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Snark
Après l’heure, c’est plus l’heure
Le Visiteur du Futur – La Meute
Épisode 1
I
La première fois que Valentin Peroy avait entendu cette phrase, c’était
en 2010, il avait six ans. Il sortait de chez Sandy, une prostituée qu’il
fréquentait depuis quelque temps et s’apprêtait à voler une voiture pour
écraser une poignée de passants.
Ce n’était qu’au quatrième appel de sa mère qu’il avait consenti à lâcher
la manette pour venir à table.
À peine assis, il avait croisé le regard de son père, le Père Peroy comme
on l’appelait, et avait tout de suite senti que quelque chose allait se passer.
— Quelle heure est-il ? lui avait demandé le Père.
Valentin n’avait pas répondu tout de suite, pressentant que la question
était très certainement rhétorique.
Le Père avait continué :
— Valentin, tu as six ans, tu ne sais pas ce que « rhétorique » veut dire,
alors réponds-moi. Quelle heure est-il ?
De mauvaise grâce, Valentin avait fini par jeter un œil à l’horloge de la
box Internet avant de murmurer :
— Huit heures et quart.
— Et à quelle heure passons-nous à table ?
— À 8 heures…
Le Père avait pris son air sévère :
— Vingt heures, c’est l’heure, Valentin. 20 h 15, c’est plus l’heure.
Alors puisque tu as raté le repas, tu vas retourner dans ta chambre et
réfléchir à tout ça. Tu vas te demander si on peut réussir dans la vie sans
rigueur. Tu vas te demander si les hommes auraient inventé la minute si tout
n’était qu’une question de quart d’heure. Et quand bien même on aurait
appelé le quart d’heure « minute » et qu’une heure aurait fait quatre
minutes, eh bien ça ne changerait rien au fait qu’une seconde est une
seconde…
Le Père n’avait jamais vraiment terminé cette phrase qui, selon toute
vraisemblance, ne voulait rien dire.
Sa mère, la Mère Peroy comme personne ne l’appelait vu qu’ils
n’étaient pas mariés, avait observé la scène ainsi que le silence. Elle s’était
trouvée partagée entre son instinct maternel nourricier et la nécessité de
soutenir son mari. Elle avait en effet découvert quelques jours plus tôt, au
détour d’une salle d’attente et d’un magazine de bricolage, que l’unité
parentale était structurante pour l’enfant. Quelle que soit la décision prise
par un parent, même injuste, l’autre devait le soutenir. Une histoire de
rapport à l’autorité, quelque chose de structurant émotionnellement. Le
terme « émotionnel » l’avait tout de suite mise en alerte, il n’était pas
question que son fils devienne pédé.
Ce jour de 2021, Valentin avait rendez-vous avec Sandy, une fille pas
top mais pas dégueu non plus.
Le fait qu’elle portât le même nom que la prostituée de son enfance le
troublait légèrement. Il ne pouvait s’empêcher de se demander si son
attirance pour elle aurait été la même s’il avait pu finir sa partie de GTA ce
fameux soir de juin 2010. Il n’avait d’ailleurs jamais compris pourquoi ce
même soir, sa mère avait cru bon de joindre un magazine Entrevue au
plateau-repas qu’elle était venue lui monter en cachette.
Mais la perspective d’un premier rapport sexuel IRL avait eu tôt fait
d’occulter ces considérations.
Il s’était préparé avec soin dans la petite salle de bains familiale. Il
s’était douché, peigné, parfumé et avait choisi ses vêtements avec une
indécision toute féminine. Lorsqu’enfin il s’était retrouvé sur le pas de la
porte, prêt à partir, un doute affreux l’avait pétrifié : devait-il s’épiler le
pubis ?
Dans les vidéos qu’il regardait sur son YouTube, les mâles les mieux
équipés semblaient parfaitement glabres. Et dans la mesure où il comptait
bien soumettre son équipement à la vue de Sandy, il n’était pas question de
rater son entrée ! Non seulement la présence de poils pourrait le faire passer
pour un bobo archaïque du début du XXIe siècle, mais il n’était pas
impossible que la pilosité jouât un rôle important dans la qualité des
prestations qu’il pourrait offrir.
Il était donc resté là, sur le seuil, la clé dans la serrure.
Lorsqu’il avait réalisé que l’épilation pourrait donner l’impression d’un
paquet plus gros, il avait refermé la porte à la volée et s’était précipité dans
la salle de bains.
Trente minutes plus tard, il était ressorti de chez lui à la hâte et s’était
précipité sur son vélo, non sans laisser échapper un cri de fillette au contact
de la selle.
Puis le noir.
— Tisane ?
— Volontiers.
— Sucre ?
— S’il vous plaît.
Henry déposa une tasse fumante face à l’homme qui avait pris place à
table. Les visites étaient suffisamment rares pour justifier une petite
infusion. Et puis, au fond, ce n’était pas parce que le monde partait à vau-
l’eau qu’il fallait se priver d’un peu de bienséance. Ou de gourmandise
selon la manière dont on considérait les choses.
— Bien, commença Henry en s’asseyant, je ne crois pas vous avoir déjà
rencontré, Monsieur…
L’homme au manteau noir huma un instant sa boisson avant de
répondre. Henry ne savait s’il devait y voir le comportement d’un homme
trop longtemps privé de tisane – ce qui appelait une certaine compassion –
ou simplement celui d’un parano craignant l’empoisonnement, auquel cas il
pourrait se sentir vexé. Dans le doute, il ne s’offusqua pas.
— Mon nom importe peu, docteur Castafolte. Vous êtes la personne
importante ici.
— Certes, opina Henry. Je veux dire… Je suis flatté que ma réputation
m’ait précédé.
Il but une gorgée, soudain honteux de cet élan de suffisance.
— Si je m’adresse à vous, reprit l’homme, c’est parce que je pense que
vous êtes la seule personne à pouvoir m’aider. À pouvoir nous aider, pour
être exact.
Cette petite flatterie supplémentaire ne fut pas sans effet sur l’ego du
scientifique qui, une fois de plus, dut boire une gorgée de tisane.
L’homme continua :
— Je voudrais vous proposer du travail.
La moustache d’Henry marqua une pause, si tant est que cela soit
possible.
— Du travail ? Quel genre de travail ? balbutia-t-il, pris de court.
L’homme avait posé sur lui un regard indescriptible. Quelque chose
avait imperceptiblement changé dans l’œil bleu nuit de son visiteur.
— Je ne peux pas vous dire de quoi il s’agit. Pas ici.
Allons bon ! Des mystères ! Castafolte avait horreur de ces procédés
scénaristiques qui ne faisaient que retarder l’action. Si quelqu’un avait
quelque chose à dire, qu’il le dise ! Ou alors qu’il ne vienne pas dans
l’histoire, qu’il se contente de la lire ! Un peu comme ces mourants qui
mettaient un point d’honneur à déblatérer tout un tas d’inutilités et qui
finissaient par claquer connement avant d’avoir délivré leur message.
— Écoutez, répliqua sèchement Henry, si vous comptez claquer
connement ici avant d’avoir délivré votre message, je préfère vous dire tout
de suite que je ne suis pas intéressé. Voyez-vous…
— Ce n’est pas moi qui vais mourir, docteur, l’interrompit l’homme en
noir, soudain grave.
Henry se raidit, son visiteur venait de capter son attention.
— Qui va mourir ? finit-il par demander, dissimulant mal une angoisse
naissante.
L’homme le scruta encore un instant. Son visage se décontracta soudain
de façon tout à fait inattendue.
— Personne, en fait, mais il fallait bien que je trouve un truc un peu
dramatique à dire pour vous interrompre.
La moustache d’Henry se sentit roulée dans la farine. Or farine et
moustache ne faisaient guère bon ménage en dehors des agences de
communication parisiennes, même à cette époque.
La conversation prenait une tournure assez inattendue. Henry lui-même
n’était pas certain d’en saisir toute la logique. Sentant son trouble, l’homme
reprit :
— En fait, docteur, j’aurais besoin de votre aide pour réparer une
machine.
— Une machine ? Vous savez, je ne fais pas de maintenance, répondit
Henry qui sentait poindre une légère déception.
Qu’on vienne le solliciter pour ses compétences scientifiques le flattait,
mais qu’on le prenne pour un vulgaire garagiste de l’électronique était
quelque peu insultant.
— Je ne pense pas que vous ayez jamais vu une telle machine, répondit
l’homme sans se démonter.
Henry reposa sa tasse de tisane comme pour donner plus de poids à ce
qu’il s’apprêtait à dire :
— Vous savez, cher monsieur, des machines, j’en ai vu beaucoup. Et
j’en ai construit un paquet aussi. Alors quand bien même il s’agirait d’un
grille-pain capable de danser sur du Jacky Wilson, réparer une machine, ça
s’appelle de la maintenance. Et vous m’excuserez, mais j’ai ici des tâches
beaucoup plus importantes !
L’homme lui désigna l’Introspecteur ® :
— Comme réparer cette machine ?
— Exactement ! Enfin non, là c’est pas pareil ! Déjà c’est MA machine,
et en plus je ne la répare pas, je l’améliore.
Le silence retomba autour de la table, chacun soufflant sur sa tasse de
tisane.
— Vous avez tort, docteur, je suis prêt à parier que cette machine vous
intéresserait.
— Eh bien si vous en êtes aussi sûr, apportez-la-moi et je vous dirai ce
que j’en pense !
— Je ne peux pas vous l’apporter.
— Comme c’est pratique ! s’exclama Henry, soudain sarcastique. Vous
venez ici, sans me dire votre nom, pour me parler d’une machine dont vous
ne pouvez pas me parler. Sérieusement, vous pensiez que j’allais faire
quoi ? Vous suivre au diable vauvert ?
Henry croisa ses bras, satisfait d’avoir pu lui caler un diable vauvert.
Sentant que la conversation touchait à sa fin, l’homme reposa sa tasse et
se leva.
— Je vous croyais curieux, dit-il simplement.
— Effectivement, je suis curieux, siffla Henry, mais je n’aime pas
gaspiller mon temps pour autant.
Posant sa tasse, l’homme se leva de nouveau. Personne ne fit attention
au faux raccord.
Il se dirigea vers la porte sous le regard impatient d’Henry.
Avant de sortir, la silhouette noire ajouta :
— Vous transmettrez mes amitiés à Renard.
Henry faillit avaler de travers.
Que venait-il de dire ? Renard ?
Était-il possible que cet homme connût l’un des secrets les mieux gardés
de ces souterrains ?
— Attendez, l’arrêta Henry. Qu’avez-vous dit ?
Lorsque l’homme lui fit face, un large sourire lui barrait le visage.
Visiblement, il avait obtenu l’effet escompté.
— Vous travaillez avec lui n’est-ce pas ?
Le regard pénétrant que l’homme fixait sur lui accrut encore d’un cran
la tension qui venait de s’emparer d’Henry.
— Qui êtes-vous ? demanda-t-il, soudain en alerte.
— Je vous l’ai dit, mon nom est sans importance, je n’en ai pas
vraiment d’ailleurs. Comme votre ami.
Il marqua une pause, semblant chercher ses mots.
— Disons simplement que je suis un vieil ami. Un loup parmi la Meute.
— Comment connaissez-vous son nom ?
— J’étais là quand on le lui a donné.
Cette dernière phrase eut l’effet d’un coup de tonnerre dans l’esprit
d’Henry. Si ce que cet homme disait était vrai, cela signifiait qu’il avait
rencontré le Visiteur dans ses jeunes années. Bien avant qu’il ne le
rencontre lui-même.
Henry ne savait pas grand-chose du passé de son partenaire, celui-ci se
montrant toujours évasif sur le sujet. L’éventualité de rencontrer un de ses
amis d’enfance ouvrait de nouvelles perspectives.
— Vous êtes… un ami d’enfance ? hasarda Henry.
Le sourire de l’homme se mua en une sorte de rictus indéchiffrable,
entre tristesse et amusement.
— Je l’ai peut-être été. Mais tout cela est très loin à présent. Passez-lui
simplement le bonjour de Notre part. Au revoir, docteur.
L’homme s’apprêtait à franchir la porte quand Henry le retint de
nouveau. Une pensée venait de l’étreindre. Une sorte de lueur d’espoir et de
curiosité mêlées.
Il s’approcha :
— Pardonnez-moi, mais si vous l’avez connu enfant, alors cela signifie
que vous aussi vous venez de…
Henry ne parvenait pas à finir sa phrase. L’homme sembla comprendre
le sens de sa question.
— De l’Autre Monde ?
Henry retint sa respiration. À présent il n’y avait plus de doute permis,
cet homme disait la vérité. Il avait connu le Visiteur jeune, et plus important
encore il connaissait l’existence de l’Autre Monde.
L’homme pencha la tête de côté, comme étonné.
Henry sentit que quelque chose était sur le point de basculer. Mais il
était trop tard pour faire machine arrière.
— Est-ce là ce qu’il vous a raconté, docteur ? Qu’il venait de l’Autre
Monde ?
III
Épisode 2
I
Calibrage en cours.
Image.
La bouche parle :
— Si je te libère, qu’est-ce qui me dit que t’iras pas retrouver les
Lombardi ?
Les oreilles entendent :
— Mais qu’est-ce que ça peut vous foutre que j’aille buter Dario ?
La bouche répond :
— Mais je m’en fous que tu butes Dario ! Je veux pas que tu te fasses
buter, toi, voilà !
— Pourquoi ?
Nouvelles rotations.
L’image se brouille.
— Renard…
L’image est mauvaise, comme vue depuis le cul d’une bouteille. Le son
est déformé.
— … Renard…
Les oreilles entendent le nom, mais les yeux ne voient rien.
Soudain une silhouette à contre-jour.
— … dignes de l’Autre Monde…
La main serre quelque chose, mais impossible de savoir quoi. Les yeux
ne se détachent pas de la silhouette.
La silhouette bouge, elle repart dans l’ombre, les yeux regardent… et
voient…
La Porte !
Henry la reconnut immédiatement.
La liaison était instable, mais il en était certain, il s’agissait très
exactement du lieu qu’il avait visité plus tôt. Il retint son souffle, captivé.
… Noir.
Données corrompues.
… Noir.
Données corrompues.
— … Ouverture !
Le « grand bruit » se fait entendre. Le « grand flash » oblige à fermer
les yeux. Le regard se détourne, la main serre plus fort.
Les battements du cœur frappent moins vite. Plus doucement.
Les yeux se rouvrent. La lumière bat lentement, posément.
Les oreilles entendent le vrombissement de la machine. Régulier, comme
un moteur au point mort.
L’image saute, les parasites reviennent.
Dans la fumée il y a quelque chose. On dirait des planètes.
Il y a des voix aussi, de la musique. Il y a une vie de l’Autre Côté de la
porte !
Sensations : joie, étourdissement, envie de pleurer.
Sensation : amour.
Sensation : peur.
Le regard se tourne à son tour. Les yeux n’ont pas le temps de voir.
Sensation : horreur.
Noir.
Données corrompues.
La première chose qui lui sauta à la gorge ne fut pas un animal, mais
une atroce odeur de brûlé.
