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(Scientia Graeco-Arabica 18) Cerami, Cristina - Génération Et Substance. Aristote Et Averroès Entre Physique Et Métaphysique-De Gruyter (2015)
(Scientia Graeco-Arabica 18) Cerami, Cristina - Génération Et Substance. Aristote Et Averroès Entre Physique Et Métaphysique-De Gruyter (2015)
Cristina Cerami
Génération et Substance
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II
Scientia Graeco-Arabica
herausgegeben von
Marwan Rashed
Band 18
De Gruyter
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III
Génération et Substance
Aristote et Averroès entre
physique et métaphysique
de
Cristina Cerami
De Gruyter
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IV
ISBN 978-1-61451-777-1
e-ISBN (PDF) 978-1-61451-695-8
e-ISBN (EPUB) 978-1-61451-969-0
ISSN 1868-7172
www.degruyter.com
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À mon père, Giovanni
À ma mère, Lori
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Table de matières
Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1
Aristote
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VIII Table de matières
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Table de matières IX
Averroès
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X Table de matières
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Table de matières XI
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XII Table de matières
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Table de matières XIII
Bibliographie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 677
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Introduction
Le rapport qu’entretiennent la génération et la substance et, plus généralement,
le devenir et l’être, n’est pas pour Aristote un rapport à sens unique. Si ce dernier
assure bien des fois que la genèse est en vue de la substance, et non pas la subs-
tance en vue de la genèse1, il affirme ailleurs que l’étude du développement des
réalités, à partir de leur origine, permet de les contempler de façon absolument
claire2.
Ce statut ambivalent de la génération n’est pas le propre d’une approche mé-
taphysique, plutôt que physique. Dans le cadre de la science de l’être en mouve-
ment, la génération semble tantôt occuper le devant de la scène3, tantôt n’avoir
de sens que par rapport à son produit, la substance engendrée4. Dans le cadre de
la science de l’être en tant que tel, à deux moments cruciaux du traité que depuis
plus de vingt-deux siècles on s’accorde à appeler Métaphysique, la génération se
trouve au cœur de la recherche sur la substance.
On pourrait estimer, pour utiliser la terminologie du péripatétisme gré-
co-arabe, que le rapport d’antériorité de la génération vis-à-vis de la substance
n’est pas établi sur les mêmes critères que celui de sa postériorité: si dans l’ordre
de l’être, la substance fonde la génération, dans l’ordre de l’enseignement, la
génération est première. Cette solution toutefois n’épuise pas la portée et le
caractère fondateur de la difficulté.
De fait, l’ambiguïté et la complexité du rapport qui lie la génération et la
substance révèlent un aspect fondamental et constitutif de la théorie scientifique
d’Aristote, car ce rapport renvoie, au niveau systémique, à la structure bicéphale
de sa philosophie: se poser la question du rapport qu’entretiennent la généra-
tion et la substance revient à s’interroger sur le lien de coexistence et de coopé-
ration des philosophies première et seconde. On ne comprendra pas la nature
profonde de la corrélation du devenir à l’être, sans comprendre le rapport de
complémentarité des recherches consacrées à l’un et à l’autre.
C’est dans ce cadre théorique général que le présent livre s’inscrit. Son but est
en conséquence double. Il s’agit de clarifier le statut de la génération substan-
tielle dans la philosophie naturelle du Stagirite et d’expliquer le dédoublement
sublunaires selon une échelle de perfection unique. La forme la plus parfaite est
celle qui possède plus que les autres la capacité d’agir sur la matière qui lui est
propre et, par cela même, de demeurer dans l’être autant qu’une forme sublu-
naire puisse le faire. C’est en vertu de ce principe que le feu, au niveau élémen-
taire, est plus parfait que la terre et les espèces vivipares, au niveau animal, plus
parfaites que les ovipares.
La mise au jour de ce schéma ontologique montre que la forme est fin, car elle
garantit la préservation de l’étant. Elle montre, par cela même que la fin, en tant
que préservation, est le principe méta-causal qui fonde tout le système7. Tout
est orienté à sa propre survie comme à son bien et, de ce fait, porté à s’assimiler
ce qui est autre. Dans ce cadre, est meilleur l’être qui se donne les moyens pour
réaliser son propre bien: s’assimiler ce qui est autre, afin de perdurer dans l’être.
L’amener à soi n’est toutefois qu’un palier figé dans un système global, qui
dépasse l’horizon de la génération et rejoint celui dont l’acte est le fondement.
Car si l’être est plus noble que le non-être, l’être toujours en acte plus noble que
l’amener à soi, l’être acte pur plus noble absolument8, on est en droit d’étendre
le classement au-delà du domaine de la génération, pour admettre qu’à l’échelle
de l’être en tant que tel, c’est l’être en acte qui constitue aussi bien le sommet de
la hiérarchie que son principe d’unité.
Cette unité toutefois ne sera telle, une fois de plus, que par analogie. Car si
dans le monde de la génération et de la corruption l’échelle se fonde sur la ca-
pacité d’agir, dans le domaine de l’être qui est toujours le même, elle se fonde
sur le fait d’être en acte et, finalement, d’être acte. D’après ce critère unique,
l’homme qui pense est plus parfait que l’animal qui sent, mais moins parfait que
les sphères célestes et encore moins que leur principe d’intellection. On dépasse
ainsi le domaine de la science physique, pour rentrer dans celui de la science de
l’être en tant que tel.
Dans le cadre de l’étude de la génération en particulier et dans celui de la
nature en général, la forme-acte est donc un moteur, un principe dynamique,
capable de fonder en raison et de rendre compte du phénomène qui définit le
genre-sujet de la science entière: l’étant doué d’un principe interne de change-
ment. C’est le résultat ultime auquel parvient l’étude physique de la génération
substantielle. Cependant, l’existence de ce moteur immobile, conçu comme prin-
cipe moteur, final et formel est seulement posée et admise par l’étude physique.
Le philosophe de la nature, en effet, ne peut en définir l’être ou, plus précisément,
la substantialité. C’est à cette tâche que se consacrera le philosophe premier.
On a là le cœur de la seconde fondation, celle de la science de l’être en tant
que tel. Les caractères que l’étude de la nature a permis d’élucider, notamment
7 Sur le caractère fondateur de cette intuition, voir M. Rashed, «La préservation (σωτηρία),
objet des Parva Naturalia et ruse de la nature», Revue de philosophie ancienne, 20, 2002, p. 35–59.
8 Aristote GA II 1, 731 b23–732 a9.
6 Introduction
14 G. Endress, «“If God Will Grant me Life”. Averroes the Philosopher: Studies on the
History of His Development», Documenti e studi sulla tradizione filosofica medievale, 15, 2004,
p. 227–253.
15 C’est pourquoi la question relative au nom à attribuer à ces traités (Épitomés, Abrégés ou
Petits commentaires) n’a plus lieu d’être posée. En effet, si le but de ces derniers était celui de
fournir une synthèse de la discipline dont le traité relevait et non simplement un résumé de ce
dernier, une fois exclu le terme «petit commentaire», on pourra indifféremment choisir le titre
Épitomé ou Abrégé.
16 Sur le contexte historique, l’étendue et le sens de ce projet encyclopédique, voir Z. Bou
Akl, Averroès: La philosophie et la Loi, édition, traduction et commentaire de l’Abrégé du Mus-
taṣfā, W. De Gruyter, Berlin-New York 2015, p. 3–7 et la bibliographie citée.
17 A. Hasnaoui, «L’âge de la démonstration. Logique, science et histoire: al-Farabi, Avi-
cenne, Avempace, Averroès», dans G. Federici Vescovini et A. Hasnawi (éds.), Circola-
zione dei saperi nel Mediterraneo: filosofia e scienze (secoli IX–XVII); Circulation des savoirs
autour de la Méditerranée: philosophie et sciences (IXe–XVIIe siècle), Actes du 5e colloque de la
SIHSPAI, Cadmo, Firenze 2013, p. 257–281.
Introduction 9
Averroès s’efforce plus de rectifier les thèses de ces deux auteurs que de les
réfuter. Le savoir qu’Averroès s’efforce d’exposer dans ses épitomés est un aris-
totélisme, très fortement imprégné de néo-platonisme arabe.
Le projet philosophique engagé pendant ces années permet de saisir, par op-
position, les raisons et le cadre théorique de la production postérieure d’Aver-
roès. Celle-ci, en effet, se constitue en grande partie comme la remise en question
et le dépassement de la lecture et des options philosophiques des épitomés. Des
études récentes ont définitivement montré qu’à un certain moment Averroès
abandonne la lecture émanatiste défendue dans les épitomés et qu’il revient sur
ces derniers, dans le but d’en modifier les passages qui en attestaient un accord
sans conditions18. Même s’il est difficile de repérer le moment exact de cette
«rupture», l’étude comparée des Abrégés avec les écrits postérieurs montre que
c’est à partir de la fin des années 1160 qu’Averroès récuse les thèses émanatistes.
Ces années marquent le début d’une nouvelle lecture de l’aristotélisme et d’un
projet philosophique différent.
À partir de cette date et pour le restant de sa vie, Averroès ne cesse de revenir
sur les textes d’Aristote pour les analyser et les expliquer. Il en rédige des com-
mentaires paraphrastiques qu’on appelle Paraphrases ou Commentaires moyens
(dorénavant CM) et des commentaires littéraux, les GC. Même si Averroès a sans
doute eu l’intention de réaliser un GC pour chaque traité d’Aristote, on n’en pos-
sède que cinq: celui des Analytiques Postérieurs, de la Physique, du De Caelo, du
De Anima et de la Métaphysique. À plusieurs reprises, il se plaint du peu de temps
que ses occupations juridiques et politiques lui laissent et promet de revenir sur
le texte d’Aristote de façon plus analytique, si la vie lui en donne l’opportunité.
Il est plus difficile de définir la période de rédaction des écrits de ces années19.
On sait que les CM ont été achevées avant la plus grande partie des GC20 et qu’ils
ne délivrent pas, sur certaines questions, le dernier mot d’Averroès. On sait éga-
lement que la plupart d’entre eux ont été modifiés au moment de la rédaction des
GC. Sur la base de l’ensemble des données à notre disposition, la seule conclu-
sion qu’on puisse tirer est qu’Averroès a commencé à rédiger les GC au début des
années 80, jusqu’à sa mort et qu’il a complété les CM avant cette date.. Comme
dans le cas des Abrégés, on verra toutefois qu’on peut inscrire l’ensemble de
ces traités dans un projet philosophique unitaire marqué par un retour au texte
d’Aristote21.
C’est à la doctrine de la génération substantielle qu’Averroès élabore dans
cette période de sa vie que la seconde partie du présent livre est consacrée.
Cette étude confirmera, d’une part, qu’on peut considérer les CM et les GC
comme partageant la même conception de l’aristotélisme; elle apportera, d’autre
part, un début de réponse à la question de comprendre quel était le public au-
quel ce projet philosophique s’adressait. Elle le fera, notamment, en dévoilant les
véritables cibles de la critique qu’Averroès engage avec ses prédécesseurs et les
véritables raisons de l’abandon de l’émanatisme.
Comme pour la première partie de ce livre, l’étude de cette seconde partie se
construit autour de deux axes. Il s’agira de comprendre comment Averroès a in-
terprété la théorie de la génération exposée dans le corpus de philosophie natu-
relle du Stagirite, puis de saisir comment il l’a articulée à sa doctrine de l’être en
tant que tel. Dans les deux cas, on montrera que le plus grand effort d’Averroès
a été de doter l’aristotélisme de nouveaux dispositifs conceptuels, lui permettant
de répondre aux nouveaux enjeux philosophiques et théologiques auxquels le
péripatétisme arabe était confronté.
L’étude des GC et des CM des textes consacrés à la génération substantielle
nous fournit une première indication essentielle. Si, dans la seconde phase de sa
réflexion, Averroès renie le système émanatiste défendu dans les épitomés, il fait
encore de l’hypothèse selon laquelle le savoir humain s’est accompli avec Aristote
l’assise de son projet philosophique. L’étude de la génération est ainsi inscrite
dans un corpus complet et ordonné selon les règles fixées dans les An. Post. La
lecture qu’Averroès formule de la théorie de la génération ne peut se comprendre
indépendamment de la reconstruction qu’il propose de l’ensemble de ce corpus.
La façon dans laquelle Averroès reconstitue la structure épistémique du sa-
voir physique d’Aristote révèle l’un des principes qui commandent sa lecture
de l’aristotélisme. L’étude de la nature doit établir l’existence d’un système de
causes de moins en moins générales qui, s’imbriquant les unes dans les autres,
dévoilent l’unité du monde aristotélicien. Les quatre causes, matérielle, motrice,
formelle et finale, sont ainsi conçues comme des classes dans lesquelles des «ins-
tances», en fonction de leur portée causale, sont plus ou moins antérieures aux
autres. Averroès affirme ainsi qu’existent une matière première, une forme pre-
mière, une fin première, ainsi qu’un moteur ultime. Les causes premières dans
les quatre classes ne sont plus de simples fonctions analogiques, mais de véri-
tables causes individuelles.
Cette distinction en quatre genres de causes et entre des causes éloignées et
prochaines permet à Averroès d’établir l’ordre des diverses étapes de la physique
et des traités qui les exposent, ainsi que la distinction entre une philosophie
seconde et une philosophie première. Je montrerai que, sur ce point, Averroès
reprend, pour le détourner, un trait essentiel de la conception du monde d’Avi-
cenne, et que c’est dans ce détournement que se situe le cœur de l’aristotélisme
rénové dont il se fait le défenseur.
Dans l’héritage du néo-platonisme gréco-arabe, Avicenne envisage un monde
«uniforme» dans lequel la causalité des principes supérieurs va progressive-
ment s’affadir, jusqu’à être remplacée par un «semblant» de causalité qui est
celle des agents sensibles. Les puissances sensibles qui se déploient dans le réel
n’ont pas de véritable efficience, si ce n’est au niveau des qualités affectives.
Les agents sensibles ne font rien que modifier la matière dans ses dispositions
sensibles et la disposer à recevoir les formes substantielles. Un corps, qu’il soit
supra- ou sublunaire, doué d’une âme ou pas, ne peut faire exister ni une forme
substantielle ni une autre âme, ce que seule une forme séparée peut faire. C’est
en cela que la causalité sensible n’est qu’un affadissement de la véritable causa-
lité, celle de la forme et de l’être.
La seule véritable causalité qui se manifeste dans le sensible doit être léguée
à un principe «autre», à un principe intelligible. En effet, seul un principe sé-
paré, c’est-à-dire l’intelligence séparée d’un corps supralunaire, peut garan-
tir l’information de la matière. Ce principe est celui que la tradition post-avi-
cennienne appellera «Donateur des formes». Cette intelligence cosmique est
le principe dont tout dans le sensible découle, à savoir aussi bien les formes
que la matière. Les formes, assure Avicenne, sont la cause des réalités sen-
sibles et de la matière elle-même22, mais, puisqu’elles sont directement émanées
dans le sensible par un agent incorporel, elles ne sont qu’une cause inter-
médiaire23.
En accord avec ce système physico-ontologique, Avicenne proclame la pri-
mauté d’une science suprême, celle de l’être en tant que tel, qui fonde toutes
les autres, en établissant leurs principes premiers. La métaphysique est la seule
science qui permet à l’homme d’établir de façon scientifique les quatre causes
premières qui constituent le fondement de l’être. La physique, tout comme les
mathématiques, ne peuvent que poser l’existence de ces principes que la science
qui les subordonne fonde en raison.
C’est à ce «formalisme», pour reprendre l’expression de Y. Michot, et à cet
«verticalisme» épistémologique, qu’Averroès s’oppose tout au long de la se-
conde période de sa réflexion. Il conteste à Avicenne d’avoir supprimé les fon-
dements de la nature et de la connaissance humaine et d’avoir appuyé ses thèses
sur une lecture erronée du propos d’Aristote. En reformulant cette critique au
plan épistémologique, il conclut que la saisie des quatre causes premières est le
but ultime du savoir humain; mais il précise, contre Avicenne, qu’aucune des
deux philosophies, première et seconde, ne peut arriver, à elle seule, à en éta-
blir l’existence. En effet, seul le physicien peut prouver l’existence de la matière
première et du moteur premier, tandis que seul le métaphysicien peut établir la
nature de la cause formelle et finale ultimes.
Des études récentes ont insisté sur le caractère illégitime, détourné et idéolo-
gique de l’interprétation qu’Averroès formule de la doctrine d’Avicenne et des
critiques qu’il lui adresse. L’étude des commentaires d’Averroès consacrés à la
génération substantielle permet de nuancer cette position, tout en la précisant.
Cette étude montrera, en effet, que la critique qu’Averroès adresse au système
avicennien n’est ni idéologique, ni tout à fait illégitime, mais qu’elle repose sur
une lecture possible de l’avicennisme qu’Averroès hérite de ses prédécesseurs.
J’expliquerai que cette lecture consiste à attribuer à la doctrine d’Avicenne
une assimilation du plan de l’action sensible à celui de l’accidentel et du plan
de l’action intelligible à celui de l’essentiel. Ce qui veut dire qu’elle implique
que seul le lien causal entre le Donateur des formes et les formes substantielles
relève de l’ordre de l’essentiel, tandis que l’action que les puissances sensibles
exercent appartient à l’ordre de l’accidentel. C’est de cette assimilation que dé-
coule également l’attribution des dispositions sensibles au domaine de l’acciden-
tel et des formes intelligibles au domaine de l’essentiel, ainsi que l’impossibilité
de lier les unes aux autres de façon nécessaire.
C’est sur cette lecture qu’Averroès fonde sa critique la plus radicale du sys-
tème avicennien: concevoir comme non essentiel le rapport entre les disposi-
tions sensibles et les formes substantielles a comme conséquence ultime l’abro-
Mais quel type d’unité peut-on dès lors accorder au système causal qui fonde
le cosmos néo-aristotélicien? Et quel dispositif théorique permet de fonder
une telle unité? C’est en faisant sienne l’ontologie essentialiste défendue par
Alexandre d’Aphrodise qu’Averroès répondra à ces deux interrogations à la
fois26. C’est sur une version «renforcée» de l’eidocentrisme d’Alexandre qu’Aver-
roès bâtira sa réponse à Avicenne, en même temps qu’il fournira à l’aristotélisme
les moyens de répondre aux nouveaux enjeux philosophiques, épistémologiques
et théologiques que la théologie ašʿarite lui posait.
La doctrine essentialiste qu’Averroès fait sienne trouve son fondement ultime
dans une théorie gradualiste de l’être et de la vérité qui, se réclamant d’une cer-
taine lecture de Met. α, se résume dans l’adage scolastique propter quod alia, id
maximum tale27: «ce en vertu duquel» une chose est, est cette même chose à un
plus haut degré. La substance vis-à-vis des autres catégories, ou la forme vis-à-
vis du composé et de la matière «est», «est quelque chose d’un» et «est vraie»
à un plus haut degré, parce qu’elle est ce en vertu de quoi les autres choses
«sont», «sont quelque chose d’un» et «sont vraies».
Une telle lecture ne peut devenir opérante sans qu’un certain nombre de
manœuvres soient mises en place. Les catégories ne peuvent plus être considé-
rées comme des simples classes de prédicats, mais comme des classes d’étants
dans lesquelles les réalités ontologiquement antérieures sont aussi les causes
des réalités postérieures. L’étant ne se réduit pas à la substance, ni la substance
à la forme, mais le premier se ramène à la substance, comme cette dernière à la
forme. C’est dans cette συναγωγή que la plurivocité de l’être et de la substance
trouve leur unité, qui demeure une unité sans univocité.
En empruntant ces mêmes ressorts exégético-philosophiques, Averroès s’ins-
crit au nombre des aristotéliciens qui pensent qu’en un sens fort chercher ce
qu’est la substance, c’est chercher la substance première. Il fonde sur la même
lecture causale du πρòς ἕν l’unité de l’être en tant tel et de la science qui l’étudie.
La science de l’être en tant que tel est prioritairement science de la substance
et de la forme; mais elle est aussi science des autres catégories et science de la
matière et de la substance composée, dans la mesure où ces dernières sont, en
vertu du rapport de dépendance causale qui les lie à la substance et à la forme
substantielle.
La philosophie de l’être en tant que tel est, ainsi, la science la plus universelle,
en étant science de la forme. Mais, assure Averroès, elle est aussi la science su-
prême, puisqu’elle est la science de la cause finale et que la cause finale est la
cause de toutes les causes. En saisissant l’un des principes fondateurs de l’aristo-
télisme, Averroès comprend que la cause formelle/finale, identifiée à l’acte et au
bien de chaque chose, est le principe même de l’être et que sa science est, pour
cela même, la science de toutes les sciences.
La même unité sans univocité qu’on pose au fondement de l’être catégoriel et
de sa science doit s’étendre au rapport qui lie les formes sublunaires aux formes
supralunaires. C’est elle, pour Averroès, qui garantit aussi l’unité du savoir qui
est à la fois science de l’être en tant qu’être et science des êtres divins. En pous-
sant à bout l’essentialisme d’Alexandre, Averroès assure que Dieu est la pre-
mière de toutes les formes et la dernière de toutes les fins. La forme/fin ultime,
en tant qu’acte pur, «est», «est quelque chose d’un» et «quelque chose de vrai»
de la façon la plus excellente qui soit. En tant que telle, elle constitue la forme
de toutes les formes et la fin de toutes les fins et, pour cela même, le fondement
de l’être. C’est pour cette même raison dès lors qu’il revient à la même science
d’étudier l’être et son instance la plus excellente: celui qu’on appelle Dieu. Une
seule science doit étudier les formes des sphères célestes et les formes sublu-
naires, dans la mesure où celles-là entretiennent vis-à-vis de celles-ci un même
rapport de priorité causale.
Il reste, toutefois, à comprendre comment établir entre les deux classes de
formes substantielles et, par là même, entre les deux mondes supra- et sublu-
naire un tel rapport de causalité. Même si on peut reconstruire la solution que
la lecture d’Alexandre prescrivait à une telle difficulté, ce dernier ne semble ja-
mais avoir formulé de réponse univoque. Du moins, Averroès ne la lit pas dans
les écrits à sa disposition. C’est, en effet, sur ce point qu’à plusieurs reprises il
affirme hésiter sur la position d’Alexandre et sur ce point qu’il bâtit la doctrine
qui lui permet de contrer le système épistémique d’Avicenne, tout en défaisant
l’un des nœuds de l’aristotélisme.
Averroès explique que la seule manière qu’a l’homme de prouver que les mo-
teurs des cieux sont des formes séparées, c’est par une inférence du signe établie
sur les propriétés de l’étant en tant que doué de mouvement. C’est à la méta-
physique de déterminer la nature de ces formes, en montrant qu’en tant qu’acte
pur elles sont formes et fins des formes et des fins sublunaires, mais c’est à la
physique de prouver que ces formes séparées existent, en étant les moteurs éloi-
gnés de la génération et du devenir sublunaire. Si, dans le genre des causes finale
et formelle, on n’arrive à la cause première qu’au moment où l’on comprend
que l’acte est le fondement, on ne prouve l’existence de ces causes formelles
et finales qu’en étudiant l’étant en mouvement. En allant, là aussi, au-delà des
affirmations explicites d’Alexandre et en reprenant les éléments essentiels de
l’épistémologie d’al-Fārābī, Averroès assure que ce «signe physique» constitue
une démonstration véritable, quoique non «absolue».
C’est par cette redistribution des quatre causes premières qu’Averroès para-
chève le projet essentialiste d’Alexandre et s’oppose à la doctrine d’Avicenne.
Introduction 17
les qualités affectives agissent et pâtissent, les formes substantielles dans le sen-
sible, en tant que principes impassibles, ne s’engendrent ni n’engendrent; elles
émanent toutes d’un principe intelligible séparé.
Averroès ne peut qu’admettre la thèse qui nie à la forme la capacité d’agir et
pâtir, mais il se trouve obligé de résoudre autrement la difficulté posée par la
génération. Il le fait en creusant une voie intermédiaire entre les deux branches
de l’alternative qui s’ouvraient à l’aristotélisme: l’intégration des affections sen-
sibles à la forme; la dissociation ontologique de ces mêmes affections et de la
quiddité. Face à cette alternative, la solution d’Averroès consiste à admettre que
certaines qualités sensibles sont nécessairement liées à l’essence, sans pour au-
tant en constituer une partie.
Au niveau des corps simples, comme au niveau des substances plus com-
plexes, la forme constitue l’essence et la substance première; mais il faut ad-
mettre que certaines propriétés du corps sont plus que des simples dispositions
accidentelles de la substance, qu’elles constituent des qualités essentielles ou,
pour utiliser la terminologie empruntée par Averroès à ses prédécesseurs arabes,
des concomitants (lawāḥiq) essentiels de la forme.
En remédiant à une indécision qu’il repérait dans les textes d’Alexandre,
Averroès affirme que ces accidents essentiels sont nécessairement liés à la
forme/essence sans en faire partie. C’est en établissant la nécessité de ce lien
qu’Averroès peut à la fois relier le plan de la causalité sensible et celui de la cau-
salité intelligible, et doter la forme d’un véritable «pouvoir» causal. En prenant
le contrepied de ce qu’Avicenne prédiquait, Averroès assure qu’on peut accorder
à la connaissance régressive du signe une véritable certitude, car la nécessité
du lien qui soude la forme à ses accidents essentiels garantit la nécessité de la
remontée du signe à sa cause.
Conscient qu’il ne suffisait pas de définir la forme comme une dunamis
pour lui octroyer un véritable pouvoir causal, comme Alexandre le suggérait,
Averroès conclut ainsi que si la forme agit, elle ne peut le faire d’elle-même et
par elle-même, mais qu’elle le fait par ses concomitants. Seule l’introduction de
la notion de concomitant essentiel, à côté du couple matière/forme, peut rendre
cette dernière véritablement agente: aucun principe agent ne peut déployer son
action sans l’instrument qui lui est propre.
C’est ici qu’on trouve la «nouveauté» de la lecture qu’Averroès propose de la
génération substantielle, et plus généralement de son néo-aristotélisme. C’est en
donnant un statut ontologique intermédiaire à ces accidents essentiels et en en
faisant de véritables causes instrumentales, qu’Averroès s’efforce d’échapper aux
Charybde et Scylla de l’hylémorphisme: la réification de la matière, d’un côté; le
fait d’attribuer à l’intelligible une fonction véritablement agente, de l’autre côté.
C’est l’intégration de la notion de cause instrumentale qui permet également à
Averroès de clarifier le type de causalité que Dieu exerce sur le monde sensible.
Celui-là ne peut agir directement sur celui-ci, mais Il peut le faire par l’intermé-
Introduction 19
diaire du mouvement des corps célestes et des qualités affectives qui en dérivent.
Les étants supralunaires, pour la même raison, ne peuvent agir directement sur
le sensible, ils le font par l’intermédiaire nécessaire de la chaleur que leurs corps
éthérés contribuent à former dans le sublunaire. Même si l’on ne peut admettre
que, dans le cas du monde supralunaire, les causes instrumentales soient essen-
tiellement liées à leur moteur immobile, c’est par le réinvestissement de cette
notion qu’Averroès parvient à accomplir la tâche principale de tout néo-aris-
totélisme: celle d’unifier, autant que possible, les mondes supra- et sublunaire.
Le cosmos aristotélicien demeure toutefois, pour Averroès, une unité sans
uniformité. C’est ce qu’il s’efforce de confirmer, en comparant la causalité du
premier principe à celle d’un type d’art particulier, celui des arts qui collaborent
avec la nature. Comme c’est le cas des artisans de ce type d’art, les corps cé-
lestes et, par leur biais, le moteur immobile ne fournissent pas une forme en acte
«concurrente» par rapport à celle que la nature possède en puissance, ils ne font
que lui permettre de passer à l’acte. Il faut donc établir entre Dieu et le sensible
un rapport de «synonymie», mais d’une sorte «extrêmement générale».
C’est dans cette refondation de la démiurgie divine que le projet d’une phi-
losophie néo-aristotélicienne trouve son ultime accomplissement. Dieu est la
forme de toutes les formes, mais il ne faut pas pour autant nier la synonymie
«stricte» qui régit le sensible et constitue le fondement ultime de la connais-
sance humaine: celle qui lie chaque effet à sa cause prochaine. L’univers aristo-
télicien est le résultat de cette double synonymie et de la causalité qui la fonde,
une causalité perpendiculaire qui unit de façon indissoluble le supralunaire au
sublunaire et l’intelligible au sensible.
La lecture qu’Averroès propose de la philosophie d’Aristote se comprend ainsi
comme une tentative visant à répondre aux nouveaux enjeux philosophiques
et théologiques, auxquels l’aristotélisme gréco-arabe était confronté. La nature
unifiée, mais non uniforme du cosmos, la notion de cause, la possibilité pour
l’homme de connaître de façon certaine le monde et ses causes ultimes consti-
tuent autant de «fondements» à défendre. C’est à la mise en place de cette dé-
fense qu’Averroès déploie tous ses efforts. Son projet philosophique constitue
ainsi le dernier grand effort engagé par l’aristotélisme, pour différer de quelques
siècles les critiques dévastatrices qui devaient faire de lui le repoussoir de la
pensée moderne.
Comme tout phénomène liminaire, cette entreprise mérite d’être considérée
en elle-même. Pour cette raison, toutefois, elle nous ramène avec force au texte
d’Aristote. Non pas, donc, ou non pas simplement, parce que celui-ci en constitue
le point de départ, mais parce que les difficultés que les nouveaux enjeux mettent
en lumière, ainsi que les solutions que ces derniers appellent, nous permettent
de nous interroger à nouveaux frais sur le sens et la nature du projet aristo-
télicien. La distinction entre des causes éloignées et des causes particulières,
l’introduction, en sus du couple forme-matière, de la notion de concomitant es-
20 Introduction
Il m’est agréable de remercier ici tous les amis et collègues sans lesquels ce travail
n’aurait pu voir le jour.
Je tiens à exprimer ma plus profonde gratitude à Marwan Rashed, qui par son
soutien, ses conseils et sa bienveillance m’a apporté une aide inestimable, et à le
remercier d’avoir accepté de publier cet ouvrage dans la collection qu’il dirige.
Sans les heures innombrables passées à discuter avec lui, sans son savoir et ses re-
cherches, dont j’ai tiré le plus grand profit, ce travail n’aurait jamais été le même.
Qu’il trouve ici l’expression de toute mon amitié et mon estime.
Une pensée particulière va à la mémoire de Francesco Del Punta qui m’a accueil-
lie à la Scuola Normale Superiore pendant mes années de formation et m’a appris
la nécessité et le sens profond d’une étude plurielle de l’histoire de la philosophie.
Mes remerciements vont également à tous les amis et collègues qui ont relu tout
ou partie d’une première version de ce travail et m’ont permis de l’améliorer. Les
conseils et les remarques, toujours pertinentes, de Ziad Bou Akl, m’ont aidé à affi-
ner la rigueur de mon propos. Les discussions avec mon ami Andrea Falcon m’ont
aussi été d’un grand profit. Qu’ils trouvent ici l’expression de mon amitié et ma
gratitude.
Mon affection et ma reconnaissance s’adressent tout particulièrement à Jean-
Baptiste Brenet qui m’a soutenue et encouragée tout au long de ce travail. L’amour
et la compréhension dont il m’a témoigné pendant toutes ces années m’ont été d’un
secours essentiel.
Ma dernière pensée va à notre petit Vittorio, qui a tout rendu plus heureux.
Aristote
entre physique et métaphysique
Chapitre I
La génération substantielle
dans le corpus philosophique d’Aristote:
les critères d’une étude systémique
Introduction:
L’aporie d’une théorie générale de la génération
Dans le cadre de la recherche physique d’Aristote, le devenir est en un sens le
phénomène à expliquer. Si la science de la nature est la science des étants qui
possèdent en eux-mêmes et par essence le principe de leur mouvement et de
leur repos1, la fondation d’une théorie générale du changement et la formulation
d’un modèle d’analyse capable de l’exprimer constituent le but ultime du physi-
cien. Maintes fois, pourtant, Aristote affirme qu’il n’existe pas de devenir qui ne
soit inscrit dans une catégorie précise; le devenir, comme l’être, se dit d’emblée
de plusieurs façons. Plus exactement, ce qui change change toujours soit selon
la substance, soit selon la quantité, soit selon la qualité, soit selon le lieu, et on
ne peut rien trouver qui soit commun à ces changements et ne soit ni un ceci,
ni une quantité, ni une qualité, ni aucun des autres prédicats catégoriels2. Seuls
peuvent exister ces types de changement: il ne peut y avoir de changement
dans les autres catégories, sauf par accident3. Ainsi, pour le dire avec Alexandre
d’Aphrodise, le mouvement n’est pas un genre, puisqu’il n’existe pas en dehors
des catégories et qu’il n’y a pas, pour ces catégories, de genre commun4.
À cette pluralité ontologique correspond d’ailleurs une pluralité linguistique.
Aristote utilise plusieurs termes pour désigner le phénomène du devenir dans
ses diverses manifestations. Le terme κίνησις vaut parfois pour les quatre types5,
mais en règle générale, il ne s’applique pas à la génération κατ᾽ οὐσίαν laquelle
est appelée γένεσις6. Le plus souvent, c’est au terme μεταβολή qu’Aristote re-
court pour nommer les quatre types de devenir7, même si, quelquefois, ce terme
ne semble pas concerner la génération dans la catégorie de la substance8.
Lorsqu’on s’interroge sur la nature du devenir, la question fondamentale est
ainsi de savoir si l’hétérogénéité du devenir permet une théorie unique ou s’il
faut croire que chaque forme de devenir ne peut être analysée qu’à l’aide d’un
modèle, c’est-à-dire d’une formule, qui lui est propre. Dans certains textes, le fait
d’admettre un modèle unique pour les trois types de changement accidentel ne
semble poser à Aristote aucune difficulté9. Dans d’autres, toutefois, la généra-
tion substantielle semble avoir un caractère absolument irréductible et Aristote
paraît hésiter sur la possibilité de la rapporter stricte loquendo aux autres formes
de devenir.
Aristote étudie la notion de génération substantielle dans plusieurs textes
de son corpus philosophique; mais là aussi ses analyses ne semblent pas tou-
jours procéder de la même manière ni aller dans le même sens. Certains textes
semblent en effet admettre la possibilité de rabattre la génération substantielle
sur le devenir accidentel; d’autres textes, en revanche, paraissent accentuer les
caractères propres de la génération substantielle jusqu’à faire de ce type de gé-
nération un phénomène à part.
De ce point de vue, le premier livre de la Physique constitue un cas exemplaire.
Au tout début de Phys. I 7, Aristote affirme qu’il entend mener une investigation
sur «toute forme de génération» (περὶ πάσης γενέσεως), afin de repérer ce qui
est commun (τὰ κοινά) à toutes les générations indifféremment, avant d’exami-
ner ce qui est propre (τὰ ἴδια) à chacune d’elles10. Il formule, en conséquence,
un modèle unique exprimant à la fois la génération qu’il appelle «absolue» et
les générations relatives: tout changement est le remplacement dans un substrat
d’un contraire par un autre. Il pose ainsi trois principes communs à toute forme
de devenir – les deux contraires et le substrat – au moyen desquels on peut
rendre compte de l’ensemble des générations et formuler un modèle capable de
les exprimer. La génération absolue, tout comme n’importe quelle génération
relative, serait donc définissable comme la succession de deux contraires dans
un substrat permanent ou, plus précisément, comme le remplacement d’une
privation par une forme, les deux étant prédiquées d’une matière/substrat qui
demeure au cours de la transformation. La matière, de ce point de vue, serait le
sujet du processus de transformation qui débouche sur une nouvelle prédication.
7 Cf. DGC I 4, 319 b31; Met. Λ2, 1069 b9; H1, 1042 a32.
8 PN, 465 b30.
9 On reviendra sur la question de savoir si le mouvement circulaire constitue ou non une
exception.
10 Phys. I 7, 189 b30–32.
La génération substantielle dans le corpus philosophique d’Aristote 25
Bien qu’après les études évolutionnistes de W. Jaeger l’idée d’une unité sys-
tématique des traités d’Aristote tels qu’on les a reçus ait été presque complète-
ment abandonnée14, les spécialistes de la philosophie aristotélicienne n’ont pas
cessé de s’interroger sur le principe d’organisation du projet scientifique global
qu’Aristote prescrivait à tout philosophe de la nature autant qu’à lui-même15.
Sans chercher à dresser une classification exhaustive de la tradition exégétique
concernant cette question, le but qu’on vise ici nous demande d’en retracer les
lignes principales, pour prendre ensuite place dans le débat. De là vient aussi
qu’on se concentrera d’abord sur les hypothèses qui ont été élaborées afin d’élu-
cider le rapport entre les diverses études de la génération substantielle, pour
essayer par la suite de repérer le principe d’organisation du corpus physique
dans son ensemble. Comme on voudrait le suggérer, en effet, l’ordre des diverses
phases de la recherche physique dans son ensemble et les différents traitements
de la génération absolue relèvent d’un même principe.
À partir de la seconde moitié du XX e siècle, les études sur la question des
différentes étapes de la recherche physique et des méthodes adoptées par le phy-
sicien ont été marquées par le travail de G.E.L. Owen, qui considérait sa lecture
comme une alternative à la thèse évolutionniste de W. Jaeger. Dans son célèbre
article Tithenai ta phainomena16, présenté en 1960 au deuxième Symposium
Aristotelicum et paru en 1961, Owen soutenait la thèse que dans la recherche
des principes de la physique, et notamment dans le premier livre du traité ho-
17 Owen, comme la plupart des interprètes qui se sont inspirés de ses analyses, a été forte-
ment influencé par les études analytiques de la philosophie du langage. La fortune dont a ce-
pendant joui l’interprétation «analytique» d’Aristote était due en grande partie au fait qu’elle
était considérée comme la seule capable de sauver au moins la partie «générale» de la phy-
sique aristotélicienne. Si l’on ne pouvait s’opposer à la condamnation historique prononcée
contre la théorie des lieux naturels, autant concéder qu’au fond Aristote n’accordait à l’obser-
vation empirique qu’une faible importance.
18 Cf. T.H. Irwin, Aristotle’s First Principles, Oxford University Press, Oxford 1988.
19 On peut rapprocher la lecture que W. Wieland propose de la physique d’Aristote de
celle d’Owen, dans la mesure où le savant allemand affirme dans sa monographie parue en
1962 que la physique aristotélicienne trouve son fondement dans l’analyse du langage, lequel
constitue pour lui le reflet, ou la précompréhension, de l’expérience sensible (cf. W. Wieland,
Die aristotelische Physik. Untersuchungen über die Grundlegung der Naturwissenschaft und die
sprachlilchen Bedingungen der Prizipienforschung bei Aristoteles, Vandenhoek & Ruprecht, Göt-
tingen 1962, p. 85–100). L’affinité des thèses des deux spécialistes est bien mise en évidence par
E. Berti, «Les méthodes d’argumentation et de démonstration dans la “Physique” (Apories,
Phénomènes, Principes)», dans F. De Gandt et P. Souffrin (éds.), La physique d’Aristote et
les conditions d’une science de la nature, Vrin, Paris 1991, p. 53–72.
20 Cf. W. Charlton, Aristotle’s Physics: Books I and II. Translated with Introduction, Com-
mentary, Note on Recent Work and Revised Bibliography, Oxford University Press, Oxford
19922, p. ix.
30 Aristote
24 C’est notamment pour cette raison que cette lecture a contribué à freiner la réflexion sur
la question de l’unité des différentes étapes de la recherche physique. Il n’est pas étonnant
qu’aucun exégète inspiré par la thèse d’Owen n’ait porté une attention particulière à la ques-
tion concernant le principe d’unité de la recherche physique d’Aristote.
25 Dans son article de 1961, Owen extrayait cette affirmation de son contexte et faisait
d’A. Mansion un sympathisant, sinon un partisan, de sa propre thèse. En réalité, Mansion
a adopté dans sa monographie une position considérablement plus nuancée, sans jamais se
résoudre à effacer l’aspect empiriste de la recherche des principes de la physique et son rôle
dans leur découverte.
26 A. Mansion, Introduction à la Physique aristotélicienne, Vrin, Paris 1946, p. 219.
32 Aristote
la recherche physique est plus une sommation de faits présentant entre eux une
certaine similitude qu’un procédé scientifique au sens strict27.
C’est toutefois dans le travail de R. Bolton, parmi les contemporains, qu’a été
soutenue sans réserve la thèse qui veut que les principes de la physique sont
atteints en Phys. I par le moyen de l’induction et de l’observation empirique28. De
ce point de vue, l’interprétation de Bolton s’opposait radicalement à l’interpré-
tation analytique29. Contre l’hypothèse d’Owen, Bolton s’est employé à montrer
que la philosophie de la nature, que ce soit dans la phase de la recherche des
premiers principes ou dans l’étude des êtres vivants, ne peut pas, en tant que
science, être définie comme une recherche logique; car elle ne parvient pas à ses
conclusions scientifiques au moyen de l’étude des endoxa ou du langage, mais en
vertu de l’observation empirique.
Bolton précise toutefois que l’étude des endoxa est extrêmement utile à la
recherche physique, notamment lorsqu’on étudie des phénomènes trop éloignés
de notre perception. Cette étude, en effet, peut être définie comme procédant de
façon logique (λογικῶς), car elle ne fait pas appel à des données sensibles et des
méthodes véritablement scientifiques, mais à des considérations généralement
acceptées et des outils dialectiques. Dans ce cadre, le sens du terme λογικῶς
que Bolton admet n’est finalement pas si éloigné de celui proposé par Owen.
À la différence de ce dernier, toutefois, Bolton estime que l’étude logique ne
constitue pas une partie intégrante de la science physique. Elle est, pour ainsi
dire, un pis-aller, lorsque les méthodes véritablement scientifiques ne sont pas
utilisables.
En dépit donc des différences parfois essentielles qui séparent les interpré-
tations contemporaines, on peut conclure que l’idée d’une opposition entre un
type de recherche appelée tantôt «logique» tantôt «générale» et un type de
recherche considérée comme plus proprement physique joue un rôle clé dans
la réflexion sur la complexité de la philosophie de la nature d’Aristote. Pour
comprendre le rapport entre les différentes analyses de la génération et saisir la
raison pour laquelle certains auteurs ont défini l’étude de la génération de Phys.
I comme «procédant de façon logique», il faut donc comprendre davantage ce
qu’on entend par cette expression.
30 Bolton, «Definition and Scientific Method», p. 120–166; cf. R. Bolton, «The Epistemo-
logical Basis of Aristotelian Dialectic», dans M. Sim (éd.), From Puzzles to Principles? Essays on
Aristotle’s Dialectic, Lexington Books, Lanham 1999, p. 57–105.
31 R. Bolton, «Two standards for inquiry in Aristotle’s De Caelo», dans A.C. Bowen
et Ch. Wildberg (éds.), New Perspectives on Aristotle’s De caelo, Brill, Leiden-Boston 2009,
p. 51–82.
34 Aristote
32 On analysera de plus près les interprétations de Phys. I proposées par les commentateurs
anciens dans la partie consacrée à Averroès.
33 Simplicius, In Phys. 440, 18–34. Simplicius reprend dans d’autres passages de son com-
mentaire l’un ou l’autre des sens énumérés, voir par exemple Simplicius, In Phys. 476, 23–30;
1301, 19–24.
La génération substantielle dans le corpus philosophique d’Aristote 35
c’est le cas, affirme Simplicius, des arguments utilisés par Zénon d’Elée pour nier
l’existence du mouvement.
Lorsque Simplicius en vient à présenter le troisième sens, il rapporte l’explica-
tion et les exemples proposés par Alexandre. D’après ce dernier, si l’on se fonde
sur ce que Simplicius nous dit, un argument logique est un argument qui vise
à démontrer quelque chose d’un objet particulier, en procédant de propriétés
générales qui s’appliquent à cet objet, mais aussi à un ensemble d’autres ob-
jets appartenant à d’autres classes. Ainsi Alexandre oppose-t-il à un argument
appelé logique en ce sens, un argument qui part des prémisses appropriées et des
principes propres à l’objet examiné. En guise d’exemple, Alexandre affirme qu’on
peut construire deux preuves de l’immortalité de l’âme: la première qui part
des principes propres de l’âme, à savoir le fait d’être auto-moteur, qu’Alexandre
considère ici comme l’essence de l’âme; la seconde qui démontre l’immortalité
de l’âme en se fondant sur le fait que les contraires s’engendrent toujours des
contraires, ce qui est une évidente allusion à la preuve fournie dans le Phédon
(70c-72e). Cette seconde preuve (ἐπιχείρησις), nous dit Alexandre, est logique,
parce qu’elle ne procède pas des «principes propres et prochains» (ἐξ οἰκείων
καὶ προσεχῶν) de l’âme, mais elle se sert des principes «communs» (κοινῶν)
par lesquels on peut démontrer qu’une chose qui n’est pas du même genre que
l’âme est elle aussi non-engendrée et non corruptible.
Sans se prononcer, au moins dans ce que Simplicius rapporte, sur la validité de
la première ἐπιχείρησις, qui semble évoquer l’argument du Phèdre (245c-246a),
Alexandre affirme de la seconde qu’elle part de principes trop généraux et qu’elle
est donc inadéquate, «lorsqu’on veut montrer les caractéristiques propres»
(ὅταν τὰ ἰδίως ὑπάρχοντα δεικνύωμεν) d’un certain étant. En se fondant sur ce
seul texte, on ne voit toutefois pas clairement si Alexandre voulait conclure que
i) toute démonstration logique se fonde sur des principes qui sont extérieurs,
pour ainsi dire, au genre de science auquel l’objet examiné appartient (la science
physique, dans le cas de l’âme) ou ii) si une démonstration logique peut se fon-
der sur des prémisses physiques, même si les propriétés utilisées se prédiquent
d’autres types d’étants physiques que celui dont on cherche les principes.
Dans sa récente monographie sur Met. Z, M. Burnyeat reprend la classification
de Simplicius pour expliquer la nature de la recherche du τί ἦν εἶναι, qu’Aris-
tote définit en Met. Z4 (1030 a13–14) comme menée «d’une façon logique»34. En
admettant le sens que Simplicius lie au nom d’Alexandre, Burnyeat conclut que
l’étude de la notion d’essence en Met. Z4–6 est logique, car elle fait abstraction
des principes propres de la science métaphysique, à savoir la matière et la forme.
L’analyse logique précède, en ce sens, l’étude du τί ἦν εἶναι de Met. Z 10–11 que
Burnyeat appelle métaphysique. L’étude logique est donc celle qui reste à un
niveau général de discours et qui ne considère pas les caractéristiques propres
de l’objet dont on recherche les principes. C’est en ce même sens, suggère alors
Burnyeat, qu’on doit interpréter les autres textes d’Aristote dans lesquels à une
analyse logique s’oppose tantôt une étude menée en physicien (φυσικῶς)35, tan-
tôt un type de recherche dont Aristote dit qu’elle est poursuivie «de façon ana-
lytique» (ἀναλυτικῶς)36. Dans les deux cas, l’analyse logique s’oppose aux deux
autres types de recherche, parce qu’elle ne procède ni des principes propres au
genre-sujet («subject-matter») de la physique ni des principes propres de la dis-
cipline dont l’Organon est l’exposition.
Burnyeat précise aussi qu’une étude logique ne doit pas nécessairement pro-
céder de principes «extérieurs» à la science en question, car elle peut procéder
d’un niveau plus général qui se trouve à l’intérieur de la même science37. Il ne
précise pas pourtant quelle est la nature de ces considérations «plus générales»
qui font qu’une étude logique puisse à juste titre appartenir à la science phy-
sique. En effet, dans sa monographie, Burnyeat ne vise ultimement qu’à établir
le rapport qui, dans la philosophie première, lie le niveau logique au niveau
«métaphysique» et précise dans ce cadre qu’on peut repérer un quatrième sens
du terme λογικῶς, qu’il appelle «d’Andronicos» et qui permet de comprendre la
nature de la recherche métaphysique. D’après ce quatrième sens, «logique» est
l’analyse visant à établir la validité formelle du raisonnement et les règles qui la
déterminent, celle qu’Aristote expose dans les ouvrages qu’on appelle Organon.
Burnyeat conclut ainsi que, dans le cas de la philosophie première, le troisième
sens de Simplicius et le sens d’Andronicos coïncident, car l’étude du niveau lo-
gique se trouve finalement coïncider avec l’étude menée dans l’Organon.
La lecture proposée par Burnyeat ne permet donc pas à elle seule d’expliquer
la nature et le statut d’une étude logique à l’intérieur de la science physique,
puisque nombreux sont les textes dans lesquels «le sens d’Andronicos» ne ca-
ractérise aucunement l’étude logique qu’Aristote oppose à une étude menée en
physicien. La lecture de Burnyeat ne permet donc pas de comprendre ce que
voudrait dire procéder dans la physique «d’une façon logique».
Pour ma part, suivant l’idée générale d’Alexandre/Simplicius, je voudrais sug-
gérer qu’une argumentation logique peut relever pleinement de la science dans
laquelle elle est utilisée, en l’occurrence la physique, lorsqu’elle se fonde sur des
propriétés générales, c’est-à-dire des propriétés génériques qui appartiennent
à plusieurs classes d’étants. Pour le dire autrement, une preuve ou une analyse
est logique quand elle utilise des propriétés plus générales que la classe d’objet
analysé, sans que cette généralité dépasse le genre-sujet de la science en ques-
tion. De ce point de vue, une analyse logique d’un phénomène naturel n’est
pas a priori inappropriée ou extérieure à la science physique. C’est en effet en
§ 3. Du λογικῶς au καθόλου
Dans le premier livre du DGC38, Aristote loue Démocrite pour avoir utilisé des
arguments appropriés à la physique, alors que d’autres, les Platoniciens, s’obs-
tinaient à procéder dans l’étude de la nature «de façon logique» (λογικῶς).
L’hypothèse des Platoniciens selon laquelle la réalité serait constituée de
triangles indivisibles ne peut pas se dire physique, car elle use de principes qui
n’appartiennent pas à la science physique, mais à la géométrie. De ce point
de vue, une analyse logique de la réalité sensible serait non seulement injus-
tifiée, mais incapable de rendre compte des phénomènes dont on fait l’expé-
rience. On ne pourra jamais expliquer le fait qu’un corps est engendré, car rien,
affirme Aristote, ne sort de la composition des surfaces, si ce n’est des solides39.
L’analyse des Platoniciens serait donc inadéquate parce qu’elle utiliserait des
principes inappropriés au type de recherche en question. L’opposition entre une
recherche «logique» et une recherche «physique» tiendrait ainsi au fait d’uti-
liser des principes non physiques dans le cadre d’une recherche de philosophie
naturelle, mais des propriétés mathématiques. C’est cela en effet qu’Aristote
condamnerait. Dans ce cas, donc, le caractère logique de l’étude platonicienne
semble plus découler de son recours à des considérations inappropriées à l’objet
de la physique, que de sa négligence des principes propres de l’objet étudié.
Si l’on se fonde sur ce seul texte, on serait donc tenté de conclure que toute re-
cherche logique, comme celle des platoniciens, se caractérise par le fait d’opérer
un «passage à un autre genre» (μετάβασις εἰς ἄλλο γένος), c’est-à-dire l’erreur
déplorée en An. Post. I 740, qui consiste à passer de façon impropre d’un genre
de science à un autre en utilisant des propriétés relevant de l’une pour démon-
trer les principes relevant de l’autre. Dans d’autres textes, pourtant, il apparaît
très clairement que le caractère logique d’une démonstration ne découle pas du
fait d’utiliser dans la recherche physique les principes d’une autre science, mais
d’utiliser des propriétés qui appartiennent à la même science, tout en étant plus
générales que le sujet choisi auquel elles appartiennent.
En GA II 8, Aristote stigmatise l’utilisation d’une argumentation logique dans
l’explication d’un certain phénomène physique et associe de façon explicite le
caractère logique de l’étude au niveau de généralité des propriétés utilisées, tout
en opposant ce genre d’examen à une recherche physique. Ainsi explique-t-il
que pour parvenir à la cause de la stérilité de l’espèce des mulets, il ne faut pas
produire une «démonstration logique» (ἀπόδειξις λογική), même si elle pour-
rait sembler de prime abord plus «convaincante» (πιθανή) que les explica-
41 GA II 8, 747 b6 et sq.
40 Aristote
mène, c’est en effet l’une des propriétés propres à cette seule classe qui déter-
mine leur stérilité. C’est pour cette raison qu’Aristote affirme que la cause qui
peut rendre compte du phénomène observé est à rechercher parmi les principes
propres, c’est-à-dire les particularités qui caractérisent le «genre» des chevaux
et celui des ânes (τὰ ὑπάρχοντα τῷ τῶν ἵππων καὶ τῷ τῶν ὄνων)42. La propriété
qui permet d’expliquer le phénomène de la stérilité est en effet la propriété qui
est propre au mulet: la froideur de sa semence.
Un argument logique est donc dans ce cas impropre, parce qu’il se fonde
sur une prémisse trop éloignée des principes propres du phénomène observé,
puisqu’au lieu de rester au niveau de la classe en question, i.e. les mulets conçus
comme produits de l’accouplement d’un âne et d’un cheval, il remonte au niveau
supérieur constitué par la classe des hybrides. Si l’on agit en bon physicien, nous
dit Aristote, il faut rechercher la cause à un niveau, pour ainsi dire, inférieur, le
niveau des seules espèces des ânes et des chevaux. Le caractère fautif du raison-
nement logique découle donc du fait de rechercher le principe du phénomène en
question à un niveau trop général ou, plus précisément, du fait de suivre de façon
aveugle la syntaxe genre/espèce sans tenir compte de la sémantique du réel. La
classe des hybrides en effet ne constitue pas un genre naturel.
Dans le cas du mulet, logique est donc le raisonnement qui fait appel à des
propriétés qui sont à un niveau supérieur, c’est-à-dire plus général, par rapport
au genos examiné et au type de cause recherché. Il ne s’agit pas de faire appel à
des principes qui sont des endoxa, ou des principes extra-génériques ou, encore,
inappropriés au genre de la science physique. Car les propriétés qui caracté-
risent les hybrides en tant que tels restent tout de même des principes d’ordre
physique. Le raisonnement logique, dans ce cas, consiste à choisir des propriétés
trop générales par rapport au genre d’étants étudiés et aux principes visés.
La démonstration non logique du phénomène de la stérilité des mulets, en re-
vanche, est celle qui fait appel aux propriétés qui sont caractéristiques des seuls
«genres» des chevaux et des ânes. Dans ce cadre, le genre par rapport auquel le
logos est plus ou moins universel n’est pas forcément le genre de la science dans
lequel le phénomène s’inscrit, mais un genre en un sens plus lâche. Le terme
genos a ici la valeur relative de sujet scientifique43 et il désigne à chaque fois un
ensemble plus ou moins englobant. C’est par rapport au genre conçu comme
sujet scientifique que la démonstration peut être plus ou moins générale, selon
qu’elle considère des propriétés qui lui appartiennent en propre ou non.
D’autres textes confirment le sens du terme λογικῶς qu’on vient de proposer.
En Phys. III 544, Aristote envisage deux types de réfutation de la thèse admettant
42 Pour une analyse des causes biologiques de la stérilité de l’espèce des mulets, voir chap. IV.
43 A ce sujet, voir P. Pellegrin, La classification des Animaux chez Aristote. Statut de la bio-
logie et l’unité de l’aristotélisme, Les Belles Lettres, Paris 1982, p. 73–137.
44 Phys. III 5, 204 b5–205 b31.
La génération substantielle dans le corpus philosophique d’Aristote 41
l’existence d’un corps infini, selon qu’on analyse la question d’une façon lo-
gique ou physique. L’examen logique permettant de réfuter l’existence de l’infini
en acte fait appel à la propriété d’être limité par des surfaces; l’examen phy-
sique parvient à la même conclusion en admettant plusieurs autres propriétés
du corps: le fait d’être nécessairement soit simple soit composé; le fait de se
trouver dans un lieu; le fait d’être nécessairement soit lourd soit léger45. Dans
les deux types d’analyse, on parvient à la même conclusion, car il est impossible
de concevoir un corps infini, sans dénier au corps ses propriétés. La réfutation
logique n’est pas rejetée, car la définition du corps sur laquelle elle se fonde n’est
pas impropre, mais plus générale que celle sur laquelle se fonde la démonstration
physique. En effet, la formule qui définit le corps comme ce qui est limité par
des surfaces se fonde sur une propriété que partagent le corps (fût-il intelligible
ou sensible) et le nombre46. En revanche, les autres propriétés considérées dans
l’étude physique n’appartiennent qu’au corps sensible. C’est pourquoi les argu-
ments qui se fondent sur ces propriétés sont d’ordre physique, parce que l’étude
physique, comme Aristote le dit, porte sur le corps en tant qu’il est sensible47. La
réfutation logique de l’existence d’un corps infini est donc acceptable, mais elle
dépasse en universalité le genre en question, qui est dans ce cas le genre de la
science physique, car elle fait appel à une propriété qui appartient au corps non
pas en tant qu’il est sensible, mais en tant qu’il est doué de quantité.
Un autre passage confirme l’hypothèse exégétique qu’on propose. Dans le
premier livre du De Caelo48, Aristote explique que l’on peut réfuter de deux
manières la thèse qui veut qu’«un être engendré peut jouir sans fin de l’incor-
ruptibilité»: i) en traitant la question d’un point de vue physique (φυσικῶς),
c’est-à-dire en ne prenant en considération que le cas du ciel (περὶ οὐρανοῦ);
ii) en étudiant le problème sous son aspect universel (καθόλου) et en faisant
porter l’enquête sur toute espèce d’objet (περὶ ἄπαντος). Aristote affirme avoir
déjà démontré que le ciel est nécessairement incorruptible dans les chapitres
précédents. Il précise tout de même qu’il faut également prouver cette thèse en
poursuivant une analyse «universelle» (καθόλου), car elle peut elle aussi don-
ner une réponse claire à la question débattue.
C’est dans les chapitres qui suivent qu’Aristote s’acquitte de cette tâche, en
distinguant tout d’abord les termes «inengendré» et «engendré», «corrup-
tible» et «incorruptible». Ce qui permet d’expliquer le caractère qui définit le
second type de réfutation: ce type de recherche est «général», car il porte in-
différemment sur ce qui est engendré ou inengendré, sans se limiter à l’un des
étants particuliers du monde sensible. Dans ce cas aussi, l’idée est qu’à une étude
physique, qui ne se fonde que sur des propriétés propres à une classe d’individus
ou comme ici à un seul individu, s’oppose une étude plus générale, fondée sur
des propriétés universelles qui se prédiquent aussi d’autres individus: ce qui
confirme encore l’interprétation qu’on propose. Physique est en effet l’analyse
qui parvient à un certain résultat en limitant l’enquête à un type d’étant par-
ticulier et en considérant ces propriétés spécifiques. L’étude qui y est opposée
n’est pas appelée «logique», mais Aristote nous dit qu’elle est universelle, car
elle porte sur toute espèce d’objet engendré ou non et que c’est pour cela qu’elle
s’oppose à une analyse physique.
La conclusion qu’il faut tirer de ces passages est donc la suivante: le caractère
logique d’une recherche n’est pas a priori approprié ou inapproprié à la science
que cette recherche concerne; cela tient plutôt au contexte scientifique dans le-
quel l’étude s’inscrit ou plus précisément au type de principe visé. En effet, une
recherche se définit comme logique toujours par opposition à un autre type de
recherche plus spécifique qui porte sur la même question et elle se distingue de
la seconde par la généralité des propriétés employées dans ses prémisses.
C’est donc en fonction du contexte et du type de principe visé dans la re-
cherche, que la qualification «logique» peut avoir une valeur positive ou né-
gative: lorsqu’on recherche des principes universels qui valent véritablement
pour plusieurs classes d’étants, la recherche générale doit être préférée à une
recherche plus spécifique qui se fonde sur les principes propres à une classe
déterminée qu’elle examine «séparément» (χωρίς). Dans ce contexte, le terme
«logique» signifie «universel» (καθόλου) et non pas «inapproprié», c’est le cas
de DC I 10 et, comme on voudrait le suggérer, de l’analyse de la génération de
Phys. I.
En revanche, lorsqu’on recherche des principes qui valent exclusivement pour
un ensemble particulier, une recherche logique peut être inopportune et erronée.
C’est le cas des recherches des platoniciens qui, d’après Aristote, cherchaient à
expliquer les principes propres des étants sensibles en faisant appel à des pro-
priétés trop générales, c’est-à-dire des propriétés partagées à la fois par les corps
sensibles et les êtres mathématiques. De plus, quand la recherche se fonde sur
des propriétés qui sont le produit d’une abstraction insouciante de la sémantique
du réel, elle nous donnera des conclusions fausses. Dans ce contexte, la quali-
fication «logique» est synonyme de «trop général» ou «vide»; c’est le cas de
l’argument de GA II 8.
En conséquence, une recherche qui se définit comme logique ne fait pas né-
cessairement abstraction des principes propres à la science dont elle dépend,
mais elle est le résultat d’un certain degré plus ou moins grand d’abstraction.
Cette abstraction étant le principe qui nous permet de trouver la propriété com-
La génération substantielle dans le corpus philosophique d’Aristote 43
mune qui fonde l’analogie. C’est là que se trouve la clé pour comprendre la dis-
tinction entre une démonstration logique, voire générale, et une démonstration
physique, voire spécifique. L’explication générale est possible lorsqu’il y a une
propriété commune qui permette d’établir analogiquement une démonstration
unique; c’est le cas de la démonstration de la nature finie du corps de Phys. III
5, de l’éternité de ce qui est inengendré de DC I 10 et, comme on le verra, des
démonstrations de Phys. I. En revanche, lorsque l’analogie n’est pas correcte,
parce que ce n’est pas la propriété commune aux membres de la proportion qui
est cause de l’effet étudié, la démonstration logique n’est qu’une fausse démons-
tration. Il faut alors descendre de niveau dans la recherche des causes et, pour
utiliser encore une fois les critères dictés en An. Post. I 4–5, accorder la propriété
cause du phénomène à son sujet premier.
