûter à vos amis
quelque chose comme vingt à trente millions de livres ? Vu la façon dont
les prix du pétrole dégringolent, je ne peux pas concevoir que cette somme
ne leur fasse pas mal.
Alec fit une grimace.
— Je vous en prie. C’est ridicule.
— Vraiment ? Est-ce que vous vous souvenez de la prise de contrôle de
Moeller ?
Francis se redressa et se pencha en avant.
— Vous le devriez. C’était votre chef-d’œuvre, n’est-ce pas ? Une prise
de contrôle hostile sous la menace ; vous avez presque détruit cette
entreprise. Et la façon dont vous les avez persécutés, vos campagnes de
diffamation – certains disent que vous avez fait du chantage au PDG
jusqu’à ce qu’il cède. C’était un boulot vraiment répugnant, Berger.
Alec grimaça à nouveau.
— C’était un dossier totalement différent.
— Vraiment ? Vous avez décidé que vous vouliez cette entreprise, et
vous l’avez presque brisée pour l’obtenir. Vous avez utilisé leurs
concurrents, leurs clients, même leurs fichus fournisseurs pour augmenter la
pression, jusqu’à ce qu’il y ait tellement de départs de feu que le PDG ne
pouvait plus les gérer tous en même temps. Et vous avez le toupet de nous
demander de vous faire confiance ? Désolé, mais vos attaques d’entreprise
parlent pour elles.
— Et pourquoi aurais-je orchestré cela ?
— Parce qu’agir tel un chevalier blanc assure que les Partenaires restent
dans la firme. Des professionnels de la finance hautement qualifiés
n’aiment pas être pris en otage, vous savez.
Francis sonnait condescendant.
— Sans Partenaires, vous aurez simplement acheté quelques bureaux
vides et des ordinateurs.
— Syed Haroun…
— J’emmerde Syed Haroun, dit Francis en se levant aussi. Et je
t’emmerde aussi, sale ordure manipulatrice.
Il jeta un coup d’œil noir par-dessus la table.
— Tu veux mes parts, tu devras faire mieux que ça. Et tous ceux avec un
soupçon de cervelle devraient se battre pour chaque fraction de part de cette
firme.
— Je comprends que vous soyez contrarié.
Alec leva les deux mains comme pour repousser les accusations de
Francis.
— Vraiment ? Est-ce que tu as vraiment construit quelque chose dans ta
vie pathétique, Berger ? Quelque chose de réel ?
— J’ai géré…
— Non, dit Francis en répondant à sa propre question. Tu ne sais rien, et
je dis que ce sont des foutaises.
Silence. Après le rugissement assourdissant, personne n’osa bouger un
muscle. Francis jeta un regard noir à Alec, qui réussit seulement à lui
renvoyer ce regard et Martin dut le respecter pour être capable de soutenir
ce regard sinistre malgré l’attaque vicieuse et la supériorité moqueuse de
Francis.
— Tu sais quoi ? dit Francis, calmement. Fais-le. Vas-y. Voyons voir si tu
peux trouver assez d’argent dans les poches de ton client pour me faire
partir. Je vais savourer de te voir saigner, connard.
Un regard sur le côté.
— Messieurs. Vous pouvez me joindre sur mon BlackBerry.
Il contourna la table et sortit, fermant la porte étonnamment doucement
derrière lui.
Alec fixa la porte, les yeux plissés et froids, le visage figé en pierre.
— Eh bien, c’était intéressant.
John émit un rire nerveux.
— Nous sommes en quelque sorte habitués à ça, dit-il en prenant un ton
jovial qui échoua à convaincre. Francis a tout le charme d’un missile de
croisière. Peut-être pouvons-nous retourner aux affaires ?
— Nous n’avons jamais quitté les affaires, sourit à nouveau Alec.
Les détails techniques furent profondément inintéressants pour Martin
alors qu’il savait que Francis piétinait quelque part dans les parages,
planifiant peut-être d’assassiner Alec – ou de trouver une façon de se
venger. Il avait arraché le masque d’Alec devant le comité, et c’était tout ?
Si oui, il avait cruellement surestimé la fibre morale des autres Partenaires.
Voir les Partenaires restants ramper devant Alec rendit Martin presque
physiquement malade. Ils discutèrent sur le fait de se concentrer sur la
stratégie, de remettre les choses sur les rails, de généreux bonus et de succès
partagés. Alec les avait tous eus au mot « bonus ».
Enfin, Alec leur dit de retourner au travail. Il allait rencontrer les gens
individuellement durant les deux prochains jours.
Congédiés. Martin en fut foutrement heureux.

Martin surfait avec indolence sur les offres d’emploi, mais très peu
d’endroits embauchaient. Un poste d’analyste dans un autre domaine ? Il
aimait les capitaux privés, même si ça craignait. Il se sentait responsable de
« ses » entreprises, se souciait que les PDG rencontrent ou non ses objectifs.
Et d’Ian, bien sûr, mais aussi des gens comme Carsten, ou des banquiers, ou
presque tous ceux qu’il avait rencontrés dans le boulot.
Il quitta seulement le bureau pour prendre un café et retourna derrière sa
porte fermée aussi vite que possible. S’il n’avait pas envie de partir, que
ressentait Francis en ce moment ? Ce dernier avait donné dix ans de sa vie
dans cette firme, travaillant, quoi ? Douze, quatorze heures par jour,
probablement chaque jour, vivant, respirant, transpirant capitaux privés.
Deux sorties brillantes dans le pire marché possible, un brutal ajustement de
stratégie juste à temps alors que tous les autres tergiversaient. II avait eu
raison, chaque fois. Il s’était battu et avait perdu, parce que les autres
n’avaient pas autant de cervelle que Francis l’avait cru.
Lui envoyer un message ? Lui demander s’il allait bien ?
Quelqu’un toqua à sa porte et Martin espéra seulement que ce n’était pas
Alec. Non, c’était Ian, Dieu merci.
— Salut, dit Ian en fermant la porte et en entrant. Comment est-ce que tu
vas ?
Il s’installa devant le bureau de Martin.
— Sauf si tu es occupé ?
— J’aimerais l’être, dit Martin en émettant un profond soupir. Quand tout
a-t-il commencé à aller si mal ?
— Le boulot ? dit Ian en secouant la tête. Aucune idée, mec. Nous nous
sommes engagés à un moment vraiment merdique. Quels sont tes projets ?
— Je recherche des postes.
— Merde. Je détesterais te voir partir.
— On est deux. Mais tu l’as dit toi-même. J’ai placé mon argent sur le
cheval perdant. Bon sang, il ressemblait à un gagnant pour moi à l’époque.
La dernière chose que Martin voulait, c’était qu’Ian sache qu’il y avait
beaucoup plus et un bagage émotionnel beaucoup plus perturbant
d’impliqué.
— Ces gens ne méritent pas ta loyauté.
Ian pointa du pouce la porte par-dessus son épaule.
— C’est une meute d’hyènes assoiffées de sang, et l’une des hyènes la
plus vieille et la plus dure vient de recevoir un coup. Ce n’est pas comme
s’ils avaient un besoin désespéré d’argent. Ils sont avides, pas affamés.
— Oui, je suppose. Merde. Cela pique vraiment.
— C’est vrai, mec.
Ian paraissait morose et soumis.
— Tu pourrais peut-être voir avec Phil et Allison et rejoindre leurs
équipes.
— Je ne veux pas travailler pour Alec.
— Pourquoi pas ?
— Je n’aime pas son style, dit Martin en haussant les épaules. Est-ce que
tu penses qu’il appréciera de m’avoir dans la firme, sachant où se trouvait
ma loyauté ?
— Eh bien, si nous allons à ce dîner, tu pourras étendre ton réseau. Je
suis certain que tu trouveras quelque chose. Qui sait, ça pourrait être mieux
qu’un asile psychiatrique !
Ian se leva et cogna sur le bureau de Martin.
— Je vais garder mes oreilles ouvertes si j’entends parler d’une
ouverture. D’accord ?
— Merci, Ian. Tu es quelqu’un de génial, tu sais ça ?
— Oui, mais ne le dis à personne.
Cela avait allégé l’humeur. Il y avait d’autres options. Il était
probablement seulement sous le choc et encore ébranlé.
Chapitre 24

On était le jeudi d’une putain de semaine. Depuis qu’Alec avait débarqué,


la résistance interne de Martin pour venir au travail avait augmenté. Francis,
lui-même, avait pris « quelques jours de repos », et Martin savait que
« repos » signifiait « isolement ». Il ne s’entraînait même pas, ou du moins
il ne s’entraînait pas avec Josh. Martin avait essayé de le contacter sur le
BlackBerry, mais aucune réponse. Peut-être qu’il s’était seulement enterré
quelque part, pour réfléchir.
Martin avait l’impression qu’il devrait faire plus qu’envoyer un message
avec un J’espère que tu es OK. S’il te plaît, rappelle-moi. Mais comment
pouvait-il faire plus si Francis ne le laissait pas faire ?
Et à tout moment, il s’attendait à être viré. En tant qu’actionnaire, Francis
était protégé, mais Martin n’avait aucune protection d’aucune sorte. Il
actualisa son CV et contacta quelques chasseurs de têtes rien que pour
rester dans l’initiative.
Quelqu’un toqua à sa porte et Martin ferma le site web.
— Oui ?
La porte s’ouvrit, et c’était Alec. Le cœur de Martin bondit dans sa gorge.
— Martin. Est-ce que tu as cinq minutes ?
— Absolument.
Martin se leva et suivit le mouvement d’Alec. Salle de réunion, alors. Il
ne voulait pas être dans le même bureau qu’Alec.
Alec versa de l’eau dans deux verres et s’approcha de la table de
conférence, s’asseyant en face de lui à son coin. Son costume à fines
rayures bleu-gris pâle soulignait ses yeux bleus et son bronzage.
— Désolé que cela ait pris si longtemps. Je devais parler aux Partenaires
en premier. Cela aurait paru étrange autrement.
— À tous, sauf un, pas vrai ?
— À tous, sauf un.
Alec posa ses doigts écartés contre le verre.
— Francis de Bracy réfléchit toujours à toute cette situation. J’espère
vraiment qu’il adoptera notre point de vue, mais s’il ne le fait pas, nous le
paierons généreusement pour services rendus. Pas de rancune. Ce sont
seulement les affaires.
— Pourquoi Skeiron ? Je ne comprends toujours pas. Il y a tant de cibles
dehors, de très bonnes cibles. Pourquoi cette firme ?
— Un levier. En en achetant une, nous achetons le potentiel pour
plusieurs. Ce n’est pas seulement n’importe quelle entreprise – c’est une
méthode, un jeu de compétence, une histoire, un bon nom. Ambitieux.
— Et tu détestes Francis et prendre la firme qu’il voulait avoir pour lui te
fait bander, pas vrai ?
— Et quand t’ai-je perdu exactement ? sourit Alec.
— Peut-être quand tu t’es plus préoccupé de ces fichus rapports que de
moi ? Peut-être ?
Alec se pencha en avant et croisa ses mains sur la table.
— Je n’ai pas très bien réagi envers toi ce soir-là. Je suis désolé. J’avais
beaucoup d’autres choses auxquelles penser, et ça a été la goutte qui a fait
déborder le vase.
Espèce de connard charmeur. Espèce de démon charmeur.
— Autre chose que tu voudrais soulever ? Je pense que nous devrions
étaler ces problèmes sur la table, si tu dois travailler pour cette firme,
poursuivit Alec.
— Je faisais partie de l’équipe de Francis. Enfin, j’en fais encore partie.
Que vas-tu faire de moi ? Embaucher un nouveau Partenaire pour moi ?
— Ah. Non. J’ai un projet différent pour toi.
Alec l’évalua le temps de plusieurs longs battements de cœur.
— Je prévois d’embaucher un Associé pour toi si tu rejoins nos rangs en
tant que Partenaire. Je sais que c’est rapide, mais j’ai confiance en tes
capacités. Si j’ai bien jugé Francis, il t’a correctement formé. Ce qui veut
dire que tu récupérais vraiment tes primes et tous les autres bonus que tu
mérites au lieu des restes. Des parts de la firme, un salaire sympa, et les
petits extras. J’ai un Partenariat junior à l’esprit, avec un vrai Partenariat
dans un an ou deux une fois que tu auras prouvé que tu peux le faire.
Partenaire ? Quoi ? Martin était abasourdi.
— N’était-ce pas l’objectif ? Tu m’as paru ambitieux et travailleur. Une
prise de contrôle est le moment parfait pour penser à une évolution. Tu n’as
pas besoin de Francis pour tes accords.
— Cela signifie que tu ne penses pas qu’il « adoptera ton point de vue » ?
— C’est un homme fier. Non, je ne pense pas qu’il le fera. Mais tu n’as
jamais vraiment eu une vision antagoniste envers moi et mes soutiens. Tu
n’as rien à perdre dans le changement, et beaucoup à gagner. Tout ce que je
demande c’est que tu continues à faire ton travail.
— Rien d’autre ?
C’était des foutaises. Il n’avait jamais donné les dossiers, mais Alec ne
l’avait pas mentionné à nouveau, comme si ce n’était jamais arrivé.
Alec sourit.
— J’adorerais te baiser à nouveau, mais nous avons maintenant une
relation professionnelle. Le favoritisme créerait un problème dont je n’ai
pas besoin.
Était-ce la vérité ? Même maintenant, Alec ne semblait qu’honnêteté. Le
pire qu’il pouvait dire sur lui était que sa suffisance suintait à travers lui. Un
Partenariat. Cela mettrait Martin rapidement sur la voie du million. Peut-
être pas en 2009, alors que le marché souffrait – même si la firme gagnait
toujours les commissions de gestion – mais assurément quand le marché
reprendrait. Et il le ferait. Vu où il en était, la seule issue était de remonter.
— Seras-tu basé à Londres ?
— À mi-temps, oui. Williams prendra bientôt sa retraite. Je renforcerai la
position des Partenaires et garderai un œil sur la firme dans sa globalité,
mais tu auras beaucoup d’autonomie.
— D’accord.
Peut-être que Martin avait mal compris tout ça. Peut-être que
« l’antagonisme » n’était pas la bonne façon de se comporter. Un
Partenariat. Bordel de merde. Une partie prenante de ce qu’il faisait. Alec
avait confiance en ses capacités. D’une certaine façon, cela avait toujours
été le cas, pas vrai ? Même quand Martin était un débutant timide et mal
habillé, Alec avait vu quelque chose en lui. Cela ne pouvait pas n’avoir été
que pour le sexe et les dossiers, pas vrai ?
— Puis-je y réfléchir ?
— Que dis-tu de lundi ? Nous aurons édité les nouveaux contrats alors.
— Oui, cela me donne un peu de temps pour y réfléchir. Ce n’est pas ce à
quoi je m’attendais.
— La vie serait ennuyeuse si nous recevions toujours ce que nous
attendons. C’était quelque chose que j’appréciais chez toi, Martin. Ta
capacité à me surprendre et à me prendre au dépourvu.
— Au lit.
— Principalement au lit, mais en dehors aussi. J’apprécie ça. Cela montre
qu’il y a un esprit actif et une pensée audacieuse. J’aime la réciprocité.
— Merci. Le dîner demain – seras-tu là ?
— Oh, oui, dit Alec avec un grand sourire animal. Prends le reste de la
journée. Réfléchis.
Ils se serrèrent la main comme des contacts professionnels. Comme s’il
n’y avait aucune histoire partagée. Ceci aurait dû rassurer Martin, mais ce
n’était pas le cas. Cela le poussait encore plus sur la brèche que jamais.

— Et de l’indien ?
Josh tendait son cou pour le regarder pendant qu’il gardait la main
gauche et le genou sur le banc de musculation et levait un gros haltère (il
semblait peser au moins quinze kilos) pour travailler les muscles de son
dos.
— Tu sais, du poulet tikka masala, du pain à l’ail, et peut-être un oignon
bhaji.
— Est-ce que tu as une idée du nombre de calories et de glucides que
comporte de l’indien à emporter ?
Josh bougea pour changer de côté, et se mit à respirer avec un sifflement
à chaque levée.
— C’est vendredi et j’ai eu une journée merdique au bureau.
Josh éclata de rire, à mi-mouvement, et lutta pour finir son geste.
— Et pour le dessert ?
— Ils font cette glace vraiment bonne à la mangue.
— Qui passe l’appel ?
— Moi ?
Martin récupéra le BlackBerry dans sa poche et fit défiler ses contacts.
— La même chose pour toi ?
— Oui, mais dis-leur d’oublier le chou-fleur. Je ne peux pas supporter le
chou-fleur.
— Donc, une part d’oignon bhajis, un poulet rogan josh, un poulet tikka
masala, deux pains à l’ail et de la crème glacée à la mangue pour deux.
Josh secoua la tête.
— Si nous mangeons ça, tu viens courir avec moi demain. Je vais
t’entraîner pour la course caritative de 10km contre le cancer du sein en
avril.
— Cancer du sein ?
— Les hommes ont des cancers du sein aussi. Passe l’appel, je
commence à avoir faim.
— Oui, monsieur.
Martin composa le numéro et passa sa commande. Un coursier le livrerait
dans les trente prochaines minutes. Il passa un jean et un tee-shirt, se
sentant immédiatement plus détendu. Ce n’était pas tant les vêtements en
eux-mêmes qui le rendaient anxieux que la décision planant au-dessus de sa
tête. Et le dîner en smoking de demain pour célébrer la renaissance de
Skeiron sous un nouveau propriétaire.
Au moins, Skeiron avait quelque chose à célébrer. Les changements de
propriétaire dans ce climat tendaient à agacer le gouvernement, et Gordon
Brown avait un point de vue négatif sur les énormes bonus. Le pays et toute
l’Europe penchaient vers la gauche de façons qui n’étaient pas concevables
quelques années plus tôt. Les entreprises privées semblaient un paradis sûr,
instaurant leurs propres règles, sans compte-rendu fastidieux, sans presse,
sans tempête sur internet dès la moindre rumeur. Le boulot était déjà
suffisamment pénible sans toutes ces distractions.
Martin était assis sur le sofa, penché pour parcourir la pile de DVD ou un
coffret qu’ils n’avaient pas encore vu.
— Casino Royal ?
— Absolument ! Tu sais que je connais le gars qui a entraîné Daniel
Craig ?
— Non. Waouh.
— Oui. C’est à ça que l’on mesure la réussite – en obtenant qu’une
célébrité développe des pecs comme ça. Un autre boulot qui ne
m’ennuierait pas serait de pourchasser Hugh Jackman autour du terrain,
sourit Josh. Je pourrais l’observer grogner et transpirer pendant deux heures
et être payé.
— Tu es un sadique.
— Allons ! Hugh Jackman !
Josh s’effondra à côté de lui et tendit la main vers la télécommande.
— En parlant de… as-tu eu des nouvelles de Francis ? Quelque chose ?
Le sourire de Josh diminua.
— Pas un mot. Il a dit qu’il était en vacances pendant quelques jours.
— Il ne prend jamais de vacances. Oh, putain.
— D’accord. Que se passe-t-il ?
Josh se tourna, ramenant ses jambes sous lui et s’appuyant contre le
dossier du sofa. Une position qu’il gardait pendant des heures lorsqu’il
étudiait des livres liés à la santé ou à l’anatomie pour plus de qualifications.
— Il a subi un coup dur au bureau.
Maintenant qu’il l’avait dit, cela devenait réel. Francis, perdant. Perdant
dix années de son travail, perdant le contrôle. Perdant, probablement,
respect et influence.
— J’espère seulement qu’il prend vraiment un peu de repos, et pas… je
ne sais pas.
— Non, il ne ferait pas ça, dit Josh en réponse à sa peur inexprimée. Il
n’abandonne pas. Il pense probablement à une nouvelle approche.
Josh tendit le bras et l’attira plus près de son cou, et Martin fut seulement
heureux d’être tenu contre l’épaule solide, le pouls calme en dessous. Il
inspira, et puis expira, sentant un peu de tension le quitter.
— C’est agréable.
— Dis-moi ce qui s’est passé.
Josh lui posait rarement des questions sur le boulot. Il était trop discret
pour ça, ou peut-être qu’il ne s’intéressait simplement pas au monde de la
finance. D’une façon étrange, Josh l’appréciait en dépit de son boulot.
— C’est d’accord si je commence par le début ?
— Daniel Craig ne va pas s’enfuir. Tu vois, il est piégé dans cette petite
boîte.
La blague fit rire et pleurer Martin en même temps. Cela faisait
sacrément longtemps qu’il n’avait pas partagé son âme avec quelqu’un.
Tenu comme ça, il n’avait pas à regarder Josh dans les yeux, ce qui rendit
l’admission de sa stupidité, de ses nombreuses erreurs, de ses regrets et
malhonnêtetés beaucoup plus faciles.
Josh ne l’interrompit jamais, caressant simplement son dos quand Martin
faisait une pause, luttant pour mettre les évènements en mots, des
évènements qu’il avait échoué, jusqu’à présent, à formuler en pensées
conscientes. La nourriture arriva, et Martin poursuivit l’histoire. Il n’avait
pas faim, mais il mangea parce que cela donnait à ses mains quelque chose
à faire. Il ne laissa rien de côté.
Josh nettoya les emballages et les assiettes et rangea le chutney à la
mangue.
— Du thé ?
— Oui.
Ils étaient dans la cuisine, et Josh paraissait songeur, mais pas comme s’il
émettait un jugement.
— Et demain, il y a ce dîner… et tu préfèrerais ne pas y aller ?
— Non. Je préfèrerais me terrer et arrêter le temps, dit Martin en
secouant la tête. Mais j’aime ce boulot.
— Autre chose que tu aimes ?
Martin pressa ses lèvres. Oui. Il connaissait déjà cette part – elle n’était
pas difficile à deviner – mais l’admettre était une autre chose. Mais à Josh ?
— Je suis tombé complètement amoureux de Francis.
Voilà. C’était sorti.
— Donc, tu dois seulement prendre une décision – l’homme que tu aimes
ou le boulot que tu aimes. C’est simple.
— Oui, mais le boulot m’aime en retour.
Martin s’étrangla à nouveau.
— Francis est mon patron. Quand il part… c’est fini. Impossible que je
lui demande de me prendre avec lui. Pourquoi le ferait-il ?
— Je ne pense pas que la question de ses sentiments pour toi est sur le
devant de son esprit en ce moment. Il a été joué d’une façon plutôt moche, à
ce que je peux en dire.
— Et tout ça pour lundi. Putain.
— Va à ce dîner. Si Francis est là, parle-lui. Donne-lui les faits. Dis-lui
que tu préfèrerais partir avec lui plutôt que d’accepter cette promotion.
C’est vrai, n’est-ce pas ?
— Oui.
Francis au lieu du boulot. Il était sacrément cinglé.
— J’essaierai de l’appeler aussi. Mais je vais m’envoler pour Marrakech
demain après-midi. Devrais-je annuler et rester ici ?
— Non, mais pourrais-tu prendre ton téléphone ?
— Je le ferai, sourit Josh. Je vais même le charger. Appelle-moi si
quelque chose arrive, d’accord ? Bon sang, maintenant je me sens mal de te
laisser comme ça.
— Non, tu m’as déjà beaucoup aidé. Merci.
— C’est agréable à entendre. Une ou deux boules de crème glacée à la
mangue ?
— Deux. Arg, une.
Glucides et calories.
Josh sourit.
— Tu vas courir tôt demain avec moi, donc tu peux en avoir deux. Tu vas
avoir besoin de force, City boy.
Et ce fut tout.
Chapitre 25