Au loin, une inquiétante fumée noire venait tapisser le plafond voûté. Le
mur s’animait d’ombres déformées, dont la danse rougeoyante trahissait la
présence de flammes non loin de là.
Raph s’approcha à pas prudents, se couvrant le nez de la manche de sa
veste. Il passa une tête furtive à l’angle du couloir.
Les murs, noircis de suie, portaient encore les stigmates de l’explosion.
Des fissures couraient le long des parois, telles d’horribles sourires édentés.
À mesure qu’il approchait des débris enflammés, l’odeur se faisait plus
âcre. Les yeux commencèrent à lui piquer.
Il dressa l’oreille.
Il lui avait semblé percevoir un bruit de frottement au milieu du
crépitement du feu.
— Docteur ? ! Vous êtes là ? ! lança-t-il, inquiet.
Pour toute réponse, une bourrasque lui envoya un nuage de fumée au
visage. Il sentit ses poumons s’embraser.
Une quinte de toux le saisit au ventre et le plia en deux. Il n’allait pas
pouvoir rester ici très longtemps, il risquait l’asphyxie.
Soudain, quelque chose racla le sol. Cette fois il en était certain.
Il s’enfonça davantage vers les barricades qui jonchaient les bords du
souterrain.
Et se pétrifia.
Une jambe !
Il essuya ses yeux humides pour tenter d’y voir net : oui, il n’y avait pas
de doute, c’était bien une jambe qu’il voyait dépasser de derrière ces
palettes à moitié carbonisées.
— Docteur ? bredouilla-t-il de nouveau, de plus en plus paniqué.
Il fit lentement le tour de l’amas de débris qui lui barraient la vue.
Comme il approchait, la jambe lui apparut davantage. Bientôt, il
discerna avec horreur les lambeaux de ce qui semblait être une blouse.
Il se précipita sans réfléchir.
Henry était là, le corps partiellement recouvert de tôle et de gravats. La
même fumée épaisse s’échappait de cette horrible composition. Raph dut
refréner un cri d’horreur : au bout de la manche du scientifique, où jadis se
trouvait une main gantée de latex, il n’y avait plus qu’un trou béant et
fumant.
Raph sentit les larmes lui monter aux yeux.
Henry avait beau être une machine, il était devenu l’un de ses meilleurs
potes Il n’aurait jamais cru cela possible, pourtant il s’était lié d’amitié avec
un robot bien plus humain que la plupart de ses congénères.
Raph se précipita sur Henry et entreprit de le dégager.
— Docteur, vous m’entendez ? DOCTEUR ?
Raph saisit le visage inanimé entre ses mains. Castafolte était froid, ce
qui en soit ne voulait rien dire.
— DOCTEUR ! ! !
Il le gifla dans un geste désespéré. Après tout, on mettait bien des coups
de poing aux ordinateurs sans que cela ait davantage de sens.
Contre toute attente, Henry ouvrit les yeux.
— Raph ? murmura-t-il, absent.
— Oui, docteur ! C’est moi, c’est Raph ! Tout va bien ! Vous vous
souvenez de ce qui s’est passé ?
Henry le considéra un instant. Il fronça soudain les sourcils avant de
souffler :
— Tu as raison, je crois qu’il y a un souci avec ce tire-fesses…
Raph ne put s’expliquer pourquoi cette remarque ne lui semblait
étrangement pas si hors sujet.
Environ une heure plus tard, les deux hommes qui sortirent du Premier
Pub semblaient passablement éméchés.
Ils parlaient fort et se tenaient l’un à l’autre dans un mouvement qui
tenait davantage du zigzag que de la progression rectiligne.
Le premier, assez grand, portait une blouse qui avait dû être blanche à
un lointain moment de sa carrière. Une paire de lunettes de soudeur
semblait se perdre dans son épaisse chevelure bouclée. Il faisait de grands
gestes inspirés et se remettait régulièrement en place la moustache.
Son acolyte, plus petit, se distinguait principalement par l’improbable
coiffure en pétard qui dodelinait au rythme de ses pas chaloupés. Il semblait
plus jeune, mais tout aussi bourré.
La silhouette qui les observait depuis l’obscurité prit soin de garder ses
distances.
À la différence de bien d’autres prédateurs, elle était parfaitement
indétectable, totalement invisible lorsqu’elle le décidait. Elle était allée à
bonne école. Elle avait d’ailleurs été la meilleure à ce petit jeu, ce qui lui
valait d’être toujours en vie aujourd’hui.
Elle suivit les deux hommes à pas de belette, tendant l’oreille pour saisir
des bribes de leur conversation. La tâche n’était pas trop difficile tant ils
parlaient fort.
— Non, Raph, je ne vais pas laisser tomber si proche du but ! braillait le
grand. Qu’elle vienne, cette marmotte, je suis prêt à la recevoir !
— Je crois pas que ce soit une marmotte, objecta le petit. Je crois que
c’est plus un truc de rongeur, genre Musaraigne ou Suricate…
— Peu importe ! Je l’empaille !
— Donc vous voulez faire quoi, doc ? On reprend les tests sur Renard ?
— Et comment, qu’on reprend les tests, mon P’tit Goret ! Si j’augmente
un peu la dose de tranquillisant, je pense qu’on pourra lire toute la séquence
d’un trait et là…
Le grand dut s’appuyer contre un mur pour garder l’équilibre. Il
semblait se fatiguer lui-même à faire de si grands gestes.
Belette en profita pour s’approcher de quelques mètres.
— Je te le dis, on va la voir fonctionner, cette Porte ! On va y aller, dans
l’Autre Monde, toi, moi, Renard… et la Meute !
— D’accord, doc… mais est-ce que je peux aller pisser avant ?
— Oui… mais dépêche-toi, on doit être au labo avant que Renard se
réveille !
Le petit s’éloigna.
Belette ne le quittait pas des yeux. Leur plan était clair : ils allaient
recommencer. Elle ne pouvait pas attendre davantage.
S’attaquer au grand n’avait rien donné la première fois, il fallait
commencer par le petit.
Se glissant entre les ombres avec grâce, Belette arriva bientôt à
quelques pas du petit chevelu.
— Tu as bientôt fini ? pressait le scientifique
— J’y arrive pas si je sais que vous m’écoutez ! Vous voulez pas chanter
quelque chose ?
Dans son dos, Belette perçut le soupir du grand qui se mit à entonner ce
qui avait tout l’air d’être une chanson paillarde :
— Je, je, suis libertine, disait-il, je suis une catin…
Le moment était idéal, la chanson couvrirait son approche.
Sortant de sa cachette, Belette s’approcha doucement du petit. Elle porta
la main à sa ceinture et saisit le poignard de fortune qu’elle s’était fabriqué
avec une tige de métal rouillé. Il fallait frapper vite et bien. Un coup unique
à la gorge suffirait.
— C’est bon, je sens que ça vient ! claironna sa victime, inconsciente de
vivre là ses derniers instants.
Encore quelques pas et elle serait à portée de frappe. Elle ajusta le
manche de son arme au creux de sa paume et d’un geste rapide le brandit
au-dessus d’elle.
— MAINTENANT ! ! ! s’écria Raph en se jetant à terre.
It’s a trap ! eut-elle tout juste le temps de penser.
Tel un animal aux abois, Belette fit volte-face et découvrit avec horreur
le Castafolte ® à quelques mètres d’elle. Au loin, un petit magnétophone
répétait en boucle les premières paroles de la chanson.
— Ah ah ! fanfaronna le scientifique. Belette, et rebelote : TURBO
POING ! ! !
Belette n’eut pas le temps de bouger, Henry brandit soudain son poing
tel une arme. Celui-ci jaillit hors de sa manche dans un bruit de ressort
rouillé… et vint s’écraser au sol à peine quelques centimètres plus loin.
La moustache circonflexe, Henry ne put retenir une exclamation de
surprise :
— What the… ?
Mais déjà Belette se jetait sur lui, la lame en avant. Dans un geste
désespéré, le robot tenta de protéger ses parties vulnérables.
Un grésillement sinistre se fit soudain entendre, Henry crut son dernier
court-circuit arrivé.
Mais non.
Il était toujours conscient.
Il ouvrit prudemment un œil.
Belette était devant lui, immobile et inexpressive. Elle glissa lentement
au sol, le regard vide. Raph apparut dans son dos, le CasTaser ® à la main.
— Euh… bien joué, Raph !
— De rien, docteur, lui répondit son ami d’un ton mal assuré.
Les deux hommes soufflèrent quelques instants, reprenant leur calme.
Ils faisaient de bien piètres héros, mais qu’importe ! La mission était
accomplie.
Tandis que Raph chargeait Belette sur ses épaules, Henry ramassa son
poing en se promettant de le réparer convenablement à l’avenir.
III
Il faisait jour.
La grande pièce ressemblait vaguement à un entrepôt désaffecté. Des
longues fissures serpentaient le long d’épais blocs de bétons, dont les
jointures érodées laissaient passer les rayons du soleil. Ceux-ci tombaient çà
et là, tels des douches brûlantes, révélant la poussière en suspension. Les
piliers qui tenaient encore debout se voyaient engloutis par une végétation
vorace et grimpante, témoin de l’abandon de l’endroit depuis des décennies.
Les carcasses métalliques d’antiques engins industriels jonchaient le sol et
s’agglutinaient par endroits en un enchevêtrement de tôle et de rouille qui
pouvait s’élever à plusieurs mètres de hauteur.
Au détour de l’un d’eux, une ombre s’allongea.
Gruik… gruik…
Silence.
Rouhou… rouhou…
Soudain une voix aiguë mais autoritaire rompit l’air ambiant.
— Putain, Pigeon ! Qu’est-ce que tu fous ? !
La silhouette avança d’un pas dans la lumière. Un garçonnet d’à peine
une dizaine d’années, châtain, le visage criblé de taches de rousseur, afficha
une mine étonnée.
— Bah, j’essaie de vous dire que la voie est libre, bafouilla-t-il d’une
voix fluette.
Une jeune fille, plus grande d’environ une tête, sortit à son tour de sa
cachette. Henry la reconnut sans peine, sa chevelure violette ne laissant pas
le moindre doute. Elle semblait plus âgée que son camarade. Treize ou
quatorze ans peut-être. Henry nota que derrière son air de jeune guerrière,
se devinaient déjà les traits de la beauté qu’elle deviendrait.
— Mais t’es con ou quoi ? siffla Belette. Tu peux pas le dire
simplement ?
— Non mais je croyais qu’on était d’accord sur le code. Si je fais le cri
de l’un d’entre nous, ça veut dire que ça va, si je fais un cri d’animal
disparu ça veut dire danger…
Belette lui administra une claque à l’arrière du crâne. Pigeon se tut
instantanément.
— Non, on n’a jamais validé ce code !
Elle se retourna vers un amas de tôle :
— Hibou ? La voie est libre.
Les tiges métalliques s’ébranlèrent et bientôt se dessina un autre petit
garçon, brun, dont les yeux ronds comme des soucoupes confirmèrent à
Henry qu’il s’agissait bien du Hibou susnommé.
Celui-ci s’approcha sans mot dire.
La jeune Belette huma l’air un instant.
Henry fut pris d’un frisson. Se pouvait-il qu’elle sente sa présence ?
Il chassa rapidement cette idée ridicule. Après tout, il n’était pas
physiquement présent dans ce souvenir.
— Il est où, le piège ? demanda Pigeon en se frottant la tête.
— Suis-moi, ordonna Belette.
— Gruik !
La petite troupe se mit en marche à pas prudents, évitant les entrées de
jour brûlant.
À mi-voix, Belette comptait ses foulées. Bientôt, elle s’immobilisa et
tout le monde s’agenouilla.
D’une main experte, elle épousseta une dalle et mit à jour une cordelette
habilement dissimulée. Elle remonta sa main de quelques centimètres et
décrocha de son support un pic de bois grossièrement taillé. Le piège était
neutralisé.
— Merde, souffla-t-elle entre ses dents.
— Qu’est-ce qui se passe ? s’alarma Pigeon.
— Regarde !
Au centre du dispositif de fortune, une écuelle vide brillait
insolemment.
— Elle est où, la bouffe ? ! s’écria Pigeon, étonné.
Belette jeta un regard inquiet aux alentours.
— Je t’avais dit de tailler le pieu plus fin ! On s’est fait tirer l’appât !
lâcha-t-elle.
Les regards se tournèrent vers Hibou.
— Qu’est-ce qu’il y a ? s’enquit Belette.
Hibou ne répondit pas, il fixait d’un œil rond une zone ombragée à
quelques mètres d’eux. Belette suivit son regard et comprit.
— Suivez-moi.
Tel un commando de Goonies, les enfants se faufilèrent entre les
carcasses rouillées.
— Putain, mais c’est pas possible ! tempêta Belette dans un souffle.
Devant eux, un nouveau piège était vide.
— On va se faire défoncer, geignit Pigeon. Qu’est-ce qu’on fait ? On
prévient Loup ?
Belette leva une main autoritaire, lui intimant le silence.
— Non, le Maître nous a confié la relève des pièges, on doit revenir
avec de la graille.
Pigeon ne semblait pas rassuré.
— Mais Loup relève les pièges de République, si ça se trouve, lui il a
trouvé…
— La ferme ! le coupa Belette. Regarde !
Elle lui désigna un point au sol.
Henry ne vit rien.
— Oh ! s’extasia Pigeon. C’est quoi comme animal ?
Belette approcha son visage du sol pour contempler la poussière.
Des traces ! s’exclama Henry dans son for intérieur. Bon sang, ces
enfants sont de vrais chasseurs…
— Hib ? demanda Belette.
Le garçon s’approcha à son tour et inspecta la zone. Bientôt son regard
se porta au loin, vers une zone sombre où le mur s’était écroulé.
— D’accord, répondit Belette visiblement rompue à ce discours non
verbal.
— Il dit quoi ? s’enquit Pigeon.
— Il dit que c’est sûrement un dragon targaryen…, souffla Belette.
Pigeon blêmit.
— Quoi ? Un dragon ? Mais on peut pas y aller ! Faut appeler Loup !
On va se faire fumer comme des poulets…
Belette échangea un regard complice avec Hibou.
— Pigeon ?
— Oui ?
— T’es vraiment un pigeon !
Elle éclata d’un rire moqueur sous le nez de son petit camarade, qui
visiblement ne saisissait pas la subtilité.
— Vous êtes vraiment chiants ! Arrêtez de vous foutre de moi,
bougonna-t-il en se remettant en route.
Les enfants arrivèrent devant le mur. En son centre, une ouverture
béante laissait deviner le début d’une galerie.
— On… on va pas rentrer là-dedans… ? s’enquit Pigeon, de moins en
moins à son aise.
Belette plongea son regard dans le sien.
— Tu préfères rentrer au Terrier bredouille ? Tu préfères dire au Maître
que nos pièges n’ont pas fonctionné parce que tu avais mal taillé le pieu et
qu’un animal a bouffé tous les appâts ?
— Non, bien sûr, mais…
— Moi je lui dirai qu’on a trouvé la trace de l’animal qui a bouffé nos
appâts. Qu’on avait le choix entre revenir sans rien ou faire preuve de
courage et aller choper ce RTI, mais que tu as préféré abandonner…
Pigeon était livide.