C’est suivant le même raisonnement qu’on peut conclure que c’est l’analo-
gie qui fonde l’opposition général/spécifique qui traverse l’ensemble du corpus
physique et explique l’unité de ses différentes phases. En effet, lorsqu’on n’a pas
de genre au sens strict comme sujet de la recherche scientifique, c’est sur la pro-
priété commune, considérée comme la fonction analysée, qu’on établit l’analogie
et qu’on fonde du même coup la possibilité d’avoir une explication commune.
C’est ce type d’analogie qui garantit l’unité de l’étude des quatre types de chan-
gement en Phys. I et de l’étude de la génération substantielle dans son ensemble.
On montrera, en effet, que l’analyse de Phys. I est en ce sens générale, car elle
est fondée sur cette analogie qui permet d’établir les principes communs (par
analogie) à tous les étants en devenir, qui pris dans leur ensemble ne constituent
pas un genre au sens strict. Quant à l’étude de la génération substantielle dans
son ensemble, qui comprend aussi bien l’étude de la génération des éléments,
celle des homéomères et celle des plantes et des animaux, on verra également
qu’elle est fondée sur la possibilité d’établir une analogie permettant de mettre
en lumière la fonction commune qui est propre à tous ces étants. C’est donc
l’analogie, dans ce cas aussi, qui fonde la possibilité de constituer une explica-
tion unique de la génération substantielle commune à tous ces étants.
44 Aristote
49 Cf. J. Vuillemin, De la logique à la théologie. Cinq études sur Aristote, éditée et préfacée
par T. Bénatouïl. Nouvelle version remaniée et augmentée, Peeters, Louvain-la-Neuve 2008
(1ère éd. Flammarion, Paris 1967), p. 3–33. Vuillemin explique comment la réforme d’Eudoxe
a constitué l’outil privilégié dans la recherche biologique. L’importance de l’analogie dans le
contexte biologique a été également pointée par P. Pellegrin, qui a toutefois conclu que celle-là,
comme le genre et l’espèce, a une nature relative. Pour une présentation plus récente du rôle
de l’analogie dans la biologie aristotélicienne, voir M. Wilson, Aristotle’s theory of the unity of
science, University of Toronto Press, Toronto 2000, p. 53–115.
50 Rashed, Aristote, p. CLII–CLXIII; cf. id., Essentialisme, p. 11–18
51 G. Patzig, «Theologie und Ontologie in der ‘Metaphysik’ des Aristoteles», Kant-Studien
52, 1960–1961, p. 185–205: p. 196.
52 Cf. Rashed (éd.), Aristote, p. cxliv–clii.
La génération substantielle dans le corpus philosophique d’Aristote 45
réalisent dans les individus et les individus sont conçus en tant que caractérisés
par les opérations. Or, c’est ce principe, d’après Rashed, qui dicte les étapes de
la recherche physique et en détermine la progression non linéaire. Aristote pro-
cède, en effet, en analysant les individus caractérisés par l’opération en question,
avant de procéder à l’opération successive qui «fait office de principe général à
l’égard d’une division supplémentaire».
La recherche commence par l’analyse de la translation, laquelle est à la fois
le mouvement commun à tous les étants et l’opération propre des êtres célestes,
pour terminer avec l’analyse du mouvement animal et de l’âme, lequel mouve-
ment est l’opération propre aux seuls êtres vivants. On commence en effet par
l’étude de l’opération (Phys. III–VIII) et des principes qui sont communs à tous
les êtres (Phys. I–II): la translation et les principes généraux. La translation est
l’opération impliquée par toutes les autres, mais elle ne caractérise en propre
que les corps célestes. L’on procède ensuite vers l’étude de ces mêmes individus
(DC I–II), avant de traiter (DC III–IV et DGC I–II) des autres opérations («gé-
nération, altération, augmentation…») qui sont également communes à tous les
autres individus, à l’exclusion des individus déjà traités. Les opérations traitées
en DC III–IV et DGC I–II font à leur tour «office de principe général» à l’égard
de la division suivante et impliquent qu’on traite d’abord des individus qui ne
partagent pas «l’opération âme» qui constitue l’autre branche de la division.
Deux difficultés pourtant restent à expliquer dans cette reconstruction. La
première difficulté est posée par le cas des quatre éléments, dont l’étude se situe
au niveau des opérations – du moins si l’on admet qu’Aristote les examine en
DC III–IV et en DGC I–II – et non pas au niveau des «conséquences particu-
lières et terminales» de leur principe, c’est-à-dire à la place où l’on s’attendrait
à les trouver, en tant qu’individus mus et engendrés. L’autre difficulté est celle
de comprendre de quelle manière l’opération peut être en elle-même principe
de division, surtout lorsqu’on arrive au niveau des opérations qui sont propres
à tous les êtres du monde sublunaire. De fait, on voit mal comment on pourrait
passer des opérations génération, altération, etc., à l’opération âme, sans devoir
admettre a priori cette division. Pour le dire autrement, il est difficile de com-
prendre pour quelle raison l’opposition animé/inanimé devrait être le produit de
la division des opérations «supérieures». Pourquoi, en effet, devrait-on traiter
d’abord des individus qui ne partagent pas l’opération âme?
La seconde difficulté pourrait se résoudre si l’on tient compte de deux consi-
dérations, qui sont plus des précisions que des modifications de l’hypothèse en
question. Il faudrait supposer, comme d’ailleurs Rashed lui-même semble le sug-
gérer53, que ce ne sont pas tant les opérations en elles-mêmes qui dictent les
divisions des stades inférieurs, que les individus du dernier stade qui dictent à
rebours le classement des opérations. Ce n’est qu’en partant de l’observation de
ces individus et de leurs opérations que l’on procède vers les opérations et les
individus des niveaux supérieurs. En effet, s’il est vrai que les opérations sont
obtenues par généralisation, les individus sont déterminés en vue de leur rap-
port causal au sensible animé. Il faut donc conclure que, pour déterminer les ni-
veaux supérieurs, on part de l’observation du centre de l’univers vers l’extérieur.
En effet, le classement de tous les individus autre que les animaux et les plantes
s’opère aussi bien selon la délimitation de leurs opérations qu’en fonction de
leur rôle causal à l’égard de ces mêmes individus.
L’hypothèse qui veut que l’ordonnancement des étapes de la science physique
repose sur le fait que les individus faisant l’objet des analyses successives du phy-
sicien forment une série descendante de causes individuelles en interconnexion
a été proposée par A. Falcon54. Le critère d’ordre de ce classement étant celui de
procéder autant que possible des individus qui sont les plus éloignés d’un point
de vue cosmologique. Car, la nature étant un tout unifié formant un système
causal, l’individu qui est antérieur d’un point de vue cosmologique, l’est aussi
d’un point de vue causal. La question, comme on verra par la suite, sera à chaque
fois de comprendre la nature exacte de cette causalité. Cela explique dans tous
les cas le fait que l’on commence, dans l’ordre de l’exposition, par les individus
qui se trouvent à la périphérie du cosmos et qu’on aborde seulement à la fin
l’étude des vivants.
Dans le cadre de cette hypothèse, il faut pourtant préciser que les individus
traités ne sont pas dans un rapport d’action/réaction les uns vis-à-vis des autres.
Il faut, en d’autres termes, insister sur le fait que les individus par lesquels com-
mence l’étude agissent sur, mais ne pâtissent pas des individus qui sont étudiés
par la suite. Sans cette précision, on ne comprendrait pas pourquoi les Météor.
précèdent l’étude des vivants, alors qu’Aristote traite également dans cet ou-
vrage de phénomènes qui ont lieu en dessous de la croûte terrestre, comme le
sont les tremblements ou les éruptions volcaniques. En effet, l’action causale des
sphères célestes et des phénomènes étudiés dans les Météor. se répand sur les
individus des régions inférieures, alors que ces individus ne peuvent pas agir
directement à leur tour sur les êtres étudiés précédemment.
En tenant compte de ces hypothèses de lecture, je voudrais ainsi suggérer que
les deux critères proposés ne sont pas alternatifs, mais complémentaires, car ils
sont tous les deux nécessaires pour expliquer la complexité du discours physique
d’Aristote. En effet, l’hypothèse qui veut que le corpus physique s’ordonne sui-
vant un critère cosmologico-causal n’est pas incompatible avec celle qui consi-
dère que ce sont les opérations qui dictent, à un niveau général, le déroulement
de la science physique.
54 Cf. A. Falcon, Aristotle & the Science of Nature. Unity without Uniformity, Cambridge
University Press, Cambridge 2005.
La génération substantielle dans le corpus philosophique d’Aristote 47
Je voudrais également suggérer qu’à ces deux critères, il faut ajouter un troi-
sième selon lequel on procède toujours dans la science physique d’une recherche
et des démonstrations générales vers des recherches et des démonstrations spé-
cifiques. Il faut autrement dit supposer que la même distinction envisagée pour
la biologie entre des explications générales et des explications mono-génériques
vaut aussi dans les autres étapes de la science physique. En effet, le principe qui
organise l’étude biologique en deux recherches, selon qu’on prenne les animaux
et les végétaux «en général» (καθόλου) ou «séparément» (χωρίς), explique
également l’ordre du reste du corpus.
Comme Rashed le suggère, il faut supposer que «les opérations», les erga,
dictent, à un niveau général, le déroulement de la science physique et que les in-
dividus sont conçus en tant que caractérisés par ses opérations. Il faut, toutefois,
supposer que ce n’est pas stricto sensu la distinction entre les opérations et les
individus qu’elles caractérisent qui dicte la suite de l’exposition, mais la distinc-
tion entre une analyse «générale» (καθόλου) et une analyse «séparée» (χωρίς)
des opérations considérées. C’est sur la base de ce critère qu’il faut que l’étude
générale de l’opération précède toujours l’étude spécifique de cette même opé-
ration. C’est par l’association de ce troisième critère aux deux autres qu’on peut
en effet résoudre la première difficulté évoquée. Si les éléments sont étudiés à la
fois en DC III–IV et en DGC II, c’est que DC III–IV constituent l’une des étapes
de l’étude séparée de l’opération translation, alors que DGC II constitue l’une
des étapes de l’étude séparée de l’opération génération.
48 Aristote
56 Sur cette question, il faut renvoyer au travail d’A. Falcon qui suggère pour l’étude du mou-
vement animal une approche similaire à celle qu’on propose dans ce livre pour la génération
substantielle. Il explique en effet que le mouvement animal qui fait l’objet du De Motu doit être
considéré comme l’une des étapes de l’étude «intégrée» du mouvement, considéré d’une façon
générale dans le livre VIII de la Physique (voir A. Falcon, «Between Physics and Metaphy-
sics: Aristotle and the Boundaries of Knowledge» dans C. Cerami (éd.), Nature et Sagesse. Les
rapports entre physique et métaphysique dans la tradition aristotélicienne. Recueil de textes en
hommage à Pierre Pellegrin, Peeters, Louvain-la-Neuve 2014, p. 71–94).
50 Aristote
peut constituer une explication unique qui leur est commune et qui est fondée
sur la même unité analogique, à savoir une analogie fondée sur la fonction. En
effet, seul ce type d’unité analogique peut garantir les explications communes
aux plantes et aux animaux, s’il est vrai qu’il n’y a pas de définition univoque de
l’âme57. De plus, dans une reconstruction exhaustive du projet physique d’Aris-
tote, il faudrait également expliquer et préciser les rapports qui lient les diverses
étapes de l’étude des vivants.
Il nous suffit ici de conclure que ce schéma et la division entre études générales
et études séparées permet d’éclairer la question concernant l’unité de l’étude de la
génération substantielle, dans la mesure où il montre que les différents textes dans
lesquels Aristote l’étudie répondent à des exigences différentes: en Phys. I, Aristote
vise à montrer l’existence des principes communs par analogie à toute opéra-
tion, alors qu’il expose en DGC I l’étude générale de la génération absolue, avant
d’étudier de façon séparée, dans les autres traités, les divers étants qu’elle carac-
térise. C’est cette hypothèse qui guidera l’ensemble de notre travail exégétique.
58 Cf. An. Post. I 5, 74 a17–25; Top. III 1, 116 b27–36; EN V 6–7, 1131 a10–b24.
59 On reviendra dans le chap. II sur l’hypothèse selon laquelle Phys. I parvient à des principes
qui sont les mêmes par analogie pour tout étant sujet à devenir.
52 Aristote
forme de devenir. En revanche, lorsque le but est de saisir les traits propres à la
génération substantielle, il ne faut prendre en compte que les principes propres
aux êtres qui y sont soumis, en appliquant un modèle d’analyse qui puisse les
révéler. Le physicien, visant ultimement à expliquer la génération des animaux,
ne peut se contenter de la démonstration générale de Phys. I. Il doit en effet
prendre en compte les spécificités des rapports dans les divers types de géné-
rations, en distinguant tout d’abord la génération substantielle des générations
accidentelles – ce qui est déjà amorcé, comme on le verra, dans une seconde
partie de Phys. I 7 – puis, en partant du haut vers le bas, analyser chaque genre
d’individus engendrable et corruptible dans le cosmos.
L’hypothèse d’une progression non linéaire est donc confirmée par le dé-
ploiement du projet physique dans le cas particulier de l’étude de la génération.
En reprenant la terminologie utilisée par Rashed, on peut conclure que l’étude
physique de la génération constitue un tout unitaire à la structure ramifiée qui
a comme point de départ l’analyse la plus abstraite possible de la γένεσις en
général et comme point d’arrivée l’étude biologique de la γένεσις animale dans
toutes ses manifestations. À chaque niveau d’analyse correspond un niveau de
principes, de sorte que l’analyse la plus générale de la γένεσις nous conduira à
la saisie des principes les plus généraux, alors qu’un examen propre à la seule
génération absolue nous portera jusqu’aux principes qui valent seulement pour
la classe d’étants qu’elle concerne. Le cas de l’analyse de la génération nous
confirme ultérieurement que c’est la classe d’individus traitée qui dicte la ma-
nière dont il faut en analyser la γένεσις. C’est ce que montrent aussi bien l’ana-
lyse de Phys. I que celle du DGC.
La Physique est décrite en Meteor. I 1 comme le traité le plus général de tout
le corpus physique, dans la mesure où elle examine les premières causes de la
nature et du mouvement dans son ensemble. De ce point de vue, l’extrême gé-
néralité de l’analyse de Phys. I tient à l’ampleur de l’objectif du traité dont ce
livre constitue une partie. En effet, c’est parce que le traité de la Physique vise à
expliquer l’éternité du mouvement garantie par l’existence d’un principe immo-
bile qu’Aristote n’utilise en Phys. I que les principes nécessaires à rendre compte
de l’existence du changement. C’est pour cette même raison, alors, qu’il ne trace
pas une distinction nette entre le changement substantiel et les changements
accidentels60.
Le DGC, en revanche, ou mieux DGC I représente en même temps la der-
nière des œuvres physiques dans lesquelles la génération (absolue et relative) est
60 Je n’entends pas par cette affirmation attribuer à la physique d’Aristote un but théolo-
gique, mais, comme je le préciserai dans le chapitre suivant, suggérer que le traité qu’on ap-
pelle Physique a été constitué dans le but ultime d’expliquer le mouvement en général et donc
l’existence nécessaire d’un mouvement éternel et continu, ainsi que celle du moteur immobile
qui en est le garant.
La génération substantielle dans le corpus philosophique d’Aristote 53
sique des causes universelles et la pertinence des axiomes et des principes qui
régissent une partie de l’univers, celle des vivants sujets à la génération et à la
corruption.
61 On verra dans la seconde partie de ce travail que cette question est au cœur du débat qui,
au moyen-âge arabe, a vu s’opposer Averroès à Avicenne.
La génération substantielle dans le corpus philosophique d’Aristote 55
quel type d’indications cette étude fournit62. D’après la grande majorité des in-
terprètes, l’étude de la génération en général et celle de Met. Z7–9 en particulier
mettent en lumière la nature non-unitaire de la substance composée. En dépit
des différentes conclusions que ces interprètes tirent, ils partagent tous l’idée
que le modèle par lequel la génération substantielle est exprimée en Phys. I et en
Met. Z7–9 est le même.
La plupart d’entre eux, en outre, s’accordent sur l’idée que l’étude de la gé-
nération de Phys. I, avec son modèle unique d’analyse, marque le moment où
Aristote a fait chanceler la doctrine de la substance première exposée dans les
Catégories63. Si, dans le premier traité de l’Organon, tout individu appartenant
à la catégorie de la substance était dit πρώτη οὐσία en raison de son statut de
substrat ultime de prédication, dans le nouvel horizon de Phys. I, affirment-ils,
une telle théorie ontologique semble menacée par l’entrée en jeu de la matière.
Si l’on analyse la génération absolue et les générations relatives à l’aide des
mêmes principes ontologiques, il s’ensuit que la matière possède une nature
distincte de la forme dont la présence temporaire donne au composé son iden-
tité particulière. La matière, en effet, semble être à la forme substantielle ce que
l’individu est aux prédicats accidentels; elle serait en cela le véritable substrat
ultime de prédication. L’étude de la génération permet donc de montrer la na-
ture non unitaire de la substance engendrée.
Cette hypothèse, quoiqu’à certains égards incontestable, semble pâtir d’une
certaine faiblesse, dans la mesure où elle néglige certains aspects de l’analyse
d’Aristote. On vient d’annoncer que, d’après l’hypothèse qu’on va défendre dans
ce livre, le modèle des deux contraires n’est pas directement applicable à la gé-
nération absolue et à la substance engendrée et qu’en Phys. I 7, déjà, Aristote
faisait état de perplexités qui sont autant d’indices en faveur d’un modèle propre
à la seule génération substantielle. Le schéma que Phys. I nous fournit est, pour
ainsi dire, une coquille vide qui n’est pas applicable sans restriction au cas de la
génération substantielle. L’analyse de la génération ne nous conduit pas en soi à
la négation de l’unité ontologique de son produit.
62 Je ne reprendrai pas en compte toutes les hypothèses avancées par les interprètes concer-
nant le rôle de Met. Z7–9, car mon but ici est de comprendre si la présence de l’étude de la
génération dans une recherche ontologique menace l’autonomie des deux sciences physique et
métaphysique. Sur la doctrine exposée dans ces chapitres, voir infra chap. V. Pour une recons-
truction exhaustive de l’exégèse moderne sur le rôle des chapitres 7–9 dans l’économie du livre
Z, voir C. Cerami, «La posizione ed il ruolo di 7–9 all’interno del libro Z della Metafisica»,
Documenti e studi sulla tradizione filosofica medievale 14, 2003, p. 123–158.
63 Cf. Gill, Aristotle on Substance; M.J. Loux, Primary Ousia. An Essay on Aristotle’s Meta-
physics Z and H, Cornell University Press, Ithaca-London 1991; F.A. Lewis, Substance and
Predication in Aristotle, Cambridge University Press, Cambridge 1991. Pour plus de références,
Cerami, «La posizione ed il ruolo».
56 Aristote
64 Cf. Gill, Aristotle on Substance. De ce point de vue, Loux défend une position similaire,
même s’il n’accepte pas l’idée que les thèses de Met. Z soient perfectionnées en Met. Θ. Cf.
Loux, Primary Ousia, p. 109–146.
65 Cf. Gill, Aristotle on Substance, p. 163–168.
La génération substantielle dans le corpus philosophique d’Aristote 57
Tout en souscrivant à l’hypothèse formulée par M.L. Gill selon laquelle la ma-
tière demeure en tant que propriété dans le processus génératif, sa reconstruc-
tion pâtit de la même faiblesse que celle évoquée plus haut concernant la lecture
courante de Phys. I, car elle présuppose que la génération substantielle soit ana-
lysée dans ce texte et en Met. Z7–9 exactement dans les mêmes termes. En outre,
le fait d’affirmer que la doctrine de Phys. I/Met. Z7–9 est corrigée à la lumière
de la théorie de la puissance et de l’acte, comme on le verra, conduit inévitable-
ment à admettre une dépendance de la physique à l’égard de la métaphysique.
Ce qui constitue la difficulté principale de cette interprétation. D’après l’hypo-
thèse qu’on défendra, en revanche, les conclusions qu’Aristote tire en Met. Z7–9
présentent le modèle propre à la génération substantielle, celui qui tient compte
d’une suprématie du τόδε τι et qui considère la génération absolue comme l’ad-
venir d’un nouveau sujet unitaire composé d’un aspect matériel et d’un aspect
formel. Ces conclusions et le modèle de Met. Z7–9 ne contredisent ni les affirma-
tions de Phys. I ni celles de Met. H et Θ.
Si l’on exprime la génération substantielle à l’aide de son modèle propre,
comme DGC I 3–4 l’expliquent, son produit ne peut pas être analysé dans les
mêmes termes que les composés accidentels, il doit nécessairement être consi-
déré comme un tout unitaire, car il est le produit de l’arrangement de deux prin-
cipes dont l’un reste seulement comme propriété constitutive. Le modèle de Met.
Z7–9 et celui de Met. H6-Θ ne sont pas contradictoires, car, dans les deux cas, la
matière, même si elle ne peut pas être assimilée aux propriétés accidentelles, ne
demeure que comme propriété de la nouvelle substance engendrée. De ce point
de vue, le but d’Aristote est de montrer que la matière, à n’importe quel niveau
de constitution, est complètement dépendante de la forme de la substance en-
gendrée et qu’elle contribue à la constitution de la substance composée sans en
menacer l’unité66. On pourrait dire, en portant à bout l’intuition qu’on attribuera
à Averroès, que la matière est une propriété par soi d’un type particulier67.
Selon cette lecture de Met. Z7–9, la matière ne menace pas non plus l’unité
de la définition proposée dans ces chapitres68. Si le but de Met. Z7–9 est celui de
66 Contre la lecture de M.L. Gill, j’essaierai donc de montrer que la théorie de la génération
formulée dans les chapitres Z7–9 non seulement exclut une lecture accidentaliste, mais elle
permet d’expliquer l’unité de la substance composée sans le recours aux notions de puissance
et d’acte.
67 La matière en ce sens aurait certaines caractéristiques des affections accidentelles, ainsi
que certaines propriétés de l’essence. C’est en suivant cette idée qu’un certain aristotélisme
dont Averroès est l’héritier fera de la doctrine des accidents essentiels un point crucial de son
ontologie. Cette idée constitue l’un des points centraux de l’analyse de la seconde partie de ce
travail.
68 Sur ce point, voir D.M. Balme, «Aristotle Biology was not Essentialist», Archiv für
Geschichte der Philosophie 62, 1980, p. 1–12, (réédité avec en annexe «Appendix 1: Note on
the Aporia in Metaph. Z»; «Appendix 2: The Snub», dans Gotthelf et Lennox (éds.), Phi-
losophical issues, p. 291–312) et M. Ferejohn, «The Definition of Generated Composites in
58 Aristote
Aristotle’s Metaphysics», dans T. Scaltsas, D. Charles et M.L. Gill (éds.), Unity, Identity,
and Explanation in Aristotle’s Metaphysics, Oxford University Press, Oxford 1994, p. 291–318.
69 Pour une présentation de ce type de définition, voir M. Frede, «The Definition of Sensible
Substances in Met. Z», dans Devereux et Pellegrin (éds.), Biologie, Logique, p. 113–129.
M. Frede, toutefois, estime que la définition envisagée en Met. Z7–9, ainsi que dans les autres
livres de la Métaphysique, n’est pas celle qu’il appelle physique, mais une définition stricte-
ment métaphysique qui ne mentionnerait pas la matière du composé, tout en l’impliquant
indirectement. Le but de cette étude n’est pas d’examiner tous les passages de la Métaphysique
dans lesquels Aristote discute des définitions qui font référence à la matière, pour décider s’il
s’agit dans ces cas-là aussi de définitions physiques ou d’autres types de définitions; mais de
suggérer qu’en Met. Z7–9, au moins, Aristote parle des définitions de la science physique.
70 R. Bolton a récemment mis l’accent sur cette question, en soulignant le risque que l’hypo-
thèse de Frede entraîne un recoupement des objets des deux sciences théorétiques (cf. R. Bol-
ton, «Biology and metaphysics in Aristotle», dans R. Bolton et J. Lennox (éds.) Being,
Nature, and Life in Aristotle. Essays in Honor of Allan Gotthelf, Cambridge University Press,
Cambridge 2010, p. 30–55.
La génération substantielle dans le corpus philosophique d’Aristote 59
71 Burnyeat estime que ce sont la plus grande clarté des doctrines des chapitres Z7–9 et leur
statut, pour ainsi dire, non problématique, qui expliquent le fait qu’ils aient été insérés à l’inté-
rieur du livre Z entre les chapitres 4–6 et 10–12. Un signe évident de cela serait le fait qu’en Z7,
1032 b1–2, dans le cadre de l’examen de la génération artificielle, Aristote introduit la thèse de
l’identité entre la forme et la substance première, qui constitue le but de la recherche du livre
dans son entier, comme s’il s’agissait de quelque chose d’évident.
72 Cf. R. Bolton, «Subject, Soul and Substance in Aristotle», dans Cerami (éd.), Nature et
Sagesse, p. 149–176.
60 Aristote
tions de principe, le risque est d’aller trop loin dans la direction opposée. Le
rapport des deux philosophies, seconde et première, constitue en effet un cas
singulier. Bien qu’elles ne partagent pas stricto sensu leur objet de recherche,
que le definiendum de leur définition ne soit pas le même et qu’elles ne se posent
pas les mêmes questions, elles ont, en quelque façon, le même point de départ:
la réalité sensible. Les phénomènes sensibles constituent autant pour le physi-
cien que pour le métaphysicien les phénomènes à sauver, peu importe que cela
constitue le but ultime du premier, mais non pas du second. De ce point de vue,
les résultats obtenus par le physicien, même s’ils n’ont pas la valeur de prémisses
que le métaphysicien utiliserait dans ses démonstrations, sont autant d’indices
guidant sa recherche.
Dans le cas de Met. Z7–9, le fait de montrer que dans toute sorte de géné-
ration substantielle le produit possède une unité forte, que sa forme préexiste
toujours et qu’elle est toujours partagée par la substance engendrée et sa cause
efficiente, constitue un contre-exemple suffisant à réfuter l’ontologie platoni-
cienne. Cependant, l’étude de la génération a moins un rôle dialectique que vé-
ritablement heuristique; en nous disant ce que la forme ne doit pas être, l’étude
de la génération pointe vers des caractéristiques dont le métaphysicien doit tenir
compte, lorsqu’il cherche à répondre à la question de savoir ce qui fait d’une
substance ce qu’elle est. En Met. Z, Aristote n’a plus comme but ultime d’expli-
quer ce qu’est la γένεσις ἁπλῆ, mais de démontrer ce qu’est cet être absolu dont
le physicien a expliqué la génération. Il reste indispensable dans ce cadre de
garder le modèle qui révèle les caractères propres de la génération substantielle,
car c’est le seul qui manifeste la nature unitaire de la substance engendrée et la
priorité de la forme73. Si en Met. Z7–9 Aristote reprend le même modèle que le
DGC, il ne le fait pas dans le but d’analyser la génération substantielle, mais pour
découvrir ce qu’est la substance première.
L’inscription des questions physiques dans celles de la philosophie première
semble donc dictée par les indications que les résultats de la physique fournissent
à une recherche proprement métaphysique. Il ne s’agit pas d’une contribution
au sens strict de la physique à la recherche métaphysique. Car aucune des thèses
de la métaphysique n’est démontrée à l’aide des résultats de la physique. De ce
point de vue, la science de la nature ne peut ni prouver ni corriger les résultats
de la métaphysique. Il n’y a pas de «don» fait par la physique à la métaphy-
sique. La physique ne fait que pointer vers des données que la métaphysique doit
confirmer et ne pas contredire dans sa propre recherche. Inversement, la méta-
physique ne doit pas, à strictement parler, expliquer les mêmes phénomènes que
ceux que la physique étudie. Mais elle doit déceler la nature de l’ὂν ἁπλῶς, en
démontrant que l’être en tant qu’être est la πρώτη οὐσία. Pour ce faire, comme
73 En Met. Z9, en effet, Aristote affirmera qu’il n’est nul besoin, dans les générations non
absolues, de postuler la préexistence en acte de la forme accidentelle.
La génération substantielle dans le corpus philosophique d’Aristote 61
sique, il faut donc admettre que les deux sciences puissent communiquer, sans
dépendre l’une de l’autre quant à leurs objets, leurs prémisses ou leurs ques-
tionnements, cette communication étant garantie par l’identité de leur point de
départ: la substance sensible.
Chapitre II
Les premières causes de la nature et
du mouvement naturel dans son ensemble
Introduction:
L’étude de la génération de Phys. I
Conformément à l’hypothèse formulée dans le chapitre précédent, l’étude de la
nature se distingue en des recherches générales et des recherches spécifiques,
selon qu’on étudie «en général» (καθόλου) ou «séparément» (χωρίς) les étants
naturels. On a indiqué que cette division vaut pour la recherche naturelle dans
son ensemble, lorsqu’on la conçoit comme l’étude des opérations qui caracté-
risent les individus du monde sensible. En effet, chaque opération qui caractérise
les étants naturels est étudiée de façon générale et de façon séparée. Générale
est l’analyse dans laquelle un phénomène est étudié en prenant «en général»
les étants qu’il concerne, c’est-à-dire en ne considérant que les propriétés com-
munes à tous indifféremment. Spécifique, en revanche, est l’étude dans laquelle
les différents étants concernés par ce phénomène sont pris séparément, c’est-à-
dire en considérant les propriétés qui les caractérisent en propre.
Les différents niveaux de la recherche correspondent à différents niveaux de
causes: une analyse générale vise à repérer des causes communes, alors que les
études spécifiques ont pour but d’établir les causes et les caractéristiques propres
à chaque classe d’étant considérée. On a ainsi d’un même phénomène, comme la
translation, une étude générale et plusieurs études spécifiques. Son étude géné-
rale est exposée dans le traité de la Physique, les études spécifiques sont exposées
dans le De Caelo et dans le De Motu. Il en va de même du phénomène de la gé-
nération substantielle: Aristote en propose une étude générale dans le premier
livre du De Generatione et Corruptione et plusieurs études spécifiques, suivant le
type d’étant engendré, notamment dans le second livre du même traité, dans le
dernier des Météorologiques et dans le De Generatione Animalium.
Dans le cadre de cette hypothèse, Phys. I ne constitue pas au sens strict une
étude de la génération absolue, mais l’étude la plus générale possible de tout
type de changement. Dans ce livre, en effet, Aristote ne considère que les pro-
priétés communes indifféremment à tous les étants sujets au changement, afin
de repérer leurs causes communes, c’est-à-dire les principes communs par ana-
logie à tout être en devenir. De ce point de vue, l’étude de Phys. I est établie sur
64 Aristote
l’unité la plus générale possible, celle fondée sur l’analogie. En effet, lorsque la
classe des étants étudiés ne constitue pas un genre au sens strict, comme c’est le
cas des étants sujets aux quatre types de changement, les principes auxquels la
recherche parvient sont communs seulement par analogie. Le devenir, en effet,
ne constitue pas un genre au sens strict, puisqu’il n’existe pas en dehors des
catégories de la substance, de la qualité, de la quantité et du lieu et qu’il n’y a
pas, pour ces catégories, de genre commun. C’est cette thèse qui va fonder ma
lecture du premier livre de la Physique.
1 Phys. I 1, 184 a10–16: «Puisque connaître en possédant la science résulte, dans toutes les
recherches dans lesquelles il y a des principes (ἀρχαί), des causes (αἴτια) ou des éléments
(στοιχεῖα), du fait que l’on a un savoir de ces <principes, causes ou éléments> (en effet, nous
pensons savoir chaque chose quand nous avons pris connaissance de ses causes premières,
ses principes premiers et jusqu’aux éléments), il est évident que pour la science portant sur la
nature aussi il faut s’efforcer de déterminer d’abord ce qui concerne les principes».
Les premières causes de la nature et du mouvement naturel dans son ensemble 65
Dans ce cadre, la recherche des principes ainsi conçue demande une méthode
particulière qu’Aristote décrirait de façon inattendue, mais non pas contradic-
toire, comme une analyse allant d’un certain type d’universaux (i.e. les expres-
sions du langage naturel ou bien les opinions soutenues par les prédécesseurs)
vers les particuliers (i.e. les principes en question). C’est de cette façon, d’après
ces exégètes, qu’il faut comprendre les indications de Phys. I 1. Les choses qui
sont plus connues et plus claires pour nous, d’où part le chemin vers les prin-
cipes2, à savoir «les ensembles confus» (τὰ συγκεχυμένα) et les «totalités»
(ὅλα) connues au moyen de la sensation qu’Aristote appelle ici τὰ καθόλου3,
seraient les locutions primitives utilisées par l’homme pour exprimer le phéno-
mène du devenir.
Aristote démontrerait ainsi les thèses présentées en Phys. I 4–7 en se fondant
sur des argumentations tirées du langage ordinaire, c’est-à-dire sur l’analyse des
différentes significations des mots, et il parviendrait aux principes de la géné-
ration déductivement, à partir d’une considération a priori des notions qu’elle
implique4. À partir de la vérité a priori5 et acceptée par tous selon laquelle tout
être procède nécessairement de son contraire, Aristote démontrerait en Phys. I 5
que les contraires sont principes; à partir de l’affirmation vraie a priori6 selon
laquelle il faut qu’il y ait toujours quelque chose qui demeure après le change-
ment, il démontrerait en Phys. I 6–7 que le substrat aussi est un principe. D’après
ces interprètes, donc, la méthode permettant de parvenir aux principes de la
physique est à la fois dialectique, dans la mesure où les argumentations d’Aris-
tote reposent sur des connaissances unanimement acceptées, et analytique, du
fait que ces mêmes connaissances reposent sur les structures langagières qui
fondent notre manière d’intelliger et d’exprimer le phénomène de la génération7.
2 Phys. I 1, 184 a16–18: «Mais le chemin naturel va de ce qui est plus connu et plus clair pour
nous à ce qui est plus clair et plus connu par nature; en effet, ce ne sont pas les mêmes choses
qui sont connues pour nous et absolument» (trad. Pellegrin).
3 Phys. I 1, 184 a21–26: «Mais ce qui est d’abord évident et clair pour nous ce sont plutôt les
<ensembles> confus; mais ensuite, à partir de ceux-ci, deviennent connus, pour qui les divise,
leurs éléments et leurs principes. C’est pourquoi il faut aller des universels aux particuliers,
car la totalité est plus connue selon la sensation et l’universel est une certaine totalité; en effet
l’universel comprend plusieurs choses».
4 Cf. Jones, «Aristotle’s Introduction of Matter», p. 474–500.
5 Cf. Charlton, Aristotle’s Physics, p. 66 et sq.
6 Cf. Bostock, «Aristotle on the principles», p. 186.
7 Dans cette même perspective, Berti explique que c’est précisément dans la mesure où
les analyses de Phys. I sont dialectiques en trois sens (premièrement, parce qu’elles utilisent
la méthode de la diairesis, deuxièmement, parce qu’elles partent des opinions communément
admises; troisièmement, parce qu’elles portent sur la manière correcte ou incorrecte qu’a le
langage humain d’exprimer la génération), qu’elles ne sont pas stricto sensu physiques, mais
«dialectico-métaphysiques» (cf. Berti, «Les méthodes d’argumentation», p. 59–61).
66 Aristote
8 De ce point de vue, les lectures qu’on va considérer ne sont pas a priori divergentes de la
lecture analytique, mais mettent l’accent sur un point différent des doctrines exposées en Phys. I.
Les premières causes de la nature et du mouvement naturel dans son ensemble 67
9 Cf. F. Solmsen, «Aristotle and Prime Matter», Journal of the History of Ideas 19, 1958,
p. 243–252; H.M. Robinson, «Prime Matter in Aristotle», Phronesis 19, 1974, p. 168–188;
R. Dancy, «On Some of Aristotle’s Second Thoughts about Substances: Matter», Philosophi-
cal Review 87, 1978, p. 372–413.
10 C’est par ce biais qu’Aristote démontrerait, d’après les interprètes mentionnés dans la
note précédente, l’existence d’une matière première qui servirait de substrat dans les transfor-
mations élémentaires.
11 Cf. H.R. King, «Aristotle without Prima Materia», Journal of the History of Ideas 17,
1956, p. 370–389; Charlton, Aristotle’s Physics; Jones, «Aristotle’s Introduction of Matter»,
p. 474–500; M. Furth, Substance, Form, and Psyche: An Aristotelian Metaphysics, Cambridge
University Press, Cambridge 1988; Gill, Aristotle on Substance. Ces exégètes s’opposent tous à
l’idée qu’il y a, dans les générations des substances complexes et des éléments, un substrat qui
demeure en lui-même.
68 Aristote
des deux contraires et du substrat dans le cas des générations absolues. Cela
étant, elle recèle, elle aussi, certaines difficultés. Si l’on accepte les prémisses
sur lesquelles elle se fonde et si l’on nie sans restriction l’existence d’un modèle
unique, on risque de faire des différentes générations des phénomènes tout à
fait irréductibles et de méconnaître ainsi les nombreux passages dans lesquels
Aristote revendique explicitement l’existence de trois principes communs et
d’un seul modèle pour toute forme de devenir.
À la lumière de ces considérations, la thèse que je voudrais proposer est
qu’Aristote vise en Phys. I à repérer un seul modèle qui permette, autant que
possible, de faire abstraction des différences qui séparent la génération absolue
des générations relatives, car son but dans ce livre est de repérer les principes
communs, (τὰ κοινά) de toute génération, c’est-à-dire les principes qui valent,
fût-ce seulement par analogie, pour tout devenir. Ce sont en effet des principes
communs par analogie à toute génération que la recherche de Phys. I va établir.
À la façon dont Aristote le fait en Met. Λ4, Aristote veut parler en Phys. I «uni-
versellement (καθόλου) et par analogie (καt’ἀναλογίαν)»12. La recherche de
Phys. I est en effet générale, parce qu’elle parvient aux seuls trois principes com-
muns par analogie à tout être soumis à devenir. Comme en Met. Λ4, la généralité
du propos implique qu’on parle de ce qui est «commun» à tous les corps sen-
sibles, même si les trois principes sont «différents dans des corps différents»13.
Aristote explique en effet en Met. Λ5 que l’analogie permet de repérer, pour
des êtres qui ne constituent pas un genre au sens strict, leurs principes com-
muns14. Seule l’analogie, en ce sens, peut fonder la recherche des principes com-
muns à toute génération, qu’elle soit absolue ou relative. Même si ces principes
sont différents dans des êtres différents, c’est-à-dire dans la substance et dans les
accidents, ils seront les mêmes par analogie: privation, forme et substrat.
Comme en Met. Λ4–5, en Phys. I, les principes communs par analogie que la
recherche physique la plus générale doit dégager sont les deux contraires, ou
mieux les deux opposés, à savoir la forme et la privation, et le substrat. Ce sont
donc ces principes que Phys. I établit. Ces principes sont identiques pour toute
génération non pas numériquement, mais par analogie. En effet, comme on le
verra, en dépit du fait que les quatre types de changements n’ont pas de genre
commun, il y a une fonction que leurs principes partagent et qui permet de fon-
der l’analogie: cette fonction, dans le cas des deux opposés, est celle de fixer les
12 Aristote, Met. Λ4, 1070 a32; 26. Cf. Met. Λ5, 1071 a30–34; An. Post. II 17, 99 a1–16.
13 Ibid., b17–19: «Donc, pour les corps sensibles, les éléments et les principes sont les mêmes,
différents dans des corps différents, mais il n’est pas possible de parler ainsi de tous, sauf par
analogie, comme si on disait qu’il y a trois principes, la forme, la privation et la matière» (trad.
M.-P. Duminil et A. Jaulin).
14 Aristote, Met. Λ5, 1071 a24–27: «Ensuite, si les causes et les éléments des substances
sont différents pour des êtres qui ne sont pas dans le même genre: couleurs, sons, substances,
quantité, sauf par analogie […]».
Les premières causes de la nature et du mouvement naturel dans son ensemble 69
Dans un article bien connu, R. Bolton a défendu l’idée que dans la recherche
des principes en Phys. I, Aristote suit une méthode qu’on peut définir comme
inductive. Sans s’attarder sur la nature exacte de l’induction menant aux prin-
cipes physiques, il a montré que l’analyse de Phys. I procède exactement selon
la méthode exposée en An. Post. II 1915. L’universel dont il est question en Phys.
I 1 coïncide, en effet, avec le πᾶν καθόλου d’An. Post. II 19 qui est défini comme
un «premier universel», c’est-à-dire une unité regroupant des choses indistinctes
(ἓν τῶν ἀδιαφόρων) qui se fixe dans l’âme16. Ce πᾶν καθόλου, comme l’univer-
sel de Phys. I 1, n’est pas le καθόλου d’An. Post. I 1–2, objet d’une connaissance
scientifique, mais le premier élément commun à plusieurs choses, celui issu
d’une première élaboration des données de la sensation.
Suivant en cela l’hypothèse exégétique exposée par Philopon dans son com-
mentaire17, Bolton assure ainsi qu’il n’y a pas réellement de contradiction entre
les textes des Analytiques et le texte de Phys. I 1: dans les deux cas, Aristote dé-
crit le processus menant aux principes comme un processus inductif qui conduit
de ce qui est indifférencié à ce qui est analysé et premier par nature. Aussi
conclut-il que la méthode à suivre dans la science physique n’est ni une méthode
dialectique, parce qu’elle ne prescrit pas de procéder des endoxa communément
acceptés, ni, en général, une méthode fondée sur une connaissance déductive.
En nous ralliant à cette hypothèse, notre but est d’analyser les chapitres 5–7
afin de définir plus précisément la nature des universaux dont part le processus
de connaissance, c’est-à-dire les notions «confuses» qui nous conduiraient,
après analyse, à la saisie des principes de la génération. C’est une fois qu’on aura
identifié les «universaux» dont part l’analyse de Phys. I qu’on pourra détermi-
ner la nature des principes que cette même analyse vise, ainsi que la nature du
modèle de la génération qu’Aristote formule.
Au tout début de Phys. I 5, Aristote affirme que tous ses prédécesseurs ont cor-
rectement posé les contraires comme principes: tous, en effet, ont admis qu’une
chose advient nécessairement de son propre contraire. Il déclare ensuite qu’«il
faut aussi examiner, du côté du raisonnement (ἐπὶ τοῦ λόγου), si cela est vrai»18.
15 Bolton, «Aristotle’s Method», p. 1–29. On verra dans la seconde partie de cette étude
qu’Averroès défend une doctrine similaire, dans la mesure où il assure qu’on ne peut certifier
les principes de la physique qu’au moyen d’une analyse inductive.
16 An. Post. II 19, 100 a6–7.
17 Je reviendrai sur l’exégèse de Philopon dans le chap. VII, consacré au commentaire d’Aver-
roès à Phys. I.
18 Phys. I 5, 188 a30–31.
Les premières causes de la nature et du mouvement naturel dans son ensemble 71
«[…] de sorte qu’ils disent, en un sens, les mêmes choses et, en un autre sens,
des choses différentes les unes des autres: différentes comme il le semble à la
plupart, mais les mêmes par analogie (ᾗ ἀνάλογον)»21.
19 Cf. Charlton, Aristotle’s Physics, p. 66; Bostock, «Aristotle on the principles», p. 190 et
sq.
20 Aristote explique que les contraires plus connus selon la sensation, comme le froid et le
chaud, le sec et l’humide, sont «postérieurs»; ceux qui, en revanche, sont plus connus selon la
raison, comme le pair et l’impair, le grand et le petit, sont «antérieurs». Il faut supposer qu’il
s’agit là d’une antériorité et d’une postériorité «par nature» opposées à une antériorité et à
une postériorité dans l’ordre de la connaissance humaine.
21 Phys. I 5, 188 b36–189 a1.
22 Phys. I 5, 188 b27–30: «Tous en effet, concernant les éléments et ce à quoi ils donnent le
nom de principes, même s’ils les posent sans en donner la raison, n’en disent pas moins que ce
sont les contraires, comme s’ils y étaient contraints par la vérité elle-même».
72 Aristote
cesseurs ont entrevu de vrai. Ceux qui soutiennent que le tout est une nature
unique déterminée, par exemple l’eau ou le feu ou ce qui est intermédiaire entre
eux, ont d’une certaine manière saisi quelque chose de vrai26, car ils ont compris
qu’il fallait un troisième élément auquel attribuer les contraires. Cependant, la
notion de substrat à laquelle certains des prédécesseurs sont parvenus est encore
imprécise; comme dans le cas de la notion de contraire, il s’agit d’une sorte de
καθόλου qu’il reste à élaborer avant d’arriver à la notion adéquate de substrat,
ainsi qu’à la connaissance précise de sa nature. Afin de remonter jusqu’à la no-
tion de substrat, il faut donc analyser un certain nombre de cas particuliers dans
lesquels, outre les contraires, un troisième élément est présent et intervient dans
le changement.
En réponse à trois objections possibles contre la thèse qui pose la nécessité
d’un substrat, Aristote fournit dans le chapitre 6 trois arguments visant à en
démontrer l’existence. (1) Aucun contraire ne peut par nature (πέφυκεν) agir
sur ou subir quelque chose de l’autre27. La densité ne peut pas agir sur ou subir
quelque chose de la rareté, de même que la haine ne peut pas agir sur ou subir
quelque chose de l’amitié. De fait, quelle que soit la contrariété en jeu, aucun
contraire ne peut agir sur ou pâtir de l’autre28. (2) Nous voyons (ὁρῶμεν) que les
contraires ne sont la substance d’aucun des étants29. Le substrat, en effet, semble
bien (δοκεῖ) être antérieur à ce qui lui est attribué30. (3) Nous disons (φαμεν) qu’il
n’y a pas de substance contraire à une substance31. Ce qui est substance ne peut
être précédé de ce qui ne l’est pas.
Au moyen de ces trois arguments, Aristote vise une même thèse: parmi les
principes, il faut qu’il y ait une substance, entendue au sens de substrat auquel
on peut attribuer les deux contraires. Les contraires ne sont pas des substances,
car ils ne peuvent ni agir l’un sur l’autre ni pâtir l’un de l’autre. Mais si, comme
on le constate, les contraires déterminent un changement, c’est parce qu’il y a un
troisième terme qui les reçoit.
Certains exégètes, on l’a vu, ont relevé dans ces arguments un caractère de
certitude a priori qu’une observation inductive ne pourrait avoir. Aristote se-
rait en train de déduire de la notion logique de substrat, en tant que sujet des
contraires, qu’il y a nécessairement dans le devenir un principe qui demeure.
La notion de substrat en jeu serait donc la même que celle des Catégories et
la démonstration de son existence s’appuierait sur un raisonnement a priori:
la notion de contraire implique déjà nécessairement la notion de sujet, car les
contraires sont toujours prédicables d’un sujet. C’est pourquoi on ne peut conce-
voir le changement sinon du point de vue du sujet dont les contraires se pré-
diquent.
Toutefois, il n’y a aucune raison suffisante pour considérer les prémisses
sur lesquelles les arguments reposent comme des «vérités conceptuelles»32 ou
a priori. Dans les trois arguments, les prémisses procèdent plus vraisemblable-
ment d’une constatation de la réalité, et dans le cas du premier argument, elles
reposent sur une série d’exemples concrets. Comme dans le cas des contraires,
il s’agit de montrer que dans tous les changements dont on fait l’expérience, la
seule présence des contraires ne suffit pas à expliquer le phénomène du devenir.
Les arguments de Phys. I 6, cependant, ne représentent qu’un premier pas de
la démonstration inductive qui sera parachevée dans le chapitre suivant33. Si
Aristote ne donne pas une série exhaustive d’exemples marquants, c’est qu’en
réalité son but dans le chapitre 6 est essentiellement de montrer que, sur la base
d’un premier raisonnement, certains prédécesseurs ont saisi une certaine notion
vague de substrat. En effet, comme dans le cas des contraires, ce qu’Aristote
montre est que la recherche et le raisonnement des prédécesseurs n’ont pas été
menés jusqu’au bout.
Afin de parvenir à un résultat scientifiquement achevé, il faut poursuivre
l’analyse inductive et parvenir à une notion claire de substrat. C’est là l’objectif
de Phys. I 7. En analysant un certain nombre de cas concrets qu’Aristote repère
tantôt par une observation empirique tantôt au moyen d’un examen du langage
ordinaire, on démontre dans ce chapitre que le substrat ne peut pas coïncider
avec l’un des contraires: il est nécessairement un troisième principe en plus de
la privation et de la forme. Si le fait d’admettre l’existence d’un passage d’un
contraire à l’autre permettait en partie d’écarter les apories éléatiques, il fallait
postuler l’existence d’un principe «substratique» pour pouvoir définitivement
les défaire. Le modèle de l’alternance constitue en ce sens un point de départ, qui
doit être dialectiquement dépassé.
§ 3. Le modèle de l’alternance
Aristote nous dit clairement que par l’étude du changement poursuivie en Phys.
I il entend résoudre toutes les apories soulevées par la critique parménidienne
en même temps que les difficultés léguées par la tradition présocratique. La
32 Sur la notion de vérité conceptuelle ou a priori, voir Charlton, Aristotle’s Physics, p. 66.
33 Phys. I 6 donc doit se lire sans solution de continuité avec Phys. I 7. Ce qui ne veut pas dire
que ce dernier chapitre ne constitue pas l’acmé de la démonstration d’Aristote. De ce point de
vue, les conclusions de S. Kelsey (cf. S. Kelsey, «The Place of I 7 in the Argument of Physics I»,
Phronesis 53, 2008, p. 180–208) paraissent complètement infondées.
Les premières causes de la nature et du mouvement naturel dans son ensemble 75
position à combattre est donc pour lui aussi bien celle qu’on retrouve chez les
monistes Éléates, selon laquelle l’être est immobile, plein partout et éternel-
lement égal à lui-même, que celle des physiciens présocratiques pour lesquels
tout changement consiste en un devenir indéterminé, envisagé comme le simple
remplacement d’un contraire par un autre. Les deux thèses pourtant ont pour lui
un statut heuristique tout à fait différent.
En allant jusqu’à nier la possibilité de concevoir le mouvement et la géné-
ration, les théories parménidiennes contestaient la validité et donc l’existence
d’une science physique. Une constatation empirique de l’existence du change-
ment, en dépit des déclarations de principe d’Aristote, ne paraissait pas suffire à
saper les arguments dévastateurs d’une génération ex nihilo. La longue réfuta-
tion de ces théories à laquelle lui-même se livre dans les premiers chapitres du
livre I en constituait la preuve la plus flagrante. Dans sa radicalité, le raison-
nement de Parménide était apparemment incontestable: s’il est impossible et
impensable que l’être procède du et vers le néant, il faut bien conclure que l’être
a toujours été.
Les philosophes post-parménidiens, selon l’histoire tracée dans ce premier
livre de la Physique34, se proposaient de résoudre ces difficultés, pour rendre à la
recherche sur la nature un fondement stable. Ils avaient tout de même échoué
dans leur tentative de sauver les phénomènes et la nature elle-même, car ils
n’avaient pas compris que la reconstitution des fondements de la philosophie
naturelle demandait non seulement de montrer les principes du mouvement,
mais aussi de les prouver. Ils avaient en effet méconnu l’existence et l’importance
du seul principe capable de rendre réellement compte de la nature non disconti-
nue du mouvement, à savoir le substrat.
Tout en pointant le caractère incomplet de leurs analyses, Aristote porte ce-
pendant au crédit des «physiologues» un certain progrès vers l’établissement
d’une science de la nature et du mouvement. C’est la thèse d’après laquelle le
changement est toujours défini par un couple de contraires. Postuler que le mou-
vement procède toujours d’un contraire vers l’autre apparaît comme une arme
efficace, quoique non fatale, pour réfuter l’idée d’une nécessaire génération ex
nihilo. Le mouvement et la génération ne procèdent pas du néant absolu, mais
plutôt d’un non-être relatif: le chaud ne procède pas du non-être absolu, mais de
ce qui est non-chaud, à savoir le froid. Dans ce contexte spécifique, comme on
vient de le suggérer, la théorie des physiciens présocratiques n’est pas tant une
position à combattre qu’une hypothèse à préciser.
qui change. Mais cela est contradictoire, puisqu’on devrait attribuer à une pro-
priété son exact contraire.
Il est à cet égard étonnant que Platon, exception faite d’une allusion au dé-
but du chapitre 440, ne soit jamais mentionné tout au long du livre I et que les
arguments du Phédon n’y soient nulle part évoqués41. Le problème concernant
les rapports de filiation et d’influence entre les doctrines de Platon et d’Aristote
est une question difficile à débrouiller qui ne peut être résolue dans le cadre de
ce travail. Il est toutefois nécessaire d’évaluer ce qu’Aristote fait sien et ce qu’il
rejette de la doctrine exposée dans le Phédon.
La théorie élaborée dans le Phédon repose sur deux prémisses: 1) tout mouve-
ment relève de l’existence d’un couple de contraires qui se situe par rapport aux
autres couples sur un même niveau ontologique. En d’autres termes, il n’y a pas
de système catégoriel nous permettant d’ordonner et de différencier les divers
couples de contraires; 2) tout mouvement est un processus réversible, puisque
les contraires s’engendrent toujours mutuellement dans un unique substrat. Il
n’y a pas par conséquent un sens qui est prioritaire par rapport à l’autre, on peut
aller indifféremment d’un contraire à l’autre et vice-versa: du noir au blanc et
du blanc au noir, du grand au petit et du petit au grand, de la vie à la mort et de
la mort à la vie.
En présentant le mouvement comme un devenir indéterminé englobant tous les
procès qui impliquent un couple de contraires, la théorie du Phédon se situe donc
à un degré extrême de généralité et permet de décrire toute sorte de mouvement
selon un seul modèle. Il est évident qu’à cet égard cette théorie remplit certaines
des conditions requises par Aristote dans le livre I. Car, comme on l’a suggéré, le
but de l’analyse du premier livre de la Physique est d’aligner tous les mouvements
sur un même modèle afin de repérer les conditions d’existence du changement
dans son ensemble. La théorie du Phédon toutefois, si on l’admet sans aucune mo-
dification, est incapable de fournir un modèle qui peut ensuite être modifié pour
relever les caractères propres à chaque type de mouvement. En effet, les deux
prémisses sur lesquelles la théorie du Phédon se fonde empêchent tout affinement
du modèle des contraires, puisqu’elles admettent que la génération absolue est
déterminée par exactement les mêmes principes que les générations relatives.
Pour pouvoir affiner la théorie des contraires, Aristote présente en Phys. I 7 un
modèle qui transcende le schéma catégoriel et opère à l’aide des seules notions
de substrat et de privation/forme. Deux points capitaux expliquent ainsi en quel
sens ce modèle dépasse celui du Phédon: 1) le glissement, avec les notions de pri-
vation et de forme, de la notion de contraire à la notion de contradictoire; 2) l’in-
troduction de la notion de substrat et la distinction entre identité numérique et
40 Phys. I 4, 187 a17. Les Platoniciens seront la cible des critiques d’Aristote dans le dernier
chapitre du livre I, sans que le nom de Platon ne soit jamais mentionné.
41 Le Phédon est explicitement cité dans le livre II du DGC (II 9, 335 b10).
78 Aristote
42 Phys. I 7, 190 b10–15. La privation de la forme de la maison, par exemple, n’est que l’ab-
sence d’un certain type d’arrangement. Cf. Pellegrin, Aristote, Physique, p. 94, n. 2.
43 Cf. F. Solmsen, Aristotle’s System of Physical World. A Comparison with his Predecessors,
Cornell University Press, Ithaca-New York, 1960, p. 20 et sq.; Charlton, Aristotle’s Physics,
p. 70. J’essaierai autant que possible de traduire γίγνεσθαι par «venir à être», qui permet de
désigner indifféremment le remplacement des deux opposés, le processus temporel de trans-
formation du substrat et l’émergence de la nouvelle substance. La traduction de Pellegrin tra-
duit, en revanche, le verbe γίγνεσθαι et le participe γιγνόμενον par «devenir» et «ce qui
devient» lorsqu’il s’agit de remplacement et «advenir», lorsqu’il s’agit de l’émergence de la
nouvelle substance.
Les premières causes de la nature et du mouvement naturel dans son ensemble 79
par conséquent dans le participe γιγνόμενον, «ce qui vient à être», qui désigne à
la fois le contraire négatif qui disparaît, le substrat qui demeure au cours de la
transformation et la nouvelle substance qui vient à être.
Aristote considère d’abord une première formule qui nous permet d’exprimer
le changement44: «x vient à être y». Il distingue ensuite entre ce qu’il appelle
«terme simple» et ce qu’il appelle «terme composé»: x et y peuvent à la fois
être des termes simples comme «homme», «non-cultivé» et «cultivé», ou bien
des termes composés comme «homme non-cultivé» et «homme cultivé»45. Pour
le dire autrement, on pourrait affirmer qu’il est possible de remplacer dans la
matrice «x vient à être y» les variables libres x et y par différents items.
Dans les trois cas, le verbe γίγνεσθαι est utilisé dans sa valeur prédicative, c’est-
à-dire suivi par un complément qui en détermine l’extension. L’homme (A), le
non-cultivé (non-b) et l’homme non-cultivé (Anon-b), en étant ce à quoi on attri-
bue le devenir, ont tous le rôle de sujet du verbe γίγνεσθαι et sont tous désignés
comme «ce qui devient» (τὸ γιγνόμενον). Le cultivé (b) et l’homme cultivé (Ab),
en revanche, jouent le rôle de complément prédicatif et sont définis comme «ce
que vient à être» (ὃ γίγνεται) ce qui vient à être (τὸ γιγνόμενον).
En dépit de l’univocité linguistique, comme on vient de le suggérer, les trois
formulations ne décrivent pas le même phénomène. Bien que le verbe em-
ployé soit dans les trois cas le verbe γίγνεσθαι et qu’on affirme que les termes
«homme», «non-cultivé» et «homme cultivé» deviennent tous les trois
quelque chose, ce n’est pas du même type de devenir qu’il s’agit. Le même verbe
γίγνεσθαι signifie d’abord une permanence et ensuite un remplacement: dans le
premier cas («l’homme vient à être cultivé»), le terme «venir à être» implique
la permanence du substrat qui change, tandis que dans le deuxième («le non-
cultivé vient à être cultivé») et troisième cas («homme non-cultivé vient à être
homme cultivé») le terme «venir à être» désigne seulement le remplacement
d’un contraire par un autre. On pourrait admettre que la première formulation
(«l’homme vient à être cultivé») est préférable aux deux autres parce qu’elle
1.1) b vient à être à partir de A («le cultivé vient à être à partir de l’homme»)
2.2) b vient à être à partir de non-b («le cultivé vient à être à partir de ce qui n’est
pas cultivé»)
3.3) Ab vient à être à partir de Anon-b («l’homme cultivé vient à être à partir de
l’homme non-cultivé»)
Dans le cas de «l’homme qui vient à être cultivé», la conversion n’est pas pos-
sible: on ne peut pas affirmer que «le cultivé vient à être à partir de l’homme».
Aristote explique ainsi que parmi les termes qu’on a indiqués comme γιγνόμενον,
l’un demeure («l’homme»), tandis que l’autre ne demeure ni de manière simple
(«le non-cultivé») ni en composition («l’homme non-cultivé»)50. La difficulté
vient donc, là aussi, du fait que le type de génération qu’on attribue à l’homme et
«nous disons en effet qu’une statue vient à être à partir de l’airain, et non pas
que l’airain <vient à être> une statue»53.
51 Phys. I 7, 190 a13–17: «Mais ces distinctions étant faites, à partir de toutes les choses qui
viennent à être il est possible de tirer ceci, si on les considère comme nous les disons: il faut
que quelque chose soit sous-jacent, à savoir ce qui vient à être, et que ce quelque chose, même
s’il est un numériquement, ne l’est certes pas selon la forme (par “selon la forme” et par “selon
la définition”, j’entends la même chose)» (trad. Pellegrin modifiée)
52 Phys. I 7, 190 a21–23: «Que quelque chose vienne à être à partir de quelque chose et non
que quelque chose vienne à être quelque chose, se dit plutôt des choses qui ne demeurent pas,
par exemple cultivé vient à être d’inculte, mais pas d’homme» (trad. Pellegrin modifiée).
53 Phys. I 7, 190 a25–26.
82 Aristote
«Mais comme venir à être se dit en plusieurs sens, et que, d’un côté, certaines
choses ne <sont pas dites> venir à être mais devenir ceci, et que d’un autre
côté seules les substances viennent à être absolument, concernant les autres
choses il est manifeste qu’il est nécessaire que quelque chose soit sous-jacent,
à savoir ce qui vient être (en effet une quantité, une qualité, une relation, un
temps, un lieu viennent à être quand quelque chose leur est sous-jacent, du
fait que seule la substance n’est dite d’aucun autre substrat, mais que toutes
les autres choses <sont dites> de la substance); mais que les substances aussi
et tous les autres étants qui sont absolument viennent à être partir d’un subs-
trat, cela deviendra manifeste à l’examen» (trad. Pellegrin modifiée)55.
1.2) b vient à être à partir de A («la statue vient à être à partir de l’airain»)
Nous sommes donc en présence d’une autre exception. Dans le cas des géné-
rations absolues, il faut en dernier ressort conclure l’inverse de ce qu’on avait
affirmé au sujet des générations relatives. Aristote semble admettre, en effet, que
lorsqu’on considère les formules qui incluent soit le contraire soit le substrat,
la première matrice («x vient à être y») semble plus opportunément désigner
la génération relative, tandis que la seconde («y vient à être à partir de x»)
semble plus appropriée pour désigner la génération absolue. La raison de cette
deuxième anomalie tient au fait que le langage ordinaire recèle une autre ambi-
guïté: les deux formules n’expriment pas le même genre de devenir, car le verbe
γίγνεσθαι signifie dans le premier cas «devenir» («l’homme devient cultivé»)
et dans le deuxième «venir à l’être» («la statue vient à être à partir du bronze»).
1.2) b vient à être à partir de A («la statue vient à être à partir du bronze»)
matière est un principe qui constitue l’être de la substance dont elle est partie; la
privation, en revanche, est un principe en un sens purement accidentel.
