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« La science de l'idée pure »

Jean-François Kervégan
Dans Archives de Philosophie 2012/2 (Tome 75), pages 199 à 215
Éditions Centre Sèvres
ISSN 0003-9632
ISBN 9770003963008
DOI 10.3917/aphi.752.0199
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Archives de Philosophie 75 (2012) 199-215

« La science de l’idée pure »

J E A N - F R A N Ç O I S K E RV É GA N
Université Paris I – Panthéon-Sorbonne

La Logique hégélienne ne prétend pas seulement établir des résultats iné-


dits, elle entend mettre en œuvre une forme de pensée qui « n’est pas seule-
ment une pensée, mais bien plutôt […] le mode le plus élevé selon lequel
l’être éternel et qui est en et pour soi peut être saisi 1 ». Cette pensée logique
doit donc être distinguée de la représentation, des savoirs d’entendement et
de la philosophie non spéculative. La Préface de la Phénoménologie de
l’Esprit distingue ainsi la représentation (Vorstellung), rapport immédiat
d’un sujet fini à un être-là donné avec lequel elle procure tout au plus une
certaine familiarité (Bekanntschaft), de la connaissance proprement dite
(Erkenntnis) ; d’où la fameuse formule : « le bien connu (bekannt : familier)
en général, pour la raison qu’il est bien connu, n’est pas connu (erkannt) 2 ».
La connaissance proprement dite est d’abord le fait du travail de discrimi-
nation et de classification (« l’activité du séparer ») opéré par l’entendement,
lequel manifeste sa « puissance absolue » en apprenant à l’esprit fini à
« regarde[r] [l]e négatif en face », à « séjourne[r] auprès de lui 3 ». Il convient,
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pour éviter les simplifications usuelles, de conserver en mémoire cet éloge
adressé par Hegel à l’entendement.
Il faut ensuite distinguer cette pensée d’entendement, qui élève les repré-
sentations à l’universalité abstraite, du « penser pur », qui a pour vocation de
rendre « fluides » les « pensées fixes » de l’entendement et de les transformer
en « concepts » spéculatifs en épousant le mouvement même de ce qui est 4.
Surmonter le rapport d’extériorité qui paraît exister entre les onta et le logos,
élever la conscience au point de vue du savoir « pur » grâce à la description
des expériences qui rendent cette élévation nécessaire, tel est l’enjeu de cette
introduction au savoir logico-spéculatif que veut être la Phénoménologie de
l’Esprit. Cette présentation des choses, justifiée du point de vue « propédeu-

1. Enz, § 19 Zusatz, W 8, p. 69 ; Encycl 1, p. 469.


2. PhG, GW 9, p. 25 ; PhE J/L, p. 92.
3. PhG, GW 9, p. 27 ; PhE J/L, p. 93-94.
4. PhG, GW 9, p. 28 ; PhE J/L, p. 95.
200 Jean-François Kervégan

tique » qui est celui de l’ouvrage de 1807, comporte toutefois une équivoque:
elle semble faire de la pensée spéculative l’aboutissement d’un processus de
purification qui prendrait son départ dans la représentation sensible du
« donné » en son immédiateté. Mais peut-on concevoir la science spéculative
comme la seule raison rétrospective des « expériences » de la conscience ?
Ceci ne reviendrait-il pas à destituer le savoir logico-spéculatif de sa posi-
tion absolue (qui ne fait évidemment pas de lui un savoir achevé)? Pour pré-
venir ce risque, le « Concept préliminaire » de l’Encyclopédie présente la pen-
sée logique comme le terme premier, la structure générative que
présupposent, pour « nous », aussi bien la simple représentation en laquelle
« le contenu se tient isolé en sa singularité » que les actes intellectifs qui ins-
crivent cette représentation dans un horizon d’universalité formelle en éta-
blissant « des relations de nécessité entre [ses] déterminations isolées 5 ».
Enfin, le penser spéculatif (das Denken), doit être distingué de ce que
Hegel qualifie de Nachdenken, c’est-à-dire de cette opération grâce à laquelle
une subjectivité se saisit après coup de la vérité des choses en revenant sur
ses propres actes, admettant par là leur extériorité et leur indépendance à
son égard ; la « pensée réfléchissante » est un re-penser, une pensée d’après.
Sans doute, cette « rumination » est-elle, pour le sujet empirique, le seul
moyen d’accéder au « substantiel », car elle entraîne « la refonte de l’immé-
diat 6 ». Mais, du point de vue logico-spéculatif, le Nachdenken présuppose
le Denken, tout comme le fini présuppose l’infini qui est sa propre pulsation
immanente. Les pensées au moyen desquelles l’esprit cherche à consigner la
vérité des choses sont un arrêt sur image : les traces instantanées du mouve-
ment du penser authentique (spéculatif). En leur tout, elles constituent la
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sphère de la pensée finie, une pensée qui demeure arrimée à des schémas
oppositifs bloquant le jaillissement fluide du processus qui les engendre : le
couple sujet-objet en est l’exemple caractéristique, mais on peut aussi évo-
quer l’opposition du fini et de l’infini, celle de la pensée et de l’être, ou
encore celle du réel et du rationnel. D’une manière générale, toute structure
de pensée dualiste relève d’une « métaphysique d’entendement 7 », et c’est
la tâche de la pensée spéculative de dissoudre ces oppositions qui structu-
rent la représentation des choses, la « réflexion » sur elles et les concepts d’en-
tendement qui en résultent en mettant à jour la dynamique qui les porte et
les « sursume ». Comme l’idée, qui en est l’expression condensée, le penser
spéculatif est « essentiellement processus 8 ».

