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Couverture

S.O.S. fantômes en détresse


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Chapitre Un
Chapitre Deux
Chapitre Trois
Chapitre Quatre
Chapitre Cinq
Chapitre Six
Chapitre Sept
Chapitre Huit
Chapitre Neuf
Chapitre Dix
Chapitre Onze
Chapitre Douze
Chapitre Treize
Chapitre Quatorze
Chapitre Quinze
Chapitre Seize
Chapitre Dix-Sept
Chapitre Dix-Huit
Chapitre Dix-Neuf
Chapitre Vingt
Chapitre Vingt-et-Un
Épilogue
Helen Harper
S.O.S. fantômes en détresse
Ivy Wilde - Tome 3

Traduction depuis l'anglais par


Marguerite Guillemet

Collection Infinity
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Traduction © Marguerite Guillemet

Suivi éditorial © Leonor Carlus

Correction © Elysea Raven

Contrôle qualité © Julie Fort

Illustration de couverture © Mirella Santana

Toute représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit est


strictement interdite. Cela constituerait une violation de l'article 425 et
suivants du Code pénal.

ISBN : 9782375749289

Existe aussi en format papier


Chapitre Un
Winter allait me rendre dingue. Complètement, définitivement dingue.
Pendant que je glandais tranquillement sur le sofa comme une demoiselle
tuberculeuse d’un autre siècle, il récurait l’appartement du sol au plafond.
Alors, oui, certes, j’avais une vue plongeante sur ses très jolies fesses,
mais le garçon allait finir par défaillir.

Attention, avoir un homme de ménage à domicile ne me posait


techniquement aucun problème, mais Winter avait déjà passé la journée à
nettoyer hier. Et avant-hier. Et la majorité du week-end. Le moindre recoin
de mon appartement brillait comme un sou neuf. Sauf la vieille dame
couverte de toiles d’araignée qui me fixait d’un œil torve dans un coin de
la pièce – mais ça, c’était une autre histoire.

Brutus était en boule sur le rebord de la fenêtre. Winter avait appris à ses
dépens qu’il n’avait pas intérêt à le déranger quand il dormait. Ce coin-là
était le seul lieu sûr : toutes les autres surfaces avaient été frottées et
désinfectées avec la passion du vrai germaphobe.

— Tu devrais faire une petite pause, proposai-je aimablement.

Il leva brusquement la tête. Je ne me lasserai jamais de ce regard à


tomber par terre…

— Est-ce que ça va ? Tu as besoin d’une pause, peut-être ? Une tasse de


thé ? Un biscuit ? Une aspirine ? Je peux…

Je levai une main pour l’interrompre.

— Tout va bien, Raph’. Je n’ai besoin de rien. Mais il faut que tu arrêtes
de nettoyer. Il n’y a plus de crasse. Tu l’as fait fuir pour toujours, OK ?

— C’est vrai.

Je poussai un soupir de soulagement.


— Je n’ai plus qu’à passer un coup de javel sur les joints dans la salle de
bains…

— Raphaël ! braillai-je. Non ! Pas de javel ! Laisse les joints


tranquilles !

— Mais ils sont sales dans le coin…

Je n’aurais jamais cru débattre aussi longtemps de l’état de mes joints,


mais soit.

— Assieds-toi, OK ? Détends-toi un peu.

Il hocha brièvement la tête et se percha sur le canapé à côté de moi. Il


n’était pas détendu, cela dit. Il avait l’air prêt à bondir sur le moindre
mouton de poussière criminel qui oserait poindre le bout de son nez. Je me
penchai vers lui en ignorant la douleur lancinante qui me déchirait la
poitrine, et posai mon menton sur son épaule.

— Allez, relax, murmurai-je.

Je câlinai les cheveux sombres qui bouclaient sur sa nuque et tiraillai


gentiment une mèche folle.

— On peut faire autre chose. Tu n’es pas obligé de faire le ménage.

Je laissai glisser mes doigts le long de son échine et trouvai la chaleur de


sa peau, juste au-dessus de sa ceinture. Winter laissa échapper un soupir…
mais s’écarta aussi sec. Merde.

— Tu sais ce qu’a dit le médecin.

— Mais je me sens beaucoup mieux !

Il se tourna vers moi.

— Parfait. Mais il vaut mieux ne pas tenter le diable.


Il se pencha doucement vers moi et frôla mes lèvres d’un baiser doux
comme une plume, comme s’il avait peur de me briser. Il n’avait
apparemment pas compris que la caresse de sa bouche m’avait déjà
vaincue depuis longtemps. J’étais à lui, corps et âme. Je ne pouvais pas
imaginer mon avenir sans lui et je ne désirais qu’une chose, passer
l’éternité dans ses bras. Alors, oui, je ne saurais pas dire exactement quand
j’étais devenue le genre de nunuche mièvre à qui j’aurais allongé une
claque ou deux à une autre époque, mais ça n’avait aucune importance.
Winter était la meilleure chose qui me soit arrivée. Mais il fallait vraiment
qu’il apprenne à se détendre deux minutes.

La vieille dame laissa échapper un gloussement et je sursautai. Winter


fronça les sourcils.

— Que se passe-t-il ?

Bizarrement, je n’avais pas encore trouvé l’occasion de lui dire que je


voyais les morts. Il n’avait franchement pas besoin de ça.

— Oh, rien du tout, fis-je en haussant les épaules.

La vieille dame me foudroya du regard. Je passai une main sur mes yeux.
Ou bien je voyais les morts, ou bien j’étais vraiment devenue dingue.

— As-tu besoin d’une autre couverture ?

— Non.

— Peut-être que je devrais repositionner les coussins pour que tu sois


plus à l’aise ?

— Non non.

— Est-ce que tu as besoin…

— Raph’, soupirai-je. Je n’ai besoin que de toi.

Sa bouche s’incurva sur un sourire.


— Ça, ce n’est pas un problème, Ivy Wilde. Je suis à toi.

Je souris et me pelotonnai contre lui.

— Je sais.

— Quand je vivais ici, coupa la vieille dame, j’avais mis des fleurs sur le
rebord de la fenêtre.

Elle lança un regard mauvais vers Brutus.

— Les chats sont des créatures si dégoûtantes.

Brutus souleva une paupière paresseuse. Attendez une seconde. Est-ce


qu’il pouvait la voir aussi ?

— Et mes fauteuils étaient tournés vers la fenêtre, continuait l’ancêtre.


Tu as tout fait de travers.

Brutus avait repris sa sieste, mais je fronçai le nez. Je ne pouvais pas


poser de questions à mon familier tant que Winter était dans la pièce. Il
n’avait pas besoin d’entendre parler de mes potentielles hallucinations ; il
risquerait la rupture d’anévrisme. Il ferait venir un docteur illico presto,
ou pire, il me traînerait à l’hôpital pour s’assurer que je n’avais pas un
pied dans la tombe, sans mauvais jeu de mots. Sa sollicitude était
adorable, hein, mais elle me compliquait sérieusement la vie.

Princesse Parma Pervenche, le familier de Winter, traversa


tranquillement le salon et lui lança un regard entendu. Il bondit sur ses
pieds. Une seconde plus tard, quelqu’un frappa à la porte, et Winter
disparut dans le vestibule au pas de course.

Je m’enfonçai dans les coussins en tendant l’oreille. Ève me rejoignit


rapidement, un sourire hésitant aux lèvres.

— Ivy ! Comment va la patiente ? Est-ce que je peux faire quelque chose


pour toi ?
Je réprimai un grognement. J’allais mourir étouffée par leurs bonnes
intentions.

— Je vais très bien. Vraiment.

Je marquai une pause.

— Quoique… si tu pouvais aller me chercher des bonbons à la supérette,


ce serait vraiment super gentil.

— Des bonbons. Bien sûr, pas de problème.

— Oh, et peut-être des chips au vinaigre. Plusieurs paquets. Ceux avec


les bords découpés ?

— Bien sûr.

— Et une barre de chocolat maxi-format, ajoutai-je, juste pour être sûre.


Et…

Winter leva les yeux au ciel.

— Plutôt une tasse de thé pour chacune ? proposa-t-il en partant vers la


cuisine.

J’étouffai un petit rire. C’était génial.

Ève s’assit, le sourcil arqué.

— Tu le mènes par le bout du nez, dis-moi.

— Complètement, ris-je. Mais il va me rendre folle. Il ne s’arrête


jamais. Je pense que le chômage ne lui convient pas.

— Tu as pu lui parler de l’Ordre ?

Je poussai un soupir.
— J’ai essayé, mais autant discuter avec un mur. Il ne veut plus en
entendre parler. Mais…

— Sans l’Ordre, il ne sait plus quoi faire.

Je hochai la tête. Ève pouvait le comprendre. Le Saint Ordre des


Lumières Magiques n’était pas franchement ma tasse de thé, mais Winter
leur avait été dévoué pendant des années. Maintenant qu’il les avait quittés
à cause de ce qui m’était arrivé, il se sentait perdu. Je voulais qu’il soit
heureux, et son travail au sein de l’Ordre le rendait heureux.
Malheureusement, il avait l’air déterminé à ne plus y remettre les pieds.

— Il est très regretté, et pas seulement à la Branche Arcane, murmura


Ève.

Ça ne m’étonnait pas. Winter était une véritable légende. Fan de


l’administratif et sorcier hors du commun, le parfait combo. Je lui avais
martelé que j’avais été pleinement maîtresse de mes décisions en Écosse.
Personne ne m’avait forcée à risquer ma vie pour absorber la magie d’un
nécromancien prépubère ; j’avais accepté les risques en toute connaissance
de cause. Mais quand j’essayais d’aborder le sujet avec lui, Winter se
contentait de détourner la conversation. Il était encore plus têtu que moi,
ce qui n’était pas peu dire.

Princesse Parma Pervenche laissa échapper un bâillement d’ennui et


amorça quelques pas vers Brutus, en contournant largement le spectre de
la vieille dame. Je fronçai les sourcils, pensive, pendant qu’elle titillait
paresseusement la queue de Brutus.

— Hé, Ève, est-ce que tu pourrais me rendre un service ? Est-ce que tu


pourrais faire venir Harold ? Il me, euh, manque.

Elle avait l’air sceptique. Brutus, Harold et Princesse étaient intenables


lorsqu’ils se retrouvaient dans la même pièce.

— D’accord, dit-elle lentement.


Décidément, j’allais finir par m’habituer aux avantages de ma
convalescence.

Elle s’éclipsa et revint quelques minutes plus tard avec Harold dans les
bras. Winter venait de réapparaître avec deux tasses dans les mains.

— Je l’ai laissé infuser pendant quatre minutes et demie, annonça-t-il. Je


considère que c’est le délai parfait pour une tasse de thé optimale.

Je lui lançai un regard amusé. Il était vraiment prêt à tout pour tromper
son propre ennui, ces jours-ci. Malgré mes efforts, il n’avait toujours pas
compris que le véritable amusement résidait dans l’indolence pure. Winter
avait besoin d’être occupé.

Brutus se redressa juste assez longtemps pour fusiller Harold du regard,


tandis que Princesse Parma lançait un petit miaulement guilleret. Harold
bondit sur le sol et la rejoignit en évitant visiblement la vieille dame. Bon,
mes preuves étaient seulement circonstancielles, hein, mais c’était tout de
même une drôle de coïncidence.

Dix secondes plus tard, Brutus en avait déjà sa claque. Il chargea vers
Harold, toutes griffes dehors. Princesse déguerpit aussi sec, mais toujours
sans s’approcher de l’intruse. Mon appartement n’était pas minuscule,
mais ce n’était pas un palace ; ce n’était pas facile d’éviter un coin entier
du salon. Si aucun des trois chats ne voulait croiser la route de mon
hallucination, il devait y avoir une bonne raison.

Harold battit en retraite. Après cette victoire fulgurante, Brutus sauta sur
la table basse et entreprit de se lécher d’un air satisfait.

— Manger ? lança-t-il.

— J’y vais, fit Winter en repartant vers la cuisine.

Je regardais toujours le spectre dans son fauteuil. Finalement, je n’étais


peut-être pas en train de perdre les pédales. C’était bon à savoir.
***

Je ne comprenais pas les gens qui n’aimaient pas les congés maladie.
J’étais une très bonne patiente, pour ma part. On voulait m’apporter une
tisane au miel ? Mais avec plaisir. Éponger mon front douloureux ? Bien
sûr, faites-vous plaisir. Me donner la becquée ? Si vous insistez, d’accord.
Mais tout de même, j’eus l’impression de revivre quand je pus enfin
remettre le pied dehors. J’avais persuadé Winter d’aller voir sa famille
quelques jours dans le nord : il devait encore leur expliquer les raisons de
sa démission. Quant à moi, je savais exactement ce qu’il me restait à faire
et à qui j’allais devoir poser mes questions.

C’était étrange de revenir au siège de l’Ordre sans Winter. Un


picotement désagréable me brûlait la nuque à l’idée de faire quoi que ce
soit derrière son dos ; mais si je lui avais avoué l’existence de la vieille
mégère, il m’aurait traitée avec encore plus de précautions. Ou alors, il
m’aurait acheté un aller simple pour l’asile le plus proche. Dans tous les
cas, il aurait frôlé l’hypertension. C’était le travail qui détendait Winter, et
ces temps-ci, il n’avait rien à faire.

Je me garai derrière la bibliothèque en dissimulant mon taxi derrière un


grand bus, puis m’approchai discrètement de l’entrée principale. En temps
normal, j’aurais ignoré les règles élémentaires du Code de la route et
aurais simplement stationné sur les lignes de taxi devant le bâtiment, mais
je ne voulais pas qu’on me reconnaisse aujourd’hui. Et puis, même si le
tribunal avait interdit Enchantement de diffuser les images du tournage, je
savais que tous les sorciers du pays auraient reconnu mon visage. Sauver
les Highlands écossaises d’une attaque de zombies enragés avait ses
inconvénients.

J’ignorai les gens autour de moi, visage baissé. Heureusement, la bruine


glaciale était de mon côté : tout le monde trottinait sur le trottoir, la tête
enfoncée dans son col de manteau. J’évitai un attroupement de robes
écarlates et contournai de justesse un chat roux qui attendait patiemment
son propriétaire… et manquai d’emplafonner un grand type planté au
milieu du trottoir.
— Prenez garde, aboya-t-il.

— Désolée, marmonnai-je.

— Regardez-moi lorsque je vous adresse la parole !

Je levai les yeux instinctivement. L’inconnu était très étrange. Ses yeux
étaient d’une étrange couleur jaune, plus proches du chat que de l’humain.
Sa barbe fournie et sa moustache trop longue étaient immaculées, ses
sourcils si broussailleux que j’aurais presque pu en faire des tresses. Et
j’avais l’impression de l’avoir déjà vu quelque part.

— Pourquoi me dévisagez-vous ainsi ? siffla-t-il.

Eh bah, il ne savait pas ce qu’il voulait, le monsieur.

— Relax, lâchai-je.

— Pardon ?

— Relax.

Il croisa les bras, perplexe.

— Écoutez, c’est très important. J’ai besoin de vous. Vous…

Les portes de la bibliothèque s’ouvrirent brusquement, et un groupe de


Néophytes sortit en gloussant allègrement. Ils n’avaient pas encore capté
que pour faire partie de l’Ordre, il fallait tirer la tronche à toute heure du
jour et de la nuit. L’un d’eux avait les cheveux violets, un autre les
cheveux bleus, et le dernier avait un balai tatoué sur son crâne rasé.

L’inconnu laissa échapper un petit cri outré.

— Sauvages !

Je lui jetai un coup d’œil, mais il avait disparu. Je fis volte-face.


Attendez, mais où était-il parti ? Il était juste devant moi une seconde
auparavant, et le trottoir était maintenant désert. Un frisson me parcourut
l’échine et une salve de douleur me transperça. Je déglutis et dépassai le
petit groupe à pas vifs pour entrer dans la bibliothèque. Tout ça ne me
disait rien qui vaille.

Heureusement, il faisait sec et chaud à l’intérieur. Je regardai du côté de


la réception, mais je ne connaissais pas le bibliothécaire de garde. J’aurais
aimé lui demander si Philip Maidmont était dans les parages, mais je
n’avais aucune envie d’attirer l’attention. J’évitai son regard et virai vers
la droite en espérant trouver Maidmont dans le labyrinthe des étagères. La
bibliothèque était immense et je risquais d’y passer des heures.

Je grimpai les marches jusqu’au premier étage. Un silence religieux


flottait dans les salles de lecture, comme si la moindre parole prononcée
risquait d’invoquer des horreurs indescriptibles. Je levai le nez vers les
présentoirs et aperçus le sceptre d’or que Winter et moi avions retrouvé
dans les égouts quelques mois auparavant. Avec un peu de chance,
quelqu’un l’avait scrupuleusement désinfecté avant de le remettre dans sa
vitrine.

Je passai la grande pièce en revue. Je remarquai avec un sourire qu’un


agent montait la garde devant la salle des Manuscrits Cryptiques. Certes, il
avait l’air de s’ennuyer ferme et de somnoler sur place, mais au moins, il y
avait quelqu’un pour surveiller la porte sécurisée. L’Ordre prouvait qu’il
apprenait de ses erreurs. Je secouai la tête. Qu’est-ce que j’en avais à faire
de l’Ordre, d’abord ?

Avec un peu de chance, Maidmont s’était planqué dans un coin


tranquille. J’allais juste bifurquer vers les tables d’étude quand une pile de
bouquins sur pattes tourna dans le coin le plus proche, chancelante. Je ne
voyais pas le visage du pauvre bibliothécaire, mais sa démarche était
reconnaissable. Je le rejoignis à grands pas et m’éclaircis la gorge.

— Philip ?

Il émit un petit couinement et sursauta, en envoyant valser ses précieux


livres du même coup. Une jeune femme apparut de nulle part. Une partie
de son visage était douloureusement mutilé, brûlé jusqu’à l’os de la
mâchoire. Elle fit claquer sa langue et je détournai le regard pour me
concentrer sur Maidmont.

— Salut.

— Ivy ! Je suis tellement content de te voir.

Il me prit dans ses bras et m’étreignit avec chaleur.

— Tu es déjà sur pieds ? Tu es pâle comme un linge, on dirait que tu as


vu un fantôme.

Ha, ha, ha. Je lâchai un rire faiblard et m’accroupis pour rassembler les
livres avant que quelqu’un ne nous rejoigne. J’attrapai ensuite le coude du
bibliothécaire et l’embarquai dans un coin tranquille.

— Je vais bien, dis-je en risquant un coup d’œil par-dessus mon épaule.

La femme avait disparu. Ouf. Cet endroit me fichait sérieusement les


chocottes. J’inspirai profondément, déglutis, et passai aux choses
sérieuses.

— J’ai besoin de ton aide.

Maidmont écarquilla les yeux.

— Bien sûr ! Tu es un peu notre héroïne, ici, tu sais. C’est un honneur de


te rendre service. Quoique… je… tu ne veux pas que je mette le feu à quoi
que ce soit, cette fois-ci, pas vrai ?

Je me forçai à sourire et me frottai la nuque.

— Euh, non. Mais j’aurais besoin d’un coup de main pour quelques
recherches.

Son visage s’éclaira. Vraiment. Le garçon brillait de mille feux, à ce


stade.
— Oh, oui ! Oui ! Tu as un sujet en tête ? J’ai trouvé un vieux manuscrit
absolument merveilleux ce matin, un almanach relatant les propriétés
médicinales des crottes de lapin lorsqu’elles sont mélangées à…

— Euh, non, non, coupai-je en fronçant le nez. J’ai besoin d’en savoir
plus sur les effets secondaires de la nécromancie.

L’expression extatique de Maidmont s’évanouit instantanément.

— De la nécromancie ?

Il secoua la tête, atterré.

— Oh, non, Ivy. Non, c’est impossible. J’ai entendu parler de ce que tu
as fait en Écosse et je sais que tu as sauvé ce garçon, mais tu ne peux pas
t’amuser avec ce genre de magie. Elle l’a presque détruit, et toi avec lui.
Tu ne voudrais pas…

— Chut. Je ne veux pas utiliser la nécromancie, ni de près, ni de loin.

Je baissai les yeux.

— Mais je vois des choses bizarres et j’ai besoin de savoir ce qui ne va


pas chez moi. Et si je peux régler le problème.

— Des choses bizarres ? Comme quoi ?

Je dansais d’un pied sur l’autre, la gorge nouée.

— Peu importe. Mais si tu as des informations sur des effets secondaires


potentiels, ou… si je risque de mettre les autres ou moi-même en danger,
ce serait très utile.

C’était l’euphémisme de la décennie.

— En danger ? À moins que tu n’utilises activement la magie


nécromantique, personne ne risque quoi que ce soit, déclara-t-il en
secouant la tête.
Il me scrutait attentivement, comme pour me demander si c’était le cas ;
mais le problème, c’est que je n’en savais rien.

— Si j’utilise la nécromancie, ce n’est pas délibéré. Mais peut-être que


je le fais inconsciemment ? Soit ça, soit je deviens dingue.

Maidmont avait l’air soulagé.

— C’est impossible. Tu ne peux pas jeter des sorts accidentellement. Par


exemple, l’adolescent que tu as arrêté en Écosse – Alistair, c’est ça ? Il
avait besoin de sang pour pouvoir invoquer les morts. C’est une action
parfaitement volontaire et qui nécessite énormément de puissance.

— Tu en es sûr ?

— Absolument.

— Donc je suis dingue, soupirai-je en fronçant le nez.

Bon, c’était toujours mieux que de me transformer en bombe à


retardement machiavélique en passe de détruire tout un pays à coup de
morts-vivants, après tout. Mais la camisole de force, ça manquait de
panache.

Maidmont arqua un sourcil.

— Raconte-moi.

— Je pourrais, mais il faudrait que je te tue ensuite.

— Oh, allez, Ivy. Je ne peux pas te donner d’informations si je ne sais


pas ce que je dois chercher.

Mince. Je ne voulais pas traîner Philip avec moi dans la fosse aux lions,
mais j’avais besoin de comprendre. Et pas seulement pour moi.

Allez, courage. J’inspirai profondément.


— Je crois… je crois que je vois des fantômes.

Voilà.

Maidmont écarquilla les yeux.

— Pardon ?

Ouaip’. C’était à peu près la réaction à laquelle je m’étais attendue.

— Je vois des fantômes, répétai-je. Pas comme Casper. Ils ne traînent


pas sous des draps blancs, ou ce genre de trucs. Ils ont l’air parfaitement
normal, sauf qu’ils sont… morts. Je crois. La plupart d’entre eux ne sont
pas très aimables, en plus. Je ne sais pas si je me sentirais d’humeur
sociable si j’étais morte, mais bon. Ils ne font jamais de politesse, si tu
veux. Ils se plaignent ou grognent ou se mettent à hurler. Je préférerais
qu’ils disparaissent. Alors voilà, Philip, tu comprends pourquoi je suis un
peu inquiète. J’ai absorbé la magie nécromantique d’Alistair en Écosse et
maintenant je peux bavasser avec les esprits. J’aimerais bien savoir si je
suis une bombe à retardement ou si je peux les empêcher de m’apparaître.
Ou au moins les empêcher de me grogner dessus. Ça me bousille le moral,
toute cette désapprobation.

Maidmont me fixait toujours, bouche bée. Il avait quelque chose entre


les dents. Peut-être de la laitue ? Ce n’était pas le moment de lui faire un
commentaire.

— Des fantômes te « grognent dessus » ? finit-il par lâcher.

Je haussai les épaules.

— Ou ils claquent de la langue. Souvent un peu des deux. Le dernier en


date a combiné les deux quand tu as fait tomber tes livres. Mais comme
c’est moi qui t’ai fait peur, j’imagine qu’elle m’insultait aussi par défaut.

Je lui lançai un sourire forcé. Maidmont n’avait toujours pas cligné des
yeux. Inquiète pour ses cornées déshydratées, je posai une main sur son
épaule.

— Hé ? Philip ?

— Euh… allons nous asseoir, dit-il faiblement.

Il ne prit pas la peine de chercher une chaise et se laissa glisser contre le


mur pour s’asseoir sur le sol, les jambes tremblantes. Je haussai les
épaules ; ça me convenait bien. Je m’affalai près de lui et croisai les
jambes, puis posai mon menton sur mes mains pendant que Maidmont
tentait de reprendre ses esprits.

Après une dizaine d’exercices respiratoires, il hocha légèrement la tête


et leva les yeux vers moi.

— Désolé, dit-il. Je suis juste un peu… surpris. Mais je te crois. Tu sais,


par ici, j’en entends des vertes et des pas mûres, mais je n’ai jamais
rencontré un problème comme ça. Est-ce que tu peux reprendre au début ?

Je détournai le regard en triturant nerveusement mes doigts.

— Au tout début ? Tout a commencé en Écosse. Après avoir absorbé la


magie du gosse, j’ai vu une tête flotter près de moi. Elle m’a parlé. C’était
Benjamin Alberts, le candidat assassiné sur le tournage d’Enchantement.
Franchement, j’étais au bord de la mort à ce moment-là, et j’ai perdu
conscience presque immédiatement. Après, je me suis dit que j’avais
halluciné à cause de la douleur ou du traumatisme. Mais plus tard, à
l’hôpital…

Ma voix s’éteignit.

— Oui ? murmura Maidmont.

Il n’y avait pas de jugement ou de scepticisme dans sa voix. Juste du


soutien.

Je poussai un soupir.
— Il y en avait beaucoup. Des gens, je veux dire. Et aucun d’entre eux
n’avait l’air en bonne santé.

Des images d’hommes squelettiques et d’enfants au visage sanglant me


revinrent. Mon estomac se retourna et je levai les yeux vers Maidmont.

— J’étais sous morphine à ce moment-là, tout était un peu flou. Mais ils
n’arrêtaient pas de venir me voir et de me parler. Au début, je croyais
qu’ils étaient réels, mais j’ai vite capté que personne d’autre ne les voyait.

Je lâchai un petit rire sans joie.

— Une fois, une femme est entrée dans ma chambre en cherchant son
bébé. Je lui ai demandé si elle avait parlé à une infirmière. Winter était là
et il m’a répondu. Puis il a reculé d’un pas et a traversé l’inconnue,
comme si elle était invisible. Elle a eu l’air agacée, puis elle a disparu,
comme ça, sous mes yeux.

Maidmont s’éclaircit la gorge.

— Et pourquoi penses-tu que ce sont des fantômes, et pas juste des


visions ? Je sais que tu as déjà eu des hallucinations…

— J’en ai eu une. Une fois, provoquée par la magie du gamin. Et ce


n’était qu’une tache de sang, frissonnai-je. Ça n’a rien à voir avec ce que
je vois depuis que je me suis réveillée. Je me suis dit qu’ils finiraient par
disparaître si je faisais semblant de ne pas les voir. Je me suis dit que
j’étais peut-être en train de devenir folle. Mais je crois que les chats les
sentent aussi.

Je lui décrivis le comportement de Brutus, Princesse et Harold, et les


précautions qu’ils prenaient pour éviter l’Antiquité qui traînait dans mon
appartement.

— Je suis revenue d’Écosse depuis deux mois, mais ils sont toujours là.
Une vieille dame campe littéralement dans mon salon. Dehors, j’ai croisé
un type bizarroïde en robe rouge. Il avait la barbe la plus hirsute de la
création et des yeux jaunes. Sans compter la bibliothécaire dont je t’ai déjà
parlé. Ils sont partout, Philip. Et ils n’arrêtent pas de me parler.

Je croisai son regard.

— Tu penses que je suis folle ? Tu penses que je suis contrôlée par la


magie nécromantique que j’ai absorbée ?

Maidmont était toujours pâle comme un linge.

— L’homme avec la barbe, dehors. Est-ce que tu peux me le décrire en


détail ?

Je me frottai la nuque et lui relatai la scène. Pendant que Maidmont


m’écoutait, la jeune femme au visage brûlé se matérialisa et s’accroupit
près de lui.

— Il a quelque chose entre les dents, déclara-t-elle. C’est absolument


écœurant. De mon temps, les bibliothécaires prêtaient plus d’attention à
leur hygiène personnelle. Vous imaginez ? Ce garçon va souffler dans la
figure des lecteurs avec la moitié de son déjeuner encore accrochée à ses
gencives.

Je l’ignorai et continuai de détailler le barbu. Maidmont hocha la tête


puis bondit sur ses pieds en époussetant sa robe.

— Allons-y, proposa-t-il, d’un air bien plus déterminé qu’à son habitude.

— Où ça ? m’étonnai-je.

— Chez le dentiste, de préférence, railla la femme à côté de lui.

Maidmont plissa les lèvres.

— Viens avec moi. D’abord, je veux vérifier quelque chose.

Je me relevai lentement. Est-ce qu’il allait prévenir les autorités et


m’envoyer à l’asile ? Ou me poignarder dans le dos avant que je ne
devienne une nécromancienne incontrôlable ?

— Tout va bien, Ivy, me rassura-t-il. Fais-moi confiance.

— Ne faites jamais confiance à quelqu’un qui n’utilise pas de fil


dentaire, assena le spectre.

Je levai les yeux vers Maidmont, puis hochai la tête.

— D’accord. Allons-y.

Mon regard passa une fraction de seconde sur la grande brûlée. Elle me
foutait sérieusement la trouille.

— Et vite, marmonnai-je.
Chapitre Deux
Maidmont me guida hors de la bibliothèque. Malheureusement, il ne
pleuvait plus et il y avait plus de sorciers qu’à mon arrivée. Je me planquai
derrière lui plus ou moins discrètement.

— Qu’est-ce que tu fais ? demanda-t-il.

— J’essaie d’être discrète, murmurai-je. Aucune envie que quelqu’un me


reconnaisse et me tienne la jambe.

Je pouvais entendre le sourire dans sa voix :

— Ne t’inquiète pas, on ne va pas loin.

Il bifurqua pour éviter le gros des visiteurs et je le suivis avec


reconnaissance. Et puis, c’était plutôt agréable de me balader avec
quelqu’un qui ne prenait pas la vie pour une course contre la montre. Je
commençais à me détendre… jusqu’à ce que je comprenne où
m’emmenait Maidmont.

— Oh ! Non non non, je ne vais pas là-bas ! m’exclamai-je en voyant


apparaître le bâtiment principal de l’Ordre.

Je tournai les talons illico. Maidmont se mit à trotter pour me rattraper.

— Pourquoi pas ?

— C’est le QG de l’Ipsissimus ! Et c’est la dernière personne à qui je


veux parler de mes problèmes, d’accord ? Pas avant que j’aie la situation
sous contrôle.

Ou, ajoutai-je mentalement, pas avant que j’en aie discuté avec Winter.
Demander de l’aide à Maidmont, d’accord ; mais confier mes angoisses à
l’Ipsissimus derrière le dos de Winter, c’était une autre affaire.
— Je ne t’emmène pas voir l’Ipsissimus, promit Maidmont. Je veux
juste te montrer quelque chose dans le hall.

Je secouai la tête.

— Non merci. Je vais rentrer chez moi.

Je repris ma route au pas de course, histoire de prendre mes distances le


plus vite possible. Sauf que Tarquin apparut soudain à l’autre bout du
square, tourné dans notre direction, et que je fis volte-face. Merde.

Maidmont plissa les yeux, surpris par mes tourbillons débiles. Mon
canapé commençait sérieusement à me manquer, et je m’étais donné le
tournis. J’aurais dû rester chez moi. Peu importait que je puisse bavasser
avec les morts : je finirais peut-être même par glaner des informations
importantes. Pas forcément l’identité de Jack l’Éventreur, mais des choses
utiles, comme un sortilège pour les convaincre de m’obéir au doigt et à
l’œil et passer l’aspirateur dans mon appartement pendant que je faisais la
sieste.

— L’Ipsissimus est enfermé dans son bureau, Ivy. On ne va que dans le


hall.

Tarquin ne nous avait pas encore vus ; mais je sentais quand même sa
présence détestable dans mon environnement direct. Il était juste trop
agaçant pour que je prenne la peine de le croiser, là. J’avais réussi à
l’éviter quand j’étais chez moi, ce qui était déjà un exploit puisqu’il vivait
dans mon immeuble. Je n’avais aucune envie de l’entendre s’envoyer des
fleurs pendant trois quarts d’heure. Ma santé mentale était déjà assez
bancale comme ça, merci bien.

— Promis ?

— Juré.

Un coassement sonore ponctua sa réponse. Je sursautai.


— Est-ce que c’était… un corbeau ? demandai-je.

— Je suis sûr que non.

Je lui jetai un coup d’œil méfiant. Il avait la décence d’avoir l’air un peu
nerveux. Les corbeaux étaient porteurs de présages terribles, il le savait
très bien. Mais non. C’était sûrement un moineau avec un chat dans la
gorge. Quoi qu’il en soit, Maidmont et moi reprîmes le chemin du hall
principal en accélérant le pas. Autant finir tout ça le plus vite possible.

Nous entrâmes dans le bâtiment par les portes principales, surveillées


par une équipe de sécurité. Ce n’était plus le moment de me cacher
derrière les épaules maigrichonnes de Maidmont et d’attirer les soupçons.
Je marchais près de lui, le menton relevé, et… les regards respectueux que
j’attirai me firent chaud au cœur. Ouais, j’avais arrêté une attaque de
zombies et sauvé un pays. Ouais, j’avais manqué de devenir une martyre
nécromantique par la même occasion. Cool, cool, cool.

Maidmont murmura quelque chose à la sorcière la plus proche. Elle


s’inclina légèrement et nous laissa passer jusqu’à l’escalier. Malgré les
agents, nous étions toujours dans les parties publiques : n’importe quel
sorcier pouvait accéder à l’étage. Quand Maidmont déboucha sur le palier
plutôt que de continuer son ascension, je poussai un soupir de
soulagement : il ne m’emmenait vraiment pas voir l’Ipsissimus.

Il s’arrêta au milieu du couloir, devant l’un des nombreux portraits qui


ornaient les murs. Il le pointa de l’index et me jeta un coup d’œil
interrogateur. Je levai le nez, et mon cœur fit un bond.

— Oh. C’est lui, murmurai-je en fixant l’homme aux yeux jaunes et aux
cheveux hirsutes qui nous fixait à l’intérieur du cadre.

Bien sûr qu’il m’avait paru familier : j’avais probablement passé ce


tableau mille fois.

— C’est l’homme que j’ai vu devant la bibliothèque.


Maidmont ferma les yeux pendant une seconde.

— Quand tu as mentionné ses yeux, j’ai tout de suite pensé à lui.

Je lançai un coup d’œil au cartel qui jouxtait le tableau. Ipsissimus


Grenville, 1742–1803. Ah, oui, il était donc bel et bien mort.

— Je n’ai jamais aimé ce tableau.

Je sursautai et tournai la tête. L’homme en question était apparu près de


moi. Je lâchai un petit couinement et m’écartai d’un pas. D’accord, je me
doutais que je voyais des fantômes depuis un moment maintenant ; mais
en avoir la confirmation définitive, c’était une autre histoire.

Grenville fronça les sourcils.

— Ma mort n’est pas contagieuse, ma chère. La tuberculose m’a peut-


être été fatale, mais je ne crois pas que vous puissiez la contracter en
parlant à mon esprit.

J’attrapai le bras de Maidmont.

— Tu ne le vois pas, pas vrai ?

— Voir quoi ? murmura le bibliothécaire en pâlissant.

— Grenville. Il est juste à côté de moi. Et il n’aime pas son portrait.

— D’après mes sources, il est pourtant très ressemblant.

Le fantôme de Grenville s’éleva au-dessus du sol et plongea vers


Maidmont pour s’arrêter à deux doigts de son visage.

— Foutaises ! siffla-t-il en le foudroyant du regard. Le nez est


disproportionné !

Je déglutis. À mon humble avis, le nez pataud et les énormes narines


étaient particulièrement bien rendus, mais il valait mieux fermer mon
clapet.

— Ce n’est pas ce qu’il voulait dire, suggérai-je. Et puis, il ne vous a


jamais vu en personne, il ne peut pas savoir.

Maidmont écarquilla les yeux.

— Ce n’est pas à moi que tu parles, n’est-ce pas ? s’étrangla-t-il en


triturant sa robe. Je… je peux me tromper sur la ressemblance, bien sûr.
C’est un très vieux portrait.

Il se pencha vers moi et murmura à mon oreille :

— Est-ce qu’un de ces fantômes a déjà réussi à te toucher ?

— Non, répondis-je sans trop comprendre pourquoi nous prenions la


peine de chuchoter. Mais ils ne sont jamais de très bonne humeur.

Maidmont déglutit bruyamment et amorça quelques pas prudents en


arrière.

— Bien sûr que nous ne sommes pas de bonne humeur, espèce


d’écervelée ! s’écria Grenville. Seriez-vous de bonne humeur à notre
place ? Au lieu de profiter de la vie après la mort, nous sommes coincés de
ce côté-ci, et vous êtes la seule potiche capable de nous entendre. J’ai
attendu deux cents ans avant de pouvoir m’entretenir avec le monde des
vivants, et lorsque l’opportunité se présente enfin, c’est sur vous que je
tombe ! Non seulement vous êtes une femme, mais vous… que portez-
vous, au juste ?

Je croisai les bras.

— Hé, mon vieux, il va falloir baisser d’un ton si vous voulez que je
continue à écouter vos jérémiades.

Grenville leva les yeux au ciel, puis se releva, le regard fixé par-dessus
mon épaule.
— Oh, par tous les saints, revoilà cet idiot, grogna-t-il. Très bien.

Il agita son index menaçant sous mon nez.

— Nous avons beaucoup de choses à nous dire, Mademoiselle. Je vous


attendrai ici, ce soir à minuit. Soyez au rendez-vous.

Il me foudroya de ses yeux bizarroïdes, puis disparut.

Mon soulagement fut de courte durée, cela dit. L’idiot qui avait fait fuir
Grenville me rejoignit à grands pas, et son sourire amical ne me rassurait
pas des masses.

— Miss Wilde, quel plaisir.

Je ravalai un geignement en croisant le regard inquisiteur de l’Ipsissimus


Collings. Au moins, celui-là était bien vivant.

— B’jour, marmonnai-je en jetant un coup d’œil accusateur à Maidmont.

Le bibliothécaire grimaça et articula un « désolé » silencieux.

— J’imagine que vous êtes venue me rendre visite. Adeptus Exemptus


Winter a-t-il repris ses esprits et décidé de revenir parmi nous ?

— Si c’était le cas, il serait venu lui-même.

L’Ipsissimus fronça légèrement les sourcils.

— Certes. Alors pourquoi êtes-vous ici, Miss Wilde ?

— Elle voit des fantômes ! s’exclama Maidmont. Depuis qu’elle a


absorbé la magie nécromantique de l’adolescent en Écosse ! C’est
forcément un effet secondaire. Il faut faire quelque chose !

Il se tourna vers moi, le souffle court.


— J’ai déjà offensé Grenville. Ils risquent de se lancer à ma poursuite !
Je me dois de…

J’essayais de poser une main rassurante sur le bras de Maidmont, mais il


évita ma paume avec un sursaut paniqué. Bon, je pouvais oublier mes
petites recherches incognito.

L’Ipsissimus avait arqué un sourcil.

— Des fantômes ? Vous en êtes certaine, Miss Wilde ?

— Non, pas du tout. En fait, plus j’y pense, plus je suis sûre que ce ne
sont que des hallucinations résiduelles. Je vais rentrer chez moi et aller
faire une sieste, ça devrait faire l’affaire.

— Allons dans mon bureau.

Ce n’était pas une proposition. Dommage ; il n’avait pas d’ordre à me


donner. Je reculai d’un pas.

— Non.

Je me tournai vers Maidmont, qui s’était recroquevillé sur lui-même.

— Tu m’aiderais beaucoup si tu trouvais des informations sur ma


situation. J’aimerais savoir si je suis en passe de devenir la prochaine
Nécromancienne d’Oxford. Mais en attendant, je rentre chez moi.

— Miss Wilde…, commença l’Ipsissimus, la bouche crispée.

Je levai ma paume pour l’interrompre.

— Je vous aime beaucoup, vraiment. Je pense que vous êtes un type bien
et que vos intentions sont bonnes. Mais je ne suis pas venue ici pour vous
voir. Je voulais simplement faire quelques recherches sur ma… condition.
Il faut que vous compreniez que mon allégeance va à Winter. Tant que je
n’en ai pas discuté avec lui, je n’en parlerai pas avec vous. Je ne me lève
pas encore la nuit pour aller égorger des moutons ou réveiller les morts,
donc je ne mets personne en danger. Pour l’instant, c’est tout ce que vous
avez besoin de savoir.

Je tournai les talons. J’étais presque surprise qu’un agent ne me jette pas
à terre en hurlant, pour être honnête.

— Ivy, attends ! s’écria Maidmont derrière moi.

Toujours un peu agacée par son revirement, je me contentai de jeter un


coup d’œil par-dessus mon épaule.

— Quoi ?

— Ne jette pas de sorts tant que je n’ai pas trouvé plus d’informations,
d’accord ? Utiliser ta magie pourrait présenter des risques si la puissance
nécromantique stagne encore dans ton système.

Je grimaçai. Génial.

— Alistair demande souvent de vos nouvelles, lança l’Ipsissimus.

Je ne m’attendais pas à ça. Le jeune nécromancien n’avait aucune raison


de m’apprécier. Je marquai une pause.

— Est-ce qu’il va bien ?

— Beaucoup mieux, compte tenu des circonstances. Son frère Gareth est
avec lui. Ils sont en bonne voie de rétablissement. Ils ont fait des efforts
pour restaurer leur relation et ils apprécieraient beaucoup de voir un
visage familier.

— Oui, je comprends, dis-je doucement.

Et je déguerpis sans demander mon reste.

***
Quand j’arrivai chez moi, Winter était déjà rentré. Il était assis sur le
canapé avec Brutus et avait l’air bien trop décontracté pour être honnête.
Winter ne faisait pas dans la décontraction. La bonne nouvelle, c’était que
la vieille dame ne parasitait pas mon salon.

— Tu es sortie ? lança Winter d’un ton détaché.

Je le rejoignis à grands pas et plantai un baiser sur ses lèvres.

— Ouais.

Son regard croisa le mien. Comme d’habitude, je me laissai couler dans


leurs profondeurs azur, mais il reprit :

— J’ai croisé Villeneuve dans le couloir. Il était sûr de t’avoir vue au


siège de l’Ordre. Mais c’est impossible, pas vrai ? Tu n’irais jamais là-
bas.

Il avait levé un sourcil interrogateur.

Je baissai les yeux.

— Hmm. Je suis désolée.

Winter tendit la main et releva doucement mon menton vers lui.

— Je ne suis pas ton geôlier, Ivy. Tu es libre d’aller où tu veux. De toute


façon, je ne pense pas que je pourrais t’empêcher de faire quoi que ce soit,
même si j’en avais envie. Alors, bien sûr, j’aimerais savoir pourquoi tu es
allée au siège de l’Ordre. Et je suis inquiet parce que tu n’es pas
complètement remise et que tu dois être épuisée. Mais je ne vais pas
exiger une réponse, pas si tu ne veux pas en parler avec moi.

Sa voix était douce.

— Tu sais que je te fais confiance.


— Je te fais confiance aussi, répondis-je, même si mes dernières
décisions auraient pu prouver le contraire. Je ne t’en ai pas parlé parce que
je ne voulais pas t’inquiéter.

Je passai une main dans mes cheveux emmêlés.

— Il m’arrive quelque chose d’étrange et je pensais trouver des réponses


auprès de l’Ordre.

Il hocha la tête.

— Tu passes ton temps à sursauter et à regarder dans le vide. Je te


connais, Ivy Wilde. Je savais que tu me cachais quelque chose. Je voulais
juste te laisser le temps de venir m’en parler.

— Je ne veux pas que tu me prennes pour une folle.

Il lâcha un petit rire.

— Tu es la personne la plus folle que je connaisse.

Un sourire flottait sur ses lèvres.

— Et c’est pour ça que je t’aime, ajouta-t-il.

J’appuyai mon front contre le sien. Pas sûre que je méritais une créature
aussi divine que Winter.

— Je parle aux morts, ou quelque chose comme ça. C’est peut-être un


effet secondaire de la Nécromancie. Ou alors, je suis en train de me
transformer en Émanation du Mal et il va falloir que quelqu’un m’égorge
avant que ça tourne au vinaigre.

Je ne sais pas à quoi s’attendait Winter, mais certainement pas à ça. Il


recula légèrement pour me regarder en face.

— Est-ce que tu vas bien ?


— Je crois. Je ne pense pas que je sois déjà contrôlée par une force
maléfique, t’inquiète. Déjà, faire le mal, c’est beaucoup trop de boulot.
J’espère juste que Maidmont va trouver quelques réponses dans ses
bouquins.

Winter se détendit un peu.

— C’est lui que tu es allée voir ?

— Oui… sauf que l’Ipsissimus est aussi au courant, grognai-je.

Je lui racontai mon après-midi. Il m’écoutait en silence, sans s’agacer,


sans mettre mon histoire en doute. J’avais raison : il s’inquiétait bien trop
pour moi. Je m’étais attendue à un foutu sermon, quand même ; je méritais
un sermon.

— L’Ordre ne va pas s’arrêter là, tu en es consciente ? Tu peux discuter


avec des fantômes, Ivy. Ipsissimus Grenville a fondé l’Ordre tel qu’il est
aujourd’hui, et tu l’as rencontré. Il va y avoir beaucoup de curieux et
beaucoup de questions.

Son visage se durcit.

— Et évidemment, je ne te conseille pas d’accepter un rendez-vous avec


un fantôme à l’heure du crime.

— Je ne risque rien si tu es là pour me protéger, roucoulai-je.

Winter ricana.

— Tu n’aurais pas pu te débarrasser de moi de toute façon. Mais si tu


veux que je te vienne en aide, j’ai besoin que tu fasses quelque chose pour
moi.

Un éclair de nervosité me traversa.

— Quoi donc ?
— Tu me dois bien ça, Ivy Wilde. Tu m’as menti pendant des semaines,
et tu t’es encore jetée tête la première sans réfléchir au danger…

Un masque d’innocence était tombé sur son visage.

— Qu’est-ce que tu veux ? coupai-je.

Un grand sourire éclaira son visage, adorable et malicieux.

— Il faut que tu m’accompagnes dîner chez mes parents dimanche.

Oh oh.

— Tu as raison, rétorquai-je. J’ai pris trop de risques ces derniers temps.


Je vais rester sous ma couette pour deux ou trois semaines.

— Ivy…

Merde. Apparemment, c’était important pour lui.

— Bon, d’accord, soupirai-je. Je viendrai.

La vieille dame se matérialisa en ricanant allègrement.

— Alors ça, c’est merveilleux ! J’ai hâte de voir ce que la famille de ce


garçon va bien penser de toi ! Hahahaha !

Je la foudroyai du regard. Je savais me tenir en société, d’accord. Peut-


être même que je me brosserai les cheveux avant d’y aller. Et si j’avais
réussi à séduire Winter, je n’allais pas avoir peur de ses parents. Alors
non, je n’étais pas du tout angoissée, OK ? Je n’avais pas le cœur en
panique et l’estomac retourné. Donnez-moi tous les beaux-parents de la
terre, j’étais prête.

Le point positif, c’était que la demande de Winter m’avait permis de


relativiser par rapport à la présence des spectres.
Le téléphone se mit à sonner et, même si j’étais la plus proche, Winter
bondit sur ses pieds pour y répondre. Cool. Pendant qu’il parlait à son
interlocuteur, je jetai un coup d’œil au salon. Il y avait une boîte en carton
près de la table basse. Je m’accroupis et ouvris le couvercle, et lâchai une
exclamation de surprise en voyant son contenu. Je sortis le délicat appareil
en l’observant sous tous les angles. C’était un ancien purificateur
d’herbes. Et quand je dis « ancien », je veux dire « antique » ; il avait
probablement une très, très grande valeur. Peut-être un objet précieux
ayant appartenu aux ancêtres de Winter ? Je fronçai les sourcils. Sauf que
la famille de Winter n’était pas sorcière.

Le purificateur était plus lourd qu’il n’en avait l’air et je le posai sur la
table basse pour ne pas risquer de le casser. Ces appareils étaient
maintenant obsolètes ; après la Deuxième Guerre mondiale, des petits
génies avaient fini par conclure qu’une pincée de sel était largement
suffisante pour purifier les herbes magiques afin de les utiliser pour des
sortilèges. Les enthousiastes de Phytologie ajoutaient quelques grains de
sel dans leurs formules sans même y songer, de nos jours. Ce n’était pas
très important ; même en oubliant le sel, et avec des herbes techniquement
impures, le sortilège pouvait fonctionner ; dans le pire des cas, la magie
était simplement moins efficace.

Les plus intellos des Phytologues aimaient bien s’insulter au sujet des
meilleurs types de sel. Je crois même que l’Ordre employait un salmelier,
soit une sorte de sommelier spécialisé dans le sel plutôt que dans le vin, un
type qui devait donc s’amuser beaucoup plus dans son boulot, mais avoir
un budget Ibuprofène moins conséquent. Personnellement, j’étais plus ou
moins certaine qu’utiliser des cristaux de sel rose recueillis à flanc de
montagne au Népal ou du gros sel de supermarché avait exactement le
même effet.

— Je ne vais pas lui demander, voyons. Tu n’as qu’à décider, déclara


Winter en haussant légèrement la voix contre le combiné.

Je levai les yeux vers lui et haussai un sourcil. Brutus en profita pour
bondir vers moi, et je levai les mains devant mon visage pour me protéger,
en manquant tout juste d’envoyer valser le précieux purificateur. Puis, je
m’aperçus que ce n’était pas moi que Brutus avait visé. Il atterrit droit
dans la boîte en carton et s’enroula à l’intérieur avec une expression de
satisfaction proche de l’extase.

Winter poussa un soupir.

— Non, Maman. S’il te plaît.

De plus en plus intriguée, j’abaissai les bras et lui lançai :

— Vas-y, demande-moi.

Winter avait l’œil misérable et l’air embarrassé.

— Ma mère veut savoir si cela te dérange que le dîner soit en costume-


cravate.

Il s’humecta les lèvres.

— Désolé. Elle est un peu à cheval sur la bienséance.

Je préférais éviter les codes vestimentaires, surtout quand il s’agissait de


dîner. Pourquoi les gens tenaient-ils à se pomponner pour aller manger ?
On était tout aussi bien en jogging troué sur le canapé, pas vrai ? Mais
c’était la famille de Winter, et j’avais accepté de venir, donc je ne pouvais
plus vraiment reculer. Faire un effort, c’était la moindre des choses. Pour
faire plaisir à Winter. La vieille croulante riait aux larmes dans son
fauteuil, soit dit en passant.

— D’accord, dis-je.

Winter cligna des yeux.

— Tu en es sûre ?

Je ravalai une riposte sarcastique et lui souris.


— Oui, aucun souci.

Perplexe, mais visiblement soulagé, Winter retira sa main du combiné et


reprit sa conversation. Je baissai les yeux vers Brutus. Ses moustaches
tremblaient comme s’il se retenait de ricaner. Je l’enfermai dans la boîte
en baissant le rabat en carton.

— Voilà, maintenant, personne ne sait si tu es mort ou vivant, murmurai-


je.

Brutus rouvrit la boîte d’un brusque mouvement de tête, puis me déchira


le poignet à coup de patte griffue.

— Aïe ! couinai-je avec un mouvement de recul. D’accord, d’accord, tu


es vivant.

Winter raccrocha et se tourna vers moi.

— Désolé.

Je haussai les épaules. Pas besoin de s’en faire pour si peu.

— Ça va être marrant. Et maintenant, on sait que ta magie vient de ta


mère.

Il haussa un sourcil interrogateur, donc je m’expliquai :

— Elle savait que je venais d’accepter de venir. Elle a appelé au moment


propice. Elle n’en est peut-être pas consciente elle-même, mais je ne suis
pas dupe. Parce que je suis une enquêtrice extraordinaire, comme on le
sait.

Un éclair d’amusement pétilla dans les yeux bleus de Winter.

— Si tu le dis.

— Hé, d’ailleurs, c’est du luxe, ça, fis-je en montrant le purificateur. Je


veux bien frotter les joints de la douche pendant un mois si ça ne vient pas
du côté maternel de ta famille.

Il pinça les lèvres pour étouffer un ricanement.

— Ivy, regarde la boîte.

Dans le carton, Brutus lâcha un grognement menaçant.

— Euh…

Je n’avais pas vraiment envie de me faire écharper par mon chat, mais
Winter désigna le côté de la boîte. En prenant soin de ne pas la toucher, je
jetai un coup d’œil à l’étiquette imprimée. D’après le logo, le colis venait
d’une entreprise appelée Multi Multa ; ils avaient utilisé le nom complet
de Winter, mais pas le titre qu’il avait porté à l’Ordre.

— Le purificateur ne vient pas de ma famille, Ivy. C’est un pot-de-vin.

Je me redressai contre le sofa. D’accord. Maintenant, j’étais intéressée.

— Apparemment, la nouvelle de ma démission a vite fait le tour. Multi


Multa veut que je travaille pour eux. Ils m’ont envoyé le purificateur
comme cadeau de bienvenue, sans contrepartie.

Il ricana.

— Bien sûr.

— C’est plutôt une bonne chose, non ? Tu veux travailler. Ils veulent te
faire travailler. Ils te courtisent avec des objets précieux jusqu’à ce que tu
acceptes leur proposition. C’est tout bénef ’, non ?

— Il n’y a qu’une chose qui m’est précieuse, et c’est toi, déclara Winter.

J’amorçai un sourire, mais Brutus émit un grognement bas à l’intérieur


de la boîte.

— Oh, je ne suis pas aussi désirable que Brutus, rétorquai-je.


Le grondement s’interrompit, mais Brutus n’était sûrement pas dupe,
parce qu’il renvoya une patte menaçante dans ma direction. Je reculai
prudemment. Un léger sourire flottait sur les lèvres de Winter.

— Ils veulent simplement améliorer leur image et attirer l’attention en


utilisant ma position au sein de l’Ordre et mon nom. C’est une opération
marketing, rien d’autre. Ils ne veulent pas que je travaille pour eux, pas
réellement.

— Peut-être que si.

— Ils me proposent un poste de Consultant Dynamique en Configuration


Magique.

Je clignai des yeux.

— Euh… quoi ?

— Exactement. Plus le titre est compliqué, moins il y a de travail à faire.


Ce serait une perte de temps. Je vais leur renvoyer le purificateur. Je n’ai
aucune envie d’avoir un emploi à plein temps qui ne nécessiterait en
réalité que deux ou trois heures d’effort par semaine.

Parfois, je me demandais vraiment comment Winter et moi avions pu


tomber amoureux l’un de l’autre. Je levai une main enthousiaste.

— Sérieusement ? Moi, je veux bien ! Recommande-moi, ou un truc


comme ça ? Je suis aussi bonne que toi en magie, nan ?

Winter rit doucement.

— Tu es meilleure que moi, souffla-t-il. Mais tu n’étais pas Adeptus


Exemptus. C’est le titre qu’ils veulent, pas l’expertise.

Il donna un petit coup d’ongle contre la base en verre du purificateur, et


une note claire résonna.

— C’est une très belle pièce… Mais je ne peux pas accepter.


Un grattement sonore lui répondit, et Brutus entreprit de se faire les
griffes dans le carton déjà troué. Winter me jeta un regard.

— Mais on peut garder la boîte, j’imagine.

Je pouvais presque entendre le sourire de Brutus lorsqu’il rétorqua :

— Maaaaangeeeeeeerrrr.
Chapitre Trois
Je baillai à m’en décrocher la mâchoire. Winter était en train de se garer
près du siège de l’Ordre, les sourcils froncés d’inquiétude.

— Tu es sûre que ça va aller ? Nous pouvons repartir, tu sais. Tu n’es pas


obligée de lui obéir.

La proposition était tentante à mourir, mais une flamme d’excitation


dansait au fond de ses yeux clairs, et je n’avais pas l’intention de doucher
son enthousiasme. Winter mourait d’envie de se remettre au travail –
même si la mission en question ne consistait qu’à rentrer par effraction
dans un bâtiment de l’Ordre et me regarder parler toute seule. Peut-être
que l’offre de Multi Multa ne lui plaisait pas, mais il avait vraiment
besoin de se trouver une ou deux activités extra-scolaires.

Je secouai la tête avec un sourire.

— Je vais bien.

— Dis-le-moi immédiatement si quelque chose ne va pas.

Oh oh, le vieux despotisme était de retour. Je souris plus largement et lui


lançai un salut militaire.

— À vos ordres !

— Je suis sérieux, Ivy. Je ne veux pas que tu risques une rechute,


d’accord ? Tu as déjà eu une journée éprouvante.

Je me penchai au-dessus du frein à main et plantai un baiser sur ses


lèvres.

— Je fais attention, je te le promets.

— Et si la situation s’envenime…
— Je vais juste bavarder avec un être intangible que j’hallucine
potentiellement. Je ne risque pas grand-chose.

Je haussai les sourcils.

— En vrai, c’est plutôt pour toi que je m’inquiète. On va s’infiltrer dans


l’un des bâtiments de l’Ordre comme des criminels. Tu n’y es pas retourné
depuis que tu as signé ta démission. C’était toute ta vie, Raph’, et…

— Ce n’est pas un problème.

J’en doutais très sérieusement, mais je n’insistai pas. De toute façon, je


savais qu’il valait mieux que Winter reprenne son poste pour l’Ordre.
Mais c’était une décision qu’il devait prendre tout seul, et en attendant,
j’appréciais beaucoup de l’avoir en renfort. De l’avoir à mes côtés.

— Si j’oublie de te le dire plus tard… Merci d’être là.

Son visage s’éclaira enfin d’un sourire.

— Toujours.

Les yeux plongés dans les siens, je lui souris à mon tour comme une
cruche énamourée (mon Dieu, nous étions tous les deux des cruches
énamourées, pas vrai ?), puis je hochai brusquement la tête et sortis de la
voiture. Plus que cinq minutes avant minuit. Il s’agissait de se bouger les
fesses.

Rentrer avec Maidmont en pleine journée n’avait pas posé de problème,


mais s’introduire dans le bâtiment avec un Ex-Adeptus Exemptus au
milieu de la nuit, c’était une autre histoire. Je ricanai dans ma barbe.

— Ex-Adeptus Exemptus. Essaie de dire ça très vite.

Winter leva les yeux au ciel.

— Allez, viens. Il y a encore quelques lumières allumées au fond, donc


les portes principales sont encore ouvertes.
Est-ce qu’il voulait dire que ses anciens collègues bossaient encore à
cette heure-ci ? Je frissonnai. Comme s’il avait lu dans mes pensées,
Winter ricana doucement ; il posa sa main sur mon coude pour me guider
vers les marches et le bâtiment principal.

Il n’y avait pas autant d’agents de sécurité que tout à l’heure (ce qui
n’avait aucun sens, si vous voulez mon avis), mais deux sorciers étaient
postés à l’entrée et observaient notre approche. Winter passa son bras sous
le mien et nous les rejoignîmes tranquillement.

— Adeptus Exemptus…, souffla l’un des agents.

Winter leva une main autoritaire.

— Plus maintenant. Comme vous le savez.

L’autre pingouin était plus agressif.

— Et comme vous le savez, Monsieur, nous ne pouvons vous autoriser


l’accès au bâtiment sans rendez-vous.

Il fit mine de regarder sa montre.

— Et les heures de visite sont terminées depuis un moment, railla-t-il.

— Bien sûr, bien sûr, fit Winter d’une voix douce.

Il leur montra une enveloppe.

— J’apportais simplement une missive pour l’Ipsissimus. Je lui ai


promis de lui apporter moi-même.

Les lèvres du garde s’incurvèrent sur un rictus.

— Et vous venez la déposer à cette heure-ci ?

Le sous-entendu était clair : Winter avait trop peur pour se ramener en


plein jour et avait voulu éviter ses anciens collègues. Quel abruti. Winter
n’avait jamais eu de problème d’ego.

— Oui, répondit-il en haussant les épaules.

Il fit un pas en arrière, une main dans sa poche.

— Oh, et une dernière chose…

Le garde haussa un sourcil moqueur.

— Oui ?

Winter sortit une poignée d’herbes préparées plus tôt et les souffla
doucement vers les deux gardes. Ils clignèrent une ou deux fois des
paupières avant de basculer en arrière. Je retins le timide pendant que
Winter attrapait le salopard.

— Tu aurais dû le laisser tomber, marmonnai-je.

— Il ne fait que son travail.

— Sauf qu’il s’est comporté comme un connard.

Winter attrapa ma main.

— Oh, tu prends ma défense.

Je poussai un grognement.

— Peut-être bien. Tu sais qu’on est en train de devenir le pire couple de


la planète, pas vrai ? Je veux dire, on se fait les yeux doux et on défend
notre honneur respectif ? C’est le début de la fin. Bientôt, on aura un
sticker Winter Loves Wilde sur la voiture et des t-shirts assortis.

Il rit doucement.

— Je crois qu’on a encore un peu de temps devant nous. Je ne porte pas


beaucoup de t-shirts.
Pas faux. Même quand il était à la maison, son éternelle chemise était
impeccablement repassée.

Je souris et le tirai par la main.

— Allez, viens, le portrait de Grenville est au premier.

— Quoi ? railla-t-il. Et nous allons monter des escaliers ?

— Très drôle, fis-je en levant les yeux au ciel.

Une fois en haut, Winter haussa un sourcil devant le portrait.

— Intimidant, ce type.

— Attention à ce que tu dis. Il est coquet.

— Coquet ? hurla Grenville contre mon oreille. Coquet ?!

J’amorçai un mouvement de recul.

— Désolée.

Winter me lança un regard interrogateur. Je hochai la tête et me tournai


vers le fantôme.

— Salut, mon vieux, lançai-je gaiement.

Grenville me foudroya du regard.

— Qui est cet homme ?

— Un sorcier extrêmement talentueux qui voulait vous rencontrer en


personne, souris-je.

Le spectre renifla avec mépris.


— Il n’est pas si talentueux que cela, alors. Ne sait-il pas que vous seule
pouvez m’adresser la parole ? À mon grand dam.

Bon, je commençais à en avoir ma claque de son manque de respect. Je


fronçai les sourcils et croisai les bras.

— Écoutez. C’est vous qui m’avez demandé de venir. Je préférerais


dormir, je ne vais pas vous mentir. Si vous n’avez pas envie de nous parler,
ça peut s’arranger.