Nombre de passages à l’intérieur du corpus confirment l’existence d’une plu-
ralité de sens de l’expression γίγνεσθαι ἔκ τινος; le plus clair à ce propos se
trouve dans le premier livre du GA où Aristote s’interroge sur le type de causa-
lité qu’il faut attribuer au sperme dans la génération animale:
«[…] Mais une chose vient à être d’une d’autre de plusieurs façons: (1) d’une
façon, en effet, au sens où nous disons que la nuit vient du jour et l’homme
adulte vient de l’enfant, parce que l’un est après l’autre; (2) d’une autre façon,
au sens où nous disons que la statue vient du bronze et le lit du bois et les
autres choses engendrées qu’elles le sont comme de la matière: le tout vient
de quelque chose qui existe en lui et qui a reçu une certaine configuration.
(3) D’une autre façon, au sens où de celui qui est cultivé vient celui qui sans
culture et de celui qui est sain, celui qui est malade, et en général au sens où
le contraire vient du contraire [… ]» (trad. D. Lefebvre très légèrement mo-
difiée)58.
58 GA I 18, 724 a20–28. Sauf indication contraire, les passages du GA sont tirés de la traduc-
tion de D. Lefebvre maintenant publiée dans les oeuvres complètes d'Aristote. Je le remercie
vivement pour l’avoir mise à ma disposition avant sa parution.
59 D’autres passages dans lesquels Aristote fait explicitement mention d’une pluralité de
sens de l’expression γίγνεσθαι ἔκ τινος sont: Met. α2, 994 a22–b9; Δ4, 1014 b17–18, 1014 b26–
35; Δ24 per totum; H4 1044 a23–24; N5, 1092 a21–24.
Les premières causes de la nature et du mouvement naturel dans son ensemble 85
§ 6. Privation et matière:
essentiellement deux, numériquement un
La privation et la matière sont donc deux principes différents par essence, mais
elles peuvent être considérées comme un seul principe, lorsqu’on admet qu’elles
sont toujours quelque chose de numériquement un. C’est pourquoi on dit que
d’une certaine manière les principes ne sont pas en nombre supérieur aux
contraires63.
C’est seulement lorsqu’on établit cette différence entre une identité numé-
rique et une identité λόγῳ qu’on peut distinguer entre deux types de génération
et deux types de substrat. L’identification «numérique» entre la privation et le
substrat explique pourquoi la matière, tout en pouvant être appelée ὑποκείμενον,
ne demeure pas en elle-même comme sujet de la génération, mais ne peut être
désignée que comme propriété de ce qui est le véritable sujet de la génération, à
savoir la nouvelle substance engendrée.
Le début et la fin du chapitre 8 montrent clairement qu’Aristote introduit la
distinction entre privation et matière afin de résoudre les difficultés soulevées
par les Eléates, notamment dans le cas des générations absolues64. En retournant
l’aporie qui supprime le devenir contre ceux qui l’avait formulée, Aristote dé-
clare qu’il est possible d’affirmer que toute génération procède aussi bien d’un
étant que d’un non-étant. En effet, si l’on fait appel à cette distinction ainsi qu’à
60 Phys. I 7, 190 b17–23: «Il est donc manifeste, puisqu’il existe des causes et des principes
des étants naturels, qui sont les premiers termes à partir desquels sont ou sont venus à être
ceux-ci, non par accident, mais chacun tel qu’on le dit selon son essence, que tout <étant natu-
rel vient à être> à partir du substrat et de la figure».
61 Phys. I 7, 190 b24–27: «[…] car il y a d’une part l’homme, l’or et d’une manière générale
la matière nombrable, car elle est plutôt un ceci déterminé, et ce qui vient à être à partir d’elle
ne vient pas à être par accident; alors que d’autre part, la privation ou la contrariété sont des
accidents»; cf. Phys. I 8, 191 b13–17.
62 Phys. I 9, 192 a3–6.
63 Phys. I 7, 190 b35–36.
64 Phys. I 8, 191 a23–24; 191 b30–31.
86 Aristote
la distinction par soi/par accident, on peut affirmer en même temps que quelque
chose s’engendre d’un non-être, car il s’engendre de ce qui est non-être par ac-
cident, et qu’il s’engendre de l’être, car il procède de ce qu’il est par soi. Ce qui
advient procède d’un substrat qui est par soi quelque chose et par accident la
négation de ce qu’il deviendra. Le médecin est par soi médecin, mais par acci-
dent non-blanc, s’il subit une transformation à l’issue de laquelle il acquiert la
propriété d’être blanc.
C’est donc en ce sens, ajoute Aristote, qu’il faut que nous affirmions que rien
n’advient absolument du non-étant, mais que, cependant, quelque chose peut
advenir du non-étant, à savoir par accident65. Comme il l’avait indiqué en Phys.
I 7, Aristote confirme que lorsqu’on utilise l’expression «à partir de» pour l’ap-
pliquer à la privation, on désigne la provenance du changement et le fait que
cette privation est remplacée par son contradictoire, mais non le fait qu’elle
constitue le nouveau produit engendré. C’est seulement κατὰ συμβεβηκός que
quelque chose advient de la privation qui est par soi un non-étant, qui ne per-
siste pas dans le résultat66.
Ce que les prédécesseurs avaient donc ignoré, en allant jusqu’à nier la mul-
tiplicité de l’être, c’est la nature «double» du principe qui sert de substrat. Le
substrat est numériquement un, mais «formellement» deux. Et il en va pour
les générations relatives comme pour la génération absolue: il y a un substrat
qui est par soi quelque chose et par accident la privation de ce qu’il va devenir.
Même dans un cas complexe comme celui d’un animal qui s’engendre d’un autre
animal67, on peut affirmer que le premier procède par soi de quelque chose qui
existe déjà, à savoir l’animal, et par accident de quelque chose qui est non-être,
à savoir la privation.
Il ne faut toutefois pas conclure que l’animal s’engendre de n’importe quel
animal du fait qu’il procède par accident de la privation, comme si un chien
pouvait s’engendrer d’un cheval; comme il ne faut pas croire non plus que la
préexistence de l’animal supprime l’existence du devenir tout court. Il faut ad-
mettre que l’animal vient du non-animal, mais en précisant que c’est un animal
déterminé qui vient à être d’un non-animal déterminé ou plus exactement d’un
substrat qui est conçu en tant qu’il n’est pas cet animal déterminé68.
69 Phys. I 9, 192 a19–22: «[…] mais selon eux il en résulte que le contraire désire sa propre cor-
ruption. Pourtant ce n’est pas la forme qui est susceptible de tendre vers elle-même puisqu’elle
n’est pas en état de manque, ce n’est pas non plus son contraire parce que les contraires se
détruisent mutuellement».
70 Phys. I 9, 192 a22–26: «[…] mais c’est la matière, comme si la femelle <tendait> vers le
mâle et le laid vers le beau. À ceci près que ce n’est pas le laid en soi <qui tend vers le beau>,
mais <le laid> comme accident, et pas la femelle <en soi> mais par accident». Sur l’importance
de ce passage dans la lecture proposée par Averroès, voir chap. VII, p. 382–395.
71 Phys. I 9, 192 a31–32.
72 Phys. I 9, 192 a26.
88 Aristote
Appendice:
L’étude générale de la génération entre cinématique et cosmologie
On peut donc conclure que même si dans un second temps, Aristote trace en
Phys. I 7 une première distinction entre deux sens du verbe γίγνεσθαι qui permet
de distinguer la génération relative de la génération absolue, le chapitre vise pre-
mièrement à présenter la génération comme un devenir indifférencié. Ce n’est
en effet que par une analyse des caractéristiques qui appartiennent indifférem-
ment à tout être en devenir que l’on peut parvenir aux trois principes communs,
qui sont les mêmes par analogie pour tout être engendré: les deux contraires
et le substrat. La distinction entre la génération absolue et les générations rela-
tives est certes l’un des enjeux les plus importants dans la recherche d’Aristote,
mais tracer les limites précises de cette distinction et les caractéristiques propres
de chaque génération ne paraît pas faire partie des objectifs du livre I de la
Physique. C’est pourquoi, du reste, Aristote ne fournit pas en Phys. I tous les
instruments nécessaires pour atteindre un tel but. La différentiation du devenir
ne peut être atteinte que par une restructuration hiérarchique du réel. Or c’est
précisément cela qui manque à l’analyse de Phys. I: un critère ontologique qui
permette de déterminer ce qui est substance au sens premier. Aristote, on vient
de le voir, fait un pas dans cette direction en introduisant à côté du couple indif-
férencié des deux contraires le couple privation-forme. La notion de privation
comme absence d’ordre permet en effet de saisir la forme substantielle comme
borne positive du processus génératif et comme principe d’organisation73.
73 Cf. Phys. I 5, 188 b10 et sq. En passant de l’opposition blanc-noir à l’opposition harmoni-
sé-désharmonisé (τὸ ἡρμοσμένον-τὸ ἀνάρμοστον), Aristote met à l’œuvre une notion qui est
à cheval sur ce que les Catégories appellent la relation de contrariété et la relation de posses-
sion-privation. Ce couple peut d’une certaine manière être considérée comme une matrice
conceptuelle susceptible de décrire les productions de tous les composés. Cela ne suffit toute-
fois pas à établir une distinction nette entre la génération absolue et les générations relatives.
Les premières causes de la nature et du mouvement naturel dans son ensemble 89
Cet aspect, pourtant, ne suffit pas à faire de Phys. I une étude spécifique de la
génération absolue. C’est seulement lorsqu’Aristote s’interrogera sur le statut
ontologique de la matière et de la forme, c’est-à-dire du sujet et de la propriété
remplacée dans une génération substantielle, et il démontrera que la matière est
substance seulement en puissance alors que la forme est acte, qu’il parviendra
à définir pleinement la nature et les caractéristiques propres de la génération
substantielle. Autrement dit, il faut déterminer le statut ontologique de la ma-
tière et de la forme en tant que principes de la substance pour pouvoir distinguer
la génération absolue des générations relatives.
Aristote ne considère pas en Phys. I la matière et la forme de ce point de
vue, car il recherche plutôt les principes communs par analogies à tout étant
en devenir et les conditions de possibilité du mouvement en général. C’est pour
cela qu’on a défini la recherche de Phys. I comme une logique du devenir. Pour
comprendre ce qui fait d’une génération une génération réellement absolue, il
faudra poursuivre l’analyse, en examinant ce qui caractérise en propre (τὰ ἴδια)
chaque type de génération.
On a montré que la tension de fond qui parcourt le livre I de la Physique,
partagé entre une explication valable indifféremment pour toute génération et
un paradigme propre à la seule génération absolue, s’explique dans le cadre du
projet physique d’Aristote et qu’elle est plus la marque d’une tension systémique
que le signe d’une ambiguïté, ou encore moins d’une contradiction, interne à la
physique aristotélicienne. Elle découle en effet du rôle joué par le traité qu’on
connaît sous le titre de Cours de physique (Φυσικὴ ἀκρόασις) qui constitue la
première étape de la recherche naturelle telle que le début des Météorologiques74
nous la décrit: l’analyse des premières causes de la nature et du mouvement na-
turel dans son ensemble (περὶ πάσης γενέσεως). C’est dans ce cadre plus général
qu’est justifiée la nécessité du modèle unique de Phys. I.
D’après la description de Meteor. I, la Physique semble de prime abord consti-
tuer un traité à la structure bipartite où sont étudiées les causes premières de la
nature et du mouvement dans son ensemble. Le plus grand effort des exégètes
anciens tendait en ce sens à démontrer que les deux parties de la Physique ne
constituaient pas deux traités superposés l’un à l’autre, mais deux sections qui
contribuaient à la réalisation d’un seul but: définir le mouvement75. Il est pour-
tant difficile d’établir les limites précises de ces deux parties supposées et de
comprendre à quels livres de notre traité elles correspondent. À cette difficulté
théorique s’ajoute celle, philologique, de saisir dans quelle mesure notre traité
est dû dans sa forme actuelle à Aristote lui-même ou à des éditeurs postérieurs.
En essayant de déterminer les limites des deux parties, les interprètes anciens
ont tous présumé que l’organisation du traité remontait dans ses grandes lignes
à Aristote. Le cas du livre VII, qui ne figure pas dans le plan de la Physique d’Eu-
dème tel que Simplicius nous le rapporte, ne constitue pas une exception, car on
peut supposer que ce dernier l’ait volontairement négligé en raison du caractère
«superflu» qu’il lui attribuait vis-à-vis du livre VIII.
Les exégètes contemporains, s’efforçant de nuancer cette hypothèse, partent fi-
nalement d’une certitude similaire. En effet, les études de P. Moraux76, W.D. Ross77
et J. Brunschwig78 ont définitivement montré que, même si certains des livres de
notre actuelle Physique constituaient sans doute des traités qui auraient existé
sous une forme indépendante avant d’être regroupés en un seul ouvrage, le
plan général de notre traité devait correspondre grosso modo au plan conçu par
Aristote79. En effet, les multiples indications présentes, à l’intérieur et en dehors
du texte de la Physique, sous forme de références, de déclarations de programme,
de bilans de la recherche accomplie, ainsi que les témoignages des commenta-
teurs, constituent autant de preuves en faveur de l’authenticité globale de notre
traité, que le travail de mise en ordre soit dû à Aristote lui-même ou à des édi-
teurs postérieurs80.
Depuis l’antiquité, en revanche, les avis des exégètes divergent sur la ques-
tion de savoir quels sont les livres qui constituent la partie consacrée aux «pre-
mières causes de la nature». L’hésitation de Simplicius sur cette question est
76 Sur cette question l’ouvrage fondamental auquel nous renvoyons est l’excellente étude de
P. Moraux, Les listes anciennes des ouvrages d’Aristote, Nauwelaerts, Leuven 1951.
77 Cf. Ross (éd.), Aristotle’s Physics.
78 Cf. J. Brunschwig, «Qu’est-ce que la “Physique” d’Aristote?», dans De Gandt et Souf-
frin (éds.), La Physique d’Aristote, p. 11–40.
79 Ces traités correspondraient à certains des titres mentionnés dans la liste que reproduit
Diogène Laërce au livre V de ses Vies et opinions des philosophes illustres. La provenance de
cette liste et le milieu auquel son auteur appartenait sont encore controversés, mais l’hypo-
thèse la plus accréditée veut que la liste remonte au moins à la fin du IIIe siècle ou au début du
IIe avant J.C., soit bien antérieurement à Andronicus (Cf. Moreaux, Les listes anciennes, p. 5
et sq.). Comme Brunschwig le suggère, le livre I pourrait correspondre à un traité en un seul
livre figurant dans la liste de Diogène sous le titre de Φυσικόν (Traité de physique). Par ailleurs,
poursuit Brunschwig, l’autonomie stylistique de ce livre laisse supposer, indépendamment de
la correspondance avec un titre des listes anciennes des ouvrages, qu’il a pu constituer un
traité indépendant et complet sur le problème des principes (cf. Brunschwig, «Qu’est-ce que la
“Physique”», p. 24 et sq.).
80 Le cas le plus probant est, sans aucun doute, celui de Simplicius qui rapporte dans son
commentaire la table des matières du traité physique composé par Eudème de Rhodes, appar-
tenant à la première génération des élèves d’Aristote. La Physique d’Eudème était un abrégé et
une réélaboration de celle de son maître, dans laquelle il suivait l’ordre et la position des pro-
blèmes tels qu’il les trouvait dans son modèle. Or exception faite du livre VII de notre Physique
qui ne figure pas dans la table des matières de la Physique d’Eudème, cette dernière nous donne
une esquisse fidèle du plan suivi par Aristote dans son propre traité et nous prouve ainsi que
celle-ci devait correspondre globalement au traité que nous possédons.
Les premières causes de la nature et du mouvement naturel dans son ensemble 91
bien connue81. Dans son article sur la Physique d’Aristote, Brunschwig fait état
de ces divergences et distingue deux hypothèses principales: la première, dont
la paternité est à attribuer à Andronicos82, veut que l’emplacement exact de la
coupure entre les deux parties se trouve après le livre V; la seconde, soutenue
par la plupart des exégètes, dont Brunschwig lui-même, fait passer la coupure
entre les livres IV et V. De fait, expliquent-ils, même s’il est vrai que le livre III
contient déjà une discussion sur la définition générale du mouvement, et que les
livres III et IV ne traitent pas du mouvement proprement dit, mais plutôt de ce
qu’on pourrait appeler ses caractères propres (l’infini) et ses conditions d’exis-
tence (le lieu et le temps), il paraît plus plausible83 de supposer que la première
section qui pose les préalables de l’exposé visant à définir le mouvement com-
prend les livres I et II ainsi que les livres III et IV.
Poussés par le caractère préalable des considérations de Phys. I et II, d’autres
exégètes ont ainsi supposé que la première partie concernant les premières
causes de la nature devait englober uniquement les discussions générales des
deux premiers livres, tandis que la deuxième, consacrée à l’étude du mouvement,
comprenait le reste du traité84.
D’après ces trois hypothèses, toutefois, les deux premiers livres constituent
l’introduction proprement dite du traité, tandis que les livres III et IV expliquent
les caractéristiques propres et les conditions d’existence du mouvement, et que
les livres V–VIII85, pour finir, présentent le véritable noyau théorétique du traité
dont l’aboutissement serait la démonstration de l’existence d’un premier mou-
81 Simplicius, en effet, a d’abord soutenu que la coupure entre les deux parties se trouvait
entre le livre IV et V (cf. Simplicius, In DC 226, 19–23), ensuite qu’elle se plaçait entre le livre V
et VI.
82 Brunschwig démontre en effet de façon convaincante que la paternité de cette hypothèse
n’est pas à attribuer à Simplicius, comme on l’estime souvent, mais à Andronicos. C’est à lui en
effet que Simplicius aurait emprunté les arguments en faveur de son hypothèse de lecture.
83 Cf. Simplicius, In Phys. 801, 7–13; Philopon, In Phys. 2, 16; Ross (éd.), Aristotle’s Physics,
p. 3 et sq.; Brunschwig, «Qu’est-ce que la “Physique”», p. 30 et sq.
84 C’est après le livre II que, d’après Thomas d’Aquin, il faut faire passer la coupure entre
la première partie sur les principes des choses naturelles et la deuxième sur le mouvement
(Thomas d’Aquin, In octo libros Physicorum Aristotelis expositio, cura et studio P.M. Mag-
giolo, Marietti, Torino-Roma 1954, p. 139, lec. 1, n. 275). Une position similaire a été soute-
nue, parmi les contemporains, par A. Mansion (voir Mansion, Introduction à la Physique,
chap. II).
85 Le statut du livre V est en réalité incertain et les interprètes hésitent entre deux hypo-
thèses. On pourrait, selon une première hypothèse, le compter au nombre des livres introduc-
tifs, car, comme c’est le cas du livre III, il aborde encore la question du mouvement du point
de vue de ses principes généraux (cf. Simplicius, In Phys. 801 et sq.; pour une interprétation
similaire, voir Pellegrin, Aristote, Physique, p. 38 et sq.). Selon une autre interprétation, le
livre V ferait en revanche partie du véritable traité sur le mouvement, en étant le premier livre
où Aristote commence à définir le mouvement.
92 Aristote
vement et d’un premier moteur. C’est en ce sens qu’on pourrait conclure que
l’analyse du changement recèle un enjeu cosmologique.
Comme on l’a vu, en effet, le début des Météorologiques décrit la Physique
comme le traité le plus général de tout le corpus naturel, dans la mesure où elle
examine les premières causes de la nature et le mouvement dans son ensemble.
Ce qui revient à dire que les autres traités, à la différence du premier, étudient
tous une classe d’étants particuliers caractérisés par l’opération en question86.
Dans ce cadre, le traité de la Physique paraît développer une analyse «neutre»,
du fait qu’elle propose un examen qui se charge de présenter la notion de mou-
vement de la façon la plus générale possible et qu’elle fait abstraction des indivi-
dus dans lesquels le mouvement se réalise. Cela est assurément vrai; mais si l’on
regarde le traité dans son ensemble, on doit aussi conclure que l’étude générale
du mouvement vise en dernière instance à démontrer qu’à l’origine de la nature
et de l’univers tel que nous le connaissons, il y a un mouvement unique, continu
et éternel: le mouvement de translation de la dernière sphère.
Sous ce rapport, la Physique peut être définie comme un traité de cinématique
qui s’interroge sur les principes et la nature du mouvement et dont l’objectif
ultime est de démontrer que tout changement est garanti par le mouvement
de la dernière sphère produit par le moteur immobile. C’est en ce sens que l’on
peut dire que la Physique revêt, dans sa démarche théorétique, un double rôle.
Elle aborde d’un point de vue extrêmement général la notion de changement
et de mouvement pour en relever les principes, les conditions d’existence et la
nature propre. Cependant, elle semble être en même temps orientée vers une fin
plus particulière: la démonstration que l’univers dans son ensemble est carac-
térisé par un mouvement unique, continu et éternel. En effet, l’analyse générale
du mouvement nous conduit en dernier lieu à la translation comme à l’opéra-
tion qui affecte un certain individu, l’univers, ou plus précisément la dernière
sphère céleste qui, dans l’ordre de la détermination, est ce qu’il a de plus éloigné
du monde sublunaire. C’est précisément la nature particulière de l’individu en
question qui fait que son opération doit être étudiée avant les autres. S’il est
vrai que la translation est première en tant qu’elle est impliquée dans tous les
autres changements87, il est également vrai qu’elle est première dans un cadre
86 Comme M. Rashed l’explique, il ne s’agit pas d’une détermination qui relève de l’essence
de la classe des individus en question, mais, si l’on peut dire, de leurs caractéristiques propres:
les astres ne sont pas par essence les êtres qui se meuvent circulairement, ni les plantes et les
animaux les êtres qui sont soumis à tel ou tel changement. C’est pourquoi déterminer une
classe d’êtres sensibles par leurs opérations signifie les considérer comme objet de telle ou telle
branche de la science physique (Rashed (éd.), Aristote, p. CXLIX).
87 Cf. E. Berti, «La suprématie du mouvement local selon Aristote: ses conséquences et ses
apories», dans J. Wiesner (éd.), Aristoteles Werk und Wirkung. Paul Moraux gewidmet, W. De
Gruyter, Berlin-New York 1985, vol. I, p. 123–150.
Les premières causes de la nature et du mouvement naturel dans son ensemble 93
88 La lecture qu’Averroès propose de Phys. VIII pourrait en ce sens être inscrite dans cette
même perspective exégétique, dans la mesure où elle part du présupposé que le mouvement
dont on veut démontrer l’éternité en Phys. VIII 1 est celui de la dernière sphère céleste. On
reviendra sur la question dans le chapitre consacré au Grand Commentaire de la Physique.
89 On verra que sur ce point les exégètes anciens font exception, et notamment Alexandre,
qui dans son commentaire perdu de la Physique explique qu’on peut rapprocher les quatre
causes des principes de Phys. I, dans la mesure où l’on peut assimiler la cause matérielle au
substrat et la cause finale, formelle et agente au contraire positif (Cf. Rashed, Essentialisme,
p. 191–199).
90 Phys. I 7, 189 b30–32.
91 Comme exemple paradigmatique de cette opposition, voir J.P. Anton, Aristotle’s Theory of
Contrariety, Routledge & Kegan Paul, London 1957.
94 Aristote
visent en dernière instance à exclure la première thèse, car ils concluent que le
mouvement circulaire n’est pas le contraire du mouvement rectiligne et que les
directions opposées dans un mouvement circulaire ne sont pas des contraires.
Cette hypothèse permet d’exclure la possibilité d’attribuer à la dernière sphère
un mouvement contraire à son mouvement réel qui la fait tourner de l’est vers
l’ouest.
En DC I 4, toutefois, Aristote n’exclut pas a priori la possibilité de concevoir le
mouvement circulaire, de façon très abstraite comme le passage de la puissance
à l’acte, conçus comme des états opposés. On pourrait ainsi supposer que, dans
le mouvement circulaire d’un point x à un point y de la circonférence, ces deux
points pourraient être considérés comme des opposés, par rapport à un point
d’observation o, dans la mesure où la sphère passerait à un temps t1 sur x et à
un point t2 sur y. La contrariété serait en ce sens donnée par le fait qu’il y aurait
dans le mouvement, considéré d’un point de vue chronologique, un «avant» et
un «après». La contrariété serait en ce sens donnée par le fait que la matière
céleste est une matière potentiellement mue.
De cette manière, on écarterait d’emblée une autre objection, selon laquelle
l’application du modèle de Phys. I nous obligerait à conclure l’existence d’une
matière commune au supralunaire et au sublunaire. En effet, l’utilisation du mo-
dèle de Phys. I au mouvement circulaire n’obligerait pas à attribuer aux corps
qui y sont sujets une matière au sens strict, car la seule potentialité requise
serait celle de passer d’un point à l’autre de la circonférence. En effet, au temps
t1, la sphère se trouverait en acte au point x et en puissance au point y. Comme
on l’a suggéré, dans le cas du mouvement circulaire comme dans les autres, les
principes partagés par toute forme de devenir seraient des principes communs
seulement par analogie92. Le corps qui se meut circulairement n’aurait en ce sens
qu’une «matière topique» (ὕλη τοπική)93.
Pour pouvoir véritablement écarter toutes les objections qu’on pourrait avan-
cer à cette hypothèse, il faudrait consacrer à cette question une étude qui dépas-
serait les limites du présent travail. On voudrait toutefois suggérer que le fait de
concevoir Phys. I comme l’introduction d’un traité à double visée – c’est-à-dire
un traité qui vise l’étude générale du changement, mais aussi la démonstration
de l’existence d’un moteur immobile – permet d’expliquer son extrême géné-
ralité. En effet, si l’analyse de Phys. I ne présente que les principes nécessaires
du changement, en faisant abstraction des notions de cause finale et de cause
agente, ainsi que de la différence entre génération substantielle et accidentelle,
c’est qu’elle doit pouvoir expliquer de façon très générale le devenir de tout
92 Comme on l’a suggéré, on pourrait en ce sens renvoyer à Met. Λ5 (1071 a3–6), où Aristote
affirme que l’acte et la puissance sont des principes communs par analogie à tout étant indif-
féremment, même si ils sont différents en chacun d’eux.
93 Cf. Met. H1, 1042 b6.
Les premières causes de la nature et du mouvement naturel dans son ensemble 95
Conclusion
Après une analyse des théories des prédécesseurs et une clarification progres-
sive des «notions confuses» de contraire et de substrat, Aristote parvient à réa-
liser le projet qu’il avait annoncé au début du livre I: repérer les premiers prin-
cipes du changement. On a défini la recherche poursuivie dans ce livre comme
une recherche générale, en ce qu’elle ne fournit pas des principes qui seraient
numériquement les mêmes pour tous les étants de l’univers naturel, mais les
mêmes seulement par analogie. Ce qu’Aristote démontre, c’est l’existence de
trois principes qui se retrouvent analogiquement à tous les niveaux de la réalité,
aussi bien dans le monde incorruptible des mouvements célestes que dans le
monde des générations sublunaires.
En Phys. I 7, au moyen d’un examen systématique du phénomène de la géné-
ration et de la façon dont elle s’exprime Aristote démontre que ces trois prin-
cipes sont nécessaires pour rendre compte de n’importe quel type de génération.
Il est en effet possible d’exprimer toute génération, c’est-à-dire aussi bien la gé-
nération absolue que les générations relatives, d’une même façon. Non pas parce
qu’il existe un modèle capable de les exprimer toutes indifféremment, mais parce
que, une fois ce modèle modifié, il est possible d’en faire usage pour présenter
le cas particulier constitué par la génération absolue. En faisant cela, Aristote
parvient à un double résultat: il présente le changement de la manière la plus
générale possible, tout en esquissant l’asymétrie qui sépare la génération abso-
lue des autres générations. Si Aristote ne fournit pas une explication exhaustive
des caractères propres à chaque génération, c’est que son but dans le traité de
la Physique est de présenter le changement de la façon la plus générale possible.
Qu’on considère ou non ce traité comme une œuvre unitaire rédigée dans une
même période de sa vie, il faut admettre que ce n’est pas là qu’Aristote fournit
les critères pour opérer une distinction précise entre une génération au sens
absolu et les générations relatives.
Chapitre III
Du général au spécifique:
l’étude de la génération substantielle dans
ses caractéristiques propres
Introduction:
Le De Generatione et Corruptione et la recherche des ἴδια
Selon le plan esquissé dans le prologue du traité des Météorologiques, comme on
l’a vu, la recherche naturelle d’Aristote se présente comme un système cohérent
dans lequel chaque étude joue un rôle précis. La Physique traite des premières
causes de la nature et du mouvement naturel dans son ensemble; les deux pre-
miers livres du De Caelo traitent des astres dans l’organisation de leurs dépla-
cements supérieurs, tandis que les deux derniers livres et le De Generatione et
Corruption décrivent la nature des composants ultimes (les quatre éléments) et
expliquent leurs transmutations cycliques1. On a également signalé que le DGC
ne se limite pas à considérer les éléments et leurs transformations, mais qu’il
étudie en outre la génération et la corruption en général (περὶ γενέσεως καὶ
φθορὰς τῆς κοινῆς).
Les deux premiers chapitres du DGC confirment les affirmations des
Météorologiques et clarifient davantage le rôle du traité dans l’ensemble des
œuvres physiques. Dans les premières lignes du livre I, Aristote annonce les
buts qu’il se propose d’atteindre: (1) il faut d’abord distinguer, de la même façon
pour tous (ὁμοίως κατὰ πάντων), les causes et les définitions (λόγους) de la
génération et de la corruption des êtres qui s’engendrent et se corrompent par
nature; (2) il faut ensuite déterminer ce que sont l’augmentation et l’altération
1 De fait, on ne voit pas clairement si Aristote considère le DGC comme une partie de la
recherche sur les transformations élémentaires ou s’il n’attribue ce rôle qu’aux deux derniers
livres du DC. En faveur de cette dernière hypothèse, voir J. Brunschwig, «On Generation
and Corruption I.i: A false start?», dans F. De Haas et J. Mansfeld (éds.), Aristotle’s On
Generation and Corruption Book I. Symposium Aristotelicum, Oxford University Press, Oxford
2004, p. 24–63. Dans le premier chapitre, on a en revanche suggéré que les deux derniers livres
du DC constituent l’une des étapes de l’étude «séparée» du mouvement, alors que le second
livre du DGC marque la première des étapes de l’étude «séparée» de la génération. On présen-
tera dans la chap. VI la solution envisagée par Averroès.
Du général au spécifique 97
une analyse des transformations des uns est nécessaire afin d’expliquer la géné-
ration des autres.
Il faut pourtant préciser que ce n’est pas seulement le fait de traiter des quatre
éléments qui fait du DGC une sorte de pivot parmi les ouvrages physiques. Car
c’est déjà l’analyse de la génération du premier livre qui nous conduit du ni-
veau abstrait de la théorie de Phys. I aux analyses des vivants des ouvrages bio-
logiques. Le modèle utilisé pour exprimer la génération absolue et la théorie
présentée dans les cinq premiers chapitres du DGC se fondent en effet sur un
postulat qui est à la base du monde des êtres vivants et de leur analyse. Ce pos-
tulat prescrit que les seules générations qui doivent être considérées comme vé-
ritablement absolues sont les processus qui parmi tous les autres conduisent à ce
qui est plus déterminé et plus actif. Il s’agit de comprendre que c’est seulement
en établissant ce qui est au sens absolu, c’est-à-dire ce qui est τόδε τι, qu’Aris-
tote peut parvenir à une explication précise du phénomène de la génération au
sens absolu. L’objectif des cinq premiers chapitres de DGC I est de présenter
cette théorie de la génération qui ne s’oppose pas à celle de la Physique, mais en
constitue un affinement.
En analysant le rôle du DGC par rapport à ce qui le précède et à ce qui le suit,
on clarifiera davantage ce point et on comprendra du même coup pourquoi, tout
en examinant la génération en général et le cas particulier des éléments, le traité
ne contient pas deux recherches juxtaposées, mais correspond à une étude uni-
taire sur la génération et la corruption qui vise à en établir les causes communes
à tout étant engendrable et corruptible.
5 Ailleurs, et notamment dans la Métaphysique (cf. Met. Z16, 1040 b5–10), Aristote refuse aux
quatre éléments le statut de substance, leur attribuant simplement le titre de «puissance». On
pourra en effet objecter que les transformations des éléments ne sont pas de véritables trans-
formations substantielles, les éléments n’étant pas des véritables substances (sur la question,
voir E.G. Katayama, Aristotle on Artefacts. A Metaphysical Puzzle, State University of New
York Press, New York 1999).
Du général au spécifique 99
en ce qu’elle veut s’appliquer à tout être qui par nature s’engendre et se cor-
rompt. Cet ensemble, à la différence de celle des étants en devenir, constitue
une classe homogène, à savoir celle des êtres qui s’engendrent et se corrompent.
C’est pourquoi l’étude de DGC I se révèle moins abstraite que celle de Phys. I.
Dans ce même cadre, il faut admettre que les éléments corporels constituent
le premier niveau du réel pour lequel il est nécessaire de postuler une distinction
entre une génération absolue et une génération relative. Méconnaître cette dif-
férence au niveau des éléments rendrait impossible une explication des change-
ments qui affectent les substances vivantes, y compris la génération proprement
dite. Toutefois, dans la mesure où tout corps sensible est constitué des quatre
éléments, il faut que l’étude spécifique de leur génération soit intégrée à celle
générale de la génération et de la corruption.
Dans son chapitre introductif au xv e symposium aristotelicum, M. Burnyeat
a bien montré que l’étude de l’altération, du mélange et de l’action-passion
trouvent leur application directe au phénomène de la perception animale du De
Sensu et du De Anima. La perception n’est qu’un type particulier d’altération et,
en tant que telle, elle peut être expliquée à l’aide des notions générales d’action
et de passion présentées dans le DGC7. Contre Joachim, Burnyeat affirme ainsi
que dans ce traité Aristote ne se borne pas à formuler une théorie adaptée exclu-
sivement aux transformations élémentaires, car il élabore une théorie abstraite
qui peut expliquer, au moyen de certaines modifications, les phénomènes qui
dominent le monde biologique des substances vivantes. Dans l’introduction de
son édition du DGC, M. Rashed a défendu une hypothèse similaire: la recherche
physique de ce traité ne doit pas être considérée comme une ontologie du sen-
sible, mais comme une étude pré-biologique de tous les phénomènes qui se ma-
nifestent dans le monde sublunaire8.
L’hypothèse que je propose est qu’il existe le même rapport entre une
théorie générale et son application dans le cas de la génération et de la cor-
ruption absolue. L’analyse des chapitres I 3 et I 4 montrera que le modèle au
moyen duquel Aristote exprime la génération absolue des éléments dans le
DGC fournit des instruments conceptuels qui, mutatis mutandis, permettent
d’exprimer le cas particulier de la génération des substances achevées, c’est-
à-dire les êtres vivants. Ce sont ces mêmes notions qui, absentes dans le livre
I de la Physique, ou alors présentes, mais pas complètement exploitées, font de
l’analyse de la génération substantielle du DGC une théorie plus sophistiquée.
En ce sens, l’analyse de la génération substantielle en DGC I 3 est moins une
analytique du devenir, qu’une étude visant en premier lieu la genèse animale. S’il
7 On pourrait ajouter à ces exemples que la relation du sperme au sang menstruel est
conçue, dans le DGA, comme un cas particulier de la relation action-passion. À ce sujet, voir
chap. suivant.
8 Cf. Rashed (éd.), Aristote, p. xiv et sq.
Du général au spécifique 101
est vrai que le traité considère de manière explicite les seules transformations
des éléments et des corps homéomères9, il faut en ce sens admettre que le modèle
qu’il fournit nous permet d’expliquer aussi bien la génération et la corruption
des éléments et des corps homéomères que la génération et la corruption des vé-
ritables substances, c’est-à-dire les êtres animés. Aristote considère sa présenta-
tion de la transformation élémentaire comme un schéma général qui, au moyen
de certaines additions et de certaines précisions, peut expliquer la génération
substantielle jusqu’au niveau des substances les plus achevées. Les ouvrages bio-
logiques seront, à cet égard aussi, l’application des résultats du DGC.
Les éléments et les corps homéomères ne sont donc pas les seuls objets d’ana-
lyse de ce traité. La structure de leur changement est le point de départ épisté-
mologique qui permet de comprendre la génération et la corruption en général,
ainsi que les autres phénomènes naturels propres aux substances vivantes10.
On peut en effet légitimement estimer que le but précis vers lequel le DGC est
tourné est l’explication de la vie et des êtres vivants. C’est en ce sens qu’il consti-
tue l’axe servant de charnière entre la Physique et les ouvrages biologiques, entre
une présentation absolument abstraite de la génération-devenir et une explica-
tion biologique de la génération-genèse.
9 Cf. H.H. Joachim (éd.), Aristotle. On Coming to be & passing away (De Generatione et
Corruptione), A Revised Text with Introduction and Commentary, Oxford University Press,
Oxford 1922, p. xxxi–xxxvii.
10 Cf. M. Burnyeat, «Introduction: Aristotle on the Foundations of Sublunary Physics»,
dans De Haas et Mansfeld (éds.), Aristotle’s On Generation, p. 7–24: p. 12.
102 Aristote
qu’on parvient à une définition des différentes générations d’une part en admet-
tant que la nature du substrat matériel n’est pas la même que celle du substrat
des changements accidentels; d’autre part en établissant que c’est seulement ce
qui est déterminé davantage qui s’engendre absolument.
Ces deux conclusions sont, de fait, deux aspects de la même théorie et ressor-
tissent à la thèse qui veut que dans le réel sensible se trouvent des êtres plus ré-
alisés et déterminés que d’autres ou dotés, pour ainsi dire, de plus d’être qu’eux.
C’est en même temps en présentant la réalité comme une échelle ordonnée au
sommet de laquelle se trouve ce qui est plus actif et en démontrant que le subs-
trat des générations absolues n’est pas en lui-même un τόδε τι et quelque chose
de déterminé par soi qu’on parvient à distinguer les générations relatives de la
génération absolue et qu’on saisit la nature propre de cette dernière.
Ce qui constitue le “progrès” par rapport à l’analyse de Phys. I est par consé-
quent l’idée de réalisation et de détermination, c’est-à-dire la notion de τόδε τι.
C’est pourquoi la recherche des ἴδια des diverses générations ne peut aboutir
sans passer par une analyse de la notion de substrat, une analyse visant à clari-
fier le statut ontologique du substrat de la génération substantielle à la lumière
de la notion de détermination.
Que la notion de substrat soit l’axe de l’analyse de la génération absolue est
confirmé par l’échec remporté par les philosophes précédents: c’est précisément
leur doctrine du substrat matériel qui a infirmé leurs théories de la génération
absolue. Aristote le démontre dans les deux premiers chapitres du livre I. Dans
le premier livre de la Physique, on l’a vu, Aristote recherchait les principes ana-
logiques qui déterminent le changement dans son ensemble et, pour cette raison,
présentait ce phénomène de la façon la plus générale et abstraite possible. C’est
aussi pour cette raison qu’il éprouvait le besoin de consacrer deux longs cha-
pitres à la réfutation des théories éléates qui niaient l’existence du mouvement
dans son ensemble.
Dans le DGC l’objectif de la recherche change, tout comme changent les
adversaires qu’il s’agit de combattre. Comme on vient de le voir, le but est de
distinguer la génération et la corruption absolues des autres générations, afin
de parvenir à une définition propre à chacune d’elles. Les théories à réfuter sont
donc celles qui nient une différence réelle entre les générations relatives et la gé-
nération absolue, notamment les théories qui font de cette dernière une simple
altération ou une simple association.
Les deux positions à rejeter dépendent, de fait, d’un choix «primitif»11, sur
lequel Aristote avait déjà fondé sa classification doxographique du premier livre
de la Physique, c’est-à-dire le choix entre le monisme et le pluralisme. Les mo-
nistes, explique-t-il, sont contraints d’affirmer que la génération et l’altération
sont un seul et même phénomène, puisque le principe qui sert de substrat ma-
tériel est quelque chose d’inaltérable et d’un (ταὐτὸ καὶ ἕν)12. Les pluralistes,
en estimant que la génération relève de la possibilité des principes matériels de
s’associer et de se séparer, sont, en revanche, obligés d’affirmer que la génération
et l’altération sont deux phénomènes divers, et plus précisément, de nier l’exis-
tence d’une quelconque altération.
Il est plus aisé de comprendre l’idée que le monisme physique conduise né-
cessairement à une assimilation de la génération à l’altération et Aristote ne
consacre à la réfutation de cette théorie que quelques lignes13. Si le principe qui
sert de substrat de la génération absolue est quelque chose de déterminé qui
demeure en tant que tel au cours de la transformation, la génération ne sera pas
le processus conduisant à un nouvel étant, mais la modification accidentelle de
ce substrat14.
Il est plus difficile, en revanche, de comprendre pour quelle raison les plu-
ralistes sont contraints de distinguer la génération de l’altération15 et, comme
Aristote le précise ensuite, de nier l’existence de cette dernière16. Est-ce qu’il
faut supposer que c’est la seconde de ces conclusions qui entraîne la première?
Si en effet les pluralistes sont contraints, sur la base de leurs principes, de nier
l’existence de l’altération, ils seront a fortiori obligés de distinguer cette dernière
de la génération absolue. Il reste donc à comprendre quels sont ces principes qui
d’après Aristote obligent les partisans du pluralisme à nier a priori l’existence
d’une altération et à admettre une différence entre elle et la génération absolue,
alors même que certains d’entre eux, notamment Leucippe et Démocrite, avaient
essayé d’après lui de fournir une explication, même incomplète, de l’altération.
Une présentation exhaustive de la critique aristotélicienne des doctrines plu-
ralistes demanderait une étude monographique qui dépasse les limites de ce tra-
vail. Il suffit à notre recherche d’expliquer la question qu’on vient de signaler,
afin de montrer que d’après Aristote c’est une méconnaissance de la nature du
substrat qui a conduit en erreur les défenseurs de la multiplicité de la matière.
Une fois qu’on aura compris pour quelle raison les pluralistes – les partisans
d’Empédocle comme ceux de Démocrite – devaient nécessairement distinguer la
génération absolue de l’altération et ne pouvaient pas rendre compte des deux
17 Démocrite est loué pour avoir compris qu’une recherche physique des phénomènes doit
se fonder sur une constatation empirique de la réalité. Sur la valeur épistémologique de «l’at-
titude physique» attribuée à Démocrite, voir chap. I, p. 38 et sq.
18 Cf. C.F.J. Williams (éd.), Aristotle’s De Generatione et Corruptione, Translated with Notes,
Oxford University Press, Oxford 1982, p. 61; Brunschwig, «On Generation», p. 42 et sq.
19 Williams (Cf. Williams, Aristotle’s, p. 61 et sq.) observe qu’il n’y a aucun argument théo-
rique qui oblige les pluralistes «en général» à distinguer l’altération de la génération abso-
lue. Ce sont plutôt les pluralistes qu’Aristote examine qui, sur la base de leur doctrine, sont
contraints d’admettre cette différence.
20 Peu importe pour le développement de notre discours de savoir si une telle doctrine avait
été réellement soutenue par Empédocle ou par des penseurs postérieurs qui s’inspiraient de
ses doctrines. M. Rashed suggère que les critiques adressées à Empédocle visaient, outre ou
sans doute plus que l’Agrigentin lui-même, l’école médicale sicilienne du IVe siècle avant J.-
C. qui s’inspirait de ses doctrines, et dont les membres étaient contemporains d’Aristote (cf.
Rashed (éd.), Aristote, p. XXXV–LIV).
Du général au spécifique 105
tière unique et déterminée, mais comme les chapitres suivants vont le montrer,
quelque chose qui ne demeure pas comme τόδε τι
La critique de la théorie empédocléenne, comme des doctrines pluralistes
parmi lesquelles elle est rangée, est donc plus axée sur le fait qu’elle implique
une négation de l’altération que sur la possibilité qu’elle entraîne une assimi-
lation de la génération absolue à une association. Comme on va le voir, l’insis-
tance d’Aristote sur ce point s’explique dans le cadre général de sa théorie: les
deux phénomènes de l’altération et de la génération absolue sont deux phéno-
mènes certes ontologiquement irréductibles, mais causés par un même proces-
sus physique, à savoir la transformation réciproque des éléments les uns dans les
autres. Il est donc manifeste que c’est surtout à cet aspect de la théorie pluraliste
qu’Aristote doit s’attaquer.
La critique du pluralisme atomiste de Démocrite, dans le deuxième chapitre
du livre I, confirme ces conclusions. Les partisans des atomes sont contraints de
distinguer, sur la base des principes de leur ontologie, la génération de l’altéra-
tion. Ces principes cependant ne permettent de reconnaître l’existence d’aucun
de deux phénomènes. Même si les arguments atomistes sont fondés en raison
et capables de relier un grand nombre de faits24, les grandeurs insécables ne
peuvent expliquer les phénomènes sensibles et surtout elles ne peuvent rendre
compte des faits biologiques dont on ne cesse de faire l’expérience. Aristote
déclare qu’au moyen d’un changement de l’ordre et de la position des atomes
ou de leur dissociation et de leur association, on ne peut expliquer ni l’alté-
ration, comme le voudraient Démocrite et Leucippe25, ni la génération et la
corruption.
Après avoir présenté en détail les arguments sur lesquels l’hypothèse des corps
indivisibles se fonde, Aristote en conclut que le modèle discontinuiste atomique
est contradictoire et que la dissociation et l’association existent, mais non pas
l’une vers des insécables et l’autre à partir d’insécables, car «la division conduit
à des parties petites et toujours plus petites et l’association procède de parties
plus petites»26. Quoi qu’il en soit de la possibilité de diviser, d’associer et de
dissocier le continu matériel, Aristote explique que la génération absolue (ἁπλῆ)
et complète (τελεία) ne se définit pas, comme les atomistes le prétendent, par
l’association et la dissociation. Elle se produit quand il y a un changement total
d’un «tout» (ὅλον) en un autre27. C’est précisément la notion de ὅλον, qu’Aris-
tote définira dans les chapitres suivants, qui permet de franchir les limites de la
pure cinématique atomiste.
Le changement qui intéresse aussi bien le logos que la matière, explique Aristote,
sera une génération ou une corruption; le changement qui, en revanche, ne
concerne que les affections (παθήματα) et l’accident (συμβεβηκός) sera une al-
tération.
C’est donc lors de la critique de ses prédécesseurs, qu’Aristote formule la dis-
tinction sur laquelle reposera sa doctrine de la génération absolue: la distinction
entre un substrat au sens de composé et de ὅλον et un substrat au sens matériel,
à savoir la ὕλη proprement dite. Ayant négligé cette différence, les pluralistes,
comme d’ailleurs les monistes, n’auraient jamais pu saisir le caractère unique
de la génération absolue par rapport aux autres types de génération. C’est en
revanche à partir de cette thèse qu’Aristote développera sa théorie et parviendra
à la définition propre de la génération absolue.
Une fois réfutée la théorie atomiste qui réduit tout devenir à un simple phéno-
mène d’agrégation ou de désagrégation d’atomes et une fois définie la γένεσις
ἁπλῆ comme le processus au cours duquel quelque chose change dans son en-
tier, Aristote en vient, dans le chapitre 3, à examiner la notion de génération
absolue. En suivant le programme tracé dans le chapitre précédent, il se propose
de prouver d’abord qu’une telle génération existe, puis de préciser quels sont les
êtres qui y sont soumis29.
Comme il l’avait fait en Phys. I, Aristote prend comme point de départ de son
étude le langage ordinaire et il analyse les formules par lesquelles la génération
absolue et la génération relative peuvent être exprimées. La démonstration de
l’existence d’une génération absolue demande qu’on analyse de quelle manière
la langue ordinaire exprime l’advenir d’une chose. Aristote ne nous dit pas dès
le départ à quel genre de réalités ce type de génération appartient; il affirme
simplement que par γένεσις et φθορὰ ἁπλῆ il faut entendre l’advenir et la dis-
parition d’un être. Il distingue ainsi deux schèmes linguistiques permettant d’ex-
primer le devenir: un premier schème dans lequel on utilise le verbe γίγνεσθαι
sans rien ajouter (comme lorsqu’on dit «l’homme s’engendre»); un deuxième
schème dans lequel on utilise le verbe γίγνεσθαι suivi d’un attribut (comme
lorsqu’on dit que «le malade devient bien-portant»)30.
Aristote commence ainsi par affirmer que la génération absolue peut être lé-
gitimement exprimée par la deuxième formule, en principe réservée aux géné-
rations relatives («x γίγνεται y»). Mais il avance aussitôt deux difficultés contre
cette possibilité: appliquer le modèle des deux contraires au cas de la généra-
tion absolue nous oblige à admettre une génération du non-être absolu31, ou
bien, en termes de puissance et d’acte, l’existence de quelque chose qui serait
en puissance sous tous les aspects32. Aristote va ainsi expliquer que les deux
apories tiennent au fait qu’on applique sans réserve le modèle de l’alternance
aux générations absolues: dans les deux cas, il faut supposer qu’au contraire
positif, terme ad quem du processus, s’oppose quelque chose d’absolument néga-
tif. Quel que soit le sens du terme «non-être absolu», on sera en effet contraint
d’admettre soit que quelque chose vient à être de ce qui n’existe pas, soit que les
affections sont séparées des substances.
La solution de ces deux apories se présente à partir de la ligne 317 b35. Aristote
affirme de manière laconique que la réponse aux difficultés évoquées surgit une
fois que l’on comprend la raison pour laquelle la génération est éternelle, aussi
bien la génération absolue que la génération relative33. Il explique dans les lignes
qui suivent le sens de son affirmation. C’est l’existence d’un substrat matériel,
dont les transmutations impliquent non pas une création ex nihilo, mais une
chaîne ininterrompue et continue de générations et de corruptions, qui résout
les apories soulevées34. La génération, en effet, qu’elle soit absolue ou relative,
peut être considérée comme un processus symétrique qui est à la fois la géné-
ration de quelque chose et la corruption de quelque chose d’autre. C’est cela
qui nous permet de parler de la génération absolue en utilisant la formule des
30 Ibid.
31 DGC I 3, 317 b1–5: «Si de fait il doit y avoir génération, entendue absolument, quelque
chose pourrait bien être absolument engendré d’un non-être, en sorte qu’il serait vrai de dire
que le non-être est attribut de certaines choses. Car la génération relative provient d’un non-
être relatif, d’un non-blanc par exemple ou d’un non-beau, tandis que la génération absolue
provient d’un non-être absolu».
32 DGC I 3, 317 b18–33.
33 DGC I 3, 317 b33–35.
34 DGC I 3, 318 a9–13: «[...] Mais pour l’instant, bornons-nous à dire la cause placée pour
ainsi dire dans la forme de la matière, en raison de laquelle une corruption et une génération
éternelles ne font jamais défaut à la nature (et sans doute d’ailleurs s’éclairera du même coup
la présente aporie, touchant ce qu’il faut dire sur la corruption et la génération absolues)».
Du général au spécifique 109
absolue du feu38; 2) dans le passage d’un état accidentel à un autre, en outre, nous
ne parlons pas de génération absolue, mais d’une transformation relative d’un
certain sujet. Nous disons que celui qui apprend «devient savant» et non pas,
absolument, qu’il «devient»39. Cela est vrai des termes composés («l’homme
savant»), comme des termes simples («le savant»): d’aucun des deux nous ne
disons qu’il «s’engendre absolument».
Quelle conclusion doit-on tirer de cette constatation? Faut-il conclure que
la génération absolue ne peut être exprimée par la formule des générations re-
latives parce qu’elle n’est pas un processus symétrique? Ou bien que la langue
parlée se sert d’expressions incorrectes qui ne reflètent pas la structure réelle du
devenir? Les interprètes contemporains sont partagés sur la question.
Joachim paraît suggérer dans son commentaire40 que la première difficulté
découle effectivement d’une «anomalie» du langage et que, même s’il est vrai que
nous ne disons pas que toute génération est une corruption et toute corruption
une génération, d’un point de vue purement physique il n’y a aucune restric-
tion à cela. A priori nous pourrions toujours parler, dans le cas de la corruption
de quelque chose, d’un processus génératif d’autre chose. Quant à la deuxième
difficulté, le commentateur, suivi par la plupart des autres interprètes, estime
qu’elle est résolue au moyen de la distinction catégorielle. Ce sont seulement
les individus dans la catégorie de la substance qui peuvent être dits s’engendrer
absolument.
D’après cette interprétation, par conséquent, les deux difficultés soulevées par
Aristote sont deux difficultés distinctes qui demandent deux solutions distinctes.
On rendrait compte de la première difficulté en la considérant comme une ano-
malie du langage, on résoudrait la seconde à l’aide de la distinction catégorielle.
Cette interprétation toutefois présente au moins deux inconvénients, car on
pourrait contester l’idée qu’Aristote conçoit la première situation linguistique
comme une anomalie du langage et objecter que cette hypothèse laisse inex-
pliqué le sens du passage argumentatif de la première difficulté à la deuxième,
en faisant du raisonnement d’Aristote une sorte de petitio principii selon lequel
l’existence d’une génération substantielle serait postulée sur la base de l’exis-
tence des substances41. La démarche d’Aristote semble être autre: il ne s’agit
pas de postuler que la génération absolue est la génération des substances et la
génération relative la génération des accidents, car procéder de cette façon serait
38 DGC I 3, 318 a31–33: «Nous disons: “voilà que ça se corrompt”, absolument, et non pas
seulement: ceci se corrompt. Nous disons aussi: “voici une génération”, absolument, “voilà une
corruption”».
39 DGC I 3, 318 a33–35: «D’autre part, si ceci devient quelque chose, il ne devient pas absolu-
ment: nous disons en effet que celui qui apprend “devient savant”, non pas, absolument, qu’il
“devient”».
40 Cf. Joachim, Aristotle, p. 97 et sq.
41 Rashed (éd.), Aristote, p. LXXVIII et sq.
Du général au spécifique 111
une matière perceptible, les gens disent qu’il y a un processus de génération, mais quand c’est
vers une matière inapparente, de corruption».
47 Rashed (éd.), Aristote, p. lxiii–lxxxv.
48 Ibid., p. lxxix–lxxxv.
Du général au spécifique 113
«il reste cependant que, semblablement dans tous les cas, la génération est
dite selon l’un des termes de la liste d’opposés: par exemple, dans la subs-
tance, si c’est le feu et non si c’est la terre; dans la qualité, si c’est le savant et
non si c’est le non-savant»49.
sus qui amène de ce qui est moins déterminé à ce qui l’est davantage. C’est ainsi
qu’il faut interpréter le «non-être absolu» à partir duquel la génération procède.
Encore, précise Aristote, pourrait-on se demander si ce «non-être absolu» est
ou non l’un des contraires (la terre et le lourd étant par exemple le non-être, le
feu et le léger l’être). La solution de cette dernière difficulté passe par une série
de questions laissées sans réponse explicite50. La conclusion à laquelle ces ques-
tions conduisent paraît néanmoins manifeste: ce n’est pas à strictement parler
l’un des contraires qui est per se non-être, mais la matière, ou comme Aristote le
précise, ce qui est tour à tour la matière et le substrat de la génération. Il affirme
ainsi que la matière est en un sens la même et, en un autre sens, différente, «car
ce qui lui permet, du fait qu’elle est cela à tout moment, d’être substrat (ὃ μὲν
γάρ ποτε ὂν ὑπόκειται), cela est identique (τὸ αὐτό); son être toutefois n’est pas
identique (τὸ δ’εἶναι οὐ τὸ αὐτό)»51.
Ce passage a été considéré par les défenseurs de la matière première comme
un texte-clé pour la démonstration de son existence. La matière première serait
le substrat incorporel subsistant identique à soi au cours et à l’issue de la trans-
formation d’un élément à un autre. Aristote serait donc en train d’affirmer que
la matière des contraires, quelle qu’elle soit (ὅ ποτε ὄν), c’est-à-dire quelle que
soit sa nature précise, est une seule et même chose.
En se rangeant contre une interprétation en faveur d’une prima materia,
R. Brague a proposée une lecture alternative de ce passage selon laquelle la for-
mule ὅ ποτε ὄν ne se rapporte pas à la nature indéterminée du substrat, mais
au fait que distributivement, c’est-à-dire à tout moment, il y a quelque chose
dans la transformation qui reste identique52. Brague explique ainsi que, dans la
transformation du feu à la terre, qui se fait par le jeu des deux différences qui
les séparent (le chaud et le froid), ce qui assure la fonction substratique, c’est la
qualité primaire que les deux éléments ont en commun, c’est-à-dire le sec.
Cette reconstruction a assurément le mérite de mettre en évidence la valeur
temporalo-distributive de l’expression utilisée par Aristote, en rejetant un sens
faible qui accréditerait la lecture en faveur de la matière première53. Néanmoins
l’hypothèse de Brague, dans la formulation qu’il en a fournie, est efficace seu-
50 DGC I 3, 319 a29–319 b5: «Mais ce “non-être” absolu, on pourrait se demander s’il est
ou non l’un des contraires (la terre et le lourd étant par exemple le non-être, le feu et le léger
l’être); à moins que la terre aussi soit être et que le non-être soit la matière, celle de la terre
tout autant que celle du feu? Mais ne dirait-on pas que la matière de chacun est différente?
Cependant, dans ce cas, ne serait-il pas impossible qu’ils proviennent les uns des autres et des
contraires? [...] Ou bien la matière est-elle en un sens la même, en un autre sens différente?».
51 DGC I 3, 319 b2–4.
52 Cf. R. Brague, «Sur la formule aristotélicienne ho pote on», dans id., Du temps chez Pla-
ton et Aristote, Vrin, Paris 1982, p. 97–144.
53 Pour une présentation des arguments linguistiques contre une interprétation “affaiblis-
sante” de cette formule, voir Rashed (éd.), Aristote, p. XCII–XCVII.
Du général au spécifique 115
lement dans les cas, comme celui du feu et de la terre, où les deux éléments en
jeu ont une différence qualitative en commun. Dans les transformations des élé-
ments qui n’ont aucune différence commune, il demeure difficile d’expliquer ce
qui sert de pivot et donc de substrat de la transformation.
Comme on le verra plus clairement dans le paragraphe suivant, pour résoudre
cette difficulté, il faut préciser que la matière n’est pas un substrat, si l’on peut
dire, «concrètement» indéterminé, mais qu’elle est ce qui tour à tour joue le rôle
de ὑποκείμενον. Pour le dire autrement, pour comprendre le statut de ce substrat
commun sans le réifier, il faut davantage insister sur l’affirmation de Phys. I 7 qui
dit que la matière est toujours un principe connaissable par analogie54.
Cette précision permet en effet d’expliquer que, dans le cas des éléments,
comme dans celui des transformations plus complexes, la ὕλη est ce qui à tout
moment du continu matériel assure la fonction de propriété matérielle du pro-
duit de la génération: dans le cas de la statue, c’est la propriété d’être de bronze;
dans le cas du feu qui se transforme dans la terre, le sec; dans le cas le plus
extrême, celui des transformations directes de deux éléments qui n’ont aucune
différence commune, on peut supposer que ce qui assure la fonction de substrat
sera la propriété d’être un corps ou plus précisément celle d’être quelque chose
d’indéterminé par rapport à ce que la matière constitue.
C’est cette notion de matière qui permet à Aristote de conclure que la généra-
tion absolue est toujours le processus qui conduit de ce qui est moins déterminé
à ce qui l’est davantage. C’est toutefois en I 4, lorsqu’il compare la génération
absolue à l’altération et explique clairement le différent mode de permanence de
leur substrat, qu’Aristote précisera cette notion et parviendra à une présentation
complète de la génération absolue.
qu’il n’y a pas dans ce type de génération un substrat matériel qui demeure
comme sujet de la génération et comme sujet logique de prédication.
On a déjà repéré, dans le cours de l’analyse des chapitres précédents, certains
indices qui confirment l’hypothèse qu’Aristote suit précisément cette démarche
théorique: il modifie le modèle prédicatif de Phys. I et présente la génération
absolue comme le remplacement de deux étants, dont le premier serait moins
déterminé que l’autre et, par conséquent, matière de celui-ci. Le vrai sujet de la
génération n’est pas une matière demeurant identique au cours de la transforma-
tion, mais le nouvel étant produit de la génération: le nouveau tout qui vient à
être. La génération absolue n’est donc pas un simple processus de remplacement
de deux contraires, mais la constitution d’un nouveau ὅλον à partir d’un autre,
moins déterminé, qui sert de matière. Comme Aristote l’avait annoncé, la géné-
ration absolue est le changement de l’objet dans sa totalité, voire un changement
dans sa matière et dans sa forme. Le ὑποκείμενον de la génération absolue étant
concevable en un sens comme λόγος, en un autre comme ὕλη55.
Le but du chapitre I 4 est ainsi de déterminer la façon précise dont le sujet
de la génération absolue se distingue du sujet des générations relatives. Pour
le dire d’emblée, Aristote vise dans ce chapitre à démontrer que le substrat ma-
tériel ne demeure ni comme produit de la génération ni comme sujet logique
de prédication, mais comme une «propriété» d’un type particulier du nouveau
tout. Elle serait une propriété d’un type particulier, qu’on pourrait rapprocher
du deuxième type des prédicats «par soi» énumérés en An. Post. I 4. C’est cette
distinction qui fonde la possibilité de différencier la génération absolue de toutes
les autres générations.
Entrant dès le début dans le cœur de la question, Aristote établit dans les
premières lignes du chapitre le critère permettant de distinguer l’altération de
la génération:
«Etant donné que le substrat est quelque chose et que l’affection dite par nature
du substrat est quelque chose d’autre, et qu’il y a changement de l’un comme
de l’autre, il y a altération, quand, alors que le substrat subsiste (ὑπομένοντος
τοῦ ὑποκειμένου) et reste perceptible (αἰσθητοῦ ὄντος), il change dans ses
affections, que celles-ci soient des contraires ou des intermédiaires»56.
appelle ici ὑποκείμενον n’est que le substrat premier des Catégories ou, selon la
terminologie de DGC I 2, le ὅλον composé de matière et forme.