5. Enz, § 20 Anm., W 8, p. 72 ; Encycl 1, p. 286.


6. Enz, § 22 Zusatz, W 8, p. 78 ; Encycl 1, p. 473.
7. Enz, § 95 Anm., W 8, p. 200 ; Encycl 1, p. 358.
8. Enz, § 215, W 8, p. 371 ; Encycl 1, p. 449.
« La science de l’idée pure » 201

Accéder au savoir pur: Phénoménologie et Logique

Du point de vue de ce que la Logique nomme le « savoir pur » (et la


Phénoménologie le savoir absolu), les actes de la subjectivité finie (enten-
dons: du sujet représenté comme extérieur à l’objectivité des « choses » et s’ef-
forçant d’exercer une prise sur elles) présupposent l’identité dynamique de
l’objectivité et de la subjectivité qu’est l’idée logique. Mais un tel point de vue
ne peut être atteint ou même conçu que si l’on a déjà accepté de considérer
ses pensées comme n’étant précisément pas ses pensées, mais « de la » pen-
sée. En d’autres termes: la logique, comme onto-logique ou comme pensée
de soi de l’être, est sans doute la condition de pensabilité de l’on ainsi que de
tous les onta; mais, pour accéder à la conscience de ce que cette pensée est
présupposée par nos pensées, il faut avoir parcouru et surmonté toutes les
structures dualistes ou oppositives au moyen desquelles « l’esprit » (la subjec-
tivité finie) appréhende « le monde » (l’objectivité ontologiquement hyposta-
siée des choses). En d’autres termes, parce que la Logique présuppose « la
libération par rapport à l’opposition de la conscience » qui affecte toutes les
configurations de l’esprit fini, la Phénoménologie est la « déduction » du
« concept de la science pure 9 ». Cependant, d’un autre point de vue (qui, pour
Hegel, n’est pas incompatible avec le précédent), c’est le système entier des
figures de la conscience qui, parce qu’il est un système et non une collection
disparate d’expériences subjectives, présuppose le « mouvement des essentia-
lité logiques »: la logique, note Hegel en préparant peu avant sa mort la réédi-
tion de la Phénoménologie, se tient « derrière la conscience 10 ». Il semble
donc bien y avoir une relation de présupposition circulaire entre la Logique,
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« science du vrai qui est dans la figure du vrai 11 », et la Phénoménologie en
tant qu’elle expose le « devenir de la science en général 12 ».
On pourrait être tenté de juger qu’une telle conception circulaire de la
relation entre Logique et Phénoménologie constitue une difficulté de la
conception hégélienne du système dans sa formulation initiale de 1807. Il
n’en est rien. Malgré les modifications apportées à la définition du « système
de la Science », dont la principale est que la Phénoménologie cesse d’en être
la « première partie », la Logique et l’Encyclopédie considèrent toujours la
Phénoménologie comme l’unique voie permettant à la subjectivité finie d’ac-
céder à « l’élément » de la science pure, à ce qui constitue son milieu ambiant
présupposé (l’identité processuelle de la pensée et de l’être), tout en faisant

9. WdL I1, GW 11, p. 20 ; SL 11, p. 18.


10. PhG, GW 9, p. 448 ; PhE J/L, p. 37.
11. PhG, GW 9, p. 30 ; PhE J/L, p. 98.
12. PhG, GW 9, p. 24 ; PhE J/L, p. 89.
202 Jean-François Kervégan

du point de vue du système lui-même (du « pour nous ») la clef de l’intelli-


gence de cette Phénoménologie. La deuxième édition de la Doctrine de l’Être
réaffirme en 1831 le point de vue soutenu en 1807 et en 1812: le concept de
la science (logique) a pour seule justification le mouvement des figures de la
conscience. La « science de l’esprit qui apparaît » est la « présupposition » de
la Logique, car elle « contient la nécessité et, du coup, la démonstration de
la vérité du point de vue qu’est le savoir pur 13 ». Ce que présuppose la
Logique, son « élément », c’est donc le résultat de la Phénoménologie, à
savoir la définition de la position « absolue » de savoir à partir de laquelle
« l’opposition » qui structure la conscience naturelle ne peut et ne doit plus
être considérée comme première.
Cette relation circulaire entre Logique et Phénoménologie est essentielle
au projet même de la philosophie spéculative en tant que science ambition-
nant de se libérer de ses présuppositions. La seule manière, pour le système,
d’honorer une telle ambition est non pas d’éradiquer toute présupposition –
cela rendrait le discours impossible, car il faut bien, pour parler, partir de
quelque chose – mais d’engendrer ou de déduire ses propres présuppositions
au cours de son propre itinéraire. A première vue, c’est un paradoxe; ce para-
doxe trouve toutefois sa résolution, au deuxième livre de la Logique, dans la
dialectique du poser (setzen) et du présupposer (voraussetzen) qui constitue
la réflexion essentielle 14. L’essence est la « réflexion » de l’être au sens où elle
le présuppose (elle est sa vérité), parce qu’elle est issue de lui, mais tout aussi
bien le pose ou est présupposée par lui (elle est sa vérité), parce qu’il n’est
que par elle et dans son écart avec elle. Pour le dire en des termes plus tech-
niques: la « réflexion posante », par laquelle la médiation (ici : la science, la
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logique) institue l’immédiat, et la réflexion présupposante, par laquelle l’im-
médiat (ici, la conscience et le système de ses figures) apparaît comme la
condition extérieure du système qui le « réfléchit », sont des moments, des
variables liées du système en sa dynamique. Le système engendre sa propre
extériorité ou son phénomène, à savoir la conscience et la suite de ses états;
mais, réciproquement, la conscience que l’esprit a de soi doit parcourir tou-
tes les étapes (« figures ») de son opposition à soi pour savoir – telle pourrait
être une définition du « savoir absolu » – que la logique de cet itinéraire dia-
lectique est la Logique elle-même. Seul « l’esprit [qui] a égalé son être-là à son
essence 15 » peut savoir que le savoir suit son propre mouvement et apprendre
à se faire spectateur de ce savoir dont il est lui-même le point d’apparition.

13. WdL I2, GW 21, p. 54-55 ; SL 12, p. 51 (trad. modifiée). L’affirmation que la
Phénoménologie est la présupposition de la Logique est plus nette encore en 1831 que dans la
première édition (SL 11, p. 41).
14. Voir WdL II, GW 11, p. 249 sq. ; SL 2, p. 16 sq.
15. PhG, GW 9, p. 30 ; PhE J/L, p. 97.
« La science de l’idée pure » 203