Martin quitta le taxi sous la bruine légère de Londres. Le portier de l’hôtel


Sheraton Park Lane se précipita avec un parapluie et le guida vers la porte.
Confiant son manteau, Martin examina la salle, tous les costumes, le
clinquant et le glamour de bien trop d’argent. Martin David, l’un « d’eux ».
Il repéra la tête rousse d’Ian et marcha vers lui. Mince, il parlait à John.
Trop tard.
— Salut, Martin, je ne t’ai pas vu arriver.
— Je viens seulement d’entrer. Salut, John, comment ça va ?
— Oh, pas mal. Mon entreprise automobile me donne du fil à retordre.
Nous allons devoir restructurer, peut-être vendre sa branche de semi-
conducteurs. Et toi ?
— Oh très bien. Un peu fourbu, et les genoux douloureux. Mon
entraîneur personnel veut m’entraîner pour le Marathon de Londres et il
n’accepte pas un non comme excuse.
John rit à ces mots.
— Cela bat un dos douloureux d’être assis au bureau toute la journée.
Santé !
Un tintement de flûtes de champagne, et une lueur dans les yeux lorsque
John le regarda derrière son verre.
— Donc, tu es adepte de la course ?
— J’essaie de m’y mettre, mais c’est ennuyeux.
— J’écoute mon iPod tout le temps, enfin, l’un d’eux. Mais c’était un
calvaire l’autre jour. J’ai pris le mauvais. Essaie de courir avec de vieilles
ballades des années 80, dit Ian avec un sourire amusé. Tout ce que tu veux
vraiment faire, c’est t’arrêter et jouer à air guitare.
John éclata de rire.
— Au fait, avez-vous vu M. Berger quelque part ?
— Non, je ne pense pas qu’il est déjà arrivé, dit Ian en regardant par-
dessus son épaule. Je suppose qu’il récupère notre nouveau propriétaire à
l’aéroport. Il a peut-être été coincé dans les embouteillages.
Martin leva son verre.
— S’il n’arrive pas ici en hélicoptère.
— Hum. Bien possible, dit Ian. Bon sang de bonsoir, c’est… commença-
t-il en désignant de la tête l’entrée et la personne présente là-bas.
Francis. Vêtu de son smoking, les cheveux plaqués en arrière et brillants,
les boucles paraissant toujours à un doigt d’être ébouriffées. Quoi que
Francis fasse à ses cheveux, cela séparait magnifiquement les mèches.
Son visage était indéchiffrable. Il entra et serra les mains de quelques
investisseurs et banquiers, s’arrêtant pour dire quelques mots, toucher une
épaule, se frayant un chemin à travers la foule comme la star d’un film.
Les yeux de John le suivirent, ses épaules carrées comme s’il se préparait
à une bataille, mais Francis se déplaça en un demi-cercle autour de lui.
Qu’est-ce que Francis avait à gagner en montrant son visage et en
prétendant que rien ne s’était passé ?
Quand Francis eut enfin fini de saluer ses relations, il s’approcha, et
Martin vit John déglutir et cligner nerveusement des yeux.
— Martin.
Francis offrit sa main et serra celle de Martin.
— C’est bon de te voir. Désolé de ne pas t’avoir rappelé tout de suite.
En ignorant complètement John et Ian.
— C’est bon. J’avais seulement une question technique.
— Je suis tout à toi à présent.
Francis le prit par le coude et le conduisit vers un coin tranquille. Martin
hocha la tête à l’intention de John et Ian pour ne pas être grossier. Tout à toi.
S’il ne l’avait pas mieux connu, cela aurait sonné grivois.
Martin fut heureux d’avoir un verre à la main.
— J’étais inquiet.
Francis émit un reniflement méprisant.
— Ce n’était pas nécessaire. Berggold me veut comme directeur du
conseil d’administration pour superviser la fusion avec le nouveau
propriétaire.
— Tu vas partir, alors.
— Je suis parti. Je ne travaillerai pour rien au monde pour Berger et ses
acolytes.
— Pourquoi es-tu ici ?
— Pour montrer un front unifié.
Francis sourit à l’investisseur qui approchait. Poignée de main, un peu de
badinage, un compliment, une phrase sur le fait de rester en contact pour
ceci ou cela. Charmant. Aucune manifestation de trouble, pas de quartier.
Francis, à tout point de vue, était juste Francis avant que tout ait percuté le
ventilateur.
— Et bien sûr négocier mon prix.
— Pour les parts ?
— Oui. Ils vont devoir cracher bien plus s’ils veulent mes parts. Je ne
vends pas au prix de la prise de contrôle. Je leur ferai payer la juste valeur –
ce que la firme vaut vraiment, et puis un extra pour mes problèmes. Et toi ?
— Je ne sais pas encore. Je n’aime pas la façon dont cela se passe. Il m’a
offert un Partenariat si je restais dans le coin. J’étais sur le point de partir,
mais ça…
Francis le regarda, la main sur son bras assez proche afin que Martin
puisse voir ses lentilles de contact. Et quelle chose ridicule à remarquer.
— Une seule chose, Martin. D’une façon ou d’une autre, tu n’as pas
besoin de Berger. Tu n’as jamais eu besoin de lui. Il est juste une béquille.
— Cela n’a rien à voir avec lui.
Cela a à voir avec toi.
— Je ne sais pas comment faire le boulot sans toi. À qui demanderais-je
quand je n’aurai aucune idée de ce que je fais ?
— À des gens comme Carsten. Ton carnet d’adresses est plein de
conseillers qui peuvent t’accompagner à chaque étape du processus.
La main de Francis autour de son bras s’affermit.
— Tu t’en sortiras. Accepte les dires d’un vétéran du milieu.
— Oui.
Martin voulait être capable de toucher Francis avec la même désinvolture
que le faisait ce dernier, avec la même confiance et le même naturel. Mais
toucher Francis était toujours comme toucher quelque chose d’énorme et
sauvage et magnifique.
— Quand est ton dernier jour ?
— Le plus tôt possible.
Francis le libéra et regarda autour de lui, cherchant visiblement
quelqu’un d’autre à présent.
— Je vais devoir venir pendant encore quelques jours pour emballer mes
projets afin qu’Allison ou Phil puissent les reprendre.
— D’accord, donc je te verrai la semaine prochaine ?
— Probablement.
Francis tapota à nouveau son épaule.
— C’était bon de te parler, Martin. Profite de la soirée.
Et il partit. Impossible de parler de choses personnelles, impossible
d’exprimer ce qu’il ressentait, aucun coup d’œil derrière le masque de cet
homme brillant qui se dressait derrière des principes archaïques qui
n’avaient aucune place dans les affaires modernes. Un homme qui disait
d’une compagnie qu’elle était « belle », et le pensait, et un homme qui était
conscient que les millions et millions qu’il déplaçait tous les jours
provenaient des poches des travailleurs ordinaires et paieraient leurs
pensions de retraite un jour.
L’entrée d’Alec et Syed Haroun parvint à distraire Martin de son humeur
morose. Il ne pouvait pas les regarder, ne voulait pas serrer leurs mains, et
n’avait aucune réponse si Alec l’interrogeait sur une décision qui était
toujours absurde, donc il fit son propre tour, se présentant aux autres
invités.
Il s’embrasa presque dans son costume quand un homme aux cheveux
argentés le félicita pour l’accord sur les maisons de santé.
— J’ai senti une certaine humilité dans cet accord, dit-il.
Pas d’humilité, en vérité. Simplement cette approche généraliste
diversifiée dans laquelle Francis avait toujours excellé.
Pendant le dîner, il fut assis entre un avocat et un financier d’entreprise
qui parlèrent de créances en détresse et de restructuration de portefeuille.
Francis avait vu tout ça. Monte-Carlo était maintenant comme l’ère
jurassique – très éloignée, avec les dinosaures redoutables maintenant morts
ou mourants.
L’homme en face de lui travaillait pour Jefferies, et il rit à un moment
avec une ironie visible en disant :
— En y réfléchissant, Jefferies est maintenant la plus grande banque
d’investissement restant sur la planète.
Une autre pensée déprimante, mais parmi toutes ces morts, cette
destruction et cette misère, il y avait encore les contes des survivants.
— Oh, aucun doute, c’est exactement le climat où les réputations sont
faites, dit le financier en entreprise. Dans cinq ans, tout ceci sera considéré
comme les temps durs qui auront forgé les futurs gagnants. Amazon et
Google ont émergé du crash technologique.
— Tout est une question de discipline, dit l’avocat. Tous ceux qui
peuvent exercer une discipline mentale pendant que tous les autres courent
comme des poulets décapités sont destinés à atteindre le sommet. Tous ceux
qui peuvent s’obliger à avancer pendant que tous les autres restent figés de
terreur feront un malheur.
— J’ai lu une fois que les poulets étaient les descendants actuels des
dinosaures, dit Martin. Je trouve ça plutôt poétique, étant donné les
circonstances.
Les hommes autour de lui rirent et approuvèrent, et Martin sentit qu’il
s’intégrait. Il pouvait travailler avec ces gens : les banquiers pour financer
ses accords, les avocats pour établir les contrats, les financiers d’entreprise
pour les conseils sur le reste. Il les appréciait, malins et narquois comme ils
étaient, il pensait qu’ils l’appréciaient aussi, parce qu’il grandissait en tant
que faiseur d’accord et que par conséquent, il les embaucherait et leur
paierait des frais.
C’était un vrai écosystème. Il adorait l’effort d’équipe, et le réseau. Il
aimait à la fois se lier aux gens et rester seul au bureau à tenter de démêler
quelque chose de complexe et audacieux, à tenter d’y déceler une
opportunité que les autres personnes n’avaient pas vue pendant que la City
plongeait dans le noir autour de lui.
Après la nourriture, il y eut un cocktail, et Martin prit une vodka orange.
Il se souvint que Francis buvait du gin-tonic et essaya de le trouver dans la
foule. Juste pour le regarder. Peut-être pour le remercier de tout ce qu’il
avait fait. Peut-être pour le toucher à nouveau, sur le bras, à travers le
costume. Il savait qu’il était pathétique, mais il allait être indulgent envers
lui-même sur ce chapitre.
Pas de Francis. Il chercha Alec, qui n’était nulle part en vue non plus.
Syed Haroun était également parti. Il trouva Ian, qui semblait un peu ivre,
riant définitivement trop fort, et l’attira sur le côté.
— Une idée d’où Francis se trouve ?
— Il est parti avec Berger.
— Quand ?
— Il y a dix minutes ?
Pour négocier le prix de ses parts. Cela devait être pour les négociations.
Martin prit un autre verre pour lui et Ian au bar, mais il ressentait un malaise
rampant, parce que, oui, il se souvenait de ce qu’Alec avait dit.
Jusqu’où il serait capable d’aller. J’apprécie les hommes déterminés.
Mais j’ai tendance à les apprécier plus en tant qu’adversaire que comme
partenaires sexuels. Mais ce serait agréable si je pouvais avoir les deux.
En lui disant que le sexe est la récompense pour quelque chose qu’il veut
désespérément. Ou en relâchant sa garde. Il y a toujours des moyens.
Putain. Martin posa sa boisson et se précipita vers la sortie. Il songea à
récupérer son manteau, mais il y avait une queue de dix mètres au comptoir.
Il ne se préoccupait pas vraiment de son manteau, pas en cet instant. Il avait
son portefeuille et ses clés dans la poche de son pantalon de toute façon.
Il se précipita dans la nuit bruineuse. Le portier essaya de l’abriter de la
pluie, mais Martin le repoussa et commença à courir vers Piccadilly, vers le
Ritz. Alec devait être au Ritz. Sinon… non, il ne pouvait pas se permettre
cette pensée, il allait paniquer s’il le faisait. Alec possédait un appartement
à Londres, mais Martin ignorait où.
Plus vite ! Putain de chaussures. Leurs semelles de cuir plates n’étaient
pas faites pour courir, et le trottoir trempé empirait les choses. Il aurait dû
prendre un taxi, mais cela aurait signifié attendre encore. C’était seulement
un sprint court de cinq ou six cents mètres.
Il traversa la route, courut dans Green Park, ignora les personnes sans
abri blotties dans leurs sacs de couchage. L’eau de pluie dévalait sur son
visage, trempant les épaules de sa veste de costume. Il fit de plus grosses
foulées, courut plus vite, et faillit glisser et s’écraser sur l’un des piliers
devant le Ritz.
La porte s’ouvrit pour lui et Martin se rua à l’intérieur, reconnaissant
envers le costume qui lui servait de ticket d’entrée. Il essuya l’eau de ses
cheveux et s’avança comme s’il avait loué une chambre ici, essayant de
s’intégrer, de paraître normal, et de ne pas paniquer. Une inspection rapide
du salon ne donna rien, donc il s’avança vers la réception.
— Je cherche M. Alec Berger… j’ai oublié le numéro de la chambre.
— Juste un instant, monsieur.
Martin s’empêcha de jouer du tambour avec ses doigts et essuya l’eau de
son visage. Des respirations contrôlées. C’était la seule chose qu’il pouvait
faire.
— M. Berger n’est pas dans sa chambre. Aimeriez-vous laisser un
message ?
— Non. Pouvez-vous me donner son numéro direct, il ne répond pas sur
son portable.
— J’ai peur de ne pas pouvoir faire ça, monsieur.
— Je comprends.
La frustration le rongeait comme une centaine de dents empoisonnées.
Dix minutes. On était plus proche des quinze, vingt minutes. Putain ! Tout
ce qu’il avait était le fait qu’Alec avait loué une chambre ici. C’était un
début.
— Puis-je lui laisser un message ?
— Bien sûr, monsieur.
Un stylo et une feuille de papier apparurent sur le comptoir.
Martin prit le stylo et écrivit : Alec, appelle-moi. Urgent. Martin.
Ce qu’il voulait écrire était, je te tuerai si tu fais quelque chose à
Francis, mais cela aurait seulement amusé Alec. N’importe quelle menace
serait vue comme une allusion grivoise, un jeu d’égo lié d’une façon tordue
au sexe.
Le Bar. C’était une partie de l’hôtel qu’il pouvait inspecter. Il ressentait
un sentiment horrible de futilité, qu’ils ne seraient pas là, que le fait qu’Alec
ne réponde pas à son téléphone était dû au fait qu’il était éteint.
Le BlackBerry de Francis. Il aurait dû y penser plus tôt, mais courir ici
était probablement la chose la plus sensible, la plus urgente à faire.
Aucune réponse.
Alec devait être ici quelque part. Il n’avait pas le numéro de Syed
Haroun, et il ne voulait pas impliquer cet homme. S’il n’était pas déjà
« impliqué », et la pensée fit frissonner Martin.
Il s’approcha du bar, espérant ne pas attirer l’attention, essayant de ne pas
courir comme un monstre paranoïaque qui venait juste de se sauver de
l’asile. La normalité de l’hôtel lui semblait surréaliste et fausse. Il avait
envie d’appeler la police ? Mais n’était même pas certain qu’ils se montrent
sur une suspicion. Qu’allait-il dire ? Tout ce qu’il voulait dire était : « il l’a
déjà fait avant ! » et la pensée lui donna la nausée. Alec lui avait donné un
avertissement, avait dévoilé son plan en Allemagne.
Quelle jouissance en avait tiré Alec ? En annonçant son plan, en révélant
son intelligence dépravée, et tout ce qu’il obtenait était des gens lui disant
combien il est malin et sexy ? Putain !
Martin quitta le bar, puis il aperçut des hommes dans l’ascenseur, l’un
d’eux aux cheveux sombres et instable. L’autre était Alec. Il courut, sauta
presque dans la porte d’ascenseur se refermant, qui s’ouvrit à nouveau sous
l’impact.
Alec soutenait Francis, qui paraissait dans les vapes. Sa tête était baissée,
un bras passé autour des épaules d’Alec qui le tenait autour de la taille dans
un simulacre de tendresse et de préoccupation. Vu de l’extérieur, ils
ressemblaient à deux messieurs bien habillés, le sobre aidant son ami ivre à
se coucher.
— Martin, dit Alec. Que c’est gentil de te joindre à nous !
Martin cligna des yeux devant la pure bravade, et ne comprit pas quand
Alec pressa le bouton pour monter.
— Ce n’est pas le cas. Laisse-le partir. Tout de suite.
— Ou sinon ?
— Regarde-le.
Martin se sentit ridicule d’avoir même commencé à discuter de ça.
— Je le fais.
Le calme surnaturel d’Alec était de retour, et tout aussi calmement, il
appuya sur le bouton d’urgence pour arrêter l’ascenseur. Alec prit le menton
de Francis fermement en main et le regarda.
— Il n’est pas tout à fait lui-même.
Son pouce parcourut les lèvres de Francis, forçant son passage dans sa
bouche, et Alec jeta un coup d’œil à Martin et puis se pencha pour
embrasser Francis sur les lèvres, le pressant contre le mur vitré, une main se
posant sur son aine. La vue était perturbante, et sexy d’une façon
complètement tordue. Et encore pire, Francis, à demi conscient, réagissait à
lui.
— Laisse-le tranquille, putain !
Martin n’avait jamais frappé un autre homme de sa vie. Il était le type qui
se tenait à une distance respectueuse de la violence, s’éloignait quand il ne
repérait rien qu’un chahut un peu trop brutal, mais son corps effectua cette
partie pour lui, en poussant fortement Alec contre le mur et puis en pressant
le bouton d’alarme. Alec l’attrapa par-derrière, mais quelqu’un avait déjà
répondu à l’appel.
— Nous avons une crise cardiaque ici ! À l’aide ! hurla Martin, et
pendant qu’il luttait contre Alec, il repéra Francis qui s’effondrait
pratiquement sur le sol.
— Tu vas le regretter ! siffla Alec.
— Je le fais déjà ! répliqua Martin. Espèce de monstre ! Laisse-moi
partir !
Alec n’obéit pas, et Martin s’agita, Alec toujours sur son dos, aussi
violemment qu’il le pouvait, plaquant l’homme de toutes ses forces contre
les portes, faisant trembler toute la cabine, encore et encore, avec
détermination et avec toute sa colère déchaînée, entendant la respiration
d’Alec siffler dans ses poumons chaque fois qu’il enfonçait son dos dans le
mur.
Enfin, Alec le libéra. Martin rejoignit le panneau de contrôle et relança
l’ascenseur, puis pressa le bouton du rez-de-chaussée. Alec se tenait les
côtes, toussant et essayant de respirer.
— J’espère qu’elles sont cassées, siffla Martin.
Ce fut trop long, bien trop long avant que les portes s’ouvrent, et il prit
Francis, qui marcha, en quelque sorte, les yeux ne montrant rien d’autre que
du blanc.
Dehors, il y avait les lumières clignotantes d’une ambulance et Martin
n’avait jamais été si heureux dans sa vie d’entendre cette sirène.
Chapitre 26

Dans son smoking, Martin se détachait comme le nez au milieu de la figure.