En utilisant dans ces lignes le terme ὑποκείμενον, Aristote ne fait pas implici-
tement allusion, comme le voudrait l’interprétation traditionnelle57, à deux types
de ὑποκείμενον, le sujet des générations relatives et le substrat matériel des gé-
nérations absolues, mais il fait exclusivement référence au substrat des change-
ments accidentels, c’est-à-dire la substance composée de matière et forme58. Le
terme «affection» en revanche ne renvoie pas directement aux πάθη définis
dans les Catégories comme l’une des classes des ποιότητες59, mais générique-
ment à n’importe quel prédicat qualitatif.
Selon la deuxième prémisse sur laquelle l’argumentation est fondée, il faut
postuler l’existence de deux types de changement: un changement qui concerne
le substrat et un changement qui concerne l’affection. La μεταβολή de ce
ὑποκείμενον est donc la transformation globale mentionnée en I 2 et expliquée
en I 3; cette transformation, atteignant aussi bien le λόγος que la matière, est
le remplacement d’un ὅλον par un autre. La génération absolue ne doit pas être
conçue comme la simple alternance de n’importe quel couple de contraires pré-
diqués d’un substrat. Les affections impliquées dans la génération sont les affec-
tions constitutives de la substance elle-même.
C’est pour cela que le substrat ne peut subsister en tant que tel, la génération
est le changement de l’objet dans sa totalité, voire un changement dans sa ma-
tière et dans sa forme. La μεταβολή qui concerne l’affection, en revanche, ne
touche qu’un aspect partiel du substrat dont l’affection se dit par nature60. Dans
ce type de changement, ajoute Aristote, le substrat persiste et demeure percep-
tible, tout en changeant relativement à l’une ou à plusieurs de ses affections61.
Dans la μεταβολή du substrat, en revanche, ceci est affecté dans tout son être et
disparaît, en tant que tel, complètement:
mence dans son ensemble naît le sang, ou l’eau de l’air, ou l’air de l’eau dans
son ensemble), c’est alors nécessairement la génération qui se produit, et la
corruption d’autre chose […]»62.
«Mais dans ces processus <i.e. ceux qui sont des changements dans la tota-
lité>, si une affection appartenant à une contrariété subsiste identique à soi
dans ce qui a été engendré et corrompu (par exemple dans le passage de l’air
à l’eau, s’ils sont translucides l’un et l’autre ou froid l’un et l’autre), la seconde
affection, vers laquelle il y a changement, ne doit pas être une affection de la
première»67.
Aristote explique qu’on doit considérer la transformation de l’air (qui est sec
et translucide) en eau (qui est translucide et humide)68 comme une génération
absolue, puisque la seule chose qui demeure au cours de leur transformation,
c’est l’affection commune aux deux: c’est-à-dire le translucide. Cette affection
ne reste pas comme sujet de l’autre qui survient au terme du changement, mais
elle subsiste comme πάθος de la nouvelle substance. L’eau, de ce point de vue,
ne serait pas une modification de l’air, une sorte d’air aqueux ou du translucide
humide, de même que la statue ne sera pas du «bronze statufié» et l’homme du
«sang humain».
Quand on a une génération absolue, s’il y a quelque chose qui demeure,
comme dans le cas où une «affection appartenant à une contrariété» demeure-
rait identique à soi, ce n’est pas comme sujet de l’autre affection que ceci reste,
mais comme affection du nouveau ὑποκείμενον. Le substrat des générations ab-
solues n’est pas une matière indifférenciée commune aux quatre éléments et
dont ces derniers seraient des modifications. Le substrat est plutôt ce qui reste
dans le produit de la génération comme caractéristique et qui lui donne la puis-
sance qualitative qui le détermine.
Le cas de la transformation de l’air en eau montre bien que, même si la généra-
tion a un caractère qualitatif, du fait qu’elle relève en dernier ressort d’un chan-
gement des caractéristiques opposées, elle n’est pas assimilable à l’ἀλλοίωσις,
car contrairement à ce qui arrive dans le cas de l’altération, le substrat de la gé-
nération absolue doit être transformé dans sa totalité et ce qui demeure ne reste
pas comme sujet propre de la génération.
Il n’y a donc pas dans les générations substantielles une matière séparée des
déterminations constitutives qui resterait comme sujet. Bien qu’à la fin du même
chapitre69 Aristote déclare que la matière est le substrat capable d’accueillir émi-
nemment et proprement la génération et la corruption et, d’une certaine ma-
nière, également les substrats des autres changements, il ne faut pas croire pour
autant qu’elle soit un substrat indifférencié commun aux quatre éléments corpo-
rels et, d’une certaine façon, à tout étant sensible. Elle est «substrat», comme on
vient de le suggérer, en ce sens qu’elle est ce qui reste du ὅλον qui précède dans
le ὅλον qui vient à être et qui donne à ce dernier la puissance qualitative qui le
détermine. C’est précisément sur cette puissance que le nouvel étant se consti-
tue: l’eau à partir du translucide, la statue à partir du bronze. C’est exactement
cette puissance qualitative qu’est la matière.
Dans ce cadre, il n’est pas nécessaire de postuler l’existence d’une prima mate-
ria au-delà des quatre contrariétés. Celles-ci sont, à elles seules, suffisantes pour
expliquer la constitution ultime du monde sublunaire. Les quatre éléments ne
doivent pas être conçus comme des composés de matière et forme, de même que
les quatre contrariétés ne sont pas des prédicats d’une matière indéterminée. Il
faut plutôt conclure que les éléments sont l’instanciation directe de ces contra-
riétés. Les éléments sont la seule matière commune à tous les étants sensibles;
chacun d’eux est un type de matière et fournit à ce dont il est un composant un
«comportement» physique plutôt qu’un autre70. S’il est une matière commune
aux éléments qui se transforment les uns dans les autres ce n’est donc que l’af-
fection qui reste commune dans les deux éléments qui constituent le terme a
quo et le terme ad quem de la génération élémentaire. Cette propriété ne persiste
ni comme sujet de la génération ni comme sujet de l’affection qui vient à être,
mais comme puissance qualitative du nouvel élément.
tique du réel, que dans une génération substantielle la matière est toujours la
propriété constitutive du nouveau tout qui vient à être71 et admettre que cette
puissance intrinsèquement liée à la matière s’identifie toujours, dans la réalité
physique, avec deux des quatre qualités primaires. Dans une transformation élé-
mentaire, la matière du produit de l’engendrement sera à tout moment iden-
tifiable avec deux affections toujours orientées vers leurs contraires. Chacune
de ces deux affections, en effet, procède progressivement, en suivant une série
continue de stades intermédiaires, jusqu’à son contraire72. La matière est en ce
sens le degré de l’affection correspondant à chaque phase du continu sensible
conduisant d’un contraire à l’autre.
Pour tirer les conclusions de cette analyse, on peut admettre que la matière est
le quelque chose qui demeure dans le nouveau produit de l’engendrement par
ses effets et non en tant que telle. Elle n’est pas le sujet logique de la génération
absolue et elle n’est pas non plus le sujet propre de l’affection qui change et qui
constitue le nouvel étant. Elle est en revanche la puissance qui demeure dans
l’individu engendré, et c’est précisément pour cela qu’elle sera quelque chose
d’indéterminé en soi. Comme Aristote l’explique en Met. Θ7, la matière, du fait
de sa nature indéterminée, ressemble davantage aux accidents, qu’à un sujet
substantiel73.
En démontrant ainsi que le substrat matériel ne demeure ni comme sujet de
la génération ni comme sujet logique de prédication, mais comme propriété du
nouveau tout, Aristote a fourni le critère définitif pour distinguer la génération
absolue de toutes les autres générations. La génération absolue n’est donc pas un
simple processus de remplacement de deux contraires, mais la constitution d’un
nouveau ὅλον à partir de quelque chose de moins déterminé qui sert de matière
et qui demeure dans ce dernier comme puissance constitutive.
Il reste dans ce cadre une dernière difficulté à examiner. S’il est incontestable
que les substances vivantes sont toujours à l’arrière-plan des analyses du DGC,
on peut encore se demander s’il est véritablement possible d’appliquer la théo-
71 Ce parallélisme ne doit pas en ce sens se réduire à une identification à tous les niveaux de
la matière au genre. Cette thèse a été en revanche défendue par A.C. Lloyd, «Genus, Species
and Ordered Series in Aristotle», Phronesis 7, 1962, p. 67–90 et R.M. Rorty «Genus as Matter:
a reading of Metaphysics Z–H», dans E.N. Lee, A.P.D. Mourelatos et R.M. Rorty (éds.),
Exegesis and Argument, Phronesis suppl. vol. 1, 1973, p. 393–420.
72 On pourrait sans doute objecter que la transformation de deux éléments qui n’ont aucune
affection constitutive en commun ne se réalise jamais de façon directe, mais toujours en pas-
sant par la génération des éléments «intermédiaires», de sorte qu’il y a toujours une qualité
qui reste tour à tour identique à soi dans le terme a quo et dans le terme ad quem. Par exemple,
la transformation du feu (chaud et sec) à l’eau (froide et humide) ne se réaliserait qu’après la
transformation du feu à l’air (chaud et humide). À cette objection, on peut toutefois répondre
qu’Aristote considère la transformation directe du feu en eau plus difficile et lente à se réaliser,
mais a priori tout à fait possible (cf. DGC II 4, 331 b4–14).
73 Met. Θ7, 1049 b1–2.
Du général au spécifique 123
rie de I 4 aussi bien aux éléments et aux corps homéomères qu’aux substances
complexes. Il semble en effet que certains caractères de cette théorie excluent
cette possibilité.
une activité propres. Il faut en ce sens admettre qu’Aristote veut établir, dans le
contexte même de DGC I 4, un certain parallélisme entre une théorie des trans-
formations élémentaires et une théorie des générations substantielles au sens
strict.
Pour comprendre de quelle façon le modèle de DGC I 3–4 s’applique à toute
forme de génération substantielle, il faut considérer la génération des substances
achevées et anticiper les résultats de l’autre niveau de l’analyse spécifique de ce
phénomène: celui de la physique du vivant. On a vu en GA I 18 qu’Aristote ex-
plique en quel sens on peut affirmer que ce qui naît vient toujours à être à partir
de sa matière76. En distinguant les différents sens de γίγνεσθαι ἔκ τινος, Aristote
considère le cas de la statue de bronze et, d’une manière révélatrice, il passe du
verbe γίγνεσθαι au verbe εἶναι. Dans tous les cas où il s’agit d’objets constitués
d’une matière, le tout, le ὅλον, est fait de quelque chose qui lui est immanent et
qui a reçu une forme.
Dans le cas des animaux vivipares sanguins, comme on le verra mieux dans
le chapitre suivant, Aristote affirme que leur naissance se produit à la suite de
la constitution d’un embryon à partir du sang de la mère comme à partir de sa
matière77. Dans ce cas, comme dans celui présenté en DGC I 4, la matière n’est
pas indiquée dans la formule qui exprime la génération absolue comme le sujet
propre du devenir, mais comme ce qui entre dans la constitution de la substance
générée et qui est réorganisé par la forme substantielle. Le processus de forma-
tion de l’embryon confirme ainsi que la matière désigne aussi bien «ce à partir
de quoi» celui-ci advient, que ce qui y demeure comme premier constituant. Le
sang constitue la matière de l’embryon qui va être informé par la forme du père
et qui demeure comme puissance constitutive de la substance composée.
Le καταμήνια est donc aussi bien ce qui précède que ce qui constitue le nouvel
étant qui vient à être; en tant que tel, selon les indications de DGC I 3, le sang
menstruel est ce qui est moins déterminé et qui est en même temps capable d’être
déterminé par une forme. On ne dira pas que c’est le sang qui se corrompt, on
dira que c’est l’embryon qui s’engendre. Si l’on reprend alors le cas de la généra-
tion humaine à la lumière des considérations de DGC I 4, on peut conclure que
le produit de la génération substantielle ne sera jamais dit «du sang humain»,
mais plutôt «un homme sanguin». La substance générée, en tant que composée,
manifeste donc toujours ce double aspect: matériel et formel à la fois; mais, en
tant que ὅλον, elle n’est qu’un sujet unitaire déterminé par certaines potentiali-
tés qui lui sont en partie fournies par ce qui a servi de matière.
Le cas des corps homéomères confirme par ailleurs que l’analyse de DGC I 3–4
prélude à l’étude de la génération des substances achevées qui est menée, d’une
part, dans les ouvrages biologiques et, d’autre part, comme on le verra, dans la
78 Phys. IV 5, 213 a1–5: «[…] L’air a la même relation à l’eau: l’une est matière et l’autre est
forme, l’eau étant matière de l’air, l’air étant comme un certain acte de celle-ci, car l’eau est de
l’air en puissance, mais l’air est, d’une autre manière, de l’eau en puissance».
126 Aristote
corps élémentaires sont transformables indifféremment les uns dans les autres79.
En ce sens, donc, il serait tout simplement faux de nier une isonomie relative des
quatre éléments et une symétrie de leur transformation. Néanmoins, à plusieurs
reprises Aristote paraît considérer le rapport entre les éléments comme ontolo-
giquement polarisé80.
Dans le cas du rapport entre l’eau et l’air, Aristote explique en Phys. IV 5,
213 a1–5 que l’eau est matière de l’air et que celui-ci est acte de celle-ci, mais il
n’est pas, dans le même sens, eau en puissance. Semblablement, il affirme que la
terre est matière et puissance du feu, alors que le feu n’est pas terre en puissance,
mais seulement forme de celle-ci. Il précise aussi, dans le livre II du DGC, que le
feu est l’élément dont la différence spécifique propre (la chaleur)81 est davantage
capable d’agir sur les autres. En ce sens, il est davantage acte par rapport aux
éléments dont les différences spécifiques sont par nature davantage passives.
On peut donc dire, d’un point de vue ontologique, que les éléments sont orien-
tés vers ce qui, parmi eux, est davantage acte et forme. On ne dira pas, pour
reprendre les affirmations du Parménide de DGC I 3, que la terre se corrompt
absolument, on dira plutôt que c’est le feu qui s’engendre.
Tout se tourne vers ce qui est davantage actif. Les éléments entre eux et vers
les homéomères, et ceux-ci à leur tour vers des formes de plus en plus complexes.
C’est sur ce postulat, c’est-à-dire en ordonnant tous les êtres sensibles selon leur
capacité à agir sur autre chose et en désignant le feu comme le principe le plus
actif, qu’Aristote fonde la possibilité d’analyser le phénomène de la génération
des substances sensibles d’un point de vue strictement physico-biologique82.
Il reste toutefois à comprendre en quel sens on peut véritablement concevoir
une échelle ontologique des étants déterminés, alors même que la notion de
τόδε τι semble fixer le critère ultime de substantialité. De ce point de vue, ni le
DGC ni, plus généralement, les réflexions consacrées à la chimie aristotélicienne
ne semblent nous assurer une réponse définitive. C’est encore une fois dans le
traité consacré à la génération des vivants qu’on trouvera l’ultime critère ca-
pable d’établir l’échelle de perfection sur laquelle toute la théorie de la généra-
tion substantielle se fonde.
Conclusion
Phys. I, qu’on est en mesure de distinguer d’une part entre substance et accident,
d’autre part entre forme et matière. Dans le cadre de cette analyse «spécifique»,
il ne faut plus interpréter la matière comme le sujet du devenir, mais en suivant
la sémantique du réel, la considérer comme propriété constitutive du nouveau
tout engendré, une propriété qu’on a, pour cette raison, rapprochée de la deu-
xième classe des prédicats par soi d’An. Post. I 4.
Pour tirer les conclusions de cette analyse, il faut admettre que seule une ana-
lyse «spécifique» permet d’échapper à l’indifférenciation propre au modèle abs-
trait des deux contraires et de distinguer de manière absolue entre une γένεσις
ἁπλῆ et une γένεσίς τις. C’est la réalité qui doit diriger le langage, en lui donnant
un critère pour distinguer ce qui est absolument et ce qui est de façon dérivée
et secondaire. Le modèle qui décrit la génération substantielle de manière plus
appropriée est le modèle qui suit la seconde intuition de Phys. I 7, confirmée par
les analyses physiques du DGC: la génération absolue est l’advenir de quelque
chose de nouveau à partir d’une matière qui reste comme puissance qualitative
et constitutive.
C’est ce modèle que le physicien reprend, lorsqu’il examine la génération des
animaux et que métaphysicien utilise lorsque, dans sa recherche de ce qu’est
la substance première, il examine la substance individuelle d’un point de vue
diachronique. C’est le modèle qui considère la génération comme l’advenir d’un
nouveau tout unitaire, interprété à la lumière des notions d’acte et de perma-
nence dans l’être, qu’Aristote va employer, dans les traités biologiques83, pour
décrire la genèse des êtres vivants et de ceux qui parmi eux sont les plus «par-
faits»: les animaux sanguins vivipares. Le critère dit de la détermination, toute-
fois, ne permet pas à lui seul d'expliquer le classement entre les différents étants
sujets à génération et corruption et identifier les sujets privilégiés de la généra-
tion absolue. Il faudra lle préciser, en affirmant que les étants qui au sens absolu
s'engendrent sont ceux qui plus que les autres sont capables de s'assimiler ce qui
est autre, en imposant sa propre forme sur ce qui leur sert de matière. C'est en
vertu de cet unique critère que le feu est plus parfait que la terre, l'homme plus
parfait que la femme et les vivipares plus parfaits que les ovipares
83 Bien que le terme “biologie” soit absent du corpus aristotélicien et qu’Aristote, comme on
l’a suggéré dans le chap. I, n’admette pas de scission nette entre une physique, une chimie et
une biologie au sens moderne du terme, il n’est pas anachronique d’utiliser ce terme, si l’on
entend par là l’étude de la vie, qui inclut aussi bien l’étude des animaux que celle des plantes.
C’est en ce sens qu’on l’utilise dans l’ensemble de cette étude.
Chapitre IV
La mise en œuvre
de l’étude de la génération substantielle:
la génération animale
Introduction:
La génération substantielle au tournant de la recherche biologique
On a montré que le premier livre du DGC nous fournit l’étude générale de la gé-
nération absolue. La génération présentée comme le passage de ce qui est moins
déterminé à ce qui l’est davantage est plus proche de la genèse des êtres vivants
que la γένεσις analysée en Phys. I, qui fait abstraction, autant que possible, de
la différence entre la génération substantielle et les générations accidentelles. Si
dans toutes les transformations il est vrai que la génération d’un contraire est la
corruption de l’autre contraire, il ne faut pas moins préciser que dans la généra-
tion absolue la symétrie n’est pas tout à fait respectée, car l’un des contraires a
toujours plus d’être que l’autre. Alors que, a priori, le passage du blanc au noir
est une altération au même titre que le passage du noir au blanc, il n’en va pas de
même des générations absolues: la transformation de l’homme en cadavre n’est
pas le même phénomène que la transformation du sang menstruel en homme. Si
le sang menstruel est en puissance un homme, l’homme, pour sa part, n’est pas
un cadavre en puissance, car une substance n’est jamais en puissance le produit
de sa propre corruption1.
La théorie de la génération substantielle exposée dans le DGC se fonde donc
sur ce paradigme qui fait du terme positif dans le processus l’élément capable
d’accorder à une transformation le statut de génération substantielle. Même si
cette théorie ne nous fournit pas de façon explicite le critère permettant de dé-
finir cette positivité, c’est sur l’existence d’un tel type d’étant qu’elle se fonde.
En fonction de ce principe, l’analyse de DGC I 3 fixe une échelle qui, en dépit
d’une isonomie des éléments établie au niveau chimique, ordonne, à un niveau
cosmo-ontologique, tous les êtres du plus passif au plus actif. Le processus qui
conduit de la terre au feu, affirme Aristote, peut s’exprimer dans les termes d’une
5 Il faut entendre «tout point qui relève de l’espèce» et non pas tout aspect spécifique et
accidentel confondu.
132 Aristote
que l’étude des causes motrices et matérielles auxquelles Aristote fait appel pour
expliquer le phénomène de la génération des animaux sanguins6 confirme la
théorie générale de la génération substantielle telle qu’on l’a reconstruite dans
les chapitres qui précèdent.
§ 1. Génération et reproduction:
causes motrices, causes instrumentales et causes
substratiques dans la génération animale par semence
Dans un article au fondement du tournant biologique des études aristotéli-
ciennes, A. Gotthelf a bien expliqué que, dans la théorie aristotélicienne de la gé-
nération animale, la genèse et le développement d’un organisme vivant ne sont
pas le résultat de la somme des actualisations des potentialités des éléments,
dont l’identification ne ferait pas mention de la forme de l’organisme mûr7. C’est
cela qui permet de conclure qu’il n’y a pas dans la théorie aristotélicienne de
nécessité par le bas («a necessitation from below»8): la matière ne peut s’orga-
niser par ses seules qualités innées dans un composé structuré. La tendance de la
matière à s’organiser d’une certaine façon plutôt que d’une autre est irréducti-
blement téléologique, le but visé étant dicté par la forme substantielle.
Dans un même cadre théorique, il faut admettre que la théorie aristotélicienne
de la matière ne peut suffire à expliquer la stabilité et la permanence des com-
posés, étant donné que les éléments qui les constituent gardent toujours leur
potentialité à se séparer pour regagner leur lieu naturel9. Il serait en effet im-
possible d’expliquer, du seul point de vue de la matière, que les éléments restent
ancrés les uns aux autres à l’intérieur du composé, alors qu’ils devraient par
nature se disperser. Pour expliquer la permanence dans l’être d’une substance
composée, il faut concéder qu’elle reste en vie jusqu’à ce que la proportion entre
la chaleur et l’humidité qui la caractérise reste stable10, mais il faut aussi préciser
que c’est la forme substantielle qui dicte cette proportion.
Inversement, pour comprendre la destruction d’un composé substantiel, il
faut supposer que celle-ci survient lorsque ce qui est gouverné a le dessus sur
6 Les animaux sanguins, étant les plus parfaits, constituent en un sens le cas privilégié pour
l’étude de la génération animale.
7 Cf. A. Gotthelf, «Aristotle’s Conception of Final Causality», dans Gotthelf et Len-
nox (éds.), Philosophical issues, p. 213 et sq. Une thèse similaire est proposée par D. Balme,
«Teleology and Necessity», ibid., p. 276 et sq.
8 Cf. J.M. Cooper, «Aristotle on Natural Teleology», dans Schofield et Craven Nuss-
baum (éds.), Language and Logos, p. 205.
9 Cf. Gill, Aristotle on Substance, p. 166–167.
10 Meteor. IV 2, 379 b35 et sq.
la génération animale 133
«En effet, au lieu de suivre ceux qui tiennent l’âme de l’animal pour du feu ou
quelque force du même ordre, ce qui est une thèse grossière, il est sans doute
préférable de dire que l’âme se forme (συνεστάναι) dans un corps de cette
espèce. La cause en est que le chaud est de tous les corps celui qui seconde
le mieux (ὑπερικώτατον) les fonctions de l’âme. En effet, la nutrition et la
locomotion sont des fonctions de l’âme et c’est surtout grâce à (διά) la chaleur
qu’elles s’exercent. Donc prétendre que l’âme est du feu, c’est la même chose
que de dire que le charpentier ou l’art du charpentier sont la scie ou la tarière,
parce que l’œuvre se réalise par la collaboration de l’ouvrier et de l’outil. D’où
l’on voit que les animaux participent nécessairement de la chaleur»14.
Ce texte suggère que la chaleur vitale est pour l’âme ce qu’est l’instrument pour
l’artisan15. Le rapport de la chaleur vitale à la forme substantielle semble toute-
fois plus délicat que cette métaphore ne le laisse supposer. Aristote en fait plu-
sieurs fois le substrat de l’âme et du mouvement qui en relève, mais il ne dit pas
clairement si la chaleur vitale a le seul rôle de réchauffer ou si elle accomplit une
fonction, pour ainsi dire, plus élevée. Il est en ce sens difficile de comprendre si
dans la formation et dans la constitution des substances la chaleur vitale joue un
rôle véritablement formel ou pas.
Contre cette hypothèse, on voudrait défendre que, bien que la chaleur vi-
tale ait une puissance formative dans la génération des êtres vivants, elle ne
peut faire fonction de cause formelle du processus. Elle ne sera autre chose que
son principe constitutif ultime. C’est ce que l’analyse de la génération animale
permet de montrer: la chaleur vitale du produit engendré ne constitue pas son
principe formel, mais la puissance qualitative de son principe constitutif et subs-
tratique primaire.
Dans le DGC, Aristote explique que la chaleur (de même que le froid) est une
qualité active qui, agissant sur les qualités passives (l’humide et le sec), cause
la coction17. Dans le livre IV des Météorologiques, il définit la coction comme ce
qui arrive à chaque chose lorsque «la composante humide est subjuguée»18: la
chaleur agit sur l’humide, qui sert de «matière indéterminée» et elle le rend plus
compact, plus dense et plus sec19. Tous les processus de coction sont caractérisés
par la capacité qu’a le composant chaud de mettre ensemble des choses du même
genre, de façon à produire des corps homogènes20 et d’éliminer les résidus21.
Dans un cadre biologico-chimique, Aristote explique que la coction se termine
lorsqu’elle atteint un résultat bien proportionné et donc stable entre l’humide
et le sec. De ce point de vue, le produit de la coction est une mixis qui a comme
résultat un corps homogène caractérisé par un certain logos qui en harmonise
toutes les composantes. Comme Aristote l’affirme en Met. Z16, 1040 b8–10, la
coction est le processus à l’issue duquel un «tas» de choses hétérogènes est
élaboré en un tout organisé.
Chez les animaux qui se reproduisent, la chaleur qui leur est propre produit
dans le mâle le résidu à l’origine de la semence. Aristote explique que ce liquide
séminal est réalisé grâce à une séparation et une coction à partir de la nourriture
ingérée. Dans le processus de reproduction, la coction est aussi le processus
chimique déclenché par le sperme du mâle sur la matière féminine. Pour com-
prendre l’étude de la génération animale et le paradigme qu’Aristote utilise pour
l’expliquer, il faut donc tout d’abord comprendre le rapport qui lie cette chaleur
à la semence masculine, à la matière féminine et au processus de la fécondation.
C’est cette analyse qui montrera que le paradigme utilisé pour comprendre la
génération animale est exactement le même que celui utilisé en DGC I 3–4.
L’étude du rôle que le sperme joue dans la génération des animaux, ainsi que
le rapport que celui-ci entretient avec la chaleur animale se déroule entre les
chap. I 17–22 du GA. Au tout début de son analyse, Aristote affirme qu’il semble
que tout naisse d’une semence et que la semence vienne des générateurs22. C’est
pourquoi, précise-t-il, il faut tout d’abord comprendre si cette semence procède
aussi bien du mâle que de la femelle et si elle est issue d’une seule des parties de
l’organisme animal ou de leur ensemble. Cela est d’autant plus nécessaire que la
plupart des anciens ont estimé que le sperme procède de tout le corps et qu’il est
produit aussi bien par la femelle que par le mâle.
Après avoir pesé les arguments en faveur des diverses hypothèses23, Aristote
formule en GA I 18 une première caractérisation du sperme24, affirmant qu’il est
le principe d’où viennent les êtres qui se forment naturellement:
«Or, par nature, le sperme veut être tel qu’il soit la première chose de laquelle
<ἐξ οὗ> naissent les êtres constitués selon la nature»25.
Une telle caractérisation reste pourtant vague, étant donné qu’il existe plusieurs
sens de l’expression γίγνεται ἄλλο ἐξ ἄλλου. Aristote, on l’a vu, en énumère
quatre26 et affirme que, dans l’un de ces sens, l’être engendré procède de la ma-
tière comme de ce qui lui préexiste et qui demeure en lui comme partie, ou plutôt
comme constituant. Ce n’est pas dans ce même sens que le sperme est principe
de la génération. Aristote explique en effet que le produit de ce dernier vient de
lui comme d’un premier moteur (ἐκ πρώτου κινήσαντος). C’est cela qu’Aristote
s’emploie à démontrer à partir de la ligne 725 a21.
23 Sur la valeur et les sources des différents arguments, voir les notes de D. Lefebvre à sa
traduction inédite du GA. Lefebvre suggère à ce propos que, d’un matériel issu de plusieurs
sources, Aristote construit un argumentaire allant des «preuves» les plus physiques aux plus
logiques. Il suggère également que les contre-arguments d’Aristote sont à la fois logico-dialec-
tiques et observationnels.
24 Sur les différentes caractérisations du sperme, qui en donnent une connaissance de plus en
plus exacte, voir Bolton, «Definition and Scientific Method», p. 69–89.
25 GA I 18, 724 a17–18.
26 Voir chap. II, p. 84 et sq. Cf. Met.α2, 994 a20–b3; H4, 1044 a23–25; N5, 1092 a23–35 et Phys.
I 7, 190 a21–31.
27 GA I 18, 726 a25–27.
28 GA II 1, 732 a20: τὸ θερμὸν κινητικόν.
29 GA I 7, 718 a24–25.
la génération animale 137
pas assez de chaleur, n’est plus capable de mener à bien la coction de la matière
féminine.
Le sperme est donc le principe qui déclenche la coction et le processus de
formation de l’embryon, et sa puissance est fonction de la quantité de chaleur
qui lui est propre et par laquelle il agit. Aristote explique ainsi que le sperme est
animé d’un mouvement identique à celui par lequel le corps s’accroît à mesure
que s’y distribuent les parcelles de nourriture définitivement élaborée. Quand il
pénètre dans l’utérus, il coagule et met en mouvement le résidu de la femelle en
lui imprimant le même mouvement dont il est animé30. C’est ainsi qui se trouve
mis en branle le processus de formation de l’embryon. La transmission du mou-
vement se révèle donc être le fait principal. C’est pour cela qu’il faut conclure
que le sperme est cause motrice de la génération. Encore faut-il montrer qu’il ne
peut être en même temps cause matérielle.
Aristote explique ainsi que lorsque le principe mâle et le principe féminin
entrent en contact dans des conditions telles que l’un soit agent et l’autre pa-
tient, aussitôt l’un est passif et l’autre est actif. Il précise que bien que le proces-
sus de fécondation ne puisse qu’advenir par contact31, l’action du sperme, en tant
que moteur, n’a rien de matériel. C’est par sa puissance que le sperme du mâle
fait subir une certaine transformation à la matière et à la nourriture qui est dans
la femelle, mais non pas en apportant du matériel à sa constitution32.
Cette action, le sperme peut l’exercer en fournissant de la chaleur et réalisant
une coction. La matière du liquide séminal (σῶμα τῆς γονῆς) qui sert de véhi-
cule à la partie de l’âme qui n’est pas séparée se dissout et s’évapore du fait de
sa nature humide et aqueuse33. D’un point de vue somatique, donc, le sperme ne
contribue en rien à la formation de l’embryon. Le corps du sperme n’est en rien
cause de la génération, il est cause en tant qu’il possède un certain état (ἕξις) et
le principe du mouvement qui produit la génération.
30 GA II 3, 737 a18–24: «Comme le sperme est un résidu et qu’il est mû du même mouve-
ment selon lequel le corps s’accroît quand la dernière nourriture s’y répartit, lorsqu’il entre
dans l’utérus, il fait prendre consistance au résidu de la femelle et le meut du même mouve-
ment dont précisément il est mû lui aussi, car celui-là est un résidu et il possède toutes les
parties en puissance, mais aucune en acte».
31 GA I 22, 730 b5 et sq.; II 1, 734 a3–4; II 4, 740 b18–24.
32 On verra que ce postulat de la biologie aristotélicienne est pleinement respecté par Aver-
roès, qui l’utilise pour appuyer sa théorie de la génération absolue comme «altération substan-
tielle».
33 La partie de l’âme qui n’est pas véhiculée par le sperme est assurément l’intellect. GA II 3,
737 a7–12: «Quant au corps de la semence dans lequel part le germe du principe psychique,
qui est, d’un côté, séparé du corps pour ceux en lesquels quelque chose de divin est enveloppé
(tel est ce qu’on appelle l’intellect), mais qui, de l’autre, en est inséparable, – ce corps de la
semence se dissout et s’évapore puisqu’il a une nature humide et aqueuse». Je n’entrerai pas
dans le détail de cette affirmation et du débat qu’elle a occasionné. Cela dépasse les limites de
la présente analyse.
138 Aristote
Le sperme est donc cause motrice ou mieux une cause motrice et il est seu-
lement en puissance ce que les diverses parties de l’organisme animal sont en
acte34. Il n’est pas une partie du fœtus et, même s’il communique la forme à la
matière qui se trouve dans la femelle, il n’est pas la cause formelle de la géné-
ration:
«[…] <ce sperme> n’est pas une partie de l’embryon engendré, comme rien
non plus ne quitte le menuisier pour la matière que constituent les morceaux
de bois et aucune partie de l’art de la menuiserie ne se trouve non plus dans
ce qui est engendré, mais c’est la configuration et la forme qui proviennent de
celui-là par le mouvement qui est dans la matière; et c’est l’âme dans laquelle
se trouve la forme, c’est-à-dire la science, qui meut les mains ou une certaine
autre partie d’un mouvement qui a une qualité déterminée (si c’est d’un mou-
vement différent, ce qui en est engendré est différent, si c’est d’un mouve-
ment identique, ce qui en est engendré est identique), les mains meuvent les
outils, les outils meuvent la matière. C’est de la même façon aussi que, chez
ceux qui émettent du sperme, la nature qui est dans le mâle fait usage du
sperme comme d’un outil et comme d’un outil qui possède des mouvements
en acte, de la même façon que les outils sont mus dans le cas de ce qui est en-
gendré par l’art. Car c’est en eux que réside en quelque façon le mouvement
de l’art».35
Le sperme agit donc comme un instrument ou, plus exactement, c’est la chaleur
vitale qui lui est propre qui accomplit ce rôle, dans la mesure où elle véhicule
le mouvement que le générateur lui a imprimé. Même si c’est l’âme qui est à
l’origine du mouvement imprimé et qui est un ce sens l’ultime moteur de la gé-
nération, c’est la semence par sa chaleur qui possède ce mouvement en acte, de
la même façon que les outils dans le cas de ce qui est engendré par l’art. Aristote
explique en effet que c’est du fait de posséder le mouvement en acte que la se-
mence possède un principe de telle nature que, une fois ce mouvement arrêté,
chacune des parties du vivant se forme et devient animée.
C’est en ce sens qu’on peut conclure que la semence ne possède pas le principe
formel qu’il véhicule si ce n’est en puissance, alors même qu’il possède en acte
le mouvement provoqué en lui par la chaleur. La chaleur est ainsi la cause qui
permet le déclenchement du mouvement, mais ce n’est pas elle, en tant que telle,
qui est principe du mouvement; elle n’est en effet qu’une cause instrumentale.
Pour expliquer le rapport de la chaleur animale au mouvement génératif et
à son principe, Aristote fait encore une fois appel au processus de production
artificielle auquel il compare de façon analogique le phénomène de fécondation.
De même qu’en parlant d’une hache ou d’un autre outil, nous ne dirions pas que
c’est le feu à lui seul qui les a produits, de même aussi en parlant du corps du
vivant ou de l’une quelconque de ses parties, nous ne pouvons pas affirmer que
c’est la chaleur vitale à elle seule qui les a engendrés.
Le chaud et le froid peuvent à la limite rendre compte des propriétés comme
la dureté, la mollesse, l’élasticité, la friabilité; mais ils ne peuvent pas expliquer
le fait qu’à un moment donné telle partie est un organe et telle autre de la chair.
Cela est dû au mouvement issu du générateur et plus précisément à la propor-
tion qui le caractérise. Aristote explique que, dans ce cas aussi, il en va de ce
processus comme des productions de l’art. En effet, la chaleur et le froid rendent
le fer dur ou mou, mais ce qui fait une épée, c’est le mouvement des outils, mou-
vement qui a une raison, celle de l’art. C’est donc l’art le principe qui possède et
donne la forme du produit, même s’il réside ailleurs que dans ce qu’il produit.
Comme dans le cas de l’art, le mouvement de la nature réside dans le produit,
mais vient d’une autre nature qui renferme la vie en acte. De même que dans le
cas des outils de l’artisan, l’art qui les produit est la forme et le mouvement son
acte, ainsi en est-il du produit de la génération animale. C’est l’âme nutritive qui
donne au mouvement sa «raison», c’est-à-dire sa proportion et sa mesure, et qui
est pour cela même le principe ultime de son déclenchement. C’est donc l’âme
nutritive qui se sert du chaud et du froid comme autant d’instruments pour im-
primer le mouvement qui caractérise son acte:
«De même que ce qui est produit par l’art est produit par les instruments, il
est plus juste de dire par leur mouvement, que ce mouvement est l’acte de
l’art et que l’art est la forme de ce qui est produit en autre chose, de même la
puissance de l’âme nutritive, de la même façon que, plus tard, elle produit la
croissance à partir de la nourriture que ce soit chez les animaux eux mêmes
ou chez les plantes, en utilisant pour instruments le chaud et le froid (car le
mouvement de cette puissance réside en eux, c’est-à-dire que chaque vivant
est engendré par une certaine raison), c’est de cette façon que, dès l’origine
aussi, cette puissance constitue ce qui est engendré par la nature»36.
Le chaud, de même que le froid, ne sont que des instruments, par lesquels l’âme
imprime son mouvement. La raison en est, Aristote vient de le dire, que le mou-
vement véhiculé par la chaleur doit avoir une raison, un λόγος, et que ce λόγος
ne peut être fourni ni par la chaleur ni par le froid. En suivant les préceptes
du De Anima, on peut affirmer que la chaleur, en tant que telle, ne peut fixer
une limite à sa propre action, puisque, comme le feu, sa croissance s’étend à
l’infini, tant que le combustible est disponible. En effet, tous les phénomènes
biologiques, ainsi que la coction, sont par nature caractérisés par une limite et
36 GA II 4, 740 b25–34.
140 Aristote
tous les systèmes que forme la nature ont un ordre de grandeur et de croissance.
Or cela ne peut tenir qu’à l’âme37.
39 GA II 2, 735 a29–30.
40 GA II 2, 735 b37–736 a2.
41 GA II 3, 736 b29–737 a7. Pour un éclairage historique sur cette analogie entre le chaud, le
pneuma et l’élément des astres, voir Freudenthal, Aristotle’s Theory, p. 84–93.
42 Cf. Solmsen, «The vital heat».
142 Aristote
46 Cette caractérisation serait plutôt le propre du cœur ou plus précisément de l’âme qui y
réside.
47 GA II 2, 735 b37–736 a2.
48 Cf. MA 10, 703 a18–23. À la fin du traité, Aristote explique que c’est en raison de cette pro-
priété qu’Aristote déclare que l’organe central de l’animal qui est le principe du mouvement
doit avoir la nature du souffle: le souffle, en effet, possède par nature une force motrice, car
c’est un corps qui par lui-même est toujours contracté et toujours propre à exercer une pous-
sée, et qui par ailleurs, a une élasticité qui le rend capable de se contracter davantage ou de se
dilater.
49 Sur ce point voir GA II 6, 741 b37–742 a16 et les note de Lefebvre ad loc.
50 Aristote en parle au livre II (6, 744 a3 et sq.), puis surtout au livre V, où il explique en V 2,
781a24 et sq. les phénomènes olfactifs et, en V 7, 787 a28 et sq., les phénomènes liés à la voix.
144 Aristote
l’importance que les générations dites spontanées ont eue dans le péripatétisme
grec et arabe et dans l’élaboration du paradigme ontologique dont Averroès sera
l’héritier. Il suffit de conclure dans le cadre de cette analyse que si le pneuma
est considéré comme principe génératif lié à la fonction nutritive et génératrice,
c’est en vertu du mouvement et de la puissance motrice dont sa composition le
pourvoit, en vertu de ses qualités et notamment de sa chaleur.
«En effet, la femelle est comme un mâle infirme et les menstrues sont du
sperme, mais pas du sperme pur, car il y a une seule chose qu’elles ne pos-
sèdent pas, c’est le principe de l’âme. Et, pour cette raison, chez tous les ani-
maux où se rencontrent des œufs clairs, l’œuf formé possède les parties des
deux, mais il ne possède pas le principe, c’est pourquoi il ne devient pas un
être animé, car c’est le sperme du mâle qui porte le principe. Mais à chaque
fois que le résidu de la femelle reçoit un tel principe, un embryon se forme»54.
«Il est en effet nécessaire que ce qui est engendré soit engendré de quelque
chose (ἔκ τινος), par quelque chose (ὑπό τινος) et qu’il soit quelque chose.
(I) Ce dont (ἔξ οὗ), c’est par conséquent la matière première que certains
animaux possèdent en eux-mêmes pour l’avoir reçue de la femelle, comme
ceux qui ne sont pas vivipares mais larvipares ou ovipares; d’autres animaux
continuent très longtemps d’en recevoir de la femelle à travers l’allaitement,
comme les vivipares non seulement internes mais aussi externes. Ce dont
(ἔξ οὗ) un animal est engendré est donc une matière de ce type. (II) Mais, en
réalité, ce qu’il faut chercher, ce n’est pas ce dont les parties sont engendrées,
mais ce par quoi (ὑφ’ οὗ) elles le sont. En effet (II.1) ou bien c’est quelque chose
d’externe qui est producteur ou bien (II.2) quelque chose est présent dans la
semence ou dans le sperme, et dans ce dernier cas, c’est ou bien une certaine
partie de l’âme ou bien l’âme ou bien ce serait ce qui possède l’âme»62.
génération que sur ses causes motrice et matérielle64. Sur la base de ses analyses
on peut néanmoins déduire que le «quelque chose» qui définit la nature de l’être
engendré est la même nature que le principe agent communique à la matière:
la forme qui s’identifie avec la substance engendrée. La semence, déclare-t-il,
est «telle» (τοιoῦτον) et il est cause de la génération «du fait même qu’elle est
d’une certaine qualité» (τῷ ποιὰν εἶναί τινα)65. C’est cette nature, comme on l’a
annoncé, qui se manifeste dans l’embryon et dans toutes ses parties, une fois que
le mouvement que le sperme a transmis s’est arrêté:
«Or le sperme est un type de chose tel, c’est-à-dire qu’il possède un mou-
vement et un principe tels que, lorsque son mouvement cesse, chacune des
parties est engendrée et animée»66.
Une fois le processus de fécondation terminé, ce qui vient à être, c’est un être
animé. C’est donc l’âme qui définit le terme de la génération ainsi que l’être du
nouvel étant. Ce qui s’engendre pourtant n’est pas immédiatement ce qu’il sera
lorsqu’il aura développé toutes ses potentialités. Car la fin se manifeste en tout
dernier lieu et la fin de la génération, c’est ce qui est distinctif de chaque espèce,
c’est-à-dire ce qui est ἴδιον:
«En effet, on n’est pas engendré en même temps animal et humain, pas plus
qu’animal et cheval, de même pour les autres animaux également, car la fin
est engendrée en dernier et le propre (ἴδιον) est à chaque fois la fin de la gé-
nération»67.
64 On peut, comme Averroès le fait, admettre que si le GA ne parle pas de la cause formelle
et finale, c’est qu’Aristote leur a déjà consacré une étude à part: le PA. Voir infra chap. viii.
65 GA IV 1, 764 b34–35.
66 GA II 1, 734 b22–24.
67 GA II 3, 736 b2–5.
148 Aristote
«Si donc le mâle est un certain principe et une cause – il y a mâle en tant qu’il
peut quelque chose de déterminé, femelle en tant qu’il ne le peut pas –, si la
limite entre la puissance et l’impuissance, c’est d’être à même ou pas d’opérer
la coction de la nourriture parvenue à son dernier stade, qui est dénommée
sang chez les animaux sanguins et qui est, chez les autres, son analogue, si
la cause en réside dans le principe, c’est-à-dire dans la partie qui possède le
principe de la chaleur naturelle, il est par conséquent nécessaire que chez les
animaux sanguins se constitue le cœur, et ce qui est engendré sera néces-
sairement ou mâle ou femelle, tandis que, dans le cas des autres genres qui
possèdent la différence de la femelle et du mâle, c’est l’analogue du cœur qui
se forme. C’est lui qui est le principe de la femelle et du mâle et leur cause et
c’est en lui qu’ils résident»68.
Les animaux sanguins vivipares, donc, qui sont les animaux les plus parfaits
dans la scala naturae, s’engendrent à partir du sang de la femelle qui, une fois
la coction terminée, reste dans le nouvel individu comme simple propriété. Le
résidu féminin est ce qui, étant plus froid, est moins parfait que l’être dans lequel
il va rester comme matière. La théorie de la génération animale respecte donc le
postulat qu’Aristote exhibe implicitement dans la Physique et explicitement dans
le DGC: la présentation propre de la génération absolue doit mettre en lumière
le caractère d’unité du nouvel étant engendré. Ce n’est pas du sang animal qui
vient à l’être, mais un animal sanguin. Cette thèse est ultérieurement confirmée
par la doctrine aristotélicienne des générations interspécifiques. Dans le cas où
les accouplements entre animaux d’espèces différentes donnent naissance à des
individus stériles, l’analyse du processus de genèse confirme les résultats des
analyses précédentes: la génération est toujours le processus qui va vers ce qui
est plus déterminé, à savoir plus actif.
§ 3. Amener à soi:
la génération substantielle comme assimilation de l’autre et le
fondement de la scala naturae
L’examen poursuivi dans les pages précédentes a permis de clarifier, d’une part,
le lien étroit qui soude le mouvement à l’imposition de la forme sur la matière,
d’autre part, le rôle qu’a la chaleur dans la génération animale.
68 GA IV 1, 766 a30–b4.
la génération animale 149
«les animaux les plus parfaits sont ceux qui ont par nature plus de chaleur et
d’humidité, et moins de terre»70.
«[…] en effet, chez tous, qu’il s’agisse d’une plante ou d’un animal, existe de
la même façon le nutritif, c’est-à-dire ce qui est capable d’engendrer un autre
être comme soi-même, car c’est la fonction de tout ce qui est par nature
achevé, animal et plante»71.
La fonction qui définit le vivant en tant que tel, qu’il s’agisse d’une plante ou
d’un animal, est donc le fait d’engendrer un autre être comme soi-même. C’est
pour cette même raison qu’il faut conclure que, si c’est la forme qui dicte le
classement, les animaux les plus parfaits sont ceux qui par leur nature sont da-
vantage capables de reproduire un être semblable à soi-même. C’est, en d’autres
termes, la fonction primaire définissant l’animal en tant qu’animal qui dicte le
classement. Mais puisque c’est le principe formel qui détermine l’ergon, c’est ce
même principe formel qui fonde le critère ultime du classement. En effet, si l’on
admet que cette fonction définit l’animal en tant que tel, il faut conclure que c’est
le principe nutritif qui se trouve expliquer l’existence de l’échelle de perfection72.
L’autonomie ontologique des espèces vivantes est donc sauvegardée. Une espèce
n’est pas plus parfaite qu’une autre en tant qu’espèce, mais en tant qu’apparte-
nant au genre des vivants, considérés comme définis par la seule faculté com-
mune à eux tous, la faculté nutritivo-reproductrice.
Cette thèse est confirmée dans la suite immédiate du passage qu’on vient de
citer. En effet, Aristote explique que c’est précisément dans la mesure où les
vivipares réalisent au mieux cette fonction principielle, à savoir la fonction nu-
tritivo-reproductrice, qu’ils sont plus nobles et plus parfaits que les autres, car
ils sont les seuls à mettre au monde d’emblée des individus qui leur ressemblent
du point de vue de la qualité:
«Il faut observer à quel point la nature accomplit heureusement et avec ordre
la génération. En effet, les animaux plus parfaits et plus chauds accom-
plissent un petit qui est achevé du point de vue de la qualité (du point de
vue de la quantité, ce n’est le cas chez absolument aucun des animaux car tout
ce qui est engendré s’accroît), et ces animaux engendrent donc directement
en eux-mêmes. Les seconds n’engendrent pas directement en eux-mêmes des
êtres parfaits (car ils sont vivipares après avoir été d’abord ovipares), mais ils
sont vivipares à l’extérieur. D’autres animaux n’engendrent pas un animal
achevé, mais ils engendrent un œuf l’œuf est achevé. D’autres encore qui ont
une nature plus froide que ces derniers engendrent un œuf, mais un œuf qui
71 GA II 1, 735 a16–19.
72 Aristote conclut ainsi que c’est pour cette même raison que le principe nutritif doit être
le premier principe engendré et qu’il faut conclure que le même principe psychique explique
la croissance, considérée comme un processus partageant le même but: engendrer un autre
semblable à soi-même.
152 Aristote
n’est pas achevé et il est achevé à l’extérieur, comme le genre des poissons à
écailles, les crustacés et les mollusques. Le cinquième genre est aussi le plus
froid et il n’est pas ovipare à partir de lui-même, mais ce caractère lui arrive
de manière externe, comme on l’a dit: les insectes, en effet, sont d’abord
larvipares, puis la larve se met à ressembler à un œuf (car ce qu’on appelle
la chrysalide joue le rôle d’un œuf), et c’est ensuite qu’est engendré à partir
d’elle un animal, qui achève sa génération au cours du troisième change-
ment»73.
75 On pourrait en ce sens intégrer dans le classement non seulement les ovipares et toutes
les autres espèces animales, mais aussi les plantes qui, donnant naissance à une graine, sont les
plus éloignées de la perfection qui caractérise les êtres vivants.
154 Aristote
de voir là un simple critère de division entre ce qui est actif et ce qui est passif
au sein de l’espèce. Certes, la division en mâle et femelle, dans les espèces qui
les possèdent, correspond à une division de tâches, dans la reproduction, qui est
un autre signe de la supériorité de ces espèces. Toutefois, le critère pour définir
cette supériorité dépasse les limites de l’espèce, pour s’inscrire dans une théorie
visant à unifier non seulement le monde des vivants, mais aussi l’ensemble des
étants engendrables et corruptibles.
Au début du livre IV, en résumant les résultats acquis dans les livres précé-
dents, Aristote explique que la perfection que le mâle, en tant qu’agent, possède
par nature vis-à-vis de la femelle doit s’entendre dans le sens d’une domina-
tion; il précise toutefois que cette domination n’a d’autre but que l’assimilation
du principe matériel. Il assure ainsi que le but du principe masculin, identifié
par synecdoque à la semence, est de «dominer» pour «assimiler» ou, comme
Aristote le dit, «d’amener à soi»:
76 GA IV 1, 766 b12–17.
77 Le rapport qui lie la domination et l’assimilation nous permet de comprendre, en outre,
jusqu’à quel point les fonctions nutritive et reproductrice ne sont en réalité qu’une seule fonc-
tion. Qu’il s’agisse de la nourriture qui doit être assimilée ou de la matière qui doit être fé-
condée, la puissance nutritive vise à rendre semblable le dissemblable. La fonction est donc la
même: celle qui permet à l’agent d’amener à soi le principe patient.
la génération animale 155
qui survit en amenant à soi ce qui est autre et qui demeure dans l’être autant que
puisse le faire un étant générable et corruptible78.
Le fait d’interpréter la préexcellence des espèces à la lumière de leur capacité à
s’assimiler ce qui est autre pour demeurer dans l’être nous confirme que le même
critère et le classement qui en découle peuvent s’étendre au-delà de la classe des
vivants. Lorsqu’on remonte au niveau général de la génération et de la corrup-
tion, on comprend mieux, comme on l’a suggéré à la fin du chap. III, en quel sens
on peut établir la même échelle de perfection au niveau des éléments. Le même
principe qui veut que la perfection découle de la capacité à amener à soi pour
demeurer dans l’être s’applique de façon analogique au cas des éléments: le feu
est le plus parfait des éléments, car il est le plus actif et le plus capable d’imposer
sa propre forme aux autres éléments, pour les dominer et les assimiler.
Cela permet à la fois de comprendre la préexcellence du feu par rapport aux
autres éléments et, par conséquence, la prédisposition que possède la chaleur
à seconder au mieux les fonctions de l’âme. On a vu, en effet, qu’en DGC II
Aristote affirme d’abord que le feu peut être considéré comme le plus parfait des
éléments et il explique ensuite que la chaleur (de même que le froid), en étant
une qualité active, agit sur les qualités passives (l’humide et le sec) et cause la
coction79. Dans le livre IV des Météorologiques, la prédisposition du feu à agir
est exprimée dans les termes d’une domination du feu, et des corps qui en sont
majoritairement constitués, sur les autres. Comme Aristote le dit en Meteor. IV
1, 379 a1: le chaud engendre en «dominant» la matière. Dans le même sens,
Aristote définit la coction comme ce qui arrive à chaque chose lorsque «la com-
posante humide est subjuguée»80: la chaleur agit sur l’humide, qui sert de «ma-
tière indéterminée» et elle le rend plus compacte, plus dense et plus sec81.
Le rôle à la fois dominant, assimilant et unifiant de la chaleur est formulé
également en GA I 18, où Aristote explique que tous les processus de coction
sont caractérisés par la capacité qu’a le composant chaud à mettre ensemble
des choses du même genre, de façon à produire des corps homogènes82 et à éli-
miner les résidus. De ce point de vue, l’action de la chaleur est essentiellement
78 L’hypothèse que je propose pourrait également expliquer le classement des facultés psy-
chiques animales. Même si la confirmation d’une telle hypothèse demande un travail d’analyse
qu’on se propose de mener dans des recherches à venir, le critère de «l’amener à soi» permet
également d’expliquer pour quelle raison la faculté noétique est supérieure aux autres facultés.
Dans la mesure où elle assure une parfaite identification entre l’intellect et son objet, elle est
la faculté qui réalise au mieux la possibilité qu’a le sujet «d’amener à soi» ce qui lui sert de
matière, à savoir le produit de la faculté inférieure, c’est-à-dire l’image. Les autres facultés, en
effet, la sensitive comme la nutritive, garde en revanche dans leur produit une part d’altérité,
dans la mesure où l’agent est toujours affecté en même temps qu’il agit.
79 DGC II 2, 329 b24–31; cf. Meteor. IV 1, 378 b10–25.
80 Meteor. IV 2, 379 b32 et sq.
81 Meteor. IV 2, 380 a4 et sq.
82 GA I 18, 724 b26 et sq.
156 Aristote
«En effet, puisque parmi les êtres, les uns sont éternels et divins, tandis que les
autres peuvent être et ne pas être, que le beau et le divin sont, conformément à
leur nature propre, toujours cause du meilleur parmi ce qui est possible, tandis
que ce qui n’est pas éternel peut être et participer du pire et du meilleur, que
l’âme est meilleure que le corps, que, par le fait d’avoir une âme, ce qui est
animé est meilleur que ce qui est inanimé, être, que ne pas être et vivre, que
ne pas vivre, – c’est pour ces raisons qu’il y a génération des êtres vivants. En
effet, puisqu’il est impossible que la nature d’un tel genre d’êtres soit éternelle,
c’est de la façon dont cela lui est possible que ce qui est engendré est éternel.
Si donc c’est impossible par le nombre (car la substance des êtres est dans le
particulier; or s’il était tel, il serait éternel), en revanche, c’est possible par
l’espèce. C’est pourquoi le genre des êtres humains, des animaux et des plantes
est éternel. Mais puisqu’ils ont pour principes la femelle et le mâle, c’est en vue
de la génération que la femelle et le mâle existeront chez les êtres. Or comme,
du point de vue de sa nature, est meilleure et plus divine que la matière la
cause première qui meut – elle à laquelle appartient la définition et la forme
– il est meilleur aussi que ce qui vaut mieux soit séparé de ce qui vaut moins.
C’est pourquoi, chez tous ceux où cela est possible et pour autant que cela est
possible, le mâle est séparé de la femelle, car c’est comme quelque chose de
meilleur et de plus divin que le principe du mouvement appartient, comme
mâle, aux êtres engendrés, tandis que la femelle est matière»84.
critère de l’acte permet d’établir un classement unique englobant tous les étants
du cosmos aristotélicien. Certes, ce critère et le classement qui en découle, en-
core plus clairement que celui de l’amener à soi, ne peuvent s’appliquer aux
différents genres d’étants d’une façon univoque. Car, dans le domaine de l’être
qui est toujours le même, ce critère est fondé sur la capacité de demeurer en acte
en tant que tel, tandis que, dans le cas des étants sujets à la génération et à la
corruption, il est fondé sur la capacité qu’a un être de transformer une matière
et de demeurer dans l’être en tant que membre d’une espèce. Le critère de l’acte
et le classement qui en découle ne seront donc un, pour tous les étants, que par
analogie.
L’unité que cette analogie permet de fonder, faut-il accorder, est la plus gé-
nérale possible, car non seulement elle dépasse le genre des étants sublunaires,
mais aussi celui des étants naturels. On dépasse ainsi le genre-sujet de la science
dans laquelle l’élaboration de la théorie de la scala naturae a été formulée. La
thèse qu’Aristote formule dans ce passage est donc, pour reprendre la terminolo-
gie aristotélicienne telle qu’on l’a interprétée, logique. Non pas parce qu’elle est
fondée sur des considérations généralement acceptées, mais parce que les pro-
priétés des prémisses sur lesquelles le raisonnement se constitue ne s’attribuent
plus à l’étant en tant que capable de se reproduire, ni à l’étant en tant que sujet à
la génération ou encore à celui doué d’un principe interne de mouvement, mais
à l’étant en tant que tel.
Il reste que le critère de l’acte permet d’établir une seule échelle ontologique
qui s’étend à tous les étants du monde aristotélicien. L’horizon du classement, en
effet, n’est plus celui de la nature, mais celui de l’être et donc de l’être en acte. Le
moteur immobile, en tant qu’acte pur, constituerait en ce sens l’étant le plus
excellent, suivi par les cieux qui sont quant à eux caractérisés par une unique
activité éternelle et continue; les animaux vivipares occupent en ce sens le troi-
sième rang, car non seulement ils se perpétuent au niveau spécifique, donnant
naissance à un rejeton, mais ils s’assurent une part d’immortalité quasi-person-
nelle en mettant au monde une quasi-réplique d’eux-mêmes.
§ 4. Le bas de l’échelle
Les vivipares sont donc les animaux les plus parfaits, parce qu’ils produisent
d’emblée, en vertu d’une surabondance de chaleur, un petit qui est achevé quant
à la qualité. Inversement, il s’ensuit qu’un être est moins parfait lorsqu’il n’est
pas du tout ou pas tout à fait capable de produire un autre individu semblable à
cause de sa nature plus froide85. Cette explication nous permet de comprendre
également pourquoi les ovipares, de même que tous les animaux qui produisent
des larves, sont considérés comme moins parfaits. À cause de leur nature moins
chaude, ils sont en effet incapables de produire d’emblée un individu achevé non
seulement quant à la quantité, mais aussi quant à la qualité.
Dans le cadre de cette même hypothèse, on peut expliquer qu’Aristote aille
jusqu’à nier que les êtres incapables d’engendrer soient des substances achevées
au sens le plus propre, y compris, donc, les femmes, les enfants, les individus
stériles et les animaux engendrés sans qu’il préexiste un géniteur de même es-
pèce ou de même genre qu’eux. Dans tous ces cas, leur principe formel n’est pas
à même de s’imposer et amener à soi le principe matériel. L’explication de ces
phénomènes qu’Aristote fournit confirme, toutefois, qu’il y a un seul modèle qui
explique la génération d’un vivant, même dans les cas où le processus n’a pas
été mené à terme.
86 GA II 7, 746 a29–30.
87 Sur le sens général de cette critique, voir chap. I, p. 5–11.
160 Aristote
Même dans les cas où la génération s’écarte du modèle parfait, Aristote précise
qu’il faut analyser le processus de la même manière que la génération achevée:
car ce qui s’engendre procède toujours de son contraire, à savoir de sa matière,
comme de ce qui est moins déterminé et moins parfait que lui. Les générations
ratées sont toujours des générations, même si leurs produits ne peuvent pas être
considérés comme des substances au sens plein, à savoir des êtres capables de
se reproduire.
C’est cette même considération, comme on va le voir, qui est à la base de l’ana-
lyse développée en Met. Z7–9, lorsqu’Aristote montre que la génération permet
de prouver que la forme substantielle est un principe qui ni ne s’engendre ni
ne se corrompt. Tout individu, achevé ou pas, possède la même forme ou une
forme de même genre que son géniteur. C’est la validité de ce principe, que l’on
appellera dorénavant principe de synonymie, qui garantit la non générabilité et
l’incorruptibilité de la forme substantielle.
93 Les enjeux liés à la solution de cette difficulté, comme on le verra dans la partie consacrée
à la philosophie d’Averroès, sont capitaux pour la reconstruction de sa théorie ontologique
d’Aristote. Car les générations spontanées pourraient constituer un contre-exemple au prin-
cipe de synonymie et miner l’éternité de la forme substantielle ainsi que son statut non séparé.
94 Sur la notion de génération spontanée, voir D.M. Balme, «Development of Biology in
Aristotle and Theophrastus: Theory of Spontaneous Generation», Phronesis 7, 1962, p. 91–104;
J. Lennox, «Teleology, Chance, and Aristotle’s Theory of Spontaneous Generation», Journal
of the History of Philosophy 20, 1982, p. 219–238; A. Gotthelf, «Teleology and Spontaneous
Generation in Aristotle: A Discussion» dans R. Kraut et T. Penner (éds.), Nature, Knowledge
and Virtue. Essays in Memory of Joan Kung, Apeiron 22/4, 1989, p. 181–193; S. Stavrianeas,
162 Aristote
Conclusion
L’analyse de la génération animale a permis de montrer la continuité des di-
vers niveaux de la recherche naturelle, mais aussi la cohérence entre la pratique
scientifique d’Aristote d’un côté et sa métaphysique de l’autre. En effet, l’étude
de la génération du traité qui vise à expliquer les différents modes de la repro-
duction des vivants, le GA, exemplifie le modèle théorique des traités généraux
et répond aux exigences de la doctrine métaphysique de l’ousia. Le monde des
vivants est en ce sens le champ d’application des opérations décrites de façon
plus abstraite dans le DGC, et la génération animale des traités zoologiques la
mise en œuvre des prescriptions théoriques élaborées dans les traités de phy-
sique générale.
