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Slimane-Baptiste Berhoun

Le Visiteur du Futur – La Meute


L’Intégrale

d’après une histoire de François Descraques & Slimane-Baptiste


Berhoun

Snark
Après l’heure, c’est plus l’heure
Le Visiteur du Futur – La Meute

Épisode 1
I

Avant l’heure, c’est pas l’heure.


Après l’heure, c’est plus l’heure.

La première fois que Valentin Peroy avait entendu cette phrase, c’était
en 2010, il avait six ans. Il sortait de chez Sandy, une prostituée qu’il
fréquentait depuis quelque temps et s’apprêtait à voler une voiture pour
écraser une poignée de passants.
Ce n’était qu’au quatrième appel de sa mère qu’il avait consenti à lâcher
la manette pour venir à table.
À peine assis, il avait croisé le regard de son père, le Père Peroy comme
on l’appelait, et avait tout de suite senti que quelque chose allait se passer.
— Quelle heure est-il ? lui avait demandé le Père.
Valentin n’avait pas répondu tout de suite, pressentant que la question
était très certainement rhétorique.
Le Père avait continué :
— Valentin, tu as six ans, tu ne sais pas ce que « rhétorique » veut dire,
alors réponds-moi. Quelle heure est-il ?
De mauvaise grâce, Valentin avait fini par jeter un œil à l’horloge de la
box Internet avant de murmurer :
— Huit heures et quart.
— Et à quelle heure passons-nous à table ?
— À 8 heures…
Le Père avait pris son air sévère :
— Vingt heures, c’est l’heure, Valentin. 20 h 15, c’est plus l’heure.
Alors puisque tu as raté le repas, tu vas retourner dans ta chambre et
réfléchir à tout ça. Tu vas te demander si on peut réussir dans la vie sans
rigueur. Tu vas te demander si les hommes auraient inventé la minute si tout
n’était qu’une question de quart d’heure. Et quand bien même on aurait
appelé le quart d’heure « minute » et qu’une heure aurait fait quatre
minutes, eh bien ça ne changerait rien au fait qu’une seconde est une
seconde…
Le Père n’avait jamais vraiment terminé cette phrase qui, selon toute
vraisemblance, ne voulait rien dire.
Sa mère, la Mère Peroy comme personne ne l’appelait vu qu’ils
n’étaient pas mariés, avait observé la scène ainsi que le silence. Elle s’était
trouvée partagée entre son instinct maternel nourricier et la nécessité de
soutenir son mari. Elle avait en effet découvert quelques jours plus tôt, au
détour d’une salle d’attente et d’un magazine de bricolage, que l’unité
parentale était structurante pour l’enfant. Quelle que soit la décision prise
par un parent, même injuste, l’autre devait le soutenir. Une histoire de
rapport à l’autorité, quelque chose de structurant émotionnellement. Le
terme « émotionnel » l’avait tout de suite mise en alerte, il n’était pas
question que son fils devienne pédé.

Valentin était remonté penaud et s’était roulé en boule dans sa couette.


Tandis que les minutes passaient comme des quarts d’heure, il n’avait eu de
cesse de se demander si son père faisait là preuve d’une trop grande
sévérité, ou si au contraire il lui livrait une authentique leçon de vie, du
genre de celle qui vous forge un homme pour le restant de son existence.
La réponse à cette question, il l’avait obtenue des années plus tard, en
2021.

Ce jour de 2021, Valentin avait rendez-vous avec Sandy, une fille pas
top mais pas dégueu non plus.
Le fait qu’elle portât le même nom que la prostituée de son enfance le
troublait légèrement. Il ne pouvait s’empêcher de se demander si son
attirance pour elle aurait été la même s’il avait pu finir sa partie de GTA ce
fameux soir de juin 2010. Il n’avait d’ailleurs jamais compris pourquoi ce
même soir, sa mère avait cru bon de joindre un magazine Entrevue au
plateau-repas qu’elle était venue lui monter en cachette.
Mais la perspective d’un premier rapport sexuel IRL avait eu tôt fait
d’occulter ces considérations.
Il s’était préparé avec soin dans la petite salle de bains familiale. Il
s’était douché, peigné, parfumé et avait choisi ses vêtements avec une
indécision toute féminine. Lorsqu’enfin il s’était retrouvé sur le pas de la
porte, prêt à partir, un doute affreux l’avait pétrifié : devait-il s’épiler le
pubis ?
Dans les vidéos qu’il regardait sur son YouTube, les mâles les mieux
équipés semblaient parfaitement glabres. Et dans la mesure où il comptait
bien soumettre son équipement à la vue de Sandy, il n’était pas question de
rater son entrée ! Non seulement la présence de poils pourrait le faire passer
pour un bobo archaïque du début du XXIe siècle, mais il n’était pas
impossible que la pilosité jouât un rôle important dans la qualité des
prestations qu’il pourrait offrir.
Il était donc resté là, sur le seuil, la clé dans la serrure.
Lorsqu’il avait réalisé que l’épilation pourrait donner l’impression d’un
paquet plus gros, il avait refermé la porte à la volée et s’était précipité dans
la salle de bains.
Trente minutes plus tard, il était ressorti de chez lui à la hâte et s’était
précipité sur son vélo, non sans laisser échapper un cri de fillette au contact
de la selle.

À son arrivée, la place Saint-Mozinor était déserte.


Il lui avait fallu un bon moment avant de trouver Sandy, assise en
terrasse du café Debbache. La présence de la langue d’un type qu’il ne
connaissait pas dans la bouche de sa promise lui mit tout de suite la puce à
l’oreille.
— Ah Valentin, je t’attendais plus, lui avait-elle dit simplement. On
avait rendez-vous y a un quart d’heure, non ?
Valentin n’avait su quoi répondre. Sandy avait continué :
— Je te présente Julien Bender, un vieux copain que j’avais pas vu
depuis un bail. On s’est croisé par hasard pendant que je t’attendais. Y a
toujours eu un truc entre nous mais on se l’était jamais avoué. Assieds-toi,
prends un verre.
Ce bâtard de Julien avait une bonne poigne, une gueule pas dégueu non
plus et le sourire victorieux du type qui semble savoir que tu viens de
t’épiler pour rien.
Valentin s’était assis avec eux mais n’avait pas crié comme une fillette
au contact de la chaise.
Ses mâchoires étaient beaucoup trop serrées pour laisser s’échapper le
moindre son.

Ce jour-là Valentin avait compris quelque chose.


Il avait compris que son père avait raison : après l’heure, c’était plus
l’heure.
Il avait alors décidé que cet adage deviendrait sa devise, la philosophie
autour de laquelle sa vie s’articulerait.

Et il s’y était tenu.


Il était arrivé à l’heure à chacun de ses examens et de ses rendez-vous,
et la vie avait fini par lui sourire. Il avait pu faire de son rêve de gosse son
métier : il était devenu arbitre de football. Certes, il n’avait pas le même
maillot, mais il avait la même passion.
Et un sifflet, ce qui était stylé.
L’arbitre Peroy était rapidement devenu un modèle de droiture et de
rigueur dans le milieu des hommes en noir. Vif, impartial et décidé, il ne
s’en laissait jamais conter.
Il avait commencé par arbitrer des matchs au niveau régional, mais,
gravissant rapidement les échelons, il ne lui avait pas fallu longtemps avant
de devenir arbitre international. Ainsi, en mai 2048, à 44 ans, il s’était vu
proposer d’arbitrer le match le plus prestigieux du football mondial, toutes
compétitions confondues : la finale de la Coupe de France.

Depuis le rachat de l’intégralité du championnat français par le Qatar, la


Coupe de France était devenue l’événement sportif le plus spectaculaire qui
soit, suivi dans le monde entier par plusieurs centaines de millions de
personnes pendues à leur YouTube. La consécration d’une carrière, et cette
année-là une finale sous très haute tension : Paris-Marseille.

La rencontre avait débuté dans une ambiance électrique.


Comme à son habitude, Valentin Peroy ne s’était pas laissé
impressionner. L’œil rivé à sa montre fétiche, il avait sifflé le début du
match et avait vu Michel Platini rapidement prendre le jeu à son compte
pour les Parisiens.
Depuis que le clonage avait été autorisé pour les très grands joueurs, les
clubs les plus riches pouvaient s’offrir des cellules souches de Ronaldo, de
Pelé ou même de Stéphane Guivarc’h – si tant est que cela serve à quelque
chose. Les prouesses de la génétique étaient telles qu’il était devenu
possible de corriger certaines imperfections physiques. Le nouveau Franck
Ribéry, fort d’un tout nouveau sex-appeal, se faisait d’ailleurs l’égérie des
progrès spectaculaires réalisés en la matière.

Ainsi la première période avait vu Oliver Kahn servir un long ballon à


Lionel Messi, qui après avoir éliminé coup sur coup Basile Boli, Jean-Pierre
Papin et Thierry Roland, avait pu pénétrer la surface marseillaise. Messi
avait alors pu centrer en retrait pour offrir un caviar à Lionel Messi, qui
n’avait plus eu qu’à tromper Fabien Barthez.
D’aucuns murmuraient entre deux pastis que posséder deux Messi dans
la même équipe n’était pas très sport, mais Paris ayant les moyens de se les
offrir, rien n’interdisait légalement cette pratique.
L’ouverture du score parisienne avait soulevé le Stade de France dans
un grondement mêlé de joie et de haine.
La tension était encore montée d’un cran lorsque monsieur Peroy
n’avait pas hésité à mettre la main à la poche pour sanctionner Eric
Cantona, coupable d’un tacle à la gorge sur un joueur parisien parti à
l’échauffement.
Par la suite, la rencontre n’avait plus connu d’événement marquant
pendant un long moment, les Parisiens conservant jalousement leur maigre
avantage, et les Marseillais peinant à trouver le chemin des filets.
Il avait fallu attendre la 91e minute pour que Bernard Tapie ose un
coaching audacieux.
Un silence religieux s’était soudain fait dans tout le stade, semblant
mettre d’accord Parisiens et Marseillais autour d’une icône mutuelle :
Zinédine Zidane venait de faire son entrée sur un terrain pour la première
fois depuis des décennies.
Rapidement, la tension avait repris ses droits jusqu’à atteindre son
paroxysme dans les dernières secondes du temps additionnel.
Dans un geste fou, et sous les yeux d’un public proche de l’apoplexie,
Zidane avait lancé sa jambe gauche dans les airs. La balle, semblant mettre
une éternité à lui parvenir, était venue mourir sur son pied, et avant que
Jean-Luc Ettori ait pu prendre conscience de ce qui se passait, elle
tournoyait au fond des filets façon Olivier Atton.

Après quelques secondes de temps suspendu, la tribune marseillaise


avait explosé d’un hurlement de joie et de soulagement. Les drapeaux, en
bernes depuis un moment, avaient repris leurs allers-retours frénétiques
tandis que les chants plus ou moins accordés montaient vers le ciel.
Sur le terrain, Zidane s’était extirpé avec peine de l’étreinte de ses
partenaires, eux aussi en transe. On l’avait vu courir jusqu’à la tribune et
saluer la foule, qui avait rugi de plus belle.
Et puis un étrange silence était tombé.
Zidane avait baissé les bras et s’était retourné vers le rond central.
Tout le monde avait soudain réalisé que Monsieur Peroy n’avait pas
sifflé le but.
Incrédules, les joueurs marseillais s’étaient regroupés autour de
l’homme en noir qui les regardait sereinement.
Toisant sans ciller les paires d’yeux incrédules qui le surplombaient,
Valentin Peroy avait placé un index sur sa montre qui sonnait depuis
quelques minutes et avait déclaré :

— Messieurs, après l’heure, c’est plus l’heure…

Un silence plus tard, c’était une pluie de phalanges et de crampons qui


s’était abattue sur sa tronche.

Puis le noir.

À partir de ce point, les données étaient corrompues.

Henry Castafolte désactiva la transmission des données neurologiques


et ôta son casque de visualisation.
Il fallut un instant de calibrage à ses yeux pour se réadapter à la
pénombre de la chambre d’hôpital. L’uniformité plate du silence médical
n’était perturbée que par le rythme régulier du respirateur auquel Valentin
était branché.
Le pauvre vieux avait mangé le tarif. Les supporters, les joueurs et
même les arbitres assistants s’y étaient mis, le laissant dans un état proche
du coma.
— Elle a marché, votre machine à souvenirs ?
La moustache du docteur Castafolte tressaillit, comme chaque fois
qu’un néophyte manquait de respect à l’une de ses inventions.
— Oui elle a marché. Et ce n’est pas « une machine », Raph, il s’agit du
premier modèle d’Introspecteur ®, un appareil qui m’a demandé plusieurs
mois de travail et qui permet, excuse-moi du peu, de décoder les données
temporales !
— Ouais… les souvenirs, quoi.
La désinvolture de Raph avait le don d’agacer Henry au plus haut point.
Que celle-ci prît la forme de cette improbable coiffure en pétard passait
encore, mais lorsqu’il s’agissait de son travail, un minimum de rigueur
s’imposait. En tant que scientifique, il aimait avant tout la précision. Il
concéda néanmoins dans un soupir :
— Oui, les souvenirs.
Raph regarda Castafolte ranger consciencieusement son matériel, sans
bouger du fauteuil dans lequel il s’était avachi. Participer à des missions à
travers le temps pour sauver le monde lui donnait un profond sentiment
d’utilité. Ce n’était pas donné à tout le monde, d’être un héros de vingt-
deux ans. Toutefois il ne voyait pas vraiment l’intérêt d’observer Henry
crapahuter dans le cerveau d’un comateux deux heures durant.
— Et du coup, vous avez trouvé ce que vous cherchiez ?
Henry fit claquer les verrous de la mallette qui contenait à présent
l’Introspecteur ® le mieux rangé du monde.
— Oui Raph, j’ai trouvé le point d’origine. C’est un dîner avec son
père, quand il avait six ans.
— Six ans ? Du coup ça veut dire qu’il faut qu’on parte en… ?
— En 2010, les amis !
Raph et Henry se retournèrent comme un seul homme vers la voix qui
avait inopinément retenti.
Le Visiteur venait d’apparaître dans l’encadrement de la porte, le doigt
encore appuyé sur le Tempusfugitron ® fixé à son poignet.
— Beau boulot, Henry ! s’exclama-t-il. Il me tarde de retourner en
2010, ça fait un moment que je me suis pas fait un petit GTA IV… Attends,
c’est sa tronche, ça ?
En deux enjambées rapides, le Visiteur se trouva au chevet de Valentin.
— La vache, on dirait un Picasso ! Si ça se trouve il vaut une blinde
maintenant ! Raph, prends-moi en photo avec lui !
— Est-ce que c’est pas… je sais pas… irrespectueux ? hasarda Raph.
— Irrespectueux de quoi ? Quand on aura annulé tout ça, cette gueule
incroyable n’existera plus, faut qu’on garde un souvenir, vas-y, prends-moi,
je te fais un duck face.
À contrecœur Raph s’exécuta… et ne put retenir un rire bête devant le
résultat.
— Et du coup, c’est quoi le plan ? demanda-t-il en reprenant son
sérieux.
— Le plan, reprit le Visiteur, c’est de l’empêcher de refuser le but
marseillais à la fin du match.
— Depuis quand vous vous intéressez au foot ?
Le Visiteur jeta un œil à Henry qui, d’un hochement de tête, lui signifia
qu’il pouvait se faire plaisir. Il prit une grande inspiration et expliqua :
— Depuis que ce match est à l’origine de la plus grande guerre civile
qu’ait connue la France ! Parce que les supporters parisiens vont camper sur
leur position et refuser de rejouer la deuxième mi-temps comme l’exigera le
camp marseillais. En 2060 les affrontements entre supporters vont
s’intensifier à tel point que le gouvernement devra décréter une loi martiale
puis interdire le foot ! Mais ça ne calmera personne et en 2073 le conflit
s’étendra à tout le territoire ! Une ligne de démarcation sera tracée entre
La Rochelle et Lyon, séparant la France entre les Parisianistes du nord et les
Marseillistes du sud. Après plus de trois siècles de guerre et environ quatre
millions de morts, le Grand Schisme finira par instaurer deux nouveaux
états, chacun doté de l’arme atomique ! Est-ce que tu visualises bien le
bordel dont on parle ?
Il avait beau y être habitué depuis la saison 1, Raph était toujours
impressionné par l’énergie que son ami mettait dans ses prédictions.
— Ouais… je crois que je visualise.
Henry s’approcha.
— Les amis, il est temps de partir pour le 16 juin 2010 à Bourg-La-
Reine.
— Et la reine on va…
— Sans faire de jeux de mots, si possible.
Chacun s’accrocha au Visiteur avant qu’il lance la formule consacrée :
— Here we go !
Un tourbillon de particules After Effects plus tard, ils avaient disparu.

Tout était calme dans le petit pavillon de banlieue.


Henry parcourait des yeux les rayonnages de la bibliothèque du salon.
Des Vargas, des Brandebourg, des Damasio… s’il n’avait déjà eu tous ces
ouvrages en mémoire, il se serait bien installé pour bouquiner !
Raph, de son côté, faisait l’inventaire des DVD et des jeux PS3. Il était
en train de se demander si l’absence de Princess Bride se remarquerait
vraiment, lorsque le bruit de la chasse d’eau le tira de sa réflexion.
Le Visiteur sortit des toilettes, un large sourire aux lèvres.
— Y a pas à dire, les chiottes, c’est la base !
Les voyages temporels avaient effectivement cette étrange faculté, outre
de défier les lois de la physique, d’engendrer de sévères perturbations
intestinales. Et s’il était stylé de faire ses besoins dans un seau à caca en
2550, le Visiteur ne crachait jamais sur la présence de ce bon vieux Jacob
Delafon durant ses missions.
— Bon alors, c’est quoi le plan ? demanda Raph sans quitter les DVD
des yeux. Vous avez besoin de moi ou je peux me mater un film ?
— On n’a pas le temps, Raph ! répliqua aussi sec le Visiteur qui venait
de boucler sa ceinture.
— On n’a pas le temps, bien sûr… mais on voyage dans le temps, non ?
Donc au final…
— Bon, c’est quoi, le problème ? s’impatienta le Visiteur. On est en
mission, là, s’agit pas de se mater des films, s’agit de sauver le monde ! Et
si on est là, c’est pour désinstaller GTA IV de la console de Valentin Peroy !
Henry intervint :
— Désinstaller le jeu, ou couper la connexion Internet de la maison, vu
qu’il joue en ligne.
Le Visiteur se tourna vers le scientifique.
— Je pense que c’est plus simple de désinstaller le jeu directement sur
la console. Pas de jeu, pas de partie, pas de partie, pas de retard à table.
— Oui c’est plus simple, concéda Henry, mais c’est suspect ! Alors
qu’un bon gros bug de box Internet c’est so 2010…
Raph, qui sentait que la conversation allait prendre des allures de fly
fucking, s’esquiva vers la fenêtre. En regardant dehors, il lui sembla
contempler sa propre époque, 2014. Il aimait participer aux missions du
Visiteur et d’Henry pour changer le cours du temps et empêcher la
destruction de l’humanité, mais parfois ces parenthèses futuristes lui
pesaient. Là, tout de suite, il aurait aimé pouvoir ouvrir la porte, lâcher un
« salut la compagnie » bien franchouillard et s’en retourner à son canapé, sa
console et son YouPorn. La vraie vie quoi.
Par la fenêtre, les pavillons s’alignaient comme des maisons Playmobil :
le gazon bien tondu, le crépi à peine émoussé par la pluie. Ces villes
champignons, déprimantes pour certains, représentaient tout ce qu’il
pouvait espérer un jour : une vie de père de famille lambda, sans histoire,
chiante au possible mais bien réelle. Parfois il se demandait si l’humanité
n’était pas mieux lotie avec son avenir apocalyptique. Certes, les zombies et
les radiations étaient de vraies plaies, mais bon sang, n’était-ce pas mille
fois plus excitant que le métro-boulot-dodo quotidien de tous les
banlieusards qui s’obstinaient à encombrer le périph chaque matin ? À
choisir, il n’était pas certain de préférer se voir au volant d’une Peugeot, au
cul à cul, écoutant Nostalgie un lundi matin, à lutter jour et nuit pour sa
survie, dans des souterrains humides et malodorants. Il y avait là quelque
chose d’héroïque qui donnait du piquant à la vie. Et pourtant, cette
désolation, car c’était bien à cela qu’était promise l’humanité, entraînerait la
mort de millions d’individus. Il ne pouvait pas sciemment souhaiter ça.
Il se demandait si ce fantasme d’une vie aventureuse n’était pas
purement et simplement l’expression de sa peur de se prendre en main, de
relever ses manches et de faire de sa vie ce qu’il voulait qu’elle soit,
lorsqu’une lueur attira son attention.
Au milieu du jardin, une lumière venait de faire son apparition à deux
mètres du sol.
Il sut tout de suite de quoi il s’agissait.
Ils étaient là, ils les avaient déjà retrouvés !
Il se retourna vers le Visiteur et Henry qui se disputaient toujours sur la
marche à suivre.
— Les gars, je crois qu’il va falloir qu’on y aille…
Personne ne lui prêtait attention.
— Je suis désolé, mais désinstaller un jeu, c’est suspect, tandis que si je
change l’IP de la box, tout le monde dira que c’est Free qui chie ! plaidait
Henry.
— Les gars… faut vraiment qu’on bouge là…
Dans le jardin, la lueur s’était élargie pour devenir un vortex.
Raph vit avec horreur des paires de rangers noires s’abattre sur le gazon.
Des silhouettes sombres se déployaient autour de la maison.
— Oui, on va bouger ! répondit le Visiteur d’une voix suraiguë qui
trahissait son exaspération, mais quand môssieur aura fini de discuter mon
plan ! On va désinstaller ce jeu parce que c’est de lui que vient le problème,
un point c’est…
La porte d’entrée vola en éclats.
— Ils sont là ! hurla Raph en se précipitant vers l’escalier.
Sans réfléchir, Henry et le Visiteur lui emboîtèrent le pas. La priorité
venait de changer : ils devaient maintenant sauver leur vie !
— Brigade Temporelle, ne bougez plus ! vociféra quelqu’un sur le seuil
au moment même où Raph, Henry et le Visiteur arrivaient à l’étage.
— Par là ! cria le Visiteur.
Ils s’engouffrèrent dans une pièce au hasard et claquèrent la porte
derrière eux.
De l’étage inférieur leur parvenait le bruit sourd d’un déploiement
militaire.
— À l’étage ! Michel, Ben, ouvrez le chemin ! ordonna une voix
autoritaire. Sécurisation du périmètre !
Les pas montaient à présent l’escalier.
— Qu’est-ce qu’on fait, putain ? hurla Raph. Ils nous ont trouvés !
— On se calme ! hurla également le Visiteur. On doit boucler cette
mission !
— Trop tard pour la mission, il faut qu’on se barre…
Henry plaqua la main sur la bouche de Raph.
Quelqu’un marchait derrière la porte.
Dans la chambre, le silence était total. Tous étaient pétrifiés dans une
position de statue constipée.
Les pas s’éloignèrent.
Le Visiteur regarda autour de lui.
— Henry ! chuchota-t-il, regarde où on est !
Henry balaya la pièce des yeux. Un lit une place, des posters au mur,
une PS3…
— La chambre de Valentin ! réalisa-t-il tout haut.
Puis fronçant les sourcils, il ajouta :
— Attends, c’est un Entrevue que je vois là ?
— On n’a plus le temps, il faut partir ! s’impatienta Raph, paniqué.
— Non, on doit d’abord désinstaller le jeu ! trancha le Visiteur.
Sans attendre il se précipita sur la console.
Raph changea de stratégie :
— Docteur, il faut qu’on s’en aille, chuchota-t-il. On peut encore
trouver une autre manière d’annuler ce match. Mais si la brigade nous
choppe, tout est perdu…
Henry semblait hésitant.
— Raph a raison, finit-il par concéder, nous devons partir. On pourra
toujours intervenir à un autre moment. Il y a cette rencontre entre Valentin
et une fille, Sandy. S’il arrive à l’heure à son rendez-vous, on peut espérer
que…
— Il n’y a rien à espérer, on désinstalle le jeu et tout s’arrête
maintenant ! répliqua le Visiteur, le regard fiévreux, tandis qu’il manipulait
la manette.
Derrière la porte, le silence s’était fait. Tout le monde dressa l’oreille.
Soudain un craquement de parquet se fit entendre.
— Dans la chambre ! Ils sont dans la chambre !
Un coup sourd fut asséné à la porte qui trembla dangereusement. D’un
regard, Henry indiqua à Raph la commode qui jouxtait la porte. Les deux
hommes poussèrent le meuble pour barricader l’entrée.
— Dépêche-toi ! Ça ne va pas tenir très longtemps ! aboya Henry à son
ami, toujours concentré sur la manette.
— Ça vient ! C’est pas ma faute si ces vieilles consoles mettent une
plombe à s’allumer !
La porte était à présent secouée de coups qui faisaient vaciller la
commode.
— OK, j’entre dans le menu…
— On y arrivera jamais, faut partir maintenant ! pleurait Raph.
— C’est bon, j’y suis…
Un craquement horrible se fit entendre. La porte était en train de lâcher.
Déjà une main gantée de noir passait par l’ouverture, cherchant à élargir
la brèche.
— Ah putain ! Une écharde ! Je suis touché ! s’écria une voix depuis le
couloir.
— Ta gueule, Michel ! Place l’écarteur ! intima la voix du chef.
Deux tiges métalliques apparurent dans l’ouverture.
Ce n’était plus qu’une question de secondes avant que la barricade ne
cède.
— On n’a plus le temps ! Ils vont entrer ! hurla Raph.
— La ferme ! J’y suis presque !
La porte céda soudain dans une explosion de planches et de copeaux.
Raph roula au sol. À travers l’ouverture béante, il distingua trois
silhouettes noires, engoncées dans des armures synthétiques.
— Laisse-moi passer, Michel ! reprit la voix la plus grave.
Un bras musclé pénétra la plaie de la porte éventrée et saisit le rebord de
la commode. D’un mouvement sec, il projeta le meuble dans un coin de la
pièce.
Le Visiteur détacha ses yeux de l’écran au moment où la porte s’ouvrait
à la volée.
Sur le seuil, une imposante silhouette se dessinait dans la pénombre du
couloir. Le colosse fit un pas en avant, puis balaya la pièce du regard,
s’arrêtant sur chacun de ses occupants.
Derrière la visière fumée du casque rutilant, le Visiteur cru deviner le
reflet d’un regard bleu acier.
— Ne bougez plus ! dit simplement l’homme.
Dans son dos, une autre silhouette brandissait déjà ce qui semblait être
une arme de poing.
Une lueur scintilla au centre du canon, tandis qu’elle émettait le bruit
caractéristique des accumulateurs de puissance en chargement.
Il était trop tard pour bouger. Le Visiteur ne pouvait que contempler la
lueur s’intensifiant devant ses yeux, avant le coup fatal.
— Non ! cria le colosse.
Le rayon partit dans un éclair aveuglant.
Le brigadier donna un coup d’épaule à son collègue, et dévia le tir au
tout dernier moment. Le faisceau de lumière vint heurter le mur, frôlant le
visage du Visiteur toujours pétrifié.
Ne perdant pas un instant, Henry se précipita sur son ami, suivi par
Raph qui dans un mouvement désespéré plongea, le bras tendu vers la
cheville du Visiteur.
— Maintenant ! hurla Henry.
Mais déjà le colosse levait à son tour son arme, dont la luminosité du
canon croissait.
— Ne bougez plus, je ne le répéterai…
Avant qu’il eût terminé sa phrase, les trois voyageurs temporels avaient
disparu.

Dans la maison, un silence pesant s’installa.


Immobile sur le seuil de la chambre, le brigadier-chef semblait songeur.
Enfin, l’un de ses hommes osa une question :
— Pourquoi vous m’avez empêché de…
D’un geste, le brigadier-chef fit taire son adjoint. Lentement il ôta son
casque, découvrant un visage anguleux, une large balafre courant depuis la
base du front jusqu’à la paupière qui surplombait un œil bionique.
— On ne freeze personne sans que j’en aie donné l’ordre, dit-il
simplement.
Il porta son poignet à sa bouche :
— Doc, demandez à Ycare l’ouverture du portail de repli. La mission
est terminée.
Dans un mouvement collectif et répété, tous les hommes en noir
regagnèrent le vortex qui venait de se rouvrir dans le jardin. Tandis que son
équipe y disparaissait, le brigadier resté seul dans la chambre balaya la
pièce une dernière fois du regard. Un bip se fit entendre à son poignet. Il
répondit sans attendre la question.
— C’était bien eux, Constance. Ils ont filé.
II

— Putain ! On était à deux doigts d’y arriver ! Ça me vénère, les


missions qui foirent au poil de cul !
Dans le Laboratoire Castafolte, le Visiteur ne décolérait pas. Il faisait les
cent pas autour de la table de travail, jonchée de composants électroniques.
— Peut-être qu’on aurait dû commencer par modifier l’IP de la box,
hasarda Henry, narquois.
Le Visiteur le foudroya du regard.
— Ça va, Henry ! Fais pas le gamin, je suis pas d’humeur ! Ça n’aurait
rien changé ! Ils nous trouvent de plus en plus vite, comment ça se fait ?
Avant, on pouvait aller chier tranquille et se faire une partie de Jungle
Speed avant qu’ils nous tombent dessus, qu’est-ce qui se passe ?
Henry souffla tranquillement sur sa tasse de tisane. Il avait calculé que
les infusions Saveur du Soir n’étaient réellement délectables qu’entre 50 et
60 degrés Celsius. Il n’était plus très loin de l’orgasme gustatif.
— Je pense que l’algorithme de leur traceur est évolutif. Cette machine
qu’ils appellent Ycare devient de plus en plus intelligente. Elle analyse nos
modes d’intervention et prédit notre comportement. Personnellement, je
trouve ça fascinant et je ne serais pas étonné qu’un de mes Castafolte en
soit l’opérateur.
Le Visiteur lui jeta un regard lourd de sous-entendus.
— Je veux dire… un Castafolte. Vieille habitude, corrigea Henry.
— Oui bah en attendant, Castafolte ou pas on est bien dans la merde si
on peut plus bouger sans que la Brigade Temporelle nous tombe sur le coin
de la gueule !
Dans un angle, Raph gardait le silence. Il ne pouvait s’empêcher de
repenser à cette silhouette massive qui les avait menacés. Une silhouette
qu’il ne connaissait que trop bien. Comment avaient-ils pu en arriver là, eux
qui étaient jadis un crew, une équipe soudée ? Pourquoi se retrouvaient-ils
aujourd’hui ennemis ?
En réalité, il le savait très bien. Mais cette réalité lui était pénible à
accepter.
— Vous croyez qu’il l’aurait fait ? demanda-t-il.
Henry suspendit son geste, les yeux perdus dans le vague. Le Visiteur
ne se retourna pas tout de suite, comme touché par un projectile inattendu.
Raph continua :
— Je veux dire… il nous aurait arrêtés comme ça ? Comme si on était
de vulgaires clochards du temps échappés de Néo-Versailles ?
Henry et le Visiteur échangèrent un regard gêné.
— Mattéo doit faire son travail, finit par dire le Visiteur. Ce n’est pas
contre nous, c’est son taf, c’est tout. Il doit obéir à Constance, on ne peut
pas lui en vouloir.
— Bien sûr, murmura Raph. Mais il y a quand même une différence
entre des gens qui voyagent dans le temps à des fins personnelles et nous.
Merde quand même, nous on essaye d’empêcher des catastrophes, on veut
sauver l’humanité ! La Brigade ne devrait pas nous empêcher de faire ça,
non ?
— La Brigade est une entreprise gouvernementale maintenant, intervint
Henry. Ce sont des fonctionnaires. Ils font ce qu’on leur dit.
— Pôle Emploi aussi, ce sont des fonctionnaires, renchérit Raph. On
leur dit pas de faire de la merde et pourtant ils se privent pas !
— Eh bien faut croire qu’on est tombés sur des fonctionnaires zélés,
trancha le Visiteur. Mattéo n’a jamais fait les choses à moitié, c’était sa
force lorsqu’il était avec nous.
Il détourna le regard.
— Et aujourd’hui on en paie le prix.
Personne ne trouva quoi répondre.
À l’extérieur, les grognements assourdis des zombies qui peuplaient les
souterrains de 2550 se mêlaient aux bruits des canalisations rouillées. Bien
entendu, personne n’y prêtait attention. Ça faisait partie du charme, aurait
pu dire un bon agent immobilier.
Henry but une gorgée de tisane. Pas exactement à point, mais pas loin.
— Est-ce qu’on ne devrait pas leur montrer ? demanda-t-il.
Le Visiteur se tourna lentement vers son ami avant de siffler entre ses
dents :
— Leur montrer quoi, Henry ?
Castafolte sentit que la discussion allait prendre une tournure musclée,
même s’il ne parvenait pas à se l’expliquer. Mais il était trop tard, il avait
lancé le sujet.
— Eh bien, l’Autre Monde, continua-t-il, celui pour lequel on se bat.
Raph s’approcha, conscient que le sujet était important.
— C’est vrai, si la Brigade savait pourquoi on fait tout ça, ils nous
laisseraient faire. Il faudrait leur dire qu’il existe un univers parallèle où
l’humanité ne s’est pas détruite, qu’un futur potable existe, sans zombies,
sans radioactivité ni rien ! Mattéo pourrait nous aider à…
— Mais vous rêvez ! le coupa le Visiteur. L’Autre Monde, personne ne
peut y croire tant qu’on ne l’aura pas créé ! C’est ça qu’on fait !
— Mais toi, tu l’as vu, reprit Henry. Alors si eux aussi pouvaient le voir,
ça les aiderait à comprendre…
Il marqua une pause.
— Ça nous aiderait tous.
Le Visiteur le fixait d’un regard intense.
— Attendez, qu’est-ce que vous êtes en train de me dire, là ? Vous êtes
en train de me lâcher, c’est ça ?
Raph et Henry se jetèrent un regard.
— Mais non, tempéra Henry, tout ce que je dis c’est que si on pouvait
voir cet Autre Monde, ça rendrait notre combat un peu plus… concret.
— Parce que c’est pas assez concret, ce qu’on fait ? explosa le Visiteur.
Éviter la guerre civile Paris-Marseille qui va tuer des millions de personnes,
manquer de se faire buter à Bourg-La-Reine en 2010, c’est pas assez
concret pour vous ? !
Il frappa ses poings crispés sur le rebord de la table et plongea son
regard dans celui d’Henry. Sous la lumière crue du tube fixé au plafond, les
traces de sang qui encadraient son visage depuis les tempes jusqu’à la
racine des cheveux avaient l’air de sinistres taches de naissance. Son nez
aquilin et ses lèvres blanchies par un rictus de tension contenue lui
donnaient clairement l’apparence d’un renard. Mais en mode rageux.
— Écoute, commença Henry…
— Non, c’est toi qui vas m’écouter, Henry, le coupa son ami. Vous allez
m’écouter tous les deux ! Ce que je fais, j’ai toujours cru que je devrais le
faire seul. Parce que bizarrement, ici, les gens n’en ont rien à foutre de la
destruction de l’humanité. Ici, les gens ne pensent qu’à passer la nuit sans
se soucier de la suivante. Ici, tout le monde s’en bat les couilles du passé !
Il se tourna vers Raph :
— Et dans le passé, tout le monde se fout du futur ! Trier le verre et le
carton, ça suffit à leur donner bonne conscience. Alors oui, quand j’ai
commencé les missions, je comptais pas vraiment monter une équipe. Sauf
que vous êtes là. Et aujourd’hui je réalise que j’ai une chance incroyable
d’avoir des amis pour m’aider dans cette tâche. Sans vous, on serait morts
depuis longtemps, et il n’y aurait plus aucun espoir. Vous êtes les seuls à
croire en moi, en ce que je fais.
Il s’approcha de Raph et se planta face à lui, sans le quitter des yeux.
— Raph, tu te souviens du temps que ça t’a pris pour me faire confiance
la première fois que je t’ai rendu visite en 2009 ? Pour croire qu’il était
possible qu’un type vienne du futur pour t’aider ?
Raph ne pouvait détacher son regard du sien. Évidemment, qu’il se
souvenait. Leur relation n’avait pas été facile au début. Mais en même
temps, qui aurait pu gober sans poser de question qu’une simple canette
jetée à côté d’une poubelle pouvait mener l’humanité à sa perte ? Les suites
de causalités, tout évidentes qu’elles soient dans l’esprit du Visiteur, ne
pouvaient que paraître fumeuses à un esprit cartésien du début du
e
XXI siècle. Raph avait fini par le comprendre et, plus important encore, il
avait fini par comprendre cet homme improbable, vêtu d’un vieux blaser de
récupération et d’un pantalon d’éboueur qui lui donnait l’apparence d’un
clochard hystérique.
Mieux, il était devenu son ami.
— Je me souviens, souffla-t-il simplement, gagné par l’émotion.
Le Visiteur eut un sourire triste. Le genre de sourire qui aurait pu lancer
un flash-back sur leurs aventures passées si un réalisateur à casquette s’était
trouvé dans la pièce.
Au lieu de ça, il se tourna vers Henry.
— Et toi, Henry, mon plus vieil ami, tu te souviens ? C’était quoi la
probabilité qu’on se rencontre au fin fond de cette prison nécrophile ?
Henry ne répondit pas. Le calcul était pourtant assez simple compte
tenu de la surface habitable de la terre à cette époque, de la population
globale et du nombre de cellules dans la prison. Mais il sentait que dans cet
instant dramatique, la question n’attendait pas de réelle réponse.
Son ami continua :
— Si tu n’avais pas été là dans cette cellule, aujourd’hui je serais mort.
Avec un trou de balle profond comme le Tardis. Mais tu as cru en moi et on
a pu s’échapper ensemble. Et depuis on fait une équipe plutôt stylée, non ?
— C’est vrai, admit Henry qui était lui aussi soudainement gagné par
l’émotion du souvenir.
Le Visiteur avait, il est vrai, beaucoup de défauts, mais on ne pouvait
pas lui enlever son incroyable capacité à capter l’attention, à galvaniser les
troupes, à émouvoir. Pour Henry, c’était une sorte de leader malgré lui, qui
embrassait sa cause sans se poser de question et avec un talent qui le
destinait tout naturellement à faire ça et rien d’autre. De manière peu
orthodoxe, certes, mais avec une touchante efficacité.
— Combien de catastrophes avons-nous empêchées ensemble ?
poursuivit le Visiteur. Combien de vies avons-nous sauvées sans voir
directement les conséquences de nos actes ?
Il n’avait pas tort. Sauver l’humanité d’elle-même avait été ces
dernières années un travail ingrat, fait de changements minimes dont
l’accumulation seule pourrait être appréciée à sa juste valeur le jour venu.
— Et tout ça, nous l’avons réalisé avant même que vous sachiez que je
venais de cet Autre Monde. Alors, aujourd’hui, je vous demande juste de
continuer à me faire confiance. Comme vous l’avez fait jusqu’à présent,
dans des circonstances parfois bien pires.
Il tendit le bras et vint placer la main au centre de la table.
Raph avait du mal à croire ce qu’il voyait.
Étaient-ils vraiment supposés se faire un check de Mousquetaires ? Le
genre de truc qui n’est plus autorisé après le collège, sauf pour les sportifs
de haut niveau et dans la stricte intimité d’un vestiaire chaud, humide et gay
friendly ?
— Euh… ça fait pas un peu…
— On est avec toi ! le coupa Henry en plaçant sa main dans celle du
Visiteur. Tu sais combien l’Autre Monde est important pour moi. Voyager
dans les étoiles, voir l’avenir de l’être humain, c’est le rêve ultime de tout
humaniste ! Mais savoir que tu viens de ce monde me suffit. Parce que j’ai
confiance en toi.
Le Visiteur lui jeta un regard plein de gratitude.
— Et toi Raph, tu as confiance en moi ?
À contrecœur, Raph s’approcha à son tour et vint placer sa main par-
dessus celles de ses amis.
— J’ai confiance en toi, oui, souffla-t-il en levant les yeux au ciel.
Ils restèrent dans cette position héroïque de longues secondes. Le
silence était total.
— Vous êtes tellement gay, les mecs, lâcha finalement le Visiteur avant
d’exploser de rire.

Lorsque le regard d’Henry retomba sur sa tasse de tisane, celle-ci était


froide depuis longtemps. Elle n’aurait pas la même saveur réchauffée,
c’était certain. Il la vida donc dans l’évier, non sans lâcher un
grommellement contrarié.
Il était seul à présent. Raph et le Visiteur étaient partis boire des verres
au Premier Pub après l’Apocalypse, une taverne branchée de 2550. Non
que l’endroit fût particulièrement en vogue, mais il avait le mérite d’être
branché à une source d’énergie électrique, ce qui était assez rare à cette
époque.
Tout en raccordant l’unité de contrôle de l’Introspecteur ® à son
ordinateur, Henry ne pouvait s’empêcher de repenser à leur conversation de
l’après-midi. L’Autre Monde.
Lorsque le Visiteur lui avait révélé l’existence de cet univers alternatif,
Henry avait été bouleversé. Voyager dans les étoiles avait toujours été son
rêve. Découvrir le monde au-delà de la terre, porter sa connaissance par-
delà les frontières de l’orbite terrestre et pourquoi pas, s’enrichir au contact
de nouvelles formes de vie, tout cela représentait pour le scientifique qu’il
était une perspective incroyablement excitante.
Tandis que les appareils se synchronisaient, il s’approcha de l’étagère
qui surplombait l’établi. Il laissa son doigt parcourir la tranche des ouvrages
qui s’y trouvaient. Son index ganté de latex s’arrêta sur un petit livre dont la
reliure de cuir tanné trahissait l’ancienneté. Il l’extirpa de son logement.
Le Sidereus Nuncius avait toujours revêtu une importance particulière à
ses yeux. Scientifiquement, d’une part, car l’ouvrage était le premier traité
d’astronomie s’appuyant sur l’observation du ciel à l’aide d’une lunette.
Pour la première fois un œil surpuissant s’était levé vers l’immensité céleste
avec l’appétit curieux d’en percer les mystères. Cette démarche l’émouvait :
observer et voir pour comprendre avec humilité. L’Humanité n’avait pas
accompli que de belles choses, la destruction de la Terre en témoignait,
mais ce petit ouvrage à l’encre passée en était une.
D’autre part, sa fibre humaniste ne pouvait s’empêcher d’éprouver une
certaine compassion pour l’auteur, Galilée, qui avait dû se dédire face à la
pression religieuse de son époque. Découvrir la vérité mais devoir la garder
pour soi, voilà qui était une épreuve qu’Henry ne pouvait qu’admirer, tout
en se demandant s’il en aurait été lui-même capable. Parfois le choix de
Galilée lui semblait lâche. N’aurait-il pas dû se sacrifier en clamant la vérité
de l’héliocentrisme ? L’humanité n’aurait-elle pas fait un bon considérable
dans sa lutte contre l’obscurantisme ?
Il ouvrit le livre et commença à le feuilleter délicatement. Tant d’années
séparaient sa main de celle de l’auteur qu’il lui semblait devoir observer un
respect quasi religieux en manipulant l’ouvrage.
Soudain quelque chose glissa entre ses doigts. Henry reposa le livre et
déplia le papier qui l’attendait dissimulé entre deux pages poussiéreuses. Il
savait très bien de quoi il s’agissait mais il ne put s’empêcher de sourire en
découvrant une nouvelle fois les plans de son Castaship.
Tout lui était venu en un soir, peu après la révélation du Visiteur. Il avait
déroulé les calculs avec une étonnante fluidité, trouvant quasi
immédiatement les solutions aux problèmes qui se présentaient à lui. Les
matériaux du fuselage, les dimensions de l’habitacle, le nombre de réacteurs
pour assurer la précision des manœuvres, tout avait jailli dans un grand élan
d’enthousiasme et d’excitation.
Il s’était vu décoller, jeter un dernier regard vers la Terre avant de
s’élancer dans l’inconnu. Le vide intersidéral était une immense page vierge
qui n’attendait que son Christophe Colomb. Bien sûr, il aurait fait une halte
sur Pluton pour voir de ses yeux comment les Hommes avaient pu faire de
ce caillou glacé la destination favorite des vacanciers en mal de quiétude et
de repos. Il aurait peut-être capturé un moustique plutonien pour l’étudier à
ses heures perdues, après quoi il aurait pris la direction d’Alpha du
Centaure. Pulsars et comètes auraient jalonné son chemin durant des mois,
peut-être même des années. Que n’aurait-il pas découvert à des milliards de
kilomètres de son laboratoire ? Que n’aurait-il pu accomplir à son retour sur
Terre, fort de ce nouveau savoir ? L’Humanité n’aurait-elle pas pris un
nouveau départ ? Le début d’une nouvelle ère, aimait-il à croire…
Mais pour l’heure, le Castaship n’était fait que de papier. Il attendait
patiemment son heure, dissimulé au cœur d’un traité d’astronomie.
Henry replia la feuille et la replaça méticuleusement dans le Sidereus
Nuncius.
Il se sentait mieux, comme rasséréné par cette perspective
fantasmagorique. Le Graal que représentait son futur vaisseau spatial lui
redonnait immanquablement espoir lorsque le doute venait le ronger. Une
sorte de piqûre de courage, lui rappelant pourquoi il se battait.
Bien sûr, l’idée de construire une machine pour voir l’Autre Monde
l’avait traversé. Un portail qu’il aurait pu activer d’un simple bouton, pour
aller se balader dans l’univers d’où venait le Visiteur chaque fois que
l’envie l’en aurait pris.
Mais tous ses calculs tendaient à prouver que c’était impossible.
Il avait pourtant passé des nuits entières, penché sur des équations plus
longues que l’intégrale de Plus Belle La Vie, sans résultat. L’Autre Monde
se dérobait irrémédiablement à sa vue. La décohérence le tenait en échec.
Un bip le tira de sa réflexion. L’Introspecteur ® était synchronisé, il
allait pouvoir mettre à jour son système d’exploitation.
Henry saisit son clavier mou – un cadeau bien pratique qu’il s’était fait
en quittant son précédent emploi chez les Missionnaires. Il y avait quelques
défauts de stabilité dans l’interprétation des souvenirs qui nécessitaient son
attention.
Il pénétra le bios. Sur l’écran, les symboles verts s’affichèrent en
cascade. Henry n’avait aucun mal à les lire, comme on lit un bon livre. Il
enchaîna les commandes. Ses doigts effleuraient le clavier sans un bruit. Il
lui arrivait souvent de perdre la notion du temps lorsqu’il travaillait.
Il était en train de caresser l’idée de se faire une nouvelle tisane lorsque
l’alarme de la porte principale se fit entendre.
Il se redressa, étonné. Raph et le Visiteur étaient déjà de retour ?
Un œil à l’horloge lui indiqua qu’à peine une heure s’était écoulée
depuis leur départ. Leur était-il arrivé quelque chose ?
On frappa à la porte.
Ce n’était pas normal, Raph et le Visiteur ne frappaient jamais, ils
connaissaient le code.
Henry posa sa main sur la poignée mais retint son geste. Pourrait-il
s’agir d’une attaque de zombie ?
Il chassa vite cette idée ridicule : les zombies ne frappaient jamais aux
portes.
Il ouvrit.
L’homme qui se dressait face à lui portait un long manteau d’un noir
profond.
C’était un parfait inconnu.

— Tisane ?
— Volontiers.
— Sucre ?
— S’il vous plaît.
Henry déposa une tasse fumante face à l’homme qui avait pris place à
table. Les visites étaient suffisamment rares pour justifier une petite
infusion. Et puis, au fond, ce n’était pas parce que le monde partait à vau-
l’eau qu’il fallait se priver d’un peu de bienséance. Ou de gourmandise
selon la manière dont on considérait les choses.
— Bien, commença Henry en s’asseyant, je ne crois pas vous avoir déjà
rencontré, Monsieur…
L’homme au manteau noir huma un instant sa boisson avant de
répondre. Henry ne savait s’il devait y voir le comportement d’un homme
trop longtemps privé de tisane – ce qui appelait une certaine compassion –
ou simplement celui d’un parano craignant l’empoisonnement, auquel cas il
pourrait se sentir vexé. Dans le doute, il ne s’offusqua pas.
— Mon nom importe peu, docteur Castafolte. Vous êtes la personne
importante ici.
— Certes, opina Henry. Je veux dire… Je suis flatté que ma réputation
m’ait précédé.
Il but une gorgée, soudain honteux de cet élan de suffisance.
— Si je m’adresse à vous, reprit l’homme, c’est parce que je pense que
vous êtes la seule personne à pouvoir m’aider. À pouvoir nous aider, pour
être exact.
Cette petite flatterie supplémentaire ne fut pas sans effet sur l’ego du
scientifique qui, une fois de plus, dut boire une gorgée de tisane.
L’homme continua :
— Je voudrais vous proposer du travail.
La moustache d’Henry marqua une pause, si tant est que cela soit
possible.
— Du travail ? Quel genre de travail ? balbutia-t-il, pris de court.
L’homme avait posé sur lui un regard indescriptible. Quelque chose
avait imperceptiblement changé dans l’œil bleu nuit de son visiteur.
— Je ne peux pas vous dire de quoi il s’agit. Pas ici.
Allons bon ! Des mystères ! Castafolte avait horreur de ces procédés
scénaristiques qui ne faisaient que retarder l’action. Si quelqu’un avait
quelque chose à dire, qu’il le dise ! Ou alors qu’il ne vienne pas dans
l’histoire, qu’il se contente de la lire ! Un peu comme ces mourants qui
mettaient un point d’honneur à déblatérer tout un tas d’inutilités et qui
finissaient par claquer connement avant d’avoir délivré leur message.
— Écoutez, répliqua sèchement Henry, si vous comptez claquer
connement ici avant d’avoir délivré votre message, je préfère vous dire tout
de suite que je ne suis pas intéressé. Voyez-vous…
— Ce n’est pas moi qui vais mourir, docteur, l’interrompit l’homme en
noir, soudain grave.
Henry se raidit, son visiteur venait de capter son attention.
— Qui va mourir ? finit-il par demander, dissimulant mal une angoisse
naissante.
L’homme le scruta encore un instant. Son visage se décontracta soudain
de façon tout à fait inattendue.
— Personne, en fait, mais il fallait bien que je trouve un truc un peu
dramatique à dire pour vous interrompre.
La moustache d’Henry se sentit roulée dans la farine. Or farine et
moustache ne faisaient guère bon ménage en dehors des agences de
communication parisiennes, même à cette époque.
La conversation prenait une tournure assez inattendue. Henry lui-même
n’était pas certain d’en saisir toute la logique. Sentant son trouble, l’homme
reprit :
— En fait, docteur, j’aurais besoin de votre aide pour réparer une
machine.
— Une machine ? Vous savez, je ne fais pas de maintenance, répondit
Henry qui sentait poindre une légère déception.
Qu’on vienne le solliciter pour ses compétences scientifiques le flattait,
mais qu’on le prenne pour un vulgaire garagiste de l’électronique était
quelque peu insultant.
— Je ne pense pas que vous ayez jamais vu une telle machine, répondit
l’homme sans se démonter.
Henry reposa sa tasse de tisane comme pour donner plus de poids à ce
qu’il s’apprêtait à dire :
— Vous savez, cher monsieur, des machines, j’en ai vu beaucoup. Et
j’en ai construit un paquet aussi. Alors quand bien même il s’agirait d’un
grille-pain capable de danser sur du Jacky Wilson, réparer une machine, ça
s’appelle de la maintenance. Et vous m’excuserez, mais j’ai ici des tâches
beaucoup plus importantes !
L’homme lui désigna l’Introspecteur ® :
— Comme réparer cette machine ?
— Exactement ! Enfin non, là c’est pas pareil ! Déjà c’est MA machine,
et en plus je ne la répare pas, je l’améliore.
Le silence retomba autour de la table, chacun soufflant sur sa tasse de
tisane.
— Vous avez tort, docteur, je suis prêt à parier que cette machine vous
intéresserait.
— Eh bien si vous en êtes aussi sûr, apportez-la-moi et je vous dirai ce
que j’en pense !
— Je ne peux pas vous l’apporter.
— Comme c’est pratique ! s’exclama Henry, soudain sarcastique. Vous
venez ici, sans me dire votre nom, pour me parler d’une machine dont vous
ne pouvez pas me parler. Sérieusement, vous pensiez que j’allais faire
quoi ? Vous suivre au diable vauvert ?
Henry croisa ses bras, satisfait d’avoir pu lui caler un diable vauvert.
Sentant que la conversation touchait à sa fin, l’homme reposa sa tasse et
se leva.
— Je vous croyais curieux, dit-il simplement.
— Effectivement, je suis curieux, siffla Henry, mais je n’aime pas
gaspiller mon temps pour autant.
Posant sa tasse, l’homme se leva de nouveau. Personne ne fit attention
au faux raccord.
Il se dirigea vers la porte sous le regard impatient d’Henry.
Avant de sortir, la silhouette noire ajouta :
— Vous transmettrez mes amitiés à Renard.
Henry faillit avaler de travers.
Que venait-il de dire ? Renard ?
Était-il possible que cet homme connût l’un des secrets les mieux gardés
de ces souterrains ?
— Attendez, l’arrêta Henry. Qu’avez-vous dit ?
Lorsque l’homme lui fit face, un large sourire lui barrait le visage.
Visiblement, il avait obtenu l’effet escompté.
— Vous travaillez avec lui n’est-ce pas ?
Le regard pénétrant que l’homme fixait sur lui accrut encore d’un cran
la tension qui venait de s’emparer d’Henry.
— Qui êtes-vous ? demanda-t-il, soudain en alerte.
— Je vous l’ai dit, mon nom est sans importance, je n’en ai pas
vraiment d’ailleurs. Comme votre ami.
Il marqua une pause, semblant chercher ses mots.
— Disons simplement que je suis un vieil ami. Un loup parmi la Meute.
— Comment connaissez-vous son nom ?
— J’étais là quand on le lui a donné.
Cette dernière phrase eut l’effet d’un coup de tonnerre dans l’esprit
d’Henry. Si ce que cet homme disait était vrai, cela signifiait qu’il avait
rencontré le Visiteur dans ses jeunes années. Bien avant qu’il ne le
rencontre lui-même.
Henry ne savait pas grand-chose du passé de son partenaire, celui-ci se
montrant toujours évasif sur le sujet. L’éventualité de rencontrer un de ses
amis d’enfance ouvrait de nouvelles perspectives.
— Vous êtes… un ami d’enfance ? hasarda Henry.
Le sourire de l’homme se mua en une sorte de rictus indéchiffrable,
entre tristesse et amusement.
— Je l’ai peut-être été. Mais tout cela est très loin à présent. Passez-lui
simplement le bonjour de Notre part. Au revoir, docteur.
L’homme s’apprêtait à franchir la porte quand Henry le retint de
nouveau. Une pensée venait de l’étreindre. Une sorte de lueur d’espoir et de
curiosité mêlées.
Il s’approcha :
— Pardonnez-moi, mais si vous l’avez connu enfant, alors cela signifie
que vous aussi vous venez de…
Henry ne parvenait pas à finir sa phrase. L’homme sembla comprendre
le sens de sa question.
— De l’Autre Monde ?
Henry retint sa respiration. À présent il n’y avait plus de doute permis,
cet homme disait la vérité. Il avait connu le Visiteur jeune, et plus important
encore il connaissait l’existence de l’Autre Monde.
L’homme pencha la tête de côté, comme étonné.
Henry sentit que quelque chose était sur le point de basculer. Mais il
était trop tard pour faire machine arrière.
— Est-ce là ce qu’il vous a raconté, docteur ? Qu’il venait de l’Autre
Monde ?
III

Plus tard ce soir-là, quelque chose heurta la porte du laboratoire.


Le bruit sourd du choc fut immédiatement suivi d’éclats de rire étouffés.
La porte s’ouvrit avec peine.
— Oh là là, mec, c’est pas possible de pas tenir l’alcool comme ça !
La chevelure hirsute de Raph se dessina dans l’entrebâillement de la
porte. La tête coincée sous son épaule, le Visiteur l’aidait à tenir debout.
— Eh, Henry, le Petit s’est mis une bonne caisse !
— Ça va j’ai dit ! J’ai dit… ça va ! se justifia Raph, immédiatement
contredit par la lividité de son teint.
Marchant avec peine, le Visiteur le déposa le long d’un mur, non loin
d’une étagère à laquelle Raph s’accrocha sans réfléchir. Il avait tout de la
coquille de noix agrippée à une amarre de fortune. À cela près que le roulis
était exclusivement dans sa tête.
— C’est sûr que ça change du jus de chaussette de Néo-Versailles !
s’amusait le Visiteur. Moi franchement ça va, je tiens une de ces patates…
Il se tut en croisant le regard d’Henry.
Visiblement son ami n’était pas dans les meilleures dispositions.
Il était assis à table et le fixait les bras croisés. Les lambeaux de blouse
qui pendaient à ses manches lui donnaient des allures de docteur Mengele
revenu d’entre les morts. La moustache, qui répondait aux sourcils froncés
dans un parallélisme pilaire strict, accentuait encore l’impression de
sévérité du tableau.
Le Visiteur opta pour la légèreté.
— Et toi ça va ? Tu t’es bien amusé avec tes machines ? Je pensais te
trouver le nez fourré dans un disque dur…
— J’ai eu de la visite, le coupa Henry, glacial.
Le Visiteur feignit l’indifférence.
— Ah oui ? C’est bien ça ! Enfin du moment que ça t’empêche pas de
travailler, je veux dire. Bon ben moi je pense que je vais aller me pieuter,
parce que finalement j’ai l’impression que j’en tiens aussi une petite. Allez !
Bonne nuit, Henry…
— Un de tes amis d’enfance, lâcha Castafolte sans le quitter des yeux.
Le Visiteur suspendit son geste. Une grosse explication allait avoir lieu,
il ne pourrait pas y couper.
— Ah ? Un ami d’enfance ? Ça m’étonne… il a dit son nom ?
— Non.
— Ah bah tu vois, sûrement un type prêt à raconter n’importe quoi pour
te vendre des composants à un prix exorbitant ! Tu sais Henry, je suis
conscient que tes recherches sont importantes, mais on peut pas se
permettre d’acheter tout à n’importe quel prix, juste parce qu’un
représentant de je sais pas quoi vient sonner ici…
Henry ne répondait pas, il laissait son ami s’enfoncer.
— Il a l’air vénère, le docteur, nan ? intervint Raph.
Le Visiteur reçut cette remarque comme une double mauvaise nouvelle.
Visiblement l’alcool avait désactivé les filtres « diplomatie » et « fermer sa
gueule » de son jeune ami hirsute.
— Tu trouves ? essaya-t-il de feindre. Non, c’est la moustache qui fait
un peu sévère, mais faut pas se fier aux apparences…
— Ah bah si, insistait Raph, il a l’air carrément furax, là, vous voyez
pas comme il est tout crispé, tout contenu ? Hein, docteur ? C’est pas de la
constipation, c’est de la colère, ça !
— Tu es bourré, Raph ! siffla le Visiteur.
— Il a raison ! rétorqua Henry. Je crois qu’il y a deux, trois points que
nous allons devoir éclaircir ce soir.
Sentant que toute résistance serait vaine, le Visiteur vint s’asseoir face à
son ami. Il se laissa tomber sur sa chaise avec un soupir de résignation.
Raph observait la scène de ses yeux mi-clos, un petit sourire aux lèvres.
— Vous savez à quoi ça me fait penser ? déclara-t-il, soudain
sentencieux. Ça me rappelle quand Stella et moi on se disputait. C’était
souvent elle qui m’attendait pour me mettre cher… Du coup, docteur,
j’imagine que ça fait de vous la femme du couple. No offense.
— Sauf que moi je suis là, Raph, et on ne peut pas en dire autant de
Stella, répondit Henry dans un accès d’impatience.
La réplique était partie sèchement. Trop sèchement pour être
parfaitement réfléchie. Henry s’en voulut instantanément.
Raph avait blêmi.
— Mais… mais… mais vous êtes méchant, docteur ! ! !
Dans son angle de mur, Raph explosa d’un sanglot bruyant et baveux.
Henry soupira, il s’excuserait plus tard. Pour l’heure il devait se montrer
ferme.
Saisissant l’occasion de la diversion qui s’offrait à lui, le Visiteur tenta
une sortie :
— C’est malin, tu as fait pleurer le Petit ! Tu sais que c’est encore frais
pour lui, tout ça…
— Ne change pas de sujet, Renard, l’arrêta Henry.
Si son ami prenait la peine de l’appeler par son prénom, ils avaient un
sérieux problème.
Tel un enfant dont la mère déclame intégralement l’état civil dans les
moments de réprimande, le Visiteur se tut et attendit qu’Henry ouvre enfin
les hostilités.
— L’homme qui est venu me voir prétend que vous avez passé votre
enfance ensemble…
— Je te l’ai dit, ça ne veut rien dire du tout. À la limite, si tu avais un
nom…
— Il connaissait ton nom.
Le Visiteur eut besoin d’une seconde pour enregistrer l’information.
— Il connaissait mon nom… tu veux dire… ?
— Oui, Renard ! Il connaissait ton nom de merde, celui qu’on s’efforce
de cacher !
Le Visiteur ne releva pas l’insulte. Derrière ses yeux défilait la courte
liste des gens en possession de cette information. Des silhouettes
fantomatiques commençaient à émerger des brumes du passé, et leur
résurrection ne présageait rien de bon.
— Bon, et il avait l’air de quoi, ce type ? questionna-t-il en tentant de
conserver son apparente décontraction.
— Taille moyenne, cheveux bruns ou très sales, un grand manteau
noir…
— Hm, c’est vague ça, Henry…
— Il a dit qu’il était « un loup parmi la Meute ».
Henry remarqua le tressaillement de son ami à ces derniers mots. Il
avait touché juste, l’histoire se confirmait.
De son côté, le Visiteur sentait bien qu’Henry avait senti son
tressaillement. Et Henry sentit qu’il le sentait également.
Un reniflement sonore brisa cette remarquable mise en abyme.
— STELLAAAAAA… ! ! ! Elle m’a laissé tout seul !
Les larmes qui roulaient sur les joues de Raph se mélangeaient à présent
à une sécrétion jaune clair qui s’échappait abondamment de son nez. Son
visage congestionné et ses couinements plaintifs lui donnaient des allures
de goret abandonné dans la ville.
— Plus tard, Babe ! lui intima le Visiteur.
Raph ouvrit des yeux ronds, soufflé par la surprise.
— Mais… VOUS AUSSI VOUS ÊTES MÉCHANT ! ! !
Et il reprit ses sécrétions.
Le Visiteur se leva d’un bond et commença à faire les cent pas autour de
la table, trahissant sa nervosité montante. Henry ne le quittait pas des yeux.
— Ça te parle, ça, la Meute ? poursuivit le scientifique.
— La Meute ?… la Meute… La Meute-la-Meute-la-Meute…
Henry était toujours surpris de constater que son ami, pourtant si prompt
à mettre au point des plans fondés sur les mensonges les plus improbables –
à base de vomi dans la bouche ou de slip sur la tête, par exemple – pouvait
se révéler piètre comédien dans certaines circonstances. La pantomime
grotesque qu’il avait sous les yeux lui faisait penser malgré lui que ce
Renard-là ne ferait jamais le Conservatoire National d’Art Dramatique de
Paris.
Mais Henry n’était pas certain de savoir pourquoi il pensait à ça.
— Tu as fini ? lâcha-t-il dans un soupir excédé.
— Ah oui ! La Meute ! ! ! Ça y est ! Non, j’ai mis un peu de temps à
retrouver parce que la majuscule est pas évidente à entendre !
Le rire nerveux du Visiteur ne reçut aucun écho de la part d’Henry.
— Effectivement, la Meute, c’était un groupe de types avec qui j’ai pu
traîner y a un moment… une sorte de crew… mais aujourd’hui c’est toi,
mon meilleur ami ! On est BFF, hein ? ! Il t’a dit ce qu’il voulait ?
— Il avait besoin de mon aide.
Le regard du Visiteur s’assombrit. Il cessa de faire les cent pas,
s’arrêtant aux alentours du 67e.
— Ton aide pour faire quoi ?
— C’est moi qui pose les questions pour le moment. Comment se fait-il
que tu ne m’aies jamais parlé de cette époque ?
— Rho ! Mais je sais pas moi ! Parce que c’est pas superintéressant !
Est-ce que tu me parles de ton enfance, toi ?
— Je n’ai pas eu d’enfance.
— C’est vrai. Bon, bah moi si, mais chiante, donc ça vaut pas le coup
d’en parler.
Henry se leva à son tour. Il s’approcha lentement de son ami.
— Je vais te poser une question, une seule, et tu vas me répondre
sincèrement, d’accord ?
— … D’accord…
— Est-ce que tu viens de l’Autre Monde ?
Les deux hommes étaient maintenant face à face. Entre eux, le silence
venait de prendre une densité électrique. Henry, qui dépassait son ami d’une
tête, le scrutait intensément, analysant chaque mouvement du visage tel un
détecteur de mensonge.
— Je te l’ai déjà dit, bien sûr que…
— NE ME MENS PAS ! ! ! tonna Henry d’une voix que personne ne lui
connaissait et qui fit trembler les étagères.
Le Visiteur avait du mal à avaler sa salive. Son regard, qui passait
inlassablement de l’œil gauche à l’œil droit d’Henry, trahissait
l’hyperactivité cérébrale propre à celui qui cherche à inventer une issue.
Soudain son regard se fixa.
— Attends, qu’est-ce que j’ai dit ?
L’inopinée légèreté du ton déconcerta Henry.
— J’ai dit « je viens de l’Autre Monde » ? Non, je voulais dire je
« reviens de l’Autre Monde » ! J’y suis allé, et j’en suis revenu. D’ailleurs
je suis presque sûr d’avoir dit « je reviens », franchement va voir au
chapitre 2 !
Henry n’en croyait pas ses oreilles. Non seulement il s’agissait de la
pire défense de toute l’histoire de la littérature, mais il y avait là quelque
chose de profondément insultant pour son intelligence.
Persuadé de tenir le bon bout, le Visiteur continuait :
— Effectivement, je comprends ton étonnement si tu avais entendu « je
viens », parce que techniquement je ne viens pas de l’Autre Monde, mais
j’y suis allé ! Du coup j’en reviens, ce qui, en soi, est quasiment la même
chose…
La tasse qui explosa sous le poing d’Henry projeta ses éclats sous le nez
du Visiteur, lui coupant instantanément la chique.
— TAIS-TOI ! hurla Henry. Tu me prends vraiment pour le dernier des
abrutis ? ! Tu m’as menti… Tu sais à quel point l’Autre Monde est
important pour moi ! Tout ce que nous faisons repose sur le fait que tu l’as
vu de tes yeux…
— Non mais j’y suis vraiment allé…
— SILENCE ! ! ! Je te suis depuis des années, je te donne mon temps,
ma confiance et j’ai quoi en retour ? Des mensonges ! Et quand je découvre
la vérité, tu n’as même pas l’élégance d’avouer, tu préfères trouver d’autres
mensonges plus insultants encore ! De quel droit ? Hein ? De quel droit tu
décrètes ce qu’il est bon que je sache et ce que tu dois garder pour toi ? Qui
t’autorise à être meilleur que moi ? Que nous ?
La tempête qui balayait le laboratoire était d’une violence sans
précédent. Il y avait de la colère, bien sûr, mais plus grave encore, de la
tristesse.
L’espace d’un instant, le Visiteur se demanda si Henry n’allait pas lever
la main sur lui.
Mais la colère venait de se muer en une froide distance dans le regard
du scientifique. Il lui tourna le dos et ouvrit la porte.
— Puisque tu es seul à mériter la vérité, je pense que tu mérites aussi
d’être seul dans ta mission ! Ne compte plus sur moi pour être ta
marionnette. Je te laisse une heure pour dégager tes affaires de mon
laboratoire, après quoi je ne veux plus entendre parler de toi.
Il claqua la porte derrière lui.
La violence de la déflagration arracha du mur la planche vermoulue qui
soutenait les livres. La bibliothèque s’effondra avec fracas, soulevant un
épais nuage de poussière.

Au milieu du laboratoire soudain cruellement vide, le Visiteur resta un


long moment hébété. Il avait du mal à croire à ce qui venait de se passer.
Seul le bourdonnement sourd de ses oreilles lui indiquait que tout cela était
bien réel.
Le visage fripé de Raph émergea au-dessus de la table :
— C’est bête, mais les séparations ça me fait toujours penser… à
Stella…
Tandis que le jeune homme glissait de nouveau lentement le long du
mur, le regard du Visiteur se posa sur les manuscrits éparpillés au sol.
Au milieu des ouvrages scientifiques, une feuille délicatement pliée
dépassait d’un petit livre brun.

Les souterrains étaient déserts.


À cette heure tardive, même les plus vaillants nécrophiles ne
s’aventuraient plus à l’extérieur de leur territoire. La nuit appartenait aux
zombies.
Les proies aussi.
Ils se déplaçaient habituellement par petits groupes d’une dizaine
d’individus. Si les ZQM* (*zombies-qui-marchent) étaient régulièrement
doublés par des troupeaux de ZQC** (**zombies-qui-courent), chaque
espèce n’en restait pas moins dangereuse. Attirés par la chaleur et le bruit,
ces sinistres « bestiaux » comme il aimait à les appeler, constituaient pour
Henry un véritable sujet d’étude éthologique.
Les soirs où il voulait s’aérer la tête et se divertir un peu, il écumait les
bas-fonds obscurs et tentait alors d’apporter des réponses aux devinettes
récréatives qu’il se posait à lui-même.
Il avait ainsi pu démontrer, non sans humour, qu’un Zombie-qui-marche
pouvait tout à fait courir à sa perte.
Il avait bien ri. Seul.
Mais ce soir, Henry ne riait pas. Il ne s’attachait pas davantage à
démontrer l’existence des ZQT*** (***zombies-qui-trottinent).
Henry Castafolte n’entendait même pas l’écho sinistre de ses pas qui
s’en allait perdre au fond des galeries suintantes.
Il avançait, tel un robot en pilotage automatique, ressassant
invariablement les derniers événements.
Il était en colère, bien sûr. Mais, plus grave, il était déçu. Ce n’était pas
le premier mensonge que lui servait son ami, il y était presque habitué. Mais
celui-là lui laissait un arrière-goût plus amer que d’habitude.
C’était la perspective de l’Autre Monde qui avait convaincu Henry
d’abandonner Joseph lorsqu’il travaillait chez les Missionnaires. Il ne
pouvait que s’en féliciter au vu de la tournure qu’avaient prise les choses :
Joseph s’était révélé un despote mégalomane qui, loin de prévenir les
catastrophes comme il l’affirmait, les créait de toutes pièces pour asseoir
son pouvoir.
C’était la révélation du Visiteur qui avait fait basculer Henry, in
extremis.
Aussi, apprendre que tout ce qui avait motivé ses choix de l’époque,
même vertueux, reposait sur un mensonge, lui était particulièrement
insupportable aujourd’hui. Il se sentait manipulé comme il avait pu l’être
par Joseph.
Il parvint à un embranchement et prit à gauche sans même jeter un
regard au RTI**** (****Rongeur de Taille Inhabituelle) qui dévorait une
carcasse de chien à quelques mètres de là.

Comment pourraient-ils mener leurs missions à bien sans confiance ? Si


leur but était commun, pourquoi ne pas partager leurs informations ?
Cette infantilisation le rendait fou. Comme s’il n’était pas capable de
comprendre les choses, comme s’il fallait le protéger de lui-même ! De quel
droit ? D’autant que, s’il y avait un cerveau dans leur équipe, c’était bien
lui ! Il savait fabriquer des robots, quand même ! Des machines à voyager
dans le temps, à parcourir les souvenirs ! Et il avait une moustache ! Qui
pouvait en dire autant ?