— Non, fais pas ça Belette ! Steuplaît, le Maître va me traiter de
peureux et me mettre dans la Grotte !
Avec un sourire malicieux, Belette continuait :
— Tandis que si on chope ce bestiau, on sera des putains de héros ! On
va filer à bouffer à toute la Meute pour au moins deux jours… même Loup
sera dèg.
Pigeon buvait ses paroles. Visiblement, la perspective d’un retour
héroïque auprès des autres lui redonnait du courage. Sans parler de ce que
le Maître pourrait penser.
— D’accord… comment on fait ? finit-il par demander.
Belette hocha la tête, satisfaite.
— Toto ? ! chuchota-t-elle.
Rien ne se passa.
— Toto ! ! reprit-elle plus fort.
Autour d’eux, seul le sifflement du vent s’engouffrant dans les
interstices de métal lui répondit.
— PUTAIN DE TA RACE, TOTO ! ! ! hurla-t-elle.
Soudain, des pas lourds se firent entendre. Bientôt, une tête ronde et
burinée apparut derrière un mur.
— On n’avait pas dit qu’on faisait des cris d’animaux comme signal ?
demanda le jeune garçon trapu.
— Ah, merci ! intervint Pigeon.
— Mais vous avez craqué, les mecs ! Non on n’a jamais validé ça !
s’emporta Belette.
Le gros garçon s’approcha. Il était solidement charpenté et Henry se fit
la réflexion que le sommet de son crâne était étonnamment plat.
Belette pris un air inspiré :
— Bon, là-dedans il y a le putain de RTI qui nous a carotte nos appâts.
On va le fumer et le rapporter au terrier pour se péter le bide ! Ça va être un
peu dangereux, mais voilà le plan…
L’image sauta.
Tout sembla soudain plus net. Même les sons venaient de gagner en
profondeur.
Tiens, je viens de passer du screener au dvdrip, songea Henry étonné.
Puis il réalisa qu’une seconde conscience venait de s’activer. Il entrait
dans une zone mémorielle croisée : les souvenirs du Visiteur s’ajoutaient à
ceux de Belette.
Pourtant rien ne laissait supposer que le Visiteur était réveillé.
Solidement ficelé à une planche de contreplaqué, il était maladroitement
transbahuté par Taureau et Pigeon.
La petite troupe qui progressait le long de la voie ferrée avait de faux
airs d’Enfants Perdus, perdus dans Stand By Me.
— Vous pensez que le Maître sera content qu’on ramène un visiteur ?
demanda Pigeon, le souffle court.
— C’est toujours mieux que rien, répondit Belette qui ouvrait la
marche.
— J’ai tellement la dalle, lâcha Pigeon. Est-ce qu’on pourrait pas en
manger un bout tout de suite ?
— Non, on le ramène au Maître, on a dit ! répliqua Belette.
— D’accord, mais juste un petit bout ?
— On a le droit de manger un petit garçon ? s’enquit Toto.
Belette s’arrêta un instant pour réfléchir.
Henry observait son jeune ami, pendu comme un gibier. Un éclat sous
une paupière lui confirma ce qu’il pensait : le Visiteur était parfaitement
alerte et ne perdait pas une miette de la conversation.
— Je sais pas, finit par dire Belette en reprenant sa route. D’un côté,
c’est un gros paquet de viande…
— Exactement ! approuva Taureau.
— Mais d’un autre côté, c’est pas vraiment un animal…
— C’est pour ça que je propose juste d’en manger un petit bout. Genre
une fesse ?
— Nan, pas une fesse, c’est dégueu ! objecta Pigeon. Pourquoi pas une
cuisse ? Moi j’aime bien les cuisses !
— Ouais mais après, il pourra plus marcher si on décide de le relâcher,
objecta Taureau.
— Pourquoi on le relâcherait ? demanda encore Pigeon.
— Bah pour qu’il se reproduise ! Comme ça après, on en aura plein !
L’élevage que ça s’appelle.
Pigeon émit un sifflement admiratif. Toto venait d’avoir une chouette
idée !
La perspective d’un champ rempli de petits visiteurs, gambadant en
troupeau ou paissant tranquillement, lui ouvrait l’appétit.
— OK, alors va pour une fesse !
Les deux garçons déposèrent leur chargement. Les entendant s’arrêter,
Belette revint sur ses pas.
— Mais qu’est-ce que vous foutez ?
— On se fait un en-cas ! annonça Toto avec un sourire gourmand.
— Non mais jamais de la vie ! Déjà on n’est même pas sûrs d’avoir le
droit…
Belette sentit une main lui tirer la manche. C’était Hibou qui venait de
s’approcher, le regard braqué vers l’arrière du tunnel.
— … Quoi Hib ?
Elle suivit son regard.
— Des nécrophiles ! Il faut qu’on se taille ! Pas le temps de se poser
pour faire un barbecue ! ordonna-t-elle.
— Et si on disait qu’on se fait juste un petit croc vite fait…, plaida
encore Taureau.
Deux grosses baffes plus tard, tous avaient repris la route en silence.
Toto et Pigeon disposaient à présent chacun d’une belle joue écarlate, sur
laquelle se découpait encore la trace des doigts de Belette.
Henry se fit la réflexion que ces peintures de guerre improvisées leur
donnaient des allures de jeunes Sioux des souterrains. Il commençait à
aimer ces enfants.
La tribu se dirigea avec habitude au milieu du dédale de couloirs et
d’embranchements. Leur petit prisonnier ne bronchait pas.
Après une bonne demi-heure de marche, Belette s’arrêta.
— Qui va là ? entendit-on.
— Ta mère en slip ! répondit Belette.
Une tête furibarde jaillit d’un trou au plafond.
— Je vais le dire au Maître que tu traites ma mère, Belette ! rouspéta la
jeune sentinelle.
— Ferme-la et ouvre la porte, Caniche !
— Mon nom, c’est Pitbull !
— Ouvre la porte, je te dis !
Le chien de garde considéra un instant l’étrange attelage qui suivait
Belette.
— Vous deviez pas relever les pièges de l’Usine ? demanda-t-il,
suspicieux. Je vois pas de rat…
— On a trouvé mieux, répondit Belette en désignant le Visiteur.
— C’est qui ?
— Un visiteur.
— Et il se mange ?
— On va demander au Maître.
— En tout cas, Loup est revenu y a au moins une heure, et v’là la masse
de rats qu’il a pécho !
— Je m’en bats les fesses, de Loup ! Nous on a trouvé mieux !
Maintenant ouvre ou je te raconte comment ta mère t’a fabriqué.
Pitbull s’empourpra mais ne pleura pas. Il serra les dents et disparut
dans le trou du plafond en marmonnant :
— Je m’en fous, je vais le dire au Maître que t’arrêtes pas de me
traiter…
Une seconde plus tard, un raclement métallique indiqua que la barre de
fer qui maintenait la porte avait été retirée.
Le convoi entra dans le Terrier. L’écho de la porte se rabattant dans leur
dos résonna de longues secondes, révélant un labyrinthe de galeries devant
eux.
— Tiens ! On dirait que les Têtards sont de retour ! Heureusement
qu’on compte pas sur vous pour bouffer…
Belette s’arrêta. La voix reprit :
— Parce que nous, les Tue-Rex, v’la c’qu’on a pécho !
— Fais pas trop le malin, Loup, nous on ramène un prisonnier.
Assis sur ce qui restait d’un escalier, un petit groupe observait les
arrivants. Loup sauta sur ses pieds et s’approcha.
Henry n’eut aucun mal à le reconnaître. La même tignasse sombre, les
mêmes yeux bleu nuit. L’innocence semblait n’avoir jamais imprégné ce
visage, même jeune.
— Un prisonnier ! Dis donc ! Ça a dû être épique, comme combat,
ironisa le garçon. Tu as pleuré, Pigeon ?
Pigeon ne répondit pas, il baissa les yeux.
— Tu flambes parce que t’as chopé des rats ? siffla Belette, cinglante.
Un autre garçon s’approcha.
Henry le connaissait aussi, sauf qu’à cette époque il avait encore ses
deux yeux. Deux billes perçantes surplombant un nez busqué.
Condor tenait quelque chose.
— On a même eu droit à un petit extra, annonça-t-il en se pavanant.
Il brandit une flèche sous le nez de Belette. Une sorte de grosse perle
semblait avoir été enfilée le long de la tige.
Un œil ! songea Henry. Mais de quoi… ?
— Vous avez chopé un RTI ? ! s’exclama Pigeon, impressionné.
Condor jeta un regard à Loup qui lui rendit son sourire.
— Eye-shot, mon Pipi !
— J’aime pas quand vous m’appelez comme ça ! chouina Pigeon.
Belette prit un air dégoûté et d’un geste sec arracha la flèche des mains
du jeune Condor.
— Vas-y, fais pas ta pute, Belette ! Rends-moi ça ! s’énerva le garçon.
Belette jeta cette dégoûtante brochette au sol. Lorsque Condor se baissa
pour la ramasser, elle lui botta le cul.
— Je vais le dire ! ! ! hurla Condor en larmes.
Il retourna se réfugier auprès des jumeaux restés paisiblement sur
l’escalier.
Loup s’avança d’un pas. Il avait beau être le chef de sa bande, il faisait
une tête de moins que Belette.
— C’est pas parce que t’es plus grande que tu peux nous taper, OK ?
menaça-t-il. T’es rien qu’une fille ! Une fille qui a même pas de
gougouttes ! Ha ha !
Belette soupira, insensible aux rires moqueurs dont se faisait écho
l’escalier.
Loup reprit :
— Et qu’est-ce que tu veux qu’on en fasse, de ton prisonnier ? Un
domestique ?
— T’es trop marrant, Loup ! lança Condor depuis l’arrière.
— On verra. Peut-être qu’on va le manger, répliqua Belette, un sourire
dérangeant aux lèvres.
La confiance de Loup disparut.
— Le bouffer ? Mais… on a le droit ?
Belette haussa les épaules :
— Je sais pas, on va demander au Maître. En tout cas, moi, ça me
dérange pas… Pourquoi ? T’as peur ?
Loup se redressa pour combler son déficit de hauteur.
— Non… je m’en fous, moi, lança-t-il d’une voix chevrotante. On peut
le bouffer quand vous voulez, j’ai pas peur…
Un bruit de pas en provenance d’une galerie coupa court à la
conversation. Un enfant qu’Henry ne connaissait pas apparut bientôt,
essoufflé. Des mèches bigarrées trempées de sueur lui couvraient la moitié
du visage.
— Le Maître a dit « je veux voir Loup et Belette ! ». Le Maître a dit
« tout de suite » ! caqueta-t-il.
Les deux ennemis se jetèrent un regard de défi.
— Merci Ara ! répondirent-ils en chœur.
Henry gloussa intérieurement. Si c’était bien le Maître qui nommait les
enfants, le bougre ne devait pas manquer d’humour.
— On fait quoi de notre visiteur ? demanda Toto qui avait toujours faim.
— Mettez-le dans la Grotte des Punitions ! ordonna Belette.
Elle allait partir mais ajouta :
— Et ne le bouffez pas !
La déception se lut sur le visage du bovidé. D’un hochement de menton,
il intima à son volatile de comparse de reprendre leur fardeau.
À mesure que le Visiteur et Belette s’éloignaient dans leurs couloirs
respectifs, Henry remarqua que la pièce depuis laquelle il avait observé
toute la scène était en train de disparaître. Le flou puis le néant grignotaient
le sol et les murs.
Il n’y a aucun souvenir ici. Ni de l’un ni de l’autre… Il faut que je
choisisse la conscience à suivre sinon je risque de…
La transmission cessa.
IV
L’image revint.
Mode screener, comme prévu…, pensa Henry avec la satisfaction du
scientifique qui finit par comprendre comment fonctionne sa propre
invention.
La pièce n’en était pas vraiment une. C’était plutôt un cul-de-sac.
L’unique rail qui subsistait au sol indiquait qu’ils se trouvaient dans un
tunnel de circulation. Celui-ci avait subi d’importants dommages qui
avaient provoqué l’effondrement complet de la voûte. Un amas de pierres et
de câbles obstruait le passage, de sorte que cette minuscule portion de
tunnel pouvait effectivement être considérée comme une grotte.
Le petit Visiteur était ligoté les mains dans le dos. Il reposait adossé à
un gros bloc de béton. Face à lui, Hibou le fixait de ses yeux ronds.
— Tu veux mon Instagram, la Chouette ? ! cracha le renardeau.
Pour toute réponse, Hibou cligna de ses yeux globuleux.
— Tu restes tranquille ! ordonna Pigeon, qui gardait l’entrée.
Le Visiteur éprouva la résistance de ses liens. Ils étaient solidement
serrés. Impossible de jouer de souplesse pour s’en défaire.
— Vous êtes des gros dégueulasses ! dit-il. Vous voulez me bouffer !
C’est les crâne-ibales qui mangent les gens !
Pigeon s’approcha :
— Eh ! Museau ! On n’est pas des crâne-ibales ! Pis j’te ferais dire que
toi, tu fais tes crottes dans ton terrier ! On a vu, juste en bas de l’escalier !
Alors le gros dégueulasse, c’est celui qui dit qui y est !
— Pfff ! N’importe quoi, se défendit le Visiteur.
Mais il sentait déjà ses joues s’enflammer sous l’effet de la honte.
— Ha ha ! roucoula Pigeon. Tu fais moins le malin là ! Gros caca !
— Ça suffit !
L’image gagna en définition. Belette venait de faire son entrée.
Elle s’approcha du prisonnier.
— Comment tu t’appelles, la Crotte ?
— Je m’appelle à tarte, Langouste !
Pigeon pouffa. Sans doute aurait-il aimé avoir une telle répartie. Il ne
semblait avoir aucune espèce d’affection pour ce visiteur, mais il devait
sûrement reconnaître que ses vannes envoyaient du lourd.
— À tarte ? reprit Belette, amusée.
Elle lui décolla une énorme baffe qui fit sursauter Hibou.
— Comme ça, la tarte ? demanda-t-elle avec une douceur de façade.
Le Visiteur sentit les larmes lui monter aux yeux. Il déglutit avec rage. Il
n’était pas question de pleurer devant cette fille.
— T’as quel âge, la Crotte ? demanda-t-elle.
— Je dirai rien !
Belette releva la main.
— Neuf ans ! s’empressa d’avouer le Visiteur. Enfin, je crois…
Belette sourit, satisfaite.
— Et toi, t’as quel âge ? questionna-t-il à son tour.
Belette leva deux sourcils surpris.
— Qu’est-ce ça peut t’foutre ? Tu sais pas que c’est malpoli de
demander son âge à une dame ? !
Le Visiteur grinça d’un rire amer.
— Faut avoir des gougouttes pour être une dame…
Belette se releva.
— Le Maître a dit ce qu’il fallait faire de lui ? s’impatienta Pigeon.
Déjà Belette se trouvait à l’entrée de la Grotte. Sans même se retourner
elle lâcha :
— Oui, il dit qu’on n’a pas besoin d’une nouvelle bouche à nourrir. On
le mangera demain midi.
Un frisson d’effroi lui hérissa les poils. Ses jambes devinrent soudain
très molles et il tomba à la renverse.
