Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
JUNO PUBLISHING
http://juno-publishing.com/
Tout droit réservé. Aucune partie de cet ebook ne peut être reproduite ou
transférée d’aucune façon que ce soit ni par aucun moyen, électronique ou
physique sans la permission écrite de l’éditeur, sauf dans les endroits où la
loi le permet. Cela inclut les photocopies, les enregistrements et tout
système de stockage et de retrait d’information. Pour demander une
autorisation, et pour toute autre demande d’information, merci de contacter
Juno Publishing :
http://juno-publishing.com/
ISBN : 978-2-37676-098-6
Première édition française : avril 2017
Première édition : Juillet 2014
Édité en France métropolitaine
Ceci est une œuvre de fiction. Les noms, les personnages, les lieux et les
faits décrits ne sont que le produit de l’imagination de l’auteur, ou utilisés
de façon fictive. Toute ressemblance avec des personnes ayant réellement
existées, vivantes ou décédées, des établissements commerciaux ou des
événements ou des lieux ne serait que le fruit d’une coïncidence.
Cet ebook contient des scènes sexuellement explicites et homoérotiques,
une relation MM et un langage adulte, ce qui peut être considéré comme
offensant pour certains lecteurs. Il est destiné à la vente et au divertissement
pour des adultes seulement, tels que définis par la loi du pays dans lequel
vous avez effectué votre achat. Merci de stocker vos fichiers dans un
endroit où ils ne seront pas accessibles à des mineurs.
Dédicace
Pour Mat
Retour sur investissement
Aleksandr Voinov
Prologue
Constellés de lumière comme quelque chose tout droit d’un conte de fées,
les gratte-ciels défilaient par la vitre de la voiture. Pendant qu’Alec
embrassait sa gorge et son cou, Martin passa ses doigts dans ses cheveux,
puis attira Alec pour un autre baiser affamé. Alec avait-il réellement désiré
Francis, et n’était-il seulement qu’un second choix ? En cet instant précis,
cela n’avait aucune importance.
La voiture se gara dans un parking souterrain. Alec entra un code dans
l’ascenseur, puis reprit la carte. La cabine monta, le mouvement doux, mais
rapide. Reprendre le baiser n’en valut guère la peine parce que les portes
s’ouvrirent quelques secondes plus tard, directement dans un penthouse qui
semblait outrageusement spacieux, comparé aux configurations victoriennes
tassées. Alec tapa un autre code et un LED passa au rouge, puis il alluma –
une lueur dorée et graduelle. La moquette crème semblait s’étirer à l’infini,
et tout l’endroit était entouré de vitres, au-delà desquelles brillaient les
lumières de Dubaï, loin en dessous.
— Jacuzzi ? proposa Alec en desserrant sa cravate. Sur la terrasse. Viens.
Il glissa un panneau de verre sur son rail, révélant un jardin de palmiers –
à quoi, vingt étages de la ville ? – et un Jacuzzi rayonnant d’une lumière
bleue.
— Jolie terrasse.
Martin posa sa veste sur un banc et s’extirpa de ses chaussures. La vue de
la ville illuminée était magnifique, même si la chaleur monstrueuse de la
journée s’attardait comme un souvenir bien trop récent. Il se déshabilla, plia
soigneusement ses vêtements, heureux de chaque dessert qu’il avait sauté et
de chaque session de gym. Il était plutôt bien foutu – pas aussi ciselé que
Francis, bien sûr.
— Détends-toi. J’ai bien l’intention de te garder ici toute la nuit, affirma
Alec en désignant de la tête le Jacuzzi.
Martin glissa dans l’eau. La température était parfaite, et il se détendit
vraiment, sentant le vol, la tension, et toute la frustration qu’il avait
accumulée se transformer désormais en un désir languide pour personne en
particulier. Alec ferait très bien l’affaire.
Alec revint et lui tendit par-derrière un verre de vin blanc glacé.
— À quel point es-tu aventureux ?
— Je te préviendrai si je n’aime pas.
— Cela me suffit.
La main d’Alec réapparut dans sa vision, lui offrant deux pilules. Martin
jeta un coup d’œil par-dessus son épaule, vit Alec accroupi là, nu, souriant.
Rien d’étrange, rien de menaçant à ce sujet, et il avait le sentiment net que
s’il décidait qu’il n’était pas partant pour ça, ce ne serait pas un problème.
— Les deux ?
— Une ne sera pas suffisante.
Martin se pencha et embrassa la main, la garda près avec ses doigts, puis
ouvrit la bouche. Et puis merde, pourquoi pas ? Il avala les deux pilules à
sec, puis prit les deux premiers doigts d’Alec entre ses lèvres et commença
à les sucer.
Alec siffla doucement, posa le verre de vin et le rejoignit dans le Jacuzzi,
l’embrassant à nouveau, se pressant contre lui, corps contre corps, peau
contre peau, sexe durcissant contre sexe durcissant. Une chose à laquelle il
ne s’était pas attendue de la part d’Alec – il ne semblait pas du genre à être
tatoué, mais il l’était – un dessin abstrait, style lézard tribal courait sur ses
muscles obliques.
— Un lézard ?
Alec baissa les yeux, puis se redressa pour exhiber le tatouage.
— Il a dix ans. À l’époque de ma période dans la finance…
1
— Pas à cause de Gordon Gekko ?
— Un petit génie, rit Alec.
— Enfoiré.
Martin but plus de vin, conserva une gorgée et embrassa Alec, qui
l’embrassa en retour, partageant le goût frais, acidulé et fruité, leurs mains
remontant à nouveau sur leurs cuisses. Ils gardèrent le désir à ce niveau,
explorant, touchant et massant, sans qu’aucun d’eux ne pousse pour plus.
Pendant qu’Alec aspirait son téton gauche, cela frappa brusquement
Martin. La lumière vacillait, il se sentait détendu et fourmillant, et la
taquinerie d’Alec devenait bien plus intense. Il gémit, laissant sa tête
retomber en arrière. Elle était brusquement devenue trop lourde, et il se
sentait dériver, flotter.
— Merde, je suis…
— En sécurité, murmura Alec contre ses lèvres. Allons au lit.
Il dut aider Martin à sortir de l’eau, parce qu’il n’était pas tout à fait
certain d’où étaient ses jambes et quoi faire avec ses mains. C’était trop,
peut-être qu’une pilule aurait été suffisante, mais il se sentait complètement
calme et en paix, alors que sa peau était sensible comme si elle était brûlée
par le soleil. La serviette semblait trop rêche, et en même temps
bizarrement sexy, et il lutta paresseusement pour repousser ces frottements.
Le lit se tenait à l’air libre, les barrières de verre retirées. Le vent
nocturne entrait à l’intérieur, et Alec le fit s’allonger. Puis, ce dernier glissa
en bas de son corps, et lorsque ses lèvres se refermèrent sur la verge de
Martin, il tremblait de besoin, tout en étant détaché de son propre corps,
flottant agréablement, toutes ses pensées suspendues comme d’étranges
insectes dans l’ambre. Il souleva ses hanches, observa Alec l’aspirer plus
profondément, avec un talent incroyable pour s’arrêter chaque fois qu’il
approchait de l’orgasme, mais Martin était bien trop à l’ouest pour poser la
question, supplier, ou même penser à combien il avait envie de jouir.
— Tourne-toi.
Rassembler ses bras et ses jambes lui demanda toute sa concentration, et
Martin était sur le point de se mettre sur ses mains et ses genoux, mais Alec
l’installa sur ses hanches, ce qui fut difficile jusqu’à ce qu’Alec le fasse
reculer. Un reflet dans le verre autour d’eux : deux hommes nus, seulement
des ombres. Martin se reconnut tout juste. Puis Alec glissa un bandeau sur
ses yeux. Cela lui ôta la vue et le laissa avec le sens du toucher, lequel le
rendit fou surtout lorsqu’Alec poussa ses doigts huilés en lui.
Martin chuta en avant sur ses coudes, les cuisses contre son ventre
pendant que deux doigts poussaient en lui, le faisant grogner à chaque
mouvement.
Un mouvement sur le lit. Des mains dévalèrent ses flancs, puis une main
pressante dans le creux de ses reins l’encouragea à s’allonger à plat, et
ensuite quelque chose entra en lui, et ce n’était pas des doigts, quelque
chose de plus gros, chaud, et Martin gémit. Quelqu’un le baisait et cela
aurait pu être Francis au lieu d’Alec. Avec le bandeau, c’était facile de le
prétendre. Son esprit drogué trouvait cela aisé d’imaginer tout ce qu’il
souhaitait. C’était si bon d’être rempli, le léger endolorissement rapidement
balayé par la pure décharge de plaisir lorsque le membre le frappa juste au
bon endroit, se poussant en lui, le faisant basculer, si bien qu’il étira ses bras
pour s’immobiliser.
Il flottait toujours, pas tout à fait certain de son équilibre, mais la baise
était géniale, lente, puissante, et il se retrouva à supplier par des sons et par
des gestes, se repoussant contre l’intrusion, son propre désir alimenté par le
sexe.
Alec gardait son désir son contrôle parce que Martin n’en était pas
capable. Des mains s’installèrent sur ses hanches, le gardant dans cette
position, pressé à plat, et puis le mouvement s’arrêta. Martin grogna. Il
n’était pas tout à fait certain de sa propre position, s’il bougeait, ou si c’était
simplement le matelas à eau, puis la verge le remplit à nouveau, des
poussées puissantes, brutales et insistantes qui le rendirent fou. Il
commença à se rebeller contre la main.
Quelqu’un attrapa sa tête et l’obligea à s’avancer. Un sexe fut poussé
entre ses lèvres, et Martin suivit simplement le besoin induit par la drogue,
prit le sexe et suça. Il aurait sucé n’importe qui. Pendant que l’autre le
baisait, il prit le sexe dans sa gorge, interrompant sa respiration. Après
plusieurs autres poussées puissantes – avec des doigts dans ses cheveux
pour le contrôler, mais Martin était parti bien trop loin – celui dans sa
bouche jouit enfin, le forçant à avaler. Martin ne s’en soucia pas, suppliant à
la place l’autre homme, celui qui le baisait, pour plus de vitesse et de force,
et ce à quoi il obéit. Dieu merci. Une main charitable s’insinua entre ses
jambes et le masturba, prenant le contrôle de son désir, puis quelqu’un se
poussa profondément dans son corps qui se contractait, éjaculant à
l’intérieur de lui.
La drogue rendit son orgasme douloureusement intense. Il était étourdi et
hyper-sensible en même temps. Il n’était pas du tout inhibé au lit, mais ceci
emporta toutes ses pensées et ses calculs au loin.
Il resta étendu sur le côté, la respiration difficile, satisfait, pendant que
quelqu’un jouait avec son sexe toujours dur, caressant ses abdos, ses
hanches. Il y avait deux corps près de lui. Un qui le maintenait près de ses
épaules – Martin était pratiquement grimpé sur lui, une jambe passée par-
dessus les jambes de l’autre – pendant que le second corps reposait contre
son dos.
Il dériva, et le temps s’écoula, mais il n’aurait pas pu dire s’il s’agissait
de minutes ou d’heures, mais seulement qu’à un moment il se retrouva au-
dessus d’un corps qui le tenait, et quelqu’un le baisait brutalement, presque
comme s’il était enragé, et il était pressé contre le sexe dur de quelqu’un, et
tout cela lui sembla durer une éternité, plus longtemps qu’il avait duré parce
qu’il avait joui rapidement contre l’homme en dessous, mais il avait
continué à être martelé. Qui que ce fût – Alec, ou un étranger, ou Francis –
il le baisa jusqu’à ce qu’il soit endolori, jusqu’à ce que son corps ait
suffisamment récupéré et soit à nouveau à demi-dur, et puis jusqu’à ce qu’il
soit dur.
C’était douloureux à présent. Il était endolori et fatigué, mais à nouveau
cela n’avait aucune importance. Cela ne diminuait pas son calme et le
sentiment que toutes ces sensations étaient agréables et bien trop à la fois.
L’irréalité étouffait l’inconfort. Il se laissa dériver dans le sommeil ou
l’inconscience – en tout cas, il s’agissait d’un lieu sans rêves.
Le soleil sur son visage, une brise fraîche sur ses épaules. Martin s’étira
lorsqu’une main toucha son dos.
— Sept heures. Ton avion décolle à dix heures.
Avion. Pourquoi avaient-ils réservé si tôt ? C’est vrai. Une rencontre avec
un client tard aujourd’hui. Martin bâilla et ouvrit les yeux. Alec était déjà
habillé, mais sans sa veste. Seulement deux boutons défaits, sa chemise
cachait le tatouage, sa cravate était drapée autour de son cou, ses cheveux
toujours humides de la douche.
— Sauf, bien sûr, si tu veux que je change la réservation, dit Alec en
reculant.
— Non, c’est sur le compte de l’entreprise.
Martin se redressa à moitié, notant qu’il était endolori et collant.
— Tu économises tes jours de congé pour un grand voyage ?
Martin fit un sourire narquois.
— J’aimerais bien. Non, nous sommes simplement vraiment occupés.
Il se leva et l’endolorissement se transforma en une douleur pas si subtile.
— Bon sang, qu’est-ce que tu m’as fait ? murmura-t-il.
— La douche est par là.
Sous la douche, Martin fit une rapide inspection. Rien de cassé. Il était
seulement sacrément endolori. Il devait être prudent avec le savonnage. On
dirait bien qu’ils avaient montré un peu trop d’enthousiasme cette nuit. Ils.
Il fronça les sourcils. Il y avait un autre homme. Définitivement un autre
homme – Alec n’avait pas deux verges et il ne pouvait certainement pas le
baiser par les deux extrémités en même temps.
Il trouva Alec dans le coin-cuisine, entouré par une odeur d’agrumes, et
pressant la dernière de ce qui semblait être une douzaine d’oranges sur un
engin de chrome et d’acier qui avait fleuri dans l’imagination fiévreuse d’un
designer italien.
— Je dois retourner à l’hôtel.
— Non, pas besoin. Appelle-les simplement pour leur dire de faire tes
bagages et de les faire porter jusqu’à l’aéroport.
Quand Martin hésita, il ajouta :
— Ne t’inquiète pas. Ils ont déjà vu pire que des sous-vêtements sales.
Martin renifla et prit le jus d’orange offert. Il était acidulé et sucré, et il se
sentit immédiatement mieux.
— Et un costume propre ?
Alec rassembla les pelures d’oranges et les jeta dans la poubelle, puis
nettoya le plan de travail et lava ses mains.
— Emprunte une de mes chemises. Le costume semble convenable.
— Tu crois ?
— Oui. Sinon est-ce que je te laisserais monter dans le même avion que
ton patron obsessionnel compulsif ?
— Qu’aurais-tu à perdre ?
— Je peux voir que la finance t’a déjà corrompu, pauvre bougre.
Alec s’approcha et inclina sa tête pour un baiser. Martin hésita, cet
endolorissement était violent, mais aucune douleur dans un baiser. Humm,
pas du tout. La main d’Alec vint reposer sur ses fesses et les pressa, et
Martin se tordit.
— Hors de question, rit Martin. Je serai en retard, et j’ai sacrément mal.
Mot clé. Mal. Pourquoi ?
— Que s’est-il passé ? Je ne suis pas certain de me rappeler toute la nuit.
— Je suis dévasté, dit Alec en le laissant partir. Au sujet de l’hôtel ? Tu
les appelles ?
— Oui. Merde, je n’ai pas leur numéro.
— Ne t’inquiète pas pour ça. Je l’ai.
Alec récupéra son téléphone portable de sa poche et appela l’hôtel,
s’arrangeant pour que ses vêtements et toutes ses affaires soient rangés,
pendant que Martin remettait son costume, du moins le pantalon, les
chaussettes et les chaussures.
Alec le conduisit vers un grand dressing, l’ouvrit et indiqua qu’il pouvait
choisir pendant qu’il passait un second appel, en parlant arabe. Martin se
décida pour une chemise blanche. Fraîchement repassée, elle était très
douce sur sa peau d’une façon que les vêtements complètement neuf ne
l’étaient jamais, agréable et fraîche et usée. Aucun doute que chacune
d’elles était terriblement coûteuse.
— Voilà. Assois-toi.
Alec désigna le comptoir de la cuisine, et le petit déjeuner servi là aurait
rendu tout entraîneur personnel heureux : céréales, fruits frais, jus d’orange
pressé, yaourts.
— Je peux dire que tu es Suisse.
Martin s’installa prudemment sur le tabouret rembourré, ses jambes
verrouillées autour des pieds de celui-ci.
— À moitié, corrigea Alec. Pourquoi ça ?
— Tout est vraiment sain. Tu sais, le Muesli.
— Je doute de pouvoir trouver un petit déjeuner style bacon et œufs
anglais en si peu de temps.
Alec leva le verre avec le jus d’orange.
— Santé.
Martin leva le verre et but – la morsure de la pulpe picota sa gorge, mais
il décida que demander du jus plus doux alors que son hôte avait fait l’effort
de le presser serait grossier. De plus, il aurait subi ses moqueries. Il versa un
peu de yaourt dans son bol, ajouta quelques cuillères de céréales – des
flocons d’avoine et de son – et quelques fruits coupés, mélangeant le tout.
Alec sélectionna soigneusement une orange dans la corbeille à fruits, la
tourna dans ses mains, puis la pela avec ses ongles manucurés, travaillant
avec la précision d’un chirurgien – ou d’un taxidermiste.
— Alors, est-ce que tu as apprécié ?
Il leva les yeux, un quartier serré entre ses doigts.
— J’ai apprécié, déglutit Martin. Ce n’était pas ce à quoi je m’attendais,
mais oui, appréciable.
— Bien.
Alec lui offrit un sourire, puis mâcha le morceau de fruit, léchant le jus
de ses lèvres.
— J’apprécierais si nous pouvions rester en contact.
Il semblait trop en mode professionnel pour être jeté dans la pile bien sûr
que je t’appellerais.
— Tu sais. Professionnellement. J’aimerais savoir ce qui se passe à
Skeiron.
— Si tes clients veulent investir, nous leur enverrons les rapports pour les
partenaires silencieux. Cela fait partie de la communication habituelle.
— Bien sûr, dit Alec en souriant nettement. Mais je ne suis pas encore un
partenaire silencieux, et j’aimerais savoir ce qui se passe. La présentation
était sympathique, mais j’aime mes chiffres bruts. Ceux que ton patron nous
a présentés étaient modifiés, je sais ça.
— Non. Skeiron est un fond classé dans le premier décile.
Systématiquement. Les quatre derniers l’étaient aussi, et Skeiron Cinq n’est
pas différent. La stratégie n’a pas changé. C’est un fonds de capitaux privés.
— Ah oui.
Les yeux d’Alec brillaient d’amusement.
— Tu es dans cette firme depuis combien de temps ? Vingt ans ?
— Dix-huit mois.
— Alors, ne te fous pas de moi. Je veux les chiffres, les données brutes.
Je peux m’amuser avec ça tout seul si j’en ai besoin.
Martin regarda sa montre. Peut-être qu’il devrait partir au plus vite.
Dommage qu’il ne soit pas déjà obligé d’être à l’aéroport, il y avait encore
bien trop de temps pour une fuite précipitée.
Alec se pencha sur le comptoir et prit son poignet.
— Appelons ça une faveur. Nous parlons de sommes énormes là, et je
veux vous aider les gars, mais je me méfie des chiffres de ton boss. Francis
de Bracy n’a pas le genre d’antécédents en termes d’honnêteté qui
m’encourage à parier autant de millions.
— Je ne peux vraiment pas faire ça.
Martin n’arracha pas son poignet, trop inquiet qu’Alec puisse refuser de
le laisser partir, et ce serait gênant.
— Ce ne serait pas juste pour les autres investisseurs. Ces chiffres – je les
ai rassemblés. Je ne fais rien d’autre que des calculs pendant toute la
journée.
Et il détestait parfois n’être que le gars des recherches, de n’être que le
cerveau auxiliaire de Francis de Bracy, l’homme d’affaires, le mâle alpha le
plus durable de la Skeiron Capital Partners Limited.
— Par conséquent, je te les demande.
Alec lui sourit et pressa sa main, la prise plus ferme qu’affectueuse.
— Si tu transmets les chiffres de toute façon, où est le mal ?
Où est-ce que tout ceci menait ? Pourquoi Alec insistait-il autant ?
— Je pourrais être viré.
— S’ils le découvrent, dit Alec en lui souriant. Mais tu es plus malin que
ça, n’est-ce pas ?
— Je suppose.
L’expression d’Alec changea, s’adoucit, comme s’il avait obtenu ce qu’il
voulait et se détendait maintenant. Martin n’aimait pas ça du tout. Alec
avait seulement été une rencontre inattendue dans l’endroit le plus
improbable du monde. Les Émirats ne voyaient pas l’homosexualité d’une
façon très amicale, mais Alec était venu à lui avec la subtilité d’un train de
marchandises.
— Je suis sûr que tu trouveras une façon d’arranger ça.
Alec semblait presque désinvolte, et Martin choisit de ne pas commenter
et de manger son muesli. Il n’y avait aucune obligation, il ne devait rien à
cet homme. Cela avait été sympa, bien sûr, et Martin n’était pas opposé à un
peu d’amusement, surtout si cela n’interférait pas avec son travail, mais
c’était un bon dix en termes de conversation matinale gênante après sexe. Et
c’était exactement pour ça qu’il n’aimait pas traîner jusqu’au lendemain
matin.
Alec se leva et acheva de s’habiller – il noua sa cravate et se glissa dans
sa veste, brossa ses cheveux et sourit à Martin.
— Le chauffeur est dehors. Je vais t’emmener à l’aéroport. Nous ne
voulons pas inquiéter inutilement M. de Bracy.
Il pressa Martin vers l’ascenseur. La voiture semblait encore plus
impressionnante à la lumière du jour. Mais l’inconfort le taraudait à chaque
pas. S’il ne devait plus jamais revoir cet homme, il voulait quand même une
réponse ou deux.
— Y a-t-il une raison pour que tu ne veuilles pas me dire ce qui s’est
passé hier soir ?
Alec lui jeta un coup d’œil oblique.
— Oui.
— D’accord, question maladroitement formulée. Que s’est-il passé hier
soir ? Pourrais-tu ne pas insulter mon intelligence en tentant de me
distraire ?
Martin l’observa avec intensité, prêt à repérer tout changement dans
l’expression d’Alec.
— Où étais-je supposé ne pas me souvenir ? Est-ce pour ça que tu as
amené la drogue ?
— Waouh. Un moment, restons sur ça.
Alec le regarda franchement, les yeux étrécis, évaluateurs, mesurés.
— Tu penses vraiment que je ferais ça ?
— Me droguer afin que je ne me souvienne de rien ? Cela dépend de qui
était l’autre gars. Qui était-ce ?
— Je ne peux pas te le dire.
— Tu ne peux pas ou tu ne veux pas ?
— Les deux. Comme dans, cela n’a aucune importance et je ne te le dirai
pas, et en outre, je ferai une brèche dans le contrat. Et non, ce contrat n’a
rien à voir avec toi ou une tierce partie. Je suis simplement lié par tellement
de couches de confidentialité que je ne peux pas te le dire.
— L’un de tes contacts.
— Arrête ça, Martin.
La voix d’Alec rendit clair que c’était un ordre. Aucune plaisanterie,
aucun amusement, mais un ordre précis, aussi limpide que tous ceux que
son patron lui avait déjà donnés.
— Cela n’a aucune importance. Cela n’a aucune importance pour toi, et
cela a très peu à voir avec les affaires.
— Exactement, soupira Alec. Bien sûr que tu devais t’en souvenir. Je ne
suis pas un violeur.
— Je n’ai pas dit ça, dit Martin en frottant ses tempes. Désolé.
— Oui.
Alec devint silencieux, et Martin ne savait pas quoi dire. C’était
simplement bizarre qu’il y ait eu un troisième homme et qu’il n’ait
absolument aucune idée de qui il s’agissait.
— Tu as raison, j’aurais pu dire quelque chose, mais je ne l’ai pas fait,
parce que… j’ai apprécié.
Les regrets du lendemain matin n’effaçaient rien. Il avait fait des choses
bien plus stupides, comme s’enivrer complètement et ne pas se souvenir
comment il était rentré chez lui, avec la voiture de son père. Même si les
pilules avaient embrumé son esprit, il était toujours resté conscient de ce qui
se passait, n’est-ce pas ? Il s’était simplement endormi et non pas évanoui ?
Cette partie était difficile à vérifier. Il ne pouvait pas demander à un témoin.
Et Alec avait demandé à quel point il était aventureux. Un trio n’était rien
de nouveau. Et, pour être honnête, il n’avait jamais appris le nom de
certaines personnes avec qui il avait couché. Pourquoi cela le travaillait-il
aujourd’hui ?
Ils atteignirent l’aéroport. Alec sortit également, offrit une main, et quand
Martin la prit, une étreinte, ce qui calma son ressentiment. Peut-être
qu’Alec avait simplement testé son intégrité.
— Je suis heureux d’avoir fait ta connaissance.
— C’est réciproque.
— Une dernière chose.
Alec s’approcha de la voiture, ouvrit la portière côté passager et prit
quelque chose – une boîte carrée, comme ces boîtes contenant des cravates
luxueuses.
— C’est un cadeau.
— Merci.
Alec pressa à nouveau sa main, puis le libéra.
— Dis à ton patron que je prendrai contact la semaine prochaine. Des
choses à mettre en place, des contrats à signer, des dossiers à défendre.
Il agita sa main alors qu’il remontait en voiture, et Martin se dirigea vers
le terminal, heureux d’échapper à la brûlure du soleil.
Chapitre 2
La salle de gym était super sympa. Tous ceux qui travaillaient ici étaient
beaux et avaient un corps parfait. Si c’était la politique d’embauche de
l’endroit, Martin l’approuvait de tout son cœur. Il n’avait jamais été un
pratiquant assidu de sport. Bien sûr, il voulait un corps comme ceux dans
les magazines ou dans les pornos. En vérité, il savait qu’il n’y arriverait
jamais, mais tout le monde ne s’attendait pas à des tablettes ciselées.
Il allait faire un autre essai. Après le travail, il était trop épuisé, tout ce
qu’il désirait, c’était dormir. Cela lui laissait les matinées. Il n’était pas
lève-tôt, mais cela pourrait être une bonne façon d’être frais et dispo
lorsqu’il arrivait au travail. Eh oui, il y avait aussi Francis. Dix-huit mois
dans le métier et c’était toujours à son sujet.
Lorsqu’il réussit à rejoindre la salle, à une heure bien trop matinale, il
s’endurcit pour se préparer à la vue de son patron et répéta mentalement ce
qu’il allait dire, qu’il ignorait que Francis s’entraînait ici et bla bla bla.
Armé d’une bouteille d’eau et d’une serviette, il vit quelques courtiers,
des consultants et des employés média paraissant endormis, écoutant leurs
iPod sur les tapis de course ou sur des vélos d’entraînement. Alors qu’il
faisait le tour afin de décider par où commencer, il repéra deux hommes
s’exerçant ensemble sur les tatamis dans le coin de la pièce. L’un portait le
tee-shirt des employés et un survêtement Adidas bleu, l’autre faisait des
tractions dans une quantité minuscule de vêtements. Le haut sans manches
était fait d’un tissu ridiculement dernier cri qui collait à la peau, et le short
pouvait à peine être qualifié de tel.
Il reconnut Francis à ses cheveux, lesquels étaient en sueur et ondulaient
plus que d’habitude, mais paraissaient toujours trop soignés pour un homme
qui effectuait tant de tractions douloureusement lentes pendant que son
entraîneur observait et comptait.
Martin fit demi-tour et enroula sa serviette autour de l’ordinateur d’un
vélo d’exercice qui avait une bonne vue sur le miroir. Ce qu’il put voir le fit
déglutir. Son imagination avait été rigoureusement précise. Francis était
physiquement parfait – des pecs prononcés, des épaules larges, des jambes
longues et sculptées, et de véritables tablettes. L’entraîneur expliquait
quelque chose au sujet de l’abdomen de Francis. Il le touchait très
légèrement et très poliment juste au-dessus de son nombril, ce qui le faisait
inspirer et tendait son estomac. Oui. S’il en avait assez des capitaux privés,
il pourrait très bien devenir un modèle pour sous-vêtements Calvin Klein.
L’enfoiré.
Martin ne put s’empêcher de l’observer passer une main dans ses
cheveux, souriant à l’entraîneur d’une façon qu’il n’employait jamais dans
l’entreprise, d’homme à homme, comme son égal.
Francis dut faire un autre jeu, puis des abdos, et ensuite l’entraîneur leva
ses jambes et les poussa sur le côté avec une force et une vitesse
considérable, pendant que Francis devait garder ses pieds collés et continuer
à se soulever. Les abdos de Martin souffrirent en sympathie.
Martin augmenta sa vitesse et son niveau, et entra un programme de
quarante-cinq minutes. Il ne voulait pas rater la fin de l’entraînement de
Francis, donc il continua à surveiller ce qu’ils faisaient. Et cela inclut un
peu de boxe avec des poings tapés contre le sac que l’entraîneur tenait, du
saut à la corde, et des poids levés, poussés et tirés qui ressemblaient à des
boules en fonte avec des poignées épaisses. Une demi-heure plus tard,
Francis dégoulinait de sueur et luttait visiblement pour respirer. Et la
prochaine étape faillit tuer Martin. L’entraîneur s’avança derrière Francis et
plaça une main à plat sur son estomac, tout en lui parlant. Francis ferma les
yeux, se concentrant visiblement sur sa respiration.
Même si cet entraîneur était hétéro, il devait être impossible de se tenir si
près de Francis et de ne rien ressentir. Et s’il ne l’était pas, il était
clairement en train d’en profiter. Martin les observa achever la session avec
des étirements, puis Francis essuya son visage, son cou et ses mains avec sa
serviette, serra la main de son entraîneur et prit le chemin de la sortie.
Martin interrompit son programme et le suivit.
Dans les vestiaires, Francis ôtait sa tenue. Martin se figea. Aucune
imperfection, très peu de poils, les tétons petits et durs, et des gouttes de
sueur courant de ses cheveux humides jusqu’à sa nuque. Bordel de merde.
Même sur la scène gay obsédée par son corps, il se distinguerait à des
kilomètres. Francis jeta son haut dans un des casiers, puis se tourna
brusquement et regarda Martin avec surprise, peut-être un peu d’agacement.
— Martin. Bonjour. J’ignorais qu’ils faisaient les cours de danse aussi
tôt.
Martin cligna des yeux.
— Quoi ?
— Tu as dit que tu dansais pour te garder en forme.
Vraiment ? Quand ?
Francis arborait un sourire sarcastique, complètement amusé de l’avoir
attrapé sur le mauvais pied, genou, hanche, n’importe quoi.
— Je préfère l’entraînement personnalisé.
Il baissa son short et son boxer en un seul geste et les retira, et Martin ne
savait pas si Francis le provoquait ou si se tenir complètement nu devant
son employé ne le gênait pas du tout.
Il réussit difficilement à détourner le regard.
— Les gars de l’équipe ont dit que cette salle était bien, et je me suis dit
que je devrais faire un essai. Le travail de bureau et les plats à emporter…
Il haussa les épaules, se changeant également, mais pas aussi rapidement
que Francis. Il essaya de se souvenir quand il avait pu parler de danse. À la
soirée de Noël ? Oui. Susan avait demandé comment il restait en forme, et
Martin avait arboré une pose – une pose vraiment gay – et lui avait dit qu’il
dansait. Les yeux de Francis l’avaient alors vrillé, un avertissement qu’il en
faisait trop, qu’il sortait du placard tout seul, et que Francis n’était pas
heureux à ce sujet. Merde. Martin sentit la chaleur lui monter au visage et
fut heureux d’être encore empourpré par l’exercice.
— Je sais que Darren s’entraîne beaucoup. Il en a l’apparence, aussi.
Francis noua une serviette autour de sa taille et se dirigea vers les
douches.
Martin acheva de se déshabiller et prit également une serviette pour la
douche. La salle était trop luxueuse pour une douche de groupe – il doutait
sérieusement de pouvoir réussir à se doucher près de son patron. Plutôt
évident. Il prit la cabine juste à côté de celle de Francis.
— Je fais seulement un peu de cardio, de la course, du vélo.
— Cela m’ennuie à mourir.
— Oui, moi aussi, dit Martin, mais dans sa barbe.
Ils terminèrent en silence, et Martin s’assura de ne pas trop regarder
Francis s’essuyer, mais il en obtint suffisamment pour combler les blancs de
son fantasme déjà familier. Il avait maintenant une idée précise de sa
grosseur et de la forme de ses fesses. Francis ne l’avait assurément pas
inspecté – aucun soupçon d’intérêt au-delà de celui strictement
hétérosexuel.
— Eh bien, je te vois plus tard au bureau. J’ai un petit déjeuner
d’affaires.
Francis referma sa veste à rayures et repoussa ses cheveux toujours
humides en arrière.
— Oui, je te vois plus tard.
Martin ne put respirer à nouveau que lorsque Francis fut parti. Pendant
les derniers mois, savoir si Francis avait une vie sexuelle et en quoi elle
consistait était devenu une fixation malsaine. Un homme avec cet égo… il
le devait.
Tout son espionnage prudent ne l’avait mené à rien. Aucun anneau sur le
doigt de Francis – même si le mariage parmi les hétéros était tout sauf un
pari sûr pour une baise régulière. Aucune conversation surprise, aucun – pas
une seule fois, jamais – départ du bureau plus tôt à cause d’une femme.