Les odeurs de l’hôpital et le bruit des semelles sur le lino irritaient ses nerfs.
Il voulait être là où était Francis, immédiatement, mais bien sûr, il était
simplement un collègue de travail, et même s’il avait été un amant, est-ce
qu’ils le laisseraient passer ? Il ne pouvait pas prendre le risque de faire le
coming-out de Francis.
Pendant qu’il attendait, l’adrénaline se transforma en plomb dans ses
veines, la peur viscérale, la panique qui avaient fait gronder et trébucher son
cœur diminuèrent. Il se frotta le visage. Incontestablement, le contrecoup de
cette adrénaline était pire que la panique… Il le faisait se sentir glacé et
misérable. Épuisé. Il ne pouvait pas éteindre ces images. Alec traînant
Francis comme une récompense, un morceau de gibier abattu. Alec, qui
apparemment ne voyait rien de répréhensible là-dedans. Qui, dans sa folie
calme, avait supposé qu’il se « joindrait » à eux. C’était quoi ce bordel ?
Le son des semelles s’approcha.
— M. David ?
Le docteur, une femme petite et bien portante, avec une blouse blanche
de laboratoire, tendit sa main.
— Je suis le Dr Adams. Vous êtes venu avec M. de Bracy ? Je vous en
prie.
Elle lui fit signe de quitter la salle d’attente et de rejoindre son bureau.
— J’ai cru comprendre que vous aviez appelé l’ambulance ?
— Oui, c’est vrai.
La gorge de Martin était comprimée.
— Eh bien, la bonne nouvelle est que le cœur de M. De Bracy est en
bonne santé. Il a été admis pour une suspicion d’arrêt cardiaque. Mais ce
n’est pas ce qui est arrivé.
— Non, ce n’était pas ça.
Martin s’efforça de respirer.
— Vous étiez sur les lieux quand il s’est effondré ?
Nier tout ? Appellerait-elle la police ? Rien ne s’était vraiment passé. Il
n’y avait pas eu de crime. Ou est-ce qu’une tentative comptait ? Alec nierait
tout. Martin ne pouvait pas réfléchir clairement pour prendre cette décision.
— J’étais… j’ai seulement vu qu’il n’était pas bien. La crise cardiaque
fait partie des choses qui sont susceptibles d’arriver. J’ai entendu parler
d’un partenaire en affaires qui est mort il y a une semaine. C’est le stress du
milieu, et bien trop de café.
Martin fit un misérable petit sourire et eut envie de hurler. Il espérait
vraiment avoir amélioré ses compétences de menteur pendant son travail.
Son travail. Jeté dans les égouts.
— Hum. Est-ce que vous savez si M. de Bracy a des problèmes de
drogues ?
— Je ne sais pas, mais je ne crois pas. Peut-être des amphétamines. Il
travaille beaucoup et je l’ai rarement vu dormir.
Une mauvaise façon de le formuler.
— Je veux dire, il est du genre à travailler dix-huit heures par jour.
J’ignore comment il fait ça.
Le médecin eut l’air pensif.
— Est-ce que vous pensez qu’il ait pu être drogué ?
— Je n’étais pas là. Je suis seulement venu vers lui quand il était déjà
comme ça.
— Par chance ?
— Non, il… J’avais besoin de vérifier quelque chose avec lui et je savais
qu’il allait au Ritz pour un verre. J’étais un peu en retard. Et quand je l’ai
vu, il était comme ça.
Est-ce que tout cela était plausible ? Est-ce qu’il avait comblé les trous de
son histoire suffisamment vite ?
— Je vous interroge sur une habitude de drogue parce que cette classe de
substance est souvent utilisée pour « redescendre » après l’utilisation de
stimulants. Et une douleur cardiaque peut être un effet secondaire.
— Non, il ne le fait pas. Francis ne « redescend » jamais.
Martin se sentit encore plus misérable parce que cette pensée le fit
sourire. Francis, détendu ? Il ne se reposait jamais vraiment, à part cette
unique fois, étendu sur le sofa.
— Peut-être que c’était une blague stupide.
— Les benzodiazépines ne sont pas des blagues stupides. Des gens
peuvent mourir en absorbant ces drogues, habituellement dans le cadre
d’une tentative d’agression sexuelle.
Le docteur l’observa de derrière ses lunettes.
— Qui était avec lui ?
Tentative d’agression sexuelle. Oh, seigneur, que tout cela disparaisse.
L’horrible vérité et le fait qu’Alec avait refait ça. Ce n’était pas un viol, sauf
s’il appelait ça un viol n’est-ce pas ?
— Je ne sais pas. Je n’en ai aucune idée.
Francis devait prendre cette décision. Même si cela le rendait
physiquement malade, Martin ne pouvait pas cracher le morceau. Il voulait
Francis sorti de l’hôpital, le voulait à nouveau « normal », pas drogué, pas
bousillé, et plus que tout, pas la victime de quelqu’un.
— Quand peut-il sortir ?
— Demain matin. Pour le moment, nous allons le surveiller et nous
assurer qu’il va bien.
— Merci, docteur. Ce sont de bonnes nouvelles.
Demain. Il était environ deux heures du matin. Et pour le moment,
Francis était en sécurité.
— Je suppose que je ne peux pas le voir ?
Le docteur sourit et secoua la tête.
— Il est endormi et nous ne voulons pas perturber les autres patients.
— Pouvez-vous lui dire de m’appeler ? S’il vous plaît ?
— Écrivez-lui un message et je le poserai près de son lit.
Elle lui donna un bloc-notes et une enveloppe, et il écrivit encore un
autre message. Puis il remercia à nouveau le médecin et sortit.
Le trottoir humide renvoyait les lumières de la ville, et il trouva un taxi
qui l’amena jusqu’au Sheraton où les gens nettoyaient déjà. Il n’aurait pas
aimé tomber sur Ian ou sur John ou sur quelqu’un qu’il connaissait. Il
récupéra son manteau, qui s’avéra lourd et apaisant autour de ses épaules. Il
avait envie de se cacher dans la laine noire et ne jamais refaire surface.
Pendant le trajet vers chez lui, il dépassa le Ritz et Martin ferma les yeux.
Il se passerait un long, long moment avant qu’il puisse dépasser l’enseigne
lumineuse épelant RITZ sans se souvenir de la jubilation d’Alec.
Martin n’osait pas se rendormir parce qu’il avait eu un cauchemar, trop
affreux pour s’en souvenir en détail, à part la sensation des dents d’Alec
arrachant des morceaux de chair de son corps alors qu’il était vivant. Il y
avait eu du sexe en même temps.
Martin avait failli vomir. Cela avait été foutrement trop réel – comme s’il
savait déjà ce que l’on ressentait à être dévoré vivant.
Il s’était redressé sur son lit, trempé de sueur froide, le cœur battant. Il
avait dû toucher sa poitrine et son estomac pour vérifier que c’était de la
sueur et pas du sang.
Il se leva et fit du thé. Trois heures de sommeil, mais il ne voulait
vraiment pas se rendormir. Une expérience. Foutaises. Alec l’avait piégé
pour exactement la même chose. Qu’Alec avait dû se foutre de lui pour
avoir été suffisamment naïf pour penser que ce n’était rien qui sortait de
l’ordinaire. Il n’avait jamais voulu ce troisième homme. Il aurait peut-être
dit oui, certes, s’il l’avait connu. Syed était bel homme, et à ce moment-là,
ils ne s’étaient pas emparés de Skeiron. Alec avait eu le culot de flirter avec
Martin, de traiter toutes accusations de foutaises, de le traiter comme un
objet, de lui fournir l’équipement nécessaire, de lui demander d’espionner
Skeiron, et de submerger tous ses sens et sa raison par ce foutu sexe addictif
et tordu.
Martin but son thé chaud en s’appuyant contre le plan de travail. La
pensée de la « promotion » l’envahissait de crainte. Travailler pour Alec ?
Hors de question. Fichtrement hors de question. Pas après ses jeux tordus.
Pas après ce qu’il avait tenté de faire à Francis.
Il vérifia le nom de la drogue en ligne. La drogue du violeur. La pensée
de Francis à la merci d’Alec et le fait que, plusieurs mois plus tôt, il avait
même pensé que leur rivalité et leur mépris mutuel étaient quelque chose
d’érotique le remplissait de honte.
Il attrapa ses nouvelles chaussures de courses et sa montre GPS et partit
courir. Il accomplit parfaitement les cinq premiers kilomètres, mais après ce
fut une lutte, principalement parce qu’il avait commencé trop vite. Il ralentit
et se concentra sur de lentes respirations. Londres les samedis matin était
étonnamment agréable – même plus que ça vu qu’il n’y avait que des
coureurs. Quelques personnes promenaient leurs chiens, mais à part ça, il
avait la Rive Sud pour lui.
Après sa course, il composa le numéro de Francis, mais aucune réponse.
Se rendre à l’hôpital ? Est-ce que Francis serait toujours là ? Pourquoi
diable est-ce qu’il ne répondait pas à son téléphone ?
Tout ce qu’il pouvait espérer, c’était que Francis soit sain et sauf. Peut-
être chez lui ? Martin se leva et se dirigea vers la station du Tube la plus
proche, puis prit la direction de Notting Hill.
Il vagabonda dans le coin pendant deux heures – une promenade agréable
pour s’aérer la tête – jusqu’à ce qu’il localise la rue puis s’approche
lentement pour tenter d’identifier la maison. À nouveau, il essaya d’appeler
Francis, mais rien.
Puis il repéra l’Audi A8 bleu foncé. Il la connaissait grâce au garage sous
le bureau. Susan, dans sa responsabilité de gestion des incendies, la lui avait
montrée quand elle l’avait guidé vers l’issue de secours. La maison
géorgienne blanche correspondait à son souvenir de cette nuit quand le
chauffeur de taxi avait déposé Francis ici.
Tous les rideaux étaient tirés. Rien n’indiquait que c’était chez Francis à
part cette voiture de sport. Martin s’avança dans l’allée et sonna. Il devait
savoir si Francis allait bien.
Un son à l’intérieur. Pas de chien, pas de choses vivantes. Pas assez de
temps pour garder des animaux, même si un couple de Doberman ou de
Saint-Hubert aurait été bien assorti à Francis. Il se sentait comme un intrus
dans le silence, mais pressa à nouveau la sonnette, et insista pendant au
moins dix secondes.
Des pas ?
Martin s’éloigna de la porte et fixa le bois peint en blanc, préparé à la
voir s’ouvrir.
Ce fut le cas. Francis se tenait là, s’appuyant à moitié contre le
chambranle, portant un chandail caramel et un pantalon semi-formel : son
approche du décontracté.
— Martin.
Il semblait somnolent comme si Martin l’avait réveillé au milieu de la
nuit.
— Je… désolé, tu dormais ?
— Non. Je me reposais seulement.
Francis ne paraissait toujours pas normal. Ce n’était pas de la
somnolence. Peut-être un effet persistant de la drogue ? Martin se sentit
coupable de l’avoir réveillé, mais bon sang, répondre à son fichu téléphone
lui aurait épargné ça.
— Je voulais simplement vérifier si tu allais bien.
— Mon estomac n’a pas bien accepté l’alcool hier soir.
Francis le regarda, et Martin crut entendre le sifflement d’une respiration
difficile.
— Que s’est-il passé ? poursuivit-il.
Martin chercha ses mots et grimaça. Il n’y avait pas vraiment de façon
d’adoucir les faits.
— Puis-je entrer ?
Francis sembla réfléchir à sa requête, puis s’effaça pour le laisser entrer.
Il marchait silencieusement avec ses chaussettes en laine épaisse. À
l’intérieur, la maison était recouverte de parquet et de tapis de soie
orientaux avec un mélange étrange de vieux et de neuf pour les meubles et
la décoration. Il y avait une sculpture de bois dans l’entrée, d’environ 2m et
si large que Martin aurait eu du mal à passer ses bras autour d’elle. Elle
avait été peinte autrefois, il y avait un reste de blanc et de brun, et une main
se levait en bénédiction. Néanmoins, la statue avait été détruite, brisée ou
brûlée, parce qu’un bras et la tête étaient manquants. Il restait seulement
cette main levée.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Saint François d’Assise.
Francis pointa le pied de la statue, où des oiseaux et des animaux
semblaient s’être recroquevillés – et maintenant, il ne restait plus que des
traces de leur présence.
— Elle a été endommagée quand ils ont démoli une vieille église. Je
pensais que je pourrais garder un œil sur mon saint patron, une sorte de
réciprocité. Prends un siège. Je reviens très vite, dit Francis en lui indiquant
une porte.
Martin entra dans la pièce, qui comprenait une cheminée et des étagères
de livres et un canapé club Chesterfield avec le même genre de revêtement
que Francis avait dans le bureau. Une tasse blanche en porcelaine de Chine
et un pot à thé assorti se tenaient sur une antique petite table, et quelques
crackers dans le bol à côté semblaient intouchés. De vraies peintures à
l’huile sur les murs – des paysages du début du siècle dernier, s’approchant
de l’Impressionnisme, pourtant rien d’aussi outrageusement dynamique
qu’un Van Gogh, plutôt un Turner. Devant la fenêtre sud, se dressait un
érable bonsaï avec des tiges tordues, se dressant avec ses ridicules petites
feuilles vers le soleil. Les feuilles de l’arbre miniature étaient rouge sang et
toute la chose était vraiment magnifique.
Martin s’installa en face du canapé de Francis pour pouvoir regarder le
bonsaï. Il aurait aimé inspecter les livres avec plus d’attention, mais
beaucoup étaient d’anciens volumes en cuir et peut-être trop fragiles ou
précieux ou les deux. Le sentiment d’être un intrus empirait de plus en plus
alors que Francis le faisait attendre.
Enfin, Francis réapparut, marchant silencieusement sur le sol en bois et
les tapis.
— Désolé pour l’attente.
— C’est bon.
Martin l’observa s’asseoir, avec prudence, comme s’il était toujours
étourdi.
— Je ne voulais pas te déranger, je…
Je me suis vraiment agacé quand tu n’as pas répondu à ton téléphone.
— Je voulais être sûr qu’il n’y avait pas de complications. Ce docteur
m’a fait un peu peur.
— Oui, elle est convaincue que j’ai été drogué.
Francis leva les yeux vers lui et ce regard perçant semblait avoir été
tempéré par un vrai intérêt.
— Je ne me souviens pas.
— Et tu ne le feras pas, parce que c’est ce qu’il fait.
À présent, Martin avait envie de fuir, mais Francis avait le droit de savoir,
n’est-ce pas ?
— De quoi te souviens-tu ?
— Le dîner en smoking. Te parler. Parler à Berger et à son caniche.
Après ça…
Francis secoua la tête avec prudence.
— Que s’est-il passé après ça ?
— Il t’a drogué. Alec Berger.
— Comment le sais-tu ?
— Il l’a déjà fait. Il me l’a fait.
L’admettre était la seule façon pour que Francis comprenne.
— Il doit l’avoir dissous dans ton verre. Je ne pense pas que tu aurais
accepté des pilules de sa part comme je l’ai fait.
Martin se sentait, plus que tout, honteux.
— Il t’a eu au Ritz. Je suis tombé sur vous deux quand tu t’es écroulé.
— Je me suis écroulé.
— Non. Oui. Putain.
Il n’aurait pas dû venir ici. Mais c’était la seule façon de se débarrasser
de la culpabilité tenace qu’il aurait pu empêcher ça. C’était une chose avec
laquelle il allait devoir vivre, et même si cela lui coûtait tout le respect que
Francis avait pour lui, il était toujours mieux d’être honnête.
— Il te menait vers l’ascenseur. Vers sa chambre. Il aurait…
La gorge de Martin se comprima tellement qu’elle le laissa à bout de
souffle.
— … profité de toi dans cet état. Il a été plutôt clair à ce sujet. Je l’ai vu
te conduire dans l’ascenseur et j’ai tiré l’alarme. J’ai dit que tu avais eu une
crise cardiaque.
— Comment as-tu su ?
— Je savais qu’il allait utiliser le Ritz. C’est son hôtel préféré. S’il t’avait
emmené ailleurs…
Martin haussa les épaules, sentant l’horrible « si » s’attarder.
— J’ai eu de la chance. J’ai remarqué que tu étais parti, et j’ai eu un
pressentiment étrange. Alec est un prédateur. Il… voulait faire ça depuis un
moment. Il prend son pied comme ça.
Francis regarda vers lui, puis vers le côté, comme s’il était distrait par
une pensée, puis revint vers lui.
— Comment le sais-tu ?
— Il me l’a fait, à Dubaï. Il m’a drogué, et puis des choses sont arrivées,
des choses que je ne voulais pas, mais je ne m’en souviens pas vraiment. Je
sais seulement qu’il m’a donné à quelqu’un d’autre. Putain, cela sonne
cliché. Il y avait un autre homme avec nous dans le lit, et je suis presque
certain que c’était Syed Haroun, mais je suis incapable de me souvenir de
plus. Toute cette nuit est simplement partie. Je sais ce qui s’est passé, mais
je n’ai pas beaucoup plus de souvenirs, pas de la réalité.
Martin inspira profondément.
— Je ne voulais pas que cela t’arrive. Alec te déteste, il t’aurait humilié
encore plus. Je ne pouvais pas laisser ça arriver et je…
Il blablatait – trois heures de sommeil et maintenant il confessait ce
moment noir, tout ce qu’il avait chassé de son esprit.
— Je le connais. Je sais ce qui se passe dans sa tête.
Francis se versa plus de thé. Le liquide était or pâle et semblait
complètement inoffensif, donc c’était probablement de la camomille.
— Cela me donne le reste du tableau.
— Oui. Le médecin semble indiquer que tu pourrais porter plainte et
qu’il pourrait y avoir des caméras ou des témoins. Il peut faire cette merde à
Dubaï et ne pas se faire prendre, mais on est à Londres.
— Est-ce que tu en as parlé à quelqu’un d’autre ?
— Non. J’ai menti au docteur, lui ai dit que j’étais tombé sur toi par
accident. Je ne pense pas qu’elle m’ait cru.
Martin essaya de se calmer, essaya de respirer.
— J’avais seulement besoin de vérifier que tu allais bien.
— Tu n’as pas porté plainte non plus.
— Je ne l’ai pas compris pendant des mois. Je n’arrivais pas à accepter
que ce n’était pas une blague ou seulement du sexe vraiment étrange, parce
qu’il avait fait paraître les choses comme si elles étaient normales. Et
ensuite, j’ai fini par coucher à nouveau avec lui et il était, je ne sais pas,
audacieux ? Excentrique ? J’ai compromis mon propre dossier parce que
j’ai continué à coucher avec lui après coup, alors qui va me croire à
présent ?
— Je vois comment cela pourrait être un problème.
Francis s’enfonça dans le canapé, ne regardant nulle part en particulier, se
reposant simplement en apparence, ou peut-être encore dans les vapes.
Les minutes défilèrent, et Martin s’agita avec malaise, le calme autour de
lui contrastant trop franchement avec ce qu’il ressentait.
— Eh bien, à partir d’aujourd’hui, il traitera avec mon avocat.
La voix de Francis était basse et sans inflexion.
— Quand repart-il ?
— Il ne l’a pas dit.
— Mais il ne sera pas au bureau dimanche.
— Non, je ne pense pas qu’il y sera.
— Cela me donne le temps d’emballer les choses.
Toujours aucune inflexion. Entendre Francis parler sans passion de son
travail sonnait faux, mais bien sûr, la drogue en était responsable.
— Je pourrais t’aider ?
— Non, c’est organisé.
Francis ferma à moitié ses yeux. Martin aurait donné son propre bras
pour se lever, s’asseoir à côté de lui et le toucher. Après avoir tout confessé,
le fossé entre eux était plus large que jamais. Il ressentait de la honte et du
soulagement, et aucune fierté d’avoir « sauvé » Francis, parce qu’il lui avait
permis de se retrouver dans cette situation en premier lieu. Malgré tout, il
espérait que cela compenserait un peu pour le vol et les informations dont il
avait nourri Alec.
— D’accord. Je devrais probablement te laisser tranquille.
Martin se leva, et cela prit à Francis quelques instants avant de se lever et
de l’accompagner jusqu’à la porte. Il n’y avait qu’une douzaine de pas à
peu près, mais Francis sembla épuisé d’une façon qu’aucun client de Josh
ne devrait être épuisé.
— C’est bon de voir que tu récupères.
— Passe un bon week-end, Martin. Merci d’avoir comblé les trous. Je
vais devoir y réfléchir.
Quand Martin partit, ce fut étrange que Francis ne lève qu’une seule
main, presque de la même façon que la statue brisée le faisait, mais il
secoua sa tête et repoussa la pensée.
Chapitre 27

Martin passa une heure au téléphone avec Josh, qui s’amusait énormément
à Marrakech. Ce fut seulement après la discussion que la réalité s’installa à
nouveau. Lundi serait le pire jour de sa vie professionnelle. L’anxiété
grandissait comme une pression dans sa gorge. Martin devait faire quelque
chose, n’importe quoi. Il voulait se saouler, voulait retourner vers un monde
où les choses étaient simples, où il avait le contrôle jusqu’à ce qu’il le
perde, où perdre le contrôle signifiait gagner du calme même s’il prenait la
forme de l’épuisement. Martin se rendit dans un club uniquement pour
danser, et être seul parmi les corps transpirants qui étaient juste un bruit de
fond.
Puis quelqu’un dansa plus près, toucha ses abdos à travers son tee-shirt,
et cela battit le fait d’être seul ce soir.
Heureusement, l’homme ne ressemblait en rien à Alec. Martin en avait
fini avec les blonds pour le reste de sa vie. Encore mieux, il ne ressemblait
en rien à Francis non plus.

L’appel arriva après minuit. L’homme près de lui dans le lit grogna et se
tourna alors que le téléphone sonnait. Martin murmura « travail » et
décrocha, déjà près d’attraper son boxer avant de réaliser que ce n’était
probablement pas le travail. Pas dans le marché actuel, pas avec la situation
au sein de la firme. Peut-être qu’il avait rêvé du travail.
— Quoi de neuf ?
— Eh bien, j’ai fait quelque chose de stupide.
La voix était étrangement calme, surtout pour Francis, qui normalement
mettait plus de chaleur dans sa voix. Martin quitta la chambre et se dirigea
vers la cuisine, et commençait à se sentir heureux que Francis l’ait appelé,
quand les prochains mots de Francis le coupèrent dans son élan.
— Cela résout le problème d’avoir à subir les derniers jours de boulot, je
suppose.
Cette déclaration fit frissonner Martin. Était-il toujours sous l’effet des
drogues ?
— Que s’est-il passé ?
— Bonne question.
Cette phrase détachée lui envoya des images d’accidents de voiture, de
lumières bleues clignotantes, de pieds sur le rebord d’une fenêtre.
— Dis simplement aux nouveaux maîtres que je ne serai pas au boulot
aujourd’hui.
— On est dimanche, dit Martin par réflexe, mais l’horreur picotait dans
ses veines.
— Oui, mais quand même.
Francis avait perdu le fil. Ou ne l’avait jamais regagné, même s’il avait
semblé presque rationnel douze heures plus tôt. Fatigué et luttant contre les
contrecoups des drogues, mais ceci semblait bien plus décousu, plus loin.
— Où es-tu ? Pas au bureau.
— Non, plus maintenant.
— Où es-tu ?
Martin fouillait à la recherche de ses vêtements – fouiller à leur recherche
étant loin d’être aussi exaspérant que de le faire avec une main sur le
portable.
— St Joseph sur le Mont. C’est un hôpital privé.
Drogues ? Avait-il raconté des conneries quand il avait dit que Francis
n’était pas accro à la drogue ? Les Amphétamines étaient désormais une
suspicion raisonnable. Peut-être pour combattre les effets de descente de
cette merde de drogue du viol.
Des voix en fond, une parlant d’un ton sec à M. de Bracy, et Martin
s’émerveilla devant quelqu’un reprochant à Francis d’utiliser son téléphone.
— Cet homme me dit d’arrêter de te parler.
Un soupçon du comportement habituel de Francis.
— Je vais venir. Je suis en route. Ne fais rien de…
Stupide. La ligne fut coupée.
Martin glissa le téléphone dans son jean. Il était toujours humide, il avait
dansé pendant des heures avant que sa tête soit suffisamment claire.
Maintenant, il souhaitait n’avoir pas ramené le mec chez lui. Il l’avait
rarement fait, même pendant sa période sauvage. Il devait se débarrasser de
lui et ne voulait pas la routine « est-ce que tu veux du café avant de
partir ? » alors qu’il devait se rendre à St Joseph au plus vite.
— Je dois y aller, dit Martin à Steven ? Sean ? Puis-je te déposer quelque
part ?
Le silence en réponse fut glacial, mais Martin était si inquiet en cet
instant qu’il l’enregistra à peine. Ils s’installèrent dans le taxi glacé, l’autre
homme disant au chauffeur de le déposer près de la station Angel. Aucun
« je t’appellerai » ou « je t’écrirai ».
Le chauffeur de taxi navigua à travers les rues matinales qui étaient
suffisamment désertes pour tourner un film post-apocalyptique. Quelques
épaves sortant de soirée trébuchant dans la rue, quelques sans-abris blottis
dans des sacs de couchage avec des chiens galeux pour toute compagnie.
À la réception du vieil et grand immeuble, ils lui dirent de revenir à huit
heures. Trois heures. Martin aurait pu rester chez lui, aurait pu essayer de
dormir, mais il ne pouvait pas supporter l’idée d’être chez lui.
Il essaya de lire un magazine, mais rien ne s’imprima dans son esprit. Il
se leva à nouveau. Fit les cent pas. Pourquoi huit heures ? Francis se levait
généralement vers cinq heures. Il appela un autre taxi.
Piccadilly était épuré de tout touriste à six heures trente un dimanche.
Martin entra dans le bureau, avec son badge de service, puis partit vérifier
le parking. L’Audi bleu foncé de Francis se tenait là comme un chien se
languissant de son maître. Un gros manteau était plié sur le siège passager –
bien sûr, Francis refusait d’accrocher son manteau dans le placard depuis
qu’un de leurs investisseurs était parti avec son manteau en cachemire et
s’était envolé ensuite vers New York. Cela lui avait pris trois semaines pour
le récupérer et Francis avait été d’une humeur de chien pendant quatre.
Martin se sentit seul et paumé en se tenant près de cette voiture. Sa
présence signifiait que Francis était venu au bureau.
— Emballer les choses.
Il avait presque dépassé la femme qui était toujours à la réception du rez-
de-chaussée quand il s’arrêta et se tourna.
— Bonjour.
— Bonjour.
— Est-ce que… quelque chose s’est passé hier soir ?
— M. De Bracy a eu une sorte de malaise, dit-elle en se tournant à moitié
comme pour se cacher.
Sa façon de se montrer pleine de tact, probablement, mais cette pierre
dans son ventre coula un peu plus.
— Les nettoyeurs l’ont trouvé. Il a été emmené à l’hôpital.
— Merci. Je vais seulement récupérer quelque chose à l’étage.
L’ascenseur l’emporta à l’étage du bureau, et il déverrouilla la porte
principale avec sa carte. Les couloirs longs et larges ; les lumières de la rue
en dessous. Il prit une profonde inspiration et actionna l’interrupteur. Des
taches sombres marbraient le parquet clair, certaines étaient parfaitement
formées, d’autres avaient éclaboussé le bois. Il les suivit vers le bureau de
Francis.
Cela ressemblait à un endroit bombardé. Le lourd bureau avait été poussé
violemment sur le côté, des emballages de bandages jonchaient le sol. Un
rapport d’audit financier était étalé sur le canapé.
La veste grise à fines rayures de Francis était accrochée près de la porte.
Il n’était pas allé au bureau dans des vêtements décontractés. Ce n’était
simplement pas son style.
Sur le bureau était posée une paire de boutons de manchette, en nacre
bleu foncé et diamants, les clips soigneusement arrangés. Ils avaient gardé
leur position dans le chaos, l’unique chose qui était juste dans beaucoup de
mauvaises.
La chemise écrue sur la chaise était le pire. C’était une belle chose,
surtout quand elle était suspendue ouverte sur les épaules de Francis. Les
manches étaient défaites, froissées, et agrandies, le tissu effiloché et
sauvagement déchiré. Ses taches rouge-marron, bien sûr, expliquaient tout.
Tout comme la mare de sang séchée autour du fauteuil de Francis. Il y en
avait tellement.
Eh bien, j’ai fait quelque chose de stupide.
Les nettoyeurs l’ont trouvé.
Cela n’avait aucun sens. Le sang, l’odeur, ou le chaos dans le bureau.
Martin ouvrit la fenêtre, puis ramassa les boutons de manchette. Il les
soupesa dans sa main, puis les glissa dans sa poche. Francis pourrait vouloir
savoir qu’ils étaient en sécurité. Il ramassa la chemise, un rappel étrange
que Francis était vulnérable. Il la jeta à la poubelle.
Il demanda à la femme à la réception où les nettoyeurs gardaient leurs
ustensiles, puis prit son courage à deux mains et nettoya le sang séché sur le
sol en bois. Une tache demeura, sans égard pour la force avec laquelle il
frotta, ce qui semblait très approprié. Il rassembla ensuite les emballages et
remit le bureau en place. Il collecta tous les papiers et les empila en une pile
nette près du portable, comme si Francis reviendrait travailler lundi. La
fragrance artificielle du citron du liquide de nettoyage annihilait au moins
l’odeur du sang. Tout était revenu à la normale – et rien ne l’était.
Il repéra l’étui d’ordinateur en néoprène et glissa le portable de Francis à
l’intérieur. Il voudrait probablement travailler.
Il sortit, trouvant étrange d’être au bureau alors que la lumière était
éteinte. Cet endroit était maintenant un territoire ennemi, et invivable sans
Francis. Avec Alec. La pensée lui donna la chair de poule.