Belette le toisait de toute sa hauteur, nullement surprise.
Une silhouette sortit de l’obscurité.
— C’est pas un visiteur en fait, c’est un déserteur ! s’amusa Loup.
— Pile poil dans les temps ! renchérit Belette, une pointe de satisfaction
dans la voix.
— Commence pas à te la péter, répliqua Loup. C’est le Maître qui a dit
qu’il fallait le tester.
— Oui et c’est moi qui ai dit qu’il avait pas l’air trop con !
Renard les regardait débattre sans comprendre. Il osa une question :
— Attendez… vous allez pas me manger ?
Loup et Belette échangèrent un regard, puis éclatèrent de rire.
— Bon en fait, si, il est un peu con ! admit Belette.
— Bien sûr qu’on bouffe pas les gens, la Crotte ! ricana Loup. On n’est
pas des crâne-ibales !
— Mais alors, bredouillait Renard toujours un peu perdu, on m’a laissé
partir ?
— Ah ça non ! Mais bon, on t’avait collé Pigeon comme gardien, c’était
pas la partie la plus compliquée, nota Loup.
— Oui, par contre ton sens de l’orientation, c’était ce que le Maître
voulait qu’on teste, parce que ça c’est pratique ! compléta Belette.
Renard les observait, partagé entre la joie de se savoir toujours vivant
pour un bon moment, et la honte d’avoir été utilisé comme un cobaye.
Belette lui tendit la main pour l’aider à se relever :
— Bienvenue dans la Meute ! dit-elle.
Renard se retrouva rapidement sur pied. Derrière lui, la porte s’ouvrait
de nouveau. Il n’avait aucune envie de retourner là-dedans. Il considéra un
instant sa capacité à fausser compagnie à Loup et Belette.
— Allons manger ! annonça Belette.
Renard décida de rester.
Épisode 3
Le soleil était déjà haut dans le ciel lorsque le Visiteur émergea du
souterrain.
Sur son chemin, la lumière mordorée qui filtrait à travers les crevasses
du plafond lui avait révélé qu’il pourrait se risquer à l’extérieur sans
craindre les pluies acides.
Il passa une tête prudente par l’extrémité du couloir.
Tout semblait normal.
Henry sentit son stress monter. Si son ami ne revenait pas sur ses pas
maintenant, Condor l’abattrait sans sommation.
Henry vérifia qu’il n’avait pas mis en pause par inadvertance, mais il ne
s’agissait là que d’un procédé dramatique.
Son œil ! songea Henry. Mon Dieu, c’est comme ça que ce petit a perdu
son œil !
Une dizaine de minutes plus tard, elle avait réussi à regrouper la quasi-
totalité de la Meute. Toto, Pigeon, Hibou et les Jumeaux étaient en première
ligne.
— Une attaque de quoi ? demanda Pigeon.
— Des RTI ! Plein ! Je crois qu’il y a un nid au Cimetière !
Un murmure de panique balaya l’assemblée.
— Putain, mais on n’a pas de temps à perdre, prenez des armes, allez
chercher le Maître et allons les sauver ! ! hurla la jeune fille.
Personne ne bougea.
— En même temps, je sais pas si on a vraiment nos chances face à un
troupeau de RTI, lança Taureau, visiblement un peu court niveau courage.
Plusieurs têtes opinèrent comme pour signifier leur soutien à cette
dernière remarque.
Belette n’en croyait pas ses oreilles. Elle sentit la rage monter en elle.
— Bande de flippettes ! ! ! C’est justement pour s’entraider qu’on est
une Meute ! On va pas laisser Loup et le nouveau se faire bouffer par des
rats ! ! !
— C’est quand même beaucoup plus gros que des rats, observa Pigeon
sans oser soutenir son regard.
— Y a qu’à voir la gueule qu’ils ont fait à Condor, observa l’un des
jumeaux.
Belette ne s’attendait pas à devoir argumenter. La situation était
urgente ! Elle appelait une réponse rapide et unie !
Au lieu de cela, elle perdait de précieuses minutes à convaincre une
bande de trouillards égoïstes.
— Je vais prévenir le Maître ! ! ! cracha-t-elle. J’espère qu’il vous
fessera jusqu’à vous rôtir les fesses !
— Eh, Loup ! Il s’est passé quoi après ? ! hurla un petit rouquin, sur qui
la viande semblait agir comme de l’alcool.
— Après j’allais me relever, continua Loup, mais ma jambe me faisait
trop mal. Et là ! BIBIM ! Un autre RTI qui se ramène ! Il s’approche, prêt à
me bouffer…
Tout le monde était suspendu à ses lèvres, les enfants semblaient vivre
le combat en même temps que lui.
— Et au dernier moment, le nouveau arrive ! Il lui saute dessus et lui
enfonce direct une barre de fer entre les yeux ! SLATCH ! Grosse gerbe de
sang, mon gars !
Des regards admiratifs se tournèrent vers le Visiteur qui mangeait en
silence. Il répondit au regard amical de Loup par un petit sourire
embarrassé. Ça ne s’était pas exactement passé comme ça, mais la version
de Loup était un peu plus héroïque. C’était sympa de sa part. Il décida de
participer à l’histoire :
— Mais le moment où on a vraiment cru qu’on allait mourir, c’est
quand la maman RTI a débarqué, juste derrière nous !
— Énorme ! acquiesça Loup. On voyait même plus le ciel tellement elle
était fatasse.
— Et vous avez fait comment pour l’avoir ? ! s’écria Pigeon, excité
comme une puce.
Belette sentit une main lui presser discrètement le bras.
Elle se retourna et croisa le regard de Hibou. Il lui désigna la tenture.
Elle comprit.
— C’est le nouveau qui a eu l’idée, commença Loup.
— Silence ! coupa Belette.
Tout le monde se figea.
Comme Hibou le lui avait fait comprendre avec un temps d’avance, le
Grand Bruit se fit entendre.
Les flashs de lumière filtrèrent à travers les trous du tissu et une légère
odeur de fumée leur parvint.
Tous connaissaient la suite.
Les enfants se calmèrent instantanément et formèrent un cercle parfait
autour du feu. Seul le Visiteur ne comprenait rien à cette cérémonie.
— Il se passe quoi ? chuchota-t-il à Loup.
— La Maître arrive, lui répondit-il dans un sourire.
Puis il ajouta :
— Je pense qu’il veut te voir.
— Merde !
— Ouais, mon gars !
— Non mais… c’est vraiment de la merde ! ! !
— Bah ouais mon gars ! Tu crois que les seaux à caca sont reliés au
tout-à-l’égout ?
Les épaules du Visiteur s’affaissèrent dans un mouvement de dépit.
— Non mais attends, tu me parlais d’une mission où fallait du courage ?
— Bah ouais ! répondit Toto, tu crois que c’est facile de vider tous les
seaux à caca de la Meute ? Faut avoir l’estomac bien accroché ! Surtout
avec ce qu’on s’est envoyé hier !
Le Visiteur contempla un instant la ribambelle de récipients qui
s’alignait devant lui. Il reprit :
— Et les RTI ?
— Quoi les RTI ? Ils chient pas dans des seaux !
— Bah je sais bien, mais on est pas censés chasser ou relever des
pièges ?
Taureau éclata d’un rire franc.
— Bah nan mon gars, la chasse et les pièges, c’est pas pour nous ! Enfin
sauf quand on doit relever deux sites en même temps !
— Et c’est pour qui alors ?
Comme si la Réalité elle-même avait entendu sa question, Loup
déboucha soudain dans la salle commune. Il menait son équipe habituelle,
composée du Condor à présent monoculaire, des jumeaux Mustang et
Appaloosa, ainsi que de deux autres enfants que le Visiteur ne connaissait
pas.
— Laisse-moi deviner, lâcha le Visiteur, bougon, c’est vous qui allez
relever les pièges et faire tous les trucs cool ?
Loup lui pressa l’épaule dans un geste fraternel.
— Ouais, mais tu verras, y a des trucs cool à faire aussi ici…
Renard lui désigna les seaux à caca alignés comme des colonnes de
Buren.
— OK, y a aussi des corvées, concéda Loup. Mais tu sais, mon pote, si
la Parole t’a placé chez les Têtards, c’est sûrement pour une bonne raison.
— Comme quoi ?
— Ah bah ça je sais pas, mon gars, nous on est que des gosses. C’est
des trucs qui nous dépassent, tout ça. Mais sûrement que ça prendra son
sens le moment venu.
— En parlant de moment, intervint Condor en frottant l’extrémité d’une
de ses flèches.
— Ouais, ouais, on y va. Tue…
« REX ! » répondirent en chœur les membres de l’équipe.
Renard les regarda s’éloigner avec amertume.
Il n’était jamais allé à l’école mais il subodorait que c’était ce qu’on
devait ressentir lors d’une rentrée des classes. Quand on réalise qu’on n’est
pas dans la bonne classe et que tous nos potes, eux, vont passer une super
année.
Il eut envie de pleurer.
— Bon, allez, je suis cool, je m’occupe du mien ! intervint Taureau en
se saisissant d’un seau bien lourd.
Puis il ajouta avec un sourire entendu :
— C’est limite une arme chimique, là-dedans !
Il éclata de ce même rire, qui fit naître une moue de dégoût sur le visage
du Visiteur.
Est-ce que c’est ça qu’on appelle toucher le fond ? songea-t-il.
Une fois de plus, la Réalité, qui semblait décidément bien loquace, lui
apporta une réponse immédiate en la personne de Belette.
— Bon les pédés, quand vous aurez fini avec la chiasse, vous vous
occuperez de laver les draps ! Faut pas traîner si on veut que ce soit sec
pour ce soir !
La jeune fille repartit sans attendre de commentaire.
Renard leva les yeux au ciel :
OK, ça c’est le fond. Merci.
Henry était aussi surpris que son ami. Personne ne l’avait entendue
arriver, et pourtant elle était là, blottie dans la main du Hibou.
— Ah, ça a l’air cool ! répondit Renard qui sentait qu’une activité loin
des seaux à caca ne pourrait que lui faire du bien. Du coup, faut que tu te
reposes aussi, Pige-Pige… toi aussi, Hib !
— Oh, nous c’est pas la peine, répondit Pigeon. En fait je te dis ça
comme ça, mais on perd toujours, donc ça changera rien.
— Comment ça, on perd toujours ?
— Bah ouais, c’est quand même les Tue-Rex en face ! On n’a jamais
gagné.
Ah ouais ? On n’a jamais gagné ? songea le Visiteur qui sentit sa fibre
héroïque reprendre ses droits.
— C’est ce qu’on va voir…, murmura-t-il en se levant.
Alors qu’il descendait de sa cachette, il crut entendre dans son dos
Pigeon demander à Hibou :
— Tu crois que si je réfléchis trop à des trucs de ouf la nuit, je peux
saigner du nez ?
Mais non, Loup venait de se jeter sur Renard. Les deux enfants
croisaient leurs balais autour de la grenade dans un bras de fer aussi fou
qu’héroïque.
Les muscles tendus à rompre, chacun poussait le plus fort possible.
— T’es trop con, putain ! hurla Loup. On va crever !
— Je m’en fous ! Barre-toi si t’as peur ! répondit Renard sans quitter
son sourire dément.
À l’autre bout du terrain, tous les joueurs observaient le duel, pétrifiés.
Seul le Maître semblait parfaitement serein et détaché.
Loup donna un coup d’épaule rageur, mais le Visiteur l’esquiva. Les
balais ne bougeaient pas d’un poil.
— Ça va bientôt faire trente secondes, là, non ? demanda le Visiteur
sans quitter son adversaire des yeux.
Loup ne répondit pas. Leurs bras tétanisaient. Les deux enfants étaient
en sueur.
— T’es vraiment un connard ! lâcha soudain Loup avant de retirer son
balai et de prendre ses jambes à son cou.
Sans réfléchir, le Visiteur fit tournoyer son balai et projeta la bombe
vers la cage adverse.
Avant même qu’elle ait franchi la ligne, un éclair aveuglant éblouit
l’assistance et le fracas tonitruant de l’explosion fit trembler le sol.
Renard fut projeté en arrière par le souffle. Un nuage de pierre et de
poussière s’abattit sur lui tandis que tout le terrain s’emplissait de fumée.
Il fallut de longues secondes avant que les particules en suspension ne
se dissipent, laissant apparaître le corps du Visiteur.
Tout le monde se précipita.
— Renard ! Tu vas bien ? ! hurla Belette d’un ton inquiet qu’elle se
reprocha aussitôt.
Lorsque les têtes se penchèrent au-dessus de lui, Renard riait. Il riait
comme un fou, sans pouvoir s’arrêter.
— T’es vraiment un gros con ! siffla Loup.
Le Visiteur repartit d’un nouvel éclat de rire.
La voix du Maître s’éleva dans leur dos :
— Ce soir… les Têtards l’emportent !
Les enfants aux brassards verts hurlèrent de joie.
Bientôt des « Renard ! Renard ! » furent scandés, tandis que le Visiteur
était porté en triomphe.
Lorsqu’il croisa le regard de Belette, il crut y lire autre chose que du
mépris. Pour la première fois, il lui sembla y voir de la douceur.
L’image tressauta.
Les contours devinrent flous et les couleurs rappelèrent un Instagram du
début du XXIe siècle.
Pendant un instant, Henry crut perdre la connexion neurologique.
— Raph ? appela-t-il à haute voix. Qu’est-ce qui se passe ? Il y a des
interférences !
Sans ôter son casque, Henry entendit son jeune acolyte s’agiter dans son
dos.
— Je sais pas, docteur, j’ai l’impression qu’ils se réveillent !
— Tous les deux ?
— Renard, surtout ! Il s’agite !
Henry réfléchissait aussi vite qu’il le pouvait.
La lecture portait ses fruits, il fallait continuer. Mais si par malheur l’un
des deux sujets venait à se réveiller, il perdrait toute chance de parvenir à
son but : observer le fonctionnement de la Porte.
— On fait quoi, docteur ? On rajoute des somnifères ?
— Non, c’est trop dangereux !
Bien sûr, sa fibre scientifique lui criait que la fin justifiait les moyens, et
qu’il pouvait se permettre de sédater davantage ses sujets, comme de
vulgaires rats de laboratoire.
Mais la part humaniste de son esprit le lui interdisait. Il s’agissait avant
tout d’êtres humains, et il arpentait leurs souvenirs sans leur consentement,
ce qui en soi constituait déjà une entorse assez grave à sa déontologie. De
plus, le Visiteur n’était pas un vulgaire cobaye, il était son meilleur ami.
Et puis, au fond de lui, Henry sentait poindre une certaine affection pour
cette troupe d’enfants, et particulièrement pour Belette, seule représentante
féminine dans ce monde d’hommes.
Leurs vies étaient déjà assez compliquées comme ça sans qu’il y ajoute
une couche médicamenteuse.
— Je vais tâcher d’avancer un peu, finit-il par dire. Je ne veux pas
perturber la fluidité de la lecture et risquer de la briser au moment qui nous
intéresse. Je vais sauter quelques années…
— Vous allez zapper ? demanda Raph.
— En quelque sorte. Assure-toi simplement qu’ils ne s’agitent pas trop,
qu’ils n’avalent pas leur langue et, surtout, si tu constates des tremblements
ou des convulsions, préviens-moi immédiatement.