Mes questions sur mon propre état et les risques de me transformer en


terrible nécromancienne pouvaient attendre. Je voulais qu’il me mange
dans la main, avant. Il fallait juste que je me donne les moyens de devenir
un génie du spiritualisme.

— Je suis l’entité spectrale la plus haut placée ici-bas, et, en tant que tel,
j’ai été nommé pour prendre contact avec vous et définir nos exigences.

Je clignai des yeux.

— Exigences ?

Je sentis Winter se raidir près de moi, et je posai une main rassurante sur
son bras ; mais mon regard était toujours fixé sur Grenville.

— Tout à fait, continua-t-il en s’élevant au-dessus de moi pour me


dominer de toute sa taille. Comment vous appelez-vous ?

S’il pensait qu’il allait m’intimider comme ça, il se fourrait le doigt dans
son orbite fantomatique.

— Ivy.

— Hah ! Ça ne m’étonne pas.

Je plissai les yeux.

— Pardon ?
— Eh bien, c’est une plante grimpante qui s’insinue dans chaque fissure
et est presque impossible à tuer, après tout. Du lierre. N’est-ce pas ?

L’analogie me plaisait bien, en fait.

— Cool, souris-je.

— Mais passons, continua Grenville en montrant les dents. Écoutez-moi


attentivement, Ivy. Je n’ai pas l’intention de me répéter. Tout d’abord, nous
voulons mettre un terme à toutes les malédictions futures. Nous sommes
déjà bien assez nombreux comme cela.

— Pardon ?

— Vous n’avez pas inventé la poudre, hm ? soupira-t-il. Pourquoi


pensez-vous que nous sommes coincés ici ?

Facile.

— Il vous reste quelque chose à faire avant de pouvoir trouver la paix.


Vous cherchez votre meurtrier, ou vous voulez vous assurer que votre
famille est en sécurité avant de suivre la lumière.

— Peuh ! Je suis mort il y a deux cents ans ! Un peu de jugeote, pour


l’amour du ciel ! Nous ne sommes pas enfermés dans le monde des vivants
par choix, nous sommes forcés de rester. Savez-vous combien il est
commun qu’un individu vous souhaite de brûler en enfer ? Et savez-vous
quelles en sont les conséquences ? Il suffit que le lanceur de la
malédiction possède la plus infime étincelle de magie pour que son
souhait se réalise, de la manière la plus funeste qui soit.

— Mais vous n’êtes pas en enfer, Grenville. Vous êtes… dans les
limbes ?

Il fit claquer sa langue.


— L’enfer, sous un autre nom. Les mots ont du pouvoir. Vous êtes une
sorcière, vous devriez en être consciente.

— Alors une insulte anodine pourrait consigner n’importe qui à la


damnation éternelle ? fis-je d’un air très, très sceptique.

Grenville poussa un soupir.

— Connaissez-vous les vœux maritaux ? D’aimer, d’honorer, d’obéir…

Woh, woh, woh.

— Hé, on est plus au xixe siècle. Vous pouvez rayer l’obéissance de la


liste.

— Pardon ? Plus d’obéissance ? Pour l’amour du ciel, mais comment…

Il frissonna (autant qu’un fantôme puisse frissonner) avant de reprendre :

— Peu importe. Ce n’est pas ce à quoi je faisais référence. Dans une


cérémonie chrétienne, où la vie après la mort est acceptée comme une
évidence, pourquoi pensez-vous qu’un serment ne dure que jusqu’à ce que
la mort sépare les époux ?

— Parce qu’il faut bien que les veufs prennent un peu leur pied, aussi.

— Non ! Espèce d’idiote ! hurla le spectre.

Surprise par sa véhémence, je grimaçai.

— Ivy…, m’avertit Winter.

— Ne t’inquiète pas. Il est juste… bruyant.

Winter fronça les sourcils.

— Nous pouvons partir, si vous préférez.


Grenville gesticulait devant moi.

— Allez-vous m’écouter, enfin ?

— Si vous arrêtez de hurler, oui, je vous écoute, répondis-je calmement.


Pour l’instant, vous avez l’air d’avoir bien plus besoin de moi que je n’ai
besoin de vous. Alors on va se calmer un peu, OK ?

Grenville s’étrangla, mais il avait compris que j’étais sérieuse. Je


pouvais aller papoter avec d’autres fantômes, si j’en avais envie. Je
n’allais pas me laisser insulter sans raison par un vieux barbu pendant des
heures.

Il retrouva son calme avant de reprendre la parole.

— Je vous prie de m’excuser. Mes siècles d’errance n’ont pas amélioré


mes bonnes manières. Il est difficile de regarder passivement son pays
sombrer dans le chaos. Nous ne pouvons pas manger. Nous ne pouvons pas
toucher. Nous ne pouvons pas sentir… Pas physiquement, en tout cas.

— Je comprends que vous soyez un peu sur les nerfs, fis-je.

— Oui, soupira Grenville. Quoi qu’il en soit, j’essayais de vous


expliquer que les vœux et les serments ont autant de poids avant et après la
mort. Les vivants ne comprennent pas la portée de leurs actes lorsqu’ils
maudissent quelqu’un au-delà de la mort. Et nous aimerions que cela
cesse.

Je me frottai la nuque.

— Je ne sais pas trop ce que je peux faire, mais je vais essayer.

— J’espère sincèrement que vous ferez mieux qu’essayer. Et je n’ai pas


terminé.

— Je vous écoute, dis-je, sincèrement curieuse.

— D’autres cultures révèrent leurs ancêtres.


— Vous voulez plus de révérence. Pas de souci. Vous aviez un truc
particulier en tête ?

— Savez-vous ce que font les Chinois ?

— Euh…

— Parlez distinctement, jeune fille ! « Euh » n’est pas un mot ! Les


Chinois font des offrandes à leurs ancêtres. Ils construisent des autels,
honorent leur mémoire, et les traitent avec respect ! Et nous ? Deux ou
trois visites au cimetière dans le meilleur des cas, et oubliés en quelques
années !

— Vous voulez un autel ? Vous avez un portrait, lançai-je en montrant le


tableau sur le mur. Des sorciers passent devant tous les jours. C’est pas si
mal.

Les sourcils épais de Grenville se rapprochaient dangereusement.

— Je ne parle pas que de moi ! aboya-t-il. Je parle de tous les fantômes.


Je parle en leur nom.

— Tous les fantômes veulent des autels et des offrandes ? Ou des


portraits ?

— Mais qui m’a envoyé une idiote pareille ! brailla-t-il. Ils veulent
qu’on se souvienne d’eux, voyons !

Ah. Logique.

— Je vois.

— Et je n’ai toujours pas fini, continua-t-il en me fixant de ses yeux


jaunes. J’en arrive au plus important. Nous voulons que nos descendants
nous délivrent des malédictions qui nous enferment dans ce… monde.
Nous voulons passer de l’autre côté. Nous vous dirons à qui parler et ce
qu’ils doivent faire. Ils vous obéiront, et nous pourrons enfin quitter le
monde des vivants.

J’étais carrément perplexe.

— Pour aller où, exactement ? Au paradis ? Ou… en enfer ?

Il fallait bien que je clarifie, parce que Grenville était quand même un
vrai chieur, et je n’étais pas sûre qu’il était destiné à l’éternelle félicité.

— La réalité est bien plus compliquée. Votre minuscule cerveau ne serait


pas capable d’en comprendre les nuances. Quoi qu’il en soit, vous n’avez
pas besoin de connaître le détail, seulement de nous aider à avancer. Nous
avons établi un système. Les plus anciens spectres ont la priorité. Ils vous
contacteront, et vous irez parler à leur famille. Et tout ira pour le mieux.

Je passai une main sur mes paupières pendant que Winter me donnait un
petit coup de coude.

— Que se passe-t-il ?

— En gros, il y a des fantômes coincés dans notre monde. Ils ont


littéralement formé un syndicat pour améliorer leur existence post-
mortem et passer de l’autre côté.

Étonnamment, un éclat d’intérêt effaça la méfiance qui flottait sur le


visage de Winter.

— Et l’Ipsissimus Grenville est leur porte-parole ?

— Quelque chose comme ça, ouais. Le problème, ajoutai-je en jetant un


coup d’œil au fantôme, c’est que je suis toute seule. Et j’ai autre chose à
faire que de passer le reste de ma vie à arranger vos petites affaires. Je ne
suis pas insensible à vos problèmes, hein, mais vous êtes des milliers. Je
ne peux pas tout lâcher et tous vous aider. Je n’aurais jamais le temps.

— Et pourquoi pas ?
— Parce que j’aurais besoin de toute une vie.

Bien sûr, je ne pouvais pas les abandonner à leur sort, plus maintenant.
Je le savais bien. Mais Grenville devait prendre conscience de l’ampleur
de sa demande.

— Nous ne sommes pas idiots. Nous espacerons vos missions.

— Ouais, mais…

Il poussa un soupir méprisant.

— Les vivants sont tous les mêmes. Vous ne pensez qu’à vous. Nous
nous attendions à cette réaction. Et nous avons quelque chose à vous
proposer en retour de vos services.

— À me proposer ? fis-je prudemment.

— Pas à vous spécifiquement. À vous tous, l’humanité.

Il fit un grand geste de la main.

— Allez, venez. Il est temps.

Je fronçai les sourcils.

— Hein ?

— Pas vous, aboya-t-il en continuant de gesticuler. Par ici !

L’air à côté de moi se mit à trembler, et, lentement, la silhouette d’une


petite fille se matérialisa. Elle devait avoir onze ou douze ans et d’après
ses vêtements, elle avait dû vivre dans les années quarante. Elle avait le
visage sale et elle serrait un vieux nounours taché dans ses bras. Je
déglutis.

— Hé, salut, dis-je à voix basse.


— Bonjour.

Grenville la poussa doucement en avant.

— Vas-y. Dis-lui.

La petite fille regardait ses pieds.

— Il y a un endroit à Dartmoor qui s’appelle Wistman’s Wood. Il faut


aller là-bas. Vous les trouverez là-bas.

— Je trouverai qui ?

Elle clignait des yeux pour retenir ses larmes.

— Les sorciers morts. Ils sont coincés là-bas. Ils ne peuvent pas partir. Il
faut les aider.

— Je veux bien, mais je ne vois pas le rapport entre des fantômes du


siècle dernier et…

— Taisez-vous, aboya Grenville. Ils ne sont pas morts au siècle dernier.


Le corps le plus récent a été caché là-bas le mois dernier. À chaque
nouvelle lune, un autre esprit apparaît, une autre âme dont je n’ose même
pas imaginer les souffrances.

Il frissonna. Je me sentis pâlir.

— Quelqu’un tue des sorciers ?

— Aidez les esprits là-bas, et vous aiderez les vivants qui sont encore en
danger de mort.

Je fixai les deux fantômes, le souffle court. Non, c’était impossible. Si


des sorciers étaient assassinés régulièrement, quelqu’un l’aurait remarqué.
C’était forcément une… une machination spectrale, quelque chose comme
ça.
— Allez les trouver, et nous en reparlerons. Vous comprendrez que notre
aide est aussi précieuse que la vôtre.

Il inclina légèrement la tête puis commença à disparaître


progressivement.

— Attendez ! Dites-moi pourquoi je peux vous voir ? Est-ce que je suis


une nécromancienne ?

Il ne répondit pas et disparut tout à fait. Je jurai entre mes dents.

— Est-ce que tu le sais, toi ? demandai-je à la petite.

Pendant une longue seconde, elle me fixa de ses prunelles brunes et


limpides.

— Je ne sais pas ce que vous êtes, murmura-t-elle.

Puis elle disparut à son tour.


Chapitre Quatre
L’enfant fantôme n’avait peut-être pas su me répondre, mais je savais
une chose : j’étais crevée, j’avais faim, et mon humeur était en chute libre.
J’avais largement sous-estimé la distance qui nous séparait de Dartmoor,
et je ne m’étais certainement pas imaginé que la région pouvait être aussi
lugubre à cette époque de l’année.

— C’est une erreur, murmura Winter en garant la voiture devant un pub.

— Peut-être. Mais on a mis des heures à venir, on ne va pas repartir


maintenant.

— C’est sans doute un piège.

Je haussai les épaules.

— Tu crois que Grenville nous a tendu un piège ? Il est mort depuis deux
cents ans. Pourquoi il ferait un truc pareil ?

— Nous ne savons rien de lui ou de ses projets.

— C’est toi qui m’as dit qu’il avait fait de l’Ordre une organisation
stable et décente.

Winter ricana.

— L’Ordre est-il décent ?

Je levai les yeux au ciel. Ce petit jeu ne m’amusait pas des masses.
Normalement, c’était moi qui dénigrais l’Ordre et Winter qui défendait
leur honneur collectif.

— Raph’…

Il plissa les lèvres.


— Quoi qu’il en soit, il n’y a aucun antécédent de chasse aux fantômes
chez les sorciers. Ipsissimus Grenville pourrait avoir été corrompu par la
mort. Peut-être était-il un homme d’honneur de son vivant, mais deux
cents ans sous la forme d’un esprit errant pourraient l’avoir profondément
transformé. Nous ne pouvons pas lui faire confiance.

— Et je ne peux pas faire comme si de rien n’était. Déjà, vérifions si


Casper et Grenny nous ont dit la vérité sur les sorciers assassinés, on
avisera ensuite. Chaque chose en son temps.

— Tu n’es pas au mieux de ta forme, Ivy.

— Ça va aller, promis-je en jetant un coup d’œil aux alentours. Hé,


regarde. Il y a une carte de la région, là-bas. Avec un peu de chance, on
trouvera Wistman’s Wood. On ne doit plus être très loin.

Winter partit à grandes enjambées, et je le rejoignis en trottinant. Il


passa la carte en revue, le visage pensif.

— Ce n’est qu’à quatre kilomètres d’ici, mais le chemin sera boueux et


pentu. Et nous risquons de croiser des moutons, ajouta-t-il en me lançant
un regard en coin.

— Quatre kilomètres ?

— Huit kilomètres aller-retour.

— Et on ne peut pas y aller en voiture ?

— Même un quatre-quatre passerait difficilement sur un terrain pareil.


Mais nous pouvons y aller à pied. Il y a un chemin.

— Mais… il y a du dénivelé. Et des marécages.

— Oui.

Il m’observait attentivement.
— Tu penses que tu en es capable ? demanda-t-il.

Je pressai ma main sur mon front.

— Euh, je me sens un peu faible. J’ai les jambes en compote. Peut-être


que tu devrais partir en éclaireur, et je vais t’attendre au pub et papoter
avec les gens du coin pour recueillir des infos.

La bouche de Winter trembla légèrement, et il tenta de réprimer un


grand sourire moqueur. Pas très longtemps, cela dit.

— Dieu merci. Il était temps. Maintenant je sais que tu te sens mieux,


railla-t-il en inspirant profondément. Allez, je suis sûr que le grand air te
fera le plus grand bien.

Hé, oh. Moi aussi, je pouvais changer d’avis comme de chemise. Surtout
quand il s’agissait de crapahuter dans la lande sous la pluie.

— Mais je ne suis pas au mieux de ma forme, Raph’.

— Tu es en bonne voie, ne t’inquiète pas, susurra-t-il.

— Non, non, tu avais raison. Grenville est sûrement devenu dingo à


force de glander avec des morts. C’est une terrible machination.

— Trop tard, chérie, assena tranquillement Winter en passant son bras


autour de mes épaules. Mais je suis content de t’entendre geindre. Ta
paresse m’avait manqué.

— Je ne geins pas !

Winter rit.

— Non, bien sûr.

Il se tourna vers moi et, sans lâcher mon épaule, m’observa de haut en
bas.
— La douleur a disparu, n’est-ce pas ? Je n’en vois plus aucune trace.

Elle avait tendance à refaire surface quand je m’y attendais le moins,


mais je n’allais certainement pas lui dire un truc pareil.

— Merde, marmonnai-je. Bon, allons-y, je peux potentiellement survivre


à quatre kilomètres.

J’avais à peine fermé mon clapet qu’une énorme goutte de pluie s’écrasa
sur mon nez. Je frissonnai et levai des yeux pleins d’espoir vers Winter.

— Si nous voulons explorer le bois et revenir avant la nuit, nous


devrions partir maintenant, déclara-t-il.

Je grimaçai. Une autre goutte glissa sur ma nuque. Génial.

— Allons-y.

Au début, ce n’était pas si mal. Malgré la pluie, de plus en plus violente


et de plus en plus glaciale, le chemin était stable et clairement démarqué.
Un ou deux échaliers à grimper, mais je m’en sortais plutôt bien. Winter
faisait même un effort pour ne pas galoper à travers la lande comme un
chamois hyperactif et marchait près de moi. Histoire de tester sa
générosité, je ralentis le pas au point de me traîner complètement, et il
finit par s’arrêter net.

— Ivy…

Je battis des cils.

— Juste pour vérifier jusqu’où je pouvais te pousser.

Il leva les yeux au ciel, même s’il était visiblement plus amusé qu’agacé.
Il fallait bien que j’en profite, hein ; la patience de Winter avait ses
limites. Je montrai du doigt l’échalier qui nous attendait à quelques
mètres.
— Tu sais, dis-je innocemment, on dit que les bergers venaient se
percher là-dessus pour se bécoter, à une autre époque. Peut-être qu’on
devrait…

Une ombre passa devant moi et je m’interrompis brusquement. Un


vieillard penché sur une canne me regardait fixement. Winter se raidit.

— Il y a quelqu’un ici, n’est-ce pas ?

Je hochai la tête, la bouche sèche.

— Wistman’s Wood ? demandai-je. C’est dans cette direction, pas vrai ?

Le fantôme prit son temps pour me répondre. Finalement, il frotta sa


joue et hocha lentement la tête.

— Ay, c’est bien par là. Ils vous attendent. Ils seront contents de vous
voir.

Il pivota et s’éloigna à pas lents. Je le regardais toujours lorsqu’il


s’évanouit dans le brouillard qui, venu de nulle part, roulait vers nous à
flanc de colline.

— Il est parti, murmurai-je à Winter, le sens de l’humour sérieusement


en berne.

— Qu’est-ce qu’il a dit ?

— Qu’ils nous attendaient.

— Qui donc ?

— Les victimes, j’imagine, murmurai-je.

Winter et moi échangeâmes un regard. Il ouvrit la bouche, mais je


secouai la tête. Je savais ce qu’il allait dire.

— Non, allons-y. Il faut qu’on découvre ce qu’il se passe.


Il n’insista pas, mais prit ma main dans la sienne et la serra doucement.

— D’accord.

Comme si notre détermination avait mérité un châtiment immédiat venu


des cieux, la pluie se mit à marteler de plus belle. Comme je n’avais pas
l’intention d’utiliser ma magie, je décrivis une rune que j’avais
développée des années plus tôt. Winter m’écouta attentivement et la
dessina pour faire apparaître une protection au-dessus de nos têtes. Sa rune
était un peu bancale, puisque c’était la première fois qu’il l’utilisait, mais
le résultat suffisait à nous garder au sec.

— Impressionnant, remarqua-t-il.

Je souris largement.

— C’est un parapluie magique.

— C’est aussi un sortilège très astucieux.

Flattée par son compliment, je fis la grave erreur de sautiller sur place,
et glissai illico dans la boue. Je battis des bras, secouai mes jambes, et
patinai sur plusieurs mètres avant de m’échouer dans ce qui ressemblait
plus à un lac qu’à une flaque d’eau. J’évitai de justesse de m’écraser la
tête la première, mais j’étais trempée jusqu’à l’os.

— Noooon !

Plongée jusqu’aux cuisses dans une eau glaciale et brune de crasse, je me


tournai vers Winter qui, au lieu d’accourir pour m’aider, essayait
visiblement de ne pas éclater de rire. Je croisai les bras et le foudroyai du
regard.

— Ouais, très drôle !

Il pinça les lèvres et me rejoignit, une main tendue pour me sortir de ma


crevasse infernale. Je l’ignorai royalement. Il avait raté sa chance. Avec un
grognement outré, j’essayais de me sortir de là à la force des bras, mais le
sol était trop mou et je ne trouvais aucun point d’appui. Je m’agrippai tant
bien que mal, couverte de gadoue puante, puis me rappelai de ce qu’avait
dit Winter à propos des moutons. Oh non. Pas sûre qu’il n’y avait que de la
terre dans les parages. Super.

Je sautai en essayant d’utiliser mon élan pour sortir. Mauvaise idée : je


retombai aussi sec, et une vague de boue s’écrasa contre mon dos.

Winter se pencha en avant.

— Et maintenant, est-ce que tu veux bien que je t’aide ?

Je poussai un grognement et lui tendis la main en faisant la moue. Il


sourit largement et l’attrapa pour me tirer à lui. Malheureusement, ma
chaussure gauche n’était pas de cet avis et se laissa avaler par le marécage
avec un bruit de succion. J’étais couverte de boue humide, avec une pompe
trempée et un pied en chaussette.

Maintenant qu’il était sûr que j’étais saine et sauve, les yeux bleus de
Winter se plissèrent d’amusement. Mmmh. Il allait voir.

Les lèvres tremblantes, je me mis à cligner rapidement des paupières. Je


ne pouvais pas exactement pleurer sur commande, mais je n’en étais pas
loin. Je baissai le visage et me détournai légèrement, comme pour
dissimuler un sanglot. Winter réagit illico et me serra tendrement contre
lui. Ça, c’était bonus : les câlins de Winter étaient divins et il était assez
sec pour me faire office de chaudière. Après m’être confortablement
pressée contre ses fringues, je fis un pas en arrière.

— Hah ! m’exclamai-je en lui tirant la langue. Ça t’apprendra à te ficher


de moi, insolent !

Winter était perplexe… jusqu’à ce que je pointe du doigt les taches de


boue qui maculaient ses fringues. Puisque je ressemblais à l’étrange
créature du lac noir, autant que je partage la faveur.
— Oh, petite…

Je haussai les sourcils.

— Petite quoi ?

— Il vaut mieux que je garde ça pour moi, dit-il en secouant la tête.

— C’est clair, roucoulai-je.

Winter poussa un soupir et tenta d’essuyer un peu son pantalon. Une


fraction de seconde plus tard, un bruit humide résonna quand il envoya une
poignée de gadoue dans ma direction. La première attaque me manqua de
justesse ; la deuxième s’écrasa pile sur ma joue.

Je m’étranglai d’horreur feinte.

— Espèce de…

— De quoi ?

Je restai bouche bée, puis plissai les yeux en faisant claquer ma langue.

— Il vaut mieux que je garde ça pour moi…, susurrai-je. Espèce de… de


laideron coprolithe !

Winter inclina la tête de côté.

— Coprolithe ? Si je suis un coprolithe, alors tu es une gourdiflote mal


peignée.

— Ah, gourdiflote, je ne connais pas, commentai-je. J’imagine que ça ne


fait pas honneur à mon charisme quasi-divin ?

— Tu imagines très bien, rétorqua-t-il. Pas mal, pour une orchidoclaste


disgracieuse.
Mince, il était bien meilleur que moi à ce petit jeu. J’allais devoir revoir
mes glossaires.

— Espèce de, de… de jolies mirettes en… OK, OK.

Je levai les mains en signe de capitulation :

— T’as gagné.

Winter me lança un petit sourire prétentieux.

— Je gagne toujours.

— Ah ouais ?

Son sourire s’adoucit.

— Ouais. J’ai fini avec la fille de mes rêves, pas vrai ?

J’étais plantée au milieu de nulle part, à des kilomètres de la civilisation,


sur les traces d’une horde de spectres, trempée et frigorifiée, et couverte
de purin, et… j’étais heureuse à m’en faire éclater le cœur. Des types en
blouse blanche allaient finir par m’emmener à l’asile, et pas seulement à
cause de la nécromancie.

Enfin, il pleuvait toujours des cordes. Winter fronça les sourcils et


dessina ma rune pour faire réapparaître notre parapluie de fortune. Je
secouai la tête.

— Avec un peu de chance, la pluie lavera une partie de la boue, soupirai-


je. Mais tu pourrais peut-être récupérer ma chaussure ?

Winter esquissa un sortilège, ses doigts élégants dansant dans l’air avec
aisance. Ma pauvre basket apparut quelques instants plus tard à la surface
de la flaque diabolique. Je l’attrapai et l’enfilai en grimaçant un peu.

— Merci. Mais tu sais, c’est pour ça qu’on a besoin de l’Ordre.


Winter se raidit. Je me mordis la lèvre et levai les yeux vers lui.

— Je ne peux pas te demander de prendre en charge tous les sortilèges


anodins et garder assez d’énergie pour combattre ce qui nous attend peut-
être dans le bois. Je ne peux pas continuer à ne pas utiliser ma magie.

— Si tu veux mon avis, il n’y a pas de risque. Je ne te vois pas perdre la


tête et commencer à réveiller des zombies sans transition. Tu vois des
fantômes parce que c’est l’une des conséquences de la magie
nécromantique que tu as absorbée, c’est tout. Personne n’a jamais vécu
une chose pareille, Ivy. L’Ordre n’a pas plus d’informations que nous.

— Mais il y a peut-être d’autres conséquences que nous ignorons, leur


conseil était vraiment utile.

Je caressai sa joue et effaçai un peu de boue sur sa pommette.

— Raph’, à propos de l’Ordre… Tu devrais peut-être…

— Non.

J’aurais voulu protester. Je savais que son rôle au sein de l’Ordre lui
manquait terriblement, même s’il ne voulait pas se l’avouer. Mais Winter
avait accepté mes défauts, mes bizarreries et mes plans sur la comète sans
poser de question, et il méritait le même respect de ma part. Je repoussai
mes cheveux et hochai la tête.

— D’accord, fis-je en fronçant le nez. Mais quand on rentre à la maison,


je reste sur le canapé pendant au moins une semaine. Juste toi, moi, et
Brutus. Personne d’autre. Tant pis pour les fantômes. J’ai déjà explosé mes
records en venant jusqu’ici. En plus, c’est probablement une petite blague
spectrale. Ils doivent se pisser dessus en nous regardant galérer, à l’heure
qu’il est.

En tout cas, c’était ce que j’espérais. L’alternative était bien trop


angoissante.Quand Winter croisa mon regard, je lus la même inquiétude
au fond de ses prunelles.
Assez perdu de temps, il fallait passer aux choses sérieuses.

***

Le temps empirait au fur et à mesure. Ce n’était pas que la pluie, qui


s’était mélangée à la boue dans mes cheveux et sur mon visage et me
coulait dans les yeux ; le brouillard s’épaississait aussi à vue d’œil et
flottait sur les environs comme un linceul. Et puis, avoir les pieds
mouillés ne me mettait pas particulièrement de bonne humeur. J’aurais
payé cher pour pouvoir me sécher avec un petit sortilège.

Winter et moi glissâmes encore une ou deux fois et évitâmes de justesse


la catastrophe. Dartmoor était connu pour sa beauté, mais j’étais loin
d’être convaincue. Et puis, ça faisait beaucoup d’effort et de distance juste
pour jeter un corps. Mais peut-être que c’était le but, en fait. Je n’étais pas
une experte en jetage de corps.

À ce stade, je n’avais qu’une envie, retourner au pub et prendre une


chambre là-bas. J’étais sur le point de supplier Winter quand un bois
apparut de nulle part. Au début, j’avais pensé que c’était le lourd
brouillard qui donnait aux alentours leur allure éthérée et surnaturelle,
mais, en nous rapprochant, je captai soudain que l’atmosphère n’avait rien
à voir avec le temps et les circonstances. Un frisson me parcourut l’échine.
Je n’avais jamais vu un endroit comme Wistmand’s Wood.

Autour de nous, la forêt était dense et prégnante ; les arbres épais avaient
des troncs douloureusement noueux et jetaient leurs branches nues et
tordues dans la brume. Toutes les surfaces semblaient couvertes d’une
étrange mousse verte et le sol n’était pas moins bizarre : il était jonché de
rochers et de grosses pierres, couverts de mousse, à tel point que j’avais du
mal à les différencier des arbres et de leurs racines. Je regardais autour de
moi, bouche bée, émerveillée. Notre randonnée de l’enfer valait vraiment
le coup.

Winter laissa échapper un petit cri.


— Vaccinium Praestans ! Est-ce que tu sais combien il est difficile de
trouver des praestans dans la nature ?

Il se rua vers les rochers les plus proches, tout excité. Je souris. Il
suffisait d’un petit bouquet de mauvaises herbes pour faire palpiter un
Phytologue. Je le laissai recueillir ses échantillons et observai les
environs, à l’affût d’une présence spectrale entre les squelettes biscornus
des arbres. Il n’y avait pas un chat : le bois était aussi silencieux et lugubre
qu’un cimetière. Bizarrement, ça ne me rassurait pas des masses.

— Il y a quelqu’un ? lançai-je dans le vide.

Comme pour me répondre, le vent s’éleva en sifflant à travers les


branches nues. Mais personne ne parla.

Je haussai les épaules. Soit les fantômes étaient timides, soit ils n’étaient
pas ici. Et puis, même si l’endroit était désolé, il était assez original pour
attirer les curieux. Si personne n’avait rien remarqué de louche, je doutais
qu’une pile de cadavres nous attende dans un coin.

Je zigzaguai entre les rochers pour rejoindre Winter. Il émettait des


petits roucoulements de délice en recueillant assez de praestans pour se
tailler un costume.

— Tu t’amuses bien ? pouffai-je.

— Il y en a tellement ! Vraiment, Ivy, les applications de ce genre de


plantes sont innombrables. De fait…

Il se souvint soudain de la raison de notre présence dans le bois et


s’interrompit en scrutant mon visage.

— As-tu croisé des esprits ?

— Nan. Le bois me fout la chair de poule, mais je ne vois rien du tout. Et


je ne vois pas non plus où quelqu’un aurait pu cacher un corps. Tu
imagines, traîner des cadavres au milieu de tout ça, et sans se faire
repérer ?

— Effectivement, ce ne serait pas évident, acquiesça Winter.

Il fit glisser son sac à dos sur son épaule, rangea ses échantillons, puis
attrapa ma main.

— Viens par-là. J’ai apporté quelque chose qui va te faire couiner


d’extase.

— Sexy, fis-je en battant des cils.

— Oh, ronronna Winter, c’est encore mieux que sexy.

Il plongea sa main dans le sac et en sortit un large thermos.

Je glapis.

— Est-ce que c’est… ?

Il me lança un clin d’œil.

— Du chocolat chaud.

Winter avait raison : je lâchai un couinement suraigu.

— Et ce n’est pas fini.

Il exhuma une boîte en plastique de son sac aux merveilles. Avec un


geste grandiloquent, il ouvrit le couvercle et révéla deux sandwichs
emballés avec une minutie digne d’un restaurant dix étoiles.

Je lançai mes bras autour de son cou.

— T’es magique.
Vraiment. J’étais restée au lit dix minutes de plus, et pendant ce temps,
Winter nous avait préparé des casse-croûtes.

— Attention, rit-il, tu vas les écraser.

— Pas grave, ils seront aussi bons.

Je m’écartai quand même. Une seconde. Ils étaient bizarres, ces


sandwiches. Je fronçai les sourcils et les regardai de plus près.

— Winter… Est-ce que tu as utilisé une règle pour couper le pain ?

— Bien sûr que non, rétorqua-t-il. J’ai pris une équerre.

Il était si sérieux que je ravalai ma riposte. Je n’allais pas me plaindre,


surtout quand mon estomac gargouillait à plein volume. J’attrapai un
sandwich avec un sourire.

— Il y a un coin plus abrité par là-bas, suggérai-je.

Pas vraiment un sofa avec chauffage intégré, mais il y avait moins de


vent et le rocher était protégé de la pluie par les larges branches d’un
chêne centenaire. Je posai mes fesses sur une couverture de mousse
humide et me tortillai une minute pour me mettre à l’aise. Winter s’assit
près de moi et nous servit deux petites tasses de chocolat brûlant. Je posai
précautionneusement mon sandwich déballé à côté de moi, attrapai la tasse
bien chaude entre mes doigts tremblants, et prit une gorgée avec un
grognement de plaisir.

— Raphaël Winter, soufflai-je. Tu es potentiellement l’homme le plus


parfait de l’univers.

Il me jeta un coup d’œil amusé.

— Il n’y a pas de « potentiellement » qui tienne, Ivy Wilde.

Il sourit.
— Jolie moustache, soit dit en passant.

Je léchai le chocolat autour de ma bouche avec un petit rire, puis repris


mon sandwich.

— Si j’arrête un jour de t’apprécier à ta juste valeur, ramène-moi ici et


balance-moi dans la flaque de l’enfer.

Je mordis dans mon sandwich et m’étouffai aussi sec.

La surface du pain était recouverte d’une poussière sèche au goût


franchement dégoûtant.

— Hé ! Tu essaies de m’empoisonner ?

Winter cligna des yeux.

— Pardon ?

Un claquement de langue sonore retentit. Pas besoin de lever les yeux


pour capter qu’un des potes de Grenville avait décidé de se matérialiser
dans les parages : la désapprobation était leur marque de fabrique, après
tout. Enfin, il était temps.

— Ce n’est pas de sa faute, lança une femme.

Elle portait une robe blanche à col montant et à froufrous, un style qui
jurait avec le tatouage de fils barbelés descendant le long de sa gorge.

— C’est toi qui as posé ton sandwich au milieu de mes cendres.

J’écarquillai les yeux, bouche bée, avant de me tourner vers le rocher sur
lequel j’étais assise. La pile de cendres n’était pas grosse, mais suffisante.
Je bondis sur mes pieds en crachotant d’horreur. Non, non, non. Des morts.
J’étais en train de manger des morts !
Chapitre Cinq
Je balançai le sandwich avec un cri d’horreur. Évidemment, Winter était
un peu surpris.

— Que se passe-t-il, Ivy ? Quelque chose ne va pas ?

— Oh, la, la. Il est vraiment mignon, hein ? commentait le spectre. Ça


fait un moment que je n’ai pas vu un homme de cet acabit dans les
parages.

Elle s’était rapprochée de Winter et le dévisageait avec attention. Lui, de


son côté, restait complètement inconscient de sa présence.

— Ne le touche pas, aboyai-je, peut-être avec plus d’agressivité que


nécessaire.

Winter sursauta, mais le fantôme m’ignora.

— Il porte des lentilles ? Ses yeux sont tellement bleus… vraiment


extraordinaires, pas vrai ?

Elle se pencha sur lui et leva une main pour laisser glisser ses ongles le
long de son torse, comme une caresse.

Un bruit bizarre gronda au fond de ma gorge. Je réalisai à retardement


que je grognais de fureur.

— Écoute, sifflai-je entre mes dents. Laisse-le tranquille ou tu peux


rêver pour que je te donne un coup de main.

Elle pivota vers moi pour me regarder avec curiosité.

— Dis donc, t’es bien susceptible. Ça ne fait pas longtemps que vous
êtes ensemble, c’est ça ? Il n’a pas encore eu le temps de te décevoir. Ne
t’inquiète pas. Ça va venir.
Évidemment, elle se gourait sur toute la ligne. Winter avait eu largement
le temps et l’occasion de me décevoir, et il avait toujours été infaillible.
Mais je n’étais pas là pour discuter de lui ; je voulais juste qu’elle lui fiche
la paix et qu’elle m’explique la situation. Les fantômes que j’avais
rencontrés pour l’instant n’avaient jamais pu toucher les vivants, mais ça
ne voulait pas dire que c’était impossible. Et je n’allais pas laisser ne
serait-ce qu’un soupçon de danger effleurer mon Winter.

Winter leva les mains devant lui avec curiosité. Ses doigts frôlèrent le
dos de l’apparition.

— L’esprit est ici ? demanda-t-il.

Elle se tortilla.

— Ça chatouille, susurra-t-elle.

Je plissai les yeux.

— Tu peux le sentir te toucher ?

J’avançai vers elle. J’avais bien envie de lui envoyer un uppercut pour
vérifier. Elle me sourit largement.

— Non, pas vraiment.

Winter inclina la tête.

— Tout va bien, Ivy ? demanda-t-il doucement. Tu as l’air… hum.


Féroce.

Le spectre se mit à rire.

— Il te connaît bien, hein ?

Je la foudroyai du regard, mais me tournai vers Winter.


— Il y a une femme avec nous, mais je ne crois pas qu’elle ait besoin de
notre aide. Elle est trop occupée à nous juger.

Le fantôme leva les mains.

— Hé, pas la peine de s’énerver. Bien sûr que j’ai besoin de votre aide,
mais tu ne peux pas m’en vouloir, je ne m’amuse pas tous les jours. Je suis
coincée ici depuis des lustres et les autres ne sont pas vraiment des boute-
en-train. Ils étaient déjà ennuyeux à mourir de leur vivant, alors
maintenant…

Elle baissa la voix.

— Ils sont vraiment méchants avec moi. Ils me persécutent. C’est


vraiment horrible.

Un homme se matérialisa sans prévenir derrière elle. Une large tache de


sang maculait sa poitrine, mais son expression de souffrance n’avait rien à
voir avec une quelconque blessure physique.

— Tu l’as cherché, Karen. Ne nous tiens pas pour responsables.

— Comment ça, je l’ai cherché ? Je n’ai pas fait exprès ! Tu aurais


préféré que ce type nous massacre et que personne n’en sache rien ? T’as
pensé à ta famille ? Ils ne sauraient jamais la vérité. Ils penseraient que tu
es juste parti. Maintenant, au moins, on l’a, elle ! s’exclama-t-elle en me
montrant du doigt. On a une chance d’obtenir justice. Nos familles sauront
ce qui nous est arrivé.

Je les regardais tour à tour.

— Ignorez-les, murmura une voix dans mon dos. Ils étaient encore plus
insupportables lorsqu’ils étaient encore en vie. J’ai toujours pensé qu’ils
avaient un petit faible l’un pour l’autre et que leur tension sexuelle
refoulée les rendait irritables, mais je n’en suis plus certaine. J’aimerais
vraiment qu’ils cessent de se chamailler.
Je fis volte-face et me trouvai nez à nez avec une jeune femme.
Contrairement aux deux autres, son corps était douloureusement couvert
d’hématomes et de plaies. Elle suivit mon regard et reprit :

— Je me suis réveillée et j’ai essayé de me défendre. J’aurais peut-être


préféré rester inconsciente, comme les autres. Mais au moins, je n’ai pas
fait comme Karen. Elle a repris conscience à la dernière seconde, juste le
temps de maudire notre cercle avant de mourir.

Je devais avoir l’air perplexe, parce que Karen s’écria :

— Je ne nous ai pas maudits nous, je l’ai maudit lui ! Je ne savais pas


qu’on finirait piégés ici !

Elle me lança un coup d’œil.

— Je lui ai juré qu’aucun de nous ne trouverait le repos avant que justice


soit faite.

— Et voilà où on en est, marmonna l’homme. Très, très loin du repos.

Je regardai autour de moi.

— Et vous êtes combien ? demandai-je.

— Sept, murmura tristement la jeune femme aux blessures. Il a assassiné


tout notre cercle.

Je ravalai la terreur croissante qui m’obstruait la gorge. Pas le moment


de paniquer. Je voulais me concentrer sur les détails et comprendre ce qui
s’était passé. Je les observai tour à tour, remarquai leurs robes assorties.
Elles étaient blanches, pas rouges, et même sous leur forme spectrale,
avaient l’air cousues à la main.

— Vous ne faites pas partie de l’Ordre, m’étonnai-je.

Voilà pourquoi personne n’avait remarqué leur disparition. Ce n’était pas


une bonne excuse, attention, mais ça expliquait beaucoup de choses.
Sans prendre garde aux arbres sur sa route, l’homme se jeta en avant et
se planta devant moi, le regard mauvais.

— Tu fais partie de l’Ordre ? La seule personne avec qui nous pouvons


communiquer fait partie de l’Ordre ? Merde ! Elle ne nous aidera pas ! À
nous la damnation éternelle !

Il agitait ses bras avec frustration pendant que je comptais jusqu’à dix,
histoire de garder mon calme.

— Déjà, je ne fais pas partie de l’Ordre. Je m’appelle Ivy Wilde.

Karen sursauta.

— Attends. J’ai entendu parler de toi. Tu t’es fait virer de l’Ordre pour
agression.

— Et pour avoir triché aux examens, ajoutai-je.

— D’autres cercles t’ont proposé de les rejoindre, mais tu les as envoyé


paître.

Je haussai les épaules.

— C’est très mignon d’avoir une communauté. Mais les cercles hors de
l’Ordre doivent toujours travailler d’arrache-pied, et le résultat est
rarement…

Je ne savais pas trop comment exprimer l’idée avec diplomatie. Insulter


leurs talents magiques ne détendrait sûrement pas l’atmosphère.

— Rarement satisfaisant. Ça ne valait pas le coup. Je suis du genre


paresseuse.

Karen ricana.

— Hé, tu vas bien t’entendre avec Amy, railla-t-elle en montrant l’autre


spectre.
Amy leva les yeux au ciel, mais ne mordit pas à l’hameçon.

— Comment peux-tu nous voir ? Comment peux-tu nous parler ?


demanda-t-elle.

— J’ai absorbé la magie d’un môme qui jouait au grand méchant


nécromancien il y a quelques semaines. J’ai même sauvé l’Écosse d’une
explosion imminente.

Les trois fantômes écarquillèrent les mirettes.

— Sérieux ? souffla le type.

— Sérieux.

— C’est hyper cool ! s’exclama-t-il en dansant d’un pied sur l’autre.


Donc tu possèdes des capacités nécromanciennes maintenant ? Tu peux
nous ressusciter et nous laisser retrouver nos familles !

Amy s’éclaircit la gorge.

— Oui, enfin, il y a quand même un petit problème. On a tous été


incinérés.

L’homme se figea, les sourcils froncés. Cela dit, il finit par hausser les
épaules, comme si la disparition de son corps tangible n’était qu’un détail,
et reprit ses gesticulations. Il me donnait le tournis.

— C’est bon, je suis sûr qu’elle va trouver une solution. C’est une
sorcière puissante, comme nous.

— Non, dis-je en secouant la tête. Même si vous aviez été enterrés, je ne


pourrais pas vous faire revenir. La nécromancie est une puissance
maléfique. Et incontrôlable. Ses répercussions sont terribles.

— Mais tu utilises forcément la nécromancie, puisque tu nous parles.

— Non, insistai-je d’une voix un peu trop forte.


Je ne connaissais pas le détail du processus, d’accord ?

Karen s’ennuyait ferme et gravitait de nouveau autour de Winter, qui


m’observait toujours avec attention, même s’il lui manquait la moitié de
la conversation. Elle tomba à genoux devant lui et entreprit d’examiner sa
braguette.

— Je ne coucherai plus jamais avec personne, murmura-t-elle tristement.

Bon, j’en avais ma claque.

— Karen ! aboyai-je. Viens t’asseoir ici.

Je me tournai vers l’homme et le pointai du doigt.

— Toi…

— Paul.

— Merci. Paul, assieds-toi à côté d’elle. Amy, va là-bas. Arrêtez de


gigoter dans tous les sens, arrêtez de piailler, arrêtez de poser des
questions, et expliquez-moi qui vous êtes et comment vous avez atterri ici.

Je jetai un coup d’œil autour de nous avant de reprendre :

— Et où sont les quatre autres membres de votre cercle ? S’ils sont


morts avec vous, ils doivent être ici aussi, non ?

Les trois fantômes échangèrent une œillade avant qu’Amy se fasse leur
porte-parole.

— Reprenons depuis le début.

Enfin, quelqu’un de sensé.

Paul hocha la tête.


— Je suis né un beau jour de juin. Il faisait extrêmement chaud et ma
mère m’a toujours dit que…

— Oh, tais-toi ! hurla Karen. Pas ce début-là, espèce de décérébré !

Je levai les yeux vers Winter.

— Ça risque de prendre un certain temps.

— Oui, j’avais cru comprendre, commenta-t-il en haussant les sourcils.

Je m’assis sur mon rocher et étirai mes jambes. J’avais intérêt à me


mettre à l’aise si je voulais supporter ce calvaire.

***

Le temps que les fantômes terminent de me raconter leur tragique


histoire, le soleil avait commencé à se coucher et il faisait un froid de
canard. Winter dessina une rune de chaleur, mais j’étais déjà glacée
jusqu’aux os.

— Ils sont morts tous les sept, murmurai-je avec un frisson.

Le numéro sept était censé porter chance ; malheureusement, il n’avait


protégé personne, cette fois-ci.

— Mais il n’y en a que trois à Wistman’s Wood. Leur meurtrier vient


répandre les cendres d’un autre sorcier à chaque nouvelle lune. Et leur
mort est la dernière chose dont ils se souviennent, avant de réapparaître
dans le bois. Apparemment, ils ont tous été tués en même temps, et au
même endroit. Ils s’étaient rassemblés pour lancer un sortilège de
protection. Ils avaient peur que l’Ordre ne les ait pris en chasse.

Winter grimaça.

— Cela m’étonnerait. À moins qu’ils n’aient lancé des sortilèges


illégaux et dangereux, je ne vois pas pourquoi l’Ordre s’intéresserait à leur
cercle.
— Ils étaient persuadés d’être suivis. Et si ce n’était pas l’Ordre…

— C’était sûrement l’assassin, conclut Winter en se frottant le menton.

— C’est ça.

Je me voûtai contre la morsure du vent sans ralentir le pas.

— Quoi qu’il en soit, le sortilège les a épuisés, et ils se sont endormis


après l’avoir lancé. Le meurtrier les a trouvés et les a tous poignardés un
par un. Il était, hum… plutôt efficace, puisque seules deux d’entre eux se
sont réveillées. Karen a eu le temps de le maudire. La deuxième, Amy, a
essayé de se défendre, mais son agresseur était trop fort.

Winter s’arrêta.

— Elles l’ont vu ?

— Ouais. Karen me l’a décrit en détail. Un chauve avec une barbe noire
et hirsute, sans moustache. Il avait une boucle d’oreille en forme de tête de
mort et sa peau était marquée, comme s’il avait eu de l’acné quand il était
ado et que les cicatrices n’avaient jamais disparu. Un mètre quatre-vingt-
dix, super baraqué. Pas gros, expliquai-je en répétant exactement les mots
de Karen, mais très large et assez musclé.

Winter hocha la tête, approbateur.

— Parfait. C’est déjà un très bon point de départ.

— Ils ont aussi tous été incinérés avant qu’il ne se débarrasse de leurs
restes dans les bois, ajoutai-je en songeant avec une grimace à la bouchée
pleine de Karen que j’avais failli avaler. Donc, vu les températures
nécessaires pour faire brûler un corps dans sa totalité, il a forcément eu
besoin d’un équipement professionnel, non ?

— À moins qu’il ne soit lui-même un sorcier avec un talent particulier


pour les pyro-sortilèges, remarqua Winter.
— C’est vrai, admis-je. Mais même dans ce cas-là, ce n’est pas une
capacité très commune, et ce serait un indice de plus sur son identité. En
plus, il garde encore quatre corps avec lui, et vient les déposer à
Wistman’s Wood quand la phase de la lune lui convient. Je ne comprends
pas pourquoi les membres du cercle ne se souviennent de rien avant leur
réapparition dans les bois, mais il est clairement dans un délire
ritualistique et fanatique.

Winter passa une main dans ses cheveux.

— Effectivement. Le modus operandi est extrêmement dérangeant. Le


meurtrier a-t-il fait quelque chose qui aurait empêché les esprits de passer
de l’autre côté ? Est-ce pour cela qu’ils sont coincés dans le bois ?

— D’après eux, c’est parce que le bois est un ancien site païen. Il y a
encore de la magie dans les arbres et elle les empêche de s’éloigner. Je ne
vois pas comment le meurtrier pourrait savoir ça, mais ce n’est pas
impossible, pas vrai ? Et ils n’ont pas trouvé le repos parce que Karen
s’est réveillée juste avant qu’il ne l’égorge et lui a juré que le cercle
n’aurait pas de répit tant qu’il n’aurait pas été condamné.

— Ils sont piégés tant qu’il ne sera pas arrêté ?

Je hochai la tête.

— En gros. Mais ça, il ne peut pas le savoir, et encore moins que nous
pouvons leur parler. Et il va revenir, dans moins de deux semaines, à la
prochaine lune, pour répandre les cendres d’un autre sorcier. C’est la
meilleure façon de le trouver.

Je secouai la tête.

— Je ne sais pas ce qui le pousse à tuer, mais une chose est sûre,
Ipsissimus Grenville ne nous a pas menti. C’est un tueur en série. Il a tué
au moins sept sorciers avec préméditation et personne ne s’en est aperçu.
Je fronçai le nez, morose. Un muscle se raidit dans la mâchoire de
Winter. Il contrôlait sa fureur avec brio ; je pouvais presque sentir son
corps trembler de rage et de révolte. Son regard croisa le mien.

— Oui, nous avons l’effet de surprise de notre côté. Il ne sait pas que
nous sommes sur sa trace et que nous avons assez d’informations pour
entraver son chemin.

Il se frotta la joue.

— Et non, tu n’auras pas besoin de me convaincre. Je sais que nous


devons informer l’Ordre. Nous ne pouvons pas garder tout cela pour nous.

J’effleurai son bras.

— Ils voudront nous aider. Ils seront obligés de nous aider, en fait. Mais
cela veut dire qu’on devra travailler avec eux.

Winter hocha la tête, mais ne répondit pas.


Chapitre Six
Il n’y eut pas besoin d’insister beaucoup pour convaincre Winter de
réserver une chambre dans le pub devant lequel nous nous étions garés. Il
y avait peu de chambres, même si le bar était plein à craquer, et nous
étions au milieu de nulle part. Au moins, ici, nous pourrions nous sécher,
prendre une douche, et réfléchir à la prochaine étape de notre enquête.

Le cercle avait été décimé dans le Dorset. Même Winter avait dû


reconnaître que passer au peigne fin la scène du crime à deux cent
cinquante kilomètres d’ici devrait attendre le lendemain.

Je passai un coup de fil à Ève pour lui demander de garder un œil sur
Brutus et Princesse Parma. Peut-être que Tarquin aurait pu faire l’affaire,
et c’était toujours un plaisir d’imaginer Brutus le torturer sans merci, mais
je ne voulais pas prendre le risque que l’imbécile aux cheveux gominés
passe en douce dans mon tiroir à culottes.

Même si mon humeur était en berne et mon corps en petits morceaux,


j’étais impressionnée par notre chambre. Le matelas était confortable et le
lit n’était pas très grand. Nous allions devoir dormir l’un contre l’autre.
Peut-être que je pourrais grimper sur Winter et lui apprendre les joies de
la grasse matinée avant de reprendre la route. C’était sûrement mission
impossible, mais ça valait le coup d’essayer.

Pendant qu’il téléphonait au siège de l’Ordre pour informer l’Ipsissimus


de notre découverte, je sautai dans la douche et tournai le robinet sur
chaud bouillant en gémissant de plaisir. Je ne comprenais pas comment
cette boue surpuissante avait pu s’insinuer sous six couches de vêtements,
et j’envisageais sérieusement d’appeler le Département de recherche et
développement d’une ONG environnementale, histoire qu’ils viennent
choper des échantillons fissa. Quoi qu’il en soit, me concentrer sur des
idioties me permettait de me changer les idées, parce que Barbe-Noire me
donnait déjà des cauchemars.
Heureusement, j’avais apporté des vêtements de rechange.
Malheureusement, je n’avais pas vraiment regardé ce que je lançais dans
mon sac quand j’avais attrapé des fringues à la va-vite le matin même.
Voilà pourquoi il ne fallait pas me tirer du lit aux aurores : je finissais
toujours par ressembler à une princesse de la pop tout droit sortie des
années 80, poils de chat en bonus. Au moins, Winter ne risquait pas de me
perdre.

Je passai une main dans mes cheveux, décidai que je ne pouvais de toute
façon pas faire mieux, et rejoignis Winter dans la chambre. Il était assis
sur le lit, le regard perdu dans le vague.

— Hé, ça va aller ? demandai-je en me perchant à côté de lui.

— Mmmh, soupira-t-il. Tu avais raison. L’Ipsissimus veut que nous


travaillions ensemble. Il a proposé de me promouvoir au Troisième
Niveau si j’accepte de revenir comme je ne sais quel sorcier prodigue.

Il grimaça.

— Comme si un pot-de-vin allait me faire oublier ce qu’il a fait.

J’ignorai la boue séchée qui maculait ses vêtements et posai la tête sur
son épaule.

— Peut-être que ce n’est pas un pot-de-vin, tu sais. Peut-être que


l’Ipsissimus reconnaît juste ta valeur. C’est quelqu’un de bien, Raph’. Et
quoi que tu en penses, il n’a rien fait de mal. Tu as le droit de changer
d’avis et de reprendre ton travail pour l’Ordre. Ce ne serait pas une
marque de faiblesse, tu sais ? Au contraire, ça serait très courageux.

— Alors viens avec moi. L’Ipsissimus a dit qu’il y avait également une
place pour toi.

Winter arqua un sourcil sceptique. Il me connaissait trop bien.


— Tu sais que l’Ordre, c’est pas mon délire. Ça ne veut pas dire que ce
n’est pas le tien, cela dit.

Il poussa un soupir.

— Je ne sais pas si je peux leur faire confiance. Quoi qu’il advienne,


s’ils devaient choisir entre la vie d’un sorcier de l’Ordre et la vie de
quelqu’un comme toi, je crois qu’ils décideraient toujours de sauver
l’Ordre.

— La vie est pleine de choix impossibles, tu le sais. Tout le monde fait


ce qu’il peut avec ce qu’il a. Ce n’est pas comme s’il n’y avait qu’une
bonne et une mauvaise décision ; il n’y a que ta décision. Je prends
l’ascenseur et tu prends les escaliers, mais on se retrouve quand même au
même étage, Raph’.

J’effleurai sa mâchoire de mes lèvres.

— Et je ferais le même choix aujourd’hui que ce jour-là, en Écosse.


C’était la meilleure solution pour tout le monde. Au fond de toi, tu le sais.
C’est pour ça que tu es encore en colère.

Je levai les yeux vers lui. Winter me regardait fixement.

— Qui es-tu ? Et qu’est-ce que tu as fait d’Ivy ?

Je ris.

— Parfois, j’ai des éclairs de génie, mais t’inquiète, ça ne dure pas


longtemps.

Je lui donnai un petit coup de coude.

— Allez, tu sens pas la rose. Va prendre une douche. Je vais aller voir au
pub si je peux nous trouver à manger et une bouteille de vin. Je crois qu’on
l’a mérité.
Il me sourit. Ugh, j’aurais pu vivre un millier d’années, et rien n’aurait
pu me donner autant de joie que le sourire de Winter.

— Bonne idée.

Il était presque arrivé à la porte de la salle de bains lorsqu’il pivota vers


moi une dernière fois.

— Oh, et l’Ipsissimus te conseille toujours de ne pas utiliser ta magie.


Maidmont a trouvé des références à une sorcière qui a vécu des
expériences similaires aux tiennes, mais le volume est en latin archaïque
et il lui faudra un peu de temps pour le traduire. Il pense que tu ne risques
rien et que ta magie ne déchaînera pas le pouvoir nécromantique latent que
tu as absorbé, mais au cas où…

Je levai les yeux au ciel.

— Ouais, ouais. Je vais rester non-pratiquante encore deux ou trois jours.


Je suis sûre que Maidmont va bouger ses fesses, de toute façon. Quand on
aura trouvé Barbe-Noire, ça risque de faire des étincelles, et je ne vais pas
rester sur la touche. Ce salopard va prendre cher.

Le sourire de Winter s’élargit.

— Je t’aime, Ivy Wilde. Mais tu me fais peur, parfois.

Je rejetai mes boucles blondes avec autant de panache que mon corps
super courbaturé me le permettait :

— J’espère bien, trésor.

***

Une bonne odeur de bière brune et de ragoût flottait dans la salle du pub.
En me retenant de saliver, je me glissai entre les clients et me perchai sur
un tabouret au bar. Il n’y avait pas de jukebox ni d’enceintes, mais je
remarquai une batterie et des micros sur une petite estrade, dans un coin
de la pièce. Vu le monde et l’ambiance chaleureuse, le pub était l’endroit
le plus cool de Dartmoor.

J’attrapai un menu en faisant signe au barman, puis commandai deux


bols de leur ragoût et deux pintes de bière locale. J’espérais presque que
Winter prendrait tout son temps dans la douche pour que je puisse piocher
dans sa portion. C’était peut-être le grand air : j’aurais pu engloutir la
marmite entière et commander un dessert. Et puis, bavarder avec des
fantômes pendant toute l’après-midi m’avait rappelé que j’avais intérêt à
savourer les petits plaisirs de la vie. Genre, la nourriture.

Je me tortillai un peu sur mon siège pour me mettre à l’aise et avalai une
gorgée de bière en fermant les yeux. Winter et moi allions arrêter Barbe-
Noire. Il ne toucherait à personne d’autre. Winter retournerait travailler
pour l’Ordre et prendrait son pied en bossant comme le forcené ultra-
motivé qu’il était. Je lui apprendrais à binge-watcher trois séries d’affilée
; il me ferait visiter les meilleures salles de sport de la région et je ferais
semblant d’être intéressée. Tout irait comme sur des roulettes.

J’ouvris les paupières pour attraper ma pinte, et je l’avais presque collée


contre mes lèvres lorsque mes yeux tombèrent sur un homme qui venait
d’apparaître près du bar. Une barbe noire et hirsute, un crâne chauve, une
peau tavelée, et une boucle d’oreille en forme de tête de mort. Et des yeux
sombres et cruels. Ni Karen ni Amy n’avaient mentionné ses yeux. Je me
figeai, paralysée. Il sembla sentir mon regard et me jeta un coup d’œil,
puis se raidit en voyant mon expression.

— Le ragoût ne va pas tarder, me lança joyeusement le barman. Je vous


ai préparé une table dans le fond.

Je posai lentement mon verre et tentai de reprendre le contrôle de mon


visage, mais j’avais très peur qu’il soit déjà trop tard. Je me forçai à
sourire.

— C’est parfait, articulai-je. Merci beaucoup.


Merde. Merde. Merde. En gardant ma vision périphérique sur Barbe-
Noire, je lançai un regard vers les escaliers. Allez, Winter, allez.

— Alors, vous êtes allés jusqu’à Wistman’s Wood ? s’enquit le barman.

— Oui, murmurai-je.

Je n’aurais pas pu avoir l’air plus coupable. Tsss. Reprends-toi, Ivy. En


invoquant chaque parcelle de sang-froid à ma disposition, je redressai mes
épaules et souris plus largement.

— J’adore les randonnées. Surtout sous la pluie. Ça me donne vraiment


l’impression d’être en phase avec la nature, vous savez ?

Le barman avait l’air amusé, mais je sentais toujours le regard de Barbe-


Noire me brûler la nuque. J’allais devoir faire mieux. Si seulement j’avais
pu jeter un sort sans m’inquiéter des conséquences potentiellement
catastrophiques. J’aurais voulu taper Maidmont pour le punir de ne pas
être bilingue en latin, j’aurais voulu me gifler pour n’avoir pas fait des
recherches sur ma nécromancie plus tôt, mais surtout, surtout, j’aurais pu
étrangler ce bâtard de Barbe-Noire pour croiser mon chemin quand je m’y
attendais le moins. Nous avions déduit qu’il ne vivait pas dans les parages
parce que Wistman’s Wood était un cimetière parfait, mystique et éloigné
de tout. Après tout, les sorciers du cercle avaient été assassinés dans le
Dorset, situé à plusieurs heures de route.

— Je ne veux pas être impoli, sourit le barman, mais je ne vous aurais


pas prise pour une grande amoureuse de la nature.

J’attrapai la perche à la volée et haussai la voix pour que Barbe-Noire


m’entende :

— Oh, je suis chauffeuse de taxi, ris-je joyeusement.

Pas une sorcière. Pas du tout. Jamais entendu parler de sorcellerie,


même. Mon boulot, c’était les GPS et les raccourcis.
— Je passe plus de temps à conduire qu’à marcher, c’est pour ça que
j’adore prendre des vacances dans des coins comme ici, avec mon, euh,
mon mari.

Du coin de l’œil, je crus voir Barbe-Noire se détendre. Ma terreur se


dissipa un peu, et une bouffée d’euphorie me monta à la tête. Peut-être que
nous allions réussir à l’attraper deux semaines en avance. Une aubaine. Je
réfléchis aux heureux présages que j’avais croisés cette semaine. Non, je
ne voyais pas, mais j’étais quand même extatique. Capturer un tueur en
série trois heures après avoir découvert son existence, il n’y avait pas
mieux.

Je continuai à bavasser avec le barman pour finir de mettre Barbe-Noire


en confiance, tout de même.

— J’avoue que nous n’avons pas passé un temps fou dans le bois. Il
faisait un froid de canard. Mais c’est quand même très joli. J’aimerais
bien revenir, un jour, mais plutôt en été.

— Ouais, acquiesça le barman. C’est un peu déprimant en hiver.

Je hochai la tête. Barbe-Noire fit un signe de l’index au barman, et je


lâchai un long soupir de soulagement pendant qu’il commandait à boire.
Winter avait largement le temps de descendre nous rejoindre. Peut-être
que je pouvais même risquer de grimper en vitesse pour le prévenir ? Pas
que Winter risquait d’exploser notre couverture comme moi : c’était le roi
du masque impassible, le petit génie des regards impénétrables.

J’allais glisser de mon tabouret quand une jeune femme avec une queue
de cheval hyperactive s’avança jusqu’au bar.

— Hé, Jerry ! s’écria-t-elle. Tu sais qui a pris la chambre n° 2 ? Ils ont


un coup de fil. J’ai essayé de leur transférer, mais personne ne répond en
haut, et je me suis dit qu’ils étaient peut-être ici.

Il se tourna vers moi avec un sourire.


— L’une des deux est ici.

— Oh ! Un homme veut vous parler. Il a dit qu’il appelait au nom de


l’Ipsissimus et qu’il voulait joindre Adeptus Exemptus Winter. Il s’appelle
Tarpaulin Vol-au-vent… ou un truc comme ça.

Je manquai de m’étrangler. Barbe-Noire avait levé la tête à la vitesse de


l’éclair, le regard noir et glacial. Merde. Réfléchis, Ivy. Utilise ta tête.

Je tentai un petit rire stupide.

— C’est mon frère. Il est tellement débile. Il aime bien faire croire
qu’on fait partie de l’Ordre parce que mon mari connaît deux ou trois tours
de passe-passe.

Je trébuchais un peu sur mes mots, mais c’était plutôt pas mal, non ?
Genre, crédible ?

— Et il aime les pseudonymes, évidemment. Il ne s’appelle pas


Tarpaulin, hein. Il s’appelle Joe Smith.