De retour à St Joseph, Martin s’enregistra, et une infirmière le conduisit


vers la chambre. En considérant la grande façade du bâtiment, ses sols
lustrés et le fait que Francis était ici, il avait imaginé que ce serait bien plus
luxueux. Mais l’endroit avait le charme d’un hôtel, et pas un des plus
coûteux.
La chambre de Francis avait un miroir sur un mur. Francis était assis sur
une banquette en coin, remplissant des formulaires. Il paraissait plus alerte,
plus éveillé. Les cheveux sombres ondulés étaient soigneusement peignés
en arrière, mais ses yeux sombres trahissaient l’épuisement, et il n’y avait
aucune trace de sa vieille agressivité. Il tenait le stylo avec la main gauche –
sa main non dominante.
— Bonjour.
Le bavardage était difficile alors qu’il venait de laver le sang de cet
homme juste une heure plus tôt. Martin posa le portable sur la table.
— J’ai pensé que tu voudrais peut-être ceci ?
Et ta voiture, ton manteau, ta chemise. Ta raison.
Francis leva les yeux, posa le stylo dans un geste étrangement crispé.
Bras. Coupés. Ils avaient dû déchirer sa fine chemise pour arrêter le
saignement. Les hommes comme Francis ne saignaient pas. Ne faisaient pas
ça. Ne tentaient pas ces choses. Pas quelqu’un d’aussi confiant, magnifique
et riche que Francis. Était-ce la faute de Martin ? Aurait-ce été mieux s’il ne
lui avait pas dit ce qui s’était passé ? Est-ce que l’ignorance aurait été moins
pire ?
— Aucune nouvelle de Williams ou de tes nouveaux maîtres ?
— Je n’ai appelé personne. On est dimanche.
— Dimanche.
Francis prononça le mot comme s’il venait d’être ajouté récemment à son
vocabulaire. En dépit de la crise, Francis avait poursuivi son rythme
infernal de travail, travaillant facilement quatre-vingts heures par semaine
s’il était paresseux, cent s’il ne l’était pas.
— Oui, le week-end.
Martin demanda la permission alors qu’il tendait la main vers la chaise,
et fut gratifié d’un hochement de tête.
— Je suis allé au bureau et j’ai récupéré ton portable.
— Merci.
Silence. Le chandail à longues manches cachait les bandages et préservait
un simulacre de normalité. Comment parler ? Pourquoi as-tu fait ça ?
— Est-ce que j’ai perturbé ta journée ? demanda Francis.
Tu m’as perturbé depuis cette fichue première journée. Depuis l’entretien
d’embauche où j’ai pensé, bordel, c’est une vraie bête, c’est lui, juste là,
l’un des maîtres de l’univers. Jusqu’au jour où tu m’as embrassé, et tous les
jours où je t’ai désiré et où je ne pouvais pas t’avoir. Pourquoi ne puis-je
jamais te déchiffrer ? Pourquoi est-ce que je ne te comprends pas ?
— C’est bon.
Francis lui fit un faible sourire.
— Tu es sur la liste.
— Quelle liste ?
— La liste des visiteurs.
Francis s’adossa, ses mains croisées devant lui.
— Ils font ça ici. Je leur ai donné une liste des personnes que je voulais
voir.
— Eh bien, tu auras à me dire comment tes projets sont supposés se
dérouler, sauf si tu es sorti avant la fin de ton contrat, parce que…
— Je ne le ferai pas.
Martin se tut. Merde à Francis pour l’avoir appelé lui et pas Susan.
Qu’était-il pour lui, de toute façon ? Il était de nouveau la machine à
calculer, le jockey des feuilles Excel, l’Associé, celui qui passait tout son
temps à écrire des rapports et à rechercher des cibles. S’ils n’avaient qu’une
relation professionnelle, pourquoi Francis l’avait-il appelé ? Pourquoi ne
s’ouvrait-il pas enfin à lui ? Pourquoi tous ces fichus signaux
contradictoires ?
— Je dois partir immédiatement, ou cela va me tuer.
Ces quelques mots ressemblaient si peu à Francis que Martin sentit la
tension devenir un frisson, comme s’il avait froid. Francis secoua la tête,
tout sauf heureux de ce à quoi il était en train de penser.
Martin ne savait pas quoi dire. Il regarda à nouveau ce miroir.
— Es-tu en observation ?
La question plus pressante : est-ce que tu as fait ça ? Qui t’a fait ça ?
— Ils disent que c’était une tentative de suicide.
Francis jeta un coup d’œil dédaigneux vers le miroir.
— Comme si je ne savais pas comment le faire correctement. Sur toute la
longueur, pas en travers du bras. Et pas dix fois. Deux suffisent si tu le fais
correctement.
Le faire « correctement », une autre des expressions de Francis. Et que
répondre ? Bien sûr oui. Que c’est idiot de leur part de supposer ça !
— Eh bien, merci d’être venu.
Ce qui se traduisait par « merci, maintenant, laisse-moi seul ».
Martin se leva.
— Étant donné que tu m’as appelé… Je pouvais difficilement retourner
me coucher après ça.
— Crois-moi, c’est apprécié.
Francis offrit sa main, et Martin la prit avec prudence, pas certain de
vouloir faire bouger les muscles et les tendons qui courraient le long de son
bras.
— De rien.
Sa voix tremblait. Putain. Il avait toujours l’homme dans la peau. Bien
sûr, il l’avait appelé et il avait simplement supposé qu’il accourrait. Et il
avait raison. Il avait offert d’être ici, il avait demandé, non, supplié d’être
appelé, d’être appelé à l’aide. Mais comment réussir à l’atteindre, à
atteindre cette intimité qu’ils avaient eue – l’amitié, le respect, ou bien
simplement une bonne et étroite relation professionnelle qui avait franchi la
ligne trois fois.
Martin était sur le chemin de la porte quand il s’arrêta brusquement et se
tourna.
— Qui d’autre est sur la liste ?
Francis leva la tête, le visage blanc et vide, et le sourire qu’il forma était
bizarrement défait.
— Je ne peux pas faire défiler les gens d’argent ici, n’est-ce pas ?
Pas les investisseurs, pas les autres Partenaires. Pas Williams, c’était
plutôt évident. De la famille ?
— Et à part eux ?
— Qu’est-ce que tu crois, Martin ?
Était-ce la façon la plus laborieuse de lui dire que Francis tenait vraiment
à lui ?
— J’ignore quoi penser de toi.
Mon ex-patron. Ex-star faiseur d’accords. L’homme qui faisait que les
choses arrivent. L’homme à qui j’ai confessé ce qui m’était arrivé.
L’homme pour qui je perds mon boulot. L’homme qui me fait me sentir
honteux de le désirer autant.
— Vraiment ? sourit Francis. Non. Nous n’avons jamais pris le temps de
travailler sur cette partie. Trop occupés. Toujours trop occupés.
Il secoua sa tête et fixa les papiers comme s’il allait continuer à les
remplir.
— Je pensais que je te connaissais à Monte-Carlo.
— Malgré…
Francis grimaça quand il ferma sa main.
— Cette nuit-là ? Et celles qui ont suivi ?
— Non, c’était pour ça que je pensais te connaître.
Tais-toi. Arrête ça. Ferme-la, putain.
— Mais ce n’était une base pour rien. Pas que nous ayons eu une chance
de toute façon.
Nous. Oui, c’est ça. Il n’y avait aucun « nous » dans la vie de Francis.
Pas de femme, pas d’amant. Toute sa vie était le boulot. Il avait été, pour
l’essentiel, un homme mort-vivant possédé par l’argent, comme un zombie
animé par la magie noire. Mais il y avait aussi les autres souvenirs, Francis
parlant de valeurs démodées, Francis se mettant en colère dans la salle de
réunion. Qu’est-ce qui était réel dans tout ça ?
Il allait partir, et Martin partirait aussi. Et ce serait tout. La fin de quelque
chose qui n’avait jamais commencé.
Francis l’étudia. Tout ça à cause de la liste de visiteurs. Comment avait-il
fini dans une telle situation ? Foutu s’il le faisait, foutu s’il ne le faisait pas.
— Une plainte pour harcèlement sexuel n’était pas dans mon esprit à
Monte-Carlo. Pas dans le mien. Je ne l’ai pas fait pour l’argent. Je ne suis
pas si mauvais.
Dire cela était douloureux, parce que c’était la seule explication logique
pour le rejet de Francis après ça.
— Qu’est-ce que tu avais à l’esprit ?
— Pas grand-chose.
— Tu ne t’es même pas demandé si j’étais gay.
— Tu l’es ?
— Non.
Le mot était un autre coup en traître.
— Quelquefois. Cela dépend entièrement de la situation.
Génial. Francis était l’une de ces personnes opportunistes, jouant dans les
deux camps, qui baisaient n’importe qui tant que la personne était attirante.
Josh soutenait que c’était la meilleure façon d’agir, de ne pas se soucier de
la plomberie, mais de la personne vivant dans le corps. Ceci n’allait nulle
part. Martin savait qu’il devait couper la laisse, sortir avant d’être
sérieusement blessé. Répondre à cet homme lui briserait le cœur, il le savait.
— Je suppose que ce silence signifie que tu attendais plus. Plus que ce
que je pouvais te donner. Comme si je pouvais te donner quelque chose,
Martin. Pourquoi ?
Martin grimaça.
— Je ne sais pas ce à quoi je m’attendais ! Peut-être à plus que rien.
— Pourquoi es-tu aussi sur la défensive ?
Francis se leva et combla la distance.
— Peut-être que tu pourrais apprendre à me détester à la place. Cela
résoudrait le problème.
Si seulement. Martin ne voulait pas être fasciné par ces yeux, ce souvenir
de confiance, cet air bien trop facile de « je dirige le monde ». Malgré le fait
qu’il ait perdu, qu’il ait été bousillé et brisé, malgré ses bras bandés, Francis
rebondirait.
— Pourquoi as-tu tailladé tes bras ? renvoya Martin. Avoir tout n’est plus
assez ? Est-ce que tu dois gagner ? Tu n’as simplement jamais appris à
perdre, n’est-ce pas ? Perdre est pour les enfoirés des classes moyennes
comme moi qui se plient en quatre pour gagner les faveurs des gens comme
toi ? Pour faire un bond dans leur carrière ? Que Dieu m’en garde, peut-être
même être respecté ? Pourquoi diable est-ce que tu as tout jeté aux orties ?
Pourquoi est-ce que tu m’as fait essuyer ton sang séché ?
— Ouch.
Francis lui sourit, secoua la tête comme un boxeur qui venait juste de
recevoir un coup droit, et ce fut satisfaisant d’avoir touché le connard. Non
– ce fut bon de revoir le sourire.
— Je te le dirai après la thérapie.
Il se moquait de lui. Martin était sur le point de lui dire d’aller se faire
foutre quand Francis plaça brusquement sa main sur sa poitrine.
— D’accord ?
Cela le dégonfla. Lui fit faire marche arrière. Vers du professionnel. Plus
facile à dire qu’à faire en étant touché comme ça. Avec les doigts chauds
contre son tee-shirt.
— D’accord. Bonne chance.
Chapitre 28

Six heures trente, lundi matin. Il allait perdre son boulot, et pourquoi ?
« Parfois gay ». Il s’était toujours tenu à l’écart des hommes curieux ou
bisexuels. Pour une nuit, cela ne comptait pas s’ils avaient une femme à la
maison, mais Francis n’avait ni femme, ni petite amie, ni maîtresse, et pas
de petit ami non plus. Cela aurait été bien plus facile de rester loin de lui s’il
y en avait eu.
En cherchant ses clés dans ses poches, il sortit les boutons de manchette
de Francis. Sur une impulsion, il retira ses boutons et mit ceux-là à la place.
Il pourrait utiliser un rappel de Francis aujourd’hui. Un rapide brossage de
ses cheveux – il garda sa barbe de deux jours. Peut-être qu’il était temps
pour un autre style.
Il était tôt, et Susan n’était pas à son bureau quand il le dépassa et se
rendit vers le sien, essayant de ne pas regarder ou même penser au bureau
de Francis et au désordre qu’il y avait trouvé.
Il ferma sa propre porte des deux mains et s’il y avait eu un moyen de la
sceller pour l’éternité, ou du moins jusqu’à six ou sept heures du soir, il
aurait sauté dessus.
Il lança Word et commença à taper.

M. Williams,
J’ai le regret de vous informer que je souhaite mettre fin à mon emploi
chez Skeiron Capital Partners le plus tôt qu’il vous est possible. J’ai
vraiment apprécié mon temps au sein de la firme et je vous souhaite à vous
et au reste de l’équipe un futur des plus fructueux.

Avec toute ma considération,


Martin David

Court, poli, droit au but. Pas besoin de détailler plus – s’il ne faisait que
montrer une once de menace dans sa formulation, il se ferait des ennemis.
Et le milieu était trop petit pour se faire des ennemis, et il était trop
insignifiant dans celui-ci. Contrairement à Francis qui, dans un rugissement,
sauterait dans l’arène pour le plaisir.
Martin baissa les yeux sur les boutons de manchette en nacre et diamants.
Le diamant était le matériel le plus dur. Et la nacre pouvait être éraflée avec
un ongle. Francis avait dû être intrigué par ce contraste.
Il envoya la démission vers l’imprimante, ce qui signifiait qu’il devait
quitter le bureau.
Ian photocopiait justement quelques contrats.
— Bonjour, Martin.
— Bonjour.
Martin récupéra l’unique page de l’imprimante.
— Tu as entendu ?
— Oui.
Martin ne voulait pas avoir cette conversation.
— Seigneur, cela laisse sans voix, n’est-ce pas ? Francis ? Faire quelque
chose comme ça ?
— Qui te l’a dit ? Susan ?
— Oui. Je pense qu’elle va rentrer chez elle tôt aujourd’hui. Elle est
salement secouée. Je pense que nous le sommes tous. Je veux dire, nous ne
devrions pas être ici, ou peut-être que si. Je ne sais pas.
— Peut-être lui envoyer une carte ?
— Tu organiserais ça ? Tu connais quelque chose qu’il aimerait ? Un vin
sympa ou quelque chose ?
— À part la tête d’Alec sur un plateau, artistiquement arrangée avec la
tête de John juste à côté d’elle ? Je ne crois pas.
Ian émit un rire, et regarda vers la porte comme s’il s’attendait à ce que
quelqu’un la franchisse.
— John va être Partenaire Sénior, en fait. C’est approuvé d’en haut.
— Tu penses que son cul est encore douloureux ?
Martin montrait ses dents parce que la colère le submergeait.
— Ce n’est pas juste. Allison et Phil sont dans la firme depuis plus
longtemps, mais apparemment Alec préfère John, et Williams approuve.
Donc c’est fait, mais c’est douteux, surtout avec ce tertiaire en cours.
— Qui va prendre le travail de Francis ?
— Je ne suis pas certain qu’il y ait un plan d’urgence, mais je suppose
que c’est toi.
Martin offrit à Ian la feuille de papier, qui la prit et lut rapidement les
quelques lignes.
— Merde. Tu vas me laisser avec tous ces idiots ?
— Ils ont obligé Francis à faire ça. Je ne peux pas te dire ce qui s’est
passé, parce que c’est criminel, mais je ne peux pas rester ici.
— Criminel.
— Oui. Si Francis va à la police, ils arrêteront Alec.
— Putain. C’est mauvais à ce point ?
— Assez mauvais pour qu’il se tranche les veines.
Martin prit la feuille des mains d’Ian et la plia.
— Au diable l’argent. Je peux faire ça tout seul.
— Dans le climat actuel ? Personne n’embauche. Ils sont tous en train de
licencier du personnel.
— Je préfère ranger les courses dans des sacs à Tesco que travailler dans
un endroit qui est aussi corrompu.
Martin sentit son visage se glacer de colère, et il pressa ses lèvres
ensemble pour s’empêcher d’aboyer sur Ian. Ce dernier avait simplement
misé sur un cheval différent, avait toujours été un ami, avait toujours
couvert ses arrières. Il ne méritait pas cette colère.
— Je suppose que c’est un « bienvenue dans le monde de la finance ».
— Je ne sais pas. Je ne sais pas ce que je devrais faire, mais je ne peux
pas rester ici. Et si je finissais par être la voix dissidente ?
Ian rassembla ses documents et prit un temps affreusement long à
s’assurer qu’ils formaient un bloc net.
— Ne presse pas les choses. Attends d’obtenir un travail qui vaut le coup.
Parle aux investisseurs et aux entreprises ; donne une tournure positive aux
choses. Être honnête n’est pas la meilleure chose quand tu recherches un
nouveau boulot.
— Je sais.
Martin baissa les yeux vers sa démission. Retourner à l’école ? Il n’avait
aucune idée. Il n’y avait pas tant de boulots que ça en croissance, tout le
monde s’accrochait pour chevaucher la tempête.
D’un autre côté, il s’était fait un peu d’économies, et il pouvait hiberner
quelques mois. Il n’avait pas d’emprunt comme Ian, ou une famille comme
les autres hommes de son âge. Il inclina la tête, entendant des voix dans le
couloir.
— Oh, bon sang.
Alec et Williams, bavardant agréablement. Il resta silencieux, le soufflé
coupé, et Ian s’occupa en redressant sa pile de papier pendant que les voix
les dépassaient et puis entraient dans l’une des salles.
— Très bien, je suis dans mon bureau.
Martin fit un rapide geste de la main et vola vers son bureau.
Il ne fit pas grand-chose pendant la matinée, mais parcourut ses e-mails
et arrangea un déjeuner avec Carsten von Förde, qui était « dans le coin ».
Puis un e-mail arriva de la part de Williams pour toute l’équipe, les
sommant de venir dans la salle de réunion avant le déjeuner. Selon lui,
Francis de Bracy prenait un repos bien mérité. Martin serra les dents. Et qui
Williams pensait-il tromper ? Toute la firme savait déjà. Les théories
allaient du burn-out à une psychose due à des problèmes de drogues. Seul
Martin savait que Francis avait délibérément été conduit à cette extrémité,
et ça l’étouffait. Il n’avait pas le courage de se lever et de démasquer leurs
mensonges, contrairement à Francis. Il restait hors des conversations de
groupe où les gens bavardaient au sujet de Francis et s’ils allaient lui
acheter quelque chose. Tenter de contacter cet homme avec un cadeau issu
d’un catalogue en ligne et une carte semblait pathétique.
Un coup sur la porte, et Martin prit quelques respirations avant de
répondre.
— Oui ?
La porte s’ouvrit et Alec apparut. Le cœur de Martin accéléra. Il ne
voulait pas de lui dans la pièce, ne voulait pas d’Alec près de lui.
— Cela t’ennuierait de laisser la porte ouverte ? demanda Martin quand
Alec fit mine de la fermer.
— Non, cela ne m’ennuie pas.
Les yeux d’Alec brillaient alors qu’il approchait et s’asseyait.
— Comment est-ce que tu vas ?
— Un lundi tranquille.
— Après un week-end rempli.
— On peut dire ça.
Espèce d’enfoiré, espèce de connard, espèce de tordu.
— Je peux faire quelque chose pour t’aider ?
— Je prévoyais de discuter de ta position.
Comme : se plier en deux ? Martin se pencha en avant, croisant ses bras
sur la table. Contre les boutons de manchette. Diamants. Brillants et
transparents et durs.
— Eh bien, tu y as fait vaguement allusion.
— Je l’ai fait.
Alec lui souriait, mais ses yeux étaient prudents, évaluateurs, l’observant
constamment à la recherche de quelque chose qui trahirait ses intentions.
Rien que quelques mois plus tôt, Martin aurait parlé de ce qu’il ressentait
au sujet des évènements. Un Martin plus jeune aurait mentionné cet
épouvantable combat dans l’ascenseur, les manigances d’Alec, le crime.
Mais il s’était mis dans une position d’infériorité, parce que, quelle que soit
sa façon d’approcher les choses, Alec serait capable de l’exploiter. Non.
Aucune ouverture, aucun flanc découvert. Professionnel. De la façon dont
Francis le lui avait appris, de la façon dont tout ce travail l’avait façonné.
— Quelle est ta décision alors ?
Alec laissa sa tête basculer en arrière et le regarda avec de l’amusement
dans ses yeux, dévoilant ses dents.
— Tu n’es pas un dégonflé.
Martin toucha les boutons de manchette.
— C’est vrai. Tu m’as bien cerné. J’ai travaillé trop dur pour ça, et je
veux ce travail, si tu l’offres toujours.
Alec parut incrédule, ce qui ravit plus que tout Martin. Voir ce
changement en Alec lui donna un plan, le remit sur ses pieds, même si le
jeu en lui-même lui donnait la nausée. Il avait sa démission dans le tiroir
supérieur de son bureau. Il pouvait partir à n’importe quel moment.
— C’est bon à entendre. Bienvenue à ton nouveau poste.
Alec se leva et lui offrit une main et Martin lutta contre l’envie soudaine
de l’attraper et de claquer son visage sur le bureau. Il n’avait pas envie de
toucher le connard, mais il savait qu’il venait d’entrer dans une nouvelle
étape du jeu.
Il avait beau être furieux – ceci lui donnait le temps de programmer son
départ, et le temps de se calmer et d’agir de sang-froid.

Être Partenaire Junior signifiait qu’il était responsable de sa propre charge


de travail, laquelle pour le moment consistait à se faire une idée des
entreprises de Francis. Contacter Francis pour ça était presque « rencontrer
un contact ». Tout de même, il s’assura de couvrir ses traces, en utilisant
l’expression « déjeuner d’affaires ».
Il dut attendre pendant que Francis voyait un spécialiste. Mais si Martin
s’était attendu à voir Francis secoué par la session, il aurait eu tort. Francis
n’apparut pas différent de la dernière fois qu’il l’avait vu, à l’exception
notable qu’il était plus éveillé. Plus affuté.
— Martin. Comment vas-tu ?
Francis n’offrit pas sa main, mais l’agita simplement vers sa chambre et
s’installa sur le lit au lieu de la banquette en coin.
— J’essaie de me faire une idée de ce que tu as fait.
— Professionnellement ?
— Oui. Je vais devoir embaucher quelques restructurateurs pour protéger
la valeur du portefeuille.
— Aucune infraction à la convention pour le moment ?
— Non, mais quelques réserves commencent à être maigres.
— Oui, les activités liées à la consommation. Elles sont diminuées en
termes de revenus ?
— Entre dix et vingt pour cent. Nous nous attendons à une diminution de
trente pour cent.
— Je ne les ai pas financées aussi agressivement que je l’aurais pu. Mais
trente pour cent sont un gros coup à encaisser.
— John dit que je devrais approcher les banques et acheter la dette des
endroits qui ne peuvent pas livrer.
— Mais ils peuvent ?
— Pour le moment. Les entreprises de John sont différentes. L’entreprise
automobile ? Leurs liquidités sont si basses que tu n’arriverais pas y croire.
Comme s’ils ne vendaient pas une seule chose.
— Bien sûr que non. Leurs clients utilisent d’abord ce qu’ils ont. Ce n’est
pas sorcier, dit Francis en secouant la tête. Ne rentre pas dans cette histoire
de dettes. Parle aux banquiers. Si tu finis par acheter ta propre dette, c’est
que tu n’aurais pas dû faire l’accord en premier lieu. Sauf si la banque a des
ennuis, alors cela peut être logique, mais je n’aime pas cette stratégie. Je te
donnerai les noms de bons avocats en restructuration… Carsten peut te
mettre en contact avec un collègue. Toute restructuration, plus elle est faite
tôt, plus vite la douleur s’atténue.
— Oui. Les résultats trimestriels sont un massacre.
— Parle aux investisseurs. N’embellis pas le rapport – nombre de nos
concurrents vont les brosser dans le sens du poil et feront un tour de passe-
passe. Sois proactif. Reporte les difficultés de ces entreprises. C’est
douloureux en ce moment, et nous pouvons nous le permettre, mais ne fous
pas en l’air nos relations, et ces investisseurs seront toujours là quand le
marché reprendra.
— La communication, hein ?
Francis lui sourit.
— Exactement. L’honnêteté paie toujours.
Brusquement, Martin songea, bon sang, ce n’était plus au sujet de la
préservation de la valeur. C’était à leur sujet, si un pluriel existait vraiment.
— Je suppose que j’ai un visage honnête.
Francis l’étudia pendant un moment.
— Tu emporteras toujours tes contacts avec toi, peu importe où tu iras.
La gestion des relations est tout aussi importante aujourd’hui que la
limitation de l’hémorragie.
Martin hocha la tête.
— Je vais rester dans la firme pour le moment. Pas pour travailler pour
Alec. Je ne suis pas à vendre.
— Mais ?
— Je travaille sur un plan.
Francis haussa un sourcil.
— Ce n’est pas un jeu, Martin. Berger est compétent dans sa méthode. Et
tu ne dois absolument pas le faire à cause de mon geste.
— Ce qu’il a essayé de faire…
— … n’a pas eu de conséquences.
Les mains de Francis étaient fermées, les articulations blanchies et sa
mâchoire était crispée.
— Je ne m’en souviens pas. Je n’aime pas l’idée, et j’aimerais l’étrangler,
mais c’est seulement une part du problème.
— Il le refera sauf si quelqu’un l’en empêche.
— Je ne le reporterai pas à la police, si c’est pour ça que tu es là. Berger
ne peut pas m’atteindre là. Il ne peut m’atteindre nulle part. Je ne suis plus
impliqué, et ce serait bon pour toi si tu te sortais de là et que tu commençais
quelque chose d’autre.
— Où ? Il n’y a pas de travail.
— Je pourrais appeler mes contacts. Il y a toujours un travail quelque
part.
Martin sourit.
— Mais ce sont tes entreprises. Je peux étudier tes méthodes, ton style.
C’est une expérience géniale.
— Mon style n’est pas unique. Seulement démodé.
Francis montra de la tête l’une des chaises, et Martin l’approcha et
s’assit, se penchant en avant.
— Comment est-ce que tu vas ? Tes bras te font toujours mal ?
— Je ne suis plus sous antidouleurs, donc oui.
Francis regarda ses mains ouvertes.
— Aucun dommage majeur dans les tendons, ce qui est un miracle parce
que les coupures les plus profondes étaient au niveau des poignets.
Il prononça cela comme s’il résumait la future stratégie pour une
entreprise.
— J’ai été particulièrement vigoureux sur le côté gauche. Le temps que je
commence le bras droit, j’avais perdu de la force.
Martin grimaça, souhaitant ne pas avoir demandé.
— Pourquoi ?
Francis pinça ses lèvres.
— Cela m’a semblé l’unique façon de faire cesser tout ça. Comme une
voiture se crashant délibérément dans le premier arbre venu parce que la
voiture va trop vite.
— C’est certainement une façon extrême de braquer.
Martin sourit pour désamorcer la douleur.
— Plus salissante aussi.
Le sourire était de retour. La confiance aussi, un peu effacée avec
quelque chose ressemblant à une véritable émotion derrière elle que Martin
avait épiée plusieurs fois. Comme si le vrai Francis affleurait à la surface.
Comme à Monte-Carlo, mais sobre. Détendu. Confiant.
— Ce que je veux dire, c’est que Berger est seulement la goutte qui a fait
déborder le vase. Ne donne pas à cette créature trop d’importance.
Les yeux de Francis avaient un peu de cette vieille énergie, de ce regard
hypnotisant et figeant.
— C’est la théorie du psy, et je le paie une fortune pour être intelligent.
Je suis un cas de burn-out.
— Et qu’est-ce que cela signifie ?
— Je ne sais pas, admit Francis en haussant les épaules. Je sais seulement
que les autres patients me donnent l’impression d’être parfaitement sain
d’esprit et que je n’ai pas besoin d’être ici.
— Peut-être que c’est le cas.
— Je retournerai au travail immédiatement, se rembrunit Francis. Je veux
dire, immédiatement. J’ai confié le portable. Je continuerai simplement à
travailler. De retour dans la voiture, de retour sur la voie rapide, jusqu’à ce
que tout soit flou.
— Tu veux dire que je ne devrais pas parler du travail ?
— La question est, pouvons-nous parler d’autre chose ?
Martin resta silencieux, pris par surprise. Leurs quelques conversations
ne portant pas sur le travail avaient toujours semblé guindées. Les enjeux
étaient trop élevés, il s’ouvrait trop, et Francis le repoussait gentiment, lui
rappelant que ce n’était pas professionnel. Et pendant le sexe, ils n’avaient
en fait pas parlé.
— Eh bien, nous pouvons être silencieux au sujet du boulot, si cela aide,
dit Francis en répondant à sa propre question.
Martin sourit, mais cela le blessait – le blessait profondément.
— Pourquoi as-tu couché avec moi à Monte-Carlo ?
— Je… s’interrompit Francis. J’aurais supposé que c’était plus mutuel
que ça, Martin, mais j’ai profité de la situation et de toi.
— C’était mutuel, dit Martin en s’efforçant de respirer. Je ne voulais pas
dire que ce ne l’était pas. C’était simplement inattendu, et cela m’a ouvert
une façon de penser à toi qui n’était pas là auparavant. Pas comme ça.
Oh putain, ceci n’allait nulle part. Il pleurnichait comme un adolescent
avec un chagrin d’amour.
— Il n’y a jamais eu de place pour une autre personne dans ma vie. Des
ébats comme ça étaient restreints aux conférences, parfois pendant des
processus d’accords. Des accidents plutôt que des calculs.
— Tu couches avec des conseillers ?
— Étrangement, les avocats et les banquiers sont souvent plus attirants
que les vrais professionnels en investissement.
— Comment est-ce que je m’intègre là-dedans ?
— Tu ne t’intègres pas. Je n’ai jamais rien fait de ce genre à l’intérieur de
la firme.
— Pourquoi moi ? Est-ce parce que tu savais que j’étais gay et
consentant ?
— La préférence sexuelle a peu à voir avec ça.
— Tu aurais fait ça même si j’avais été hétéro ?
Francis sourit.
— Je ne suis pas convaincu que ces catégories sont utiles. Si tu avais été
hétéro et que tu avais répondu de la manière dont tu l’as fait, cela n’aurait
pas eu d’importance.
— Si j’avais été hétéro, je n’aurais pas réagi…
— Tu as besoin de passer plus de temps avec des hétéros.
Francis inclina sa tête en arrière.
— Tout n’est pas aussi tranché. Pas selon ma perspective.
— Tu ne m’aides pas à comprendre.
— Il n’y a rien à « comprendre ». Je suis physiquement attiré par toi. Tu
es physiquement attiré par moi. Pendant ces derniers mois, tu as appris que
je n’étais pas un enfoiré insupportable, et je t’ai vu devenir plus profond et
mature, et franchement, j’aime voir les gens grandir. Tu étais trop jeune
pour retenir mon intérêt, mais j’ai vu ton potentiel. Mais je sais également
qu’un arbre doit grandir tout seul, tout ce que tu peux faire c’est d’établir un
cadre de travail. Tirer dessus avec force ne fera que des dégâts. Et certaines
personnes grandissent de façons qui les rendent attirantes.
Rien à ce sujet ne ressemblait à ce qu’Alec avait dit. Pas de taquinerie,
pas de flatterie. S’il l’avait interrogé sur ses faiblesses, Francis lui aurait fait
une liste similaire. Comme lors d’une discussion au sujet d’une entreprise.
— Quelqu’un a dit que tu prenais ton pied en modelant les choses comme
tu voulais qu’elles soient. Comme les entreprises.
Ou les gens.
— Les entreprises sont ce qu’elles sont. Si tu veux en faire une à ton
image, tu dois être toi-même entrepreneur. Je pourrais le faire, mais je suis
meilleur à optimiser une affaire et à la rendre plus belle. Comme tailler et
ligaturer un arbre – mais tu ne peux pas faire grandir des choses qui ne sont
pas là, et tu dois toujours travailler avec le potentiel de ce qui est présent.
— Tu as fait ce bonsaï ?
— Non, c’est un cadeau d’un vieil ami. Mais il a une signification et il
m’a appris quelques leçons. Même si j’ai laissé le vrai travail sur lui à
d’autres personnes.
— Donc tu m’as façonné comme cet arbre ?
— Tu voulais grandir, Martin. Tu étais prêt à grandir. Je ne pense pas que
c’est une décision, c’est un processus naturel. Certaines personnes le font,
d’autres non, et pour ma part, je préfère celles qui le font.
Francis méditait visiblement sur quelque chose.
— L’auto-culture, si tu préfères. Et je… j’ai ressemblé à du bois mort
pendant trop longtemps. C’est pour ça que je suis là.
Martin s’approcha du lit – vit Francis l’observer avec cette touche
d’ironie, mais pendant un instant, il sembla ouvert d’une façon dont il l’était
rarement. Il s’assit sur le lit, se tournant à moitié pour faire face à Francis.
— S’il y a quelque chose que je peux faire…
— Il y a une règle de « pas de sexe » à St Joseph, sourit Francis.
— Je ne voulais pas dire…
— Je sais.
Francis se tendit et plaça une main sur son épaule, et Martin eut envie de
s’appuyer dans la caresse, et, peut-être qu’il le fit un peu.
— Sois prudent avec Berger.
— Si je fais ça correctement, je n’aurai pas à l’être.
Chapitre 29