Toujours perdu dans ses rouspétances, Henry poussa la porte battante


qui se dressait devant lui et pénétra dans la salle enfumée.
Il releva la tête, étonné.
— C’est pas souvent qu’on vous voit au Premier Pub, docteur ! lui
lança Francis depuis l’autre côté du comptoir.
— Oui, j’ai beaucoup de travail, répondit machinalement Henry en
s’approchant.
— Qu’est-ce que je vous sers ?
— Vous avez de la tisane ?
Francis le regarda un instant, ne sachant trop s’il s’agissait d’un trait
d’humour à moustache.
— Non, de la tisane, j’ai pas, mais je peux vous mettre autre chose.
Réalisant ce que sa proposition pouvait avoir de graveleux, il se sentit
obligé de préciser :
— Une liqueur de Zinc, par exemple ?
— Oui, très bien ça, répondit Henry, le regard absent.
— C’est parti ! Vous savez, y avait vos copains tout à l’heure, reprit
Francis en sortant un verre opaque. Avec ce qu’ils se sont enfilé dans le
cornet, je pense que vous allez pas les récupérer à l’équerre !
Henry ne l’écoutait déjà plus.
À cette heure, l’établissement était quasiment désert, le scientifique
n’eut aucun mal à trouver ce qu’il cherchait.
Son verre à la main, il se dirigea vers le fond de la salle et s’installa à la
petite table qui l’attendait.
— Je ne pensais pas vous revoir si vite, docteur, l’accueillit l’homme au
manteau noir.
— Pourtant vous m’attendiez, rétorqua Henry.
— Disons que j’espérais que vous viendriez.
Henry but une gorgée. La liqueur de Zinc ne lui faisait strictement
aucun effet.
— Alors ? demanda simplement l’homme.
— Vous aviez raison, souffla Henry en baissant les yeux vers sa
boisson.
L’homme le gratifia d’un regard compatissant et but à son tour.
— J’imagine votre déception, dit-il.
Henry ne répondit pas. Son compagnon reprit :
— Je vous mentirais en disant que je suis attristé, car finalement le plus
important pour moi, c’est que vous soyez là.
— Dites-moi votre nom, demanda Henry en relevant les yeux.
L’homme le détailla un instant, comme pour s’assurer que son
interlocuteur était prêt à recevoir l’information. Il dut trouver ce qu’il
cherchait dans la mine défaite d’Henry car il se pencha vers lui :
— Loup.
Henry n’était pas certain d’avoir bien saisi.
— Loup, comme… ?
— Comme un loup, oui. Canis Lupus. De la même manière que votre
ami fut baptisé Renard.
— Donc quand vous disiez que vous étiez un Loup parmi la Meute, ce
n’était pas une façon de parler, en fait ?
— Non, c’est vraiment mon blaze.
Henry n’avait plus vraiment la force de s’étonner.
— D’accord… Loup, répéta-t-il simplement comme pour se mettre ce
nom en bouche. Parlez-moi un peu de cette machine que vous vouliez me
montrer.
Un étrange sourire apparut sur le visage de Loup. Il jeta un regard
prudent alentour. Au loin, Francis tentait vainement de réveiller un gros
client assoupi sur sa chaise. Lorsqu’il revint à Henry, ses yeux avaient
regagné leur éclat bleu nuit.
— Dites-moi, docteur, vous plairait-il de jeter un œil… sur l’Autre
Monde ?

— Par ici, docteur.


Loup s’effaça pour laisser passer Henry. C’était la première fois qu’il
sortait du Premier Pub par l’entrée de service.
Loup perçut son étonnement :
— Francis nous laisse passer par ici parce que c’est plus facile pour se
garer. Et surtout parce qu’on est des bons clients.
— Qui ça, on ? questionna Henry.
— Eh bien, la Meute et moi.
— Ah d’accord, donc quand vous parliez de Meute…
— C’était pas une façon de parler, non, répondit Loup le plus
naturellement du monde.
Henry fit quelques pas avant de se tourner vers son accompagnateur.
— Mais alors ça veut dire que vous êtes combien de loups ? demanda-t-
il, sentant son esprit scientifique reprendre ses droits.
— Ah non, je suis le seul Loup, vous imaginez la galère si on avait tous
le même blaze ?
Henry était perplexe.
— Donc c’est une Meute… à un Loup ?
— C’est ça, répondit Loup qui semblait trouver tout cela parfaitement
logique.
— … D’accord, conclut Henry, résigné.
Les deux hommes continuèrent leur chemin à l’arrière de
l’établissement. À cette heure, les poubelles avaient été visitées depuis
longtemps, aussi leur fallait-il se frayer un chemin entre les déchets qui
jonchaient le sol.
Henry sentait la curiosité remonter en lui comme une sève salvatrice. Il
demanda :
— Et quand vous dites que vous êtes garés pas loin, on parle de quel
type de véhicule exactement ?
— Ne vous attendez pas au grand luxe, docteur, nous nous contentons
d’une modeste 2 Chevaux.
Henry nota l’information avec intérêt. Il n’avait jamais eu l’occasion de
voir fonctionner l’une de ces antiquités.
Bien qu’ayant connu une production assez lente au départ, la deudeuche
était devenue un best-seller en son temps ! Plus de cinq millions d’unités
produites, si sa mémoire était bonne ! Henry était fasciné par la capacité de
cet objet à se bonifier en vieillissant ! Des années après la fin de la
production, la 2CV était devenue une voiture prisée par les nostalgiques et
aimée des plus jeunes. Une sorte de consensus consumériste
transgénérationnel, comme aurait pu dire un esprit au nez farineux. D’autre
part, le simple fait d’en trouver encore en état de marche en 2550 était une
preuve de l’audace des ingénieurs de Citroën en leur temps. Privilégiant la
légèreté de la toile cirée ou de la tôle ondulée plutôt que le confort et la
robustesse, le pari s’était révélé payant ! Cette attitude scientifique
regonflait d’enthousiasme le cœur d’Henry.
Il s’apprêtait à demander à Loup comment il parvenait à
s’approvisionner en carburant, quand celui-ci annonça :
— Nous y sommes !
Henry suivit des yeux la direction désignée par l’index tendu.
Au milieu de la cour se trouvait une carcasse métallique dont l’origine
ne pouvait être établie avec certitude. La présence de quatre cylindres dans
les angles laissait à penser que la chose pouvait rouler, cependant le système
de propulsion demeurait invisible.
Loup siffla entre ses dents.
À son grand étonnement, Henry vit deux silhouettes s’extraire de
l’obscurité, deux hommes vêtus de haillons, mais solidement charpentés.
Après l’avoir convenablement salué, l’attelage s’amarra à la carlingue à
l’aide de cordages de fortune, prêt pour la traction.
Bien que connaissant déjà la réponse, Henry s’enquit tout de même :
— Donc quand vous dites 2 Chevaux…
— C’est pas une façon de parler, non, lui confirma Loup.
Puis haussant le ton en direction de ses hommes, il ajouta :
— Mustang, Appaloosa ! En route !

Ils étaient déjà loin lorsqu’Henry se fit la réflexion que partir en 2


Chevaux avec des inconnus n’était pas très prudent.
Cependant son instinct lui disait qu’il ne craignait rien. De plus, il
n’avait aucune envie de retourner dans son laboratoire. Croiser le regard du
Visiteur ou, pire, le voir faire ses cartons lui était pour l’heure
insurmontable.
— Nous n’allons pas trop vite, docteur ? s’enquit Loup qui était assis à
côté de lui.
Henry jeta un œil par la fenêtre de l’habitacle. Le paysage défilait si
lentement qu’il aurait été quasiment impossible de sentir le déplacement si
de nombreux nids de poule ne venaient régulièrement faire valdinguer
carlingue et passagers.
— Non, c’est bon, répondit poliment Henry. Mais n’aurait-il pas été
plus rapide d’y aller à pied ?
Loup leva une paire de sourcils étonnés.
— À pied ? Bien sûr que cela aurait été plus rapide. Mais nous aurions
dû marcher !
Ce raisonnement implacable découragea Henry d’alimenter davantage
la conversation.
Son sens de l’orientation – qui en réalité tenait plus du signal GPS – lui
soufflait qu’ils se trouvaient à une dizaine de kilomètres à l’est du Premier
Pub. L’attelage semblait parfaitement se repérer dans l’enchevêtrement des
galeries. Par intermittence, des fissures béantes au plafond laissaient
entrapercevoir quelques étoiles. Henry se remémora le temps où les pluies
acides rendaient ces passages périlleux. De toutes leurs missions, celle-ci
avait été la plus spectaculaire : ils avaient rendu la surface de la terre de
nouveau habitable. Plus besoin de se cacher ou de craindre la morsure
mortelle de cette eau viciée. Henry s’attarda à contempler les lumières
dansantes des chandelles en fin de vie.
La graisse de zombies brûlait lentement tout en dégageant une épaisse
fumée qu’il voyait filtrer à travers l’entrebâillement des planches dont était
faite la majorité des baraquements qui peuplaient les souterrains.
— Nous n’en avons plus pour longtemps, indiqua Loup.
— Où allons-nous exactement ? s’enquit Henry qui trouvait que
l’Auteur aurait pu lui faire poser cette question plus tôt.
— Au Terrier, répondit simplement son hôte.
Castafolte commençait à s’habituer à ces déclarations évasives qui ne
répondaient absolument pas à ses questions. Il fit mine de s’en satisfaire.
Une bonne heure plus tard, alors qu’ils avaient rejoint les vestiges d’un
chemin de fer aux rails tordus, les chevaux signalèrent qu’ils avaient atteint
leur destination. Henry sauta à terre et gratifia l’attelage d’une flatterie sur
la croupe. La chose fut accueillie avec surprise, mais sans protestation.
IV

L’endroit était voûté. L’odeur de renfermé ne distinguait en rien ce


souterrain d’un autre, mais la présence de résidus de carrelage sur les murs
attira l’attention d’Henry.
Une ancienne station de métro ! Celle-ci devait dater de l’époque où les
Parisiens se déplaçaient en wagonnets électrifiés pour se rendre au travail
par paquets serrés !
Henry n’avait encore jamais visité l’antique Métropolitain.
À dire vrai, il n’en avait jamais eu grand-chose à foutre. Au fond, cela
n’avait aucun rapport avec ses recherches. Pourtant, en scientifique curieux,
il était à présent fasciné par ces vestiges d’un authentique mode de vie
passé. Combien d’individus avaient pu emprunter ces couloirs matin et soir,
des milliers de jours durant ?
Avant de disparaître.
Henry était troublé. Quelle que fût l’agitation passée d’un lieu, quelle
que fût la vie qui avait pu l’animer, tout finissait irrémédiablement dans le
silence. Cette pensée n’avait rien d’apaisant.
Loup s’approcha à pas de lui-même.
— Si vous voulez bien me suivre, docteur…
Henry lui emboîta le pas dans un dédale de galeries partiellement
éboulées. La station était beaucoup plus vaste qu’il l’avait cru initialement.
Parfois les restes d’un escalier apparaissaient au milieu des décombres,
parfois il leur fallait se faufiler entre d’énormes blocs de pierre. Un couloir
en rejoignait un autre, puis deux. Il semblait y avoir de nombreuses
interconnexions.
De petites lampes à huile, faites d’un liquide graisseux et de bouts de
chiffons, venaient régulièrement baliser le chemin, repoussant modestement
les ténèbres de quelques mètres.
Ils débouchèrent dans une longue galerie rectiligne, en étonnamment
bon état. L’alignement des flammèches dansantes qui finissaient par se
confondre au loin avait tout de la piste d’atterrissage.
— Où sommes-nous, précisément ? demanda Henry.
Pour toute réponse, Loup s’approcha d’un mur et brandit la lampe à
huile qu’il portait.
La lumière vacillante fit émerger un panneau hors de la nuit. De grandes
lettres blanches se découpèrent sur un fond bleu marine.
— Nation ? demanda Henry comme pour confirmer.
— C’est son nom antique, oui. Mais pour nous, c’est le Terrier.
— Et où allons-nous exactement ? Vous ne m’avez quand même pas fait
descendre ici pour réparer un portique RATP ?
— Ne vous inquiétez pas, docteur, vous ne serez pas déçu. Nous ne
sommes plus très loin des quartiers du Maître.
Henry ne posa pas davantage de questions. Ils reprirent leur route.
Cette dernière phrase avait pourtant attisé sa curiosité. Allait-il
rencontrer un Maître ? Loup n’était peut-être qu’un homme de main, au
service d’un mystérieux patron qui ne se montrait qu’à de rares occasions.
Le procédé s’était déjà vu.
Dans l’obscurité environnante, Henry percevait clairement des
mouvements. Aussi discrets qu’ils soient, ces observateurs ne pouvaient pas
se soustraire à son ouïe. Ils étaient suivis. Henry ne s’alarma pas, il semblait
qu’une communauté entière habitât ces souterrains, et Loup le menait
vraisemblablement vers le boss.
Soudain le son de leur pas devint métallique.
Henry baissa les yeux et constata que les marches qu’ils descendaient à
présent étaient constituées de vastes blocs de rouille striée.
Ces énormes marches de fer avaient quelque chose de grossier, comme
échappées d’un vieux film de science-fiction mal maîtrisé.
Lorsqu’enfin ils parvinrent en bas, Loup se tourna vers Henry.
— Nous y sommes.
Il désigna l’extrémité de la galerie. Une large tenture faite de divers
morceaux d’étoffe grossièrement assemblés se dressait devant eux. Les
lambeaux de velours, qui dépassaient çà et là, donnaient à l’ensemble une
élégance improbable. Henry ne put s’empêcher de repenser à la noblesse
décadente de Néo-Versailles. Il y avait quelque chose de touchant dans la
maladresse de ces pompes.
Il fit un pas en avant, Loup l’arrêta.
— Un instant, docteur.
Le ton avait changé. La prévenance avait laissé place à une sorte
d’autorité protocolaire. Henry comprit que le lieu n’était pas anodin. Il
semblait revêtir pour son hôte une importance quasi religieuse.
Il fallait faire preuve de déférence et de respect.
— Avant de vous laisser entrer, je dois d’abord vous expliquer qui nous
sommes, déclara Loup, sur le même ton.
Henry s’apprêtait à demander de quel « nous » il s’agissait lorsqu’un
bruissement dans son dos le fit se retourner.
Ils étaient là, rassemblés en un groupe compact. Tous le scrutaient tels
des animaux sur le qui-vive. À la lumière des lampes à huile, les regards se
détachaient au milieu des visages émaciés, noircis par la crasse. Henry
n’aurait su dire combien ils étaient. Une trentaine, peut-être ?
Légèrement embarrassé par tous ces yeux fixés sur lui, il opta pour une
petite politesse :
— Stylés, vos cosplays de Germinal !
Un vent de solitude passa. Henry sentit sa moustache s’empourprer.
La voix de Loup s’éleva :
— Docteur, je vous présente la Meute. Nous vivons ici depuis l’enfance.
Henry se ressaisit. Il détailla un instant la foule qui le scrutait. Même si
la crasse et les haillons qui les recouvraient faussaient l’observation, il lui
sembla distinguer deux générations d’individus : au milieu des trentenaires
aux visages creusés se faufilaient les petites têtes étonnées et curieuses
d’enfants d’à peine une dizaine d’années. L’absence de femme au sein de ce
groupe amena Henry à s’interroger sur leur mode de reproduction. Il songea
soudain au Visiteur.
— Est-ce que… commença-t-il.
— Oui, reprit Loup, Renard était l’un des nôtres. Nous avons tous
grandi ensemble, sous la protection du Maître.
— Le Maître… ? répéta Henry.
Loup fit quelques pas en direction de la tenture. Il tendit machinalement
la main pour en éprouver la surface.
— Sans lui, les enfants que nous étions seraient morts de faim. Le
Maître nous a recueillis, il nous a appris à survivre, à être solidaires.
L’attention d’Henry était totale. Loup continua :
— Durant des années nous avons suivi son enseignement. Avoir un but
commun nous a rendus plus forts, indivisibles. Nous nous sommes préparés
ensemble.
Il fit un geste en direction du rideau de fortune. Henry perçut un
tressaillement dans l’assemblée. Il hasarda une question :
— Pardon, mais vous vous prépariez à quoi exactement ?
Loup ne quittait pas la tenture des yeux. Il répondit dans un souffle :
— À être dignes, docteur. Dignes de passer de l’autre côté.
Henry avait beau avoir conscience de l’importance du moment, il ne
voyait pas très bien en quoi passer de l’autre côté de ce vieil amas de tissus
pouvait constituer un accomplissement.
— Il y a quoi là derrière ? demanda-t-il en s’efforçant de garder un ton
concerné.
Loup marqua un temps avant de répondre. Visiblement la question
soulevait plusieurs réponses possibles. Il finit par se retourner vers Henry :
— Ici commencent les Quartiers du Maître, docteur. Nul ne peut y
pénétrer sans son autorisation.
Allons bon, songea Henry, toute cette route pour finir dans un cul-de-
sac ? Qu’allait-il devoir dire ou promettre à ce fameux Maître pour qu’on le
laisse entrer là-dedans ? D’ailleurs, qu’y avait-il finalement derrière ce
rideau qui méritât son attention ?
Contre toute attente, Loup saisit la tenture et ouvrit un passage.
Un murmure de stupeur parcourut l’assistance.
Henry ne savait plus quoi penser.
Il articula péniblement :
— Mais… le Maître est OK pour que je rentre ?
Loup ne cilla pas.
— Le Maître est parti, docteur, il est rentré chez lui il y a bien
longtemps.
— Ah oui ? Où ça ? demanda machinalement Henry en s’approchant de
l’ouverture tendue.
— Là où il devait nous emmener. De l’autre côté : dans l’Autre Monde.
Henry était en proie à une effervescence intérieure comparable à celle
qui l’avait étreint le soir où il avait tracé les plans du Castaship. L’Autre
Monde reprenait vie. Cette nouvelle révélation avait une saveur
extraordinaire, particulièrement après la découverte du mensonge du
Visiteur.
L’ascenseur émotionnel remontait.
Il se trouvait à présent dans un vaste hall. L’obscurité l’empêchait d’en
discerner les extrémités, mais il sentait que la pièce était bien plus grande
qu’une station de métro ordinaire. Le seul mur qui lui était visible était
tacheté d’alcôves rouge sombre semblables à de curieux confessionnaux de
plastique. Le motif se répétait à l’identique sur toute la longueur de la paroi.
Loup le précédait toujours, fendant l’obscurité de sa lampe. Il dut sentir
le regard d’Henry car il précisa :
— Ce que vous voyez docteur, ce sont les sièges où nous prenions place
lorsque le Maître donnait une leçon.
— Et sur quoi portaient les leçons exactement ? questionna Henry.
Loup émit un petit rire.
— Tout. Le Maître voulait nous sauver de ce monde. Mais avant de
nous emmener loin d’ici, il voulait nous purifier.
Il s’arrêta pour regarder Henry.
— Notre monde est corrompu, docteur, souillé par la folie des hommes.
Il ne s’agit pas d’une crasse que l’on peut laver avec du savon en frottant
très fort. C’est quelque chose d’inscrit en nous, dans nos âmes.
Henry se retint de répondre en scientifique. Il ne voulait surtout pas
froisser son hôte si près du but.
Dans l’obscurité, les cheveux noirs de Loup avaient tout d’une crinière.
Son regard sombre confirmait que son nom n’avait pas été choisi par
hasard.
— Passer de l’Autre Côté, continuait-il, c’était la promesse d’être tous
sauvés. Mais il y avait un prix à payer. Imaginez un instant qu’avec nous
passe la corruption de ce monde ? Que malgré nous, nous transportions les
germes de la folie ? Le Maître le savait et, dans sa sagesse, il nous refusait
l’accès à l’Autre Monde tant que nous aurions été un danger pour cet
Univers préservé.
Henry commençait à comprendre le fonctionnement de cette improbable
communauté. Il n’était pas certain d’embrasser la logique qui sous-tendait
l’action du Maître, mais il pouvait la respecter. Si cet homme avait
effectivement la capacité de passer d’un monde à l’Autre, il devait faire
preuve de la plus extrême prudence quant au choix de ses passagers.
Cette pensée raviva une question dans l’esprit d’Henry. Une question
fondamentale qu’il avait étonnamment occultée jusqu’ici.
Comment le Maître faisait-il pour voyager entre les mondes ?
Le Visiteur s’était toujours montré évasif sur le sujet, Henry comprenait
aujourd’hui pourquoi. Se pourrait-il qu’il découvre ce soir la réponse au
problème qui le tenait en échec depuis tout ce temps ?
N’y tenant plus, il demanda :
— Comment le Maître est-il venu dans notre monde ?
Visiblement Loup attendait la question.
— Comme il en est reparti, répondit-il en désignant quelque chose du
doigt. Par la Porte.

Henry leva les yeux.


Des yeux grands ouverts.
Des yeux d’enfant plein d’espoir.
Devant lui se dressait effectivement un appareil.
Ou du moins ce qu’il en restait.
Au centre d’une sorte de stèle, se trouvaient trois arceaux de métal
imbriqués les uns dans les autres. La sphère ainsi formée devait permettre à
un homme d’y tenir debout. Une dalle semblait d’ailleurs avoir été placée à
cet effet à l’intérieur des cercles.
Henry jeta un regard à Loup, qui d’un hochement de tête lui indiqua
qu’il pouvait y aller.
Castafolte tendit la main vers le premier cercle métallique. À sa grande
surprise, celui-ci se déplaça de quelques centimètres. Le mouvement
mourut rapidement, mais Henry comprit que la structure était faite pour se
mouvoir autour d’un axe de rotation. D’un mouvement plus ample, il fit
bouger les trois arceaux.
Ils se mirent à tourner dans un grincement rouillé.
Henry était fasciné, les cercles de métal tournaient, les uns dans les
autres, sur des axes différents.
À quoi cela pouvait-il bien servir ?
Son regard descendit au sol, à la recherche d’une source d’alimentation.
Quatre gros câbles couraient depuis le centre de l’appareil, formant sur le
sol une croix de plusieurs mètres de long. À l’extrémité de chacune des
branches, Henry découvrit un pilier, lui aussi métallique, surplombé d’une
sorte d’antenne et comportant un curieux orifice de plusieurs centimètres de
diamètre.
Insérant un doigt curieux dans le…
— Comment ? demanda Loup.
Henry se retourna, étonné :
— Je n’ai rien dit.
— Au temps pour moi, s’excusa Loup.
Le scientifique ressorti son doigt noirci d’une poudre noire comparable
à de la suie.
En des temps anciens, la machine avait effectivement servi.
Poursuivant son exploration, il s’intéressa ensuite à ce qui semblait être
un tableau de commande. Centré quelques mètres à l’arrière du dispositif
circulaire, un bloc de pierre avait été posé et visiblement taillé par la main
de l’homme.
Mais il ne comportait aucun bouton.
En y regardant de plus près, Henry eut la surprise de constater qu’il ne
s’agissait pas de pierre mais de bois sculpté. La face supérieure du cube
était elle aussi percée d’un orifice, plus large cette fois. Au centre de l’une
des faces perpendiculaire au sol, se trouvait un petit cercle brillant. Sans
réfléchir Henry le pressa.
Un déclic mécanique se fit entendre. La paroi bougea.
Une porte !
Henry releva les yeux vers Loup qui le fixait depuis l’entrée. Par
l’ouverture de la tenture derrière lui, Henry pouvait deviner les silhouettes
de la Meute, regroupées en une foule compacte d’observateurs attentifs.
— Le docteur Castafolte est le génie qui nous aidera à réparer la porte !
annonça Loup, devinant la question que chacun des enfants se posait. Il n’y
a pas plus intelligent !
Henry sentit la gêne le gagner. C’était sans doute exact, mais ça n’en
restait pas moins embarrassant.
Tandis qu’un chuchotement d’admiration parcourait la Meute, Loup
indiqua au scientifique qu’il pouvait poursuivre son inspection.
Il ouvrit la petite porte de bois.
Vide. Le renfoncement ne comportait strictement rien. Aucune trace
d’électronique ni de source d’énergie. Quelqu’un avait pris soin de faire
disparaître les pièces importantes de cette machine.
Henry recula de quelques pas pour mieux contempler l’ensemble.
Dans son esprit, les hypothèses se succédaient. Il tentait de croiser ses
observations avec ses propres recherches. À supposer qu’une source
électrique ou nucléaire ait été placée dans la machine, il ne parvenait pas à
comprendre le fonctionnement global de cette Porte. À quoi pouvaient bien
servir ces piliers ? Les câbles qui les reliaient au centre de la machine
semblaient indiquer que de l’énergie devait être acheminée jusqu’aux
arceaux métalliques, mais comment ? Par électromagnétisme ? Par onde
radio ? Et quelle était l’action des cercles en rotation ? Se pouvait-il que
l’alliage utilisé ait des propriétés magnétiques également ?
Henry sentit remonter sa déception. Cette machine était terriblement
frustrante. Il se croyait sur le point de faire une avancée considérable, et
pourtant celle-ci se dérobait une fois de plus.
— Alors, docteur ? intervint Loup qui avait perçu son changement
d’humeur.
— Alors quoi ? rétorqua sèchement Castafolte, de plus en plus irrité.
— Vous pensez pouvoir la réparer ?
Henry eut un rire amer.
— La réparer ? Je ne saurais même pas par où commencer pour
l’étudier ! Il semble manquer la moitié du système, et surtout l’intégralité
des pièces maîtresses.
— Vous n’avez aucune idée ?
— Aucune ! Car même en imaginant que l’action d’un champ
électromagnétique puissant permette de créer un état de superposition
quantique des atomes, laissant apparaître simultanément deux versions
d’une même réalité – deux univers si vous préférez –, la décohérence ferait
voler en éclats l’état du système en quelques dixièmes de secondes !
Empêcher la décohérence avait toujours été le problème de ses propres
équations, et rien ici n’indiquait comment la Porte pouvait rester ouverte
suffisamment longtemps pour permettre à un être humain de la traverser.
— De plus, il n’y a aucune source d’alimentation, aucune trace
d’activité électromagnétique ni même de…
Henry laissa mourir sa phrase, soudain troublé.
Il s’approcha de Loup, le fixant d’un regard intense.
— En fait, il n’y a rien qui indique que cette Porte ait jamais
fonctionné, lâcha-t-il, suspicieux.
Loup ne répondit pas, visiblement peu impressionné par le ton
accusateur de son visiteur. Henry continua :
— Dites-moi, monsieur Loup, qu’est-ce qui me dit que cette machine
permet bien de voyager vers l’Autre Monde ?
Loup soutenait le regard du scientifique sans ciller. Il semblait
s’attendre à la question.
— Condor ? siffla-t-il entre ses dents.
Une agitation secoua soudain la Meute.
Bientôt, un homme s’avançait vers eux.
Henry fut frappé par les larges cicatrices qui barraient son visage. Un
bandeau lui couvrait un œil, donnant à l’autre une intensité perçante. Son
nez busqué rappelait lui aussi un rapace. Henry ne savait quel combat avait
pu laisser de telles séquelles, mais pour rien au monde il n’aurait voulu y
avoir assisté.
L’homme glissa quelque chose à Loup, avant de retourner se fondre
dans la masse.
— Comme je vous l’ai dit, docteur Castafolte, le Maître empruntait
cette Porte. Cela faisait du bruit et des éclairs. Chacun ici en a été témoin.
— Peut-être, le coupa Henry, mais cela ne me prouve en rien que…
— Tenez, le coupa Loup à son tour en lui tendant le papier.
Henry contempla un instant la feuille soigneusement pliée qu’on venait
de lui remettre. Il la déplia avec soin…
… et n’en crut pas ses yeux.
— D’où… d’où est-ce que ça vient ? balbutia-t-il.
— Je pense que vous le savez, lui répondit Loup avec un sourire
satisfait.
Henry se pencha sur la feuille pour mieux la détailler. Sous ses doigts, le
papier glacé brillait tel un trésor. Il sentit une bouffée de joie et d’excitation
le submerger.
Les couleurs, bien que légèrement passées, étaient encore suffisamment
attrayantes. Les photos, surmontées de titres gras plus fascinants les uns que
les autres, ne laissaient aucune place à l’interprétation : il s’agissait d’un
dépliant touristique.
« Votre séjour sur Pluton » pouvait-on lire dans une police aux allures
futuristes. Une fusée stylisée venait traverser le « o » de Pluton, laissant une
traînée blanche derrière elle. En dessous, un schéma du système solaire
indiquait la localisation de la planète ainsi que celles des différents Clubs à
la surface de l’astre.
Plus bas, des photos de vacanciers sous un dôme translucide vantaient
les mérites du séjour thermal sur Charon, le plus gros satellite de Pluton.
« Payez 1 jour, vivez-en 6 ! » clamait la publicité. Henry se rappela que,
effectivement, la rotation de Pluton étant plus lente que celle de la Terre,
une journée plutonienne équivalait à six jours terrestres.
Il sentit monter en lui un ardent désir de consommateur.
Machinalement, il chercha des yeux un numéro de téléphone pour procéder
à la réservation.
« Appelez maintenant et bénéficiez d’une remise de 15 % sur votre taxe-
carburant ! » proposait encore le dépliant. À côté, un numéro dont Henry
ne connaissait pas l’indicatif précisait que le temps d’attente était gratuit
depuis la Terre.
Scooter des glaces de Méthane, Windsurf solaire et Escapades Zéro
Gravité semblaient être les activités phares du séjour. Une équipe de
professionnels « Pluton Cool » se tenait prête à accueillir les touristes
stellaires, et un indice de satisfaction indiquait que l’Orbital Inc. avait été
élue compagnie de l’année pour la 10e fois consécutive par ses
consommateurs.
Henry releva vers Loup des yeux humides.
Pour la première fois de sa vie, il tenait une preuve de l’existence de
l’Autre Monde !
Un profond sentiment d’apaisement l’envahit
Ce qu’ils faisaient avait un sens. Son ami avait beau être un menteur, ils
se battaient bel et bien pour une réalité alternative. Une réalité qui donnerait
corps à ses rêves humanistes les plus fous !
Pour la première fois depuis bien longtemps, Henry Castafolte se sentit
profondément heureux. Et utile.
— C’est incroyable, finit-il par dire.
— Et ce n’est qu’un petit échantillon de ce que le Maître nous rapportait
de ses voyages de l’Autre Côté, lui répondit Loup qui partageait
visiblement son enthousiasme.
Henry lui rendit le dépliant à regret. Il venait de faire un voyage stellaire
accéléré. Il lui semblait avoir atterri brutalement.
— Cette machine, reprit Loup en désignant la Porte, est notre meilleure
chance de connaître ce monde. De le voir de nos yeux. Vous comprenez
pourquoi je suis obligé d’insister, docteur ?
— Oui, je comprends, murmura Henry, pas encore complètement remis
de son jetlag.
Soudain un voile de tristesse passa dans le regard du scientifique.
— Mais malheureusement je ne sais pas comment vous aider. Cette
machine est un mystère, même pour moi.
Il s’arrêta, en proie à une soudaine réflexion.
Non ! Il était trop près pour abandonner aussi facilement.
Il devait y avoir un moyen.
— Et votre Maître, ne pourrait-on pas le retrouver ?
— Le Maître est parti depuis longtemps. Nous avons échoué à nous
purifier, lâcha Loup, un profond regret dans la voix.
Henry poursuivait l’idée qui naissait en lui :
— Vous disiez qu’elle faisait du bruit et des éclairs, si vous pouviez me
décrire son fonctionnement, ce que faisait le Maître pour l’activer, je
pourrais peut-être croiser tous vos témoignages pour comprendre…
Loup secoua la tête.
— Nous ne l’avons pas vue fonctionner. Nous n’avons jamais atteint la
pureté nécessaire pour que le Maître nous fasse passer de l’autre côté du
rideau. Nous devions rester sur le seuil.
Henry sentit le défaitisme s’abattre de nouveau sur lui.
— Dans ce cas, tout est perdu. Si personne ne l’a jamais vue en marche,
je ne pourrai jamais reconstituer le protocole de…
— Je n’ai pas dit que personne ne l’avait vue fonctionner, corrigea
Loup. Nous ne l’avons jamais vue, nous, mais une personne a été un jour
autorisée par le Maître à le suivre de l’Autre Côté. Une seule.
Henry sentit son cœur se serrer. Du moins en eut-il l’impression.
— Qui ?
Loup plissa les yeux.
Soudain Henry comprit.
— Renard ?
Loup acquiesça lentement.
— Oui, votre ami est le seul que le Maître ait jamais considéré comme
son héritier. Peut-être que vous pourriez lui parler. Nous, je ne suis pas sûr
qu’il souhaite nous voir.
Henry sentit que cette dernière phrase était chargée de secrets. Mais
l’heure n’était pas à ces considérations. Il prit un instant de réflexion, les
sourcils froncés.
— Je ne pense pas qu’il acceptera de m’en parler, finit-il par dire. Il ne
parle jamais de son enfance. Et même s’il le faisait, il est peu probable qu’il
ait vraiment compris comment fonctionnait la Porte, ses seules indications
seraient trop vagues. J’ai besoin d’observations techniques.
Un lourd silence tomba dans la salle voûtée.
La déception était palpable parmi l’assistance. Même Loup s’était
départi de son assurance. Les visages étaient sombres, comme si la dernière
lueur d’espoir qui les maintenait en vie venait de s’envoler.
— Je suis vraiment désolé, lâcha Henry, dépité.

Sur le chemin du retour, Henry ne parvenait pas à se défaire d’un


cuisant sentiment de culpabilité.
Son incapacité à comprendre cette Porte lui faisait honte.
Tous ces gens comptaient sur lui, et il les avait déçus.
Il retournait le problème dans tous les sens sans trouver de solution.
Cette machine avait fonctionné, il en était certain. Quelqu’un avait donc
dû résoudre le problème de la décohérence.
À moins qu’il ne fasse fausse route ?
Peut-être que la solution était d’une toute autre nature ? Peut-être
devait-il réviser son approche et repartir de zéro, dans une nouvelle
direction ?
Mais il s’en sentait incapable.
Pour la première fois de sa carrière scientifique, Henry Castafolte avait
l’impression d’avoir atteint ses limites.
Il avait besoin d’inspiration, de matière pour nourrir de nouvelles
réflexions.
Le simple fait de voir la Porte fonctionner de ses propres yeux aurait
suffi. À défaut de comprendre le mécanisme qui permettait ce prodige, il
aurait au moins pu déterminer l’acheminement de l’énergie au sein du
système.
Il s’arrêta.
Il venait d’avoir une idée.
Et s’il voyageait dans le temps ?
Il pourrait remonter à une période où la Porte était en fonctionnement. Il
pourrait la voir !
La tentation était grande, mais au fond de lui, Henry savait que c’était
une mauvaise idée.
Remonter dans le temps et prendre le risque de croiser le jeune Renard
était beaucoup trop dangereux. La moindre modification, même minime,
dans le passé de son ami pourrait avoir des conséquences désastreuses sur le
présent. La personnalité complexe de son ami était le fruit de son parcours
de vie, au détail près. Qui pouvait prévoir ce qui changerait en lui s’il
croisait Henry à un moment aussi important de son développement ?
C’était une règle qu’ils s’étaient imposée longtemps auparavant et,
même si la cause était noble, Henry ne pouvait pas l’enfreindre.
Il reprit sa route.
Tout aurait été tellement plus simple s’il avait pu remonter dans le
temps en tant que simple observateur. Sans consistance, sans incidence.
Voir le passé sans y être aurait été parfait.
Voir ?
Il se figea. Une nouvelle idée était en train de naître. Une idée simple et
parfaitement sûre. Une idée si évidente qu’un lecteur attentif aurait pu la lui
souffler au moins une page plus tôt !

Au milieu des souterrains obscurs et humides de 2550, Henry Castafolte


sourit.
Il savait exactement comment s’y prendre pour percer le mystère de la
Porte.
Le Loup, le Renard & la Belette
Le Visiteur du Futur – La Meute

Épisode 2
I

Après le départ d’Henry, le Visiteur avait cru qu’il ne faudrait pas


longtemps à son ami pour se calmer et revenir.
Il avait couché Raph, qui n’était plus bon à rien, et avait entrepris de
ranger les livres éparpillés au sol.
Il était tombé sur une feuille, habilement dissimulée dans un petit
ouvrage et n’avait pu résister à la tentation d’y jeter un œil.
Son cœur s’était serré lorsqu’il avait découvert les plans du Castaship,
le projet secret de son partenaire.
Cette indiscrétion lui avait donné l’impression de profaner un journal
intime.
L’humanisme était à la fois la plus grande qualité de Castafolte et son
talon d’Achille, le rendant non seulement sensible mais aussi
incroyablement soupe au lait.
Ce n’était pas la première fois que les deux hommes se disputaient, mais
habituellement Henry partait faire un tour et revenait rapidement, contrit,
prompt à se jeter dans ses bras pour un câlin réconciliateur.
Sauf qu’Henry n’était pas revenu.
Après une heure, le Visiteur avait dû se résoudre à prendre l’ultimatum
au sérieux. Son ami voulait peut-être réellement qu’il s’en aille…
Il avait d’abord eu du mal à s’y résoudre, tant l’impression de gâchis
rendait la situation improbable. Mais à force d’attendre, il avait fini par
saisir un carton et commencé à rassembler ses affaires à contrecœur.
Au bout de quelques minutes, il était tombé de fatigue, le nez dans son
carton.

Un grincement le tira brusquement de sa torpeur.


Il se redressa, en alerte.
Combien de temps s’était-il assoupi ?
Ses yeux mirent quelques secondes à rendre sa netteté à ce qui
l’entourait.
Henry était là.
— Henry ? ! T’es revenu ? réussit-il à dire, la gorge encore enrouée de
sommeil.
Henry se retourna face à lui. Il brandissait deux tasses de tisane et
arborait un sourire de bon augure.
Le Visiteur sentit son cœur se gonfler de joie.
— Tu sais, commença-t-il, je suis vraiment désolé pour tout à l’heure !
Je n’aurais jamais dû te mentir…
— Je sais, le coupa Henry. Ça ne fait rien.
Le Visiteur marqua un temps. Il ne s’attendait pas à ce que ses excuses
passent aussi facilement.
— Vraiment ? Tu… tu n’es plus fâché ? demanda-t-il, perplexe.
— Non. En fait c’est moi qui suis désolé. Tu me connais, je m’emballe
un peu vite parfois.
Henry déposa une tasse fumante devant son ami et entama le processus
de refroidissement buccal : il se mit à souffler sur son breuvage.
— Tu sais, j’ai vraiment cru que tu ne voulais plus de moi, continua le
Visiteur. Et ça m’a fait réfléchir. Quand je t’ai dit que je venais de l’Autre
Monde, tu étais sur le point d’activer une armée de Castaflics sur les ordres
de Joseph. J’étais pris de court, il fallait que j’improvise…
Henry le regardait calmement, attentif. Le Visiteur poursuivit :
— Alors j’ai un peu modifié la réalité, pour rendre la chose un poil plus
dramatique…
— D’autant que c’était la fin de saison, compléta Henry.
— Exactement ! s’exclama son ami, heureux de voir que son partenaire
semblait le comprendre. Alors oui, j’ai été bête de te dire que je venais de
ce monde, mais c’était pour le bien de notre mission… Tu comprends ?
Henry reposa sa tasse et regarda son ami.
— Oui, je comprends. Je n’aime pas le mensonge, mais je comprends
que tu aies paniqué.
Henry baissa les yeux avant de poursuivre :
— Tu sais, c’est à moi de m’excuser. Je n’aurais pas dû réagir aussi
violemment tout à l’heure. Je n’ai pas envie que tu partes. Je n’ai pas envie
qu’on arrête de sauver le monde.
Le scientifique semblait ému. Le cœur du Visiteur se serra.
— Renard, toi et moi on est bêtes parfois, on est maladroits. Mais
sauver le monde, c’est un job qu’on apprend sur le tas, on commet
forcément des erreurs. L’important, c’est qu’on reste soudés, quelle que soit
la situation, parce que ce qu’on fait, au fond, c’est bien.
Le Visiteur était à présent complètement gagné par l’émotion.
Henry avait raison. Leur mission était ingrate, mais il leur fallait se
serrer les coudes car personne ne pourrait les aider dans la tâche qu’ils
s’étaient fixée. Ils étaient seuls.
— Henry, ton amitié… c’est une anomalie… mais c’est surtout la
variable qui peut tout changer…
Henry acquiesça lentement.
— J’aimerais que tu ne me mentes plus…
— Je te le promets, articula soigneusement le Visiteur. Si je mens, c’est
pour préserver ce qui est important. Mais aujourd’hui je comprends qu’au
contraire, ça peut tout détruire.
Les deux hommes s’observèrent un instant dans un silence furieusement
gay.
Lentement, Henry souleva sa tasse.
— À l’amitié, déclara-t-il sobrement.
Le Visiteur l’imita. Leurs regards se croisèrent.
— À l’amitié, mon pote ! déclara-t-il à son tour.
Chacun but une grande rasade de tisane.
Ils reposèrent leur tasse à l’unisson, tels deux Vikings venant de se
siffler une chope de tord-boyaux.
Le Visiteur se sentait soulagé.
Bien sûr, il ne pouvait pas révéler à Henry l’entière vérité, du moins pas
maintenant, pas d’un bloc. Mais il sentait que son ami était à présent apte à
faire preuve de la compréhension nécessaire.
— Tu sais Henry, je suis vraiment heureux qu’on ait réussi à surmonter
cette histoire. Je pense que ça va nous rendre plus forts…
Puis il s’effondra sur la table, inerte.

Henry ne bougea pas.


Parfaitement dans le timing.
Vu la dose de somnifère qu’il venait de diluer dans sa tisane, le Visiteur
était parti pour un bon gros dodo bien profond.
Henry se leva et porta la tasse de son ami à son nez. Cela confirmait ce
qu’il pensait depuis un bon moment : le Visiteur ne faisait absolument pas
attention au goût subtil de cette boisson. Un palais attentif aurait tout de
suite remarqué une amertume inhabituelle et se serait méfié.
Mais finalement, tout avait fonctionné comme prévu.
Henry éprouvait une pointe de culpabilité à avoir ainsi berné son ami,
mais il n’avait pas le choix. S’il voulait voir la Porte fonctionner de ses
propres yeux, il devait entrer dans son esprit.
C’était une petite entorse déontologique, au service d’une cause plus
grande.
Son menteur de partenaire ne pourrait moralement pas lui en tenir
rigueur.
Henry saisit la mallette de l’Introspecteur ® et la déposa sur la table. Il
prit le pouls du Visiteur. Tout était normal.
Il fixa avec soin les électrodes sur les tempes du Visiteur, manipulant
avec précaution cette lourde tête endormie.
Il connecta l’unité de calcul, qui émit un bip de mise sous tension.
Un mouvement se fit entendre dans le dos d’Henry, qui se figea.
— Docteur ?
Raph venait de relever la tête. Il le fixait d’un regard absent.
Tel un coupable pris la main dans le sac, Henry se retourna lentement.
La situation ne laissait aucun doute. Il était debout, le casque de
visualisation en main, connecté à son ami complètement inconscient. Il
allait falloir trouver les mots pour ne pas effrayer Raph.
— Oui ? demanda-t-il d’une petite voix suraiguë
Raph fronça les sourcils.
Son regard courut jusqu’au Visiteur. Il le fixa quelques instants, puis
revint sur Henry.
— … J’ai encore raté le tire-fesses…
Henry le considéra comme un scientifique considérerait une souris de
laboratoire qui viendrait de lui demander l’heure.
— Eh bien… prends le prochain Raph… et surtout sois bien souple sur
tes jambes… répondit-il, tentant le coup.
Raph acquiesça lentement.
— … Merci, docteur, marmonna-t-il simplement, avant de se laisser
retomber sur le tas de coussins qui lui servait de lit.
Une seconde plus tard, il ronflait de plus belle.
Henry poussa un long soupir de soulagement.
Il était encore temps de tout arrêter. Il pouvait déconnecter
l’Introspecteur ® et oublier toute cette histoire. Ne pas fouiller dans les
souvenirs que son ami semblait garder secrets, ne pas se sentir coupable et
continuer comme si de rien n’était…
Mais tout cela était faux, Henry le savait parfaitement. Il avait pris sa
décision au moment précis où l’idée d’utiliser son invention lui était venue.
Il le faisait pour la science, pour l’humanité.
Et pour lui aussi, mais la curiosité qui l’animait n’avait rien d’un vilain
défaut. Il ne s’agissait pas de voyeurisme, du moins tentait-il de s’en
convaincre.
La curiosité était un outil parmi d’autres, dont les scientifiques devaient
faire usage pour avancer, rien de plus.
Il connecta le casque de visualisation à l’unité de contrôle et lança la
commande d’initialisation.
Les symboles défilèrent en silence jusqu’à ce qu’un carré blanc se mette
à clignoter patiemment en bas de l’écran. Le système était prêt.
Henry observa un instant le gros bouton cylindrique qu’il avait incrusté
au centre du clavier. Il lui donna un tour sur la gauche.
Il n’avait pas encore eu le temps de mettre au point une correspondance
précise entre la rotation du curseur mémoriel comme il l’appelait, et
l’époque d’arrivée dans les souvenirs. Il lui faudrait naviguer à vue, quitte à
s’y reprendre plusieurs fois.
Il coiffa le casque et rabattit la visière. Instantanément, l’image disparut
de l’écran de l’unité de contrôle pour apparaître dans son casque.
Il tâtonna sur le clavier à la recherche de la touche entrée.
Et appuya.

Image floue… flash… saute d’image… Bruit parasite… noir.

Calibrage en cours.

Flash… formes en mouvement… Couleur… écho… noir.


Calibrage en cours.

Flash… bourdonnement… éclat de voix… Lumière…

Image.

Les mains tiennent quelque chose, petit objet sombre.


Les mains l’ouvrent, l’objet est un livre.
Les mains trouvent le plan, les yeux l’observent.
Sensation étrange : culpabilité, indiscrétion.
Les mains ferment le livre.
Le corps se déplace, les mains prennent un carton.
Les yeux cherchent aux alentours.

Sensations : tristesse, hésitation.

Henry n’avait aucune envie d’assister au contrechamp de sa dispute


avec son ami.
Il donna plusieurs tours au curseur mémoriel.

La bouche parle :
— Si je te libère, qu’est-ce qui me dit que t’iras pas retrouver les
Lombardi ?
Les oreilles entendent :
— Mais qu’est-ce que ça peut vous foutre que j’aille buter Dario ?

Sensations : énervement, peur.

La bouche répond :
— Mais je m’en fous que tu butes Dario ! Je veux pas que tu te fasses
buter, toi, voilà !
— Pourquoi ?

Sensations : culpabilité, honte, affection.


— Parce que… parce que j’ai assez donné, voilà !

Nouvelles rotations sur le curseur.

Le laboratoire est vide.


Les mains prennent une bouteille.

Sensations : colère, perdition, frustration.

Les mains fracassent la bouteille sur le crâne.

Sensations : douleur, humidité.

Décidément, songea Henry, il faut que je peaufine l’échelle de temps, à


ce rythme-là je vais me déboîter le poignet avant d’atteindre l’enfance !
Il donna de nombreux tours de curseur.

De la verdure, un banc, trois jeunes.


Les jambes courent. La bouche hurle :
— Non ! Surtout ne jette pas cette canette ! ! !

Sensations : urgence, hystérie, saison 1.

Nouvelles rotations.

Pénombre, humidité, mal de dos.


Une silhouette se redresse.
— Je suis le docteur Castafolte, le vrai ! Vous savez, j’ai créé beaucoup
de robots à mon image mais…
La bouche répond :
— Je sais ! Il faut faire vite ! Nous devons nous échapper avant que le
garde nécrophile prenne son poste. Docteur, j’ai un plan, vous voyez ces
enfants ?…

Henry s’arrêta un instant.


Il n’avait jamais revu leur rencontre.
Une douce nostalgie l’étreignit.
Il fut tenté de poursuivre la lecture pour revivre l’épopée qui avait suivi.
Qui ne rêverait pas d’assister à un instant crucial de sa vie en sachant
exactement ce qui en découlerait ? Avoir droit à une seconde lecture pour
traquer tous les indices annonciateurs d’un grand bouleversement…
Mais non, il devait rester concentré.
Nouveaux coups de poignet.

Loin derrière, des échos. Les oreilles entendent :


— Le Maître ! Le Maître est parti ! ! !
Les jambes courent, le cœur bat à rompre.
Les oreilles entendent des éclats de voix paniquées.
Le pied trébuche sur un rocher, les mains protègent le visage.

Sensations : douleur, peur, perdition.

Les yeux perdent la netteté, une chaleur monte aux joues.


Des larmes. Des larmes se mettent à couler sur les joues et le corps est
secoué de spasmes.

L’image se brouille.

Henry se retourna et souleva son casque.


Le Visiteur s’agitait dans son sommeil.
Comme un dormeur en proie à un cauchemar, il était en sueur. Son
corps tout entier semblait revivre cette course pour retrouver le Maître.
Henry s’approcha de son ami et posa la main sur son épaule.
Immédiatement, le Visiteur se calma. Sa respiration reprit un rythme
normal, ses traits quittèrent peu à peu l’expression de souffrance dans
laquelle ils s’étaient figés.
Il ne devait plus être loin du moment qui l’intéressait. Deux tours de
curseur peut-être.
Avant de remettre son casque, Henry nota que les soubresauts physiques
de son ami se répercutaient directement à l’image. Comme si la qualité du
signal dépendait de la tranquillité du patient.
Ce n’était pas si étonnant finalement, les données temporales étant
décodées et interprétées selon un algorithme de conversion graphique, toute
altération des fréquences cérébrales entraînait des parasites visuels.
Il faudrait qu’il se penche sur la question pour stabiliser l’ensemble.
Il remit son casque et tourna le curseur.
Instantanément, le Visiteur se crispa.

— Renard…
L’image est mauvaise, comme vue depuis le cul d’une bouteille. Le son
est déformé.
— … Renard…
Les oreilles entendent le nom, mais les yeux ne voient rien.
Soudain une silhouette à contre-jour.
— … dignes de l’Autre Monde…

Sensations : peur, excitation, fierté.

La main serre quelque chose, mais impossible de savoir quoi. Les yeux
ne se détachent pas de la silhouette.
La silhouette bouge, elle repart dans l’ombre, les yeux regardent… et
voient…

La Porte !
Henry la reconnut immédiatement.
La liaison était instable, mais il en était certain, il s’agissait très
exactement du lieu qu’il avait visité plus tôt. Il retint son souffle, captivé.

La main serre plus fort.


La peau sent un courant d’air.
Soudain une grande lumière brûle l’obscurité ! Les yeux se ferment.
Les oreilles entendent le bourdonnement de la machine, les oreilles
connaissent ce son. Les yeux se forcent à s’ouvrir, l’image n’est qu’un
mince filet de lumière.
Le bruit augmente, les oreilles savent que dans quelques instants il y
aura le « gros bruit » puis le silence.
Une odeur arrive aux narines, indéfinissable.
Les variations de lumière s’intensifient, les yeux discernent un
mouvement.
Les disques ! Les disques de métal sont en rotation ! Ils fendent l’air et
brassent la lumière prisonnière de volutes de fumée…
Soudain clignotements, flashs lumineux. Le bourdonnement devient un
tremblement.
L’image saute, la liaison est instable.
Les rotations s’accélèrent, le son monte en fréquence.

Sensations : peur, curiosité, espoir.

Les oreilles entendent la voix déformée hurler depuis l’obscurité :


— Ouverture… 3…
… 2…
… 1…

… Noir.

Données corrompues.

— WHAT THE… ! ! ? tempêta Henry au comble de la frustration.


Le signal avait été coupé. Le carré vert clignotait, insensible à
l’événement.
Henry jeta un œil au Visiteur. La sueur qui perlait encore sur son front
ne laissait guère de doute, le souvenir était douloureux.
Henry sentit monter une pointe d’anxiété : et s’il ne parvenait pas à
franchir la barrière mentale de son ami ? Comment ferait-il ?
Il s’imagina un instant retourner voir Loup et sa Meute pour leur
annoncer son échec. Après leur avoir fait miroiter un tel espoir, assumerait-
il de les abandonner ?
Il prit quelques grandes inspirations.
Il remit son casque.
Léger mouvement du curseur.

Les disques sont en rotation. La lumière jaillit d’un endroit inconnu,


tantôt bleue, tantôt blanche.
Le tremblement s’intensifie. La main serre plus fort.
La voix s’élève :
— Ouverture… 3…

… Noir.

Données corrompues.

— MERDE ! ! ! hurla Henry, en retirant son casque avec rage.


Il jeta l’appareil sur la table.
Non ! Ce n’était pas possible ! Ce n’était pas juste !
Il ne pouvait pas être arrivé jusque-là pour tomber dans un cul-de-sac !
Il se mit à faire les cent pas, engloutissant de ses enjambées gourmandes
le minuscule espace du laboratoire.
Il passait frénétiquement d’un mur à l’autre, absorbé par ce nouveau
problème qui, traîtreusement, se dressait devant lui au dernier moment !
Soudain il s’arrêta. Quelque chose venait de le faire tilter.
Mais l’idée repartit aussi vite qu’elle lui était venue, il n’eut pas le
temps de s’en saisir.
Il reprit sa marche, remontant la piste de la pensée vaporeuse qui lui
avait chatouillé la moustache.
Il pensait « répétition », « altération »… il s’était dit qu’il fallait retenter
encore une fois… peut-être qu’en habituant l’esprit à repenser à cet
instant ?… non, il avait ensuite remarqué que l’esprit ne semblait pas
s’habituer, il avait coupé plus tôt la deuxième fois…
— La deuxième fois ! ! s’écria-t-il à haute voix ! C’est ça !
Les données étaient devenues illisibles plus tôt la deuxième fois ! Il
avait pu voir quelques secondes de plus lors de la première tentative.
Il poursuivit son raisonnement en soliloquant :
— Les données ne sont pas corrompues au même moment… donc il est
possible qu’elles ne soient pas corrompues du tout… il s’agit simplement
d’une coupure dans la transmission…
Même s’il n’avait aucune idée de la façon dont il pourrait contourner le
problème, le simple fait de savoir que ces données étaient potentiellement
viables le rassérénait.
Il aurait aimé pouvoir en parler avec son ami. Souvent, le simple fait de
verbaliser ses problèmes, de faire un ping-pong intellectuel, lui permettait
de trouver la solution. Le Visiteur lui donnait un coup de main involontaire,
par sa seule présence.
Henry s’arrêta. Une nouvelle idée venait de lui passer sous le nez, mais
cette fois elle s’était prise dans les poils de sa moustache.
— Un coup de main…, lâcha-t-il en considérant son ami inconscient.
L’idée était un peu folle, pas vraiment scientifique, mais elle méritait
qu’il s’y attardât.
Il remit son casque, donna un quart de tour au curseur et chercha à
tâtons la main de son ami.
Il la serra, et relança l’introspection.

La main serre plus fort.


La lumière est aveuglante, la fumée emplit les poumons.
L’image est mauvaise, les parasites s’intensifient.
Les flashs, le grondement, la voix :
— Ouverture… 3…
… 2…
… 1…

L’image devint neigeuse, instable. Henry serra la main du Visiteur.


Les parasites s’estompèrent, la netteté revint.

— … Ouverture !
Le « grand bruit » se fait entendre. Le « grand flash » oblige à fermer
les yeux. Le regard se détourne, la main serre plus fort.
Les battements du cœur frappent moins vite. Plus doucement.
Les yeux se rouvrent. La lumière bat lentement, posément.
Les oreilles entendent le vrombissement de la machine. Régulier, comme
un moteur au point mort.
L’image saute, les parasites reviennent.
Dans la fumée il y a quelque chose. On dirait des planètes.
Il y a des voix aussi, de la musique. Il y a une vie de l’Autre Côté de la
porte !
Sensations : joie, étourdissement, envie de pleurer.

La main serre encore plus fort, on lui répond.


Le regard se tourne vers la main.
La jeune femme est là. Elle regarde les yeux et sourit.
Ses cheveux sont violets, sa peau très pâle. Beauté.

Sensation : amour.

Le regard de la femme est attiré quelque part. Le sourire disparaît.

Sensation : peur.

Le regard se tourne à son tour. Les yeux n’ont pas le temps de voir.

Sensation : horreur.

Noir.

Données corrompues.

Le Visiteur était secoué de spasmes. Il avait glissé de sa chaise et


convulsait au sol.
Henry s’empressa d’ôter son casque et se précipita sur lui.
Il lui introduisit un doigt dans la bouche, l’empêchant d’avaler sa
langue. De son autre bras, il lui maintint fermement la tête et commença à
lui caresser le front.
— Du calme… tout va bien… je suis là…
Le Visiteur émettait des sons incompréhensibles. Des onomatopées, des
cris, des gémissements.
Henry sentit la culpabilité monter. Qu’avait-il fait ?
Sa curiosité l’avait emporté une fois de plus. Qu’adviendrait-il si le
cerveau de son ami ne pouvait supporter l’expérience ? Pourrait-il vivre
avec cette responsabilité ?
Après tout, il n’avait jamais véritablement testé la dangerosité de
l’Introspecteur ®. La précédente et unique expérience ayant été réalisée sur
un comateux, peut-être y avait-il un risque de dommages irréversibles.
Cette perspective le glaça de terreur. Il serra son ami contre lui en le berçant
doucement.
Le Visiteur commençait à se calmer. Ses muscles se détendaient
lentement et son souffle reprenait un rythme normal.
Henry sentit une vague de soulagement le submerger.
Tout rentrait dans l’ordre.
Il avait paniqué un peu vite.
Il allongea le Visiteur sur le flanc et se redressa, encore fébrile.
Il lui fallait prendre l’air. Une petite marche l’aiderait à se calmer, et à y
voir plus clair sur la suite qu’il pourrait donner à tout ça.
Il jeta un dernier regard à son ami allongé par terre, à Raph ronflant
toujours humidement dans un coin, puis sortit.

La fraîcheur des souterrains lui fit du bien.


Il marcha un long moment sans se préoccuper de son chemin. Il voulait
juste s’éloigner du laboratoire, vider son esprit.
Mais rapidement, la dernière introspection occupa ses pensées.
Elle était intéressante à bien des égards.
D’abord il avait pu confirmer ce qu’il subodorait : les données n’étaient
pas réellement corrompues, il était possible de lire des séquences en
apparence inaccessibles dès lors qu’on parvenait à contourner la barrière
mentale.
D’autre part, il avait pu avoir un aperçu du mode de fonctionnement de
la Porte. Comme prévu, les cercles de métal entraient en rotation les uns
dans les autres. Même s’il ne parvenait toujours pas à identifier la source
d’énergie, ni l’action des arceaux à proprement parler, il était clair qu’un
passage s’était ouvert sur un Autre Monde. L’introspection n’avait donc pas
été un échec total.
Enfin, et c’était là le plus intéressant, il avait découvert que Loup lui
avait probablement menti :
Le Visiteur n’était pas le seul à avoir vu la Porte fonctionner. Il y avait
une femme avec lui.
Cette omission de la part de Loup intriguait Henry. Lui avait-il
sciemment caché cette information, ou n’était-il tout simplement pas au
courant lui-même de l’existence de cette femme ?
Pour l’heure, Henry avait un problème plus important : la barrière
psychologique du Visiteur.
Il avait essayé trois fois de suite, rien n’y avait fait. Il y avait un
blocage.
Une parade possible aurait été de faire parler son ami pour déverrouiller
le traumatisme, une sorte de psychanalyse light… mais le Visiteur n’était
pas de nature à se confier. De plus, le petit stratagème d’Henry pour le faire
dormir ne l’ambiancerait sûrement pas pour se mettre à table.
Cette histoire de Porte avait quelque chose de fascinant : chaque fois
qu’Henry pensait faire le dernier pas, une marche intermédiaire se dressait
soudainement sur sa route. C’était un véritable combat de l’esprit, une joute
entre le problème et le scientifique. Il y avait là quelque chose de grisant
finalement.
Henry s’arrêta et consulta son sens de l’orientation. Il avait beaucoup
marché, il décida de faire marche arrière. Peut-être retrouverait-il sur le
chemin une idée expulsée furtivement de son cerveau, un bout de pensée
inachevée qui l’attendrait docilement entre deux cailloux.
Il aimait considérer ses idées comme des entités à part entière. De
petites individualités autonomes, parfois sages, parfois goguenardes. Cette
perspective lui plaisait car selon cette vision des choses, ses idées pouvaient
être plus intelligentes que lui. Elles pouvaient le surprendre, l’étonner.
Parfois, il pouvait mettre un certain temps avant d’en comprendre toute la
subtilité. Il lui fallait souvent épouser le point de vue de son idée, puis le
confronter avec sa propre façon de penser. Une sorte de dualité d’où naissait
finalement une objectivité salvatrice. Bref, lui, sa moustache et ses idées
faisaient une bonne équipe.
Henry s’arrêta de nouveau.
Il avait cru entendre quelque chose.
Était-il suivi ?
Il tendit l’oreille un instant. Rien.
Du calme, Henry, songea-t-il, il n’y a pas de quoi devenir parano.
Il reprit sa route.
Il lui semblait avoir été interrompu au milieu d’une réflexion
intéressante. À quoi pensait-il déjà ?
Ah oui ! La conception des idées ! La convergence des points de vue.
Après seulement quelques pas, Henry s’arrêta de nouveau.
Il n’avait rien entendu, en revanche il avait vu quelque chose.
Plus précisément, il avait entrevu l’ébauche d’une nouvelle solution à
son problème.
L’Introspecteur ® décodait les données temporales d’un individu. Il
accédait donc à ses souvenirs, mais également à ses émotions. De fait, les
émotions entraînaient des perturbations lors de la lecture, mais elles
pouvaient également fausser le point de vue. Se connecter à un esprit,
c’était s’exposer à la subjectivité du patient. Si la barrière mentale lui
semblait insurmontable, elle le devenait de fait pour l’expérimentateur.
Mais ce problème pouvait en réalité se résumer autrement : la
subjectivité, c’était avant tout l’expression de l’unicité du point de vue !
S’il était possible d’introspecter plusieurs esprits en même temps, alors
l’interpolation des points de vue donnerait une image beaucoup plus fidèle
de la réalité… et permettrait sans doute de dépasser la barrière mentale
propre à chaque esprit.
Il lui restait une chance, très faible, mais bien réelle. Il y avait eu un
autre observateur au moment de l’activation de la Porte. Cette jeune femme
aux cheveux violets était son dernier espoir.
Si je parvenais à la retrouver et à la connecter à l’Introspecteur ®,
pensait Henry, je pourrais sûrement lire toute la séquence. Mais à supposer
que j’arrive à modifier l’Introspecteur ® pour le connecter à deux esprits
simultanément, les chances pour que je retrouve cette fille sont de l’ordre
d’une sur…
Il fut tiré de sa réflexion par un bruit dans son dos. Cette fois, il n’avait
pas rêvé.
Il se retourna d’un bond, et scruta attentivement les ténèbres.
Bientôt il n’y eut plus de doute, quelqu’un approchait.
— Qui va là ? demanda Henry d’une voix aiguë.
Une silhouette se découpa soudain dans le noir. Elle s’arrêta à quelques
mètres de lui, sous un plafonnier qui plongeait son visage dans l’ombre.
Henry n’en croyait pas ses yeux. Il connaissait cette femme, même sans
voir son visage.
Dans la lumière jaune et vacillante, brillait une magnifique chevelure
violette.
— Si ça ne s’appelle pas avoir le cul bordé de nouilles ! s’exclama
Henry, qui trouvait que pour une fois le hasard faisait bien les choses.
— Docteur Castafolte ? demanda la femme d’une voix timide.
Henry était aux anges. Lui qui se voyait déjà parti pour trente pages de
galère à la recherche de cette femme, voilà qu’on la lui servait sur un
plateau ! Il lui faudrait penser à remercier l’Auteur.
— Lui-même, lâcha-t-il dans un sourire charmeur et plein d’assurance.
La femme lui rendit son sourire, sortit un lance-roquettes et tira.

Avant qu’Henry Castafolte n’ait eu le temps d’adopter une tronche de


circonstance, l’explosion transforma le couloir en une tempête de feu tout
droit sortie des enfers.
II

Raph s’éveilla en sursaut.


Le cliquetis des composants électroniques encore tremblants sur les
étagères lui confirma ce qu’il redoutait : il n’avait pas rêvé !
Quelque chose venait d’exploser dans un couloir proche.
Il se redressa aussitôt, sentant l’adrénaline remettre son corps en route à
la vitesse de la lumière.
Le futur n’était pas un endroit sûr, mais il n’avait encore jamais entendu
une telle déflagration. S’ils étaient attaqués, il fallait agir vite.
Il sauta sur ses jambes, l’afflux de sang qui battit sous ses tempes lui
rappela immédiatement que, danger ou pas, il ne pourrait échapper à une
sévère gueule de bois. Il grimaça.
Ses yeux balayèrent la petite pièce.
— Docteur ? ! Vous avez entendu ça ?
Pas de réponse.
Henry n’était pas là, quelque chose clochait.
Raph entreprit machinalement de faire le tour de la table, comme si le
scientifique pouvait s’être caché derrière son plan de travail.
Soudain, il manqua de tomber en avant. Quelque chose traînait par terre.
Il baissa les yeux et découvrit avec horreur le corps inanimé du Visiteur.
Il se précipita auprès de lui.
— Eh ! Ça va ? !
Le Visiteur ne broncha pas.
— OH ! Renard !
Raph haussa le ton et entreprit de secouer son ami.
— Il y a eu une explosion ! Je crois qu’Henry est en danger ! ! ALLEZ,
DEBOUT ! ! !
Le Visiteur produisit quelques bulles de salive, puis son visage retomba
sur le côté, parfaitement inconscient.
Raph sentit la panique l’envahir. Henry avait disparu, le Visiteur
semblait drogué, et quelque chose venait de faire trembler les murs.
— Merde, merde, merde… je fais quoi ? ! murmura-t-il entre ses dents.
Il se redressa.
En fait, il n’avait pas trente-six possibilités.
En quelques enjambées, il prit un manteau, saisit une lampe de poche et
le CasTaser ® qu’Henry avait spécialement conçu pour lui en cas d’attaque
zombie. La décharge était suffisamment forte pour immobiliser un assaillant
quelques secondes, sans toutefois se révéler mortelle si par malheur Raph
venait à s’en administrer un coup lui-même. Cette précaution s’était
d’ailleurs révélée fort utile le soir du Nouvel An, lorsque Raph avait voulu
soulager sa vessie sans prendre le temps d’ôter l’appareil de sa poche, ni
d’ouvrir sa braguette. Il avait survécu, mais aucun poil ne repousserait à cet
endroit.
Il jeta un dernier regard au Visiteur qui semblait à présent dormir
profondément.
Il alluma sa lampe, vérifia la charge du CasTaser ®, qu’il plaça
machinalement dans sa poche arrière, et sortit dans l’obscurité.

La première chose qui lui sauta à la gorge ne fut pas un animal, mais
une atroce odeur de brûlé.
Au loin, une inquiétante fumée noire venait tapisser le plafond voûté. Le
mur s’animait d’ombres déformées, dont la danse rougeoyante trahissait la
présence de flammes non loin de là.
Raph s’approcha à pas prudents, se couvrant le nez de la manche de sa
veste. Il passa une tête furtive à l’angle du couloir.
Les murs, noircis de suie, portaient encore les stigmates de l’explosion.
Des fissures couraient le long des parois, telles d’horribles sourires édentés.
À mesure qu’il approchait des débris enflammés, l’odeur se faisait plus
âcre. Les yeux commencèrent à lui piquer.
Il dressa l’oreille.
Il lui avait semblé percevoir un bruit de frottement au milieu du
crépitement du feu.
— Docteur ? ! Vous êtes là ? ! lança-t-il, inquiet.
Pour toute réponse, une bourrasque lui envoya un nuage de fumée au
visage. Il sentit ses poumons s’embraser.
Une quinte de toux le saisit au ventre et le plia en deux. Il n’allait pas
pouvoir rester ici très longtemps, il risquait l’asphyxie.
Soudain, quelque chose racla le sol. Cette fois il en était certain.
Il s’enfonça davantage vers les barricades qui jonchaient les bords du
souterrain.
Et se pétrifia.
Une jambe !
Il essuya ses yeux humides pour tenter d’y voir net : oui, il n’y avait pas
de doute, c’était bien une jambe qu’il voyait dépasser de derrière ces
palettes à moitié carbonisées.
— Docteur ? bredouilla-t-il de nouveau, de plus en plus paniqué.
Il fit lentement le tour de l’amas de débris qui lui barraient la vue.
Comme il approchait, la jambe lui apparut davantage. Bientôt, il
discerna avec horreur les lambeaux de ce qui semblait être une blouse.
Il se précipita sans réfléchir.
Henry était là, le corps partiellement recouvert de tôle et de gravats. La
même fumée épaisse s’échappait de cette horrible composition. Raph dut
refréner un cri d’horreur : au bout de la manche du scientifique, où jadis se
trouvait une main gantée de latex, il n’y avait plus qu’un trou béant et
fumant.
Raph sentit les larmes lui monter aux yeux.
Henry avait beau être une machine, il était devenu l’un de ses meilleurs
potes Il n’aurait jamais cru cela possible, pourtant il s’était lié d’amitié avec
un robot bien plus humain que la plupart de ses congénères.
Raph se précipita sur Henry et entreprit de le dégager.
— Docteur, vous m’entendez ? DOCTEUR ?
Raph saisit le visage inanimé entre ses mains. Castafolte était froid, ce
qui en soit ne voulait rien dire.
— DOCTEUR ! ! !
Il le gifla dans un geste désespéré. Après tout, on mettait bien des coups
de poing aux ordinateurs sans que cela ait davantage de sens.
Contre toute attente, Henry ouvrit les yeux.
— Raph ? murmura-t-il, absent.
— Oui, docteur ! C’est moi, c’est Raph ! Tout va bien ! Vous vous
souvenez de ce qui s’est passé ?
Henry le considéra un instant. Il fronça soudain les sourcils avant de
souffler :
— Tu as raison, je crois qu’il y a un souci avec ce tire-fesses…
Raph ne put s’expliquer pourquoi cette remarque ne lui semblait
étrangement pas si hors sujet.

— Non, pas celle-là, la plus petite s’il te plaît !


Raph s’exécuta, tendant à Henry la clé à molette numéro 7.
Le scientifique était assis devant une mer de composants électroniques
plus improbables les uns que les autres. Raph ne parvenait pas à
comprendre comment un tamagoshi, un tube cathodique ou encore un
squelette de machine à écrire pouvaient être d’une quelconque utilité dans
la réparation du bras de son ami.
— C’est proprement fascinant, s’enthousiasmait Henry.
— Quoi ? De se faire fumer dans un couloir ? demanda Raph, perplexe.
— Mais non ! Ça !
Henry lui désigna son moignon d’où pendait un câble qui ressemblait
furieusement à un tuyau de douche. Raph lui rendit un sourire poli mais
gêné.
Henry poursuivit :
— Je n’avais jamais vraiment vu le détail du travail de Germain. Ce
type était un authentique génie, tu sais ! Et le plus beau dans tout ça, c’est
que si je n’avais jamais surmonté mon bug de fabrication, je n’aurais jamais
pu en être témoin ! C’est incroyable !
Raph se souvint que son ami moustachu était effectivement l’unique
modèle de Castafolte ® à avoir pris un jour conscience de sa condition de
robot. Tous les autres, aussi perfectionnés fussent-ils, vivaient persuadés
d’être l’humain originel.
Lorsqu’un Castafolte ® découvrait sur son avant-bras le code-barres qui
indiquait son numéro de série, il buguait instantanément et s’éteignait.
Sans que l’on sache vraiment pourquoi, Henry avait un jour contourné
ce handicap, ce qui faisait de lui le plus humain des Castafoltes ®.
— Vous allez vous réparer tout seul ? demanda Raph.
Henry reposa la clé de 7 et entreprit d’extraire les barres à caractères de
la machine à écrire.
— Ce n’est pas idéal, mais je devrais pouvoir me faire une main de
secours en attendant d’avoir davantage de matériel, répondit-il, le nez
plongé dans les entrailles mécaniques de son IBM Selectric 251.
Beaucoup de questions se bousculaient dans la tête de Raph, qui ne
savait trop par où commencer.
— Vous vous souvenez de ce qui vous est arrivé ?
Henry releva la tête.
— Je crois oui. J’étais sorti pour faire le point sur mes découvertes, et
puis cette femme est sortie de nulle part. J’étais content de la voir, mais elle
a sorti un lance-roquettes et m’a allumé à bout portant !
— Vous la connaissiez ?
— Oui, enfin pas vraiment… disons que je l’avais déjà vue…
Raph sentit au ton du scientifique qu’il venait de mettre le doigt sur un
point sensible.
— Vous savez, docteur, avant de venir vous chercher j’ai essayé de
réveiller Renard. Mais on dirait qu’il a été drogué.
— Ah oui ? mentit Henry d’une petite voix aiguë.
En croisant le regard de Raph, Castafolte comprit qu’il ne pourrait pas
garder ses secrets plus longtemps. Il reposa son matériel.
Il inspira profondément et entreprit de lui raconter sa rencontre avec
Loup, son explication avec le Visiteur, puis sa visite dans les souterrains du
Terrier à Nation. Il termina par l’introspection de leur ami commun et la
découverte de cette femme à ses côtés, au moment de la mise en marche de
la Porte.
— Vous voulez dire que vous l’avez drogué ? ! s’étrangla Raph.
— Je n’en suis pas fier, mais il le fallait. Il ne m’aurait jamais parlé de
la Porte, et plus important encore, je n’aurais pas été en mesure de la
réparer !
— Parce que vous pensez pouvoir la réparer maintenant ?
Henry ne répondit pas tout de suite. En vérité, il ne le pouvait pas, mais
au moins il avait une piste.
— Non, mais si j’arrivais à retrouver cette femme… commença-t-il.
— Quoi ? Retrouver la femme qui a failli vous atomiser il y a à peine
une heure ? !
Raph marqua une pause.
— D’ailleurs, comment vous vous en êtes sorti ? Vous auriez pas dû
fondre façon T1000, ou je sais pas quoi ?
Henry n’aimait pas lorsque Raph faisait preuve de condescendance
envers sa condition de robot. Il répondit patiemment :
— Je ne pouvais pas éviter la roquette, mais je pouvais faire en sorte
qu’elle ne m’explose pas sous le nez.
Il désigna sa manche béante. Raph souleva un sourcil, signe qu’une idée
se matérialisait sous sa chevelure.
— Vous avez utilisé votre turbo-poing pour l’attraper en plein vol ?
— Oui, j’ai déplacé l’explosion d’une dizaine de mètres devant moi. J’y
ai perdu une main, mais Dieu merci, ma moustache est intacte.
Henry enfila un gant et fit fonctionner ses phalanges articulées. Elles
émirent un grincement rouillé.
— Bien, ça devrait faire l’affaire ! décida-t-il. Maintenant, il nous faut
retrouver cette femme. Elle détient sûrement la clé de toute cette histoire.
Tu es avec moi Raph ?
Raph l’observait, ne sachant trop s’il devait se réjouir de cet élan de
motivation, ou si au contraire il devait s’alarmer de l’imprudence du
scientifique.
— Est-ce qu’on ne devrait pas attendre que Renard se réveille avant de
faire quoi que ce soit ? hasarda le jeune homme. Je veux dire, ce sont ses
amis d’enfance, il est quand même bien placé pour nous dire s’ils sont
dangereux ou non…
Henry s’approcha et baissa la voix, comme un conspirateur :
— Tu ne comprends pas ! Il faut au contraire que nous retrouvions cette
femme avant que Renard se réveille ! Tout l’intérêt réside dans le fait de
pouvoir les brancher tous les deux à l’Introspecteur ® ! Si nous y
parvenons, je serai en mesure de réparer la Porte et nous pourrons…
— … voir l’Autre Monde…, compléta Raph pensif. On… on va voir la
Meute alors ? bégaya-t-il, ayant peur de redire une connerie.
— Non, on n’a pas le temps pour ça… leur terrier est trop loin.
— On fait quoi alors ?
Henry réfléchit un instant.
— On va aller boire un verre ! finit-il par dire.
Raph eut un haut-le-cœur.
Il ravala son vomi.
Il était à peine 9 heures du matin.

