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Jean-François Kervégan
Dans Archives de Philosophie 2012/2 (Tome 75), pages 199 à 215
Éditions Centre Sèvres
ISSN 0003-9632
ISBN 9770003963008
DOI 10.3917/aphi.752.0199
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J E A N - F R A N Ç O I S K E RV É GA N
Université Paris I – Panthéon-Sorbonne
tique » qui est celui de l’ouvrage de 1807, comporte toutefois une équivoque:
elle semble faire de la pensée spéculative l’aboutissement d’un processus de
purification qui prendrait son départ dans la représentation sensible du
« donné » en son immédiateté. Mais peut-on concevoir la science spéculative
comme la seule raison rétrospective des « expériences » de la conscience ?
Ceci ne reviendrait-il pas à destituer le savoir logico-spéculatif de sa posi-
tion absolue (qui ne fait évidemment pas de lui un savoir achevé)? Pour pré-
venir ce risque, le « Concept préliminaire » de l’Encyclopédie présente la pen-
sée logique comme le terme premier, la structure générative que
présupposent, pour « nous », aussi bien la simple représentation en laquelle
« le contenu se tient isolé en sa singularité » que les actes intellectifs qui ins-
crivent cette représentation dans un horizon d’universalité formelle en éta-
blissant « des relations de nécessité entre [ses] déterminations isolées 5 ».
Enfin, le penser spéculatif (das Denken), doit être distingué de ce que
Hegel qualifie de Nachdenken, c’est-à-dire de cette opération grâce à laquelle
une subjectivité se saisit après coup de la vérité des choses en revenant sur
ses propres actes, admettant par là leur extériorité et leur indépendance à
son égard ; la « pensée réfléchissante » est un re-penser, une pensée d’après.
Sans doute, cette « rumination » est-elle, pour le sujet empirique, le seul
moyen d’accéder au « substantiel », car elle entraîne « la refonte de l’immé-
diat 6 ». Mais, du point de vue logico-spéculatif, le Nachdenken présuppose
le Denken, tout comme le fini présuppose l’infini qui est sa propre pulsation
immanente. Les pensées au moyen desquelles l’esprit cherche à consigner la
vérité des choses sont un arrêt sur image : les traces instantanées du mouve-
ment du penser authentique (spéculatif). En leur tout, elles constituent la
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13. WdL I2, GW 21, p. 54-55 ; SL 12, p. 51 (trad. modifiée). L’affirmation que la
Phénoménologie est la présupposition de la Logique est plus nette encore en 1831 que dans la
première édition (SL 11, p. 41).
14. Voir WdL II, GW 11, p. 249 sq. ; SL 2, p. 16 sq.
15. PhG, GW 9, p. 30 ; PhE J/L, p. 97.
« La science de l’idée pure » 203
tives, même lorsqu’elles sont ouvertes au concept et lorsqu’elles ont (ce n’est
pas toujours le cas) « un fondement et commencement rationnel », elles sont
dans l’impossibilité de « reconnaître leurs déterminations pour finies » et,
par voie de conséquence, « les admettent comme absolument valables »,
démarche qui contredit l’absence de présupposition revendiquée par la phi-
losophie.
La difficulté est redoublée en ce qui regarde la Logique, qui est la
« science de l’Idée pure 20 » ou la « philosophie purement spéculative 21 ». Se
développant dans l’élément du savoir pur ou absolu, qui n’est rien d’autre
que ce que je nomme une position de savoir caractérisée par le dépassement
des dualismes de la conscience et de l’esprit fini, la Logique doit, en tant que
« science absolue », disposer d’un « commencement absolu », dépourvu de
toute présupposition 22. En même temps, elle seule peut établir le caractère
absolu de ce commencement qui est le sien, et en ce sens l’immédiat dont
elle part – l’être pur, « sans aucune autre détermination 23 » – est nécessaire-
ment, quant à sa position initiale, médiatisé par le tout du procès (logique)
qui s’engage à partir de lui. Ainsi :
L’essentiel est, à proprement parler, non pas qu’un purement immédiat soit
le commencement, mais que le tout est un cycle dans soi-même, où le premier
se trouve aussi le dernier, et le dernier aussi le premier 24.