Ils dirent au revoir à Williams lors d’un long déjeuner – personne ne


retourna à son travail l’après-midi. Williams leur fit un discours au sujet du
passé de Skeiron, et Martin joua à être le Partenaire Junior sociable.
Impossible d’oublier comment Williams, manipulé par Alec, s’était
retourné contre sa meute originelle, et Martin garda cette rancune comme
quelque chose de précieux.
Le départ de Francis avait des répercussions légales – s’il quittait
8
Skeiron, la clause de l’homme clé serait déclenchée, donc la version
officielle était que Francis était en congé sabbatique. Et même si la vérité
sortait un jour, les marchés étaient dans une telle tourmente que cela
passerait inaperçu. Ce ne serait pas la seule histoire triste – un investisseur
de capitaux privés avait tué ses trois enfants, sa femme, et puis s’était
suicidé, et il y avait quelques autres morts qui ressemblaient beaucoup à des
suicides. Les mâles alpha du monde financier ne pouvaient plus encaisser
désormais, et que tout cela commence à sembler normal en disait beaucoup
à propos de la folie du monde.
Martin plongea en profondeur dans les finances de toutes les entreprises
achetées pendant les dernières années pour vérifier si elles étaient
sérieusement touchées. Ceux dont les accords de prêts courraient avaient
besoin d’argent frais, lequel n’était pas disponible, tout comme les billets de
dix millions. C’était vraiment pénible de courir partout, en faisant l’aumône
après de tous les banquiers qui continuaient à chouiner qu’ils avaient été
durement touchés. Il passait la plupart de son temps au téléphone, en vidéo-
conférence, et dans les salles de réunion des banques, à parler, supplier et
cajoler pour de l’argent.
Certaines entreprises avaient de vrais problèmes – la participation de
Skeiron était coulée, et les banques les suppliaient alors d’injecter plus
d’argent. Décider s’il fallait renoncer à l’investissement ou continuer à
gaspiller de l’argent exigeait beaucoup de travail. Jusque-là, Martin n’avait
renoncé à aucune entreprise de Francis, mais ce serait inévitable si
l’économie coulait un peu plus.
L’entreprise de John souffrait d’un manque de liquidité, les clients
principaux ne commandaient rien, et le capital de l’entreprise était déjà si
fin qu’elle n’avait pas assez de réserves pour survivre à un hiver rigoureux.
Et l’hiver rigoureux – l’hiver nucléaire, selon la presse – était déjà là et
personne ne savait combien de temps il durerait.
Ce vendredi, John entra dans son bureau avec deux cafés, et Martin
accepta le mug de ses mains.
— Comment ça se passe ?
— Nous sommes en difficulté en ce qui concerne les accords des
entreprises de tailles intermédiaires.
Martin se leva et étira ses jambes.
— Les petites entreprises vont bien. Mais elles ont une structure de
financement complètement différente de toute façon. Toutes ces dettes de
premier rang devraient prévenir du pire. Je suis inquiet au sujet de
Razorback détenant presque dix pour cent de ton entreprise automobile.
Comment les spéculateurs ont-ils pu obtenir cette part ?
— La banque l’a jetée sur le marché secondaire à trente centimes l’unité.
— En faisant tout un cinéma.
— Même pas un cinéma, maugréa John.
— J’aurais pensé qu’elle était trop petite pour les spéculateurs, mais je
suppose qu’ils prennent l’argent où ils peuvent le trouver. Ils vont devoir
s’orienter vers un échange de dettes contre des capitaux, et alors nous
aurons un investisseur militant dans le bateau ou bien nous perdrons tout.
Martin secoua la tête.
— J’appellerai les avocats et je verrai ce que nous pouvons faire pour
défendre nos droits.
John prit une gorgée de son café, jetant un coup d’œil vers lui au-dessus
de la tasse.
— Es-tu toujours en contact avec Francis ?
Martin le regarda, son esprit faisant abstraction des faits financiers.
— Pourquoi est-ce que tu le demandes ?
— Ah, juste pour avoir une idée de ce qu’il prépare.
— John ?
— Hum ?
— Il y a longtemps, tu m’as dit que tu m’en devais une.
Martin se força à sourire.
— Pourrais-tu ne pas mentionner Francis à nouveau et nous sommes
quittes ?
Il élargit son sourire comme s’il s’attendait à ce que John éclate de rire, et
l’homme parut abasourdi, mais sourit également, plus comme une
convention sociale que parce qu’il comprenait vraiment une blague qui n’en
était pas une.
— Bien sûr. Je pensais seulement, vu que tu as repris ses entreprises…
— À ma connaissance, il ne travaille plus ici désormais.
— Oui, mais je supposais…
Martin avait envie de le faire taire. John hésita puis tapota Martin sur
l’épaule.
— Aucune importance. Si tu as besoin d’une seconde opinion sur ces
entreprises…
J’irai absolument vers le gars qui a fait l’accord le plus désastreusement
calculé de l’histoire de Skeiron.
— Merci, John, c’est apprécié.
Et merci d’avoir quitté mon bureau. Martin s’adossa contre son fauteuil.
Ceci allait être un long week-end. Josh continuait à dire qu’ils devraient
voyager ensemble, mais pour le moment, ce n’était pas une option. Son
futur prévisible, ce serait de se rendre au sein des entreprises pour travailler,
les réunions de comités, et masturber des banquiers pour la maigre somme
d’une dizaine de millions.
Son mobile sonna et l’écran indiqua que c’était Josh.
— Salut, Josh. Comment vas-tu ?
— L’aigle a atterri, dit Josh au-dessus du bruit de ce qui devait être
Heathrow. Comment est-ce que tu vas ?
— Plutôt occupé, répondit Martin en jetant un œil à la pile de documents.
— D’accord.
Était-ce une petite déception ?
— Prends un taxi et viens au bureau. Je pourrais t’emmener déjeuner et
dire que c’était un client. Tout le monde le fait.
— Cool ! À un endroit précis ?
— Tu as aimé le teriyaki de chez Nobu, pas vrai ?
— Oui.
Josh était clairement intéressé maintenant.
— Bien. Je vais réserver une table pour, disons, deux heures à partir de
maintenant ? Cela te donne le temps de te doucher et de mettre un peu de
maquillage ?
Se référer à n’importe quelle chose féminine était un moyen sûr de se
faire envoyer paître, mais c’était devenu une part de leurs taquineries
habituelles.
— Attention, City boy, l’avertit Josh d’une façon peu convaincante.
Le pire qu’il pouvait faire à Martin était de choisir le rythme pendant ces
horribles courses de 10km, ce qui, en fait, était plutôt horrible.
— Je te vois plus tard !
Martin replongea dans la paperasse, se creusant la tête pour trouver ce
qu’il pouvait faire d’autre afin de protéger la valeur de leurs portefeuilles.
Pas pour le bien-être de la firme, mais parce que, d’une certaine façon, tout
cela était l’héritage de Francis. Ces entreprises avaient fait confiance à
Francis, et les laisser couler parce que Francis les avait quittés… non,
c’était trop amer. Il se sentait honoré de délivrer les promesses de Francis
faites des années plus tôt. Démodé ? Peut-être. Ou peut-être la chose la plus
décente à faire.
Il se leva pour prendre un autre café, et Susan lui dit qu’elle avait réservé
Nobu à son nom. Il resta près d’elle pour une petite discussion, et puis
Susan se pencha vers lui.
— Si tu étais parti, je serais partie aussi.
— À cause d’Alec ?
— De lui, et la façon dont ils ont traité Francis.
Elle regarda autour d’elle, mais Martin secoua la tête pour indiquer que
l’air était propre.
— Ce n’est plus l’endroit que c’était quand j’ai débuté.
Martin inhala profondément.
— J’y ai pensé, mais je préfère organiser mon départ.
— Je voulais seulement te dire que je pense que tu es brillant, lui dit-elle
avec un grand sourire.
— Argg, ne fais pas ça, Susan, rit Martin. Si tu continues comme ça,
nous allons finir par faire du shopping ensemble. Et c’est un sort horrible
pour des collègues, n’est-ce pas ?
Elle éclata de rire.
— Ne me dis pas que tu n’aimes pas le shopping ? Monsieur Savile Row
et boutons de manchette de la semaine ?
— C’est différent. C’est du shopping « masculin ».
Il lui fit un clin d’œil et elle rit. Étonnant comme des échanges simples et
doux comme ça pouvaient rendre son travail à Skeiron supportable pour
l’instant.

— Tu es superbe, Josh.
Un jean et une veste classique, mais décontractée plus un tee-shirt
moulant qui faisait que les serveuses du Nobu le dévisageaient, et Josh
flirtait visiblement avec elles. Il avait un beau bronzage, mais plus que tout,
il exsudait ce calme bien reposé qui venait quand tu prenais de vraies
vacances.
— Hé, merci.
Ils furent conduits à leur table et reçurent leurs menus. Se souvenant que
l’équipe n’était parfois pas des plus rapides, Martin commanda rapidement
une bouteille d’eau plate.
— Qu’est-ce que c’est ?
Josh leva un sac volumineux qu’il avait posé à côté de lui sur la
banquette.
— Mon nouvel appareil photo. J’ai rencontré un photographe là-bas. Il
m’a donné une leçon sur la manière d’utiliser son équipement.
— Son équipement, hein ?
Josh leva les yeux au ciel.
— Donc voilà, dit-il en sortant l’appareil noir encombrant de son sac. J’ai
toujours été féru de photographie. Quand je vois certaines choses, je pense
simplement que ce serait sympa de les partager.
Comme Francis émergeant de la piscine, ou faisant des flexions avec de
gros poids chargés sur ses épaules. Oui, il pouvait comprendre ça.
— Sympa.
— En fait… sourit Josh. Je pourrais le tester sur toi.
— Quoi ?
— Je ne sais pas… en costume et puis à moitié nu.
Josh lui fit un clin d’œil, puis rangea l’appareil et étudia le menu.
— Je suis pour le teriyaki. Qu’en penses-tu ?
— Hum. Oui. Tu es le père du coq-à-l’âne, Josh.
— J’ai eu les meilleurs professeurs.
Josh lui sourit, dévoilant toutes ses dents.

Un coup sur sa porte.


— Entrez.
Alec. Putain. Il leva les yeux de ses documents et posa son stylo.
— Salut, Alec.
Alec ne portait pas son costume et sa cravate, ce qui signifiait qu’il
travaillait sur quelque chose aussi. Dans ces situations, Alec avait tendance
à le mettre mal à l’aise. Ses manches de chemise relevées révélaient la
montre très coûteuse sur son poignet. Martin était stupéfait de ressentir
toujours de l’attirance pour lui. Il y avait toujours une réaction hormonale,
mais ces jours-ci, il voulait le tuer plus qu’il voulait le baiser.
— Tu as une minute pour moi ?
— Ou cinq, sourit Martin. En quoi puis-je vous être utile, M. Berger ?
Les yeux d’Alec flashèrent d’intérêt. Merde. Ceci dit, si Alec pensait
qu’il jouait toujours son jeu, peut-être que c’était pour le mieux.
— Je viens de parler à John au sujet de ce qui se passe dans le
portefeuille. Est-ce que j’obtiendrais une meilleure réponse de ta part que
son agitation et sa panique ?
— Quelle est la question ?
— De quoi avons-nous besoin ? Est-ce que nous avons besoin de plus
d’argent ? Je peux obtenir plus d’argent. L’argent n’est pas un fichu
problème. Pourquoi la panique ?
— Eh bien, dans les dossiers où notre participation est coulée, peut-être
que nous pouvons injecter un peu plus d’argent pour l’équilibrer. Les
banques aimeraient ça. Mais le problème est que certains contrats nous
autorisent seulement à le faire qu’une fois tous les douze mois. Si c’est
seulement le début, nous ne pourrons pas transférer plus de sang même si
nos patients saignent. Nous avons quelques contrats qui nous autorisent à le
faire deux ou trois fois, mais voulons-nous vraiment donner autant
d’argent ?
— Qu’est-ce que nous pouvons faire dans ce cas ?
— Mettre les conseillers sur le dossier et voir si les entreprises peuvent
s’en sortir si nous le faisons. Découvrir si c’est commercialement viable.
— Et sinon ?
— Les passer en perte et profits. Ici, nous pouvons récupérer un peu
d’argent de l’administration. En Allemagne, l’insolvabilité signifie que nous
perdons tout sauf si nous sautons à travers un nombre ridicule d’obstacles.
L’entreprise automobile de John paraît spécialement faible. Je déteste le
dire, mais cet accord n’aurait jamais dû avoir lieu.
— Je vois, dit Alec en s’asseyant sur son bureau. Et maintenant ?
— Eh bien, si nous croyons que cela va s’essouffler et que nous n’allons
pas chasser des rats dans les rues post-apocalyptiques de Londres l’année
prochaine, je dirai qu’un peu de créativité est requise.
Martin s’interrompit, rencontrant les yeux d’Alec.
— Nous avons besoin de travailler ces chiffres jusqu’à ce qu’ils hurlent
et d’utiliser chaque astuce de comptabilité du livre pour nous acheter du
temps. Nous pourrons parler de sauvetage de capitaux et d’insolvabilités et
de tout ça dans trois mois.
— Créativité ? rit Alec. Est-ce que tu parles de trafiquer les chiffres ?
Martin haussa les épaules.
— Simplement d’utiliser un peu de flexibilité. Pas de véritables
mensonges. Cela devrait nous éviter le ravin pendant les trois prochains
mois.
— D’accord. Nous ferons ça, pendant que je trouve plus d’argent de mes
contacts.
— Embauche quelques bons comptables.
— Je le ferai, lui sourit Alec. Voyons voir ce que les autres disent.
Il se leva et se pencha, tout près, face à face.
— Est-ce que nous sommes bien à nouveau ?
Martin déglutit.
— Oui. Pourquoi ?
— Tu veux qu’on se retrouve après le boulot ?
— Je suis engagé dans une relation. Mon homme va m’arracher la tête si
je suis à nouveau en retard, affirma-t-il en évoquant Josh pour s’assurer
qu’il mente avec conviction.
— Dommage. Je pars lundi.
— Et M. Haroun ?
— C’est-à-dire ?
— Est-il actuellement à Londres ?
— Oui. Il rencontre quelques Russes et est sidéré par leurs manières.
C’est lié à quelques investissements immobiliers dans le pays de Poutine,
sourit Alec. Penses-y.
— Merci, Alec.
Dès qu’il passa la porte, Martin put respirer à nouveau. Il attrapa son
BlackBerry, quitta son bureau et s’avança vers Susan.
— Préviens-moi quand Alec aura franchi la porte, veux-tu ?
— Bien sûr.
— Merci.
Martin reprit le couloir vers le bureau d’Alec. Si Alec était maintenant au
rez-de-chaussée, parlant à John et aux autres, cela lui donnait au moins dix
à quinze minutes. Il scanna rapidement le bureau. L’ordinateur était allumé,
mais Outlook n’avait aucun contact sauvegardé.
Prochain endroit : la veste suspendue à un crochet sur la porte. Martin
fouilla dans les poches et trouva une petite boîte de pilules non étiquetée.
Était-ce… ? Probablement. Putain. Cette trouvaille le secoua, se répandant
dans son cerveau comme une vague brûlante. Est-ce que cette preuve était
suffisante pour se rendre à la police ? Cette chose devait être illégale. Est-ce
que la possession était suffisante pour qu’il soit débarrassé d’Alec ?
Concentration.
Le BlackBerry. Aucune sécurité dans celui-ci, il fit défiler les contacts,
attrapa une feuille de papier et écrivit quelques infos, puis remit l’appareil à
sa place, glissa la note dans sa poche et quitta le bureau pour dire à Susan
que l’alerter n’était plus nécessaire.
Il était impatient de parler à Josh.
Chapitre 30

Quand Martin entra dans la chambre de Francis, celui-ci n’était pas seul. Il
se tenait au milieu de la pièce, étroitement enlacé par un homme grand et
émacié avec des cheveux gris qui portait une simple soutane noire. Le
prêtre tenait Francis avec grande affection, et Francis avait posé sa tête sur
l’épaule de l’homme. La main du prêtre caressait les cheveux de Francis, et
ses lèvres touchaient – embrassaient – sa tempe.
Martin hésita, incertain de la conduite à tenir. Ceci ne ressemblait en rien
à une étreinte normale, et il ne voulait pas les déranger, parce que les doigts
de Francis creusaient dans le vêtement noir, tenant le prêtre comme s’il
allait se noyer s’il le laissait partir.
Alors que Martin envisageait de tourner les talons et de partir, Francis
leva la tête et leurs yeux se croisèrent. Martin n’avait jamais vu Francis
aussi faible – à part peut-être, dans son état drogué. Francis tapa le prêtre
sur son épaule, qui se tourna.
Les traits du prêtre étaient vraiment étonnants – émaciés et ascétiques,
depuis les pommettes tranchantes jusqu’à la mâchoire sculptée en passant
par le nez fin et long, mais ses yeux sombres et noirs multipliaient d’une
certaine façon la couleur de la soutane. Seul le col blanc produisait un
contraste.
— Mon Père, voici Martin David.
Francis recula, mais pas beaucoup.
9
— Martin, voici le Père Emanuel. C’était mon professeur à Stonyhurst .
— Francis m’a beaucoup parlé de vous.
— Hum. Merci.
Comment réagir ? Savoir que Francis était catholique était une chose – il
avait mentionné une école Jésuite, donc était-il un jésuite ? – mais il n’avait
jamais pensé qu’il se retrouverait face à face avec un prêtre ici. Tout ce
qu’il savait, c’était que l’Église Catholique condamnait toujours
l’homosexualité et versait de l’argent aux victimes d’abus pédophiles.
— Je… si ceci est une sorte de, je ne sais pas, confession, je peux revenir
plus tard.
— Ce ne sera pas nécessaire.
Emanuel jeta un coup d’œil vers Francis.
— Francis, dois-je lui dire ce que nous avons décidé ?
— Ce que nous avons décidé.
Cela sonnait sinistre, et à présent Emanuel semblait carrément inquiétant.
Peut-être que c’était tout ce noir.
— Bien sûr, mon Père.
L’obéissant fils de l’Église. Martin déglutit quand le prêtre lui indiqua de
quitter la chambre en premier, et ils sortirent tous deux du bâtiment pour
entrer dans le parc. Martin resserra son manteau autour de lui parce que le
temps était frais et venteux, mais le jésuite semblait imperméable à la
météo.
— Francis m’a autorisé à discuter de ceci librement avec vous. Il était sur
le point de vous appeler pour vous expliquer pourquoi il allait quitter St
Joseph.
— Pourquoi ?
Le prêtre pinça ses lèvres.
— Vous êtes l’un de ses plus proches amis.
Ces mots auraient pu signifier n’importe quoi, et ses traits ne donnaient
aucun indice quant à ses intentions.
— Il a dit que vous pourriez être perturbé s’il partait pendant un certain
temps.
— Combien de temps ? Pourrais-je le voir ?
Cela sonnait nécessiteux, et ça l’était.
— Martin. C’est un prénom intéressant. Le Saint Patron de la France et
des soldats. Le païen qui a coupé en deux son manteau pour le bien-être
d’un mendiant nu. Il y a une belle humilité et de la grâce dans une telle
action.
Et l’oncle préféré de ma mère était un Martin. Voilà pourquoi.
— Oui, eh bien, je ne suis pas pratiquant. Ma famille est en partie
anglicane, mais je ne vais pas à l’église.
Il espérait que cela clôturerait le débat.
Le jésuite hocha la tête.
— Que pensez-vous que Francis est en train de traverser ?
— Psychothérapie.
Et burn-out.
— C’est une bataille spirituelle. Francis a besoin de plus que ce que cet
endroit peut lui offrir, indépendamment de ses professionnels. Il a besoin de
toute la protection et l’amour que nous pouvons lui donner.
Le jésuite semblait entièrement sincère avec l’« amour », même si cela
résonnait sinistrement.
— Il sera reclus pendant les prochaines semaines, et peut-être les
prochains mois. Ceci signifie qu’il retournera à Stonyhurst, à l’écart des
étudiants bien sûr, et utilisera son temps dans la contemplation, loin des
inquiétudes matérielles du monde des affaires, loin de Londres, et des
démons avec lesquels il doit traiter.
Ceci devenait de plus en plus étrange.
— Ҫa ne m’aide pas à comprendre.
Martin voulait comprendre, mais l’idée d’un isolement et le discours sur
l’amour et les soins lui foutaient la trouille.
— Il a besoin des soins de professionnels.
Le jésuite sourit.
— Nous faisons ceci depuis plusieurs centaines d’années. Il n’existe que
peu de personnes pouvant faire mieux que nous.
— Bien. Quelle est votre participation dans tout ça ?
— Je suis son mentor spirituel, dit le jésuite sans battre un cil.
Peut-être qu’il y croyait, mais Martin avait vu cet homme embrasser la
tempe de Francis et le tenir comme un amant, et il ne savait pas exactement
ce qu’il craignait, mais il y avait un malaise qu’il ne pouvait pas laisser
partir.
— Puis-je parler à Francis ? Seul ?
— Bien sûr.
Le jésuite pointa une allée différente.
— Je vais aller faire une promenade seul, alors.
— Oui, merci.
Martin se précipita vers la chambre de Francis et ferma la porte derrière
eux. Francis avait fait ses valises et était assis là, attendant apparemment, et
leva les yeux quand il entra.
— Stonyhurst ? C’est où ?
— Lancashire. C’est un bon endroit pour reprendre mes esprits.
— Pourquoi ?
— C’est chez moi, dit Francis en inspirant profondément. Aucun endroit
sur terre ne possède cette tranquillité. J’espère que je serai capable de
retrouver ma foi. Le Père Emanuel m’a offert de me guider à travers le
processus et de me mentorer.
— Que faisait-il ici ?
— Je lui ai demandé de venir.
Martin secoua la tête.
— Je ne comprends toujours pas. Qu’est-ce que ceci a à voir avec une
question de foi ?
— Comment cela pourrait-il en être autrement ?
Francis se leva et lui fit signe d’approcher, et Martin obéit.
— Il y a une bataille entre le bien et le mal dans ce monde. Quels que
soient les noms que tu places sur les extrémités, peu importe comment tu
l’appelles – matérialisme et spiritualité, altruisme et égoïsme, cruauté et
compassion – cette bataille fait rage sans diminuer. J’ai besoin de
comprendre pleinement de quel côté je me situe.
— Laisse la police s’occuper d’Alec.
— Ce n’est pas au sujet de Berger. C’est quelque chose dans mon âme.
Berger est simplement la noirceur que j’ai autorisée à s’établir.
— C’est un véritable criminel et il est dehors, répliqua Martin sèchement.
Je fais ce que je peux, mais gérer avec lui nécessite plus que ça.
C’était comme se cogner la tête contre un mur. Il n’avait jamais pensé
que Francis était un tel fêlé religieux. Le père Emanuel lui avait
probablement administré une dose de ce bon vieux lavage de cerveau.
— Est-ce que tu penses que Dieu ou qui ce soit d’autre va mettre Alec à
terre ? Je ne crois pas.
Francis l’observa, cet intense regard était de retour, et ce n’était pas juste
d’utiliser ça alors qu’il n’avait pas de bonnes réponses. Puis Francis plaça
une main contre sa joue, et l’embrassa, directement sur les lèvres, ses mains
s’agrippant derrière sa tête. Martin perdit tout souffle, toute pensée, parce
que putain, c’était un baiser intense et bon, profond, avec un contact de
leurs corps qui le fit presque vaciller. Il n’aurait pas pu s’échapper s’il
l’avait voulu. À la place, il prit le taureau par les cornes, attrapant une
poignée des cheveux de Francis, le pressant plus près et l’embrassant
férocement, parce que, bon sang, depuis combien de temps avait-il voulu
ceci ?
— Comment ceci s’intègre-t-il dans ta foi ? demanda Martin, d’une
certaine façon découragé quand Francis rompit le baiser.
— Dieu ne voudrait pas me voir malheureux.
— Est-ce ce que dit ce prêtre ?
— Il m’a appris à ployer les règles quand je dois le faire. Les jésuites ne
sont pas aussi fermés que l’on peut l’être dans l’Église Catholique. Il y a
beaucoup de logique dans l’ordre. Emanuel lui-même était un homme
d’affaires avant de devenir un jésuite – l’ordre exige que vous ayez fait
l’expérience du monde extérieur.
— Mais tu ne vas pas devenir l’un d’eux, n’est-ce pas ?
Francis sourit, un peu tristement.
— La pensée m’est venue à l’esprit.
Martin agrippa les épaules de Francis, ses mains glissant vers sa gorge,
vers son cou, s’ouvrant pour s’étaler dans ses cheveux.
— Ne le fais pas. Je suis certain qu’il y a d’autres moyens, et tu es bien
trop brillant dans ton travail. Tout le monde a des bas. D’accord, c’est un
bas spectaculaire, mais putain, devenir un moine…
— Prêtre.
— Encore pire.
— Pas vraiment, mais je mettrai ça sur le compte de ton rejet instinctif de
la foi.
Francis jeta un coup d’œil vers la porte.
— Il est la meilleure personne pour m’aider à traverser ça.
— C’est le gars au bonsaï, n’est-ce pas, ton amant ?
— Vrai, et… vrai d’une certaine façon.
Francis s’empara de son visage quand Martin voulut se tourner.
— J’ai une profonde affection pour lui, et lui pour moi. J’étais la raison
pour laquelle il a lutté contre son appel, à l’école. J’étais dans ma dernière
année et il était nouveau dans l’école. Je l’ai pratiquement séduit. Je suis
tombé amoureux de lui, pas seulement en tant que professeur ou mentor.
J’ai appris ensuite que l’amour ne se préoccupait pas de la forme, de l’âge,
de l’appel, ou d’une autre notion préconçue. J’ai gardé cette croyance
depuis lors.
L’intensité de Francis à cette courte distance était à couper le souffle.
— Nous nous connaissons mutuellement de ces autres façons, bien sûr,
même s’il m’a découragé de tous les moyens qu’il connaissait. J’étais
l’initiateur. Je voulais être son tout, et il m’aimait bien trop pour m’imposer
des limites. Je ne connaissais pas la différence entre les différentes sortes
d’amour, entre philia, eros et agape. Le nôtre n’était pas un amour sensuel –
il était spirituel – mais bien sûr, le corps a sa propre spiritualité.
Francis s’approcha, le maintenant dans cette prise puissante et étroite.
— Est-ce que tu comprends ?
— Oui, je comprends.
Je comprends comment même un prêtre ne peut pas te résister quand tu
as envie de lui. Je comprends que l’amour est une chose vraiment horrible,
complexe, blessante et quelque chose qui arrive toujours même quand il ne
devrait pas et est impossible, et comment quelqu’un peut être le monde de
quelqu’un d’autre. Je comprends. Et cela fait foutrement mal.
— Bien.
Francis l’embrassa à nouveau, chastement cette fois, ce qui donna
seulement envie à Martin de s’accrocher à lui parce que ce n’était
clairement pas suffisant, pas du tout ce qu’il voulait. Il voulait tout. Et plus
que tout, il ne voulait pas le voir partir.
— Que suis-je, alors ? demanda Martin.
— C’est quelque chose que je dois encore trouver.
Francis recula et balança son sac sur son épaule.
— Mais pour le moment, je dois être complètement seul pendant le temps
que cela me prendra.
— D’accord.
Martin se contenterait d’attendre. Il avait été pris pour acquis pendant si
longtemps, que quelques mois de plus ne feraient aucune différence.
— J’espère… j’espère que cela se passera bien.
Après quelques minutes gênées, ce prêtre en soutane noire se montra à
nouveau, et emporta Francis. Bien sûr, Martin était jaloux, à la fois de ce
qu’ils avaient eu et de ce qu’ils partageaient toujours, mais tout était
préférable à Francis se tranchant les veines à nouveau, ou s’écroulant
complètement.
Chapitre 31