Francis crut d’abord à une hallucination.


Il n’était pas humainement possible qu’un homme s’étant envoyé autant
de liqueur de Zinc que Raph soit de retour dès l’ouverture !
Soit ce type avait un frère jumeau, soit il tenait là son client de l’année.
— Vous êtes sérieux, les gars ? leur lança-t-il pour les accueillir.
Raph et Henry vinrent se placer sur les tabourets de fortune qui
flanquaient le comptoir. Francis continua :
— Attention, je juge pas, hein, moi, limite, plus vous vous en envoyez
dans le cornet, plus ça m’arrange. Mais je dis juste que le petit, là, il va pas
faire de vieux os s’il commence comme ça. Regardez, Doc, il a déjà l’œil
un peu jaune, pas bon signe, ça…
— On va prendre deux cafés, répondit sommairement Henry.
Francis s’éloigna sans protester et se mit au travail.
— J’ai vraiment les yeux jaunes ? s’inquiéta Raph en se penchant vers
Castafolte. C’est le foie, c’est ça ?
— C’est pas le foie, Raph, c’est la lumière.
— D’accord. Non parce que ça me ferait chier de mourir dans le futur.
Je dis pas que je voudrais masse de monde à mon enterrement, mais juste
un minimum pour pas avoir l’impression d’avoir tout…
— Et deux cafés ! le coupa Francis. Enfin goûtez d’abord, parce que je
suis pas bien sûr des doses depuis qu’on le coupe au terreau.
Le barman s’apprêtait à repartir, mais il se ravisa et resta un instant à les
regarder, un curieux sourire aux lèvres.
— On peut dire que vous êtes des veinards, tous les deux…, lâcha-t-il.
— Pardon ? demanda Henry, pas vraiment intéressé.
— Figurez-vous que le Premier Pub s’équipe aujourd’hui ! Sono !
Il sortit un petit magnétophone et pressa le bouton play.
Une voix s’éleva « La la la la ! La la la… Et hop là ! Tagada zou ! »
Henry et Raph l’observaient, incrédules. La nullité du son produit était
en totale contradiction avec la mine fiérote qu’arborait l’aubergiste.
— Mais qu’est-ce que c’est ? demanda Henry.
— Bah c’est moi qui chante ! Ça enregistre et ça repasse le son ! Du
coup on peut mettre toute la musique qu’on a dans la tête ! Ça m’a coûté
une blinde, mais ça valait le coup !
— Mais… c’est même pas de la musique, ça…, nota Raph qui cachait
mal son embarras.
— Ah bah oui forcément, moi j’en connais pas, mais si vous voulez une
chanson, hop ! vous la chantez et après on peut la passer en boucle ! Ça, ça
va m’en ramener du client, je vous le dis !
— En parlant de clients, voilà les nôtres ! annonça Henry en signifiant à
Francis qu’il serait de bon ton de les laisser discuter seuls.
La porte du fond venait de se refermer sur quatre silhouettes sombres.
Le barman s’esquiva.
— Tu es prêt ? demanda Henry entre ses dents.
— Je… je suis à bloc, répondit Raph, mal assuré.
Les silhouettes s’approchèrent.
— Docteur, dit simplement l’homme qui semblait mener la troupe.
Henry fit les présentations :
— Raph, je te présente Loup, le chef de la Meute à un loup.
— La Meute tout court, précisa Loup.
— Et derrière lui, Mustang et Appaloosa, les deux chevaux de la Deux-
Chevaux.
Henry s’arrêta un instant en fixant le quatrième homme. Il l’avait aperçu
rapidement dans les souterrains de Nation. L’homme avait alors remis à
Loup le dépliant sur le tourisme plutonien.
— Et… Condor, il me semble ? proposa Henry.
L’homme au visage balafré hocha la tête sans sourire. Loup compléta :
— Condor est mon bras droit. Il est également chargé de ma sécurité.
— Qu’est-ce que ce sera pour ces messieurs ? intervint Francis.
Loup et Condor échangèrent un regard.
— Deux jus de Chaussette, commanda Loup.
Dans son dos, Mustang s’ébroua.
— Et deux bols d’avoine compléta-t-il.
Les hommes restèrent un instant à se toiser en silence. Bientôt, chacun
fut servi.
— Et vous êtes… ? questionna Loup en pointant Raph du doigt.
— Raph est mon associé, répondit posément Henry. C’est également un
très bon détecteur de mensonge.
Tout en sirotant une gorgée de jus de Chaussette, Loup posa ses yeux
sur le petit bonhomme chevelu qui se tenait à côté du scientifique. Le
regard pénétrant du jeune homme qui le regardait sans expression le mit
mal à l’aise.
De son côté, Raph faisait un effort désespéré pour ne pas vomir. Francis
pourrait revoir ses dosages. Ce café avait l’improbable capacité de réactiver
les effets de l’alcool. Raph fixait un point à l’horizon en espérant que cela
calme le tournoiement de sa tête.
— Pourquoi sommes-nous là au juste ? questionna Loup.
— Nous sommes là pour parler mensonge, déclara Henry dans un
sourire. Vous m’avez menti, Loup.
— Ah oui ? s’étonna le canidé.
Raph voulait intervenir.
En tant que sidekick, il devait insuffler à la conversation suffisamment
de tension pour dissuader ces représentants de la Meute de mentir. Il fallait
qu’il trouve quelque chose à dire.
— La femme…, commença-t-il avant de remarquer que l’intégralité du
contenu de son estomac se redirigeait vers l’œsophage à vive allure.
Il laissa mourir sa phrase dans un râle aux allures de borborygmes
inquiétants.
Loup le regardait avec attention. Son impression se confirmait : ce type
au regard pénétrant, aux phrases minimalistes et aux grognements bestiaux
en imposait carrément ! Il devait sûrement s’agir d’une sorte de mentaliste,
ou d’un autiste surdoué et clairvoyant. Mieux valait ne pas trop jouer au con
avec lui.
— De quelle femme parlez-vous exactement ? reprit Loup en revenant
vers Henry.
— La femme…, tenta Raph, de nouveau interrompu par un rôt qu’il
tenta de désamorcer par voie nasale.
Loup frissonna. Le jeune homme semblait perdre patience.
— Ah oui ! je vois ! vous voulez parler de la femme qui était avec
Renard au moment où le Maître a actionné la Porte !
Castafolte haussa les sourcils. Il ne s’attendait pas à en venir aussi vite
aux faits. Raph jouait son rôle avec une étonnante efficacité.
— Absolument, enchaîna le scientifique. Vous m’aviez dit que Renard
était le seul à avoir vu fonctionner la Porte…
Loup tenta un sourire :
— J’ai dit quoi ? qu’il était le seul ? Non ! « Un des seuls », il me
semble ! Vous pouvez aller vérifier chapitre IV.
Henry commençait à saturer question blague méta. En outre, il n’avait
aucune intention de parcourir ce bouquin dans le sens inverse.
La perspective de revenir deux chapitres en arrière accrut encore un peu
plus le mal de mer de Raph. En sueur, le regard toujours fixé sur le mur du
fond, il dut se tenir au bar pour ne pas flancher. Dans un mouvement
maladroit, il frappa le zinc plus fort que prévu.
Le sourire de Loup disparut instantanément. Le type aux cheveux en
pétard ne semblait pas apprécier son humour. Son expression vide était de
plus en plus angoissante.
— D’accord, admit Loup. Il y avait effectivement une fille avec lui.
Belette.
Henry leva un sourcil de circonstance : sans surprise, le bestiaire
s’étoffait.
— Pourquoi n’avoir rien dit à son propos ? Qui est-elle ? questionna
Castafolte.
Henry sentit un imperceptible tressaillement parmi ses invités. Condor
baissa l’œil, les chevaux semblèrent s’agiter.
Loup jeta un rapide regard vers Raph, dont l’expression congestionnée
et les lèvres baveuses n’auguraient rien de bon.
— C’était l’une des nôtres, admit-il. Elle était un peu plus âgée. Elle
s’est occupée de nous quand on n’était que des gamins.
— Et que faisait-elle avec Renard au moment de l’ouverture de la
Porte ? continua Henry.
— Le Maître voulait qu’elle y soit.
— Où est-elle maintenant ?
— Aucune idée. Elle est partie le jour où le Maître a décidé de rentrer
chez lui. Personne ne l’a plus revue depuis.
Henry considéra la situation. Il avait cru un instant que cette Belette
avait été envoyée par la Meute. Non seulement cela ne semblait pas très
cohérent puisqu’au fond il travaillait pour eux, mais à en juger par
l’expression craintive de Loup, celui-ci n’y était véritablement pour rien.
Le regard de Loup se fit plus insistant.
— Dites-moi, docteur, vous n’avez croisé Belette que dans les souvenirs
de Renard, n’est-ce pas ?
Le ton se faisait soupçonneux.
Henry réfléchit à toute vitesse. Il pourrait parler de sa rencontre avec
Belette dans le tunnel. Il pourrait demander la protection de la Meute contre
cette femme qui semblait sortir de nulle part pour l’abattre sans raison.
Mais pouvait-il faire entièrement confiance à Loup ?
Après tout, ce dernier avait toujours fui la rencontre directe avec
Renard.
Étrange, pour d’anciens amis.
Sans oublier qu’il savait depuis le début que cette femme avait été
témoin d’une scène cruciale. Pourquoi ne pas la mentionner ?
Henry sentait en son for intérieur qu’il ne percevait pour l’heure que la
partie émergée de cette histoire. Les intentions de la Meute pourraient se
révéler bien moins altruistes qu’ils ne le prétendaient. S’il existait un
antagonisme entre Belette et la Meute, il pourrait peut-être en tirer parti.
Il décida de ne rien révéler à Loup avant d’avoir entendu la version des
faits de la femme aux cheveux violets.
— Bien sûr, répondit-il en soutenant le regard. Pourquoi ? Je devrais
m’attendre à la croiser IRL ?
Loup le fixait intensément. Raph eut un renvoi. Loup sursauta.
— Non, il n’y a aucune raison que vous la croisiez, concéda-t-il. Il est
probable qu’elle soit morte de toute façon. Une femme seule ne survit pas
longtemps dans le secteur.
— N’allez pas dire ça aux NPNZ* (*Ni Putes Ni Zombies), souligna
Henry.
Loup acquiesça silencieusement.
Condor se pencha pour lui glisser un mot à l’oreille.
— Je sais, nous avons bientôt fini ! répliqua Loup, sèchement.
Henry remarqua le changement de ton. Loup possédait une seconde
voix, tranchante et autoritaire. Il l’avait laissé échapper comme l’on pète en
se levant trop vite.
Il y avait donc bien une sous-couche chez cet homme. Garder ses
distances s’imposait.
Loup s’approcha d’un pas. Henry frissonna.
— Si vous avez vu Belette dans les souvenirs de Renard, peut-on en
conclure que vous avez vu la Porte, docteur ? demanda-t-il, les yeux
brillants.
— Oui… et non, lâcha Henry parfaitement conscient de l’ascenseur
émotionnel qu’il provoquait chez son interlocuteur.
— Expliquez-vous !
Nouvelle fissure dans la voix de Loup. Nouvelle brèche dans le
personnage lisse qu’il donnait à voir depuis le début.
Henry déglutit.
— La charge émotionnelle est trop forte. Cet événement rend la lecture
instable…
— Et vous avez une solution, n’est-ce pas ?
Loup était si proche qu’Henry pouvait sentir son haleine.
— Je… je vais affiner l’algorithme et utiliser davantage de
tranquillisants, balbutia Castafolte.
— Bien. Voulez-vous que je vous laisse Condor ? Pour vous aider dans
votre tâche ? demanda Loup, sans que cela ne ressemblât pour autant à une
question.
Henry n’avait aucune envie de voir l’œil du Condor braqué sur lui. S’il
ne disait pas toute la vérité à la Meute, c’était justement pour opérer à sa
manière. Il n’était pas question qu’on lui colle un espion dans les pattes.
Soudain une main se posa sur son épaule.
— Le docteur travaille seul, dit Raph d’une voix blanche.
L’acidité de l’haleine qui parvint aux narines de Loup le fit reculer. Cet
homme pâle et luisant devait boire de l’acide pur.
— Bien… entendu, conclut-il. Tenez-nous informés de l’évolution de
vos recherches, docteur. Et si vous avez la moindre piste pour faire
fonctionner la porte, faites-le-moi savoir également.
Il tendit une main gantée à Henry qui hésita un instant avant de lui
tendre la sienne.
— Qu’est-il arrivé à votre main ? demanda Loup, surpris.
— Je… une porte, je me la suis coincée. Vous savez ce que c’est quand
on veut aller vite…
— Bien sûr, oui… ça devait être une grosse porte quand même…, nota
Loup, circonspect devant l’allure de cette main de fortune.
Henry acquiesça tandis que le groupe s’éloignait déjà sous le regard
vide de Raph.
Avant de sortir, Loup ajouta :
— Docteur, je sais qu’elle est morte, mais si jamais il vous arrivait de
croiser Belette, faites-le-moi savoir immédiatement… s’il vous plaît.
— Je n’y manquerai pas ! rétorqua Henry dans un sourire forcé.

Lorsque la porte battante claqua derrière eux, Raph poussa un long


soupir de soulagement. Il se laissa tomber sur un tabouret.
— La vache, docteur, j’ai bien cru que j’allais me gerber dessus…
— Tu as parfaitement joué ton rôle, Raph, je pense qu’ils t’ont trouvé
charismatique.
— C’est quoi le plan, alors ? Pourquoi vous ne leur avez pas parlé de la
femme du couloir ?
— Parce qu’on ne sait pas encore ce que cache cette Meute. Je préfère
garder quelques cartes dans ma manche. J’ai comme l’intuition que s’ils
mettent la main sur cette Belette avant nous, nous pourrions ne plus jamais
en entendre parler.
— Et c’est grave ?
— Mais bien sûr que c’est grave, bon sang de bois ! Cette Belette est
notre dernière chance de voir l’Autre Monde ! s’emporta Henry.
— Ah d’accord, en fait je le savais, je demandais juste comme ça, se
justifia Raph, maladroitement. Du coup, on fait quoi ?
Henry prit une grande inspiration.
— On tente de garder la tête froide, et on réfléchit.
Francis s’approcha, une bouteille de liqueur de Zinc à la main :
— La tournée du patron, messieurs ?
Raph vomit.

Environ une heure plus tard, les deux hommes qui sortirent du Premier
Pub semblaient passablement éméchés.
Ils parlaient fort et se tenaient l’un à l’autre dans un mouvement qui
tenait davantage du zigzag que de la progression rectiligne.
Le premier, assez grand, portait une blouse qui avait dû être blanche à
un lointain moment de sa carrière. Une paire de lunettes de soudeur
semblait se perdre dans son épaisse chevelure bouclée. Il faisait de grands
gestes inspirés et se remettait régulièrement en place la moustache.
Son acolyte, plus petit, se distinguait principalement par l’improbable
coiffure en pétard qui dodelinait au rythme de ses pas chaloupés. Il semblait
plus jeune, mais tout aussi bourré.
La silhouette qui les observait depuis l’obscurité prit soin de garder ses
distances.
À la différence de bien d’autres prédateurs, elle était parfaitement
indétectable, totalement invisible lorsqu’elle le décidait. Elle était allée à
bonne école. Elle avait d’ailleurs été la meilleure à ce petit jeu, ce qui lui
valait d’être toujours en vie aujourd’hui.
Elle suivit les deux hommes à pas de belette, tendant l’oreille pour saisir
des bribes de leur conversation. La tâche n’était pas trop difficile tant ils
parlaient fort.
— Non, Raph, je ne vais pas laisser tomber si proche du but ! braillait le
grand. Qu’elle vienne, cette marmotte, je suis prêt à la recevoir !
— Je crois pas que ce soit une marmotte, objecta le petit. Je crois que
c’est plus un truc de rongeur, genre Musaraigne ou Suricate…
— Peu importe ! Je l’empaille !
— Donc vous voulez faire quoi, doc ? On reprend les tests sur Renard ?
— Et comment, qu’on reprend les tests, mon P’tit Goret ! Si j’augmente
un peu la dose de tranquillisant, je pense qu’on pourra lire toute la séquence
d’un trait et là…
Le grand dut s’appuyer contre un mur pour garder l’équilibre. Il
semblait se fatiguer lui-même à faire de si grands gestes.
Belette en profita pour s’approcher de quelques mètres.
— Je te le dis, on va la voir fonctionner, cette Porte ! On va y aller, dans
l’Autre Monde, toi, moi, Renard… et la Meute !
— D’accord, doc… mais est-ce que je peux aller pisser avant ?
— Oui… mais dépêche-toi, on doit être au labo avant que Renard se
réveille !
Le petit s’éloigna.
Belette ne le quittait pas des yeux. Leur plan était clair : ils allaient
recommencer. Elle ne pouvait pas attendre davantage.
S’attaquer au grand n’avait rien donné la première fois, il fallait
commencer par le petit.
Se glissant entre les ombres avec grâce, Belette arriva bientôt à
quelques pas du petit chevelu.
— Tu as bientôt fini ? pressait le scientifique
— J’y arrive pas si je sais que vous m’écoutez ! Vous voulez pas chanter
quelque chose ?
Dans son dos, Belette perçut le soupir du grand qui se mit à entonner ce
qui avait tout l’air d’être une chanson paillarde :
— Je, je, suis libertine, disait-il, je suis une catin…
Le moment était idéal, la chanson couvrirait son approche.
Sortant de sa cachette, Belette s’approcha doucement du petit. Elle porta
la main à sa ceinture et saisit le poignard de fortune qu’elle s’était fabriqué
avec une tige de métal rouillé. Il fallait frapper vite et bien. Un coup unique
à la gorge suffirait.
— C’est bon, je sens que ça vient ! claironna sa victime, inconsciente de
vivre là ses derniers instants.
Encore quelques pas et elle serait à portée de frappe. Elle ajusta le
manche de son arme au creux de sa paume et d’un geste rapide le brandit
au-dessus d’elle.
— MAINTENANT ! ! ! s’écria Raph en se jetant à terre.
It’s a trap ! eut-elle tout juste le temps de penser.
Tel un animal aux abois, Belette fit volte-face et découvrit avec horreur
le Castafolte ® à quelques mètres d’elle. Au loin, un petit magnétophone
répétait en boucle les premières paroles de la chanson.
— Ah ah ! fanfaronna le scientifique. Belette, et rebelote : TURBO
POING ! ! !
Belette n’eut pas le temps de bouger, Henry brandit soudain son poing
tel une arme. Celui-ci jaillit hors de sa manche dans un bruit de ressort
rouillé… et vint s’écraser au sol à peine quelques centimètres plus loin.
La moustache circonflexe, Henry ne put retenir une exclamation de
surprise :
— What the… ?
Mais déjà Belette se jetait sur lui, la lame en avant. Dans un geste
désespéré, le robot tenta de protéger ses parties vulnérables.
Un grésillement sinistre se fit soudain entendre, Henry crut son dernier
court-circuit arrivé.
Mais non.
Il était toujours conscient.
Il ouvrit prudemment un œil.
Belette était devant lui, immobile et inexpressive. Elle glissa lentement
au sol, le regard vide. Raph apparut dans son dos, le CasTaser ® à la main.
— Euh… bien joué, Raph !
— De rien, docteur, lui répondit son ami d’un ton mal assuré.
Les deux hommes soufflèrent quelques instants, reprenant leur calme.
Ils faisaient de bien piètres héros, mais qu’importe ! La mission était
accomplie.
Tandis que Raph chargeait Belette sur ses épaules, Henry ramassa son
poing en se promettant de le réparer convenablement à l’avenir.
III

— Installe-la ici ! ordonna Henry à peine arrivé.


Raph s’exécuta et allongea Belette sur la table de travail.
Elle était belle. Flippante, mais belle. Son visage de jeune trentenaire à
l’ovale parfait était encadré par une magnifique chevelure violette. Cette
couleur, pourtant atypique, lui allait étonnamment bien. Sa silhouette fine et
gracieuse en faisait une amazone aussi dangereuse que désirable. Raph
sentit le trouble l’envahir.
À côté de Belette, le Visiteur était lui aussi toujours inconscient. Il
fallait faire vite.
— Vous avez déjà fait ça ? demanda Raph.
— Quoi ? Brancher deux consciences sur l’Introspecteur ® ? Non !
Mais il faut une première fois à tout.
En réalité, Henry n’était pas plus rassuré que son jeune ami. En théorie,
cela devait fonctionner, mais il ne pourrait en être sûr qu’après avoir mis la
machine en marche. Il fallait déjà s’assurer que les signaux soient
correctement synchronisés.
Se déplaçant à grandes enjambées, Castafolte équipa rapidement le
Visiteur et Belette de capteurs neuronaux. Chacun n’aurait que la moitié des
capteurs prévus pour une introspection digne de ce nom, mais il n’avait pas
le temps d’en fabriquer davantage. Il faudrait s’en contenter.
Henry alluma l’unité de contrôle et lança un scan.
— Vous faites quoi là ? demanda encore Raph.
— Je lance le calibrage.
Un bip retentit.
— C’est calibré ?
— Oui, c’est calibré.
Henry saisit son clavier mou et commença à faire pleuvoir les lignes de
code.
— Et là, vous faites quoi ?
— Là, je synchronise manuellement les ondes temporales.
Un bip se fit entendre.
— C’est synchronisé ?
— Oui, c’est synchronisé. Tu comptes me faire chier longtemps ?
Raph s’assit docilement, comme un enfant puni.
— Non, mais moi je demande ça juste pour comprendre ce que vous
faites, après si vous voulez pas m’expliquer…, bougonna-t-il dans sa barbe.
Mais Henry ne l’écoutait pas, il avait déjà saisi le casque de
visualisation et terminait d’en régler les sangles.
— Bon, ben allez, annonça-t-il. Je pense que je vais remonter un peu
plus loin dans le temps pour laisser leurs esprits s’habituer à l’introspection.
J’ai peur que ça saute encore si je tente de lire directement la séquence de la
Porte.
— Vous faites ce que vous voulez, je vous ai rien demandé…, maugréa
Raph, visiblement vexé.
— Bon, Raph, ne fais pas l’enfant !
— Je fais pas l’enfant !
— Si tu fais l’enfant !
— Non je le fais pas !
— Si tu le fais !
— Non !
— Si !
— Non !
— Si !
— Non !
— Si !
— Non !
— Si !
— Non !
— Si !
— Non !
— Si !
— Non !
— Si !
— Non !
— Si !
— Non !
— Si !
— Non !
— Si !
— Non !
— Si !
— Non !
— Si !
— Non !
— Si !
— Non !
— Non !
— Si !
— Ah ah ! je t’ai eu ! s’écria Henry.
— Vous êtes vraiment un gamin, docteur, soupira Raph.
— Non…
— Si…
— Bon on va pas s’en sortir, on réglera ça à mon retour, trancha Henry
qui avait peur de perdre la deuxième manche.
— Et je fais quoi en vous attendant ?
— Tu veilles sur eux. Sur nous. Si tu vois qu’ils s’agitent, essaie de les
calmer. L’introspection de souvenirs douloureux peut les perturber. Plus ils
resteront calmes longtemps, meilleures seront nos chances de lire la
séquence entièrement.
— D’accord, concéda Raph, pas vraiment convaincu du caractère
héroïque de sa mission.

Henry prit une grande inspiration, rabattit la visière de son casque et


pressa entrée.
Tout devint noir.

Il faisait jour.
La grande pièce ressemblait vaguement à un entrepôt désaffecté. Des
longues fissures serpentaient le long d’épais blocs de bétons, dont les
jointures érodées laissaient passer les rayons du soleil. Ceux-ci tombaient çà
et là, tels des douches brûlantes, révélant la poussière en suspension. Les
piliers qui tenaient encore debout se voyaient engloutis par une végétation
vorace et grimpante, témoin de l’abandon de l’endroit depuis des décennies.
Les carcasses métalliques d’antiques engins industriels jonchaient le sol et
s’agglutinaient par endroits en un enchevêtrement de tôle et de rouille qui
pouvait s’élever à plusieurs mètres de hauteur.
Au détour de l’un d’eux, une ombre s’allongea.
Gruik… gruik…
Silence.
Rouhou… rouhou…
Soudain une voix aiguë mais autoritaire rompit l’air ambiant.
— Putain, Pigeon ! Qu’est-ce que tu fous ? !
La silhouette avança d’un pas dans la lumière. Un garçonnet d’à peine
une dizaine d’années, châtain, le visage criblé de taches de rousseur, afficha
une mine étonnée.
— Bah, j’essaie de vous dire que la voie est libre, bafouilla-t-il d’une
voix fluette.
Une jeune fille, plus grande d’environ une tête, sortit à son tour de sa
cachette. Henry la reconnut sans peine, sa chevelure violette ne laissant pas
le moindre doute. Elle semblait plus âgée que son camarade. Treize ou
quatorze ans peut-être. Henry nota que derrière son air de jeune guerrière,
se devinaient déjà les traits de la beauté qu’elle deviendrait.
— Mais t’es con ou quoi ? siffla Belette. Tu peux pas le dire
simplement ?
— Non mais je croyais qu’on était d’accord sur le code. Si je fais le cri
de l’un d’entre nous, ça veut dire que ça va, si je fais un cri d’animal
disparu ça veut dire danger…
Belette lui administra une claque à l’arrière du crâne. Pigeon se tut
instantanément.
— Non, on n’a jamais validé ce code !
Elle se retourna vers un amas de tôle :
— Hibou ? La voie est libre.
Les tiges métalliques s’ébranlèrent et bientôt se dessina un autre petit
garçon, brun, dont les yeux ronds comme des soucoupes confirmèrent à
Henry qu’il s’agissait bien du Hibou susnommé.
Celui-ci s’approcha sans mot dire.
La jeune Belette huma l’air un instant.
Henry fut pris d’un frisson. Se pouvait-il qu’elle sente sa présence ?
Il chassa rapidement cette idée ridicule. Après tout, il n’était pas
physiquement présent dans ce souvenir.
— Il est où, le piège ? demanda Pigeon en se frottant la tête.
— Suis-moi, ordonna Belette.
— Gruik !
La petite troupe se mit en marche à pas prudents, évitant les entrées de
jour brûlant.
À mi-voix, Belette comptait ses foulées. Bientôt, elle s’immobilisa et
tout le monde s’agenouilla.
D’une main experte, elle épousseta une dalle et mit à jour une cordelette
habilement dissimulée. Elle remonta sa main de quelques centimètres et
décrocha de son support un pic de bois grossièrement taillé. Le piège était
neutralisé.
— Merde, souffla-t-elle entre ses dents.
— Qu’est-ce qui se passe ? s’alarma Pigeon.
— Regarde !
Au centre du dispositif de fortune, une écuelle vide brillait
insolemment.
— Elle est où, la bouffe ? ! s’écria Pigeon, étonné.
Belette jeta un regard inquiet aux alentours.
— Je t’avais dit de tailler le pieu plus fin ! On s’est fait tirer l’appât !
lâcha-t-elle.
Les regards se tournèrent vers Hibou.
— Qu’est-ce qu’il y a ? s’enquit Belette.
Hibou ne répondit pas, il fixait d’un œil rond une zone ombragée à
quelques mètres d’eux. Belette suivit son regard et comprit.
— Suivez-moi.
Tel un commando de Goonies, les enfants se faufilèrent entre les
carcasses rouillées.
— Putain, mais c’est pas possible ! tempêta Belette dans un souffle.
Devant eux, un nouveau piège était vide.
— On va se faire défoncer, geignit Pigeon. Qu’est-ce qu’on fait ? On
prévient Loup ?
Belette leva une main autoritaire, lui intimant le silence.
— Non, le Maître nous a confié la relève des pièges, on doit revenir
avec de la graille.
Pigeon ne semblait pas rassuré.
— Mais Loup relève les pièges de République, si ça se trouve, lui il a
trouvé…
— La ferme ! le coupa Belette. Regarde !
Elle lui désigna un point au sol.
Henry ne vit rien.
— Oh ! s’extasia Pigeon. C’est quoi comme animal ?
Belette approcha son visage du sol pour contempler la poussière.
Des traces ! s’exclama Henry dans son for intérieur. Bon sang, ces
enfants sont de vrais chasseurs…
— Hib ? demanda Belette.
Le garçon s’approcha à son tour et inspecta la zone. Bientôt son regard
se porta au loin, vers une zone sombre où le mur s’était écroulé.
— D’accord, répondit Belette visiblement rompue à ce discours non
verbal.
— Il dit quoi ? s’enquit Pigeon.
— Il dit que c’est sûrement un dragon targaryen…, souffla Belette.
Pigeon blêmit.
— Quoi ? Un dragon ? Mais on peut pas y aller ! Faut appeler Loup !
On va se faire fumer comme des poulets…
Belette échangea un regard complice avec Hibou.
— Pigeon ?
— Oui ?
— T’es vraiment un pigeon !
Elle éclata d’un rire moqueur sous le nez de son petit camarade, qui
visiblement ne saisissait pas la subtilité.
— Vous êtes vraiment chiants ! Arrêtez de vous foutre de moi,
bougonna-t-il en se remettant en route.
Les enfants arrivèrent devant le mur. En son centre, une ouverture
béante laissait deviner le début d’une galerie.
— On… on va pas rentrer là-dedans… ? s’enquit Pigeon, de moins en
moins à son aise.
Belette plongea son regard dans le sien.
— Tu préfères rentrer au Terrier bredouille ? Tu préfères dire au Maître
que nos pièges n’ont pas fonctionné parce que tu avais mal taillé le pieu et
qu’un animal a bouffé tous les appâts ?
— Non, bien sûr, mais…
— Moi je lui dirai qu’on a trouvé la trace de l’animal qui a bouffé nos
appâts. Qu’on avait le choix entre revenir sans rien ou faire preuve de
courage et aller choper ce RTI, mais que tu as préféré abandonner…
Pigeon était livide.
— Non, fais pas ça Belette ! Steuplaît, le Maître va me traiter de
peureux et me mettre dans la Grotte !
Avec un sourire malicieux, Belette continuait :
— Tandis que si on chope ce bestiau, on sera des putains de héros ! On
va filer à bouffer à toute la Meute pour au moins deux jours… même Loup
sera dèg.
Pigeon buvait ses paroles. Visiblement, la perspective d’un retour
héroïque auprès des autres lui redonnait du courage. Sans parler de ce que
le Maître pourrait penser.
— D’accord… comment on fait ? finit-il par demander.
Belette hocha la tête, satisfaite.
— Toto ? ! chuchota-t-elle.
Rien ne se passa.
— Toto ! ! reprit-elle plus fort.
Autour d’eux, seul le sifflement du vent s’engouffrant dans les
interstices de métal lui répondit.
— PUTAIN DE TA RACE, TOTO ! ! ! hurla-t-elle.
Soudain, des pas lourds se firent entendre. Bientôt, une tête ronde et
burinée apparut derrière un mur.
— On n’avait pas dit qu’on faisait des cris d’animaux comme signal ?
demanda le jeune garçon trapu.
— Ah, merci ! intervint Pigeon.
— Mais vous avez craqué, les mecs ! Non on n’a jamais validé ça !
s’emporta Belette.
Le gros garçon s’approcha. Il était solidement charpenté et Henry se fit
la réflexion que le sommet de son crâne était étonnamment plat.
Belette pris un air inspiré :
— Bon, là-dedans il y a le putain de RTI qui nous a carotte nos appâts.
On va le fumer et le rapporter au terrier pour se péter le bide ! Ça va être un
peu dangereux, mais voilà le plan…

Quelques minutes plus tard, Belette saisissait son poignard.


Pigeon s’accrochait fermement à une barre de fer.
Hibou gardait les yeux grands ouverts.
— C’est parti ! lança Belette en s’engouffrant dans l’anfractuosité.
Henry suivit leur progression chaotique dans le tunnel obscur. Les
enfants semblaient être parfaitement aguerris à l’art de la dissimulation et
de l’infiltration.
Après quelques dizaines de mètres, le couloir déboucha sur une pièce
délabrée.
Henry jugea qu’il devait s’agir d’une antique salle de contrôle à en juger
par les tableaux de commande éventrés qui habillaient les murs.
Belette fit signe à son escouade de s’immobiliser.
Pigeon resserra ses mains moites autour de son arme.
Hibou huma l’air un instant puis fixa son regard perçant vers le plafond.
Les restes d’un escalier de fer en partie fondu bardaient l’angle opposé
et courraient jusqu’à l’étage supérieur.
Belette s’avança plus avant.
Au pied de l’escalier, elle stoppa et désigna un petit amas marron au sol.
— C’est quoi ? chuchota Pigeon en tendant la main.
— Des crottes de RTI…
Pigeon éloigna sa main aussi sec.
— Pas de doute, c’est bien cette saloperie de rongeur qui a bouffé nos
appâts, déclara Belette, le nez penché sur les excrétions poussiéreuses.
L’escouade entreprit sa progression vers l’étage supérieur. Chacun
faisait attention à ne pas faire grincer les marches.
En haut, le couloir se séparait en deux. Belette jeta un regard à Hibou
qui s’approcha. Après une rapide inspection des traces au sol, l’animal
nocturne indiqua une direction du regard. Sans un mot, Belette suivit son
indication.
Les enfants progressèrent le plus silencieusement possible dans le
couloir. Par moments, la coursive métallique donnait des signes de
faiblesse.
— On va se croûter, la putain de sa mère ! souffla Pigeon, paniqué.
— Ta gueule ! Accroche-toi au mur et continue d’avancer ! intima
Belette, pas plus rassurée, mais qui tâchait de ne pas le montrer.
Au bout du couloir, une porte entre-ouverte laissait échapper une faible
lueur. À quelques pas de l’ouverture, Belette stoppa de nouveau son équipe
et tendit l’oreille.
Il y avait de la vie là derrière.
— On y est ! annonça-t-elle.
Dans l’obscurité, les yeux d’Hibou étaient semblables à des billes de
verre. Il était tendu, tous ses sens en alerte.
— Et qu’est-ce qu’on fait si on tombe sur un nid ? s’inquiéta Pigeon. Si
c’est une mère et ses petits, on va se faire boulotter la gueule !
Belette n’y avait pas pensé. Ils étaient effectivement armés pour
affronter un RTI, mais que feraient-ils s’ils étaient soudainement confrontés
à une colonie de ces rongeurs mutants ?
— Il y aurait plus de crottes s’ils étaient plusieurs, hasarda-t-elle.
Pigeon sembla se satisfaire de cette explication qui, tout compte fait,
était assez pertinente.
Derrière la porte, les grattements s’intensifiaient.
Henry retint son souffle, bien que cela n’ait aucune incidence.
Lentement, Belette leva la main et entama un décompte en repliant les
doigts.
Lorsqu’elle arriva à zéro, Pigeon donna un grand coup d’épaule dans la
porte qui s’ouvrit à la volée.
Belette s’engouffra dans la pièce en brandissant son poignard.
Tout se passa très vite :
Un projectile vola en sa direction. Belette l’esquiva dans un réflexe
qu’elle ne se connaissait pas, et roula à terre. Hibou, moins véloce, se prit
l’objet en pleine tronche et s’écroula contre le mur.
Pigeon, toujours cramponné à sa tige de métal, chargea la tête la
première en poussant ce qui se voulait un cri de guerre.
Il sentit son pied se dérober sous lui et crut sa dernière heure arrivée. Il
n’avait pas pensé à vérifier que le sol était entier. En ces terrains accidentés,
la moindre crevasse pouvait être fatale. La chute, de plusieurs mètres, lui
garantissait une belle fracture de la courge, voire pire, une lente agonie.
À son grand soulagement, il chuta dans une belle trace de merde.
Cet animal dégueulasse chiait dans son terrier !
Mais pour l’heure, c’était une bonne nouvelle.
Belette, de son côté, s’était déjà relevée et fonçait vers le fond de la
pièce où des bruits de tôle cliquetaient, trahissant la fuite de l’animal.
— Par là ! hurla-t-elle, ivre de fureur.
Elle parvint à l’extrémité de la pièce et se retrouva face à l’éboulement
d’un mur qui menait en pente douce jusqu’au toit.
L’animal avait fui à l’extérieur.
C’était risqué car s’il se mettait à pleuvoir, chacun fondrait sous les
pluies acides, ne laissant pour toute trace qu’une petite flaque visqueuse de
chair liquéfiée.
N’écoutant que son orgueil, Belette entreprit de gravir le monticule de
gravats.
S’agrippant fermement aux prises de fortune qui se présentaient, elle
parvint finalement jusqu’au plafond et, prenant une grande impulsion, se
propulsa au dehors.
La lumière l’aveugla.
Elle entendit des pas rapides fondre sur elle, mais avant qu’elle ait pu
les esquiver, un choc terrible lui coupa la respiration.
Battant désespérément des bras, elle se sentit perdre l’équilibre et tomba
en arrière.
Son dos heurta violemment l’amas de gravats qu’elle venait de gravir.
Un goût de sang explosa dans sa bouche. Elle ouvrit les yeux et, à sa grande
surprise, découvrit une silhouette qui se découpait sur le ciel brûlé.
— TOTO ! hurla-t-elle dans un dernier effort, MAINTENANT !
La silhouette à contre-jour se retourna trop tard, et ne put éviter le front
de Taureau qui, lancé à vive allure, vint lui percuter l’estomac.
Le bruit sourd de l’impact fut suivi d’un magnifique vol plané, puis
d’un horrible craquement à l’atterrissage au milieu des pierres.
Quelques secondes plus tard le silence se fit, seules les volutes de
poussière en suspension témoignant de la violente collision qui venait
d’avoir lieu.
— C’est pas un RTI, ça ! remarqua Pigeon.
— Merci Captain Obvious, lâcha Belette qui reprenait péniblement son
souffle.
Devant eux se trouvait le corps inerte d’un petit garçon.
Pas si différent d’eux, à ce détail près qu’il semblait beaucoup plus
crasseux.
Hibou le contemplait de ses yeux ronds. Taureau se frottait le haut du
crâne en grommelant.
— Il a le ventre dur, ce bâtard ! Pire qu’une porte !
Belette s’agenouilla auprès du corps.
Henry en profita pour détailler le gibier.
Renard ! songea-t-il.
Il n’y avait pas de doute. Ce petit bonhomme inconscient était la version
en culotte courte de son vieux comparse. Son meilleur ami.
Henry fut pris d’un violent sentiment d’amour paternel. Il aurait voulu
se matérialiser auprès de lui, chasser ces garnements, et le prendre dans ses
bras en lui assurant que tout se passerait bien. Ce petit bout de chou, ce petit
Renardeau…
Mais il n’était pas là. Il n’était qu’un simple spectateur, un auditeur
libre.
Il vit avec horreur Belette tâter son jeune compagnon du bout du pied.
— Bon, il a l’air d’avoir son compte, déclara-t-elle.
— Mais… il vit ici tout seul ? demanda Pigeon, visiblement épaté.
Les enfants relevèrent les yeux comme pour mieux apprécier la
prouesse.
Qu’un enfant d’à peine huit ou neuf ans puisse survivre par lui-même
dans un tel environnement relevait de l’exploit, pour ne pas dire du miracle.
Hibou avait vu quelque chose. Belette suivit son regard.
Sur les murs, de grands symboles semblaient avoir été dessinés à la
craie.
La jeune fille s’approcha et parcourut la fresque des yeux.
Était-ce possible ?
Taureau s’approcha à son tour.
— C’est quoi ? Une espèce d’artiste ? grinça-t-il.
— Non…, souffla Belette. Ça Toto, dit-elle en pointant son doigt sur
l’un des dessins, ce sont les plans de nos pièges !
Chacun regarda le schéma.
Henry était fasciné. Cette enfant voyait les choses bien avant lui.
— Ici, reprit Belette, on voit le piège de la grande salle, avec les deux
grosses machines rouillées de chaque côté. Là c’est celui de l’entrée, et
cette flèche-là indique de quel côté aborder le piège pour le désamorcer
sans risque.
Tous étaient bouche bée. Et pourtant il n’y avait aucun doute.
— Et là ! s’écria Pigeon, ça serait pas les plans de la décharge ? Avec la
montagne de voitures et la fosse à verre ?
Les enfants longèrent le mur comme des visiteurs tombant sur les
grottes de Lascaux. Chaque recoin était gribouillé d’indications de distance,
de représentations d’objets, de pièges, d’animaux. Ils étaient devant une
cartographie quasi complète de leur réseau de chasse le plus secret.
— Sa mère… on fait quoi ? souffla Toto, admiratif.
Belette resta songeuse un instant. Elle se retourna pour contempler le
corps inerte de ce petit sauvageon, puis déclara :
— On le ramène au Maître.
L’ordre fut accueilli dans un silence religieux.
Seul Pigeon songea à demander :
— Mais, on peut le bouffer au moins ?

L’image sauta.
Tout sembla soudain plus net. Même les sons venaient de gagner en
profondeur.
Tiens, je viens de passer du screener au dvdrip, songea Henry étonné.
Puis il réalisa qu’une seconde conscience venait de s’activer. Il entrait
dans une zone mémorielle croisée : les souvenirs du Visiteur s’ajoutaient à
ceux de Belette.
Pourtant rien ne laissait supposer que le Visiteur était réveillé.
Solidement ficelé à une planche de contreplaqué, il était maladroitement
transbahuté par Taureau et Pigeon.
La petite troupe qui progressait le long de la voie ferrée avait de faux
airs d’Enfants Perdus, perdus dans Stand By Me.
— Vous pensez que le Maître sera content qu’on ramène un visiteur ?
demanda Pigeon, le souffle court.
— C’est toujours mieux que rien, répondit Belette qui ouvrait la
marche.
— J’ai tellement la dalle, lâcha Pigeon. Est-ce qu’on pourrait pas en
manger un bout tout de suite ?
— Non, on le ramène au Maître, on a dit ! répliqua Belette.
— D’accord, mais juste un petit bout ?
— On a le droit de manger un petit garçon ? s’enquit Toto.
Belette s’arrêta un instant pour réfléchir.
Henry observait son jeune ami, pendu comme un gibier. Un éclat sous
une paupière lui confirma ce qu’il pensait : le Visiteur était parfaitement
alerte et ne perdait pas une miette de la conversation.
— Je sais pas, finit par dire Belette en reprenant sa route. D’un côté,
c’est un gros paquet de viande…
— Exactement ! approuva Taureau.
— Mais d’un autre côté, c’est pas vraiment un animal…
— C’est pour ça que je propose juste d’en manger un petit bout. Genre
une fesse ?
— Nan, pas une fesse, c’est dégueu ! objecta Pigeon. Pourquoi pas une
cuisse ? Moi j’aime bien les cuisses !
— Ouais mais après, il pourra plus marcher si on décide de le relâcher,
objecta Taureau.
— Pourquoi on le relâcherait ? demanda encore Pigeon.
— Bah pour qu’il se reproduise ! Comme ça après, on en aura plein !
L’élevage que ça s’appelle.
Pigeon émit un sifflement admiratif. Toto venait d’avoir une chouette
idée !
La perspective d’un champ rempli de petits visiteurs, gambadant en
troupeau ou paissant tranquillement, lui ouvrait l’appétit.
— OK, alors va pour une fesse !
Les deux garçons déposèrent leur chargement. Les entendant s’arrêter,
Belette revint sur ses pas.
— Mais qu’est-ce que vous foutez ?
— On se fait un en-cas ! annonça Toto avec un sourire gourmand.
— Non mais jamais de la vie ! Déjà on n’est même pas sûrs d’avoir le
droit…
Belette sentit une main lui tirer la manche. C’était Hibou qui venait de
s’approcher, le regard braqué vers l’arrière du tunnel.
— … Quoi Hib ?
Elle suivit son regard.
— Des nécrophiles ! Il faut qu’on se taille ! Pas le temps de se poser
pour faire un barbecue ! ordonna-t-elle.
— Et si on disait qu’on se fait juste un petit croc vite fait…, plaida
encore Taureau.

Deux grosses baffes plus tard, tous avaient repris la route en silence.
Toto et Pigeon disposaient à présent chacun d’une belle joue écarlate, sur
laquelle se découpait encore la trace des doigts de Belette.
Henry se fit la réflexion que ces peintures de guerre improvisées leur
donnaient des allures de jeunes Sioux des souterrains. Il commençait à
aimer ces enfants.
La tribu se dirigea avec habitude au milieu du dédale de couloirs et
d’embranchements. Leur petit prisonnier ne bronchait pas.
Après une bonne demi-heure de marche, Belette s’arrêta.
— Qui va là ? entendit-on.
— Ta mère en slip ! répondit Belette.
Une tête furibarde jaillit d’un trou au plafond.
— Je vais le dire au Maître que tu traites ma mère, Belette ! rouspéta la
jeune sentinelle.
— Ferme-la et ouvre la porte, Caniche !
— Mon nom, c’est Pitbull !
— Ouvre la porte, je te dis !
Le chien de garde considéra un instant l’étrange attelage qui suivait
Belette.
— Vous deviez pas relever les pièges de l’Usine ? demanda-t-il,
suspicieux. Je vois pas de rat…
— On a trouvé mieux, répondit Belette en désignant le Visiteur.
— C’est qui ?
— Un visiteur.
— Et il se mange ?
— On va demander au Maître.
— En tout cas, Loup est revenu y a au moins une heure, et v’là la masse
de rats qu’il a pécho !
— Je m’en bats les fesses, de Loup ! Nous on a trouvé mieux !
Maintenant ouvre ou je te raconte comment ta mère t’a fabriqué.
Pitbull s’empourpra mais ne pleura pas. Il serra les dents et disparut
dans le trou du plafond en marmonnant :
— Je m’en fous, je vais le dire au Maître que t’arrêtes pas de me
traiter…
Une seconde plus tard, un raclement métallique indiqua que la barre de
fer qui maintenait la porte avait été retirée.
Le convoi entra dans le Terrier. L’écho de la porte se rabattant dans leur
dos résonna de longues secondes, révélant un labyrinthe de galeries devant
eux.
— Tiens ! On dirait que les Têtards sont de retour ! Heureusement
qu’on compte pas sur vous pour bouffer…
Belette s’arrêta. La voix reprit :
— Parce que nous, les Tue-Rex, v’la c’qu’on a pécho !
— Fais pas trop le malin, Loup, nous on ramène un prisonnier.
Assis sur ce qui restait d’un escalier, un petit groupe observait les
arrivants. Loup sauta sur ses pieds et s’approcha.
Henry n’eut aucun mal à le reconnaître. La même tignasse sombre, les
mêmes yeux bleu nuit. L’innocence semblait n’avoir jamais imprégné ce
visage, même jeune.
— Un prisonnier ! Dis donc ! Ça a dû être épique, comme combat,
ironisa le garçon. Tu as pleuré, Pigeon ?
Pigeon ne répondit pas, il baissa les yeux.
— Tu flambes parce que t’as chopé des rats ? siffla Belette, cinglante.
Un autre garçon s’approcha.
Henry le connaissait aussi, sauf qu’à cette époque il avait encore ses
deux yeux. Deux billes perçantes surplombant un nez busqué.
Condor tenait quelque chose.
— On a même eu droit à un petit extra, annonça-t-il en se pavanant.
Il brandit une flèche sous le nez de Belette. Une sorte de grosse perle
semblait avoir été enfilée le long de la tige.
Un œil ! songea Henry. Mais de quoi… ?
— Vous avez chopé un RTI ? ! s’exclama Pigeon, impressionné.
Condor jeta un regard à Loup qui lui rendit son sourire.
— Eye-shot, mon Pipi !
— J’aime pas quand vous m’appelez comme ça ! chouina Pigeon.
Belette prit un air dégoûté et d’un geste sec arracha la flèche des mains
du jeune Condor.
— Vas-y, fais pas ta pute, Belette ! Rends-moi ça ! s’énerva le garçon.
Belette jeta cette dégoûtante brochette au sol. Lorsque Condor se baissa
pour la ramasser, elle lui botta le cul.
— Je vais le dire ! ! ! hurla Condor en larmes.
Il retourna se réfugier auprès des jumeaux restés paisiblement sur
l’escalier.
Loup s’avança d’un pas. Il avait beau être le chef de sa bande, il faisait
une tête de moins que Belette.
— C’est pas parce que t’es plus grande que tu peux nous taper, OK ?
menaça-t-il. T’es rien qu’une fille ! Une fille qui a même pas de
gougouttes ! Ha ha !
Belette soupira, insensible aux rires moqueurs dont se faisait écho
l’escalier.
Loup reprit :
— Et qu’est-ce que tu veux qu’on en fasse, de ton prisonnier ? Un
domestique ?
— T’es trop marrant, Loup ! lança Condor depuis l’arrière.
— On verra. Peut-être qu’on va le manger, répliqua Belette, un sourire
dérangeant aux lèvres.
La confiance de Loup disparut.
— Le bouffer ? Mais… on a le droit ?
Belette haussa les épaules :
— Je sais pas, on va demander au Maître. En tout cas, moi, ça me
dérange pas… Pourquoi ? T’as peur ?
Loup se redressa pour combler son déficit de hauteur.
— Non… je m’en fous, moi, lança-t-il d’une voix chevrotante. On peut
le bouffer quand vous voulez, j’ai pas peur…
Un bruit de pas en provenance d’une galerie coupa court à la
conversation. Un enfant qu’Henry ne connaissait pas apparut bientôt,
essoufflé. Des mèches bigarrées trempées de sueur lui couvraient la moitié
du visage.
— Le Maître a dit « je veux voir Loup et Belette ! ». Le Maître a dit
« tout de suite » ! caqueta-t-il.
Les deux ennemis se jetèrent un regard de défi.
— Merci Ara ! répondirent-ils en chœur.
Henry gloussa intérieurement. Si c’était bien le Maître qui nommait les
enfants, le bougre ne devait pas manquer d’humour.
— On fait quoi de notre visiteur ? demanda Toto qui avait toujours faim.
— Mettez-le dans la Grotte des Punitions ! ordonna Belette.
Elle allait partir mais ajouta :
— Et ne le bouffez pas !
La déception se lut sur le visage du bovidé. D’un hochement de menton,
il intima à son volatile de comparse de reprendre leur fardeau.
À mesure que le Visiteur et Belette s’éloignaient dans leurs couloirs
respectifs, Henry remarqua que la pièce depuis laquelle il avait observé
toute la scène était en train de disparaître. Le flou puis le néant grignotaient
le sol et les murs.
Il n’y a aucun souvenir ici. Ni de l’un ni de l’autre… Il faut que je
choisisse la conscience à suivre sinon je risque de…

La transmission cessa.
IV

Dans son casque, Henry vit clignoter la balise indiquant la perte de


synchronisation des signaux.
— Raph, tu es toujours là ? demanda-t-il à l’aveuglette.
— Yep…
— Ça se passe comment au niveau des sujets ?
— De quoi ?
— Des sujets, Raph ! Tu sais ces personnes qu’on a branchées à une
machine…
— Ah… mais je croyais que c’était pas une simple « machine » ?
Henry sentit l’énervement monter.
— Bon, écoute, Raph, j’ai assez de gamins là-dedans pour pas m’en
ajouter un de plus ! C’est important ce qu’on fait là !
Raph se racla la gorge.
— D’accord, d’accord. Ils vont bien. Pour le moment ils dorment
tranquille-Imhotep. Mais en même temps, ça fait à peine dix minutes
donc…
— Dix minutes ? s’étonna Henry. Intéressant…
Il n’avait jamais envisagé que la duplicité des consciences pourrait
influer sur la perception du temps ni même la vitesse de lecture. Peut-être
lui faudrait-il une toupie, songea-t-il sans trop savoir pourquoi.
— Et pour vous, tout se passe bien ? s’enquit Raph. Vous avez vu la
Porte ?
— Pas encore, je t’ai dit, je reprends le souvenir en amont pour habituer
leur mémoire. Renard vient d’être embarqué par Pigeon et Taureau tandis
que Belette et Loup suivent le Perroquet, expliqua Henry. Je crois que c’est
le clan des Têtards contre celui des Tue-Rex !
Raph marqua un temps.
— Elle doit être vachement bonne, votre tisane, docteur…
— Quoi ? qu’est-ce que ma tisane vient faire là-dedans ?
— Rien, rien, éluda Raph.
— Bon, j’y retourne.
— Bonne route !
— Quoi ?
— Rien.

L’image revint.
Mode screener, comme prévu…, pensa Henry avec la satisfaction du
scientifique qui finit par comprendre comment fonctionne sa propre
invention.
La pièce n’en était pas vraiment une. C’était plutôt un cul-de-sac.
L’unique rail qui subsistait au sol indiquait qu’ils se trouvaient dans un
tunnel de circulation. Celui-ci avait subi d’importants dommages qui
avaient provoqué l’effondrement complet de la voûte. Un amas de pierres et
de câbles obstruait le passage, de sorte que cette minuscule portion de
tunnel pouvait effectivement être considérée comme une grotte.
Le petit Visiteur était ligoté les mains dans le dos. Il reposait adossé à
un gros bloc de béton. Face à lui, Hibou le fixait de ses yeux ronds.
— Tu veux mon Instagram, la Chouette ? ! cracha le renardeau.
Pour toute réponse, Hibou cligna de ses yeux globuleux.
— Tu restes tranquille ! ordonna Pigeon, qui gardait l’entrée.
Le Visiteur éprouva la résistance de ses liens. Ils étaient solidement
serrés. Impossible de jouer de souplesse pour s’en défaire.
— Vous êtes des gros dégueulasses ! dit-il. Vous voulez me bouffer !
C’est les crâne-ibales qui mangent les gens !
Pigeon s’approcha :
— Eh ! Museau ! On n’est pas des crâne-ibales ! Pis j’te ferais dire que
toi, tu fais tes crottes dans ton terrier ! On a vu, juste en bas de l’escalier !
Alors le gros dégueulasse, c’est celui qui dit qui y est !
— Pfff ! N’importe quoi, se défendit le Visiteur.
Mais il sentait déjà ses joues s’enflammer sous l’effet de la honte.
— Ha ha ! roucoula Pigeon. Tu fais moins le malin là ! Gros caca !
— Ça suffit !
L’image gagna en définition. Belette venait de faire son entrée.
Elle s’approcha du prisonnier.
— Comment tu t’appelles, la Crotte ?
— Je m’appelle à tarte, Langouste !
Pigeon pouffa. Sans doute aurait-il aimé avoir une telle répartie. Il ne
semblait avoir aucune espèce d’affection pour ce visiteur, mais il devait
sûrement reconnaître que ses vannes envoyaient du lourd.
— À tarte ? reprit Belette, amusée.
Elle lui décolla une énorme baffe qui fit sursauter Hibou.
— Comme ça, la tarte ? demanda-t-elle avec une douceur de façade.
Le Visiteur sentit les larmes lui monter aux yeux. Il déglutit avec rage. Il
n’était pas question de pleurer devant cette fille.
— T’as quel âge, la Crotte ? demanda-t-elle.
— Je dirai rien !
Belette releva la main.
— Neuf ans ! s’empressa d’avouer le Visiteur. Enfin, je crois…
Belette sourit, satisfaite.
— Et toi, t’as quel âge ? questionna-t-il à son tour.
Belette leva deux sourcils surpris.
— Qu’est-ce ça peut t’foutre ? Tu sais pas que c’est malpoli de
demander son âge à une dame ? !
Le Visiteur grinça d’un rire amer.
— Faut avoir des gougouttes pour être une dame…
Belette se releva.
— Le Maître a dit ce qu’il fallait faire de lui ? s’impatienta Pigeon.
Déjà Belette se trouvait à l’entrée de la Grotte. Sans même se retourner
elle lâcha :
— Oui, il dit qu’on n’a pas besoin d’une nouvelle bouche à nourrir. On
le mangera demain midi.

Plus tard ce soir-là, Renard contemplait le plafond de la Grotte.


C’était nul ! Avoir risqué sa vie tant de fois à tromper les pièges et les
RTI pour finir dans le ventre de ces crâne-ibales débiles !
C’était vraiment pas juste…
Il avait envie de pleurer, mais jamais il ne se montrerait faible devant ce
stupide Pigeon qui gardait l’entrée. Il ne lui ferait pas ce plaisir !
— J’ai faim, souffla-t-il.
Pigeon sursauta.
— JE DORMAIS PAS ! ! s’écria-t-il.
— J’ai faim, répéta Renard.
— Bah dors ! Tu sentiras plus la faim.
— Je peux pas m’endormir quand j’ai faim. Il me faudrait un caillou.
Pigeon se redressa.
— Un caillou ? Pourquoi faire ?
— Pour le manger, ça coupe la faim.
— Oh ? T’es sérieux ?
— J’te jure.
Pigeon fronça les sourcils. Voilà qui en était une drôle d’idée, manger
des cailloux ! Décidément, cette Crotte était dégueulasse !
— Et… ça marche avec tous les cailloux ? demanda-t-il, intéressé
malgré lui.
— Nan, t’es con ou quoi ? ! Faut un petit caillou avec un bord bien
coupant.
— Pourquoi coupant ? C’est dangereux pour le ventre !
Renard soupira :
— Comment tu veux que ça coupe la faim si c’est pas coupant ?
Pigeon réfléchit un instant. C’était pas bête.
— Le petit là-bas serait parfait, continua Renard en pointant le sol d’un
mouvement du menton.
Pigeon s’approcha prudemment.
— Ça ?
— À côté !
Le mini-geôlier ramassa une pierre et la porta sous son nez. Ce petit
éclat de béton était assez fin pour être avalé. Il passa son doigt le long de
l’arrête la plus coupante. Y avait-il effectivement de quoi couper la faim ?
L’espace d’un instant il parut tenté de le garder pour lui et de le gober. Il
avait toujours un creux au milieu de la nuit.
Renard semblait lire dans ses pensées :
— Fais pas le crevard, Pige-Pige ! Demain tu vas te péter le bide en me
bouffant le cul, tu peux bien me laisser le caillou.
Pigeon sembla considérer la situation. Son prisonnier lui faisait
vraisemblablement un peu de peine, ligoté à même le sol comme un
vulgaire rôti. Après tout, les condamnés n’avaient-ils pas droit à un ultime
repas ?
Il lui tendit le coupe-faim.
— Mais t’es vraiment con, ma parole ! Comment tu veux que je le
bouffe ? Je suis attaché ! Mets-le-moi dans la bouche, steuplaît !
— Ah bah oui, pardon ! s’excusa le geôlier.
Il se pencha et lui introduisit la pierre dans la bouche.
Renard eut l’air de mâcher avec peine. Son visage se congestionna dans
un improbable effort maxillaire.
Pigeon l’observait avec attention. Allait-il s’étouffer ? Il n’avait encore
jamais vu personne se couper la faim de la sorte.
Enfin Renard déglutit avec bruit.
— Ça va, t’as plus faim ? interrogea Pigeon.
Pour toute réponse, Renard lui fit un sourire reconnaissant et s’endormit
aussi sec.
— La vache ! c’est hyper efficace son truc ! murmura Pigeon, soufflé.
Tandis qu’il regagnait son poste de garde, Renard recracha
silencieusement sa pierre. Elle glissa le long de son corps et il la dissimula
bientôt dans la paume de sa main.
Ça, c’est mon Renardeau ! pensa Henry dans une bouffée de fierté toute
paternelle. Visiblement, le Visiteur avait toujours été futé.
Mais le plan ne se déroulait pas comme prévu.
Les liens étaient fixés trop hauts sur ses avant-bras, et il ne parvenait
pas à les atteindre avec la partie coupante de sa pierre.
Tout en gardant les yeux clos, le mini-Visiteur essayait désespérément
de se tordre les doigts pour scier la cordelette qui lui maintenait les bras
dans le dos. La panique commença à l’envahir.
Je n’y arriverai pas, songea-t-il. Il n’y a aucun moyen de les atteindre…
je vais me faire bouffer !
Henry entendait le flot tumultueux de ses pensées agitées. Lui-même ne
savait quoi faire.
Soudain le calme revint.
Le Visiteur fut pris d’une quinte de toux. Puis d’une autre.
— Eh ! Ça va ? ! s’alarma Pigeon. Tu vas pas claquer, hein ? ! Je vais
me faire engueuler moi, si t’es pas en forme demain midi !
— Ça va, ça va ! le rassura le Visiteur. C’est juste la digestion. Mais ça
va passer.
Il repartit d’une toux plus violente encore.
Pigeon le scrutait du coin de l’œil, pas complètement convaincu. Si le
prisonnier se mettait à pisser le sang, il faudrait probablement qu’il se
grouille d’aller chercher les autres.
Mais les tressautements finirent par se calmer et le Visiteur reprit sa
nuit, blotti contre le rail.
Pigeon se détendit à son tour et continua son inspection du sol, à la
recherche d’autres coupe-faim. S’il parvenait à en mettre quelques-uns de
côté, il pourrait sûrement espérer impressionner Belette, voire même Loup !
Qu’est-ce que tu trames, Renard ? songea Henry qui n’entendait plus
rien.
C’est alors qu’il vit les bras de Renard se détendre, puis sortir lentement
de derrière son dos. Il avait coupé ses liens !
Le Visiteur ouvrit un œil discret. Pigeon lui tournait le dos, absorbé par
sa chasse géo-nutritionnelle.
Sans bruit il se redressa, et tel un félin s’approcha lentement de son
gardien.
Derrière lui, les lambeaux de corde tranchée pendaient encore sur le
bord du rail. Le métal avait été buriné, créant sur quelques centimètres un
grattoir de fortune.
La toux ! Ce petit bâtard a utilisé la toux pour masquer le bruit du
caillou sur le rail ! s’extasia Henry comme un parent ébahi devant le
bulletin de notes de son prodige de rejeton.
Le Visiteur n’était plus qu’à quelques pas de Pigeon. Il se pencha et
attrapa discrètement une grosse pierre impossible à avaler.
Pigeon contemplait avec satisfaction un coupe-faim de premier choix,
lorsqu’une voix s’éleva juste derrière lui :
— Cui-cui ?
Il se retourna juste à temps pour voir s’abattre sur sa courge le plus gros
casse-tête de l’histoire des coupe-faim.
Il s’effondra aussi sec.
— Pigeon, va ! murmura le Visiteur, satisfait.
D’un bond, il enjamba le volatile et les pommes dans lesquelles il était
tombé, puis se rua vers la sortie.
Henry entendait des pensées précises. Il n’y avait plus de panique, juste
une grande concentration.
Gauche, gauche, droite, gauche, droite, droite, en face, gauche, droite,
droite, grille à gauche, gauche, droite au gros tuyau vert, rail rouge,
gauche, escalier à droite, tunnel qui monte…
Castafolte n’en revenait pas. Renard refaisait de tête et sans la moindre
hésitation le parcours pourtant labyrinthique qui l’avait mené jusqu’à la
Grotte.
La Visiteur se déplaçait rapidement mais prudemment. Tout en
souplesse, passant d’une zone d’ombre à une autre, tendant l’oreille à
chaque embranchement. Par chance, à cette heure, les enfants devaient
dormir.
Il parvint devant la grande porte métallique. Il leva des yeux prudents
vers le trou au plafond, mais Pitbull devait avoir regagné son panier, comme
les autres.
Avec la plus grande prudence, Renard entreprit de faire glisser la barre
qui verrouillait la porte. Elle était lourde.
Oh hisse ! La Saucisse…, entendit Henry qui ne voyait absolument pas
en quoi la charcuterie pouvait se révéler d’une quelconque utilité dans ce
genre de situation.
Malgré tout, la barre glissa le long du mur et dans un ultime effort de
discrétion, Renard réussit à la déposer au sol en silence.
Il ouvrit lentement la porte, s’assurant que personne ne l’avait suivi, et
tomba nez à nez avec Belette.

Un frisson d’effroi lui hérissa les poils. Ses jambes devinrent soudain
très molles et il tomba à la renverse.
Belette le toisait de toute sa hauteur, nullement surprise.
Une silhouette sortit de l’obscurité.
— C’est pas un visiteur en fait, c’est un déserteur ! s’amusa Loup.
— Pile poil dans les temps ! renchérit Belette, une pointe de satisfaction
dans la voix.
— Commence pas à te la péter, répliqua Loup. C’est le Maître qui a dit
qu’il fallait le tester.
— Oui et c’est moi qui ai dit qu’il avait pas l’air trop con !
Renard les regardait débattre sans comprendre. Il osa une question :
— Attendez… vous allez pas me manger ?
Loup et Belette échangèrent un regard, puis éclatèrent de rire.
— Bon en fait, si, il est un peu con ! admit Belette.
— Bien sûr qu’on bouffe pas les gens, la Crotte ! ricana Loup. On n’est
pas des crâne-ibales !
— Mais alors, bredouillait Renard toujours un peu perdu, on m’a laissé
partir ?
— Ah ça non ! Mais bon, on t’avait collé Pigeon comme gardien, c’était
pas la partie la plus compliquée, nota Loup.
— Oui, par contre ton sens de l’orientation, c’était ce que le Maître
voulait qu’on teste, parce que ça c’est pratique ! compléta Belette.
Renard les observait, partagé entre la joie de se savoir toujours vivant
pour un bon moment, et la honte d’avoir été utilisé comme un cobaye.
Belette lui tendit la main pour l’aider à se relever :
— Bienvenue dans la Meute ! dit-elle.
Renard se retrouva rapidement sur pied. Derrière lui, la porte s’ouvrait
de nouveau. Il n’avait aucune envie de retourner là-dedans. Il considéra un
instant sa capacité à fausser compagnie à Loup et Belette.
— Allons manger ! annonça Belette.
Renard décida de rester.

Alors qu’il s’apprêtait à suivre Belette, Loup l’arrêta d’un geste.


— Par contre, pour moi, tu restes un visiteur, que ce soit bien clair. T’es
pas un Têtard et encore moins un Tue-Rex !
Renard soutint son regard. Loup continua :
— Tant que t’auras pas fait tes preuves, tu feras pas partie de MA
Meute. J’ai pas besoin d’une boussole, j’ai besoin de guerriers !
Il le poussa d’un coup sec, Renard se retrouva de nouveau sur les fesses.
— Commence par tenir debout, conclut Loup en s’éloignant à son tour.

— Le caillou coupe-faim ! Ha ha ha ! Mais qu’il est con, ce Pigeon !


Autour du feu, les rires fusaient.
Les enfants s’étaient regroupés en une troupe compacte et festive. Les
écuelles fumantes laissaient échapper de délicieux fumets de RTI rôtis.
Certains mangeaient avec les doigts, d’autres boulottaient à même leur
gamelle.
L’ambiance était bonne, d’aucuns auraient pu croire à une colonie de
vacances.
— Tiens, la Crotte ! Mange un peu !
On passa une écuelle au visiteur qui se précipita dessus.
— La vache, je crois qu’on a trouvé encore plus dégueu que toi, Toto !
s’exclama Condor.
Plus loin, les jumeaux Mustang et Appaloosa faisaient assiette
commune. Ils observaient le nouvel arrivant avec bienveillance.
Perché sur un promontoire de fortune, Hibou n’était qu’une paire de
reflets ronds, scrutant lui aussi le Visiteur sans ciller.
Seul Loup conservait une expression renfrognée. Il ne touchait pas à son
assiette.
Belette finissait de bander le crâne de Pigeon, visiblement peu
rancunier.
— Désolé pour ta tête, s’excusa le Visiteur. Mais j’ai vraiment cru que
vous alliez me manger…
— Bah c’est pas grave, répondit Pigeon dans un geste d’apaisement. Ça
m’apprendra à croire n’importe quoi ! N’empêche, c’était bien trouvé !
Il jeta un coupe-faim à Renard qui l’esquiva en riant.
Le rire pur et franc de son ami toucha Henry plus qu’il ne s’y serait
attendu. Il réalisa que c’était la première fois qu’il entendait cet enfant rire.
Il prit conscience que pour un enfant de neuf ans, cette vie devait être un
vrai cauchemar. N’importe quel autre gamin serait mort de faim, ainsi livré
à lui-même.
Le jeune Renard semblait apaisé, presque heureux. Henry songea que la
solitude avait dû peser à ce petit bout de chou. Il se sentit soulagé de le
savoir entouré.
— Bon, demain c’est ta première mission ! annonça Belette.
— Faut que je fasse quoi ? demanda le Visiteur la bouche pleine.
Belette jeta un regard à Loup.
— Tu iras relever les pièges du Cimetière à Carlingues.
Renard écarquilla les yeux :
— Le Cimetière à quoi ?
— Tu croyais connaître tous nos pièges ? intervint Loup, tranchant.
Les conversations alentours baissèrent imperceptiblement. Tout le
monde tendait l’oreille lorsque Loup parlait.
— Je sais pas, admit le Visiteur. Moi je voulais juste manger…
— Ne te crois pas plus malin que nous tous, parce que tu as vécu tout
seul ! continua Loup. Ici on est organisés, chacun a sa place ! Et on a
quelque chose que tu n’as pas : un but !
— Tout doux, Loup, intervint Belette. Il vient juste d’arriver.
— Ouais, ben je le mets juste au parfum. J’ai pas envie qu’il fasse tout
foirer. Parce que sinon tu sais ce que fera le Maître…
Pigeon releva la tête :
— Il refusera de nous emmener dans l’Autre…
— La ferme ! le coupa Loup. On parle pas de ça devant les nouveaux.
Il désigna un endroit du doigt. Henry reconnut la tenture de fortune.
L’entrée des quartiers du Maître.
À présent, le silence était total.
— Parler de quoi ? questionna le Visiteur qui ne comprenait rien à ce
qui se tramait.
— Rien, éluda Loup.
Belette s’approcha de Renard.
— Va te coucher. Demain matin il faudra partir tôt. Tu iras relever les
pièges et tu nous rapporteras à manger.
Renard comprit qu’aucune discussion n’était possible. La Meute était
bizarre. Ces enfants étaient sympas, mais ils avaient quand même l’air
sacrément cinglés. Il n’avait aucune envie de passer le reste de sa vie dans
ces souterrains, sous les ordres de ce petit chefaillon de Loup. Il profiterait
de sa balade au Cimetière pour leur fausser compagnie. De toute façon il
savait se débrouiller tout seul.
— D’accord, mentit-il en se levant.
— Pit, amène-le au Dodo.
Pitbull grogna comme un chien à qui l’on enlève un os, mais déposa
docilement sa gamelle.
— Suis-moi, la Crotte…
Le Visiteur jeta un dernier regard sur la troupe et sortit.
Non, ces enfants ne lui manqueraient pas.