Le sourire de la jeune femme avait disparu depuis un moment. À ce


stade, soit elle me prenait pour une cruche finie, soit elle pensait que je me
payais sa tête.

— Euh… d’accord. Vous préférez que je transfère l’appel dans votre


chambre, ou le prendre ici ?

Je ne pouvais pas risquer de perdre Barbe-Noire, maintenant.

— Ici, c’est très bien, gazouillai-je.

Elle hocha la tête et le barman attrapa un vieux téléphone fixe pour le


placer devant moi.

— Je retourne à la réception pour vous le transférer, alors. J’aurais dû


deviner qu’il plaisantait, pour être honnête. Il m’a quand même dit que
j’avais intérêt à vous traiter comme des rois, parce que vous étiez les
sorciers les plus talentueux du pays et que vous étiez venus dans le coin
pour communiquer avec les morts et arrêter un tueur en série.

Elle rit poliment.

— Ça me semblait un petit peu tiré par les cheveux, je dois avouer. On


ne voit pas beaucoup de sorciers ou d’assassins assoiffés de sang, dans le
coin !

Barbe-Noire s’était déjà levé. Il était vraiment immense ; debout, il


dominait tout le monde d’au moins une tête. Je ne pus m’empêcher de
lever les yeux vers lui, cette fois. Ses poings étaient crispés et je devinais
la trace d’un tatouage sur ses phalanges. Il vibrait déjà de brutalité pure.
Pas étonnant qu’il ait réussi à se débarrasser du cercle du Dorset en deux
temps, trois mouvements. Mais cette fois, sa violence, sa haine étaient
concentrées sur moi. Un venin bestial semblait émaner de lui et me glaça
jusqu’aux os.

J’attrapai le combiné.

— Oui ? Joe, tu m’entends ?

Je ne savais même pas pourquoi je continuais ma petite comédie. Ça ne


servait plus à rien.

— Hé, Ivy ! C’est Tarquin, pas Joe. Je ne sais pas qui est Joe. Il fait
partie de l’Ordre ? Je devrais le connaître ?

Barbe-Noire relâcha la tension d’une de ses mains immenses et crispa


les doigts avant de les enfoncer dans sa poche arrière. S’il en sortait un
couteau ou un flingue, je serais obligée de lui lancer une rune. Je ne
pouvais pas risquer que ce salaud blesse un autre innocent. Il n’y avait
plus qu’à prier pour que je ne me transforme pas en nécromancienne par la
même occasion, ou que le dommage collatéral soit minime.

— Joe, continuai-je, est-ce que tu as quelque chose d’important à me


dire ?
Par exemple, que je pouvais utiliser ma magie ? Ça ne serait pas de
refus.

— Ivy, c’est Tarquin, insistait bêtement Tarquin. Tarquin Villeneuve. Ton


ex-petit ami et amant ? Ton voisin actuel ? Un homme aux cheveux blonds
et brillants, en bonne voie pour devenir le chef de Département le plus
jeune de l’histoire ?

Pas si je le découpais en petits morceaux avant la fin de la semaine, en


tout cas. Brutus se ferait une joie de l’engloutir, en plus. Je serrai les
dents. Allez, Winter, priai-je. Ramène tes jolies fesses.

— Oui, j’entends bien, murmurai-je. Pourquoi est-ce que tu m’appelles ?


Est-ce que Maman va bien ?

— Quoi ?

Tarquin n’avait vraiment pas inventé la poudre de cheminette. Je pesai le


pour et le contre. Je pouvais lancer un sortilège, ou plusieurs, et mettre
Barbe-Noire à terre immédiatement. Il n’attaquerait plus jamais de
sorciers et le monde serait un endroit plus sûr. J’allais même pouvoir
apaiser plusieurs fantômes d’affilée. Mais je risquais de déchaîner la
magie plus-noire-que-noire qui me coulait tranquillement dans les veines.
Si je me basais sur la situation en Écosse, des milliers risquaient d’en
souffrir.

L’alternative, c’était de laisser Barbe-Noire s’enfuir. Il serait libre. Libre


de tuer à nouveau. Libre de semer le chaos et le deuil derrière lui. Les sept
sorciers qu’il avait déjà assassinés seraient toujours obligés d’errer à
Wistman’s Wood. Peut-être avait-il attaqué d’autres cercles avant eux ; je
n’en savais rien.

— Oubliez la pinte, ordonna Barbe-Noire d’une voix rauque.

Je n’entendais pas d’accent particulier, mais son ton avait juste le bon
timbre pour un assassin psychopathe. Son regard mort me délivra enfin.
— Il faut que j’y aille, annonça-t-il.

Et sans attendre de réponse, il fit volte-face et partit vers la porte.

Je lançai un dernier regard vers l’escalier. Winter n’était toujours pas là.
Sérieusement, il avait choisi ce moment-là pour commencer à prendre son
temps. S’il avait été à ma place, il aurait su comment réagir. Il n’aurait pas
eu peur de faire son devoir.

Pendant que Barbe-Noire poussait la grande porte, je me penchai sur le


bar.

— Appelez ma chambre. Dites à mon partenaire de descendre tout de


suite.

Une bourrasque d’air froid me chatouilla la nuque. Le barman avait l’air


perdu ; et, à l’autre bout du fil, la petite voix geignarde de Tarquin n’aidait
pas franchement la situation :

— Ivy ? Que se passe-t-il ? Ivy ! L’Ipsissimus veut que… Hé, tu


m’entends ? Je te rappelle que la dernière fois que tu ne m’as pas écouté,
les conséquences ont été…

Je raccrochai et poussai le téléphone vers le barman avant de m’élancer à


la poursuite de Barbe-Noire. Je ne savais toujours pas ce que j’allais faire,
mais je ne pouvais pas le laisser s’échapper.

Il faisait encore plus froid que je ne le pensais. Ici, sur la lande nue, il
n’y avait pas de protection contre le vent. Je regardais de tous les côtés
pour localiser Barbe-Noire. Je n’allais pas le laisser juste… disparaître
dans les ténèbres.

Le gravier crissa derrière moi, puis la voix de Barbe-Noire résonna dans


le noir. Je ne pouvais toujours pas le voir : pour un homme aussi grand, il
était d’une discrétion franchement flippante. Mais au moins, il était
toujours là. Les petites victoires, tout ça.
— Je savais que tu me suivrais. Je ne sais pas qui tu es ou ce que tu sais
de moi… mais je sais que tu ne peux pas m’arrêter.

Je déglutis. Ma bouche était sèche. J’avais déjà frôlé la mort quelques


semaines auparavant : je n’avais pas du tout envie de m’y remettre tout de
suite. Je voulais juste… le retarder jusqu’à ce que Winter arrive.

— Tu tues des sorciers, déclarai-je. Un cercle entier, dans le Dorset.


Pourquoi ?

Sa voix flottait dans la nuit.

— La vraie question, c’est comment le sais-tu ?

— Sérieusement ? C’est ça, la vraie question ? Pas d’accord. Je


préférerais savoir ton identité, ou ton mobile, ou ce que tu gagnes à tuer
des innocents, ou si tu es juste un psychopathe fanatique, raillai-je.

Je me creusai la tête. Je pouvais forcément faire quelque chose, je


pouvais utiliser mes informations contre lui.

— Tu ne peux même pas imaginer tout ce que je sais. Je sais que le


meurtre du cercle n’a pas été aussi facile que prévu. Que l’une d’entre
elles s’est réveillée et s’est défendue. C’était rageant, hein ?

Un silence me répondit. Merde, est-ce qu’il m’avait déjà laissée en


plan ? Nous étions entourés par la lande boueuse, avec une seule route de
campagne sur le côté. Il aurait pu partir dans n’importe quelle direction, et
je n’aurais pas su dire par où avant que Winter arrive et lance une rune de
pistage.

— Hé ! m’exclamai-je dans le parking silencieux. Tu es encore là ? Ou


je t’ai fait peur ?

Je fouillai les alentours du regard, en vain ; il faisait noir comme dans un


four.
— Monsieur le tueur ?

Je sentis un souffle chaud contre mon cou et la froideur d’une lame


entailler ma peau.

— Il faudra plus qu’une petite blonde mal attifée pour me faire peur,
murmura Barbe-Noire.

Je n’osai pas bouger d’un cil. Il leva sa main libre et écarta les cheveux
de ma joue. Son autre main tenait toujours sa lame ; je la sentais, acérée,
contre ma chair. Un mouvement brusque, et il me déchirerait la carotide.
Et après ça, c’était adios muchachos. Il n’y avait pas vraiment d’hôpital
dans le coin, et quoi que Winter puisse faire, il ne me sauverait pas d’une
mort quasi-subite.

— Tu ne veux pas faire ça, soufflai-je.

C’était sûrement la chose la plus bête que j’avais jamais dite. Mon
éloquence était sérieusement entravée par la menace imminente. Dire à un
type qui avait tué sept personnes de sang-froid qu’il ne voulait pas
allonger la liste n’avait littéralement aucun sens.

— Pourquoi pas, fillette ? demanda Barbe-Noire. Parce que ton


amoureux est un sorcier et qu’il va vouloir venger ton meurtre ?

Il rit doucement.

— D’après ce que j’ai compris, il est déjà sur mes traces. Ta mort ne
changera rien.

Merde. Dans les films, les méchants étaient toujours des imbéciles finis,
mais forcément, j’étais tombée sur un spécimen avec deux sous de
jugeote. Je poussai un soupir. Je me sentais étrangement calme ; je n’étais
toujours pas une fontaine à hémoglobine, et c’était un vrai bonus, à ce
stade. Barbe-Noire fit glisser la lame le long de ma gorge, caressant.
— Je devrais t’égorger, tu sais. Je devrais te tuer juste parce que tu
ouvres tes cuisses pour un sorcier. Mais je ne suis pas un salaud, je ne suis
pas sans pitié. Puisque tu ne fais pas partie de ces dégénérés magiques, tu
as le droit de vivre. Je ne peux pas en dire autant pour ton amoureux, par
contre. Pour lui, je n’hésiterai pas.

L’entendre menacer Winter me fit l’effet d’un électrochoc. Je bondis en


avant et fis volte-face, le souffle court, le regard noir. Il n’avait pas l’air
intimidé, mais il n’avait encore rien vu.

— Dommage pour toi, sifflai-je, je suis aussi magique que lui. Et tu ne


peux même pas imaginer combien je suis puissante.

Plus besoin d’endiguer le venin qui pulsait dans ma voix. Ses yeux noirs
brillaient de haine, mais il lâcha un petit rire, un son aigu comme des
ongles sur une ardoise.

— Si tu étais une sorcière, tu aurais déjà utilisé tes pouvoirs sur moi. Tu
devrais être contente, fillette ; tu n’es pas magique, et c’est pour ça que tu
es encore en vie.

Un cri retentit sous le porche de l’auberge. Winter. Enfin. Les yeux de


Barbe-Noire se plissèrent, puis il s’élança en avant. Je levai les mains,
prête à lui lancer une rafale de runes et peu importait les foutues
conséquences de mes actes.

— Ivy, non !

La panique de Winter m’arrêta en plein élan. Je laissai retomber mes


mains en entendant le gémissement d’un moteur. La lumière des phares
déchira l’obscurité et m’aveugla.

— Winter, c’est lui ! criai-je. On doit l’arrêter !

— Je m’en occupe, déclara-t-il calmement.

Plusieurs personnes s’étaient attroupées derrière lui.


— Que se passe-t-il ? Il y a une bagarre ?

L’énorme moto de Barbe-Noire rugit et accéléra dans ma direction. Alors


que je me jetais sur le côté, Winter leva les mains pour dessiner une rune
double. Je heurtai le sol et roulai sur moi-même, puis me redressai pour
regarder la scène. Le visage de Winter était tendu de concentration. Ce
n’était pas la première fois, mais j’admirais toujours sa capacité à
travailler si efficacement sous pression. Même à distance, je pouvais
deviner l’éclat de ses yeux saphir, et l’agilité de ses doigts tandis qu’il
terminait son sortilège. Désolée, Barbe-Noire, mais tu ne fais pas le poids.

La moto dérapa en lançant une gerbe de graviers sur les clients du bar.
Elle grimpa la butte sans ralentir, déboucha sur la route goudronnée, et
accéléra avec un rugissement métallique ; le phare écarlate disparut au
virage, et Barbe-Noire avec lui.

Je me relevai tant bien que mal et me mis à courir vers la voiture de


Winter. Il était figé, les sourcils froncés, l’air perplexe.

— Raph’ ! Tes clefs !

Winter reprit immédiatement ses esprits et enfonça la main dans sa


poche. Son visage se défit.

— Elles sont dans la chambre.

Il fit volte-face pour se ruer à l’étage. En ignorant la tension qui me


bloquait les muscles, je retournai vers l’auberge.

— Hé, tout va bien ? cria le barman au passage. Vous saignez !

Je touchai ma gorge où Barbe-Noire m’avait coupée. Je grimaçai en


voyant mes doigts écarlates.

— C’est pas profond, je m’en remettrai.


D’autres que moi risquaient gros, et mon expression lugubre fit reculer
le barman et les badauds d’un pas.

— Que se passe-t-il ?

Winter était revenu, les clefs en main.

— C’est une longue histoire, lançai-je par-dessus mon épaule.

Nous pouvions encore rattraper Barbe-Noire. Winter déverrouilla les


portières à distance et nous nous précipitâmes à l’unisson vers la voiture.

— Je veux vraiment choper ce bâtard, déclarai-je en me glissant sur le


siège.

À mes côtés, Winter hocha la tête.

— Tu n’es pas la seule.


Chapitre Sept
Après deux heures passées en vain à tourner sur des routes obscures en
scrutant la lande déserte et des impasses de villages endormis, notre retour
au pub était plus que piteux. Les clients se tournèrent pour nous dévisager
à notre entrée ; pas étonnant, vu que j’étais couverte de sang séché et que
Winter avait l’air prêt à assassiner quelqu’un. Si seulement. Je me traînai
jusqu’au bar et le barman me servit un shot de vodka sans que je lui
demande. Je l’avalai cul sec.

— Merci, dis-je.

— Vous aviez l’air d’en avoir besoin. Vous voulez que je fasse
réchauffer votre ragoût ?

Les circonstances m’avaient sérieusement coupé l’appétit, mais Winter


était plus raisonnable :

— Merci, ce serait très gentil à vous, lança-t-il avant que je ne puisse


décliner.

Il m’entraîna vers une petite table à l’écart. Je me laissai tomber sur la


banquette et pris ma tête dans mes mains.

— On l’avait, Raph’. Il était juste là. J’aurais pu l’arrêter. Si j’avais


utilisé ma magie…

— Heureusement que tu ne l’as pas fait, gronda-t-il. Les conséquences


auraient pu être terribles. Et j’ai laissé passer ma chance aussi. J’étais
persuadé que mon sortilège l’avait touché de plein fouet. Je ne comprends
pas.

Il passa une main nerveuse dans ses cheveux.

— Peut-être que tu es fatigué, suggérai-je doucement. La journée a été


longue. Tu as utilisé beaucoup d’énergie pour nous garder au chaud, sur la
lande.

Il secoua la tête avec véhémence.

— Non, je me connais et je sais quand j’ai atteint mes limites. Et j’en


étais très loin.

Il pianotait sur le bois sombre de la table, puis jura entre ses dents.

— Peut-être que c’est également un sorcier, et qu’il a utilisé un sortilège


de protection. Un sortilège de protection très puissant pour repousser une
rune comme la mienne. Mais ce ne serait pas impossible.

Je fronçai le nez.

— Non, je te l’ai dit, il déteste les sorciers. C’est la seule chose qui a
l’air de le faire tiquer. C’est aussi la seule raison pour laquelle il ne m’a
pas tuée : il pense que je ne suis pas une sorcière parce que je n’ai pas
utilisé ma magie contre lui pour me défendre.

— Donc il a assassiné le cercle parce qu’il est anti-sorcier, soupira


Winter. Ce que je ne comprends pas, c’est pourquoi il les aurait choisis,
eux ? Les sorciers de l’Ordre ont plus de poids dans notre société.
Quelqu’un qui déteste la magie préférerait nous attaquer, nous, plutôt que
de viser un groupe marginal.

« Nous », hein ? Je ne commentai pas, mais je n’en pensais pas moins.

— Les cercles qui ne sont pas rattachés à l’Ordre sont toujours plus
faibles. Peut-être qu’il se faisait la main avant de s’attaquer à des cibles
plus importantes.

Je grimaçai. C’était juste une théorie, mais… quand Winter croisa mon
regard, son horreur reflétait la mienne.

— Je n’arrive pas à croire que nous l’avons laissé partir, murmura-t-il.


Je n’arrive pas à croire que notre meilleure arme contre lui est partie en
fumée. Il ne savait pas que nous connaissions ses crimes, Ivy. Maintenant,
il ne reviendra plus, et c’est de notre faute. Et je l’avais, Ivy. J’en suis
certain.

Je posai ma main sur la sienne.

— Je te crois. Je pense qu’il nous manque des informations, mais on


laissera pas ce salopard s’en sortir comme ça, ne t’inquiète pas.

Winter glissa ses doigts entre les miens et les serra une seconde, comme
pour me remercier.

— S’il attaque quelqu’un, ce sera de ma faute. S’il tue encore une fois, le
sang de sa victime sera sur mes mains autant que sur les siennes.

— C’est faux et tu le sais. Et puis, j’étais là aussi. J’ai eu bien plus de


temps que toi et je ne l’ai pas eu non plus. On s’est tous les deux plantés.

Je vis la serveuse avancer vers nous, et fis signe à Winter. Nous restâmes
silencieux pendant qu’elle posait les deux bols de ragoût devant nous.
L’odeur était si délicieuse que mon estomac gargouilla bruyamment.
D’accord, d’accord, peut-être que j’avais faim, en fait. J’attrapai ma
cuillère, prête à l’action.

Alors que la serveuse rougissait au remerciement adorable de Winter et à


la joliesse de ses mirettes azur, je remarquai un vieil homme appuyé sur
une canne à quelques pas. La serveuse le traversa en repartant. Le vieil
homme ne sembla pas la remarquer, et je fis semblant de ne pas le voir
non plus. J’allais d’abord profiter du retour de mon appétit, et je me
préoccuperais des tueurs en série et des revenants phosphorescents plus
tard.

Malheureusement, le vieux spectre n’était pas de cet avis.

— Toi ! piailla-t-il en me localisant soudain. Qu’est-ce que tu as fait !


Il marchait vers moi d’un pas menaçant, ce qui était plutôt
impressionnant sachant qu’il flottait à plusieurs centimètres du sol.

Je me concentrai sur Winter et lui souris avant de prendre une bouchée


de ragoût. Les patates étaient juteuses et la touche de romarin, combinée à
une viande si tendre qu’elle fondait sur la langue, me fit frissonner de
plaisir.

— Je te parle ! Tu as fait quelque chose ! J’étais juste là et après, je


n’étais plus là ! Je n’ai pas choisi de disparaître, quelque chose m’a fait
partir ! Je ne sais même pas où j’ai disparu.

J’avalai une autre bouchée.

— Mmh, c’est délicieux.

L’expression du fantôme passa de la perplexité à la haine.

— Tu me provoques, c’est ça ? Tu sais que je ne peux pas manger. C’est


le ragoût de ma grand-mère, si tu veux tout savoir ! Cette recette est
passée de génération en génération et tu l’utilises pour me rabaisser ?
Attends un peu d’être morte depuis cinquante ans, jeune fille ! Tu aimerais
être coincée sur cette terre et voir des imbéciles transformer l’auberge
familiale en bordel infâme ? Je pensais qu’on avait touché le fond quand
ils ont commencé à inviter des clients à monter sur scène pour chanter,
mais maintenant ils laissent entrer des gens comme toi !

— Ouais, je déteste le karaoké, moi aussi, marmonnai-je.

Winter me jeta un coup d’œil.

— Fantôme ?

— Ouais. Il est énervé. Ils sont tous énervés.

— Énervé ? cria le spectre. Énervé ? Je vais te montrer ce que ça donne


quand je m’énerve !
Il bondit sur la table, juste entre Winter et moi.

— Va-t’en, rétorquai-je. Je viendrai te parler quand j’aurai fini de


manger. Donne-moi vingt minutes. Si ça fait cinquante ans que tu attends,
je suis sûre que tu as appris deux ou trois trucs sur l’art de la patience. Tu
t’en remettras.

— Oh, je connais très bien la patience, jeune fille, siffla le spectre. Et je


trouve que c’est une vertu stupide. Mais ne t’inquiète pas, je vais t’aider à
accélérer les choses.

Et il entreprit de déboutonner son pantalon.

Je poussai un soupir.

— Si tu penses que me montrer tes fesses va me couper l’appétit, tu


sous-estimes vraiment ma résistance à la laideur. Le seul derrière qui
pourrait me distraire de mon assiette appartient au joli garçon qui
m’accompagne, alors range-moi tout ça et dégage.

Il ricana.

— Tu manques d’imagination.

Il extirpa son pénis pâle et flasque de son caleçon et, avec ce que je ne
pourrais qualifier que d’un soupir satisfait, se mit à pisser dans mon
assiette.

Je posai lentement ma fourchette et reculai ma chaise. Devant moi, sur la


table, un fantôme debout se soulageait droit dans ma nourriture. D’accord,
l’urine aussi était, genre, ectoplasmique : elle n’était pas réelle, n’aurait
pas de goût, pas d’odeur. Mais quand même, le connard avait réussi son
coup : je n’avais vraiment plus envie de toucher à mon ragoût.

— Que se passe-t-il, Ivy ?

— Rien, marmonnai-je en croisant les bras.


Je foudroyai le fantôme du regard.

— Pourquoi me regardes-tu comme ça ? demanda Winter.

— Ce n’est pas toi que je regarde.

Le fantôme sourit.

— Ah, j’ai ton attention, maintenant, hein ?

— Rhabille-toi, ordonnai-je sèchement. Et si tu as quelque chose à dire,


dépêche-toi.

— Je ne suis pas là pour bavarder, aboya-t-il. Je veux juste savoir ce que


tu as fait. Pourquoi j’ai disparu ? Où est-ce que je suis parti ?

— Je n’en sais rien. Tu ne me donnes pas assez d’information.

— J’étais là, et soudain, c’était le noir, insista-t-il. Je sais qui tu es. Tout
le monde sait qui tu es. C’est forcément de ta faute. Tu es la seule
personne qui peut nous voir et nous parler, et quand tu viens ici, j’arrête
d’exister ? Ce n’est pas un hasard.

Je passai ma langue sur mes dents. J’allais devoir commander une autre
portion de ragoût et expliquer pourquoi je ne pouvais pas manger celle que
j’avais devant moi.

— Quand est-ce que tu as disparu ? m’enquis-je.

— C’était un mardi. Je sais que c’était un mardi parce que mon abruti de
grand-neveu reçoit ses livraisons le mardi, et de mon temps…

Je levai une main pour le faire taire.

— Ce qui se passait de ton temps ne m’intéresse pas. Par contre, nous


sommes vendredi, et je ne suis arrivée qu’aujourd’hui. Ta disparition n’a
aucun rapport avec moi, du coup.
Je me balançai en avant et, d’un coup de coude, envoyai valser mon bol
de ragoût sur le sol.

— Oh non ! m’exclamai-je.

Le pauvre barman arrivait déjà avec une serpillère.

— Oh, je suis désolée, je suis tellement maladroite.

— Ne vous inquiétez pas, ce n’est pas grave. Je vais nettoyer tout ça tout
de suite.

Le fantôme fit claquer sa langue.

— De mon temps, on t’aurait demandé de nettoyer toute seule.

Il sauta de la table et fixa un regard mauvais sur le barman, qui restait


parfaitement inconscient de sa présence. Winter avait évidemment
compris que quelque chose n’allait pas et me regardait attentivement.

— Difficile de croire que je suis de la même famille que cet imbécile,


continuait le fantôme.

Je m’accroupis pour aider le barman, mais me figeai brusquement.


Attendez une seconde.

— Cet homme… l’homme avec la barbe, celui qui est parti en moto.

— Celui qui vous a attaquée ? demanda le barman.

Je me frottai la gorge et grimaçai lorsque mes ongles rencontrèrent la


saillie de la coupure.

— Euh, oui. Lui. Quand est-ce qu’il est arrivé ?

— Mardi. Je ne l’attendais pas, d’ailleurs. Il vient régulièrement,


environ une fois par mois, mais il ne reste pas plus d’une nuit. Et il était
déjà passé deux semaines auparavant. Il me fout les jetons, pour être
honnête. Ça ne me dérange pas s’il ne revient pas. Il y a quelque chose qui
ne va pas dans son regard, vous ne trouvez pas ?

Oh, si.

— Et il était censé rester ce soir aussi ? Il a réservé une chambre ?

— Oui.

Je tournai les yeux vers Winter, qui s’était levé à son tour.

— Pouvons-nous la voir ? demanda-t-il.

— Je ne sais pas… Peut-être qu’on devrait attendre la police, ou qu’il


revienne lui-même. Je ne peux pas vraiment laisser n’importe qui entrer
dans la chambre des clients…

J’inclinai le visage de côté ; il fallait que nous voyions cette chambre, et


j’aurais préféré ne pas avoir à casser le verrou.

— Nous pouvons vous aider, déclarai-je soudain.

Le barman abandonna son nettoyage et se redressa, l’œil méfiant.

— Comment ?

— Le pub est hanté.

Il fit un pas en arrière.

— Pardon ?

Je me tournai vers le fantôme.

— Comment tu t’appelles ?

— Zachary.
— Par votre grand-oncle Zizi, clarifiai-je pour le barman.

— Zachary ! hurla le fantôme. Pas Zizi !

— Il fallait y penser avant d’agiter le tien dans ma face, tu crois pas ?


rétorquai-je.

Winter et le barman sursautèrent tous les deux.

— Mon grand-oncle était connu pour son… exhibitionnisme, lâcha le


barman, les yeux fixés sur moi.

J’arquai un sourcil. Ben voyons. Zachary évita précautionneusement


mon regard et se mit à admirer une tâche d’humidité sur le papier peint.

— Comment vous le savez ? demanda le barman. C’est censé être un


secret de famille.

— Je vous l’ai dit, cet endroit est hanté.

Il était très pâle.

— Voilà pourquoi le lait tourne sans arrêt.

— Pas du tout ! C’est juste parce que l’idiote qu’il emploie en cuisine
oublie toujours de le mettre au frigo et le laisse près du four ! s’exclama
Zachary.

Je levai les yeux vers lui.

— Et qu’est-ce que tu fais encore ici, alors ? J’imagine bien que c’est
pas pour montrer la larve lymphatique qui te sert de pénis au maximum de
monde ?

Winter se raidit et son visage se ferma, tiraillé par la colère. Il ne pipa


pas un mot, cela dit ; il savait que j’étais une grande fille.

Zachary renifla de mépris.


— Ma famille m’a toujours détesté. Ils étaient jaloux. Ma sœur m’en
voulait tellement qu’elle m’a maudit. Elle m’a souhaité de ne jamais
trouver le repos, à part si je la nommais comme seule héritière à ma mort.
C’était une sale connasse vénale qui…

— Tais-toi, coupai-je en me tournant vers le barman.

Je ne savais pas trop comment m’y prendre, mais briser une malédiction
vieille de plusieurs générations ne devait pas être si difficile, si ?

— Une de tes ancêtres a maudit le vieux Zizi et il ne peut pas trouver le


repos parce qu’il ne lui a pas légué tous ses sous quand il est mort. Pour
vous débarrasser de lui et le laisser passer de l’autre côté, j’imagine que
vous devez simplement revenir sur ce qu’elle a dit.

Peut-être. Je haussai les épaules. J’en savais trop rien, en vrai.

Le barman se gratta la tête.

— Vous essayez de m’arnaquer, ou un truc du genre ?

— Non, non, c’est la vérité. Je vous le promets. La seule chose que je


demande en échange, c’est de voir la chambre du barbu.

Il était clairement mal à l’aise et avait un regard suspicieux, il fit un pas


en arrière et glissa sur la sauce au romarin qui maculait toujours le sol.
Winter tendit le bras et le rattrapa juste avant qu’il ne s’écrase sur le sol.

— Ivy est très chiante, commenta-t-il d’un ton brusque.

— Hé ! protestai-je.

— C’est vrai. Tu es la personne la plus paresseuse que je connaisse, tu


choisis toujours la facilité, et tu ne fais jamais les choses comme elles
devraient l’être.

Il sourit légèrement et mon cœur rebondit.


— Mais tu es vraiment honnête. Presque trop. Tu ne mens pas et tu ne
ferais jamais souffrir quelqu’un délibérément.

Il s’interrompit et je compris qu’il pensait à nos aventures en Écosse.

— Pas si personne ne t’y oblige, en tout cas.

— Alors quoi, tu me pardonnes enfin de m’être sacrifiée pour toi ?

— Oui. Mais ne refais plus jamais ça.

— Je ne promets rien, ripostai-je avec un grand sourire.

Il se pencha lentement vers moi.

— Peut-être que je peux t’y obliger.

— Comment ? En m’attachant ?

— Bonne idée.

— En m’embrassant jusqu’à ce que je…

Zizi le fantôme et le barman s’éclaircirent la gorge exactement au même


instant. Oups. J’avais un peu oublié le contexte. Je toussotai.

— Euh, désolée.

— Pas de problème, fit le barman en cherchant son fantôme du regard,


toujours nerveux. Bon… Zachary Barcell, je, euh, je reviens sur ce que
mon ancêtre a dit. Elle avait tort de vouloir ton argent et elle n’aurait pas
dû te maudire. Tu es maintenant…

Il fronça le nez.

— Libre ? proposai-je.

Il hocha la tête.
— Ouais. Tu es maintenant libre.

Zizi écarquilla les yeux.

— Vraiment ? Je peux passer de l’autre côté ? Je n’ai pas besoin de rester


ici ? Merci !

Il m’envoya un baiser. Il bondit sur le barman et essaya de l’enlacer.


C’était plutôt gentil, même si le barman ne pouvait ni le voir, ni le sentir,
et que Zizi lui passait à moitié au travers.

Zizi recula d’un pas et jeta un coup d’œil aux alentours.

— Je suis prêt ! Où est la lumière ? Je ne vois rien ! Où est-ce que je dois


aller ?

— Que se passe-t-il ? demanda Winter.

Je me tapotai le menton.

— Je crois que Zizi nous a raconté des bobards, fis-je pensivement.

Le fantôme écarquilla les yeux.

— Quoi ? Non, pas du tout ! Je ne suis pas un menteur !

— Alors pourquoi es-tu encore là ?

Il resta perplexe un bon moment.

— Je ne sais pas.

Un éclair de peur traversa son visage avant de se muer en fureur.

— Tu ne pensais pas ce que tu as dit ! hurla-t-il à son grand-neveu, en


brandissant un index menaçant. C’est à cause de toi que je ne peux pas
partir !
— Tu peux lui hurler dessus encore longtemps, il ne t’entend pas. Tu ne
veux pas recommencer depuis le début et m’expliquer pourquoi on t’a
maudit ?

— Je te l’ai déjà dit ! beugla Zizi.

— Tu en es vraiment sûr ?

Il me foudroya du regard.

— Très bien, marmonna-t-il. Son arrière-grand-père avait aussi


mentionné que si je continuais à montrer mes… parties à n’importe qui, je
serais damné pour l’éternité. C’est la seule autre malédiction qui me vient
à l’esprit.

— Et tu as continué à faire l’exhibitionniste quand même ? insistai-je.

— Seulement deux ou trois fois…

Je restai silencieuse. Zizi poussa un soupir.

— D’accord, peut-être plus souvent que ça.

Je croisai les bras.

— Je ne suis pas sûre que j’aie envie de t’aider à passer de l’autre côté.
Tu te rends compte que tu as dû profondément choquer les pauvres gens
qui ont été obligés de voir…

Je fis un geste vers son entrejambe.

— Ça ?

Il baissa la tête, piteux.

— Je suis vraiment désolé.


Je ne pouvais pas faire grand-chose d’autre. Ses délits dataient de
plusieurs dizaines d’années et Zizi avait purgé sa peine. Je haussai les
épaules et lançai au barman :

— Il s’est souvenu d’autre chose. Il a aussi été maudit parce qu’il


n’arrêtait pas de flasher les gens.

— Flasher, genre…

— Oui.

Le barman déglutit.

— OK. Donc si je lui pardonne, ça suffira ? Vous allez me laisser


tranquille ?

— Quand vous nous aurez laissé voir la chambre, rappelai-je.

— Oh, ouais, grimaça-t-il. D’accord. Je pardonne Zachary Barcell, mon


ancêtre, pour l’exhibitionnisme dont il a fait preuve de son vivant. Il peut
maintenant arrêter d’hanter mon pub et peut aller… au paradis ? En
enfer ? Je m’en fiche, pour être honnête.

Zachary resta bouche bée.

— En enfer ? Je n’ai jamais tué personne, petit con. Je…

Un éclair de lumière l’interrompit, si lumineux que je levai une main


pour me protéger les yeux. Winter et le barman sursautèrent tous les deux.
Lorsque je regardai ensuite autour de moi, Zizi avait disparu.

— Je crois que ça a marché, murmurai-je, en espérant que je ne tentais


pas le diable.

— Je l’ai senti, souffla Winter.

Le barman hocha la tête, le visage pâle, et leva les yeux vers moi.
— Comme une ombre…, oui. Waouh.

Je souris, comme si aider des fantômes vénères à trouver la paix était


mon activité de prédilection.

— Pas de problème. Maintenant, si je pouvais avoir un autre bol de


ragoût et la clef de la chambre, dans cet ordre, ce serait vraiment génial.
Chapitre Huit
Notre tueur ne s’appelait évidemment pas Barbe-Noire. Il s’était inscrit
dans le registre du pub sous le nom de Nicholas Remy. Peut-être pas son
vrai nom non plus, comme je le rappelai à Winter pendant qu’il ouvrait la
chambre.

— Tant qu’on n’est pas sûrs, je pense qu’on devrait continuer à l’appeler
Barbe-Noire.

— Parce que c’est plus amusant ?

Je haussai les épaules.

— Et parce que c’était mon idée. Je n’ai pas eu beaucoup de succès dans
ma vie ces dernières semaines, laisse-moi au moins ça.

Au lieu de tourner la poignée, Winter se tourna vers moi, une expression


étrange sur le visage.

— Ivy… Tu peux communiquer avec les morts. Personne n’a jamais


réussi une chose pareille. Tu viens d’aider un fantôme à passer de l’autre
côté. Sans toi, il serait resté coincé ici pour l’éternité. Tu as fait ça, Ivy
Wilde. Avec ou sans magie, tu es extraordinaire. Et même si nous l’avons
perdu pour l’instant, c’est grâce à toi que nous connaissons l’existence de
Remy.

— Barbe-Noire.

Un sourire incurva sa bouche.

— Très bien. Barbe-Noire.

Je me mordis la lèvre et détournai le regard.

— Il connaît ton nom, murmurai-je. Il sait qui tu es.


Il glissa son index sous mon menton pour me faire lever les yeux vers
lui.

— Heureusement que tu es là pour me protéger, alors.

Je ne parvins pas à répondre à son sourire.

— Il est dans la chambre numéro quatre, Raph’.

— Le chiffre quatre n’est malchanceux que dans les superstitions de


l’est.

— Et elles ont tendance à être plus correctes que les nôtres, contrai-je.
Quatre représente la mort. Ça ne peut pas être une coïncidence.

— Ce n’est qu’un numéro, fit-il d’une voix douce.

Je soupirai et secouai la tête.

— J’ai une théorie, mais elle ne va pas te plaire.

Winter se raidit.

— Je t’écoute ?

— Je suis loin de connaître tous les tenants et aboutissants du monde des


esprits, donc je me goure peut-être. Et peut-être que je commets ton péché
mortel préféré, soit essayer d’interpréter les preuves pour qu’elles
correspondent à mon explication personnelle…

— Ivy, ce n’est pas grave. Dis-moi.

Je poussai un soupir.

— Zachary Barcell, le fantôme qui hantait le pub, a disparu mardi


dernier. Il n’a repris connaissance que ce soir.

Je tapotai la porte du bout de l’index.


— Et Barbe-Noire est arrivé mardi.

— Où a disparu Barcell ?

— Il n’en sait rien. Il pensait que c’était de ma faute, mais il n’a aucun
souvenir de sa disparition. Comme s’il avait juste… arrêté d’exister
pendant plusieurs jours.

Winter hocha la tête.

— Et le cercle du Dorset a vécu la même chose.

— Ouais. De leur mort jusqu’à ce que Barbe-Noire abandonne leurs


restes à Wistman’s Wood, ils ne se souviennent de rien. Et il n’a pas
éparpillé leurs cendres en même temps, même s’ils ont été tués au même
moment. Donc leur inconscience n’a pas de rapport avec le temps qu’il
faut pour se réveiller en tant qu’esprit, ou un truc comme ça.

J’inspirai profondément.

— Et le sortilège que tu as lancé sur Barbe-Noire… Aucune


conséquence, comme si tu n’avais même pas essayé de l’atteindre.

Le visage de Winter s’assombrit.

— Non, non, tu vois ce que je veux dire. Tu n’aurais pas pu rater un coup
pareil. J’ai vu la rune que tu as dessinée, Raph’. C’était de la magie
puissante, et elle ne visait que lui. Alors pourquoi elle ne l’a pas touché ?
Pourquoi il n’a même pas ralenti ? Je te regardais, tu sais. Tu étais sûr de
l’avoir. J’étais sûre que tu l’avais aussi. Alors qu’est-ce qui s’est passé,
hein ?

Du pouce, il se frottait le menton, l’air pensif.

— Je vois où tu veux en venir. Tu crois que la magie ne fonctionne pas


sur lui. Autour de lui. Les fantômes s’évaporent quand il est dans les
parages, et les sortilèges échouent.
Je hochai la tête.

— C’est juste une théorie.

Il croisa mon regard.

— Une bonne théorie.

— Peut-être qu’il a une sorte d’amulette ? Comme celle que Tarquin


avait donnée à Belinda Battenapple pour qu’elle arrête de vieillir. Ou,
peut-être que c’est un sorcier et qu’il déteste tellement la magie qu’il s’est
jeté un sort à lui-même pour l’éviter à tout prix. J’en sais rien, mais si on
ne peut pas utiliser nos pouvoirs contre lui…

— Alors cette enquête va être encore plus difficile que prévu, termina
Winter. Mais je pense que tu tiens quelque chose… malheureusement.

Il poussa un long soupir, puis ouvrit la porte de la chambre avec


précaution. Je retins mon souffle. Je ne sais pas à quoi je m’attendais : un
genre de bombe, peut-être ? Mais rien ne bougeait à l’intérieur. Une odeur
de renfermé flotta jusqu’à nous, comme si la chambre n’avait pas été aérée
depuis des jours. En dehors de ça, elle était identique à la nôtre.

Winter entra en premier, le regard attentif. Nous savions que Barbe-


Noire était parti à l’improviste, mais il n’avait pas l’air d’avoir laissé quoi
que ce soit d’intéressant derrière lui. Le lit était fait bien proprement. Il y
avait un sac abandonné sur la commode, près de la fenêtre. Winter traversa
la pièce pour aller le fouiller pendant que je me dirigeais vers la salle de
bains.

— Oh, désolée ! m’écriai-je en voyant la jeune femme assise sur les


toilettes.

Je refermai immédiatement la porte. Winter tourna la tête vers moi avec


un regard interrogateur. Je fronçai les sourcils. Euh, il devait y avoir une
erreur.
Je rouvris la porte et jetai un coup d’œil dans la pièce. Elle était toujours
sur les toilettes. Elle leva les yeux vers moi, ses cheveux noirs tombant
comme un rideau autour de son visage.

— Je suis morte, c’est ça ?

Je grimaçai.

— Je crois, oui.

Winter sortit une urne du sac de Barbe-Noire. Je hochai la tête en


croisant son regard, puis pivotai une nouvelle fois vers l’inconnue.

— Tu faisais partie d’un cercle de sorciers, pas vrai ? Dans le Dorset ?

— C’est toi qui nous suivais ? demanda-t-elle, surprise.

Avant que je ne puisse répondre, elle secoua la tête.

— Non, c’était… lui, j’imagine. Celui qui m’a fait ça. Qui nous a fait ça.

Ce n’était pas une conversation franchement agréable, mais je devais


insister.

— Tu étais consciente ? Quand il t’a tuée ?

Ses doigts effleurèrent son cou douloureusement écorché.

— J’étais la première, murmura-t-elle, et il était maladroit. Je me suis


réveillée alors que ma vie s’échappait déjà, et j’ai vu ce qu’il faisait aux
autres. Où sont-ils ?

Je lançai un regard à Winter.

— Ils ne sont pas loin d’ici, dans un bois appelé Wistman’s Wood.
L’homme qui vous a tué en a encore trois. Il vient éparpiller vos cendres,
victime par victime, à chaque nouvelle lune. Wistman’s Wood est une
forêt ancienne, païenne, et tes compagnons ne peuvent pas la quitter. Nous
ne savons pas si c’est une décision délibérée de la part de l’assassin.

Si ma théorie était correcte, peut-être que Barbe-Noire connaissait les


étranges propriétés de Wistman’s Wood et avait décidé d’en profiter.

— C’est la nouvelle lune, ce soir ? demanda la jeune femme.

Je secouai la tête.

— Non. Nous pensons qu’il avait l’intention d’aller au bois quand


même, mais nous ne savons pas pourquoi il n’a pas attendu la fin du mois,
comme à son habitude.

— Il s’ennuie déjà, murmura-t-elle. Il veut recommencer.

Je sursautai, et elle sourit tristement.

— Je n’étais pas seulement une sorcière, j’étais aussi psychologue. Je ne


travaillais pas avec des meurtriers, mais je les ai étudiés en cours. Il a
goûté au meurtre, maintenant, et il veut continuer. Il a espacé ses
excursions parce qu’il pensait faire durer le plaisir, sûrement, mais il se
rend compte que ça ne suffit pas. Il va se débarrasser de nos restes le plus
vite possible, maintenant, et passer à ses prochaines victimes.

En écoutant sa voix si calme, si rationnelle, je sentis un frisson me


parcourir l’échine.

— Apparemment, il vise des sorciers. Et il est possible qu’il ait trouvé


un moyen de contrecarrer les effets de la magie.

Elle réfléchit un instant.

— Oui, ça serait logique. Timothy est mort en deuxième. Il avait des


herbes sur lui. C’est lui qui avait remarqué qu’on nous suivait et il a lancé
le sortilège de protection avant que nous commencions à réciter
l’enchantement. Mais du coup, les herbes n’ont pas marché.
L’information me noua l’estomac.

— Pourquoi est-ce que Timothy pensait qu’on vous suivait ?

— Il avait reçu des messages bizarres. Des menaces, ce genre de choses.

Je haussai les sourcils. Timothy ne faisait pas partie des sorciers déjà
remisés à Wistman’s Wood, mais s’il avait des preuves qui pourraient nous
en dire plus sur Barbe-Noire, il fallait que nous le retrouvions. Je fis volte-
face ; Winter tenait toujours le sac noir, mais il avait arrêté de le fouiller
pour m’observer. Je ne savais pas ce qu’il avait réussi à glaner en écoutant
seulement une moitié de la conversation.

— Est-ce qu’il y a d’autres urnes dans le sac ? demandai-je.

— Non, juste une. Il y a un nom dessus, si cela peut t’aider.

— Je m’appelle Clare Rees, répondit le spectre.

— Clare Rees ? proposai-je à Winter.

Il hocha la tête.

— On avait l’habitude de porter nos robes de cérémonie quand on


voulait lancer un sortilège commun, ajouta Clare.

Elle se montra d’un geste vague et je remarquai qu’elle portait la même


tenue que ses trois camarades.

— Il n’y a pas de poche. De toute façon, on laissait nos affaires


personnelles chez nous, même nos portefeuilles. Karen avait peur que ce
genre de choses interfère avec notre magie.

En d’autres termes, elle n’avait pas sa carte d’identité sur elle, mais
Barbe-Noire connaissait tout de même son nom.

— Karen nous a maudits, pas vrai ? s’enquit Clare.


J’essayai de rattraper un peu le coup.

— Elle ne voulait pas vraiment maudire le cercle. Elle a juste promis au


meurtrier qu’il allait le regretter.

— Mais c’est nous qui en pâtissons, maintenant, commenta Clare. Je le


sens, tu sais. C’est comme un boulet, une barrière. Mon corps est alourdi,
tiré vers le sol, comme si l’on m’empêchait d’avancer. Je ne le vois pas,
mais je le sens, partout autour de moi.

Elle s’était voûtée.

— C’est horrible. J’avais encore tant de projets. Je n’ai jamais vraiment


voyagé. Je voulais visiter l’Amérique du Sud. Je voulais dire à mon
collègue Mike ce que je pensais vraiment de lui, mais j’avais trop peur. Je
voulais apprendre à voler…

Sa voix s’était muée en murmure.

— Et je ne pourrai rien faire de tout ça.

— Je suis désolée, soufflai-je, le cœur serré.

— Ce n’est pas de ta faute.

Je l’observai un moment avant de répondre :

— On peut emporter tes cendres au bois pour que tu puisses être avec les
autres, si tu veux. Barbe-Noire, l’homme qui vous a tués, t’a incinérée.
Plus facile pour transporter les corps, j’imagine.

— Barbe-Noire ?

Je me frottai la nuque.

— C’est comme ça que je l’appelle. Il s’est enregistré ici sous le nom de


Nicholas Remy, mais on ne sait pas si c’est son vrai nom. Ça pourrait…
— Je ne pense pas.

Je lui jetai un regard interrogateur.

— Nicholas Remy est le nom d’un chasseur de sorcières français du


xvie siècle, clarifia-t-elle.

J’inspirai profondément. Ouais, pas étonnant. Pendant ce temps, Clare


s’était relevée.

— Je préférerais que vous apportiez mes cendres à mes parents. Je n’ai


pas envie d’être piégée avec les autres dans une forêt loin de chez moi. Ils
étaient déjà assez agaçants de leur vivant, la mort n’a pas dû arranger les
choses.

Elle n’avait pas tort.

— Pas de problème, promis-je.

— Merci. Je vais te laisser, alors. Je vais chercher ma famille. Je veux


m’assurer qu’ils vont bien.

Je hochai la tête et la regardai s’évaporer. J’espérais sincèrement que


tout allait bien chez elle : ce serait une torture de voir sa famille souffrir
sans pouvoir rien faire.

Winter me rejoignit et m’enlaça étroitement.

— Est-ce que ça va aller ? Tu trembles comme une feuille.

— Ça va. C’est juste… difficile.

Je secouai la tête et levai les yeux vers lui.

— Je n’ai pas envie d’être la seule personne capable de parler aux


fantômes, Raph’. Je ne peux pas gérer une responsabilité pareille.
Quelqu’un d’autre devrait s’en occuper.
— Tu es plus forte que tu ne le crois, Ivy Wilde, murmura-t-il à mon
oreille. Et je serai là pour te soutenir, quoi qu’il arrive.

Je me laissai aller contre lui pour savourer son étreinte. Je crois bien que
j’allais avoir besoin de tout le réconfort du monde.
Chapitre Neuf
Si cette journée de l’horreur avait été normale, je me serais récompensée
avec une bonne nuit de sommeil. Cela dit, si cette journée avait été
normale, je n’aurais pas conduit pendant des heures pour aller gambader
dans le coin le plus paumé de la terre, manquer de me noyer dans de la
boue hantée, papoter avec des sorciers morts et presque enterrés, avant de
rater l’arrestation du siècle. Je n’aurais pas quitté mon canapé et peut-être
même que Winter m’aurait fait un chocolat chaud avec des chamallows.

Peu de choses pouvaient m’empêcher de dormir : ma dernière crise


d’insomnie datait de la petite enfance, quand Billy Smythe avait volé ma
Barbie pour lui brûler les cheveux, et que j’avais dû choisir entre le
transformer lui-même en Barbie ou faire de lui mon esclave personnel en
représailles. Peut-être que c’était à ce moment-là que j’avais décidé
d’éviter toute autre source de stress dans ma vie quotidienne, Barbies
mutilées ou pas.

Le lit était confortable et Winter était toujours aussi chaud et cosy : il ne


ronflait pas et ne prenait pas toute la couette. Ses pieds pouvaient faire
office de chaudière. Il n’y avait pas de fantôme dans les parages. Brutus
n’était même pas avec nous, donc rien n’essayait de me grimper sur la
figure pour tester mon apnée. Pourquoi n’arrivais-je donc pas à dormir ?

Je poussai un soupir et me tournai sur le flanc. Peut-être que compter les


moutons… Non, l’idée ne faisait que me rappeler l’Écosse et exacerbait
encore ma fébrilité. Un lait chaud m’aurait peut-être aidée, mais
malheureusement, il n’y avait rien d’autre dans la chambre que des petits
pots de crème en plastique à verser dans du café lyophilisé.

Si Winter avait été réveillé, je lui aurais demandé de me jeter un sort,


mais il dormait profondément. Sa mâchoire était détendue et, pour une
fois, il avait l’air réellement reposé. Je fronçai le nez. C’était ridicule : je
ne faisais pas dans l’insomnie, moi. À moins que la magie nécromantique
n’ait déréglé mon système. Angoissée, je me redressai brusquement, le
front moite.

Je sortis du lit et me faufilai dans la salle de bains, nue, pour m’asperger


le visage avec de l’eau froide. J’avais le nez dans la serviette lorsque
j’entendis le bruit d’un moteur dehors ; c’était étrange. Il était trois heures
du matin et on était au milieu de nulle part. Même les fermiers ne se
levaient pas aussi tôt.

Je vérifiai que Winter dormait encore et attrapai mon manteau au


passage, histoire de préserver ma pudeur, tout ça. Puis, alors qu’il faisait
nuit noire et qu’un tueur en série et des fantômes en tout genre se
baladaient en liberté dans les parages, je décidai de sortir sans prévenir
personne.

Le pub était silencieux, mais j’entendais des voix dehors. Les sourcils
froncés, je m’approchai de la porte d’entrée et collai mon oreille contre le
bois.

— Nous devrions essayer de tirer la sonnette.

— Ou jeter un sort et choisir des chambres. Nous nous arrangerons avec


les propriétaires demain matin. Ou plutôt, ce matin. Tout à l’heure.

— Il n’en est pas question, répliqua la voix familière de l’Ipsissimus. Il


y a bien assez de place dans la voiture. Nous ne sommes pas venus ici pour
dormir.

— Mais nous ne pouvons pas enquêter en restant dehors.

— Vraiment, je ne pensais pas que les sorciers pouvaient être aussi


précieux ! Villeneuve, retournez à la voiture, vous pourrez dormir dans le
coffre. Masters et Houseman prendront la banquette arrière, et les deux
autres les sièges avant.

— Et vous, monsieur ?
— Je vais aller me promener. Je veux voir ce bois.

Je décelai quelques exclamations outrées.

— Mais c’est trop dangereux ! C’est le milieu de la nuit !

— Je pense que le seul risque que je cours serait de me tordre la cheville


dans un nid-de-poule. Je peux m’éclairer à la magie, ce n’est pas un
problème. Allez-y, jeunes gens, reposez-vous. Je vous retrouverai dans
quelques heures.

— Je peux vous accompagner dans le bois ! s’écria Tarquin. Je ne suis


pas fatigué du tout.

— Je suis ton supérieur, Villeneuve, rétorqua une autre voix. Je m’en


charge. Restez tous ici avec l’Ipsissimus, et j’irai explorer.

— Je suis parfaitement capable de me protéger.

L’Ipsissimus tua la dispute imminente dans l’œuf, la voix espiègle, avec


le compromis idéal.

— Hmmm, murmura-t-il, oui, vous avez raison. Il serait peut-être plus


prudent que plusieurs personnes aillent explorer le bois ensemble. Puisque
c’est ainsi, je vous propose d’y aller et de me faire votre rapport à votre
retour. Je vous attends ici.

Je réprimai un petit rire contre la porte. Apparemment, je pouvais encore


apprendre une ou deux choses de l’Ipsissimus. Je devinais une minute de
silence boudeur avant que les sorciers chuchotent leur assentiment à
contrecœur. Ils repartirent en faisant crisser le gravier.

— Allez-vous ouvrir la porte, Miss Wilde ? s’enquit l’Ipsissimus.

Je sursautai, mais mon sourire s’élargit, et je défis la chaîne qui bloquait


la porte. Les autres sorciers, Tarquin y compris, avaient déjà disparu dans
la nuit.
— Ne vous inquiétez pas pour eux, ils ne reviendront que dans plusieurs
heures. Entre leurs chamailleries incessantes et leur sens de l’orientation
abyssal, je crains qu’ils ne trouvent le bois qu’à grand-peine.

— Pourquoi les emmener avec vous, s’ils sont insupportables ?

L’Ipsissimus croisa les mains, l’air perplexe.

— Mais voyons, ma chère, nous faisons partie de l’Ordre. Nous


travaillons en équipe.

Son visage s’assombrit.

— Qui plus est, Adeptus Exemptus Winter m’a laissé entendre que
l’heure était grave. Les renforts sont en chemin. Nous n’avons pas été
assez rapides en Écosse, mais cela ne se reproduira plus. Nous sommes
prêts à affronter ce que l’avenir nous réserve, quels qu’en soient les
risques.

— Vous ne pouvez pas imaginer, soupirai-je en croisant son regard. Je


crois que la situation a encore empiré.

— En voilà une bonne nouvelle, rétorqua-t-il d’un ton neutre.

Je le guidai jusqu’au bar silencieux et je lui expliquai les évènements de


la soirée. À mon grand soulagement, l’Ipsissimus me laissa finir avant de
commencer à poser des questions.

— Il n’y avait aucune autre preuve d’identification dans la chambre ?

Je secouai la tête.

— Les Barcell, les propriétaires de l’hôtel, ont accepté de sceller la


chambre en attendant que la police arrive pour prendre les empreintes.

— Ils seront là dès demain matin, nous avons déjà arrangé leur venue.

Je hochai la tête.
— C’est bien. Je suis juste…

Je soupirai.

— Je vous écoute, Miss Wilde.

Mon malaise était évident.

— Je pense juste que Barbe-Noire est plus intelligent que ça. Il a quitté
la chambre à l’improviste, oui, mais il n’a rien laissé derrière lui, ou
presque. Et on a appris son existence par accident. On ne sait pas depuis
quand il attaque des sorciers, ni le nombre de ses victimes. Comment un
cercle entier de sorciers a-t-il pu disparaître sans que personne ne s’en
aperçoive ? Qu’ils fassent partie de l’Ordre ou pas, quelqu’un aurait dû
remarquer quelque chose, non ?

— Vous pensez que Barbe-Noire a brouillé les pistes.

— Oui, fis-je en tortillant une mèche de cheveux autour de mon index


jusqu’à ce qu’il blanchisse. C’est pas une histoire d’ego ; il n’a jamais
essayé d’être sur le devant de la scène. Il est juste concentré sur sa
mission.

— Et sa mission est de tuer des sorciers.

— Apparemment.

Je relâchai ma boucle, mais la tension me tenaillait toujours.

L’Ipsissimus se leva et marcha jusqu’à la fenêtre, le regard dans le vide


sombre de la nuit.

— Elle a raison, vous savez. Votre spectre. Nicholas Remy était bien un
chasseur de sorcières. Et un sadique très zélé, à en croire les sources
historiques. Son choix de pseudonyme n’est sans doute pas une
coïncidence. Et si nous ne l’arrêtons pas rapidement, il y aura vite d’autres
victimes de sa violence.
Il se caressa le menton.

— Je vais contacter les autres cercles indépendants afin de les mettre en


garde.

— Oui, je crois que c’est nécessaire. Et ma théorie…

Il se tourna vers moi.

— Si votre théorie est juste et que Barbe-Noire est immunisé contre la


magie, la situation est extrêmement alarmante. Je dois demander aux
bibliothécaires d’explorer cette question au plus vite. Si des amulettes ou
des sortilèges contre la magie existent, nous le saurons rapidement.

Je fis la grimace. Je me sentais coupable de revenir à mes petits


problèmes dans ce contexte, mais j’avais besoin de savoir.

— En parlant de bibliothécaire… Est-ce que vous savez si Philip


Maidmont a découvert quelque chose sur ma… euh, condition ?

— Hmmm ? Ah, oui. Vous n’avez pas à vous inquiéter. Votre capacité à
communiquer avec les morts est effectivement une conséquence de la
magie nécromantique absorbée lorsque vous avez arrêté le garçon, mais
cette énergie est maintenant focalisée sur le monde des esprits. À moins
que vous n’essayiez vraiment de réveiller les morts, vous n’êtes un danger
ni pour vous-même ni pour votre entourage.

Je poussai un soupir de soulagement. J’étais soudain libérée d’un énorme


poids.

Un gloussement involontaire m’échappa et je levai les mains pour


dessiner une rune. La cheminée toute proche s’éveilla instantanément,
brûlante de flammes dansantes et surnaturelles.

— Ouf, ça fait du bien, fis-je en examinant mes doigts. Je ne savais pas à


quel point j’avais besoin de ma magie.
Un léger sourire flottait sur le visage de l’Ipsissimus.

— Et pourtant, vous n’avez pas hésité à vous priver de ce que vous


désirez avec ferveur. Mes compliments, Miss Wilde.

Il m’observait attentivement.

— Peut-être qu’Adeptus Exemptus Winter déteint sur vous de


nombreuses façons. Il est évident que la réciproque est vraie.

— Vous continuez à utiliser son titre… Mais il ne fait plus partie de


l’Ordre, Ipsissimus. Il n’est plus Adeptus Exemptus.

— Il changera d’avis.

Je secouai la tête. Je n’en étais pas sûre.

L’Ipsissimus se pencha vers moi.

— Nous avons besoin qu’il change d’avis. Il est absolument vital à notre
organisation, Miss Wilde. Vital.

— Je ne comprends pas.

Il plissa les lèvres.

— Les récents évènements m’ont obligé à réévaluer la situation. Je ne


peux plus me permettre de tergiverser. Je dois assurer ma succession. Une
succession appropriée. Je ne savais pas si Raphaël était prêt à endosser ce
rôle, mais lorsqu’il a quitté l’Ordre par loyauté pour vous…

Oulà, oulà. Je levai les mains.

— Hé, ne m’incluez pas là-dedans. Il est parti de son propre chef.

— Miss Wilde, avant qu’il ne vous rencontre, il ne vivait que par


l’Ordre. C’est le cas de beaucoup de nos éléments. Mais pour devenir
Ipsissimus, il faut être capable d’endosser de très lourdes responsabilités.
Sans un solide système de soutien extérieur et une vie équilibrée, il est
impossible de faire face à ces difficultés. Prendre du recul est nécessaire.
La pression serait trop grande, dans le cas contraire. Si l’on est
exclusivement absorbé par l’Ordre, il est impossible d’obtenir une vue
d’ensemble. Désormais, Raphaël Winter – Adeptus Exemptus Raphaël
Winter – vous a, vous, et il sait regarder au-delà de l’organisation.

Je n’avais aucune envie d’avoir ce genre de conversation avec


l’Ipsissimus alors que Winter n’était pas là. L’Ipsissimus avait
visiblement décidé de faire miroiter des récompenses abracadabrantes
dans l’espoir de rameuter Winter, mais j’étais plus ou moins sûre que
Winter n’en aurait rien à faire. Quand même, j’étais curieuse :

— Mais vous l’avez dit vous-même, il est Adeptus Exemptus. C’est un


Niveau Deux. Il y a au moins deux cents autres sorciers plus haut placés
que Raph’, pas vrai ?

— Deux cent trente-trois, pour être exact. La plupart sont attachés à leur
spécialité, et incapables de voir la forêt derrière l’arbre. Winter a déjà
prouvé qu’il savait conseiller ses alliés et soutenir les plus faibles. Vous
avez plus de talent magique inné que lui, après tout. Son ego n’interfère
pas avec ses décisions et grâce à lui, vous donnez le meilleur de vous-
même. N’est-ce pas ?

— Je ne suis qu’une personne, Ipsissimus Collings, et je suis amoureuse


de lui. Ça lui donne une bonne marge de manœuvre, je ne vais pas vous
mentir. L’Ordre, par contre, représente des milliers de personnes, et la
plupart d’entre elles le détestent parce qu’il est meilleur qu’eux et qu’il est
parti alors qu’il aurait pu rester. Raph’ ne veut pas être Ipsissimus.

Le regard de l’Ipsissimus était franc et sincère.

— Et c’est peut-être pour cela qu’il mérite de l’être. Il nous a montré


qu’il était plus intègre qu’ambitieux. Qui plus est, je n’ai pas un pied dans
la tombe, Miss Wilde. Raphaël a largement le temps de passer les
examens nécessaires et de grimper les échelons de notre hiérarchie.
— Pas si Raphaël n’en a aucune envie, déclara Winter, appuyé contre le
chambranle.

Il avait l’air… énervé. Pas étonnant.

— Que dois-je faire pour que vous me laissiez en paix ? ajouta-t-il d’un
ton glacial.

— Revenez parmi nous, insista l’Ipsissimus. Pensez à tout le bien que


vous pourriez faire autour de vous.

Il sortit un parchemin de la poche de son manteau. Je retins mon souffle.


La dernière fois que je l’avais vu faire un geste similaire, il m’avait tendu
l’incantation qui avait presque causé ma mort.

L’expression de Winter resta neutre.

— Qu’est-ce que c’est ?

— L’autorisation nécessaire pour vous réengager, Raphaël. Votre


promotion, et plus que cela encore. Je l’ai déjà signée. Vous n’avez qu’à
écrire votre nom et nous pourrons laisser le passé derrière nous. Il est
temps d’avancer.

Winter croisa les bras.

— Non. Je ne sais pas combien de fois je vais devoir me répéter.

— Vous êtes fait pour l’Ordre. Vous le savez. C’est l’environnement


dans lequel vous vous épanouissez et qui vous offre l’opportunité de
donner le meilleur de vous-même.

— Je fais très bien sans.

L’Ipsissimus fit un pas en avant.

— Vous n’avez pas votre place dans cette enquête dans ces conditions,
dit-il doucement. Vous ne faites ni partie de l’Ordre, ni de la police. Je
pourrais vous écarter, Raphaël.

— Essayez toujours, gronda Winter.