Un court silence se fit.
— OK…, finit par souffler Raph. Des convulsions… c’est un peu
flippant quand même…
— Mais non, c’est pas flippant, répliqua Henry dont le côté scientifique
prenait le dessus. Pas plus que les messages d’avertissement contre
l’épilepsie au début des jeux vidéo !
Il prit une grande inspiration et tâtonna à la recherche du curseur
mémoriel.
Il devait avancer dans le temps. Mais pas trop.
Un saut temporel trop important risquerait de briser l’accoutumance
que nous avons instaurée jusqu’à présent, songea le scientifique.
Je vais avancer par étapes.
Il donna un seul tour de curseur et pressa entrée.
— Renard ! ?
Le Visiteur s’éveilla en sursaut, prêt à se défendre.
Le visage de Loup se dessinait au-dessus de lui.
À leur peau criblée d’acné, Henry comprit qu’ils étaient résolument
entrés dans l’adolescence.
Le dortoir était silencieux, tous les autres semblaient dormir à poings
fermés.
— Quoi ? Il est quelle heure ? murmura Renard, la voix éraillée de
sommeil.
— Viens…, lui ordonna Loup.
Le Visiteur se leva avec peine, mais suivit son ami hors de la pièce.
Ils empruntèrent le réseau de couloirs qui menaient jusqu’aux salles-à-
laver.
— On a déjà essayé de prendre une douche ensemble, gémit Renard, on
a vu que c’était pas top !
— T’inquiète, suis-moi, répondit Loup.
Lorsqu’ils approchèrent de la porte, le Visiteur remarqua que celle-ci
était entre-ouverte.
De la lumière filtrait à travers l’entrebâillement, et des bruits d’eau se
faisaient clairement entendre.
Qui pouvait bien se laver à cette heure si matinale ?
Il jeta un regard interrogateur à Loup qui désigna une direction de
l’index.
Renard suivit le doigt et passa une tête discrète dans l’ouverture.
Il écarquilla les yeux sous l’effet de l’émotion.
Belette était là, agenouillée.
Nue.
Elle leur tournait le dos, semblant laver énergiquement quelque chose.
C’était la première fois que le Visiteur voyait le corps de Belette. Il
avait l’impression que ce n’était pas la même. Quelque chose avait changé.
Il n’avait jamais remarqué que ses hanches formaient des courbes aussi
harmonieuses. Même ses fesses avaient quelque chose de différent. Il y
avait de la grâce, de la douceur.
Renard réalisa que, malgré tout ce qu’ils avaient pu dire, Belette était
une vraie fille.
Soudain, le sourire béat qui naissait au coin de ses lèvres s’effaça. Il
fronça les sourcils dans une expression d’angoisse.
Au sol, le mince filet d’eau qui serpentait derrière Belette était rouge
sombre. Belette saignait ! Elle était blessée !
Sans réfléchir Renard se précipita à l’intérieur sous le regard halluciné
de Loup qui n’eut pas le temps de l’arrêter.
— Belette ! T’es blessée ! ! Où est-ce que tu as mal ? ! s’écria-t-il.
Belette sursauta mais ne se retourna pas.
— Qu’est-ce que tu fous là, Renard ? ! Tu m’espionnes ? ! cracha-t-elle,
recroquevillée, les bras autour de ses genoux.
— Nan, je…
— Casse-toi, putain ! Je vais bien !
— Mais, tu saignes…
Belette déplia les bras et se cacha de ses mains. Elle se retourna
lentement vers le Visiteur. À travers le rideau de cheveux mouillés qui lui
collaient au visage, Renard sentit qu’elle le foudroyait d’un regard rougi de
larmes.
— Je vais bien…, répéta-t-elle dans un souffle qui n’appelait plus
aucune réponse.
Le Visiteur ne comprit pas d’où venait le sang. Mais quelque chose lui
fit comprendre qu’il s’était trompé. Il ne fallait pas insister.
Tout semblait changer en ce moment chez lui et Loup, leurs corps, leurs
pensées. Peut-être que cela avait lieu aussi chez les filles ?
Il allait tourner les talons lorsqu’un détail attira son attention.
Il ne put empêcher sa bouche de s’ouvrir toute grande en devinant ce
que Belette cachait derrière sa main : elle avait des gougouttes !
— Bon, je vais faire une petite pause, moi ! s’écria Henry dont la
moustache perlait de sueur.
— Et s’ils se réveillent ? demanda Raph.
Henry marqua un silence.
— … tu as raison. C’est pour la science, hein !
— Euh… oui, pourquoi ?
— Non, pour rien ! bafouilla le scientifique. C’est juste bien de se le
rappeler de temps en temps !
Sa main hésita à actionner une nouvelle fois le curseur.
— Tout va bien, docteur ? Vous êtes quand même pas en train de
regarder des trucs cochons là-dedans ? lança Raph, suspicieux.
— Des trucs cochons ? ! Allons ! Sois un peu sérieux, Raph ! Tu me
prends pour qui ? !
Henry semblait pétrifié.
— Bah allez-y, alors ! renchérit Raph, impatient.
— Bah oui j’y vais ! Qu’est-ce que tu crois ? !
Avec appréhension, Henry donna plusieurs tours de curseur et croisa les
doigts pour tomber sur une scène où tout le monde serait habillé.
Henry tiqua.
En bon fly fucker qu’il était, il aurait eu envie de préciser que le gruyère
n’avait pas de trou, à la différence de l’emmental. Ce genre
d’approximation et d’idée reçue avait le don de l’agacer. De la même
manière il ne comprenait pas que les gens s’obstinent à enfiler leurs
suppositoires par le bout pointu, alors que ceux-ci étaient justement profilés
pour s’insérer dans l’autre sens, l’ogive favorisant la remontée du
médicament grâce aux contractions du rectum.
Mais là n’était pas le propos.
— Attendez !
C’était la voix du Maître. Elle semblait encore plus chaude et profonde
que dans son* souvenir.
(* Note Du Correcteur [NDC] : Qui « son » ? Parle-t-on des souvenirs
d’Henry ? Du Visiteur ?
Note De L’Auteur [NDLA] : Aucune idée.)
Loup passa le premier, Renard tint le passage ouvert pour Belette et lui
emboîta le pas, non sans manquer de lui reluquer le poum-poum.
Les quartiers du Maître étaient sombres. Il semblait y régner un certain
désordre, même pour un terrier de survivants.
Les murs résonnèrent de la voix pénétrante :
— Qu’avez-vous amené ?
Belette et le Visiteur s’avancèrent d’un pas.
— Nous avons trouvé quelque chose ! annonça fièrement Belette.
Le Maître souleva un sourcircomplexe* (* aucune définition
disponible).
— L’avez-vous cuit ? s’enquit le Maître, grave.
— Non, intervint le Visiteur, en fait ça ne se mange pas, on a trouvé une
cache d’armes !
Le Maître ne cilla pas.
— Des armes ? répéta-t-il, grave.
Soudain, l’homme se leva dans un craquement de fauteuil. Il s’approcha
d’un pas, comme pour mieux scruter ses visiteurs.
Il entra dans la lumière.
— Ma fille, tu te demandes pourquoi j’ai pris les armes alors que nous
n’en aurons pas besoin dans l’Autre Monde, n’est-ce pas ?
Belette hocha la tête silencieusement.
— Parce que je ne veux pas vous voir jouer avec. Ni vous ni personne.
Je ne veux pas qu’il arrive un accident.
Belette hocha de nouveau la tête, pour signifier qu’elle comprenait
parfaitement.
— L’Autre Monde est merveilleux, ma fille, et un jour je vous y
emmènerai. Mais je ne peux pas te dire quand.
— Je comprends, Maître.
— Est-ce que cela ébranle ta croyance ?
La question était posée simplement, sans sous-entendu.
— Non…, commença-t-elle.
Mais elle sentit soudain un rayon de lumière venir frapper les ténèbres
de ses pensées confuses. Elle sut pourquoi elle était venue voir le Maître.
Les remarques de Renard.
Elle n’y avait pas prêté plus d’attention que ça au départ. Du moins le
croyait-elle. Mais en réalité, cela lui posait un problème bien plus profond
que ce qu’elle avait supposé. Les doutes de Renard étaient une brèche dans
l’unité de la Meute. Or l’unité faisait d’eux une famille, et pour une raison
qui lui était inconnue, la famille devenait de plus en plus importante pour
elle. Elle le sentait dans son cœur et dans son ventre. Si Renard persistait à
critiquer le Maître, qui sait jusqu’où cela irait ? Ne finirait-il pas par en
parler à d’autres ? Et dans leur insolence, que n’iraient-ils pas remettre en
question à leur tour ?
Belette entrevoyait maintenant avec horreur Têtards et Tue-Rex, en
pleine crise d’adolescence, s’affranchir de leur éducation et de leur
croyance au nom du passage à l’âge adulte… et pourquoi pas, allant jusqu’à
renier l’Autre Monde lui-même.
Le Maître semblait lire le fil de son raisonnement.
— Qu’y a-t-il ? demanda-t-il calmement.
Belette plongea son regard dans les yeux de jade de l’adulte.
— Ma croyance est intacte, Maître. Mais quelqu’un a des doutes…
Malgré l’urgence qui faisait vibrer la voix de sa fille adoptive, le Maître
demeura parfaitement calme.
— Je m’y attendais, dit-il simplement.
— Renard ?
Le Visiteur ne bougea pas.
— Renard… ? !
Il émit un son, comparable à celui d’un crustacé dégorgeant de l’eau.
— Renard ! !
Cette fois, l’appel fut accompagné d’un coup de pied qui le fit
instantanément se redresser, prêt à se battre.
Le visage de Belette était au-dessus de lui.
— Hein ? Quoi ?… Les gougouttes ? s’écria-t-il dans un demi-sommeil.
Belette s’accroupit auprès de lui, lui indiquant de baisser la voix.
— Il faut que tu viennes avec moi, chuchota-t-elle.
— … Pourquoi ? demanda le Visiteur qui ne comprenait pas pourquoi
ce rêve n’avait rien d’érotique.
— Le Maître veut nous voir, annonça-t-elle. Tout de suite.
Cette fois, Renard était parfaitement réveillé, tous les sens en alerte.
— Pourquoi ? ! répéta-t-il avec un fond d’appréhension dans la voix.
Elle s’approcha de son oreille pour lui murmurer :
— Pour nous montrer l’Autre Monde…
La Porte
Le Visiteur du Futur – La Meute
Épisode 4
I
— … 2…
— … 1…
Le Visiteur dut plisser les yeux pour ne pas être totalement aveuglé.
Soudain, les quatre câbles qui reliaient les piliers extérieurs au centre du
dispositif cylindrique se raidirent, comme parcourus d’un spasme violent.
Un bruit de pression se fit entendre et quatre geysers de fumée blanche
expulsèrent un tourbillon vaporeux au centre des cercles.
— … OUVERTURE ! ! !
Un tour par la conscience de Belette informa Henry que, pour une fois,
son ami avait compris quelque chose à la psychologie féminine. Il l’en
félicita intérieurement, bien que cela tînt vraisemblablement du coup de
chance.
Henry jugea qu’il devait s’agir d’une plaie minime au cuir chevelu. Elle
semblait parfaitement consciente.
— Belette… ?
La jeune femme demeura immobile.
— Belette ! Il faut qu’on y aille ! reprit le Visiteur en chuchotant plus
fort.
Penchée sur le corps du Maître, elle ne semblait pas disposée à bouger.
— Putain, Belette ! Viens ! Si on nous trouve ici avec lui, on dira que
c’est nous qui l’avons tué !
— Je l’ai tué, répondit-elle, les yeux clos.
— C’était un accident ! Maintenant, viens, tu as entendu ce qu’il a
dit ? !
Belette ne bougeait toujours pas, lovée contre le cadavre encore chaud.
À l’extérieur, l’impatience gagnait la foule. Les chuchotis se faisaient
plus forts.
Le Visiteur saisit la jeune femme par les épaules et la secoua comme
pour la réveiller d’un mauvais rêve :
— PUTAIN ! ! ALLEZ ! ! Il est mort, on peut plus rien y faire ! Par
contre, on peut encore respecter sa volonté !
Cette fois son amie ouvrit les yeux. Une lueur de détermination sembla
renaître au fond de son regard.
— D’accord, souffla-t-elle. Viens, aide-moi.
Les deux silhouettes qui couraient dans les tunnels étaient à bout de
souffle. Pourtant il n’était pas question de s’arrêter.
Renard se fiait à son sens de l’orientation et, bien qu’il n’eût jamais
emprunté ce réseau de galeries auparavant, il avait une idée assez précise de
la direction à suivre.
Le bruit de leur course effrénée résonnait à l’infini, l’écho de chaque
pas se mêlant aux précédents dans un concert de claquement distordus.
Soudain, au détour d’un virage, ils se heurtèrent à une silhouette qui
tomba au sol dans un cri de surprise.
— Pigeon ? Qu’est-ce que tu fous là ? s’étrangla Belette, haletante.
— Putain, vous m’avez foutu la trouille ! balbutia le volatile, tremblant.
Ils aidèrent leur ami à se relever. Une odeur d’urine flotta autour d’eux.
— Merde, va falloir que je change de pantalon, grogna Pigeon…
— Qu’est-ce que tu fous là ? reprit le Visiteur, inquiet.
— C’est les autres, quand on a entendu le bruit, ils m’ont dit que ça
venait de par là ! Du coup je suis parti en éclaireur, mais je crois que je me
suis perdu.
Il fronça soudain les sourcils.
— Et vous ? Qu’est-ce que vous faites par ici ? Vous étiez pas là
quand… ?
Renard et Belette se concertèrent discrètement du regard.
— Le Maître est parti, coupa Renard.
Pigeon blêmit.
— Quoi ? Qu’est ce que vous voulez dire… ?
— Il est reparti de l’Autre Côté ! Il a dit que nous ne serions jamais
assez purs ! enchaîna Belette. Il était très fâché !
— Et il est parti pour toujours ! compléta le Visiteur.
Pigeon était abasourdi. Il dut s’appuyer contre un mur pour ne pas
tomber.
— C’est pas possible ! Pourquoi il aurait fait ça ? !
Le garçon avait la voix chevrotante, les larmes n’étaient pas loin.
— Il nous a prévenus hier, reprit Belette plus doucement. On n’y croyait
pas, mais on vient de vérifier. Il n’est plus là.
— Mais… pourquoi ? geignit Pigeon, dévasté.
Le Visiteur s’approcha et plaça ses mains sur les épaules de son ami.
— Il faut que tu préviennes les autres ! Il faut continuer à faire vivre la
Meute, d’accord ?
— Mais vous, qu’est-ce que vous… ?
Belette posa sa main sur la joue de Pigeon.
— Ne t’inquiète pas pour nous. Va prévenir les autres ! Vite !
Pigeon semblait perdu. Les idées se bousculaient dans sa tête, le laissant
incapable de réfléchir.
— Vite ! reprit le Visiteur.
Le volatile se redressa dans un sursaut et prit ses jambes à son cou.