L’image perdit en définition.

Loup s’approcha de Belette.


— Tu te souviens de ce qu’a dit le Maître ? demanda-t-il.
— Je me souviens, répondit la jeune fille sans lever les yeux.
— Bien. Condor ?
Le rapace s’approcha.
— Demain on le suivra de loin, dit Loup. Tu te posteras là où tu sais
avec ton arc. Si notre visiteur tente de nous fausser compagnie, tue-le.
Le Ventre mou
Le Visiteur du Futur – La Meute

Épisode 3
Le soleil était déjà haut dans le ciel lorsque le Visiteur émergea du
souterrain.
Sur son chemin, la lumière mordorée qui filtrait à travers les crevasses
du plafond lui avait révélé qu’il pourrait se risquer à l’extérieur sans
craindre les pluies acides.
Il passa une tête prudente par l’extrémité du couloir.
Tout semblait normal.

Henry nota une étrange superposition météorologique. Il semblait que le


temps fût à la fois couvert et dégagé. Sur l’instant, le scientifique crut à un
bug de son algorithme de lecture.

Renard sortit et entama sa progression à travers les ruines.


Tandis qu’il avançait à pas prudents dans cet environnement hostile et
dangereux, il repensait à la tournure inattendue que sa vie avait prise durant
les dernières heures. Il était passé de l’état de survivant solitaire à celui de
viande à rôtir, puis de membre de la Meute.
Cette Meute était un concept intéressant. Il n’avait aucune idée de qui
était ce Maître dont lui avaient parlé Belette et Loup, mais l’organisation de
cette troupe leur donnait un avantage certain.
Il avait été tenté de les rejoindre, pour de vrai. Mais à bien y réfléchir, il
ne voulait pour rien au monde perdre sa liberté et devoir répondre aux
ordres de ce petit péteux de Loup. Il avait réussi à survivre sans eux, il ne
leur devait rien.
Ils avaient été assez bêtes pour lui confier une mission en solitaire, il
comptait bien en profiter pour prendre le large.
Il s’arrêta à l’ombre d’un bâtiment dont les murs, attaqués par l’acidité
des intempéries, laissaient entrevoir les armatures métalliques du béton
armé.
Une nouvelle fois, Henry nota un phénomène curieux. Une
superposition d’état semblait indiquer que le mur était rongé par l’acide…
tout en étant intact.
S’agissait-il d’un phénomène quantique ?
Henry décida de faire tourner cette réflexion en tâche de fond.

Renard se concentra un instant et se remémora le plan que lui avait


montré Belette.
Sa mémoire photographique lui avait sauvé la vie à maintes reprises.
Il devait prendre à gauche.
Lorsqu’il arriverait au Cimetière des Carcasses, il relèverait les pièges,
comme prévu. Avec un peu de chance, il y aurait assez de rats pour tenir
plusieurs jours. Il fausserait alors compagnie à cette Meute de fous, et s’en
retournerait à sa vie à lui.

Henry observait la scène avec attention. Il comprenait parfaitement que


le caractère indépendant de son ami le poussât à recouvrer sa liberté, mais
son instinct paternel voulait mettre en garde ce renardeau : il n’était pas
aussi seul qu’il le pensait !

À quelques centaines de mètres de là, Belette et Loup menaient un petit


groupe sur les traces du Visiteur.
— T’es prête à voir ton copain mourir ? lâcha Loup dans un sourire.
— Ta gueule ! lui répondit Belette aussi sec. C’est pas mon copain.
— Tant mieux, parce que je suis sûr qu’il va essayer de se barrer avec
nos pièges. Et là…
Loup jeta un regard à Condor qui les suivait de près. Pour toute réponse,
le rapace opina du chef et tapota son arc de fortune.
Belette haussa les épaules dans un geste d’indifférence. Ce qui pouvait
arriver à ce visiteur n’était pas ses affaires. Elle s’en foutait ! Elle ne le
connaissait même pas ! Ils ne faisaient qu’obéir aux ordres du Maître.

Pourtant, Henry sentit que c’était faux.


Au fond d’elle-même, Belette éprouvait de la compassion pour ce petit
survivant. Voire même plus : de l’admiration.
Après tout, ce petit bâtard avait réussi à survivre seul, à feinter Pigeon,
et à retrouver son chemin à travers le dédale de couloirs du Terrier. Ce
n’était pas rien.
Castafolte observait le regard impassible de Belette, fasciné par
l’agitation intérieure qui secouait la jeune fille. Elle ne laissait rien paraître,
pourtant la perspective d’abattre le Visiteur la tracassait réellement.

Renard, de son côté, venait de parvenir au Cimetière.


Devant lui se dressait une immensité de carcasses métalliques.
Le monticule d’enjoliveurs jouxtait un tas de rétroviseurs. Une sorte de
sentier semblait se dessiner au milieu de ce champ de tôle et de verre.
Il huma l’air un instant, comme pour juger du danger environnant.
La voie était libre. Il avança.
Le premier piège qu’il désamorça se trouvait très exactement à l’endroit
où il l’attendait. Par chance, une sorte d’hermine s’y était prise, proprement
perforée par le pieu de bois probablement taillé par Pigeon.
Une petite rigole de sang avait séché autour de l’animal.
Le Visiteur saisit la proie d’un geste rapide, la fourra dans sa besace et
reprit sa route.
Plus loin, il constata avec déception que le piège était vide. Il n’y toucha
pas.
Quelques menus gibiers plus tard, il jugea qu’il avait de quoi tenir un
bon moment. Il commencerait par les faire cuire, puis stockerait la viande
dans du papier pour la préserver.
Il ne lui restait plus qu’un piège à vérifier. Il aurait pu partir dès
maintenant, mais pourquoi cracher sur un repas de plus ? Mieux valait
voyager équipé.
Il s’avança vers le tas de pneus qui balisait le dernier emplacement.

Perchée sur les hauteurs du cimetière, Belette observait la scène.


Le bâtiment aux murs effondrés offrait un point de vue idéal.
Condor, aux avant-postes, se tenait debout, le regard fixé sur le Visiteur
en contrebas.
Loup s’était assis sur une grosse caisse métallique. Il semblait détendu,
comme attendant le spectacle auquel il s’était préparé.
Le Visiteur approchait du dernier piège. Visiblement, celui-ci était plein.
Sous les yeux de Belette, Condor et Loup, il détacha le rongeur et le
plaça dans son sac.
C’était l’instant de vérité.
Machinalement, Condor porta la main à son carquois et se saisit d’une
flèche.
Loup observait Belette, le sourire aux lèvres.
— Prêt ? annonça-t-il à l’intention de son sniper.
Imperturbable, Condor banda son arc.
Belette fronça les sourcils. Pourquoi était-elle si nerveuse ?
Elle aurait aimé vivre cette mission comme n’importe quelle autre,
mais, pour une raison indescriptible, le sort de ce petit visiteur lui importait.
Elle espérait qu’il ne fasse pas de connerie.

Sa mère ! Il est bien gros ce bâtard ! se félicita le Visiteur en fourrant


l’animal dans sa besace. Il avait bien fait de relever tous les pièges. Ce
dernier rat lui assurerait un jour de nourriture, facile !
Il releva la tête et embrassa le paysage du regard.
Où aller ?
Il n’était pas question de retourner dans sa planque, ce serait le premier
endroit où la Meute irait le chercher.

Henry sentit son stress monter. Si son ami ne revenait pas sur ses pas
maintenant, Condor l’abattrait sans sommation.

— Tiens-toi prêt ! annonça Loup.


Condor ne répondit pas. Il avait à présent l’œil fermé et, au bout de sa
flèche, la tête du Visiteur.
Belette retenait son souffle.
En bas, le Visiteur ne bougeait plus. Il semblait hésiter. Son regard
balayait les alentours.
L’instant sembla durer une éternité.
— Qu’est-ce qu’il fout ? s’impatienta Condor.
— Ne bouge pas, répondit Loup, marmoréen.
Soudain, le regard du Visiteur se fixa sur un point.
Loup se raidit. Ce n’était pas la direction du retour.
Belette serra les dents.
— Attends mon ordre, chuchota Loup à Condor.
Le Visiteur avança lentement. Droit devant. Vers la liberté.
Loup leva la main tel un sémaphore. Condor connaissait parfaitement la
procédure, lorsque la main s’abattrait, il devrait tirer.
Belette avait les mains moites.
Arrête-toi, connard ! hurlait-elle intérieurement.
Mais Renard avançait toujours vers la sortie du Cimetière.
Loup sourit.
— OK, tu l’abats dans trois… deux… un…
Renard stoppa.
Le temps sembla suspendre son cours.

Henry vérifia qu’il n’avait pas mis en pause par inadvertance, mais il ne
s’agissait là que d’un procédé dramatique.

Le Visiteur se doutait-il de quelque chose ?


Une grimace de frustration barra le visage de Loup.
— Allez ! Avance encore d’un pas, chuchota-t-il. Passe dans l’ombre et
tout sera fini…
Mais le Visiteur restait immobile, dans la lumière. Il semblait tendu.
— Qu’est-ce qu’il fout ? répéta Condor, le front luisant.
— Il va y aller, répondit Loup. Attends mon ordre…
Soudain, un bruit de tôle froissée se fit entendre sur le côté.
Loup, Belette et Condor se retournèrent comme un seul homme.
Quelque chose avait bougé.
— Merde, c’était quoi, ça ? bredouilla Condor.
— Reste concentré, putain ! ordonna Loup. L’important c’est…
Le Visiteur avait disparu.
Il fallut un instant à la petite troupe pour réaliser. Il avait filé !
— NON ! s’écria Loup.
Mais avant qu’il puisse se relever, un grognement sinistre se fit
entendre.
Condor eut à peine le temps de se retourner, déjà une énorme masse
sombre fondait sur lui.
— Des RTI ! ! ! cria Belette.
Les rongeurs gros comme des sangliers sortaient à présent des
monticules de métal et s’élançaient sur les enfants.
Un cri déchira l’air.
Belette vit avec horreur qu’un animal avait plaqué Condor au sol et lui
dévorait le visage. L’enfant hurlait et se débattait, mais le rongeur était le
plus fort.
Belette se précipita pour aider son ami. Elle brandit son poignard et
l’abattit de toutes ses forces sur le RTI.
Une gerbe de sang chaud lui éclaboussa le visage tandis que l’animal
lâchait prise et se roulait de douleur.
Au sol, Condor était agité de tremblements, le visage en sang.

Son œil ! songea Henry. Mon Dieu, c’est comme ça que ce petit a perdu
son œil !

Belette aida Condor à se relever. Elle ne put retenir un cri de terreur en


découvrant l’orbite sanguinolente du garçon.
Dans leur dos, les autres enfants, totalement désorientés, prenaient leurs
jambes à leur cou.
Loup allait les rejoindre lorsque deux rongeurs mutants s’abattirent sur
lui. Il esquiva le premier en se jetant au sol, mais le second lui saisit la
cheville et commença à lui dévorer la jambe.
Un hurlement de douleur résonna au milieu des carcasses.
À la force de ses poings, Loup parvint à se libérer. Il rampa sur quelques
mètres pour se mettre à l’abri, mais déjà de nouveaux prédateurs
apparaissaient de toutes parts.
Belette ne put qu’assister à la scène : tandis que Loup parvenait
difficilement à se relever, un RTI fonça sur lui.
— Fuyez, pauvres fous ! lança Gandalf Loup en direction de ses amis,
avant d’être percuté de plein fouet.
Il perdit l’équilibre.
Belette le vit tenter désespérément de se maintenir, mais il était trop
tard. Loup tomba en arrière, dans le vide.
Elle se précipita en lui tendant la main, mais l’enfant avait déjà disparu
dans le précipice.
Haletante, elle jeta un œil en contrebas, prête à découvrir le corps inerte
de son ami après une chute d’une dizaine de mètres.
— LOUP ! ! ! LOUP ? ? ? hurla-t-elle.
Par chance, l’enfant était tombé sur un RTI qui avait amorti sa chute.
L’énorme rongeur n’était plus vraiment en état de ronger, et Loup se
relevait péniblement.
Alors qu’il tentait de s’appuyer sur sa jambe meurtrie, il s’effondra dans
un nouveau cri de douleur.
— Va prévenir le Maître ! hurla-t-il à Belette dans un rictus de
souffrance. Et emmène Condor avec toi !
À contrecœur, la jeune fille s’exécuta. Elle tourna les talons et se
précipita sur Condor qui était en état de choc. Elle passa sa tête sous son
bras et entreprit de le guider.
Un étage plus bas, le plus gros RTI qu’il eût jamais vu s’avançait vers
Loup. L’animal était plus grand que l’enfant, ses griffes labouraient le sol
pierreux dans un grincement insupportable.
Le garçon tenta de se remettre debout mais sa jambe se déroba de
nouveau sous lui.
Dans un grondement de fureur, le rat mutant s’approcha de lui, les
babines blanchies de bave. Ses yeux rouges semblaient luire d’un éclat de
haine. Il ne voulait pas simplement le manger. Il voulait le faire souffrir.
Loup n’eut même pas la force de hurler. Il baissa la tête et attendit
l’assaut.
Lorsque le monstre ne fut plus qu’à quelques centimètres et qu’il put
sentir son souffle fétide, Loup ferma les yeux.
Une explosion poisseuse lui éclaboussa le visage. L’espace d’un instant,
il crut que c’était son propre sang qui jaillissait.
Mais le cri de douleur de l’animal le tira de sa stupeur.
Face à lui, le RTI nageait dans une mare de sang épais. Le Visiteur, à
califourchon, enfonçait profondément une tige de métal dans son crâne.
L’animal se débattit dans des spasmes d’agonie et Renard, fermement
agrippé à sa proie, se retrouva maculé de sang des pieds à la tête.
Dans une ultime ruade, le RTI parvint à se libérer et envoya le Visiteur
rouler au sol dans les jambes de Loup.
Les deux enfants virent avec horreur le rat se remettre péniblement sur
ses pattes… avant de s’effondrer définitivement dans un râle poussif.
Ils se regardèrent un instant, puis poussèrent un profond soupir de
soulagement.
— Il était pas si gros, en fait ! lança Renard dans un sourire victorieux.
Tandis qu’ils s’apprêtaient à se relever, un nouveau bruit les pétrifia.
Une sorte de goutte-à-goutte poisseux s’écrasant au sol. Ils tournèrent
lentement la tête et découvrirent la gueule béante et baveuse d’un RTI deux
fois plus imposant que le précédent.
— OK, celui-là est vraiment gros, souffla le Visiteur.
— On est morts, conclut froidement Loup.

Belette déboucha dans la salle commune, hors d’haleine.


Ses jambes écorchées lui faisaient mal et ses poumons semblaient brûler
de l’intérieur à chacune de ses inspirations.
— Il faut prévenir le Maître ! hurla-t-elle, encore haletante.
Les yeux étonnés des enfants restés à s’occuper du Terrier la
dévisagèrent.
— Il y a eu une attaque ! Loup est en danger !

Une dizaine de minutes plus tard, elle avait réussi à regrouper la quasi-
totalité de la Meute. Toto, Pigeon, Hibou et les Jumeaux étaient en première
ligne.
— Une attaque de quoi ? demanda Pigeon.
— Des RTI ! Plein ! Je crois qu’il y a un nid au Cimetière !
Un murmure de panique balaya l’assemblée.
— Putain, mais on n’a pas de temps à perdre, prenez des armes, allez
chercher le Maître et allons les sauver ! ! hurla la jeune fille.
Personne ne bougea.
— En même temps, je sais pas si on a vraiment nos chances face à un
troupeau de RTI, lança Taureau, visiblement un peu court niveau courage.
Plusieurs têtes opinèrent comme pour signifier leur soutien à cette
dernière remarque.
Belette n’en croyait pas ses oreilles. Elle sentit la rage monter en elle.
— Bande de flippettes ! ! ! C’est justement pour s’entraider qu’on est
une Meute ! On va pas laisser Loup et le nouveau se faire bouffer par des
rats ! ! !
— C’est quand même beaucoup plus gros que des rats, observa Pigeon
sans oser soutenir son regard.
— Y a qu’à voir la gueule qu’ils ont fait à Condor, observa l’un des
jumeaux.
Belette ne s’attendait pas à devoir argumenter. La situation était
urgente ! Elle appelait une réponse rapide et unie !
Au lieu de cela, elle perdait de précieuses minutes à convaincre une
bande de trouillards égoïstes.
— Je vais prévenir le Maître ! ! ! cracha-t-elle. J’espère qu’il vous
fessera jusqu’à vous rôtir les fesses !

Sans attendre, elle fendit la foule, écartant sans ménagement ce groupe


de couards qui ne méritaient plus son attention.
— Regardez ! ! ! s’écria soudain une voix dans son dos.
Tous les regards se tournèrent vers l’entrée.
Une pluie d’exclamations de surprise balaya le groupe.
— Ils sont revenus ! piaffa Pigeon.
Belette n’en croyait pas ses yeux : Loup et le nouveau venaient de
franchir le seuil de la salle commune.
Tels des Gaulois miniatures, ils ramenaient leurs prises du jour, coincées
sous leurs bras ou posées sur leur épaule.
— Et ils ramènent de la bouffe ! ! s’exclama Toto, l’estomac soulagé.
Belette s’approcha. Loup et le nouveau arboraient une sorte de sourire
fier. Ils échangèrent un regard.
— Et c’est pas tout ! annonça Loup.
Le duo s’écarta et la Meute découvrit dans leurs dos le corps du plus
gros RTI qu’ils aient jamais vu.
Les bouches s’ouvrirent de surprise et les yeux s’écarquillèrent
d’admiration.
À la perspective de ce repas, Toto éclata en sanglots.

— Et là, BIM ! Je tombe en arrière !


— Dans le trou ? !
— Dans le trou, mon gars ! Au moins dix mètres plus bas !
— Et alors ? ! !
— Et alors re-BIM ! ! ! Je tombe en plein sur le gros rat qui m’attendait
pour me bouffer le cul ! Ha ha ! Ça lui apprendra ! Qui c’est qui bouffe qui,
maintenant ?
Loup donna un coup de dents enthousiaste dans le morceau de RTI rôti
qu’il brandissait pour appuyer son récit.
Autour du festin, les enfants écoutaient les exploits du jour narrés par un
Loup en grande verve. Chacun se pétait le bide dans une ambiance de fête.
Même Condor, pourtant éborgné, avait bon appétit.
— Ça va, ton œil ? demanda Belette, inquiète.
Condor haussa les épaules et répondit la bouche pleine :
— Bah, c’est justement l’œil que je ferme quand je vise. Du coup c’est
un peu comme si je visais tout le temps !

La capacité de Condor à encaisser ce type d’événement stupéfia Henry.


Il admirait cet enfant qui semblait bien plus fort que la plupart des adultes.
Pourtant, il ne pouvait s’empêcher de ressentir une gêne. Comme s’il y
avait quelque chose de dangereux derrière tout ça.

— Eh, Loup ! Il s’est passé quoi après ? ! hurla un petit rouquin, sur qui
la viande semblait agir comme de l’alcool.
— Après j’allais me relever, continua Loup, mais ma jambe me faisait
trop mal. Et là ! BIBIM ! Un autre RTI qui se ramène ! Il s’approche, prêt à
me bouffer…
Tout le monde était suspendu à ses lèvres, les enfants semblaient vivre
le combat en même temps que lui.
— Et au dernier moment, le nouveau arrive ! Il lui saute dessus et lui
enfonce direct une barre de fer entre les yeux ! SLATCH ! Grosse gerbe de
sang, mon gars !
Des regards admiratifs se tournèrent vers le Visiteur qui mangeait en
silence. Il répondit au regard amical de Loup par un petit sourire
embarrassé. Ça ne s’était pas exactement passé comme ça, mais la version
de Loup était un peu plus héroïque. C’était sympa de sa part. Il décida de
participer à l’histoire :
— Mais le moment où on a vraiment cru qu’on allait mourir, c’est
quand la maman RTI a débarqué, juste derrière nous !
— Énorme ! acquiesça Loup. On voyait même plus le ciel tellement elle
était fatasse.
— Et vous avez fait comment pour l’avoir ? ! s’écria Pigeon, excité
comme une puce.
Belette sentit une main lui presser discrètement le bras.
Elle se retourna et croisa le regard de Hibou. Il lui désigna la tenture.
Elle comprit.
— C’est le nouveau qui a eu l’idée, commença Loup.
— Silence ! coupa Belette.
Tout le monde se figea.
Comme Hibou le lui avait fait comprendre avec un temps d’avance, le
Grand Bruit se fit entendre.
Les flashs de lumière filtrèrent à travers les trous du tissu et une légère
odeur de fumée leur parvint.
Tous connaissaient la suite.
Les enfants se calmèrent instantanément et formèrent un cercle parfait
autour du feu. Seul le Visiteur ne comprenait rien à cette cérémonie.
— Il se passe quoi ? chuchota-t-il à Loup.
— La Maître arrive, lui répondit-il dans un sourire.
Puis il ajouta :
— Je pense qu’il veut te voir.

Au moment où la tenture s’écarta, Henry sentit un frisson


d’appréhension lui courir le long de la nuque. Il lui sembla un instant que
c’était lui qui allait être présenté au Maître.
Était-ce par simple empathie pour son jeune ami, ou cela traduisait-il un
effet secondaire de l’introspection ? Peut-être était-ce le stress du jeune
Visiteur en cet instant précis qui se transmettait à lui ?
Henry vit une silhouette imposante s’avancer au centre de la pièce,
charriant avec elle les dernières volutes de fumée que semblait générer
l’activation de la Porte.
Pour la première fois, il pouvait détailler l’unique représentant de
l’Autre Monde.
L’homme devait avoir une quarantaine d’années, il était grand, très
grand. Son allure imposante avait pourtant quelque chose d’étrangement
familier.
Henry ne comprit pas tout de suite pourquoi cet homme ne lui était pas
complètement étranger.
Ses yeux, d’un vert émeraude, parcouraient paisiblement l’assistance
silencieuse. Sa mâchoire large et volontaire était dissimulée derrière une
barbe sale mais élégante. Ses cheveux d’un noir profond lui tombaient
gracieusement sur les épaules et n’étaient retenus que par une paire de
lunettes de soudeur, élégamment posée sur le sommet de son crâne.

— Les lunettes ! s’exclama Henry à haute voix.


— Quoi les lunettes ? répondit Raph depuis le présent.
— Je vois le Maître ! Ses lunettes ! Je les connais… mais il n’y a pas
que ça !

Henry détailla la silhouette. Il comprenait enfin pourquoi il avait


l’impression de connaître cet homme : ces lunettes vissées sur le haut de la
tête, ce long manteau marron, et ce pantalon d’éboueur… c’était très
exactement le costume du Visiteur !
Comment est-ce possible ? songea le scientifique qui réalisait qu’il avait
en face de lui une réplique plus âgée de son compagnon de toujours.
En réalité, il avait une vague idée de la réponse. Une réponse
improbable. Mais il espérait que l’introspection lui apportât une certitude.

Le Maître s’avança lentement au milieu des enfants qui baissaient la


tête. Personne ne croisait son regard.
Tandis qu’il progressait, des écuelles se tendaient spontanément vers lui.
Il y piochait çà et là des morceaux de nourriture qu’il portait à ses lèvres
avec une élégance biblique.
Les offrandes formaient une haie d’honneur, une allée improvisée qui
débouchait… sur le Visiteur lui-même.
Il observait la scène, partagé entre le trac de rencontrer ce personnage
charismatique, et l’envie de finir cet énorme morceau de RTI qu’il avait
dans la bouche et n’osait plus mastiquer.
Le Maître arriva à sa hauteur. De part et d’autre, les écuelles de Loup et
Belette semblaient elles aussi s’incliner avec déférence.
L’homme plongea son regard dans celui de l’enfant. Le silence prit une
dimension religieuse.
Le Visiteur ressentit l’importance du moment. Cet homme allait très
certainement changer sa vie. Pour la première fois, il sentit qu’il pourrait
éprouver de l’amour et du respect pour un autre être humain. C’était
absurde, bien sûr, car ils ne s’étaient même pas adressé la parole, pourtant il
pressentait au creux de son ventre que ce Maître possédait quelque chose de
spécial.
À cet instant précis, le Visiteur eut envie de faire partie de la Meute.
D’être un disciple du Maître et de le suivre où qu’il aille.
L’homme l’observait toujours, d’un regard indéchiffrable.
Après de longues secondes, il releva la tête :
— Allez, dit-il simplement.
Comme un seul homme, les enfants reprirent leur repas. Personne n’osa
parler avant le Maître.
— Ainsi, c’est lui ? demanda-t-il.
Belette et Loup échangèrent un regard.
— C’est lui, Maître, répondit Belette avec une humilité qu’Henry ne lui
connaissait pas.
— Bien, dit simplement le Maître. Quel est ton nom ?
La voix grave et chaude semblait résonner comme celle d’un prêtre
sermonnant au cœur d’une cathédrale.
Le Visiteur voulut répondre, mais il avait toujours ce bout de RTI dans
la bouche. Il n’osa rien dire.
Le Maître ne sembla pas s’émouvoir de l’affront, il reprit :
— Quel est ton nom, enfant ?
Et puis merde ! songea le Visiteur :
— Je m’appelle…, commença-t-il la bouche pleine.
— Tu n’as pas de nom, coupa le Maître. Ici, tu n’es personne.
Un murmure se fit entendre.
Il n’y avait aucune colère dans la voix du Maître. Seulement une
autorité simple et naturelle.
Sans le quitter des yeux, le Maître piocha un morceau de viande dans
l’assiette de Belette.
— Es-tu des nôtres ? demanda-t-il calmement.
Le Visiteur sentit la chaleur lui dévorer les joues. Ses mains étaient
moites et ses jambes tremblaient imperceptiblement.
— Je…
— Est-il des nôtres ? le coupa encore le Maître.
Belette et Loup échangèrent un nouveau regard.
— Il a relevé les pièges du Cimetière, Maître. Et il a échappé à la garde
de Pigeon, ajouta Belette, le regard vissé au sol.
Des yeux réprobateurs se tournèrent vers Pigeon qui se figea comme si
cela pouvait le rendre momentanément invisible. Le Maître fixait toujours
le Visiteur.
— Est-il des nôtres ? reprit-il calmement.
Cette fois, Loup intervint :
— Il m’a sauvé la vie, Maître. Sans lui, j’aurais été dévoré.
Pour la première fois, le visage du Maître laissa filtrer une expression.
C’était un sourire. Discret.
— Bien, annonça-t-il avant de piocher un nouveau morceau dans
l’écuelle de Loup.
Il se détourna et s’approcha du feu. Le reflet des flammes sur sa peau
burinée le rendait encore plus impressionnant.
Il tendit les mains vers le foyer. Ses yeux brillaient d’une lueur irréelle.
— Être des nôtres, ce n’est pas être des nôtres, dit-il le regard perdu
dans les braises rougeoyantes. C’est être Nous.
Un bruissement d’assentiment parcourut l’assistance tandis qu’Henry se
faisait la réflexion qu’il n’était pas certain de bien comprendre le sens de
ces paroles.
Le Maître reprit :
— Nous sommes une Meute, comme nous sommes Un. De l’union vient
notre force, aussi, si l’un pense pour lui, il pense pour nous.
Il marqua une pause, comme pour laisser à tous le temps de bien saisir
le sens de son propos.
— L’individu meurt comme l’Homme meurt lorsqu’il n’est pas
Humanité, enchaîna-t-il. La Meute est Humanité. Pourquoi ?
Le silence tomba.
Seule Belette osa une réponse :
— Parce qu’en pensant au groupe nous nous purifions ? énonça-t-elle,
de la voix de la bonne élève qui attend une image.
— Oui, acquiesça le Maître.
Loup jeta un œil au Visiteur et lui fit une grimace, l’air de dire que
Belette était vraiment trop une suceuse. Le Visiteur retint un sourire.
— Il existe un Autre Monde ! reprit le Maître, plus fort. Un monde où
l’humanité ne s’est pas détruite.
Il se tourna soudain vers le Visiteur qui ravala son sourire en même
temps que son morceau de RTI.
— Elle ne s’est pas détruite car elle a su devenir Une. Le collectif a
effacé l’individuel.
Le Visiteur vit avec angoisse le Maître se rapprocher de lui, le regard
brillant.
— Je viens de ce monde… et je veux vous sauver.
Un nouveau murmure se fit entendre. Le Maître n‘y prêta pas attention.
— Vous pouvez vous sauver, car vous êtes l’avenir de l’humanité. Si le
Je laisse place au Nous au fond de votre cœur, alors vous pourrez tous
passer de l’Autre Côté. Comprends-tu ?
Le Visiteur déglutit avec peine. Il n’était pas sûr de tout piger, mais ce
speech avait quand même sacrément de la gueule. Il devait le reconnaître.
— Je comprends, souffla-t-il.
— Veux-tu être des nôtres ? reprit le Maître, plus doux.
À bien y réfléchir, cette Meute pouvait être assez cool. Il y avait de bons
potes à se faire, la chasse aux RTI était plutôt exaltante, et surtout il y avait
un toit et à manger !
— Je le veux, répondit le Visiteur en soutenant le regard du Maître.
— Bien. Qui est-il ?
La question semblait avoir été posée à la cantonade, mais personne ne
se risquait à répondre.
Personne, sauf Belette :
— Il est rusé, chuchota-t-elle.
— Rusé ? répéta le Maître, les yeux dans le vague.
— Et il lâche des caisses quand il est stressé, ajouta Loup l’air innocent.
Le regard vert fondit de nouveau sur le Visiteur.
— Très bien, à partir d’aujourd’hui tu n’es plus un visiteur.
Tout le monde resta suspendu à ses lèvres, Henry le premier.
Un large sourire barra le visage du Maître lorsqu’il énonça :
— Bienvenu dans la Meute… Renard.

— Ça y est ! Renard, c’est Renard ! s’exclama Henry à voix haute.


— Oui, d’accord, docteur… et Nous C Nous ? répondit Raph depuis le
fond du laboratoire.
— Quoi ?
— Rien…
— Tu ne picoles pas pendant que j’ai le dos tourné, n’est-ce pas ?
— Mais non, docteur, c’était une blague. Mais vous avez pas la
référence.
— Ah oui ?
— Laissez tomber, c’est pas très marrant en fait.
— D’accord.
Raph soupira et se laissa couler dans le fond du canapé.
Henry réajusta le casque de l’Introspecteur ® et reprit la lecture.

Une salve d’applaudissements accueillit l’annonce du baptême.


Les enfants frappaient leurs écuelles avec leurs couverts dans un
improbable concert de percussions.
Les cris de joie se mêlaient aux « bienvenue Renard ! ».
Pour la première fois, le Visiteur se sentait bien, comme à la maison. Il
n’était plus seul, il avait des amis. Il se demanda comment il avait pu passer
tout ce temps reclus dans la solitude. Maintenant qu’il goûtait à la
camaraderie, il lui semblait ne plus pouvoir s’en passer.
Loup lui envoya un coup de coude et lui désigna sa gamelle.
Le Maître ne bougeait pas, il le fixait toujours de son regard de jade.
Comme si son nouveau nom venait de lui ouvrir la compréhension d’un
dialecte propre à la Meute, Renard comprit ce qu’on attendait de lui.
Il saisit son écuelle, et dans un geste de respect la tendit au Maître.
Celui-ci hocha la tête, et piocha un morceau de viande.
— Maître ? Renard, il va aller dans quelle équipe ? demanda soudain
Pigeon.
— Avec nous ! s’écria Toto ! Viens chez les Têtards, s’teuplait !
— Y a trop pas moyen ! rétorqua Condor. Il nous a sauvé la vie, c’est un
Tue-Rex !
Loup acquiesça.
— C’est vrai mec, t’es un Tue-Rex !
Belette intervint à son tour :
— Eh ! C’est moi qui l’ai trouvé ! C’est moi qui ai dit qu’il était
intéressant ! Il est dans mon équipe !
Un brouhaha de rouspétances emplit rapidement la salle. Chacun y allait
de son commentaire pour savoir où irait le nouveau.
Le Visiteur se sentait pris entre deux feux. Pourtant, dans son esprit, les
choses étaient assez claires : il voulait retourner chasser avec Loup.
— J’aimerais être un Tue-Rex, souffla-t-il.
Belette lui jeta un regard assassin. Loup lui administra un bon steak
dans le dos.
— Voilà ! ! C’est ça, mon gars ! On va s’éclater, tu vas voir !
Renard lui rendit son sourire, évitant soigneusement de recroiser le
regard de Belette.
Les commentaires reprirent dans une cacophonie assourdissante. Mais
le Maître leva bientôt les bras, imposant instantanément le silence.
— Ce n’est pas à toi de décider. Cette décision n’appartient à aucun
d’entre nous.
— La Maître a raison, souffla Belette, ravie.
— Évidemment que j’ai raison, je suis le Maître !
— Pardon, s’excusa la jeune fille en baissant les yeux.
— Bien, reprit l’homme au long manteau, nous allons consulter la
Parole.
Un murmure d’excitation parcourut l’assemblée.
— Pigeon, vole !
Aussitôt, l’enfant sauta sur ses jambes et disparut ventre à terre dans une
galerie.
Renard se pencha vers Loup :
— C’est quoi la Parole ? chuchota-t-il.
— Tu vas voir, le Maître va t’expliquer.
À peine quelques secondes plus tard, Pigeon était de retour, haletant.
Sous son bras, il avait coincé un gros livre noir tandis que ses mains
agrippaient fermement un coffret de bois. Il le déposa soigneusement aux
pieds du Maître et fit sauter les deux loquets avec précaution.
Le Maître se pencha lentement et se saisit d’un objet sphérique,
recouvert d’un tissu usé.
— La Parole décidera, car la Parole parle la langue du Monde.
Il eut tôt fait d’ôter l’étoffe, insensible à cette très belle allitération en T.
Renard étouffa un cri d’horreur.

Un visage ! songea Henry avec effroi.

Le Maître brandissait à présent ce qui semblait rester d’un crâne


humain. Ses traits déformés lui donnaient des allures d’idole antique.
Était-il possible que cette chose provienne d’un temple ?
La religion avait été en vogue durant une longue période de l’humanité,
mais jamais les reliques n’avaient fait démonstration de réels pouvoirs
magiques. Du moins, rien n’avait jamais pu être prouvé.
Le Maître brandit le visage de la Parole au-dessus de sa tête et annonça :
— Parole, toi qui n’es pas de ce monde, toi qui possèdes l’absolue
connaissance, dis-nous ce que veut le Destin ! Renard est-il un Têtard ou un
Tue-Rex ?
Les yeux de la Parole s’ouvrirent.
Le Visiteur frissonna. Les yeux étaient blancs, sans iris ni pupille,
comme effacés par le temps.

Henry était fasciné, il n’aurait jamais cru voir de ses yeux un


authentique oracle. Il avait toujours cru qu’il s’agissait de légendes. Et
pourtant, ce crâne venait bel et bien de s’animer devant lui.

Le visage de la Parole se déforma dans un rictus horrible et terrifiant. La


peau brunie et craquelée produisit un grincement épouvantable.
Le Visiteur ne parvenait pas à détacher les yeux de ce spectacle
incroyable.
Un souffle irréel se fit entendre. Un murmure imperceptible qui siffla
entre les lèvres décharnées de la Parole.
— … Iouratte…
Puis la Parole se tut.
Renard releva des yeux éberlués vers Loup qui hocha la tête.
Visiblement tout cela était normal.
— La Parole a parlé ! dit le Maître en se tournant vers Pigeon.
Consultons le Livre des Conversions.
Pigeon ouvrit le vieil ouvrage à la couverture plastifiée et entreprit la
recherche.
— Iouratte… Iouratte… y a pas, Maître !
— Essaie en deux mots, Iour Atte, proposa Toto.
— Ou regarde à Atte ! lança une voix depuis le fond de la salle.
Pigeon fit défiler les pages de son grimoire. Il finit par s’arrêter sur
l’une d’elles et parcourut la liste de mots du bout de l’index.
— Atte… nan, y a rien non plus.
— Essaie avec un H ! intervint Belette.
Une lueur apparut dans l’œil de Pigeon qui se remit à compulser
l’ouvrage.
— Hatte j’ai pas, par contre j’ai « hate » : qui veut dire « haine ou
haïr ».
Un silence se fit, chacun essayant d’interpréter la prédiction.
— Putain, elle est chaude, celle-là, lâcha Toto, les joues écarlates de
concentration.
— Essaie sans E à la fin ! proposa Belette.
Pigeon remonta de quelques lignes. Bientôt son regard s’éclaira :
— Je l’ai ! « hat : chapeau ! » s’écria-t-il.
De nouveau un long silence concentré tomba.
Soudain Belette sembla avoir une idée :
— Un chapeau, ça se met sur la tête !
Elle marqua une pause. Visiblement personne ne suivait. Elle précisa :
— Eh bien, s’il y a tête, y a têtards !
Le Visiteur jeta un regard paniqué à Loup. Son ami le lui rendit, et il sut
que tout était perdu. Loup n’avait pas de meilleure interprétation.
— Bien ! énonça le Maître. Ainsi en a décidé la Parole, Renard
rejoindra les Têtards !
Un grondement d’acclamation souleva l’assemblée. Belette arborait un
franc sourire victorieux.
— Attendez, intervint le Visiteur, ça veut rien dire, ce…
— J’ai dit ! coupa le Maître, d’une voix qui fit trembler les murs.
Le silence revint instantanément.
— À partir de dorénavant, Renard, tu seras sous le commandement de
Belette. Tu t’acquitteras des tâches des Têtards, et tu serviras la Meute
avant toi-même. Tout est dit ?
La Maître plongea son regard dans celui du Visiteur. La sentence
n’appelait aucune discussion. S’il voulait faire partie de la Meute, il devait
se plier aux règles.
— Tout est dit, répondit Renard dans un hochement de tête.
— Bien ! conclut le Maître en piochant un ultime morceau de viande.
Maintenant nettoyez la salle et allez tous au lit. Demain est une journée
importante. Tout est dit.
Il tourna les talons, faisant voler avec élégance les longs pans de son
manteau, et s’en fut dans ses quartiers.
Sans mot dire, les enfants ramassèrent leurs écuelles, éteignirent le feu
et se dirigèrent vers les dortoirs.
— Sa mère, je suis deg ! lâcha Loup. Je voulais trop que tu sois dans ma
team.
Le Visiteur lui rendit sa mine contrariée.
— Ouais, je me retrouve avec les nuls, c’est nul ! En plus je suis sous
les ordres d’une fille…
— Ouais, enfin une fille… sans gougoutte ! railla Loup.
Le Visiteur pouffa. Il aimait bien ce petit Loup, tout compte fait.
Le jeune garçon lui administra une claque sur l’épaule.
— Bon, allez, dors bien, Renard ! On se voit demain.
Le Visiteur regarda son ami s’éloigner dans le couloir obscur, un
étrange sentiment lui nouant le ventre.
Il était heureux d’avoir intégré ce groupe. La perspective de vivre des
aventures avec ces enfants, perdus comme lui, était agréable. Pourtant il ne
pouvait s’empêcher d’éprouver une certaine frustration à l’idée de faire
partie des Têtards. Quelque chose lui disait qu’il y avait là quelque chose de
moins exaltant.
Il fut interrompu dans sa réflexion par une ruade de Toto.
— Allez, mon gars ! On va au pieu ! Demain, v’la la journée qu’on a !
— On a une mission ? demanda le Visiteur.
— Ah bah ouais, carrément ! Et j’aime mieux te dire qu’il va falloir être
courageux !
Renard sentit son cœur se regonfler d’espoir. Peut-être avait-il été un
peu hâtif dans son jugement.
Il emboîta le pas de Taureau, curieux de découvrir quel challenge lui
réserverait la journée du lendemain.

— Merde !
— Ouais, mon gars !
— Non mais… c’est vraiment de la merde ! ! !
— Bah ouais mon gars ! Tu crois que les seaux à caca sont reliés au
tout-à-l’égout ?
Les épaules du Visiteur s’affaissèrent dans un mouvement de dépit.
— Non mais attends, tu me parlais d’une mission où fallait du courage ?
— Bah ouais ! répondit Toto, tu crois que c’est facile de vider tous les
seaux à caca de la Meute ? Faut avoir l’estomac bien accroché ! Surtout
avec ce qu’on s’est envoyé hier !
Le Visiteur contempla un instant la ribambelle de récipients qui
s’alignait devant lui. Il reprit :
— Et les RTI ?
— Quoi les RTI ? Ils chient pas dans des seaux !
— Bah je sais bien, mais on est pas censés chasser ou relever des
pièges ?
Taureau éclata d’un rire franc.
— Bah nan mon gars, la chasse et les pièges, c’est pas pour nous ! Enfin
sauf quand on doit relever deux sites en même temps !
— Et c’est pour qui alors ?
Comme si la Réalité elle-même avait entendu sa question, Loup
déboucha soudain dans la salle commune. Il menait son équipe habituelle,
composée du Condor à présent monoculaire, des jumeaux Mustang et
Appaloosa, ainsi que de deux autres enfants que le Visiteur ne connaissait
pas.
— Laisse-moi deviner, lâcha le Visiteur, bougon, c’est vous qui allez
relever les pièges et faire tous les trucs cool ?
Loup lui pressa l’épaule dans un geste fraternel.
— Ouais, mais tu verras, y a des trucs cool à faire aussi ici…
Renard lui désigna les seaux à caca alignés comme des colonnes de
Buren.
— OK, y a aussi des corvées, concéda Loup. Mais tu sais, mon pote, si
la Parole t’a placé chez les Têtards, c’est sûrement pour une bonne raison.
— Comme quoi ?
— Ah bah ça je sais pas, mon gars, nous on est que des gosses. C’est
des trucs qui nous dépassent, tout ça. Mais sûrement que ça prendra son
sens le moment venu.
— En parlant de moment, intervint Condor en frottant l’extrémité d’une
de ses flèches.
— Ouais, ouais, on y va. Tue…
« REX ! » répondirent en chœur les membres de l’équipe.
Renard les regarda s’éloigner avec amertume.
Il n’était jamais allé à l’école mais il subodorait que c’était ce qu’on
devait ressentir lors d’une rentrée des classes. Quand on réalise qu’on n’est
pas dans la bonne classe et que tous nos potes, eux, vont passer une super
année.
Il eut envie de pleurer.
— Bon, allez, je suis cool, je m’occupe du mien ! intervint Taureau en
se saisissant d’un seau bien lourd.
Puis il ajouta avec un sourire entendu :
— C’est limite une arme chimique, là-dedans !
Il éclata de ce même rire, qui fit naître une moue de dégoût sur le visage
du Visiteur.
Est-ce que c’est ça qu’on appelle toucher le fond ? songea-t-il.
Une fois de plus, la Réalité, qui semblait décidément bien loquace, lui
apporta une réponse immédiate en la personne de Belette.
— Bon les pédés, quand vous aurez fini avec la chiasse, vous vous
occuperez de laver les draps ! Faut pas traîner si on veut que ce soit sec
pour ce soir !
La jeune fille repartit sans attendre de commentaire.
Renard leva les yeux au ciel :
OK, ça c’est le fond. Merci.

Le reste de la journée fut consacré au nettoyage des lits, dont certains


tenaient davantage de sanitaires que de couchages.
Charrier les tissus mouillés et les battre à l’eau plus ou moins vive se
révéla une activité beaucoup plus physique qu’attendu. Le Visiteur se
retrouva fourbu, les mains rêches et le dos endolori.

Au repas du soir, il écouta d’une oreille envieuse le récit que Loup


faisait des aventures du jour. Les Tue-Rex n’avaient pas croisé de rongeur
mutant, en revanche ils avaient dû fuir un groupe de zombies. La péripétie
n’avait rien de franchement palpitant car les bestiaux n’étaient pas très
véloces, mais la chose suffisait à faire baver Renard.
— Et vous ? Ça a été ? questionna finalement Loup.
— Ouais, normal, quoi, éluda le Visiteur qui sentit instantanément la
honte lui monter aux joues.
Bien qu’il refusât de l’admettre, sa journée ménagère l’avait épuisé. Il
n’était pas fâché d’aller glisser son corps douloureux dans des draps
propres.
— Bon, intervint Belette, ce soir le premier tour de garde sera pour…
Elle balaya l’assistance du regard, comme pour faire durer le suspens.
— Hibou… et Renard.
— Quoi ? ça veut dire que je peux pas aller me pieuter ? s’offusqua le
Visiteur.
— Pourquoi ? T’es crevé, la Crotte ?
— Je m’appelle Renard, maintenant !
— Je m’en bats les fesses, si t’es même pas cap’ de prendre un tour de
garde après une journée de ménage, t’es rien qu’une crotte !
La Visiteur sentit instantanément une boule lui nouer la gorge.
Cette saloperie de gonzesse-sans-gougoutte avait le don de le piquer au
vif !
Il prit une grande inspiration avant de répondre :
— Non, non. Pas de problème, je prends mon tour de garde.
— Allez les hommes ! Au lit ! lança Loup à son équipe.
Renard soupira.

Beaucoup plus tard cette nuit-là, deux silhouettes silencieuses montaient


la garde, cachées dans le trou au-dessus de la porte métallique.
Dans l’obscurité quasi-totale, Renard distinguait mal les contours de son
comparse.
Seuls les yeux grands ouverts de Hibou semblaient émettre une lumière
irréelle.
— Et pourquoi tu causes jamais, toi ? T’as pas de langue ? chuchota le
Visiteur, irrité.
Comme à son habitude, Hibou le fixa pour toute réponse.
— Vas-y, tu le fais exprès ou quoi ? C’est un truc pour être sexy ? Tu
fais le mystérieux ?
Hibou le fixa de plus belle, bien qu’en soit cela n’ait pas de sens.
— T’as eu un accident quand t’étais petit ? Ton père il te touchait ou un
truc comme ça ? continua le Visiteur.
L’animal nyctalope ne broncha pas. Il ne clignait même pas des yeux.
C’est pas possible, songeait Renard, je vais bien réussir à lui tirer un
mot à ce bâtard !
— C’est ça, hein ? Ton père il se mettait tout nu et il t’obligeait à le
regarder faire caca ? ! Ou alors tu as surpris tes parents en train de faire la
bête à 8 pattes ! Ouais, je suis sûr que c’est ça ! Y avait ton père en train
de…
Hibou tourna brusquement la tête en direction du couloir.
La rapidité du geste fit sursauter le Visiteur qui se tut instantanément.
— Putain t’es con ! Tu m’as fait flipper ! C’est quoi ton probl…
Il laissa mourir sa phrase en voyant son acolyte tendre la main dans le
noir complet. L’enfant sembla ramasser quelque chose avec une infinie
précaution.
Bientôt Hibou porta ses mains sous le nez du Visiteur.
Une souris ! Il a chopé une souris, le con ! s’exclama intérieurement le
Visiteur.

Henry était aussi surpris que son ami. Personne ne l’avait entendue
arriver, et pourtant elle était là, blottie dans la main du Hibou.

Le plus impressionnant était qu’il ne l’avait pas attrapée par surprise. Il


avait bougé si lentement qu’on aurait pu croire que c’était la souris qui
l’avait appelé.
— Comment tu fais ça ? murmura le Visiteur qui avait complètement
oublié son envie de dormir.
Cette fois, la réponse de Hibou fut légèrement différente : il sourit.
Son regard se posa de nouveau sur sa petite protégée. Elle l’observait en
retour, tranquillement.
D’un geste délicat il fourra son autre main dans sa poche et en sortit un
petit morceau de RTI. Il l’approcha de l’animal qui s’en saisit et entreprit de
le grignoter.
Après l’avoir observée se restaurer, Hibou la redéposa au sol.
La souris huma l’air un instant, émit un petit couinement, et disparut
dans l’obscurité.
Les yeux que le Visiteur roulait vers son compagnon de guet étaient
aussi gros et ronds que ceux de Hibou lui-même.
— T’es chelou, mon gars… Comment tu fais ça ?
Sans surprise, seul le silence lui répondit. Pourtant Hibou ne se départait
plus de son sourire.
Il kiffe vraiment les bêtes, celui-là, se dit Renard en reprenant sa
position adossée.
— Il kiffe vraiment les bêtes, celui-là ! chuchota Pigeon, inconscient de
la répétition qui venait d’avoir lieu.
Renard sursauta.
— C’est toi Pige-Pige ? souffla-t-il en portant la main telle une visière
au-dessus de ses yeux pour mieux le distinguer.
— Ouais, c’est à mon tour de prendre ta garde, répondit le garçon. Mais
tu sais, ça sert à rien de mettre ta main comme ça. C’est pour le soleil que
ça marche, pas pour la nuit.
— Putain, t’as raison, réalisa le Visiteur. Mais franchement je vois que
dalle, là ! Je sais pas comment il fait, Hibou !
Pigeon s’assit à côté de lui, en tailleur :
— Bah c’est pour ça qu’on l’a appelé Hibou !
Maintenant qu’il le disait, c’était évident. Le Visiteur s’en voulut
d’avoir posé la question.
— Tu sais que t’es moins con la nuit que le jour, Pigeon ? observa-t-il.
— Sérieux ? C’est possible ça ? s’intéressa immédiatement l’oiseau.
— Grave ! C’est la lumière de la lune qui a une influence sur ton
cerveau. T’es fait pour réfléchir la nuit, t’y peux rien, c’est biologique.
— C’est super stylé ! s’enthousiasma Pigeon que la nouvelle semblait
transporter de joie.
Le trio garda le silence un instant, à l’écoute.
La nuit était calme.
— Attends… on est dans un trou là, y pas la lumière de la Lune, ici !
nota Pigeon, soudain suspicieux.
— C’est parce que ça agit comme des ondes, ça traverse les murs.
D’ailleurs le simple fait que tu poses la question, ça montre que t’es
beaucoup moins con qu’en journée !
Pigeon garda les sourcils froncés un instant avant de déclarer :
— Ça se tient carrément ! Putain, ça veut dire que la nuit je suis une
flèche ! Faut que je bosse la nuit, je vais tout déchirer !
Le Visiteur déplia lentement ses jambes engourdies par la veille. Il fit
craquer son dos.
— Bon, et qui c’est qui monte la garde avec toi du coup Pige-Pige ?
— Bah Hibou !
— Il dort pas ?
— Bah nan, c’est pour ça qu’on l’appelle Hibou !
— Évidemment…
— Bon allez, va te coucher, Renard, parce que demain on a le défi !
— Le défi ?
— Ouais. Le défi. C’est nous contre les Tue-Rex !
— C’est un jeu ?
— Ouais, on l’appelle la Bombe !
Un lointain souvenir qu’il n’aurait su identifier s’éveilla chez le
Visiteur. Ce nom ne lui était pas inconnu.

Henry en avait également déjà entendu parler. Il s’agissait


vraisemblablement d’un jeu consistant à se faire passer un ballon de
baudruche rempli d’eau. À moins qu’il ne faille courir après quelqu’un avec
le ballon ? Castafolte n’était plus très sûr.

— Ah, ça a l’air cool ! répondit Renard qui sentait qu’une activité loin
des seaux à caca ne pourrait que lui faire du bien. Du coup, faut que tu te
reposes aussi, Pige-Pige… toi aussi, Hib !
— Oh, nous c’est pas la peine, répondit Pigeon. En fait je te dis ça
comme ça, mais on perd toujours, donc ça changera rien.
— Comment ça, on perd toujours ?
— Bah ouais, c’est quand même les Tue-Rex en face ! On n’a jamais
gagné.
Ah ouais ? On n’a jamais gagné ? songea le Visiteur qui sentit sa fibre
héroïque reprendre ses droits.
— C’est ce qu’on va voir…, murmura-t-il en se levant.
Alors qu’il descendait de sa cachette, il crut entendre dans son dos
Pigeon demander à Hibou :
— Tu crois que si je réfléchis trop à des trucs de ouf la nuit, je peux
saigner du nez ?

Le lendemain matin les Têtards étaient tous rassemblés dans la salle


commune.
Belette toisait ses effectifs, de l’œil de celle qui sait qu’elle est en train
de perdre du temps.
Renard considérait ses partenaires d’un œil dépité : la mollesse générale
trahissait un certain défaitisme.
— Bon, finit par soupirer Belette, ce soir on se prend une branlée…
pour changer.
Hibou, Pigeon et les autres dont Renard ne connaissait pas encore le
nom baissèrent la tête.
Visiblement ces enfants auraient préféré vider des seaux à caca plutôt
que de préparer le duel du soir.
— Donc, comme d’hab, on essaie pas de gagner, mais de pas paraître
ridicules aux yeux du Maître, continuait Belette.
Le Visiteur sentait son âme de leader se rebeller au creux de son ventre.
Il n’était pas possible de jeter l’éponge avant même le combat !
De plus, quelle que soit la force physique de leurs adversaires, il avait
vécu de ruses suffisamment longtemps pour savoir qu’il y avait toujours
une manière astucieuse de se sortir des situations qui paraissaient
inextricables.
— C’est quoi le jeu ? finit-il par demander, n’y tenant plus.
Belette le regarda avec mépris, comme s’il venait de poser une question
dont l’inutilité seule méritait tout le mépris du monde.
— C’est la Bombe, la Crotte !
— Renard, corrigea le Visiteur qui n’avait plus l’intention de se laisser
déstabiliser.
Belette marqua un temps, comme si ce soudain élan de rébellion
demandait un instant pour s’imprimer dans son esprit.
— On va éprouver notre courage, finit-elle par répondre. Nous devons
chasser la bombe dans le camp ennemi avec nos balais.
Le Visiteur pouffa.
Non seulement ce jeu avait l’air parfaitement stupide, mais en plus il ne
semblait demander aucune force physique. S’il n’était question que de
courage, il n’y avait aucune raison pour que ses comparses s’avouent
vaincus d’avance.
— Eh bien, je ne vois pas le problème, répondit-il en toisant Belette. Du
courage, on en a. Et s’il faut donner un bon coup de balai, qui de mieux que
l’équipe de nettoyage pour assurer le boulot ?
Il lança sa main en l’air, mais son check ne reçut aucun écho.

Toto arriva bientôt, les bras chargés de balais.


Il les distribua à toute l’équipe et plaça une petite pierre au centre de la
salle.

Henry se fit la réflexion que ces gamins avaient tout d’apprentis


sorciers, prêts à s’envoler à la poursuite d’une balle volante. L’idée l’amusa,
bien qu’il n’y eut sans doute pas de quoi en faire un bouquin.

Belette éleva le ton :


— Bon, Toto, tu te mettras à l’engagement ! Si par hasard tu arrives à
choper la bombe, voilà ce qu’on va faire…
La jeune fille détailla ensuite une série de passes et de placements à
effectuer pour acheminer la balle jusqu’à la cage adverse.
— Renard, vu que tu n’as aucune expérience dans le maniement du
balai, tu restes toujours derrière le porteur de la bombe. Si jamais il est en
difficulté, tu te démarques et dès que tu l’as, tu l’envoies à quelqu’un de
libre, OK ?
— Ouais, OK. Ou alors je fonce dans le camp des Tue-Rex et je
marque, proposa le Visiteur.
Belette ne sourit pas.
— Tu ne fais rien du tout, c’est trop risqué.
— Trop risqué ? répéta Renard. J’ai l’impression que vous prenez ce jeu
un peu trop à cœur pour des gens qui ont l’intention de perdre…
D’un mouvement qu’il n’eut même pas le temps de voir partir, Belette
balaya sèchement la pierre qui vint lui percuter l’entrejambe.
Renard poussa un hurlement suraigu et se plia en deux. La douleur qui
lui irradia le bas-ventre lui coupa les jambes. Il se retrouva bientôt à
genoux, le front ruisselant de sueur.
Les éclats de rire fusaient autour de lui.
— Ha ha ! Joli tir, Belette !
— Tu ramasses tes bouboules, Renard ? !
— C’était pas un coupe-faim, c’était un casse-noisettes ! ! ! s’exclama
Pigeon, hilare.
Le Visiteur releva des yeux humides vers Belette.
Déjà la jeune fille se dressait au-dessus de lui.
— Quand tu sauras manier la bombe comme ça, tu pourras prétendre
jouer en attaque. Compris, la Crotte ?
La boule qui remonta dans la gorge du Visiteur n’était pas de celles que
la pierre avait heurtées. C’était une boule de colère et de haine.
Cette fille était méchante ! S’il avait connu des gros mots, il l’en aurait
assourdie !
Il se jura qu’un jour il lui ferait payer cette souffrance ! Un jour, c’est
elle qui pleurerait quand lui arborerait un grand sourire de victoire ! Oh
oui ! Un jour il prendrait sa revanche…
Mais pour l’heure, il avait juste trop mal aux couilles.

Le terrain de Bombe portait bien son nom.


La salle accidentée où se déroulait la rencontre comportait de larges
trous dans le sol, semblables à des cratères. De part et d’autre, deux
renfoncements avaient été creusés dans les murs, probablement les cages où
ils devraient amener la bombe.
Les Têtards arboraient pour l’occasion un brassard vert. Bien que le
costume soit sommaire, Henry nota qu’ils avaient quand même de la
gueule. Pour la première fois, ils formaient une vraie équipe.
— Allez ! On lâche rien ! ne put s’empêcher de crier le Visiteur.
Belette le foudroya du regard. Elle ouvrait déjà la bouche pour lui
intimer le silence, lorsque les Tue-Rex firent leur entrée.
— Ah ouais, quand même…, souffla le Visiteur.
Menés par Loup, les adversaires ne portaient pas de brassard… Mais
des armures !
Enfin, ce n’était pas à proprement parler des armures, plutôt des
protections bricolées, jugea le Visiteur, incrédule.
Épaulières, casque de football américain et protège-tibias faisaient
d’eux une véritable armée miniature – improbable croisement entre Hook et
Les Petits Champions aurait pu dire un cinéphile des années 90.
Vêtus de bleu sombre – probablement la couleur de Loup – le pack vint
se placer face aux Têtards.
Loup fit un signe de tête en direction du Visiteur.
— Bon, on va essayer de pas vous faire trop mal ! ricana-t-il.
— Dans cinq minutes c’est vous qui nous demanderez d’arrêter !
répondit Renard du tac-au-tac, incapable de tenir sa langue.
À son grand étonnement, les Tue-Rex éclatèrent de rire. Plus étonnant
encore, sa propre équipe semblait amusée.
— Dans cinq minutes, hein ? ironisa Condor. Mais dans cinq minutes la
partie sera finie depuis longtemps !
— Croyez pas que ça va être aussi facile cette fois ! s’emporta le
Visiteur. Si vous pensez que c’est vos armures qui vont nous empêcher de…
— Renard ? le coupa Belette. Ils ont raison, la partie sera forcément
finie dans cinq minutes… parce que les parties ne durent pas plus de trente
secondes.
— Trente secondes ? Mais pourquoi…
Une fois encore, le Visiteur ne put terminer sa phrase.
Le Maître venait de faire son entrée sur le terrain.
Dans un silence de cérémonie, il s’avança jusqu’au centre de la pièce.
Renard nota qu’il portait une petite boîte noire au creux de son bras.
Il balaya les enfants du regard, un énigmatique sourire aux lèvres.
— À vos balais, mes enfants, dit-il.
Chacun se saisit de son instrument.
— Bien, continua le Maître. Nous sommes là pour éprouver votre
courage une fois de plus. Seuls les braves iront de l’Autre Côté. Ne
manquez pas cette occasion de vous purifier. En place.
Les enfants se déployèrent sur toute la largeur du terrain, chacun
occupant un poste prédéfini.
Loup s’avança face à Taureau, visiblement peu rassuré.
Pigeon et Hibou étaient ailiers. Un poste réservé aux volatiles qu’ils
étaient.
Derrière, des milieux de terrains encadraient Belette, qui elle-même
précédait Renard, relégué près des cages.
Le Maître ouvrit lentement la boîte qu’il portait et en sortit la bombe.

What the fuck ? ! s’écria Henry intérieurement.


— Ah ouais, souffla le Visiteur, quand vous parlez de bombe…
— C’est pas une façon de parler ! rétorqua Loup depuis l’autre côté du
terrain.
Fermement serrée dans la paume du Maître, une authentique grenade
militaire laissait apparaître sa goupille rutilante.
— Tu comprends pourquoi le match ne peut pas durer plus de trente
secondes ? siffla Belette entre ses dents, sans quitter le Maître du regard.
— Non mais attendez, lança le Visiteur, vous allez pas me dire qu’on va
jouer avec une vraie…
Le Maître dégoupilla. Il garda la bombe en main une seconde avant de
la lancer en même temps que l’expression consacrée :
— Tout est dit !
L’arme tomba au sol, exactement entre Loup et Taureau.
Avant que Toto ait pu armer son balai, Loup lui asséna un coup
d’épaulière qui le déstabilisa. Loup fit jouer son arme et envoya une
superbe passe à Condor qui entreprit de pourfendre le camp des Têtards.
Hibou et Pigeon se dressèrent devant lui, mais Mustang avait déjà surgi
dans leur dos ; il reçut la bombe et l’envoya aussi sec à son frère qui balaya
tous les milieux de terrain.
Belette se jeta sur lui pour l’intercepter mais Loup avait anticipé son
déplacement et d’un coup de tibia, il l’envoya au sol.
À peine quelques secondes s’étaient écoulées depuis le début de la
partie, que déjà Appaloosa était devant Renard. D’un mouvement sec, il
balaya la bombe dans les cages. Dans un geste réflexe imprévu, le Visiteur
se protégea l’entrejambe avec son balai.
La bombe rebondit contre les poils.
Du balai.
Ouf ! songea-t-il, un peu plus et je la reprenais dans les…
Loup lui asséna un coup de casque qui lui fit voir trente-six chandelles.
Il se retrouva projeté au sol.
Devant la cage vide, Loup prit le temps d’armer son tir :
— Tic-tac…, chantonna-t-il avant d’envoyer la grenade au fond de la
cavité de pierre d’un superbe swing.
Un hurlement de joie souleva les Tue-Rex.
Tous les enfants se précipitèrent alors de l’autre côté du terrain.
— Ça va péter ! cria Condor, visiblement ravi.
Le Visiteur se releva et observa un instant la grenade, si proche de lui.
— Qu’est-ce que tu fous ? ! hurla Pigeon, casse-toi ! On a perdu !
Mais Renard ne l’écoutait pas.

Non, il ne va quand même pas…, s’étrangla Henry.

Sans réfléchir, le Visiteur se précipita vers la bombe et la balaya hors de


la cage. Il entreprit de la remonter jusqu’au milieu du terrain.
— Mais t’es fou ! Y a plus le temps, ça va exploser ! lui hurla Belette.
Lâche ça ! C’est un ordre !
Renard continuait sa progression.
— Putain, mais il vient vraiment sur nous, le con ! nota Condor, que
l’excitation de la victoire semblait avoir totalement quitté.
— Tirons-nous ! cria Toto à son tour.
Comme un seul homme, Têtards et Tue-Rex se ruèrent en sens inverse
vers le camp des Têtards.
Seul Loup garda sa position.
— Fais pas ça, Renard, je t’aime bien ! J’ai pas envie que tu te fasses
déchiqueter ! menaça-t-il.
Le Visiteur le regardait en souriant.
— Tiens, mange ça !
Il arma sa frappe.
Un claquement raisonna dans la pièce.

Henry sursauta, il crut un instant que la bombe avait explosé.

Mais non, Loup venait de se jeter sur Renard. Les deux enfants
croisaient leurs balais autour de la grenade dans un bras de fer aussi fou
qu’héroïque.
Les muscles tendus à rompre, chacun poussait le plus fort possible.
— T’es trop con, putain ! hurla Loup. On va crever !
— Je m’en fous ! Barre-toi si t’as peur ! répondit Renard sans quitter
son sourire dément.
À l’autre bout du terrain, tous les joueurs observaient le duel, pétrifiés.
Seul le Maître semblait parfaitement serein et détaché.
Loup donna un coup d’épaule rageur, mais le Visiteur l’esquiva. Les
balais ne bougeaient pas d’un poil.
— Ça va bientôt faire trente secondes, là, non ? demanda le Visiteur
sans quitter son adversaire des yeux.
Loup ne répondit pas. Leurs bras tétanisaient. Les deux enfants étaient
en sueur.
— T’es vraiment un connard ! lâcha soudain Loup avant de retirer son
balai et de prendre ses jambes à son cou.
Sans réfléchir, le Visiteur fit tournoyer son balai et projeta la bombe
vers la cage adverse.
Avant même qu’elle ait franchi la ligne, un éclair aveuglant éblouit
l’assistance et le fracas tonitruant de l’explosion fit trembler le sol.
Renard fut projeté en arrière par le souffle. Un nuage de pierre et de
poussière s’abattit sur lui tandis que tout le terrain s’emplissait de fumée.
Il fallut de longues secondes avant que les particules en suspension ne
se dissipent, laissant apparaître le corps du Visiteur.
Tout le monde se précipita.
— Renard ! Tu vas bien ? ! hurla Belette d’un ton inquiet qu’elle se
reprocha aussitôt.
Lorsque les têtes se penchèrent au-dessus de lui, Renard riait. Il riait
comme un fou, sans pouvoir s’arrêter.
— T’es vraiment un gros con ! siffla Loup.
Le Visiteur repartit d’un nouvel éclat de rire.
La voix du Maître s’éleva dans leur dos :
— Ce soir… les Têtards l’emportent !
Les enfants aux brassards verts hurlèrent de joie.
Bientôt des « Renard ! Renard ! » furent scandés, tandis que le Visiteur
était porté en triomphe.
Lorsqu’il croisa le regard de Belette, il crut y lire autre chose que du
mépris. Pour la première fois, il lui sembla y voir de la douceur.

L’image tressauta.
Les contours devinrent flous et les couleurs rappelèrent un Instagram du
début du XXIe siècle.
Pendant un instant, Henry crut perdre la connexion neurologique.
— Raph ? appela-t-il à haute voix. Qu’est-ce qui se passe ? Il y a des
interférences !
Sans ôter son casque, Henry entendit son jeune acolyte s’agiter dans son
dos.
— Je sais pas, docteur, j’ai l’impression qu’ils se réveillent !
— Tous les deux ?
— Renard, surtout ! Il s’agite !
Henry réfléchissait aussi vite qu’il le pouvait.
La lecture portait ses fruits, il fallait continuer. Mais si par malheur l’un
des deux sujets venait à se réveiller, il perdrait toute chance de parvenir à
son but : observer le fonctionnement de la Porte.
— On fait quoi, docteur ? On rajoute des somnifères ?
— Non, c’est trop dangereux !
Bien sûr, sa fibre scientifique lui criait que la fin justifiait les moyens, et
qu’il pouvait se permettre de sédater davantage ses sujets, comme de
vulgaires rats de laboratoire.
Mais la part humaniste de son esprit le lui interdisait. Il s’agissait avant
tout d’êtres humains, et il arpentait leurs souvenirs sans leur consentement,
ce qui en soi constituait déjà une entorse assez grave à sa déontologie. De
plus, le Visiteur n’était pas un vulgaire cobaye, il était son meilleur ami.
Et puis, au fond de lui, Henry sentait poindre une certaine affection pour
cette troupe d’enfants, et particulièrement pour Belette, seule représentante
féminine dans ce monde d’hommes.
Leurs vies étaient déjà assez compliquées comme ça sans qu’il y ajoute
une couche médicamenteuse.
— Je vais tâcher d’avancer un peu, finit-il par dire. Je ne veux pas
perturber la fluidité de la lecture et risquer de la briser au moment qui nous
intéresse. Je vais sauter quelques années…
— Vous allez zapper ? demanda Raph.
— En quelque sorte. Assure-toi simplement qu’ils ne s’agitent pas trop,
qu’ils n’avalent pas leur langue et, surtout, si tu constates des tremblements
ou des convulsions, préviens-moi immédiatement.
Un court silence se fit.
— OK…, finit par souffler Raph. Des convulsions… c’est un peu
flippant quand même…
— Mais non, c’est pas flippant, répliqua Henry dont le côté scientifique
prenait le dessus. Pas plus que les messages d’avertissement contre
l’épilepsie au début des jeux vidéo !
Il prit une grande inspiration et tâtonna à la recherche du curseur
mémoriel.
Il devait avancer dans le temps. Mais pas trop.
Un saut temporel trop important risquerait de briser l’accoutumance
que nous avons instaurée jusqu’à présent, songea le scientifique.
Je vais avancer par étapes.
Il donna un seul tour de curseur et pressa entrée.

Les seaux à caca se succédèrent, jour après jour.


Les tâches ménagères étaient cycliques, rébarbatives, contraignantes.
Mais les Têtards étaient portés par une nouvelle énergie : l’estime
d’eux-mêmes. La victoire avait des effets inattendus et les journées s’en
ressentaient. La bonne humeur et l’esprit de groupe avaient chassé les peurs
et la lassitude.
Même Renard semblait ne plus se formaliser de ces occupations
dégradantes.
Hibou ne parlait pas mais il lui arrivait de sourire. Pigeon s’évertuait à
rester éveillé le plus tard possible pour développer ses facultés cérébrales
nocturnes, et Toto semblait pris dans l’immuable spirale de la digestion,
remplissant inlassablement son seau avec une satisfaction chaque jour
recouvrée.
Il leur arrivait parfois de partir en balade ou en mission avec les Tue-
Rex. Là encore, la raillerie d’antan avait disparu. Les enfants étaient
heureux de pouvoir partir tous ensemble, d’affronter le danger comme une
seule et même équipe.
Étonnamment, il n’y avait pas de conflit de pouvoir entre eux. Chacun
respectait l’autorité naturelle de Loup et de Belette. Mais eux-mêmes
respectaient la ruse et l’intelligence de Renard.
Le Visiteur avait une place à part, il était aimé, et cela créait une
sensation inconnue dans sa poitrine. Une sorte de chaleur.
Parfois il songeait à l’Autre Monde. Il imaginait les enfants du monde
entier allant à l’école comme ce fut le cas pendant une brève période ici-
bas. Avaient-ils conscience de leur bonheur ? Bien sûr, comme eux, ils
devaient avoir leurs problèmes, mais ils se levaient certainement chaque
matin avec l’insouciance de ceux qui savent qu’ils vont retrouver leurs
copains. Pour eux, tout cela était très certainement normal, d’ailleurs la vie
était supposée être ainsi.
Mais pour lui, tout cela était nouveau. Il n’avait jamais pensé qu’il
puisse y avoir autre chose que des intestins noués de peur dans son ventre.
Et pourtant.

Même Belette semblait s’adoucir au fil du temps.


L’harmonie qui régnait au terrier rendait toute crispation inutile. Il n’y
avait plus de guerre de pouvoir, pas de place à défendre.
Évidemment, il arrivait aux enfants de se battre et de se chamailler.
Mais Belette savait apaiser les esprits.
Était-ce parce qu’elle était la seule femme ? Était-ce parce qu’elle était
un peu plus âgée ? Elle ne s’en souciait pas vraiment, trop concentrée sur
ces nouvelles sensations qui naissaient en elle : le bonheur de s’occuper des
autres, de les protéger.

Henry fit passer le temps. Plusieurs mois peut-être.

Le Maître se montrait rarement en journée car il partait en mission de


l’Autre Côté.
Il en revenait les yeux chargés d’images et de souvenirs qu’il partageait
avec la Meute lors des Leçons.
Chacun, assis dans une alcôve de plastique rouge, écoutait avec avidité
les récits interdimensionnels de cet homme aussi mystérieux que
charismatique. Face à eux, la Porte, souvent encore fumante, servait de
théâtre à ces longues soirées d’apprentissage.
L’Autre Monde était passionnant. Les êtres humains y vivaient en
harmonie, quelle que soit leur couleur ou leur religion. La politique
universelle avait été imaginée par un homme très respecté car très sage, le
Président Lennon.
C’est parce qu’elle avait été guidée sur le chemin de la tolérance que
l’humanité avait survécu. La preuve, même les robots étaient acceptés !
Le Maître voulait qu’ils sachent tout de l’Autre Monde et de sa
philosophie, car il disait que c’était la condition essentielle au Grand
Voyage. Comme une langue étrangère qu’il faudrait maîtriser avant de
partir.
Telle était la fonction de la Meute, leur apprendre la solidarité et les
purifier en vue du grand jour.
Renard dévorait le Maître des yeux. C’était à cet homme et à lui seul
qu’il devait toute la douceur de sa vie actuelle. Il le trouvait tellement stylé,
avec son long manteau et ses lunettes sur le sommet du crâne… Il se promit
un jour de lui ressembler.

Le temps passa, les années défilèrent.


Henry sentit qu’il devait s’arrêter un instant.

