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Le piratage prive l'auteur ainsi que les personnes ayant travaillé sur ce
livre de leur droit.
ISBN : 9782375749289
Brutus était en boule sur le rebord de la fenêtre. Winter avait appris à ses
dépens qu’il n’avait pas intérêt à le déranger quand il dormait. Ce coin-là
était le seul lieu sûr : toutes les autres surfaces avaient été frottées et
désinfectées avec la passion du vrai germaphobe.
— Tout va bien, Raph’. Je n’ai besoin de rien. Mais il faut que tu arrêtes
de nettoyer. Il n’y a plus de crasse. Tu l’as fait fuir pour toujours, OK ?
— C’est vrai.
— Que se passe-t-il ?
La vieille dame me foudroya du regard. Je passai une main sur mes yeux.
Ou bien je voyais les morts, ou bien j’étais vraiment devenue dingue.
— Non.
— Non non.
— Je sais.
— Quand je vivais ici, coupa la vieille dame, j’avais mis des fleurs sur le
rebord de la fenêtre.
— Bien sûr.
Je poussai un soupir.
— J’ai essayé, mais autant discuter avec un mur. Il ne veut plus en
entendre parler. Mais…
Elle s’éclipsa et revint quelques minutes plus tard avec Harold dans les
bras. Winter venait de réapparaître avec deux tasses dans les mains.
Je lui lançai un regard amusé. Il était vraiment prêt à tout pour tromper
son propre ennui, ces jours-ci. Malgré mes efforts, il n’avait toujours pas
compris que le véritable amusement résidait dans l’indolence pure. Winter
avait besoin d’être occupé.
Dix secondes plus tard, Brutus en avait déjà sa claque. Il chargea vers
Harold, toutes griffes dehors. Princesse déguerpit aussi sec, mais toujours
sans s’approcher de l’intruse. Mon appartement n’était pas minuscule,
mais ce n’était pas un palace ; ce n’était pas facile d’éviter un coin entier
du salon. Si aucun des trois chats ne voulait croiser la route de mon
hallucination, il devait y avoir une bonne raison.
Harold battit en retraite. Après cette victoire fulgurante, Brutus sauta sur
la table basse et entreprit de se lécher d’un air satisfait.
— Manger ? lança-t-il.
Je ne comprenais pas les gens qui n’aimaient pas les congés maladie.
J’étais une très bonne patiente, pour ma part. On voulait m’apporter une
tisane au miel ? Mais avec plaisir. Éponger mon front douloureux ? Bien
sûr, faites-vous plaisir. Me donner la becquée ? Si vous insistez, d’accord.
Mais tout de même, j’eus l’impression de revivre quand je pus enfin
remettre le pied dehors. J’avais persuadé Winter d’aller voir sa famille
quelques jours dans le nord : il devait encore leur expliquer les raisons de
sa démission. Quant à moi, je savais exactement ce qu’il me restait à faire
et à qui j’allais devoir poser mes questions.
— Désolée, marmonnai-je.
Je levai les yeux instinctivement. L’inconnu était très étrange. Ses yeux
étaient d’une étrange couleur jaune, plus proches du chat que de l’humain.
Sa barbe fournie et sa moustache trop longue étaient immaculées, ses
sourcils si broussailleux que j’aurais presque pu en faire des tresses. Et
j’avais l’impression de l’avoir déjà vu quelque part.
— Relax, lâchai-je.
— Pardon ?
— Relax.
— Sauvages !
— Philip ?
— Salut.
Ha, ha, ha. Je lâchai un rire faiblard et m’accroupis pour rassembler les
livres avant que quelqu’un ne nous rejoigne. J’attrapai ensuite le coude du
bibliothécaire et l’embarquai dans un coin tranquille.
— Euh, non. Mais j’aurais besoin d’un coup de main pour quelques
recherches.
— Euh, non, non, coupai-je en fronçant le nez. J’ai besoin d’en savoir
plus sur les effets secondaires de la nécromancie.
— De la nécromancie ?
— Oh, non, Ivy. Non, c’est impossible. J’ai entendu parler de ce que tu
as fait en Écosse et je sais que tu as sauvé ce garçon, mais tu ne peux pas
t’amuser avec ce genre de magie. Elle l’a presque détruit, et toi avec lui.
Tu ne voudrais pas…
— Tu en es sûr ?
— Absolument.
— Raconte-moi.
Mince. Je ne voulais pas traîner Philip avec moi dans la fosse aux lions,
mais j’avais besoin de comprendre. Et pas seulement pour moi.
Voilà.
— Pardon ?
Je lui lançai un sourire forcé. Maidmont n’avait toujours pas cligné des
yeux. Inquiète pour ses cornées déshydratées, je posai une main sur son
épaule.
— Hé ? Philip ?
Ma voix s’éteignit.
Je poussai un soupir.
— Il y en avait beaucoup. Des gens, je veux dire. Et aucun d’entre eux
n’avait l’air en bonne santé.
— J’étais sous morphine à ce moment-là, tout était un peu flou. Mais ils
n’arrêtaient pas de venir me voir et de me parler. Au début, je croyais
qu’ils étaient réels, mais j’ai vite capté que personne d’autre ne les voyait.
— Une fois, une femme est entrée dans ma chambre en cherchant son
bébé. Je lui ai demandé si elle avait parlé à une infirmière. Winter était là
et il m’a répondu. Puis il a reculé d’un pas et a traversé l’inconnue,
comme si elle était invisible. Elle a eu l’air agacée, puis elle a disparu,
comme ça, sous mes yeux.
— Je suis revenue d’Écosse depuis deux mois, mais ils sont toujours là.
Une vieille dame campe littéralement dans mon salon. Dehors, j’ai croisé
un type bizarroïde en robe rouge. Il avait la barbe la plus hirsute de la
création et des yeux jaunes. Sans compter la bibliothécaire dont je t’ai déjà
parlé. Ils sont partout, Philip. Et ils n’arrêtent pas de me parler.
— Allons-y, proposa-t-il, d’un air bien plus déterminé qu’à son habitude.
— Où ça ? m’étonnai-je.
— D’accord. Allons-y.
Mon regard passa une fraction de seconde sur la grande brûlée. Elle me
foutait sérieusement la trouille.
— Et vite, marmonnai-je.
Chapitre Deux
Maidmont me guida hors de la bibliothèque. Malheureusement, il ne
pleuvait plus et il y avait plus de sorciers qu’à mon arrivée. Je me planquai
derrière lui plus ou moins discrètement.
— Pourquoi pas ?
Ou, ajoutai-je mentalement, pas avant que j’en aie discuté avec Winter.
Demander de l’aide à Maidmont, d’accord ; mais confier mes angoisses à
l’Ipsissimus derrière le dos de Winter, c’était une autre affaire.
— Je ne t’emmène pas voir l’Ipsissimus, promit Maidmont. Je veux
juste te montrer quelque chose dans le hall.
Je secouai la tête.
Maidmont plissa les yeux, surpris par mes tourbillons débiles. Mon
canapé commençait sérieusement à me manquer, et je m’étais donné le
tournis. J’aurais dû rester chez moi. Peu importait que je puisse bavasser
avec les morts : je finirais peut-être même par glaner des informations
importantes. Pas forcément l’identité de Jack l’Éventreur, mais des choses
utiles, comme un sortilège pour les convaincre de m’obéir au doigt et à
l’œil et passer l’aspirateur dans mon appartement pendant que je faisais la
sieste.
Tarquin ne nous avait pas encore vus ; mais je sentais quand même sa
présence détestable dans mon environnement direct. Il était juste trop
agaçant pour que je prenne la peine de le croiser, là. J’avais réussi à
l’éviter quand j’étais chez moi, ce qui était déjà un exploit puisqu’il vivait
dans mon immeuble. Je n’avais aucune envie de l’entendre s’envoyer des
fleurs pendant trois quarts d’heure. Ma santé mentale était déjà assez
bancale comme ça, merci bien.
— Promis ?
— Juré.
Je lui jetai un coup d’œil méfiant. Il avait la décence d’avoir l’air un peu
nerveux. Les corbeaux étaient porteurs de présages terribles, il le savait
très bien. Mais non. C’était sûrement un moineau avec un chat dans la
gorge. Quoi qu’il en soit, Maidmont et moi reprîmes le chemin du hall
principal en accélérant le pas. Autant finir tout ça le plus vite possible.
— Oh. C’est lui, murmurai-je en fixant l’homme aux yeux jaunes et aux
cheveux hirsutes qui nous fixait à l’intérieur du cadre.
— Hé, mon vieux, il va falloir baisser d’un ton si vous voulez que je
continue à écouter vos jérémiades.
Grenville leva les yeux au ciel, puis se releva, le regard fixé par-dessus
mon épaule.
— Oh, par tous les saints, revoilà cet idiot, grogna-t-il. Très bien.
Mon soulagement fut de courte durée, cela dit. L’idiot qui avait fait fuir
Grenville me rejoignit à grands pas, et son sourire amical ne me rassurait
pas des masses.
— Non, pas du tout. En fait, plus j’y pense, plus je suis sûre que ce ne
sont que des hallucinations résiduelles. Je vais rentrer chez moi et aller
faire une sieste, ça devrait faire l’affaire.
— Non.
— Je vous aime beaucoup, vraiment. Je pense que vous êtes un type bien
et que vos intentions sont bonnes. Mais je ne suis pas venue ici pour vous
voir. Je voulais simplement faire quelques recherches sur ma… condition.
Il faut que vous compreniez que mon allégeance va à Winter. Tant que je
n’en ai pas discuté avec lui, je n’en parlerai pas avec vous. Je ne me lève
pas encore la nuit pour aller égorger des moutons ou réveiller les morts,
donc je ne mets personne en danger. Pour l’instant, c’est tout ce que vous
avez besoin de savoir.
Je tournai les talons. J’étais presque surprise qu’un agent ne me jette pas
à terre en hurlant, pour être honnête.
— Quoi ?
— Ne jette pas de sorts tant que je n’ai pas trouvé plus d’informations,
d’accord ? Utiliser ta magie pourrait présenter des risques si la puissance
nécromantique stagne encore dans ton système.
Je grimaçai. Génial.
— Beaucoup mieux, compte tenu des circonstances. Son frère Gareth est
avec lui. Ils sont en bonne voie de rétablissement. Ils ont fait des efforts
pour restaurer leur relation et ils apprécieraient beaucoup de voir un
visage familier.
***
Quand j’arrivai chez moi, Winter était déjà rentré. Il était assis sur le
canapé avec Brutus et avait l’air bien trop décontracté pour être honnête.
Winter ne faisait pas dans la décontraction. La bonne nouvelle, c’était que
la vieille dame ne parasitait pas mon salon.
— Ouais.
Il hocha la tête.
J’appuyai mon front contre le sien. Pas sûre que je méritais une créature
aussi divine que Winter.
Winter ricana.
— Quoi donc ?
— Tu me dois bien ça, Ivy Wilde. Tu m’as menti pendant des semaines,
et tu t’es encore jetée tête la première sans réfléchir au danger…
Oh oh.
— Ivy…
Le purificateur était plus lourd qu’il n’en avait l’air et je le posai sur la
table basse pour ne pas risquer de le casser. Ces appareils étaient
maintenant obsolètes ; après la Deuxième Guerre mondiale, des petits
génies avaient fini par conclure qu’une pincée de sel était largement
suffisante pour purifier les herbes magiques afin de les utiliser pour des
sortilèges. Les enthousiastes de Phytologie ajoutaient quelques grains de
sel dans leurs formules sans même y songer, de nos jours. Ce n’était pas
très important ; même en oubliant le sel, et avec des herbes techniquement
impures, le sortilège pouvait fonctionner ; dans le pire des cas, la magie
était simplement moins efficace.
Les plus intellos des Phytologues aimaient bien s’insulter au sujet des
meilleurs types de sel. Je crois même que l’Ordre employait un salmelier,
soit une sorte de sommelier spécialisé dans le sel plutôt que dans le vin, un
type qui devait donc s’amuser beaucoup plus dans son boulot, mais avoir
un budget Ibuprofène moins conséquent. Personnellement, j’étais plus ou
moins certaine qu’utiliser des cristaux de sel rose recueillis à flanc de
montagne au Népal ou du gros sel de supermarché avait exactement le
même effet.
Je levai les yeux vers lui et haussai un sourcil. Brutus en profita pour
bondir vers moi, et je levai les mains devant mon visage pour me protéger,
en manquant tout juste d’envoyer valser le précieux purificateur. Puis, je
m’aperçus que ce n’était pas moi que Brutus avait visé. Il atterrit droit
dans la boîte en carton et s’enroula à l’intérieur avec une expression de
satisfaction proche de l’extase.
— Vas-y, demande-moi.
— D’accord, dis-je.
— Tu en es sûre ?
— Désolé.
— Si tu le dis.
— Euh…
Je n’avais pas vraiment envie de me faire écharper par mon chat, mais
Winter désigna le côté de la boîte. En prenant soin de ne pas la toucher, je
jetai un coup d’œil à l’étiquette imprimée. D’après le logo, le colis venait
d’une entreprise appelée Multi Multa ; ils avaient utilisé le nom complet
de Winter, mais pas le titre qu’il avait porté à l’Ordre.
Il ricana.
— Bien sûr.
— C’est plutôt une bonne chose, non ? Tu veux travailler. Ils veulent te
faire travailler. Ils te courtisent avec des objets précieux jusqu’à ce que tu
acceptes leur proposition. C’est tout bénef ’, non ?
— Il n’y a qu’une chose qui m’est précieuse, et c’est toi, déclara Winter.
— Euh… quoi ?
— Maaaaangeeeeeeerrrr.
Chapitre Trois
Je baillai à m’en décrocher la mâchoire. Winter était en train de se garer
près du siège de l’Ordre, les sourcils froncés d’inquiétude.
— Je vais bien.
— À vos ordres !
— Et si la situation s’envenime…
— Je vais juste bavarder avec un être intangible que j’hallucine
potentiellement. Je ne risque pas grand-chose.
— Toujours.
Les yeux plongés dans les siens, je lui souris à mon tour comme une
cruche énamourée (mon Dieu, nous étions tous les deux des cruches
énamourées, pas vrai ?), puis je hochai brusquement la tête et sortis de la
voiture. Plus que cinq minutes avant minuit. Il s’agissait de se bouger les
fesses.
Il n’y avait pas autant d’agents de sécurité que tout à l’heure (ce qui
n’avait aucun sens, si vous voulez mon avis), mais deux sorciers étaient
postés à l’entrée et observaient notre approche. Winter passa son bras sous
le mien et nous les rejoignîmes tranquillement.
— Oui ?
Winter sortit une poignée d’herbes préparées plus tôt et les souffla
doucement vers les deux gardes. Ils clignèrent une ou deux fois des
paupières avant de basculer en arrière. Je retins le timide pendant que
Winter attrapait le salopard.
Je poussai un grognement.
Il rit doucement.
— Intimidant, ce type.
— Désolée.
— Je suis l’entité spectrale la plus haut placée ici-bas, et, en tant que tel,
j’ai été nommé pour prendre contact avec vous et définir nos exigences.
— Exigences ?
Je sentis Winter se raidir près de moi, et je posai une main rassurante sur
son bras ; mais mon regard était toujours fixé sur Grenville.
S’il pensait qu’il allait m’intimider comme ça, il se fourrait le doigt dans
son orbite fantomatique.
— Ivy.
— Pardon ?
— Eh bien, c’est une plante grimpante qui s’insinue dans chaque fissure
et est presque impossible à tuer, après tout. Du lierre. N’est-ce pas ?
— Cool, souris-je.
— Pardon ?
Facile.
— Mais vous n’êtes pas en enfer, Grenville. Vous êtes… dans les
limbes ?
— Parce qu’il faut bien que les veufs prennent un peu leur pied, aussi.