Suivons le § 17 de l’Encyclopédie. « C’est l’acte libre de la pensée que de


se placer au point de vue où elle est pour elle-même et en cela se crée et se
donne elle-même son ob-jet »; ce faisant, elle parvient à son « unique fin, opé-
ration et visée » : « parvenir au concept de son concept, et ainsi à son retour
en elle-même ». Ce point de vue ultime, le « savoir absolu », est même le
« résultat ultime » de ce « cercle revenant en lui-même » qu’il rend possible.
La question du point de départ, que rencontre toute science d’entendement
(elle a besoin d’axiomes, d’hypothèses, de lemmes…), ne se pose donc pas
à la philosophie; par conséquent, celle-ci « n’a aucun commencement au sens
des autres sciences 16 ». Mais cette question se pose bel et bien au sujet phi-
losophant, dont l’entreprise ne peut être l’effet d’un miracle ou d’une ascèse
individuelle ; « l’histoire scientifique de la conscience » est donc la recons-
truction idéelle du chemin qu’elle doit suivre tout au long pour parvenir à
cette résolution qui dissout toute présupposition. Car la décision de philo-
sopher, dans sa radicalité, n’est possible qu’une fois que sont surmontées les
unilatéralités qui interdisent à la conscience subjective de l’individu philo-
sophant de vouloir penser sans aucune présupposition. C’est pourquoi le
processus phénoménologique, qui conduit de l’expérience ineffectuable
d’une saisie immédiate de l’immédiat (la certitude sensible) à l’expression
vraie de cette immédiateté comme identité de l’être et du soi (savoir absolu
ou pur), est pour la conscience se voulant philosophique la condition du
déploiement de la « science pure » – pure de présuppositions.

Commencer : se rendre à l’immédiat


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La philosophie, proclame Hegel, est « nécessairement système 17 » (ency-
clopédie), puisque « c’est seulement le Tout de la science qui est l’exposition
de l’Idée 18 ». Or ceci crée une difficulté spécifique d’exposition : la signifi-
cation de l’entreprise ne réside nulle part ailleurs que dans l’ensemble
ordonné des étapes du procès que la philosophie encyclopédique expose,
mais ce procès ne dispose d’aucun point de départ assuré sur quoi s’appuyer
pour s’engager: il n’emprunte à la conscience commune ou aux savoirs empi-
riques rien qui puisse être considéré comme donné. Si elle a la « conscience
naturelle » pour « point de départ », la philosophie naît à elle-même en rom-
pant avec celle-ci : elle « se donne ainsi tout d’abord dans un rapport d’éloi-
gnement, de négation, avec ce commencement 19 ». Quant aux sciences posi-

16. Enz, § 17, W 8, p. 62 ; Encycl 1, p.183.


17. Encycl (1817) 1, § 7, p. 158.
18. Enz, § 18, W 8, p. 62 ; Encycl 1, p.184.
19. Enz, § 12, W 8, p. 54-55 ; Encycl 1, p. 176-177.
204 Jean-François Kervégan

tives, même lorsqu’elles sont ouvertes au concept et lorsqu’elles ont (ce n’est
pas toujours le cas) « un fondement et commencement rationnel », elles sont
dans l’impossibilité de « reconnaître leurs déterminations pour finies » et,
par voie de conséquence, « les admettent comme absolument valables »,
démarche qui contredit l’absence de présupposition revendiquée par la phi-
losophie.
La difficulté est redoublée en ce qui regarde la Logique, qui est la
« science de l’Idée pure 20 » ou la « philosophie purement spéculative 21 ». Se
développant dans l’élément du savoir pur ou absolu, qui n’est rien d’autre
que ce que je nomme une position de savoir caractérisée par le dépassement
des dualismes de la conscience et de l’esprit fini, la Logique doit, en tant que
« science absolue », disposer d’un « commencement absolu », dépourvu de
toute présupposition 22. En même temps, elle seule peut établir le caractère
absolu de ce commencement qui est le sien, et en ce sens l’immédiat dont
elle part – l’être pur, « sans aucune autre détermination 23 » – est nécessaire-
ment, quant à sa position initiale, médiatisé par le tout du procès (logique)
qui s’engage à partir de lui. Ainsi :

L’essentiel est, à proprement parler, non pas qu’un purement immédiat soit
le commencement, mais que le tout est un cycle dans soi-même, où le premier
se trouve aussi le dernier, et le dernier aussi le premier 24.

L’ultime chapitre de la Science de la Logique thématise cette circularité spé-


cifique du savoir logique qui fait que, du point de vue de la Science, l’immé-
diat est toujours déjà médiatisé. On prend ainsi (rétrospectivement)
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conscience de ce que le but des médiations qui se tissent dès la première
négation de l’immédiateté première – soit l’affirmation du non-être en tant
que négation de la position immédiate de l’être – n’est autre que « l’établis-
sement de l’immédiateté première 25 ». Ce « second immédiat » est identique
par son contenu (qui est son absence de contenu) au premier ; il y a en ce
sens, comme dans la Phénoménologie de l’Esprit 26, rétablissement du point
de départ au terme du processus déclenché avec lui : la conscience sensible
dans un cas, l’être pur dans l’autre. Mais il lui est aussi radicalement autre,
puisqu’il est désormais clairement posé que cet immédiat, comme tout

20. Enz, § 19, W 8, 66 ; Encycl 1, p. 283.


21. Encycl (1817) 1, § 17 Rem., p. 190.
22. WdL I1, GW 11, p. 33 ; SL 11, p. 42.
23. WdL I1, GW 11, p. 44 ; SL 11, p. 61.
24. WdL I1, GW 11, p. 35 ; SL 11, p. 43.
25. WdL III, GW 12, p. 247 ; SL 3, p. 383.
26. Voir PhG, GW 9, p. 432 ; PhE J/L, p. 692.
« La science de l’idée pure » 205