— Mais ce n’est pas ce que je veux ! Nous avons besoin de votre


expertise. Nous avons besoin de vous dans notre camp. Mais vous savez
comme moi que des portes s’ouvriront si vous revenez parmi nous ; et
beaucoup se fermeront dans le cas contraire. Mon autorité a ses limites.
Vous pourrez diriger cette enquête si vous le désirez. Retrouver Barbe-
Noire et l’arrêter, en bonne et due forme. Engager Miss Wilde dans votre
équipe et travailler avec les ressources et le pouvoir de l’Ordre derrière
vous. Vous savez que c’est la meilleure solution.

Winter croisa les bras. Malgré sa colère (ou attendez… grâce à sa


colère ?), il était incroyablement sexy, là. Je lui aurais bien sauté dessus.
Peut-être que j’aurais dû renvoyer l’Ipsissimus dans sa petite voiture.

— Vous avez besoin d’Ivy et de ses capacités nécromantiques pour


parler aux morts, rétorqua Winter. Mais vous n’avez pas besoin de moi.

— Vous avez tort. Si vous pensez que l’Ordre doit changer, alors dites-
le-nous, et travaillez avec nous pour mettre en œuvre notre évolution. Vous
savez que j’ai raison. Vous savez que votre place est parmi nous.

— Je n’ai pas quitté l’Ordre parce que je fais un caprice ou parce que je
veux voir jusqu’où iront vos offres de promotion. Je peux faire autant de
bien en dehors de l’Ordre qu’en en faisant partie. Mais, en dehors, je n’ai
pas à me préoccuper d’une bureaucratie abusive, et je prends moins le
risque de faire du mal à des innocents au nom du bien commun. Mon
indépendance n’est pas une faiblesse.

L’Ipsissimus commençait visiblement à désespérer.

— Nous sommes tous dans le même camp…

— Bien, coupa Winter. Alors travaillons ensemble à interpeler Barbe-


Noire. Nous devons rendre justice à ses victimes, et j’espère que nous
pouvons le faire à l’unisson. Je n’ai pas besoin de signer un morceau de
papier et de reprendre un statut que je ne désire pas.

L’Ipsissimus laissa retomber ses mains, vaincu.

— Ai-je le choix ?

Winter haussa les épaules.

— J’imagine que non.

— Alors soit, murmura l’Ipsissimus avec un sourire bienveillant.

Mais je pouvais entendre le « pour l’instant » sous-entendu dans sa voix.


Chapitre Dix
Clare Rees vivait (ou avait vécu) dans une petite maison sans charme
dans la jolie ville de Weymouth. Nous avions trouvé son adresse sans
problème et, encore mieux, lorsque nous arrivâmes sur son perron, Clare
se matérialisa à nos côtés, morose.

— Ils s’en fichent, dit-elle.

— Qui donc ?

— Ma famille. Ils se fichent que j’ai disparu. Ils ont repris leur vie
comme si de rien n’était. Ma mère va toujours aider le week-end à la
Croix-Rouge, et mon père va à ses matchs de fléchettes avec ses potes du
pub. Ils rient et ils plaisantent. Ils s’en fichent. Ma sœur, la personne qui
me connaît le mieux sur cette terre, a prévu de partir faire le tour du
monde dans trois mois. Elle ne m’a pas vue depuis le mois de mai et elle
ne s’inquiète pas. Personne ne m’a mentionnée. C’est comme si je n’avais
jamais existé. Qu’est-ce qui se passe, bordel ?

À ce stade, Winter avait commencé à s’habituer à mes silences soudains.


Il s’était arrêté et attendait tranquillement, pendant que je lançais un
regard de compassion à Clare. Je comprenais sa frustration : quand je
mourrais, j’espérais bien que mon entourage pleurerait comme des
madeleines pendant des semaines. Et pas seulement. Une période de deuil
en noir complet et voilette pendant deux à trois ans. Un enterrement à
Westminster Abbey avec deux interprétations en live de Tragedy : la
version des Steps et celle des Bee Gees. Pendant que je me la coulerais
douce dans mon cercueil, j’osais espérer que mon entourage ferait le
maximum d’effort. Peut-être que j’obligerais la famille qui me resterait à
faire un numéro de danse contemporaine pour exprimer leur terrible
détresse. Il faudrait que je m’intéresse aux détails de mon testament
rapidement, maintenant que j’y réfléchissais : après tout, je frôlais la mort
toutes les cinq minutes, ces temps-ci. Il fallait que mes dernières volontés
soient claires comme de l’eau de roche. Et Winter serait tellement fier que
je fasse preuve d’organisation.

— Vois les choses du bon côté. Au moins, ils ne souffrent pas. Et tu sais,
peut-être qu’ils ne savent même pas que tu es morte.

Elle fronça le nez, apparemment agacée par ma stupidité profonde.

— Non, OK, t’as raison, corrigeai-je. C’est des connards et ils ne te


méritent pas.

Un petit sourire éclaira le visage de Clare. Winter s’éclaircit la gorge.

— J’espère que c’est Clare et qu’elle peut te dire où elle cache le double
de ses clefs ?

— Sous le pot de fleurs, marmonna Clare.

Je montrai le pot de fleurs du doigt. Winter attrapa le double ; mais,


lorsqu’il glissa la clef dans la serrure, un éclair de terreur passa sur le
visage de Clare.

— Que se passe-t-il ? m’enquis-je. Clare ? Il y a un problème ?

Winter se figea.

— Je vis seule. J’avais d’autres choses en tête et j’avais oublié que


j’étais pressée quand j’ai quitté ma maison, la dernière fois. Je crois bien
que j’ai laissé des culottes traîner un peu partout sur le sol.

Je hochai la tête, solennelle.

— C’est le meilleur endroit pour les culottes, il faut dire. Il faut juste
faire attention à les regrouper en piles localisées histoire de ne pas se
prendre les pieds dans une bretelle de soutien-gorge au milieu de la nuit et
se péter un tibia.

— Je ne veux pas qu’il voie mes sous-vêtements ! piailla-t-elle.


— Hein ? Oh, ne t’inquiète pas. On vit plus ou moins ensemble, tu sais.
Il a vu pire chez moi.

J’échangeai un regard amusé avec Winter, mais Clare reprit :

— S’il te plaît, Ivy. Laisse-moi juste vérifier. Je veux juste sauvegarder


un peu de ma dignité. C’est ma vie privée.

Sa panique était si palpable que je ne pus que hocher la tête.

— Attends, Raph’, dis-je doucement. Clare veut aller vérifier quelque


chose.

Clare traversa la porte de chêne sans effort. Winter me lança un regard


interrogateur, mais fit un pas en arrière et lâcha la poignée.

— Il n’y a pas beaucoup de dignité dans la mort, expliquai-je. Au moins,


Clare ne va pas être inspectée sur une table en métal, coincée dans un
tiroir à la morgue ou embarquée dans un cercueil anonyme, mais des
inconnus vont tout de même fouiller dans sa vie et juger ce qu’il en reste.

— Mais c’est inévitable, Ivy. Elle ne peut rien toucher : elle ne peut pas
jeter je ne sais quelle pornographie, ou ses lettres secrètes.

Je caressai son bras.

— Elle le sait. Je crois juste qu’elle a besoin d’une seconde d’intimité


pour l’accepter.

Je haussai les sourcils.

— Hé, où est-ce que tu caches ta pornographie et tes lettres secrètes ? Il


vaut mieux que je le sache plutôt que de tomber dessus par hasard post-
mortem.

Winter leva les yeux au ciel et réprima un petit rire ; je lui fichai un coup
de coude.
— Allez ! insistai-je. Tu peux trouver les miennes dans le tiroir de…

La tête de Clare apparut à travers la porte, les yeux écarquillés d’horreur.

— Ivy ! Quelque chose ne va pas !

Mon cœur piqua un sprint. Je n’avais jamais entendu une telle panique
dans la voix de Clare, et ça ne me disait rien qui vaille. Instinctivement,
mon bras s’éleva devant Winter comme pour le protéger du danger
imminent.

— Il y a quelque chose de bizarre attaché à la porte, expliqua Clare. Je


ne sais pas ce que c’est, mais ce n’est pas moi qui l’ai mis là. Quelqu’un
est venu chez moi.

Sa voix frôlait l’hystérie.

— Dans ma maison, Ivy !

— Respire, Clare.

Pas le meilleur conseil à donner à un fantôme, mais Clare ne remarqua


pas ma gaffe. Ses mains étaient apparues à travers le battant de la porte et
accompagnaient ses paroles de mouvements frénétiques.

— C’est ce salopard, pas vrai ?

— Reste calme et décris-moi exactement ce que tu vois.

— Il est entré chez moi. Il a touché à mes affaires. Il a fouillé ma maison


et il doit tout savoir de moi. Non seulement il nous a tués, mon cercle et
moi, mais il a aussi craché sur ma vie privée, sur toute mon existence !

— Clare, répétai-je doucement. Dis-moi ce que tu vois, s’il te plaît.


Qu’est-ce qu’il y a sur la porte ?

Elle frotta son visage des deux mains.


— Un fil.

Je hochai la tête.

— D’accord, il y a un fil, répétai-je à haute voix pour tenir Winter au


courant. Où est le fil, exactement ?

Le visage de Clare disparut momentanément.

— Il est attaché en bas, fit-elle en positionnant sa main à quelques


centimètres du sol. Il est tendu à l’horizontale de là, à là.

Elle montra les deux côtés de la porte.

— Et il est tendu jusqu’en haut. Il y a quelque chose d’accroché… Ça


ressemble à…

Elle s’interrompit, les yeux fixés sur moi.

— À quoi ?

Les yeux de Clare brillaient de peur.

— À une grenade.

J’aurais vraiment préféré tourner les talons et partir en courant, mais…


Je m’obligeai à déglutir et me tournai vers Winter pour lui expliquer ce
que Clare avait découvert derrière la porte. Il hocha la tête, le visage
sombre.

— Je vois. Dès que la porte s’ouvrira, la grenade tombera et…

— Boom, terminai-je pour lui.

— Des morceaux de corps partout, murmura Clare.

— Merci, grimaçai-je.
— Vous serez désintégrés, lui et toi. Impossible de vous différencier. Des
fragments de chair et d’os et du sang partout et…

— D’accord ! la coupai-je. On peut s’arrêter là.

Winter arqua un sourcil interrogateur, mais j’avais déjà des visions


d’horreur plein la tête, donc je préférais ne pas les partager.

— Est-ce qu’il y a une autre entrée ?

— Non. J’étais très à cheval sur la sécurité et je ne voulais pas que


quelqu’un puisse entrer chez moi par-derrière et…

Installe des bombes dans son appartement, peut-être ? Je secouai la tête,


incrédule. Même les scénarii d’Enchantement étaient plus crédibles.
J’avais l’impression d’être tombée dans un mauvais film d’action.

— Il faut que nous prévenions la police. Et l’Ordre, déclara Winter. Si la


maison de Clare Rees est piégée, celles des autres risquent de l’être
également.

Je me redressai.

— Oui ! Demande une équipe du SWAT, ou un truc comme ça. On n’a


qu’à aller attendre à l’hôtel et revenir quand ça sera réglé.

— Voyons, Ivy, nous pouvons passer par-derrière et trouver une autre


issue.

Oh oh. Le mauvais pressentiment qui me retournait l’estomac


s’intensifia encore. À tous les coups, Winter allait proposer des cascades
ninja-esques.

— Mais Clare a dit qu’il n’y avait qu’une seule porte d’entrée.

Un sourire en coin flottait sur ses lèvres.


— Oh, Ivy Wilde ne va pas laisser un détail comme une porte se dresser
en travers de son chemin…

Il voulait parier ? J’ouvris la bouche pour protester, mais le visage


angoissé de Clare me serra le cœur.

— Très bien, grognai-je. Mais ne viens pas pleurnicher quand nos


cervelles explosées auront repeint le quartier.

***

Clare n’avait pas de jardin, mais une petite allée courait derrière sa
maison et le reste du lotissement. Elle était étonnamment proprette ; ses
voisins devaient être du genre soigneux. Et attention, je respecte
complètement les maniaques de la propreté, mais, soyons honnêtes, c’est
une vraie torture comme philosophie de vie. D’accord, tu peux arracher les
mauvaises herbes et passer un morceau de trottoir à grande eau, mais ça ne
suffit pas ; après, il faut le refaire chaque semaine. Si travailler te rajoute
du travail, pourquoi ne pas tout laisser en friches et donner un coup de
cisailles une fois par an ? Ou genre, jamais ?

Winter rempocha son téléphone.

— Pourquoi tu piaffes, Ivy ?

Je clignai des yeux d’un air innocent.

— Rien du tout.

— Tu as ce regard…

— Je ne vois pas de quoi tu parles.

— Mais si, tu sais. Le même regard que quand tu envisages de te lever


du sofa pour faire des choses extrêmement intenses, comme ouvrir la porte
d’entrée ou aller travailler pour payer tes factures.
Je me redressai, outrée.

— Oh, d’accord. Et toi tu as ton regard spécial « je viens de parler à


l’Ordre et je rêve secrètement de retourner travailler avec eux parce que
mon petit badge brillant me manque à crever et que j’adore me sentir
important et respecté. »

Winter fronça les sourcils.

— L’Ordre ne donne pas de badge.

— Mais je parie que tu préférerais en avoir un, hein ? Comme ça, quand
tu parlerais à quelqu’un, tu pourrais le sortir et l’ouvrir d’un coup sec et…

Je mimai le mouvement et approfondis ma voix :

— Raphaël Winter. Appelez-moi Adeptus Exemptus Raphaël Winter.


Branche Arcane. La Branche Arcane du Saint Ordre des Lumières
Magiques. Je prends mon café noir et fort. Et j’aime foudroyer les gens du
regard quand ils m’adressent la parole sans me demander la permission. Et
surtout, j’adore entrer par effraction dans des bâtiments qui risquent
d’exploser d’une minute à l’autre.

Quelque part derrière moi, Clare étouffa un ricanement.

Winter inclina la tête de côté, un éclat dangereux dans ses beaux yeux
bleus. Puis, il laissa brusquement ses épaules s’avachir.

— Ivy, ânonna-t-il d’une voix haut perchée. Pas envie de former des
phrases complètes ou de serrer la main parce que c’est trop d’travail.

Il se figea.

— Attends ! s’écria-t-il avec un mouvement coquet de cheveux. Est-ce


que c’est de la pizza que je sens ?

Je posai mes mains sur mes hanches.


— Ha, ha, ha.

— Je crois que j’ai besoin de m’asseoir, continuait Winter. J’ai fait vingt
pas d’affilée et c’est un peu trop pour moi.

Je lui tirai la langue et il sourit largement.

— Mais tu as raison, souffla-t-il en se redressant. Je voulais des badges.


J’ai même envoyé la suggestion par lettre scellée quand j’ai commencé à
travailler à la Branche Arcane.

Je fronçai le nez.

— En forme de chapeaux de sorcières ?

— Quand même pas. Je voulais qu’ils semblent officiels, pas ridicules.

— Bien sûr, souris-je. OK, j’avoue, j’ai proposé au syndic’ de mon


immeuble qu’on paie un adolescent pour qu’il traîne dans le hall et nous
aide à monter nos livraisons. Tu sais, escorter les livreurs de pizza et
prendre les colis, ce genre de choses.

Une flamme d’amusement dansait dans les prunelles de Winter. Clare


nous fixait d’un air perplexe.

— Je ne comprends pas.

À regret, je me détournai de Winter et de ses jolies fossettes.

— Quoi donc ?

— C’était… méchant. Non ? Tu as été méchante avec lui et lui avec toi.

Je me tapotai les lèvres.

— Oh non, c’était pas méchant, c’était honnête. On se connaît très bien.


Disons qu’on connaît tous les deux nos plus gros défauts et que ça n’a pas
d’importance. Nous nous acceptons pour ce que nous sommes, tu vois ?
Pour être franche, un peu de badinage débile m’avait fait un bien fou.
Winter avait le chic pour me faire sourire, même dans les pires
circonstances. En m’entendant parler à Clare, il prit ma main dans la
sienne et caressa mes phalanges.

— Je crois que je vous déteste tous les deux, déclara Clare en plissant les
yeux.

Un petit rire m’échappa.

— Oh, je nous détesterais aussi, t’inquiète.

— Bon, allons-y. À ton avis, on devrait essayer quelle fenêtre ? Celle-ci


a l’air assez grande pour qu’on puisse s’y faufiler, fis-je en montrant une
grande vitre au deuxième étage.

— Elle est scellée. La seule qui s’ouvre, c’est celle-là.

Elle se mit à flotter jusqu’à la fenêtre la plus haute… et la plus étroite.


Winter suivit mon regard.

— La fenêtre sur la droite ? demanda-t-il.

— Apparemment, c’est la seule qui s’ouvre, roucoulai-je. On devrait


vraiment attendre le SWAT.

— Clare ? lança Winter en regardant dans la mauvaise direction.


Pourrais-tu vérifier s’il n’y a pas d’autres pièges installés à l’intérieur ?

Elle hocha la tête et disparut à travers les murs de briques.

— Elle dit qu’elle ne peut pas y aller parce que sa présence


ectoplasmique pourrait contrarier les atomes spectraux et déclencher les
bombes et faire exploser le quartier.

Clare passa la tête par la cheminée.

— Tout va bien ! s’exclama-t-elle. Il n’a touché qu’à la porte d’entrée.


Winter déchiffra apparemment mon expression sans problème et sourit.

— Parfait.

Il s’inclina aimablement.

— Les dames d’abord, susurra-t-il.

Je restai plantée là.

— Qu’est-ce que tu veux que je fasse ? Je ne suis pas Spiderman, je peux


pas escalader le mur.

Je fis un pas de côté pour qu’il ne puisse pas voir mes mains, et dessinai
une rune derrière mon dos. Lentement, lentement, Winter se mit à
léviter… Et le meilleur, c’est que le mouvement était si lent qu’il ne s’en
aperçut qu’à retardement, déjà lancé à plusieurs dizaines de centimètres du
sol.

— Ivy !

Je ricanai et continuai à l’élever vers la fenêtre. J’avais une vue


imprenable sur ses jolies fesses, d’ici. Pendant ce temps, Clare le regardait
faire, bouche bée.

— Il peut voler ?

— Nan.

— Mais…

— Je le fais léviter, expliquai-je. Mais ça me prend une énergie folle et


je ne vais pas pouvoir le tenir très longtemps.

Lorsqu’il atteignit la fenêtre, il attrapa le rebord et secoua l’encadrement


pour essayer de faire basculer la vitre.

— Est-ce que tu as activé des sortilèges de protection ?


Si oui, Barbe-Noire avait dû les déclencher en entrant, mais ça ne coûtait
rien de demander.

— Oh, oui, répondit Clare avec une pointe de fierté dans la voix. J’en ai
plusieurs.

Winter parvint enfin à ouvrir la fenêtre et passa la tête dans l’ouverture.


Un champ de force l’éjecta instantanément en arrière, et je dessinai une
rune in extremis pour amortir sa chute alors qu’il tombait à pic ; il émit
tout de même un grognement sourd en heurtant le sol. Je le rejoignis en
courant.

— Est-ce que ça va ?

Avec une grimace de douleur, il se redressa sur un coude.

— On aurait dû attendre le SWAT.

Je m’agenouillai près de lui en cherchant des blessures ouvertes.

— Quoi ? C’était une bombe ? Une grenade ?

— Non, fit-il en retombant sur le goudron, le souffle court. Un sortilège


de protection. Ta copine Clare ne fait peut-être pas partie de l’Ordre, mais
elle en connaissait un rayon sur la magie de défense.

Un grand sourire éclaira le visage translucide de Clare, juste une


seconde, avant qu’elle ne s’assombrisse.

— Ce n’était pas vraiment moi, dit-elle en baissant la tête. Ça fait partie


des runes que nous avons lancées avec le cercle quand nous avons compris
qu’on nous suivait. Nous avons travaillé tous ensemble pour protéger nos
maisons.

Je me mordillai la lèvre.

— Et pourtant, Barbe-Noire est entré chez toi sans problème.


Le mystère magique s’épaississait à vue d’œil.

— Tu as raison… Il a réellement trouvé un moyen d’éviter les effets de


la magie.

N’importe quelle magie, qui plus est. Je poussai un soupir. Si même les
sorts latents comme les runes de défenses ne le touchaient pas, comment
pourrions-nous l’arrêter ?

Qu’il ait réussi à s’introduire chez Clare pour poser son propre piège
était incroyablement inquiétant.

J’aidai Winter à se relever.

— Allez, à mon tour, fis-je d’un ton morose.

— Tu ne veux pas attendre ?

Je plissai les lèvres.

— Non. Ils vont mettre des heures et je n’ai pas envie de traîner par ici.
Je veux rentrer à la maison. Plus vite ce sera fait, plus vite je serai dans
mon canapé. Ce tueur en série de pacotille va voir de quoi je suis capable.

Je devais avoir l’air déterminé, parce que Clare me jeta un coup d’œil
impressionné.

— Ouais, t’as raison, Ivy.

— Les défenses…

— Tu peux les désactiver avec le mot de passe. Sorcièretastique.

Mon Dieu. Je gardai ma remarque pour moi. Winter n’apprécierait


sûrement pas de découvrir que son petit exercice de haute-voltige aurait pu
être facilement évité. Je détournai le regard.

— À toi de jouer, beau gosse.


Winter dessina la même rune que moi et me lança doucement vers la
fenêtre. Malgré tout, je sentais la gravité peser contre mon corps : les lois
de la physique ne faisaient jamais bon ménage avec la magie ; comme
l’huile et l’eau. Heureusement, la maison de Clare ne faisait que trois
étages.

Arrivée à destination, je m’aperçus avec consternation que l’ouverture


était bien plus petite que je l’avais d’abord cru. J’allais galérer, c’était
clair. J’attrapai le rebord, murmurai le mot de passe, et entrepris de me
glisser à l’intérieur.

Passer la tête et les bras ne me posa pas trop de problèmes. Mes épaules
frottèrent durement contre le cadre, et, quand j’arrivai à la poitrine, je
commençai sérieusement à douter de nos chances. L’apnée ne suffirait pas,
et je ne pouvais pas réduire la taille de mes seins en un claquement de
doigts. Miraculeusement, je parvins à extirper mon buste à force
d’écrasements impitoyables. Tout juste. Maintenant, il s’agissait de faire
passer mes hanches. Je me tortillai allègrement, le torse dans la maison de
Clare, le fesses toujours dehors. Ça faisait un mal de chien. Un grand cri
retentit dans la rue, en contrebas.

— Hey ! Qu’est-ce que vous foutez ? Vas-y, j’appelle la police !

— C’est Pete, s’étonna Clare. Il habite au numéro huit. Oh, c’est


mignon. Il ne s’est jamais intéressé à la protection du quartier, mais il
s’inquiète pour ma maison. C’est super gentil. Enfin quelqu’un qui ne m’a
pas oubliée.

Elle marqua une pause.

— Même s’il fait un peu peur avec ses tatouages faciaux. Il a un


chihuahua qui s’appelle Racaille, tu sais.

Je n’avais pas vraiment le temps de demander plus de détails, vu ma


position compromettante. Je ne pouvais pas reculer maintenant, de toute
façon. Littéralement. Il n’y avait plus qu’à m’insérer le plus vite possible,
quoi qu’en dise Pete du numéro huit.
Je continuais à me trémousser, de plus en plus mal à l’aise. Clare me
commentait les évènements en continu.

— Oooh. Winter a rejoint Pete, et il n’a pas l’air content. Je crois que
Pete est plus fort, quand même. Winter n’a pas l’air d’avoir peur, il a l’air
menaçant, et tout. Pete commence à s’énerver. Racaille s’est mis à
grogner. C’est très excitant, dis donc.

Si elle n’avait pas été déjà morte, je lui aurais sûrement tordu le cou.

— Dis à Winter de faire déguerpir Pete, sifflai-je. On n’a pas le temps de


s’occuper de lui.

— Mais Winter ne peut pas m’entendre.

Merde, j’avais failli oublier.

— Raph’ ! piaillai-je. Dis à Pete de nous laisser tranquilles ! On a la


permission de Clare !

— Oh, oui, pas bête, nota Clare.

Si seulement j’arrivais à extirper mes hanches…

— Ça a marché ? demandai-je.

Clare rit.

— Oh, non, ils ne t’ont pas entendue. Probablement parce que ton
derrière prend toute la place et a étouffé ta voix. Mais je suis sûre que ça
aurait vraiment aidé, s’ils avaient pu t’entendre.

Je jurai entre mes dents. J’attrapai les rideaux d’un mouvement brusque
et me tirai en avant en espérant que l’élan m’aiderait à me décoincer avant
que je ne les arrache de leur tringle. Je poussai et tiraillai, encore et
encore. Allez, Ivy.
— Oh ! Pete a dit que mon frère lui avait demandé de garder un œil sur
la maison et de l’appeler s’il y avait un problème pendant que j’étais en
vacances.

Je grognai bruyamment. Je n’avais jamais connu la douleur de


l’accouchement, mais j’étais certaine que c’était une sinécure, par rapport
à cette torture. Pousse ! Respire ! Pousse ! De toutes mes forces, avec un
dernier soubresaut, désespérée, je parvins enfin à m’extraire de
l’encadrement et m’écrasai sur le parquet avec une exclamation de
soulagement douloureux.

Avachie, je repris mon souffle, et Clare atterrit près de moi en pinçant


les lèvres.

— Bien sûr, je n’ai pas de frère, donc c’est sûrement à Barbe-Noire que
Pete a parlé.

Je chancelai jusqu’à la fenêtre et sortis la tête. Winter et Pete le Tatoué


se faisaient face, mais j’avais l’impression que la situation s’était un peu
calmée. Enfin, jusqu’à ce que Pete dise quelque chose que je ne pouvais
pas entendre et que Winter lui écrase son poing dans la figure.

— Raph’ ! hurlai-je.

Mais qu’est-ce qu’il fichait ? C’était pas son genre, de taper sur un civil.
Il était censé calmer le jeu, pas mettre le feu aux poudres ! Et je n’allais
certainement pas ressortir pour régler leurs petites affaires. J’avais mis
trop longtemps à rentrer, et je n’étais pas sûre que mon corps résisterait au
voyage inverse.

— Nous sommes des amis de Clare ! criai-je.

Pete avait serré les poings. Il m’ignora et lança un uppercut droit dans la
mâchoire de Winter.

— Hé ! Fiche-lui la paix ! lançai-je.


Winter et Pete se tournaient autour, maintenant. Mon Dieu, ils allaient
sérieusement passer au combat de coqs, hein ? Nous étions sur les traces
d’un tueur en série ; je n’avais juste pas le temps de juger un concours de
testostérone aujourd’hui.

— Espèce d’abruti ! beuglai-je. Clare nous a parlé de toi, Pete ! Tu as un


chihuahua et il s’appelle Racaille.

— Il est obsédé par le chat du numéro 10, ajouta Clare. Il n’arrête pas
d’essayer de se le faire.

— Racaille est amoureux du chat de ton voisin !

Pete marqua un temps d’arrêt. Malheureusement, il n’hésita pas


longtemps, et se remit à sautiller sur place en envoyant un poing menaçant
vers Winter. Cette fois-ci, Winter l’évita souplement, et je priai pour qu’il
garde son sang-froid. S’il lançait une rune sur ce type, on n’était pas sortis
de l’auberge.

— C’est pas vrai…, marmonnai-je. Winter est possédé, ou quoi ?

— Nan, nan, il défend juste ton honneur. Pete a dit qu’il n’avait jamais
vu un cambrioleur avec un aussi gros cul. Il faut dire qu’il ne voyait que
tes fesses, à ce moment-là.

J’aurais peut-être dû être vexée, mais la réaction de Winter me donnait


plutôt des papillons dans le ventre. Quel prince, ce garçon. Quoi qu’il en
soit, je ne pouvais pas les laisser se taper dessus.

Tant que nous n’avions pas plus d’informations, je ne voulais pas que
Pete sache que Winter et moi étions des sorciers. J’aurais pu aller chercher
un seau pour leur lancer de l’eau à la tête, mais Winter et Pete auraient pu
s’assommer entre temps. Du coup, je décidai d’improviser. Je fis volte-
face et baissai mon jean, dos à la fenêtre.

— Tu veux un gros cul ? Profite de la vue ! hurlai-je.


— Parfait, approuva Clare. Tu as leur attention.

Je reniflai, reboutonnai mon pantalon, et pivotai. D’en bas, Winter me


foudroya du regard.

— Était-ce vraiment nécessaire ?

— Pour que vous arrêtiez de vous comporter comme des décérébrés ?


Apparemment, oui. Ce type est un ami de Clare, il veut juste la protéger.
C’est pas parce que c’est un abruti misogyne qu’il faut lui casser la figure.

Étonnamment, Pete le Tatoué avait l’air plutôt penaud. Il enfonça les


mains dans ses poches et baissa le visage.

— Je suis désolé. Clare est sympa, vraiment sympa. Elle a toujours été
adorable avec moi. Et j’ai promis à son frère de surveiller sa maison, au
cas où. Je voulais pas être impoli, mais vous étiez en train de rentrer chez
elle par effraction quoi.

Oh, Pete.

— Non, ne t’inquiète pas !

Je devais toujours brailler comme une poissonnière pour me faire


entendre, ce qui n’aidait vraiment pas la communication.

— Ce n’était pas son frère, ajoutai-je. Clare n’a pas de frère !

Pete se raidit. Il ne savait pas s’il pouvait nous faire confiance, mais un
éclair d’angoisse passa sur son visage.

— Alors, c’était qui ? Est-ce que Clare va bien ? Où est-elle ?

Je lançai un regard à Clare. Elle avait baissé les yeux.

— Dis-lui, murmura-t-elle en se détournant. Dis-lui la vérité.


Je croisai le regard de Winter ; il comprit et se tourna vers Pete. Sa voix
était basse, et je ne les entendais pas, mais le langage corporel de Pete
était facile à comprendre.

— Je crois qu’il t’aimait vraiment bien, dis-je à Clare.

Elle n’avait pas relevé le visage.

— Je ne savais pas. Je le trouvais plutôt impoli. Parfois, il ne me


regardait même pas quand je lui disais bonjour. J’ai été tellement stupide,
soupira-t-elle. À propos de tant de choses.

Je ne savais pas comment la réconforter ; je ne pouvais pas la serrer dans


mes bras, ou lui dire que les choses allaient s’arranger. Elle était morte.
C’était terminé.

Je pinçai l’arête de mon nez pour endiguer une migraine. Dans le doute,
rester brusque et efficace. Honnête.

— Je n’ai pas de solution à te proposer, Clare. Je ne peux rien faire


d’autre que d’arrêter la personne qui t’a fait ça.

Je fis un geste vers les escaliers.

— Barbe-Noire avait tout prévu. Il a parlé à Pete et il a installé un piège


chez toi. Je ne sais pas ce qu’il a l’intention de faire, mais ce n’est pas
terminé, c’est sûr et certain.

Pendant une seconde, Clare resta immobile, les épaules voûtées.


Finalement, elle releva le menton, la mâchoire dure et le regard déterminé.

— Tu as raison. Allons voir ce qu’il a laissé derrière lui.

Bien. Je hochai la tête.

— Dis-moi s’il a touché à quoi que ce soit, s’il a fouillé dans tes affaires
ou s’il a volé quelque chose. Même si c’est anodin, ça pourrait nous aider.
Clare hocha la tête.

— Un trophée. Les tueurs en série aiment les trophées.

Je n’arrivais pas à la regarder dans les yeux.

— C’est ce qu’on dit, oui. Pendant ce temps, je vais aller m’occuper de


la grenade et essayer de ne pas mourir dans d’atroces souffrances.
Chapitre Onze
Finalement, je pris la porte piégée en photo sous tous les angles (et en
gardant mes distances) pour la montrer à Winter et je ne sais quelle équipe
de sécurité. Clare passait de pièce en pièce, à l’affût d’une anomalie. À
part la porte et sa grenade intégrée, toutes ses affaires semblaient intactes.
Le supplice de la fenêtre n’avait pas servi à grand-chose : nous n’avions
rien trouvé d’intéressant. Et en plus, je ne savais pas comment j’allais
m’extirper en sens inverse.

Quand je rejoignis enfin Winter et Pete sur le trottoir, j’en avais


sérieusement ma claque, et j’avais sûrement arraché toute la chair que
j’avais sur les hanches. La bonne nouvelle, c’était que Pete n’essayait plus
d’abîmer la jolie face de Winter et qu’il avait l’air tout feu tout flammes.

— Voilà, marmonnai-je en tendant mon portable à Winter.

Lui et Pete étaient bien trop impatients de regarder la grenade de plus


près. Les garçons et leurs joujoux, hein ? Franchement, je trouvais qu’elle
ne payait pas de mine : on aurait dit une espèce d’engin bidouillé par un
gosse, sauf qu’un gosse aurait choisi des matériaux moins… létaux.

— Je n’arrive pas à y croire, souffla Pete. Qu’est-ce que Clare a bien pu


faire pour que quelqu’un la traque et veuille faire exploser sa maison ?

— L’homme qui a posé la grenade savait qu’elle était déjà morte. Il l’a
assassinée. Il a fait ça pour tuer ceux qui viendraient enquêter sur sa
disparition, grimaçai-je.

Je levai les yeux vers Winter.

— C’est à dire… Nous.

Winter se frotta la mâchoire.


— Ou la famille de Clare, ou même le postier. Ce piège est là depuis un
moment. Barbe-Noire est peut-être anti-sorcier, mais il ne pouvait pas
s’assurer que la première personne qui pousserait la porte d’entrée aurait
forcément des capacités magiques. Non, il ne cherchait pas à tuer sans
raison. Je pense qu’il voulait savoir exactement quand la disparition des
membres du cercle serait découverte. Nous savons déjà qu’il veut rester
anonyme et qu’il veut cacher ses crimes…

Il montra Pete du menton.

— Il a mis en péril sa couverture en se faisant passer pour le frère de


Clare. Il veut désespérément cacher ses meurtres, mais, s’ils sont
effectivement mis à jour, il veut être le premier au courant. Poser des
bombes dans une petite ville du Dorset est une bonne façon de faire la une
des journaux.

— Soit personne ne sait, soit tout le monde sait, acquiesça Pete. Logique.

Winter réfléchit un moment en silence.

— Il nous suffit de ne pas rentrer dans son jeu. Il faut garder cette
enquête sous silence. Pas de gros titres, pas un murmure sur un tueur en
série ou des actions anti-sorcières dans les médias. Silence radio. Il sait
que nous le cherchons, mais si nous ne réagissons pas comme il s’y attend,
nous reprendrons l’avantage. Il pourrait même revenir sur les lieux afin de
vérifier pourquoi les autorités n’ont pas encore fouillé les maisons des
victimes. Qu’est-ce que tu en penses, Ivy ?

Quelque chose me taraudait.

— Hmm ?

Winter plissa les yeux en lisant mon expression.

— Tu viens d’avoir une idée, devina-t-il.

— Ça m’arrive parfois, souris-je.


Quoique pas assez souvent, il fallait l’avouer. Je baissai les yeux sur la
photo de la porte piégée. Sur l’image, le cadre de la porte et le paillasson
étaient visibles.

— Tu as dit que le facteur aurait pu ouvrir la porte.

— Il n’avait pas la clef, bien sûr, mais il aurait pu toquer ou secouer la


porte assez fort pour déclencher la grenade.

Je lançai un coup d’œil à Clare.

— Tu ne viens pas d’emménager, si ?

— Non.

— Et tu n’as pas de boîte postale ?

— Non, fit-elle, perplexe. Le facteur glisse mes lettres sous la porte.


Pourqu…

Sa voix s’éteignit. Elle fronça les sourcils.

— Oh. Je vois où tu veux en venir, murmura-t-elle.

Pete me regardait fixement.

— Mais, euh… À qui tu parles ?

— À Clare, répondis-je. Elle est avec nous.

Il pâlit brusquement, comme s’il avait vu un fantôme, ce qui était plutôt


marrant, puisqu’il ne la voyait absolument pas. Mais bref. Je lui tapotai
aimablement l’épaule.

— Elle dit qu’elle regrette de ne pas avoir compris que tu l’aimais bien
avant de mourir. Elle aurait aimé te connaître mieux. Peut-être prendre un
verre, ce genre de choses. Elle te trouve vraiment mignon, tu sais.
— Je n’ai pas dit ça ! s’offusqua Clare pendant que le visage de Pete
passait du blanc-vert à l’écarlate.

— Ivy…, objecta Winter.

Je hochai la tête.

— Désolée. C’est toujours compliqué de mener deux conversations à la


fois. Tu sais que je fais pas trop dans la charge mentale, roucoulai-je. Je
préfère me concentrer sur une seule chose. Garder le cap. Suivre une ligne
droite. En fait…

— Ivy.

Oh. Ouais. Il fallait que je reprenne le fil.

— Bref, une fois, je suis restée chez moi pendant dix jours. Dix jours
entiers. Je ne suis pas sortie, je n’ai parlé à personne, je suis restée dans
mon canapé sous ma couverture avec mon chat. C’était… merveilleux.

Je poussai un soupir mélancolique, mais vu que Pete et Winter me


dévisageaient comme si j’étais dingue, je haussai les épaules.

— Bref, quand j’ai enfin repris le chemin de la porte d’entrée, mon


vestibule était plein à craquer de factures, de dépliants et de pubs en tout
genre. Et ça ne faisait que dix jours. Clare Rees a disparu il y a des
semaines. Où est son courrier ? Où sont les catalogues pour le
supermarché du coin ? Où sont ses factures et ses cartes postales ? Il n’y a
pas une seule enveloppe sur son paillasson.

— Je connais le facteur, renchérit Pete en oubliant momentanément de


scruter les environs en essayant de déceler la présence de Clare. C’est un
mec bien.

— J’en doute pas. Je pense que Barbe-Noire a fait rediriger le courrier de


Clare.
Winter fronça les sourcils.

— Pour quoi faire ?

— Aucune idée. Mais si j’ai raison, il nous suffit de trouver l’adresse, et


on le trouvera, lui.

Je croisai les bras.

— Clare disait que les tueurs en série aiment les trophées. Peut-être que
le trophée de Barbe-Noire, c’est le courrier de ses victimes. Il faudra
vérifier cette théorie chez les autres membres de son cercle.

Je fronçai le nez en voyant l’expression sceptique de Winter.

— Hé, je ne dis pas que c’était logique. Mais ça ne peut pas être une
coïncidence, si ? Clare n’a pas juste arrêté de recevoir des lettres quand
elle est partie.

— Et tu as compris ça parce que tu as été trop paresseuse pour aller


ramasser le courrier qui reposait dans ton propre vestibule ? À quelques
mètres de ton salon ? Pendant dix jours ?

— Et grâce à ça, j’ai remarqué un indice capital dans une affaire de


meurtres sanglants et tragiques !

Clare grimaça à côté de moi.

— Et nous arrêterons Barbe-Noire, Clare. Bien sûr. Je te le promets,


ajoutai-je.

— Tu ne devrais pas faire des promesses que tu n’es pas sûre de pouvoir
tenir, murmura-t-elle.

— Tu sais, on pourrait quand même sortir ensemble, proposa Pete


brusquement. Je peux réserver une table à La Bohème. La blondinette
viendrait avec nous pour traduire.
— J’ai un tueur en série à attraper, l’informai-je en faisant la moue. Je
n’ai pas trop le temps d’accompagner les gens au resto pour encourager
des liens romantiques entre le monde des esprits et le monde des vivants.

— Tu veux dire que tu es trop paresseuse pour nous accompagner,


riposta Pete.

Non. Je veux dire, oui, mais c’était aussi une idée bien trop bizarroïde.

Clare ricana doucement.

— Bien fait pour toi, tu n’aurais pas dû lui dire que je le trouvais
mignon, Ivy.

Je levai les yeux au ciel. Saletés de fantômes.

***

Winter nous quitta pour, je cite, s’entretenir avec la police et les sorciers
de la Branche Arcane chargés de l’enquête. Il avait décidé qu’il les
convaincrait plus facilement d’organiser un embargo médiatique si je
n’étais pas là. Apparemment, je n’étais pas toujours parfaitement
professionnelle et mon comportement risquait de faire plus de mal que de
bien face à l’autorité. Pete avait vigoureusement hoché la tête, alors qu’il
ne me connaissait que depuis un quart d’heure. Pfff. Rien à battre. Mon
ego en avait vu d’autres, et si Winter avait envie de perdre son temps avec
des têtes d’ampoules ennuyeux à mourir, c’était son problème. Les
agences gouvernementales avaient le chic pour détruire ma santé mentale
avec une efficacité que même Nietzsche n’aurait pas pu théoriser ; mais
Winter s’y sentirait comme un poisson dans l’eau, passion paperasse
oblige.

Entre vous et moi, il était sûrement excité comme une puce à l’idée
d’aller faire un tour dans les divers temples de la Haute Bureaucratie.

J’étais tentée de profiter de son absence pour faire une petite sieste, mais
la tristesse de Clare était si palpable que je décidai plutôt de me rendre
utile. Si Barbe-Noire avait pris la peine de raconter des histoires à Pete, il
avait sûrement contacté la famille de Clare. Il fallait que nous en ayons le
cœur net. Je n’avais pas hâte d’annoncer à ses parents que leur fille avait
été assassinée ; mais au moins, elle aurait la preuve qu’ils tenaient à elle.

Informer une famille qu’un extrémiste avait tué leur fille depuis des
semaines et qu’ils n’en avaient rien su… Ouais. J’avais sérieusement
envie de prendre mes jambes potelées à mon cou.

Les parents de Clare vivaient dans une jolie impasse, à une vingtaine de
minutes de chez Clare. C’était le genre de quartier où les voisins se
parlaient entre eux devant leurs haies de fleurs, s’offraient des biscuits,
s’inquiétaient les uns des autres. Je n’avais jamais eu de visions
prémonitoires, mais je devinais un tas de plats faits maison et d’étreintes
silencieuses dans le futur proche des Rees. Je poussai un soupir.

À côté de moi, Clare était nerveuse.

— Et s’ils s’en fichaient vraiment ? Peut-être que Barbe-Noire ne leur a


rien dit. Peut-être qu’ils n’ont juste pas remarqué mon absence.

Elle se tordait les mains, les doigts tremblants. Elle était peut-être morte,
mais elle avait toujours peur. Apparemment, le monde des esprits
n’étouffait pas les émotions humaines et Clare n’avait pas perdu ses
angoisses en perdant la vie. Et je ne savais pas comment apaiser sa
détresse.

Je ne pouvais même pas poser une main sur son épaule, alors je me
contentai d’un sourire.

— Tu ne voyais pas souvent ta famille, de ton vivant ?

Une grimace de culpabilité froissa son visage.

— Pas autant que j’aurais pu. Ils n’habitent pas loin, alors j’aurais dû
venir plus souvent, mais ils étaient… là, tu vois ? Accessibles. J’ai remis
plein de dîners à plus tard, ou annulé des journées en famille, juste parce
je pensais pouvoir aller chez eux quand je voulais.

Sa voix n’était plus qu’un murmure.

— Je ne savais pas qu’il me restait si peu de temps. Pas étonnant qu’ils


se fichent de mon absence ; je n’ai pas pris soin d’eux quand je le pouvais.

— Arrête, dis-je brusquement.

Elle leva un regard surpris vers moi ; mais je ne pouvais pas la laisser
s’auto-flageller comme ça.

— Tu étais humaine. Tu es humaine. Tu faisais ce que tout le monde fait


encore. Tu ne peux pas t’en vouloir d’avoir vécu comme tu en avais envie
et d’avoir fait quelques erreurs en route. C’est le propre de l’humanité,
Clare.

Elle fronça le nez.

— Et le pardon est divin.

Elle agita une main d’un geste las.

— Je suis morte et je ne vois personne de divin dans les parages,


d’ailleurs. J’ai même réussi à rater ça.

Bon, je ne pourrais visiblement pas la convaincre. Quand la famille de


Clare apprendrait sa mort et s’effondrerait de douleur, elle ne risquerait
pas de se sentir mieux. L’erreur était humaine et je n’aurais jamais dû
l’accompagner ici. Il valait mieux laisser certaines choses aux
professionnels. Qu’est-ce que j’y connaissais, moi ? Comment allais-je
pouvoir soulager leur deuil ?

Je pressai mon doigt contre la sonnette et reculai d’un pas. Avec un peu
de chance, il n’y avait personne et la police prendrait le relai. Je comptai
jusqu’à trois en silence.
— Bon ! Ils ne sont pas là ! On devrait y aller, lançai-je en tournant les
talons à un rythme bien trop soutenu pour mon corps assez peu
aérodynamique.

— Ivy ! protesta Clare.

Elle n’eut pas besoin d’argumenter : la porte venait de s’ouvrir derrière


nous. Merde.

Je pivotai lentement, l’estomac en pagaille et la bouche sèche. J’aurais


préféré lancer l’offensive sur une armée de zombies. Pire. J’aurais préféré
passer une journée entière avec Tarquin.

La femme qui me faisait face ressemblait beaucoup à Clare, avec plus de


rides autour des yeux et de la bouche. Elle avait commencé à sourire, mais
mon expression l’arrêta presque immédiatement.

— Est-ce que je peux vous aider ?

Des grosses larmes transparentes coulaient sur les joues de Clare.

— Maman…

Elle courut vers elle, les bras tendus, et essaya de la prendre dans ses
bras. Évidemment, elle ne fit que fondre à travers le corps solide de sa
mère et trébucher de l’autre côté. Un sanglot lancinant lui échappa, et elle
cacha son visage dans ses mains. Je déglutis.

— Madame Rees…

— Nous nous connaissons ?

Je secouai la tête.

— Non, mais je connais votre fille, Clare.

Ou connaissais, peut-être ? Je n’avais articulé que deux phrases, et


j’avais déjà l’impression de vivre un des moments les plus difficiles de
mon existence.

— Clare ? Où est-elle ? Comment va-t-elle ?

Elle plissa les lèvres.

— Vraiment, il faut qu’elle apprenne à nous donner des nouvelles ! Elle


ne nous a pas appelés depuis des lustres. Elle pourrait aussi bien être
morte !

Elle lâcha un petit rire maladroit, mais lorsque je fermai brièvement les
yeux pour réprimer mon émotion, sa main vint couvrir sa bouche.

— Attendez. Que… est-ce… est-ce qu’il lui est arrivé quelque chose ?

Je ne pouvais pas avoir cette conversation avec elle sur le perron.

— On devrait peut-être aller à l’intérieur ?

La mère de Clare pâlit violemment.

— Dites-moi. Dites-moi où elle est.

Derrière elle, Clare s’était redressée. Elle essuya ses yeux et hocha la
tête.

— Dis-lui, Ivy.

Allez, Ivy. Ce n’était pas le moment de pleurnicher et d’aller me


planquer sous mon lit. Je lui devais la vérité, et je n’avais pas le droit de
prolonger le supplice.

— Je suis navrée…, déclarai-je d’une voix plus ferme que je ne l’aurais


cru. Clare a été victime d’un crime terrible.

Sa mère émit une exclamation étranglée. Je devais poursuivre,


maintenant, avant de perdre le peu de courage que j’avais réussi à
invoquer.
— Elle a été tuée, avec le reste de son cercle, par un homme qui, d’après
nos informations, serait un tueur en série anti-sorciers.

Mme Rees avait écarquillé les yeux. Elle se contrôlait bien mieux que
moi, soit dit en passant. Clare la buvait du regard, tremblante.

— En Islande ?

Quoi ?

— Non. À Dartmoor.

De l’autre côté de la rue, une porte s’ouvrit à la volée et une nuée


d’enfants sortit en riant ; leurs cris de joie flottaient dans l’air. La mère de
Clare ne leva même pas les yeux vers eux.

— Entrez, murmura-t-elle.

Elle me guida jusqu’au salon.

— Asseyez-vous.

J’avançai vers le fauteuil le plus proche, mais Clare glapit :

— Pas ici ! C’est le fauteuil de mon père. Personne d’autre que lui ne
s’assoit ici.

J’avais sursauté à son avertissement, et repris mon chemin vers le


canapé en essayant d’avoir l’air naturel.

— Est-ce que je peux offrir quelque chose à boire ? Du thé ? Du café ?


demanda Mme Rees.

C’est moi qui aurais dû lui proposer.

— Non, mais je peux aller faire bouillir de l’eau si…

— Non.
Des pas retentirent dans le couloir et un homme apparut à la porte. Il
s’essuyait les mains dans un torchon tâché et me lança un regard, avant de
lever les yeux vers la mère de Clare.

— Que se passe-t-il ?

— Je te présente…

La voix de Mme Rees s’éteignit. Je ne lui avais pas dit mon nom.

— Ivy Wilde, continuai-je. Je suis…

Je suis quoi ? Chauffeuse de taxi ? Medium ?

— Elle est ici pour Clare.

Le ton de sa voix en disait long. L’homme, sans doute le père de Clare,


se raidit brusquement, puis alla s’effondrer dans son fauteuil.

— Merde.

Je n’aurais pas dit mieux.

***

Mes explications n’étaient pas aussi claires que je l’aurais voulu, et la


conversation s’éternisa.

— Alors vous êtes avec le Saint Ordre des Lumières Magiques ?

— Non, mais je travaille avec eux.

— Vous n’êtes pas une sorcière, alors ?

— Si, je suis une sorcière.

— Vous faites partie d’un cercle, comme Clare ?


— Non.

— Alors qui êtes-vous, pour l’amour du ciel ?

Je crois que je ne savais plus moi-même. Une seule chose était


parfaitement claire : les Rees étaient absolument accablés. Leurs larmes
étaient silencieuses et ils se maîtrisaient, mais c’était pour mieux me
poser des questions auxquelles je n’avais pas toujours la réponse.

— Elle est ici, alors ? Parmi nous ? demanda sa mère. Elle est morte
depuis des semaines. Son corps a été incinéré. Mais elle est avec nous sous
forme de spectre et vous pouvez lui parler ?

— C’est ça, acquiesçai-je.

— Nous n’avons pas d’argent, coupa M. Rees en me lançant un regard


dur et sceptique. Si c’est que vous cherchez…

— Je ne veux pas d’argent, dis-je en levant les mains. Je ne suis pas là


pour ça.

Clare s’agenouilla devant son père.

— Il était tellement fier quand les premières traces de ma magie sont


apparues, murmura-t-elle. Même si nous savions déjà que mes pouvoirs
étaient faibles. Il n’y avait pas eu de sorcière d ma famille depuis des
générations. Il a toujours pensé que j’avais un avenir extraordinaire devant
moi.

Elle poussa un soupir.

— Il avait tort. Dis-lui que je suis désolée de lui avoir volé de l’argent
quand j’avais douze ans. Et que je regrette de ne pas être venue les voir
plus souvent. Et que je serais toujours sa citrouille, quoi qu’il arrive. Dis à
ma mère que le collier de Grand-mère est dans ma vieille boîte à bijoux. Il
y a un double fond. Je l’ai pris parce que… Oh, ça n’a plus d’importance.
Je répétai mot pour mot. Ses parents me dévisagèrent, sous le choc,
comme s’ils hésitaient à me prendre dans leurs bras ou à me faire
déguerpir à coups de tisonnier.

— Je sais que c’est difficile, soufflai-je. Vraiment. Je ne peux pas


imaginer votre douleur. Mais l’homme qui a attaqué Clare et le reste de
son cercle est toujours en cavale. Nous devons l’arrêter avant qu’il ne
fasse d’autres victimes. J’ai quelques questions à vous poser.

Ils hochèrent la tête.

Je pris une profonde inspiration.

— Pourquoi est-ce que vous pensiez qu’elle était en Islande ?

— Nous avons reçu une carte postale, expliqua la mère de Clare.

Elle se leva et alla chercher une jolie carte sur le manteau de la


cheminée.

— Regardez, dit-elle en me la tendant.

Clare me rejoignit instantanément.

— Je n’ai jamais été en Islande, dit-elle en regardant la photo d’un


geyser en ébullition. Retourne-la ?

À part l’adresse, il n’y avait que quatre mots au dos. Je pense à vous. C.

— On dirait mon écriture ! s’exclama Clare. Comment est-ce qu’il


connaît mon écriture ? Il m’a copiée. Barbe-Noire m’a copiée !

Je lui fis signe de se taire sous le regard fixe et circonspect de ses


parents.

— Il était chez toi, Clare. Il a dû trouver un exemple de ton écriture


facilement et s’en inspirer.
Je me mordis la lèvre. Oui, il n’aurait eu aucune difficulté… mais ce
niveau de préméditation me donnait la chair de poule.

— Ce n’est pas elle qui nous a écrit ? insista son père.

— Non, je suis désolée. Avez-vous déjà rencontré un homme avec une


barbe très noire ? Une boucle d’oreille en forme de tête de mort ?
Quelqu’un qui prétendait connaître Clare ?

Ils échangèrent un regard.

— Non. Personne n’est venu nous parler de Clare, dit Mme Rees. À part
un sorcier de l’Ordre, mais il menait simplement un contrôle d’assiduité.

Je me redressai, et Clare leva les yeux vers sa mère.

— Pardon ?

Mme Rees ouvrit le tiroir d’une petite table et en sortit une carte de
visite.

— Il nous a laissé son numéro. Elle avait enfin décidé de quitter son
petit cercle et avait candidaté pour entrer dans l’Ordre.

Je pris la carte. Sur le carton, en relief et en lettres dorées, le nom de


Tarquin me donna envie de hurler. Clare était toujours bouche bée.

— Non, mais, ça va pas ! Je ne ferais jamais ça ! Je déteste l’Ordre ! Je


ne les aurais jamais rejoints !

Elle me jeta un coup d’œil. Nous savions toutes les deux que sa magie
n’était pas assez puissante pour qu’elle puisse gravir les échelons au sein
de l’Ordre. Elle aurait pu être acceptée, mais elle aurait stagné au statut de
Néophyte. Elle était restée dans un cercle indépendant pour une bonne
raison.

— Est-ce que je peux garder ça ?


— Bien sûr. Est-ce que c’est important ?

J’avais un très mauvais pressentiment.

— Pas vraiment, mais je préfère explorer toutes les pistes.

Je me relevai.

— Je devrais y aller.

Les parents de Clare se redressèrent à leur tour.

— Clare ? lança sa mère, presque timidement. Est-ce que tu peux rester ?


Je me sentirais mieux de savoir que tu es près de moi.

Clare renifla.

— Bien sûr que je vais rester. Bien sûr.

Je hochai la tête à l’intention de sa mère.

— Nous voudrions aussi récupérer ses cendres afin d’organiser un vrai


enterrement, ajouta son père d’une voix bourrue, étranglée de larmes
contenues.

— La police vous contactera au plus vite. Prenez mon numéro, et


appelez-moi quand vous voulez. Je… je suis vraiment désolée.

Ils s’étreignirent, et, même s’ils ne pouvaient pas la voir, Clare se


pencha vers eux, le visage baissé, la main tendue pour les réconforter. Je
sortis en silence.
Chapitre Douze
Je quittai leur maison la mort dans l’âme. Je savais que parler avec les
parents de Clare serait difficile, mais l’expérience était bien pire que ce
que j’avais imaginé. Conduire un taxi me suffisait, vraiment. Je préférais
parler de la météo toute la journée avec des inconnus, plutôt que… ça.

Je remontai le lotissement à pas lourds, l’esprit encore plein de cette


journée infernale. J’aurais dû aller donner les informations recueillies à
l’Ipsissimus, à l’Ordre et à la police, et lâcher l’affaire – littéralement.
J’avais rempli ma mission.

Je venais de tourner au coin de la rue quand mon téléphone se mit à


sonner. Je m’attendais à voir le nom de Winter apparaître à l’écran, mais
le numéro affiché était celui de mon téléphone fixe et mon cœur rata un
battement.

— Ève ? Que se passe-t-il ? Brutus va bien ?

Aucune réponse. Je fronçai les sourcils et tendis l’oreille. Est-ce que


j’entendais une… respiration ? Mon pouls battait à tout rompre,
maintenant.

— Allô ? Ève ? répétai-je.

— Mangeeeeeeeer.

Je fronçai les sourcils.

— Brutus ?

— Maaaaangeeeeeer.

Non, mais, depuis quand il savait utiliser le téléphone ?

— Brutus, articulai-je. Où est Ève ?


J’étouffai un éclair d’inquiétude.

— Tu… tu ne lui as pas fait de mal, pas vrai ?

— Connasse.

Je ne savais pas trop s’il parlait d’Ève ou de moi. Sûrement les deux, vu
qu’aucune de nous n’était dans le coin pour lui obéir au doigt et à l’œil. Un
long silence flotta à l’autre bout du fil. Puis :

— Où ça ?

J’étais vraiment contente que personne ne soit témoin de cette


conversation passionnante avec mon chat. Je papotais avec Brutus depuis
des années, mais même moi, je trouvais la situation abracadabrante.

— Je suis à Weymouth, Brutus. On est sur les traces d’un tueur en série.
C’est… sérieux, vraiment. Je pense qu’on sera de retour ce soir, mais je ne
te promets rien. Nous devons rester prêts à intervenir.

J’hésitais un instant.

— J’ai un rôle important à jouer, mais… je préférerais que ce ne soit pas


le cas. Je veux rentrer à la maison. Pas seulement parce que j’aime rester
sur le canapé et profiter de ma journée avec toi et une barre de Toblerone
format familial. Je ne suis pas taillée pour ce genre de choses, pas parce
que c’est du travail, mais parce que c’est trop… émouvant. Trop difficile.
Je ne sais pas si je peux supporter des choses pareilles. Mais un tueur de
sorcières nous a filé entre les pattes, alors il faut bien que je fasse quelque
chose.

— Maison, ordonna impérieusement Brutus.

Plus qu’impérieusement, en fait. C’était plutôt une gifle-dans-ta-face-


avant-de-ruiner-ta-vie, mais verbale.

— Crois-moi, j’en ai bien l’intention.


Un bruit mat retentit en arrière-plan, puis je devinai la voix étouffée
d’Ève :

— Brutus ? Princesse ? C’est quoi, cette odeur ?

Je plissai les yeux. Quelle odeur ?

— Miaou, miaula Brutus.

Puis il raccrocha.

Je serrai les dents. Oh, le petit… Oooh. Je lâchai un grognement. Il


passait son temps à se plaindre. Il devait traiter Ève comme une esclave, et
je ne préférais pas imaginer ce qu’elle avait découvert en ouvrant la porte.
S’il pensait que j’allais lui donner du pâté de luxe dans ces conditions, il
se fourrait la patte dans l’œil. Mais, au moins, il m’avait changé les idées ;
je soupçonnais Brutus d’avoir senti ma détresse et de m’avoir appelée
pour me distraire, mais c’était dingue. Impossible. Puis, mon téléphone se
remit à vibrer, et je décrochai sans regarder l’écran.

— Brutus, comment tu fais pour taper le numéro ? m’écriai-je. Et de


quoi parlait Ève ? Est-ce que tu as encore pissé partout ?

— Certainement pas, déclara sobrement Winter. J’utilise les toilettes, et


je descends même la lunette après utilisation.

Il marqua une pause.

— Brutus t’a téléphoné ? Hm. Ce chat est vraiment extraordinaire.

Ce chat était vraiment un gros chieur. C’était sûrement pour ça que je


l’aimais autant. Je secouai la tête, agacée, et changeai de sujet :

— Je crois que Barbe-Noire a envoyé une carte postale aux parents de


Clare en imitant son écriture. Il ne voulait vraiment pas qu’on apprenne sa
disparition.
— Malheureusement, nous avons découvert la même chose, acquiesça
Winter d’une voix sombre. La police a accepté de faire taire les médias
pour le moment, notamment parce que nous avons la preuve que la
disparition de tous les membres du cercle a été savamment dissimulée.
Toutes leurs maisons ont été piégées. Barbe-Noire est très organisé.

Je grimaçai.

— Il y a autre chose, marmonnai-je avant de lui expliquer que Tarquin


avait rendu visite aux Rees.

Winter poussa un soupir.

— Comment ce garçon s’incruste-t-il partout comme il le fait, et


pourquoi ?

— Oh, ses seules compétences sont à la fois très particulières et très


agaçantes. Enfin, il faut qu’on aille lui parler.

— Absolument. Et nous devrions aussi essayer de contacter ton ami


Iqbal. Il s’est montré extrêmement efficace dans ses recherches, par le
passé. Que Barbe-Noire puisse détourner ou annuler la magie comme il le
fait m’inquiète beaucoup. Si quelqu’un peut en trouver la raison, je pense
que c’est Iqbal.

— Alors on prend nos cliques et nos claques et on rentre à Oxford ?

— Oui. La police et la Branche Arcane ont la situation sous contrôle ici.


Ils vont avoir besoin d’un peu de temps pour désamorcer les bombes parce
qu’ils veulent le faire le plus discrètement possible et ne pas alerter Barbe-
Noire.

Je passai une main dans mes cheveux.

— Tu sais, Raph’, il n’a pas seulement quelques longueurs d’avance sur


nous. Il est à des milliers de kilomètres. Il nous a complètement dépassés.
Et tu sais que je ne suis pas endurante.
— Tu n’es pas la seule sur ses traces, Ivy. Ni moi, d’ailleurs. Entre
l’Ordre, les familles du cercle et la police, nous aurons mis la main sur ce
salaud avant la fin de la semaine.

Winter feignait bien l’assurance, mais je le connaissais trop bien. Nous


commencions à ployer sous le poids du doute et de l’angoisse, et je le
savais. Peut-être que Barbe-Noire était trop fort pour nous. Et si son seul
mobile était de tuer des sorciers, comment pouvions-nous l’arrêter ?
Comment pouvions-nous prévoir sa prochaine victime ? Il y avait des
milliers de sorciers dans le pays, et Barbe-Noire pouvait s’attaquer à
n’importe lequel d’entre eux. Parler aux morts ne suffisait pas ; les
spectres m’avaient donné des informations sur le passé, et nous avions
besoin de changer le futur.

***

Le chemin du retour passa en un éclair. Winter me laissa même pousser


plusieurs voitures à nous laisser passer sur les chapeaux de roues, ce qui
en disait long sur l’urgence de la situation, d’ailleurs. Utiliser la magie sur
des véhicules pouvait faire des ravages sur leur moteur, mais aucune
voiture n’explosa spontanément, donc j’en déduisis que mes sortilèges
étaient plutôt réussis.

Et Winter n’était pas le seul à se montrer encourageant : j’aperçus plus


d’un fantôme me faire signe avec enthousiasme sur le bas-côté. Peut-être
que leur soutien aurait dû me faire chaud au cœur, mais j’aurais juste aimé
qu’ils me laissent en paix.

Winter grimpa les escaliers qui menaient chez Tarquin quatre à quatre
pendant que j’attendais l’ascenseur ; je voulais d’abord vérifier que Brutus
n’était pas en train de mordiller le cadavre mutilé d’Ève.