On a montré que la génération des substances, des êtres vivants notamment,
demeurent incompréhensibles, tant qu’on ne définit pas ce processus par le
terme positif qui en dicte l’orientation: ce qui est quelque chose de déterminé en
acte et qui est capable d’amener à soi le principe matériel. On a expliqué que le
réaménagement dans les critères de classement et la suprématie du critère de la
fonction sur celui par la matière ne sont que le reflet de la condition ontologique
Introduction
L’analyse du DGC et du GA nous a conduit à conclure qu’une théorie de la géné-
ration absolue qui soit réellement exhaustive doit mettre en lumière le caractère
unitaire du nouvel étant engendré. Le premier modèle de Phys. I, présentant
toute génération comme le passage d’un contraire négatif à un contraire positif,
ne tenait pas compte des principes ontologiques sur lesquels se fonde la pri-
mauté ontologique de la forme sur la matière. C’est seulement en distinguant
leur statut ontologique et en expliquant que le produit de la génération n’est pas
un composé hétérogène d’un substrat indépendant et d’une propriété prédiquée,
qu’on saisit la nature de la génération absolue.
La possibilité de distinguer la génération absolue des générations relatives
tient en ce sens à la possibilité de différencier les deux types de produit engen-
dré: un tout unitaire, un composé accidentel. Afin de distinguer une génération
véritablement absolue d’une génération relative, il faut modifier le modèle indif-
férencié de Phys. I et suivre les indications du DGC qui imposent une restructu-
ration du réel selon le critère appelé du τόδε τι. La réalité est ainsi une échelle
ordonnée au sommet de laquelle se trouve ce qui est plus déterminé et ce qui est
davantage capable d’agir sur autre chose. On ne peut distinguer la γένεσις ἁπλῆ
de la γένεσίς τις si l’on néglige cet aspect fondamental de la réalité et si l’on ne
décrit pas la génération absolue comme la constitution d’un nouveau ὅλον à
partir de quelque chose de moins déterminé. Aussi faut-il conclure que ce qui
s’engendre de façon absolue est ce qui est davantage positif et déterminé.
La génération absolue, dès lors, est toujours le processus qui conduit à ce qui
est déterminé davantage, à partir de quelque chose qui l’est moins et qui sert de
matière. Elle n’est donc pas le simple remplacement de deux contraires dans un
substrat ontologiquement autonome, elle est plutôt la réélaboration de ce qui
précède et qui reste dans le nouvel être comme «propriété» de ce dernier. Pour le
dire autrement, elle est la transformation d’un être moins déterminé en un autre
qui l’est davantage. Même si, d’un point de vue abstrait, on peut légitimement
166 Aristote
comme la science qui considère l’être en tant qu’être et les propriétés qui lui
appartiennent par soi2. L’objectif du livre Γ est ainsi de dénouer les six apories
laissées non résolues dans le livre B concernant l’existence, l’objet et l’unité de
la science la plus générale qui soit. Dans ces six premières apories, Aristote se
demande si la science recherchée doit avoir pour objet seulement la substance
ou s’il faut admettre qu’elle traite, en même temps et au même titre, des prin-
cipes de l’être en tant qu’être, des prédicats transcendantaux et des principes de
la démonstration3.
La solution exposée au cours du livre Γ consiste à démontrer que la détermi-
nation de l’être en tant que tel et de ses principes se ramène premièrement et
essentiellement à l’analyse de la notion de substance, du fait que celle-ci est la
forme éminente, c’est-à-dire le sens premier, de l’être4. L’être se dit de plusieurs
façons, mais tout entier en référence à un seul principe: l’οὐσία. La substance
est par conséquent ce dont tout le reste dépend. L’unité du domaine de la science
recherchée consiste dès lors en ce que les objets qu’elle étudie se disent en re-
lation avec une nature unique: «Ce n’est pas seulement lorsque des termes se
disent d’une réalité unique qu’il appartient à une science unique de les étudier,
mais aussi lorsqu’ils se disent en relation avec une nature unique»5, cette nature
unique étant la substance.
Les analyses des livres suivants montrent que la connaissance des principes
et des causes des substances s’identifie aussi, en un sens prégnant, à la connais-
sance de la substance elle-même. La science de l’être en tant qu’être est la science
de la πρώτη οὐσία qui est en même temps substance et principe des substances.
C’est ce savoir qui fait de la science de l’être en tant que tel une science une et
qui fonde sa primauté, en destituant la physique de sa place première6. Alors que
le physicien ne traite qu’un genre de l’être, le philosophe premier, en étudiant la
substance en tant qu’ὂν ἁπλῶς, étudie l’être dans son entier.
S’il en est ainsi, le métaphysicien étudie avec la substance tout ce qui est être
en raison d’une certaine relation de causalité ou de subordination qu’il entre-
tient avec elle. Ainsi doit-il en même temps considérer les catégories accidentelles
(celles-ci en effet sont, du fait qu’elles sont des modifications de la substance) et la
génération et la corruption (la génération est dite «être» puisqu’elle est l’«ache-
minement» vers la substance, la corruption puisqu’elle en est la destruction)7.
La science de l’être en tant qu’être englobe par conséquent dans son domaine
l’objet de la physique, mais elle le considère d’un autre point de vue, c’est-à-dire
du point de vue de la substance. Elle ne s’intéresse pas à la génération en tant
que telle et aux étants sensibles en tant qu’ils y sont sujets, mais elle traite de la
génération en tant que «route vers la substance» et des étants sensibles en tant
qu’ils sont substance et acte. Les étants sensibles, comme Aristote le confirme
en Met. E1, sont objets de la philosophie de la nature en tant que non séparés de
la matière, mais ils rentrent aussi dans l’horizon du philosophe premier du fait
qu’ils peuvent être conçus comme séparés8. Les objets de la philosophie natu-
relle (τὰ φυσικά), comme par exemple le camus, doivent être conçus et définis
dans un contexte physique en faisant mention explicite de leur substrat maté-
riel9. Mais le camus, comme Aristote l’explique à plusieurs reprises, peut être
conçu comme séparé de la matière et défini comme concave. C’est au philosophe
premier que ce type de définition revient.
On pourrait donc conclure, sur la base de ces considérations, que le chevauche-
ment entre physique et métaphysique tient au fait qu’elles portent sur les mêmes
objets et que c’est pour cette raison que des considérations physiques peuvent
être à juste titre intégrées dans le domaine de la métaphysique. Toutefois, l’ins-
cription des questions physiques dans celles de la philosophie première semble
également dictée par la contribution que les résultats de la physique apportent à
une recherche proprement métaphysique.
On a pu suggérer qu’en Met. Γ5 Aristote se sert de deux arguments physiques
pour déterminer l’objet de la philosophie première10. Les arguments de Γ5 liés au
mouvement permettent de réfuter les négateurs du principe de non-contradic-
tion et d’établir que c’est une φύσις ἀκίνητος11 qui est l’objet de la scientia prima
7 Met. Γ2, 1003 b6–10: «Certaines choses sont appelées des êtres parce que ce sont des subs-
tances, d’autres parce que ce sont des propriétés d’une substance, d’autres parce que ce sont
des acheminements vers la substance, ou des destructions, ou des privations ou des qualités ou
des productions ou des engendrements de la substance ou de l’une de ces choses qui sont en
relation avec la substance, ou la négation de l’une ou de l’autre de ces choses, ou de la subs-
tance. C’est pourquoi nous disons que le non-être lui-même est non-être» (nous soulignons).
8 Met. E1, 1025 b28–1026 a6.
9 En ce qui concerne le modèle de définition du physicien, voir aussi Phys. II 2, 193 b22–
194 a12; DA I 1, 403 a29–b19; Met. K7, 1064 a19–28.
10 Cf. Jaulin, Eidos et Ousia.
11 Met. Γ5, 1009 a36–38.
Le quelque chose qui vient à être 169
diqués. La substance est le seul être qui est tel en un sens premier et simple.
C’est pour cela que se demander ce qu’est l’être revient à se demander ce qu’est
la substance.
De fait, la recherche de ce qu’est la substance se révèle être, au moins au départ,
une recherche sur ce qui est substance14. On ne voit pas clairement quelle rela-
tion, d’après Aristote, lie les deux questions. Il est même difficile de comprendre
s’il les distingue réellement ou s’il les considère plutôt comme les deux aspects
d’une seule question. Répondre à la question sur ce qu’est la substance nous
permettrait du même coup de répondre à la question sur ce qui est substance.
Lorsqu’on définit les caractéristiques qui font de quelque chose une substance,
on sera aussitôt capable de distinguer ce qui est substance de ce qui ne l’est pas.
Il est néanmoins également possible de poursuivre une démarche inverse et
d’indiquer dès le départ des êtres qui sont indiscutablement des substances pour
établir ensuite le principe qui en détermine la substantialité. C’est ce qu’Aristote
fait, en Z2, en déclarant que les individus sensibles sont indiscutablement subs-
tances. Dans le même chapitre15, il énumère une série d’items qui sont considérés
par la plupart des gens comme des substances – les animaux, les plantes et leurs
parties, les objets composés à partir d’eux, les éléments, l’univers et ses parties –
et d’autres items qui sont considérés comme substances seulement par certains
philosophes – les Idées, les êtres mathématiques et les principes non sensibles
des doctrines de Platon et Speusippe16.
Bien qu’en Z2, Aristote semble répondre à la question portant sur ce qui est
substance, les dernières lignes du même chapitre et Z3 semblent orienter la
recherche dans l’autre direction et introduire explicitement la question sur ce
qu’est la substance. Aristote propose au tout début de Z3 quatre candidats au
titre de substance qui représentent quatre réponses possibles à la question sur ce
qu’est l’οὐσία: le τί ἦν εἶναι, l’universel, le genre et le substrat17. Le livre Z dans
son entier paraît être une analyse de ces quatre candidats. Le substrat est analysé
dans le chapitre 3. Une étude de la notion de τί ἦν εἶναι occupe les chapitres 4–6
et 10–1218, alors qu’un examen de l’universel couvre la section comprise entre les
chapitres 13 et 16. Le genre n’est pas soumis à une analyse séparée mais, comme
semble le suggérer le résumé de H1, on lui refuse le titre de substance pour les
mêmes raisons que celles pour lesquelles on le refuse à l’universel.
Le ὑποκείμενον est le premier candidat à être examiné. Le substrat pourrait
aspirer au titre de substance («semble être substance» δοκεῖ εἶναι οὐσία)19, car
il est ce dont tout le reste se dit, alors qu’il n’est pas à son tour dit d’autre
chose. En Z1 Aristote a affirmé que tout, hormis la substance, est dit «être» en
tant qu’il se prédique d’un substrat (1028 a25–27); seule la substance en effet est
ὑποκείμενον. Dans le traité des Catégories, être le substrat de prédication était
considéré comme un critère discriminant pour distinguer les substances pre-
mières de tout autre genre d’être, c’est-à-dire de «ce qui est dans un substrat» et
de «ce qui se dit d’un substrat». L’individu de la substance, en remplissant toutes
les conditions requises pour être substrat dernier, était dit substance première.
Aristote ajoute pourtant dans la Métaphysique des éléments supplémentaires qui
semblent nous obliger à modifier le cadre esquissé dans les Catégories. Il affirme
d’abord que le terme ὑποκείμενον peut en même temps désigner la matière, la
forme et la substance composée20; il précise ensuite que la matière se révèle être
substrat à un plus haut degré que le composé et la forme, étant donné qu’elle
est apparemment le seul ὑποκείμενον qui demeure, lorsqu’on imagine soustraire
tout genre de prédicats, accidentels et essentiels. Les prédicats accidentels se-
raient prédiqués de la substance individuelle, alors que les prédicats essentiels le
seraient de la matière. La matière serait en ce sens un substrat ontologiquement
antérieur par rapport à la substance individuelle, du fait que celle-ci résulte de
la composition de la forme substantielle et de la matière, alors que cette dernière
serait quelque chose d’absolument simple. Les analyses de Z3 paraissent donc
viser à affaiblir, sinon à invalider, le critère du substrat.
On ne voit pas clairement, néanmoins, si ce qui a été défini comme une sorte
de «strip-tease ontologique»21 constitue, d’après Aristote, un procédé philoso-
phiquement correct ou s’il ne faut pas plutôt considérer toute la démonstration
de la primauté du substrat matériel comme un argument dialectique adressé à
des adversaires qui ne sont pas bien définis22. Nous n’entendons pas ici fournir
une interprétation de Z3 dans le détail. Nous nous bornons à constater que,
au-delà des diverses hypothèses possibles, l’objectif de l’analyse de Z3 est de
l’essence. On peut donc admettre qu’une recherche sur la définition de la substance est bien le
complément d’une recherche sur l’essence.
19 Met. Z3, 1029 a1–2.
20 Met. Z3, 1029 a1–5.
21 Cf. D. Stahl, «Stripped away», Phronesis, 26, 1981, p. 177–180.
22 Dans leur commentaire, M. Frede et G. Patzig proposent une ligne d’interprétation simi-
laire et suggèrent que les adversaires visés par la critique aristotélicienne étaient les Platoni-
ciens (M. Frede et G. Patzig, Aristoteles Metaphysik Z. Text, Übersetzung und Kommentar,
2 vol., Beck, München 1988, p. 42 et sq.).
172 Aristote
En Z4–5, Aristote tâche en effet de définir les propriétés d’être per se (καθ’ αὑτό)
et d’être quelque chose de déterminé (τόδε τι) et il explique, sur la base de ces
notions, qu’une réalité est quelque chose de défini et de définissable si son être
n’est pas déterminé par le fait que quelque chose se prédique de quelque chose
d’autre. Ce faisant, Aristote semble formuler une deuxième condition pour la
substantialité, outre celle fournie en Z3: seul est substance ce qui est structurel-
lement simple et existant per se. Les analyses de Z4–6 arrivent donc à une double
conclusion: 1) l’essence, en tant qu’elle est ce en vertu de quoi une chose est ce
qu’elle est, est la substance de chaque chose et ce qui en détermine la connais-
sance; 2) il n’y a essence que des choses premières et existantes per se.
Cela permet à Aristote d’exclure les composés accidentels du nombre des ré-
alités ayant une essence au sens premier et, par conséquent, du nombre des
substances. Les accidents et les composés accidentels peuvent avoir une essence
et peuvent être définis seulement en un sens dérivé, c’est-à-dire en tant qu’ils
sont les accidents d’une substance ou des composés ayant comme sujet une
substance. Mais s’il est clair que les accidents, simples et en composition, n’ont
une essence qu’en un sens second, Aristote au cours des trois chapitres ne se
prononce pas explicitement sur le cas des composés substantiels. On ne peut
affirmer avec certitude que ceux-ci doivent être assimilés au cas des composés
accidentels ou savoir s’il faut les considérer comme des τόδε τι et des êtres per se.
On ne peut donc pas établir, sur la base des seules affirmations de Z4–6, si c’est
la forme ou le composé de matière et forme, ou encore les deux en même temps,
qui possèdent les caractères attribués jusqu’à maintenant à ce qui est substance.
Les chap. 10–12 ne traitent pas explicitement de la notion d’essence, mais
abordent la même question d’un point de vue complémentaire par rapport à
celui de Z4–6: Z10–12 sont le reflet sur un plan épistémologique et définitionnel
des considérations formulées en Z4–6. Ils visent, en effet, d’une part, à repérer
ce qui est à strictement parler définissable et ce qui l’est en un sens second et dé-
rivé, et, d’autre part, à expliquer que la multiplicité des parties d’une définition
n’est pas nécessairement le reflet d’une complexité ontologique de l’objet défini.
Z10–11 semblent parvenir à la conclusion que c’est la forme qui constitue le vé-
ritable objet de la définition, la seule réalité à être ontologiquement simple et la
seule à être per se. La substance individuelle, tout en étant un composé, n’est pas
absolument indéfinissable, mais il est difficile de savoir quel est le type de défini-
tion qu’il convient de lui attribuer. Aristote semble hésiter entre deux solutions:
selon la première, la substance composée est définissable seulement en vertu de
sens logiques, car elles ne signalent pas les principes propres de la science métaphysique, c’est-
à-dire la matière et la forme. Il est néanmoins malaisé de déterminer l’extension précise de
l’analyse logique, i.e. de savoir si elle comprend l’ensemble des trois chapitres ou si elle couvre,
comme certains l’ont proposé, la totalité du livre Z. Sur le sens de l’expression λογικῶς, voir
infra chap. I.
174 Aristote
sa forme30; selon la seconde, elle est définissable en faisant mention aussi bien
de sa forme que de sa matière31.
La plupart des commentateurs ont soutenu que les chapitres Z7–9, en exa-
minant la génération substantielle, interrompaient la continuité des chapitres
4–6 et 10–1232 et qu’ils n’étaient d’aucune utilité directe dans la recherche de ce
qu’est la substance première. Leur seul rôle serait de présenter d’une façon non
aporétique les notions à la base de la théorie de la définition de Z10–12, à savoir
les notions de matière et forme. Contre cette ligne interprétative, on voudrait
montrer que les trois chapitres ne constituent ni un traité autonome de phy-
sique, inséré au milieu d’une discussion métaphysique sur les notions d’essence
et de définition, ni un ensemble hétérogène de considérations génériques sur la
génération de la substance qui auraient pour seul but de clarifier les conclusions
des chapitres précédents et suivants. Même s’ils n’ont sans doute pas fait partie
d’une première rédaction du livre Z33, il faut croire que Z7–9 s’intercalent entre
les chap. 4–6 et 10–12 parce que les thèses qu’ils démontrent ont un rôle crucial
dans le cadre de la discussion sur la nature de la substance et de sa définition.
Si dans les chap. Z7–9 Aristote analyse la génération substantielle, il ne le
fait pas dans le but d’en définir la nature, mais d’établir ce qu’est la substance.
C’est au moyen d’une analyse de la manière qu’ont les substances sensibles de
s’engendrer qu’on pourra conclure qu’aussi bien la forme que le composé de
matière et forme, même si c’est de façon différente, possèdent les propriétés qui
font de quelque chose une véritable substance. Pour ce faire, Aristote ne peut
qu’employer dans son analyse le modèle du DGC, celui qui révèle les caractères
propres de la génération substantielle et qui la présente comme la constitution
d’un nouveau ὅλον unitaire. Même si en Met. Z Aristote n’a plus comme but
ultime d’expliquer ce qu’est la γένεσις ἁπλῆ, c’est seulement en utilisant ce mo-
dèle qu’il peut démontrer d’une part que la substance sensible, en tant qu’elle est
un composé unitaire d’une forme et d’une matière préexistantes, est un τόδε τι
et quelque chose ayant une structure unitaire; d’autre part que la forme, en tant
qu’elle est le principe inengendré de la constitution et de l’être de la substance
sensible, est quelque chose d’absolument simple et définissable en soi. C’est pour
démontrer ces deux thèses que les chapitres 7–9 prennent place au sein de Z, et
précisément entre les chapitres 4–6 et 10–12.
En montrant en Z7 que toute forme de génération substantielle est la consti-
tution d’un nouvel étant à partir d’une matière qui reste seulement comme pro-
priété constitutive, Aristote prouve que la substance sensible doit nécessairement
30 Cf. Met. Z10, 1034 b32–1035 b3; Z11, 1036 a26–b20, 1037 a22–29.
31 Cf. Met. Z10, 1035 a22–b3; Z11, 1036 b21–32.
32 Pour une analyse et une comparaison des diverses hypothèses concernant le rôle et la
position de 7–9 à l’intérieur du livre Z, voir Cerami, «La posizione e il ruolo», p. 123–158.
33 Pour les arguments en faveur de la thèse selon laquelle Z7–9 seraient le produit d’une
insertion postérieure, voir Cerami, «La posizione e il ruolo», p. 123–126.
Le quelque chose qui vient à être 175
34 M. Burnyeat (cf. Burnyeat, Map of Zeta, p. 29–38) et L. Judson (cf. L. Judson, «Form-
lessness and the Priority of Form: Met. Z7–9 and Λ3», dans M. Frede et D. Charles (éds.),
Aristotle’s Metaphysics Lambda. Symposium Aristotelicum, Oxford University Press, Oxford
2000, p. 111–135) sont arrivés à la même conclusion: le principe, que le premier appelle de
synonymie et le second d’homonymie, est le véritable fil conducteur des chapitres Z7–9.
176 Aristote
qu’est la substance première. Si les chapitres Z7–9 présentent une analyse phy-
sique et utilisent le modèle de définition de la substance sensible qui appartient
en propre au physicien, c’est parce qu’une considération physique et un modèle
physique de définition permettent de clarifier le statut ontologique du composé
et de la forme et de trouver dans cette dernière ce qui satisfait aux conditions
exigées de la quiddité et de la substance première.
Z7 s’ouvre ex abrupto sur la distinction des trois types possibles de γένεσις ou plus
précisément sur la distinction des trois types possibles de γιγνόμενον; Aristote
distingue entre ce qui devient par nature, ce qui devient par l’art et ce qui devient
de manière spontanée. Il précise ensuite que les trois types de γιγνόμενον ont
Le quelque chose qui vient à être 177
tous en commun trois éléments: i) ce par quoi (ὑπό τινος) le γιγνόμενον devient,
ii) ce à partir de quoi (ἔκ τινος) il devient et iii) ce qu’il devient (τι)35. Il affirme,
en conclusion, qu’on a pour chacun des trois types de génération quatre sortes de
changements possibles: selon la substance, selon la qualité, selon la quantité et
selon le lieu36. La formule utilisée pour exprimer la γένεσις est donc la suivante:
πάντα δὲ τὰ γιγνόμενα ὑπό τέ τινος γίγνεται καὶ ἔκ τινος καὶ τί.
En utilisant un langage qui paraît de prime abord valoir pour toute sorte de
devenir, Aristote semble vouloir étendre son discours à toute sorte de génération.
De fait, on verra que la formule proposée ne peut s’appliquer qu’aux générations
substantielles. D’ailleurs, bien que dans ces premières lignes il fasse mention des
changements dans les catégories accidentelles de la qualité, de la quantité et du
lieu, dans la suite du chapitre, Aristote n’examine que le changement substantiel.
L’exclusion des «générations relatives» n’est pas accidentelle. Si l’objectif des
trois chapitres est de démontrer la préexistence et donc la primauté ontologique
de la forme, une analyse des générations accidentelles ne contribuerait aucu-
nement à sa réalisation. Car dans les changements accidentels, comme Aristote
lui-même l’affirme, la forme qui détermine la nature du changement ne doit pas
préexister en acte, mais seulement en puissance37. En d’autres termes, dans le
cas des générations accidentelles, le principe de synonymie sur la base duquel
Aristote démontre la préexistence et la primauté de la forme substantielle n’est
pas respecté. La formule qui exprime la génération est ainsi générale seulement
dans la mesure où elle couvre toute sorte de génération substantielle: les géné-
rations naturelles, les générations artificielles et les générations spontanées.
Aristote déclare que lorsque quelque chose s’engendre, cela vient à être par
quelque chose, à partir de quelque chose et vient à être quelque chose. À ce stade
de l’analyse, le langage employé est encore ambigu et potentiellement utilisable
pour exprimer aussi bien un changement substantiel qu’un changement acciden-
tel. Trois caractères entraînent l’ambiguïté de cette formule et trois difficultés
s’ensuivent: il est premièrement difficile de déterminer (1) la valeur exacte du
verbe γίγνεσθαι et (2) corollairement le sens du terme γινγόμενον; il est en
outre malaisé de comprendre (3) ce que le pronom indéfini τί désigne.
35 Met. Z7, 1032 a12–15: «Parmi ce qui vient à être, certaines choses viennent à être par
nature, d’autres par l’art, d’autres de manière spontanée, mais tout ce qui vient à être vient à
être par quelque chose, à partir de quelque chose et <vient à être> quelque chose. Je dis quelque
chose selon chaque catégorie: ceci, combien, quel, où».
36 Aristote parle en réalité de changement «selon chaque catégorie» (καθ’ ἑκάστην
κατηγορίαν). Pourtant nombreux sont les textes (voir notamment Phys. V 2, 225 b10 et sq.)
dans lesquels il affirme que les seules catégories où se produit un changement sont celles de
la substance, de la qualité, de la quantité et du lieu. Il faut en ce sens suivre l’explication de
Frede et Patzig (cf. Frede et Patzig, Aristoteles, p. 106) qui suggèrent que l’adjectif ἑκάστην,
considéré dans sa valeur distributive, s’étend seulement aux quatre catégories mentionnées à
la ligne 1032 a15 et non pas en général à toutes les catégories sans distinction.
37 Met. Z9, 1034 b16–19.
178 Aristote
Concernant la première difficulté, les interprètes ont remarqué que d’un point
de vue linguistique le verbe γίγνεσθαι, utilisé tout au long de notre chapitre,
peut désigner aussi bien les changements accidentels que la génération subs-
tantielle38. Lorsque le verbe désigne les changements accidentels, il est syno-
nyme du terme général «changement» (μεταβολή)39 ou du terme plus spécifique
«mouvement» (κίνησις)40; quand en revanche il désigne la seule génération
substantielle, il peut être substitué par le seul mot μεταβολή. Dans le livre I de la
Physique, on l’a vu, le verbe γίγνεσθαι désigne le changement accidentel d’une
certaine substance lorsqu’il est suivi par le pronom indéfini τί et il exprime la
génération absolue, à savoir la génération substantielle, s’il est utilisé sans rien
ajouter, c’est-à-dire ἁπλῶς. On a également constaté que dans une première
partie de Phys. I 7 Aristote exprime volontairement la génération substantielle
selon le même modèle que les changements accidentels. Il affirme ainsi que le
substrat matériel joue, dans la formule qui exprime la génération substantielle, le
même rôle que la substance joue dans un changement accidentel. La matière est
en effet le sujet auquel on attribue la γένεσις et la génération est décrite comme
la transformation de cette matière qui acquiert une nouvelle forme.
En Met. Z7, comme on vient de l’expliquer, c’est éminemment du phénomène
de la génération substantielle qu’Aristote a intérêt à discuter. Comme il l’avait
fait dans le premier livre de la Physique, il n’utilise pas le verbe γίγνεσθαι dans
sa construction «absolue», mais il le fait dans sa construction prédicative, c’est-
à-dire suivi du pronom τί: πάντα δὲ τὰ γιγνόμενα γίγνεταί τι. Pour cette raison,
en prenant comme confirmation Phys. I 7, certains interprètes ont cru qu’en Met.
Z 7 Aristote exprimait la γένεσις de la même façon qu’en Phys. I et qu’il consi-
dérait la matière comme étant le γιγνόμενον auquel on attribue le processus de
génération41.
En adoptant cette lecture, M. Loux affirme que le but d’Aristote en Met. Z 7
comme en Phys. I 7 est de démontrer que toute forme de devenir peut être expri-
mée par le modèle des générations accidentelles. La génération désignerait donc
dans ce chapitre comme en Phys. I 7, la transformation d’un substrat matériel et
Aristote décrirait le devenir comme le changement de forme d’un substrat per-
manent. Le sujet de ce phénomène, c’est-à-dire le γιγνόμενον, serait par consé-
38 Cf. Ross (éd.), Aristotle’s Metaphysics, p. 182; Solmsen, Aristotle’s System, p. 20 et sq.;
D. Bostock, Aristotle’s Metaphysics: Books Z and H, Translated with a Commentary, Oxford
University Press, Oxford 1994, p. 120.
39 Par le terme μεταβολή Aristote désigne le plus souvent les quatre formes possibles de
changement: substantiel, qualitatif, quantitatif et local.
40 Le terme κίνησις désigne les seuls changements accidentels par opposition au change-
ment κατ’ οὐσίαν (cf. Phys. II 1, 192 b14; V 1, 225 a26, 32, b7; V 2, 226 a24; VIII 7, 260 a26; DC
IV 3, 310 a23; Met. K11, 1067 b31, 36; K12, 1068 a9, b16).
41 Pour cette ligne d’interprétation, voir M.J. Loux, «Formes, Species and Predication in
Metaphysics Z, H and Θ»Q, Mind, 88, 1979, p. 1–23 et Frede et Patzig, Aristoteles, p. 105–106.
Le quelque chose qui vient à être 179
quent la matière: le bronze, par exemple, qui devient circulaire de non circulaire.
Je voudrais en revanche soutenir que le texte de Met. Z7–9 ne conduit pas à une
telle conclusion. Aristote répète à plusieurs reprises au cours des trois chapitres
que le γιγνόμενον est toujours pourvu de matière42 et qu’il est toujours divisible
en une matière et en une forme43. La matière donc n’est pas, comme en Phys. I,
le sujet de la génération: c’est le nouvel étant engendré le sujet de la génération
et le véritable γιγνόμενον.
Aristote analyse la génération en Met. Z7–9 afin de démontrer l’unité de la
substance composée et la simplicité de la forme. Le modèle prédicatif de Phys.
I, comme on l’a signalé, n’est pas capable de révéler cet aspect de la réalité sen-
sible: en présentant la matière de la substance engendrée comme le substrat
permanent prédiqué de deux formes contraires, Aristote risquerait d’infirmer
l’unité ontologique de cette dernière. Le modèle de Phys. I, en outre, ne peut
démontrer la supériorité ontologique de la forme, ce qui en revanche est le but
ultime de Met. Z7–944. Par conséquent, il ne faut pas conclure, sur la base d’un
usage linguistique similaire, que la génération est présentée en Met. Z7 de la
même façon qu’en Phys. I.
Il faut plutôt admettre qu’Aristote en Met. Z7 considère la génération absolue
du même point de vue qu’en DGC I 3 et en GA. II 1, c’est-à-dire en considérant
ce phénomène dans ses caractéristiques propres. En Met. Z7, en effet, Aristote
présente le devenir comme l’advenir d’un nouvel étant, produit de la compo-
sition d’une matière et d’une forme préexistantes. Le sujet du devenir, c’est-à-
dire le γιγνόμενον auquel on attribue la génération, ne peut pas être la matière
qui change de forme; c’est nécessairement la substance qui advient à l’issue du
processus de genèse. Par conséquent, le verbe γίγνεσθαι n’indique pas la trans-
formation de la matière d’un contraire à l’autre, mais l’advenir de la nouvelle
substance composée d’une matière et d’une forme. Certes, il ne faut pas conclure
que la transformation de la matière et l’advenir de la substance composée soient
deux phénomènes indépendants, car ils ne sont en réalité que deux aspects ou
deux phases continues d’un même processus. C’est le processus de transforma-
tion de la matière qui entraîne le venir à être de la nouvelle substance. Mais,
en Met. Z7, Aristote semble être moins intéressé par l’examen des modalités du
processus de transformation, que par l’analyse du résultat de l’engendrement,
c’est-à-dire le produit de la composition et de la réorganisation d’une matière
préexistante régie par une nouvelle forme45.
C’est à la lumière de ces considérations qu’il faut lire la formule initiale des
lignes 1032 a13–14. Ce qu’Aristote déclare, c’est que ce qui vient à être dans les
processus de génération substantielle, à savoir la nouvelle substance engendrée,
vient à être par l’action d’un certain agent, à partir d’une certaine matière et
vient à être une substance d’un certain type46. Si Aristote utilise en Z7 le verbe
γίγνεσθαι suivi du pronom τί ce n’est pas dans le même sens et dans le même
but qu’en Phys. I, c’est-à-dire pour indiquer le changement de l’un des prédicats
du substrat permanent. Le pronom τί ne désigne pas le prédicat dont la matière
serait le sujet, mais il doit plutôt être interprété comme une sorte de complément
prédicatif du sujet de la génération. En d’autres termes, le τί désigne ce que la
substance engendrée est en elle-même, le quelque chose qui l’identifie. Quant à
la matière, comme la suite du chapitre va le montrer, elle est désignée comme ce
qui préexiste et qui, une fois achevé le processus de transformation, reste seule-
ment comme propriété constitutive du produit de la génération.
Après avoir résolu les deux premières difficultés concernant la formule qui
exprime la génération, il faut maintenant comprendre quel type de réalité le pro-
nom τί désigne et avec quoi le produit de la génération s’identifie. Sur ce point
aussi, les interprètes se trouvent en désaccord. Selon une première ligne inter-
prétative, le pronom τί désignerait l’individu composé produit final du processus
génératif. La forme, d’après cette lecture, ne serait pas désignée par ce pronom,
mais par l’expression καθ’ ὅ utilisée quelques lignes après (1032 a22); elle serait
donc «ce en vertu de quoi» le produit de la génération est ce qu’il est.
En défendant cette hypothèse, M.L. Gill47 affirme que les éléments présents
dans la formule qui exprime le devenir sont au nombre de trois: la cause agente
par laquelle (ὑπό τινος) le changement est déclenché, la matière constitutive
dont (ἔκ τινος) le produit est issu, et enfin le composé individuel (τί) qui advient.
Le pronom indéfini désignerait donc l’individualité de ce qui vient à l’être, tandis
que les prédicats (les καθ’ ὅ), appartenant à l’une des quatre catégories mention-
nées, détermineraient sa nature: ce qui vient à être est un certain individu (τί)
dans la catégorie de la substance (τόδε), de la qualité (ποιόν), etc.
D’après une deuxième ligne interprétative48, il faut en revanche rejeter l’hy-
pothèse qu’on vient de signaler, car la génération conçue comme le processus
qui conduit à un nouvel étant ne peut en aucun cas être orientée vers une entité
46 Afin de garder l’ambiguïté de l’expression grecque γίγνεσθαί τι, j’ai choisi de traduire le
verbe γίγνεσθαί par «venir à être», comme dans l’anglais «come to be». Là où une telle tra-
duction n’était pas possible, j’ai utilisé le verbe «s’engendrer».
47 Cf. M.L. Gill, «Metaphysics H 1–5 on Perceptible Substances», dans C. Rapp (éd.), Meta-
physik Die Substanzbücher (Z/H/Θ), Akademie Verlag, Berlin 1996, p. 209–228.
48 Cf. G.E.L. Owen, «Particular and General», Proceedings of the Aristotelian Society, 79,
1978/79, p. 279–294; M. Burnyeat (éd.), Notes on Book Zeta of Aristotle’s Metaphysics, Oxford
Study Aids in Philosophy, Sub-Faculty of Philosophy, Oxford 1979, p. 53 et sq.; Bostock, Aris-
totle’s Metaphysics, p. 123.
Le quelque chose qui vient à être 181
individuelle. Il faut qu’elle soit tournée vers quelque chose de général, à savoir le
composé universel de matière et forme. Si la substance générée doit s’identifier
avec ce que le τί désigne, ceci ne peut pas indiquer la forme. Ce n’est pas la seule
forme, en effet, qui définit l’être de la substance composée, mais plutôt l’en-
semble de ses caractéristiques matérielles et formelles, c’est-à-dire le composé
universel de la forme et de la matière.
Enfin, selon une troisième ligne interprétative, le pronom indéfini τί désigne-
rait le principe formel de la substance composée. En défendant cette solution
dans leur commentaire49, Frede et Patzig affirment que la génération présentée
en Z7 doit être comprise comme le processus de transformation d’une matière
qui change de forme. La forme, ainsi, serait le principe individuel qui se réalise
dans cette matière, c’est-à-dire «ce que la matière devient» à l’issue du processus
de transformation; la matière en revanche serait «ce qui devient» cette forme.
M. Loux, on l’a vu, parvient à une conclusion semblable50 puisqu’il estime, tout
comme Frede et Patzig, que le sujet de la génération est la matière et que la forme
est ce que cette matière devient. Contrairement aux deux commentateurs, Loux
estime cependant que la forme est une réalité universelle et qu’elle est désignée,
en Met. Z comme en Phys. I, par des expressions, pour ainsi dire, «concrètes»
(«cultivé» et non «culture», «homme» et non «humanité»).
Loux déclare en outre que la génération est exprimée en Z7 de la même fa-
çon et selon le même modèle qu’en Met. Λ3 (1069 b36 et sq.). Dans ce chapitre,
Aristote affirme que le changement (ἡ μεταβολή) relève de trois principes: la
matière qui change (τί), la cause agente (ὑπό τινος) et la forme vers laquelle la
génération est orientée (εἴς τι). Par conséquent, avec Frede et Patzig, il estime
qu’Aristote en Z7 décrit la génération selon le même modèle qu’en Λ3 et qu’il
considère la matière comme sujet du changement51. Or, il est assurément vrai
qu’en Λ3, comme en Phys. I 7, la génération est analysée du point de vue de la
matière qui change et que c’est cette dernière qui est le sujet du devenir, alors
que la forme en est la fin, le τέλος. Pourtant, la génération n’est pas présentée en
Z7 à l’aide des mêmes concepts qu’en Λ3 et la matière n’est pas le sujet auquel
on attribue le changement. La façon dont Aristote exprime le devenir en Λ3 est
plus proche de celle de Phys. I que de celle de Z. Comme on vient de le suggérer,
en Met. Z7 la génération est considérée comme le phénomène de genèse qui
coïncide avec la fin du processus de transformation de la matière préexistante.
Pour tenter de peser les arguments des uns et des autres, il faut remarquer
que les deux premières hypothèses interprétatives partagent la conviction que la
génération est décrite en Z7 dans les termes d’une transformation de la matière
qui acquiert un nouveau prédicat. C’est seulement dans la première hypothèse
Après avoir élucidé la syntaxe de la formule qui exprime la γένεσις, il faut main-
tenant examiner les différents types de génération substantielle afin de montrer
de quelle façon, pour chacun d’eux, Aristote démontre la validité de ses deux
conclusions: la validité du principe de synonymie et la thèse selon laquelle tout
être engendré est un composé unitaire de matière et forme.
Aristote analyse en premier lieu les générations naturelles (1032 a15–25) et il
déclare que sont par nature les générations dont les principes appartiennent tous
au domaine naturel: la matière dont le produit de génération est issu, la cause
agente dont le processus procède, le «quelque chose» que devient ce qui advient.
Ce «quelque chose» (τί), précise Aristote, c’est (un) homme, (une) plante ou
quelque autre chose de celles de ce type «qu’on dit être surtout des substances»
(ἃ δὴ μάλιστα λέγομεν οὐσίας εἶναι)52. On se retrouve à nouveau face à la diffi-
culté qu’on vient d’analyser. Quelle est la réalité qui marque la fin du processus
52 Met. Z7, 1032 a15–19: «Les générations donc sont les unes naturelles, ce sont celles dont
la génération est à partir de la nature: le ce à partir de quoi il y a génération est ce que nous
appelons matière, le par quoi est quelque chose des étants par nature, le quelque chose, c’est un
homme, une plante ou quelque autre chose de celles de ce type que justement nous disons être
surtout des substances».
Le quelque chose qui vient à être 183
génératif, le τί, qu’Aristote appelle dans ces lignes «surtout substance»? S’agit-il
du composé individuel, du composé universel ou de la forme?
En se fondant sur les arguments qu’on vient de présenter, il faut conclure que
le pronom τί désigne les réalités sensibles en tant qu’elles sont des individus ap-
partenant à une certaine catégorie. Ce qui vient à l’être, comme en DGA II 1, est
un quelque chose identifié dans son être par la forme qui oriente la génération.
Les μάλιστα οὐσίαι auxquelles Aristote fait allusion dans ces lignes sont par
conséquent les substances engendrées appartenant à une certaine espèce natu-
relle et identifiées par la forme correspondante. L’adverbe μάλιστα ne fait pas
allusion à une sorte de primauté ontologique des individus de la réalité sensible,
mais plutôt au fait que leur existence est admise par tout le monde. Ainsi faut-il
supposer qu’Aristote définit les substances naturelles comme μάλιστα οὐσίαι
sur la base d’une sorte de consensum gentium53 et qu’il les oppose, en s’exprimant
ainsi, à tous les êtres qui sont substances seulement selon certains philosophes
ainsi qu’à tous les êtres qui, comme les artefacts, ne sont que des substances en
un sens dérivé54. Aux lignes 1032 a22–25 Aristote montre de façon explicite que
ce qui définit le produit de la génération et le «ce selon quoi» (le καθ’ ὅ) une
chose est ce qu’elle est coïncident avec la forme. Ce faisant, il démontre que le
τί, qui marque en même temps la fin de la transformation matérielle et l’advenir
du nouvel étant, est la substance naturelle considérée dans son aspect formel55 et
que le καθ’ ὅ, dans le cas des substances naturelles, est leur cause formelle56. Ce
qui s’engendre a en effet toujours une nature, il est un homme, une plante ou un
individu appartenant à l’une des autres espèces existantes en nature.
Aristote déclare ensuite que, dans les générations naturelles, la cause agente
de la génération doit avoir en commun avec la substance engendrée la même
nature entendue selon la forme (ἡ κατὰ τὸ εἶδος λεγομένη φύσις). Cette forme
est par rapport à la forme de l’être engendré ὁμοειδῆς, c’est-à-dire forme d’une
53 Comme dans le chapitre Z2, Aristote fait ici allusion au fait que tout le monde admet que
les substances sensibles naturelles sont des substances. Cf. Met. Z2, 1028 b8–9.
54 D. Bostock (cf. Bostock, Aristotle’s Metaphysics, p. 123) trouve cette affirmation surpre-
nante, surtout à la lumière des lignes suivantes dans lesquelles c’est la forme qui est appelée
substance première. Il estime pouvoir résoudre cette difficulté en admettant qu’il existe en Z7
une double couche de composition. À l’époque de la première rédaction, Aristote aurait appelé
les substances composées substances par excellence; il aurait ensuite changé d’avis et ajouté
dans le corps du chapitre les affirmations en faveur de la primauté ontologique de la forme.
Les remarques et la conclusion de Bostock sont néanmoins hors de contexte, si l’on admet
qu’Aristote est ici en train d’opposer les substances sensibles naturelles à tous les autres pro-
duits engendrés (les artefacts en l’occurrence) et non pas à leurs formes.
55 Met. Z7, 1032 a22–25: «mais dans l’ensemble ce à partir de quoi est nature et ce selon quoi
est nature (car ce qui vient à être a une nature, comme la plante ou l’animal) et ce par quoi
est une nature entendue selon la forme et de même espèce (mais elle est dans un autre), car
l’homme engendre l’homme».
56 Met. Δ18, 1022 a14.
184 Aristote
57 Met. Z7, 1032 a20–22: «mais tout ce qui vient à être, par nature ou par l’art, a une matière;
chacun d’eux en effet est capable d’être et de ne pas être, ce qui est en chacun sa matière».
58 Cf. Bostock, Aristotle’s Metaphysics, p. 124.
59 Met. H1, 1042 b1–3.
60 Cf. Phys. II, 1, 193 a9–12; Met. Δ4, 1014 b26–35.
Le quelque chose qui vient à être 185
des productions artificielles était hors de propos61. La longue section relative aux
modalités de production de la santé serait tout à fait superflue et ne contribue-
rait aucunement à la réalisation des objectifs du livre. On voudrait au contraire
montrer que non seulement l’analyse des générations artificielles est un passage
nécessaire dans l’argumentation d’Aristote62, mais qu’elle constitue le moment
où le philosophe montre de la façon la plus claire que la forme est le principe
ontologique dont relève l’existence de la génération et de son produit63.
Les générations qu’il faut appeler productions sont les générations dont la
cause agente possède dans son esprit la forme de l’artefact. Par forme, affirme
Aristote, il faut entendre l’essence de chaque chose (τὸ τί ἦν εἶναι ἑκάστου)
et la substance première (πρώτη οὐσία)64. Les commentateurs n’ont pas man-
qué de noter que c’est dans ce passage qu’Aristote, pour la première fois en
Z, définit la forme comme essence et substance première. Il est d’ailleurs assez
stupéfiant qu’Aristote prononce une affirmation aussi capitale dans une paren-
thèse de moindre importance; d’autant plus que, d’après ce que Z1 annonçait, la
recherche de ce qu’est la substance première constituait l’objectif du livre dans
son entier. Les deux thèses énoncées dans ce passage, la première selon laquelle
l’essence des substances sensibles ne comprend que leur forme et la seconde
selon laquelle la forme des substances sensibles est πρώτη οὐσία ne sont pas des
affirmations anodines.
Pour ce qui est de la première affirmation, il faut préciser qu’il n’est pas pos-
sible de résoudre la question concernant la nature de l’essence et de la définition
sans d’abord établir quel est exactement le but visé par Aristote lorsqu’il ana-
lyse en Z ces deux notions. On ne voit pas clairement, en effet, s’il s’interroge
dans les chapitres 4–6 et 10–12 sur la nature de l’essence et de la définition de
la substance sensible65 ou, de façon plus générale, sur la notion d’essence et de
définition, quel que soit l’objet dont il y a essence et définition. Dans le premier
cas, Aristote se demanderait si l’essence et la définition de la substance sensible
coïncident seulement avec la forme de cette dernière ou si elles incluent aussi
le type de matière dont cette dernière est constituée. Dans le second cas, le but
d’Aristote serait de déterminer les notions d’essence et de définition, afin d’éta-
blir de quel type de réalité on a, au sens premier et absolu, essence et définition,
c’est-à-dire s’il s’agit du composé ou plutôt de la forme. Quoi qu’il en soit de la
question en général66, et bien qu’il ne soit pas vraiment possible de séparer la
première question de la seconde, dans notre chapitre il apparaît clairement que
son objectif est de définir l’essence et la définition des substances sensibles.
Concernant l’essence des substances sensibles, la question très débattue chez
les interprètes est de savoir si elle ne comprend que la forme ou si elle inclut
également la matière. On a déjà remarqué que les chapitres Z4–6 qui s’inter-
rogent sur la nature de ce qui est essence ne fournissent pas de réponse explicite
à ce propos. Si, en outre, l’analyse de ces chapitres montre clairement que la
définition n’est que l’aspect épistémologique de l’essence, il est également diffi-
cile d’établir si la définition d’une substance sensible doit mentionner aussi bien
les propriétés formelles que les propriétés matérielles ou exclusivement les pre-
mières. Dans les chapitres Z10–12, où cette question est thématisée, Aristote pa-
raît se prononcer de façon ambivalente. D’une part il affirme que seules les «par-
ties» de la forme sont parties de la définition67, d’autre part, il semble admettre
un type de définition qui mentionne la forme ainsi que la matière. Nombreux
sont d’ailleurs les passages, en dehors des livres centraux de la Métaphysique, où
Aristote envisage un type de définition du composé qui mentionne aussi bien la
forme que la matière68.
Le débat concernant la définition des substances sensibles est pour ainsi dire
«bipartite»: certains interprètes affirment que les substances sensibles, au
moins dans un contexte métaphysique, sont définissables seulement en vertu
de leurs formes, car seule la forme détermine l’essence du composé69; d’autres,
66 Pour une analyse du débat concernant la question relative à l’essence et la définition, voir
F. Amerini, «Aristotle, Averroes and Thomas Aquinas on the Nature of Essence», Documenti
e studi sulla tradizione filosofica medievale, 14, 2003, p. 79–122; Galluzzo et Mariani, Aris-
totle’s Metaphysics, p. 61–89, 135–167.
67 Cf. Met. Z10, 1035 b15–16; Z11, 1036 a26–28, 1036 b3–7.
68 Cf. Phys. II 2, 193 b22–194 a12; DA I 1, 403 a29–b19; Met. E1, 1025 b28–1026 a6.
69 Dans plusieurs de ses travaux, M. Frede a soutenu que la forme est le seul vrai objet de
définition et la seule réalité qui possède une essence avec laquelle elle s’identifie (cf. M. Frede,
Essays in Ancient Philosophy, Oxford University Press, Oxford 1987; Frede et Patzig, Aristote-
les, p. 211–213; M. Frede, «The Definition of Sensible Substances in Met. Z», dans Devereux
et Pellegrin (éds.), Biologie, Logique, p. 113–129). Néanmoins, puisque la substance composée
est dans son aspect essentiel sa forme, elle est également définissable, mais seulement par sa
forme. Il existe effectivement une définition de la substance composée qui fait mention de
sa matière aussi, c’est-à-dire la définition fournie par le physicien. Mais ce n’est pas à cette
définition, d’après Frede, qu’Aristote fait allusion dans la Métaphysique, lorsqu’il parle d’une
définition du composé qui doit faire référence à sa matière. Dans la définition du «philosophe
premier», la matière n’est pas mentionnée directement, mais on y fait allusion seulement de
manière implicite.
Le quelque chose qui vient à être 187
en revanche, estiment que la matière et la forme entrent toutes les deux dans
l’essence du composé et, par conséquent, (qu’il s’agisse d’un contexte métaphy-
sique ou physique) dans sa définition70. Si l’on s’en tient aux seules déclarations
du chapitre Z7, la réponse d’Aristote, au moins en ce qui concerne l’essence des
produits de génération artificielle, est univoque: l’essence de ce qui s’engendre
est son εἶδος «sans matière»71. Aristote affirme, dans les lignes qui suivent, que
dans le λόγος des cercles de bronze, comme dans celui de tous les composés, il
faut faire mention de la matière72; mais il précisera aussitôt que la matière ne
demeure à l’intérieur de la formule définitionnelle qu’en forme adjectivale. On
reviendra sur cette question dans la suite.
En ce qui concerne la seconde affirmation prononcée dans notre passage, se-
lon laquelle la forme est la substance première, la question paraît, au moins
d’un certain point de vue, moins problématique. Les interprètes qui estiment
qu’Aristote n’ jamais désavoué la théorie ontologique des Catégories, trouvent
gênant d’admettre que la forme est πρώτη οὐσία au même titre que les individus
sensibles73. C’est d’ailleurs sur la base d’une constatation semblable que d’autres
ont supposé que la doctrine de la Métaphysique représentait un véritable dépas-
sement de la théorie logique des Catégories. Les nouveaux critères qu’on a men-
tionnés, ceux de l’être τόδε τι et séparé, désigneraient la forme comme principe
primitif de la réalité. Ce ne serait plus l’individu sensible qui serait πρώτη οὐσία,
mais plutôt sa forme substantielle.
Sur la base de la simple affirmation des lignes 1032 b1–2, nous ne pouvons
pas, encore une fois, trancher en faveur de l’une ou de l’autre hypothèse inter-
prétative, car Aristote se borne ici à affirmer l’identification de la forme avec la
substance première sans la justifier. Sans doute faut-il supposer que, d’après lui,
la justification était donnée par l’analyse des générations substantielles: l’étude
70 Ceux qui affirment que la seule définition du composé est celle qui mentionne aussi bien la
forme que la matière (cf. Gill, «Metaphysics H 1–5»; D. Morrison, «Some Remarks on De-
finition in Metaphysics Z», dans Devereux et Pellegrin (éds.), Biologie, Logique, p. 131–144;
Loux, Form, Species) refusent l’idée qu’Aristote distingue une définition physique d’une défi-
nition métaphysique du composé. La seule définition du composé est la définition «physique»
et la seule définition métaphysique est la définition de la forme. En ce sens, le λόγος de la
substance sensible n’est pas une définition au sens strict, car c’est un discours complexe consti-
tué de deux parties hétérogènes. La définition de la forme, en revanche, est un «discours»
unitaire, car la forme est la seule réalité vraiment simple.
71 Met. Z7, 1032 b11–14.
72 Met. Z7, 1033 a5.
73 L’interprétation de Thomas d’Aquin est différente, qui affirme dans son commentaire
(cf. Thomas d’Aquin, Ιn duodecim libros Metaphysicorum Aristotelis expositio, cura et studio
M.-R. Cathala-Spiazzi, Marietti, Torino-Roma, 1950, Lib. 7, lec. 6, n. 1404) que la forme à la-
quelle Aristote attribue dans ce passage le titre de substance première est seulement la forme
dans la «mens» de l’artiste. La forme sans matière serait substantia prima non pas absolute
loquendo, mais seulement par rapport à la forme du produit. Car la forme pensée par l’artiste
serait première en tant qu’elle précède chronologiquement la forme du produit.
188 Aristote
de la γένεσις montre que la forme est substance première parce qu’elle est un
principe inengendré et donc absolument simple. C’est d’ailleurs en analysant
les générations artificielles qu’on parvient de façon claire à la conclusion que
l’essence et la substance première du produit engendré coïncident avec la forme
sans matière qui se trouve dans l’âme de l’agent:
«C’est pourquoi, d’une certaine façon, il se trouve que la santé vient à être
de la santé, et la maison, d’une maison, de celle qui est sans matière, celle
qui possède une matière; en effet, la médecine et l’art de construire sont la
forme de la santé et de la maison, et j’entends par substance sans matière,
l’essence»74.
L’examen des générations artificielles explique en outre de façon plus claire les
deux conclusions que l’analyse des générations naturelles avait déjà permis de
tirer: 1) il existe une essence unique commune à la forme et à la privation du pro-
duit de la génération; 2) la génération conduit à l’advenir d’un être dont la ma-
tière préexistante reste comme propriété. Aristote affirme aux lignes 1032 b2–6
que des contraires il n’y a qu’une seule forme, comme la santé est en même
temps forme et substance du sain et du malade75. Le médecin, explique-t-il, pro-
duit la maladie dans la mesure où il ne produit pas la santé, car la maladie n’est,
en réalité, que l’absence de maladie. La privation, en d’autres termes, n’a pas un
être autonome par rapport à la forme positive, et le processus qui y conduit n’est
pas une génération au sens strict. Le fait qu’Aristote décrive la production de la
maladie comme une génération manquée de la santé démontre ici, comme dans
le DGC, que la seule véritable génération absolue est le processus qui est orienté
vers le positif et ce qui est davantage déterminé. La production de la maladie ne
peut être appelée génération absolue de la maladie, elle sera plutôt la corruption
absolue de la santé. Le cas des générations artificielles nous permet donc de
comprendre que la forme positive est le seul principe qui oriente la génération
et définit l’être de son produit. La génération n’est pas un processus réversible
et indifférencié du contraire négatif au contraire positif, mais seulement la voie
qui mène à la forme76.
L’analyse des modalités de la production artificielle nous explique enfin que
l’advenir d’un nouveau produit est conditionné par la préexistence de quelque
chose qui sert de matière et qui va devenir partie constitutive du produit. Dans
77 Met. Z7, 1032 b6–9: «Le sain se produit quand on a raisonné ainsi: puisque la santé est
ceci, il est nécessaire, si ceci est sain, que ceci existe d’abord, par exemple l’équilibre, mais si
ceci <est l’équilibre il est nécessaire que cela existe d’abord>, la chaleur. Et c’est ainsi qu’on
continue de penser, jusqu’a être conduit à la dernière chose qu’on peut soi-même produire».
78 Cf. Judson, «Formlessness and the Priority»; Ferejohn, «The Definition of Generated».
79 On verra que d’après Averroès le principe de synonymie est en un certain sens respecté
aussi par les générations spontanées.
80 Met. Z7, 1032 b21–26: «Donc ce qui produit et ce d’où commence le mouvement de guéri-
son, c’est, lorsqu’il procède de l’art, la forme dans l’âme, mais s’il procède du hasard, cela est
ce d’où procède ce qui est dans chaque cas au principe de la production pour celui qui procède
190 Aristote
leur dans le corps de l’infirme; cette chaleur, on vient de le voir, est considérée
comme la cause matérielle de la santé dans la mesure où elle est l’élément défail-
lant qui rétablit l’équilibre des humeurs corporelles. Lorsque l’infirme frictionne
la partie malade, il produit toujours de la chaleur et il reconstitue l’équilibre des
humeurs qui font la santé, mais puisqu’il le fait de façon involontaire, la produc-
tion de la santé doit être définie comme accidentelle.
Dans les lignes qui suivent (1032 b21–30), Aristote poursuit son explication
en déclarant, semble-t-il, que le dernier des termes de la chaîne causale, que ce
soit la chaleur ou n’importe quel autre terme, constitue à la fois la matière de la
substance produite et, d’une certaine manière, la cause efficiente du processus81.
Aristote semble en effet affirmer que, dans les générations spontanées, la chaleur
(ou ce que la chaleur produit) non seulement demeure comme partie constitu-
tive de la santé, mais qu’elle joue le rôle de cause efficiente. Aussi semble-t-il
conclure son explication en assignant le même rôle aux pierres de la maison82.
Si cette interprétation est correcte, Aristote montrerait que dans les générations
spontanées aussi le principe de synonymie est, dans une certaine mesure, res-
pecté. Car, si la chaleur (ou la chose qu’elle produit) est en même temps agent
et partie de la santé, on peut admettre, comme le principe de synonymie le re-
quiert, que le produit et l’agent possèdent une même forme, même si celle-ci ne
sera qu’une propriété du produit engendré. Malheureusement le passage des
lignes 1032 b28–29 est sans doute irrémédiablement corrompu. H. Bonitz83, dans
son commentaire, déclare que les lignes b28–29 sont extrêmement obscures et il
explique que le texte transmis par E et J
de l’art, comme justement, dans le cas de la guérison, le principe procède sans doute du fait de
réchauffer (mais on le produit par la friction)».
81 Met. Z7, 1032 b26–28: «[…] par conséquent la chaleur qui est dans le corps est ou bien une
partie de la santé, ou bien quelque chose qui est une partie de la santé fait suite à la chaleur,
<ou immédiatement> ou à travers plus de choses».
82 Comme Ross le remarque, le fait de mettre sur un même plan le rôle que la chaleur a dans
le processus de réalisation de la santé et le rôle des pierres dans la construction de la maison est
inadmissible. Même en admettant que la chaleur puisse à la fois être une partie de la santé et
la cause agente qui déclenche la génération de la santé, il est tout à fait impossible d’imaginer
que les pierres puissent avoir le rôle de cause agente dans la construction d’une maison. C’est
pourquoi il faut supposer que le texte est à cet endroit lacunaire.
83 Cf. H. Bonitz, Commentarius in Aristotelis Metaphysicam, Olms, Hildesheim-Zürich-New
York, 1992 (reprod. en fac-sim. de l’éd. de Bonn 1849), p. 322–323.
Le quelque chose qui vient à être 191
Si l’on suit ce texte, Aristote serait en train de dire simplement que la chaleur est
le dernier terme dans la chaîne des causes agentes qui conduisent à la santé: la
chaleur serait donc «ce qui produit la partie de la santé». Dans son commentaire
néanmoins, Ross fait état de certaines perplexités à propos du texte d’Ab. Il note
que ce texte ne fait que répéter ce qu’Aristote a affirmé dans les lignes précé-
dentes, c’est-à-dire que la chaleur, dans la production de la santé, est la dernière
des causes efficientes84. Ainsi, après avoir évalué certaines autres leçons égale-
ment douteuses, Ross déclare qu’en dépit des exemples mal choisis et de l’état
du texte transmis, ce qu’Aristote essaie de démontrer est que la chaleur est en
même temps cause matérielle et cause efficiente. Le commentateur propose ainsi
la traduction suivante: «and this, viz. that which produces the part of health, is
the limiting-point»85. Aristote affirmerait, donc, que la dernière cause efficiente,
en tant qu’elle est cause productrice de la partie de la santé, est en elle-même une
partie constitutive de la santé.
La traduction arabe de la Métaphysique paraît transmettre un texte différent,
qui semble néanmoins exprimer la même idée que celle envisagée par Ross. Si
l’on fait la rétroversion de l’arabe au grec, le texte qui en résulte semblerait être
le suivant:
τοῦτο δ’ἔσχατον τὸ ποιοῦν καὶ αὐτὸ οὕτως μέρος ἐστὶ τῆς ὑγιείας
Le texte traduit par le traducteur arabe semble donc assez proche de celui qui
nous est transmis par les manuscrits E et J. Mais il semble transmettre αὐτὸ
οὕτως au lieu de τὸ οὕτως, ce qui rendrait le propos d’Aristote beaucoup plus
clair. Le texte de la traduction arabe devrait par conséquent se traduire de la fa-
çon suivante: «ce dernier terme <est> l’agent et cela est ainsi partie de la santé».
Le sens du texte resterait donc celui suggéré par Ross86: la chaleur ou ce qui
est produit par cette dernière est en même temps cause efficiente et partie de
84 Dans leur commentaire, Frede et Patzig reprennent systématiquement toutes les interpré-
tations possibles du texte transmis par le manuscrit de Florence, pour conclure qu’il faut le re-
jeter pour plusieurs raisons et notamment parce que le texte ne fait que répéter ce qu’Aristote
a déjà expliqué dans les lignes précédentes (cf. Frede et Patzig, Aristoteles, p. 129–121).
85 J. Barnes (éd.), The Complete Works of Aristotle, the Revised Oxford Translation, 2 vol.,
Princeton University Press, Princeton 1984, vol. II, p. 1630–1631.
86 Ross affirme ainsi que la chaleur dans le corps, ou plus précisément le corps réchauffé, se-
rait à la fois une cause matérielle et efficiente: «It <i.e. a body with heat> is thus both a mate-
rial and an efficient cause» (cf. Ross (éd.), Aristotle’s Metaphysics, p. 184).
192 Aristote
la santé87. Ce qu’Aristote dirait, donc, c’est que dans une génération où il n’y
a pas de cause agente volontaire, la vraie cause efficiente ne peut être que le
dernier élément physique qui entraîne l’advenir du nouvel étant et qui entre en-
suite dans sa constitution. Dans le cas de la santé retrouvée accidentellement, ce
dernier élément est la chaleur qui est, en effet, en elle-même partie constitutive
de la santé. L’adverbe οὕτως préciserait ainsi que le dernier terme de la chaîne
causale, dans les générations spontanées, est en ce sens particulier une partie du
produit engendré, c’est-à-dire partie et cause agente de la santé.
Bien que la traduction arabe semble transmettre un texte tout à fait accep-
table, on ne saura se résoudre à le considérer comme la leçon à adopter. Ce qu’on
voudrait plutôt suggérer, c’est qu’en dépit des différentes variantes possibles et
du mauvais état du texte que les témoins en notre possession nous ont transmis,
le propos d’Aristote paraît clair. Si l’on admet que dans les générations ἀπὸ
ταὐτομάτου l’élément qui entre comme partie constitutive dans le nouvel étant
est aussi sa cause agente, il en résulte que dans ce type de génération, comme
dans les générations naturelles et artificielles, le principe de synonymie est dans
une certaine mesure respecté, car, dans les générations spontanées aussi, la
cause agente et le produit ont une certaine forme en commun. C’est à une expli-
cation plus détaillée de cette question et à la démonstration de la thèse énoncée
qu’Aristote consacrera le dernier des trois chapitres sur la génération, Z9.
Après avoir analysé les trois types possibles de génération substantielle, Aristote
tire les conclusions de son examen et confirme que la matière et la forme pré-
existent nécessairement à la substance engendrée dont elles sont les principes.