Je me frottai la nuque.
— Euh…
— Mais qui m’a envoyé une idiote pareille ! brailla-t-il. Ils veulent
qu’on se souvienne d’eux, voyons !
Ah. Logique.
— Je vois.
Il fallait bien que je clarifie, parce que Grenville était quand même un
vrai chieur, et je n’étais pas sûre qu’il était destiné à l’éternelle félicité.
Je passai une main sur mes paupières pendant que Winter me donnait un
petit coup de coude.
— Que se passe-t-il ?
— Et pourquoi pas ?
— Parce que j’aurais besoin de toute une vie.
Bien sûr, je ne pouvais pas les abandonner à leur sort, plus maintenant.
Je le savais bien. Mais Grenville devait prendre conscience de l’ampleur
de sa demande.
— Ouais, mais…
— Les vivants sont tous les mêmes. Vous ne pensez qu’à vous. Nous
nous attendions à cette réaction. Et nous avons quelque chose à vous
proposer en retour de vos services.
— Hein ?
— Vas-y. Dis-lui.
— Je trouverai qui ?
— Les sorciers morts. Ils sont coincés là-bas. Ils ne peuvent pas partir. Il
faut les aider.
— Aidez les esprits là-bas, et vous aiderez les vivants qui sont encore en
danger de mort.
— Tu crois que Grenville nous a tendu un piège ? Il est mort depuis deux
cents ans. Pourquoi il ferait un truc pareil ?
— C’est toi qui m’as dit qu’il avait fait de l’Ordre une organisation
stable et décente.
Winter ricana.
Je levai les yeux au ciel. Ce petit jeu ne m’amusait pas des masses.
Normalement, c’était moi qui dénigrais l’Ordre et Winter qui défendait
leur honneur collectif.
— Raph’…
— Quatre kilomètres ?
— Oui.
Il m’observait attentivement.
— Tu penses que tu en es capable ? demanda-t-il.
Hé, oh. Moi aussi, je pouvais changer d’avis comme de chemise. Surtout
quand il s’agissait de crapahuter dans la lande sous la pluie.
— Je ne geins pas !
Winter rit.
Il se tourna vers moi et, sans lâcher mon épaule, m’observa de haut en
bas.
— La douleur a disparu, n’est-ce pas ? Je n’en vois plus aucune trace.
J’avais à peine fermé mon clapet qu’une énorme goutte de pluie s’écrasa
sur mon nez. Je frissonnai et levai des yeux pleins d’espoir vers Winter.
— Allons-y.
— Ivy…
Il leva les yeux au ciel, même s’il était visiblement plus amusé qu’agacé.
Il fallait bien que j’en profite, hein ; la patience de Winter avait ses
limites. Je montrai du doigt l’échalier qui nous attendait à quelques
mètres.
— Tu sais, dis-je innocemment, on dit que les bergers venaient se
percher là-dessus pour se bécoter, à une autre époque. Peut-être qu’on
devrait…
— Ay, c’est bien par là. Ils vous attendent. Ils seront contents de vous
voir.
— Qui donc ?
— D’accord.
— Impressionnant, remarqua-t-il.
Je souris largement.
Flattée par son compliment, je fis la grave erreur de sautiller sur place,
et glissai illico dans la boue. Je battis des bras, secouai mes jambes, et
patinai sur plusieurs mètres avant de m’échouer dans ce qui ressemblait
plus à un lac qu’à une flaque d’eau. J’évitai de justesse de m’écraser la
tête la première, mais j’étais trempée jusqu’à l’os.
— Noooon !
Maintenant qu’il était sûr que j’étais saine et sauve, les yeux bleus de
Winter se plissèrent d’amusement. Mmmh. Il allait voir.
— Petite quoi ?
— Espèce de…
— De quoi ?
Je restai bouche bée, puis plissai les yeux en faisant claquer ma langue.
— T’as gagné.
— Je gagne toujours.
— Ah ouais ?
Winter esquissa un sortilège, ses doigts élégants dansant dans l’air avec
aisance. Ma pauvre basket apparut quelques instants plus tard à la surface
de la flaque diabolique. Je l’attrapai et l’enfilai en grimaçant un peu.
— Non.
J’aurais voulu protester. Je savais que son rôle au sein de l’Ordre lui
manquait terriblement, même s’il ne voulait pas se l’avouer. Mais Winter
avait accepté mes défauts, mes bizarreries et mes plans sur la comète sans
poser de question, et il méritait le même respect de ma part. Je repoussai
mes cheveux et hochai la tête.
***
Autour de nous, la forêt était dense et prégnante ; les arbres épais avaient
des troncs douloureusement noueux et jetaient leurs branches nues et
tordues dans la brume. Toutes les surfaces semblaient couvertes d’une
étrange mousse verte et le sol n’était pas moins bizarre : il était jonché de
rochers et de grosses pierres, couverts de mousse, à tel point que j’avais du
mal à les différencier des arbres et de leurs racines. Je regardais autour de
moi, bouche bée, émerveillée. Notre randonnée de l’enfer valait vraiment
le coup.
Il se rua vers les rochers les plus proches, tout excité. Je souris. Il
suffisait d’un petit bouquet de mauvaises herbes pour faire palpiter un
Phytologue. Je le laissai recueillir ses échantillons et observai les
environs, à l’affût d’une présence spectrale entre les squelettes biscornus
des arbres. Il n’y avait pas un chat : le bois était aussi silencieux et lugubre
qu’un cimetière. Bizarrement, ça ne me rassurait pas des masses.
Je haussai les épaules. Soit les fantômes étaient timides, soit ils n’étaient
pas ici. Et puis, même si l’endroit était désolé, il était assez original pour
attirer les curieux. Si personne n’avait rien remarqué de louche, je doutais
qu’une pile de cadavres nous attende dans un coin.
Il fit glisser son sac à dos sur son épaule, rangea ses échantillons, puis
attrapa ma main.
Je glapis.
— Du chocolat chaud.
— T’es magique.
Vraiment. J’étais restée au lit dix minutes de plus, et pendant ce temps,
Winter nous avait préparé des casse-croûtes.
Il sourit.
— Jolie moustache, soit dit en passant.
— Hé ! Tu essaies de m’empoisonner ?
— Pardon ?
Elle portait une robe blanche à col montant et à froufrous, un style qui
jurait avec le tatouage de fils barbelés descendant le long de sa gorge.
J’écarquillai les yeux, bouche bée, avant de me tourner vers le rocher sur
lequel j’étais assise. La pile de cendres n’était pas grosse, mais suffisante.
Je bondis sur mes pieds en crachotant d’horreur. Non, non, non. Des morts.
J’étais en train de manger des morts !
Chapitre Cinq
Je balançai le sandwich avec un cri d’horreur. Évidemment, Winter était
un peu surpris.
Elle se pencha sur lui et leva une main pour laisser glisser ses ongles le
long de son torse, comme une caresse.
— Dis donc, t’es bien susceptible. Ça ne fait pas longtemps que vous
êtes ensemble, c’est ça ? Il n’a pas encore eu le temps de te décevoir. Ne
t’inquiète pas. Ça va venir.
Évidemment, elle se gourait sur toute la ligne. Winter avait eu largement
le temps et l’occasion de me décevoir, et il avait toujours été infaillible.
Mais je n’étais pas là pour discuter de lui ; je voulais juste qu’elle lui fiche
la paix et qu’elle m’explique la situation. Les fantômes que j’avais
rencontrés pour l’instant n’avaient jamais pu toucher les vivants, mais ça
ne voulait pas dire que c’était impossible. Et je n’allais pas laisser ne
serait-ce qu’un soupçon de danger effleurer mon Winter.
Winter leva les mains devant lui avec curiosité. Ses doigts frôlèrent le
dos de l’apparition.
Elle se tortilla.
— Ça chatouille, susurra-t-elle.
J’avançai vers elle. J’avais bien envie de lui envoyer un uppercut pour
vérifier. Elle me sourit largement.
— Hé, pas la peine de s’énerver. Bien sûr que j’ai besoin de votre aide,
mais tu ne peux pas m’en vouloir, je ne m’amuse pas tous les jours. Je suis
coincée ici depuis des lustres et les autres ne sont pas vraiment des boute-
en-train. Ils étaient déjà ennuyeux à mourir de leur vivant, alors
maintenant…
— Ignorez-les, murmura une voix dans mon dos. Ils étaient encore plus
insupportables lorsqu’ils étaient encore en vie. J’ai toujours pensé qu’ils
avaient un petit faible l’un pour l’autre et que leur tension sexuelle
refoulée les rendait irritables, mais je n’en suis plus certaine. J’aimerais
vraiment qu’ils cessent de se chamailler.
Je fis volte-face et me trouvai nez à nez avec une jeune femme.
Contrairement aux deux autres, son corps était douloureusement couvert
d’hématomes et de plaies. Elle suivit mon regard et reprit :
Il agitait ses bras avec frustration pendant que je comptais jusqu’à dix,
histoire de garder mon calme.
Karen sursauta.
— Attends. J’ai entendu parler de toi. Tu t’es fait virer de l’Ordre pour
agression.
— C’est très mignon d’avoir une communauté. Mais les cercles hors de
l’Ordre doivent toujours travailler d’arrache-pied, et le résultat est
rarement…
Karen ricana.
— Sérieux.
L’homme se figea, les sourcils froncés. Cela dit, il finit par hausser les
épaules, comme si la disparition de son corps tangible n’était qu’un détail,
et reprit ses gesticulations. Il me donnait le tournis.
— C’est bon, je suis sûr qu’elle va trouver une solution. C’est une
sorcière puissante, comme nous.
— Toi…
— Paul.
Les trois fantômes échangèrent une œillade avant qu’Amy se fasse leur
porte-parole.
***
Winter grimaça.
— C’est ça.
Winter s’arrêta.
— Elles l’ont vu ?
— Ouais. Karen me l’a décrit en détail. Un chauve avec une barbe noire
et hirsute, sans moustache. Il avait une boucle d’oreille en forme de tête de
mort et sa peau était marquée, comme s’il avait eu de l’acné quand il était
ado et que les cicatrices n’avaient jamais disparu. Un mètre quatre-vingt-
dix, super baraqué. Pas gros, expliquai-je en répétant exactement les mots
de Karen, mais très large et assez musclé.
— Ils ont aussi tous été incinérés avant qu’il ne se débarrasse de leurs
restes dans les bois, ajoutai-je en songeant avec une grimace à la bouchée
pleine de Karen que j’avais failli avaler. Donc, vu les températures
nécessaires pour faire brûler un corps dans sa totalité, il a forcément eu
besoin d’un équipement professionnel, non ?
— D’après eux, c’est parce que le bois est un ancien site païen. Il y a
encore de la magie dans les arbres et elle les empêche de s’éloigner. Je ne
vois pas comment le meurtrier pourrait savoir ça, mais ce n’est pas
impossible, pas vrai ? Et ils n’ont pas trouvé le repos parce que Karen
s’est réveillée juste avant qu’il ne l’égorge et lui a juré que le cercle
n’aurait pas de répit tant qu’il n’aurait pas été condamné.
Je hochai la tête.
— En gros. Mais ça, il ne peut pas le savoir, et encore moins que nous
pouvons leur parler. Et il va revenir, dans moins de deux semaines, à la
prochaine lune, pour répandre les cendres d’un autre sorcier. C’est la
meilleure façon de le trouver.
Je secouai la tête.
— Je ne sais pas ce qui le pousse à tuer, mais une chose est sûre,
Ipsissimus Grenville ne nous a pas menti. C’est un tueur en série. Il a tué
au moins sept sorciers avec préméditation et personne ne s’en est aperçu.
Je fronçai le nez, morose. Un muscle se raidit dans la mâchoire de
Winter. Il contrôlait sa fureur avec brio ; je pouvais presque sentir son
corps trembler de rage et de révolte. Son regard croisa le mien.
— Oui, nous avons l’effet de surprise de notre côté. Il ne sait pas que
nous sommes sur sa trace et que nous avons assez d’informations pour
entraver son chemin.
Il se frotta la joue.
— Ils voudront nous aider. Ils seront obligés de nous aider, en fait. Mais
cela veut dire qu’on devra travailler avec eux.
Je passai un coup de fil à Ève pour lui demander de garder un œil sur
Brutus et Princesse Parma. Peut-être que Tarquin aurait pu faire l’affaire,
et c’était toujours un plaisir d’imaginer Brutus le torturer sans merci, mais
je ne voulais pas prendre le risque que l’imbécile aux cheveux gominés
passe en douce dans mon tiroir à culottes.
Je passai une main dans mes cheveux, décidai que je ne pouvais de toute
façon pas faire mieux, et rejoignis Winter dans la chambre. Il était assis
sur le lit, le regard perdu dans le vague.
Il grimaça.
J’ignorai la boue séchée qui maculait ses vêtements et posai la tête sur
son épaule.
— Alors viens avec moi. L’Ipsissimus a dit qu’il y avait également une
place pour toi.
Il poussa un soupir.
Je ris.
— Allez, tu sens pas la rose. Va prendre une douche. Je vais aller voir au
pub si je peux nous trouver à manger et une bouteille de vin. Je crois qu’on
l’a mérité.
Il me sourit. Ugh, j’aurais pu vivre un millier d’années, et rien n’aurait
pu me donner autant de joie que le sourire de Winter.
— Bonne idée.
Je rejetai mes boucles blondes avec autant de panache que mon corps
super courbaturé me le permettait :
***
Une bonne odeur de bière brune et de ragoût flottait dans la salle du pub.
En me retenant de saliver, je me glissai entre les clients et me perchai sur
un tabouret au bar. Il n’y avait pas de jukebox ni d’enceintes, mais je
remarquai une batterie et des micros sur une petite estrade, dans un coin
de la pièce. Vu le monde et l’ambiance chaleureuse, le pub était l’endroit
le plus cool de Dartmoor.
Je me tortillai un peu sur mon siège pour me mettre à l’aise et avalai une
gorgée de bière en fermant les yeux. Winter et moi allions arrêter Barbe-
Noire. Il ne toucherait à personne d’autre. Winter retournerait travailler
pour l’Ordre et prendrait son pied en bossant comme le forcené ultra-
motivé qu’il était. Je lui apprendrais à binge-watcher trois séries d’affilée
; il me ferait visiter les meilleures salles de sport de la région et je ferais
semblant d’être intéressée. Tout irait comme sur des roulettes.
— Oui, murmurai-je.
— J’avoue que nous n’avons pas passé un temps fou dans le bois. Il
faisait un froid de canard. Mais c’est quand même très joli. J’aimerais
bien revenir, un jour, mais plutôt en été.
J’allais glisser de mon tabouret quand une jeune femme avec une queue
de cheval hyperactive s’avança jusqu’au bar.
— C’est mon frère. Il est tellement débile. Il aime bien faire croire
qu’on fait partie de l’Ordre parce que mon mari connaît deux ou trois tours
de passe-passe.
Je trébuchais un peu sur mes mots, mais c’était plutôt pas mal, non ?
Genre, crédible ?
J’attrapai le combiné.
— Hé, Ivy ! C’est Tarquin, pas Joe. Je ne sais pas qui est Joe. Il fait
partie de l’Ordre ? Je devrais le connaître ?
— Quoi ?
Je n’entendais pas d’accent particulier, mais son ton avait juste le bon
timbre pour un assassin psychopathe. Son regard mort me délivra enfin.
— Il faut que j’y aille, annonça-t-il.
Je lançai un dernier regard vers l’escalier. Winter n’était toujours pas là.
Sérieusement, il avait choisi ce moment-là pour commencer à prendre son
temps. S’il avait été à ma place, il aurait su comment réagir. Il n’aurait pas
eu peur de faire son devoir.