Bien sûr, Londres avait de nombreux terrains de chasse. Aucun doute qu’il
pouvait simplement avoir n’importe quelle femme dont il avait envie.
Martin prit un petit déjeuner au Pret, qui était, comme d’habitude,
constitué de jus d’orange et d’une tartine avec des cornichons et – au choix
– du fromage ou du jambon. Il arriva un peu plus tôt qu’à son habitude et
lança son ordinateur, lequel démarra pendant qu’il déballait son repas. Il
savoura la paix et le calme d’avoir le bureau pour lui tout seul, à l’exception
de Susan qui était toujours la première à arriver et très souvent une des
premières à partir aussi, mais qui était presque toujours de garde jour et
nuit.
La porte s’ouvrit et Williams entra.
— Ah, Martin, bonjour. Comment allez-vous ?
— Je vais bien, monsieur, merci. Et vous ?
— Les méchants vont toujours bien, vous savez ça, rit Williams. Est-ce
que Francis est dans son bureau ?
— Je ne crois pas. Il a dit qu’il avait un petit déjeuner d’affaires.
— C’est tout Francis, toujours au travail.
Il y avait quelque chose d’autre dans la voix de Williams, mais Martin ne
put le replacer. Williams pouvait bien jouer au gentil grand-père, mais cet
homme naviguait dans les eaux agitées de la finance londonienne depuis
plus de vingt ans. D’après ce qu’il avait pu rassembler, il était l’éminence
grise qui tirait plus de ficelles qu’il n’y paraissait. Quelques personnes
avaient sous-entendu que Williams avait des amis au gouvernement et
2
surtout à la FSA . C’était un homme que Martin ne voulait pas doubler, et il
ne voulait même pas l’impressionner, du moins pas avant qu’il soit prêt à se
voir confier plus de travail.
— Eh bien, je vais l’attendre, si je peux ?
— Aimeriez-vous du café, monsieur ? J’étais justement sur le point de
m’en préparer. Je pourrais vous apporter quelque chose.
— Oui, un thé serait agréable, merci.
— Lait, sans sucre ?
— Je vais prendre un peu de sucrettes, merci.
Martin se dirigea vers le rez-de-chaussée pour obtenir un thé après qu’il
eut vérifié la cuisine et ne put trouver aucun sachet de thé. Pendant qu’il
était dans la boutique, il s’acheta également un paquet de sablés, parce qu’il
avait besoin d’une excuse pour être sorti qui n’était pas « J’aime le goût du
cirage ».
Quand il revint, il fut légèrement perturbé par le fait que Williams était
dans le bureau de Francis, assis sur le canapé Chesterfield en cuir brun situé
là. L’ordinateur portable n’était pas sur le bureau, cependant ; Francis
préfèrerait laisser son cœur battant derrière lui plutôt que son bien-aimé
Vaio. Il devenait nerveux si quelqu’un s’introduisait dans son espace
personnel, et il y avait une règle implicite disant de ne jamais, jamais, sous
aucun prétexte, le déranger quand la porte était fermée. En tant que
spécialiste en placements qui partageait un bureau avec d’autres, Martin
n’avait aucun droit d’être aussi territorial que Francis, mais il comprenait. Il
détestait ça quand quelqu’un plantait ses fesses sur son bureau.
— J’ai laissé le sachet de thé dedans, j’espère que cela vous va.
Martin posa la tasse en plastique, puis sortit une touillette en bois et un
petit sachet de sucrettes.
— C’est parfait.
Williams tendit la main vers la tasse, retira le couvercle en plastique,
déchira le sachet de sucrettes et vida la poudre à l’intérieur. Puis il touilla,
manœuvrant le sachet de thé entre la touillette et la tasse, avant de le lever
avec la touillette et d’enrouler le fil autour du sachet afin de presser
soigneusement le liquide.
— Nous nous attendons à une période chargée l’année prochaine, et peut-
être la suivante, dit Williams en soufflant sur son thé. Nous engagerons
bientôt un nouveau Partenaire et nous prendrons aussi des spécialistes en
placements supplémentaires.
C’était officiel à présent, alors. Martin garda un visage impassible et
feignit une ignorance complète.
— Francis n’a pas mentionné que des vacances pourraient poser
problème pendant un moment.
Williams prit une gorgée de thé.
— Eh bien, il s’agit d’être capable de sortir l’argent des rues. Vous avez
sûrement noté vers où nos portefeuilles se dirigeaient.
Bien sûr qu’il l’avait fait. Les entreprises avec d’excellents résultats. Le
fond grandissait en valeur chaque mois, chaque semaine, chaque jour.
— En fait, nous sommes en voie de monter un fond secondaire pour co-
investir dans les opportunités que nous voyions. Ceci nous permettra de
viser de plus grosses cibles. Francis fera le gros du travail, mais le nouvel
embauché l’aidera à déployer tout ce capital.
— Joli.
De plus grosses cibles signifiaient de plus grosses entreprises avec une
gamme de prix plus élevée et de plus gros profits. C’était pour cette raison
qu’ils avaient voyagé à Dubaï, pour gagner des investisseurs.
— Tout ceci est encore confidentiel, du moins tant que nous n’avons pas
parlé à nos avocats au sujet de la structure du fond.
William lui sourit.
— Je ne veux pas vous garder loin de votre travail, vous savez. Vous
n’avez pas à me choyer.
— Je n’étais pas… Oui, je devrais probablement aller terminer ce
rapport.
Martin lui offrit l’un de ses sourires les plus ouverts et aimables et
marcha à reculons vers la porte, puis retourna vers son ordinateur. Un fond
secondaire. Skeiron Cinq avait atteint son plafond et ne pouvait plus être
augmenté, mais ils pouvaient certainement en monter rapidement un autre,
surtout si les investisseurs désiraient une plus grosse tranche d’actifs.
C’était comme recharger une arme qui n’avait tiré que quelques coups, ou
bien récupérer une autre arme.
Un autre Partenaire. La firme avait trois Partenaires, parmi lesquels
Francis était le sénior – les deux autres, Phil et Allison ayant seulement un
spécialiste en placements chacun. Et deux nouveaux spécialistes signifiaient
que le nouveau Partenaire aurait une équipe de deux, comme Francis.
Aucune importance. Il répondit à deux e-mails – un de sa sœur qui le
mettait à jour au sujet de la famille – pendant que les autres arrivaient, puis
se mit au travail. Il était suffisamment occupé sans les intrigues politiques.
— Je ne devrais pas faire ça, dit Josh en piquant sa salade avec une
fourchette.
— Quoi, manger de la salade ?
Martin rapporta deux bouteilles d’eau plate et les posa. Napket n’était pas
aussi bondé en ce moment que pendant les heures de déjeuner, aucun toutou
de bureau impatient ne faisait la queue souhaitant secrètement que l’endroit
livre jusqu’à leurs bureaux.
Josh leva les yeux et sourit. Un sourire juvénile, le visage peut-être trop
long, une peau superbe, et maintenant qu’il portait un tee-shirt gris ajusté,
Martin pouvait pleinement apprécier le joli jeu de pecs et les épaules
carrées, surprenant chez quelqu’un qui avait une carrure élancée.
— Non, la salade est parfaite. La nourriture pauvre en glucides ultime,
enfin, à part les glucides ici, mais autrement… Le poulet est toujours sain,
et les pignons contiennent des bons acides gras insaturés. Les personnes
avec un travail cérébral, surtout, n’en consomment pas assez. Pas étonnant
que vous, les hommes de la City, soyez tout le temps stressés.
— Je surveillerai mes acides gras insaturés, alors.
Martin aima comment cela fit rire Josh.
— J’essaierai de prendre quelque chose avec de la salade chaque jour, ou
au moins quatre à cinq fois par semaine.
— C’est seulement une question de garder un œil sur ce que tu mets dans
ton corps.
— Oh, je surveille ce que je mets dans mon corps, dit Martin, avant
d’enfourner une fourchetée d’épinards dans sa bouche.
— J’en suis sûr, s’en amusa Josh. Je ne devrais quand même pas faire ça.
— Le code de l’honneur de l’entraîneur personnel ?
— Il y a de nombreux entraîneurs qui sautent leurs clients, renifla Josh.
Madonna n’a pas eu Lourdes sur un catalogue de vente par correspondance,
tu sais.
— Ce n’était pas avec son danseur ?
— Je pensais qu’il était son entraîneur personnel. Mais je préfère garder
une distance professionnelle.
— Je ne pensais pas à ça. Je pensais que nous pourrions prendre un
verre…
— Je ne bois pas.
— Tu es un rendez-vous difficile.
Josh ne répondit pas et se concentra sur la fin de sa salade. Après coup,
ils déambulèrent sur Oxford Street, puis traversèrent vers Piccadilly, en
marchant et en bavardant, passant du sport à la nutrition, aux films et aux
livres, complètement détendus, avec peu de discussion personnelle en
dehors de leurs goûts en films et livres. Josh avait un goût déplorable ; il
adorait les films d’action des années 80, de Cobra au Scorpion rouge, mais
ils tombèrent d’accord sur Quentin Tarantino et décidèrent que David
Carradine dans Kill Bill était foutrement sexy.
Ils se séparèrent à la station du Tube Hyde Park Corner.
— Tu es certain que tu ne veux pas m’accompagner ?
Josh recula, l’observant avec ses yeux bleu sombre.
— Je ne fais pas dans les relations sans lendemain.
— Très bien… Un cinéma est possible, alors ? Quand es-tu libre ?
— Samedi prochain.
— Toute une semaine ?
— L’attente ne te tuera pas.
Josh claqua son épaule et partit, adoptant une allure de joggeur une fois
dans Hyde Park.
Bon sang. Ils en étaient à la planification pour le week-end. Rien de
décontracté. Josh ne semblait pas être amateur de la « scène », mais il était
jeune, magnifiquement et outrageusement en forme.
Un club alors ? Retourner dans le bruit, les frottements, lever quelqu’un
qui était compatible. S’enivrer et s’étourdir d’un désir superficiel qui
refroidissait et se transformait en un besoin de jeter du lit pronto la dernière
conquête. Les choses avaient été différentes à l’université, quand il était
tombé inlassablement amoureux, ou s’était épris d’hommes qui s’étaient
avérés être de vraies ordures, et qui avaient presque instauré en lui l’idée
qu’il était jeune, soumis à des hormones puissantes, et que Londres était le
meilleur endroit pour être gay. Rencontrer des hommes comme Josh
ressemblait plus à rencontrer un gars normal, en dehors d’un jeu de
séduction, en dehors des endroits où les personnes venaient pour une seule
chose, ou peut-être deux, si elles comptaient s’enivrer.
Il n’était pas vraiment d’humeur pour le jeu habituel, et blâmait pour ça
sa nuit flippante à Dubaï. Elle le tourmentait un peu plus qu’il ne voulait
l’admettre. Bon sang. Il voulait toujours savoir ce qui s’était passé et qui
était l’autre homme. Ce n’était pas seulement qu’il se sentait utilisé – c’était
qu’il ne s’en souvenait pas, et chaque fois qu’il essayait, tous ses souvenirs
le fuyaient. Qu’avait-il ressenti ? Fait ? Dit ?
Il essaya de repousser la pensée d’Alec, mais son esprit rejetait toutes ses
tentatives pour l’ignorer. Il voulait être seul, et la pensée d’être entouré
d’inconnus était inquiétante. Il était très bien seul. Eh bien, peut-être pas
seul, mais il était d’accord pour ne coucher avec personne. Cela ne signifiait
pas qu’il n’avait pas de fantasmes, mais ils impliquaient du porno en ligne
et personne en particulier. Une démangeaison qu’il grattait parce qu’il le
devait afin de pouvoir dormir.
Le dimanche matin, il fut complètement réveillé à huit heures. Il se
tourna quelques fois, fixa son réveil, le mur, le plafond. Ce serait sympa
d’avoir une raison pour se lever qui ne serait pas le travail. Un chat ou un
chien ou quelque chose, réclamant sa nourriture, bavant sur ses mains, ou
sautant sur sa poitrine, la queue juste dans le bon angle pour chatouiller son
nez quand elle battait.
Le week-end oisif lui parut interminable, et il fut heureux de retourner
travailler le lundi. Il devait mettre à jour une présentation pour une autre
réunion, mettant en forme leurs derniers succès dans ce qu’il avait
commencé à appeler l’art de la séduction des entreprises. Plus de
graphiques, plus de flèches se dirigeant vers le haut, encore et toujours.
Il resta seul pendant la pause déjeuner, mangeant sa salade sur le pouce.
Ian avait pris un jour de congé pour un rendez-vous chez le dentiste. Il avait
dit qu’il n’aurait pas l’esprit clair après ce que lui aurait fait le dentiste. Ils
devaient le droguer comme un éléphant parce qu’il paniquait.
— Oh, salut. Martin, c’est ça ? Je ne crois pas que nous ayons eu
l’occasion de nous présenter.
John Cameron, qui avait emménagé dans une salle de réunion réaffectée.
Martin posa son bol de salade et se leva, léchant ses lèvres afin de s’assurer
qu’aucun morceau de dinde n’était en suspension sur son visage.
— Désolé, mais j’ai été occupé à courir pour rencontrer les investisseurs,
ajouta John en serrant sa main et en souriant.
Pourquoi ces hommes devaient-ils toujours être jeunes et magnifiques ?
— Hum, je ne cours nulle part, je suis seulement assis là, à écrire des
rapports.
— Je ne vous dérange pas, n’est-ce pas ?
Non, tu sembles être l’homme le plus à sa place qui ne travaille pas dans
cette pièce.
— Nan, ne vous inquiétez pas, je mangeais seulement.
Martin attrapa le couvercle en plastique et le glissa sur la salade.
— Comment allez-vous ? Votre bureau est-il terminé ?
— Oh, oui, c’est fait. C’est amusant, je peux presque voir mon ancienne
boîte de là-bas.
— Je suppose que c’était volontaire.
Le visage de John devint pensif. Merde, faux pas.
— Je veux dire…
— Afin que je me souvienne d’où je viens ? Une idée intéressante, sourit
John. Une bonne pensée.
— Cela ne vous ennuie pas si je vous demande d’où vous venez ?
— J’étais Partenaire Junior à Epitome Capital Partners depuis trois ans.
John regarda autour de lui, puis se déplaça sur le côté afin d’attraper le
fauteuil de Terry et le tirer plus près avant de s’y installer.
— J’étais impliqué dans certains des derniers plus gros rachats, et il
semblerait que Williams prévoit d’aller chasser de plus grosses cibles, donc
je me suis dit, pourquoi être un petit poisson dans une grande mare si je
peux être un gros poisson dans une petite mare et me faire les dents avec
plus de responsabilités ?
Plus de métaphores mélangées qu’il en avait entendues de toute sa vie.
John était-il conscient qu’il y avait un grand méchant requin dans cette
petite mare ?
— Epitome… une super entreprise. Cinquante fonds, de quoi, six virgule
cinq milliards de livres ?
— Vous connaissez vos chiffres.
— C’est mon boulot.
John lui sourit. Il pourrait très bien être le thon bien gras cherchant à se
lier avec d’autres poissons et former une équipe afin que le requin tue
certains d’entre eux et dans l’idéal quelqu’un d’autre que lui, mais bon
sang, le gars était sympathique. Il parlait réellement aux subordonnés, et il
ne donnait pas un seul surnom déplaisant.
— Eh bien, Martin, je vais retourner sur le terrain… Je reçois deux
hommes en entretien aujourd’hui pour les postes en placements.
— Nous en embauchons deux de plus ?
— Oui. Il y a suffisamment de travail pour ça. Je me demandais
simplement si vous seriez d’accord pour leur montrer les ficelles lorsqu’ils
débuteront. Ou si je dois demander à quelqu’un d’autre. Je ne sais pas
quelle est votre charge de travail.
Oh merde. Il ne pouvait pas concevoir la réaction de Francis.
— Ça dépend du patron, en vérité, mais bien sûr, absolument.
— Williams a dit que c’était d’accord.
Oui, et Williams ne sera pas là quand Francis me passera un savon parce
que ses rapports seront en retard, car le nouveau Partenaire a besoin que
ses bleus soient formés.
— Très bien. Je suis heureux d’aider.
— Génial. Merci.
John se leva et serra à nouveau sa main.
— Je vous serais redevable.
Un échange de faveurs. Il venait juste d’entrer dans les intrigues
politiques de cette entreprise. Génial.
— Aucun problème, bon courage, John.
Ce fut seulement la première surprise. Environ quatre heures plus tard,
pendant que les gens normaux rangeaient leurs affaires et rentraient chez
eux, John envoya un e-mail à toute l’équipe.
Bonsoir à tous
Vous êtes cordialement invités à un pot d’installation dans ce qui était
auparavant la salle de réunion 2. Je suis certain que vous trouverez le
chemin.
John.
Martin montrait simplement aux deux nouveaux – l’un d’eux était une
femme, en fait – les formats qu’il utilisait et leur donnait quelques modèles
et quelques rapports finis avec une rapide explication d’où se trouvait quoi
lorsque Francis apparut à la porte.
— Martin, peux-tu venir dans mon bureau ?
Aucun « s’il te plaît ». La poitrine de Martin se comprima, mais il hocha
la tête, jeta un coup d’œil à Ian qui regardait studieusement ailleurs. Martin
suivit Francis dans son bureau et autorisa l’homme à fermer la porte
derrière eux.
— Qu’est-ce que c’était ?
— C’était moi aidant les nouveaux.
Martin garda son visage impassible.
— Ian l’a fait pour moi lorsque j’ai commencé.
— C’est le problème de John. J’ai dit à Ian de te former.
Étonnamment, Francis paraissait calme et raisonnable.
— C’était sur le temps de travail d’Ian. C’était budgété. Ton temps est
prévu pour quelque chose d’autre.
— Je peux dégager quelques heures. Ce n’est pas un problème.
— Oh, vraiment ?
Le sourire de Francis était pincé.
— Je ne peux pas te laisser t’ennuyer alors. Tu aurais dû me dire que tu
avais du temps.
Oh l’enfoiré.
— Je ferai des heures supplémentaires après le boulot.
— Oui, tu le feras.
Francis inspira sèchement.
— Le nouveau Partenaire ne dirigera pas cette entreprise, pas tant que je
suis ici. Prendre parti pour lui est une grosse erreur, parce qu’il partira, et je
serai toujours là. Est-ce que tu m’as compris ?
— Oui, monsieur.
— Il t’a demandé ?
— Oui.
— C’est tout lui, dit Francis en fixant la fenêtre. Ne gâche plus ton
temps. Tu me rends des comptes, pas à lui. Sauf si tu veux changer
d’équipe ?
Tu es avec moi ou contre moi. Cela commençait à ressembler à la Guerre
Froide, pas à une querelle de bureau.
— Est-ce vraiment nécessaire d’amplifier ça ? J’aurais dû te demander la
permission, mais je l’ai fait pour les nouveaux, pas pour Cameron.
Même s’il a demandé gentiment, et que je suis sensible à la politesse.
Francis l’examina, et Martin ignorait ce qu’il recherchait. Il n’était pas
prêt à énerver tout le monde juste pour éviter de servir de paillasson à cet
égocentrique. C’était beaucoup plus facile d’admirer Francis quand il
aboyait sur quelqu’un d’autre.
— Puis-je finir ce que je faisais ? demanda Martin.
Francis continuait de l’observer, comme s’il s’attendait à ce que Martin
en vienne à sa propre conclusion. Pas du tout fair-play.
— Combien de temps cela prendra-t-il ?
— Moins de trente minutes.
S’il se dépêchait. Les nouveaux méritaient mieux, mais peut-être qu’ils
pouvaient demander à Darren ou Terry.
— Très bien alors. Mais plus de suçage auprès de Cameron.
Suçage. Étrange façon de le formuler, et étrange façon de lui donner
l’impression qu’il lui faisait une faveur. Bâtard.
Ian avait déjà posé le document imprimé sur son bureau. Martin s’installa et
lança son ordinateur. Alec. Bon sang, penser à lui suffisait à le faire sourire.
Il pouvait être un connard arrogant, mais en toute honnêteté, il partageait en
grande partie l’opinion d’Alec sur les gens. Il pouvait comprendre comment
quelqu’un dans une position détendue pouvait voir John comme ambitieux
et Francis comme un connard complet. Ce n’était pas comme si Alec
donnait des coups de pieds à des chiots impuissants.
Il entra son mot de passe et consulta ses e-mails, les triant par ordre de
priorité, puis vit un e-mail de Ian, étiqueté urgent : Hé, mec, qu’est-ce qu’il
se passe avec ce Berger ?
Il jeta un coup d’œil en coin vers Ian qui était occupé à taper, et répondit.
Francis et moi l’avons emmené dîner hier soir. Berger m’a invité pour le
petit déjeuner. C’est tout.
Et la réponse : ah, d’accord.
Martin sourit et secoua la tête, mais son cœur sombra. Il ne voulait pas
finir par discuter de ses relations avec Ian, toujours amoureux de son ex-
petite amie, et incapable de se taire à son sujet. La blague dans l’équipe
était qu’Ian approchait les femmes en disant : « Salut, je suis Ian, et j’ai
toujours le cœur brisé à cause de mon ex fantastique. Tu veux un verre ? »
Il sauta le reste de la pause déjeuner et se plongea dans son travail, se
sentant moins que concentré, parce qu’il continuait à penser à Alec, à
l’odeur de sa peau, à quoi il ressemblait, ses épaules larges, douces et
bronzées. Il dut repousser les images parce que son corps ne semblait pas se
préoccuper qu’il soit au bureau et que ce rapport soit assurément peu sexy.
Il envoya à Alec l’adresse et le numéro de téléphone de sa salle de sport.
Aucune réponse. Et il fallait qu’il arrête de vérifier, donc il couvrit le
téléphone avec un bloc-notes. Sa routine familière l’aida à traverser le reste
de la journée.
À seize heures trente, un autre e-mail important apparut dans sa boîte de
réception. FdeBracy. Ah, déjà de retour de son déjeuner ?
Martin, est-ce que tu as un moment ? Viens dans mon bureau. Si tu l’as,
apporte le rapport.
Cinq minutes, j’ai besoin de l’imprimer d’abord.
Alors viens sans.
Oh flûte. Martin envoya le document vers l’imprimante afin qu’il puisse
le récupérer au retour – sauf, bien sûr, s’il était renvoyé pour avoir folâtré
avec le client.
Lorsqu’il entra, Williams et Francis étaient assis, Francis derrière son
bureau, Williams sur le canapé Chesterfield.
Williams lui fit signe d’approcher.
— Martin, merci d’avoir pris le temps. Venez, prenez un siège.
Martin regarda Francis, mais son visage était impassible. Maussade ?
Mécontent ou seulement neutre ? Que se passait-il ? Il s’assit.
Williams se pencha en avant, les mains sur ses cuisses.
— Nous avons décidé de changer la hiérarchie de Skeiron pour refléter
au plus près notre récente croissance et notre diversification. Francis a
concédé avec moi que vous aviez montré du potentiel et que vous étiez
extraordinairement prometteur. Nous sommes une firme qui se base sur le
mérite. Vous garder à votre poste actuel semble dépassé par rapport à la
direction que vous devriez prendre. Donc, nous avons décidé de faire de
vous un Associé, avec effet immédiat. Votre contrat sera modifié, et votre
fiche de paie ajustée en conséquence.
Associé. Martin cligna des yeux et se demanda comment, et pourquoi.
— Waouh, je ne sais pas quoi dire.
— La levée de fonds, dit Francis. Merci à toi, c’est un succès complet.
Bien mieux que ce que John a fait à New York.
Francis jeta un coup d’œil à Williams qui haussa les épaules.
— Des hommes différents ont des talents différents.
La levée de fonds. Oh putain. Alec et le troisième homme. Obtenait-il
cette promotion comme une façon de dire « Merci d’avoir donné de ta
personne pour l’équipe » ? Et les paroles d’Alec. Je peux t’aider. Je peux
faire en sorte que cela t’arrive. Alec avait-il fait ça, ou était-ce une
coïncidence ?
— Vous aiderez Francis et apprendrez les ficelles auprès de lui. John,
bien sûr, recrutera également un Associé.
Williams se leva et serra sa main lorsqu’il se leva également.
— Je savais que vous faisiez partie des bons, Martin. Bien joué donc, et
bien mérité.
Martin sourit, espérant qu’il ne trahissait pas qu’il ne se sentait pas tout à
fait à l’aise avec l’éloge. Mes talents cachés. Ou pas si cachés. Bon sang,
c’était un saut agréable dans les échelons, probablement le plus important
qu’il ait fait de toute sa vie. Plus de travail de soutien, il appartenait
vraiment à l’équipe. La pensée lui fit tourner la tête. Cela semblait irréel,
exagéré. Mais était-ce important ce qui avait déclenché exactement cette
promotion s’il pouvait faire le travail et s’accrocher à sa nouvelle position ?
Il n’accomplit pas beaucoup de travail pendant sa dernière heure.
Apprendre de Francis exigeait une collaboration plus étroite qu’auparavant.
Francis verrait qu’il est une imposture. Il ignorait quoi penser. Tout était
mélangé. Il ne pouvait pas accéder à cette partie logique et objective de son
cerveau qui normalement lui était très utile.
Il réarrangea les icônes de son bureau. Il était derrière son ordinateur
avec son travail, mais il ne pouvait pas se concentrer, et il ne pouvait pas
travailler plus longtemps pour rattraper son retard.
Il devait parler à Alec, et vite.
Chapitre 7
— Oui ?
— Salut, Josh, c’est Martin. David.
— Salut, Martin, comment vas-tu ?
— Je vais bien. Simplement occupé. J’ai eu une promotion inattendue, et,
eh bien, j’ai travaillé d’arrache-pied.
— Oui, j’ai remarqué que tu n’étais pas venu à la salle. Prévois-tu de
venir samedi pour la session ?
— Oui, c’est pour ça que j’appelle. Je n’annule pas.
Il ouvrit le frigo, sortit un sachet de légumes sautés et les rinça
rapidement. Josh ne dit rien à l’autre bout du fil, donc il posa les filets de
poulets congelés au micro-ondes qui commença à bourdonner si
bruyamment qu’il quitta la cuisine.
— Oui, dit-il, presque sèchement. Juste pour me mettre dans le bon état
d’esprit. Quel genre d’appel est-ce ? C’est pour réserver une autre session,
ou c’est un appel sans raison ?
C’était le problème avec le fait de commencer quelque chose – ou de
tenter de commencer quelque chose – avec un entraîneur personnel. Le
bazar.
— J’appelais sans raison.
— D’accord, répondit Josh à nouveau sèchement.
Martin vérifia son demi-sachet de sauce satay, mais flûte, elle n’avait pas
la couleur qu’une sauce aux cacahuètes devrait avoir. Et il ignorait quand il
avait utilisé la première moitié. Il y avait quelques mois. Ces trucs tout prêts
n’étaient-ils pas censés durer éternellement ?
— Merde, la sauce satay a tourné.
— Oh, Seigneur, ne me dis pas que tu ne peux pas faire la tienne.
— Je n’en ai aucune idée. Demande-moi ce que tu veux au sujet des
maisons de santé en Allemagne.
— Non, pas intéressé.
Josh paraissait agacé.
— Tu ne m’as jamais dit pourquoi je ne suis pas ton type.
— C’est ce genre d’appel, donc, soupira Josh. Peut-être que j’ai un petit
ami – ou une petite amie.
— Sauf que tu n’en as jamais parlé.
— Certains d’entre nous sont en fait discrets.
Aie.
— Alors, qu’est-ce que c’est ?
— Je ne sors pas avec les hommes dans la finance. La seule chose dont
ils sont plus fiers que leurs retours sur investissements, c’est la taille de leur
sexe, même s’il n’y a pas de quoi pavoiser.
— Oui, mais je suis Associé en capitaux privés. Une race totalement
différente de poissons. Nous sommes les gentils.
John renifla.
— Allez, dis-moi.
— En fait, cela ne te concerne pas. Je ne révèle pas ça à la légère, tu
comprends ?
Révèle ? Qu’y avait-il à révéler ? HIV ? Martin retira le poulet du micro-
ondes. Toujours à moitié congelé et cru d’un côté, l’autre étant blanc et cuit.
Existait-il quelque chose de moins appétissant au monde que du poulet au
micro-ondes ?
— Je suis ouvert, honnêtement. Nous sommes amis. Ou nous pouvons
être amis, si tu veux. Nous nous entendons bien. J’aime passer du temps
avec toi.
— Je suis né dans un corps féminin, Martin.
La dernière chose sur terre à laquelle il s’était attendu.
— Oh.
— Je te l’avais dit.
Le silence fut positivement odieux. Martin revisita leurs rencontres et
pensa se souvenir avoir dit quelque chose de drôle et de déplacé sur les
« trans ». Il n’avait pas voulu être méchant, mais…
— Très bien. C’est inattendu, mais c’est bon. Je veux dire…
Oh, arrête de t’enfoncer. Il faiblit.
— Tu es toujours Josh pour moi.
— Bien sûr. Je ne t’ai jamais donné aucune raison de penser à moi
comme quelqu’un d’autre.
Josh soupira de manière audible à l’autre bout.
— Je refuse de supporter ces stupides angoisses de genre désormais.
— D’accord. Très bien. Et pour l’entraînement de demain ?
— Montre-toi simplement cette fois.
— Je le ferai.
— D’accord. Sauce satay : beurre de cacahuète, jus de citron, sauce soja,
un piment, un peu gingembre, de l’ail. Mélange le tout. Salut.
— Salut.
Martin jura, coupa le poulet et jeta les morceaux dans le wok. Satay. Il
avait du beurre de cacahuète, de la sauce soja, et vu que l’unique citron
dans la corbeille à fruits était aussi dur qu’une balle de golf, il ne pressa
qu’un peu de jus. Il avait de l’ail en tube, mais pas de gingembre, et le
piment fut sous la forme d’un soupçon de sauce Tabasco. Le mélange qui en
découla se mit à cuire dans le wok et ce fut alors qu’il pensa à ajouter un
peu d’eau – se sentant stupide pour ne pas y avoir pensé plus tôt, parce que
cela se transforma en une sauce sympathique et épaisse, avoisinant la sauce
satay – trop salée, probablement pas assez de citron, et sacrément épicée
parce qu’il avait sous-estimé le Tabasco. Pourquoi les gens achetaient-ils du
« prêt à l’emploi » alors que c’était si facile ?
Il cuit rapidement les végétaux à la vapeur et versa tout le mélange dans
un saladier profond. C’était sain – pas de nouilles, pas de riz, respectant
ainsi le régime pauvre en glucides de la soirée, en honneur à ses tablettes
encore fugaces. Bien sûr, il évitait simplement le problème. Il ignorait
comment traiter Josh à présent, comment le traiter normalement – cela ne
devrait vraiment rien changer entre eux. Il ne voulait pas que Josh
s’inquiète de ça, il ne voulait pas qu’il se sente gêné, mais sa poitrine se
serrait à cette pensée. Cela n’aurait rien dû changer, mais c’était le cas, et
d’une façon vraiment insidieuse.
Tout allait bien, mais en même temps ce n’était pas vrai, et il ne voulait
pas le montrer à Josh, parce qu’il avait raison. Il n’avait pas à gérer les
blocages des gens, surtout s’ils étaient ses clients. Quel bordel !
Martin n’appela pas Josh et était presque certain qu’il ne le ferait pas.
C’était juste trop gênant. Il ne savait pas comme agir. Il redoutait le
message de Josh lui rappelant qu’il avait à nouveau sauté l’entraînement, et
il savait que c’était injuste de sa part de faire attendre Josh dans le noir.
Demain. Il avait beaucoup de travail à faire, en tout cas. Il n’avait pas
pris un véritable rendez-vous, juste un semblant de rendez-vous. Josh était
occupé les samedis et les dimanches. Quelqu’un sauterait sur l’occasion
pour prendre le créneau vide.
Il s’installa devant son ordinateur et chargea les dossiers de sa clé, puis se
mit au travail. Autour de minuit, il se prépara une salade, frit un peu de
bacon et ajouta des cubes de fromage, en dépit du fait qu’ils étaient tous
deux pleins d’acides gras saturés.
Le lendemain matin, il se décida à prendre un pass d’une journée à
Fitness First qui était juste au coin de la rue. Après un thé et un petit
déjeuner – des céréales avec des noix et des graines, et de la banane fraîche,
à cause du potassium – il s’habilla rapidement et attrapa son sac de sport.
Il fuyait le problème, mais il ignorait quoi faire d’autre. Les transsexuels
ne faisaient pas partie de sa vie. Il n’avait pas d’amis qui étaient sortis avec
l’un d’eux. Bien sûr, les visions de jolis Thaï étaient des clichés, mais plus
que tout, il était stupéfait par la façon dont Josh avait été capable de le
tromper visuellement. Josh avait fait un bien meilleur boulot que toutes les
drag-queens qu’il avait vues, sur scène et hors scène. Les larges épaules, les
pecs qui étaient bien mieux que les siens. Et la camaraderie facile. Pas
quelque chose qu’il avait avec les femmes. Il n’avait pas de conversions
geek avec n’importe qui, et définitivement pas avec les gens dans la finance
comme Alec.
Mystique. Change forme.
Josh avait lâché cet indice très tôt.