Une analyse de leur «formule» (λόγος) confirme que les deux principes n’ont
pas à l’intérieur du composé le même statut. Aristote affirme que la matière qui
préexiste à la substance engendrée, en étant aussi un principe constitutif de la
substance engendrée, fait autant partie de la chose que de sa formule (λόγος). Le
bronze, pour reprendre l’exemple d’Aristote, est aussi bien partie des cercles de
bronze que de leur λόγος. Mais qu’est-ce à dire? Les commentateurs proposent,
pour cette affirmation, des interprétations différentes.
87 Dans leur commentaire, Frede et Patzig semblent parvenir à une conclusion semblable
et ils proposent de corriger le texte de E et J de la manière suivante: τοῦτο δ’ἔσχατον καὶ τὸ
ποιοῦν οὕτως μέρος ἐστὶ τῆς ὑγιείας (cf. Frede et Patzig, Aristoteles, p. 83). Ils traduisent
ainsi leur texte comme suit: «Dieses letzte wirksame Glied der Reihe ist auch selbst in diesem
Sinne schon Teil der Gesundheit». Le texte proposé par les deux commentateurs est pourtant,
de leur propre avis, assez loin de ce qui devait être le texte d’Aristote. Ils estiment néanmoins
que leur leçon, même si elle n’est pas authentique, restitue parfaitement le sens du propos
d’Aristote.
Le quelque chose qui vient à être 193
Frede et Patzig dans notre analyse à Z7, 1032 a15–b31. Leur hypothèse concer-
nant la définition de la forme se révèle assez plausible. Toutefois, Aristote n’est
pas ici en train d’évoquer ce type de définition, mais plutôt, comme on l’a sug-
géré, la définition qui est propre au physicien.
Lorsqu’on définit une substance sensible d’un point de vue physique, on
mentionne la matière comme propriété de la substance. L’exemple du cercle de
bronze nous permet de comprendre la différence entre le rôle joué par la matière
et celui joué par la forme. Contrairement au cas du cercle de bronze, dans la dé-
finition d’une substance sensible, la matière ne pourra à aucun titre être quelque
chose d’autonome, quelque chose d’autre qu’une propriété de la substance dont
elle est matière. Comme on l’a indiqué dans les chapitres qui précèdent, la ma-
tière n’est pas autre chose que les qualités élémentaires dont tout être sublu-
naire se compose. C’est exactement afin de démontrer cette doctrine qu’Aristote
conclut le chapitre 7 par une discussion sur la présence de la matière dans le nom
des substances engendrées. Loin d’être une simple considération linguistique,
le passage est en réalité une confirmation ultérieure du fait que la matière ne
constitue pas à l’intérieur du composé une réalité ontologiquement autonome
par rapport à la forme qui l’organise.
La section qui marque la conclusion de Z7 a été considérée par la plupart
des commentateurs comme une note marginale dans laquelle Aristote n’ajou-
terait que des considérations linguistiques aux analyses ontologiques du cha-
pitre. Ross, par exemple, qui juge le passage presque insignifiant, estime que les
conclusions d’Aristote reposent sur des considérations purement linguistiques92.
Le Stagirite se bornerait à faire des précisions linguistiques sur le lexique utilisé
pour exprimer le devenir. Il expliquerait que, bien que dans la langue parlée la
matière soit désignée comme terme ex quo du devenir, une telle pratique lin-
guistique est philosophiquement incorrecte. Ce n’est que la privation qui peut
jouer ce rôle, car le «ce à partir de quoi» ce qui s’engendre procède doit dispa-
raître et ne pas demeurer. D’un point de vue ontologique, on ne devrait utiliser
l’expression ἔκ τινος que pour désigner la privation de la forme qui survient à
la fin de la transformation. Par cette expression, en effet, on exprime seulement
l’éloignement du contraire négatif et de ce qui ne demeure pas. La matière en
revanche demeure et elle ne peut être, strictement parlant, ce dont la substance
engendrée procède. Le fait que dans le langage ordinaire les locuteurs l’utilisent
comme terme ex quo relève d’une carence de la langue parlée qui ne possède pas
les termes pour indiquer les privations de certaines formes.
Ce même argument expliquerait également la raison pour laquelle la matière
est présente dans le nom de la substance engendrée sous forme de paronyme.
92 Cf. Ross (éd.), Aristotle’s Metaphysics, p. 186: «Aristotle passes from the implication of the
previous existence of something […], to mention, rather irrelevantly, his favourite linguistic
point about the use of such words as λίθινος».
Le quelque chose qui vient à être 195
Lorsque la matière est employée comme terme ex quo, les locuteurs lui attri-
buent les caractéristiques propres de la privation. C’est pourquoi elle ne reste
pas comme sujet du devenir. Mais, étant donné que la matière ne se dissout pas
comme la privation, elle doit être mentionnée dans le nom de la nouvelle subs-
tance au moins sous forme d’adjectif. La matière, par conséquent, est considérée
comme terme ex quo de la génération, parce que c’est ainsi que les locuteurs font
face à un défaut purement accidentel de la langue parlée. Il n’y a pas de raison
d’ordre ontologique qui détermine ce phénomène linguistique93.
Contre cette interprétation, jouent pourtant tous les passages, pris en considé-
ration tout au long de notre analyse, dans lesquels Aristote envisage une plura-
lité de sens de l’expression γίγνεσθαι ἔκ τινος. Comme Aristote l’a fait en Phys.
I 7 à propos du verbe γίγνεσθαι, on peut affirmer que cette expression se dit en
plusieurs sens, πολλαχῶς λέγεται. En effet, elle désigne, en un sens, ce qui pré-
cède et disparaît complètement à la fin du changement et, en un autre sens, ce
qui précède et change, tout en demeurant seulement comme partie du tout. Dans
ce même cadre on pourrait conclure que les deux sens de l’expression γίγνεσθαι
ἔκ τινος ne sont ni homonymes ni reliés entre eux par hasard, mais qu’ils le sont,
plutôt, en référence à une chose une, selon la relation qu’Aristote appelle πρὸς
ἕν. Le sens dans lequel la matière est désignée comme terme ex quo procède
d’une certaine façon du sens qui désigne la privation, car dans le premier sens
aussi ce dont le changement procède doit changer et ne pas demeurer.
Si Aristote était en train d’examiner ici un pur fait linguistique, on serait en
outre obligé d’admettre que les lignes finales de Z7 sont en nette contradiction
avec Met. Θ7, 1049 a36–b3, où Aristote déclare de façon explicite que la matière,
comme les accidents, est désignée par un terme paronyme, puisqu’elle a, comme
les accidents, une nature indéterminée. Contrairement donc à l’hypothèse men-
tionnée j’estime qu’Aristote analyse dans ce paragraphe le langage ordinaire
dans le seul but de montrer que ceci reflète la structure ontologique du réel.
Le fait que les locuteurs soient naturellement portés à désigner la matière
comme terme ex quo d’une génération substantielle ne relève pas d’une pure
coïncidence, mais de la structure ontologique du sensible. La matière est quelque
chose qui préexiste, mais qui, une fois intégrée dans le nouvel étant engendré,
n’a plus aucune autonomie ontologique, étant régie dans son être par la nouvelle
93 Dans sa monographie sur Met. Z, M.L. Gill défend précisément cette lecture. Conformé-
ment à sa ligne interprétative générale, elle estime que le but du passage final de Z7 est de
montrer la nature non unitaire de la substance composée. L’interprète précise néanmoins que
la position présentée dans ces lignes, et plus globalement dans le livre Z, ne correspond pas à
la doctrine définitive d’Aristote. Le livre Z n’est en réalité qu’un passage dialectique dans la
recherche sur ce qu’est substance. C’est en effet dans les livres successifs et avec l’introduction
des notions d’acte et puissance, qu’il expliquera que la matière et la forme constituent un tout
unitaire, du fait que la matière n’est que substance en puissance. Cf. Gill, Aristotle on Subs-
tance, p. 122 et sq.
196 Aristote
forme qui survient. En tant qu’elle est ce qui reçoit la privation, la matière est
détruite; en tant qu’elle est ce qui est en puissance la forme qu’elle va obtenir,
elle demeure. C’est cet aspect de la matière qu’Aristote entend montrer en affir-
mant qu’elle ne peut être désignée que comme propriété du nouvel étant et non
comme sujet propre de la génération. C’est d’ailleurs seulement de cette façon
que le langage peut exprimer la structure unitaire de la substance individuelle
sensible. La substance composée n’est pas la somme d’un substrat matériel et
d’une forme, mais une forme réalisée dans une matière qui a, à l’intérieur de la
substance, le rôle de constituant.
Dans le dernier paragraphe du chapitre 7 Aristote a donc expliqué que la
matière ne peut être indiquée dans le nom de la substance engendrée que sous
forme de paronyme. On a suggéré que le but de cet examen du langage ordinaire
était de démontrer que la substance engendrée, bien qu’elle soit le produit d’une
composition, n’est pas un composé accidentel d’un substrat ontologiquement
autonome et d’une forme substantielle. Ce qui est l’un des objectifs du chapitre
7 dans son entier. En analysant les différents types de génération substantielle,
Aristote vise à prouver que le produit d’une génération absolue doit toujours être
un composé d’une matière et d’une forme préexistantes à la structure unitaire. Si
l’on veut sauvegarder l’unité de la substance individuelle, il faut admettre que la
génération qui conduit à elle ne peut être décrite comme la transformation d’un
substrat qui demeure identique à lui-même, mais comme la constitution d’un
nouveau tout unitaire.
La forme est ainsi le principe qui ordonne et oriente la transformation de la
matière et qui identifie en même temps la nouvelle substance engendrée. Elle
est, en effet, le principe qui se trouve toujours dans l’agent de la génération soit
comme essence de ce dernier, soit comme principe formel présent dans l’intellect
de l’artiste. En démontrant cela, Aristote n’a pas encore prouvé que la forme est
quelque chose d’ontologiquement simple, il a simplement montré que la forme
est toujours préexistante. On pourrait de fait encore objecter que, bien qu’elle
préexiste dans l’agent, elle peut être sujet à une sorte de génération et qu’elle est
elle aussi, pour cette raison, composée. C’est pourquoi, dans le chapitre suivant,
Aristote s’efforce d’écarter cette objection possible pour parvenir à ce qu’on a
considéré comme le second objectif de son analyse: la démonstration de la sim-
plicité de la forme.
Le quelque chose qui vient à être 197
95 Met. Z8, 1033 a24–31: «Puisque ce qui vient à être vient à être en vertu de quelque chose
(et cela je l’appelle le principe d’où part la génération) et à partir de quelque chose (admettons
que ce soit non la privation, mais la matière, car la façon dont nous entendons cela <i.e. l’expres-
sion γίγνεσθαι ἔκ τινος> a été déjà définie) et vient à être quelque chose (cela, c’est une sphère,
ou un cercle ou une autre chose quelle qu’elle soit), de même qu’on ne produit pas le substrat, à
savoir le bronze, on ne produit pas non plus la sphère, sinon par accident, parce que la sphère de
bronze est une sphère et que c’est celle-là qu’on produit <i.e. la sphère de bronze>».
96 Il est difficile de savoir à quel passage renvoie Aristote, lorsqu’il affirme qu’il a «déjà»
(ἤδη) expliqué de quelle façon il faut entendre l’expression ἔκ τινος. Il ne s’agit pas, comme
Frede et Patzig le prétendent, d’un renvoi exclusif à la partie finale de Z7. Car dès le début,
Aristote désigne la matière de la génération comme le terme ex quo. On peut par conséquent
estimer que l’ἤδη de la ligne a26 se réfère soit aux premières lignes de Z7, où Aristote présente
la formule exprimant la génération, soit au chapitre 7 dans son entier.
Le quelque chose qui vient à être 199
97 Met. Z8, 1033 a31–1033 b5: «En effet, produire un “ceci” c’est produire à partir d’un subs-
trat en général cela (τόδε). Je veux dire que rendre rond le bronze, ce n’est produire ni le cercle
ni la sphère mais quelque chose d’autre, c’est-à-dire cette forme dans une autre chose; si en
effet il y a production, on produira à partir de quelque autre chose – cela, en effet, a été posé
plus haut; on produit par exemple la sphère de bronze, et cela de cette façon: à partir de ceci,
qui est <du> bronze, on produit cela, qui est sphère. Si donc on produit cela aussi, il est évident
qu’on le produira de la même façon et les générations iront à l’infini».
98 En défendant cette lecture dans les notes de son édition, Ross explique que l’expression
ὅλως ὑποκειμένου désigne le substrat dans le sens absolu du terme («in the full sense of the
word») et, en renvoyant à Z3, 1029 a2–3, il affirme que le sens absolu de ὑποκείμενον est celui
qui inclut la matière et la forme.
99 Ross estime que l’argument des lignes 1033 a31–1033 b5 démontre la non-générabilité
aussi bien de la forme que de la matière et, pour cette raison, il considère la phrase comprise
entre les lignes a32 et b3 comme une remarque entre parenthèses. Sans la parenthèse, en effet,
Ross serait obligé de rapporter le τοῦτο de la ligne b3 à ce qui précède immédiatement, c’est-
à-dire la forme, et d’admettre que la régression vaut exclusivement pour cette dernière.
200 Aristote
101 Met. Z8, 1033 b5–10: «Il est donc clair que la forme (ou quelle que soit la manière dont il
faut appeler la configuration dans le sensible) ne vient pas à être et que d’elle il n’y a pas gé-
nération, et de même pour l’essence (en effet, elle est ce qui vient à être dans une autre chose,
soit par l’art, soit par la nature, soit par une puissance). Mais qu’il y ait une sphère de bronze,
<c’est cela qu’>on produit: car on la produit à partir du bronze et de la sphère; on réalise en
fait la forme dans ceci, et c’est cela une sphère de bronze».
102 En suivant la plupart des exégètes, sauf Jaeger, on retient la leçon de E et J, en gardant soit
l’οὐδέ de la ligne 5, soit l’οὐ de la ligne 6. En effet, la phrase, dans son entier, n’est compréhen-
sible que si l’on garde la structure de la double opposition. Les deux négations externes (οὐδέ
en b5 et en b7) sont en correspondance réciproque, ainsi que les deux internes (οὐ et οὐδέ en
b6). La structure de la phrase est donc la suivante: la forme et le τί ἦν εἶναι ne sont pas en-
gendrés, et d’eux, il n’y a pas non plus de génération. On ne peut donc supprimer l’une de ces
négations, sans altérer la structure et le sens général de la phrase.
103 Cf. Met. Z15, 1039 b23–26; H3, 1043 b14–16; H5, 1044 b21–22; Λ3, 1070 a15–17.
104 On verra qu’Averroès envisage ce type de génération pour les formes substantielles.
202 Aristote
Aristote est donc en train de nier aux formes toute génération qui implique
une composition, qu’elle soit désignée avec le terme γένεσις ou bien avec le
verbe γίγνεσθαι. On ne produit pas la forme; ce qu’on produit, c’est le fait
qu’une forme soit instanciée dans un sujet ou, pour reprendre les mots d’Aris-
tote, le fait qu’il y ait une sphère de bronze (τὸ δὲ χαλκῆν σφαῖραν εἶναι)105. On
produit donc une sphère de bronze à partir du bronze et de la sphère (ποιεῖ γὰρ
ἐκ χαλκοῦ καὶ σφαίρας)106.
Dans les lignes suivantes, Aristote propose un argument supplémentaire du
fait que la forme n’est pas engendrée, une sorte de démonstration par l’absurde
fondée sur une comparaison entre la sphère sensible et la figure géométrique
de la sphère107. Le raisonnement paraît être le suivant: tout ce qui est engendré
est analysable en un aspect formel et un aspect matériel; si l’on repère dans la
forme de sphère deux éléments qui puissent jouer le rôle de matière et de forme,
quelqu’un pourrait objecter que la forme de la sphère est en ce sens composée
et donc sujette à génération. On pourrait ainsi attribuer à la forme de la sphère
ou, plus précisément, à l’être en général de la sphère, les propriétés de la sphère
de bronze, c’est-à-dire le fait d’être composé d’une matière et d’une forme108. La
105 L’expression τὸ δὲ χαλκῆν σφαῖραν εἶναι pourrait être interprétée à la lumière de la dis-
tinction entre un «état des choses» et l’objet concret correspondant. Mais, comme Frede et
Patzig l’expliquent, cette distinction ne sera développée que par les stoïciens. Il faut donc sup-
poser que l’expression désigne l’objet concret correspondant, c’est-à-dire la sphère de bronze
elle-même.
106 L’expression ποιεῖ ἐκ σφαίρας est assez étrange. On a déjà expliqué en quel sens on peut
utiliser l’expression γίγνεσθαι ἔκ τινος pour la matière constitutive: la matière est le terme ex
quo d’une génération absolue, car elle est quelque chose qui, en même temps, précède la subs-
tance générée et persiste comme son principe constitutif. Il est impossible d’utiliser la même
expression pour désigner de manière équivalente le principe formel. La forme en effet n’est
pas, strictu sensu, un constituant de la substance composée. On peut néanmoins signaler qu’on
trouve d’autres passages dans le corpus dans lesquels Aristote s’exprime d’une façon équiva-
lente (cf. Phys. I 7, 190 b20). On peut ainsi admettre que c’est en un sens large de l’expression
que la forme et la matière sont désignées comme «ce à partir de quoi» le produit engendré
procède. Elles sont ce dont la substance procède car elles sont, toutes les deux, principes de la
génération et de l’être de la substance composée.
107 Met. Z8, 1033 b11–16: «Mais s’il y a génération de l’essence de la sphère en général,
quelque chose sera à partir de quelque chose, car il faudra toujours que ce qui vient à l’être
soit divisible, et qu’une partie soit ceci et une autre partie cela, je veux dire qu’une partie soit
matière et une autre partie forme. Si donc la sphère est la figure dont tous les points sont à
distance égale du centre, alors une partie de celle-ci sera ce où se réalisera ce qu’on produit,
l’autre partie sera ce qu’on produit dans cela, et enfin le tout sera ce qui est venu à l’être,
comme dans le cas de la sphère de bronze».
108 Dans cette lecture, l’οἷον de la ligne 16 n’introduit pas, comme le voudraient le ps. Alexandre
(Cf. Ps. Alexandre, In Met. 495, 33–496, 6.) et Schwegler (cf. A. Schwegler, Aristoteles, Die
Metaphysik, Grundtext, Übersetzung und Kommentar, 4 vol., Minerva, Frankfurt 1960 (réimpr.
de l’éd. Fues, Tübingen 1847), vol. IV, p. 82–83.), un exemple d’une thèse générale (comme si
les lignes 14–15 étaient encore une description de la génération d’un concret); οἷον introduit
Le quelque chose qui vient à être 203
plutôt, comme Bonitz le suggère une comparaison entre le cas de la sphère et le cas de la sphère
de bronze (Cf. Bonitz, Commentarius, p. 326; Ross (éd.), Aristotle’s Metaphysics, p. 188.).
109 Met. Z8, 1033 b16–19: «Il est donc évident, sur la base de ce qui a été dit, que ce qu’on ap-
pelle forme et substance ne vient pas à être, mais que c’est le composé, qui reçoit son nom de
la forme, qui vient à être, et qu’en outre il y a de la matière dans tout être engendré et qu’une
partie est ceci et une autre partie cela».
110 Met. Z8, 1033 b19–21.
204 Aristote
«Mais un “ceci” ne serait jamais venu à être, s’il en était ainsi <i.e. si la forme
était comme cela>. En réalité cela <i.e. la forme> signifie “le tel” et elle n’est
pas un “ceci” et quelque chose de déterminé; mais on produit et on engendre
“un tel” à partir de ceci, de sorte que, alors qu’il <i.e. ce qui vient à être> a été
engendré, il soit un “tel ceci”»111..
parés des formes instanciées dans les individus. Le principe qui fait qu’une subs-
tance sensible est un τόδε τι, est lui-même un τόδε τι, même si, d’un point de vue
épistémologique, la notion qui l’exprime est toujours un terme universel.
En définitive, le choix entre une interprétation ou l’autre semble relever du
statut ontologique qu’on attribue à la forme aristotélicienne. La première in-
terprétation coïncide avec l’interprétation, pour ainsi dire, «orthodoxe», selon
laquelle la forme aristotélicienne est une propriété, même si elle est d’un genre
particulier. Car elle est la propriété qui constitue l’être de la substance composée.
Selon cette hypothèse, Aristote critiquerait les Platoniciens pour avoir considéré
la forme comme un principe individuel; la forme est en revanche quelque chose
d’universel, un principe commun à tous les individus d’une certaine espèce. De
ce point de vue, la substance composée est un τόδε τοιόνδε, puisque la forme
est prédiquée de la matière subsistante comme une propriété d’un sujet. Pour
cette raison, dans l’expression τόδε τοιόνδε, le sujet de prédication, à savoir le
τόδε, n’est pas le composé, mais la matière, tandis que le τοιόνδε est la forme
prédiquée d’elle.
La deuxième interprétation, en revanche, coïncide avec la théorie des formes
individuelles, ou plus précisément avec la théorie des formes individuelles dé-
fendue par M. Frede. D’après cette théorie, Aristote accuserait les Platoniciens
d’avoir considéré une abstraction faite à partir des individus sensibles comme
un principe individuel, déterminé et séparé. La forme platonicienne n’est qu’un
τοιόνδε, c’est-à-dire un prédicat linguistique qui désigne les caractères propres
à une pluralité d’individus et non, comme ils le croient, un τόδε τι καθ’ αὑτό.
Aristote, en définitive, serait en train d’adresser à la théorie platonicienne une
critique équivalente à celle présentée en Z13 où il affirme que le καθόλου n’est
pas une substance, mais un τοιόνδε/ποιόν. D’après cette interprétation, la subs-
tance sensible est un τόδε τοιόνδε car elle est un individu appartenant à une cer-
taine espèce et, puisque le processus d’abstraction qui nous conduit au concept
universel est opéré sur l’individu déjà constitué, le τόδε dont on prédique le
τοιόνδε est cet individu lui-même.
On pourrait, pourtant, se demander si les deux interprétations présentées
constituent véritablement la seule alternative possible et si le terme τοιόνδε dé-
signe nécessairement ce qui est universel. En effet, il nous semble possible d’en-
visager une troisième hypothèse selon laquelle la forme aristotélicienne, bien
qu’elle ne soit pas un principe universel, est désignée par le terme τοιόνδε114.
La forme, qu’elle soit individuelle ou universelle, peut être considérée, en tant
qu’elle est instanciée dans le sensible, comme la configuration qui fait d’une cer-
taine matière une substance d’une certaine espèce. En d’autres termes, l’expres-
114 Pour une présentation plus ample de cette hypothèse, voir C. Cerami, «Le statut de la
forme substantielle et de l’universel comme τοιόνδε», Documenti e Studi sulla Tradizione Filo-
sofica Medievale, 18, 2007, p. 37–49.
206 Aristote
sion τόδε τοιόνδε désignerait la substance sensible en tant qu’elle est soumise
à la génération, c’est-à-dire, comme composé unitaire d’une matière organisée
d’une certaine façon. Il faut pourtant préciser que, en faisant usage de cette ex-
pression, la matière dont la forme est τοιόνδε ne doit pas être considérée comme
un principe autonome par rapport à la forme. Concevoir la matière comme un
sujet de prédication autonome reviendrait à mettre sur un même plan la subs-
tance sensible et les composés accidentels. Le pronom τόδε dont la forme est
τοιόνδε n’est que la substance sensible elle-même considérée du point de vue de
sa matière, c’est-à-dire κατὰ τὴν ὕλην. Si l’on interprète la formule aristotéli-
cienne de cette façon, on n’est pas contraint d’admettre que la forme est quelque
chose d’essentiellement universel. Si la forme est un τοιόνδε, c’est parce qu’elle
est considérée en tant qu’aspect formel d’une substance sensible et rien ne nous
empêche de dire, par ailleurs, qu’elle est en elle-même un principe déterminé et
un τόδε τι. Certes, la forme n’est pas quelque chose de déterminé comme l’est la
substance sensible. On pourrait gloser qu’elle est un τόδε τι en tant qu’elle est
ἄτομον, comme le confirme la fin de notre texte, c’est-à-dire en tant qu’elle est
un principe qui ne peut être différencié en éléments plus simples. L’espèce en
effet ne peut pas être spécifiée davantage. En d’autres termes, on pourrait dire
que la forme est un «ceci» seulement en tant qu’elle est séparée λόγῳ115.
Enfin, on pourrait tirer une dernière conclusion qui demeure vraie dans
les trois interprétations mentionnées. La critique contre la doctrine des Idées
semble déboucher sur une discussion qui considère à la fois le statut des formes
et celui des substances composées. Aristote semble vouloir comparer d’une part
les Idées platoniciennes et les formes aristotéliciennes, d’autre part les Idées et
les substances sensibles116. Ainsi peut-on admettre qu’Aristote analyse les uni-
versels platoniciens et les substances sensibles d’une manière analogue: tous les
deux sont des composés, c’est-à-dire des τόδε τοιόνδε, même s’ils sont de nature
différente. L’universel homme et l’universel animal ne sont pas des principes
ontologiques, mais une sorte de composé obtenu par l’abstraction des caracté-
ristiques communes aux individus d’un certain ensemble, caractéristiques qui
selon Aristote seraient à la fois issues de la forme et de la matière. Les substances
sensibles, comme Callias et Socrate, sont les composés à partir desquels on abs-
trait ces caractéristiques. La forme aristotélicienne en revanche n’est pas com-
posée, elle est le principe de la composition. Elle est le programme instancié qui
est identique à l’οὐσία ἐσχάτη: la statue est «l’airain statufié».
117 Met. Z8, 1033 b29–1034 a2: «En outre, dans certains cas, il est manifeste aussi que ce qui
engendre est tel que l’engendré, mais sans être la même chose, ni <une chose> numériquement
une, mais <une> selon la forme, comme dans le cas des êtres naturels – car l’homme engendre
l’homme – à moins que quelque chose ne soit engendré contre nature: le cheval par exemple
engendre le mulet. Mais même ces cas sont semblables; car ce qu’il y a de commun entre le
cheval et l’âne, le genre <leur étant le> plus proche, n’a pas de nom et il serait également les
deux, comme le mulet est les deux».
118 On pourrait supposer, comme Averroès le suggère, qu’admettre des limitations au prin-
cipe de synonymie pourrait être envisagé ici comme un argument en faveur de l’existence
des Idées. L’objecteur en question serait alors un platonicien qui rétorquerait que, dans les
générations interspécifiques, il faut poser l’existence d’une forme séparée, commune aux deux
parents, qui agit en tant que principe agent de la génération.
119 Met. Z8, 1034 a2–4: «Il est donc clair qu’il n’est pas du tout nécessaire de faire des formes
des paradigmes (c’est, en effet, surtout dans ces cas qu’il aurait fallu chercher, car ceux-ci <les
êtres naturels> sont les substances par excellence) […]».
208 Aristote
120 Met. Z8, 1034 a4–8: «[…] l’être qui engendre est capable de produire et d’être la cause <de
la présence> de la forme dans la matière. Et le tout alors, telle forme dans ces chairs-ci et ces
os-ci, est Callias ou Socrate, et il est différent <de ce qui engendre> par la matière (elle est en
effet différente), mais il est le même par la forme (car la forme est indivisible)».
Le quelque chose qui vient à être 209
124 Cf. Judson, «Formlessness and the Priority»; Ferejohn, «The Definition of Generated».
125 Met. Z 8, 1033 b33–1034 a1.
126 Met. Z9, 1034 b3–4.
127 Cet argument a été avancé par Judson (cf. Judson, «Formlessness and the Priority») pour
qui les chapitres 7–9 non seulement n’appartenaient pas au premier noyau de Z, mais n’ont
jamais constitué un traité unitaire et autonome.
128 Met. Z9, 1034 a13.
Le quelque chose qui vient à être 211
possèdent pas. Dans les deux cas, il ne suffit pas d’admettre une puissance dans
la matière pour expliquer la génération. Dans le cas des matières incapables de
spontanéité par rapport à une forme donnée, cela ne fait aucun doute; mais
même dans le cas des matières qui en sont capables, la nécessité demeure. La
seule solution possible de l’aporie est en effet d’admettre que ces matières sont
quelque chose ou bien possèdent en soi quelque chose d’analogue à la semence,
à savoir une capacité innée qui est un principe de mouvement à la façon de la
forme de l’artefact dans l’intellect de l’artiste. Si tel est le cas, on est du même
coup légitimé à admettre que, au moins partiellement, le principe de synonymie
est respecté dans les générations spontanées aussi129, car le produit engendré
advient à partir d’une partie de lui-même qui possède en puissance sa propre
forme et la capacité à la réaliser.
Le lien de cette question avec le principe de synonymie et le but général de
Z7–8, quoique non explicite, est indéniable. Les générations spontanées pour-
raient en effet représenter un contre-exemple au principe, car l’on pourrait ad-
mettre que, dans ce type de génération du moins, la forme ne préexiste pas
dans un individu producteur. C’est précisément sur ce point, comme on le verra,
que l’interprétation d’Averroès est axée130. Admettre que, dans les générations
spontanées, il n’y a pas un agent qui possède, en acte ou en puissance, la forme
du produit, pourrait invalider la théorie de formes immanentes et constituer un
argument en faveur de la doctrine des Idées séparées. Z9 a donc comme but de
réfuter ce possible contre-argument, en démontrant que le principe de synony-
mie reste confirmé dans le cas des générations spontanées aussi.
Même si nous ne saurions nous résoudre à considérer Z9 comme une réplique
d’Aristote à un contre-argument platonicien, l’interprétation générale d’Aver-
roès, selon laquelle le chapitre 9 vise à démontrer l’universalité du principe de
synonymie, paraît dans l’ensemble confirmée. Certes, Z9 ne traite pas d’une fa-
çon directe et générale de la génération spontanée dans sa relation avec le prin-
cipe de synonymie, mais l’aporie de départ, bien qu’elle ne concerne de prime
abord que les produits artificiels, semble avoir comme but ultime de rendre
compte de toutes les générations spontanées et d’expliquer les difficultés lais-
129 Le cas du mulet, qui naît de l’âne, et de la femme, qui naît de l’homme, sont présentés plus
comme des exemples imparfaits que comme de véritables exceptions au principe de synony-
mie.
130 La tradition grecque, dont Averroès se veut l’héritier, a accordé beaucoup plus d’impor-
tance à ce chapitre que les interprètes modernes. Le commentateur arabe, pour qui Z9 met
en jeu la doctrine de la génération de l’homme et du rapport entre le monde sublunaire et le
monde supralunaire, reprend dans son commentaire la théorie de la virtus formativa de Galien
qu’il utilise pour résoudre l’aporie du début du chapitre. Le chapitre est donc d’autant plus
important qu’il se trouve, pour Averroès, au croisement entre biologie, cosmologie et méta-
physique. Pour une analyse spécifique de son commentaire à Z9, voir chap. IX.
212 Aristote
131 Met. Z7, 1032 a27–32: «Toutes les productions artificielles procèdent d’un art, d’une puis-
sance ou de la pensée, mais parmi elles, certaines ont lieu aussi sous l’effet du hasard ou de la
fortune, de manière presque semblable à ce qui se passe dans le cas de ce qui vient à être par
nature. En effet, dans certains cas, là aussi, les mêmes choses viennent à être aussi bien d’une
semence que sans semence».
Le quelque chose qui vient à être 213
132 Il s’agit du premier indice en faveur de cette distinction, qu’Aristote attribue à Parménide
(cf. DGC I 3, 318 a35–318 b14).
133 Cf. Ross (éd.), Aristotle’s Metaphysics, p. 191.
214 Aristote
mais d’opposer une matière capable de se mouvoir d’elle-même vers une forme
donnée, d’une matière qui en serait incapable:
«[…] La cause en est que, dans certaines <choses>, la matière qui est principe
de la génération dans la production et dans le venir à être de ce qui est par
l’art, <matière> dans laquelle réside une partie de la chose, est telle134 qu’elle
peut se mouvoir par elle-même, tandis que l’autre non. Et dans le premier cas,
l’une est capable <d’être mue> de telle façon, l’autre en est incapable. En effet,
beaucoup de choses sont capables d’être mues par elles-mêmes, mais non de
telle façon, par exemple de se mettre à danser»135.
134 Pour une explication de l’anacoluthe dans cette phrase, voir Bonitz, Commentarius,
p. 328; Ross (éd.), Aristotle’s Metaphysics, p. 190.
135 Met. Z9, 1034 a10–16.
136 Met. Z9, 1034 a11.
137 Dans son commentaire, Ross interprète le texte d’Aristote de cette façon, mais il juge cette
distinction fautive, car elle obligerait à conclure que si les éléments ont un mouvement naturel,
il ne peut y avoir de matière incapable de déclencher d’elle-même un mouvement (Ross (éd.),
Aristotle’s Metaphysics, p. 190–191).
Le quelque chose qui vient à être 215
née, tandis que d’autres non, et selon la seconde division, que ces matières qui
sont automotrices par rapport à telle forme donnée, peuvent êtres par ailleurs
incapables de spontanéité par rapport à une autre forme:
«Ainsi donc, toutes <les choses> dont la matière est de ce type, par exemple
les pierres, ne peuvent se mouvoir de telle façon, si ce n’est sous l’effet d’autre
chose, alors que de telle <autre> façon elles le peuvent; et c’est aussi le cas
pour le feu»138.
«C’est pour cela que certaines choses n’existeront pas sans celui qui possède
l’art, tandis que d’autres existeront <sans lui>, car elles seront mues du fait
de ces <choses> qui ne possèdent pas l’art, mais qui peuvent elles-mêmes être
mues du fait d’autre chose qui ne possède pas l’art ou bien à partir d’une de
leurs parties»141.
139 Pour les conséquences ontologiques de cette doctrine chez Averroès, voir chap. IX.
140 Ross, par exemple, a remarqué, dans son commentaire à Z7, 1032 b28–30, qu’il est fort dif-
ficile de considérer la relation de la chaleur à la santé comme analogue à celle des pierres à la
maison et qu’Aristote se trouve en difficulté précisément parce qu’il s’obstine à vouloir garder
ce parallélisme.
141 Met. Z9, 1034 a19–21.
142 On suppose donc que le δυναμένων de la ligne 20 reprend le sujet de l’énoncé qui précède
(τὰ δέ), c’est-à-dire le produit engendré, et non l’agent qui, aux lignes 19–20, est désigné comme
ce qui ne possède pas l’art (οὐκ ἐχόντων τὴν τέχνην). Les commentateurs (Ross (éd.), Aristot-
le’s Metaphysics, p. 191; Frede et Patzig, Aristoteles, p. 153–154) ont suivi cette interprétation
et choisi par conséquent le texte de Ab qui ne comporte pas un μέν (référé à l’οὐκ ἐχόντων de
la ligne 20), en corrélation avec le δέ de la ligne 20 (référé à δυναμένων). Ils estiment en effet
que la corrélation μέν δέ implique nécessairement l’attribution de deux qualificatifs opposés à
une même chose, en l’occurrence l’agent, alors que la phrase semble opposer d’un côté l’agent
(οὐκ ἐχόντων τὴν τέχνην), de l’autre le produit (δυναμένων δέ).
Le quelque chose qui vient à être 217
«D’après ce qu’on a dit, il est clair aussi que d’une certaine manière, tous
<les artefacts> adviennent à partir d’un homonyme comme les choses par
nature, ou <plus exactement> à partir d’une partie homonyme (par exemple
la maison advient à partir d’une maison, en tant qu’elle du fait de l’intellect,
car l’art, c’est la forme), ou bien à partir d’une partie, ou de ce qui possède une
partie – à moins qu’ils n’adviennent par accident»144.
Là aussi le texte est extrêmement difficile et sans doute corrompu. Les inter-
prètes ont remarqué que la version transmise par les manuscrits comporte plu-
sieurs problèmes qui rendent le propos d’Aristote particulièrement obscur, au
point qu’il est difficile de bien discerner combien de cas il envisage. On pourrait
supposer, comme Ross le fait, qu’Aristote ne distingue ici que deux types de
générations: tous les artefacts adviennent (1) à partir d’un homonyme ou, plus
précisément, à partir d’une partie homonyme (comme la maison advient de la
forme qui se trouve dans l’intellect de l’artiste) ou bien (2) à partir de ce qui pos-
sède une partie (homonyme). Cette hypothèse comporte néanmoins certaines
difficultés qu’il convient d’analyser.
Tout d’abord, il faut admettre, avec Ross, que la section a9–32 concerne ex-
clusivement les conditions dans lesquelles des choses qui sont normalement
produites par l’art peuvent occasionnellement être produites spontanément. Ce
n’est qu’à partir de la ligne a33 qu’Aristote se met à considérer les générations
naturelles spontanées. Le πάντα de la ligne a22 désigne donc tous les artefacts,
c’est-à-dire aussi bien ceux qui sont produits par un agent qui possède l’art que
ceux qui sont produits spontanément; il ne désigne pas les êtres engendrés par
nature, la comparaison avec les générations naturelles n’étant mise en place que
pour clarifier le statut des générations artificielles.
143 En posant cette distinction, Aristote semble envisager la possibilité que la partie matérielle
puisse d’elle-même, c’est-à-dire sans l’intervention d’un agent extérieur, engendrer le produit
en question. La chaleur dans le corps, selon cette hypothèse, pourrait engendrer la santé sans
un agent extérieur (le frottement involontaire ou l’absorption d’une boisson). Cette idée, pour
étrange qu’elle puisse paraître à un lecteur moderne, est confirmée par une comparaison avec
d’autres textes où Aristote explique le sens de son propos (cf. Met. Z7, 1032 b26–1033 a1; Z9,
1034 a12, 1034 a24–30). Il faut supposer, comme on l’a fait, que les conditions extérieures ainsi
que la nature propre des matières et de leurs composants élémentaires ne doivent pas être
considérées comme des causes agentes.
144 Met. Z9, 1034 a21–25.
218 Aristote
Or, s’il en va bien ainsi, il faut nécessairement admettre que l’ἤ de la ligne 23
n’introduit pas un cas à part, mais une précision qui vise à qualifier le type de
génération en question:
«il est clair aussi que d’une certaine manière, tous <les artefacts> adviennent
à partir d’un homonyme comme <les choses> par nature, ou <plus exacte-
ment> à partir d’une partie homonyme»145.
Une autre lecture pourrait rendre le propos d’Aristote plus intelligible, c’est-
à-dire lorsqu’on suppose que la génération de la maison ne sert d’exemple que
pour le premier cas, celui des générations artificielles qui relèvent de l’action
d’un artiste, et qu’elle n’est plus pertinente lorsque Aristote considère le second
type de génération artificielle. Dans ce cas-là, on ne serait plus obligé de suppri-
mer ἢ ἐκ μέρους, car cette expression désignerait le même type de génération
que celle présentée à la ligne 21, c’est-à-dire la génération artificielle spontanée.
Aristote distinguerait, ici comme en Z7, deux cas possibles de génération spon-
tanée: (a) à partir de quelque chose qui devient immédiatement une partie du
produit engendré; (b) à partir d’une chose qui en produit une autre qui sera, elle,
une partie du produit engendré.
Cette lecture se heurte néanmoins à des difficultés, d’autant plus que la phrase
des lignes 24–26 demeure, de toute évidence, sinon corrompue, comme Ross le
dit148, du moins assez suspecte. On ne voit pas clairement, en effet, si Aristote
entend ramener au principe de synonymie les générations artificielles sponta-
nées – qu’il introduirait ici par l’expression ἢ ἐκ μέρους ἢ ἔχοντός τι μέρος –
ou si cette partie matérielle préexistante ne suffit pas à garantir le principe en
question. Bonitz, dans son commentaire149, et Jaeger, qui intègre dans son texte
ὁμωνύμου après ἐκ μέρους150, semblent pencher pour la première hypothèse. Si
l’on suit cette lecture, Aristote, dans ce passage, ne ferait que tirer les conclu-
sions générales de son analyse des productions artificielles, en affirmant que,
dans les deux types de générations artificielles, le produit procède en quelque
sorte d’un homonyme: d’une partie homonyme (la forme dans l’intellect de l’ar-
tiste) ou bien d’une partie matérielle (qui en un sens large est, elle aussi, un
homonyme) ou de ce qui possède une partie matérielle (homonyme) du produit.
Mais, en réalité, Aristote ne s’exprime pas de façon tranchée. On reviendra sur la
question lors de l’analyse du commentaire que donne Averroès de ce passage. Ce
qui nous importe pour le moment, c’est de remarquer qu’Aristote insiste sur le
lien entre la solution de l’aporie et le principe de synonymie, pour conclure que
les seules générations qui, sans aucun doute, y échappent sont les générations
par accident (κατὰ συμβεβηκός).
Ce type de générations ne coïncide pas avec les générations qui se produisent
par hasard (τύχη) décrites en Phys. II, car ce type de génération peut être ramené
aux générations artificielles spontanées qu’Aristote vient d’analyser. Sur la base
d’autres textes, on peut en revanche affirmer que quelque chose s’engendre ou
est engendré κατὰ συμβεβηκός, lorsqu’il est considéré selon l’un de ses acci-
dents: on dit, par exemple, que le constructeur de la maison guérit accidentelle-
ment quelqu’un, puisque par nature (πέφυκε) c’est le médecin qui remplit cette
fonction, tandis que le constructeur est médecin par accident151; ou encore que
le médecin ne guérit pas l’homme sinon par accident, car il guérit Socrate auquel
il arrive (συμβέβηκε) d’être homme152. Aucune de ces générations ne satisfait au
principe de synonymie; en réalité, on pourrait même contester qu’il s’agisse de
véritables générations, car de l’accident, comme Aristote lui-même le dit, il n’y
a pas de génération ni de corruption153.
Dans les générations par accident, peut-on conclure, la véritable cause n’est
pas une partie du produit engendré. En effet, ce qui est cause en premier et par
soi, c’est-à-dire non par accident, doit nécessairement être une partie154. Aristote
explique ainsi, une fois de plus, que la cause prochaine de la production propre-
ment dite doit être une partie du produit engendré. Aussi reprend-il ce qu’il a
montré en Z7: dans toutes les générations, il y a quelque chose qui préexiste et
qui demeure comme partie du produit engendré. Il s’agit de la cause matérielle,
qui est toujours une partie (τι μέρος)155 du produit, mais qui est aussi, dans les
générations ἀπὸ ταὐτομάτου, l’agent et ce dont le processus de génération dé-
bute (τὸ δὴ ποιοῦν καὶ ὅθεν ἄρχεται ἡ κίνεσις)156. Or, c’est sur ce propos qu’Aris-
tote revient ici, en l’illustrant à l’aide de son exemple favori: la génération de la
santé à partir de la chaleur:
«En effet, ce qui est cause prochaine et par soi de la production est une par-
tie, car c’est une chaleur, celle qui est dans le mouvement, qui a produit une
chaleur dans le corps. Or cette dernière <chaleur> est soit la santé, soit une
partie <de la santé>; ou bien elle est suivie soit d’une partie de la santé, soit
de la santé elle-même»157.
151 Cf. Met. Δ30, 1025 a19–20; E2, 1026 b37–1027 a2.
152 Cf. Met. A1, 981 a16–20; M10, 1087 a19 et sq.
153 Met. E2, 1026 b21–24.
154 Met. Z9, 1034 a25–26.
155 Met. Z7, 1032 b32–1033 a1.
156 Met. Z7, 1032 b23–24.
157 Met. Z9, 1034 a25–29.
Le quelque chose qui vient à être 221
(1b) une partie d’elle; ou bien (2) elle contribue à la production de la santé de
manière transitive et accidentelle, du fait des modifications qu’elle produit sur
la partie malade, et elle est alors simplement suivie soit (2a) par une partie de
la santé soit (2b) par la santé elle-même158. Mais si cette chaleur dans le corps
est une partie de la santé – ce qui est l’hypothèse pour laquelle, en Z7, Aristote
semblait pencher – elle est nécessairement la matière de la santé. On ne sait pas,
néanmoins, s’il envisage ici l’une des autres possibilités et le texte des lignes
suivantes contribue à rendre la question difficile à résoudre.
Aristote se sert d’une analogie entre les productions artificielles et le syllo-
gisme, pour affirmer que dans les deux cas, c’est l’οὐσία qui est le principe à
partir duquel le produit advient:
«Voilà aussi pourquoi on dit que <la chaleur dans le mouvement> produit,
parce qu’elle produit ce dont la santé est la suite et la conséquence159. De telle
sorte que, comme dans les syllogismes, c’est la substance qui est principe du
tout. Car c’est à partir du ce que c’est que sont les syllogismes, et dans le cas
présent, les générations»160.
Le but de cette deuxième partie du chapitre est d’appliquer aux générations par
nature et aux générations naturelles spontanées ce qui a été démontré à propos
des générations artificielles, afin de conclure que, dans leur cas aussi, on pourrait
soulever l’aporie exposée au début du chapitre et la résoudre à l’aide de la même
distinction: celle entre types différents de matière. La comparaison avec les pro-
ductions de l’art devrait permettre d’expliquer le cas des générations naturelles,
mais les critères sur lesquels elle se fonde ne sont pas explicités. On a du mal,
en effet, à comprendre sur quels types de génération porte le propos d’Aristote,
et à établir les correspondances entre les différents termes de la comparaison:
Le quelque chose qui vient à être 223
«Il en va aussi de même pour les choses constituées par nature. En effet, la
semence produit de la même façon que les choses par art; car elle possède la
forme en puissance et ce dont provient la semence est en quelque sorte ho-
monyme <au produit engendré> (en effet, il ne faut pas s’attendre en toutes
choses à ce qu’il en soit à la manière dont un être humain vient à partir d’un
être humain, puisque une femme aussi vient d’un homme) pourvu que ce ne
soit pas un être mutilé; c’est pourquoi le mulet ne <vient> pas du mulet»161.
Aristote semble dire que, dans les êtres constitués par nature, la semence en-
gendre comme le principe de la production artistique produit les artefacts. Il
explique ensuite qu’il en va ainsi parce que la semence possède la forme en
puissance et que ce dont elle provient est homonyme, mais seulement d’une
certaine manière (πώς). Mais quel est exactement, dans les productions artifi-
cielles, l’équivalent de la semence? Et en quoi la semence lui ressemble-t-elle?
On pourrait croire que le but d’Aristote dans ce passage était de comparer le rôle
du sperme à celui de l’artiste. Les deux ne possèdent pas en acte la forme qu’ils
vont communiquer à la matière, du moins pas au sens strict. Car l’artiste pos-
sède en acte, dans son intellect, la forme de l’artefact, mais il ne la possède pas
comme sa propre forme; le sperme, quant à lui, ne possède pas en acte la forme
de l’individu qu’il va engendrer, mais seulement en puissance.
À cette hypothèse, toutefois, s’opposent tous les passages qu’on a analysés
dans le chapitre précédent, dans lesquels Aristote affirme que le sperme est com-
parable à un instrument de l’artiste, plutôt qu’à l’artiste lui-même. On a vu qu’en
GA le sperme, doué de la chaleur vitale dont le pneuma le pourvoit, possède le
même statut qu’ont l’outil et la chaleur dont se sert l’artisan, lesquels ne peuvent
engendrer s’ils ne sont pas dirigés par son action rationnelle162. Comme on l’a
également souligné, cela ne veut pas dire que le sperme est une partie consti-
tutive du produit engendré, comme la chaleur dans le corps est une partie de la
santé; car le sperme ne contribue en rien à la masse de l’embryon. Son support
corporel, en effet, qui sert de véhicule à la portion du principe psychique qu’il
communique, se dissout et s’évapore, du fait qu’il possède une nature humide et
aqueuse163.
Le sperme ne peut donc avoir le même statut que celui qu’a la chaleur dans
la guérison; celle-ci est en effet une partie constitutive de la santé ainsi que sa
cause agente prochaine, s’il s’agit d’une guérison spontanée; la semence, en
revanche, n’est que l’intermédiaire du véritable agent, c’est-à-dire le père. Si l’on
se fonde sur les considérations du GA, il faut alors conclure que la forme de l’être
engendré se trouve dans le sperme, comme la forme de l’artefact se trouve dans
«Quant aux choses naturelles qui, de la même manière que dans le cas précé-
dent, viennent à être spontanément, ce sont toutes celles dont la matière peut
être mue par elle-même de ce mouvement dont la semence meut. Celles, en
revanche, dont la matière n’en est pas capable ne peuvent venir à être d’une
autre manière qu’à partir d’elles <i.e. les semences>»165.
Il n’est pas aisé de comprendre, de prime abord, si le propos d’Aristote porte seu-
lement sur les générations naturelles qu’il vient d’analyser, et qu’il compare aux
générations naturelles spontanées, ou s’il entend mettre en place une comparai-
son entre les générations par l’art et les générations par nature, pour montrer
qu’on pourrait soulever l’aporie posée au début du chapitre dans le cas de ces
dernières générations aussi. S’il en allait ainsi, l’ἐκεῖ de la ligne 4 serait un renvoi
à tous les cas étudiés jusqu’à présent et non seulement aux substances naturelles
engendrées par semence166. La suite du raisonnement fait pencher pour cette
seconde hypothèse.
Aristote expliquerait ainsi que de même que, pour les produits de l’art, cer-
tains peuvent s’engendrer par l’action d’un agent autant que d’eux-mêmes, dans
la nature, certains êtres peuvent s’engendrer aussi bien d’une semence que sans
semence167. Aristote reviendrait donc sur le propos de Z7, pour appliquer la solu-
tion de l’aporie de Z9 aux générations spontanées naturelles. Si l’on admet cette
lecture, on peut expliquer l’unité logique de Z9 et son lien avec les chapitres
précédents. L’aporie du départ serait en effet utilisée comme instrument pour
clarifier la nature des générations spontanées et pour démontrer que, même si
elles ne respectent pas, au sens strict, le principe de synonymie, dans leur cas
164 Comme on l’a vu, Aristote explique en GA IV 1 (766 a18–24, 766 b15–17) que dans les deux
cas, celui de la génération d’une femelle et celui de la génération d’un mulet, les mouvements
de la matière féminine l’emportent sur le mouvement de la forme du père qui ne parvient pas
à les ordonner.
165 Met. Z9, 1034 b4–7.
166 Cf. Ross (éd.), Aristotle’s Metaphysics, p. 193.
167 Ce qui ne veut pas dire qu’une même espèce puisse être engendrée par la semence et sans
semence, mais que certaines générations naturelles peuvent se produire sans qu’une semence
ou un agent en acte préexiste. On verra dans la partie consacrée à Averroès, les difficultés sys-
témiques qu’implique l’idée qu’une même espèce puisse s’engendrer sans et avec une semence.
226 Aristote
Conclusion
Met. Z9 est donc étroitement lié aux deux chapitres qui le précèdent, dans la me-
sure où Aristote vise en dernière instance à y défendre les mêmes thèses: le fait
que la substance engendrée soit un composé unitaire; la validité du principe de
synonymie, pour tout type de génération substantielle. C’est cette seconde thèse
toutefois qui constitue l’axe principal de l’analyse de Z9, car ce principe explique
aussi bien l’unité des différentes parties de ce dernier, ainsi que son rôle dans
l’ensemble des trois chapitres. Tout l’argument de Z9 vise en effet à démontrer
que les générations spontanées peuvent dans une certaine mesure être ramenées
à ce principe. Quand bien même la matière à partir de laquelle le nouveau pro-
duit advient possède en soi la capacité de se mouvoir vers une forme donnée, il
faut toujours qu’il y ait quelque chose servant de cause agente et possédant la
forme du produit: c’est la matière dont une partie est en même temps matière et
cause efficiente du produit engendré – celle qu’Aristote définit comme propre à
être mue par elle-même – qui assure la validité du principe dans les générations
qui relèvent de la spontanéité.
C’est donc dans leur ensemble que Z7–9 atteignent le but qu’Aristote s’était
fixé avec ces trois chapitres: fournir à la recherche du ce qu’est la substance un
principe qui permette de clarifier le statut ontologique des candidats au titre de
πρώτη οὑσία. Ce principe affirme que toute génération i) procède de quelque
chose qui préexiste et qui ne demeure dans le produit de la génération que
comme constituant, ii) qu’elle procède de quelque chose d’autre qui possède la
même forme que l’engendré et déclenche le processus génératif, et iii) qu’elle
soit orientée vers un terme positif qui est en soi inengendré et donc absolument
simple. La génération ainsi conçue permet en effet de conclure que la forme
est quelque chose de déterminé et d’existant par soi, alors que la matière ne
l’est pas. Elle permet également de clarifier que la substance composée de ces
deux principes est un produit absolument unitaire et par cela même déterminé
et existant par soi, même si ces caractéristiques lui sont garanties par sa forme
substantielle.
Pour ces raisons, les résultats de Met. Z7–9 non seulement contribuent au but
du livre dans son entier, mais ne contredisent pas les résultats auxquels les livres
suivants et notamment le livre Θ parviendront: démontrer que la substance pre-
mière, en tant que forme, est l’actualité d’un substrat qui n’est qu’en puissance
ce qu’elle est en acte. Le paradigme qu’en vertu des notions de puissance et acte
Aristote tracera dans ce livre ne contredit pas celui exposé en Met. Z. La matière
en effet n’est pas considérée en Met. Z7–9 comme un sujet déterminé et existant
par soi, mais comme un constituant d’un nouveau tout. C’est pourquoi elle ne
peut donner lieu à un produit composé de deux parties autonomes et qu’elle
a, comme Aristote le dira en Θ7, un statut ontologique comparable à celui des
affections, à savoir indéterminé.
Le quelque chose qui vient à être 229
raux, puis les principes et les causes spécifiques, propres au seul phénomène de
la génération substantielle et à ses produits. C’est en vertu des propriétés qui ap-
partiennent aux étants naturels, en tant que tels ou en tant que membres d’une
certaine classe déterminée, que ces principes sont trouvés.
En Phys. I, au moyen d’un examen général du phénomène de la génération et
des propriétés qui appartiennent à tous les êtres en devenir, Aristote démontre
que trois principes communs sont nécessaires pour rendre compte de tout type
de génération: les deux contraires et leur substrat. Il est possible d’exprimer
toute génération – la génération absolue autant que les générations relatives –
d’une même façon, c’est-à-dire comme le passage de deux contraires sur un
substrat qui demeure.
Puisque les étants sujets à devenir ne constituent pas un genre au sens strict,
les principes auxquels Phys. I parvient ne sont que des principes communs à
tous les étants naturels par analogie. Pour cette même raison, ce type d’étude
ne peut se considérer comme «appropriée» à la classe des étants sujets à la
génération et à la corruption. En effet, puisqu’elle considère des propriétés qui
appartiennent indifféremment à tous les étants sujets au devenir, elle doit être
considérée comme logique et générale eu égard à la génération substantielle.
Lorsque l’objectif n’est plus celui d’établir les principes communs à tous les
étants par nature, mais celui d’expliquer la nature de la génération qu’on appelle
«absolue», les instruments et le modèle d’analyse doivent nécessairement être
modifiés et intégrés par d’autres outils philosophiques. Le DGC est la première
étude dans la série des traités physiques qui considère le phénomène de la gé-
nération absolue dans ses caractéristiques propres et essaie de la distinguer des
autres changements qui affectent les étants naturels. Ce traité, ou plutôt son
premier livre, constitue ainsi l’étude générale, mais appropriée de la génération
substantielle, dans la mesure où il fournit le modèle qui explique toute généra-
tion substantielle, à savoir aussi bien la génération des éléments que celle des
substances complexes.
Dans ce type d’étude, la génération substantielle n’est plus présentée comme
la transformation d’un substrat d’un contraire à l’autre, mais comme le venir à
être d’un nouveau tout ou, en d’autre termes, comme la constitution d’un nou-
veau sujet à partir de quelque chose qui ne reste en lui que comme constituant.
Les deux contraires et le substrat demeurent comme principes de la génération,
mais il faut préciser que la génération est toujours orientée vers l’un des deux:
le principe d’où part la génération est ce qui est, par nature, moins parfait que
celui vers lequel la génération procède. La forme est le pôle positif qui s’impose
et assimile le pôle négatif. C’est ce modèle qui va être appliqué aussi bien aux
transformations élémentaires qu’aux générations des substances de plus en plus
complexes. L’étude proposée dans le second livre du DGC, ainsi que celle du GA
doivent être considérées comme différents niveaux d’«application» de l’analyse
générale de la génération et de la corruption.
232 Aristote
lecteur musulman d’Aristote devait se confronter. On montrera que sur les sil-
lages d’Alexandre d’Aphrodise, d’al-Fārābī et d’Ibn Bāǧǧa, Averroès s’efforce
contre Avicenne, mais ultimement contre la théologie occasionaliste ašʿarite, de
rétablir l’autonomie et l’antériorité relative de la science aristotélicienne de la
nature. Dans ce projet, son plus grand effort consistera d’une part à montrer sur
quelles bases et par quels moyens le physicien peut assurer la certitude de ses
connaissances; d’autres part à expliquer que la science de l’être, tout en étant
établie sur une connaissance empiriquement fondée, constitue le sommet du sa-
voir humain.
Averroès
entre physique et métaphysique
Chapitre VI
L’étude de la génération substantielle et
l’ordre du corpus physique d’après Averroès
Introduction
1 L’un des buts de ce travail sera de préciser le sens exact de ce lien causal et d’expliquer
comment les composants plus simples demeurent dans la constitution des substances ache-
vées. On verra que dans la doctrine d’Averroès joue un rôle fondamental la théorie du sensible
d’Alexandre d’Aphrodise, d’après laquelle on peut considérer les formes des étants plus com-
plexes comme des formes des formes des étants plus simples.
L’étude de la génération et l’ordre du corpus physique d’après Averroès 239
2 Ce qui ne veut pas dire que la forme de l’homme soit dès le début parfaitement achevée,
car elle est elle-même orientée vers son propre perfectionnement. De ce point de vu, on peut
concevoir ses degrés de réalisations au prisme de la même structure substrat/forme et consi-
dérer l’intellect agent, constituant l’achèvement ultime de l’intellect matériel, comme la forme
ultime de l’homme (sur cette question, ainsi que sur la place de l’étude de l’intellect dans la
science naturelle, voir M. Geoffroy, Sources et origines de la théorie de l’intellect d’Averroès,
thèse de doctorat soutenue le 16 Décembre 2009 à l’EPHE; voir aussi J.B. Brenet, Les possibi-
lités de jonction, Averroès-Thomas Wilton, W. De Gruyter, Berlin 2013). Cette doctrine toutefois
ne remet pas en cause le fait que la forme de l’homme, en tant que telle, ne puisse être le subs-
trat d’un autre étant et qu’elle soit la plus parfaite parmi les formes sublunaires.
240 Averroès
3 Le terme arabe taʿlīm signifie dans ce cas là non pas le mode d’enseignement dans la
relation pédagogique du maître à l’élève, mais plutôt un contenu de connaissance susceptible
d’une exposition raisonnée. Sur l’existence de deux sortes de taʿlīm selon qu’il est produit
par l’acte ou par le discours, voir Averroès, Grand Commentaire et Paraphrase des Seconds
Analytiques d’Aristote, Edition critique, notes et introduction par ʿA. Badawī, Qism al-Turāṯ
al-ʿArabī, Koweit 1984, (dorénavant GC An. Post.), p. 166 et H. Hugonnard-Roche, «Logique
et physique: la théorie aristotélicienne de la science interprétée par Averroès», Medioevo, 27,
2002, p. 141–164: p. 148–149.
4 PA I 1, 639 b6–11.
5 An. Post. II 19.
6 Meteor. I 1, 338 a20–339 a9.
7 Phys. I 1, 184 a23–25.
L’étude de la génération et l’ordre du corpus physique d’après Averroès 241
cas, alors, l’ordre à suivre est celui qu’Aristote a adopté lui-même dans son cor-
pus physique en plaçant au tout début le traité qui expose la démonstration des
causes universelles, à savoir la Physique, puis les traités qui étudient les causes
de plus en plus particulières.
L’idée selon laquelle il faut suivre dans l’exposition de la doctrine l’ordre
contraire à celui de la découverte découle directement de la façon dont Averroès
évalue le corpus scientifique d’Aristote, mais aussi de la conception qu’il for-
mulait du savoir de son propre temps. Si en effet Averroès parle d’exposition
et d’ordre didactique, c’est que le corpus aristotélicien reflète l’état achevé de la
science physique, même si, comme il précise, les traités d’Aristote contiennent
encore les traces des discussions dialectiques que le Philosophe était obligé d’en-
gager avec ses contemporains. Dans son Abrégé de la Physique, en effet, Averroès
explique qu’une fois que «la sagesse a atteint la perfection», il faut éliminer les
parties doxographiques et dialectiques et procéder dans l’étude de la physique à
la manière de ce qui se passe en mathématiques8.
Ce qu’on voudrait suggérer est que, pour comprendre cette exhortation, il
faut admettre que suivre dans l’exposition de la physique le modèle des ma-
thématiques ne signifie pas simplement formuler ou reformuler les arguments
d’Aristote de façon déductive, mais procéder, dans l’exposition des résultats
scientifiques, des démonstrations générales qui établissent les causes communes
vers les démonstrations particulières qui établissent les causes propres. C’est
cette idée, dont la source ultime se trouve dans les An. Post., qui constitue le fon-
dement épistémologique de la lecture du corpus physique qu’Averroès défend.
§ 1. Res communes.
La première étape de la recherche physique et le principe
épistémologique du niveau de généralité approprié
L’existence de deux types de recherches physiques, i.e. générales et spécifiques,
ainsi que la nécessité de procéder des premières vers les secondes est établie de
façon claire dans le prologue (proemium) qui précède le Grand Commentaire de
la Physique9. Selon une pratique devenue courante depuis les commentateurs
philosophe à la cour du même Frédéric (Cf. H.A. Wolfson, «Revised Plan for the Publication
of a Corpus Commentariorum Averrois in Aristotelem», Speculum, 38, 1963, p. 88–104). Dans
l’édition vénitienne de 1562, deux traductions latines de ce proème ont été ajoutées à la traduc-
tion du GC par Michel Scot. La première de ces traductions est celle de Théodore d’Antioche,
appelée dans l’édition de Venise antiqua translatio; la seconde a été réalisée à la renaissance,
à partir de la traduction hébraïque, par Jacob Mantino (première moitié du xvi e siècle). Ce
prologue a été traduit en langue hébraïque par Qalonimus ben Qalonimus et fut donc connu
des savants juifs d’Espagne à partir du xive siècle. Pour une traduction de la version hébraïque,
voir S. Harvey, «Hebrew Translation of Averroes’ Prooemium to his Long Commentary
on Aristotle’s Physics», Proceedings of the American Academy for Jewish Research, 52, 1983,
p. 55–84.