Il faisait encore plus froid que je ne le pensais. Ici, sur la lande nue, il
n’y avait pas de protection contre le vent. Je regardais de tous les côtés
pour localiser Barbe-Noire. Je n’allais pas le laisser juste… disparaître
dans les ténèbres.
— Il faudra plus qu’une petite blonde mal attifée pour me faire peur,
murmura Barbe-Noire.
Je n’osai pas bouger d’un cil. Il leva sa main libre et écarta les cheveux
de ma joue. Son autre main tenait toujours sa lame ; je la sentais, acérée,
contre ma chair. Un mouvement brusque, et il me déchirerait la carotide.
Et après ça, c’était adios muchachos. Il n’y avait pas vraiment d’hôpital
dans le coin, et quoi que Winter puisse faire, il ne me sauverait pas d’une
mort quasi-subite.
C’était sûrement la chose la plus bête que j’avais jamais dite. Mon
éloquence était sérieusement entravée par la menace imminente. Dire à un
type qui avait tué sept personnes de sang-froid qu’il ne voulait pas
allonger la liste n’avait littéralement aucun sens.
Il rit doucement.
— D’après ce que j’ai compris, il est déjà sur mes traces. Ta mort ne
changera rien.
Merde. Dans les films, les méchants étaient toujours des imbéciles finis,
mais forcément, j’étais tombée sur un spécimen avec deux sous de
jugeote. Je poussai un soupir. Je me sentais étrangement calme ; je n’étais
toujours pas une fontaine à hémoglobine, et c’était un vrai bonus, à ce
stade. Barbe-Noire fit glisser la lame le long de ma gorge, caressant.
— Je devrais t’égorger, tu sais. Je devrais te tuer juste parce que tu
ouvres tes cuisses pour un sorcier. Mais je ne suis pas un salaud, je ne suis
pas sans pitié. Puisque tu ne fais pas partie de ces dégénérés magiques, tu
as le droit de vivre. Je ne peux pas en dire autant pour ton amoureux, par
contre. Pour lui, je n’hésiterai pas.
Plus besoin d’endiguer le venin qui pulsait dans ma voix. Ses yeux noirs
brillaient de haine, mais il lâcha un petit rire, un son aigu comme des
ongles sur une ardoise.
— Si tu étais une sorcière, tu aurais déjà utilisé tes pouvoirs sur moi. Tu
devrais être contente, fillette ; tu n’es pas magique, et c’est pour ça que tu
es encore en vie.
— Ivy, non !
La moto dérapa en lançant une gerbe de graviers sur les clients du bar.
Elle grimpa la butte sans ralentir, déboucha sur la route goudronnée, et
accéléra avec un rugissement métallique ; le phare écarlate disparut au
virage, et Barbe-Noire avec lui.
— Que se passe-t-il ?
— Merci, dis-je.
— Vous aviez l’air d’en avoir besoin. Vous voulez que je fasse
réchauffer votre ragoût ?
Il pianotait sur le bois sombre de la table, puis jura entre ses dents.
Je fronçai le nez.
— Non, je te l’ai dit, il déteste les sorciers. C’est la seule chose qui a
l’air de le faire tiquer. C’est aussi la seule raison pour laquelle il ne m’a
pas tuée : il pense que je ne suis pas une sorcière parce que je n’ai pas
utilisé ma magie contre lui pour me défendre.
— Les cercles qui ne sont pas rattachés à l’Ordre sont toujours plus
faibles. Peut-être qu’il se faisait la main avant de s’attaquer à des cibles
plus importantes.
Je grimaçai. C’était juste une théorie, mais… quand Winter croisa mon
regard, son horreur reflétait la mienne.
Winter glissa ses doigts entre les miens et les serra une seconde, comme
pour me remercier.
— S’il attaque quelqu’un, ce sera de ma faute. S’il tue encore une fois, le
sang de sa victime sera sur mes mains autant que sur les siennes.
Je vis la serveuse avancer vers nous, et fis signe à Winter. Nous restâmes
silencieux pendant qu’elle posait les deux bols de ragoût devant nous.
L’odeur était si délicieuse que mon estomac gargouilla bruyamment.
D’accord, d’accord, peut-être que j’avais faim, en fait. J’attrapai ma
cuillère, prête à l’action.
— Fantôme ?
Je poussai un soupir.
Il ricana.
— Tu manques d’imagination.
Il extirpa son pénis pâle et flasque de son caleçon et, avec ce que je ne
pourrais qualifier que d’un soupir satisfait, se mit à pisser dans mon
assiette.
Le fantôme sourit.
— J’étais là, et soudain, c’était le noir, insista-t-il. Je sais qui tu es. Tout
le monde sait qui tu es. C’est forcément de ta faute. Tu es la seule
personne qui peut nous voir et nous parler, et quand tu viens ici, j’arrête
d’exister ? Ce n’est pas un hasard.
Je passai ma langue sur mes dents. J’allais devoir commander une autre
portion de ragoût et expliquer pourquoi je ne pouvais pas manger celle que
j’avais devant moi.
— C’était un mardi. Je sais que c’était un mardi parce que mon abruti de
grand-neveu reçoit ses livraisons le mardi, et de mon temps…
— Oh non ! m’exclamai-je.
— Ne vous inquiétez pas, ce n’est pas grave. Je vais nettoyer tout ça tout
de suite.
— Cet homme… l’homme avec la barbe, celui qui est parti en moto.
Oh, si.
— Oui.
Je tournai les yeux vers Winter, qui s’était levé à son tour.
— Comment ?
— Pardon ?
— Comment tu t’appelles ?
— Zachary.
— Par votre grand-oncle Zizi, clarifiai-je pour le barman.
— Pas du tout ! C’est juste parce que l’idiote qu’il emploie en cuisine
oublie toujours de le mettre au frigo et le laisse près du four ! s’exclama
Zachary.
— Et qu’est-ce que tu fais encore ici, alors ? J’imagine bien que c’est
pas pour montrer la larve lymphatique qui te sert de pénis au maximum de
monde ?
Je ne savais pas trop comment m’y prendre, mais briser une malédiction
vieille de plusieurs générations ne devait pas être si difficile, si ?
— Hé ! protestai-je.
— Comment ? En m’attachant ?
— Bonne idée.
— Euh, désolée.
Il fronça le nez.
— Libre ? proposai-je.
Il hocha la tête.
— Ouais. Tu es maintenant libre.
Je me tapotai le menton.
— Je ne sais pas.
— Tu en es vraiment sûr ?
Il me foudroya du regard.
— Je ne suis pas sûre que j’aie envie de t’aider à passer de l’autre côté.
Tu te rends compte que tu as dû profondément choquer les pauvres gens
qui ont été obligés de voir…
— Ça ?
— Flasher, genre…
— Oui.
Le barman déglutit.
Le barman hocha la tête, le visage pâle, et leva les yeux vers moi.
— Comme une ombre…, oui. Waouh.
— Tant qu’on n’est pas sûrs, je pense qu’on devrait continuer à l’appeler
Barbe-Noire.
— Et parce que c’était mon idée. Je n’ai pas eu beaucoup de succès dans
ma vie ces dernières semaines, laisse-moi au moins ça.
— Barbe-Noire.
— Et elles ont tendance à être plus correctes que les nôtres, contrai-je.
Quatre représente la mort. Ça ne peut pas être une coïncidence.
Winter se raidit.
— Je t’écoute ?
Je poussai un soupir.
— Où a disparu Barcell ?
— Il n’en sait rien. Il pensait que c’était de ma faute, mais il n’a aucun
souvenir de sa disparition. Comme s’il avait juste… arrêté d’exister
pendant plusieurs jours.
J’inspirai profondément.
— Non, non, tu vois ce que je veux dire. Tu n’aurais pas pu rater un coup
pareil. J’ai vu la rune que tu as dessinée, Raph’. C’était de la magie
puissante, et elle ne visait que lui. Alors pourquoi elle ne l’a pas touché ?
Pourquoi il n’a même pas ralenti ? Je te regardais, tu sais. Tu étais sûr de
l’avoir. J’étais sûre que tu l’avais aussi. Alors qu’est-ce qui s’est passé,
hein ?
— Alors cette enquête va être encore plus difficile que prévu, termina
Winter. Mais je pense que tu tiens quelque chose… malheureusement.
Je grimaçai.
— Je crois, oui.
— Non, c’était… lui, j’imagine. Celui qui m’a fait ça. Qui nous a fait ça.
— Ils ne sont pas loin d’ici, dans un bois appelé Wistman’s Wood.
L’homme qui vous a tué en a encore trois. Il vient éparpiller vos cendres,
victime par victime, à chaque nouvelle lune. Wistman’s Wood est une
forêt ancienne, païenne, et tes compagnons ne peuvent pas la quitter. Nous
ne savons pas si c’est une décision délibérée de la part de l’assassin.
Je secouai la tête.
Je haussai les sourcils. Timothy ne faisait pas partie des sorciers déjà
remisés à Wistman’s Wood, mais s’il avait des preuves qui pourraient nous
en dire plus sur Barbe-Noire, il fallait que nous le retrouvions. Je fis volte-
face ; Winter tenait toujours le sac noir, mais il avait arrêté de le fouiller
pour m’observer. Je ne savais pas ce qu’il avait réussi à glaner en écoutant
seulement une moitié de la conversation.
Il hocha la tête.
En d’autres termes, elle n’avait pas sa carte d’identité sur elle, mais
Barbe-Noire connaissait tout de même son nom.
— On peut emporter tes cendres au bois pour que tu puisses être avec les
autres, si tu veux. Barbe-Noire, l’homme qui vous a tués, t’a incinérée.
Plus facile pour transporter les corps, j’imagine.
— Barbe-Noire ?
Je me frottai la nuque.
Je me laissai aller contre lui pour savourer son étreinte. Je crois bien que
j’allais avoir besoin de tout le réconfort du monde.
Chapitre Neuf
Si cette journée de l’horreur avait été normale, je me serais récompensée
avec une bonne nuit de sommeil. Cela dit, si cette journée avait été
normale, je n’aurais pas conduit pendant des heures pour aller gambader
dans le coin le plus paumé de la terre, manquer de me noyer dans de la
boue hantée, papoter avec des sorciers morts et presque enterrés, avant de
rater l’arrestation du siècle. Je n’aurais pas quitté mon canapé et peut-être
même que Winter m’aurait fait un chocolat chaud avec des chamallows.
Le pub était silencieux, mais j’entendais des voix dehors. Les sourcils
froncés, je m’approchai de la porte d’entrée et collai mon oreille contre le
bois.
— Et vous, monsieur ?
— Je vais aller me promener. Je veux voir ce bois.
— Qui plus est, Adeptus Exemptus Winter m’a laissé entendre que
l’heure était grave. Les renforts sont en chemin. Nous n’avons pas été
assez rapides en Écosse, mais cela ne se reproduira plus. Nous sommes
prêts à affronter ce que l’avenir nous réserve, quels qu’en soient les
risques.
Je secouai la tête.
— Ils seront là dès demain matin, nous avons déjà arrangé leur venue.
Je hochai la tête.
— C’est bien. Je suis juste…
Je soupirai.
— Je pense juste que Barbe-Noire est plus intelligent que ça. Il a quitté
la chambre à l’improviste, oui, mais il n’a rien laissé derrière lui, ou
presque. Et on a appris son existence par accident. On ne sait pas depuis
quand il attaque des sorciers, ni le nombre de ses victimes. Comment un
cercle entier de sorciers a-t-il pu disparaître sans que personne ne s’en
aperçoive ? Qu’ils fassent partie de l’Ordre ou pas, quelqu’un aurait dû
remarquer quelque chose, non ?
— Apparemment.
— Elle a raison, vous savez. Votre spectre. Nicholas Remy était bien un
chasseur de sorcières. Et un sadique très zélé, à en croire les sources
historiques. Son choix de pseudonyme n’est sans doute pas une
coïncidence. Et si nous ne l’arrêtons pas rapidement, il y aura vite d’autres
victimes de sa violence.
Il se caressa le menton.
— Hmmm ? Ah, oui. Vous n’avez pas à vous inquiéter. Votre capacité à
communiquer avec les morts est effectivement une conséquence de la
magie nécromantique absorbée lorsque vous avez arrêté le garçon, mais
cette énergie est maintenant focalisée sur le monde des esprits. À moins
que vous n’essayiez vraiment de réveiller les morts, vous n’êtes un danger
ni pour vous-même ni pour votre entourage.
Il m’observait attentivement.
— Il changera d’avis.
— Nous avons besoin qu’il change d’avis. Il est absolument vital à notre
organisation, Miss Wilde. Vital.
— Je ne comprends pas.
— Deux cent trente-trois, pour être exact. La plupart sont attachés à leur
spécialité, et incapables de voir la forêt derrière l’arbre. Winter a déjà
prouvé qu’il savait conseiller ses alliés et soutenir les plus faibles. Vous
avez plus de talent magique inné que lui, après tout. Son ego n’interfère
pas avec ses décisions et grâce à lui, vous donnez le meilleur de vous-
même. N’est-ce pas ?
— Que dois-je faire pour que vous me laissiez en paix ? ajouta-t-il d’un
ton glacial.
— Vous n’avez pas votre place dans cette enquête dans ces conditions,
dit-il doucement. Vous ne faites ni partie de l’Ordre, ni de la police. Je
pourrais vous écarter, Raphaël.
— Vous avez tort. Si vous pensez que l’Ordre doit changer, alors dites-
le-nous, et travaillez avec nous pour mettre en œuvre notre évolution. Vous
savez que j’ai raison. Vous savez que votre place est parmi nous.
— Je n’ai pas quitté l’Ordre parce que je fais un caprice ou parce que je
veux voir jusqu’où iront vos offres de promotion. Je peux faire autant de
bien en dehors de l’Ordre qu’en en faisant partie. Mais, en dehors, je n’ai
pas à me préoccuper d’une bureaucratie abusive, et je prends moins le
risque de faire du mal à des innocents au nom du bien commun. Mon
indépendance n’est pas une faiblesse.
— Ai-je le choix ?
— Qui donc ?
— Ma famille. Ils se fichent que j’ai disparu. Ils ont repris leur vie
comme si de rien n’était. Ma mère va toujours aider le week-end à la
Croix-Rouge, et mon père va à ses matchs de fléchettes avec ses potes du
pub. Ils rient et ils plaisantent. Ils s’en fichent. Ma sœur, la personne qui
me connaît le mieux sur cette terre, a prévu de partir faire le tour du
monde dans trois mois. Elle ne m’a pas vue depuis le mois de mai et elle
ne s’inquiète pas. Personne ne m’a mentionnée. C’est comme si je n’avais
jamais existé. Qu’est-ce qui se passe, bordel ?
— Vois les choses du bon côté. Au moins, ils ne souffrent pas. Et tu sais,
peut-être qu’ils ne savent même pas que tu es morte.
— J’espère que c’est Clare et qu’elle peut te dire où elle cache le double
de ses clefs ?
Winter se figea.
— C’est le meilleur endroit pour les culottes, il faut dire. Il faut juste
faire attention à les regrouper en piles localisées histoire de ne pas se
prendre les pieds dans une bretelle de soutien-gorge au milieu de la nuit et
se péter un tibia.
— Mais c’est inévitable, Ivy. Elle ne peut rien toucher : elle ne peut pas
jeter je ne sais quelle pornographie, ou ses lettres secrètes.
Winter leva les yeux au ciel et réprima un petit rire ; je lui fichai un coup
de coude.
— Allez ! insistai-je. Tu peux trouver les miennes dans le tiroir de…
Mon cœur piqua un sprint. Je n’avais jamais entendu une telle panique
dans la voix de Clare, et ça ne me disait rien qui vaille. Instinctivement,
mon bras s’éleva devant Winter comme pour le protéger du danger
imminent.
— Respire, Clare.
Je hochai la tête.