Le Maître terminait sa leçon, tout le monde sortait de ses quartiers en lui


déposant un morceau de nourriture en guise d’offrande. Souvent, l’assiette
finissait par déborder, c’est pourquoi Toto aimait passer en dernier. Non
seulement il n’avait pas à rajouter de viande, mais en plus il pouvait bâfrer
l’excédent tombé hors de la gamelle.
Lorsque Renard passa la tête hors de la salle, une main se posa sur son
épaule.
— Mec, je peux te parler ? souffla Loup, dont les traits commençaient à
s’affiner.
Le duo fit quelques pas à l’écart du groupe. Manifestement Loup était
contrarié.
— Qu’est-ce qu’il y a ? chuchota Renard en retour.
— Je crois que je vais mourir.
— Quoi ! s’étrangla le Visiteur, complètement pris de court.
— Moins fort ! reprit Loup, j’ai pas envie que tout le monde soit au
courant !
Il marqua une pause, le temps de laisser s’éloigner les derniers enfants
qui quittaient les quartiers du Maître.
— Bon, tu te souviens que je fais des rêves bizarres depuis quelque
temps ?
— Ouais, ça continue ?
— Pire que ça, reprit Loup, visiblement aux abois.
Il prit une grande inspiration avant de se lancer :
— Maintenant quand je me réveille le matin… c’est comme s’il y avait
du lait qui avait coulé dans mon slip…

Henry tourna le curseur avec précipitation.


Il ne relança la lecture que plusieurs mois plus loin.

Renard et Loup se retrouvaient de garde dans le trou de la porte.


— Bon, je te le fais avec ma main et tu me le fais avec la tienne…

Nom de nom ! maugréa Henry en redonnant plusieurs tours de curseur


d’une main tremblante, avant de se stabiliser de nouveau :

— Comment ça, avec la langue ? demandait Renard en décollant sa


bouche de celle de Loup.

Mais putain, c’est pas vrai ! s’énerva Henry en reprenant la


manipulation jusqu’à un point plus neutre.

Le Visiteur était en pleine discussion avec Pigeon.


— Ah non ! disait Renard. Moi j’ai pas de poil à cet endroit-là, par
contre regarde, j’ai comme des points blancs sur le bout du…

Henry commençait à suer à grosses gouttes.


— Tout va bien, docteur ? s’enquit Raph qui sentait que quelque chose
ne tournait pas rond.
— Oui oui ! T’occupe ! répondit Castafolte avec un empressement
suspect.
Il donna fiévreusement quelques tours de curseur, faisant défiler une
année entière.

— Renard ! ?
Le Visiteur s’éveilla en sursaut, prêt à se défendre.
Le visage de Loup se dessinait au-dessus de lui.
À leur peau criblée d’acné, Henry comprit qu’ils étaient résolument
entrés dans l’adolescence.
Le dortoir était silencieux, tous les autres semblaient dormir à poings
fermés.
— Quoi ? Il est quelle heure ? murmura Renard, la voix éraillée de
sommeil.
— Viens…, lui ordonna Loup.
Le Visiteur se leva avec peine, mais suivit son ami hors de la pièce.
Ils empruntèrent le réseau de couloirs qui menaient jusqu’aux salles-à-
laver.
— On a déjà essayé de prendre une douche ensemble, gémit Renard, on
a vu que c’était pas top !
— T’inquiète, suis-moi, répondit Loup.
Lorsqu’ils approchèrent de la porte, le Visiteur remarqua que celle-ci
était entre-ouverte.
De la lumière filtrait à travers l’entrebâillement, et des bruits d’eau se
faisaient clairement entendre.
Qui pouvait bien se laver à cette heure si matinale ?
Il jeta un regard interrogateur à Loup qui désigna une direction de
l’index.
Renard suivit le doigt et passa une tête discrète dans l’ouverture.
Il écarquilla les yeux sous l’effet de l’émotion.
Belette était là, agenouillée.
Nue.
Elle leur tournait le dos, semblant laver énergiquement quelque chose.
C’était la première fois que le Visiteur voyait le corps de Belette. Il
avait l’impression que ce n’était pas la même. Quelque chose avait changé.
Il n’avait jamais remarqué que ses hanches formaient des courbes aussi
harmonieuses. Même ses fesses avaient quelque chose de différent. Il y
avait de la grâce, de la douceur.
Renard réalisa que, malgré tout ce qu’ils avaient pu dire, Belette était
une vraie fille.
Soudain, le sourire béat qui naissait au coin de ses lèvres s’effaça. Il
fronça les sourcils dans une expression d’angoisse.
Au sol, le mince filet d’eau qui serpentait derrière Belette était rouge
sombre. Belette saignait ! Elle était blessée !
Sans réfléchir Renard se précipita à l’intérieur sous le regard halluciné
de Loup qui n’eut pas le temps de l’arrêter.
— Belette ! T’es blessée ! ! Où est-ce que tu as mal ? ! s’écria-t-il.
Belette sursauta mais ne se retourna pas.
— Qu’est-ce que tu fous là, Renard ? ! Tu m’espionnes ? ! cracha-t-elle,
recroquevillée, les bras autour de ses genoux.
— Nan, je…
— Casse-toi, putain ! Je vais bien !
— Mais, tu saignes…
Belette déplia les bras et se cacha de ses mains. Elle se retourna
lentement vers le Visiteur. À travers le rideau de cheveux mouillés qui lui
collaient au visage, Renard sentit qu’elle le foudroyait d’un regard rougi de
larmes.
— Je vais bien…, répéta-t-elle dans un souffle qui n’appelait plus
aucune réponse.
Le Visiteur ne comprit pas d’où venait le sang. Mais quelque chose lui
fit comprendre qu’il s’était trompé. Il ne fallait pas insister.
Tout semblait changer en ce moment chez lui et Loup, leurs corps, leurs
pensées. Peut-être que cela avait lieu aussi chez les filles ?
Il allait tourner les talons lorsqu’un détail attira son attention.
Il ne put empêcher sa bouche de s’ouvrir toute grande en devinant ce
que Belette cachait derrière sa main : elle avait des gougouttes !

— Bon, je vais faire une petite pause, moi ! s’écria Henry dont la
moustache perlait de sueur.
— Et s’ils se réveillent ? demanda Raph.
Henry marqua un silence.
— … tu as raison. C’est pour la science, hein !
— Euh… oui, pourquoi ?
— Non, pour rien ! bafouilla le scientifique. C’est juste bien de se le
rappeler de temps en temps !
Sa main hésita à actionner une nouvelle fois le curseur.
— Tout va bien, docteur ? Vous êtes quand même pas en train de
regarder des trucs cochons là-dedans ? lança Raph, suspicieux.
— Des trucs cochons ? ! Allons ! Sois un peu sérieux, Raph ! Tu me
prends pour qui ? !
Henry semblait pétrifié.
— Bah allez-y, alors ! renchérit Raph, impatient.
— Bah oui j’y vais ! Qu’est-ce que tu crois ? !
Avec appréhension, Henry donna plusieurs tours de curseur et croisa les
doigts pour tomber sur une scène où tout le monde serait habillé.

Les enfants n’en étaient plus vraiment.


Ils étaient devenus ados.
Les voix, plus graves, déraillaient fréquemment dans les aigus.
Le sébum avait envahi les visages et les peaux grasses luisaient à la
lumière des chandelles.
Belette sentait que son corps avait changé. Même ses préoccupations
étaient différentes. Elle regardait les garçons d’un autre œil, souvent
maternel.
Et puis, il y avait Renard. Lui, c’était différent. Il y avait un truc qu’elle
ne s’expliquait pas. Il l’énervait toujours autant, bien sûr, pourtant, ce
garçon faisait naître chez elle des pensées confuses qu’elle n’avait pour
personne d’autre.
Elle ne savait pas comment les appréhender, incapable de s’expliquer
ces nouvelles sensations qui l’étreignaient depuis le creux du ventre et qui
parfois rayonnaient dans tout son corps.
Le Maître parlait de tout, sauf de ça. Personne n’osait aborder avec lui
ces sujets bizarres. Un peu sales sûrement… et terriblement gênants.
De son côté, Renard sentait poindre en lui une impression étrange.
Chacune des apparitions du Maître, à l’origine furieusement
enthousiasmante, lui semblait de moins en moins forte.
L’Autre Monde était le grand absent de leur quotidien.

Ce jour-là, Têtards et Tue-Rex étaient de repos.


Certains jouaient à se battre dans un coin, d’autres roupillaient
paisiblement attendant le repas du soir.
Belette, elle, voulait prendre l’air. Elle tournait et retournait une idée
dans un coin de sa tête sans trop savoir comment la mettre en œuvre.
C’était une idée débile, ridicule même.
Mais c’était une idée tenace.
Renard et Pigeon étaient assis dans un angle de la salle commune, ils
jouaient à se faire deviner des personnages, un papier collé sur le front.
Belette, postée à quelques mètres, les observait en lisant un des livres du
Maître.
En réalité, elle ne faisait que parcourir l’ouvrage des yeux, incapable de
se concentrer sur l’histoire. Son attention était ailleurs.
N’y tenant plus, elle referma l’ouvrage, s’étira dans un concert de
craquements, et s’approcha des joueurs.
— Est-ce que je suis un mec marrant ? demandait Pigeon.
— Oui, et est-ce que je suis un mec stylé ? répondait le Visiteur.
— Carrément ! Est-ce que je suis Patrick Bosso ?
— Marrant, j’ai dit !
Belette interrompit leur échange :
— Bon, je vais aller faire un tour du côté des pièges à musaraignes.
Renard, tu me files un coup de main ?
Le Visiteur leva des yeux étonnés.
— Ben… t’as besoin d’aide ?
— Si je te demande…
— C’est juste que d’habitude, tu y vas toute seule…, objecta le Visiteur,
perdu.
— Oui ben aujourd’hui, c’est pas pareil ! Tu viens ou pas ? s’impatienta
Belette.
Le Visiteur semblait hésitant.
— On n’a pas fini notre partie…, lâcha-t-il finalement.
Belette prit une grande inspiration :
— Toi t’es Antoine Daniel et toi t’es Mathieu Sommet. Voilà. On peut y
aller ?

Le Visiteur ne parvenait à identifier l’origine de son anxiété.


Il lui était déjà arrivé de relever des pièges en compagnie de Belette,
mais il y avait aujourd’hui quelque chose d’inhabituel.
Il avait les mains moites comme un geek de convention, et cela
l’agaçait.
Belette de son côté restait silencieuse. Elle aussi était embarrassée.
Cette petite escapade avait beau être son idée, elle n’en menait pas large.
D’un mouvement discret, elle ôta le morceau d’étoffe qui retenait ses
cheveux.
Ses longues mèches violettes vinrent lui caresser les épaules.
— Tu aimes ? demanda-t-elle innocemment.
Renard la contempla un instant :
— Relever des pièges ? demanda-t-il.
— Non, mes cheveux ? reprit patiemment Belette en lui désignant sa
coiffure d’un geste de la main.
Encore une fois, le Visiteur dut se concentrer.
— Eh bien… oui ! Je pense que c’est une bonne chose d’avoir des
cheveux…
Devant la mine déçue de son amie, il se sentit obligé de compléter :
— Parce que les cheveux, ça protège du froid… et aussi un peu des
pluies acides… et puis on aurait quand même de sacrées gueules de con si
on était tous chauves ! Non pas que la chauvité ça soit mal en soi, attention,
y a des gens à qui ça va très bien, mais pour les filles c’est pas pareil… à la
limite si c’était pour une question de religion je dis pas, même si en soi,
elles devraient plutôt porter un foulard ou un voile tu vois, et puis aussi…
— Laisse tomber ! coupa-t-elle en reprenant sa marche.
Quelques pas plus loin, ils relevèrent un piège. Par chance un petit
rongeur s’y était fait prendre.
— Je m’en occupe ! décréta Belette.
Lorsqu’elle se pencha pour ramasser l’animal, le Visiteur remarqua que
sa jupe semblait plus courte que d’ordinaire. À moins que ce soit ses jambes
qui fussent plus longues… ?
Belette surprit son regard.
— Qu’est-ce que tu regardes comme ça ?
— Tes jambes.
Belette esquissa un sourire.
— Et elles te plaisent, mes jambes ?
— Bien sûr ! répondit-il sans hésitation.
— Ah oui ? Et pourquoi ? insista la jeune femme, ravie.
— Eh bien parce que si t’avais pas de jambes je serais obligé de te
porter partout ! Et franchement, v’la la mission que ça serait ! Attention, je
dis pas que t’as un gros derch hein, pas du tout, mais quand même,
t’imagine ? Même pour aller aux toilettes, faudrait que je te pose sur ton
seau… ou que je te visse dessus pour pas que tu tombes…
Belette fourra rageusement la proie dans son sac et reprit sa route.
Renard resta quelques secondes à la regarder s’éloigner.
Elle était bizarre aujourd’hui. Il pressa le pas pour revenir à sa hauteur.
— Eh, j’ai dit une connerie ? C’est quoi, ces questions ?
— Rien, t’occupe, répondit-elle, glaciale.
Ils marchèrent en silence de longues minutes.
— On va où ? finit par demander le Visiteur.
— Tu le sais bien, on relève les pièges…
— D’accord… alors pourquoi on a dépassé le dernier piège depuis au
moins cinq minutes ?
Belette s’arrêta.
En découvrant ses joues empourprées, le Visiteur comprit que quelque
chose ne tournait résolument pas rond. Jamais Belette n’aurait oublié
l’emplacement des pièges en temps normal.
Elle le regardait d’un air qu’il ne lui connaissait pas. Ses yeux étaient si
brillants qu’il se demanda un instant si elle n’allait pas se mettre à pleurer.
— Renard, tu n’as rien remarqué ces temps-ci ? commença-t-elle, la
voix légèrement tremblante.
— Si ! D’ailleurs je voulais t’en parler.
— Ah oui ?
Belette retint son souffle, elle ne pouvait empêcher son cœur de battre la
chamade.
— C’est à propos du Maître, continua Renard. Tu trouves pas qu’il est
bizarre en ce moment ?
Une nouvelle fois, Belette encaissa l’ascenseur émotionnel.
— Quoi ? De quoi tu parles ? ne put-elle s’empêcher de demander
malgré tout.
— Je sais pas trop… il met presque plus jamais son manteau, tu as
remarqué ?
Belette haussa les épaules.
— Je vois pas le problème, il s’habille comme il veut, c’est le Maître.
— Bien sûr… mais même dans sa manière de parler, des fois je
comprends pas vraiment ce qu’il veut…
Belette se tourna brusquement vers lui.
— Tu sais, Renard, quand je te demandais si tu n’avais rien remarqué
ces temps-ci, je parlais pas du Maître. Je parlais de toi… et de moi…
Le Visiteur sentit que la conversation risquait encore de lui échapper. Il
allait dire une connerie et se faire fumer, il le voyait venir.
— Est-ce qu’on parle de poil ? demanda-t-il prudemment.
— Pas que. Des trucs à l’intérieur du ventre aussi, comme des
papillons…
La jeune femme le regardait intensément. L’éclat de ses yeux, les
délicates mèches de sa chevelure, ses lèvres finement ourlées… Renard
réalisa soudain que Belette était belle !
Cette révélation lui fit l’effet d’une bombe.
Le voile de l’habitude venait de se fissurer, il la regardait à présent
comme on découvre une nouvelle venue. Une femme.
Son cœur s’accéléra. Il déglutit avec peine et tenta une réponse :
— Bah pour les papillons, faudrait que t’aies mangé des chenilles pour
que…
Elle lui plaqua l’index sur la bouche.
Au contact de ce doigt sur ses lèvres, une nouvelle sensation irradia le
corps du jeune homme.
Ça y était.
Lui aussi sentait les papillons à présent.
C’est un truc qui se transmet par les doigts, il faut prévenir les autres
de se laver les mains ! songea-t-il confusément.
Soudain tous ses poils se hérissèrent.
Lentement, le visage de Belette s’approchait du sien.
Son cœur s’accéléra encore davantage, il sentait le sang lui battre les
tempes. Son front perlait de sueur et il sentit qu’il ne faudrait pas grand-
chose pour que ses jambes le lâchent.
Instinctivement il recula.
Mais Belette avançait toujours.
Le Visiteur était déchiré par des sentiments contradictoires. Quelque
chose d’indéfinissable l’attirait vers Belette, mais paradoxalement
l’atavisme de sa lâcheté masculine lui intimait de fuir.
Il recula encore, Belette avança.
Bon sang, si elle avance quand je recule…, songea-t-il…
Mais sa réflexion fut interrompue car Belette venait de le saisir par le
col.
Elle plongea son regard dans le sien. L’instant sembla durer une
éternité. Puis elle ferma les yeux et l’attira à elle.
Leurs lèvres se rencontrèrent comme deux amis impatients de se
retrouver. Chacune trouva naturellement sa place comme si elles se
connaissaient déjà. Comme si elles avaient toujours été appelées à se
rencontrer.
La chaleur qui irradiait le corps du Visiteur était agréable. Il ne s’y
attendait pas, mais maintenant qu’il y était, il n’avait plus envie
d’interrompre cette étreinte.
De son côté, Belette avait envie de pleurer. Des larmes de joie, des
larmes libératrices.
Pour la première fois de sa vie, elle pouvait faire tomber le masque. À
cet instant, elle ne prétendait plus être un garçon parmi les garçons. Ses
premières secondes de féminité avaient un goût de liberté. Une larme roula
le long de sa joue tandis qu’elle passait ses bras autour du cou de son
amoureux.
L’émotion était forte, vibrante. Car, au-delà de Renard, c’était sa
condition de femme libre et assumée qu’elle embrassait. En elle, se distillait
une paix qu’elle ne connaissait pas. L’apaisement profond d’être enfin elle-
même.
De son côté, le Visiteur avait la gaule.
Toutes ces sensations étranges avaient fini par se matérialiser en un
afflux sanguin au niveau de son bas-ventre qui n’avait rien de comparable
avec ses expérimentations en compagnie de Loup. C’était carrément
mieux !
Emporté par une inspiration subite, il enlaça Belette à son tour, la
saisissant par la taille.
La jeune femme se pressa contre lui, répondant à son étreinte par un
faible gémissement de bonheur.
De petits mouvements du bassin, elle le fit reculer jusqu’au mur, contre
lequel elle le maintint prisonnier. Le Visiteur était aux anges, il sentait le
corps de Belette contre le sien. Il lui semblait pouvoir la lire en braille.
Une idée lui vint :
Je vais lui toucher les gougouttes ! songea-t-il, au comble de
l’excitation.
Lentement il fit glisser ses mains sous la tunique de la jeune femme, qui
le laissa faire. Son ventre était doux et chaud. Il remonta de quelques
centimètres encore, caressant son nombril puis s’aventura vers…
— Tout va bien docteur ? lança Raph. Vous m’avez l’air tendu…
— T’occupe ! Ne m’interromps plus, surtout ! répondit Henry, fébrile et
transpirant.
— D’accord… attendez… j’ai l’impression que Renard a le barreau !
— T’occupe, je te dis !

Belette se cambra légèrement comme pour aider ces mains exploratrices


à mieux la découvrir.
Le Visiteur sentit au bout de ses doigts un arrondi charnu se dessiner. Il
monta encore de quelques centimètres, prêt à embrasser de ses paumes ces
deux seins fermes et…
Soudain une décharge lui secoua le bas-ventre.
Quelque chose venait d’exploser par surprise ! Il sentit une curieuse
humidité sourdre sur ses cuisses et, une fraction de seconde plus tard, ses
jambes le lâchaient.
Les deux amants basculèrent sur le côté et s’écroulèrent au sol dans un
cri de surprise.
Tandis qu’ils s’abattaient sur le béton, un grincement se fit entendre,
immédiatement suivi d’un craquement sourd.
Ils disparurent dans le trou qui venait de s’ouvrir sous leurs pieds, ne
laissant à l’endroit où ils se tenaient auparavant qu’un petit nuage de fumée
blanche, hautement métaphorique.

— Rien de cassé ? demanda Belette en relevant la tête.


Elle était tombée directement sur le Visiteur. Celui-ci avait tout juste eu
le temps de songer que le meilleur moment de cette chute avait été celui où
les seins de Belette étaient venus s’écraser contre son visage.
— Ça va, articula-t-il, le souffle court. Par contre je crois que mon dos a
mangé le tarif.
La jeune femme se releva d’un bond et l’aida à se remettre sur pied. Ils
s’époussetèrent avant de jeter un regard aux alentours.
— C’était quoi, ça ? demanda le Visiteur encore sonné.
— Une crevasse. Les vieilles galeries sont de vrais gruyères.

Henry tiqua.
En bon fly fucker qu’il était, il aurait eu envie de préciser que le gruyère
n’avait pas de trou, à la différence de l’emmental. Ce genre
d’approximation et d’idée reçue avait le don de l’agacer. De la même
manière il ne comprenait pas que les gens s’obstinent à enfiler leurs
suppositoires par le bout pointu, alors que ceux-ci étaient justement profilés
pour s’insérer dans l’autre sens, l’ogive favorisant la remontée du
médicament grâce aux contractions du rectum.
Mais là n’était pas le propos.

Belette sortit un morceau de tissu imbibé de graisse de zombie et craqua


une allumette. La flamme, d’abord minuscule, gagna soudainement en
intensité, révélant les contours d’une pièce aux murs bardés d’objets.
— Sa mère ! souffla Renard, n’en croyant pas ses yeux. C’est bien ce
que je pense ?
Son amie ne répondit pas. Elle s’avança vers l’un des murs et brandit sa
lampe de fortune. La lumière vacillante extirpa des formes de l’obscurité.
Autour d’eux, armes à feu et grenades de toutes sortes étaient
soigneusement alignées sur plusieurs hauteurs d’étagères.
— On fait quoi ? demanda le Visiteur, pétrifié.
Belette se retourna lentement vers lui. Dans ses yeux, la douceur avait
laissé la place à sa détermination coutumière.
— On va le dire au Maître !

— Il faut avancer, docteur ! Ça gesticule de plus en plus, par ici !


— Ils se réveillent ? s’alarma le scientifique, à peine remis de ses
émotions.
— Pas encore, mais à mon avis ça va pas tarder !
— D’accord, j’avance !
Henry ne donna qu’un petit tour de curseur. Il n’était pas question
d’aller trop loin, il voulait voir ce que le Maître allait dire de ces armes.

— Attendez !
C’était la voix du Maître. Elle semblait encore plus chaude et profonde
que dans son* souvenir.
(* Note Du Correcteur [NDC] : Qui « son » ? Parle-t-on des souvenirs
d’Henry ? Du Visiteur ?
Note De L’Auteur [NDLA] : Aucune idée.)

Les trois silhouettes qui attendaient devant la Grande Tenture ne


bougeaient pas d’un poil, tout animal confondu.
Quelques religieuses secondes plus tard – du genre de celles qui
pourraient s’égrener avec repentance entre les doigts d’un moine maniant le
chapelet –, la voix du Maître s’éleva dans un écho de cathédrale,
poursuivant dans le champ lexical ecclésiastique :

— Venez à moi, mes enfants !

Henry sentit un frisson d’appréhension lui parcourir les aisselles (qu’il


considérait comme les moustaches de ses bras).
Le Maître ne lui était apparu que rarement, durant les phases accélérées
de l’introspection. Souvent il n’était qu’une ombre, le bas d’un pantalon à
qui l’on s’adressait avec révérence.
Et une voix.
Cette voix pénétrante qui résonnait en eux comme dans un livre
ouvert*.

(*NDLA : Ou quelque chose comme ça)

Loup passa le premier, Renard tint le passage ouvert pour Belette et lui
emboîta le pas, non sans manquer de lui reluquer le poum-poum.
Les quartiers du Maître étaient sombres. Il semblait y régner un certain
désordre, même pour un terrier de survivants.
Les murs résonnèrent de la voix pénétrante :
— Qu’avez-vous amené ?
Belette et le Visiteur s’avancèrent d’un pas.
— Nous avons trouvé quelque chose ! annonça fièrement Belette.
Le Maître souleva un sourcircomplexe* (* aucune définition
disponible).
— L’avez-vous cuit ? s’enquit le Maître, grave.
— Non, intervint le Visiteur, en fait ça ne se mange pas, on a trouvé une
cache d’armes !
Le Maître ne cilla pas.
— Des armes ? répéta-t-il, grave.
Soudain, l’homme se leva dans un craquement de fauteuil. Il s’approcha
d’un pas, comme pour mieux scruter ses visiteurs.
Il entra dans la lumière.

Henry perçut l’information comme un choc rétinien frontal.


Bien que sa voix fût la même, le Maître n’avait plus rien de sa superbe
d’antan.
L’homme qui toisait le jeune trio était très différent de celui que Renard
avait rencontré le soir de son baptême.
Si ses traits étaient toujours reconnaissables, sa silhouette entière était
métamorphosée. Un ventre mou et bedonnant semblait couler comme une
glace fondue au-dessus de deux cuisses aussi appétissantes qu’adipeuses.
Ses mentons successifs évoquaient la course d’un ricochet parti se perdre au
fin fond de son cou.
Pictural certes ; cinématographique évidemment ; mais un peu juste
question charisme.
Bien loin du mystérieux gourou de naguère, Henry contemplait à
présent une sorte d’Elvis sur le retour. De Mickey Rourke sur le déclin.
De Steven Seagal en plan large.

— Raph ? appela Castafolte dans le laboratoire.


— Docteur ?
— Le Maître est un gros lard !
— D’accord.
— D’ailleurs, figure-toi que je pense avoir mis le doigt sur un effet
secondaire de l’Introspecteur ® !
— Ah oui ?
— Oui, on dirait bien que les souvenirs sont déformés selon l’âge !
— Non ? ?
— Si ! Là ils sont plus vieux, du coup tout me semble plus petit !
— Pas possible ?
— Si si ! Et je crois que ça marche aussi pour la perception que j’ai des
personnes. Elles évoluent de manière subjective !
— Incroyable !
— N’est-ce pas ? ! Ainsi le Maître qui avant était super stylé est…
Castafolte laissa mourir sa phrase.
— Tu te fous de ma gueule ? lança-t-il à l’aveuglette.
Raph ne répondit pas.
Henry prit ça pour un non.
Il continua la lecture.

C’est Belette qui prit la parole la première :


— Maître, dans une salle secrète du couloir à musaraignes, il y a une
pièce remplie d’armes à feu. Nous sommes venus vous demander quoi faire
avec.
Une expression soucieuse apparut sur le visage de leur chef.
La perspective de voir ses gamins se promener armés devait
probablement inquiéter ce père de famille, songea Henry.
Loup s’avança :
— Il faut qu’on les prenne !
Renard jeta un œil incrédule à son ami.
— Les prendre ? Pour quoi faire ?
— Pour se protéger ! répondit Loup comme s’il s’agissait là d’une
évidence.
— Mais, on se protège très bien comme ça ! objecta le Visiteur.
— En plus, si on a des armes, y a des blaireaux comme Pigeon qui
risquent de se blesser ! intervint Belette à son tour.
Loup ne quittait pas son air déterminé :
— Si on prend ces armes, non seulement on pourra se défendre, mais on
pourra agrandir notre territoire ! On pourra chasser les nécrophiles et les
zombies jusqu’à Néo-Versailles !
— Mais, pour quoi faire ? répéta le Visiteur qui ne comprenait pas la
logique de son ami. On a assez de place ici, non ?
— Il faut penser à l’avenir, Renard ! Plus on sera forts, plus on pourra
affronter les problèmes ! Regarde, c’est exactement ce qu’a fait Clothilde II
à Néo-Versailles depuis qu’ils ont trouvé le dépôt de Wizz ! Les chefs sont
protégés par une garde armée ! Du coup ils peuvent se défendre contre
toutes les attaques, tout en protégeant leur peuple !
Renard devait reconnaître que Loup marquait un point. L’organisation
défensive de la cité était connue dans toute la région. La garde néo-
versaillaise était une faction militaire réputée, dirigée de père en fils par de
fins tacticiens.
Belette s’avança à son tour :
— Mais on n’a pas besoin de préparer notre défense, parce que bientôt
on ira tous dans l’Autre Monde !
— C’est vrai ! reprit Renard.
Tous les regards se tournèrent vers le Maître.
Celui-ci prit un instant de réflexion, visiblement mal à l’aise :
— C’est vrai, on ira tous dans l’Autre Monde, même moi. Mais la
violence entraîne la violence, et sans violence pour y répondre, nous ne
pourrions pas y répondre.
— Ça veut dire que j’ai raison ? hasarda Loup, déjà totalement largué.
— Mais… ! reprit le Maître, la réponse violente est dangereuse et du
danger vient la violence. Or la violence n’a pas sa place de l’Autre côté.
Belette n’était pas certaine de bien comprendre où le Maître voulait en
venir.
Mais Loup ne laissait pas tomber pour autant :
— Mais si on ne les prend pas, d’autres pourraient le faire ! Et les
utiliser contre nous !
Le Maître leva la main, signifiant qu’il allait prendre sa décision :
— C’est vrai ! Mais ce qui est encore plus vrai c’est que le danger et la
violence soufflent sur ce monde comme l’on souffle une bougie
d’anniversaire sans savoir si la flamme s’éteindra, car il existe des bougies
magiques. Or la vie, c’est pas du gâteau. Seule la sagesse de l’inspiration
permet d’expirer le souffle de la violence…
Le Visiteur ne captait pas un traître mot de ce discours. Comme tous, il
attendait patiemment la dernière phrase, celle par laquelle le Maître
manifesterait sa décision. Il avait pris l’habitude de laisser couler les
monologues de leur chef, car il s’estimait trop bête pour en saisir toute la
teneur. Pourtant, depuis peu, quelque chose d’autre naissait en lui. Un
sentiment qu’il ne parvenait pas à définir.
— Et s’il est question de sagesse, poursuivait le Maître, alors nous ne
sommes pas aptes à choisir. Nous demanderons à la Parole.
— Maître…, commença Renard.
— Tout est dit.

La Parole résidait dans une pièce contiguë aux quartiers du Maître.


L’endroit était sombre et orné d’offrandes de toutes sortes : des pièges,
des os de rongeurs, et même des seaux, témoignaient des innombrables
moments où la Parole avait éclairé la Meute de son jugement mystique.
Belette serrait le Livre des Conversions entre ses mains, prête à le
parcourir.
Le Maître venait d’ouvrir le coffret et déjà il levait le visage de l’oracle
au-dessus de lui.
— Parole ! Toi qui parles le langage du monde, toi que la sagesse a faite
voix et réciproquement, dis-nous ce qu’il convient de faire des armes
découvertes par Belette et Renard.
Comme il en avait déjà été le témoin, Henry vit le visage se déformer
dans un grincement plaintif.
Cependant il lui sembla que ce visage était légèrement différent que
celui de son souvenir. Moins étrange. Presque familier.

Le scientifique repensa à la nature subjective de l’introspection. Même


connecté à deux consciences distinctes, il ne pouvait empêcher des facteurs
comme l’âge ou le stress d’influer sur les souvenirs. Il n’était donc pas
illogique que la Parole elle-même changeât d’aspect à mesure que les
enfants grandissaient.
Il se promit d’écrire un compte rendu d’expérience là-dessus.

— … go… over there… soufflèrent les lèvres décharnées.


Les visages se tournèrent vers Belette, qui avait déjà entrepris la
traduction.
Les pages filaient entre ses doigts, fins et agiles.
— « Va là-bas ! », déclara-t-elle après un instant.
— Ah ! Vous voyez ! Ça veut dire qu’il faut aller chercher les armes !
triompha Loup.
Mais le Maître ne semblait pas aussi catégorique. Il avait plutôt l’air
soucieux.
— Attends, Loup. Ne nous précipitons pas.
— Mais la Parole a dit…
Le Maître éleva de nouveau le crâne.
— Parole, es-tu sûre qu’il faut prendre les armes ?
C’était la première fois que le Maître sollicitait la Parole deux fois de
suite.
Renard lança un regard à Belette. Mais elle ne le regardait pas.
— … no…, répondit le souffle.
— Comme quoi on a bien fait d’insister ! lança le Maître, visiblement
soulagé.
— Donc c’est bon, on laisse tomber les armes ? demanda le Visiteur qui
sentait que Loup allait tenter une objection.
Mais avant que quiconque ait pu lui répondre, la Parole reprit :
— … raise… your… arms…
Belette avait acquis une certaine dextérité dans le maniement du Livre
des Conversions.
— Élève… tes…, commença-t-elle.
— Élève tes armes ! conclut le Maître avec un empressement inhabituel.
La Parole a parlé.
Belette leva le doigt comme elle aurait pu le faire à l’école.
— Attendez, Maître, on dirait que arms ne veut pas dire armes mais
bras…
Mais le Maître ne l’écoutait plus.
— « Que celui qui élève s’occupe des armes », a dit la Parole. Je dois
donc m’occuper des armes.
Le Visiteur sentit cet étrange sentiment remonter en lui. Cette fois, il put
mettre un nom dessus : le désaccord.
— Mais non ! La Parole a juste dit qu’il fallait lever les bras ! lança-t-il
malgré lui.
— La Parole a d’abord dit qu’il fallait prendre les armes, puis elle a dit
non, puis elle a parlé de moi. Je dois donc prendre les armes ! proféra le
Maître, soudain sentencieux.
Le Visiteur lança un nouveau regard vers Belette, cherchant son soutien.
Mais la jeune femme ne le regardait toujours pas. Son attention était
entièrement tournée vers le Maître.
Renard sentit qu’il ne pourrait s’empêcher de discuter le jugement :
— Si on n’est pas sûrs de l’interprétation, on pourrait redemander une
fois à la Parole…, proposa-t-il.
Le Maître posa sur lui des yeux chargés de colère.
— Vous irez prendre ces armes et vous les déposerez dans mes
quartiers ! tonna-t-il. J’en serai le gardien !
— Mais, la Parole parle des bras…, tenta une dernière fois le Visiteur.
— TOUT EST DIT ! ! ! tonna le Maître d’une voix à faire sursauter
l’ingé son.

Les trois ados ne revirent le Maître que brièvement au moment du repas


ce soir-là. Personne ne parla de la cache d’armes, et lorsqu’il fut repu de ses
pioches au hasard des écuelles, le Maître s’en retourna dans ses quartiers.
Le Visiteur aurait voulu continuer la conversation. Il n’était pas satisfait
de la manière avec laquelle la prophétie de la Parole avait été interprétée.
De son côté, Loup semblait apprécier la tournure prise par les
événements. Sûrement espérait-il à terme pouvoir convaincre le Maître
d’utiliser les armes.
Renard n’aimait pas cette perspective. Une Meute armée ne s’accordait
plus avec l’idée qu’il se faisait de leur groupe.
Quel était ce besoin de conquête ? Ne devaient-ils pas surtout se
préoccuper de leur subsistance jusqu’à la grande migration de l’Autre
Côté ?
Le Visiteur n’était pas historien, mais il lui semblait bien que
l’extension territoriale était une vraie fausse bonne idée, source de bien des
galères.

Il ressassait les événements de la fin d’après-midi, le regard abîmé dans


sa lampe à huile.
Il avait pris son tour de garde depuis plus d’une heure, mais avait
complètement perdu la notion du temps.
Ce sentiment de désaccord, qu’il éprouvait depuis quelque temps,
emplissait son cœur de manière préoccupante. Il était en train de se
demander si cela ne cachait pas quelque chose de plus profond encore,
lorsqu’un souffle dans sa nuque le tira de sa réflexion.
Concentré qu’il était, il n’avait pas entendu Belette arriver.
— Paye ton gardien ! railla-t-elle à voix basse.
— Qu’est-ce que tu fais là ? demanda-t-il, réalisant qu’il était heureux
de la voir.
— J’arrivais pas à dormir. Je me suis dit qu’on pourrait peut-être
discuter.
En un instant, le souvenir de leur balade du côté des pièges à
musaraignes revint au Visiteur. Cette histoire de cache d’armes avait réussi
à occulter cet épisode pourtant passablement délectable.
Il sentit une douce chaleur l’envahir de nouveau. Il ne pourrait plus
jamais regarder Belette comme avant, c’était certain. À présent, dès qu’il
posait les yeux sur elle, il la trouvait belle.
— Tu veux qu’on reprenne là où on en était ? lança-t-il en appuyant son
propos d’un sourire entendu, des fois qu’une once de subtilité se serait
glissée dans sa requête.
Belette ne répondit pas. Elle vint s’asseoir à côté de lui et posa sa tête
sur son épaule.
Merde, ça va être vachement moins pratique pour lui choper les
gougouttes…, songea le Visiteur.

Henry plaça machinalement sa main sur le curseur mémoriel. Si les


choses viraient à l’horizontale, il faudrait agir vite.

Mais Belette ne semblait pas disposée à s’humidifier.


Elle contemplait la flamme vacillante.
— Tu es triste ? chuchota le Visiteur.
— Je sais pas…, lâcha-t-elle dans un souffle.
— C’est à cause de moi ?
Elle ne répondit pas.
— Qu’est-ce que j’ai fait ? insista-t-il. Si c’est à cause de tout à l’heure,
je te ferais dire que c’est toi qui as commencé…
— Mais ta gueule, putain ! soupira-t-elle. C’est pas ça. Ça c’était même
plutôt chouette.
Une bouffée d’orgueil gonfla le cœur du Visiteur.
Ce fut probablement à cet instant très précis qu’il ressentit sa toute
première fierté masculine. Les prémices de l’importance qu’il donnerait
plus tard à la durée de ses prestations, ou à la taille de son équipement.
Pour l’heure, ce minuscule compliment suffisait à le chavirer.
Il passa son bras autour de la jeune femme.
— C’est vrai que c’était chouette… d’ailleurs j’aimerais bien…
Il fit descendre sa main le long de son dos.
D’un mouvement léger, elle se dégagea.
— Non, dit-elle simplement.
Ce fut probablement à cet instant très précis que le Visiteur ressentit sa
toute première frustration masculine. Les prémices du coup de la migraine,
de la mauvaise période, du pas ce soir sans autre forme d’explication, qui le
laisseraient à cran, les hormones en ébullition et les gonades bleues.
Un long silence s’installa. Plusieurs minutes s’égrenèrent sans que
Renard ne trouvât quoi dire. Belette, elle, ne semblait pas avoir besoin de
conversation. La seule présence de l’épaule de son ami, la réconfortait.
— Pour toi, elle voulait dire quoi, la Parole ? finit par demander le
Visiteur.
Belette prit son temps avant de répondre.
— Le Maître a dit ce qu’elle voulait dire.
— Bien sûr…
Il sentait qu’il lui fallait marcher sur des œufs. Il décida de changer
d’approche.
— Il est gros, le Maître, non ?
— Je sais pas, je fais pas attention.
— Quand même, il a le ventre mou.
— Le ventre mou ? répéta Belette comme pour justifier du titre de
l’épisode.
— Oui ! Du coup il rentre plus dans son manteau, c’est pas rien quand
même…
— Peut-être, et alors ? On s’en fout, du manteau.
— Oui, bien sûr. Mais ça te fait pas bizarre qu’il soit là tout le temps
pour manger et qu’on le voie plus aux leçons ?
— C’est parce qu’on a de moins en moins à apprendre. Il est trop
occupé avec ses missions dans l’Autre Monde.
— Évidemment…, concéda le Visiteur avec diplomatie.
Belette releva soudain la tête et se tourna vers lui. Ses yeux semblaient
sonder l’âme de son ami.
— Tu as quelque chose à dire sur le Maître ? questionna-t-elle.
Renard déglutit. S’il répondait mal à cette question, les gougouttes
s’envoleraient pour un bon moment.
— Non, pas du tout, dit-il en baissant les yeux.
Belette sembla se détendre.
— C’est juste que moi j’aurais pas interprétée la Parole comme ça…,
ne put-il s’empêcher d’ajouter.
Cette fois Belette se leva.
— J’ai plus envie de parler de ça. Bonne nuit.
Avant même qu’il ait eu le temps d’ouvrir la bouche pour la retenir, la
jeune femme avait disparu dans l’obscurité.
Qu’est-ce que j’ai dit ? se demanda le Visiteur pour la première d’une
longue série de fois qui jalonnerait sa vie.

Belette marchait seule dans la pénombre.


Elle ne se sentait pas bien.
Elle était préoccupée, certes, mais aussi un peu triste. Pourtant elle ne
parvenait pas à se l’expliquer.
Elle n’aimait pas se sentir ainsi. Vulnérable.
Alors qu’elle aurait dû repenser avec excitation à ces moments
honteusement délicieux partagés avec Renard, elle ne pouvait s’empêcher
de se sentir inquiète et angoissée.
Étaient-ce les changements de son corps qui la perturbaient ? Ou les
sous-entendus de Renard sur le Maître qui la travaillaient plus qu’elle
n’aurait souhaité l’admettre ?
À pas feutrés, la jeune femme se dirigea vers le seul endroit qui pouvait
lui apporter apaisement et réconfort : les quartiers du Maître.

La procédure était un peu cavalière, mais elle ressentait au plus profond


d’elle-même qu’elle n’avait pas le choix. C’était transgressif, bien sûr, mais
plus que tout, c’était vital.
Elle écarta délicatement l’étoffe de la Grande Tenture.
— Maître ? Vous êtes là ? Il faut que je vous parle ! lança-t-elle à voix
basse.
Derrière le rideau, elle perçut des bruits de pas précipités.
Bientôt le visage du Maître apparut. Il était rouge et luisant.
— Belette ? Qu’est-ce que tu fais là, mon enfant ?
Sa voix était étrange. L’homme semblait à bout de souffle.
— Je sais que ce n’est pas convenable, répondit-elle en baissant les
yeux, mais il faut que je vous parle.
Le Maître la toisa un instant, puis jeta un regard aux alentours :
— Tu es seule ?
Belette releva les yeux.
— Oui, Maître.
— Tu sais que je ne reçois jamais personne à titre personnel…
— Je sais, Maître.
Il prit encore un instant de réflexion avant de déclarer :
— Bon, tu tombes bien. Tu vas pouvoir me donner un coup de main.

Les caisses raclaient le sol dans un bruit effroyable.


Belette sentait ses bras et son dos la lancer.
Elle poussait de toutes ses forces tandis que le Maître, arqué de l’autre
côté de leur fardeau, s’évertuait à reprendre son souffle.
Il était mal en point.
— Voilà ! annonça-t-il d’une voix blanche. C’était la dernière.
Il s’épongea le front d’un revers de la main et hoqueta comme un gros
lard à deux doigts de payer sa galette en cours de sport.
Il releva des yeux creusés vers sa jeune protégée.
— Merci, ma fille. Tu es la seule à savoir où ces armes sont cachées. Tu
es la seule car tu as toute ma confiance.
— Je ne dirai rien, répondit Belette avec dévotion.
Dans un ultime effort, le Maître pesa de tout son poids sur la lourde
dalle qui lentement, scella la pièce secrète.

— Alors, qu’est-ce qui t’amène par ici aussi tard ? s’enquit-il en se


laissant lourdement tomber dans son fauteuil avec un soupir de
soulagement.
Il semblait exténué. Les efforts physiques avaient laissé de profondes
marques de fatigue sur son visage.
Belette sentit son cœur se serrer. Elle n’aimait pas le voir ainsi.
— Tout va bien, Maître ? demanda-t-elle.
— Oui, oui. Ne t’inquiète pas… Laisse-moi juste deux minutes pour
reprendre mon souffle… OH PUTAIN !
Elle sursauta et suivit son regard.
Dans un coin de la pièce, un objet traînait au sol. Elle ne comprit pas de
quoi il s’agissait, mais Henry reconnut instantanément la forme
caractéristique d’un lance-roquettes.
Le Maître soupira.
— Fait chier… bon, je le planquerai demain, là je suis trop claqué.
Il releva un œil interrogatif vers la jeune femme.
En réalité, elle ne savait pas exactement ce qu’elle faisait là. La
présence du Maître la réconfortait, mais elle n’avait aucune idée de ce
qu’elle voulait lui dire.
L’homme perçut son trouble.
— Tu es soucieuse, ma fille… Qu’est-ce qui te tracasse ?
— Je ne sais pas…
Le Maître la détailla un moment.
— Est-ce que cela a un rapport avec tes nouvelles gougouttes ?
Belette écarquilla les yeux.
— … quoi ? !
— Ton corps change, ma fille, est-ce cela qui t’inquiète ?
— Non ! s’écria-t-elle en sentant déjà ses joues virer au rouge pivoine.
Elle réfléchit un instant.
— Enfin… je ne sais pas. Peut-être…
— C’est normal que cela te surprenne. Nous n’avons pas de femme ici
pour t’expliquer de quoi il s’agit. Mais sache qu’en grandissant le corps
change, c’est dans l’ordre des choses.
— Comme le vôtre ?
Belette se mordit la langue, mais c’était trop tard. La phrase avait fusé.
Le Maître souleva ses sourcirconflexes.
— … pardon ? bafouilla-t-il, visiblement touché à un endroit inattendu.
Belette était confuse. Elle sentit ses mains devenirs moites.
— Ce n’est pas ce que je voulais dire, excusez-moi, Maître…, tenta-t-
elle maladroitement.
— C’est normal de grossir en vieillissant, d’accord ? ! se justifia
l’homme.
— Oui, oui…
— Tout le monde grossit en vieillissant, OK ? !
— Bien sûr, bien sûr…
Le Maître semblait chercher un nouvel argument.
— Et… et pis c’est pas grave d’être gros, OK !
Belette gardait les yeux rivés au sol. Elle aurait voulu s’échapper de son
corps et ne revenir qu’au terme de cette scène extrêmement gênante.
Le Maître finit par se calmer au prix d’une terrible sudation.
— Bon ! je pense que tout est dit, tu peux aller te…
— Je voudrais vous poser une question, le coupa-t-elle avec une audace
qui la surprit elle-même.
Le Maître n’avait pas l’habitude qu’on lui coupe la parole, aussi en eut-
il la chique coupée.
— Aujourd’hui, la Parole a dit qu’il fallait que vous gardiez les armes,
continua Belette. Mais… (Elle tourna sa langue dans sa bouche ne sachant
comment formuler sa question.) … êtes-vous sûr de l’interprétation de la
prédiction ?
Le maître avait repris son air impénétrable. La discussion dérivait vers
un sujet qu’il maîtrisait parfaitement.
— Tu doutes de moi, ma fille ? demanda-t-il posément.
— Bien sûr que non, Maître ! s’empressa de répondre Belette. Vous êtes
le Maître, vous nous guidez depuis toutes ces années… comme un père.
Le gros homme sembla touché par cette dernière remarque.

Henry sentit que, malgré sa maladresse apparente, ce Maître éprouvait


une réelle affection pour ces enfants. Une sorte d’amour spirituel dont
Belette, en tant que fille unique, recevait une part spéciale.

— Ma fille, tu te demandes pourquoi j’ai pris les armes alors que nous
n’en aurons pas besoin dans l’Autre Monde, n’est-ce pas ?
Belette hocha la tête silencieusement.
— Parce que je ne veux pas vous voir jouer avec. Ni vous ni personne.
Je ne veux pas qu’il arrive un accident.
Belette hocha de nouveau la tête, pour signifier qu’elle comprenait
parfaitement.
— L’Autre Monde est merveilleux, ma fille, et un jour je vous y
emmènerai. Mais je ne peux pas te dire quand.
— Je comprends, Maître.
— Est-ce que cela ébranle ta croyance ?
La question était posée simplement, sans sous-entendu.
— Non…, commença-t-elle.
Mais elle sentit soudain un rayon de lumière venir frapper les ténèbres
de ses pensées confuses. Elle sut pourquoi elle était venue voir le Maître.
Les remarques de Renard.
Elle n’y avait pas prêté plus d’attention que ça au départ. Du moins le
croyait-elle. Mais en réalité, cela lui posait un problème bien plus profond
que ce qu’elle avait supposé. Les doutes de Renard étaient une brèche dans
l’unité de la Meute. Or l’unité faisait d’eux une famille, et pour une raison
qui lui était inconnue, la famille devenait de plus en plus importante pour
elle. Elle le sentait dans son cœur et dans son ventre. Si Renard persistait à
critiquer le Maître, qui sait jusqu’où cela irait ? Ne finirait-il pas par en
parler à d’autres ? Et dans leur insolence, que n’iraient-ils pas remettre en
question à leur tour ?
Belette entrevoyait maintenant avec horreur Têtards et Tue-Rex, en
pleine crise d’adolescence, s’affranchir de leur éducation et de leur
croyance au nom du passage à l’âge adulte… et pourquoi pas, allant jusqu’à
renier l’Autre Monde lui-même.
Le Maître semblait lire le fil de son raisonnement.
— Qu’y a-t-il ? demanda-t-il calmement.
Belette plongea son regard dans les yeux de jade de l’adulte.
— Ma croyance est intacte, Maître. Mais quelqu’un a des doutes…
Malgré l’urgence qui faisait vibrer la voix de sa fille adoptive, le Maître
demeura parfaitement calme.
— Je m’y attendais, dit-il simplement.

— Renard ?
Le Visiteur ne bougea pas.
— Renard… ? !
Il émit un son, comparable à celui d’un crustacé dégorgeant de l’eau.
— Renard ! !
Cette fois, l’appel fut accompagné d’un coup de pied qui le fit
instantanément se redresser, prêt à se battre.
Le visage de Belette était au-dessus de lui.
— Hein ? Quoi ?… Les gougouttes ? s’écria-t-il dans un demi-sommeil.
Belette s’accroupit auprès de lui, lui indiquant de baisser la voix.
— Il faut que tu viennes avec moi, chuchota-t-elle.
— … Pourquoi ? demanda le Visiteur qui ne comprenait pas pourquoi
ce rêve n’avait rien d’érotique.
— Le Maître veut nous voir, annonça-t-elle. Tout de suite.
Cette fois, Renard était parfaitement réveillé, tous les sens en alerte.
— Pourquoi ? ! répéta-t-il avec un fond d’appréhension dans la voix.
Elle s’approcha de son oreille pour lui murmurer :
— Pour nous montrer l’Autre Monde…
La Porte
Le Visiteur du Futur – La Meute

Épisode 4
I

Le Visiteur avait à peine eu le temps d’enfiler ce qui lui servait de


pantalon, que déjà Belette l’entraînait vers les quartiers du Maître.
Tandis qu’il devait se faire violence pour suivre l’allure de la jeune
femme, il ne put s’empêcher de songer à la douce chaleur qui émanait de la
main de son amie. En d’autres circonstances, cette escapade menée
d’autorité par Belette aurait pu lui plaire.
Mais, pour l’heure, l’excitation n’avait rien de charnel. Elle se mêlait à
l’appréhension inhérente à chaque rencontre avec le Maître, et, plus encore,
prenait une dimension quasi historique : ils allaient voir l’Autre Monde.
Eux, et eux seuls, avaient été choisis par le Maître pour passer de
l’Autre Côté.
Il se sentait flatté, bien sûr, mais il ne pouvait s’empêcher de
s’interroger : en était-il vraiment digne ?
Plus important encore, pourrait-il vivre en cachant cela au reste de la
Meute ? à ses amis ?
Le Maître avait insisté sur ce point. Tout cela devait rester secret.
Les considérations qui se bousculaient dans l’esprit de Renard
trouvaient leur écho chez Belette.
Bien qu’elle ne le montrât pas, la jeune femme était elle aussi en proie à
une excitation proche de l’inquiétude. Elle n’avait pas forcé la main du
Maître, loin de là, puisqu’il avait lui-même proposé de leur montrer la
Porte. Néanmoins, il y avait quelque chose de précipité dans cette décision
qui la mettait en alerte. N’était-il pas dangereux d’ouvrir la voie vers
l’Autre Monde avant que leur purification soit achevée ? Ne risquaient-ils
pas de corrompre cet univers préservé, comme le redoutait le Maître depuis
si longtemps ?
Mais Belette avait conscience que ces angoisses ne lui appartenaient
pas. Le Maître avait choisi, et il savait ce qu’il faisait.

Les deux amis parvinrent bientôt devant la Grande Tenture. L’étoffe


n’avait jamais semblé plus majestueuse ni mystérieuse qu’à ce moment
précis.
Ils échangèrent un regard, chacun cherchant un peu de courage dans les
yeux de l’autre.
Belette prit une grande inspiration et ouvrit le chemin.

— Entrez, mes enfants…, les accueillit la voix chaude et profonde du


Maître.
Dans l’obscurité du lieu, les lampes à graisse semblaient livrer un
combat perdu d’avance, où chaque flamme donnait naissance à des ombres
plus noires encore.
Ils distinguèrent la silhouette de l’homme au fond de la pièce. Il
contournait lentement le mécanisme et s’arrêtait devant chacun des quatre
piliers qui semblaient en jalonner les extrémités.
Au sommet de chacun d’eux, il déversait un peu de liquide sombre dans
les orifices prévus à cet effet.

Henry sentit l’excitation le gagner à son tour.


Tous ses processeurs étaient focalisés sur une seule et même tâche :
l’observation la plus précise possible.
Le scientifique en aurait presque oublié de respirer : il touchait enfin au
but !
Je le savais ! songea-t-il. Ces quatre piliers contiennent bel et bien la
source d’alimentation du système ! Mais on dirait une alimentation
traditionnelle à base de combustible, nota-t-il, intrigué.
Il ne pouvait empêcher son esprit de formuler des dizaines de questions
à la seconde* (* environ 12 Hz).
De quel liquide s’agissait-il exactement ?
Comment cela pouvait-il générer une puissance suffisante à l’ouverture
d’un portail ?
Cette alimentation se mêlait-elle à une force électromagnétique apportée
par les cercles ?
Il fut tenté de donner un léger coup de curseur pour avancer, mais se
ravisa aussitôt.
Il était hors de question de prendre le risque de rompre une nouvelle fois
le flux de données. Pas si près du but.
Castafolte prit son mal en patience. Les réponses arriveraient au
moment voulu.

— Ainsi, tu te poses des questions ?


C’était la voix du Maître. Elle grondait depuis l’obscurité mais ne
traduisait aucune hostilité.
Renard lança un regard de détresse à Belette.
L’avait-elle mené dans un piège ? Qu’avait-elle été raconter au Maître ?
— Je… non… enfin… j’y crois bien sûr ! bafouilla-t-il, le souffle court.
Le Maître avait terminé de charger les colonnes. Il se tenait à présent
derrière un petit promontoire, à l’arrière des cercles.

Henry reconnaissait parfaitement la disposition des éléments. Le Maître


était en train d’activer ce qu’il avait identifié comme étant le panneau de
contrôle de l’appareil. Il ne pouvait pas le voir de près, mais l’observation
confirmait sa déduction. L’ouverture dimensionnelle serait commandée
depuis ce point.

— Je savais que ce jour arriverait, reprit le Maître de sa voix calme.


Vous quittez la bienheureuse enfance pour devenir des adultes. Vous perdez
vos illusions comme un arbre perd ses cheveux.
Le Visiteur lança un regard à Belette. Cette fois-ci, elle le lui rendit. Elle
aussi avait remarqué que cette comparaison, toute poétique qu’elle fût, avait
surtout quelque chose de foireux.
Mais le Maître continuait :
— Vous croyez qu’il faut voir pour croire, tandis que petits, vous
croyiez sans voir. Cela n’a rien à voir, aussi je crois qu’il vous faut voir ce
que vous allez voir. Vous voyez ?
L’indice de compréhension chuta encore de quelques points. Pourtant, le
Maître semblait ne pas perdre le fil. Des bruits électroniques se faisaient
entendre à chacune de ses manipulations du tableau de commandes.
— Tout cela est normal, mes enfants, poursuivit-il. Mais nous sommes à
un moment crucial de notre voyage. Si votre foi part avec vos illusions,
comme le foie avec l’alcool, la corruption gagnera votre cœur et ceux de
vos frères.
L’homme marqua une pause.
À pas lourds, il s’approcha de ses deux visiteurs.
Renard frissonna en découvrant cette énorme masse adipeuse, se
mouvant péniblement dans ce qui ressemblait à un peignoir de fortune.
Il se sentit soudain coupable de forcer cet homme à se justifier. Cette
culpabilité filiale et irrationnelle lui fit baisser les yeux devant l’adulte.
— N’ayez pas honte de douter maintenant, souffla le Maître. Je vais
balayer vos inquiétudes. Mais je ne le ferai qu’une seule fois. Charge à vous
de garder l’espoir et de le répandre autour de vous aussi longtemps qu’il le
faudra.
Il les détailla un instant comme pour mieux appuyer ce qu’il s’apprêtait
à dire :
— Si l’espoir vous quitte, la Meute ne sera plus.
Sans attendre, il tourna les talons et vint se positionner à la hauteur des
cercles métalliques.

Soudain, une évidence frappa Henry.


Comment avait-il pu manquer ce détail qui lui crevait les yeux depuis le
début ?
Peut-être justement, parce qu’il ne s’agissait pas d’un détail.
Derrière le Maître, le dispositif rotatif ne comptait pas trois arceaux,
comme il avait pu le constater durant son examen initial de la Porte… mais
cinq !
De plus, le scientifique remarqua deux tiges métalliques
supplémentaires de part et d’autre du dispositif rotatif. Des antennes !
— Bon sang ! Il manque donc bien une partie de cette machine,
murmura Henry si faiblement que seule sa moustache l’entendit.

— Aujourd’hui, je vous montre l’Autre Monde ! annonça le Maître.


Regardez bien et gardez ces images dans votre cœur ! L’énergie que je vais
utiliser pour ouvrir la Porte était destinée à mon prochain voyage. Soyez-en
dignes.
Le Visiteur sentit la main de Belette se faufiler dans la sienne.
Le Maître brandit un petit objet au-dessus de lui, une sorte de
télécommande.
— Ouverture de la Porte dans 3…, annonça-t-il.

La main serre plus fort.

Un vrombissement profond monta tout autour d’eux. Comme si la


machine se réveillait dans un grondement de mécontentement.

— … 2…

Les yeux distinguent la silhouette à contre-jour.

Depuis le tableau de commande, des flashs de lumière se mirent à


zébrer l’obscurité de plus en plus vite. Le Maître n’était plus qu’une ombre
noire.
Les éclairs s’intensifièrent, comme en écho au bourdonnement de
l’appareil qui devenait assourdissant.

— … 1…

Les narines sentent une odeur indéfinissable.

Le Visiteur dut plisser les yeux pour ne pas être totalement aveuglé.
Soudain, les quatre câbles qui reliaient les piliers extérieurs au centre du
dispositif cylindrique se raidirent, comme parcourus d’un spasme violent.
Un bruit de pression se fit entendre et quatre geysers de fumée blanche
expulsèrent un tourbillon vaporeux au centre des cercles.

— … OUVERTURE ! ! !

Au moment précis où le Grand Bruit se fit entendre, d’un geste ample,


le Maître lança le plus large des cercles de métal.
Instantanément, les autres furent entraînés dans la course, brassant l’air
à chacune de leur révolution.
Puis ce fut l’ultime flash.
Le dernier rugissement du moteur.
Et le silence.

Le Visiteur rouvrit lentement les yeux.


La lumière n’avait plus rien d’aveuglant. Elle semblait danser devant
eux, au rythme des battements de l’appareil.
Belette ouvrit les yeux à son tour, affinant la définition de l’image
qu’Henry scrutait de toute son attention.
Nul n’aurait pu dire à cet instant qui de Renard, Belette ou Castafolte,
était le plus subjugué par ce qui venait d’apparaître devant eux.

Henry crut son dernier court-circuit arrivé tant la charge émotionnelle


était forte. Il y était.
Il voyait.
L’information lumineuse toucha sa rétine et remonta le long de son nerf
optique durant une fraction de seconde qui lui sembla durer une éternité.
Ses processeurs visuels principaux, au nombre de douze, traitèrent le
signal avec un appétit indécent, même pour des composants électroniques.
Henry réalisa que, dans les moments de curiosité intense, une partie de
son esprit pensait plus vite que sa capacité de traitement des données. Il
avait conscience du cheminement de l’information et attendait le résultat de
son interprétation avec une fièvre proche de l’agacement.
Était-ce ce phénomène incompréhensible qui lui avait permis de
dépasser son bug de fabrication et de contempler son propre code-barres
sans s’éteindre comme tous les autres modèles ?
Il n’eut pas le temps d’approfondir la question, l’image venait de naître
dans son esprit.

Belette et Renard étaient subjugués.


L’Autre Monde était bel et bien là, devant eux.
Au milieu des volutes de fumée, la Porte avait ouvert un vortex dont
l’image brillait d’une lumière irréelle.
Le passage se déformait légèrement à chacun des tours des arceaux
métalliques.
Pourtant, il n’y avait aucun doute possible : ils étaient devant un désert.
Les dunes de sable se découpaient harmonieusement sous un ciel d’un
bleu qu’ils ne connaissaient pas. Un bleu clair, rayonnant.
Était-ce à cela que ressemblait le monde avant que les pollutions ne
détruisent l’atmosphère ?
Aucun orage électrique, aucune pluie acide, aucune émanation toxique.
— C’est beau…, souffla Belette, les larmes déjà dans la voix.
Le Visiteur réalisa qu’ils se tenaient toujours la main. Lui aussi se
sentait gagné par une joie enfantine.
— Le ciel…, articula-t-il finalement. Il est tout bleu…
Le Maître s’approcha de ses enfants. Il semblait apaisé, heureux de
partager un peu de son univers avec ceux qu’il protégeait depuis tout ce
temps.
— Oui, dit-il. Dans ce monde, les voiles rouge et vert de la pollution
n’existent pas. Chacun peut vivre librement à l’extérieur et ceux qui le
souhaitent peuvent boire la pluie.
Les mâchoires tombèrent de surprise.
— On peut boire la pluie ? ! s’enthousiasma le Visiteur.
— Oui, et on peut dormir dehors s’il ne fait pas froid. Il n’y a pas de
zombie.
Cette fois, Belette ne put retenir la larme que sa paupière tentait
d’endiguer. Des flots de bonheur lui inondèrent les joues.
Elle tourna son regard mouillé vers Renard et sentit naître en elle la
folle envie de quitter ce monde pour partir de l’Autre Côté avec son
amoureux.
Vivre à l’air libre !
Le Maître avait beau en avoir déjà parlé lors des leçons, voir ce monde
était autrement plus exaltant. Elle aurait voulu se jeter dans les bras du
Maître pour le remercier de rendre cet avenir possible.
Mais l’homme leva soudain la main et désigna un point à travers le
portail.
— Regardez…
Tous levèrent la tête pour découvrir avec stupeur une énorme masse
métallique fendre lentement le ciel.
— Qu’est-ce que c’est ? chuchota le Visiteur, incapable de retrouver la
pleine possession de ses moyens.
— Une navette, répondit simplement le Maître. L’humanité voyage dans
les étoiles à bord de ce genre de vaisseaux.

À son tour, Henry sentit ses yeux s’humidifier.


Même s’il n’en avait jamais douté au fond de lui, il avait enfin la preuve
qu’il attendait. Sa vie avait un sens.
Son acolyte était peut-être un menteur aux méthodes peu orthodoxes, il
n’en demeurait pas moins que sa cause était juste. Maintenant il savait.
Le scientifique scrutait passionnément ce portail ouvert.
Ouvert sur de nouvelles perspectives.
Son Castaship aurait parfaitement sa place parmi cette flotte de
voyageurs interstellaires !
Il ne put s’empêcher de détailler la technologie utilisée pour bâtir le
vaisseau qu’il voyait paisiblement traverser le ciel : trois puissants réacteurs
flanquaient le cul de l’engin, assurant une poussée forte et constante. Le
fuselage semblait s’affiner à mesure que l’on approchait de l’avant de
l’appareil, sûrement pour une question d’aérodynamisme.
Henry nota cette dernière caractéristique. Son Castaship présentait un
poste de commande circulaire, mais peut-être pourrait-il l’affiner.
L’émotion le gagna de nouveau.
Comment renoncer à traverser la Porte dès à présent ?
Comment nier désormais l’existence de l’Autre Monde et prendre son
mal en patience ? Il songea à Renard et Belette, dont le supplice devait être
immensément plus douloureux que le sien.

— On y va ? demanda justement Renard, en s’approchant d’un pas.


Belette, qui ne lui lâchait pas la main, s’approcha à son tour.
— S’il vous plaît, Maître ? demanda-t-elle d’une petite voix.
Le Maître hocha la tête avec douceur.
— Vous savez bien que vous n’êtes pas encore prêts, annonça-t-il d’un
ton qui ne laissait aucune place à la discussion.
Il les considéra un instant avec tristesse.
— Je ne voulais pas vous montrer ce monde trop tôt, mais vous ne
m’avez pas laissé le choix. Maintenant vous devrez vivre avec la
frustration, c’est le prix que vous aurez à payer jusqu’à votre complète
purification. Alors seulement ce monde sera le vôtre, mes enfants.
Belette était maintenant secouée de sanglots.
— Merci… merci, Père…, pleura-t-elle, une reconnaissance infinie dans
la voix. Grâce à vous, nous vivrons heureux, tous ensemble !
Le Visiteur n’avait jamais vu son amie en proie à une telle émotion.
La perspective de cette vie future semblait avoir ouvert les vannes de
ses aspirations refoulées. Se voyait-elle y fonder une famille ? Y vivre avec
ses propres enfants ?

Un tour par la conscience de Belette informa Henry que, pour une fois,
son ami avait compris quelque chose à la psychologie féminine. Il l’en
félicita intérieurement, bien que cela tînt vraisemblablement du coup de
chance.

C’est alors que Belette fit quelque chose d’inattendu.


Quelque chose que l’ancienne Belette ne se serait jamais crue capable
de faire.
Elle abandonna la main du Visiteur et se précipita dans les bras du
Maître.
— Merci ! cria-t-elle en écartant les bras pour étreindre la bedaine
paternelle.
Le Visiteur n’en crut pas ses yeux. Henry non plus.
Le plus surpris fut le Maître, qui n’avait jamais fait l’objet d’une
manifestation d’amour si entière et spontanée.
La jeune femme vint s’écraser contre le ventre rebondi de l’adulte. La
surface molle épousa instantanément sa silhouette.
Pris au dépourvu, le Maître ne put retenir un mouvement de recul qui,
au moment de l’impact, lui fit perdre l’équilibre.
Fermement amarrée à son énorme bouée, Belette se sentit basculer à son
tour.
Le choc fut rude pour le Maître, dont le dos puis la tête heurtèrent
violemment le sol. Belette de son côté eut l’impression de tomber sur un
matelas d’eau. Son visage s’enfonça de plusieurs centimètres dans l’épaisse
couche de couenne molle.
Dans sa chute, le Maître lâcha la télécommande qui se brisa au sol.
— Je… je suis désolée ! s’écria Belette en relevant la tête. Maître ?
Vous allez bien ?
L’adulte, le souffle court, tentait de reprendre ses esprits. Il avait tout de
la tortue ventripotente, incapable de se remettre sur le ventre.
Il battait désespérément des bras, à la recherche de la télécommande.
— Il faut fermer ! cria-t-il, d’une voix qui, pour la première fois,
trahissait la panique.
Au milieu du vortex, le passage sembla soudain perdre sa stabilité.
L’image se déformait aléatoirement, comme si la connexion faiblissait à
mesure que les arceaux de métal ralentissaient.
— Belette ! T’as cassé la Porte ! hurla le Visiteur, que l’effroi paralysait
déjà.
Plus vive, Belette roula sur le ventre de son père adoptif et se jeta sur le
petit appareil en mauvais état.
Elle pressa un bouton au hasard.
— Donne… donne-moi ça, ma fille ! intima le Maître, de plus en plus
pâle.
Soudain tout devint noir.
La Porte s’était refermée.
Le silence retombait.
Le Maître se laissa glisser en arrière dans un profond soupire de
soulagement.
— Je suis vraiment désolée, bredouilla Belette, de nouveau au bord des
larmes.
— Ce… ce n’est rien, ma fille, articula l’homme essoufflé. Il fallait
éteindre, car en laissant la porte ouverte trop longtemps, il y a un vrai risque
d’explo…
Un cri strident les fit sursauter.
Même Henry, derrière son casque, ne put retenir un mouvement de
panique devant la puissance du son.
Mais passée la surprise, le Visiteur réalisa qu’il ne s’agissait pas d’un
cri… plutôt d’un coup de trompette.
Bientôt suivi d’un autre.
Puis un autre.
— Mais, c’est de la musique ! s’étonna Renard.
Soudain à travers la porte, de grandes lettres dorées apparurent et se
mirent immédiatement à rétrécir, comme si un vent violent les éloignait du
vortex.
Belette appuya frénétiquement sur la télécommande jusqu’à ce que
l’image disparaisse à nouveau.
À la surprise générale, le désert revint. Cette fois, un petit véhicule
semblait filer au-dessus des dunes. Le Visiteur ne comprenait rien à ce qu’il
voyait, à peine put-il identifier une sorte de robot en or à l’arrière de cette
étrange voiture sans roue.
Une voix s’éleva alors de nulle part.
— Ce ne sont pas les droïdes que vous recherchez.
Belette et le Visiteur échangèrent un regard abasourdi.
— Quoi ? demanda Renard sans savoir à qui il adressait sa question.
Une autre voix reprit :
— Ce ne sont pas les droïdes que nous recherchons.
Le Maître tentait de nouveau de se relever.
— Bon sang, donne-moi ça, ma fille ! Vite !
Tandis qu’il arrivait enfin à ramper jusqu’à Belette, la jeune fille fit un
pas de côté pour se soustraire aux bras qui se tendaient vers elle. Elle ne
pouvait plus quitter la Porte des yeux.
Elle appuya de nouveau sur un bouton.
Instantanément, la Porte s’ouvrit… sur l’espace !
Puis une seconde plus tard le passage mena à l’intérieur d’un vaisseau
spatial. Belette et Renard observaient la scène, fascinés : Un homme
s’effondrait au sol, étranglé par une silhouette noire qui ne l’avait même pas
touché !
— Excuses acceptées, capitaine…
Renard s’approcha de Belette.
— Tu penses à ce que je pense ? demanda-t-il d’une voix blanche.
II

Sous le crâne du docteur Castafolte, le cataclysme prenait des allures


d’apocalypse. Jamais l’ascenseur émotionnel n’était monté aussi haut pour
redescendre aussi sec au trente-sixième dessous.
Bien entendu, Henry avait reconnu Star Wars dès les premiers coups de
trompette du générique. Mais il avait fallu à son esprit plusieurs plans du
film pour encaisser le choc et toutes ses conséquences.
Il n’y avait rien à dire. Tout était d’une affligeante limpidité.
Tout était vain.
Tout était fini.

Ce fut à cet instant que le voile de l’illusion se déchira, et que la vérité


crue, nue, horrible, sauta aux visages du Visiteur et de Belette.
Tout le monde avait entendu parler des images en mouvement, le
divertissement des Hommes du XXe siècle. Mais les enfants avaient toujours
pensé que s’ils étaient amenés à en voir, cela serait dans un cadre festif et
heureux.
Personne n’avait imaginé un seul instant que le cinéma pourrait en
réalité détruire leur vie.

La Porte n’était qu’un écran de fumée, au sens propre.


Il n’était pas question de carburant, mais simplement d’huile de
spectacle chauffée aux quatre coins de l’appareil. Les volutes issues des
tuyaux fournissaient un support à l’image projetée, auquel la rotation des
arceaux donnait un aspect mouvant.
En guise de portail, ils avaient à faire à une simple vidéo projection,
orchestrée depuis ce qu’ils avaient pris pour un tableau de commande.
Au cœur de son profond désarroi, Henry nota que ce qu’il avait cru être
des antennes étaient en réalité les portants d’un tissu semi-transparent sur
lequel l’image venait s’afficher partiellement, créant l’illusion de
profondeur.
Henry n’aurait su dire si la peine immense qu’il ressentait était un écho
de celle de Renard et Belette, mais il se sentait anéanti. Sa vie venait de
perdre le peu de sens qu’elle avait mis tant de temps à acquérir.
Comment vivre après une telle déception ?

— Attendez mes enfants, je vais vous expliquer…


Le Maître tentait péniblement de se relever.
Mais le regard de ses « enfants » avait changé.
Les larmes qui coulaient maintenant silencieusement sur les joues de
Belette venaient mourir sur des mâchoires crispées.
— L’Autre Monde…, gronda-t-elle… tout ça… toutes vos leçons…
Pour la première fois, Henry crut lire de la peur sur le visage du Maître.
La déception qui anéantissait Belette pouvait également l’anéantir.
— Attends, calme-toi, tenta-t-il de se justifier. L’Autre Monde n’existe
pas, d’accord, mais ce n’est pas l’arrivée, l’important, c’est le voyage ! Ce
que j’essaie de faire ici, c’est construire un monde qui…
— UN MENSONGE ! ! hurla la jeune femme, hors d’elle. Vous profitez
des enfants pour vous engraisser ! Nous sommes vos esclaves !
Le Maître encaissa l’attaque. Il chercha le regard de Renard, mais celui-
ci se déroba, loin de savoir quoi penser de cette situation.
— Ce que je vous offre depuis toutes ces années, continua l’adulte, c’est
un cadre de vie bien meilleur que celui de n’importe quel…
Encore une fois, Belette ne le laissa pas finir :
— C’est un mensonge ! Une idéologie qui a fait de nous vos serviteurs !
Mais pour combien de temps ? Quand alliez-vous nous révéler la vérité ?
Jamais ! Vous auriez disparu un jour, sans laisser de trace, et vous nous
auriez maintenus dans l’ignorance !
À son tour, le Maître haussa le ton. Il retrouvait de son charisme
d’antan.
— Vous seriez morts sans moi ! C’est ça, ce que tu préférerais ? Ne
vois-tu pas que nous n’avons que cette vie ! Il ne tient qu’à nous de la
rendre belle et pleine d’espoir ! Alors oui, je vous ai menti, mais pourquoi ?
Pour vous en donner, justement, de l’espoir ! N’avez-vous pas été heureux
durant toutes ces années ?
Belette garda le silence. Visiblement le discours du Maître ne la laissait
pas insensible.