immédiat, est médiatisé par le système des médiations sans lequel aucune
position d’immédiateté n’est dicible, donc tenable. La Logique – et de
manière générale la Science spéculative – assume ainsi cette exigence exor-
bitante d’avoir à engendrer ce sur quoi elle s’appuie à l’aide de ses seules res-
sources – ce que traduit bien entendu la thématique du cercle développé,
avant la Logique, par la Préface de 1807: le vrai est « le devenir de soi-même,
le cercle qui présuppose son terme comme sa fin et n’est effectif que par
l’exécution et son terme 27 ».
Il n’en reste pas moins que cette question du commencement, si elle est
spéculativement clarifiée au terme du procès logique (ou du procès phéno-
ménologique), fait précisément problème… au commencement: comment
le point de départ peut-il à la fois être immédiat, vraiment immédiat, et ne
pas être arbitrairement décrété ? C’est pour mettre en scène cette difficulté
(dont la solution véritable n’intervient qu’au terme, lorsque la boucle est
bouclée et que l’immédiat devenu vient coïncider avec l’immédiat simple)
que l’exposé du procès logique est précédé, dans l’Encyclopédie des Sciences
philosophiques aussi bien que dans la Science de la Logique, par un texte
préliminaire – le Concept préliminaire dans un cas, le texte sur le commen-
cement de la Science dans l’autre – qui, nonobstant ce caractère, n’a pas le
statut extérieur à la « nature de la Chose » qu’ont les Préfaces, puisque « cette
sorte de raisonnement préliminaire ne peut avoir pour dessein » que « d’éloi-
gner tout préliminaire 28 ». Comment ? Il s’agit moins d’indiquer et de justi-
fier le contenu déterminé du point de départ – car le faire serait le déduire,
donc le défaire de son immédiateté – que de rendre possible, en entr’ouvrant
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l’espace de la pensée pure (de la spéculation), « la résolution de vouloir pure-
ment penser 29 ». Or cette résolution – celle d’exercer la liberté de la pensée
– résulte, de manière nécessaire, de la conscience claire, acquise de façon
idéaltypique au cours de l’itinéraire phénoménologique, de ce que
rien n’est donné, ni dans le ciel ni dans la nature ni dans l’esprit ni où que ce
soit, qui ne contienne tout autant l’immédiateté que la médiation, de sorte
que ces deux déterminations se montrent comme inséparées et inséparables,
et cette opposition comme quelque chose de nul 30.

La solution de l’aporie du commencement de la Science – qui n’est insolu-


ble que pour celui qui, par « arrogance » ou par « humilité imbécile », entend

27. PhG, GW 9, p. 18; PhE J/L, p. 82. Voir à ce propos les analyses éclairantes de la regret-
tée Denise SOUCHE-DAGUES, Le cercle hégélien, PUF, 1986, en particulier p. 53 sq.
28. WdL I1, GW 11, p. 40 ; SL 11, p. 50 (ou WdL I2, GW 21, p. 65 ; SL 12, p. 61).
29. Enz, § 78, W 8, p. 167 ; Encycl 1, 342.
30. WdL I2, GW 21, p. 54 ; SL 12, p. 50.
206 Jean-François Kervégan

se maintenir en dehors de son cercle vertueux – consiste à s’ouvrir au savoir,


c’est-à-dire non pas à proclamer que l’on pense par soi-même (car là réside
la « vanité »), mais à « oublie[r] sa particularité » et à s’abandonner à la Chose
même 31. Il faut se rendre à l’immédiat, car c’est l’unique moyen d’accueil-
lir les médiations conceptuelles que celui-ci appelle, donc de sortir du
« mythe du donné ».

Traits distinctifs du programme logique

Même si le vrai n’est rien qui soit distinct du processus de son advenir,
il n’est pas interdit de proposer – Hegel lui-même le fait dans le « Concept
préliminaire » – une image anticipée des acquis spéculatifs de la Science de
la Logique, c’est-à-dire des points sur lesquels Hegel se démarque radicale-
ment de ce qu’on appellera, par commodité, la tradition. J’aimerais souli-
gner rapidement quatre points.

(1) La vérité est un processus logico-ontologique


La Logique hégélienne se présente comme une doctrine spéculative de la
vérité. Celle-ci ne doit pas être entendue, selon une perspective représenta-
tionnelle récusée par Hegel, comme « accord d’un objet avec notre représen-
tation 32 ». En effet, cette conception admet une extériorité première du
concept et de l’être que récuse précisément l’onto-logique hégélienne; celle-
ci ne veut pas projeter de la raison sur les choses mais « porter à la conscience
[le] travail propre la raison de la Chose 33 », restituer la « logique » même de
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ce qui est. La vérité ne doit donc être conçue ni dans une perspective onto-
logique-objective, ni dans une perspective formaliste-subjective, mais comme
un processus de véri-fication de l’être lui-même: elle est ce mouvement grâce
auquel l’être se pose comme pensée et la pensée comme être. La Logique
décrit le procès au cours duquel s’établit la pleine identité – mais cette iden-
tité n’a de sens que comme procès : elle n’est ni donnée, ni achevée ou ache-
vable – du tout de l’être et du tout de la pensée. Chez Hegel, une telle iden-
tité processuelle correspond exactement à ce que désigne le terme « idée »,
et c’est pourquoi la logique est la « science de l’idée pure ». Ceci explique
aussi que Hegel puisse qualifier les pensées qui forment son contenu de

31. Leçons sur la Logique, p. 35-36.


32. Enz, § 24 Zusatz, W 8, p. 85 ; Encycl 1, p. 479. Le point de vue récusé est illustré par les
définitions classiques de la vérité comme « adaequatio rei et intellectus » (THOMAS D’AQUIN,
Quaest. de Veritate I, 3) ou comme « conformité d’une connaissance avec son objet » (KANT,
Critique de la Raison pure, A 58/B 82).
33. RPh, § 31 Anm., GW 14-1, p. 47 ; PPD, p. 140.
« La science de l’idée pure » 207

« pensées objectives 34 » : une telle dénomination indique en effet que la pen-


sée n’est pas le fait d’un sujet déchiffrant l’objectivité du réel, mais l’acte
même de celui-ci. Par conséquent, la logique « contient la pensée dans la
mesure où elle est tout aussi bien la Chose en soi-même, ou la Chose en soi-
même dans la mesure où elle est tout aussi bien la pensée pure » ; car « ce qui
est en soi est le concept, et le concept [est] ce qui est en soi 35 ».
La vérité spéculative est donc un processus logico-ontologique : elle
s’identifie à l’automouvement du concept, mais celui-ci est le mouvement
même de l’être. Ainsi, l’objet ou le contenu véritable de la Logique, c’est
l’identité en procès de l’être et du concept, de la Chose même et de la science.
En un sens, cette identité est présupposée. En effet, la Logique se situe dès
le départ au-delà de « l’opposition de la conscience », ce qui signifie qu’est
d’emblée écartée l’opposition entre sujet et objet qui structure les représen-
tations modernes du connaître. Mais, en même temps – selon la structure
exposée par la logique de l’essence – cette présupposition de la Logique a à
être engendrée par elle. C’est pourquoi la Logique objective se définit comme
« l’exposition génétique » du concept, objet de la Logique subjective 36. Et
l’idée, « l’idée logique », est le concept de ce concept ou le penser de cette
pensée : elle est l’identité subjective-objective de la logique « objective » de
l’être et de l’essence et de la logique « subjective » du concept. Mais, encore
une fois, cette identité n’est jamais définitivement atteinte. Elle est « essen-
tiellement processus 37 », ce processus étant celui de l’acheminement inces-
sant de l’être vers son concept et du concept vers l’être :
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ni l’idée en tant qu’une pensée simplement subjective, ni simplement un être
pour lui-même ne sont le vrai […] l’idée n’est le vrai que par la médiation de
l’être, et inversement l’être ne l’est que par la médiation de l’idée 38.