Bientôt sa silhouette ne fut plus qu’une petite bille de lumière vacillant
au fond de la galerie.
« Le Maître ! Le Maître est parti ! »
L’écho de sa voix n’était déjà plus qu’un murmure.
Renard disparut.
Ils avaient parcouru les galeries et les souterrains jusqu’à ce que leurs
jambes les lâchent.
Ils ne savaient pas où ils étaient, mais une chose était sûre : la Meute ne
les retrouverait pas ici.
Renard avait fait un feu et embroché quelques morceaux de rongeurs sur
une tige de bois.
La viande avait cuit tranquillement dans une odeur familière.
Belette était restée les yeux dans le vague, comme entre parenthèses.
Elle n’avait pas dit un mot du voyage, comme si son esprit n’avait jamais
quitté le Terrier, devenu la tombe du Maître.
Renard comprenait sa douleur et la respectait.
Ce soir-là, il n’avait rien dit, la laissant faire son deuil.
Mais les jours s’étaient succédé, et le silence de Belette lui était petit à
petit devenu insupportable.
— Dis-moi un truc, steuplaît, juste un…, avait-il fini par demander.
La jeune femme n’avait pu que lui renvoyer un sourire triste, puis s’était
retournée pour dormir.
Renard n’avait pas trouvé le sommeil cette nuit-là.
Perte du signal.
Belette s’était réveillée.
IV
Loup prit une grande inspiration. Henry était impressionné par le calme
et la dignité dont il faisait preuve. Ce type avait l’étoffe d’un chef, c’était
certain.
Castafolte pouvait facilement se figurer les pensées qui l’assaillaient à
cet instant.
Sûrement songeait-il au douloureux moment à venir, où il annoncerait à
ses partenaires et aux enfants de la Meute que leur monde n’était qu’un
rêve.
Le scientifique s’en voulut presque d’être à l’origine de cette désillusion
collective.
Loup passa une main dans sa barbe, les yeux dans le vague.
— Et d’après vous, il est véritablement impossible de construire une
machine qui mène vers l’Autre Monde ?
Henry laissa passer un moment. Comme il s’en doutait, les barrières
mentales, forgées tout au long de ces nombreuses années d’endoctrinement,
ne tomberaient pas si facilement.
— Monsieur Loup, je crois que vous n’avez pas saisi, commença-t-il. Il
n’est pas possible de construire une machine qui mène de l’Autre Côté,
pour la simple et unique raison qu’il n’y a pas d’Autre Côté.
Le regard de Loup se fixa de nouveau sur lui. Son expression était
impénétrable. Allait-il briser son verre de rage ? Sauter à la gorge du
scientifique ? Éclater en sanglots ?
— Je comprends, dit-il posément.
Henry n’était pas certain d’avoir bien entendu.
— Vraiment ? Vous comprenez ?
— L’Autre Monde n’existe pas, la Porte est une supercherie, ajouta
Loup sur le même ton.
Henry ne savait comment interpréter la situation. L’homme paraissait
prendre acte de ses révélations, pourtant son attitude calme et détachée
déconcertait profondément le scientifique.
— Je vous trouve très digne, dit Henry sans trop savoir si cette
remarque était déplacée.
Un sourire apparut sur le visage de Loup.
— Je vous remercie, docteur.
Il se leva soudain, faisant sursauter Henry.
— Je vous remercie d’avoir tout essayé. Votre temps, vos recherches,
votre implication… je suis très touché. C’était parfait.
Henry se leva à son tour et serra la main qui lui était tendue.
— Eh bien, vous m’en voyez ravi, répondit Castafolte, embarrassé.
Enfin, je veux dire… je suis désolé de ne pas vous avoir apporté de
meilleures nouvelles.
Loup renforça son étreinte. La main réparée à la hâte émit un
grincement métallique. Henry nota qu’il en éprouvait un embarras
comparable à celui qu’un humain pouvait ressentir en laissant échapper un
pet par mégarde.
— Au revoir, docteur. Bonne continuation dans vos recherches.
— Merci, monsieur Loup. Qu’allez-vous faire de votre côté ? La Meute
a toujours besoin d’un chef.
— Oui, certainement. Mais il est temps de dire la vérité. Nous
déciderons quoi faire en temps voulu.
L’homme au manteau noir tourna les talons, et s’en retourna dans les
souterrains.
— Admettons qu’Henry joue un rôle à son insu dans toute cette histoire,
lança le Visiteur. Quel serait le but de Loup, d’après toi ?
— Il veut reprendre le mensonge du Maître, à son compte cette fois.
Elle lui jeta un œil lourd de sous-entendus. Le Visiteur se redressa.
— Eh ! Lui et moi, on n’a rien à voir ! Moi je suis le chef de personne !
J’utilise le mensonge du Maître juste pour…
— Je sais ! l’interrompit la jeune femme. Mais Loup a d’autres
intentions. Il a recruté des enfants.
Il fallut une seconde au Visiteur pour encaisser l’information.
— Des enfants ? Mais pour quoi faire ?
— Pour créer une nouvelle génération acquise à la cause. Comme nous
à l’époque. Mais cette fois, une génération armée !
Le Visiteur n’était pas certain de croire toute l’histoire de Belette, mais
il devait reconnaître que l’idée d’une armée d’enfants n’était pas
incompatible avec ce qu’il connaissait de Loup.
À l’époque, n’avait-il pas plaidé pour armer la Meute et étendre son
territoire ?
Le Visiteur fronça les sourcils :
— Admettons qu’il soit en train d’armer des enfants pour étendre son
territoire. Comment peut-il convaincre ses soldats qu’il existe un Autre
Monde, puisque la machine est détruite ?
— En annonçant que ton ami va la remplacer, répondit Belette.
Le Visiteur déroulait à présent le fil des idées qui se faisaient de plus en
plus nettes.
— Sauf qu’Henry ne va pas construire la machine…, continua-t-il.
Il s’arrêta brusquement et releva vers Belette de grands yeux.
Des yeux qui avaient vu.
— … alors il va la faire construire par quelqu’un d’autre, chuchota-t-il,
pétrifié.
— Tout ce que j’ai dit c’est qu’elle vous allait bien, cette moustache,
tenta de minimiser Francis. Mieux que vos lunettes, même si elles vous
vont bien aussi, attention !
Henry sentait qu’il avait mis le doigt sur quelque chose de suspect. Mais
ses idées étaient confuses.
— Les lunettes ? Mais de quelles lunettes tu parles, bon sang ?
s’emporta-t-il.
Francis n’en menait pas large. Il ne comprenait pas l’énervement
soudain de son client, au demeurant si placide.
— Vos lunettes sans verres, celles que vous portiez l’autre jour en
venant boire une chopinette avec votre ami.
— Avec mon ami ? Tu veux dire Renard ?
— Non, celui qui vient de partir, celui avec son manteau noir.
Les pensées d’Henry s’accélérèrent encore. Il saisit Francis par le col.
— Une chopinette… ? ! Mais qu’est-ce que tu me racontes ? ! aboya-t-il
à bout portant.
— C’est… c’est comme ça que vous avez dit. Après je sais pas
pourquoi vous aviez pris cet accent belge, moi ça me regarde pas ce que
vous faites avec vos amis, bredouilla le barman, dans ses petits souliers.
Soudain, l’idée se matérialisa et Henry comprit.
La seule et unique explication parfaitement cohérente venait de lui
apparaître.
Il lança un regard pénétrant à Francis qui tremblait au bout de son bras.
Castafolte s’approcha encore davantage du barman et lui demanda
posément :
— L’homme que tu as pris pour moi, se faisait-il appeler Van Der ?
V
Les deux hommes avaient ensuite terminé la journée par une dernière
chopinette au Premier Pub, histoire de sceller leur collaboration.
Loup avait vu repartir Van Der pour Néo-Versailles avec l’assurance
qu’il pourrait lui livrer sa farce et attrape sous un mois.
Ce délai lui avait semblé raisonnable, au vu des ajustements qu’il restait
à faire.
Depuis que la reine Clothilde IV avait pris pour épouse Stella Leroy, les
deux femmes régnaient avec sagesse et douceur sur Néo-Versailles. Les
deux souveraines s’étaient rapidement retrouvées affublées du sobriquet
« les Deux Grâces », témoignant de l’amour que leur portait la population.
D’aucuns disaient qu’il fallait plutôt y voir un trait d’humour, « les deux
grasses » soulignant leur indubitable prise de poids, fruit d’un intense
gavage de Wizz.
Quoique amusante, cette thèse n’avait toutefois rien d’officiel.
C’était lors d’une des soirées données par la reine que Van Der et la
baronne avaient compris qu’ils étaient épris l’un de l’autre. Elle s’était
montrée fascinée par ses histoires de gamelles* (*Projecteurs aussi appelés
grosses et petites gamelles, gamelles bleues, gamelles rouges, gamelles à
gogo et bien sûr gamelles bâtons) ainsi que par sa façon de danser, tout en
souplesse et en élégance.
De son côté, Van Der avait apprécié le charme distingué et la finesse
d’esprit de la baronne. En ville, elle était la seule à se battre pour
l’observance des bonnes manières. Son naturel chaste et boudeur en faisait
un être hautement chérissable aux yeux du Castafolte.
D’aucuns auraient dit plus simplement qu’ils s’étaient bien trouvés,
entre coincés du cul.
Ainsi ce couple atypique filait-il le parfait amour.
Du moins en apparence.
S’ils étaient en totale osmose d’un point de vue psychologique, un
problème se posait sur le plan physique.
Leurs ébats demeuraient d’ailleurs un mystère pour l’artificier qui,
chaque fois qu’il se déshabillait, finissait immanquablement par tomber sur
son code-barres et s’éteignait comme une masse. Au réveil, il ne conservait
aucun souvenir des événements.
La baronne ne s’en plaignait pas, elle l’acceptait tel qu’il était. À ses
yeux, ce robot avait davantage à lui offrir que bien des hommes, aussi
considérait-elle la situation comme un juste prix à payer. Lorsque son
compagnon court-circuitait, elle relevait ses manches sans rechigner, et le
réactivait grâce au bouton d’allumage qu’elle savait astucieusement placé
dans un endroit difficile d’accès. Van Der reprenait alors conscience et,
faisant abstraction de cette étrange douleur au fondement, proposait de
reprendre leurs ébats, parfois plusieurs fois de suite, sous l’œil consterné de
son épouse.
Bien sûr, lorsque la frustration se faisait trop forte, il arrivait à la
baronne de flâner dans l’atelier de son mari à la recherche de certains
accessoires, plus ou moins contondants.
Mais au fond, tout cela importait peu. Le seul regret qui ombrageait
durablement son cœur, était l’idée de ne jamais être maman. Elle devait
pourtant l’accepter, et profiter du présent que Van Der avait à lui offrir.
Il en allait finalement de même pour lui, qui, bien qu’il l’ignorât,
continuerait certainement à vivre des siècles après sa mort à elle.
Tout n’était qu’une question de temps présent, à cueillir tel quel.
L’idée d’être une épicurienne fit sourire la baronne.
Elle s’approcha de son mari et lui déposa un baiser sur le front.
— Que me vaut cette baise ? s’étonna l’inventeur.
— Parce que vous êtes là au bon moment, mon ami, répondit-elle
doucement.
Van Der la considéra un instant, ne sachant trop comment interpréter la
situation.
— Vous voulez que je vous sorte mon beffroi ?
La baronne secoua la tête dans un soupir. Son homme avait beau être un
vrai gentleman, parfois il ne comprenait rien à rien.
— Laissez-le donc derrière sa tirette, votre beffroi.
Une mine déçue apparut sur le visage de Van Der.
Elle ajouta :
— Mais je vous montrerai peut-être les valons-wallons tout à l’heure…
À ces mots, un sourire gourmand illumina l’inventeur.
Il allait répondre lorsqu’on frappa à la porte.
— Je pense que ce sont vos clients, souffla la baronne en s’éloignant.
Effectivement.
Lorsque Van Der ouvrit la porte, il tomba nez à bec avec Condor.
— Monsieur Condor, dit-il, monsieur Loup m’avait averti de votre
venue.
Le rapace s’inclina brièvement puis fixa son œil unique sur le
Castafolte.
— Avez-vous la machine ? demanda-t-il simplement.
— Est-ce que j’ai la machine, qu’il dit ? ! Suivez-moi, vous allez être à
la noce !
Épisode 5
I
— Je dis pas que je suis pas d’accord ! Je dis juste qu’on n’est plus des
gamins ! Ici c’est moi le chef ! C’est moi qui dis qu’on a un plan ! s’écriait
le Visiteur, le visage congestionné.
— Mais on s’en fout de qui dit quoi ! Arrête un peu de faire le gamin !
s’écria Belette, les yeux exorbités par la colère.
— Je fais pas le gamin ! Je dis juste que c’est plus toi la chef
maintenant ! Et si t’arrives pas à comprendre, c’est peut-être que c’est toi la
gamine !
— Mais je vais t’éclater, espèce de connard !
Les deux belligérants s’empoignèrent. Rapidement, une pluie de tartes
sonores vint empourprer le visage de Renard.
— Arrête, putain ! hurlait-il. Gamine, va ! GAMINE ! ! !
Henry contemplait la scène, une tasse à la main, partagé entre l’émotion
de voir la passion qui animait encore ces deux grands enfants, et la
consternation.
La rixe prenait des allures de pugilat grotesque. Le Visiteur, arc-bouté
contre la table, tentait de saisir la chevelure de Belette, laquelle parait ses
tentatives en alimentant un feu nourri de claques et autres pichenettes.
Au milieu du désordre, personne ne prêta attention à l’arrivée d’un
jeune garçon qui poussa discrètement la porte restée entrouverte.
La petite tête châtaine se fraya un chemin à travers les meubles et les
débris de matériel.
— C’est vous, Renard et Belette ?
Instantanément les combattants se pétrifièrent.
Les sourcils d’Henry smurfèrent d’étonnement.
Dans le silence de surprise qui venait de tomber, tout le monde
dévisagea le jeune visiteur qui semblait avoir poussé comme un
champignon au milieu de la pièce.
Machinalement, Henry jeta un regard au plafond, comme cherchant
d’où cet oiseau avait pu tomber.
— C’est vous, Renard et Belette ? reprit l’enfant de sa petite voix
tremblotante.
Le Visiteur et la jeune femme échangèrent un regard.
— Euh… oui, c’est nous, bredouilla finalement Renard. Et toi, tu es
qui ?
— Moi, je suis Mulot, répondit posément le garçon, et j’ai un message
pour vous.
Mulot ? Cela ne pouvait pas être une coïncidence. Cet enfant était un
émissaire de la Meute, Henry en était certain.
Mais avant que quiconque ait eu le temps de bouger, le garçon ouvrit
son manteau et saisit un petit appareil fixé à sa ceinture.
Il brandit devant lui ce qui avait tout d’une télécommande et, au
moment précis où Henry réalisait que sa ceinture ressemblait étrangement à
une batterie d’explosifs, il répéta une ultime fois :
— Un, deux, trois, bouton…
Un poing jaillit.
Trois dents de lait volèrent dans les airs tandis que le visage de Mulot
encaissait l’onde de choc.
La petite main lâcha la télécommande qui se brisa au sol, bientôt suivie
par le corps inerte de l’enfant, sonné.