Cela dit, quand j’arrivai enfin à ma porte, la voix de Winter et sa rafale


de questions me parvinrent de l’étage au-dessus.

— Que faisais-tu à Weymouth ? Comment connais-tu la famille Rees ?


As-tu rencontré Clare de son vivant ? Est-ce que tu voulais juste perturber
Ivy, comme d’habitude ? Si tu mets en péril son rétablissement, même
sans le faire exprès, je jure que je servirai ta tête à mon chat sur un plateau
d’argent.

Je souris légèrement. Compte tenu de la colère qui vibrait dans la voix


de Winter et de la propension de Tarquin à se comporter comme l’être le
plus agaçant de l’univers même dans un bon jour, je décidai de les
rejoindre pour empêcher le massacre.

Tarquin, bizarrement, était torse nu sous un veston brodé. Le sourire


qu’il dédiait à Winter me semblait sérieusement manufacturé pour
encourager la violence. Avant de me rencontrer, Winter était connu pour sa
froideur distante et potentiellement son impolitesse ; surtout, pour sa
maîtrise absolue de lui-même. J’avais beaucoup changé depuis que je le
connaissais, et lui aussi. En général, c’était une bonne chose : mais pas
toujours.

Plutôt que de répondre à ses questions, Tarquin leva le regard vers moi
en m’entendant monter les marches. Il avança d’un pas, les bras grands
ouverts, visiblement pour m’enlacer. Ce qu’il ne savait pas, c’est que
j’avais de nouveau le droit d’utiliser ma magie ; je lançai directement une
rune si discrète que même Winter ne devait pas l’avoir remarquée. Tarquin
prit une brève inspiration et recula d’un pas en laissant retomber ses bras.
En dehors de ça, il ne réagit pas.

— Que se passe-t-il ? demanda-t-il.

Je décelai un petit couinement dans sa voix.

— Tu as été vu dans le Dorset récemment, répéta Winter en croisant les


bras. À Weymouth, plus exactement.

Une expression d’ennui tomba sur le visage de Tarquin.

— Oui, j’ai beaucoup voyagé, ces temps-ci. Les Ressources Humaines


n’ont toujours pas compris que j’étais avec la Branche Arcane et me font
toujours travailler. Je n’y peux rien si tous les autres sorciers des RH sont
incompétents et ont besoin de mes lumières.

Ouais, ou la Branche Arcane avait rapidement capté que Tarquin était un


abruti et essayait en vain de le renvoyer d’où il venait. Mais enfin, je
devais me concentrer sur le cœur du sujet. Wah, j’étais vraiment devenue
mature, hein ?

— Et qu’est-ce que tu faisais là-bas, exactement ?

— Des entretiens de pré-admission pour des candidats matures qui


voudraient entrer dans notre respectable organisation, dit-il. Si tu veux
rejoindre l’Ordre, Ivy, je te promets que tu seras traitée avec équité et de la
même manière que les autres. Je n’ai pas l’intention de te refuser l’entrée
simplement parce que je sais te faire crier au lit.

À côté de moi, Winter se raidit. Je lui donnai un petit coup de coude de


compassion, mais Tarquin continuait son monologue :

— Et je ne t’accepterai pas automatiquement parmi nous non plus. Nous


sommes une organisation méritocratique, comme tu le sais. Si tu parviens
à me prouver ta valeur magique, néanmoins, je prendrai ta demande en
compte.

Et Tarquin avait l’air sérieux, en plus. Je devais me faire violence pour


ne pas mourir de rire. Mes insultes glissaient sur lui comme des gouttes
d’eau sur une vitre, mais si je me moquais de lui ouvertement, il arrêterait
de me parler pendant des semaines. C’était tentant, évidemment, mais
maintenant que Winter ne faisait plus partie de l’Ordre, nous avions
besoin des informations que Tarquin pouvait nous donner.

Winter, les dents serrées, plissa les yeux.

— C’est toi qui prends la décision d’accepter ou de refuser les candidats


à l’Ordre ?
— Pour les nouveaux vieux candidats, tout à fait. C’est un lourd fardeau,
je dois l’avouer, mais il faut bien que quelqu’un prenne ses
responsabilités.

Je penchai la tête de côté.

— Laisse-moi deviner, ripostai-je sèchement. Tu vas parler aux sorciers,


tu prends des notes, et tu passes ton compte-rendu à ton supérieur, qui
prend la décision finale ?

Tarquin fronça les sourcils et leva un index accusateur.

— Déjà, je ne parle pas aux sorciers eux-mêmes. Ma mission est bien


plus importante. Je parle à leur famille, et c’est grâce à cet entretien
capital que je décèle s’ils ont assez de talent pour rejoindre le Saint Ordre
des Lumières Magiques.

Je pinçai les lèvres. Ne rigole pas. Ne rigole pas. Ne rigole…

— Deuxio, mes comptes-rendus sont absolument primordiaux. Je sais de


source sûre que, sans mes recommandations, les Ressources Humaines
seraient incapables d’autoriser ou non ces admissions.

Tarquin n’avait jamais vraiment compris le sarcasme. Je hochai la tête,


comme pour acquiescer aux débilités qu’il crachait comme une fontaine.

— Donc tu as rendu visite aux Rees pour juger des talents magiques de
Clare ?

— Oui. Elle et les autres membres de son cercle. Ils étaient sept. Oh, ça
m’a pris des lustres, mais…

Il jeta un coup d’œil venimeux à Winter.

— Quand il s’agit de l’Ordre, je suis prêt à tous les sacrifices. Je suis, et


serai toujours, absolument dévoué à la cause de l’Ordre. Seuls les sorciers
les plus méritants et les plus courageux peuvent prétendre à une telle
loyauté, bien sûr.

— Bien sûr, murmura Winter. Et seuls les sorciers les plus méritants et
les plus courageux évitent l’auto-glorification inutile…

Tarquin fronça les sourcils.

— L’auto quoi ?

Je coupai court.

— Peu importe. Donc, si j’ai bien compris, Clare Rees et le reste de son
cercle ont demandé à rejoindre l’Ordre et c’était à toi d’aller approuver
leur candidature.

— Tout à fait.

— Et si ta recommandation est positive, insistai-je, qu’est-ce qui se


passe ensuite ? C’est quoi, la prochaine étape ?

— Ils rejoignent l’Ordre, bien sûr.

Winter fit la moue.

— Juste comme ça ?

— Oui.

— Les candidats ne passent pas d’entretien ou de tests ?

— Oh. Si, si, il y a des examens.

Je pouvais presque entendre Winter grincer des dents. Visiblement, il


n’avait jamais vraiment travaillé avec les RH quand il était avec l’Ordre.

— Explique-nous le processus, s’il te plaît.


Tarquin semblait perplexe.

— Je ne sais pas. Ce n’est pas mon domaine.

— Et tu n’es pas curieux de savoir quelles sont les autres étapes d’une
démarche à laquelle tu collabores directement ?

La voix de Winter suintait de mépris ; Tarquin se pencha en avant.

— Ce n’est pas. Mon. Travail.

Je posai une main sur le bras de Winter. Tout le monde n’était pas aussi
rigoureux que lui, c’était comme ça.

— Bref, continua Tarquin, il faut que j’y aille. Je suis très occupé, ces
temps-ci. Vous avez eu de la chance de m’attraper, en toute franchise. J’ai
rarement le temps de discuter avec des civils.

Il jeta un coup d’œil plein de sous-entendus à Winter. Maintenant que


Winter ne faisait plus partie de l’Ordre, Tarquin n’avait plus l’intention de
lui faire des courbettes et de lui lécher les pompes.

Du coup, j’esquissai encore une fois ma rune, mais cette fois, j’y mettais
un peu plus d’enthousiasme. Tarquin écarquilla les yeux et sa main
s’abaissa brusquement pour tâter son pantalon. Ses joues étaient rouge
tomate.

— Il faut que j’y aille, lança-t-il d’une voix paniquée.

Il fit volte-face comme s’il avait le diable aux trousses et claqua la porte.
Winter pivota vers moi.

— Qu’est-ce que tu lui as fait ?

Je haussai les épaules.

— Rien.
— Ivy.

Je souris lentement.

— OK, j’ai peut-être lancé une petite rune de ma propre invention qui
m’a toujours bien servi quand mes passagers devenaient trop collants.

Les yeux de Winter s’assombrirent à l’idée que j’avais dû conduire des


hommes-pieuvres et me défendre contre leurs sales pattes, mais il reprit,
la mâchoire crispée :

— Que fait le sortilège ?

Mon sourire s’élargit.

— Disons qu’il n’était sûrement pas très à l’aise au niveau de


l’entrejambe.

Winter fronça les sourcils.

— Le sort comprime tes sous-vêtements jusqu’à ce que…

Il grimaça en levant une main.

— Je vois très bien. Ne me fais jamais ça.

— Promis. Mais j’ai développé d’autres runes qui sont bien moins
douloureuses et bien plus… agréables. Je n’ai pas vraiment eu l’occasion
de les pratiquer sur qui que ce soit, mais peut-être que tu voudrais bien
être mon cobaye.

Un grondement bas vibra dans la poitrine de Winter et il attrapa ma main


pour serrer mes doigts.

— Ce genre de test pourrait me plaire, oui.

Je ricanai.
— Oh, pitié. Est-ce que tu connais un genre de test qui ne te plairait pas,
intello ?

Il réfléchit une seconde.

— Je n’aimais pas particulièrement les tests que me faisait faire ma


sœur quand nous étions petits. Tu sais, à quel prince de conte de fées je
ressemblais, ou combien d’enfants j’aurais quand je serais plus grand, ce
genre de choses.

La porte de Tarquin s’ouvrit brusquement et il sortit la tête dans


l’entrebâillement.

— Je suis Prince Charmant ! s’écria-t-il. Tu ne peux pas avoir celui-là.

Et la porte se referma aussi sec.

Winter et moi échangeâmes un regard.

— Permets-moi d’en douter, murmurai-je.

Il sourit. Malheureusement, le moment n’était pas réellement à la


plaisanterie, et on le savait tous les deux.

— Essayons ces sortilèges une autre fois, murmura-t-il.

— Compte sur moi.

Je poussai un soupir. On aurait tout notre temps, pas vrai ? Si on


échappait aux griffes d’un tueur en série et qu’on le jetait derrière les
barreaux.

— Mais je ne comprends toujours pas, tu sais ? Clare m’a promis que ni


elle ni son cercle ne voulait rentrer dans l’Ordre. Si quelqu’un avait
envoyé une candidature, elle me l’aurait dit. Elle m’a même dit que sa
magie n’était pas assez puissante et qu’elle détestait l’Ordre. Je suis sûre
que Barbe-Noire est dans le coup. Mais pourquoi ? Qu’est-ce qu’il cherche
à faire ? Est-ce qu’il…
Je m’interrompis.

— Est-ce qu’il cherche un moyen d’infiltrer l’Ordre ? termina Winter.


C’est ce qu’il me semble.

— Mais il déteste les sorciers, soufflai-je. S’il veut infiltrer l’Ordre, ce


n’est sûrement pas pour se faire des potes.

Nous échangeâmes un regard d’horreur. Winter hocha lentement la tête.

— Non. C’est certain.


Chapitre Treize
Très clairement, Ève n’avait pas menti quand elle avait parlé d’odeur
problématique ; la puanteur me sauta à la face avant que j’ouvre la porte.
Winter me jeta un coup d’œil.

— Est-ce que c’est…

— De la pisse de chat ? fis-je en ouvrant la porte. Oh, oui.

Il avait l’air gêné.

— Je suis navrée. Princesse Parma Pervenche ne fait pas ce genre de


choses, d’habitude.

— Ne t’excuse pas. Je sais très bien qui est le génie du mal, dans cette
maison.

Winter sembla réprimer un sourire.

— C’est donc de ça que tu parlais au téléphone.

Je hochai la tête, morose. Tu parles d’un accueil. Je ne voyais Princesse


nulle part, mais Brutus était étendu sur le rebord de la fenêtre, le regard
fixé sur la rue. Je le rejoignis à grands pas.

— C’est quoi, ton problème ?

Il ne bougeait pas d’un poil.

— Brutus, menaçai-je. Pourquoi est-ce que tu as pissé partout ?

— Oh, je suis désolée, Ivy ! s’exclama Ève de la porte d’entrée.

Elle portait une salopette et tenait un nettoyant en spray.


— J’ai déjà vidé deux bouteilles pour essayer de couvrir l’odeur et tout
nettoyer, mais je crois que je n’ai pas tout trouvé. Pauvre Brutus… il s’est
surpassé, cette fois-ci.

Je haussais les sourcils. Pauvre Brutus ?

— Oh, ne sois pas désolée pour lui, il savait exactement ce qu’il faisait,
grinçai-je sans lâcher le matou des yeux.

Brutus ne s’était toujours pas retourné, mais je crois bien que sa


moustache frissonna. Il était sûrement en train de retenir l’équivalent félin
d’un fou rire.

— Tu devais lui manquer…

— On est partis une nuit. Et tu étais là.

— Et Princesse Parma Pervenche, ajouta Winter.

— Mais tout de même…

— Ne t’inquiète pas, Ève, déclarai-je. Vraiment, tu es adorable d’avoir


nettoyé tout ça, mais je vais prendre le relai. Tu aurais pu utiliser la magie,
non ?

— Mais j’aurais gaspillé énormément d’énergie, s’étonna-t-elle.

Je restai bouche bée. Winter détourna le regard, mais un petit rire lui
échappa.

— L’huile de coude n’a jamais fait de mal à personne, Ivy, commenta-t-


il en cachant très mal son amusement.

J’attrapai la bouteille des mains d’Ève et lui tendis avec un rictus.

— Alors vas-y. Toi qui aimes tant nettoyer, tu vas faire un travail d’enfer,
susurrai-je.
— Je n’ai pas le temps, malheureusement. Je dois appeler l’Ordre et leur
récapituler la situation. Si Barbe-Noire cherche un accès, je dois les mettre
immédiatement au courant.

Il sortit de la pièce et je poussai un soupir.

— Il y a deux jours, il récurait comme si sa vie en dépendait. J’aurais dû


rester au lit plus longtemps.

Ève avait l’air presque aussi amusée que Winter.

— Et qui est Barbe-Noire ?

Je grimaçai.

— C’est une longue histoire.

Brutus se redressa enfin, s’étira lentement, avant de se tourner vers nous


avec un grand bâillement. Puis :

— Connasse.

— Je vais y aller, lança Ève.

Je lui fis signe de la main.

— Oui, tu as raison.

Elle me lança un sourire avant de disparaître. Je foudroyai Brutus du


regard.

— Tu as fait déguerpir tout le monde.

Je crois bien qu’il haussa les épaules. Il sauta du rebord de la fenêtre et


vint s’enrouler autour de mes jambes.

— Connasse, répéta-t-il.
Je m’accroupis et lui grattai les oreilles.

— Je suis désolée. Je ne voulais pas te laisser tout seul. Je ne pensais pas


qu’on y passerait la nuit. Tu m’as beaucoup manqué, promis.

Brutus renifla et me donna un petit coup de tête. Puis, il laissa échapper


un ronronnement presque inaudible.

— Mais tu aurais pu éviter l’apocapisse, quand même. On vit tous ici.


C’est pas juste ta maison.

En invoquant le souvenir d’un professeur de géographie assez malin pour


avoir réussi à me faire culpabiliser lorsque j’avais utilisé ma magie plutôt
que mes cellules grises pendant un exposé sur les tremblements de terre
(ce qui, soit dit en passant, avait entraîné l’évacuation non seulement de
l’école, mais aussi de la ville entière à cause des secousses), je scotchai un
masque de mélancolie solennelle sur mon visage.

— Je m’attendais à mieux, tu sais. Je ne suis pas surprise, Brutus, mais


je suis déçue.

Il baissa la tête, comme pour s’excuser.

— Miaou.

Je tapotai mon lobe de l’index.

— Pardon ?

Brutus leva lentement ses grands yeux jaunes et limpides vers moi.

— Brutus désolé, murmura-t-il.

Il se frotta contre ma jambe une dernière fois, avec un zeste de


désespoir, et je hochai la tête, satisfaite. Brutus avait compris qu’il avait
eu tort, et il ne le referait plus. Peut-être. En tout cas, c’était la meilleure
réaction que j’arriverais à lui soutirer. Il inclina la tête et cligna des yeux.
Pour un gros chat, il savait vraiment être adorable, quand il avait envie.
— Je serais restée ici si cette affaire n’était pas aussi importante,
expliquai-je. Et tu avais Ève. Tu l’aimes bien, non ? Et Princesse Parma
Pervenche.

Sa queue s’agita dangereusement.

— Aime Ivy, dit-il.

Mon cœur fondit illico. Ève avait raison, je lui avais manqué. J’arrêtai
instantanément de prétendre que je n’étais pas son esclave pour l’éternité
et demandai :

— Avant que je ne passe au ménage, tu veux à manger ? Ton pâté au


thon, peut-être ?

Brutus se mit à ronronner. Évidemment.

Je lui servis une gamelle et pendant qu’il engloutissait sa récompense à


la vitesse de l’éclair, je lançai une rapide rune pour baisser la luminosité
naturelle de l’appartement. Avec mon autre main, je dessinai le symbole
de la lumière noire. C’était la façon la plus rapide de localiser les frasques
de Brutus. Il avait probablement arrosé un coin oublié, et je n’aurais plus
qu’à… Je me figeai net au milieu du salon.

Winter, qui venait de revenir, s’arrêta près de moi, les yeux fixés sur le
mur.

— C’est Brutus qui…

Je croisai les bras et hochai la tête. Le petit salaud.

— Brutus ! hurlai-je.

Il nous rejoignit tranquillement en se léchant les babines. Il avait fini son


assiette en un temps record, et il avait bien fait puisque j’aurais refusé de
lui servir du thon jusqu’à sa vie suivante, si j’avais su. Il s’assit au milieu
de la pièce et entreprit de se nettoyer le visage avant de lever les yeux vers
son œuvre. Là, sur tout le mur du fond, il avait écrit à l’urine le mot : «
connasse ».

Le fantôme de la vieille dame se matérialisa dans le coin opposé et leva


le nez pour contempler les exploits de Brutus ; elle se mit à glousser de
pur délice et je poussai un lourd soupir. Très bien. Je me faisais virer de
chez moi à coups de spectres insupportables et de pipi de chat.

— J’en ai marre, lançai-je à Winter. Allons plutôt choper notre tueur.

***

Même si j’étais toujours en colère contre lui et qu’il le savait, Brutus


semblait déterminé à nous suivre. C’était sûrement mieux que de le laisser
détruire mon appartement du sol au plafond, de toute façon. Winter
semblait plus amusé qu’autre chose. Quand Iqbal poussa un cri de joie en
voyant mon fardeau poilu derrière nous et s’accroupit pour lui gratter les
joues, je les foudroyai du regard ; mais Winter sourit et Brutus ronronnait,
alors bon.

— Tu ne vas pas me croire, lança mon meilleur ami. J’ai terminé mon
premier jet. Soixante-trois mille mots.

Impressionnée, je contournai une pile de bouquins pour lui faire un câlin.

— Tu gères !

Il hocha la tête.

— Tout à fait. Maintenant, noie-moi sous tes éloges, Ivy.

Il s’inclina avec un sourire faussement modeste. Derrière lui, un homme


en blouse blanche et aux cheveux fous renifla de mépris.

— Je ne sais pas pourquoi il en fait tout en plat ; son premier jet n’est
vraiment pas très bon.

Je levai rapidement les yeux vers le fantôme.


— Ne sois pas méchant, fis-je sévèrement.

Après l’affront de Brutus, je n’étais pas d’humeur à supporter les relous.

Iqbal haussa les sourcils.

— À qui tu parles ?

— Alors… Pendant que tu étais occupé à écrire, j’étais occupée à papoter


avec les morts. Et, ajoutai-je dans un murmure moqueur, scoop, ils ne sont
pas très intéressants. Et ils n’en savent pas autant qu’ils le croient, non
plus.

Le sosie d’Einstein ricana bruyamment.

— Ah oui ? Il n’empêche que tu ne savais pas qu’il y avait un tueur


fanatique dans les parages, hein ? C’est nous qui te l’avons dit. Sans nous,
il aurait continué à assassiner es sorciers sans que vous vous en doutiez !

— Vous êtes morts. Vous pouvez tout voir et aller partout. Vous êtes des
milliers… et aucun de vous ne peut me dire où est le tueur et comment je
peux le retrouver.

— Nous sommes morts, pas omniscients. Bref, renifla-t-il. Je suis passé


pour te dire que l’Ipsissimus Grenville veut te parler.

— Il attendra, grognai-je.

Iqbal jeta un coup d’œil à Winter.

— Ce genre de trucs arrive souvent ?

— On s’habitue, répondit Winter. Et ce n’est pas si mal. Comme ça, elle


ne s’ennuie pas et elle a l’impression d’être utile.

— Hé !
Il sourit largement. Iqbal prit son visage dans ses mains en nous
regardant avec extase.

— Oh, regardez-vous, on dirait que vous venez de découvrir votre


premier sortilège. Ah, l’amour.

Le fantôme fit mine de vomir et je crois bien que Brutus leva les yeux au
ciel.

— Le mariage est prévu pour quand ? continua Iqbal.

Je ris.

— Hé, hé, deux minutes, papillon.

— Tu as rencontré tes beaux-parents ?

— Non, rétorquai-je immédiatement.

Il grimaça, mais Winter renchérit tranquillement :

— Mais elle les verra demain. Nous allons dîner tous ensemble.

Iqbal s’illumina de nouveau.

— Tu vois ? Tu passes des années à manger de la pizza froide toute seule


en petite culotte sur ton canapé du matin au soir, et en un clin d’œil tu te
retrouves à porter des colliers de perles et à pâtisser des cupcakes avec ta
belle-mère.

J’écarquillai les yeux, paniquée.

— Attends, des cupcakes ? Tu crois que je vais devoir faire ça ?

— Bien sûr que non, coupa Winter. Ma mère déteste les cupcakes.

Je poussai un soupir.
— Elle est très traditionnelle, elle préfère les gâteaux Victoria, conclut-
il.

Je m’étranglai. Je n’étais pas vraiment une fée du logis. Il valait mieux


changer de sujet et passer aux choses sérieuses, c’était plus prudent.
J’attrapai Brutus pour l’empêcher de faire tomber une périlleuse pile de
feuilles libres et levai les yeux vers Iqbal.

— On n’est pas venus pour rigoler de mes talents culinaires. Nous avons
besoin…

— De mon aide, bien sûr. Maintenant que j’ai fini mes soixante-trois
mille mots de thèse, je suis tout à toi. Si tu ne me donnes rien à faire, je
vais être obligé d’éditer mon premier jet, tu comprends. Mon directeur a
lâché un peu de lest quand je lui ai dit que je vous avais aidés dans
l’affaire des zombies. Je peux m’incruster dans une autre opération de
sauvetage international, peut-être ?

Je fronçai les sourcils.

— Tu nous as aidés à sauver l’Écosse ? Vraiment ?

— J’ai trouvé des informations capitales.

— Des informations qui n’avaient aucun rapport avec les zombies en


question.

Il haussa les épaules.

— Ça, c’était pas de ma faute.

Pas faux.

— Bon… cette fois, c’est les sorciers que nous voulons sauver.

Mon ton léger s’était sérieusement assombri.


— Sept personnes sont déjà mortes et le salopard qui les a attaquées
n’hésitera sûrement pas à faire d’autres victimes si nous ne l’arrêtons pas.

L’humour d’Iqbal s’évapora instantanément.

— Raconte-moi.

Je détachai les griffes que Brutus avait entortillées dans mes boucles
pendant que Winter lui résumait notre enquête.

— Et maintenant, nous sommes dans une impasse, déclara-t-il d’un ton


lourd de frustration. Nous attendons que la police localise le courrier des
victimes. Nous attendons que l’Ordre retrouve les candidatures, vraies ou
fausses, que les victimes leur auraient envoyées pour les rejoindre. Et,
malheureusement… Nous attendons que Barbe-Noire passe à l’action.

— Quoi ? glapit le fantôme près de mon oreille. C’est ça, votre plan ?
D’attendre qu’il tue d’autres sorciers ? Mais c’est ridicule ! Ce n’est pas
un plan !

Je grimaçai et fis un pas en arrière. Même si j’étais secrètement d’accord


avec lui, c’était techniquement plus subtil que d’encourager un autre
crime. Barbe-Noire pouvait se trahir autrement.

Brutus lâcha un sifflement menaçant et s’extirpa de mes bras.

— Pourquoi tu ne m’as jamais dit que tu pouvais voir les fantômes ?


demandai-je alors qu’il s’éclipsait derrière une montagne de livres
poussiéreux.

La tête de Brutus apparut derrière son parapet littéraire et, d’un regard,
me fit comprendre que j’étais une profonde idiote et que je ne l’aurais
jamais cru. Je poussai un soupir. D’accord, il n’avait pas tort ; pas la peine
d’insister.

Iqbal s’éclaircit la gorge.


— Au moins, j’ai quelque chose qui pourrait vous intéresser. Je suis
tombé dessus pendant ma recherche. Quand tu t’intéresses à l’histoire de
la magie dans les îles britanniques, il faut bien traiter l’absence de magie
en contrepartie.

Winter et moi nous penchâmes tous les deux en avant.

— Oui ?

— Les vacui. Vacuus, au singulier. Des individus qui résistent


physiologiquement à toute forme de magie. Peu importe le sortilège ou la
puissance du sorcier qui lance le sort, ils sont immunisés contre ses effets.

— Immunisés contre la magie ? répétai-je, perplexe.

Comment c’était possible ? Je me tournai vers Winter ; il avait l’air


aussi abasourdi que moi.

— Tu as déjà entendu parler de ces gens ? Les vacui ?

Il passa une main nerveuse dans ses cheveux sombres.

— Non. Mais si Barbe-Noire est un vacuus, cela expliquerait beaucoup


de choses.

— Si ça peut vous consoler, ils sont extrêmement rares, expliqua Iqbal.


Une personne sur un million, quelque chose comme ça. C’est normal que
vous n’en ayez pas entendu parler.

Je grimaçai.

— Pas de chance que celui-là soit un tueur en série, en plus.

— Attends, remarqua Iqbal, ton Barbe-Noire n’est pas vraiment un tueur


en série, juste un meurtrier de masse. Tant qu’il n’a pas tué à trois
différentes reprises, il n’est techniquement pas catégorisé comme tueur en
série. C’est déjà ça, non ?
Ouais, génial.

— C’est peut-être une bonne nouvelle, commenta Winter.

Je lui jetai une œillade perplexe. Je ne voyais pas trop pourquoi, là.

— Peut-être que quelqu’un a remarqué les facultés de Barbe-Noire. Un


enseignant, un ami, un médecin. Or, les vacui sont assez rares pour que
cette personne en ait pris note. Il doit y avoir une trace de sa véritable
identité quelque part, et même si cela ne suffit pas à le trouver, cela
pourrait nous en apprendre beaucoup sur lui.

D’accord, c’était pas bête du tout.

— C’est toi l’expert de la Branche Arcane, Raph’. Comment tu


retrouverais ces traces ?

— Je ferai une double demande auprès de la Branche Arcane et des


archives policières. Pour quelque chose d’aussi urgent, ils le feraient
passer en priorité et cela ne prendrait que deux ou trois jours. Mais bien
sûr, je ne peux pas déposer de demande, compte tenu de ma position
actuelle.

Je commençai à avoir la migraine.

— Il faut qu’on appelle l’Ipsissimus, alors.

Winter hocha la tête, mais il n’avait pas l’air enchanté.

— Peut-être que tu devrais envisager de les rej…, commençai-je.

Son expression suffit à me faire taire.

— Est-ce que tu peux nous en dire plus sur les vacui ? demanda-t-il à
Iqbal. Même des détails ?

Mon ami haussa les épaules.


— Il n’y a pas grand-chose à savoir. Ils sont parfaitement ordinaires : ils
n’ont pas de talents magiques, mais la magie ne peut pas les toucher. Pour
arrêter un vacuus, il faut utiliser d’autres moyens. Mais vous êtes malins,
vous trouverez une solution.

Winter et moi échangeâmes un regard sceptique. La magie nous était


aussi naturelle que respirer ; elle coulait dans nos veines. Je ne savais pas
comment faire sans. J’avais l’impression que nos chances d’arrêter Barbe-
Noire venaient de s’envoler en fumée.

Le fantôme me jeta un regard sévère.

— Oh, pitié. Tu crois que c’est la fin du monde parce que tu as trouvé
quelqu’un que tu ne peux pas ensorceler ?

— La fin du monde de Clare Rees, en tout cas, rétorquai-je sèchement.


Et de Karen. Et de Paul. Et d’Amy. Sans compter les trois autres que je
n’ai pas encore rencontrés, mais que Barbe-Noire garde apparemment chez
lui.

— La mort n’est pas si terrible. Ce qui est insupportable, c’est de rester


coincé ici. Passer son temps à attendre que quelque chose arrive, en vain.
C’est comme être piégé dans la salle d’attente du dentiste avant de se faire
arracher une dent sans anesthésie. Sauf que tu ne sais pas ce qui vient
après. Tu ne sais pas si quelque chose vient après. Tu sais juste que tu ne
peux rien faire d’autre qu’attendre.

Eh beh.

— Je suis… désolée, murmurai-je.

Réponse stupide et inutile. Mais j’étais sincère.

Einstein poussa un soupir.

— Ce n’est pas de ta faute.


— Qui c’est, Ivy ? s’enquit Iqbal. Qui est le fantôme ? Pourquoi est-ce
qu’il me hante ?

Je haussai un sourcil interrogateur vers le spectre. Einstein fit la moue.

— Je ne le hante pas. Je travaillais ici, avant. D’habitude, je traîne plutôt


à la cantine, c’est là qu’on entend les meilleurs ragots, mais Grenville m’a
demandé de passer. Il veut vraiment te parler.

— J’essaierai de le croiser quand on ira voir l’Ipsissimus.

L’actuel Ipsissimus. Pfff, cette histoire devenait compliquée à suivre.

— Dis-moi, est-ce que je peux t’aider ? T’aider à passer de l’autre côté ?


À qui dois-je parler ?

Un éclair calculateur passa dans ses yeux pâles.

— Tu ferais ça ?

Je clignai des yeux.

— Bien sûr.

— Ce n’est pas une personne qui me pose problème, c’est une plaque.

— Je croyais que vous vouliez tous des plaques.

… Et des autels et des portraits et tout le tralala.

Il lâcha un ricanement.

— Hé, arrête de nous juger. Un jour, toi aussi, tu seras morte… et tu


verras.

Iqbal tendit la main et toucha mon coude.


— Ivy, je n’ai qu’une partie de la conversation, mais si c’est une plaque
que tu cherches, je crois que je vois de quoi tu parles.

Il observa les alentours avec révérence.

— Est-ce que le spectre est un homme avec des cheveux bouclés et


ébouriffés, comme s’il s’était électrocuté ?

— Électrocuté ? cracha le fantôme. De mon vivant, j’avais autre chose à


faire que de me préoccuper de mon apparence, mon petit monsieur ! Je te
ferai dire que c’est moi qui ai découvert le gène qui détermine la capacité
magique. Des centaines, non, des milliers de sorciers ont été localisés
grâce à mon travail, plutôt que de souffrir dans la peur et l’anonymat !

Décidément, ce fantôme-là commençait à m’être sympathique. Après


tout, moi aussi j’avais autre chose à faire que de me préoccuper de mon
apparence. Et d’accord, par « autre chose », je ne parlais pas d’avancées
scientifiques mondialement reconnues, mais de roupiller pendant des jours
sous ma couverture ; mais chacun ses talents, quoi.

— Oui, c’est lui, confirmai-je à Iqbal.

Il fixa son regard un peu trop à droite, et souffla d’une voix émue :

— Professeur Wiggins…, je suis sincèrement enchanté de vous


rencontrer.

Un éclair d’embarras passa sur le visage d’Einstein (enfin, du professeur


Wiggins.)

— Hum, merci, fit-il d’un ton bourru.

Il me jeta un regard.

— Tu devrais conseiller à ton ami de revoir son troisième chapitre. Il


s’est trompé dans ses calculs.
Je passai l’information à Iqbal, qui s’assombrit visiblement. J’aurais
parié qu’il le savait déjà, mais qu’il n’avait pas encore trouvé de solution.
Ou alors, qu’il n’avait pas eu le courage. Ou alors, qu’il avait espéré que
personne ne le remarquerait jamais.

— Merci, marmonna-t-il à contrecœur. J’apprécie beaucoup votre aide.

— Est-ce que tu pourrais nous montrer la plaque, Iqqy ? proposai-je.

— Oh, bien sûr. Tu sais, je me suis déjà posé la question. Il y a quelque


chose dans la tournure de phrase qui m’a toujours mis mal à l’aise, et
maintenant… je sais pourquoi.

— Que dit-elle ? demanda Winter.

Wiggins récita de mémoire :

— Ici, le professeur Horace Wiggins a révolutionné le domaine de la


biologie magique en 1989. Que sa rigueur scientifique et son âme
exceptionnelle perdurent parmi nous pour l’éternité et animent nos murs et
ceux qui recherchent sous leurs auspices.

Je grimaçai. Ouch, c’était très clairement une malédiction, aussi bien


intentionnée soit-elle.

— Et bien sûr, ce n’était pas ici du tout, commenta Wiggins. J’étais en


train de bécoter la secrétaire du directeur dans la réserve quand j’ai eu ma
révélation. Elle avait des énormes…

— Wiggins, coupai-je en haussant la voix. Si tu veux que je t’aide,


arrête-toi là.

Il s’interrompit.

— Euh. D’accord. Oui. Bonne idée.

Brutus poussa un soupir. Je plissai les yeux.


— Tu aurais pu rester à la maison, tu sais. Il y a plein de coins là-bas
pour bouder à ton aise.

Il leva une patte, comme pour l’examiner, puis dégaina ses griffes une à
une.

— Allons-y, Iqbal ! s’exclama Winter d’un ton conciliant.

Et avec ça, il ouvrit la porte du bureau et laissa Iqbal ouvrir la marche


d’un pas vif.
Chapitre Quatorze
Un petit acte de vandalisme plus tard, nous étions en route pour le siège
de l’Ordre. Winter avait toujours l’air horriblement coupable, comme s’il
était en passe d’être embarqué par la police des plaques commémoratives
et de purger dix ans de prison pour son affront. Le pauvre garçon n’aurait
vraiment pas fait un bon criminel. Tsst. Il était adorable.

— Tu sais, lançai-je en sortant du taxi, finalement, cette histoire de


communication avec les esprits, c’est pas si mal. Je commence à prendre
le coup. J’ai aidé deux spectres à passer de l’autre côté. Évidemment, c’est
plus compliqué avec Clare et son cercle, mais c’est différent. Il faudrait
que j’aie un bureau où les fantômes viendraient me voir, et que
j’embauche un assistant pour dépister les malédictions, et ça pourrait
marcher. Le taxi me manquerait, mais je suis prête à faire des sacrifices
pour être, genre, altruiste, et aider ces âmes perdues, et…

Je battis des cils.

— Travailler vingt, vingt-cinq minutes par jour.

— Et qui te paierait ? susurra Winter.

Oh. Bonne question.

J’empochai les clefs et nous traversâmes le square vers le bâtiment


principal, à la recherche de l’Ipsissimus. Brutus nous suivait de près,
même s’il semblait plutôt distrait par son nouvel environnement et
s’arrêtait toutes les deux minutes pour renifler des objets terrifiants
comme un paquet de chips vide.

— Je pourrais demander aux familles de me payer, proposai-je. Tu sais,


les descendants des fantômes, ou ceux qui ont lancé la malédiction à la
base. Je leur ferais une faveur, après tout.
Winter s’abaissa pour attraper le paquet de chips et le jeter dans une
poubelle.

— Sauf qu’ils ne sauraient pas qu’on les hante… Alors pourquoi te


seraient-ils reconnaissants ?

— D’accord, alors, avant de lever les malédictions, on demande aux


fantômes de nous dire où trouver les trésors cachés de la famille.

— Parce que toutes les familles ont des trésors cachés ?

Brutus était grimpé sur le rebord de la poubelle pour attaquer le paquet


de chips.

— Bien sûr. Par exemple, dans un coin du jardin de mes parents, il y a


une tête de Barbie enterrée. Et qui sait ce qu’on y trouverait d’autre.

— Une tête de Barbie ? Mmh, quel trésor, sourit Winter.

— Hé, ça pourrait être une pièce de collection, tu sais.

Un petit groupe de sorciers en robes écarlates apparut au détour d’un


bâtiment. Quand ils nous aperçurent, l’un d’entre eux s’avança vers nous
en levant une main.

— Adeptus Exemptus Winter !

Winter laissa échapper un sifflement d’irritation, mais s’arrêta pour


attendre le sorcier.

— Magister Templi Kirk, répondit-il solennellement.

Je réprimai un sourire quand Kirk, un Niveau Trois et donc


techniquement un ancien supérieur de Winter, manqua tout juste de lui
faire la révérence.

— Vous êtes de retour ! s’exclama-t-il avec enthousiasme. Je suis


tellement heureux de vous voir. Vous nous avez terriblement manqué. Oh,
j’ai hâte d’avoir votre opinion sur mon dernier projet ; j’aurais grand
besoin de vos conseils. Vous voyez, j’essaie de combiner…

Winter leva une main pour interrompre le torrent verbal.

— Je ne suis pas de retour. Ma partenaire et moi devons simplement


nous entretenir avec l’Ipsissimus.

Je lui fis un petit signe de la main.

— C’est moi. Je suis sa partenaire. Moi. Ivy Wilde.

Magister Templi Kirk me lança un regard distrait.

— Oh, oui. C’est vous qui avez arrêté l’adolescent nécromancien. Bravo.

J’avais un sourire radieux scotché aux lèvres, mais Kirk était déjà revenu
à Winter.

— Pourquoi ne voulez-vous pas revenir ? Nous avons besoin de vous.

Malgré son insistance, il n’avait pas l’air boudeur ou autoritaire,


seulement perplexe. Et vaguement désespéré.

— Je n’ai plus ma place ici, expliqua Winter. L’Ordre n’est pas pour
moi.

— Bien sûr que si ! L’Ordre est fait pour vous ! s’offusqua Kirk.

Winter sourit.

— Nous ferions mieux d’y aller.

— Attendez ! Dites-moi au moins si je suis sur la bonne voie ? J’utilise


de l’herbe à chat et de l’hibiscus pour apaiser les symptômes de la
dépression, mais à chaque essai, le sortilège provoque de terribles
démangeaisons.
Winter fronça les sourcils.

— Et comment purifiez-vous l’herbe à chat ?

— Comme d’habitude, avec une pincée de sel.

Winter secoua la tête.

— Oh, non, cela ne fonctionnera pas. L’herbe à chat possède des


propriétés très particulières. Utilisez le sel, mais ajoutez un peu de sauge
en poudre. Cela devrait régler le problème.

L’expression de Kirk s’éclaira.

— De la sauge, murmura-t-il. Bien sûr, j’aurais dû y penser. J’ai posé la


question à plusieurs experts en Physiologie et aucun d’entre eux n’a songé
au processus de purification. Vous êtes un génie, Adeptus Exemptus.
Merci infiniment.

Un sourire forcé passa sur les lèvres de Winter.

— Appelez-moi Raph’. Je ne suis plus Adeptus Exemptus.

— Vous le serez toujours à mes yeux, souffla Kirk sans une once
d’ironie.

Je jetai un coup d’œil aux alentours histoire de localiser l’orchestre


symphonique qui se lancerait d’une minute à l’autre dans le morceau
lancinant que cette scène émouvante exigeait très clairement.

— Je dois partir, Magister, répondit Winter.

Kirk écarquilla les yeux.

— Bien sûr, bien sûr ! Je suis navré de vous avoir retardé. Vous devez
être très occupé. Mais, s’il vous plaît… Il est encore temps de revenir sur
votre décision.
Winter grimaça légèrement, mais fit l’effort de sourire une dernière fois
avant de pivoter. Je lançai un clin d’œil à Kirk avant de le suivre.

— Je croyais que j’étais la seule personne au monde à être folle de toi,


mais je vois que j’ai une compétition d’enfer.

Winter leva les yeux au ciel.

— Ne sois pas ridicule.

— Attends, sérieusement, Raph’, ce type était prêt à se prosterner devant


toi.

— Il est comme ça avec tout le monde.

Honnêtement, je n’en étais pas si sûre. Ce dont j’étais sûre, par contre,
c’était que Winter n’avait juste aucune idée de l’importance qu’il avait
aux yeux de ces gens. Ils l’admiraient, le respectaient, avaient confiance
en lui. Je captais très bien l’idée, personnellement ; je ressentais la même
chose. Sauf qu’il était avec moi, et qu’il n’était plus avec eux.

— Bref, revenons aux choses sérieuses, grogna-t-il. Regarde,


l’Ipsissimus arrive. Nous allons pouvoir lui parler sans monter dans son
bureau. Bonne nouvelle pour toi, non ?

Effectivement, l’Ipsissimus Collings marchait tranquillement sur le


chemin propret qui menait au bâtiment de Magie Runique. Encore mieux,
il papotait avec Philip Maidmont. Vu leurs visages sérieux et leur langage
corporel rigide, cela dit, ils ne discutaient pas du dernier épisode de
Downton Abbey. J’ouvris la bouche pour piailler leurs noms, mais je
remarquai soudain l’horreur qui se dressait sur leur chemin.

— Non ! hurlai-je.

L’Ipsissimus et Maidmont levèrent les yeux à l’unisson. Ils nous


aperçurent, mais ils continuaient machinalement leur route. Non, non,
non ! Appuyée au coin du bâtiment et hors de leur champ de vision, une
échelle les attendait patiemment. Quelques pas de plus et ils passeraient
juste en dessous. En termes de présages catastrophiques, il n’y avait pas
pire que de passer sous une échelle.

C’était pas mon genre, mais j’étais complètement paniquée, et j’agitai


les bras comme une furie ; Winter se tourna vers moi, incrédule.
Évidemment, il n’avait jamais compris le pouvoir des superstitions. De
son côté, l’Ipsissimus comprit que quelque chose n’allait pas et, au lieu de
s’arrêter net, accéléra le pas pour découvrir la cause de ma petite crise
d’apoplexie. Je crois bien que le temps s’arrêta, comme dans un film
quand le héros est à deux doigts de clamser. Je me forçai à respirer. Je
levai les deux mains et me concentrai de toutes mes forces. J’allais devoir
jeter le sort le plus rapide de ma vie et je n’avais pas intérêt à le foirer.

— Ivy ? commença Winter.

Derrière moi, Brutus poussa un miaulement perçant et s’élança vers les


deux sorciers. Au moins, mon chat comprenait le risque imminent. Alors
que j’esquissai une rune à deux mains, Brutus bondit en avant. Presque
simultanément, Brutus s’écrasa contre les barreaux et mon sortilège fit
basculer l’échelle. L’objet du démon s’effondra sur le gravier avec un
grand bruit métallique. Dieu merci : c’était tout juste. Pliée en deux,
j’avalai une grande goulée d’air.

Maidmont avait vu l’échelle et faisait de l’hyperventilation légère


pendant que l’Ipsissimus se tapotait le menton, visiblement inquiet.
Winter haussa les sourcils.

— Que se passe-t-il ?

Pffff. Je m’étranglais en essayant de reprendre mon souffle.

— Échelle, sifflai-je.

— Hum ?

Il pivota légèrement.
— Oh.

Quand je relevai le visage vers lui, un mélange d’amusement et


d’exaspération dansait dans ses beaux yeux.

— C’est juste une superstition.

Ma respiration était toujours bancale, mais j’étais assez piquée pour me


redresser.

— C’est pas juste une superstition, Raph’ !

Je secouai la tête et entrepris de trottiner vers Maidmont et Ipsissimus.


Au pas de course, de mon plein gré. À ce rythme, j’allais me donner une
rupture d’anévrisme.

— Comment pouvez-vous autoriser les échelles sur ce campus ?


m’écriai-je. Et qui a laissé celle-là traîner sans surveillance ?!

Je regardais de tous les côtés, encore aux aguets. L’Ipsissimus n’était


visiblement pas tranquille, mais il était loin de paniquer.

— Oui, nous avons engagé une firme non magique pour se charger des
dernières rénovations. L’un d’entre eux a dû laisser l’échelle ici par
accident. Je vais m’entretenir avec eux. Cela ne se reproduira pas.

J’aurais bien continué à lui piailler dessus histoire de bien lui faire
comprendre que des pièges aussi macabres n’avaient rien à faire sur le
territoire de l’Ordre, mais nous avions d’autres chats à fouetter. Brutus,
presque aussi bouleversé que moi, bondit dans mes bras. Je lui caressai la
tête pour nous apaiser tous les deux.

— Notre enquête sur Barbe-Noire a avancé, déclara Winter. Nous avons


de nouvelles informations.

— Excellent. Nous avons fait quelques découvertes de notre côté, mais


je ne sais pas dans quelle mesure elles vous seront utiles. Allons dans un
endroit plus calme. Nous ne voudrions pas croiser le fer avec d’autres
équipements de construction.

Franchement, Maidmont avait l’air prêt à prendre ses jambes à son cou,
et je n’étais pas loin derrière lui. Je devais encore me concentrer pour
respirer calmement.

— Bonne idée, fis-je d’un air pseudo-dégagé.

J’étais la tranquillité incarnée, d’accord ? J’étais cool, j’étais calme,


j’étais décontractée. Personne ne pouvait savoir qu’en vrai, je manquais
encore de me faire pipi dessus. Enfin… Winter me tapota tendrement la
main.

— Ne t’inquiète pas. Tu as vaincu la méchante échelle, elle ne peut plus


t’attaquer. Tu es en parfaite sécurité. Pas besoin de paniquer.

Merde.

Plutôt que de nous inviter dans son bureau, l’Ipsissimus nous guida au
rez-de-chaussée du bâtiment principal, dans une petite pièce dont les
employés de ménage avaient clairement oublié l’existence. Elle était
exigüe et potentiellement plus poussiéreuse que la dernière étagère de ma
commode. Un pan de mur était couvert de bouquins abandonnés depuis des
décennies… et l’autre soutenait les spécimens de taxidermie les plus
étranges que j’avais jamais vus. Ou imaginés.

— Est-ce que c’est… une biche empaillée ? demandai-je.

L’Ipsissimus ne leva même pas les yeux.

— Absolument.

— Avec des oreilles de lapin ?

— De lièvre, corrigea aimablement Winter.

— Mon préféré, c’est le chat, renchérit Maidmont.


Je le cherchai du regard.

— Celui avec la corne ?

Il hocha la tête avec un sourire.

Je les fixai, perplexe. Brutus, dans mes bras, se mit à gronder tout bas.

— Mais c’est quoi, cet endroit ? Vous avez essayé de modifier la


génétique des animaux ou quoi ?

L’Ipsissimus balaya mon hypothèse d’un geste.

— Ne soyez pas ridicule. Ces ajouts ont tous été entrepris post-mortem,
et ils ne sont même pas l’œuvre d’un sorcier.

— Ils ont été légués à l’Ordre avec un versement annuel très généreux, à
condition que la collection soit exposée.

Aucun versement n’aurait pu rendre ces pauvres bestioles esthétiques,


cela dit.

— J’ai l’impression que l’ours ailé me regarde, marmonnai-je.

Je laissai Brutus bondir sur le sol et lui chuchotai discrètement :

— Va le tuer, Brutus. Tue l’ours.

Brutus me jeta un regard mauvais et disparut sous une table pour éviter
le regard vitreux du monstre empaillé. Je me rapprochai de Winter et
m’assis près de lui. Si la situation partait en vrille, il ferait le bouclier
humain.

— Alors, commença l’Ipsissimus en s’installant dans un siège de


merisier sculpté et de velours rongé par les mites. Qu’avez-vous donc
découvert sur Barbe-Noire ?
Winter résuma efficacement notre rencontre avec Clare, sa famille, et le
professeur Wiggins. Malheureusement, la synthèse était lugubre.

L’Ipsissimus pinça les lèvres.

— Je suis rentré depuis quelques heures et j’ai reçu le rapport des


Ressources Humains sur Miss Rees et la candidature à l’admission que son
cercle nous a soumise il y a deux mois. Il n’y a que très peu
d’informations dans le dossier. Nous avions simplement commencé la
vérification des antécédents et les entretiens préliminaires.

Deux mois ? Ils étaient tous déjà morts à ce moment-là.

— Mais l’Ordre ne s’est pas entretenu avec les victimes elles-mêmes,


n’est-ce pas ? s’enquit Winter.

— Effectivement. Leurs rendez-vous étaient prévus pour la semaine


prochaine. Ils avaient demandé à reculer la date, car le cercle était en
retraite méditative pour concentrer leur magie.

— Comment le savez-vous ?

— Ils nous ont prévenus par lettre. C’est comme cela que nous
communiquons, Miss Wilde. Les e-mails et le téléphone sont trop
instables dans un centre magique comme le nôtre, et nous utilisons les
méthodes traditionnelles du papier et de la conversation verbale. Voilà
pourquoi tant de critiques nous traitent de dinosaures. Mais une expression
faciale ou une calligraphie particulière peut nous apprendre bien plus
qu’un émoji.

J’arquai un sourcil.

— Vraiment ? Et qu’avez-vous appris de la calligraphie de nos sept


cadavres ?

L’Ipsissimus grimaça.
— Malheureusement, les lettres sont dactylographiées. La police les a
emportées pour les passer au crible, mais les seules empreintes trouvées
appartenaient à nos employés.

Évidemment.

— Eh bah, pour des intellos, vous vous êtes bien foirés. Et maintenant,
vous êtes dans la merde.

Winter grimaça discrètement, mais l’Ipsissimus sourit.

— Pourquoi donc ?

Je haussai les épaules.

— C’est évident, non ? Barbe-Noire déteste les sorciers, mais adore tuer.
Il a massacré un cercle entier et a pris son temps pour se débarrasser de
leurs restes, sûrement parce qu’il voulait savourer chacun de ses meurtres.
Mais les meurtres du cercle n’étaient qu’une étape. C’est pour ça qu’il a
accéléré son emploi du temps à Wistman’s Wood : il a une échéance à
respecter.

Je pointai l’Ipsissimus de l’index.

— Il a prévu de venir ici. Il voulait accéder au siège de l’Ordre pour


continuer à tuer, et il a utilisé le cercle de Clare pour obtenir une
autorisation d’admission. C’est pour ça qu’il a fait rediriger leur courrier.
Il ne veut pas garder leurs cartes postales en souvenir, il veut utiliser leur
identité pour s’infiltrer ici. Il s’est entraîné sur un petit groupe de sorciers
faibles et indépendants, mais maintenant, il veut passer au niveau
supérieur et remporter le gros lot.

Je repris mon souffle.

— En d’autres mots, vous. Les sorciers organisés, respectés. Il a caché


ses premiers meurtres parce qu’il voulait tout miser sur le grand final.
L’Ipsissimus croisa les mains.

— C’est une théorie intéressante.

Pas seulement une théorie. J’avais la conviction que j’avais raison.

— Il n’irait pas très loin, protesta Maidmont. Même si c’est bien un


vacuus, comme vous dites, il serait seul contre plusieurs milliers de
sorciers. Nous n’aurions pas besoin d’utiliser la magie pour l’arrêter.

— Mais combien mourraient avant que vous n’y parveniez ? murmura


Winter, le visage assombri par l’inquiétude.

Je me redressai sur ma chaise.

— Moins, maintenant que nous avons repris l’ascendant. Il ne sait pas


que nous avons compris son plan. C’est un avantage que nous ne pouvons
pas perdre, pas encore une fois.

— L’embargo médiatique tient toujours, promit l’Ipsissimus.

Je secouai la tête.

— Même avec la meilleure volonté du monde, quelqu’un finira par


lâcher des informations à la mauvaise personne. La police devrait laisser
les maisons des victimes pour le moment. Il faut que nous soyons le plus
discrets possible. Puis, si Barbe-Noire vient bien pour son pseudo-
entretien, nous lancerons l’embuscade avant même qu’il ne serre la main
au gardien. Pas besoin de magie, une batte de base-ball droit sur sa tronche
devrait faire l’affaire.

Un léger sourire courba les lèvres de Winter.

— Il serait plus prudent de trouver sa véritable identité et de l’arrêter


avant qu’il ne mette les pieds au siège, commenta-t-il.

L’Ipsissimus poussa un soupir.


— La police a exploré la piste des crématoriums, mais il y en a beaucoup
et ils sont soumis à des régulations très strictes. Pour l’instant, personne
n’a reconnu la description de notre tueur. Nous n’avons toujours aucune
idée de la façon dont il est parvenu à incinérer ses victimes.

— Peut-être qu’il a accès à une cheminée industrielle sur son lieu de


travail. Ce genre de machines peut atteindre les températures nécessaires
pour faire fondre l’os, suggéra Winter.

— Oui, mais la police essaie également de conduire son enquête sans lui
mettre la puce à l’oreille. Si nous avions plus de temps, peut-être… Ou si
nous pouvions simplement diffuser un portrait-robot, nous le ferions.

Je soupirai.

— Trop risqué, vous ne pensez pas ? Et la redirection du courrier, on n’a


pas de nouvelles ? Il faut bien que ces lettres aillent quelque part. Elles
n’ont pas pu disparaître.

— Les lettres ont été retrouvées dans une boîte postale, mais elle a été
ouverte sous un faux nom.

L’Ipsissimus fit la moue.

— Un M. Léventreur.

Je levai les yeux au ciel.

— Oh, il est très original, dis donc.

— Tu l’as surnommé Barbe-Noire parce qu’il a une barbe noire, susurra


Winter.

Touché.

— J’ai creusé la piste des vacui, commenta Maidmont. J’ai même


découvert que plusieurs grandes figures historiques pourraient bien avoir
été des vacui. C’est fascinant.
— Parce qu’il y a des lignées anti-magiques ? m’étonnai-je.

Il s’enfonça contre son dossier.

— Non. Apparemment, ce n’est pas une condition génétique. Il n’y a pas


eu assez de vacui pour que nous puissions tirer des conclusions de leur
état, pour être honnête. Il y a très peu d’informations à leur sujet. Le
problème, c’est que l’absence de preuve n’équivaut pas nécessairement à
la preuve d’absence.

Nous restâmes silencieux un moment. Trouver la véritable identité de


Barbe-Noire devenait indispensable ; et, allez, quoi. Winter, Maidmont et
l’Ipsissimus étaient des grosses têtes, non ? S’ils y réfléchissaient bien, ils
finiraient par trouver une solution miraculeuse.

Plutôt que de réveiller ma propre cervelle alors que j’avais à ma


disposition un triumvirat de petits génies, je me laissai aller dans mon
fauteuil et bâillai discrètement. Les derniers jours m’avaient épuisée. Sans
les monstres empaillés, j’aurais peut-être même envisagé de faire une
petite sieste, mais avec tous ces yeux vides fixés sur moi, je savais que je
ne pourrais pas m’endormir. C’est dire à quel point ces trucs étaient
glauques.

Brutus, qui avait repris un peu d’aplomb en voyant que les créatures ne
bougeaient ni pied ni patte, s’aventura vers le chat cornu et leva une patte
pour lui allonger une baffe. Honnêtement, je ne comprenais pas comment
quelqu’un pouvait se mettre à la taxidermie. J’aimais Brutus de tout mon
cœur, mais s’il mourait avant moi, il gagnerait un aller simple pour le
cimetière ou…

Je bondis sur mes pieds.

— Les animaux !

Les autres avaient levé les yeux vers moi, confus. Winter pivota pour
observer les alentours.
— À qui parles-tu cette fois-ci, Ivy ?

— À toi ! Je te parle à toi ! La police a cherché dans les crématoriums,


c’est ça ? m’exclamai-je, assaillie par une énergie extatique parfaitement
inhabituelle.

— Tous les établissements dans la région du Dorset et de Dartmoor, dans


la mesure du possible, répondit l’Ipsissimus.

— Tous ? Ou seulement ceux destinés aux humains ?

Maidmont avait toujours l’air paumé, mais Winter claqua des doigts.

— Les crématoriums pour animaux de compagnie, s’anima-t-il à son


tour. Les températures pour incinérer le corps d’un chien doivent être les
mêmes que pour un humain.

— Et même s’ils ont des restrictions, ils sont sans doute plus souples que
ceux des humains, ajoutai-je.

— Il ne doit pas en exister beaucoup, fit l’Ipsissimus. Nous devrions


trouver facilement celui que Barbe-Noire fréquente.

— Comment est-il parvenu à incinérer un cadavre humain dans un


crématorium pour animaux ?

Je secouai la tête.

— Peut-être qu’il y travaille. Peut-être qu’il vit tout près. Je ne sais pas,
mais ça vaut le coup d’essayer.

Maidmont se leva.

— Donnez-moi quinze minutes, promit-il avec ferveur. Je vais vous


trouver les adresses.

— Ils ne seront sans doute pas situés à Weymouth ou Dartmoor même,


lança Winter. Il a tendance à voyager pour éviter d’attirer les soupçons.
— Mais il ne voyage pas très loin, pour la même raison, commentai-je.

Maidmont fronça les sourcils.

— Vous savez que je suis bibliothécaire, pas vrai ? La recherche, c’est


ma spécialité. Je sais quoi chercher.

Je souris.

— Pardon. On te fait confiance, Phil !

Il leva les yeux au ciel et nous quitta d’un pas vif. L’Ipsissimus
m’observait toujours, les doigts croisés sous son menton.

— Êtes-vous sûre, Miss Wilde, de ne pas vouloir rejoindre les rangs de


l’Ordre ? Je pense sincèrement que vous vous y plairiez plus que vous ne
le pensez.

— Elle est sûre, aboya Winter.

Cela dit, il baissa immédiatement les yeux vers moi.

— Pardon. Je ne veux pas décider pour toi, murmura-t-il.

Je lui souris.

— Je sais.

— Pffft !

Je sursautai lorsque la tête de l’Ipsissimus Grenville apparut


brusquement à côté de celle de l’ours empaillé. Brutus siffla et déguerpit,
toutes griffes dehors.

— Il devrait répondre pour vous, martela-t-il. C’est lui, l’homme. Il


comprend bien mieux les tenants et les aboutissants de l’Ordre que vous
ne le pourriez jamais !
Je serrai les dents.

— C’est vrai, parce qu’il a fait partie de l’Ordre. Pas parce que c’est un
homme.

Grenville fronça les sourcils.

— Qu’est-ce que vous voulez dire, « a fait partie de l’Ordre » ? A-t-il été
expulsé ? Avez-vous conspiré pour saborder cet homme hors pair ?

Je ne pris pas la peine de répondre à sa question. J’avais déjà bien fait


comprendre à Grenville que son impolitesse me tapait sur le système, je
n’allais pas me répéter. Et puis, honnêtement, je savais qu’il avait besoin
de moi bien plus que je n’avais besoin de lui.

L’Ipsissimus Collings avait l’air fasciné.

— Vous vous entretenez avec Ipsissimus Grenville, Miss Wilde ? Oh,


quelle chance ! J’ai lu quelques-uns de ses anciens journaux. Ils sont
absolument fascinants.

Grenville grogna, outré, et flotta jusqu’à l’Ipsissimus.

— Vous avez lu mes journaux ? C’est privé, monsieur ! Privé ! De mon


temps, un gentleman ne se serait jamais abaissé à une action aussi vile !

— Je viens d’arriver au moment où vous commentez les journaux de vos


prédécesseurs, continuait gaiement Ipsissimus Collings. Vous parlez des
choses fondamentales que l’on peut apprendre du passé. Et grâce à Miss
Wilde, nous pouvons maintenant communiquer, et apprendre de vous
directement. Quelle opportunité extraordinaire…

Un ricanement m’échappa en voyant la tête de Grenville. Il fit volte-


face, le visage violacé.

— Taisez-vous, femme ! tonna-t-il. C’est de votre faute ! Vous avez


semé le chaos ! J’avais enfin l’espoir que la situation s’arrange, mais voilà
que les esprits viennent des quatre coins du pays pour se plaindre de vos
petites machinations !

Sa voix croissait toujours. Je ne savais pas si c’était un don spécial


ectoplasme, ou s’il avait le même talent sonore de son vivant, mais j’étais
impressionnée.

Je me laissai tranquillement aller contre le dossier et levai les gambettes


pour poser les pieds sur la table. Ipsissimus Collings et Winter froncèrent
les sourcils, mais ils étaient trop intrigués par la potentielle présence de
Grenville pour me faire une remarque. J’entrepris d’inspecter mes ongles
avec minutie, pendant que Grenville manquait d’exploser dans ma vision
périphérique.

— Ivy, intervint Winter, pourrais-tu demander à Ipsissimus Grenville


s’il a des suggestions concernant Barbe-Noire ? Pourrait-il envoyer des
fantômes le chercher, peut-être ? Ils pourraient réellement changer la
donne.

Grenville ne réagit pas. Son attention était focalisée sur moi.

— Ne voulez-vous pas savoir ce que vous avez fait ? s’enquit-il d’un ton
impérieux.

Je tripotai tranquillement la peau morte de mon pouce pendant que


Grenville se mettait à taper des pieds. Peut-être que tout le monde
retombait en enfance après la mort. Peut-être que d’avoir l’éternité devant
soi encourageait la frustration et les caprices. Ils n’avaient pas grand-
chose d’autre à faire, après tout. Enfin, qu’est-ce que j’en savais ?

— Peut-être pourrait-il parler avec Clare Rees et les autres spectres du


cercle, proposa Ipsissimus Collings. Leur demander s’ils ont remarqué un
lien avec les animaux ? S’ils avaient perdu un animal de compagnie
récemment, par exemple ? Barbe-Noire aurait pu les remarquer au
crématorium et décider de les attaquer à ce moment-là.

Je levai les yeux.


— C’est une très bonne idée, remarquai-je.

— Je ne peux parler à personne ! hurla Grenville à deux centimètres de


mon visage. Personne ne m’adresse plus la parole ! À cause de vous ! Vous
avez fait une terrible erreur et les fantômes demandent un autre
représentant ! Nous avons passé tant de temps à organiser la liste. Il y a
une hiérarchie fixe. Certaines personnes attendent depuis des générations
entières. La queue est établie depuis plus d’un siècle, mais vous avez
préféré sauter les plus méritants pour aider n’importe qui ! Le dernier
spectre que vous avez aidé n’attendait que depuis une ou deux décennies.
Il était 22 633e sur la liste et vous l’avez fait passer devant ! Et l’imbécile
exhibitionniste n’était pas beaucoup plus loin devant. Voilà ce qui arrive
lorsqu’on donne un peu de liberté aux femmes ! Elles font n’importe
quoi !