10 Al-Fārābī, Commentary and Short Treatise on Aristotle’s De interpretatione, Translation,
Introduction and Comments by F.W. Zimmermann, Oxford University Press, London 1981,
p. xci–xciv.
11 Le terme capitula traduit le terme arabe correspondant au grec κεφάλαια qui indiquait
dans les commentaires d’époque alexandrine les points à examiner avant la lecture d’un ou-
vrage. Sur la littérature d’introduction aux commentaires exégétiques grecs, voir L.G. Wes-
terink, «The Alexandrian Commentators and the Introductions to their Commentaries»,
dans R. Sorabji (éd.), Aristotle transformed: The Ancient Commentators and their Influence,
Duckworth, London 1990, p. 325–348; Simplicius, Commentaire sur les catégories, traduction
commentée sous la direction de I. Hadot, Brill, Leiden 1990, p. 21–47; Ph. Hoffmann, La
fonction des prologues exégétiques dans la pensée pédagogique néoplatonicienne, dans J. Dubois
et B. Roussel (éds.), Entrer en matière. Les prologues, Édition du Cerf, Paris 1998, p. 209–245;
M. Rashed, «Alexandre d’Aphrodise lecteur du Protreptique», dans J. Hamesse (éd.), Les pro-
logues médiévaux. Actes du colloque international Roma, 26–28 mars 1998, Brepols, Turnhout
2000, p. 1–37. Sur Averroès et la tradition arabe, voir S. Harvey, «Averroes’ Use of Examples
in his Middle Commentary on the Prior Analytics, and Some Remarks on his Role as Commen-
tator», Arabic Sciences and Philosophy, 7, 1997, p. 91–113; id., «Hebrew Translation», p. 72–73,
n. 4; id., «The author’s Introduction as a key to Understanding Trends in Islamic Philosophy»,
dans R. Arnzen et J. Thielmann (éds.), Words, Texts and Concepts cruising the Mediterranean
sea. Studies on the Sources, Contents and Influences of Islamic Civilitation and Arabic Philo-
sophy and Science, Peeters, Leuven 2004, p. 15–32.
12 Sur cette distinction et pour une analyse plus détaillée des raisons qui expliquent la néces-
saire antériorité de l’étude de «ce qui est commun» et des enjeux épistémologiques de cette
L’étude de la génération et l’ordre du corpus physique d’après Averroès 243
Suivant les indications données dans les An. Post., d’après lesquelles toute dis-
cipline qui se veut scientifique doit porter sur un certain genre d’être et en recher-
cher les causes, Averroès distingue d’abord «le sujet» (subiectum) de la science
physique dans son ensemble de son «but» (intentio)13. L’expression subiectum
rend l’expression grecque ὑποκείμενον qu’Aristote utilise en An. Post. I 714 pour
désigner le genre d’objets qu’une science étudie (τὸ γένος τὸ ὑποκείμενον)15.
À l’origine de l’expression intentio, qui rend le terme arabe ġaraḍ, se trouve le
terme grec σκοπός, utilisé pour désigner le but ultime auquel une recherche doit
parvenir.
Averroès affirme d’emblée que la science de la nature a comme «genre sujet»
(subiectum) les «espèces sensibles» (species sensibiles), c’est-à-dire les «choses
sensibles» (res sensibiles) «connues par les sens (res sensu cognitae)»16 qui
changent d’elles-mêmes (transmutantur de se) ou, selon la définition de Phys.
II 1, les choses sensibles «en tant qu’elles possèdent en elles-mêmes le principe
du mouvement et du repos» (secundum quod habent de se principium motus et
quietis) et qu’elle a, en revanche, comme intentio la connaissance des causes de
ces étants et des causes de leurs «accidents»:
«J’affirme que le but de la science naturelle dans son ensemble, dont ce livre
<i.e. la Physique> est une partie, est de connaître les causes des espèces sen-
sibles, ainsi que les causes des accidents qui sont en elles. En effet, l’objet de
cet art n’est constitué que par les choses sensibles qui se changent d’elles-
mêmes, c’est-à-dire en tant qu’elles possèdent en elles-mêmes le principe du
mouvement et du repos»17.
L’horizon de la science physique dans son ensemble est donc défini par le genre
des étants sensibles et par la manière dont ces étants sont considérés, c’est-à-
dire, selon la formulation de Phys. II 1, en tant qu’ils possèdent en eux-mêmes le
principe de leur mouvement et de leur repos. C’est alors de ce genre d’être que la
thèse, voir C. Cerami, «Le commun avant le propre. Le rôle de Seconds Analytiques I 4–5 dans
l’organisation du corpus de philosophie naturelle d’après Averroès», Miscellanea Medaevalia,
sous presse, dont ce paragraphe reprend les conclusions.
13 Averroès, GC Phys., f. 1 C8-G5.
14 An. Post. I 7, 75 a39-b2.
15 Cette expression est rendue en arabe, dans la traduction d’Abū Bišr Mattā, par l’expression
al-ǧins al-mawḍūʿ. Cf. Aristote, Al-Naṣṣ al-Kāmil li-manṭiq Arisṭū, F. Jabr (éd.), Dār al-Fikr
al-Lubnānī, Bayrūt 1999, p. 455, 5–9.
16 Cf. Harvey, «Hebrew Translation», p. 65.
17 Averroès, GC Phys., f. 1 C8-G5: «Dico itaque quod intentio scientiae naturalis in summa,
cuius iste liber est pars, est cognoscere causas specierum sensibilium et causas eorum, qui sunt
in eis, accidentium. Quia subiectum istius artis non sunt nisi res sensibiles, quae transmutantur
de se, id est secundum quod habent de se principium motus et quietis».
244 Averroès
«Quant à la place (ordo) de ce livre, <il faut poser que> ce livre est le pre-
mier des livres posés par Aristote dans la science de la nature. Les choses
naturelles se divisent selon diverses natures, et bien qu’elles diffèrent par
ce qui est propre à chacune, elles s’accordent par les choses communes qui
existent en elles. C’est la raison pour laquelle l’examen (consideratio) de cet
art se divise en deux parties: la première est l’examen des choses communes
à toutes les choses naturelles (rebus communibus omnibus rebus naturalibus);
la seconde est l’examen des choses propres à chacun des genres des diverses
natures (rebus propriis unicuique generi naturarum diversarum). Et cette se-
conde partie se divise selon le nombre des divers genres. C’est pour cette
raison qu’on a posé dans cette science plusieurs livres, comme c’est le cas de
la logique et des autres sciences théorétiques»19.
Il y a donc dans la physique, comme dans toute science théorétique, deux par-
ties: une première partie qui traite des choses partagées par tous les étants qui
sont objet de la science, et un ensemble d’autres parties qui traitent des choses
que chaque espèce de ces étants possède en propre. Dans le cas de la science
naturelle, Aristote a consacré à la partie générale le traité de la Physique, qui a
donc pour but de faire connaître les choses communes à tous les étants naturels,
tandis qu’il a consacré aux différentes parties spécifiques les autres traités de
son corpus20.
Cette thèse est également défendue dans la partie relative au but (intentio) de
la Physique où Averroès explique quelles sont les «choses communes» dont ce
traité s’enquiert:
«Et le but de ce livre est de connaître <d’une part> les causes communes à tous
les étants naturels, à savoir la matière, la forme, la fin et l’agent, et <d’autre
part> de connaître, de ce qu’on peut connaître dans cette science, les causes
premières, telles la matière première et le moteur premier (la forme première
et la fin première, en revanche, sont examinées par le métaphysicien). En
outre, l’examen des concomitants communs (consequentibus communis; *al-
lawāḥiq al-ʿāmmiyya) à toutes les choses naturelles, comme le temps, le lieu
et les autres choses semblables, fait partie de la recherche du physicien»21.
Chacune des deux parties de la physique est donc définie par son «but», c’est-
à-dire par le type de causes auquel elle se propose de parvenir et le type de
concomitants qu’elle examine: la partie générale s’enquiert des causes et des
concomitants communs à tout étant naturel, la partie ou plutôt les parties spé-
cifiques recherchent les causes et les concomitants propres à chacun des genres
des étants naturels. Les traités particuliers sont donc «spécifiques» non seule-
20 La même distinction entre une partie générale (exposée dans la Physique) et des parties
spécifiques était également admise par les penseurs grecs et arabes qui avaient réfléchi à la
même question avant Averroès (Sur la lecture qu’Avicenne propose de cette distinction, voir
A. Hasnawi, «Aspects de la synthèse avicennienne», dans M. A. Sinaceur (éd.), Penser avec
Aristote, Erès, Toulouse 1991, p. 227–244; id., «La physique du Šifāʾ: aperçus sur sa structure
et son contenu», dans J. Janssens et D. De Smet (éd.), Avicenna and His Heritage. Proceedings
of the International Colloquium «Avicenna and his Heritage», Leuven-Louvain-la-Neuve,
8–11 Septembre 1999, Leuven University Press, Leuven 2002, p. 67–80.). De ce point de vue, on
pourrait croire qu’Averroès n’apporte rien d’original au débat sur l’ordre du corpus physique.
Contre cette idée, on voudrait montrer qu’en dépit de sa dette vis-à-vis de ses prédécesseurs,
Averroès reconstruit le corpus d’Aristote d’une façon cohérente et originale, non seulement
pour les raisons qui expliquent d’après lui les articulations particulières de ce corpus, mais
aussi pour la vision d’ensemble qu’il présente de la science qui y est exposée. L’enjeu de cette
analyse est en ce sens de montrer que dans le cadre d’un tel questionnement il est plus impor-
tant de comprendre les critères qui expliquent l’organisation des parties de la science aristoté-
licienne de la nature que de signaler simplement l’ordre que tel ou tel exégète en a fourni.
21 Averroès, GC Phys., f. 1 G6–16: «Et intentio huius libri est cognoscere de istis causas
communes omnibus rebus naturalibus, scilicet materiam, formam, finem, et efficientem, et
cognoscere causas primas secundum quod est possibile sciri in hac scientia, sicut materiam pri-
mam et movens primum. Forma autem prima et finis primum a metaphysico considerantur. Et
consideratio in consequentibus communibus omnibus rebus naturalibus, sicut loco et tempore
et his similibus est inquisitio naturalis».
246 Averroès
ment parce qu’ils étudient les propriétés qui se prédiquent en propre des divers
genres d’étants, mais aussi parce qu’ils parviennent à des causes particulières
dont l’action n’est pas commune à tous les étants naturels, mais particulière aux
diverses espèces de ces étants.
Des étants naturels, le traité de la Physique doit donc connaître les «causes
communes» qui sont à la fois les quatre genres de causes communes à tous les
êtres par nature, c’est-à-dire le genre de la cause matérielle, formelle, efficiente,
finale, et les causes premières dans deux de ces quatre genres: la matière pre-
mière et la cause motrice première. C’est au métaphysicien en revanche que
revient en propre l’étude des deux autres causes premières: la forme première et
la fin première. En effet, comme Averroès l’expliquera par la suite, dans chaque
genre de causes il y a des causes éloignées (remotae) et premières et des causes
prochaines (propinquae)22.
Dans le prologue de son GC de la Phys., Averroès n’explique pas davantage
la nature de ces deux causes ni celle de la distinction entre causes premières et
causes secondes. Il n’explique pas non plus pourquoi la physique ne peut démon-
trer que deux des quatre causes premières: la matière première et le moteur pre-
mier23. Il nous dit simplement que les causes premières sont comme les principes
(principia) et les «racines universelles» (radices universales; *al-uṣūl al-kulliyya)
des êtres que le physicien étudie. Ce qui explique pourquoi la Physique est pour
le reste du corpus comme le tout par rapport à la partie, ou comme les éléments
par rapport aux composés (les premiers étant en puissance les seconds)24.
La question de la place que la Physique occupe au sein du corpus de philoso-
phie naturelle est également étudiée dans le GC des lignes 184 a23–b14 de Phys.
I 1, consacrées d’après Averroès à la présentation de cette même question25. À la
ligne 184 a23 s’ouvre en effet, selon le découpage proposé dans le CM et dans le
GC, le dernier des trois capitula dans lesquels Phys. I 1 se divise. Cette partie est
précédée, dans la version latine de ces commentaires, par deux titres assez expli-
cites: De modo docendi in hac scientia, dans le premier, De modo ordinis doctri-
nae, dans le second. Averroès explique ainsi que lorsqu’Aristote assure dans ces
lignes qu’il faut procéder de l’universel vers le particulier, il ne fait pas allusion
à l’ordre qu’on doit suivre dans la découverte des principes, mais à l’ordre selon
lequel il faut enseigner la doctrine physique26.
Ce qu’Aristote veut montrer dans ces lignes, explique Averroès en suivant la
traduction arabe de ce texte27, c’est que dans l’enseignement il faut suivre en un
sens le même principe d’ordre suivi dans la recherche des causes, c’est-à-dire celui
d’après lequel il faut procéder de «ce qui est plus connu pour nous» vers «ce qui
est plus obscur pour nous». Dans l’enseignement, comme dans l’établissement
des principes, les choses qui sont pour nous plus connues constituent le point
de départ et les choses moins connues le point d’arrivée. Chacun de ces termes,
précise pourtant Averroès, a un référent différent selon que l’on considère l’ordre
de la recherche ou celui de l’enseignement qui, respectivement, reflètent l’ordre
de la connaissance sensible et l’ordre de la connaissance intellectuelle.
Dans la recherche des causes, ce qui est «plus connu pour nous», c’est le
premier produit de la connaissance sensorielle, à savoir ce qui est appelé dans
ces lignes «le tout» (universum; al-kull): il s’agit du composé individuel dont,
par les sens, on acquiert une première connaissance générale et indéterminée28,
c’est-à-dire le τόδε τι ou, comme Averroès le dira dans les lignes suivantes, le
demonstratum (mušār ilayhī). Les choses auxquelles on aboutit, désignées dans le
texte par le terme «particuliers» (particulares; al-ǧuzʾiyyāt), sont par contre les
principes qui déterminent l’être du composé, à savoir ses causes.
26 Averroès, GC Phys. I, c. 4, f. 7 F1–10: «Après avoir déclaré que la raison pour laquelle
nous devons procéder dans cette science des choses postérieures vers les choses antérieures
c’est que nous devons toujours procéder de ce qui nous est connu, vers ce qui nous inconnu,
il a affirmé que c’est pour cette même raison, c’est-à-dire <la nécessité de> procéder de ce qui
nous est connu vers ce qui est pour nous plus obscur, qu’il faut commencer dans l’ordre de l’en-
seignement par la connaissance des causes universelles et des accidents universels» («Cum
declaravit quod causa, propter quam debemus ire in hac scientia de posterioribus ad priora,
est quia semper debemus ire de illo, quod est notum apud nos, ad illud, quod est ignotum apud
nos, narravit quod propter hanc causam, scilicet ire de notiori apud nos ad latentius, oportet
incipere in ordine doctrinae a cognitione causarum universalium et accidentium universa-
lium»).
27 Averroès, GC Phys., t. 4, f. 7 E7–12: «Et il faut procéder des choses communes univer-
selles vers les choses particulières. Le tout en effet est plus connu du point de vue de la sensa-
tion; et l’universel est un certain tout. L’universel en effet contiennent plusieurs choses comme
parties» («Et ideo oportet procedere de rebus notis universalibus (al-kulliyya) ad particulares
(al-ǧuzʾiyya). Universum (al-kull) enim notius est in sensu; et universale (al-kullī) est aliquod
universum (kullun mā); universale (al-kullī) enim continet res plures, tanquam partes (aǧzāʾ)»).
28 Dans ce cadre, la lecture qu’Averroès propose de ce passage semble s’inspirer de la doc-
trine de «l’individu vague» de Philopon, à son tour reprise par Avicenne dans son premier
traité de la Physique du Šifāʾ.
248 Averroès
«Et par universels <Aristote> entend les choses les plus universelles qui
peuvent se trouver au sein de ces choses naturelles, à savoir <les choses les
plus universelles> parmi les causes et les accidents, puisque plus l’universel
est commun, plus il englobe. Et par ce propos, il a été montré que le but de
ce livre est de discuter des choses universelles et communes à tout ce qui est
constitué par nature. Et quand il dit particuliers, il ne désigne pas les indivi-
dus, mais les espèces ultimes ou celles qui sont comme les espèces ultimes»29.
La nécessité de procéder de ce qui est «plus connu» vers ce qui est «moins
connu» n’est que l’une des trois raisons qui expliquent la nécessité, d’un point
de vue épistémologique, de commencer par les traités de physique générale pour
en venir ensuite aux traités spécifiques. Averroès en ajoute deux autres dans la
partie du prologue relative à l’ordre du traité commenté30. D’après la deuxième
raison, il faut procéder de la «partie commune» (pars communis) aux «parties
propres» (partibus propriis), parce qu’il ne faut pas faire de répétitions dans une
même science31; d’après la troisième, parce que les propositions qui fondent une
science doivent être premières (primae) et appropriées ou propres (propriae)32.
Cette troisième raison est celle à laquelle Averroès consacre dans le GC le plus
d’importance et qu’il explique à l’aide de l’exemple récurrent dans les An. Post. –
le triangle dont la somme des angles internes est égale à deux droits – et de
l’erreur condamnée en An. Post. I 4–533:
«En effet, les raisons d’après lesquelles, dans ces sciences, la partie commune
précède les parties propres sont au nombre de trois: la première est que ce
qui est commun est par nature plus connu pour nous que ce qui est propre;
la deuxième est que dans l’enseignement la même chose ne sera pas répétée
plusieurs fois; la troisième est que les propositions utilisées en cela seront
premières et propres. Par exemple, celui qui démontre que dans le triangle <la
somme des> angles est égale à deux droits le démontre par des propositions
premières; quant à celui qui démontre cela dans le triangle scalène ou équila-
téral, il utilise des propositions qui ne seront pas premières; il en va de même
pour celui qui démontre l’existence de la matière première dans l’homme,
dans l’animal ou dans les autres choses particulières. C’est pourquoi il faut
que la partie commune <de la science> précède la partie propre»34.
En reprenant l’exemple utilisé par Aristote en An. Post. I 4–5, Averroès explique
que si l’on inversait l’ordre du corpus physique et que l’on commençait par
étudier les diverses espèces sensibles, afin de démontrer, pour chacune d’elles,
l’existence des principes naturels communs à toutes, on commettrait la même
erreur que celui qui voudrait montrer que le triangle a la somme de ses angles
égale à deux droits, en montrant que cette propriété appartient aux différents
triangles, c’est-à-dire aux triangles scalènes, équilatéraux et isocèles. En effet,
comme ce dernier, le physicien qui veut démontrer l’existence de la matière pre-
mière, en considérant les diverses espèces des étants naturels et les propriétés
qui leur appartiennent en tant qu’espèces particulières, parviendra à des propo-
sitions qui ne sont pas premières. C’est pourquoi il faut que la partie générale
de la philosophie naturelle précède celle qui porte sur les diverses espèces des
étant naturels.
reliquit, dans Aristotelis Opera cum Averrois, vol. IV (dorénavant Averroès, CM Phys.), f. 434 B.
Cf. id. Epit. Phys., p. 5–6.
33 An. Post. I 4, 74 a1–3; I 5, 74 a25–74 b4.
34 Averroès, GC Phys., f. 3 G9-H15: «Causae autem quare pars communis est prior partibus
propriis, sunt tres in his artibus: Prima est quod commune est notius naturaliter proprio apud
nos. Secunda quod idem in disciplina non erit pluries iteratum. Tertia quod propositiones
usitate in hoc erunt primae et propriae. Verbi gratia qui demonstrat in triangulo angulos esse
aequales duobus rectis demonstrat hoc per propositiones primas; qui autem demonstrat hoc
in triangulo diversorum laterum, vel aequalium laterum, tunc propositiones quibus utitur non
erunt primae; similiter qui demonstrat essentiam primae materiae homini vel animali vel aliis
rebus particularis. Propter hoc oportet praeponere partem communem propriae».
250 Averroès
35 Sur le sens précis de ces affirmations, voir Cerami, «Le commun avant le propre».
36 Averroès, CM Phys., f. 435 H4-L7.
37 Averroès, CM Phys. I, f. 434 L1–7: «Il faut en outre admettre que les propositions de cette
sorte n’étaient ni propres ni premières: comme il arrive aux médecins, lorsqu’ils s’essayent de
prouver de façon démonstrative que les quatre éléments se trouvent dans l’homme» («Adde
etiam quod propositiones eiuscemodi demonstrandi generis non essent propriae neque pri-
mae: ut medicis, evenire solet, cum demonstrative quatuor elementa inesse homini probare
tentant»).
L’étude de la génération et l’ordre du corpus physique d’après Averroès 251
tote constitue un corpus scientifique au sens strict, il faut que les recherches
générales précèdent dans l’ordre de l’enseignement les recherches spécifiques. Il
faut donc que les causes et les accidents essentiels communs à tous les étants na-
turels indifféremment soient atteints, dans le respect du principe du bon niveau
de généralité, au moyen de démonstrations générales, en faisant abstraction des
causes et des accidents essentiels qui appartiennent en propre aux divers genres
des recherches spécifiques.
§ 2. Res propriae.
Les recherches spécifiques dans l’étude de la nature
Le traité qu’on appelle Physique est donc l’exposition de la partie générale de
la science naturelle et elle vise un triple but: 1) connaître les quatre genres de
causes communs à tout étant naturel; 2) connaître les causes premières dans le
genre de la cause matérielle et dans celui de la cause motrice; 3) connaître les
concomitants communs à tout étant naturel. Averroès a expliqué en effet qu’il
faut commencer selon l’ordre correct de l’enseignement par l’étude de ce qui
est commun à tous les étants naturels en tant que tels, c’est-à-dire en tant qu’ils
possèdent un principe interne de mouvement, pour en venir à l’étude de ce qui
appartient en propre aux diverses espèces de ces étants.
Or, si ce premier critère de distinction en une partie générale et des parties
spécifiques explique pourquoi le corpus physique procède de ce qui est commun
vers ce qui est approprié, il ne nous explique pas à lui seul l’ordre des traités
portant sur les recherches spécifiques. Comme on l’a annoncé, c’est la différence
de constitution des corps naturels eux-mêmes, et plus précisément le fait que
ces étants entretiennent les uns avec les autres un rapport de cause à causé, qui
détermine l’ordre exact qu’on doit adopter dans les traités spécifiques de philo-
sophie naturelle. Dans les recherches spécifiques, il faut procéder de l’étude des
corps simples vers l’étude des corps de plus en plus complexes, dans la mesure
où les premiers sont, d’une certaine façon, cause des seconds39.
Chaque type d’étant, précise en outre Averroès, doit être considéré d’abord
en lui-même, puis en tant qu’il est la cause du type d’étant qui constitue l’objet
du traité suivant. Les corps simples constituent le cas le plus manifeste. Ils sont
d’abord considérés en tant que tels, dans le traité qui les prend comme objet
39 Pour une lecture différente de la façon dans laquelle Averroès reconstruit le corpus des
traités physiques d’Aristote, voir Geoffroy, Sources et origines, qui estime que ces traités
s’ordonnent, d’après Averroès, du plus simple au plus complexe, mais n’accorde pas au critère
causal le même rôle fondateur qu’on a suggéré. On va montrer que sans ce critère, la plupart
des articulations du corpus physique d’Aristote restent inexpliquées.
L’étude de la génération et l’ordre du corpus physique d’après Averroès 253
(subiectum), i.e. le DC, puis ils sont étudiés dans le DGC en tant que cause des
étants objets des traités suivants, c’est-à-dire en tant que substrat des homéo-
mères et des substances achevées. C’est ainsi qu’Averroès explique l’ordre des
parties «spécifiques» du corpus physique et du même coup l’unité du DC. Le
premier traité «spécifique» de philosophie naturelle, i.e. le DC, a pour genre-su-
jet «les parties simples de l’univers», à savoir le corps céleste et les quatre corps
sublunaires. Le redoublement de l’étude des éléments en DC III–IV et DGC II
n’est qu’apparent40, car en réalité les éléments sublunaires sont étudiés dans le
DC en tant que corps simples et dans le DGC comme causes des corps composés,
le DGC étant déjà orienté vers l’étude des substances composées. Cette thèse est
très clairement présentée dans le CM et dans le GC du DC.
«Le but <d’Aristote> dans ce livre est de discuter du monde et de ses parties
simples et premières ainsi que de tout ce qui suit (mā yalḥaqu) le monde et
ses parties premières»41.
43 Sur cet aspect de la reconstruction du corpus aristotélicien proposée par ces auteurs, voir
notamment Simplicius, Commentaire sur les catégories, p. 65 et sq.
44 Averroès, CM DC I, p. 136, 9–13.
45 Aristote, DC I 1, 268 a1–5: «La science de la nature traite manifestement pour ainsi dire
dans sa plus grand partie des corps et des grandeurs, ainsi que de leurs affections (πάθη) et de
leurs mouvements (κινήσεις), et aussi de tous les principes (ἀρχάς) qui sont ceux de ce genre
de réalité. En effet, certaines des choses qui sont constituées par nature sont des corps et des
grandeurs, d’autres ont un corps et une grandeur, d’autres sont principes de ce qui a un corps
et une grandeur» (trad. C. Dalimier et P. Pellegrin légèrement modifiée).
L’étude de la génération et l’ordre du corpus physique d’après Averroès 255
choses naturelles et des leurs causes. Et il n’en est ainsi que parce que néces-
sairement les corps naturels soit sont des corps simples, soit possèdent des
corps simples (ce sont les composés à partir des simples, comme les animaux
et les plantes). Dans chacune de ces deux sortes <de corps>, il y a des objets
antérieurs, c’est-à-dire leurs principes, et des objets postérieurs. Ceux-ci sont
de trois sortes: soit des grandeurs, soit des qualités altérables (kayfiyyāt
istiḥāliyya), soit des mouvements»46.
«Puisque ce livre est le premier dans lequel on parle des choses sensibles natu-
relles, à savoir de chacune des parties de ce monde, dont chacune est contenue
dans l’un des livres de cette science, il commence d’abord par discuter, c’est-
à-dire exposer, les sujets de cet art et il dit Puisque la suprême connaissance
de la nature et de la science qui la démontre etc. et il veut dire que la science
naturelle traite dans sa plus grande partie des corps et des grandeurs, ainsi
que de leurs concomitants, de leurs mouvements et des causes d’eux tous»47.
46 Averroès, CM DC I, p. 72, 11–73, 6. Cf. Averroès, Epit. DC, p. 23, 4–10: «Son objectif
dans ce traité traduit sous le titre de Traité du Ciel et du Monde est de discuter des corps simples
premiers qui sont les parties en lesquelles le monde se divise en premier et des concomitants et
des accidents qui appartiennent aussi bien à <ces parties> qu’au monde dans sa totalité (bi-as-
rihi), comme par exemple le fait qu’il est un ou plusieurs, engendrable ou non engendrable. Et
cela parce que, puisqu’il a déjà parlé, dans le livre qui précède, de choses communes (al-umūr
al-ʿāmma) des êtres naturels, selon l’enseignement ordonné, il commence <ici> par traiter des
choses particulières (al-umūr al-ǧuzʾiyya); il commence ainsi par celles d’entre <elles> qui sont
les plus simples, c’est-à-dire les premières parties du monde et ce qui leur est concomitant».
47 Cf. Averrois Cordubensis Commentum magnum super libro De Caelo et Mundo Aristo-
telis, ex recognitione F.J. Carmody (†) in lucem edidit R. Arnzen, 2 vol., Peeters, Leuven 2003
(dorénavant Averroès, GC DC), c.1, p. 2, 7–13: «Quia iste liber primus, in quo loquitur de
rebus sensibilibus naturalibus, scilicet in singulis partibus istius mundi quarum quelibet conti-
netur in uno libro de suis libris in hac scientia, incepit primo narrare vel dicere subiecta istius
256 Averroès
«Et lorsqu’il a dit dans les principes de tout ce qui est de telle nature, il voulait
dire: le physicien traite des causes de ceux-ci <i.e. des éléments> et des causes
de tous les <êtres> engendrés à partir d’eux; c’est pourquoi Aristote a dit que
certains des <êtres> naturels sont un corps et une grandeur, et que d’autres
possèdent un corps et une grandeur, et il entendait par certains sont un corps
et une grandeur les corps simples <et par certains possèdent un corps et une
grandeur> surtout ceux qui possèdent une âme. Ensuite il a dit: certains sont
des principes des <êtres> qui ont des corps et une grandeur, en voulant dire que
certaines causes sont causes des simples, comme la forme et la matière, alors
que d’autres sont causes des composés, comme les éléments dont les homéo-
mères sont composés. Et il entendait montrer par là que le physicien consi-
artis et dixit Quod maxima cognitio nature et scentie demonstrans ipsam etc., vult dicere quod
scientia naturalis maxime est in corporibus et in magnitudinibus et in consequentibus istorum
et in motibus eorum et causa omnium illorum».
48 Averroès, GC DC I, c. 1, p. 2–4.
49 Ibid., p. 3, 36 et sq.
50 Averroès, GC DC III, c. 1, p. 485, 52–57.
L’étude de la génération et l’ordre du corpus physique d’après Averroès 257
dère les corps naturels de deux façons, c’est-à-dire comme simples et comme
composés et fournit leurs causes et les causes de leurs accidents»51.
«Ensuite il dit disons donc que si la connaissance des choses, etc., c’est-à-dire la
voie conduisant à la connaissance des corps engendrables consiste à connaître
quels sont et combien sont les principes de la génération, à savoir les principes
appelés éléments; en effet, la connaissance des choses ne se produit que par
la connaissance de leurs principes – c’est donc comme s’il disait que toutes
les choses qui ont des principes ne se connaissent que par la connaissance de
leurs principes; or les principes des choses engendrables sont les éléments,
c’est pourquoi il faut premièrement examiner les corps appelés éléments»52.
53 On verra en outre que les cieux sont en un sens fort causes des phénomènes sensibles et
qu’ils sont, de ce fait aussi, «plus nobles» qu’eux, infra chap. IX.
L’étude de la génération et l’ordre du corpus physique d’après Averroès 259
taire, alors qu’ils ont pour objet des thèmes si divers. Les deux premiers livres,
en effet, semblent former une étude homogène du monde supralunaire avec une
monographie sur la terre en annexe, alors que le livre III paraît constituer une
exposition autonome à l’origine, ultérieurement associée au livre IV qui, quant
à lui, offre tous les caractères d’une monographie indépendante sur le lourd et
le léger.
Le problème de l’unité du DC a été repris par les exégètes modernes qui, à la
suite des études génétiques du XIXe siècle inaugurées par W. Jaeger, l’ont replacé
dans un contexte non seulement théorique, mais aussi éditorial. L’existence
d’une autre étude des quatre corps élémentaires, fortement liée à celle des deux
derniers livres du DC, a été en ce sens utilisée comme argument en faveur de
l’hypothèse selon laquelle les quatre livres ne constituaient pas à l’origine un
traité unitaire54.
Dans son édition du DC, O. Longo remarque qu’à la fin du livre III Aristote
annonce une étude à venir des différences des corps simples qui ne semble pas
renvoyer à DC IV, mais à DGC II55. En effet, après avoir réfuté deux systèmes
physiques qui ne le satisfaisaient pas – celui qui assimile la génération à une
association et celui qui l’explique par un changement dans la configuration des
éléments –, Aristote conclut le livre III en affirmant que les éléments ne se dif-
férencient pas en fonction d’une figure propre, mais sous le rapport de leurs
«affections» (πάθη), «fonctions» (ἔργα) et «puissances» (δυνάμεις)56. Il an-
nonce ainsi que pour pouvoir connaître la nature des éléments, il faut procéder
à une analyse de ces propriétés. Par cette annonce, d’après Longo, Aristote ne
peut renvoyer à DC IV, car dans ce livre il n’est pas question pour lui des πάθη,
ἔργα et δυνάμεις des éléments. En confirmant une hypothèse déjà émise par
E. Zeller, le commentateur italien suggère que le livre III du DC ne constituait
pas la suite de la partie cosmologique de notre traité, mais une partie intégrante
du DGC. Il ajoute en outre que l’étude sur le lourd et le léger exposée en DC IV
n’est pas présentée comme une partie intégrante des recherches sur l’univers
ni comme une contribution à l’étude des éléments. Car Aristote souligne à son
début qu’elle appartient en propre à la recherche sur le mouvement. C’est pour-
54 Pour une présentation détaillée des arguments qui semblent indiquer la nature non uni-
taire du DC, voir Aristote: Du Ciel, texte établi et traduit par P. Moraux, Les Belles Lettres,
Paris 1965, p. VII–XXVIII.
55 Aristotele: De caelo, introduzione, traduzione e testo critico di O. Longo, Sansoni, Firenze
1961, ad loc.
56 Aristote, DC III 8, 307 b19–24: «Puisque les différences (διαφοραί) principales des corps
sont les affections (πάθη), les fonctions (ἔργα) et les puissances (δυνάμεις) (en effet nous
disons de chaque corps naturel qu’il a des fonctions, des affections et des puissances), c’est
d’abord de ces choses qu’il faudra parler, en sorte que, après les avoir considérées, nous puis-
sions saisir les différences entre les corps» (trad. Pellegrin/Dalimier légèrement modifiée).
260 Averroès
quoi il faut admettre que ce n’est pas en tant que partie intégrante d’un exposé
sur l’univers, mais plutôt parallèlement à ce dernier, que cette étude a été menée.
On vient d’annoncer la façon dans laquelle Averroès esquivait la difficulté
concernant l’unité du DC. Le traité a pour lui une structure absolument uni-
taire, car il porte sur un seul objet: les cinq parties simples de l’univers. Quant
à la question concernant le rapport entre DC III et DGC II, Averroès semble
avoir soutenu des positions partiellement différentes. Dans les quelques pages
qu’il consacre dans l’Épitomé à exposer le contenu de DC III, Averroès déclare
d’emblée que ce livre est principalement de nature dialectique et qu’il n’est rien
d’autre qu’une introduction à DGC II57. L’étude des éléments du livre III est en
effet considérée dans l’Épitomé comme une partie non démonstrative de l’expo-
sition d’Aristote. Les arguments démonstratifs qu’on y trouve, affirme Averroès,
ne sont pas prouvés, mais simplement associés aux arguments dialectiques dans
le but de les rendre plus clairs. La partie proprement scientifique de la recherche
concernant la nature et la génération des éléments fait en revanche l’objet du
DGC. C’est pour ces raisons qu’Averroès ne consacre au livre III que quelques
pages de son abrégé. Comme on l’a vu, il a en effet déclaré dans le prologue
de son Épitomé de la Physique que le but principal des abrégés est celui d’ex-
traire des traités d’Aristote les arguments scientifiques sur lesquels sa doctrine
se fonde, en omettant les parties dialectiques, considérées comme inessentielles
pour la reconstruction de cette dernière58.
Dans un article consacré à l’Épitomé du DC, H. Hugonnard-Roche a inter-
prété l’omission du livre III comme conforme à la vision générale qu’Averroès
propose de la théorie aristotélicienne des éléments59. La disjonction opérée dans
l’Epitomé entre le DC et le DGC serait l’image d’une coupure plus profonde entre
la théorie cosmologique des éléments et leur théorie «chimique», la première
étant fondée sur les mouvements naturels simples, la seconde sur les qualités
sensibles et sur les couples de leurs oppositions.
57 Averroès, Epit. DC, p. 79, 3–6: «La plupart des arguments contenus dans ce livre ne sont
pas des arguments démonstratifs, mais ce sont seulement des arguments réfutatifs. Quant aux
arguments démonstratifs qu’il contient, ils sont là en raison des arguments réfutatifs qu’ils
soutiennent. Nous montrerons en outre qu’ils sont inclus dans ce qui précède et dans ce qui
suit. Le but évident de ce livre est d’être comme l’introduction et le prélude du traité de la Gé-
nération et de la Corruption. C’est pourquoi Aristote commence d’abord par réfuter ce qui est
dit dans le Timée, à savoir que les corps sont composés de surfaces […] Quant à nous, confor-
mément à notre dessein, nous omettrons ces arguments réfutatifs, et les arguments positifs
qu’ils contiennent sont inclus en puissance dans les arguments positifs qui suivront dans le
traité de la Génération et de la Corruption».
58 Averroès, Epit. Phys., p. 8.
59 H. Hugonnard-Roche, «Remarques sur les commentaires d’Averroès à la Physique et
au De caelo d’Aristote», dans C. Baffioni (éd.), Averroes and the Aristotelian Heritage, Alfredo
Guida editore, Napoli 2004, p. 103–119.
L’étude de la génération et l’ordre du corpus physique d’après Averroès 261
«Il est donc devenu manifeste à partir de ce discours que les différences des
éléments ne relèvent pas de la figure et qu’en général ceux-ci ne possèdent pas
de figures propres. Et puisque leurs différences ne sont que leurs affections
(infiʿālātuhā), comme l’humidité et la sécheresse, la chaleur et la froideur, et
ne <se trouvent> que dans leurs actions (afʿālihā), comme le fait de brûler, de
chauffer, de refroidir et d’humidifier, et dans leurs puissances substantielles
(qiwāhā al-ǧawhariyya), comme la légèreté et la pesanteur, nous constatons
que quand nous avons achevé la science de ces choses, nous connaissons
chacun des éléments par ce qui lui est propre. Quant à la pesanteur et à la lé-
gèreté, nous en parlons dans le livre qui suit <à savoir DC IV>. Quant à toutes
les autres différences, nous en parlons dans le traité de la Génération et de la
Corruption»60.
Averroès explique ainsi que les mots «affection» (πάθη), «fonctions» (ἔργα)
et «puissances» (δυνάμεις), en fonction desquels les corps simples se différen-
cient, désignent ici «leurs affections» (infiʿālātuhā), autrement dit leurs quali-
tés propres (la chaleur, la froideur, la sécheresse et l’humidité), «leurs actions»
(afʿālihā) (le fait de chauffer, refroidir, etc.) et «leurs puissances substantielles»
(qiwāhā al-ǧawhariyya), à savoir la légèreté et la pesanteur.
Cette tripartition et l’identification des puissances (δυνάμεις) des éléments
à leur forme substantielle n’est compréhensible qu’à la lumière de la structure
ontologique qu’Alexandre d’Aphrodise attribue aux éléments dans le premier
livre de son De Anima61. Dans ce traité, Alexandre distingue entre les qualités
élémentaires (le chaud, le froid, le sec et l’humide) et les formes substantielles (la
pesanteur et la légèreté) qui surviennent aux couples de qualités caractérisant
chaque élément. La forme du feu est identifiée en revanche à la légèreté et elle
est définie comme sa «puissance» (δύναμις) et le principe de son mouvement
ascensionnel. La forme est ainsi définie comme δύναμις, du fait qu’elle est la ca-
pacité dont découle l’activité propre ainsi que les autres caractéristiques de l’élé-
ment. Elle est en ce sens identifiée à la fois à l’entéléchie première et au principe
interne de mouvement62. On reviendra sur cette question dans la suite. Il suffit
pour le moment de retenir, d’une part, que la forme, identifiée à «la puissance
substantielle», est distincte des affections/actions des éléments et, d’autre part,
que ces affections se trouvent être identifiées aux quatre qualités premières, la
chaleur, humidité, etc., définies aussi comme leurs concomitants ou qualités et
accidents essentiels.
Que le terme «puissances substantielles» désigne, d’après Averroès, les
formes des éléments, est ultérieurement confirmé par le GC de ces mêmes lignes
où il utilise à la place de cette expression le mot «forme» (forma). Dans ce même
passage, Averroès confirme que c’est en fonction de cette tripartition qu’on peut
distinguer l’étude de DC III–IV de celui de DGC II. Il explique ainsi que ni les
arguments dialectiques ni les arguments démonstratifs de DC III ne se recoupent
avec les arguments de DGC II, parce que, en DC III, les corps simples sont consi-
dérés en tant que «parties premières du monde» (partes primae mundi), et non
pas, comme c’est le cas du DGC, en tant qu’éléments des corps composés63.
À la différence de ce qu’Averroès affirmait dans l’Épitomé du DC, donc, aussi
bien le livre III que le livre IV sont indispensables à l’étude des corps simples
et ne peuvent être remplacés par le DGC: DC III contient les arguments qui
réfutent les doctrines des anciens concernant les corps simples en tant que tels,
alors que DC IV étudie les formes substantielles de ces corps simples dont tous
les autres sont constitués. Le livre II du DGC est en revanche l’étude des quali-
tés propres des éléments, à savoir, comme on va le voir, des affections qui font
que les corps simples peuvent rentrer dans les corps plus complexes. C’est cela
qui explique l’existence de deux études séparées consacrées aux éléments. Mais
pourquoi, pourrait-on encore demander, l’étude des formes des corps simples
précède-t-elle celle de leurs concomitants, à savoir de leurs affections/actions?
Dans ce cas aussi, il faut affirmer que c’est du critère causal que découle l’anté-
riorité de l’étude des formes des corps simples.
Au tout début du GC de DC I 1, on trouve la même explication de la distinc-
tion entre l’étude de DC III–IV et celle de DGC II. Averroès y précise que c’est
dans cet ordre que les deux études doivent être ordonnées. Il affirme que dans
la science physique un type d’étant doit d’abord être étudié en tant que tel et
considéré comme l’objet (subiectum) de la recherche, pour pouvoir ensuite être
considéré en tant que cause de l’objet de la recherche suivante:
«[…] En effet, l’examen de toutes ces <questions> porte en propre sur les
quatre corps simples; cet examen concernant ces <corps>, toutefois, diffère
de l’examen qui porte sur eux dans le livre du DGC: là, en effet, <Aristote> ne
considère <ces corps> qu’en fonction de l’examen des composés engendrables
et corruptibles, alors qu’il les considère ici en tant qu’ils sont les parties du
monde; et il considère <leur> génération et <leur> corruption puisqu’elles
sont des accidents essentiels. Ici donc il les considère en tant qu’ils consti-
tuent l’objet <de la recherche>, là-bas en revanche en tant qu’ils sont des
causes. Dans cette science en effet l’examen doit être mené à bien selon ces
deux modes, c’est-à-dire selon la cause et selon l’objet (subiectum)»64.
64 Averroès, GC DC III 1, c.1, p. 486, 84–93: «[…] Consideratio enim de omnibus istis est
proprium corporibus simplicibus quatuor, et ideo hec consideratio de eis differt a considera-
tione de eis in libro de Generatione et Corruptione: illic enim non considerat de eis nisi propter
considerationem de compositis generabilibus et corruptibilibus, hic autem considerat de eis
inquantum sunt partes mundi; et considerat de generatione et corruptione quoniam sunt ac-
cidentia essentialia: hic igitur considerat in eis inquantum subiectum sunt, illic autem inquan-
tum sunt cause; et in hac scientia debet compleri consideratio secundum istos duos modos,
secundum causam scilicet et subiectum».
264 Averroès
«Puis il dit: Dont ils sont, c’est-à-dire dont ils sont les éléments. Puis, après
cela, nous examinerons leurs qualités et quantités, c’est-à-dire quelle est la
substance des éléments, si ce sont des corps et quel corps ils sont et de quoi
ils sont les éléments. Ensuite, nous examinerons leurs qualités en vertu
desquelles ils sont éléments, et leur nombre: certaines de ces questions sont
exposées dans ce traité, d’autres dans le traité de la Génération et de la Cor-
ruption»66.
pour ensuite étudier les étants dont les premiers sont causes, en essayant de
comprendre de quelle manière ils le sont. C’est pourquoi l’étude des corps
simples et donc de leurs formes, la légèreté et la pesanteur, précède celle de leurs
affections/qualités essentielles. L’étude des affections et des actions des corps
simples devient en effet nécessaire dans l’étape suivante de la recherche, laquelle
étudie les corps composés à partir des simples.
En considérant les corps simples comme le subiectum du DC, Averroès peut
non seulement expliquer l’unité des quatre livres constituant le traité, mais aussi
reconstruire le projet physique d’Aristote d’une façon parfaitement systéma-
tique: il faut toujours procéder de la cause la plus commune à la cause la plus
propre. Chaque traité applique à son objet propre les causes et les principes gé-
néraux démontrés dans le traité qui précède et il établit les principes généraux
et les causes qui déterminent les phénomènes et les êtres examinés dans le traité
qui suit. C’est cet agencement causal qui garantit l’unité et la cohérence absolue
du projet physique d’Aristote et des traités qui l’exposent.
Cette même exigence de voir dans le corpus aristotélicien une cohérence et
une systématicité absolue prime sur la difficulté de trancher une question laissée
ouverte autant par Aristote que par ses commentateurs grecs, celle concernant la
différence entre les formes et les qualités essentielles des éléments. Si au niveau
de l’exégèse, Averroès semble parfois nuancer cette distinction et accorder aux
qualités élémentaires un statut quasi-formel, il abandonne toute hésitation au
niveau systémique, lorsque la distinction entre les formes et les qualités/affec-
tions des éléments permet d’expliquer des apparentes répétitions dans le corpus
scientifique d’Aristote. Il ne faudra pas ignorer cette décision en la reléguant au
plan général de la reconstruction du corpus, car les conséquences ontologiques
qu’elle entraîne rejaillissent sur la théorie du sensible élaborée par Averroès,
ainsi que sur son analyse de la génération substantielle. On montrera en effet
comme la scission entre forme et qualité essentielle ou concomitant devient dans
la physique d’Averroès absolument cruciale et constitue une façon supplémen-
taire d’inscrire cette science au programme dicté par les An. Post.
et toutes les considérations les concernant ne s’y trouvent qu’en fonction de ces
derniers.
Dans le CM du DGC, Averroès défend cette même thèse et explique d’une
part que ce livre fait partie des recherches spécifiques, parce qu’il ne considère
pas l’être naturel en tant que tel, mais celui qui est sujet à la génération et à la
corruption, d’autre part qu’on peut le considérer comme une étude générale
de la génération, car ce phénomène ainsi que les autres qui permettent d’en
comprendre la nature (i.e. l’altération, l’augmentation, le contact, l’agir, le pâtir
et le mélange) avec leurs causes y sont étudiés dans la mesure où ils expliquent
d’une façon générale la génération de tous ces corps. Le DGC possède en ce sens
une nature double: d’une part, il étudie la génération dans ses caractéristiques
générales, d’autre part, il présente le cas de la génération des éléments comme
une application de ce qui a été montré auparavant. Ce traité toutefois, explique
Averroès dans le CM, a un but ultime unique: fournir les causes communes de
la génération des êtres qui s’engendrent et se corrompent, considérée comme un
accident essentiel de ces derniers.
Averroès affirme que le DGC constitue une étude générale de la génération
dans son Épitomé du DGC et dans celui des Meteor. Dans l’Epit. du DGC, Averroès
explique que ce traité examine d’une manière générale les types de change-
ment autres que le mouvement local – la génération substantielle, l’altération
et l’augmentation –, mais que son but premier, «selon ce que l’ordre correct
de l’enseignement prescrit», est d’analyser d’une façon générale le seul phé-
nomène de la génération substantielle, c’est-à-dire d’étudier les seuls principes
et les seuls concomitants communs à tout être qui s’engendre et se corrompt67.
En effet, l’étude de l’augmentation/diminution et de l’altération doit se consi-
dérer comme au service d’un dévoilement de la nature de la génération et de la
corruption68.
67 Averroès, Epit. DGC, p. 9, 8–13: «Le but visé par Aristote dans ce livre est de discuter
les trois types de changement, c’est-à-dire la génération et la corruption, l’augmentation et la
diminution et l’altération, et d’expliquer ce en vertu de quoi ils ont lieu et de quelle manière. Il
a en effet discuté dans ce qui précède du changement selon le lieu, qui est appelé translation, il
lui reste ainsi à discuter de ces trois ci. Au sujet de ces changements, il prend en considération
dans ce livre seulement la notion qui est commune à toutes les choses qui y sont soumises,
selon ce que l’ordre correct de l’enseignement prescrit».
68 Averroès, Epit. DGC, p. 10, 7–10: «C’est pourquoi il a donné à ce livre le titre de La
Génération et la Corruption, parce que, même s’il discute ici du mouvement d’augmentation et
de diminution et d’altération, sa discussion concernant ces phénomènes est un objectif secon-
daire, relative aux aspects communs à eux et menée afin de déterminer la différence entre ces
deux mouvements et celui de la génération et de la corruption». L’étude des caractéristiques
propres à ces changements est en revanche l’objectif des traités suivants, notamment du De
Anima et du De Generatione Animalium. Ibid, p. 9, 16–10, 2: «Il en va de même pour l’explica-
tion donnée dans ce livre au sujet du mouvement d’augmentation, qui est achevée dans le De
Anima et dans le De Animalibus. Pareillement il se contente dans l’explication des causes <de
L’étude de la génération et l’ordre du corpus physique d’après Averroès 267
ce phénomène> présentée dans ce livre-ci de donner les causes les plus éloignées, selon ce qu’il
avait fait dans ce qui précède».
69 Averroès, Epit. DGC, p. 10, 3–7: «Quant au classement (martaba) de ce livre <dans le
corpus d’Aristote>, il vient après le De Caelo. En effet, étant donné qu’il avait été déjà démontré
dans ce livre que les corps simples qui se trouvent au-dessous de la sphère lunaire sont seule-
ment quatre et qu’ils se transforment les uns dans les autres et qu’ils s’engendrent les uns des
autres, il décide d’examiner ici la manière selon laquelle les éléments s’engendrent les uns des
autres et si ces corps sont les éléments des composés, seul l’un d’entre eux ou plusieurs. En
outre, au cas où ils seraient un ou plusieurs, <il examine> si certains sont éléments des autres
ou bien s’ils sont tous au même niveau de simplicité».
70 Averroès, Epit. DGC, p. 9, 14–15: «Quant à la génération simple, il en donne dans ce
livre une explication complète; quant à la génération des composés, en revanche, il en traite
de manière générale, tout en fixant ses principes et ses éléments».
71 On verra, dans le GC de Phys. I 1, que le premier de ces deux termes désigne, d’après Aver-
roès, la cause efficiente, alors que le second désigne les causes «internes», c’est-à-dire la cause
matérielle et la cause formelle. Il est fort probable que les deux termes doivent se comprendre
ici d’une façon similaire, c’est-à-dire comme les causes externes et internes des corps composés
engendrés et corrompus.
72 Averroès, Epit. DGC, p. 9, 15–16: «Encore, quant à l’examen de ce en vertu de quoi tous
les étants procèdent des corps homéomères, cela se trouve dans le quatrième livre des Météo-
rologiques».
268 Averroès
Averroès explique dans ce texte que le DGC, et plus précisément son premier
livre, précède les autres traités, dans la mesure où il considère la génération
73 Ibn Rušd, Risālat al-āṯār al-ʿulwiyya, Rasāʾil Ibn Rušd al-falsafiyya, 4, R. al-ʿAǧam et Ǧ.
Ǧihāmī (éds.), Dār al-fikr al-lubnānī, Bayrūt 1994, (dorénavant Averroès, Epit. Meteor.), p. 21,
4–22, 8.
L’étude de la génération et l’ordre du corpus physique d’après Averroès 269
comme étant le phénomène commun à tous les êtres sublunaires et qu’il l’étudie
de façon générale, c’est-à-dire en faisant abstraction des caractéristiques propres
aux divers étants engendrables et corruptibles. Les éléments dans ce même cadre
théorique sont considérés comme faisant partie des causes communes néces-
saires à expliquer la génération des composés. L’analyse de la génération, ainsi
que les principes propres de ce phénomène, n’est plus au même niveau de gé-
néralité que celui de la Physique, mais ils doivent couvrir indifféremment tous
les êtres qui y sont soumis. En effet, puisque le but ultime d’Aristote était de
traiter «de chacune des choses particulières qui s’engendrent et se corrompent»,
c’est-à-dire de les étudier séparément, il fallait d’abord étudier ce que toutes ces
choses ont en commun. De ce point de vue, Averroès admet clairement, même
dans le cas du phénomène de la génération substantielle, une différence entre
une étude générale et des études de ce phénomène réalisé dans les différentes
espèces des étants engendrables et corruptibles, ainsi que la nécessité de procé-
der du général vers le spécifique.
Dans ces deux traités, Averroès ne s’arrête pas sur les raisons du dédouble-
ment de l’étude des éléments ni n’éclaire le rôle de l’étude des éléments de DGC
II par rapport à l’analyse générale de DGC I. Il explique simplement que l’ana-
lyse du DC démontre l’existence des quatre corps simples et le fait que ces corps
se transforment nécessairement les uns dans les autres, alors que le DGC étudie
la manière selon laquelle les éléments s’engendrent les uns des autres et cherche
à comprendre si et comment ces corps sont les éléments des composés74. C’est en
revanche dans le CM du DGC, confirmant la lecture proposée dans les GC et CM
du DC, qu’Averroès explique le rapport entre l’étude générale du livre I et celle
des éléments du livre II.
Averroès insiste d’abord sur le fait que le DGC dans son ensemble vise à repé-
rer les causes communes à tous les étants sujets à la génération et à la corruption:
«Le but visé et ce qu’il faut faire ici, c’est de déterminer les causes communes
à tout ce qui s’engendre et se corrompt par nature, de déterminer également
les causes de la croissance et de l’altération, d’expliquer chacune d’elles et
<de comprendre> s’il faut considérer l’altération et la génération comme une
seule chose ou bien si elles sont deux natures séparées tout comme leurs
noms sont aussi différents»75.
74 S’il est vrai, comme il semble maintenant unanimement admis, que les épitomés de phi-
losophie naturelle, dans leur plus grande partie, ont été composés à la même époque, il n’y a
rien d’étonnant dans le fait qu’Averroès ne se penche pas sur la question de ce dédoublement.
On peut en effet supposer qu’au moment de la rédaction de ces deux traités Averroès estime,
comme il le dit dans l’épitomé du DC, que la seule étude «démonstrative» de la génération des
éléments est celle de DGC II.
75 Averroes, Mittlerer Kommentar zu Aristoteles’ De Generatione et Corruption, mit einer
einleitenden Studie versehen, herausgegeben und Kommentiert von Heidrun Eichner, Ferdi-
270 Averroès
78 Averroès, CM DGC II, c. 56 p. 133, 7–10: «La cause de la perpétuité dans l’être qui conti-
nue ici perpétuellement dans un état inaltérable, c’est la translation première, puisque cette
translation fait partie des êtres qui demeurent toujours dans le même état. La cause de la géné-
ration et de la corruption et de leur perpétuité, c’est ce qui se meut dans cette sphère, puisque
ce n’est pas quelque chose qui demeure dans le même état, comme nous l’avons dit, mais qui
tantôt s’approche, tantôt s’éloigne».
272 Averroès
80 Averroès, Talḫīṣ al-Āṯār al-ʿulwiyya li-Abī al-Walīd Muḥammad ibn Rušd al-ḥafīd,
Ǧ. al-ʿAlawī (éd.), Dār al-ġarb al-islāmī, Bayrūt 1994 (dorénavant Averroès, CM Meteor.),
p. 17–18.
81 Averroès explique que ces exhalaisons sont les produits de l’action des corps célestes
selon deux modalités, soit par leur mouvement soit par la réflexion de leur lumière.
82 De ce point de vue, Averroès s’inscrit encore une fois dans une tradition qui lit directe-
ment le péripatétisme grec au péripatétisme arabe. On sait en effet que Théophraste avait
composé un traité sur les métaux (voir R.W. Sharples et D. Gutas, Theophrastus of Eresus.
Sources for his Life, Writings, Thought & Influence. Commentary. Vol. 3.1. Sources on Physics
(Philosophia antiqua LXXIV), Brill, Leyde-New York-Köln 1998, p. 20–21) considéré par les
exégètes postérieurs comme l’étude spécifique de Meteor. III (voir C. Viano, La Matière des
choses. Le livre IV des Météorologiques d’Aristote et son interprétation par Olympiodore, Vrin,
Paris 2005, p. 88–89). On sait également que Nicolas de Damas avait élaboré dans son com-
pendium de la philosophie d’Aristote un traité sur le métaux s’aspirant sans doute de celui de
274 Averroès
à l’étude générale des corps produits d’une coction, i.e. les corps homéomères,
et il joue, par rapport à ces corps, le rôle que les trois premiers livres jouent par
rapport aux corps produits des deux exhalaisons. Contre Alexandre et Avicenne,
Averroès conclut ainsi qu’il n’est pas nécessaire de placer l’étude de Meteor. IV
avant celle de Meteor. I–III.
Dans le livre IV des Météorologiques, en effet, Aristote étudie de façon géné-
rale la génération des corps homéomères produits par une coction et explique
«ce en vertu de quoi» tous les autres corps composés procèdent d’eux83. C’est
en effet dans ce livre, explique Averroès, qu’Aristote achève l’étude générale
de la génération des corps composés homéomères, en définissant les principes
communs qui permettront dans les traités suivants d’analyser chaque type par-
ticulier d’homéomère. Le livre IV des Meteor. doit donc se lire dans la conti-
nuité du DGC II, dans la mesure où il complète l’étude des homéomères, par la
présentation de leur cause commune, i.e. la coction. Pour cette même raison,
Meteor. IV demeure une étude générale par rapport aux traités suivants dans
lesquels Aristote étudie chacun des genres des corps homéomères.
Il n’est nul besoin de considérer Meteor. IV comme n’étant pas à la bonne
place, car il faut admettre que l’étude générale des corps qui ne sont pas pro-
duits d’une coction (Meteor. I–III) doit précéder celle des corps produits par une
coction dans la mesure où ces derniers sont plus complexes que les premiers.
L’erreur serait en ce sens de ne pas voir dans ce traité une étude bipartite, qui
conduit d’un côté à l’étude spécifique des métaux, de l’autre à l’étude des plantes
et des animaux.
C’est donc après l’étude générale des Meteor. qu’Aristote en vient à étudier
l’un après l’autre les différents genres d’étants composés engendrables et cor-
84 La plupart des spécialistes d’Aristote s’accordent à affirmer que ce dernier n’a jamais
composé un traité sur les plantes. On sait en revanche que cette tâche avait été confiée à
Théophraste (cf. R.W. Sharples, Theophrastus of Eresus. Sources for his Life, Writings, Thought
& Influence. Commentary. Vol. 5. Sources on Biology, Brill, Leiden-New York-Köln 1995, p. 131).
Ce traité, considéré déjà à l’époque d’Alexandre comme perdu, n’a sans doute pas été connu
par les auteurs arabes. Dans le monde arabe, en revanche, circulait une traduction syria-
co-arabe de la partie botanique du Περὶ τῆς Ἀριστοτέλους φιλοσοφίας de Nicolas de Da-
mas (Sur celui-ci, voir H.J. Drossaart Lulofs, Nicolaus Damascenus on the Philosophy of
Aristotle, Brill, Leiden 1965. Deux éditions du texte arabe sont disponibles: ʿA. Badawī (éd.),
Kitāb Arisṭūṭālīs fī al-nabāt, tafsīr Niqūlāwus, dans id. (éd.), Arisṭūṭālīs fī al-nafs, Maktabat
al-nahḍa al-miṣriyya, al-Qāhira 1954 et H.J. Drossaart Lulofs et E.L.J. Poortman, Nico-
laus Damascenus: De plantis. Five translations, Koninklijke Nederlandse Akademie van We-
tenschappen, Amsterdam-Oxford-New York 1989. Il est probable qu’Averroès eût accès à ce
traité et qu’il en composa un commentaire, en le considérant comme celui qui permettait de
compléter le corpus d’Aristote. Sur ce commentaire et la tradition du De plantis, voir H. Hu-
gonnard-Roche, «Pseudo-Aristote, De plantis» dans R. Goulet (éd.), Dictionnaire des phi-
losophes antiques. Supplément I, CNRS Éditions, Paris 2000, p. 499–505. Chez Nicolas, Averroès
pouvait également trouver l’idée que l’étude des plantes précède celle des animaux.
276 Averroès
85 Cette hypothèse se trouve déjà chez al-Fārābī. D’une part, en acceptant l’ordre établi par
Nicolas, al-Fārābī assure dans son traité de La classification des sciences que l’étude des plantes
précède celle des animaux, même si les deux sont partie d’une étude unique, à savoir celle des
corps composés de parties non-homogènes; d’autre part, aussi bien dans le cas des plantes et
des animaux, il souligne la nécessité de faire précéder leur étude commune à leur étude sépa-
rée (voir Al-Fārābī, Iḥsāʾ al-ʿulūm, F. Sezgin (éd.), Institute for the history of Arabic-Islamic
Science, Frankfurt 1999. Cf. Al-Fārābī, El catálogo de la ciencias por Al-Farabi, A.G. Gonzáles
Palencia, Estanislao Maestre, Madrid 1950, p. 55–62). Le même ordre est admis dans La Philo-
sophie d’Aristote, où al-Fārābī explique le rapport qui lie le PA et le GA. Dans ce traité aussi,
l’étude des plantes précède celle des animaux. L’étude des animaux est ultérieurement subdivi-
sée en une partie visant à établir la cause formelle et finale des corps des animaux (le PA) et en
une partie consacrée aux causes matérielle et efficiente (le GA) (voir Al-Fārābī, Al-Fārābī’s
Philosophy of Aristotle, M. Mahdi (éd.), Dār Majallat Shiʾr, Bayrūt 1961, p. 111,15–112,14).
86 Dans une perspective similaire, on ne peut exclure qu’Alexandre, dans son commentaire
des Meteor. (Alexandre, In Meteor., p. 3–4), voulait accorder à ce traité cette même nature,
à savoir générale. Le fait qu’il affirme que le DA ne fait pas partie des traités qui parlent des
seules facultés communes à tous les animaux, n’oblige pas à conclure que ce traité est consacré
pour lui à une étude spécifique de l’âme humaine. Pour une lecture différente, voir Geoffroy,
Sources et origine, selon qui le DA constitue, d’après le jeune Averroès, un traité essentielle-
ment concentré sur l’étude de l’intellect et donc de l’âme humaine.
