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Après des années passées à courir le monde pour une multinationale, Lynda Aicher a mis un terme à

son mode de vie nomade pour élever ses deux enfants et réaliser son rêve : écrire un roman (et si c’est
une romance érotique, c’est encore mieux) avant ses 40 ans. Depuis, son imagination est sa seule limite,
et c’est dans un monde torride et sulfureux qu’elle s’échappe lorsque ses activités de mère et d’épouse
(comprendre aussi : chauffeur, cuisinière, infirmière, coach et professeur particulier) lui en laissent
l’occasion.
A Chris que j’aime. Et à Rhonda qui ne m’a pas encore étranglée.
#1

— Alors, ça s’arrête là ? Nous deux, c’est terminé ?


Henrik Grenick regarda sa dernière copine en date — probablement son ex désormais — tourner les
talons et s’éloigner.
Rejetant sa crinière blonde par-dessus son épaule, Patricia — ne-t’avise-pas-de-m’appeler-Patty —
lui décocha un regard glacial. Ses lèvres impeccablement maquillées esquissèrent une moue qu’elle
voulait sans doute méprisante et élégante à la fois. Malheureusement, l’élégance n’était pas sa plus grande
qualité, bien qu’il ne soit pas lui-même un exemple en la matière. Mais inutile de jeter de l’huile sur le
feu.
Elle le dévisagea avec dégoût.
— Si je dois vraiment répondre, c’est que tu es encore plus bête que je ne le pensais !
Cette petite pique était-elle censée lui faire mal ? C’est à peine si elle le chatouilla.
— Je préfère être certain, c’est tout.
L’expérience lui avait appris qu’avec les femmes il valait toujours mieux clarifier les choses. La
saison de hockey démarrait la semaine suivante : il aurait d’autres préoccupations qu’un crêpage de
chignon entre son ex et sa nouvelle compagne.
Car il en aurait une nouvelle.
Patricia poussa un soupir exaspéré et tira la poignée de son bagage de luxe avec hargne. Le léger
cliquetis qu’il émit parut ridicule, en regard de la violence du mouvement. Henrik camoufla son petit
sourire derrière sa main. Non, vraiment, il n’avait aucune envie de la contrarier et de prolonger cette
scène.
Plus vite elle aurait passé la porte, mieux ce serait.
— Comment ai-je pu supporter un abruti de ton espèce aussi longtemps ?
Sur ces mots, elle s’élança vers la sortie, insufflant tout son dédain dans le claquement de ses bottes
de cuir sur le parquet, effet contrebalancé par le ronronnement discret des roulettes de sa valise. C’était
lui qui la lui avait offerte, tout comme le sac de marque qu’elle portait en bandoulière, sa veste en cuir
et… bon sang, toute sa tenue, en fait !
Furieuse, elle franchit le seuil, puis s’arrêta pour lui jeter un dernier regard cinglant.
— En plus, t’étais nul au pieu !
La porte claqua et l’écho se répercuta dans tout l’étage et jusque dans les hauteurs du plafond. Les
tableaux du hall tremblèrent, mais tinrent bon. Il avait fait placer des crochets plus solides après la chute
de l’un d’entre eux au cours d’une rupture du même style, trois ans plus tôt. Ou était-ce quatre ?
La dernière invective de Patricia venait s’ajouter à la longue liste de reproches que lui faisait une
liste tout aussi longue de personnes. Enfin, soit.
— Je considère donc que c’est oui ? demanda-t-il à la maison plongée dans le silence.
S’il devait déduire la réponse de l’attitude de Patricia, alors c’était bel et bien fini entre eux.
Ses épaules et sa tête s’affaissèrent et il poussa un gros soupir. De soulagement ou de résignation ?
Un peu des deux, sans doute, mais, pour tenter de le découvrir, il aurait dû se lancer dans une
introspection qu’il était trop fatigué pour entreprendre.
Il alla se chercher une bière bien fraîche dans le frigo, se ravisa au dernier moment et opta pour une
bouteille d’eau. Ce serait bien moins réconfortant, mais les entraînements avaient repris et il ne se
laisserait pas déconcentrer par une séparation.
De toute façon, il lui trouverait une remplaçante au plus tard durant le week-end. Les Glaciers du
Minnesota organisaient une grande soirée promotionnelle samedi et, des filles prêtes à séduire un joueur
professionnel au tout début de la saison, il y en aurait à la pelle. A vrai dire, il lui suffirait de se baisser
pour les ramasser.
A moins que l’une de ces dames ne le cueille avant.
En général, c’était plutôt dans ce sens-là que ça marchait, ce qui ne le dérangeait pas du tout. Au
contraire, il fournissait ainsi moins d’efforts pour un résultat identique : une femme à son bras, qui
absorberait l’agitation ambiante.
Il but un peu d’eau et sortit sur le balcon. Septembre touchait à sa fin et le vent avait un petit fond
glacial tout droit venu du nord. La température restait toutefois agréable grâce au soleil.
Sa maison, bâtie dans un écrin de verdure de plus d’un hectare, épousait une forte pente de sorte que
le niveau inférieur était invisible depuis l’avant. Il était tombé amoureux des gigantesques baies vitrées
qui offraient une vue spectaculaire sur la nature à chaque étage. Il assistait à la métamorphose de la forêt
au rythme des saisons et en appréciait chaque étape. Les nuances d’orange et de jaune qui chatoyaient en
ce moment annonçaient l’arrivée inéluctable de l’hiver.
Il présenta son visage à la caresse du soleil, laissant ses chauds rayons annihiler les restes de la
colère de Patricia. Tout ça parce qu’il avait eu l’outrecuidance de ne pas lui acheter le collier de
diamants qu’elle voulait ! Ou bien était-ce parce qu’il avait osé lui reprocher d’avoir posé son verre sur
le piano à queue ? Peu importait. Il ne comprendrait jamais pourquoi certaines femmes éprouvaient le
besoin de se montrer aussi agressives lorsqu’elles le quittaient.
Il poussa un petit soupir sarcastique en secouant la tête. Le problème ne venait pas des femmes en
général, mais plutôt de celles sur lesquelles il jetait son dévolu.
Quel merdier ! Il se débarrassa de la bouteille vide et sortit son téléphone de la poche de son short.
Il devait bien y avoir, dans le coin, quelqu’un qui ait envie de passer un peu de temps avec lui ! Ils
pourraient aller manger un bout ou — il vérifia l’heure — se faire une petite séance de sport tardive,
voire une partie de tennis, ou quelque chose comme ça.
Ses jambes se souvenaient de l’entraînement intense du matin avec le coach des Glaciers, et des
exercices que son préparateur personnel lui avait donnés ensuite, mais il avait encore de l’énergie à
revendre, pourvu qu’il sorte de chez lui.
Il fit défiler sa liste de contacts sans s’attarder sur ses connaissances les plus proches. Walters
s’était installé à Atlanta avec sa compagne, et ce qu’il vivait était génial mais, du coup, lui-même était
privé de son meilleur ami. Hauke et Rylie étaient souvent coincés avec leurs copines respectives et, avec
son statut tout frais de célibataire, il préférait éviter de les voir. Un statut qu’il retrouvait régulièrement,
mais dont il essayait toujours de se débarrasser avant que la nouvelle ne se répande.
Il s’arrêta sur le nom d’Isaac Sparks et appela. Sparks était son partenaire en défense. Pourtant, il
passait rarement du temps avec lui, en grande partie parce qu’il n’y pensait jamais.
— Roller ?
Il avait été surnommé Roller à l’université à cause de son jeu agressif qui évoquait un rouleau
compresseur. Steamroller en anglais.
— Salut, Sparky, comment vas-tu ? demanda-t-il, sans prêter attention à l’intonation étonnée de son
coéquipier.
— Euh… bien, répondit celui-ci au bout d’un moment.
— Cool !
Henrik gratta sa barbe naissante, puis se jeta à l’eau.
— Tu as quelque chose de prévu, ce soir ? Je pensais aller au cinéma ou faire un peu de tennis. Tu
es libre ?
Un gros soupir retentit à l’autre bout du fil.
— Merde, Roller. Je suis déclassé, je ne bouge pas de chez moi et je me couche tôt.
— Je vois. Tu foires, mon vieux.
— Oh ! ça va ! grogna Sparks. Le coach ne me lâche plus la grappe depuis la reprise, tu l’as
remarqué, non ? Et, avec le retour de Rylie, j’ai plus droit à l’erreur. Au moindre faux pas, je me
retrouverai éjecté dans la deuxième paire de défenseurs.
Il avait raison. Rylie jouait mieux qu’avant la blessure qui avait mis fin à sa saison prématurément,
en février dernier. Et ce qui se profilait était clair.
— Tu crois ? lança-t-il avec la naïveté feinte qui lui permettait de rester en dehors des conflits. Qui
te dit que ce n’est pas moi qui serai éjecté ?
Le petit rire désabusé de Sparks ne laissa aucun doute sur ce qu’il pensait de cette hypothèse.
— Bien essayé.
La conversation tournait court. Que pouvait-il répondre à ça ? Il se donnait un mal de chien pour
conserver sa propre place.
— OK, alors on se voit à l’entraînement.
— Oui.
La communication se coupa avant qu’il appuie sur le bouton. Ces deux dernières saisons, Sparks et
lui avaient formé la première paire de défenseurs. Il avait réussi à se hisser à ce rang quatre ans plus tôt
mais, à cause du roulement des joueurs, de son âge et de son niveau, il risquait lui aussi d’être rétrogradé.
Mais pas cette année. Il n’était pas encore vieux à ce point.
Il passa en revue une dizaine d’autres contacts avant d’abandonner l’idée de les appeler en poussant
un juron. Un croassement irrité lui répondit et Henrik fut pris d’un petit rire chargé d’amertume. Même les
oiseaux lui en voulaient. Super !
L’excès d’énergie fourmillait en lui. Il rentra dans la maison en coup de vent, traversa la cuisine et
fit le tour du salon, pour revenir se placer devant la baie vitrée et la vue qu’il venait de quitter. Il enfonça
les mains dans ses poches et relâcha les épaules, écrasé par le vide.
Puis il se redressa. Il fallait qu’il trouve une occupation. La femme de ménage était déjà partie et
elle avait fait les courses. Une entreprise spécialisée entretenait les extérieurs de la propriété. La
maintenance de son équipement de hockey était assurée par l’équipe, et un tas de petits plats cuisinés par
son chef personnel l’attendaient dans le frigo. Le styliste lui avait fait livrer un portant entier de vêtements
à valider, mais il avait besoin de sortir, pas de s’enfermer dans son dressing.
N’était-il pas temps de faire le plein d’essence de sa voiture ? Il se souleva sur la pointe des pieds.
Ou d’investir dans une nouvelle paire de chaussures ? Pourquoi pas, celles qu’il portait avaient déjà deux
mois.
Mais quelle importance, au fond ?
Aucune.
Il fit un saut dans sa chambre pour changer de chemise et attraper une casquette. La dernière chose
dont il avait envie en ce moment, c’était qu’on le reconnaisse. Avec son mètre quatre-vingt-quinze,
impossible de se cacher, mais, parfois, il parvenait à se fondre dans la masse. C’était la meilleure — la
seule — solution.
Il s’apprêtait à sortir, lorsque son regard se posa sur le piano à queue qui trônait de l’autre côté de
la pièce. Les rayons du soleil qui se déversaient par la baie vitrée frôlaient le bois laqué sans le toucher.
Les particules de poussière semblaient contourner l’imposant instrument, comme si elles n’osaient pas
s’installer sur son étincelante surface.
Henrik s’arrêta, le cœur palpitant d’envie et de rejet. Il fléchit et tendit les doigts à plusieurs
reprises, se préparant inconsciemment à jouer. Pourquoi ne pas s’asseoir devant le clavier et s’immerger
dans la musique ? Emplir la maison d’une sonate ou d’une petite valse ?
Dix ans n’avaient pas suffi à effacer de la mémoire du corps ses quinze années de pratique, avant
qu’il abandonne le piano.
La guitare présentait beaucoup moins de risques. C’était plus facile à manier — y compris
psychologiquement.
Il contempla les quatre guitares accrochées au mur, à moitié camouflées par le piano. Un jour,
Patricia était arrivée alors qu’il en jouait, et elle avait grimacé avec dédain. Il n’y avait plus touché. Cela
faisait plus de quatre mois. Tiens, d’ailleurs, il fallait sûrement remplacer des cordes, non ?
Il passa le pouce sur les callosités qui s’étaient estompées au bout de ses doigts. Peut-être était-il
temps d’ajouter une nouvelle guitare à sa collection, pour célébrer le fait qu’il s’y remette. Oui, bonne
idée !
Et, à son retour, il s’en donnerait à cœur joie sur chacune d’entre elles jusqu’à ce qu’il tombe
d’épuisement.
#2

Jacqui Polson passait le chiffon sur le comptoir, tout en bougeant la tête en rythme avec la musique
diffusée par les haut-parleurs. A l’arrière, deux hommes étaient en train d’essayer des guitares et leurs
sons discordants s’élevaient par intermittence dans la pièce. Le petit mélange cacophonique qui en
résultait ne la dérangeait pas, elle avait l’habitude.
Elle travaillait dans ce magasin d’instruments depuis six ans, et son cerveau avait appris à faire
abstraction du bruit, ou bien à se concentrer sur une seule source sonore. A moins que cette faculté ne
vienne de ses vingt années de pratique musicale ? Quoi qu’il en soit, elle reconnaissait chaque note émise
par la guitare acoustique — ré, do dièse, fa. Un automatisme chez elle.
La cloche retentit, et une mère et sa fille entrèrent. Jacqui rangea le chiffon sous le comptoir et alla
accueillir ses nouvelles clientes.
— Puis-je vous aider ?
Elle ne les avait jamais vues mais, d’après son estimation, la jeune fille devait être au collège et
Jacqui était prête à parier qu’elle avait besoin d’un instrument pour l’école.
La mère lui adressa un sourire soulagé.
— Oui, nous aimerions louer une clarinette, s’il vous en reste. Hailey a décidé de rejoindre
l’orchestre de l’école, mais elle s’y prend un peu tard.
La demoiselle en question fit les gros yeux et afficha une moue révulsée.
— Maman ! Je ne veux pas que tout le monde ait déjà mis la bouche dessus. Beurk !
— Nous nettoyons et désinfectons avec soin tous les instruments que nous mettons en location, lui
assura Jacqui, qui rencontrait souvent ce genre de réactions. Cela fait partie de notre charte de qualité
garantie. Mais nous proposons aussi une excellente formule « louer pour acheter », qui pourrait vous
intéresser.
En bonne vendeuse qui se respecte, elle s’engouffra dans la brèche et, quarante-cinq minutes plus
tard, la mère et la fille ressortirent satisfaites, une clarinette neuve à la main. Jacqui rangea le contrat
qu’elle venait de conclure dans le classeur correspondant, puis alla offrir son aide à un homme qui
examinait les amplis soldés.
L’après-midi se poursuivit avec un défilé ininterrompu de clients, puis le magasin se vida à
l’approche de l’heure du dîner. Jacqui envoya Max en pause, coupa la musique et se dirigea vers son
bébé. Jamais elle ne posséderait ce piano à queue Steinway, elle ne se faisait aucune illusion, mais il était
exposé depuis un an et c’était devenu son chouchou.
Elle prit place sur le tabouret, ses mains la démangeant d’impatience. Un dernier coup d’œil à la
porte, dans sa ligne de mire, lui confirma que personne n’approchait.
Les notes prirent alors leur envol, les touches glissant sous ses doigts au rythme des gammes qu’elle
enchaîna en guise d’échauffement. Son dada, c’était la musique contemporaine, et le synthé, son
instrument préféré, mais pour un piano d’une telle qualité il fallait un morceau classique. Aurait-elle le
temps de terminer une sonate entière avant l’arrivée du prochain client ?
Peu probable.
Sans s’interrompre, elle se lança dans le troisième mouvement d’une sonate de Beethoven qu’elle
avait mémorisée avec les années de pratique. Cet extrait durait à peu près six minutes. Elle réussirait
peut-être à aller au bout. La Tempête était la pièce musicale qu’elle avait présentée lors de son audition
d’entrée à l’université et elle continuait à considérer ce morceau comme un porte-bonheur — si tant est
qu’une œuvre classique de vingt-cinq minutes composée de trois mouvements puisse être qualifiée de
« morceau ».
Peu à peu, elle s’apaisa. La course complexe de ses doigts sur le clavier mobilisait toute son
attention et elle oublia bientôt le reste pour ne plus faire qu’un avec la mélodie. Malheureusement,
l’acoustique du lieu ne faisait pas honneur à la noblesse de l’instrument. Ce n’était pas grave. Elle n’était
pas en quête du son parfait, et son but n’était pas de satisfaire un éventuel spectateur. Non, tout ce qu’elle
voulait, c’était donner vie aux notes et ressentir la musique de la tête aux pieds, jusqu’à ce que plus rien
d’autre ne compte.
Elle songea qu’elle n’aurait jamais dû s’embarquer dans cet allégretto très technique, même si elle
l’avait déjà interprété de nombreuses fois. Il demandait une grande concentration, et elle n’avait plus joué
de classique depuis des mois.
Tandis qu’elle approchait de la fin du mouvement, l’étrange sentiment d’être épiée s’imprima dans
son subconscient et la sortit de sa torpeur. Elle releva la tête et découvrit un homme imposant qui
l’observait depuis l’autre bout de la pièce. Entre la pénombre qui s’installait et la casquette des Red Sox
élimée qu’il portait, impossible de déterminer l’expression de son visage.
Merde. Sous le coup de la culpabilité, ses mains se figèrent, puis se recroquevillèrent. Les dernières
notes s’éternisèrent, accusatrices, comme pour lui rappeler son inconscience.
— Je suis déso…
— N’arrêtez p…, commença l’homme en même temps.
Jacqui se tourna en laissant échapper un petit rire forcé. N’importe qui aurait pu entrer pendant
qu’elle était plongée dans son récital très privé, un voleur ou un violeur. Elle entendait d’ici ses frères
aînés, et cette réflexion absurde et surprotectrice lui fit mentalement lever les yeux au ciel. Il
n’empêche… Elle n’aurait pas dû se montrer aussi insouciante, alors qu’elle était seule dans la boutique.
— Je ferais mieux de travailler au lieu de jouer, répondit-elle avec un sourire cette fois sincère. Que
puis-je faire pour vous ?
L’homme secoua la tête avec un air gentil qui adoucit sa mine revêche.
— Je n’appelle pas vraiment ça « jouer ».
Il n’avait pas bougé, et plus de six mètres de distance les séparaient. Avec sa carrure et sa taille, il
n’aurait aucun mal à la neutraliser, s’il le voulait. Cela dit, il n’était pas si intimidant que ça avec sa
dégaine.
Intriguée, Jacqui se leva.
— Ah non ? Alors comment ?
— Pour moi, c’est de l’art.
Ce compliment lui fit chaud au cœur et… la décontenança. C’était tellement incongru de la part d’un
type qui ne semblait pas du tout à sa place dans un magasin d’instruments ! Pourtant, il devait être
musicien, ou du moins amateur de musique classique, ce qui était en contradiction totale avec son
apparence.
— Merci, parvint-elle à formuler.
— Alors, s’il vous plaît…
Il désigna le piano.
— … continuez.
— Non.
— Je vous en prie. C’était magnifique !
Sa franchise et la douceur de sa voix la poussèrent de nouveau à revoir son opinion sur lui.
— Il y a longtemps que je n’avais pas entendu La Tempête, déclara-t-il en se frottant le menton,
avant de détourner le regard. Je… J’aimerais pouvoir en écouter la fin.
Jacqui se rassit lentement sans trop savoir que faire de ce client.
— Vous connaissez cette sonate ?
Elle grimaça en son for intérieur. Evidemment, quelle question bête ! Sinon, il ne l’aurait pas
nommée.
— Oui, bien sûr, s’empressa-t-elle d’ajouter avant qu’il réponde. Désolée.
Elle replaça ses pieds près des pédales. Du coin de l’œil, elle vit qu’il l’étudiait.
— Vous m’avez prise au dépourvu.
Il hocha lentement la tête.
— Pardon, ce n’était pas mon intention.
Sa voix grave attisait la curiosité de Jacqui. Elle posa les doigts sur le clavier.
— Vous jouez ?
L’inconnu toussota et s’agita légèrement.
— Un peu de guitare, si on peut dire.
Pourtant, il était capable d’identifier à l’oreille une œuvre classique au piano. Intéressant. Elle
réprima son envie pressante de continuer à le questionner. Les gens avaient le droit d’apprécier n’importe
quel type de musique sans devoir se justifier. Le fait qu’il éprouve du plaisir à l’écouter lui suffisait.
Derrière le comptoir, l’horloge lui apprit qu’il restait dix minutes avant la fin de la pause de Max. Il
serait rentré à temps, si jamais ça tournait mal avec ce gars. Et puis, il y avait les caméras de
surveillance, mais rien, dans son attitude, n’indiquait qu’il avait l’intention de commettre un délit.
D’ailleurs, abstraction faite de son gabarit, il paraissait aussi inoffensif qu’un chiot.
Elle reprit donc la sonate quelques mesures en arrière et se laissa bientôt emporter de nouveau par
la mélodie, éprouvant la même montée d’adrénaline qu’à chaque fois, sans pour autant s’autoriser à
perdre toute notion de la réalité.
L’homme avança sans vraiment avoir l’air de s’en rendre compte. Elle eut conscience de chacun de
ses pas et enclencha le pilote automatique, tandis que son esprit détaillait cet inconnu.
Il portait des vêtements propres et bien repassés, et ses tongs en cuir étaient de bonne facture. Sa
chemise paraissait étriquée tant son torse était large et musclé. Il dissimulait ses cheveux sous sa
casquette de base-ball mais, d’après sa barbe de trois jours, elle devinait qu’ils étaient foncés.
Etait-il beau ? Son estomac eut un petit sursaut. Oui. Indubitablement.
Mâchoire carrée, grande bouche dotée d’un arc de cupidon d’une perfection renversante. Elle
décela des yeux intelligents sous la visière de sa casquette et tenta d’en définir la couleur. Marron ? Ou
gris… Oui, un beau gris lui irait très bien aussi.
Il continua à s’approcher alors que la fin du morceau se profilait, puis s’arrêta, laissant l’instrument
entre eux, ce qui la rassura. Elle exprimait toute l’intensité de ce qu’elle jouait avec son corps, comme on
le lui avait enseigné. Grâce à ses études, elle avait appris l’art de transporter le public autant par la
musique que par la mise en scène.
Le couvercle était relevé et l’homme posa les mains au niveau de l’arrondi de la queue. Il se mit à
pianoter sur le bois, un mouvement à peine perceptible qui n’échappa cependant pas à Jacqui, car ce
geste n’était pas le fruit du hasard.
Non seulement ce type connaissait le morceau, mais il était aussi capable de le jouer.
Pourtant, il avait nié être pianiste.
L’allégretto s’acheva sur une note grave qui continua de résonner après la conclusion assez
soudaine. Le cœur battant, Jacqui garda les mains sur le clavier pendant le silence qui se prolongea
ensuite. Avait-il aimé ?
Elle ferma les yeux pendant un très court instant, puis se donna une claque mentale. Ce n’était qu’un
client. Ce qu’il pensait n’avait absolument aucune importance.
— C’était sublime, la complimenta-t-il.
Elle sentit un sourire poindre sur ses lèvres.
— Merci.
Elle se leva, les jambes flageolantes, et son estomac fit une embardée lorsqu’elle contourna le piano
pour rejoindre son unique spectateur. Heureusement, sa voix ne trahit pas son trouble et elle parvint à
conserver le ton charmeur de la vendeuse.
— Alors, maintenant, que puis-je pour vous ?
— Oh.
Il enfonça les mains dans ses poches et recula. Son regard se promena dans le magasin, avant de se
poser sur l’écriteau indiquant le rayon des guitares.
— J’ai besoin de cordes. Et je me disais que j’en profiterais bien pour acheter une nouvelle guitare.
Jacqui pencha la tête.
— Vous vous disiez ça comme ça ?
Il haussa les épaules.
— Vous avez une idée du modèle que vous souhaitez ?
— Pas vraiment. Je vais jeter un coup d’œil.
Sur ce, il s’éloigna.
— D’accord. Appelez-moi si vous avez la moindre hésitation.
Elle eut droit à un hochement de tête en guise de réponse.
Tandis qu’il se frayait un chemin entre les pianos exposés, elle fut assaillie de questions. Quelque
chose, chez cet homme, lui paraissait familier, pourtant, ce n’était pas un client régulier, ni même un client
occasionnel.
La curiosité la poussa à le suivre, alors qu’il lui avait clairement fait comprendre qu’il n’avait pas
besoin de son aide.
— Sur quel type de guitare jouez-vous pour l’instant ?
— Je n’ai plus joué depuis longtemps, marmonna-t-il sans se retourner.
— Dans ce cas, quel modèle possédez-vous ?
— Une acoustique, une électrique, une classique et une basse.
— C’est tout ? ironisa-t-elle.
Elle n’avait pas eu l’intention de paraître aussi pimbêche, mais c’était bien l’image qu’elle donnait.
— Je veux dire, que vous faut-il de plus ?
Ce qui n’était pas beaucoup mieux.
— Vous jouez dans un groupe ?
Voilà. Une question neutre. Ça, c’était bien.
— Non.
Traduction : « Fous-moi la paix. » Elle fit demi-tour pour lui laisser un peu d’air, mais elle n’avait
pas fait deux pas qu’il la gratifia d’un petit « désolé ».
Du moins, c’est ce qu’elle crut entendre.
Elle fit volte-face et l’étudia.
— Pardon ?
Il ne tourna que la tête.
— Désolé.
— De quoi ?
C’était elle qui s’était montrée envahissante.
— Je n’ai pas été très poli.
Et il se replongea dans l’examen des paquets de cordes de guitare.
Il n’en fallut pas plus pour attendrir Jacqui. Non seulement il appréciait le piano — et sans doute
était-il capable d’en jouer —, mais en plus il était bien élevé. Elle reprit son analyse du personnage.
Il avait les bras bien dessinés, les muscles saillants. Il se tenait droit, les épaules carrées, et, à
présent qu’elle le découvrait de dos, elle devait reconnaître qu’il avait de très belles fesses. On les
devinait, rondes et fermes, sous son short. Ensuite, elle avisa ses cuisses puissantes et ses mollets bien
galbés, émoustillée à l’idée de mettre ce corps athlétique à profit… dans un lit. Bon sang, c’était à la fois
excitant et si déplacé !
Elle secoua la tête pour s’arracher à son petit voyage au pays des fantasmes. Qui était cet homme ?
Puis elle aperçut ses pieds et comprit.
Il jouait au hockey, et pas qu’un peu, à en juger par la taille des protubérances qu’il avait aux talons.
Syndrome de Haglund.
Deux de ses frères avaient été opérés pour remédier à ces déformations causées par le frottement
des patins. N’était-il pas au courant qu’il existait des talonnettes spécialement conçues pour limiter les
dégâts ?
— Vous n’avez pas été impoli, finit-elle par répondre, encore distraite par ses pieds.
Devait-elle lui parler des talonnettes ? Serait-ce désobligeant de sa part ? Ou intrusif ? Sans doute.
— Alors… vous avez envie d’en essayer une ? demanda-t-elle en désignant le vaste présentoir.
Il considéra les guitares, puis reporta son regard sur elle.
— Je sais que mes pieds sont affreux.
Et merde ! Elle sentit ses joues s’embraser et resta coite pendant un instant.
— Ce n’est pas du tout ce que je pensais.
— Ah non ? Pourtant, c’est ce que pensent la plupart des femmes.
— Je ne suis pas « la plupart des femmes », rétorqua-t-elle avec arrogance.
Il se tourna vers elle, bras croisés, et la défia du regard.
— Alors, à quoi pensiez-vous ? J’ai vu que vous examiniez mes pieds de monstre. Ne me dites pas
que leur putain de laideur vous a échappé ?
Leur putain de laideur ? Ça paraissait à la fois naturel et trop guindé dans sa bouche. Il ne devait
pas aimer être grossier devant les femmes ou alors on lui avait inculqué que ça ne se faisait pas, ce qui
lui rappela une fois encore ses frères.
— Des pieds de monstre ? Vous ne trouvez pas que vous exagérez ? le taquina-t-elle avec un sourire
en coin.
Il poussa un grognement digne d’un homme des cavernes.
— En tout cas, je sais qu’ils sont hideux et je n’ai pas besoin qu’on me le rappelle.
— Vous voulez savoir ce que je pensais ?
Elle s’avança sans se laisser démonter par sa taille ni par son attitude. Son instinct lui disait qu’il ne
lui ferait aucun mal. Et puis, elle n’était pas du genre à reculer devant un affront. Si elle avait abandonné,
chaque fois que tout semblait se liguer contre elle, elle n’aurait pas surmonté cette saloperie de cancer
— à deux reprises.
Arrivée à moins d’un mètre de lui, elle s’immobilisa. Il dominait largement son mètre soixante-dix.
Tous ces muscles et ce jeu d’intimidation suscitèrent en elle un éclair de désir et de peur mêlés. Pourtant,
elle campa sur ses positions et attendit.
Il leva la visière de sa casquette et elle eut le souffle coupé. Verts. Il avait les yeux vert foncé.
— Bien sûr, répondit-il enfin.
Bien sûr ? Comment ça, bien sûr ?
Subjuguée au point d’en perdre le fil de la conversation, elle s’arracha à son regard en battant des
paupières. Elle inspira et s’écarta pour désigner les excroissances qu’il avait aux talons.
— Je me demandais si ça vous faisait mal et si vous aviez essayé de mettre des talonnettes en gel de
silicone dans vos patins.
Elle redressa la tête.
— Je continue ?
— Euh…
A sa grande surprise, il toussota et répéta :
— Bien sûr.
Il n’avait pas décroisé les bras et semblait sur la défensive. Ce type était une énigme. Où était passé
l’homme qui avait pianoté La Tempête dans le vide un peu plus tôt ?
— D’accord.
Elle se prépara à tout déballer, sans savoir où ça la mènerait.
— J’étais en train de me faire la réflexion que vous deviez beaucoup pratiquer le hockey, étant
donné l’importance des bosses que vous avez aux pieds. Vos cuisses et vos fesses musclées confirment
cette hypothèse, ainsi que les callosités que vous avez aux index et à la paume des mains.
Le résultat du nombre incalculable de fois où il nouait les lacets de ses patins.
— C’est tout, conclut-elle avec un sourire éclatant. Le mot « affreux » n’a jamais traversé mon
esprit. Pas une seule seconde.
Et on était encore loin de la vérité !
— Mes fesses musclées ? releva-t-il, haussant les sourcils, amusé.
— Attendez, c’est une blague ? C’est tout ce que vous avez retenu de ce que je viens de vous
expliquer ?
Elle était mortifiée. Avouer à un inconnu — un client qui plus est — qu’elle avait reluqué son
postérieur n’était pas dans ses habitudes.
Il la considéra en silence pendant un moment, puis esquissa un demi-sourire.
— Fan de hockey ?
— Non, s’empressa-t-elle de répondre, peut-être même un peu trop rapidement, étant donné la
grimace qu’il fit. J’ai quatre grands frères et ils y jouent tous. Si je m’y connais, c’est plus par la force
des choses que par intérêt.
— Oh. Alors vous n’aimez pas le hockey ?
Sa mine dépitée était bien trop désarmante pour un ours aussi mal léché.
— Disons que ma position est mitigée.
La clochette de la porte retentit. Jacqui se pencha et aperçut Max qui rentrait de sa pause. Parfait !
Elle allait pouvoir arrêter de s’enfoncer et lui refiler la patate chaude, avant de foirer la vente.
— Eh ! Max, le héla-t-elle, en lui faisant signe de les rejoindre.
— J’arrive tout de suite, lança-t-il en s’engouffrant dans l’arrière-boutique, la laissant de nouveau
livrée à elle-même.
Alors elle décida de passer à l’offensive.
— Au fait, moi, c’est Jacqui.
Et elle tendit la main à Monsieur l’Ours Mal Léché, juste pour voir sa réaction.
— Jacqui, répéta-t-il d’une voix grave qui lui fit l’effet d’une caresse.
Il enveloppa sa main dans la sienne et la serra avec délicatesse.
— Moi, c’est Henrik. Enchanté de faire votre connaissance.
Le gentleman était de retour.
Une onde de chaleur se propagea dans son bras et l’ensorcela, tandis qu’elle tâchait de démêler les
différentes facettes de cet homme.
— Henrik, répéta-t-elle à son tour, en sentant son sourire s’élargir. Ravie de vous rencontrer.
L’intensité de son regard la fascinait. Il y avait en lui quelque chose d’abîmé et de profond qui
faisait écho en elle. Son histoire, quelle qu’elle soit, était chargée.
— Voilà, j’arrive, claironna Max quelque part derrière eux, rompant le charme.
Jacqui s’écarta et lâcha la main de cet homme énigmatique avec un petit temps de retard. Henrik.
Prénom allemand ou scandinave ?
Max apparut au bout de l’allée, ses cheveux noirs cachant presque entièrement l’un de ses yeux.
— Je peux être utile ?
Jacqui mit un moment à lui répondre. Visiblement, son cerveau avait besoin d’une bonne dose de
caféine.
— Oui, coassa-t-elle enfin, avant de s’éclaircir la voix. Peux-tu conseiller Henrik ? Il aimerait se
renseigner sur les guitares.
— Bien sûr, je…
— Non, ça ira, le coupa Henrik, le front barré d’un profond sillon. J’ai ce qu’il me faut.
La culpabilité étreignit le cœur de Jacqui et elle s’avança dans la zone personnelle d’Henrik sans se
soucier du regard éberlué que Max lui lançait.
— Non.
Elle baissa la voix dans l’espoir que cela reste entre Henrik et elle.
— Je suis désolée, je ne voulais pas vous froisser. Ma franchise me joue souvent des tours. S’il
vous plaît, prenez le temps d’essayer les guitares. Achetez-en une ou n’en faites rien, mais ne partez pas
comme ça, parce que je me suis montrée trop directe et insistante.
Il baissa les yeux sur sa main, qu’elle avait posée sur son avant-bras pendant son plaidoyer. Elle
ressentit de nouveau une bouffée de chaleur qui irradia jusque dans son sexe et éveilla son désir, mais
elle se retint d’ôter précipitamment sa main.
Il releva la tête avec une lueur de malice dans le regard.
— Et si je voulais que ce soit vous qui me la vendiez ?
Quoi ? Elle haussa les sourcils, mais parvint à garder le sourire.
— Ce n’est pas mon domaine, comme vous avez pu le voir.
— Absolument.
Elle déglutit pour tenter d’humidifier sa gorge sèche.
— Bon.
Henrik s’humecta les lèvres et se pencha en avant.
— Maintenant que nous avons réglé ce détail, si vous me présentiez ces fameuses guitares ?
Mais oui, pourquoi pas ? Après tout, ça faisait partie de son boulot. Ce dont elle avait surtout très
envie, c’était de grimper sur son corps athlétique pour lui expliquer ce qu’il pouvait faire de son audace.
Pour une raison étrange, cela l’excitait et l’agaçait à la fois, signe qu’il était grand temps pour elle de
tirer sa révérence avec tact.
Avec un sourire suave, elle fit mine de regarder la montre qu’elle n’avait pas au poignet.
— Je l’aurais fait avec plaisir, mais c’est l’heure de ma pause. Je suis vraiment désolée.
Elle fit un pas en arrière, sans cesser de sourire.
— Mon collègue Max pourra répondre à toutes vos questions.
Pour le tact, elle repasserait. Tant pis, il s’en remettrait et, si cette vente échouait à cause d’elle, elle
se rattraperait sur une autre. De toute façon, personne ne le saurait jamais. Enfin, si : Max était en train de
la dévisager les yeux écarquillés et l’air choqué, mais il ne dirait rien au patron… du moins l’espérait-
elle.
Elle tourna les talons et battit en retraite sans laisser à Henrik l’occasion de répondre. Le petit jeu
auquel il se livrait, quel qu’il soit, était terminé. Un café latte et un répit de vingt minutes l’attendaient. Et,
si la file n’était pas trop longue, elle aurait même le temps d’avaler un sandwich au thon.
Monsieur l’Ours Inaccessible pouvait garder ses insinuations et ses messages subliminaux
contradictoires pour une autre fille. Elle avait d’autres projets.
Même si ça ne lui aurait pas déplu de « se le faire ».
#3

— Eh ben, vous vous êtes vautré en beauté sur ce coup-là ! déclara le jeune vendeur avec une pointe
de raillerie.
Henrik baissa la tête en gloussant.
— J’ai l’habitude.
La clochette de la porte tinta et il se précipita au bout de l’allée pour voir Jacqui s’éloigner à vive
allure, un sac à dos bleu marine à l’épaule, ses longs cheveux bruns bondissant à chacun de ses pas. Puis
elle disparut.
Le gamin — Max — le rejoignit et fixa avec lui le trottoir désert.
— Elle n’est pas facile à attraper.
— Ah bon ?
Il s’en était aperçu, cela dit. Cette femme avait contourné ses tentatives de séduction avec la grâce
d’une patineuse artistique et la ténacité d’une boxeuse.
— Ça fait un an que je la drague et elle ne capte rien du tout.
Henrik le considéra avec stupéfaction. Etait-il sérieux ? A voir son air mélancolique, la réponse
était oui. Max était raide dingue de sa collègue.
— Tu en es certain ?
Il ne croyait pas une seule seconde que Jacqui n’avait pas remarqué ses avances. Elle avait l’esprit
trop vif pour passer à côté d’une chose aussi évidente.
Max haussa les épaules.
— Elle n’a jamais saisi aucune des perches que je lui ai tendues. C’est comme si elle ne comprenait
absolument rien à la parade nuptiale.
— La parade nuptiale ?
Henrik se retint à grand-peine d’éclater de rire.
— Vous savez, ce petit jeu qui précède le moment où vous mettez une nana dans votre pieu. Mes
potes et moi, on appelle ça la parade nuptiale, expliqua Max tout sourire et bouffi de fierté.
L’image même de la naïveté ! Ce gosse avait quoi, vingt et un ans à tout casser ? Son visage encore
juvénile était parfaitement en accord avec son corps dégingandé. Ce devait être cool d’être aussi sûr de
soi. Lui-même ne se rappelait pas l’avoir été un jour à ce point.
Il secoua la tête et toussota pour camoufler son petit ricanement.
— Bon sang, tu ne te rends pas compte…
Max se figea et toute trace d’arrogance s’envola de ses traits.
— Si une fille te surprend en train de raconter ça, tu pourras toujours courir pour l’emballer ! Et,
sortir avec elle, n’en parlons même pas.
— Jamais je ne dirais ça ouvertement à une nana.
— Oui, mais tu le penses, et ça c’est nul.
Max, qui n’était visiblement pas d’accord, fronça les sourcils.
— Je ne pige pas.
Henrik reporta son attention sur les cordes de guitare et se dépêcha de choisir un paquet.
— Peut-être que tu auras plus de chance en amour quand tu auras compris.
— Vous aussi, vous avez foiré votre coup avec Jacqui. On ne peut pas dire que vous soyez le roi des
don Juan.
Là, il n’avait pas tort.
— Je n’ai jamais prétendu ça, argua Henrik avec un petit rire sec.
On lui faisait bien trop souvent remarquer à quel point il était rustre. La dernière personne en date
de cette longue, longue liste de mécontents étant Patricia.
— Je prends celles-ci, déclara-t-il, en levant une pochette de cordes.
— Très bien.
Max passa devant lui et se dirigea vers le comptoir.
— Suivez-moi, je vais encoder votre achat. Eh ! s’exclama-t-il soudain en faisant volte-face, le
visage radieux. Vous ne vouliez pas que je vous montre les guitares ?
Il fit mine de retourner vers le fond du magasin, mais Henrik l’arrêta.
— Pas aujourd’hui. J’ai à faire.
Il posa les cordes sur le comptoir et sortit son portefeuille.
— Ah bon, d’accord. Une autre fois, peut-être. Nous sommes ouverts sept jours sur sept. Je suis là
les week-ends et certains soirs de la semaine. Je m’y connais bien en guitares et je pourrai répondre à la
plupart de vos questions.
— Vous en jouez ?
Max leva la main gauche, exhibant les grosses callosités qu’il avait au bout des doigts.
— Je suis étudiant en musique. Ma spécialité, c’est la guitare, lui apprit-il avec un sourire, secouant
la tête pour écarter les longues mèches de cheveux qu’il avait devant les yeux. Celle de Jacqui, c’est le
piano. C’est elle qui m’a tuyauté pour ce job.
Henrik enregistra toutes ces informations. Une petite étincelle de nostalgie jaillit au fond de son
cœur, si ténue, si ancienne, qu’il la reconnut à peine. Il n’avait plus pensé depuis des années au parcours
musical sur lequel il avait fait une croix.
— Ça ne m’étonne pas, grommela-t-il. Elle est vraiment douée.
— Vous l’avez déjà entendue ?
Max avait l’air très surpris.
— Oui, elle jouait quand je suis entré.
— Sur son bébé, pas vrai ?
Henrik haussa les sourcils, un peu perdu. Max désigna alors le piano sur lequel il avait vu Jacqui à
l’œuvre.
— Le Steinway, là-bas. Elle adore ce truc. Mais, son point fort, c’est le synthé. Elle déchire avec !
Des instruments semblables et pourtant bien différents.
— Est-ce qu’elle mélange les genres ?
Une fois de plus, Max débordait de fierté.
— C’est l’une des meilleures de l’école pour ça. Elle sera diplômée au prochain semestre et elle va
beaucoup nous manquer, précisa-t-il, en fourrant le paquet de cordes dans un petit sac.
— Quel établissement ?
— L’université McNeil Stone.
Henrik réfléchit un instant, puis demanda :
— Près de la salle omnisports de St Paul ?
— Juste à côté, oui… Cette faculté est géniale !
Max rayonnait de bonheur. Avait-il jamais ressenti ça ? songea Henrik. Avait-il déjà éprouvé une
telle passion, au point de trépigner quand il en parlait ?
Si oui, il l’avait oublié. En tout cas, le hockey ne lui avait jamais procuré ce genre de sensations. Il
prit le sac.
— Je m’arrangerai pour revenir essayer les guitares un jour où vous serez là.
— Super.
Max le raccompagna à la porte.
— C’est le meilleur magasin de musique de la région. Vous êtes du coin ? Je n’ai jamais vu votre
tête, ce qui ne veut pas dire que vous n’êtes jamais venu. Je ne travaille ici que depuis six mois.
J’adore…
— A bientôt alors, l’interrompit Henrik, pressé de partir. Merci pour votre aide.
— Ça marche. Bonne soirée.
— Egalement.
Il se dépêcha de franchir la porte avant que le jeune homme ne rouvre la bouche.
Les jours commençaient à raccourcir et l’hiver gagnait du terrain, mais le soleil n’était pas encore
couché. Il longea le petit centre commercial de cette rue animée en savourant l’air frais de la fin de
journée.
Il avait déjà mis les pieds dans ce magasin mais, la plupart du temps, il se rendait dans celui qui se
trouvait plus près de chez lui. Le besoin de rouler plus longtemps, cette fois-ci, allait peut-être lui
rapporter bien plus que de nouvelles cordes.
Il repéra Jacqui assise près de la fenêtre, dans le café situé au bout du centre commercial. Elle était
penchée sur un livre, un sandwich à la main. Ses cheveux étaient ramenés d’un côté de son visage délicat
et coincés derrière son oreille, ses boucles souples tombant en cascade sur son épaule. Un rayon de soleil
y révélait de subtils reflets blonds, détail qu’il n’avait pas remarqué dans la boutique.
Le teint légèrement rosé de ses joues était en parfaite harmonie avec celui, plus contrasté, de ses
lèvres. Elle avait une grande bouche et d’immenses yeux contrebalancés par un petit nez mutin.
Elle mordit dans son sandwich, complètement absorbée par sa lecture. Il n’y avait rien de
sophistiqué chez elle. Son pull noir élégant n’était pas en cachemire, ni l’œuvre d’un grand couturier.
Idem pour son jean. Chez les Grenick, on ne fréquentait pas les solderies, et sa mère avait inculqué le
sens de la mode à ses enfants dès leur plus jeune âge.
Jacqui était l’antithèse des femmes avec lesquelles il s’affichait. Son maquillage était discret et
naturel. Aucune couche de rouge poisseux n’engluait ses lèvres. Il se demanda quel goût elles avaient et
humecta machinalement les siennes.
Mais qu’est-ce qu’il foutait ? Il n’avait aucune chance avec cette fille. Mieux valait l’oublier, et
vite ! La soirée promotionnelle des Glaciers approchait, il y trouverait une nouvelle copine sans
problème. Une fille adaptée à son mode de vie. Son intérêt pour Jacqui n’était qu’une tocade due à un
concours de circonstances : sa rupture avec Patricia, et le fait de l’avoir entendue interpréter La Tempête,
un air qui l’avait propulsé dans le passé, à une époque où…
Tout à coup, Jacqui releva la tête et leurs regards se croisèrent à travers la vitre. Merde ! C’était la
deuxième fois qu’elle le prenait la main dans le sac. Il grimaça, puis se força à lui sourire. L’estomac
noué, il s’avança, tout en se demandant ce qu’il espérait. Il était clair qu’elle n’était pas intéressée. Elle
le lui avait bien fait comprendre.
Pourtant, elle s’était un peu trop attardée, lorsqu’elle avait posé la main sur son bras et, même si
elle refusait de l’admettre, elle avait pris la fuite. Quelque chose lui avait fait peur. Lui, sans doute, avec
ses réflexions débiles. Alors que ses conquêtes habituelles se seraient montrées réceptives à sa drague de
lourdaud.
Au fond, Jacqui ne marquait-elle pas un bon point en y étant insensible ?
Au lieu de continuer vers sa voiture, il se surprit à ouvrir la porte de l’établissement. L’arôme riche
du café moulu et des pâtisseries l’accueillit. Il resta planté dans l’entrée, indécis, jusqu’à ce que Jacqui
se tourne dans sa direction et lui fasse signe de la rejoindre.
Etait-ce du soulagement qui l’envahit ? Il slaloma entre les tables et contourna tant bien que mal un
présentoir pour arriver jusqu’à elle. Pourquoi fallait-il que tout soit aussi serré, dans ces commerces ? A
chaque fois, il se sentait comme un éléphant dans un magasin de porcelaine.
Et, bien sûr, Jacqui ne le quitta pas des yeux de tout le parcours, ce qui n’arrangea rien. Sur la terre
ferme, il perdait le peu de grâce qu’il parvenait à déployer sur la glace.
— Salut, fit-il en atteignant enfin sa table.
Puis toute faculté de converser l’abandonna.
Elle se redressa et le dévisagea avec un sourire en coin.
— Vous m’avez suivie ?
Mentir ou avouer ?
— Peut-être.
La solution intermédiaire…
Elle secoua la tête, puis désigna la place libre en face d’elle.
— Asseyez-vous.
Son soulagement s’accentua. La chaise racla le sol carrelé et grinça de manière inquiétante lorsqu’il
s’installa dessus. Il croisa les doigts pour qu’elle ne le lâche pas : s’il se retrouvait les quatre fers en
l’air, il doutait de pouvoir s’en remettre !
— Vous vouliez un café ?
Jacqui désigna le comptoir du menton et Henrik se rappela un peu tard que c’était son alibi.
— Je vous en offre un autre ?
Impossible de déterminer si le gobelet à emporter devant elle était vide ou pas.
Elle secoua la tête.
— Non, j’en ai encore, merci.
Un manuel scolaire était ouvert devant elle. Quel âge pouvait-elle bien avoir ? Il n’était pas idiot au
point de poser la question… sauf si elle avait eu l’air d’une mineure, mais elle possédait une maturité qui
ne laissait planer aucun doute. Et puis, Max lui avait indiqué qu’elle était en dernière année à l’université.
Elle croisa les mains au-dessus de son manuel et se pencha vers lui.
— Alors… Que puis-je faire pour vous, Henrik ?
Elle prononça son prénom en appuyant sur la première syllabe et en s’attardant sur la seconde avec
douceur, et il aima ça.
— Pour être franc, je ne sais pas trop.
Elle se redressa avec un petit rire désinvolte.
— Bon, je vois que vous avez trouvé vos cordes, poursuivit-elle, en désignant le sac en plastique
qui pendait à côté de lui.
Il posa ce dernier par terre et tâcha de se détendre un peu.
— Oui. Max m’a aidé.
— Je parie qu’il n’a plus voulu vous lâcher, une fois qu’il a su que vous vous intéressiez aux
guitares.
— Dans le mille ! gloussa-t-il.
Quelle serait sa réaction, si elle apprenait que Max lui avait plus parlé d’elle que de frettes et de
caisse de résonance ?
— Il m’a dit que vous étudiiez la musique.
Elle fit une grimace si furtive qu’il faillit ne pas s’en apercevoir.
— C’est exact. D’ailleurs, j’essayais de m’avancer, répondit-elle en tapotant son manuel.
Il se pencha pour y jeter un coup d’œil.
— Quel cours ?
Elle fronça le nez.
— Economie de l’industrie musicale.
Il se redressa en se grattant le menton.
— Pas le plus simple. Enfin, j’imagine.
Il était diplômé depuis plusieurs années, mais l’économie ne l’avait jamais passionné, ni la finance,
au grand désespoir de son père.
— Je ne vous le fais pas dire, approuva-t-elle avec un hochement de tête éloquent. Et vous, que
faites-vous ?
Le nœud qu’Henrik avait à l’estomac se resserra brusquement. Devait-il lui dire la vérité ? Cela
changerait-il la perception qu’elle avait de lui ? Et si oui, positivement ou négativement ?
— Du hockey.
Il détestait mentir.
Elle leva les yeux au ciel.
— Ça, je le sais déjà. Mais dans la vie ?
Il se tordit les mains sous la table et se jeta à l’eau.
— Rien d’autre. Je suis hockeyeur.
Comme il était agréable d’avoir une conversation avec quelqu’un qui l’ignorait encore !
— Vous voulez dire professionnel ? Vraiment ?
Elle avait des doutes. Que répondre, sinon :
— Oui.
Il attendit la suite, sentant la sueur s’accumuler sur sa nuque. Il y avait longtemps — si toutefois la
chose lui était jamais arrivée — qu’il n’avait pas rencontré une femme qui ne sache pas qui il était. Mais
Jacqui lui avait bien fait comprendre qu’elle n’était pas très fan de hockey.
Elle but une gorgée de son café.
— Ah bon ? Ça explique le syndrome de Haglund. Mais pourquoi ne vous soignez-vous pas, dans ce
cas ?
Le sort de ses pieds la préoccupait-il réellement ? Tenait-elle vraiment à parler de ça ?
— Parce que ça ne me fait pas mal. Et je porte déjà des talonnettes. Sans elles, ce serait pire.
— Ah merde.
Elle semblait sincèrement désolée et il commença à se détendre. Il rit et se laissa aller contre le
dossier de sa chaise.
— Ça fait partie du jeu.
Elle jeta un coup d’œil à son téléphone, puis rassembla ses affaires.
— Excusez-moi, mais ma pause est presque terminée.
Elle remballa le reste de son sandwich et l’odeur du thon chatouilla les narines d’Henrik.
— Je vous ai empêchée d’achever votre repas, constata-t-il avec une pointe de culpabilité.
— Ce n’est pas grave, lui assura-t-elle en souriant. Je me le réserve pour ce soir.
— Vous travaillez tard ?
— Je fais la fermeture, aujourd’hui.
Il tâcha de se rappeler l’horaire indiqué sur la pancarte accrochée à la porte du magasin.
— 21 heures ? 22 heures ?
Elle s’arrêta et fronça les sourcils.
— Pourquoi voulez-vous le savoir ?
— Comme j’ai gâché votre repas, je vous dois bien un vrai dîner, expliqua-t-il avec maladresse. Je
peux passer vous prendre après le boulot.
Elle sourit.
— Oh ! C’est gentil, mais ça ira. Mes cours commencent tôt demain.
— Une autre fois, alors ?
Elle referma son sac et l’étudia un long moment. Ses yeux brun profond pailletés d’or étaient à
l’image du reste de sa personne : naturels et fascinants.
Il croisa les doigts de toutes ses forces pour que, contre toute attente, elle accepte. Ce qui était assez
inédit. Il se donnait rarement la peine d’espérer, puisqu’il y avait toujours une autre prétendante prête à
dire oui. En général, un refus n’avait aucune conséquence pour lui.
En général.
— Je suis très occupée en ce moment, mais votre proposition me flatte beaucoup.
— Bon.
Il ne renoncerait pas aussi vite.
— Cela dit, il faut bien que vous vous nourrissiez. Alors, ce ne sera pas la fin du monde si je vous
offre un repas.
Elle acquiesça en pouffant. Ou bien se moquait-elle de lui ?
— Je mange pendant que j’étudie. Faire deux choses à la fois est un vrai gain de temps.
— Et de solitude. Samedi soir ? insista-t-il, porté par le défi. Il y a un événement auquel j’aimerais
beaucoup vous emmener.
Elle se leva et passa la bretelle de son sac à son épaule en secouant la tête.
— Non merci. Ce n’est pas mon truc. En plus, samedi, je travaille.
Il ramassa son sac en plastique et la suivit à l’extérieur, tout à coup assailli par le besoin d’obtenir
quelque chose d’elle. N’importe quoi.
— D’accord. Pas de sortie. Est-ce qu’un dîner reste envisageable ? Demain ?
Elle secoua négativement la tête.
— Jeudi ?
Toujours non.
— La semaine prochaine ?
Il n’avait pas terminé sa phrase qu’elle faisait déjà non de la tête. Il la dépassa et se planta devant
elle, lui coupant la route. Elle poussa un long soupir agacé, mais il n’en démordit pas.
— Pour déjeuner, alors ?
Silence.
— Petit-déjeuner ?
Elle dansa d’un pied sur l’autre en faisant la moue.
— On ne vous a jamais appris qu’on n’obtient pas toujours ce qu’on veut, dans la vie ?
— Vous, vous n’avez pas rencontré ma mère !
Elle écarquilla les yeux. Il regretta aussitôt sa remarque et se mordit la langue.
— Je croyais que la persévérance était une qualité, se dépêcha-t-il d’ajouter pour retomber sur ses
pattes.
— De la persévérance ? C’est comme ça que vous appelez ce que vous faites ?
Il haussa les épaules. Sur le moment, ça ne lui avait pas paru absurde.
— J’imagine que vous avez l’habitude d’obtenir tout ce que vous voulez ?
— Non. Absolument pas, affirma-t-il avec un pincement au cœur tant c’était vrai.
C’était même tellement rare qu’il n’était pas certain de savoir ce que ça faisait.
Le petit sourire provocateur de Jacqui se volatilisa. Elle remonta son sac sur son épaule et repoussa
ses cheveux.
Il aimait qu’elle lui arrive à peine aux épaules. Il l’imaginait très bien blottie dans ses bras, à l’abri
de toutes les horreurs du monde.
Elle s’humecta les lèvres.
— Je suis désolée, c’était déplacé de ma part, une fois de plus.
— Il n’y a rien de mal.
Il serra les poings pour se retenir de tendre la main vers elle et de vérifier si sa peau était aussi
douce et ses cheveux aussi soyeux qu’ils en avaient l’air. Il fallait absolument qu’il trouve un argument
pour la convaincre ! Pour finir, il suivit un conseil que lui avait donné sa grand-mère et adopta une
approche simple.
— Acceptez de déjeuner avec moi, s’il vous plaît. Je peux vous retrouver à l’université ou quelque
part dans le quartier.
— Je ne comprends pas pourquoi vous y tenez tellement.
— Moi non plus. Pourtant, c’est comme ça.
Une voiture passa à leur hauteur, la musique à fond. Henrik parvint à rester concentré sur Jacqui.
Son visage était un véritable masque. Impossible de deviner ce qui se cachait dans son esprit.
— Jeudi. 13 heures. Ça vous va ? demanda-t-elle enfin avec un petit sourire.
Il respira et consulta mentalement son agenda avant d’acquiescer. Il était en ville, ce jour-là. Et,
quand bien même, il aurait remué ciel et terre pour se libérer, si ça n’avait pas été le cas.
— Parfait. Je vous retrouve près de votre école ? Max m’a dit où vous alliez, expliqua-t-il devant sa
mine stupéfaite.
— Ah, d’accord. Oui, bonne idée.
Il sortit son téléphone.
— Je peux prendre votre numéro ? Au cas où il y aurait un imprévu, ajouta-t-il en la voyant hésiter,
et pour confirmer notre rendez-vous.
Elle poussa un soupir faussement exaspéré qui l’amusa beaucoup. Il avait gagné. Un repas avec elle,
du moins. Et son numéro en prime. C’était plus qu’assez pour le moment. Elle prit son téléphone dans la
poche ventrale de son sac et il lui communiqua ses coordonnées.
— Quel est votre nom de famille, Henrik ?
— Grenick.
Il le lui épela par réflexe.
Son téléphone vibra et il ne put s’empêcher de sourire en découvrant le message qu’il avait reçu.

Jacqui Polson. Rendez-vous jeudi à 13 heures.

Parfait. Il verrouilla l’appareil et le rangea dans sa poche. Il se sentait beaucoup plus léger et la
semaine qui l’attendait ne lui parut plus aussi longue.
Elle lui accorda un dernier sourire, puis le contourna.
— Je dois retourner travailler.
— Bien sûr.
Il la regarda s’éloigner et ne la lâcha pas des yeux avant qu’elle ait atteint la porte du magasin.
— Je vous tiens au courant, lança-t-il, lorsqu’elle tourna la tête en arrière.
— Bonne soirée, Henrik.
— Bonne soirée, Jacqui.
Ses épaules tressautèrent et il devina son rire silencieux. Voilà, il avait rendez-vous. Avec elle.
Il ne lui restait plus qu’à attendre que la semaine passe et à veiller à ce que Jacqui ne se défile pas.
#4

Jacqui se retroussa les manches et tourna le robinet d’eau chaude, avec, en fond sonore, le journal
télévisé que ses parents regardaient dans le salon comme chaque soir depuis que leur progéniture était en
âge de faire la vaisselle.
— Je t’ai dit que c’était moi qui lavais, bougonna son frère.
— Premier arrivé, premier servi, rétorqua-t-elle.
Aiden lui bouscula l’épaule en se penchant pour prendre un torchon dans le placard.
— Tu sais très bien que je déteste essuyer.
— Pauvre petit poussin !
Elle détestait ça aussi. La querelle ne datait pas d’hier. Lorsqu’ils étaient enfants, les débats étaient
enflammés mais, avec le temps, c’était devenu une boutade entre eux.
— Alors, comment vas-tu ? demanda Aiden en s’appuyant contre le plan de travail.
Elle attrapa une casserole et la plongea dans l’évier en souriant.
— Bien. Et toi ?
Il haussa les épaules.
— Pareil.
Il était celui de ses frères avec lequel elle avait le plus petit écart d’âge. Deux ans les séparaient.
— Rien de neuf ?
Il lui prit la casserole propre des mains et commença à l’essuyer.
— Non. J’ai pas mal de boulot.
Le ton de sa voix la fit tiquer, mais elle se tut et attendit la suite.
— Sinon, je cherche un nouvel appart, ajouta-t-il au bout d’un moment.
Jacqui réprima un sourire. Cette petite astuce, qui consistait à garder le silence plutôt qu’à harceler
quelqu’un à qui on voulait tirer les vers du nez, lui venait de sa mère qui l’employait souvent avec ses
cinq enfants. Elle aurait été fière d’elle.
— Ah bon ? Pourquoi ? s’étonna-t-elle.
Il haussa de nouveau les épaules, l’air contrarié cette fois.
Elle lâcha dans l’eau la poêle qu’elle était en train de récurer et se tourna vers lui. Son téléphone se
mit à vibrer dans sa poche, mais elle n’y prêta pas attention. Aiden était bien plus important à ses yeux
que la personne qui tentait de la contacter. Tout au long de leur enfance, il avait été à la fois son meilleur
ami et son pire ennemi. Leurs liens s’étaient renforcés après le don de moelle osseuse qu’il lui avait fait,
étant le seul donneur compatible parmi ses proches.
Il continua à s’affairer sur la casserole pourtant sèche depuis longtemps, puis la posa enfin sur le
plan de travail. Il repoussa ses cheveux mi-longs, dévoilant au passage les piercings qu’il avait aux
oreilles. Le rebelle de la famille, c’était lui ; il était même allé jusqu’à se faire tatouer, lorsqu’elle avait
vaincu pour la deuxième fois la leucémie.
— Qu’est-ce qui se passe ?
Elle pencha la tête pour mieux le regarder, mais ne vit pas grand-chose.
— Tout va bien, lui assura-t-il en s’accroupissant pour ranger la casserole.
— C’est ça… Et moi je suis le pape, maugréa-t-elle, tout en recommençant à frotter la poêle.
Pourquoi est-ce que tu déménages ? Sheila te met à la porte ?
Ils vivaient ensemble depuis six mois. Avant, Aiden avait eu un colocataire, et avant celui-ci une
autre petite amie. Il était le roi pour squatter le canapé des autres, ce qui ennuyait à peu près tout le
monde dans la famille. D’après leur frère aîné, ce n’était qu’une preuve de plus de son manque de
maturité.
— Non. Il est temps que je passe à autre chose, c’est tout.
Il lui décocha le petit sourire frondeur dont il avait le secret, celui qui donnait encore plus de
charme à son allure de bad boy, et qui l’avait tiré de bien plus d’une situation compliquée. Même leur
mère y succombait.
Elle lui tendit la poêle avec un regard dubitatif.
— Quoi ? fit-il, avant de se mettre à la tâche avec un peu trop d’ardeur.
— Elle devient un peu trop collante pour toi, c’est ça ?
Elle l’avait prédit lorsque Sheila était venue dîner à la maison un dimanche, trois semaines plus tôt.
Il y avait eu un peu trop de sous-entendus sur les alliances et les mariages, or, une seule allusion, c’était
déjà bien trop pour Aiden.
— Quelque chose comme ça, marmonna-t-il. Et toi ? Il y a quelqu’un dans ta vie ?
Comme si elle allait se laisser duper par ce brusque changement de sujet ! Toutefois, elle n’insista
pas.
— Tu sais très bien que je n’ai pas le temps pour ça.
Il la dévisagea avec le plus grand sérieux.
— Mais tu dois prendre le temps ! C’est important, Jac.
Son estomac se contracta. Quel emmerdeur ! Elle déglutit pour tenter de refouler la brûlure qui lui
montait dans la gorge et entreprit de récurer un plat avec un peu trop de fougue, éclaboussant sa blouse au
passage, ce qui l’irrita davantage. De quoi se mêlait-il, alors qu’il était lui-même complètement
allergique à toute forme d’engagement sur le plan sentimental ?
— Désolé.
Il lui posa la main sur l’épaule jusqu’à ce qu’elle arrête de s’acharner sur ce pauvre plat qui n’avait
rien demandé à personne. S’efforçant d’apaiser l’éclair de douleur qui la lancinait, elle pressa les
paupières et inspira.
Elle n’opposa pas de résistance lorsqu’il la fit tourner pour la serrer contre lui.
— Je suis désolé, répéta-t-il dans ses cheveux. Je n’aurais pas dû dire ça.
Elle passa les bras autour de sa taille avec réticence et s’imprégna de sa solide présence.
— Au moins, toi, tu en parles…
Le reste de sa famille était convaincu que le simple fait de mentionner le cancer le ressusciterait,
une fois de plus. Elle serait incapable de surmonter une autre rechute. Le mois de décembre approchait et
l’ombre de son bilan annuel, coïncidant avec le huitième anniversaire de sa rémission, planait au-dessus
de sa tête.
— Peut-être, mais je n’ai pas à te harceler comme ça.
— Si tu ne t’en charges pas, qui le fera ?
Elle recula, dissimulant sa peine derrière un petit sourire las. Se voir ainsi rappeler que le risque de
stérilité pesait sur elle à cause de son horloge biologique détraquée par la maladie ne manquait jamais de
raviver une colère latente. La vie l’avait fait tomber, mais elle s’était relevée. Elle ne devait jamais
l’oublier.
Aiden lui prit le menton pour l’obliger à le regarder dans les yeux.
— Eh ! Je suis ton allié dans cette histoire, tu te souviens ? Tu m’en parles quand tu veux, ajouta-t-il,
en désignant la cicatrice laissée par le cathéter de la chimio, qu’elle cachait sous sa blouse.
Son téléphone se manifesta de nouveau et elle sauta sur ce prétexte pour reculer et changer de
conversation. Elle découvrit deux textos d’Henrik.
Pour notre déjeuner, le Blue Grill, ça vous tente ?

Et :
Vous n’êtes pas en train de me poser un lapin, hein ?

Voilà qui tombait à pic. Elle pouffa, puis se souvint que son frère l’observait.
— Je connais cette tête-là, la taquina-t-il. Tu vois quelqu’un, je me trompe ?
Il la chatouilla jusqu’à ce qu’elle se plie en deux, en proie au fou rire. Elle avait toujours été
chatouilleuse et il connaissait par cœur ses zones les plus sensibles.
— Alors, c’est qui ?
— Stop ! l’implora-t-elle en tâchant de reprendre son souffle.
— Oh ! allez quoi ! Je peux très bien garder un secret.
— Ce n’est rien du tout, je t’assure.
Il tenta de s’emparer de son téléphone et elle se dépêcha de le mettre hors de sa portée.
— Aiden ! cria-t-elle, alors qu’il revenait à la charge.
— Aiden James !
Ils se figèrent tous les deux, et Jacqui pinça les lèvres pour s’empêcher de rire. Ils avaient beau être
des adultes, leur mère faisait toujours autorité dans la maison. Il suffisait d’un rappel à l’ordre sévère
depuis la pièce voisine et ils se sentaient comme des gosses pris en flagrant délit.
— Toi aussi, Jacqui Ann. Je ne sais pas ce qui se passe, mais tu n’es sûrement pas innocente !
Aiden la pointa du doigt en hochant la tête avec véhémence et elle le repoussa.
— Vous avez intérêt à ne pas mettre le bazar dans ma cuisine !
— Oui, maman, entonnèrent-ils en chœur.
Hilare, Jacqui contourna Aiden pour retrouver son poste devant l’évier. Elle posa son téléphone sur
le rebord de fenêtre et aspergea son frère d’une pichenette dans l’eau, pour faire bonne mesure.
— Eh ! Maman nous a dit d’arrêter, rouspéta-t-il en s’essuyant le visage.
— Ce n’est pas moi qui ai commencé.
— N’importe quoi ! C’est toujours toi qui commences et nous, les garçons, qui sommes punis au
final.
Il n’avait pas tout à fait tort. Elle avait cinq ans lorsqu’on lui avait diagnostiqué une leucémie, et ses
quatre grands frères étaient devenus ses anges gardiens. Cancer mis à part, elle avait eu une enfance
plutôt heureuse — bien que surprotégée et un peu confinée.
Aiden lui donna un petit coup de coude.
— Alors, de qui venait ce message ?
Il n’en démordait pas. Des frères aussi curieux et tenaces, c’était pénible. Elle poussa un soupir
chargé d’amour et d’agacement.
— Quelqu’un que j’ai rencontré, c’est tout.
Quelqu’un d’un peu bourru et empoté, mais très séduisant, qu’elle ne parvenait pas à se sortir de la
tête.
— Quelqu’un ou un homme ?
— Un homme, c’est quelqu’un.
— Donc, c’est un homme.
Il était bien trop excité. Elle leva les yeux au ciel en feignant l’exaspération.
— Tu ne grandiras jamais ?
Le sourire d’Aiden s’évanouit et elle regretta aussitôt ses mots. Elle était la seule à ne jamais
l’embêter avec ça.
— Pas tant que je n’y serai pas obligé.
— Alors ne te donne pas cette peine. Le monde des adultes, c’est très surfait, lui confia-t-elle sur un
ton de conspiratrice.
Elle attrapa les dernières assiettes. Ses frères avaient tous quitté la maison depuis des années, mais
leur mère continuait à cuisiner pour sept. Si elle-même vivait encore là, c’était uniquement pour
économiser de l’argent. Lorsqu’elle déménagerait enfin, sa mère en aurait certainement le cœur brisé.
Ou alors ses parents entameraient une danse de la joie, nus, dans le salon. Elle secoua la tête en
gloussant — elle préférait éviter ce genre d’évocations —, puis tendit la dernière assiette à son frère et
ôta le bouchon de l’évier.
— Il s’appelle Henrik, fit-elle, l’air de rien, tout en rinçant la cuvette.
— Henrik ? On dirait un nom allemand. Il est étranger ?
— Non. Enfin, je ne crois pas. Il n’a pas d’accent, en tout cas.
Ou peut-être un léger accent de Nouvelle-Angleterre, mais il fallait vraiment se focaliser là-dessus
pour le déceler.
— Où l’as-tu rencontré ?
Et c’était parti pour l’interrogatoire, raison pour laquelle elle avait espéré garder tout ça pour elle.
Cela dit, elle avait confiance en son frère, et c’était amusant de parler d’Henrik et de partager son émoi.
— Au magasin de musique.
— C’est un musicien, alors ? Ou une connaissance de l’université ?
Elle s’essuya les mains, puis se tourna vers lui.
— Ni l’un ni l’autre. Il fait du hockey.
Sans surprise, cet élément piqua la curiosité d’Aiden. Elle n’exagérait pas lorsqu’elle avait dit à
Henrik que sa famille était dingue de hockey. Ses frères n’avaient jamais dépassé le niveau des ligues
amateurs ou de l’équipe du lycée, mais c’étaient des joueurs invétérés et des fans inconditionnels.
La stupeur céda bientôt la place à un petit air moqueur.
— Une minute… Qu’entends-tu exactement par « il fait du hockey » ? Ne me dis pas que c’est un
joueur universitaire qui espère tenter sa chance chez les pros ?
— Quel mal y aurait-il à ça ?
— Rien, si ce n’est qu’il ne sera jamais à la maison.
Elle lui jeta un torchon à la figure.
— Je ne suis pas encore sortie avec lui une seule fois et tu es déjà en train de nous marier ? C’est
l’hôpital qui se moque de la charité !
Il haussa les épaules sans se laisser démonter.
— Moi, c’est différent…
— Si tu dis ça parce que tu es un homme, je te tords le cou, l’interrompit-elle, montrant les crocs.
— Tout doux, bijou, fit-il en levant les mains pour calmer le jeu.
Elle chercha en vain un projectile, puis se résigna. Quelle importance, au fond ? Elle saisit son
téléphone et s’en alla. Cette conversation était terminée.
Il la rattrapa par le bras, sans violence.
— Eh ! Ne pars pas comme ça. Je plaisantais.
Elle aurait pu l’envoyer paître, mais elle s’arrêta et lui tira la langue. Il éclata de rire et elle l’imita.
— Je préfère ça. Maintenant, parle-moi d’Henrik. Dans quelle équipe joue-t-il ?
Elle s’appuya à la porte du garde-manger, déverrouilla son téléphone et relut ses messages. Ils
avaient échangé quelques textos depuis leur rencontre, mais rien de bien transcendant. Elle fut malgré tout
prise d’un petit vertige et sentit un sourire poindre sur ses lèvres.
— Son nom de famille est Grenick, précisa-t-elle, histoire de le faire languir un peu plus longtemps.
— Quoi ?!
Son cri de stupéfaction la glaça et elle releva la tête pour le découvrir bouche bée. Le moins qu’on
puisse dire, c’est qu’elle avait obtenu une réaction. Elle l’avait rarement vu avec les yeux aussi exorbités.
— Quoi « quoi » ? lança-t-elle, en cessant de sourire.
— Henrik Grenick ?
Il fit un pas vers elle, puis exécuta un demi-tour et retourna près du plan de travail.
Elle n’était pas idiote, elle avait fait une recherche sur Henrik, lorsqu’elle était rentrée chez elle, le
premier soir, et elle savait très bien qui il était. Mais ce petit jeu l’amusait.
Aiden fit volte-face, l’air toujours aussi estomaqué.
— Henrik Grenick ? Tu parles de Roller, le premier défenseur des Glaciers ? Cet Henrik Grenick-
là ?
— Je suppose, répondit-elle avec désinvolture, avant de se mettre à rédiger une réponse.
— Tu supposes ?
Elle envoya son texto sans pouvoir réprimer un sourire.
OK pour moi. Rendez-vous là-bas à 13 heures.

— Où est le problème ? demanda-t-elle.


— Tu te fous de moi ?
— Aiden ! intervint leur mère. Surveille ton langage !
Il leva les yeux au plafond en secouant la tête.
Jacqui s’amusait beaucoup. Rien que pour ça, elle ne regrettait pas d’avoir accepté de déjeuner avec
Henrik.
— Pas du tout. J’ai tous ses messages ici, affirma-t-elle avec un sourire de nunuche, en agitant son
téléphone devant lui.
Il tendit la main.
— Fais-moi voir ça.
— Pas question ! rétorqua-t-elle en plaquant l’objet de convoitise contre sa poitrine.
Il se frotta le visage, puis prit une bière dans le frigo, la décapsula vigoureusement et en but deux
longues gorgées.
— Raconte. Je veux tout savoir, dit-il ensuite avec un regard noir.
Oh oh. Elle avait poussé le bouchon un peu trop loin et réveillé l’ogre surprotecteur qui agressait
tous les garçons qui osaient lui adresser la parole, lorsqu’elle était au lycée. Même si peu de prétendants
s’y étaient risqués après sa rechute. Qui aurait voulu sortir avec la cancéreuse ? Et, pourtant, voilà
qu’Henrik s’intéressait à elle.
Elle posa les poings sur les hanches.
— N’est-ce pas toi qui viens de me rappeler que je devais me dépêcher de trouver un homme pour
faire des enfants ?
— Oui, mais…
— Pas de « oui, mais » ! Tu ne peux pas changer les règles comme ça, en cours de route, parce
que… parce que quoi, au fait ? Qu’est-ce qui ne te plaît pas chez Henrik ?
— En dehors du fait qu’il s’affiche exclusivement avec des poules de luxe ?
— Ah bon, il fait ça ?
Elle n’avait pas poussé son enquête jusque-là.
— Intéressant, ajouta-t-elle, de nouveau assaillie de doutes.
— Et perturbant, renchérit Aiden.
— Pourquoi ?
— Parce que tu es tout sauf ça !
Il but une autre gorgée de bière sans se rendre compte à quel point elle était blessée par sa
remarque.
Renonçant à se battre, elle laissa ses bras baller le long de son corps. Depuis le début, les moments
où elle fantasmait sur Henrik étaient gâchés par les interrogations qui la taraudaient. Pourquoi avait-il tant
insisté pour déjeuner avec elle ? N’était-elle qu’un divertissement de plus pour lui ? Même Aiden
estimait qu’elle n’était pas assez bien pour lui.
Son téléphone vibra de nouveau, mais elle n’y prêta pas attention.
— Je sais que je n’ai pas grand-chose à lui offrir, mais il m’a invitée et j’ai accepté.
Son frère ouvrit la bouche, mais elle le devança.
— Je ne suis pas naïve, ni du genre à me bercer d’illusions, tu devrais pourtant le savoir. Je ne crois
pas au coup de foudre ni à… ni à rien. C’est un simple déjeuner, Aiden. Ni plus ni moins.
N’avait-elle pas le droit d’en profiter un peu ?
A ces mots, l’expression de son frère se radoucit et il baissa la tête en même temps que sa bouteille.
— Ce n’est pas ce que je voulais dire, Jac. Tu as beaucoup à offrir à l’homme qui aura la chance de
te conquérir.
Elle fit entendre un petit reniflement moqueur.
— De me conquérir ?
— Tu crois qu’on n’a pas remarqué qu’il n’y a jamais personne dans ta vie ? Je ne suis pas le seul à
avoir du mal à m’engager.
Elle fut incapable de soutenir son regard, pas alors que la vérité luisait devant elle, aveuglante.
Bizarrement, elle trouva du réconfort dans le motif usé du vieux lino de la cuisine. Combien de fois ne
s’était-elle pas concentrée sur ces carreaux gris pour se dérober aux remontrances de sa mère ?
Aiden s’approcha et ses orteils entrèrent dans son champ de vision.
— Tout ce que je te demande, c’est d’être prudente, d’accord ?
Un petit rire sec lui échappa.
— M’arrive-t-il de ne pas l’être ?
Elle n’avait jamais été gâtée à outrance par sa famille, mais elle avait toujours porté le poids d’une
responsabilité que personne n’avait pourtant formulée à voix haute. Celle de ne pas prendre de risques.
« Ne sois pas sotte et ne te laisse pas entraîner dans n’importe quoi. Nous avons déjà failli te perdre
deux fois, évite de nous causer plus de tracas. »
Aiden soupira et lui poussa l’épaule.
— Tu as raison.
Elle garda le silence et il poussa un peu plus fort. Elle ne retrouva le sourire que lorsqu’il le fit une
troisième fois.
— Arrête !
— Sinon quoi ?
Elle le fusilla du regard.
— Espèce d’andouille. Tu ne travailles pas, ce soir ?
Il consulta l’horloge.
— Pas avant 21 heures.
— Et Sheila ?
L’attaque était la meilleure défense.
Apparemment, il reconnut la tactique et éclata de rire.
— Je vois.
Il acheva sa bière et jeta la bouteille dans le bac de recyclage sous l’évier, puis il se tourna vers
elle avec un sourire dans lequel il insuffla tout son charme.
— On fait la paix ?
Elle était incapable de rester fâchée bien longtemps contre lui.
— D’accord.
— Ne te laisse pas emmerder par Roller.
C’était plus fort que lui, il fallait qu’il lâche un dernier conseil.
— Comme si mes quatre castards de frères ne m’avaient rien appris, soupira-t-elle. Je peux très
bien me défendre toute seule.
Il la dévisagea d’un air triste.
— C’est un fait.
Elle n’eut pas le temps de lui demander ce qu’il entendait par là, car il revint à la charge avec un
grand sourire.
— Ça veut dire que tu vas enfin devenir fan de hockey ?
— Tu parles ! répondit-elle en toussotant pour dissimuler son rire. Je n’ai jamais dit que je détestais
ce sport, mais j’ai mieux à faire que de passer des heures à regarder des mecs s’étriper pour une petite
rondelle noire.
Sur ce, elle tourna les talons et s’éloigna.
— Ça s’appelle un palet, rétorqua Aiden dans son dos, tandis qu’elle s’apprêtait à quitter la cuisine.
Et on ne s’étripe pas pour l’avoir.
Elle lui décocha un petit sourire narquois par-dessus l’épaule.
— Ah non ? Pourquoi vous battez-vous, alors ?
— On… Ce n’est pas… et merde !
— C’est bien ce que je pensais.
Elle passa devant ses parents qui étaient maintenant plongés dans un jeu télévisé.
— Je vais étudier.
— Ne te couche pas trop tard, lui lança sa mère qui ne devait pas avoir conscience de lui répéter la
même chose depuis des années.
Elle croisa le regard d’Aiden par-dessus la tête de ses parents. C’était comme ça, chez elle. Tout le
monde avait dû se sacrifier à cause de son cancer. Tout au long de leur enfance, les petits extras avaient
été presque inexistants et, depuis plus de vingt ans, ses parents vivaient avec une vieille moquette
démodée au milieu des mêmes meubles. Pas une seule fois elle ne les avait entendus se plaindre des frais
médicaux qui les privaient de toute forme de luxe.
Ils avaient réussi à caser cinq gosses dans un pavillon de plain-pied comportant trois chambres et
une grande cave, et ils les avaient élevés selon les valeurs dont ils avaient eux-mêmes hérité de leurs
parents. Sa mère était une Irlando-Américaine catholique de la première génération, qui avait sept frères
et sœurs. Pour elle, une famille véritable était une famille nombreuse. Elle ne pouvait la concevoir
autrement. Heureusement, son mari l’avait convaincue de s’arrêter après le cinquième enfant.
Jacqui sourit une dernière fois à son frère, puis dévala l’escalier qui menait à son havre de paix. La
chambre aménagée à la cave était devenue l’endroit le plus convoité de la maison, et elle l’avait obtenue
lorsque Aiden avait quitté le nid. Qui aurait cru qu’elle y serait toujours à l’âge de vingt-cinq ans ?
#5

— Allez, secoue-toi un peu, Roller !