Alec était sorti divertir quelques investisseurs. Il avait adopté une politique
de transparence envers eux, tout en embauchant des comptables qui feraient
tout à part trafiquer les chiffres. Depuis que Francis était parti – et ne
pouvait pas être contacté, Martin avait tenté son BlackBerry – Martin était
sur la brèche, comme s’il arrivait à court de temps.
Martin se força à composer le numéro. Ce téléphone utilisait une
nouvelle carte SIM prépayée. Il espérait qu’ainsi il avait couvert tous les
angles, cependant il n’avait pas tant que ça d’énergie criminelle.
Le téléphone répondit, et un homme dit rapidement quelque chose par-
dessus un bruit de fond assourdissant.
— Bonjour.
Martin devait maintenant aller jusqu’au bout.
— C’est Martin. Est-ce que je parle avec Syed Haroun ?
— Oui. Martin. Un moment, s’il vous plaît.
Syed se déplaça clairement. Un bar ? Un club ? Un restaurant très
bruyant ?
— Oui, je peux parler.
— Bien. Je suis désolé d’appeler. Je ne voulais pas vous déranger.
— Non, ce n’est pas le cas. Je vous en prie, parlez.
Que de politesse pour un homme qui l’avait violé. Martin inspira
profondément. Alec avait mentionné que Syed aimait son « genre », et il
l’avait clairement suffisamment apprécié pour ne pas se soucier un instant
s’il était d’accord pour accueillir sa queue dans son cul. Martin avait besoin
de prendre sur lui pour faire ça.
— Puis-je vous revoir, Votre Excellence ?
Syed ne répondit pas. S’était-il trop précipité ? Bon sang. Mais comment
était-il supposé faire ceci ?
— Bien sûr. Nous pouvons sortir pour manger quelque chose demain.
Syed semblait très hésitant.
— J’aimerais vous voir sans Alec.
Martin garda sa voix douce, et espéra qu’elle sonnait séductrice.
— Si c’est possible. J’aimerais me concentrer uniquement sur vous,
prendre mon temps, toute la nuit si possible.
Il dut fermer ses yeux et imaginer quelqu’un d’autre pour générer une
quelconque pensée sexy. Avec cet homme, les souvenirs fragmentés étaient
trop lourds, et Martin ne se souvenait même pas de ce qui était arrivé.
— Je suis désolé si j’insiste trop, c’est seulement…
Comment prononcer le plus gros mensonge d’entre tous ?
— Je n’arrive pas à penser à autre chose depuis que je vous ai rencontré
en personne. Depuis que j’ai pu vraiment voir votre visage. J’ai essayé de
l’oublier et d’aller de l’avant, mais…
— Continuez.
Est-ce qu’il y avait une note rauque dans la voix de Syed ? Est-ce que
cela fonctionnait ? Bon sang, était-ce aussi facile ?
— Je pensais qu’avec Alec, je n’avais aucune chance d’attirer votre
attention. Vu qu’Alec et vous êtes si proches.
— Vous voulez me rencontrer seul ?
Prudent, mais intéressé. C’était un sacré jeu, mais cela pouvait
fonctionner.
— Ce soir ?
— Immédiatement. Dès que vous le pouvez, Votre Excellence.
En ajoutant le titre comme pour rassurer l’homme sur sa supériorité, son
contrôle. Martin pouvait parler cochon, mais ceci était nouveau pour lui et il
n’aimait pas la façon dont cela le faisait se sentir vulnérable et un peu
ridicule.
— Je suis toujours près du bureau. Et si… rencontrons-nous au parc St
James. Seulement vous et moi. Ce devrait être sûr.
— Le parc St James ? Est-ce qu’un chauffeur de taxi connaîtra ?
— L’entrée à proximité de Regent Street. Je vous verrai là-bas dans
quinze minutes ?
— Oui.
Syed raccrocha et Martin pria tous les saints auxquels il ne croyait pas
pour qu’il ne change pas d’avis et appelle Alec ensuite. Il pouvait seulement
espérer que Syed l’ait cru – qu’il veuille le voir, et peut-être, seulement
peut-être, que Syed ne veuille pas qu’Alec le sache. Est-ce que l’homme
partageait tout avec son larbin ? Peu probable.
Il y avait toujours un risque.
Martin prit son BlackBerry et écrivit à Josh, puis il se rendit aux toilettes
et inspecta son visage, ses cheveux, ses dents. Il retira la cravate et ouvrit le
premier bouton de sa chemise. Qu’est-ce que tu fais ? songea-t-il, mais la
vérité était qu’il avait déjà commencé et qu’il allait continuer. Il enfonça la
cravate dans sa poche et vit les boutons de manchette capter la lumière dans
le miroir. Tu vas le faire, promit-il à son reflet.
Il attrapa son manteau et quitta le bureau. Dépassa la réception, longea
Savile Row, Piccadilly Circus, et prit la direction de la statue St James au
bout de Regent Street.
Il attendit près de l’entrée du parc, les mains plongées dans ses poches,
sauf quand il vérifiait sa montre, laissant son regard errer sur la rue. Un taxi,
avait dit Syed. Bien sûr, les rues de Londres grouillaient de taxis noirs, et
les hôtels et théâtres à proximité assuraient un flot constant de touristes et
de voyageurs.
Il ignorait comment il allait jouer ça, seulement ce qu’il devait éviter à
tout prix. C’était comme lors de ces négociations où il définissait le
minimum requis, puis instaurait le maximum. Cela délimitait le terrain.
Jamais, cependant, il n’avait eu à prétendre ressentir quelque chose qu’il ne
ressentait pas. La pensée de Syed le baisant le remplissait de malaise –
merde, une véritable horreur aurait été compréhensible.
Un taxi s’arrêta, et Syed sortit – un costume sombre ajusté, une barbe
soigneusement entretenue, un prince du Moyen-Orient jusqu’au bout des
ongles. L’homme lui sourit, et Martin s’écarta de la statue. Le chauffeur de
taxi fit marche arrière et partit. Martin lui rendit son sourire.
— Votre Excellence. Je suis heureux que vous ayez pu vous libérer.
Syed s’approcha plus près que Martin le souhaitait vraiment, mais Syed
se tenait toujours très près d’Alec, donc Martin tendit la main et prit celle de
Syed qui n’était pas aussi sèche et froide qu’il s’y attendait.
— Votre appel était une surprise.
— Je peux le concevoir.
Martin le guida vers le parc, et Syed le suivit, touchant son bras et
refermant ses doigts autour des siens.
— J’ai bien peur d’avoir utilisé les données de la firme pour trouver votre
numéro de téléphone. Et j’ai hésité parce que vous êtes maintenant le
propriétaire et cela aurait paru un peu étrange si j’avais montré un peu trop
d’intérêt envers vous.
— Et vous croyez qu’Alec n’approuverait pas.
— Pourquoi le ferait-il ? Il flirte avec moi tout le temps.
— Vraiment ? demanda Syed comme s’il était surpris. Étiez-vous
proches lui et vous ? J’ai bien peur d’avoir manqué des éléments pertinents
de votre histoire.
.. Est-ce pertinent ?
Martin s’arrêta près du pont sous la lueur d’un lampadaire, tenant la main
de Syed.
— Non, je ne crois pas qu’il approuverait. Je crois qu’il veut vous garder
pour lui. Je ne crois pas qu’il aurait souhaité que nous nous rencontrions s’il
avait su…
— Su… ?
— À la soirée, vous voir… c’était une révélation. Je ne connaissais pas
votre identité jusque-là.
— Je suis désolé que ceci se soit passé de cette façon. Je n’avais pas
l’intention de blesser vos sentiments.
Syed le regardait droit dans les yeux, semblant complètement sincère.
— Alec m’a dit que cela ne vous ennuierait pas si je me rassasiais sur
votre beauté. J’étais ivre de désir pour vous.
Martin frissonna. Ces mots, cette intensité. Pas ce à quoi il s’était
attendu. Il ignorait à quoi il s’attendait, mais pas à ça. Beauté. Syed avait un
don avec les mots. Il semblait mal assorti avec le cynique et ironique Alec.
Combien de fois Alec s’était-il silencieusement moqué au fond de sa gorge
devant cette intensité ?
— Alec vous a dit que cela ne m’ennuierait pas ?
— Oui. Il m’a dit que vous étiez très expérimenté.
Syed plaça une main contre la joue de Martin.
— Et que c’était ce que vous appréciez. Je dois toujours m’assurer que je
n’ouvre pas la porte à un futur chantage. Ma position, ma famille ne me
permettent pas de prendre des risques seulement pour suivre mes
inclinations. Je suis lié de bien des façons. Notre société n’est pas aussi
progressiste et libérale que la vôtre sur de tels sujets.
Ce que j’appréciais. Martin déglutit. Syed n’avait aucune raison de
mentir, n’est-ce pas ? Un homme qui le disait beau, et qui s’excusait pour
ne pas s’être présenté correctement – mentirait-il sur de tels détails ? Alec
avait arrangé cela, il avait dit à Syed que du sexe brutal et violent – c’était
la seule chose dont il se souvenait – était ce qu’il voulait. Lui avait-il parlé
des drogues ?
— Je comprends. J’ai eu un ami musulman une fois.
Une partie de jambes en l’air avec un musulman n’était pas vraiment ce
que Syed devait entendre, même si c’était plus proche de la vérité.
— Il était issu d’une famille très croyante.
— Étiez-vous très attaché à lui ?
Syed se montrait peut-être poli en faisant la conversation ou peut-être
qu’il s’intéressait vraiment.
— Eh bien, il fait partie du passé.
C’était la meilleure tentative de Martin pour de la diplomatie.
— Et Alec et vous ? Êtes-vous attaché à lui ?
La main de Syed se raffermit un peu autour de la sienne, une réaction
instinctive et étrange.
— C’est mon conseiller le plus proche – un Occidental qui sait comment
approcher l’Occident pour moi, comment construire des ponts, et dans
certains cas, me défendre contre ceux qui pourraient profiter de moi. Cela
m’attriste que ce soit nécessaire.
Martin s’approcha d’un banc qui était bien éclairé par un lampadaire à
proximité.
— Je suis d’accord. Avoir quelqu’un aussi peu scrupuleux qu’Alec de
votre côté vous assure que vous n’ayez pas de plus gros requins frayant
dans les eaux autour de vous. Mais êtes-vous attaché à lui ?
— Parfois, je ne le suis pas.
Syed baissa la tête, peut-être pour regarder sa main dans celle de Martin,
et utilisa l’autre pour la recouvrir.
— Parfois, je pense qu’il est dommageable qu’il ne soit pas uniquement
un conseiller, ou simplement un ami.
Et Alec recrutait quand même d’autres hommes pour lui afin de garder
les choses intéressantes. Ils cherchaient des hommes ensemble et Alec les
attirait, les aveuglait et les droguait, et Syed les baisait, non identifié, et la
majorité d’entre eux ne se souvenait probablement de rien. Quel jeu
malsain !
— Vous faites ça souvent ? Prendre un troisième homme, comme moi ?
— Il y a eu quelques prostitués… des escortes ? C’est vraiment trop
dangereux dans mon pays. Je ne pourrais pas vivre avec cette honte.
— Je comprends.
Martin avait besoin de toute sa volonté pour rester calme et agir
normalement.
— Combien ? Où étais-je le premier ?
Syed toucha son visage, ce qui était bien plus intime que ce que Martin
désirait en ce moment, mais bon sang, il devait jouer le jeu qu’il avait
entamé.
— Il me l’avait offert quelques fois, mais c’est seulement quand je vous
ai vu, et qu’il m’a dit que je pouvais faire ce dont j’avais rêvé, que c’est
devenu impossible de refuser. Je n’avais pas l’intention de blesser vos
sentiments.
Nul doute que Syed avait compris que Martin n’était pas très heureux à
ce sujet, malgré ses meilleures tentatives pour être calme et raisonnable et
agir comme s’il envisageait sérieusement d’avoir Syed pour amant ce soir.
Et que dire. Il était sans voix – sans voix devant ce démon qui sortait
chasser pour attirer un idiot infortuné et ensuite disait à un autre homme
qu’être baisé violemment par un étranger était ce que la victime désirait. À
son crédit, Syed semblait ignorer ce qui s’était vraiment passé.
— Honnêtement, je ne pense pas que vous vous accordiez très bien en
tant qu’amants.
Martin se pencha pour effleurer de ses lèvres les oreilles de Syed.
— Je pense qu’Alec apprécie bien trop de vous manipuler.
Les mains de Syed se raffermirent autour de la sienne quand Martin
embrassa son oreille.
— C’est libérateur d’être capable de faire ça. Dehors à l’air libre.
Personne ne sait qui je suis, ou toi.
— Non, ils ne savent pas. Et s’ils le savaient, ils s’en moqueraient.
Les lèvres de Martin descendirent vers le cou de Syed. Il libéra sa main et
la posa sur la cuisse de Syed, au plus haut, touchant pratiquement son aine,
et Martin le sentit respirer plus vite.
— Tu peux faire tout ce que tu aimes à Londres. Cette ville s’en moque
complètement.
Ses lèvres remontèrent, et il inclina le visage de Syed vers l’angle de
l’appareil photo et l’embrassa sur les lèvres, sa main remontant en même
temps, ce qui fit gémir et tendre Syed.
Martin toucha sa poitrine alors qu’il embrassait l’homme. Bon sang, il se
laissait emporter, à moitié drapé autour de Syed, le sentant répondre à
chaque caresse et respirer avec l’afflux du désir. Syed était magnifique,
depuis ses sourcils élégants à son corps élancé, à ses doigts qui couraient
dans les cheveux de Martin, le pressant, mais sans force, demandant au lieu
d’exiger, et bon sang, mais Martin ne pouvait pas rester de marbre, ne
pouvait pas simuler ceci rien que pour le jeu. Il croyait que Syed ignorait ce
qui s’était vraiment passé, n’avait aucune idée de la profondeur des
manigances d’Alec.
Martin n’avait pas pensé plus loin que ça. Alec n’était pas là. Aucun
danger, seulement un homme magnifique qui le désirait visiblement, le
désirait assez pour prendre le risque de sauter sur l’opportunité de le revoir.
Il rompit le baiser, respirant lui aussi difficilement.
— Puis-je t’emmener dans un hôtel ?
Syed acquiesça, ses yeux brumeux ne trahissant rien d’autre que du désir
et une confiance que Martin ne méritait pas. Ils marchèrent vers la sortie,
Syed prenant à nouveau sa main comme si c’était la chose la plus naturelle
au monde.
Ils réservèrent la chambre à son nom pendant que Syed restait dans
l’ombre. Pas un seul battement de cils à la réception à cause de la chambre
double et du manque de bagages. Dans l’ascenseur, ils agirent comme s’ils
allaient simplement au même endroit, mais Martin vit l’expression dans les
yeux de Syed, et le sourire à moitié sexy et à moitié gêné.
Une fois dans la chambre, ils se déshabillèrent entre des baisers et des
caresses, puis se rendirent sur le lit, où Martin fit de son mieux pour rendre
fou Syed. Ce dernier se tortilla sous lui, et de cette voix essoufflée et
légèrement accentuée lui dit qu’il était magnifique, qu’il adorait ses
caresses, ses yeux, sa voix. Martin lui permit de se calmer à nouveau, se
contentant de l’embrasser et de le caresser, lui disant de se détendre, qu’il
n’y avait aucune précipitation. Et il n’y en avait pas. Syed était magnifique
dans sa nudité, et il n’y avait aucune terreur à le toucher, aucune répulsion,
aucun dégoût.
Quand Martin le pénétra enfin, Syed se souleva et se cambra sous lui.
Même s’il émit quelques respirations sifflantes, il affirma qu’il allait bien
quand Martin l’interrogea. Il ne voulait pas obliger l’homme à faire quelque
chose qu’il n’aimait pas, et utilisa toutes ses compétences, ce qu’il ne
regretta pas quand il écouta les grognements de Syed, toucha son corps
couvert de sueur, et parvint à jouir en même temps que lui.
Alors qu’ils se reposaient, Syed se tourna pour lui faire face, baigné de la
lueur des lampadaires de la rue, et Martin tendit la main pour toucher le
visage barbu.
— Comment te sens-tu ?
Syed sourit, prit la main de Martin et l’embrassa – un geste étrangement
tendre – et se pencha pour remonter les couvertures. En dessous, le câlin et
les baisers occasionnels furent bien trop intimes, mais Martin savoura la
tendresse, à la fois donnée et reçue. Avec Syed dans ses bras, il s’endormit
finalement.

Martin se réveilla et tomba directement sur le visage de Syed. Celui-ci


s’était hissé sur un coude et l’avait observé dormir.
— Hé, bonjour.
Il s’étira, toujours observé avec intensité.
— As-tu bien dormi ?
— Oui, répondit-il en se redressant dans le lit. Et toi ?
— Oh, oui. Oui, très bien.
Martin bâilla et s’étira un peu plus.
— Est-ce que tu veux la douche en premier ?
— Non, tu peux l’avoir, répondit Syed avec un geste vague de la main.
— D’accord.
Martin prit une douche et s’essuya, et pendant qu’il s’habillait, Syed se
doucha. Et maintenant… Ceci avait été inattendu, c’était peu de le dire. Il
n’avait pas eu l’intention de coucher vraiment avec Syed, et pourtant il
l’avait fait. Et cela avait été bon, doux, affectueux, bien plus que s’il avait
juste levé quelqu’un dans un club. Quoiqu’ait été le plan de départ.
Il appela Josh, mais personne ne répondit. Josh s’entraînait pour le
marathon les samedis matin. Martin laissa un message pour dire qu’il allait
bien et qu’il l’appellerait quand il serait rentré à la maison.
La porte de la salle de bain s’ouvrit et Syed émergea, ses cheveux
toujours humides, mais paraissant frais et simplement stupéfiant dans son
costume sombre. Et maintenant ?
Martin inspira profondément et s’assit au pied du lit.
— Syed. Il y a quelque chose que tu dois savoir.
Syed s’approcha, puis, avec réticence, s’installa près de Martin, et là, ce
fut Martin qui prit sa main.
— Il y a quelque chose au sujet d’Alec qui peut te causer d’énormes
dommages. Alec commet des crimes et se cache derrière ta puissance et ta
fortune, persuadé que tu le protégeras. Il fait de toi son complice pour
s’assurer que tu n’hésiteras pas à le protéger.
Le visage de Syed se rembrunit.
— C’est de ça qu’il s’agit ? Pas de moi ?
— Ça l’était… maintenant, cela te concerne, soupira Martin. Écoute.
Alec te fait du tort. Je ne devrais pas m’en soucier, parce que pourquoi je le
ferais en vérité ? Mais la nuit dernière… J’ai compris que tu n’es pas le
complice d’Alec. Il abuse de la confiance que tu lui accordes pour
poursuivre ses desseins.
— Qu’a-t-il fait ?
— Tu te souviens de Francis de Bracy ? Mon ancien patron ?
— Oui. Il était très réticent et très critique au sujet de notre implication.
Alec a dit que c’était un raciste de la veine des anciens de l’impérialisme
britannique.
— C’est faux. Il déteste seulement Alec. Je ne pense même pas qu’il te
déteste, mais c’est très difficile de te distinguer d’Alec parce qu’Alec se
cache tout le temps derrière toi. Tu attires la colère et la haine qui lui sont
destinées. En tout cas, Francis a quitté la firme à cause de quelque chose
qu’Alec lui a fait.
— Qu’a-t-il fait ?
— Alec viole des hommes, Syed.
Martin sentit sa gorge se comprimer, et il dut l’éclaircir une fois, puis
deux, parce qu’il ne faisait pas confiance à sa voix.
— Il a tenté de violer Francis, et il m’a violé.
Syed le dévisagea, incrédule. Si Martin en avait encore douté, ceci aurait
prouvé, indubitablement, que Syed n’avait eu aucune idée de ce qu’Alec
avait mis en place. Quel pied prenait Alec en profitant de l’innocence
relative de Syed ? Malgré sa richesse et sa puissance, Syed semblait
étrangement pur pour tout ça. « Un caniche bien dressé » était injuste et
Martin se sentait honteux de ne pas avoir protesté contre ce terme.
— Il t’a déshonoré ainsi ?
— Oui, il l’a fait.
Martin prit la main de Syed dans les deux siennes.
— Cette nuit à Dubaï, Alec m’a drogué. Je me souviens à peine de ce qui
s’est passé. Je sais qu’il y avait un autre homme. C’était toi. Mais Alec
n’avait aucun moyen de savoir si j’étais expérimenté ou quel genre de sexe
j’appréciais. Je ne lui ai jamais dit. C’était son fantasme, pas le mien. Il m’a
piégé afin que je sois utilisé contre ma volonté, et il t’a piégé pour jouer un
rôle dans son fantasme. Je suis désolé, mais c’est la vérité.
Syed s’agita pour se lever, mais Martin garda sa main et attrapa son bras
pour le faire rester.
— Je ne le savais pas.
— Non, tu ne le savais pas.
Martin tendit le bras et toucha le visage de Syed pour l’obliger à lui faire
face.
— J’avais besoin de savoir toutes ces choses que je t’ai demandées hier
soir. J’avais besoin de savoir pourquoi tu avais fait ce que tu avais fait, et si
tu protégeais Alec de ses actions.
Le froncement de Syed s’accentua.
— Il m’a fait te déshonorer, a insulté une chose que je désirais
vraiment…
Il s’agita encore comme pour partir, mais Martin le retint à nouveau.
— Je dois demander ton pardon. Tu n’auras pas à me revoir. Je resterai à
distance, si tu acceptes de me croire et de me pardonner quand je te dis que
j’ai agi dans l’ignorance.
— Tu es pardonné, sourit Martin. Je ne t’aurais pas embrassé ou touché
si je t’avais détesté. Je t’ai pardonné hier soir.
Le pardon et le déshonneur. Des concepts étranges, en vérité, dans un
monde de contrats et d’avocats. Peut-être que tous ces requins en costume
pourraient avoir l’utilité d’une dose de cette bonne vieille décence humaine.
— Je ne pardonne pas à Alec. Jamais. Il le refera. Il aime ça, faire plier
les gens selon sa volonté.
Syed prit les mains de Martin et les ouvrit, puis se leva.
— Je ne laisserai pas ma personne, ma famille et ma foi insultées.
— Syed…
— Non, je ne prends pas des sujets comme ça à la légère. Tu m’as ouvert
les yeux. J’aurais souhaité voir quelque chose d’autre quand je les ai
ouverts, mais…
Quoi d’autre ? Martin hocha la tête.
— Je suis désolé, Syed. Désolé et reconnaissant.
Syed acquiesça avec brusquerie, puis toucha ses cheveux, un geste doux
et affectueux.
— J’ai vraiment savouré cette nuit, et j’ai le cœur brisé de savoir que
pour toi, ma passion a été une source de honte.
Syed partit avant que Martin songe à quelque chose de bien à lui dire. Il
espérait que Syed avait vu qu’il ne le détestait pas, et qu’il avait honte de
l’avoir piégé en retour, d’avoir joué le jeu d’Alec de la façon dont il l’aurait
joué, en frappant les alliés, pas la cible. Alec avait isolé Francis, l’avait
séparé de l’équipe, de la firme, et puis l’avait poignardé dans le cœur.
Aujourd’hui, Martin avait fait la même chose. Cibler Alec au seul endroit
où il était vulnérable : ses alliés, son amant et son ami.
C’était du sale boulot, même s’il était moins sale qu’en ne disant pas la
vérité et en suivant le plan original avec les photos et le chantage.
Chapitre 32