immédiat, est médiatisé par le système des médiations sans lequel aucune
position d’immédiateté n’est dicible, donc tenable. La Logique – et de
manière générale la Science spéculative – assume ainsi cette exigence exor-
bitante d’avoir à engendrer ce sur quoi elle s’appuie à l’aide de ses seules res-
sources – ce que traduit bien entendu la thématique du cercle développé,
avant la Logique, par la Préface de 1807: le vrai est « le devenir de soi-même,
le cercle qui présuppose son terme comme sa fin et n’est effectif que par
l’exécution et son terme 27 ».
Il n’en reste pas moins que cette question du commencement, si elle est
spéculativement clarifiée au terme du procès logique (ou du procès phéno-
ménologique), fait précisément problème… au commencement: comment
le point de départ peut-il à la fois être immédiat, vraiment immédiat, et ne
pas être arbitrairement décrété ? C’est pour mettre en scène cette difficulté
(dont la solution véritable n’intervient qu’au terme, lorsque la boucle est
bouclée et que l’immédiat devenu vient coïncider avec l’immédiat simple)
que l’exposé du procès logique est précédé, dans l’Encyclopédie des Sciences
philosophiques aussi bien que dans la Science de la Logique, par un texte
préliminaire – le Concept préliminaire dans un cas, le texte sur le commen-
cement de la Science dans l’autre – qui, nonobstant ce caractère, n’a pas le
statut extérieur à la « nature de la Chose » qu’ont les Préfaces, puisque « cette
sorte de raisonnement préliminaire ne peut avoir pour dessein » que « d’éloi-
gner tout préliminaire 28 ». Comment ? Il s’agit moins d’indiquer et de justi-
fier le contenu déterminé du point de départ – car le faire serait le déduire,
donc le défaire de son immédiateté – que de rendre possible, en entr’ouvrant
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27. PhG, GW 9, p. 18; PhE J/L, p. 82. Voir à ce propos les analyses éclairantes de la regret-
tée Denise SOUCHE-DAGUES, Le cercle hégélien, PUF, 1986, en particulier p. 53 sq.
28. WdL I1, GW 11, p. 40 ; SL 11, p. 50 (ou WdL I2, GW 21, p. 65 ; SL 12, p. 61).
29. Enz, § 78, W 8, p. 167 ; Encycl 1, 342.
30. WdL I2, GW 21, p. 54 ; SL 12, p. 50.
206 Jean-François Kervégan
Même si le vrai n’est rien qui soit distinct du processus de son advenir,
il n’est pas interdit de proposer – Hegel lui-même le fait dans le « Concept
préliminaire » – une image anticipée des acquis spéculatifs de la Science de
la Logique, c’est-à-dire des points sur lesquels Hegel se démarque radicale-
ment de ce qu’on appellera, par commodité, la tradition. J’aimerais souli-
gner rapidement quatre points.
d’engendrer son propre contenu par les seules ressources de son dynamisme
processuel :
La logique est, sans contredit, la science formelle, mais [c’est] la science de la
forme absolue qui est dans soi totalité et contient l’idée pure de la vérité elle-
même. Cette forme absolue a en elle-même son contenu ou réalité; le concept,
en tant qu’il n’est pas l’identité vide, triviale, possède, dans le moment de sa
négativité ou du déterminer absolu, les déterminations différenciées ; le
contenu n’est absolument rien d’autre que ces déterminations de la forme
absolue : le contenu posé par elle-même, et par conséquent aussi conforme à
elle 40.
C’est dans cette nature de ce qui est, d’être dans son être son concept, que
consiste, en général la nécessité logique; elle seule est le rationnel et le rythme
du tout organique, elle est tout aussi bien savoir du contenu que le contenu
est concept ou essence, ou bien elle seule est le spéculatif 45.