Henrik aurait bien aimé ignorer la petite pique lancée par l’entraîneur attitré de la défense, mais il
se propulsa en avant et fonça à travers la zone offensive adverse. Les cuisses brûlant sous l’effort, il
s’étira, crosse tendue, et harponna le palet pour l’éloigner de Shaffer, avant de faire une puissante passe à
Hauke.
Ce dernier tenta un tir direct dans le but situé à l’autre bout de la patinoire, mais n’y mit pas assez
de force. Un coup de sifflet interrompit la partie.
— Rassemblement ! cria Coach O.
Henrik donna une tape sur l’épaule de Shaffer.
— Belle prestation.
Jeune recrue, ce dernier figurait sur la liste des joueurs sélectionnés et avait de bonnes chances de
monter en première ligne, s’il continuait sur sa lancée.
— Merci, répondit l’intéressé, rayonnant, en détachant la bride de son casque. J’ai bien failli botter
tes vieilles fesses rouillées.
Hors de question pour Henrik d’admettre qu’il avait raison.
— Alors là, tu rêves !
— Je sais.
Shaffer lui fit un clin d’œil et s’éloigna sans lui laisser le temps de riposter.
Quel arrogant petit merdeux ! Henrik secoua la tête, faisant voler quelques gouttes de sueur autour
de lui. Il s’arrêta près du banc et ôta son casque. Il venait d’enchaîner deux heures d’entraînement après
une première heure d’échauffement et il crevait de faim.
Son esprit vagabonda pendant le débriefing du coach. Le déjeuner qui l’attendait avec Jacqui
occupait toutes ses pensées. Il écouta, mais il avait déjà entendu tout ça sous une forme ou une autre : les
points qu’ils devaient retravailler, les joueurs qui avaient intérêt à se remuer un peu plus, la manière dont
Detroit allait les écraser le lendemain soir, s’ils ne réglaient pas ci ou ça, etc.
— Eh ! le héla Hauke, lorsqu’ils eurent enfin la permission de regagner le vestiaire, où donc avais-
tu la tête, cette semaine ?
— Ici, répliqua Henrik, blasé, en désignant son crâne.
— Crétin !
Hauke poussa la porte et rangea sa crosse sur le râtelier.
Henrik l’imita, puis le suivit en silence jusque dans le vestiaire, où il fut accueilli par l’odeur âcre
de la transpiration. Les grands ventilateurs installés au plafond pour aérer la pièce se révélaient peu
efficaces.
Il se laissa tomber sur le banc et se dépêcha de retirer son équipement. Il lui restait quarante-cinq
minutes avant de retrouver Jacqui et il tenait à faire une petite séance d’exercices de refroidissement
avant la douche. Il conserva son short et son T-shirt, enfila ses tennis sans prêter attention à ce qui se
passait autour de lui et, après un rapide détour par son casier pour prendre son téléphone et ses écouteurs,
grimpa l’escalier qui menait à la salle de sport.
Il était le premier arrivé, ce qui lui permit de choisir le vélo stationnaire qu’il souhaitait. Il pédalait
déjà depuis cinq minutes lorsque les autres commencèrent à arriver. Il grogna en son for intérieur en
voyant Sparks s’installer à côté de lui. Adieu tranquillité !
Il ôta ses écouteurs et les suspendit au guidon. Sparks allait parler, c’était une question de secondes.
— Comment te sens-tu ? demanda celui-ci, une minute plus tard.
— Bien.
Il y eut une longue pause avant la suite.
— Rylie et toi faites du bon boulot ensemble.
Que dire ? Rien ne conviendrait. Ce n’était pas sa faute si leur entraîneur avait finalement décidé de
virer Sparks dans la deuxième paire de défenseurs et de mettre Rylie dans la première avec lui.
— Je me contente de faire de mon mieux, finit-il par répondre.
Sparks se frotta les yeux, puis secoua le bras.
— Je sais. Merde, désolé…
Henrik diminua le niveau de résistance de sa machine et se redressa sur la selle. Etait-il censé le
réconforter ? Ça, c’était le job du capitaine, et il n’avait jamais voulu de cette place. Walters aurait
trouvé les mots tout de suite, mais il n’était plus là.
Son ami lui manquait terriblement. Il s’efforçait de passer outre. Ce genre de changements survenait
tout le temps. Entre les transferts, les ballottages, les dispenses… aucun club ne conservait la même
composition bien longtemps. Walters faisait déjà partie des Glaciers lorsque lui-même les avait rejoints.
Il était désormais l’un des derniers de la vieille garde, et ce statut le désarçonnait complètement.
— Concentre-toi sur ton jeu, finit-il par conseiller à Sparks. Te prendre la tête sur ta position dans
l’équipe ne t’avancera à rien.
— Je sais, répondit Sparks en inspirant profondément par les narines, lèvres pincées. Mais ça fait
chier, quand même, de se retrouver de l’autre côté !
Henrik fronça les sourcils.
— De l’autre côté ?
Sparks jeta un coup d’œil autour d’eux. Ils étaient au fond de la salle. Les cinq autres gars présents
leur tournaient le dos et portaient tous leurs écouteurs.
— Oui, du côté des joueurs qui reculent au lieu d’avancer, et qui s’accrochent désespérément pour
ne pas perdre leur place. C’était vachement plus marrant quand je faisais partie de ceux qui se donnent à
fond pour atteindre la première ligne.
Henrik comprenait.
— Vieillir, ça craint !
— Depuis quand est-on vieux à vingt-six ans ?
— Depuis que tu as commencé à faire du hockey.
Sparks fit entendre un petit rire teinté d’amertume.
— Quel sport de merde !
Oui, c’était tout à fait ça. Un sport de merde. Mais c’était aussi toute leur vie.
Il vérifia l’heure et ralentit encore le rythme.
— Comment va ta chère et tendre ?
Changer de sujet lui parut une bonne idée.
— Elle râle parce que la saison recommence.
Bon, l’idée n’était peut-être pas si bonne…
— Elle déteste mes absences continuelles, poursuivit Sparks.
C’est toujours difficile au début et puis, au bout de quelques mois, elle s’y habitue.
Ce qui expliquait sans doute pourquoi il avait refusé de sortir le dimanche précédent. Les Glaciers
avaient été sur la route mardi et mercredi.
Henrik arrêta le vélo et prit ses affaires.
— Concentre-toi sur ton jeu, Sparky. Le reste finira par s’arranger. C’est vrai quoi, la saison n’a
même pas encore commencé !
Et ils étaient tous conscients de la vitesse à laquelle les choses pouvaient changer.
— Je sais. Merci.
Il pressa son poing contre celui de Sparks en guise de salut amical, puis regagna le vestiaire. Il se
doucha et se rhabilla sans se mêler aux autres, tout en gardant un œil sur l’heure. Pas question d’être en
retard.
— Eh ! lança Hauke tandis qu’il se dirigeait vers la sortie. Tu ne manges pas ?
Il désigna la salle où était servi le repas prévu après les entraînements.
En général, Henrik était le premier arrivé et le dernier à repartir — à moins que sa compagne du
moment ne lui impose un autre programme.
Les effluves appétissants firent gargouiller son estomac. Il passa la bride de son sac à son épaule et
secoua la tête.
— J’ai un rendez-vous.
Puis il se dépêcha de sortir sans laisser à Hauke ni à quiconque l’occasion de le traiter de dégonflé
ou de lâcher un commentaire sur ses copines dominatrices.
Il faisait semblant de ne pas entendre leurs railleries, mais il était bien conscient de ce que les gars
pensaient des filles qu’il fréquentait et de son attitude avec elles. Qu’ils aillent tous se faire foutre, et
qu’ils se mêlent de leurs oignons surtout ! Ils ne savaient rien.
Dehors, l’air sentait les feuilles mortes et la pluie imminente. Il suffisait d’un coup d’œil au ciel
sinistre pour comprendre qu’elle ne tarderait pas à se manifester.
Le Blue Grill n’était pas très loin et la circulation se montra en sa faveur, si bien qu’il arriva avec
cinq minutes d’avance. Comme il n’était pas nécessaire d’attendre qu’un serveur vous place, il s’installa
à une table libre près du fond. Il avait oublié sa casquette, et croisa les doigts pour que personne ne le
reconnaisse.

* * *

Il entamait son deuxième verre d’eau lorsque Jacqui entra — ou plutôt fit irruption — dans le
restaurant. L’averse à laquelle il avait échappé de justesse avait fini par éclater.
Elle rejeta sa capuche en arrière et s’ébroua, tout en s’essuyant les pieds sur le paillasson. Ses
cheveux mouillés formaient des petites boucles autour de son front et son manteau vert ruisselant lui
collait au corps. Elle n’en restait pas moins magnifique, et le cœur d’Henrik fit un bond lorsqu’il
l’aperçut.
Elle le repéra et le gratifia d’un sourire chaleureux. L’estomac noué, il se leva pour l’accueillir.
— Désolée pour le retard, s’excusa-t-elle sans cesser de sourire.
Elle jeta son sac sur la banquette et ouvrit son vêtement trempé.
— J’ai failli échapper à la pluie, mais j’ai perdu la course à quelques rues d’ici.
Il l’aida poliment à se dévêtir. Une rapide inspection lui apprit qu’il n’y avait pas de patère dans la
salle, alors il posa le manteau à côté de lui.
— Je peux le mettre près de moi, proposa-t-elle.
— C’est bien comme ça.
Il attendit qu’elle ait pris place pour se rasseoir et le revêtement en vinyle des banquettes couina,
tandis qu’ils s’installaient. Elle attrapa le menu et l’ouvrit.
— Vous avez déjà mangé ici ? l’interrogea-t-elle en lui jetant un coup d’œil. Il m’est arrivé de
passer devant, mais je ne m’y suis jamais arrêtée. Ce n’est pas sur mon chemin habituel.
Elle pianota sur le dos du menu plastifié. Henrik l’observa, amusé. Nervosité ? Petite manie ? Ou
bien ce geste était-il tout à fait inconscient ?
— Merci d’être venue, dit-il.
Elle releva brusquement la tête. L’espace d’une seconde, elle parut abasourdie, puis lâcha un petit
rire.
— De rien. Merci à vous.
— J’aurais pu passer vous prendre.
Elle balaya sa remarque d’un geste.
— Pas de problème, il faut plus qu’une averse pour me décourager.
Une réponse pour le moins inhabituelle. Jamais il n’aurait entendu ça de l’une de ses ex.
— Je vous aime bien.
C’était sorti tout seul.
Elle écarquilla les yeux.
— Euh, ravie de l’apprendre.
Merde !
— Je veux dire, vous êtes facile, essaya-t-il de se rattraper. Enfin, simple.
Il était en train de s’enfoncer. Une bouffée de chaleur l’envahit. Ne pouvait-il pas fermer sa grande
gueule ?
— Euh… merci ?
Son ton interrogateur ne fit qu’accentuer son embarras.
— C’est un compliment, je vous assure, lança-t-il en guise de drapeau blanc, si futile que ça
paraisse à ce stade.
Jacqui s’adossa à la banquette et inclina la tête, comme en proie à une profonde réflexion. Ses joues
étaient roses, sans doute parce qu’elle avait couru, ou à cause de la chaleur qui régnait dans le restaurant.
A moins que ce ne soit naturel chez elle ? Certaines de ses ex auraient tué pour avoir un teint aussi parfait.
Sa chevelure opulente, que l’humidité faisait frisotter, tombait en cascade dans son dos. Elle portait un
pull à capuche seyant sur lequel figurait l’emblème de son école.
Rien d’exubérant. Pas de tenue spéciale destinée à l’impressionner, lui ou qui que ce soit d’autre.
— Vous êtes un homme intrigant, Henrik Grenick.
Elle continua à l’étudier et il résista au besoin de remuer sur son siège qui le démangeait.
Intrigant ? Il avait connu pire comme adjectif, et décida donc de le ranger parmi les avis favorables.
— Alors…
Elle leva le menu.
— … Qu’est-ce que vous me conseillez ?
Quoi ? C’était tout ?
— Euh… Qu’avez-vous envie de manger ?
Il était venu au Blue Grill plusieurs fois, mais d’ordinaire les filles avec qui il y mangeait avaient
des goûts très différents des siens.
— Comment sont leurs hamburgers ?
— Excellents.
Elle referma le menu et le posa sur la table.
— Voilà, ce n’était pas très compliqué.
C’était le moins qu’on puisse dire ! La tension qui s’était accumulée entre ses omoplates se relâcha
un peu et il se redressa. Peut-être n’avait-il pas encore tout gâché avec elle.
— Comment s’est passée votre semaine ? demanda-t-il avec un réel intérêt.
Elle haussa les épaules.
— La routine. Et vous ?
Il rit. Un rire rafraîchissant et spontané. Comme elle.
— Pareil.
Pas de longs discours sur leurs petits tracas et leurs problèmes. Il en était agréablement surpris.
La serveuse s’approcha et ils commandèrent leur repas. Jacqui ne fit aucune réflexion sur la quantité
de nourriture qu’il choisit — encore une agréable surprise. Pendant la saison, son nutritionniste
préconisait un régime de près de six mille calories par jour, afin qu’il conserve son poids de forme. La
plupart de ses ex ne l’avaient jamais compris. Mais Jacqui avait grandi avec quatre frères hockeyeurs.
Peut-être n’aurait-il pas besoin de lui expliquer.
— Alors, Henrik, qu’est-ce qui vous a poussé vers la musique ?
Il y avait longtemps que personne ne lui avait posé cette question. Que pouvait-il répondre ? Si elle
l’avait interrogé sur le hockey, il lui aurait servi l’une de ses réponses toutes faites, mais ce n’était pas le
cas.
— Ma grand-mère, répondit-il. C’était une passionnée et elle nous a tous initiés au piano, lorsque
nous étions enfants.
Son cœur se serra, le souvenir de sa grand-mère ravivant inévitablement celui de sa sœur.
— Je croyais que vous ne faisiez pas de piano.
Il aurait dû se douter qu’elle se le rappellerait.
— C’est la vérité. Je n’en joue plus.
— Quel dommage ! Pourquoi ?
Ses paroles étaient empreintes de douceur et d’une attention sincère.
Il contourna la question : la réponse était trop personnelle pour un premier rendez-vous.
— Par manque de temps et d’intérêt.
Il haussa les épaules. C’était une excuse bidon qu’il ressortait souvent, et avec succès, à sa famille
— à lui-même également. De plus en plus nerveux, il remua la jambe, tandis que le silence de Jacqui se
prolongeait. Elle n’était pas dupe, il le lisait dans son regard.
— Mais vous jouez toujours de la guitare ?
Il prit ses couverts, déplia sa serviette et la posa sur ses genoux.
— De temps en temps, quand l’occasion se présente. Mais je ne suis pas très doué.
Il n’avait jamais maîtrisé cet instrument aussi bien que le piano.
Elle plissa les yeux.
— Pas besoin d’être doué pour prendre du plaisir.
— Vous avez tout à fait raison. Et c’est valable pour tout, n’est-ce pas ?
Y compris pour le hockey. Mais il fallait éviter à tout prix de remuer certaines choses.
Elle acquiesça.
— Certainement.
Elle se pencha en avant et ajouta :
— Alors, dites-moi : est-ce que vous prenez du plaisir en jouant…
Il se sentit gagné par la panique, mais elle précisa :
— … de la guitare ?
Il expira lentement pour apaiser les battements de son cœur. Elle ne parlait pas du hockey.
— Oui.
— Mais pas avec le piano ? Du moins, vous n’aimez plus ?
Il croisa les bras en grognant :
— Vous ne lâchez jamais, vous, hein ?
Elle se redressa avec une grimace de contrition.
— Ça ne me regarde pas… Compris. Pardon… J’ai tendance à m’emporter un peu quand il est
question de musique. J’imagine que c’est pareil pour vous dès qu’il s’agit de hockey.
Elle se trompait, mais il préféra changer de sujet.
— Et vous, qu’est-ce qui vous a poussée vers la musique ?
Son visage s’anima et refléta la joie à l’état pur.
— Il y avait un vieux piano droit dans la cave, à la maison. Très désaccordé, mais je m’en fichais.
J’ai harcelé mes parents pendant un an pour pouvoir suivre des cours, mais nous n’avions jamais assez
d’argent. Et puis…
Elle détourna la tête et la lueur qui brillait dans ses yeux se ternit, tandis qu’elle semblait replonger
dans son passé.
— Et puis, les choses ont changé, reprit-elle après s’être éclairci la voix, et je me suis réfugiée dans
la musique.
Elle ne lui disait pas tout.
Ils avaient donc tous les deux des secrets qu’ils préféraient ne pas divulguer au premier rendez-
vous. C’était normal, mais il avait vraiment envie de découvrir ceux de Jacqui. Encore un point qui la
différenciait de ses ex.
Leur commande arriva et ils se jetèrent tous les deux dessus. Il était au bord de l’inanition depuis
une demi-heure environ, et ne releva pas la tête avant d’avoir apaisé son estomac tiraillé. Un blanc de
poulet et un plat de pâtes aux légumes et à l’huile d’olive plus tard, il se redressa. Jacqui avait mangé la
moitié de son hamburger et grignotait ses frites.
— C’est bon ? demanda-t-elle en désignant son assiette.
Il s’essuya la bouche.
— Euh… Oui.
— Mes frères avalent tout le temps la nourriture comme vous. Surtout après un match de hockey.
Il lui restait un blanc de poulet et une portion de légumes cuits à la vapeur à terminer.
— Je sors d’un entraînement.
— Pas de problème. Ne vous arrêtez surtout pas parce que je parle.
Il saisit sa fourchette, hésitant.
— Et votre hamburger, vous le trouvez comment ?
— Excellent ! Exactement comme vous l’aviez dit, répondit-elle avec un grand sourire.
Elle trempa une frite dans la mayonnaise puis dans le ketchup, avant de l’engloutir.
Tout était si facile avec elle ! Pas de chichis, pas besoin de se donner en spectacle.
C’était la première fois qu’il vivait ça et il était un peu perdu.
— Savez-vous qui je suis ? finit-il par lui demander.
Changerait-elle d’attitude, une fois qu’elle l’aurait compris ?
— Je fais partie des Glaciers du Minnesota.
Elle se redressa lentement, l’air perplexe. Les secondes s’égrenèrent dans le silence et son malaise
s’intensifia. Pourquoi ne réagissait-elle pas ?
Il était trop tard pour revenir en arrière, de toute façon. Elle allait se lever et quitter le restaurant.
Quoi d’étonnant ? Une fille aussi bien n’avait certainement pas envie d’un type avec une réputation
comme la sienne.
Il se laissa aller contre le dossier de la banquette et croisa les mains sur les genoux. Ce n’était pas
grave, il gérait les ruptures comme un pro. En particulier lorsque l’histoire n’avait même pas encore
commencé.
#6

Attendait-il une réaction de sa part ? se demanda Jacqui, déroutée. Visiblement oui. Mais laquelle ?
Son estomac se noua tandis qu’elle tentait de le deviner. Etait-il en train de se moquer d’elle ? Si oui,
dans quel but ?
— Est-ce censé m’impressionner ou m’effrayer au point de me faire fuir ?
Elle lui renvoyait la balle, puisqu’elle ignorait totalement ce qu’il cherchait et qu’elle n’avait pas
envie de voir se terminer ce qu’il y avait entre eux — quoi que ce soit.
Il inclina la tête et ferma les yeux pendant un long moment avant de laisser échapper un petit rire.
— Je ne sais pas. Ni l’un ni l’autre, j’imagine, finit-il par admettre, le regard sombre.
Elle avait l’impression qu’un colibri voletait dans son cœur. Henrik était sans doute le dernier
homme dont elle devait tomber amoureuse — et ce n’était pas en train de lui arriver —, pourtant elle
n’avait pas envie de prendre ses distances. Pas encore, du moins.
— Vous n’avez rien de prévu, cet après-midi ? demanda-t-elle, prise d’une impulsion soudaine.
Il s’humecta les lèvres.
— Non. Pas avant 16 heures. Et c’est assez flexible.
— Eh bien, maintenant vous êtes occupé.
Elle posa sa serviette sur la table et attrapa son sac.
— Vous avez terminé ? s’enquit-elle en désignant du menton son assiette inachevée.
Elle saisit ensuite son téléphone pour vérifier les disponibilités des salles de répétition de l’école.
Il appela le serveur et réclama l’addition.
Je suppose que ça veut dire oui.
Elle hésita.
— A moins que vous ne préfériez rentrer chez vous ? Ce n’est pas un problème.
En fait si, mais elle ne voulait pas lui forcer la main.
— Non, non. C’est très bien, lui assura-t-il avec un sourire sincère qui étira son arc de cupidon au
point de le réduire à une minuscule fossette.
La douceur qui émanait de lui à cet instant contrastait tellement avec l’apparente rugosité qu’il
dégageait ! C’était peut-être ce qui le rendait si mystérieux.
— D’accord.
La chaleur qui l’envahissait peu à peu redoubla son enthousiasme. Les multiples facettes de cet
homme ne cessaient de la fasciner. Elle avait envie de revoir ce sourire franc qui animait ses yeux et
illuminait tout chez lui.
Il se chargea de l’addition, tandis qu’elle tâchait de trouver une salle de musique libre. Il devait
bien y en avoir une, à cette heure de la journée. Par chance, son vœu fut exaucé. Elle réserva le local,
puis rangea son téléphone dans la poche ventrale de son pull.
— Ça ne vous dérange pas si on va à pied jusqu’à mon école ?
Ils étaient tout près et la pluie se réduisait désormais à un fin crachin.
Il jeta un coup d’œil par la grande vitre.
— Ma voiture n’est pas loin.
— Les places de parking sont chères aux abords de l’université, à moins d’avoir la carte étudiant.
Il haussa un sourcil amusé et elle prit conscience de l’absurdité de ce qu’elle venait de dire. Où
avait-elle la tête ? L’argent n’était sûrement pas un problème pour lui.
— Vous avez un manteau ? s’enquit-elle.
Il s’extirpa de la banquette, tenant le sien à la main.
— Ça ira. On peut marcher.
Elle était sur le point de protester, mais à quoi bon ? Le pull noir qu’il portait semblait assez chaud,
et dénicher une place de parking sans posséder l’autocollant de l’université relèverait du miracle.
Il lui présenta son vêtement ouvert pour qu’elle n’ait plus qu’à s’y glisser. Un vrai gentleman. Une
qualité qui faisait cruellement défaut à de nombreux hommes qu’elle avait rencontrés. En particulier à
l’école, où la plupart n’étaient encore que des gamins.
— Vous permettez ? demanda-t-il en pointant son sac du doigt.
Elle accepta, trop impressionnée pour refuser. La galanterie existait donc toujours chez l’homme
d’aujourd’hui ? Bien sûr, ses frères étaient aux petits soins avec elle, mais ils connaissaient son histoire.
Et, lorsqu’ils lui proposaient de porter ses affaires, elle avait toujours l’impression qu’ils la choyaient
comme un bébé, et ça la rendait dingue.
— Alors, Henrik…, lança-t-elle, une fois sur le trottoir. Comment se fait-il que vous ne soyez pas
plongé jusqu’au cou dans le hockey, en ce moment ? La saison démarre bientôt, non ?
Ses frères entouraient toujours la date du coup d’envoi sur le calendrier de la maison, comme s’il
s’agissait d’une fête nationale. Pour sa part, ce jour sonnait le glas de son droit de regard sur la télévision
familiale. Le championnat dominait le programme d’octobre à mai. Heureusement qu’il lui restait la
musique pour s’évader un peu !
— La semaine prochaine, répondit-il, mais l’avant-saison a commencé la semaine passée.
Il plongea une main dans la poche de son jean, l’autre tenant la sangle de son sac, qu’il avait passée
à l’épaule. Il n’avait pas le dos voûté. Il portait sa charge avec fierté.
— Depuis combien de temps jouez-vous ici ?
— Six ans.
— Je peux vous demander votre âge ?
Elle n’avait pas pris la peine de vérifier lorsqu’elle avait enquêté sur lui, quelques jours plus tôt.
Malgré son apparent manque d’assurance, il dégageait une certaine maturité qui le plaçait à son avis plus
près de la trentaine que de la vingtaine.
— J’ai vingt-neuf ans. Et vous ?
Il y avait un soupçon d’hésitation dans sa voix. Elle évita quelques piétons en gloussant. Craignait-il
de la vexer ?
— Vingt-cinq. J’ai commencé l’université avec un an de retard et j’ai dû suivre les cours à temps
partiel pendant quelques années.
Elle justifiait d’emblée le fait d’être encore en étude à son âge, c’était devenu un automatisme. La
curiosité poussait les gens à lui poser la question, la plupart du temps, alors elle préférait prendre les
devants.
Il eut la délicatesse de changer de sujet.
— Vous êtes originaire de la région ?
Tout à coup, il sortit la main de sa poche et lui encercla les épaules pour la guider au milieu d’un
carrefour animé. Un geste qui n’avait rien de dominateur, et qu’elle devait à sa courtoisie.
Comme un peu plus tôt, elle se sentit gagnée par une douce chaleur qui se répandit dans sa poitrine
et son ventre. Une partie d’elle avait envie de se blottir contre lui pour s’imprégner de sa force, ce
qu’elle ne s’était plus jamais autorisée à faire avec un homme depuis la récidive de sa leucémie.
Elle se dégagea doucement pour contourner un couple qui avançait trop lentement, s’éloignant ainsi
habilement d’Henrik, puis reprit la conversation lorsqu’elle se retrouva à côté de lui.
— Je suis née ici et j’y ai grandi. Et vous ?
Ses cheveux épais, un peu plus longs sur le dessus, étaient rabattus d’un côté pour s’enrouler autour
de son oreille avec un effet coiffé décoiffé très réussi. De minuscules gouttes d’eau perlaient sur les
pointes.
— Je viens de Boston.
— Votre famille y vit toujours ?
— Oui.
Le ton un peu sec piqua sa curiosité, mais elle laissa tomber, car ils avaient atteint le bâtiment
principal du campus. Il se précipita pour lui ouvrir la porte et l’invita à entrer. Elle pourrait tout à fait
s’habituer à être traitée comme ça.
— Qu’allons-nous faire ? s’enquit-il en la suivant dans le couloir, tandis qu’elle cherchait la salle
qu’elle avait réservée.
Elle la repéra et y pénétra en souriant.
— Jouer.
Une odeur familière de cire et d’encaustique lui chatouilla les narines avant même qu’elle allume.
— Quoi ?
L’incrédulité, dans la voix d’Henrik, la poussa à jeter un coup d’œil en arrière.
— Faire de la musique, insista-t-elle en embrassant le local d’un geste circulaire.
Elle n’avait pas terminé sa phrase qu’il reculait déjà en secouant la tête.
— Je ne joue jamais devant les autres.
— Je ne suis pas « les autres ». Je suis Jacqui, votre amie.
— Les amis font aussi partie des autres.
Elle resta sourde à ses protestations et alla ouvrir une grande armoire au fond de la pièce. Bingo !
Le meuble contenait deux guitares mises à la disposition de tous. Elle attrapa la guitare acoustique et se
tourna vers lui en brandissant sa trouvaille.
— Vous n’avez qu’à faire semblant, lui suggéra-t-elle, déterminée — et en pleine effervescence —,
en lui tendant l’instrument. Grattez les quelques accords que vous connaissez pour m’accompagner.
Quelqu’un qui possédait quatre guitares était sûrement capable de faire bien plus que « gratter
quelques accords ». Elle était prête à le parier.
Il la défia du regard pendant quelques instants. La tension était palpable. Il était si près d’elle
qu’elle percevait l’odeur fraîche de la pluie mêlée aux notes plus prononcées de son eau de toilette. Une
barbe naissante assombrissait subtilement ses joues, et ses yeux exprimaient un mélange d’indécision et
de doute. Il finit par céder.
Elle dissimula son soulagement derrière un sourire plein d’assurance, tout en croisant les doigts
pour ne pas être trahie par l’expression de son visage. Il était libre de partir quand il le souhaitait. Alors,
pourquoi l’idée qu’il puisse le faire lui donnait-elle des aigreurs d’estomac ? Si ça continuait comme ça,
elle allait avoir besoin de comprimés anti-acides.
Ce n’était qu’un nouvel ami. Un amateur de musique, comme elle.
Elle répéta ce mantra en vain tandis qu’elle se débarrassait de son manteau et s’installait au piano.
Elle exécuta une gamme en guise d’échauffement, les touches s’égrenant sous ses doigts et les notes
s’envolant dans la pièce insonorisée, puis elle embraya sur un morceau de rock actuel, en jetant quelques
regards furtifs à Henrik.
Il posa son sac à dos sur une chaise et passa la main dans ses cheveux mouillés. Elle s’attarda sur
son pull noir et la façon dont il collait à son torse et à ses biceps. Il avait l’air athlétique et bien
proportionné. Que ressentirait-elle avec ce corps puissant sous elle ? En elle ?
Son doigt buta sur une touche et la fausse note lui vrilla les tympans. Merde ! Henrik esquissa un
petit sourire en coin et elle reporta son attention sur le clavier. Elle pouvait jouer ce morceau les yeux
fermés, d’ordinaire.
— Allez, insista-t-elle. Que risquez-vous ?
Il eut les épaules secouées par un rire que la musique couvrit.
— Vous êtes coriace !
— Je croyais que la persévérance était une qualité admirable.
Il se rapprocha, l’air bienveillant.
— L’acharnement et la persévérance ne sont-ils pas deux attitudes différentes ?
Il passa la sangle de la guitare par-dessus la tête et sa main gauche se referma sur le manche de
façon naturelle.
Elle haussa les épaules.
— C’est bonnet blanc et blanc bonnet, non ?
Il pinça les cordes et régla la tonalité en faisant pivoter l’une des clés. Chaque geste semblait
répondre à un automatisme et éloignait la possibilité qu’il soit néophyte. S’en rendait-il seulement
compte ?
Elle entama un autre morceau et l’encouragea d’un signe de tête à la rejoindre. Il en était tout à fait
capable, elle n’en doutait plus. Même sans connaître ce qu’elle jouait, il réussirait à l’accompagner sans
la moindre difficulté.
Elle allait attaquer le deuxième refrain, lorsque les premières notes de guitare se mêlèrent aux
siennes. Son cœur se gonfla de joie et elle sourit. La concentration se lisait sur le visage d’Henrik, mais
ses traits se détendirent bientôt et il commença à se balancer en rythme. Les accords qu’il proposait
reflétaient sa virtuosité.
Elle garda cependant ses réflexions pour elle et se contenta de savourer le moment. Jouer avec lui
était un régal. Elle enchaîna les morceaux et il la suivit sans perdre pied. Ses transitions étaient
impeccables. Leur technique et leurs forces s’accordaient parfaitement et ils atteignirent bientôt une
osmose dont seuls les musiciens chevronnés pouvaient faire l’expérience.
Une fois dans sa zone de confort, Henrik se révéla exceptionnel. Il n’hésitait pas et ne cédait pas à la
facilité dans ses choix d’harmonisation. Son expression oscillait entre la concentration extrême pendant
les passages plus complexes et l’exaltation le reste du temps.
Le contempler ou faire attention à son propre jeu ? Cruel dilemme pour elle. Elle le surprit plusieurs
fois à remuer les lèvres. Il connaissait les paroles ! Etait-il aussi bon chanteur ? Elle se débrouillait
quand elle n’avait pas le choix, mais lui… Baryton à la voix profonde, ou ténor tout en fluidité et
douceur ?
Encore une énigme qu’elle devrait élucider par la ruse.
Elle proposa ensuite un morceau de sa composition, qui constituait une partie de son récital de fin
d’études. Il était un peu avant-gardiste et plutôt destiné aux synthés, mais elle était curieuse de voir la
réaction d’Henrik.
Il pataugea pendant quelques mesures, fronçant les sourcils et lui jetant un regard interrogateur. Elle
lui répondit d’un haussement d’épaules. Elle était au milieu du refrain lorsqu’il sauta dans le train en
marche avec des accords qui mirent en valeur les siens, sans pour autant les écraser.
Des petits frissons de pur plaisir lui remontèrent le long de la colonne vertébrale jusque dans la
nuque. Elle vivait l’un de ces moments où tout prenait sens, où les notes entraient en symbiose. Un
sentiment de plénitude la submergea, faisant bouillonner la vie dans ses veines. C’était la musique dans
ce qu’elle avait de plus pur !
Elle s’abandonnait totalement à cette extase mélodique lorsque des coups retentirent.
Elle sursauta et s’interrompit abruptement. Le cœur battant à tout rompre, la peau encore frémissante
de sensations divines, elle consulta l’horloge murale.
Le temps qui leur était imparti était écoulé. Déjà ? Comment était-ce possible ?
Henrik s’arrêta à son tour, les lèvres entrouvertes, son torse se soulevant et s’abaissant à un rythme
soutenu. L’écho des dernières notes flotta dans le silence avant de mourir. Ses cheveux lui retombaient sur
le front, leurs pointes caressant ses sourcils. Il émanait de lui quelque chose de sauvage et doux à la fois,
comme s’il pouvait bondir ou se retirer sans rien dire.
Le souffle coupé par l’intensité de ses émotions, Jacqui était incapable d’articuler le moindre mot.
Avait-il éprouvé la même chose qu’elle ? Cette harmonie puissante qui s’était tissée entre eux, et les avait
unis ? La prendrait-il pour une folle si elle sautait par-dessus le piano pour se jeter sur lui et l’embrasser,
comme elle en avait envie depuis le jour de leur rencontre ? Elle eut du mal à ne pas donner libre cours à
cet élan refoulé qui la consumait.
On frappa de nouveau à la porte et l’étrange paralysie qui s’était emparée d’elle se volatilisa. Elle
tressauta, essuya ses mains moites sur son jean en étirant les doigts.
— Nous devons libérer la salle, expliqua-t-elle d’une voix à peine maîtrisée.
Le regard d’Henrik était toujours aussi incandescent et… hésitant ? Etait-ce bien ce qu’elle
déchiffrait ? Un mélange de désir et de doutes ?
— Je vais la ranger, dit-elle en désignant la guitare.
Elle tendit la main vers lui et se retint à grand-peine de lui caresser le bras pour sentir le dessin de
ses muscles à l’étroit dans son pull.
— Désolé.
— De quoi donc ?
Il secoua la tête.
— C’était sympa. Merci.
Sympa ? Quel euphémisme !
Elle remit l’instrument dans l’armoire, puis enfila son manteau, les terminaisons nerveuses en émoi,
bien consciente qu’il l’observait. Il avait repris son sac à dos et l’attendait à la porte.
Ses brûlures d’estomac repartirent de plus belle. Elle aurait peut-être intérêt à en parler, lors de sa
prochaine prise de sang. Il n’en fallut pas plus pour la ramener brutalement à la réalité.
Un étudiant rongé par l’impatience bondit du mur contre lequel il était appuyé lorsqu’ils sortirent
dans le couloir.
— Désolée, on a un peu perdu la notion du temps, s’excusa-t-elle.
— Pas grave, grommela le garçon avant de s’engouffrer dans la pièce.
Henrik regarda la porte se refermer, puis fronça les sourcils.
— C’est toujours comme ça ?
— Comme quoi ?
— Les gens poireautent pour pouvoir jouer une toute petite heure ? N’y a-t-il pas assez de locaux
pour tout le monde ? demanda-t-il en examinant le couloir.
Elle se dirigea vers la sortie en riant.
— C’est une école de musique. Il n’y a jamais assez de locaux !
— Vous avez la possibilité de pratiquer chez vous ?
— Oui. J’ai un synthé sur lequel je peux brancher des écouteurs, comme ça, je n’ennuie personne.
Un cadeau très généreux que lui avaient offert ses frères pour Noël, quelques années plus tôt.
— Ce n’est pas la même chose, fit-il remarquer, en lui tenant la porte.
Le fait qu’elle relève toutes ses petites attentions prouvait à quel point c’était peu commun pour elle.
— Tout dépend de ce que l’on recherche. Le dernier morceau qu’on a joué donne très bien au
synthé. Et j’aurais pu enregistrer mes modifications au fur et à mesure.
Il s’arrêta. Le pli qui lui barrait le front se creusa plus encore.
— Vous y avez apporté des changements ?
— Après que vous m’avez rejointe, oui, répondit-elle sur un ton qu’elle espérait désinvolte, tandis
qu’elle triturait la fermeture Eclair de son manteau.
La pluie avait cédé la place à un vent glacial et elle fourra les mains dans ses poches en frissonnant.
— Vous n’avez pas froid ?
Le pull qu’il portait n’avait pas l’air très épais. Cela dit, il n’avait pas semblé conçu pour affronter
l’humidité non plus, et pourtant…
— Non, dit-il en souriant. Quelles adaptations avez-vous faites ?
Elle s’écarta pour laisser deux personnes entrer dans le bâtiment et tenta d’esquiver sa question par
la même occasion.
— Vous vous débrouillez très bien pour quelqu’un qui refuse de jouer devant les autres.
Il cessa aussitôt de sourire et commença à rebrousser chemin. Elle se dépêcha de le rattraper, car il
avait toujours son sac à dos à l’épaule.
— Pourquoi craignez-vous tant que les gens apprennent que vous êtes musicien ? Ça casse l’image
virile du hockeyeur ?
— Hein ? Non ! Ça n’a rien à voir.
Son regard noir ne laissait aucun doute sur ce que lui inspirait sa remarque.
— Alors, quel est le problème ?
La plupart des étudiants de son école ne lui arrivaient pas à la cheville.
— Timidité ? hasarda-t-elle.
Ça ne collait pas du tout avec sa réputation.
— Peur du qu’en-dira-t-on ?
Ça non plus, ça ne correspondait pas à sa personnalité d’ours mal léché, même si, pour l’instant,
l’ours en question était bien loin. Il n’avait pas refait surface depuis qu’Henrik s’était perdu dans la
musique.
Il s’arrêta et la dévisagea.
— Qu’est-ce que ça peut bien vous faire ?
Le pouls de Jacqui eut quelques ratés, puis se mit à battre la chamade tandis qu’elle soutenait son
regard défiant. Elle ne céderait pas.
— C’est important.
Ça ne faisait aucun doute. Et ça l’était pour lui aussi, elle le sentait.
— Vous adorez jouer de la musique, ça crève les yeux. Et cacher quelque chose qui représente
tellement pour vous doit être douloureux.
Il se mura dans le silence pendant un long moment. Une bourrasque lui rabattit les cheveux sur le
visage et elle les plaqua sur le côté avec impatience. Tout à coup, il se remit à marcher.
Belle réussite, cette conversation !
— Puis-je au moins récupérer mon sac à dos ?
Elle n’avait pas envie de courir après lui, même si son cœur lui dictait de le faire. Elle avait garé sa
voiture dans la direction opposée.
Il s’immobilisa de nouveau et baissa la tête.
— C’est vrai !
Il fit demi-tour et lui tendit son sac.
— Merci d’avoir déjeuné avec moi, Jacqui.
Alors c’était fini ? Retour aux formalités d’usage ? Son côté un peu maladroit et la douceur qu’il lui
avait laissé entrevoir lui manquaient déjà.
— Merci pour cette petite parenthèse musicale, répondit-elle.
Il recommença à scruter son visage et elle remua, mal à l’aise devant son calme et sa détermination.
Cependant, elle soutint son regard et attendit. Il avait encore des choses à dire.
— J’aimerais vraiment que vous soyez ma cavalière, samedi.
Samedi, samedi, samedi… Qu’y avait-il, samedi ? Elle remonta le fil de leurs échanges et son
invitation lui revint en mémoire. La soirée organisée par son club.
— Non.
La seule évocation des flashs d’appareils-photo, de l’avalanche de paillettes et des retombées
médiatiques possibles lui donnait envie de prendre ses jambes à son cou.
— Comme je vous l’ai dit, je travaille.
C’était vrai. Elle aurait pu s’arranger avec un collègue et modifier ses horaires, mais pas pour un
événement qui, selon toute vraisemblance, ne lui correspondait pas du tout et la plongerait dans
l’embarras. Elle avait beau souhaiter ardemment revoir Henrik, cette soirée aurait lieu sans elle.
— J’ai un piano à queue C. Bechstein B 212 à la maison, déclara-t-il.
Elle laissa échapper un petit rire étranglé. D’où est-ce que ça sortait, ça ?
— Euh… super ?
En réalité, cette allusion au majestueux instrument de facture artisanale allemande la faisait frétiller
d’envie. Mais, au même titre que lorsqu’il lui avait révélé son identité à brûle-pourpoint, un peu plus tôt,
comment était-elle censée réagir ?
— Ça vous dirait de le voir ? proposa-t-il avec une note d’espoir dans la voix.
Il voulait lui montrer son piano ? Sérieusement ? « Viens voir mon piano », comme « passe prendre
un café à la maison » ? Il tenait la réplique du siècle ! Une fois de plus, elle se trouva à court de réponse.
Il enfonça les mains dans ses poches.
— Il appartenait à ma grand-mère.
Oserait-il mêler cette femme à cette histoire, s’il comptait juste l’attirer chez lui pour la baiser ?
— Elle était pianiste ?
— Oui.
Quoi, c’était tout ? Il se repliait si vite sur lui-même qu’elle voyait presque la coquille se refermer
en claquant. Pourquoi ? Quels étaient ses secrets, et pourquoi tenait-elle tant à les découvrir ?
Si elle déclinait son invitation, le regretterait-elle ? Une chance s’offrait à elle d’assouvir un
fantasme qu’elle refusait de s’autoriser. Ce serait impulsif, sauvage et plein d’audace : tout ce qu’elle
essayait d’éviter de crainte de blesser sa famille. Sans compter que le mois de décembre approchait à
grands pas…
— Quand puis-je passer ? demanda-t-elle, avant de changer d’avis.
Ce n’était peut-être pas un plan cul mais, si c’était le cas, ça risquait d’être torride et, avec un peu
de chance, aussi intense et indécent qu’elle l’imaginait !
Oui, ce serait carrément torride.
Toute cette puissance en elle… Son sexe se contracta à la seule idée de chevaucher Henrik. Elle
s’imagina en train de lui masser les testicules, tandis qu’elle monterait et descendrait langoureusement sur
son membre dur. Sentant ses joues s’empourprer, elle toussota. Oh ! oui, elle adorerait vivre ça avec lui
au moins une fois !
Elle serait aussi contente de voir son piano — dans un autre registre de plaisir.
— Pourquoi pas tout de suite ? suggéra-t-il en retrouvant de l’assurance.
Le vent jouait dans ses cheveux et elle se retint de les toucher.
A la place, elle repoussa quelques-unes de ses propres mèches, qui lui fouettaient la figure, partagée
entre prudence et pulsions.
C’est vrai, pourquoi pas maintenant ? Ou plutôt : pourquoi maintenant ? Parce qu’il me le
demande et que j’ai envie d’accepter.
— D’accord, répondit-elle.
Oui. Elle voulait voir son « piano ».
Il lui adressa un sourire éclatant, quoique teinté d’un soupçon d’incrédulité.
— Parfait !
Faisant abstraction de son cœur qui s’était mis à cogner comme un fou, elle sortit son téléphone de
sa poche.
— Donnez-moi votre adresse. Je vous retrouverai là-bas.
— Je peux vous y emmener.
— Je préfère prendre ma voiture. Je dois aller travailler après, c’est mieux comme ça.
Elle ouvrit son application GPS, prête à encoder ses coordonnées. Il lui dicta son adresse. Il habitait
au nord de chez ses parents.
— En plus, vous auriez dû me ramener… Autant vous épargner de la route, ajouta-t-elle.
— Je fais tout le temps ce trajet, ce n’est pas si long.
— Eh bien, vous économiserez de l’essence.
Sans compter qu’elle serait libre de partir quand bon lui semblerait. Elle était peut-être impulsive,
mais pas idiote. Elle rangea son téléphone et indiqua la direction derrière elle.
— Je suis garée de ce côté.
— Je vous accompagne, déclara-t-il en se mettant en marche.
Elle le rattrapa par le bras.
— Non merci, ça ira.
La galanterie avait ses limites.
— Mais…
— Ça ira, je vous assure. Je peux très bien regagner ma voiture toute seule. Je le fais tous les jours.
Il hésita un instant, puis céda.
— Appelez-moi si vous vous perdez.
— Je n’y manquerai pas.
Elle se souvint alors qu’elle lui tenait toujours le bras.
Là, tout de suite, le mieux à faire était encore de mettre les voiles avant de dire une connerie. Elle
tourna les talons et s’éloigna, ravie d’offrir à son visage cramoisi la fraîcheur d’une bourrasque qui
tombait à pic.
Etait-elle vraiment prête pour ça ? Pour une partie de jambes en l’air avec lui ?
Ils étaient deux adultes consentants. Il n’y avait rien de mal à passer chez lui pour faire l’amour
— ou pour jouer du piano. A l’inverse, il lui était impossible de l’emmener « chez elle ». S’imaginer se
glissant furtivement dans la cuisine derrière sa mère la fit pouffer de dérision.
Plus que sept mois. Elle obtiendrait alors son diplôme et… et quoi ? Elle était en rémission depuis
presque huit ans et les factures médicales pesaient toujours sur sa famille. Sans parler de la dette de ses
études, qui viendrait s’ajouter lorsqu’elle aurait terminé. Elle aurait de la chance si elle parvenait à
quitter la demeure familiale avant ses quarante ans — pour peu qu’elle survive jusque-là.
Stop ! Elle avait des perspectives plus agréables pour l’instant. Comme ce qui l’attendait chez
Henrik.
Elle devait être cinglée pour s’embarquer dans cette aventure, mais elle en avait marre d’être
toujours raisonnable et de vivre en permanence entourée de doutes. N’avait-elle pas appris très tôt, à ses
dépens, qu’il fallait profiter au maximum de la vie tant que c’était possible ? Pourtant, elle s’était bornée
jusque-là à jouer les petites filles sages.
Elle voulait Henrik Grenick et elle allait l’avoir.
Même si ce n’était que le temps d’un après-midi.
#7

Debout au milieu de son salon, Henrik se concentrait sur sa respiration. Inspirer, expirer. Inspirer,
expirer. Ses poings serrés au fond de ses poches se relâchèrent petit à petit. Inspirer, expirer. Il rouvrit les
yeux et contempla la vue sur son jardin. De fortes rafales de vent s’écrasaient contre la baie vitrée et
arrachaient aux arbres leurs feuilles mortes, dans des tourbillons de couleurs.
Jacqui arriverait d’une minute à l’autre. Elle allait remplir les pièces et conjurer le silence.
Et si elle avait envie de jouer du piano ? C’était pour ça qu’il l’avait invitée.
Le souvenir du timbre magnifique et des notes claires que sa sœur y faisait remonta, lénifiant et
accablant. Supporterait-il de réentendre le son de cet instrument ?
Il payait quelqu’un pour l’accorder, l’entretenir, mais toujours en son absence. L’instrument était
donc en parfait état, même s’il ne s’en servait jamais lui-même. Jacqui allait adorer sa ligne pure et sa
qualité sonore, il en était sûr. Elle aimait trop la musique pour ne pas l’apprécier.
A propos, que faisait-elle ?
Il consulta son téléphone : aucun appel manqué, aucun message. Peut-être avait-elle changé d’avis ?
Il s’obligea de nouveau à inspirer profondément par le nez et à expirer par la bouche. Au fond, ce
n’était pas plus mal, si elle ne venait pas. C’était même mieux. Il aurait fini par tout faire foirer, de toute
façon.
Il se tourna vers le piano, symbole obsédant de ses erreurs passées, de ses rêves avortés et de
promesses non tenues. C’était Emma qui aurait dû en hériter, pas lui.
Saloperie de dope ! Et fichu sentiment d’invincibilité qu’avaient les ados ! Tout aurait été tellement
différent, si elle n’avait pas fait cette overdose !
La petite mélodie de la sonnette retentit, la dernière note ricochant contre le haut plafond, avant de
venir s’écraser sur lui.
Jacqui était là.
Inspirer, expirer. Puis il retint son souffle jusqu’à ce que tous les fantômes aient disparu de son
esprit. Comme si ça risquait d’arriver !
Jacqui pourrait jouer sur « son » piano. Il la laisserait faire. Peut-être même que ça l’aiderait, qui
sait ?
Elle lui tournait le dos lorsqu’il ouvrit la porte, ses cheveux bruns dansant dans le vent, son sac se
balançant au bout de son bras.
— C’est une patinoire ?
Il suivit son regard jusqu’à la plate-forme ovale, de l’autre côté de l’allée.
— Ça le sera, quand il gèlera.
— Vous avez votre patinoire personnelle !
Il décela une pointe de sarcasme dans son ton ébahi, mais le sourire en coin qu’elle affichait
lorsqu’elle se retourna l’amenuisa.
— Mes frères en seraient verts de jalousie.
Il s’écarta, afin de la laisser entrer.
— S’ils veulent l’essayer, ils sont les bienvenus.
Il l’avait fait construire pour les gosses du quartier plus que pour son usage personnel.
— Sûrement pas, rétorqua-t-elle avec un petit rire.
— Pourquoi ?
— Parce que alors ils apprendraient que je suis venue ici.
A ces mots, elle lui décocha un grand sourire et passa devant lui. Abasourdi, il la regarda pénétrer à
grands pas dans son salon et s’arrêter au milieu.
— Jolie vue.
Il referma la porte, perturbé par son commentaire à propos de ses frères. Etait-elle gênée d’être ici ?
De lui ?
Cela dit, ce ne serait pas la première fois qu’une telle chose se produisait. Mais avec elle… Il se
frotta le torse pour atténuer la douleur et écarta cette pensée. Elle n’était là que pour le piano.
Elle fit un tour complet sur elle-même, étudiant le reste de la pièce, puis revint vers lui.
— Votre maison est superbe.
Elle semblait sérieuse. Pas de vanne sous le coude.
— Merci.
Cela lui faisait plaisir et apaisait la blessure laissée par sa remarque précédente.
— Puis-je prendre votre manteau ?
Elle esquissa un petit sourire lorsqu’il s’avança.
Elle se défit de son vêtement et son parfum flotta jusqu’à lui, un mélange d’air frais et de fragrance
florale qui lui donnait envie de s’approcher davantage. La luminosité blafarde de cette journée nuageuse
ternissait tout, sauf elle. Ses joues étaient toujours resplendissantes sur sa peau ivoire, et ses lèvres bien
roses et brillantes. Venait-elle de se les humecter ? Etaient-elles aussi appétissantes qu’elles en avaient
l’air ?
Son sang afflua dans son sexe et une bouffée de chaleur se répandit dans tout son entrejambe. Avait-
il déjà été aussi attiré par une femme ?
Il s’éclaircit la voix et désigna le coin de la pièce.
— Voici le piano. Mais j’imagine que vous l’aviez compris.
Elle fronça les sourcils, puis écarquilla les yeux.
— Oh ! fit-elle en passant sa langue sur ses lèvres avec une sensualité qui fit aussitôt durcir plus
encore son sexe. Alors, vous vouliez réellement me le montrer ?
— Euh… oui, répondit-il, un peu désarçonné.
Elle tourna la tête, laissant fuser un petit rire cristallin qui résonna dans la pièce.
— D’accord.
Il avait tout à coup la bouche sèche. Quelque chose lui échappait. Au moins, elle ne l’avait pas
encore traité d’abruti. Il se frotta la nuque, tentant de comprendre ce qui la faisait rire ainsi, puis il
renonça et donna sa langue au chat.
— J’ai loupé un passage ?
Poser la question était toujours la solution la plus rapide. Et c’était mieux que de subir railleries et
allusions pendant l’heure qui suivrait.
Elle reprit son sérieux et le dévisagea, une expression étrange sur le visage.
— Je n’arrive pas à vous cerner.
Il serra le poing, puis s’obligea à relâcher la pression en constatant qu’il était en train de broyer le
manteau de Jacqui.
— C’est une bonne ou une mauvaise chose ? demanda-t-il.
La plupart des gens ne prenaient même pas la peine d’essayer de le cerner. Il valait sans doute
mieux ne pas entendre la réponse. Il alla ranger le vêtement dans la penderie, inspira un bon coup et
regagna le salon.
Elle n’avait pas bougé. Son pull ample camouflait ses courbes, mais c’était plus attirant que les
toilettes moulantes et décolletées de ses conquêtes habituelles. En fait, contrairement à certaines tenues
qui lui avaient donné bien du fil à retordre, il savait comment enlever ce haut.
Cette réflexion le fit sourire avant même qu’il s’en aperçoive.
— C’est une bonne chose…, répondit-elle.
Il fallut quelques secondes à Henrik pour retrouver le fil de la conversation.
— … J’aime les énigmes.
Oh. Elle parlait de lui. D’habitude, c’était rarement positif.
— Vous n’aviez pas envie de voir le piano ?
Elle bascula la tête en arrière et son rire emplit de nouveau la pièce. Puis elle s’avança vers lui.
— Eh bien, je pourrais y jeter un coup d’œil. L’essayer, même.
Il battit des paupières pour s’assurer qu’il ne rêvait pas. Mais non. Il y avait bel et bien une lueur
ardente dans son regard, une lueur qui se consumait avec la même intensité, la même passion qu’un peu
plus tôt dans la salle de musique.
« Baise-moi. » Voilà exactement ce qu’il croyait lire dans ces prunelles brûlantes. Il avait croisé ce
regard-là assez souvent pour ne pas se tromper.
Son rythme cardiaque accéléra à chaque pas qu’elle fit dans sa direction. Un frisson d’anticipation
mêlée de désir lui parcourut la peau.
Elle s’immobilisa à quelques centimètres de lui.
— Je suis nulle en séduction, alors je vais m’abstenir. J’ai cru que vous m’aviez invitée ici pour le
sexe.
Existait-il une réaction appropriée à une telle déclaration ? Une réponse qui ne foute pas en l’air
toutes ses chances avec elle ?
— Le sexe me convient parfaitement, finit-il par dire en se retenant à grand-peine de tendre les bras
vers elle. Mais je ne veux pas que ça.
Elle haussa les sourcils.
— Ah bon ? Que vous faut-il d’autre ?
La tension érotique bourdonnait entre eux à une fréquence trop élevée pour être perceptible. Elle
suscitait chez lui une faim qui le dépassait, éveillait en lui des rêves inaccessibles. Et pourtant avec
elle…
— J’en veux plus.
Aucune idée de ce que cela signifiait concrètement, mais c’était sa volonté.
— Avec vous, ça ne peut pas se limiter au sexe, Jacqui.
Elle fronça le nez, puis se mordilla les lèvres, clairement perplexe.
— Si on commençait déjà par ça ? On avisera ensuite…
Cette proposition pulvérisa le faible espoir qu’il nourrissait. Toutes ses relations avaient démarré
avec une partie de jambes en l’air, et l’issue n’avait jamais été très glorieuse. Toutefois, si c’était tout ce
qu’elle consentait à lui donner, il se garderait bien de refuser.
Normal, il était un homme.
Un homme doté d’un organe affamé auquel s’offrait une femme superbe et fascinante.
— Ma chambre est par là…
Il lui en indiqua la direction d’un hochement de tête. Puis il leva la main pour repousser ses cheveux
derrière son épaule. Ils étaient aussi soyeux qu’ils le paraissaient.
Elle ferma les yeux et entrouvrit la bouche. Une bouche rouge et naturelle… Une véritable invitation
à laquelle il répondit, succombant à la tentation qu’il refrénait depuis plusieurs jours. Il se pencha pour y
goûter et se délecta de son onctuosité incomparable, dénuée de toute substance chimique.
Il se pourlécha ensuite les lèvres afin de s’approprier la saveur unique qui s’y était imprimée. Mais
c’était loin d’être suffisant. J’en veux plus. Les mots se répercutèrent dans son crâne, comme pour
l’implorer de continuer. Cependant, c’était peut-être la seule expérience qu’il aurait avec Jacqui, et il
comptait bien en profiter sans se presser.
Il lui caressa la joue avec le dos de la main. Sa peau était si douce ! Elle releva lentement les
paupières, révélant deux joyaux marron vibrants d’une intensité à couper le souffle.
Elle déposa sur ses doigts un baiser dont l’effet se propagea dans tout son bras, et il manqua soudain
d’air.
— Est-ce que vous… est-ce que tu as une chaîne hi-fi compatible avec Bluetooth, ou sur laquelle je
pourrais me brancher ?
Il dut déconnecter et relancer son cerveau pour pouvoir traiter cette question sortie de nulle part.
— Oui. Bluetooth, bredouilla-t-il.
Elle s’éloigna pour aller chercher quelque chose dans son sac.
— Alors, allume-la.
Qu’est-ce qu’elle fichait ? Il saisit la télécommande de sa chaîne et obéit, sans comprendre où elle
voulait en venir.
Quelques instants plus tard, les premières mesures d’un morceau pop-rock qu’il reconnut aussitôt
résonnèrent dans le salon.
— We The Kings ?
S’il avait un doute, l’air comblé qu’elle afficha le lui ôta. Elle pouvait bien écouter ce qu’elle
voulait, si ça produisait cet effet sur elle.
— C’est une playlist.
— Une playlist…
Il chercha un mot approprié.
— … Erotique ?
« Pour le cul » aurait été un peu trop cru. Elle avait créé une liste d’ambiance spécialement pour
ça ? C’était donc si fréquent chez elle ?
— Non, répondit-elle d’un ton moqueur.
Il ne l’avait pas offusquée, heureusement.
Elle sortit ensuite un petit sac de supermarché.
— Je ne sais pas si ça nous sera utile.
— Qu’est-ce que c’est ?
Une fois de plus, il avait l’impression d’avoir loupé un épisode. Le sexe n’était quand même pas
aussi compliqué, si ?
On s’embrassait, on se pelotait un peu, et puis l’homme pénétrait la demoiselle. Ce qui était dans ses
cordes.
— Préservatifs, lubrifiant…, commença-t-elle à énumérer.
— Lubrifiant ?
Qu’avait-elle en tête ?
Elle haussa les épaules.
— Juste au cas où.
— Au cas où quoi ?
— On en aurait besoin.
Mais pourquoi ?
Elle avait déclaré tout ça avec le plus grand sérieux, sans le moindre soupçon de timidité ni
d’embarras. Bon sang, la vue de ce sac lui donnait de plus en plus chaud ! Il déglutit.
— D’accord.
Il allait connaître la plus belle ou la pire expérience de sa vie.
— Alors, ça va nous servir ? insista-t-elle, agitant le sachet.
Une nouvelle chanson commença. Qu’attendait-il donc pour répondre, se secouer, faire quelque
chose, n’importe quoi ?
— J’ai ce qu’il faut, marmonna-t-il enfin, en désignant sa chambre.
Il n’avait jamais eu recours au lubrifiant en dehors de son usage personnel. Les filles en avaient-
elles besoin, elles aussi ? Avait-il raté un point crucial ?
Il se sentit tout à coup oppressé. Il avait des relations sexuelles depuis l’âge de seize ans et
personne n’avait jugé bon de lui parler de la consommation de lubrifiant des filles. Comment l’utilisaient-
elles ?
Soudain, il crut comprendre, médusé. Jacqui était-elle amatrice de pénétration anale ?
Cette idée affriolante fit enfler son sexe davantage.
Elle s’approcha de lui, visiblement inquiète.
— Eh ! Ça ne va pas ?
— Si, si.
Les mains de nouveau enfouies dans les poches, il serra les poings.
A cette distance, il aurait pu l’embrasser sans difficulté, pourtant, il se contenta d’observer les
diverses nuances de marron de ses yeux, tandis qu’elle le dévisageait intensément, le menton levé et le
front plissé.
Que voyait-elle ?
Il n’osait plus bouger.
La rapidité avec laquelle elle avait pris le commandement des opérations était impressionnante. En
fait, elle menait la danse depuis la seconde où elle lui avait adressé la parole. Et ce n’était pas pour lui
déplaire. C’était même mieux comme ça, plus facile.
Elle leva le bras et lui tapota doucement la tempe du doigt.
— Qu’est-ce qui se passe, là-dedans ?
Dans sa tête ? Elle n’avait sûrement pas envie de connaître la réponse. C’était impossible. Personne
ne s’en était jamais soucié. Pas réellement, en tout cas. En général, on s’intéressait à sa carrure, à son
métier, mais jamais à ce qu’il pensait.
Lui-même n’encourageait pas les gens à le faire.
— Ça part dans tous les sens, je le vois, affirma-t-elle en lui passant la main dans les cheveux.
Elle lui enroula une mèche autour de l’oreille, puis suivit le contour de sa mâchoire avec un doigt.
Des petits frissons lui grignotèrent aussitôt la nuque. Etait-il donc aussi transparent ? Et, si oui,
pourquoi personne n’avait-il jamais lu en lui comme elle était en train de le faire ?
Elle alla chercher sa main dans sa poche et l’en sortit en entrelaçant ses doigts aux siens. Il était
temps qu’il dise quelque chose, n’importe quoi, pourtant, il était incapable d’articuler le moindre mot. Ils
restaient bloqués sous la chape de plomb qui s’était installée dans sa poitrine.
Elle recula et le gratifia d’un sourire empreint d’une telle générosité qu’il parvint tout à coup à
inspirer. L’air lui emplit les poumons et le poids qui l’écrasait s’envola. Puis elle l’entraîna vers la porte
ouverte de sa chambre et il lui emboîta le pas, si soulagé qu’il faillit trébucher.
La musique les suivit également. Henrik se focalisa sur le rythme envoûtant de la basse et de la
batterie qui accompagnaient le chant, et sur l’homogénéité de l’ensemble. C’était bon. Vraiment agréable.
Avait-elle deviné à quel point il détestait le silence ?
Une fois devant le lit, elle se retourna sans cesser de sourire.
— Ça te convient ?
— C’est parfait.
Il était sincère. Même s’il regrettait ses réactions un peu maladroites, tout était absolument parfait.
— On fait tout ce que tu veux, ajouta-t-il.
Le sourire de Jacqui s’agrandit et une lueur sournoise se mit à briller dans ses yeux.
— Tout ce que je veux ?
Le sexe d’Henrik tressauta, et il retint son souffle.
— Absolument tout.
Elle le lâcha et glissa la main sous son pull.
— Dans ce cas, je veux que tu enlèves ça.
Il s’exécuta et jeta son sweat-shirt sur le côté. Elle le contempla avec un regard appréciateur qui
n’était pas vraiment neuf pour lui. D’autres femmes avaient admiré son corps, mais Jacqui avait une façon
de le détailler qui allait au-delà.
Elle promena les doigts sur le relief de ses abdominaux qui se contractèrent et ondulèrent à son
contact, puis elle lui caressa les flancs et remonta sur son torse, sans jamais le quitter des yeux.
— C’est tout lisse, lâcha-t-elle, plus pour elle-même qu’à son intention.
— Héritage scandinave.
Beaucoup de personnes s’imaginaient qu’il avait le corps poilu à cause de sa barbe fournie.
— J’aime ça.
Elle passa les ongles sur ses tétons dont les pointes durcirent, envoyant de petits éclairs jusqu’à son
érection qui se dressait de plus en plus. Il prit une inspiration hachée, tandis qu’elle répétait le geste,
encore et encore.
— Moi aussi, j’aime ça, murmura-t-il, ronronnant presque et se cambrant à chaque fois qu’elle le
touchait.
Bon sang ! Pourquoi aucune femme ne s’était-elle jamais intéressée à ses tétons auparavant ? Il
titillait leurs mamelons régulièrement, mais n’avait jamais connu en retour cette sensation.
Il reporta son attention sur Jacqui et crut sentir sa peau griller sous son sourire brûlant.
— Assieds-toi, lui ordonna-t-elle en désignant le lit du menton.
Il obéit sans broncher. Il était réellement prêt à faire tout ce qu’elle voulait. En particulier si elle
continuait ainsi.
Ses fesses avaient à peine touché le matelas qu’elle lui prit le visage et écrasa sa bouche sur la
sienne. Nom de Dieu ! Elle s’empara de ses lèvres et tenta de forcer le passage en douceur, l’invitant à
s’ouvrir à elle, ce à quoi il consentit aussitôt. Il poussa un grondement qui résonna dans son torse, tandis
que leurs langues se mêlaient l’une à l’autre. Une saveur délicate de menthe poivrée lui chatouilla les
papilles et il approfondit leur baiser.
Mais il en voulait plus… Il lui saisit alors les hanches et l’attira sur ses genoux afin de pouvoir la
toucher, lui caresser le dos, la serrer contre lui. Son cœur, lourd et léger à la fois, battait au même rythme
que la musique.
Une onde de chaleur lui traversa le corps et lui embrasa l’entrejambe, l’entraînant dans les abysses
du désir.
Et, toujours, il en voulait plus.
Plus…
Ils venaient à peine de commencer, et c’était déjà au-delà de ce qu’il avait jamais eu.
Tout à coup, elle s’arracha à son étreinte et se releva avant même qu’il puisse la retenir. Il rouvrit
les yeux brusquement, la respiration saccadée, les bras désespérément vides. Cette sensation d’abandon
lui fit l’effet d’un coup de poing dans le ventre.
Il redressa la tête. Jamais il n’avait vu de regard plus incendiaire, ni de sourire plus aguichant !
Elle attrapa le bord de son propre pull et l’ôta. Son attention se focalisa aussitôt sur les deux
arrondis parfaits, sous son top blanc, et les deux bosses plus petites tenant l’étoffe au centre. Son
décolleté discret déchaîna son imagination. Il brûlait de lui toucher les seins, de les caresser, de
tourmenter leur pointe jusqu’à ce qu’elle crie de plaisir.
Il était en train de passer à l’action, lorsqu’elle repoussa sa main. Il l’interrogea du regard.
— Je n’ai pas terminé.
Sa voix sensuelle contrastait avec celle, plus aiguë et enjouée, qui s’échappait des enceintes.
Elle menait donc réellement la danse. Très bien. Il se laissa tomber en arrière, en appui sur les bras,
les jambes écartées de chaque côté des cuisses de Jacqui, et il la laissa prendre les rênes. Son érection
était pressée contre son jean, mais l’inconfort n’était rien comparé au plaisir croissant qu’il ressentait.
— Arrête de réfléchir, lança-t-elle en lui massant les tempes du bout des doigts. Arrête de te
prendre la tête. Je m’occupe de tout.
Elle suivit ensuite le contour de ses lèvres, en s’attardant sur son arc de cupidon.
— Je n’en doute pas.
Il était sincère.
Elle ôta son top, révélant un soutien-gorge blanc des plus classiques. Pas de dentelle, de petits
nœuds, de couleurs, ni d’effet push-up. Seule une fine couche de coton séparait encore ses seins de lui.
Elle porta les mains dans son dos, le sous-vêtement tressauta, puis elle baissa les bras et laissa
glisser les bretelles. Il déglutit. Deux seins ivoire apparurent, et il dut empoigner la couette pour ne pas se
jeter dessus. Il les dévora des yeux, se repaissant de leur fermeté, de leurs mamelons corail dressés vers
lui.
Sa langue trépignait d’impatience de satisfaire son besoin urgent d’y goûter.
Puis son regard se porta sur la cicatrice qui s’étirait de sa clavicule jusqu’au-dessus de son sein
gauche. Elle avait les yeux assombris de désir, le même désir qui le consumait.
Une partie de lui avait envie de bondir sur elle pour assouvir ses pulsions avant que le charme ne se
rompe, l’autre était ravie qu’elle le fasse languir à ce point. Ainsi, il avait le temps de graver chacun de
ces instants dans sa mémoire afin de pouvoir les revivre plus tard, lorsqu’elle serait partie.
Elle lui intima de se redresser et lui prit le visage à deux mains, lui offrant sa poitrine. Ou bien la lui
imposant ? Aucune importance. Il était bien trop heureux de lui obéir. Il commença par lui sucer un
mamelon, dur et pourtant d’une douceur étonnante, apportant une note salée parfaite sur ses papilles. Puis
il s’enhardit et empauma son sein pour en aspirer le bout. Le long gémissement qu’elle poussa résonna
comme la permission qu’il attendait. Alors il se jeta à corps perdu dans sa tâche, caressant, embrassant,
enroulant la langue, titillant du bout des dents. Il accorda ensuite la même attention au deuxième sein
lorsqu’elle l’y invita.
Son rythme cardiaque s’accéléra, se fondant avec le battement du sang dans ses tempes, à moins que
ce ne soit la musique ? Celle-ci les enveloppait, cocon intime autour d’eux.
Soudain elle le repoussa et il bascula en arrière, ensorcelé par la puissance enivrante qu’elle
dégageait. Elle se pencha sur lui, lui caressa les cuisses, puis s’attarda sur la proéminence qui déformait
son pantalon, remontant ensuite le long de sa braguette pour rejoindre son nombril et en suivre le contour.
— Tout ça m’appartient !
Cette affirmation ne demandait aucune confirmation ou infirmation de la part d’Henrik. Ils savaient
tous les deux que c’était vrai. Il était tout entier à elle.
— Tout ce que tu veux, chuchota-t-il.
Elle traça de sa langue un sillon humide autour de son nombril, lui ôtant le peu d’air qui lui restait
dans les poumons.
Il donna un coup de reins dans le vide en poussant un grognement à faire trembler les murs.
— Voilà ce que je veux, déclara-t-elle d’une voix gutturale, tout en saisissant fermement son sexe
dur comme l’acier.
Bordel de… Son bassin se souleva violemment et ses abdominaux s’incurvèrent pour absorber
l’impact du contact de sa main. Il retomba sur le matelas, pantelant. Et dire qu’il n’avait pas encore
enlevé son pantalon !
— Prends-le. S’il te plaît, l’implora-t-il, triturant fébrilement le bouton de son jean.
Elle lui attrapa les poignets et les reposa de force sur le lit en poussant un gloussement suggestif.
Puis elle plaça un bras de chaque côté de son corps au niveau de sa taille et se pencha au-dessus de lui.
Ses cheveux retombèrent d’un côté de son visage, drapant son épaule.
— J’ai envie de le faire, lui assura-t-elle avec sérieux. Tu as confiance en moi ?
— Oui, répondit-il sans la moindre hésitation.
— Très bien…
Elle lui ramena les bras au-dessus du crâne jusqu’à ce qu’il touche la tête de lit.
— Je veux explorer ton corps.
Elle traça alors de ses mains un sentier brûlant sur sa peau.
— En découvrir chaque parcelle.
Elle lui pinça un téton, geste aussi inattendu qu’électrisant. L’élancement se répandit dans son torse,
lui arrachant un petit grognement et attisant son désir.
De nouveau, ses hanches se soulevèrent, et ses jambes se tendirent jusqu’à ce qu’elle le lâche. Il eut
à peine le temps d’inspirer, soulagé, que déjà elle revendiquait sa bouche, y enfonçait la langue, le
privant d’air. Trop tard pour réfléchir ou protester, ce n’était plus le moment.
Alors il s’abandonna totalement, se livra à elle corps et âme.
#8

Elle se redressa, haletante, submergée par un sentiment de puissance, un torrent de passion.


Les mains toujours au-dessus de la tête, Henrik se donnait à elle sans réserve. Elle avait senti le
moment où il avait renoncé. Son corps s’était décontracté, son bassin était retombé sur le matelas, l’image
même de la sérénité. C’était enivrant, foudroyant, mais il était hors de question qu’elle fasse marche
arrière. Ça lui plaisait. Ça leur plaisait à tous les deux.
Son bras se mit à trembler et elle prit appui sur le coude pour le soulager. Elle éprouvait une
attraction irrésistible pour la lèvre supérieure d’Henrik, plus particulièrement pour l’arc délicat qui se
formait ou s’aplatissait au gré de ses émotions.
— C’est tellement inattendu chez toi, murmura-t-elle, effleurant la petite butte appétissante qui
surplombait sa bouche entrouverte.
— Quoi ? demanda-t-il en remuant à peine les lèvres sous la douce pression de son doigt.
Ses iris avaient pris une nuance vert foncé lourde de secrets.
— Tout.
Elle se pencha pour lui donner un tendre baiser.
Le désir enflait en elle, s’insinuant peu à peu dans son cœur. Il ne fallait pas que ça aille trop loin,
qu’elle s’attache. Pas maintenant. Pas avant que…
Stop.
Elle se rua sur l’un des tétons déjà bien malmenés d’Henrik et le mordilla, le suça, jusqu’à ce qu’il
se tortille sous elle. Concentre-toi plutôt là-dessus.
Elle s’écrasa sur lui et appuya son entrejambe contre le renflement dur qui palpitait sous elle. Elle
ferma les yeux, au comble de l’exaltation.
A quand remontait sa dernière aventure ?
En tout cas, elle n’avait jamais connu ça.
Et dire qu’ils portaient toujours leur pantalon !
Il fallait y remédier au plus vite, d’ailleurs.
Elle se laissa glisser le long de son torse, y traçant un sillon humide, alternant baisers et petits coups
de langue. Henrik retenait son souffle. Elle ne s’était pas trompée. Il avait un corps superbe, athlétique,
sans être musclé à outrance. Elle aimait ça ! Oh ! oui…
Et ce corps était tout à elle ; elle était libre de l’explorer. Le fait qu’il se donne à elle comme ça,
c’était… indescriptible !
Il avait une longue cicatrice sous les côtes et une autre près du nombril. Elle promena la langue sur
la première, embrassa la deuxième. Comme elle, il portait les stigmates des coups que la vie lui avait
infligés.
Lui expliquerait-il un jour d’où elles venaient ? En souffrait-il encore aujourd’hui ?
Le bouton de son jean céda avec un petit « pop » qui passa presque inaperçu avec la musique.
Elle en écarta les deux pans et se jeta sur la parcelle de peau ainsi dévoilée, sa saveur salée lui
titillant les papilles. Les poils de sa toison lui chatouillèrent la langue, et son odeur mâle, musquée, lui
emplit les narines. Le brasier qui la consumait de l’intérieur s’intensifia et les pointes de ses seins se
raffermirent davantage.
— Bon sang… Jacqui…, haleta Henrik, le bassin secoué de soubresauts.
Elle le détailla des pieds à la tête. Le regard alangui, les bras levés, l’une de ses mains agrippant le
poignet opposé, il incarnait tout à la fois la puissance et la soumission.
Ce dernier mot la fit tressaillir, mais elle préféra ne pas s’y attarder. Elle devait museler ses doutes
pour se focaliser sur les sensations. Sur l’action.
Sous l’épaisseur du jean, elle devinait l’érection pleine et rigide d’Henrik. De quoi mobiliser son
attention et oublier toutes les interrogations qui la taraudaient.
Elle en prit la masse dans sa bouche et enfonça doucement les dents dans la toile robuste, suscitant
chez lui un grondement sourd qui fit trembler sa cage thoracique. Elle en ressentit les vibrations jusqu’au
bout des orteils. Il écarta les genoux pour l’inciter à monter sur lui.
Elle pressa dans sa main ses testicules ronds et fermes, au point que la couture du jean s’imprima
sur sa paume.
— Je vais jouir dans mon pantalon, siffla-t-il entre ses dents.
La menace semblait bien réelle.
Elle gloussa contre sa hanche.
— Mais je n’ai encore rien fait !
— Ne dis pas de conneries, rétorqua-t-il avec une avidité sauvage.
Le soupçon de bestialité, dans sa voix, lui coupa toute envie de rire, et l’incendie qui faisait rage en
elle redoubla d’intensité.
— Alors, on devrait peut-être l’enlever, suggéra-t-elle en tirant sur le pantalon.
Elle le fit glisser — ainsi que son boxer — jusqu’aux genoux avant de se figer, envoûtée par son
sexe dressé.
Un pénis pouvait-il être beau ? Elle n’y avait jamais réfléchi, pourtant cette constatation s’imposait
d’elle-même : celui-ci l’était bel et bien. Epais et bien proportionné par rapport au reste du corps, la base
nichée au creux d’un nuage de boucles noires, le tout surmonté d’une tête vermeille bien dessinée.
Oubliant le jean, elle entreprit de le lécher, remontant le long de la veine proéminente jusqu’à
l’extrémité du gland. Sa texture veloutée lui arracha un petit gémissement de volupté auquel elle ne
s’attendait pas. Henrik avait un goût de fruit défendu.
La seconde d’après, elle referma la bouche sur son sexe et l’aspira.
— Jac…
Son cri étranglé avait jailli instantanément.
Il l’emplissait, l’obligeant à étirer les lèvres pour l’accueillir. Elle aurait été cependant incapable
de l’engloutir entièrement sans être prise de haut-le-cœur. Elle exécuta une succession de va-et-vient,
sans négliger les zones les plus sensibles.
Elle n’était pas la plus experte en la matière, mais elle se fiait aux signaux qu’il lui envoyait. Elle
continua à le sucer tout en titillant le petit orifice de son gland et en lui massant les bourses, jusqu’à ce
que sa respiration devienne de plus en plus hachée et qu’il pousse des grognements de plaisir.
— S’il te plaît, Jacqui, l’implora-t-il en se redressant. J’ai envie de jouir… mais avec toi.
Elle caressa son membre sur toute sa longueur et il retint de nouveau son souffle, la suppliant du
regard.
Le désir pulsait entre eux au rythme de la musique, tandis que le cœur de Jacqui battait deux fois
plus vite, la sommant d’agir. Le regard vissé au sien, elle remonta lentement le long de son corps, le
caressant de sa langue. La façon dont il hoqueta et dont ses muscles se contractèrent la poussa à continuer.
Les articulations d’Henrik blanchirent tant il serrait son poignet, pourtant il ne bougea pas.
Elle faillit perdre tous ses moyens devant sa ténacité. Il avait accepté de se donner entièrement à
elle et tenait parole.
La frénésie, la convoitise et le pouvoir lui montaient à la tête, se confrontant à ses peurs.
S’interdisant de réfléchir davantage, elle attrapa le jean d’Henrik et le lui arracha, le dénudant
complètement. Elle se délecta de voir ainsi offert cet homme déroutant, qui avait débarqué dans sa vie
avec une certaine maladresse. Jambes écartées, bras levés, il la contemplait avec avidité. Toute sa force
était concentrée dans ses cuisses toniques et ses mollets bien galbés : il aurait pu la maîtriser sans la
moindre difficulté.
Elle déglutit, plus affamée et déterminée que jamais. Il lui appartenait. Ici et maintenant. Libre à elle
d’assouvir ses fantasmes.
— Prends un préservatif, parvint-elle à prononcer.
Les mains tremblantes, elle se débarrassa de son propre jean et de sa culotte. Elle était déjà toute
moite et prête à l’accueillir. Oh oui, plus que prête ! Son cœur recommença à battre la chamade à l’idée
de se glisser sur lui, de le sentir en elle.
Au moment où elle s’agenouilla sur le matelas, il se tourna vers elle avec la protection et le tube de
lubrifiant.
— Voilà.
Il continuait à jouer le jeu de la soumission, et elle aimait ça. Tout comme elle aimait l’onde de
chaleur qui parcourait son corps rien que d’y penser. Qu’est-ce que ça révélait d’elle ?
— Ouvre l’emballage ! lui ordonna-t-elle, tout en s’emparant du tube inutile pour le jeter sur le côté.
Il en arracha le bord avec les dents et elle lui confisqua aussitôt la protection. Elle grimpa à
califourchon sur ses cuisses et lui empoigna le sexe, provoquant chez lui un grondement d’anticipation.
Il cambra les reins tandis qu’elle déroulait le morceau de latex sur lui et rapprocha les jambes,
effleurant son intimité. Seigneur, quelle débauche serait-ce donc, si elle le laissait exprimer toute cette
puissance sur elle ?
Sa main frémit autour de son membre dressé et ils poussèrent tous deux un gémissement qui se fondit
dans la musique.
Elle ferma les yeux et s’imprégna de la mélodie qui déferlait, dense, envoûtante, jusqu’à ce qu’il ne
reste plus que l’instant présent.
Lorsqu’elle releva les paupières, elle rencontra son regard débordant de passion et se laissa
ensorceler. Elle rampa enfin sur lui pour s’asseoir sur son érection, renversant la tête en arrière lorsque
le bout épais et brûlant caressa l’entrée de son sexe. Elle roula du bassin pour l’amener contre son
clitoris.
— Oui, lâcha-t-elle dans un souffle.
Il s’adapta à son mouvement et se mit à bouger avec la même langueur. C’était si bon ! Peu à peu, les
prémices de l’orgasme germèrent en elle.
— Jacqui…
Il posa sur ses cuisses des mains d’une chaleur phénoménale, mais incomparable au feu qui couvait
dans ses yeux.
— … Prends-moi, la supplia-t-il.
Incapable de résister plus longtemps, elle se souleva, et guida son sexe en elle.
La première pénétration lui arracha un long soupir et l’aller-retour qui suivit l’inonda de sensations.
Un gémissement naquit dans sa poitrine pour sortir sous la forme d’un cri de plaisir.
Très vite, sa nuque se couvrit de sueur et le besoin de foncer vers l’apothéose s’empara d’elle.
Henrik se souleva pour approfondir le mouvement et elle ondula sur la vague quelques instants avant de
lui imposer son propre rythme et d’enchaîner avec de lents va-et-vient, attisant le feu qui menaçait déjà
de lui faire perdre tout contrôle.
Henrik était à couper le souffle ! Il continuait à tout lui donner, lui offrait un spectacle éblouissant,
presque irréel.
De nouveau, l’incrédulité et l’impression d’être dépassée par les événements s’abattirent sur elle,
ravivant les doutes qui la prenaient à la gorge. Alors elle se raccrocha au regard lourd de désir de son
partenaire, à toute cette puissance qu’il réprimait pour la satisfaire, et, plutôt que de se laisser
déstabiliser, elle y puisa de la force.
Mue par une impulsion, elle plongea pour l’embrasser avec fougue. Un baiser ardent, désordonné,
dans lequel leurs langues se cherchèrent au milieu de leurs souffles saccadés, et qui lui donna le tournis.
— Touche-moi. Partout, murmura-t-elle, en lui pinçant le lobe de l’oreille avec les lèvres.
Prends-moi dans tes bras, caresse-moi.
— Oui, répondit-il d’une voix rauque. Oui.
Aussitôt ses mains se promenèrent sur son dos, ses hanches, ses épaules, sur sa nuque, l’enflammant
jusqu’au creux des os. Et plus rien ne compta que lui.
Elle se redressa et il lui empoigna les seins. Elle accéléra la cadence, se soulevant et redescendant
de plus en plus vite au fur et à mesure qu’elle approchait du point culminant de son plaisir. Il lui pinça les
tétons et ce fut comme si une décharge électrique lui traversait le corps jusqu’au bas-ventre. Elle se
cambra plus encore, prenant appui sur les jambes d’Henrik pour ne pas perdre l’équilibre.
Une chanson plus calme commença. L’une de ses préférées. Les paroles se frayèrent un chemin
jusqu’à son esprit et elle releva le buste pour contempler Henrik. Entraînés par le mouvement, ses
cheveux lui retombèrent sur le bras, et leur enchevêtrement à l’allure indomptable lui rappela à quel point
elle était vivante.
Libre, entière et bien là.
Henrik était là avec elle, elle le lisait dans ses lèvres déformées par la passion, dans le froncement
de ses sourcils.
— Ça vient, murmura-t-elle, plus pour elle-même, les cuisses brûlant dans l’effort.
L’élancement ne fit qu’ajouter à la frénésie du moment, à l’action qui se précipitait toujours plus.
Dans un élan, elle lui prit la main et la plaqua sur son clitoris. Il se mit à le caresser, exerçant une
légère pression, et trouva rapidement un rythme qui l’expédia au septième ciel. L’orgasme la frappa de
plein fouet et tous ses muscles se contractèrent, tandis qu’une onde de chaleur fulgurante la submergeait.
Le cri qu’elle poussa couvrit un instant la musique et se répercuta contre les murs. A bout de souffle,
tremblante, elle commençait à peine à reprendre ses esprits lorsque Henrik lui agrippa les hanches. Il lui
assena un grand coup de reins, puis deux, avant de la maintenir de toutes ses forces contre lui en
rugissant.
Le menton rentré, les mâchoires serrées, les tendons du cou saillants, il était l’incarnation vibrante
de la puissance. Elle voyait à présent le sportif à l’état brut, nu, mais gardant la maîtrise de lui-même
sous elle. En elle.
Peu à peu, le tumulte des sens s’estompa pour céder la place à la tendresse. Sous ses dehors bourrus
se cachait un homme capable de la laisser prendre le contrôle, de lui abandonner un pouvoir qu’elle
ignorait posséder.
Haletant, il lui donna une dernière ruade avant de s’effondrer sur le matelas, son torse se soulevant
violemment à chaque inspiration.
Incroyable. Ce qu’elle vivait était incroyable !
Que vais-je bien pouvoir faire de lui ?