Henry lui-même sentit une once de compassion le traverser. Il ne put


s’empêcher de repenser à son ami qui, plus tard, reprendrait ce mensonge à
son compte, sûrement pour les mêmes raisons. Lui-même n’avait-il pas
imaginé les plans de son vaisseau un soir d’euphorie ? Le Castaship
n’existait que grâce à cette lueur d’espoir, aussi faible qu’elle eût été.
Qu’aurait-il gagné à vivre dans la triste réalité d’un monde condamné ?

Le Visiteur gardait le silence. Il sentait au fond de lui que de toutes les


leçons données par le Maître, celle-ci était peut-être la plus importante.
La plus difficile, mais certainement la plus vraie.
Belette, elle, ne semblait pas l’entendre de cette oreille.
— Vous n’avez aucun droit de nous enlever le choix, siffla-t-elle,
haineuse. Quelles que soient vos intentions, vous nous avez utilisés comme
des marionnettes ! Mais tout cela est fini à présent.
Un souffle de danger parcourut la salle. Le Visiteur n’avait aucune idée
de ce que Belette avait en tête, mais il pressentait que tout était sur le point
de basculer.
— Tu ne dois rien dire aux autres, Belette ! ordonna le Maître dans un
sursaut d’autorité. Tu n’as pas le droit de leur enlever l’espoir !
Mais Belette ne l’écoutait pas.
Lentement elle se pencha et ramassa un objet au sol.
Henry plissa les yeux pour mieux discerner de quoi il s’agissait.
La vision le glaça d’effroi.
La jeune femme tenait à présent le lance-roquettes.
Et elle le braquait vers le Maître.
— Je ne leur enlève pas l’espoir, dit-elle calmement. Je leur rends leur
libre arbitre.
Pour la première fois Renard s’avança :
— Ne fais pas ça Belette ! hurla-t-il. Tu es folle ou quoi ? C’est le
Maître !
Mais il était trop tard.
Le Maître ferma les yeux et tomba à genou.
— Ma fille… non…
D’un geste brusque, Belette pivota en direction de la Porte et pressa la
détente.

Henry vit avec horreur une gerbe de feu jaillir de l’arme.


Le projectile fendit l’air dans un souffle macabre et vint percuter deux
des arceaux métalliques qui furent pulvérisés sur le champ.

Le souffle de l’explosion les projeta au sol dans un vacarme


assourdissant.
La température monta en flèche à mesure que les flammes s’élevaient
pour dévorer la machine.
Des arceaux disparurent, comme désintégrés, le tissu de projection
s’enflamma instantanément et les supports métalliques s’envolèrent tel des
javelots.
Le bruit et l’onde de choc secouèrent le Terrier jusque dans ses galeries
les plus éloignées.

Lorsqu’il ouvrit les yeux, le Visiteur n’eut qu’une pensée :


— BELETTE ? ? Tu vas bien ? ! !
Il se releva d’un bond et chercha la jeune femme du regard.
Par chance, elle était tombée sur le flanc, non loin de lui. Il se précipita
auprès d’elle.
— Belette, tu saignes !
La jeune fille ouvrit les yeux.
Son visage était couvert de sang.

Henry jugea qu’il devait s’agir d’une plaie minime au cuir chevelu. Elle
semblait parfaitement consciente.

— Ça va, ça va ! grogna-t-elle en se relevant à son tour.


— Putain, comment on va expliquer ça aux autres ? souffla le Visiteur,
complètement dépassé par les événements.
— On va juste leur dire la vérité ! Tout est fini maintenant.
— Mais… et le Maître, il va pas… ?
Sa phrase mourut au fond de sa gorge.
Belette suivit son regard et ne put retenir un cri d’horreur.
Le Maître gisait au sol, adossé à son fauteuil. Il semblait être tombé à la
renverse suite à l’explosion. Une tige de métal tordue s’enfonçait au milieu
de son ventre, le clouant littéralement à son siège. La rivière de sang qui
s’échappait de la plaie et venait souiller le sol en une vaste mare poisseuse
ne laissait que peu d’espoir quant à l’issue de cette blessure.
La rage de Belette vola en éclats devant l’image de son père agonisant
par sa faute.
Elle se précipita sur lui et, le plus délicatement possible, lui releva le
visage.
Les yeux de l’homme avaient perdu leur lueur de jade. Un voile blanc
semblait avoir remplacé la vie qui les avait animés.
— Maître…, sanglota-t-elle… Papa… pardonnez-moi…
Le Visiteur sentit une énorme boule lui monter à la gorge.
Il n’avait encore jamais vécu la perte d’un proche.
Pire, celle d’un parent.
Le Maître cligna lentement des yeux.
— … Mes enfants…, souffla-t-il dans un filet de sang.
— Pardonnez-moi, reprit Belette. Je ne voulais pas que ça arrive !
L’homme la regardait sans la voir. À travers ses poumons perforés, la
moindre respiration devait lui infliger une douleur innommable.
Belette passa sa main contre la joue de l’homme qu’elle avait tant aimé.
Et qu’elle venait pourtant de tuer. Il était gelé.
En pleurs, elle essuya les traces de sang qui le défiguraient.
Les yeux semblèrent bouger imperceptiblement.
— Belette ? souffla-t-il dans un murmure d’une extrême faiblesse.
— Je suis là, Maître ! Je suis avec vous ! Je suis tellement désolée…
Soudain la main de l’homme se referma sur la sienne.
— … Les autres… il ne faut pas leur dire…
Mais déjà les bruits de pas des enfants alertés par l’explosion
emplissaient les couloirs du Terrier. Rapidement, une foule inquiète se
regroupa derrière la Tenture.
— MAÎTRE ? ! Tout va bien ?
C’était la voix de Loup.
Belette jeta un regard paniqué au Visiteur.
— Renard, qu’est-ce qu’on va… ?
Une fois de plus le Maître serra sa main. L’effort lui fit tousser du sang.
— … Fuyez, murmura-t-il.
Il roula ses yeux laiteux vers le Visiteur.
— … Cachez mon corps… et fuyez…
Renard ne savait quoi répondre. Bien sûr qu’il aurait voulu fuir, mais
comment ? Les autres allaient pénétrer dans la pièce d’une seconde à
l’autre.
Le Maître sembla lire son hésitation.
— … Fuyez… mais laissez-les croire…
Ses yeux revinrent à Belette. Elle remarqua qu’il pleurait également.
Il prit un instant pour la détailler une dernière fois.
— … Adieu, ma fille, dit-il simplement.
— MAÎTRE ? ! Nous allons rentrer pour nous assurer que tout va bien !
hurla Loup depuis l’extérieur.
Dans un ultime effort, le Maître saisit la barre qui lui entravait la
poitrine, et la tenant fermement de ses deux mains, il prit une grande,
douloureuse et dernière inspiration :
— ATTENDEZ ! ! ! tonna-t-il.
Instantanément, l’agitation cessa derrière le rideau.
La tête de leur mentor bascula lentement sur le côté, et le Maître
mourut.
Dans les bras de Belette.
Sous les yeux du Visiteur.

Derrière son casque, Henry Castafolte pleura.

— Belette… ?
La jeune femme demeura immobile.
— Belette ! Il faut qu’on y aille ! reprit le Visiteur en chuchotant plus
fort.
Penchée sur le corps du Maître, elle ne semblait pas disposée à bouger.
— Putain, Belette ! Viens ! Si on nous trouve ici avec lui, on dira que
c’est nous qui l’avons tué !
— Je l’ai tué, répondit-elle, les yeux clos.
— C’était un accident ! Maintenant, viens, tu as entendu ce qu’il a
dit ? !
Belette ne bougeait toujours pas, lovée contre le cadavre encore chaud.
À l’extérieur, l’impatience gagnait la foule. Les chuchotis se faisaient
plus forts.
Le Visiteur saisit la jeune femme par les épaules et la secoua comme
pour la réveiller d’un mauvais rêve :
— PUTAIN ! ! ALLEZ ! ! Il est mort, on peut plus rien y faire ! Par
contre, on peut encore respecter sa volonté !
Cette fois son amie ouvrit les yeux. Une lueur de détermination sembla
renaître au fond de son regard.
— D’accord, souffla-t-elle. Viens, aide-moi.

La scène qui suivit faillit donner des haut-le-cœur à Henry.


Arc-boutés au-dessus du corps du Maître, les deux adolescents
extirpèrent avec peine le pieu de métal qui avait transpercé le patriarche. La
tige bougeait lentement, dans un bruit poisseux de chairs et d’os.
— Je sais où nous pouvons le cacher ! chuchota Belette.
Avec peine, ils traînèrent l’énorme masse inerte jusqu’à la cache où le
Maître avait précédemment entreposé les armes.
Belette eut un pincement au cœur en repensant à cette histoire. Rien de
tout cela ne serait arrivé si Renard et elle n’avaient pas mis au jour cet
arsenal. Rien ne serait arrivé non plus si Loup n’avait pas insisté pour
garder les armes. Et enfin rien ne serait arrivé s’ils n’avaient pas omis de
cacher ce lance-roquettes !
Il avait suffi d’une seule arme pour que l’accident arrive…
Le Visiteur la tira par la manche. Il ne fallait pas lambiner, les autres ne
resteraient pas à l’extérieur éternellement.
Belette nettoya le sang sur le sol tandis que Renard préparait leur
paquetage, fourrant dans un sac tout ce qui pourrait se révéler utile.
— Bon, Maître, on va rentrer ! Désolés si on vous dérange mais on est
un peu inquiets, là…
L’annonce de Loup fut suivie d’une série d’approbations plus ou moins
assumées. Les autres cherchaient vraisemblablement à se donner du
courage, ils voulaient entrer, mais cela restait une transgression.
D’un geste sec, le Visiteur fit glisser le sac sur son dos et se précipita
vers Belette.
Mais il s’arrêta.
Quelque chose venait d’attirer son attention au fond de la pièce. Contre
le mur.
Il s’approcha, comme fasciné et tendit la main vers le vêtement. Le
contact du tissu sous ses doigts le fit frissonner.

En tant qu’observateur invisible au fond du Terrier, il lui semblait


maintenant assister à la naissance d’un héros.

Lentement le Visiteur décrocha le manteau du Maître. Il ne pouvait plus


détacher ses yeux du vêtement qui semblait l’appeler. Il sut que plus jamais
il ne s’en départirait.
— Bon ben, allez ! On rentre ! lança Loup.
— Ouais ! On rentre ! ajouta Condor.
— Ouais, carrément ! Allez ! reprit Loup.
— Ouais ! Allez ! renchérit Condor.
— Ouais… ouais ! conclut Loup.
Le Visiteur fourra le manteau dans son sac et se précipita sur Belette.
La jeune femme venait de terminer le nettoyage du sol et dissimulait
tant bien que mal les étoffes sanguinolentes dans son paquetage.
Il la saisit au passage et tous deux coururent jusqu’à l’entrée du
souterrain secret par lequel ils avaient fait passer le corps du Maître
quelques instants plus tôt.
Belette dégagea sa main de celle du Visiteur.
— Attends !
— Quoi ? Qu’est-ce que tu fous encore… ?
Déjà, la jeune femme repartait en direction du fauteuil du Maître.
— Reviens ! Putain, reviens ! ! s’époumona le Visiteur à mi-voix.
— Allez, on rentre dans 3…, compta Loup.
—…2…
— …1…
— On rentre !
Belette disparut un instant derrière la masse sombre du siège. Une
seconde plus tard elle courait en sens inverse, le lance-roquettes sur le dos.
— On entre !
— Ouais !
— Allez !
— Ouais !
— Allez !
— Ouais !
— Ouais !
— Allez !
— Putain, on n’y arrivera jamais…
— Ouais !
— Et puis merde !
Loup fit voler la Tenture d’un geste ample.
En une fraction de seconde des dizaines de paires d’yeux scrutèrent les
quartiers du Maître.
Ils étaient déserts.

Les deux silhouettes qui couraient dans les tunnels étaient à bout de
souffle. Pourtant il n’était pas question de s’arrêter.
Renard se fiait à son sens de l’orientation et, bien qu’il n’eût jamais
emprunté ce réseau de galeries auparavant, il avait une idée assez précise de
la direction à suivre.
Le bruit de leur course effrénée résonnait à l’infini, l’écho de chaque
pas se mêlant aux précédents dans un concert de claquement distordus.
Soudain, au détour d’un virage, ils se heurtèrent à une silhouette qui
tomba au sol dans un cri de surprise.
— Pigeon ? Qu’est-ce que tu fous là ? s’étrangla Belette, haletante.
— Putain, vous m’avez foutu la trouille ! balbutia le volatile, tremblant.
Ils aidèrent leur ami à se relever. Une odeur d’urine flotta autour d’eux.
— Merde, va falloir que je change de pantalon, grogna Pigeon…
— Qu’est-ce que tu fous là ? reprit le Visiteur, inquiet.
— C’est les autres, quand on a entendu le bruit, ils m’ont dit que ça
venait de par là ! Du coup je suis parti en éclaireur, mais je crois que je me
suis perdu.
Il fronça soudain les sourcils.
— Et vous ? Qu’est-ce que vous faites par ici ? Vous étiez pas là
quand… ?
Renard et Belette se concertèrent discrètement du regard.
— Le Maître est parti, coupa Renard.
Pigeon blêmit.
— Quoi ? Qu’est ce que vous voulez dire… ?
— Il est reparti de l’Autre Côté ! Il a dit que nous ne serions jamais
assez purs ! enchaîna Belette. Il était très fâché !
— Et il est parti pour toujours ! compléta le Visiteur.
Pigeon était abasourdi. Il dut s’appuyer contre un mur pour ne pas
tomber.
— C’est pas possible ! Pourquoi il aurait fait ça ? !
Le garçon avait la voix chevrotante, les larmes n’étaient pas loin.
— Il nous a prévenus hier, reprit Belette plus doucement. On n’y croyait
pas, mais on vient de vérifier. Il n’est plus là.
— Mais… pourquoi ? geignit Pigeon, dévasté.
Le Visiteur s’approcha et plaça ses mains sur les épaules de son ami.
— Il faut que tu préviennes les autres ! Il faut continuer à faire vivre la
Meute, d’accord ?
— Mais vous, qu’est-ce que vous… ?
Belette posa sa main sur la joue de Pigeon.
— Ne t’inquiète pas pour nous. Va prévenir les autres ! Vite !
Pigeon semblait perdu. Les idées se bousculaient dans sa tête, le laissant
incapable de réfléchir.
— Vite ! reprit le Visiteur.
Le volatile se redressa dans un sursaut et prit ses jambes à son cou.
Bientôt sa silhouette ne fut plus qu’une petite bille de lumière vacillant
au fond de la galerie.
« Le Maître ! Le Maître est parti ! »
L’écho de sa voix n’était déjà plus qu’un murmure.

Belette et le Visiteur restèrent un instant immobiles, l’oreille tendue vers


les couloirs d’où montaient les cris de surprise et de désespoir d’un Terrier
livré à lui-même.
Rien ne serait plus comme avant.
Cette nuit-là, leur vie prenait une direction inattendue et irrémédiable.
Pour eux, la Meute prenait fin dans le sang et le désespoir. L’Autre Monde
s’était évaporé comme la vie avait quitté le corps du Maître lors de son
dernier souffle.
Ils étaient tous les deux, et pourtant, ils ne s’étaient jamais sentis aussi
seuls.
Ils se donnèrent la main et, lentement d’abord, puis de plus en plus vite,
tournèrent définitivement le dos à leur enfance.

Renard disparut.

— Raph ? Qu’est-ce qui se passe ? questionna Henry derrière son


casque. J’ai perdu un signal !
Aucune réponse ne lui parvint.
— Raph ? !
— Henry ?
Castafolte comprit que l’introspection était terminée.
La voix qui venait de lui répondre était celle du Visiteur.
III

Les deux hommes s’observaient en silence.


Henry avait fait de la tisane, mais le Visiteur n’en buvait pas. Il se
massait les tempes comme pour aider son esprit à sortir de la torpeur
artificielle dans laquelle son ami l’avait plongé de force.
Les émotions qui assaillaient Castafolte rendaient toute concentration
impossible.
Il s’en voulait d’avoir abusé son ami pour parcourir ses souvenirs à son
insu. La culpabilité était décuplée par le nouveau regard qu’il portait sur le
Visiteur. Il lui semblait maintenant voir en lui l’enfant qu’il avait côtoyé de
loin, au fil de ces années virtuelles. Il avait voulu intervenir tant de fois
pour protéger le petit Renard des malheurs qui le frappaient, le prévenir des
dangers à venir…
Il lui semblait à présent lire sur le visage de son partenaire les stigmates
des épreuves qui l’avaient forgé.
La compassion paternelle qui serrait le cœur d’Henry lui faisait presque
perdre de vue la profonde déception qui aurait dû l’anéantir. L’Autre Monde
n’existait pas, et avec lui avaient disparu ses rêves les plus précieux.
Leur mission, leur avenir, leur vie… tout cela avait-il encore du sens ?
Henry était incapable de se focaliser sur ce genre de considérations.
Le Visiteur prit une grande inspiration.
— Voilà…, lâcha-t-il finalement.
Sa voix ne trahissait aucune rancœur, simplement un profond
abattement.
— Tu sais, commença Henry, mal à l’aise, je comprendrais que tu…
Mais le Visiteur l’arrêta d’un mouvement las.
— Henry, souffla-t-il. Tu crois vraiment que je pourrais te reprocher
d’utiliser ce genre de méthode ? Moi ?
— Non, bien sûr…, concéda le scientifique, touché par la lucidité de
son partenaire.
— Tu as fait ce qu’il fallait, conclut le Visiteur.
Henry sentit une vague de soulagement le traverser. Que son ami
comprenne sa démarche était un poids en moins sur sa conscience. Il sentait
dans cette acceptation de Renard une sorte de soulagement. Comme si son
ami le remerciait d’avoir découvert toute cette histoire par lui-même. Sans
qu’il ait besoin de la lui raconter.
Le Visiteur sourit tristement.
— J’imagine que tu veux tout arrêter maintenant…, souffla-t-il.
Bouleversé par cette cascade d’événements, Henry réalisa qu’il n’avait
pas pris le temps de décider quelle suite donner à sa vie. Certes, cette Porte
ne menait nulle part, mais fallait-il pour autant tout laisser tomber ?
Le Castaship aurait-il toujours une chance de voir le vide intersidéral
s’il décidait que tout était vain ?
La Meute avait bien continué à vivre dans l’ignorance durant toutes ces
années. D’ailleurs, que déciderait Loup quand il lui annoncerait qu’aucune
réparation n’était envisageable ?
Henry s’apprêtait à répondre lorsqu’une pensée l’arrêta net.
— Merde, la Meute ! siffla-t-il sous sa moustache. Je dois faire un
compte-rendu à Loup ! Mais je ne peux pas construire sa machine, alors…
Le Visiteur hocha la tête, grave.
— … Je vais devoir lui dire la vérité, conclut Henry pour lui-même.
Personne ne parla plus durant de longues secondes. Les deux hommes
s’observaient dans un silence pudique emprunt d’émotion.
— Et elle, on en fait quoi ?
Castafolte et son ami sursautèrent avant de se retourner vers la voix.
Ils avaient complètement oublié Raph, qui observait la scène depuis le
fond de la salle.
— Je… voulais pas déranger…, bafouilla-t-il.
Le jeune homme avait parfaitement sa place dans le laboratoire,
pourtant il se sentait soudainement comme un adolescent ayant surpris ses
parents en train de faire l’amour.
— Nous ne faisions pas l’amour Raph, précisa Henry.
— Je sais ! répondit Raph d’une voix qui monta un peu trop vite dans
les aigus.
— Et nous ne sommes pas tes parents ! compléta le Visiteur.
— Mais c’est bon, je sais !
— Et au final, les parents ont tout à fait le droit de faire l’amour, quelle
que soit la position, j’insiste bien là-dessus ! conclut Henry.
— Non mais c’est bon, là ? ! On peut passer à autre chose ? ! s’emporta
Raph qui luttait désespérément contre des images mentales que ni lui, ni
aucun lecteur n’auraient souhaité se figurer.
— Je demandais juste ce qu’on faisait de Belette ! parvint-il à conclure.
La jeune femme dormait toujours, sereinement allongée sur le lit de
camp.
Un voile sembla passer dans le regard du Visiteur.
Il s’approcha doucement de son ancienne compagne.
— Je… je ne sais pas comment ça s’est fini entre vous, tu sais…,
précisa Henry, gêné.
Le Visiteur ignora la remarque, il fixait Belette d’un air indéchiffrable.
Elle avait l’air serein. Bien loin de la Belette belliqueuse et garçon
manqué qui devait tenir tête aux hommes pour assurer sa place.
Il ne l’avait vue qu’une seule fois si paisible.
La toute dernière fois.
Il se leva d’un bond, comme pour se soustraire à l’emprise de la
réminiscence naissante.
— Bon, je vais aller annoncer la mauvaise nouvelle à Loup, décréta
Henry. Je pense que toute cette histoire n’a que trop duré. Tu veux venir
avec moi ?
Le Visiteur lui lança un regard contrarié.
— Je vais plutôt rester ici.
— Tu veux garder un œil sur elle ? demanda le scientifique. Tu sais, je
ne pense pas qu’elle soit en danger. Ce serait plutôt elle, le danger.
Bien qu’il n’eût pas saisi la référence, le Visiteur lui renvoya son
sourire.
— Non, c’est juste que…
Il ne termina pas sa phrase. Henry n’en eut pas besoin. Il hocha la tête
en signe d’assentiment et lança un regard à Raph, lui signifiant que, cette
fois, il irait seul.
Henry était au comptoir lorsqu’il entendit les crachotements du moteur
du Castabot.
Quelques secondes plus tard, la porte s’ouvrait sur le petit robot
sphérique qui flottait nonchalamment dans l’air à hauteur d’homme.
Derrière lui, Loup semblait tendu.
Il salua le scientifique d’un hochement de tête avant de prendre place à
son côté.
— Pratique, votre émissaire, lança-t-il en désignant la progéniture
mécanique d’Henry.
— Oui, c’est un bon petit, concéda Castafolte.
— Vous vouliez me voir, docteur ?
Henry déglutit avec peine et commanda deux verres à Francis.
Lorsqu’ils furent servis, il décida d’attaquer sans détours.
— J’ai vu la Porte, dans les souvenirs de Renard. Mais j’ai une
mauvaise nouvelle.
Le regard de Loup s’assombrit.
— Vous n’avez pas pu déterminer son fonctionnement ? questionna-t-il.
— Si, hélas.
Henry but une nouvelle gorgée pour se donner du courage. L’action était
parfaitement inutile, mais qu’importe. Il plongea son regard dans celui de
son interlocuteur et se lança.

Ils avaient parcouru les galeries et les souterrains jusqu’à ce que leurs
jambes les lâchent.
Ils ne savaient pas où ils étaient, mais une chose était sûre : la Meute ne
les retrouverait pas ici.
Renard avait fait un feu et embroché quelques morceaux de rongeurs sur
une tige de bois.
La viande avait cuit tranquillement dans une odeur familière.
Belette était restée les yeux dans le vague, comme entre parenthèses.
Elle n’avait pas dit un mot du voyage, comme si son esprit n’avait jamais
quitté le Terrier, devenu la tombe du Maître.
Renard comprenait sa douleur et la respectait.
Ce soir-là, il n’avait rien dit, la laissant faire son deuil.
Mais les jours s’étaient succédé, et le silence de Belette lui était petit à
petit devenu insupportable.
— Dis-moi un truc, steuplaît, juste un…, avait-il fini par demander.
La jeune femme n’avait pu que lui renvoyer un sourire triste, puis s’était
retournée pour dormir.
Renard n’avait pas trouvé le sommeil cette nuit-là.

Vissé à l’Introspecteur ®, Le Visiteur semblait revivre des jours dont il


se souvenait avec une précision tragique.
Il lui avait fallu attendre plus d’une semaine pour que Belette ouvrît la
bouche.
D’un mouvement de curseur, il avança un peu.

La journée tirait à sa fin. Renard avait pris quelques beaux spécimens de


rats et les vidait consciencieusement, assis en tailleur.
Non loin, Belette était allongée sur le dos, les yeux rivés au plafond.
Rien n’annonça la fin de son mutisme.
— Tu crois qu’ils nous cherchent ? demanda-t-elle soudain.
Le Visiteur décida de ne pas souligner l’événement. Il répondit
naturellement :
— J’sais pas. Sûrement. En même temps, je sais pas si le groupe va tenir
sans le Maître.
— Tu penses que Loup a pris le commandement ?
— C’est possible. Il est le mieux placé. Après, je sais pas si tout le
monde suivra.
— Tu crois qu’ils ont trouvé la tombe du Maître ?
Cette fois le Visiteur déposa son rongeur éventré.
— J’en sais rien, putain ! On s’en fout ! L’important c’est ce que nous,
on va faire maintenant !
Belette ne répondit pas.
Plus tard, lorsque le repas fut servi et que chacun mastiquait sa ration de
viande grillée, elle reprit :
— N’empêche, est-ce qu’il faudrait pas qu’on leur dise la vérité ?
— Le Maître a été très clair, répliqua Renard, la bouche pleine.
— Oui, mais le Maître mentait.
— Il mentait pour notre bien, on peut aussi les laisser croire.
— J’ai envie d’y retourner.
Le Visiteur faillit avaler de travers.
— Quoi ? Mais pourquoi ?
— Pour leur dire. Pour qu’ils soient libres de choisir.
— Écoute, je comprends ce que tu ressens, mais ça n’apportera rien de
bon !
— Peut-être…

Belette n’avait plus rien dit ce soir-là.


Le Visiteur sentait bien que quelque chose avait changé chez la jeune
femme.
Une partie d’elle-même semblait être morte en même temps que le
Maître. Hantée par le souvenir du Terrier, elle était incapable de vivre
pleinement le présent.

Les jours passèrent, plus ou moins silencieusement.


Belette parlait peu, mais lorsqu’elle le faisait, la Meute était toujours au
centre de ses préoccupations. Le Visiteur avait de plus en plus de mal à
supporter cette situation. Il aurait aimé tirer un trait sur leur passé, et se
concentrer exclusivement sur leur avenir.
À mesure que le temps s’écoulait, une décision douloureuse germait en
lui.

Peut-être Belette sentit-elle quelque chose.


Peut-être était-ce l’instinct féminin, le Visiteur ne le sut jamais.
Le dernier soir, alors qu’ils s’endormaient comme à leur habitude, de
part et d’autre du feu, le Visiteur entendit Belette se relever.
Un instant plus tard, la jeune femme se tenait auprès de lui et se glissait
à ses côtés.
Son corps était froid, mais sa peau était douce.
Sans un mot, Renard la serra dans ses bras. Il la sentit se détendre.
Les mèches violettes lovées contre son torse sentaient le feu de bois. Le
Visiteur les respira un instant puis déposa un baiser discret dans la
chevelure de sa compagne.
Elle releva la tête vers lui.
Ils se regardèrent ainsi de longues secondes, rompus au discours non-
verbal qu’ils avaient mis au point ces dernières années.
Belette semblait sereine. Le Visiteur crut même distinguer un sourire sur
son beau visage doucement éclairé par la lumière dansante des flammes.
La main de la jeune femme s’extirpa de la couverture et se posa sur sa
joue.

Une étrange sensation, faite de nostalgie, d’excitation et de honte


secouait le Visiteur tandis qu’il revivait cette scène à travers les souvenirs
de son amie.
Bien qu’il se souvînt parfaitement des événements, les revoir colorés
par les sentiments de Belette changeait bien des choses.
Il se trouvait plus grand et plus beau que dans son souvenir. La scène
entière dégageait une étonnante douceur, une inattendue beauté.
Le Visiteur était tétanisé. Il tenait fermement le curseur mémoriel mais
était incapable de l’actionner. Il savait pourtant ce qui suivrait cette caresse.
Il se souvenait très bien des baisers, des soupirs, et de l’explosion d’amour
qui en avaient découlé.
Mais il n’était pas certain de vouloir de nouveau assister à cette scène,
décuplée par la passion de Belette. Bien sûr, la plaie était certainement
refermée depuis le temps.
Mais existaient-elles seulement, les certitudes, lorsqu’il s’agissait
d’amour ?
Il n’avait aucune envie de répondre à la question.
Cependant, il ne parvenait pas non plus à couper cette parenthèse de
bonheur qu’il avait sous les yeux. L’espace d’un instant, ces deux êtres
avaient mis le monde et ses catastrophes en arrière-plan. Ils avaient réduit
au silence les peurs du quotidien, les angoisses de l’avenir, les fantômes du
passé. Ils avaient profité d’un instant de présent, peut-être le seul qu’il leur
serait jamais possible de vivre.

Incapable de prendre la moindre décision, le Visiteur assista de nouveau


à la nuit qui l’avait marqué à jamais.
Lentement, Belette fit glisser ses vêtements. Leurs corps nus se
découvrirent mutuellement, caresse après caresse.
Lorsque la jeune femme glissa ses mains dans les siennes et lui rabattit
les bras au-dessus de la tête, il se sentit à sa merci. La sensation était forte
mais plaisante. Il se laissa faire.
Leurs regards se croisèrent un instant et, sans un mot, les lèvres de
Belette fondirent sur les siennes. Elles étaient douces, habiles, passionnées.
Lorsqu’enfin il fut autorisé à bouger, ses mains curieuses repartirent à
l’assaut du corps sculptural de la jeune femme. Ses courbes étaient
harmonieuses, il laissa filer ses doigts le long de ses seins jusqu’à la chute
des reins. Il sentit un frisson la parcourir tandis qu’elle laissait échapper un
léger murmure de plaisir.
Les baisers de Belette étaient frais. Ils pleuvaient sur son corps au gré
de l’inspiration de la jeune femme.
Puis ce fut au tour du Visiteur de prendre les choses à son compte.
Doucement, il allongea son amie sur le dos et se retrouva au-dessus
d’elle. Il caressa un instant sa belle chevelure violette, sans la quitter des
yeux.
Elle lui sourit.
Il sourit à son tour.
C’était l’instant. Le moment que leurs corps appelaient viscéralement
depuis des mois. Les dernières secondes de l’enfance qui s’achevaient en
apothéose.
Un dernier doute le traversa, une dernière angoisse.
Mais il était trop tard pour reculer. L’heure n’était plus aux questions.
Belette se cambra légèrement comme pour mieux l’accueillir avant de
fermer les yeux.
Il ferma les yeux à son tour et se laissa aller.

Dans le laboratoire, le Visiteur donna un tour de curseur qui, dans


d’autres circonstances, aurait frustré l’appétit grivois de bien des lectrices
de la collection Harlequin.
Il prit quelques grandes respirations avant de relancer la lecture.

Belette ouvrit les yeux.


Pour la première fois depuis de longues semaines, elle se sentait bien.
Durant la nuit, un poids s’était envolé, laissant son cœur léger et
heureux.
Était-elle devenue une femme ?
Elle devina qu’à présent la vie pourrait continuer. Elle eut envie de crier
de joie, d’annoncer au monde entier que le plus beau restait à venir, et
qu’elle était maintenant prête à le vivre !
La lumière qui filtrait à travers les fissures des murs annonçait une belle
matinée. Elle sourit.
Elle se redressa lentement et déroula son dos dans un concert de
craquements délicieux.
Le feu s’était éteint. Une légère fumée blanche indiquait qu’elle pourrait
facilement le relancer. Elle eut soudain envie de préparer le petit déjeuner.
Était-elle devenue une femme au foyer ?
Elle se leva le plus silencieusement possible et tâcha de rassembler ses
esprits.
Elle avait envie de rire. Que n’avaient-ils pas fait cette nuit ? Cela lui
paraissait presque irréel. De toute manière, personne n’était là pour les
juger. Leur vie leur appartenait bel et bien !
Elle se retourna à la recherche de ses vêtements.
Ce fut à ce moment que tout se brisa autour d’elle.
La flamme qui venait de s’allumer dans son cœur fut soufflée net par le
vent glacial de la réalité. Son sourire s’évanouit, laissant place à
l’incompréhension et à l’angoisse.
— Renard ? appela-t-elle.
« Renard ? » répondit l’écho de sa voix, semblant la narguer avec
cruauté.
Elle n’eut pas la force d’appeler une seconde fois. Elle savait que cela
ne servirait à rien. Ses affaires avaient disparu.
Là où hier encore se trouvaient sac, armes de chasse et vêtements, il ne
restait rien. Rien que le vide, insolent et implacable.
Elle s’accroupit et resta ainsi, nue et hébétée, de longues minutes.
La solitude, l’abandon, le désespoir.
Elle pleura.
Elle pleura aussi fort que sa joie avait été intense quelques instants
auparavant.
Elle pleura sans retenir ses sanglots. Elle hurla sa souffrance, incapable
de contenir tant de douleur.
L’incompréhension, la trahison…
Elle crut mourir. Une seconde fois.
Elle se laissa tomber sur le flanc et livra son corps aux spasmes qui la
submergeaient.
Les heures passèrent sans qu’elle n’esquisse le moindre signe de vie.

Puis les larmes finirent par sécher.


À travers les mèches trempées qui couvraient son visage boursouflé, un
regard dur et déterminé se substitua bientôt à la mine dévastée.
Lentement, ses poings se refermèrent dans un tremblement de colère.
La tristesse était devenue haine.
Elle se jura qu’un jour, il paierait. Quel que soit le temps que cela lui
prendrait, un jour, Renard regretterait cet instant.
Ce jour-là, les larmes changeraient de joues. Elle le regarderait avec
mépris puis tournerait les talons, ne laissant derrière elle que des râles de
souffrance et de repentance.
Oui, il devrait souffrir.

La vision de la solitude de Belette au matin de son départ était


insoutenable pour le Visiteur.
Il était comme hypnotisé par cette scène qu’il n’avait pu qu’imager. Il
sentit les larmes lui monter aux yeux. Il déglutit avec peine.
Il n’avait jamais voulu la faire souffrir. Cette décision avait sans doute
été la plus difficile à prendre de sa courte vie. Il s’en souvenait
parfaitement.
Il se revoyait marcher entre les carcasses de voitures et les ruines de
canalisations, luttant contre ses propres larmes et se concentrant sur chacun
de ses pas pour ne pas penser.
Ne pas regarder en arrière.
Et ne pas penser.
Surtout ne pas penser.

Derrière le casque, l’image tressauta, des parasites apparurent, puis le


noir se fit.

Perte du signal.
Belette s’était réveillée.
IV

Une fois de plus, Raph se sentait au mauvais endroit, au mauvais


moment.
Cette fois, Papa et Maman n’étaient pas d’humeur à faire des
galipettes : les retrouvailles étaient orageuses.

Belette et le Visiteur se toisaient, chacun à une extrémité de la table.


Ils se détaillaient minutieusement, comme si leurs yeux, insensibles aux
circonstances, laissaient libre cours à leur faim de se dévorer de nouveau.
— Tu n’as pas beaucoup changé, lança finalement le Visiteur qui
songeait que ce genre de compliment était toujours le bienvenu à l’oreille
d’une dame.
— Si, j’ai beaucoup changé. Toi par contre, tu es toujours le même,
répliqua-t-elle sèchement.
— C’est-à-dire ?
— Lâche et fuyard.
— D’accord.
Le Visiteur nota qu’il pourrait à l’avenir se dispenser de la phase
« compliments » qui offrait des résultats décevants.
— Raph m’a dit que tu avais essayé de les tuer, lui et Henry… ? reprit-il
sans la quitter des yeux. Pas très sport, comme vengeance…
Le regard de Belette fondit sur Raph qui dut faire un effort pour ne pas
s’enfuir en courant.
— Je fais ce qu’il faut pour régler les problèmes, siffla-t-elle.
— Jolie méthode !
— Merci. C’est sûr que c’est un peu plus courageux que la fuite.
— Je ne suis pas un fuyard !
— C’est vrai. Tu es aussi un lâche.
Le ton montait. Raph aurait voulu se liquéfier et glisser sous la porte
telle une flaque de sueur.
— J’avais mes raisons, souffla le Visiteur à voix basse.
— Je m’en fous de savoir pourquoi tu es parti ! cracha Belette. Tu crois
que je t’ai attendu ? Tu crois que ça m’importe vraiment, aujourd’hui ? !
Le Visiteur ne répondit pas.
Comment dire à Belette qu’il avait assisté à son réveil et au torrent de
chagrin qui l’avait dévastée ?
Comment pourrait-il lui expliquer les émotions qui l’avaient assailli, lui,
cette nuit-là, alors qu’elle s’endormait au creux de ses bras ?
— Tu vivais dans le passé, Belette, tu n’avais pas quitté la Meute, dit-il
sans la regarder.
La jeune femme leva un regard méprisant.
— Quel temps m’as-tu laissé ? demanda-t-elle d’une voix sourde.
Une fois de plus, le Visiteur garda le silence.
Il ne voulait pas entrer dans les détails. Pas ici. Pas maintenant.
Un jour peut-être, trouverait-il l’occasion – et le courage – de lui
expliquer que cette nuit-là, lorsqu’elle s’était endormie contre lui, il n’avait
pas réussi à trouver le sommeil.
Tel un homme recouvrant sa lucidité après l’orgasme, il s’était posé bien
des questions et avait découvert des tourments auxquels il ne se serait
jamais cru sujet.
L’impression de ne plus vivre pour lui seul avait eu quelque chose
d’apaisant… mais de terriblement angoissant par la suite.
Au cœur de sa nuit blanche, tandis qu’il écoutait le souffle régulier de
cette femme contre lui, il s’était demandé ce qu’il pourrait réellement lui
offrir.
Quel allait être leur avenir ? Venaient-ils de se faire une promesse
tacite ?
La perspective que Belette fût la femme de sa vie avait été une pensée
obsédante et chimérique. Bien sûr, l’âme sœur n’existait pas.
Mais ne venait-il pas de s’engager auprès d’elle ?
Leurs divergences quant à l’attitude à adopter vis-à-vis de la Meute
étaient-elles les prémices de désaccords plus profonds à venir ?
Il n’avait eu de cesse de retourner ces questions derrière ses paupières
agitées.
Au matin, il lui avait semblé qu’il était bien trop tôt pour se jurer quoi
que ce soit. Il ne savait même pas s’occuper de lui, comment pourrait-il
alors vivre pour deux ? Leurs routes s’étaient croisées avec fracas puis
délices, mais il n’y avait rien à en attendre de plus. Mieux valait une petite
déception aujourd’hui, qu’une immense plus tard.
La décision avait été douloureuse, mais il l’avait prise. Sa vie à lui
continuerait loin des fantômes du passé.
Belette coupa court à ses réflexions :
— J’ai entendu parler de tes « aventures » à Néo-Versailles. Tes
prétendues missions pour sauver le monde… Le Voyageur du Temps,
bravo ! C’est pathétique.
— Excuse-moi de vivre dans le présent et d’avoir réussi à dépasser la
mort du Maître, grinça-t-il.
— Dépasser la mort du Maître ? Tu as fait pire ! s’emporta la jeune
femme. Tu as repris son mensonge à ton compte ! Tu le copies… jusque
dans son manteau.
Touché par l’attaque, le Visiteur jeta un coup d’œil rapide à Raph.
Ce manteau avait toujours été sa marque de fabrique aux yeux du jeune
homme. L’idée de révéler à son ami qu’il n’était pas le premier à l’avoir
porté tel un costume héroïque lui apparut soudain comme honteuse.
— Et toi, qu’as-tu fait depuis tout ce temps ? demanda-t-il à son tour,
fielleux. Tu t’es finalement décidée à prendre les armes, toi qui avais juré de
les laisser cachées ?
— J’ai toujours eu ce lance-roquettes !
— Oui, mais je ne comprends pas pourquoi tu as décidé de l’utiliser
contre mes amis après tout ce temps ? ! Tu ne pouvais pas te venger
directement sur moi ?
Belette le regarda d’un œil méprisant.
— Crois-tu donc être si important pour que je veuille me venger de toi ?
Elle marqua une pause, cherchant à ravaler sa rancœur.
— Si j’ai pris les armes, reprit-elle, c’est parce que tes amis aident Loup
à achever son plan…

— Cette porte est une mascarade, répéta le scientifique. Il s’agit d’un


trompe-l’œil à base de fumée et de projection vidéo.
Loup ne cilla toujours pas. Il en attendait plus.
Henry ne savait plus comment se faire comprendre.
— C’est… du vent, si vous préférez. C’est bidon ! Je suis vraiment
désolé de vous dire ça aussi franchement, mais je ne sais pas comment faire
autrement : l’Autre Monde n’existe pas, voilà ! Ce n’était qu’une
philosophie de vie, une chimère destinée à entretenir l’espoir d’une vie
meilleure.
Loup ne bronchait toujours pas.
Henry supposa que l’information était beaucoup trop violente pour que
son cerveau puisse l’enregistrer.
— Vous m’entendez, monsieur Loup ? hasarda le scientifique en se
penchant vers son interlocuteur.
L’homme aux yeux bleu nuit hocha lentement la tête. Il porta son verre
à ses lèvres et le but cul sec.
Lorsqu’il le reposa, Henry crut qu’il allait s’effondrer.
Mais non.
Il contint son émotion et demanda simplement :
— En êtes-vous certain ?
Castafolte considéra un instant la situation. Devait-il entretenir un
mince filet d’espoir, comme l’aurait voulu le Maître ?
Au fond de lui, le scientifique sentait que ce mensonge n’avait que trop
vécu. Il était temps d’ouvrir les yeux. De choisir en toute connaissance de
cause.
— J’en suis certain, oui. J’ai tout vu de ses artifices. Il n’y a aucun
doute. Je suis désolé.

— Mais de quel plan tu parles ? s’impatientait le Visiteur, au comble de


l’irritation.
Belette soutenait son regard, implacable.
— Le Castafolte va construire une nouvelle Porte, pour que Loup puisse
reprendre le contrôle de la Meute.
— Qu’est-ce que tu racontes ? Loup est déjà aux commandes de la
Meute.
— La Meute change de visage. Ce n’est plus le groupe que nous avons
connu. Loup est en train d’en faire une armée. Et ton ami va l’y aider.
— Tu délires ! Il a demandé l’aide d’Henry pour réparer la Porte ! Il
croit toujours à cette histoire d’Autre Monde ! Henry est parti lui dire la
vérité ! Il ne fabriquera rien du tout ! Si tu veux mon avis, Loup est
complètement KO à l’heure qu’il est !
— J’en doute, lâcha Belette. Et pour une raison très simple…

Loup prit une grande inspiration. Henry était impressionné par le calme
et la dignité dont il faisait preuve. Ce type avait l’étoffe d’un chef, c’était
certain.
Castafolte pouvait facilement se figurer les pensées qui l’assaillaient à
cet instant.
Sûrement songeait-il au douloureux moment à venir, où il annoncerait à
ses partenaires et aux enfants de la Meute que leur monde n’était qu’un
rêve.
Le scientifique s’en voulut presque d’être à l’origine de cette désillusion
collective.
Loup passa une main dans sa barbe, les yeux dans le vague.
— Et d’après vous, il est véritablement impossible de construire une
machine qui mène vers l’Autre Monde ?
Henry laissa passer un moment. Comme il s’en doutait, les barrières
mentales, forgées tout au long de ces nombreuses années d’endoctrinement,
ne tomberaient pas si facilement.
— Monsieur Loup, je crois que vous n’avez pas saisi, commença-t-il. Il
n’est pas possible de construire une machine qui mène de l’Autre Côté,
pour la simple et unique raison qu’il n’y a pas d’Autre Côté.
Le regard de Loup se fixa de nouveau sur lui. Son expression était
impénétrable. Allait-il briser son verre de rage ? Sauter à la gorge du
scientifique ? Éclater en sanglots ?
— Je comprends, dit-il posément.
Henry n’était pas certain d’avoir bien entendu.
— Vraiment ? Vous comprenez ?
— L’Autre Monde n’existe pas, la Porte est une supercherie, ajouta
Loup sur le même ton.
Henry ne savait comment interpréter la situation. L’homme paraissait
prendre acte de ses révélations, pourtant son attitude calme et détachée
déconcertait profondément le scientifique.
— Je vous trouve très digne, dit Henry sans trop savoir si cette
remarque était déplacée.
Un sourire apparut sur le visage de Loup.
— Je vous remercie, docteur.
Il se leva soudain, faisant sursauter Henry.
— Je vous remercie d’avoir tout essayé. Votre temps, vos recherches,
votre implication… je suis très touché. C’était parfait.
Henry se leva à son tour et serra la main qui lui était tendue.
— Eh bien, vous m’en voyez ravi, répondit Castafolte, embarrassé.
Enfin, je veux dire… je suis désolé de ne pas vous avoir apporté de
meilleures nouvelles.
Loup renforça son étreinte. La main réparée à la hâte émit un
grincement métallique. Henry nota qu’il en éprouvait un embarras
comparable à celui qu’un humain pouvait ressentir en laissant échapper un
pet par mégarde.
— Au revoir, docteur. Bonne continuation dans vos recherches.
— Merci, monsieur Loup. Qu’allez-vous faire de votre côté ? La Meute
a toujours besoin d’un chef.
— Oui, certainement. Mais il est temps de dire la vérité. Nous
déciderons quoi faire en temps voulu.
L’homme au manteau noir tourna les talons, et s’en retourna dans les
souterrains.

Le Visiteur ne comprenait pas où Belette voulait en venir.


La jeune femme attrapa une chaise et s’assit face à lui.
— J’ai peut-être perdu quelques années à garder un œil sur la Meute,
commença-t-elle, mais au final j’ai bien fait. Il s’est passé quelque chose.
Le Visiteur s’assit à son tour.
L’atmosphère se détendait légèrement, Raph en profita pour respirer et
éponger la sueur qui lui coulait le long des tempes.
— Loup a trouvé la tombe du Maître, annonça Belette en relevant les
yeux.
— Quoi ? Tu es sûre ? s’étrangla le Visiteur.
— Oui, je l’ai vu prendre les armes.
— Mais, s’il a trouvé la tombe, ça veut dire…
Belette hocha la tête.
— Oui, il sait que le Maître n’est jamais reparti. Il sait que nous avons
menti.
— Tu penses qu’il a approché Henry pour se venger ? Pourquoi ne pas
utiliser ses armes et la Meute pour mener une attaque frontale, s’il nous
croit responsable ? Pourquoi ne pas venir me tuer directement ?
Belette baissa la voix :
— Je ne vois qu’une explication. Il a compris que la mort du Maître
importe peu.
Elle laissa passer un temps.
— Il sait que l’Autre Monde n’existe pas, conclut-elle dans un souffle.
Le Visiteur conserva le silence un instant. Ses yeux fusaient de gauche à
droite sous l’emprise d’une réflexion rapide et intense. Il finit par se
redresser vers la jeune femme, les sourcils froncés.
— Mais s’il sait qu’il n’y a pas d’Autre Monde, pourquoi a-t-il demandé
à Henry de construire une machine ?
Belette ne répondit pas tout de suite. Visiblement cette remarque la
laissait perplexe elle aussi. Le Visiteur reprit :
— S’il savait que son entreprise était vouée à l’échec, pourquoi
demander à Henry de réaliser l’impossible ?
— Tu as raison, admit finalement Belette. Je me suis trompée sur ton
ami. Loup l’utilise pour autre chose.

Henry resta un moment rêveur, le regard perdu en direction de la porte


par laquelle Loup s’en était allé.
Il ne le reverrait probablement pas et en éprouvait une légère tristesse.
Il n’avait pas osé lui dire qu’il l’avait vu enfant, et qu’il s’était aussi un
peu attaché à lui. Ces considérations sentimentalistes n’avaient pas leur
place dans les circonstances présentes.
Triste destin que celui de la Meute, songea Castafolte. Ce groupe
d’enfants manipulés depuis toujours qui allaient aujourd’hui accéder à la
vérité… mais à quel prix ?
Il frissonna en pensant à la tâche ingrate qui attendait Loup à son retour
au Terrier.
Pourtant, quelque chose le tracassait, mais il était incapable de mettre le
doigt dessus.
Il y avait comme une ombre au tableau de cet épilogue.
— Je vous remets la petite sœur ?
Le pragmatisme de Francis sortit brutalement Henry de sa torpeur.
— Oui, allez-y.
Un sourire satisfait accueillit cette réponse.
— Vous savez, docteur, vous êtes un chouette client ! lança joyeusement
le barman en remplissant le verre du scientifique. Ça fait plaisir de vous
voir aussi souvent !
Il fit glisser un second gobelet à côté du premier et le remplit à son tour.
— À la vôtre ! annonça-t-il.
Les deux hommes vidèrent leur verre d’un trait.
Francis rota et s’éloigna dans un grand éclat de rire. Sans se retourner il
ajouta :
— Pis si je peux me permettre, je préfère quand vous avez la
moustache ! C’est plus stylé !
Mais Henry avait déjà replongé dans ses réflexions.
Son intuition lui indiquait que quelque chose n’était pas tout à fait
normal, mais quoi ?
Quiconque aurait surpris un robot en train de questionner son intuition
aurait probablement jugé l’entreprise vouée à l’échec.
Mais Henry Castafolte n’était pas une machine ordinaire. Bien qu’il n’y
eût aucune explication à la raison pour laquelle l’humanisme avait envahi
son système, faisant de lui le robot le plus vivant qui soit, il s’agissait d’une
réalité indiscutable.
Henry était totalement concentré. Les bruits du bar n’étaient que des
échos à ses oreilles.
Il revoyait Loup, si digne… trop digne ?
Était-ce vraiment par pudeur que l’homme avait si bien encaissé les
révélations ?
Henry songea à sa propre réaction lorsqu’il avait appris la supercherie.
Son monde s’était écroulé en une fraction de seconde. Il lui aurait été
inenvisageable de prendre la chose avec philosophie.
Comment était-il possible que Loup, dont la vie entière reposait sur la
perspective de découvrir l’Autre Monde, puisse se montrer si flegmatique ?
Loup était-il un robot ?
Henry chassa rapidement cette idée. Après tout, il avait vu l’enfant, il
n’y avait aucun doute là-dessus.
Henry entrevoyait une autre explication : peut-être Loup se préparait-il
de longue date à cette nouvelle…
Se pourrait-il que le doute l’ait rongé de longues années durant depuis la
mort du Maître ?
Mais pourquoi lui demander de réparer la machine, dans ce cas ?
Pourquoi le complimenter devant toute la Meute, prétendant qu’il pourrait
les sauver…
Cette explication n’avait pas davantage de sens.
« C’était parfait », avait-il dit.
Soudain, un écho se fit plus présent que les autres dans l’esprit du
scientifique. Il releva la tête brusquement et chercha le barman du regard.
— Francis ? ! Qu’est-ce que tu m’as dit à propos de ma moustache ?

— Admettons qu’Henry joue un rôle à son insu dans toute cette histoire,
lança le Visiteur. Quel serait le but de Loup, d’après toi ?
— Il veut reprendre le mensonge du Maître, à son compte cette fois.
Elle lui jeta un œil lourd de sous-entendus. Le Visiteur se redressa.
— Eh ! Lui et moi, on n’a rien à voir ! Moi je suis le chef de personne !
J’utilise le mensonge du Maître juste pour…
— Je sais ! l’interrompit la jeune femme. Mais Loup a d’autres
intentions. Il a recruté des enfants.
Il fallut une seconde au Visiteur pour encaisser l’information.
— Des enfants ? Mais pour quoi faire ?
— Pour créer une nouvelle génération acquise à la cause. Comme nous
à l’époque. Mais cette fois, une génération armée !
Le Visiteur n’était pas certain de croire toute l’histoire de Belette, mais
il devait reconnaître que l’idée d’une armée d’enfants n’était pas
incompatible avec ce qu’il connaissait de Loup.
À l’époque, n’avait-il pas plaidé pour armer la Meute et étendre son
territoire ?
Le Visiteur fronça les sourcils :
— Admettons qu’il soit en train d’armer des enfants pour étendre son
territoire. Comment peut-il convaincre ses soldats qu’il existe un Autre
Monde, puisque la machine est détruite ?
— En annonçant que ton ami va la remplacer, répondit Belette.
Le Visiteur déroulait à présent le fil des idées qui se faisaient de plus en
plus nettes.
— Sauf qu’Henry ne va pas construire la machine…, continua-t-il.
Il s’arrêta brusquement et releva vers Belette de grands yeux.
Des yeux qui avaient vu.
— … alors il va la faire construire par quelqu’un d’autre, chuchota-t-il,
pétrifié.

— Tout ce que j’ai dit c’est qu’elle vous allait bien, cette moustache,
tenta de minimiser Francis. Mieux que vos lunettes, même si elles vous
vont bien aussi, attention !
Henry sentait qu’il avait mis le doigt sur quelque chose de suspect. Mais
ses idées étaient confuses.
— Les lunettes ? Mais de quelles lunettes tu parles, bon sang ?
s’emporta-t-il.
Francis n’en menait pas large. Il ne comprenait pas l’énervement
soudain de son client, au demeurant si placide.
— Vos lunettes sans verres, celles que vous portiez l’autre jour en
venant boire une chopinette avec votre ami.
— Avec mon ami ? Tu veux dire Renard ?
— Non, celui qui vient de partir, celui avec son manteau noir.
Les pensées d’Henry s’accélérèrent encore. Il saisit Francis par le col.
— Une chopinette… ? ! Mais qu’est-ce que tu me racontes ? ! aboya-t-il
à bout portant.
— C’est… c’est comme ça que vous avez dit. Après je sais pas
pourquoi vous aviez pris cet accent belge, moi ça me regarde pas ce que
vous faites avec vos amis, bredouilla le barman, dans ses petits souliers.
Soudain, l’idée se matérialisa et Henry comprit.
La seule et unique explication parfaitement cohérente venait de lui
apparaître.
Il lança un regard pénétrant à Francis qui tremblait au bout de son bras.
Castafolte s’approcha encore davantage du barman et lui demanda
posément :
— L’homme que tu as pris pour moi, se faisait-il appeler Van Der ?
V

Le Docteur Van Der Castafolte était en tout point comparable à Henry.


Comme lui, il était issu des prouesses de la robotique et arborait une
blouse de scientifique.
Cependant, Van Der, comme l’appelaient ses amis, n’avait ni
moustache, ni conscience d’être un robot. Il n’était pas vraiment bon en
science, préférant se concentrer sur les « effets pyrotechniques de
spectacle », comprenez les projecteurs et les feux d’artifice.
Livré en Belgique lors de sa première mise en service, il avait acquis un
fort accent wallon qui le rendait à la fois déconcertant et sympathique.
En fait, à bien y réfléchir, Van Der Castafolte n’avait rien à voir avec
Henry.
Il vivait dans la petite bourgade de Néo-Versailles, où il avait, par le
passé, fièrement orchestré les spectacles du Voyageur du Temps. Il
conservait certaines de ces affiches dans sa roulotte, vestiges de « l’âge d’or
de la gaudriole » comme il aimait à les nommer.
Le jour où il avait reçu la visite de l’homme au manteau noir, il était en
pleine élaboration de son nouveau fumigène.
Il n’avait pas entendu tout de suite les coups donnés à la porte de la
roulotte qui lui servait de laboratoire, concentré qu’il était sur le dosage de
sa solution.
Il avait finalement ouvert, laissant s’échapper un épais nuage de fumée
grise.
— Oufti, va falloir que je travaille encore un peu la couleur du bazar !
s’était-il exclamé, au bord de l’asphyxie.
Puis l’homme s’était présenté.
Il lui avait expliqué s’appeler Loup, ce qui n’avait pas manqué d’amuser
Van Der qui lui avait demandé aussi sec s’il chantait. L’homme avait
demandé pourquoi, Van Der avait répondu que cela aurait fait de lui un
« Loup-Garou ».
Loup n’avait pas ri, mais Van Der s’était promis de raconter cette blague
à la baronne qui serait sûrement un bien meilleur public.
L’homme-Loup avait alors dit qu’il cherchait le plus grand
pyrotechnicien de la région, ce pourquoi il s’était tout naturellement tourné
vers lui.
Van Der Castafolte avait senti une bouffée d’orgueil lui titiller la glotte,
et il avait confirmé son pedigree.
L’homme voulait lui proposer la réalisation d’une machine en vue d’un
spectacle pour enfants.
— Pour enfants ? ! avait répété Van Der avec un intérêt croissant.
— Pour enfants ! avait confirmé son invité.
Puis, il lui avait expliqué plus en détail :
Il s’agissait d’une machine capable de donner l’illusion de la
disparition.
Il avait apporté les plans de l’ancien modèle, qui selon toute
vraisemblance ne lui donnait plus satisfaction.
— Oh je vois, avait dit Van Der, une sorte de farce et attrape pour les
petiots !
Loup avait plus ou moins confirmé l’affirmation et poursuivi sa
description.
Il était prêt à payer cher pour une nouvelle machine capable de faire de
la fumée, de la lumière et du bruit.
Il n’en avait pas fallu davantage à Van Der, dont les trois passions
venaient d’être énoncées dans l’ordre tel un tiercé gagnant.
Il avait alors proposé la chopinette, Loup avait décliné, Van Der l’avait
resservi trois fois.
Entre deux jus de chaussette, l’artificier avait tenu à rassurer son hôte :
— Vous savez, on peut dire que vous avez tapé dans le mille ! Les
spectacles pour les petiots, c’est ma passion ! Mais c’est beaucoup plus
compliqué qu’il n’y paraît, attention !
Loup n’avait eu d’autre choix que de s’intéresser aux détails techniques
des métiers de la scène.
— Par exemple, le plus important, c’est la sécurité ! Voyez ? Surtout
pour des tout petiots, ça flambe en un rien de temps ! Je suis d’ailleurs en
train de développer un tout nouveau modèle de fumigène, je ne veux pas
trop m’avancer mais il est possible que je parvienne à le parfumer à la
banane !
Il avait débouché une fiole qu’il avait placée sous le nez du canidé.
« Cherche la banane ! » avait-il lancé, avant de s’auto-congratuler d’un
grand éclat de rire.
Lorsqu’il avait recouvré son calme et essuyé avec sa cravate ses yeux
humides d’avoir tant ri, il avait expliqué que l’arôme de banane n’était pas
encore très présent, mais que l’effet fumigène, lui, était des plus
impressionnants.
Sur quoi Van Der avait imbibé un morceau de tissu auquel il avait mis le
feu.
La seule fumée que Loup avait alors pu noter, avait été celle de la
blouse du scientifique, déjà gagnée par les flammes.

L’incendie maîtrisé, Loup avait alors proposé à l’inventeur de venir faire


un tour dans son Terrier, pour voir l’ancienne machine et mieux en
comprendre le mécanisme.
Van Der avait accepté avec joie cette petite promenade digestive et avait
resservi une paire de godets.
Le voyage en 2 Chevaux qui avait suivi avait été le premier de sa vie.
Malheureusement il n’avait pu en profiter pleinement, trop occupé à vomir
sous l’effet du mal des transports et de la vitesse, avait-il assuré.

Le scientifique s’était par la suite étonné de constater qu’un si grand


endroit fût désert. Mais Loup lui avait assuré que les enfants étaient de
sortie, il voulait leur faire la surprise, avait-il précisé.
Van Der avait rétorqué qu’il adorait les surprises, ce à quoi Loup n’avait
pas cru bon de répondre.
Le Castafolte avait observé la Porte et en avait tout de suite pigé le
mécanisme.
Des barils de liquide positionnés dans les angles fournissaient la fumée
nécessaire à la création de l’écran. L’image, elle, devait être issue d’une
vidéoprojection depuis le fond de scène.
Van Der avait souligné l’ingénieux système de cercles en rotation,
parfaitement inutiles, mais ô combien récréatifs.
— Voyez, je pense qu’il faudra mettre les petiots ici, pas plus près !
Pour préserver l’illusion, mais aussi pour la sécurité ! C’est le plus
important, la sécurité, avait-il répété, intraitable.

Les deux hommes avaient ensuite terminé la journée par une dernière
chopinette au Premier Pub, histoire de sceller leur collaboration.
Loup avait vu repartir Van Der pour Néo-Versailles avec l’assurance
qu’il pourrait lui livrer sa farce et attrape sous un mois.
Ce délai lui avait semblé raisonnable, au vu des ajustements qu’il restait
à faire.

Durant le mois qui suivit, Van Der Castafolte s’employa à créer et


perfectionner cette superbe attraction pour enfant. L’idée de régaler ces
petits yeux naïfs lui mettait du baume au cœur.
Il constata avec surprise que ce qu’il avait d’abord pris pour un
prototype de fumigène se révélait être un excellent carburant pour toutes
sortes de moteurs !
Il nota sa découverte sous le nom d’« huile à combustion » et reprit ses
recherches pour mettre au point l’« huile à fumée » qui ajouterait au rendu
spectaculaire qu’il visait pour sa machine.
Ses longues journées de travail furent payantes et bientôt une bonne
odeur de banane se répandit dans tout Néo-Versailles.

— Mon ami, vous êtes incroyable, lui dit sa femme un matin.


— Vous êtes bien aimable, baronne ! répondit Van Der aux anges.
Depuis qu’il partageait sa vie avec cette femme distinguée, il lui
semblait que son inspiration était décuplée.
— Sauriez-vous me donner les étiquettes pour l’huile à fumée ?
demanda-t-il après un baisemain des plus grivois.
La baronne s’exécuta et revint bientôt avec les morceaux de papier déjà
annotés.
— Vous êtes si bon avec ces pauvres enfants, ajouta l’aristocrate en lui
tendant les étiquettes.
— Oh, vous savez, c’est tout naturel ! Vendre du rêve, c’est mon métier
après tout ! Mais le plus important…
— C’est la sécurité ! compléta la baronne dans un rire.
— Oufti ! On dirait que vous me connaissez bien ! gloussa Van Der.
Il saisit une bombonne de liquide et en ôta promptement le bouchon.
Il plaça son appendice nasal au-dessus de l’orifice et inspira les yeux
clos.
— Banane ! annonça-t-il fièrement en s’empressant de coller une
étiquette sur le jerricane.
Quelques instants plus tard, il terminait son entreprise.
Depuis le seuil, la baronne demanda :
— Mon ami ? Les Deux Reines nous invitent à dîner tantôt. Qu’en
pensez-vous ?
Le visage de Van Der apparut entre les outils.
— Les Deux Grâces ? Ma foi oui, pourquoi pas ! Une petite sauterie ne
saurait nous faire du mal… Et puis elles sont fort sympathiques, toutes les
deux.

Depuis que la reine Clothilde IV avait pris pour épouse Stella Leroy, les
deux femmes régnaient avec sagesse et douceur sur Néo-Versailles. Les
deux souveraines s’étaient rapidement retrouvées affublées du sobriquet
« les Deux Grâces », témoignant de l’amour que leur portait la population.
D’aucuns disaient qu’il fallait plutôt y voir un trait d’humour, « les deux
grasses » soulignant leur indubitable prise de poids, fruit d’un intense
gavage de Wizz.
Quoique amusante, cette thèse n’avait toutefois rien d’officiel.
C’était lors d’une des soirées données par la reine que Van Der et la
baronne avaient compris qu’ils étaient épris l’un de l’autre. Elle s’était
montrée fascinée par ses histoires de gamelles* (*Projecteurs aussi appelés
grosses et petites gamelles, gamelles bleues, gamelles rouges, gamelles à
gogo et bien sûr gamelles bâtons) ainsi que par sa façon de danser, tout en
souplesse et en élégance.
De son côté, Van Der avait apprécié le charme distingué et la finesse
d’esprit de la baronne. En ville, elle était la seule à se battre pour
l’observance des bonnes manières. Son naturel chaste et boudeur en faisait
un être hautement chérissable aux yeux du Castafolte.
D’aucuns auraient dit plus simplement qu’ils s’étaient bien trouvés,
entre coincés du cul.
Ainsi ce couple atypique filait-il le parfait amour.
Du moins en apparence.
S’ils étaient en totale osmose d’un point de vue psychologique, un
problème se posait sur le plan physique.
Leurs ébats demeuraient d’ailleurs un mystère pour l’artificier qui,
chaque fois qu’il se déshabillait, finissait immanquablement par tomber sur
son code-barres et s’éteignait comme une masse. Au réveil, il ne conservait
aucun souvenir des événements.
La baronne ne s’en plaignait pas, elle l’acceptait tel qu’il était. À ses
yeux, ce robot avait davantage à lui offrir que bien des hommes, aussi
considérait-elle la situation comme un juste prix à payer. Lorsque son
compagnon court-circuitait, elle relevait ses manches sans rechigner, et le
réactivait grâce au bouton d’allumage qu’elle savait astucieusement placé
dans un endroit difficile d’accès. Van Der reprenait alors conscience et,
faisant abstraction de cette étrange douleur au fondement, proposait de
reprendre leurs ébats, parfois plusieurs fois de suite, sous l’œil consterné de
son épouse.
Bien sûr, lorsque la frustration se faisait trop forte, il arrivait à la
baronne de flâner dans l’atelier de son mari à la recherche de certains
accessoires, plus ou moins contondants.
Mais au fond, tout cela importait peu. Le seul regret qui ombrageait
durablement son cœur, était l’idée de ne jamais être maman. Elle devait
pourtant l’accepter, et profiter du présent que Van Der avait à lui offrir.
Il en allait finalement de même pour lui, qui, bien qu’il l’ignorât,
continuerait certainement à vivre des siècles après sa mort à elle.
Tout n’était qu’une question de temps présent, à cueillir tel quel.
L’idée d’être une épicurienne fit sourire la baronne.
Elle s’approcha de son mari et lui déposa un baiser sur le front.
— Que me vaut cette baise ? s’étonna l’inventeur.
— Parce que vous êtes là au bon moment, mon ami, répondit-elle
doucement.
Van Der la considéra un instant, ne sachant trop comment interpréter la
situation.
— Vous voulez que je vous sorte mon beffroi ?
La baronne secoua la tête dans un soupir. Son homme avait beau être un
vrai gentleman, parfois il ne comprenait rien à rien.
— Laissez-le donc derrière sa tirette, votre beffroi.
Une mine déçue apparut sur le visage de Van Der.
Elle ajouta :
— Mais je vous montrerai peut-être les valons-wallons tout à l’heure…
À ces mots, un sourire gourmand illumina l’inventeur.
Il allait répondre lorsqu’on frappa à la porte.
— Je pense que ce sont vos clients, souffla la baronne en s’éloignant.

Effectivement.
Lorsque Van Der ouvrit la porte, il tomba nez à bec avec Condor.
— Monsieur Condor, dit-il, monsieur Loup m’avait averti de votre
venue.
Le rapace s’inclina brièvement puis fixa son œil unique sur le
Castafolte.
— Avez-vous la machine ? demanda-t-il simplement.
— Est-ce que j’ai la machine, qu’il dit ? ! Suivez-moi, vous allez être à
la noce !

Le docteur Van Der Castafolte mena l’homme à travers la cour.


Au détour d’une carcasse de bus, un étrange enchevêtrement de toile se
dressa devant eux.
— Voilà ! annonça-t-il fièrement. Je vous présente l’Attrape-Petiot !
D’un geste sec, il fit voler les tentures et découvrit la machine.
Condor observait le résultat, inexpressif.
Van Der sentit qu’il devait s’expliquer :
— Voilà, donc, vous avez ici les bombonnes à fumée, comme sur le
précédent modèle, ici l’espace de projection et les cylindres rotatifs que je
me suis permis de robotiser.
Visiblement, il en fallait davantage pour décrocher une réaction de la
part de son visiteur. Heureusement, l’inventeur n’avait pas terminé :
— Je me suis également autorisé à procéder à quelques petites
améliorations, pour que le spectacle soit plus impressionnant ! J’ai donc
passé la vidéo projection en holoprojection 3D ! J’aime mieux vous
prévenir qu’avec ça, c’est sûr que les gamins, ils vont chier dans leur froc !
Condor ne lui rendit pas son rire.
Castafolte reprit, mal à l’aise :
— Bon et sinon j’ai aussi rajouté une trappe sous les cercles, parce
qu’avec ma super fumée, on peut tout à fait imaginer que le magicien
disparaisse vraiment pendant le tour ! Voyez ? Juste là, la trappe.
Cette fois Condor sembla emballé.
— Merci beaucoup, docteur ! dit-il dans un rictus qui se voulait
certainement amical.
— Je vous en prie, si ça fait plaisir aux enfants, vous savez…
Condor siffla entre ses doigts. Aussitôt un attelage trapu s’approcha et
entreprit de charger la machine sur une remorque.
— Ah ! J’allais oublier, s’écria Van Der.
Il disparut dans son atelier et en ressortit quelques instants plus tard, les
bras chargés de bombonnes.
— Ça c’est pour la fumée ! C’est odeur banane, vous verrez, on en
prend plein le pif, c’est incroyable !
Condor le remercia de nouveau et chargea les bidons sur la remorque.

En voyant s’éloigner ce curieux attelage, Van Der Castafolte se fit la


réflexion que ça devait être chouette d’être un enfant par chez eux.
Ils allaient en prendre plein les mirettes, et ça serait grâce à lui.
Le cœur léger, il rentra chez lui retrouver sa compagne wallonnée.

— Docteur ? Vous allez bien ?


Le robot ne bougeait plus depuis quelques minutes et Francis en était à
se demander s’il n’avait pas bugué.
Mais le regard de Castafolte se braqua soudain sur lui.
— Je suis désolé, bafouilla-t-il en le relâchant. Il faut que j’y aille !
Francis vit alors Henry sauter de son siège et partir en toute hâte,
manquant de casser la porte sur son passage.
Le barman jeta un œil au sempiternel gros client qui était toujours assis
dans l’angle. Celui-ci haussa les épaules et commanda un verre.

Tandis que Castafolte engloutissait la distance qui le séparait de son


laboratoire, Loup venait d’arriver au Terrier.
Il fut accueilli par Condor, dont la mine étonnamment réjouie était de
bon augure.
— Tu es allé chercher le colis ? demanda Loup en ôtant son manteau.
— Oui, le scientifique belge a très bien travaillé, ça va être
impressionnant.
— Montre-moi, ordonna-t-il.
Les deux hommes progressèrent discrètement dans l’enchevêtrement de
souterrains depuis longtemps familier.
Loup balaya les alentours du regard avant de s’engouffrer sous la
tenture des quartiers du Maître.

Au centre de la salle, une nouvelle Porte trônait fièrement.


— Parfait, souffla Loup, elle est encore plus impressionnante que la
précédente.
Condor lui détailla les améliorations apportées par Van Der :
l’automatisation des arceaux, la projection 3D, la trappe pour disparaître
dans la fumée pendant l’utilisation…
Loup semblait satisfait.
— Va les chercher, dit-il.
Condor s’inclina et disparut au pas de course.
Loup contempla un instant cette belle réussite. L’artificier s’était montré
fidèle à sa réputation. Cette pièce allait pouvoir reprendre vie, mais cette
fois-ci, tout serait différent.
Il sourit.
Son voyage à Néo-Versailles lui avait confirmé que son entreprise était
juste. Depuis des années, il enviait cette cité fortifiée qui avait su
s’organiser et prospérer.
Pourtant, à ses yeux, ni ses habitants ni ses dirigeants ne se montraient
dignes d’un tel pouvoir. Des idiots et des parvenus pour la plupart, prêts à
gober n’importe quelle histoire du Voyageur du Temps.
Mais Loup sentait que cette injustice était sur le point d’être lavée.
Bientôt, sa propre cité rayonnerait et détrônerait ce ramassis de
péquenots. Lorsque tout serait en place, l’ordre et la rigueur de la Meute
donneraient naissance à un véritable territoire, sûr et entièrement sous son
contrôle. Il le méritait.
Il savait qu’il avait l’étoffe d’un chef. Bien plus que cet imbécile de
capitaine de la garde qu’il avait pu croiser à Néo-Versailles ! Si des
imbéciles pareils réussissaient à créer une ville, que ne pourrait-il
accomplir, lui qui commandait depuis l’enfance ?
Le monde avait besoin de véritables leaders.
Le Maître l’avait bien formé, mais il avait commis une erreur en
refusant les armes. Aucune société ne pouvait durablement exister sans
expansion.
L’ambition n’était pas une tare. C’était une valeur qu’il revendiquait
fièrement.
Il lui avait fallu du temps bien sûr, mais la patience n’était-elle pas aussi
l’apanage des grands ?
Aujourd’hui était le jour du renouveau. Le jour où son projet prenait
vie.
Il prit une grande inspiration, prêt à embrasser son destin.