C’est donc parce qu’elle est spéculative que la philosophie (et d’abord la
Logique) a à être dialectique. Mais il est tout aussi vrai, réciproquement, que
c’est parce qu’elle est dialectique que la philosophie peut être spéculative,
car le spéculatif, comme l’explique l’Introduction de la Science de la
Logique, s’ordonne à la dialectique qui l’instaure en sa nécessité. A vrai dire,
discuter du primat du dialectique ou du spéculatif apparaît vain à la lumière
du dernier chapitre de la Logique, qui établit leur stricte coextensivité. En
effet, le moment « dialectique » du procès logique comporte deux aspects
qui, respectivement, l’opposent et le nouent au moment « positivement
rationnel », spéculatif. La dialectique est d’abord la négation de l’immédiat
ou du positif, négation qui, tout à la fois, abolit celui-ci et, parce qu’elle le
présuppose, le conserve. Ensuite, en tant que négation de cette première
négation, la négativité proprement dite est « la dialectique posée d’elle-
même 54 », donc l’actualisation du spéculatif. Dès le premier livre de la
Logique, Hegel avertissait déjà :
Lorsqu’à l’avenir il sera question de négativité ou de nature négative, est à
entendre par là non pas cette négation première, la limite, la borne ou le man-
que, mais essentiellement la négation de l’être-autre, négation qui, comme
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(4) La logique est, en son entier, une logique du concept, et par conséquent
de l’idée
Il est peu de termes auxquels la philosophie hégélienne a fait subir un
tel déplacement de sens que celui de concept. Conformément à son étymo-
logie (concipere: saisir ensemble), le concept paraît devoir être référé à l’unité
d’une conscience 57. Or Hegel dissocie radicalement conscience et concept
en faisant du concevoir l’acte par lequel la pensée s’engendre elle-même et
produit ce faisant son propre sujet. Le concept n’est pas l’œuvre d’un sujet
(fini) concevant, mais libre pensée de l’être par lui-même; il n’est pas le bien
d’une subjectivité, car on n’a pas des concepts comme on a un habit 58, mais
la subjectivité même, c’est-à-dire plus et autre chose qu’un « sujet gramma-
tical 59 ». Le concept est, si l’on peut s’exprimer ainsi, le sujet d’un procès
sans sujet. De ce fait, on ne saurait le qualifier d’abstrait, en lui opposant le
concret des choses ou de la vie : au contraire, bien qu’il comporte aussi un
moment d’abstraction (« l’universel abstrait »), le concept est « l’absolument
concret, le sujet comme tel 60 ». Du même coup, il est possible d’ordonner
sous son chef l’ensemble du procès logico-ontologique que décrit la Logique.
Si on adopte la présentation binaire (logique objective/logique subjec-
tive), il faudra donc dire que le « concept total » se divise en « concept étant »
et en « concept » tout court, ou en « concept en soi » et en « concept étant pour
soi », et la logique se divise elle-même en une « logique du concept comme
être » (la logique objective) et une « logique du concept comme concept » (la
logique subjective) 61. Mais on peut aussi suivre la présentation tripartite de
la structure de la Logique. Celle-ci, écrit Hegel, est « la théorie de la pensée:
1. Dans son immédiateté – le concept en soi. 2. Dans sa réflexion et média-
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57. Voir KANT, Critique de la Raison pure, A 104: le concept est « cette conscience une qui
réunit en une représentation le divers intuitionné successivement et par suite reproduit ».
58. WdL III, GW 12, p. 17 ; SL 3, p. 45.
59. WdL III, GW 12, p. 28 ; SL 3, p. 59.
60. Enz, W 8, § 164 Anm., p. 313 ; Encycl 1, p. 411.
61. WdL I2, GW 21, p. 45-46 ; SL 12, p. 41.
62. Enz, W 8, § 83, p. 178 ; Encycl 1, p. 345. Hegel écrit aussi que « l’être est le concept seu-
lement en soi » (Enz, W 8, § 84, p. 180; Encycl 1, p. 347) et que « l’essence est le concept comme
concept posé » (Enz, W 8, § 112, p. 230 ; Encycl 1, p. 371).