* * *

Henrik serra Jacqui contre lui, appréciant le poids de son corps sur lui. Il avait le paradis entre les
bras. Plongeant le nez dans ses cheveux, il en huma les notes florales. La musique qui continuait à se
déverser depuis l’autre pièce lui parut soudain intrusive. Les battements de leurs deux cœurs
commençaient à se réguler et le souffle chaud de Jacqui lui balayait le cou à intervalles de plus en plus
longs.
L’expérience avait été… Il ne trouvait pas le mot. Dingue ? Epoustouflante ? Rien ne semblait
suffire à la décrire.
La sueur lui collait à la peau. Son sexe, qui se rétractait peu à peu, était sur le point de glisser hors
d’elle. Il n’avait aucune envie de bouger, mais…
— Je dois m’occuper du préservatif, déclara-t-il d’une voix rendue indolente par la passion
assouvie.
Encore fallait-il qu’il parvienne à se lever, et rien n’était moins sûr.
Elle se redressa avec un petit « hmm-hmm ». Ses cheveux emmêlés tombèrent autour de son visage,
amas de splendeur accentuant l’extase qui se lisait sur ses traits et la douceur de son sourire. Elle était
renversante de beauté.
Elle roula sur le côté avec un soupir avant d’enfouir la tête dans un oreiller, tandis qu’il sortait du lit
à contrecœur. D’un pas encore mal assuré, il se réfugia dans la salle de bains pour se nettoyer.
Lorsqu’il en émergea, elle n’avait pas bougé, pas même le petit orteil. Ce constat le gonfla
d’orgueil, car c’était lui qui l’avait mise dans cet état.
La lumière du jour déclinait et les ombres s’étiraient, parant la pièce de délicates nuances de gris et
de blanc.
Il admira ses fesses bien rondes, sublime prolongement de ses deux longues jambes. Elle avait le
dos constellé de grains de beauté, et il devinait la naissance de son sein sous son bras relevé.
Il retourna se coucher près d’elle, et elle tourna la tête, écartant les cheveux qui la gênaient. La
tentation de l’étreindre était grande, mais il ne voulait pas se montrer envahissant. Alors, il s’installa sur
le côté pour lui faire face, une jambe coincée entre les siennes, et il lui caressa le dos en de lents
mouvements circulaires.
Il scruta son regard insondable. Devait-il la remercier ? Non. C’était un peu trop… expéditif.
Dans le salon, les premières notes d’une nouvelle chanson retentirent. Ils l’avaient déjà entendue.
Depuis combien de temps étaient-ils là ?
— Je dois y aller, déclara-t-elle soudain, comme si elle avait lu dans ses pensées.
— Je n’ai pas envie que tu partes.
Il parvint à se retenir de grimacer, même si, à l’évidence, il n’était pas fichu de tenir sa langue. Cela
dit, ce ne serait pas la première fois, avec elle.
Elle se pencha pour lui planter un long baiser sur la bouche, puis un autre sur la tempe.
— Merci, fit-elle.
Merci pour quoi ? Le sexe ? L’orgasme ? Merci de l’avoir laissée me chevaucher comme un
putain de cheval sauvage ? Ou d’avoir envie qu’elle reste ?
Cette fois, il réussit à la boucler, tandis qu’elle s’extirpait du lit, ramassait ses vêtements et se
retirait dans la salle de bains. La plénitude intime qu’il avait ressentie quelques instants plus tôt vola en
éclats au moment où le battant se referma.
Il attendit là, immobile. Il ne lui vint même pas à l’esprit de se rhabiller ou de se couvrir. Quelle
importance, puisqu’elle l’avait déjà vu à poil ?
— Pour samedi, c’est toujours non ? lança-t-il d’une voix morne lorsqu’elle revint.
Il connaissait la réponse. Ses ex, elles, se fichaient pas mal de se montrer en public avec lui.
Elle contourna le lit en lui frôlant le mollet.
— Je travaille, je te l’ai dit.
Elle arborait de nouveau une expression énigmatique. C’était dingue qu’il soit incapable de deviner
ses pensées ! En général, il était plutôt doué à ce jeu.
S’agenouillant sur le matelas, elle le dévisagea, une petite lueur malicieuse dans les yeux. Il la
reconnaissait, cette lueur, et elle n’augurait rien de bon.
— Merci de m’avoir montré ton piano.
— C’est vrai, fit-il, ne pouvant s’empêcher de rire.
Pour elle, ce n’était que du sexe.
Elle s’appropria de nouveau sa bouche goulûment, introduisant la langue, jusqu’à ce qu’il roule sur
le dos. Lorsqu’elle eut tout pris, elle s’écarta, le laissant les nerfs tendus comme des cordes de violon.
Ensuite, elle se pourlécha les lèvres, une nouvelle étincelle dans le regard. Hébété, il ne put que lui
rendre son regard tandis qu’il cherchait à reprendre son souffle. Décidément, elle avait le don pour le lui
couper.
— Je t’appelle, lui promit-elle d’une voix sensuelle qui résonna jusque dans son sexe épuisé.
Puis elle sauta du lit et avait déjà presque atteint la porte de la chambre, lorsqu’il sortit enfin de sa
torpeur.
— Je serai en déplacement dimanche et lundi.
Elle fit volte-face, rabattant son opulente chevelure dans son dos.
— Alors bonne chance.
Au moment de quitter la pièce, elle se ravisa un instant.
— Et amuse-toi bien, samedi.
Puis elle disparut.
— Aucun risque, grommela-t-il dans le vide.
La musique s’arrêta et il se dépêcha de se lever et d’attraper son pantalon. Il ne pouvait pas la
laisser partir comme ça. Pas après… ce qu’ils venaient de vivre.
Il émergea de la chambre en sautillant sur un pied pour enfiler son jean et arriva juste à temps pour
entendre la porte d’entrée claquer. Ses mains se figèrent et ses épaules s’affaissèrent, tandis que le
silence se refermait sur lui.
Elle était partie.
Il se tapa la tête contre le chambranle, se focalisant sur la douleur qui se répandait dans son front
plutôt que sur celle qui lui lacérait le cœur.
Il s’en remettrait. Pas de problème. Des tas d’autres femmes avaient envie d’être avec lui. Du moins
pour un temps.
Pour bien plus longtemps que deux heures, en tout cas… même si ce n’était pas pour toujours.
#9

Un standard de jazz flottait au milieu du brouhaha qui régnait dans la salle de banquet, pleine à
craquer. Henrik se faufila dans un coin et but une gorgée de son verre de soda. Comment ai-je fait pour
survivre à ce cirque jusque-là ?
Il adressa un signe de tête à Allen Benning, le président du club, et poussa un soupir de soulagement
en le voyant passer son chemin. Il s’était acquitté de son quota de mondanités et avait distribué tous ses
sourires à la presse. Depuis son plus jeune âge, il était entraîné pour faire la conversation à presque
n’importe qui sur à peu près n’importe quoi dans ce genre d’événements, mais, ce soir, il en avait assez.
Il vérifia l’heure sur son téléphone. Encore une heure et il pourrait s’éclipser.
L’absence d’une cavalière à son bras, pour piloter les bavardages et l’obliger à interagir avec les
autres, s’avérait plus problématique que prévu. Pourtant, il avait renoncé à dégoter la remplaçante de
Patricia à la seconde où il était entré dans la salle. Toutes les filles présentes lui paraissaient insipides à
côté de Jacqui. Et dire qu’elle n’avait sûrement pas pensé à lui depuis qu’elle avait quitté sa maison, deux
jours plus tôt !
Cette soirée aurait été tellement plus agréable avec elle. De dépit et d’ennui, il lui envoya un texto.

Je ne m’amuse pas du tout.

Il regretta aussitôt son geste, mais il était trop tard pour revenir en arrière. Il relut son message. Quel
gros bébé boudeur il faisait ! Il se dépêcha de fourrer son téléphone dans sa poche avant d’aggraver son
cas. S’il mettait ça sur le compte de l’alcool, l’excuse serait-elle valable ?
Il acheva son verre, et le goût de sa boisson non alcoolisée s’attarda dans sa bouche avec une pointe
de cynisme.
Quelle merde ! Il se frotta les yeux, s’efforçant d’évacuer Jacqui de ses pensées. Une tentative qui
se révéla aussi inefficace que les cent précédentes. A quand remontait la dernière fois qu’une femme avait
occupé son esprit de cette manière obsédante pendant des jours ?
— Eh ! Roller ! Comment ça va, mon vieux ? s’exclama Hauke, fraîchement élu capitaine, en lui
bousculant le bras. C’est cool ici, hein ? ajouta-t-il lorsque Henrik le considéra d’un air hargneux.
Ça ne méritait même pas qu’il gaspille sa salive pour répondre. Il embrassa l’assistance bigarrée du
regard. Les joueurs étaient obligés d’être présents à cet événement, y compris ceux qui n’étaient pas
certains d’être repris dans la sélection. Il restait trois matchs préparatoires avant l’annonce de la
composition définitive de l’équipe pour le début de la saison.
Les hommes étaient tous en costumes, de styles et de couleurs différents, tandis que le code
vestimentaire était moins strict pour les femmes. Celles qui étaient là pour le boulot — journalistes,
employées du club, sponsors — portaient plutôt des tailleurs ; les épouses et compagnes de joueurs
arboraient quant à elles des robes de cocktail classiques. La troisième catégorie « d’invitées », celle des
demoiselles non accompagnées, s’affichait dans des tenues beaucoup moins discrètes.
L’une d’entre elles attira le regard d’Henrik, mais il se dépêcha de détourner la tête. Il les avait
évitées toute la soirée. Un fait étrange, étant donné son statut tout frais de célibataire.
— Elle continue à t’observer, lui confia Hauke.
— Et alors ?
Son coéquipier vint se placer devant lui, l’air accusateur, plus soucieux que mécontent.
— Tu es sûr que tout va bien ?
Henrik renversa la tête en arrière en poussant un gros soupir. Tout ce qu’il dirait l’entraînerait sur un
terrain qu’il préférait éviter.
— Oui, très bien.
Hauke continua pourtant à l’étudier de près.
— Tu ne devrais pas être près de Vanessa ? s’enquit alors Henrik.
— Elle se débrouille très bien sans moi !
L’éblouissante responsable des relations publiques était en pleine conversation avec Vincent Segar,
le propriétaire du club, de l’autre côté de la pièce. Ses cheveux lui drapaient le dos tel un rideau de soie
ébène aux reflets presque bleus. Elégante et hautaine, elle pouvait mettre tous les hommes présents dans
cette salle à ses pieds si elle le voulait.
En tout cas, c’était ce qu’elle avait fait avec Hauke.
— Alors, elle a apporté son fouet ? demanda-t-il en donnant un coup de coude à son coéquipier.
Mieux valait le taquiner que subir son interrogatoire.
— Le martinet m’est exclusivement réservé, répondit Hauke avec un sourire machiavélique.
Stupéfait, Henrik laissa échapper un éclat de rire qu’il se hâta de transformer en toussotement.
— Ah bon.
Hauke haussa les épaules.
— C’est toi qui as tenu à savoir.
Il n’était pas du genre à étaler au grand jour sa vie avec Vanessa, mais il lui en avait révélé quelques
aspects — ainsi qu’à Walters — au cours des deux dernières années. Depuis lors, tous trois échangeaient
couramment de petites réflexions et des plaisanteries sans conséquence sur le sujet. Enfin, tous deux, à
présent que Walters était parti.
Henrik goba l’un des glaçons de son verre vide et le croqua, puis il jeta un regard en biais à Hauke.
— Alors, euh… Ce truc marche toujours entre vous ?
Hauke plissa les yeux.
— Quel truc ?
Il scruta la pièce autour d’eux, puis baissa la voix.
— Il y a beaucoup de « trucs » qui marchent toujours, en ce qui me concerne.
Il fallait donc qu’il précise tout haut ?
— Eh bien, les fessées, la soumission, ce genre de choses…
Hauke secoua la tête en faisant mine de camoufler son petit sourire narquois.
— Quoi ? Tu préfères que je le crie à tue-tête ? s’étonna Henrik en arquant un sourcil.
— Vas-y, je t’en prie, mais tu auras des comptes à rendre à Vanessa.
Il réprima un frisson. Il n’avait certainement pas envie de se frotter à cette femme ! Puis il sourit.
Jacqui était déjà pas mal dans son genre, sans être piquante ni froide… Elle s’était même montrée pleine
de ressources.
Des images d’elle à califourchon sur lui, à la fois sauvage et toute en retenue, s’imposèrent à lui,
donnant un sursaut de vie à son sexe. Merde ! Interdiction de penser à Jacqui, c’était pourtant clair !
Hauke le toisa, triomphant. Ouais, il avait gagné : il n’affronterait pas le courroux de Vanessa.
D’autant que la Reine des Glaces, comme on la surnommait, était avant tout la responsable des relations
publiques de l’équipe, et il devait collaborer avec elle.
En revanche, Hauke…
— Dis-moi, vous vous y prenez comment ? demanda-t-il en lui donnant un petit coup de coude et en
désignant Vanessa du menton, histoire de l’asticoter encore un peu. Est-ce qu’elle t’attache avec des
menottes, ou bien tu joues l’esclave sans protester ?
Son coéquipier cessa de sourire.
— C’est quoi ton problème ? gronda-t-il, en lui jetant le regard noir qu’il réservait d’ordinaire à
leurs adversaires.
S’il connaissait la réponse, songea Henrik, il lui en ferait part sur-le-champ. Ou pas. Hauke était un
ami, un bon ami même, mais leur amitié n’était pas comparable à celle qu’il avait nouée avec Walters.
— Rien de particulier, je suis naturellement charmant, rétorqua-t-il en roulant des épaules, feignant
l’indifférence.
Il était capable de faire ça toute la journée. Parfois cela parvenait à camoufler la douleur qui ne le
quittait jamais tout à fait.
Soudain, une rousse se détacha de son groupe de copines pour se diriger vers eux, l’air déterminé
sous le rouge à lèvres et l’épaisse couche de mascara. En général, Henrik appréciait ce genre
d’interventions, parce que c’était plus facile pour lui. Seulement, là, une boule se forma dans son ventre
et il en eut presque la nausée.
Pourquoi s’était-il toujours laissé séduire par ce type de filles, alors qu’elles ne correspondaient
pas du tout à ce qu’il recherchait ?
Hauke revint se placer juste devant lui, bloquant l’offensive imminente. L’avait-il fait exprès ou
était-ce un pur hasard ? Quoi qu’il en soit, le nœud qu’il avait à l’estomac se desserra un peu.
— Où est Patty ?
— Patricia, rectifia-t-il par automatisme. On a rompu.
Hauke ne releva pas, mais fit simplement remarquer :
— Tu as évité les filles accessibles toute la soirée.
Henrik poussa un petit reniflement moqueur.
— Qu’est-ce que ça change pour toi ?
— Il y a toujours une poule accrochée à toi, d’habitude…
— Attends, tu cherches quoi, là, au juste ?
Hauke secoua lentement la tête.
— Je ne sais pas. Mais… il y a quelque chose qui cloche.
— Et maintenant tu vas me prendre dans tes bras ?
— Dans tes rêves ! Je ne voudrais surtout pas rendre toutes ces demoiselles jalouses.
Henrik tenta de garder son sérieux pendant un instant, puis renonça et éclata de rire.
— C’est vrai. Sans compter la correction que Vanessa pourrait t’infliger, railla-t-il, en lui donnant
une tape sur l’épaule.
— Tout bien considéré, je suis partant pour le câlin, répliqua Hauke en faisant frétiller ses sourcils.
— Pitié, non ! Je n’ai pas besoin d’avoir cette image en tête.
Il n’était pas jaloux, non. Pas du tout, même.
Hauke fit un pas en arrière, la mine innocente.
— Quelle image ?
Cette fois, Henrik jeta l’éponge. Il admettait sportivement sa défaite.
— Au fait, il ne serait pas temps pour toi d’aller faire un peu de lèche ? s’enquit-il, faisant allusion
à son rôle de capitaine.
Ce dernier ne fut visiblement pas ravi qu’on lui rappelle ses nouvelles responsabilités.
— Enfoiré !
— Oui, on me demande ?
— Au fait, tu es sûr de ne pas vouloir le poste de capitaine ? lança Hauke avec son plus bel air
charmeur.
Hors de question.
— Bien essayé.
— Merde, grommela Hauke en se tournant pour examiner les gens. Il n’est peut-être pas trop tard
pour que je me rétracte et…
— Non ! le coupa Henrik, catégorique, tandis que la stupéfaction se peignait sur le visage de son
ami. Tu es le seul à pouvoir prendre la relève de Walters. C’est toi qui portes les gars et l’équipe. On a
besoin de toi.
Il pensait chacune de ses paroles.
— Si les gars ont voté pour toi, reprit-il après lui avoir laissé un peu de temps pour digérer sa
déclaration, c’est qu’il y a une raison.
Hauke pinça les lèvres et lui adressa un petit signe de tête.
— Merci.
Puis il s’éclaircit la voix, tira sur sa veste, et désigna le reste de l’assistance.
— Dans ce cas, je ferais sans doute mieux d’aller assumer mon rôle de représentant.
Henrik leva son verre en guise de salut moqueur.
— Tâche de les épater avec ton bagou, parce que ce n’est pas avec ta beauté que tu y arriveras.
— Je t’encule.
— Quand tu veux, mon vieux. Je me tue à te le répéter.
Hauke s’éloigna et les convives s’écartèrent sur son passage. Il en imposait. Il assumait son rôle et
son expérience avec une aisance naturelle qui avait toujours fait cruellement défaut à Henrik. Oh ! bien
sûr, il parvenait à donner le change comme tout le monde, mais il avait beaucoup de mal avec ça.
Le vibreur de son téléphone le tira de ses sombres réflexions. Un sourire se forma sur ses lèvres
lorsqu’il découvrit le message de Jacqui.

Moi non plus, mais toi, au moins, tu as de quoi noyer ton ennui.

Les sodas ne sont qu’un piètre remède à ton absence.

Il perçut un mouvement du coin de l’œil et se dirigea vers la sortie tout en envoyant sa réponse. Il se
fichait de savoir qui était en train de s’approcher de lui, la seule personne avec laquelle il avait envie de
converser pour l’instant était Jacqui. Il se réfugia donc dans la tranquillité du hall, l’atmosphère y étant à
peine plus respirable.
Charmeur, même par message.

Je fais ce que je peux.

Bonne chance pour les prochains matchs.

Cette attention le toucha.


Merci.

Il attendit, dans l’espoir qu’elle continue, mais leur échange était manifestement terminé. Elle
n’avait fait aucune allusion à un autre rendez-vous ou… quoi ? Une autre partie de jambes en l’air ?
L’expression le fit grimacer. Elle ne correspondait pas du tout à Jacqui. Avec elle, ça n’avait pas été que
du sexe, même si l’expérience ne se reproduirait probablement pas.
Il jeta un coup d’œil dans la salle et repéra ses coéquipiers qui se mêlaient aux invités et passaient
un bon moment. C’était eux, sa famille. Une famille qui surpassait la sienne — la vraie — à bien des
égards. Ils n’étaient pas tous ses meilleurs amis, bien sûr. Les remarques cinglantes prétendument « pour
rire » de certains d’entre eux en témoignaient, mais, une fois sur la glace, rien de tout cela n’avait
d’importance. Ils formaient un tout, un bloc soudé.
Travail d’équipe. Fraternité. Camaraderie. Voilà pourquoi il jouait au hockey. Il y avait trouvé sa
famille.
Pourtant, en cet instant précis, il ne voulait rien de tout ça.
Alors, il leur tourna le dos à tous, et se dirigea vers le stand des voituriers, sans se préoccuper de
l’amende que lui infligerait le comité de direction pour s’être éclipsé trop tôt. Ce ne serait pas la
première fois, mais d’habitude il agissait sur l’insistance d’une femme, pas de son plein gré.
# 10

« Grenick intercepte la passe et la dévie vers Conners qui termine brutalement sa course dans la
bande, suite à un choc avec Dennison. »
Les protestations fusèrent dans le salon familial, noyant le commentaire sportif. Un juron se
démarqua du reste. Le rappel à l’ordre sévère de leur mère ne tarda pas à trahir le coupable.
— Daniel !
— Maman ! grommela l’intéressé.
— Ta fille est dans la pièce voisine, au cas où tu l’aurais oublié.
Jacqui leva les yeux du manuel qu’elle tentait d’étudier pour observer l’air espiègle de Lanie, sa
nièce de trois ans. La petite chipie posa le doigt sur la bouche en secouant la tête, ses boucles noires lui
fouettant les joues.
— Les grossiers mots, c’est pas bien, dit-elle avec le plus grand sérieux.
— Tu as raison, déclara Jacqui en se mordant la lèvre pour ne pas sourire. Ton papa ne devrait pas
en utiliser.
La petite fille fronça le nez.
— Il a oublié.
Cette fois Jacqui ne put s’empêcher de rire.
— Oui mais, toi, ça ne risquerait pas de t’arriver, n’est-ce pas ? demanda-t-elle, adoptant une
expression faussement austère.
Lanie poussa un soupir accompagné d’un regard éloquent reflétant l’exaspération, comme seuls les
enfants savent en faire.
— Bien sûr que non, tante Jacqui !
— Canaille, roucoula-t-elle, en se penchant au-dessus de la table pour pincer avec douceur le petit
nez mutin de sa nièce.
— C’est quoi, une canaille ?
Jacqui secoua la tête en pouffant. Avait-elle été comme ça, autrefois ? Avant le cancer, peut-être.
— Une canaille, c’est une sorte de petit diable.
Après sa première leucémie, elle s’était réfugiée dans la musique. Le piano ne lui demandait jamais
comment elle se sentait ni si elle n’était pas trop fatiguée.
— Ah non, ça, c’est oncle Aiden ! s’insurgea Lanie avec une moue adorable qui, associée à ses
joues rebondies, fit craquer Jacqui.
Seigneur, que c’était bon de rire !
« Froehlich est envoyé dans le décor. » Le bruit caractéristique d’un corps s’écrasant contre le
plexiglas retentit. « Une intervention musclée de Grenick qui… » Les acclamations éclatèrent dans le
salon et Jacqui tendit l’oreille pour entendre la suite, en vain.
— Pourquoi tu ne vas pas voir le match avec les autres ?
Elle tourna vivement la tête et faillit partir à la renverse. Sa chaise était en équilibre instable sur les
deux pieds arrière et elle avait beau étirer le cou, sa tentative pour distinguer l’écran dans l’autre pièce
était un échec. Merde.
— Parce que ça ne m’intéresse pas.
— Alors pourquoi tu essaies tout le temps de regarder ? insista Lanie avec un minois interrogateur
bien trop attendrissant pour un petit démon aussi perspicace.
Pourquoi, en effet ? Jacqui sentit le rouge lui monter aux joues tandis qu’Henrik se matérialisait dans
son esprit, comme pour se moquer d’elle et de son déni. C’était la vérité, le match ne l’intéressait pas.
L’un des joueurs, en revanche…
Soudain, la porte d’entrée s’ouvrit en coup de vent et une voix carillonna :
— Voilà les pizzas !
Ouf, sauvée par le gong.
— Youpi ! s’exclama Lanie en bondissant dans le salon, alors que Jacqui envisageait seulement de
se lever. Vous en avez pris une au fromage ?
Colin et Finn s’avancèrent dans le couloir avec le précieux chargement. Lanie se jeta sur lui.
Heureusement, Finn était là pour rattraper la pile de boîtes en carton des mains de son frère.
Ce dernier prit Lanie dans ses bras, feignant la confusion.
— Oh ? Tu en voulais une au fromage ?
— Mais oui, tu le savais !
— Ne t’inquiète pas, je m’en suis souvenu, ma puce, intervint Finn en se penchant pour planter un
baiser sonore sur la joue de sa nièce. Ton oncle préféré n’oublierait jamais un détail aussi important.
— Non, oncle Aiden n’est pas là.
La candeur de cette remarque déclencha l’hilarité générale.
— Lanie ! la réprimanda Tory, sa mère.
La petite plongea la tête dans le cou de Colin tandis que Finn chancelait en arrière de façon théâtrale
en grimaçant.
— Vous m’avez brisé le cœur, gente dame, fit-il, en portant la main à la poitrine.
Il avait toujours été le comédien de la bande.
— Ne fais pas tomber les pizzas ! s’écria Dan en se précipitant pour s’emparer des boîtes qui
menaçaient de se renverser.
— Comme si je ne faisais pas attention !
— Ça t’est déjà arrivé, lui rappela Dan en lui cognant le bras.
— J’avais dix ans ! s’indigna Finn.
Colin lui assena une petite claque à l’arrière du crâne.
— Tu l’as fait à onze et à douze ans aussi.
Après la troisième fois, on avait cessé de lui confier cette responsabilité.
Tous se dirigèrent vers la cuisine en continuant à se lancer des vannes, leur mère sur les talons.
— Salut, Jac, dit Finn, en s’arrêtant à sa hauteur pour lui donner un baiser sur la tempe.
— Salut, Jac, répéta Colin, en imitant son jumeau.
Colin était né trois minutes après Finn et avait toujours préféré passer après son frère dans tout.
C’était devenu une tradition. S’ils étaient identiques physiquement — depuis leurs cheveux brun-roux
jusqu’à la fossette qui creusait leur joue gauche, en passant par les taches de rousseur qui commençaient à
s’estomper sur leur nez —, ils avaient en revanche des personnalités diamétralement opposées.
— Salut, les gars, répondit-elle, en savourant ce moment d’affection.
Que serait-elle sans sa famille ?
— C’est là qu’on pose les pizzas, indiqua leur mère en désignant le plan de travail à l’intention de
Dan. Tu devrais le savoir, depuis le temps.
Jacqui ne chercha pas à dissimuler son sourire. Dan était l’aîné et, à trente-deux ans, le seul de la
fratrie à être marié. Il tira la langue dans le dos de leur mère et adopta l’air le plus innocent du monde,
lorsque celle-ci se retourna en le pointant du doigt. Elle n’était pas dupe.
Colin déposa Lanie sur le sol, puis suspendit son manteau au dossier d’une chaise en lorgnant la
télévision.
— Qui gagne ?
— Personne n’a encore marqué, répondit leur père installé dans son fauteuil inclinable.
— Mais les Glaciers dominent le match, souligna Tory, en souriant par-dessus le canapé.
— Je peux manger ici aussi ? demanda Lanie à sa mère, les yeux emplis d’espoir.
— Moi, je suis d’accord, mais tu dois avoir l’autorisation de mamie.
— Mamie…
— Tu peux, ma chérie, acquiesça celle-ci sans la laisser terminer sa phrase. On va t’installer le
plateau-télé.
La maison bourdonnait comme une ruche, chacun trouvant sa place au milieu des autres, aidé par des
années de pratique. Jacqui s’appuya contre le mur et s’imprégna de tout cela. Chez eux, le match
d’ouverture des Glaciers était toujours l’occasion de se réunir en famille. Seul Aiden, qui travaillait dans
un bar fréquenté par des supporters, brillait par son absence. Elle le regrettait et, en même temps, elle
était soulagée d’échapper ainsi à ses questions sur Henrik. D’ailleurs, elle l’évitait depuis une semaine.
Une semaine au cours de laquelle Henrik lui avait envoyé quelques messages qui l’avaient beaucoup
fait rire. Une semaine d’indécision et surtout de manque, ce qui l’avait grandement étonnée et
déconcertée.
Elle n’était pas censée le revoir. Leur aventure était une aventure sans lendemain, un peu de bon
temps qu’ils s’étaient octroyé l’espace d’un après-midi. Et, du bon temps, on pouvait dire qu’elle en avait
pris ! Un peu trop, même, à en juger par son incapacité d’arrêter de penser à lui.
Elle s’était déjà laissée aller à ce genre d’incartades mais, une fois la porte franchie, elle était
passée à autre chose et n’avait pas ressassé les événements pendant une éternité. Il était hors de question
qu’elle tombe amoureuse, il n’y avait pas de place pour ce sentiment, dans sa vie.
Il lui suffisait de regarder sa famille pour confirmer ce qu’elle avait compris dès l’âge de cinq ans :
elle ne pourrait pas assumer plus. Ses deux cancers lui avaient appris à surmonter la douleur et à rester
optimiste, mais ils lui avaient surtout montré à quel point il était difficile de porter l’espoir et l’amour de
tant de gens, de lire la peur dans leurs yeux et d’affronter leurs sourires forcés, d’avoir conscience de
l’impact qu’aurait sa mort sur eux.
Cette responsabilité pesait déjà bien trop lourd sur elle, et elle refusait d’ajouter une personne dans
la balance. D’autant que le moment était très mal choisi !
Ses deux leucémies avaient été diagnostiquées en décembre et, depuis lors, Noël avait pris une
tournure étrange pour sa famille. Chaque année, l’ombre de la Faucheuse et celle du Sauveur planaient sur
la période des fêtes, l’une risquant de rompre le fragile équilibre apporté par l’autre.
Jacqui considéra le crucifix accroché au mur, au-dessus d’une statue de la Vierge Marie. Un rosaire
y était enroulé. Elle vivait dans cette maison depuis vingt-cinq ans et elle avait toujours connu ce petit
coin réservé au culte. Leur mère, très discrète sur le sujet, les avait éduqués de manière à ce qu’ils soient
capables de se forger leur propre opinion sur la religion une fois adultes.
Pour sa part, elle était très partagée. Difficile d’éprouver de la gratitude pour un Dieu qui, après
l’avoir sauvée, avait décidé de lui infliger — ainsi qu’à ses proches — la même épreuve une deuxième
fois, comme si la première n’avait pas suffi.
Soudain le visage jovial de Finn envahit son champ de vision.
— Eh ! Tu viens ?
Il souleva son assiette chargée de parts de pizza et de gressins.
— Tu ferais mieux de te servir, avant que Dan avale tout.
— Va te faire foutre ! bougonna Dan en passant devant eux, son assiette plus garnie encore. Je
partage avec Tory.
— Et je mange pour deux ! leur rappela cette dernière, son bébé de trois mois profondément
endormi dans ses bras, malgré le vacarme qui régnait autour de lui.
La jubilation de Finn accentua sa fossette, formant un véritable trou dans sa joue.
— On ne s’en lassera jamais, glissa-t-il à Jacqui à voix basse.
— Non, en effet, lâcha-t-elle.
Dan avait beau être l’aîné, il réagissait toujours au quart de tour aux piques que lui lançaient ses
frères.
— Et de ça non plus ! ajouta-t-il, en lui faisant une pichenette sur le nez.
Prise au dépourvu, elle n’eut pas le temps de riposter qu’il s’était déjà enfui en courant et s’affalait
sur le canapé à côté de Dan.
— Il finira par grandir, lui assura Colin, s’avançant vers elle. Ils échangèrent un regard complice et
s’écrièrent en chœur : « Non, jamais ! » avant d’éclater de rire.
— Eh ! J’ai un boulot et un appartement, protesta Finn sans quitter la télévision des yeux.
— Et la mentalité d’un gamin de douze ans, rétorqua Dan.
— Trente ans, c’est trop jeune pour se comporter comme un vieux schnock.
— J’aimerais suivre le match, intervint leur père, coupant court à leurs chamailleries.
C’était un homme plutôt taiseux, mais lorsqu’il prenait la parole ses enfants l’écoutaient.
Jacqui assista à la fin de la partie avec les autres. Assise en tailleur sur la moquette, adossée au
canapé à côté des jambes de Finn, elle écouta sa famille supporter les Glaciers.
Le numéro trente-huit retenait toute son attention chaque fois qu’il posait un patin sur la glace.
Henrik était un joueur rapide, assez direct et plutôt brutal. Elle n’était pas amatrice de ce sport, mais elle
s’y connaissait malgré tout et devait reconnaître qu’il était vraiment doué. Cela dit, pas besoin d’être une
lumière pour le deviner, puisqu’il appartenait à une équipe professionnelle.
Son cœur bondissait dans sa poitrine à chacune de ses apparitions à l’écran. En sueur, le visage
fermé, les joues assombries par sa barbe de trois jours, il avait l’air mauvais et dangereux. Tout le
contraire de l’homme qui lui avait proposé de lui montrer son piano sans remarquer le possible sous-
entendu derrière ; tout le contraire, aussi, de celui qu’elle avait chevauché jusqu’à l’orgasme la semaine
précédente.
Il entra en collision avec un joueur de Chicago et l’expédia contre la balustrade pour lui subtiliser le
palet et repartir dans l’autre direction. Prise dans le feu de l’action, elle cria pour l’encourager sans s’en
apercevoir. Il fit une passe à l’un de ses coéquipiers, puis la caméra se désintéressa de lui.
Elle se laissa alors retomber contre le canapé, le cœur battant, avant de remarquer le silence
anormal qui s’était installé dans la pièce. Tout le monde était en train de la dévisager avec stupéfaction, à
l’exception de sa mère qui semblait amusée.
— Quoi ? fit-elle, en levant le menton pour couvrir son embarras.
— Henrik ?
La question de Finn lui fit prendre conscience de son erreur. Personne ne désignait les joueurs par
leur prénom, et elle venait de le faire à voix haute. Merde, merde, merde !
Elle tenta un coup de bluff.
— Ce n’est pas comme ça qu’il s’appelle ?
— Pas sur la glace, la sermonna Dan sur un ton un peu trop moralisateur.
Ce qui lui hérissa le poil, et son embarras se mua en colère.
— Quelle importance ? intervint Colin. Du moment qu’elle encourage la bonne équipe…
Et il la poussa du pied avec un sourire tranquillisant.
Ensuite, les Blackhawks se créèrent une occasion et l’attention se reporta sur le match. Jacqui
ramena ses genoux contre elle et se mordit la langue pendant tout le reste de la partie. Sa bourde avait
bien failli la trahir. Mais de quoi était-elle coupable, au juste ? D’avoir baisé avec un défenseur de
l’équipe ? Heureusement, son ricanement passa inaperçu au milieu des bavardages et commentaires
sportifs.
Etrangement, voir Henrik se démener sur la glace, foncer dans ses adversaires et prendre des coups
qui auraient assommé la plupart des gens le rendait encore plus attirant à ses yeux. Cet homme-là n’était
pas un gentleman. Et la force brute qu’il dégageait aurait dû l’effrayer au lieu de l’exciter, non ?
Non. Au contraire, savoir à quel point il pouvait être — et avait été — gentil avec elle, tout en étant
capable d’une telle sauvagerie, la mettait dans tous ses états et, surtout, la poussait à reconsidérer ses
résolutions.
Rester à l’écart de cet homme devenait un défi qu’elle avait très envie de perdre. Et qu’est-ce qui
l’en empêchait ? C’était à elle de décider, il le lui avait bien fait comprendre. Il ne se montrait pas
envahissant, tout en lui envoyant quelques messages, histoire qu’elle ne l’oublie pas. Comme si ça
risquait d’arriver !
Serait-il dangereux de recommencer ? Pas si ce n’était qu’une seule fois.
Et c’était bien là le problème. Elle n’était pas certaine de réussir à se contenter d’une seule autre
fois.
Elle prit son téléphone pour rédiger un texto, sachant pertinemment qu’il ne le recevrait pas avant
plusieurs heures.

J’avais dit que je t’appellerais, mais je crois que tu es un peu occupé, pour l’instant. J’aimerais revoir ton
piano. C’est possible ?

Elle effaça et reformula la deuxième partie de son message à plusieurs reprises, avant de se résigner
à passer pour une crétine et d’appuyer sur envoi. Voilà. La balle était dans son camp ; il pouvait l’envoyer
paître s’il voulait. Elle n’avait rien fait pour le séduire et il était indéniable qu’il avait l’embarras du
choix en matière de femmes. Un point sur lequel Aiden avait attiré son attention et qu’elle avait refusé
d’approfondir, même si Internet devait regorger de détails croustillants.
Je m’en fiche !
Mensonge… Tout cela lui donna des aigreurs d’estomac, tant et si bien qu’elle dut aller chercher un
comprimé anti-acide. Il était vraiment temps qu’elle passe des examens et, dans la foulée, qu’elle cesse
de se tracasser pour profiter un peu de la vie.
Elle était tout de même bien placée pour savoir à quel point chaque moment était précieux, et à
quelle vitesse tout pouvait s’arrêter.
# 11

Henrik ouvrit la porte et une bourrasque automnale achemina jusqu’à lui une odeur de feuilles
mortes et d’herbe humide. Jacqui arborait un sourire chaleureux bien qu’un peu hésitant.
— Salut !
— Jacqui…
C’est tout ce qu’il parvint à dire. Il s’écarta pour la laisser entrer, encore un peu surpris qu’elle l’ait
contacté. Même si ce n’était que pour un plan cul, il s’en contenterait. Le fait qu’elle soit revenue
constituait à lui seul un grand pas en avant, dont il comptait bien tirer parti.
— Super match, hier soir, le félicita-t-elle, tandis qu’il l’aidait à ôter son manteau.
— Merci.
Son compliment sans chichis lui réchauffa le cœur.
Eh ! Une petite minute…
— Tu as regardé ?
Elle haussa les épaules, l’air contrit.
— Chez moi, le jour du match d’ouverture, c’est un peu Noël. Difficile de passer à côté.
— Je vois.
Il plongea dans la penderie pour y ranger son vêtement et gratifia les cintres et les habits d’un
sourire éclatant. Jacqui l’avait regardé jouer, alors qu’elle se fichait pas mal du hockey !
Lorsqu’il referma le placard, elle était en train de se diriger vers le piano, lui tournant le dos. Peut-
être avait-elle réellement envie de le voir, cette fois.
Ses longues boucles souples retombaient en cascade sur ses épaules, tel un torrent inapprivoisé.
Quelques rayons de soleil isolés se déversaient par la baie vitrée, illuminant la pièce et déposant des
nuances dorées sur son épaisse chevelure. Le besoin de retrouver son contact soyeux le démangea, et il la
rejoignit.
S’imprégnant de son parfum discret, il commença par caresser ses bras enveloppés dans un pull
marron d’une exquise douceur, tandis que ses cheveux, auxquels le froid de l’extérieur se cramponnait
encore, lui chatouillaient les mains.
Puis il se pencha pour déposer un baiser sur sa tempe sans même y réfléchir, le cœur rythmé par un
mélange de doutes et de désir.
Les doigts de Jacqui se figèrent sur le couvercle fermé du piano. Il avait fait installer l’instrument à
l’abri des rayons dévastateurs du soleil, mais la finition laquée le rendait étincelant et la lumière se
reflétait à sa surface comme une ode à sa gloire.
— Il est vraiment d’une beauté exceptionnelle, déclara-t-elle d’une voix enrouée.
— C’est toi qui es exceptionnelle, répondit-il, à peine ébranlé par la sincérité de ses paroles.
Il le pensait depuis des semaines, et son sentiment s’était renforcé lorsqu’il avait découvert son
message, la veille, après le match.
Il sentit plus qu’il n’entendit son petit rire.
— Il y a tellement de choses que tu ignores.
Etrangement, cet aveu ne le déstabilisa pas, au contraire.
— C’est vrai, reconnut-il sans même essayer de le nier. Mais, là, je suis sûr d’avoir raison.
Pour une fois qu’il était certain de ne pas se tromper au sujet d’une femme ! Elle était tellement
différente des autres, et il avait passé assez de temps avec elle pour parler en connaissance de cause.
Il sentit ses épaules tressaillir, puis elle se tourna dans ses bras pour le regarder avec un sourire
crispé un peu trop éclatant.
— Je peux jouer ? Je parle du piano, précisa-t-elle avec un clin d’œil malicieux.
Mais la plaisanterie ne gomma pas la lueur triste qui brillait dans ses yeux. Aurait-elle un jour assez
confiance en lui pour partager ses tourments ?
Il en fit le vœu et lui prit le visage entre ses mains pour l’embrasser, insufflant tous ses espoirs dans
la pression de ses lèvres. Il s’exprimait mieux ainsi qu’avec des paroles. Le ballet de leurs langues
emmêlées avait la douce saveur d’une promesse. Une promesse trop belle pour être gâchée par des mots.
Il prolongea leur baiser, se sentant gagné par une chaleur avide et langoureuse.
Ce fut elle qui le lâcha en premier, mais il la retint pour l’embrasser une dernière fois, avant de lui
rendre la liberté. Un tourbillon d’énergie s’était formé autour d’eux, d’une puissance si redoutable et si
intense qu’il faillit céder à la panique.
Il faillit seulement…
Il lui caressa encore la joue, puis recula, battant en retraite devant l’incertitude qui semblait assaillir
Jacqui.
— Vas-y, je t’en prie, répondit-il en désignant le piano.
Elle pivota sur ses talons et s’avança vers le tabouret d’un pas assuré.
— Tu n’en joues jamais ? demanda-t-elle avec une expression neutre, les mains en suspens au-
dessus du clavier.
Pas depuis dix ans.
La réponse resta bloquée dans sa gorge et sa respiration se fit plus laborieuse. Le sang afflua dans
son crâne et son battement devint assourdissant à ses tempes.
Il enfonça les mains dans ses poches, avala sa salive et parvint à effectuer un petit mouvement
négatif de la tête. Il s’était préparé à ce moment. Il avait d’ailleurs cru qu’il le vivrait lorsqu’il l’avait
invitée chez lui la première fois, pensant même qu’elle pourrait l’aider à exorciser ses vieux démons.
La première note résonna dans la pièce, juste et claire. Elle s’insinua en lui, s’amplifia, puis
disparut. Une autre lui succéda, suivie de toute la gamme, exécutée lentement par les doigts experts de
Jacqui. Avait-elle deviné à quel point c’était difficile pour lui ?
Lorsqu’il releva la tête, il constata qu’elle l’observait, et non le clavier. Elle avait une façon
troublante de le scruter en profondeur. Son cœur s’emballa, mais il ne détourna pas la tête. Comme pour
la guitare, elle avait compris qu’il était parfaitement capable de se servir de cet instrument, pourtant elle
ne poussa pas l’interrogatoire plus loin. Non, elle le laissa en proie à ses souvenirs.
— Il a un son magnifique, affirma-t-elle, baissant les yeux pour entamer une autre gamme.
Il avait la gorge nouée par de vieilles angoisses, d’anciennes promesses non tenues. Tant de larmes
étaient associées à ce piano… et tout autant de rires, raison pour laquelle il lui était impossible de s’en
séparer.
— Je le fais accorder quatre fois par an.
Bien plus que nécessaire. L’humidificateur d’intérieur, ainsi que le deuxième acheté « au cas où »,
contribuait également à son maintien en parfait état.
Il caressa le grand couvercle en bois. C’était son bébé, même si une part de lui détestait ce qu’il
représentait. La perte, l’amour, ses racines, la mort, les départs… Tout était intimement lié à cet
instrument.
Jacqui arqua un sourcil, le regard empli de questions. Ou bien était-ce la culpabilité qui faisait
rejaillir sur lui tant d’interrogations ? Quoi qu’il en soit, elle tira sans un mot le tabouret rangé sous le
piano et s’y installa.
Cela lui ôta un poids de la poitrine. Il mobilisait déjà toutes ses forces pour survivre à ce qui allait
suivre, et il n’aurait pu supporter de répondre à ces trop nombreux « pourquoi ? ».
L’entendre faire des gammes lui avait laissé penser qu’il était prêt. Eh bien, pas du tout. Les
premières mesures, légères et enjôleuses, lui vidèrent les poumons de tout l’air qu’ils contenaient. Il
pressa les paupières de toutes ses forces et se concentra sur sa respiration, sur le débit des notes, sur tout
ce qu’il put, afin d’échapper aux souvenirs qui affluaient en lui.
Emma au piano, ses cheveux formant un halo d’or blanc autour de son visage d’une fraîcheur
incomparable, ses yeux bleus renversants fermés tandis qu’elle vivait la musique de l’intérieur. Il se revit
aussi en train de jouer à côté d’elle. Puis leur grand-mère leur donnant une leçon. Chaque note, chaque
morceau qu’il avait interprété au cours de ses années d’académie et de ses innombrables représentations
défila alors dans son esprit.
C’était pour lui une véritable passion. La plus belle qu’il ait connue, celle à laquelle il s’était
raccroché, jusqu’à ce que ses parents l’envoient dans une école privée. A cette époque, le hockey avait
pris le pas sur la musique. Ce sport d’équipe avait comblé sa solitude en lui fournissant une famille de
substitution bruyante et totalement différente de la sienne.
Tout à coup, les notes moururent et le silence s’abattit sur la pièce, mais ses paupières refusèrent de
se soulever. Son cœur cognait comme un sourd contre sa cage thoracique et pulsait dans sa tête. Son lourd
« boum boum » était fracassant. Jacqui entama le deuxième mouvement de la sonate qu’elle exécutait,
l’adagio. Du Mozart. Encore une œuvre qui lui rappelait cette période de sa vie altérée par les regrets.
Il avait la gorge serrée, les sinus en feu et des picotements dans les yeux. Mais il refusait de laisser
sortir ses larmes, de leur donner du pouvoir.
Emma était morte.
— Tu veux bien jouer autre chose ? cria-t-il par-dessus la musique, chaque mot lui écorchant la
bouche.
Elle s’interrompit aussitôt. Une rupture bien trop abrupte pour un tel chef-d’œuvre.
Et, pourtant, il était toujours incapable d’ouvrir les yeux pour chasser les ténèbres, incapable de la
regarder. A l’autre bout de la pièce, le chauffage s’enclencha et les souffleries diffusèrent de l’air chaud.
Les secondes s’égrenèrent et le silence s’éternisa, suffocant, pesant sur ses épaules, sur son âme, sur son
cœur.
Puis, d’un coup, les premiers accords reconnaissables entre mille du Piano Man de Billy Joel
résonnèrent. Le contraste était tel avec la pièce classique de Mozart, ne fût-ce qu’au point de vue de la
dynamique, qu’il pulvérisa ses remords. La crise de larmes imminente ne tarda pas à se muer en fou rire.
Un rire brutal et douloureux qui se fondit à la musique, avant d’aller se perdre dans les hauteurs du
plafond.
Bon sang, sa grand-mère devait se retourner dans sa tombe ! Un morceau aussi barbare sur son
précieux C. Bechstein. Il pencha la tête en arrière, continuant à émettre de petits gloussements nerveux,
puis il se laissa envahir par la mélodie toute simple, qui effaça les dernières traces de son chagrin.
Jacqui se lança dans le premier crescendo, puis diminua d’intensité, et les paroles de la chanson
revinrent à l’esprit d’Henrik par bribes.
Il redressa la tête. L’oxygène se fraya de nouveau un passage jusqu’à ses poumons, son cœur se
gonfla d’espoir, et, enfin, il put rouvrir les yeux. Ses cordes vocales commencèrent à vibrer, leur
bourdonnement se confondant avec les notes. Concentrée, les cheveux ramenés en arrière et un sourire
absent aux lèvres, elle bougeait en rythme. Sa beauté intérieure rayonnait à travers le tact dont elle faisait
preuve en ne s’immisçant pas dans la tempête émotionnelle qu’il affrontait.
Elle pouvait très bien jouer ce morceau sans regarder ses mains, il en était persuadé. C’était un
classique que tous les pianistes apprenaient à maîtriser par cœur à leurs débuts, juste pour montrer qu’ils
en étaient capables.
Pris d’une envie soudaine, il entonna le refrain suivant avec son timbre râpeux de baryton, un peu
rouillé par des années de mise au placard.
Jacqui releva brusquement la tête en souriant. Il continua à chanter sans forcer ni surinterpréter,
oubliant un peu plus son passé douloureux à chaque couplet. Ses souvenirs fusionnèrent bientôt avec les
destins désenchantés décrits dans cette chanson célébrant la simplicité du moment présent.
Lorsque les dernières répétitions d’arpèges s’achevèrent sur un rallentando, son cœur battait la
chamade.
Il ne se rappelait pas avoir bougé, pourtant il était maintenant à côté d’elle. Elle lui prit la main et le
fit asseoir sur le petit tabouret.
— Il n’y a pas assez de place pour deux, fit-il remarquer en se relevant.
Jacqui retint son mouvement d’une pression sur son épaule, puis l’enjamba pour s’installer sur ses
genoux. Il lui enlaça la taille en poussant un soupir de satisfaction et posa la tête contre elle avec un
sentiment de plénitude. Elle était douce et forte à la fois, et surtout elle représentait ce « plus » qu’il
n’avait jamais osé espérer.
Elle resta blottie contre lui sans lui poser de questions, lui frottant le dos et lui embrassant de temps
à autre la tempe. Au bout d’un moment, il releva la tête pour l’examiner, ébahi et un peu inquiet. Allait-
elle passer sous silence son étalage de vulnérabilité ? Ou bien mettrait-elle les pieds dans le plat et le
doigt sur sa blessure béante ?
La compassion se lisait dans ses yeux et sur le reste de son visage. Ses pommettes avaient ce rose
naturel qui le fascinait tant. Elle lui caressa la joue, cueillant du bout des doigts des larmes qu’il n’avait
pas senties couler.
— Est-ce que ça va ? demanda-t-elle d’un ton calme, dans lequel perçait néanmoins une pointe
d’inquiétude.
A quoi faisait-elle allusion ? Une fois de plus, il pouvait interpréter sa question de plusieurs
manières. Quoi qu’il en soit, tout ce qu’il fut capable d’articuler se résuma à :
— Oui.
Elle déposa un baiser sur son front et prolongea le contact.
— Quelque chose t’a fait mal.
Il fit entendre un petit rire sans humour.
— Oui.
Que dire d’autre ?
— Je suis désolée.
— Ce n’est pas ta faute.
Elle repoussa les cheveux qu’il avait sur le front.
— Peut-être, mais… C’est nul quand même.
Cette remarque le fit pouffer et il se sentit un peu mieux.
— C’est vrai.
Puis il se laissa envoûter par l’intensité de son regard et, submergé par un torrent d’émotions,
s’empara de sa bouche. Elle s’ouvrit à lui immédiatement et leurs langues s’unirent pour un baiser plus
profond que le premier. Une onde de chaleur lui traversa le corps, descendant le long de sa colonne
vertébrale, lui électrisant l’entrejambe. Une sensation onctueuse, comme elle.
Ils se débarrassèrent de leur pull en un tournemain et continuèrent à s’embrasser dans un tourbillon
de caresses. Jacqui avait la peau tellement satinée, les cheveux si soyeux… Il dégrafa son soutien-gorge,
s’ouvrant ainsi la voie sur une longue étendue de chair, qu’il explora avec avidité.
Envolés la douleur et le chagrin. Plus rien ne comptait qu’elle et la frénésie qui montait en lui,
neutralisant ses pensées.
Il couvrit la ligne qui allait de sa mâchoire jusqu’à son oreille de petits baisers, savourant le goût de
miel de sa peau. A tâtons, il fit glisser son soutien-gorge le long de ses bras pour retrouver ses seins
exquis. Encouragé par le petit gémissement qu’elle poussa, il les soupesa, les pétrit. Son désir enfla et
son sexe durcit.
Elle se cambra, lui tendant sa poitrine, se plaquant contre son érection, et il la renversa en arrière
jusqu’à ce que ses cheveux touchent le sol. Se raccrochant à lui, elle enfonça les ongles dans ses
omoplates. Le cou étiré, les seins dressés vers le plafond, elle offrait une vision d’une sensualité et d’une
délicatesse sans égales.
La tentation fut trop forte. Il prit ses mamelons gonflés dans sa bouche, les suça, mordilla leurs
pointes toutes dures, lui arrachant des petits cris de plaisir. Elle ondula des hanches, se pressant contre
son membre tendu à l’extrême, exécutant une danse complètement inédite et pourtant familière.
— Touche-moi, lui intima-t-elle d’une voix éraillée.
Sans dessouder ses lèvres de sa peau, il se débattit avec le bouton de son jean jusqu’à ce qu’il cède.
Les picotements causés par la morsure de ses ongles dans son dos s’alliaient à la sensation de
fourmillement qui lui parcourait les muscles, pour nourrir le feu croissant de sa passion.
Il se redressa brusquement en l’entraînant avec lui. Le visage rouge, le regard incendiaire et les
cheveux épars, elle se rua sur sa bouche avec fougue, s’appropriant sa langue et son souffle. Il
commençait à suffoquer lorsqu’elle se rejeta en arrière, appuyant son front contre le sien, son souffle
chaud lui balayant la joue.
— J’ai envie de toi, susurra-t-elle.
Il l’étreignit plus fort encore.
— Je t’appartiens.
Il en était déjà là. Cette constatation lui glaça le sang tant elle était évidente, mais il ne se laisserait
pas démonter. Pas question de prendre la fuite.
— Fais de moi ce que tu veux, ajouta-t-il, fermement décidé à le lui répéter jusqu’à ce qu’elle le
comprenne.
Il lui donnerait tout, si elle le lui réclamait.
Elle se leva en se passant la langue sur la lèvre inférieure, enjôleuse, puis, sans le quitter des yeux,
fit lentement glisser son jean et sa culotte jusqu’au sol et ôta ses chaussettes. Le sang bourdonnant dans
les oreilles, Henrik la contempla, émerveillé. Bien droite, le menton levé, elle s’exposait telle la
guerrière qu’elle était, sans timidité ni fausse assurance. Il n’y avait qu’elle, debout devant lui, nue.
D’une main tremblante, il repoussa ses cheveux par-dessus son épaule. Il avait presque peur de la
toucher, de rompre ce lien fragile qui commençait à se tisser autour d’eux. Il promena ses doigts le long
de son cou et de sa clavicule, puis sur la cicatrice rose qui s’étendait au milieu de sa poitrine.
Elle recula en tressaillant. Sa main se figea aussitôt. Les seins de Jacqui se soulevaient au rythme de
sa respiration saccadée. Qu’est-ce qui avait provoqué ce retrait ? La question lui brûlait les lèvres. Il
avait envie d’apaiser ses tourments mais, d’un autre côté, elle ne s’était pas montrée envahissante avec
lui. Il devait faire preuve du même tact.
Il baissa la main et leurs regards se croisèrent. Avait-elle compris qu’il capitulait ? Réussissait-elle
à déchiffrer ses intentions ?
En tout cas, ses traits s’adoucirent. Elle relâcha un peu les épaules, et plongea les doigts dans ses
cheveux, faisant courir de petits frissons sur tout son cuir chevelu. A sa demande, ils échangèrent leur
place, et il retint son souffle lorsqu’elle entreprit de défaire son pantalon.
Les touches produisirent une étrange cacophonie lorsque, penchée en arrière, elle s’appuya sur le
clavier et écarta les jambes.
— Goûte-moi.
Il en resta pantois pendant une demi-seconde, puis son cerveau enregistra sa requête et il se laissa
tomber à genoux devant elle. L’atterrissage fut un peu trop vif et un éclair de douleur fusa dans toute sa
jambe. Aucune importance. Le désagrément était insignifiant à côté de son empressement à la combler.
Il lui releva les jambes et les fit reposer sur ses épaules. Elle remua pour mieux se placer et d’autres
notes disparates s’élevèrent dans la pièce, lorsqu’elle heurta les touches avec ses coudes.
Il se pencha en avant, tout en continuant à soutenir son regard assombri par la passion, jusqu’à ce
que son odeur musquée l’en détourne. Une fragrance riche et enivrante qui témoignait de son désir et
décupla le sien. Après l’avoir humée, il prit une première bouchée de son sexe acidulé. Sa saveur chaude
et salée se répandit sur ses papilles et dans sa gorge, lui arrachant un petit grognement de satisfaction. Il
trouva son clitoris et le titilla du bout de la langue.
Une nouvelle déflagration sonore s’échappa du piano. Cette fois, il se leva et la prit dans ses bras.
— Ce n’est pas très confortable, ici.
Elle écarquilla les yeux et resserra les cuisses autour de lui, bouche bée. Il avait presque atteint le
canapé lorsqu’elle éclata de rire.
— Pourtant, ça avait un petit côté audacieux.
— Mais dangereux…
Elle lui lécha le cou et remonta jusqu’à son oreille.
— Et si j’aime le danger ?
Nom de Dieu ! Il poussa un grognement affamé. Sa saveur était en train de disparaître de ses
papilles, et il en voulait davantage. Il voulait encore la goûter, avant de se laisser complètement
submerger par le désir.
— Très bien, alors je vais te montrer que je peux être aussi dangereux.
Il la déposa sur le canapé et s’agenouilla de nouveau devant elle. Il replaça ses jambes sur ses
épaules et la souleva pour lui faire avancer les hanches au bord de l’assise, puis il reprit son festin.
Le cœur moite et enflé de sa féminité était un véritable délice. Il en visita le moindre recoin, le suça,
le provoqua, enhardi par les petites plaintes et les soupirs d’extase que Jacqui poussait. Chacun des
spasmes qui la parcouraient témoignait de son plaisir.
Les joues mouillées par ses sucs divins et les sens grisés par son odeur, il enfonça la langue en elle.
Ses gémissements s’amplifièrent et elle s’agrippa à ses cheveux pour l’amener contre elle avec plus de
force.
Se pliant à ses désirs, il lui effleura du pouce le clitoris, puis écarta doucement ses lèvres et se
glissa plus encore en elle avec la langue. Elle se cabra, mais il la maintint fermement en place et accentua
la pression.
— Henrik ?
Le ton interrogateur de sa voix l’incita à aller plus loin. Levant les yeux, il vit son visage empreint
de passion et intensifia sa douce torture. Il voulait la rendre folle de plaisir, lui montrer qu’il pouvait être
dangereux.
Le cri qu’elle poussa lui confirma qu’il y était parvenu.
Un frisson d’exaltation le parcourut à l’idée de lui avoir procuré ce qu’elle cherchait et son sexe
palpita douloureusement. Le goût prononcé de sa sève allait le rendre dingue.
Elle se tortillait sous lui comme si elle voulait qu’il la libère. Pourtant, elle avait toujours les doigts
enfouis dans ses cheveux, le plaquant contre elle avec une telle intensité qu’il avait du mal à reprendre
son souffle.
La respiration de plus en plus hachée de Jacqui était une douce musique à ses oreilles, celle de la
jouissance toute proche et de l’adrénaline poussée à son comble. Alors, il aspira de nouveau son clitoris,
recommençant à le malmener avec sa langue exténuée, et introduisit deux doigts en elle. Sa chair brûlante
se referma aussitôt sur eux et se contracta, tandis qu’elle lançait de petites suppliques.
Son cœur cognait comme un fou. Les battements se répercutaient jusque dans sa mâchoire. Il voulait
lui faire perdre pied, la faire jouir et l’entendre hurler.
La prenant et la déprenant avec les doigts, il entreprit d’exercer une pression sur son autre orifice.
Puis il glissa l’une de ses phalanges humides à l’intérieur, tandis que son pouce continuait à s’occuper du
premier.
Cette double pénétration la fit sursauter et lui arracha un petit grognement de volupté.
Soudain, bruit de succion mouillé, délice salé et rythme effréné semblèrent se télescoper, et Henrik
atteignit son but. La bouche ouverte dans un hurlement silencieux, Jacqui se cambra à l’extrême avant
d’exploser dans un long cri suraigu, et de se laisser retomber sur les coussins.
Un sentiment de victoire s’empara de lui lorsqu’il sentit les spasmes violents de son orgasme contre
ses doigts. Il l’accompagna, tandis que son corps était emporté par des vagues successives de volupté,
jusqu’au moment où elle repoussa faiblement sa tête avec un ultime gémissement.
Alors seulement, il se redressa et s’assit sur les talons, haletant. L’air se précipita dans ses poumons
et alimenta la lave en fusion qui coulait dans ses veines. Les yeux fermés, les cheveux emmêlés, les
lèvres entrouvertes pour laisser libre cours à son souffle chaotique, Jacqui était l’extase personnifiée.
Elle avait toujours les jambes écartées, lui offrant la vue de son sexe repu.
Son odeur enivrante était partout, l’emplissant, attisant les pulsions sauvages qu’il avait réprimées.
Il avait besoin d’elle, d’être en elle, de la sentir autour de lui.
Il se leva pour ôter son pantalon et le jeta sur le tas de leurs autres vêtements. Elle rouvrit les yeux
et un sourire séducteur fleurit sur ses lèvres lorsqu’elle le découvrit nu, le sexe dressé.
Bon sang ! Cet air-là à lui seul aurait suffi à le faire jouir ! Il essuya sa bouche et ses joues encore
humides, puis empoigna son sexe tendu en poussant un grondement affamé. Elle lui répondit avec un petit
grognement approbateur qu’il perçut au milieu des battements tonitruants de son propre cœur. Elle se
releva pour se tourner et se mettre à genoux sur le canapé, le cuir grinçant sous ses mouvements, et il crut
que son cœur allait jaillir de sa poitrine lorsqu’elle posa les avant-bras sur le dossier et lui présenta sa
croupe bien dessinée.
Ses jambes allaient se dérober sous lui. Elle jeta un coup d’œil par-dessus son épaule, sa chevelure
ondoyant dans son dos, puis elle lui sourit, les paupières mi-closes.
— Baise-moi, Henrik.
Ses mots, tout comme sa voix, étaient à la fois crus et sensuels.
Son sexe tressauta, le suppliant d’obéir. Il était plus que prêt à satisfaire ses exigences. Oui ! hurlait
son esprit.
— Non, répondit pourtant sa bouche.
Elle fronça les sourcils et ses épaules s’affaissèrent.
Le reste de son corps allait suivre, mais il lui attrapa les hanches pour l’arrêter.
— Non, répéta-t-il d’un ton ferme.
Il avait besoin qu’elle comprenne.
Laissant une main sur son dos, il tendit l’autre vers le tiroir de la table basse. Sa crainte de devoir
assumer une paternité accidentelle frôlait l’obsession et il y avait des préservatifs planqués un peu
partout dans la maison. Il en cachait parfois à plusieurs endroits dans une même pièce. Ne pas se laisser
piéger par un excès d’insouciance. C’était peut-être le seul conseil qu’il avait retenu de son père.
Il la sentit se détendre, tandis qu’il déroulait la protection sur lui d’une main, tout en lui caressant le
dos de l’autre pour la rassurer.
— Je ne te baiserai pas, expliqua-t-il, le regard plongé dans le sien.
Il approcha son gland de l’entrée de son sexe et la chaleur brûlante de sa chair traversa le latex à
une vitesse fulgurante.
Il aspira de l’air entre ses dents serrées, le corps secoué par un frisson, mais résista à l’envie
irrépressible de s’enfoncer tout de suite dans ce paradis accueillant.
Elle entrouvrit les lèvres et laissa échapper un soupir guttural. Non, il n’allait pas la baiser.
— Je vais te donner du plaisir, nuança-t-il, avant de céder à la tentation et de la pénétrer d’un coup
de reins.
Bordel de m… Sa chaleur se referma sur lui et le gémissement qu’elle poussa lui parvint à travers la
brume de son propre plaisir.
Lorsqu’il fut tout entier en elle, il ressortit, sans la lâcher des yeux.
— Je vais te faire jouir, dit-il encore avant de replonger en elle et de ressortir de nouveau, jouant du
bassin pour caresser l’orée de sa féminité avec le bout si sensible de son sexe.
Les paupières de Jacqui papillonnèrent et elle appuya les seins contre le dossier du canapé.
— Je vais te prendre jusqu’à ce que tu sois à bout de forces, ajouta-t-il, accompagnant ses paroles
d’un nouveau coup de reins vigoureux.
Une langue de feu remonta dans son sexe pour se répandre dans tout son entrejambe et ses testicules
se contractèrent. Il ne tiendrait pas longtemps, l’orgasme se profilait déjà.
Le front posé sur ses bras croisés, Jacqui feula de plaisir et creusa davantage le dos pour venir à sa
rencontre. Cette femme était la grâce, la beauté et l’abandon sauvage rassemblés dans un emballage
irrésistible !
Il se pencha en avant, lui entourant la taille de ses bras, puis entra et sortit d’elle beaucoup plus
lentement. Tout était bon pour prolonger ce moment, pour la garder avec lui.
Ses cheveux lui chatouillaient le nez, et il les écarta pour déposer un baiser sur son omoplate et sur
sa nuque. Ensuite, il lui saisit un sein d’une main, tout en la maintenant fermement contre lui de l’autre.
— Je vais te chérir, lui chuchota-t-il à l’oreille en ponctuant sa déclaration d’un nouveau coup de
reins, puis deux.
Elle laissa échapper un sanglot rauque et il la serra plus encore contre lui.
Il ferma les yeux et s’efforça de reprendre le contrôle de sa respiration.
Il la sentait frémir sous lui et répondre à chacun de ses coups de boutoir. Soudain, il se redressa, le
regard rivé au sien. A chaque aller-retour, il lui fit une promesse, leur en fit à tous les deux. Plus aucun
doute, il avait trouvé ce fameux « plus » qu’il avait tant cherché. Et, ce « plus », c’était Jacqui.
Une nouvelle vague de désir s’abattit sur lui, et il renonça à toute forme de contrôle. Il s’abandonna
complètement à la passion, aux sensations bouleversantes que lui procurait la chair de Jacqui contre la
sienne, à leurs gémissements respectifs qui se répondaient. Elle gardait une certaine maîtrise d’elle-
même, mais ne luttait pas non plus.
Leurs rythmes étaient en totale synchronisation, tandis qu’ils couraient vers l’apothéose imminente.
Il en percevait les prémices dans chacune de ses terminaisons nerveuses.
Il avait le dos couvert de sueur et les mains moites, glissantes. Les muscles de ses cuisses et de ses
mollets brûlaient sous l’effort. Il y était presque. Si proche de l’abîme dans lequel il voulait sombrer.
Les petits gémissements de Jacqui emplissaient la pièce, rejoints bientôt par ses grognements plus
sourds. Il bougea alors plus vite, pilonnant sa chair palpitante à une vitesse dictée par son instinct
primitif.
Il glissa la main entre ses cuisses, trouva son clitoris dur et enflé, et le caressa sans relâche en se
calant sur le rythme de ses va-et-vient. Il serra les dents pour tenir encore un peu.
Soudain, elle tressaillit et se contorsionna en poussant un long cri, tandis que ses muscles se
contractaient sur son membre plus dur que jamais. Ce fut le signal. Il pouvait se laisser aller, la suivre
dans l’antre de la volupté. Ce fut à son tour d’avoir le corps secoué de spasmes, et il explosa en elle. Il
enfonça les doigts dans ses hanches et la pénétra une dernière fois, pantelant.
Puis le monde bascula… Il s’affala en avant, luttant désespérément pour approvisionner ses
poumons en air. Ses jambes se mirent à trembler et des gouttelettes de sueur s’écrasèrent dans le dos de
Jacqui.
Elle fut prise d’un frisson qui se répercuta dans les mains d’Henrik et jusque dans ses jambes. Alors
seulement il prit conscience que ses doigts commençaient à lui faire mal.
Il se releva et lâcha aussitôt ses hanches. D’intenses marques rouges s’y étaient imprimées à
l’emplacement de chacun de ses doigts et la culpabilité lui fit l’effet d’un coup de poing. Elles ne
tarderaient sûrement pas à se transformer en bleus sur sa peau pâle. Paradoxalement, il ne put s’empêcher
d’en éprouver une certaine fierté mêlée à une pointe de possessivité.
Il replaça ses mains sur les traces, prit une inspiration, deux, puis se détacha d’elle. Elle se laissa
tomber sur le canapé. Lui se dépêcha d’attraper un mouchoir pour se nettoyer.
Elle resta roulée en boule contre le dossier, les yeux fermés. Il la souleva sans la moindre difficulté
et la porta jusqu’à sa chambre.
Le soleil s’était caché derrière un nuage et la pièce était baignée d’une douce lumière grise. D’une
main, il tira la couette et se coucha dans le lit, Jacqui toujours blottie dans ses bras. Elle s’étendit,
emmêla ses jambes aux siennes et se pelotonna contre lui, la tête posée sur son torse.
Le silence s’installa autour d’eux et, pour une fois, il savoura la quiétude qu’il apportait. Il la serra
contre lui et lui embrassa le sommet du crâne, retrouvant son parfum associé à l’odeur de leurs ébats.
— Merci, murmura-t-il.
Le mot ne véhiculait pas le millième de ce qu’il ressentait et n’avait pas la profondeur qu’il aurait
voulu lui insuffler. Il dut se résigner et espérer qu’elle comprendrait.
Elle marmonna quelque chose, trop bas pour qu’il distingue quoi que ce soit, puis inspira et se
laissa aller contre lui. Tous ses muscles se détendirent.
Il déposa un autre baiser sur sa tête avant d’enfouir le nez dans ses cheveux en souriant. La sérénité
était une chose merveilleuse, et il profita de ce moment précieux, tout en se laissant lui aussi gagner par la
somnolence.
# 12

Un épais brouillard soporifique retenait Jacqui captive. Elle se lova dans la douce chaleur qui
l’enveloppait de la tête aux pieds en poussant un soupir comblé. Une main écarta délicatement les
cheveux qu’elle avait dans le visage et les fit glisser dans son dos. Un contact apaisant, des caresses
tendres…
Eh ! Une minute…
Son cerveau eut quelques ratés avant de se reconnecter à la réalité. L’odeur reconnaissable du sexe,
mêlée à celle d’Henrik, lui emplit les narines et elle se détendit. D’autres sensations se firent jour. Un
corps chaud contre elle. Le chatouillement de poils pubiens sur sa cuisse. Le léger battement de son cœur
et le torse qui se soulevait et s’abaissait régulièrement sous sa tête.
— Tu es réveillée ?
La voix grave d’Henrik gronda sous son oreille.
— Hmm.
Elle s’étira, déposa un baiser sur l’un de ses pectoraux et se contorsionna pour le regarder avec un
sourire aussi apathique qu’elle.
— J’ai dormi longtemps ?
— Non. Une demi-heure à peu près, répondit-il, avant de l’embrasser sur le front.
La léthargie qui engourdissait ses membres et faisait du moindre de ses mouvements une épreuve lui
disait qu’elle s’était assoupie bien plus longtemps… ou pas assez.
Elle posa le menton sur ses mains croisées pour le regarder.
— Je ne m’étais encore jamais endormie, après avoir fait l’amour.
Elle n’avait même jamais rien connu de semblable. Plonger dans le sommeil blottie contre un
homme avait un caractère intime qu’elle avait toujours fui. Pourtant, elle n’avait aucune envie de se lever
ni de partir.
Il leva un sourcil perplexe.
— Euh, merci ?
Elle pouffa.
— Je n’avais jamais demandé à personne de me faire… ça, avant.
Elle désigna du pouce son sexe qui se contracta, tandis que lui revenait le souvenir de la sensation
incroyable qu’il lui avait procurée avec sa langue. En revanche, elle était incapable de l’énoncer à voix
haute.
— Je n’avais jamais fait ça non plus, répondit-il avec un demi-sourire.
— Vraiment ?
Il le lui confirma en hochant la tête.
— Eh bien, c’était très, très agréable !
— C’est bon à savoir.
Il paraissait très satisfait et ses yeux pétillaient de fierté.
Ah, les hommes ! Elle lui donna une petite tape, puis s’étira pour venir planter un baiser sur ses
lèvres.
— A quelle heure dois-tu partir ?
Il avait un match à domicile ce soir.
Il se tourna vers son réveil.
— Dans une heure.
— Ne suis-je pas en train de perturber ton rituel d’avant-match ?
Son éclat de rire et la façon dont il l’étreignit suscitèrent une nouvelle vague de bien-être en elle.
— Non. Pas du tout.
Dommage. Enfin, non, c’était super, et dommage en même temps. Juste une fois. Une seule… La
promesse qu’elle s’était faite s’était volatilisée bien avant qu’il refuse de la baiser. « Je vais te chérir. »
Son cœur se serra.
— Est-ce que tu as un rituel ? demanda-t-elle en dissimulant la confusion qui l’habitait.
Il frotta son menton assombri par une barbe de trois jours.
— Je ne me rase jamais avant un match.
Voilà qui expliquait l’apparence négligée qu’il affichait sur toutes les photos de match qu’elle avait
trouvées de lui sur Internet. Apparence qui avait pimenté leurs ébats. Etait-il possible d’avoir des
brûlures aux cuisses à cause d’une barbe ?
— Et j’aime bien arriver à l’avance.
— C’est tout ?
Il lui passa les doigts dans les cheveux en haussant les épaules.
— Il y a encore deux ou trois détails pendant que je me prépare, mais rien d’exceptionnel.
Ses frères, eux, avaient toutes sortes de superstitions et de petites excentricités qu’il était hors de
question d’oublier avant une partie.
— L’aîné de mes frères, Dan, ne mange que des sandwichs au beurre de cacahuète et à la confiture
avant une rencontre. Et Colin refuse que quiconque touche à sa crosse le jour du match. Finn tient à faire
un footing pour s’échauffer, même s’il est très tôt ou qu’il fait un temps pourri. Quant à Aiden, continua-t-
elle en souriant, il ne lave pas ses chaussettes tant que l’équipe n’a pas perdu.
Henrik fronça le nez et elle acquiesça en l’imitant.
— Maman l’oblige à les laisser dans le garage, mais alors toute la pièce empeste.
— Tu as quatre frères, tous plus âgés que toi ?
— Oui. Et toi, tu as des frères ou des sœurs ?
Il déglutit, sa pomme d’Adam exécuta un bond impressionnant, puis la tristesse envahit ses traits.
Elle avait mis le doigt sur quelque chose de douloureux sans le vouloir.
— Un frère et une sœur.
Il avala de nouveau sa salive.
— Mais ma petite sœur est morte, il y a dix ans.
Elle éprouva une bouffée de compassion pour lui et pour le chagrin si vif qu’il portait encore.
— Je suis désolée. Je n’ose imaginer ce que je ressentirais, si je perdais l’un de mes frères.
Alors qu’ils avaient bien failli la perdre, et plus d’une fois.
Il s’éclaircit la voix d’un toussotement laborieux.
— Mon frère a dix ans de plus que moi. Nous n’avons jamais été proches.
— Tandis que ta sœur et toi l’étiez.
— Oui. Mais pas assez.
Il baissa les paupières, la soustrayant à son regard lourd de tristesse.
Elle se replaça dans le creux de son bras pour lui laisser un peu d’air, et se mit à dessiner du doigt
un motif sans queue ni tête sur son torse.
— Ça, ça m’étonnerait, finit-elle par dire, sincère.
Elle n’avait eu qu’un aperçu de l’amour qu’il était capable de donner et elle en était déjà
bouleversée.
Non qu’ils en soient là. Ils en étaient même loin. Sans compter qu’ils n’y tendaient pas du tout.
Son estomac se contracta, de nouveau malmené par les doutes et les peurs qu’elle nourrissait.
— Ta famille habite par ici ? s’enquit-il.
Elle bondit sur cette occasion de mettre ses tourments de côté.
— Oui. Tout le monde vit dans la région. Et la plupart de mes cousins également.
— Tu en as beaucoup ? l’interrogea-t-il avec de moins en moins de tension dans la voix.
Elle se lança dans un calcul mental, mais abandonna rapidement avec un petit rire.
— Cinquante ou soixante. Peut-être soixante-dix. J’ai du mal à les visualiser tous. Maman fait partie
d’une fratrie de huit enfants. Papa de cinq. Notre famille élargie est éparpillée un peu partout dans le
Minnesota et dans le nord du Wisconsin.
Les mains d’Henrik s’apaisaient peu à peu tandis qu’il lui caressait les cheveux d’un air absent.
— Je n’arrive pas à imaginer ça.
— Ce sont des Irlandais catholiques. Tous nés avant que l’Eglise ne tolère la pilule.
— Parce qu’elle est tolérée, maintenant ?
Elle se redressa.
— Pas officiellement. Mais officieusement, oui. Donner naissance à huit mômes, ce n’est déjà pas
simple, alors, les élever, n’en parlons pas !
Il rit, un rire entier, sans mélancolie, puis il la serra un peu plus contre lui, les yeux pétillants de
malice.
— Comment ? Tu ne rêves pas d’avoir huit enfants ?
Bam ! Sa question la prit au dépourvu, et elle ne put s’empêcher de tressaillir. Le sourire d’Henrik
s’envola aussitôt et elle se maudit pour sa réaction.
— Sûrement pas huit, s’obligea-t-elle à répondre avec un sourire si contraint qu’il devait plus tenir
du rictus. Deux me suffiraient amplement.
En admettant que je sois capable d’en avoir.
— Que se passe-t-il ?
Il lui caressa la joue, débordant de tendresse.
— Rien, lui assura-t-elle en détournant la tête avec un petit rire sec. Ça t’a plu de grandir à Boston ?
C’était sans doute le pire changement de sujet de toute l’histoire, et le silence qui s’éternisa ensuite
le lui confirma. Elle se risqua à l’observer du coin de l’œil. Il l’étudiait intensément.
— C’était pas mal, finit-il par répondre, laissant couler sa main dans ses cheveux jusqu’aux pointes.
— Tu parles de la ville ou de ton enfance ?
— Euh… des deux ?
Elle pouffa.
— C’est une question ?
Il se contenta de hausser les épaules et elle capitula en souriant.
— D’accord, on arrête les questions sur la famille.
Et, à ces mots, elle grimpa sur lui. Leurs peaux s’effleurèrent et le regard d’Henrik retrouva cette
nuance vert foncé qu’elle adorait.
Elle força le passage entre ses dents et se perdit dans un long baiser qui barra la route à toute autre
pensée, savourant chaque caresse de sa langue, chaque mordillement. Il portait encore son odeur, une
odeur musquée qui s’accrochait à sa barbe naissante. Ce détail aphrodisiaque raviva le souvenir du
contact rugueux qui l’avait tant excitée.
Elle se tortilla. Avec les jambes ainsi écartées, elle était prête à recommencer. Ce serait si facile de
se glisser sur lui, de s’emplir de lui. Seigneur !
Elle avait tant envie de lui ! Cet homme complexe et attentionné ne cessait de la surprendre.
Leur étreinte se prolongea et, frémissante, elle se laissa de nouveau submerger par une douce
langueur, avec une telle facilité, une telle… justesse.
Cette constatation s’imposa à elle et obstrua tout le reste.
Elle interrompit leur baiser pour enfouir la tête contre son épaule, se cachant de lui, d’elle-même, de
tout ce qu’elle refusait d’admettre.
Il la tint contre lui et lui caressa le dos, les cheveux, tout ce qu’il pouvait atteindre, jusqu’à ce
qu’elle sente les larmes brûlantes affluer derrière ses paupières. La gorge sèche et endolorie, elle pressa
les yeux et les lèvres de toutes ses forces afin de tout contenir. Y compris ce désir ardent d’attirer Henrik
dans sa vie, alors que le compte à rebours jusqu’à décembre était déjà bien entamé.
Elle ne pouvait pas faire ça. Pas si…
— Il faut que je me prépare, dit-il, la voix pleine de regret.
Sans un mot, elle s’écarta de lui et le remercia silencieusement, soulagée.
— Je dois y aller aussi.
Au moment où elle comptait se lever, il la retint par le poignet. Elle se retourna, sur ses gardes.
— Je ne veux pas en rester là, déclara-t-il avec un regard éloquent. J’ai des billets pour le match de
ce soir, et j’aimerais que tu viennes.
Son cœur fit une embardée et son estomac se tordit. Elle dut déployer tous ses efforts pour se
pencher et l’embrasser, un sourire plaqué sur les lèvres.
— C’est gentil, mais je travaille.
Il baissa la tête et sa déception la frappa en pleine poitrine.
— D’accord. Alors c’est tout ? demanda-t-il en relevant la tête, résigné.
Elle se détourna par réflexe, comme pour se protéger, et se mit en quête de ses vêtements.
— Je n’ai pas dit ça, répondit-elle en quittant la pièce pour parcourir à rebours le chemin de leur
passion, et récupérer au passage les indices qu’ils avaient semés dans tout le salon depuis le piano.
— Quoi, alors ?
Il la suivit, sans faire mine de vouloir s’habiller. Elle avait bien conscience de son regard, tandis
qu’elle enfilait sa culotte. Piquée au vif par le ton de défi qu’il avait employé, elle lui fit face plutôt que
d’esquiver.
— Où est le problème ? Je croyais qu’on s’amusait bien ?
Il croisa les bras et sa mâchoire se contracta.
— C’est plus que ça.
Il était appuyé contre le chambranle, mais sa position s’était raidie, depuis ses épaules bien droites
jusqu’à son genou replié. Chaque centimètre de son corps nu et magnifique était exposé devant elle.
Elle fronça les sourcils et se pencha pour mettre son jean.
— Comment ça ?
Lorsqu’elle se redressa, il avait disparu. Elle se dépêcha de retrouver son soutien-gorge et acheva
de se rhabiller. Tout était en train de foirer. C’était nul. Elle avait envie de lui et pourtant elle lui faisait
mal, c’était évident.
Les hommes n’étaient-ils pas censés rechercher des aventures sans lendemain, apprécier les petits
coups vite faits et sans engagement ?
— Tiens, lança-t-il d’un ton abrupt qui fusa depuis l’autre bout de la pièce.
Elle se tourna et sursauta. Une serviette nouée autour de la taille, il incarnait la masculinité dans
toute sa splendeur. N’importe quelle femme se serait estimée privilégiée de l’avoir auprès d’elle.
N’importe quelle femme, sauf elle, manifestement.
Elle avisa la boîte qu’il tenait sur le côté. L’emballage montrait un synthétiseur sur lequel figurait
l’inscription « Yamaha », suivie du numéro du modèle en caractères gras.
Abasourdie, elle passa en revue les hypothèses que lui soumettait son cerveau, les rejetant toutes au
fur et à mesure.
— Qu’est-ce que c’est ? parvint-elle à demander, la bouche sèche.
Non, c’était impossible… Il n’était quand même pas en train d’essayer de l’acheter ? Ou pire : de la
payer ?
Il désigna la boîte.
— C’est pour toi.
Puis il plissa le front.
— Pour ta musique, ajouta-t-il. Tu as dit que le synthé était ta spécialité, et le vendeur de ton
magasin m’a assuré que c’était le top en la matière.
Le vendeur de son magasin ?
Elle prit une profonde inspiration et ravala les répliques cinglantes qui se bousculaient dans sa
gorge.
— J’en ai un très bon chez moi, et j’ai accès à d’autres modèles à l’université. Je n’ai pas besoin
d’un nouveau clavier.
Il inclina la tête en fronçant davantage les sourcils.
— Je me suis renseigné de mon côté aussi, et celui-ci est vraiment le meilleur.
Il tendit la boîte comme pour accentuer son propos.
Elle le dévisagea, partagée entre la colère et la confusion.
— Est-ce que c’est un… paiement ?
— Quoi ? s’exclama-t-il avec un mouvement de recul, les yeux exorbités. Non !
Elle avança vers lui, ses jambes menaçant de se dérober sous elle à chaque pas.
De l’innocence. Elle la voyait à présent. De l’innocence et, maintenant, de l’incompréhension et du
repli sur soi. Elle qui croyait être douée pour déchiffrer les hommes grâce à l’expérience qu’elle avait
acquise en grandissant avec quatre spécimens ! Ce qu’elle avait là sous les yeux — ce cadeau — était un
geste de pure gentillesse.
A moins qu’il ne joue avec elle.
— Alors pourquoi ? insista-t-elle en s’arrêtant à quelques dizaines de centimètres de lui, toujours
sur ses gardes.
— Je voulais te faire plaisir. Tu peux l’échanger si tu préfères un autre modèle, expliqua-t-il, une
note d’exaspération dans la voix, cette fois.
Le poids qu’elle avait sur la poitrine s’envola et elle put inspirer.
— Je ne peux pas accepter, répondit-elle toutefois en secouant la tête.
— Pourquoi ?
Il fronçait de nouveau les sourcils.
Elle fit encore un pas vers lui et posa la main sur sa joue. Tout s’adoucit chez lui. Son regard, ses
épaules, son expression. Et merde ! Il allait vraiment finir par la faire craquer !
— Parce que c’est trop, Henrik. On se connaît à peine. Je ne veux pas que tu m’offres des trucs.
Elle laissa glisser sa main jusque sur sa nuque.
Il poussa un gros soupir.
— Alors que veux-tu ?
Juste toi.
Elle ravala la réponse qui lui était venue spontanément, son cœur battant la chamade. Mais, comme
c’était la vérité, elle ne se retint pas longtemps.
— Toi, dit-elle.
Il écarquilla les yeux, d’où fusa une lueur d’espoir.
— Tu n’as pas besoin de m’acheter, se dépêcha-t-elle d’ajouter. Je t’apprécie pour ce que tu es. Tu
as déjà été si gentil avec moi. C’est bien assez.
— Tu m’apprécies ?
Innocence et incrédulité. Comment était-il possible que ce même homme écrase littéralement les
autres sur la glace ?
— Oui.
Elle lui donna un baiser rapide mais ferme, puis recula avec un sourire sincère.
— Tu peux me croire. Et défonce-les tous, ce soir.
Elle lui pressa le bras, attendit qu’il hoche la tête, puis prit la direction de la porte.
— On part en déplacement, demain… Pour trois matchs.
Il avait posé la boîte contre le dos du canapé et s’était précipité pour ouvrir la penderie avant elle.
Comment un homme aussi grand pouvait-il se mouvoir aussi discrètement ?
Elle fit un pas de côté et le laissa l’aider à enfiler son manteau. Lorsqu’elle se tourna vers lui, il lui
agrippa les épaules et l’étudia pendant un court mais intense moment.
— Je t’appelle, fit-il.
Pour recommencer ? Elle eut beau essayer de toutes ses forces, le mot « non » refusa de franchir ses
lèvres.
— D’accord.
Dans quoi s’engageait-elle ? Aucune idée, mais elle gérerait. Cet homme était en train de se faire
une place dans sa vie, et elle n’avait aucune envie de l’arrêter.
Soudain, une nouvelle crampe lui tordit l’estomac, et l’éclair de douleur fusa dans tout son buste
comme pour se moquer d’elle. Décembre paraissait encore tellement loin. Il pouvait se passer tant de
choses d’ici là, et elle était prête à parier que leur histoire, pour peu qu’il y en ait une, serait terminée
depuis longtemps avant que Thanksgiving pointe le bout du nez.
Le bon sens lui intimait de mettre un terme à cette histoire, là, tout de suite, et bon nombre
d’arguments tendaient à lui donner raison. Pourtant, elle avait envie de prendre ce qu’il avait à lui offrir
et d’en profiter égoïstement tant qu’il en était encore temps.
# 13

— Eh ! Mec, l’interpella Justin Feeney en le poussant sur le côté, l’obligeant à se déporter de


quelques pas. On descend dans dix minutes. Les filles sont au bar.
Henrik lui rendit sa ruade et continua à avancer dans le couloir de l’hôtel sans répondre. Tirer un
coup en vitesse était la dernière chose dont il avait envie.
— Oh ! allez quoi ! râla Feeney. Ne me dis pas qu’il y en a déjà une qui a réussi à te mettre le
grappin dessus et qui tient tes couilles dans un étau.
Ça ne méritait même pas de réaction. Il sortit sa clé magnétique de sa poche en continuant à regarder
droit devant lui.
— Ah bon ? Roller a des couilles ? Je croyais qu’il les avait perdues il y a des années, éructa Ted
Cutter.
Très original. Il leur fit un doigt d’honneur et inséra la carte dans la serrure. C’était tout ce qu’ils
méritaient avec leur connerie. La porte se déverrouilla et il la poussa pour entrer.
— Je passe te chercher quand on y va.
Les derniers mots de Feeney furent coupés par le claquement du battant qui se refermait. Dieu merci.
Henrik soupira et jeta sa clé sur le bureau. Il s’étira dans un bâillement surgi de nulle part. Il
n’aimait pas les voyages en bus. Il ne les avait jamais aimés, mais à présent ça le fatiguait bien plus vite
que cinq ans plus tôt. Il n’était plus qu’un vieux con, en somme. Cette réflexion lui arracha un petit rire
sarcastique. Le monde du hockey était l’un des rares endroits où l’on était presque obsolète à vingt-neuf
ans.
Il s’assit lourdement sur le lit, la tête entre les mains. La saison avait repris depuis trois semaines à
peine et il était déjà épuisé. Dans quel état serait-il, après les soixante-dix prochains matchs ?
Manger, dormir, jouer : cette routine rythmait ses journées depuis si longtemps qu’il ne se rappelait
plus comment était la vie sans cela. Elle ne devait pas se limiter à ça, si ?
Encore une fois se posait la question du fameux « plus » qu’il pourrait y apporter. « Plus », un terme
si vague… Saurait-il seulement le reconnaître, ce « plus », lorsqu’il l’aurait trouvé ? A moins qu’il ne
coure après une illusion ? Non, il l’avait frôlé avec Jacqui. Il avait entrevu ce quelque chose qui
surpassait tout ce qu’il avait connu.
Jusque-là, il avait fait diversion en enchaînant les relations avec des filles superficielles. Un moyen
efficace pour occuper son temps libre. Efficace et inutile.
Qu’est-ce que cela révélait sur lui et sur la carrière pour laquelle il était censé se passionner ?
Il vérifia l’heure. Encore trois heures avant de prendre la direction de la patinoire. Cet intervalle
entre l’entraînement du matin et l’échauffement pour le match était le seul moment de tranquillité dont ils
disposaient pendant les déplacements.
Jacqui devait être en cours. Il était parvenu à cette conclusion au fil des messages et des coups de
téléphone qu’ils avaient échangés, ces dernières semaines. Les petits textos et les conversations plus
longues faisaient désormais partie de son rituel d’avant-match lorsqu’il était sur les routes, et il comptait
vraiment dessus. Lorsqu’il était chez lui, il tenait à la voir.
Malgré tout, il conservait l’impression dérangeante qu’elle pourrait bien prendre la fuite à tout
moment. Il le sentait en dépit des liens qu’ils avaient tissés très naturellement. Il avait cessé de lui
demander d’assister à ses matchs à domicile et renoncé à lui faire des cadeaux, puisqu’elle refusait tout
en bloc et lui échappait un peu plus à chaque fois. Elle travaillait presque chaque soir et tous les week-
ends — ce qui était beaucoup trop, à son avis, et ne lui facilitait pas la tâche pour des sorties dignes de ce
nom. Toutefois, il avait été un peu rassuré lorsqu’il avait compris qu’elle ne se servait pas de son boulot
comme prétexte pour l’éviter.
Elle représentait tout ce qu’il avait toujours voulu sans même le savoir. Calme était un adjectif qui
lui correspondait bien. Apaisante. Elle comblait le vide et le faisait rire.
Les histoires qu’elle lui racontait sur ses frères et sa famille lui donnaient envie de connaître la
même chose avec elle. Un foyer, l’engagement et la sécurité qui allaient avec. Elle menait une existence
façon Sept à la maison, ce genre d’existences dont il pensait qu’on ne le trouvait que dans les séries.
C’était tellement à l’opposé de son expérience qu’il se surprenait parfois à douter de la réalité de ce type
de vies, tout en rêvant de l’avoir.
Il lui envoya un petit message.