Lorsque la salle fut pleine, Loup s’avança face à son auditoire.


La Meute était là. Sa Meute.
Aux premiers rangs, les petites têtes curieuses des enfants le dévoraient
des yeux. Ils s’étaient agglutinés à la hâte, leurs écuelles encore à la main.
À l’arrière, les visages familiers des amis de la première génération
attendaient son discours avec impatience.
Il leva les bras.
— Mes enfants ! Comme je vous l’avais annoncé, le docteur Castafolte,
ce génie que vous connaissez tous, a fabriqué la machine qui nous permettra
d’aller vivre dans l’Autre Monde !
Un murmure admiratif se fit entendre.
— Bientôt, chacun d’entre nous pourra vivre à l’air libre !
Les applaudissements fusèrent, mais Loup les fit taire d’un geste
autoritaire.
— Avant cela, nous devrons nous montrer dignes de ce Monde ! Nous
ne pouvons pas abandonner cette Terre sans rien faire pour elle. Nous
devons laisser une trace positive de notre présence ! Un héritage.
Il fit claquer ses doigts. Immédiatement, Mustang et Appaloosa
apparurent, charriant un lourd coffre de bois.
D’un mouvement rapide et sec, Condor en fit sauter le couvercle.
Loup plongea sa main dans l’ouverture et brandit fièrement une
grenade.
— Notre but est pur ! Charge à nous de le répandre le plus loin
possible ! Si vous vous montrez digne de la Meute, bientôt tous les endroits
que vous connaissez seront sous notre contrôle ! Plus de zombies, plus de
RTI ! Nous pourrons créer notre propre monde ! Tel sera l’héritage que
nous laisserons à la Terre avant de la quitter ! Une enclave de paix !
Cette fois, il laissa le tonnerre d’applaudissements se déchaîner.
Les enfants en liesse se ruèrent sur la caisse d’armes, près de laquelle
Condor assurait la distribution. Bientôt, chacun fut équipé, du plus petit
louveteau au vieil ara de la première heure.
Une petite voix fluette se fit alors entendre par-dessus le brouhaha :
— Loup ? demanda-t-elle.
C’était une petite fille. Elle serrait un pistolet au creux de ses bras
comme elle aurait pu le faire avec une poupée.
Loup la détailla un instant, savourant le moment.
— Oui, mon enfant ? répondit-il, d’une voix qui n’était déjà plus
vraiment la sienne.
Sans un mot, l’enfant déposa son arme et se saisit de son écuelle.
Lentement, elle brandit son offrande.
Quelques instants plus tard, c’était une forêt de bras qui, à leur tour,
prêtaient allégeance au nouveau Maître de la Meute.
Les Petits Bâtards
Le Visiteur du Futur – La Meute

Épisode 5
I

La moustache qui filait dans le souterrain n’avait aucune conscience de


son extraordinaire célérité.
Pourtant le courant d’air qui lui faisait vibrer les poils aurait largement
eu de quoi attirer son attention.
Mais cette moustache n’y prêtait pas garde, concentrée qu’elle était sur
les révélations qui venaient d’avoir lieu plus haut, sous les cheveux.
D’aucuns diraient qu’elle n’avait pas non plus conscience des
révélations qui venaient d’avoir lieu plus haut, car il était globalement
admis qu’une moustache, à l’instar d’une montgolfière, n’avait conscience
de rien.
Sauf bien entendu si cette moustache n’était qu’une figure de style
désignant Henry Castafolte lui-même, auquel cas tout prenait sens.*
(* Il s’agit effectivement d’une synecdoque. Note du correcteur.)
Sous l’épaisse toison brune, les idées du docteur étaient traitées à
grande vitesse. Ses récentes déductions le plongeaient dans un état
d’effervescence proche de l’hystérie.
Loup n’avait jamais eu l’intention de lui faire réparer la Porte. Tout ce
qu’il avait voulu, c’était utiliser sa renommée pour impressionner ses jeunes
recrues.
Des enfants innocents.
Des enfants tels que lui, Henry, avait pu en voir dans les souvenirs de
son ami.
Mais aujourd’hui, des enfants armés.

Lorsqu’Henry Castafolte déboucha enfin dans le couloir menant à


l’entrée du laboratoire, une silhouette noire attira immédiatement son
attention.
Il s’approcha prudemment, les sens en alerte.
— Raph ? c’est toi ? demanda-t-il étonné.
— Yep, souffla le jeune homme.
— Mais qu’est-ce que tu fais ici ? Et Renard ? Et Belette ? s’affola le
scientifique.
— Oui, oui, ils sont là, vous inquiétez pas. Mais depuis qu’elle est
réveillée, ça s’engueule pas mal là-dedans, du coup j’ai préféré prendre un
peu l’air.
Henry tenta un instant de se figurer le réveil de Belette, découvrant le
Visiteur à son côté. Les retrouvailles avaient dû être musclées.
— Je vois, nota-t-il, pragmatique. Mais ne traîne pas trop, j’ai de
grandes révélations à vous faire !
— Oui, oui… j’arrive, répondit Raph d’une voix molle.
Sans en attendre davantage, Henry s’engouffra dans le laboratoire.

Comme il s’y attendait, Belette et Renard se faisaient face. Ils se


tournèrent vers lui dans un sursaut.
— Loup nous a utilisés ! s’écria Henry en entrant. Il sait que la Porte ne
fonctionne pas et il compte employer les artifices de Van Der pour prendre
la tête d’une nouvelle Meute ! Il va armer les enfants !
À sa grande surprise, aucune mâchoire ne se décrocha. Pas même un
petit haussement de sourcil de circonstance.
— Oui, merci, Henry, répondit le Visiteur, nous en sommes venus aux
mêmes conclusions.
Un voile de déception traversa le visage de Castafolte qui détestait rater
une entrée dramatique.
— Ah… très bien, marmonna-t-il.
Il croisa le regard de Belette. Un frisson le parcourut.
La jeune femme sembla le sentir.
— Docteur, je vous dois des excuses, commença-t-elle en désignant la
manche déchirée du scientifique.
Machinalement, Henry fit grincer sa main, réparée à la hâte.
— J’ai cru que vous faisiez partie du plan de Loup, continua-t-elle. Que
vous alliez l’aider à asseoir son autorité auprès de la nouvelle Meute.
— Vous avez cru, vous avez cru…, bredouilla Henry. N’empêche, un
coup de lance-roquettes, comme ça, à bout portant… c’est un peu sévère !
J’aurais pu y rester !
— Et j’en suis vraiment désolée, souffla Belette, sincèrement mal à
l’aise.
Henry la considéra un instant. Ses traits fins, son air mutin… elle avait
gardé un peu de son regard d’enfant. La compassion le gagna de nouveau.
— Oui bon, n’en parlons plus ! conclut-il avant que les larmes ne lui
montent aux yeux.
En une fraction de seconde, la douceur quitta le visage de Belette. Elle
venait de recouvrer son air déterminé.
— Bien, annonça-t-elle, il faut qu’on fasse quelque chose, et il faut le
faire vite. Il nous faut un plan !
Le Visiteur s’avança d’un pas.
— Oui alors…, commença-t-il, déjà je ne sais pas s’il faut se précipiter,
là tout de suite…
Elle le foudroya du regard.
— Il est en train d’armer des enfants ! Bien sûr qu’il faut faire quelque
chose tout de suite !
— Je suis d’accord, mais ça ne sert à rien de se précipiter, il faut
d’abord un plan ! répondit le Visiteur d’un ton qui trahissait une tension
naissante.
— Mais c’est exactement ce que j’ai dit, commença à s’irriter Belette. Il
nous faut un plan !
— Voilà, il nous faut un plan, c’est ce que je dis, moi ! répliqua le
Visiteur.
La guerre d’ego qui semblait poindre donna à Henry le sentiment de
revoir les enfants se chamailler.
— Vous êtes tellement mignons…, lâcha-t-il dans sa moustache.
Belette et le Visiteur le dévisagèrent, pris au dépourvu.

Raph n’avait aucune envie de retourner dans le laboratoire.


Il entendait les éclats de voix et cela lui suffisait pour comprendre qu’il
ne manquait rien.
Il ne savait trop comment se l’expliquer, mais les disputes le mettaient
toujours mal à l’aise. Les engueulades de couple, particulièrement.
Devait-il y voir un rapport avec sa propre histoire ?
La perte de Stella n’était pas encore complètement cicatrisée, il le
sentait. Et même si sa tête lui martelait que c’était mieux ainsi, il ne pouvait
empêcher ses tripes de lui rappeler à quel point la vie avait pu être douce à
son côté.
Éphémère, probablement illusoire, mais douce tout de même.
Il songea soudain au CastaPsy® mis au point par Henry.
L’envie de coiffer le casque de réalité virtuelle pour aller parler de tout
ça avec un psychanalyste numérique l’effleura.
Ne s’entendrait-il pas répondre que l’image de Belette et Renard se
disputant lui était insoutenable car il y projetait l’échec de son propre
couple ?
Certainement. Et que se passerait-il après ? Se sentirait-il mieux ?
Il n’en savait rien. En revanche, il ne doutait pas que le Psy essaierait
très certainement de le tuer avant la fin de la consultation. Un « bug
minime » que Henry avait promis de corriger à l’occasion.
Raph chassa cette idée.
Non, il devait faire son deuil seul, avec du temps, en progressant pas à
pas.
Oui, pas à pas, l’un après l’autre, des petits pas frottant le sol et
s’approchant doucement mais sûrement de…
Il se redressa.
Le bruit qui venait de se mêler à sa réflexion était bien réel. Quelqu’un
approchait.
Il n’eut qu’un quart de seconde pour prendre sa décision : il devait
monter la garde, faire face. Éventuellement dissuader l’assaillant, ou au pire
donner l’alerte !
Une demi-seconde plus tard, il réalisa qu’il avait laissé son courage
dans un autre pantalon.
Il se jeta contre le mur et disparut dans l’obscurité d’un recoin.
Priant pour ne pas s’uriner dessus, il entendit les pas s’approcher.
Bientôt, un murmure se fit entendre. Une petite voix fluette semblait
répéter sans cesse la même litanie.
« … Un… deux… trois… bouton… un… deux… trois… bouton… »
Retenant son souffle, Raph risqua un œil curieux hors de sa cachette.
La petite silhouette qui passa devant lui sans le remarquer était celle
d’un enfant !
Le petit garçon avançait tête baissée, concentré sur sa récitation.
Un gamin ? songea Raph. Mais qu’est-ce qu’il fout par ici ? !
Les enfants ne venaient jamais traîner seuls aussi loin dans les
souterrains. Ce petit bonhomme s’était-il perdu ?
Raph eut un mauvais pressentiment.

— Je dis pas que je suis pas d’accord ! Je dis juste qu’on n’est plus des
gamins ! Ici c’est moi le chef ! C’est moi qui dis qu’on a un plan ! s’écriait
le Visiteur, le visage congestionné.
— Mais on s’en fout de qui dit quoi ! Arrête un peu de faire le gamin !
s’écria Belette, les yeux exorbités par la colère.
— Je fais pas le gamin ! Je dis juste que c’est plus toi la chef
maintenant ! Et si t’arrives pas à comprendre, c’est peut-être que c’est toi la
gamine !
— Mais je vais t’éclater, espèce de connard !
Les deux belligérants s’empoignèrent. Rapidement, une pluie de tartes
sonores vint empourprer le visage de Renard.
— Arrête, putain ! hurlait-il. Gamine, va ! GAMINE ! ! !
Henry contemplait la scène, une tasse à la main, partagé entre l’émotion
de voir la passion qui animait encore ces deux grands enfants, et la
consternation.
La rixe prenait des allures de pugilat grotesque. Le Visiteur, arc-bouté
contre la table, tentait de saisir la chevelure de Belette, laquelle parait ses
tentatives en alimentant un feu nourri de claques et autres pichenettes.
Au milieu du désordre, personne ne prêta attention à l’arrivée d’un
jeune garçon qui poussa discrètement la porte restée entrouverte.
La petite tête châtaine se fraya un chemin à travers les meubles et les
débris de matériel.
— C’est vous, Renard et Belette ?
Instantanément les combattants se pétrifièrent.
Les sourcils d’Henry smurfèrent d’étonnement.
Dans le silence de surprise qui venait de tomber, tout le monde
dévisagea le jeune visiteur qui semblait avoir poussé comme un
champignon au milieu de la pièce.
Machinalement, Henry jeta un regard au plafond, comme cherchant
d’où cet oiseau avait pu tomber.
— C’est vous, Renard et Belette ? reprit l’enfant de sa petite voix
tremblotante.
Le Visiteur et la jeune femme échangèrent un regard.
— Euh… oui, c’est nous, bredouilla finalement Renard. Et toi, tu es
qui ?
— Moi, je suis Mulot, répondit posément le garçon, et j’ai un message
pour vous.
Mulot ? Cela ne pouvait pas être une coïncidence. Cet enfant était un
émissaire de la Meute, Henry en était certain.
Mais avant que quiconque ait eu le temps de bouger, le garçon ouvrit
son manteau et saisit un petit appareil fixé à sa ceinture.
Il brandit devant lui ce qui avait tout d’une télécommande et, au
moment précis où Henry réalisait que sa ceinture ressemblait étrangement à
une batterie d’explosifs, il répéta une ultime fois :
— Un, deux, trois, bouton…
Un poing jaillit.
Trois dents de lait volèrent dans les airs tandis que le visage de Mulot
encaissait l’onde de choc.
La petite main lâcha la télécommande qui se brisa au sol, bientôt suivie
par le corps inerte de l’enfant, sonné.
Tout le monde releva les yeux pour découvrir Raph, le poing tendu et le
souffle court. La lumière qui détourait son visage souriant lui donnait des
airs de héros salvateur, arrivé in extremis à la rescousse de ses amis. Une
petite musique glorieuse n’aurait pas juré dans le tableau.
Mais en lieu et place d’acclamation, la voix de Belette s’éleva.
— Non mais il est con celui-là !
Raph perdit immédiatement son sourire victorieux.
Le Visiteur le dévisageait, ahuri.
— Qu’est-ce qui te prend de taper un petit ? T’es pas bien ou quoi ?
Raph sentit son capital héroïsme s’évaporer.
— Non mais…, bafouilla-t-il. C’est juste qu’il allait tout faire péter
alors…
— Alors quoi ? reprit Henry, tout aussi courroucé. Tu as vu la patate que
tu lui as mise ?
— Non mais c’était pour…
— Tu te sens puissant ? siffla Belette. T’as tapé un petit, tu crois que ça
fait de toi un héros ?
— Non mais attendez, moi je voulais juste…
— T’es un bâtard Raph, franchement faut avoir pas de couilles pour
taper un petit ! ajouta le Visiteur.
Avant que Raph ait eu le temps d’ajouter un mot, Belette se précipita au
chevet du petit Mulot dont la bouche laissait échapper un mince filet de
sang. Elle lui enleva sa ceinture et passa une main le long de sa joue.
Discrètement, le Visiteur leva son pouce en direction de Raph, l’air de
dire « Tu l’as bien dosé mon gars, bravo ! »
Mais dès que Belette se retourna, Renard reprit son air scandalisé.
— Il est si petit, conclut-il, faussement attendri. Raph, j’espère que tu
vas lui présenter tes excuses !
C’en fut trop pour le jeune homme qui explosa en brandissant la
ceinture d’explosifs :
— Mais vous réalisez qu’il allait tout faire sauter, quand même ? !
Regardez ! Vous voyez, là ! Il nous restait que quinze secondes avant que
tout pète ! Je nous ai sauvés bordel !
Les regards se portèrent vers le panneau digital qui indiquait
effectivement le temps restant avant l’explosion.
— Certes, reprit le Visiteur, mais c’est pas parce qu’il restait dix
secondes qu’on n’aurait pas eu le temps de le désarmer proprement, sans
violence.
— Il a raison, ajouta Henry, les yeux toujours rivés à l’écran. Il faut
toujours privilégier la voie humaniste et pacifique ! Quand bien même il ne
resterait plus que cinq secondes…
Belette fronça les sourcils.
— Attendez…
Mais la suite de sa phrase mourut dans sa gorge tandis que l’écran
passait à quatre, puis trois secondes.
— Putain de merde…, souffla le Visiteur.
Dans un mouvement de panique générale, chacun prit ses jambes à son
cou. Accompagnant son geste d’un cri de fillette, Raph lança la bombe à
l’autre bout de la pièce.
Un éclair blanc précéda la déflagration.
Puis les flammes dévorèrent le laboratoire Castafolte.
II

Au Premier Pub Après l’Apocalypse, le Visiteur ne décolérait pas.


— Ah le petit bâtard ! Il a failli nous faire péter la tronche ! Qu’est-ce
que ça veut dire ça ? On vient pas chez les gens pour leur faire péter des
bombes sous le nez ! C’est pas correct !
Raph l’observait faire les cent pas le long du bar.
Un attroupement de clients s’était formé autour de Belette, toujours
occupée à réveiller le Mulot.
L’enfant semblait reprendre des couleurs.
— Ouais, réveille-le ! grognait le Visiteur. Et quand il sera sur pied, je
lui collerai la fessée de sa vie, à ce petit…
Belette lui lança un regard coupe-chique.
Même les clients du bar tressaillirent devant l’œil noir de cette louve
prête à protéger son petit.
— Personne ne touchera au Mulot, avertit-elle froidement. C’est la
Meute, le problème, pas l’enfant.
Henry intervint :
— Belette a raison ! Nous n’avons plus le temps d’attendre. D’ici peu
des enfants armés vont débarquer pour instaurer je ne sais quel ordre
nouveau ! Ils sont prêts, nous en avons eu la preuve.
Le Visiteur ravala sa colère et prit une grande inspiration.
— D’accord, admit-il.
Raph s’approcha à son tour. Il lança au Visiteur un regard chargé de
détresse.
— C’est quoi le plan, alors ? On va pas aller se taper contre la Meute à
nous quatre, hein ? ! On va pas faire ça, pas vrai ?
La pointe d’inquiétude qui faisait vibrer sa voix alerta tout de suite le
Visiteur.
Il était l’heure de reprendre les rênes.
Il lui fallait être un chef.
Il s’approcha de Raph et posa une main ferme sur son épaule.
— Non, nous n’allons pas y aller seuls, ça serait du suicide. Mais
rassure-toi…
En une fraction de seconde Raph comprit que la phrase qui allait suivre
ne lui serait pas inconnue. Il l’attendait comme une délivrance. La promesse
que tout irait bien, et que finalement, rien ne pouvait échapper au contrôle
de son ami.
Un vent d’héroïsme souffla.
— … J’ai un plan ! lâcha effectivement le Visiteur dans un sourire
malicieux. Tu te souviens de notre Plan À Trois, Raph ?
Malgré elle, Belette leva un regard interdit, détaillant tour à tour
Renard, Raph et Henry.
Elle n’avait nullement la prétention de juger les mœurs de ses
compagnons. Après tout, la solitude, la crasse et l’ennui pouvaient se
tromper de bien des manières ici-bas. Mais elle ne comprenait pas en quoi
une partie fine – fût-elle exclusivement homosexuelle – pourrait
présentement se révéler d’une quelconque utilité.
Pire, elle n’avait aucune envie d’y prendre part.
— Je m’en souviens, répondit Raph.
Avant d’ajouter :
— Par contre il faudrait peut-être expliquer à Belette ce que ça signifie,
parce que dit comme ça on pourrait avoir l’impression qu’on passe notre
temps à nous…
— Cette fois-ci, il faut voir plus grand, le coupa Renard. Nous devons
passer…
Il toisa chacun de ses compagnons, ménageant un effet de suspense de
fin de saison.
— … au Plan À Six ! conclut-il fièrement.
Henry reposa son verre et intervint à voix basse.
— Seulement six ? Tu ne veux pas profiter du monde pour lancer une
attaque groupée ? questionna-t-il en désignant la troupe de clients qui
tendait l’oreille vers eux.
Le Visiteur avait sa mine des grands jours. Visiblement, tout était clair
dans son esprit.
— Non, Henry. Je préfère quelque chose de malin et ciblé. Nous
devrons agir discrètement.
— On va les trouver où, les cinq et sixième, du coup ? demanda Raph,
qu’un rapide calcul venait d’instruire sur la nécessité de compléter
l’effectif.
Pour toute réponse, le Visiteur balaya l’assemblée du regard.
D’un mouvement agile, il sauta sur une chaise pour surplomber son
auditoire.
— Écoutez-moi tous ! s’écria-t-il. Notre monde est peut-être
complètement à chier, mais c’est encore le nôtre ! Nous y vivons libres !
L’attention de la salle était totale. Henry nota que le Visiteur n’avait rien
perdu de son pouvoir d’attraction.
— Mais si nous n’agissons pas, très bientôt, une armée viendra dicter sa
loi ici ! Vous vous souvenez de l’invasion des CastaFlics ?
Un grognement d’assentiment secoua la foule.
Henry baissa les yeux.
Il savait qu’il n’était techniquement pas responsable de la création de
cette armée de robots au service de Joseph. Il avait été piraté au moment des
faits. Mais il ne pouvait s’empêcher d’éprouver du remords. C’était sa
condition de machine qui avait rendu ce dérapage possible. Ce qui faisait sa
force était également sa plus grande faiblesse.
Son humanisme souffrait de le savoir corruptible.
Pas idéologiquement.
Technologiquement.
Le Visiteur perçut le trouble de son ami et lui jeta un regard
compatissant. Un regard dans lequel Castafolte crut lire « Eh, Henry ! Tu as
fait beaucoup de choses bien et aujourd’hui j’ai encore besoin de toi, alors
garde la tête haute, mon ami ! »
Instantanément Henry sentit son embarras disparaître.
Le Visiteur continua :
— Si nous n’agissons pas tous ensemble pour protéger notre liberté,
l’histoire se répétera ! Nous devons nous unir ! Maintenant ! J’ai besoin de
deux volontaires !
La foule chauffait. Le discours prenait.
— Et contre qui qu’on doit se battre ? lança une voix dans le fond.
— Contre la Meute ! répliqua le Visiteur. Une horde d’enfants armés qui
s’apprêtent à nous envahir !
Un silence de perplexité tomba.
— Des enfants ? entendit-on.
Puis ce fut l’éclat de rire général.
— Attends, moi des gamins je les casse entre mes fesses ! s’étouffait un
type à la peau partiellement dépigmentée.
— Ils peuvent venir, je leur paierai un godet, ils feront pas long feu !
raillait un autre aux allures de batracien.
Le Visiteur sentait la situation lui échapper. Il éleva la voix
— Vous êtes tous fous, en plus d’être étonnamment moches ! s’écria-t-
il. Ces enfants ne sont pas ordinaires ! Ce sont des survivants, organisés,
entraînés, disciplinés ! Et aujourd’hui ils sont armés ! Ils sont plus rapides
et dangereux que nous tous réunis !
Une ombre d’inquiétude plana dans la foule* (*à environ 2 mètres du
sol).
— Il se réveille !
Belette semblait soulagée.
Le Mulot s’essuya la bouche et cligna plusieurs fois des yeux comme
pour mieux appréhender cet environnement inconnu.
— J’ai soif, dit simplement l’enfant.
D’un regard, Belette missionna Francis qui revint aussi sec avec une
chope.
— C’est tout ce que j’ai, s’excusa-t-il en tendant le breuvage alcoolisé.
Le Visiteur sentit l’opportunité d’emporter l’adhésion définitive de la
foule.
— Vous voyez ! clama-t-il. Ce petit bâtard, là ! Il paie pas de mine, mais
il a fait sauter l’intégralité du laboratoire Castafolte !
Tous les regards se tournèrent vers Henry.
— Il a raison, confirma le scientifique. Il s’est introduit parmi nous,
bardé d’explosifs. Il est si discret que nous n’avons rien vu, c’est un miracle
que nous en ayons réchappé…
Raph toussa ostensiblement.
— … et aussi un peu grâce à Raph, concéda Henry. Mais je peux vous
l’assurer : ce petit kamikaze était prêt à y rester. D’ailleurs, il ne reste rien
de mon laboratoire.
Henry marqua une pause, comme touché par une lame invisible.
Tout est détruit, songea-t-il, amer. Mes machines, mon Introspecteur ®…
La vision de sa bibliothèque dévorée par les flammes lui arracha un
frisson.
Le Sidereus Nuncius était en cendre, lui aussi.
Cet ouvrage avait donc traversé les âges et les dangers pour finir sa
carrière incinéré par un enfant, au fond d’un laboratoire humide.
L’injustice de la vie lui noua la gorge.
Oui, ce petit bâtard avait emporté son Castaship. Il lui avait volé ses
rêves !
Henry Castafolte serra les dents.
Il lui fallait se reprendre. Le véritable responsable de cette horreur
n’était pas Mulot. C’était Loup. Le nouveau Maître d’une Meute prête à
sacrifier ses enfants.
— Demandons à l’enfant, si vous ne me croyez pas ! lança le Visiteur
en se tournant vers le garçon.
Mulot leva de grands yeux étonnés. Le Visiteur reprit :
— Alors dis-nous, petit enculé…
Belette leva un sourcil, Renard s’éclaircit la voix.
— … Dis-nous, mon petit, tu fais bien partie de la Meute, n’est-ce pas ?
— Oui ! Loup est notre Maître, maintenant ! confirma l’enfant qui
semblait ne pas saisir le ton accusateur de son interlocuteur. Et nous allons
créer un nouvel État, plus grand que Néo-Versailles !
Un murmure parcourut l’assistance.
— Et vous êtes combien de petits fils de… de petits, tout court ?
— Houlà, je sais pas exactement… déjà y a les anciens, ça fait au moins
une vingtaine, pis nous, les Louveteaux, on doit être… je sais pas…
quarante ?
L’agitation s’amplifia parmi les clients. Le Visiteur savait qu’il tenait le
bon bout.
— Et vous avez des armes ? finit-il par demander sans détour.
L’agitation retomba, laissant place à un silence tendu. Tous étaient
pendus aux lèvres de Mulot.
— Des armes ? Bien sûr qu’on a des armes ! On a des grenades…
À ces mots, le tumulte de la foule reprit de plus belle.
— Des enfants avec des armes ! C’est scandaleux !
— Il faut faire quelque chose !
— Jamais je me soumettrai à des mioches ! Allons tout de suite leur
botter le cul !
L’enthousiasme qui répondit à cette dernière affirmation fit sourire le
Visiteur. Finalement, lever une armée n’était pas si compliqué. Déjà, une
forêt de mains se levait pour se porter volontaire.
— … des fusils, des fusils sniper, des pistolets…
Avec application, Mulot continuait son énumération, faisant redoubler la
colère des spectateurs.
— … des mines, des lance-roquettes, un lance-flammes, une espèce de
fusil blanc qui fait des trous, des batteuses et, bien sûr, des couteaux.
Lorsque, enfin, Mulot se tut, tout le monde le fixait.
— Alors, qui est avec moi ? ! lança le Visiteur dans un élan d’héroïsme
quasi américain.
Contre toute attente, la foule, jusqu’ici bien gaillarde, resta silencieuse.
— … ils ont quand même vachement de matos…, hasarda une voix.
— … j’avoue, j’ai pas envie de me faire rôtir le cul, surtout par des
petits bâtards !
— On va se faire fumer si on y va !
— Ouais ! Fuyons ! !
— Exactement ! Fuyons ! ! !
Mue par une peur panique, la foule déserta aussi sec, dans un brouhaha
de chaises et de tables bousculées avec empressement.
Francis ne put que contempler l’hémorragie financière de ce très
mauvais coup marketing.
Redevenu silencieux, l’établissement semblait avoir essuyé le passage
d’un troupeau de couards dont les derniers râles bestiaux mouraient au loin.
Le Visiteur jeta un regard dépité à son équipe.
— J’aurais dû les faire payer d’avance, constata Francis, pragmatique.
Puis, comme occultant immédiatement sa déconvenue, il haussa les
épaules, mit de la musique et entama le rangement de la salle, prenant soin
de contourner son sempiternel gros client, endormi dans un coin.

— On est dans la merde ! Putain, on est dans la merde !


Tout le monde acquiesça silencieusement. Le Visiteur disait tout haut ce
que chacun songeait en son for intérieur.
— Comment on va faire, du coup ? demanda Raph qui redoutait que le
Plan À Six ne se transformât en Plan à Quatre.
Le Visiteur paraissait songeur.
Mais avant qu’il ait eu le temps de formaliser sa pensée, une petite voix
fluette s’éleva.
— C’est quoi que vous voulez faire au juste ? demanda le Mulot, les
yeux ronds.
Belette s’approcha de lui et lui passa une main maternelle dans les
cheveux.
— Nous devons empêcher Loup de vous donner des armes. Je sais que
tu l’aimes bien et que tu le respectes, mais nous ne pouvons pas le laisser
vous utiliser comme des soldats.
Mulot fronça les sourcils.
— Mais le Maître fait ce qu’il y a de mieux pour nous, il nous protège !
lança-t-il d’une voix qui trahissait la leçon apprise par cœur.
Belette lui sourit doucement.
— Je sais, Mulot, j’ai été à ta place il y a longtemps.
— Tu as connu le Maître ?
— Oui, avant qu’il soit Maître. J’ai même connu le Maître du Maître. Et
il n’était pas d’accord pour armer de petits garçons comme toi.
— Mais nous devons laisser un héritage à la Terre avant de partir dans
l’Autre Monde !
Un sourire triste apparut sur le visage de la jeune femme.
— L’Autre Monde ne… ne justifie pas de sacrifier des enfants. Vous
êtes l’avenir, Mulot.
— Mais le Maître ne nous sacrifie pas ! s’emporta l’enfant.
Le Visiteur fit un pas en avant et plongea son regard dans celui du
garçon.
— Et envoyer un enfant se faire exploser comme une bombe humaine,
tu appelles ça comment ?
Belette voulut intervenir, mais Mulot se redressait déjà.
— N’importe quoi ! Le Maître m’a demandé de vous livrer un
message ! Un, deux, trois, bouton ! C’est tout !
— C’est tout ? siffla le Visiteur entre ses dents ? Et l’explosion ? Est-ce
que tu réalises que si on ne t’avait pas enlevé cette ceinture tu serais…
— Ça suffit ! l’interrompit Belette.
Le Mulot roulait ses yeux d’un adulte à l’autre, sentant que quelque
chose lui échappait.
— Il n’y est pour rien, déclara la jeune femme. Pas besoin de le
traumatiser davantage !
Le Visiteur s’approcha et se laissa tomber sur une chaise. Pour la
première fois, ses épaules s’affaissèrent.
— Tu as raison, dit-il doucement. C’est juste que ça me rend fou de
savoir que Loup est prêt à envoyer des enfants se sacrifier pour sa cause.
La douleur qui irradia soudain son bassin le plia instantanément en
deux. C’était comme si une boule de feu, partie de son entrejambe, lui
consumait progressivement le ventre, remontant jusqu’à sa gorge.
— MENTEUR ! entendit-il à travers ses oreilles bourdonnantes.
Mulot avait certes de petites jambes, mais un coup de pied avec élan
pouvait se montrer dévastateur pour peu qu’il soit bien placé.
Le Visiteur, en sueur, en faisait l’amère expérience.
Avant que quiconque ait pu esquisser le moindre mouvement, le petit
rongeur se trouvait déjà à l’entrée du pub, une expression de colère lui
barrant le visage.
— Vous êtes des menteurs ! hurla-t-il avant de se faufiler à l’extérieur.
Un doigt apparut à travers la porte vitrée.
— … et des gros pédés !

Au Premier Pub, l’ambiance n’était plus à la révolution.


Les élans libertaires avaient un arrière-goût de pétard mouillé, si tant est
que cela veuille dire quelque chose.
Francis avait lancé son dictaphone et ce qui se voulait une sorte de
musique faisait office de fond sonore.
Quelques liqueurs de zinc avaient coulé depuis la triste désertion de
l’intégralité de la clientèle.
Henry était prostré au bar. Il regardait d’un œil morne Belette et le
Visiteur s’ignorer en silence.
Raph, de son côté, n’avait pas touché à son verre, la simple odeur de
l’alcool frelaté lui donnant des haut-le-cœur.
— On peut le faire à quatre, le Plan à Six ? demanda-t-il.
Le Visiteur se redressa, irrité.
— J’appellerais pas ça un plan à six, si ça pouvait se faire à quatre,
Raph. Un plan, c’est précis !
Henry s’éclaircit la voix.
— Il faut qu’on se décide vite. Le Mulot a dû donner l’alerte,
maintenant. Non seulement nous ne bénéficierons pas de l’effet de surprise,
mais en plus la Meute risque d’accélérer la mise en œuvre de son plan !
— Ça va, je sais Henry ! siffla Renard. Mais au cas où t’aurais pas
remarqué, il nous faut un autre plan.
— Il nous faut un plan tout court ! railla Belette.
Le Visiteur allait pour répondre lorsque Francis vint proposer une
tournée :
— Je vous en remets une petite ? lança-t-il. C’est pour moi.
Les têtes acquiescèrent mollement, dans une quasi-indifférence
déprimée.
Francis s’apprêtait à retourner derrière son comptoir, mais se ravisa
soudain.
— Dites, hasarda-t-il, si vous cherchez du monde, on pourrait peut-être
faire l’affaire, non ?
Le Visiteur le considéra un instant, incrédule.
— Vous ? Qui « vous » ?
— Bah nous, quoi ! répéta Francis en désignant son sempiternel gros
client du fond.
Le Visiteur jeta un regard ahuri à Belette, qui regarda Henry, qui haussa
les épaules.
La surprise passée, le Visiteur s’éclaircit la voix.
— Alors, merci, Francis, c’est gentil, je dis pas le contraire, mais je sais
pas trop si ça va le faire…
— Bah pourquoi ? s’étonna l’aubergiste. On n’est pas moins bien que
les clients que vous vous apprêtiez à recruter, non ?
— C’est vrai, concéda Renard, mais ils étaient nombreux, on aurait pu
choisir les meilleurs.
— Ah d’accord, murmura Francis, visiblement déçu.
D’un geste résigné, il replaça son chiffon noirci au sommet de son
épaule.
— Je me disais juste que des gens qui connaissent le Terrier pourraient
être utiles, lâcha-t-il en s’éloignant.
— C’est gentil mais non merci, Francis, conclut le Visiteur.
Renard se retourna vers ses amis, l’air grave.
— Bien, je sais que j’avais parlé de plan à six, mais bon, il va falloir
qu’on se démerde autrement. Voilà le nouveau plan…
Tout le monde attendit.
Rien ne vint.
Le Visiteur était-il en train de chercher quoi dire ?
Était-il, une fois de plus, en train d’improviser un plan ?
Henry sentit qu’il s’agissait d’autre chose.
Il connaissait son ami. Il avait même appris à reconnaître dans son
attitude les signes annonciateurs d’un mensonge.
Renard était bel et bien en train de réfléchir, mais le fait qu’il ne le
cachât pas était en soi un indice.
Non, le Visiteur semblait lutter pour mettre en forme une idée. Il
parcourait visiblement son esprit à tâtons, à la recherche de l’aspérité qui le
troublait.
Il se retourna soudain vers le bar.
— Qu’est-ce que tu as dit, Francis ?
Le tenancier releva la tête et suspendit son geste.
— Que je vous en remettais une aux frais de la maison ? Ça vient…
— Non, après ! pressa le Visiteur. Par rapport au terrier !
Francis parut hésiter. L’attention dont il faisait soudain l’objet semblait
le mettre mal à l’aise.
— Je pensais juste que des gens qui ont une bonne connaissance du
Terrier pourraient être un avantage pour votre mission. Maintenant je veux
surtout pas nous imposer…
Belette lança un regard d’incompréhension au Visiteur.
— Qui ça, « nous » ? demanda-t-elle.
Francis désigna son gros client du fond de la salle.
— Bah, Toto et moi.
À ces mots, la grosse masse inerte avachie sur sa chaise releva la tête.
— Eh ! On avait dit qu’on s’appelait plus comme ça !
Le Visiteur marqua un temps.
— Toto ? articula-t-il.
Henry plissa les yeux.
Il ne disposait pas de système de reconnaissance faciale à proprement
parler, mais l’analyse des traits de cet individu placide, croisée avec une
extrapolation temporelle du visage de Toto enfant lui fit soudain apparaître
l’évidence :
— C’est bien lui…, murmura-t-il. C’est Taureau !
Le Visiteur n’en croyait pas ses yeux. Il avait bel et bien sous les yeux
la version adulte de son vieil ami au crâne dur !
Les regards se reportèrent sur Francis.
— Mais toi…, lâcha le Visiteur, sonné.
Ce fut Belette qui, la première, parvint à mettre un nom sur ce visage
soudain étrangement familier.
— Pigeon ? C’est toi ? !
Les joues du barman s’empourprèrent.
— Bien sûr que c’est moi ! Vous voulez dire que vous m’aviez pas
reconnu ? Depuis tout ce temps ?
— Mais qu’est-ce que tu fous ici ? ! s’exclama le Visiteur, au comble de
la stupéfaction.
Francis lui jeta un regard étonné.
— Bah c’est toi qui m’as dit que la Lune avait une bonne influence sur
mon cerveau. Du coup j’ai trouvé un boulot de nuit, j’ai ouvert un pub !
Aucun doute. Cette logique implacable, cet air naïf et entier : ils avaient
face à eux la version trentenaire de Pigeon, le volatile crédule prêt à bouffer
des pierres coupe-faim. Il avait vieilli, était devenu quasiment chauve, mais
c’était bien lui.
Tandis que Raph avait la désagréable impression d’assister à une scène
dont il ne connaissait pas les protagonistes, Henry était aux anges.
Ses enfants étaient réunis ! Les Têtards version 2.0.
Le scientifique sentit une douce nostalgie l’envahir à mesure que les
images lui revenaient en mémoire.
Cette petite troupe avait vécu tant d’aventures avant d’être éparpillée au
gré des événements funestes ! Cette réunion inattendue lui paraissait
terriblement émouvante.
— Mais alors, commença Henry, nous sommes… au complet pour le
Plan à Six ?
D’abord, seul le crachoteux fond sonore du dictaphone de Francis lui
répondit.
Le Visiteur semblait absorbé par la musique.
Puis, lentement, il tourna vers Castafolte un regard plein de malice.
Un regard plein d’espoir recouvré.
Un regard que chacun connaissait.
— Presque ! répondit-il, mystérieux.
Et tandis que chacun se demandait ce qu’il pouvait bien vouloir dire par
là, il ajouta dans un sourire :
— Mais nous pouvons lancer le plan !
III

À cette heure matinale, l’avenue des Champs-Élysées était dégagée.


Le Visiteur n’avait aucun mal à circuler entre les carcasses de véhicules
qui jonchaient l’asphalte, et les éboulis d’immeubles qui encombraient le
trottoir.
Tout bien considéré, il n’y avait là rien d’exceptionnel : en cette époque
dévastée, l’avenue des Champs-Élysées était dégagée quelle que soit
l’heure de la journée.
Le Visiteur avançait prudemment, mais d’un pas décidé.
Les numéros défilaient sous ses yeux sans qu’il y prêtât réellement
attention, concentré qu’il était sur sa mission.
Il lança un regard vers le ciel dont les premières lueurs annonçaient une
belle journée. Il eut une pensée pour Henry, avec qui il avait rendu ce
prodige possible par l’annulation des pluies acides.
Un jour peut-être, les Champs-Élysées redeviendraient la plus belle
avenue du monde, si tant est qu’ils l’eussent jamais été.
Approchant du numéro cent, il ralentit son allure. Ses yeux scrutèrent
attentivement les décombres pour identifier l’entrée qu’il cherchait.
Entre deux rochers grisâtres, il reconnut l’endroit.
Il jeta un bref regard par-dessus son épaule et s’engouffra dans la
brèche.
L’obscurité n’était pas uniforme. De minces puits de lumière crue
venaient par endroits déchirer les ténèbres, révélant un sol accidenté, dévoré
par une végétation parasite.
Sa mémoire photographique était un compagnon fiable. Il n’eut aucun
mal à reconnaître les lieux, ni à choisir les bons embranchements, pour
finalement déboucher dans la salle qu’il avait découverte par hasard des
années auparavant.
Rien n’avait bougé. L’indéfinissable odeur de renfermé et d’alcool
flottait toujours dans l’air, comme suspendue pour l’éternité.
Aucun bras ni aucune jambe de l’enchevêtrement grotesque qui tapissait
le chemin ne semblait avoir été déplacé. Les mêmes doigts crispés tendus
vers la lumière, les mêmes visages pétrifiés dans une expression de douleur
et de surprise l’accueillirent silencieusement.
Sans ménagement aucun pour ce cimetière de Castafolte, Renard se
fraya un passage jusqu’au bas de l’escalier.
La grande salle n’avait pas bougé non plus. Probablement personne
n’était entré ici depuis sa dernière visite.
À l’époque, le lieu lui avait paru triste et superficiel. La relique d’un
temps de débauche et d’apparat aujourd’hui révolu. Un rapide tour
d’inspection lui avait toutefois permis de glaner quelques objets utiles à sa
subsistance. Des babioles bonnes à troquer pour la plupart.
Pourtant, l’ironie du sort l’obligeait à y revenir. Il devait aujourd’hui se
replonger dans ce vestige d’une époque où les mœurs n’étaient pas les
mêmes, où les loisirs étaient faits d’alcools, de danses et de rapports sexuels
plus ou moins durables.
Il constata avec amusement que ses pas avaient laissé des empreintes
encore visibles malgré la couche de poussière qui avait continué à recouvrir
le lieu, telle une fine neige artificielle. Il suivit ses propres traces jusqu’au
petit promontoire qui l’avait tant étonné jadis.
La première fois, il lui avait fallu de longues minutes pour comprendre.
Mais aujourd’hui, tout était clair. Tout rentrait dans l’ordre avec une
délicieuse ironie.
Il marqua une pause, savourant un instant l’apaisante sensation
d’emboîter les pièces finales d’un puzzle entamé plus d’une décennie plus
tôt.
Il trouva ce qu’il était venu chercher.
Sans surprise, la chose était encore en place. Ça l’attentait, patiemment,
avec l’indolence d’un objet sans conscience.
Respectueusement, il s’agenouilla et entreprit de placer l’objet dans son
sac à dos.
Des grincements résonnèrent dans le noir.
Lorsqu’il eut solidement fixé sa cargaison, il se mit à la recherche de la
borne.
Elle aussi l’attendait sagement, dans un angle, près des toilettes.
D’un revers de la manche, il essuya la poussière qui recouvrait
l’appareil. À travers le plexiglas, des symboles apparurent. Il parcourut la
liste des yeux. Lorsqu’il fut certain de son choix, il pressa un bouton. Une
diode verte s’alluma, signalant que son choix avait bien été pris en compte.
Dans l’obscurité du Queen, mythique discothèque parisienne du vingt et
unième siècle, le Visiteur sourit.

De son côté, Raph ne souriait pas.


Pour tout dire, Raph était en galère, et ça ne l’enchantait pas du tout.
Il avait d’abord cru que le Plan à Six lui ferait la part belle. Après tout,
n’avait-il pas maintes fois fait montre de son courage par le passé ?
Il s’était imaginé prendre d’assaut le Terrier, sauver les enfants,
combattre Loup en duel…
Bref il avait cru à un truc stylé.
Au lieu de cela, il se retrouvait à errer dans des souterrains inconnus, à
la seule lumière de sa lampe de poche tremblotante.
Il ne s’était jamais aventuré aussi loin dans les galeries Sud, et bien que
cela représentât une péripétie en soi, il ne pouvait s’empêcher de
bougonner.
Combien de temps devrait-il galérer ici ?
Les indications données par Toto étaient-elles seulement fiables ? Après
tout, l’individu tenait davantage de l’outre à vinasse invertébrée que du
guide touristique.
Si ça se trouve, ce poivrot m’a envoyé dans la mauvaise direction !
songea soudain Raph.
Un frisson d’angoisse lui hérissa les poils, à l’exception de ses cheveux,
déjà naturellement dressés.
Tel un porc-épic solitaire et craintif, le jeune homme continua sa
progression le plus silencieusement possible.
Bien que Toto ait affirmé qu’il n’y avait aucun zombie dans ce secteur,
il ne pouvait s’empêcher de rester sur ses gardes.
Le contact du CasTazer© logé au fond de sa poche le réconforta
légèrement. S’il était attaqué, il aurait au moins l’opportunité de se
défendre.
Il y laisserait sûrement sa peau, mais il partirait avec un peu de dignité.
Sauf que personne ne serait là pour le voir.
Cette affreuse pensée l’arrêta.
Se pourrait-il qu’il disparaisse ici bas, dans l’indifférence générale ?
Sans le moindre témoin de sa bravoure ?
Et pire encore… se pourrait-il que sa dépouille fasse la joie des
nécrophiles ?
L’idée de passer du statut de héros solitaire à celui de poupée gonflable
refroidie le fit frissonner.
Il reprit sa marche, forçant son esprit à se concentrer sur les notes que
lui avait laissées Toto.

Les couloirs défilèrent avec une étonnante précision. Le bougre


semblait avoir lui aussi une très bonne mémoire.
Raph n’eut aucun mal à se repérer, de tuyaux en grilles d’aération, de
fissures en crevasses.
Comme annoncé, il ne croisa personne sur sa route. Toute la zone
semblait avoir été oubliée de l’humanité.
Lorsqu’enfin il atteignit la fin de sa feuille de route et tourna à l’angle
du dernier boyau, le soupir de soulagement qu’il retenait depuis de longues
heures mourut dans sa gorge.
En lieu et place de l’antique chaufferie qu’il s’attendait à trouver, il n’y
avait rien.
Juste un cul-de-sac.
Il relut ses notes.
« … puis à droite à l‘intersection du graffiti vert jusqu’à la porte de la
chaufferie. »
Raph releva des yeux perplexes et contempla le mur qui se trouvait face
à lui.
Aucun doute possible : ce mur était un mur. Pas une porte.
Sa mère ! songea-t-il. Qu’est-ce que j’ai encore foutu ? !
Il revint sur ses pas.
À l’intersection, il braqua de nouveau sa lampe de poche vers le graffiti.
Aurait-il pu le confondre avec une éclaboussure d’humidité ?
Certes, il ne s’agissait pas d’une œuvre d’art, mais tout de même ! Il
était fort peu probable que la nature ait pris sur elle de dessiner une tache
ressemblant à s’y méprendre à une bite.
Raph resta un long moment à contempler cette bite, inclinant parfois la
tête pour mieux en appréhender les différentes interprétations possibles.
Mais qu’on la regardât à l’endroit, à l’envers ou de côté, il était
impossible d’y voir autre chose ce qu’elle était : une bite, dans sa plus
simple et authentique représentation picturale.
On y décelait clairement la volonté du peintre de glorifier la
masculinité, avec fougue et énergie. Une impression de mouvement,
volontaire et conquérant, semblait rappeler au spectateur que le bonheur
était à portée de main pour peu que l’on se donnât les moyens de ses
ambitions. Les détails de l’œuvre trahissaient un perfectionnisme artistique
qui, là encore, ne pouvait être le fruit du hasard. Cette ode à la procréation
et à l’hédonisme brillait tel le flambeau de la liberté au cœur des
souterrains. Le choix du lieu ne semblait d’ailleurs pas anodin non plus.
Était-ce un hasard que l’on parlât de « boyaux » pour définir ces couloirs ?
L’œuvre devait certainement s’apprécier tant dans sa représentation murale
que dans l’entièreté de son contexte.
Raph s’interrogeait sur la nature de la figure de style impliquant la
double signification du terme « boyaux », lorsqu’un grattement l’arracha à
son analyse.
Dans son dos, quelque chose semblait se frayer un chemin entre les
débris.
Instantanément, une bouffée d’angoisse le prit à la gorge.
Il était seul. Pire : il était perdu.
D’une main mal assurée il braqua sa lampe en direction du bruit.
Rien.
La pression retomba. Il ne fallait pas se mettre à paniquer au premier
courant d’air.
Réunissant ce qui lui restait d’héroïsme, il entreprit de revenir sur ses
pas.
Peut-être avait-il manqué quelque chose.
De nouveau ce bruit.
Il sursauta et balaya les ténèbres avec frénésie.
Rien.
Cette fois le bruit lui avait semblé beaucoup plus présent.
OK, encore un courant d’air, se dit-il, parfaitement conscient qu’il n’y
croyait plus lui-même.
Il lui fallut plusieurs minutes pour revenir au dernier point balisé par
Toto.
Il s’agissait d’une passerelle métallique, au-dessous de laquelle
croupissait une matière non identifiée.
Les grincements de la structure, combinés aux relents nauséabonds, ne
lui inspiraient qu’une chose : fuir.
Il reprit ses notes.
« Traverser le pont au-dessus du ruisseau et poursuivre par la fissure de
gauche. »
Raph jeta à nouveau un regard à la flaque en contrebas.
« Le ruisseau… »
À bien y réfléchir, cette espèce de marécage malodorant n’avait rien
d’un ruisseau. Une station d’épuration à la rigueur.
Quant à la « fissure » de gauche, il s’agissait plutôt d’une porte voûtée.
Un terrible pressentiment l’envahit : il s’était trompé sur toute la ligne.
Probablement dès les premiers embranchements, confondant un indice avec
un autre. Il lui apparaissait maintenant avec certitude qu’il n’avait fait
qu’interpréter ses notes, se forçant à y voir un semblant de cohérence avec
l’environnement qui se présentait à lui.
Avec effroi, Raph réalisa qu’il était en réalité complètement perdu.
Et ce, depuis un long moment.
Tel un condamné à mort revoyant défiler sa vie devant ses yeux dans les
ultimes instants, il entrevit plusieurs scénarios possibles concernant son
avenir immédiat.
Il pourrait revenir au Dernier Pub, bredouille, et se faire défoncer par le
Visiteur. Voire pire, par Belette ! Il serait ridicule et honteux, la risée du
Plan à Six auquel il ne participait déjà que de loin. Envolées, ses prétentions
de héros, ses demandes de responsabilités ! Le Visiteur lui lancerait un
regard déçu, et annoncerait que, décidément, il devait tout faire tout seul !
Ou alors, il pourrait ne jamais trouver la sortie de ces galeries et mourir
de faim. Après tout, s’il était bel et bien perdu, rien ne garantissait qu’il
puisse revenir à bon port. Il errerait probablement des heures, puis des jours
à la recherche d’un indice. Sa lampe ne durerait pas éternellement et bientôt
il devrait arpenter le sous-sol à tâtons. Avant de tomber de déshydratation.
Avant de mourir.
Le sang battait à toute allure sous les tempes du jeune homme. Il suait à
grosses gouttes, le souffle court.
— Non ! lança-t-il tout haut. Ça va aller ! Je suis arrivé jusqu’ici, je
peux trouver mon chemin jusqu’au Pub !
Il prit une grande inspiration.
Le tremblement de ses mains diminua peu à peu.
Il reviendrait sur ses pas et déciderait alors de rentrer au Pub ou de
reprendre la piste depuis le début. Rien n’était perdu.
Lentement il tourna les talons, prêt à rebrousser chemin.
Mais le bruit se fit entendre de nouveau.
Plus près.
Beaucoup plus près.
Tellement près qu’il pouvait percevoir un grondement sourd derrière le
crissement du sol.
Livide, Raph se concentra pour trouver le courage de braquer sa lampe
devant lui.
Ce fut d’abord une lueur qui attira son attention, une brillance qui
semblait flotter au-dessus du sol, une dizaine de mètres plus avant.
Lorsqu’une seconde bille de lumière jaillit de l’obscurité, Raph comprit.
Ce n’était pas des lueurs, mais des reflets.
Les reflets de sa propre torche dans les yeux sinistres d’un RTI dressé
sur sa route.
Machinalement, le jeune homme serra son CasTaser®.
Il n’avait droit qu’à un coup. S’il ratait la bête, il n’aurait jamais le
temps d’attendre que l’appareil soit de nouveau chargé.
Délicatement, il sortit son arme, sans faire de geste brusque, pour ne pas
énerver l’animal.
Son propre courage l’étonnait. Lui qui se croyait du genre à s’évanouir
au moindre danger, il savait maintenant qu’il valait quelque chose ! Il était
lui aussi un héros, et cet obstacle n’était qu’une occasion pour lui de
prouver sa valeur.
Ce rat mutant pouvait le tuer, c’était certain. Mais Raph le voyait surtout
comme un passeport vers la gloire. Vers le respect de tous. Le Visiteur,
Belette, Henry : chacun allait savoir qu’il n’était pas qu’un sidekick
comique.
Son heure était venue.
Il prit une grande inspiration… mais ne bougea pas.
Un deuxième grondement dans son dos venait de se faire entendre.
Tournant lentement la tête, Raph découvrit avec horreur un deuxième
RTI, plus imposant que le précédent, qui lui bouchait le passage, interdisant
toute retraite.
Tandis que sa confiance de héros naissant s’émoussait déjà à vive allure,
ce furent bientôt une troisième, puis une quatrième paire d’yeux qui
s’allumèrent dans le noir.
Raph jeta un regard vers la flaque, d’où un rongeur visqueux et gluant
l’observait également avec appétit.
Au cœur des souterrains Sud, piégé dans un nid de RTI dont les
grondements sourds emplissaient ses oreilles, Raph sut que tout était fini.
IV

À quelques mètres de l’entrée du Terrier, une silhouette sortit de sa


cachette pour jeter un œil impatient dans le couloir.
— Putain mais qu’est-ce qu’il fout ? !
Henry haussa les épaules.
Le Visiteur reprit :
— Ça fait au moins une heure qu’il devrait être ici ! Il croit quoi, que je
donne le planning à titre indicatif ?
— Il a peut-être eu un problème, intervint Belette.
Henry lança un regard à Toto.
— Vous êtes certain de lui avoir donné le bon itinéraire ? !
Toto leva des sourcils offensés.
— Bien sûr que c’est le bon itinéraire ! Vous me prenez pour qui ? Un
poivrot ?
Personne ne répondit.
Henry n’était pas tranquille. Non seulement Raph était en retard, ce qui,
bien qu’inquiétant dans le contexte actuel, pouvait totalement lui
ressembler, mais en plus, l’idée de se donner rendez-vous aussi près de
l’entrée du Terrier ne lui plaisait pas. Ils étaient à découvert, bien trop
exposés.
Pigeon releva la tête :
— Il faudrait peut-être que quelqu’un aille le chercher… Imaginez qu’il
ait fait une mauvaise rencontre…
Le Visiteur soupira.
— Non, on ne va pas le chercher ! On est prêts à passer à l’action ! Il va
arriver.
De nouveau, un silence embarrassé tomba.
Henry sentait l’inquiétude gagner l’équipe. Chacun devait être en train
d’imaginer les pires scénarios.
Bien sûr, le danger que représentait la Meute leur ordonnait une
intervention rapide. Mais c’était de Raph qu’il était question. Ils ne
pouvaient pas l’abandonner. C’était un des leurs.
Son esprit scientifique prit le dessus.
— Nous avons élaboré un plan à six, or jusqu’à l’arrivée de Raph nous
ne sommes que cinq. Nous devrions aller le chercher ! Pigeon a raison, il
est peut-être en danger.
Le Visiteur le fusilla du regard.
— J’ai confiance en Raph ! Il va y arriver ! Il est capable de lire une
carte, quand même !
— Oui, mais c’est peut-être la carte, le problème, répondit Belette.
— Eh ! Dites que vous avez pas confiance en moi ! s’indigna Taureau.
— Vous habitez au Pub, siffla Henry.
— J’habite pas au pub ! se défendit le bovidé. Je suis juste trop bourré
pour rentrer chez moi ! Rien à voir.
Même Pigeon lança à son ami un regard désespéré. Le regard que
pourrait lancer un avocat plaidant non-coupable à son client après l’avoir
entendu avouer un autre meurtre.
— Nous devons aller chercher votre ami, trancha Belette en se levant.
— Personne ne bouge d’ici ! s’étrangla le Visiteur. Raph va arriver,
nous devons juste lui laisser un peu plus de…
Soudain des pas se firent entendre dans une galerie voisine.
Des gens approchaient.
— Merde ! On va se faire pécho, murmura Pigeon, déjà en nage.
Des éclats de voix leur parvenaient. Aucun doute, il s’agissait d’enfants
de retour de mission.
Henry lança un regard affolé au Visiteur.
— Suivez-moi ! lança-t-il.
En une poignée de secondes, ils furent devant la grande porte
métallique.
— Henry, fais-moi la courte ! ordonna le Visiteur.
Au-dessus d’eux, la trappe dissimulée dans le faux plafond paraissait
désespérément loin.
Belette se retourna vers le couloir. On distinguait à présent les premières
lueurs d’une lampe à huile.
Henry saisit le Visiteur, et le jeta tout entier dans l’ouverture.
— À toi mon gros ! intima-t-il à Toto.
Taureau s’exécuta, vexé.

Les enfants qui débouchèrent à l’angle quelques instants plus tard


marchaient lentement.
— Nique sa mère, comment elles sont lourdes ces armes ! lança le plus
chétif qui était à la traîne.
— Ferme-la, Limace, et rampe plus vite ! répondit sans se retourner
celui qui semblait être le chef.
— On peut pas juste ralentir un peu ? geignit encore le freluquet.
— Non on peut pas ! On doit être là pour la Grande Leçon. Sinon on
n’aura pas de division. Et si on n’a pas de division, on participera pas à la
guerre. Et si on participe pas à la guerre…
— Ouais, on n’ira pas dans l’Autre Monde, conclut Limace, à bout de
souffle.
Cinq coups sourds furent assénés sur la porte.
— Qui va là ?
— Ta mère en slip !
— OK, entrez.

Dans l’obscurité du plafond, Belette et Renard échangèrent un regard.


— Vous avez entendu ? murmura le Visiteur. On n’a plus le temps.
Allons-y !
— Et le Plan à Six ? souffla Pigeon, mal à l’aise.
— Nique sa mère, c’est un plan à cinq maintenant !
Avant que quiconque ait eu le temps de discuter, le Visiteur ouvrit la
marche.

L’équipe s’était scindée en deux groupes.


D’un côté, Henry et le Visiteur arpentaient la galerie principale dans le
silence le plus complet. Ils n’en étaient pas à leur première mission, ils
savaient travailler ensemble, sans mot dire.
Belette, elle, menait Pigeon et Toto à travers les couloirs auxiliaires,
ceux-là mêmes qu’elle avait empruntés pour fuir bien des années plus tôt.
L’histoire est faite d’ironies, songea-t-elle tandis que les souvenirs lui
revenaient avec force.
Elle n’était pas la seule à être en proie aux réminiscences. Pigeon et
Toto ne pipaient pas mot, mais ils étaient tout aussi émus.
— C’est ici que je vous ai croisés pour la dernière fois, Renard et toi !
finit par murmurer le volatile.
— Silence ! Tu vas nous faire repérer ! répliqua sèchement la jeune
femme.
Mais derrière cette carapace de cheftaine qu’elle avait spontanément
recouvrée, Belette pensait exactement la même chose.
Son histoire avec la Meute s’était achevée ici, dans ce souterrain. Elle
entendait encore les cris des enfants, annonçant le départ du Maître sur des
notes haut perchées.
Elle ne pensait pas revenir un jour, et pourtant il lui semblait soudain ne
jamais être complètement partie. Comme si une partie d’elle-même était
restée prisonnière de ces galeries.
Volontairement ?
Sans hésitation, elle appuya de tout son poids contre un renfoncement
du mur, dissimulé dans l’obscurité.
Ses compagnons assistèrent, effarés, à l’ouverture d’une galerie secrète
qu’aucun d’eux ne connaissait.
— Comment t’as fait ça ? demanda Pigeon, bouche bée.
— J’ai poussé.
Elle s’engouffra dans la mince ouverture.
— Grouillez-vous !
Lorsqu’ils furent tous entrés dans le boyau, elle repoussa la paroi
derrière eux.
— C’est le Maître qui m’a fait découvrir ce passage le soir où…
Elle n’eut ni l’envie ni le besoin de terminer sa phrase. Chacun savait.
Ils reprirent leur route et gardèrent le silence sur plusieurs centaines de
mètres.
Chaque pas brassait son lot d’émotions et de souvenirs. Cette marche,
les uns derrière les autres à la simple lueur d’une lampe à huile ; le souffle
de ses compagnons qui finissait invariablement par se synchroniser ; tout
semblait indiquer à la jeune femme qu’elle était à sa place. Une place
qu’elle n’aurait peut-être jamais dû quitter.
Elle s’arrêta brusquement et leur fit face.
— Vous voulez la voir ? demanda-t-elle soudain en réajustant le lance-
roquettes qui lui couvrait le dos.
Les deux compères échangèrent un regard.
— Qui ça ? s’enquit Pigeon.
L’expression indescriptible qui barrait le visage de Belette les fit
frissonner.
— La tombe du Maître, murmura-t-elle.
Malgré lui, Toto eut un mouvement de recul. La perspective de
s’approcher physiquement du Maître, même mort, semblait faire rejaillir
son autorité d’antan. Toto se sentit soudain retomber en enfance, la boule au
ventre.
— Tu… tu sais où elle est ? bredouilla-t-il.
— Oui. C’est moi qui l’y ai mis.
Pigeon déglutit avec bruit.
— Pourquoi tu nous proposes ça ?
Belette détourna le regard et pointa un renfoncement.
— Parce qu’elle est juste là.

— Je suis content d’être là avec toi, lâcha le Visiteur en jetant un regard


à son acolyte.
Henry sourit.
— Moi aussi, mon vieil ami. J’ai l’impression de te revoir courir dans
les couloirs, comme si j’y avais été moi aussi.
— On est un peu comme des amis d’enfance, alors ? gloussa le Visiteur.
— Lorsque j’aurai un nouveau labo, nous trinquerons à ça ! promit
Castafolte.
Étonnamment, l’ambiance était légère. Les deux hommes ne semblaient
pas stressés pour un sou.
Henry savourait l’instant. C’était très exactement dans ce genre de
moments qu’il aimait avoir conscience de sa condition de robot. Non
seulement il ne craignait rien, mais il savait qu’il pourrait littéralement
botter le cul de cette bande de fous, quelles que soient leurs armes.
La sérénité du Visiteur lui paraissait cependant un peu plus mystérieuse.
Avait-il à ce point confiance en son plan pour être si calme ? La perspective
de retourner sur les terres de son enfance pour y confronter un ancien ami et
une armée d’enfants aurait pourtant dû l’intimider.
Henry ne savait trop comment interpréter la situation. Le Visiteur était
peut-être tout simplement un héros.
Ou un inconscient.
— Finalement, je ne regrette pas, tu sais…, commença Renard.
— De ?
— D’avoir intégré la Meute. Je pense que c’est ce qui pouvait m’arriver
de mieux à cet âge. Qui sait où j’aurais fini si je n’avais pas eu la structure
de ce groupe.
— De ce que j’ai pu voir, ça n’a pas été facile au début, confirma Henry.
Mais après, vous aviez l’air de bien vous amuser.
— Oui, c’était un peu nos meilleures années. Mais ça, on ne le réalise
que bien plus tard, murmura le Visiteur, nostalgique.
— Et puis ça t’a permis de rencontrer Belette, ajouta le scientifique.
Ensemble vous avez franchi une étape importante vers l’âge adulte !
Le Visiteur tourna vers lui un regard soudain suspicieux.
— Qu’est-ce que tu entends par « étape importante » ?
Henry sentit la chaleur de l’embarras lui gagner les joues.
— Eh bien rien de spécial, bafouilla-t-il. Vous avez grandi ensemble
donc… vous avez découvert la vie ensemble, c’est normal !
Les yeux du Visiteur s’étaient mués en un duo de meurtrières
horizontales.
— Qu’est-ce que ça veut dire « apprendre la vie » ? siffla-t-il.
Il avança son visage et toisa Castafolte.
— Dis-moi Henry… jusqu’où tu es allé dans mes souvenirs après la
Meute… ?
Le robot ne savait plus comment désamorcer la situation. Il en était
arrivé au point critique où tout ce qu’il dirait serait fatalement une
maladresse qui aggraverait son cas.
— Je n’ai rien vu ! Rien du tout ! Et même si j’avais vu, je n’aurais pas
regardé ! Déjà parce que ça ne me regarde pas ! Et en plus je ne juge pas, de
toute façon ! Et puis bon, faudrait quand même être un peu vicelard pour
mater des gamins en train de se…
Voilà, il l’avait fait. Comme prévu, le stress lui avait fait dire n’importe
quoi.
Renard le dévisageait en tremblant de colère.
La vibration de fureur qui secouait le canidé aurait sans nul doute alerté
un vétérinaire.
Il saisit Henry par le col et s’apprêtait à le faire voyager à travers un
nuage de postillons, lorsqu’une voix s’éleva devant eux.
— Haut les mains, peau de lapin !

La petite sentinelle qui les tenait en joue ne devait pas dépasser un


mètre quarante de haut. Le canon de sa mitraillette penchait
dangereusement vers le sol, signe que l’arme était trop lourde pour lui.
— Nous ne sommes pas des lapins, répondit le Visiteur sans se
démonter. Je suis Renard !
— Je m’en bats les fesses, de vos blazes ! Les mains en l’air où je vous
transforme en écumoire !
Henry tiqua sur l’emploi du terme écumoire. Habituellement, un
assaillant menaçait ses victimes de les transformer en passoire, ce qui était
beaucoup plus logique.
— En passoire ? ne put s’empêcher de proposer le scientifique.
— Nan, en écumoire ! confirma l’enfant. Et si tu me parles encore, je te
rase la moustache avec ça !
Le garde souleva difficilement son arme et envoya une rafale mal
maîtrisée au plafond.
La perspective de perdre ses attributs pileux sur un malentendu
linguistique convainquit Henry de ne plus intervenir.
— Bon, vous allez venir avec moi ! lança l’enfant.
Le Visiteur éclata d’un rire forcé.
— T’entends ça, Henry ? Ce petit zizi croit qu’il peut nous donner des
ordres !
Henry ne partageait pas la désinvolture de son ami. Provoquer un enfant
armé d’une kalachnikov pouvait avoir des conséquences imprévisibles.
Comme pour couper court à toute discussion, le bruit d’une arme qu’on
recharge se fit entendre dans leur dos.
Henry découvrit avec stupeur trois petits bâtards qui pointaient sur eux
une ribambelle de pistolets automatiques.
— Bon, vous savez quoi ? On va vous suivre ! déclara le Visiteur,
conciliant.

Belette, Toto et Pigeon contemplaient la pièce vide.


L’endroit ne présentait aucune marque distinctive, pourtant il
bourdonnait d’une vibration indescriptible à leurs oreilles. Par sa sobriété,
ce mausolée imposait le recueillement.
Francis s’éclaircit la gorge.
— C’est là que vous aviez caché les armes ?
Belette ne pouvait détacher son regard du sol.
— Oui, souffla-t-elle. Mais Loup a tout pris.
— Et… le Maître ? interrogea Toto.
Elle désigna une tache sombre, qui semblait avoir incrusté le béton.

La dernière fois que Belette avait vu son père, il gisait sur le sol de cette
pièce, se vidant peu à peu de ce qui lui restait de sang. Il était déjà mort
depuis de longues minutes, mais elle s’était toujours efforcée de se souvenir
de lui comme d’un homme endormi. Paisiblement allongé sur le flanc.
Combien de temps était-il resté là, avant que Loup ne le trouve ? Des
mois ? Des années ?
Qu’était-il resté de lui au moment où la porte s’était rouverte ? Au
moment où les armes avaient été arrachées à leur cachette ?
Les trois amis restèrent muets un instant, comme récitant une prière
silencieuse pour leur guide de jadis.
Belette fut la première à bouger.
— Allons-y, dit-elle simplement.
Lorsqu’ils furent de nouveau en ordre de marche, avalant les couloirs de
leurs foulées rapides, la jeune femme sentit sa gorge se dénouer.
Ce pèlerinage improvisé lui avait fait du bien. Elle avait la douce
impression d’avoir enfin dit au revoir à son mentor. De lui avoir rendu un
dernier hommage apaisé. Elle sourit.
Des années après leur dispute, Belette venait de faire la paix.
Comme libérée d’un poids, elle sentit que les verrous de l’oubli
lâchaient enfin. Elle s’autorisait à se souvenir.
Les rires autour du feu lui revinrent en mémoire. Les longues parties de
planque à l’affût d’une proie, les séances de ménage…
Comparativement au reste de sa vie, la Meute lui avait offert ses années
les plus insouciantes.
Son pied heurta quelque chose.
Elle ramassa l’objet et le considéra un instant. Un autre souvenir
remontait.
— Eh Pige-Pige, tiens, un coupe-faim ! lança-t-elle à Francis en même
temps qu’un caillou.
Le barman l’attrapa au vol et le fixa un instant de ses yeux naïfs.
Lorsqu’il croisa le regard de Belette, il découvrit avec étonnement
qu’elle contenait difficilement un éclat de rire.
Toto fut le premier à craquer.
Bientôt, les trois amis furent pris d’un fou rire général.
Les yeux humides, ils se regardaient à tour de rôle, incapables de
prononcer le moindre mot. Les images qui s’imposaient derrière leurs yeux
ravivaient des spasmes d’hilarité. Le rire suraigu de Pigeon les faisait tous
repartir de plus belle. Dans un élan fraternel, Toto les saisit par le bras et les
attira à lui.
Ils restèrent un long moment enlacés, à savourer ce petit moment de
bonheur.
— Vous m’avez manqué, les gars, chuchota Belette en s’autorisant à
laisser rouler, le long de sa joue, sa première larme de joie depuis bien
longtemps.

Henry et le Visiteur n’avaient pas eu le choix.