« La science de l’idée pure » 213
ment considère comme ultimes, mais parce qu’elle est la règle immanente
de constitution et de déconstruction de celles-ci.
De même que le concept n’est pas l’œuvre d’un sujet, mais la subjecti-
vité même, l’idée n’est pas l’idée de « quelqu’un » sur « quelque chose » ; les
deux premières sections de la logique du concept ont définitivement récusé
une telle manière de voir. « Sujet-objet 68 », l’idée l’est au sens où elle est acte
de soi : elle nomme le procès grâce auquel le réel et la pensée s’engendrent
simultanément, le procès instituant l’être comme concept et le concept
comme être. Elle résume ainsi le propos de la Logique comme onto-logique.
Il faut donc admettre que le hégélianisme est loin de professer un « réalisme
de l’idée » ; car c’est bien autre chose de dire que l’idéalité est la réalité véri-
table (thèse « idéaliste ») et de prétendre que l’idée est l’idée du réel (thèse
de Hegel). Nonobstant les déclarations de Hegel lui-même 69, sa philosophie
n’est pas un idéalisme; ou du moins, si elle l’est, c’est en un sens inédit, qui
conjoint la radicalisation de l’idéalisme (« rien n’est réel sinon l’idée ») et
celle du réalisme (« l’idée n’est rien si elle n’est pas »).
Références et abréviations :
Enz : Enzyklopädie der philosophischen Wissenschaften im Grundrisse [édition de 1827/30],
Werke, t. 8-10, Francfort/Main, Suhrkamp, 1986.
Encycl 1 : Encyclopédie des Sciences philosophiques en abrégé, I : La Science de la Logique,
trad. Bourgeois, Paris, Vrin, 1970.
Leçons sur la Logique (1831), présentation Lardic, trad. Buée-Wittmann, Paris, Vrin, 2007.
PhE J/L : Phénoménologie de l’Esprit, trad. G. Jarczyk et P.-J. Labarrière, Paris, Gallimard,
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68. WdL III, GW 12, p. 176; SL 3, p. 278. Cette expression a fourni son titre au livre d’Ernst
BLOCH, Sujet-objet. Eclaircissements sur Hegel, Gallimard, 1977.
69. Voir Enz, W 8, § 95 Anm., p. 202 ; Encycl 1, p. 360 : « toute vraie philosophie est […] un
idéalisme ».
« La science de l’idée pure » 215
WdL 12 : Wissenschaft der Logik, Erster Teil, Erster Band : Die Lehre vom Sein (1832), dans
Gesammelte Werke, Bd. 21, Hambourg, Meiner, 1985.
WdL II : Wissenschaft der Logik, Erster Band, Zweites Buch : Die Lehre vom Wesen (1813),
dans Gesammelte Werke, Bd. 11, Hambourg, Meiner, 1986.
WdL III: Wissenschaft der Logik, Zweiter Band: Die subjektive Logik oder Lehre vom Begriff,
dans Gesammelte Werke, Bd. 12, Hambourg, Meiner, 1981.
Résumé : Cet article est un exercice pour comprendre la définition par Hegel de la Logique
comme « la science de l’idée pure », et pour en examiner les implications. Revenant sur la
question du rapport de la Logique et de la Phénoménologie, et proposant une interpréta-
tion de l’approche délibérément aporétique de la question du « commencement » par Hegel,
il s’efforce ensuite de décrire les principales caractéristiques du « programme » logique,
dont elles illustrent la radicalité.
Mots-clés : Hegel. Logique. Dialectique. Concept. Idée. Spéculation.
Abstract : This paper is an attempt to understand Hegel’s definition of his Logic as “the
Science of pure Idea”, and to examine her implications. Returning on the question of the
relationship of Logic and Phenomenology, and proposing an interpretation of the apore-
tical approach of the question of the “beginning” by Hegel, it tries then to describe the
main characteristics of the logical “program”, the radicality of which they shows.
Key words : Hegel. Logic. Dialectic. Concept. Idea. Speculation.
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