Le dimanche midi, même chose. Il avait rêvé de quelque chose d’étrange
au sujet des maisons de santé, quelque chose ressemblant à une partie de
Tetris, où il devait empiler des bâtiments pour qu’ils commencent à luire de
différentes couleurs, et bouger ces bâtiments avait été très difficile. Mais un
plan commença à se cristalliser. Il passa quelques appels en Allemagne, et
ses suspicions se confirmèrent.
Il avait identifié l’entreprise cible.
Chapitre 10
Lorsqu’ils atterrirent à l’aéroport, un dôme de verre à l’air libre qui avait été
reconstruit après qu’un feu eut détruit le vieux terminal, Martin fut, par-
dessus tout, frappé par le fait qu’il était vraiment différent du Heathrow
sale, bondé, désagréable et terne.
Le chauffeur de taxi qui les emmena vers l’hôtel dans une Mercedes
neuve – les Allemands aimaient remuer le couteau dans la plaie – ne parlait
aucune langue que Francis ou Martin comprenait, donc ils lui tendirent
simplement l’imprimé de la réservation, et l’homme hocha la tête en disant
quelque chose qui semblait affirmatif.
Le Hilton était spacieux, moderne et bien tenu. Le personnel parlait
anglais et était efficace. En voyage professionnel, aucune dépense n’était
épargnée.
— Je rencontrerai l’avocat ce soir. Il fera aussi la traduction pour nous,
dit Francis dans l’ascenseur.
— Cet Allemand diplômé d’Harvard que tu as mentionné ?
— Oui. Je vais lui donner la lettre et lui expliquer d’où nous venons. Puis
peut-être prendre un verre au bar, parcourir quelques papiers.
Était-ce une proposition de « temps avec le patron » ? Martin n’avait pas
vraiment envie de les rejoindre. Il était déterminé à trouver du temps pour
lui, à se prendre quelques heures de répit.
— Je prévoyais de retrouver un ami, dit-il en inventant quelqu’un sur-le-
champ.
Francis l’étudia pendant une seconde, et Martin eut l’impression qu’il
était raisonnablement calme.
— Bien sûr. Profite de ta soirée. Souviens-toi, la réunion est à onze
heures trente.
— Je serai dans le salon à onze heures demain, sourit Martin avant de se
diriger vers sa chambre.
Il se doucha, s’habilla et demanda à la réception de lui appeler un taxi
pour dans une demi-heure, puis localisa son téléphone et appela rapidement
le numéro d’Alec.
— Salut, Martin.
Alec paraissait content de lui, détendu.
— C’est bon de t’entendre. J’ai entendu dire que tu avais récupéré les
costumes.
— En effet.
Martin pouvait l’imaginer, peut-être dans son bureau, ou dans cet
appartement agréable dans cette haute tour à Dubaï.
— J’appelai justement afin de te remercier à nouveau.
— Pas pour ça.
Alec déglutit, peut-être qu’il buvait quelque chose.
— Je me demandais quand tu allais appeler.
Pas si, juste quand.
— Oui, j’ai été occupé.
— Occupé ? Que se passe-t-il à Skeiron ?
La voix d’Alec semblait plus tranchante à présent.
— Oh, il y a un rachat tertiaire qui est un peu controversé dans la firme.
Dans l’automobile allemande, et oui, John s’en occupe.
— Mais tu n’es pas dans l’équipe de John, sauf s’ils t’ont changé ?
— Non. Je suis toujours à la même place.
Dans la même situation aussi. C’était bon d’entendre la voix d’Alec, de
l’imaginer à l’autre bout du fil.
— Je travaille justement sur mon propre accord.
— Félicitations. Ils feront bientôt de toi un Partenaire.
— Peut-être, rit Martin. C’est courir avant d’avoir vraiment appris à
marcher.
— Je te coacherai pendant tout le chemin.
Aucune hésitation.
— J’ai vraiment appelé simplement pour…
— Entendre ma voix ? dit Alec avec un sourire audible.
— Oui, avoua Martin en déglutissant difficilement. Est-ce que tu penses
que je suis un enfoiré sentimental ?
— Non, ce n’est pas ce que je pense.
— Quand reviens-tu à Londres ?
— Bientôt. Je te préviendrai. J’ai regardé ce que tu m’as donné. As-tu
accès aux autres rapports ? Aux analyses des autres fonds ? Le travail des
autres Partenaires ? Comme John ?
— Tout est sur l’unité de partage. Je pense, en tout cas.
— J’ai besoin du tableau complet.
Martin hésita. Je te coacherai sur tout le chemin. C’était une promesse, et
Alec était un ami, n’est-ce pas ?
— Je te serai reconnaissant pour la faveur. Tu pourras me donner les
données quand je serai à Londres – j’attends ça avec impatience.
Sur ces derniers mots, la voix d’Alec se fit sensuelle. Martin n’aimait
toujours pas ça, mais il avait déjà fait le premier pas, et donner à Alec plus
de données ne ferait probablement aucune différence.
— Oui, moi aussi.
— Génial. Je t’appellerai, Martin. Bonne soirée.
— Toi aussi.
Martin coupa son téléphone et pensa qu’Alec avait simplement été
occupé. Ils l’étaient tous. Son dernier message ne devait rien vouloir dire de
pire que ce qu’il avait dit. Juste une façon de dire au revoir. Ce n’était pas
pour toujours. Il le reverrait. Il se dirigea au rez-de-chaussée lorsque la
réception l’appela pour lui dire que le taxi était arrivé.
Après un bon repas dans l’un des nombreux restaurants italiens, Martin
revint juste avant minuit, mais il n’était pas prêt à aller se coucher tout de
suite. Il se rendit au bar de l’hôtel, et immédiatement, comme s’il était
impossible qu’il ne porte pas ses yeux sur lui, repéra Francis. C’était le seul
homme au bar avec un portable et entouré de documents. La seule preuve
indiquant qu’il était assis ailleurs que devant son bureau était une bouteille
de vin rouge et ce qui ressemblait à un assortiment de gâteaux apéritifs et de
cacahuètes dans un bol. Il avait retiré sa veste et roulé les manches,
dévoilant ses mains et ses bras bronzés.
Alors que Martin se demandait s’il devrait simplement se faufiler vers
l’ascenseur, un homme grand et brun approcha de la table de Francis, et
s’assit spontanément. Francis leva les yeux et dit quelque chose, tournant
l’écran du Vaio vers lui. Était-ce l’avocat ? Puis Martin vit le regard de
Francis sur lui, et il se sentit brusquement nu. Ses vêtements décontractés
ne lui donnaient aucune protection d’aucune sorte contre ce regard. Martin
inclina la tête vers l’avocat, d’un air interrogateur, et Francis se contenta
d’acquiescer, puis dit quelque chose à l’autre homme qui se retourna.
Génial. Maintenant, il devait affronter l’avocat dans cet état aussi. Martin
marcha vers la table, mais au moins personne ne se leva. C’était informel, il
s’agissait simplement de se détendre avec du vin et du travail au bar.
L’homme se présenta comme Carsten von Förde, et était un véritable géant
d’un mètre quatre-vingt-quinze. Il était également plus bâti comme un teddy
bear qu’un soldat, mais en dépit de la carrure musclée qu’il arborait, il était
étrangement attirant avec sa coupe de cheveux nettement soignée et sa
barbe entretenue qui donnait quelques reliefs à son visage doux et
magnifique.
Ce fut uniquement au sujet du travail, bien sûr. Après un rapide
questionnement sur comment il allait et comment s’était passé le vol,
Martin expliqua qu’il avait retrouvé un ami pour le dîner. Comme
traducteur, Carsten serait parfait. L’homme était agréable, mais partageait
l’approche « aucune-sottise » de Francis des affaires. Son anglais était
meilleur que celui de bien des natifs. Martin avait rarement entendu, à part à
la télé, quelqu’un utiliser le mot « cupide » dans une conversation
informelle.
Ils restèrent assis ensemble jusqu’à ce que Carsten bâille et s’excuse,
serrant la main de Martin et touchant l’épaule de Francis qui leva les yeux
et sourit.
Une fois parti, Francis surveilla son petit royaume de rapports et
d’impressions, puis il leva les yeux vers Martin, qui ne s’était jamais senti
aussi mal habillé de toute sa vie.
— Je ne sais pas si j’aurais dû me changer ou non.
L’expression neutre du visage de Francis ne vacilla pas.
— Pas pour Carsten. C’est un vieil ami.
Vieux à quel point, et quel genre d’ami.
— Un ami dans le milieu ?
— Oui, même si c’est un véritable ami. C’est tragique – nous devenons
amis avec tous les parasites qui se nourrissent de nous. Le travail n’arrête
jamais, les frontières cessent d’exister. C’est difficile de faire la distinction
entre le travail et le divertissement, et lorsqu’on y pense, où est la différence
en vérité ?
Pas une question à laquelle Francis espérait une réponse. Martin fit un
haussement d’épaules n’engageant à rien, puis songea brusquement que
Francis parlait d’Alec. Il papotait ? Où était-il simplement un peu grisé par
la bouteille de vin ? Était-ce cela ? Une langue déliée ? Un instant
improbable d’autodépréciation, ou même d’ironie ? La dernière hypothèse
semblait la plus probable.
— Est-ce que Berger a repris contact ?
Du papotage, alors.
— Non, pas depuis… la dernière fois.
Et il dut paraître idiot même devant le lobe frontal imbibé de vin de
Francis. Le mensonge sortit automatiquement. Il ne s’attendait pas à ce que
Francis apprécie le fait qu’il sorte avec Alec, ou avec n’importe quel client.
« Se sacrifier pour l’équipe » n’allait pas si loin.
— Je pensais qu’il aurait pu te contacter. Vous sembliez vous entendre à
la perfection.
Et que répondre à ça ? Il est génial au lit et j’ai développé un béguin pour
lui ?
— C’est un homme intéressant.
Francis se versa le reste du vin, mais ne toucha pas à son verre.
— Tu penses ?
Une question à laquelle il était encore plus difficile de répondre.
Pourquoi Francis lui demandait-il cela maintenant ? Martin regarda
autour de lui comme pour attirer l’attention du barman.
— J’ai simplement pensé que c’était un homme intéressant, avec ses
contacts et son expérience.
— Quelle partie de son expérience ? La banque ou le travail en
corporation ?
— Tout, en réalité. C’était intéressant de parler à quelqu’un de l’intérieur.
Francis prit une gorgée de son verre. L’étudiant toujours, comme s’il
voyait simplement à travers lui, cartographiant ses ondes cérébrales.
— Lorsqu’il prendra contact, je serai intéressé de savoir quelles questions
il posera.
Le sang de Martin se glaça, puis son cœur s’emballa.
— Je ne lui ai pas parlé de la firme.
Il était vital que Francis ne le suspecte pas de quelque chose
d’inapproprié. À choisir entre son travail et sa discrétion, il n’avait aucune
autre option que d’être franc.
— C’était purement personnel.
— Ça ne l’est pas, et ça ne l’était pas. Dis-moi simplement ce qu’il
demande quand il reviendra vers toi.
— Je ne partage aucun secret, dit Martin alors que son pouls remontait
dans sa gorge. Je ne suis plus en relation avec lui.
— Et lorsqu’il reviendra et t’appellera ?
— Je serai occupé.
Est-ce que Francis pouvait arrêter de le fixer ?
— Et de quoi cela aurait-il l’air ?
— Je m’en moque. Il n’y a aucune connexion. Nous ne sommes pas…
— Non, c’est vrai, acquiesça Francis. Je ne sous-entends pas qu’il
compromet ta loyauté envers la firme. Je suis simplement curieux des
questions qu’il pose.
— Pourquoi ?
— J’ai vu ce qu’il peut faire. La question est de savoir s’il est encore
dans le jeu ou non.
— Quel jeu ?
Francis secoua la tête et glissa les papiers dans sa sacoche d’ordinateur.
— Les tigres et les rayures. Tout ce qui a des rayures n’est pas un zèbre.
Il se recula, ferma son portable et le coinça sous son bras alors qu’il se
levait.
— Nous nous levons tôt demain.
— Francis.
Son patron était sur le point de le dépasser, puis s’arrêta, l’effleurant
pratiquement lorsque Martin avança un peu. Francis ne le regarda pas au
début, puis tourna la tête, et Martin vit son visage avec un peu trop de
détails. La forme de ses sourcils. Les quelques rides qui avaient commencé
à se rassembler autour de ses yeux. Les rides encadrant ses lèvres qui
ressemblaient plus à des rides de rictus que de sourire.
— Je suis désolé, est-ce que j’ai… J’ai merdé, c’est ça ?
— Je t’ai dit ce qu’il est. As-tu écouté ?
— Oui.
— Ce n’est pas personnel, Martin. Peut-être que ça l’est pour toi. Sois
malin.
Francis lui offrit un sourire, puis le dépassa et leva sa main à hauteur
d’épaules.
— Bonne nuit.
Chapitre 11
Ils prirent la voiture du bureau principal de Sorgenlos GmbH vers l’une des
maisons de santé. Martin entraperçut des personnes âgées poussées en
fauteuil. Cela lui rappela sa propre famille. Sa grand-mère était en grande
partie encore indépendante, mais chaque fois qu’il la voyait – chaque année
environ – elle lui paraissait plus frêle. Sa sœur veillait sur elle, ainsi que sa
voisine, mais ce ne serait possible que pendant encore quelques années.
Francis sembla moins affecté, et Carsten resta solaire et plaisant, et
pendant la traduction, il ne dérapa pas une seule fois. Il ne confondit jamais
l’allemand et l’anglais, se montra fluide, éloquent, spirituel, et parut passer
un bon moment.
La première chose à expliquer fut, qui ils étaient. Frau Ohnesorg sembla
sceptique au début, et tout en concédant qu’elle vieillissait et que personne
dans sa famille n’était intéressé par la direction de l’entreprise, elle n’était
clairement pas convaincue de leurs intentions et leurs projets.
Francis commença alors à la charmer, via Carsten, en disant qu’ils
n’étaient pas intéressés par du profit à court terme, mais à accroître
l’entreprise. Il n’y aurait aucune destruction du travail de sa vie, aucune
exploitation. Ils engageraient à la place une bonne équipe de direction et
investiraient dans l’entreprise afin d’être capables d’ouvrir plus de maisons
de santé.
Il commençait à la gagner à sa cause. Sa principale inquiétude était pour
les gentilles personnes âgées, et Francis lui dit que les soins
s’amélioreraient, qu’il pouvait le garantir. C’était un plaisir de le voir
travailler. Presque sans effort, il devenait aimable, personnel, chaleureux, et
Martin aurait vendu sa propre grand-mère à Francis s’il le lui avait demandé
aussi gentiment. Ce qui était en quelque sorte ce que Francis recherchait.
Se réchauffant, Frau Ohnesorg leur montra le bâtiment et leur présenta la
chef des infirmières. Francis utilisa ce qu’il avait déjà utilisé sur l’infirmière
en chef, l’équipe et même la chef cuisinier, qui étaient toutes des femmes et
qui tombèrent simplement sous son charme. Ces personnes, apparemment,
ne se préoccupaient pas beaucoup de l’argent, même si c’était considérable,
mais parurent adopter Francis dans leur famille. D’investisseur à beau-fils
en quelques heures.
Martin vit comment Francis s’intégrait dans ce tableau, parce que Frau
Ohnesorg l’appréciait visiblement. Elle l’aima même encore plus lorsqu’il
lui présenta d’autres dossiers, un projet similaire pour lequel il avait
travaillé dans le cadre du Skeiron trois, et le « avant et après » était
impressionnant. Lorsqu’ils la quittèrent afin de la laisser réfléchir, Martin
savait qu’elle vendrait. Elle allait probablement vérifier qu’il n’y avait pas
d’autres offres possibles, et peut-être qu’il y en aurait, mais ces gens ne
battraient pas Francis à son propre jeu.
Après cette longue réunion, Francis emmena Frau Ohnesorg dans un
agréable restaurant, où il ajusta sa tactique. Il ne parla pas du tout d’argent,
mais la fit parler de son entreprise, de ses débuts, de ses valeurs
fondamentales, et lui accorda toute son attention, ce qui était dévastateur
pour toute personne susceptible d’être attirée par lui. Cela ne m’ennuie pas
si vous ne vendez pas, cela a été formidable de vous rencontrer et d’en
avoir appris plus sur cette entreprise. Francis disait ça sans même le dire.
Bien sûr, l’intérêt dans le secteur était gouverné par d’autres facteurs.
Par-dessus tout, c’était un service sur le long terme. Les gens restaient là
pendant le reste de leurs vies, et cela pouvait être, quoi, dix, quinze ans, ou
plus ? À condition qu’ils – ou leurs proches – aient le revenu nécessaire,
c’était de l’argent régulier et fiable. C’était aussi à l’abri de la récession au
vu de la population vieillissante allemande.
De retour à l’hôtel, Carsten resta avec eux pour une tournée de whisky.
Francis pensait qu’elle aurait besoin de quelques jours pour se décider, mais
qu’elle était ferrée. Le principal objectif à présent était de la faire signer.
— Donc, tu te diriges dans le développement des infrastructures, dit
Carsten en tendant la main vers le bol de cacahuètes. Intéressant. Les deux
dernières missions dans lesquelles j’ai été impliqué étaient en lien avec
l’acier.
— Des infrastructures de santé, corrigea Francis. Et j’ai regardé pour
l’acier, mais je n’achète pas lorsque le marché est au plus haut.
— Tu penses qu’il a atteint son plafond ? s’enquit Carsten en haussant
ses sourcils. Dois-je dire à mon frère de vendre mes parts dans les
fabricants d’acier ?
— L’acier était rentable il y a quatre ou cinq ans. Mittal achète toutes les
fonderies qu’il peut trouver. La rumeur dit qu’il ne se soucie pas de trop
payer. Je ne voudrais pas acheter de l’acier aujourd’hui. J’aimerais vendre
une entreprise dans l’acier aujourd’hui.
Carsten sourit à ces mots.
— Donc, qu’est-ce qui est chaud actuellement ?
— À toi de me le dire. Tu as dit que c’était l’acier.
— D’accord, qu’est-ce qui sera chaud quand tu auras vendu ?
— Mon argent est dans la santé. C’est pour ça que je veux cette
entreprise.
— Et ?
— Les technologies médicales.
— Et ?
— En Allemagne ? À faible coût, j’adorerais un fournisseur d’internet,
mais l’Allemagne est loin derrière le Royaume-Uni et les USA.
L’Allemagne n’apprécie que les choses tangibles.
— Et en ce qui concerne les technologies vertes ?
— Comme quoi ?
— Le solaire ?
— Apax a fait cet accord lorsqu’ils ont acheté Q-Cells. Lancée sur le
marché boursier récemment, avec des retours légendaires. Tous les gars
d’Apax doivent avoir bandé au boulot pendant des mois après cette sortie.
— Envieux, hein ? rit Carsten.
— Oui. Énormément, grimaça Francis. Changement de sujet.
— Changement de location pour moi.
Carsten se leva et fit signe au barman, mais Francis refusa d’un geste.
— Francis, c’était bon de te voir en forme. J’ai vraiment apprécié cette
journée. Appelle-moi si tu as besoin de moi à nouveau. Et, oh, il se peut que
je change de boulot. Une firme rivale m’a envoyé un chasseur de têtes.
— C’est une bonne chose d’être chassé. Tu auras du temps libre dans les
5
prochains mois, alors, pendant ton Garden Leave ?
— Oh, je n’ai pas prévu de m’interrompre entre les deux boulots. La
nouvelle firme est désireuse de m’avoir tout de suite, et peut-être que ma
firme actuelle me laissera partir sans période de préavis. Le marché est très
occupé, je ne crois pas que je peux me permettre de prendre beaucoup de
congés.
— Envoie-moi simplement tes nouvelles coordonnées lorsque tu auras
déballé tes cartons.
— Je le ferai. Francis. Martin.
Carsten serra également la main de Martin.
— Tu as eu du flair avec celui-ci. Ce serait génial si nous pouvions nous
en emparer.
— Absolument.
Martin souriait toujours lorsque Carsten partit. Fatigué, éreinté après
quatorze heures de travail difficile sous pression.
— Quel est le plan pour Sorgenlos GmbH ?
— Survivre.
Francis sembla brusquement morose, et il repoussa son whisky.
— Quoi ?
— Survivre à ce qui arrive, dit Francis en secouant la tête. L’acier. Les
foutus idiots.
Il se leva aussi.
— La prochaine chose que nous achèterons sera dans le pharmaceutique,
soit un revendeur, soit un fabricant de génériques.
— Qu’est-ce qui arrive ?
— Jette un œil sur le marché immobilier des USA. La Chine ne peut rien
contre les USA. Leur puissance économique est sévèrement surestimée.
— Et ?
— Deux fonds spéculatifs de Bear Stearns ont des problèmes pour avoir
spéculé dans l’immobilier américain.
— Alors ?
— Demande peut-être à ton banquier ce que cela signifie. Je serais
intéressé par ce qu’il pense de ce cas aussi, sourit Francis. Mais peu importe
ce que cela signifie sur le long terme, ce ne sera pas beau à voir.
Il tendit le bras et toucha l’épaule de Martin.
— Je ferai les accords les plus conservateurs et prudents possibles. Je
n’aime pas les risques lorsqu’il y a des eaux agitées qui nous attendent.
Martin était trop électrisé par ce contact pour se renseigner sur la raison
pour laquelle deux fonds imprudents pouvaient expliquer un désastre.
Francis ne brisa pas le contact, et Martin baissa son regard, sentit son
pouls s’accélérer rien qu’avec cette proximité. Il imaginait qu’il pouvait
sentir son odeur, mais cette main sur son épaule, cette prise ferme et
rassurante, l’ébranlait. Il voulait être touché par Francis.
— Cela ressemble à un pari sûr pour moi. Celui-ci.
Francis sourit brusquement.
— C’est le cas. Oui, je suppose que ça l’est vraiment. Dors bien, Martin.
Ian lui envoya un message : suis complètement crevé. Je reste au lit. Martin
fronça les sourcils, puis vérifia avec Susan, qui résolut le mystère. Selon
elle, John et Ian avaient travaillé tout le week-end et John avait enfin signé
l’accord et faxé la paperasse.
C’était fait, après des mois de travail. L’accord automobile avait été
réglé, et il y eut une petite fête imprévue, où John, ressemblant à un mort se
réchauffant, présenta son trophée en forme de pierre tombale. C’était un
solide carré de Plexiglas qui portait le nom de la firme, tout comme celui du
vendeur et de l’entreprise. Coincée dans le plastique, se trouvait une pièce
électronique de voiture. Francis avait toute une étagère de ces trophées dans
son bureau. John plaisanta que ce n’était pas très drôle, et Martin se tenait
suffisamment près de Francis pour l’entendre dire : « les pierres tombales
non plus ».
Williams, cependant, était enchanté, et il félicita John qui arborait un
sourire à cent watts et eut le bon sens de remercier son équipe, celui qui
n’avait pas réussi à se traîner jusqu’au bureau et dormait comme un mort.
Sur sa pause déjeuner, Martin se rendit au salade bar à emporter et puis à
l’hôtel où Ian séjournait. Peu de temps après, Martin se tenait dans la
chambre, qui avait les rideaux tirés, et Ian était à nouveau sur le lit, le
visage presque entièrement enfoui dans les oreillers.
— Tu vas bien ?
— Seulement… sacrément fatigué, marmonna Ian. Qu’est-ce que tu
veux ?
— Seulement te déposer un peu de nourriture, une bouteille d’eau,
vérifier comment tu vas.
— Tu penses que ces choses se garderont pendant quarante-huit heures ?
— Le thon là-dedans est cuit, donc oui, sourit Martin. Si cela te console,
John paraît aussi misérable qu’un chat passé au micro-ondes.
— Je ne vais pas te demander d’où tu tires cette image, frissonna Ian. Tu
connais cette sensation lorsque tu es si fatigué que tu ne peux pas vraiment
dormir ?
— Je l’ai connue quelques fois. Généralement après avoir pris de
l’extasy, mais j’étais jeune et idiot.
— Bordel, et moi qui pensais que boire une bouteille de vodka et du
Redbull était mauvais, grogna Ian. Tu te droguais ? Comment est-ce que tu
redescendais ?
— Le sexe, sourit Martin, savourant la torture de son ami.
— Je commence à avoir le sentiment que tu as gâché ta jeunesse de
façons bien plus agréables que moi. Je suis énervé.
Ian lui jeta un coup d’œil, malheureux.
— Cela pourrait bien être toute la caféine. J’ai pris deux pilules de
caféine et j’ai vécu de café pendant des semaines. Je déteste passer des
accords.
Martin prit la bouteille du sac en papier, trouva une tasse en plastique,
puis versa de l’eau à Ian. Il s’approcha du lit et lui offrit la tasse.
Ian tendit la main et but, et Martin songea qu’il aimait à quoi ressemblait
Ian dans ce tee-shirt froissé et ce boxer. L’air là-dedans était vicié, donc il
pouvait très bien imaginer combien de temps Ian avait eu pour de l’hygiène
basique. La barbe d’un week-end le confirmait. Curieusement, la barbe
d’Ian était plus rousse que ses cheveux – une petite merveille qu’il gardait
soigneusement rasée.
— Merci, mon pote, dit Ian en roulant sur son dos, étreignant un oreiller
sur sa poitrine. Je me sens vraiment exténué.
— J’aimerais pouvoir aider.
Martin lui versa un peu plus d’eau, essayant d’ignorer comment le tee-
shirt d’Ian s’était soulevé et révélait maintenant la piste de poils roux.
— Tu es sûr que tu vas bien ?
— J’aimerais trouver un moyen de redescendre, rit Ian en tirant sur son
tee-shirt. Le sexe n’est pas vraiment une option.
— Non, je suppose que non, sourit Martin.
Le rire d’Ian et ce geste timidement moqueur lui indiquèrent qu’il savait
pour lui, probablement depuis un moment, et que cela lui allait.
— Ne t’inquiète pas, tu n’as rien à craindre de moi.
— Les roux ne sont pas ton genre ? demanda Ian, souriant toujours.
— Je ne me soucie pas vraiment de la couleur des cheveux.
Martin haussa les épaules et plaça la bouteille sur la table de nuit.
— Essaie peut-être de manger quelque chose et de continuer à boire de
l’eau. Je crois que cela aide avec l’overdose de caféine.
— Merci, mon pote.
Ian ferma ses yeux et inspira, se détendant graduellement. Même s’il ne
s’endormait pas, il faisait un effort pour se calmer.
— Hum, quel est ton mot de passe ? Juste au cas où John voudrait
certains de ces rapports ?
Il avait regardé sur le disque dur partagé, et tout le monde l’utilisait sauf
Ian, qui gardait ses rapports sur son propre disque dur.
— Meredith ?
— Ton ex ?
Martin grogna intérieurement. Il aurait pu trouver ça sans aide. Bien sûr
Meredith. Qui d’autre ?
— Qui s’en soucie.
Ian s’enfonça plus profondément dans les oreillers.
— Je repasserai te voir après le travail, d’accord ?
— Bien sûr. La carte magnétique est près de la porte.
Ian leva simplement quelques doigts, comme s’il ne pouvait pas
rassembler la coordination nécessaire pour les agiter, et Martin espéra
sincèrement qu’il trouverait un peu de repos.
Il se sentait toujours coupable lorsqu’il lança l’ordinateur d’Ian, fouillant
dans ses archives. Ian était méticuleusement organisé – pas une seule icône
sur le bureau ne semblait frivole. Il enfonça la clé USB dans la prise, puis
copia et colla le dossier des rapports en cours de Ian. Pendant quelques
minutes, il observa l’animation des fichiers en cours de copie sur la clé.
C’était tout, alors. Tout ce que quiconque pourrait vouloir savoir sur la
firme. Il éteignit l’ordinateur, puis retira la clé USB et la rangea dans sa
poche de chemise.
Chapitre 13
Le téléphone sur son bureau sonna pendant qu’il mâchait. Le sandwich dans
la bouche de Martin se transforma en carton. Il batailla pour l’avaler.
— Merde… David à l’appareil.
— Hum… pas Francis ?
— Non, il a reçu l’extension -2.
— C’est ce que j’ai composé.
— Oh.
Martin posa l’emballage de son sandwich et essuya ses doigts sur la
serviette.
— Oui, il transfère ses appels vers mon téléphone lorsqu’il est sorti. Je
suppose qu’il rencontre un client et a éteint son BlackBerry.
C’était rare.
— Oh très bien. D’accord. Désolé. C’est Carsten von Förde. Nous nous
sommes rencontrés à Düsseldorf pour l’accord Sorgenlos.
— Bonjour Carsten. Comment allez-vous ? Vous profitez de votre
préavis ?
— Non, je suis à nouveau enchaîné à mon bureau. Ce préavis a été le
plus court jamais enregistré dans ma firme. J’ai eu un lundi de repos.
— Waouh, vous devez être occupé.
Martin repoussa le reste de son sandwich et frotta sa gorge douloureuse.
— Était-ce un appel personnel ou puis-je vous aider ?
— C’est au sujet de Sorgenlos GmbH. J’ai trouvé une clause potentielle
de rupture d’accord.
— Oh, merde.
— Oui. Il y a une plainte pour mort par négligence. Apparemment, une
collègue veut poser sa marque en lançant une tempête médiatique au sujet
de trois personnes décédées là entre mars et septembre 2006. Elle a indiqué
qu’elle allait nous poursuivre pour chaque centime qu’elle pourra obtenir.
— N’est-ce pas notre firme relationnelle qui s’occupe de ça ? Pourquoi
payons-nous des spécialistes en communication ?
— Ils sont sur le dossier et travaillent avec les autorités, mais certains
journaux ont montré un intérêt. Je ne suis pas vraiment inquiet pour le Bild
– c’est notre presse jaune, et vous ne voudriez pas emballer votre poisson
dans ce torchon – tout le monde sait qu’ils mentent comme un arracheur de
dents, et nous ne faisons pas non plus les premières pages. Il y a un
scandale sexuel et le meurtre d’un nouveau-né qui sont plus rentables pour
eux. Mais je suis plus inquiet au sujet de quelques hebdomadaires
respectables de la presse générale. J’ai besoin de parler à Francis au sujet de
la gestion de tout ceci.
— Quel genre de dégâts pouvez-vous anticiper ?
— Eh bien, il y a les papiers d’enregistrements pour la vente. Jusque-là,
nos chargés des relations publiques les ont repoussés, mais je suis certain
que la presse va vous contacter aussi. « Des sauterelles financières
impitoyables tuent de vieilles dames ». C’est un titre juteux.
— Sauterelles ?
— Ah, vous n’êtes peut-être pas familier avec ça. Les Allemands pensent
que les firmes de capitaux privés achètent des entreprises seulement pour
virer tout le personnel et pour revendre les éléments des entreprises afin de
se faire un énorme profit. Comme les nuées de sauterelles qui dévastent les
campagnes. L’un de nos politiciens a appelé les investisseurs étrangers des
« sauterelles », donc, oui, c’est vous.
— On dirait quelque chose tiré d’un roman de Rider Haggard. Waouh. Je
veux dire, nous ne sommes pas des investisseurs qui licencient à tour de
bras.
— C’est un réflexe impulsif, mais il vise un point sensible, soupira de
manière audible Carsten. Pouvez-vous dire à Francis de me rappeler dès
que possible ?
— Je le ferai. Merci pour l’avertissement.
— Aucun problème. Je détesterais qu’une attaque à moitié bâclée tue un
accord sur lequel j’ai travaillé tant de temps. À plus tard.
— À plus tard.
Martin fixa son sandwich et réfléchit au problème. La décision d’achever
l’accord devait venir de Francis. Et juste après la clôture fructueuse du
rachat tertiaire de John, Francis devait conclure un accord au plus vite.
Maintenant, ils n’étaient pas responsables. Ils ne possédaient pas
Sorgenlos lorsque c’était arrivé. Néanmoins, la réputation de l’entreprise
souffrirait, ce qui était mauvais pour les affaires – qui confiait leurs parents
à des tueurs de grand-mères reconnus ?
Il se rendit dans la cuisine afin de se faire un café. Il y avait même du lait
dans le minuscule frigo, à l’écart des mélanges protéinés de Francis. Il
passa sa tête dehors et vit que Susan n’était pas au téléphone.
— Veux-tu un café ?
— Oui, s’il te plaît ! accepta-t-elle en le rejoignant dans la cuisine.
Comment vas-tu ?
— Oh, je vais bien. Je me demandais seulement où était Francis.
— Il rencontre quelques financiers d’entreprises pour le petit déjeuner.
Martin ajouta du lait dans le pot et commença à le faire mousser, pendant
que Susan sortait deux mugs et des cuillères.
— Une idée de s’il s’agit de Close Brothers ?
— Probablement.
Martin versa le café puis le lait du pichet.
— J’adore ce haut – de Thaïlande ?
— Singapour, répondit-elle en souriant. Je n’ai pas pu résister à cette
couleur.
— Il est assorti à tes yeux. Et je suis autorisé à dire ça, ajouta-t-il en
faisant un clin d’œil.
— C’est vrai ! rit-elle en posant une main sur son bras. Lorsque tu parles
de mes « yeux », je te crois vraiment.
De retour au bureau, il acheva son sandwich puis appela Close Brothers.
Il fut transféré deux fois avant que quelqu’un puisse lui dire que Francis
était dans une salle de réunion. Inventant une excuse quelconque au sujet
d’un appel personnel et urgent, il réussit à les faire interrompre la réunion,
et après quelques minutes, il eut Francis au téléphone.
— Oui ?