— À quoi ?
— À une grenade.
— Merci, grimaçai-je.
— Vous serez désintégrés, lui et toi. Impossible de vous différencier. Des
fragments de chair et d’os et du sang partout et…
Je me redressai.
— Mais Clare a dit qu’il n’y avait qu’une seule porte d’entrée.
***
Clare n’avait pas de jardin, mais une petite allée courait derrière sa
maison et le reste du lotissement. Elle était étonnamment proprette ; ses
voisins devaient être du genre soigneux. Et attention, je respecte
complètement les maniaques de la propreté, mais, soyons honnêtes, c’est
une vraie torture comme philosophie de vie. D’accord, tu peux arracher les
mauvaises herbes et passer un morceau de trottoir à grande eau, mais ça ne
suffit pas ; après, il faut le refaire chaque semaine. Si travailler te rajoute
du travail, pourquoi ne pas tout laisser en friches et donner un coup de
cisailles une fois par an ? Ou genre, jamais ?
— Rien du tout.
— Tu as ce regard…
— Mais je parie que tu préférerais en avoir un, hein ? Comme ça, quand
tu parlerais à quelqu’un, tu pourrais le sortir et l’ouvrir d’un coup sec et…
Winter inclina la tête de côté, un éclat dangereux dans ses beaux yeux
bleus. Puis, il laissa brusquement ses épaules s’avachir.
— Ivy, ânonna-t-il d’une voix haut perchée. Pas envie de former des
phrases complètes ou de serrer la main parce que c’est trop d’travail.
Il se figea.
— Je crois que j’ai besoin de m’asseoir, continuait Winter. J’ai fait vingt
pas d’affilée et c’est un peu trop pour moi.
Je fronçai le nez.
— Je ne comprends pas.
— Quoi donc ?
— C’était… méchant. Non ? Tu as été méchante avec lui et lui avec toi.
— Je crois que je vous déteste tous les deux, déclara Clare en plissant les
yeux.
— Parfait.
Il s’inclina aimablement.
Je fis un pas de côté pour qu’il ne puisse pas voir mes mains, et dessinai
une rune derrière mon dos. Lentement, lentement, Winter se mit à
léviter… Et le meilleur, c’est que le mouvement était si lent qu’il ne s’en
aperçut qu’à retardement, déjà lancé à plusieurs dizaines de centimètres du
sol.
— Ivy !
— Il peut voler ?
— Nan.
— Mais…
— Oh, oui, répondit Clare avec une pointe de fierté dans la voix. J’en ai
plusieurs.
— Est-ce que ça va ?
Je me mordillai la lèvre.
N’importe quelle magie, qui plus est. Je poussai un soupir. Si même les
sorts latents comme les runes de défenses ne le touchaient pas, comment
pourrions-nous l’arrêter ?
Qu’il ait réussi à s’introduire chez Clare pour poser son propre piège
était incroyablement inquiétant.
— Non. Ils vont mettre des heures et je n’ai pas envie de traîner par ici.
Je veux rentrer à la maison. Plus vite ce sera fait, plus vite je serai dans
mon canapé. Ce tueur en série de pacotille va voir de quoi je suis capable.
Je devais avoir l’air déterminé, parce que Clare me jeta un coup d’œil
impressionné.
— Les défenses…
Passer la tête et les bras ne me posa pas trop de problèmes. Mes épaules
frottèrent durement contre le cadre, et, quand j’arrivai à la poitrine, je
commençai sérieusement à douter de nos chances. L’apnée ne suffirait pas,
et je ne pouvais pas réduire la taille de mes seins en un claquement de
doigts. Miraculeusement, je parvins à extirper mon buste à force
d’écrasements impitoyables. Tout juste. Maintenant, il s’agissait de faire
passer mes hanches. Je me tortillai allègrement, le torse dans la maison de
Clare, le fesses toujours dehors. Ça faisait un mal de chien. Un grand cri
retentit dans la rue, en contrebas.
— Oooh. Winter a rejoint Pete, et il n’a pas l’air content. Je crois que
Pete est plus fort, quand même. Winter n’a pas l’air d’avoir peur, il a l’air
menaçant, et tout. Pete commence à s’énerver. Racaille s’est mis à
grogner. C’est très excitant, dis donc.
Si elle n’avait pas été déjà morte, je lui aurais sûrement tordu le cou.
— Ça a marché ? demandai-je.
Clare rit.
— Oh, non, ils ne t’ont pas entendue. Probablement parce que ton
derrière prend toute la place et a étouffé ta voix. Mais je suis sûre que ça
aurait vraiment aidé, s’ils avaient pu t’entendre.
Je jurai entre mes dents. J’attrapai les rideaux d’un mouvement brusque
et me tirai en avant en espérant que l’élan m’aiderait à me décoincer avant
que je ne les arrache de leur tringle. Je poussai et tiraillai, encore et
encore. Allez, Ivy.
— Oh ! Pete a dit que mon frère lui avait demandé de garder un œil sur
la maison et de l’appeler s’il y avait un problème pendant que j’étais en
vacances.
— Bien sûr, je n’ai pas de frère, donc c’est sûrement à Barbe-Noire que
Pete a parlé.
— Raph’ ! hurlai-je.
Mais qu’est-ce qu’il fichait ? C’était pas son genre, de taper sur un civil.
Il était censé calmer le jeu, pas mettre le feu aux poudres ! Et je n’allais
certainement pas ressortir pour régler leurs petites affaires. J’avais mis
trop longtemps à rentrer, et je n’étais pas sûre que mon corps résisterait au
voyage inverse.
Pete avait serré les poings. Il m’ignora et lança un uppercut droit dans la
mâchoire de Winter.
— Il est obsédé par le chat du numéro 10, ajouta Clare. Il n’arrête pas
d’essayer de se le faire.
— Nan, nan, il défend juste ton honneur. Pete a dit qu’il n’avait jamais
vu un cambrioleur avec un aussi gros cul. Il faut dire qu’il ne voyait que
tes fesses, à ce moment-là.
Tant que nous n’avions pas plus d’informations, je ne voulais pas que
Pete sache que Winter et moi étions des sorciers. J’aurais pu aller chercher
un seau pour leur lancer de l’eau à la tête, mais Winter et Pete auraient pu
s’assommer entre temps. Du coup, je décidai d’improviser. Je fis volte-
face et baissai mon jean, dos à la fenêtre.
— Je suis désolé. Clare est sympa, vraiment sympa. Elle a toujours été
adorable avec moi. Et j’ai promis à son frère de surveiller sa maison, au
cas où. Je voulais pas être impoli, mais vous étiez en train de rentrer chez
elle par effraction quoi.
Oh, Pete.
Pete se raidit. Il ne savait pas s’il pouvait nous faire confiance, mais un
éclair d’angoisse passa sur son visage.
Je pinçai l’arête de mon nez pour endiguer une migraine. Dans le doute,
rester brusque et efficace. Honnête.
— Dis-moi s’il a touché à quoi que ce soit, s’il a fouillé dans tes affaires
ou s’il a volé quelque chose. Même si c’est anodin, ça pourrait nous aider.
Clare hocha la tête.
— L’homme qui a posé la grenade savait qu’elle était déjà morte. Il l’a
assassinée. Il a fait ça pour tuer ceux qui viendraient enquêter sur sa
disparition, grimaçai-je.
— Soit personne ne sait, soit tout le monde sait, acquiesça Pete. Logique.
— Il nous suffit de ne pas rentrer dans son jeu. Il faut garder cette
enquête sous silence. Pas de gros titres, pas un murmure sur un tueur en
série ou des actions anti-sorcières dans les médias. Silence radio. Il sait
que nous le cherchons, mais si nous ne réagissons pas comme il s’y attend,
nous reprendrons l’avantage. Il pourrait même revenir sur les lieux afin de
vérifier pourquoi les autorités n’ont pas encore fouillé les maisons des
victimes. Qu’est-ce que tu en penses, Ivy ?
— Hmm ?
— Non.
— Elle dit qu’elle regrette de ne pas avoir compris que tu l’aimais bien
avant de mourir. Elle aurait aimé te connaître mieux. Peut-être prendre un
verre, ce genre de choses. Elle te trouve vraiment mignon, tu sais.
— Je n’ai pas dit ça ! s’offusqua Clare pendant que le visage de Pete
passait du blanc-vert à l’écarlate.
Je hochai la tête.
— Ivy.
— Bref, une fois, je suis restée chez moi pendant dix jours. Dix jours
entiers. Je ne suis pas sortie, je n’ai parlé à personne, je suis restée dans
mon canapé sous ma couverture avec mon chat. C’était… merveilleux.
— Clare disait que les tueurs en série aiment les trophées. Peut-être que
le trophée de Barbe-Noire, c’est le courrier de ses victimes. Il faudra
vérifier cette théorie chez les autres membres de son cercle.
— Hé, je ne dis pas que c’était logique. Mais ça ne peut pas être une
coïncidence, si ? Clare n’a pas juste arrêté de recevoir des lettres quand
elle est partie.
— Tu ne devrais pas faire des promesses que tu n’es pas sûre de pouvoir
tenir, murmura-t-elle.
Non. Je veux dire, oui, mais c’était aussi une idée bien trop bizarroïde.
— Bien fait pour toi, tu n’aurais pas dû lui dire que je le trouvais
mignon, Ivy.
***
Winter nous quitta pour, je cite, s’entretenir avec la police et les sorciers
de la Branche Arcane chargés de l’enquête. Il avait décidé qu’il les
convaincrait plus facilement d’organiser un embargo médiatique si je
n’étais pas là. Apparemment, je n’étais pas toujours parfaitement
professionnelle et mon comportement risquait de faire plus de mal que de
bien face à l’autorité. Pete avait vigoureusement hoché la tête, alors qu’il
ne me connaissait que depuis un quart d’heure. Pfff. Rien à battre. Mon
ego en avait vu d’autres, et si Winter avait envie de perdre son temps avec
des têtes d’ampoules ennuyeux à mourir, c’était son problème. Les
agences gouvernementales avaient le chic pour détruire ma santé mentale
avec une efficacité que même Nietzsche n’aurait pas pu théoriser ; mais
Winter s’y sentirait comme un poisson dans l’eau, passion paperasse
oblige.
Entre vous et moi, il était sûrement excité comme une puce à l’idée
d’aller faire un tour dans les divers temples de la Haute Bureaucratie.
J’étais tentée de profiter de son absence pour faire une petite sieste, mais
la tristesse de Clare était si palpable que je décidai plutôt de me rendre
utile. Si Barbe-Noire avait pris la peine de raconter des histoires à Pete, il
avait sûrement contacté la famille de Clare. Il fallait que nous en ayons le
cœur net. Je n’avais pas hâte d’annoncer à ses parents que leur fille avait
été assassinée ; mais au moins, elle aurait la preuve qu’ils tenaient à elle.
Informer une famille qu’un extrémiste avait tué leur fille depuis des
semaines et qu’ils n’en avaient rien su… Ouais. J’avais sérieusement
envie de prendre mes jambes potelées à mon cou.
Les parents de Clare vivaient dans une jolie impasse, à une vingtaine de
minutes de chez Clare. C’était le genre de quartier où les voisins se
parlaient entre eux devant leurs haies de fleurs, s’offraient des biscuits,
s’inquiétaient les uns des autres. Je n’avais jamais eu de visions
prémonitoires, mais je devinais un tas de plats faits maison et d’étreintes
silencieuses dans le futur proche des Rees. Je poussai un soupir.
Elle se tordait les mains, les doigts tremblants. Elle était peut-être morte,
mais elle avait toujours peur. Apparemment, le monde des esprits
n’étouffait pas les émotions humaines et Clare n’avait pas perdu ses
angoisses en perdant la vie. Et je ne savais pas comment apaiser sa
détresse.
Je ne pouvais même pas poser une main sur son épaule, alors je me
contentai d’un sourire.
— Pas autant que j’aurais pu. Ils n’habitent pas loin, alors j’aurais dû
venir plus souvent, mais ils étaient… là, tu vois ? Accessibles. J’ai remis
plein de dîners à plus tard, ou annulé des journées en famille, juste parce
je pensais pouvoir aller chez eux quand je voulais.
Elle leva un regard surpris vers moi ; mais je ne pouvais pas la laisser
s’auto-flageller comme ça.
Je pressai mon doigt contre la sonnette et reculai d’un pas. Avec un peu
de chance, il n’y avait personne et la police prendrait le relai. Je comptai
jusqu’à trois en silence.
— Bon ! Ils ne sont pas là ! On devrait y aller, lançai-je en tournant les
talons à un rythme bien trop soutenu pour mon corps assez peu
aérodynamique.
— Maman…
Elle courut vers elle, les bras tendus, et essaya de la prendre dans ses
bras. Évidemment, elle ne fit que fondre à travers le corps solide de sa
mère et trébucher de l’autre côté. Un sanglot lancinant lui échappa, et elle
cacha son visage dans ses mains. Je déglutis.
— Madame Rees…
Je secouai la tête.
Elle lâcha un petit rire maladroit, mais lorsque je fermai brièvement les
yeux pour réprimer mon émotion, sa main vint couvrir sa bouche.
— Attendez. Que… est-ce… est-ce qu’il lui est arrivé quelque chose ?
Derrière elle, Clare s’était redressée. Elle essuya ses yeux et hocha la
tête.
— Dis-lui, Ivy.
Mme Rees avait écarquillé les yeux. Elle se contrôlait bien mieux que
moi, soit dit en passant. Clare la buvait du regard, tremblante.
— En Islande ?
Quoi ?
— Non. À Dartmoor.
— Entrez, murmura-t-elle.
— Asseyez-vous.
— Pas ici ! C’est le fauteuil de mon père. Personne d’autre que lui ne
s’assoit ici.
— Non.
Des pas retentirent dans le couloir et un homme apparut à la porte. Il
s’essuyait les mains dans un torchon tâché et me lança un regard, avant de
lever les yeux vers la mère de Clare.
— Que se passe-t-il ?
— Je te présente…
La voix de Mme Rees s’éteignit. Je ne lui avais pas dit mon nom.
— Merde.
***
— Elle est ici, alors ? Parmi nous ? demanda sa mère. Elle est morte
depuis des semaines. Son corps a été incinéré. Mais elle est avec nous sous
forme de spectre et vous pouvez lui parler ?
— Il avait tort. Dis-lui que je suis désolée de lui avoir volé de l’argent
quand j’avais douze ans. Et que je regrette de ne pas être venue les voir
plus souvent. Et que je serais toujours sa citrouille, quoi qu’il arrive. Dis à
ma mère que le collier de Grand-mère est dans ma vieille boîte à bijoux. Il
y a un double fond. Je l’ai pris parce que… Oh, ça n’a plus d’importance.
Je répétai mot pour mot. Ses parents me dévisagèrent, sous le choc,
comme s’ils hésitaient à me prendre dans leurs bras ou à me faire
déguerpir à coups de tisonnier.
À part l’adresse, il n’y avait que quatre mots au dos. Je pense à vous. C.
— Non. Personne n’est venu nous parler de Clare, dit Mme Rees. À part
un sorcier de l’Ordre, mais il menait simplement un contrôle d’assiduité.
— Pardon ?
Mme Rees ouvrit le tiroir d’une petite table et en sortit une carte de
visite.
— Il nous a laissé son numéro. Elle avait enfin décidé de quitter son
petit cercle et avait candidaté pour entrer dans l’Ordre.
Elle me jeta un coup d’œil. Nous savions toutes les deux que sa magie
n’était pas assez puissante pour qu’elle puisse gravir les échelons au sein
de l’Ordre. Elle aurait pu être acceptée, mais elle aurait stagné au statut de
Néophyte. Elle était restée dans un cercle indépendant pour une bonne
raison.
Je me relevai.
— Je devrais y aller.