(2) La « Chose même » : la méthode est l’automouvement du contenu


En dépit de la vive critique du formalisme qu’il mène notamment dans
la Préface de 1807 39, Hegel entend bien restituer au formalisme logique, ou
plutôt à la forme logique, sa signification dynamique et productive, ce qui
ne peut que transformer en profondeur le concept de cette science. Le pro-
pre de la Logique n’est pas de faire abstraction de tout contenu, mais plutôt

34. Enz, § 24, W 8, p. 85 ; Encycl 1, p. 290.


35. WdL I1, GW 11, p. 21 ; SL 11, p. 18.
36. WdL III, GW 12, p. 11 ; SL 3, p. 36.
37. Enz, § 215, W 8, p. 371 ; Encycl 1, p. 449.
38. Enz, § 70, W 8, p. 158-159 ; Encycl 1, p. 334.
39. Voir PhG, GW 9, p. 17 et 36-38 ; PhE J/L, p. 79-80 et 107-110.
208 Jean-François Kervégan

d’engendrer son propre contenu par les seules ressources de son dynamisme
processuel :
La logique est, sans contredit, la science formelle, mais [c’est] la science de la
forme absolue qui est dans soi totalité et contient l’idée pure de la vérité elle-
même. Cette forme absolue a en elle-même son contenu ou réalité; le concept,
en tant qu’il n’est pas l’identité vide, triviale, possède, dans le moment de sa
négativité ou du déterminer absolu, les déterminations différenciées ; le
contenu n’est absolument rien d’autre que ces déterminations de la forme
absolue : le contenu posé par elle-même, et par conséquent aussi conforme à
elle 40.

Pour éviter l’emploi de termes qui, si généraux soient-ils, ont dans la


Logique une signification « locale » (c’est le cas de ‘être’, ‘essence’, ‘concept’
ou même ‘idée’), Hegel recourt souvent, pour désigner ce contenu qui est
celui de la « science de la forme absolue », à une expression neutre et de prime
abord indéterminée : die Sache selbst, la Chose même. Cette Chose, qui est
« l’affaire » de la Logique ou sa « cause » (au sens où Leibniz parlait de la cause
de Dieu), n’est pas un donné qui serait « là » et qu’il s’agirait de s’approprier:
« ce qu’est la Chose, c’est ce qui justement ne doit se dégager que dans le
parcours de la science 41 ». Cette Chose n’est donc pas une chose externe au
discours (Ding), mais la processualité logique elle-même, en tant qu’elle
s’auto-engendre, c’est-à-dire déploie elle-même son propre contenu : « Avec
cette introduction du contenu dans l’examen logique, ce ne sont pas les cho-
ses, mais la Chose, le concept des choses, qui devient ob-jet 42 ». Le contenu
de la Logique (la Chose même) n’est rien d’autre que l’absence de présup-
position de tout contenu externe donné.
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De ce contenu de la Logique spéculative – la Chose même, ou encore la
vérité en tant que processus d’identification de l’être et du concept dans
l’idée – les expressions sont diverses. En un sens, chacun des concepts exa-
minés au cours du procès logique, de l’être pur à l’idée absolue, en est une
expression. Par exemple, on peut dire que « le contenu [de la philosophie]
est l’effectivité 43 », si l’on entend ce terme en son acception spéculative de
« raison qui est 44 » et non au sens trivial de réalité empirique et contingente;
mais, pour démontrer cette identité de l’effectif et du logico-rationnel que
proclame le distique bien connu de la Préface des Grundlinien, que Hegel
cite et commente dans le paragraphe de l’Encyclopédie qui vient d’être cité,

40. WdL III, GW 12, p. 25 ; SL 3, p. 56.


41. WdL I1, GW 11, p. 38 ; SL 11, p. 48.
42. WdL I2, GW 21, p. 17 ; SL 12, p. 12.
43. Enz, § 6, W 8, p. 46 ; Encycl 1, p. 168.
44. Enz, § 6, W 8, p. 46 ; Encycl 1, p. 169. Cf. RPh, Vorrede, GW 14-1, p. 14 ; PPD, p. 104.
« La science de l’idée pure » 209

il faut précisément toute la Logique… Hegel nomme « nécessité logique »


cette propriété spécifique qu’a le discours logique d’engendrer son propre
contenu, c’est-à-dire en fin de compte le tout de l’être ou de l’effectivité :

C’est dans cette nature de ce qui est, d’être dans son être son concept, que
consiste, en général la nécessité logique; elle seule est le rationnel et le rythme
du tout organique, elle est tout aussi bien savoir du contenu que le contenu
est concept ou essence, ou bien elle seule est le spéculatif 45.