Tu es dispo ?

Il sortit sa tablette de son sac et s’installa sur le matelas en s’appuyant contre la tête de lit. Cinq
minutes s’écoulèrent, pendant lesquelles il vérifia ses e-mails. Des spams et des publicités pour la
plupart, mais qui demandaient du temps. Et puis, il y avait aussi parfois un message de la fondation
Amelia G. Hedberg qui requérait son attention. Il ne voulait surtout pas recevoir un coup de fil agacé de
sa mère parce qu’il avait raté un échange de missives concernant le patrimoine des Hedberg. Mieux valait
rester à jour avec ce genre de responsabilités. Des responsabilités qu’il prenait très au sérieux, quoi
qu’en pense sa famille.
Il était en train de parcourir la liste de films de son dossier cinéma lorsque son téléphone se
manifesta.
Je suis dans une salle de répète. Quoi de neuf ?

Ton ordinateur est allumé ?

Oui.

Parfait ! Il ouvrit son application vidéo et l’appela une seconde plus tard. Bientôt, elle apparut à
l’écran. Qu’elle était belle ! Ses cheveux brillants, lâchés comme toujours, encadraient son visage,
mettant en valeur ses joues roses et ses yeux foncés.
— Salut, Henrik.
Il lui suffit de voir son sourire pour aller mieux.
— Salut, Jacqui.
— Comment vas-tu ?
— Bien. La routine. Et toi ?
L’image bascula et des parties de la pièce où elle se trouvait apparurent par bribes, avant que son
visage se matérialise de nouveau.
— Désolée, fit-elle en repoussant ses cheveux par-dessus son épaule. Temps libre ?
Il acquiesça.
— Oui.
Elle avait fini par retenir son emploi du temps aussi. Leur relation un peu décousue avait évolué
grâce aux appels téléphoniques, aux messages et aux chats vidéo.
— Tu es en train de travailler ? demanda-t-il.
Il reconnaissait la salle de répétition de l’école derrière elle. Il l’y avait déjà vue.
— Mon sport de prédilection, lança-t-elle avec une espièglerie aussi rafraîchissante qu’à peu près
tout chez elle. Tu es prêt pour le match ?
— Bien sûr !
Ça ne variait pas beaucoup d’un soir à l’autre.
— Rylie et moi faisons du bon boulot ensemble, ajouta-t-il.
Le coach avait effectué le changement quatre rencontres plus tôt.
— Ah oui ? Et comment le prend Sparks ?
— Ça va.
Comme c’était agréable de pouvoir lui parler de hockey et de sentir qu’elle s’intéressait à la
conversation. Sa prétendue neutralité en la matière avait d’ailleurs évolué, du moins lorsqu’il était
concerné. Il y voyait un signe encourageant et profitait de cette confidente inattendue.
— C’est le jeu. Et puis, il est toujours bien placé dans la composition de l’équipe.
— Comment va ta cuisse ?
Il frotta machinalement le bleu auquel elle faisait allusion, sa sollicitude atténuant la douleur
résiduelle.
— Ce n’est rien de grave.
Elle renifla, moqueuse.
— Rien ne peut atteindre un hockeyeur, c’est ça ?
— Pas s’il veut jouer.
C’était un sport intense. Ils avaient appris à supporter la souffrance dès le moment où ils avaient eu
une crosse en main.
— Ce n’est qu’une contusion. J’ai connu pire. Et toi, sur quoi planches-tu ? demanda-t-il pour
changer de sujet.
— Mon récital de fin d’études, répondit-elle en fronçant le nez d’une façon adorable.
— Tu avances bien ?
Depuis qu’ils avaient fait de la musique ensemble, il l’avait convaincue de lui en faire entendre
plus.
— Je touche au but.
— Tu veux bien m’en jouer un morceau ?
Il aurait pu l’écouter la journée entière.
Soudain, de lourds coups retentirent à la porte.
— Roller ! Ramène tes fesses. On descend.
Henrik bascula la tête en arrière contre le mur en grognant.
— Qui est-ce ? s’enquit Jacqui.
— Allez ! Je sais que tu es là.
Les coups redoublèrent, l’empêchant de formuler la moindre réponse.
— Attends une minute, demanda-t-il à Jacqui en posant sa tablette sur le lit.
Il se rua sur la porte et l’ouvrit brusquement.
— Quoi, bordel ?
Feeney écarta les bras.
— J’essaie juste de t’aider à t’en sortir, mon vieux.
— Ah oui, et comment ?
— En te trouvant une poule.
Henrik ne doutait pas une seconde que Jacqui avait entendu ça.
— Va te faire foutre !
Il tenta de claquer la porte, mais Feeney y plaqua la main et la retint.
— Sérieux ?
Son front bosselé était marqué par l’incrédulité. Avec son nez tordu et ses joues couvertes de
cicatrices, il n’était pas vraiment beau, mais ça ne l’empêchait pas de baiser à tour de bras.
— Oui.
— Elle s’appelle comment ?
— Qui ?
— Ta nouvelle conquête, celle qui t’a muselé les couilles ?
Henrik s’avança vers l’homme fort de l’équipe, le poing serré. Il en avait plus que marre des
réflexions et des plaisanteries qui circulaient sans arrêt sur ses relations sentimentales.
— Putain, mais quel mal y a-t-il à être fidèle à une femme ? A se montrer gentil avec elle et à la
traiter mieux qu’un vulgaire coup d’un soir ?
Feeney soutint son regard sans vaciller.
— Aucun. Du moment qu’elle te respecte aussi.
Pan ! dans les gencives. Il marquait un point. Tous les chocs qu’il avait reçus n’avaient peut-être pas
vidé son cerveau de toute forme d’intelligence.
Henrik recula en serrant les dents et claqua délibérément la porte au nez de Feeney, qui ne l’en
empêcha pas, cette fois.
Merde !
Il inspira profondément, puis regagna son lit, espérant que Jacqui était toujours en ligne, tout en
croisant les doigts pour qu’elle n’y soit plus et ait ainsi échappé aux commentaires de Feeney. Avec leurs
emplois du temps chargés, leur relation continuait à flotter sur un nuage de plaisir et de facilité, avec
quelques rares incursions sur un terrain plus profond. Il n’avait pas envie de devoir justifier devant elle
ses anciennes habitudes avec les femmes. Pas alors qu’il ne la tenait pas dans ses bras et n’était pas en
mesure de lui faire comprendre.
Les notes délicates du piano s’élevèrent de la tablette et il s’arrêta hors champ pour écouter. Elle
était toujours là. Il répugnait presque à se manifester, mais ne voulait pas risquer de perdre le peu de
temps qu’il avait avec elle.
Elle s’interrompit alors qu’il était en train de se réinstaller contre la tête de lit. Son sourire n’était
plus aussi éclatant. Sans doute le sien ne l’était-il plus non plus.
— Tu as entendu ? demanda-t-il, l’estomac noué.
— Difficile de faire autrement.
— Désolé.
Elle haussa les épaules.
— Tu pouvais descendre, si tu voulais. J’ai bientôt un cours de toute façon, dit-elle, en vérifiant
l’heure de façon ostentatoire.
Ses paroles lui firent l’effet d’un coup de poignard.
— Je n’en ai pas envie.
Ne l’avait-elle donc pas compris ?
— Ah non ?
— Non.
Il saisit sa chance et ajouta :
— Tu es la seule fille avec laquelle je couche.
Ils n’avaient jamais abordé la question de la fidélité et il espérait que cette allusion ne la ferait pas
fuir.
Son petit sourire sembla au contraire se réchauffer timidement, puis elle releva la tête et l’observa à
travers la distance de la technologie.
— Tu es toujours à Raleigh ?
Il dut réfléchir.
— Non, à Washington.
— Alors pourquoi y a-t-il exactement le même tableau au mur, derrière toi ?
Il se tourna pour jeter un coup d’œil à la reproduction de peinture accrochée au-dessus de lui.
— C’est le même ?
— Tu ne l’avais pas remarqué ?
— Je ne crois pas.
L’image était-elle réellement identique ? Il avait déjà vu tant de chambres d’hôtel différentes qu’il
les confondait toutes.
— Ce doit être pénible.
— Tu n’as pas idée !
Beaucoup de femmes s’imaginaient que voyager était exotique et amusant. Il n’y avait pourtant rien
de glamour dans les entrailles d’un stade ni dans une chambre d’hôtel, quel que soit son nombre d’étoiles.
Car c’était à peu près tout ce qu’il découvrait de chaque ville. Ça, et le bus qui les emmenait d’un endroit
à l’autre.
— Heureusement, on rentre cette nuit, dit-il, en se frottant les yeux.
— Tard ?
— Vers 2 heures du matin. Si tout se passe bien.
Elle fit résonner quelques touches de piano en l’étudiant du coin de l’œil.
— A quelle heure es-tu arrivé à l’hôtel, hier soir ?
— A peu près à la même heure.
— Ça a l’air épuisant, vu d’ici.
Il confirma d’un grognement. La musique prit la consistance d’une douce mélodie qui ressemblait
beaucoup à l’un des morceaux qu’ils avaient joués ensemble, sans l’être tout à fait.
— Tu devrais te reposer un peu tant que tu en as l’occasion.
Il ajusta les oreillers derrière lui et se laissa glisser jusqu’à ne plus avoir que l’arrière du crâne
contre la tête de lit.
— En général, je suis trop nerveux pour y arriver.
— Je vois.
Son profil se découpait dans un jeu d’ombre et de lumière tandis qu’elle se balançait en rythme avec
la musique.
— Tu veux que je t’aide à te détendre ? demanda-t-elle.
— Dommage que tu ne sois pas ici avec moi, répondit-il avec un petit rire, surpris par la question.
Elle l’avait relaxé à merveille avant ses trois derniers matchs à domicile. Il avait même fait
certaines des meilleures prestations de sa carrière après avoir fait l’amour avec elle.
— Défais ton pantalon, dit-elle d’une voix monocorde, sans regarder l’écran.
Elle ne plaisantait pas. Son ton autoritaire ne laissait planer aucun doute.
— Ah oui ?
Il baissa l’élastique du bas de son survêtement, curieux de voir où elle voulait l’emmener.
— Est-ce que tu bandes ?
— Ça vient.
Rapidement, même. Son sexe s’allongea et se durcit dans sa main en même temps qu’un grondement
d’excitation lui montait dans la poitrine.
Lorsqu’elle se tourna de nouveau vers l’écran, elle arborait ce sourire aguicheur qu’il aimait tant
chez elle.
— Caresse-toi.
Il s’exécuta sans difficulté. C’était audacieux et aussi proche de la perfection que possible sans
qu’elle soit à ses côtés. Il déplaça sa main pour que les callosités s’accrochent à son gland à chaque
aller-retour.
— Garde les yeux ouverts.
Ses paupières se relevèrent et il croisa son regard brûlant. Il ne s’était même pas rendu compte qu’il
les baissait, mais elle avait raison d’insister : la vue était bien plus agréable comme ça.
— Est-ce que tu vas te joindre à moi ? demanda-t-il, étalant sur son membre les gouttes de sève qui
perlaient au bout.
Elle secoua la tête de façon presque imperceptible et son sourire s’élargit.
— Non, c’est pour toi exclusivement.
Il jeta le bassin en avant pour mieux s’enfoncer dans sa prise étroite. Il retint son souffle puis le
relâcha avec un long soupir.
— Tu es tellement impétueux, déclara-t-elle avec une pointe d’émerveillement et du désir dans la
voix.
Bon sang, elle allait le rendre fou ! Il accéléra le geste, ses hanches se calant sur la même cadence.
La lueur particulière de l’écran ne l’empêchait pas de distinguer les prunelles de Jacqui, d’un marron
riche. Elle aspira sa lèvre inférieure en la retenant avec les dents, puis la relâcha doucement.
— Ralentis.
Le râle de frustration qu’il poussa retentit dans la pièce, couvrant pendant un instant la musique
qu’elle jouait. Il fallait qu’il retrouve le titre de ce morceau, mais pas maintenant. Pas avec l’orgasme qui
se préparait. Il obéit et revint à des caresses plus modérées qui ne risquaient pas de lui faire perdre les
pédales.
— Combien de temps peux-tu tenir ? l’interrogea-t-elle.
Oh ! merde.
— Aussi longtemps que tu voudras.
Il n’en était pas certain, mais il enfoncerait ses ongles dans son sexe si nécessaire pour s’empêcher
de jouir.
Jacqui ferma les yeux et entrouvrit les lèvres.
— Pourquoi est-ce que ça me fait autant d’effet ?
— Je ne sais pas, répondit-il, pantelant, deux octaves plus bas que d’habitude. Mais ça fonctionne
sur moi aussi.
La dynamique sexuelle n’était pas tellement différente de celle qu’il avait connue avec les autres
femmes, à cette exception près que les rôles étaient inversés. Jacqui aimait dominer au lit, et c’était mille
fois mieux.
— Stop !
— Merde, grommela-t-il en se pliant en deux tandis qu’il obligeait sa main à s’immobiliser.
— Je m’amuse beaucoup, déclara-t-elle avec un petit rire guttural qui lui donna un frisson.
Elle allait le tuer. Le torturer d’abord, puis le tuer. Et ça ne le dérangeait pas le moins du monde.
Il se laissa retomber sur les oreillers en secouant un peu la tablette au passage. La tenir en place
commençait à relever du défi.
— Tes yeux sont si verts maintenant, constata-t-elle en s’humectant les lèvres. Ils ne prennent cette
nuance que lorsque tu es excité.
Alors que les siens adoptaient une teinte chocolat.
— Je veux que tu passes le pouce sur ton gland et que tu imagines que je suis en train de le sucer, de
titiller le petit trou avec ma langue.
Nom de Dieu ! Cette fois, il ne put s’empêcher de fermer les yeux, de toutes ses forces. Cette vision
faillit le faire chavirer et il eut beaucoup de mal à réprimer son orgasme. Ses testicules étaient lourds, et
son sexe si dur qu’il aurait pu frapper un palet à plus de neuf mètres avec.
Cependant c’était elle qui détenait le pouvoir, et il trouvait ça si bon !
— Ouvre les yeux, Henrik.
Sa façon de prononcer son nom agissait sur lui comme un détonateur de désir. Il en prenait seulement
conscience. Se pliant à sa volonté, il effleura le bout de son sexe avec le pouce, agrippant la tablette avec
plus de force. Oh oui ! Il insista un peu sur l’orifice et un éclair de volupté fusa dans son membre pour
enflammer tout son entrejambe. Un gémissement de plaisir lui échappa.
— Comment savais-tu que j’aimais ça à ce point ? parvint-il à demander.
— J’ai été attentive, répondit-elle d’un air entendu. Caresse-toi. Plus vite.
— Enfin, marmonna-t-il, imprimant plus de force à son mouvement, exactement comme il le voulait.
Son bassin se souleva de nouveau pour aller à la rencontre de sa main. La tablette montait avec son
torse, lorsqu’il aspirait de l’air.
— Ça y est presque, annonça-t-il avec peine.
— Pas encore.
— Bientôt, insista-t-il, même s’il relâcha un peu la pression sur son sexe.
Il expira longuement. Son autre main tremblait. Il essaya d’empêcher la tablette de vaciller, en vain.
— Je vais jouir rien qu’en te regardant ! s’exclama Jacqui.
— Ça ne m’aide pas, siffla-t-il entre ses dents serrées, arrêtant son geste.
— Continue !
Oh là là ! Il pinça les lèvres et respira par le nez, luttant pour repousser l’explosion qui risquait de
survenir à tout instant.
Le visage de Jacqui était lui aussi empreint de passion. Elle avait les joues et les lèvres rouges, la
bouche entrouverte et le souffle court.
— Vas-y, Henrik.
Cette fois ça y était. Il accéléra, brisa toutes les barrières et se précipita vers le climax. Ses muscles
se contractèrent et son avant-bras frôla la tendinite, tandis que sa semence chaude jaillissait sur son T-
shirt et sa main.
— Bordel de merde !
Il poussa un dernier grognement avant de s’abandonner complètement.
Enfreignant l’ordre qu’elle lui avait donné un peu plus tôt, il ferma les yeux et se laissa tomber en
arrière. Son cœur cognait comme un fou, ses battements se répercutant jusque dans ses veines. Il partit à
la dérive, euphorique, porté par la décharge d’endorphines qui s’était fracassée sur lui.
Au bout d’un moment, le piano finit par s’imprimer dans son cerveau qui tournait au ralenti. Le son
était plus fort. Avait-elle continué à jouer pendant tout ce temps ? Il ne s’en souvenait pas.
Des coups répétés firent trembler le mur derrière lui. « Roller a marquéééé ! » distingua-t-il à
travers l’épaisse paroi.
Les enfoirés.
— C’était…
Jacqui s’éclaircit la voix et il s’obligea à rouvrir les yeux. Par quel miracle avait-il réussi à
maintenir la tablette droite ? Elle haletait presque aussi bruyamment que lui. Toute rouge, magnifique. La
musique s’arrêta.
— Il faudra qu’on recommence.
Il éclata de rire.
— Je suis partant !
— Maintenant, tu devrais mettre ton réveil, lui conseilla-t-elle, son sourire doux atténuant les restes
de passion qui s’attardaient sur ses traits.
— Tu as raison.
— Bonne chance pour ce soir.
Il la contempla, encore en pleine extase, serein.
— Tu me manques.
La vérité lui avait échappé, flottant à travers le cyberespace. Il n’avait jamais dit ça à aucune de ses
compagnes. Et Jacqui était sa compagne, du moins dans son esprit. Allait-elle prendre ses jambes à son
cou s’il le lui avouait ?
Elle ferma les yeux, renifla. Et le bonheur rassasié d’Henrik en fut aussitôt pulvérisé. La claque ! Il
écrasa les quelques espoirs qu’il avait osé entretenir, se maudissant de lui avoir ainsi ouvert son cœur,
d’avoir voulu la rendre heureuse, alors qu’il était évident qu’elle n’avait pas besoin ni envie qu’il le
fasse.
— Je vais te laisser, parvint-il à dire dans un souffle. Tu es en train de perdre ton heure de
répétition.
Sad Song. Chanson triste. C’était le titre du morceau qu’elle avait interprété. Morceau qui figurait
déjà dans sa liste de lecture, la première fois qu’ils avaient fait l’amour.
— J’ai payé pour une heure de plus.
Elle rouvrit les yeux, dévoilant ses émotions. Des émotions qu’il était incapable de déchiffrer à
travers l’écran.
— Tu me manques aussi, ajouta-t-elle.
Soudain, la connexion s’interrompit, sans qu’il ait eu le temps de répondre. Et Jacqui disparut, le
laissant sur sa faim. Avait-il bien entendu ?
Il posa la tablette sur le lit, rayonnant, tandis qu’une chaude lumière inondait tout son corps. Elle
n’avait pas de cours prévu comme elle l’avait prétendu, et elle avait utilisé son argent durement gagné
pour pouvoir lui parler plus longtemps. Et, pour couronner le tout, il lui manquait.
Y avait-il bel et bien un espoir, en fin de compte ? Oh ! ce n’était qu’une faible lueur, mais elle était
bien là. Et, tout éphémère qu’elle soit, il la nourrirait pour tenter de la faire croître encore.
# 14

Lorsque Jacqui sortit précipitamment du bâtiment, le vent froid lui frappa le visage. Il balaya ses
cheveux et secoua les branches nues des arbres qui bordaient le sentier.
— Pourquoi persistes-tu à jouer les cachottières avec moi ? demanda Aiden.
Il l’avait appelée au moment où elle s’apprêtait à quitter la salle de répétition. Elle avait décroché
uniquement parce qu’elle était encore sous le coup de sa séance vidéo avec Henrik, partagée entre
amusement et bouleversement. D’où lui venait ce besoin de domination ?
— Je ne joue pas les cachottières, Aiden, lui assura-t-elle d’un ton ni très convaincu ni très
convaincant.
A juste titre, puisque c’était exactement ce qu’elle faisait depuis un mois.
Elle enfonça un peu plus ses écouteurs dans ses oreilles, remonta son sac à dos sur son épaule et
continua à avancer vers sa voiture. Sa priorité numéro un, en cet instant, était de se débarrasser de son
frère. D’autant qu’elle n’avait aucune idée de ce qui se passait entre Henrik et elle.
— Tu mens très mal, Jac !
Si seulement il savait à quel point il se trompait. Elle cachait ses peurs à sa famille depuis si
longtemps. Aucun d’entre eux ne se doutait de l’angoisse dans laquelle la plongeait l’anniversaire qui
approchait.
— Et si ça ne te regardait pas, tout simplement ?
— Tout ce qui te concerne me regarde.
— Ah bon ?
Elle slaloma entre plusieurs personnes, tout en empêchant le vent de crachoter dans le micro qui
pendait à la cordelette de son téléphone.
— A propos, comment va Sheila ?
Elle perçut le ricanement étouffé de son frère.
— Nous n’avions pas les mêmes aspirations.
— Tu as déménagé ?
— Le week-end dernier.
— Quelqu’un est au courant, dans la famille ?
Il y eut une pause.
— Ça ne fait que quelques jours…
Elle jeta son sac sur le siège arrière de sa voiture et s’engouffra à la place du conducteur en
frissonnant. Le vent avait tourné très peu de temps après Halloween et l’hiver était là. Il neigerait
sûrement d’ici peu.
— Tu habites où pour l’instant, alors ?
— Chez un pote.
Et une réponse évasive de plus ! Le squatteur de canapé avait encore frappé.
— Tu n’as besoin de rien ?
— Non.
Elle était aussi habituée à ce genre de refus catégorique de sa part. Il voulait toujours que tout se
passe à sa manière et tenait à se débrouiller seul.
— Demander de l’aide n’est pas un crime, lui rappela-t-elle en grimaçant, car elle entendait déjà sa
réaction.
— Tu peux parler, toi !
Dans le mille ! Elle rit en se laissant aller contre l’appuie-tête.
— Fichus caractères indépendants, plaisanta-t-elle. Et fichus parents qui nous ont appris à être forts.
Les gloussements de son frère retentirent dans l’appareil, puis il y eut un silence, avant qu’il
revienne à la charge.
— Donc, tu vas bien ?
— Je vais toujours bien.
Une réponse bateau dans laquelle elle mit toute sa conviction.
— Et Henrik ?
Son rire résonna dans l’habitacle.
— Garde ton assiduité pour d’autres femmes !
— Je ne m’inquiète pas pour les autres femmes.
Oh, Aiden ! Elle eut un pincement au cœur.
— Je vais bien, répéta-t-elle en baissant la voix, tandis que ses propres craintes remontaient à la
surface.
Elle n’ajouta pas : « pour l’instant », mais cette conclusion flotta un instant entre eux. Il ne restait
plus qu’un mois avant décembre. Octobre avait filé à la vitesse de l’éclair tandis qu’elle se laissait
distraire par Henrik qui s’était, petit à petit, et avec beaucoup de patience, insinué dans sa vie.
Huit ans que sa famille et elle vivaient avec une épée de Damoclès au-dessus de la tête. Huit ans
qu’ils attendaient chaque anniversaire en appréhendant l’annonce d’une possible rechute.
— Alors, Jacqui… Tu es heureuse ? Ça, je peux te le demander, hein ?
Elle pressa les paupières de toutes ses forces, réprimant la culpabilité, la colère et le chagrin qui lui
brûlaient la gorge. Heureuse ? Elle essayait en tout cas de vivre dans cet état d’esprit, de profiter de
l’instant présent et de ne pas s’angoisser pour une chose contre laquelle elle était de toute façon
impuissante. Pourtant, ces derniers temps, elle se posait beaucoup de questions. Henrik changeait toute la
donne. Pendant des années, elle s’était contentée de sa situation, mais elle se rendait compte aujourd’hui
du désert qu’elle avait traversé.
Alors, que répondre ? Elle opta pour la vérité.
— Oui. Je le suis.
— Mais… ?
— Mais…
Elle rouvrit les yeux et observa les nombreuses rangées de véhicules vides qui attendaient d’être
remplis de gens, de vie.
— … Ne suis-je pas malhonnête avec lui ?
— Jac…
— Je suis sérieuse, Aiden. Est-ce bien correct de ma part de l’embarquer dans ma vie, alors que je
représente un tel risque ?
Etait-ce correct pour eux deux ?
— Tu ne lui as pas encore expliqué ?
Elle lâcha un petit rire sarcastique qui ne fit qu’accentuer sa culpabilité.
— Pourquoi le ferais-je ? Il n’y a que du sexe entre nous.
— Jacqui !
Sa protestation outrée tonitrua dans les écouteurs.
— Quoi ? Je ne peux pas avoir d’aventures sexuelles parce que je suis une fille ? le provoqua-t-
elle, agacée.
— Non ! Tu ne peux pas faire ça parce que tu es ma sœur !
— N’est-ce pas toi qui me rappelais, il y a peu, que ma fertilité était menacée ?
Merci la chimiothérapie !
Il y avait toujours l’adoption, bien sûr. Elle avait d’ailleurs envisagé cette possibilité bien avant la
fin de son adolescence. Pas question de s’engager avec un homme dans le seul but d’avoir des enfants.
— J’espère que tu ne couches pas avec lui pour avoir un gosse, lança son frère, faisant sinistrement
écho à son propre raisonnement, mais dans le sens inverse.
— Hein ? Oh, mon Dieu !
L’horrible insinuation enflamma sa colère et son indignation.
— Je ne… Tu n’es qu’un…, bafouilla-t-elle, suffoquant tant la douleur était vive.
Un juron confus fusa dans ses écouteurs.
— Je suis désolé.
— Tais-toi ! Franchement, Aiden… Ferme-la !
— Jac…
— Non ! Je dois y aller.
Elle essuya les larmes qui roulaient sur ses joues.
— Je vais être en retard au boulot.
Son accès de rage retomba comme un soufflé, cédant la place à la déception. Oui, elle était déçue
que son frère ait une si piètre opinion d’elle.
— Merde, Jacqui…
— Salut. Appelle-moi en cas de besoin.
Sans prêter attention à l’exaspération qu’elle percevait dans la voix d’Aiden, elle raccrocha et
arracha les écouteurs de ses oreilles, le cœur en lambeaux. Petit con ! Son téléphone alla valser sur le
siège passager avec un bruit sourd.
Petit con.
Elle frappa le volant du plat de la main, et recommença plusieurs fois.
Petit con. Petit con.
L’élancement lui remonta dans tout le bras, occultant presque celui qui lui vrillait la poitrine.
Pourquoi avait-il fait ça ? Elle se sentait si bien après sa conversation avec Henrik. Un peu remuée
par sa propre audace, certes, mais agréablement surprise par ce côté de sa personnalité qu’elle osait
laisser s’exprimer avec lui. Pour lui. Car il avait envie qu’elle exploite cette tendance dominatrice sur
lui, il en avait peut-être même besoin.
Et elle adorait ça.
Merde.
Cette fois, elle heurta le volant avec la tête et, là encore, répéta le mouvement. Ces coups lui furent
bénéfiques, détournant son attention des idées marécageuses dans lesquelles elle s’embourbait. C’était un
petit truc qu’elle avait appris au fil des mois passés à se battre contre la leucémie, des heures et des
heures perdues en chimiothérapie, allongée sur un lit, à recevoir des rayons.
Ce jeu de pouvoir érotique avec Henrik était-il le fruit de son imagination ? Abusait-elle de sa
nature généreuse ? Elle ne voulait pas être — elle n’était pas — comme les autres femmes.
Non. Elle ne se servait pas de lui. Et elle ne cherchait certainement pas à lui faire un enfant dans le
dos ! Aiden pouvait aller se faire foutre avec sa grande gueule.
Elle grimaça, entendant d’ici les réprimandes de sa mère pour sa grossièreté.
Pardon, maman.
Le silence se prolongea, rythmé par les bourrasques qui venaient s’écraser contre sa voiture. Le
froid s’infiltrait peu à peu à l’intérieur, achevant d’éteindre le feu de sa colère. Elle fit également taire
celui qui brûlait dans son estomac à l’aide d’un comprimé antireflux.
Non, elle ne profitait pas d’Henrik. Elle avait refusé son cadeau extravagant, alors qu’en secret elle
bavait sur ce somptueux synthé. Elle n’avait jamais exigé qu’il modifie son programme pour elle et elle
s’interdisait toujours de s’exhiber à son bras. La seule chose qu’elle lui prenait, c’était du sexe.
Un échange réciproque et gratifiant, une expérience érotique fantastique, époustouflante, dont elle
ressortait à chaque fois plus forte, plus confiante.
Cela dit, lui voulait plus que du sexe. Il le lui avait annoncé dès le début.
Elle eut un reniflement d’autodérision si chargé de mépris qu’elle faillit s’étrangler. La vérité eut
raison du peu de chaleur qui l’habitait encore et elle frissonna.
Elle n’utilisait peut-être pas Henrik comme les autres femmes, mais elle ne valait pas mieux
qu’elles. Parce que — elle venait elle-même de l’admettre — elle se servait bel et bien de lui pour le
sexe.
Elle aussi, bien sûr, elle avait très, très envie de ce « plus » qu’il réclamait.
Cependant, était-elle capable de le lui donner ? Aurait-elle assez de force, de confiance et de
courage pour essayer ?
Elle se redressa en essuyant ses joues. Henrik ne lui mettrait jamais la pression, elle le sentait.
Jamais il ne l’obligerait à quoi que ce soit, ni ne lui imposerait d’ultimatum.
Il prendrait ce qu’elle lui donnerait jusqu’à ce qu’elle passe à autre chose, et il accepterait toutes
ses décisions. Dès qu’il ôtait ses patins, il perdait toute agressivité, en particulier avec les femmes. Il
n’était pas insensible non plus. Elle se trompait peut-être sur toute la ligne — après tout, elle se fondait
sur son expérience de un mois seulement avec lui — et supposait beaucoup, mais c’était peu probable.
Il méritait bien mieux que ce qu’elle lui proposait pour l’instant.
Ils le méritaient tous les deux.
# 15

— Tout va bien ?
Henrik accompagna sa question d’une douce caresse dans le haut de son dos, et elle ne put retenir un
grognement d’extase, lorsqu’il frôla les deux nœuds de tension accumulée à la pointe de ses omoplates.
Elle pencha la tête en avant avec un autre gémissement approbateur, tandis qu’il massait les deux points
sensibles.
— J’avais ça aussi, quand je jouais tous les jours.
« Quand je jouais tous les jours… »
Il ne faisait pas allusion au hockey, puisqu’il le pratiquait quotidiennement.
Elle s’appuya en arrière, sur son torse, et il la serra contre lui. Dehors, une nouvelle tempête
s’apprêtait à sévir et la pluie se mit à crépiter sur la grande baie vitrée : la nature manifestait bruyamment
sa fureur.
Le ciel de plus en plus sombre induisait son horloge interne en erreur. Il était moins tard qu’elle ne
le pensait. Chaque année, le passage à l’heure d’hiver chamboulait toutes ses habitudes et elle devait
déployer de gros efforts pour ne pas cocooner en pyjama dès 16 h 30.
L’idée de se pelotonner contre Henrik toute la soirée dans son grand canapé était à la fois
réconfortante et déchirante. Déchirante, car il passerait de nombreuses soirées d’hiver sur une patinoire,
ici ou ailleurs, en Amérique du Nord. Quant à elle, elle serait à son poste, au magasin de musique.
— A quoi penses-tu ?
A toi.
Il occupait son esprit non-stop depuis des semaines.
— Je me disais qu’on était bien, là.
Il l’étreignit plus encore et l’embrassa sur le crâne.
— Je m’installe souvent ici. La vue est… apaisante.
Elle ferma les yeux et laissa son baiser irradier sur son cuir chevelu pour ensuite se répandre sur ses
épaules et glisser le long de sa colonne vertébrale. Etait-il possible de ressentir l’effet d’un baiser jusque
dans les os ?
— Oui, concéda-t-elle, mais je ne parlais pas de la vue. Je pensais au fait qu’on soit ensemble.
Il était libre ce soir. Pas de match, pas d’entraînement, pas d’avion à prendre.
— C’est vrai que c’est très agréable, approuva-t-il.
Derrière elle, le torse d’Henrik se soulevait et s’abaissait à un rythme lent et régulier qu’elle tentait
d’imiter sans succès.
— Ce soir, je suis en congé aussi, déclara-t-elle.
Elle avait pu permuter avec Max.
— Merci, lâcha Henrik après avoir retenu son souffle.
— Mais de quoi ?
— D’avoir modifié ton emploi du temps.
— Comment sais-tu que j’ai dû m’organiser ? demanda-t-elle avec une pointe de méfiance.
Elle ne l’avait pas mis au courant de ses intentions.
— Parce que tu travailles presque tous les soirs, ne fût-ce que quelques heures.
Elle fronça les sourcils, puis soupira. Il avait raison. Sauf exception, elle était toujours au magasin.
L’état de ses finances ne lui permettait pas de perdre ces heures rentables. Et pourtant elle était là, avec
lui…
— Tu as faim ? s’enquit Henrik. On pourrait aller manger un bout quelque part.
Etre vue avec lui en public ? Etait-ce ce qu’il lui proposait ? Ou bien l’invitait-il simplement à dîner
comme tout gentleman qui se respecte ?
Elle avait la migraine à force de cogiter sur tout. Ce qu’il valait mieux faire ou ne pas faire, ses
envies, ses besoins, ce qui était bien et ce qui ne l’était pas. Au bout du compte, la question qui importait
était : avait-elle envie de le perdre ?
La même réponse revenait invariablement : non.
Elle se tourna dans ses bras. Au-dessus de leurs têtes, les lampes repoussaient l’obscurité de la nuit
tombante. L’ecchymose toute fraîche qu’il avait à la joue était en train de virer au violet. Elle avait
regardé les temps forts du match de la veille pendant sa pause déjeuner et avait bondi de sa chaise
lorsqu’elle avait assisté à la scène qui lui avait valu ce bleu.
Elle survola sa nouvelle blessure avec les doigts, l’effleurant à peine. Sa peau rasée de près offrait
une douceur inattendue. Sans sa barbe, il paraissait plus jeune, moins bourru. Cela dit, l’image du bad
boy ne lui correspondait pas vraiment.
— Tu as connu pire, j’imagine ?
— En matière de dîner ? On peut manger ici, si tu préfères. Le frigo et le congélateur sont pleins.
Elle appuya sur la contusion et il tressaillit.
— Aïe !
— Je faisais allusion à ça, expliqua-t-elle.
— Oh !
Ses traits se détendirent.
— Alors je te confirme que ce n’est rien du tout.
— Il aurait dû prendre une pénalité.
Il esquissa un sourire.
— Tu as regardé ?
Elle pinça les lèvres pour tenter de garder son sérieux, mais ce fut un fiasco.
— J’ai jeté un coup d’œil au résumé pendant ma pause déjeuner. Je…
— … travaillais hier soir, acheva-t-il à sa place avant de l’embrasser pour conjurer le regard noir
qu’elle lui décocha. Tu vois ? Je suis attentif.
— Moui. Je devrais peut-être me méfier, répliqua-t-elle sur un ton faussement vexé.
Il secoua lentement la tête.
— Tu n’as aucun souci à te faire.
— Ah bon, pourquoi ?
— Parce que je t’apprécie.
Ses brûlures d’estomac s’intensifièrent aussitôt. Au cours des deux derniers jours, elle avait avalé
un tube entier de comprimés antireflux avant de renoncer, devant leur inefficacité.
— Je ne comprends pas pourquoi.
— Et c’est bien pour ça que je t’apprécie !
Ses arguments fallacieux la déroutaient encore plus. Elle n’avait rien en commun avec ses conquêtes
habituelles. Elle avait fini par succomber à la curiosité et avait lancé une recherche sur Google. Aiden
avait raison. Elle n’était pas son type.
Une bourrasque chargée de pluie s’écrasa contre la vitre. L’atmosphère était électrique. Etait-ce à
cause de la tempête qui se déchaînait dehors ou de celle qui faisait rage en elle ? Une relation avec lui ?
Pouvait-elle prendre un tel risque ?
Elle caressa les petits cheveux qu’il avait près de l’oreille, et ce geste lui apporta un peu de calme.
— Il y a tellement de choses que tu ignores.
— Dans ce cas, raconte-moi.
Elle déglutit avec peine.
— Alors on y est ? C’est là qu’on se révèle mutuellement nos secrets les plus inavouables ?
demanda-t-elle, espérant presque qu’il évacuerait la question avec une plaisanterie.
Le regard d’Henrik se perdit derrière elle pendant un long moment, puis il reporta son attention sur
elle, la mine grave.
— Tu en as envie ? Tu veux partager ça avec moi ?
Le ton incrédule de sa voix raviva sa culpabilité. Bien sûr qu’elle en avait envie, comment pouvait-
il en douter ?
— Oui.
Un sourire illumina les traits d’Henrik, puis vacilla.
— On devrait peut-être s’asseoir, alors.
Le tonnerre gronda, couvrant le petit rire sans joie qu’elle laissa échapper, tandis qu’une nouvelle
crampe lui tordait l’estomac.
— Va-t-on avoir besoin d’un verre, aussi ?
Sa tentative d’humour tomba à plat, mais elle continua à sourire.
— J’ai tous les alcools que tu peux imaginer, répondit Henrik en posant les mains sur ses hanches et
en l’embrassant avec tendresse.
— Je croyais que les sportifs ne buvaient pas.
— Je ne bois pas, ou pas beaucoup, mais un bar bien fourni rend les invités heureux.
Encore un point qu’ils n’avaient pas en commun.
— Chez moi c’est plutôt : « Ici on a de la bière et du whisky, vous trouverez le reste au magasin. »
— Je crois que ta famille me plairait.
Et voilà, il n’en fallait pas plus pour que son cœur s’emballe et qu’une bouffée d’espoir l’envahisse,
aussitôt refrénée par ses éternelles peurs.
Il l’entraîna vers le salon, chaque pas la rapprochant d’une épreuve aux conséquences
potentiellement désastreuses. Elle le suivit cependant. Elle voulait prendre ce risque et croisa les doigts
pour que le jeu en vaille la chandelle.
— Alors, lança Henrik une fois devant le canapé, je te sers un verre ?
Elle considéra le cuir marron, revit la scène torride qui s’y était jouée. Lui entre ses cuisses, en train
de la rendre folle de plaisir, puis la pénétrant avec une puissance et une prévenance qui l’avaient
bouleversée.
— Non merci, ça ira.
Ils ne s’étaient jamais réfugiés derrière les prétextes de l’alcool jusque-là, inutile de commencer à
l’associer à leur relation.
Henrik s’installa contre l’un des accoudoirs et l’attendit. Elle aurait pu se blottir confortablement
près de lui, mais elle avait besoin de le regarder dans les yeux, d’étudier ses réactions. Allant à
l’encontre de ses désirs et rassemblant tout son courage, elle s’assit en tailleur, face à lui.
Sa nervosité grimpa en flèche, menaçant de l’étouffer. Parviendrait-elle à supporter le poids de son
amour pour lui ? Inutile de se voiler la face, c’était là que l’emmenait cette conversation. Il comptait déjà
beaucoup pour elle. Beaucoup trop, même, pour en rester là.
Il risquait de prendre ses jambes à son cou lorsqu’il aurait entendu son histoire, mais elle lui devait
la vérité. Elle devait lui laisser la possibilité de se réfugier derrière cette porte de sortie avant qu’ils
aillent plus loin.
Il adopta la même position et tendit le bras vers elle pour enrouler une mèche de ses cheveux autour
de son doigt.
Ils se dévisagèrent pendant un moment, tandis que la nuit achevait de prendre ses quartiers et que la
tempête continuait à fouetter les façades de la maison. Etait-ce un mauvais présage ? Un orage similaire
avait éclaté la première fois qu’elle avait mis les pieds chez lui, et ça ne s’était pas trop mal passé
ensuite.
— Qui commence ? demanda-t-elle pour briser le silence.
Dans sa poitrine, les palpitations s’atténuèrent et un calme surprenant s’empara d’elle. Elle n’avait
aucun contrôle sur les réactions d’Henrik, mais sur les siennes, oui, et elle se promit intérieurement de
respecter ses secrets avec la bienveillance dont il avait fait preuve à son égard depuis le début.
Il laissa fuser un rire monocorde qui fit écho à son propre ressenti. Genoux contre genoux, mains
enlacées, ils échangèrent leurs questions et leurs doutes à travers un regard.
Peut-être était-ce une mauvaise idée, en fin de compte. Ils n’étaient pas obligés de faire progresser
leur relation, d’exorciser leurs démons, de dévoiler le fond de leur âme, bref de faire ce qu’ils
s’apprêtaient à faire.
Ils n’étaient obligés à rien.
Cependant, elle en avait envie, pour la première fois depuis qu’on lui avait annoncé la récidive de
sa leucémie.
Son pouls faisait le yo-yo. Sans qu’elle sache comment, et contre toute attente, cet homme
impressionnant, agressif sur la glace, avait réussi à raviver chez elle des sentiments qu’elle avait
emmurés et qu’elle croyait disparus depuis longtemps.
Des sentiments qu’elle était bien déterminée à ne plus jamais négliger.
# 16

Henrik perdait pied dans le maelström d’émotions et de pensées qui s’abattait sur lui, puis il se
sentit gagné par une sorte d’engourdissement. Jacqui n’était pas là que pour le sexe. Elle voulait en savoir
plus sur lui, sur sa vie, ses secrets. Personne — absolument personne —, jamais, ne s’était intéressé à lui
comme ça.
Il avait enfin trouvé ce « plus » qu’il n’espérait plus connaître un jour.
Et, à présent qu’il l’avait devant lui, il était complètement largué. La sueur s’accumulait dans son
dos, son T-shirt lui collait à la peau par endroits. Ce moment était peut-être la fin heureuse dont il rêvait,
c’est pourquoi il devait aller au bout. Bien sûr, Jacqui risquait de changer d’avis à son propos mais, s’il
ne se mouillait pas un peu, il ne le saurait jamais. Qu’avait-il à perdre ? D’autres relations stériles avec
des femmes superficielles qui ne couraient qu’après son argent et sa célébrité ?
Seuls les battements de son cœur et l’orage qui se déchaînait dehors troublaient le silence.
— Dans le tout premier souvenir où je me vois en train de jouer, j’ai trois ans, commença-t-il.
— Au piano ou au hockey ?
Il tenta d’avaler sa salive. Bon sang, ce qu’il avait la gorge sèche !
— Au piano. Je n’ai pas fait de hockey avant l’âge de six ans.
Elle pencha la tête, se rapprochant ainsi de la mèche de cheveux avec laquelle il jouait. Il puisait du
réconfort dans sa texture soyeuse. Le sourire qu’elle esquissa l’encouragea à poursuivre.
— Ma grand-mère maternelle était une fervente adepte de cet art et un véritable mécène. Elle s’est
fait un devoir de partager ça avec ses petits-enfants.
Une grande dame qui ne manquait pas de caractère et qui avait réussi à trouver un équilibre entre
l’attitude mondaine qui lui incombait et l’amour sincère qu’elle portait à sa famille. Malheureusement,
elle n’était pas parvenue à transmettre ce trait de sa personnalité à sa fille unique, la mère d’Henrik.
— Ça a l’air merveilleux, dit Jacqui en lui serrant la main.
— Ça l’était.
Cela avait été pour lui la première occasion de recevoir un peu de reconnaissance.
— Grand-mère insistait pour que nous ayons des professeurs particuliers, mais elle n’a jamais
cherché à nous imposer son amour pour le piano. D’ailleurs, elle ne nous obligeait pas à en jouer, c’est
pour cette raison que seuls Emma et moi avons poursuivi dans cette voie au-delà de l’âge de sept ans.
— Emma, ta petite sœur…, suggéra Jacqui avec douceur en caressant son pouce avec le sien.
Il dut déglutir de nouveau pour ravaler le chagrin et la culpabilité qui menaçaient toujours de le
submerger.
— Oui.
— Elle te manque, dit-elle encore avec beaucoup de compréhension et de tendresse.
— Tous les jours.
Dehors, la nuit était tout à fait tombée et la grande baie vitrée s’était transformée en miroir géant. Il
contempla le reflet qu’elle lui renvoyait, celui d’un homme perdu au milieu de ses bons et ses mauvais
souvenirs. Jacqui ne le bombardait pas de questions ni de platitudes et il appréciait sa patience.
— Elle avait à peine dix-sept ans quand elle est morte. Overdose.
Ce fut comme si on lui jetait de l’acide sur le cœur. Il venait d’exposer sa blessure au grand jour.
Les larmes montèrent aux yeux de Jacqui. Elle les contint en battant des cils et resserra son étreinte.
Se focalisant sur leurs mains jointes, il s’éclaircit la voix et s’obligea à continuer.
— Une petite fête entre lycéens qui a mal tourné. J’étais en deuxième année à Harvard ; je me
consacrais entièrement au hockey et à mes cours. Nous avions été placés dans des écoles différentes, à
l’adolescence. A cette époque, nos deux ans d’écart me paraissaient énormes, mais j’essayais malgré tout
de faire attention à elle et de m’intéresser à ce qu’elle devenait, chaque fois que je la croisais.
— Vous n’avez pas fait vos études secondaires au même endroit ? s’étonna-t-elle.
— Un grand désaccord familial a failli éclater lorsqu’il a fallu nous choisir un pensionnat, expliqua-
t-il avec un sourire cynique. Les Grenick s’opposaient aux Hedberg. Pour finir, mon frère et moi nous
sommes conformés à la tradition des Grenick, tandis qu’Emma a suivi la lignée des Hedberg, et tout est
rentré dans l’ordre. Si ce n’est que personne n’a jamais pris la peine de nous demander notre avis.
— Ces écoles se trouvaient à Boston ?
— Non. La mienne était dans le New Hampshire, à une longue heure de route de la maison, ce qui
rendait l’internat nécessaire. Cela dit, j’ai vu mes parents plus souvent lorsque je vivais là-bas que
lorsque j’habitais sous le même toit qu’eux. Quant à Emma, elle était à Manhattan.
— Tout ça m’est totalement étranger…
Il sonda son regard, craignant d’y trouver du jugement, mais, non, il n’y lut que de la curiosité.
— … Et me paraît tellement… générateur de solitude, acheva-t-elle. Ta famille te manquait ?
Il haussa les épaules. Quitter cette grande demeure silencieuse avait été une aubaine.
— Pour nous qui ne connaissions que ça, c’était normal. Nous n’avions pas d’autres exemples,
hormis ceux des séries télé.
Les joies de sa nouvelle liberté avaient rapidement balayé ses regrets de devoir abandonner Emma.
— Je n’arrive pas à imaginer qu’on puisse grandir comme ça, reprit Jacqui.
Pour lui, c’était au contraire le concept de la famille soudée comme celle de Jacqui qui était
inconnu.
— On ne choisit pas sa famille, mais on peut prendre son destin en main.
Elle haussa les sourcils.
— Citation célèbre ?
— Devise personnelle.
— Rien ne t’empêche de fonder ta propre famille.
— A condition d’avoir le mode d’emploi.
Il mit fin à la digression d’un haussement d’épaules et revint à sa sœur.
— Emma jouait à la perfection le rôle de la riche petite lycéenne new-yorkaise.
Belle, intelligente et forte en apparence, elle s’était jetée dans cette liberté toute neuve avec une soif
insatiable d’appartenance.
— De mon côté, j’avais trouvé une famille de substitution dans le hockey. Ce sport me fournissait
les liens et le cadre que je n’avais jamais eus chez moi. Mes coéquipiers étaient les frères que j’avais
toujours voulus. Emma, elle, s’est entourée de toute une bande de filles aussi paumées qu’elle.
Il aurait pu terminer son récit comme ça, opter pour la facilité et s’épargner la suite. Jacqui n’en
aurait jamais rien su. Mais lui, si. Dans son dos, la présence du piano pesait comme une malédiction.
— Elle avait un don pour la musique, et elle était bien meilleure que moi, reconnut-il sans la
moindre jalousie, tandis que les mélodies enchanteresses de sa sœur affluaient à sa mémoire. Elle aurait
pu entrer au conservatoire avant ses quinze ans, mais elle a refusé. C’était mener une vie trop solitaire
pour elle. Elle prétendait que la compétition était trop forte pour se faire des amis.
Elle aussi cherchait désespérément une famille de substitution.
— A-t-elle abandonné le piano à cette époque ?
La question le tira de sa rêverie. Il releva la tête en clignant des yeux. Elle s’intéressait réellement à
son histoire. La sincérité se lisait sur son visage.
— Non. Elle en jouait encore au lycée. Moi aussi, d’ailleurs. J’étais régulièrement invité à me
joindre à l’orchestre de l’école quand le calendrier du hockey le permettait.
Les occasions s’étaient faites de plus en plus rares, pour finir par ne plus se présenter du tout
lorsqu’il était arrivé en terminale. Le sport avait alors tout à fait éclipsé la musique. Et, comme sa sœur
l’avait si bien exprimé, le piano ne lui procurait pas la famille dont il avait tant besoin. En tout cas, pas
comme le hockey.
Et où était-elle, cette famille, à présent ?
Il serra les poings, sans plus songer que les mèches de Jacqui étaient toujours enroulées autour de
ses doigts. Elle grimaça et il se dépêcha de la libérer.
— Excuse-moi.
La voir sourire le rassura un peu.
— J’aime bien quand tu joues avec mes cheveux.
— Ah oui ?
— C’est agréable.
Alors que bon nombre de ses ex lui avaient reproché de les décoiffer !
Pour sa part, Jacqui pianotait depuis un bon moment sur le dos de sa main et sur son genou plié. De
quel morceau s’agissait-il ? Aucune idée. Avait-elle seulement conscience de le faire ? Il préféra ne pas
lui poser la question, car il n’avait pas envie qu’elle s’interrompe.
— Quand as-tu arrêté de jouer ? demanda-t-elle en désignant le piano du menton.
Il faillit suivre son regard jusqu’à l’instrument, puis se ravisa. La vue était beaucoup plus
intéressante devant lui.
— Après la mort d’Emma.
Son cœur se serra et l’ancienne douleur resurgit, si familière qu’elle était désormais ancrée en lui.
— Je n’arrivais plus à jouer sans penser à elle et à tout ce que j’allais perdre. J’étais tellement en
colère ! Et je culpabilisais beaucoup.
Il se concentra sur la partition que Jacqui imprimait sur sa peau pour ne pas céder à la violence du
chagrin.
— Je comprends ta colère et ta douleur, dit-elle, mais pourquoi culpabiliser ? Tu étais sur place ?
— Non.
Si seulement il avait été là ! Si seulement il avait été plus insistant, lorsqu’il avait eu des soupçons
pour la drogue ! Si seulement il lui avait accordé plus de temps…
— Ça s’est passé à l’école.
Il se frotta les yeux en appuyant jusqu’à ce que les picotements s’estompent.
— L’établissement a tenté d’étouffer l’affaire. Malheureusement, c’est fréquent et on s’y attendait. Il
était impensable pour eux de ternir leur réputation en acceptant d’être associés à ce jeu auquel
s’adonnaient leurs étudiants depuis des années. C’était une sorte de roulette russe. Ma sœur et ses amis
ont rempli un bocal de toutes sortes de médicaments, délivrés uniquement sur ordonnance pour la plupart,
puis ils ont pioché dedans au hasard.
Les doigts de Jacqui se figèrent.
— Les gens font réellement ça ?
La naïveté de sa question le frappa. Elle ignorait tout du monde dans lequel il évoluait depuis sa
plus tendre enfance. La drogue et le sexe constituaient un moyen idéal pour tuer l’ennui, et toutes les
écoles privées qu’il avait fréquentées regorgeaient de jeunes pétris d’ennui.
— Oui.
Elle se redressa en écarquillant les yeux.
— Wow. Je croyais qu’on ne voyait ça que dans les films.
— L’idée a bien dû venir de quelque part…
Il se passa la main sur le visage pour étouffer un rire caustique.
— A moins que nous ne nous inspirions des films. Qui sait ?
— Et toi, tu y as déjà joué ?
— Non. J’avais le hockey et je n’allais sûrement pas risquer de perdre cette famille-là pour une
petite défonce. On peut dire que le sport m’a sauvé, et de plus d’une façon.
Mais, aujourd’hui, que lui apportait-il encore ?
Jacqui lui serra la main.
— Je suis soulagée que tu aies trouvé une autre échappatoire.
Lui aussi. Même si cette échappatoire était constituée de gros durs et reposait parfois sur de la
fausse camaraderie plus qu’autre chose. Quoi qu’il en soit, le respect mutuel était de mise, et mille fois
préférable à tout ce qu’il avait connu auparavant.
— J’avais décelé des signes de dépendance chez Emma pendant les congés, avoua-t-il. Mais elle
avait balayé mes inquiétudes à chaque fois et j’avais laissé tomber.
Il aurait dû insister, mais leurs parents étaient tout aussi fautifs. Ils auraient dû s’apercevoir de ce
qui était en train de détruire leur fille. Mais ils n’avaient rien vu… ou du moins avaient-ils fait semblant
de ne rien voir.
— Tu avais quoi ? Dix-neuf ans ?
— Oui, fit-il en avalant sa salive. Elle est décédée en mai. Et, en juin, ma carrière pro démarrait.
Elle lui étreignit le bras.
— Ça a dû être difficile.
— Pas tellement. Au contraire, après sa mort j’étais plus déterminé que jamais à ne pas perdre ma
famille du hockey.
— Mais je croyais que tu avais terminé l’université. Tu as bien un master en musicologie ? C’est ce
que j’ai lu sur Internet, confia-t-elle d’un air penaud.
Il se pencha pour chasser sa honte avec un baiser. Elle avait enquêté sur lui, et alors ?
— Je ne le cache pas.
— Et tu as bien raison. Etre diplômé de Harvard, c’est impressionnant.
Tout le monde n’en pensait pas autant.
— Je suppose.
Elle lui donna un petit coup sur le bras et c’est à peine s’il le sentit.
— Bien sûr que si !
La plupart des gens s’en fichaient, cependant.
— Je suis allé là-bas pour leur programme de hockey.
Il lui épargna le chapitre sur la bourse d’études qu’il avait décrochée. Cela paraissait dérisoire dans
la mesure où ses parents avaient dépensé bien plus pendant treize ans pour l’envoyer dans des écoles
privées.
— Tu y as quand même reçu l’une des meilleures éducations. Pourquoi as-tu achevé ton cursus,
puisque tu étais chez les pros dès la deuxième année ? Tu aurais pu arrêter tes études, si le diplôme
n’avait aucune valeur pour toi.
Il ne put s’empêcher de sourire. Elle était bien trop futée. Toutefois, ses motivations étaient tout
autres.
— J’étais bien là où j’étais. C’était mon équipe.
Elle acquiesça et il devina à son expression qu’elle comprenait.
— Et, depuis que tu as quitté Harvard, tu es toujours resté chez les Glaciers. Ce qui est rare, de nos
jours, dans le monde du sport.
— J’ai eu de la chance.
La façon dont elle secoua la tête lui indiqua qu’elle n’était pas dupe.
— Six ans au sein de la même équipe. Trois renouvellements de contrat et aucun transfert. C’est
peut-être un coup de chance, en effet, ou alors tu n’as vraiment pas envie de quitter cette famille-là.
Elle avait tout élucidé. Cela dit, deviner n’avait pas dû être si compliqué, étant donné toutes les
révélations qu’il lui avait faites.
Il baissa la tête, l’estomac noué, par la honte ou l’embarras, il ne savait pas.
— Pour quelqu’un qui n’aime pas le hockey, tu as l’air d’en connaître un rayon.
Elle lui saisit le menton et le releva jusqu’à ce que leurs regards se croisent.
— Je n’ai jamais dit que je n’aimais pas ça. J’ai baigné dedans toute ma vie, corrigea-t-elle avec
une pointe d’exaspération, atténuée par son sourire. Je ne fais pas une fixation sur ce sport, c’est tout. Du
moins avant de te rencontrer.
Il se détendit devant sa mine espiègle. Elle ne le jugeait pas.
— Dois-je en conclure que maintenant tu es fan ?
Elle déposa un baiser sur ses lèvres en fronçant le nez.
— D’un joueur, peut-être.
Une douce chaleur se répandit dans son cœur. Jacqui dépassait tellement ses attentes ! Jamais, même
dans ses rêves les plus fous, il n’aurait imaginé ça. Elle le dépassait dans bien des domaines, et des
domaines beaucoup plus importants que le compte en banque ou le pedigree.
— Ah oui ? fit-il en l’attirant à lui. Et, ce type qui t’intéresse, je le connais ?
Un petit rire guttural jaillit de sa bouche juste avant qu’il ne la recouvre de la sienne. Il retrouva
aussitôt ce contact chaud et profond, il rechercha son goût et l’aspira. C’était doux, sombre, généreux.
D’une telle générosité qu’il en fut ébranlé.
Elle appuya sur ses épaules et il se laissa glisser jusqu’à ce que sa tête repose sur le bras du canapé.
Puis elle s’installa sur lui et leur baiser s’intensifia jusqu’à ce qu’il se perde complètement en elle. Son
parfum et la caresse de sa chevelure qui tombait sur lui. Son attitude possessive qui le rendait dingue et
lui donnait envie de se soumettre à elle.
Il plaqua tendrement une main sur sa nuque et releva le buste pour en réclamer davantage, pour
toucher son cœur au plus profond et y rester.
Leurs langues se mêlèrent, puis se repoussèrent pour céder la place à des mordillements. Soudain,
un éclair de douleur lui transperça la lèvre, suivi de picotements, tandis qu’elle l’aspirait, puis y
appliquait des petits baisers en guise de baume. Il laissa échapper un grognement chargé d’émotion, le
cœur battant si fort qu’elle devait le sentir, elle aussi.
Dans quel état le mettait-elle ?
Etait-ce à ça que ressemblait l’amour ? A ça que ressemblait ce fameux « plus » ?
Bonne question. Il ne s’en était fait qu’une vague idée en se fondant sur ce qu’il avait observé chez
les autres, pendant qu’il naviguait dans le brouillard.
Il lui agrippa les fesses et frotta son bassin contre elle, pressant son sexe de plus en plus tendu
contre son bas-ventre. Ces préliminaires décuplèrent son désir et enflammèrent tout son entrejambe.
Ses poumons commençaient à protester lorsqu’elle se rejeta en arrière, prenant une grande
inspiration. Leurs poitrines se soulevaient violemment, et le souffle chaud de Jacqui lui balaya la joue.
Elle plongea son regard dans le sien et le sonda, traquant sans doute quelque chose qu’il ne comprenait
pas encore, mais qu’il voulait découvrir.
Elle était si délicate et si forte à la fois ! Il adorait cette ambivalence chez elle. Il en avait besoin,
même.
Lentement, elle se redressa pour se retrouver assise sur lui, une position dominante qu’elle prisait et
qu’il avait adoptée avec plaisir. Il devinait ses seins bien ronds et sa taille fine sous son pull qui n’en
révélait pas trop. Ce col roulé était bien plus excitant que n’importe quel décolleté plongeant.
Elle lui effleura la mâchoire du bout des doigts, puis la lèvre supérieure, et, soudain, une lueur triste
apparut dans ses yeux. Il frémit et lui attrapa le poignet.
— Qu’est-ce qui se passe ? demanda-t-il d’une voix lourde d’inquiétude
Elle prit une inspiration tremblante, expira, puis ôta lentement son pull. Il dévora du regard chaque
parcelle de peau ainsi dévoilée et glissa les mains sur son buste lorsque ses seins se soulevèrent,
entraînés par son mouvement. Mais elle lui attrapa fermement les poignets, l’empêchant de continuer.
Il releva la tête et se figea devant la peur et l’hésitation qu’il vit sur ses traits. Cela ne dura pas et
elle retrouva bientôt tout son aplomb.
Elle le lâcha et suivit du doigt le tracé de sa cicatrice. Celle-ci s’étendait sur cinq centimètres à peu
près, entre sa clavicule et le haut de son sein gauche. Elle s’était déjà montrée très sensible au sujet de
cette marque.
La confusion lui comprima le torse. Qu’était-il en train de louper ?
— Ça, c’est le souvenir laissé par le cathéter de la chimio, déclara-t-elle d’une voix aussi dénuée
d’émotion que l’expression de son visage.
Le silence retomba, tandis qu’il tâchait de comprendre ce qu’elle lui disait.
— Ton cathéter de…, répéta-t-il, tandis que l’information franchissait enfin la lourde barrière de
déni qu’il refusait d’ouvrir. Tu as un cancer ?
Mon Dieu, non. Pitié, pas ça !
Une vague de nausée brûlante lui remonta dans la gorge. Il ne pouvait pas la perdre alors qu’il
venait à peine de la trouver ! Pas maintenant. Pas comme ça.
Elle posa les mains sur son torse, à hauteur de son cœur qui battait à tout rompre, et secoua la tête.
— J’en ai eu un. Avec récidive. Mais je suis en rémission complète depuis bientôt huit ans.
Rémission. Presque huit ans.
Ses paroles tourbillonnèrent dans son cerveau pendant un moment puis finirent par s’y fixer. Elle
n’était pas en train de mourir. Pas dans l’immédiat du moins. Mais…
— Alors quoi ? parvint-il à demander, fou d’angoisse, attendant que le couperet tombe. Tu ne me dis
pas tout.
Il le sentait. Son instinct, qu’il avait longuement affûté sur la glace, lui mentait rarement.
Elle se focalisait toujours sur la main qu’elle avait posée sur son torse. Il la couvrit avec la sienne,
lui communiquant la force nécessaire pour continuer, alors qu’il n’avait qu’une seule envie : la prendre
dans ses bras et envoyer tout le reste balader.
— Je ne vaux pas le coup, finit-elle par lâcher d’une voix à peine audible.
Elle leva les yeux vers lui sans bouger la tête.
— C’est important que tu le saches. La leucémie a récidivé après une première période de
rémission totale de huit ans.
De nouveau, il dut mobiliser beaucoup d’efforts pour assimiler ce qu’elle lui disait. Elle avait frôlé
la mort de si près… Il n’en revenait toujours pas.
— La leucémie… C’est le cancer de la moelle osseuse, non ?
Elle acquiesça, d’un mouvement à peine perceptible.
« La leucémie a récidivé après une première période de rémission totale de huit ans. »
« Je suis en rémission complète depuis bientôt huit ans. »
Une nouvelle remontée acide lui incendia la gorge, tandis que la logique de son raisonnement
s’imposait d’elle-même.
— Tu as peur que ça recommence.
Il n’avait pas besoin de le demander, il le devinait au poids qui pesait sur ses épaules et hantait ses
yeux.
— Il faut l’envisager. En tout cas, c’est une possibilité avec laquelle je vis au quotidien.
Et avec laquelle il devrait vivre aussi, s’il voulait continuer sa relation avec elle. Voilà le message
qu’elle essayait de lui faire passer. En était-il capable ? Oserait-il l’aimer, alors qu’elle était peut-être
déjà en train de mourir ?
— Et tant que j’y suis, reprit-elle en déglutissant, le traitement a probablement foutu en l’air mon
système reproducteur. Il est probable que je n’aie jamais d’enfants.
Elle le lui annonçait comme s’il risquait de la rejeter pour cette raison, ou à cause de son cancer.
Il se redressa pour s’asseoir à son tour et la serrer de toutes ses forces dans ses bras. Elle enfouit la
tête dans le creux de son épaule et se blottit contre lui.
Il pressa les paupières et s’accrocha tandis que le monde basculait sous ses pieds. Il devait tenir le
coup, il le fallait. Quant au reste… il était complètement déboussolé, mais il était hors de question qu’il
la quitte. Pas s’il avait le choix.
# 17