Clare renifla.
— Mangeeeeeeeer.
— Brutus ?
— Maaaaangeeeeeer.
— Connasse.
Je ne savais pas trop s’il parlait d’Ève ou de moi. Sûrement les deux, vu
qu’aucune de nous n’était dans le coin pour lui obéir au doigt et à l’œil. Un
long silence flotta à l’autre bout du fil. Puis :
— Où ça ?
— Je suis à Weymouth, Brutus. On est sur les traces d’un tueur en série.
C’est… sérieux, vraiment. Je pense qu’on sera de retour ce soir, mais je ne
te promets rien. Nous devons rester prêts à intervenir.
J’hésitais un instant.
Puis il raccrocha.
Je grimaçai.
***
Winter grimpa les escaliers qui menaient chez Tarquin quatre à quatre
pendant que j’attendais l’ascenseur ; je voulais d’abord vérifier que Brutus
n’était pas en train de mordiller le cadavre mutilé d’Ève.
Plutôt que de répondre à ses questions, Tarquin leva le regard vers moi
en m’entendant monter les marches. Il avança d’un pas, les bras grands
ouverts, visiblement pour m’enlacer. Ce qu’il ne savait pas, c’est que
j’avais de nouveau le droit d’utiliser ma magie ; je lançai directement une
rune si discrète que même Winter ne devait pas l’avoir remarquée. Tarquin
prit une brève inspiration et recula d’un pas en laissant retomber ses bras.
En dehors de ça, il ne réagit pas.
— Donc tu as rendu visite aux Rees pour juger des talents magiques de
Clare ?
— Oui. Elle et les autres membres de son cercle. Ils étaient sept. Oh, ça
m’a pris des lustres, mais…
— Bien sûr, murmura Winter. Et seuls les sorciers les plus méritants et
les plus courageux évitent l’auto-glorification inutile…
— L’auto quoi ?
Je coupai court.
— Peu importe. Donc, si j’ai bien compris, Clare Rees et le reste de son
cercle ont demandé à rejoindre l’Ordre et c’était à toi d’aller approuver
leur candidature.
— Tout à fait.
— Juste comme ça ?
— Oui.
— Et tu n’es pas curieux de savoir quelles sont les autres étapes d’une
démarche à laquelle tu collabores directement ?
Je posai une main sur le bras de Winter. Tout le monde n’était pas aussi
rigoureux que lui, c’était comme ça.
— Bref, continua Tarquin, il faut que j’y aille. Je suis très occupé, ces
temps-ci. Vous avez eu de la chance de m’attraper, en toute franchise. J’ai
rarement le temps de discuter avec des civils.
Du coup, j’esquissai encore une fois ma rune, mais cette fois, j’y mettais
un peu plus d’enthousiasme. Tarquin écarquilla les yeux et sa main
s’abaissa brusquement pour tâter son pantalon. Ses joues étaient rouge
tomate.
Il fit volte-face comme s’il avait le diable aux trousses et claqua la porte.
Winter pivota vers moi.
— Rien.
— Ivy.
Je souris lentement.
— OK, j’ai peut-être lancé une petite rune de ma propre invention qui
m’a toujours bien servi quand mes passagers devenaient trop collants.
— Promis. Mais j’ai développé d’autres runes qui sont bien moins
douloureuses et bien plus… agréables. Je n’ai pas vraiment eu l’occasion
de les pratiquer sur qui que ce soit, mais peut-être que tu voudrais bien
être mon cobaye.
Je ricanai.
— Oh, pitié. Est-ce que tu connais un genre de test qui ne te plairait pas,
intello ?
— Ne t’excuse pas. Je sais très bien qui est le génie du mal, dans cette
maison.
— Oh, ne sois pas désolée pour lui, il savait exactement ce qu’il faisait,
grinçai-je sans lâcher le matou des yeux.
Je restai bouche bée. Winter détourna le regard, mais un petit rire lui
échappa.
— Alors vas-y. Toi qui aimes tant nettoyer, tu vas faire un travail d’enfer,
susurrai-je.
— Je n’ai pas le temps, malheureusement. Je dois appeler l’Ordre et leur
récapituler la situation. Si Barbe-Noire cherche un accès, je dois les mettre
immédiatement au courant.
Je grimaçai.
— Connasse.
— Oui, tu as raison.
— Connasse, répéta-t-il.
Je m’accroupis et lui grattai les oreilles.
— Miaou.
— Pardon ?
Brutus leva lentement ses grands yeux jaunes et limpides vers moi.
Mon cœur fondit illico. Ève avait raison, je lui avais manqué. J’arrêtai
instantanément de prétendre que je n’étais pas son esclave pour l’éternité
et demandai :
Winter, qui venait de revenir, s’arrêta près de moi, les yeux fixés sur le
mur.
— Brutus ! hurlai-je.
***
— Tu ne vas pas me croire, lança mon meilleur ami. J’ai terminé mon
premier jet. Soixante-trois mille mots.
— Tu gères !
Il hocha la tête.
— Je ne sais pas pourquoi il en fait tout en plat ; son premier jet n’est
vraiment pas très bon.
— À qui tu parles ?
— Vous êtes morts. Vous pouvez tout voir et aller partout. Vous êtes des
milliers… et aucun de vous ne peut me dire où est le tueur et comment je
peux le retrouver.
— Il attendra, grognai-je.
— Hé !
Il sourit largement. Iqbal prit son visage dans ses mains en nous
regardant avec extase.
Le fantôme fit mine de vomir et je crois bien que Brutus leva les yeux au
ciel.
Je ris.
— Mais elle les verra demain. Nous allons dîner tous ensemble.
— Bien sûr que non, coupa Winter. Ma mère déteste les cupcakes.
Je poussai un soupir.
— Elle est très traditionnelle, elle préfère les gâteaux Victoria, conclut-
il.
— On n’est pas venus pour rigoler de mes talents culinaires. Nous avons
besoin…
— De mon aide, bien sûr. Maintenant que j’ai fini mes soixante-trois
mille mots de thèse, je suis tout à toi. Si tu ne me donnes rien à faire, je
vais être obligé d’éditer mon premier jet, tu comprends. Mon directeur a
lâché un peu de lest quand je lui ai dit que je vous avais aidés dans
l’affaire des zombies. Je peux m’incruster dans une autre opération de
sauvetage international, peut-être ?
Pas faux.
— Bon… cette fois, c’est les sorciers que nous voulons sauver.
— Raconte-moi.
Je détachai les griffes que Brutus avait entortillées dans mes boucles
pendant que Winter lui résumait notre enquête.
— Quoi ? glapit le fantôme près de mon oreille. C’est ça, votre plan ?
D’attendre qu’il tue d’autres sorciers ? Mais c’est ridicule ! Ce n’est pas
un plan !
La tête de Brutus apparut derrière son parapet littéraire et, d’un regard,
me fit comprendre que j’étais une profonde idiote et que je ne l’aurais
jamais cru. Je poussai un soupir. D’accord, il n’avait pas tort ; pas la peine
d’insister.
— Oui ?
Je grimaçai.
Je lui jetai une œillade perplexe. Je ne voyais pas trop pourquoi, là.
— Est-ce que tu peux nous en dire plus sur les vacui ? demanda-t-il à
Iqbal. Même des détails ?
— Oh, pitié. Tu crois que c’est la fin du monde parce que tu as trouvé
quelqu’un que tu ne peux pas ensorceler ?
Eh beh.
— Tu ferais ça ?
— Bien sûr.
— Ce n’est pas une personne qui me pose problème, c’est une plaque.
Il lâcha un ricanement.
Il fixa son regard un peu trop à droite, et souffla d’une voix émue :
Il me jeta un regard.
Il s’interrompit.
Il leva une patte, comme pour l’examiner, puis dégaina ses griffes une à
une.
— Oh, oui. C’est vous qui avez arrêté l’adolescent nécromancien. Bravo.
J’avais un sourire radieux scotché aux lèvres, mais Kirk était déjà revenu
à Winter.
— Je n’ai plus ma place ici, expliqua Winter. L’Ordre n’est pas pour
moi.
— Bien sûr que si ! L’Ordre est fait pour vous ! s’offusqua Kirk.
Winter sourit.
— Vous le serez toujours à mes yeux, souffla Kirk sans une once
d’ironie.
— Bien sûr, bien sûr ! Je suis navré de vous avoir retardé. Vous devez
être très occupé. Mais, s’il vous plaît… Il est encore temps de revenir sur
votre décision.
Winter grimaça légèrement, mais fit l’effort de sourire une dernière fois
avant de pivoter. Je lançai un clin d’œil à Kirk avant de le suivre.
Honnêtement, je n’en étais pas si sûre. Ce dont j’étais sûre, par contre,
c’était que Winter n’avait juste aucune idée de l’importance qu’il avait
aux yeux de ces gens. Ils l’admiraient, le respectaient, avaient confiance
en lui. Je captais très bien l’idée, personnellement ; je ressentais la même
chose. Sauf qu’il était avec moi, et qu’il n’était plus avec eux.
— Non ! hurlai-je.
— Que se passe-t-il ?
— Échelle, sifflai-je.
— Hum ?
Il pivota légèrement.
— Oh.
— Oui, nous avons engagé une firme non magique pour se charger des
dernières rénovations. L’un d’entre eux a dû laisser l’échelle ici par
accident. Je vais m’entretenir avec eux. Cela ne se reproduira pas.
J’aurais bien continué à lui piailler dessus histoire de bien lui faire
comprendre que des pièges aussi macabres n’avaient rien à faire sur le
territoire de l’Ordre, mais nous avions d’autres chats à fouetter. Brutus,
presque aussi bouleversé que moi, bondit dans mes bras. Je lui caressai la
tête pour nous apaiser tous les deux.
Franchement, Maidmont avait l’air prêt à prendre ses jambes à son cou,
et je n’étais pas loin derrière lui. Je devais encore me concentrer pour
respirer calmement.
Merde.
Plutôt que de nous inviter dans son bureau, l’Ipsissimus nous guida au
rez-de-chaussée du bâtiment principal, dans une petite pièce dont les
employés de ménage avaient clairement oublié l’existence. Elle était
exigüe et potentiellement plus poussiéreuse que la dernière étagère de ma
commode. Un pan de mur était couvert de bouquins abandonnés depuis des
décennies… et l’autre soutenait les spécimens de taxidermie les plus
étranges que j’avais jamais vus. Ou imaginés.
— Absolument.
Je les fixai, perplexe. Brutus, dans mes bras, se mit à gronder tout bas.
— Ne soyez pas ridicule. Ces ajouts ont tous été entrepris post-mortem,
et ils ne sont même pas l’œuvre d’un sorcier.
— Ils ont été légués à l’Ordre avec un versement annuel très généreux, à
condition que la collection soit exposée.
Brutus me jeta un regard mauvais et disparut sous une table pour éviter
le regard vitreux du monstre empaillé. Je me rapprochai de Winter et
m’assis près de lui. Si la situation partait en vrille, il ferait le bouclier
humain.
— Comment le savez-vous ?
— Ils nous ont prévenus par lettre. C’est comme cela que nous
communiquons, Miss Wilde. Les e-mails et le téléphone sont trop
instables dans un centre magique comme le nôtre, et nous utilisons les
méthodes traditionnelles du papier et de la conversation verbale. Voilà
pourquoi tant de critiques nous traitent de dinosaures. Mais une expression
faciale ou une calligraphie particulière peut nous apprendre bien plus
qu’un émoji.
J’arquai un sourcil.
L’Ipsissimus grimaça.
— Malheureusement, les lettres sont dactylographiées. La police les a
emportées pour les passer au crible, mais les seules empreintes trouvées
appartenaient à nos employés.
Évidemment.
— Eh bah, pour des intellos, vous vous êtes bien foirés. Et maintenant,
vous êtes dans la merde.
— Pourquoi donc ?
— C’est évident, non ? Barbe-Noire déteste les sorciers, mais adore tuer.
Il a massacré un cercle entier et a pris son temps pour se débarrasser de
leurs restes, sûrement parce qu’il voulait savourer chacun de ses meurtres.
Mais les meurtres du cercle n’étaient qu’une étape. C’est pour ça qu’il a
accéléré son emploi du temps à Wistman’s Wood : il a une échéance à
respecter.
Je secouai la tête.
— Oui, mais la police essaie également de conduire son enquête sans lui
mettre la puce à l’oreille. Si nous avions plus de temps, peut-être… Ou si
nous pouvions simplement diffuser un portrait-robot, nous le ferions.
Je soupirai.
— Les lettres ont été retrouvées dans une boîte postale, mais elle a été
ouverte sous un faux nom.
— Un M. Léventreur.
Touché.
Brutus, qui avait repris un peu d’aplomb en voyant que les créatures ne
bougeaient ni pied ni patte, s’aventura vers le chat cornu et leva une patte
pour lui allonger une baffe. Honnêtement, je ne comprenais pas comment
quelqu’un pouvait se mettre à la taxidermie. J’aimais Brutus de tout mon
cœur, mais s’il mourait avant moi, il gagnerait un aller simple pour le
cimetière ou…
— Les animaux !
Les autres avaient levé les yeux vers moi, confus. Winter pivota pour
observer les alentours.
— À qui parles-tu cette fois-ci, Ivy ?
Maidmont avait toujours l’air paumé, mais Winter claqua des doigts.
— Et même s’ils ont des restrictions, ils sont sans doute plus souples que
ceux des humains, ajoutai-je.
Je secouai la tête.
— Peut-être qu’il y travaille. Peut-être qu’il vit tout près. Je ne sais pas,
mais ça vaut le coup d’essayer.
Maidmont se leva.
Je souris.
Il leva les yeux au ciel et nous quitta d’un pas vif. L’Ipsissimus
m’observait toujours, les doigts croisés sous son menton.
Je lui souris.
— Je sais.
— Pffft !
— C’est vrai, parce qu’il a fait partie de l’Ordre. Pas parce que c’est un
homme.
— Qu’est-ce que vous voulez dire, « a fait partie de l’Ordre » ? A-t-il été
expulsé ? Avez-vous conspiré pour saborder cet homme hors pair ?
— Ne voulez-vous pas savoir ce que vous avez fait ? s’enquit-il d’un ton
impérieux.
— Oui ?
Je me mordis la lèvre.
L’Ipsissimus grimaça.
— Lorsque vous avez envoyé Ivy sur la Colline du Macchabée avec une
incantation destinée à absorber la magie d’un nécromancien pour la
sacrifier pour le bien de tous, c’était déjà une civile.
Winter fixait son ancien patron d’un regard arctique. Je crois que je
n’avais pas connu un moment plus inconfortable de toute ma vie.
— Très bien, lâcha l’Ipsissimus après une terrible minute. Mais soyez
efficaces.
— C’est vrai.
— Oui.
— Je sais, dit-il doucement. Mais tu le sens, pas vrai ? Tu sens que nous
sommes sur la bonne voie.
Il secoua la tête.
— Je n’aime pas compter sur mon instinct. Je préfère les faits, solides et
clairs. Tu m’influences plus que je ne l’avais imaginé.
— Je n’ai pas peur de toi, Raph’. Parfois, tu dis des choses un peu
flippantes, mais je te connais.
Je me penchai vers lui pour planter un baiser sur ses lèvres. Sur la
banquette arrière, Brutus lâcha un soupir blasé. Ouais, OK, d’accord.
***
Je réfléchis.
Je fronçai le nez.
Je restai de marbre.
— Tu sais que nous sommes sur les traces d’un salopard malfaisant qui a
assassiné au moins sept personnes et serait sans doute ravi de continuer
sur sa lancée ?
Une flamme dansait dans sa pupilles lorsque Winter laissa glisser son
regard le long de mon corps, lentement.