Ils étaient à genoux.
L’humiliation était d’autant plus cuisante qu’ils avaient face à eux une
véritable cour d’école, armée jusqu’aux dents. Les enfants s’étaient tous
agglutinés pour assister au spectacle. Il en arrivait encore, venant compléter
l’assistance jusqu’en haut de l’antique escalier de fer.
À la lueur des chandelles, les canons et les gâchettes brillaient d’un
éclat inquiétant.
— On les tue ? demanda une petite voix, perdue dans la masse
compacte qui les encerclait.
— Non, pas encore.
Un murmure de déception traversa la salle.
— Pourquoi ?
— Parce qu’il faut d’abord demander au Maître !
Le Visiteur ne put retenir un soupir ironique.
— Le Maître… bah voyons…, railla-t-il.
Un enfant s’approcha et, sans rien dire, lui administra un violent coup
de crosse dans les côtes.
Le Visiteur hurla.
— Espèce de petit enculé ! Attends que je retrouve ton père, tu vas voir
comment il va te…
Un second coup le cueillit au menton. Le Visiteur roula en arrière.
— Mais putain ! ! ! C’est de la délinquance ! Voilà ce que c’est !
s’époumona Renard en se massant le visage.
La petite voix reprit :
— On les tue, maintenant ?
— Non, toujours pas.
— Mais pourquoi ? !
— Parce que si ça se trouve, on va les manger.
Cette fois, ce fut un murmure de satisfaction qui accueillit l’idée.
— Mais si on les mange, va bien falloir qu’on les tue non ?
— Bon, tu la fermes ta gueule, la Mule, ou bien ?
— D’accord, capitula la petite voix. N’empêche que je pense qu’il faut
qu’on les tue.
Henry jeta un regard à son compagnon. Déjà amoché en temps normal,
on ne voyait finalement pas trop la différence. Le Visiteur lui fit un signe
d’apaisement.
— Ça va aller, Henry, t’inquiète !
Soudain, la foule s’agita. Tels des animaux dotés d’un sixième sens, les
enfants semblait anticiper l’arrivée de leur Maître.
Henry fixa la Grande Tenture qui se dressait devant eux, tel le théâtre
des événements qui étaient sur le point d’avoir lieu.
Le silence se fit.
D’un geste révérencieux, deux mini-soldats écartèrent les pans du tissu
et Loup fit son apparition.
Comme percevant un signal inaudible, la Meute s’agenouilla.
Le long manteau noir frôlait le sol en silence à mesure que ce Maître
d’un genre nouveau s’approchait des prisonniers.
Henry fut frappé par la métamorphose.
Il émanait de cet homme une force tranquille et implacable. Était-ce
l’effet du pouvoir ? Ou bien l’éclosion d’un être qui embrassait enfin la
destinée à laquelle il avait toujours cru ? Henry n’aurait su le dire. Ce qui
était certain, en revanche, c’était que le regard bleu nuit de ce loup avait
viré à l’acier. La détermination se lisait sur ses traits détendus et confiants.
Lorsque, enfin, il parvint à leur niveau, Loup hocha la tête en direction
d’Henry.
— Docteur, dit-il d’une voix calme et élégante.
— Monsieur Loup, répondit machinalement Henry, captivé par le
magnétisme de leur hôte.
Le regard de Loup se porta alors vers le Visiteur.
Un frisson parcourut Henry.
Les deux hommes ne s’étaient pas vus depuis des années. Il assistait en
cet instant précis aux retrouvailles de frères ennemis que la vie avait
séparés.
Pourtant, tout aurait pu être différent.
Henry les revit, enfants, se congratuler après une chasse, ou s’éloigner
en dissertant bras dessus, bras dessous. Il les revit se battre ensemble contre
les RTI du cimetière, le jour où le Visiteur avait sauvé Loup d’une mort
certaine.
Henry sentit poindre une terrible impression de gâchis. Ces deux-là
auraient pu être les meilleurs amis du monde.
Mais au lieu de cela, Loup allait très certainement opter pour
l’exécution, puis il mettrait toute la région au pas.
Le Visiteur croisa le regard de son ancien compagnon.
La tension était palpable.
— Renard, dit Loup.
— Loup, dit Renard.
— Bien ?
— Tranquille.
Le silence tomba. Autour d’eux, des dizaines de paires d’yeux curieux
les dévoraient. Fermement agrippés à leur artillerie, les enfants ne perdaient
pas une miette du spectacle.
— Je mentirais en disant que votre visite est une surprise, reprit Loup,
un léger sourire au coin des lèvres. Cependant, auriez-vous l’amabilité de
nous dire ce que vous faites ici ?
Un rictus amer s’afficha sur le visage du Visiteur.
— C’est pas parce que t’es le méchant de l’histoire que tu dois parler
comme un agrégé de lettres, tu sais…
— Vieux réflexe, concéda Loup. Cependant, je ne suis pas sûr d’être le
méchant de l’histoire.
— Ah ouais ? Qui armerait des gosses et les enverrait se faire tuer pour
agrandir son territoire ?
— Je ne fais que donner à la Meute ce dont elle a besoin pour survivre
depuis le départ du Maître, répliqua tranquillement Loup.
Henry se raidit. Visiblement Loup avait une idée derrière la tête.
— D’ailleurs, reprit-il, peut-être as-tu quelque chose à nous dire à
propos du départ du Maître… ?
Le Visiteur encaissa sans broncher. Le duel qui s’engageait était avant
tout oratoire. Il n’avait jamais été question d’approcher Loup
subrepticement. Renard voulait l’affronter en face à face, devant la Meute !
— Absolument j’ai des choses à dire à propos du Maître, commença la
Visiteur.
Il jeta un œil entendu à Henry. Un œil qui voulait dire « showtime ! »
D’un bond, il se remit sur ses jambes, provoquant un mouvement de
recul général de l’assemblée. Il prit une grande inspiration et énonça d’une
voix forte :
— Votre Maître vous ment ! Il vous ment comme son Maître avant lui !
Il n’y a pas d’Autre Monde ! Il n’y en a jamais eu ! Tout ce qu’il fait, c’est
vous utiliser comme armée ! J’ai été un membre de la Meute, bien avant
vous. À l’époque, Loup n’était pas le Maître ! D’ailleurs le Maître ne
voulait pas de lui comme successeur ! C’est à moi qu’il avait confié ses
secrets ! Et vous savez pourquoi ? Parce qu’il ne voulait pas que nous
utilisions les armes ! Le Maître était contre !
Il jeta à Loup un regard assassin. Les deux hommes étaient face à face.
— Tu as détourné la Meute à des fins personnelles ! Tu as trahi
l’enseignement du Maître ! lâcha-t-il sans ciller.
Puis le Visiteur se retourna vers la foule.
— La Porte est une supercherie ! C’est un tour de magie qui ne vous
mènera nulle part ! Je l’ai découvert il y a bien longtemps, le Maître me l’a
avoué ! Alors, arrêtez tout ! Lâchez vos armes ! Vous allez vous faire tuer
pour rien ! Suivez-moi, et sortons d’ici car vous n’irez jamais dans l’Autre
Monde ! Votre Maître est un menteur !
Lorsqu’il se tut, le Visiteur tremblait. Rares étaient les occasions qui
pouvaient le mettre dans cet état. Henry nota le trouble qui troublait son ami
et occasionnait une si troublante répétition.
Le sort de ces enfants lui était cher. Bien plus que celui de n’importe
quelle autre cible lors de leurs missions. Peut-être plus cher encore que le
sort de la Terre elle-même. Il se retrouvait dans ces enfants. Quelque part,
Henry comprit que ce n’était pas eux que le Visiteur cherchait
désespérément à sauver. C’était lui.
Dans le public, les petites têtes échangeaient des regards interdits. Le
doute avait pris.
Le Visiteur se tourna vers Loup, victorieux.
Mais l’immarcescible sourire en coin qu’arborait Loup suffit à ébranler
sa satisfaction.
Henry nota le changement de température. Loup avait visiblement prévu
une riposte. La guerre n’était pas finie.
— Mes enfants, commença Loup, vous avez devant vous l’exemple de
la perversion qui gangrène ce monde !
Il se tourna à son tour vers l’auditoire.
— Renard a raison ! Lui et moi nous sommes connus il y a bien
longtemps. Bien avant que je sois Maître. Mais ce qu’il ne vous a pas dit,
c’est pourquoi il a décidé un jour de quitter la Meute…
Loup interrogea le Visiteur du regard, mais ne le laissa pas parler.
— Il est parti le jour où le Maître a décidé de retourner dans l’Autre
Monde !
Cette fois le Visiteur fit un pas en avant.
— Ça suffit ! Il n’y a pas d’Autre Monde, Loup ! Tu le sais très bien !
— Absolument ! reprit Loup, à la surprise générale. Renard a encore
raison ! Il n’y a pas d’Autre Monde… du moins, il n’y en a pas eu pour le
Maître !
Les enfants semblaient perdus au milieu de ce combat rhétorique, ne
sachant plus vraiment à quel saint se vouer.
— Et vous savez pourquoi il n’y a pas eu d’Autre Monde pour le
Maître ? continua Loup, imperturbable. Parce qu’il l’a tué !
Cette estocade fit l’effet d’une bombe. L’assemblée bruissa
d’indignation.
— Oui mes enfants ! Renard, qui avait annoncé le départ du Maître,
essayait en réalité de cacher son meurtre ! Il a tué le maître ! Et il s’est
enfui !
Le brouhaha devint de plus en plus hostile. Loup rétablit le silence d’un
simple mouvement de main.
— J’ai retrouvé le corps du Maître, bien après que Renard a pris la fuite.
J’ai découvert la vérité, mes enfants.
— Tu mens ! éructa le Visiteur hors de lui.
— Ose prétendre le contraire ! tonna Loup. Ose me dire que tu ne savais
pas que le Maître était mort lorsque tu as déserté !
Le Visiteur transpirait à grosses gouttes. Le débat lui échappait, il le
sentait.
— D’accord, je savais mais…
— Assassin ! hurla Loup, bientôt repris en chœur par toute la Meute. Tu
as tué notre Maître et tu voudrais que l’on te croie ? Qui ment, ici ? !
« MENTEUR ! MENTEUR ! » La foule, hystérique scandait à tue-tête
le refrain entonné par Loup.
Henry chercha le regard de son ami. C’était le moment d’intervenir ! Il
ne fallait pas attendre davantage avant de lancer le défi.
Il suffit d’une fraction de seconde au Visiteur pour rassurer Henry.
Le clin d’œil qu’il venait de lui glisser discrètement indiquait qu’il avait
la même lecture de la situation.

Jusqu’ici, tout s’était déroulé comme prévu. Ils avaient été capturés et
menés jusqu’à Loup. Plus important encore : toute la Meute assistait à la
scène.
Mais le plus dur ne faisait que commencer. Il fallait maintenant passer
au réel motif de leur venue.
— Très bien, Loup ! lança le Visiteur, faisant taire la vindicte. Puisque
l’Autre Monde existe, pourquoi ne nous en fais-tu pas la démonstration ?
Utilise la Porte et traverse les dimensions, je te regarde ! Tout le monde te
regarde !
Pour la première fois, une moue de surprise apparut sur le visage de
Loup.
— Que j’utilise la Porte ? Mais pourquoi devrais-je prouver que je ne
suis pas un menteur alors qu’il est de notoriété publique que tu l’es !
Le Visiteur toisa de nouveau la foule.
— L’un d’entre vous a-t-il déjà vu la Porte fonctionner ? Avez-vous déjà
vu votre Maître aller dans l’Autre Monde ?
De nouveau, un bruissement des chuchotis parcourut les spectateurs.
Chacun semblait interroger son voisin.
— Alors, Loup ? reprit le Visiteur. Pourquoi ne pas tous nous mettre
d’accord et prouver que c’est bien moi qui mens ! Utilise la Porte !
Tous les regards se portèrent sur le Maître de la nouvelle Meute. Tous
attendaient sa réponse.
Allait-il accéder à la requête du Visiteur pour clarifier la situation ?
Mais ce faisant, ne risquait-il pas de se montrer vulnérable, comme
cherchant à se justifier ?
Devait-il au contraire refuser toute discussion ? Au risque de laisser
planer le doute…
Henry sentait que l’auditoire était partagé. Cela rendait ces secondes
silencieuses particulièrement longues et insoutenables. Loup, impassible, ne
laissait transparaître aucune émotion. Impossible pour Henry de lire dans
son jeu. L’animal avait une poker face des plus efficaces.
Enfin Loup ouvrit la bouche.
— Je n’ai pas besoin de vous montrer la Porte pour prouver que tu
mens, lâcha-t-il, douchant les espoirs du Visiteur.
Il leva lentement la main au-dessus de lui et claqua des doigts :
— Furet, Grenouille, Hermine ! appela-t-il à la manière d’un maître
d’école convoquant ses élèves au tableau.
Immédiatement, trois petites têtes se faufilèrent jusqu’à lui et vinrent
former une ligne à ses côtés.
Henry n’aimait pas ça. Quelle ruse Loup avait-il gardé dans sa botte ?
— Dis-moi Furet, où avez-vous grandi avant que je vous sauve ?
— À Néo-Versailles, Maître, répondit l’enfant.
— Grenouille, tu connaissais Renard ?
— Oui, c’était le Voyageur du Temps. Il faisait des spectacles. Il disait
qu’il voyageait dans le temps pour sauver la ville.
Le Visiteur échangea un regard avec Henry. La situation dérapait. Henry
pressentit que le pire restait pourtant à venir.
— Il prétendait sauver la ville ? Et que disait-il d’autre, Hermine ?
— Il a dit qu’il venait d’un Autre Monde, répondit posément la petite
fille.
La démonstration de Loup ne laissait aucun doute : il s’apprêtait à
crucifier le Visiteur. Henry avait beau solliciter toute sa puissance de calcul,
il ne voyait rien à dire pour contre-argumenter.
Loup éleva encore la voix :
— Et tout cela était-il vrai, mes enfants ?
— Non ! répondirent les recrues en chœur.
— C’était que des histoires qu’il inventait !
— Même que quand les gens ont découvert ses mensonges, ça a fait les
Émeutes de Néo-Versailles !
Loup prit un air faussement surpris.
— Comment ? Cet homme serait à l’origine des Émeutes de Néo-
Versailles ? !
Un grondement monta depuis le public. L’assistance s’échauffait.
Mais le sourire de Loup indiquait que la démonstration n’était pas
terminée.
— Dis-moi, Hermine, continua-t-il, pourquoi as-tu rejoint la Meute ?
La petite fixa le Visiteur d’un œil mauvais.
Henry comprit.
Mais il était trop tard.
— Parce que mes parents sont morts dans les Émeutes ! cracha l’enfant.
— Et toi, Grenouille ?
— Mes parents sont morts… à cause de lui ! hurla le petit batracien en
pointant un index accusateur vers le Visiteur.
Cette fois, la foule se souleva dans un rugissement de haine et
d’indignation.
Loup s’approcha de son ancien ami.
— Tu vois, Renard, tu ne peux pas venir ici me donner des leçons de
vérité alors que tu n’as passé ta vie qu’à mentir. Non seulement tu as tué
notre Maître, mais c’est aussi à cause de toi si ces enfants sont orphelins !
Nouveau tollé. La foule, chauffée à blanc, avait du mal à maintenir les
rangs.
— Que devons-nous faire de lui ? hurla Loup à ses disciples.
Sans surprise, la sanction fut demandée à l’unisson :
— LA MORT ! LA MORT ! ! !
Le triomphe de Loup était total.
Henry sentit une vague de colère l’envahir.
Il haïssait Loup de manipuler ainsi les événements à sa convenance.
Mais il se détestait encore plus d’avoir cru qu’il suffirait de venir ici pour
mettre au jour la supercherie ! Comment avaient-ils pu être aussi naïfs ? !
Ils avaient sous-estimé leur adversaire, c’était impardonnable !
À présent, il importait peu que Belette et son équipe remplissent leur
mission. Tout prendrait fin ici.
Pas pour lui, bien sûr, car on ne tue pas si facilement un Castafolte.
Mais il ne pourrait probablement pas sauver le Visiteur. Les enfants étaient
trop nombreux.
Tandis que la foule réclamait toujours la tête de l’assassin, Loup tendit
lentement le bras.
Cette fois, ce ne fut pas une écuelle qu’on lui brandit en signe de
soumission.
Mais une arme.
— Tu vois, Renard, si la Meute telle que je la conçois avait pris le
contrôle de Néo-Versailles, il n’y aurait pas eu d’émeute. La sécurité passe
par les armes, tu ne l’as jamais compris. Mais je trouve finalement assez
ironique que ce soit ton propre cas qui vienne me donner raison.
Loup leva son arme et vint poser le canon contre le front de son
camarade.
— Loup, je t’ai sauvé la vie, souffla le Visiteur sans le quitter des yeux.
— Oui, et aujourd’hui je m’apprête à en sauver bien plus encore.
Loup arma le chien de son arme.
Henry activa le préchauffage de son turbo-poing. Il n’aurait qu’une
fraction de seconde pour faire la différence.
Mais Loup semblait tout voir et tout entendre.
— Détendez-vous, docteur, dit-il sans le regarder.
Immédiatement une dizaine d’enfants soldats encerclèrent Henry, le
tenant en joue lui aussi.
Le Visiteur ferma les yeux.
— Tu ne peux pas me tuer, chuchota-t-il.
— Non ? Et pourquoi ? demanda Loup à voix basse, sans quitter son
sourire.
Le Visiteur prit une grande inspiration :
— Parce que je demande à être jugé par la Parole !

Non loin de là, l’équipe B avançait rapidement, se repérant au bruit de


la foule.
— Vous avez entendu ? lança Pigeon. On n’entend plus rien tout à coup.
— Oui, il a dû se passer un truc, confirma Toto.
— Tu crois qu’ils les ont butés ?
— J’en sais rien… si ça se trouve, ils les ont mangés…
— Ça suffit ! les coupa Belette. Commencez pas à vous faire des films !
On est plus très loin. On reste concentrés !
Au fond d’elle, la jeune femme n’était pas plus rassurée que ses
acolytes. La mission d’Henry et du Visiteur était encore plus kamikaze que
la leur. Peut-être n’auraient-ils pas dû s’arrêter devant la tombe du Maître.
Peut-être avaient-ils perdu de précieuses minutes qui allaient coûter la vie à
leurs amis, qui s’étaient laissé prendre pour faire diversion.
Elle chassa cette pensée. Il fallait rester forte, jusqu’au bout. C’était leur
seule chance.
Bientôt elle s’arrêta, accroupie.
— Vous êtes prêts ?
— On y est ? demanda Francis de sa voix inquiète.
Belette hocha la tête.
— Nous allons déboucher juste derrière le fauteuil du Maître, vous vous
souvenez ?
Les deux autres opinèrent, concentrés sur leurs souvenirs.
— Bien, la Porte sera face à nous, à une quinzaine de mètres.
— D’accord, mais comment on la sabote ? Ça va faire du bruit, non ?
remarqua Toto.
— Ce qu’il faut, c’est que Loup soit ridicule lorsqu’il l’utilisera. La
supercherie doit sauter aux yeux des enfants.
Du bout de son lance-roquettes, Belette traça un schéma dans la
poussière du sol.
— J’ai vu la Porte fonctionner du temps du Maître. Toute la magie
repose sur la fumée. Si nous coupons les arrivées de fumée : plus de
projection vidéo, plus de disparition.
Elle désigna les quatre tuyaux qui alimentaient le dispositif.
— Nous devrons aller vite : Toto tu prends celui-là, toi, Pige-Pige,
celui-ci. Moi, je m’occuperai des deux autres…
— Entendu, acquiesça Taureau.
— Oh ! s’exclama Francis, vous croyez que c’est pour ça qu’il fallait
être six à la base ? Pour qu’on prenne chacun un tuyau, pour aller plus vite ?
Belette le considéra en hochant la tête.
— Tu sais, Pigeon, je trouve que ton cerveau est beaucoup mieux
oxygéné depuis que tu as perdu tes cheveux.
Un large sourire de fierté accueillit ce sarcasme.
— Ça c’est gentil, Belette ! Merci !
— Bon allez, vous êtes prêts ? reprit la jeune femme. Soyez discrets,
mais rapides.
Ils échangèrent un dernier regard de concertation, puis Belette poussa la
pierre.
Une seconde plus tard, ils avaient basculé dans les quartiers du Maître.

Pour la première fois, le sourire de Loup avait complètement disparu.


Le silence était tombé dans l’assemblée. Même Henry avait été pris de
court par la demande de son ami.
— Tu veux… être jugé par la Parole ? répéta Loup comme pour tenter
de déceler le piège.
— Bien sûr ! Il n’y a que la Parole qui peut condamner à mort, non ?
N’est-ce pas la Vérité, la Connaissance ?
Loup semblait suspicieux.
— Certes…, concéda-t-il.
Dans la foule, l’excitation reprenait ses droits. L’idée de consulter
l’oracle réjouissait les enfants.
« LA PAROLE ! LA PAROLE ! »
Loup leva les bras.
— Eh bien soit ! Nous consulterons l’Oracle !
Puis il baissa la voix à l’intention du Visiteur.
— N’espère pas t’en sortir avec ça, je lui fais dire ce que je veux, à la
Parole…

Quelques instants plus tard, la petite tête blonde du nouveau préposé à


la Parole s’inclinait devant Loup en lui tendant la précieuse relique.
Henry voyait enfin de ses propres yeux cette boîte qui l’avait tant
fasciné durant l’introspection.
La foule s’était tue, et un silence religieux accompagna l’ouverture du
réceptacle.
Loup s’empara du crâne avec précaution.
Lentement, il le souleva au-dessus de lui.
Des murmures de peur et d’admiration se firent entendre.
— Qu’il en soit ainsi, la Parole décidera du sort de ce meurtrier !
annonça Loup, solennel.
Henry nota que le visage n’était pas exactement celui de son souvenir. Il
semblait moins décharné. Comme étrangement familier. Il supposa une fois
de plus que les visions générées par l’Introspecteur ® étaient très
certainement déformées par les sensations du sujet. Enfants, Renard et
Belette devaient voir cette tête beaucoup plus effrayante qu’elle ne l’était en
réalité. Tranquillement lovée au creux de la main de Loup, elle semblait
inoffensive.
Loup reprit :
— Dis-nous, Parole, toi qui détiens la connaissance des mondes et le
savoir d’ici et par-delà…
Henry remarqua que Loup avait quelque peu modifié l’invocation. Mais
cela restait tout à fait convaincant.
Contre toute attente, le Visiteur le coupa :
— Mais qu’est-ce que tu racontes, Loup ! La Parole n’existe pas ! C’est
juste une marionnette !
— Silence ! tonna le nouveau Maître. La Parole est notre Oracle, tu le
sais très bien !
Le Visiteur, se tourna une nouvelle fois vers le public.
— Franchement, vous y croyez ? ! Moi j’ai plutôt l’impression que
votre Maître raconte n’importe quoi !
Loup semblait passablement agacé par ces interventions intempestives.
— Bon ça va, là ? À quoi tu joues ? ! cracha-t-il. Tu as demandé la
Parole, alors maintenant ferme ta gueule et attends ton jugement !
— Ce jugement est bidon ! cria le Visiteur.
— Ne l’écoutez pas ! reprit Loup. La Parole vient de l’Autre Monde,
elle a été apportée par le premier Maître, il y a bien longtemps ! La Parole
n’appartient à aucune dimension, c’est pourquoi elle connaît tout ! Le passé,
le présent et surtout l’avenir ! Notre avenir !
— C’est n’importe quoi, murmura encore le Visiteur.
Mais Loup n’était plus disposé à se laisser interrompre. La foule était de
nouveau captivée par le spectacle.
— Quel sort devons-nous réserver à nos visiteurs, Parole ? ! Ces
menteurs, meurtriers qui tentent de corrompre la pureté de notre projet !
Malgré lui, Henry était hypnotisé.
Cette tête parlante demeurait un mystère que son esprit scientifique
souhaitait percer, coûte que coûte. Allait-elle encore prendre vie ? Ou allait-
il être une nouvelle fois le témoin d’une illusion, colportée par les souvenirs
déformés de ses patients ?
Mais une fois de plus, le visage s’anima.
Lentement les traits se déformèrent, et les orbites blanches apparurent.
« Elle va parler ! ! » entendit-on dans l’assistance.
La bouche grinça.
— Ssss…
Tout le monde tendit l’oreille.
— … iiinnn… Euuuuhh…
Spontanément le cercle se rétrécit autour de l’oracle, chacun tâchant
d’entendre au mieux le murmure divinatoire.
— … live ! ! ! cracha finalement le crâne.
Le préposé entama aussi sec sa recherche dans le livre des traductions.
— Live : vivre ! annonça-t-il.
Une exclamation de surprise secoua l’assistance. Loup fronça les
sourcils.
— Attendez une seconde ! Je repose la question !
Faisant taire le brouhaha naissant, Loup reformula sa requête.
Mais c’est alors qu’un événement inattendu se produisit. La Parole
sembla soudain plus loquace. Comme retrouvant de l’énergie.
— Ssssss…, siffla-t-elle avec une intensité croissante.
Henry jeta un regard au Visiteur. Il souriait.
— SSSSSSS…
La Parole ressemblait à une cocotte-minute sur le point d’exploser.
Soudain un autre bruit se fit entendre. Des coups sourds, qui semblaient
venir de derrière.
Henry retint un cri d’effroi en découvrant que le sac à dos de son ami
était secoué de spasmes. Il semblait habité d’une vie propre.
Le Visiteur le fit glisser le long de son bras et ouvrit toute grande
l’ouverture de toile.
Un hurlement d’horreur s’éleva lorsque les enfants découvrirent un
corps décapité et désarticulé s’échappant de sa prison de fortune. Telle une
araignée, l’être avança à même le sol, battant l’air de ses membres à la
recherche d’une prise solide sur laquelle s’appuyer.
Loup lui-même semblait incapable du moindre mouvement.
Il vit cet être informe et sans visage s’approcher de lui et, à tâtons, se
saisir de la tête qui sifflait toujours dans sa main.
Lorsque le corps fut en possession de la Parole, il la brandit au-dessus
de lui, et dans un geste sec se l’enfonça sur le cou.
Il y eut un clic.
La Parole se tut.
Le corps s’immobilisa.
— Mais qu’est-ce que…, commença Loup.
Le corps sursauta soudain, faisant reculer la foule d’un bon mètre.
La Parole roula ses yeux morts vers les spectateurs.
Tous la virent ouvrir la bouche.
Gonfler le torse.
Et d’une voix claire s’écrier :
— SSSSS… STAYING ALIVE ! ! ! ! AH ! AH ! AH ! AH ! STAYING
ALIVE ! STAYING ALIVE !
Dans l’instant d’après, le corps se livrait à une chorégraphie inattendue,
tendant les bras, tournant sur lui-même et se caressant l’entrejambe de
manière suggestive.
Henry, la bouche grande ouverte, comprit enfin ce qu’il avait sous les
yeux : il assistait incrédule au premier show survenu depuis bien longtemps,
d’un Castafolte gogo-dancer !
Et ce spectacle n’avait pas vraiment été pensé pour des enfants.

— Beurk !
— Pourquoi il se touche le zizi, la Parole ?
— Ils sont vraiment très serrés, ses vêtements…
Dans le public, les commentaires fusaient. Les enfants cherchaient une
explication à ce qu’ils avaient sous les yeux. Et la tâche était ardue.
Comment auraient-ils pu comprendre le plaisir qu’éprouvait Freddy
Castafolle à cet instant précis ? Lui qui croyait sa carrière de danseur
définitivement révolue.
L’automate s’était résigné depuis bien longtemps à considérer sa vie
d’artiste comme un lointain souvenir. Il lui avait donc fallu accepter cette
improbable reconversion en oracle de pacotille. Faiblement alimentée par sa
petite batterie de secours, la tête avait passé de longues heures, enfermée
dans sa boîte, à ressasser son ultime soir de représentation au Queen.
L’émeute des Castafoltes lui avait coûté la tête. Et sa carrière.
Mais tandis que tout rêve de gloire l’avait abandonné, une étrange
sensation s’était emparée de lui récemment. Quelque part, un bouton avait
été pressé, et on lui demandait une chanson.
Maintenant que son corps lui avait été restitué et qu’il recouvrait son
alimentation optimale, il comptait bien éblouir l’assistance. Si ce soir devait
être son dernier show, il ferait en sorte que chacun parte avec des étoiles
dans les yeux.
Mais en guise d’étoile, Freddy – la Parole – Castafolle, prit un coup de
fusil à pompe.
Le robot vola le plus gracieusement qu’il put, et s’écrasa finalement
dans un coin, manquant complètement sa réception.
— Ça suffit comme ça ! tonna Loup, le canon de son arme encore
fumant.
Le Visiteur arborait son sourire des grands soirs.
— Vous avez vu ? ! s’écria-t-il d’un ton de surprise très mal jouée. La
Parole était un Castafolte !
Des murmures d’assentiment firent frémir la foule. Renard continua.
— Mais alors ? Si la Parole n’est pas un Oracle de l’Autre Monde…
comment être sûr que l’Autre Monde existe bien ? Hein, Loup ?
Les yeux bleu nuit de Loup scrutaient le Visiteur avec colère. Ses doigts
se crispèrent sur son fusil.
— La Porte, commença-t-il, est une réalité ! Tout le monde ici a vu que
le docteur est venu pour la réparer ! affirma-t-il en désignant Henry.
— J’y ai peut-être cru, mais je n’ai rien réparé du tout ! se défendit le
scientifique, outré que l’on puisse songer à l’utiliser pour un mensonge.
— Est-ce que vous ne voudriez pas que le Maître vous montre comment
fonctionne la Porte ? ! harangua le Visiteur. Est-ce que vous n’avez pas
besoin d’une preuve, maintenant ?
Complètement déstabilisée, la Meute commençait à s’agiter de manière
désordonnée. Visiblement, les avis étaient partagés.
Mais telle une gangrène, le doute qui avait gagné quelques enfants ne
tarda pas à se répandre. Les chuchotis se muèrent en bavardages, puis en
brouhaha.
— Qu’est-ce que tu cherches à faire avec la Porte ? grogna Loup au
Visiteur. Tu crois qu’elle ne fonctionne pas, c’est ça ?
— Je ne crois rien du tout. Je veux juste que ces enfants aient une
chance de juger par eux-mêmes.
Loup plissa les yeux comme pour lire dans le jeu de son ami.
Henry sentit que la mission était sur le point de fonctionner. La
situation, qui était quasiment désespérée, pouvait enfin basculer en leur
faveur. Il fallait que ce nouveau Maître accepte.
Il fallait que l’équipe B ait le temps d’agir.
— Très bien, souffla finalement Loup, en imposant le silence d’un signe
de main. Mes enfants, je ne peux laisser le doute s’insinuer dans vos cœurs,
car cela empoisonnerait l’Autre Monde, et je ne pourrais plus vous y
emmener. Je sens la perversion du mensonge vous gagner, et je ne peux
l’accepter…
— C’est toi le menteur ! murmura le Visiteur.
— Ferme-la Renard, t’es encore plus un menteur que moi ! siffla Loup,
laissant se fissurer sa carapace de chef.
— C’est celui qui dit qui y est…, marmonna le Visiteur.
Loup s’apprêtait à répondre, mais se ravisa. Il n’était pas encore
suffisamment hors de lui pour se laisser entraîner dans ce genre de jeu. Il
restait maître de la Meute, et de ses nerfs.
— Je vais donc vous montrer la Porte. Je vais aller dans l’Autre Monde
et j’en reviendrai. Et lorsque je l’aurai fait, le doute n’aura plus sa place
parmi vous.
Les enfants piaillèrent d’impatience. Loup jeta un dernier regard à son
ancien ami.
Le Visiteur sourit.
Loup le fixa de longues secondes. Puis lui rendit son sourire.
Ce n’est qu’à cet instant qu’Henry nota quelque chose.
Quelque chose qui aurait dû les alerter dès leur arrivée.
Un frisson d’angoisse parcourut le scientifique à mesure qu’il balayait
la pièce du regard. Il déglutit avec peine et dut se rendre à l’évidence :
Condor n’était pas là.
V

Les pans de la Grande Tenture s’ouvrirent soudain et les pires craintes


d’Henry se matérialisèrent.
Condor se tenait fièrement au centre de l’ouverture, le canon de son
fusil sniper collé au front de Belette.
De part et d’autre, les Jumeaux tenaient Toto et Pigeon en respect.
Loup fixait toujours le Visiteur en souriant.
— Tu croyais vraiment que j’allais tomber dans ce piège, Renard ?
murmura-t-il.
D’un hochement de tête, il indiqua à Condor qu’il pouvait faire entrer
les prisonniers.
Les cinq compagnons du Plan à Six se retrouvèrent bientôt à genoux,
face à Loup.
— Voyez ! cria-t-il à la foule. Ce menteur et son équipe ont tenté de
saboter notre Porte !
À ces mots les enfants brandirent leurs armes en signe de colère. Les
jurons commencèrent à fuser. Cette fois, Loup ne calma pas l’assemblée, il
reprit de plus belle :
— Pourquoi essayer de la saboter si elle ne fonctionne pas ? ! demanda-
t-il, ironique. Je vais vous le dire : parce qu’ils savent très bien que notre
Porte mène réellement vers l’Autre Monde ! Ils sont jaloux !
Déjà, la foule réclamait la mort. Il fallut l’intervention de plusieurs
anciens pour contenir les ardeurs des plus jeunes.
— En tant que Maître, je ne peux pas tolérer qu’on menace notre
Terrier ! Qu’on menace ce monde qui est notre récompense !
Les paroles de Loup galvanisaient les troupes. Les enfants, les yeux
brillants de folie, voulaient en découdre. Ils voulaient massacrer les intrus.
— Voilà pourquoi nous devons nous défendre ! Voilà pourquoi nous
devons étendre notre territoire ! Voilà pourquoi nous devons imposer notre
loi ! répétait Loup, tel un tribun possédé.
Il tourna lentement le regard vers ses prisonniers et prit un instant pour
les détailler, avant d’ajouter avec dédain :
— Voilà pourquoi ils doivent mourir !
Sans l’ombre d’une hésitation, il braqua son arme sur Belette.
Leurs regards se croisèrent. Il n’y avait aucune compassion à chercher
dans l’œil bleu nuit, Belette le savait. Elle baissa la tête.
Henry n’hésita pas une seconde.
D’un mouvement imparable il brandit son poing en hurlant la
commande vocale qui déclencherait l’attaque :
— TURBO-POING ! ! !
Les accumulateurs de puissance libérèrent leur décharge et, dans un
bruit de torpille, sa main gantée se détacha soudain de son bras.
Pour s’écraser à peine un mètre plus loin.
— What the…, commença Henry.
Ne lui laissant pas le temps d’analyser son échec, Loup pivota vers le
scientifique et pressa la détente.
La déflagration à bout portant pulvérisa la chemise d’Henry et le projeta
plusieurs mètres en arrière. Le robot s’écrasa dans un grincement de métal
tordu. La dernière chose qui parvint à sa conscience fut le souvenir de sa
main, maladroitement réparée. Il n’eut pas le temps de s’en vouloir. Déjà,
Loup était au-dessus de lui, visant son visage. Il y eut une nouvelle gerbe
d’étincelles, puis tout devint noir.
Ivre de vengeance, la foule hurla de joie. Mais la soif de meurtre des
enfants était loin d’être étanchée.
Sous les acclamations, Loup brandit de nouveau son arme vers Belette.
Il pressa la détente.
Le chien de l’arme claqua dans le vide.
Un silence déçu tomba.
Réalisant que leur ennemi devait recharger, Toto sauta sur ses jambes et
s’élança tête baissée.
Dans un mouvement précipité, Loup tenta de vider son arme pour y
introduire deux nouvelles cartouches. Mais Taureau était plus rapide. Loup
vit avec horreur cette énorme masse arriver sur lui, prête à le pulvériser
comme une vulgaire cloison de bois.
Une déflagration se fit entendre.
Pigeon hurla.
Loup ne fut pas pulvérisé.
Au lieu de cela, Toto s’effondra comme un poids mort et glissa sur le
sol, face contre terre.
Tout le monde se retourna vers Condor, dont le fusil fumait encore.
Loup lui adressa un bref hochement de tête.
Bientôt une tache de sang se forma autour du visage de Toto. Il avait été
tué sur le coup.
Belette et le Visiteur étaient glacés d’effroi. Leurs muscles tétanisés
rendaient toute tentative de fuite ou d’attaque impossible.
Loup s’approcha d’eux. Son arme était chargée. Les hurlements de la
foule reprirent de plus belle.
Les jeux du cirque continuaient.
— Nous aurions pu éviter tout cela, chuchota Loup. Vous n’auriez
jamais dû tuer le Maître.
Belette releva vers lui des yeux emplis de larmes et de colère.
— Nous n’avons pas tué le Maître ! C’était un accident !
Loup haussa les épaules.
— Ça n’a plus d’importance maintenant.
Le Visiteur eut un sourire amer.
— Au final, c’est grâce à nous si tu es devenu son successeur, grinça-t-
il.
Loup secoua lentement la tête, indifférent à l’attaque.
— Crois-moi, je l’aurais été. Le Maître l’avait prévu ainsi.
— Et comment crois-tu que tu aurais réagi en apprenant que tout était
faux ? demanda le Visiteur sur un ton de défi.
Le sourire de Loup s’élargit. Son œil avait repris un éclat malicieux. Il
se pencha en avant et murmura à l’oreille de son ancien camarade :
— Tu veux que je te dise un secret ? (Il laissa passer un instant.) Quand
vous l’avez découvert… je le savais déjà.
Il se redressa pour contempler l’effet de sa révélation.
Belette et le Visiteur étaient blêmes.
— Impossible…, souffla Belette.
— Comment ? demanda le Visiteur d’une voix blanche.
— Le Maître m’avait tout dit. Bien avant ton arrivée, il avait déjà choisi
son successeur. Il avait vu en moi celui qui serait capable de perpétuer son
œuvre. (Loup plaqua son arme contre la poitrine du Visiteur.) Donc tu peux
partir tranquille, ajouta-t-il. Les choses sont en ordre…
Inconsciemment, le public baissa d’un ton.
Tous sentaient que l’instant était important. La victoire finale du Maître
sur un ennemi de longue date. Un événement crucial pour l’avenir de la
Meute.
Pourtant, Loup ne semblait pas jubiler outre mesure. Aucun plaisir
sadique, aucune satisfaction personnelle ne se lisait sur son visage. Le
Visiteur fut presque peiné de constater que celui qui s’apprêtait à le tuer, ne
le faisait que par devoir.
Dans un silence mortuaire, Loup posa son doigt sur la détente.
Renard sentit quelque chose se glisser au creux de sa paume. C’était la
main de Belette. Il l’étreignit. Une pensée réconfortante le traversa
fugacement, celle de ne pas mourir seul. Il baissa la tête, tâchant de faire le
vide.
Pour que seule la douce présence de Belette à ses côtés subsiste. Au
moins finiraient-ils ensemble.
L’arme grinça lentement à mesure que la pression de Loup se faisait
plus forte sur la détente. Les crissements du métal semblèrent durer une
éternité.
Ils paraissaient venir de loin. Très loin. La foule s’agita. Derrière ses
paupières crispées, le Visiteur sentit résonner en lui une vibration sourde.
Irréelle.
Était-il mort ?
Il percevait encore le son du métal se mêlant aux bruissements de
l’assemblée.
Le public devait se réjouir.
Il se concentra sur la main de Belette, la serrant plus fort. Elle répondit à
sa pression.
Le Visiteur rouvrit les yeux.
Il était toujours vivant.
Il leva un regard étonné vers Loup, mais celui-ci ne prêtait déjà plus
attention à lui.
Renard réalisa soudain que le son qu’il entendait était bien réel.
Belette l’entendait elle aussi.
Loin derrière eux, dans ce qui restait de l’escalier de fer, la foule
s’agitait. Les enfants criaient en se bousculant.
Le Visiteur fronça les sourcils. Le grondement sourd qui résonnait
jusque dans sa cage thoracique n’était pas le fruit de son imagination. Il se
faisait de plus en plus fort.
Il se concentra. Il connaissait ce bruit.
À mesure que la vibration s’intensifiait, une ondulation parcourait la
foule, s’approchant inexorablement.
Lorsqu’enfin le grondement toucha l’extrémité de l’escalator et ne fut
plus qu’à quelques mètres, le Visiteur comprit.
Avant que Loup ait pu esquisser le moindre geste, un RTI jaillit entre les
enfants et se précipita vers Condor toutes griffes dehors.
Un instant plus tard, un deuxième apparaissait, puis un troisième.
Une colonie entière de rongeurs aux yeux rouges et aux babines
baveuses prit littéralement d’assaut l’assemblée.
Parmi les enfants, c’était la panique. Les petits soldats couraient en se
percutant les uns les autres. Leurs cris de détresse étaient couverts par les
rugissements bestiaux des énormes rats mutants.
Le Visiteur leva les yeux et aperçut deux silhouettes, perchées au
sommet de l’escalator.
Raph, les traits tirés, observait la scène, un vague sourire de satisfaction
aux lèvres. À ses côtés, un petit homme au regard fixe semblait coordonner
l’attaque tel un chef d’orchestre. Ses mouvements, imperceptibles,
accompagnés de sifflements proches des ultrasons, guidaient et
commandaient les rongeurs.
Le Visiteur poussa un soupir de soulagement. Raph avait réussi, il avait
retrouvé Hibou.
Toto n’avait pas menti. L’enfant qui savait parler aux bêtes était bel et
bien devenu éleveur de RTI.
Renard adressa un signe à Raph, lui désignant le corps d’Henry. Raph
comprit instantanément et s’élança au chevet du scientifique.
— TUEZ-LES TOUS ! ! ! hurla Loup avant d’arracher la tête d’un RTI
d’un coup de fusil à pompe.
Répondant à l’appel de leur Maître, les enfants saisirent leurs armes et
entamèrent le combat. Mais les rongeurs étaient rapides. Ils se ruaient sur
les petits, les faisant valdinguer sur plusieurs mètres. Certains animaux se
jetaient de toutes leurs forces sur les armes et en broyaient l’acier de leurs
puissantes mâchoires. Étrangement, les rongeurs ne semblaient pas affamés.
Pas un enfant n’était mordu.
Renard reconnut l’œuvre pacifiste de Hibou. Ses animaux sécurisaient
la zone sans faire de victime.
Profitant du désordre général, Belette se fraya un chemin entre les
enfants pour se mettre à l’abri.
Le Visiteur tourna la tête à l’instant précis où Condor épaulait son fusil
en direction de la jeune femme. Une nouvelle détonation résonna. Belette
sentit une masse lui tomber dessus et la projeter au sol. Elle se débattit
frénétiquement avant de réaliser qu’il s’agissait de Francis.
— Pigeon, ça va ? hurla-t-elle.
— Oui, oui, t’inquiète pas pour moi…, souffla-t-il.
Mais déjà, le sang coulait de son épaule.
Belette releva des yeux haineux vers Condor, qui pour la première fois
laissa échapper une moue d’inquiétude.
Telle une furie, elle se rua sur son adversaire, esquivant les enfants et les
rongeurs qui se dispersaient sur son chemin. Prenant appui sur un RTI de
passage, Belette s’éleva dans les airs et retomba sur Condor le pied en
avant.
Le coup lui fractura la mâchoire. Le tireur recula, sonné, et laissa
tomber son fusil.
De son côté, le Visiteur cherchait Raph du regard. Il fallait réparer
Henry.
Il sentit un coup violent lui enflammer la nuque et le projeter au sol.
Derrière lui, Loup retournait déjà son fusil, prêt à tirer à bout portant.
Ignorant la douleur, le Visiteur se propulsa vers lui et lui envoya son épaule
dans l’estomac.
Loup, le souffle coupé, tenta de brandir son arme, mais, mû par une rage
incontrôlable, le Visiteur lui décocha une patate de forain en plein museau.
Le canidé cracha du sang et deux prémolaires mais resta sur ses jambes.
— Très bien, à l’ancienne ! annonça-t-il avant de se jeter à son tour sur
le Visiteur.
Le champ de bataille était saturé de hurlements d’enfants. Des coups de
feu erratiques se faisaient entendre, suivis des rugissements de l’armée de
Hibou.
Raph avait retrouvé Henry. Le Castafolte était sérieusement amoché. Le
jeune homme entreprit de lui ôter ce qui restait de son gilet pour accéder
aux câbles de paramétrage. Il n’avait aucune connaissance en robotique,
mais il fallait bien qu’il tente quelque chose.

À plusieurs mètres de là, le poing de Belette venait de fracturer le nez


busqué de Condor. Un coup de pied à l’entrejambe plia le volatile en deux,
puis un coup de genou sur le côté du crâne acheva de l’envoyer au tapis.
— Ça c’est pour Toto, feula-t-elle, hors d’haleine.
Elle jeta un regard rapide aux alentours. Au milieu du chaos ambiant,
elle aperçut le Visiteur aux prises avec Loup. Les deux hommes se battaient
à mains nues, jetant toutes leurs forces dans la bataille.
Saisissant son lance-roquettes comme une batte de base-ball, elle décida
d’aller s’occuper des adultes. Mustang et Appaloosa furent ses premiers
home-run.

— Je te connais trop ! cria le Visiteur en esquivant une droite de Loup.


— Ah oui ? répondit son adversaire en lui administrant un coup de tête
en plein milieu du front.
Le Visiteur laissa échapper un hurlement, mais se redressa aussi sec et
envoya son pied dans le genou de Loup. La jambe tourna sur elle-même
dans un bruit de ligaments rompus.
Déstabilisé, Loup ne put parer les trois goldens qui vinrent le cueillir au
menton. Le sang qui lui colorait la barbe gouttait jusqu’au sol, où il venait
s’écraser dans un bruit poisseux. Dans un grognement de fureur, il saisit le
Visiteur par la taille et le projeta contre un mur.
Renard percuta le béton de plein fouet avant de retomber sur un amas de
pierres et de métal.
Un goût de sang envahit sa bouche. Il porta la main à son ventre et
découvrit avec horreur un liquide poisseux sous ses doigts. Serrant les
dents, il saisit la minuscule tige de métal rouillé qui s’enfonçait dans sa
chair et tira d’un coup sec.
Il faillit perdre connaissance, mais déjà Loup revenait à l’attaque, et lui
envoyait un puissant coup de coude dans les côtes.
Nouvelle explosion de douleur.

Raph était désemparé. Il était parvenu au panneau de contrôle mais


n’avait aucune idée de la marche à suivre pour remettre son ami en état.
Les câbles qui couraient à l’intérieur du corps du robot reliaient des
plaques de circuits imprimés plus fournies les unes que les autres. Tout se
ressemblait, tout en ne ressemblant à rien du tout.
Machinalement, il commença à tirer sur des fils, au hasard des couleurs.
— Oh, docteur ? ! Réveillez-vous, putain !
Devant l’absence de résultat, Raph prit une grande inspiration et
enfonça sa main plus profondément dans les méandres d’intestins
cybernétiques.
Henry ne réagit pas.

Telle une furie, Belette neutralisait les adultes les uns après les autres.
Certains, la reconnaissant, tentaient de fuir. Mais la jeune femme, bien que
lourdement armée, restait rapide et agile. De balayette en manchette, elle
rattrapait les fuyards et désarmait les plus agressifs, ne laissant qu’un
parterre de corps inconscients.
Lorsqu’elle eut nettoyé sa zone, elle se redressa et s’épousseta. Un
sifflement suraigu attira son attention. Elle leva tête, et croisa le regard de
Hibou, toujours perché au sommet de l’escalator.
Elle lui sourit. Il cligna des yeux. Elle comprit que, à sa manière, il lui
souriait en retour.
Mais l’oiseau fronça imperceptiblement les sourcils.
Instantanément, Belette perçut le danger. Elle fit volte-face et découvrit
Condor, amoché mais de nouveau sur ses jambes, à une dizaine de mètres.
Le sniper avait armé son fusil et lui adressait un petit rire victorieux.
— … BOUTON !
Belette sursauta tandis que ses cheveux étaient soudain balayés par le
souffle d’une roquette, tirée derrière elle.
Elle vit le projectile se diriger droit vers Condor.
Assez logiquement, Condor, l’œil vissé à sa lunette de visée, vit le
projectile lui arriver droit dans la courge.
Une seconde plus tard, il se retrouvait à califourchon sur une roquette et
disparaissait au loin.
Belette se retourna et découvrit le Mulot, une arme plus grosse que lui
sur les épaules.
— Ça marche pour tout « un, deux, trois : bouton » en fait ! s’émerveilla
l’enfant dans un sourire.

Raph asséna un grand coup sur le torse d’Henry.


Cette technique rudimentaire de réparation des appareils domestiques
n’eut pas l’effet escompté, puisqu’à défaut de voir Castafolte se réveiller, il
vit passer un Condor chevauchant une roquette en marche arrière.
L’attelage improbable s’engouffra dans le couloir mais négocia mal le
virage à l’extrémité de celui-ci. Au loin, Condor disparut dans une boule de
feu.
Par mesure de sécurité, et par crainte pour sa santé mentale, Raph
décida de ne jamais parler de ce qu’il venait de voir.

Au sol, le Visiteur n’avait plus aucun doute. Il avait des côtes cassées.
Chacune de ses respirations le faisait atrocement souffrir.
Au-dessus de lui, Loup faisait pression pour l’étrangler avec son genou.
La force surhumaine de l’homme était à peine croyable. Le Visiteur luttait
du mieux qu’il lui était encore possible dans son état, mais il sentait la
jambe de Loup se rapprocher inexorablement de lui. Il allait étouffer.
Le visage congestionné par l’effort, Loup ne laissait échapper que de
légers râles. Il pressa davantage. Totalement immobilisé, Renard sentit sa
trachée se déformer sous la pression. L’air ne passait plus.
Rapidement, sa vision se brouilla.
Dans un geste fou, il dégagea l’un de ses bras et tenta d’atteindre Loup
au visage. Mais son adversaire était trop loin. N’ayant plus qu’une main
pour contrer la pression de son assaillant, le Visiteur sentit se resserrer
encore davantage l’étau sur sa gorge.
Sa main battit désespérément l’air à la recherche d’une prise, mais ne
trouva que le manteau de Loup.
Sous ses doigts, le Visiteur sentit un objet dur. Des taches noires
dansaient déjà devant ses yeux. Il tâtonna à l’aveuglette le long du
vêtement.
Quelque chose vint. Il referma ses doigts dessus.
Une grenade.
Desserrant brièvement son étreinte, Loup s’en empara d’un mouvement
précis.
Profitant du relâchement, le Visiteur prit une grande inspiration et fit
sauter la goupille.
Loup le regarda un instant, incapable d’interpréter ce geste fou.
Le Visiteur plongea son regard injecté de sang dans le sien.
— À… l’ancienne…, murmura-t-il en lui saisissant le poignet à deux
mains.
Loup tenta de se dégager, mais l’étreinte de Renard était solide.
— Qu’est-ce que tu fais ? Tu es stupide ou quoi ? gronda Loup en se
débattant.
Pour toute réponse, le Visiteur resserra ses doigts.
— Arrête tes conneries ! On a passé l’âge de jouer à ça !
La voix de Loup perdait de son assurance. Il commença à se débattre de
manière frénétique.
— Lâche-moi, Renard ! ! ! s’écria-t-il en tirant de toutes ses forces.
Mais le Visiteur tenait bon. Il ne quittait pas son adversaire de son
regard dément.
— ARRÊTE ! ! ! ! hurla Loup en se relevant avec peine pour tirer de
tout son poids.
Enfin le Visiteur lâcha.
Loup se redressa d’un bond et s’apprêtait à lancer la grenade au plus
loin, lorsqu’il croisa le regard des enfants.
Sa Meute l’observait, agglutinée face à lui. Désarmée.
— Pas sur les enfants ! cria le Visiteur qui venait de comprendre
l’horreur de la situation.
Mais il était trop tard. Emporté par son geste, Loup jeta la bombe.
Les petites têtes horrifiées virent leur Maître, celui qui avait promis de
les protéger, les envoyer à la mort.
Belette hurla.
La grenade s’éleva durant de longues secondes, avant d’entamer sa
descente. Certains fermèrent les yeux. D’autres, pétrifiés, ne pouvaient
s’empêcher de contempler cette petite boule de mort qui leur tombait
dessus.
C’est alors qu’une main jaillit.
D’un geste sûr et déterminé, la main saisit la bombe et la ramena au
plafond.
Puis ce fut l’explosion.
Tout le monde détourna le visage pour se protéger de la pluie de
poussière qui s’abattit sur le sol.
Tout le monde sauf Henry Castafolte, qui contemplait le résultat de son
intervention, assis sur ses fesses, un CasTazer® planté dans le ventre.
— Bon bah voilà… j’ai plus de bras ! annonça-t-il.
À ses côtés, Raph poussa un profond soupir de soulagement.
Il avait finalement trouvé sa place dans ce Plan à Six.
Mais il lui fallait de nouveau changer de pantalon.

Le Visiteur leva les bras au ciel.


— Bien joué, Henry ! ! ! s’écria-t-il de sa petite voix excitée.
— Ouais, ouais… Rattrape plutôt monsieur Loup qui est en train de se
carapater, répliqua le scientifique, bougon.
À défaut de bras, Renard suivit la direction indiquée par la moustache.
Loup venait de s’engouffrer dans les quartiers du Maître.
— Suivez-moi ! lança le Visiteur.
Sans attendre, il se précipita vers le rideau qu’il écarta à la volée.

Lorsqu’il posa le pied dans la salle, une forêt de canons l’accueillit.


Une quinzaine de mini-soldats assuraient la sécurité du Maître.
Loup avait eu la prudence de se constituer une garde personnelle.
— Baissez vos armes ! ordonna le Visiteur. Votre Maître est un
charlatan !
— C’est celui qui le dit qui y est ! répliqua un soldat, sans ciller.
Dans son dos le Visiteur sentait les enfants l’entourer.
— Il a raison, le Maître a essayé de nous tuer ! dit une petite voix.
— Ferme-la, Mulot ! répondit un garde. Le premier qui parle mal du
Maître, je le troue comme une écumoire !
Le Visiteur décida que l’heure n’était plus à la diplomatie.
— Mais bande de petits trous du cul ! Vous n’avez pas suivi ? La Parole
est un robot ! Loup est un froussard prêt à sacrifier des enfants ! Et cette
porte, là ! C’est du vent ! Il n’y a pas d’Autre Monde ! Il n’y en a jamais
eu…
— SILENCE ! !
Dans le fond de la salle, la puissante voix de Loup venait de s’élever.
Un claquement se fit entendre, et des projecteurs s’allumèrent.
La Porte était là. Majestueuse.
Renard avait beau savoir qu’il ne s’agissait que d’un trompe-l’œil, force
était de constater que Van Der avait fait du très bon travail.
Les arceaux métalliques avaient été agrandis, et tout le dispositif
semblait avoir subi un sérieux lifting.
En son centre, Loup toisait la foule.
— Je vais repartir dans l’Autre Monde, mes enfants, annonça-t-il,
solennel. Lorsque je l’aurai fait et que vous m’aurez vu disparaître, je veux
que vous exécutiez nos ennemis ! Ceux qui colportent le mensonge et la
perversion.
— OUI MAÎTRE ! ! répondirent en chœur tous ses soldats.
La lumière changea soudain, virant du blanc au jaune, puis au rouge.
Même les gardes se retournèrent pour contempler la machine en action.
Lentement, les arceaux métalliques se mirent en rotation autour de
Loup. Le battement de l’air autour de lui s’intensifia à mesure que montait
le grondement caractéristique.
Henry, qui avait rejoint le groupe d’enfants à l’entrée, était admiratif.
Les effets étaient particulièrement bien pensés. Les enfants allaient y croire.
Il jeta un regard au Visiteur qui secoua la tête en signe d’impuissance.
Il n’y avait plus rien à faire. Loup allait disparaître.
— Je reviendrai chercher les meilleurs d’entre vous, mes enfants ! hurla
Loup pour couvrir le bruit du mécanisme.
Soignant sa mise en scène, il plaça les bras en croix et pressa le bouton.
La foule sursauta.
Loup eut soudain un mauvais pressentiment.

La baronne aimait les saucisses, Van Der le savait.


C’est pourquoi l’artificier était particulièrement excité lorsqu’il ôta le
bandeau des yeux de son épouse.
— Un… barbecue ? s’étonna-t-elle, un sourire gourmand au coin des
lèvres.
— Tout juste, mon amie ! s’exclama Van Der, fier comme un paon. Et
regardez-moi ça !
D’un geste ample, il découvrit une grille bardée de saucisses.
La baronne fit un petit saut sur place, ce qui lui arrivait en cas de joie
intense, inexprimable verbalement.
— Et j’aime mieux vous dire qu’avec mon huile à moteur, le feu va
prendre en deux secondes. Regardez-moi ça !
Le scientifique sortit une petite fiole de sa poche et arrosa la surface du
barbecue.
— Reculez un peu, baronne, annonça-t-il.
— La sécurité ?
— La sécurité !
Il gratta ensuite une allumette et la jeta dans le foyer.
Il n’y eut pas de flamme.
D’abord, il n’y eut rien du tout.
Puis il y eut de la fumée.
Puis beaucoup de fumée.
Puis beaucoup de fumée et une odeur de banane.
Van Der roula des yeux étonnés vers sa fiole d’huile.
— Qu’est-ce que c’est que ce bazar ici ? ! Je me serais mélangé dans
mes étiquettes ?
Il jeta un regard perplexe à sa femme.
— Mais qu’est-ce que j’ai bien pu faire de mon huile à moteur alors ?

Au terrier, telle une saucisse, Loup flambait.


Les gerbes de flammes qui jaillissaient des tuyaux à fumée
transformaient le Maître de la Meute en torche humaine.
Les enfants, d’abords admiratifs devant la débauche d’effets visuels,
perdirent peu à peu leur sourire.
— AH ! PUTAIN MAIS BOUGEZ-VOUS LE CUL BANDE DE
PETITS BÂTARDS ! VOUS VOYEZ BIEN QUE JE SUIS EN TRAIN
RÔTIR ! ! ! hurlait Loup, prisonnier des arceaux métalliques.
— Reculez ! cria Henry. Tout va brûler !
Les enfants, apeurés et fascinés, ne pouvaient décrocher leur regard de
ce spectacle improbable.
Bientôt Loup cessa ses contorsions vaines et ridicules, et disparut
complètement dans les flammes.
L’assistance était médusée.
— C’est vrai que c’est bidon, en fait ! s’exclama un enfant.
— Pfff… trop nul ! soupira un garde en reposant son fusil.

Bientôt, toutes les armes furent déposées au sol et les enfants, déçus, se
regroupèrent spontanément autour de Belette.
Henry, Raph et le Visiteur fixaient la fournaise, partagés entre
étonnement et soulagement.
— Un spectacle pour enfants, hein ? ! demanda Henry, perplexe.
Le Visiteur soupira.
— … et le pire c’est qu’il va falloir qu’on le remercie pour ça…
Une silhouette flamboyante surgit alors des décombres rougeoyants de
la Porte.
Dans un ultime cri de haine, Loup se précipita vers le Visiteur, les bras
tendus tels des tisonniers.
— ON VA Y ALLER ENSEMBLE DANS L’AUTRE MO…
Loup ne termina jamais cette phrase, la roquette de Belette venant de le
transformer en feu d’artifice.
Réduit à l’état de braises rouges et jaunes, Loup offrit un spectacle
proprement magnifique. Il explosa avec panache, formant une sphère quasi
parfaite. Les lambeaux de son manteau créèrent de minuscules flammèches
qui se consumèrent instantanément dans des étincelles chatoyantes. Cette
pluie de lumières et de couleurs subjugua petits et grands.
Lorsque Loup fut entièrement vaporisé, tout le monde applaudit.
VI

Henry Castafolte poussa la porte de son laboratoire avec une pointe


d’appréhension.
Il nota d’abord avec plaisir que sa main ne grinçait plus.
La réparation n’avait pas été aisée car il avait fallu diriger Raph à la
voix, jusqu’à ce qu’il récupère l’usage d’un de ses bras.
Mais aujourd’hui, il était parfaitement opérationnel.
Il passa une tête curieuse dans l’encadrement de la porte.
L’endroit avait été totalement nettoyé.
Les enfants terminaient de replacer les objets qui avaient survécu à
l’incendie sur des étagères nouvellement construites.
— Tout se passe bien ? lança Henry.
Raph émergea d’un coin, un filet de bave séchée sur la joue. Il cligna
des yeux pour se réhabituer à la lumière.
— Euh, oui ! Tout roule ! J’étais en train de m’assurer que le lit était
bien réparé.
Henry s’approcha.
Le laboratoire sentait encore le brûlé, mais l’essentiel était là. Des
outils, des meubles… et de quoi faire des tisanes.
Certes il lui faudrait du temps pour fabriquer un nouvel Introspecteur ®,
mais cela ne faisait rien. Il n’avait pas l’intention de l’utiliser de sitôt.
— Voilà, on a tout fini, monsieur ! annonça la petite Hermine qui
dirigeait les opérations.
— Très bien, merci, les enfants. Je vais vous ramener au Terrier,
répondit Henry d’une voix douce.
Raph acquiesça.
— Oui, c’était bien les enfants ! Continuez comme ça ! ajouta-t-il
inutilement.
Avant de ressortir, Henry lança un dernier regard à son nouveau chez
lui. Ce n’était pas exactement comme avant, mais il s’y ferait. Au fond,
seule la disparition de sa bibliothèque l’attristait réellement. Pour le reste, la
vie quotidienne et les missions redonneraient une âme à cet endroit.
Il referma doucement la porte pour ne pas réveiller Raph, qui s’était
déjà rendormi.

L’ambiance du Terrier n’était plus la même. Quelque chose avait


résolument changé. Les enfants couraient dans les couloirs en criant. Une
légèreté inédite et appréciable flottait dans l’air.
À peine arrivée, la petite troupe de réparateurs salua Henry et s’élança à
travers les galeries pour rejoindre la partie de chat-cramé qui s’y jouait.
Henry traversa les souterrains qu’il connaissait maintenant comme sa
poche. Ce Terrier était un peu devenu sa seconde maison.

Lorsqu’il déboucha devant la grande tenture, des éclats de voix lui


parvinrent.
— Oufti ! Je pense que là, j’y suis !
Puis un grésillement se fit entendre et une ampoule claqua.
Henry se glissa à l’intérieur.
Van Der n’avait pas chômé ! Des gradins avaient été montés de part et
d’autre de l’entrée et, là où se trouvait jadis la Porte, une majestueuse scène
de spectacle semblait avoir poussé hors de terre.
En son centre, le Castafolte belge, perché sur un escabeau, terminait le
réglage de ses gamelles.
Henry approcha discrètement et se faufila entre les gradins. Il s’assit
pour mieux contempler la scène.
Ne prêtant aucune attention à lui, Van Der s’excitait toujours sur ses
machines.
— Allons bon ! Pourquoi que ça ne tourne pas dans ce sens-là, ce
bazar ? !
Puis il pressa un bouton. Les lumières changèrent de couleur.
— Ça dit quoi ça ? C’est joli ? !
Henry réalisa qu’on l’observait. Il tourna brusquement la tête et tomba
nez à nez avec la baronne qui le fixait.
— Hein ? Ça dit quoi ? répétait Van Der depuis la scène.
Mais la baronne ne semblait pas écouter son mari. Henry remarqua avec
une pointe d’inquiétude que cette femme ne le regardait pas dans les yeux :
elle dévisageait sa moustache.
Henry crut lire de l’appétit dans ce regard.
— Bon ben, on va dire que ça ira comme ça ! Les voilà !
Van Der récupéra promptement son escabeau et vint rejoindre son
épouse dans les gradins. Il croisa le regard d’Henry.
— Hem… bonjour, docteur.
— Bonjour, docteur, répondit Henry.
Van Der s’assit et se pencha vers sa femme.
— Vous n’avez rien à craindre, ce n’est qu’une machine.
Entourée de deux Castafoltes, la baronne semblait inspirée. Ses yeux
passaient inlassablement d’Henry à Van Der.
Cette fois ce n’était plus de l’appétit que voyait Henry. Mais de la
gourmandise.
Heureusement, les enfants firent leur entrée.
La salle se mua rapidement en une joyeuse cour de récréation. Les
gradins vibraient au rythme du chahut.
La baronne se leva et donna de la voix :
— Un peu de calme !
Instantanément les enfants s’assirent et firent le silence.
— Pardon, madame…, entendit-on.
La baronne sourit et passa sa main dans les cheveux de Mulot.
Henry sentit l’émotion l’envahir. Cette femme semblait rayonnante de
bonheur au contact des petits.
Une voix s’éleva depuis la scène.
— Bonjour, mes enfants !
Belette était là, radieuse. Elle semblait apaisée. Étrangement, la douceur
renforçait son charisme. Elle n’avait plus besoin de masque ni de carapace.
Elle était enfin à sa place. Totalement elle-même.
— BONJOUR MAÎTRESSE ! ! s’écrièrent les enfants en chœur.
Belette sourit.
— Bien, vous avez été très sages cette semaine ! Le ménage a été très
bien organisé par les Phénix, et je pense qu’on peut féliciter l’équipe des
Félins pour la qualité de leur chasse ! Bravo à tous !
Un tonnerre d’applaudissements accueillit cette annonce.
— Vous avez tous bien mérité le Spectacle ! lança Belette.
La foule hurla de joie, puis les acclamations se muèrent en appel :
« LE CONTEUR ! LE CONTEUR ! »
Henry souriait.
Van Der applaudissait des deux mains, complètement embarqué.
Lorsque le Visiteur fit son apparition au centre de la scène, le public
exulta.
— Je te les laisse, souffla Belette, mais ne me les excite pas trop…
Le Visiteur fit une révérence et lorsque le calme fut revenu, il
commença :
— Laissez-moi vous raconter la fois, où, perdu au Moyen Âge, j’ai fait
la connaissance de Godefroy et Jacquouille…

Bien plus tard ce soir-là, tandis que la baronne couchait les enfants au
Terrier, au Premier Pub après l’Apocalypse, l’ambiance était
particulièrement festive.
— Vous aurez bien le temps pour un godet, docteur ?
Sans attendre la réponse, Francis servit une liqueur de zinc au
scientifique.
Les deux hommes trinquèrent. Francis grimaça.
— Votre épaule ? demanda Castafolte.
— Rien de méchant, éluda Pigeon en haussant les épaules. (Il laissa
échapper un nouveau cri de douleur.) Putain, je suis con des fois !
Henry ne releva pas, préférant détourner la conversation.
— Les affaires tournent bien, on dirait !
Francis sourit.
Effectivement, la salle était bondée. Les membres adultes de la Meute
étaient devenus des clients fidèles. Mieux encore, les nouveautés mises en
place par l’établissement avaient attiré de nombreux curieux de toute la
région. Le Premier Pub était devenu un endroit branché, au sens propre
comme au figuré.
— Allez hop ! Pour la deux ! annonça Francis en déposant un plateau
sur le dos d’un RTI qui attendait docilement à côté du comptoir.
L’animal se mit en route et slaloma rapidement entre les tables, jusqu’à
ses clients. Çà et là, d’autres rongeurs traversaient la salle pour rapporter les
verres vides en cuisine.
Au fond, à la sempiternelle place de Toto, un homme aux yeux ronds
observait la scène. Henry adressa un salut à Hibou, qui ne répondit pas.
Henry prit ça pour une réponse.
Plus près de lui, le Visiteur était en pleine discussion avec Belette. Ils
riaient aux éclats comme les enfants qu’ils avaient été. Castafolte
n’entendait pas ce qu’ils se disaient, mais il n’en avait pas besoin. Les
gestes parlaient pour eux.
Henry savait que le bonheur n’était fait que d’instants ponctuels. Aussi
prit-il quelques secondes pour savourer ce qu’il voyait.
Pigeon posa une main amicale sur l’épaule du scientifique.
— Allez, elle est pour moi, celle-là, docteur ! annonça-t-il en pressant
un bouton.
Une diode verte s’alluma, indiquant que sa sélection était validée.
Aux premières notes de musique, les conversations baissèrent.
Freddy Castafolle fit son apparition sur le bar, sous un torrent
d’acclamations.
Le public conquis applaudissait au rythme de ses déhanchés. L’automate
semblait en transe, possédé par son art.
« MACHO, MACHO MAN ! ! ! » criait la foule avec lui.
Henry leva son verre pour saluer la performance.
Un verre vint à la rencontre du sien.
C’était celui de Raph.
— À la vôtre, docteur !
— À la tienne, Raph.
— À la vôtre, mes amis !
Ils se retournèrent vers le Visiteur qui venait de les rejoindre.
Les trois amis burent en silence puis Raph partit vomir.
Henry nota que son vieux comparse le regardait avec son air de
cachottier.
— Quoi ? demanda le scientifique.
Le sourire de Renard s’élargit.
— J’ai quelque chose pour toi, chuchota-t-il en glissant un petit objet
dans la main de son ami.
Henry baissa et les yeux et faillit tomber à la renverse.
Au creux de sa main se trouvait un petit livre de cuir tanné. Un livre qui
avait traversé les siècles. Castafolte laissa son doigt se glisser derrière la
reliure. Une feuille de papier, consciencieusement pliée, apparut.
Sous ses yeux humides, Henry vit apparaître les plans du Castaship.
— Dans ce monde ou dans un autre, je te promets qu’on va le
construire, ce vaisseau, lui glissa le Visiteur à l’oreille.
Avant qu’Henry Castafolte ait pu trouver les mots, le Visiteur lui passa
un bras autour du cou.
— Je sais, je suis stylé, conclut-il.
Épilogue

Valentin Peroy était toujours sur le perron.


Cela faisait déjà de longues minutes qu’il s’était immobilisé, la clef
dans la serrure.
À mesure qu’il tournait et retournait dans son esprit la question qui
l’obsédait, ses yeux, fébriles, scrutaient les alentours.
Bien que cela soit absurde, il se sentait honteux. Il avait la désagréable
impression – propre au type qui a quelque chose à se reprocher – que tout le
monde était au courant du problème qui le préoccupait :
Ces voisins qui arrosaient leur pelouse.
Ce groupe de copains de classe qui traversaient la rue.
Le directeur du lycée qui était en train de garer sa voiture.
Voire même ce jeune couple qui promenait sa petite fille sur un tricycle.
Dans sa paranoïa, Valentin sentait leur jugement peser sur lui.
Il prit une grande inspiration.
Tout cela était ridicule. Personne n’était dans sa tête. Il fallait qu’il se
concentre pour prendre une décision. Tout allait très bien se passer.
Il était sur le point de rouvrir la porte, lorsqu’un mouvement attira son
attention.
À plusieurs dizaines de mètres, au milieu de la rue, une sorte de
clochard semblait courir vers lui en criant et en faisant de grands gestes.
Valentin plissa les yeux. Il ne connaissait pas ce type.
Les voisins arrêtèrent d’arroser leur pelouse.
Les copains de classe turent leur discussion.
Le directeur du lycée coupa le contact de sa voiture.
Et même le jeune couple cessa de promener sa petite fille.
Il régnait un silence total dans le quartier, lorsque Valentin entendit le
clochard lui hurler :
— NON ! SURTOUT NE T’ÉPILE PAS LE PUBIS ! SINON, VOILÀ
CE QUI VA SE PASSER…

Fin
REMERCIEMENTS

Un grand merci à Frédéric Hosteing, pour ses gracieuses, pertinentes,


pointues, précises, fly-fuckantes, et inestimables corrections (Fred qui me
signale d’ailleurs que la figure de style impliquant le double sens du mot
« boyaux » est une syllepse. Sacré Fred.)

Un grand merci également à Claire Deslandes, pour sa confiance et son


enthousiasme depuis le tout début du projet, ainsi qu’aux équipes
Bragelonne et Ankama.

Un grand merci enfin à toutes celles et tous ceux qui ont fait la démarche de
suivre l’aventure du Visiteur sur ce nouveau format.
La série Le Visiteur du Futur a débuté sur le Net en 2009 et a connu un
fulgurant succès. Depuis la saison 3, la série est coproduite par Ankama et
le studio 4.0 de France Télévisions Nouvelles Écritures. Peu de temps après
le lancement de la saison 4 début 2014, Le Visiteur du Futur a engendré
plus de trente-trois millions de vues sur la Toile.
Ankama assure également l’édition des DVD, de la bande originale,
d’une bande dessinée, d’une gamme textile ainsi que du jeu de société.

Les éditions Bragelonne et le label Snark sont fiers de faire découvrir


à leurs lecteurs la suite des aventures du Visiteur du Futur.

« Cette websérie est devenue un vrai phénomène. »


Le Monde

« François Descraques : la jeune garde de la série française drôle. »


Tecknikart

« Le Visiteur du Futur rivalise aujourd’hui avec le meilleur des séries


télé hexagonales. »
Télé Loisirs

« La série à voir ! »
Causette

« Originalité et créativité, cette fiction apparaît aussi comme une belle


aventure humaine. »
La Croix

François Descraques, créateur et réalisateur du Visiteur du Futur.


François a fait ses débuts dans la publicité et la télévision. En 2009, Il
crée frenchnerd.com, un site sur lequel il diffuse des webséries
autoproduites (Le Grand Débat, Scred TV, J’ai jamais su dire non…). L’une
d’entre elles, Le Visiteur du Futur, qui mélange comédie et science-fiction,
devient très vite un phénomène viral.
En collaboration avec Slimane-Baptiste Berhoun, il réalise et écrit Les
Opérateurs, une série produite par le groupe Telfrance pour France
Télévisions. En parallèle, François Descraques a réalisé et participé à
l’écriture du Golden Show, un sketch-show créé avec Davy Mourier et
Monsieur Poulpe, qui a réuni les plus grandes stars du Web et de la TV,
produit par Ankama. Il a aussi été chroniqueur dans l’émission + ou – Geek
(Planète+ No Limit.)

Slimane-Baptiste Berhoun
Passionné de septième art, Slimane-Baptiste est l’un des éléments
fondateurs de l’équipe Frenchnerd. Ayant rencontré François Descraques
lors de sa formation en BTS Audiovisuel, il réalise avec ce dernier bon
nombre de clips parodiques, webséries et autres délires audiovisuels. Il
réalise notamment sa propre websérie La Théorie des Balls, Le Guichet
pour la chaîne Orange ou encore Les Opérateurs pour Studio 4.0 et France
4, qu’il a coécrit et qu’il coréalise avec François.
Il a occupé pendant sept ans le poste de scénariste-réalisateur chez
Brainsonic et y a réalisé des pubs Web et des webséries comme 42e Étage
ou des vidéos virales pour Microsoft. Il a également tourné pour Golden
Moustache et le Golden Show, où ses qualités d’acteur ont fait de son
décrochage Le Facebook News l’un des plus vus sur la Toile.
Il interprète le Docteur Castafolte dans la série Le Visiteur du Futur.
Du même auteur, disponible en numérique aux éditions Bragelonne :

Le Visiteur du Futur
La Meute – L’Intégrale

www.bragelonne.fr
Collection dirigée par Stéphane Marsan et Alain Névant

© Bragelonne 2014

Logo Le Visiteur du Futur © Ankama. Tous droits réservés.


Illustration de couverture : © Guillaume Lapeyre

L’œuvre présente sur le fichier que vous venez d’acquérir est protégée par
le droit d’auteur. Toute copie ou utilisation autre que personnelle constituera
une contrefaçon et sera susceptible d’entraîner des poursuites civiles et
pénales.

ISBN : 978-2-8205-2050-0

Bragelonne
60-62, rue d’Hauteville – 75010 Paris

E-mail : info@bragelonne.fr
Site Internet : www.bragelonne.fr
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