— Désolé d’interrompre, mais il y a une urgence en Allemagne
concernant Sorgenlos.
Le nom, avait appris Martin, signifiait « sans regret » ou « sans aucun
souci au monde » ce qui, si l’on pensait aux morts, prenait un sens
totalement différent.
— Carsten a dit qu’il y avait une plainte et une tempête médiatique en
cours. Il veut que tu le rappelles dès que possible.
— Je serai au bureau dans quinze minutes.
Impossible de dire si le dérangement était ok ou s’il allait se faire
engueuler pour ça, mais Martin avait décidé qu’il valait mieux le faire
quand même. Les réunions pouvaient durer une éternité, et l’Allemagne
avait une heure d’avance.
Il rassembla toute la paperasse utile, et les informations de contact, prit
un autre café puis, conscient de la souffrance d’Ian quelques jours plus tôt,
une demi-bouteille d’eau plate. Ian avait bien récupéré, mais il avait juré
qu’il irait mollo sur le café sauf s’il le devait absolument. Tout de même,
Ian avait enfin réussi à s’échapper à Goa pour une semaine, pour il
l’espérait, se détendre, nager, bronzer et probablement se défoncer.
Il entendit des pas précipités dans le couloir et après un coup, sa porte
s’ouvrit. Francis semblait avoir couru depuis le bureau des Close Brothers –
le visage légèrement rougi, ses cheveux dans un désordre sexy et à la mode.
Il ferma la porte avec force.
— Merci pour l’appel. Mets-moi en relation avec Carsten.
Martin composa et puis tendit le téléphone à Francis. Son patron resta au
milieu de la pièce, débordant d’énergie agressive, et Martin ne put
s’empêcher de songer qu’il était vraiment attirant lorsqu’il montrait des
émotions.
Pendant que Carsten mettait à jour Francis, Martin l’observa arpenter son
bureau, la tête légèrement inclinée en avant, le téléphone contre son oreille,
la veste relevée.
— Oui, je suis d’accord. Je vais parler aux chargés de communication à
ce sujet, et je vais prendre la situation en main. Bon boulot, Carsten, tu es
un héros.
Francis tendit le téléphone à Martin.
— Nous avons besoin d’un gars sur place, tout de suite. Si c’était
seulement les médias, je leur dirais d’aller se faire foutre, mais c’est une
double frappe et cela nécessite une réponse plus mesurée. Je dois aller à
Zurich cette semaine et finaliser mes gâteaux surgelés, donc tu vas prendre
un vol, rencontrer Carsten, me tenir au courant, et tu renégocieras l’accord.
— Renégocier ? De quelle façon ?
— Dis à Frau Ohnesorg que ne pas nous avoir parlé de la plainte est une
violation du contrat, et que nous pourrions simplement la laisser tomber
dans cette eau bouillante et la laisser cuire. Que nous ne pouvons pas
risquer ainsi notre réputation, même si nous avons dépensé de l’argent et du
temps sur cet accord.
Les lèvres de Francis remontèrent sur les côtés.
— Après l’avoir fait transpirer un peu au sujet des problèmes qu’elle a
pour avoir essayé de nous doubler, offre-lui une échappatoire. Nous
gèrerons les poursuites, nous gèrerons la presse et nous gèrerons les dégâts
qui en découleront, mais cela va nous coûter cher. Elle va devoir réduire son
prix de quinze pour cent, et elle devrait être reconnaissante que nous
touchions quand même à son entreprise.
Martin le dévisagea.
— Quinze pour cent ?
— Eh bien, nous ignorons ce que va nous coûter cette plainte.
Francis souriait ouvertement à présent.
— J’appellerais le reste une leçon sur l’honnêteté et sur le franc-jeu. Dis-
lui que c’est à prendre ou à laisser. Et que si elle nous laisse, nous la
poursuivrons pour rupture de contrat et nous lui ferons payer une
compensation. Et nous la ferons souffrir.
— Waouh, rit Martin.
Il était soufflé par la confiance et l’agressivité de Francis, sa capacité à
retomber sur ses pieds et à tirer bénéfice d’une situation merdique.
— Ne jamais perdre l’avantage, déclara Francis, souriant toujours.
— Sun Tsu ?
— Oui, je pense que c’était Sun Tsu.
Francis désigna son ordinateur.
— Réserve un vol. Je vous confie ça, à toi et à Carsten. Je ne veux pas
que cet accord tombe à l’eau, parce que c’est une bonne entreprise et que je
la veux, mais ceci nécessite un peu plus de supervision que je le pensais.
Une bonne façon pour toi de te faire les dents, et Carsten sera un vrai atout.
— Eh bien, il facture sept cents dollars de l’heure.
Martin lança le site de la British Airways et sentit Francis s’approcher
alors qu’il entrait les dates. Il restait un vol dans la soirée avec quelques
places, et il décida qu’il pouvait y arriver s’il prenait seulement quelques
affaires à son appart. Il réserva également l’hôtel.
— C’est bon si je…
Il se tourna légèrement et fit pratiquement face à l’aine de son patron, ce
qui le fit déglutir.
— Si je prends quelques heures ? Je dois aller faire ma valise.
Francis se tenant suffisamment près pour une fellation le fit frissonner.
Qu’avait-il demandé ?
— Fais ce qui est nécessaire.
Depuis leurs ébats à Monte-Carlo, Francis était resté quelque part dans
un coin de son esprit. Le bâtard avait beau être irritant, il était également
sexy, et il était impossible d’oublier cette nuit-là, même s’il la regrettait,
même si cela avait été une erreur. Martin cessa de penser. Il se tendit pour
placer ses deux mains sur les hanches de Francis, sentant le tissu fin et la
ceinture de cuir sous ses doigts.
Francis plaça une main contre le front de Martin et le repoussa.
— Non.
Martin n’avait pas envie de le lâcher, mais il le fit. Il baissa les yeux pour
ne pas avoir à regarder Francis, et tourna son fauteuil afin d’achever la
réservation. Hôtel. Vol. Mortifié d’avoir essayé, mais encore plus mortifié
d’avoir été rejeté. Et pourquoi diable Francis ne s’éloignait-il pas
maintenant ? Il déglutit, essayant de se concentrer, mais son cœur battait
trop vite.
— J’ai un accord à conclure.
Francis semblait calme et presque amical.
— Tu sauves l’autre.
— Et ensuite ?
— Qui sait, dit Francis en touchant brièvement son épaule. Appelle-moi
après que tu as vu Carsten.
— Je le ferai.
Ce fut seulement lorsque Francis quitta son bureau que Martin frotta son
visage et se calma. Merde. Tenter de séduire son patron. Dans le bureau.
Pendant les heures de travail. À quoi diable pensait-il ?
Martin passa des journées à naviguer entre l’entreprise, la firme de loi, les
spécialistes en communication et l’accusation. Frau Ohnesorg était
mortifiée par la situation, donc Martin nourrissait sa culpabilité tout en étant
encourageant. Il se sentait méchant, mais Francis avait raison. C’était une
leçon d’honnêteté. Inventer toutes ces conneries sur à quel point elle se
préoccupait des personnes âgées, alors que trois d’elles étaient mortes
inutilement sous sa responsabilité.
Enfin, c’était ce que la procureure lui avait dit. Elle était petite et blonde,
mais elle avait ce côté « ne te fous pas de moi », qui était presque
comiquement amplifié par son rude accent allemand. Martin était tenté de
l’appeler « Meine Kommandantin ». Lorsqu’il en parla à Carsten, l’avocat
s’étouffa presque sur son steak. Martin n’était pas assez fort pour faire un
Heimlich sur un homme aussi costaud, donc il bénit sa chance lorsque
Carsten réussit à reprendre sa respiration.
Les chargés de relation publique parcoururent les couvertures de la presse
et donnèrent leur opinion stratégique. Certains journalistes avaient écrit des
histoires mélodramatiques à faire pleurer au sujet des vieilles dames,
complétées par des portraits interactifs et des déclarations des familles. Un
des journalistes avait carrément blâmé « des coupes budgétaires antérieures
à la vente à un investisseur basé au Royaume-Uni » pour leurs morts, ce qui
était complètement faux, mais suffisant pour obtenir 270 commentaires
outragés sur l’article en ligne.
L’un des chargés des relations publiques lui enseigna quoi dire, et ils
organisèrent une fausse interview, et après coup il félicita Martin pour s’être
montré « plutôt convaincant ».
Puis vint le temps de se salir les mains. Avec l’aide de Carsten, ils
poussèrent Frau Ohnesorg à baisser de quinze pour cent. Ils appelèrent
Francis à Zurich, qui rit lorsqu’il lui raconta l’histoire.
— Est-ce que je t’ai déjà entendu si content de toi ?
— Aucune idée.
Martin souriait tellement qu’il avait l’impression d’avoir une crampe au
visage.
— Elle a tout avalé, le crochet, la ligne, et le plomb, et elle était toujours
reconnaissante que nous débarrassions ce foutoir de ses mains.
— Bon boulot. Comment va Carsten ?
— Il travaille sur les contrats pendant que nous parlons.
— Est-ce que tu as son adresse actuelle ? J’ignore quel bureau il utilise
actuellement.
— Il vit à l’hôtel.
— Ah, bien. As-tu des allergies ?
— Hum, non pas à ma connaissance.
— Je suis sur le point d’aller dîner… appelle-moi demain.
— D’accord.
La fin de ces appels ressemblait toujours à une perte. Parler du boulot, les
rares éloges lui donnaient l’impression qu’il existait une connexion. Il
espérait que Francis ressentait la même chose, espérait que ce qu’il sentait
était un dégel graduel envers lui.
Tu tombes si facilement pour les hommes qui sont gentils avec toi.
Alec l’avait prévenu qu’il tombait amoureux de Francis. Francis l’avait
prévenu qu’Alec était un connard. Dans les deux cas, il était déjà allé trop
loin. Il était en mer, sentant les courants, mais il nageait vraiment au lieu
d’être tiré vers l’obscurité. N’est-ce pas ?
Quand Martin vérifia les écrans des arrivées, il n’y avait aucun vol en
provenance de l’aéroport de Londres arrivant à dix-neuf heures, ce qui était
l’heure à laquelle Alec avait dit arriver. Il y avait une connexion depuis
Francfort, cependant, donc il s’installa et attendit que l’avion soit autorisé à
débarquer.
Son téléphone sonna.
— Je suis sorti. Où es-tu ?
— Assis près de la boulangerie.
Martin se leva et regarda autour de lui. Bien sûr, Alec s’était matérialisé,
un sac de week-end balancé sur son épaule, portant un costume classique à
fines rayures avec une veste, mais la cravate était suffisamment lâche pour
suggérer que le bouton du haut était défait. Ce qui, à la mode typique
d’Alec, était complètement organisé et incroyablement sexy.
Martin ne savait pas comment l’accueillir parmi des étrangers dans un
pays étranger, mais Alec répondit à la question en le serrant dans ses bras et
en l’embrassant sur les lèvres. Le cœur de Martin bondit violemment dans
sa poitrine, eh oui, le manque était là et une faim pour le rire d’Alec, son
corps, ses taquineries gentilles.
— Hé. C’est bon de te voir.
Aussi proche de lui, Martin pouvait dire qu’Alec était à moitié dur.
— Je n’ai pas pu trouver ton vol. Je pensais que c’était de Londres à
Düsseldorf, mais celui-ci n’est que dans une heure.
— Ce n’était pas ça.
— Est-ce que tu as volé via Cologne ou Francfort ?
— Non, tous les vols étaient sur le tableau d’affichage.
Alec sourit et désigna de la tête l’endroit d’où il venait.
— J’ai emprunté l’avion et le pilote de l’un de mes clients.
— N’est-ce pas effroyablement coûteux ?
— Eh bien, si sa femme peut le prendre jusqu’à New York pour du
shopping, je peux le prendre pour Londres pour affaires.
Martin guida Alec hors du hall vers la voiture. Le chauffeur sortit et plaça
le sac d’Alec dans le coffre.
— Est-ce que ces bonus viennent avec le boulot ?
— … Ou est-ce que je les ai gagnés d’une manière moralement
répréhensible ? rit Alec. Oui, je suppose que c’est le cas.
— Je n’ai pas dit ça.
— Mais tu l’as pensé.
— Hôtel ou restaurant ?
— Restaurant. Je doute que les Allemands soient aussi aptes à
m’empoisonner que les Britanniques. J’ai eu un déjeuner dans cet endroit
où le chef est plus un docteur en chimie qu’un cuisinier. Horrible.
— De la cuisine moléculaire ? Pourquoi es-tu allé là-bas ?
— Mon contact pensait que c’était chic. Les gens vont dans de tels
restaurants lorsqu’ils n’ont pas vraiment faim, donc ils payent un idiot
étoilé au guide Michelin pour jouer avec leur nourriture jusqu’à ce que plus
personne ne veuille manger la chose.
— J’ai trouvé un grill. Rien de coûteux ou de chic, mais c’est là où
j’obtiens mes protéines.
— Pauvre et affamé Martin. Je te donnerai un complément de protéines –
après dîner.
Martin espérait seulement que l’anglais du chauffeur n’était pas
suffisamment bon pour comprendre le sous-entendu.
La seule chose vraiment mauvaise au sujet du restaurant était le décor qui
semblait sortir de l’imagination fiévreuse d’un Allemand qui avait
cauchemardé du Texas et avait ensuite payé un Japonais pour capturer ça.
La musique country élevait cette horreur à son comble. Néanmoins, les
steaks étaient énormes et parfaitement cuits.
Alec prit tout ça avec un soupçon d’ironie – l’homme qui empruntait un
avion pour affaire, assis dans une restitution Disney bon marché de
restaurant.
— Tu apprendras à aimer les Allemands. Quand ils sont amateurs, ils
sont amateurs de la pire des façons.
— Oui. Lorsque nous avons trouvé cet endroit, je pensais que mon
contact plaisantait.
L’idée de Carsten. Cet endroit était ouvert à des heures correspondant à
leur emploi du temps.
— Donc tu as simplement emprunté l’avion. Mais n’est-ce pas étrange
qu’il te traite comme si tu étais sa femme ? En te prêtant cet avion ?
— J’ose espérer que nous avons plus de sexe, rit Alec. Mais il est l’un de
mes associés les plus proches et les plus dignes de confiance.
— Êtes-vous des amants réguliers ?
Alec était-il plus qu’un opportuniste, en baisant tout ce qui était
disponible ?
— Depuis combien de temps avez-vous cet arrangement ?
— Quelques années.
— Et tu es heureux avec ça ? Je veux dire, et si tu étais tombé amoureux
de lui ?
Alec posa sa fourchette.
— L’amour est un si gros mot. Tu peux avoir tout l’amusement du monde
et être loyal, et ensuite ces cinq petites lettres entrent dans l’équation et tout
devient étrange.
Il étudia Martin.
— Nous avons quelque chose de régulier en cours, mais nous ne sommes
ni exclusifs ni officiels, et définitivement pas sur le point de nous marier
prochainement. Cette fichue burqa se mettrait au travers de ma route.
Martin rit et Alec se joignit à lui.
— Alors, comment se passe ton projet Francis ? Oh, je peux voir. Le
mauvais béguin s’est transformé en béguin encore pire.
— Il est toujours mon patron, grimaça Martin.
— Ce qui… aide ? N’aide pas ?
— Si je pouvais le savoir.
Martin fit signe au serveur d’approcher.
— Die Rechnung bitte.
Passer du temps dans le pays avait amélioré son allemand.
— Francis est fidèle à lui-même. Il y a eu un développement inattendu,
cependant.
— Comme quoi ? s’enquit Alec en se penchant en avant, les yeux
luisants de plaisir ? Joie ?
— Nous avons couché ensemble. Nous étions tous les deux ivres. C’était
après une conférence. Il s’est pointé brusquement et m’a embrassé sur la
plage.
— Était-ce romantique ?
— J’étais trop ivre pour le dire.
Martin secoua la tête, riant doucement.
— Tu penses que je suis un véritable crétin, n’est-ce pas ?
— Même les meilleurs peuvent être idiots quand les hormones prennent
le dessus. Il est agréable à regarder. Le sexe en valait-il la peine ?
— Oui, nous nous sommes bien entendus.
Alec rit.
— D’accord, je ne suis plus intéressé par lui. Je suis dans le jeu depuis
trop longtemps pour me contenter d’un « bien ».
Il leva les yeux lorsque le serveur arriva et Martin plaça sa carte sur la
table. Le serveur disparut pour apporter un terminal, et il tapa son code.
Ajouta un pourboire, et ils eurent finis.
— Tu étais intéressé par Francis ?
— Plus curieux qu’intéressé.
Alec ouvrit la porte pour lui et ils traversèrent le parking.
— Curieux à quel sujet ?
— Jusqu’où serait-il capable d’aller ? J’apprécie les hommes déterminés.
Cependant, j’ai tendance à les apprécier plus comme adversaires que
partenaires sexuels. Mais ce serait agréable si je pouvais avoir les deux.
Il pouvait parfaitement comprendre ça. Francis n’appréciait pas Alec, pas
du tout. Tout de même, la pensée d’eux deux au lit ensemble était excitante.
— Et comment aurais-tu organisé ça ?
— Humm. En lui disant que le sexe est la récompense pour quelque
chose qu’il veut désespérément. Ou en relâchant sa garde. Il y a toujours
des moyens.
— Comme tu l’as fait avec moi.
— Comme je l’ai fait avec toi.
Pas un soupçon de honte au sujet des drogues ou de l’alcool. Dans
l’esprit d’Alec, tout ça était complètement légitime, peut-être simplement
l’un de ses nombreux fantasmes obscènes, juste une différente saveur de
sexe, si Martin voyait juste.
— C’est cependant intéressant qu’il joue sur ce terrain. Je me posais la
question à ce sujet.
— Alors que tu m’as percé à jour immédiatement.
— Ce n’était pas difficile.
Dans la voiture, Alec se pencha et l’attira dans un baiser, sa main se
posant immédiatement sur son aine. Martin vit les yeux du chauffeur
s’écarquiller sous le choc, et la voiture fit une embardée notable. Puis la
langue d’Alec fut entre ses lèvres et le besoin refoulé remonta, parce que,
bon sang, Alec le touchait exactement de la bonne façon – pas trop tendre,
assez pour l’exciter férocement, mais pas assez pour lui permettre de jouir.
— Je veux que tu penses à ce que tu feras avec ça.
— J’ai… une idée.
— Bien. Cela promet d’être intéressant.
Puis Alec plongea pour frotter son visage contre le sexe de Martin, le
faisant grogner. La voiture fit un nouvel écart, mais toute tentative pour
repousser Alec fut futile. Tout ce qu’Alec fit fut de respirer et de se nicher,
et tracer les contours de son sexe avec ses dents à travers le vêtement. Le
chauffeur pensait probablement que c’était une fellation, et peut-être, juste
peut-être, que l’horreur du chauffeur en valait presque une.
Chapitre 15
Le téléphone sonna tard dans l’après-midi, pendant que Martin était sur
Alec et se déplaçait lentement sur son sexe. Martin essaya d’ignorer le
téléphone, mais c’était difficile, car il n’arrêtait pas de sonner, et il ne
voulait pas arrêter ceci non plus, parce qu’Alec le masturbait agréablement.
— La ferme, rugit Martin vers le téléphone lorsqu’il continua à sonner et
Alec sous lui rit, d’un ton faible. Pourquoi maintenant ?
— La probabilité d’être interrompue est proportionnelle avec le nombre
de fois où nous baisons.
Alec utilisa sa voix de banquier, et Martin grogna lorsque le téléphone
sonna à nouveau.
— Merde. Ne bouge pas.
— Je ne peux pas, je suis attaché à la tête de lit.
— Oui ! dit Martin en décrochant le téléphone.
— Salut, Martin. Carsten a dit que tu étais malade.
Francis. Sobre, décontracté. Putain. Demandant des comptes sur ses
mensonges alors qu’il se faisait porter pâle.
— Je suis… J’ai seulement mangé quelque chose qui n’est pas passé.
Sur ce, la poitrine d’Alec vibra d’un rire silencieux.
— Es-tu suffisamment bien pour descendre ?
— Pourquoi, tu es…, déglutit Martin. Tu es là ?
— Oui. Je suis au bar.
— D’accord. Juste une minute.
Oh, putain. Putain. Putain.
— À plus tard.
Martin posa le combiné qui glissa du réceptacle et il dut se pencher pour
le remettre correctement.
— Putain.
— Inestimable, rit Alec. Alors, baise-moi et puis dis coucou à… Ah !
Martin montra les dents et se déplaça brutalement et rapidement, si
brutalement en fait qu’Alec ne trouva pas assez de souffle pour se moquer
de lui.
Ils étaient tous les deux en sueur et pantelants après-coup, et partagèrent
la douche, où ils s’embrassèrent et se touchèrent, mais Martin était
maintenant agité, et il s’essuya rapidement avant de glisser dans un tee-shirt
et un jean.
— J’ai besoin d’une bonne excuse.
— Que tu as mangé quelque chose de mauvais ?
— Qu’est-ce que je lui dis ?
— Dis-lui que tu as pris un jour de congé.
— Non. Nous ne prenons pas de vacances, pas en plein accord.
— Pourquoi pas que tu as un prostitué dans ton lit parce qu’il ne te baise
pas assez souvent,
— C’était seulement une fois, et c’était un accident.
— Vraiment, sourit Alec avant de commencer à s’habiller.
— Où est-ce que tu vas,
— Je vais me prendre un verre, MOI aussi. Ton patron n’a pas à savoir
que j’étais la chose mauvaise que tu as mangée. Détends-toi.
— Oh Seigneur. D’accord. Merde.
Martin quitta la chambre d’hôtel et se dirigea vers le rez-de-chaussée.
Francis remarquerait qu’il était fraîchement douché et tiré du lit. Son patron
le déchiffrait bien trop facilement.
Francis était assis au bar. Le portable à côté de lui était fermé, sa sacoche
était posée sur l’autre tabouret, pendant qu’il buvait ce qui ressemblait à de
l’eau. Puis Martin vit l’étiquette de la bouteille. De l’eau tonique. Il ne
pouvait pas supporter ça.
— Bonsoir.
Francis se tourna à moitié sur le tabouret et lui offrit un hochement de
tête et un sourire.
— Bonsoir Martin. Tu vas bien ?
— Oui, simplement surpris.
Martin s’installa et se commanda une eau plate.
— Je prévoyais de me mettre à jour avec toi au sujet de l’accord. Nous
n’en avons pas eu l’occasion jusqu’à récemment.
— Non. Ce ne sont que des questions réglementaires. Ceci est la chose la
plus complexe que j’aie jamais faite.
— Après celui-ci, tous les autres accords te sembleront modérément
faciles.
Martin lui fit un sourire un peu fragile. Il était toujours épuisé, et depuis
qu’Alec était arrivé, l’épuisement mental était couplé à une fatigue
physique.
— Les gâteaux… C’était une surprise.
— J’ai pensé que Carsten aimerait ces gâteaux. Il s’est vraiment donné à
fond, et nous savons qu’il aime la nourriture.
Francis se versa le reste de la bouteille.
— Si tu te sens bien demain, j’aimerais voir ce que tu as fait jusque-là. Je
prendrais l’avion lundi. Je dois préparer une sortie.
— Quel genre de sortie ?
— Investisseur stratégique. L’entreprise n’atteint pas le seuil critique
pour être rendue publique, donc je vais rencontrer le PDG et le comité afin
de voir ce que nous pouvons faire en termes d’ajustements de stratégie. Je
sais qu’ils ont des connexions avec des acheteurs potentiels – des vieux
amis et des ennemis – donc je vais tâter le terrain pour m’assurer que nous
obtenions une bonne sortie qui rend tout le monde heureux. Ou aussi
heureux que tout le monde puisse l’être.
— Francis.
Martin inspira et n’était pas tout à fait certain de savoir comment exhaler
à nouveau.
— Alec Berger est ici. Il est arrivé dans un jet privé il y a deux heures.
Voilà. Il se sentait comme un traître et un tricheur et un million de
mauvaises choses en plus d’être un menteur. Après tout, il avait récemment
promis à Francis qu’il avait arrêté de voir Alec.
Francis haussa un sourcil, mais le reste de son visage aurait pu gagner un
tournoi de poker.
— Et où est-il ?
— Je pense qu’il nous rejoindra au bar. Il l’a dit.
— Très bien.
Francis demanda une autre eau tonique pour lui. Plus de discussion
professionnelle. Plus de discussion du tout.
Après environ dix minutes d’un silence désagréable, Alec apparut dans
son costume trois-pièces, comme pour imiter Francis.
— M. de Bracy.
— M. Berger. C’est agréable de vous revoir. Un plaisir inattendu.
— J’ai essayé de mettre au point une réunion, mais votre assistant
personnel a dit que vous étiez à Zurich pour affaires ?
— Oui, j’ai acheté Berggold SA.
— Berggold. Ma tante m’achetait toujours leurs gâteaux. Qu’allez-vous
faire de ça ?
— Apprendre à la Chine et au Japon à quoi ressemble un vrai gâteau
européen.
— Une expansion alors.
— Oui. C’est un très bon complément pour une entreprise de produits
boulangers que j’ai achetée il y a un moment. Un effet synergique
considérable.
— C’était…
— Stängli.
— Oui. Bon sang. Tous mes coups de cœur d’enfants.
Alec montra le bar et Francis indiqua qu’il était bienvenu pour se joindre
à eux. Il déplaça même sa mallette d’ordinateur.
— Alors, qu’est-ce qui vous intéresse en Allemagne ? demanda Francis.
— Oh, seulement un intérêt personnel. Je suis sur le point de rentrer à
Dubaï. J’ai récupéré quelques paperasses et courses à Londres, et vu que
Martin est ici, j’ai pensé que nous pouvions discuter et dîner.
Francis ne commenta pas le mensonge outrancier.
— Quand repartez-vous ?
— Tôt demain.
— C’est dommage. Nous aurions pu dîner demain soir.
— Ah, bonne idée, mais je dois être rentré demain. Peut-être une autre
fois ?
— Oui, une autre fois.
Martin resta silencieux. Il paraissait suffisamment misérable pour rendre
son histoire d’estomac contrarié crédible.
Moins d’une heure plus tard, Alec était de retour dans la chambre.
— Est-ce que tu pars demain ?
— Oui. Je ne veux pas te causer de problèmes.
Alec déboutonna sa veste.
— Il n’est pas heureux que je sois ici, donc je ne vais pas pousser le
bouchon trop loin. Tu vas être un bon petit Associé, et tu seras pardonné.
— C’est seulement… putain.
Martin frotta son visage.
— C’est comme d’avoir mon père désapprobateur dans la chambre à
côté.
— Il n’est pas au même étage. J’ai vérifié.
Alec fit une pause et le regarda.
— Et ton père ne serait pas jaloux.
— Quoi ?
— D’accord, cette jalousie pourrait être plus professionnelle que
personnelle, mais cela mérite réflexion.
Alec se déshabilla et glissa dans le lit. Martin n’était pas d’humeur pour
du sexe, mais il se glissa près de lui, juste pour sentir la peau douce d’Alec
et son odeur.
Alec passa un bras autour de lui et l’attira plus près afin que Martin
vienne reposer sur sa poitrine.
— Une dernière chose… tu m’as promis ces dossiers.
— Je l’ai fait, grimaça Martin. Je ne peux pas faire ça. Je sais que j’ai été
honnête et probablement trop ouvert au sujet de tout ceci, mais…
La main d’Alec se resserra sur son épaule.
— Pourquoi est-ce que cela t’intéresse de toute façon ?
— Je te le demande. Nous avions un accord.
« Accord » étant le mot clé dans un monde où les accords étaient tout ce
dont se souciaient les gens.
— Si tu as peur de perdre ton travail, je peux te placer dans un meilleur
endroit. Tu pourrais me rejoindre à Dubaï.
— J’aime le travail ici.
Martin se dégagea et s’allongea sur le dos, jetant des coups d’œil
obliques vers Alec, qui se tourna pour se reposer sur son coude.
— J’ai les dossiers, mais ce n’est pas bien de les faire sortir. Si tu en
parlais à Williams, je suis certain qu’il te dirait plus que ce que nous avons
déjà dévoilé.
— Martin. Je veux les données brutes. Je ne veux plus d’arguments de
ventes. Williams me baratinerait pour l’argent pétrolier. Tu sais ça. Tu es la
seule personne à Skeiron de qui je peux obtenir la vérité.
— Oui, et je comprends ton point de vue. Vraiment.
Martin déglutit. Merde. Ceci ressemblait vraiment à une rupture. C’était
devenu tellement personnel depuis qu’ils avaient commencé à coucher
ensemble.
— Je ne peux pas faire ça. Je ne dis pas que tu trahirais cette confiance,
mais… merde, j’abuserais de la confiance de mes collègues.
— Tu pourrais me rejoindre. Penses-y. Je doublerai ton salaire, aucun
problème. La vie à Dubaï n’est pas mal du tout. Tu peux même être gay si
tu es prudent.
— Je ne peux pas concevoir d’avoir à me cacher. Cette charia me fout la
trouille.
Martin inspira. Et Alec comme patron ? Il n’était pas certain de ça non
plus.
— Tu serais protégé par des hauts placés. Je le suis.
Alec étudia son visage.
— Bon sang, grogna-t-il en secouant la tête. Merde. Je pensais que nous
avions quelque chose.
— Quel « quelque chose » ?
— Je pensais que nous tombions amoureux.
Alec se redressa et alluma la lampe sur la table de nuit.
— Alec…
Alec mit sa montre, puis le regarda.
— Je pensais que nous construisions quelque chose pour nous. J’ai mal
compris.
— Est-ce pour ça que tu es venu ici ?
— Pourquoi à ton avis ?
Alec semblait si déçu que cela serra le cœur de Martin. Merde. Tous deux
s’étaient trop impliqués, même s’ils n’avaient jamais parlé d’émotions. Cela
avait été entièrement physique, un échange de plaisir, plus, bien sûr, le
badinage, le respect, les encouragements. Alec avait tant investi en lui, et
Martin se sentait comme un connard de le rembourser ainsi.
Alec s’habilla dans un costume, et ce fut comme s’il n’était même plus
dans la pièce désormais. Plus Martin restait sans rien dire, plus ils
s’éloignaient, comme si ceci avait ouvert une faille qu’aucune quantité de
sexe ne pouvait combler.
— Je ne peux pas te donner ces données.
— Ce n’est plus au sujet de ces rapports.
Alec se tourna, sa veste en main.
— Tu ne me fais pas confiance, et c’est la base pour quelque chose. Je
pouvais t’aider. Je l’ai déjà fait. Et tu ne me fais pas confiance.
Le visage d’Alec ne trahissait pas autant sa blessure que sa voix.
— Ce n’est pas comme ça que tu traites un amant.
Martin grimaça et se redressa. Il voulait calmer Alec, lui dire qu’il lui
faisait confiance… lui faisait suffisamment confiance pour avoir du sexe
sans protection, lui faisait confiance physiquement du moins, mais il aurait
l’air d’un vrai trou du cul s’il faisait ça.
— Je suis désolé. Je t’apprécie et… Je pense que tu as quelque chose,
nous aurions pu… être quelque chose.
C’était le plus loin qu’il pouvait aller, le plus loin pour admettre ses
sentiments parce que lorsqu’il était tombé amoureux les premières fois et
qu’il l’avait dit, il avait été blessé et il ne l’avait seulement dit que lorsqu’il
en était complètement certain. Ce qui n’était pas arrivé depuis des années. Il
aurait pu, avec Alec, mais il n’en était pas encore là, et maintenant il ne le
serait jamais. Était-ce un béguin, une amitié, ou de l’amour, ou simplement
le meilleur sexe qu’il ait jamais eu ?
Alec sembla attendre plus, peut-être une excuse, peut-être que Martin se
lève et supplie son pardon, mais Martin ne pouvait pas faire ça. Il ne
pouvait pas dire à Alec qu’il l’aimait, parce qu’il n’en était pas certain, et il
ne pouvait pas donner les dossiers en guise d’excuses.
— C’est fini, alors.
— Je suis désolé, grimaça Martin.
Alec prit une grande inspiration, saisit son sac de voyage et se dirigea
vers la porte.
— Aucune importance. Tu feras ton propre chemin, sans aucun doute.
Prends soin de toi. C’était amusant.
Martin s’allongea avec un grognement lorsque la porte se referma. Il
pouvait toujours courir après Alec. Son avion prendrait un moment avant
d’être prêt. Peut-être que les pilotes avaient besoin d’être réveillés avant. Il
pouvait toujours le rattraper.
Mais peut-être que c’était mieux ainsi – plus de conflits d’intérêts, plus
d’échanges de données, plus de discussion au sujet de Skeiron. Il séparerait
enfin sa vie de son travail, même si cela faisait mal et même si Alec lui
manquerait. Merde. Il détestait la décision qu’il venait de prendre. Ils
auraient pu être quelque chose. Ils l’étaient peut-être déjà. Impossible que
cela ait été seulement au sujet de ces rapports.
Martin garda son regard baissé sur son assiette d’œufs brouillés amorphes et
de bacon frit et séché. Francis était occupé à répondre à des e-mails sur le
BlackBerry. Ce fut seulement lorsqu’il reposa cet engin infernal que la
situation devint difficile.
— Comment était Zurich ?
— Animé.
Francis prit une bouchée de son croissant, le mâcha, ce qui agita les
muscles de ses tempes sous sa peau, et avala, ce qui bougea sa pomme
d’Adam. Cela n’aidait pas.