Jacqui puisa du courage chez Henrik, chercha la confirmation de ses sentiments dans son étreinte, le
front appuyé contre le sien.
Elle noua les jambes autour de sa taille et s’accrocha à lui avec un tel désespoir qu’elle s’effraya
elle-même. Là, tout de suite, elle n’était plus si forte ni si sûre d’elle. Et ce n’était pas grave.
Elle était de nouveau cette enfant terrorisée et frigorifiée, allongée dans la chambre stérile de
l’hôpital, écoutant des adultes discuter de son cas, de ses globules, dans un jargon qu’elle était trop jeune
pour comprendre. Cela dit, ça n’avait pas été nécessaire. Il lui avait suffi d’observer la peur sur le visage
de ses parents, la façon dont sa mère serrait le bras de son père, ses yeux rougis dont ne cessaient de
s’échapper des larmes, et la déglutition laborieuse de son père.
La deuxième fois, elle était adolescente et avait tout compris. Trop bien, même. Mais elle ne s’était
pas autorisée à avoir peur. Elle refusait d’ajouter le poids de ses angoisses à la douleur de sa famille. Ils
souffraient déjà beaucoup trop à cause d’elle.
A présent, avec Henrik, tout remontait à la surface et torturait son estomac déjà gangrené par une
inquiétude perpétuelle. Il n’avait pas déguerpi, alors qu’il en avait le droit. Surtout après ce qu’il venait
de lui révéler sur sa sœur. Il avait subi une très lourde perte par le passé. Alors, si elle…
Non. Elle ne devait pas penser à ça.
Certes, elle avait très mal au ventre et plus de douleurs dans les os que d’habitude, et puis, elle avait
saigné du nez un matin, quelques jours plus tôt. Mais tout cela était à mettre sur le compte du stress et de
la fatigue. Sans compter l’air, très sec, en ce moment. Rien de plus.
Rien de plus.
Rien de plus.
— Tu trembles, murmura Henrik. Je vais chercher une couverture.
Henrik. Si gentil et attentionné. Comment pourrait-elle le laisser partir ?
Elle en était incapable. Ce n’était pas envisageable. En tout cas, ça ne l’était plus — pour peu que
ça l’ait jamais été.
— Emmène-moi dans ton lit, lui demanda-t-elle.
Il se leva sans poser de questions et elle serra les jambes et les bras autour de lui. Elle sentit
poindre sur ses lèvres un sourire dont le bienfait ne tarda pas à se répandre dans tout son corps, chassant
le froid qui l’engourdissait.
Avec sa famille, jamais elle ne se serait permis d’exposer ainsi sa vulnérabilité. Inutile d’alimenter
leur hantise avec la sienne. Car elle voyait bien qu’ils avaient constamment peur, même s’ils tentaient de
le lui cacher.
Henrik ne méritait pas ça non plus, surtout après ce qu’il avait enduré avec sa sœur, mais elle se
sentait tellement en sécurité dans ses bras… Plus qu’elle ne l’avait jamais été.
Tout en la soutenant d’une main, il écarta les draps. A aucun moment, la crainte qu’il ne la laisse
tomber ou que son bras ne cède sous son poids ne lui traversa l’esprit. Il la déposa délicatement sur le
matelas, sans allumer, et s’installa à côté d’elle avant de rabattre la couette sur eux.
Elle fut de nouveau secouée par un tremblement violent et il la serra contre lui avec plus de force
encore.
— Que puis-je pour toi ? s’enquit-il en lui embrassant la tempe puis le front.
Il faisait déjà beaucoup. Il la tenait contre lui. Il lui permettait de flancher sans s’agiter dans tous les
sens pour tenter d’y remédier.
Elle imprima un long baiser sur son torse, y scellant de silencieuses promesses.
Je ne te ferai pas souffrir.
Je ne mourrai pas entre tes bras.
Je ne te retiendrai pas.
Il lui était impossible de les formuler à voix haute, mais elle en faisait le serment secret. Même si
elle n’avait aucun contrôle sur lui ni sur elle.
Elle ne voulait pas mourir, ni lui faire du mal, ni l’empêcher de vivre sa vie.
Sa peau. Elle avait besoin du contact de sa peau, de sa chaleur ; elle avait besoin qu’on lui prouve
qu’elle était en parfaite santé, qu’elle pouvait s’abandonner et l’aimer librement. Lui était-ce déjà
arrivé ?
Pas qu’elle se souvienne. L’amour était toujours accompagné de son lot d’obligations et de limites.
Ce n’était qu’un concept pesant.
Or, ce soir, elle avait envie de voler.
Décodant ses intentions, Henrik se délesta de son T-shirt et le jeta sur le côté. Elle ronronna à la
seconde où elle le toucha. Elle lui caressa le torse, pressa sa joue contre sa peau chaude. C’était déjà
mieux, mais pas encore suffisant.
— Je te veux nu, réclama-t-elle, avant de lui sucer un téton.
Le bout durcit immédiatement, lui offrant quelque chose à se mettre sous la dent.
— D’accord.
Elle le mordit.
— Nom de Dieu ! s’écria-t-il en sursautant.
Toutefois, il ne s’écarta pas d’elle, ni ne la repoussa.
Cet homme si tendre, si généreux, lui appartenait.
Elle le titilla du bout de la langue, puis se redressa et s’empara de sa bouche. Il lui répondit
instantanément, entrouvrant les lèvres pour partager avec elle sa chaleur et sa saveur. Au lit, il s’offrait
sans retenue, n’exigeant rien d’elle et ne prenant jamais sans donner.
Le reste de leurs vêtements vola dans la pièce. Un effeuillage entrecoupé de baisers essoufflés et de
caresses frénétiques. Pourtant, il n’y avait aucune urgence dans la façon dont il lui mangeait le cou. Elle
roula sur lui et se délecta du contact de son membre dur sous elle, de la pointe de sel qui imprégna ses
papilles tandis qu’elle traçait avec la langue un sillon humide autour de sa bouche et sur sa mâchoire,
prenant soin de ne pas lui faire mal. Le bleu qu’il avait à la joue devait encore être sensible.
Soudain, il lui agrippa les hanches et la regarda, les pupilles dilatées, se consumant de désir. Elle
n’y décela aucune trace de peur ni de doute.
— Tu es sûr ? demanda-t-elle, appréhendant sa réponse, tout en ayant besoin de l’entendre.
— De quoi ?
Le petit rire qu’elle poussa sonnait creux. Elle était bien la seule à avoir la tête ailleurs, alors qu’ils
étaient en train de… Elle buta sur l’expression, retenant son souffle avant d’oser l’énoncer dans son
esprit : faire l’amour.
— De nous. De ça. De moi.
Elle se sentit aux abois. Jamais elle n’avait éprouvé cela, pas même lorsque, épuisée moralement et
physiquement par la radiothérapie, elle priait de toutes ses forces pour que la transplantation de moelle
osseuse parvienne à la guérir.
L’expression d’Henrik s’adoucit.
— Oui. Et non, répondit-il en repoussant les cheveux qu’elle avait devant les yeux. Et si je te laisse
tomber, ou que je ne suis pas à la hauteur de tes espérances ?
Son rythme cardiaque s’emballa devant ses craintes.
— Tu dépasses déjà largement toutes mes espérances, Henrik. Sinon, je ne serais pas là en ce
moment.
N’était-ce pas évident ?
Sans cela, jamais elle ne se serait confiée à lui, jamais elle ne lui aurait parlé de son passé, jamais
elle ne l’aurait laissé entrer dans sa vie.
Il l’attira à lui et l’embrassa tendrement, par petites touches d’abord, puis en l’explorant avec sa
langue jusqu’à ce qu’elle oublie tout le reste. La mort, l’angoisse, la douleur.
Elle voulait l’avoir en elle, qu’il la caresse, partout.
Pour autant, elle ne se fit pas insistante, ne bascula pas le bassin pour provoquer la pénétration.
Ç’aurait été tellement facile, tellement parfait. Mais ce n’était pas ce dont elle avait envie ce soir.
Elle l’embrassa dans le cou avant d’y enfouir le nez pour s’imprégner de son odeur. Il lui malaxait
les fesses sans la brusquer, accentuant son langoureux supplice.
Elle lui mordilla le lobe d’oreille, puis en lécha le contour.
— Je veux que ce soit toi qui montes sur moi, chuchota-t-elle.
Un grognement abrupt jaillit de la poitrine d’Henrik, tandis que son bassin bondissait en avant. Elle
resserra un peu plus les dents sur son lobe — il se figea —, puis elle reprit son lent roulement de hanches
aguichant.
— Je veux que tu viennes sur moi, que tu me prennes jusqu’à ce que je crie ton nom, que je te
supplie. Je veux voir les étoiles.
— D’accord !
Il lui écarta les cuisses et pressa son érection contre elle.
Elle prit une petite inspiration lorsqu’il effleura l’entrée de son sexe avec son gland, tremblant tant
elle avait besoin qu’il l’emplisse.
— Alors seulement tu jouiras, ajouta-t-elle, pour voir sa réaction.
Il enfonça les doigts dans ses cuisses et les dents à la jonction de son épaule et de son cou. Oh là
là ! La sensation fut violente, mais pas douloureuse. Un éclair de passion lui traversa tout le corps.
Avec lui, tout était mille fois mieux que dans ses rêves, même si elle ne s’était jamais autorisée à
rêver aussi loin : trop dangereux. Ça l’était toujours, mais elle s’en fichait.
Tout à coup, Henrik se retrouva au-dessus d’elle, la dévisageant de ses deux grandes émeraudes
dans lesquelles brillait une lueur prédatrice. Un véritable concentré de sensualité !
Elle expira avec force, pourtant, elle avait toujours le tournis et manquait cruellement d’air. Rien
d’irrémédiable, cependant. Elle attira la tête d’Henrik vers elle, glissa la langue dans sa bouche et
subtilisa son souffle, celui de la vie, primitif et généreux.
Elle enroula les jambes autour de sa taille et leva le bassin pour aller à sa rencontre. Il lui dévora le
cou de baisers, puis descendit et s’empara de ses mamelons, les suçant voracement l’un après l’autre. Le
désir fusa entre ses reins, alimentant le vide qui s’y était mué en une douleur indéfinissable, et lui arracha
un cri.
Elle planta les ongles dans son dos pour l’inciter à aller plus vite tout en le retenant, se débattant
entre son besoin de satisfaction immédiate et la tentation de poursuivre sa lente ascension vers l’extase.
Une lutte acharnée entre le spectaculaire et l’insaisissable et… et merde, elle était incapable de
réfléchir !
Elle n’en avait plus envie.
Elle voulait ressentir.
— Maintenant, s’il te plaît !
Etait-ce un ordre ou une supplique ?
Aucune importance. Elle se cambra en faisant rouler sa tête sur l’oreiller lorsqu’il se redressa et
que l’air frais s’abattit sur les pointes humides de ses seins, les durcissant davantage.
Avec son regard incandescent, sa contusion à la joue et ses cheveux en bataille lui retombant
négligemment sur le front, il dégageait quelque chose de sauvage. Cet homme était d’une beauté
renversante.
— Fais-moi l’amour, Henrik.
Percevrait-il un message subliminal derrière les mots qu’elle avait choisis ?
En tout cas, il ne posa pas de question et, contrairement au jour où elle lui avait demandé de la
baiser, il ne refusa pas. Cette fois, il acquiesça et tendit la main vers la table de nuit. Elle faillit lui dire
qu’elle prenait la pilule, mais se ravisa à la dernière seconde.
L’idée de sentir en elle sa chaleur nue et sans entrave était très tentante, mais elle ne pouvait pas se
permettre de franchir cette barrière, même si elle en mourait d’envie. Trop risqué.
Et qui corroborerait un peu trop les remarques d’Aiden sur son désir de maternité.
Il déroula la protection sur son sexe sombre et épais. Elle saliva au souvenir de son goût dans sa
bouche. Lorsqu’il la dominait de toute sa stature, comme ça, sa puissance révélée dans son torse musclé
et ses cuisses écartées, il paraissait plus grand que jamais.
Le corps tout entier secoué d’un frisson, elle éprouva le besoin urgent de marquer sa peau si lisse.
— Comment se fait-il que tu n’aies aucun tatouage ? s’étonna-t-elle.
— Je déteste les aiguilles.
Son rire ricocha sur le silence. Il ramassait des coups sur la glace sans broncher, mais ne supportait
pas une petite aiguille ? C’était absurde et, en même temps, ça correspondait tellement à sa personnalité
toute en paradoxes !
Elle suivit du doigt la longue cicatrice qu’il avait sur le flanc, conséquence d’une rencontre un peu
trop brutale avec la bande et une crosse perdue.
— Et les points de suture ?
— Ils me font une anesthésie locale et je ferme les yeux.
Logique. Il prenait sur lui quand il n’avait pas le choix.
Elle leva de nouveau les hanches et se mordilla les lèvres lorsqu’il porta le regard entre ses jambes
écartées. Lentement, il enfonça un doigt dans sa moiteur et une onde de plaisir déferla dans son bas-ventre
et ses cuisses. Les picotements qui parcouraient ses mamelons se propagèrent alors dans toute sa poitrine.
Ensuite, la dévisageant, les paupières mi-closes, il suça son doigt. Oh, mon Dieu ! Elle poussa un
gémissement en même temps qu’il grognait, l’harmonie des sons se prolongeant dans ses oreilles.
Il ressortit le doigt de sa bouche de façon suggestive, avant de le replonger en elle en exerçant un
petit mouvement circulaire. Elle referma son sexe dessus, ses muscles se contractant pour le maintenir à
l’intérieur, mais il parvint à se retirer et elle protesta sourdement. Les yeux pétillants de malice, Henrik
esquissa un sourire en coin.
Elle aspira par la bouche pour tenter de satisfaire ses poumons qui semblaient ne jamais vouloir se
remplir. Henrik se pencha au-dessus d’elle, hypnotique, et lui caressa les lèvres avec son doigt humide.
Sa propre odeur, chargée de musc, lui frappa les narines. A la fois choquée et émoustillée comme jamais,
elle crut manquer d’air et enfonça les ongles dans le matelas. Pourtant, elle ne l’empêcha pas de
continuer.
— Tu as un goût divin, murmura-t-il. Et j’ai envie d’associer les saveurs de ton sexe et ta bouche
pour les déguster ensemble.
Oh… Elle perdit pied devant son regard intense et l’odeur piquante de ses propres sécrétions.
L’expérience avait une puissance érotique incomparable.
— Vas-y, dit-elle, le cœur battant à tout rompre.
L’anticipation lui mettait les nerfs à vif, et le moindre déplacement d’air sur sa peau exacerbait sa
tension.
Du bout de la langue, Henrik traça un sillon humide sur sa lèvre inférieure et elle entrouvrit la
bouche, en proie à une envie irrépressible de se jeter sur lui pour lui voler un baiser. Toutefois, la
curiosité l’emporta et elle attendit de voir ce qu’il lui réservait.
Il n’avait pas démérité, l’autre jour, sur le canapé, et il était capable d’égaler cette prouesse.
D’ailleurs, il allait le faire.
Si elle se montrait patiente.
Leurs souffles s’entrechoquèrent et elle décela des notes masculines au milieu de sa propre
excitation. Ces sensations olfactives se fondirent avec leurs gémissements de volupté.
Soudain, il aspira sa lèvre inférieure et la captura entre ses dents durant quelques secondes, avant de
la libérer.
— Délicieux, soupira-t-il, se passant lentement la langue sur les lèvres, paupières closes.
Sans même s’en rendre compte, elle l’imita, afin de vérifier. Etait-ce donc si bon ? La saveur corsée
imprégna ses papilles gustatives, atténuée, mais bien distincte, unique. Elle réitéra l’opération sans y
penser, avant de se figer devant le sourire entendu d’Henrik.
— Tu as déjà goûté ton sperme ? l’interrogea-t-elle, fronçant les sourcils pour le défier de mentir.
Etait-ce fréquent chez les garçons ? Ce n’était pas vraiment le genre de sujet qu’elle abordait avec
ses frères.
— Oui.
Puis il l’embrassa à pleine bouche, s’emparant du reste de ses sécrétions, avant de s’aventurer plus
en profondeur. Une réponse brutale, aussi érotique que ses actes. Elle l’imagina en train d’avaler sa
propre sève et tout son corps s’électrisa.
Alors, elle se jeta dans leur étreinte et en revendiqua la domination, tout comme lui. La passion et le
pouvoir semblaient indissociables.
Tout à coup, il se laissa tomber sur elle en s’appuyant sur les coudes, et colla son bas-ventre au
sien. Elle exerça une poussée vers le haut, les talons enfoncés dans le creux de ses reins, l’implorant en
silence de la pénétrer. Une partie d’elle se focalisait sur la danse effrénée de leurs langues, tandis que
l’autre enregistrait chaque frottement de son sexe contre le sien. Si proche et pourtant pas encore en elle.
Elle contracta le ventre et les cuisses.
Elle avait besoin qu’il l’emplisse.
Il se rejeta en arrière, pantelant, le regard lourd de désir, et introduisit lentement son gland en elle
avant de s’arrêter. Elle inspira brutalement. La passion, la convoitise et bien plus encore se lisaient sur
ses traits tandis qu’il se contenait, les bras tendus, secoués de tremblements.
— Je peux t’aimer.
Il se glissa en elle et la pénétra comme personne ne l’avait jamais fait. Le souffle coupé, elle se
laissa investir par son lent et profond va-et-vient, et bientôt plus rien ne compta qu’eux. Leur union était
totale. Jamais elle n’avait connu une symbiose aussi parfaite avec quelqu’un.
Le baiser qu’il lui donna, d’une infinie délicatesse, ne fit que confirmer cette conviction. « Je peux
t’aimer. » Le pouvait-il vraiment ? Comment ? Quand ? Pourquoi ?
Frémissante, elle posa les mains sur ses épaules et s’accrocha à lui. Elle savoura le poids de son
corps, sa présence.
Chacun de ses allers-retours, empreints d’une grande douceur, déclenchait une vague de chaleur en
elle. Seigneur ! Il releva la tête et son regard brûlant la bouleversa. Il lui livrait sans réserve toutes ses
émotions, sombres, lumineuses. Elle déchiffra son désir et sa douleur, son attachement et sa peur, mais
aussi son amour. Un amour dont elle avait tant envie qu’elle en avait mal.
— Alors, fais-le, chuchota-t-elle.
Il sursauta et un violent coup de reins fit claquer sa peau contre la sienne. Une déflagration de
plaisir la traversa et elle poussa un cri.
— Encore !
Il obéit et concentra toute la force que renfermaient ses cuisses et ses fesses sur elle, augmentant la
cadence et la profondeur de ses assauts. Elle se moula contre lui pour capter toute sa chaleur.
— Jacqui !
Son nom résonna comme une supplique, avec une note de désespoir qu’elle comprenait, qu’elle
partageait.
Il courba le dos, le front appuyé contre sa clavicule, et ralentit, renouant avec le long va-et-vient
initial. Absorbée par les délicieuses sensations qu’il lui procurait, elle tenta de reprendre son souffle.
Elle se contracta autour de lui et savoura le grognement sourd qu’il poussa.
Même allongée sous lui et soumise, elle conservait une certaine emprise. Ce jeu de pouvoir décupla
son excitation et l’emmena encore plus haut.
Elle agrippa les fesses bien fermes d’Henrik et les palpa, tout en se collant à lui. Il remonta
brusquement la tête tandis qu’elle pressait son clitoris contre lui, cherchant l’apogée de son plaisir avec
une avidité dévorante.
Voilà… Ça venait, enflant petit à petit dans son bas-ventre.
Soudain, il se redressa, la souleva pour la rapprocher, et lui releva les jambes pour continuer à la
pénétrer en l’observant. Existait-il une vision plus primitive, plus sensuelle ? Totalement désarmée, elle
ne put qu’assister à la scène et la ressentir. Elle n’avait jamais été aussi exposée. Qu’importe.
La sueur s’accumulait entre ses seins ; elle avait les mains moites et sa peau n’était plus qu’une
enveloppe ardente de désir. Les abdominaux d’Henrik se tendaient à chaque coup de boutoir dans une
démonstration de force impressionnante.
En ébullition, affamée, elle caressa son clitoris dur et gonflé. Des ombres mouvantes flottaient sur le
visage et le corps d’Henrik, accentuant l’aspect intime de leur échange et lui conférant un caractère
sulfureux.
Tout à coup, il accéléra de nouveau le mouvement, poussant un grognement qu’elle sentit vibrer
jusqu’à la pointe de ses seins. Il lui écarta un peu plus les jambes, les mains cramponnées à ses mollets,
afin de s’enfoncer plus profondément encore.
— Oui, fit-elle dans un soupir qu’elle entendit à peine.
Le sang battait à ses oreilles, se joignant à la cacophonie de son cœur affolé et de la jouissance qui
déferla enfin sur elle.
Elle s’arqua, et son ventre se contracta tandis que l’orgasme s’abattait sur elle.
— Oui ! répéta-t-elle en poursuivant ses caresses sur son clitoris.
Cette fois, elle avait crié. Un cri rendu rauque par sa gorge asséchée, et qu’elle avait poussé avec
toute la force de la passion qui explosait en elle. Plusieurs vagues se succédèrent, l’écrasant sur le
matelas et la privant complètement d’air.
Elle se laissa flotter au gré de l’euphorie, le cœur rythmé par un allégro régulier et empli de
promesses.
Ses jambes s’abaissèrent et ses mains retombèrent sur le lit. Henrik s’affaissa sur elle, la couvrant
de sa peau enfiévrée, son sexe continuant à s’étirer en elle. Comblée. Elle était comblée, rassasiée.
Les paupières toujours closes, elle rassembla ses dernières forces pour relever les bras et lui
caresser le dos, absorbant sa puissance. Une puissance qu’il maîtrisait et libérait avec précaution.
Peu à peu, elle prit conscience de la tension qu’il avait encore dans les muscles, du léger
tremblement qui lui parcourait les épaules, de tout son corps crispé au-dessus d’elle. Elle rouvrit les
yeux, confuse, inquiète même en découvrant ses mâchoires serrées et ses cheveux trempés de sueur.
Puis elle se rappela le défi qu’elle lui avait lancé, prise dans le feu de la passion, il y avait de cela
des heures, lui semblait-il. Il l’avait écoutée, avait respecté ses exigences et lui avait donné ce qu’elle
avait elle-même oublié. Sa poitrine et son cœur se gonflèrent d’émerveillement et d’amour. Oui, d’amour.
Elle soutint son regard, éblouie par sa volonté et sa générosité apparemment inépuisable. Sans
cesser de le dévisager, elle se redressa pour déposer un baiser sur ses lèvres pincées à l’extrême.
— Tu peux jouir, Henrik.
Elle se laissa retomber, terrassée par le grondement sauvage qui s’échappa de lui lorsqu’il
s’enfonça en elle avec exigence. Elle s’ouvrit à lui et, jambes écartées, se délecta du spectacle que lui
offrait le désir désormais débridé de son partenaire. Chaque coup de reins la fit reculer jusqu’à la tête de
lit, jusqu’à ce qu’elle soit obligée de la repousser avec les mains.
Le visage enfoui dans son cou, il se tendit et s’arrêta pendant une fraction de seconde avant de tout
lâcher dans un cri guttural. Jacqui en ressentit les vibrations jusque dans sa propre gorge, et éprouva un
étrange sentiment de puissance tandis qu’Henrik était secoué de soubresauts. Puis ses hanches
s’immobilisèrent et il s’écroula sur elle, tous les muscles relâchés et le souffle saccadé.
Epoustouflant, merveilleux, incroyable… La sensation autant que la vue. C’était elle qui l’avait mis
dans cet état et… Merde, c’était complètement dingue !
Elle noua les bras et les jambes autour de lui comme elle l’avait fait un peu plus tôt, à cette
différence près qu’elle n’était plus paralysée par la peur. Non. A présent, elle était au septième ciel.
# 18

Le paillasson sembla le toiser d’un air moqueur lorsqu’il se frotta les pieds sur son message de
bienvenue. Il avait eu l’estomac noué et le cerveau encombré de doutes toute la journée. Heureusement
qu’un entraînement, suivi d’une très longue séance de musculation, l’avait occupé, sans quoi il aurait
complètement disjoncté.
Il se tenait devant une maisonnette grise ornée de volets blancs et de moulures bordeaux, bien
entretenue — quoiqu’un peu délavée — et nichée dans une petite rue pittoresque bordée de bâtisses du
même style. Le soleil était déjà couché, mais les réverbères repoussaient l’obscurité. Les arbres, d’un
certain âge, et les larges haies qui délimitaient les propriétés étaient à l’image du reste du quartier :
tranquilles, un peu vétustes, mais résistants.
Le son étouffé d’une télévision lui parvenait à travers la porte close devant laquelle il se trouvait, et
une lueur ambrée filtrait du pourtour d’une fenêtre camouflée par une tenture.
Il prit une grande inspiration pour se donner de l’assurance. Ce n’était pas la première fois qu’il
rencontrait la famille d’une compagne, mais c’était la première qui comptait vraiment pour lui. Depuis
qu’ils s’étaient confiés l’un à l’autre, la semaine précédente, Jacqui et lui s’étaient beaucoup rapprochés,
et cette invitation était un véritable bond en avant dans leur relation. Alors, bien sûr, il se souciait
beaucoup de l’impression qu’il ferait sur les parents de Jacqui. Il avait envie qu’ils l’apprécient. Il avait
conscience que le charme distant qu’il adoptait en toutes circonstances depuis l’adolescence ne
fonctionnerait pas ici.
Tout à coup, une paire de phares éclaira la façade. Il se tourna en sursautant. Une vieille berline se
garait dans l’allée étroite. Pour sa part, il avait choisi de laisser sa voiture dans la rue. Plus pratique en
cas de fuite inopinée.
Le moteur s’arrêta et le silence retomba autour de lui. Le plafonnier s’alluma, révélant le
conducteur : un homme aux cheveux noirs mi-longs retenus derrière les oreilles, qui l’étudiait déjà, alors
qu’il n’avait pas encore ouvert sa portière.
Le nouveau venu sortit de son véhicule et le contourna, les traits durcis par une expression glaciale.
Pas de doute, on était déjà en train de le juger. Henrik redressa les épaules : il en avait l’habitude et était
prêt à faire face.
L’homme grimpa l’escalier et vint se placer devant lui, le dévisageant sans ciller, alors qu’il
mesurait quelques centimètres de moins que lui et qu’il était beaucoup plus mince. Comme le perron
n’était pas très grand, il empiétait largement sur sa zone de confort.
Il devait s’agir de l’un des frères de Jacqui. Henrik tendit la main en soutenant son regard.
— Henrik.
L’intéressé resta sans bouger pendant un long moment, assez long pour qu’Henrik envisage de
baisser le bras, mais il finit par céder et échangea une poignée de main des moins accueillantes.
— Aiden. Le frère de Jacqui.
Henrik fit appel à tout son savoir-vivre.
— Ravi de te rencontrer.
Rien n’était moins vrai, en tout cas plus maintenant.
— Pareil, rétorqua Aiden, enfonçant les mains dans les poches de son jean, le menton levé.
Une voiture passa dans la rue ; ses pneus crissaient sur l’asphalte.
— Je m’apprêtais justement à frapper.
Comme si ce n’était pas évident !
— Alors, comme ça, tu sors avec ma sœur ? Pourquoi ?
L’éclairage public jaunâtre rendait le visage d’Aiden sinistre. A moins que cette impression ne
vienne du ton incrédule et agressif qu’il employait.
Henrik soupira et ne put retenir un sourire narquois.
— Parce qu’elle me plaît.
Va te faire foutre, enfoiré.
— D’accord. Pourquoi ?
— Pourquoi ?
Il détourna la tête et ravala la réplique belliqueuse qui lui montait dans la gorge. Ce devait être
sympa d’avoir une famille qui se souciait assez de vous pour poser cette question, une famille si
protectrice qu’elle cuisinait vos prétendants et s’unissait pour vous défendre en cas de désapprobation. Il
aimait à penser qu’il aurait agi de la même façon pour Emma… s’il en avait eu l’occasion.
Il maîtrisa donc sa colère en expirant longuement.
— Parce qu’elle est charmante et gentille. Et que j’apprécie de passer du temps avec elle.
Quelques raisons parmi tant d’autres, mais qui reflétaient plutôt bien l’ensemble.
— Qu’est-ce que ça t’apporte ?
L’interrogatoire n’était donc pas terminé… Henrik tâcha de relâcher les épaules et se prépara à
affronter cette inquisition pétrie de bonnes intentions. Il n’avait pas besoin de remporter cette bataille,
mais il en respectait assez les règles pour jouer le jeu.
— Une femme qui me traite avec respect, répondit-il, laissant de côté les aspects qu’un frère était
probablement peu susceptible d’apprécier.
Comme le fait qu’elle le domine au lit et qu’il adore ça.
Aiden secoua la tête d’un air mécontent.
— Je suis bien d’accord. Elle n’a rien à voir avec les filles qui se pavanent en général à ton bras.
— Tu as raison. Elle n’a rien à voir avec elles.
— Alors pourquoi ? Je ne pige pas.
— Tu n’as pas à comprendre.
Aiden se dressa sur ses ergots et lui décocha un regard lourd de suspicion.
— Ne t’avise pas de lui faire du mal !
Henrik faillit lever les yeux au ciel, comme il avait vu tant de ses ex le faire.
— Ce n’est pas du tout mon intention.
— Y a intérêt.
Sinon quoi ? Décidément, ça ne pouvait pas plus mal commencer.
— On peut entrer maintenant ?
Non qu’il en meure d’envie, surtout après ce petit échange des plus sympathiques, mais Jacqui
l’attendait. Ce dîner de famille représentait un pas de plus vers la vie qu’il recherchait, alors il était
temps de se ressaisir et de foncer.
Ou de partir en courant.
Aiden coupa court à cette solution tentante en le poussant pour ouvrir la porte.
— J’ai trouvé un type louche qui traînait sous le porche, lança-t-il à la cantonade, tout en le
gratifiant d’un sourire arrogant.
Enfoiré, oui, vraiment… Cependant, il ne put s’empêcher de sourire à son tour. En réalité, ce petit
con commençait à lui plaire.
— Quoi ? Je t’interdis de l’ennuyer, Aiden ! s’écria Jacqui depuis un endroit qu’il ne put localiser.
— Pourquoi ? C’est amusant.
Henrik suivit Aiden à l’intérieur et prit connaissance de la pièce au charme désuet d’un seul coup
d’œil. On pénétrait directement dans le salon, où les meubles étaient disposés autour d’un écran plat
géant qui occupait presque tout un pan de mur. La moquette marron devait dater du début des années 1990,
l’usure ayant creusé un sentier depuis la porte d’entrée jusqu’à la salle à manger, où il aperçut une partie
de la table dressée. Les murs blancs étaient couverts d’illustrations de marques traditionnelles de bière et
de photos de famille, à l’exception d’une petite section dédiée au culte avec un crucifix et une statue de la
Vierge Marie.
Un homme corpulent se leva du canapé. Ses cheveux gris étaient ramenés sur le devant de son crâne
pour camoufler une calvitie naissante et il mesurait une tête de moins que lui. Son ventre proéminent
dépassait un peu sous sa chemise en flanelle. Son regard ne s’était pas plus tôt posé sur lui qu’il se figea,
sa mâchoire inférieure sur le point de toucher le sol, avant qu’il ne referme la bouche d’un coup sec.
— Henrik Grenick, se présenta Henrik en lui tendant la main, retenant avec difficulté un sourire
amusé. C’est un plaisir de vous rencontrer, monsieur.
Se redressant brusquement, le père de Jacqui se ressaisit et lui serra la main.
— Henrik Grenick…, répéta-t-il en se raclant la gorge.
— Oui, monsieur, dit Henrik, le nœud qu’il avait à l’estomac se resserrant un peu.
Dans le dos de Wayne, Aiden était hilare. A l’évidence, il était dans le secret que sa sœur n’avait
pas jugé bon de partager avec le reste de la famille.
— Merde alors ! grommela Wayne.
— Surveille ton langage !
La réprimande avait fusé depuis une pièce située au-delà de la salle à manger.
Wayne grimaça et se couvrit la bouche d’une main.
— Elle a l’ouïe d’une chauve-souris, marmonna-t-il.
— Ne fais pas comme si tu le découvrais, le taquina Aiden en lui donnant une claque dans le dos.
— Salut, intervint Jacqui en faisant son apparition, rayonnante.
La tension d’Henrik redescendit d’un cran. Elle était magnifique avec son jean et son pull col en V,
autour duquel ondoyait sa chevelure.
— Je vois que tu as fait la connaissance d’Aiden et de mon père.
Elle le rejoignit et se souleva sur la pointe des pieds pour déposer un baiser sur sa joue.
— Merci d’être venu.
Abasourdi mais réconforté, Henrik lui entoura d’un bras les épaules pour la serrer contre lui.
— C’est un plaisir.
Et cette fois il le pensait vraiment.
— Jacqui !
Un seul mot suffisait à Wayne pour exprimer son humeur.
— Oui, papa ?
Elle était le reflet de l’innocence, mais Henrik ne fut pas dupe.
— Tu aurais pu nous prévenir !
Une femme fit irruption à cet instant, la mine joviale et chaleureuse. Un peu plus petite que son mari,
Mme Polson avait un visage rond encadré de cheveux châtain-roux coupés court et bien coiffés. Elle
portait son âge et le souvenir de cinq grossesses avec la grâce d’une mère généreuse et prodigue de
câlins. Son gilet rouge vif était démodé, mais encore très joli.
— Pourquoi grondes-tu ta fille, Wayne ?
Sans attendre la réponse, elle le poussa pour venir saluer Henrik. Complètement pris au dépourvu, il
se laissa étreindre. Elle lui plaqua un baiser sonore sur la joue, puis, la seconde suivante, il était libre.
— Vous, on ne peut pas dire que vous soyez petit ! lança-t-elle, en reculant pour l’examiner.
— Euh…
Que répondre à ça ? Il était paré pour toutes les situations mondaines possibles et imaginables, et
pourtant il n’en avait aucune idée.
— Maman ! la sermonna Jacqui, exactement sur le même ton qu’employait celle-ci.
— Quoi ? C’est vrai, insista la mère avec un grand sourire. Moi, c’est Mary. Je suis la mère de
Jacqui. Bienvenue chez nous.
— Merci.
— C’est Henrik Grenick, le défenseur des Glaciers, lui fit remarquer Aiden, qui jubilait toujours.
Elle procéda alors à un deuxième examen en plissant les yeux.
— Ça explique votre taille. Eh bien, ne restez pas dans l’entrée. Wayne, débarrasse-le de son
manteau. Aiden, sers-lui un verre. Où sont donc passées vos bonnes manières ? Je n’ai quand même pas
élevé une bande de hooligans ! Non, mais je vous jure…
Jacqui pouffa tandis qu’ils s’exécutaient. Henrik tendit sa veste à Wayne. Il commençait à
comprendre d’où elle tenait sa force de caractère. Même si les hommes étaient en supériorité numérique,
il était évident que Mary Polson ne se laissait pas marcher sur les pieds, et que Jacqui avait suivi son
exemple en grandissant.
— Que puis-je t’offrir à boire ? s’enquit Aiden.
— De l’eau, ce sera très bien.
Aiden avait à peine disparu que la porte d’entrée s’ouvrit. Henrik fit un pas de côté pour ne pas être
bousculé et resta bouche bée devant les jumeaux qui se précipitèrent à l’intérieur. Non seulement
extrêmement semblables, mais en outre copies conformes de leur père, en plus jeunes.
Ils s’immobilisèrent tous les deux devant lui et le détaillèrent, abasourdis. Apparemment, Jacqui
n’avait révélé son identité qu’à Aiden.
— Pourquoi est-ce que vous traînez dans l’entrée, vous deux ? protesta un autre homme derrière eux,
avant que quiconque ait pris la parole. Allez, bougez-vous !
Il poussa l’un des jumeaux contre l’autre.
Tous deux trébuchèrent dans le salon, où une boule aux cheveux noirs surgit en piaillant pour se jeter
dans les bras de Mary.
— Mamie ! Mamie !
Cette dernière souleva la fillette avec une aisance qui faisait mentir son âge.
— Bonjour, ma chérie.
Elle couvrit les joues de la petite de baisers jusqu’à ce que celle-ci se tortille pour se libérer et
courir vers les jumeaux : Colin et Finn, à en croire ses cris excités. Elle s’arrêta également pour saluer
son grand-père et Jacqui, avant de tourner en rond en fouillant le salon du regard.
— Où est oncle Aiden ?
Elle adressa un air accusateur à l’homme qu’Henrik supposa être son père, Dan, donc, le frère aîné
de Jacqui.
— Tu avais dit qu’il serait là !
— Je suis ici, ma puce, lança Aiden depuis la pièce voisine.
Aussitôt la petite retrouva le sourire et fonça le rejoindre. Elle disparut à l’autre bout de la salle à
manger et, un instant plus tard, un nouveau pépiement de joie retentit. L’écho de quelques rires brisa le
silence qui se prolongeait au salon.
Henrik regarda tour à tour Jacqui, puis le reste de la famille. L’angoisse ! Ils étaient tous en train de
le dévisager avec des expressions diverses, allant de la confusion à la stupeur en passant par la méfiance,
à l’exception de Jacqui, qui le fixait la mine enjouée. Les poils se dressèrent sur sa nuque. Pour quelle
raison Jacqui avait-elle omis de leur expliquer qui il était ? Avait-elle cru qu’il se défilerait, ou autre
chose ?
Une femme blonde apparut dans l’embrasure de la porte encore ouverte, un bébé blotti contre la
poitrine. Sans doute la mère de la petite fille. Avec un peu de chance, ce serait le dernier membre de la
famille qu’il rencontrerait ce soir.
— Jacqui nous a bien eus, lança le père.
— C’est faux, se défendit-elle en attrapant la main d’Henrik. Je vous ai prévenus que j’invitais
quelqu’un.
— Quelqu’un ? Mais ce n’est pas n’importe quel « quelqu’un » ! s’écria l’un des jumeaux.
— Très bien, alors disons mon petit copain. C’est mieux ? railla Jacqui.
Le cœur d’Henrik se gonfla de bonheur lorsqu’elle le qualifia ainsi. Il lui serra la main en souriant.
Oui. Il était son petit ami, et jamais il n’avait été plus fier de s’entendre appeler comme ça.
— Hein ? s’exclama Daniel. Non ! Ce n’est pas mieux du tout.
— Daniel !
Tous les hommes de la famille tressaillirent à ce rappel à l’ordre sévère. Mary se rua vers le bébé.
— Donne-moi le petit. Les autres, rentrez tous et fermez la porte. Vous être en train de refroidir la
maison ! Et j’aimerais au passage que vous retrouviez un semblant de politesse.
Elle prit le poupon des bras de sa belle-fille, puis jeta des regards noirs à ses fils.
— Bande de hooligans ! Je vous ai élevés mieux que ça.
Ces trois adultes qui baissèrent la tête en même temps pour murmurer un faible « oui, maman »
constituèrent une scène des plus cocasses. Tout ce petit monde se pressa dans le salon et la porte se
referma enfin, coupant par la même occasion tout apport d’air et rendant Henrik un peu claustrophobe.
Comment avaient-ils réussi à vivre et à grandir tous ensemble dans cette minuscule habitation ?
Mary s’éloigna vers la cuisine en roucoulant des douceurs au bébé, et Jacqui s’avança pour faire les
présentations.
— Ces grossiers personnages sont Colin, Finn et Dan, mes autres frères. Et voici Tory, l’épouse de
Dan, expliqua-t-elle en les désignant, avant de pointer le pouce vers lui. Lui, c’est Henrik. On sort
ensemble.
— Mais qu’est-ce que tu racontes ? explosa Finn. Tu sors avec ce put…
Il jeta un coup d’œil en direction de la cuisine en grimaçant.
— C’est Roller ! Tu ne peux pas être avec lui, c’est impossible !
— Comment l’aurais-tu rencontré ? renchérit Colin.
Finn revint à la charge.
— Et depuis combien de temps nous caches-tu ça ?
— Tu te fiches de nous ? éructa Dan à son tour, avec un mélange de fureur et d’incompréhension.
Lui ? C’est sur lui que tu as jeté ton dévolu, après avoir repoussé tous les hommes pendant si longtemps ?
— Les garçons !
Ces deux mots de leur père suffirent à leur clouer le bec, mais il ne faisait aucun doute qu’ils avaient
encore beaucoup d’interrogations en réserve.
— Tu as bien raison, Jac !
Cette dernière réflexion émanait de Tory, qui n’aurait pu sourire davantage sans se démettre la
mâchoire.
Pendant l’avalanche de questions, Jacqui s’était raidie et avait levé le menton avec cette obstination
qu’Henrik reconnaissait et adorait. Il posa la main sur son épaule et défia ces jeunes loups du regard. Son
instinct de protection battait férocement dans sa poitrine et contractait tous ses muscles. Il avait beau
comprendre cette attitude de leur part, il ne leur permettrait pas de blesser Jacqui pour autant. Et c’était
exactement ce qu’ils étaient en train de faire avec cette méfiance agressive dirigée contre lui. La colère
qui irradiait d’elle menaçait de l’embraser lui aussi.
Etait-il si terrible que ça ? Avaient-ils réellement une si piètre estime pour lui ? Pourquoi ? Que
diable leur avait-il fait ? Il jouait au hockey, ne touchait pas à la drogue et sortait parfois avec des filles
médiatisées. Ça ne faisait pas de lui le plus gros connard de la planète !
Pourtant, ces types semblaient l’avoir rangé dans cette catégorie. Ils l’avaient jugé à l’emporte-
pièce et condamné avant même de lui avoir adressé la parole. Tout ça à cause de ragots.
— Vous n’êtes qu’une bande d’abrutis ! fulmina Jacqui avec un profond dégoût. Tous autant que vous
êtes.
Elle prit son manteau des mains de son père.
— Désolée, papa.
Elle s’était excusée sur un ton plus doux, mais son expression se durcit de nouveau lorsqu’elle se
tourna.
— Allez viens, Henrik.
Elle poussa ses frères pour passer et quitta la maison sans leur accorder un seul regard.
Lui, par contre, ne s’en priva pas. Il les toisa l’un après l’autre d’un air mauvais.
— Je ne vous ai rien fait et je suis très attaché à votre sœur. Vous devriez y réfléchir.
Il referma la porte derrière lui et suivit Jacqui dans la nuit.
Aussitôt, des éclats de voix retentirent à l’intérieur, mais il était trop concentré sur elle pour se
soucier de leur teneur. Il se dépêcha de la rattraper et l’enlaça. Elle se figea, tête baissée, et il la serra
contre lui, peiné de la voir aussi affligée.
— Je suis désolé, marmonna-t-il dans ses cheveux, regrettant amèrement la tournure qu’avaient prise
les événements.
Mais qu’aurait-il pu faire pour changer cette issue déplorable ?
— Je suis tellement désolé, répéta-t-il, incapable de dire autre chose.
— Ce n’est pas ta faute. C’est moi qui suis désolée qu’ils t’aient traité comme ça. Tu n’as rien à
voir là-dedans.
Il était convaincu du contraire.
— Peut-être ont-ils raison.
Ils voulaient mieux pour leur sœur, mieux que lui, ça sautait aux yeux.
— Tais-toi ! lui intima-t-elle en le repoussant.
La pression sur son torse ne le fit pas bouger d’un millimètre.
— Ils se trompent !
Elle releva la tête et lui lança un regard plein de conviction.
— Ce ne sont que des idiots, de pauvres crétins surprotecteurs, c’est tout. Ça n’a rien à voir avec
toi, ajouta-t-elle en lui caressant la joue.
— Auraient-ils eu la même réaction avec un autre ? Avec un gars de ton université, par exemple ?
Une jalousie intense, irrationnelle, se mit à bouillonner dans son ventre à l’idée qu’elle puisse
ramener un homme autre que lui chez elle.
— C’est fort probable.
Elle se hissa sur la pointe des pieds pour l’embrasser, tendre et rassurante, alors que c’était elle qui
avait été meurtrie.
Le menton appuyé sur sa tête, il la serra de toutes ses forces, en veillant toutefois à ne pas la broyer.
Il se jura de la protéger, de prendre soin d’elle, de la chérir comme elle le méritait.
— Veux-tu que j’aille leur mettre une dérouillée, pour te venger ?
Elle fit entendre un petit rire et il la sentit se détendre un peu dans ses bras.
— Maman n’aime pas quand ils rentrent à la maison couverts de sang.
— On pourrait régler ça sur la glace.
Il les battrait tous, si elle le lui demandait.
— Ça leur plairait beaucoup trop.
La porte d’entrée grinça dans la nuit froide. Jacqui tressaillit et ses muscles se crispèrent de
nouveau, mais elle ne se retourna pas. Henrik observa sans indulgence les quatre frères qui se dirigeaient
vers eux. Il serra un peu plus Jacqui, prêt à la préserver de la prochaine attaque, si tel était leur but.
Dan s’éclaircit la voix, les mains enfoncées dans les poches de son jean.
— Jac, Henrik, commença-t-il en soutenant le regard d’Henrik, ses intentions très claires malgré la
pénombre. Nous sommes désolés. C’était grossier de notre part.
Le torse d’Henrik étouffa le reniflement moqueur de Jacqui.
— Ah bon, tu crois ?
— Allez, Jac. Reconnais que tu aurais dû nous prévenir, plaida l’un des jumeaux.
Finn ?
Elle fit volte-face.
— Pourquoi ? Pour que vous puissiez préparer votre attaque ? Pour vous laisser le temps de faire le
plein de munitions sur Internet, avant même de l’avoir rencontré ?
Ses épaules tremblaient. De froid ou de rage ?
Henrik avisa les mines coupables de ses frères et, soudain, tout s’éclaira. Si elle s’était tue au lieu
de se vanter de l’identité de son flirt, c’était pour le préserver, pour lui donner une chance avec sa famille
surprotectrice.
L’autre jumeau s’avança en lui tendant la main.
— Désolé, Henrik. Moi, c’est Colin. Ravi de te rencontrer.
Sa poigne était ferme et chaleureuse, un signe de paix qu’il accepta avec un petit hochement de tête.
— Merci, dit Jacqui en serrant le bras de son frère.
— On s’inquiète juste pour toi, argua ce dernier en reculant.
— A cause de moi ? Je n’ai pas l’intention de lui faire du mal. Par contre, je la défendrai, les mit en
garde Henrik.
— Nous aussi, répondit Finn.
— C’est notre petite sœur, notre bébé, renchérit Dan, incisif.
— Et c’est ma compagne, affirma Henrik, revendiquant fermement sa place.
— Stop ! s’exclama Jacqui en s’arrachant à son étreinte. Arrêtez de parler comme si j’étais une
chose fragile qui a besoin d’être couvée !
Elle pointa un doigt accusateur vers ses frères.
— Je suis une grande fille, maintenant, alors allez voir ailleurs et laissez-moi respirer ! Et c’est
valable pour toi aussi, déclara-t-elle en se retournant vers lui. Je prends très bien soin de moi-même,
alors, si tu as l’intention de me ranger dans un coin capitonné, tu peux m’oublier tout de suite !
Il la dévisagea, stupéfait, décontenancé par cette accusation sortie de nulle part.
— Je ne t’ai jamais traitée comme ça.
— Pas encore, murmura-t-elle, la lèvre frémissante.
Quoi ? Une fois de plus, il était incapable de suivre son raisonnement.
Elle fit demi-tour et partit en trombe avant qu’il ait pu remettre de l’ordre dans ses idées. Ils se
tournèrent tous en chœur pour la regarder remonter l’allée jusqu’à la maison, d’un pas furieux. La porte
claqua et le silence s’installa.
Qu’est-ce qui vient de se passer, là ?
— On n’a pas laissé bébé dans un coin, fit Aiden en grommelant.
Finn étrangla un petit rire et Colin donna à Aiden un coup de coude dans les côtes.
— Ferme-la, espèce de con !
Le con en question fusilla son frère du regard en se frottant le flanc, mais ne releva pas.
Le sang battant à son cou, Henrik serra les poings et s’efforça de réprimer son besoin de frapper
quelque chose. Jacqui ne pouvait pas lâcher une telle énormité et s’en aller comme ça.
— Son cancer est en train de récidiver ? demanda-t-il aux autres.
Ils l’étudièrent, tandis qu’il passait différentes hypothèses en revue pour justifier le comportement
de Jacqui.
Son cœur se souleva à l’idée terrifiante de la perdre à cause de la maladie.
Les frères échangèrent quelques regards, et Dan lui répondit par une question :
— Elle t’en a parlé ?
— Oui.
En partie du moins, mais à l’évidence pas assez. Dès qu’il serait rentré chez lui, il ferait des
recherches sur la leucémie.
— Elle m’a expliqué qu’elle était en rémission.
Dan acquiesça.
— C’est vrai, et depuis un bon moment.
Tout à coup, les autres semblèrent très intéressés par le sol ou n’importe quoi, tant que ça leur
permettait de fuir son regard.
Il s’approcha d’eux : il avait besoin de voir leur visage.
— A côté de quoi est-ce que je passe, les gars ?
« Depuis presque huit ans », avait dit Jacqui.
Ces paroles résonnèrent en lui jusqu’à ce qu’un frisson lui glace les sangs.
— Ce n’est rien, mec, lança alors Aiden d’un ton un peu trop enjoué. Nous ne sommes qu’une bande
de trous du cul surprotecteurs, exactement comme elle l’a dit. Allez, viens. Maman sera fâchée si on ne te
ramène pas à l’intérieur.
A ces mots, il lui donna un coup sur le bras, en y mettant un peu trop de force pour qu’il s’agisse
d’une boutade.
— Et tu n’as pas envie d’assister au courroux de notre mère, crois-moi ! lança Finn en souriant.
Jacqui a parfois un tempérament un peu impétueux, au cas où tu ne l’aurais pas encore remarqué.
Ce qu’il avait surtout remarqué, c’était le changement de sujet tout sauf subtil de ses frères, mais il
laissa tomber. C’était la première fois qu’il voyait Jacqui réellement en colère. Provocatrice, fière, sûre
d’elle, tendre, sensuelle… elle lui avait montré toutes ces facettes de sa personnalité, mais pas celle-ci. Il
sentit poindre un petit sourire sur ses lèvres. Ça lui correspondait tout aussi bien, car il n’y avait rien eu
de méchant ni de moralisateur dans sa tirade. Elle avait juste voulu les défendre, tous les deux.
Cette pensée le rasséréna. Hormis ses coéquipiers, personne n’avait jamais pris sa défense
auparavant. Pas même Emma ni sa grand-mère. Quant à ses parents, leur choix avait été de l’éloigner en
pension.
— Alors tu viens ? s’enquit Dan en l’attendant sur les quelques marches qui menaient au perron.
Plongé dans ses réflexions, il n’avait pas vu les autres rentrer.
Il s’éclaircit la voix et se dirigea vers la porte.
— Oui.
— Ecoute, fit Dan lorsqu’il arriva à sa hauteur, le considérant avec un mélange de respect et de
doute. On n’est pas aussi cons, normalement.
Il se frotta la nuque, puis détourna la tête.
— C’est notre petite sœur et on a failli la perdre deux fois, expliqua-t-il avant de reporter son
attention sur lui, les yeux luisants. Du coup, on exagère un peu.
Il avait bien compris, et ne pouvait rien contre, seulement répéter :
— Je n’ai pas l’intention de lui faire du mal.
Et il le répéterait jusqu’à ce qu’ils le croient. Mieux encore, il leur montrerait.
Dan lui serra fermement l’épaule.
— Je l’espère. Alors, lança-t-il en élevant la voix, tandis qu’il ouvrait la porte, tu pourrais nous
avoir des billets pour un match ?
— Oh ouais ! s’exclama Finn depuis l’intérieur. A la première rangée ?
— Non, dans les loges VIP ! s’écria Aiden. On t’a épargné, tu nous dois bien ça.
Henrik éclata de rire. Un rire profond et rauque qui apaisa un peu ses tensions. Là, il était en terrain
connu. Les vannes entre mecs, c’était sa langue maternelle.
— Essaie pour voir, petit ! rétorqua-t-il à Aiden en pénétrant dans le salon.
— Ne fais pas attention à lui, c’est une grande gueule, mais il n’y a rien derrière, lâcha Finn, que ce
soit sur une patinoire ou dans la vie.
— N’importe quoi, espèce de trou du… oh merde, s’interrompit Aiden en jetant un coup d’œil
inquiet en direction de la cuisine. Je te bats sur la glace quand tu veux.
— Tu peux toujours rêver, frérot !
— Abandonnez, vous ne faites pas le poids, les taquina Henrik en souriant, s’intégrant sans
difficulté au flot de plaisanteries.
Il trouverait peut-être rapidement sa place dans cette famille, en fin de compte. Mais, eux, étaient-ils
prêts à l’accepter ?
# 19

— Tu as tiré le bon numéro, on dirait, lança Tory.


Jacqui ne cilla pas. Depuis son poste d’observation idéal, au bout du petit couloir qui menait à la
salle de bains et aux chambres, elle contemplait Henrik. Assis à table, il plaisantait avec ses frères
devant un verre de bière et des assiettes vides pour la plupart.
Elle s’appuya en souriant sur sa belle-sœur qui venait d’arriver derrière elle.
— Oui, je crois.
Elle ne cessait de se le répéter depuis leurs confessions réciproques, une semaine plus tôt. Depuis,
ils s’appelaient plusieurs fois par jour lorsque Henrik était en déplacement, et dès qu’il était rentré elle
passait toutes ses nuits chez lui.
C’était d’ailleurs ce qui avait poussé sa mère à insister pour rencontrer l’homme avec lequel elle
couchait. Elle avait vingt-cinq ans et rougissait encore lorsque celle-ci abordait la question du sexe.
— Il n’a pas moufté quand je lui ai mis Nigel dans les bras.
C’était peut-être de l’humour, mais le ton de Tory était très sérieux. Confier son bébé à Henrik était
sa façon à elle de le mettre à l’épreuve.
Le pauvre ! Il avait été jeté dans cette mafia qu’était sa famille sans y avoir été préparé. Cela dit, il
survivrait, dès que ses frères lui lâcheraient un peu la grappe. Quels crétins, ceux-là… Mais des crétins
qui l’aimaient profondément, et elle ne les échangerait pour rien au monde.
Nigel dormait à poings fermés, blotti contre le torse imposant d’Henrik, comme s’il avait toujours
été là. Etait-il normal d’être jalouse d’un bébé ? Sans doute l’était-ce plus que de regretter qu’il ne soit
pas le leur. Quelle idée idiote, utopiste et surtout bien trop prématurée !
— Il n’a hésité qu’une fraction de seconde avant de l’installer contre lui comme s’il faisait ça tous
les jours, approuva-t-elle.
— Est-il entouré d’enfants ?
— Je ne sais pas, reconnut Jacqui, un peu embêtée.
Ils avaient passé beaucoup de temps ensemble, mais jamais en présence d’autres personnes.
— Alors, entre vous, c’est sérieux ? s’enquit Tory en lui donnant un petit coup de coude.
L’était-ce ?
— Je crois.
En dépit de sa résistance et des doutes, elle craquait complètement pour lui. Etait-elle amoureuse ?
Elle n’était pas prête à l’admettre à voix haute. C’était encore trop risqué, trop fragile.
« Je peux t’aimer. »
Des paroles prononcées en pleine effervescence érotique, qui avaient fait jaillir des espoirs en elle.
Si seulement ce pouvait être vrai, si seulement…
— Je suis heureuse pour toi, se réjouit sa belle-sœur, avec de la chaleur dans la voix. Mais dis-
moi… je croyais que tu n’aimais pas le hockey.
Jacqui leva les yeux au ciel.
— Pourquoi est-ce que tout le monde me serine ça ? Je n’ai jamais prétendu que je détestais ce
sport. J’avais un avis mitigé. Maintenant, j’ai une bonne raison de m’y intéresser, conclut-elle avec un
sourire mystérieux.
Le rire de Tory se fondit avec celui des garçons. Ils avaient parlé de hockey presque toute la soirée
et, pour une fois, elle n’y avait vu aucun inconvénient. Ça n’avait pas l’air de déranger Henrik, et ses
frères étaient enchantés sans en faire trop, heureusement. Si l’un d’entre eux avait osé réclamer un
autographe, il aurait reçu une tape sur le crâne de la part de leur mère.
Quant à des places pour un match, cette dernière en serait ravie — à condition que la proposition
vienne d’Henrik.
— Tu as bien quelque chose d’un peu croustillant à raconter, la relança Tory. Je dois compter sur toi
pour ça, parce que, moi, je suis une vieille épouse maintenant.
— Tu n’es pas vieille.
— Peut-être, mais ce n’est pas moi qui vais à la pêche aux beaux étalons bien bâtis.
— C’est vrai qu’il est beau, hein ? la taquina Jacqui en jouant des sourcils d’un air espiègle.
Imagine un peu tous ces muscles mis à contribution au lit…
Elle ponctua sa phrase d’un gémissement suggestif, avant d’éclater de rire.
Tory la repoussa, faussement vexée.
— Oh ! Vilaine. Maintenant je veux connaître tous les détails.
Jacqui secoua la tête en gloussant.
— Même pas en rêve !
— Allez, je partagerai les miens avec toi.
Jacqui frissonna.
— Beurk, non merci. Je ne veux rien savoir qui implique que mon frère soit nu.
— Il y a bien eu quelques moments où nous n’avons pas eu le temps de nous déshabiller, fit Tory,
songeuse.
— Stop ! Quelle horreur !
Elle ferma les yeux de toutes ses forces, tâchant d’effacer l’image qui tentait de s’imposer dans son
esprit.
Tory se pencha vers elle avec un sourire en coin.
— Quoi ? Tu sais comment on fait les bébés, tout de même ? Je peux te garantir que l’Immaculée
Conception n’a rien à voir dans la création de ces deux-là, affirma-t-elle en désignant d’un coup d’œil
éloquent Lanie et Nigel dans la salle à manger.
— Tu es diabolique !
Jacqui se prit la tête entre les mains, mais son rire cassa tout l’impact dramatique de son geste.
— Il faut bien que je m’adapte à ta famille, argua sa belle-sœur.
— C’est bien vrai.
Jacqui reporta son attention sur Henrik. C’était plus fort qu’elle. Il portait un pull vert raffiné assorti
à ses yeux, tout en restant masculin. Son T-shirt blanc dépassait dessous, lui conférant un petit aspect
négligé des plus sexy. Il savait se mettre en valeur comme jamais ses frères n’y étaient parvenus — ou du
moins n’avaient pris la peine de le faire. Pourtant, sa tenue restait décontractée. Son jean était sûrement
de marque, ou fait sur mesure pour qu’il puisse y caser ses cuisses et ses fesses musclées, mais n’avait
rien d’ostentatoire.
— Tu l’as vraiment rencontré dans ton magasin de musique ?
La question avait déjà été abordée pendant le dîner.
— Oui.
— Hmm. J’ignorais qu’il jouait de la guitare.
Ce ne devait pas être un secret, mais il ne s’en vantait pas, c’était certain. Et ce n’était pas à elle de
l’ébruiter.
— Que sais-tu de lui, en fait, à part ce qu’on raconte dans la presse ?
— Là, tu marques un point.
— Quand on le connaît un peu, on se rend compte que les rumeurs qui circulent sur lui sont bien loin
de la vérité, confia Jacqui, désireuse que quelqu’un d’autre voie Henrik tel qu’il était. Je crois que les
médias relayent ce qu’ils ont envie de relayer, et qu’il a appris à vivre avec.
N’était-elle pas en train d’en révéler trop ? Il n’apprécierait sûrement pas qu’elle parle de lui
comme ça, mais elle tenait à ce que sa famille découvre le véritable Henrik, celui qui n’avait pas hésité à
sortir de sa zone de confort pour elle, qui était intelligent, généreux et d’une gentillesse extrême.
Cet homme qui avait remisé son masque de brute épaisse pour combler tous ses désirs, dans la
chambre et en dehors. Cet homme qui avait tellement envie qu’on l’aime pour ce qu’il était et pas pour ce
qu’il faisait.
Son cœur se mit à battre tendrement, tandis qu’elle s’autorisait peu à peu à accepter son rêve. Elle
pouvait l’avoir, tout entier et tout de suite, si elle faisait confiance à la vie, si elle parvenait à se
convaincre que ce Noël ne serait pas celui du grand retour de la Faucheuse.
Comme s’il avait reçu un signal, son estomac se manifesta, lui donnant la nausée et des aigreurs.
— Vous avez fini de cancaner dans notre dos, vous deux ? lança Dan, attirant l’attention de toute la
tablée sur leur petit aparté.
— Les femmes ont bien le droit de parler d’autre chose que de hockey, rétorqua Tory, lui donnant un
coup de coude complice, avant de rejoindre les autres. Vous êtes disposés à changer de conversation ?
— Quoi ? s’indigna Finn, faisant mine de s’étrangler, une main sur le cœur. Jamais ! On ne parle
jamais trop de hockey.
— Henrik n’a peut-être pas envie de causer boulot toute la soirée, suggéra Tory en arquant un
sourcil provocateur, tandis qu’elle reprenait sa place à côté de Dan. Que diriez-vous, si on décortiquait
tout ce qui se passe à l’usine pendant deux heures ?
— Pitié, non ! supplia Aiden. Tout, mais pas ça.
Il était le seul garçon de la famille à ne pas être employé dans l’entreprise locale et il détestait
quand les autres parlaient de leur popote interne.
— Pourquoi ? L’idée qu’on puisse avoir un vrai travail te fait peur ? railla Dan avec un peu trop de
sérieux.
Aiden lui décocha un regard meurtrier par-dessus la tête innocente de Lanie, qui dessinait
calmement.
— Tu sais où tu peux te la mettre, cette discussion ?
— Arrêtez tout de suite ! intervint leur père en les dévisageant à tour de rôle d’un air aussi sévère
que son ton l’était. Nous avons un invité.
Henrik était en train de contempler le bébé endormi qui commençait à s’étirer. Il caressa le petit dos
de Nigel et lui chuchota quelque chose à l’oreille.
Le cœur de Jacqui se serra en même temps que son estomac, qui continuait à jouer les trouble-fête.
Elle s’approcha de lui, posa la main sur sa nuque et s’efforça de mettre ses peurs de côté. Méritait-elle
vraiment cet homme ? N’était-il pas trop bien pour elle, trop confiant, trop ouvert, alors qu’elle-même lui
cachait tant de choses ?
— Il dort toujours ? demanda-t-elle aussi posément que possible, en s’asseyant près de lui.
Autour d’eux, la conversation avait repris et il déplaça le minuscule paquet qu’il tenait pour lui
montrer le visage du chérubin.
— Oui.
Il avait les traits détendus, tout empreints de tendresse. D’ordinaire, elle ne le voyait ainsi que
lorsqu’ils étaient seuls.
Elle passa à son tour la main dans le dos de Nigel et en profita pour caresser au passage celle
d’Henrik. Tous ses rêves et ses espoirs si longtemps oubliés étaient coincés dans sa gorge sèche. Des
enfants, une famille, un futur qui ne soit pas entaché par son passé de malade… Connaîtrait-elle ça un
jour ?
— Tu t’en sors bien avec lui, parvint-elle à reprendre après quelques déglutitions difficiles.
Elle but un peu d’eau pour apaiser le feu qui faisait rage dans son œsophage. Où avait-elle la tête ?
Deux mois de sexe et de fréquentation ne suffisaient pas à bâtir une histoire pour la vie.
— Certains de mes coéquipiers ont des gosses, dit-il, l’observant du coin de l’œil. Des gosses
adorables.
Cette dernière remarque retint son attention et elle enregistra son expression et sa voix empreintes
de douceur. Les enfants ne jugeaient pas, ils étaient entiers. Ils aimaient sincèrement et ne demandaient
rien d’autre que d’être aimés en retour. Etait-ce à cela qu’il faisait allusion ?
Il plongea le nez dans le petit cou de Nigel et inspira. Elle qui pensait que seules les femmes
appréciaient l’odeur des bébés… Il ferait un papa formidable. Son cœur se gonfla et se fendilla à ce
constat.
Elle détourna la tête en battant des paupières et surprit sa mère qui l’observait — les observait tous
les trois —, debout dans l’embrasure de la porte avec son tablier, un sourire mélancolique aux lèvres et
les yeux brillants. Elle était le pilier de la famille. C’était elle qui la maintenait unie, qui organisait les
emplois du temps, tenait les cordons de la bourse et avait empêché quiconque de s’apitoyer sur son sort
lors des deux attaques de la maladie.
Tout ce qu’elle voulait, c’était le bonheur de ses enfants, qu’ils connaissent l’amour, une vie
épanouie et… Bref, tout ce qu’elle-même avait eu peur de s’autoriser pendant si longtemps.
« Je t’aime », articula-t-elle en silence à l’intention de cette femme formidable, ravalant les larmes
qui montaient.
Sa mère lui envoya un baiser en souriant et regagna sa cuisine, en s’essuyant subrepticement la joue.
— Elle tient énormément à toi, constata Henrik.
Jacqui se retourna en sursautant, réchauffée par tout cet amour qui l’enveloppait. Que demander de
plus ? Elle avait sa famille, une vie, et Henrik pour la partager avec elle. En partie du moins.
— Oui, approuva-t-elle en posant la tête sur son épaule et une main sur sa cuisse.
Elle passa la tablée en revue. Assis à l’extrémité, son père lui adressa un sourire tendre sous sa
mine revêche. Colin se sentit observé et lui fit un clin d’œil. Aiden, pour sa part, la gratifia d’une petite
moue hautaine, comme s’il lui accordait sa bénédiction à contrecœur. Dan se contenta d’un signe de tête
approbateur. Et Finn… eh bien, fidèle à lui-même, Finn frétilla des sourcils d’un air coquin, avant
d’arborer un sourire éclatant et contagieux.
— Ils m’aiment tous, ajouta-t-elle, savourant cette réalité incroyable dont elle avait toujours eu
conscience, mais qu’elle prenait rarement le temps d’apprécier.
— Tu as de la chance.
— C’est vrai, reconnut-elle en tournant la tête pour plonger dans la profondeur de son regard
émeraude. Beaucoup de chance !
Si seulement elle pouvait avoir la certitude que cette chance ne l’abandonnerait pas !
# 20

L’odeur familière de la transpiration mal camouflée par les produits d’entretien piqua les narines
d’Henrik à la seconde où il pénétra dans le vestiaire. Il attrapa la boisson énergisante que lui tendait le
responsable d’équipement, jeta ses gants sur le banc, mais résista à l’envie puérile de jeter sa crosse
contre le mur.
Celle-ci lui fut subtilisée comme par magie par un autre membre du staff consciencieux, lancé dans
la chorégraphie minutée qui suivait chaque match. Une mécanique bien huilée à laquelle se livraient
joueurs et employés du club avec une fluidité ancrée en eux à force de répétitions.
Il s’affaissa sur le banc et se pencha en avant pour laisser glisser son casque à terre. Il passa la main
dans ses cheveux trempés avec hargne, et la douleur qui fusa dans son omoplate occulta tout le reste.
— Ça va, Roller ?
Il reconnut la voix de Steve, le préparateur physique, mais ne répondit pas. Qu’est-ce qu’on en avait
à foutre qu’il souffre au niveau de l’épaule depuis qu’il avait été projeté sur la bande ? Ou que
l’hématome qu’il avait à la cuisse palpite au même rythme que son cœur, lui-même en parfaite harmonie
avec le martèlement qui retentissait dans son crâne ?
Steve s’accroupit devant lui, se balançant d’un pied sur l’autre, le visage toujours en dehors de son
champ visuel.
— Passe me voir quand tu te seras déshabillé, déclara-t-il en lui tapotant le genou.
Puis il se redressa et s’éloigna.
Henrik poussa un soupir de soulagement. Rien de tel qu’un staff compréhensif. Certains joueurs
avaient besoin de temps et d’espace.
Son taux d’adrénaline commençait à diminuer, et le fait qu’ils aient perdu le match accentuait la
sensation d’épuisement qui l’envahissait peu à peu. Il releva la tête et jeta un coup d’œil à ses
coéquipiers. Une défaite n’était jamais agréable, mais lorsqu’en plus il y avait des blessés, le moral s’en
ressentait doublement. Certes, les pépins physiques étaient courants dans ce sport, mais ça ne les rendait
pas moins douloureux. Sans compter qu’il avait beaucoup plus de mal à supporter la vue d’un camarade à
terre qu’à endurer lui-même le coup.
Bowser avait reçu une crosse en plein visage. Bilan : beaucoup de sang, six points de suture, deux
dents de moins et un nouveau sourire que tout hockeyeur qui se respecte aurait été ravi d’arborer. Pas de
quoi mettre en péril une carrière, mais rien de bien réjouissant non plus.
Le bandage que Feeney avait à la main était imbibé de sang. Ce dernier avait voulu expliquer sa
façon de penser à l’attaquant de l’équipe adverse, qui avait eu la crosse un peu trop légère. Il avait écopé
d’une lèvre fendue, de phalanges enflées et d’une longue pénalité. Lui-même avait failli s’en charger
plusieurs fois au cours du match, mais le coach lui aurait remonté les bretelles, s’il avait été frappé d’une
pénalité. « Tu m’es plus utile sur la glace que sur le banc. »
Il s’étira le bras en réprimant un grognement. Rien de grave. Au pire, une luxation de l’épaule. Un
peu de glace, de chaleur et un bon massage, c’était tout ce dont il avait besoin. Cela dit, il irait consulter
Steve.
Il y avait peu d’échanges dans le vestiaire et il ne s’y mêla pas. Son programme était tout vu :
préparateur physique, restauration, séance de refroidissement, douche, retour à la maison. Avec un peu de
chance, Jacqui l’y attendrait.
Il lui avait donné une clé la semaine précédente, après avoir rencontré sa famille. C’était logique,
étant donné leurs emplois du temps, pourtant il avait eu beaucoup de mal à la convaincre de l’accepter.
Aucune de ses ex n’avait jamais hésité à la prendre et à s’installer chez lui. Mais, avec Jacqui, ça ne se
passait pas comme ça. Il sourit.
— Que nous vaut cet air idiot, Roller ? s’enquit Kevin Karver depuis l’autre bout de la pièce.
Celui-ci s’était déjà débarrassé de son équipement. En tant que gardien de réserve, il était peu actif,
mais malgré tout indispensable à l’équipe.
— Laisse tomber, tu ne peux pas comprendre, répliqua Henrik, sentant son sourire s’élargir.
Karver était célibataire et très jeune, comme bon nombre de ses camarades. Ces derniers temps, il y
avait eu pas mal de nouvelles recrues et la plupart affichaient moins de vingt-six ans au compteur, ce qui
ne faisait que souligner son âge avancé.
— Oh ? Une poulette t’a mis le grappin dessus ?
Henrik ôta ses épaulières et lui fit un doigt d’honneur.
— Vous n’en avez pas marre de me resservir vos mêmes blagues débiles ?
— Pas tant que ça fonctionne, lança Sparks.
— Vous y connaissez que dalle, maugréa-t-il en leur tournant le dos.
— Peut-être, mais on te connaît, toi, rétorqua Sparks en lui poussant le bras, tandis qu’il passait à sa
hauteur.
N’importe quoi ! Cette riposte tourbillonna dans sa tête, démangeant ses mâchoires serrées et son
irritation croissante. Ils ne savaient rien de lui. Il jeta un coup d’œil à ceux qu’il considérait comme ses
frères et chercha qui, parmi eux, était susceptible de le connaître un peu.
Il n’en repéra aucun.
Ils ne valaient pas mieux que son vrai frère. Personne d’autre que lui n’entendit son soupir dégoûté.
A qui la faute, s’il n’avait aucun véritable ami parmi eux ?
Il compta jusqu’à dix pour calmer sa colère. Quelle importance, au fond ? Ces gars-là, au moins,
couvraient ses arrières. On ne pouvait pas en dire autant de Soren.
Depuis qu’il avait débarqué dans le Minnesota, Walters était le seul coéquipier avec lequel il avait
eu des affinités, mais il avait déménagé à Atlanta. Six ans qu’il était dans cette équipe, et à qui pouvait-il
faire confiance, une fois en dehors de la patinoire ?
Il acheva de se déshabiller, tandis que Hauke leur livrait son baratin de capitaine. Puis Coach O. fit
une communication qu’il n’écouta qu’à moitié. Il était trop occupé à faire le point sur sa vie relationnelle.
Jamais il ne s’était senti aussi désorienté. Cela dit, il n’avait jamais pris la peine de se pencher sur
le sujet non plus. Il s’était contenté d’avancer, enchaînant les conquêtes et les saisons de hockey sans
s’arrêter ni se poser de questions. Il n’en avait jamais éprouvé le besoin.
Alors pourquoi maintenant ?
Il était au beau milieu de ses exercices de refroidissement, lorsque Feeney s’approcha d’un pas
tranquille.
— On est quelques-uns à aller boire un petit verre chez Bart. Ça te tente ?
— Non.
Il continua à marcher sur le tapis de course, accélérant sans prêter attention aux protestations de ses
muscles fatigués.
— Pourtant, il devrait y avoir de quoi se changer un peu les idées.
— Rien à foutre.
Il n’avait plus été aussi sincère depuis des années. Rien à foutre de sortir, des autres et des femmes
qu’il pouvait rencontrer.
Feeney croisa les bras et l’étudia longuement.
— Je suis curieux de savoir qui tu te tapes. Je la connais ?
Henrik grinça des dents. Pourtant, la vulgarité ne l’avait jamais révolté jusque-là. Il n’était
d’ailleurs pas le dernier à lâcher une réflexion obscène sans se soucier du caractère insultant de ses
paroles. Mais ça c’était avant, quand il passait d’une conquête féminine à l’autre sans trop s’investir dans
la relation. Et il ne « se tapait » pas Jacqui.
Il se décontracta les jambes, puis se dirigea vers les haltères sans prêter attention à Feeney, et
entama une série de flexions du bras.
Celui-ci le rejoignit.
— Allez, mec ! On n’a pas encore vu l’ombre d’une poupée à ton bras, cette saison. Qu’est-ce qui
t’arrive ?
— Tu peux me rappeler en quoi ça te concerne ?
Il ponctua sa pique d’un regard meurtrier, espérant que Feeney comprendrait le message et mettrait
les voiles.
— C’est juste que je ne t’ai jamais connu célibataire très longtemps.
Bordel ! Que fallait-il pour qu’il pige qu’il voulait la paix ? Cependant, son commentaire
l’égratigna, intensifiant la douleur qui lui vrillait les omoplates.
— Va te faire foutre, Feen !
— Bon d’accord, se résigna enfin Feeney, manifestement vexé. Reste dans ton coin comme un
pauvre con.
— Eh ! Feeney, l’apostropha Rylie depuis le couloir. Le doc veut te voir.
— Mais je vais bien, bon sang !
Feeney replia les doigts en le fusillant une dernière fois du regard, puis repartit en direction des
vestiaires.
Bon débarras !
— Uniquement des flexions, lui rappela Steve, alors qu’Henrik venait d’entamer une série
d’extensions au-dessus de la tête.
Saleté d’épaule ! Il sélectionna des poids plus lourds en grognant et recommença l’exercice
précédent en comptant et se concentrant sur sa respiration. Vivement que cette journée s’achève, qu’il
puisse rentrer chez lui ! Il aurait pu passer outre à cette séance, mais en s’en acquittant maintenant il
bénéficierait de plus de temps pour récupérer le lendemain matin avant l’entraînement. Beaucoup de
joueurs préféraient s’organiser comme ça pendant la saison.
Rylie empoigna une autre paire d’haltères et l’imita en se calant sur son rythme. Super. Il voyait déjà
se profiler la prochaine conversation. Mais non, ce dernier se contenta de soulever la fonte en silence.
Parfait.
Excellent, même.
Cela dit, pourquoi n’avait-il pas envie de bavarder avec ces types qu’il considérait pourtant comme
ses frères ? Quand s’était-il transformé en salaud ? A moins qu’il ne l’ait toujours été ?
— Tu trouves que je suis un enfoiré ?
C’était sorti tout seul. Qu’est-ce qu’il foutait, bon Dieu ? Il battit vite en retraite, l’estomac noué.
— Merde, oublie ce que je viens de dire.
Il reposa les poids, bien décidé à mettre les bouts.
— Non, répondit Rylie sans s’arrêter, les yeux rivés droit devant lui. Tu n’es pas un enfoiré.
Henrik eut un petit rire rauque.
— D’accord.
On le lui avait tellement répété qu’il s’était mis à y croire, du moins en partie. Non. Il fallait qu’il
cesse de se voiler la face. Il était bel et bien un enfoiré, il se complaisait même dans ce rôle. Mais dans
quel but ?
— Je t’assure que tu n’en es pas un, insista Rylie tandis qu’il s’éloignait, comme s’il avait lu dans
ses pensées.
Henrik s’immobilisa. Heureusement, les autres joueurs, éparpillés dans la salle, étaient trop loin
pour les écouter.
— Un enfoiré est trop lâche pour dire la vérité à un copain qui a besoin de l’entendre, ajouta Rylie
en déposant les haltères.
Il secoua les bras et le regarda enfin en face. L’expression sérieuse qu’il arborait avait quelque
chose de bizarre qui resserra le nœud de son estomac. A quoi Rylie faisait-il allusion ?
Il s’approcha et baissa la voix.
— En août dernier, tu as su trouver les mots qu’il fallait avec Walters. J’ai été vachement
impressionné, expliqua-t-il avec un demi-sourire. Et très surpris. Jamais un enfoiré n’aurait agi de la
sorte.
Henrik posa les mains sur les hanches et y enfonça les doigts, ravivant l’élancement dans son
épaule. Cette allusion à Walters, à sa dépendance aux médocs et au nombre de connaissances qu’il avait
perdues à cause de ces saloperies fut loin d’améliorer son humeur. Dans son cœur, la tempête faisait rage,
cherchant à faire taire les doutes et les interrogations qui l’assaillaient.
— Je peux te poser une question ?
Henrik le dévisagea, à peine rassuré par la curiosité désintéressée qu’il percevait chez lui.
— Vas-y…
— Tu as changé.
Cette affirmation ne réclamait pas de réponse. De toute façon, il n’en avait aucune à apporter. Oui, il
avait changé. Jacqui influençait tous les aspects de son existence.
— Pourquoi ? continua Rylie. Tu es toujours au top sur la glace, mais tu as perdu ton enthousiasme.
Que se passe-t-il ?
Il aurait pu se dérober, mais n’en fit rien. Même s’il ne considérait pas ses coéquipiers comme des
proches, il avait beaucoup d’estime pour Rylie, et leurs liens s’étaient renforcés depuis qu’ils faisaient
partie de la même paire de défenseurs. Et, surtout, il ne voulait pas lui mentir ni l’envoyer paître, pas plus
qu’il ne souhaitait lui cacher la présence de Jacqui dans sa vie.
Si quelqu’un pouvait le comprendre, c’était lui.
Il se sentit gagné par un certain malaise ; ses nerfs à fleur de peau menaçaient de briser la carapace
confortable qu’il s’était construite. Il se dirigea vers les tapis disposés au sol le long du mur et fit signe à
Rylie de le suivre. Il exécuta une première série d’abdominaux et entama la deuxième avant de se sentir
enfin prêt à lui répondre.
— Tu vois ce que tu vis avec Sam ? commença-t-il en lui jetant un coup d’œil.
Lancé dans le même exercice que lui, son coéquipier marmonna un « oui » sans s’interrompre ni le
regarder.
— Eh bien, voilà ce qui se passe.
Rylie se figea en pleine flexion et tourna la tête, les yeux écarquillés, tout sourire.
— Sans déconner ?
Henrik sentit son cou et son visage s’embraser et mit ça sur le compte de l’effort physique, en priant
pour que Rylie parvienne à cette conclusion également. Ça faisait un bien fou de se confier. Plus il tentait
de réprimer son sourire, moins il réussissait. Oh ! et puis merde !
Il se laissa retomber sur le tapis, sa poitrine se soulevant et s’abaissant par à-coups, aussi joyeux
qu’un adolescent amoureux.
— Je te le jure.
— Ça alors ! Je suis vraiment content pour toi, mon vieux.
Un poids dont il n’avait pas eu conscience s’envola de ses épaules devant la réaction positive et
spontanée de son ami.
— Elle s’appelle Jacqui.
Rylie se replaça pour continuer ses abdominaux en hochant la tête.
— Depuis quand êtes-vous ensemble ?
Incroyable ! Pas de moqueries, pas d’allusions salaces.
— On s’est rencontrés peu avant le début de la saison, répondit-il avec gratitude, en reprenant
l’exercice à son tour.
Il aurait moins de mal à s’exprimer s’il se concentrait là-dessus. Il n’était guère habitué aux
décharges émotionnelles.
— Ça explique beaucoup de choses, déclara Rylie en s’affaissant sur le tapis, la respiration
bruyante et saccadée.
— Comme quoi ?
— Je n’en sais trop rien… Comme ces vannes que les autres n’arrêtent pas de te lancer, à
commencer par celles sur l’absence de femmes à tes basques.
Il leva les jambes et repartit pour une série d’abdos.
— Et puis, tu es plus réservé aussi. Tu restes souvent dans ton coin.
Ah bon, il faisait ça ? Il médita sur ce point et poussa un grognement, à défaut d’une vraie réponse.
Ils achevèrent la séance en silence. Ensuite, Henrik prit sa douche et enfila son costume en ressassant les
commentaires de Rylie. Il ne s’était pas aperçu que son comportement envers ses coéquipiers avait
changé à ce point. Avait-il cessé de prendre part aux moqueries ? Sans aucun doute. Fuyait-il la salle de
détente réservée aux joueurs ? Certainement. Passait-il plus de temps seul dans sa chambre d’hôtel quand
ils étaient en déplacement ? Oh que oui !
Et les autres l’avaient remarqué…
Voilà qui était étonnant. Il n’était pas le plus apprécié de l’équipe, et n’avait jamais tenté d’obtenir
ce statut. Il n’était pas le meilleur joueur non plus, il ne se faisait aucune illusion là-dessus. Il se
contentait de faire son boulot… pour ne pas perdre sa famille. Il participait aux plaisanteries pour ne pas
qu’on l’oublie et sortait avec des filles pour combler le vide de sa maison.
Il termina son nœud de cravate et le serra fermement. Rylie et son fichu sens de l’observation !
— Eh ! lança justement ce dernier en arrivant à côté de lui. Ça te dirait qu’on fasse un truc à quatre ?
Henrik fronça les sourcils.
— A quatre ?
— Oui, avec nos copines.
Il fallut un moment à Henrik pour comprendre la teneur de son invitation. Une sortie en couples
— au pluriel. Personne ne le lui avait jamais proposé auparavant. Bien sûr, ça lui était déjà arrivé, mais
c’était plutôt les femmes qui s’arrangeaient entre elles.
L’idée fit son chemin, puis une autre, plus grande, ne tarda pas à germer.
— Vous êtes libres dimanche prochain ? Après-midi ?
Rylie haussa les sourcils, puis les fronça.
— Celui qui précède Thanksgiving ? Je crois, oui.
Il sortit son téléphone et vérifia son agenda.
— On n’a pas d’entraînement, ce jour-là, et Sam est en ville, elle aussi. On devrait être dispo.
Pourquoi ? demanda-t-il en rangeant son téléphone.
— Alors bloque la date. Rendez-vous à 14 heures, chez moi, annonça-t-il avec entrain.
L’excitation suscitée par ce projet surpassait sa nervosité.
— Prends ton équipement. J’ai une patinoire, on pourra jouer.
— Tu m’étonnes ! gloussa Rylie. Est-ce qu’il gèle déjà suffisamment ?
— Elle est refroidie artificiellement.
— D’accord. On sera de la partie… et, à moins que Samantha n’ait quelque chose de prévu, elle
voudra faire du hockey aussi.
— Aucun problème.
Rylie lui donna une grande claque dans le dos.
— Tu m’enverras ton adresse par message.
Henrik attrapa ses affaires, un peu secoué par cette histoire d’adresse.
— Tu ne sais pas où j’habite ?
— Je ne suis jamais venu chez toi, répondit Rylie, l’air perplexe et un peu dérouté.
C’était la meilleure ! Il détestait la solitude de sa grande maison et combien de fois avait-il invité
ses potes à passer chez lui ? Il n’y avait jamais reçu personne, à part Walters et l’un ou l’autre joueur qui
n’étaient plus dans l’équipe. Et cela remontait à plusieurs années.
Il était plus que temps d’y remédier.
# 21

Jacqui détecta un mouvement du coin de l’œil et ses mains se figèrent sur le clavier. Son rythme
cardiaque s’emballa, pour s’apaiser aussitôt.
Henrik était rentré.
— Salut, lança-t-elle, tandis qu’il déposait son sac.
Il était, une fois encore, beau à couper le souffle. Son costume noir taillé sur mesure lui allait
admirablement. Avec cette veste cintrée, ses épaules paraissaient plus larges qu’elles ne l’étaient. Il avait
ramené ses cheveux mouillés en arrière, et quelques mèches rebelles lui retombaient sur le front.
Que pouvait-il bien trouver à une fille aussi banale qu’elle ? Pourtant, impossible de se tromper sur
la signification de la petite flamme qui luisait dans ses yeux et du sourire qui incurva ses lèvres lorsqu’il
l’aperçut.
Il se pencha pour l’embrasser, sa main s’attardant sur sa nuque, puis il se redressa en lui caressant la
joue avec le pouce.
— Comment s’est passée ta soirée ?
— La routine, répondit-elle, en haussant les épaules.
Son travail de vendeuse ne la passionnait pas plus que ça, sauf lorsqu’un beau joueur de hockey
franchissait la porte du magasin. On voyait ce que ça donnait ensuite.
— Désolée pour la défaite.
— Ça arrive. Surtout, ne t’arrête pas pour moi, dit-il en désignant le piano.
— Tu as envie que je continue ?
En général, il aimait l’entendre répéter.
— Bien sûr. Je dois ranger mes affaires, de toute façon, lui rappela-t-il en lui effleurant une dernière
fois la joue. Tu veux quelque chose à boire ?
— Non merci.
Elle connaissait désormais ses habitudes. Lorsqu’il rentrait après un match, il aimait décompresser.
Il se changeait, rangeait ses affaires et se servait une boisson énergisante. Elle reprit donc le morceau
qu’elle était en train de travailler là où elle l’avait laissé.
Il était près de minuit lorsqu’elle arrêta. Elle planchait sur le dernier morceau de son récital de fin
d’études, le réarrangeant encore et encore, et elle n’était toujours pas satisfaite. Heureusement, il lui
restait plusieurs mois pour s’y consacrer.
Son regard se posa sur le synthétiseur qu’Henrik lui avait acheté. Il était toujours dans son
emballage, et n’avait pas bougé depuis… Plus d’un mois ? Déjà ? Il était peut-être temps de le sortir de
sa boîte et de s’en servir, non ? De toute évidence, il ne comptait pas le rapporter au magasin.
Elle s’étira les doigts. Allongé sur le canapé, Henrik l’observait. Il avait troqué son costume contre
un pantalon de survêtement et un T-shirt, et il était là depuis un moment, à en juger par sa position
détendue — un bras replié derrière la tête, les pieds croisés sur l’accoudoir.
Elle prit soin de fermer le couvercle du piano et d’éteindre la lampe à côté, avant de le rejoindre.
— Tu es prêt à aller au lit ?
— Je ne suis pas encore fatigué.
Elle lui tendit la main en gloussant.
— Ce n’est pas ce que je t’ai demandé.
Ça aussi, elle l’avait retenu. En général, il n’était pas capable de s’endormir avant 1 ou 2 heures du
matin.
Son expression alanguie s’anima et il la dévisagea avec un regard de braise.
— Le temps de tout fermer et j’arrive, dit-il en lui attrapant la main pour se relever. J’aime
beaucoup les dernières modifications que tu as apportées à ton morceau, ajouta-t-il en déposant un, deux,
trois baisers sur ses lèvres, puis un autre sur son front.
Elle en éprouva un ravissement total.
— Merci.
Elle était déjà sous les draps, nue, les dents propres, lorsqu’il entra dans la chambre. Il s’arrêta
dans le doux halo de la lampe de chevet pour la contempler, avant de se rendre à son tour dans la salle de
bains. Elle savait ce qui allait suivre et elle adorait ça. C’était presque devenu une habitude. Jamais elle
n’aurait pensé que ce serait agréable, sans parler d’en faire l’expérience.
Pour elle, le sexe avait toujours été un concept éphémère et elle interrompait ses relations avant de
s’installer dans la monotonie de la vie de couple.
Et si…
Elle ravala l’angoisse tenace qui ne cessait d’enfler en elle, au fur et à mesure que la date fatidique
approchait. Ses crampes d’estomac ne s’estompaient pas. Elles empiraient, même, si intenses et répétées
qu’il devenait difficile de les attribuer au stress.
Henrik émergea de la salle de bains et elle mit sa peur de côté. Si elle était ici, c’était parce qu’il
l’avait voulu et qu’elle en avait envie aussi. Tant qu’elle gardait ça à l’esprit, le reste ne paraissait plus si
grave.
Il ôta son boxer, se glissa à côté d’elle et l’attira tout contre lui. Sa peau était fraîche. Elle se réfugia
avec délice dans ses bras et alla à la rencontre de ses lèvres. Ils avaient renoncé à faire semblant de
porter un pyjama depuis longtemps, et elle savourait la chaleur de son corps, la puissance de ses cuisses
et même le chatouillement des poils de ses jambes sur la plante de ses pieds. Tout lui plaisait chez lui.
Il écarta quelques mèches de son visage et roula sur elle, approfondissant leur baiser. Sa main
remonta le long de son buste et se referma sur l’un de ses seins, avant d’en pincer le mamelon. Elle se
cambra en gémissant, le corps traversé par un éclair de plaisir et de douleur mêlés.
Plongeant les doigts dans ses cheveux, elle lui tint fermement la tête et l’embrassa avec plus de
fougue, se laissant contaminer par sa frénésie. Il pressait son érection de plus en plus dure contre sa
hanche, tout en lui dévorant le cou puis l’oreille.
— J’ai tellement envie de toi, susurra-t-il, en lui mordillant le lobe, d’être en toi, de sentir tes
caresses.
Un torrent de frissons lui dévala la nuque et la pointe de ses seins se dressa.
— J’ai envie que tu m’aimes, Jacqui.
Puis il s’empara de sa bouche, lui coupant le souffle et engloutissant la plainte qui lui montait dans
la gorge. Lorsqu’il la libéra pour inspirer, elle avait le tournis et ne tarda pas à perdre la notion de tout,
se raccrochant au contact avide de ses lèvres chaudes et de sa langue humide. Il concentra son ardeur sur
ses seins, jusqu’à ce qu’elle se tortille sous lui en poussant de petits cris. Pour en réclamer plus ou
demander grâce ? Elle était bien incapable de répondre.
Elle tenta de reprendre un peu le contrôle, mais il ne lui en laissa pas l’occasion. Non, ce soir, il
avait apparemment décidé de prendre les rênes. Alors elle céda et s’abandonna corps et âme.
Il descendit pour s’occuper de son sexe et lui caressa le clitoris du bout de la langue avec un rythme
et une intensité qui lui enflammèrent tout le bas-ventre. C’était torride, sensuel, bouleversant… Sans lui
laisser une seconde de répit, il plongea les doigts en elle et la masturba à une cadence folle qui la
propulsa vers l’orgasme.
— Oh, mon Dieu ! cria-t-elle en s’agrippant à lui pour l’amener un peu plus dans son intimité.
Les cuisses écartées, les talons enfoncés dans le matelas, elle souleva le bassin pour chercher,
atteindre ce pic de plaisir tant attendu.
Il lui leva les jambes et elle se retrouva plus dévoilée que jamais, complètement offerte. Le regard
d’Henrik renfermait une telle adoration qu’elle n’en ressentit aucune honte. Pas plus lorsqu’il lâcha l’une
de ses jambes pour introduire un doigt dans sa moiteur, avant de le laisser glisser jusqu’à son anus pour
le titiller.
Elle hoqueta violemment et ses hanches bondirent sous l’explosion de sensations suscitée par ce
petit jeu. Ses muscles se contractèrent, en demandant plus. Elle reporta son esprit sur Henrik, sur sa
langue qui allait la rendre folle.
— Oui, murmura-t-elle.
Et s’il la pénétrait là ? Quel effet cela ferait-il ? Elle avait peut-être tout intérêt à tenter
l’expérience, qu’elle soit positive ou négative, avant qu’il ne soit trop tard… Parce que si…
— Vas-y, lança-t-elle sans la moindre hésitation.
Prenant elle-même l’initiative, elle s’appuya sur son doigt afin de l’inviter à aller plus loin.
Il poussa un grognement guttural s’harmonisant à la perfection avec le désir qui fusa en elle. C’était
tellement différent, si inédit, tout en restant très proche de ce qu’elle connaissait. Henrik avait déjà frôlé
cet anneau si sensible avec la langue et le doigt, mais jamais de façon aussi… précise. Elle ondula des
hanches, se soulevant et s’abaissant lentement pour découvrir, apprivoiser et enfin se délecter de cette
nouvelle sensation.
— Nom de Dieu, Jacqui ! s’exclama Henrik, la voix rauque et les prunelles si sombres qu’elles en
paraissaient presque noires.
— Encore, parvint-elle à lâcher, en dépit de la sécheresse qui sévissait dans sa gorge.
Elle refusait de se laisser vaincre par l’embarras. Non, elle n’aurait pas honte d’explorer cette
nouvelle source de plaisir.
Il grommela un juron et sortit son doigt.
— Juste une seconde.
Son orifice se contracta et se détendit, comme s’il était à la fois soulagé et en manque. Lorsque
Henrik la retourna sur le ventre, elle ne posa pas de question, se contentant de suivre le mouvement,
tandis qu’il lui calait un coussin sous l’abdomen, puis attrapait quelque chose dans le tiroir de la table de
nuit. Ensuite, il lui écarta les fesses, frayant un passage à l’air froid, rapidement remplacé par un contact
humide et chaud.
Oh là là ! Elle enfonça la tête dans l’oreiller et ramena les genoux sous elle, levant sa croupe de
façon à accentuer cette intrusion illicite. Il la suça, la lécha et introduisit les doigts dans son vagin,
décuplant son plaisir. Elle se laissa totalement submerger par les sensations délicieuses que lui
prodiguaient sa langue inquisitrice et ses caresses vigoureuses sur son clitoris. Il était partout à la fois,
mais jamais assez longtemps pour laisser déborder la jouissance qui bouillonnait au plus profond d’elle.
Sueurs chaudes et froides se succédèrent le long de sa colonne vertébrale, tandis que, dans son
esprit, apparaissaient des représentations mentales de ce qu’il était en train de lui faire. Les bruits de
succion qui accompagnaient cette voluptueuse agression avaient un petit côté obscène très émoustillant.
— Tu es incroyable, murmura Henrik en lui mordillant la fesse.
La douleur se confondit si vite avec l’extase qu’elle la remarqua à peine. Elle gémit pour
l’encourager à continuer et il répondit avec une nouvelle morsure.
— Je veux que tu viennes en moi, que tu m’emplisses, le supplia-t-elle, la voix trop faible pour en
faire un ordre.
Il poussa un grondement chargé de cette même convoitise qui la consumait, puis remonta le long de
son dos en la couvrant de petits baisers, avant de plonger le nez dans son cou. Il se coucha sur elle,
l’enveloppant des épaules jusqu’aux hanches, et frotta son érection contre sa fente humide.
— Je vais tellement t’emplir que tu seras incapable de penser à autre chose qu’à moi, répondit-il,
aspirant sa peau, enfonçant les dents dans la chair de son cou. Tu ne pourras plus jamais m’oublier.
Son souffle chaud balaya sa joue, acheminant une bouffée de sa propre odeur musquée jusqu’à ses
narines. Elle l’inhala, puis retint sa respiration.
— Je ne pourrai plus jamais, dit-elle, à la limite de la divagation, terrassée par un désir sauvage.
Cela dit c’était vrai : elle doutait de réussir à le rayer de sa mémoire un jour, et elle n’en avait
aucune envie.
Soudain, il se redressa et elle se repoussa en arrière, se heurtant à lui.
— Attends, fit-il en lui agrippant les hanches.
Sa poigne et le ton de sa voix étaient fermes, alors elle n’osa plus bouger et tendit l’oreille. Le bruit
d’un emballage de préservatif qu’on déchire, puis celui d’un bouchon qui s’ouvre. Du lubrifiant.
Le contraste entre la chaleur de son orifice jusque-là défendu et le liquide froid qui coula dessus lui
arracha un sifflement qui s’échappa de ses dents serrées. Elle fit un bond, mais il ne la lâcha pas,
dessinant de petits cercles autour de son anus, puis y exerçant une pression. Tout à coup tout devint chaud
et le lent va-et-vient de son doigt dispersa ses pensées.
La peur ne l’effleura même pas. Elle avait confiance en lui. Il prendrait soin d’elle, veillerait à son
bien-être comme il l’avait toujours fait.
Il ajouta un deuxième doigt. Elle en ressentit une légère brûlure et retint son souffle. Ses muscles se
contractèrent autour de ce volume plus important, dans une tentative de le repousser et l’aspirer tout à la
fois.
Un éclair de plaisir fusa dans son bas-ventre lorsqu’il plongea deux autres doigts dans son vagin,
synchronisant ses mouvements pour glisser lentement en elle. La double pénétration lui procura des
sensations incroyables, renversantes… Elle n’avait pas de mots assez forts pour qualifier ce mélange
époustouflant de chaleur, de pression, de volupté, mais laissa fuser des petits sons plaintifs, s’accrochant
au matelas et cherchant à accélérer la cadence dans une tentative désespérée d’atteindre le climax.
— Tout doux, la refréna-t-il. On y est presque.
Elle secoua la tête et ses cheveux humides se collèrent à son front, mais elle n’eut pas le courage de
les écarter.
— Je suis prête.
Oh oui, elle l’était ! Chacune de ses terminaisons nerveuses vibrait d’une énergie insoutenable, sa
peau irradiait sous l’effet du feu croissant qui couvait en elle. Son cœur cognait comme un malade dans sa
poitrine et dans son crâne.
— Je ne veux pas te faire mal.
Des paroles sincères qui parvinrent jusqu’à ses tympans engourdis.
Soudain, il libéra ses deux orifices qui se refermèrent sur un grand vide, puis il fut là, pressant
l’entrée de son anus resserré pour se glisser à l’intérieur.
Sa peau s’étira et elle se mordit la lèvre. Elle n’avait plus d’air, ses poumons refusaient de s’emplir.
Le sexe d’Henrik paraissait énorme. Elle pesa sur lui, son corps enclin à le rejeter sous l’effet d’un
réflexe involontaire.
Il donna un petit coup de reins et l’anneau étroit céda un peu de terrain. Le grognement qu’ils
poussèrent tous les deux résonna dans la pièce. Henrik se plia en deux et l’encercla de ses bras, le front
appuyé sur son dos.
— C’est si bon, marmonna-t-il en s’introduisant un peu plus en elle.
Elle inspira, expira, tâcha de se détendre, abandonnant toute forme de résistance. D’un coup d’un
seul, tous ses muscles se relâchèrent et Henrik put la pénétrer jusqu’au fond.
Un sentiment de plénitude l’envahit alors. Cette fois elle était emplie, entièrement emplie. C’était
étrange et agréable.
Elle ondula des hanches, affamée. Son vagin réclamait qu’on mette un terme à ce vide insupportable.
Tout son corps exigeait plus.
— Vas-y, ordonna-t-elle, enfonçant les ongles dans ses flancs.
La passion exacerbée avait rendu sa voix très aiguë et elle avala sa salive dans l’espoir qu’elle
redevienne plus grave.
— S’il te plaît…
Il se retira, son sexe glissant dans une caresse inégalable.
— Vas-y, insista-t-elle en geignant, juste avant qu’il replonge en elle.
— Bon Dieu, Jac…
Elle n’en entendit pas plus. Un tsunami d’une violence incomparable la frappa de plein fouet et plus
rien d’autre ne compta. Comment cela pouvait-il être aussi… Qui aurait cru que ce serait…
Il répéta le mouvement, plus fort, plus vite, en grognant à chaque fois qu’il ressortait. A chacun de
ses coups de reins, elle alla à sa rencontre, entamant son ascension fulgurante vers l’orgasme.
— Jac.
Henrik s’affaissa sur elle, sa sueur se mêlant à la sienne, son souffle lui balayant la nuque. Le lit
tressautait.
— Je ne peux plus tenir… Il faut que je…
— Oui, parvint-elle à répondre.
Elle trouva son clitoris et se déchaîna sur celui-ci, afin d’atteindre elle aussi la libération.
Soudain, elle fut propulsée vers un apogée fracassant, le corps secoué par une explosion de spasmes
musculaires. Tous ses membres se mirent à fourmiller avant de s’engourdir peu à peu. Le sang lui battait
les tempes et elle respirait en rafales, tandis qu’une douce torpeur l’enveloppait. Elle se laissa flotter au
gré des vagues d’extase, enregistrant à peine le cri d’Henrik près de son oreille.
Ses jambes se dérobèrent sous elle, et elle s’écrasa sur le matelas, le torse d’Henrik soudé à son
dos. La chaleur de sa peau la cuisait, mais elle n’avait pas envie qu’il s’en aille. Il ne pesait pas sur elle,
se soutenant avec les avant-bras, la tête penchée en avant, à côté de la sienne, dans une position que seuls
les amants adoptent.
Elle voulait conserver à jamais ce sentiment d’appartenance, de félicité absolue, que rien ne pouvait
entraver. C’était ça, la liberté.
Elle s’attarda sur ces réflexions positives, oubliant, l’espace d’un instant, les sombres signaux
d’avertissement qui lui rappelaient que tout pouvait basculer du jour au lendemain.