Tout le monde releva les yeux pour découvrir Raph, le poing tendu et le
souffle court. La lumière qui détourait son visage souriant lui donnait des
airs de héros salvateur, arrivé in extremis à la rescousse de ses amis. Une
petite musique glorieuse n’aurait pas juré dans le tableau.
Mais en lieu et place d’acclamation, la voix de Belette s’éleva.
— Non mais il est con celui-là !
Raph perdit immédiatement son sourire victorieux.
Le Visiteur le dévisageait, ahuri.
— Qu’est-ce qui te prend de taper un petit ? T’es pas bien ou quoi ?
Raph sentit son capital héroïsme s’évaporer.
— Non mais…, bafouilla-t-il. C’est juste qu’il allait tout faire péter
alors…
— Alors quoi ? reprit Henry, tout aussi courroucé. Tu as vu la patate que
tu lui as mise ?
— Non mais c’était pour…
— Tu te sens puissant ? siffla Belette. T’as tapé un petit, tu crois que ça
fait de toi un héros ?
— Non mais attendez, moi je voulais juste…
— T’es un bâtard Raph, franchement faut avoir pas de couilles pour
taper un petit ! ajouta le Visiteur.
Avant que Raph ait eu le temps d’ajouter un mot, Belette se précipita au
chevet du petit Mulot dont la bouche laissait échapper un mince filet de
sang. Elle lui enleva sa ceinture et passa une main le long de sa joue.
Discrètement, le Visiteur leva son pouce en direction de Raph, l’air de
dire « Tu l’as bien dosé mon gars, bravo ! »
Mais dès que Belette se retourna, Renard reprit son air scandalisé.
— Il est si petit, conclut-il, faussement attendri. Raph, j’espère que tu
vas lui présenter tes excuses !
C’en fut trop pour le jeune homme qui explosa en brandissant la
ceinture d’explosifs :
— Mais vous réalisez qu’il allait tout faire sauter, quand même ? !
Regardez ! Vous voyez, là ! Il nous restait que quinze secondes avant que
tout pète ! Je nous ai sauvés bordel !
Les regards se portèrent vers le panneau digital qui indiquait
effectivement le temps restant avant l’explosion.
— Certes, reprit le Visiteur, mais c’est pas parce qu’il restait dix
secondes qu’on n’aurait pas eu le temps de le désarmer proprement, sans
violence.
— Il a raison, ajouta Henry, les yeux toujours rivés à l’écran. Il faut
toujours privilégier la voie humaniste et pacifique ! Quand bien même il ne
resterait plus que cinq secondes…
Belette fronça les sourcils.
— Attendez…
Mais la suite de sa phrase mourut dans sa gorge tandis que l’écran
passait à quatre, puis trois secondes.
— Putain de merde…, souffla le Visiteur.
Dans un mouvement de panique générale, chacun prit ses jambes à son
cou. Accompagnant son geste d’un cri de fillette, Raph lança la bombe à
l’autre bout de la pièce.
Un éclair blanc précéda la déflagration.
Puis les flammes dévorèrent le laboratoire Castafolte.
II
La dernière fois que Belette avait vu son père, il gisait sur le sol de cette
pièce, se vidant peu à peu de ce qui lui restait de sang. Il était déjà mort
depuis de longues minutes, mais elle s’était toujours efforcée de se souvenir
de lui comme d’un homme endormi. Paisiblement allongé sur le flanc.
Combien de temps était-il resté là, avant que Loup ne le trouve ? Des
mois ? Des années ?
Qu’était-il resté de lui au moment où la porte s’était rouverte ? Au
moment où les armes avaient été arrachées à leur cachette ?
Les trois amis restèrent muets un instant, comme récitant une prière
silencieuse pour leur guide de jadis.
Belette fut la première à bouger.
— Allons-y, dit-elle simplement.
Lorsqu’ils furent de nouveau en ordre de marche, avalant les couloirs de
leurs foulées rapides, la jeune femme sentit sa gorge se dénouer.
Ce pèlerinage improvisé lui avait fait du bien. Elle avait la douce
impression d’avoir enfin dit au revoir à son mentor. De lui avoir rendu un
dernier hommage apaisé. Elle sourit.
Des années après leur dispute, Belette venait de faire la paix.
Comme libérée d’un poids, elle sentit que les verrous de l’oubli
lâchaient enfin. Elle s’autorisait à se souvenir.
Les rires autour du feu lui revinrent en mémoire. Les longues parties de
planque à l’affût d’une proie, les séances de ménage…
Comparativement au reste de sa vie, la Meute lui avait offert ses années
les plus insouciantes.
Son pied heurta quelque chose.
Elle ramassa l’objet et le considéra un instant. Un autre souvenir
remontait.
— Eh Pige-Pige, tiens, un coupe-faim ! lança-t-elle à Francis en même
temps qu’un caillou.
Le barman l’attrapa au vol et le fixa un instant de ses yeux naïfs.
Lorsqu’il croisa le regard de Belette, il découvrit avec étonnement
qu’elle contenait difficilement un éclat de rire.
Toto fut le premier à craquer.
Bientôt, les trois amis furent pris d’un fou rire général.
Les yeux humides, ils se regardaient à tour de rôle, incapables de
prononcer le moindre mot. Les images qui s’imposaient derrière leurs yeux
ravivaient des spasmes d’hilarité. Le rire suraigu de Pigeon les faisait tous
repartir de plus belle. Dans un élan fraternel, Toto les saisit par le bras et les
attira à lui.
Ils restèrent un long moment enlacés, à savourer ce petit moment de
bonheur.
— Vous m’avez manqué, les gars, chuchota Belette en s’autorisant à
laisser rouler, le long de sa joue, sa première larme de joie depuis bien
longtemps.
Jusqu’ici, tout s’était déroulé comme prévu. Ils avaient été capturés et
menés jusqu’à Loup. Plus important encore : toute la Meute assistait à la
scène.
Mais le plus dur ne faisait que commencer. Il fallait maintenant passer
au réel motif de leur venue.
— Très bien, Loup ! lança le Visiteur, faisant taire la vindicte. Puisque
l’Autre Monde existe, pourquoi ne nous en fais-tu pas la démonstration ?
Utilise la Porte et traverse les dimensions, je te regarde ! Tout le monde te
regarde !
Pour la première fois, une moue de surprise apparut sur le visage de
Loup.
— Que j’utilise la Porte ? Mais pourquoi devrais-je prouver que je ne
suis pas un menteur alors qu’il est de notoriété publique que tu l’es !
Le Visiteur toisa de nouveau la foule.
— L’un d’entre vous a-t-il déjà vu la Porte fonctionner ? Avez-vous déjà
vu votre Maître aller dans l’Autre Monde ?
De nouveau, un bruissement des chuchotis parcourut les spectateurs.
Chacun semblait interroger son voisin.
— Alors, Loup ? reprit le Visiteur. Pourquoi ne pas tous nous mettre
d’accord et prouver que c’est bien moi qui mens ! Utilise la Porte !
Tous les regards se portèrent sur le Maître de la nouvelle Meute. Tous
attendaient sa réponse.
Allait-il accéder à la requête du Visiteur pour clarifier la situation ?
Mais ce faisant, ne risquait-il pas de se montrer vulnérable, comme
cherchant à se justifier ?
Devait-il au contraire refuser toute discussion ? Au risque de laisser
planer le doute…
Henry sentait que l’auditoire était partagé. Cela rendait ces secondes
silencieuses particulièrement longues et insoutenables. Loup, impassible, ne
laissait transparaître aucune émotion. Impossible pour Henry de lire dans
son jeu. L’animal avait une poker face des plus efficaces.
Enfin Loup ouvrit la bouche.
— Je n’ai pas besoin de vous montrer la Porte pour prouver que tu
mens, lâcha-t-il, douchant les espoirs du Visiteur.
Il leva lentement la main au-dessus de lui et claqua des doigts :
— Furet, Grenouille, Hermine ! appela-t-il à la manière d’un maître
d’école convoquant ses élèves au tableau.
Immédiatement, trois petites têtes se faufilèrent jusqu’à lui et vinrent
former une ligne à ses côtés.
Henry n’aimait pas ça. Quelle ruse Loup avait-il gardé dans sa botte ?
— Dis-moi Furet, où avez-vous grandi avant que je vous sauve ?
— À Néo-Versailles, Maître, répondit l’enfant.
— Grenouille, tu connaissais Renard ?
— Oui, c’était le Voyageur du Temps. Il faisait des spectacles. Il disait
qu’il voyageait dans le temps pour sauver la ville.
Le Visiteur échangea un regard avec Henry. La situation dérapait. Henry
pressentit que le pire restait pourtant à venir.
— Il prétendait sauver la ville ? Et que disait-il d’autre, Hermine ?
— Il a dit qu’il venait d’un Autre Monde, répondit posément la petite
fille.
La démonstration de Loup ne laissait aucun doute : il s’apprêtait à
crucifier le Visiteur. Henry avait beau solliciter toute sa puissance de calcul,
il ne voyait rien à dire pour contre-argumenter.
Loup éleva encore la voix :
— Et tout cela était-il vrai, mes enfants ?
— Non ! répondirent les recrues en chœur.
— C’était que des histoires qu’il inventait !
— Même que quand les gens ont découvert ses mensonges, ça a fait les
Émeutes de Néo-Versailles !
Loup prit un air faussement surpris.
— Comment ? Cet homme serait à l’origine des Émeutes de Néo-
Versailles ? !
Un grondement monta depuis le public. L’assistance s’échauffait.
Mais le sourire de Loup indiquait que la démonstration n’était pas
terminée.
— Dis-moi, Hermine, continua-t-il, pourquoi as-tu rejoint la Meute ?
La petite fixa le Visiteur d’un œil mauvais.
Henry comprit.
Mais il était trop tard.
— Parce que mes parents sont morts dans les Émeutes ! cracha l’enfant.
— Et toi, Grenouille ?
— Mes parents sont morts… à cause de lui ! hurla le petit batracien en
pointant un index accusateur vers le Visiteur.
Cette fois, la foule se souleva dans un rugissement de haine et
d’indignation.
Loup s’approcha de son ancien ami.
— Tu vois, Renard, tu ne peux pas venir ici me donner des leçons de
vérité alors que tu n’as passé ta vie qu’à mentir. Non seulement tu as tué
notre Maître, mais c’est aussi à cause de toi si ces enfants sont orphelins !
Nouveau tollé. La foule, chauffée à blanc, avait du mal à maintenir les
rangs.
— Que devons-nous faire de lui ? hurla Loup à ses disciples.
Sans surprise, la sanction fut demandée à l’unisson :
— LA MORT ! LA MORT ! ! !
Le triomphe de Loup était total.
Henry sentit une vague de colère l’envahir.
Il haïssait Loup de manipuler ainsi les événements à sa convenance.
Mais il se détestait encore plus d’avoir cru qu’il suffirait de venir ici pour
mettre au jour la supercherie ! Comment avaient-ils pu être aussi naïfs ? !
Ils avaient sous-estimé leur adversaire, c’était impardonnable !
À présent, il importait peu que Belette et son équipe remplissent leur
mission. Tout prendrait fin ici.
Pas pour lui, bien sûr, car on ne tue pas si facilement un Castafolte.
Mais il ne pourrait probablement pas sauver le Visiteur. Les enfants étaient
trop nombreux.
Tandis que la foule réclamait toujours la tête de l’assassin, Loup tendit
lentement le bras.
Cette fois, ce ne fut pas une écuelle qu’on lui brandit en signe de
soumission.
Mais une arme.
— Tu vois, Renard, si la Meute telle que je la conçois avait pris le
contrôle de Néo-Versailles, il n’y aurait pas eu d’émeute. La sécurité passe
par les armes, tu ne l’as jamais compris. Mais je trouve finalement assez
ironique que ce soit ton propre cas qui vienne me donner raison.
Loup leva son arme et vint poser le canon contre le front de son
camarade.
— Loup, je t’ai sauvé la vie, souffla le Visiteur sans le quitter des yeux.
— Oui, et aujourd’hui je m’apprête à en sauver bien plus encore.
Loup arma le chien de son arme.
Henry activa le préchauffage de son turbo-poing. Il n’aurait qu’une
fraction de seconde pour faire la différence.
Mais Loup semblait tout voir et tout entendre.
— Détendez-vous, docteur, dit-il sans le regarder.
Immédiatement une dizaine d’enfants soldats encerclèrent Henry, le
tenant en joue lui aussi.
Le Visiteur ferma les yeux.
— Tu ne peux pas me tuer, chuchota-t-il.
— Non ? Et pourquoi ? demanda Loup à voix basse, sans quitter son
sourire.
Le Visiteur prit une grande inspiration :
— Parce que je demande à être jugé par la Parole !
— Beurk !
— Pourquoi il se touche le zizi, la Parole ?
— Ils sont vraiment très serrés, ses vêtements…
Dans le public, les commentaires fusaient. Les enfants cherchaient une
explication à ce qu’ils avaient sous les yeux. Et la tâche était ardue.
Comment auraient-ils pu comprendre le plaisir qu’éprouvait Freddy
Castafolle à cet instant précis ? Lui qui croyait sa carrière de danseur
définitivement révolue.
L’automate s’était résigné depuis bien longtemps à considérer sa vie
d’artiste comme un lointain souvenir. Il lui avait donc fallu accepter cette
improbable reconversion en oracle de pacotille. Faiblement alimentée par sa
petite batterie de secours, la tête avait passé de longues heures, enfermée
dans sa boîte, à ressasser son ultime soir de représentation au Queen.
L’émeute des Castafoltes lui avait coûté la tête. Et sa carrière.
Mais tandis que tout rêve de gloire l’avait abandonné, une étrange
sensation s’était emparée de lui récemment. Quelque part, un bouton avait
été pressé, et on lui demandait une chanson.
Maintenant que son corps lui avait été restitué et qu’il recouvrait son
alimentation optimale, il comptait bien éblouir l’assistance. Si ce soir devait
être son dernier show, il ferait en sorte que chacun parte avec des étoiles
dans les yeux.
Mais en guise d’étoile, Freddy – la Parole – Castafolle, prit un coup de
fusil à pompe.
Le robot vola le plus gracieusement qu’il put, et s’écrasa finalement
dans un coin, manquant complètement sa réception.
— Ça suffit comme ça ! tonna Loup, le canon de son arme encore
fumant.
Le Visiteur arborait son sourire des grands soirs.
— Vous avez vu ? ! s’écria-t-il d’un ton de surprise très mal jouée. La
Parole était un Castafolte !
Des murmures d’assentiment firent frémir la foule. Renard continua.
— Mais alors ? Si la Parole n’est pas un Oracle de l’Autre Monde…
comment être sûr que l’Autre Monde existe bien ? Hein, Loup ?
Les yeux bleu nuit de Loup scrutaient le Visiteur avec colère. Ses doigts
se crispèrent sur son fusil.
— La Porte, commença-t-il, est une réalité ! Tout le monde ici a vu que
le docteur est venu pour la réparer ! affirma-t-il en désignant Henry.
— J’y ai peut-être cru, mais je n’ai rien réparé du tout ! se défendit le
scientifique, outré que l’on puisse songer à l’utiliser pour un mensonge.