Les yeux de Winter étaient ombrageux et il approcha d’un pas pour lui
jeter un coup d’œil. Il reprit sa position derrière le pan du mur presque
immédiatement, tendu à craquer, le visage impénétrable. Nous
échangeâmes un regard déterminé (et peut-être très, très légèrement
satisfait). Moi aussi, j’avais eu la conviction que le crématorium et Barbe-
Noire étaient liés : mais je ne m’attendais pas à tomber sur lui
directement.
C’était parfait, pour les gens qui aimaient incinérer des corps incognito.
— Comment on va faire ? On ne peut pas utiliser notre magie contre lui.
S’il s’occupe de la sécurité, il doit être armé.
Sûrement pas une arme à feu (on était dans la campagne anglaise, après
tout), mais potentiellement un couteau ou un Taser. Même une matraque
pouvait faire de sérieux dégâts s’il savait bien s’en servir. Franchement,
pour ce qu’on en savait, il avait peut-être une mitraillette planquée dans
son froc. C’était peu probable, hein, mais Barbe-Noire nous avait déjà pris
par surprise. En plus, j’étais potelée, plus petite que la moyenne, et j’avais
une endurance au ras des pâquerettes. Sans sortilège, Winter aurait plus de
chance de gagner au corps à corps avec Barbe-Noire, mais c’était un
putain de risque. Le salopard était taillé comme un chêne centenaire.
— T’es bien foutu, Winter, mais il fait au moins deux fois ta taille.
— Ça n’empêche rien.
Avant que je puisse dire ou faire quoi que ce soit, il m’envoya valser
pour affronter l’offensive de Winter. Je heurtai le mur de plein fouet et
sentis mon crâne se fissurer sous l’impact, traversée par une vague de
douleur si aigüe que j’avais du mal à réfléchir de façon cohérente. J’étais
vaguement consciente que Winter avait rugit de fureur à son tour et
j’ouvris la bouche pour le prévenir, mais je ne parvins à lâcher qu’un
grognement inarticulé. Je clignai des yeux, tentai de me concentrer, mais
rien à faire. Ma vision s’était obscurcie ; devant moi, deux Winter et deux
barbus se tournaient autour comme des catcheurs.
Winter passa à l’attaque et envoya un uppercut dans la face de Barbe-
Noire. Sa joue trembla et du sang jaillit de son nez et s’écrasa à mes pieds.
— Raph’, appelai-je.
Ses deux versions évitèrent souplement les deux poings qui visaient son
joli visage. Je plantai la paume de mes mains contre mes paupières pour
éclaircir ma vision. Les doppelgängers me donnaient horriblement envie
de vomir, mais j’allais me sentir bien plus mal si l’un des deux était
sérieusement blessé.
J’avais l’impression que mon cœur allait exploser. Ce n’était pas une
douleur latente, mais une souffrance constante et croissante qui
m’écartelait le corps et la cervelle. J’allais sérieusement finir par vomir. Il
fallait absolument que je fasse quelque chose avant qu’ils ne s’entretuent
ou que je m’évanouisse.
Dieu merci. Je levai les yeux vers lui, un mouvement oculaire qui me
demanda beaucoup plus d’énergie que je n’en avais.
— Quoi ?
J’allais continuer, mais il était trop tard. L’agent de sécurité avait levé la
main et assena un coup latéral sur la nuque de Winter. Winter s’écroula
lourdement contre moi.
— Je vais répéter une dernière fois, dit le barbu, le nez en sang. Vous
êtes qui ?
***
— Ça m’étonne pas. Je suis sorti avec une Ivy, tu sais, et c’était la bonne
femme la plus dingue que j’ai jamais rencontrée.
Euh… merci ?
— Oui, articulai-je.
— Et alors ? Je ne suis même pas sûr que vous êtes les personnes que
vous prétendez être ! Peut-être que vous avez juste une haine irrationnelle
pour les barbes.
— C’est ça, ricanai-je.
— Pas de problème ! Mais, s’il vous plaît, dites-moi ce que vous savez
sur l’homme que je cherche. J’ai besoin de son nom, ou de savoir où le
trouver. C’est une question de vie ou de mort.
— Vous savez que je suis une sorcière. J’ai lancé un sort pour faire
pleuvoir des glaçons.
Euh…
— Pour vous rafraîchir les idées avant que vous ne vous écharpiez
mutuellement, voyons. Mais peu importe. Ce que je veux dire, c’est que je
pourrais très bien utiliser ma magie pour me détacher. Je pourrais vous
attaquer, mais je ne l’ai pas fait. Parce que je ne suis pas votre ennemie. Je
cherche simplement à attraper un homme qui fait le mal autour de lui. Je
vous le jure. Mon petit ami et moi pouvons attendre la police si cela peut
vous rassurer, mais s’il vous plaît… Dites-moi ce que vous savez.
Pendant une seconde, je crus qu’il allait refuser, mais mon désespoir
sembla le convaincre. Quand il rouvrit la bouche, je me laissai aller contre
Winter avec soulagement. Malgré notre bourde, tout n’était peut-être pas
perdu.
— Il ne travaille pas ici. C’est le fils des propriétaires, mais il ne fait pas
partie de l’entreprise, pas vraiment. Je ne l’ai vu qu’une ou deux fois.
Dans le coin, on sait tous qu’Hal est un peu spécial. Je travaille ici depuis
un mois ou deux, mais j’ai toujours eu l’impression qu’il me méprisait. Je
me suis juste dit que c’était parce qu’on se ressemblait.
— Si vous ne travaillez ici que depuis un mois, est-ce que vous savez qui
occupait votre poste avant vous ?
— Les Prescott m’ont engagé parce qu’ils ont eu des problèmes avec les
fours. Ils pensaient que des gamins avaient trouvé un accès et venaient
brûler des trucs la nuit. En tout cas, les fours avaient été utilisés.
Fascinée, je demandai :
— Pourquoi ?
Derrière moi, Winter tressaillit. Il grogna plus fort que moi. Comme
l’agent de sécurité fit un pas en arrière, visiblement nerveux, j’appuyai
doucement ma tête contre les cheveux sombres de Winter.
— Ne t’inquiète pas et reste calme, Raph’, tout va bien.
— Très bien. Nous sommes tous détendus et plutôt contents d’être là. En
vrai…
Le garde avait avancé d’un pas et, en une seconde, un des policiers lui
avait sauté dessus pour lui tordre le bras dans le dos à un angle qui me
semblait, vue d’ici, horriblement douloureux et pas franchement naturel.
Je grimaçai de compassion. Notre barbu ne passait vraiment pas la soirée
de sa vie.
— Je veux dire, on est les gentils aussi. Tout le monde est gentil. C’est
juste un malentendu.
— Oh.
Je grimaçai.
— OK, allons-y.
Je culpabilisais déjà pour l’agent de sécurité, mais une petite sieste lui
ferait du bien, après tout. Il regagnerait peut-être des forces, comme ça. Je
pouvais toujours essayer de me convaincre, en tout cas.
Winter ricana. Au moins trois des policiers qui gardaient les issues se
tournèrent vers lui, les yeux plissés.
Deux des policiers s’étaient déjà écartés de l’émeute pour marcher vers
nous.
— Alors dépêche-toi.
— À trois…
— Un. Deux…
Le policier le plus proche nous foudroya du regard.
— Trois !
— Waoh, murmurai-je.
Winter se releva, puis se tourna vers moi pour m’aider à me relever, les
yeux dans les miens.
— Ouais.
Je pris le temps de vérifier que le garde de sécurité n’était pas trop mal
installé, et de pousser le policier qui lui était tombé dessus. Je tournai le
garde sur le dos, et ajustai sa tête pour qu’il soit à l’aise et ne s’étouffe pas
avec sa langue. Mes yeux tombèrent sur son badge. Alan Hopkins. Pardon,
mec.
Mon fidèle taxi était toujours garé où je l’avais laissé, mais dissimulé
par un paquet de voitures de police placées n’importe comment devant le
crématorium. Brutus n’avait apparemment pas ouvert l’œil. Je
commençais à me demander si notre sortilège l’avait aussi atteint, mais il
lâcha un petit miaulement quand je claquai la portière, avant de demander
de la nourriture d’une voix faiblarde. Je tendis la main pour lui gratter les
oreilles, et il se rendormit immédiatement. Oh, la vie des chats.
Nous n’attendîmes pas très longtemps. La nuit était tombée et les phares
de leur véhicule brillaient de loin. Winter et moi nous baissâmes, aux
aguets. Je ne savais même pas si je voulais que Barbe-Noire (non, Hal
Prescott) soit avec son père ou non. Bien sûr, il était temps d’en finir, mais
je n’étais pas au mieux de ma forme. Et Winter n’avait pas l’air bien non
plus. Son œil droit avait commencé à gonfler et tournait déjà au violacé. Il
était sûrement aussi mal en point que moi, mais si Barbe-Noire sortait
vraiment de cette foutue voiture, nous n’avions pas le droit de le laisser
filer ; nous serions obligés d’agir. Une bonne fois pour toutes.
Winter et moi retenions nos souffles, mais ce n’était pas la peine. Une
seule silhouette sortit du véhicule, et ce n’était clairement pas Barbe-
Noire. L’homme était imberbe, bien plus maigrichon, avec une tignasse
épaisse. Papa, alors. Mais où pouvaient bien être son salopard de fils, sa
grosse barbe, et ses tendances meurtrières ?
— Quel bordel.
— Tu vois ça ? demandai-je.
Apparemment, son ancienne vie lui passait encore devant les yeux.
— J’imagine, oui.
— Et il a l’air neuf ?
— Oui.
Je souris largement.
— Pendant que tu roupillais, Alan l’agent de sécurité m’a dit que Barbe-
Noire, aussi nommé Hal Prescott, vit dans un immeuble de luxe tout neuf.
Et ça, mon pote, c’est un immeuble complètement de luxe, et très neuf. Et
en plus, il est à peine à un ou deux kilomètres du crématorium. Pratique,
non ?
Je gloussai de plaisir.
Chapitre Seize
On avait intérêt à faire vite : la police n’allait sûrement pas tarder à nous
suivre. Avec notre petit numéro de marchands de sable, et sur un escadron
entier de policiers, j’étais plus ou moins sûre qu’ils nous traqueraient
jusqu’à ce que mort s’ensuive. S’ils avaient deux sous de jugeote, ils
passeraient par ici. Et puis, j’en avais marre de prendre des gants, de toute
façon, et je crois que Winter était de mon avis. Nous entrâmes par les
grandes portes d’entrée en ignorant royalement les caméras de sécurité, et
je me plantai devant le comptoir de la réception.
Il rougit violemment.
— Je suis navré, mais Mr. Prescott n’est pas chez lui. Il nous a informés
qu’il serait absent pour au moins une semaine.
Une semaine entière ? Mon estomac se noua. Quel que soit le plan de
Barbe-Noire, je savais que les conséquences seraient catastrophiques. Son
pseudo-entretien avec les Ressources Humaines n’était prévu que pour
mardi ; il s’était laissé cinq jours de plus, minimum, pour semer le chaos
et tuer encore plus de gens que nous ne l’avions envisagé.
— Dans ce cas, vous allez devoir nous ouvrir son appartement. Nous
devons le fouiller sans attendre.
L’employé déglutit.
— J’ai menti à cet agent. Ce n’est pas quelque chose que je fais souvent.
Je suis désolé, Ivy. Je ne devrais pas faire semblant d’être quelqu’un que je
ne suis pas.
Je clignai des yeux. Pendant une seconde, je n’avais même pas compris
sa remarque. Oh ! Parce qu’il avait dit qu’il faisait partie de l’Ordre.
— Ouaip’.
— Si tu ne te sens pas…
— Quoi ?
Je hochai la tête. C’était pas sorcier (hah !) d’ouvrir une porte quand on
pouvait voir le mécanisme, mais personne ne pouvait vraiment lancer une
rune dans le vide et sans comprendre ce que ferait son propre sortilège. La
vie ne fonctionnait pas comme ça… et la magie non plus.
Winter hocha la tête et nous nous mîmes à fouiller le salon. Il n’y avait
pas grand-chose dans la pièce ; en théorie, on aurait dû trouver sa clef
secrète en deux temps, trois mouvements.
Certes.
— Oui ?
— Baisse la tête.
Tant pis pour mon bonhomme. De toute façon, je faisais rarement dans la
subtilité. En tout cas, Barbe-Noire ne pourrait pas rater notre effraction, du
coup.
— Tu as brisé le miroir.
— Ouaip’.
Son regard bleu courut sur les éclats de verre éparpillés dans la pièce.
Je l’ouvris d’un coup de pied ; pas parce que j’étais quelqu’un de cool et
féroce, mais parce que mes mains tremblaient tellement que je n’aurais
même pas pu tourner la poignée.
— Ses jours sont déjà comptés, me rassura Winter. Nous allons l’avoir.
Tous les murs étaient couverts ; il y avait des articles de journaux jaunis,
tous en rapport avec des actes de sorcellerie ou avec l’Ordre, et aucun
n’avait un titre positif ; et des post-its de tailles et de couleurs différentes,
marqués de chiffres ou de mots cryptiques comme « ici 6743 », ou de
rappels à vous faire froid dans le dos, comme « trouver une corde solide ».
Des piles de livres branlantes et des sacs en plastique pleins de vêtements
jonchaient le sol. Dans le coin le plus éloigné, je remarquai des boîtes
ornementées et des urnes funéraires similaires à celle de Clare. Winter en
attrapa une alors que je réprimais un frisson. Il ouvrit le couvercle et
poussa un soupir ; elle était vide.
— Il n’a pas encore disposé des trois derniers membres du cercle ; ils
sont forcément ici, dit-il.
— En tout cas, je ne vois pas d’esprits ici. Peut-être qu’il les a cachés
ailleurs.
Je le feuilletai rapidement.
Winter grimaça.
Je me mordis la lèvre.
— Personne n’en sait rien. Mais le livre explique que St. George a tué le
dragon dans le coin. Il y aurait un trou d’herbe là où le sang du dragon a
coulé. Ils disent que plus rien n’y pousse.
— Ouais.
— Ah, voilà la cavalerie. Ils ont été plus vifs que prévu, marmonna
Winter.
Winter hocha la tête et avança vers la porte en levant les paumes pour
montrer qu’il n’était pas armé. Malheureusement, son professionnalisme
ne changeait pas grand-chose ; un type hystérique lui bondit dessus, toutes
griffes dehors.
— Hé ! m’exclamai-je.
— Mais…
Les lourdes bottes des agents crissaient sur le verre brisé, et je grimaçai
contre le carrelage. Oh, bien sûr. Mes sept ans de malheur commençaient
maintenant, hein ?
Il lança aussi un coup d’œil nerveux vers Winter, qui venait de s’asseoir
près de moi. C’était la deuxième fois qu’on l’attachait ce soir, mais ses
anciens collègues avaient tout de même peur de lui. C’était un filon qu’on
pouvait exploiter, non ?
Il s’interrompit juste une seconde, ses yeux jaunes fixés sur moi entre les
barreaux en métal.
— Connards.
— Mais…
— Monsieur…
— Promis, soupirai-je.
— Mais…
— Voilà, fis-je.
— Nan.
— Oui.
Ils disparurent en ronchonnant allègrement. Je poussai un soupir et me
tournai vers Winter.
— Ça craint, marmonnai-je.
— Oui.
Bien sûr qu’ils ne nous arrêteraient pas ; Winter et moi étions plus
puissants qu’eux, même dans nos états calamiteux, et surtout en tandem.
J’époussetai le vomi séché collé sur mon t-shirt avec une grimace de
dégoût. Avec son sens moral XXL, Winter se sentait sûrement responsable
de notre petit détour par la case prison ; le petit naïf.
— Manger, continuai Brutus, parce que, je ne sais pas, jamais deux sans
trois.
— Manger, entonnai-je.
Winter se redressa.