Martin jeta les clés sur la table de la cuisine. Une note sur la machine à café
disait : parti courir. Il accrocha son costume pour l’aérer, puis fit un rapide
rasage avec le rasoir électrique qui garda son chaume court, et se doucha. Il
arrangea une salade César avec beaucoup de poulet, et était assis devant la
télé avec un bol quand Josh revint.
— Salut !
Josh se dirigea directement vers la salle de bain, où la toute première
chose qu’il fit, fut de retirer ses vêtements de sport trempés de sueur.
— Salut, répondit Martin et il attendit que Josh le rejoigne, mangeant sa
salade dans ce laps de temps et l’accompagnant d’un demi-litre d’eau plate.
— Tu te prépares des salades plutôt bonnes en ce moment, dit Josh en
revenant de la cuisine, portant un jean et un de ces tee-shirts de contention
serré qui dévoilait combien il était tonique. Cela me fait vraiment plaisir.
— J’avais envie de salade.
Martin observa Josh s’installer et tirer ses jambes sous lui.
— Merci pour hier soir, en fait.
— Hum, oui.
Josh tendit le bras et prit l’appareil.
— Tu veux jeter un coup d’œil ?
Josh alluma le petit écran et lui tendit.
Syed sur ce banc, pris exactement depuis l’angle qu’il avait planifié,
Syed avec les yeux fermés pendant que lui, Martin, l’embrassait, le
touchait. Cela aurait été le matériel parfait pour ruiner la réputation et la
position de Syed.
— Un beau gars, celui-ci.
— Oui. Seulement…
Syed le regardant, ému, tenant sa main, sur le point de dire quelque
chose.
— Je ne vais pas les utiliser. Il n’a pas fait ce que je pensais qu’il avait
fait. J’ai eu tort. C’est la faute d’Alec.
— Donc tu ne vas pas finir par faire du chantage à un Cheikh ou peu
importe ce qu’il est ?
— Je n’aurais pas manqué d’autant de subtilité.
Martin avait imaginé tendre simplement quelques photos et dire à Syed :
« Je pensais que tu pourrais vouloir celles-ci » et ne jamais mentionner ce
qu’il voulait, certainement pas avec des conditions de chantage. Mais il
avait été nerveux au sujet de la réaction. Et si Alec avait décidé de
convaincre Syed qu’il avait besoin d’être intimidé ou tué ou autre ? C’était
ce qui se passait dans les romans policiers, oui, mais Alec était capable de
tout. La jouer honnête, finalement, avait été la meilleure solution. Syed ne
méritait pas la peur et l’angoisse. Cela n’aurait pas été juste.
— Mais je ne le fais pas. Efface-les.
— Quoi ? Ces instantanés sont vraiment bons.
Josh prit l’appareil photo, fit défiler les photos et se fixa sur une où
Martin était presque au-dessus de Syed, soutenant un long regard, une
communication tacite pendant un moment figé, l’un dans l’acte de clamer,
l’autre dans l’acte de se rendre. C’était diablement sexy.
— Eh bien, avant que tu fasses quelque chose avec celles-ci, pourrais-tu
les passer sur Photoshop ou autre et t’assurer que personne ne puisse
l’identifier ? Il n’est pas sorti du placard, tu sais.
— Je ne vais pas les mettre sur internet. Mais je vais les garder. Et tu
deviens plutôt sexy quand tu es dans le feu de l’action.
Martin rit.
— Merci. Celle-ci n’était pas subtile du tout. Bon sang. C’est quelqu’un
de vraiment bien.
— Tu as passé une bonne nuit ?
— Très bonne. Dommage que j’aie dû lui dire qu’il avait été joué par
Alec et comment cet enfoiré l’avait utilisé. J’ai tué l’ambiance. C’est
ironique, je crois que cet homme avait le béguin pour moi, et ce que j’ai fait
a piétiné tout ça.
Josh se pencha et tapota son épaule.
— Je songe parfois que je suis extrêmement chanceux de n’avoir jamais
eu le béguin pour toi.
— Quoi ?
— Penses-y. Nous aurions fini dans un lit ensemble, tu aurais réalisé que
tu étais dégoûté par ce qui se trouve dans mon boxer, et nous aurions été
gênés pendant des semaines.
— Josh…
— Pas de Josh avec moi. Je le pense, sourit Josh. Tu ne veux pas fâcher
un homme qui peut te botter les fesses.
— Peut-être que je te rattraperai un jour, sourit Martin, heureux d’avoir
Josh en ami.

Son téléphone sonna. Identifiant inconnu. Francis ? Appelant de ce


monastère ou de l’endroit où ils l’avaient traîné ?
— Oui, David à l’appareil.
— Martin, c’est Syed. Serais-tu assez amiable pour me retrouver ? Sauf
si tu es occupé ?
— Hum. Non, je ne suis pas occupé. Est-ce au sujet de la réunion ?
À présent, c’était lui qui se sentait prudent. Et si Alec s’était retourné
contre lui et avait persuadé Syed ?
— C’est au sujet des affaires. Je dois arranger quelques problèmes avant
la réunion de lundi.
— D’accord. Tu es au Ritz ?
Pitié, pas le Ritz. Cet endroit lui donnait encore des cauchemars. Syed
confirma qu’il y était, cependant.
— Rencontrons-nous au bureau à la place. J’ai un badge, nous pourrons
parler là-bas. C’est aussi là où j’ai la paperasse.
— Quand peux-tu être là ?
— Une demi-heure.
— Bien. Je t’attendrai dehors.
Martin passa un costume. Retrouver Syed sur son 31 lui semblait normal.
Après tout, il était le propriétaire de Skeiron. Il se rendit dans le salon, où
Josh était assis sur le pouf, tuant des zombies sur la Xbox 360, et lui tapa
sur l’épaule. Josh leva les yeux.
— Tu retournes au travail ? Un dimanche ?
— Je dois seulement régler quelque chose. Si je ne reviens pas à la
maison, c’est qu’ils m’ont tué au bureau.
— Quoi ?
— Je retrouve Syed Haroun. J’ignore ce qu’il veut, mais je deviens
paranoïaque. Il y a énormément d’argent en jeu et certaines personnes
pourraient simplement vouloir me voir partir, genre, de façon permanente.
— Tu veux que je vienne avec toi ?
— C’est bon. Le bureau devrait être un endroit sûr.
Le sang séché de Francis ou le souvenir de cette chemise déchirée ne
comptaient pas. Il devait faire confiance à Syed comme celui-ci lui avait fait
confiance vendredi soir.
— Je te vois plus tard.
— Oui, à plus tard.
Josh fronça les sourcils, puis recommença à utiliser la tronçonneuse sur
quelques zombies.
Quelle métaphore appropriée du monde des affaires.
Il prit le Tube vers le centre de la City et apprécia presque le trajet. À part
quelques malheureux touristes allemands dans la force de l’âge dans leurs
vestes de plein air habituelles sur leurs polaires, le wagon était presque
vide, et il souhaita que ce puisse être comme ça tous les jours, pas
seulement les dimanches.
Il sortit du Tube et s’avança vers le bureau, où, en effet, Syed discutait
avec la fille de la réception. Quand Martin entra, ils échangèrent un sourire
et rejoignirent l’ascenseur.
— Comment ça va, Excellence ?
— Oh, je vais bien, merci. Et toi ?
Martin sortit en premier et ouvrit la porte, puis alluma.
— Café, thé ?
— Café, merci. Noir.
— Je vais en faire.
Martin se sentait un peu ridicule maintenant d’avoir suggéré le bureau,
mais c’était un territoire neutre et il n’y avait aucune chance de tomber sur
Alec ou quelqu’un d’autre. Il prépara deux cafés, un avec du lait, et trouva
Syed dans la salle de réunion.
Syed prit le café de ses mains et attendit qu’il s’installe.
— Je me retrouve présentement à devoir gérer moi-même des opérations
financières, comme cette firme.
Syed se pencha en avant et l’étudia.
— J’aimerais te demander ton aide pour trouver un remplaçant.
— Pour cette firme ?
Qu’impliquait ceci ? Est-ce qu’Alec était viré ?
— Non, pas seulement pour cette firme. J’aurais besoin de quelqu’un
pour gérer mes actifs européens. J’apprécierais tes suggestions sur des
personnes que je devrais approcher. Quelqu’un en qui je pourrais avoir
confiance.
Martin était sans voix. Cette tournure était inattendue, et pendant un
moment brûlant, il fut tenté. Prendre le poste d’Alec. Ôter la salissure
d’Alec, et prendre lui-même la première place. Il y avait toujours des
conseillers qu’il pourrait embaucher pour l’assister, toujours quelqu’un pour
faire les calculs. Il pouvait ramener Francis dans le jeu, arranger tout,
renvoyer la firme vers la stabilité, mettre fin à tous ces conflits, et faire du
bon boulot pour Syed aussi. Ils pouvaient tous gagner.
— J’aimerais présenter lundi un plan pour remettre Skeiron sur les rails.
— D’accord.
Martin était toujours abasourdi, rien que par la taille de l’opportunité, s’il
la désirait. Peut-être qu’il se surestimait et que les chaussures d’Alec étaient
bien trop grandes pour lui. Il avait évolué rapidement et fortement, gagnant
en confiance, mais il était encore bien trop junior. Il n’avait pas
l’expérience. Alec avait eu un long et glorieux CV avec sa banque privée,
sa gestion des richesses, même avec ses activités en entreprise. À quel point
Alec était doué, était devenu évident dans la façon dont il avait croisé le fer
avec Francis, s’était débarrassé de Williams et avait capturé Skeiron avec
brio. Martin n’avait pas cette impitoyabilité et/ou ce sens des affaires. Le
seul homme qu’il savait avoir un esprit aussi visionnaire était Francis, et si
oui ou non Francis revenait un jour, c’était une question totalement
différente.
— Ce dont tu as besoin, c’est d’un banquier d’investissement ou d’un
gestionnaire de fonds fiduciaires. Il y en a des tonnes sans emploi à Wall
Street. Une bonne centaine des hommes de Lehman Brothers qui ont perdu
leur travail dans Canary Wharf sauterait sur l’opportunité.
Martin prit la main de Syed, heureux lorsque ce dernier répondit
immédiatement et referma ses doigts autour des siens.
— Je t’aiderai à trouver quelqu’un de bien. J’ai embauché quelques PDG,
je sais comment faire.
— Tu trouveras un homme auquel je peux faire confiance ?
— Pas tout à fait de la façon dont Alec avait l’habitude de le faire, mais
oui. Je vais te compiler une courte liste. Et peut-être que ce serait mieux s’il
était hétéro. Tu peux toujours venir à Londres pour rencontrer d’autres
hommes.
Syed tapota sa main et recula.
— Qu’est-ce que tu suggérerais comme conduite sage à tenir lundi ?
— Je ne perturberais pas plus la hiérarchie. Laisse John être Partenaire
Sénior et prendre la barre. Avec un peu de chance, cela le gardera occupé
par des dîners et des déjeuners avec des investisseurs pour s’assurer qu’il ne
clôture plus de mauvais accords. Puis laisse tout ça se calmer. Je te
trouverai un bon financier dans les prochaines semaines et il gardera un œil
sur nous.
— Est-ce que ceci va tout régler selon toi ?
— Par-dessus tout, ces gens veulent leur salaire et leur carrière. Laisse-
les simplement faire leur travail. C’est une sale période en ce moment, toute
stabilité sera bienvenue. Je pourrais assurément profiter d’un peu de calme
pour faire mon travail.
— Bien. C’est très rassurant, sourit Syed. Je comprends que notre
implication a fait beaucoup de dégâts à la firme, et j’en suis navré.
Accomplir ceci par cette prise de contrôle légèrement hostile était une chose
sur laquelle j’ai été mal conseillé.
— Je sais.
Ils se levèrent tous les deux.
— J’espère que tu trouveras quelqu’un qui te mérite, Excellence.
Vraiment.
Syed sourit et prit sa main.
— Merci. Si tu me le permets, j’aimerais te considérer comme mon ami.
— Je le suis.
Syed s’approcha et l’enlaça, à gauche puis à droite de sa tête, et ensuite
recula. C’était un geste simple, mais un rappel puissant de la culture de
Syed et de ses origines. Les valeurs qu’il avait, et le besoin honnête de tirer
quelque chose de bien de ceci, de faire ce qui est décent et d’exprimer son
respect et sa probable affection. Il espérait vraiment que Syed aurait la
chance de trouver un homme qui ne serait pas seulement discret, mais
également son égal – probablement pas en argent et en pouvoir, mais peut-
être de toutes les autres façons.
Le seul sentiment tourmentant concernait maintenant Alec. Syed n’avait
pas dit ce qui était arrivé à Alec, comme si l’homme avait simplement cessé
d’exister. Et dans le coin le plus sombre de son cœur, Martin espérait que
c’était vrai.
Chapitre 33

La réunion du lundi se déroula sans un accroc. Syed apparut côte à côte


avec John, exprimant sa confiance dans le fait que John ferait du bon
travail, déclara à nouveau son engagement envers Skeiron et sous-entendit
une récompense pour la loyauté. Il se montra calme et professionnel, avec
une dignité tranquille que Martin admira.
Quand Allison s’enquit d’Alec, Syed Haroun répondit.
— Alec Berger poursuit désormais d’autres intérêts.
La fermeté dans sa voix indiqua qu’Alec n’était désormais plus un sujet à
aborder.
Régulièrement, Martin vérifiait son BlackBerry, mais il n’y avait aucun
message de Francis. De temps en temps, il tentait d’appeler, mais il n’avait
aucune réponse. Il ne voulait pas harceler Francis, il voulait lui dire qu’il
pouvait maintenant revenir à Skeiron s’il le désirait, que Syed était
raisonnable et n’avait pas de penchant pour la destruction comme Alec.
Qu’il n’avait pas à abandonner Skeiron et tout le travail qu’il avait accompli
dans la firme.
Devoir se contenter d’attendre était le pire, et même le travail ne
produisait pas un exutoire adapté à sa tension. Martin passait trop de temps
à la salle de sport, mais Josh avait raison : lever des poids l’aidait à se
calmer. Il arrivait à laisser le BlackBerry tranquille la plupart du temps, sauf
s’il sonnait et qu’il devait vérifier. Et quand il le faisait, espérer un message
de FdeBracy n’était pas vraiment déraisonnable.
Après un jogging qui laissa Martin moins épuisé que d’habitude, et après
avoir perdu la course pour la douche, une faible sonnerie attira enfin
l’attention de Martin. Il plongea dans plusieurs poches, vestes et enfin
pantalon pour trouver la fichue chose, mais à ce stade, elle avait arrêté de
sonner. Il cliqua sur bis immédiatement, et quelqu’un répondit tout de suite.
— Martin, merci de me rappeler.
Francis. Oh, bon sang. Martin dut s’éclaircir la gorge pour parler et se
sentit brusquement aussi épuisé et en sueur qu’il l’était, et encore plus
essoufflé.
— Oui, nous venons de rentrer. Désolé, je n’ai pas trouvé mon portable
assez tôt. Comment vas-tu ?
Un rire doux qui dévala tout le dos de Martin vers ses jambes.
— Je devrais être à Londres en fin d’après-midi.
— Tu conduis ?
— Oui.
— Tu veux que je te rejoigne ?
Cela pouvait sembler naturel, même si la question était choquante. Après
des semaines et semaines de « réclusion », qui était-il pour penser que
Francis voulait le voir, et tout de suite ? Peut-être qu’il voulait reprendre ses
marques d’abord.
— Oui. Apporte ton portable. J’ai un plan.
Martin rit.
— Suis-je ridicule si je demande si je dois apporter ma brosse à dents ?
Putain, avait-il vraiment dit ça ? Les plaisanteries permanentes avec Josh
affectaient vraiment son style.
Francis ne lui répondit pas immédiatement. Putain, il avait seulement
pensé au boulot, et la brosse à dents avait ouvert un pot entier de vers
métaphoriques.
— Tu pourrais tout aussi bien être préparé, dit finalement Francis. Ma
maison, à seize heures ?
— Je serai là.
Tu pourrais tout aussi bien être préparé. Cela avait le goût de la victoire,
même s’il ne paraissait pas enthousiaste. Tout de même, un homme pouvait
espérer.

— Honnêtement, tu es superbe, dit Josh en levant les yeux au ciel.


— J’ai l’impression que je m’encanaille.
— Tu es intégralement habillé d’Armani et de Boss. Tu ne t’encanailles
pas, d’accord ?
Josh l’effleura sur le chemin des toilettes.
— Tu es superbe. J’aime cette apparence brute. Tu as mangé sainement
pendant si longtemps que tous tes problèmes de peau sont partis.
— Je n’avais pas de problèmes de peau.
— Eh bien, tu ne les voyais pas.
— Tu me donnes l’impression d’être un adolescent boutonneux.
— Martin, vois les choses en face, ta peau n’était pas exactement
radieuse, n’est-ce pas ?
— Tu peux être une vraie tapette.
— Une tapette virile, cependant.
Josh rit par-dessus son épaule et prit ses hanches, l’attirant contre lui et
frottant son aine contre les fesses de Martin. La prothèse paraissait vraiment
naturelle d’après ce que Martin pouvait en dire.
— Oui, papa.
— Tu penses qu’il va te baiser ?
— Nous allons travailler, mais je prends ma brosse à dents. Je peux
toujours espérer qu’il ne s’est pas transformé en moine avant que je puisse
l’avoir.
— Hein ? Tu ne l’as pas baisé ?
— Arg, non, dit Martin en se tournant et posant ses mains sur les épaules
de Josh. Je n’en ai pas eu l’occasion.
— Ouais, c’est ça.
Josh examina son corps, l’inspectant ouvertement.
— Amuse-toi bien. Vous deux devriez être encore plus sexy que toi et
l’Arabe.
— C’était différent. Ceci a plus d’enjeux.
Josh sourit.
— Je suppose que je vais simplement savourer en silence la pensée que
j’ai sculpté ton petit corps.
— Tu l’as fait.
Martin sourit et tira Josh dans ses bras.
— Merci de m’avoir botté les fesses pendant tout ce temps.
— De rien, dit Josh en faisant un pas de côté. Amuse-toi bien ce soir.