Il leva les mains.

— Oh, je ne peux même pas vous regarder. Vous ne comprenez rien à


rien.

Il secoua la tête et disparut.

Winter haussa les sourcils.

— Oui ?

Je me mordis la lèvre.

— Je crois que l’Ipsissimus Grenville n’est pas d’humeur. On va devoir


se débrouiller tout seul pour l’instant.

La porte s’ouvrit à la volée et Maidmont réapparut, les doigts crispés sur


une feuille de papier. Il souriait de toutes ses dents.

— Je crois que j’ai trouvé l’endroit où Barbe-Noire brûle ses victimes.

Sous la table, Brutus murmura :


— Bordel, c’est pas trop tôt. Dégageons de ce trou à rats, fissa.

Je sursautai et baissai les yeux vers lui. Attendez… j’avais bien


entendu ? Il cligna des yeux innocemment et se mit à lécher ses pattes.
Chapitre Quinze
— Si nous appelons la police, ils iront inspecter l’endroit, proposa
Ipsissimus Collings.

Winter pinça les lèvres.

— Ils ne savent pas quoi chercher. Cela équivaudrait à envoyer un


barbier faire le travail d’un plombier. Il ne s’agit pas d’utiliser la magie,
mais il faut avoir les connaissances nécessaires pour en trouver les
preuves et pour trouver la bonne personne.

— Nous avons des sorciers de la Branche Arcane à disposition. Des


individus très talentueux. Nous pouvons les contacter dès maintenant.

— Mais ils n’ont pas vu Barbe-Noire en personne. Ivy, si. Elle le


reconnaîtrait plus vite. Et puis, si un agent de la Branche Arcane perd son
sang-froid et utilise sa magie, ils pourraient tout gâcher.

L’Ipsissimus grimaça.

— Mais si Barbe-Noire est là-bas parce qu’il y travaille, il vous


reconnaîtra tous les deux.

Winter se redressa calmement, le regard glacial.

— Si Barbe-Noire est là-bas, il ne sortira du bâtiment que menotté, ou


dans une housse mortuaire.

Je frissonnai discrètement. Winter devait hanter les cauchemars des


criminels. C’était peut-être son sang militaire ? Ou alors, cette façon
absolument sincère et complètement détachée qu’il avait de mentionner la
mort de sa cible.

L’Ipsissimus continuait d’argumenter, cela dit.


— Vous êtes des civils. Vous n’avez rien à faire…

— Lorsque vous avez envoyé Ivy sur la Colline du Macchabée avec une
incantation destinée à absorber la magie d’un nécromancien pour la
sacrifier pour le bien de tous, c’était déjà une civile.

Winter fixait son ancien patron d’un regard arctique. Je crois que je
n’avais pas connu un moment plus inconfortable de toute ma vie.

— Très bien, lâcha l’Ipsissimus après une terrible minute. Mais soyez
efficaces.

— N’oubliez pas à qui vous vous adressez, rétorqua Winter avant de


tourner les talons et sortir de la pièce d’un pas vif, Brutus et moi sur ses
pas.

C’était toujours fascinant de voir Winter se préparer froidement à


l’action. Comme s’il éteignait une part de lui-même pour se concentrer sur
une seule et unique chose, consumé par sa mission. Pour honorer son mode
commando (oh, si seulement il acceptait d’être littéralement en mode
commando sous ses pantalons bien taillés…), je lui tendis les clefs du taxi.

— Mets ta ceinture, Ivy, ordonna-t-il.

— Tu sais, c’est qu’une hypothèse, Raph’. Il y a des chances que Barbe-


Noire n’ait rien à voir avec le crématorium.

— Il faut bien qu’il brûle ses cercles de sorciers quelque part.

— C’est vrai.

— Et il n’a aucun lien avec les autres crématoriums, apparemment.

— Oui.

— Et cet endroit, Vallée Dignité, est idéalement situé entre le Dorset et


le Darmoor, avec des lignes de transport entre les deux.
— Mh-mh.

— Idem pour Oxford.

— Attention, j’aime pas être la voix de la raison et suggérer que tu n’as


rien de concret, mais toutes ces preuves sont circonstancielles.

Winter croisa mon regard.

— Je sais, dit-il doucement. Mais tu le sens, pas vrai ? Tu sens que nous
sommes sur la bonne voie.

Il secoua la tête.

— Je n’aime pas compter sur mon instinct. Je préfère les faits, solides et
clairs. Tu m’influences plus que je ne l’avais imaginé.

J’avais la bouche sèche, d’un seul coup.

— J’espère que ça ne te dérange pas.

— Cela me rend très, très heureux.

Il soutint mon regard.

— Tu n’as pas à avoir peur de moi, Ivy. Je ne te ferai jamais de mal et je


ne te mettrai jamais en danger.

— Je n’ai pas peur de toi, Raph’. Parfois, tu dis des choses un peu
flippantes, mais je te connais.

Je lui lançai un petit sourire.

— Et puis, je sais prendre soin de moi.

— Si tu savais prendre soin de toi, tu mangerais équilibré, tu irais à la


salle de sport et tu saurais comment nettoyer tes joints de salle de bains,
commenta-t-il tranquillement.
Je ricanai.

— Je t’aime aussi, bébé.

Je me penchai vers lui pour planter un baiser sur ses lèvres. Sur la
banquette arrière, Brutus lâcha un soupir blasé. Ouais, OK, d’accord.

— Bon, allons attraper notre tueur ! m’exclamai-je.

***

Il faisait déjà sombre quand nous arrivâmes devant Vallée Dignité.


Sachant qu’ils travaillaient littéralement dans la mort, et que je n’avais
pas encore rencontré un spectre aimable et relax, l’endroit avait l’air
remarquablement serein. La pelouse était verte et luxuriante, le bâtiment
élégant et moderne, et le tout s’accordait sans effort à la campagne
alentour. L’atmosphère était simplement… paisible. Peut-être que les
animaux acceptaient leur destin plus facilement que les humains. Je
n’avais jamais croisé de chiens ou de chats fantômes, maintenant que j’y
réfléchissais. Quoi qu’il en soit, Vallée Dignité ne ressemblait pas à l’idée
que je me faisais d’un repère de tueur en série. Ou « meurtrier de masse ».

Brutus ouvrit un œil languide puis le referma immédiatement. Winter et


moi sortîmes du taxi et remontâmes l’allée vers la porte principale.

— Peut-être que je devrais me déguiser, proposai-je. Tu sais, au cas où


on croiserait Barbe-Noire.

— Les bons déguisements exigent du temps, des efforts et de


l’organisation.

Je réfléchis.

— Pas besoin d’un bon déguisement. Je peux très bien m’habiller en


clown et dire que je suis venue pour l’anniversaire d’un gosse.

— Un clown ? À un crématorium pour animaux de compagnie ?


Je haussai les épaules.

— OK, c’est un peu avant-garde, comme idée. Mais tu sais, Barbe-Noire


te reconnaîtrait aussi. Tu devrais chercher un costume, toi aussi.

— Plutôt mourir que de me déguiser en clown, Ivy.

Je fronçai le nez.

— Oh, non, non, le clown ne te correspond pas du tout. Je pensais à un


truc plus… confortable. Tarzan, peut-être ? Ce serait facile à improviser.
Tu peux juste te déshabiller et je te bricole un petit pagne avec ta chemise.

— Ne sois pas ridicule.

Je restai de marbre.

— Ah, tu préfères rester les fesses à l’air.

Winter pinça les lèvres.

— Tu sais que nous sommes sur les traces d’un salopard malfaisant qui a
assassiné au moins sept personnes et serait sans doute ravi de continuer
sur sa lancée ?

— C’est parfaitement humain d’avoir le sens de l’humour et d’essayer


de voir le bon côté des choses. Pourquoi vivre si tu ne peux pas rire ?

Une flamme dansait dans sa pupilles lorsque Winter laissa glisser son
regard le long de mon corps, lentement.

— Je peux trouver deux ou trois autres raisons.

Ah, battue à mon propre jeu. Je déglutis et détournai le regard. Si je


regardais Winter, je risquerais de lui sauter dessus, ici et maintenant, dans
le parking.
— Bon, allons attraper le salopard malfaisant, hein ? proposai-je à la
place.

Un demi-sourire flottait sur les lèvres de Winter, mais il hocha la tête.

La façade en verre de Vallée Dignité ressemblait à toutes les façades en


verre sans intérêt du pays, identique aux stations de police, magasins de
bricolage, et autres grands magasins interchangeables. Le crématorium
était fermé : il n’y avait pas de lumière à l’intérieur et la porte
automatique ne s’ouvrit pas à notre arrivée. C’était bien dommage, parce
que j’avais vraiment un faible pour les portes électroniques : même pas
besoin de tourner la poignée. C’était presque aussi génial que les robots
aspirateurs ou les tapis roulants.

Pendant que Winter cherchait une sonnette ou un interphone, je ramenai


mes cheveux derrière mes oreilles et dessinai une rune pour amplifier mon
ouïe. La magie avait ses limites, sur ce genre de choses, mais je crus
percevoir de la musique. Je tapotai l’épaule de Winter et lui fis signe de
me suivre, puis commençai à contourner le bâtiment. Il hocha la tête, et
nous suivîmes discrètement le chemin bien dessiné.

La musique, une espèce de hurlement atroce sur fond de basses bien


rythmiques, venait d’une sortie de secours ouverte à l’arrière. Winter et
moi échangeâmes un regard avant de nous engouffrer à l’intérieur.

En évitant la source de la musique, nous bifurquâmes à gauche, le long


d’un couloir beige et lugubre qui déboucha finalement dans une immense
salle pleine d’urnes et de boîtes. Finalement, j’étais contente que Brutus
ait préféré rester dormir dans la voiture plutôt que de venir avec nous. Je
ne le voyais pas apprécier l’ambiance, même s’il profiterait
potentiellement de l’occasion pour choisir une urne en or plaqué et hors de
prix qui me ruinerait pour trois ans. Sauf qu’au moment fatidique, il serait
mort et se ficherait profondément du réceptacle qui accueillerait ses
cendres, en réalité. Les fantômes que j’avais rencontrés avaient geint sans
interruption, mais ils ne s’étaient jamais plaints de l’endroit où leur corps
avait été entreposé.
Winter tourna les talons et se dirigea vers une porte fermée que nous
avions dépassée un peu plus tôt. La nouvelle zone était très différente : à la
place des murs nus et maussades, la pièce était peinte en violet clair et
serein. Elle était divisée en trois petits bureaux, sur la droite. Aucun
n’était verrouillé, et Winter entra dans le premier pour examiner les
photos sur la table, avant de secouer la tête. J’allai inspecter le deuxième.
Il n’y avait pas de photos dans celui-ci, mais un parfum capiteux flottait
dans l’air. À moins que Barbe-Noire ne se soit récemment mis à l’essence
de lavande et de lilas, je doutais que ce soit son QG.

Winter vérifia la troisième salle, mais en sortit presque immédiatement,


avec un grognement discret, mais agacé. Si Barbe-Noire travaillait ici, il
ne faisait pas partie de l’équipe de gestion.

Nous repartîmes vers l’avant du bâtiment, occupé par un accueil plutôt


spacieux. La réceptionniste, d’après son porte-nom, s’appelait Alison
Hibbert. Nous passâmes à travers les salons funéraires, mais, à part
quelques arrangements floraux synthétiques et un paquet de brochures
destinées aux visiteurs récemment endeuillés, nous ne trouvâmes rien
d’utile. Peut-être que notre instinct ne servait pas à grand-chose,
finalement.

Winter me fit signe de le rejoindre.

— Je ne vois rien qui pourrait nous aider.

— Peut-être qu’on devrait chercher leurs dossiers ou les fichiers du


personnel. Avec un peu de chance, ils ont des photos ou un trombinoscope.

— Dans le pire des cas, nous devrons peut-être confronter la personne


qui écoute de la musique. Mais tant que nous ne savons pas qui est Barbe-
Noire et son lien potentiel avec cet endroit, je préférerais éviter.

Avec un salut militaire et un clin d’œil, je validai sa proposition. Il savait


ce qu’il faisait, après tout.
— Peut-être qu’on devrait aller jeter un coup d’œil aux dépendances,
suggérai-je.

Quoique j’espérais qu’on ne tomberait pas sur les fours. L’idée de me


balader dans une cheminée à cadavre me mettait un peu à cran.

Nous rebroussâmes chemin en faisant bien attention à rester aussi


discrets et prudents que possible. La musique me semblait plus étouffée,
comme si on avait un peu baissé le son. Un peu plus détendue, j’accélérai
le pas. Grave erreur.

J’étais légèrement devant Winter et tournai le coin du couloir vers la


porte de derrière avant de stopper net. À contre-jour, la silhouette d’un
homme immense se détachait sur le ciel assombri et fumait devant la
porte. J’eus à peine le temps de capter sa présence, avant de reculer
précipitamment en attrapant le bras de Winter, frénétique. À cause de la
lumière descendante et de sa position, je n’avais pas pu voir l’homme
clairement ; mais il était chauve et barbu.

Les yeux de Winter étaient ombrageux et il approcha d’un pas pour lui
jeter un coup d’œil. Il reprit sa position derrière le pan du mur presque
immédiatement, tendu à craquer, le visage impénétrable. Nous
échangeâmes un regard déterminé (et peut-être très, très légèrement
satisfait). Moi aussi, j’avais eu la conviction que le crématorium et Barbe-
Noire étaient liés : mais je ne m’attendais pas à tomber sur lui
directement.

Winter tirailla sur ma manche pour m’entraîner un peu plus loin. Il


attendit d’être hors de portée de voix avant d’ouvrir la bouche :

— Il porte un uniforme, murmura-t-il, si bas que je dus tendre l’oreille.


Il doit s’occuper de la surveillance.

— Et de nuit, en plus, acquiesçai-je.

C’était parfait, pour les gens qui aimaient incinérer des corps incognito.
— Comment on va faire ? On ne peut pas utiliser notre magie contre lui.
S’il s’occupe de la sécurité, il doit être armé.

Sûrement pas une arme à feu (on était dans la campagne anglaise, après
tout), mais potentiellement un couteau ou un Taser. Même une matraque
pouvait faire de sérieux dégâts s’il savait bien s’en servir. Franchement,
pour ce qu’on en savait, il avait peut-être une mitraillette planquée dans
son froc. C’était peu probable, hein, mais Barbe-Noire nous avait déjà pris
par surprise. En plus, j’étais potelée, plus petite que la moyenne, et j’avais
une endurance au ras des pâquerettes. Sans sortilège, Winter aurait plus de
chance de gagner au corps à corps avec Barbe-Noire, mais c’était un
putain de risque. Le salopard était taillé comme un chêne centenaire.

— Reste ici, souffla Winter. Appelle la police, l’Ipsissimus, et les agents


de la Branche Arcane. Dis-leur de venir en renforts immédiatement. Je ne
laisserai pas Barbe-Noire s’échapper.

— T’es bien foutu, Winter, mais il fait au moins deux fois ta taille.

— Ça n’empêche rien.

Mon Dieu, mais quel idiot.

— Ça empêche beaucoup de choses, rétorquai-je. Écoute, c’est pas parce


qu’on ne peut pas utiliser de sortilèges contre lui qu’on ne peut pas utiliser
de sortilèges autour de lui.

— Qu’est-ce que tu veux dire ?

— On pourrait saper les fondations du bâtiment jusqu’à ce qu’elles


cèdent. Je connais quelques runes qui pourraient nous aider. S’il se prend
plusieurs tonnes de béton sur la tête, je pense qu’il ne pourra plus faire
grand-chose. Il sera aplati comme une crêpe.

Winter hocha gravement la tête, comme s’il prenait ma proposition au


sérieux.
— Il y a juste un problème, dit-il sobrement. Nous sommes à l’intérieur
du même bâtiment et la seule sortie déverrouillée est coincée par Barbe-
Noire.

Ah. Très bien. Il marquait un point.

— D’accord. Mais je suis sûre qu’il y a un moyen de ce genre.

— C’est vrai que nous pourrions…

— Hé ! Vous êtes qui, au juste ?

Winter et moi firent volte-face, sous le choc. Puis, sans réfléchir, je


lâchai un grand cri de guerre et me lançai tête baissée sur Barbe-Noire. Ma
tête s’écrasa droit dans son ventre plutôt conséquent, et il laissa échapper
un « ouuuf » sonore avant de tituber en arrière. Il attrapa une poignée de
mes cheveux et me tira à lui. J’avais l’impression qu’il était en train de
m’arracher le cuir chevelu ; je glapis de douleur en gigotant pour me
délivrer de sa poigne. Je donnais des coups de pieds dans tous les sens et
l’atteignis plusieurs fois (je crois), mais il s’agrippait à ma tignasse
comme si sa vie en dépendait.

Pendant que je me tortillais bêtement contre le géant, Winter bondit vers


nous, les poings levés. Barbe-Noire émit un cri de rage, de confusion et de
peur, la voix rauque. Le bruit vibrait encore dans mon crâne quand je levai
les yeux vers lui. Merde. Merde, merde, merde. Merde de merde et bordel
en prime.

Avant que je puisse dire ou faire quoi que ce soit, il m’envoya valser
pour affronter l’offensive de Winter. Je heurtai le mur de plein fouet et
sentis mon crâne se fissurer sous l’impact, traversée par une vague de
douleur si aigüe que j’avais du mal à réfléchir de façon cohérente. J’étais
vaguement consciente que Winter avait rugit de fureur à son tour et
j’ouvris la bouche pour le prévenir, mais je ne parvins à lâcher qu’un
grognement inarticulé. Je clignai des yeux, tentai de me concentrer, mais
rien à faire. Ma vision s’était obscurcie ; devant moi, deux Winter et deux
barbus se tournaient autour comme des catcheurs.
Winter passa à l’attaque et envoya un uppercut dans la face de Barbe-
Noire. Sa joue trembla et du sang jaillit de son nez et s’écrasa à mes pieds.

— Attends ! Arrête ! coassai-je.

Aucun des deux ne m’avait entendue ; et même si c’était le cas, je doute


qu’ils m’auraient écoutée. J’essayai de me redresser, mais je retombai sur
mes fesses avant même d’avoir réussi à m’accroupir.

— Raph’, appelai-je.

Ses deux versions évitèrent souplement les deux poings qui visaient son
joli visage. Je plantai la paume de mes mains contre mes paupières pour
éclaircir ma vision. Les doppelgängers me donnaient horriblement envie
de vomir, mais j’allais me sentir bien plus mal si l’un des deux était
sérieusement blessé.

— Ce n’est pas lui !

Le sosie de Barbe-Noire attrapa je ne sais quelle arme fixée à sa


ceinture. Winter ne comptait pas lui laisser d’ouverture, cela dit, et
l’envoya brutalement au sol d’un coup d’épaule. Sauf que Winter chancela
avec lui et les deux hommes se mirent à rouler sur le sol, presque comme
des amants ; sauf que, agrippés l’un à l’autre, ils essayaient de s’envoyer
des coups de poings et de genoux en grognant.

J’avais l’impression que mon cœur allait exploser. Ce n’était pas une
douleur latente, mais une souffrance constante et croissante qui
m’écartelait le corps et la cervelle. J’allais sérieusement finir par vomir. Il
fallait absolument que je fasse quelque chose avant qu’ils ne s’entretuent
ou que je m’évanouisse.

Ma rune était brouillonne ; franchement, même un sorcier de seconde


zone aurait pu faire mieux. Mais, du moment qu’elle faisait l’affaire, peu
importait. J’avais l’intention de les arroser avec de l’eau glacée. Un bon
seau d’eau, Winter le savait bien parce qu’il m’avait déjà fait le coup,
suffisait largement à remettre les pendules à l’heure.
Malheureusement, mon petit traumatisme crânien m’avait bien amochée.
De nulle part, une pluie de glaçons s’écrasa sur Winter et l’agent de
sécurité, puis dans la salle entière. En quelques secondes, ils tapissèrent la
pièce, et je me mis à trembler dans ma banquise de fortune.

Winter poussa le garde en arrière et courut vers moi.

— Que fais-tu ? Que se passe-t-il ?

Dieu merci. Je levai les yeux vers lui, un mouvement oculaire qui me
demanda beaucoup plus d’énergie que je n’en avais.

— C’est pas lui. Ce n’est pas Barbe-Noire.

Il fronça les sourcils.

— Quoi ?

J’allais continuer, mais il était trop tard. L’agent de sécurité avait levé la
main et assena un coup latéral sur la nuque de Winter. Winter s’écroula
lourdement contre moi.

— Je vais répéter une dernière fois, dit le barbu, le nez en sang. Vous
êtes qui ?

Je lui aurais répondu si j’avais pu. Vraiment, j’aurais préféré lui


répondre. Mais des lumières dansaient devant mes yeux et garder
conscience devenait bien trop compliqué. Ma nausée augmenta encore,
puis je m’évanouis à mon tour.

***

Je retombai très très lentement sur terre. Pendant quelques secondes, je


n’avais mal nulle part, et je me demandais si j’étais encore vivante ou si
j’avais rejoint les rangs des spectres vénères. Mais la douleur resurgit sur
les chapeaux de roues, et j’eus soudain l’impression de m’être pris un
poids lourd en pleine tête.
J’aurais pu faire la morte et jauger la situation à l’oreille ; c’est ce
qu’aurait fait une héroïne d’Hollywood. À la place, je gémis, puis je me
mis à vomir. Et comme j’étais maintenant ficelée comme un saucisson, le
vomi atterrit sur mes vêtements plutôt que sur le sol, où quelqu’un aurait
pu passer la serpillère. Génial.

L’ombre de l’agent de sécurité tomba sur moi. Au moins, je ne voyais


plus double ; mais je clignai quand même des yeux, abasourdie. C’est vrai
qu’il ressemblait énormément à Barbe-Noire, mais, de près, je ne pouvais
plus le confondre. Il ne portait pas de boucle d’oreille, et son lobe n’était
pas percé. Il avait l’air plus vieux, avec des lignes de rires autour des yeux
et de la bouche, et sa barbe sombre était tachetée de gris. Mais c’était son
regard qui faisait la vraie différence : ses yeux étaient pleins de méfiance,
d’inquiétude, et de peur. Pleins d’émotions. Aux antipodes des pupilles
vides que Barbe-Noire avait posées sur moi à l’auberge.

— Ivy, marmonnai-je pour moi-même, tu t’es vraiment foirée, cette fois-


ci.

— Ivy ? C’est comme ça que tu t’appelles ?

Je hochai la tête, mais le mouvement me donna le tournis.

— Ça m’étonne pas. Je suis sorti avec une Ivy, tu sais, et c’était la bonne
femme la plus dingue que j’ai jamais rencontrée.

Il inspira profondément et plissa les yeux.

— Enfin, à part toi, bien sûr. Tu l’as complètement dépassée, bravo.

Euh… merci ?

— Tu es une sorcière, non ? demanda-t-il.

— Oui, articulai-je.

— Et ton petit ami ?


Je pouvais sentir le poids familier de Winter contre mon dos. Il respirait
doucement, mais comme il ne bougeait ni pied ni pattes, je me doutais
qu’il était toujours KO. Je pesai le pour et le contre, mais mentir n’aurait
pas arrangé notre cas. Je voulais juste faire comprendre au garde que nous
avions fait une réelle erreur.

— Oui, c’est un sorcier aussi.

— Et qu’est-ce que fichent les larbins de l’Ordre dans un crématorium


pour animaux domestiques ? Pourquoi vous m’avez attaqué ? On ne
s’occupe même pas des familiers des sorciers, ici, vous savez. Et on n’a
rien fait de mal.

Ma cervelle pédalait toujours et j’avais du mal à trouver les bons mots et


à faire fonctionner ma langue.

— Je suis désolée. Je suis tellement désolée. Je pensais que vous étiez…


quelqu’un d’autre. Quelqu’un de vraiment dangereux. J’ai fait une erreur.

— Je ne t’ai rien fait ! cracha-t-il. Et regarde-moi ! Je marque vite et je


vais avoir des bleus pendant des semaines ! Ma femme va me tuer.

— Je suis vraiment désolée, répétai-je. Nous cherchons un meurtrier. Un


homme chauve avec une barbe broussailleuse, comme vous. On pensait
qu’il travaillait peut-être ici. Il a déjà tué sept personnes, et prévoit
sûrement d’en tuer d’autres. Croyez-moi, j’aurais vraiment préféré ne pas
me tromper.

L’agent de sécurité avait écarquillé les yeux. Je me redressai, soudain


aux aguets.

— Vous savez de qui je parle, soufflai-je.

— Et alors ? Je ne suis même pas sûr que vous êtes les personnes que
vous prétendez être ! Peut-être que vous avez juste une haine irrationnelle
pour les barbes.
— C’est ça, ricanai-je.

J’hésitai une petite seconde tout de même.

— Quoique, je me suis toujours demandé si vous vous retrouvez avec de


la nourriture dans votre barbe quand vous mangez. Est-ce que vous les
retirez après chaque repas ? Ou vous les gardez pour le goûter ?

Bon, maintenant, il me regardait comme si j’étais dingue. Au moins, il


devait avoir capté que je n’allais pas le transformer en crapaud en claquant
des doigts : j’étais juste… originale. Assez originale pour le confondre
avec quelqu’un d’autre.

Il essuya un peu de sang sur sa manche.

— La police arrive. Tu pourras leur expliquer tout ça.

— Pas de problème ! Mais, s’il vous plaît, dites-moi ce que vous savez
sur l’homme que je cherche. J’ai besoin de son nom, ou de savoir où le
trouver. C’est une question de vie ou de mort.

Il me scruta attentivement, comme pour juger de ma sincérité.

— Tu pourrais être n’importe qui. Tu pourrais avoir tout inventé.

— Vous savez que je suis une sorcière. J’ai lancé un sort pour faire
pleuvoir des glaçons.

Il pinça les lèvres.

— Ouais. Pourquoi tu as fait ça, déjà ? C’était un peu bizarre.

Euh…

— Pour vous rafraîchir les idées avant que vous ne vous écharpiez
mutuellement, voyons. Mais peu importe. Ce que je veux dire, c’est que je
pourrais très bien utiliser ma magie pour me détacher. Je pourrais vous
attaquer, mais je ne l’ai pas fait. Parce que je ne suis pas votre ennemie. Je
cherche simplement à attraper un homme qui fait le mal autour de lui. Je
vous le jure. Mon petit ami et moi pouvons attendre la police si cela peut
vous rassurer, mais s’il vous plaît… Dites-moi ce que vous savez.

Pendant une seconde, je crus qu’il allait refuser, mais mon désespoir
sembla le convaincre. Quand il rouvrit la bouche, je me laissai aller contre
Winter avec soulagement. Malgré notre bourde, tout n’était peut-être pas
perdu.

— Il ne travaille pas ici. C’est le fils des propriétaires, mais il ne fait pas
partie de l’entreprise, pas vraiment. Je ne l’ai vu qu’une ou deux fois.
Dans le coin, on sait tous qu’Hal est un peu spécial. Je travaille ici depuis
un mois ou deux, mais j’ai toujours eu l’impression qu’il me méprisait. Je
me suis juste dit que c’était parce qu’on se ressemblait.

— Hal, insistai-je. C’est son nom ?

— Ouais. Hal Prescott. Il vit dans le nouvel immeuble super chic à


quelques kilomètres. On se ressemble peut-être, mais nos vies sont très
différentes.

— Si vous ne travaillez ici que depuis un mois, est-ce que vous savez qui
occupait votre poste avant vous ?

Le garde secoua la tête.

— Personne. D’habitude, les crématoriums n’ont pas besoin d’équipe de


sécurité, hein ?

Il me jeta un regard lourd de sens, et je grimaçai.

— Les Prescott m’ont engagé parce qu’ils ont eu des problèmes avec les
fours. Ils pensaient que des gamins avaient trouvé un accès et venaient
brûler des trucs la nuit. En tout cas, les fours avaient été utilisés.

Il haussa ses épaules massives.


— Mais avant toi et Yeux-Bleus, je n’ai jamais eu de problème. Personne
ne vient la nuit.

J’avais bien l’impression que le mépris de Barbe-Noire était directement


lié au fait que le garde l’empêchait de faire mumuse avec l’incinérateur.
Peut-être qu’il avait organisé la dispersion des cendres parce qu’il ne
pouvait pas brûler tout le cercle d’un seul coup. Et maintenant, il ne
pouvait plus tuer, parce que se débarrasser des corps était devenu
impossible. Il avait pu utiliser le crématorium de sa famille sans problème
avant qu’ils n’engagent un garde de nuit ; mais maintenant, il était coincé.

Une autre idée me traversa.

— Vous avez dit que le crématorium n’incinère pas les familiers.


Pourquoi pas ?

Son sourire était vaguement dangereux.

— Apparemment, ils n’aiment vraiment pas les sorciers. Je les ai déjà


entendus dire que vous étiez tous des raclures.

Fascinée, je demandai :

— Pourquoi ?

— J’en sais rien. Personne ne sait.

Hmmm. Peut-être qu’ils avaient vécu quelque chose de traumatique avec


un sorcier, ou que quelqu’un dans leur famille avait des pouvoirs et que la
relation s’était envenimée ; peut-être que la condition de vacuus d’Hal
avait un rapport avec leur opinion. Mais c’était sans importance ; avant
toute chose, il fallait qu’on arrête Barbe-Noire avant qu’il ne soit trop tard.

Derrière moi, Winter tressaillit. Il grogna plus fort que moi. Comme
l’agent de sécurité fit un pas en arrière, visiblement nerveux, j’appuyai
doucement ma tête contre les cheveux sombres de Winter.
— Ne t’inquiète pas et reste calme, Raph’, tout va bien.

— Est-ce que tu vas bien ?

J’avais le crâne en miettes, les yeux explosés, et le t-shirt couvert de


vomi, mais je répondis tranquillement.

— Très bien. Nous sommes tous détendus et plutôt contents d’être là. En
vrai…

La porte s’ouvrit à la volée et plusieurs hommes s’engouffrèrent dans la


pièce en hurlant.

— Police ! Les mains en l’air !

L’agent le plus proche me pointait du doigt comme si j’étais en état de


bondir sur mes pieds et danser le French cancan.

— On est attachés, remarquai-je aimablement. On ne peut pas lever les


mains.

Le garde avait avancé d’un pas et, en une seconde, un des policiers lui
avait sauté dessus pour lui tordre le bras dans le dos à un angle qui me
semblait, vue d’ici, horriblement douloureux et pas franchement naturel.
Je grimaçai de compassion. Notre barbu ne passait vraiment pas la soirée
de sa vie.

— C’est lui qui vous a appelé, proposai-je dans l’espoir de calmer


l’agent ultra-motivé. C’est lui, le gentil.

Je fronçai les sourcils. Non, attendez.

— Je veux dire, on est les gentils aussi. Tout le monde est gentil. C’est
juste un malentendu.

Les voir gesticuler me donnait vaguement la nausée.


— Appelez l’Ipsissimus, ordonna Winter d’une voix sonore et
autoritaire.

Il avait l’air bien plus cohérent que moi, en plus.

— Nous sommes ici à la demande du Saint Ordre des Lumières


Magiques. Nous travaillons également avec une faction de la police sur
une enquête capitale qui l’emporte sur votre juridiction.

Un des agents, sûrement le responsable de l’équipe vu que ses


chaussures étaient les plus précautionneusement cirées, jaugea Winter du
regard. Convaincu, il se tourna pour marmonner dans son talkie-walkie.
Bon, super. On serait dehors en deux deux.

Un autre agent entra dans la pièce.

— Le propriétaire arrive, lança-t-il à la cantonade.

Je me raidis instantanément. OK, ça, par contre, c’était un problème.

— Raph’, mauvaise nouvelle.

L’agent de sécurité avait commencé à crier et à se battre pour se libérer.


L’attention des policiers se focalisa sur lui ; ils auraient dû faire plus
attention.

Winter me répondit par-dessus le tumulte.

— Nous sommes attachés sur le sol d’un crématorium et entourés


d’officiers en colère, Ivy. Sans compter que j’ai apparemment battu un
homme innocent. « Mauvaise nouvelle » est un euphémisme.

Franchement, j’aurais plutôt dit que l’homme innocent avait battu


Winter, mais c’était peut-être pas le moment de lui rappeler.

— Je veux dire, une autre mauvaise nouvelle. Barbe-Noire, le vrai


Barbe-Noire, s’appelle Hal Prescott. C’est le fils du propriétaire du
crématorium et toute la famille déteste les sorciers. Si Barbe-Noire se
ramène avec son père pour voir quel est le problème et qu’on est attachés
ici…

Winter crispa les mâchoires.

— Oh.

Il marqua une pause.

— Peut-être qu’il ne viendra pas. Peut-être que le père viendra seul.

Un grésillement s’échappa du talkie-walkie, à peine audible entre les cris


de l’agent.

— Pas de confirmation pour l’instant. Gardez les suspects.

Je grimaçai.

— Même si le proprio arrive tout seul, il nous verra et il nous décrira à


sa famille. Il dira que deux sorciers ont été pris la main dans le sac au
crématorium. Barbe-Noire sera forcément sur ses gardes. Si on arrive à
persuader tous ces types que Barbe-Noire est un criminel, tout ira, mais je
ne crois même pas qu’on aura le temps. Il faut qu’on gagne une heure ou
deux. On a besoin de l’effet de surprise, tu te souviens ?

— L’Ordre ne s’oppose jamais directement à la police, Ivy. Nous


obéissons à leurs régulations, même lorsque nous ne sommes pas
nécessairement d’accord. C’est la seule façon d’assurer la collaboration
des deux organisations.

Winter fit la moue.

— Mais je ne fais plus partie de l’Ordre. Si nous réussissons à nous


délivrer et à allier notre magie, nous pourrions lancer un sort de sommeil
assez puissant pour leur faire perdre conscience et partir avant l’arrivée du
propriétaire. En plus, il devra attendre au moins deux heures avant qu’ils
ne se réveillent et puissent répondre à ses questions ; cela nous laisserait le
temps de réfléchir et de trouver un plan viable.

J’avais créé un monstre.

— Ou alors, on pourrait attendre planqués dehors, histoire de choper


Barbe-Noire dès qu’il arrive avec son papa, comme on avait prévu à la
base.

— Oui, rétorqua-t-il sèchement, notre plan A s’est déroulé à merveille,


jusqu’à maintenant.

Pfff, ce sarcasme… Je haussai les épaules.

— OK, allons-y.

Je culpabilisais déjà pour l’agent de sécurité, mais une petite sieste lui
ferait du bien, après tout. Il regagnerait peut-être des forces, comme ça. Je
pouvais toujours essayer de me convaincre, en tout cas.

— Tu penses que tu peux te dégager ? murmurai-je.

Winter ricana. Au moins trois des policiers qui gardaient les issues se
tournèrent vers lui, les yeux plissés.

— Sans problème, lâcha Winter.

Deux des policiers s’étaient déjà écartés de l’émeute pour marcher vers
nous.

— Alors dépêche-toi.

Winter rit doucement, et je sentis nos liens se défaire presque


immédiatement. Bordel, il était doué.

— À trois…

— Un. Deux…
Le policier le plus proche nous foudroya du regard.

— Qu’est-ce que vous fichez, tous les deux.

Nous rétorquâmes d’une même voix :

— Trois !

Un flot de pouvoir monta en moi et me submergea avant de se répandre


dans la pièce. Je sentais la magie de Winter se mélanger à la mienne
jusqu’à ce que leurs deux énergies distinctes fusionnent et se décuplent. Le
sortilège crépita et la magie dansait ; et les agents tombèrent comme des
mouches.

— Waoh, murmurai-je.

Winter se releva, puis se tourna vers moi pour m’aider à me relever, les
yeux dans les miens.

— Toi aussi, tu l’as senti ?

— Ouais.

Je m’humectai les lèvres et nous nous sourîmes bêtement, à la Bonnie


and Clyde. Enfreindre la loi, c’était une excitation toute particulière,
même avec les meilleures intentions du monde. Je pris une inspiration
tremblante, puis nous passâmes à l’action.

Je pris le temps de vérifier que le garde de sécurité n’était pas trop mal
installé, et de pousser le policier qui lui était tombé dessus. Je tournai le
garde sur le dos, et ajustai sa tête pour qu’il soit à l’aise et ne s’étouffe pas
avec sa langue. Mes yeux tombèrent sur son badge. Alan Hopkins. Pardon,
mec.

— Ivy, lança Winter, si tu as envie de faire la sieste avec ces types,


retiens-toi encore un peu. Tu pourras somnoler devant le bâtiment quand
on attendra Barbe-Noire.
Pour une fois, le sommeil ne m’avait même pas traversé l’esprit, même
si mon crâne pulsait toujours. Peut-être que Winter m’avait vraiment
transformée, en fait. Je lui souris, et nous sortîmes au pas de course.

Mon fidèle taxi était toujours garé où je l’avais laissé, mais dissimulé
par un paquet de voitures de police placées n’importe comment devant le
crématorium. Brutus n’avait apparemment pas ouvert l’œil. Je
commençais à me demander si notre sortilège l’avait aussi atteint, mais il
lâcha un petit miaulement quand je claquai la portière, avant de demander
de la nourriture d’une voix faiblarde. Je tendis la main pour lui gratter les
oreilles, et il se rendormit immédiatement. Oh, la vie des chats.

Nous n’attendîmes pas très longtemps. La nuit était tombée et les phares
de leur véhicule brillaient de loin. Winter et moi nous baissâmes, aux
aguets. Je ne savais même pas si je voulais que Barbe-Noire (non, Hal
Prescott) soit avec son père ou non. Bien sûr, il était temps d’en finir, mais
je n’étais pas au mieux de ma forme. Et Winter n’avait pas l’air bien non
plus. Son œil droit avait commencé à gonfler et tournait déjà au violacé. Il
était sûrement aussi mal en point que moi, mais si Barbe-Noire sortait
vraiment de cette foutue voiture, nous n’avions pas le droit de le laisser
filer ; nous serions obligés d’agir. Une bonne fois pour toutes.

— On est des héros, dis-je.

Winter me jeta un coup d’œil.

— Avec egos surdimensionnés, hmm ?

Je haussai les épaules.

— Ça va, la fausse modestie, c’est une perte de temps. Regarde-nous. Je


suis couverte de vomi et tu es couvert de sang. On aurait besoin d’un aller
express à l’hôpital. Et pourtant, on reste ici, et on prévoit toujours
d’affronter Barbe-Noire. Si on le trouve.

La réponse de Winter n’était qu’un murmure :


— Avons-nous vraiment le choix ?

La voiture du propriétaire bifurqua dans le parking et s’arrêta.

— Chut, souffla Winter.

Je hochai la tête et m’enfonçai dans le siège.

— Reste couché, Brutus, fis-je inutilement.

Je ne voyais pas grand-chose dans la pénombre, mais la voiture des


Prescott avait l’air luxueuse et grande. Son moteur ne grognait pas, il
ronronnait élégamment. Les animaux morts payaient bien.

Winter et moi retenions nos souffles, mais ce n’était pas la peine. Une
seule silhouette sortit du véhicule, et ce n’était clairement pas Barbe-
Noire. L’homme était imberbe, bien plus maigrichon, avec une tignasse
épaisse. Papa, alors. Mais où pouvaient bien être son salopard de fils, sa
grosse barbe, et ses tendances meurtrières ?

Nous attendîmes que Prescott Père disparaisse dans le bâtiment


principal, puis je démarrai le taxi sur les chapeaux de roues et tournai à
gauche au rond-point.

— Peut-être qu’on aurait dû rester, déclara Winter. Je pense que Barbe-


Noire aurait fini par arriver.

— Lui, et d’autres équipes de police, remarquai-je. Prescott ne va pas se


tourner les pouces et attendre que ceux-là se réveillent, tu sais. Il va
appeler la cavalerie à la rescousse. Il faut qu’on mette les voiles.

Winter secoua la tête, comme s’il commençait à peine à absorber les


évènements de la soirée. Il passa une main sur son front.

— Quel bordel.

Je lui caressai gentiment la joue.


— Hé, vois les choses du bon côté. Personne ne peut te virer.

Il n’avait pas l’air vraiment soulagé. Je mis mon clignotant, puis


changeai soudain d’avis.

— Tu vois ça ? demandai-je.

— Quoi donc ? soupira Winter.

Apparemment, son ancienne vie lui passait encore devant les yeux.

— L’immeuble, en face. Il est plutôt snob, pas vrai ?

Il leva les yeux.

— J’imagine, oui.

— Et il a l’air neuf ?

Winter se pencha vers la vitre pour inspecter le bâtiment.

— Oui.

Je souris largement.

— Raphaël Winter, tu ne connais pas ta chance. Si je n’étais pas aussi


consciencieuse, on serait encore en train de ramer comme des fous. Mais
je viens de nous trouver un yacht haut de gamme. Quand la montagne ne
veut pas venir à Mahomet…

Il était toujours perplexe.

— Mais qu’est-ce que tu racontes ?

— Pendant que tu roupillais, Alan l’agent de sécurité m’a dit que Barbe-
Noire, aussi nommé Hal Prescott, vit dans un immeuble de luxe tout neuf.
Et ça, mon pote, c’est un immeuble complètement de luxe, et très neuf. Et
en plus, il est à peine à un ou deux kilomètres du crématorium. Pratique,
non ?

Je lui lançai un coup d’œil en coin.

— Qu’est-ce que te dit ton instinct tout neuf, hein ? roucoulai-je.

Winter se redressa, les doigts crispés sur ses genoux.

— Ivy Wilde, souffla-t-il. Je suis vraiment fou de toi.

Je gloussai de plaisir.
Chapitre Seize
On avait intérêt à faire vite : la police n’allait sûrement pas tarder à nous
suivre. Avec notre petit numéro de marchands de sable, et sur un escadron
entier de policiers, j’étais plus ou moins sûre qu’ils nous traqueraient
jusqu’à ce que mort s’ensuive. S’ils avaient deux sous de jugeote, ils
passeraient par ici. Et puis, j’en avais marre de prendre des gants, de toute
façon, et je crois que Winter était de mon avis. Nous entrâmes par les
grandes portes d’entrée en ignorant royalement les caméras de sécurité, et
je me plantai devant le comptoir de la réception.

— Hal Prescott, ordonnai-je. Quel étage ?

Le gars de service cligna des yeux et étouffa un bâillement. Puis, il


remarqua les fluides divers qui tachaient nos fringues et se redressa dans
son siège.

— Euh… Qui êtes-vous ?

Winter prit la parole.

— Adeptus Exemptus Raphaël Winter, du Saint Ordre des Lumières


Magiques. Nous devons nous entretenir avec Hal Prescott immédiatement.

Il marqua une pause, se pencha en avant, la voix sombre.

— C’est une question de vie ou de mort, déclara-t-il.

Notre apparence douteuse devait ajouter du poids au petit discours de


Winter, parce que le réceptionniste n’essaya même pas de protester.

— Bien sûr, monsieur.

Il rougit violemment.

— Je veux dire, Adeptus Exceptus. Exemptus. Merde. Pardon.


Il toussota.

— Ne vous inquiétez pas, le rassurai-je. Les civils sont souvent confus


lors de leur premier contact avec l’Ordre.

Il hocha la tête vigoureusement, ravi de mon excuse stupide, puis se


tourna vers son ordinateur. Malheureusement, son soulagement ne dura pas
longtemps. Après avoir écrasé deux ou trois fois la même touche sur son
clavier, il fronça les sourcils, anxieux.

— Je suis navré, mais Mr. Prescott n’est pas chez lui. Il nous a informés
qu’il serait absent pour au moins une semaine.

Une semaine entière ? Mon estomac se noua. Quel que soit le plan de
Barbe-Noire, je savais que les conséquences seraient catastrophiques. Son
pseudo-entretien avec les Ressources Humaines n’était prévu que pour
mardi ; il s’était laissé cinq jours de plus, minimum, pour semer le chaos
et tuer encore plus de gens que nous ne l’avions envisagé.

— Avez-vous son numéro de téléphone, peut-être ?

Le cliquetis du clavier, puis :

— Non, déglutit le réceptionniste.

Winter et moi échangeâmes un regard.

— Dans ce cas, vous allez devoir nous ouvrir son appartement. Nous
devons le fouiller sans attendre.

— Je ne peux pas… Je ne crois pas que je puisse accéder à votre


demande. Vous devez avoir un mandat, souffla le pauvret.

Winter croisa les bras sur son torse large.

— Vous avez raison. Il est très important de respecter la loi et son


administration. Malheureusement, des vies sont en danger et nous n’avons
pas le temps de demander un mandat.
Il marqua une pause.

— Pourquoi ne pas nous indiquer l’appartement de M. Prescott ? Nous


prendrons la situation en main sans vous impliquer. Vous ne saurez rien
des mesures subséquentes et n’aurez donc pas à donner votre permission.

J’étais impressionnée. Winter ne sous-estimait pas le réceptionniste et


ne niait pas ce que nous avions l’intention de faire ; mais il s’était exprimé
avec une autorité magnétique, et la sincérité résonnait dans sa voix.

— Si nous ne faisons rien, des innocents vont mourir, ajouta-t-il


doucement. Je vous le garantis. Vous avez l’opportunité de nous aider à
prévenir une tragédie.

L’employé déglutit.

— D’accord. Oui. Je peux vous dire où il habite. Mais je ne veux pas


savoir si vous réussissez à y rentrer, d’accord ? J’ai vraiment besoin de ce
travail.

— Dites-nous seulement le numéro d’appartement. Personne n’en saura


rien.

La voix de Winter n’était plus qu’un murmure.

— La plupart des vrais héros sont méconnus.

Le réceptionniste hocha très doucement la tête.

— Vingt-trois, chuchota-t-il. Mr. Prescott vit au numéro vingt-trois.

— Vous faites preuve de beaucoup de courage, dit Winter. Merci.

Il tourna les talons et fila vers les escaliers.

— L’ascenseur est en bas ! lançai-je. Ça sera plus rapide.


Je m’attendais à ce qu’il argumente, mais il se contenta de me suivre et
d’appuyer sur le bouton du deuxième étage. Les portes se fermèrent en
silence. Winter se tourna vers moi.

— J’ai menti à cet agent. Ce n’est pas quelque chose que je fais souvent.
Je suis désolé, Ivy. Je ne devrais pas faire semblant d’être quelqu’un que je
ne suis pas.

Je clignai des yeux. Pendant une seconde, je n’avais même pas compris
sa remarque. Oh ! Parce qu’il avait dit qu’il faisait partie de l’Ordre.

— C’était pour le bien de tous, Raph’. Tu as eu raison. Si on n’arrête pas


Barbe-Noire, il va passer à l’action. La fin justifie les moyens. Et tu n’as
pas besoin de t’excuser auprès de moi, pas pour une chose pareille.

— Je ne veux pas compromettre ce que je suis, déclara Winter. La fin ne


justifie pas les moyens, Ivy. Lorsqu’on se détourne de ses principes, quelle
qu’en soit la raison… alors on se perd soi-même.

— Ne t’inquiète pas pour tes principes, Raph’. C’était juste un petit


mensonge. Et tu étais Adeptus Exemptus, après tout.

— J’ai quand même eu tort.

Franchement, je n’étais pas d’accord.

— Mais il faut trouver Barbe-Noire, insistai-je.

Les portes coulissèrent.

— Oui, souffla-t-il. C’est vrai.

Il sortit de l’ascenseur à grandes enjambées, à un rythme encore plus


soutenu que d’habitude. Je devais littéralement trotter derrière lui pour
suivre le mouvement. Heureusement, le numéro vingt-trois n’était pas très
loin. Histoire que Winter n’ajoute pas une effraction à la liste de ses
regrets, je dessinai une rune pour déverrouiller la porte. L’adrénaline qui
enflammait mes veines pulsait aussi dans ma magie, et le battant s’ouvrit
à la volée et trembla entre ses gonds.

— Est-ce que ça va, Ivy ?

— Ouaip’.

— Si tu ne te sens pas…

— Je vais super bien, coupai-je en entrant dans l’appartement sans


hésiter.

J’étais prête pour l’offensive.

Si j’avais été décoratrice pour un psychopathe, j’aurais sûrement fait les


mêmes choix que la personne qui s’était occupée de l’appart’ de Barbe-
Noire. Le sol était couvert de carrelage sombre, avec des joints noirs. On
pouvait égorger quelqu’un au milieu du salon et ne pas se préoccuper du
ménage. Un coup de serpillère et c’était reparti pour un tour.

Les murs du couloir, du salon, et jusque dans la chambre, étaient tous


peints en blanc. Peut-être que certains auraient utilisé le terme «
minimaliste », mais en toute franchise, l’appartement était juste
déprimant. Une ou deux épées de samouraï accrochées au mur, en face
d’un duo de couteaux de collection, et la déco s’arrêtait là. C’était… juste
un tout petit peu sinistre.

— C’est très… propre, lâchai-je en observant les surfaces vides et


immaculées.

Comment pouvait-il vivre comme ça ?

Winter grogna. Vu son expression, même lui trouvait que Barbe-Noire


avait été un peu trop loin avec l’eau de javel.

Toute la cuisine était en acier inoxydable et marbre noir. Il n’y avait


même pas une bouilloire sur le comptoir. Winter entreprit de fouiller les
tiroirs et les placards, mais rien n’attira son attention. Je l’abandonnai
pour m’intéresser à un pan de mur couvert de miroirs. Pas une trace de
doigt, soit dit en passant. Je secouai la tête, impressionnée. Si j’avais eu un
mur comme ça, il ne m’aurait fallu qu’une heure ou deux pour contaminer
la surface définitivement, à coups de tâches de graisse ou de poussière ou
de n’importe quoi d’autre.

J’étais surprise que nous ayons pu entrer si facilement chez lui,


d’ailleurs. Barbe-Noire avait vraiment la grosse tête. Il s’était attendu à ce
qu’on fouille les maisons de ses victimes à un moment ou un autre, d’où
les grenades surprises planquées derrière la porte, mais ici, rien ne nous
avait fait obstacle. Il pensait sûrement que personne n’était assez
intelligent pour le suspecter ou le retrouver ; ou alors, il s’en foutait
royalement. C’était pas comme s’il avait laissé traîner des indices dans
son salon, après tout.

Agacée par sa propreté et son arrogance, je soufflai sur le miroir pour


faire de la buée. Pendant que Winter soupirait d’irritation dans la cuisine,
j’écrasai mon index sur le miroir et dessinai un bonhomme souriant. Quoi
qu’il arrive, j’aimais bien me dire qu’un soir, Barbe-Noire serait peut-être
installé dans son canapé en cuir blanc hors de prix et s’apercevrait soudain
que quelqu’un était entré chez lui et avait pris le temps de gribouiller des
conneries dans son antre pseudo-zen.

Comme j’étais consciencieuse, je levai de nouveau la main pour ajouter


des gros sourcils, mais, quand je pressai contre le miroir, il bougea sous
mes doigts. Je reculai d’un pas, puis toquai contre la surface lisse. Elle
sonnait creux.

— Raph’ ! m’écriai-je. Je crois que j’ai quelque chose !

Il se matérialisa à côté de moi en une seconde.

— Quoi ?

— Le miroir. Il cache un truc. Il y a quelque chose derrière. C’est peut-


être un placard ou un faux mur.
En retenant son souffle, il tendit les doigts et posa sa main à plat sur le
miroir. Un léger tintement retentit lorsqu’il appuya lentement contre la
cloison.

— Il doit y avoir un moyen de l’ouvrir.

Je hochai la tête. C’était pas sorcier (hah !) d’ouvrir une porte quand on
pouvait voir le mécanisme, mais personne ne pouvait vraiment lancer une
rune dans le vide et sans comprendre ce que ferait son propre sortilège. La
vie ne fonctionnait pas comme ça… et la magie non plus.

Je fis un pas en arrière et laissai mon regard courir dans la pièce.

— Il y a peut-être une télécommande ou un bouton ? Le miroir est trop


propre, je suis sûre que Barbe-Noire ne colle pas ses sales pattes dessus
pour ouvrir sa Batcave.

Winter hocha la tête et nous nous mîmes à fouiller le salon. Il n’y avait
pas grand-chose dans la pièce ; en théorie, on aurait dû trouver sa clef
secrète en deux temps, trois mouvements.

— Nous connaissons son nom, maintenant, lança Winter en cherchant


entre les coussins du canapé. Tu n’as pas besoin de l’appeler Barbe-Noire.

— Ouais, mais Hal, c’est un prénom de mec sympa, tu trouves pas ? Le


genre que tu inviterais à ton barbecue du dimanche et que tu laisserais
jouer avec tes enfants. Alors que Barbe-Noire est un grand malade.

— Je ne crois pas que nous aurions pu l’oublier, même en utilisant son


prénom.

Certes.

— Il est aussi calculateur qu’impitoyable, repris-je.

Vraiment, je ne pensais pas avoir croisé la route d’une personne aussi


sincèrement machiavélique. Depuis que j’avais rencontré Winter, j’avais
explosé mon quota d’abrutis, qu’ils soient égoïstes, vulgaires, mesquins,
stupides ou narcissiques. J’avais papoté avec des voleurs, des meurtriers,
des criminels en tout genre. Mais même s’ils avaient tous mal agi, ils
avaient tous eu une raison valable. Je n’approuvais pas leurs actions, bien
sûr, mais je comprenais ce qui les avait motivés. Barbe-Noire était
différent : il était profondément mauvais. Il y avait quelque chose de
terrible dans sa façon d’agir. Oui, il avait tué le cercle de Clare parce qu’il
détestait les sorciers, mais j’étais sûre que même ça, c’était une excuse. Il
avait besoin de justifier ses actions, mais j’aurais parié qu’il aimait
simplement tuer.

Focalisée sur cette idée, je me redressai brutalement et laissai tomber la


clef. Pas besoin d’être fair-play avec des types comme Barbe-Noire. Je ne
savais peut-être pas comment le mécanisme du battant fonctionnait, mais
je savais comment marchait un miroir.

— Winter ? dis-je doucement, les deux paumes levées.

— Oui ?

— Baisse la tête.

J’esquissai une rune et le miroir explosa immédiatement en mille


morceaux. J’avoue que l’effet était plutôt dingue, même au milieu du
fracas assourdissant.

Tant pis pour mon bonhomme. De toute façon, je faisais rarement dans la
subtilité. En tout cas, Barbe-Noire ne pourrait pas rater notre effraction, du
coup.

Winter n’avait même pas cillé.

— Tu as brisé le miroir.

— Ouaip’.

— Tu sais que c’est sept ans de malheur ?


Je plissai les yeux.

— Pas d’après toi.

— Je ne suis peut-être pas superstitieux, Ivy, mais tu l’es.

Son regard bleu courut sur les éclats de verre éparpillés dans la pièce.

— Et ni la police ni la Branche Arcane ne vont apprécier l’état de leur


scène de crime.

— Oui, mais ni la police ni la Branche Arcane n’a réussi à trouver


l’identité de Barbe-Noire. Ils s’en remettront.

Je pointai le mur du doigt.

— Regarde. Il y a une porte secrète.

Je l’ouvris d’un coup de pied ; pas parce que j’étais quelqu’un de cool et
féroce, mais parce que mes mains tremblaient tellement que je n’aurais
même pas pu tourner la poignée.

— Ses jours sont déjà comptés, me rassura Winter. Nous allons l’avoir.

Je hochai la tête et entrai dans les ténèbres confinées qui nous


attendaient. C’est Winter qui dessina une rune de lumière pour éclairer la
petite pièce. Mais en voyant ce que Barbe-Noire cachait dans son antre, je
dus me faire violence pour ne pas lui demander d’éteindre aussi sec. Si
l’appartement était impeccable, la pièce secrète était un capharnaüm
absolu : j’avais du mal à ne pas fermer les yeux.

Tous les murs étaient couverts ; il y avait des articles de journaux jaunis,
tous en rapport avec des actes de sorcellerie ou avec l’Ordre, et aucun
n’avait un titre positif ; et des post-its de tailles et de couleurs différentes,
marqués de chiffres ou de mots cryptiques comme « ici 6743 », ou de
rappels à vous faire froid dans le dos, comme « trouver une corde solide ».
Des piles de livres branlantes et des sacs en plastique pleins de vêtements
jonchaient le sol. Dans le coin le plus éloigné, je remarquai des boîtes
ornementées et des urnes funéraires similaires à celle de Clare. Winter en
attrapa une alors que je réprimais un frisson. Il ouvrit le couvercle et
poussa un soupir ; elle était vide.

— Il n’a pas encore disposé des trois derniers membres du cercle ; ils
sont forcément ici, dit-il.

Je plissai les lèvres.

— En tout cas, je ne vois pas d’esprits ici. Peut-être qu’il les a cachés
ailleurs.

Winter commença à fouiller le reste de la collection.

— Peut-être que l’énergie vacui imprègne l’appartement et que les


fantômes ne peuvent pas se matérialiser. Ou alors, il les a pris avec lui.
Mais il faut que nous vérifiions.

Il leva les yeux vers moi.

— Leurs cendres prouveraient sa culpabilité sans l’ombre d’un doute.

Vous pouviez sortir le sorcier de l’Ordre, mais certainement pas l’Ordre


du sorcier. Il réfléchissait toujours comme un agent de la Branche Arcane.
Nous savions déjà que Barbe-Noire était coupable, et les restes du cercle
ne prouveraient rien de plus. Au moins, cela aiderait les familles à faire
leur deuil. Quoi qu’il en soit, Winter cherchait toujours à suivre des règles
qui n’existaient plus, parce qu’il était plus ordonné encore que l’Ordre lui-
même. J’espérais qu’il s’apercevrait rapidement qu’il avait sa place parmi
eux et qu’il y serait aussi heureux qu’avec moi.

Je fis un pas en arrière pour lui laisser de la place, et renversai sans le


faire exprès une pile de livres. J’allais les écarter de mon chemin d’un
coup de pied, mais un des titres attira mon attention. Je m’agenouillai et
pris le volume. Ah, ça répondait à une de nos questions.
— Hé, regarde, lançai-je à Winter. C’est un livre sur les lieux sacrés du
pays et leurs effets potentiels. Il a au moins cent ans.

Je le feuilletai rapidement.

— Et il a laissé un marque-page pour la section sur Wistman’s Wood.

Winter grimaça.

— Il n’a rien laissé au hasard, hmm ?

Je me mordis la lèvre.

— Oh. Il a laissé un deuxième marque-page, soufflai-je, la gorge nouée.


Sur le Cheval Blanc d’Uffington. C’est à moins d’une heure d’Oxford.

— C’est le grand cheval dessiné sur la colline de craie ? C’est une


marque sacrée ? demanda Winter. Je pensais que c’était juste un emblème
anglo-saxon pour commémorer une bataille.

— Personne n’en sait rien. Mais le livre explique que St. George a tué le
dragon dans le coin. Il y aurait un trou d’herbe là où le sang du dragon a
coulé. Ils disent que plus rien n’y pousse.

— Hm. Effectivement, tout cela m’a l’air très mystique. Comme


Wistman’s Wood.

— Ouais.

Je levai les yeux vers lui.

— Ça ne peut pas être une coïncidence. Le Cheval Blanc est si près


d’Oxford et du siège de l’Ordre.

— Tu devrais regarder dans les autres livres. Peut-être qu’il a laissé


d’autres indices sur ses recherches.
Je hochai la tête et commençai à m’accroupir. J’étais à mi-chemin quand
mes jambes se dérobèrent. Comme j’avais atterri droit sur le derrière,
Winter ouvrit la bouche pour faire une remarque, mais des cris retentirent
soudain dans les profondeurs de l’appartement.

— Ah, voilà la cavalerie. Ils ont été plus vifs que prévu, marmonna
Winter.

— Le papa de Barbe-Noire se fait sûrement du mouron pour son fiston.


Ou alors, il le suspecte. Le fruit de ses entrailles est un meurtrier ; il doit
bien se poser des questions, lui aussi. Ça se trouve, c’est pour ça qu’il a
engagé l’agent de sécurité, tu sais.

Winter hocha la tête et avança vers la porte en levant les paumes pour
montrer qu’il n’était pas armé. Malheureusement, son professionnalisme
ne changeait pas grand-chose ; un type hystérique lui bondit dessus, toutes
griffes dehors.

— Hé ! m’exclamai-je.

Avant que je puisse me relever, un officier m’avait rejointe et agitait son


pistolet dans ma figure.

— Pas un geste, gronda-t-il.

— Mais…

— Sécurisez le périmètre ! brailla-t-il en faisant tout un tas de gestes


compliqués.

S’il avait eu un peu de pouvoir, il aurait sûrement lancé un bon sortilège.


Comme par magie, d’ailleurs, un autre policier se matérialisa à ses côtés
en me beuglant de me coucher sur le sol. J’avais presque envie de me
débarrasser d’eux avec une petite rune, mais j’avais probablement intérêt à
coopérer. L’arme de l’agent était plutôt impressionnante, et j’en avais déjà
vu de toutes les couleurs aujourd’hui. Je n’allais pas pouvoir continuer à
me faire assommer toutes les deux heures sans que les conséquences ne
deviennent sérieusement problématiques. J’étais techniquement encore
convalescente, après tout.

Les lourdes bottes des agents crissaient sur le verre brisé, et je grimaçai
contre le carrelage. Oh, bien sûr. Mes sept ans de malheur commençaient
maintenant, hein ?

On était peut-être toujours en rase-campagne, mais ces agents-là étaient


bien plus méfiants et bien mieux entraînés que les pauvres pingouins du
crématorium. Ils entreprirent immédiatement d’attacher nos mains
derrière notre dos, avec les nœuds spécifiques qui empêchaient les sorciers
de dessiner des runes. Même la grande majorité des intellos de l’Ordre n’y
pensaient pas toujours. Mon admiration piqua du nez quand ils me
relevèrent violemment et me tirèrent jusqu’au salon avant de me projeter
sur le sofa comme un ballon de rugby. Couchée. Debout. Lancée. Affalée.
Jusqu’à nouvel ordre, j’étais pas un yo-yo. Ils auraient pu calmer le jeu.

Je perçus le tintement discret de l’ascenseur, puis des sifflements anti-


christiques déchirèrent le couloir. Les tympans déchirés, je vis entrer trois
sorciers écarlates de la Branche Arcane ; l’un deux tenait Brutus en cage.

— Le familier est sous contrôle, déclara le sorcier le plus proche, même


si contrôle était un bien grand mot.