— Vous savez, vous êtes vraiment bizarres, parfois, sourit-il. Mais vos
désirs sont des ordres.
— Je ne suis pas simplement venu pour remplir vos panses, vous savez.
Je vais aussi vous libérer. Vous me remercierez plus tard.
— La bonne nouvelle, c’est que nous savons où est Hal Prescott. Ils
l’attraperont avant même que vous n’ayez eu le temps de dire « merci
mille fois, Tarquin chéri. »
Je me léchai le pouce.
— Quoi ? Il est où ?
J’essuyai mes doigts graisseux sur mon jean puis le rejoignis à grands
pas en le transperçant du regard.
— Très bien, reprit-il d’un ton sec. Les enquêteurs ont fait du bon
travail. D’après un bouquin qu’ils ont trouvé dans l’atelier de Barbe-Noire,
il serait intéressé par Uffington. Il y a un grand cheval blanc dessiné dans
le flanc d’une colline, qui…
Il se frotta le menton.
Il hocha la tête.
Je me frottai la tête.
Je souris légèrement.
— C’est vrai que l’Ordre aime que tout soit bien propre et bien net,
hein ? Le temps que tu écrives ton rapport et que tu retravailles tes
fioritures, tu risques d’y passer la nuit, lançai-je à Tarquin.
Un petit rictus débile flottait sur les lèvres de Tarquin. Tarquin n’était
pas fondamentalement mauvais, mais pour le coup, il avait plutôt l’air de
prendre son pied ; je suspectais qu’il appréciait tout particulièrement ma
disgrâce, plutôt que celle de Winter.
— Mais…
— Je crois même que vous êtes pour l’instant en prison, et donc exclus
de toute opération, quelle qu’elle soit.
Je levai les yeux vers Winter. J’étais écœurée d’être mise sur la touche
alors qu’on s’était tant investis dans l’enquête, mais on avait besoin de
repos. Il pouvait à peine ouvrir son œil droit. Ma tête me faisait un mal de
chien et je n’avais pas dormi depuis l’an quarante. Peut-être qu’il était
grand temps de rentrer.
— Laisse tomber, Raph’, murmurai-je. Ils ont les choses en main. Ils
vont arrêter Barbe-Noire. Le temps de rentrer et de nous laver, il fera déjà
jour.
Je poussai un soupir.
— OK. OK.
Il hésita.
— Tu sais, ce n’est pas nécessaire, dit Winter. Mes parents ne sont pas
des monstres. Ils comprendront si nous annulons.
— Ça va aller, fis-je d’un ton bien plus tranquille que je ne l’étais. J’ai
hâte de rencontrer tes parents.
— Menteuse.
Je lui envoyai un sourire en coin et haussai une épaule. J’avais trop mal
au corps pour lever les deux. Winter se pencha et embrassa très doucement
ma joue. Un petit frisson de contentement me traversa lorsque ses lèvres
touchèrent ma peau.
— Merci, Ivy, sourit-il. Attend ici, je vais aller vérifier qu’ils nous
attendent. Ma mère déteste les surprises.
Elle allait adorer sa face tout amochée, alors. Je jetai un coup d’œil à
Brutus.
— Manger.
J’inspirai profondément.
Mon estomac se noua. Qu’est-ce qu’il avait bien pu leur dire ? Que
j’étais trop paresseuse pour aller acheter du lait à pied, et que j’avais passé
un accord avec un des gosses de l’immeuble pour qu’il aille m’en
chercher ? Est-ce qu’il leur avait dit que j’avais tendance à retourner mes
petites culottes pour gagner une journée sur mes lessives ? Ou alors, peut-
être qu’il avait osé mentionner qu’un jour, j’avais regardé une saison
entière d’Inspecteur Derrick parce que j’avais bien trop la flemme de
chercher la télécommande ?
Je me forçai à sourire.
Oh oh.
— Oui.
— Mais vous ne faites pas partie de l’Ordre.
— Non.
— Non, sourit Winter. Elle peut se faufiler dans des endroits difficiles
d’accès et je l’ai envoyée me chercher du chardon-marie. Je cherche une
variété particulière pour un nouveau sort que je suis en train de
développer.
— Euh… non. Je ne suis pas une grande Phytologue. Je préfère les runes.
— Allons nous installer. Ivy, est-ce que je peux te servir une tasse de
thé ? Nous avons encore une bonne heure avant le dîner.
Les mots m’échappèrent avant que je ne puisse les filtrer :
Elle nous guida dans un petit salon, je crois, même si je n’avais jamais
vraiment été dans un petit salon. Je m’assis précautionneusement dans un
fauteuil à haut dossier qui devait être plus vieux que nous tous réunis ;
j’étais horriblement mal à l’aise, mais, en posant les fesses sur le coussin,
je ne pus m’empêcher d’émettre un grognement de soulagement. J’avais
les pieds et les jambes en compote, d’accord ?
— Caresse, ordonna-t-il.
— Très intéressant.
— Je te caresserai si tu es sage.
— Oui.
Elle plissa les lèvres. J’avais besoin d’un quota d’énergie assez
conséquent, vu ce que Winter et moi avions traversé quelques heures
avant, mais je ravalai ma riposte. Les évènements des derniers jours
étaient assez évidents, de toute façon. D’ailleurs, les parents de Winter
n’avaient pas vraiment fait de commentaires en voyant la tête de leur fils,
et je me demandais si les dîners habillés se faisaient toujours avec un œil
au beurre noir en sus, par ici.
— Oh, je n’arrive pas à y croire ! hurla une voix de femme.
— Non, tout ne va pas bien ! siffla le spectre. C’est notre plus beau
service de porcelaine ! Comment oses-tu le sortir pour cette greluche !
Sa mère essuyait toujours ma jupe, et le fantôme planta les mains sur ses
hanches.
— Ma grand-tante Hettie ?
Winter toussota.
— Que veux-tu, elle n’a pas inventé la poudre, elle non plus, déclara-t-
elle tranquillement.
— Fascinant, commenta George d’une voix assez peu fascinée.
Euh…
— Elle aurait préféré que vous ne sortiez pas la belle porcelaine pour
moi. Oh, et elle m’a appelée « greluche » plusieurs fois.
— Oui, elle faisait cela souvent. A-t-elle dit quelque chose d’autre ?
Pourquoi est-elle ici ?
Winter prit les devants et lui expliqua rapidement que les fantômes
avaient tendance à me suivre pour que j’annule les malédictions qui les
emprisonnaient sur terre. George, visiblement ennuyé, poussa légèrement
Brutus pour se servir une tasse de thé lui-même.
— Oh.
— Tu ne veux pas les voir, Ivy ? J’ai une adorable photo de Raphaël dans
une petite salopette…
— Tu as été conçu là-bas, coupa George en ignorant royalement les
efforts de Sophia.
Winter accusa le coup, bouche bée, pendant que Sophia fermait vite fait
les paupières.
— Nous n’étions pas encore mariés, ricanait son mari. Nous nous étions
enregistrés sous le nom de Monsieur et Madame Smith, tu te souviens ?
Nous nous trouvions très intelligents.
— C’était une autre époque, bien sûr. C’est plus facile aujourd’hui pour
les jeunes couples. Le monde est très différent.
Le pire, c’est que j’avais l’impression qu’il était sincère. Pfff. Pas grave.
J’avais d’autres problèmes. Son anecdote m’avait insufflé un horrible
pressentiment, et un frisson de terreur glissait lentement le long de mon
échine. Je sortis mon téléphone, fit défiler les contacts, et calai le combiné
contre mon oreille. George jeta un regard interrogateur à Winter.
— Est-ce qu’elle appelle déjà un taxi ? Nous n’avons même pas pris
l’apéritif ! Ta mère a fait ses fameuses tourtes au porc.
— Ivy ? demanda-t-il.
Tarquin décrocha à ce moment-là.
— Tu veux dire, Hal Prescott ? Non, pas depuis hier. Il doit savoir qu’il
est sous surveillance, mais il n’a aucune issue. L’hôtel est encerclé. Il est
dans sa chambre. Je crois que les démineurs se préparent à entrer…
— Pardon ?
Je tapai du pied. Winter s’était raidi sur son siège et me fixait avec
intensité.
— Hal Prescott, bien sûr. Quel autre nom pourrait-il bien utiliser ?
Je déglutis.
— Oui, rétorqua-t-il d’un ton blessé. J’ai le rapport avec moi. Il est
arrivé hier matin à onze heures trente-deux. Il…
— L’Ordre, acquiesçai-je.
— Souris !
Il fallait dire aussi que les téléphones portables devaient être déposés à
l’entrée des bâtiments de l’Ordre pour éviter les interférences avec la
magie ; c’était peu probable, mais si un sortilège et je ne savais quelle
onde technologique se mélangeaient vraiment, les conséquences seraient
assez meurtrières pour faire passer les magouilles de Barbe-Noire pour
une petite blague spéciale Halloween.
Oh. Merde alors. Je listai des noms au hasard, et Winter laissa des
messages vocaux à tout-va, mais personne ne décrochait son foutu
portable. Même Ève avait disparu de la surface terrestre. Winter essaya
même de joindre Tarquin. La tonalité sonnait dans le vide, mais c’était
sûrement de ma faute, vu que je lui avais raccroché au nez sans pitié.
— C’est vrai, mais il peut bouger ses fesses jusqu’à l’Ordre et nous dire
ce qu’il se passe.
— D’accord.
— Il est à Manchester. Il est encore plus loin que nous, déclara Winter.
— OK, laisse tomber. Appelle la police. Dis-leur que c’est une urgence
et qu’ils foncent au siège.
Je me mordis la lèvre.
— Tous nos conseillers sont en ligne pour l’instant, mais nous faisons
notre possible pour vous répondre au plus vite. Vous êtes quatorzième dans
la file d’attente.
— Hé ! Hé !
— Bonjour ? Ivy ?
Je serrai les dents. Si Clare avait envoyé un de ses potes fantômes pour
me passer le bonjour, j’allais la tuer une deuxième fois.
Il frissonna.
— Oh, vous voulez dire, ici, aujourd’hui, à cet endroit. Bien sûr. Je vous
cherche parce que Clare Rees voulait vous dire que le reste de son cercle
est apparu.
Il lança un coup d’œil par-dessus son épaule. Il n’y avait personne sur le
parking, à part M. Titanic, que mon nouvel ami ne pouvait pas voir,
évidemment.
— Dégage, OK ? lâchai-je.
La politesse, c’était bien mignon, mais j’allais devoir faire une exception
pour me concentrer sur les spectres et les tueurs en série et l’hypothétique
destruction de l’Ordre, juste cette fois-ci. Je le vis réfléchir à une riposte,
mais finalement, la gueule de bois triompha et il reprit sa route d’un pas
traînant. Tant mieux.
— Ils visitent leur famille, je crois. Les nouveaux défunts ont souvent
des difficultés à lâcher prise lorsqu’ils découvrent qu’ils n’ont plus
d’existence tangible.
— C’est tout ?
— Oui.
— Merci.
Il s’inclina.
***
— Hein ?
— Est-ce que tu as vu un type chauve avec une grosse barbe noire dans
le coin ?
Elle était bouche bée, muette, incapable de capter qui j’étais ou ce que je
pouvais bien lui vouloir. Son visage s’illumina de soulagement lorsqu’elle
remarqua Winter derrière moi.
— Adeptus Exemptus !
— Je m’appelle Lily. Oh, vous ne vous rappelez pas de moi, mais nous
nous sommes déjà rencontrés, vous savez. C’était pendant la semaine
d’Orientation, et j’étais avec tout un groupe de Néophyte, mais c’était un
véritable honneur.
— Lily, bien sûr. Vous venez du Devon, c’est bien ça ? Vous aviez dit
aimer la pêche et vouloir vous spécialiser en Phytologie.
— Autre chose ?
Je piaffai en levant les yeux au ciel, mais ils m’ignorèrent tous les deux.
Elle aurait sûrement tué père et mère pour acquiescer, mais finalement,
elle préféra opter pour la vérité :
— Non.
Elle pivota et courut vers eux. Winter baissa les yeux vers le pied que je
continuais à tambouriner sur le trottoir.
— Arrête, Ivy. C’est toi qui m’as appris cette compétence-là, tu sais.
— Je parle d’être aimable avec autrui pour les encourager à nous dire ce
qu’ils savent.
— C’est pas parce que Barbe-Noire n’est pas encore passé à l’attaque
qu’il n’a rien prévu.
— Oui, promit-elle, les yeux brillants. Oui, bien sûr. Je ne vous décevrai
pas.
— Mais sans doute pas autant que Barbe-Noire. Allons voir l’Ipsissimus.
Il saura quoi faire pour sécuriser le campus.
— En tout cas, dit soudain Winter alors que nous traversions la place
centrale vers le bâtiment qui abritait le bureau de l’Ipsissimus, je n’arrive
pas à croire qu’ils vendent de la gelée verte au lieu de la gelée rouge.
— Oui.
— Ça a marché ? s’enquit-il.
— Nous devons nous entretenir avec lui le plus vite possible, protesta
Winter en fronçant les sourcils.
L’agent nous guida au premier étage, puis nous montra un banc étroit du
doigt avant de tourner les talons. Le banc était situé juste en dessous du
portrait de Grenville. Tiens, tiens, tiens, comme on se retrouve.
Franchement, je ne savais pas si c’était une bonne blague ou une marque
de profond respect de la part d’Ipsissimus Collings.
— Sauf que tu ne fais pas partie de l’Ordre et que mes privilèges ont été
révoqués. Nous ne pouvons pas monter plus haut que cet étage-ci. Le
sortilège de protection nous en empêchera.
Je penchai la tête de côté, un petit sourire aux lèvres. Oh, il me
connaissait mieux que ça, depuis le temps.
— J’ai plus d’un tour dans mon sac, tu sais. Je suis sûre qu’une de mes
runes peut désactiver le bouclier assez longtemps pour nous laisser le
passage.
Winter resta silencieux une petite seconde, puis passa une main dans ses
cheveux et poussa un soupir.
— Hé, vu ce que j’ai vécu depuis que je te connais, tu ne peux pas m’en
vouloir de travailler un peu sur mes compétences élémentaires.
— Parce que rentrer par effraction dans l’une des pièces les plus
magiquement sécurisées du pays est une compétence élémentaire ?
— Ouaip’.
— Parfois, je suis vraiment très heureux d’être de ton côté, Ivy. Mais
gardons cette option pour plus tard, d’accord ? L’Ipsissimus est sûrement
dans un bâtiment annexe, et je préférerais éviter qu’un sort trop difficile
ne draine ton énergie pour les prochaines heures.
— Pardon.
— Non. Vous devriez dire pardon. Pas hein. Ce n’est même pas un mot.
Il me foudroya du regard.
— Le mot-de-passe-partout ?
— Oui.
— Allons-y.
— Apparemment.
Je fronçai le nez.
— Il n’a jamais eu peur de nous dire non. C’est pas le genre à se laisser
intimider, de toute façon.
— Oh, tu t’es fait plus de mal qu’à lui, je te rappelle. Allez, viens. Je ne
sais pas pourquoi Collings boude dans son antre, mais le plus important,
c’est qu’on découvre ce que Barbe-Noire a l’intention de faire.
***
— Il est trop tard pour qu’il soit parti faire sa tournée quotidienne auprès
des Départements de l’Ordre. Il pourrait être n’importe où.
— Euh, oui, c’est ce que font les gens normaux, Raph’. Ils se détendent,
dans leur salon. C’est pas bizarre.
— Pas un mois sabbatique, Ivy. Mais peut-être une journée de pause ici
et là, peut-être.
L’Ipsissimus apparut sur le pas de la porte, le regard dans le vague.
Il sourit tristement.