— Quel est l’agenda de Berger ?
Droit au but.
— C’était un arrêt depuis Londres.
— Un autre angle, alors. Quelles questions a-t-il posées ?
— Seulement sur ce qu’il se passait dans la firme. Quels accords nous
faisions. C’est quand même d’accord, n’est-ce pas ? Il connaît nos stratégies
et j’ai seulement parlé des accords qui sont faits, pas de ceux que nous
examinons.
— Continue.
— Sur ce que nous prévoyons pour l’avenir.
— L’entrée en bourse ?
— C’est bien possible. Était-ce convenable ?
— S’il ne l’avait pas entendu de toi, il l’aurait entendu de John. Est-ce
que tu sais qu’il a rencontré John à Londres ?
— Non. Il ne me l’a pas dit. Pourquoi l’aurait-il fait ?
— Pourquoi en effet.
Le froncement de sourcils de Francis s’approfondit.
— Cela deviendra une connaissance publique dans certains cercles une
fois que les gens de Gleeman auront éveillé leur intérêt.
— Bien, soupira Martin.
Ce soupir fut comme s’il avait retenu son souffle pendant des jours.
Comme si ce souffle avait pourri dans ses poumons.
— Il représente certains de nos investisseurs, après tout.
— C’est ce qu’ils pensent, dit Francis en secouant la tête et en posant la
moitié de son croissant mangé. Peut-être qu’il voulait seulement une
confirmation.
— C’est plus que ça. Je n’étais pas seulement une source d’information.
Amants. Il avait ruiné ça, et il souhaitait n’avoir pas eu à choisir entre
Skeiron et Alec. Foutaises. Entre Francis et Alec. Même si l’intérêt de
Francis était vraiment hésitant et qu’il n’y avait aucune chance qu’ils
répètent cette nuit à Monte-Carlo. Il était un idiot pathétique, espérant
obtenir le seul homme qu’il n’aurait jamais et jetant par la porte l’homme
qu’il pouvait avoir comme ça.
Le sourcil de Francis se leva.
— Ce ne sont pas mes affaires.
Martin pressa ses lèvres ensemble, sentit le couteau et la fourchette vibrer
dans ses mains alors que ses doigts se resserraient autour d’eux.
— Il est attiré par toi aussi, tu sais.
Francis le dévisagea, comme s’il était incapable de concevoir qu’il
commettait ce faux pas impossible en le lançant sur cette foutaise.
— Les penchants de M. Berger – quelles que soient leurs natures – ne me
concernent pas.
Et il ne pouvait y avoir que Francis pour faire sonner cette phrase
parfaitement naturellement.
— Ils me concernent uniquement s’ils ont un impact sur mon équipe.
Alors nous avons un conflit d’intérêt. Avons-nous un conflit d’intérêt ?
— Non.
Martin savait que c’était une gifle qu’il recevait pour s’être fait porter
pâle. Le ton de Francis le faisait regretter d’avoir repoussé Alec.
— Maintenant, allons retrouver Carsten et donne-moi une idée sur tes
progrès ici.
Chapitre 16
Quand il fut un peu plus stable sur ses pieds, Martin fit une tentative pour se
laver. Il prit une douche et s’enveloppa dans son peignoir. Il avait perdu du
poids – il voyait des côtes qui n’étaient pas aussi visibles avant, et il avait
franchement une mine horrible dans le miroir. Pas rasé, pâle, fiévreux. Il
essaya de se raser, mais sa main tremblait, donc il rinça le savon.
Il s’habilla pour la première fois en trois ou quatre jours, et se sentit sur
la bonne voie, même s’il dut se reposer un peu après coup. Il approcha le
portable et se connecta sur ses e-mails professionnels.
Salut Martin, si tu lis ceci, ferme immédiatement ta boîte mail, mon pote,
tu es en repos. Ian.
Martin sourit et parcourut les discussions de bureau, les e-mails envoyés
à toute l’équipe. Il ne cherchait en vérité qu’un seul nom, mais les e-mails
de Francis étaient rares et vu qu’il était en congé, Francis ne lui avait rien
envoyé.
Josh revint avec des sacs de courses et remplit son frigo.
— Ceci devrait te nourrir pendant un moment.
— Je paierai pour ça.
— Tu l’as déjà fait. J’ai trouvé ton portefeuille.
Josh l’examina de haut en bas.
— Tu as l’air mieux.
— J’ai eu l’air pire que ça ?
— Oui, dit Josh en fermant le frigo. Tu m’as foutu la trouille.
— Merci, dit Martin en s’appuyant contre le mur de la cuisine. Tu sais.
Après toutes les merdes que j’ai faites. Et ne pas t’avoir appelé.
— Je comprends que tu n’aies pas su comment réagir. Ce n’est pas
comme si je t’avais laissé beaucoup d’options non plus.
Josh se tenait là, les épaules carrées, mais pas hostile. Simplement un
homme se tenant sur ses gardes. Un homme. Peu importait ce qu’il avait ou
n’avait pas. Peut-être pas complètement masculin, mais fiable et dévoué et
généreux.
— Merci d’avoir… pris soin de moi.
— Tu veux que je parte ?
— Non. Mais je ne veux pas te retenir trop longtemps.
— Tu ne me retiens pas, parce que tu ne m’as pas. Je reste ici en tant
qu’ami. Et parce qu’apparemment, tu n’as pas eu d’appels d’autres
messieurs.
— Oui, j’ai remarqué. Avant que je vienne à Londres, j’avais des amis.
— C’est toi et le reste de cette fichue ville, acquiesça Josh. Tu te sens
plus aventureux pour la nourriture ? Je pourrais faire un saté, j’ai trouvé du
thon à un prix raisonnable, mais je suppose que nous devrions le manger
aujourd’hui, ou sinon un curry sauce Thaï ?
— Comme tu préfères.
— Un saté alors. L’empire contre-attaque plus tard ?
Chapitre 17
L’hôtel était étouffant, et surtout aux étages inférieurs, mais si près de Noël,
trouver un endroit qui convenait à tout le monde avait été difficile. La fête
d’introduction en bourse de Skeiron était en compétition avec seulement
une centaine de fêtes de bureau.
Le code vestimentaire était la tenue de soirée, et Martin portait un
smoking du même endroit où il avait eu ses costumes. La large ceinture lui
avait semblé étrange au début, mais plus il naviguait entre les invités,
champagne à la main, plus il s’habituait à la tenue.
Les banquiers d’entreprise de Gleeman Capital Markets étaient là, tout
comme la moitié de la firme de loi de la City qui avait aidé avec le
lancement, et énormément d’investisseurs, et toute personne importante à
Skeiron. Francis était entouré d’hommes plus âgés, qu’il continuait à
charmer avec des bavardages et des traits d’esprit. Dans son smoking,
Francis était l’image de la perfection. Plus son apparence semblait formelle,
plus il brillait et se démarquait. Francis leva les yeux et fit un sourire
entendu qui semblait détenir une profonde signification, mais déchiffrer
Francis n’était jamais facile.
— Regarde-toi, le Petit Martin, qui a grandi.
Une voix près de son oreille, et une présence proche derrière lui.
— Alec.
Il se tourna, et Alec toucha son bras.
— Quelle surprise plaisante, poursuivit-il. Toi, à Londres ?
Un autre homme se tenait près de lui. Un Arabe, mais vêtu d’un vêtement
style western outrageusement coûteux. Il avait une chevelure brillante, noire
et lisse et des yeux bruns sombres attirants, les sourcils finement arqués, et
une barbe soigneusement taillée jouant avec les points forts de ses traits, qui
étaient nombreux. Martin se souvenait de lui à la présentation de Dubaï.
Quelques fils argentés dans ses cheveux, quelques rides au coin des yeux.
Dans la trentaine, selon son estimation.
Le sourire d’Alec était superbe et machiavélique.
— Je ne suis pas certain que tu te souviens de Syed Haroun...
— Oh, je pense que si.
Il s’inclina légèrement, ne doutant pas un instant qu’il s’agisse du client
d’Alec, l’investisseur, et l’homme qu’il avait protégé et caché. Alec avait du
culot pour se montrer avec lui ici et le présenter aussi légèrement.
— Martin David, Votre Excellence. J’espère qu’il s’agit du titre correct ?
— Je vous en prie, des formalités excessives ne sont pas nécessaires. Je
suis heureux que votre introduction en bourse soit un tel succès. Alec a
expliqué qu’elle formait une grande partie de votre stratégie. Nous espérons
que ceci ne sera que la première étape de notre relation.
Quelle relation ? La baise ou les affaires ? Ou les deux ?
— L’espoir fait vivre, M. Haroun.
Martin sourit, et son sourire s’élargit quand il regarda Alec.
— Je ne suis qu’un simple Associé. La stratégie est décidée ailleurs,
ajouta-t-il avec un hochement de tête vers Francis.
L’Arabe se pencha vers Alec et dit quelque chose dans une langue
étrangère. Alec acquiesça, souriant à moitié, et Martin remarqua la main de
Haroun sur l’épaule d’Alec, et à quel point ils se tenaient proches. L’homme
avec le jet privé, et l’homme qui les avait rejoints au lit. Il se souvenait
légèrement d’un frottement de barbe contre la peau de ses épaules.
— Néanmoins, ajouta avec hésitation Martin. Je suis honoré de la
confiance que vous nous avez montrée.
— Le timing était des plus fortunés. Alec recherchait des liens plus
étroits avec les centres financiers de l’Ouest, et j’ai compris que des
investissements en capitaux privés étaient plus compatibles avec la Charia.
— Vraiment ? demanda Martin en regardant Alec. Je l’ignorais.
— C’est vrai. J’ai eu de longues discussions au sujet de vos principes
d’investissement avec divers étudiants. Il n’y a aucun intérêt d’impliqué et
rien qui ne blesse la foi. C’est une classe d’actifs qui s’accorde parfaitement
à l’Islam.
La finance islamique était devenue un terme en vogue dans le monde
financier, mais Martin n’en avait jamais recherché les particularités. Cela ne
lui avait jamais paru nécessaire. Cependant, le monde financier se
diversifiait visiblement.
— D’où votre puissant intérêt pour Skeiron.
— Et pour les gens.
Syed Haroun le pensait probablement comme un compliment, mais
Martin ne pouvait pas s’empêcher de penser à cette nuit-là, ou plutôt de se
rappeler qu’il ne se souvenait de presque rien. Quel toupet de se montrer et
de prétendre être là pour affaires ! Mais il ne pouvait définitivement pas
faire de scène. Il y avait trop de personnes importantes dans la salle, et trop
d’entre elles désiraient l’argent du pétrole de Haroun.
— Avez-vous rencontré M. Williams ? Il a lancé Skeiron et en possède
encore la plus grosse part, s’enquit Martin en contrôlant son sourire. Vous
me permettez de vous présenter ?
Il les mena à Williams, fit les présentations, et se retira dès qu’il put le
faire poliment. Au buffet, il but rapidement un verre de vin blanc glacé et
sentit la colère pulser dans sa gorge. Il secoua la tête, essayant d’ignorer qui
était cet homme et comment il l’avait traité. Comme un prostitué. Comme
un objet, un jouet, quelque chose qu’Alec avait utilisé pour amplifier leur
plaisir.
— Berger à nouveau.
Francis se tenait près de lui, comme s’il étudiait le choix de vin.
— Qui l’a invité ?
— John ou Williams ? Je peux demander à Susan, répondit Martin en
haussant les épaules.
Francis prit la bouteille de vin blanc et lut l’étiquette.
— Il y a des rumeurs au sujet des clients de Berger montant un fonds
d’investissement souverain. Nous devrions surveiller ça. Ou peut-être que
Berger achète seulement notre équipe.
— Tu penses qu’il est ici pour recruter nos hommes ?
— Je n’ai pas été approché, dit Francis en émettant un rire moqueur. Que
John coure vers l’argent ne me dérangerait pas. Et toi ? Alec était la chose
qui se rapprochait le plus d’un petit ami pour toi, n’est-ce pas ?
Martin se tourna pour dévisager Francis. Franchir la ligne marchait dans
les deux sens, apparemment. Était-ce une taquinerie ? Et pourquoi Francis
voudrait-il l’énerver ?
— Il ne m’a pas approché non plus.
Enfin, il l’avait fait, mais Francis n’avait pas à savoir ça.
— Et à part ça, il n’était pas mon petit ami.
— Ce ne sont pas mes affaires, mais c’est agréable à entendre.
Francis s’éloigna pour trouver plus de personnes à flatter. Martin
remarqua néanmoins que malgré les regroupements de personnes qui
évoluaient, Francis et Alec ne se rencontraient jamais. La façon dont ils
s’évitaient était artistique.
Pourquoi Francis se souciait-il qu’il ait un petit ami et qui il était ? Ce
n’était pas comme s’il couchait avec Josh, et ce n’était pas comme si autre
chose s’était produit avec Francis. De plus, il avait été occupé à retrouver sa
santé.
Il observa la foule pendant un peu plus longtemps, mais il avait perdu son
enthousiasme et n’arriva pas à le retrouver. Il récupéra son manteau et se
dirigea vers l’entrée. Des taxis attendaient à l’extérieur, mais il n’était pas
tout à fait prêt à partir.
Le bar de l’hôtel était agréablement vide, et il commanda un whisky. Il ne
voulait pas tourner les talons et fuir, mais il était trop épuisé pour du
papotage avec des personnes dont il ne se préoccupait pas. Petit ami. Il
n’était pas du bois dont on faisait les petits amis. Il y avait eu quelques
hommes à l’université, mais cela ne s’était pas transformé en quelque chose
de réel.
Rien de tout cela n’avait été aussi proche de ce qu’il avait avec Josh,
même en prenant en compte qu’ils étaient seulement des colocataires
platoniques. Josh était un allié et un ami, et à cet instant précis, la façon
dont Josh pourrait se moquer de tous ces millionnaires en smoking lui
manquait. Pour Josh, ils ne comptaient pas. Il ne faisait pas partie de ce
monde, mais il en avait vu assez pour pouvoir dire des choses comme,
« Cela ne fait pas tout ». Non, cela ne faisait pas tout, il avait raison.
Son téléphone sonna.
— David.
— Où es-tu ?
Francis, pas Alec. Dieu merci.
— En bas au bar.
— D’accord. Je descends.
Martin éteignit le téléphone et se tourna pour faire face à l’entrée. Francis
apparut, son manteau plié sur son bras. Il regarda autour de lui, un
balayement calme de la pièce, puis vit Martin et approcha.
— Je pensais que tu étais parti. Fatigué ?
— Ennuyé plus que fatigué. Et j’en ai marre de voir Alec parader avec de
l’argent qui n’est pas vraiment le sien.
— Ce n’est pas comme si les capitaux privés faisaient autre chose.
— Mais nous faisons quelque chose avec l’argent. Tu le fais, et je le fais,
et nous…
Eh bien, ils agissaient souvent comme s’il était à eux. Et ils se montraient
souvent aussi directs qu’Alec, aussi arrogants également.
— Je ne sais pas. Cela me brosse simplement dans le mauvais sens du
poil.
L’euphémisme du siècle. L’épisode « Alec » continuait à le tarauder, et la
plupart du temps il se contentait de le chasser de son esprit. Une erreur sur
tous les plans. Il était tombé sur un maître de la manipulation avec un
charisme dévastateur. Il avait appris une leçon – ou cinq. Il devait avancer.
Il agita le glaçon à moitié fondu autour de son verre.
— Quelque chose à boire ?
— Gin tonic, dit Francis au barman.
— Et tu m’avais prévenu à son sujet aussi. Et je… enfin, bien sûr que je
n’ai pas écouté.
— Je ne voulais pas d’un espion dans ma propre équipe. Mais avec John
dans sa poche, tout ça est maintenant sans intérêt.
Francis leva le verre.
— Santé.
— Et Williams ?
— Williams pense qu’il a dupé Alec. Qu’il aura l’argent et qu’ils lui
obéiront au doigt et à l’œil. Il pense qu’il est l’homme le plus intelligent de
la pièce, et je lui accorderai ça : il l’est souvent.
— Qu’est-ce qu’il veut faire avec l’argent ? Les banques commencent à
être prudentes, ce n’est pas comme si elles investissaient beaucoup de
liquidités.
— Un plan à long terme. Williams regarde vers l’Est et il aime tout ce
pétrole et ce gaz. Il pense à réinventer notre modèle économique. Laisser
tomber les banques et utiliser les Arabes et les Saoudiens et tous ceux qu’il
peut convaincre.
Francis haussa les épaules.
— Tout ce que je sais, c’est que le prix du pétrole est fluctuant, et que la
Chine est en surchauffe. Nous aurons bientôt des problèmes bien pires que
ceux-ci, mais Williams est occupé avec sa « vision ».
— Tu n’y crois pas, n’est-ce pas ? Comme tu l’as déjà dit. Au sujet de
l’acier et de la jouer prudemment.
— Je pense que nous devrions tous être très prudents et trouver un
modèle plus durable. Se lancer sur le marché boursier dans ces conditions
est une mauvaise idée, mais, eh bien, KKR l’a fait, donc cela doit être bien,
n’est-ce pas ?
— Oui. Mais ils sont énormes, et nous sommes du menu fretin.
— Ce qui nous mène à ceci… Williams essaie de combiner les avantages
d’être en bourse et les avantages d’être privés. Mais cela nous rend
vulnérables des deux côtés. Et il n’est pas inconcevable que cette double
vulnérabilité puisse nous tuer.
— Comment ?
— La précarité. Les capitaux privés sont un jeu sur le long terme. Nous
planifions pour cinq ans. Nos fonds courent sur dix ans, et alors nous
devons avoir doublé ou multiplié l’argent d’une façon ou d’une autre. Le
marché boursier pense en trimestre. Et le marché boursier est une question
de psychologie.
— Physique.
— Ou de physique, accorda Francis. Les firmes en capital-risque sont
mortes par douzaine dans le crash technologique. Et sept ans plus tard, nous
pensons que cela ne peut pas se reproduire ?
— Dans la véritable industrie ? Toutes ces entreprises étaient… comme
Google. Pas de vrais actifs tangibles. Nos entreprises produisent quelque
chose. Ou délivrent un service, ou, je ne sais pas.
— Elles n’ont pas à s’écrouler. Tout ce qu’elles ont à faire est d’arrêter
d’augmenter leur valeur à la vitesse à laquelle elles le font, et sur laquelle
nous comptons pour obtenir une échappatoire rentable. Garde-les stables
pendant quelques années, et nous verrons combien d’entreprises arriveront
à bout de souffle.
— Et alors ?
— Si nous ne donnons pas les retours auxquels nos investisseurs sont
habitués – comme ces vingt-cinq pour cent annuels que Williams a promis ?
Qu’arrivera-t-il si nous ne donnons que dix pour cent ? Ou six ? Plus
personne ne donnera d’argent à Skeiron, et finalement, nous nous
essoufflerons et nous coulerons. Nous jouons à la roulette avec l’argent des
fonds de pension et des firmes d’assurance. Si, à l’aube, nous ne revenons
pas avec les poches pleines, ils nous vireront du casino.
— Le capitalisme est fini, alors ? Les marchés financiers sont tous
foutus ? sourit Martin. Je ne t’aurais jamais pris pour un socialiste.
— Ce que j’aime dans ce jeu, c’est qu’il s’agit de fonds de pension. Nous
faisons des retours supérieurs, aucun doute là-dessus. Et nos pensionnaires
obtiennent leur part de l’argent que nous gagnons. C’est l’argent de ces
pensionnaires qui achète ces entreprises. Ce n’est pas moi ou Henry Kravis,
ce sont tous ces gens normaux. Williams veut remplacer les gens normaux
par les amis d’Alec.
— Donc, tu te préoccupes d’où vient l’argent ?
— Oui, dit Francis en secouant la tête. Nous avons une responsabilité ici,
mais je suis de la vieille école et je suis certainement minoritaire.
— Tu es probablement le seul, dit Martin en vidant son verre.
— Et toi ? Pourquoi as-tu rejoint le jeu ?
— J’ai commencé en tant que documentaliste pour un fournisseur
d’informations et j’ai détesté mon travail parce que je m’ennuyais. Tous
ceux avec un demi-cerveau voulaient obtenir un diplôme en affaires, donc
j’ai pensé que c’était une bonne idée. Le milieu ressemblait à un défi et
comportait des boulots variés, et je ne voulais pas lancer une entreprise ou
travailler en tant que consultant.
— Pourquoi pas ?
— Tout le monde faisait ça, et je ne suis pas certain que je sois bon pour
conseiller et offrir mon aide. Les capitaux privés me semblaient être là où
les meilleurs allaient, donc j’ai voulu prouver que je pouvais faire ça, que je
pouvais m’élever.
— Et tu y es arrivé.
La main de Francis couvrit son verre, les doigts écartés, montrant les
points culminants de sa main.
— C’est gratifiant ?
— La plupart du temps, je suis trop occupé pour en profiter, sourit
Martin. Mais j’apprécie d’accomplir des choses. Quelle est ton histoire ? Le
site web n’indique rien sur toi.
— Une éducation chez les Jésuites, un héritage, un MBA à Harvard, du
travail de consultant pour McKinsey, spécialisé en restructuration, en
redressement et en stratégie. Je suis devenu chef d’équipe dans ma
trentaine, et j’ai été recruté par un client nommé George Williams, qui
montait son troisième fond et qui étendait sa firme. Il avait un dossier
précaire dans son portefeuille que je devais redresser avant qu’il puisse
vendre. Après avoir sauvé ma première entreprise, j’étais ferré.
— Mais tu aurais pu faire ça chez McKinsey.
— Oui, mais comme consultant, tout ce que tu peux faire c’est
d’influencer les gens à faire le bon choix. J’étais fatigué des PDG
grandioses me disant que j’étais une merde et méprisant des semaines et des
mois de mon dur labeur parce que cela menaçait leurs égos. À Skeiron, je
n’avais à m’inquiéter que de quelques Partenaires. Si Skeiron possédait
l’entreprise, et que le comité directeur me disait de réparer le problème,
alors j’y allais et je le réparais, et si le PDG ou le directeur financier ne
jouaient pas le jeu, je les mettais à la porte. Souvent, les gens sont au travers
de la solution. Et puis tu dois choisir – es-tu une personne à personnes ou
une personne à solutions ?
— Je préfère les solutions.
— Oui. Nous avons de plus grosses responsabilités, et quelques fois cela
signifie faire tomber quelques têtes et briser des égos.
Francis sortit sa carte de crédit de son portefeuille et attira l’attention du
barman d’un regard.
— Je vais retourner au bureau chercher mon portable. Je viens d’avoir
une idée.
Un réflexe très économique indiqua qu’il avait également payé pour le
verre de Martin.
— C’est sur mon chemin, aussi.
— À pied ?
— D’accord.
Ils sortirent dans la nuit froide de décembre et marchèrent à un rythme
tranquille, pas à la vitesse folle qui était si caractéristique des Londoniens –
sauf s’il s’agissait d’écervelés écrivant sur leurs smartphones en marchant.
Martin était certain qu’avant d’arriver à Londres, il ne marchait pas aussi
vite. Mais la ville l’exigeait, elle augmentait le rythme cardiaque et tous les
mouvements du corps.
— Est-ce que j’ai tué la conversation ?
Et waouh, ils avaient eu une vraie conversation, même échangé des
données personnelles.
Francis lui jeta un coup d’œil en coin.
— Le danger en lisant bien les personnes, c’est que tu ne leur parles
presque plus. Tu finis avec une notion préconçue de ce que pensent les gens
au lieu de qui ils sont vraiment.
— Qui suis-je, alors ?
— Quand tu es entré dans le bureau ce jour-là, j’ai pensé que tu étais un
gars immature et superficiel qui courait après l’argent. Indubitablement
brillant, mais sans fibre morale. Comme il y en a à la douzaine, commande-
les simplement dans une usine à diplôme d’affaires, et la livraison est
gratuite.
— Waouh.
Cela piquait.
— Est-ce que… ça a changé ?
— J’ai appris que tu découvrais toujours qui tu étais. Que tu aimais le
travail bien fait, et que tu allais tenir tes promesses. Et qu’il n’est pas facile
de te détourner ou te décourager, même si M. Berger a fait de très bonnes
tentatives pour réfuter cette théorie.
— J’étais aveuglé. Flatté. Et il s’est joué de moi. Je pensais que je savais
ce que je faisais.
Francis s’arrêta devant une énorme vitrine qui montrait un tissu crème en
soie à motifs complexes. Pas une seule étiquette de prix en vue, et donc
bien loin du budget de Martin.
— Le plus grand danger des hommes comme M. Berger, c’est que leur
malfaisance est contagieuse.
Il jeta un coup d’œil en coin, étudiant le visage de Martin dans le reflet
de la vitrine. Contagieux. Le mot était très prudent, choisi vraiment
délibérément, et Martin grimaça.
— Je me suis inquiété que tu te transformes en quelqu’un comme lui.
Le mal. Quel concept démodé ! Impitoyable, oui, insensible, exploiteur,
même abusif, ou « cruel » comme Alec l’avait dit. Mais malfaisant ? Des
mots comme ça provenaient probablement d’une éducation Jésuite.
— Donc, ce n’était pas parce qu’il perturbait mon travail ?
— Non, ce n’était pas pour ça, dit Francis en reprenant sa marche.
Ils arrivèrent au bureau, et Francis se dirigea directement vers
l’ascenseur. Tout près de lui, dans la petite cabine, Martin étudia Francis, et
il y avait beaucoup de choses chez lui qu’il n’avait jamais remarqué
auparavant – la forme de ses oreilles, ou une petite cicatrice en forme
d’étoile là où ses cheveux commençaient. Elle ressemblait à une blessure
d’enfance, ce qui suggérait que Francis avait été enfant autrefois. Cela
semblait possible à présent.
Le couloir du bureau était sombre. Seuls les lampadaires de la rue
projetaient des lueurs sur les murs comme de la peinture fluorescente.
Francis navigua vers le bureau dans une semi-obscurité. Cet endroit était sa
maison.
Martin le suivit dans son bureau et ferma la porte derrière eux. Francis
était une silhouette sombre contre la fenêtre. Martin s’approcha, soudain
essoufflé, et plus près encore, plus près qu’il n’était poli, plus près qu’il ne
pouvait l’expliquer, et ses lèvres rencontrèrent celles de Francis.
Ce dernier sursauta, posa le portable et toucha les épaules de Martin. Ils
étaient tous les deux presque sobres. Pas de vagues, pas de sable, pas de
foutaises d’égo. Martin s’avança jusqu’à ce que les épaules de Francis
atteignent le mur entre les deux fenêtres de la pièce. Le baiser fut chaud,
passionné, et pourtant étrangement tendre, comme si Francis luttait pour
rassembler son énorme énergie.
— Puis-je te vouloir ? demanda Martin – une pensée prononcée à voix
haute.
Ses mains se déplacèrent vers la tête de Francis, dans les cheveux
sombres et épais, pendant qu’il s’ouvrait un peu plus, forçant Francis à
s’ouvrir en retour, l’attaquant, mais sans colère, juste un besoin de
l’atteindre, de lire ses pensées et ses respirations, l’étrange et accidentelle
poésie d’un homme obsédé par son travail.
Il dénoua la cravate, embrassa la peau juste à côté pendant qu’il luttait
avec le col amidonné. L’odeur de peau, des vêtements fraîchement repassés,
de l’après-rasage. Il repoussa la veste des épaules de Francis, l’autorisant à
tomber sur le sol.
Les boutons de la chemise révélant toute cette peau et cette force sous-
jacente. Il couvrit un des tétons avec sa bouche, traça le muscle avec ses
dents, suçant et mordant jusqu’à ce qu’il sente Francis frissonner, les doigts
de celui-ci dans ses cheveux se crisper, mais il n’y eut aucune force, aucune
contrainte. Martin retourna vers la gorge de Francis, sentit son pouls pulser,
sa poitrine se soulever avec ses respirations, s’arrêtant seulement un instant
quand il ouvrit la ceinture et le bouton et la braguette pour atteindre son
sexe.
Francis grogna lorsqu’il le toucha, un son profond et étranglé, et l’attira
dans un baiser passionné pendant que Martin le caressait et se pressait
contre lui, incapable de le lâcher pour se déshabiller. Il adorait la façon dont
Francis était à moitié dénudé, paraissant incroyablement érotique dans la
faible lumière.
— J’ai toujours fantasmé de te baiser sur ce bureau.
Aux mots de Martin, Francis sursauta à nouveau.
— Je te faisais te plier en deux et descendais ton pantalon.
Martin cracha dans sa main pour faciliter la friction alors qu’il se
concentrait sur son gland, ce qui fit frissonner et trembler Francis.
— J’ai fait ça si souvent.
Francis dévoila ses dents en un sourire et se redressa, s’appuyant contre
le mur, ses hanches bougeant contre lui, puis les muscles de son ventre, ses
épaules, cou, gorge, mains, bras, tous se tendirent et il jouit, les doigts
plongés dans les épaules de Martin.
Ce dernier prit une des mains de Francis et la plaça sur son membre, et
Francis comprit le sous-entendu, ouvrit sa braguette et le caressa, offrant
plus de friction qu’il ne pouvait obtenir en se frottant simplement contre le
corps. La masturbation était plus rugueuse que strictement plaisante. Il
arrêta Francis seulement pour utiliser un peu de sperme afin de réduire la
friction, et puis ce fut parfait. Des mains fortes et puissantes, des caresses
brutales et rapides – il n’y avait aucun art là-dedans, un peu comme
retourner une faveur, mais peut-être que c’était simplement trop étrange
pour Francis d’avoir des relations sexuelles dans son propre bureau.
— C’est agréable.
Martin se poussa dans la main, contre le corps solide, qui le garda dans
une étreinte ferme jusqu’à ce que l’orgasme dévale en lui et qu’il jouisse
contre les abdos de Francis, contre cette peau chaude en sentant les muscles
en dessous. Il respira difficilement, eut besoin de quelques instants pour se
ressaisir.
Ses sens revinrent. Francis le tenait toujours, et n’était-ce pas parfait, de
le sentir, de le goûter, de le respirer. Avec regrets, Martin s’éloigna, mais il
devait se nettoyer, devait accepter le fait que c’était arrivé à nouveau et ce
qu’il avait admis à Francis.
Sentant toujours les orgasmes et les caresses, les baisers et le corps, il
essuya le sperme dans les toilettes, puis il appela un taxi et prétendit aller
chercher quelque chose dans son bureau, mais en vérité, il resta simplement
assis là, sidéré par ce qui s’était passé, et ce que cela pouvait signifier. Et
comment l’obtenir à nouveau.
Lorsqu’il jeta un coup d’œil à Francis une demi-heure plus tard, il était
assis à son bureau, la chemise remise en place, veste et cravate toujours
retirées, tapant rapidement sur son portable. Une unique lumière était
désormais allumée.
— Je rentre chez moi.
— Je te verrai demain.
Francis leva les yeux et lui sourit, puis reporta son attention sur ce sur
quoi il travaillait.
Chapitre 19
Martin s’était écroulé après Zurich, et ce qui était le plus embarrassant était
qu’il avait donné au chauffeur de taxi la vieille adresse. Cela avait été un
moment presque surréaliste où ses clés n’avaient pas ouvert la porte et où il
avait tiré le nouvel occupant de son lit et échoué à comprendre qui était ce
gars.
Il était enfin, béatement, endormi, quand Josh l’avait secoué pour le
réveiller.
— Téléphone pour toi.
Martin tendit la main à l’aveugle vers le combiné.
— David.
— Tu pourrais vouloir être au bureau.
La voix d’Ian.
— Nous avons une sorte d’urgence ici.
— Quelle heure est-il ?
— Huit heures trente. Je vais leur dire que tu es en chemin.
— D’accord, absolument.
Martin roula à moitié hors du lit, confus et fatigué.
— Oh bordel, jura-t-il en frottant son visage.
— Café ?
— Oui, merci.
Martin se doucha rapidement, ce qui le revigora, mais ses yeux étaient
toujours comme du papier de verre trempé. Josh lui apporta une tasse de
café alors qu’il se pliait pour lacer ses chaussures.
— Que se passe-t-il ?
— Il ne l’a pas dit.
Martin prit une gorgée de café amer et la ressentit comme un coup de
poing dans le ventre.
— Mais cela paraissait mauvais.
Urgence – cela pouvait signifier n’importe quoi. Peut-être que plus de
leurs principaux investisseurs étaient partis. Peut-être que Gordon Brown
les avait fait fermer.
— Je t’appellerai dès que j’en sais plus.
— Ne t’en fais pas pour moi.
Josh quitta l’appartement avec lui pour aller courir et l’accompagna
jusqu’au Tube. L’air frais aida avec la fatigue, mais son corps souffrait
toujours du manque de sommeil. Pour ajouter à l’injure, c’était l’heure de
pointe. Une humanité transpirante et insistante. Des visages pincés. Des
gens méprisant clairement tous les autres autour d’eux. L’air dans le wagon
était épais de ressentiment. Comment les gens enduraient-ils cela deux fois
par jour ?
Trente minutes après l’appel, Martin dépassait le bureau de Susan.
— Dans la grande salle de réunion, dit-elle.
Lorsqu’il entra, la colère et la stupéfaction étaient tangibles. Francis était
assis, incliné en arrière, serrant son stylo Mont-Blanc comme s’il était sur le
point de tuer quelqu’un avec.
Williams hocha la tête en direction de Martin, qui murmura une faible
excuse et glissa sur l’une des chaises libres près de Francis.