Il lança aussi un coup d’œil nerveux vers Winter, qui venait de s’asseoir
près de moi. C’était la deuxième fois qu’on l’attachait ce soir, mais ses
anciens collègues avaient tout de même peur de lui. C’était un filon qu’on
pouvait exploiter, non ?

Ouais. Winter semblait de mon avis.

— Adeptus Minor Green, dit-il de sa voix d’iceberg-tueur-de-paquebot.


Miss Wilde et moi sommes ici pour les mêmes raisons que vous : localiser
au plus vite le tueur anti-sorciers. Nous sommes dans son lieu de
résidence. Nous nous sommes vus obligés d’entrer, car…

— La ferme, coupa Green.


Sa voix avait tremblé. Il fallait dire que l’environnement n’aidait pas ;
Brutus se jetait toujours contre les barreaux de sa cage et hurlait à la mort
à un niveau sonore digne d’une armée de marteaux-piqueurs.

— Brutus, suppliai-je. S’il te plaît, calme-toi. Sois sage quelques


minutes, d’accord ?

Il s’interrompit juste une seconde, ses yeux jaunes fixés sur moi entre les
barreaux en métal.

— Connards.

En captant d’où venait la voix qui m’avait répondu, un musclor en


uniforme laissa échapper un cri perçant. Impressionnant, ces cordes
vocales. Brutus ferma les babines et le fixa d’un œil menaçant. Avant que
les choses ne dégénèrent vraiment, je décidai de mettre mon grain de sel :

— Écoutez, les gars, on est dans le même camp, d’accord ? On devrait…

— Pas un mot de plus.

— Mais…

— Je suis sérieux, siffla le policier. Pas un mot, ou vous allez le


regretter.

— Monsieur…

— Qu’est-ce que j’ai dit ?! vociféra-t-il.

D’accord, peut-être qu’il était sérieux. Winter me donna un petit coup de


coude, mais c’était inutile. J’avais compris le message, avec des postillons
en prime.
Chapitre Dix-Sept
Vraiment, tout partait à tout vau-l’eau. Pas de torture par l’eau ou de
fouille à nu, pas d’interrogatoires ou d’avocats ; deux agents se
contentèrent de nous balancer dans une cellule, Winter, Brutus et moi,
sans autre forme de procès.

Malheureusement, la cellule n’était pas vide. J’avais beaucoup apprécié


ma tranquillité spirituelle, ces dernières heures, et le nombre de spectres
qui nous attendaient en prison me donnait le tournis. Apparemment, la
rumeur de la fille qui murmure à l’oreille des fantômes avait vite fait le
tour.

— J’ai entendu dire que vous vous fichiez de la liste de Grenville ?


hurlait une dame dodue dans un coin. Que vous faites passer tout et
n’importe quoi de l’autre côté ? Je vous ferais dire que je suis morte trop
tôt. Choc anaphylactique. Je n’étais pas censée mourir et encore moins
être maudite. Mon fils avait à peine sept ans et il a juste déblatéré qu’il
espérait que je ne trouverais jamais la paix parce que je lui avais demandé
de ranger sa chambre !

— Tu l’as mérité, Martha ! brailla une femme avec un couteau planté


dans le dos.

J’essayais de rester polie, mais je ne pouvais pas m’empêcher de le


regarder.

— Ne les écoutez pas, me conseilla un vieux monsieur. Je suis coincé ici


depuis plus de trois cents ans. La liste de Grenville est complètement
logique. Je suis dans les premiers. Si vous voulez m’aider dès
maintenant…

— Oh, la ferme ! hurlèrent les deux femmes d’une même voix. Tu es


mort le mois dernier, espèce de sale menteur !
Je posai mes mains sur mes oreilles et me mis à chanter tout bas. Quand
je rouvris une paupière, ils étaient toujours là, mais me fixaient tous les
trois comme si c’était moi, la folledingue de l’histoire. Brutus et Winter
aussi, soit dit en passant.

— Écoutez, fis-je. Je vous aiderai quand je pourrai. Mais pour l’instant,


je ne peux rien faire pour vous, d’accord ? J’ai d’autres chats à fouetter.

Brutus émit un sifflement menaçant.

— D’autres chats à fouetter ? piailla Martha. Il y a plus important que la


mort, dans votre monde ?!

— Vous êtes déjà morts, grinçai-je. Je ne peux rien y faire. Je cherche à


arrêter un tueur avant que ses victimes potentielles ne rejoignent vos
rangs, d’accord ? Je vais vous aider à passer de l’autre côté, mais pas
aujourd’hui. Revenez plus tard.

— Vous devez le promettre. Vous devez promettre que vous nous


aiderez.

— Promis, soupirai-je.

— Mais…

— N’insiste pas, Martha, souffla la poignardée. On viendra une autre


fois.

— Voilà, fis-je.

— Parce que vous ne nous aiderez pas aujourd’hui.

— Nan.

— Mais une autre fois, répéta-t-elle.

— Oui.
Ils disparurent en ronchonnant allègrement. Je poussai un soupir et me
tournai vers Winter.

— Ça craint, marmonnai-je.

Il passa une main dans ses cheveux.

— Oui.

— On pourrait utiliser un peu de magie pour sortir d’ici, proposai-je.

— Il y a des sorciers dans le bâtiment. Ils nous arrêteraient


immédiatement.

Bien sûr qu’ils ne nous arrêteraient pas ; Winter et moi étions plus
puissants qu’eux, même dans nos états calamiteux, et surtout en tandem.
J’époussetai le vomi séché collé sur mon t-shirt avec une grimace de
dégoût. Avec son sens moral XXL, Winter se sentait sûrement responsable
de notre petit détour par la case prison ; le petit naïf.

— Si je n’avais pas cassé le miroir, on ne serait pas là, clarifiai-je.

— Connasse, marmonna Brutus.

Pour une fois, j’étais presque d’accord.

— Le miroir est parfaitement innocent.

— Sept ans, Raph’. Sept ans de malheur constant.

Je me couchai sur le lit de camp et fermai les yeux.

— Je vais dormir, OK ? Réveille-moi en 2026.

Winter glissa son bras autour de moi. Comme je ne bougeai pas, il


s’assit au bord du lit. Je reculai un peu pour lui faire de la place, et il
s’allongea près de moi. On était un peu à l’étroit, mais il était solide et
tiède et confortable. Je souris intérieurement. Bingo. Il était trop occupé à
me consoler pour s’auto-flageller mentalement. Je me détendis dans ses
bras et savourai le silence tranquille.

— Manger, coassa Brutus.

— Je ne sais pas si tu as remarqué, mais je n’ai pas vraiment la


possibilité de te nourrir, Brutus. Il va falloir être patient.

Mais l’odeur du thon en boîte me chatouilla les narines.

— Oooh, susurra la voix familièrement nasillarde de Tarquin, vous êtes


trop mignons, tous les deux.

— Manger, répéta Brutus.

Winter et moi soupirâmes à l’unisson. J’ouvris un œil. Tarquin n’avait


pas pensé qu’à Brutus : il avait apporté de la pizza. Quel salaud. J’allais
devoir le remercier sincèrement, et tout ça.

— Manger, continuai Brutus, parce que, je ne sais pas, jamais deux sans
trois.

Je haussai les épaules. Je n’étais pas du genre à faire la fine bouche et


mon estomac gargouillait déjà bruyamment.

— Manger, entonnai-je.

Winter se redressa.

— Mangeeer, fit-il en dissimulant un sourire.

Les yeux de Tarquin passèrent de Brutus à Winter.

— Vous savez, vous êtes vraiment bizarres, parfois, sourit-il. Mais vos
désirs sont des ordres.

Il nous passa le bol de pâté et la pizza et nous nous jetâmes sur la


nourriture pendant qu’il secouait un trousseau de clefs entre les barreaux,
un sourire toujours scotché aux lèvres.

— Je ne suis pas simplement venu pour remplir vos panses, vous savez.
Je vais aussi vous libérer. Vous me remercierez plus tard.

J’avalai une autre part pleine de fromage, histoire de ne pas avoir à


répondre trop vite. Me faire sauver les miches par Tarquin ? C’était
presque trop pour mes pauvres nerfs.

— La bonne nouvelle, c’est que nous savons où est Hal Prescott. Ils
l’attraperont avant même que vous n’ayez eu le temps de dire « merci
mille fois, Tarquin chéri. »

Je me léchai le pouce.

— Quoi ? Il est où ?

Tarquin secoua la tête.

— Non, non, là, c’est le moment où tu réponds : « merci mille fois,


Tarquin chéri. » Je suis votre chevalier blanc, après tout.

J’essuyai mes doigts graisseux sur mon jean puis le rejoignis à grands
pas en le transperçant du regard.

— Tarquin, si tu ne nous expliques pas la situation en détail et ne nous


donnes pas la localisation de Barbe-Noire dans les cinq prochaines
secondes, je te jure que je vais t’étrangler jusqu’à ce que mort s’ensuive.

Je lui souris aimablement. Il leva les yeux au ciel.

— Tu es enfermée, Ivy. C’est toi qui…

Winter s’était arrêté à côté de moi. La voix de Tarquin s’éteignit.

— Très bien, reprit-il d’un ton sec. Les enquêteurs ont fait du bon
travail. D’après un bouquin qu’ils ont trouvé dans l’atelier de Barbe-Noire,
il serait intéressé par Uffington. Il y a un grand cheval blanc dessiné dans
le flanc d’une colline, qui…

Je passai une main sur mes paupières. Mon Dieu.

— Ouais, ouais. On sait. Et comment tu sais où est Barbe-Noire ?

— Parce que la voiture enregistrée à son nom a été localisée devant un


petit hôtel aux alentours d’Uffington et qu’il a pris une chambre là-bas,
déclara Tarquin avec satisfaction. Nos équipes y sont déjà. Barbe-Noire
n’a aucune chance.

Il se frotta le menton.

— Mais j’ai proposé que nous le rebaptisions le Boucher Barbu. C’est


plus chic, non ? Je pense que ça restera.

— Tarquin, attends. Tu sais que vous ne pouvez pas utiliser la magie


contre lui, pas vrai ?

— Bien sûr ! s’offusqua-t-il. Nous le savons tous ! Des officiers armés


ont encerclé l’hôtel. La même équipe que ceux qui vous ont arrêtés,
d’ailleurs. Ils sont extrêmement bien entraînés. Ils mèneront cette
opération tambour battant. Sous notre direction, bien sûr.

— Et quand tu dis « nos », tu veux dire… ?

— Moi. Nous. L’Ordre. Qui d’autre ?

— Qui d’autre, effectivement, murmura Winter.

— Tarq’, énonçai-je lentement. Cette « opération » se déroule à des


centaines de kilomètres.

Il hocha la tête.

— Mais, au lieu d’être là-bas, tu es ici.


— Tous les autres ont peur de vous. Une fois que je vous aurais libérés et
que j’en aurais fini avec la paperasse, je rejoindrai les autres à Uffington.

Je me frottai la tête.

— Hmmm. Et il y a beaucoup de paperasse ?

Winter baissa le visage vers moi.

— Oh, oui, répondit-il. Et il faut remplir chaque formulaire avec


minutie. Tout doit être écrit à la main et parfaitement lisible, tu sais.

Je souris légèrement.

— C’est vrai que l’Ordre aime que tout soit bien propre et bien net,
hein ? Le temps que tu écrives ton rapport et que tu retravailles tes
fioritures, tu risques d’y passer la nuit, lançai-je à Tarquin.

— N’importe quoi ! J’aurais largement le temps de les rejoindre avant


l’arrestation. Pas vous, par contre. Vous n’avez même pas le droit de vous
approcher du périmètre.

Ça, c’était une mauvaise nouvelle, que Tarquin soit intentionnellement


mis à l’écart de l’enquête ou pas. Winter se raidit et enfonça les mains
dans ses poches, sûrement pour cacher ses poings serrés.

— Qu’est-ce que tu veux dire par « ne pas avoir le droit » ? siffla-t-il.

Un petit rictus débile flottait sur les lèvres de Tarquin. Tarquin n’était
pas fondamentalement mauvais, mais pour le coup, il avait plutôt l’air de
prendre son pied ; je suspectais qu’il appréciait tout particulièrement ma
disgrâce, plutôt que celle de Winter.

— Je m’attendais à ce genre de réaction.

Il glissa sa main dans sa poche et, avec un tournoiement de poignet,


sortit un téléphone portable. Il pressa le téléphone vert, puis le haut-
parleur, l’écran tourné vers nous pour nous permettre de lire l’écran.
Apparemment, on attendait que « Ippy » décroche.

— Oui, Ipsissimus Collings à l’appareil.

— Ipsissimus ! C’est Tarquin. Je suis avec Raphaël Winter et Ivy Wilde.


Ils semblent quelque peu troublés par leur interdiction explicite de se
rendre à Uffington.

— Quelle surprise, répliqua l’Ipsissimus d’une voix parfaitement


détachée. Passez-les-moi et décampez donc.

Tarquin cligna des yeux.

— Mais…

— Jeune homme, je crois savoir que vous avez beaucoup de formulaires


à remplir. Si vous désirez terminer votre travail avant l’aube, il serait
temps de vous y atteler.

Je ricanai doucement et, comme un gamin qui fait un caprice, Tarquin


tapa du pied, passa le téléphone, et déguerpit avec sa dignité au ras des
pâquerettes.

Winter n’était pas non plus d’humeur à faire des courbettes :

— Alors Villeneuve nous a dit la vérité ? demanda-t-il d’un ton cassant.


Sommes-nous exclus de l’enquête jusqu’à nouvel ordre ?

— Je crois même que vous êtes pour l’instant en prison, et donc exclus
de toute opération, quelle qu’elle soit.

— Vous savez très bien ce que je veux dire.

— La police et l’Ordre collaborent étroitement pour arrêter Hal Prescott


à Uffington. Puisque ni vous ni miss Wilde ne faites partie de ces
organisations, je ne peux plus couvrir vos actions. Vous m’avez déjà causé
bien du souci en vous faisant arrêter.
— C’est nous qui avons trouvé Barbe-Noire, coupai-je avant que Winter
ne rétorque quelque chose qu’il regretterait deux minutes plus tard.

— C’est exact. Et croyez-moi, Miss Wilde, je n’ignore pas les mérites de


vos actions. Mais vous avez tous les deux attaqué une équipe d’agents de
police. Vous êtes entrés par effraction dans l’appartement d’un civil et
avez détruit des biens qui auraient pu constituer des preuves essentielles à
cette enquête.

Il marqua une pause.

— Ne vous inquiétez pas. Nous appréhenderons très bientôt Hal Prescott.


L’opération ne présente aucun risque. L’hôtel est encerclé et dépisté afin
d’éviter tout piège explosif. Il ne fera de mal à personne d’autre.

Je levai les yeux vers Winter. J’étais écœurée d’être mise sur la touche
alors qu’on s’était tant investis dans l’enquête, mais on avait besoin de
repos. Il pouvait à peine ouvrir son œil droit. Ma tête me faisait un mal de
chien et je n’avais pas dormi depuis l’an quarante. Peut-être qu’il était
grand temps de rentrer.

— Est-ce que c’est une nouvelle manœuvre de chantage ? s’enquit


Winter, toujours tendu à craquer. Vous essayez de me faire comprendre
que pour ne plus être expulsé de ma propre enquête, je devrais revenir au
sein de l’Ordre ?

— Oh, vous devriez revenir, Raphaël, répondit l’Ipsissimus. Mais ce


n’est pas un stratagème, non. Vous me connaissez mieux que ça.

Winter croisa brièvement mon regard.

— Je pensais vous connaître, oui, rétorqua-t-il d’une voix sombre.

Je serrai doucement son épaule. Il était vraiment déterminé à prendre ma


presque-mort plus au sérieux que moi.
— Je ne suis pas omnipotent. Vous avez pris de nombreux risques et de
nombreuses libertés pour obtenir les informations dont nous avions
besoin, et j’ai dû tirer toutes ficelles de mon arsenal pour vous faire libérer
ce soir. Je ne peux rien faire d’autre. Sachez cependant que le Saint Ordre
des Lumières Magiques vous sera toujours redevable, j’en suis conscient.
Je vous remercie du fond du cœur.

— Laisse tomber, Raph’, murmurai-je. Ils ont les choses en main. Ils
vont arrêter Barbe-Noire. Le temps de rentrer et de nous laver, il fera déjà
jour.

Je poussai un soupir.

— Et on dîne chez tes parents, demain soir.

Winter passa une main sur son visage.

— OK. OK.

Il hésita.

— Dites-leur d’être prudents. Barbe-Noire… Hal Prescott est un homme


très intelligent. Ne le sous-estimez pas.

— Je suis toujours à Oxford, mais je ferai passer le message, promit


l’Ipsissimus. Rentrez chez vous et reposez-vous quelques heures. Vous le
méritez.

Amen, mon frère.


Chapitre Dix-Huit
Alors d’accord, je ne suis pas la personne la plus gracieuse de l’univers,
mais je ne me déplace pas comme un vieux robot rouillé, d’habitude. Sauf
qu’aujourd’hui, mes membres étaient raides comme des piquets. Je n’étais
pas sûre que j’allais retrouver l’usage de mes genoux, pour être honnête.
J’avais des hématomes à des endroits dont j’ignorais l’existence vingt-
quatre heures avant.

À côté de Winter, cela dit, j’étais carrément pimpante. Il faisait semblant


de rien, malgré son œil au beurre noir de compétition et les dizaines de
pansements qui recouvraient ses plaies les plus profondes. Il avait utilisé
sa magie pour vérifier que je ne risquais pas de traumatisme crânien ou de
mort subite, mais, comme ma tête pulsait toujours, j’avais pris des
aspirines. Maintenant, je me sentais vaseuse et somnolente. La seule
bonne nouvelle, c’est que j’avais pris une longue douche brûlante ; au
moins, je ne sentais plus le vomi. Je portais ma seule robe un peu classe,
un truc à froufrous verts qui me donnait des faux airs de Hulk, même
quand je n’étais pas couverte de bleus. Winter, lui, était joli comme un
camion dans son costume impeccable. Bref, on était ridicules.

— Tu sais, ce n’est pas nécessaire, dit Winter. Mes parents ne sont pas
des monstres. Ils comprendront si nous annulons.

La tentation était terrible. J’attrapai la main de Winter pour me retenir


de tourner les talons et rentrer à la maison avec un braillement d’extase. Il
fallait bien que je les rencontre ; si je le faisais maintenant, attifée comme
la cousine de Godzilla et incapable d’allonger trois mots sans m’emmêler
les pinceaux, peut-être qu’ils ne nous réinviteraient jamais. Je croisai les
doigts. Et puis, j’avais une arme secrète. J’arquai un sourcil vers Brutus,
qui trottait gentiment à côté de moi comme le chat le mieux élevé de la
terre.

— Ça va aller, fis-je d’un ton bien plus tranquille que je ne l’étais. J’ai
hâte de rencontrer tes parents.
— Menteuse.

Je lui envoyai un sourire en coin et haussai une épaule. J’avais trop mal
au corps pour lever les deux. Winter se pencha et embrassa très doucement
ma joue. Un petit frisson de contentement me traversa lorsque ses lèvres
touchèrent ma peau.

— Merci, Ivy, sourit-il. Attend ici, je vais aller vérifier qu’ils nous
attendent. Ma mère déteste les surprises.

Elle allait adorer sa face tout amochée, alors. Je jetai un coup d’œil à
Brutus.

— Rappelle-toi, murmurai-je. Ne fais rien tant que je n’ai pas fait le


signal. Peut-être que je ne te donnerai pas de signal, d’ailleurs. Peut-être
que tout sera beau et gentil et fleuri et adorable et que la soirée ira comme
sur des roulettes. Mais au cas où, garde les mirettes ouvertes.

Brutus cligna des yeux, l’air bien trop innocent.

— Tu te rappelles du signal, pas vrai ? fis-je en tiraillant sur mon lobe


d’oreille. Quand je fais ça, tu passes à l’action. Pigé ?

— Manger.

J’inspirai profondément.

— Si tu m’aides ce soir, Brutus, mon doux trésor, tu auras toute la


nourriture que tu veux, je te le promets. J’irai même chercher les boîtes
que tu adores à l’autre bout d’Oxford.

Brutus se contenta d’émettre un ronronnement sonore ; c’était son


niveau maximum de satisfaction, alors j’étais rassurée.

Winter rouvrit la porte.

— C’est bon, dit-il en me présentant son bras. Tu vas adorer ma famille,


Ivy.
Je pris son coude. Hmmm. J’avais des doutes, sur ce coup-là. Déjà, si je
m’en sortais sans hématomes supplémentaires, je serais bien contente. Je
secouai un peu mes cheveux, pris une profonde inspiration, puis entrai
dans la grande maison de Winter en levant le menton. Allez, Ivy. T’as vu
pire, non ?

La bonne odeur de la cire d’abeille et du pain cuit me frappa quand je


passai le perron. Je déglutis. Les gens qui avaient assez de motivation pour
pétrir leur propre pâte à main ne faisaient pas trop partie de mon cercle
d’intimes, d’habitude. Est-ce que les parents de Winter avaient déjà
entendu parler du coin boulangerie au supermarché ?

Le sol était couvert d’un tapis moelleux, couleur crème, et


incroyablement propre. Winter me fit signe de retirer mes chaussures et
délaça les siennes. Super. L’idée de traîner en chaussettes me détendait un
peu. Peut-être que j’aurais dû venir en pyjama.

Il y avait beaucoup de beau merisier bien lustré, de la rampe sculptée de


l’escalier au grand buffet un peu désuet, en passant par des petites tables
d’appoint sur ma gauche. Il y avait beaucoup de meubles, mais la maison
elle-même était spacieuse ; l’espace était assez bien arrangé pour que les
pièces ne semblent ni trop nues, ni trop encombrées. Ça changeait du no
man’s land ultra-brillant de Barbe-Noire. Je songeais aussi à mon propre
appartement, plein de machins bancals et de couvertures, et souris
mentalement.

Un couple apparut. L’homme avait la même posture d’élégant manche à


balai que Winter, et une moustache plus lustrée que les bijoux de la
couronne. Même s’il était à la retraite, sa veste bien repassée était ornée
de médailles militaires. Sa femme avait les yeux merveilleusement bleus
de Winter, et un visage très peu ridé. Du coup, soit elle se plâtrait de
crème de nuit depuis qu’elle avait trois ans et demi, soit la peau de Winter
avait de bonnes chances de rester douce et fraîche pendant que je ridais
comme une vieille pomme à la vitesse grand V.
Je clignai des yeux. C’était quoi, ça ? J’étais si totalement certaine que
nous allions vieillir ensemble. Eh beh.

La mère de Winter avait ouvert les bras.

— Oh, je suis si heureuse de te rencontrer, Ivy. Appelle-moi Sophia. Et


voici George.

À ma grande surprise, elle me serra chaleureusement contre elle.

— Raphaël nous a tant parlé de toi, continua-t-elle.

Mon estomac se noua. Qu’est-ce qu’il avait bien pu leur dire ? Que
j’étais trop paresseuse pour aller acheter du lait à pied, et que j’avais passé
un accord avec un des gosses de l’immeuble pour qu’il aille m’en
chercher ? Est-ce qu’il leur avait dit que j’avais tendance à retourner mes
petites culottes pour gagner une journée sur mes lessives ? Ou alors, peut-
être qu’il avait osé mentionner qu’un jour, j’avais regardé une saison
entière d’Inspecteur Derrick parce que j’avais bien trop la flemme de
chercher la télécommande ?

Je me forçai à sourire.

— Que du bien, j’espère !

Elle me rendit mon sourire, mais ne répondit pas.

Oh oh.

Le père de Winter, George, n’était clairement pas du genre à faire des


câlins à tout-va. Il m’épargna le salut militaire, cela dit, et me serra la
main jusqu’à ce que je perde l’usage de mes phalanges.

— Alors, vous êtes une sorcière, déclara-t-il.

Je secouai discrètement mes doigts et hochai la tête.

— Oui.
— Mais vous ne faites pas partie de l’Ordre.

— Non.

Il me scrutait d’un regard perçant.

— La discipline ne vous convenait pas ?

— Papa ! coupa Winter, les sourcils froncés.

— Quelque chose comme ça, murmurai-je.

À mes pieds, Brutus émit un petit miaulement. George le foudroya d’un


regard glacial.

— Ce n’est pas Princesse Parma Pervenche.

— Non, sourit Winter. Elle peut se faufiler dans des endroits difficiles
d’accès et je l’ai envoyée me chercher du chardon-marie. Je cherche une
variété particulière pour un nouveau sort que je suis en train de
développer.

— Et vous ne donnez pas de mission à votre créature ? me demanda


George.

J’essayais d’imaginer ce que Brutus me répondrait si je lui demandais


d’aller se cailler les fesses en rase-campagne pour me ramener je ne sais
quel pissenlit. Il se bougerait potentiellement, juste le temps d’aller
chercher des orties dans le parc du coin pour les mettre sous ma couette.

— Euh… non. Je ne suis pas une grande Phytologue. Je préfère les runes.

Le père de Winter n’avait pas l’air franchement impressionné. Sophia


s’éclaircit la gorge.

— Allons nous installer. Ivy, est-ce que je peux te servir une tasse de
thé ? Nous avons encore une bonne heure avant le dîner.
Les mots m’échappèrent avant que je ne puisse les filtrer :

— Oh, grave, je crève de soif.

Puis, avec un temps de retard, je grimaçai.

— Je veux dire, merci. Oui. Ce serait adorable. Merci.

La façon qu’elle avait d’arquer le sourcil m’était très familière, mais je


ne savais pas si elle était amusée ou horrifiée. Elle était beaucoup plus
difficile à lire que son fils. Et elle me foutait la trouille, aussi. Sûrement
parce qu’elle souriait sans arrêt.

Elle nous guida dans un petit salon, je crois, même si je n’avais jamais
vraiment été dans un petit salon. Je m’assis précautionneusement dans un
fauteuil à haut dossier qui devait être plus vieux que nous tous réunis ;
j’étais horriblement mal à l’aise, mais, en posant les fesses sur le coussin,
je ne pus m’empêcher d’émettre un grognement de soulagement. J’avais
les pieds et les jambes en compote, d’accord ?

— Mettez-vous à l’aise, lança George avec un petit geste de la main.

Dieu merci. Je m’enfonçai contre le dossier et commençai à relever les


jambes pour me rouler dans le siège, mais je m’arrêtai net en voyant son
expression d’horreur. Oh. Il n’avait pas vraiment voulu dire que je pouvais
me mettre à l’aise. C’était pas le genre de maison où les gens mangeaient
de la pizza froide en pyjama et laissaient la télé en sourdine. Très bien.

J’essayais d’ignorer Winter, dont les épaules tressautaient maintenant


d’hilarité silencieuse, et cherchai Brutus du regard. Je le localisai près
d’un coffre à dorures, la patte en l’air, prêt à se faire les griffes sur le bois
précieux ; je bondis sur mes pieds et l’attrapai pour empêcher le massacre.
Il se débattit dans mes bras et me lança sa patte dans ma face à la place.
Winter nous avait souplement rejoints et le prit avant que je ne l’étrangle.

— Votre familier est… intéressant, remarqua George d’un ton poli.


Brutus leva le museau vers lui et le fusilla du regard. D’une torsion, il
bondit des bras de Winter et marcha jusqu’à son père.

— Caresse, ordonna-t-il.

Winter Senior haussa un sourcil.

— Très intéressant.

Il se pencha et soutint le regard de Brutus.

— Je te caresserai si tu es sage.

Le chat fixait l’homme et l’homme fixait le chat. J’avais un mauvais


pressentiment. Puis, d’un seul coup, Brutus s’avachit sur le dos et présenta
son ventre au militaire. Le père de Winter s’accroupit et le récompensa
d’une caresse. D’accord.

Sophia réapparut avec un plateau d’argent. Elle le posa délicatement sur


une table basse. En voyant les napperons et la porcelaine peinte, je sentis
mon pouls s’accélérer.

— Comment aimes-tu ton thé, Ivy ?

— Avec du lait et quatre sucres.

— Quatre sucres ? répéta-t-elle, comme si je n’étais pas sûre de mes


propres préférences.

— Oui.

Elle plissa les lèvres. J’avais besoin d’un quota d’énergie assez
conséquent, vu ce que Winter et moi avions traversé quelques heures
avant, mais je ravalai ma riposte. Les évènements des derniers jours
étaient assez évidents, de toute façon. D’ailleurs, les parents de Winter
n’avaient pas vraiment fait de commentaires en voyant la tête de leur fils,
et je me demandais si les dîners habillés se faisaient toujours avec un œil
au beurre noir en sus, par ici.
— Oh, je n’arrive pas à y croire ! hurla une voix de femme.

Je sursautai violemment et renversai mon thé sur mes genoux, puis


bondis sur mes pieds avec un petit cri. L’eau était brûlante.

Sophia écarquilla les yeux et entreprit de me tapoter avec un joli chiffon.

— Est-ce que tout va bien ?

— Non, tout ne va pas bien ! siffla le spectre. C’est notre plus beau
service de porcelaine ! Comment oses-tu le sortir pour cette greluche !

Winter m’observait, un éclair de fascination dans ses yeux clairs.

— Qui est-ce, Ivy ? Qui vois-tu ?

Sa mère essuyait toujours ma jupe, et le fantôme planta les mains sur ses
hanches.

— Pfft, grogna-t-elle. S’il veut tout savoir, je m’appelle Hettie.

— Euh… une femme qui s’appelle Hettie.

Sophia s’arrêta net.

— Ma grand-tante Hettie ?

Winter toussota.

— Ivy a découvert récemment qu’elle pouvait communiquer avec les


morts.

— Et tu discutes avec Hettie ? s’exclama Sophia. Avec Hettie ?

Hettie leva les yeux au ciel.

— Que veux-tu, elle n’a pas inventé la poudre, elle non plus, déclara-t-
elle tranquillement.
— Fascinant, commenta George d’une voix assez peu fascinée.

Sophia avait commencé à reculer très, très lentement.

— Je n’arrive pas à y croire, murmura-t-elle.

— Dis-lui qu’elle a intérêt à y croire, greluche, ordonna Hettie. Je le


hante depuis des années. Je sais tout d’elle. Je peux te dire tous ses petits
secrets.

Le spectre fit claquer sa langue avec satisfaction.

— Je sais ce qu’il s’est passé au Pickwick.

Je secouai légèrement ma robe pour ventiler les dernières traces de thé.

— Enchantée de vous rencontrer, Hettie, mais ce n’est pas vraiment le


moment.

— Pas le moment ? Tu dois m’aider à passer de l’autre côté !

— Apparemment, il faut faire la queue.

Elle me lança un regard torve.

— Écoute, greluche, on fait presque partie de la même famille. J’ai droit


à un traitement de faveur, tu ne crois pas ?

— Viens me voir plus tard, dis-je.

La mère de Winter avait l’air de me prendre pour une foutue menteuse


ou pour quelqu’un qu’il fallait éviter à tout prix, et je ne pourrais pas le
supporter très longtemps. Hettie ouvrit la bouche pour rétorquer, mais je
me redressai et lui jetai ma meilleure œillade glaciale.

— Viens me voir plus tard, répétai-je. Ou je n’aiderai plus jamais aucun


fantôme à passer de l’autre côté.
J’étais sérieuse. Hettie cracha dans ma direction et disparut illico. Pas si
bien éduquée que ça, la dame. En tout cas, je poussai un soupir de
soulagement.

— Elle est partie, soufflai-je.

Sophia ne me lâchait toujours pas des yeux.

— Qu’est-ce qu’elle a dit ?

Euh…

— Elle aurait préféré que vous ne sortiez pas la belle porcelaine pour
moi. Oh, et elle m’a appelée « greluche » plusieurs fois.

Sophia poussa un soupir. Elle avait l’air de commencer à me croire.

— Oui, elle faisait cela souvent. A-t-elle dit quelque chose d’autre ?
Pourquoi est-elle ici ?

Winter prit les devants et lui expliqua rapidement que les fantômes
avaient tendance à me suivre pour que j’annule les malédictions qui les
emprisonnaient sur terre. George, visiblement ennuyé, poussa légèrement
Brutus pour se servir une tasse de thé lui-même.

— Je ne l’ai jamais rencontrée, me lança-t-il à voix basse. Elle est morte


avant notre rencontre.

Il n’avait pas l’air troublé pour un sou, le monsieur. Peut-être qu’après


des années dans l’armée, il en fallait beaucoup plus pour le choquer.

Sophia avait relevé les yeux vers moi.

— Est-ce qu’elle a dit quelque chose d’autre ? insista-t-elle.

Je me demandais si elle voulait vraiment le savoir. Je haussai les


épaules. J’avais du mal à croire que la mère de Winter puisse avoir des
cadavres dans le placard.
— Elle a dit qu’elle connaissait tous vos secrets et qu’elle sait ce qu’il
s’est passé au Pickwick, c’est tout.

Sophia fronça les sourcils.

— Pickwick ? Je ne sais pas ce que c’est.

George rit doucement.

— Ce n’est pas une chose, c’est un endroit.

Elle secoua la tête.

— Mais je ne sais toujours pas…

Son expression changea brusquement.

— Oh.

Elle lança un rapide regard à Winter.

— Quoi ? Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-il.

— Elle parle de l’auberge de Pickwick, pour être plus précis, s’exclama


George pendant que sa femme s’empourprait violemment. J’étais en
permission. Je n’avais que quelques jours de libres et nous étions
déterminés à profiter. N’est-ce pas, chérie ?

Sophia s’étouffa discrètement.

— Nous pourrons parler de tout cela plus tard, George. Et si j’allais


plutôt chercher les photos de bébé ?

Elle me lança un regard désespéré.

— Tu ne veux pas les voir, Ivy ? J’ai une adorable photo de Raphaël dans
une petite salopette…
— Tu as été conçu là-bas, coupa George en ignorant royalement les
efforts de Sophia.

Winter accusa le coup, bouche bée, pendant que Sophia fermait vite fait
les paupières.

— Nous n’étions pas encore mariés, ricanait son mari. Nous nous étions
enregistrés sous le nom de Monsieur et Madame Smith, tu te souviens ?
Nous nous trouvions très intelligents.

Il me jeta un coup d’œil.

— C’était une autre époque, bien sûr. C’est plus facile aujourd’hui pour
les jeunes couples. Le monde est très différent.

Son regard s’attarda sur mon ventre.

— Et pour vous ? Comment se passe la grossesse ?

Sophia lâcha une exclamation d’horreur et Winter toussa derrière sa


main. Même Brutus avait l’air de mourir de rire derrière le fauteuil. Je ne
souris pas, cela dit. Je me contentai de soutenir son regard, un peu sonnée.

— Oh. Je ne voulais pas vous vexer, fit George.

Le pire, c’est que j’avais l’impression qu’il était sincère. Pfff. Pas grave.
J’avais d’autres problèmes. Son anecdote m’avait insufflé un horrible
pressentiment, et un frisson de terreur glissait lentement le long de mon
échine. Je sortis mon téléphone, fit défiler les contacts, et calai le combiné
contre mon oreille. George jeta un regard interrogateur à Winter.

— Est-ce qu’elle appelle déjà un taxi ? Nous n’avons même pas pris
l’apéritif ! Ta mère a fait ses fameuses tourtes au porc.

Winter avait arrêté de tousser ; quelque chose dans mon expression


devait l’avoir alerté, parce qu’il avait soudain l’air inquiet.

— Ivy ? demanda-t-il.
Tarquin décrocha à ce moment-là.

— Tarq, fis-je. J’ai besoin de savoir quelque chose.

— Ivy, chérie ! Comment vas-tu ? Tu es occupée ? Je travaille toujours


sur mes comptes-rendus, mais il n’y a pas eu de progressions du côté de
notre petit meurtrier préféré, donc je vais peut-être avoir le temps de les
rejoindre avant le grand final.

— Est-ce que quelqu’un l’a vu à l’hôtel ?

— Tu veux dire, Hal Prescott ? Non, pas depuis hier. Il doit savoir qu’il
est sous surveillance, mais il n’a aucune issue. L’hôtel est encerclé. Il est
dans sa chambre. Je crois que les démineurs se préparent à entrer…

— Et il s’est enregistré sous quel nom, à l’hôtel ? coupai-je.

— Pardon ?

Je tapai du pied. Winter s’était raidi sur son siège et me fixait avec
intensité.

— À l’hôtel, à Uffington. Il a utilisé quel nom pour prendre la chambre ?

— Hal Prescott, bien sûr. Quel autre nom pourrait-il bien utiliser ?

Je déglutis.

— J’ai besoin que tu vérifies, d’accord. Tu es vraiment sûr qu’il a donné


son vrai nom ?

— Oui, rétorqua-t-il d’un ton blessé. J’ai le rapport avec moi. Il est
arrivé hier matin à onze heures trente-deux. Il…

Je raccrochai brutalement et me tournai vers Winter.

— Barbe-Noire n’est pas à Uffington. Sinon, il aurait pris un faux nom,


comme les dernières fois. Il se fout de nos tronches. Il nous a piégés,
Raph’. J’en suis certaine.

Les yeux clairs de Winter soutenaient les miens.

— S’il n’est pas là-bas, alors il n’y a qu’une alternative.

— L’Ordre, acquiesçai-je.

Winter s’élança vers la porte.

— Maman, Papa, merci pour le thé. Nous devons vous laisser.

— Allez, Brutus ! m’exclamai-je en suivant Winter.

Vu que mes membres étaient toujours raides comme des baguettes,


c’était l’effort du siècle. Brutus laissa échapper un grand miaulement.

— Souris !

C’était le signal secret qu’on avait planifié pour semer la panique et me


permettre de m’évader discrètement.

— C’est pas le moment, Brutus !

Je l’entendis murmurer un « connasse » agacé, mais il bondit derrière


nous. Il fallait qu’on retourne à Oxford. Maintenant.
Chapitre Dix-Neuf
Winter téléphona à tous les agents de son répertoire pendant que je
prenais le volant. Malheureusement, la majorité de ses anciens collègues
attendaient de pied ferme à Uffington et avaient éteint leur portable ; et les
autres étaient tout aussi injoignables. Peut-être qu’ils filtraient ses appels.
Soit Winter était devenu persona non grata, soit la Branche Arcane était
bien trop occupée pour son propre bien.

Il fallait dire aussi que les téléphones portables devaient être déposés à
l’entrée des bâtiments de l’Ordre pour éviter les interférences avec la
magie ; c’était peu probable, mais si un sortilège et je ne savais quelle
onde technologique se mélangeaient vraiment, les conséquences seraient
assez meurtrières pour faire passer les magouilles de Barbe-Noire pour
une petite blague spéciale Halloween.

— Appelle l’Ipsissimus, lançai-je en appuyant sur le champignon. S’il a


son téléphone, il prendra ton appel. Il est fou amoureux de toi, il donnerait
son compte en banque pour te voir revenir à l’Ordre.

— J’ai essayé son numéro en premier, marmonna Winter.

Oh. Merde alors. Je listai des noms au hasard, et Winter laissa des
messages vocaux à tout-va, mais personne ne décrochait son foutu
portable. Même Ève avait disparu de la surface terrestre. Winter essaya
même de joindre Tarquin. La tonalité sonnait dans le vide, mais c’était
sûrement de ma faute, vu que je lui avais raccroché au nez sans pitié.

Bon. Aux grands maux les grands remèdes, tout ça.

— Prends mon portable et appelle Iqbal.

— Il ne fait pas partie de l’Ordre, Ivy. Ce n’est même pas un sorcier.

— C’est vrai, mais il peut bouger ses fesses jusqu’à l’Ordre et nous dire
ce qu’il se passe.
— D’accord.

Winter attrapa mon téléphone et je retins mon souffle. Lorsque Winter


se mit à parler, un grand soupir de soulagement m’échappa. Enfin, enfin,
quelqu’un qui comprenait l’utilité des appareils de communication
électroniques.

— Il est à Manchester. Il est encore plus loin que nous, déclara Winter.

Je poussai un cri de frustration. Je n’aurais jamais dû péter ce foutu


miroir. On allait bien trouver un moyen de contacter l’Ordre, bordel ! Avec
des signaux de fumée ? Des pigeons voyageurs ?

— Essaie l’assistance magique, proposai-je. Il y aura forcément


quelqu’un.

Le bureau en question aidait les non-sorciers en mal d’intervention


magique et était célèbre pour son manque d’efficacité, mais nos options
étaient franchement limitées.

— Bonne idée, fit Winter en reprenant le téléphone.

Mais, au bout de quelques secondes, il lâcha un juron.

— Qu’est-ce qui se passe ?

Il alluma le haut-parleur. Une petite voix stupide récitait :

— Si vous pensez être victime d’un mauvais présage, tapez trois. Si un


membre de votre famille pense avoir des capacités magiques, tapez quatre.
Si vous…

Je pressai le talon de ma paume contre mon front. Mon Dieu.

— OK, laisse tomber. Appelle la police. Dis-leur que c’est une urgence
et qu’ils foncent au siège.

Du coin de l’œil, je vis le visage de Winter s’assombrir un peu plus.


— Ils n’iront pas. Quoi que je leur dise, la police n’interviendra pas sur
le territoire de l’Ordre sans l’autorisation express de l’Ipsissimus.

— Alors fais semblant d’être l’Ipsissimus ! Imite sa voix ! Il ne t’en


voudra pas, t’inquiète. Il y a urgence, quoi.

— Il y a un mot de passe. Seul l’Ipsissimus le connaît.

Oh, punaise. Les intellos de l’Ordre se compliquaient vraiment la vie.


Bande d’abrutis.

Winter appuya sur la touche neuf. Apparemment, c’était notre numéro


d’urgence, mais au bout de quelques secondes, la même voix pré-
enregistrée sur fond de I Put a Spell on You nous informait aimablement
que nous étions treizièmes dans la file d’attente.

— Treizième, marmonnai-je. Évidemment.

Winter ouvrit la bouche, sûrement prêt à m’expliquer par A et par B que


la superstition était une invention humaine complètement stupide, bla, bla,
bla, mais préféra changer de sujet. Je continuai d’accélérer sur l’autoroute,
passai devant trois flashs par la même occasion, et poussai un soupir. Ça
ne ferait pas du bien à ma carrière de chauffeuse de taxi, tout ça.

— Qu’est-ce qui t’a fait penser au nom de sa réservation ? demanda


Winter.

J’ignorai les gestes frénétiques du motard que je doublais allègrement et


répondis :

— C’était trop facile, tu sais ? Ça me tracassait depuis que Tarquin nous


a fait sortir de prison. On sait ce dont est capable Barbe-Noire. Il a
toujours été tellement organisé. Comment aurait-il pu se laisser coincer
par la police si facilement ?

L’angoisse qui me pesait sur la poitrine menaçait de m’étouffer.


— J’aurais dû y penser plus tôt. J’aurais dû poser la question plus tôt.

— Il y a moins de vingt-quatre heures, tu étais assommée sur le parquet


d’un crématorium. Et tu te remets à peine de ce qui s’est passé en Écosse,
Ivy.

— Ce ne sont pas de bonnes excuses.

Winter me jeta un regard sévère.

— Il ne s’agit pas d’endosser ce fardeau toute seule, Ivy. Ni même à


deux. Nous sommes des centaines d’agents à travailler sur cette opération.
Si nous avons fait une erreur, ce n’est pas de ta faute.

Je me mordis la lèvre.

— J’ai quand même l’impression que j’aurais dû faire mieux.

Une lumière orange se mit à clignoter sur le tableau de bord. Merde.

— On a besoin d’essence, grognai-je.

— Il y a une station-service à quelques kilomètres, ne t’inquiète pas, me


rassura Winter. On se rapproche d’Oxford, on y sera bientôt.

— J’espère juste qu’on y sera à temps.

La chanson qui tournait toujours dans le téléphone de Winter


s’interrompit soudain, et la voix pré-enregistrée reprit :

— Tous nos conseillers sont en ligne pour l’instant, mais nous faisons
notre possible pour vous répondre au plus vite. Vous êtes quatorzième dans
la file d’attente.

Sur le volant, je crispai les doigts à me faire blanchir les phalanges.


Allez, Ivy. Balancer le téléphone par la fenêtre ne servirait à rien.
Je ralentis et allumai le clignotant pour prendre la sortie de la station-
service. Au moins, les pompes n’étaient pas toutes occupées et il n’y avait
pas de queue à la caisse. J’arrêtai le taxi et bondis dehors pour faire le
plein. Nous avions encore soixante-dix kilomètres devant nous avant
d’arriver à Oxford et au siège de l’Ordre. À midi, un dimanche, le trafic
serait tranquille ; mais nous ne savions pas ce que Barbe-Noire avait
prévu, et quand il avait l’intention de passer à l’action.

De l’autre côté du parking, un type en chapeau haut de forme et


redingote me faisait signe de la main. Je fis semblant de ne pas le voir et
me retins de lever les yeux au ciel. Je n’avais pas le temps de marchander
avec un autre spectre, pas maintenant. Je m’occuperais d’eux, aussi bien
que je le pourrais, dès que Barbe-Noire serait hors d’état de nuire. En
attendant, ils allaient devoir prendre leur mal en patience.

— Hé ! Hé !

Je fixai obstinément le cadran de la pompe. Allez, allez, allez. Encore


vingt petites secondes et on serait prêts à partir.

— Vous êtes Ivy, n’est-ce pas ?

Lalalala. Je n’entendais rien du tout. Mon plein était terminé. Je


raccrochai le tuyau à la hâte et revissai le bouchon de la voiture.

— Bonjour ? Ivy ?

Je ne te vois pas. Je ne te vois pas. J’attrapai mon portefeuille dans ma


poche arrière et accélérai le pas vers la caisse.

— Clare Rees m’a demandé de venir vous trouver.

Et merde. Je m’arrêtai si brusquement que la personne derrière moi me


fonça droit dans les omoplates. Je pivotai et la foudroyai du regard,
comme si c’était de sa faute si elle m’était rentrée dedans, puis levai les
yeux vers le fantôme.
— Il y a un problème ?

— Oh, non ! chantonna-t-il gaiement. Bien au contraire.

Je serrai les dents. Si Clare avait envoyé un de ses potes fantômes pour
me passer le bonjour, j’allais la tuer une deuxième fois.

— Alors pourquoi vous êtes là ? fis-je en essayant de garder mon calme.

— Eh bien, commença-t-il en lançant un pan de son écharpe en soie


blanche sur son épaule avec panache, je ne sais pas exactement. Je dois
dire que je suis particulièrement heureux d’être ici. J’ai péri sur le Titanic,
donc j’aurais pu me matérialiser à New York, ou…

Il frissonna.

— Ou au fond de l’océan. Vous imaginez, hanter des bancs de poissons


pour l’éternité ?

Je pinçai les lèvres, puis commençai à me détourner. Je n’avais juste pas


le temps pour ces conneries aujourd’hui.

— Oh, vous voulez dire, ici, aujourd’hui, à cet endroit. Bien sûr. Je vous
cherche parce que Clare Rees voulait vous dire que le reste de son cercle
est apparu.

Je fis volte-face et regrettai immédiatement le mouvement brusque,


parce que je manquai de tomber à la renverse. J’allais devoir prendre des
vacances pour retrouver un minimum d’équilibre et l’usage de mes
membres. J’avais bossé dur pendant trois jours : c’était bien assez pour ce
mois-ci. Ou cette année.

— Ivy ! cria Winter de la voiture.

Il tapota sa montre et je hochai la tête.

— Donne-moi juste une seconde. Est-ce que tu peux aller payer


l’essence ? Il faut que je parle à ce type, dis-je en montrant le clown en
costume cinq pièces.

Malheureusement, un type complètement vivant (quoiqu’il avait


visiblement une gueule de bois mortelle) passa à côté de moi à ce moment
précis, et me fusilla d’une œillade vitreuse.

— Quoi ? T’étais à la soirée de Jill ? Écoute, ce qui s’est passé dans ce


buisson, c’était pas ma faute, pigé ?

— C’est pas à toi que je parlais, répondis-je.

Il lança un coup d’œil par-dessus son épaule. Il n’y avait personne sur le
parking, à part M. Titanic, que mon nouvel ami ne pouvait pas voir,
évidemment.

Je levai les yeux au ciel.

— Dégage, OK ? lâchai-je.

La politesse, c’était bien mignon, mais j’allais devoir faire une exception
pour me concentrer sur les spectres et les tueurs en série et l’hypothétique
destruction de l’Ordre, juste cette fois-ci. Je le vis réfléchir à une riposte,
mais finalement, la gueule de bois triompha et il reprit sa route d’un pas
traînant. Tant mieux.

Je me tournai vers le fantôme.

— Où sont les autres membres du cercle ?

— Ils visitent leur famille, je crois. Les nouveaux défunts ont souvent
des difficultés à lâcher prise lorsqu’ils découvrent qu’ils n’ont plus
d’existence tangible.

— Je veux dire, où sont leurs cendres ?

Il haussa les sourcils.


— Oh, oui. On m’a demandé de vous dire qu’ils étaient dans une
chambre d’hôtel à Uffington. Il y a beaucoup de tapage au-dehors. La
police, peut-être ? Des sorciers, également ? Je ne sais pas exactement.

Mon estomac se retourna.

— C’est tout ?

— Oui.

— Merci.

Il s’inclina.

— Avec plaisir, ma chère.

Il disparut. Je retournai à la voiture en même temps que Winter.

— C’est payé. Tu as parlé à un fantôme ?

Je hochai la tête, morose, et lui rapportai le message de M. Titanic. Le


visage de Winter se ferma à double tour, et ses yeux clairs s’assombrirent.

— Alors c’est certain. Ils ne pourraient pas s’être matérialisés si Barbe-


Noire avait été dans les environs. Sa nature vacui les en avait toujours
empêchés jusque-là. Il a simplement voulu faire croire aux autorités qu’il
était à Uffington.

Je rallumai le moteur. J’avais conduit trop vite plus tôt, mais je


m’apprêtais à exploser mes records.

***

Honnêtement, je m’étais presque attendue à trouver un carnage sans nom


en arrivant au siège de l’Ordre. Nous avions gardé la radio allumée
pendant le trajet, pour ne pas rater le potentiel flash info alarmiste que
nous ne voulions absolument pas entendre. Personne n’avait mentionné
l’Ordre, cela dit. Sans plus me soucier des règles de la circulation ou de la
politesse élémentaire, j’abandonnai mon taxi au milieu de la route et
ouvris la portière à la volée.

— Reste dans la voiture, Brutus, ordonnai-je.

Ce n’était pas le moment de le laisser gambader sur un campus magique.


Dieu merci, il se contenta de bâiller et de se rouler en boule sur la
banquette arrière.

Du coup, je tournai les talons et trottai vers le groupe de sorciers le plus


proche pour attraper une Néophyte en capuchon rouge par le bras et la
secouer comme un prunier.

— Qu’est-ce qui se passe ? Qu’est-ce qui s’est passé ?

— Hein ?

— Est-ce que tu as vu un type chauve avec une grosse barbe noire dans
le coin ?

Elle était bouche bée, muette, incapable de capter qui j’étais ou ce que je
pouvais bien lui vouloir. Son visage s’illumina de soulagement lorsqu’elle
remarqua Winter derrière moi.

— Adeptus Exemptus !

— Ivy, remarqua Winter, relâche l’innocente Néophyte. Elle ne sait rien.

Je montrai les dents et elle bondit en arrière avec un petit cri.

— Désolé, ajouta Winter avec un petit sourire professionnel.

Maintenant qu’on était de retour sur les plates-bandes de l’Ordre, il avait


vite repris ses marques. La Néophyte le regardait avec adoration, comme
s’il venait de la défendre contre une bête sauvage.

— Je m’appelle Lily. Oh, vous ne vous rappelez pas de moi, mais nous
nous sommes déjà rencontrés, vous savez. C’était pendant la semaine
d’Orientation, et j’étais avec tout un groupe de Néophyte, mais c’était un
véritable honneur.

Le sourire de Winter s’adoucit.

— Lily, bien sûr. Vous venez du Devon, c’est bien ça ? Vous aviez dit
aimer la pêche et vouloir vous spécialiser en Phytologie.

Lily rougit violemment. Winter et sa mémoire parfaite. Pfff. Je


commençai à taper du pied avec impatience. Est-ce qu’on avait vraiment
le temps de s’envoyer mutuellement des fleurs, là ?

— Dites-moi, Lily, continua Winter en se pencha légèrement vers elle.


Auriez-vous remarqué quoi que ce soit d’étrange sur le campus
aujourd’hui ? C’est très important. Chaque détail compte.

— Euh…, fit-elle en clignant rapidement des yeux, avide d’aider son


chevalier servant. Oui, je… Il y a très peu d’agents de la Branche Arcane
sur place.

Winter hocha la tête.

— Autre chose ?

Elle se creusait les méninges en fronçant les sourcils. Quelle perte de


temps.

— La cafétéria du quartier nord a servi de la gelée verte au lieu de la


rouge. Je ne sais pas pourquoi.

Je piaffai en levant les yeux au ciel, mais ils m’ignorèrent tous les deux.

— Et auriez-vous remarqué l’homme qu’Ivy a décrit ? Il est très facile à


reconnaître. Très large et grand, une barbe broussailleuse et sombre, une
boucle d’oreille en forme de tête de mort.

Elle aurait sûrement tué père et mère pour acquiescer, mais finalement,
elle préféra opter pour la vérité :
— Non.

— Et vos amis ? demanda-t-il doucement, en montrant le reste des


Néophytes qui nous dévisageaient un peu plus loin.

— Je vais aller leur demander.

Elle pivota et courut vers eux. Winter baissa les yeux vers le pied que je
continuais à tambouriner sur le trottoir.

— Arrête, Ivy. C’est toi qui m’as appris cette compétence-là, tu sais.

— Compétence ? raillai-je. Faire papillonner tes mirettes couleur mer de


Thaïlande pour faire défaillir des jeunettes ? Ça ne fait pas partie de mes
compétences.

— Je parle d’être aimable avec autrui pour les encourager à nous dire ce
qu’ils savent.

Je croisai les bras.

— Je ne crois pas que Lily sache quoi que ce soit.

— Les Néophytes traversent tout le campus et parlent entre eux. Ils


remarquent plus de choses que tu ne le crois.

Il montra les environs d’un geste souple.

— Il ne s’est encore rien passé. Personne ne crie. Personne ne saigne.

— C’est pas parce que Barbe-Noire n’est pas encore passé à l’attaque
qu’il n’a rien prévu.

— Je sais, murmura Winter en caressant mon bras. Mais ne laisse pas le


stress te faire perdre ton sang-froid.

Je plissai les lèvres, prête à protester, mais me forçai à prendre une


grande inspiration pour me détendre. Winter avait raison. J’avais été si
angoissée par les hypothétiques horreurs qui nous attendaient ici que le
calme apparent avait encore fait grimper ma tension. J’expirai lentement.
Respirer. Respirer, c’était bien.

Lily revint au pas de course.

— Non, ils n’ont rien vu non plus.

— Merci, répondit Winter. J’apprécie beaucoup votre aide. Ivy et moi


allons retrouver l’Ipsissimus, mais j’aimerais que vous fassiez passer le
message à vos camarades et à vos supérieurs. Si qui que ce soit remarque
un homme correspondant à ma description, qu’ils ne l’approchent sous
aucun prétexte et viennent nous trouver le plus vite possible. Pourriez-
vous faire cela pour moi ?

Lily se redressa solennellement.

— Oui, promit-elle, les yeux brillants. Oui, bien sûr. Je ne vous décevrai
pas.

Elle s’inclina respectueusement et tourna les talons.

— D’accord, bougonnai-je. Maintenant, elle va se couper en quatre pour


t’obéir. C’était plutôt très intelligent.

Un sourire amusé flottait sur les lèvres de Winter.

— Je suis plutôt parfois très intelligent, rétorqua-t-il.

Mais son expression s’assombrit presque aussitôt.

— Mais sans doute pas autant que Barbe-Noire. Allons voir l’Ipsissimus.
Il saura quoi faire pour sécuriser le campus.

Je poussai un soupir et hochai la tête.

— En tout cas, dit soudain Winter alors que nous traversions la place
centrale vers le bâtiment qui abritait le bureau de l’Ipsissimus, je n’arrive
pas à croire qu’ils vendent de la gelée verte au lieu de la gelée rouge.

Je levai les yeux vers lui.

— Est-ce que tu viens de faire une blague malgré la situation d’extrême


urgence ?

— Oui.

Il croisa mon regard.

— Ça a marché ? s’enquit-il.

— Non, ris-je en posant un baiser sur sa joue. Mais je t’aime quand


même.
Chapitre Vingt
Un agent de sécurité nous bondit dessus dès notre arrivée.

— Adeptus Exemptus Winter, Ipsissimus Collings nous a ordonné de le


prévenir immédiatement si vous veniez à nous rendre visite, et de vous
faire monter dans son bureau.

Sa voix était chaleureuse et pleine de respect. Dis donc, ça changeait de


la dernière fois.

— Malheureusement, il n’est pas là pour le moment, mais nous allons


essayer de le localiser au plus vite. Si vous voulez bien me suivre, je peux
vous mener jusqu’à notre salle d’attente ?

— Nous devons nous entretenir avec lui le plus vite possible, protesta
Winter en fronçant les sourcils.

— Nous ferons au mieux.

L’agent nous guida au premier étage, puis nous montra un banc étroit du
doigt avant de tourner les talons. Le banc était situé juste en dessous du
portrait de Grenville. Tiens, tiens, tiens, comme on se retrouve.
Franchement, je ne savais pas si c’était une bonne blague ou une marque
de profond respect de la part d’Ipsissimus Collings.

Plutôt que de m’asseoir, je repris mon tambourinage de pied.

— On devrait aller le chercher nous-mêmes. Allons voir dans son


bureau.

— Sauf que tu ne fais pas partie de l’Ordre et que mes privilèges ont été
révoqués. Nous ne pouvons pas monter plus haut que cet étage-ci. Le
sortilège de protection nous en empêchera.
Je penchai la tête de côté, un petit sourire aux lèvres. Oh, il me
connaissait mieux que ça, depuis le temps.

— J’ai plus d’un tour dans mon sac, tu sais. Je suis sûre qu’une de mes
runes peut désactiver le bouclier assez longtemps pour nous laisser le
passage.

Winter resta silencieux une petite seconde, puis passa une main dans ses
cheveux et poussa un soupir.

— Et je parie que tu n’exagères même pas…, murmura-t-il.

Je haussai les épaules.

— Hé, vu ce que j’ai vécu depuis que je te connais, tu ne peux pas m’en
vouloir de travailler un peu sur mes compétences élémentaires.

— Parce que rentrer par effraction dans l’une des pièces les plus
magiquement sécurisées du pays est une compétence élémentaire ?

— Ouaip’.

Winter secoua la tête.

— Parfois, je suis vraiment très heureux d’être de ton côté, Ivy. Mais
gardons cette option pour plus tard, d’accord ? L’Ipsissimus est sûrement
dans un bâtiment annexe, et je préférerais éviter qu’un sort trop difficile
ne draine ton énergie pour les prochaines heures.

Le visage de Grenville sortit soudain de son propre portrait. L’effet était


franchement bizarre, comme une de ces vieilles images 3D dont le regard
te suit sous tous les angles.

— Il n’est pas dans un bâtiment annexe, lança-t-il. Collings, je veux dire.


Il est en haut, dans son bureau.

Il poussa un soupir nostalgique.


— C’était mon bureau, avant, vous savez.

— Hein ? lâchai-je en plissant les yeux.

— Pardon.

— Oh, je vous pardonne, susurrai-je.

Grenville fit claquer sa langue.

— Non. Vous devriez dire pardon. Pas hein. Ce n’est même pas un mot.

Ouais, ouais. Je fis un petit geste d’indifférence et repris la conversation


où il l’avait laissée :

— Pourquoi est-ce que l’Ipsissimus serait dans son bureau ? Il est


vraiment ici ? En haut ? Vous voulez dire qu’il se cache ?

Winter se tourna vers moi, les sourcils froncés.

— Je ne dis que la vérité, vous savez. Je n’oserais pas mentir et risquer


de ne jamais passer de l’autre côté, n’est-ce pas ? Je suis dans votre camp.

— Oh, pitié, vous mentiriez comme un arracheur de dents, surtout si


vous êtes encore en colère contre moi parce que je n’ai pas respecté la
liste. Dites, les autres fantômes vous font toujours la tête ?

Il me foudroya du regard.

— La situation s’améliore. Mais ne vous préoccupez pas de moi. Allez


voir Collings.

Quelque chose me picotait la nuque. Depuis quand Grenville se


préoccupait des vivants ?

— Qu’est-ce qui se passe ? demandai-je sérieusement.

Il agita ses mains dans un grand geste exaspéré.


— Je veux simplement que vous arrêtiez de perdre votre temps avec
votre stupide meurtrier et que vous teniez vos promesses. Sincèrement, je
ne vous aurais jamais donné ces informations si j’avais su que vous y
passeriez des jours. Ce n’est qu’un homme, pour l’amour du ciel.

— Un homme qui a assassiné au moins sept sorciers et prévoit sûrement


d’en tuer d’autres.

Grenville détourna le regard.

— Dépêchez-vous, c’est tout ce que j’ai à dire. Le mot-de-passe-partout


est primogenitus ducis. Ne dites à personne que je vous l’ai donné.

Je haussai les sourcils.

— Le mot-de-passe-partout ?

— Oui. C’est comme une clef, mais…

— J’ai compris le principe, fis-je en levant une main. Mais il peut


désactiver toutes les protections ?

— Oui.

— Cool, soufflai-je. Merci, Grenville.

Je tirai sur la manche de Winter.

— Allons-y.

— Un mot-de-passe-partout ? répéta Winter.

— Apparemment.

Peut-être que je garderai encore un peu Grenville de ce côté-ci du grand


voile ectoplasmique. Il était très utile, quand il en avait envie.
— Et apparemment, l’Ipsissimus est dans son bureau, malgré ce qu’a dit
l’agent. Ça n’a pas de sens, cela dit. Pourquoi est-ce qu’il se cacherait ?

— À moins qu’il ne pense que nous sommes venus pour demander


l’autorisation d’aller à Uffington, proposa Winter.

Je fronçai le nez.

— Il n’a jamais eu peur de nous dire non. C’est pas le genre à se laisser
intimider, de toute façon.

Nous atteignîmes l’étage supérieur et la première protection résista


contre ma peau. Je murmurai le mot de passe, et la pression disparut
instantanément.

— Ne tirons pas de conclusions hâtives, conseilla Winter. Peut-être que


l’Ipsissimus a simplement changé d’avis concernant mon retour au sein de
l’Ordre parce que j’ai blessé un homme innocent.