Résumons. Le contenu de la Logique n’est ni l’être, ni l’être pensé (le


concept), c’est le processus grâce auquel, de lui-même, l’être abstrait se hisse
à la fluidité du concept spéculatif. Il serait donc erroné de croire que l’idée
logique, qui est la pensée de cette identité en mouvement de l’être et du
concept, puisse être isolée pour elle-même comme un « résultat » coupé du
procès dont elle résulte. Le caractère processuel de la Logique implique au
contraire que l’on écarte l’opposition stéréotypée du contenu (l’être) et de
la forme ou de la méthode (le concept). L’ultime chapitre de la Logique a
précisément pour thème cette indissociabilité de la « méthode » et du
« contenu ». De la méthode, Hegel écrit qu’elle est « l’âme et substance » de
tout contenu, donc « la méthode propre de chaque Chose même, parce que
son activité est le concept 46 »: elle n’est donc pas une forme extérieure mais,
si l’on ose dire, la forme intérieure de ce qui est pensé dans la pensée. Aussi
ne peut-on pas se contenter de lire ce chapitre « méthodologique » pour savoir
ce qu’il en est de la « méthode » hégélienne ! Car, si la méthode est la forme
du dire du contenu, elle est aussi le tout de ce dire: ce qui rejoint le sens pre-
mier du mot grec methodos : itinéraire ou cheminement.
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(3) Genèse dialectique du spéculatif
Le terme « dialectique » n’est pas d’un usage extrêmement fréquent chez
Hegel ; il apparaît surtout dans des textes préliminaires (préfaces, introduc-
tions), à l’occasion de considérations méthodologiques, ou bien lorsqu’il
s’agit d’évoquer les courants philosophiques qui ont pratiqué la dialectique
en un sens ou en un autre (Platon, les sceptiques, Aristote, Kant). Lorsqu’il
entend qualifier son propre « style » philosophique, c’est plutôt l’adjectif
« spéculatif » qu’il utilise. Il n’en est pas moins vrai que le motif est capital,
comme en témoignent quelques textes clés, notamment les § 79 à 82 de
l’Encyclopédie, la Remarque du § 31 des Principes de la Philosophie du
Droit, enfin l’Introduction et le chapitre sur l’Idée absolue dans la Science
de Logique.

45. PhG, GW 9, p. 40 ; PhE J/L, p.114.


46. WdL III, GW 12, p. 238 ; SL 3, p. 371.
210 Jean-François Kervégan

Hegel, en adoptant le mot « dialectique », s’inscrit dans une tradition


ancienne. En effet, la dialectique introduit dans l’intelligence du réel –
œuvre de l’entendement et de son « pouvoir séparateur » – la dimension de
la négativité qui, seule, confère à la pensée une plasticité qui l’élève jusqu’au
plan de la spéculation. C’est avec Platon et Kant (mais en un langage qui est
bien entendu le sien) que Hegel peut écrire que

la dialectique est […] la nature propre, véritable, des déterminations d’enten-


dement, des choses et du fini en général, […] ce dépassement immanent dans
lequel la nature unilatérale et bornée des déterminations d’entendement s’ex-
pose comme ce qu’elle est, à savoir comme leur négation 47.

A la suite de Zénon et du « profond Héraclite », Platon a mis en lumière, en


particulier dans le Parménide, la dialectique inhérente à toute détermina-
tion abstraite ou finie, c’est-à-dire la relation nécessaire qu’elle entretient
avec sa négation ou son autre ; la contradiction est le mode sur lequel se
manifeste cette dialecticité de la pensée, et il importe donc de ressaisir la
fécondité de ce moment de la contradiction dialectique, laquelle ne saurait
ainsi avoir seulement « un résultat négatif 48 ». Kant a donc eu raison de dire
que la dialectique affecte naturellement et nécessairement la pensée (ration-
nelle, en l’occurrence); seulement, pour Hegel, cette dialectique n’engendre
pas seulement l’illusion transcendantale, elle élève à la pensée rationnelle.
La « dialectique supérieure du concept 49 » se distingue doublement de la
signification négative du terme qui, globalement, prévaut encore chez ses
prédécesseurs. Tout d’abord, la dialectique (la négativité) est immanente à
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la pensée et aux déterminations qu’elle produit. Elle n’est pas seulement,
comme chez les sceptiques et même parfois chez Platon, un « agir (Tun) exté-
rieur et négatif qui n’appartiendrait pas à la Chose même 50 » et se bornerait
à réfuter certaines pensées en raison de leur caractère aporétique ou contra-
dictoire. Elle n’est pas non plus, comme chez Aristote, une méthode d’argu-
mentation fondée sur une logique du probable. Elle est le « travail propre de
la raison de la Chose 51 ». En second lieu, contrairement à ce qu’il en est par
exemple chez Kant, la dialectique a pour Hegel un « résultat positif » : « son
résultat n’est pas le néant vide, abstrait, mais la négation de certaines déter-
minations 52 ». En effet, la négation de déterminations finies les inscrit dans

47. Enz, § 81 Anm., W 8, p. 171 ; Encycl 1, p. 343-344.


48. WdL III, GW 12, p. 243 ; SL 3, p. 378.
49. RPh, § 31 Anm., GW 14-1, p. 47 ; PPD, p. 140.
50. WdL I1, GW 11, p. 26 ; SL 11, p. 24.
51. RPh, § 31 Anm., GW 14-1, p. 47 ; PPD, p. 140.
52. Enz, § 82 Anm., W 8, p. 175-176 ; Encycl 1, p. 344.
« La science de l’idée pure » 211

un mouvement d’infinitisation qui délivre leur signification véritable, spé-


culative :
C’est dans ce dialectique tel qu’on le prend ici, et partant dans l’acte de sai-
sir l’opposé dans son unité, ou le positif dans le négatif, que consiste le spé-
culatif. C’est le côté le plus important, mais le plus difficile pour la faculté de
pensée encore inexercée, non libre 53.

C’est donc parce qu’elle est spéculative que la philosophie (et d’abord la
Logique) a à être dialectique. Mais il est tout aussi vrai, réciproquement, que
c’est parce qu’elle est dialectique que la philosophie peut être spéculative,
car le spéculatif, comme l’explique l’Introduction de la Science de la
Logique, s’ordonne à la dialectique qui l’instaure en sa nécessité. A vrai dire,
discuter du primat du dialectique ou du spéculatif apparaît vain à la lumière
du dernier chapitre de la Logique, qui établit leur stricte coextensivité. En
effet, le moment « dialectique » du procès logique comporte deux aspects
qui, respectivement, l’opposent et le nouent au moment « positivement
rationnel », spéculatif. La dialectique est d’abord la négation de l’immédiat
ou du positif, négation qui, tout à la fois, abolit celui-ci et, parce qu’elle le
présuppose, le conserve. Ensuite, en tant que négation de cette première
négation, la négativité proprement dite est « la dialectique posée d’elle-
même 54 », donc l’actualisation du spéculatif. Dès le premier livre de la
Logique, Hegel avertissait déjà :
Lorsqu’à l’avenir il sera question de négativité ou de nature négative, est à
entendre par là non pas cette négation première, la limite, la borne ou le man-
que, mais essentiellement la négation de l’être-autre, négation qui, comme
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telle, est relation à soi-même 55.