* * *

Henrik se colla contre elle, en cuillère. C’était sa position préférée pour dormir. Il huma le parfum
de ses cheveux enrichi par les effluves persistants de leur étreinte passionnée.
Il n’en revenait pas de l’audace de Jacqui !
— C’était phénoménal, lui susurra-t-il, tout en lui caressant le ventre.
Elle était tout ce qu’il avait toujours voulu.
— Oh oui ! approuva-t-elle à voix basse.
L’intimité était bien là, même s’ils avaient dû s’arracher au lit pour se laver.
— Merci, dit-il en lui embrassant la nuque.
Il prolongea le contact en espérant lui exprimer ainsi la gratitude infinie qu’il éprouvait… pour tout
ce qu’elle lui apportait.
Il sentit plus qu’il n’entendit son gloussement.
— Tout pareil.
Elle remua les fesses, frôlant son sexe repu et en pleine léthargie, et il rétorqua en lui mordillant
l’épaule.
— Un peu de tenue, voyons !
— Je croyais que tu aimais ça, quand je joue la vilaine fille.
— C’est vrai. J’aime tout chez toi.
Il fut tenté de lui montrer à quel point il aimait tout chez elle : le haut, l’arrière, le bas, le cœur,
l’esprit… mais l’épuisement eut raison de lui.
Il la serra plus encore contre lui et coinça une jambe entre les siennes.
Elle ronronna de volupté et les vibrations se répercutèrent dans son torse. Puis elle s’étira, tendit le
cou et roula la tête contre la sienne.
— Tu me gâtes beaucoup trop.
— Pas assez, tu veux dire.
Elle se détendit en soupirant et enlaça la main qu’il avait posée au niveau de son estomac, se servant
du biceps de son autre bras tendu devant eux comme oreiller.
L’air avait refroidi les parties de son corps qui dépassaient de la couette, mais il régnait toujours
une chaleur torride dessous. Allongé ainsi dans l’obscurité, il se laissa aller à rêver, à espérer que…
— Je pourrais faire tellement plus, si seulement tu m’y autorisais, hasarda-t-il.
Je t’offrirais tout mon amour, si j’étais certain que tu ne prendrais pas la fuite.
Il ne pouvait se débarrasser de cette impression qu’elle risquait de lui échapper à tout moment, une
impression parfois si forte qu’elle menaçait de l’étouffer. Cela lui venait-il de ses expériences
précédentes ou du comportement de Jacqui ?
Elle lui serra la main et la porta à ses lèvres.
— Tu n’as pas besoin d’en faire plus.
Peut-être, mais il en avait envie. Il prit une grande inspiration et se concentra sur la famille qu’il
espérait séduire, mais dont il ne connaissait rien.
— Tu crois que tes frères seraient libres, dimanche prochain ?
— Pourquoi ?
Il décela une légère inquiétude dans sa voix.
— Je me disais qu’ils aimeraient peut-être passer ici pour tester la patinoire.
Il la ferait réviser et préparer dans la semaine.
— J’inviterai quelques-uns de mes coéquipiers à se joindre à nous, ajouta-t-il. Je pourrai même en
dénicher assez pour organiser un petit match.
Il s’obligeait à conserver un ton normal, mais les battements de son cœur de plus en plus rapides
devaient trahir sa nervosité.
Elle se tut pendant un moment, presque un peu trop long, puis se retourna dans ses bras et posa la
main sur sa joue. Il avait du mal à distinguer ses traits dans le noir, mais il y avait beaucoup de douceur
dans son geste, tout comme dans le baiser qu’elle lui donna.
— Ils seront fous de joie, répondit-elle enfin. En fait, je suis même persuadée qu’ils se libéreront,
peu importe ce qu’ils avaient prévu.
— Super !
Il hésitait encore, mais la plupart des fans tueraient pour avoir l’opportunité de patiner avec des
joueurs professionnels. Autant mettre toutes les chances de son côté.
— Il me faudrait leur numéro de téléphone pour les contacter.
— Je m’en charge.
— Non, je tiens à le faire.
Sa virilité et sa galanterie ne s’en relèveraient pas, sinon.
Et puis, c’était aussi la faute à cette impression débile que son honneur était en jeu. Il avait besoin
de prouver aux frères Polson que l’initiative venait de lui et pas d’elle.
— D’accord, céda-t-elle, la voix vaguement moqueuse, ce qu’elle tempéra avec un baiser.
Il pouvait y arriver. Sa famille de substitution et celle de Jacqui réunies. Après tout, pourquoi ne pas
créer sa propre famille ? Dommage qu’il n’ait aucune idée de ce dans quoi il se lançait.
Il enveloppa Jacqui de ses bras et posa la joue sur sa tête en inspirant longuement pour apaiser ses
appréhensions. Hélas, cela n’empêcha pas les doutes d’affluer, ravivant la douleur qu’il avait au niveau
de l’omoplate. Tout cela n’était-il pas trop beau pour durer ?
# 22

— La vache, Roller ! C’est superbe ! s’écria Colin en assenant une grande claque dans le dos
d’Henrik, après être resté quelques secondes bouche bée devant la patinoire qui scintillait dans son écrin
de verdure.
— Elle est opérationnelle, répondit-il, laissant la fierté évincer les doutes qui ne l’avaient pas quitté
ces dix derniers jours.
— Tu m’étonnes ! lança Finn avec sarcasme.
Du moins Henrik l’espérait-il. Les agents d’entretien avaient travaillé sans relâche pour sécuriser la
bande et aménager la piste glacée. Equipée de balustrades qui s’élevaient jusqu’à mi-hauteur d’homme,
cette patinoire de niveau professionnel était bien plus que suffisante pour son usage personnel. A vrai
dire, il ne l’avait pas fait construire pour lui uniquement. Les gosses du quartier s’étaient rassemblés tout
autour, les yeux grands ouverts devant les Glaciers déjà présents. Il les avait autorisés à assister à la
rencontre, à condition qu’ils n’importunent pas trop les joueurs.
Un petit après-midi sympa entre amis, sans tralala. Tu parles…
Les gradins qu’il avait loués pour l’occasion étaient déjà remplis de spectateurs divers, depuis les
membres éloignés de la famille de Jacqui jusqu’aux parents des enfants du voisinage, en passant par les
copains des frères Polson et les femmes de ses coéquipiers accompagnées de leur progéniture. Il aurait
peut-être dû prévoir plus de bancs ?
— Vous pouvez contourner le garage et emprunter le sentier… Vous arriverez au niveau inférieur de
la maison et, là, vous trouverez un petit vestiaire chauffé. Tout le monde se change là-bas, expliqua-t-il
aux nouveaux venus.
— Un vestiaire chauffé… nom de Dieu, marmonna Finn en secouant la tête et en remontant son sac à
dos sur son épaule.
— Ne fais pas attention, c’est un con, intervint Colin qui contemplait la propriété et ses extérieurs.
Merci d’avoir organisé ça.
Henrik haussa les épaules, résistant à l’envie de baisser la tête comme un ado gêné. Ses nerfs étaient
mis à rude épreuve, mais il était adulte, bon sang !
— Avec plaisir. On va bien s’amuser, du moins si vous parvenez à rivaliser avec nous, le taquina-t-
il en lui donnant un coup de coude.
— Eh ! Va te faire foutre ! s’indigna Colin dans un éclat de gaieté. On n’est peut-être pas des pros,
mais on joue depuis qu’on a appris à marcher.
— Tu oserais assumer ce que tu viens de dire en faisant un pari ? lança quelqu’un derrière eux.
Ils se tournèrent. Rylie s’approchait avec un petit sourire arrogant.
Henrik éclata de rire, puis lui tendit la main pour lui souhaiter la bienvenue, avant de donner une
accolade à Samantha qui était de la partie, elle aussi.
— Merci d’être venus.
— Tu plaisantes ? C’est nous qui te remercions, ça va être génial ! s’exclama Samantha, rayonnante.
Henrik fit les présentations, puis dirigea vers le vestiaire les trois nouvelles recrues qui continuèrent
à échanger des boutades. Quant à lui, il resta à son poste. Il avait repéré d’autres voitures qui se garaient
dans son allée. Comment son idée de départ toute simple s’était-elle transformée en un événement d’une
telle ampleur ?
Au fond, ce n’était pas plus mal. Tout se passait bien, non ?
Il allait jouer au hockey, rire et bavarder avec tous ces gens, en tâchant d’oublier la boule qu’il avait
dans le ventre.
Deux ou trois de ses invités montèrent sur la glace, tandis qu’il accueillait de nouveaux venus. Ce
n’était pas la première fois qu’il se réjouissait d’avoir subi des années d’entraînements forcés aux
mondanités en tous genres pendant sa jeunesse, d’autant plus depuis que Jacqui était réquisitionnée à
l’intérieur pour installer le buffet. Sa première intention avait été de faire appel à un traiteur, mais la mère
de Jacqui avait fermement rejeté cette option, lorsqu’elle avait eu vent de son projet.
— Salut, Roller, fit Hauke chaleureusement. On est les derniers ?
— On n’est pas en retard, protesta Vanessa en se penchant pour poser un petit baiser sur sa joue.
Henrik en resta sans voix. Il la connaissait depuis six ans — elle gérait les relations publiques de
l’équipe — et pas une seule fois elle ne lui avait accordé plus qu’une poignée de main.
— Super, ton idée de petite fête privée sans la presse, le complimenta-t-elle en scrutant l’assistance.
Par contre, n’oubliez pas que tout le monde a des téléphones et que vous risquez d’être pris en photo ou
filmés.
Elle n’avait pas laissé sa casquette de pro au vestiaire.
— On fait toujours gaffe, lui assura Hauke en la serrant contre lui.
— C’est vrai. Dis donc, tu ne devrais pas aller enfiler ta tenue de combat ? lui demanda-t-elle avec
un regard appuyé.
— Tu contournes la maison et c’est juste en bas, lui indiqua Henrik, pas mécontent de s’être changé
avant l’arrivée de tous.
Hauke partit d’un bon pas, saluant les joueurs qui évoluaient déjà sur la glace. Cependant Vanessa
ne bougea pas, les yeux rivés sur lui plutôt que sur son mari. Elle repoussa ses cheveux par-dessus son
épaule, les joues rosies par le froid. Ciel nuageux, températures hivernales, la journée était idéale pour
patiner dehors. Emmitouflée dans un long manteau élégant, elle s’était préparée au pire et serrait un siège
chauffant tel qu’on en trouvait dans les stades entre ses mains gantées.
— Quoi ? finit-il par demander, incapable de supporter son regard inquisiteur plus longtemps.
— C’est vraiment très sympa de ta part. Tu me surprends, déclara-t-elle avec le sourire énigmatique
dont elle avait le secret.
Comment réagir à ça ?
— Euh… merci ?
— Je suis impatiente de la rencontrer, ajouta-t-elle avec un petit rire.
— Qui ?
— Celle qui t’a poussé à organiser tout ça, répondit-elle en désignant la patinoire qui se remplissait
petit à petit.
Il fronça les sourcils, agacé.
— Qu’est-ce qui te fait croire qu’il y a une femme là-dessous ?
Certes Jacqui n’était pas étrangère à ce projet, mais l’idée venait bien de lui et ça l’énervait que
Vanessa ne le juge pas capable de prendre une telle initiative.
— C’est simple : depuis que je te connais, je t’ai toujours vu accompagné d’une demoiselle pour te
dire quoi faire.
Il en resta bouche bée, puis la referma, tandis qu’un poignard lui transperçait le cœur. Très vite la
colère se substitua à la douleur. A bien y regarder, sa remarque n’était qu’une variante de celles que ses
coéquipiers lui balançaient tout le temps à la figure pour le charrier mais, venant d’elle et de façon aussi
détachée, la pilule était dure à avaler. Son opinion comptait beaucoup pour lui. Après tout, elle était sa
représentante en relations publiques.
Pourtant, elle ne semblait pas avoir une haute estime de lui, à en juger par sa réflexion.
Il se détourna vers la piste gelée, à court d’arguments. Que dire sans s’enfoncer ? Il connaissait le
regard dévastateur de la « Reine des Glaces », et venait d’apprendre à ses dépens que sa langue affûtée
était tout aussi redoutable.
Un nouveau groupe de personnes se présenta. Il ne les avait jamais vues, mais les accueillit comme
il se devait et leur répéta ses indications. Les femmes se dirigèrent vers la maison, les bras chargés de
sacs et de plats. Encore des parents éloignés de Jacqui, sans doute. Il avait renoncé à mémoriser qui était
qui depuis bien longtemps.
Vanessa lui toucha le coude, ramenant son attention sur elle. Elle s’était éloignée quelques instants et
revenait à la charge. Il s’efforça en vain de sourire.
— Tu es quelqu’un de bien, Henrik.
L’utilisation subtile de son prénom ne lui échappa pas. Cette femme autoritaire, évoluant comme un
poisson dans l’eau dans un environnement masculin, pouvait se muer d’une seconde à l’autre en
confidente aimable et attentionnée. Comment Hauke faisait-il pour survivre ?
A la réflexion, n’était-ce pas un trait de personnalité qu’il adorait chez Jacqui ?
— Je suis contente pour toi, poursuivit Vanessa en le clouant sur place avec son regard vif. J’espère
que ça va marcher entre vous. Et je serai ravie de discuter avec elle, si ça l’intéresse, proposa-t-elle avec
un petit sourire sournois et un air entendu.
Puis elle s’éloigna, tandis qu’il digérait ses paroles. Venait-elle de… ? Etait-ce une… ? Oh, nom de
Dieu !
Il s’empourpra aussitôt, comme si Vanessa avait allumé le feu avant de s’en aller. Il ne voulait pas
savoir à quoi elle s’adonnait avec Hauke dans l’intimité, ni ce qu’elle avait en tête les concernant, Jacqui
et lui.
Alors pourquoi son sexe était-il en train de durcir, bon sang ? Le moment était très mal choisi ! Il
commençait à se sentir à l’étroit dans sa coque de protection.
C’est pas bientôt fini, les conneries ?
Il fonça vers le vestiaire où il avait laissé ses patins. Le savoir-vivre et les retardataires pouvaient
aller se faire foutre. Il y avait déjà tellement de monde que les derniers arrivés n’auraient qu’à demander
leur chemin, s’ils ne le trouvaient pas tout seuls.
Lui, il avait une partie à disputer. Point, à la ligne.
Et le cœur d’une femme à conquérir ! Une femme qui persistait à maintenir une certaine distance
avec lui. Etait-ce à cause du risque de récidive de son cancer ? Ou à cause de lui ? Ou bien parce qu’elle
avait peur ? Il finirait bien par le découvrir. Il n’avait pas le choix, de toute façon…

* * *

— Vas-y, attrape-le, Henrik ! s’époumona Jacqui, les mains en porte-voix.


Elle se leva d’un bond lorsqu’il intercepta le palet et l’encouragea plus fort que tout le monde. Il fit
la passe à Dan qui l’emporta au-delà de la ligne bleue, avant de l’envoyer à Hauke.
Elle se rassit, souriant sans raison particulière. L’idée d’Henrik avait pris des proportions
démesurées. Elle était un peu dépassée par le nombre de personnes présentes. Et dire que plus de la
moitié faisaient partie de ses connaissances ! En à peine plus d’une semaine, tout avait été orchestré
— nourriture, boissons, déroulement de la journée — pour faire de cette petite fête une véritable réunion
de famille qu’Henrik s’était retrouvé contraint d’accueillir chez lui.
Ça lui apprendrait à contacter ses frères et à leur lancer un défi en leur faisant miroiter qu’ils
pourraient « taquiner le palet » avec quelques Glaciers. Et puis, il avait scellé son destin sans le savoir
lorsqu’il avait invité personnellement sa mère, pensant jouer sa carte maîtresse.
Un coup de sifflet interrompit la partie. Finn avait convaincu trois de ses amis, qui arbitraient dans
leur ligue, de venir juger cette rencontre hors du commun. Cela dit, il n’avait pas dû les supplier
beaucoup. La seule évocation du buffet et des bières à volonté, ainsi que la présence de joueurs
professionnels avaient suffi. Dan lui avait même confié qu’il avait dû arrêter de répondre au téléphone
lorsque la nouvelle avait commencé à se répandre. Tout le monde voulait assister à l’événement. Il était
peu courant — pour ne pas dire totalement inédit — que des amateurs aient la possibilité de partager la
patinoire avec des pros.
— C’est génial ! exulta Tory à côté d’elle.
Nigel était à l’intérieur avec sa grand-mère et Lanie courait avec d’autres enfants de son âge sur la
pelouse, à l’écart des palets perdus éventuels. A qui appartenaient tous ces bambins ? Elle n’en avait
aucune idée et cela n’avait guère d’importance. Ils s’amusaient sous la surveillance de leurs mères,
c’était le principal.
— Oui, acquiesça-t-elle, en passant le public en revue. C’est vraiment super. J’espère juste que ça
ne dérange pas Henrik qu’on soit si nombreux.
Elle avait été étonnée de la facilité avec laquelle il avait accepté la nouvelle tournure prise par son
projet.
Tory fit entendre un petit rire moqueur.
— Il n’a pas vraiment eu le choix ! Par contre, j’ai entendu ta mère avertir plusieurs personnes
qu’elle les mettrait à la porte sans état d’âme si elles s’avisaient de réclamer un autographe.
— Oh ! C’est votre maman qui est aux commandes dans la cuisine ? demanda avec chaleur une jeune
femme aux cheveux bruns coupés court, en se penchant devant elles.
— Oui.
— Elle est fantastique ! Moi, c’est Kathy. Je suis l’épouse de Nodder, fit la femme en lui tendant la
main. Vous devez être la dernière copine en date de Roller.
Visiblement, elle n’avait pas réfléchi à la portée de ses paroles. Elle désigna le groupe d’enfants qui
jouaient sur l’herbe.
— L’un de ces petits chenapans est à moi, et l’autre est pendu à la bande, là-bas, expliqua-t-elle, en
pointant du doigt une rangée de garçons et de filles agglutinés autour de la balustrade.
Qui était donc ce Nodder ? Jacqui eut beau fouiller sa mémoire, elle ne trouva pas.
— Vous n’avez pas peur qu’ils reçoivent un palet dans la figure ?
Hormis les deux filets installés derrière les goals pour contenir les violents tirs cadrés, il n’y avait
pas vraiment de protection, pas de plexiglas, rien.
— Je leur ai dit de baisser la tête, s’ils en voyaient un arriver vers eux.
Elle semblait très sérieuse et Jacqui ne put s’empêcher de rire. Les mères de hockeyeurs apprenaient
à composer avec les coupures, les hématomes et le sang. La sienne, d’ailleurs, avait surmonté tout ça
avec le même genre de mises en garde et une trousse de premiers soins bien fournie.
Les acclamations s’élevèrent de nouveau, alors que l’équipe des bleus fonçait vers un but. Henrik
avait investi dans des maillots d’entraînement de couleurs différentes. Il avait vraiment pensé à tout et,
s’il avait oublié quelque chose, sa mère y avait pourvu. Elle-même avait préféré rester à l’écart,
lorsqu’ils avaient bataillé pour déterminer qui paierait les courses.
— C’est la femme de Joe Conners. Nodder, c’est son surnom, lui indiqua sa cousine Maureen,
assise à côté d’elle.
Ah, d’accord. Elle lui adressa un clin d’œil reconnaissant. Il allait vraiment falloir qu’elle retienne
ce genre de détails, si elle s’engageait avec Henrik. Si le cancer…
Non. Non. Non. Pas aujourd’hui. Elle appuya machinalement sur son ventre, à l’endroit où la
douleur était désormais constante.
Une femme assise devant elle se retourna lorsque le calme fut revenu dans les gradins.
— Je suis bien d’accord avec vous : c’est vraiment super sympa. Nos hommes devraient se
retrouver comme ça plus souvent pendant la saison.
— Oui, un peu de divertissement sans stress, renchérit une autre invitée dans leur dos.
— Je n’en reviens toujours pas que Roller ait concocté tout ça ! s’esclaffa Kathy.
De petits rires approbateurs fusèrent d’un peu partout. Ça et leurs hochements de tête éloquents
piquèrent Jacqui au vif.
Elle se raidit, gagnée par une furieuse envie de prendre la défense d’Henrik. Elle considéra ces
femmes qui sabotaient un peu sa joie d’être là. Etaient-elles au courant qu’elle était la petite amie
d’Henrik ? Peut-être qu’elles s’en fichaient. Elle fut un peu réconfortée de sentir Tory et sa cousine se
crisper comme elle. Henrik faisait désormais partie de la famille et, chez eux, on se serrait les coudes.
— Oh pardon ! s’exclama soudain Kathy. S’il vous plaît, ne le prenez pas mal.
Elle jeta un coup d’œil à ses amies et toutes affichèrent une mine contrite.
— Je vous assure que c’est une agréable surprise, continua-t-elle. Lui qui est toujours si… stoïque ?
— Isolé ? suggéra une autre.
— Vous aussi, d’ailleurs, vous êtes une agréable surprise, insista gentiment la jeune femme installée
devant elle. Ne faites pas attention à nous. Nous sommes très heureuses que Roller ait rencontré
quelqu’un de bien.
Elle tendit la main pour se présenter, aussitôt imitée par les autres. L’esprit gelé de Jacqui ne tarda
pas à être bombardé de prénoms et de liens. C’était assez pénible et, après leur petit échange
désobligeant à propos d’Henrik, elle n’était pas certaine d’avoir envie de se souvenir d’elles.
« Quelqu’un de bien. » Cette phrase tourna en boucle dans sa tête tandis que le match se poursuivait.
Etait-elle réellement si bien que ça ? Et, d’abord, qu’est-ce que ça sous-entendait ? Que toutes les ex
d’Henrik étaient nulles ? Pourquoi ? Qui déterminait si l’on était bien ou pas, et selon quels critères ?
Ouille ! Les prémices d’une migraine commencèrent à se faire sentir. Elle sauta sur ce prétexte pour
aller se réfugier à l’intérieur. Il lui fallait un antidouleur. En chemin, elle s’arrêta devant la table installée
près de l’entrée, afin de vérifier le niveau des grandes thermos de café et de chocolat chaud que sa mère
avait empruntées à l’église.
Elle fut accueillie par le fumet des délicieux plats faits maison, puis par les voix familières de sa
mère et de ses tantes. Elle inspira et se détendit un peu. C’était déjà mieux, mais aussi plus risqué. Elle
avait tout fait pour maintenir Henrik à distance et, pourtant, il avait réussi à s’insinuer dans sa vie et
jusque dans sa famille. Il avait conquis son cœur et il était en train de gagner celui de tous ceux qui
faisaient partie de son existence. C’était indéniable.
Elle avait tellement envie de ça, de lui, que c’en était douloureux. Si seulement elle pouvait lui
accorder son amour en toute sérénité ! Si seulement elle pouvait accepter ce qu’il lui offrait sans crainte
ni regret ! Si seulement…
Non ! Elle bloqua toutes ces ruminations et se débarrassa de son manteau d’un geste brusque. La
tringle qui avait été placée dans l’entrée pour accueillir ceux des invités était déjà à moitié remplie. Elle
accrocha le sien dans la penderie et laissa ses bottes à côté. Un sentiment d’appartenance s’insinua en
elle, étouffant de nouveau ses doutes.
Elle se faufila subrepticement derrière ses tantes puis dans la chambre d’Henrik et se mit en quête
d’un médicament pour soulager son mal de tête. La vue de ses affaires rangées dans un coin de la
spacieuse salle de bains lui rappela à quel point elle s’était immiscée dans la vie d’Henrik, elle aussi.
C’était valable dans les deux sens, et bien plus qu’elle ne voulait l’admettre.
Et si les examens qu’elle passait le mardi suivant se révélaient positifs ? Et si elle devait
recommencer la chimio et les rayons ? Et si…
— Ça va, maman ? lança-t-elle en pénétrant dans la cuisine animée.
Elle avait avalé deux comprimés d’antalgiques et attendait qu’ils fassent effet.
Comme à chaque réunion familiale, les mijoteuses, les poêles et les plats débordaient de mets
succulents. Il y en avait plus qu’assez pour nourrir tout le monde.
— C’est très appétissant et ça sent divinement bon.
— Et encore, tu n’as pas vu tout ce qu’il y a en bas, dans le bar ! répondit sa mère en soulevant le
couvercle d’une casserole de soupe qui frémissait sur la cuisinière. Tu as vérifié s’il ne fallait pas
recharger les thermos de café et de cacao en venant ?
— Oui, il y a de tout en suffisance.
— Je vais voir, proposa l’une de ses tantes.
Jacqui ne se formalisa pas de ce petit affront. A l’évidence, il n’y avait pas assez de travail pour
occuper neuf femmes. En tout cas, pas tant que le match ne serait pas terminé. Ensuite, elles serviraient
les convives en veillant à ce que chacun mange à sa faim et elles auraient leur quart d’heure de gloire.
C’était comme ça que fonctionnait sa famille.
— Fais attention si tu descends, la mit en garde une autre tante. Il y a du matériel partout.
Puis les commentaires fusèrent dans tous les sens.
— J’ai allumé quelques bougies pour faire disparaître la puanteur.
— Je doute que ce soit efficace.
— Est-ce que le frigo est rempli, en bas ?
— Oui, et la glacière aussi. Il a vraiment pensé à tout.
Cette remarque était empreinte d’admiration.
— Il aurait sûrement oublié quelque chose, si nous n’avions pas été là.
— Dire qu’il voulait gaspiller son argent pour payer un traiteur !
Celle-ci l’était d’indignation.
— Enfin, il faut reconnaître que les assiettes sont jolies.
Oh oh, encore un bon point pour Henrik. Jacqui jubilait en silence tandis que la conversation se
poursuivait. Ces bavardages décousus étaient sa deuxième langue, elle les trouvait rassurants.
— Et qui va devoir se coltiner la vaisselle de toutes ces belles choses ?
— Il a fait appel à une entreprise qui emporte et rapporte tout une fois que c’est propre, expliqua
une tante qui en savait un peu plus que les autres, avec un air à la fois entendu et supérieur.
Jacqui ravala un éclat de rire.
— Alors, Jacqui…
Oups. Tous les regards avides se braquèrent sur elle.
— … Comment as-tu atterri dans les bras de ce jeune homme ?
Elle déglutit.
Le flot de réflexions reprit.
— Je m’attendais à quelqu’un de différent pour toi.
— J’ai toujours cru que tu finirais avec un musicien.
Une autre hocha la tête.
— Oui, une personne avec laquelle tu aurais plus de points en commun.
— Joan, Nancy, intervint sa mère, volant à son secours, vous n’êtes pas très délicates !
— Je trouve qu’il est très gentil, moi. Il doit l’être pour ouvrir ainsi sa maison à des inconnus. Et
puis, c’est un bon parti.
— Oh arrête, tu fayotes pour obtenir la recette de pot-au-feu que Mary garde jalousement.
— Quoi, en étant sympa ? rétorqua la première, un air machiavélique illuminant son visage rond. Ça
marche. Tu devrais essayer.
Le débat se concentra ensuite sur la définition du mot « sympa », les recettes de cuisine, et d’autres
choses. Toutes passaient du coq à l’âne à une telle vitesse qu’il était impossible de suivre. Une chance
pour Jacqui, en l’occurrence.
Elle chaparda une carotte sur un plateau et s’éclipsa dans le salon, où l’on avait chargé trois de ses
cousines de surveiller les plus petits. Elle fut tentée de s’affaler sur un divan et de câliner un bébé. Elle
adorait ça, avant. Malheureusement, cette idée déclenchait à présent une montée de jalousie chez elle. Son
estomac se contracta et elle posa la main sur son ventre, espérant que les médicaments qu’elle venait de
prendre apaiseraient cette douleur-là aussi.
L’image douce-amère d’Henrik, Nigel blotti contre lui, continuait à la hanter. Jamais elle n’avait tant
désiré fonder sa propre famille qu’en cet instant. Voir un enfant — le leur — dans les bras de son mari.
Un rêve qui ne se réaliserait peut-être jamais.
Son regard s’attarda sur le piano à queue qui trônait dans un coin de la pièce. Pourquoi ne pas se
cacher derrière et jouer pour chasser ses angoisses et sa confusion ? Elle faisait ça depuis des années et
n’avait jamais réellement trouvé comment se positionner au sein de sa propre famille. Elle était intégrée
sans l’être tout à fait.
La leucémie. Ce mot toxique qui, à l’instant même où il avait été prononcé, avait fait d’elle une
anomalie, une pauvre chose que l’on pouvait aimer, mais qui inspirait le plus souvent de la pitié, parfois
de la peur. Elle incarnait ce que tout le monde fuyait : la mort.
Certains voyaient la vie en elle, bien sûr. Elle avait toujours su faire la distinction entre les deux
dans leurs yeux. Et personne ne l’avait jamais condamnée ouvertement. Personne ne s’était jamais
ouvertement montré pessimiste ou négatif à son sujet, mais elle avait entendu des chuchotements, repéré
des têtes qui se secouaient et les regards navrés qu’on lui jetait.
« Heureusement, ils ont d’autres enfants qu’elle… »
Oui, elle avait surpris ce genre de commentaires.
Elle adorait sa grande famille, le sentiment de sécurité, les liens et l’unité que celle-ci apportait.
Mais, parfois, comme en ce moment même, elle n’avait qu’une seule envie : partir très loin et ne plus les
voir. Seulement, partir pour aller où ?
Un petit rire accusateur lui échappa. Quelle pauvre idiote ! Il y avait, là-bas, sur la glace, une paire
de bras confortables qui ne demandait pas mieux que de la recueillir et de la protéger. Mais elle n’osait
toujours pas s’y réfugier. Du moins pas complètement.
Alors pouvait-on lui expliquer en quoi cela faisait d’elle quelqu’un de meilleur que toutes les ex
d’Henrik ? « Quelqu’un de bien. » Si elle était si bien que ça, elle lui rendrait sa liberté. Sur-le-champ !
Avant que tombe le couperet de la nouvelle récidive de son cancer.
Son estomac se convulsa, et la douleur se déploya dans tout son ventre comme pour l’avertir.
Oui, il était temps pour elle d’arrêter de se voiler la face.
# 23

— Est-ce que tout va bien ?


Henrik se faufila derrière Jacqui et l’enlaça en lui embrassant la tempe. Elle n’avait pas ouvert la
bouche depuis qu’il était rentré, à la fin du match. A sa décharge, il y avait eu pas mal de bruit et
d’animation tandis qu’ils se changeaient, prenaient une douche ou mangeaient.
— Oui, répondit-elle en se contorsionnant pour lui sourire, serrant ses bras contre sa poitrine. Je me
suis un peu éloignée de tout ce remue-ménage.
Il comprenait tout à fait. Il balaya l’étage inférieur du regard. Des sacs et du matériel de hockey
étaient éparpillés un peu partout, et tout le monde passait un bon moment dans le chaos général. Il n’avait
jamais vu sa maison aussi remplie.
— Ils ont l’air de bien s’amuser.
Un groupe d’invités suivait un match sur son écran plat. Certains jouaient au billard, d’autres étaient
toujours en train de piocher dans les plats bien garnis.
— Ta famille s’est surpassée en cuisine !
Elle rit contre son torse.
— C’est comme ça, chez nous.
— J’aime ça.
Le nez enfoui dans ses cheveux, il savoura sa présence calme, content d’avoir quelqu’un avec qui se
poser un peu, plutôt que d’être entraîné au beau milieu de la cohue.
Jacqui était appuyée contre lui, la tête très près de la sienne. Etait-ce censé se passer ainsi ? Sans se
montrer impolie pour autant, elle ne manifestait aucune envie de se mêler aux autres ni de faire
connaissance avec qui que ce soit. Sans doute le reflet de son indifférence pour le hockey.
— Une petite partie, Roller ? lança Shaffer, en désignant la table de billard.
— Je passe mon tour.
Shaffer jeta alors un coup d’œil à Jacqui avant de se tourner pour ranger les boules dans le triangle.
— Tu peux y aller si tu veux, lui assura-t-elle.
— Je sais, mais je n’ai pas envie.
— Tu n’es pas obligé de rester coincé ici pour moi.
Elle fit mine de s’éloigner pour souligner la fermeté de ses propos. Il resserra aussitôt les bras pour
la retenir. D’où est-ce que ça sortait, ça ?
Il la fit pivoter pour qu’ils soient face à face. Elle leva le menton comme pour le défier et le
dévisagea, une lueur de provocation dans les yeux.
— Je suis ici de mon plein gré, parce que je veux être avec toi.
Elle s’était raidie dans ses bras et l’expression si détendue qu’elle arborait quelques instants plus
tôt s’était envolée.
— Je leur ressemble, à tes ex ?
— Quoi ? Non ! Attends, mais de quoi parles-tu ?
— Pourtant, c’est ce qu’ils s’imaginent tous, non ?
Elle s’exprimait à voix basse. Son but n’était pas de faire un esclandre ni d’attirer l’attention sur
elle. La véritable blessure qui transparaissait à travers son hostilité témoignait même du contraire.
— Ils croient tous que je tire les ficelles, que c’est moi qui t’ai poussé à organiser cette fête.
Soudain, ses épaules s’affaissèrent et sa colère fulgurante retomba, s’évanouissant derrière ses
paupières closes. Elle se laissa aller, la tête contre son torse. Elle était en train de pâtir des erreurs qu’il
avait commises par le passé, alors qu’elle n’avait rien à voir avec tout ça. C’était en partie pour cette
raison qu’il avait évité d’ébruiter sa relation avec elle.
Il prit son visage entre ses mains et le souleva doucement, jusqu’à ce qu’elle rouvre les yeux.
— Désolée, murmura-t-elle.
— Moi aussi, fit-il en déposant un baiser sur ses lèvres pour la rassurer. Je suis désolé pour toutes
les conneries que j’ai faites avant de te rencontrer. Je te jure que tu n’as rien de comparable avec mes ex.
C’est au contraire pour ça que je t’aime tellement.
Et voilà, ça lui avait échappé ! Ces fameux mots qu’il ne se savait pas capable de prononcer, encore
moins de ressentir, avant elle. Et merde !
Il se mordit la langue, le cœur battant bien trop vite. Mais le mal était fait. Elle n’était pas prête à
entendre ces mots, ou du moins elle n’en avait pas envie. Il le percevait au plus profond de lui, et voilà
qu’il ne trouvait rien de mieux à faire que de lui mettre la pression, alors qu’il s’était juré le contraire.
Progressivement, il la sentit se rétracter. Un sourire sec se dessina d’abord sur ses lèvres. Un
sourire qui ne se communiqua pas à ses yeux, la couleur de ses prunelles tendant plus vers celle d’un thé
insipide que vers la riche nuance chocolat qui y brillait d’habitude. Puis elle le lâcha et avala sa salive.
— Jacqui ! la héla Finn en dévalant l’escalier, sans avoir conscience qu’il interrompait brutalement
un moment délicat.
Elle fit volte-face, s’écartant de lui pour se tourner vers son frère, l’air enjoué.
— Oui ?
— Maman aimerait que tu joues un peu de musique.
— C’est le piano d’Henrik, fit-elle remarquer en tournant la tête vers lui pour l’interroger du regard.
Le fait qu’elle lui demande la permission était à la fois un déchirement et un baume au cœur.
— Vas-y.
Elle savait qu’elle en avait le droit, consciente néanmoins de la douleur qui entourait ce piano.
Son sourire vacilla, puis elle se dirigea vers l’escalier sans un mot pour lui. Il reçut son silence
comme un coup de poing invisible en pleine poitrine et grimaça. Elle se défilait, ce qui confirmait ses
craintes. Merde.
— Et, les guitares, on peut y toucher ? lui demanda Finn.
Henrik déglutit et s’efforça de prendre un ton normal.
— Sers-toi, je t’en prie.
— Cool !
Finn fit demi-tour et remonta comme il était descendu.
Henrik les regarda disparaître tous les deux, puis alla se chercher une bière dans le frigo. La
bouteille glacée lui engourdit la main, mais pas son cœur endolori. Comment en était-il arrivé là ? Cette
journée serait un véritable désastre si Jacqui en ressortait flippée et prenait la tangente.
C’était même tout l’inverse de ce qu’il avait espéré.
Il but une longue gorgée, appréciant le bref soulagement que lui apporta l’alcool. Qu’est-ce qui lui
avait pris de lâcher ce « je t’aime tellement » comme ça, ici et maintenant ? Il était pourtant conscient que
c’était dangereux.
Il voyait déjà comment les choses se passeraient. Petit à petit, les affaires de Jacqui disparaîtraient
de la chambre, puis arriveraient nombre de raisons pour lesquelles elle ne pourrait venir chez lui. Enfin,
il aurait droit au fameux « ce n’est pas ta faute, c’est moi le problème », avant qu’elle disparaisse
complètement de sa vie. Oh oui, il avait déjà vécu ça.
— Tout va bien ?
Il baissa sa bouteille à moitié vide et avisa Dan, le frère aîné de Jacqui.
— Oui, ça roule.
Dan se pencha pour attraper une bière dans la glacière.
— Tu veux bien m’en prendre une aussi, Danno ? lança Colin en s’approchant.
— A moi aussi, intervint Aiden dans son dos.
— Super, grommela Henrik avant d’avaler une autre gorgée. Ecoutez, les gars, le moment est mal
choisi pour un nouvel interrogatoire, les prévint-il d’un ton froid.
— Qui te dit qu’on est là pour ça ? rétorqua Colin en souriant.
Tout à coup, le son du piano parvint jusqu’à eux, les notes virevoltant avec une beauté envoûtante.
Tout de suite après, le grattement d’une guitare se joignit à lui et les deux musiciens entamèrent un vieil
air connu.
— Je voulais te remercier, c’est tout, précisa Aiden en saisissant la bière que Dan lui tendait.
Pourquoi ? On aurait intérêt à te passer sur le gril, d’après toi ?
— Quelque chose ne va pas ?
Cette dernière question de Dan lui tapa sur les nerfs sans raison particulière.
— Jacqui est en train de faire marche arrière, déclara calmement Aiden, plongeant son regard futé
dans le sien.
Henrik détourna la tête et prit une gorgée de bière. Que faire pour éviter ce sujet qui lui lardait la
poitrine de coups de couteau ?
— Ne la laisse pas faire, dit Colin. Elle a peur, c’est tout.
Il fronça les sourcils. Il venait de descendre une bouteille entière et il avait toujours la gorge aussi
sèche. Le silence avait toujours été son meilleur allié, alors il s’y accrocha.
Les trois frères l’emmenèrent dans un coin tranquille et l’encerclèrent comme des chiens de meute.
Il fut tenté de leur foncer dedans pour se débarrasser d’eux, mais s’abstint. De toute façon, il était
incapable de bouger.
— Ecoute, Henrik, commença Dan, on est tous désolés de ce qui s’est passé chez nous, la première
fois, mais tu dois comprendre. On a protégé Jacqui toute notre vie.
Puis sa voix s’étrangla et il toussa en fixant le sol du regard. Colin lui pressa l’épaule et prit le
relais.
— Elle est aussi forte qu’un lion. Elle est la première à se battre quand il le faut, mais le plus
souvent elle se cache.
Il désigna l’étage, laissant le piano combler le silence pendant un instant.
— Derrière la musique, le boulot, l’école. Tous les prétextes sont bons pour ne pas s’investir dans
une relation.
— On en est tous conscients, continua Aiden en se passant la main dans les cheveux. Et je la
comprends. Je suis mal placé pour la juger, parce que je suis exactement comme elle alors que je n’ai été
que le témoin de ce qu’elle a traversé.
Colin acquiesça, la mine sombre.
— Moi aussi, je plaide coupable. Il est le seul à avoir réussi à surmonter cette peur de s’engager,
ajouta-t-il en désignant Dan du menton.
L’intéressé secoua la tête avec un rictus lourd de sarcasme.
— Parce que j’ai eu la chance de tomber sur une femme assez bornée pour ne pas me laisser foutre
le camp, argua-t-il en buvant un peu de bière.
Le reste de la pièce sembla s’estomper derrière cette conversation tout à coup bien trop sérieuse.
— Il faut que tu fasses preuve du même acharnement, lui conseilla Dan.
Les trois frères hochèrent la tête. Cela ne faisait pas ses affaires. Et impossible de reculer sans se
cogner à ce putain de mur, même s’il était tenté d’essayer, tant il avait envie de fuir. Il n’était pas très
doué pour ce genre de conversations « entre frères ». Il comprenait qu’ils voulaient juste l’aider et n’était
pas assez con pour les envoyer balader.
— Si j’insiste trop, elle risque de partir encore plus vite, finit-il par objecter, se fondant sur son
expérience récente.
— Peut-être, reconnut Aiden, mais fais-le quand même.
Henrik le fusilla du regard, révolté.
— Et précipiter son départ pour que vous soyez tranquilles ? Sûrement pas !
— Ce n’est pas ce qu’on veut ! protesta Colin.
— On t’aime bien, lui assura Dan d’une voix plate. Et plus important encore : Jacqui t’aime bien. Tu
es le premier petit ami qu’elle ramène à la maison depuis sa rechute. Et elle était alors adolescente.
Il laissa cette information cruciale stagner entre eux.
Henrik avait du mal à l’accepter. Jacqui avait donc des sentiments pour lui ? Au fond de lui, il
l’avait toujours su, mais son esprit refusait de l’admettre. Son cœur l’avait trop souvent induit en erreur
pour qu’il lui fasse encore confiance. Pour lui, il n’y avait que deux possibilités : soit on achetait l’amour,
soit il était simulé. Or, Jacqui rejetait ce qu’il lui achetait, et il ne voulait pas qu’elle fasse semblant. Ce
n’était pas ce qu’il cherchait.
— Elle risque une rechute, lâcha-t-il, tout à coup habité par un grand vide. C’est ce que vous
craignez tous, n’est-ce pas ?
Tous trois parurent soudain très intéressés par le paillasson, le mur ou encore la vue sur le jardin. Il
ne lui en fallut pas plus pour comprendre qu’il avait mis dans le mille.
— Qu’est-ce que ça fait… de la soutenir pendant cette épreuve ? Comment le vit-on ? demanda-t-il
en élevant la voix, tandis qu’ils continuaient à regarder ailleurs. Racontez-moi.
Ce fut Dan qui céda en premier, l’air maussade.
— C’est difficile. C’est même carrément l’enfer. On se sent impuissant. C’est injuste. On est censé
la protéger, veiller à son bien-être… pourtant, il n’y a rien qu’on puisse faire, à part être là pour elle, lui
tenir la main, la faire rire…
— Lui apporter un bonnet quand elle perd ses cheveux, le coupa Aiden, avec une pointe de défi dans
la voix. Lui essuyer la bouche quand elle a fini de vomir, lui dire qu’elle est belle et le penser, même
quand elle fait peur à voir. Faire abstraction des cernes sous ses yeux, l’emmener se promener quand elle
en a envie. Supporter le bruit de ce putain de piano pendant des heures, parce que jouer la rend heureuse.
Prier tous les dieux de cette fichue planète et de partout ailleurs pour qu’elle ne meure pas cette f…
— Aiden ! le sermonna Dan. Calme-toi.
— Pourquoi ? demanda-t-il, s’avançant vers son frère en redressant les épaules. C’est la vérité. Il
voulait savoir… Tout ça fait partie du jeu. Il doit être mis au courant, s’il compte rester avec elle.
Puis il s’écarta, les narines se dilatant comme pour défier quiconque de remettre en cause ses
paroles, et posa sur lui son regard dur et provocateur.
Le son du piano continuait à tournoyer autour d’eux, le narguant, accentuant sa tension nerveuse.
Jacqui était présente à travers la musique, même si on ne la voyait pas. Un peu comme le cancer, ce fléau
invisible. Un peu comme la mort.
La mort qui pouvait frapper sans crier gare. Il en avait fait l’expérience avec Emma. Et il risquait de
perdre Jacqui, alors qu’il venait à peine de trouver l’amour avec elle.
Serait-il capable de survivre à cette épreuve ? Etait-il prêt à prendre un tel risque ?
Il avait froid. Il ne s’était pas senti aussi frigorifié depuis la disparition d’Emma. A l’époque, le
hockey lui avait sauvé la vie, lui avait fourni un refuge, un endroit où exprimer son chagrin sans blesser
personne. Pourrait-il recommencer ? Cela fonctionnerait-il encore, si Jacqui lui était enlevée ?
— Eh ! Henrik ! cria Finn en haut de l’escalier, pulvérisant avec son enthousiasme le mur d’angoisse
qui les encerclait.
Il sursauta, interrompu au milieu de son raisonnement tragique.
— Oui ?
Son filet de voix se perdit dans le vacarme ambiant.
Finn se pencha, scrutant la pièce. Lorsqu’il le repéra, son grand sourire vacilla et il sembla hésiter
un instant.
— Viens. J’imagine que tu sais jouer sur ces petites merveilles, puisque tu en possèdes autant,
lança-t-il en exhibant l’une de ses guitares.
— Ça m’étonnerait ! Roller tient à peine sur des patins, alors, jouer de la guitare, t’en demandes un
peu trop, railla Sparks, en s’appuyant sur sa queue de billard.
— Comment ? Roller fait de la guitare ? Depuis quand ? fit Rylie, s’incrustant dans la conversation
depuis le canapé.
— Ce mec délire complètement, renchérit Feeney en pointant Finn du doigt.
— Et tu sais ce que c’est, hein ? se moqua Sparks en lui assenant une grande claque dans le dos.
— Va te faire encu… foutre, Sparky !
— Alors, tu viens ? insista Finn sans se laisser démonter.
Apparemment, ce gamin têtu le connaissait mieux que ses propres coéquipiers.
— J’adorerais entendre Henrik jouer.
Tout le monde se tourna vers Vanessa, dont le sourire réchauffait le ton d’ordinaire si froid de la
voix. Elle se tenait à côté de Hauke, qui avait passé un bras autour de ses épaules, sans l’éclipser pour
autant.
— Je suis persuadée qu’il est très doué, affirma-t-elle.
— Jamais de la vie, la contredit Bowser. Je suis prêt à parier.
— Moi aussi.
— Je marche !
Les mises fusèrent de toutes parts à une vitesse telle qu’Henrik en perdit le compte. Les deux camps
étaient représentés, mais la majorité se prononçait contre lui quand même. Aucun de ses coéquipiers ne
l’en pensait capable. Pas un seul d’entre eux ne tabla sur lui. Pas même Hauke ni Rylie.
En revanche, Dan, Colin et Aiden misèrent tous sur lui, ainsi que d’autres membres de la famille de
Jacqui — des gens qu’il avait rencontrés aujourd’hui seulement.
Cette constatation accentua le froid qui s’était emparé de lui. Autour de sa bouteille de bière
désormais chaude, ses doigts n’étaient plus que des glaçons. Et ses poumons s’étaient figés en deux gros
blocs de glace inutiles. Ceux qu’il considérait comme sa propre famille ne savaient en fait rien de lui.
Mais qui le connaissait ?
— Eh ! Roller. Ramène tes fesses en haut et montre à tout le monde ce que tu vaux.
La voix de son meilleur ami résonna en haut de l’escalier et rompit le sort qui l’avait paralysé.
— Nom de Dieu. Wally ?
Il repoussa Dan et Colin et se mit presque à courir.
— Walters est là ? J’y crois pas !
— Quand est-il revenu ?
D’autres commentaires suivirent, mais Henrik ne les entendit pas. Il grimpa les marches quatre à
quatre pour rejoindre son ami. En haut, Scott Walters l’attendait, appuyé sur des béquilles, la jambe
droite immobilisée dans une attelle orthopédique. Il venait de subir une opération au genou. Le sourire
familier et chaleureux avec lequel il l’accueillit toucha Henrik droit au cœur.
Il plongea sur lui pour lui donner une accolade vigoureuse à grand renfort de tapes dans le dos,
s’efforçant en vain de maîtriser ses émotions.
— Bon sang, ce que je suis heureux de te voir !
— Tout doux, Roller. Je suis temporairement unijambiste, lui rappela Walters en riant.
En effet. Où avait-il la tête ?
— Je croyais que tu ne pouvais pas te libérer.
Il lui avait envoyé l’invitation au cas où il aurait prévu de revenir dans la région pour Thanksgiving.
C’était vraiment nul qu’il ait déménagé à Atlanta.
— On a modifié un peu notre programme, répondit-il en désignant Rachel, sa copine, qui était restée
un peu en retrait.
— Mais oui, c’est bien toi ! s’exclama Cutter, en émergeant d’un bond au sommet de l’escalier.
Les autres Glaciers se précipitèrent pour venir saluer leur ancien capitaine.
Henrik s’écarta pour les laisser passer. Le froid s’était volatilisé, à présent que Scott était là. Lui le
connaissait mieux que personne ici. Assise au piano, Jacqui observait la scène avec un sourire amusé.
Non. Ce n’était pas ses coéquipiers en train d’échanger des étreintes et de grandes claques viriles qu’elle
regardait, c’était lui.
Elle aussi le connaissait. Peut-être même un peu trop. Assez en tout cas pour lui faire beaucoup de
mal.
Il la rejoignit, le cœur battant de plus en plus vite au fur et à mesure qu’il s’approchait d’elle. Etait-
ce elle qui avait divulgué son secret à Finn ? Quand bien même, quelle importance ?
— Je n’ai rien à voir là-dedans, je le jure, déclara-t-elle, lisant dans ses pensées. Je ne te ferais
jamais ça.
Il s’arrêta à côté du tabouret, la détaillant de la tête aux pieds. Ses yeux avaient retrouvé leur
intensité et ses joues leur teint rosé si frais. Avait-elle oublié sa déclaration ou bien y était-elle moins
réfractaire ? Ce n’était pas très grave au fond. Il l’aimait et n’y pouvait rien changer. Seulement, y
survivrait-il ?
Il lui prit le visage entre les mains et l’embrassa avec beaucoup de douceur, tâchant de lui
communiquer la confusion qui l’habitait sans révéler la force qui menaçait de l’anéantir. Lorsqu’il
s’écarta, elle avait toujours les yeux fermés. Etait-ce intentionnel ou juste un réflexe ? Lui ouvrirait-elle
un jour complètement la porte de son cœur ? Et, si elle le faisait, serait-il assez solide pour supporter ce
qu’il y trouverait ?
Il se détourna et mit son trouble de côté pour se concentrer sur le défi qui l’attendait. Pour l’heure, il
avait quelque chose à prouver à sa « famille ». Celle qui croyait si bien le connaître et qui avait tort.
# 24

— Je prends celle-ci, annonça Henrik en désignant la guitare électrique que Finn tenait.
— Pas de problème, mec, répondit ce dernier en la lui tendant, avant de se tourner pour examiner
celles qui restaient. Je me dévoue pour la basse, même si je n’aime pas ça.
— Alors tu n’as qu’à me la laisser, intervint Isaac, son cousin, qui s’en empara avant lui.
Jacqui suivit de loin échanges et marchandages, avec l’impression que le monde continuait à tourner
sans elle. A qui la faute ? C’était elle qui mettait cette distance entre les autres et elle.
Dès qu’elle repensait à la déclaration d’amour d’Henrik, ses mains se mettaient à trembler et son
rythme cardiaque s’emballait. Quelle inconscience de s’être impliquée dans une relation avec lui ! A
présent, elle allait le faire souffrir. La douleur de plus en plus intense qui lui tordait le ventre ne cessait
de le lui rappeler.
Des notes disparates résonnèrent dans la pièce tandis que les garçons accordaient leurs guitares,
réglant la tension des cordes en se fiant à leur oreille. Pour finir, Finn avait hérité de la guitare acoustique
et, à en croire son air satisfait, l’instrument lui convenait parfaitement. Comment avait-il deviné
qu’Henrik était musicien ? Sans doute l’avait-il déduit d’après le nombre d’instruments que celui-ci
possédait. Ce n’était pas plus mal. Henrik avait énormément de talent, et il fallait que tous ces gens le
sachent.
Il méritait un peu de reconnaissance, lui qui semblait avoir honte de sa virtuosité.
Debout de l’autre côté du piano, il lui jeta un coup d’œil, un sourire confiant aux lèvres. Il gérait la
situation. Après avoir caché son goût pour la musique à ses collègues pendant des années, il allait leur en
mettre plein la vue.
Elle lui rendit son sourire, fière de lui et d’être avec lui, quoi qu’en pensent ces messieurs les
Glaciers et leurs épouses. Oh oui, elle était fière. Le savait-il seulement ? Et cela changerait-il quelque
chose ?
Henrik, Isaac et Finn se concertèrent un court moment, puis Henrik lança les premiers accords de
l’un des morceaux qu’ils avaient joués à deux dans la salle de répétition, le jour de leur premier rendez-
vous. Il lui fit signe ensuite, continuant à jouer sans regarder ses doigts. Il était tellement beau !
Elle songea à tout ce qu’elle allait perdre, et son cœur se serra. S’efforçant malgré tout de garder le
sourire, elle le rejoignit pendant le deuxième pont, en même temps qu’Isaac et Finn. Il leur fallut quelques
mesures pour synchroniser leur jeu et Henrik s’avança pour les guider, son regard passant de l’un à
l’autre.
Le brouhaha qui régnait dans la maison ne tarda pas à s’éteindre, bientôt remplacé par des
applaudissements qu’Henrik remarqua à peine. Il enchaîna en douceur avec un nouveau morceau dont
Jacqui trouva rapidement l’accompagnement. Il lui facilitait la tâche en choisissant des chansons qu’ils
avaient déjà interprétées ensemble.
Les deux autres guitaristes retombèrent très vite sur leurs pattes et Maureen s’avança pour se mettre
à chanter. Elle avait de nombreuses années d’expérience dans une chorale et un timbre très bas pour une
femme, aussi n’avait-elle pas besoin de micro pour se faire entendre. Jacqui s’immergea dans le bel
ensemble qu’ils formaient et oublia les idées noires qui la rongeaient. Voilà pourquoi elle vouait une telle
passion à la musique. Avec elle, pas besoin de mots. C’était un langage unique, que tout le monde
comprenait. Et elle était en train de parler avec son cœur tandis qu’elle jouait avec Henrik. Pour Henrik.
Ce dernier se détendit peu à peu et prit de l’assurance, optant pour des morceaux de plus en plus
compliqués. Absorbé par son art, il accordait peu d’attention à ce qui se passait dans la pièce.
Elle ne l’avait vu comme ça qu’une fois auparavant, cet après-midi-là, dans la salle de répétition de
l’université. Ouvert, décontracté, rayonnant d’un bonheur qu’il dissimulait d’ordinaire derrière sa
carapace de hockeyeur bourru. Elle connaissait cette sensation. Elle la comprenait même. C’était la même
pour tous les musiciens qu’elle croisait, pour tous ceux qui réalisaient ce pour quoi ils avaient été placés
sur cette terre.
Soudain, il entama un grand classique rock et elle resta sur le carreau, puisque le piano n’y avait pas
sa place. Elle attendit en silence. Dommage qu’elle n’ait pas branché le synthé, elle aurait pu ajouter des
percussions. Elle passa le public en revue. Tout le monde semblait conquis. La plupart des coéquipiers
d’Henrik avaient réussi à refermer la bouche, tandis que, chez les Polson, ça remuait en rythme.
Henrik se lança dans un solo complexe et elle garda un œil sur le groupe des Glaciers. Les notes
pleuvaient et le son typique de la guitare électrique se propagea dans toute la maison. Il avait une maîtrise
époustouflante des gestes. Le niveau de talent qu’elle lui attribuait grimpa encore d’un cran. Pour un
homme qu’elle n’avait jamais vu s’exercer, il était incroyablement doué. Et ce n’étaient pas ses
coéquipiers qui la contrediraient, il suffisait de voir leur expression pour en avoir la certitude. A vrai
dire, presque tout le monde partageait leur air ébahi dans la pièce, désormais bondée.
Il pinça le dernier accord et le prolongea quelques instants. Lorsque celui-ci se fut estompé, un
tonnerre d’applaudissements éclata. Henrik releva la tête avec un grand sourire.
— Je crois que j’ai gagné ! lança-t-il avec insolence, frétillant des sourcils.
Les acclamations redoublèrent et les accolades se multiplièrent, tandis que ses amis se ruaient sur
lui pour le chahuter.
— Nom de Dieu, mon vieux, c’était quoi, ça ?
— D’où est-ce que tu nous sors ça ?
Finn et Isaac reposèrent les guitares sur leur pied ; Maureen recevait des louanges bien méritées de
la part de la famille. Jacqui écarta les compliments qui lui étaient adressés d’un haussement d’épaules.
Ce n’était pas du tout son truc, encore moins ce qu’elle recherchait dans la musique.
Finn la poussa du coude pour se glisser à côté d’elle sur le tabouret. Elle recula, même s’il n’y avait
pas assez de place pour deux.
— C’était dément ! Il est incroyable, dit-il en désignant Henrik du menton.
Toujours sous le feu des commentaires de ses coéquipiers, celui-ci baissait la tête entre deux
reparties.
— C’est vrai.
— Alors pourquoi es-tu sur le point de t’enfuir ?
Elle sursauta et lui jeta un regard noir, mais il ne cilla pas. Il se contenta d’arquer un sourcil, comme
pour la défier d’oser nier ce qu’il avançait. Ce qui lui était impossible, bien sûr, et ce petit con le savait
pertinemment.
« Je t’aime tellement. » La déclaration d’Henrik lui déchirait le cœur et affaiblissait ses résolutions.
Elle se détourna, ignorant délibérément son frère. En proie à une rage compréhensible mais
infondée, elle se leva d’un bond et se faufila dans la masse d’invités, l’estomac en feu. La porte de la
salle de bains d’Henrik se referma derrière elle presque sans bruit. Le silence. Enfin. Un silence salutaire
et merveilleux.
Elle avisa le regard morne de son reflet dans le miroir, puis appuya sur son ventre en se mordant la
lèvre pour tenter de calmer les crampes qui la torturaient. Le rendez-vous du mardi qui arrivait planait
au-dessus d’elle comme une menace. Le compte à rebours avait commencé, et le moment où elle saperait
une fois de plus le bonheur de tout le monde approchait à grands pas.
Merde, ce n’était quand même pas le fruit de son imagination ! Les douleurs dans les os, les
saignements de nez. Hors de question d’entraîner Henrik dans cette spirale infernale ! Il souffrait encore
de la mort de sa sœur et elle refusait de lui imposer sa maladie. Elle n’avait pas envie de lui infliger ça.
Ni à lui ni à personne, d’ailleurs.

* * *

— Merde alors ! Où as-tu appris à jouer comme ça ? lança Sparks, hilare, en lui donnant un coup de
poing dans le bras. Sans déconner, Roller.
— Et tu nous as caché ça pendant tout ce temps ? ajouta Rylie.
— Nom de Dieu, renchérit Conners, on a tous perdu contre la Reine des Glaces. Ça la fout mal, mon
vieux !
Hauke assena une claque à l’arrière du crâne de ce dernier.
— Eh ! C’est de ma femme que tu parles, je te signale.
Henrik les laissait jacasser, savourant sa victoire. Il leur avait renvoyé leurs préjugés à la figure,
mais sa satisfaction allait bien au-delà de cette petite revanche. Il en avait encore des fourmillements
dans tout le corps. Quel plaisir de jouer avec les autres et pour les autres ! Il ne l’avait plus fait depuis si
longtemps qu’il avait oublié à quel point c’était gratifiant.
— Je savais qu’il était guitariste, déclara Walters en se frayant sans difficulté un chemin avec ses
béquilles dans le groupe de gars qui s’écartaient sur son passage. Et qu’il était vachement doué aussi.
— Tu aurais pu nous mettre sur la piste avant qu’on se fasse plumer par la Rei…
Feeney avisa Hauke.
— … euh, par Vanessa.
Walters secoua la tête.
— Ça aurait été beaucoup moins drôle.
— Depuis combien de temps joues-tu ? demanda Hauke à Henrik, sans sarcasme, cette fois.
Les autres baissèrent aussi d’un ton devant son sérieux.
Henrik passa la sangle de sa guitare par-dessus sa tête et épongea de sa manche la sueur qui lui
couvrait le front.
— Une vingtaine d’années à peu près, répondit-il en feignant d’être à l’aise, alors que pas du tout.
— Tu déconnes ? On a fait équipe en défense pendant deux ans et tu n’as pas pensé à mentionner un
truc pareil ?
Une pointe de déception ressortait dans l’expression médusée de Sparks. On se demandait bien
pourquoi.
— C’est vrai que c’est nul, mec, souligna Feeney en secouant la tête. Sur ce coup-là, t’as foiré.
Cette indignation soudaine jeta un pavé dans la mare de son bonheur. Qu’est-ce que ça pouvait bien
leur foutre ? Il fusilla Feeney du regard. Cet abruti avait toujours un avis sur tout et ça commençait à bien
faire.
— Qu’est-ce que ça aurait changé ? argua-t-il.
— On n’en sait rien, puisque tu ne nous as même pas donné une chance ! le provoqua Feeney.
Henrik s’apprêtait à se jeter sur l’homme fort de l’équipe, mais c’était compter sans leur capitaine,
qui s’interposa et le fit reculer, une main plaquée sur son torse.
— Pas de ça ici !
Et merde. Il répéta le juron plusieurs fois dans son esprit, prenant conscience du nombre de
personnes présentes chez lui. Hauke avait raison. Ce n’était ni le moment ni l’endroit.
— Alors, les gars, vous comptez me payer un jour, ou vous êtes en train de vous défiler ?
La voix de Vanessa brisa le silence tendu qui s’était abattu sur eux.
Les perdants mirent la main à la poche en protestant. Hauke poussa Henrik jusque dans un coin de la
pièce. Bon sang, qu’est-ce qu’ils avaient tous à vouloir l’acculer dans un coin, aujourd’hui ? Walters les
rejoignit. Puis Rylie s’avança à son tour, lui coupant toute issue. Super !
Il serra les dents et puisa au plus profond de lui la patience que sa mère avait inculquée à ses trois
enfants. Les Grenick ne perdaient jamais leur sang-froid en public — sauf sur la glace. C’était le seul
endroit où on l’avait autorisé à laisser déborder toute son énergie et son agressivité. Au début, il avait
d’ailleurs choisi ce sport pour cette raison.
Il avait mal aux mains et à la mâchoire à force de serrer les poings et les dents. Il avait envie
d’exploser, de se défouler sur quelqu’un, mais ni l’un ni l’autre n’étaient envisageables pour l’instant.
Il inspira profondément par le nez, cherchant le calme qui lui faisait cruellement défaut.
— Que se passe-t-il ? Qu’est-ce qui te met dans un tel état ? demanda Scott, le front plissé par
l’inquiétude.
Henrik ravala le ramassis de conneries qu’il était sur le point de livrer en guise d’explication et se
frotta le visage. De quel droit était-il en colère contre ces gars-là ? Après tout, ils le jugeaient d’après ce
qu’il leur montrait de sa personnalité, non ? C’était lui qui leur avait fourni le bâton avec lequel ils le
frappaient au quotidien.
Il laissa retomber les mains et desserra les mâchoires. Que leur répondre ? Qu’il en avait marre de
faire semblant ? Que leurs moqueries lui faisaient mal ? Qu’il avait toujours cru qu’échanger ce genre de
piques blessantes suffisait pour appartenir à un groupe, pour se sentir inclus ? Que ça lui avait suffi…
jusqu’à récemment.
— On a entraînement tôt, demain matin, leur rappela Hauke, en glissant un regard entendu à Rylie.
Il avait endossé un rôle de leader, cette saison, et personne ne le remettait en cause. C’était lié au
respect que son jeu inspirait et au lien qu’il avait créé avec les autres joueurs.
— Bien compris, acquiesça Rylie.
Il s’éloigna en faisant signe aux autres, qui échangèrent des coups de coude et des commentaires
qu’Henrik ne put entendre. Toutefois, ses coéquipiers prirent rapidement congé, mentionnant la matinée
chargée qui les attendait, le lendemain.
Il était clair qu’ils avaient du mal à avaler tous les mystères qu’il faisait, et pourtant ils étaient en
train de couvrir ses arrières. Tous.
Famille ou pas, jamais ils ne le laisseraient tomber, même s’il se jetait dans le vide tout seul.
La gratitude et la culpabilité le frappèrent de plein fouet. Sa gorge se serra et ses yeux le piquèrent.
Il baissa la tête et pressa le pouce et l’index contre ses paupières closes. Saloperie d’ascenseur
émotionnel !
— Tiens bon, mon vieux, lui dit Scott. Je n’ai aucune idée de ce qui t’arrive, mais reprends-toi tout
de suite. Tu n’as pas le choix.
Ses exhortations étaient dures mais justes. C’était le genre de discours auquel tous les joueurs
avaient droit à partir du moment où ils entraient dans une équipe professionnelle. Quoi qu’il se passe,
quoi qu’il se dise, ils devaient à tout prix garder la tête froide jusqu’à ce qu’ils soient rentrés au
vestiaire, à l’abri des médias et des oreilles indiscrètes, jusqu’à ce qu’ils se retrouvent avec « la
famille », celle qui comprenait, qui ne jugerait pas et ne colporterait pas de rumeurs en dehors du
collectif. Ce fut efficace. Il se redressa presque aussitôt, refoulant ses émotions derrière le mur solide de
sa responsabilité. Il considéra ses invités, dont la plupart semblaient sur le départ. Il fallait qu’il assume
son rôle d’hôte, qu’il remercie les gens et raccompagne ceux qui en avaient besoin. C’était sa putain de
fête, et non pas le moment de s’apitoyer sur son sort !
— Merci.
Il adressa un signe de tête à Walters et à Hauke, puis les laissa pour s’acquitter de ses obligations. Il
sentit leurs regards dans son dos, entendit leur promesse tacite : ils n’en avaient pas fini avec lui. L’un
des deux, ou les deux, reviendrait très vite vers lui pour lui réclamer des réponses.
Il avait des amis. Au moins ça.
Et une petite amie — même s’il ignorait où elle était.
— Merci pour tout, Mary. C’était un régal, complimenta-t-il la mère de Jacqui lorsqu’il la rejoignit,
scrutant la pièce à la recherche de sa fille.
— Je l’ai fait avec plaisir, répondit-elle en lui tapotant le bras. En tout cas, c’était sûrement meilleur
que toutes ces saloperies industrielles qu’un traiteur aurait apportées.
Elle fronça le nez de dégoût, ce qui en disait long sur l’opinion qu’elle avait de ces gens-là.
— Et puis, vous avez ouvert votre maison à notre tribu, alors c’était le moins qu’on puisse faire,
ajouta-t-elle.
Il rit avec elle, son esprit butant sur le mot « tribu ». Il correspondait parfaitement à la famille
Polson dans sa version élargie.
— Nous allons tout nettoyer avant de partir, lui assura-t-elle.
— Ce n’est pas nécessaire. Une équipe d’entretien s’en chargera demain.
Elle se raidit, visiblement troublée.
— Nous ne partirons pas en laissant un tel chantier derrière nous ! Ce n’est pas comme ça que ça
marche, chez nous.
Il ne put résister et la serra dans ses bras, ce qui la radoucit.
— Faites ce que vous avez à faire mais, s’il vous plaît, ne vous mettez pas la pression pour ça. Vous
en avez déjà bien trop fait.
Il s’éclipsa sans lui laisser le temps de protester davantage. Il avait bien compris qu’il n’était pas
dans sa nature de faire appel à des traiteurs et à des équipes de nettoyage. Des services dont il était
complètement dépendant depuis sa plus tendre enfance. Lui était-il déjà arrivé de nettoyer chez lui ?
Jamais.
Où était donc passée Jacqui ? Il était en train de partir à la dérive et il avait besoin d’elle, de sa
force tranquille et rassurante. Même si elle était en partie responsable de son état.
« Elle est en train de faire marche arrière. Ne la laisse pas faire. Elle a peur. »
Comment était-il censé la retenir, bon sang ? En la rassurant ? En lui prouvant qu’il était là pour
elle, alors qu’il n’était pas sûr d’en avoir la force ?
— Henrik, tonna Wayne Polson en lui serrant la main affectueusement. C’est très gentil de ta part de
nous avoir tous reçus chez toi, fils.
Fils. A quand remontait la dernière fois — pour peu qu’il y en ait eu une — où son père avait
prononcé ce mot avec autant de fierté ? Pas lorsqu’il s’était vu octroyer une bourse d’études pour
Harvard. Pas non plus lorsqu’il avait été recruté dès la deuxième année. Ni lorsqu’il avait signé son
premier contrat avec les Glaciers. Ni…
Pas une seule fois de sa vie, en fait.
— Merci, monsieur.
— Appelle-moi Wayne. On a dépassé le stade du « monsieur ».
Pour combien de temps ? Il était accepté pour l’instant. Il avait été accueilli dans la famille Polson
sans presque aucune hésitation, mais la situation était si fragile. Elle ne tenait qu’à un fil, et ce fil était en
train de lui échapper, puisqu’il était incapable de retenir Jacqui.
Il acquiesça.
— Entendu. Je crois que je ferais bien d’aller jeter un coup d’œil en bas…
Tout le monde était en train de se saluer, de se serrer dans les bras, de se faire signe de la main en
se promettant de s’appeler pour le dîner du jeudi. Thanksgiving, encore un grand rassemblement pour les
Polson. Les Glaciers étaient en déplacement ce soir-là et il ne savait pas s’il en était soulagé ou déçu. Il
serait à Boston, à des milliers de kilomètres d’ici, sur la glace, comme n’importe quel autre soir.
Les départs se succédaient tandis que certains rassemblaient leurs sacs et leur équipement, que
d’autres achevaient leur dernier verre.
— Merci, Roller ! lança Karver.
C’était un joueur plutôt calme qui ne l’emmerdait pas trop, en général. Parce qu’il l’appréciait ou le
contraire ? Il ne parvenait pas à le déterminer.
Toujours pas de Jacqui, en revanche. Où était-elle ?
Il s’apprêtait à remonter à l’étage, lorsque Vanessa lui coupa la route d’un pas feutré. Elle n’arborait
pas cet air froid et distant auquel il était habitué. On aurait pu qualifier son expression de « sympathique »
chez une autre personne mais, sur elle, c’était tout simplement bizarre. Gagné par l’appréhension, il
chercha désespérément une échappatoire, n’importe quoi, pourvu qu’il esquive cette conversation. Elle
posa la main sur son bras, un geste étonnamment amical alors qu’il s’attendait à sa poigne d’acier.
— Tu es en train de changer, Henrik.
Cette déclaration ne demandait aucune réponse, alors il garda le silence, comme lors des vingt
autres fois où on lui avait fait cette remarque, au cours des deux derniers mois.
— Dans le bon sens, ajouta-t-elle. Du moins, je l’espère pour toi, parce que c’est tout ce qui
compte.
De nouveau, il ignorait comment réagir. Il déglutit, puis attendit en soutenant son regard sombre.
— Sois prudent, finit-elle par conclure.
Il lâcha un petit rire dénué d’humour.
— Et de quoi devrais-je me méfier ?
— De tout.
Elle s’avança vers lui, prétendument pour laisser passer quelqu’un derrière elle, et ne bougea plus
ensuite.
— Si je peux faire quoi que ce soit, n’hésite pas. Je suis là en tant qu’amie aussi.
Il hocha la tête, et alors seulement elle s’éloigna. C’était tout. Directe et stupéfiante, une fois de
plus. En tant qu’amie ? C’était nouveau, mais il avait compris qu’il comptait un peu pour elle.
Il salua encore quelques personnes, puis remonta pour continuer ses recherches. Toujours pas de
Jacqui. Soudain, il se figea. Elle était en train de sortir de la chambre, son sac à dos rempli à l’épaule,
tête baissée, le visage camouflé par ses cheveux.
Elle se fraya un chemin entre les convives de moins en moins nombreux sans relever la tête. Il était
clair qu’elle se dirigeait vers l’entrée, ou plutôt la sortie. Puis elle s’arrêta. Il se dépêcha de la rejoindre.
Etait-il arrivé autre chose ? Elle releva la tête avec un sourire faux au moment où il arrivait à sa hauteur.
— Ah, te voilà, lança-t-elle avec un entrain que démentait son expression. Max a appelé. Il est
malade et il voudrait que je le remplace au magasin. Je suis désolée de partir comme une voleuse, mais
j’ai une dette envers lui et je ne peux vraiment pas refuser.
Elle était en train de le quitter. Il considéra son sac plein à craquer et les petites failles de son
excuse bidon. Elle avait entamé sa procédure de repli.
On aurait dit qu’on lui coulait une dalle de béton dans l’estomac. Elle prenait la fuite. Quelle
approche allait-il adopter ?
— C’est à cause de ce que j’ai dit ?
« Je t’aime. » Il n’en avait pas fallu plus. Ces trois petits mots avaient suffi à mettre un terme à leur
relation. Putain !
Un pli barra le front de Jacqui.
— Qu’est-ce que tu racontes ? fit-elle en secouant la tête. Non. Je dois aller bosser, c’est tout.
Son mensonge resta en suspens entre eux, enroulé dans un fil barbelé qui le réduirait en lambeaux,
s’il y touchait.
Tiens bon.
— On se voit après le boulot, alors ?
Il se laissait bercer d’illusions, alors qu’il voyait clair dans son jeu. Contrairement à toutes les nuits
de ce mois, elle ne reviendrait pas dormir avec lui.
Elle lui frôla le bras, mais il le sentit à peine à travers le froid qui l’envahissait de nouveau.
— La journée a vraiment été épuisante, et on doit se lever tôt tous les deux, demain. Je vais rentrer
chez moi ce soir.
Et voilà. Le décollage avait commencé.
— Je m’en vais demain, après le match. Et je serai sur la route jusqu’à vendredi.
Le gel qui figeait ses veines se communiquait à ses cordes vocales, leur donnant un ton monocorde.
— Ah zut. C’est vrai. Désolée, fit-elle avec une grimace de contrition.
Il aurait juré qu’elle était soulagée.
— C’est ça. Pas autant que moi, lâcha-t-il avec un petit rire, fermant les yeux pour contenir sa
douleur.
— Excusez-moi, Grenick, l’interrompit un homme au ventre proéminent et aux cheveux gris, qui
portait d’épaisses lunettes. Je voulais vous remercier pour votre hospitalité. C’était très agréable. Je ne
suis pas près d’oublier cette partie de hockey.
Henrik lui serra la main en s’efforçant de formuler un remerciement, puis regarda Jacqui le serrer
dans ses bras.
Ensuite, ils furent de nouveau tranquilles.
Elle remonta son sac sur son épaule.
— Il faut que j’y aille, déclara-t-elle en trépignant.
Il réprima un ricanement caustique. « Il faut » que j’y aille… Comme si c’était une obligation !
Comme si la fuite était tout à coup devenue urgente et que le seul impératif était désormais de s’éloigner
de lui au plus vite. Et tant pis pour la procédure de repli discrète.
— Je t’appelle, d’accord ? Bonne chance pour les matchs.
Une brève étreinte, puis elle s’écarta de lui.
Il la suivit jusqu’à la porte, partagé entre un soupçon de colère et… rien. La scène lui était
familière, pourtant c’était la première fois qu’il avait cette réaction.
Il l’aida à enfiler son manteau, tout en saluant et en remerciant encore plusieurs personnes qui
sortaient. Il sourit, du moins, il essaya. Il serra des mains, donna des accolades — tout pourvu qu’il
tienne bon.
Jacqui fit signe à Colin et s’éloigna dans l’obscurité de ce début de soirée. Elle n’avait fait que
quelques pas. Il ne put plus se contenir. Avant même d’y avoir songé, il la faisait pivoter sur elle-même et
la plaquait contre la façade en briques.
Elle ouvrit la bouche et écarquilla les yeux de surprise. Ebranlé par tout un tas de pensées, il prit
son visage dans ses mains.
— Je sais que tu es en train de fuir, finit-il par dire, la voix brisée.
Le regard de Jacqui s’assombrit et son souffle s’accéléra. Son propre cœur se mit à cavaler, comme
pour rattraper le sien, comme pour l’arrêter, elle, alors que c’était perdu d’avance.
— Ce que je ne comprends pas, c’est pour quelle raison, poursuivit-il. Est-ce à cause de ce que j’ai
dit ? Suis-je allé trop vite ? Ai-je donné trop ? Demandé trop ? Parce que tu n’es pas obligée de me
répondre la même chose. Tu n’es pas obligée d’avoir les mêmes sentiments.
Merde. Putain de bordel de merde ! C’était tellement pleurnichard. Aucune femme ne l’avait rendu
aussi misérable. Pourquoi ne pas la supplier de l’aimer, tant qu’il y était ? Ça, jamais. Il la lâcha
brusquement et s’écarta à une vitesse fulgurante.
— Non. Je retire ce que je viens de dire. J’ai besoin que tu ressentes la même chose, reprit-il, en
essayant de faire passer tout ce qu’il avait envie d’exprimer dans son regard.
Ce constat glaçant s’imposait peu à peu à lui.
— Je le mérite, continua-t-il. Je ne suis peut-être pas intelligent, ni gracieux, ni… merde. Il y a
beaucoup de choses que je ne suis pas, Jacqui. Mais je mérite d’être aimé.
Pour la première fois, de sa vie entière peut-être, il y croyait.
— Alors pars, si c’est ce que tu veux, conclut-il. Vas-y. Je ne te harcèlerai pas.
Ses frères pouvaient aller se faire foutre avec leurs conseils. Ce n’était pas sa façon de faire et il ne
partirait pas à la conquête de Jacqui avec un drakkar et une armure de Viking.
Elle battit des cils, les yeux brillants.
— Ce n’est pas toi le…
— NON ! cria-t-il en levant les mains, tandis qu’il reculait encore d’un pas.
Les muscles de ses bras, de ses épaules, frémirent de sa lutte pour garder son sang-froid.
Tiens bon.
— Je sais ce que tu vas dire, et c’est rarement la vérité.
Elle tendit la main vers lui, mais il l’esquiva.
— Henrik.
Son ton implorant faillit avoir raison de lui, faillit seulement.
Une portière claqua dans le lointain et des voix flottèrent jusqu’à eux dans l’air frais, leur rappelant
qu’ils n’étaient pas seuls.
Il avala une bouffée d’air glacial, la retint jusqu’à ce que ses poumons lui fassent mal, puis expira
lentement. Elle se tenait toujours devant lui, stoïque, le menton relevé avec cet air de défi qu’il adorait.
Toujours aussi forte malgré la colère qu’il lui imposait.
Dans son cœur s’ouvrit un boulevard qu’il essaya de contourner, mais dans lequel il tomba à pieds
joints. Il avait beau être furieux, il ne pouvait pas la quitter comme ça. Pas sur ces paroles.
— Je t’aime, Jacqui. Plus que je ne l’aurais cru possible. Plus que je ne m’en serais cru capable.
C’est toi qui m’as appris à aimer.
Il tendit une main hésitante vers elle avant de se raviser. Elle pinça les lèvres, mais rien d’autre ne
changea dans son expression.
— Quand tu seras prête, je serai là pour toi.
Sur ces mots, il s’en alla. Il n’avait pas le choix. La porte s’ouvrit. Etait-ce lui qui l’avait poussée ?
Il la referma derrière lui, considéra la pièce qui fourmillait encore de monde. Bon nombre d’invités
— trop — avaient leur manteau sur le dos et attendaient, évitant son regard.
Colin et Finn apparurent dans son champ de vision avec des mines déçues et compatissantes. C’était
eux qui avaient empêché les autres de les déranger, mais ça n’avait servi à rien. Jacqui était partie, et il
se retrouvait seul.
Ne leur devant aucune explication, il les contourna et se rendit dans la cuisine pour donner un coup
de main. Ça non plus n’était pas dans ses habitudes, mais cela avait le mérite de l’occuper. Et puis, si ça
faisait partir les gens plus vite, tant mieux.
Tiens bon.
Il n’avait fait que ça de toute sa putain de vie. Il pourrait bien y arriver quelques heures de plus.
# 25