— Peut-être était-ce grâce à son influence plutôt que les quelques jours
passés loin de l’Ordre. Mais quoi qu’il en soit, ce garçon comprend qu’on
ne peut travailler sans arrêt, même si l’on aime profondément et
sincèrement ce que l’on fait. Ce n’est pas viable, tout simplement.
L’Ipsissimus me sourit.
— Je suis heureux que vous soyez de cet avis. C’est important que vous
ayez foi dans l’Ordre, vous aussi.
— Non, murmurai-je.
— Je… vous…
Je fermai les yeux de toutes mes forces. Non, non, non. C’était
forcément un cauchemar.
— Dommage.
Sa voix se raffermit.
— J’ai laissé les parchemins nécessaires pour que Raphaël rejoigne les
rangs de l’Ordre dans le premier tiroir du bureau. Je les ai signés il y a des
semaines. Tout est prêt. Mais il faut qu’il les signe impérativement avant
que mon cadavre ne soit découvert. Barbe-Noire n’a plus l’intention
d’incinérer ses victimes ; il a caché mon corps, mais nos agents le
retrouveront vite. Cette fois, il veut que tout le monde sache ce qu’il a
réussi à faire. Je ne connais pas ses motivations ou ses projets ; vous
devrez les mettre à jour vous-mêmes, et le retrouver avant qu’il fasse
d’autres victimes. L’Ordre doit survivre, Ivy.
— Oui.
— Après notre retour d’Écosse, j’ai décidé de prendre des mesures afin
d’assurer la sécurité et la pérennité de l’Ordre. J’aurais dû m’en charger il
y a bien longtemps. J’ai nommé mon successeur et je sais qu’il sera à la
hauteur de cette tâche. Il possède la force et la moralité nécessaires pour
unifier et soutenir notre organisation. Il sera accepté comme nouvel
Ipsissimus, mais seulement s’il est membre de l’Ordre. Le contrat que j’ai
établi le promeut également au Troisième Niveau ; il n’a pas passé les
examens habituels, mais, dans son cas, ce n’est qu’une formalité.
— Néanmoins, si son retour parmi nous n’est pas officialisé avant que
mon corps ne soit découvert, ses adversaires n’hésiteront pas à refuser sa
nomination, et les querelles intestines seront terribles.
— Oui. Il est prêt, maintenant. Il aura besoin de vous à ses côtés pour le
guider et le soutenir. Votre rôle sera peut-être même plus important que le
sien dans les mois à venir.
Euh, alors, j’espérais vraiment qu’il me disait ça pour flatter mon ego.
J’étais parfaitement contente de rester sur le banc de touche,
personnellement. Ou plutôt, sur le canapé le plus proche. Clairement,
femme d’empereur, c’était pas trop mon genre ; mais je savais que Winter
serait parfait pour le rôle d’Ipsissimus. Il avait fait des erreurs, mais il les
avait toujours reconnues et il avait appris à les dépasser. Il ne prenait pas
de raccourcis. Il était dévoué, travailleur et intègre ; et il saurait mener
l’Ordre sans compromettre ses principes.
Je grimaçai.
— Rien, marmonnai-je.
Je ne pouvais pas lui dire que je venais de capter que mon petit copain
allait littéralement devenir le roi des intellos. Pfff.
Un sourire béat s’épanouissait sur ses lèvres, et son regard s’attardait sur
un point vague et lointain.
— Au revoir, Ivy.
— Oh, si, fis-je d’un ton féroce. C’est la plus grande des priorités,
d’accord ?
Je grimaçai.
Pendant une longue minute, Winter ne réagit pas. S’il n’avait pas très
légèrement plissé les yeux, j’aurais presque cru qu’il ne m’avait pas
entendue.
— Oh, t’inquiète, je ne vais nulle part. Je vais être ton fardeau pendant
des lustres. Ton boulet. La mauvaise odeur qui te suit partout où tu vas.
— Dieu merci.
— Manger.
— Manger.
— Manger.
— Je suis sûre qu’il va faire profil bas pendant quelques heures, dis-je.
Mais je vais aller parler à Grenville et lui demander s’il a remarqué quoi
que ce soit. Il faut que tu t’occupes de ta paperasse. Le corps de
l’Ipsissimus pourrait être retrouvé d’une minute à l’autre.
Puis, avant que Winter ne puisse dire quoi que ce soit d’autre, j’ajoutai :
***
Il poussa un soupir.
Parfait.
Je ne savais pas encore comment j’allais faire mon coup, mais je savais
que j’en étais capable.
***
— Tu sais quoi ?
— Non ?
— Ivy !
— Oui, il est de retour. Vraiment. Écoute, Ève, il faut que j’y aille.
Elle remarqua enfin mon air sérieux et un éclat d’inquiétude traversa son
regard.
— Tout le monde pense qu’il est encore à Uffington. Mais c’est faux.
Avec ses longues jambes, Ève n’avait aucun mal à rester à ma hauteur.
— C’est toi ! Oui ! Il doit être par là-bas, s’étrangla l’un d’entre eux.
— C’était incroyable, commenta le second. Je marchais tranquillement,
j’explorais les environs, et tout a disparu d’un seul coup.
***
Malgré le gazouillis de la fontaine et la distance qui nous séparait encore
de la crèche, je devinai immédiatement que Barbe-Noire était déjà passé à
l’action. Des hurlements déchiraient l’air, et un vertige de terreur me
secoua l’échine.
Non. Je secouai la tête. La peur me faisait perdre la tête. Dès que j’étais
dans une situation hypothétiquement létale, je fantasmais sur mes bonnes
résolutions ; mais la vraie solution, c’était d’éviter la situation
hypothétiquement létale en question.
Ève lança un cri de guerre avant de baisser le visage pour lui mordre
l’oreille. Une giclée de sang fusa sous ses dents, mais son attaque ne fit
qu’enrager Barbe-Noire. Sans ralentir, avec une exclamation de rage, il
leva sa lame et manqua de justesse la trachée d’Ève. Elle glissa sur le côté.
Terrifiée qu’il parvienne à l’atteindre à la deuxième tentative, je me remis
à courir vers eux.
Je fis signe aux quatre sorciers de la crèche, qui comprirent mon
intention immédiatement et profitèrent de la distraction de Barbe-Noire
pour retourner à l’intérieur et protéger les enfants. Ils avaient
probablement pigé que la magie ne les aiderait pas. Pendant que je
chargeais vers Barbe-Noire pour aider Ève, une fenêtre s’ouvrit à la volée
et l’un des sorciers se mit à lancer des objets vers le vacuus. Je ne voyais
pas trop ce qu’un éléphant en plastique allait bien pouvoir faire. Ni le tire-
lait, d’ailleurs. Le lait lui-même, par contre…
Barbe-Noire leva les mains pour protéger ses yeux ; il ne savait pas que
le liquide n’était que tiède. Quand il comprit que je l’avais roulé dans la
farine, il gronda comme un fauve et abandonna Ève pour se concentrer sur
moi.
— Tu mens.
— Vous voyez ? Je suis taxi. Comme vous. Je ne suis pas une sorcière, je
ne veux pas être une sorcière. Je crois qu’ils m’ont ensorcelée parce qu’ils
voulaient un chauffeur. Mais je ne leur sers à rien d’autre. Et je crois
que…
Il secoua la tête.
— Vous savez que je ne suis pas une sorcière, suppliai-je. Et vous voyez
que je suis taxi. Je ne sais pas comment vous prouver que je ne suis pas
comme eux.
— Dommage. Je t’ai déjà laissé la vie sauve une fois. J’ai été généreux,
mais je ne peux pas me permettre de l’être deux fois. Tu as laissé passer ta
chance.
— Tous les sorciers sont mauvais. Tous les sorciers sont une erreur de la
nature.
— Pourquoi vous avez tué le cercle ? Pourquoi ne pas venir ici tout de
suite ? Raphaël, le sorcier qui m’accompagnait dans le Dartmoor, il a
entendu parler de vous parce que vous avez tué les sept sorciers. Pourquoi
eux ?
Il frotta son oreille sanglante, puis regarda sa main écarlate comme s’il
la voyait pour la première fois.
— Je vous l’ai dit. C’est de la magie noire. Je crois… je crois qu’il parle
aux morts et qu’ils lui répondent.
Tu parles.
Il n’était même pas agacé, juste curieux. Comme s’il voulait ajuster son
programme. Je réalisai brusquement qu’il voulait parler, qu’il voulait
raconter ses petites machinations à quelqu’un. Il avait caché ses pseudo-
exploits pendant si longtemps qu’il mourait d’envie de les décrire au
premier venu. Et plus je le retarderais, plus j’avais de chance de le coincer.
Il hocha la tête.
— Hmm. Tu sais, c’est assez difficile de brûler sept corps d’un seul
coup. Ils ne se dissolvent pas rapidement et mon temps était limité pour
chaque tentative. J’ai dû les garder dans mon appartement jusqu’à ce que
je puisse les transporter au crématorium sans qu’on ne me remarque. Et je
me suis rendu compte que j’étais content d’attendre, fit-il avec un sourire
cruel. L’anticipation est une chose merveilleuse. Plus satisfaisante encore
que le résultat final, je crois. Alors, j’ai décidé de prendre mon temps pour
me débarrasser des cendres aussi.
— Le besoin de tuer ?
— Oui, absolument.
Oups. Toutes ces stratégies pour garder notre enquête secrète, l’embargo
médiatique et les pourparlers secrets avec la police… et en fait, j’avais
déjà donné toutes les infos à Barbe-Noire sur le parking de l’auberge.
D’accord. Ève était encore inconsciente : peut-être que je pourrais garder
ce petit détail pour moi.
— Comme tu le vois.
— Oh, oui. Le verre miroir est trop cher et trop difficile à briser.
Il se caressa la barbe.
— J’ai commandé le mur dans le même verre que celui des tournages,
lorsque les acteurs doivent sauter à travers des fenêtres sans se faire mal.
— Oh, de rien.
— Il faut que je vous avoue quelque chose. Quelque chose qui va vous
faire un peu mal aux fesses, susurrai-je.
Il haussa un sourcil.
— Oui ?
— J’ai menti, souris-je. Je suis une sorcière. Je suis une vilaine petite
sorcière avec de la magie dans les veines et de la magie dans l’âme.
Un bruit sourd résonna dans mes oreilles. Pendant une seconde, Barbe-
Noire resta figé, bouche bée, puis il bascula soudain en avant en
m’entraînant dans sa chute. Derrière lui, je vis apparaître Tarquin, les
mains crispées sur une pierre ensanglantée.
Je restai prostrée sur les dalles, le souffle court. La voix confuse d’Ève
s’éleva un peu plus loin :
Une ombre passa sur mon visage et je levai les yeux. Quand je reconnus
les beaux yeux clairs de Winter au-dessus de moi, je lui décochai le plus
grand sourire de ma vie.
— Avoir traîné Ève dans ta mission suicide n’améliore vraiment pas ton
cas. Si tu continues à te jeter dans la gueule du loup sans réfléchir, je vais
devoir t’attacher pour assurer ta sécurité.
Hé !
Je me mordis l’intérieur des joues pour réprimer mes larmes, sans trop
de succès.
— Merci, Ivy, dit-elle avec un sourire rêveur. Il faut que j’y aille, mais je
voulais te remercier. De la part de nous tous.
— Est-ce que vous voulez que je vous aide maintenant ? Je peux vous
faire passer de l’autre côté. Vous avez attendu assez longtemps.
Il écarquilla un peu les yeux, puis les détourna avec un soupir.
— Oh. Oui, j’aimerais bien. Mais je vais rester ici et laisser les autres
passer d’abord.
— Faux, murmura-t-il.
Brutus avait décidé il y a bien longtemps que le travail était une charge
qu’il préférait laisser à autrui. Il ne s’était pas attaché à Ivy pour rien,
après tout. Il avait dû l’éduquer d’une patte de fer pour qu’elle soit un tant
soit peu digne d’être sa sorcière, et elle avait encore un long chemin à
faire ; mais il était optimiste.
***
La porte du bureau était fermée. Brutus renifla. Les portes étaient faites
pour être ouvertes ; c’était leur raison d’être. Heureusement, celle-ci était
docile, et bascula lorsque la grande sportive sortit dans le couloir.
Il rit doucement.
— Non.
Ève sourit.
— Bonjour, Brutus.
Elle tendit la main et lui gratta le menton avant de sortir un petit biscuit
de sa poche. Elle leva son index contre ses lèvres, et Brutus hocha la tête.
Il n’était pas stupide ; il avait bien plus de chance d’obtenir des friandises
s’il ne se vantait pas de celles qu’on lui avait déjà données. Il avala le
biscuit discrètement, puis entra dans le bureau.
Oh, parfait. L’ordinateur était allumé. L’Homme avait mis en place des
zones sans magie afin que l’Ordre puisse utiliser la technologie et devenir
plus efficace. Bien sûr, certains avaient grommelé derrière son dos, mais
les zones étaient clairement délimitées et aucun incident n’avait remis en
question la décision du nouvel Ipsissimus. Finalement, même les sorciers
les plus traditionnels avaient fini par admettre que l’idée n’était pas
mauvaise, et que les avancées proposées par Ipsissimus Winter pouvaient
avoir leurs avantages. Brutus était parfaitement d’accord ; il sauta sur le
bureau et s’allongea sur le clavier. Les touches étaient toujours chaudes et
vibrantes, même si elles lâchaient parfois des « bips » agaçants.
— Manger.
Certainement pas. C’était exactement pour cette raison qu’il avait évité
les phrases complexes en sa présence. Elle aurait voulu bavarder ; elle
aurait voulu qu’il bavarde avec elle. Elle aurait mis en péril leurs
précieuses heures de nutrition et de sommeil. Ivy aurait dû le comprendre,
mais elle ne savait pas vraiment ce qu’était la paresse, la vraie paresse.
Pas comme un chat. C’était un art à part entière. Il fallait s’y dévouer
corps et âme, et même un humain comme Ivy ne pouvait réellement en
comprendre la teneur.
— Un nouveau travail.
Oh, non.
Bonne réponse.
— Tout à fait.
— Si tu en as besoin.
— Il n’y a que moi qui peux parler aux fantômes, quand même. Une
tâche capitale, en somme. Est-ce que je peux avoir mes propres
employés ? Il y aura des courses à faire, des malédictions à annuler, tout
ça.
Brutus fit claquer sa langue. Ivy n’avait de toute évidence pas compris ce
que l’Homme manigançait. La stratégie était presque enfantine. Avant
qu’Ivy n’ait eu le temps de prononcer Stratégiste et Correspondante
Éctoplasmique Internationale, elle travaillerait plusieurs heures par jour
de son plein gré.
Brutus se redressa et s’en fut vers la porte. Cette conversation n’était pas
aussi amusante qu’il l’aurait cru.
— Ouvre, lança-t-il.
— Ouvre !
Puis, pour faire bonne mesure, il enfonça ses griffes dans le bois
précieux et les fis crisser jusqu’au sol. Une petite minute de torture, et
l’Homme s’était levé pour lui ouvrir la porte. Brutus se faufila dehors et le
battant se referma derrière lui.
Il fit quelques pas dans le couloir puis s’arrêta. Non, c’était une
mauvaise idée. S’il les laissait seuls maintenant, qui sait ce qu’Ivy
accepterait encore ? Elle était si facile à embobiner. Il devait la protéger
contre elle-même. Il tourna les talons et s’assit devant la porte.
— Ouvre !
Pas de réponse.
— Ouvre !
— Pas aujourd’hui, souffla Ivy. Et je suis presque sûre que je te l’ai dit
au moins trois fois.
Brutus leva les yeux au ciel. Très bien. Il attendrait qu’ils terminent,
mais il espérait une récompense de taille pour sa patience. Un paquet
entier de biscuits, au moins. Il se roula en boule sur le tapis. La sieste
n’attendait pas.