En son sens proprement hégélien, la dialectique désigne donc ce redouble-


ment de la médiation (le médiatisé ou première négation est aussi médiati-
sant ou négation de la négation) grâce auquel la négation, ou plutôt la néga-
tivité, acquiert une teneur positive. La dialectique est l’opposition à soi du
positif, la scission qui rend possible son identité véritable, c’est-à-dire
médiate, avec soi ; elle exprime la tension intérieure qui maintient en mou-
vement l’être aussi bien que le discours. Elle garantit donc l’accession au
point de vue spéculatif selon lequel l’immédiat, le positif, le « donné », est
toujours déjà médiatisé par la négativité, cette « âme dialectique que tout
vrai a en lui-même 56 ».

53. WdL I1, GW 11, p. 27 ; SL 11, p. 25.


54. WdL III, GW 12, p. 245 ; SL 3, p. 381.
55. WdL I1, GW 11, p. 77 ; SL 11, p. 107.
56. WdL III, GW 12, p. 246 ; SL 3, p. 382.
212 Jean-François Kervégan

(4) La logique est, en son entier, une logique du concept, et par conséquent
de l’idée
Il est peu de termes auxquels la philosophie hégélienne a fait subir un
tel déplacement de sens que celui de concept. Conformément à son étymo-
logie (concipere: saisir ensemble), le concept paraît devoir être référé à l’unité
d’une conscience 57. Or Hegel dissocie radicalement conscience et concept
en faisant du concevoir l’acte par lequel la pensée s’engendre elle-même et
produit ce faisant son propre sujet. Le concept n’est pas l’œuvre d’un sujet
(fini) concevant, mais libre pensée de l’être par lui-même; il n’est pas le bien
d’une subjectivité, car on n’a pas des concepts comme on a un habit 58, mais
la subjectivité même, c’est-à-dire plus et autre chose qu’un « sujet gramma-
tical 59 ». Le concept est, si l’on peut s’exprimer ainsi, le sujet d’un procès
sans sujet. De ce fait, on ne saurait le qualifier d’abstrait, en lui opposant le
concret des choses ou de la vie : au contraire, bien qu’il comporte aussi un
moment d’abstraction (« l’universel abstrait »), le concept est « l’absolument
concret, le sujet comme tel 60 ». Du même coup, il est possible d’ordonner
sous son chef l’ensemble du procès logico-ontologique que décrit la Logique.
Si on adopte la présentation binaire (logique objective/logique subjec-
tive), il faudra donc dire que le « concept total » se divise en « concept étant »
et en « concept » tout court, ou en « concept en soi » et en « concept étant pour
soi », et la logique se divise elle-même en une « logique du concept comme
être » (la logique objective) et une « logique du concept comme concept » (la
logique subjective) 61. Mais on peut aussi suivre la présentation tripartite de
la structure de la Logique. Celle-ci, écrit Hegel, est « la théorie de la pensée:
1. Dans son immédiateté – le concept en soi. 2. Dans sa réflexion et média-
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tion – l’être pour soi et l’apparence du concept. 3. Dans son être-retourné-
en-soi-même et son être-chez-soi développé – le concept en et pour soi 62 ».
C’est donc du point de vue du concept, c’est-à-dire de la totalité processuelle
dont l’être (le concept en soi) et l’essence (le concept pour soi) peuvent être
considérés comme les expressions provisoires et unilatérales, comme les
moments, que la logique peut être pensée comme un tout, et non comme une
juxtaposition de blocs hétérogènes. En effet :

57. Voir KANT, Critique de la Raison pure, A 104: le concept est « cette conscience une qui
réunit en une représentation le divers intuitionné successivement et par suite reproduit ».
58. WdL III, GW 12, p. 17 ; SL 3, p. 45.
59. WdL III, GW 12, p. 28 ; SL 3, p. 59.
60. Enz, W 8, § 164 Anm., p. 313 ; Encycl 1, p. 411.
61. WdL I2, GW 21, p. 45-46 ; SL 12, p. 41.
62. Enz, W 8, § 83, p. 178 ; Encycl 1, p. 345. Hegel écrit aussi que « l’être est le concept seu-
lement en soi » (Enz, W 8, § 84, p. 180; Encycl 1, p. 347) et que « l’essence est le concept comme
concept posé » (Enz, W 8, § 112, p. 230 ; Encycl 1, p. 371).
« La science de l’idée pure » 213

Le concept seulement est le vrai, et il est plus précisément la vérité de l’être


et de l’essence, qui tous deux, maintenus ferme pour eux-mêmes dans leur
isolement, sont en cela à considérer en même temps comme non-vrais, – l’être,
parce qu’il n’est encore que l’immédiat, et l’essence, parce qu’elle n’est encore
que le médiatisé 63.

Par conséquent, toutes les catégories de la Logique sont « en soi le


concept 64 », mais seulement en soi. Elles sont des concepts, des « concepts
déterminés, des concepts en soi 65 », car elles expriment, même si c’est de
manière partielle, l’auto-activité de la pensée, dont la logique est celle de
l’être lui-même ; mais elles ne sont le concept qu’en soi, car celui-ci ne se
laisse pas reconnaître en son universalité concrète dans ces traces particuliè-
res et abstraites de son mouvement de production de soi. Les déterminations
de l’être et de l’essence, ainsi que les structures processuelles qui les engen-
drent (le passer et le paraître), doivent être comprises comme des « explica-
tions » partielles du concept. En soi, donc, toute la Logique est une logique
du concept, et les diverses déterminations qu’elle produit sont une exposi-
tion de celui-ci « à partir du dehors ». Mais ceci n’est vrai qu’en soi ou, dans
le vocabulaire de la Phénoménologie de l’Esprit, que « pour nous », aussi
longtemps que cela n’a pas été explicitement établi par une relecture du pro-
cès logique entier sous la raison du concept, ou plus exactement de l’idée.
Or cette « seconde lecture » systématique, seule la « première lecture », celle
qui suit pas à pas les processualités partielles de l’être, de l’essence et du
concept, la rend possible et la justifie. Ce qui signifie que la logique se pré-
suppose nécessairement elle-même : comme système, elle présuppose son
procès; comme procès, elle ne fait sens que du point de vue de la totalité sys-
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tématique, du point de vue de l’idée.
Au terme de la Logique, l’idée, qui est « essentiellement [un] proces-
sus 66 » et non un état (et surtout pas un état mental !), explicite l’identité
demeurée précédemment implicite de l’objectivité et de la subjectivité, de
l’être et du concept, moments « dialectiques » dont la « vérité est seulement
celle d’être des moments de l’idée 67 ». On peut donc définir l’idée logique
comme une totalité dynamique qui engendre et abolit par elle-même tous
les moments et toutes les oppositions qui ont surgi au sein du parcours entier
de la Logique. L’idée au sens hégélien est donc un rempart contre le dua-
lisme, non pas simplement parce qu’elle récuse les dualités que l’entende-