Jacqui regardait sans vraiment voir par la vitrine du magasin. Depuis trois jours, culpabilité,
incertitudes et inquiétudes tournaient en boucle dans sa tête, alors qu’elle aurait dû répéter pour le
spectacle de fin d’année de l’université ou étudier. Enfin, là, il était surtout temps qu’elle s’active un peu.
Pourtant, elle ne bougea pas. Aucun client n’était entré depuis une heure. Qui avait besoin d’articles
de musique la veille de Thanksgiving ? Tout était prêt, ici, pour le Black Friday, ce jour de soldes
particulier qui marquait le début des achats de Noël, mais il était interdit d’afficher les ristournes avant la
fermeture officielle du magasin.
Elle consulta l’horloge. Encore une heure et elle pourrait rentrer chez elle, retrouver la maison
saturée des effluves de plats mitonnés pour le lendemain, et affronter le regard interrogateur de sa mère.
Même son père l’avait dévisagée plusieurs fois avec un air étonné. Heureusement, Henrik n’était pas en
ville, ce qui lui fournissait une excuse valable pour loger chez ses parents.
Il était plus que temps qu’elle se trouve un appartement. Elle ferait tout pour atteindre cet objectif, si
elle ne mourait pas avant d’être diplômée.
Seigneur ! Elle s’affaissa et laissa lourdement tomber le front sur le comptoir en verre, écrasée par
le poids de la semaine qui venait de s’écouler.
Henrik lui manquait beaucoup plus qu’elle ne s’y attendait, et en même temps pas vraiment. Les
propos qu’il avait tenus lorsqu’elle était partie lui avaient déchiré le cœur. Il continuait toutefois à battre
faiblement, juste assez pour qu’elle continue à avancer.
Il fallait qu’elle parte, avant qu’il se retrouve coincé avec elle. Sa famille n’avait pas le choix, elle
devrait endurer la nouvelle rechute de son cancer. Henrik, lui, n’avait pas besoin de rester auprès d’elle.
Jamais elle ne supporterait qu’il se retienne de la quitter à cause de la maladie. Il méritait tellement
mieux que d’assister à sa lente agonie !
Elle en avait reçu la confirmation ce jour même. « Le docteur voudrait plus d’échantillons de sang et
il aimerait que vous repassiez un scanner. » Lorsqu’on demandait ça, c’était qu’une anomalie était
apparue dans les résultats des premiers examens.
Elle poussa sur ses bras pour se redresser et ses cheveux lui dégringolèrent de chaque côté du
visage, lui rappelant le chemin parcouru et les combats qu’elle avait menés pour arriver jusqu’ici. Depuis
sa toute dernière chimio, elle en avait uniquement fait recouper les pointes pour les entretenir, et chaque
centimètre était la preuve visuelle de sa bonne santé.
Du moins l’avait été.
Le rendez-vous fixé au vendredi ne ferait que confirmer ses pressentiments. Les examens
complémentaires reviendraient positifs. Puis son oncologue la convoquerait la semaine suivante pour
discuter des résultats et lui donner la marche à suivre pour la suite. Il lui servirait son laïus sur les
traitements et anéantirait son existence… une fois de plus.
Il n’en fallait pas plus pour la convaincre de ne pas reprendre contact avec Henrik, même si son
cœur la suppliait de le faire.
Le carillon de la porte retentit comme un avertissement et elle se tourna pour accueillir le nouveau
client, son grand sourire bien en place. Celui-ci se volatilisa instantanément lorsqu’elle découvrit Aiden.
— Que fais-tu ici ?
— Salut, sœurette ! Merci, content de te voir aussi.
Comme si elle avait besoin de son ironie ! Elle leva les yeux au ciel, puis attrapa brusquement une
pile d’affichettes cartonnées sous le comptoir et se dirigea d’un pas vif vers le niveau réservé aux soldes.
C’était le désert côté clients, alors quel mal y aurait-il à placer les écriteaux un peu plus tôt ?
Aiden lui emboîta le pas, apparemment décidé à ne lui laisser aucun répit.
— Tu m’évites toujours, alors ? Tu es experte en la matière, on dirait. La fuite, ça te connaît.
Elle fit volte-face si promptement qu’il dut faire un bond en arrière pour éviter la collision.
— Ferme-la ! Je n’ai aucune leçon à recevoir de toi, monsieur l’allergique à toute forme
d’engagement. Dans ce domaine, j’ai appris auprès des meilleurs.
— Je n’ai jamais dit le contraire, mais ce n’est pas de moi qu’on parle.
— Ni de moi.
Sur ce, elle tourna de nouveau les talons et partit en trombe. Elle fit claquer violemment le tas
d’affichettes sur un piano droit et commença à les plier pour former de petits cartons-tentes à placer sur
les divers articles soldés. Chaque fois qu’elle marquait un pli de son pouce, elle envoyait valdinguer
mentalement un des fardeaux qui pesaient sur ses épaules.
Le cancer — hop !
La douleur — hop !
La famille envahissante — hop !
L’ex-petit copain éconduit — hop !
Son propre cœur en miettes — hop !
La mort — hop !
Lorsqu’elle arriva à celui-là, son sang se figea dans ses veines et ses mains se mirent à trembler.
Elle n’était pas prête à mourir, et ne voulait plus affronter le cancer.
— C’est au-dessus de mes forces, murmura-t-elle.
Cet aveu, qui résumait sa plus grande peur, eut raison des résidus de courage auxquels elle se
raccrochait désespérément.
— C’est au-dessus de mes forces, répéta-t-elle avant de laisser échapper un sanglot qu’elle couvrit
de sa main.
Le second fut étouffé par l’épaule d’Aiden. Il la prit dans ses bras et sa présence réconfortante fit
voler en éclats le peu de volonté qui lui restait.
Elle fondit en larmes, des larmes amères qui renfermaient toute sa colère contre la vie et ce Dieu
censé la protéger, mais aussi sa frustration d’avoir trouvé Henrik et d’être obligée de l’abandonner,
d’imposer cette épreuve à sa famille une fois de plus, et de devoir renoncer à tant de choses à cause de ce
fichu risque de rechute : l’amour, les enfants, fonder sa propre famille…
Tout cela jaillit d’elle dans une tempête destructrice qui se déchaîna entre les bras de son frère.
— Ça va aller, Jac, la réconforta-t-il. On est là. On sera toujours là pour toi.
Elle secoua la tête contre sa veste.
— Non, ça ne va pas aller. Rien ne va, dit-elle en prenant une inspiration qu’elle expulsa dans un
hoquet étranglé.
— Si, ça doit aller, insista-t-il, la voix brisée.
— Si c’est encore la leucémie ? demanda-t-elle en s’écartant brusquement pour le défier du regard.
Alors quoi ? On repart pour l’hôpital, les chimios, les factures et…
— On s’en sortirait, l’interrompit-il en la secouant un peu, répercutant sa détermination féroce.
Comme à chaque fois. On lui botterait le cul et on montrerait à cette saleté de maladie que les Polson ne
renoncent jamais.
Comment pouvait-elle leur infliger ça une fois de plus ? Comment réussirait-elle à survivre sous le
poids de l’angoisse, de l’inquiétude et de la peine qu’ils porteraient, sachant qu’elle en était
responsable ?
Comme pour enfoncer le clou, un éclair de douleur fusa dans son ventre et elle fut terrassée par une
brûlure d’estomac.
Elle s’effondra dans les bras d’Aiden, prenant égoïstement le soutien qu’il lui proposait. Cette fois
seulement, se promit-elle. Ensuite, elle serait forte.
Il lui caressa les cheveux et la consola jusqu’à ce que les larmes se tarissent et que plus rien ne
justifie qu’elle s’appuie sur lui. Cette faiblesse allait à l’encontre de toutes ses convictions. Elle devait se
montrer bien plus endurante, envers et contre tout.
Elle recula et s’essuya les joues, un peu honteuse, à présent que l’orage était passé. Elle regagna le
comptoir en reniflant pour prendre des mouchoirs en papier et mettre un peu de distance entre son frère et
elle. Elle était émotionnellement vidée et épuisée à force de s’inquiéter en permanence.
Elle jeta un coup d’œil à l’horloge, puis alla verrouiller la porte et retourner la pancarte annonçant
que le magasin était fermé, avec quinze minutes d’avance. Ce soir, ça ne ferait pas de différence.
— Tu ne travailles pas aujourd’hui ? demanda-t-elle à Aiden en revenant vers lui.
La veste de son frère était couverte de taches humides qu’elle y avait laissées. Elle devait être dans
un sale état, elle aussi, elle n’avait jamais su pleurer avec grâce. Une raison de plus pour éviter ce genre
d’épanchements pitoyables.
— Tu es plus importante que mon job.
Il s’appuya sur le comptoir en croisant les bras avec détermination. Apparemment, il ne s’en irait
pas tant qu’elle n’aurait pas parlé. Génial !
Elle retourna vers les pianos.
— Je vais bien, mais merci de t’inquiéter pour moi.
Il était peu probable qu’il se contente de si peu mais, avec un peu de chance, son aversion masculine
pour les scènes dramatiques s’en mêlerait et il ne creuserait pas trop.
— Qu’est-ce qui t’effraie tant ?
Raté. Elle poussa un long soupir et recommença à plier ses cartons.
— Si tu comptes rester là, donne-moi un coup de main.
Elle poussa un petit tas d’affichettes vers lui sans croiser son regard. Il se mit à la tâche sans un mot
et son silence finit par avoir raison d’elle. Elle avait reconnu la tactique diabolique de leur mère, mais
tomba dans le panneau malgré tout.
Après tout, il s’agissait d’Aiden. Il avait déjà fait tellement de sacrifices pour elle ! Lui devait-elle
une explication ?
— Ça fait huit ans.
Pas besoin d’en dire plus. La plupart des rescapés du cancer étaient heureux de passer le cap des
cinq ans de rémission. Dans la famille, ils avaient déjà célébré cette étape une fois avant de recevoir une
gifle à la huitième année.
— Ce n’est qu’un chiffre, répondit-il. Y a-t-il autre chose ?
Elle commença à placer les cartons sur les pianos soldés, passant en revue les réponses possibles.
Devait-elle être honnête avec lui ? Jusqu’à quel point ? Il était peut-être inutile de l’inquiéter — lui ou
qui que ce soit — avant d’avoir reçu le résultat de ses examens ? Elle n’avait pas envie de gâcher le
Thanksgiving de sa famille.
— Non. Ça m’angoisse, c’est tout. Comme d’habitude, répondit-elle en lui tournant le dos, assumant
à moitié son mensonge.
Il l’obligea à pivoter pour lui faire face.
— Je ne t’avais jamais vue aussi bouleversée.
Il sonda son regard, tâchant de percer ses secrets de ses prunelles marron si semblables aux siennes.
Elle n’avait jamais réussi à lui cacher quoi que ce soit. Elle aurait dû se douter que ce n’était même pas
la peine d’essayer.
Elle s’arracha à son emprise, posa le dernier écriteau sur son Steinway préféré, puis retourna au
comptoir pour se réapprovisionner en affichettes.
— Que s’est-il passé avec Henrik ?
Le tas de feuilles lui échappa des mains et se répandit sur le sol dans un tourbillon de battements
d’ailes en carton. Et merde ! Elle s’accroupit pour ramasser en maudissant Aiden.
En même temps, elle lui était reconnaissante de l’aimer assez pour insister autant. Il ne jetterait pas
l’éponge.
Elle baissa la tête tandis que les larmes affluaient de nouveau, lui montant à la gorge et menaçant de
pulvériser le peu de sang-froid qu’elle avait retrouvé. Son juron résonna dans le silence de son esprit et
elle pressa les paupières pour tenter de refouler ses émotions.
Pourquoi, au fond ? Pourquoi se donner tant de mal pour paraître forte, alors qu’Aiden avait
visiblement compris que ce n’était qu’un leurre ?
Elle se redressa et s’assit en s’adossant contre un présentoir d’affiches, à l’extrémité du rayon. Elle
leva les yeux vers son frère, accablée par sa défaite.
— Que veux-tu savoir ?
Il s’installa en tailleur en face d’elle, une position qui lui rappela les heures pendant lesquelles il
avait attendu avec elle dans les diverses ailes de l’hôpital. Il donna un petit coup sur sa chaussure avec un
sourire enjôleur.
— Qu’est-ce qui te met dans un tel état ?
Elle pencha la tête en arrière, faisant l’inventaire de toutes ses angoisses.
— Le cancer, avant tout. Et ce qu’il me coûte.
C’était la version raccourcie et édulcorée.
— Il ne te prend que ce que tu lui donnes.
— Pfff ! Il prend ce qu’il veut, que ça te plaise ou non, rétorqua-t-elle avec un ricanement désabusé.
Il ne se contente pas d’attaquer certaines parties de ton corps, il vole ton optimisme et sape tous tes
espoirs, il te jette ta fragilité à la figure et l’expose à tous ceux que tu aimes. Et quand il s’en va, quand tu
penses qu’il est parti, en fait, il est toujours là, tapi dans un coin. La peur est tellement ancrée en toi que,
peu importent tes efforts pour aller de l’avant, il te plombe. Il alimente en continu ces petits doutes qui te
disent que si tu oses l’oublier — ne serait-ce qu’une seule seconde — il reviendra foutre ta vie en l’air.
Aiden n’avait pas bougé en l’écoutant, pas même pour cligner des yeux. Il serra lentement les poings
et ses narines se dilatèrent lorsqu’il inspira. Elle ferma les paupières et son rythme cardiaque s’accéléra,
tandis qu’elle appréhendait sa réaction.
— Tu n’es pas la seule, tu sais, dit-il alors, en lui donnant de nouveau un petit coup au pied. Tu n’es
pas la seule à éprouver ça.
Elle ouvrit les yeux et la bouche, estomaquée.
— C’est ce qu’on ressent tous, poursuivit-il. Cette saleté de maladie nous a coûté cher, et nous
l’avons laissée faire.
Pas de venin ni de dégoût, dans ses paroles, pas même de colère ni de sarcasme. Rien.
— Les voilà bien, les Polson et leur prétendu courage, lança-t-elle avec un gloussement empreint
d’autodérision.
— Eh ! On peut se montrer redoutables ! Ne l’oublie pas, répliqua-t-il avec le sourire.
— Oui, d’ailleurs regarde-nous en ce moment : de vraies terreurs.
— Ce n’est qu’une petite pause. Même les plus grands relâchent parfois la pression.
Elle secoua la tête, lui rendant son sourire à contrecœur.
— C’est le plus dur pour moi. Savoir à quel point ma maladie vous a tous affectés. Ce n’est pas
juste. Et je ne veux pas que ça recommence. Vous ne devriez pas être obligés d’affronter ça. Pas une
troisième fois.
— Toi non plus.
Elle serra les genoux contre sa poitrine en faisant abstraction de la douleur.
— Moi, je peux gérer mon corps et affronter le cancer. Ce qui me fout en l’air, c’est l’impact que ça
a sur les autres, le mal que ça leur fait.
— Et, nous, ça nous fout en l’air de ne pas pouvoir t’aider.
La tension dans sa voix la poussa à relever la tête. Il étalait devant elle la peine, la colère et la
frustration qu’il lui cachait d’habitude.
Elle avala sa salive en regrettant qu’il n’existe aucun moyen de réparer ça.
— Je suis désolée.
— Ce n’est pas ta faute, Jac ! protesta-t-il avec véhémence. Rien de tout ça n’est ta faute. Tu ne
comprends donc pas ? C’est arrivé, c’est tout. Alors, arrête de culpabiliser !
Il inspira et se relâcha un peu.
Que pouvait-elle répondre à ça ? En toute logique, elle était d’accord avec lui. Elle comprenait
même tout à fait et elle aurait sans doute affirmé la même chose à un rescapé du cancer. Pourtant, elle était
incapable de s’en persuader.
Il se passa les mains dans les cheveux, les écartant de son visage. Quoi qu’elle fasse, elle blesserait
toujours les gens qui l’entouraient.
Elle fut tentée de lui demander pardon une fois encore, mais se mordit la langue. Il n’avait pas envie
d’entendre ses excuses.
Une crampe aiguë lui traversa l’estomac, la douleur se prolongeant jusque dans son flanc. Elle
appuya sur la zone en réprimant une grimace.
Lorsque Aiden baissa les bras, toute trace de colère avait disparu de ses traits.
— Désolé, tu n’avais pas besoin de ça.
Elle haussa les épaules.
— C’est la vérité.
— Peut-être, mais je n’étais pas obligé de te crier après.
— Au moins, comme ça je t’ai entendu.
— Ah oui ? Tu m’as entendu ?
Elle hocha la tête une seule fois, incapable de faire plus. Entendre ne voulait pas dire écouter.
Il se pencha en avant en s’appuyant sur ses jambes.
— Alors tu vas arrêter de fuir Henrik ?
— Hein ?
Elle aurait dû le voir venir, mais non. Elle se releva d’un bond en secouant la tête. Ça ne le regardait
pas. Pas du tout.
— Laisse tomber, lui conseilla-t-elle avec un regard menaçant. Il n’a rien à voir dans tout ça.
— Ah non ? la défia-t-il en se levant à son tour. Pourtant, tu viens de dire exactement le contraire.
— Quand ça ? Je parlais de vous, de ma famille, pas de lui.
Le petit sourire en coin d’Aiden en disait long sur ce qu’il pensait de son argumentation.
— Tout le monde est concerné, lui y compris. Tu t’imagines peut-être que tu le protèges, en le
fuyant, mais en fait tu lui fais beaucoup de mal.
— C’est faux ! cracha-t-elle, trop furieuse pour admettre son déni. Je lui ai rendu sa liberté. Il n’a
pas besoin de se retrouver coincé avec une cancéreuse. Il doit gérer sa carrière et les femmes font la
queue pour occuper son temps libre.
Elle prit une profonde inspiration pour tâcher de maîtriser la jalousie qui l’étouffait dès qu’elle
l’imaginait avec une autre. Ce qu’elle ressentait ou désirait n’entrait pas en ligne de compte.
— Je ne veux pas lui imposer mes problèmes, ajouta-t-elle. Ma conscience ne me le permettra pas.
— Et à aucun moment tu ne t’es dit que tu allais le faire souffrir en le quittant maintenant ?
Elle étudia le sol, la moquette grise industrielle offrant bien peu de distraction à côté du poignard
qui était en train de lui lacérer le cœur.
— Si, j’en ai conscience, reconnut-elle en fermant les yeux de toutes ses forces. Je ne suis pas une
garce insensible, raison pour laquelle je préfère rompre, d’ailleurs.
Elle releva la tête en rouvrant les yeux pour épingler son frère.
— Je refuse de l’emprisonner dans notre relation. Il a un trop grand cœur, il refusera de
m’abandonner une fois que le cancer aura été diagnostiqué, et il est hors de question que je lui joue ce
vilain tour. Ce serait encore pire que de lui faire un enfant dans le dos, parce que au bout du compte il se
retrouverait avec rien.
Aiden se pencha vers elle en plissant les yeux.
— D’une, jamais il ne considérerait ça comme un piège. De deux, qui te dit que tu es de nouveau
malade ?
Sa déglutition laborieuse trahit la peur qu’il essayait de dissimuler. Mais elle ne lui échappa pas,
pas plus que l’appréhension dans ses yeux ou la façon dont il pinçait les lèvres. Elle avait vu la même
panique se peindre sur les traits de tous les membres de sa famille lorsque sa première récidive avait été
confirmée.
Elle lui toucha le bras, tout à coup prise d’empathie. Il avait du mal à l’encaisser, lui aussi.
— Je suis déjà passée par là, répondit-elle en s’obligeant à être sincère. Je reconnais les signaux
d’alerte. Je comprends le message que mon corps essaie de me faire passer. La dernière fois je n’y ai pas
prêté attention, j’ai fait semblant de ne pas m’en rendre compte, et ça n’a pas empêché le retour de la
leucémie.
Elle glissa la main dans la sienne et serra. Il avait les doigts si chauds, à côté de ses bâtonnets
glacés !
— Cette fois-ci, je ne peux plus utiliser la technique de l’autruche. Je suis trop vieille pour ça,
conclut-elle.
— Et si tu te trompais ? Si tu étais en train de tout gâcher pour rien ?
Il cherchait désespérément d’autres pistes, invoquait la logique, elle le voyait bien. Mais c’était
inutile. Elle s’obligea à esquisser un petit sourire. Il était adorable de continuer à y croire, alors qu’elle
ne se faisait plus aucune illusion.
— Tout ce que tu veux, c’est que je continue à sortir avec Henrik pour pouvoir passer du temps avec
un hockeyeur pro.
Le regard de son frère s’anima.
— C’est un avantage indéniable.
— Crétin !
Elle lâcha sa main pour lui donner un coup de poing.
— Eh ! s’exclama-t-il en esquivant sa frappe ridicule. Je suis franc, c’est tout.
— C’est ça…
Elle rassembla les cartons qui étaient tombés et se releva.
— Je suis là pour toi, ne l’oublie pas, Jacqui.
Il avait retrouvé son sérieux et son expression maussade était assortie à la tristesse qu’elle lisait
dans ses yeux.
— Je sais. Et ça m’aide beaucoup.
C’était sincère. Elle se sentait plus légère depuis qu’elle avait partagé avec lui le poids qui
l’écrasait. Bien sûr, elle culpabilisait toujours de lui imposer ses tracas, mais elle ne regrettait pas
d’avoir déballé son sac.
— Par contre, promets-moi de ne rien dire aux autres.
Il fronça les sourcils et elle se dépêcha d’expliquer pourquoi.
— Je ne veux pas alerter tout le monde et gâcher la fête de demain. Je ne veux pas qu’on m’observe
toute la journée avec cette horrible pitié dans les yeux, et toute cette peur. Je n’ai vraiment pas besoin de
ça, papa et maman non plus. Il sera encore bien assez tôt de gâcher la vie de tout le monde la semaine
prochaine.
— C’est comme ça que tu vois les choses ? Tu penses que tu nous gâches la vie ?
— Pourquoi, je n’ai pas raison ? La Faucheuse a encore frappé, railla-t-elle en joignant le geste à la
parole, mimant la faux en train de s’abattre. Ho ho ho ! Joyeuses fêtes, et, au fait, revoilà le cancer !
Joyeux Noël et une très mauvaise année à tous. Non, décidément, il était inutile de partager cette joie
incommensurable avec Henrik. Il ne comprendrait sans doute pas, peut-être même ne serait-il pas
d’accord, mais en le quittant elle lui faisait un cadeau.
# 26

Henrik tenait bon, se raccrochant à la détermination qui l’avait emmené jusque-là dans la vie. Le
hockey et l’équipe dont il continuait à douter remplissaient ses journées. Il avait envoyé paître Hauke et
Rylie qui, heureusement, avaient accepté de le laisser tranquille. Leur attitude était-elle guidée par le
respect qu’ils avaient pour lui, ou par le soulagement de ne pas devoir supporter ses déboires ?
Aucune idée et, à vrai dire, il s’en fichait.
Il n’avait pas été tenté une seule fois de combler la solitude de ses nuits avec les tentations qu’il
croisait lorsqu’il était en déplacement. Au bout de deux nuits quasi complètes d’insomnie, à se tourner et
se retourner — seul — dans le lit de ses chambres d’hôtel, il avait fini par craquer et demandé des
somnifères, afin de pouvoir au moins se reposer. S’il continuait à rêver de Jacqui et à ressasser tout ça, il
allait devenir complètement fou.
Il vérifia rapidement son reflet dans le miroir. Cravate bien droite et tenue correcte. Même s’il
pariait que sa mère ne serait pas de cet avis. Il passa la main sur sa barbe de trois jours et fut presque
tenté de se raser.
Non. Il retira brusquement sa main et serra les mâchoires. Il ne se rasait jamais avant un match, pas
même pour elle.
Il consulta une fois de plus son téléphone, mû par un espoir ridicule. Rien. Pas d’appel, pas de texto,
encore moins d’e-mail de Jacqui. Il s’en doutait, mais ça lui faisait un mal de chien quand même. Jamais
il n’avait été aussi malheureux après une rupture. Il fourra son téléphone dans sa poche, sans quoi il
risquait de céder et de lui écrire. Ça ne réglerait pas le problème et il refusait de s’infliger l’attente d’une
réponse qui ne viendrait jamais.
Un sifflement admiratif s’éleva dans le couloir, lorsqu’il sortit de sa chambre d’hôtel.
— Qui espères-tu impressionner, là ? s’enquit Feeney qui était en manches de chemise. Il n’y a pas
de poules au repas de Thanksgiving, ajouta-t-il, en lui passant un bras autour des épaules.
Henrik se dégagea et tira sur sa veste de costume en laine, avant d’appuyer sur le bouton de
l’ascenseur.
— Je ne vais pas au déjeuner de l’équipe.
Feeney l’étudia.
— Quoi ? Tu as l’autorisation du coach ? Tu as un super plan en ville, alors ?
Henrik eut un reniflement moqueur.
— Si seulement.
Il aurait adoré célébrer cette fête avec la famille de Jacqui plutôt qu’avec la sienne. L’autre solution
aurait été qu’elle l’accompagne à cette réception familiale qu’il redoutait, mais à laquelle il ne pouvait se
dérober.
Trois autres coéquipiers se trouvaient déjà à l’intérieur lorsque les portes de l’ascenseur
s’ouvrirent. Il ne manquait plus que ça. Il aurait dû partir plus tôt.
— Tu n’en fais pas un peu trop, Roller ? demanda Bowser en désignant sa tenue, tandis qu’il
pénétrait dans la cabine.
— Il prétend que ce n’est pas pour un rancard, lança Feeney.
— Mon cul ! renchérit Cutter.
Henrik leur tourna le dos ; l’élancement dans ses mâchoires serrées faisait écho à celui qui lui
descendait le long de la nuque pour rejoindre ses omoplates.
Ignore-les. Ignore-les. Ignore-les…
— Tu as fait prendre l’avion à cette fille pour le match ? poursuivit Bowser. Celle de dimanche ?
Espèce de petit veinard !
Son irritation enfla, bouillonnant dans son cœur, et remuant le couteau dans la plaie qui s’était
aggravée depuis le départ de Jacqui. Cela dit, la supposition de Bowser ne sortait pas de nulle part. Il lui
était déjà arrivé de payer l’avion à des filles pour qu’elles le rejoignent.
Les portes s’ouvrirent et il sortit sans se retourner. Le hall d’entrée était animé. D’autres joueurs
attendaient qu’on ouvre la salle privée mise à leur disposition pour le déjeuner. Les Glaciers faisaient de
leur mieux pour compenser le fait qu’ils soient privés de fête en famille. Manque de pot, ils étaient ce
jour-là à Boston pour le match, et sa famille y vivait justement. Il aurait préféré manger avec ses
coéquipiers.
Une berline de luxe avec chauffeur l’attendait devant l’hôtel. L’homme était au service des Grenick
depuis quelques années déjà. Il lui adressa un signe de tête avant de lui ouvrir la portière à l’arrière.
Henrik ne se rappelait pas la dernière fois qu’il avait vu sa mère conduire. En était-elle seulement
capable ?
Le chauffeur prit le volant sans un mot. Ça tombait bien, il n’avait pas du tout envie de faire la
conversation. Il trouvait déjà assez pénible de devoir faire une apparition au « repas », chez ses parents,
si tant est qu’on puisse appeler ainsi cette réception mondaine des plus guindées. Une trentaine d’amis et
des membres de la famille les plus proches réunis autour d’une table, feignant de s’intéresser les uns aux
autres et échangeant des propos tous plus creux les uns que les autres. Et ce n’était que le premier volet
de cette journée interminable ! Ensuite se tiendrait le gala de bienfaisance également organisé par sa
mère.
Par chance, il devait être rentré à 16 heures pour le match et il échapperait à l’horrible soirée. Dieu
merci.
Lorsqu’il arriva chez ses parents, il tendit son manteau à la domestique qui l’accueillit. L’imposante
demeure, qui répondait au doux nom de Beacon Hill, était dans la famille de son père depuis de
nombreuses générations. Acquise au XIXe siècle, elle se transmettait de fils aîné en fils aîné. Elle avait
subi nombre d’aménagements et de restaurations, mais dégageait toujours la même majesté qui sentait à
plein nez la vieille fortune familiale.
Comme il s’y attendait, la réception était placée sous le signe du raffinement sophistiqué que sa
mère entretenait et dans lequel elle se complaisait. Il repéra ses parents à l’autre bout de la pièce, debout
l’un à côté de l’autre et en même temps séparés par des années-lumière, comme d’habitude. Près de sa
mère, son frère aîné bavardait avec aisance avec le couple qui se tenait face à eux. Le cliché de la famille
parfaite et unie — sans lui.
Il toussota et résista à l’envie de partir en courant. Au lieu de quoi il releva le menton et traversa la
pièce sans hésiter. Arriver la tête haute et ne montrer aucune faiblesse. La devise s’appliquait au hockey
aussi. Peut-être était-ce pour ça qu’il avait si bien accroché à ce sport.
Sa mère fut la première à remarquer sa présence.
— Henrik ! Je suis si heureuse que vous ayez réussi à vous libérer ! déclara-t-elle avec un sourire
presque naturel.
Sa voix fluide comportait cette pointe de chaleur qu’elle ne lui avait accordée qu’avec parcimonie,
au cours de son enfance.
— Mère. Ravi de vous revoir.
Il se pencha, étreignant ses fines épaules, et le baiser aérien qu’elle lui donna atterrit quelque part
non loin de sa joue. Ils s’acquittèrent de cette formalité à merveille. Elle vieillissait avec cette grâce que
seuls l’argent et un bon chirurgien esthétique permettaient d’acquérir, sans compter les soins du visage
hebdomadaires et les séances chez son coiffeur-visagiste qui, non seulement préservait son blond miel de
toute intrusion de gris, mais veillait à lui faire la dernière coupe à la mode. Pour l’heure, coiffée d’un
élégant chignon et vêtue d’une robe de cocktail pourpre, elle offrait l’image même de la classe.
Il se tourna ensuite vers son père, toujours plongé dans une conversation avec un autre homme ; son
rire jovial s’élevait de temps à autre au-dessus du bourdonnement de la salle. Incapable de s’interrompre
pour saluer son fils cadet qu’il n’avait plus vu depuis cinq mois. Rien de très surprenant.
— Content que tu aies pu venir, déclara Soren en lui tendant la main.
Une poignée de main sobre et rapide, à l’image de son frère. Les étreintes et les grandes claques
dans le dos n’étaient pas son genre.
Non loin d’eux, l’épouse de Soren papotait avec un groupe de femmes qu’Henrik reconnut pour les
avoir croisées à divers événements auxquels il avait été traîné dans sa jeunesse. Il supposa que son neveu
et sa nièce étaient parqués quelque part à l’étage, en compagnie d’autres enfants et d’une équipe de
nounous.
— Un heureux hasard des agendas, répondit-il.
— Tant mieux pour nous, fit remarquer sa mère, posant longuement sur lui ses yeux bruns. Il y a trop
longtemps que nous ne vous avions vu.
— Vous êtes toujours les bienvenus dans le Minnesota, leur rappela-t-il.
Une invitation à laquelle ils n’avaient jamais donné suite.
Le petit froncement de sourcils dont elle se fendit afficha juste ce qu’il fallait de remords.
— Quel dommage que nos emplois du temps soient si capricieux, sans quoi nous y aurions remédié
depuis longtemps. Comment se passe votre saison ?
Ce fut donc avec cette transition subtile qu’elle évacua la question d’une visite chez lui, tout en lui
montrant le peu d’intérêt qu’elle lui portait. Car, si elle s’était souciée un tant soit peu de lui, elle aurait
su comment se déroulait sa saison.
— Bien, répondit-il.
C’était tout ce qu’elle voulait entendre.
— Henrik ! s’écria son père, jugeant enfin opportun de le saluer. En voilà une surprise !
Il n’alla cependant pas jusqu’à échanger avec lui la poignée de main réglementaire. Il se contenta de
le dévisager en continuant à siroter son whisky — il ne buvait que ça. Il avait beau mesurer une tête de
moins que lui, il parvenait malgré tout à affirmer sa supériorité.
— J’ai prévenu mère de ma présence.
Depuis le temps, il aurait dû s’être habitué à cet accueil glacial. En règle générale, d’ailleurs, il ne
s’en formalisait plus. Mais, après l’enthousiasme et la générosité de la famille de Jacqui, la froide
austérité de la sienne le faisait d’autant plus frémir.
Son père jeta un coup d’œil à sa mère, plissant les yeux de façon à peine perceptible. Ce qui
n’échappa cependant pas à Henrik, qui avait l’habitude de traquer la moindre nuance sur ses traits.
— Elle a certainement oublié de m’en informer.
— Vraiment, très cher ? fit cette dernière d’une voix dégoulinant d’innocence. J’aurais pourtant juré
vous en avoir fait part.
Sa mère avait « omis » d’avertir les autres de son arrivée trop souvent pour que la thèse du petit
oubli soit plausible. Pourtant, cela ne semblait gêner personne. Sauver les apparences, quoi qu’il arrive.
C’était également pour cette raison qu’ils refusaient de faire allusion à la mort d’Emma.
Soudain l’un des collègues de son père apostropha celui-ci en lui faisant signe :
— Kurt, nous avons besoin de ton avis.
Il rejoignit le groupe de trois hommes sans adresser un mot de plus à sa famille. Il imposait le
respect, une aura qui lui avait été donnée à la naissance et qu’il avait entretenue au fil des années grâce à
sa gestion fructueuse des affaires familiales. Avec le temps, ses costumes de luxe étaient devenus un peu
plus larges au niveau de la ceinture, mais juste assez pour témoigner de sa progression naturelle dans la
soixantaine. Il avait toujours l’air en bonne santé, si l’on ne tenait pas compte du verre de whisky dont il
ne se séparait pratiquement jamais.
— Oh ! s’exclama sa mère en s’éloignant déjà. J’aperçois Nancy. Je dois vraiment lui toucher un
mot. On se revoit plus tard, lui assura-t-elle en posant une main sur son bras.
Elle s’éclipsa à son tour sans lui laisser l’occasion de répondre. Il se tourna pour la voir traverser
la pièce avec légèreté, souriante et avenante, en parfaite hôtesse de maison, se permettant ici ou là une
touche de familiarité calculée. Tout était mis en scène, et tout le monde jouait le rôle qu’on attendait de
lui. Lui-même s’était prêté à cette mascarade presque toute sa vie.
Un frisson le secoua. Il n’avait jamais tout à fait eu l’impression d’être à sa place dans cet univers,
mais c’était la première fois qu’il s’y sentait aussi étranger. Jacqui et sa famille sans prétention l’avaient-
elles changé à ce point ?
— Tiens, fit Soren en lui tendant un verre. Ça aide toujours.
Il l’accepta, en renifla le contenu, et prit une gorgée du liquide ambré. Soren avait choisi la boisson
préférée de leur père. Le whisky traça un sillon brûlant dans sa gorge avant d’atterrir comme une boule de
plomb dans son estomac et de diffuser une chaleur illusoire dans son organisme.
— Je vois que rien n’a changé, déclara-t-il, en jetant un coup d’œil à son frère.
Ce dernier était une version plus jeune de leur père. Sa haute stature, ses cheveux blonds, son
menton anguleux et ses yeux bleus relevaient indubitablement de l’héritage scandinave dont leur père
adorait se vanter.
— Quel changement attendais-tu ? s’enquit Soren en vidant son propre verre d’un trait.
Il fit signe à un serveur de lui en apporter un autre. Henrik imagina les invités de Britta Hedberg
Grenick plongeant la main dans une glacière pour attraper une bière. Impensable et hilarant.
Il toussota pour dissimuler un petit rire, le premier depuis qu’il s’était éveillé ce matin. Bon sang, il
fallait qu’il trouve un verre d’eau avant de pulvériser celui qu’il tenait à la main !
— Aucun, répondit-il d’un ton morne. Absolument aucun.
Soren s’empara de son nouveau verre en lui décochant un regard noir, avant de retrouver son sourire
hypocrite.
— Tu pourrais montrer un peu plus de gratitude pour tout ce que tu possèdes.
— C’est-à-dire ? Tu peux préciser ?
Son frère désigna la pièce d’un mouvement circulaire.
— Tout. Ton nom. L’héritage. Le prestige. La fortune. Tu n’as jamais su les apprécier à leur juste
valeur.
— Qu’est-ce qui te fait dire ça ?
Il était loin du stéréotype du rebelle de la famille, du mouton noir qui dilapidait le fric à papa et
enfreignait la loi sans se soucier des conséquences.
Soren haussa les épaules d’un air hautain, puis adressa un petit signe de tête à un invité qui passait à
sa hauteur.
— Ton attitude parle d’elle-même.
Henrik éclata de rire et quelques têtes se tournèrent dans leur direction. Il s’en fichait.
— C’est mon manque d’arrogance ou ma carrière que tu me reproches ? Oh pardon, c’est vrai… les
deux. A part ça, mon cas s’est-il aggravé depuis la dernière fois ?
En deux pas, Soren se retrouva devant lui et le toisa d’un regard mauvais dont lui seul avait le
secret.
— Tu ne comprends donc vraiment rien ?
Il prit un nouveau verre et en but la moitié avant de poursuivre, l’air de plus en plus contrarié :
— Suis-je bête. Bien sûr que tu ne comprends rien : tu as choisi le hockey comme métier, nom d’un
chien !
Le nœud qu’Henrik avait dans le ventre dès qu’il était dans sa famille se resserra encore.
— Tu devrais peut-être lever un peu le pied, conseilla-t-il à son frère en indiquant son whisky et en
jetant un coup d’œil aux gens derrière eux.
Depuis quand l’alcoolisme de son frère avait-il empiré comme ça ?
Soren leva ostensiblement les yeux au ciel.
— Je vais bien, siffla-t-il d’un ton sec qui fit reculer Henrik d’un pas. Je n’arrive pas à croire que tu
n’aies toujours rien deviné.
— De quoi parles-tu ?
La lueur prédatrice qui brillait dans le regard de son frère fit se dresser les poils de sa nuque. Il
résista à l’envie de se frotter la base du crâne et se plongea dans l’observation de la salle, derrière
Soren, en quête d’une échappatoire.
Celui-ci acheva son verre sans grimacer, alors que l’alcool devait lui brûler l’œsophage.
— Tu ne t’es jamais demandé pourquoi tu ne ressemblais à personne dans la famille ?
Henrik s’efforça de hausser les épaules avec un détachement qu’il ne ressentait pas du tout.
— Je tiens plutôt des Hedberg.
— Non, c’est faux.
Son malaise s’accrut. Chacun des mots qui sortaient de la bouche de son frère lui faisait regretter de
ne pas s’être défilé pour ce déjeuner familial.
— Allons, Henrik, poursuivit Soren en lui tapotant le bras sans aucune sympathie. Tu es trop grand
pour continuer à vivre dans le déni.
— Le déni de quoi ?
Il n’avait aucune envie de poursuivre cette conversation, mais il n’avait pu s’empêcher de poser la
question. Il respectait son frère, en dépit de la distance qu’il y avait toujours eu entre eux.
Le regard perçant de Soren resta rivé sur lui et les poils de la nuque d’Henrik recommencèrent à
agiter leurs petits drapeaux « SOS ».
— Tu n’es pas un Grenick.
Henrik recula tandis que son cerveau intégrait cette révélation retentissante.
— Je ne suis pas un…
Son frère était-il en train d’insinuer…
— Père l’a toujours su, précisa Soren, mais le divorce était très mal considéré à l’époque, et mère a
juré de se taire.
— Alors comment se fait-il que tu sois au courant ? s’étonna Henrik, abasourdi, mais pas au point
de laisser passer ce détail.
— J’avais presque dix ans. Je les ai entendus se disputer.
Ou alors, il était en train de lui faire avaler des couleuvres pour parvenir à ses fins, quelles qu’elles
soient.
— Et tu me racontes ça maintenant parce que… ?
— Je ne sais pas, reconnut Soren en levant son verre pour constater qu’il était déjà vide. Par pure
gentillesse, ou bien parce que je suis bourré et que j’en ai marre de te voir prendre de haut ce qui ne
devrait même pas t’appartenir.
Soudain, un acouphène se mêla au bourdonnement sourd de la salle dans ses oreilles, et le monde
commença à vaciller.
Tiens bon.
Il serra son verre, constatant machinalement que la surface du liquide restait étonnamment plane,
étant donné les tremblements qui secouaient son système nerveux.
— Par pure gentillesse ?
Comment osait-il, bordel ? Si ce qu’il disait était vrai, alors ça faisait de lui un… bâtard. Un bâtard
qu’un homme avait consenti à reconnaître sans jamais réellement l’accepter.
Eh, mais… c’était génial ! Tout à coup l’énorme pièce manquante du puzzle trouva sa place,
comblant le vide avec lequel il avait vécu toute sa vie.
— Ça explique tellement de choses.
Le sourire sinistre de Soren était bien trop satisfait pour qu’il s’agisse d’un acte purement altruiste
de sa part.
— Père t’a permis de profiter de son nom. Tu pourrais au moins lui en être reconnaissant.
Quelle importance maintenant ? Il aurait bientôt trente ans et avait depuis longtemps renoncé à
obtenir l’approbation de son père, sans parler d’être accepté de lui. Il s’était forgé un nom et avait trouvé
son indépendance financière sans l’aide de Kurt Grenick, ni de son précieux héritage. Et ça ne suffisait
pas encore pour les membres de cette fichue « famille » ?
Il leva son verre pour porter un toast sarcastique.
— Félicitations !
Soren haussa les sourcils, la confusion brouillant légèrement l’air supérieur qu’il se donnait.
— Papa t’appartient, à toi seul. En fait…
Il embrassa toute la salle d’un geste.
— … Tout est à toi. Et tu as raison : je n’en ai jamais voulu.
Grâce à son cher frère, il pouvait enfin l’avouer sans culpabiliser. Son cœur se serra, partagé entre
colère et soulagement. Sa vie tout entière avait été bâtie sur un mensonge. La supercherie était en place
avant même qu’il ait vu le jour, et depuis lors il en portait le poids sans le savoir. Tout à coup, il fut
assailli par un sentiment d’injustice qui vint agrandir la blessure béante qu’il avait au cœur.
C’était un miracle que l’organe fonctionne encore.
— Eh bien, tant mieux, gloussa Soren, retrouvant toute son arrogance, ainsi qu’un nouveau verre
qu’il attrapa au vol sur le plateau d’un serveur.
Il se plaça à côté de lui pour observer la pièce.
— Parce que ce cher papa m’a fait part de ses volontés pour l’avenir, le mois dernier, et tu n’en fais
pas partie.
Il marqua une pause, pour l’emphase, sans aucun doute.
— Il estime que la famille de mère devrait être responsable de ton patrimoine financier, reprit-il. Et
nous savons tous que grand-mère Hedberg t’a favorisé dans son testament.
La majorité du legs lui avait en effet été attribuée, sa mère ayant hérité d’une grosse portion du reste.
Soren avait reçu une somme symbolique et nourrissait visiblement une certaine rancœur à cet égard,
même si la somme en question comportait sept chiffres.
Henrik fut pris d’un haut-le-cœur et la bile acide lui remonta dans la gorge. Il se dépêcha de
reprendre le contrôle avant de vomir sur le précieux tapis de sa mère. Hors de question de montrer son
émoi à son prétentieux de frère !
Tout tournait autour du fric pour Soren, son père, et même sa mère, alors que, pour sa part, l’argent
avait toujours été le cadet de ses soucis.
Il réprima la remarque acerbe qu’il avait sur le bout de la langue et qui ne demandait pas mieux que
de sortir. La tension dans sa mâchoire ne fit qu’aggraver la douleur croissante dans ses tempes.
— Tu me balances tout ça à la figure maintenant pour me prévenir que je ne toucherai rien de
l’héritage ou c’est pure jubilation de ta part ? parvint-il à demander d’une voix relativement posée.
Le haussement d’épaules désinvolte de son frère fut édifiant. Cet enfoiré n’en savait probablement
rien lui-même ou s’en fichait. Cela faisait bien ses affaires, et c’était tout ce qui comptait. Tel père, tel
fils.
Henrik s’obligea à inspirer lentement par le nez. Sa cravate commençait à l’étrangler, empêchant
l’air qu’il venait de prendre de ressortir. Une fois de plus, il se sentait en décalage total avec tous ces
gens.
Il n’était pas un Grenick — n’en avait jamais été un. Du moins n’était-ce pas le même sang qui
coulait dans ses veines.
Sa grand-mère était-elle au courant ? Etait-ce pour ça qu’elle avait été si généreuse avec lui dans
son testament ? Avait-elle voulu réparer l’erreur de sa fille plutôt que de souligner ainsi leur passion
commune pour la musique, comme il l’avait toujours cru ?
Il repéra sa mère à l’autre bout de la pièce et la transperça d’un regard lourd de toutes ces questions
qui ne cessaient de bourgeonner dans sa tête. Le détestait-elle ? Lui en voulait-elle ? Qui était son vrai
père ? Emma était-elle le résultat d’une autre erreur ?
Merde.
— Et Emma ? Etait-elle… de papa ?
Il ravala l’amertume qu’il avait dans la bouche. Il détestait avoir à demander ça, mais il avait besoin
de savoir.
Soren lui décocha un regard qui en disait long sur ce qu’il pensait de ses capacités cérébrales.
— Bien sûr. Elle, c’était le bébé nécessaire pour « réparer la bourde » de mère. Celui qu’elle était
obligée d’avoir pour cacher son erreur.
Obligée. Son erreur. Et, cette erreur, c’était lui.
Il fut pris de vertige et la pièce se mit à tourner autour de lui.
Tiens bon.
Il secoua la tête et, sans un mot de plus, tourna les talons, puis entreprit la longue traversée de la
salle. Les tempes, la nuque et les aisselles en sueur, il compta les pas, faisant abstraction des convives et
de tout le reste, se focalisant sur la sortie.
Passé la grande porte, il avala une bouffée d’oxygène bienfaisante. Il enclencha le pilote
automatique pour la suite. Demander son vestiaire et faire appeler le chauffeur. Attendre la voiture.
S’efforcer de respirer calmement alors qu’il avait envie de hurler.
Il enfila son manteau et se tourna vers la domestique qui le lui avait apporté.
— Pourrez-vous, s’il vous plaît, informer ma mère que j’ai dû prendre congé prématurément ?
La politesse était trop enracinée en lui pour qu’il parte comme un voleur. Il voulait aussi voir si elle
le contacterait pour connaître la raison de son départ précipité.
— Henrik ?
Il ferma les yeux.
Quand on parle du loup…
— Vous nous quittez déjà ?
Il rouvrit les yeux et remercia d’un sourire crispé la domestique qui se hâta de disparaître, puis il se
tourna vers sa génitrice. Cependant, les mots restèrent englués sur sa langue.
Elle fronça les sourcils, le front restant étonnamment lisse.
— Est-ce que tout va bien ?
Pour une fois, son ton inquiet était crédible. Ou bien prenait-il ses désirs pour des réalités, pour la
vérité ?
La vérité. Il avait besoin de l’entendre de sa bouche.
Il inspecta le hall vide, conscient de la présence possible d’oreilles indiscrètes et du fait que la
réputation des Grenick était en jeu.
— Est-ce…
Sa voix se brisa et il s’interrompit pour toussoter.
— Est-ce vrai ? Je ne suis pas un Grenick ?
La pâleur soudaine de sa mère suffit à le confirmer et pulvérisa les quelques doutes qui l’habitaient
encore. Il avait mal au dos à force de se tenir droit comme un piquet, mais il avait besoin de l’entendre de
vive voix. Pouvait-il espérer une explication ?
Elle dut s’appuyer à son bras, mais ne chancela pas ni ne se déroba en invoquant une faiblesse
soudaine. Elle plongea ses fichus yeux bruns dans les siens avec un aplomb qui n’aurait pas dû le
surprendre et qui pourtant l’époustoufla.
— Soren ferait mieux de se taire au lieu de répandre des rumeurs.
— Ce n’est pas de lui qu’il est question.
— En effet, reconnut-elle en jetant un coup d’œil par-dessus son épaule. Et ce n’est ni le moment ni
l’endroit pour discuter de tout ceci.
— Dites-moi juste si c’est vrai.
— Ce n’est pas aussi simple, Henrik.
Il lâcha un rire sec.
— Oui ou non, c’est tout ce que je veux savoir.
— Et moi je refuse que ça se limite à ça.
— Je considère que c’est oui.
Il inclina la tête en pinçant les lèvres pour contenir toute l’acidité qui menaçait de jaillir de sa
bouche.
— D’accord. Oui, capitula-t-elle, les yeux incandescents. Oui, c’est vrai.
Il voulut faire demi-tour et partir, mais la poigne de sa mère se raffermit sur son bras.
— Non ! protesta-t-elle. Vous ne pouvez pas partir comme ça, pas après m’avoir arraché de tels
aveux. Vous voulez la vérité ? Alors, vous devez tout entendre.
Sa virulence le glaça. Il ne l’avait jamais vue aussi en colère ni si catégorique. Il la détailla,
analysant tout ce qu’il avait refusé de voir auparavant, depuis la couleur de ses yeux jusqu’à sa taille, en
passant par le contour de ses lèvres. Il ne ressemblait à aucun de ses parents. Il n’avait vu que ce qu’il
voulait voir.
Captivé par sa fermeté inhabituelle, il l’écouta.
— Vous n’êtes plus un enfant depuis longtemps, et j’ose espérer que vous ne vous faites plus aucune
illusion sur le genre d’union que votre père et moi formons. Alors, non, et elle insista sur ce mot, Kurt
n’est pas votre père biologique, mais pour tout le reste il l’est. Il vous a donné son nom et tout ce qui
allait avec, alors qu’il aurait pu nous jeter tous les deux à la rue et traîner notre réputation dans la boue.
C’est peut-être un salaud prétentieux, mais il a un cœur.
Elle s’arrêta pour reprendre son souffle et sourit, tandis que ses épaules se soulevaient et
s’abaissaient gracieusement.
— J’ai fait tout ce que je pouvais pour vous, en tout cas, ce qui m’a semblé être le mieux. J’ai
toujours été très distante avec vous, je le reconnais, mais j’avais mes raisons. Je voulais notamment
éviter à tout prix que Kurt vous renie.
Elle battit rapidement des paupières et pressa son index au coin de ses yeux.
— Je ne suis pas parfaite, et Kurt non plus. Nous ne nous sommes pas séparés pour des motifs liés à
nos obligations, à la tradition et à la responsabilité qu’impliquent nos deux noms. Votre père avait ses
raisons de vous accorder le sien, et je ne les ai jamais remises en cause. J’ai fait en sorte que vous
receviez les mêmes avantages sociaux et financiers que votre frère et votre sœur. Je ne pouvais pas
l’obliger à vous aimer, mais j’ai veillé à ce que vous soyez traité équitablement sur tous les autres plans.
Traité équitablement. On en revenait à l’argent et au rang de cette famille dans la société. Des
responsabilités qui découlaient d’une fortune transmise sur plusieurs générations, et fondée sur quoi ?
Trop. Cela faisait trop à assimiler et à digérer à la fois. Il était incapable de se concentrer,
d’éprouver quoi que ce soit. Il ne pourrait en supporter davantage sans se liquéfier sur place.
Tiens bon.
Sa mère attendait une réponse, ça ne faisait aucun doute. Il devait réagir, alors que dans son esprit
régnait le néant. Il passa plusieurs possibilités en revue, de la colère à rien du tout. Puis il opta pour la
moins attendue des positions, mais la plus évidente à ses yeux. Sa mère avait commis une erreur il y avait
longtemps et elle avait tout fait pour lui en épargner les conséquences. A sa façon, elle l’avait protégé
toute sa vie. Il s’en rendait seulement compte.
Mais, plus important encore, elle restait sa mère. Pour le meilleur et pour le pire. Jamais Jacqui ne
tournerait le dos à Mary. Sa famille était peut-être aux antipodes de celle de Jacqui, mais sa mère venait à
l’instant de lui prouver qu’elle le soutenait à sa façon, et de lui montrer à quoi pouvaient ressembler aussi
l’amour et la loyauté.
Il n’existait pas une seule façon d’aimer ni un seul type de familles.
A son grand étonnement, il se pencha pour déposer un baiser sur sa joue. Le petit hoquet de surprise
de sa mère lui confirma qu’il avait vu juste.
— Je vous aime, mère.
Il soutint son regard pour s’assurer qu’elle y lisait sa sincérité.
— Il faudra qu’on reparle de tout ça, mais pour l’instant ça m’est impossible.
Pas question qu’ils aient cette conversation sans un peu de temps pour y réfléchir.
— Sachez simplement que je comprends et que je vous aime.
Il dégagea délicatement son bras, et lui serra la main avec douceur.
— Joyeux Thanksgiving.
Cette fois, elle ne prit plus la peine de contenir ses larmes. Elles roulèrent sur ses joues, témoins
silencieux de son chagrin.
— Merci. Je vous aime aussi. Très, très fort.
Jamais ces mots n’avaient eu d’impact plus retentissant sur ses émotions, et la modulation de sa voix
lui indiqua qu’elle était sincère.
Lorsqu’il sortit, l’air commençait à se refroidir. Il ne tarderait pas à neiger. Il s’imprégna de ce froid
et le laissa s’insinuer dans chaque fissure de son âme.
Tiens bon.
Il en était capable. Et, pour la première fois peut-être, il comprit ce qui maintenait tous les morceaux
fragiles de son être. La famille.
# 27

Henrik ferma son sac et jeta un dernier coup d’œil à la chambre. Les voix étouffées de ses
coéquipiers et les claquements de portes qui lui parvenaient depuis le couloir lui rappelaient qu’il était
temps de descendre prendre le bus qui les emmènerait jusqu’au stade.
Il continuait en partie à fonctionner sur pilote automatique, tâchant de cantonner son esprit à une
zone neutre, dépourvue de toutes pensées. Les événements de l’après-midi chez ses parents ne devaient
pas affecter son jeu. Son équipe comptait sur lui, elle avait besoin qu’il soit présent, pas au trente-sixième
dessous à cause de ses déboires émotionnels.
Son téléphone vibra, éveillant le mince espoir que ce soit Jacqui. Il le sortit de sa poche et resta
bouche bée devant le message qu’il venait de recevoir :

Glouglou ! (Ben quoi ? A Thanksgiving, la dinde est à l’honneur.) Défonce tout ce soir.

Le premier signe de vie d’Aiden depuis la fête chez lui, et c’était tout ce qu’il trouvait à dire ? Il en
rit. Il s’attendait à tout sauf à ça après l’interrogatoire serré auquel il avait eu droit de la part des frères
Polson, juste avant que tout parte en vrille.
Et toujours aucune nouvelle de Jacqui.
On tambourina à sa porte. Il n’avait pas le temps de s’inquiéter de Jacqui, encore moins d’Aiden. Il
attrapa son sac et quitta la chambre. Heureusement, ils rentraient chez eux tout de suite après le match.
Il adressa un petit signe de tête à ses coéquipiers et parvint même à leur sourire.
— Salut, Roller !
— Tu nous as manqué au déjeuner.
— Alors, ce rancard ?
Il fit un doigt d’honneur à Bowser, grogna à l’intention de Sparks et se laissa entourer par sa famille.
Il mit ostensiblement ses écouteurs avant de s’affaler sur son siège dans le bus. En revanche, il ne
lança pas la musique, mais ferma les yeux pour s’imprégner de l’ambiance, de cette camaraderie qui
renforçait l’équipe et faisait partie intégrante de leur quotidien.
Les bavardages, les plaisanteries, les moqueries y comptaient au même titre que les grandes
accolades et les silences complices. Il jeta un coup d’œil à Rylie sur le siège voisin du sien, son chapeau
de cow-boy baissé sur ses paupières closes. C’était ce que Hauke et lui avaient fait pendant presque tout
le voyage. Ils s’étaient assis à côté de lui dans le bus, dans l’avion, pour les repas, sans poser de
questions. Ils étaient là, tout simplement, sans qu’il ait besoin de dire quoi que ce soit.
Cette famille-là n’était peut-être pas parfaite, et elle perdait de sa force une fois sortie de la
patinoire, mais elle était complète et en parfait état de marche. Ses coéquipiers se contentaient de ce qu’il
avait à apporter et l’acceptaient tel qu’il était. C’était lui qui avait délibérément choisi de ne rien leur
confier de sa vie privée. Il avait donné de lui l’image fade d’un type qui s’écrasait et les avait laissés
s’en emparer pour s’en moquer.
Il s’était aussi présenté sous ce masque, qu’il détestait pourtant, à ses parents. Il avait joué un rôle
pour se fondre dans le moule. Tout ça pour être accepté dans la famille du hockey, alors qu’il lui aurait
suffi de rester lui-même.
Il ne cessa de se le répéter tandis qu’il s’habillait, puis pendant l’échauffement, les discours de
motivation et le mot du coach. L’équipe était survoltée, leur frénésie habituelle amplifiée par la mission
spéciale qui les attendait.
La façon dont Rylie avait récupéré de sa blessure était à la fois un exemple et une belle leçon
d’humilité pour chacun d’entre eux. Alors que sa carrière était menacée, il s’était donné à fond pour sortir
la tête hors de l’eau et s’accrocher à sa passion. Aujourd’hui, il jouait encore mieux qu’avant, faisait
exploser les statistiques et s’était révélé un véritable meneur.
Erikson, le joueur qui avait porté le coup fatidique et illégal à l’origine de la blessure de Rylie,
serait en piste ce soir. Les hockeyeurs n’avaient pas la mémoire courte et, neuf mois, ce n’était rien du
tout. Erikson avait été transféré de Chicago à Boston un peu plus tôt dans l’année, mais son équipe n’avait
aucune importance. Ils avaient une revanche à prendre et un message à délivrer. C’était une question de
code d’honneur.
La saison précédente, les Glaciers avaient brigué la Coupe, ce qui avait retardé ce moment, mais ils
n’avaient pas oublié et ne laisseraient pas passer une occasion comme celle-ci.
Au bout du tunnel, les spots déversaient leur lumière aveuglante, les chants, les cris et la musique
résonnaient dans tout le stade, vibrant à travers Henrik. La haine et l’amour qu’il nourrissait à l’égard de
cette grande famille du hockey palpitaient dans ses veines.
Quel que soit le sport, les supporters étaient un élément vital. Leur soutien inconditionnel pouvait
être à la fois porteur et cassant. Ils distribuaient les acclamations, mais aussi les critiques lorsqu’ils
estimaient que c’était justifié.
D’autant plus que les Glaciers étaient en territoire ennemi, ce soir.
Ils firent claquer leurs crosses à terre. Le bruit passa complètement inaperçu dans le chaos ambiant,
mais le rituel renforça malgré tous les liens.
Henrik se pencha vers Rylie, debout devant lui.
— Celle-ci, c’est pour toi.
A ce moment-là, ils durent avancer dans le tunnel et Rylie n’eut pas le temps de répondre, mais ce
n’était pas nécessaire. Ils savaient tous ce qui se passerait, une fois que le match aurait démarré. Feeney
était gonflé à bloc et se taisait, se mettant sans doute en condition pour ce que l’on attendait de lui.
Henrik installa son protège-dents et monta sur la glace, fonçant directement à l’autre extrémité de la
piste. La foule se déchaîna dans un mélange d’acclamations et de huées qui se réduisit à un
bourdonnement sourd dans sa tête. Il avait appris à faire abstraction de tout ça bien avant de rejoindre une
équipe pro.
L’air frais lui caressa les joues et l’odeur caractéristique de la patinoire lui emplit les narines. Il se
sentit tout à coup très calme. Il avait une mission à accomplir. Sa détermination se communiqua à tout son
corps et évacua toute pensée parasite de son esprit. Il avait une dette envers sa famille, envers Rylie en
particulier, et des obligations à respecter.
L’équipe de Boston entra dans l’arène quelques minutes plus tard, suscitant un tonnerre
d’applaudissements, tandis que l’annonceur hurlait dans son micro et que le volume de la musique
grimpait. Sur la surface gelée, la tension était palpable et les équipes, encore temporairement séparées
par la ligne rouge, véritable mur invisible. En revanche, les ondes d’anticipation et de défi le
franchissaient sans problème.
— Jouez pas aux cons, ce soir, les avertit le coach pendant le dernier regroupement. Feeney, tu fais
ce que tu as à faire en première période et, après ça, tu te tiens à carreau, pigé ?
On opina du chef et on grogna dans les rangs. Henrik imita docilement les autres. Le coach ne
pourrait rien changer à ses intentions, mais il était inutile de s’en vanter ouvertement. Les imprévus, ça
arrivait tout le temps.
S’il voulait « plus », il devait donner plus. Et il ne parlait pas d’argent, mais de lui-même.
— Joue intelligemment, conseilla-t-il à Rylie en frappant ses gants contre les siens, tandis qu’ils
gagnaient le centre de la piste.
— On couvre tes arrières, ajouta Hauke, donnant en passant une petite tape sur l’épaule de Rylie.
Henrik prit sa place en zone défensive. Il jeta un coup d’œil à l’un des maillots noir et or, de l’autre
côté du cercle. Erikson lui sourit crânement. Cet enfoiré devait pourtant se douter de ce qui allait lui
arriver ; tout le monde, d’ailleurs, semblait l’avoir compris.
Boston faisait partie de l’Association de l’Est, alors leurs deux équipes ne se rencontraient que deux
fois par an. Il n’avait pas l’intention d’attiser une quelconque rivalité et, si les coéquipiers d’Erikson
étaient futés, ils resteraient sagement en dehors de ça pendant les prochaines minutes.
L’arbitre jeta le palet et le match démarra par une mêlée nerveuse. Hauke en ressortit en possession
de la rondelle et fit la passe à Henrik, qui la dévia vers Rylie. Le jeu quitta alors la zone neutre, et
Conners l’entraîna profondément sur le territoire de Boston, avant de tenter un tir cadré qui fut dégagé.
Henrik suivit toute la scène, le numéro cinquante-sept en ligne de mire. Erikson attendait près de la
ligne bleue, trois mètres devant lui, lui tournant le dos. Si ce con s’était approché un peu trop près de
Rylie, il n’aurait pas hésité une seule seconde à passer à l’action. En l’occurrence, c’est lui qui alla le
pousser assez brusquement, en lui décochant un regard noir plus expressif que n’importe quelle insulte.
Le palet s’éloigna de la ligne bleue et ils se lancèrent à sa poursuite. Rylie le harponna derrière le
filet et contourna le but pour lui faire la passe. Henrik dut tendre la crosse pour accuser réception, entrant
en collision avec Erikson. Il reçut le choc sur le côté et heurta la bande.
Il recouvra très vite ses esprits et plongea dans un duel avec son adversaire, crosse contre crosse et
coudes levés. Il parvint à lui subtiliser le palet et l’évacua avec une grande frappe avant de lui mettre une
claque d’un revers de la main.
— Allez, viens, espèce d’enfoiré ! gronda-t-il en se jetant sur lui.
— Connard ! rétorqua Erikson, bondissant en arrière.
Henrik se débarrassa de ses gants et de sa crosse en un clin d’œil et balança son poing dans la
figure d’Erikson. Un éclair de douleur fusa dans tout son bras jusqu’à son épaule et il faillit perdre
l’équilibre, mais, bon sang, ce que ça faisait du bien ! De l’autre main, il empoigna le maillot d’Erikson
et lui assena un deuxième coup près de la mâchoire. Ce dernier était incapable de s’échapper, pas avec la
force avec laquelle il le retenait.
Il essuya lui aussi quelques châtaignes mais, bientôt, l’adrénaline noya ses sensations. Il n’entendait
ni ne voyait plus rien d’autre que le type qu’il avait en face de lui. Un silence magnifique l’envahit. Dans
sa tête, la scène se déroulait au ralenti, ce qui lui permettait d’analyser les mouvements et de riposter
avec précision.
Tout à coup, il recula, ses patins glissant sous l’impact des coups, et il bascula son poids de façon à
contrer l’impulsion. Il arracha son maillot de la poigne d’Erikson et frappa de toutes ses forces.
Puis encore plus fort. Il était plus grand et plus lourd et comptait bien en tirer parti.
Erikson parvint à l’atteindre au menton, ce qui décupla sa hargne. Il le faisait pour Rylie, pour son
équipe.
Et pour lui-même.
Mais aussi pour toutes les fois où il avait douté de ses coéquipiers, pour toutes les réflexions dont
ils l’abreuvaient, et pour leur soutien aveugle qui se traduisait de tant de manières différentes.
Il frappait son adversaire et prenait des coups. La sueur lui ruisselait dans les yeux, le nez d’Erikson
pissait le sang. Il avait conscience du liquide écarlate qui giclait, de la morsure dans son épaule, du
picotement dans un œil, mais il continua envers et contre tout, grisé par un sentiment d’aboutissement. La
revanche était consommée. Le cas d’Erikson était réglé.
La famille était vengée.
Soudain, on l’attrapa et on le tira en arrière, mais il ne lâcha pas le maillot d’Erikson. Un coup de
sifflet pénétra à travers son mur de silence, puis un juron.
— Séparez-vous !
On redoubla d’efforts pour l’arracher à son ennemi et le brouillard qui l’entourait se dissipa. Tout à
coup, le grondement de la foule réapparut, assourdissant, le sortant de l’espèce de nirvana qu’il avait
atteint. Le son et l’image lui revinrent en une fraction de seconde.
Les officiels qui se démenaient pour arrêter la bagarre, les autres joueurs sur le côté, Rylie qui le
dévisageait avec un demi-sourire.
Henrik libéra enfin sa proie et se laissa emmener sur le côté par l’arbitre. Dès que celui-ci le lâcha,
il recula pour étudier la scène.
— Ne t’approche plus ! cria l’autre, en appuyant sur son torse.
Erikson était tombé sur un genou, une main sur son visage ensanglanté. Il s’en tirait bien. Au pire, un
nez cassé. Rien de comparable à la luxation de la hanche et à la déchirure des ligaments dont Rylie avait
souffert.
Henrik s’éloigna et Hauke le rejoignit pour lui donner une tape dans le dos.
— Beau boulot ! Mais le coach va te passer un savon !
Puis il alla assurer son rôle de capitaine et négocier avec les arbitres.
Sans un regard pour le reste des Glaciers, Henrik se rendit directement au banc des pénalités. Il fut
bombardé de huées et des poings furieux s’abattirent sur le plexiglas qui entourait la case « prison ». Il ne
s’en formalisa pas. Les fans avaient le droit d’être en colère : l’un de leurs joueurs avait ramassé une
raclée. C’était d’autant plus compréhensible s’ils ignoraient ce qui avait motivé la rixe.
L’affaire ne regardait qu’Erikson et les Glaciers ; Boston n’avait rien à voir là-dedans.
Rylie passa près du banc des pénalités, croisa son regard et lui adressa un signe de tête, le gant levé
pour lui manifester sa gratitude. Il n’avait pas besoin de ça, mais ce geste amical l’aida à apaiser
l’agitation qui bouillonnait en lui depuis des mois.
Il avait fait ce qu’il fallait. Il avait vengé son ami ainsi que la réputation de l’équipe et envoyé un
avertissement aux autres joueurs. Les Glaciers n’oubliaient jamais et prenaient soin des leurs.
C’était une famille particulière. Une famille qui lui avait suffi pendant de nombreuses années.
Cependant, il avait évolué et ne voulait plus s’en contenter à l’avenir.
Jacqui pouvait affirmer qu’elle n’avait pas besoin de lui, il ne la croyait pas. Il se fiait davantage à
son amour, à l’attention que ses caresses renfermaient. Quel que soit son problème, il ne venait pas de lui,
ni d’eux. Avec un peu de chance, elle accepterait de se confier à lui, et cette fois il écouterait. Sinon, il
découvrirait lui-même ce qui la retenait et lui ferait comprendre qu’il était là pour elle, quoi qu’il arrive.
C’était elle le « plus » — la famille — qu’il recherchait.
Si c’était à cause du cancer, il serait présent pour le vaincre avec elle et savourerait chaque instant
qu’il passerait en sa compagnie. Parce que mieux valait peu de temps avec elle que rien du tout. Ces
quatre derniers jours le lui avaient largement prouvé.

* * *

La bagarre fut retransmise en gros plan à la télévision, entrecoupée par quelques séquences sur
d’autres joueurs. Le visage du numéro cinquante-sept de Boston était couvert de sang et Henrik continuait
à frapper, les traits figés par la rage et la concentration.
Dans la pièce exiguë, les encouragements et les cris fusaient, presque tous les membres de la famille
s’étant levés pour supporter Henrik. Jacqui, elle, était incapable de bouger ; elle n’avait plus assez de
souffle pour émettre le moindre son. Une main plaquée sur la bouche, elle était complètement paralysée
par le choc et la peur.
— Vas-y, montre-lui, Roller !
— Ouais, écrase-le !
— Frappe encore, cet enfoiré l’a bien mérité !
Elle connaissait assez la mentalité du hockey pour comprendre cette bagarre et l’enthousiasme
qu’elle suscitait. Ils avaient passé la moitié du repas de Thanksgiving à débattre du cas Erikson, se
demandant si les Glaciers allaient lui faire payer la blessure de Rylie. En revanche, jamais elle n’aurait
imaginé que la vengeance viendrait d’Henrik.
Elle était incapable d’arracher le regard de l’écran. Il lui manquait tellement qu’elle était presque
contente de le voir se battre à la télé, rien que pour apercevoir son visage, pour absorber tout ce qu’elle
pouvait de lui.
L’accrochage, qui ne devait pas avoir duré plus d’une minute, mais semblait avoir démarré il y avait
une éternité, finit par être interrompu. Henrik se débarrassa de l’arbitre d’un haussement d’épaules et
s’éloigna. Elle avisa son regard dur, ses sourcils froncés et ses lèvres pincées. La caméra repassa sur
Erikson, agenouillé, saignant abondamment du nez, une tache rouge vif s’étendant sur la glace.
Les commentateurs sportifs jacassaient non-stop sur la vengeance et sur Henrik qui avait sauvé
l’honneur de son partenaire. Tout cela ne lui parlait pas du tout. L’image montra de nouveau Henrik qui
s’installait sur le banc des pénalités, le visage de marbre, puis la chaîne décida de lancer une page de
publicité.
— Tu as trouvé un homme, et un vrai, Jacqui, se rengorgea son oncle en lui tapotant l’épaule avec un
sourire plus qu’approbateur.
— Tu comptes embrasser ses blessures de guerre quand il rentrera à la maison ? la taquina Isaac.
— La ferme, gros débile ! le houspilla Finn par-dessus les rires, en lui donnant un coup à la jambe.
C’est de ma sœur que tu parles.
— Et de ma fille, ajouta son père, dont le sérieux était contre-balancé par un sourire.
— Si elle ne veut pas, moi je ne demande pas mieux, déclara Maureen, déclenchant une nouvelle
salve de rires.
Un éclair de jalousie frappa Jacqui à l’idée qu’une autre femme puisse embrasser Henrik. Est-ce
qu’il allait bien ? Avait-il déjà trouvé une remplaçante pour le réconforter ?
Elle réussit à esquisser un sourire devant tous les visages avides qui l’observaient, et parvint
miraculeusement à ne pas craquer devant les vingt-cinq personnes serrées comme des sardines dans le
sous-sol de son oncle. Le match de hockey suivait celui de football qui avait lui-même suivi le déjeuner.
Encore une journée en famille bien remplie, qui avait été pour elle un supplice et un baume.
Etait-elle en train de vivre son dernier Thanksgiving ?
Tout à coup, elle éprouva le besoin de fuir et se leva d’un bond, le flot d’émotions devenant trop
difficile à contenir.
— Quelqu’un veut une bière ? demanda-t-elle, sautant sur ce prétexte pour s’éclipser.
Quelques mains se levèrent, et elle fonça dans l’escalier sans attendre qu’on lui pose des questions.
Bien sûr, le frigo du sous-sol était rempli, mais personne ne tenta de le lui rappeler avant qu’elle ait
atteint la dernière marche.
Elle s’arrêta dans la cuisine, le cœur battant à tout rompre. Un autre groupe était rassemblé dans le
salon et des rires d’enfants lui parvinrent depuis l’une des chambres, mais pour l’instant il n’y avait
personne dans cette pièce.
Du moins pendant les cinq secondes qui s’écoulèrent avant que Colin émerge de l’escalier. Super !
Au moins, ce n’était pas Aiden. Ce dernier ne l’avait pas lâchée d’une semelle de toute la journée,
jusqu’à ce qu’il soit contraint de partir au travail. Elle s’était honteusement réjouie de son départ, mais un
seul regard à Colin lui confirma qu’Aiden lui avait sans doute passé le relais avant de s’en aller.
— Est-ce que ça va ? s’inquiéta-t-il, s’appuyant sur le plan de travail à côté d’elle.
Les gens arrêteraient-ils un jour de lui poser cette question ?
— Oui, pourquoi ça n’irait pas ?
Il haussa les épaules avec une fausse désinvolture.
— Eh bien… peut-être parce que tu as largué Henrik dimanche, que tu ne l’as dit à personne, et que
tout le monde n’a pas arrêté de chanter ses louanges toute la journée, pendant que tu faisais semblant de
sortir encore avec lui.
Sa douleur chronique à l’estomac se raviva, tandis qu’un petit rire soulagé lui échappait. Arrivait-il
parfois que ses frères loupent un épisode ?
— Comment sais-tu que j’ai rompu avec lui ?
— Pas besoin d’être devin pour déchiffrer l’expression qu’il avait quand il est rentré dimanche. Il
n’a même pas eu besoin de dire un mot. Il était dévasté, ça sautait aux yeux, même si, ensuite, il a
camouflé sa peine.
Elle ferma les yeux, pour essayer d’exorciser l’image que Colin venait de faire germer dans son
esprit. Inutile de se voiler la face, elle l’avait vue aussi avant de partir, cette expression qui n’en finissait
plus de hanter ses rêves et de lui tirailler le cœur.
Et si elle s’était trompée ?
— Tu as envie d’en parler ? hasarda Colin.
Aiden lui avait-il raconté quelque chose ? Avait-il ébruité leur conversation de la veille, alors qu’il
lui avait juré de garder le secret ? Ce ne serait pas la première fois.
Elle jaugea Colin, mais rien ne portait à croire qu’Aiden l’avait trahie. Il cherchait à lui apporter
son soutien sans la harceler ni la juger, ce qui était tout à fait dans sa nature.
Elle s’appuya contre lui et posa la tête sur son épaule.
— Pas vraiment, répondit-elle, trop ébranlée pour s’exprimer sans cracher tout ce qu’elle avait sur
le cœur.
— Alors peut-être as-tu besoin d’en parler ?
— Sans doute, reconnut-elle en pouffant.
Elle ne doutait pas qu’il existât quelque part un thérapeute qui s’en donnerait à cœur joie avec les
méandres de son esprit torturé. Pourtant, elle avait arrêté de consulter après le cinquième anniversaire de
sa rémission.
Colin passa un bras autour de ses épaules.
— Henrik m’a l’air d’être solide.
— Il l’est, approuva-t-elle en se laissant étreindre.
— En tout cas, il est bien différent de l’idée que j’avais de lui.
— C’est vrai.
— Il est correct avec toi ?
Elle pensa à tout ce qu’Henrik avait fait pour elle, aux cadeaux qu’elle avait refusés et à la tendresse
dont il avait fait preuve envers elle.
— Très.
— Ne me dis pas qu’il est nul au lit !
— Colin ! s’exclama-t-elle, étouffant un petit rire et lui plantant le coude dans les côtes. Le
problème ne vient pas du tout de là.
Il gloussa un moment avec elle, puis retrouva son sérieux.
— Alors que s’est-il passé ?
Que s’était-il passé ? Elle était tombée amoureuse, elle avait pris peur et l’avait quitté pour son
bien.
— Et si mon cancer revenait ? murmura-t-elle, avouant son angoisse.
Après avoir ruminé toute la journée sa crise de la veille au magasin, sa fureur et ses certitudes
s’étaient muées en doutes.
— Et s’il ne revenait pas ? objecta son frère en la serrant plus fort et en posant la joue sur sa tête. Tu
ne peux pas passer ta vie à craindre une rechute.
— Je ne peux pas non plus prendre le risque d’entraîner quelqu’un d’autre là-dedans.
— Et si lui en a envie ? As-tu jamais réfléchi à ça ?
— Soit, mais qui aurait envie de vivre avec une épée au-dessus de la tête ?
Le raisonnement de Colin était absurde.
Il l’amena en face de lui et posa une main sur chacun de ses bras, la tenant fermement, alors qu’elle
avait de nouveau envie de fuir. Elle se focalisa sur son torse pour ne pas croiser son regard, appréhendant
la logique imparable de l’argument qu’il risquait de lui soumettre. Il avait toujours été doué pour ça. Son
esprit clair, rationnel, et l’impétuosité de Finn étaient complémentaires.
Il se pencha pour intercepter son regard et son sourire maladroit lui en arracha un aussi.
— T’es con, marmonna-t-elle en relevant la tête pour qu’il puisse se redresser.
Tout à coup il sembla très sérieux et elle lut tout son amour et son inquiétude sur ses traits.
— Qui aurait envie de vivre avec une épée au-dessus de la tête ? répéta-t-il. Quelqu’un qui t’aime,
tout simplement.
Comme elle s’y attendait, le sol se déroba sous ses pieds. Elle avala sa salive pour réprimer les
larmes qui lui montèrent immédiatement aux yeux.
— Mais ce n’est pas honnête envers lui.
— L’expulser de ta vie sans même lui laisser le choix n’est pas plus honnête, pour lui comme pour
toi.
— Tu le ferais, toi ? Tu resterais avec une fille condamnée à mort ?
— L’amour est un pari risqué sur lequel nous n’avons aucun contrôle.
Il arborait un sourire intelligent tout empreint de douceur.
— Si, un jour, j’ai la chance de tomber sur une femme que j’aime plus que tout, alors je me ficherai
bien de savoir de combien de temps je dispose avec elle. Le principal sera de profiter de chaque
seconde, ajouta-t-il en lui frottant le bout du nez avec un doigt, l’air taquin. Et puis, tu pourrais très bien
te faire renverser par une voiture et mourir demain. Ou lui. Il y a plus de risques que ça se produise que tu
n’attrapes un troisième cancer. Vu sous cet angle, on est tous condamnés à mort.
— Ce n’est pas la même chose, protesta-t-elle.
Elle avait déjà envisagé puis rejeté cet argument.
— Ah non ?
Pas dans son esprit en tout cas, du moins pas jusqu’à maintenant. Mais, à présent que son cœur était
plus meurtri que son estomac, elle n’en était plus si sûre. Pourrait-elle aimer Henrik, en sachant le poids
supplémentaire qu’il représenterait, lorsque le diagnostic tomberait ?
Elle s’était juré de ne jamais infliger ça à personne d’autre, de ne jamais s’investir auprès de
quelqu’un pour ensuite agoniser dans ses bras. D’un autre côté, serait-elle capable de supporter
qu’Henrik la quitte à cause de sa maladie ?
Tout avait été si clair, et voilà que tout s’embrouillait de nouveau dans sa tête.
Petit à petit, une question s’imposa dans son esprit : pourrait-elle surmonter une récidive sans
Henrik à ses côtés ?
Enfin, et c’était le plus important, aurait-elle le courage d’en faire l’expérience ?
# 28

Henrik s’éveilla aux premières lueurs de l’aube avec des courbatures et des tiraillements. Le lot de
tous les joueurs de hockey. L’hématome qu’il avait sur le flanc se manifesta lorsqu’il roula dessus, et
lorsqu’il voulut plier les doigts ses articulations résistèrent. Fichue bagarre !
Il se frotta les yeux en grognant tandis que les dernières vingt-quatre heures lui revenaient en
mémoire. Il était rentré chez lui aux petites heures et avait très mal dormi. A présent, une journée chargée
l’attendait. Il était enfin prêt à admettre et à surmonter certaines choses.
Il s’extirpa de sous la couette, sachant pertinemment qu’il ne trouverait plus le sommeil, mais pas
avant d’avoir enfoui le nez dans l’oreiller de Jacqui. Il avait adopté cette habitude à l’époque où elle
partageait son lit. Le linge avait été changé depuis, mais il aimait imaginer qu’il pouvait encore sentir son
odeur.
Aujourd’hui, il irait la voir pour lui expliquer ses attentes. Il ne l’avait pas vraiment fait jusque-là,
et il était bien décidé à y remédier, surtout depuis qu’il avait pris des résolutions importantes pour son
avenir.
Des corvées l’attendaient également, parmi lesquelles un coup de fil à son agent et un à Vanessa.
Deux appels qu’il n’avait aucune envie de passer. Ils essaieraient tous les deux de le convaincre de
changer d’avis. Mais il ne céderait pas. Avec ou sans Jacqui, sa décision était prise.
Il enfila un pantalon de pyjama en flanelle et un T-shirt, puis se traîna jusque dans la cuisine.
Première priorité : du café ! Manger était la seconde.
Une tasse fumante à la main, il migra vers le salon pour se camper devant la grande baie vitrée et
son paysage boisé. L’hiver, les arbres nus offraient un spectacle de désolation d’une grande beauté
pourtant, qui ne manquait jamais de l’envoûter. Sauf aujourd’hui.
En revanche, il trouva le silence enchanteur, porteur de quiétude et de paix. Il resta debout et s’en
laissa imprégner. Jamais il ne l’avait apprécié comme en cet instant. Envolée la sensation désagréable qui
l’avait toujours poussé à se précipiter dehors pour aller à la salle de sport, ou à la patinoire, n’importe où
pourvu qu’il y ait de l’animation. Il s’était caché derrière le bruit toute sa vie, dissimulant son manque
d’assurance derrière la présence des autres, afin de ne pas trop creuser ce qui se passait en lui, de ne pas
se pencher sur ce qu’il voulait vraiment, persuadé que ses rêves étaient inaccessibles.
Il pivota pour observer le piano à queue, passion et fléau à la fois. Il sourit, se moquant de ses
superstitions. Comment un objet inanimé pouvait-il être cela ? Ce n’était qu’un instrument. Gracieux,
magnifique, chargé d’histoire et de souvenirs, mais il n’en restait pas moins un instrument.
Il posa son café et s’avança vers celui-ci d’un pas lent mais assuré.
Ce n’était pas tant le piano qu’il détestait que ce qu’il représentait : ce qu’il avait perdu et ce qu’il
avait laissé partir. La mort d’Emma, suivie quelques mois plus tard par celle de sa grand-mère, l’avait un
peu tué aussi. Le sort l’avait privé des seuls membres de sa famille qui, pensait-il à l’époque, l’aimaient.
Jouir de la musique était alors devenu beaucoup trop douloureux.
Il caressa les courbes de l’instrument, son cœur se serrant et puis se relâchant. Puis il prit une
profonde inspiration et expulsa son chagrin et sa culpabilité en même temps que l’air. Ils reviendraient le
tarauder tous les deux, mais il était désormais capable de les maîtriser ; il pourrait répéter ce qu’il venait
de faire et lâcher prise, encore et encore, jusqu’à ce que ce ne soit plus qu’un mauvais souvenir.
Il leva le couvercle du clavier, s’installa sur le tabouret et posa ses mains tremblantes sur les
touches. Les souvenirs affluèrent, mais il les trouva cette fois plus encourageants qu’amers, apaisants
même. Sa poitrine se gonfla d’émotion. Il se sentait enfin chez lui.
Il fléchit les doigts et ses articulations protestèrent, mais il fit abstraction de la douleur. Ses
jointures rouges et enflées lui rappelèrent tout le temps qu’il avait perdu. Désormais, il était prêt à tourner
la page, à devenir l’homme qu’il voulait véritablement être.
Les premières notes s’élevèrent en douceur, telle une incursion timide dans son passé. Des accords
lui vinrent au hasard et il ferma les yeux pour profiter du son clair qui résonnait autour de lui. Ce bruit,
c’était une musique libératrice qu’il créait, qu’il mettait au monde — même s’il était le seul à l’entendre.
C’était un cadeau de la vie, et sa véritable passion.
Il rouvrit les yeux et enchaîna rapidement les gammes sur toute la longueur du clavier. Cela faisait
très longtemps qu’il n’avait plus touché un piano, et pourtant pas une seule note ne manqua à l’appel, le
rythme resta constant de bout en bout. Il sentit presque sa grand-mère et Emma lui faire un grand sourire.
Ses quinze ans de pratique et les innombrables heures passées à s’exercer lui revenaient par bribes,
petit à petit, tandis qu’il faisait défiler les mesures de l’un de ses vieux airs préférés, une pièce qu’il
avait toujours adoré jouer. La mémoire du corps finit par prendre le dessus et les couches de poussière
s’envolèrent de son esprit. Bien qu’un peu rouillées, ses compétences étaient toujours là. La musique,
plus que le hockey, était inscrite dans ses gènes, seulement, il l’avait occultée pendant trop longtemps.
A présent, elle tourbillonnait autour de lui, s’insinuait en lui, revendiquant sa place dans son
existence. Avec elle s’effaçaient la douleur et le rejet, la solitude et la confusion, les années passées à se
cacher et à se résigner plutôt qu’à courir après ses rêves, après ce qu’il méritait, ce que tout le monde
méritait : le bonheur.
Le bonheur pur et simple… Il voulait le trouver, nager dedans, y vivre.
La musique continuait à naître sous ses doigts, le degré de difficulté des morceaux s’amplifiant au
fur et à mesure que la mémoire lui revenait et qu’il lâchait prise.
Il joua pour sa mère, qui s’était sacrifiée, qui s’était résignée et avait vécu de loin.
Il joua pour sa grand-mère, qui lui avait inculqué la musique pour combler le manque d’amour dont
il avait cruellement souffert.
Il joua pour Emma, qui l’avait suivi dans sa quête d’appartenance à travers des reconnaissances
illusoires.
Il joua pour Jacqui, qui lui avait donné une nouvelle vision de l’amour et de la famille qu’il n’aurait
jamais osé rêver posséder.
Mais avant tout il joua pour lui-même, pour le petit garçon qui ne s’était jamais vraiment senti à sa
place, pour l’homme qui avait fini par comprendre.
Il se perdit dans les notes et les rythmes, se laissa emporter vers un endroit où rien n’était jamais
grave, où l’inquiétude n’existait pas. Vers un royaume de paix et de sérénité.
La joie à l’état pur !
Il avait envie de capturer cet instant pour ne plus jamais oublier ce qu’il ressentait. Il avait laissé
Jacqui partir comme il avait abandonné la musique, et ce qu’il était en train de faire, là, en ce moment, le
confortait dans ses projets pour l’avenir.
Hors de question qu’il laisse Jacqui sortir de sa vie, pas sans avoir remué ciel et terre pour lui
montrer à quel point il tenait à elle.
Bientôt, il lui faudrait passer ce coup de fil à son agent, mais pour l’instant il se contentait de jouer.