— Comme j’étais sur le point de le dire…
Williams jeta un coup d’œil vers Martin, qui opina avec une expression
contrite pour s’excuser à nouveau.
— Nous ne sommes pas obligés d’accepter l’offre.
Ian, qui était assis à son autre côté, écrivit rapidement une note sur sa
tablette et la poussa vers Martin. Elle disait :
Prix de l’action = au plus bas. Parties prenantes => offre de prise de
contrôle.
Une prise de contrôle ? Quoi ?
Francis leva sa main dans le silence abasourdi, et commença à parler
même si Williams n’avait pas indiqué que c’était son tour.
— Tout d’abord, je conteste que l’offre de prise de contrôle soit flatteuse.
C’est simplement opportun. Quelqu’un qui comprend notre modèle de
fonctionnement a vu le prix de notre action. Ils savent qu’ils font une
affaire. Le prix de notre action ne reflète en aucun cas les bases
fondamentales de cette firme.
— Cela nous stabiliserait, dit John.
— Nous fonctionnons toujours ! aboya Francis. Nous ne sommes pas
morts. Il n’y a aucune raison de céder à un fichu vautour !
— Les entreprises du portefeuille faiblissent, commença John. Si nous
plongeons dans une récession plus profonde…
Francis le dévisagea et bondit pratiquement de sa chaise.
— Ta foutue entreprise automobile a heurté l’iceberg. Mes entreprises
vont bien. Je ne presse pas chaque centime de leur capital, au point que les
miennes ne puissent pas supporter un jour de transactions faibles, espèce
d’idiot !
John recula, jeta un œil vers Williams, qui semblait être abasourdi par le
pur vitriol dans la voix de Francis.
— Deux de nos clients principaux ont réduit leurs commandes. Cela
atteint même une entreprise bien capitalisée.
— Seulement les tiennes ne le sont pas, John. Tu as tellement aminci leur
équilibre financier qu’il ressemble maintenant à du film alimentaire.
— Et comment est-ce que tu le sais ?
— Je lis tes rapports, siffla Francis en retour. Tu te souviens ? Je possède
une partie de cette firme.
Josh déglutit visiblement.
— Je ne dis pas que mon fournisseur automobile est en train de couler,
seulement que même le secteur automobile allemand souffre. L’Allemagne
s’en sort assez bien, tout bien considéré, mais…
— Mais tu as surpayé, tu as foutu en l’air l’équilibre financier, tu as vu la
récession arriver et as dit, que dalle, et maintenant l’entreprise a besoin
d’argent pour s’en sortir et nous ne l’avons pas. Comment veux-tu
recapitaliser ? Avec des capitaux purs ? Au revoir le retour sur
investissement.
John pressa ses lèvres ensemble.
— C’est mon problème.
Francis émit un rire bref et agressif.
— Je préfèrerais.
Il dénuda ses dents en une grimace, comme s’il avait un mauvais goût en
bouche après avoir mordu John.
— J’emmerde l’offre de rachat. Nous devrions avoir racheté bien plus de
notre propre stock d’actions, mais nous ne l’avons pas fait à une échelle
suffisante. Donc nous allons les combattre.
— Ce cabinet familial est un allié, Francis. Ce n’est pas une prise de
contrôle hostile, dit Williams.
— C’est une tentative de prise de contrôle hostile quand le comité de la
firme ne le soutient pas. Je ne le soutiendrai pas. Ils n’auront pas mes parts.
Je sais combien elles valent vraiment.
Francis regarda les autres Partenaires.
— Ce serait ridicule de vendre maintenant. Nous devrions parler aux
autres propriétaires et faire une conférence de presse où nous dirons aux
autres actionnaires de ne pas vendre.
— L’offre est substantiellement plus élevée que ce que nous
l’échangeons actuellement, dit Williams.
— Le prix actuel ne reflète pas la vraie valeur. Même si nous devons
renflouer le dernier investissement de John. Nous avons de très bonnes
entreprises atteignant leur maturité, nous avons de la puissance en réserve,
nous pouvons attendre. Les capitaux privés sont un jeu sur le long terme.
Nous ne sommes pas un fonds spéculatif.
Francis se radossa.
— On emmerde ce cabinet familial. Ils n’obtiendront mes parts que de
mes doigts morts.
Les autres Partenaires, semblait-il – pas John, mais les autres –
partageaient la position de Francis. Ils possédaient tous une part de la firme.
La vendre maintenant alors que le prix était bas défiait toute leur intuition.
— C’est une prise de contrôle hostile. Point final.
Francis se leva.
— C’est décidé pour moi. Je dois parler à quelques PDG.
Il quitta la salle de réunion.
Williams le regarda partir, mais ne lui dit pas de rester. Leur relation était
presque ouvertement hostile à présent.
— Eh bien. Nous devrions chercher un chevalier blanc, alors. Je vais
contacter quelques personnes.
— Peut-être qu’Epitome serait partant pour fusionner avec nous ? dit
John. Dois-je appeler mon ancien patron ?
— Oui, fais ça.
La réunion s’acheva, et Martin se dirigea vers son bureau. Il fut surpris
de voir Francis assis sur son bureau, paraissant à la fois en colère et ahuri.
— Quelle est la décision ?
— Chevalier blanc.
— Et qui va faire une offre généreuse pour nous protéger ? Par qui est-ce
que nous voulons être possédés ?
— Quel merdier, soupira Martin.
— Tu vois pourquoi entrer en bourse était une mauvaise idée ? Non
seulement nous devons nous inquiéter de l’implosion de nos investisseurs,
de la faiblesse de nos négociations, mais nous supportons les fardeaux
d’idiots comme John, ou de mégalos comme Williams, et maintenant nous
devons rendre des comptes à ces foutus actionnaires et lutter pour notre
indépendance parce que le marché ne comprend pas notre modèle de
fonctionnement ou comment nous générons de la valeur – et nous sommes
pliés en deux, le pantalon sur nos chevilles. Le merdier est complet.
Pas une image dont Martin avait réellement envie.
— John pense que son ancienne firme devrait nous acheter.
— Ils ne le feront pas. Ils souffrent du même problème que nous, à
l’exception du problème boursier, mais ils souffrent encore plus
intensément du problème bancaire. De plus, quatre-vingts pour cent de leur
capital est investi. Ils ne pourraient pas nous acheter même s’ils le
voulaient. Je serais surpris si Epitome tenait encore debout dans trois ans.
— À ce point ?
— Encore pire. J’ignore quel lapin blanc ils chassaient, mais ils ont
touché le fond, et ils le savent. Nous allons survivre parce que nous sommes
vraiment bons dans la petite cour. Mes petits accords prudents et
conservateurs sauveront Skeiron.
Francis émit un autre rire, mais il sonna exaspéré.
— Quelquefois, je déteste avoir raison, dit-il en secouant la tête. Je vais
rencontrer une journaliste pour déjeuner – ce sera apparemment sur la
« mort des capitaux privés », donc cela devrait être agréable.
— Journaliste ?
— Eh bien, c’est le Financial Times… Mettre mon profil en avant au cas
où je finirais par chercher un nouveau boulot pourrait être utile.
Francis haussa les épaules.
— Je la retrouve chez Nobu dans une demi-heure. Intéressé ?
— Je n’ai vraiment rien d’autre à faire ici.
— Et Nobu a une étoile au Michelin, conclut Francis en se levant en
souriant. Allons-y.
Chapitre 22
Martin ouvrit ses e-mails pour être accueilli par un autre message « réunion,
urgent ». Il y en avait eu plein récemment. Habituellement, c’était sur une
entreprise du portefeuille qui avait touché un iceberg – et au vu du nombre
de réunion dans son emploi du temps, il était difficile de croire qu’il restait
de l’eau dans cet océan métaphorique.
Il fit une pause dans le couloir lorsqu’il prit conscience de la bataille de
cris sortant de derrière la porte du bureau de Francis. La seconde voix était
définitivement celle de Williams. Il s’arrêta à mi-foulée, mais tout ce qu’il
pouvait discerner était la cadence des cris. Il s’approcha rapidement du
bureau de Susan. Elle lisait un gros manuel, et portait des lunettes sans
cerclage.
— Nouveau look ?
— Non, une inflammation.
Son œil gauche semblait un peu rouge, et elle fit un petit sourire
malheureux.
— Cela te va bien.
— Francis a dit la même chose. Mais il a seulement dit ça parce qu’il
porte également des lentilles.
— Vraiment ?
Martin grimaça intérieurement. Son ton l’avait mise sur la piste. Merde.
— Je veux dire, il semble plutôt être du genre à se faire opérer au Laser.
Cela ne l’avait pas sauvé, il pouvait le voir sur le visage de Susan.
— En tout cas…
Il devait changer de sujet. Cela ne la détournerait pas de l’odeur, mais
elle n’étudiait pas pour ce diplôme en affaires parce qu’elle était stupide.
— Que se passe-t-il ?
— C’est au sujet de la réunion de tout à l’heure. On dirait qu’il essaie de
dire à Francis de Bracy de bien se tenir.
Elle lui fit un clin d’œil.
— Se tenir ? Je pense qu’ils vont devoir le neutraliser et le dégriffer
d’abord.
Elle le dévisagea, puis éclata de rire, et Martin lui fit un clin d’œil avant
de se rendre dans la cuisine. Bien se tenir en réunion, quel concept
révolutionnaire. Peut-être que Francis n’était pas supposé énerver le
chevalier blanc. Ou peut-être que Williams comptait donner l’impression
qu’il menait la danse et était soutenu par ses Partenaires. Acheter une firme
dont les membres de la direction se détestaient profondément menait
souvent au remplacement des personnes clés et parfois même au sein du
premier et second niveau de la direction, ce qui rendait les choses bien plus
gênantes au goût de tout le monde. Les entreprises ne devraient pas être
absorbées par des luttes de pouvoir. Cela les distrayait de la raison de leur
existence – rapporter de l’argent aux actionnaires.
Il rapporta son café frais à son bureau où il vérifia ses e-mails, les triant
par dossier, compilant sa liste de choses à faire sur une feuille de papier.
Puis ce fut l’heure de la réunion. Il fut le premier dans la pièce, puis
arrivèrent Ian, John et les autres Partenaires. Francis apparut avec Williams,
et son froncement aurait transformé des hommes moins mortels en pierre.
Williams descendit l’écran pour la vidéo-conférence et lança le
projecteur. Francis l’observa avec un détachement amusé tout en tapant
quelque chose sur son BlackBerry.
Quand la connexion fut établie, elle projeta une salle de réunion
similaire, et trois hommes leur faisant face. L’un d’eux était Syed Haroun,
les deux autres étaient Arabes aussi. Martin fut stupéfait qu’Alec soit
absent.
Williams salua Syed Haroun, qui le salua en retour, très poliment, et
ensuite les deux autres hommes se présentèrent en tant que représentants de
deux banques locales.
— Je comprends que votre firme a attiré l’attention malvenue d’un
investisseur opportuniste.
Les mots de Syed Haroun reflétaient tellement la syntaxe et la
prononciation d’Alec que c’était irréel.
— Cela nous a indiqué que vous pourriez souhaiter nous mettre à
contribution comme vos alliés.
Francis renifla, mais son visage resta sans expression.
— Avec votre permission, nous aimerions rassembler une contre-offre
supérieure et nous mettre entre vous et l’agresseur.
— Votre Excellence, interpella Francis en levant la main. Si je peux me
permettre ?
Syed Haroun regarda Francis.
— Je vous en prie.
— Merci.
Ce sourire dénuda toutes les dents de Francis, un éclat de blanc que
personne n’aurait pu prendre comme amical.
— Si je comprends cette offre correctement, vous prévoyez de nous
acheter avant que les autres le fassent.
— Correct, dit Syed avec un brusque hochement de tête. Si je comprends
correctement votre mode opérationnel, ceci n’est pas différent de ce que
Skeiron ferait à un actif public sous-évalué. Le ramener au sein d’une seule
main et lui permettre de récupérer avec un propriétaire privé.
— Nous avons en effet fait cela deux fois, eh oui, c’est la façon
habituelle de procéder. Avec l’aide de la direction et leur permission.
— Eh bien, alors, dit Syed en indiquant les banquiers à ses côtés. Moi et
ces deux messieurs vous offrons la protection de propriétaires privés.
— Vous êtes conscients que vous n’avez pas à posséder le pommier pour
manger des pommes, demanda Francis.
— Mais si j’aime les pommes, M. de Bracy, je pourrais souhaiter
m’assurer de pouvoir en avoir autant que j’aimerais en manger.
— Et combien de temps est-ce que vous voulez manger des pommes,
Votre Excellence ? Nous laisserez-vous partir à un moment ?
— Il est encore trop tôt pour le décider. Mais je vous prie de croire que je
ne vous souhaite aucun mal. J’ai de la tendresse pour votre firme et je
souhaite la protéger.
Francis le dévisagea, et il fut là à nouveau, ce regard pénétrant qui aurait
très bien convenu à un inquisiteur médiéval.
— Merci pour les réponses, Votre Excellence, dit-il avant de regarder son
BlackBerry. Si vous voulez bien m’excuser, un appel urgent.
Il quitta la pièce.
Martin avait envie de le suivre, mais il ne voulait pas être sur son chemin
quand Francis luttait contre sa colère. Il avait déjà fait ça auparavant et il ne
recommandait pas l’expérience.
Il écouta Williams et Syed Haroun et pensa, oui, cela avait été préparé
depuis un moment – c’était un spectacle mis en scène pour les partenaires.
Son BlackBerry vibra, et il vérifia l’écran. FdeBracy.
Est-ce que la démonstration des caniches est finie ?
Pas tout à fait, mais ça se termine, répondit-il avant de glisser son
BlackBerry dans sa poche parce qu’il n’était pas Francis et ces gens étaient
plus que susceptibles de lui dire de ranger cette fichue chose.
Après la réunion, Martin se rendit dans le bureau de Francis, où ce
dernier était assis sur son sofa, parlant au téléphone. Il leva les yeux et
hocha la tête à son intention, et Martin prit ça comme l’accord tacite qu’il
était bienvenu.
Francis écouta pendant un moment et prit quelques notes brèves sur un
bloc qu’il balançait sur sa cuisse.
— Oui, si c’est ce que je pense, je peux mettre quelques personnes de
plus de mon côté.
Il se rembrunit.
— Non, c’est toujours une minorité, même si j’étends mes parts. Oui,
c’est risqué. Mais ce que mon ennemi ne semble pas avoir songé, c’est que
nous sommes une affaire basée sur les relations. C’est pourquoi tu ne fais
pas de prise de contrôle hostile. Si tu énerves les talents clés, tu perds ce qui
rendait l’entreprise précieuse en premier lieu. Nous ne sommes pas un fief
féodal. Les talents peuvent bouger. L’excellence de cette firme est dans ses
membres, même si je commence à douter de cette affirmation basique.
Francis fit un sourire narquois.
— J’apprécie ça, Peter. Je te dois un dîner… en plus de tes honoraires.
Merci. Oui, tiens-moi au courant, quelle que soit l’heure.
Il posa le combiné et se tourna vers Martin.
— J’ai appris à aimer ces avocats spécialisés.
— Pouvons-nous vraiment lutter contre ça ? Si nos investisseurs lâchent
leurs parts, Syed Haroun en obtiendra une belle tranche, répliqua Martin.
— Ils vont chercher l’exclusion des actionnaires minoritaires. C’était ce
que disait le caniche. Propriété privée. Déférencement. Cela signifie qu’ils
auront besoin de toutes les parts, ou d’une vaste majorité. Je peux les
combattre par tous les moyens et rendre ceci trop coûteux pour qu’ils
maintiennent leur objectif.
— Une guérilla urbaine ?
— Exactement, dit Francis en montrant les dents. Je ne vais pas laisser
les hommes du pétrole avoir ce que j’ai passé dix ans à construire. Je ne
laisserai pas Berger l’avoir.
— Puis-je faire quelque chose pour aider ?
— Ouvre une oreille sur ce que les gens disent dans la firme. Ian semble
être une bonne source. Vous êtes amis, n’est-ce pas ?
— Oui. Et un bon.
Un ami, et il ne semblait pas vraiment en phase avec John non plus, mais
il devait à Ian de ne pas le dénoncer. Il avait déjà été suffisamment loin
lorsqu’Alec lui avait demandé les rapports.
— Je vais m’occuper des autres Partenaires. Ils pourraient se faire greffer
des couilles quand il s’agit de Williams.
— Qu’est-ce qu’il y a avec Williams ?
— Il est aveuglé par l’argent. Il voit les milliards du pétrole et pense
brusquement que cette firme peut être une plage au lieu d’un bac à sable. Le
Golfe est un jeu complètement différent. Si cette crise signifie qu’il peut
devenir une force sur laquelle il faut compter avec le Golfe, il vendra une
vie de travail. Je sais qu’il le fera. Berger a instauré ces illusions de
grandeur dans son petit cerveau de comptable et maintenant Williams est
amoureux de l’idée.
— N’étais-tu pas supposé reprendre la boutique ?
— Oui. Une façon de garder le talent clé heureux.
La voix de Francis détenait tant de colère réprimée qu’elle vibrait.
— Ils pourraient y arriver au final, mais ils saigneront pour ça.
Martin surfait avec indolence sur les offres d’emploi, mais très peu
d’endroits embauchaient. Un poste d’analyste dans un autre domaine ? Il
aimait les capitaux privés, même si ça craignait. Il se sentait responsable de
« ses » entreprises, se souciait que les PDG rencontrent ou non ses objectifs.
Et d’Ian, bien sûr, mais aussi des gens comme Carsten, ou des banquiers, ou
presque tous ceux qu’il avait rencontrés dans le boulot.
Il quitta seulement le bureau pour prendre un café et retourna derrière sa
porte fermée aussi vite que possible. S’il n’avait pas envie de partir, que
ressentait Francis en ce moment ? Ce dernier avait donné dix ans de sa vie
dans cette firme, travaillant, quoi ? Douze, quatorze heures par jour,
probablement chaque jour, vivant, respirant, transpirant capitaux privés.
Deux sorties brillantes dans le pire marché possible, un brutal ajustement de
stratégie juste à temps alors que tous les autres tergiversaient. II avait eu
raison, chaque fois. Il s’était battu et avait perdu, parce que les autres
n’avaient pas autant de cervelle que Francis l’avait cru.
Lui envoyer un message ? Lui demander s’il allait bien ?
Quelqu’un toqua à sa porte et Martin espéra seulement que ce n’était pas
Alec. Non, c’était Ian, Dieu merci.
— Salut, dit Ian en fermant la porte et en entrant. Comment est-ce que tu
vas ?
Il s’installa devant le bureau de Martin.
— Sauf si tu es occupé ?
— J’aimerais l’être, dit Martin en émettant un profond soupir. Quand tout
a-t-il commencé à aller si mal ?
— Le boulot ? dit Ian en secouant la tête. Aucune idée, mec. Nous nous
sommes engagés à un moment vraiment merdique. Quels sont tes projets ?
— Je recherche des postes.
— Merde. Je détesterais te voir partir.
— On est deux. Mais tu l’as dit toi-même. J’ai placé mon argent sur le
cheval perdant. Bon sang, il ressemblait à un gagnant pour moi à l’époque.
La dernière chose que Martin voulait, c’était qu’Ian sache qu’il y avait
beaucoup plus et un bagage émotionnel beaucoup plus perturbant
d’impliqué.
— Ces gens ne méritent pas ta loyauté.
Ian pointa du pouce la porte par-dessus son épaule.
— C’est une meute d’hyènes assoiffées de sang, et l’une des hyènes la
plus vieille et la plus dure vient de recevoir un coup. Ce n’est pas comme
s’ils avaient un besoin désespéré d’argent. Ils sont avides, pas affamés.
— Oui, je suppose. Merde. Cela pique vraiment.
— C’est vrai, mec.
Ian paraissait morose et soumis.
— Tu pourrais peut-être voir avec Phil et Allison et rejoindre leurs
équipes.
— Je ne veux pas travailler pour Alec.
— Pourquoi pas ?
— Je n’aime pas son style, dit Martin en haussant les épaules. Est-ce que
tu penses qu’il appréciera de m’avoir dans la firme, sachant où se trouvait
ma loyauté ?
— Eh bien, si nous allons à ce dîner, tu pourras étendre ton réseau. Je
suis certain que tu trouveras quelque chose. Qui sait, ça pourrait être mieux
qu’un asile psychiatrique !
Ian se leva et cogna sur le bureau de Martin.
— Je vais garder mes oreilles ouvertes si j’entends parler d’une
ouverture. D’accord ?
— Merci, Ian. Tu es quelqu’un de génial, tu sais ça ?
— Oui, mais ne le dis à personne.
Cela avait allégé l’humeur. Il y avait d’autres options. Il était
probablement seulement sous le choc et encore ébranlé.
Chapitre 24
— Et de l’indien ?
Josh tendait son cou pour le regarder pendant qu’il gardait la main
gauche et le genou sur le banc de musculation et levait un gros haltère (il
semblait peser au moins quinze kilos) pour travailler les muscles de son
dos.
— Tu sais, du poulet tikka masala, du pain à l’ail, et peut-être un oignon
bhaji.
— Est-ce que tu as une idée du nombre de calories et de glucides que
comporte de l’indien à emporter ?
Josh bougea pour changer de côté, et se mit à respirer avec un sifflement
à chaque levée.
— C’est vendredi et j’ai eu une journée merdique au bureau.
Josh éclata de rire, à mi-mouvement, et lutta pour finir son geste.
— Et pour le dessert ?
— Ils font cette glace vraiment bonne à la mangue.
— Qui passe l’appel ?
— Moi ?
Martin récupéra le BlackBerry dans sa poche et fit défiler ses contacts.
— La même chose pour toi ?
— Oui, mais dis-leur d’oublier le chou-fleur. Je ne peux pas supporter le
chou-fleur.
— Donc, une part d’oignon bhajis, un poulet rogan josh, un poulet tikka
masala, deux pains à l’ail et de la crème glacée à la mangue pour deux.
Josh secoua la tête.
— Si nous mangeons ça, tu viens courir avec moi demain. Je vais
t’entraîner pour la course caritative de 10km contre le cancer du sein en
avril.
— Cancer du sein ?
— Les hommes ont des cancers du sein aussi. Passe l’appel, je
commence à avoir faim.
— Oui, monsieur.
Martin composa le numéro et passa sa commande. Un coursier le livrerait
dans les trente prochaines minutes. Il passa un jean et un tee-shirt, se
sentant immédiatement plus détendu. Ce n’était pas tant les vêtements en
eux-mêmes qui le rendaient anxieux que la décision planant au-dessus de sa
tête. Et le dîner en smoking de demain pour célébrer la renaissance de
Skeiron sous un nouveau propriétaire.
Au moins, Skeiron avait quelque chose à célébrer. Les changements de
propriétaire dans ce climat tendaient à agacer le gouvernement, et Gordon
Brown avait un point de vue négatif sur les énormes bonus. Le pays et toute
l’Europe penchaient vers la gauche de façons qui n’étaient pas concevables
quelques années plus tôt. Les entreprises privées semblaient un paradis sûr,
instaurant leurs propres règles, sans compte-rendu fastidieux, sans presse,
sans tempête sur internet dès la moindre rumeur. Le boulot était déjà
suffisamment pénible sans toutes ces distractions.
Martin était assis sur le sofa, penché pour parcourir la pile de DVD ou un
coffret qu’ils n’avaient pas encore vu.
— Casino Royal ?
— Absolument ! Tu sais que je connais le gars qui a entraîné Daniel
Craig ?
— Non. Waouh.
— Oui. C’est à ça que l’on mesure la réussite – en obtenant qu’une
célébrité développe des pecs comme ça. Un autre boulot qui ne
m’ennuierait pas serait de pourchasser Hugh Jackman autour du terrain,
sourit Josh. Je pourrais l’observer grogner et transpirer pendant deux heures
et être payé.
— Tu es un sadique.
— Allons ! Hugh Jackman !
Josh s’effondra à côté de lui et tendit la main vers la télécommande.
— En parlant de… as-tu eu des nouvelles de Francis ? Quelque chose ?
Le sourire de Josh diminua.
— Pas un mot. Il a dit qu’il était en vacances pendant quelques jours.
— Il ne prend jamais de vacances. Oh, putain.
— D’accord. Que se passe-t-il ?
Josh se tourna, ramenant ses jambes sous lui et s’appuyant contre le
dossier du sofa. Une position qu’il gardait pendant des heures lorsqu’il
étudiait des livres liés à la santé ou à l’anatomie pour plus de qualifications.
— Il a subi un coup dur au bureau.
Maintenant qu’il l’avait dit, cela devenait réel. Francis, perdant. Perdant
dix années de son travail, perdant le contrôle. Perdant, probablement,
respect et influence.
— J’espère seulement qu’il prend vraiment un peu de repos, et pas… je
ne sais pas.
— Non, il ne ferait pas ça, dit Josh en réponse à sa peur inexprimée. Il
n’abandonne pas. Il pense probablement à une nouvelle approche.
Josh tendit le bras et l’attira plus près de son cou, et Martin fut seulement
heureux d’être tenu contre l’épaule solide, le pouls calme en dessous. Il
inspira, et puis expira, sentant un peu de tension le quitter.
— C’est agréable.
— Dis-moi ce qui s’est passé.
Josh lui posait rarement des questions sur le boulot. Il était trop discret
pour ça, ou peut-être qu’il ne s’intéressait simplement pas au monde de la
finance. D’une façon étrange, Josh l’appréciait en dépit de son boulot.
— C’est d’accord si je commence par le début ?
— Daniel Craig ne va pas s’enfuir. Tu vois, il est piégé dans cette petite
boîte.
La blague fit rire et pleurer Martin en même temps. Cela faisait
sacrément longtemps qu’il n’avait pas partagé son âme avec quelqu’un.
Tenu comme ça, il n’avait pas à regarder Josh dans les yeux, ce qui rendit
l’admission de sa stupidité, de ses nombreuses erreurs, de ses regrets et
malhonnêtetés beaucoup plus faciles.
Josh ne l’interrompit jamais, caressant simplement son dos quand Martin
faisait une pause, luttant pour mettre les évènements en mots, des
évènements qu’il avait échoué, jusqu’à présent, à formuler en pensées
conscientes. La nourriture arriva, et Martin poursuivit l’histoire. Il n’avait
pas faim, mais il mangea parce que cela donnait à ses mains quelque chose
à faire. Il ne laissa rien de côté.
Josh nettoya les emballages et les assiettes et rangea le chutney à la
mangue.
— Du thé ?
— Oui.
Ils étaient dans la cuisine, et Josh paraissait songeur, mais pas comme s’il
émettait un jugement.
— Et demain, il y a ce dîner… et tu préfèrerais ne pas y aller ?
— Non. Je préfèrerais me terrer et arrêter le temps, dit Martin en
secouant la tête. Mais j’aime ce boulot.
— Autre chose que tu aimes ?
Martin pressa ses lèvres. Oui. Il connaissait déjà cette part – elle n’était
pas difficile à deviner – mais l’admettre était une autre chose. Mais à Josh ?
— Je suis tombé complètement amoureux de Francis.
Voilà. C’était sorti.
— Donc, tu dois seulement prendre une décision – l’homme que tu aimes
ou le boulot que tu aimes. C’est simple.
— Oui, mais le boulot m’aime en retour.
Martin s’étrangla à nouveau.
— Francis est mon patron. Quand il part… c’est fini. Impossible que je
lui demande de me prendre avec lui. Pourquoi le ferait-il ?
— Je ne pense pas que la question de ses sentiments pour toi est sur le
devant de son esprit en ce moment. Il a été joué d’une façon plutôt moche, à
ce que je peux en dire.
— Et tout ça pour lundi. Putain.
— Va à ce dîner. Si Francis est là, parle-lui. Donne-lui les faits. Dis-lui
que tu préfèrerais partir avec lui plutôt que d’accepter cette promotion.
C’est vrai, n’est-ce pas ?
— Oui.
Francis au lieu du boulot. Il était sacrément cinglé.
— J’essaierai de l’appeler aussi. Mais je vais m’envoler pour Marrakech
demain après-midi. Devrais-je annuler et rester ici ?
— Non, mais pourrais-tu prendre ton téléphone ?
— Je le ferai, sourit Josh. Je vais même le charger. Appelle-moi si
quelque chose arrive, d’accord ? Bon sang, maintenant je me sens mal de te
laisser comme ça.
— Non, tu m’as déjà beaucoup aidé. Merci.
— C’est agréable à entendre. Une ou deux boules de crème glacée à la
mangue ?
— Deux. Arg, une.
Glucides et calories.
Josh sourit.
— Tu vas courir tôt demain avec moi, donc tu peux en avoir deux. Tu vas
avoir besoin de force, City boy.
Et ce fut tout.
Chapitre 25
Martin passa une heure au téléphone avec Josh, qui s’amusait énormément
à Marrakech. Ce fut seulement après la discussion que la réalité s’installa à
nouveau. Lundi serait le pire jour de sa vie professionnelle. L’anxiété
grandissait comme une pression dans sa gorge. Martin devait faire quelque
chose, n’importe quoi. Il voulait se saouler, voulait retourner vers un monde
où les choses étaient simples, où il avait le contrôle jusqu’à ce qu’il le
perde, où perdre le contrôle signifiait gagner du calme même s’il prenait la
forme de l’épuisement. Martin se rendit dans un club uniquement pour
danser, et être seul parmi les corps transpirants qui étaient juste un bruit de
fond.
Puis quelqu’un dansa plus près, toucha ses abdos à travers son tee-shirt,
et cela battit le fait d’être seul ce soir.
Heureusement, l’homme ne ressemblait en rien à Alec. Martin en avait
fini avec les blonds pour le reste de sa vie. Encore mieux, il ne ressemblait
en rien à Francis non plus.
L’appel arriva après minuit. L’homme près de lui dans le lit grogna et se
tourna alors que le téléphone sonnait. Martin murmura « travail » et
décrocha, déjà près d’attraper son boxer avant de réaliser que ce n’était
probablement pas le travail. Pas dans le marché actuel, pas avec la situation
au sein de la firme. Peut-être qu’il avait rêvé du travail.
— Quoi de neuf ?
— Eh bien, j’ai fait quelque chose de stupide.
La voix était étrangement calme, surtout pour Francis, qui normalement
mettait plus de chaleur dans sa voix. Martin quitta la chambre et se dirigea
vers la cuisine, et commençait à se sentir heureux que Francis l’ait appelé,
quand les prochains mots de Francis le coupèrent dans son élan.
— Cela résout le problème d’avoir à subir les derniers jours de boulot, je
suppose.
Cette déclaration fit frissonner Martin. Était-il toujours sous l’effet des
drogues ?
— Que s’est-il passé ?
— Bonne question.
Cette phrase détachée lui envoya des images d’accidents de voiture, de
lumières bleues clignotantes, de pieds sur le rebord d’une fenêtre.
— Dis simplement aux nouveaux maîtres que je ne serai pas au boulot
aujourd’hui.
— On est dimanche, dit Martin par réflexe, mais l’horreur picotait dans
ses veines.
— Oui, mais quand même.
Francis avait perdu le fil. Ou ne l’avait jamais regagné, même s’il avait
semblé presque rationnel douze heures plus tôt. Fatigué et luttant contre les
contrecoups des drogues, mais ceci semblait bien plus décousu, plus loin.
— Où es-tu ? Pas au bureau.
— Non, plus maintenant.
— Où es-tu ?
Martin fouillait à la recherche de ses vêtements – fouiller à leur recherche
étant loin d’être aussi exaspérant que de le faire avec une main sur le
portable.
— St Joseph sur le Mont. C’est un hôpital privé.
Drogues ? Avait-il raconté des conneries quand il avait dit que Francis
n’était pas accro à la drogue ? Les Amphétamines étaient désormais une
suspicion raisonnable. Peut-être pour combattre les effets de descente de
cette merde de drogue du viol.
Des voix en fond, une parlant d’un ton sec à M. de Bracy, et Martin
s’émerveilla devant quelqu’un reprochant à Francis d’utiliser son téléphone.
— Cet homme me dit d’arrêter de te parler.
Un soupçon du comportement habituel de Francis.
— Je vais venir. Je suis en route. Ne fais rien de…
Stupide. La ligne fut coupée.
Martin glissa le téléphone dans son jean. Il était toujours humide, il avait
dansé pendant des heures avant que sa tête soit suffisamment claire.
Maintenant, il souhaitait n’avoir pas ramené le mec chez lui. Il l’avait
rarement fait, même pendant sa période sauvage. Il devait se débarrasser de
lui et ne voulait pas la routine « est-ce que tu veux du café avant de
partir ? » alors qu’il devait se rendre à St Joseph au plus vite.
— Je dois y aller, dit Martin à Steven ? Sean ? Puis-je te déposer quelque
part ?
Le silence en réponse fut glacial, mais Martin était si inquiet en cet
instant qu’il l’enregistra à peine. Ils s’installèrent dans le taxi glacé, l’autre
homme disant au chauffeur de le déposer près de la station Angel. Aucun
« je t’appellerai » ou « je t’écrirai ».
Le chauffeur de taxi navigua à travers les rues matinales qui étaient
suffisamment désertes pour tourner un film post-apocalyptique. Quelques
épaves sortant de soirée trébuchant dans la rue, quelques sans-abris blottis
dans des sacs de couchage avec des chiens galeux pour toute compagnie.