63. Enz, W 8, § 83 Zusatz, p. 179 ; Encycl 1, p. 518.


64. WdL III, GW 12, p. 34 ; SL 3, p. 71.
65. Enz, W 8, § 162, p. 309 ; Encycl 1, p. 408.
66. Enz, W 8, § 215, p. 371 ; Encycl 1, p. 449.
67. Enz, W 8, § 213 Zusatz, p. 369 ; Encycl 1, p. 616.
214 Jean-François Kervégan

ment considère comme ultimes, mais parce qu’elle est la règle immanente
de constitution et de déconstruction de celles-ci.
De même que le concept n’est pas l’œuvre d’un sujet, mais la subjecti-
vité même, l’idée n’est pas l’idée de « quelqu’un » sur « quelque chose » ; les
deux premières sections de la logique du concept ont définitivement récusé
une telle manière de voir. « Sujet-objet 68 », l’idée l’est au sens où elle est acte
de soi : elle nomme le procès grâce auquel le réel et la pensée s’engendrent
simultanément, le procès instituant l’être comme concept et le concept
comme être. Elle résume ainsi le propos de la Logique comme onto-logique.
Il faut donc admettre que le hégélianisme est loin de professer un « réalisme
de l’idée » ; car c’est bien autre chose de dire que l’idéalité est la réalité véri-
table (thèse « idéaliste ») et de prétendre que l’idée est l’idée du réel (thèse
de Hegel). Nonobstant les déclarations de Hegel lui-même 69, sa philosophie
n’est pas un idéalisme; ou du moins, si elle l’est, c’est en un sens inédit, qui
conjoint la radicalisation de l’idéalisme (« rien n’est réel sinon l’idée ») et
celle du réalisme (« l’idée n’est rien si elle n’est pas »).

Références et abréviations :
Enz : Enzyklopädie der philosophischen Wissenschaften im Grundrisse [édition de 1827/30],
Werke, t. 8-10, Francfort/Main, Suhrkamp, 1986.
Encycl 1 : Encyclopédie des Sciences philosophiques en abrégé, I : La Science de la Logique,
trad. Bourgeois, Paris, Vrin, 1970.
Leçons sur la Logique (1831), présentation Lardic, trad. Buée-Wittmann, Paris, Vrin, 2007.
PhE J/L : Phénoménologie de l’Esprit, trad. G. Jarczyk et P.-J. Labarrière, Paris, Gallimard,
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1993.
PhG: Phänomenologie des Geistes (1807), Gesammelte Werke, Bd. 9, Hambourg, Meiner, 1980.
PPD : Principes de la philosophie du droit, trad. Kervégan, Paris, PUF (« Quadrige »), 2003.
RPh : Grundlinien der Philosophie des Rechts, éd. Groh/Weisser-Lohmann, Gesammelte
Werke, Bd. 14-1, Hambourg, F. Meiner, 2009.
SL 11 : Science de la Logique, I : L’Être, (version de 1812), trad. Labarrière/Jarczyk, Paris,
Kimé, 2006.
SL 12 : Science de la Logique, I : La Doctrine de l’Être, (version de 1832), trad.
Labarrière/Jarczyk, Paris, Kimé, 2007.
SL II : Science de la Logique, II : La Doctrine de l’Essence, trad. Labarrière/Jarczyk, Paris,
Kimé, 2010.
SL III : Science de la Logique, III : La Logique subjective ou Doctrine du Concept, trad.
Labarrière/Jarczyk, Paris, Aubier, 1981, 464 p.
WdL 11 : Wissenschaft der Logik, Erster Band, Erstes Buch: Das Sein (1812), dans Gesammelte
Werke, Bd. 11, Hambourg, Meiner, 1986.

68. WdL III, GW 12, p. 176; SL 3, p. 278. Cette expression a fourni son titre au livre d’Ernst
BLOCH, Sujet-objet. Eclaircissements sur Hegel, Gallimard, 1977.
69. Voir Enz, W 8, § 95 Anm., p. 202 ; Encycl 1, p. 360 : « toute vraie philosophie est […] un
idéalisme ».
« La science de l’idée pure » 215

WdL 12 : Wissenschaft der Logik, Erster Teil, Erster Band : Die Lehre vom Sein (1832), dans
Gesammelte Werke, Bd. 21, Hambourg, Meiner, 1985.
WdL II : Wissenschaft der Logik, Erster Band, Zweites Buch : Die Lehre vom Wesen (1813),
dans Gesammelte Werke, Bd. 11, Hambourg, Meiner, 1986.
WdL III: Wissenschaft der Logik, Zweiter Band: Die subjektive Logik oder Lehre vom Begriff,
dans Gesammelte Werke, Bd. 12, Hambourg, Meiner, 1981.

Résumé : Cet article est un exercice pour comprendre la définition par Hegel de la Logique
comme « la science de l’idée pure », et pour en examiner les implications. Revenant sur la
question du rapport de la Logique et de la Phénoménologie, et proposant une interpréta-
tion de l’approche délibérément aporétique de la question du « commencement » par Hegel,
il s’efforce ensuite de décrire les principales caractéristiques du « programme » logique,
dont elles illustrent la radicalité.
Mots-clés : Hegel. Logique. Dialectique. Concept. Idée. Spéculation.

Abstract : This paper is an attempt to understand Hegel’s definition of his Logic as “the
Science of pure Idea”, and to examine her implications. Returning on the question of the
relationship of Logic and Phenomenology, and proposing an interpretation of the apore-
tical approach of the question of the “beginning” by Hegel, it tries then to describe the
main characteristics of the logical “program”, the radicality of which they shows.
Key words : Hegel. Logic. Dialectic. Concept. Idea. Speculation.
© Centre Sèvres | Téléchargé le 12/11/2023 sur www.cairn.info (IP: 154.0.27.196)

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