* * *
Jacqui se tenait sur le seuil de la maison d’Henrik, dans le petit jour, emmitouflée dans son manteau
d’hiver, gelée jusqu’aux os. En partie par la peur, en partie par la beauté de la musique qui lui parvenait à
travers la porte close. Etouffé, mais reconnaissable entre mille, le son du piano se répandait, riche et pur.
Elle n’avait jamais entendu Henrik écouter du piano en dehors de ce qu’elle-même lui jouait, et ce qu’elle
entendait ne semblait pas passer par le filtre des enceintes.
Allons… Elle cherchait à gagner du temps, là. Ce n’était que des excuses pour reporter ce qu’elle
devait faire.
Ce qu’elle avait envie de faire.
Même si ça lui foutait une frousse bleue.
Elle prit une dernière et profonde inspiration qui lui givra les poumons, puis appuya sur la sonnette.
Le « ding dong » grave retentit à l’intérieur et la musique s’interrompit aussitôt. Etait-ce lui qui jouait du
piano ? A moins qu’il ne soit pas seul ? L’avait-il déjà remplacée ? Sa réputation et son palmarès lui
traversèrent l’esprit et elle fit demi-tour. Pas question qu’elle se ridiculise comme une idiote !
La douleur et les regrets lui broyèrent le cœur et lui nouèrent la gorge. Elle l’avait repoussé. C’était
sa faute. Qu’est-ce qu’elle espérait ? Et lui ? Il n’était même pas capable d’attendre cinq jours ?
« Quand tu seras prête, je serai là pour toi. »
Elle s’arrêta, le sang battant à ses tempes. Il ne l’aurait pas remplacée aussi vite. Pas le Henrik
qu’elle connaissait, celui qu’elle aimait.
Elle ravala ses larmes et regagna le paillasson en fer forgé. La porte s’ouvrit alors brusquement,
laissant apparaître un Henrik encore à moitié ensommeillé.
Seigneur ! Son cœur fit une embardée. Il était si beau ! Les cheveux ramenés d’un côté, la mâchoire
légèrement assombrie par sa barbe de trois jours, les joues rouges, et ces lèvres parfaites entrouvertes
sous l’effet de la surprise.
— Jacqui ?
Elle perçut de l’hésitation et de l’incertitude dans sa voix, ainsi que… de l’espoir ? Elle voulait y
croire, en tout cas.
— Salut, Henrik, fit-elle, parvenant à esquisser un sourire triste qui vacilla lorsqu’il referma la
bouche d’un coup sec, mais elle continua quand même. Je sais qu’il est très tôt, mais… tu permets que
j’entre ?
Il s’ébroua.
— Bien sûr.
Il recula en l’invitant à l’intérieur d’un geste.
Elle en eut honte, mais elle chercha aussitôt la présence d’une autre femme. Non. Elle ne décela que
son odeur masculine. Pas de parfum féminin ni — Dieu l’en préserve — d’effluves de sexe.
Il l’aida à se dévêtir en s’attardant un peu sur son épaule. Ce contact suscita en elle une bouffée de
désir et elle faillit tomber dans ses bras sur-le-champ, mais elle parvint à résister et s’écarta, tandis qu’il
accrochait son manteau dans la penderie. Encore et toujours ce côté gentleman qui l’avait séduite dès le
début.
Ensuite il se tourna vers elle avec un sourire plein d’assurance. Elle y retrouva également l’amour
qu’elle avait fui. Il brillait dans ses yeux.
— Je suis content que tu sois là. Je comptais justement aller te voir, aujourd’hui.
Son amour transparaissait aussi dans sa voix chaude, où perçait le soulagement.
Cette fois, elle n’y tint plus. Trois pas, et elle se jeta dans ses bras, le serrant fort, écrasant le visage
contre son torse.
— Je suis désolée.
Les mots se déversèrent, précipités par le remords.
— Je ne voulais pas te faire de mal, je n’ai jamais cherché ça. Je me protégeais. J’avais peur de ce
que tu espérais de moi et…
— Chhhh, l’apaisa-t-il en lui prenant le visage entre les mains. Tout va bien.
Elle secouait déjà la tête avant qu’il termine.
— Non, c’est faux. J’aurais dû te parler au lieu de m’enfuir comme une idiote. J’aurais dû
t’expliquer et…
Cette fois, c’est en l’embrassant qu’il lui coupa la parole, et il engloutit sa diatribe décousue avec
ses lèvres chaudes et sa langue. Elle fondit immédiatement et répondit avec avidité à son baiser. Sa
poitrine se gonfla d’amour. Et dire qu’elle avait failli tout perdre ! Lui, ce qu’ils pouvaient vivre
ensemble… Tout ça à cause de ce fléau qui risquait de s’abattre sur elle.
Et c’était de ça qu’ils devaient parler, dont il pouvait encore choisir de se préserver. En particulier
après ce qui était arrivé à sa sœur. Pourquoi aurait-il envie de perdre un autre être cher ?
Elle s’écarta, le souffle chargé de rêves et d’appréhensions. Il posa le front contre le sien, la
respiration hachée, et elle s’imprégna de sa présence, y puisant le courage nécessaire, alors qu’elle avait
envie de battre en retraite comme elle l’avait fait pendant tant d’années.
— Je t’aime, Henrik.
Elle leva la tête pour voir son expression et lui montrer la sienne. Elle lui caressa la joue, sa barbe
lui chatouillant le bout des doigts. Au comble de la nervosité, elle tremblait toute, sa voix aussi.
— Je sais que je représente un gros risque, mais mon cœur refuse d’écouter les arguments que je lui
donne pour te laisser partir.
Il lui prit la main et la porta à ses lèvres en fermant les yeux. Leur vert lumineux lui coupa le souffle
lorsqu’il les rouvrit.
— Dieu merci, ton cœur est plus intelligent que toi !
Elle éclata de rire et son stress se volatilisa pour laisser place au soulagement. Elle se hissa sur la
pointe des pieds pour l’embrasser. Outre son amour, ce baiser renfermait également tout ce sur quoi elle
avait fait une croix depuis longtemps.
Et pourtant…
Elle lui prit la main et l’entraîna vers le canapé. Elle avait besoin de s’asseoir pour la suite. Elle se
percha sur le bord, les mains toujours enlacées aux siennes. Alors seulement elle remarqua ses
articulations rouges et enflées. Trop tard.
Elle releva brusquement la tête et l’étudia, plissant les yeux. Il avait un bleu sur la mâchoire,
dissimulé par sa barbe. Venait-il aussi de la bagarre de la veille ?
Elle passa un doigt sur ses jointures en prenant soin d’éviter les zones gonflées.
— Tu as mal ?
Il haussa les épaules.
— Pas tant que ça.
Elle s’y attendait.
— Pourquoi as-tu fait ça ? Je veux dire, je comprends le message que vous vouliez envoyer à
Erikson, mais pourquoi toi et pas Feeney ?
C’était une question qui avait fait débat, lorsqu’elle avait fini par retourner voir le match.
— Rylie est comme un frère pour moi, répondit-il avec franchise, et sans l’ombre d’une hésitation. Il
s’est montré vraiment attentionné avec moi et, hier soir, j’ai eu besoin de lui rendre la pareille avant qu’il
décide de faire une connerie.
— Alors tu l’as faite à sa place ?
Il fit entendre un rire court mais profond.
— Je suppose. Ça fait partie du code. J’ai couvert ses arrières. Comme lui a couvert les miens toute
la semaine.
Toute la semaine. Après qu’elle l’avait blessé.
Les conséquences de ses actes générèrent une nouvelle dose de culpabilité, ainsi qu’une crampe
d’estomac. Si elle n’arrêtait pas d’angoisser comme ça, elle finirait par se perforer le ventre. Cela dit, le
cancer était peut-être déjà en train de la ronger.
Elle serra les mains d’Henrik, l’émotion reprenant le dessus sur la détermination. Ne risquait-il pas
de se forcer à rester avec elle à cause d’une obligation quelconque, comme ce « code » par exemple ?
Tant pis, elle devait le lui dire, peu importe ce qui se passerait ensuite.
— Je crois que je fais une rechute, murmura-t-elle en se concentrant sur leurs mains, son cœur
accélérant au même rythme que son anxiété galopante.
Elle leva les yeux, jaugea son expression neutre, puis les baissa de nouveau.
— Si tu estimes que ce n’était pas prévu dans le contrat, je te comprendrai tout à fait, continua-t-
elle. Je ne veux pas que tu te sentes obligé de rester avec moi. C’est pour ça que je t’ai quitté. Je ne
supporte pas l’idée de t’entraîner dans tout…
Il lui coupa la parole d’un baiser violent, plaquant la main sur sa nuque pour la maintenir contre lui
jusqu’à ce que ses muscles se détendent. Lorsqu’il la lâcha, elle se laissa aller contre lui, le visage enfoui
dans le creux de son cou. Son odeur l’emplit tandis que ses bras l’enveloppaient.
— C’est ce que tu penses ? demanda-t-il d’un ton offensé qui ne fit qu’aggraver sa culpabilité. Que
je serais assez superficiel ou insensible pour ça ?
Elle sursauta.
— Quoi ? Non ! Pas du tout.
— Je t’aime, Jacqui.
Il avait prononcé chaque mot avec une intensité qui s’accordait parfaitement avec celle de son
regard.
— Ai-je peur de te perdre ? Oui, poursuivit-il avec un petit baiser d’une tendresse infinie. Mais je
suis fatigué de me cacher, et je te veux toi, avec tout ce que ça implique. Peu importe le temps que ça
durera, j’ai envie d’être avec toi. Je ne te quitterai pas, quelle que soit l’épreuve qui nous attend.
Les larmes jaillirent avant qu’elle ait pu les retenir. Merde ! Elle s’était juré de ne pas pleurer,
quelle que soit sa réponse. Elle s’était préparée, promis de ne pas craquer. Mais ça, l’amour et la
sincérité qui débordaient de ses paroles, c’était trop. Bien plus qu’elle n’avait osé espérer.
Une vague de soulagement emporta d’un coup toutes ses peurs. Il serait là pour la soutenir. Avec lui,
elle pourrait se battre. Ils se battraient ensemble.
— Merci.
Elle se mordit la lèvre, encore tremblante, et leva la main pour essuyer ses joues humides. Il la
devança et recueillit ses larmes avec les pouces avant de l’embrasser encore.
Son baiser s’insinua en elle, trouvant la moindre faille pour la remplir de son amour. Sa douceur, sa
tendresse… Si peu connaissaient ces aspects de sa personnalité, qu’elle chérissait d’autant plus.
Comment avait-elle pu envisager une seule seconde de renoncer à tout ça, à lui ?
Le cancer.
La chape de plomb de la réalité s’abattit de nouveau sur elle, lui rappelant l’autre motif de sa visite.
Elle interrompit leur baiser d’une dernière caresse sur ses lèvres et recommença à malmener ses pauvres
doigts abîmés.
— J’ai rendez-vous dans une heure pour des examens complémentaires.
Il lui serra les mains, mais son expression resta neutre.
— Je me demandais si tu accepterais de m’accompagner. Tu ne pourras pas faire grand-chose,
mais…
— Je viens ! Donne-moi juste le temps de sauter sous la douche.
— Je comprendrai si tu as un entraînement…
— C’est jour de repos, lui assura-t-il en l’embrassant sur la tempe avant de se lever. De toute façon,
tu es plus importante.
— Non ! Ta carrière l’est tout autant. Je ne te laisserai pas la mettre en danger à cause de moi.
Il la dévisagea, étonné.
— C’est à moi d’en décider, Jacqui.
— Non, c’est faux. Tu ne peux pas mettre ta vie entre parenthèses à cause de moi.
Trop de gens avaient déjà fait ce sacrifice. Ses frères, qui avaient tous renoncé à l’université. Ses
parents, qui travaillaient toujours pour payer ses frais médicaux. Elle refusait de l’ajouter à la liste.
Les traits d’Henrik s’adoucirent.
— Et si je te disais que je commencerais seulement à la vivre ?
Là, elle était complètement larguée !
— Je ne comprends pas.
— Je peux te poser une question ? Pourquoi ne joues-tu pas dans un groupe ?
Le sujet était sensible et elle faillit se défiler, mais elle avait une réponse toute prête.
— Je n’ai pas le temps. Entre le boulot et l’école, il n’y a pas de place pour ça dans ma vie, en ce
moment.
— Pourtant, tu vas obtenir un diplôme en prestation scénique, non ?
Elle acquiesça avec hésitation. Où voulait-il en venir ?
— Que comptes-tu faire, quand tu auras terminé tes études ?
— Je ne sais pas.
Elle ne s’était pas autorisée à voir si loin.
— Je n’aurai peut-être jamais à m’en soucier, ajouta-t-elle.
— Nous trouverons ensemble.
D’où lui venait cette calme assurance ? Elle ne s’attendait pas à ça. Ni à ce qu’il écarte le sujet
aussi facilement.
Il lui donna un dernier baiser, puis se précipita vers sa chambre.
— J’arrive dans cinq minutes, lança-t-il.
A la seconde où il eut disparu, ses jambes l’abandonnèrent et elle s’affala sur le canapé, la tête entre
les mains. Ils trouveraient ensemble… C’était dans six mois. Il se voyait donc toujours avec elle dans si
longtemps ? Ensemble… C’était à la fois terrifiant et exaltant.
Elle poussa un soupir chevrotant et pria en silence pour qu’un miracle opère. On lui en avait déjà
accordé deux. Restait-il un maigre espoir pour que ça marche une troisième fois ?
Et, si jamais ça fonctionnait, pourquoi cette entité supérieure, quelle qu’elle soit, s’obstinait-elle à
lui infliger ce cancer ?
# 29

— Je ne sais pas combien de temps ça va prendre, l’avertit Jacqui.


Il lui serra la main. Elle avait toujours les doigts froids alors qu’il les réchauffait depuis un moment
déjà.
— Pas de problème, la rassura-t-il pour la dixième fois.
Il lui embrassa la tempe, lui insufflant tout son soutien. Tant qu’elle se tracassait pour lui, elle
oubliait de se focaliser sur ses examens, et ce n’était pas plus mal.
Elle acquiesça, puis baissa la tête en se mordillant la lèvre. Elle allait finir par en manger un bout,
si elle ne cessait pas avec ce tic nerveux. Il lui tapota le menton, puis glissa la main sur sa joue pour
l’obliger à le regarder.
Il lut la terreur dans ses yeux, leur brun profond lui révélant tout ce qu’elle cachait d’ordinaire.
Pourtant, elle recelait aussi une force insoupçonnée en elle, ainsi qu’une volonté et une détermination en
béton. Il fallait juste qu’elle s’en souvienne. Et il allait l’y aider.
— On va y arriver, lui promit-il, sincère. Quoi qu’il se passe, je suis là, maintenant. Et je ne
t’abandonnerai pas.
Il pressa un autre baiser sur son front, le prolongeant jusqu’à ce qu’il soit certain de ne plus avoir de
trémolos dans la voix.
— Je t’aime, ajouta-t-il, et rien ne pourra changer cela. Je n’ai jamais dit ça à aucune de mes
copines et je n’utilise pas ce genre d’expressions à la légère.
Il s’écarta pour étudier sa réaction et son cœur se serra devant les larmes qui scintillaient dans ses
yeux.
Elle renifla, battant des cils, et poussa un soupir qui se mua en un petit rire chaotique.
— Merde, Henrik, tu n’es pas censé me faire pleurer ! fit-elle en sortant un mouchoir.
Un sourire tout droit venu de sa poitrine fleurit sur ses lèvres. Tant qu’elle le réprimandait avec une
colère feinte, elle pensait à autre chose qu’au nuage noir qui planait au-dessus d’elle. Son cœur était sur
le point d’exploser tant il débordait d’amour pour elle. Il avait tellement envie de s’engager avec elle !
— Jacqui ? appela une infirmière.
Elle se leva et fourra son mouchoir dans sa poche.
— Je t’attends ici, lui assura-t-il en la serrant dans ses bras une dernière fois.
Elle lui adressa un petit signe de tête ferme et lui sourit, retrouvant sa ténacité.
— Merci.
Elle rejoignit l’infirmière, droite, le menton levé. La porte se referma et il passa mentalement en
revue ce qu’il lui restait à faire de son côté. Ses convictions s’étaient encore renforcées lorsqu’il avait
découvert Jacqui sur son perron, ce matin. La menace du cancer était une raison de plus de poursuivre
dans la voie qu’il avait choisie, mais ce ne serait pas le déclencheur principal.
Il faudrait d’ailleurs qu’il veille à ce qu’elle le comprenne bien, à ce que tout le monde le
comprenne.
Un coup d’œil dans la salle d’attente lui donna un aperçu de ce que leur réservait peut-être le futur.
Une femme avec la tête enturbannée, un homme en train d’avaler une boisson crayeuse, la même que celle
que Jacqui avait ingérée une heure plus tôt, des personnes qui attendaient, l’air anxieux, se demandant
sans doute à quoi ressemblerait leur avenir.
Il ne put s’empêcher de sourire en repensant à l’indignation de Jacqui, lorsqu’elle avait cru qu’il
était prêt à manquer un entraînement ou à ruiner sa carrière pour elle. Ce n’étaient pas les avantages
apportés par son métier de hockeyeur qui la préoccupaient. Non, elle se souciait vraiment de lui et de
l’impact de sa maladie sur les autres.
Il posa leurs manteaux sur un siège et s’éloigna dans le couloir. Le bâtiment était presque vide, bon
nombre de bureaux étant fermés en ce week-end prolongé. Il alla se nicher près de la fenêtre qui donnait
sur le parking pour passer ses coups de fil.
— Roller, lança son agent lorsqu’il répondit au bout de trois tonalités.
— Patrick…
Il prit une profonde inspiration et son assurance vint renforcer ses certitudes. Il fut presque
estomaqué de voir cette confiance en lui qu’il avait feinte pendant longtemps s’installer cette fois
réellement.
— Il faut qu’on organise une réunion avec les Glaciers. Demain.
— Attends une seconde…
Cette requête impérieuse fut suivie de bruissements et d’un « tu m’excuses une minute ? » étouffé.
D’autres bruits de fond se succédèrent, puis le silence revint.
— Voilà, reprit Patrick, très professionnel. C’est à propos de la bagarre ? Je n’ai eu vent d’aucune
sanction exigée. Les Glaciers le prendraient-ils mal, pour je ne sais quelle raison ?
— Non, le rassura-t-il.
La vitre lui renvoya le reflet diaphane d’un homme dont il commençait seulement à être fier. Il
enfonça sa main libre dans sa poche, son rythme cardiaque d’un calme étonnant.
— Je veux qu’on établisse les termes de mon plan de retraite.
— De ton quoi ? éructa son agent. Qu’est-ce que tu racontes ? Tu es encore sous contrat pour deux
ans.
— J’en suis bien conscient et ce n’est pas grave. Cette saison sera la dernière pour moi.
— Hein ? Non, mais attends… Il faut qu’on en parle. Je ne sais pas quel est ton problème, mais on
peut sûrement le régler. Tu es encore dans la force de l’âge, ton jeu est au top. Tu n’as aucune raison de te
retirer du circuit. Si tu n’es plus heureux chez les Glaciers, je peux essayer de négocier un transfert.
Beaucoup de clubs seraient ravis de t’accueillir.
— Non.
Un mot si simple, et pourtant si valorisant, en cet instant.
— Ça n’a rien à voir avec les Glaciers, Patrick. J’y suis très bien. C’est une décision personnelle.
— Ecoute, Henrik, parlons-en. Explique-moi ce qui se passe.
Il nota l’emploi de son prénom. Comme beaucoup de gens qui le connaissaient dans le monde du
hockey, Patrick s’en servait rarement.
C’était un agent intègre. Lors des renouvellements de contrat, il avait toujours respecté ses souhaits.
Pourtant, il aurait pu lui obtenir plus d’argent — il avait eu des offres plus avantageuses —, notamment
lorsque son premier contrat avec les Glaciers avait pris fin. Mais, déjà à l’époque, il avait fait vœu
d’allégeance à cette équipe. Il n’avait pas voulu quitter les Glaciers, et l’appât du gain n’avait aucune
influence sur lui. Certains agents auraient refusé de continuer à collaborer avec lui après ça, et il avait
toujours été reconnaissant à Patrick d’être resté. La loyauté était une qualité importante dans une famille,
même élargie.
— Je veux faire autre chose de ma vie, tenta-t-il de lui expliquer. Quelque chose que j’ai mis de
côté pendant trop longtemps. Le hockey n’a jamais été ma passion première et…
Il inspira, s’imprégnant une fois de plus de la vérité…
— Il est temps que je tourne la page. Je n’abandonnerai pas l’équipe en pleine saison mais, une fois
celle-ci terminée, je me consacrerai à d’autres projets.
— Quoi par exemple ? demanda Patrick, sa voix trahissant sa frustration. Tu ne m’aides pas
beaucoup, là. Est-ce que tu te rends compte des répercussions que ça va avoir ? On ne brise pas un
contrat comme ça, sans motif valable, ou alors on s’expose à de lourdes conséquences. Financières et
personnelles.
— J’en ai bien conscience, et tu sais que l’argent n’a jamais été le nerf de la guerre pour moi.
Pour ça, il avait ses parents. Son père et sa mère n’étaient certes pas parfaits, mais ils lui avaient
offert le luxe de ne pas devoir se préoccuper de l’état de son compte en banque. C’était leur conception
de l’amour. Il s’en apercevait aujourd’hui. Il le comprenait, même.
— Nom de Dieu de merde, Roller ! Tu me soûles.
— Je suis désolé.
Il était sincère. Il n’avait pas l’intention de blesser qui que ce soit, mais il n’allait pas continuer le
hockey pour faire plaisir aux autres.
— Je compte en informer Benning et le coach demain après l’entraînement. Je sais que le délai est
très court, alors je peux organiser une vidéoconférence, si tu ne peux pas être là en personne. Je préfère
tout expliquer à ce moment-là, ce sera plus facile.
La flopée de jurons qui s’ensuivit accentua encore le sourire d’Henrik. Ce n’était pas l’exaspération
de son agent qui l’amusait, mais plutôt le fait de se voir camper si fermement sur ses décisions. Les
choses se dérouleraient à sa manière.
Patrick accepta de réserver un vol pour assister à la réunion et lui confirma qu’il prenait toutes les
dispositions nécessaires pour l’organiser.
— Ce sera à tes frais, bien sûr.
— Bien sûr.
Henrik était bien trop content qu’on se charge de cette partie des démarches à sa place.
L’appel suivant fut pour Vanessa. Comment allait-elle prendre la nouvelle ?
— Henrik, répondit-elle d’une voix douce et claire. Tu fais un malheur sur les réseaux sociaux après
ta performance d’hier soir. Belle revanche pour Rylie, mais je ne suis pas certaine qu’Olander ait
apprécié.
Il ne put s’empêcher de rire.
— C’est le moins qu’on puisse dire !
Les dix-sept minutes qu’il avait passées sur le banc des pénalités avaient rendu le coach fou furieux.
— Alors, que puis-je pour toi en ce jour de congé ?
Son allusion subtile ne lui échappa pas : en temps normal il n’aurait dérangé personne en ce jour que
tout le monde, hormis les commerçants, considérait comme férié.
— Je viens d’annoncer à mon agent que je prenais ma retraite à la fin de la saison. Il est en train de
programmer une réunion demain avec la direction des Glaciers pour régler les détails et trouver un
terrain d’entente pour casser le contrat qui me lie toujours.
Il patienta quelques secondes, s’attendant à une réaction, mais non.
— J’aimerais que tu sois aussi de la partie, ajouta-t-il.
Un long silence s’installa.
— Qu’est-ce qui se passe ? demanda-t-elle.
Son absence de jugement ou de commentaire lui rendit le sourire.
— Il est temps que je change de cap et que je fasse autre chose.
— Comme quoi ?
Il débattit en son for intérieur, comme avec Patrick, mais il avait besoin d’elle pour mettre un accent
positif sur son projet, et pour ça il devait lui fournir des détails.
— Le hockey m’a apporté beaucoup. Je ne suis pas mauvais et j’ai atteint un haut niveau, mais je ne
respire ni ne vis pour ce sport comme la plupart des gars, et j’aimerais faire ce qui me plaît réellement.
Il prit une profonde inspiration et se jeta à l’eau.
— J’ai une formation de pianiste classique. C’est la musique qui me fait vibrer et j’ai besoin de
donner à cette passion l’attention qu’elle mérite.
Il laissa volontairement Jacqui et sa maladie en dehors de tout ça.
— Alors tu comptes abandonner le hockey pour faire de la musique ?
Cette fois encore, pas de jugement dans sa voix.
— Oui.
Bon sang, que ça faisait du bien de le proclamer haut et fort ! Sa poitrine se gonfla de fierté.
— Je voudrais recommencer à jouer et…
Il hésita, puis cracha le morceau, espérant qu’elle comprendrait.
— … J’ai trouvé quelqu’un avec qui j’ai envie de fonder une famille. Je ne veux pas devenir
esclave d’un sport exigeant dont le calendrier impose un rythme exténuant pendant huit à dix mois de
l’année. J’ai envie de rentrer chez moi le soir et de m’éveiller à côté d’elle le matin. Tous les matins.
Il suivit du regard les voitures qui entraient et sortaient du parking, en contrebas. Même si Vanessa
ne comprenait pas, il la payait pour formuler les choses de façon que tout le monde le comprenne.
— Tu me surprends, une fois de plus, finit-elle par répondre. C’est audacieux et peu de gens s’y
risqueraient, mais je vais plancher là-dessus. Tu as eu une belle carrière et ton départ n’a rien de
vindicatif.
Puis elle ajouta, sur le ton de la confidence :
— Je ferai en sorte que les femmes tombent en pâmoison et que les hommes t’admirent.
— Une dernière chose, dit-il, éprouvant une pointe de malaise pour la première fois de la journée.
Deux, en fait. La première, c’est que je suis en train de concocter quelque chose pour demain soir, qui, je
l’espère, pourrait aider les gens à comprendre ma décision. Je te donnerai toutes les infos dès que j’aurai
finalisé mon projet. J’aimerais beaucoup que Hauke et toi soyez présents, ainsi que le reste de l’équipe.
— Qu’est-ce que tu mijotes ?
Cette fois la curiosité était bien là.
— Si ça marche, je te mettrai tout de suite dans la confidence.
Puis il aborda le second point. Celui dont son agent n’était pas au courant.
— La deuxième chose, c’est que Jacqui passe en ce moment des examens de dépistage d’un cancer.
Vanessa laissa échapper un petit hoquet.
— Ce n’est pas du tout ce qui me pousse à abandonner le hockey, mais ça a un impact, c’est certain.
En tout cas, je ne veux pas que les gens s’imaginent que je le fais pour ça. J’ai décidé d’être là pour elle,
oui, mais je le veux qu’elle soit malade ou pas.
— Je suis vraiment désolée.
— Merci, mais ce n’est pas ta faute.
Ce n’était celle de personne, encore moins celle de Jacqui.
— Jacqui n’a pas besoin d’entendre partout que j’ai dû renoncer au hockey à cause d’elle, parce que
c’est faux. Il faut à tout prix éviter que la presse aborde le sujet sous cet angle.
— D’accord. Alors j’attends de tes nouvelles pour les détails concernant la réunion et pour cette
mystérieuse surprise que tu nous réserves.
Il y eut une petite pause.
— Et… Henrik ? Si Holden et moi pouvons faire quoi que ce soit, n’hésite pas. On est là pour toi.
La boule qu’il avait dans la gorge l’obligea à déglutir avant de répondre.
— Merci. Ça compte beaucoup pour moi.
De toutes les choses qui devaient lui arriver aujourd’hui, celle-ci était la dernière à laquelle il
s’attendait.
Il inspira de nouveau profondément avant de se sentir prêt pour le prochain coup de fil. Il vérifia
l’heure et passa la tête dans la salle d’attente pour s’assurer que Jacqui n’était pas revenue, puis il
regagna son poste à la fenêtre. Le ciel était saturé de nuages gris et épais et il faisait assez froid pour que
la neige annoncée par les météorologues se confirme. Juste à temps pour les fêtes.
— Salut, Grenick. Quoi de neuf ? répondit Walters d’un ton enjoué. Le coach a dû te faire passer un
sale quart d’heure, hier soir.
— Je te laisse imaginer ! répondit-il en retrouvant le sourire. Je suis plus utile sur la glace, je
n’avais qu’à laisser Feeney faire son boulot, et blablabla. Bref, pas de surprise, mais je devais bien ça à
Rylie.
Walters ne pouvait pas le voir, mais il haussa les épaules.
— Ouais, Rylie est un bon petit, déclara son ami après avoir gardé le silence un moment.
— Il n’est plus tout à fait petit.
Rylie avait beaucoup gagné en maturité pendant le début de cette saison. L’image du play-boy était
bien loin. Samantha était peut-être en partie responsable, ou pas. De toute façon, ça n’avait pas
d’importance, le résultat était le même.
— C’est vrai. Alors, comment vas-tu ?
Comme les autres, Walters ne l’avait pas harcelé, dimanche soir, après la fête. Il s’était contenté
d’une accolade fraternelle et d’un « appelle-moi quand tu auras fait le point », puis il était parti avec
Rachel.
— Beaucoup mieux. Très bien, même.
— Ah oui ? Qu’est-ce qui a changé ?
Tellement de choses… Henrik lâcha un petit rire en se pinçant l’arête du nez, tout en remettant un
peu d’ordre dans ses idées pour aller à l’essentiel.
— Je suis tombé amoureux et elle m’aime en retour.
Il avait opté pour la vérité. Walters comprendrait.
Son rire bienveillant retentit sur la ligne.
— Ça fait plaisir à entendre. Je n’ai pas eu la chance de parler à l’élue de ton cœur, mais Hauke m’a
dit que c’était la pianiste. Jacqui, c’est ça ?
— Oui, c’est elle, dit-il, de nouveau envahi de fierté et de plénitude.
— Ne le prends pas mal, mais elle ne m’a pas semblé être ton type de femmes habituel.
— Non, reconnut-il. Elle en est même très loin.
— Je suis vraiment heureux pour toi, Henrik. Quand peut-on la rencontrer ? Ça vous dirait qu’on
dîne ensemble un de ces soirs ?
C’était le moment de lui demander une faveur, la première d’une longue liste.
— Justement, à ce propos… tu n’es sans doute pas libre, mais j’aurais aimé que tu assistes à un
concert, demain soir. Jacqui joue et…, il faut que je te montre quelque chose, que je le montre à tout le
monde, en fait, poursuivit-il après une inspiration.
— D’accord. Maintenant je suis vraiment curieux. Qu’est-ce qui se trame ?
Henrik lui expliqua alors son projet de retraite, se permettant de lui donner plus de détails et
d’aborder le sujet de sa famille. Walters savait à quel point il dédaignait la fortune de ses parents, et il
saurait mesurer l’ampleur de ses récentes découvertes et de la grande sérénité qu’il retirait de tout ça.
— Jusqu’à dimanche dernier, tu étais le seul de l’équipe à être au courant de ma passion pour la
guitare. En fait, tu es le seul qui me connaisse réellement. Les autres ne voient que les filles avec
lesquelles je sortais et le stéréotype du hockeyeur. Même Hauke et Rylie n’ont entraperçu que quelques
pans de ma vie, ceux que je leur ai révélés il y a peu.
— Et maintenant ?
— Je n’ai plus besoin de me cacher.
C’était aussi simple que ça. Désormais, il ne craignait plus d’être rejeté. Il avait enfin compris que
ses amis et sa famille — sous toutes ses formes — seraient là pour lui, quoi qu’il fasse.
— Jacqui m’a aidé à en prendre conscience, ajouta-t-il.
— Elle mérite vraiment d’être connue, cette demoiselle !
— Alors ça marche pour demain ?
Il lui communiqua l’horaire et l’adresse de la salle, puis lui fit part de son désir d’y réunir toute
l’équipe. Il comptait bien tout mettre en œuvre pour que ça se réalise.
— Je peux compter sur toi ? insista-t-il encore. On pourra dîner ensemble après.
— On sera là.
Voilà, il pouvait rayer trois appels de sa liste sur laquelle l’attendaient une dizaine d’autres. Il
vérifia de nouveau l’heure. Il était encore trop tôt pour ceux-là. Toutefois, le plus dur était fait. A présent,
il ne restait plus qu’à mettre en place les autres pièces du puzzle.
Et à être là pour Jacqui.
Ses appréhensions eurent un petit sursaut et faillirent refaire surface, mais il les réprima sans
ménagement. Même si Jacqui avait raison et qu’elle faisait une rechute, il ne devait pas se laisser envahir
par la peur. Maintenant qu’il avait donné un sens à sa vie, il ne pouvait pas tout gâcher à cause de ça.
D’ailleurs, il était bien décidé à en profiter au maximum, sans se cacher. Et il emmenait Jacqui avec
lui.
# 30

Jacqui consulta son téléphone pour la centième fois, puis le reposa. Rien encore… Le magasin avait
fini par se vider et les derniers clients de ce Black Friday gagnaient la sortie. Se plonger dans le travail
lui avait permis de ne pas trop cogiter sur les résultats de ces fichus examens, qui ne tarderaient pas à
tomber.
Henrik l’avait laissée partir à contrecœur, non sans l’avoir embrassée et serrée dans ses bras. Cette
fois encore, il s’était montré beaucoup plus compréhensif qu’elle ne l’aurait imaginé. Elle fit une grimace,
honteuse de ce manque de confiance en lui. Promis, plus jamais elle ne mettrait sa parole en doute.
— Quelle journée ! grommela Max, avant de s’avachir sur le comptoir. Je pourrais dormir pendant
une semaine.
L’un de ses yeux était dissimulé sous sa tignasse noire, tandis que l’autre trahissait son épuisement.
— Estime-toi heureux de ne pas devoir faire l’ouverture demain matin !
C’était ce qu’elle avait négocié avec lui afin de se libérer pour ses tests à l’hôpital.
— Et n’oublie pas qu’on répète à midi, lui rappela-t-elle.
Le concert de fin d’année de leur université aurait lieu le lendemain soir et ils seraient tous les deux
sur scène.
— Pas de répit pour les braves, hein ?
— OK, Max, c’est bon, tu peux y aller maintenant, déclara leur patron en surgissant d’un rayon.
L’intéressé poussa un petit cri de joie et se précipita dans la réserve où se trouvaient les casiers des
employés. Jacqui pouffa et s’empara d’un chiffon pour épousseter un peu. Il était peu probable que son
oncologue lui donne des nouvelles aussi tard. Devait-elle s’en réjouir ou craindre le pire ? Peut-être que
le laboratoire tournait au ralenti, aujourd’hui, ou que les échantillons avaient été contaminés et qu’elle
devrait recommencer. Son médecin appellerait-il le lendemain, un samedi ? Il n’oserait tout de même pas
la laisser trépigner plus longtemps, si ?
Elle passa la main sur la zone sensible de son ventre. La brûlure s’était estompée pour le moment,
mais elle n’était jamais loin.
— Est-ce que tout va bien, Jacqui ? s’enquit le patron.
Elle releva brusquement la tête en affichant un sourire.
— Très bien. Un peu fatiguée, c’est tout.
Il jeta un coup d’œil à la boutique, puis à sa montre.
— Pourquoi ne rentrerais-tu pas chez toi aussi ? On a eu une journée de dingues et on va bientôt
fermer, de toute façon.
— Vous êtes sûr ?
Elle avait déjà rangé le chiffon sous le comptoir et se dirigeait vers la réserve.
Il lui fit signe de partir en riant.
— Vas-y. On se voit demain à 7 heures.
— Merci !
Elle fonça pour récupérer son manteau et son sac avant que le boss ne change d’avis. Max était parti
sans demander son reste et elle comptait bien l’imiter.
L’air froid la saisit lorsqu’elle sortit. Une neige aussi fine que la poussière formait peu à peu une
pellicule blanche sur le sol. Elle avait déjà prévenu sa mère qu’elle ne rentrerait pas ce soir. Celle-ci
avait répondu à son message par une petite émoticône souriante, sans poser de question.
Que ferait-elle sans sa famille adorée ? Même s’ils étaient parfois lourds et un peu trop
envahissants, ils la soutenaient et l’aimaient envers et contre tout. Elle n’avait pas encore rencontré la
famille d’Henrik, mais elle avait cru comprendre au fil de leurs conversations que l’ambiance était
radicalement différente. De toute façon, il était intégré au clan Polson, à présent, et tous veilleraient à ce
qu’il n’en doute jamais.
Il l’attendait sur le pas de la porte lorsqu’elle descendit de sa voiture. Avec sa large carrure, il
occupait presque tout l’encadrement, et la lampe du porche déposait un voile lumineux sur lui. Elle
ralentit, le temps de réguler les battements de son cœur. Comment avait-elle pu envisager ne fût-ce qu’une
seule seconde de le laisser tomber ? De renoncer à lui, à son amour, à tout ce qu’il lui apportait : de la
sérénité, un autre cocon familial, un deuxième foyer ?
Il s’avança pour lui prendre son sac, dont il glissa l’une des bretelles à son épaule. Puis il lui prit le
visage entre ses mains chaudes pour l’embrasser.
— Bonsoir… Tu as l’air épuisée.
Elle parvint à esquisser un sourire las.
— Je le suis.
Elle n’avait pratiquement pas dormi de toute la semaine. Entre Henrik et le cancer, leur lot
d’angoisses et d’émotions, c’était déjà presque un miracle qu’elle ait grappillé trois ou quatre heures de
sommeil par nuit.
Il l’entraîna à l’intérieur en la serrant contre lui, puis la débarrassa de son manteau. Elle s’appuya
sur le mur pour ôter ses chaussures ; elle n’était pas certaine de se relever si elle s’asseyait sur le petit
banc prévu à cet effet.
Les lumières étaient tamisées, une musique douce flottait dans la pièce, et un feu dansait dans la
cheminée.
— Tu as faim ? s’enquit-il en l’enveloppant de ses bras.
Elle s’affaissa contre son torse en fermant les yeux et ronronna tandis que tout son corps se détendait
et qu’elle s’imprégnait de son odeur. Ici, juste ici, tout contre lui, elle était chez elle.
— Non, j’ai trop sommeil pour avoir faim, marmonna-t-elle, les paupières lourdes.
— Alors allons te border.
Dans son lit. Quelle bonne idée ! Elle se laissa guider jusque dans la chambre. Les draps étaient
déjà ouverts.
— Il est encore tôt, fit-elle remarquer.
A peine 21 heures. Elle n’allait jamais se coucher de si bonne heure.
— Peut-être, mais tu ne tiens plus debout. Déshabille-toi, je vais fermer la maison et je reviens tout
de suite.
— Tu n’es pas obligé, protesta-t-elle sans grande conviction.
Il la dévisagea avec un sourire empreint d’amour et de douceur.
— Je sais.
A peine eut-il quitté la pièce qu’elle sentit ses jambes se dérober et elle dut s’asseoir sur le rebord
du lit, vaincue par la fatigue. Conclure cette journée interminable avec lui, pouvoir se lover contre lui et
se laisser envelopper par sa chaleur protectrice, était le dernier rempart qui l’empêchait de fondre en
sanglots.
Le stress, la peur, la colère… tout cela était en train de déborder dans sa poitrine et de lui monter à
la gorge, menaçant de jaillir d’une minute à l’autre sous la forme d’une crise de larmes.
Lorsqu’il la rejoignit, elle était déjà sous la couette et dérivait dans une douce torpeur. La musique
s’était tue et le reste de la maison était plongé dans le noir.
Il était si beau, rasé, avec son survêtement bleu marine.
Il se coucha derrière elle en cuillère, et elle poussa un petit grognement de volupté, se moulant
contre lui, serrant le bras qu’il avait passé autour d’elle.
— Merci, marmonna-t-elle, n’en revenant toujours pas de la chance qu’elle avait.
Il était toujours là, malgré le fardeau qu’elle portait.
— C’est moi qui devrais dire ça, chuchota-t-il en fourrant le nez dans son cou et en l’embrassant
juste sous l’oreille.
Cette fois, les barrières cédèrent sous le poids de l’amour et de la gratitude, emportant dans leur
sillage sa résolution d’être forte et de ne pas lui infliger le spectacle de sa douleur et de ses peurs. Les
larmes s’échappèrent, lourdes et silencieuses, roulant sur l’arête de son nez pour s’écraser sur l’oreiller.
Elle pinça les lèvres pour contenir le hoquet qui enflait dans sa poitrine.
— Chhhh, l’apaisa-t-il en la faisant pivoter dans ses bras.
N’opposant aucune résistance, elle se blottit contre son torse.
— Mais je ne veux pas pleurer, protesta-t-elle, les larmes continuant à couler en silence, les
traîtres !
— Parfois, on en a besoin.
Elle prit une inspiration tremblante et renonça, donnant alors libre cours à son chagrin, évacuant tout
ce qu’elle retenait en elle depuis des mois, voire des années. Les regrets, les rêves désenchantés, l’espoir
retrouvé, tout s’écoulait d’elle tel un ruisseau purificateur. Alors que la crise avec Aiden avait été
chargée de colère, celle-ci était réparatrice.
Avec Henrik, elle pouvait se permettre de craquer un peu, il serait toujours là. Comme sa famille, il
serait fort pour elle quand elle serait au plus bas.
Il resta à la soutenir, sans rien dire, tandis qu’elle exorcisait les démons qu’elle gardait au fond
d’elle depuis si longtemps.
— Je ne veux pas mourir, dit-elle d’une voix éraillée.
— Je ne le veux pas non plus.
Il resserra son étreinte.
Sa sincérité lui arracha un petit rire.
— Je suis contente de l’entendre.
Il lui releva le menton et essuya son visage avec douceur, puis l’embrassa avec une infinie
tendresse, chaque effleurement de ses lèvres étant un témoignage de son amour. C’était — il était —
exactement ce dont elle avait besoin. Quelqu’un qui la comprenne, qui accepte tout d’elle et ait toujours
envie d’elle en dépit de tout.
Il lui caressa les lèvres du bout de la langue et alterna avec de petits baisers. Toutes ces sensations
éveillèrent sa libido et elle se colla à lui dans un élan de désir.
Il roula sur elle et s’installa au creux de ses cuisses. Chaque baiser, chaque souffle, chaque petit
mordillement réaffirmait ce qu’ils éprouvaient l’un pour l’autre.
— Je t’aime, lui susurra-t-il à l’oreille, provoquant une décharge de frissons sur sa nuque.
Elle enfonça les doigts dans ses cheveux et s’appropria sa bouche, encore et encore. Avait-il
seulement conscience de tout ce qu’il représentait pour elle ? Savait-il à quel point son amour lui était
précieux ?
Leur étreinte s’échauffa, déchaînant la passion qui couvait entre eux depuis la toute première fois. Il
continua à sonder sa bouche, remuant les hanches à un rythme impatient, aussi impatient que le désir qui
la consumait.
Un instant plus tard, il enfila un préservatif. Elle ne distinguait pas ses traits dans la pénombre, mais
elle les avait mémorisés.
Il la pénétra, son sexe caressant sa chair dans une explosion de sensations merveilleuses.
— Je t’aime, dit-elle à son tour, insufflant à cet aveu tout ce qu’elle ressentait, tandis qu’elle
dessinait du bout du doigt le contour de ses lèvres parfaites. Et je ne t’abandonnerai plus jamais.
Plus jamais.
Il ponctua leur baiser de coups de reins, battant la mesure de leur amour profond, de cet attachement
qu’elle avait fui, pour ensuite succomber à sa force.
Les larmes affluèrent de nouveau devant la puissance de ses sentiments. Elle se raccrocha à lui. Son
souffle chaud lui balayait le cou, ses petits grognements lui titillaient l’oreille.
— Tu es parfaite, déclara-t-il en couvrant son épaule d’une pluie de petits baisers.
Il intensifia son mouvement, chaque aller-retour enracinant un peu plus leur relation, témoignant du
chemin parcouru, et de celui qui restait à parcourir.
— Toi aussi, parvint-elle à déclarer entre deux hoquets de plaisir.
Elle était inondée de sensations, de cet amour qui la rendait plus forte. Elle avait toujours eu peur
que ses sentiments l’affaiblissent, et c’était exactement le contraire.
Ses orteils se mirent à fourmiller, et elle savoura sa lente ascension vers l’orgasme. C’était tout
aussi intime et puissant que le sexe effréné qu’ils avaient connu avant. C’était à la fois une confirmation et
un nouveau départ, un aperçu de ce dont demain pouvait être fait. Et elle qui avait eu si peur de
s’engager !
Les va-et-vient d’Henrik redoublèrent et, soudain, elle atteignit le climax, le corps traversé par une
succession de vagues de volupté qui la plongèrent dans une extase sans pareille. Quelques puissants
coups de reins et elle chavira de nouveau, avec lui cette fois.
Elle se délecta de la douce euphorie du moment, jusqu’à ce que les spasmes se calment et qu’Henrik
ne bouge plus. Il se laissa tomber sur elle et plongea le nez dans le creux de son épaule, son souffle lui
caressant la peau.
Merci.
Elle adressait sa gratitude à cette entité, quelle qu’elle soit, qui avait mis Henrik sur sa route. Un
cadeau qu’elle ne remettrait plus jamais en doute.
# 31

— Nous ne pouvons pas avoir cette discussion maintenant, protesta Allen Benning, le président du
club, à l’autre bout de la table de conférence. Nous ne sommes même pas à la moitié de la saison ! Il peut
encore se passer beaucoup de choses d’ici juin.
Il se laissa aller contre le dossier de son fauteuil et lui jeta un regard noir.
— Je ne changerai pas d’avis, lui assura Henrik.
La réunion se déroulait comme il l’avait prédit. Le club tentait de s’opposer à sa décision.
— J’ai pensé qu’il était plus honnête de vous mettre tout de suite au courant de mon projet.
Dans une famille, on ne se faisait pas de sale coup.
— Tu vas nous laisser avec un énorme trou dans la défense, lui fit remarquer le coach, assis à côté
de Benning, en se caressant le bouc.
— Je ne suis pas irremplaçable. Des tas de joueurs ne demandent pas mieux que de prendre ma
place.
— Mais tu en as encore dans les jambes, et pour plusieurs années ! Ton dossier médical est presque
vierge, pas de blessures graves, rien.
— Tout ce que je veux, c’est faire ce dont j’ai envie.
Il chercha un peu de soutien du côté de Vanessa, qui était installée à côté de lui.
— Je ne pars pas du jour au lendemain, poursuivit-il. Je ne laisse pas l’équipe en plan. Nous avons
tous plusieurs moteurs dans la vie, et il est temps pour moi d’en essayer un autre.
— Bon sang, Roller, à quoi est-ce que tu joues ? lâcha Benning d’un ton sec.
— J’essaie de jouer franc jeu.
C’était vrai. Il aurait aussi pu s’en aller comme un traître à la fin de la saison.
— Comme je l’ai dit, reprit-il, j’ai décidé de vous prévenir longtemps à l’avance, afin que vous
puissiez prendre des dispositions et recruter un autre joueur. Il y a un concert à l’occasion des fêtes de fin
d’année à l’université de musique McNeil Stone, ce soir. Je vous invite à y assister, je crois que vous
comprendrez alors ce qui m’anime.
Il glissa un tract de l’événement sur la table, puis se leva. Il en avait terminé avec eux. S’ils
n’avaient pas compris qu’il était sérieux, tant pis.
— J’espère que vous pourrez vous libérer. Merci de m’avoir écouté.
Il tourna les talons, en paix avec lui-même.
— Ça aurait pu attendre plusieurs mois, grommela Patrick lorsqu’ils se retrouvèrent avec Vanessa
dans l’ascenseur.
— Oui, reconnut-il. Mais maintenant ils sont au courant, et ce n’est pas un secret. Ils ont toutes les
cartes en main, à eux de voir ce qu’ils en font.
Il resserra les pans de sa veste de costume en sortant. Une fine poudre neigeuse continuait à tomber.
Il serra la main de son agent.
— Merci d’être venu. J’espère que tu seras des nôtres, ce soir.
Patrick jeta un coup d’œil à sa montre.
— Mon vol décolle à 17 heures.
— Je filmerai pour vous, déclara alors Vanessa, toujours aussi efficace. Rentrez auprès de votre
femme.
Patrick poussa un soupir.
— Mon vieux, toi qui étais celui qui me donnait le moins d’embarras, tu es en train de tout rattraper
d’un coup !
— Ce n’était pas mon intention.
— Je sais, répondit Patrick en échangeant une poignée de main avec Vanessa. J’accepte votre
proposition, pour la vidéo. Quant à toi, fit-il en le pointant de l’index, ses cheveux blonds blanchis par la
neige, tiens-toi à carreau. Je te recontacte.
— Merci, Patrick.
Il le regarda s’éloigner à grandes enjambées, passant déjà au point suivant de sa liste.
— Tout est prêt pour ce soir ? s’enquit Vanessa.
— Je crois.
La veille, après le départ de Jacqui pour le magasin, il avait passé presque toute la journée à tout
mettre sur pied et à répéter. Il n’avait pas le choix : ce soir, il n’aurait pas le droit à l’erreur.
— Alors on se retrouve là-bas tout à l’heure.
Elle se hissa sur la pointe des pieds pour l’embrasser sur la joue, avant de se diriger vers sa
voiture. Comment faisait-elle pour ne pas glisser avec ses bottes à talons hauts ? Encore un mystère qu’il
ne résoudrait jamais.
Il consulta son téléphone. Toujours aucune nouvelle de Jacqui. Elle ne lui avait pas confié ce qui la
tracassait, mais il l’avait trouvée anxieuse, ce matin. Attendre les résultats de ses examens était une
véritable torture pour elle. Toutefois, il ne lui avait pas posé de questions. Elle ne manquerait pas de
l’avertir dès qu’elle les aurait reçus. Jusqu’à nouvel ordre, il garderait les doigts croisés et resterait
optimiste.

* * *

La neige commençait à s’accumuler sur le sol. Dans la luxueuse voiture d’Henrik, la sono diffusait
un morceau de rock alternatif qu’elle appréciait.
Il était passé la chercher chez elle pour le concert, renversant dans son costume taillé sur mesure. Sa
mère n’avait pas tari d’éloges à leur sujet, avant de les mettre à la porte en leur promettant que la famille
serait au rendez-vous ce soir. Comme toujours.
Soudain, la sonnerie de son téléphone retentit, troublant le calme relatif qu’elle avait fini par
trouver. Deux jours qu’elle attendait le résultat de ses tests. Une épreuve insoutenable pour la patience et
pour les nerfs.
Ses mains se mirent à trembler, rendant la fouille de son sac beaucoup plus fastidieuse. Son cœur
s’arrêta lorsqu’elle vit le nom de son oncologue clignoter sur l’écran, puis se mit à tambouriner comme
un sourd dans sa poitrine.
L’espace d’un instant, elle fut tentée de ne pas prendre l’appel, de retarder un peu la sentence. Mais
à quoi bon ?
Elle jeta un coup d’œil à Henrik dont le profil était éclairé par intermittence par les lampadaires,
puis fit glisser son doigt sur l’écran pour répondre.
— Allô ?
— Jacqui ? C’est le Dr Olmstead.
— Je sais, répondit-elle abruptement.
Elle le connaissait depuis plus de douze ans.
— J’imagine que les résultats sont arrivés.
— Oui.
Son ton, très professionnel, n’augurait rien de bon. Elle ferma les yeux et retint son souffle, le sang
battant à ses oreilles.
— Tous les résultats sont négatifs.
Négatifs ? Elle répéta le mot plusieurs fois dans sa tête, mais la signification refusait de s’y
imprimer. Négatifs ?
— Si j’ai demandé d’autres prélèvements de sang et des examens plus poussés, c’est parce que je
soupçonnais quelque chose.
Merde ! Cette phrase balaya d’un coup le soulagement qui avait commencé à l’envahir.
— Et ?
— Tu peux arrêter de t’inquiéter, Jacqui.
Elle s’affaissa sur son siège, des larmes sur les joues.
— Vous êtes sûr ? Absolument sûr ?
— Absolument.
— Mais les crampes d’estomac ? insista-t-elle en posant la main sur son ventre, pensant aux
métastases qui pouvaient s’installer dans d’autres parties du corps. Et les saignements de nez, les
douleurs dans les os ?
— Les nouveaux prélèvements sanguins n’ont fait que confirmer ce que le scanner a révélé. Tu as un
ulcère. C’est tout. Ça se traite sans problème avec des médicaments. Quant au reste, je mettrais ça sur le
compte de l’air sec, et d’un excès de travail.
— Un ulcère ? Vous êtes certain qu’il n’y a rien d’autre ?
Ses doutes refusaient de céder si facilement et s’insinuaient jusque dans sa voix.
— Je vais te diriger vers un confrère gastroentérologue qui te prescrira un traitement, mais les
anticorps que produit en général le corps en réaction à la bactérie responsable des ulcères peptiques sont
bien présents dans ton bilan sanguin.
— Un ulcère, répéta-t-elle, comme pour bien se l’enfoncer dans le crâne. Ce n’est pas une rechute ?
— Tes taux de globules rouges et blancs sont normaux, et les scanners ne montrent aucun signe de
cancer dans ton corps.
— Oh, mon Dieu. Merci.
Elle ferma les yeux de toutes ses forces, acceptant enfin la vérité. Cela avait valu la peine
d’attendre. Elle n’était pas malade.
— Mais de rien. C’est le genre de coups de fil que j’adore donner.
Elle considéra l’écran de son téléphone redevenu noir pendant encore une minute, se faisant peu à
peu à l’idée.
— Je n’ai pas de cancer, dit-elle à Henrik en relevant la tête pour le regarder. Je n’ai pas de cancer.
Les tremblements prirent alors le dessus, secouant tout son corps. Il la serra dans ses bras.
— Dieu merci !
Il avait la voix rauque, les émotions le gagnant autant qu’elle : le soulagement, la joie et bien plus
encore.
Elle lui rendit son étreinte et envoya un rapide « merci » à l’univers.
Il l’embrassa. Un baiser chaud, chargé de joie devant cette chance qui lui était offerte. Elle s’y
abandonna jusqu’à ce que le monde autour d’elle disparaisse et que toutes ses peurs s’envolent.
Il finit par se rasseoir sur son siège, écrasant du pouce les larmes qu’elle avait sur les joues.
Combien de temps s’était écoulé depuis qu’elle avait décroché ? Le jour déclinait. Il avait les yeux
brillants, lui aussi. Tout à coup, elle remarqua qu’il s’était garé. Ou avait-elle donc passé les dernières
minutes ?
— Je vais être en retard, indiqua-t-elle, parvenant enfin à réguler les battements de son cœur.
— Tu viens d’apprendre que tu n’avais pas de cancer. Je crois qu’ils ne t’en voudront pas si tu es un
peu en retard.
— Non, insista-t-elle, rayonnante. J’ai besoin de jouer.
Le poids qui l’oppressait depuis des mois s’était envolé.
Henrik lui donna un dernier baiser, puis démarra.
— Alors je ferais mieux de me dépêcher.
Elle baissa le pare-soleil pour vérifier son maquillage dans le petit miroir. Il était temps d’en finir
avec ce cauchemar, de se mettre dans la tête une bonne fois pour toutes que la leucémie faisait partie de
son passé et pas de son avenir. Bien sûr, il y avait toujours un risque de récidive, mais elle ne se
laisserait plus jamais dominer par ses peurs.
Elle se tourna vers Henrik, prise d’une bouffée de fierté pour cet homme honnête et gentil qui
l’aimait. C’était lui, son avenir, et elle était bien déterminée à profiter de chaque seconde à partir de
maintenant.
# 32

Le concert arriva à sa fin et les dernières notes s’évanouirent sous les plafonds, tandis que les
applaudissements se déchaînaient. Jacqui n’avait pas cessé de sourire, son cœur presque trop plein pour
supporter le sentiment de plénitude qui ne la quittait plus.
Elle se leva et salua avec les autres artistes, tout en cherchant Henrik dans le public. La salle était
beaucoup plus remplie qu’espéré, des gens avaient même dû rester debout au fond. L’auditorium de
l’université n’était pas énorme, mais elle ne l’avait jamais vu aussi plein.
— Mesdames et messieurs, tonna une voix grave dans les enceintes.
Des « chut » et des appels au silence s’élevèrent dans la salle, tandis que le président de
l’université grimpait sur la scène. Jacqui sortit avec les autres pour le laisser faire son discours.
C’était à peine si elle voyait où elle mettait les pieds dans la pénombre des coulisses, après la
lumière aveuglante de la scène. Elle suivait tant bien que mal les autres en direction des loges lorsqu’une
main se referma autour de son poignet et la tira sur le côté. Elle leva les yeux et reconnut Henrik en dépit
de l’absence d’éclairage.
Les étudiants qui étaient derrière elle la dépassèrent, certains leur jetant des regards curieux tandis
qu’il se penchait pour lui murmurer à l’oreille :
— Je fais ça pour moi, mais c’est aussi un cadeau pour toi.
— Nous avons un invité très spécial, ce soir, expliquait le président. Un homme que bon nombre
d’entre vous connaissent sans doute, au moins de nom. Laissez-moi vous dire que j’ai été très surpris
lorsqu’il m’a contacté, hier, pour me soumettre sa requête ainsi qu’un généreux chèque au nom de
l’université de la part de la fondation Amelia G. Hedberg.
Il marqua une pause pour permettre au public d’applaudir.
— Lorsque Henrik Grenick m’a fait part de son projet, je dois reconnaître que je l’ai d’abord rejeté
en bloc. Mais j’ai vite compris que sa réputation de bulldozer ne se limitait pas aux patinoires. Il a
littéralement écrasé toutes mes objections, puis il est venu me voir pour me prouver ce qu’il avançait.
Cette déclaration suscita quelques rires.
Jacqui était complètement perdue.
— Qu’est-ce que tu as fait ?
— Voudriez-vous, s’il vous plaît, accueillir notre invité sur scène ? M. Henrik Grenick !
Les acclamations furent honorables, bien qu’un peu hésitantes. Henrik serra la main de Jacqui, tira
sur sa veste et s’avança sur scène. Des sifflements fendirent l’air, suivis de quelques : « Vas-y, Roller ! »
Ses coéquipiers étaient donc présents ?
Les autres étudiants étaient tous revenus et se pressaient autour d’elle, cherchant à comprendre ce
qui se passait.
— Tu le connais vraiment ? demanda un garçon, incrédule.
— C’est mon copain.
Comme ça faisait du bien de le revendiquer !
Les projecteurs mirent alors en valeur la silhouette d’Henrik qui s’avançait vers le piano à queue
installé de l’autre côté de la scène. Celui qu’elle venait tout juste de quitter.
Un frisson lui parcourut la peau, lui donnant la chair de poule avant même que les premières notes
retentissent. Il commença et elle reconnut aussitôt le troisième mouvement de La Tempête. Elle se couvrit
la bouche d’une main, complètement figée par l’émerveillement, lorsque la musique magnifique se
répandit, déployant toute sa grâce sous les doigts assurés d’Henrik.
— Waouh, fit Max à côté d’elle. Ce type est doué !
— Oui, parvint-elle à lâcher malgré la boule qu’elle avait dans la gorge. Il l’est vraiment.
Il était même plus que doué. Tout son corps bougeait en rythme, à la perfection. Il lui avait dit qu’il
avait fait du piano dans sa jeunesse mais, là, on était loin de quelques morceaux pianotés pour tuer le
temps. C’était des années de pratique et un talent dans ce qu’il avait de plus pur qui se révélaient à eux.
Elle parvint à arracher son regard de la scène pour scruter la foule. Tout le monde avait l’attention
braquée sur lui, les expressions allant de la stupéfaction complète au ravissement. Tout le public semblait
aussi ébahi qu’elle. Henrik avait caché ce don — cette passion — à tout le monde. A présent, il était en
train de montrer ce qui le passionnait vraiment à la terre entière. Du moins, c’est ainsi qu’elle le
comprenait. Car, pour jouer comme ça, il fallait être mordu. La musique vous transportait et vous ne
faisiez plus qu’un avec elle. C’était du moins ce qu’elle ressentait, et il l’avait deviné.
« Je le fais pour moi, mais c’est aussi un cadeau pour toi. »
Des picotements se firent de nouveau sentir derrière ses paupières. Elle avait juré qu’on ne l’y
reprendrait plus pourtant, mais ces larmes-ci étaient de joie. Elle comprenait le message d’Henrik, et elle
avait envie de l’acclamer. C’était fini, il ne se cacherait plus.
Les dernières mesures de la sonate résonnèrent, puis le silence reprit peu à peu ses droits. Il ne dura
qu’une fraction de seconde car ce fut un véritable triomphe que la salle réserva à Henrik. Le public était
debout et l’ovationnait. Elle se joignit à eux et applaudit aussi fort qu’elle put, souriant tellement qu’elle
en avait mal aux joues.
Il se leva pour saluer et les applaudissements enflèrent et se prolongèrent, agrémentés de sifflements
perçants. Il était en train de dévoiler l’expérience et le professionnalisme qui lui avaient été inculqués par
des années de représentations.
— Bon sang ! Jamais j’aurais deviné, déclara Max, abasourdi.
— Moi non plus, ajouta un autre garçon.
— J’ai tout filmé, renchérit une fille en secouant son téléphone.
Cette vidéo devait faire le tour d’Internet. Henrik n’avait pas à rougir de son talent. Et, elle, elle
était extrêmement fière de lui et de ce qu’il venait d’accomplir.
Henrik salua encore une fois tandis que le président de l’université s’approchait pour lui serrer la
main et lui tendre le micro. Henrik le prit en le remerciant d’un signe de tête. Le silence retomba dans la
salle au bout de quelques instants.
— Je tiens à remercier tous ceux qui sont venus ici ce soir pour assister au formidable spectacle des
étudiants, mais aussi ceux qui sont venus parce que je le leur ai demandé.
Il scruta la salle en esquissant un sourire.
— Mon but n’était pas de voler la vedette à qui que ce soit, ni d’occulter les efforts qui ont été
déployés pour mettre ce concert sur pied. J’ai un respect sans limites pour ces artistes et pour le courage
qu’il faut pour oser jouer sur une scène telle que celle-ci.
Des murmures approbateurs et quelques applaudissements s’élevèrent dans la salle.
— Cela faisait longtemps que je n’avais plus eu ce courage moi-même, reprit-il, et, maintenant que
je l’ai retrouvé, je ne veux plus le perdre. Ce soir, j’ai voulu vous montrer ce que j’aime vraiment dans la
vie. C’est la musique qui me permet de respirer et, après avoir lutté pendant des années pour trouver de
l’air, je peux enfin prendre une bonne bouffée d’oxygène.
Il baissa le micro et le rendit au président. Les applaudissements repartirent de plus belle, une
bonne partie émanant du fond de la salle, où se trouvaient ses coéquipiers, s’aperçut Jacqui. Ils étaient
venus à sa demande et le soutenaient sans se poser de questions.
Elle repéra sa propre famille, qui frappait dans ses mains avec la même ferveur que les hockeyeurs,
et son sourire s’élargit. Ils considéraient déjà Henrik comme l’un des leurs, un membre à part entière de
la famille, et ils le soutiendraient quoi qu’il arrive, comme ils l’avaient fait pour elle.
Elle se précipita vers Henrik au moment où il quittait la scène et se jeta à son cou. Il la rattrapa et
lui enlaça fermement la taille, la soulevant pour la faire tournoyer.
— C’était incroyable ! le complimenta-t-elle lorsqu’il l’eut reposée à terre, plantant un baiser sur
ses lèvres. Tu es incroyable !
Sa vue se brouilla et la salle devint trouble.
— C’est toi qui es incroyable.
— Dans ce cas, je suggère qu’on admette tous les deux qu’on est complètement incroyables.
Elle ne pouvait plus arrêter de sourire tant elle nageait dans le bonheur. Elle n’avait, de toute façon,
aucune envie de contenir sa joie.
— Je t’aime tellement, Henrik Grenick !
— Pas autant que moi je t’aime.
Cet amour vibrait dans ses yeux. Il s’empara de sa bouche pour un baiser bien plus éloquent que
n’importe quels mots.
Cet homme lui avait appris à vivre et à aimer, et elle promettait de faire tout ce qui était en son
pouvoir pour lui rendre la pareille.
Epilogue

Le son du piano emplissait la pièce et les voix de Maureen et Colin s’élevèrent pour chanter le
refrain de la chanson qu’Henrik avait dédiée à Jacqui. Pour sa part, il était concentré sur les touches, le
cœur débordant de tout cet amour qu’il avait enfin consenti à laisser entrer.
Le morceau toucha à sa fin et il le conclut en point d’orgue avant de relever la tête, n’en revenant
toujours pas du tour formidable qu’avait pris son destin depuis qu’il avait rencontré Jacqui.
Ils furent ovationnés par tous les invités de sa fête de nouvel an, ceux qu’il considérait comme sa
famille très élargie. Il se leva, captura Jacqui dans ses bras et l’embrassa en songeant au bonheur qu’elle
avait apporté dans sa vie.
Jamais il n’aurait espéré posséder tout ça un jour.
Elle avait les yeux luisants lorsqu’il la lâcha. Il ne se lasserait jamais de leur nuance chocolat
pailletée d’or.
— C’est une chanson qui date de notre première fois. Sad Song.
— Oui, elle était dans ta playlist, approuva-t-il, écrasant une larme qui perlait sur sa joue. Chaque
parole est vraie.
— Bon sang, Henrik Grenick ! J’avais pourtant juré que je ne pleurerais plus, le sermonna-t-elle en
lui donnant une petite tape sur le torse.
Il l’enveloppa dans ses bras, savourant sa présence. Il avait fait le serment de chérir chaque moment
passé avec elle.
Il l’entraîna à part et parcourut du regard la pièce et les gens.
— Tu crois qu’ils s’amusent ?
Elle s’appuya contre lui, le dos contre son torse, et serra ses bras qui la ceinturaient.
— Oui, c’est parfait.
— C’est ta mère qui a presque tout fait, encore une fois.
— Et elle est au sommet de sa gloire ! Ils n’ont jamais eu autant d’espace pour faire la fête, lui
assura-t-elle en désignant sa mère et un groupe de tantes rassemblées au bout du bar de la cuisine.
J’espère que tu te rends compte que tu vas devoir abriter toutes nos futures réunions de famille.
Il gloussa.
— Oui, je suis parvenu à la même conclusion après Noël.
Les Polson avaient débarqué chez lui en masse, les bras chargés de cadeaux, de nourriture, de
boissons, avec une bonne humeur inégalable. Ce jour-là, il avait découvert un tout autre concept de la
famille : ils s’étaient chamaillés, taquinés, avaient refait le monde et s’étaient perdus dans les méandres
du passé familial autour de la table de billard et des jeux de cartes, avant de conclure par une distribution
de cadeaux — du bric-à-brac pour la plupart — interminable. Une grande première pour lui.
Il n’était pas allé à Boston pour les fêtes, mais avait eu une bonne discussion avec sa mère. Le genre
de mise au point où l’on mettait tout à plat. Le processus de guérison avait démarré. Il n’avait pas posé de
questions sur son père biologique et, à ce stade, il n’avait aucune envie d’en savoir plus. Il avait enfin fait
la paix avec sa famille et avec la façon dont il avait été élevé, en dépit de toutes leurs erreurs. Inutile de
compliquer les choses.
— Comment as-tu réussi à convaincre Colin de chanter ? lui demanda Jacqui en désignant son frère
du menton.
Celui-ci était en train de siffler une bière en compagnie de Dan et Tory.
— Je lui ai dit que c’était pour toi.
Finn lui avait fait part du talent caché de son jumeau et de son trac monumental de monter sur scène.
— Et je lui ai aussi promis des places pour tous les matchs restants de la saison, ajouta-t-il.
L’éclat de rire de Jacqui retentit par-dessus la musique.
— C’est Finn qui a tout manigancé, non ? C’est lui qui t’a parlé de Colin.
Elle se tourna dans ses bras pour le défier du regard.
Bien sûr, il fallait qu’elle ait deviné.
— J’ai aussi des billets pour Dan, tes parents, Tory et toi.
— Alors, ça veut dire que je vais devoir aimer le hockey ? s’écria-t-elle en feignant l’indignation.
— Non, la rassura-t-il. Tu dois juste m’aimer moi.
— Hmm. Je crois que c’est à ma portée.
Son sourire rayonnait d’un amour qu’il savait sincère.
Un petit groupe mené par Finn se mit à jouer et la musique se fondit avec les conversations et les
rires. Tous les étages de sa maison étaient remplis de gens, ses coéquipiers et la famille de Jacqui se
mêlant sans problème, comme des amis de toujours.
Pour la première fois, il eut envie que tout ce petit monde s’en aille, qu’il ne reste plus que Jacqui et
lui, blottis sur le canapé devant le feu de bois, dans un silence paisible.
Il s’empara de son visage et l’embrassa tendrement, la maintenant contre lui tandis que leurs langues
se mêlaient lentement, avec volupté.
— Eh, Roller ! Il faut attendre minuit pour ça, normalement !
Henrik sourit contre la bouche de Jacqui, puis libéra ses lèvres afin qu’ils puissent rire tous les
deux. Il se dépêcha de vérifier qu’il n’y avait pas d’enfants dans les parages, puis adressa un doigt
d’honneur à Rylie.
— C’est toujours mieux quand on commence tôt, rétorqua-t-il avec humour.
— Oh oui, et j’en sais quelque chose, tu peux me croire, fit Rylie en baissant le bord de son chapeau
de cow-boy.
Samantha le poussa en levant les yeux au ciel.
— Heureusement que j’étais là pour te montrer comment faire.
— Ooh…
Rylie la prit dans ses bras et lui sourit.
— … C’est certain !
Et sans lui laisser le temps de répliquer il l’embrassa, plaçant son chapeau de façon à cacher leurs
visages à la vue des autres.
— Il y a des enfants ici, je vous signale ! s’insurgea Feeney.
— On a déjà vu pire, lança un gamin, dont la mère parut tout à coup très gênée.
Henrik n’avait pas encore retenu tous les noms, mais ce devait être des parents de Jacqui au
deuxième ou troisième degré.
Ils faisaient partie de la famille qu’il s’était créée et qu’il s’autorisait enfin à apprécier. Après sa
prestation au concert, ses coéquipiers n’avaient pas manqué de le charrier, mais il avait aussi reçu de
vrais compliments. Ils respectaient son talent et son parcours.
La direction des Glaciers avait choisi de ne pas ébruiter son départ à la retraite anticipé pour le
moment, et il respectait leur décision. Cependant, il ne changerait pas d’avis. Jacqui avait mis quelques
semaines à accepter que la décision de renoncer au hockey venait bien de lui et n’avait pas été influencée
par leur crainte qu’elle ait de nouveau un cancer. Cela dit, son entêtement avait beau être frustrant, il
espérait qu’elle ne perdrait jamais ce trait de caractère.
En tout cas, elle avait enfin sorti le synthé de sa boîte. Un ami de Finn était d’ailleurs en train de
jouer dessus, mais pas avant que Jacqui ne l’ait abreuvé de mises en garde, lui répétant mille fois qu’il
n’avait pas intérêt à le « bousiller ». Elle travaillait dessus pendant de nombreuses heures, maintenant
qu’elle avait pratiquement emménagé chez lui. C’était arrivé petit à petit. Elle avait commencé par laisser
de plus en plus d’affaires chez lui, puis il avait libéré quelques placards et penderies. Il avait largement
de la place pour deux.
Walters était là aussi, avec Rachel. Ils avaient profité d’un nouveau voyage dans sa famille pour
passer le cap de la nouvelle année chez lui. Cette fois, son départ définitif se précisait. Il avait mis sa
maison en vente. Son projet de centre d’entraînement de hockey avançait, et Henrik serait l’un de ses
premiers investisseurs, lorsqu’il serait prêt.
— Merci, dit Jacqui en posant la tête sur son épaule.
— Pour quoi ?
Il lui frotta le dos, heureux de rester comme ça sur le côté avec elle.
— Pour la chanson. Pour avoir accepté ma famille. Et pour m’avoir permis de m’enfuir.
Il la serra fort et lui embrassa la tempe.
— Mais tu m’es revenue.
Elle déposa un baiser sur ses lèvres en souriant.
— J’aurais continué à courir, si tu ne m’avais pas montré comment arrêter.
Il n’avait jamais été aussi comblé qu’en ce moment.
— Et moi je n’aurais jamais compris que j’étais à l’arrêt, si tu ne m’avais pas montré comment
courir.
Elle était le pilier de la famille qu’il s’était inventée. Peu importait ce que leur réservait le futur, il
était heureux de savoir qu’elle était là pour partager chaque moment avec lui — les bons, les mauvais, les
terrifiants, les tristes et tout ce qu’il y avait entre. C’était comme ça que fonctionnaient les familles. Elles
étaient soudées, se soutenaient, riaient, pleuraient et faisaient la fête.
Et là, tout de suite, rien ne lui aurait fait plus plaisir que d’avoir sa petite fête privée avec Jacqui,
mais cela pouvait attendre. Ils avaient tout le temps — des années — pour faire la fête. De ça, il était
absolument certain.
Traduction française : AUDRAY SORIO
TITRE ORIGINAL : PENALTY PLAY
© 2015, Lynda Aicher.
© 2017, HarperCollins France pour la traduction française.
Le visuel de couverture est reproduit avec l’autorisation de :
Homme : © GETTY IM AGES/ANDRE KEM PE/ROYALTY FREE
Réalisation graphique couverture : A. NUSSBAUM .
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œuvre de fiction. Toute ressemblance avec des personnes réelles, vivantes ou décédées, des entreprises, des événements ou des lieux, serait une pure coïncidence.

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