À la réception du vieil et grand immeuble, ils lui dirent de revenir à huit
heures. Trois heures. Martin aurait pu rester chez lui, aurait pu essayer de
dormir, mais il ne pouvait pas supporter l’idée d’être chez lui.
Il essaya de lire un magazine, mais rien ne s’imprima dans son esprit. Il
se leva à nouveau. Fit les cent pas. Pourquoi huit heures ? Francis se levait
généralement vers cinq heures. Il appela un autre taxi.
Piccadilly était épuré de tout touriste à six heures trente un dimanche.
Martin entra dans le bureau, avec son badge de service, puis partit vérifier
le parking. L’Audi bleu foncé de Francis se tenait là comme un chien se
languissant de son maître. Un gros manteau était plié sur le siège passager –
bien sûr, Francis refusait d’accrocher son manteau dans le placard depuis
qu’un de leurs investisseurs était parti avec son manteau en cachemire et
s’était envolé ensuite vers New York. Cela lui avait pris trois semaines pour
le récupérer et Francis avait été d’une humeur de chien pendant quatre.
Martin se sentit seul et paumé en se tenant près de cette voiture. Sa
présence signifiait que Francis était venu au bureau.
— Emballer les choses.
Il avait presque dépassé la femme qui était toujours à la réception du rez-
de-chaussée quand il s’arrêta et se tourna.
— Bonjour.
— Bonjour.
— Est-ce que… quelque chose s’est passé hier soir ?
— M. De Bracy a eu une sorte de malaise, dit-elle en se tournant à moitié
comme pour se cacher.
Sa façon de se montrer pleine de tact, probablement, mais cette pierre
dans son ventre coula un peu plus.
— Les nettoyeurs l’ont trouvé. Il a été emmené à l’hôpital.
— Merci. Je vais seulement récupérer quelque chose à l’étage.
L’ascenseur l’emporta à l’étage du bureau, et il déverrouilla la porte
principale avec sa carte. Les couloirs longs et larges ; les lumières de la rue
en dessous. Il prit une profonde inspiration et actionna l’interrupteur. Des
taches sombres marbraient le parquet clair, certaines étaient parfaitement
formées, d’autres avaient éclaboussé le bois. Il les suivit vers le bureau de
Francis.
Cela ressemblait à un endroit bombardé. Le lourd bureau avait été poussé
violemment sur le côté, des emballages de bandages jonchaient le sol. Un
rapport d’audit financier était étalé sur le canapé.
La veste grise à fines rayures de Francis était accrochée près de la porte.
Il n’était pas allé au bureau dans des vêtements décontractés. Ce n’était
simplement pas son style.
Sur le bureau était posée une paire de boutons de manchette, en nacre
bleu foncé et diamants, les clips soigneusement arrangés. Ils avaient gardé
leur position dans le chaos, l’unique chose qui était juste dans beaucoup de
mauvaises.
La chemise écrue sur la chaise était le pire. C’était une belle chose,
surtout quand elle était suspendue ouverte sur les épaules de Francis. Les
manches étaient défaites, froissées, et agrandies, le tissu effiloché et
sauvagement déchiré. Ses taches rouge-marron, bien sûr, expliquaient tout.
Tout comme la mare de sang séchée autour du fauteuil de Francis. Il y en
avait tellement.
Eh bien, j’ai fait quelque chose de stupide.
Les nettoyeurs l’ont trouvé.
Cela n’avait aucun sens. Le sang, l’odeur, ou le chaos dans le bureau.
Martin ouvrit la fenêtre, puis ramassa les boutons de manchette. Il les
soupesa dans sa main, puis les glissa dans sa poche. Francis pourrait vouloir
savoir qu’ils étaient en sécurité. Il ramassa la chemise, un rappel étrange
que Francis était vulnérable. Il la jeta à la poubelle.
Il demanda à la femme à la réception où les nettoyeurs gardaient leurs
ustensiles, puis prit son courage à deux mains et nettoya le sang séché sur le
sol en bois. Une tache demeura, sans égard pour la force avec laquelle il
frotta, ce qui semblait très approprié. Il rassembla ensuite les emballages et
remit le bureau en place. Il collecta tous les papiers et les empila en une pile
nette près du portable, comme si Francis reviendrait travailler lundi. La
fragrance artificielle du citron du liquide de nettoyage annihilait au moins
l’odeur du sang. Tout était revenu à la normale – et rien ne l’était.
Il repéra l’étui d’ordinateur en néoprène et glissa le portable de Francis à
l’intérieur. Il voudrait probablement travailler.
Il sortit, trouvant étrange d’être au bureau alors que la lumière était
éteinte. Cet endroit était maintenant un territoire ennemi, et invivable sans
Francis. Avec Alec. La pensée lui donna la chair de poule.
Six heures trente, lundi matin. Il allait perdre son boulot, et pourquoi ?
« Parfois gay ». Il s’était toujours tenu à l’écart des hommes curieux ou
bisexuels. Pour une nuit, cela ne comptait pas s’ils avaient une femme à la
maison, mais Francis n’avait ni femme, ni petite amie, ni maîtresse, et pas
de petit ami non plus. Cela aurait été bien plus facile de rester loin de lui s’il
y en avait eu.
En cherchant ses clés dans ses poches, il sortit les boutons de manchette
de Francis. Sur une impulsion, il retira ses boutons et mit ceux-là à la place.
Il pourrait utiliser un rappel de Francis aujourd’hui. Un rapide brossage de
ses cheveux – il garda sa barbe de deux jours. Peut-être qu’il était temps
pour un autre style.
Il était tôt, et Susan n’était pas à son bureau quand il le dépassa et se
rendit vers le sien, essayant de ne pas regarder ou même penser au bureau
de Francis et au désordre qu’il y avait trouvé.
Il ferma sa propre porte des deux mains et s’il y avait eu un moyen de la
sceller pour l’éternité, ou du moins jusqu’à six ou sept heures du soir, il
aurait sauté dessus.
Il lança Word et commença à taper.
M. Williams,
J’ai le regret de vous informer que je souhaite mettre fin à mon emploi
chez Skeiron Capital Partners le plus tôt qu’il vous est possible. J’ai
vraiment apprécié mon temps au sein de la firme et je vous souhaite à vous
et au reste de l’équipe un futur des plus fructueux.
Court, poli, droit au but. Pas besoin de détailler plus – s’il ne faisait que
montrer une once de menace dans sa formulation, il se ferait des ennemis.
Et le milieu était trop petit pour se faire des ennemis, et il était trop
insignifiant dans celui-ci. Contrairement à Francis qui, dans un rugissement,
sauterait dans l’arène pour le plaisir.
Martin baissa les yeux sur les boutons de manchette en nacre et diamants.
Le diamant était le matériel le plus dur. Et la nacre pouvait être éraflée avec
un ongle. Francis avait dû être intrigué par ce contraste.
Il envoya la démission vers l’imprimante, ce qui signifiait qu’il devait
quitter le bureau.
Ian photocopiait justement quelques contrats.
— Bonjour, Martin.
— Bonjour.
Martin récupéra l’unique page de l’imprimante.
— Tu as entendu ?
— Oui.
Martin ne voulait pas avoir cette conversation.
— Seigneur, cela laisse sans voix, n’est-ce pas ? Francis ? Faire quelque
chose comme ça ?
— Qui te l’a dit ? Susan ?
— Oui. Je pense qu’elle va rentrer chez elle tôt aujourd’hui. Elle est
salement secouée. Je pense que nous le sommes tous. Je veux dire, nous ne
devrions pas être ici, ou peut-être que si. Je ne sais pas.
— Peut-être lui envoyer une carte ?
— Tu organiserais ça ? Tu connais quelque chose qu’il aimerait ? Un vin
sympa ou quelque chose ?
— À part la tête d’Alec sur un plateau, artistiquement arrangée avec la
tête de John juste à côté d’elle ? Je ne crois pas.
Ian émit un rire, et regarda vers la porte comme s’il s’attendait à ce que
quelqu’un la franchisse.
— John va être Partenaire Sénior, en fait. C’est approuvé d’en haut.
— Tu penses que son cul est encore douloureux ?
Martin montrait ses dents parce que la colère le submergeait.
— Ce n’est pas juste. Allison et Phil sont dans la firme depuis plus
longtemps, mais apparemment Alec préfère John, et Williams approuve.
Donc c’est fait, mais c’est douteux, surtout avec ce tertiaire en cours.
— Qui va prendre le travail de Francis ?
— Je ne suis pas certain qu’il y ait un plan d’urgence, mais je suppose
que c’est toi.
Martin offrit à Ian la feuille de papier, qui la prit et lut rapidement les
quelques lignes.
— Merde. Tu vas me laisser avec tous ces idiots ?
— Ils ont obligé Francis à faire ça. Je ne peux pas te dire ce qui s’est
passé, parce que c’est criminel, mais je ne peux pas rester ici.
— Criminel.
— Oui. Si Francis va à la police, ils arrêteront Alec.
— Putain. C’est mauvais à ce point ?
— Assez mauvais pour qu’il se tranche les veines.
Martin prit la feuille des mains d’Ian et la plia.
— Au diable l’argent. Je peux faire ça tout seul.
— Dans le climat actuel ? Personne n’embauche. Ils sont tous en train de
licencier du personnel.
— Je préfère ranger les courses dans des sacs à Tesco que travailler dans
un endroit qui est aussi corrompu.
Martin sentit son visage se glacer de colère, et il pressa ses lèvres
ensemble pour s’empêcher d’aboyer sur Ian. Ce dernier avait simplement
misé sur un cheval différent, avait toujours été un ami, avait toujours
couvert ses arrières. Il ne méritait pas cette colère.
— Je suppose que c’est un « bienvenue dans le monde de la finance ».
— Je ne sais pas. Je ne sais pas ce que je devrais faire, mais je ne peux
pas rester ici. Et si je finissais par être la voix dissidente ?
Ian rassembla ses documents et prit un temps affreusement long à
s’assurer qu’ils formaient un bloc net.
— Ne presse pas les choses. Attends d’obtenir un travail qui vaut le coup.
Parle aux investisseurs et aux entreprises ; donne une tournure positive aux
choses. Être honnête n’est pas la meilleure chose quand tu recherches un
nouveau boulot.
— Je sais.
Martin baissa les yeux vers sa démission. Retourner à l’école ? Il n’avait
aucune idée. Il n’y avait pas tant de boulots que ça en croissance, tout le
monde s’accrochait pour chevaucher la tempête.
D’un autre côté, il s’était fait un peu d’économies, et il pouvait hiberner
quelques mois. Il n’avait pas d’emprunt comme Ian, ou une famille comme
les autres hommes de son âge. Il inclina la tête, entendant des voix dans le
couloir.
— Oh, bon sang.
Alec et Williams, bavardant agréablement. Il resta silencieux, le soufflé
coupé, et Ian s’occupa en redressant sa pile de papier pendant que les voix
les dépassaient et puis entraient dans l’une des salles.
— Très bien, je suis dans mon bureau.
Martin fit un rapide geste de la main et vola vers son bureau.
Il ne fit pas grand-chose pendant la matinée, mais parcourut ses e-mails
et arrangea un déjeuner avec Carsten von Förde, qui était « dans le coin ».
Puis un e-mail arriva de la part de Williams pour toute l’équipe, les
sommant de venir dans la salle de réunion avant le déjeuner. Selon lui,
Francis de Bracy prenait un repos bien mérité. Martin serra les dents. Et qui
Williams pensait-il tromper ? Toute la firme savait déjà. Les théories
allaient du burn-out à une psychose due à des problèmes de drogues. Seul
Martin savait que Francis avait délibérément été conduit à cette extrémité,
et ça l’étouffait. Il n’avait pas le courage de se lever et de démasquer leurs
mensonges, contrairement à Francis. Il restait hors des conversations de
groupe où les gens bavardaient au sujet de Francis et s’ils allaient lui
acheter quelque chose. Tenter de contacter cet homme avec un cadeau issu
d’un catalogue en ligne et une carte semblait pathétique.
Un coup sur la porte, et Martin prit quelques respirations avant de
répondre.
— Oui ?
La porte s’ouvrit et Alec apparut. Le cœur de Martin accéléra. Il ne
voulait pas de lui dans la pièce, ne voulait pas d’Alec près de lui.
— Cela t’ennuierait de laisser la porte ouverte ? demanda Martin quand
Alec fit mine de la fermer.
— Non, cela ne m’ennuie pas.
Les yeux d’Alec brillaient alors qu’il approchait et s’asseyait.
— Comment est-ce que tu vas ?
— Un lundi tranquille.
— Après un week-end rempli.
— On peut dire ça.
Espèce d’enfoiré, espèce de connard, espèce de tordu.
— Je peux faire quelque chose pour t’aider ?
— Je prévoyais de discuter de ta position.
Comme : se plier en deux ? Martin se pencha en avant, croisant ses bras
sur la table. Contre les boutons de manchette. Diamants. Brillants et
transparents et durs.
— Eh bien, tu y as fait vaguement allusion.
— Je l’ai fait.
Alec lui souriait, mais ses yeux étaient prudents, évaluateurs, l’observant
constamment à la recherche de quelque chose qui trahirait ses intentions.
Rien que quelques mois plus tôt, Martin aurait parlé de ce qu’il ressentait
au sujet des évènements. Un Martin plus jeune aurait mentionné cet
épouvantable combat dans l’ascenseur, les manigances d’Alec, le crime.
Mais il s’était mis dans une position d’infériorité, parce que, quelle que soit
sa façon d’approcher les choses, Alec serait capable de l’exploiter. Non.
Aucune ouverture, aucun flanc découvert. Professionnel. De la façon dont
Francis le lui avait appris, de la façon dont tout ce travail l’avait façonné.
— Quelle est ta décision alors ?
Alec laissa sa tête basculer en arrière et le regarda avec de l’amusement
dans ses yeux, dévoilant ses dents.
— Tu n’es pas un dégonflé.
Martin toucha les boutons de manchette.
— C’est vrai. Tu m’as bien cerné. J’ai travaillé trop dur pour ça, et je
veux ce travail, si tu l’offres toujours.
Alec parut incrédule, ce qui ravit plus que tout Martin. Voir ce
changement en Alec lui donna un plan, le remit sur ses pieds, même si le
jeu en lui-même lui donnait la nausée. Il avait sa démission dans le tiroir
supérieur de son bureau. Il pouvait partir à n’importe quel moment.
— C’est bon à entendre. Bienvenue à ton nouveau poste.
Alec se leva et lui offrit une main et Martin lutta contre l’envie soudaine
de l’attraper et de claquer son visage sur le bureau. Il n’avait pas envie de
toucher le connard, mais il savait qu’il venait d’entrer dans une nouvelle
étape du jeu.
Il avait beau être furieux – ceci lui donnait le temps de programmer son
départ, et le temps de se calmer et d’agir de sang-froid.
— Tu es superbe, Josh.
Un jean et une veste classique, mais décontractée plus un tee-shirt
moulant qui faisait que les serveuses du Nobu le dévisageaient, et Josh
flirtait visiblement avec elles. Il avait un beau bronzage, mais plus que tout,
il exsudait ce calme bien reposé qui venait quand tu prenais de vraies
vacances.
— Hé, merci.
Ils furent conduits à leur table et reçurent leurs menus. Se souvenant que
l’équipe n’était parfois pas des plus rapides, Martin commanda rapidement
une bouteille d’eau plate.
— Qu’est-ce que c’est ?
Josh leva un sac volumineux qu’il avait posé à côté de lui sur la
banquette.
— Mon nouvel appareil photo. J’ai rencontré un photographe là-bas. Il
m’a donné une leçon sur la manière d’utiliser son équipement.
— Son équipement, hein ?
Josh leva les yeux au ciel.
— Donc voilà, dit-il en sortant l’appareil noir encombrant de son sac. J’ai
toujours été féru de photographie. Quand je vois certaines choses, je pense
simplement que ce serait sympa de les partager.
Comme Francis émergeant de la piscine, ou faisant des flexions avec de
gros poids chargés sur ses épaules. Oui, il pouvait comprendre ça.
— Sympa.
— En fait… sourit Josh. Je pourrais le tester sur toi.
— Quoi ?
— Je ne sais pas… en costume et puis à moitié nu.
Josh lui fit un clin d’œil, puis rangea l’appareil et étudia le menu.
— Je suis pour le teriyaki. Qu’en penses-tu ?
— Hum. Oui. Tu es le père du coq-à-l’âne, Josh.
— J’ai eu les meilleurs professeurs.
Josh lui sourit, dévoilant toutes ses dents.
Quand Martin entra dans la chambre de Francis, celui-ci n’était pas seul. Il
se tenait au milieu de la pièce, étroitement enlacé par un homme grand et
émacié avec des cheveux gris qui portait une simple soutane noire. Le
prêtre tenait Francis avec grande affection, et Francis avait posé sa tête sur
l’épaule de l’homme. La main du prêtre caressait les cheveux de Francis, et
ses lèvres touchaient – embrassaient – sa tempe.
Martin hésita, incertain de la conduite à tenir. Ceci ne ressemblait en rien
à une étreinte normale, et il ne voulait pas les déranger, parce que les doigts
de Francis creusaient dans le vêtement noir, tenant le prêtre comme s’il
allait se noyer s’il le laissait partir.
Alors que Martin envisageait de tourner les talons et de partir, Francis
leva la tête et leurs yeux se croisèrent. Martin n’avait jamais vu Francis
aussi faible – à part peut-être, dans son état drogué. Francis tapa le prêtre
sur son épaule, qui se tourna.
Les traits du prêtre étaient vraiment étonnants – émaciés et ascétiques,
depuis les pommettes tranchantes jusqu’à la mâchoire sculptée en passant
par le nez fin et long, mais ses yeux sombres et noirs multipliaient d’une
certaine façon la couleur de la soutane. Seul le col blanc produisait un
contraste.
— Mon Père, voici Martin David.
Francis recula, mais pas beaucoup.
9
— Martin, voici le Père Emanuel. C’était mon professeur à Stonyhurst .
— Francis m’a beaucoup parlé de vous.
— Hum. Merci.
Comment réagir ? Savoir que Francis était catholique était une chose – il
avait mentionné une école Jésuite, donc était-il un jésuite ? – mais il n’avait
jamais pensé qu’il se retrouverait face à face avec un prêtre ici. Tout ce
qu’il savait, c’était que l’Église Catholique condamnait toujours
l’homosexualité et versait de l’argent aux victimes d’abus pédophiles.
— Je… si ceci est une sorte de, je ne sais pas, confession, je peux revenir
plus tard.
— Ce ne sera pas nécessaire.
Emanuel jeta un coup d’œil vers Francis.
— Francis, dois-je lui dire ce que nous avons décidé ?
— Ce que nous avons décidé.
Cela sonnait sinistre, et à présent Emanuel semblait carrément inquiétant.
Peut-être que c’était tout ce noir.
— Bien sûr, mon Père.
L’obéissant fils de l’Église. Martin déglutit quand le prêtre lui indiqua de
quitter la chambre en premier, et ils sortirent tous deux du bâtiment pour
entrer dans le parc. Martin resserra son manteau autour de lui parce que le
temps était frais et venteux, mais le jésuite semblait imperméable à la
météo.
— Francis m’a autorisé à discuter de ceci librement avec vous. Il était sur
le point de vous appeler pour vous expliquer pourquoi il allait quitter St
Joseph.
— Pourquoi ?
Le prêtre pinça ses lèvres.
— Vous êtes l’un de ses plus proches amis.
Ces mots auraient pu signifier n’importe quoi, et ses traits ne donnaient
aucun indice quant à ses intentions.
— Il a dit que vous pourriez être perturbé s’il partait pendant un certain
temps.
— Combien de temps ? Pourrais-je le voir ?
Cela sonnait nécessiteux, et ça l’était.
— Martin. C’est un prénom intéressant. Le Saint Patron de la France et
des soldats. Le païen qui a coupé en deux son manteau pour le bien-être
d’un mendiant nu. Il y a une belle humilité et de la grâce dans une telle
action.
Et l’oncle préféré de ma mère était un Martin. Voilà pourquoi.
— Oui, eh bien, je ne suis pas pratiquant. Ma famille est en partie
anglicane, mais je ne vais pas à l’église.
Il espérait que cela clôturerait le débat.
Le jésuite hocha la tête.
— Que pensez-vous que Francis est en train de traverser ?
— Psychothérapie.
Et burn-out.
— C’est une bataille spirituelle. Francis a besoin de plus que ce que cet
endroit peut lui offrir, indépendamment de ses professionnels. Il a besoin de
toute la protection et l’amour que nous pouvons lui donner.
Le jésuite semblait entièrement sincère avec l’« amour », même si cela
résonnait sinistrement.
— Il sera reclus pendant les prochaines semaines, et peut-être les
prochains mois. Ceci signifie qu’il retournera à Stonyhurst, à l’écart des
étudiants bien sûr, et utilisera son temps dans la contemplation, loin des
inquiétudes matérielles du monde des affaires, loin de Londres, et des
démons avec lesquels il doit traiter.
Ceci devenait de plus en plus étrange.
— Ҫa ne m’aide pas à comprendre.
Martin voulait comprendre, mais l’idée d’un isolement et le discours sur
l’amour et les soins lui foutaient la trouille.
— Il a besoin des soins de professionnels.
Le jésuite sourit.
— Nous faisons ceci depuis plusieurs centaines d’années. Il n’existe que
peu de personnes pouvant faire mieux que nous.
— Bien. Quelle est votre participation dans tout ça ?
— Je suis son mentor spirituel, dit le jésuite sans battre un cil.
Peut-être qu’il y croyait, mais Martin avait vu cet homme embrasser la
tempe de Francis et le tenir comme un amant, et il ne savait pas exactement
ce qu’il craignait, mais il y avait un malaise qu’il ne pouvait pas laisser
partir.
— Puis-je parler à Francis ? Seul ?
— Bien sûr.
Le jésuite pointa une allée différente.
— Je vais aller faire une promenade seul, alors.
— Oui, merci.
Martin se précipita vers la chambre de Francis et ferma la porte derrière
eux. Francis avait fait ses valises et était assis là, attendant apparemment, et
leva les yeux quand il entra.
— Stonyhurst ? C’est où ?
— Lancashire. C’est un bon endroit pour reprendre mes esprits.
— Pourquoi ?
— C’est chez moi, dit Francis en inspirant profondément. Aucun endroit
sur terre ne possède cette tranquillité. J’espère que je serai capable de
retrouver ma foi. Le Père Emanuel m’a offert de me guider à travers le
processus et de me mentorer.
— Que faisait-il ici ?
— Je lui ai demandé de venir.
Martin secoua la tête.
— Je ne comprends toujours pas. Qu’est-ce que ceci a à voir avec une
question de foi ?
— Comment cela pourrait-il en être autrement ?
Francis se leva et lui fit signe d’approcher, et Martin obéit.
— Il y a une bataille entre le bien et le mal dans ce monde. Quels que
soient les noms que tu places sur les extrémités, peu importe comment tu
l’appelles – matérialisme et spiritualité, altruisme et égoïsme, cruauté et
compassion – cette bataille fait rage sans diminuer. J’ai besoin de
comprendre pleinement de quel côté je me situe.
— Laisse la police s’occuper d’Alec.
— Ce n’est pas au sujet de Berger. C’est quelque chose dans mon âme.
Berger est simplement la noirceur que j’ai autorisée à s’établir.
— C’est un véritable criminel et il est dehors, répliqua Martin sèchement.
Je fais ce que je peux, mais gérer avec lui nécessite plus que ça.
C’était comme se cogner la tête contre un mur. Il n’avait jamais pensé
que Francis était un tel fêlé religieux. Le père Emanuel lui avait
probablement administré une dose de ce bon vieux lavage de cerveau.
— Est-ce que tu penses que Dieu ou qui ce soit d’autre va mettre Alec à
terre ? Je ne crois pas.
Francis l’observa, cet intense regard était de retour, et ce n’était pas juste
d’utiliser ça alors qu’il n’avait pas de bonnes réponses. Puis Francis plaça
une main contre sa joue, et l’embrassa, directement sur les lèvres, ses mains
s’agrippant derrière sa tête. Martin perdit tout souffle, toute pensée, parce
que putain, c’était un baiser intense et bon, profond, avec un contact de
leurs corps qui le fit presque vaciller. Il n’aurait pas pu s’échapper s’il
l’avait voulu. À la place, il prit le taureau par les cornes, attrapant une
poignée des cheveux de Francis, le pressant plus près et l’embrassant
férocement, parce que, bon sang, depuis combien de temps avait-il voulu
ceci ?
— Comment ceci s’intègre-t-il dans ta foi ? demanda Martin, d’une
certaine façon découragé quand Francis rompit le baiser.
— Dieu ne voudrait pas me voir malheureux.
— Est-ce ce que dit ce prêtre ?
— Il m’a appris à ployer les règles quand je dois le faire. Les jésuites ne
sont pas aussi fermés que l’on peut l’être dans l’Église Catholique. Il y a
beaucoup de logique dans l’ordre. Emanuel lui-même était un homme
d’affaires avant de devenir un jésuite – l’ordre exige que vous ayez fait
l’expérience du monde extérieur.
— Mais tu ne vas pas devenir l’un d’eux, n’est-ce pas ?
Francis sourit, un peu tristement.
— La pensée m’est venue à l’esprit.
Martin agrippa les épaules de Francis, ses mains glissant vers sa gorge,
vers son cou, s’ouvrant pour s’étaler dans ses cheveux.
— Ne le fais pas. Je suis certain qu’il y a d’autres moyens, et tu es bien
trop brillant dans ton travail. Tout le monde a des bas. D’accord, c’est un
bas spectaculaire, mais putain, devenir un moine…
— Prêtre.
— Encore pire.
— Pas vraiment, mais je mettrai ça sur le compte de ton rejet instinctif de
la foi.
Francis jeta un coup d’œil vers la porte.
— Il est la meilleure personne pour m’aider à traverser ça.
— C’est le gars au bonsaï, n’est-ce pas, ton amant ?
— Vrai, et… vrai d’une certaine façon.
Francis s’empara de son visage quand Martin voulut se tourner.
— J’ai une profonde affection pour lui, et lui pour moi. J’étais la raison
pour laquelle il a lutté contre son appel, à l’école. J’étais dans ma dernière
année et il était nouveau dans l’école. Je l’ai pratiquement séduit. Je suis
tombé amoureux de lui, pas seulement en tant que professeur ou mentor.
J’ai appris ensuite que l’amour ne se préoccupait pas de la forme, de l’âge,
de l’appel, ou d’une autre notion préconçue. J’ai gardé cette croyance
depuis lors.
L’intensité de Francis à cette courte distance était à couper le souffle.
— Nous nous connaissons mutuellement de ces autres façons, bien sûr,
même s’il m’a découragé de tous les moyens qu’il connaissait. J’étais
l’initiateur. Je voulais être son tout, et il m’aimait bien trop pour m’imposer
des limites. Je ne connaissais pas la différence entre les différentes sortes
d’amour, entre philia, eros et agape. Le nôtre n’était pas un amour sensuel –
il était spirituel – mais bien sûr, le corps a sa propre spiritualité.
Francis s’approcha, le maintenant dans cette prise puissante et étroite.
— Est-ce que tu comprends ?
— Oui, je comprends.
Je comprends comment même un prêtre ne peut pas te résister quand tu
as envie de lui. Je comprends que l’amour est une chose vraiment horrible,
complexe, blessante et quelque chose qui arrive toujours même quand il ne
devrait pas et est impossible, et comment quelqu’un peut être le monde de
quelqu’un d’autre. Je comprends. Et cela fait foutrement mal.
— Bien.
Francis l’embrassa à nouveau, chastement cette fois, ce qui donna
seulement envie à Martin de s’accrocher à lui parce que ce n’était
clairement pas suffisant, pas du tout ce qu’il voulait. Il voulait tout. Et plus
que tout, il ne voulait pas le voir partir.
— Que suis-je, alors ? demanda Martin.
— C’est quelque chose que je dois encore trouver.
Francis recula et balança son sac sur son épaule.
— Mais pour le moment, je dois être complètement seul pendant le temps
que cela me prendra.
— D’accord.
Martin se contenterait d’attendre. Il avait été pris pour acquis pendant si
longtemps, que quelques mois de plus ne feraient aucune différence.
— J’espère… j’espère que cela se passera bien.
Après quelques minutes gênées, ce prêtre en soutane noire se montra à
nouveau, et emporta Francis. Bien sûr, Martin était jaloux, à la fois de ce
qu’ils avaient eu et de ce qu’ils partageaient toujours, mais tout était
préférable à Francis se tranchant les veines à nouveau, ou s’écroulant
complètement.
Chapitre 31
Alec était sorti divertir quelques investisseurs. Il avait adopté une politique
de transparence envers eux, tout en embauchant des comptables qui feraient
tout à part trafiquer les chiffres. Depuis que Francis était parti – et ne
pouvait pas être contacté, Martin avait tenté son BlackBerry – Martin était
sur la brèche, comme s’il arrivait à court de temps.
Martin se força à composer le numéro. Ce téléphone utilisait une
nouvelle carte SIM prépayée. Il espérait qu’ainsi il avait couvert tous les
angles, cependant il n’avait pas tant que ça d’énergie criminelle.
Le téléphone répondit, et un homme dit rapidement quelque chose par-
dessus un bruit de fond assourdissant.
— Bonjour.
Martin devait maintenant aller jusqu’au bout.
— C’est Martin. Est-ce que je parle avec Syed Haroun ?
— Oui. Martin. Un moment, s’il vous plaît.
Syed se déplaça clairement. Un bar ? Un club ? Un restaurant très
bruyant ?
— Oui, je peux parler.
— Bien. Je suis désolé d’appeler. Je ne voulais pas vous déranger.
— Non, ce n’est pas le cas. Je vous en prie, parlez.
Que de politesse pour un homme qui l’avait violé. Martin inspira
profondément. Alec avait mentionné que Syed aimait son « genre », et il
l’avait clairement suffisamment apprécié pour ne pas se soucier un instant
s’il était d’accord pour accueillir sa queue dans son cul. Martin avait besoin
de prendre sur lui pour faire ça.
— Puis-je vous revoir, Votre Excellence ?
Syed ne répondit pas. S’était-il trop précipité ? Bon sang. Mais comment
était-il supposé faire ceci ?
— Bien sûr. Nous pouvons sortir pour manger quelque chose demain.
Syed semblait très hésitant.
— J’aimerais vous voir sans Alec.
Martin garda sa voix douce, et espéra qu’elle sonnait séductrice.
— Si c’est possible. J’aimerais me concentrer uniquement sur vous,
prendre mon temps, toute la nuit si possible.
Il dut fermer ses yeux et imaginer quelqu’un d’autre pour générer une
quelconque pensée sexy. Avec cet homme, les souvenirs fragmentés étaient
trop lourds, et Martin ne se souvenait même pas de ce qui était arrivé.
— Je suis désolé si j’insiste trop, c’est seulement…
Comment prononcer le plus gros mensonge d’entre tous ?
— Je n’arrive pas à penser à autre chose depuis que je vous ai rencontré
en personne. Depuis que j’ai pu vraiment voir votre visage. J’ai essayé de
l’oublier et d’aller de l’avant, mais…
— Continuez.
Est-ce qu’il y avait une note rauque dans la voix de Syed ? Est-ce que
cela fonctionnait ? Bon sang, était-ce aussi facile ?
— Je pensais qu’avec Alec, je n’avais aucune chance d’attirer votre
attention. Vu qu’Alec et vous êtes si proches.
— Vous voulez me rencontrer seul ?
Prudent, mais intéressé. C’était un sacré jeu, mais cela pouvait
fonctionner.
— Ce soir ?
— Immédiatement. Dès que vous le pouvez, Votre Excellence.
En ajoutant le titre comme pour rassurer l’homme sur sa supériorité, son
contrôle. Martin pouvait parler cochon, mais ceci était nouveau pour lui et il
n’aimait pas la façon dont cela le faisait se sentir vulnérable et un peu
ridicule.
— Je suis toujours près du bureau. Et si… rencontrons-nous au parc St
James. Seulement vous et moi. Ce devrait être sûr.
— Le parc St James ? Est-ce qu’un chauffeur de taxi connaîtra ?
— L’entrée à proximité de Regent Street. Je vous verrai là-bas dans
quinze minutes ?
— Oui.
Syed raccrocha et Martin pria tous les saints auxquels il ne croyait pas
pour qu’il ne change pas d’avis et appelle Alec ensuite. Il pouvait seulement
espérer que Syed l’ait cru – qu’il veuille le voir, et peut-être, seulement
peut-être, que Syed ne veuille pas qu’Alec le sache. Est-ce que l’homme
partageait tout avec son larbin ? Peu probable.
Il y avait toujours un risque.
Martin prit son BlackBerry et écrivit à Josh, puis il se rendit aux toilettes
et inspecta son visage, ses cheveux, ses dents. Il retira la cravate et ouvrit le
premier bouton de sa chemise. Qu’est-ce que tu fais ? songea-t-il, mais la
vérité était qu’il avait déjà commencé et qu’il allait continuer. Il enfonça la
cravate dans sa poche et vit les boutons de manchette capter la lumière dans
le miroir. Tu vas le faire, promit-il à son reflet.
Il attrapa son manteau et quitta le bureau. Dépassa la réception, longea
Savile Row, Piccadilly Circus, et prit la direction de la statue St James au
bout de Regent Street.
Il attendit près de l’entrée du parc, les mains plongées dans ses poches,
sauf quand il vérifiait sa montre, laissant son regard errer sur la rue. Un taxi,
avait dit Syed. Bien sûr, les rues de Londres grouillaient de taxis noirs, et
les hôtels et théâtres à proximité assuraient un flot constant de touristes et
de voyageurs.