Martin arriva à seize heures cinq, ayant passé vingt minutes à réfléchir s’il
devait ou non apporter une bouteille de vin, mais il n’était pas certain de
l’étiquette dans ce cas. Francis n’était pas malade ou en convalescence, et il
avait spécifiquement demandé le portable, ce qui en faisait une réunion de
travail. Avec une brosse à dents.
Il remonta l’allée, repérant l’A8 garée. Les portières étaient ouvertes, le
capot toujours chaud. Il leva les yeux, mais les fenêtres ne révélèrent
absolument rien.
Quand il actionna la sonnette, Francis ouvrit.
— Entre donc.
Il laissa Martin passer. Il se dirigea vers la bibliothèque, parce que c’était
la seule pièce de la maison qu’il connaissait.
— Veste ?
Martin se sentit stupide quand il lâcha presque la veste pendant qu’il la
tendait.
— Merci.
Il posa la sacoche de l’ordinateur et s’installa sur le fauteuil avec la vue
sur le bonsaï. Il y avait le Vaio de Francis sur la table, et une bouteille d’eau
avec un verre.
— Quelque chose à boire ?
— De l’eau ? Plate ?
Martin se sentit seulement un peu moins stupide parce qu’il avait réussi à
demander de l’eau plate sans paraître ridicule. Bien joué.
— Je vais te chercher un verre.
Francis partit, et Martin respira à nouveau. Pour faire quelque chose, il
sortit son propre portable et l’alluma. Francis apporta un verre et un sous-
verre, qui était fait d’un tronc d’arbre coupé, poli pour révéler les cernes de
croissance.
— Merci.
Francis se versa également un verre, ce qui était vraiment poli, mais
cependant pas le Francis auquel il s’était attendu.
Francis s’assit ensuite, et Martin eut un moment pour l’observer. Habillé
d’une façon décontractée, selon ses standards, et ses cheveux atteignaient
ses épaules là où ils étaient le plus long. Les boucles semblaient plus
indisciplinées, donc quoi qu’il fasse habituellement pour les garder
soigneusement arrangés, il ne l’avait pas fait aujourd’hui.
— Que s’est-il passé pendant tout ce temps ?
— Alec est parti, sourit largement Martin. J’ai dit à Syed Haroun quel
connard complet il était et il a viré Alec de la firme, de tout.
Francis se pencha en avant, les coudes sur ses genoux.
— Comment ?
— Je ne sais pas exactement comment. Tout ce que j’ai fait, c’est parler à
Syed.
Le sexe n’avait aucune importance, cela pourrait seulement être un peu
difficile à expliquer.
— Je lui ai dit ce qu’Alec m’avait fait et il m’a cru. Le lundi d’après,
Alec était parti, sans un mot, sans une mention, rien. Parti. Comme le
maudit cauchemar qu’il était.
Francis sourit, mais avant ça, il eut une pause profondément pensive.
— Bien joué. Comment ça se passe à Skeiron en ce moment ?
— John est Partenaire Sénior. Syed nous soutiendra. Il dit qu’il ne
s’inquiète pas si la firme n’a pas de bons retours à montrer parce qu’il
comprend que les capitaux privés nécessitent de la patience. Si nous avons
un mauvais cycle, quelle importance ?
— Williams ?
— En retraite. Et avec Alec parti, tu pourrais revenir. Dieu sait que nous
avons besoin de toi.
— Dieu sait que tu n’as pas besoin de moi, et eux non plus.
Francis inspira profondément.
— Ce n’est pas mon objectif. J’ai renoncé à Skeiron. Comme ils ont
renoncé à moi.
— Francis, Syed est très différent…
— Peut-être, peut-être pas.
Le regard de Francis suffit à taire Martin.
— Si tu restes là-bas, et on dirait que c’est le cas, tu fais quelque chose
que je ne pourrais pas faire. Ce sera un meilleur endroit sans Berger, c’est
plutôt évident. Tu as rendu service à tes amis dans la firme, et tu devrais en
être fier.
— Mais ?
— Hein ?
— Maintenant, arrive le « mais » du sermon, dit Martin en secouant la
tête. Écoute, la firme a des problèmes. L’argent seul ne suffira pas. Si
l’économie sombre un peu plus, nous aurons des violations de contrats à
tout va, et les injections de capitaux ne les combleront pas.
— Oui, je sais.
— Et tu pars toujours ?
— J’en ai fini de travailler avec l’argent des autres. C’était bon le temps
que ça a duré, et je me suis dupé tout seul en pensant que je faisais une
différence, mais je ne le faisais pas.
Francis souffla.
— Je m’en fous si l’économie sombre un peu plus. L’univers s’étend, la
gravité comprime, l’économie grimpe, l’économie chute. En quoi est-ce que
tout cela importe ?
— Waouh, le dévisagea Martin. Qu’est-il arrivé à toutes ces paroles sur
toutes les vieilles dames et leur argent ?
— Nous n’existons pas pour gagner de l’argent pour les vieilles dames.
Nous, par-dessus tout, vivons des frais que nous facturons. Tant que les
gens nous donnent de l’argent, nous chargeons nos deux pour cent de frais
et nous rions des pauvres crétins qui veulent qu’un vrai travail soit fait en
retour.
Les yeux de Francis brillaient.
— Je travaille, et toi aussi, mais John n’est qu’un vampire. Et il y a
beaucoup plus de John dans les parages que je ne peux le supporter sans
avoir envie de briser leurs nuques. Mais !
Il inspira et recula, et c’était bien qu’il le fasse, parce que Martin avait
l’impression qu’il venait d’ouvrir un fourneau.
— Je ne vais pas faire quelque chose comme ça. Les gens dans la finance
traversent plus de douleur que je pourrais en délivrer moi-même. Peut-être
que Dieu leur enseigne cette leçon d’humilité. Peut-être qu’il le fait.
— Ou non.
Le travail d’Emanuel, sans aucun doute. Comment un prêtre pouvait-il
avoir autant d’influence sur un homme qui captivait une salle de conférence
remplie de ses pairs avec un rire et la théorie audacieuse que le boom
prendrait fin un jour ?
— Donc, est-ce que tu vas te retirer ? Devenir un prêtre ?
— Non.
Francis toucha légèrement la bordure de l’ordinateur.
— Je monte mon propre fond.
— Une scission ?
— Pas tout à fait. Ce ne sont pas des capitaux privés comme nous les
connaissons. Avant que le marché boursier ne coule, j’ai liquidé mes actifs.
Cette maison est le seul bien matériel que je possède, à part mes parts dans
la firme.
— Comment as-tu trouvé le bon moment ? En vendant tout pendant le
pic de croissance ? Tu es Nostradamus ou quoi ?
— Simplement en étant plus conservateur que tous les autres, dit Francis
en haussant les épaules. J’ai plus ou moins cerné le bon moment et j’ai une
certaine quantité de liquide dans un coffre-fort privé. J’ai contacté quelques
avocats à Guernesey – nous devrions visiter les îles Anglo-normandes un de
ces jours. Elles sont magnifiques.
— Alors, est-ce que tu vas être l’investisseur pilier de ton propre fonds ?
— Non. Encore mieux.
— Tu m’as eu. J’ignore totalement ce qu’est ton projet d’entreprise.
— Il n’y aura aucune pression pour vendre et générer un retour sur
investissement dans un temps défini. Si nous le voulons, nous pourrons
garder les entreprises éternellement.
— Mais il n’y a aucun prêt disponible. Lancer une firme
d’investissement maintenant est complètement fou.
— Si j’avais besoin d’emprunt, tu aurais raison, sourit Francis. Et c’est la
beauté de tout ça. Je n’en ai pas besoin. Nous nous élèverons grâce à notre
propre mérite, et rien d’autre. Nous achèterons des entreprises qui sont à
genoux, et nous les réorganiserons et les réparerons. Je suis de retour dans
la restructuration, mais je ne le fais pour personne cette fois.
Francis, de retour dans la restructuration. Léopards, des taches. Tigres,
des rayures.
— Je pense que c’est parfait pour toi. Tu m’as dit que tu préférais ça de
toute façon.
— C’est vrai. Mais je parierai seulement mon argent. Et tu as raison. Vu
comment évolue l’économie, il y a de nombreuses, nombreuses compagnies
qui souffrent. Nous choisirons celles qui sont bien trop compliquées pour
les restructurateurs normaux, celles qui nécessitent vraiment des
compétences et de l’expérience. J’en ai déjà trouvé une. Le PDG
propriétaire trafiquait les livres de comptes depuis six ans. J’ai parlé à
l’administratrice de son insolvabilité et elle a dit que la paperasse était un
vrai fouillis. Aucune informatique en place. Des dossiers partiellement
détruits. Elle a dit que tous les restructurateurs qu’elle approchait étaient
horrifiés et ne voulaient pas y toucher.
— Et ?
— Je lui ai dit que je viendrai lundi matin et que je regarderai les cartons
avec les papiers. Puis je parlerai aux gens travaillant là et je lui ferai ensuite
une offre juste.
Une offre juste. Une nouvelle musique. Un renouveau complet.
— D’accord, c’est ce que tu as fait ces dernières semaines ?
— Non. C’était sur le trajet retour vers la maison. J’ai passé les appels
pendant la route. À Stonyhurst, j’ai fait d’autres choses. Des choses plus
immédiates.
Martin eut à nouveau des difficultés à respirer. Qu’y avait-il chez Francis
faisant que le moindre soupçon d’un comportement affectueux ou sensuel
ne manquait jamais de prendre Martin au dépourvu ?
— Tu joues avec moi. Tu sais que je ferais n’importe quoi. Est-ce que
cela t’amuse ?
Francis se leva et approcha, rapidement, énergiquement, comme un feu
bondissant d’un arbre au suivant.
— Lève-toi.
— Et si je préfère être ici ?
— Eh bien, tu auras l’air d’un enfant insolent alors que tu ne l’es pas.
— Va te faire foutre, Francis. Tu sais que je traverserais l’enfer et les
marées hautes pour toi.
— Lève-toi.
Martin se leva, s’énervant contre le fait d’être commandé.
Francis s’approcha sans le toucher, soutenant son regard, mais Martin
maintint le contact visuel, même s’il le laissa à bout de souffle.
— J’ai besoin de savoir si tu seras avec ou contre moi.
— À quel sujet ? La restructuration ?
— Pour ça aussi.
Francis ne s’expliqua pas plus, restant simplement debout là, magnétique,
dominateur.
— J’ai besoin d’un engagement de ta part.
— Je suis engagé. J’ai été engagé pendant tout ce temps, putain. Je me
suis occupé de tes entreprises. J’ai commencé une bagarre dans un hôtel
pour toi. Je suis resté là. À attendre.
Martin lutta pour respirer et pour déglutir.
— À attendre que Francis de Bracy soit là et me touche comme tu le fais
et reste peut-être même dans le coin après m’avoir baisé. Tout ce temps, je
voulais en valoir la peine, je voulais être plus que le stupide gamin à qui tu
enseignais comment travailler dur, et puis encore plus dur, jusqu’à ce qu’il
ne me reste plus de vie et que je ne puisse penser à rien d’autre qu’à si
j’étais ou non assez bien pour toi. C’est douloureux, Francis. C’est
foutrement douloureux de te vouloir autant, mais t’aimer est encore pire,
parce que j’ignore totalement comment gérer ça. Et tout ce putain de temps,
je te voulais ici et je voulais te tenir, et j’ai fichtrement peur de te toucher
parce que tu pourrais me donner ce fameux regard de Bracy qui me réduit à
rien. Je cesse d’exister. Tout simplement. Je ne suis simplement plus là,
mais je ne peux pas l’en empêcher. Tout ce que je peux faire, c’est attendre
et espérer et gérer cette douleur. C’est tout. C’est mon engagement. Est-ce
que cela vaut quelque chose ?
— Cela vaut un Partenariat dans ma firme, dit Francis avec un petit
sourire qui aurait été agaçant s’il n’avait pas été si tendre, avant de placer sa
main contre le cou de Martin. Tu pensais que je t’aurais repoussé ?
— Tu l’as fait. Dans le bureau.
— Ah, ça. Oui.
Francis l’attira plus près, et Martin pensa que c’était fini. Il allait
simplement se consumer en cendres à présent. Caresse. Force. Poitrine
contre poitrine, son souffle contre son visage.
— Mais je ne suis plus ton patron désormais. Il y a plus d’équilibre
désormais. Et je te connais maintenant.
Équilibre. Peut-être. Peut-être que dans ses mois et années à batailler
pour gravir la colline, Martin avait échoué à remarquer qu’il n’était plus
aussi ridiculement désarmé désormais. La caresse de Francis l’apaisa, cette
étrange étreinte qui lui rappelait la façon dont le moine avait tenu Francis.
Mais cette affection, cette proximité, cette intimité n’avaient rien à voir
avec tout ce qui s’était passé au lit.
— Que vois-tu en moi ? demanda Martin.
Quoi en effet. Qu’est-ce qui pouvait attirer Francis de Bracy ?
— Même quand je pensais que tu n’étais qu’un gamin aveuglé par
l’argent, tu as toujours émis un certain rayonnement.
Francis parlait d’une voix basse que Martin pouvait sentir contre sa
poitrine, comme si elle venait de l’intérieur de lui. Pas de l’extérieur, rien
d’étranger ou séparé.
— Tu reflètes la grâce de Dieu et sa beauté. La foi est simplement une
façon d’être conscient de la profonde vérité autour de nous. Ce que je vois
en toi, c’est la lumière, et l’amour, et la joie. Le courage. Et la loyauté. Le
désir d’être bon, et de faire ce qui est juste. Nous ne sommes pas si
différents.
Martin rit.
— Une firme de deux imbéciles contre le reste du monde.
Francis embrassa sa tête.
— Non, j’ai un troisième imbécile à convaincre. Puis-je l’appeler ?
— Bien sûr.
Martin appréciait bien trop la caresse pour vouloir y renoncer, mais d’une
façon ou d’une autre, il se sépara de Francis et s’installa sur le sofa,
observant Francis soulever le combiné et composer un numéro qu’il avait
eu sur son BlackBerry. Il mit le téléphone sur haut-parleur, et Martin songea
qu’il connaissait le son de la sonnerie à l’autre bout. L’Allemagne ?
— Von Förde.
— Bonjour, Carsten. La rumeur publique suggère que tu aurais été
licencié ?
— En voie d’être licencié. Je me négocie un bon accord de départ pour le
moment. Comment est-ce que c’est parvenu jusqu’à Londres ?
— J’avais une chasseuse de têtes qui gardait un œil sur toi. Elle m’a écrit
qu’il y avait des rumeurs sur le bureau de Francfort de ta firme, et j’ai
supposé que tu pourrais être affecté.
— Oh d’accord. Oui. En fait, je pourrais enfin obtenir ce congé
jardinage, ironisa Carsten avec amusement. Que puis-je faire pour toi ?

— Que dirais-tu de raccrocher à nouveau tes gants de jardinier ?


— Je ne les ai même pas encore pris du crochet. En fait, je n’ai même pas
de gants de jardinier.
— Eh bien, tu pourrais ne pas vouloir investir dans une paire, dit Francis,
légèrement moqueur.
— Non. « Investir » n’est pas très malin en ce moment.
— Désolé de te contredire. Je lance ma propre boîte et j’ai besoin d’un
avocat d’entreprise. J’ai toujours voulu lancer une société avec toi, Carsten,
c’est le bon moment. Nous travaillerons seulement avec des capitaux, et j’ai
besoin d’un homme qui aime se salir les mains.
— Je suis partant.
— Nous n’avons pas encore parlé de rémunération.
— J’en suis. Aucune importance. Je suis ferré.
Francis rit.
10
— Les imbéciles et les chevaux .
— Ce qui ferait de toi le cheval, Francis, renchérit l’avocat.
— En parlant d’imbéciles, il y a Martin aussi.
— Salut, Carsten, dit Martin.
— Oh, encore mieux, explosa la voix de l’imposant Allemand à travers le
petit haut-parleur. Salut, Martin. Francis t’a vendu aussi ?
— Il l’a fait.
Martin jeta un coup d’œil à Francis, puis au téléphone.
— Il est doué à ça. Tu nous rejoins, alors ? Fantastique.
— Je ne raterais ça pour rien au monde. Est-ce que vous venez à
Francfort pour établir les contrats les gars ou est-ce que je dois prendre un
vol ?
— Nous y partons lundi de toute façon. Devrions-nous passer par ta
maison ?
— Lundi. Oui. Je suis disponible lundi après le déjeuner. Waouh. Mon
anniversaire est tôt cette année.
Francis éclata de rire.
— Je suis impatient de te voir lundi. Et pense à ce que tu veux être payé.
Nous sommes supposés être des hommes d’affaires sagaces.
— Sagaces. Oui. Je te verrai lundi. Passez un bon week-end les gars.
Francis mit fin à l’appel et sourit.
— C’était facile. Mon équipe idéale.
— Je vais devoir remettre la main sur ma démission alors.
Martin s’adossa contre le sofa, mais suffisamment proche pour effleurer
le corps de Francis.
— Je voulais faire ça depuis des siècles. Pratiquement depuis que tu avais
déchargé toutes tes balles sur moi parce que j’étais entré dans ton bureau
comme un idiot.
Francis tendit le bras et l’attira plus près, contre son épaule. Cette caresse
reprit comme si elle n’avait pas été rompue, comme s’ils n’avaient jamais
arrêté.
— Pour être honnête, tu étais un peu idiot.
— Tu n’étais pas beaucoup mieux.
Francis embrassa sa tempe.
— Il y a toujours de la place pour de l’amélioration.
— De hauts standards.
— Les plus hauts. Rien d’autre ne ferait l’affaire.
Francis s’adossa et tira Martin avec lui. Heureusement que ce canapé
club était assez large pour s’y allonger correctement. Martin pensa qu’il
était vraiment étrange qu’en étant à moitié sur lui et à moitié contre l’épaule
de Francis, il ne se soit jamais senti aussi en paix, jamais aussi accepté et
même aimé.
Il était profondément conscient qu’il avait dévoilé ses sentiments, mais il
n’avait pas honte d’être à son désavantage. Peut-être que cette chose
d’histoire d’amour fonctionnait de façons différentes, et avait des façons
différentes de s’exprimer. Il sentait Francis respirer à ses côtés, et sentait ses
mains entre ses omoplates et dans ses cheveux. Ce calme, cette énergie et
cette puissance au repos, cette énorme force avait atteint son équilibre, et lui
aussi.
À propos de l’Auteur

Gagnant du prix EPIC et finaliste du prix Lambda, Aleksandr Voinov est un


écrivain allemand émigrant vivant à proximité de Londres, où il travaille
comme éditeur de services financiers. Ses genres vont de la science-fiction
et du fantasme au thriller, à l’historique, au contemporain et à l’érotique.
Ses livres ont été publiés par Random House Germany, Samhain Publishing
et d’autres.
S’il n’écrit pas, il étudie le massage sportif, explore les sites historiques et
rencontre d’autres écrivains. Il soutient à lui seul trois librairies de Londres
avec ses projets de recherche en constante évolution. Ses intérêts actuels
comprennent les opérations des forces spéciales pendant la Seconde Guerre
mondiale, l’histoire des échecs, les traditions magiques européennes et la
façon de détruire le monde et le plonger dans un hiver nucléaire sans avoir
bénéficié d’armes nucléaires.
Visitez le site web d’Aleksandr : http://www.aleksandrvoinov.com,
son blog : http://www.aleksandrvoinov.blogspot.com
suivez-le sur Twitter, où il tweets en tant que @aleksandrvoinov
et/ou abonnez-vous à sa newsletter : Http://eepurl.com/71jNz.
Résumé
Martin David, analyste financier avide, mais inexpérimenté, est le membre
le plus récent de l’équipe d’investissement de Skeiron Capital Partners à
Londres. Son patron est un génie financier, mais il est aussi arrogant et
intense. Malgré son comportement erratique, Martin ne peut s’empêcher
d’être attiré par lui tant professionnellement que personnellement.
Dommage que son patron ne semble pas ressentir de la même façon. Dans
une entreprise où le pedigree et les connexions signifient bien plus que le
diplôme d’affaires récemment acquis de Martin, ce dernier se sent
désespérément inadéquat, du moins jusqu’à ce qu’il rencontre l’énigmatique
gestionnaire d’investissement, Alec Berger, qui promet de l’aider à s’établir
dans la communauté financière. Martin est si charmé par la sophistication et
l’esprit d’Alec qu’il lui donne des données qui auraient dû rester
confidentielles.
Ensuite, la crise financière frappe. Les banques brûlent, les entreprises se
balancent au bord du précipice, et la survie de Skeiron est en jeu. Martin est
poussé au milieu de la lutte pour Skeiron – à la fois contre l’économie
sombrant et un ennemi impitoyable qui a quitté l’ombre pour collecter les
dépouilles.

Retour sur investissement est un thriller financier gay du gagnant du prix


EPIC et finaliste du prix Lambda, Aleksandr Voinov.
Note de l’auteur
Retour sur investissement est l’une des rares choses que j’ai tirées de mes
quatre années dans le journalisme financier. Les services financiers sont un
univers à part, et j’ai eu la chance d’entrer dans la profession quelques mois
avant la crise bancaire ; j’ai pu voir à quoi ressemblait une entreprise
« normale », puis je l’ai vue s’effondrer.
Pour les besoins du livre, j’ai simplifié quelques éléments (certaines
personnes de la profession ont constaté que des problèmes pointaient à
l’horizon, même si très peu d’entre elles ont soupçonné à quel point cela
serait grave). J’ai également changé le nom de certaines entreprises, tout en
en conservant d’autres. St Joseph’s on the Mount est fictif, tout comme
Skeiron et Body Harmonic, tandis que Gleeman Capital Markets est basé
sur une boutique de finance d’entreprise que je connaissais. Les autres
institutions sont utilisées de manière entièrement fictive, comme le
Financial Times. À ma connaissance, le FT n’avait pas de journalistes
spécialisés en capitaux privés à l’époque.
J’ai écrit ce livre lorsque l’industrie des capitaux privés était encore fraîche
dans ma mémoire, mais cinq ans plus tard, j’admets que j’ai oublié plus que
ce dont je me souviens. Toutes les erreurs (et il y en a) sont de ma faute.
Dans certains cas, j’ai pris des libertés afin d’améliorer l’histoire globale.
Je crains que la plupart des dialogues commerciaux n’aient été volés à des
sources réelles. J’ai aussi librement pris les traits de certaines personnes.
Alec est né lorsque je poursuivais un fonds de richesse étrangère et j’avais
fini par parler à un conseiller en stratégie, l’un des personnages les plus
accomplis et les plus charmants que j’ai rencontrés. J’ai vraiment apprécié
de poser mes questions et d’avoir à peu près zéro information, tout en
admirant l’habileté de cet homme à faire diversion, en esquivant et en vous
donnant l’impression qu’il se confiait à vous. Détourner son don vers le
côté obscur m’a vraiment attiré.
La chose étrange au sujet du journalisme, c’est que vous vous rapprochez
des objets de votre étude. J’en suis venue à vraiment apprécier mes
contacts, et je me suis peut-être laissé engloutir plus que je le voulais. Cela
dit, j’ai traité en grande partie avec des banquiers, des financiers
d’entreprise, des avocats, des comptables et des décideurs du petit et moyen
marché, et j’ai passé des heures fascinantes à parler à des « restructuristes »
comme Francis le sera une fois qu’il aura commencé sa propre affaire.
Retour sur investissement est l’une de ces histoires qui ont forcé leur sortie.
De nombreuses façons, c’est un livre très personnel, et celui qui m’a hanté
pendant près de six ans maintenant. Il ne s’adapte à aucune petite "boîte", et
cela a été un problème suffisant pour retarder sa publication pendant si
longtemps.
En 2009, un éditeur de littérature gay l’a refusé pour être « immoral » en
raison de l’usage de drogue et des rapports sexuels non protégés – alors que
je pensais que ces deux choses étaient les moindres problèmes et
complications auxquels étaient confrontés mes financiers.
Il n’est pas non plus adapté aux éditeurs de romance gay, car l’histoire
d’amour ne suit pas la trajectoire habituelle. Francis n’est pas très
romantique, et nous pouvons nous attendre à ce que Martin et lui aient
quelques batailles à gérer. Personnellement, je pense qu’ils le feront, en
partie parce que Francis a vraiment besoin d’un homme stable avec une
morale intacte – et Francis, l’idéaliste tordu avec toutes sortes de problèmes
qui le mettent dans tous ses états, enseignera et conseillera Martin, et
obtiendra qu’il fasse de son mieux. Je les vois sauver des entreprises
ensemble, travailler dur et devenir très riches lorsque l’économie se
stabilisera.
Un agent littéraire m’a dit qu’il aimait l’histoire, mais que j’avais besoin de
plus de « drame » (c-à-d., de poursuites en voiture, d’une scène avec des
armes à feu/de la violence) afin d’être un thriller « approprié ». Je ne
trouvais pas que c’était la profession authentique sur laquelle j’aimais écrire
– oui, les banquiers se sont tués eux-mêmes et leurs familles pendant la
crise, mais Londres n’est pas vraiment un lieu de poursuite automobile ou
de fusillade. Ce n’est pas la façon dont ces hommes traitent avec leurs
ennemis.
En outre, Alec n’est pas le méchant dans une saga fantaisiste qui est vaincu
avec une épée. Si nous avons appris quelque chose de la crise, c’est que les
vilains vaincus de la finance ont créé un profil sur LinkedIn afin de
« chercher de nouvelles opportunités », et ont refait surface quelques années
plus tard dans une entreprise différente. Je ne peux pas le voir autrement.
Avec tous ces éléments ligués contre Retour sur investissement, je ne
pouvais toujours pas laisser mourir l’histoire. Elle ne s’adapte à aucune
catégorie, mais je crois en son énergie et en sa vie. En l’absence d’éditeurs
intéressés à qui je pouvais faire confiance pour garder mon histoire telle
quelle, j’ai décidé de le faire seul. En tout cas, je crois que chaque livre finit
par trouver les lecteurs auxquels il est destiné – le travail d’un auteur est de
faire de son mieux et d’y parvenir.
Avec cela, je dépose ce livre entre vos mains. J’espère que cela vous est
destiné et que vous en retirerez quelque chose. En tant qu’auteur auto-
publié sans soutien marketing, je vous serais très reconnaissant si vous
pouviez laisser un avis pour ce livre (les critiques sont les bienvenues aussi)
et parlez-en à vos amis.
Au cours des années, à peu près tous mes amis ont lu ce livre, et je les
remercie leur soutien, de leur fidélité et de leurs encouragements. Dans
cette version plus récente (environ 20000 mots plus courts), un certain
nombre de personnes se sont dépassées afin de m’aider à préparer le
manuscrit et publier le livre : GB Gordon, Hambel, LA Witt, Alex Nicolaie
de Indie Inklings, Karen Wellsbury, Megan Derr, Sofia Gray, Aija, Nicola et
Jemiah Jefferson. Je vous remercie !
Venez découvrir les
autres titres parus chez
Juno Publishing
http://www.juno-publishing.com
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Notes

[←1]
Héros des films Wall Street d’Oliver Stone, incarné par Michael Douglas.
[←2]
Financial Services Authority (Autorité des services financiers : ancienne autorité
britannique de régulation du secteur financier, qui a existé de 2001 à 2013). Elle est remplacée
depuis 2013 par plusieurs autorités différentes supervisées par la Banque d’Angleterre.
[←3]
Chaîne de magasins anglais réputée pour leurs chemises habillées d’un bon rapport
qualité/prix.
[←4]
Il s’agit du rachat d’une entreprise grâce à un endettement qui doit être remboursé à terme
par la société achetée. On parle de rachat secondaire quand cette opération est refaite après une
première réorganisation, tertiaire quand elle est effectuée trois fois. Mais l’accumulation des
rachats entraîne généralement un risque croissant pour les investisseurs, car la marge de
progression n’est pas illimitée même avec une meilleure gestion.
[←5]
Le Garden Leave est un préavis assez spécifique du droit britannique. Lorsqu’un employé
met fin à son contrat, il ne peut pas enchaîner avec son nouveau poste. Il doit respecter la
durée de son préavis, cependant il doit le faire chez lui et pas au sein de la société qu’il quitte
(qui lui paie son salaire habituel). C’est une disposition prise pour éviter la fuite de données
sensibles à la concurrence, et elle peut durer plusieurs mois.
[←6]
FTSE 100 : les cent entreprises britanniques les mieux capitalisées cotées à la bourse de
Londres. DAX : les trente plus importantes entreprises cotées à la bourse de Francfort.
[←7]
Allusion au site pornographique wifeys’ world tenu par Wifey et Hubby deux acteurs
pornographiques américains.
[←8]
La clause de l’homme clé est une condition courante dans de nombreux fonds financiers,
clamant que si l’un des Partenaires cesse de consacrer un temps déterminé au Partenariat, alors
le gestionnaire du fonds ne peut plus faire d’investissements tant que le Partenaire n’est pas
remplacé.
[←9]
Le Stonyhurst College est un internat indépendant Jésuite en Angleterre.
[←10]
Allusion à la célèbre citation « seuls les imbéciles et les chevaux travaillent pour vivre ».
Philosophie de vie disant que les gens qui ne cherchent pas un moyen facile de gagner sa vie
sont des imbéciles.
Avertissements
Dédicace
Prologue
Chapitre 1
Chapitre 2
Chapitre 3
Chapitre 4
Chapitre 5
Chapitre 6
Chapitre 7
Chapitre 8
Chapitre 9
Chapitre 10
Chapitre 11
Chapitre 12
Chapitre 13
Chapitre 14
Chapitre 15
Chapitre 16
Chapitre 17
Chapitre 18
Chapitre 19
Chapitre 20
Chapitre 21
Chapitre 22
Chapitre 23
Chapitre 24
Chapitre 25
Chapitre 26
Chapitre 27
Chapitre 28
Chapitre 29
Chapitre 30
Chapitre 31
Chapitre 32
Chapitre 33
À propos de l’Auteur
Résumé
Note de l’auteur

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