— Est-ce que vous ne voudriez pas que le Maître vous montre comment
fonctionne la Porte ? ! harangua le Visiteur. Est-ce que vous n’avez pas
besoin d’une preuve, maintenant ?
Complètement déstabilisée, la Meute commençait à s’agiter de manière
désordonnée. Visiblement, les avis étaient partagés.
Mais telle une gangrène, le doute qui avait gagné quelques enfants ne
tarda pas à se répandre. Les chuchotis se muèrent en bavardages, puis en
brouhaha.
— Qu’est-ce que tu cherches à faire avec la Porte ? grogna Loup au
Visiteur. Tu crois qu’elle ne fonctionne pas, c’est ça ?
— Je ne crois rien du tout. Je veux juste que ces enfants aient une
chance de juger par eux-mêmes.
Loup plissa les yeux comme pour lire dans le jeu de son ami.
Henry sentit que la mission était sur le point de fonctionner. La
situation, qui était quasiment désespérée, pouvait enfin basculer en leur
faveur. Il fallait que ce nouveau Maître accepte.
Il fallait que l’équipe B ait le temps d’agir.
— Très bien, souffla finalement Loup, en imposant le silence d’un signe
de main. Mes enfants, je ne peux laisser le doute s’insinuer dans vos cœurs,
car cela empoisonnerait l’Autre Monde, et je ne pourrais plus vous y
emmener. Je sens la perversion du mensonge vous gagner, et je ne peux
l’accepter…
— C’est toi le menteur ! murmura le Visiteur.
— Ferme-la Renard, t’es encore plus un menteur que moi ! siffla Loup,
laissant se fissurer sa carapace de chef.
— C’est celui qui dit qui y est…, marmonna le Visiteur.
Loup s’apprêtait à répondre, mais se ravisa. Il n’était pas encore
suffisamment hors de lui pour se laisser entraîner dans ce genre de jeu. Il
restait maître de la Meute, et de ses nerfs.
— Je vais donc vous montrer la Porte. Je vais aller dans l’Autre Monde
et j’en reviendrai. Et lorsque je l’aurai fait, le doute n’aura plus sa place
parmi vous.
Les enfants piaillèrent d’impatience. Loup jeta un dernier regard à son
ancien ami.
Le Visiteur sourit.
Loup le fixa de longues secondes. Puis lui rendit son sourire.
Ce n’est qu’à cet instant qu’Henry nota quelque chose.
Quelque chose qui aurait dû les alerter dès leur arrivée.
Un frisson d’angoisse parcourut le scientifique à mesure qu’il balayait
la pièce du regard. Il déglutit avec peine et dut se rendre à l’évidence :
Condor n’était pas là.
V
Telle une furie, Belette neutralisait les adultes les uns après les autres.
Certains, la reconnaissant, tentaient de fuir. Mais la jeune femme, bien que
lourdement armée, restait rapide et agile. De balayette en manchette, elle
rattrapait les fuyards et désarmait les plus agressifs, ne laissant qu’un
parterre de corps inconscients.
Lorsqu’elle eut nettoyé sa zone, elle se redressa et s’épousseta. Un
sifflement suraigu attira son attention. Elle leva tête, et croisa le regard de
Hibou, toujours perché au sommet de l’escalator.
Elle lui sourit. Il cligna des yeux. Elle comprit que, à sa manière, il lui
souriait en retour.
Mais l’oiseau fronça imperceptiblement les sourcils.
Instantanément, Belette perçut le danger. Elle fit volte-face et découvrit
Condor, amoché mais de nouveau sur ses jambes, à une dizaine de mètres.
Le sniper avait armé son fusil et lui adressait un petit rire victorieux.
— … BOUTON !
Belette sursauta tandis que ses cheveux étaient soudain balayés par le
souffle d’une roquette, tirée derrière elle.
Elle vit le projectile se diriger droit vers Condor.
Assez logiquement, Condor, l’œil vissé à sa lunette de visée, vit le
projectile lui arriver droit dans la courge.
Une seconde plus tard, il se retrouvait à califourchon sur une roquette et
disparaissait au loin.
Belette se retourna et découvrit le Mulot, une arme plus grosse que lui
sur les épaules.
— Ça marche pour tout « un, deux, trois : bouton » en fait ! s’émerveilla
l’enfant dans un sourire.
Au sol, le Visiteur n’avait plus aucun doute. Il avait des côtes cassées.
Chacune de ses respirations le faisait atrocement souffrir.
Au-dessus de lui, Loup faisait pression pour l’étrangler avec son genou.
La force surhumaine de l’homme était à peine croyable. Le Visiteur luttait
du mieux qu’il lui était encore possible dans son état, mais il sentait la
jambe de Loup se rapprocher inexorablement de lui. Il allait étouffer.
Le visage congestionné par l’effort, Loup ne laissait échapper que de
légers râles. Il pressa davantage. Totalement immobilisé, Renard sentit sa
trachée se déformer sous la pression. L’air ne passait plus.
Rapidement, sa vision se brouilla.
Dans un geste fou, il dégagea l’un de ses bras et tenta d’atteindre Loup
au visage. Mais son adversaire était trop loin. N’ayant plus qu’une main
pour contrer la pression de son assaillant, le Visiteur sentit se resserrer
encore davantage l’étau sur sa gorge.
Sa main battit désespérément l’air à la recherche d’une prise, mais ne
trouva que le manteau de Loup.
Sous ses doigts, le Visiteur sentit un objet dur. Des taches noires
dansaient déjà devant ses yeux. Il tâtonna à l’aveuglette le long du
vêtement.
Quelque chose vint. Il referma ses doigts dessus.
Une grenade.
Desserrant brièvement son étreinte, Loup s’en empara d’un mouvement
précis.
Profitant du relâchement, le Visiteur prit une grande inspiration et fit
sauter la goupille.
Loup le regarda un instant, incapable d’interpréter ce geste fou.
Le Visiteur plongea son regard injecté de sang dans le sien.
— À… l’ancienne…, murmura-t-il en lui saisissant le poignet à deux
mains.
Loup tenta de se dégager, mais l’étreinte de Renard était solide.
— Qu’est-ce que tu fais ? Tu es stupide ou quoi ? gronda Loup en se
débattant.
Pour toute réponse, le Visiteur resserra ses doigts.
— Arrête tes conneries ! On a passé l’âge de jouer à ça !
La voix de Loup perdait de son assurance. Il commença à se débattre de
manière frénétique.
— Lâche-moi, Renard ! ! ! s’écria-t-il en tirant de toutes ses forces.
Mais le Visiteur tenait bon. Il ne quittait pas son adversaire de son
regard dément.
— ARRÊTE ! ! ! ! hurla Loup en se relevant avec peine pour tirer de
tout son poids.
Enfin le Visiteur lâcha.
Loup se redressa d’un bond et s’apprêtait à lancer la grenade au plus
loin, lorsqu’il croisa le regard des enfants.
Sa Meute l’observait, agglutinée face à lui. Désarmée.
— Pas sur les enfants ! cria le Visiteur qui venait de comprendre
l’horreur de la situation.
Mais il était trop tard. Emporté par son geste, Loup jeta la bombe.
Les petites têtes horrifiées virent leur Maître, celui qui avait promis de
les protéger, les envoyer à la mort.
Belette hurla.
La grenade s’éleva durant de longues secondes, avant d’entamer sa
descente. Certains fermèrent les yeux. D’autres, pétrifiés, ne pouvaient
s’empêcher de contempler cette petite boule de mort qui leur tombait
dessus.
C’est alors qu’une main jaillit.
D’un geste sûr et déterminé, la main saisit la bombe et la ramena au
plafond.
Puis ce fut l’explosion.
Tout le monde détourna le visage pour se protéger de la pluie de
poussière qui s’abattit sur le sol.
Tout le monde sauf Henry Castafolte, qui contemplait le résultat de son
intervention, assis sur ses fesses, un CasTazer® planté dans le ventre.
— Bon bah voilà… j’ai plus de bras ! annonça-t-il.
À ses côtés, Raph poussa un profond soupir de soulagement.
Il avait finalement trouvé sa place dans ce Plan à Six.
Mais il lui fallait de nouveau changer de pantalon.
Bientôt, toutes les armes furent déposées au sol et les enfants, déçus, se
regroupèrent spontanément autour de Belette.
Henry, Raph et le Visiteur fixaient la fournaise, partagés entre
étonnement et soulagement.
— Un spectacle pour enfants, hein ? ! demanda Henry, perplexe.
Le Visiteur soupira.
— … et le pire c’est qu’il va falloir qu’on le remercie pour ça…
Une silhouette flamboyante surgit alors des décombres rougeoyants de
la Porte.
Dans un ultime cri de haine, Loup se précipita vers le Visiteur, les bras
tendus tels des tisonniers.
— ON VA Y ALLER ENSEMBLE DANS L’AUTRE MO…
Loup ne termina jamais cette phrase, la roquette de Belette venant de le
transformer en feu d’artifice.
Réduit à l’état de braises rouges et jaunes, Loup offrit un spectacle
proprement magnifique. Il explosa avec panache, formant une sphère quasi
parfaite. Les lambeaux de son manteau créèrent de minuscules flammèches
qui se consumèrent instantanément dans des étincelles chatoyantes. Cette
pluie de lumières et de couleurs subjugua petits et grands.
Lorsque Loup fut entièrement vaporisé, tout le monde applaudit.
VI
Bien plus tard ce soir-là, tandis que la baronne couchait les enfants au
Terrier, au Premier Pub après l’Apocalypse, l’ambiance était
particulièrement festive.
— Vous aurez bien le temps pour un godet, docteur ?
Sans attendre la réponse, Francis servit une liqueur de zinc au
scientifique.
Les deux hommes trinquèrent. Francis grimaça.
— Votre épaule ? demanda Castafolte.
— Rien de méchant, éluda Pigeon en haussant les épaules. (Il laissa
échapper un nouveau cri de douleur.) Putain, je suis con des fois !
Henry ne releva pas, préférant détourner la conversation.
— Les affaires tournent bien, on dirait !
Francis sourit.
Effectivement, la salle était bondée. Les membres adultes de la Meute
étaient devenus des clients fidèles. Mieux encore, les nouveautés mises en
place par l’établissement avaient attiré de nombreux curieux de toute la
région. Le Premier Pub était devenu un endroit branché, au sens propre
comme au figuré.
— Allez hop ! Pour la deux ! annonça Francis en déposant un plateau
sur le dos d’un RTI qui attendait docilement à côté du comptoir.
L’animal se mit en route et slaloma rapidement entre les tables, jusqu’à
ses clients. Çà et là, d’autres rongeurs traversaient la salle pour rapporter les
verres vides en cuisine.
Au fond, à la sempiternelle place de Toto, un homme aux yeux ronds
observait la scène. Henry adressa un salut à Hibou, qui ne répondit pas.
Henry prit ça pour une réponse.
Plus près de lui, le Visiteur était en pleine discussion avec Belette. Ils
riaient aux éclats comme les enfants qu’ils avaient été. Castafolte
n’entendait pas ce qu’ils se disaient, mais il n’en avait pas besoin. Les
gestes parlaient pour eux.
Henry savait que le bonheur n’était fait que d’instants ponctuels. Aussi
prit-il quelques secondes pour savourer ce qu’il voyait.
Pigeon posa une main amicale sur l’épaule du scientifique.
— Allez, elle est pour moi, celle-là, docteur ! annonça-t-il en pressant
un bouton.
Une diode verte s’alluma, indiquant que sa sélection était validée.
Aux premières notes de musique, les conversations baissèrent.
Freddy Castafolle fit son apparition sur le bar, sous un torrent
d’acclamations.
Le public conquis applaudissait au rythme de ses déhanchés. L’automate
semblait en transe, possédé par son art.
« MACHO, MACHO MAN ! ! ! » criait la foule avec lui.
Henry leva son verre pour saluer la performance.
Un verre vint à la rencontre du sien.
C’était celui de Raph.
— À la vôtre, docteur !
— À la tienne, Raph.
— À la vôtre, mes amis !
Ils se retournèrent vers le Visiteur qui venait de les rejoindre.
Les trois amis burent en silence puis Raph partit vomir.
Henry nota que son vieux comparse le regardait avec son air de
cachottier.
— Quoi ? demanda le scientifique.
Le sourire de Renard s’élargit.
— J’ai quelque chose pour toi, chuchota-t-il en glissant un petit objet
dans la main de son ami.
Henry baissa et les yeux et faillit tomber à la renverse.
Au creux de sa main se trouvait un petit livre de cuir tanné. Un livre qui
avait traversé les siècles. Castafolte laissa son doigt se glisser derrière la
reliure. Une feuille de papier, consciencieusement pliée, apparut.
Sous ses yeux humides, Henry vit apparaître les plans du Castaship.
— Dans ce monde ou dans un autre, je te promets qu’on va le
construire, ce vaisseau, lui glissa le Visiteur à l’oreille.
Avant qu’Henry Castafolte ait pu trouver les mots, le Visiteur lui passa
un bras autour du cou.
— Je sais, je suis stylé, conclut-il.
Épilogue
Fin
REMERCIEMENTS
Un grand merci enfin à toutes celles et tous ceux qui ont fait la démarche de
suivre l’aventure du Visiteur sur ce nouveau format.
La série Le Visiteur du Futur a débuté sur le Net en 2009 et a connu un
fulgurant succès. Depuis la saison 3, la série est coproduite par Ankama et
le studio 4.0 de France Télévisions Nouvelles Écritures. Peu de temps après
le lancement de la saison 4 début 2014, Le Visiteur du Futur a engendré
plus de trente-trois millions de vues sur la Toile.
Ankama assure également l’édition des DVD, de la bande originale,
d’une bande dessinée, d’une gamme textile ainsi que du jeu de société.
« La série à voir ! »
Causette
Slimane-Baptiste Berhoun
Passionné de septième art, Slimane-Baptiste est l’un des éléments
fondateurs de l’équipe Frenchnerd. Ayant rencontré François Descraques
lors de sa formation en BTS Audiovisuel, il réalise avec ce dernier bon
nombre de clips parodiques, webséries et autres délires audiovisuels. Il
réalise notamment sa propre websérie La Théorie des Balls, Le Guichet
pour la chaîne Orange ou encore Les Opérateurs pour Studio 4.0 et France
4, qu’il a coécrit et qu’il coréalise avec François.
Il a occupé pendant sept ans le poste de scénariste-réalisateur chez
Brainsonic et y a réalisé des pubs Web et des webséries comme 42e Étage
ou des vidéos virales pour Microsoft. Il a également tourné pour Golden
Moustache et le Golden Show, où ses qualités d’acteur ont fait de son
décrochage Le Facebook News l’un des plus vus sur la Toile.
Il interprète le Docteur Castafolte dans la série Le Visiteur du Futur.
Du même auteur, disponible en numérique aux éditions Bragelonne :
Le Visiteur du Futur
La Meute – L’Intégrale
www.bragelonne.fr
Collection dirigée par Stéphane Marsan et Alain Névant
© Bragelonne 2014
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le droit d’auteur. Toute copie ou utilisation autre que personnelle constituera
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pénales.
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