Il ignorait comment il allait jouer ça, seulement ce qu’il devait éviter à
tout prix. C’était comme lors de ces négociations où il définissait le
minimum requis, puis instaurait le maximum. Cela délimitait le terrain.
Jamais, cependant, il n’avait eu à prétendre ressentir quelque chose qu’il ne
ressentait pas. La pensée de Syed le baisant le remplissait de malaise –
merde, une véritable horreur aurait été compréhensible.
Un taxi s’arrêta, et Syed sortit – un costume sombre ajusté, une barbe
soigneusement entretenue, un prince du Moyen-Orient jusqu’au bout des
ongles. L’homme lui sourit, et Martin s’écarta de la statue. Le chauffeur de
taxi fit marche arrière et partit. Martin lui rendit son sourire.
— Votre Excellence. Je suis heureux que vous ayez pu vous libérer.
Syed s’approcha plus près que Martin le souhaitait vraiment, mais Syed
se tenait toujours très près d’Alec, donc Martin tendit la main et prit celle de
Syed qui n’était pas aussi sèche et froide qu’il s’y attendait.
— Votre appel était une surprise.
— Je peux le concevoir.
Martin le guida vers le parc, et Syed le suivit, touchant son bras et
refermant ses doigts autour des siens.
— J’ai bien peur d’avoir utilisé les données de la firme pour trouver votre
numéro de téléphone. Et j’ai hésité parce que vous êtes maintenant le
propriétaire et cela aurait paru un peu étrange si j’avais montré un peu trop
d’intérêt envers vous.
— Et vous croyez qu’Alec n’approuverait pas.
— Pourquoi le ferait-il ? Il flirte avec moi tout le temps.
— Vraiment ? demanda Syed comme s’il était surpris. Étiez-vous
proches lui et vous ? J’ai bien peur d’avoir manqué des éléments pertinents
de votre histoire.
.. Est-ce pertinent ?
Martin s’arrêta près du pont sous la lueur d’un lampadaire, tenant la main
de Syed.
— Non, je ne crois pas qu’il approuverait. Je crois qu’il veut vous garder
pour lui. Je ne crois pas qu’il aurait souhaité que nous nous rencontrions s’il
avait su…
— Su… ?
— À la soirée, vous voir… c’était une révélation. Je ne connaissais pas
votre identité jusque-là.
— Je suis désolé que ceci se soit passé de cette façon. Je n’avais pas
l’intention de blesser vos sentiments.
Syed le regardait droit dans les yeux, semblant complètement sincère.
— Alec m’a dit que cela ne vous ennuierait pas si je me rassasiais sur
votre beauté. J’étais ivre de désir pour vous.
Martin frissonna. Ces mots, cette intensité. Pas ce à quoi il s’était
attendu. Il ignorait à quoi il s’attendait, mais pas à ça. Beauté. Syed avait un
don avec les mots. Il semblait mal assorti avec le cynique et ironique Alec.
Combien de fois Alec s’était-il silencieusement moqué au fond de sa gorge
devant cette intensité ?
— Alec vous a dit que cela ne m’ennuierait pas ?
— Oui. Il m’a dit que vous étiez très expérimenté.
Syed plaça une main contre la joue de Martin.
— Et que c’était ce que vous appréciez. Je dois toujours m’assurer que je
n’ouvre pas la porte à un futur chantage. Ma position, ma famille ne me
permettent pas de prendre des risques seulement pour suivre mes
inclinations. Je suis lié de bien des façons. Notre société n’est pas aussi
progressiste et libérale que la vôtre sur de tels sujets.
Ce que j’appréciais. Martin déglutit. Syed n’avait aucune raison de
mentir, n’est-ce pas ? Un homme qui le disait beau, et qui s’excusait pour
ne pas s’être présenté correctement – mentirait-il sur de tels détails ? Alec
avait arrangé cela, il avait dit à Syed que du sexe brutal et violent – c’était
la seule chose dont il se souvenait – était ce qu’il voulait. Lui avait-il parlé
des drogues ?
— Je comprends. J’ai eu un ami musulman une fois.
Une partie de jambes en l’air avec un musulman n’était pas vraiment ce
que Syed devait entendre, même si c’était plus proche de la vérité.
— Il était issu d’une famille très croyante.
— Étiez-vous très attaché à lui ?
Syed se montrait peut-être poli en faisant la conversation ou peut-être
qu’il s’intéressait vraiment.
— Eh bien, il fait partie du passé.
C’était la meilleure tentative de Martin pour de la diplomatie.
— Et Alec et vous ? Êtes-vous attaché à lui ?
La main de Syed se raffermit un peu autour de la sienne, une réaction
instinctive et étrange.
— C’est mon conseiller le plus proche – un Occidental qui sait comment
approcher l’Occident pour moi, comment construire des ponts, et dans
certains cas, me défendre contre ceux qui pourraient profiter de moi. Cela
m’attriste que ce soit nécessaire.
Martin s’approcha d’un banc qui était bien éclairé par un lampadaire à
proximité.
— Je suis d’accord. Avoir quelqu’un aussi peu scrupuleux qu’Alec de
votre côté vous assure que vous n’ayez pas de plus gros requins frayant
dans les eaux autour de vous. Mais êtes-vous attaché à lui ?
— Parfois, je ne le suis pas.
Syed baissa la tête, peut-être pour regarder sa main dans celle de Martin,
et utilisa l’autre pour la recouvrir.
— Parfois, je pense qu’il est dommageable qu’il ne soit pas uniquement
un conseiller, ou simplement un ami.
Et Alec recrutait quand même d’autres hommes pour lui afin de garder
les choses intéressantes. Ils cherchaient des hommes ensemble et Alec les
attirait, les aveuglait et les droguait, et Syed les baisait, non identifié, et la
majorité d’entre eux ne se souvenait probablement de rien. Quel jeu
malsain !
— Vous faites ça souvent ? Prendre un troisième homme, comme moi ?
— Il y a eu quelques prostitués… des escortes ? C’est vraiment trop
dangereux dans mon pays. Je ne pourrais pas vivre avec cette honte.
— Je comprends.
Martin avait besoin de toute sa volonté pour rester calme et agir
normalement.
— Combien ? Où étais-je le premier ?
Syed toucha son visage, ce qui était bien plus intime que ce que Martin
désirait en ce moment, mais bon sang, il devait jouer le jeu qu’il avait
entamé.
— Il me l’avait offert quelques fois, mais c’est seulement quand je vous
ai vu, et qu’il m’a dit que je pouvais faire ce dont j’avais rêvé, que c’est
devenu impossible de refuser. Je n’avais pas l’intention de blesser vos
sentiments.
Nul doute que Syed avait compris que Martin n’était pas très heureux à
ce sujet, malgré ses meilleures tentatives pour être calme et raisonnable et
agir comme s’il envisageait sérieusement d’avoir Syed pour amant ce soir.
Et que dire. Il était sans voix – sans voix devant ce démon qui sortait
chasser pour attirer un idiot infortuné et ensuite disait à un autre homme
qu’être baisé violemment par un étranger était ce que la victime désirait. À
son crédit, Syed semblait ignorer ce qui s’était vraiment passé.
— Honnêtement, je ne pense pas que vous vous accordiez très bien en
tant qu’amants.
Martin se pencha pour effleurer de ses lèvres les oreilles de Syed.
— Je pense qu’Alec apprécie bien trop de vous manipuler.
Les mains de Syed se raffermirent autour de la sienne quand Martin
embrassa son oreille.
— C’est libérateur d’être capable de faire ça. Dehors à l’air libre.
Personne ne sait qui je suis, ou toi.
— Non, ils ne savent pas. Et s’ils le savaient, ils s’en moqueraient.
Les lèvres de Martin descendirent vers le cou de Syed. Il libéra sa main et
la posa sur la cuisse de Syed, au plus haut, touchant pratiquement son aine,
et Martin le sentit respirer plus vite.
— Tu peux faire tout ce que tu aimes à Londres. Cette ville s’en moque
complètement.
Ses lèvres remontèrent, et il inclina le visage de Syed vers l’angle de
l’appareil photo et l’embrassa sur les lèvres, sa main remontant en même
temps, ce qui fit gémir et tendre Syed.
Martin toucha sa poitrine alors qu’il embrassait l’homme. Bon sang, il se
laissait emporter, à moitié drapé autour de Syed, le sentant répondre à
chaque caresse et respirer avec l’afflux du désir. Syed était magnifique,
depuis ses sourcils élégants à son corps élancé, à ses doigts qui couraient
dans les cheveux de Martin, le pressant, mais sans force, demandant au lieu
d’exiger, et bon sang, mais Martin ne pouvait pas rester de marbre, ne
pouvait pas simuler ceci rien que pour le jeu. Il croyait que Syed ignorait ce
qui s’était vraiment passé, n’avait aucune idée de la profondeur des
manigances d’Alec.
Martin n’avait pas pensé plus loin que ça. Alec n’était pas là. Aucun
danger, seulement un homme magnifique qui le désirait visiblement, le
désirait assez pour prendre le risque de sauter sur l’opportunité de le revoir.
Il rompit le baiser, respirant lui aussi difficilement.
— Puis-je t’emmener dans un hôtel ?
Syed acquiesça, ses yeux brumeux ne trahissant rien d’autre que du désir
et une confiance que Martin ne méritait pas. Ils marchèrent vers la sortie,
Syed prenant à nouveau sa main comme si c’était la chose la plus naturelle
au monde.
Ils réservèrent la chambre à son nom pendant que Syed restait dans
l’ombre. Pas un seul battement de cils à la réception à cause de la chambre
double et du manque de bagages. Dans l’ascenseur, ils agirent comme s’ils
allaient simplement au même endroit, mais Martin vit l’expression dans les
yeux de Syed, et le sourire à moitié sexy et à moitié gêné.
Une fois dans la chambre, ils se déshabillèrent entre des baisers et des
caresses, puis se rendirent sur le lit, où Martin fit de son mieux pour rendre
fou Syed. Ce dernier se tortilla sous lui, et de cette voix essoufflée et
légèrement accentuée lui dit qu’il était magnifique, qu’il adorait ses
caresses, ses yeux, sa voix. Martin lui permit de se calmer à nouveau, se
contentant de l’embrasser et de le caresser, lui disant de se détendre, qu’il
n’y avait aucune précipitation. Et il n’y en avait pas. Syed était magnifique
dans sa nudité, et il n’y avait aucune terreur à le toucher, aucune répulsion,
aucun dégoût.
Quand Martin le pénétra enfin, Syed se souleva et se cambra sous lui.
Même s’il émit quelques respirations sifflantes, il affirma qu’il allait bien
quand Martin l’interrogea. Il ne voulait pas obliger l’homme à faire quelque
chose qu’il n’aimait pas, et utilisa toutes ses compétences, ce qu’il ne
regretta pas quand il écouta les grognements de Syed, toucha son corps
couvert de sueur, et parvint à jouir en même temps que lui.
Alors qu’ils se reposaient, Syed se tourna pour lui faire face, baigné de la
lueur des lampadaires de la rue, et Martin tendit la main pour toucher le
visage barbu.
— Comment te sens-tu ?
Syed sourit, prit la main de Martin et l’embrassa – un geste étrangement
tendre – et se pencha pour remonter les couvertures. En dessous, le câlin et
les baisers occasionnels furent bien trop intimes, mais Martin savoura la
tendresse, à la fois donnée et reçue. Avec Syed dans ses bras, il s’endormit
finalement.
Martin jeta les clés sur la table de la cuisine. Une note sur la machine à café
disait : parti courir. Il accrocha son costume pour l’aérer, puis fit un rapide
rasage avec le rasoir électrique qui garda son chaume court, et se doucha. Il
arrangea une salade César avec beaucoup de poulet, et était assis devant la
télé avec un bol quand Josh revint.
— Salut !
Josh se dirigea directement vers la salle de bain, où la toute première
chose qu’il fit, fut de retirer ses vêtements de sport trempés de sueur.
— Salut, répondit Martin et il attendit que Josh le rejoigne, mangeant sa
salade dans ce laps de temps et l’accompagnant d’un demi-litre d’eau plate.
— Tu te prépares des salades plutôt bonnes en ce moment, dit Josh en
revenant de la cuisine, portant un jean et un de ces tee-shirts de contention
serré qui dévoilait combien il était tonique. Cela me fait vraiment plaisir.
— J’avais envie de salade.
Martin observa Josh s’installer et tirer ses jambes sous lui.
— Merci pour hier soir, en fait.
— Hum, oui.
Josh tendit le bras et prit l’appareil.
— Tu veux jeter un coup d’œil ?
Josh alluma le petit écran et lui tendit.
Syed sur ce banc, pris exactement depuis l’angle qu’il avait planifié,
Syed avec les yeux fermés pendant que lui, Martin, l’embrassait, le
touchait. Cela aurait été le matériel parfait pour ruiner la réputation et la
position de Syed.
— Un beau gars, celui-ci.
— Oui. Seulement…
Syed le regardant, ému, tenant sa main, sur le point de dire quelque
chose.
— Je ne vais pas les utiliser. Il n’a pas fait ce que je pensais qu’il avait
fait. J’ai eu tort. C’est la faute d’Alec.
— Donc tu ne vas pas finir par faire du chantage à un Cheikh ou peu
importe ce qu’il est ?
— Je n’aurais pas manqué d’autant de subtilité.
Martin avait imaginé tendre simplement quelques photos et dire à Syed :
« Je pensais que tu pourrais vouloir celles-ci » et ne jamais mentionner ce
qu’il voulait, certainement pas avec des conditions de chantage. Mais il
avait été nerveux au sujet de la réaction. Et si Alec avait décidé de
convaincre Syed qu’il avait besoin d’être intimidé ou tué ou autre ? C’était
ce qui se passait dans les romans policiers, oui, mais Alec était capable de
tout. La jouer honnête, finalement, avait été la meilleure solution. Syed ne
méritait pas la peur et l’angoisse. Cela n’aurait pas été juste.
— Mais je ne le fais pas. Efface-les.
— Quoi ? Ces instantanés sont vraiment bons.
Josh prit l’appareil photo, fit défiler les photos et se fixa sur une où
Martin était presque au-dessus de Syed, soutenant un long regard, une
communication tacite pendant un moment figé, l’un dans l’acte de clamer,
l’autre dans l’acte de se rendre. C’était diablement sexy.
— Eh bien, avant que tu fasses quelque chose avec celles-ci, pourrais-tu
les passer sur Photoshop ou autre et t’assurer que personne ne puisse
l’identifier ? Il n’est pas sorti du placard, tu sais.
— Je ne vais pas les mettre sur internet. Mais je vais les garder. Et tu
deviens plutôt sexy quand tu es dans le feu de l’action.
Martin rit.
— Merci. Celle-ci n’était pas subtile du tout. Bon sang. C’est quelqu’un
de vraiment bien.
— Tu as passé une bonne nuit ?
— Très bonne. Dommage que j’aie dû lui dire qu’il avait été joué par
Alec et comment cet enfoiré l’avait utilisé. J’ai tué l’ambiance. C’est
ironique, je crois que cet homme avait le béguin pour moi, et ce que j’ai fait
a piétiné tout ça.
Josh se pencha et tapota son épaule.
— Je songe parfois que je suis extrêmement chanceux de n’avoir jamais
eu le béguin pour toi.
— Quoi ?
— Penses-y. Nous aurions fini dans un lit ensemble, tu aurais réalisé que
tu étais dégoûté par ce qui se trouve dans mon boxer, et nous aurions été
gênés pendant des semaines.
— Josh…
— Pas de Josh avec moi. Je le pense, sourit Josh. Tu ne veux pas fâcher
un homme qui peut te botter les fesses.
— Peut-être que je te rattraperai un jour, sourit Martin, heureux d’avoir
Josh en ami.
Martin arriva à seize heures cinq, ayant passé vingt minutes à réfléchir s’il
devait ou non apporter une bouteille de vin, mais il n’était pas certain de
l’étiquette dans ce cas. Francis n’était pas malade ou en convalescence, et il
avait spécifiquement demandé le portable, ce qui en faisait une réunion de
travail. Avec une brosse à dents.
Il remonta l’allée, repérant l’A8 garée. Les portières étaient ouvertes, le
capot toujours chaud. Il leva les yeux, mais les fenêtres ne révélèrent
absolument rien.
Quand il actionna la sonnette, Francis ouvrit.
— Entre donc.
Il laissa Martin passer. Il se dirigea vers la bibliothèque, parce que c’était
la seule pièce de la maison qu’il connaissait.
— Veste ?
Martin se sentit stupide quand il lâcha presque la veste pendant qu’il la
tendait.
— Merci.
Il posa la sacoche de l’ordinateur et s’installa sur le fauteuil avec la vue
sur le bonsaï. Il y avait le Vaio de Francis sur la table, et une bouteille d’eau
avec un verre.
— Quelque chose à boire ?
— De l’eau ? Plate ?
Martin se sentit seulement un peu moins stupide parce qu’il avait réussi à
demander de l’eau plate sans paraître ridicule. Bien joué.
— Je vais te chercher un verre.
Francis partit, et Martin respira à nouveau. Pour faire quelque chose, il
sortit son propre portable et l’alluma. Francis apporta un verre et un sous-
verre, qui était fait d’un tronc d’arbre coupé, poli pour révéler les cernes de
croissance.
— Merci.
Francis se versa également un verre, ce qui était vraiment poli, mais
cependant pas le Francis auquel il s’était attendu.
Francis s’assit ensuite, et Martin eut un moment pour l’observer. Habillé
d’une façon décontractée, selon ses standards, et ses cheveux atteignaient
ses épaules là où ils étaient le plus long. Les boucles semblaient plus
indisciplinées, donc quoi qu’il fasse habituellement pour les garder
soigneusement arrangés, il ne l’avait pas fait aujourd’hui.
— Que s’est-il passé pendant tout ce temps ?
— Alec est parti, sourit largement Martin. J’ai dit à Syed Haroun quel
connard complet il était et il a viré Alec de la firme, de tout.
Francis se pencha en avant, les coudes sur ses genoux.
— Comment ?
— Je ne sais pas exactement comment. Tout ce que j’ai fait, c’est parler à
Syed.
Le sexe n’avait aucune importance, cela pourrait seulement être un peu
difficile à expliquer.
— Je lui ai dit ce qu’Alec m’avait fait et il m’a cru. Le lundi d’après,
Alec était parti, sans un mot, sans une mention, rien. Parti. Comme le
maudit cauchemar qu’il était.
Francis sourit, mais avant ça, il eut une pause profondément pensive.
— Bien joué. Comment ça se passe à Skeiron en ce moment ?
— John est Partenaire Sénior. Syed nous soutiendra. Il dit qu’il ne
s’inquiète pas si la firme n’a pas de bons retours à montrer parce qu’il
comprend que les capitaux privés nécessitent de la patience. Si nous avons
un mauvais cycle, quelle importance ?
— Williams ?
— En retraite. Et avec Alec parti, tu pourrais revenir. Dieu sait que nous
avons besoin de toi.
— Dieu sait que tu n’as pas besoin de moi, et eux non plus.
Francis inspira profondément.
— Ce n’est pas mon objectif. J’ai renoncé à Skeiron. Comme ils ont
renoncé à moi.
— Francis, Syed est très différent…
— Peut-être, peut-être pas.
Le regard de Francis suffit à taire Martin.
— Si tu restes là-bas, et on dirait que c’est le cas, tu fais quelque chose
que je ne pourrais pas faire. Ce sera un meilleur endroit sans Berger, c’est
plutôt évident. Tu as rendu service à tes amis dans la firme, et tu devrais en
être fier.
— Mais ?
— Hein ?
— Maintenant, arrive le « mais » du sermon, dit Martin en secouant la
tête. Écoute, la firme a des problèmes. L’argent seul ne suffira pas. Si
l’économie sombre un peu plus, nous aurons des violations de contrats à
tout va, et les injections de capitaux ne les combleront pas.
— Oui, je sais.
— Et tu pars toujours ?
— J’en ai fini de travailler avec l’argent des autres. C’était bon le temps
que ça a duré, et je me suis dupé tout seul en pensant que je faisais une
différence, mais je ne le faisais pas.
Francis souffla.
— Je m’en fous si l’économie sombre un peu plus. L’univers s’étend, la
gravité comprime, l’économie grimpe, l’économie chute. En quoi est-ce que
tout cela importe ?
— Waouh, le dévisagea Martin. Qu’est-il arrivé à toutes ces paroles sur
toutes les vieilles dames et leur argent ?
— Nous n’existons pas pour gagner de l’argent pour les vieilles dames.
Nous, par-dessus tout, vivons des frais que nous facturons. Tant que les
gens nous donnent de l’argent, nous chargeons nos deux pour cent de frais
et nous rions des pauvres crétins qui veulent qu’un vrai travail soit fait en
retour.
Les yeux de Francis brillaient.
— Je travaille, et toi aussi, mais John n’est qu’un vampire. Et il y a
beaucoup plus de John dans les parages que je ne peux le supporter sans
avoir envie de briser leurs nuques. Mais !
Il inspira et recula, et c’était bien qu’il le fasse, parce que Martin avait
l’impression qu’il venait d’ouvrir un fourneau.
— Je ne vais pas faire quelque chose comme ça. Les gens dans la finance
traversent plus de douleur que je pourrais en délivrer moi-même. Peut-être
que Dieu leur enseigne cette leçon d’humilité. Peut-être qu’il le fait.
— Ou non.
Le travail d’Emanuel, sans aucun doute. Comment un prêtre pouvait-il
avoir autant d’influence sur un homme qui captivait une salle de conférence
remplie de ses pairs avec un rire et la théorie audacieuse que le boom
prendrait fin un jour ?
— Donc, est-ce que tu vas te retirer ? Devenir un prêtre ?
— Non.
Francis toucha légèrement la bordure de l’ordinateur.
— Je monte mon propre fond.
— Une scission ?
— Pas tout à fait. Ce ne sont pas des capitaux privés comme nous les
connaissons. Avant que le marché boursier ne coule, j’ai liquidé mes actifs.
Cette maison est le seul bien matériel que je possède, à part mes parts dans
la firme.
— Comment as-tu trouvé le bon moment ? En vendant tout pendant le
pic de croissance ? Tu es Nostradamus ou quoi ?
— Simplement en étant plus conservateur que tous les autres, dit Francis
en haussant les épaules. J’ai plus ou moins cerné le bon moment et j’ai une
certaine quantité de liquide dans un coffre-fort privé. J’ai contacté quelques
avocats à Guernesey – nous devrions visiter les îles Anglo-normandes un de
ces jours. Elles sont magnifiques.
— Alors, est-ce que tu vas être l’investisseur pilier de ton propre fonds ?
— Non. Encore mieux.
— Tu m’as eu. J’ignore totalement ce qu’est ton projet d’entreprise.
— Il n’y aura aucune pression pour vendre et générer un retour sur
investissement dans un temps défini. Si nous le voulons, nous pourrons
garder les entreprises éternellement.
— Mais il n’y a aucun prêt disponible. Lancer une firme
d’investissement maintenant est complètement fou.
— Si j’avais besoin d’emprunt, tu aurais raison, sourit Francis. Et c’est la
beauté de tout ça. Je n’en ai pas besoin. Nous nous élèverons grâce à notre
propre mérite, et rien d’autre. Nous achèterons des entreprises qui sont à
genoux, et nous les réorganiserons et les réparerons. Je suis de retour dans
la restructuration, mais je ne le fais pour personne cette fois.
Francis, de retour dans la restructuration. Léopards, des taches. Tigres,
des rayures.
— Je pense que c’est parfait pour toi. Tu m’as dit que tu préférais ça de
toute façon.
— C’est vrai. Mais je parierai seulement mon argent. Et tu as raison. Vu
comment évolue l’économie, il y a de nombreuses, nombreuses compagnies
qui souffrent. Nous choisirons celles qui sont bien trop compliquées pour
les restructurateurs normaux, celles qui nécessitent vraiment des
compétences et de l’expérience. J’en ai déjà trouvé une. Le PDG
propriétaire trafiquait les livres de comptes depuis six ans. J’ai parlé à
l’administratrice de son insolvabilité et elle a dit que la paperasse était un
vrai fouillis. Aucune informatique en place. Des dossiers partiellement
détruits. Elle a dit que tous les restructurateurs qu’elle approchait étaient
horrifiés et ne voulaient pas y toucher.
— Et ?
— Je lui ai dit que je viendrai lundi matin et que je regarderai les cartons
avec les papiers. Puis je parlerai aux gens travaillant là et je lui ferai ensuite
une offre juste.
Une offre juste. Une nouvelle musique. Un renouveau complet.
— D’accord, c’est ce que tu as fait ces dernières semaines ?
— Non. C’était sur le trajet retour vers la maison. J’ai passé les appels
pendant la route. À Stonyhurst, j’ai fait d’autres choses. Des choses plus
immédiates.
Martin eut à nouveau des difficultés à respirer. Qu’y avait-il chez Francis
faisant que le moindre soupçon d’un comportement affectueux ou sensuel
ne manquait jamais de prendre Martin au dépourvu ?
— Tu joues avec moi. Tu sais que je ferais n’importe quoi. Est-ce que
cela t’amuse ?
Francis se leva et approcha, rapidement, énergiquement, comme un feu
bondissant d’un arbre au suivant.
— Lève-toi.
— Et si je préfère être ici ?
— Eh bien, tu auras l’air d’un enfant insolent alors que tu ne l’es pas.
— Va te faire foutre, Francis. Tu sais que je traverserais l’enfer et les
marées hautes pour toi.
— Lève-toi.
Martin se leva, s’énervant contre le fait d’être commandé.
Francis s’approcha sans le toucher, soutenant son regard, mais Martin
maintint le contact visuel, même s’il le laissa à bout de souffle.
— J’ai besoin de savoir si tu seras avec ou contre moi.
— À quel sujet ? La restructuration ?
— Pour ça aussi.
Francis ne s’expliqua pas plus, restant simplement debout là, magnétique,
dominateur.
— J’ai besoin d’un engagement de ta part.
— Je suis engagé. J’ai été engagé pendant tout ce temps, putain. Je me
suis occupé de tes entreprises. J’ai commencé une bagarre dans un hôtel
pour toi. Je suis resté là. À attendre.
Martin lutta pour respirer et pour déglutir.
— À attendre que Francis de Bracy soit là et me touche comme tu le fais
et reste peut-être même dans le coin après m’avoir baisé. Tout ce temps, je
voulais en valoir la peine, je voulais être plus que le stupide gamin à qui tu
enseignais comment travailler dur, et puis encore plus dur, jusqu’à ce qu’il
ne me reste plus de vie et que je ne puisse penser à rien d’autre qu’à si
j’étais ou non assez bien pour toi. C’est douloureux, Francis. C’est
foutrement douloureux de te vouloir autant, mais t’aimer est encore pire,
parce que j’ignore totalement comment gérer ça. Et tout ce putain de temps,
je te voulais ici et je voulais te tenir, et j’ai fichtrement peur de te toucher
parce que tu pourrais me donner ce fameux regard de Bracy qui me réduit à
rien. Je cesse d’exister. Tout simplement. Je ne suis simplement plus là,
mais je ne peux pas l’en empêcher. Tout ce que je peux faire, c’est attendre
et espérer et gérer cette douleur. C’est tout. C’est mon engagement. Est-ce
que cela vaut quelque chose ?
— Cela vaut un Partenariat dans ma firme, dit Francis avec un petit
sourire qui aurait été agaçant s’il n’avait pas été si tendre, avant de placer sa
main contre le cou de Martin. Tu pensais que je t’aurais repoussé ?
— Tu l’as fait. Dans le bureau.
— Ah, ça. Oui.
Francis l’attira plus près, et Martin pensa que c’était fini. Il allait
simplement se consumer en cendres à présent. Caresse. Force. Poitrine
contre poitrine, son souffle contre son visage.
— Mais je ne suis plus ton patron désormais. Il y a plus d’équilibre
désormais. Et je te connais maintenant.
Équilibre. Peut-être. Peut-être que dans ses mois et années à batailler
pour gravir la colline, Martin avait échoué à remarquer qu’il n’était plus
aussi ridiculement désarmé désormais. La caresse de Francis l’apaisa, cette
étrange étreinte qui lui rappelait la façon dont le moine avait tenu Francis.
Mais cette affection, cette proximité, cette intimité n’avaient rien à voir
avec tout ce qui s’était passé au lit.
— Que vois-tu en moi ? demanda Martin.
Quoi en effet. Qu’est-ce qui pouvait attirer Francis de Bracy ?
— Même quand je pensais que tu n’étais qu’un gamin aveuglé par
l’argent, tu as toujours émis un certain rayonnement.
Francis parlait d’une voix basse que Martin pouvait sentir contre sa
poitrine, comme si elle venait de l’intérieur de lui. Pas de l’extérieur, rien
d’étranger ou séparé.
— Tu reflètes la grâce de Dieu et sa beauté. La foi est simplement une
façon d’être conscient de la profonde vérité autour de nous. Ce que je vois
en toi, c’est la lumière, et l’amour, et la joie. Le courage. Et la loyauté. Le
désir d’être bon, et de faire ce qui est juste. Nous ne sommes pas si
différents.
Martin rit.
— Une firme de deux imbéciles contre le reste du monde.
Francis embrassa sa tête.
— Non, j’ai un troisième imbécile à convaincre. Puis-je l’appeler ?
— Bien sûr.
Martin appréciait bien trop la caresse pour vouloir y renoncer, mais d’une
façon ou d’une autre, il se sépara de Francis et s’installa sur le sofa,
observant Francis soulever le combiné et composer un numéro qu’il avait
eu sur son BlackBerry. Il mit le téléphone sur haut-parleur, et Martin songea
qu’il connaissait le son de la sonnerie à l’autre bout. L’Allemagne ?
— Von Förde.
— Bonjour, Carsten. La rumeur publique suggère que tu aurais été
licencié ?
— En voie d’être licencié. Je me négocie un bon accord de départ pour le
moment. Comment est-ce que c’est parvenu jusqu’à Londres ?
— J’avais une chasseuse de têtes qui gardait un œil sur toi. Elle m’a écrit
qu’il y avait des rumeurs sur le bureau de Francfort de ta firme, et j’ai
supposé que tu pourrais être affecté.
— Oh d’accord. Oui. En fait, je pourrais enfin obtenir ce congé
jardinage, ironisa Carsten avec amusement. Que puis-je faire pour toi ?
[←1]
Héros des films Wall Street d’Oliver Stone, incarné par Michael Douglas.
[←2]
Financial Services Authority (Autorité des services financiers : ancienne autorité
britannique de régulation du secteur financier, qui a existé de 2001 à 2013). Elle est remplacée
depuis 2013 par plusieurs autorités différentes supervisées par la Banque d’Angleterre.
[←3]
Chaîne de magasins anglais réputée pour leurs chemises habillées d’un bon rapport
qualité/prix.
[←4]
Il s’agit du rachat d’une entreprise grâce à un endettement qui doit être remboursé à terme
par la société achetée. On parle de rachat secondaire quand cette opération est refaite après une
première réorganisation, tertiaire quand elle est effectuée trois fois. Mais l’accumulation des
rachats entraîne généralement un risque croissant pour les investisseurs, car la marge de
progression n’est pas illimitée même avec une meilleure gestion.
[←5]
Le Garden Leave est un préavis assez spécifique du droit britannique. Lorsqu’un employé
met fin à son contrat, il ne peut pas enchaîner avec son nouveau poste. Il doit respecter la
durée de son préavis, cependant il doit le faire chez lui et pas au sein de la société qu’il quitte
(qui lui paie son salaire habituel). C’est une disposition prise pour éviter la fuite de données
sensibles à la concurrence, et elle peut durer plusieurs mois.
[←6]
FTSE 100 : les cent entreprises britanniques les mieux capitalisées cotées à la bourse de
Londres. DAX : les trente plus importantes entreprises cotées à la bourse de Francfort.
[←7]
Allusion au site pornographique wifeys’ world tenu par Wifey et Hubby deux acteurs
pornographiques américains.
[←8]
La clause de l’homme clé est une condition courante dans de nombreux fonds financiers,
clamant que si l’un des Partenaires cesse de consacrer un temps déterminé au Partenariat, alors
le gestionnaire du fonds ne peut plus faire d’investissements tant que le Partenaire n’est pas
remplacé.
[←9]
Le Stonyhurst College est un internat indépendant Jésuite en Angleterre.
[←10]
Allusion à la célèbre citation « seuls les imbéciles et les chevaux travaillent pour vivre ».
Philosophie de vie disant que les gens qui ne cherchent pas un moyen facile de gagner sa vie
sont des imbéciles.
Avertissements
Dédicace
Prologue
Chapitre 1
Chapitre 2
Chapitre 3
Chapitre 4
Chapitre 5
Chapitre 6
Chapitre 7
Chapitre 8
Chapitre 9
Chapitre 10
Chapitre 11
Chapitre 12
Chapitre 13
Chapitre 14
Chapitre 15
Chapitre 16
Chapitre 17
Chapitre 18
Chapitre 19
Chapitre 20
Chapitre 21
Chapitre 22
Chapitre 23
Chapitre 24
Chapitre 25
Chapitre 26
Chapitre 27
Chapitre 28
Chapitre 29
Chapitre 30
Chapitre 31
Chapitre 32
Chapitre 33
À propos de l’Auteur
Résumé
Note de l’auteur