— Oh, tu t’es fait plus de mal qu’à lui, je te rappelle. Allez, viens. Je ne
sais pas pourquoi Collings boude dans son antre, mais le plus important,
c’est qu’on découvre ce que Barbe-Noire a l’intention de faire.

Winter croisa mon regard.

— Tu as raison, murmura-t-il, la voix lourde d’inquiétude.

***

Nous n’eûmes même pas besoin de ralentir sur le chemin du bureau.


Personne ne nous arrêta ; personne ne nous remarqua, en fait. Ce n’était
pas la première fois que je me faisais la remarque, mais vraiment, le Saint
Ordre des Lumières Magiques se reposait bien trop sur la magie pour
assurer sa sécurité. Tous les sorciers faisaient la même erreur. Évidemment
qu’un vacuus comme Barbe-Noire parvenait à les neutraliser en deux
coups de cuillère à pot.
En tout cas, je devais admettre que les fantômes avaient été super utiles,
beuglements hystériques mis à part. Ils allaient finir par me convaincre de
les garder dans les limbes terrestres au lieu de les aider à trouver la paix.

La porte de l’Ipsissimus était fermée. Winter avança d’un pas et toqua


vivement contre le bois. Nous attendîmes quelques secondes. Silence.
Peut-être que Grenville avait menti. Mais il n’y avait qu’un moyen de le
savoir.

En ignorant l’inspiration choquée de Winter, je tournai la poignée.

— Elle n’est pas verrouillée.

Je poussai le battant et jetai un coup d’œil à l’intérieur.

Le bureau était plongé dans la pénombre. Le soleil hivernal brillait


froidement à l’extérieur, mais les rideaux étaient tirés et les lampes étaient
éteintes. Du coup, je commençais sérieusement à douter que l’Ipsissimus
soit ici, à moins qu’il ne s’essaie au vampirisme.

— Toc, toc ! chantonnai-je.

Pas de réponse. Le visage de Winter était soigneusement indifférent,


mais je savais qu’il était aussi nerveux que moi. Quelque chose n’allait
pas. Je déglutis. Mon instinct recommençait à faire des siennes.

J’essayai d’ignorer mes palpitations et dépassai le perron. Rien ne


bougeait à l’intérieur. Je ne voyais toujours pas l’Ipsissimus. Comme il
convenait pour le Guide de l’Ordre, la pièce était spacieuse, mais il n’était
clairement pas là. À moins qu’il se soit planqué sous le bureau en
attendant qu’on reparte. Je me penchai pour vérifier, juste au cas où. Nan.
Dieu merci, parce que je n’aurais pas donné cher de ses articulations après
ça.

— Foutu Grenville, marmonnai-je.


L’abruti avait sûrement décidé de se venger parce que je n’avais pas
respecté son protocole débile.

— Mais comment on va trouver l’Ipsissimus, du coup ?

— Je ne sais pas, soupira Winter. Il n’est pas avec l’équipe d’Uffington,


et…

Il vérifia l’heure à sa montre.

— Il est trop tard pour qu’il soit parti faire sa tournée quotidienne auprès
des Départements de l’Ordre. Il pourrait être n’importe où.

— On est dimanche, remarquai-je. Il pourrait simplement être chez lui,


non ?

— En pantoufles, avec un chocolat chaud ? railla Winter.

— Euh, oui, c’est ce que font les gens normaux, Raph’. Ils se détendent,
dans leur salon. C’est pas bizarre.

Winter attrapa un bocal de plantes et le dévissa pour sentir son contenu.

— Ça l’est pour un Ipsissimus.

— Être capable de déléguer est une merveilleuse qualité.

Je manquai de tomber à la renverse quand Winter hocha la tête.

— Non, tu as raison. Donner des responsabilités à autrui, c’est


important. Chacun a des opinions et des perspectives différentes et
constructives, et tout le monde a le droit au repos, de temps en temps.

En voyant mon expression, il émit un petit rire.

— Pas un mois sabbatique, Ivy. Mais peut-être une journée de pause ici
et là, peut-être.
L’Ipsissimus apparut sur le pas de la porte, le regard dans le vague.

— Avant la mort de ma femme, je prenais plus de vacances et je pense


que cela faisait de moi un meilleur Guide.

Il sourit tristement.

— Peut-être était-ce grâce à son influence plutôt que les quelques jours
passés loin de l’Ordre. Mais quoi qu’il en soit, ce garçon comprend qu’on
ne peut travailler sans arrêt, même si l’on aime profondément et
sincèrement ce que l’on fait. Ce n’est pas viable, tout simplement.

Il soutint mon regard.

— Merci, Ivy. Je pense qu’il l’a compris grâce à vous.

Je crois bien que je rougis.

— Oh, euh… Travailler pour l’Ordre a aussi ses avantages. Je critique


beaucoup, hein, mais je suis consciente que c’est une organisation vitale et
qu’ils font énormément de bien autour d’eux.

L’Ipsissimus me sourit.

— Je suis heureux que vous soyez de cet avis. C’est important que vous
ayez foi dans l’Ordre, vous aussi.

Winter toussota légèrement.

— Ivy, est-ce que cela te… dérangerait que je revienne ? demanda-t-il


soudain. Que j’accepte l’offre de l’Ipsissimus ? Tu n’as qu’un mot à dire,
et je ne dirai plus un mot sur le sujet. Je peux travailler ailleurs. Nous
pouvons faire le bien, ensemble, hors du Saint Ordre des Lumières
Magiques.

Je pivotai vers lui, un immense sourire aux lèvres.


— Hé, je n’ai pas menti, tu sais. Je pense sincèrement que l’Ordre a
beaucoup de choses à offrir. Je serais vraiment heureuse que tu reprennes
ta place parmi eux. Je sais combien tu es heureux ici. Mais ça ne dépend
pas de moi ; c’est ta décision.

Je haussai les sourcils.

— Et tu as intérêt à prendre des jours de congé de temps en temps pour


qu’on les passe ensemble. Mais je comprends, d’accord ? L’Ordre fait
partie intégrante de ta vie.

Son visage s’adoucit.

— Je ne peux pas te convaincre de me rejoindre ? souffla-t-il.

J’ouvris la bouche pour répondre, mais un bruit lourd retentit de l’autre


côté du couloir. Nous nous tournâmes tous les trois vers la porte.

— Reste ici, ordonna Winter d’une voix sombre. Je vais voir.

Il me dépassa et passa à travers le corps de l’Ipsissimus avant de


disparaître dans les ténèbres du corridor. Mon souffle se coinça dans ma
gorge. Je sentis mes jambes se dérober sous moi et tombai à genoux sur le
parquet.

— Non, murmurai-je.

Ipsissimus Collings glissa jusqu’à moi et me tendit sa main.

— Vous le saviez dès que je suis apparu, Ivy. Vous ne vouliez


simplement pas y croire.

Il baissa les yeux sur sa main, et la laissa retomber avec un demi-sourire.

— C’est une étrange sensation, dit-il. D’être intangible.

— Je… vous…
Je fermai les yeux de toutes mes forces. Non, non, non. C’était
forcément un cauchemar.

— Nous avons besoin de vous, suppliai-je.

— Dommage.

Je ne pouvais pas le regarder.

— Que s’est-il passé ?

— Barbe-Noire n’est pas à Uffington.

Oh, mon Dieu. Je le savais, bien sûr, mais l’entendre de sa bouche me


retourna l’estomac.

— Il… il vous a tué ?

— Oui. Ne vous inquiétez pas, il a fait vite.

Menteur. Je serrai les dents.

Sa voix se raffermit.

— Maintenant, ouvrez les yeux et écoutez-moi. Je n’ai pas beaucoup de


temps. Rester de ce côté-ci me demande une énergie considérable et mes
réserves s’écoulent vite.

Je déglutis et levai les yeux vers lui avant de me redresser, chancelante.


C’était lui qui était mort, après tout ; ses problèmes étaient bien plus
tragiques que les miens.

— Je vous écoute, promis-je d’une voix étranglée.

— J’ai laissé les parchemins nécessaires pour que Raphaël rejoigne les
rangs de l’Ordre dans le premier tiroir du bureau. Je les ai signés il y a des
semaines. Tout est prêt. Mais il faut qu’il les signe impérativement avant
que mon cadavre ne soit découvert. Barbe-Noire n’a plus l’intention
d’incinérer ses victimes ; il a caché mon corps, mais nos agents le
retrouveront vite. Cette fois, il veut que tout le monde sache ce qu’il a
réussi à faire. Je ne connais pas ses motivations ou ses projets ; vous
devrez les mettre à jour vous-mêmes, et le retrouver avant qu’il fasse
d’autres victimes. L’Ordre doit survivre, Ivy.

J’avais la bouche sèche.

— Bien sûr. Bien sûr qu’il survivra.

— Vous souvenez-vous de notre conversation, en Écosse ? Sur les


risques de ma succession, si je venais à mourir ? Sur le chaos qui menaçait
notre organisation ?

Merde. C’était pour ça que j’avais accepté d’affronter Alistair le


nécromancien à la place de l’Ipsissimus. Parce que trop de sorciers, trop
d’ambitions contraires, trop de magouilles secrètes menaçaient la paix de
l’Ordre.

— Oui.

— Après notre retour d’Écosse, j’ai décidé de prendre des mesures afin
d’assurer la sécurité et la pérennité de l’Ordre. J’aurais dû m’en charger il
y a bien longtemps. J’ai nommé mon successeur et je sais qu’il sera à la
hauteur de cette tâche. Il possède la force et la moralité nécessaires pour
unifier et soutenir notre organisation. Il sera accepté comme nouvel
Ipsissimus, mais seulement s’il est membre de l’Ordre. Le contrat que j’ai
établi le promeut également au Troisième Niveau ; il n’a pas passé les
examens habituels, mais, dans son cas, ce n’est qu’une formalité.

Sa voix était sévère.

— Néanmoins, si son retour parmi nous n’est pas officialisé avant que
mon corps ne soit découvert, ses adversaires n’hésiteront pas à refuser sa
nomination, et les querelles intestines seront terribles.

— Raph’, murmurai-je. Vous avez nommé Raph’.


L’Ipsissimus avait toujours été sûr que Winter reprendrait sa place
auprès de lui. En réalité, moi aussi.

— Oui. Il est prêt, maintenant. Il aura besoin de vous à ses côtés pour le
guider et le soutenir. Votre rôle sera peut-être même plus important que le
sien dans les mois à venir.

Euh, alors, j’espérais vraiment qu’il me disait ça pour flatter mon ego.
J’étais parfaitement contente de rester sur le banc de touche,
personnellement. Ou plutôt, sur le canapé le plus proche. Clairement,
femme d’empereur, c’était pas trop mon genre ; mais je savais que Winter
serait parfait pour le rôle d’Ipsissimus. Il avait fait des erreurs, mais il les
avait toujours reconnues et il avait appris à les dépasser. Il ne prenait pas
de raccourcis. Il était dévoué, travailleur et intègre ; et il saurait mener
l’Ordre sans compromettre ses principes.

Je grimaçai.

— Qu’y a-t-il ? demanda l’Ipsissimus.

— Rien, marmonnai-je.

Je ne pouvais pas lui dire que je venais de capter que mon petit copain
allait littéralement devenir le roi des intellos. Pfff.

— Tout va bien. Sauf que vous êtes mort, bien sûr.

Un spasme secoua le corps spectral de l’Ipsissimus.

— Je ne peux lutter contre l’attrait du repos plus longtemps, Ivy.


Assurez-moi que Raphaël signe ces papiers. Assurez-vous que des témoins
officiels en prennent connaissance avant qu’on ne me retrouve.

Sa silhouette s’effaçait doucement, et soudain, une lumière aveuglante


l’entoura comme un halo. Non, il ne pouvait pas disparaître si vite.

— Attendez ! Où êtes-vous ? Où est votre corps ?


— Dans un cabanon derrière le département de Phytologie. Il m’a tiré
jusque là-bas.

Un sourire béat s’épanouissait sur ses lèvres, et son regard s’attardait sur
un point vague et lointain.

— Au revoir, Ivy.

— Mais que va dire… ?

La lumière brûlait de mille feux et je dus me protéger les yeux de la


main.

— Attendez ! Ne partez pas ! criai-je.

Mais je savais que mes suppliques resteraient sans réponse.

Quand mes yeux se réhabituèrent enfin à la pénombre, il avait disparu.


Winter était de retour, agenouillé près de moi.

— Que se passe-t-il ? Ivy !

Je levai les yeux vers lui.

— L’Ipsissimus, murmurai-je. L’Ipsissimus est mort.

Winter cilla, pâle comme un linge. Derrière lui, je remarquai soudain


Philip Maidmont, le visage horrifié, une main sur la bouche.

— C’est Barbe-Noire. Je ne sais pas… Barbe-Noire l’a trouvé et l’a


assassiné.

Ma voix était presque inaudible, mais étonnamment ferme. Je pris une


inspiration tremblante.

— L’Ipsissimus est passé de l’autre côté. Et je ne sais pas où est Barbe-


Noire.
Mais je savais que plus rien ne serait comme avant.
Chapitre Vingt-et-Un
Je n’avais qu’une envie, c’était me jeter dans les bras de Winter, enfouir
ma tête dans son cou et pleurer pendant trois quarts d’heure. Mais je me
secouai les puces et me dirigeai sans attendre vers le bureau de
l’Ipsissimus.

Maidmont et Winter me regardaient faire sans comprendre. J’ouvris le


premier tiroir, trouvai le parchemin roulé, et l’attrapai entre mon index et
mon pouce pour ne pas l’abîmer.

Je le tendis vers Winter. Il attendit une seconde en l’observant comme un


serpent venimeux.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Ton contrat. Signe-le. Il faut qu’on le dépose chez les Ressources


Humaines et que tu sois réintégré à l’Ordre le plus vite possible.

— L’Ipsissimus vient de mourir, Ivy. Barbe-Noire est toujours en cavale.


Je ne pense pas que mon emploi soit la priorité.

— Oh, si, fis-je d’un ton féroce. C’est la plus grande des priorités,
d’accord ?

Maidmont comprit avant Winter. La révélation anima son visage et il se


mit à hocher vigoureusement de la tête. Peut-être qu’Ipsissimus Collings
lui avait déjà parlé de ses intentions.

— Oui, souffla-t-il. Oui, oui. Signez-le maintenant. Je serai témoin.

Il plongea sa main dans sa poche et en ressortit un stylo plume.

— C’est mon stylo fétiche. Utilisez-le.

C’était bien un truc de bibliothécaire, tiens. Je lui souris tristement.


— Merci.

Mais Winter ne pigeait pas.

— Non, nous devons retrouver l’Ipsissimus. Ou du moins, son corps.


Nous devons trouver Barbe-Noire.

Je grimaçai.

— Écoute, si j’ai pu parler à l’Ipsissimus, ça veut sûrement dire que


Barbe-Noire n’est pas dans les parages. Plus maintenant. Peut-être que son
objectif ultime était de tuer l’Ipsissimus, et maintenant qu’il a réussi, il
doit chercher à se cacher.

C’était presque aussi crédible que si j’avais annoncé que je voulais


devenir harpiste professionnelle ; on savait tous les deux que Barbe-Noire
n’allait pas s’arrêter pour si peu, mais je voulais que Winter se concentre
sur le parchemin. Je le glissai dans le creux de sa paume.

— Écoute-moi, dis-je doucement. C’est ce que l’Ipsissimus voulait. Il


est resté de notre côté pour me le dire, alors que le repos l’appelait déjà. Il
a signé ton contrat. Il t’a promu au Troisième Niveau. Et, Raph’… Il t’a
nommé pour lui succéder.

Pendant une longue minute, Winter ne réagit pas. S’il n’avait pas très
légèrement plissé les yeux, j’aurais presque cru qu’il ne m’avait pas
entendue.

— Non, rétorqua-t-il finalement.

— On y est, Raphaël Winter. C’est le moment de regarder ta destinée


bien en face et d’accepter la responsabilité que tu es capable d’endosser.
Tu es le meilleur choix pour l’Ordre. Le seul choix. Il faut que tu
l’acceptes.

— Non, répéta-t-il en croisant mon regard. Si tu étais à ma place, tu


partirais en courant.
— Mais je ne suis pas à ta place. Nous sommes très différents.

Sur le perron, un petit miaulement brisa le silence, et Brutus nous


rejoignit à pas lents. Il ondula entre les chevilles de Winter avant de
s’affaler juste devant lui. Je fronçai les sourcils. Hé, comment il avait fait
pour passer les protections tout seul ?

— Il est bien naturel de se sentir intimidé lorsqu’une situation complexe


marque le tournant le plus décisif de ton existence, déclara Brutus pendant
que mon cœur ratait un battement et que je restai plantée là, bouche bée.
J’ai dû, moi aussi, examiner attentivement ma conscience lorsque j’ai
rencontré Ivy pour la première fois. Le doute me rongeait. Son hygiène
personnelle est douteuse, ses cheveux suggèrent un lien de parenté avec
Albert Einstein, mais son intellect le dément. Elle aime prétendre que son
éthique professionnelle est bancale et ses principes inexistants. Et
pourtant, bien sûr, nous savons tous les deux que l’Ivy qu’elle aime
présenter à autrui est bien différente de la réelle Ivy. Il faut être une
créature exceptionnelle pour reconnaître qui elle est véritablement. Je fais
partie de ces créatures exceptionnelles. Toi aussi. Tu vois la vérité en elle.
Et tu vois la vérité de l’Ordre.

En arrière-plan, Philip Maidmont avait commencé à lever une main pour


indiquer que lui aussi trouvait que je n’étais pas un véritable déchet
humain ; mais Brutus plissa les yeux et il changea d’avis aussi sec et laissa
retomber son bras.

Je ne pouvais pas bouger. Ou parler. C’était quoi, le délire, là ? Est-ce


que mon chat avait été possédé par un des foutus spectres ?

Mais Brutus n’avait pas terminé.

— Raphaël Winter, tu as les aptitudes nécessaires pour être un grand


Ipsissimus. Tu peux devenir le Guide que ces sorciers méritent. Tu sauras
les mener vers de nouveaux sommets. Tu transformeras la magie à jamais,
et tu feras le bien dans tout le pays. Je serai à tes côtés et je t’offrirai le
soutien dont tu auras besoin pour réussir. Ivy sera là, elle aussi. J’imagine
que le petit pompon qui te sert de familier ne sera pas très loin non plus.
Il renifla.

— Mais à ta place, je ne l’écouterais pas outre mesure. Elle aime cette


espèce de gelée immonde que l’on achète au supermarché. Aucun chat qui
se respecte ne pourrait apprécier cette horreur.

Brutus lécha sa patte et entreprit de se nettoyer le museau avant de


reprendre la parole.

— Bien sûr, si tu préfères abandonner le Saint Ordre des Lumières


Magiques au chaos bureaucratique qui le menace et le voir sombrer dans
l’obscurité et la malveillance pour l’éternité, tu peux aussi refuser de
devenir Ipsissimus. Je suis certain que tu trouveras beaucoup de plaisir à
développer une nouvelle formule pour nettoyer les joints de salle de bains
les plus récalcitrants.

Personne ne bougeait. Puis, très lentement, Winter déroula le parchemin.


Il tendit la paume vers Maidmont pour récupérer le stylo. Winter alla
s’asseoir au bureau, prêt à signer.

— Je ne peux pas faire cela sans toi.

Sa voix était si douce que je dus tendre l’oreille pour l’entendre.


Maidmont et Brutus regardaient passionnément le plafond.

Je plongeai mes yeux dans les siens.

— Oh, t’inquiète, je ne vais nulle part. Je vais être ton fardeau pendant
des lustres. Ton boulet. La mauvaise odeur qui te suit partout où tu vas.

Winter lâcha soudain un petit rire, si bas et si rapide que je le manquai


presque.

— Dieu merci.

— Mais ne t’attends pas à ce que je te fasse la cuisine ou que je plie tes


chaussettes juste parce que tu seras un des gros bonnets du monde
magique, remarquai-je.

— Le gros bonnet, corrigea Winter. Je serai le plus gros bonnet du


monde magique. Est-ce que tu sais comment on plie des chaussettes ?

Ha, ha, ha. Je lui lançai un regard faussement menaçant et me tournai


vers Brutus.

— Espèce de petit con.

— Manger.

— Tu caches l’étendue de ton vocabulaire depuis tout ce temps ?

Brutus cligna des yeux.

— Manger.

— Tu sais que je pourrais juste t’abandonner et chercher un autre


familier, si je voulais ?

— Manger.

Je poussai un soupir. Je n’allais clairement pas gagner cette


conversation.

— Reste ici, marmonnai-je. Je t’apporterai à manger tout à l’heure.


Garde l’œil ouvert et viens nous chercher si tu vois Barbe-Noire dans les
parages. Mais ne fais pas la connerie de l’approcher, d’accord ?

Winter hocha la tête.

— L’Ipsissimus n’était pas le seul sorcier puissant dans ce bâtiment. Il


est possible que Barbe-Noire attaque quelqu’un d’autre.

— Je suis sûre qu’il va faire profil bas pendant quelques heures, dis-je.
Mais je vais aller parler à Grenville et lui demander s’il a remarqué quoi
que ce soit. Il faut que tu t’occupes de ta paperasse. Le corps de
l’Ipsissimus pourrait être retrouvé d’une minute à l’autre.

— N’essaie pas de l’approcher non plus, Ivy.

— Pitié, ricanai-je. Je me suis déjà essayée au martyre, et franchement,


je m’en passe.

Puis, avant que Winter ne puisse dire quoi que ce soit d’autre, j’ajoutai :

— Allons-y pendant qu’il en est encore temps.

***

En passant au premier étage, je vis le visage de Grenville réapparaître au


centre de son portrait ; il avait l’air vaguement nerveux.

— Vous auriez dû me le dire, fis-je en faisant signe à Winter et


Maidmont de continuer sans moi. J’aurais préféré savoir à quoi
m’attendre.

— Je ne compte pas m’excuser, rétorqua Grenville. Ce n’était pas à moi


de vous en informer. Et puis, Collings a de la chance. Il a pu passer de
l’autre côté sans encombre. Peu de gens dans sa position peuvent se vanter
d’avoir échappé aux malédictions.

Impossible d’ignorer la jalousie dans sa voix.

— Je vais vous aider. Je vous le promets. Mais je veux d’abord protéger


les vivants.

Je suivis Maidmont et Winter du regard pendant qu’ils traversaient le


hall en direction des Ressources Humaines. Ils étaient en route pour faire
authentifier le retour de Winter, horaire et témoin à l’appui. Dans quelques
heures, si le corps de l’Ipsissimus n’avait pas encore été découvert,
Maidmont entrerait dans le cabanon où le grand homme avait exhalé son
dernier souffle et lancerait l’alerte. Il fallait s’attendre à une panique
générale, mais avec la nomination officielle de Winter comme successeur,
elle serait vite contenue.

Grenville s’éclaircit la gorge pour attirer mon attention.

— Vous avez besoin de moi ?

Je souris amèrement. Grenville n’était pas devenu Ipsissimus par hasard.


Il était peut-être aussi colérique qu’agaçant, mais il en avait dans le crâne.

— L’homme qui a tué Ipsissimus Collings…, commençai-je.

Je serrai les poings. J’avais réussi à garder le contrôle de mes émotions


jusqu’ici, mais je pouvais entendre ma voix trembler de fureur.

— Ce… ce salaud est un vacuus. Si vous vous approchez de lui, vous


disparaîtrez. Vous n’existerez ni ici ni de l’autre côté. Vous ne serez… rien
du tout. Ce n’est pas une solution à long terme. Dès qu’il s’éloignera, vous
reprendrez conscience.

Grenville fronça les sourcils.

— C’est dommage. J’aime beaucoup l’idée de cesser d’exister.


L’existence est une chose remarquablement épuisante, vous savez.

Il poussa un soupir.

— Mais oui, j’ai déjà entendu parler des vacuii. Je comprends le


concept.

Parfait.

— Alors contactez tous les esprits que vous parviendrez à joindre, et


envoyez-les aux quatre coins du campus. Barbe-Noire est encore ici. Je ne
connais pas vraiment le périmètre de ses capacités anti-magiques, mais
quand les fantômes commenceront à disparaître, vous aurez une bonne
idée de sa localisation. Trouvez-le et venez me dire où il est. Il a tué
l’Ipsissimus et je ne pense pas qu’il compte s’arrêter là. Pendant que
Winter protège la sécurité du Saint Ordre des Lumières magiques, il faut
que je protège la sécurité de Winter.

— Et comment comptez-vous faire ?

— En renvoyant ce salopard en enfer avec un bon coup de pied au cul,


déclarai-je.

Je ne savais pas encore comment j’allais faire mon coup, mais je savais
que j’en étais capable.

— Très bon plan, commenta Grenville.

Ouais. J’avais toujours été une grande planificatrice.

***

En traversant le campus, des bribes de conversation me parvinrent, et


elles suivaient toutes le même schéma :

— Tu sais quoi ?

— Non ?

— Adeptus Exemptus Winter est de retour ! Pour de vrai !

— Dieu merci. On était perdus sans lui.

OK, je paraphrase un peu, mais c’était l’esprit, quoi. Je gardai le visage


baissé et accélérai le pas. Je n’avais pas envie d’être accusée de l’avoir
encouragé à partir, ou félicitée pour son retour. Je voulais juste me
concentrer sur les petites magouilles barbares de Barbe-Noire. Il fallait
absolument que je le retrouve et qu’on en finisse.

— Ivy !

Merde. Je pivotai lentement et regardai Ève courir vers moi. Elle me


serra rapidement contre elle avant de reprendre :
— Est-ce que c’est vrai ? Est-ce que Winter est vraiment de retour ? Tout
le monde en parle. Ce n’est pas juste une rumeur, n’est-ce pas ? Dis-moi
qu’il n’est pas juste venu nous rendre visite.

— Oui, il est de retour. Vraiment. Écoute, Ève, il faut que j’y aille.

Elle souriait de toutes ses dents et ne m’écoutait pas du tout.

— Oh, c’est génial !

Puis son sourire s’évanouit.

— Ça ne te gêne pas qu’il revienne ?

— Je suis amoureuse de lui, Ève. Tout ce qui le rend heureux me rend


heureuse. Du moment que pour être heureux, il n’a pas besoin de me jeter
de l’eau à la figure aux aurores ou me traîner faire du jogging. Tu vois ce
que je veux dire.

Elle hocha la tête avec ferveur.

— Bref. Il faut que j’y aille, conclus-je.

Elle remarqua enfin mon air sérieux et un éclat d’inquiétude traversa son
regard.

— Qu’est-ce qui se passe ?

Je fis la moue, pensive. Ève faisait partie de la Branche Arcane ; elle


savait garder la tête froide.

— Il y a un vacuus anti-sorcier sur le campus. Il a déjà tué l’Ipsissimus


et il ne va sûrement pas s’arrêter là. Il faut qu’on le retrouve et qu’on
l’arrête, mais on ne peut pas utiliser notre magie contre lui. J’ai demandé à
mes fantômes de partir à sa recherche, mais c’est un peu compliqué parce
qu’ils disparaissent quand ils sont dans son périmètre.

Elle cligna des yeux.


— Euh… Mais…

— Tout le monde pense qu’il est encore à Uffington. Mais c’est faux.

— Tu parles d’Hal Prescott. Le Boucher Barbu.

Foutu Tarquin Villeneuve.

— Barbe-Noire, ouais. On s’en fiche. Oui. Il est là et nous devons le


retrouver avant qu’il n’attaque qui que ce soit d’autre, répétai-je.

— Ils n’ont pas voulu que je les accompagne, avoua-t-elle, le visage


pâle. Ils n’ont envoyé que les sorciers expérimentés à Uffington. Les seuls
agents présents sur le campus sont des gens comme moi, ceux qui ne
savent pas ce qu’ils font.

— Arrête ça, rétorquai-je en reprenant ma route, l’œil aux aguets. Tu sais


très bien ce que tu fais. Tu cherches un criminel. Tu vas arrêter un
criminel. Tu ne peux pas utiliser ta magie. C’est simple.

Avec ses longues jambes, Ève n’avait aucun mal à rester à ma hauteur.

— Ivy, murmura-t-elle, si on ne peut pas utiliser la magie, comment


allons-nous l’arrêter ?

J’ouvris la bouche pour lui répondre, mais à l’autre bout de la place, la


silhouette familière de Lily déboula à pleine vitesse en agitant
frénétiquement les bras. Autour d’elle, trois autres formes se
matérialisèrent soudain, plus rapides encore. Lily nous dépassa sans nous
jeter un regard ; évidemment, elle cherchait Winter, pas moi. C’était à lui
qu’elle faisait confiance ; elle ne m’avait sûrement même pas remarquée.

Heureusement, les morts avaient un peu plus de respect. Les trois


spectres freinèrent simultanément.

— C’est toi ! Oui ! Il doit être par là-bas, s’étrangla l’un d’entre eux.
— C’était incroyable, commenta le second. Je marchais tranquillement,
j’explorais les environs, et tout a disparu d’un seul coup.

— Et tu es réapparu au même endroit ? demandai-je.

Je sentis le regard perplexe d’Ève sur mon visage.

— Tu es en train de leur parler ? De parler à des fantômes ?

Nous l’ignorions tous, cela dit. Le fantôme hocha la tête.

— Oui. J’étais près de la fontaine. J’y étais encore lorsque je suis


revenu.

— Barbe-Noire est dans le coin, grimaçai-je à l’intention d’Ève.

Je n’avais pas traîné sur le territoire de l’Ordre depuis un moment et mes


connaissances laissaient franchement à désirer.

— Qu’est-ce qu’il y a derrière la fontaine, Ève ?

Ève étouffa un cri derrière sa paume, les yeux écarquillés d’horreur.

— Quoi ? Qu’est-ce qui se passe ?! m’exclamai-je en luttant contre la


tentation de la secouer comme un prunier.

— La crèche ! Les sorciers de l’Ordre déposent leurs enfants là-bas


pendant leur journée de travail. C’est le seul bâtiment situé au-delà de la
fontaine.

Je fermai brièvement les yeux. C’était… logique, connaissant les


motivations de Barbe-Noire. Couper la tête de l’Organisation et se
débarrasser sa progéniture. Détruire la prochaine génération de sorciers
pour faire tomber l’Ordre à genoux. Je ravalai ma nausée. Puis je me mis à
courir de toutes mes forces.

***
Malgré le gazouillis de la fontaine et la distance qui nous séparait encore
de la crèche, je devinai immédiatement que Barbe-Noire était déjà passé à
l’action. Des hurlements déchiraient l’air, et un vertige de terreur me
secoua l’échine.

J’accélérai encore la cadence, mais Ève me dépassa sans peine. Elle se


jeta en avant pendant que je frôlais déjà l’asphyxie. Peut-être que Winter
avait raison et qu’un peu de sport ne me ferait pas de mal, si je survivais à
cette journée infernale.

Non. Je secouai la tête. La peur me faisait perdre la tête. Dès que j’étais
dans une situation hypothétiquement létale, je fantasmais sur mes bonnes
résolutions ; mais la vraie solution, c’était d’éviter la situation
hypothétiquement létale en question.

Je donnai un dernier coup de collier et bifurquai vers la crèche à l’instant


même où Ève bondissait en avant et se jetait sur le dos de Barbe-Noire.
Trois sorciers, tous des employés de la crèche, essayaient de lui jeter des
sorts, en vain.

Il rit et se secoua pour qu’Ève lâche prise.

— Allez-y, sorciers ! beugla-t-il fièrement. Vous ne pouvez pas


m’atteindre !

Il fit volte-face et je remarquai un long couteau brillant dans sa main.


Sûrement celui qu’il avait utilisé pour tuer Clare et le reste de son cercle.
Celui qu’il avait utilisé pour tuer l’Ipsissimus.

Ève lança un cri de guerre avant de baisser le visage pour lui mordre
l’oreille. Une giclée de sang fusa sous ses dents, mais son attaque ne fit
qu’enrager Barbe-Noire. Sans ralentir, avec une exclamation de rage, il
leva sa lame et manqua de justesse la trachée d’Ève. Elle glissa sur le côté.
Terrifiée qu’il parvienne à l’atteindre à la deuxième tentative, je me remis
à courir vers eux.
Je fis signe aux quatre sorciers de la crèche, qui comprirent mon
intention immédiatement et profitèrent de la distraction de Barbe-Noire
pour retourner à l’intérieur et protéger les enfants. Ils avaient
probablement pigé que la magie ne les aiderait pas. Pendant que je
chargeais vers Barbe-Noire pour aider Ève, une fenêtre s’ouvrit à la volée
et l’un des sorciers se mit à lancer des objets vers le vacuus. Je ne voyais
pas trop ce qu’un éléphant en plastique allait bien pouvoir faire. Ni le tire-
lait, d’ailleurs. Le lait lui-même, par contre…

Je bifurquai in extremis et attrapai le biberon alors que Barbe-Noire


balançait Ève en arrière. Elle s’écrasa contre le mur de la crèche et glissa
jusqu’au sol sans rouvrir les yeux. Merde. Il avait pivoté vers elle, le
couteau levé, prêt à l’achever.

Je hurlai et fis sauter la tétine en caoutchouc.

— Tiens, prends-toi de l’eau bouillante ! piaillai-je en lui lançant le lait


dans la figure.

Barbe-Noire leva les mains pour protéger ses yeux ; il ne savait pas que
le liquide n’était que tiède. Quand il comprit que je l’avais roulé dans la
farine, il gronda comme un fauve et abandonna Ève pour se concentrer sur
moi.

Il frappa en avant, toute lame dehors, et surprise, surprise, je ne réagis


pas assez vite pour l’éviter. Le couteau m’entailla le bras et je laissai
échapper un cri de douleur. Barbe-Noire écarquilla les yeux en me
reconnaissant ; et une petite voix au fond de mon crâne me souffla que
c’était ma chance, que je pouvais en profiter.

Je me laissai tomber à genoux devant lui.

— Je ne suis pas une sorcière ! braillai-je. Ne me tuez pas ! Je ne sais


même pas utiliser la magie !

Barbe-Noire hésita, le couteau en l’air. Il me fixait en fronçant les


sourcils sans savoir trop quoi faire. Puis il laissa retomber son bras et jeta
un coup d’œil aux alentours. Ève était KO et les sorciers de la crèche
avaient disparu à l’intérieur. Quoi qu’il arrive, c’était entre lui et moi.

— Tu n’es peut-être pas une sorcière, cracha-t-il, mais tu couches avec


des sorciers. Tu es sur le territoire des sorciers. Tu es une collaboratrice,
tu vaux encore moins qu’eux.

— C’est pas de ma faute, pleurnichai-je. Je ne suis pas très intelligente


et je n’ai pas de talents spéciaux. Je conduis juste mon taxi. Je pensais que
traîner avec des sorciers rendrait ma vie plus facile. Mais en fait, c’est
pire. Je suis coincée avec eux et je sais pas comment m’échapper.

J’attrapai la jambe de son pantalon.

— S’il vous plaît, aidez-moi.

Il se délivra d’un coup de pied.

— Tu mens.

— Pas du tout ! Regardez ma licence !

Je sortis mon portefeuille et lui lançai la carte.

— Vous voyez ? Je suis taxi. Comme vous. Je ne suis pas une sorcière, je
ne veux pas être une sorcière. Je crois qu’ils m’ont ensorcelée parce qu’ils
voulaient un chauffeur. Mais je ne leur sers à rien d’autre. Et je crois
que…

Je baissai la voix, tremblotante.

— Je crois qu’ils veulent m’utiliser comme cobaye pour leurs sortilèges.


Des trucs de magie noire. Ils veulent mon sang. Ils veulent faire des
choses affreuses.

Barbe-Noire était peut-être un type futé quand il s’agissait de planifier et


de perpétrer ses meurtres, mais même les types futés avaient des
faiblesses. Et la haine irrationnelle qu’il avait pour les sorciers aurait
sûrement aveuglé plus malin que lui. Il fallait juste que je le fasse douter ;
j’avais besoin de gagner du temps.

Il secoua la tête.

— Je suis désolé, mais je ne peux pas être certain que tu me dises la


vérité.

— Vous savez que je ne suis pas une sorcière, suppliai-je. Et vous voyez
que je suis taxi. Je ne sais pas comment vous prouver que je ne suis pas
comme eux.

— Dommage. Je t’ai déjà laissé la vie sauve une fois. J’ai été généreux,
mais je ne peux pas me permettre de l’être deux fois. Tu as laissé passer ta
chance.

Je me voûtai devant lui.

— D’accord, murmurai-je. Tout plutôt que de rester avec ces monstres.


Mais… est-ce que vous êtes comme moi ? Est-ce que vous les détestez
comme moi ? Est-ce que c’est pour ça que vous voulez les tuer ?

Je regardai toujours le sol, le corps vulnérable, les paupières baissées. Je


voulais qu’il me croie vaincue ; déjà prête à mourir.

— Tous les sorciers sont mauvais. Tous les sorciers sont une erreur de la
nature.

Barbe-Noire récitait son petit discours comme un manteau. On lui avait


inculqué ces idées. Il était vraiment plus bête que je ne le pensais, alors.

— Pourquoi vous avez tué le cercle ? Pourquoi ne pas venir ici tout de
suite ? Raphaël, le sorcier qui m’accompagnait dans le Dartmoor, il a
entendu parler de vous parce que vous avez tué les sept sorciers. Pourquoi
eux ?

Son regard vide me donnait des frissons.


— Ils étaient là, et j’avais besoin de m’entraîner. Je voulais m’assurer
que j’étais capable de tuer. Tout le monde n’a pas ce talent.

Il frotta son oreille sanglante, puis regarda sa main écarlate comme s’il
la voyait pour la première fois.

— C’est beaucoup plus facile que je ne le pensais. Je savais que si je


m’étais débarrassé d’eux, je pouvais me débarrasser de n’importe qui.

Il haussa ses énormes épaules, vaguement surpris par ses facilités,


comme j’aurais été surprise de trouver un billet de cinquante sous un des
coussins de mon canapé.

— Comment le sorcier a-t-il entendu parler d’eux ?

Ah ah. Peut-être que j’avais piqué sa curiosité, en fin de compte. Une


bouffée d’espoir me prit à la gorge. J’allais devoir faire dans la subtilité ;
il fallait que ma réponse lui donne envie de papoter avec moi ; et je serais
plus crédible si je ne m’éloignais pas trop de la vérité.

— Je vous l’ai dit. C’est de la magie noire. Je crois… je crois qu’il parle
aux morts et qu’ils lui répondent.

— Foutus monstres, marmonna Barbe-Noire.

Tu parles.

— Pourquoi vous n’avez pas brûlé leurs corps au même moment ?


Pourquoi vous ne vous êtes pas débarrassés de leurs restes d’un seul
coup ?

Il baissa les yeux sur sa montre.

— Tu vas encore en poser beaucoup, des questions ?

Il n’était même pas agacé, juste curieux. Comme s’il voulait ajuster son
programme. Je réalisai brusquement qu’il voulait parler, qu’il voulait
raconter ses petites machinations à quelqu’un. Il avait caché ses pseudo-
exploits pendant si longtemps qu’il mourait d’envie de les décrire au
premier venu. Et plus je le retarderais, plus j’avais de chance de le coincer.

— Juste quelques-unes… Je veux comprendre, murmurai-je.

Il hocha la tête.

— Hmm. Tu sais, c’est assez difficile de brûler sept corps d’un seul
coup. Ils ne se dissolvent pas rapidement et mon temps était limité pour
chaque tentative. J’ai dû les garder dans mon appartement jusqu’à ce que
je puisse les transporter au crématorium sans qu’on ne me remarque. Et je
me suis rendu compte que j’étais content d’attendre, fit-il avec un sourire
cruel. L’anticipation est une chose merveilleuse. Plus satisfaisante encore
que le résultat final, je crois. Alors, j’ai décidé de prendre mon temps pour
me débarrasser des cendres aussi.

Il sourit de nouveau ; mais cette fois, c’était un sourire sincère, terrible,


plein de joie.

— Je me suis bien amusé. Et chaque fois que je me débarrassais de leurs


restes, le sentiment augmentait, au fond de moi. L’envie. Le besoin.

— Le besoin de tuer ?

Ses yeux étincelèrent. Il pensait peut-être que je le comprenais. Ce que


lui ne comprenait pas, par contre, c’est qu’il allait droit dans le mur.

— Oui, absolument.

— Tout était si bien planifié, commentai-je. La pièce secrète dans votre


appartement ? C’était un coup de génie.

— Il fallait que je garde le contrôle. Je voulais être sûr que si ses


salopards se mettaient sur mes traces, c’est moi qui tirerais les ficelles.

Son visage se tordit.


— Mais c’était mon plan B. Mon plan A était bien meilleur, et j’ai dû
l’abandonner à cause de toi. Tu savais que j’avais tué le cercle, tu me l’as
dit. J’ai dû réagir.

Oups. Toutes ces stratégies pour garder notre enquête secrète, l’embargo
médiatique et les pourparlers secrets avec la police… et en fait, j’avais
déjà donné toutes les infos à Barbe-Noire sur le parking de l’auberge.
D’accord. Ève était encore inconsciente : peut-être que je pourrais garder
ce petit détail pour moi.

— Euh… désolée, grimaçai-je.

Il haussa les épaules.

— C’est bien, finalement, de surmonter les défis. J’avais déjà préparé


mon plan B. C’est pour ça que j’ai fait faire le faux mur en verre.
J’espérais que quelqu’un serait assez malin pour le remarquer et passer
derrière. Qu’ils suivraient mes faux indices et que je serais libre de faire
ce que je voulais.

Il montra les environs d’un geste vague.

— Comme tu le vois.

— Du verre ? Pas un miroir ?

— Oh, oui. Le verre miroir est trop cher et trop difficile à briser.

Il se caressa la barbe.

— J’ai commandé le mur dans le même verre que celui des tournages,
lorsque les acteurs doivent sauter à travers des fenêtres sans se faire mal.

Il avait l’air très fier de lui.

Mais si je n’avais pas cassé un vrai miroir chez Barbe-Noire, alors je


n’avais pas pris sept ans de malheur dans les dents. Vraiment, cette
journée commençait sérieusement à s’améliorer.
— Merci, dis-je sincèrement. Je suis contente de savoir ça, vous savez.

— Oh, de rien.

Un meurtrier avec des bonnes manières. Eh. Je déglutis.

— Il faut que je vous avoue quelque chose. Quelque chose qui va vous
faire un peu mal aux fesses, susurrai-je.

Il haussa un sourcil.

— Oui ?

— J’ai menti, souris-je. Je suis une sorcière. Je suis une vilaine petite
sorcière avec de la magie dans les veines et de la magie dans l’âme.

Apparemment, je mentais mieux que je ne le pensais.

— Non, c’est faux, lâcha Barbe-Noire. Si tu étais une sorcière, tu aurais


essayé de m’ensorceler la première fois que tu m’as vu.

Cette fois, c’est moi qui haussai les épaules.

— J’avais mes raisons à ce moment-là. Et maintenant, bien sûr, je sais


que ça ne servirait à rien puisque ma magie ne t’affecterait pas. Mais ça,
par contre…

Je me jetai en avant et tirai sur sa barbe de toutes mes forces.

Il poussa un cri ; apparemment, se faire arracher la peau du menton


faisait un mal de chien. Je tenais bon de la main gauche, en évitant sa lame
de justesse, et tendis ma main droite pour enfoncer mes doigts dans ses
yeux d’un geste féroce. Il s’écarta trop vite pour que je l’aveugle
complètement, mais il ne verrait pas grand-chose pendant les prochaines
minutes.

Il recula précipitamment en agitant les bras, mais la main toujours


crispée autour de son foutu couteau. Tant qu’il ne l’aurait pas lâché, je ne
donnais pas cher de notre peau à tous. Je me jetai sur lui en essayant
d’agripper le manche de son arme pour lui arracher ; mais il comprit ma
manœuvre presque immédiatement et parvint à me couper la joue. Je
glapis. La main libre de Barbe-Noire se referma sur mes cheveux et me
tira en avant.

— Espèce de petite salope, siffla-t-il. Tu croyais pouvoir me berner ? Tu


croyais pouvoir m’arrêter ? C’est peut-être aujourd’hui que je meurs, mais
tu vas tomber avec moi, et je crèverai autant de dégénérés que je pourrai
avant de tomber !

Un bruit sourd résonna dans mes oreilles. Pendant une seconde, Barbe-
Noire resta figé, bouche bée, puis il bascula soudain en avant en
m’entraînant dans sa chute. Derrière lui, je vis apparaître Tarquin, les
mains crispées sur une pierre ensanglantée.

— J’ai réussi, souffla-t-il. Je suis un héros.

Il baissa les yeux vers moi, un sourire pseudo-charmeur aux lèvres.

— Je t’ai sauvé la vie et j’ai sauvé le monde.

Pour l’amour du ciel. Je me traînai en arrière puis me laissai tomber sur


le dos. Peut-être que ce foutu mur comptait comme un miroir, en fin de
compte.

— J’ai sauvé l’Ordre ! hurla Tarquin. J’ai tué le tueur !

Je restai prostrée sur les dalles, le souffle court. La voix confuse d’Ève
s’éleva un peu plus loin :

— Quoi ? Qu’est-ce qui s’est passé ?

— J’ai gagné ! répliqua Tarquin. Je suis le meilleur !

Je sentais le sang chaud et collant de ma blessure se figer sur ma plaie.


Eh, j’allais survivre. Et tous les autres avec moi. Sauf peut-être Tarquin,
parce que là, maintenant, j’avais bien envie de piquer le couteau de Barbe-
Noire et aller égorger l’imbécile pendant que tout le monde avait le dos
tourné.

Une ombre passa sur mon visage et je levai les yeux. Quand je reconnus
les beaux yeux clairs de Winter au-dessus de moi, je lui décochai le plus
grand sourire de ma vie.

— Oh, Ipsissimus Winter, roucoulai-je. Quel plaisir de vous voir.


J’aimerais me lever pour vous bécoter la face, mais je ne suis pas sûre que
mes jambes tiendraient le choc.

Il fronça les sourcils, les mains sur les hanches.

— Espèce d’inconsciente. Qu’est-ce qui t’a pris, d’essayer d’arrêter


Barbe-Noire toute seule ?

— Hé, Ève m’a aidée. J’étais pas toute seule.

À quelques mètres, Tarquin continuait de jacasser.

— Et puis, le vrai héros, c’est lui, ajoutai-je.

Winter leva les yeux au ciel.

— Avoir traîné Ève dans ta mission suicide n’améliore vraiment pas ton
cas. Si tu continues à te jeter dans la gueule du loup sans réfléchir, je vais
devoir t’attacher pour assurer ta sécurité.

— Je crois qu’on a déjà eu cette conversation… Je ne veux qu’une chose,


c’est que tu m’attaches, Raph’. Tu dois avoir remarqué mes menottes en
peluche, depuis le temps.

J’étais très sérieuse : il n’y avait pas beaucoup mieux que de


s’abandonner à quelqu’un, surtout quand le quelqu’un en question était
Raphaël Winter, et qu’il était ravi de faire tout le boulot.
Winter poussa un soupir, mais une flamme d’amusement dansait dans
ses prunelles. Son expression s’assombrit trop vite.

— Tu n’aurais jamais dû faire ça, Ivy. Ce n’est pas ton travail de me


sauver.

— C’est moi qui t’aie sauvé, pas Ivy ! piailla Tarquin.

Quelqu’un l’embarqua vers les bureaux avant qu’il ne se prenne une


bonne baffe dans la figure. Je poussai un soupir en les voyant s’éloigner,
puis me redressai sur les coudes.

— Il faut bien que quelqu’un vienne à ta rescousse, Raph’. Surtout avec


toutes les jeunes sorcières qui se jettent sur toi. C’est ma seule chance de
marquer mon territoire, tu comprends ? Malheureusement, Tarquin m’a
coupé l’herbe sous le pied.

Winter secoua la tête, exaspéré.

— Est-ce que tu peux te lever ?

— Oh, geignis-je. Je ne crois pas. Il va falloir que tu me portes.

— Comme un sac à patates, alors.

Hé !

— Non ! OK, je me lève, c’est bon, grommelai-je.

Je me redressai et regardai autour de moi ; il y avait beaucoup de sang


sur les dalles, et pas mal de bordel, aussi.

— L’Ordre ne va pas m’envoyer la facture, pas vrai ?

— Ne t’inquiète pas, nous avons une assurance, rétorqua-t-il.

Je chancelai un peu et me retins à son bras.


— Et l’Ipsissimus Collings… ?

— Nous l’avons retrouvé, murmura Winter d’une voix sombre. Il s’est


bien défendu.

Je me mordis l’intérieur des joues pour réprimer mes larmes, sans trop
de succès.

— C’était quelqu’un de bien, fis-je.

Winter hocha la tête. Il ne répondit pas – je savais que l’émotion lui


nouait la gorge, et il crispa les mâchoires. Je serrai doucement son bras.

L’air devant moi brilla doucement et le visage de Clare apparut,


lumineux et transparent. Comme Ipsissimus Collings avant elle, elle se
laissait déjà happer par l’autre côté. Et elle n’avait pas l’air de regretter
son départ pour un sou.

— Merci, Ivy, dit-elle avec un sourire rêveur. Il faut que j’y aille, mais je
voulais te remercier. De la part de nous tous.

— De rien, Clare. Je m’assurerai que personne ne vous oublie, toi et tes


camarades.

Elle m’envoya un baiser, puis l’éclat de lumière familier l’engloutit. Des


exclamations de surprise retentiront autour de nous. Même Tarquin avait
fermé son clapet.

— Elle est partie, murmurai-je.

— Combien de fois il va falloir que je le dise ? Il y a une liste ! Il y a un


ordre !

Je sursautai en entendant la voix d’Ipsissimus Grenville, mais pivotai


vers lui avec un sourire.

— Est-ce que vous voulez que je vous aide maintenant ? Je peux vous
faire passer de l’autre côté. Vous avez attendu assez longtemps.
Il écarquilla un peu les yeux, puis les détourna avec un soupir.

— Oh. Oui, j’aimerais bien. Mais je vais rester ici et laisser les autres
passer d’abord.

Je haussai les sourcils.

— Tous ? Ça pourrait prendre des années.

— Oui. Mais vous y arriverez. Je vous fais entièrement confiance.

Je clignai des yeux.

— Et puis, vous aurez sûrement besoin de mon aide, ajouta-t-il.

— Vous n’allez jamais me foutre la paix, pas vrai ?

— Ma chère ! La paix, c’est pour les faiblards ! rugit Grenville.

— Je suis une faiblarde.

Winter pressa ses lèvres contre ma tempe.

— Faux, murmura-t-il.

— Je ne suis pas comme toi, protestai-je. Je ne suis même pas comme


Tarquin.

— Dieu merci. Et nous savons tous que tu es bien meilleure.

Merde. À ce rythme, tout le monde allait vouloir me faire bosser. J’allais


devoir leur prouver qu’il ne fallait pas rigoler avec la sieste.
Épilogue
Un rayon de lumière tombait sur le parquet de la chambre. À cette heure-
ci, c’était un vrai dilemme. Valait-il mieux aller se coucher à l’ombre,
mais dans le confort de la couverture, ou s’allonger sur le sol dur, dans la
chaleur du soleil ? Les deux options avaient beaucoup d’avantages, et le
choix était difficile. Néanmoins, Brutus appréciait ce genre de dilemme ;
les défis des derniers mois avaient été plus difficiles à surmonter, et ces
difficultés-là ne lui avaient pas beaucoup plu.

Il venait de prendre sa décision lorsque la porte s’ouvrit. Un sorcier


entra. Parfait. Brutus s’affala sur le dos, les pattes en l’air, de cette
manière que les humains semblaient toujours adorer. Le sorcier
s’accroupit en gazouillant avant de lui gratter le ventre. Ah, nous y voilà.
Il pourrait s’habituer à ce mode de vie. Ces jours-ci, le nombre de sous-
fifres décidés à lui obéir à la patte et à l’œil était exponentiel.

Mais soudain, le sorcier alla ouvrir le placard et en sortit un aspirateur.


Brutus abandonna son refuge solaire avec regret, et prit ses pattes à son
cou. Ivy aimait peut-être que quelqu’un passe à l’appartement pour
prendre en chasse les moutons de poussière, mais lui ne pouvait lutter
contre la toute-puissance du monstre-aspirateur, malgré ses tentatives de
meurtre répétées.

À regret, Brutus abandonna la chambre et trottina vers le salon. Il était


tenté de sortir ; le jardin serait baigné de soleil et il y aurait peut-être
même des oiseaux à terroriser. Il avait un peu faim, après tout.
Malheureusement, il était presque sûr d’avoir vu Princesse Parma
Pervenche se diriger vers la porte quelques minutes plus tôt ; si elle
s’apprêtait à partir en mission pour l’Homme, elle essaierait sans aucun
doute de l’emmener avec elle.

Brutus avait décidé il y a bien longtemps que le travail était une charge
qu’il préférait laisser à autrui. Il ne s’était pas attaché à Ivy pour rien,
après tout. Il avait dû l’éduquer d’une patte de fer pour qu’elle soit un tant
soit peu digne d’être sa sorcière, et elle avait encore un long chemin à
faire ; mais il était optimiste.

Il s’éloigna de la résidence et prit le chemin des bâtiments centraux de


l’Ordre. Les robes rouges étaient toujours si amusants. Au début, il avait
envisagé d’exiger un collier incrusté de diamant afin que tout le monde le
reconnaisse, mais les colliers avaient tendance à lui irriter le cou. Et puis,
en trois jours, ils avaient tous appris à lui montrer la déférence qu’ils lui
devaient. Si l’on voulait éviter les griffures, il valait mieux emmener des
friandises au thon avec soi, ou éviter de croiser son chemin. Bien sûr, il y
avait toujours des imbéciles profonds : certains humains n’apprenaient
simplement pas de leurs erreurs. Le blondinet aux cheveux gominés faisait
partie de cette catégorie, par exemple. Et justement, le voilà qui venait
vers lui.

— Brutus ! s’exclama Tarquin en donnant un coup de coude à son


compagnon.

L’autre sorcier, visiblement doté d’une cervelle en état de marche,


reculait déjà à pas prudents.

— Tu sais à qui appartient ce familier, j’imagine. Nous sommes sortis


ensemble à l’école, tu sais ? Mais elle n’a pas réussi à suivre le rythme, si
tu vois ce que je veux dire. Nous avons préféré rompre. Elle était
terriblement bouleversée. Elle a pleuré pendant des semaines, mais c’est
mieux comme ça. En tout cas, nous sommes restés très amis. Je lui ai
même sauvé la vie quand j’ai sauvé l’Ordre. Entre toi et moi, elle
quitterait Ipsissimus Winter en un claquement de doigts si je voulais
d’elle, mais je ne peux pas lui faire ça. Je suis un mec bien, tu vois.

Tarquin s’accroupit. Brutus se mit à ronronner et frotta son crâne contre


ses mains avant de bondir dans ses bras. Il attendit que Tarquin se redresse
avec un grand sourire avant de passer à l’attaque, toutes griffes dehors, et
lui balafrer la paupière. Tarquin le lâcha en glapissant.

— Espèce de petit bâtard poilu !


— Espèce de grand lèche-cul, rétorqua Brutus.

Il balança sa queue avec grâce et reprit sa route.

Il s’arrêta devant la bibliothèque, hésitant. Le maigrichon nerveux


donnait de bonnes caresses, étonnamment, mais il était trop facilement
distrait par les questions des chercheurs ou par les vieux livres qu’il aimait
feuilleter. Brutus l’aimait bien, mais il n’acceptait certainement pas d’être
supplanté par une pile de papiers poussiéreux.

Finalement, il bifurqua vers le bureau. L’Homme serait ravi de le voir.


Un jour peut-être, les sorciers parviendraient à créer un sort de protection
qui l’empêcherait d’entrer ; mais Brutus doutait qu’ils y parviennent
bientôt.

***

La porte du bureau était fermée. Brutus renifla. Les portes étaient faites
pour être ouvertes ; c’était leur raison d’être. Heureusement, celle-ci était
docile, et bascula lorsque la grande sportive sortit dans le couloir.

— Merci, Ève, dit l’Homme à l’intérieur. Tu viens toujours pour dîner ?

Elle s’arrêta sur le seuil.

— Est-ce que c’est Ivy qui cuisine ?

Il rit doucement.

— Non.

— Je pourrais cuisiner si j’en avais envie ! cria Ivy. J’ai un micro-ondes,


vous savez. C’est juste que je ne vais pas cuisiner ce soir.

Ève sourit.

— Alors, oui, merci beaucoup de l’invitation.


Elle baissa les yeux.

— Bonjour, Brutus.

Elle tendit la main et lui gratta le menton avant de sortir un petit biscuit
de sa poche. Elle leva son index contre ses lèvres, et Brutus hocha la tête.
Il n’était pas stupide ; il avait bien plus de chance d’obtenir des friandises
s’il ne se vantait pas de celles qu’on lui avait déjà données. Il avala le
biscuit discrètement, puis entra dans le bureau.

Oh, parfait. L’ordinateur était allumé. L’Homme avait mis en place des
zones sans magie afin que l’Ordre puisse utiliser la technologie et devenir
plus efficace. Bien sûr, certains avaient grommelé derrière son dos, mais
les zones étaient clairement délimitées et aucun incident n’avait remis en
question la décision du nouvel Ipsissimus. Finalement, même les sorciers
les plus traditionnels avaient fini par admettre que l’idée n’était pas
mauvaise, et que les avancées proposées par Ipsissimus Winter pouvaient
avoir leurs avantages. Brutus était parfaitement d’accord ; il sauta sur le
bureau et s’allongea sur le clavier. Les touches étaient toujours chaudes et
vibrantes, même si elles lâchaient parfois des « bips » agaçants.

Ivy se baissa et le poussa d’une main. Il la foudroya du regard.

— Connasse, menaça-t-il avant de reprendre sa place.

— Pourquoi est-ce que tu ne veux pas avoir une conversation normale ?


soupira-t-elle. Je sais que tu peux parler mieux que ça. Qu’est-ce que tu as
fait aujourd’hui, Brutus ?

— Manger.

Elle leva les yeux au ciel.

— Oh, allez, insista-t-elle.

Certainement pas. C’était exactement pour cette raison qu’il avait évité
les phrases complexes en sa présence. Elle aurait voulu bavarder ; elle
aurait voulu qu’il bavarde avec elle. Elle aurait mis en péril leurs
précieuses heures de nutrition et de sommeil. Ivy aurait dû le comprendre,
mais elle ne savait pas vraiment ce qu’était la paresse, la vraie paresse.
Pas comme un chat. C’était un art à part entière. Il fallait s’y dévouer
corps et âme, et même un humain comme Ivy ne pouvait réellement en
comprendre la teneur.

L’Homme sourit légèrement, avant de se concentrer sur Ivy.

— J’ai une proposition à te faire.

Brutus dressa les oreilles. Voilà qui pouvait être intéressant.

— Un nouveau travail.

Oh, non.

Ivy semblait penser à la même chose.

— Attends une minute, coupa-t-elle. C’est vraiment adorable d’avoir


pensé à moi, Ipsissimus Winter, mais je ne voudrais pas qu’on t’accuse de
népotisme. Il vaut mieux que je n’ai pas de travail. Je suis déjà si occupée.

Bonne réponse.

L’Homme leva un index.

— Écoute-moi, au moins. Tu serais Stratégiste et Correspondante


Éctoplasmique Internationale.

Ivy haussa les sourcils.

— C’est un long titre.

— Tout à fait.

— Je croyais que plus le titre était compliqué, et moins il y avait de vrai


travail à faire ?
Il se tapota pensivement les lèvres.

— J’ai dit ça, vraiment ?

Ivy sourit largement.

— Est-ce que j’aurais mon propre bureau ?

— Si tu en as besoin.

— Il n’y a que moi qui peux parler aux fantômes, quand même. Une
tâche capitale, en somme. Est-ce que je peux avoir mes propres
employés ? Il y aura des courses à faire, des malédictions à annuler, tout
ça.

— Je suis sûr que nous pourrions te trouver cela, oui.

Brutus fit claquer sa langue. Ivy n’avait de toute évidence pas compris ce
que l’Homme manigançait. La stratégie était presque enfantine. Avant
qu’Ivy n’ait eu le temps de prononcer Stratégiste et Correspondante
Éctoplasmique Internationale, elle travaillerait plusieurs heures par jour
de son plein gré.

Brutus se redressa et s’en fut vers la porte. Cette conversation n’était pas
aussi amusante qu’il l’aurait cru.

— Ouvre, lança-t-il.

Comme les deux humains ne réagissaient pas, il se mit à feuler.

— Ouvre !

Puis, pour faire bonne mesure, il enfonça ses griffes dans le bois
précieux et les fis crisser jusqu’au sol. Une petite minute de torture, et
l’Homme s’était levé pour lui ouvrir la porte. Brutus se faufila dehors et le
battant se referma derrière lui.
Il fit quelques pas dans le couloir puis s’arrêta. Non, c’était une
mauvaise idée. S’il les laissait seuls maintenant, qui sait ce qu’Ivy
accepterait encore ? Elle était si facile à embobiner. Il devait la protéger
contre elle-même. Il tourna les talons et s’assit devant la porte.

— Ouvre !

Pas de réponse.

— Ouvre !

Toujours pas de réponse. Encore une fois, il devait s’en remettre à la


toute-puissance de ses griffes. La porte s’ouvrit brusquement, mais ni Ivy
ni l’Homme ne le regardaient. Leurs visages étaient collés l’un contre
l’autre. Tout cela lui semblait remarquablement inconfortable. Sans
compter les risques hygiéniques. L’Homme ferma la porte d’un coup de
pied et Brutus dut se jeter en avant pour éviter que sa queue ne reste
coincée. Il n’allait certainement pas rester enfermé ici pendant que ces
deux-là continuaient à se lécher les dents. Non, c’était absolument
ridicule.

Il se tourna vers la porte. Si seulement ils avaient laissé la porte ouverte,


tout aurait été plus facile.

— Est-ce que je t’ai dit que je t’aimais ? murmura l’Homme.

— Pas aujourd’hui, souffla Ivy. Et je suis presque sûre que je te l’ai dit
au moins trois fois.

— Je dois absolument me rattraper, alors.

— Oh, tout à fait, Ipsissimus Winter.

Brutus leva les yeux au ciel. Très bien. Il attendrait qu’ils terminent,
mais il espérait une récompense de taille pour sa patience. Un paquet
entier de biscuits, au moins. Il se roula en boule sur le tapis. La sieste
n’attendait pas.

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