87 Il semble que le De Motu et le De Incessu n’aient pas été directement connus dans le monde
arabe. Dans son GC du DA (Averroès, GC DA, p. 524, 59–62), Averroès dit avoir disposé d’un
résumé du DM réalisé par Nicolas de Damas dans son abrégé de philosophie péripatéticienne.
De ce résumé, Averroès a pu inférer la position que ce traité devait avoir dans le corpus phy-
sique d’Aristote. Sur l’organisation de ces petits traités dans le premier péripatétisme grec, voir
M. Rashed, «Agrégat de parties ou vinculum substantiale? Sur une hésitation conceptuelle du
corpus philosophique aristotélicien», dans A. Laks et M. Rashed (éds.), Aristote et le mouve-
ment des animaux, Presses Universitaires du Septentrion, Lille 2004, p. 185–202.
L’étude de la génération et l’ordre du corpus physique d’après Averroès 277
«Après avoir parlé dans le Livre des Animaux des membres des animaux et
des <accidents> qui les affectent et avoir parlé ensuite, dans le Livre de l’Âme,
de l’âme et de ses parties en universel, il commence ici à parler des facultés
particulières, et il distingue, parmi celles-ci, entre celles qui sont communes
et celles qui sont propres. De façon générale, il examine ici les facultés qui
appartiennent aux animaux en tant qu’ils sont animés. Et puisque ces facul-
tés sont de deux sortes, i) l’une qui s’attribue au corps de l’animal à cause
de l’existence de l’âme, comme le sens et le mouvement, et ii) une autre qui
s’attribue à l’âme à cause du corps – et que ces dernières sont de plusieurs
genres: la veille et le sommeil […] – et qu’il avait déjà parlé de la première
sorte dans le Livre de l’Âme de manière générale, il commence ici à en parler
de manière particulière, je veux dire qu’il mentionne les divisions <de ces
facultés> communes à tous les animaux et celles propres à chaque espèce, et
qu’il achève le propos sur ce qui restait à traiter à propos des causes de ces
facultés»88.
Dans ce texte, Averroès affirme clairement que le rapport qui lie le DA à ces
traités est celui du général au particulier. Il explique qu’après avoir parlé dans
le Livre des animaux des membres des animaux et des accidents essentiels qui
les affectent et dans le DA de l’âme et de ses parties «en général» (kulliyyan),
Aristote étudie dans ces trois traités des facultés «particulières» (ǧuzʾiyyan) de
l’âme. Il précise toutefois que, puisque les facultés de l’âme sont de deux sortes,
cette étude spécifique doit être redistribuée en plusieurs traités. Aristote étu-
die donc dans les deux premiers traités (le DS et le DM), les facultés de l’âme
qui s’attribuent à l’animal à cause de l’existence de l’âme, à savoir le sens et le
mouvement et, dans le troisième, des facultés qui s’attribuent à l’âme à cause du
corps, comme par exemple la veille, le sommeil, etc.
Il conclut ainsi que, puisqu’il avait déjà parlé de la première sorte de facultés
dans le DA de manière générale, il commence, avec le DS, à en parler de manière
particulière, en divisant les fonctions communes à tous les animaux et celles
propres à chaque espèce, pour achever ainsi l’étude des causes de ces facultés
animales. Tous ces phénomènes, confirme Averroès, ont été déjà étudiés dans le
DA d’une façon générale, car ce traité les considère en tant qu’accidents apparte-
nant aux animaux en tant qu’animaux, c’est-à-dire en tant qu’ils sont des étants
animés. C’est pourquoi l’ordre dans lequel il faut exposer les recherches portant
sur les animaux veut que le Livre des Animaux précède le DA et que ce dernier
précède le DS, le DM et les PN.
88 Ibn Rušd, Talḫīṣ Kitāb Al-Ḥiss wa-l-maḥsūs. Averrois Cordubensis Compendia Librorum
Aristotelis qui Parva naturalia vocantur, Textum arabicum recensuit et adnotationibus illustra-
vit H. Blumberg, The Medieval Academy of America, Cambridge (Mass.) 1972, p. 1, 4–2, 2.
278 Averroès
Si l’on se fonde sur ce texte, il est donc clair que le DA vient après les traités
zoologiques et avant les PN. Concernant la raison pour laquelle il faut établir cet
ordre, on pourrait croire que c’est parce que le DA traite d’au moins une faculté
qui n’est pas propre à tous les animaux, i.e. l’intellect, et qu’il est pour cette
même raison plus particulier que les traités zoologiques. Ce n’est pourtant pas ce
que ces textes nous disent. Averroès nous dit en effet que la distinction entre les
traités zoologiques et le DA n’est pas simplement établie en fonction du critère
général/particulier ou de celui simple/complexe, mais selon la distinction entre
matière et forme. Averroès nous a dit en effet que le Livre des animaux traite des
parties du corps animal, de ces accidents essentiels et de leurs causes – c’est en
ce sens qu’on pourra dire qu’il traite des animaux en tant que composés –, tandis
que le DA traite de façon générale de ce qui appartient à l’âme, car il étudie indif-
féremment ce qui appartient à tous les animaux et ce qui appartient seulement
à certains d’entre eux – c’est en ce sens qu’on pourra le considérer comme une
étude générale de l’âme et de ses puissances. Le discours formulé dans le DA est
donc général, mais non pas en ce qu’il traite de seules facultés qui appartiennent
à tous les animaux, mais dans la mesure où il traite de ce qui concerne l’âme
sans faire de distinction entre ce qui appartient seulement à certains animaux,
notamment l’homme, et ce qui appartient à tous.
Ce texte ainsi que le passage du CM consacré à expliquer le texte program-
matique de Meteor. I 1, permettent donc de reconstruire l’ordre de ces derniers
traités du corpus physique d’Aristote et plus en général de confirmer les critères
qui d’après Averroès l’ordonnent. La science naturelle se divise d’abord en fonc-
tion de son objet, i.e. le corps naturel, qui est étudié premièrement en tant que tel
(Phys.), puis en fonction de ces différents genres, car ces genres se divisent à leur
tour en d’autres sous-genres. C’est pourquoi il y aura autant d’études générales
que de sous-genres de corps naturels. Le corps naturel se divise tout d’abord en
corps simples, non engendrables (DC I–II) et engendrables (DC III–IV), et corps
composés. Les corps composés sont d’abord étudiés d’une façon générale (DGC),
puis en fonction de leurs différents genres. Les corps composés se distinguent, en
effet, en corps produits des exhalaisons sèche et humide (Meteor. I–III, en géné-
ral, et De Miner., de façon spécifique) et corps composés produits d’une coction,
i.e. les homéomères qui servent à la constitution des corps anhoméomères. Ces
corps homéomères sont d’abord étudiés d’une façon générale (Meteor. IV), puis
en considérant séparément chacun de leurs différents genres.
L’étude des corps plus complexes se particularise ainsi dans l’étude des
plantes (De Plant.), puis dans celle des animaux. Les animaux sont d’abord étu-
diés du point de vue de leur matière, leurs membres, c’est-à-dire les corps anho-
méomères, et de la cause finale et efficiente de ces parties et des leurs accidents
essentiels (Livre des Animaux), puis du point de vue de leur forme ultime, i.e.
l’âme, et des puissances de cette dernière. Celles-ci sont alors étudiées d’une
façon générale (DA), avant d’être étudiées d’une façon particulière (DS; DM;
L’étude de la génération et l’ordre du corpus physique d’après Averroès 279
PN). À tous les niveaux, le but de la recherche est de repérer les causes des corps
étudiés et de leurs concomitants.
Selon ce plan, le traité le plus général précède toujours le traité le plus parti-
culier, mais la linéarité du corpus physique n’est qu’apparente, car il se ramifie
suivant les divers genres des corps naturels. Chaque étude générale, en effet,
se particularise en plusieurs études spécifiques et l’étude d’un certain type de
corps ne s’achève que lorsqu’on parvient à l’étude séparée de ses divers genres.
C’est en suivant ce principe qu’il faut intégrer dans le corpus physique les traités
spécifiques qu’Aristote n’avait pas lui-même réalisés. L’étude des corps compo-
sés est en ce sens emblématique: l’étude générale de ces corps, exposée dans
le DGC, se spécifie dans l’étude commune de Meteor. I–III qui aboutit à l’étude
spécifique des divers types de minéraux et dans l’étude commune de Meteor. IV
qui s’achève avec l’étude des plantes et des animaux. Pour que le projet physique
d’Aristote soit complet, il faut en ce sens intégrer dans le corpus les traités écrits
par ses successeurs, consacrés aux études spécifiques des corps produits des ex-
halaisons sèche et humide et à celle des plantes.
280 Averroès
Conclusions
à partir de deux matières différentes est la même erreur que celle de l’alchi-
miste qui croit pouvoir recréer, avec son art, ce que la nature fait d’elle-même.
Engendrer de l’or à partir d’une pierre, c’est rompre le lien nécessaire qui lie
la forme de l’or à sa matière. Dans ce cas aussi, la connaissance humaine et la
nature s’écrouleraient: aucune proposition ne serait plus nécessaire; mais sans
nécessité l’ordre naturel ne pourrait être éternel. L’éternité de la nature, affirme
Averroès, est garantie par la nécessité du rapport entre l’effet et la cause et non
pas par le simple fait que ce rapport est maintenu éternellement. Fonder l’ordre
naturel sur la simple éternité de sa durée, reviendrait à en éliminer son caractère
nécessaire:
94 Averroès, CM GA, f. 45 A8–10: «si proportio rei ad suas causas sempiterna tantum, tunc
tolleretur natura necessarii».
95 On reviendra sur le sens profond de cette polémique dans les chap. VIII et IX.
Chapitre VII
Les racines universelles de la nature:
l’étude générale de la génération
Introduction
sition de ses résultats. Aristote y annonce le but de la science physique dans son
ensemble, les types de démonstration qu’elle doit utiliser et l’ordre de l’exposi-
tion de ses doctrines. On ne peut donc comprendre la doctrine de la génération
exposée dans le GC de Phys. I, sans examiner l’exégèse qu’Averroès propose de
ce premier chapitre et sans expliquer, plus en général, le statut qu’il accorde à la
philosophie de la nature dans son ensemble.
On consacrera ainsi une première partie de ce chapitre à exposer la concep-
tion générale de la philosophie naturelle qu’Averroès fait sienne (§ 1.). On pré-
sentera d’abord la façon dans laquelle il définit le statut épistémologique de
cette science et de son traité le plus général (§§ 1.1.-2.). Averroès explique que,
d’après l’ordre didactique, le traité de la Physique doit être le premier du corpus
naturel dans la mesure où il traite de tout ce qui est commun aux étants naturels
en tant que tels: les quatre genres de causes, les causes premières dans le genre
des causes matérielle et motrice, ainsi que les concomitants communs à tous
les étants naturels. Contre Avicenne, Averroès assure que c’est à la physique
et non pas à la métaphysique d’établir l’existence de ses causes premières: la
matière première et le moteur ultime. L’existence de cette dernière cause serait,
d’après lui, démontrée dans le livre VIII, alors que c’est dans le livre I qu’Aristote
établirait l’existence de la matière première. Averroès conclut que l’étude de la
génération exposée dans ce livre permet d’établir l’existence de la cause maté-
rielle première et que cette preuve est conforme aux critères de la démonstration
dictés dans les An. Post. ou, plus précisément, aux critères auxquels doivent se
conformer les syllogismes appelés signes. On dévoilera quels sont ces critères
et quels sont les instruments qui font de la philosophie naturelle une véritable
science (§. 1.3.). Dans ce cadre, toujours contre Avicenne, mais aussi contre al-
Ġazālī, Averroès élabore une théorie selon laquelle le signe et l’induction «scien-
tifique» constituent la seule manière de parvenir aux principes de la science
physique et, plus en général, aux premiers principes de toutes les sciences. Ce
type d’induction, d’après Averroès, vise à certifier les prémisses du signe et elle
doit satisfaire deux conditions à la fois: une condition quantitative, qui exige
que l’induction considère tous les cas particuliers en question; une condition
qualitative, qui demande que les particuliers en question soient considérés du
point de vue de leurs accidents essentiels, appelés aussi conséquents, et non pas
des simples propriétés accidentelles. On conclura ainsi que, d’après Averroès, le
caractère scientifique du signe et de l’induction découle essentiellement de leur
ancrage dans la sémantique du réel.
Une fois dégagée la conception générale de la science de la nature qu’Aver-
roès fait sienne, on s’efforcera de reconstruire la théorie de la génération subs-
tantielle exposée dans le GC de la Phys. (§§ 2.-3.). On précisera de quelle façon
la doctrine du GC de Phys. I s’insère dans le cadre plus général de la concep-
tion rušdienne de la science physique pour la confirmer (§ 2.). L’étude de la
génération substantielle est conçue dans le GC de Phys. I comme le chemin qui
286 Averroès
se distingue de celle détaillée dans le dernier chapitre des An. Post. pour deux
raisons: le but visé et la méthode à suivre. D’une part, Phys. I 1 indiquerait le
but de la partie générale de l’étude de la nature et non pas le but des autres
recherches physiques; d’autre part, ce chapitre présenterait la méthode condui-
sant aux principes premiers de la physique, mais non pas celle que le physicien
doit suivre dans ses recherches particulières.
Le GC de Phys. I 1 montre qu’Averroès défend une lecture radicalement dif-
férente de ce chapitre et du livre I dans son ensemble. Il résout les apparentes
incohérences et les difficultés liées au texte d’Aristote en considérant ce chapitre
comme une présentation de la science naturelle dans son ensemble, pouvant en
ce sens servir d’introduction à tout le corpus physique. Aristote y précise la place
de la physique, en l’intégrant dans l’horizon plus vaste du savoir humain tel que
les An. Post. le définissent: la philosophie de la nature est l’une des sciences
«parfaites», c’est-à-dire l’un des savoirs qui fournissent les causes des objets
étudiés. La recherche des causes n’est toutefois pas limitée à l’une des étapes de
cette science, car à tous les niveaux il y a des causes de moins en moins com-
munes qui doivent être découvertes. À strictement parler, il n’y a donc pas de
règles qui valent pour une partie de cette science et non pas pour une autre: à
tous les niveaux la seule ou du moins la principale démonstration par laquelle on
peut établir l’existence des causes, c’est la preuve du signe qui, par une analyse
inductive de la réalité, nous conduit des effets à leurs causes.
Si d’une façon de prime abord contradictoire Aristote nous dit (Phys. I 1,
184 a23-b14) qu’il faut procéder des universaux vers les particuliers, ce n’est pas
dans un contexte «heuristique», mais dans un contexte «didactique» qu’il le
fait. Une fois que la science physique arrive à son stade accompli, il faut en effet
procéder à son enseignement en commençant par les démonstrations portant sur
les causes et les propriétés les plus communes. C’est pour cette raison qu’Aris-
tote ne se contredit ni en Phys. I 1 ni à la fin des An. Post. On a vu qu’Averroès
propose cette lecture aussi bien dans le prologue que dans le GC de Phys. I 1. On
verra que cette même conception du statut et de la structure de la science phy-
sique est confirmée dans le commentaire au reste du livre I.
En ce sens, Phys. I 1 traite de trois des huit questions qui, selon l’usage des
commentateurs alexandrins, devaient précéder le commentaire d’un traité: (1)
quel est le but du traité, (6) quelle est la méthode suivie et (3) quel est son ordre
par rapport aux autres traités physiques. Averroès l’affirme à la fin de son com-
mentaire de Phys. I 1, sans pourtant préciser que ces trois questions ont été déjà
considérées dans le prologue de son GC1. Cette redondance non justifiée a été
questions ont été analysées. Aristote, en effet, traite d’abord du propositum, ensuite du modum
ou, selon la terminologie du proemium, de la via doctrinae, c’est-à-dire les types de démonstra-
tion utilisés dans la science physique, et enfin de l’ordo, à savoir de la place du traité au sein
du corpus physique, ainsi que de la manière d’exposer les résultats de la science en question.
2 Cf. R. Glasner, «The Evolution of the Introduction in Averroes’ Commentaries: A
Preliminary Study», dans Brenet (éd.), Averroès et les averroïsmes juif et latin, p. 141–150;
ead., Averroes’ Physics: a Turning Point in Medieval Natural Philosophy, Oxford University
Press, Oxford 2010.
3 Cf. Averroès, GC Met. Z, c. 10, p. 782, 17–783, 5, où Averroès affirme explicitement que
Phys. I 1 constitue le prologue aristotélicien de la Physique. Sur cette question C. Cerami,
«Corps et continuité. Remarques sur la “nouvelle” physique d’Averroès», Arabic Sciences and
Philosophy, 21, 2011, p. 299–318.
4 Averroès, Epit. Phys., p. 12, 16–18: «On a ainsi démontré par ce discours quel est le sujet
de ce traité, son but, l’ordre à suivre dans l’exposition et sa place. Tout cela, de fait, il est utile
que le savant se le représente quand il parvient à cette science et entreprend son étude».
5 Averroès, GC Phys. I, f. 434 L7–8: «Voilà donc les choses contenues dans l’introduction
de ce traité»; («Haec igitur sunt, quae in praefatione huius libri continetur»).
6 Au tout début du proème du GC, Averroès déclare qu’il ne possède aucun commentaire
ad litteram des commentateurs qui l’ont précédé portant sur la totalité du traité de la Physique
(glossa completa super singulis verborum). Il affirme néanmoins qu’il dispose d’une partie du
commentaire d’Alexandre aux livres I, II, IV, V, VI, VII, à laquelle est joint un commentaire
du livre VIII qui n’est pas d’Alexandre (Averroès, GC Phys., f. 1 B7–11). Le commentaire
d’Alexandre ne nous est pas parvenu directement; on peut toutefois vérifier les nombreuses
citations explicites d’Averroès en les comparant aux passages du commentaire d’Alexandre
rapportés par Simplicius et aux fragments du commentaire des livres IV–VIII, retrouvés et
édités par M. Rashed (M. Rashed, «A “new” text of Alexander on the soul’s motion», dans
R. Sorabji (éd.), Aristotle and After, Instute of Classical Studies, London 1997, p. 181–95; id.,
Alexandre d’Aphrodise, Commentaire perdu à la Physique d’Aristote (Livres IV–VIII). Les scholies
byzantines, De Gruyter, Berlin 2011).
7 Averroès, on l’a signalé plus haut, cite à plusieurs reprises la paraphrase de Philopon, mais
jamais dans le commentaire aux livres I et II. Nombreux, néanmoins, sont les passages dans
lesquels Averroès reprend et fait siennes les suggestions de Philopon.
290 Averroès
aussi par la traduction arabe dont il disposait14, Averroès précise que c’est cette
connaissance des causes qui procure «l’état propre à la science certaine» (dis-
positio scientiae certae) et permet de départager les sciences «parfaites» et «cer-
taines» des sciences imparfaites:
«Il commence ce livre par la raison pour laquelle l’examen de cette science
porte sur la connaissance des causes des choses naturelles. Et il dit: Puisque
l’état, c’est-à-dire puisqu’il a été montré dans les An. Post. que l’état de la
science certaine dans toutes les sciences démonstratives qui examinent des
choses qui ont l’une des quatre causes ou plus qu’une ou toutes n’est ac-
quise que par la connaissance des causes. Et il ne considérait pas «science»
et «certitude» comme des termes synonymes, puisque dans une discipline
démonstrative on ne peut utiliser des termes synonymes, mais il voulait dési-
gner <par ces deux termes> l’état de la science certaine, à savoir la science
parfaite. En effet, la science parfaite est celle qui se produit par la cause; la
science imparfaite, en revanche, est celle qui se produit sans la cause»15.
14 Voir infra p. 293, n. 16. La Physique d’Aristote a été traduite en arabe plusieurs fois au cours
du ixe et du x e siècle de l’ère chrétienne. La section consacrée aux sciences philosophiques
dans le Fihrist d’Ibn al-Nadīm permet de parcourir l’histoire de ces traductions et de ses com-
mentaires grecs (cf. Al-Nadīm, Kitāb al-Fihrist, mit Anmerkungen herausgegeben von G. Flü-
gel, nach dessen Tode besorgt von J. Roediger und A. Müller, 2 vol., Vogel, Leipzig, 1871–2;
Al-Nadīm, The Fihrist of al-Nadīm. A Tenth-Century Survey of Muslim Culture, Translated by
B. Dodge, 2 vol., Columbia University Press, New York-London 1970). La première traduction
dont on a connaissance est celle de Sallām al-Abraš (Al-Nadīm, Kitāb al-Fihrist, p. 244, 7; id.,
The Fihrist of al-Nadīm, p. 587). D’autres traductions partielles ont été réalisées à la fin du ix e
siècle par Qusṭā ibn Lūqā et al-Dimašqī. Certains passages de ces traductions ont été reportés
dans le manuscrit de Leyde (Or. 583). Ce même manuscrit nous a transmis la seule traduction
qui nous soit parvenue en entier, celle réalisée au ixe siècle par Isḥāq Ibn Ḥunayn (m. 910),
qui a été éditée par ʿA. Badawī (cf. ʿA. Badawī (éd.), Arisṭūṭālīs. Al-Ṭabīʿa. Tarǧamat Isḥāq Ibn
Ḥunayn maʿa šurūḥ Ibn al-Samḥ wa Ibn ʿAdī wa Mattā Ibn Yūnus wa Abū al-Faraǧ Ibn al-Ṭayyib,
2 vol., Al-Dār al-Qawmiyya li-al-ṭibāʿa wa-al-našr, al Qāhira 1964–65; réimpr. dans al-Hayʾa
al-Miṣriyya al-ʿÂmma li-al-Kitāb, al-Qāhira 1984.). C’est très probablement cette traduction
qu’Averroès a utilisée et commentée. Pour une présentation plus détaillée de l’histoire des
différentes traductions de la Physique, voir F.E. Peters, Aristoteles Arabus, Brill, Leiden 1968.
15 Averroès, GC Phys. I, c. 1, f. 5 M1–6 A5: «Incoepit hunc librum a causa, propter quam
fuit consideratio huius scientiae in cognitione causarum rerum naturalium. Et dixit: Quoniam
dispositio, id est quia declaratum est in Posterioribus, quod dispositio scientiae certae in omni-
bus artibus demonstrativis considerantibus de rebus habentibus unam quattuor causarum aut
plures una aut omnes non adquiritur nisi ex cognitione causarum. Et non intendebat per scien-
tiam et certitudinem nomina synonyma, quoniam nomina synonyma non usitantur in doctrina
demonstrativa, sed intendebat dispositionem scientiae certae, et est scientia perfecta. Scientia
enim alia est perfecta et est illa, quae est per causam, alia est imperfecta et est illa, quae est sine
causa».
l’étude générale de la génération 293
On ne peut comprendre cette exégèse dans toute son ampleur sans l’inscrire
dans le cadre épistémologique que les traductions gréco-arabes réalisées au ix e
siècle de notre ère ont contribué à établir. Dans la traduction arabe d’Isḥāq Ibn
Ḥunayn (m. 910), qu’Averroès semble ici commenter, les verbes «connaître»
(εἰδέναι) et «posséder la science» (ἐπίστασθαι) sont rendus par les expressions
«état de la certitude» (ḥāl al-yaqīn/dispositio certitudinis) et «état de la science»
(ḥāl al-ʿilm/dispositio scientiae):
rhān) est définie comme «le syllogisme composé certain» (al-qiyās al-muʾtalif
al-yaqīnī) qui produit la connaissance en celui qui se le formule18.
En traduisant le verbe «connaître» par l’expression «état de la certitude»
(ḥāl al-yaqīn), Isḥāq Ibn Ḥunayn oriente le texte de la Physique dans la même
direction: si la physique est une véritable science, elle n’est pas n’importe quelle
forme de connaissance, elle fait partie des états cognitifs qui s’accompagnent de
la certitude, celle qui est produite lorsqu’on acquiert la connaissance des causes.
C’est dans ce cadre épistémologique qu’Averroès interprète le propos d’Aristote
qui affirme que connaître (εἰδέναι) en possédant la science (ἐπίστασθαι) résulte
du savoir des principes, des causes et des éléments et qu’il affirme que la véri-
table science est celle qui correspond à l’«état de la science certaine».
Les deux termes qu’Aristote utilise dans les premières lignes de la Physique
pour désigner le savoir, i.e. «connaître» (εἰδέναι, traduit en arabe par «état de
la certitude») et «posséder la science» (ἐπίστασθαι, traduit en arabe par «état
de la science»), ne sont donc pas d’après Averroès des synonymes, mais consti-
tuent un hendiadyin19. En effet, «science» et «certitude» n’ont pas forcément la
même signification, car le savoir qui ne comporte pas la connaissance des causes
ne produit pas de certitude et il ne constitue pour cela même qu’une science
imparfaite. Avec ce hendiadyin Aristote veut désigner le seul véritable savoir
scientifique: celui de la science qui, donnant la cause, procure la certitude.
La connaissance de la cause et l’état cognitif de la certitude qui en découle
sont donc les conditions que doit satisfaire toute véritable science, ou plus préci-
sément, toute discipline ayant pour objet des étants causés. En effet, si Aristote
précise qu’il faut viser la connaissance des causes, dans «toutes les recherches
(μεθόδους) dans lesquelles il y a des principes (ἀρχαί), ou des causes (αἴτια) ou
bien des éléments (στοιχεῖα)», c’est que certaines disciplines ou certaines de
leurs parties portent sur des étants qui n’ont pas de causes:
«Et il a dit dans lesquelles il y a ou des principes ou des causes ou bien des
éléments, puisque parmi les sciences spéculatives ou leurs parties, certaines
examinent des choses simples qui n’ont pas de principes. C’est l’état de la
science qui examine les principes propres et premiers de n’importe quel art et
de n’importe quel étant»20.
18 Sur cet aspect de la traduction arabe des An. Post., voir D. Black, «Knowledge (ʿIlm) and
Certitude (Yaqīn) in al-Fārābī’s Epistemology», Arabic Sciences and Philosophy, 16, 2006, p. 11–45.
19 Averroès précise en effet que si la Physique fait partie des traités qui exposent le véritable
savoir physique, Aristote ne peut y utiliser des synonymes, car aucune doctrina demonstrativa
n’admet de répétitions (Averroès, GC Phys. I, c. 1, f. 5 M12–14).
20 Averroès, GC Phys. I, c. 1, f. 6 A9-B2: «Et dixit habentibus principia, aut causas, aut ele-
menta, quia artium speculativarum, aut suarum partium sunt quaedam, quae considerant de
rebus simplicibus carentibus principiis et haec est dispositio scientiae considerantis de propriis
principiis et primis cuiuslibet artis vel entis».
l’étude générale de la génération 295
Averroès explique ainsi que lorsque le genre d’étant étudié n’a pas de causes, le
savant se limitera à expliquer la nature de ce même étant. L’allusion, comme on
le verra mieux dans la suite, est à la métaphysique, ainsi qu’à la partie de cette
science qui traite des formes séparées. En effet, dans le cas de la partie «théo-
logique» de la métaphysique, le métaphysicien ne doit pas chercher les causes
des étants séparés, mais définir leur nature. Dans la partie de la métaphysique
qui ne traite pas de ce type de formes, en revanche, ainsi que dans toutes les
autres «sciences parfaites», il faut parvenir aux causes du genre d’étant étudié.
C’est alors en suivant la quadripartition aristotélicienne des genres de causes,
qu’Aristote, d’après Averroès, fixe à trois le nombre de ces disciplines, à savoir
les mathématiques, la physique et la métaphysique:
«Et il a dit des principes ou des causes ou bien des éléments à cause de la diver-
sité des sortes de causes. Et il voulait dire par principes ici les causes agentes
et motrices et par causes les fins et par éléments les causes qui sont des parties
de la chose, à savoir la matière et la forme. Et il utilise ici le terme principe et
le terme cause au sens propre <i.e. en les distinguant>; parce que ce sont des
synonymes lorsqu’on les emploie couramment. Et d’après ce qu’il me semble,
Alexandre a interprété le texte de la même façon21. Et Aristote voulait ensei-
gner par ce propos que tous les arts n’examinent pas toutes les causes. Mais
certains examinent la cause formelle seulement, à savoir les mathématiques,
d’autres examinent trois causes, à savoir le moteur, la forme et la fin, c’est le
cas de la science divine, et d’autres encore examinent les quatre causes et c’est
le cas de la physique»22.
21 D’après ce qu’Averroès nous dit, Alexandre aurait donc distingué entre des causes in-
ternes à la substance et des causes externes (le moteur et la fin) et des causes internes (la
forme et la matière). Dans l’histoire de cette distinction, dans le monde grec comme dans le
monde arabe, il faut donc considérer Alexandre comme une source primaire et reconsidérer
l’hypothèse qui affirme qu’al-Fārābī et Avicenne retrouveraient cette distinction dans les com-
mentateurs néoplatoniciens (R. Wisnowsky, «Towards a History of Avicenna’s Distinction
between Immanent and Transcendent Causes», dans D.C. Reisman et A.H. Al-Rahim (éds.),
Before and after Avicenna. Proceedings of the First Conference of the Avicenna Study Group,
Brill, Leiden-Boston 2003, p. 49–68), étant donné que rien n’exclut qie les deux possédaent le
commentaire de la Physique d’Alexandre.
22 Averroès, GC Phys. I, c. 1, f. 6 B2-C5: «Et dixit: principia aut causas aut elementa propter
diversitatem modorum causarum. Et intendebat per principia in hoc loco causas agentes et
moventes, et per causas fines, et per elementa causas, quae sunt partes rei, scilicet materiam
et formam. Et quod hic utitur hoc nomine principium proprie et similiter hoc nomine causa,
quia sunt nomina synonyma, cum usitentur communiter. Et sic ut mihi videtur, exposuit ipse
Alexander. Et intendebat Aristoteles per hunc sermonem docere, quod non omnes artes consi-
derant de omnibus causis. Sed quaedam considerant de causa formali tantum, scilicet mathe-
matice, et quaedam de tribus causis, scilicet motore et forma et fine, et est scientia divina, et
quaedam de quattuor causis, et est scientia naturalis».
296 Averroès
Comme il l’avait fait dans son prologue, Averroès précise ainsi qu’il y a diffé-
rents genres de causes, (c’est-à-dire la cause matérielle, formelle, finale et agente)
et que, dans chacun de ces genres, il y a des causes prochaines (causae propin-
quae) et des causes éloignées (causae remotae)23. C’est d’abord aux quatre genres
de causes qu’Aristote fait allusion, d’après Averroès, lorsqu’à la ligne 184 a11
il parle de principia (ἀρχαί), causae (αἴτια) et elementa (στοιχεῖα)24: le terme
principia désigne la cause agente, le terme causae la cause finale et le terme ele-
menta les causes matérielle et formelle. À la différence de la plupart des exégètes
modernes, il est donc clair pour Averroès que ces trois termes ne sont pas des
simples synonymes et que les premières lignes de Phys. I 1 n’annoncent pas seu-
lement la recherche des trois principes communs à toute génération (le substrat,
la privation et la forme), ni plus en général celle des principes de la physique25.
Dans ces lignes, en effet, Aristote annonce d’après Averroès une recherche beau-
coup plus vaste: la recherche des quatre genres de causes qui constituent le but
ultime du savoir humain dans son ensemble.
Averroès précise ainsi que toutes les sciences théorétiques ne considèrent
pas tous les quatre genres de causes, c’est pourquoi Aristote introduit par une
conjonction disjonctive (ἤ/aw) chacun des trois termes les désignant26. En effet,
23 Dans le commentaire de Phys. II, Averroès clarifiera davantage son lexique et utilisera
l’expression genera causarum pour indiquer les quatre genres de causes et le terme modus pour
désigner les différents types de causes dans chaque genre: 1) causae propinquae et remotae; 2)
causae per se et per accidens; 3) causae simplices et compositae; 4) causae in actu et in potentia
(cf. Averroès, GC Phys. II, f. 61–63, c. 31–38). L’étude et la présentation des quatre genres de
causes constituent en effet, d’après Averroès, l’objectif du livre II de la Physique.
24 Dans la partie de l’Epit. relative à ce passage, Averroès se borne à exposer de façon as-
sez concise le propos d’Aristote, en remplaçant les termes «principes» et «causes» par les
termes «causes premières» (asbābihi al-uwal) et «causes prochaines» (asbābihi al-qarība).
Averroès, Epit. Phys., p. 9, 2–6: «Etant donné que nous ne possédons la science certaine et
la connaissance parfaite d’une chose que lorsque nous parvenons à connaître la totalité de ses
causes premières, jusqu’à ses causes prochaines et à ses éléments, il est évident que dans la
science portant sur la nature et les corps naturels il faut que nous suivions cette démarche et
que nous nous efforcions de parvenir dans <cette science aussi> à la connaissance des causes».
C’est ensuite, en traitant de l’ordre à suivre dans l’enseignement, qu’Averroès développera ce
point et expliquera la différence entre les deux types de causes.
25 Averroès affirme suivre l’interprétation qu’Alexandre propose de ce passage. Il explique
que les trois termes ne désigneraient pas, selon ce dernier, les notions étudiées en Phys. I, mais
les quatre modes de causes auxquels le savoir humain dans son ensemble doit aspirer. Pour
une autre lecture de la thèse d’Alexandre, voir Rashed, Essentialisme, p. 190–199. Philopon, en
revanche, entend le texte d’Aristote de façon différente. Le terme ἀρχαί signifie d’une façon
générique les quatre causes, alors que le terme αἴτια désigne exclusivement les causes finale et
efficiente, et le terme στοιχεῖα la matière et la forme (cf. Philopon, In Phys. 6, 9–17; 7, 32–8,
5).
26 Dans son commentaire, Simplicius attribue cette interprétation à Alexandre (cf. Simpli-
cius, In Phys. 13, 21–27). Philopon, dans son commentaire, fait sienne une thèse semblable (cf.
Philoponus, In Phys. 7, 20–26).
l’étude générale de la génération 297
chaque science doit viser la connaissance des causes de son objet, même si son
examen ne porte pas sur tous les quatre genres de cause. Des trois sciences théo-
rétiques, les mathématiques, la physique et la philosophie première, seule la
physique étudie les quatre genres de causes. Les mathématiques, en effet, consi-
dèrent la seule cause formelle, alors que la scientia divina s’interroge sur les
causes efficiente, formelle et finale, mais elle néglige la cause matérielle. Cela, ce-
pendant, ne préjuge aucunement de leur statut épistémique, car la certitude qui
accompagne la connaissance qu’on a de quelque chose (dispositio certae scien-
tiae) est donnée par la connaissance de sa cause: peu importe, affirme Averroès,
que cette chose «ait seulement certaines» des quatre causes27.
Chaque science doit donc considérer les genres de causes de l’étant qu’elle a
pour objet; sans cela elle ne pourra pas être une science certaine. Cependant,
précise Averroès, dans chaque genre de causes se trouvent des causes éloignées
et des causes prochaines; c’est pourquoi il faut encore expliquer qu’une même
science doive repérer, dans le genre ou les genres de causes qui lui reviennent,
les deux types de cause. C’est dans la suite du texte qu’Averroès estime trou-
ver cette affirmation. En effet, lorsqu’Aristote (aux lignes 184 a12–14) affirme
que nous estimons connaître chaque chose lorsque nous parvenons, de ses
«causes premières» et de ses «principes premiers» (τὰ αἴτια τὰ πρῶτα καὶ τὰς
ἀρχὰς τὰς πρώτας/asbābahu wa-mabādiʾahu al-ūlā/causae simplices et prima
principia), à ses «éléments» (στοιχεῖα/usṭuqussātihi/elementa)28, il fait allusion,
d’après Averroès, à la distinction entre causes éloignées et causes prochaines.
Cette affirmation, précise Averroès, ne peut pas être une simple reprise de ce
qu’Aristote vient de déclarer (aux lignes 184 a10–13) car, selon le principe sus-
mentionné, dans aucune science démonstrative, on ne peut faire de répétitions29:
27 Averroès, GC Phys. I, f. 6 C9-D4: «Et il dit dans lesquelles il y a ou des principes ou des
causes ou bien des éléments, c’est-à-dire qu’il en va de même si l’on admet que ces choses pos-
sèdent des principes agents ou bien finals ou bien élémentaires ou tous. Et il est impossible que
cette conjonction ou soit copulative. En effet, l’état de la science certaine se trouve dans les
choses qui ne possèdent que certaines causes par la connaissance de ces causes, tout comme
il se trouve dans les choses qui les possèdent toutes» («Et dixit: Habentibus principia aut cau-
sas aut elementa, id est quoniam idem sequitur sive ponatur, quod illae res habeant principia
agentia aut finalia aut elementaria aut omnia. Et impossibile est ut haec coniunctio aut sit sicut
copulativa. Nam dispositio certae scientiae invenitur in rebus habentibus causas quasdam per
scientiam illarum causarum, sicut invenitur in habentibus omnes causas»).
28 Badawī (éd.), Arisṭūṭālīs. Al-Ṭabīʿa, p. 1, l. 10–16; cf. Averroès, GC Phys. I, t. 1, f. 5 I12–6.
29 Si Aristote utilise deux fois le même mot, à savoir le terme elementa, il ne faut pas croire
que ce terme désigne dans les deux cas un même type de cause. Répéter deux fois un même
concept serait, d’après Averroès, un manque de précision. La seule chose qu’il peut concéder,
c’est qu’Aristote prête peu d’attention aux choix des termes employés; la répétition serait, en
ce sens, seulement apparente. Averroès, GC Phys. I, c. 1, f. 6 F11–14: «Et pour cela il fait des
termes cause et élément un usage différent par rapport à celui qu’il en avait fait précédemment,
suivant son habitude de prêter peu d’attention aux termes» («secundum hoc utitur hoc no-
298 Averroès
«Ensuite il dit quand nous avons pris connaissance de ses causes simples. Et
il voulait désigner, à ce qu’il semble, les causes premières, non composées,
qui existent dans les choses. Et il s’agit de la matière première et de la der-
nière forme; toutes celles qui sont en dehors de la matière première et de la
dernière forme de chaque chose naturelle sont des matières composées et
des formes composées. Ensuite il dit: et les principes premiers et il voulait ici
désigner, comme il apparaît, par principes premiers les causes premières qui
se trouvent en dehors de la chose, à savoir l’agent premier et la fin ultime de
toutes les choses. Ensuite il a dit: jusqu’à ce que nous parvenions à ses élé-
ments. Et il voulait désigner par éléments les causes prochaines et essentielles
qui existent dans les choses. Et il fait allusion par ce qu’il a dit au fait que
suivant la discipline bien ordonnée il faut commencer par la connaissance
des causes premières de la chose qu’il faut connaître parfaitement, pour en-
suite procéder à la connaissance des autres causes éloignées suivant l’ordre,
jusqu’à parvenir aux causes prochaines»30.
mine causa et elementum alio modo ab eo, quo usus est illic prius secundum suum morem in
habendo modicam sollicitudinem de nominibus»).
30 Averroès, GC Phys. I, c. 1, f. 6 E5-F11: «Deinde dixit: cum sciverimus causas eius sim-
plices. Et intendit, ut videtur, causas existentes in re primas, non compositas. Et sunt prima
materia et ultima forma; quae enim sunt praeter primam materiam et ultimam formam cuiusli-
bet rerum naturalium, sunt materiae compositae et formae compositae. Deinde dixit: Et prima
principia. Et intendit hic, ut videtur, per prima principia primas causas, quae sunt extra rem,
scilicet primum agens et ultimum finem omnium rerum. Deinde dixit: donec perveniamus ad
elementa eius. Et intendit hic per elementa causas existentes in re propinquas et essentiales. Et
innuit per hoc, quod dixit, quod doctrina ordinata est incipere a cognitione causarum prima-
rum rei cognoscendae perfectae. Deinde intendere ad cognitionem aliarum causarum remota-
rum secundum ordinem, donec perveniatur ad causas propinquas».
31 Cf. Averroès, GC Phys. II, c. 68, f. 40 L2–10.
l’étude générale de la génération 299
La fin de ce texte nous explique ainsi que pour arriver à saisir la nature de
la forme et de la fin ultime, à savoir Dieu, il ne faut pas attendre d’avoir connu
toutes les causes des différentes espèces naturelles. La physique, dans sa partie
générale, et la métaphysique précèdent les parties spécifiques de la physique,
ainsi que les autres disciplines. Pour le dire autrement, la connaissance qu’on
a de Dieu, conçu comme cause motrice, formelle et finale ultime, précède la
connaissance spécifique de toutes les causes prochaines des espèces naturelles.
Il est donc clair, si l’on se fonde sur ce texte, que la connaissance de Dieu à la-
quelle la physique et la métaphysique amènent n’est pas pour Averroès obtenue
par accumulation. Dieu est connu avant de connaître l’ensemble des causes pro-
chaines, à savoir les formes, les matières, les fins et les moteurs prochains des
espèces naturelles32.
Après avoir indiqué les conditions qui font d’une connaissance une véritable
science – conditions qui en conformité avec la tradition arabe des An. Post. in-
cluent l’état cognitif de la certitude – et avoir précisé quels sont les genres et
les types de causes auxquelles le savoir humain doit aspirer dans sa totalité,
Aristote tire, d’après Averroès, la conclusion de son syllogisme: si la physique
est la «science parfaite» (scientia perfecta) et «certaine» (certa) des étants natu-
rels, elle doit être la science qui fait parvenir à leur connaissance certaine, c’est-
à-dire la connaissance qui n’est obtenue qu’une fois qu’on a déterminé les causes
éloignées et prochaines de ces êtres.
Averroès conclut ainsi que le philosophe de la nature parvient à la connais-
sance certaine de son genre-sujet, i.e. l’étant naturel, par le fait qu’il en dévoile
les causes éloignées et prochaines. Il ne précise pas, en revanche, s’il faut ad-
mettre dans le cas de la métaphysique la même distinction entre subiectum et
intentio, ni n’explique clairement pourquoi chacune des deux sciences ne peut
assigner que deux des quatre causes ultimes. En fait, s’il est clair que toutes les
sciences ne doivent pas considérer les quatre genres de causes, Averroès n’ex-
plique pas pourquoi la physique, tout en examinant les quatre genres, ne doit
déterminer les causes premières et éloignées que dans le genre de la cause mo-
trice et dans celui de la cause matérielle. On verra que, même si de prime abord
plusieurs réponses semblent se dégager des textes d’Averroès, elles se fondent
toutes sur un seul critère: celui qui veut que deux sciences se distinguent en der-
nière instance par leur genre-sujet. On ne peut pourtant arriver à saisir l’enjeu
de la réponse d’Averroès sans la replacer dans son contexte historico-polémique
et essayer d’abord de comprendre quelle est la nature de ces causes éloignées
qu’il appelle aussi premières et simples. On verra en effet que la question au
32 On peut signaler à ce propos que cet ordre de l’enseignement, qui veut que la métaphy-
sique vienne après notre traité de la Physique, correspond à celui proposait par Nicolas de Da-
mas dans son abrégé (voir Takahashi, «Syriac Fragments of Theophrastean Meteorology»,
p. 189–224).
300 Averroès
cœur du débat n’est pas tant de savoir si la physique étudie des causes pro-
chaines, que de comprendre si elle peut véritablement et légitimement parvenir
à des causes éloignées.
33 On trouve une distinction semblable en Phys. II où Aristote parle de causes qui se rangent
secundum prius et posterius. Mais dans ce livre il ne s’agit pas de causes communes et indivi-
duelles, comme c’est le cas chez Averroès, mais de causes plus ou moins universelles: la cause
formelle de l’harmonie, par exemple, est de façon première le double, de façon secondaire le
nombre et la quantité. On reste en ce sens toujours du côté d’une cause commune non pas au
sens numérique, mais par analogie ou par généralisation.
l’étude générale de la génération 301
34 Un instrument important dans la reconstruction de cette histoire est fourni par R. So-
rabji (éd.), The Philosophy of the Commentators, 200–600 AD: A Sourcebook. Vol. II, Physics,
Cornell University Press, Ithaca-New York, p. 134–161. Dans cette histoire, comme on le verra,
Alexandre d’Aphrodise joue assurément un rôle crucial. Toutefois, on ne trouve pas une pré-
sentation systématique de cette distinction dans les traités qui nous sont parvenus. Notam-
ment, Alexandre ne parle jamais explicitement d’une cause formelle première qui s’identifie-
rait avec la dernière cause finale.
35 Avicenne, al-Samāʿ al-ṭabīʿī, I, I, 8, 5–11, 9.
36 La paraphrase de la Phys. d’Ibn Bāǧǧa a joué sans aucun doute un rôle aussi important.
Avicenne toutefois, constituant la cible privilégiée de la physique et de l’épistémologie d’Aver-
roès, permet de mieux saisir les enjeux ultimes de sa doctrine.
37 Avicenne, al-Samāʿ al-ṭabīʿī, I, I, 11, 10–12, 18.
38 Ibid., I, I, 21, 9–24,14.
302 Averroès
deux interprétations possibles: une première, défendue par J. Barnes, qui estime
que, pour Aristote, les principes d’une science ne sont point démontrables44;
une seconde, défendue par d’autres interprètes, parmi lesquels M. Mignucci45,
qui veut en revanche que les principes propres d’une science particulière sont
démontrés par une science supérieure. Conformément à la traduction arabe à
laquelle il avait accès, Avicenne défend cette seconde interprétation et affirme
que c’est la métaphysique qui prouve les principes des autres sciences. Seul le
philosophe premier peut démontrer ces principes à partir de prémisses univer-
selles et a priori, et non pas suivant une méthode analytico-inductive46.
S’il est incontestable que la doctrine d’Avicenne trouve son fondement ultime
dans une certaine lecture de l’épistémologie aristotélicienne, il faut pourtant
préciser qu’elle découle également d’un certain nombre de thèses ontologiques.
Elle repose en effet sur l’admission du principe d’ascendance néoplatonicienne
selon lequel la cause première de quelque chose ne peut appartenir au même
ordre ontologique que cette dernière. Suivant ce principe, en effet, il ne peut
revenir à une même science de considérer les effets et de démontrer leurs causes.
Une cause appartient toujours à un domaine scientifique différent et antérieur
par rapport à son effet, car elle se trouve à un niveau ontologique supérieur par
rapport à son effet. C’est en admettant ce postulat qu’Avicenne suggère qu’il y
a deux types de sciences: le premier type qui traite des êtres qui possèdent des
causes et des principes, c’est le cas de la physique; le second qui étudie l’être qui
ne possède ni cause ni principes, à savoir l’être en tant qu’être, c’est le cas de
la science divine. Aucune de ces deux sciences ne démontre l’existence de l’être
qu’elle a comme objet propre et l’existence de ses causes premières. Le premier
genre de science (auquel appartient aussi la physique) ne le fait pas, parce qu’elle
reçoit d’une autre science, supérieure à elle, la preuve de l’existence des causes
dont son objet relève. La seconde science ne le fait pas non plus, parce que
son objet n’a pas de principes. La scientia divina, en effet, possède comme objet
propre l’être en tant qu’être qui n’a pas en tant que tel de principe, Dieu étant
le principe de l’être créé et non pas de «l’étant absolu» (al-mawǧūd al-muṭlaq).
C’est donc pour ces raisons qu’il faut admettre, d’après Avicenne, que la phy-
sique ne peut démontrer l’existence d’aucune des causes communes qui sont à
l’origine du monde sensible et qu’elle reçoit de la philosophie première la preuve
de leur existence, qu’il s’agisse de l’existence de la matière, de la forme, de la
matière> non première est composée de forme et matière. En effet, tout étant qui a un principe
interne de mouvement propre doit avoir un sujet propre en plus du premier sujet commun;
or cette <matière> n’est pas pure, mais composée et elle a donc une nature et elle n’est pas
nature» («Deinde dicit iste igitur est unus modus eorum, secundum quos dicitur natura, scilicet
prima materia subiecta omnibus formis; quoniam non prima est composita ex forma et ma-
teria: quoniam quia unumquodque entium quod habet principium motus proprium necesse
est ipsum habere subiectum proprium praeter primum subiectum commune; sed ista non est
materia pura, sed composita: est igitur habens naturam, non natura»).
306 Averroès
52 Averroès, GC Phys. II, c. 22, f. 56 M1–57 B7: «Avicenna autem dicit quod naturalis non
loquitur nisi de materia propinqua unicuique enti; de prima autem non considerat nisi primus
philosophus. Et peccavit. Cum enim audivit in Posterioribus quod nullus artifex demonstrat
causas sui subiecti, de quo considerat: quoniam, si demonstraret eas per res priores illis causis,
tunc erit de genere superiori. Quare illa declaratio erit de alia arte superiori, quae considerat de
genere continente subiectum illius artis. Et, cum hoc audivit, existimavit hoc esse impossibile
in tribus modis demonstrationum, scilicet in demonstratione simpliciter et demonstratione
quia, et demonstratione propter quid. Et non est ita. Hoc enim est impossibile, nisi in demons-
tratione simpliciter et demonstrationem propter quid. In demonstrationem autem quia, non est
impossibile: sicut fecit Aristotelis in demonstratione primae materiae et primi motoris in hoc
libro. Quoniam, si fuerit de accidentibus propriis entis <naturalis>, erit demonstratio naturalis;
et si fuerit de accidentibus propriis entis simpliciter, erit demonstratio metaphysica. Et videtur
quod prima materia non potest declarari esse proprie nisi per signum naturale. Primus autem
motor impossibile est declararetur esse nisi per signum naturale. Via autem, qua praecessit
Avicenna in probando primo principium, est via loquentium et sermo eius semper invenitur
quasi medius inter peripateticos et loquentes».
l’étude générale de la génération 307
mais il en a pris pour preuve un texte d’Aristote qu’il a mal interprété. La réponse
d’Averroès se fonde, ainsi, sur une relecture du texte d’An. Post. I 9 qui suppose
une extension de la théorie de la démonstration exposée dans ce traité. C’est en
effet l’un des enjeux les plus importants de la conception qu’Averroès propose
de la science de la nature. Ce n’est plus le seul syllogisme apodictique qui répond
aux exigences de la démonstration des An. Post., car le signe aussi appartient au
nombre des véritables preuves démonstratives. C’est par cette preuve, en effet,
qu’on établit l’existence des causes premières de la nature.
Les démonstrations quia de la matière première et du dernier moteur sont en
même temps l’objectif ultime de l’étude la plus générale de la science physique
et le but du traité de la Physique53. Comme dans le cas d’Avicenne, il faut donc
conclure que les An. Post. fournissent à Averroès l’arrière-plan théorique de sa
thèse, mais que cette thèse s’appuie également sur une toute autre ontologie. Elle
se fonde en effet sur le postulat métaphysique opposé à celui qui fondait la thèse
d’Avicenne, celui qui veut que la cause et l’effet appartiennent à un même genre,
même s’il s’agit d’un genre au sens large. C’est l’un des axiomes fondamentaux
du néo-aristotélisme que dans la lignée d’Alexandre Averroès fait sien.
53 Sur ce point Averroès s’oppose à Avicenne et suit Ibn Bāǧǧa. Dans sa paraphrase de la
Physique, ce dernier affirme en effet que la preuve de l’existence d’une matière première re-
vient au physicien et non pas au philosophe premier.
308 Averroès
Dans ce texte, Averroès nous dit clairement que si le physicien ne peut examiner
(considerare) la cause formelle première, c’est qu’il y a deux types de formes:
des formes séparées de la matière et des formes qui existent nécessairement
dans une matière. Les formes séparées, au nombre desquels le principe formel
premier est implicitement rangé, ne constituent pas l’objet de recherche du phy-
sicien. Plus précisément, Averroès affirme que le physicien doit montrer (decla-
rare) l’existence (esse) de ces formes, mais qu’il ne peut dévoiler leur substance
(quae est substantia eius). L’étude de leur essence, en effet, est le but de l’examen
(consideratio) de la philosophie première. La même thèse est affirmée dans le
commentaire du livre II, où Averroès confirme que la physique doit montrer
l’existence des formes séparées et notamment de la forme ultime, sans toutefois
examiner son essence (quiditas):
«Après avoir montré qu’il faut que le physicien examine les causes motrices,
il a commencé à énumérer leurs modes. Et il dit qu’il y en a de naturels et
de non naturels. Et c’est cela qu’il entendait lorsqu’il a dit non naturels. Et il
voulait dire par là que l’examen de la quiddité de ce moteur n’est pas du res-
sort du physicien, <celui-ci> de fait ne considère ce moteur que pour prouver
qu’il existe»55.
La physique n’examine les formes qu’en tant qu’elles se trouvent dans la ma-
tière; elle doit toutefois établir l’existence des formes séparées qui constituent
une partie du subiectum de la philosophie première. En effet, la scientia divina,
n’a pas comme seul but d’étudier les substances séparées, mais aussi et premiè-
rement d’examiner les êtres en tant qu’ils sont56. Or, explique Averroès, c’est
précisément parce que le philosophe premier examine l’être en qu’être (consi-
derat de ente simpliciter) que c’est à lui, et non pas au physicien, qu’il revient de
définir la nature de la cause formelle première. Pour pouvoir le faire, en effet, il
faut d’abord montrer que la forme est substance. Or cela, affirme Averroès, c’est
au métaphysicien de le faire. En effet, ce dernier montre que la forme est subs-
tance (natura, quae dicitur de forma, est substantia), en prouvant qu’elle est ce
par quoi la matière est substance en acte (apparet illic quod materia est substantia
in potentia et quod forma est illa propter quam ens est substantia in actu). Mais si,
55 Averroès, GC Phys. II, c. 73, f. 74 K9-L6: «Cum declaravit, quod oportet naturalem consi-
derare de causis motivis, incepit inducere modos earum. Et dixit, quod sunt naturalis et non
naturalis. Et hoc intendebat, cum dixit non naturalis. Et intendebat per hoc, quod consideratio
de quiditate istius motoris non est naturalis, sed solummodo considerat de hoc motore in pro-
bando ipsum esse tantum». Cf. GC Phys. II, c. 26; c. 72, f. 74 G5-I1; VIII, c. 3; GC Met. A, c. 4;
Λ, c. 5.
56 Averroès, GC Phys. II, c. 71, f. 74 D15-E2: «La science divine n’examine pas seulement les
choses abstraites, mais aussi les choses qui sont en tant qu’elles sont» («Scientia divina non
considerat de rebus abstractis tantum, sed et de rebus existentibus, secundum quod existunt»).
310 Averroès
«Mais il apparaît que cela doit être accordé par le physicien et saisi par le
philosophe <premier>, à savoir que la nature qui se dit de la forme est subs-
tance. Et de façon universelle, l’examen de la substance n’est pas le propre de
cette science <i.e. la physique>. En effet, la substance et les accidents consti-
tuent les différences de l’étant en tant qu’il est. Et il apparaît là-bas <i.e. dans
la métaphysique> que la matière est la substance en puissance et que la forme
est ce en vertu de quoi l’étant est substance en acte»58.
Définir l’horizon de chacune des deux sciences, sans conclure que l’une est su-
bordonnée à l’autre, c’est donc comprendre l’importance de la clause “en tant
que” dans la caractérisation de leurs objets. Si le physicien n’étudie pas les
formes séparées, c’est qu’il n’étudie pas l’être en tant qu’être, mais l’étant natu-
rel, c’est-à-dire l’être en tant que doué d’un principe interne de mouvement59.
La paire substance/accidents, l’on pourrait dire, ne divise pas le genre de l’étant
naturel d’une division première, mais ce sont plutôt, comme on l’a suggéré, les
prédicats simple/composé qui le font. C’est alors parce que le physicien étudie
cet être et non pas l’être en tant que tel, qu’il doit se limiter à étudier les formes
qui sont nécessairement liées à la matière. Le physicien n’étudie pas la forme en
57 On reviendra sur ce point crucial dans le chapitre IX, lorsqu’on reprendra la question du
genre-sujet de la métaphysique pour expliquer les raisons qui permettent à Averroès d’affir-
mer que cette science, tout en étant la science des substances séparées, est la science la plus
universelle qui soit. Il suffit pour le moment de retenir l’argument d’Averroès selon lequel c’est
le métaphysicien qui étudie la forme en tant que substance, car la substance est une différence
de l’être en tant qu’être et que celui-ci constitue le sujet de la métaphysique.
58 Averroès, GC Phys. II, c. 4, f. 49 M1–50 A1: «Sed videtur quod hoc concedendum est a
naturali et accipit a philosophi, scilicet quod natura, quae dicitur de forma, est substantia et
universaliter considerare de substantia non est proprium huic scientiae. Substantia enim et
accidentes sunt differentiae entis secundum quod est ens. Et apparet illic quod materia est
substantia in potentia et quod forma est illa propter quam ens est substantia in actu».
59 Cf. Averroès, GC An. Post. I 9, p. 296–298. C’est dans ce texte qu’Averroès critique explici-
tement Avicenne et explique bien que la physique étudie la matière première et le moteur pre-
mier en tant que causes du mouvement et non pas en tant qu’espèces de l’étant. La métaphy-
sique, en revanche, ayant pour objet l’étant en tant que tel, étudie les principes des objets des
autres sciences dans la mesure où ces derniers sont des «espèces de l’étant» et non pas en tant
qu’ils sont «les sujets des arts» particuliers. Il faut remarquer que, plus clairement que dans le
GC de la Phys. Averroès affirme ici que les objets des «arts particuliers», comme la physique,
sont en tant que tels des «espèces de l’étant» et que c’est pour cette raison qu’ils peuvent figu-
rer parmi les objets établis par la métaphysique. Le fait de parler d’espèces de l’être, comme on
le verra, n’oblige pas Averroès à conclure que l’être en tant que tel est un genre au sens strict.
l’étude générale de la génération 311
tant qu’elle est substance et étant en acte, mais en tant qu’elle est cause formelle
d’un être sujet au mouvement, c’est à dire en tant qu’elle est une forme dans une
matière, comme c’est le cas du camus:
«Et puisque “nature” se dit aussi bien de la forme que de la matière et que la
forme <naturelle> ne se trouve jamais sans la matière, il faut que le physicien
examine la forme à la manière dont il examine le camus, c’est-à-dire en tant
qu’elle est dans la matière. Et il en va ainsi parce que parmi les fondements
que le physicien pose il y a le fait que beaucoup de formes se trouvent dans la
matière. Et cela est évident par soi. Concernant la forme à propos de laquelle
cela n’est pas manifeste par soi, cette science <i.e. la physique> recherche si
elle est dans la matière ou pas et, à ce propos, il n’y a de doutes qu’au sujet
de l’âme. Et après avoir montré qu’il faut que le physicien n’examine la forme
qu’en tant qu’elle se trouve dans la matière, il entreprend de montrer que cela
est nécessaire dans le cas de toutes les choses naturelles – que la forme soit
une substance ou un accident –, et il a dit et nous n’examinons pas les choses
naturelles indépendamment de la matière»60.
Le physicien doit étudier les formes de l’objet propre de sa recherche, mais ces
formes ne peuvent pas être séparées de la matière sinon d’un point de vue lo-
gique ou, pour reprendre la terminologie d’Averroès, per definitionem61. Extra
animam, c’est-à-dire in esse, ce genre de forme est toujours dans une matière.
Que les formes naturelles soient toujours dans une certaine matière est en effet
l’un des principes sur lesquels la science physique se fonde, un principe qui est,
d’après Averroès, évident en soi (manifestum per se). Seul le cas de l’âme est
douteux et il sera, par conséquent, examiné séparément dans la partie de cette
science consacrée à son étude. De ce point de vue, le physicien peut seulement
60 Averroès, GC Phys. II, c. 21, f. 56 A9-G1: «Et, cum natura dicatur de forma, et materia,
et forma non invenitur nisi in materia, oportet Naturalem considerare de forma sicut de simo,
scilicet secundum quod est in materia et hoc est ita quia ex fundamentis, que ponit Naturalis
est quod plurae formae sunt in materia; et hoc est manifestum per se. De forma autem in qua
hoc non est manifestum per se, ista scientia perscrutatur utrum sit in materia vel non, et in hoc
non est dubium nisi de anima tantum. Et, cum declaravit quod oportet Naturalem considerare
de forma, secundum quod est in materia, incoepit declarare quod hoc necesse est in omnibus
rebus naturalibus, sive forma fuerit substantia sive accidens, et dixit et non ponamus considera-
tionem de rebus naturalibus sine materia». Cf. GC Phys. II, c. 21, f. 56 G10–16.
61 Averroès, GC Phys. II, c. 12, f. 52 F12-G3: «Ensuite il dit et cette forme etc., c’est-à-dire
non-séparée de la matière quant à l’être, de sorte que <cette forme> ne puisse exister sans la
matière, n’étant séparée de la matière que du point de vue de la définition» («Deinde dicit et
ista forma etc., id est non separatur a materia in esse, ita quod possit esse sine materia, sed est
separata a materia secundum definitionem tamen»). Il s’agit assurément de la distinction entre
séparation λόγῳ et séparation τῷ εἶναι. On verra que les seules formes qui sont séparées non
per definitionem, mais in esse sont les moteurs des sphères célestes.
312 Averroès
démontrer que les formes des étants ayant un principe interne de mouvement
(corpora transmutabilia) sont nature ou plus précisément sont leur nature, c’est-
à-dire la cause du fait que ces étants possèdent une certaine nature. Il le fait,
d’une part, en montrant qu’elle est aussi bien ce qui se reproduit dans l’être en-
gendré que ce qui lui est communiqué par le géniteur; d’autre part, en montrant
que la génération est toujours la voie qui conduit à la forme62.
C’est pour cette même raison que le physicien doit définir les étants naturels
en mentionnant aussi bien leur forme que leur matière. C’est en effet parce qu’il
étudie les étants en tant qu’ils sont doués d’un principe interne de mouvement
que le physicien, dans l’énoncé définitionnel des objets de la physique, doit faire
mention de leur matière. Averroès considère d’abord l’exemple des chairs et des
os qui ne peuvent être définis sans inclure dans leur définition la matière qui
leur sert de substrat. Il explique que le physicien, lorsqu’il définit les objets de
sa recherche, doit toujours restituer ce type de définition63 et préciser quel type
de matière correspond à quel type de forme, puisque des formes différentes se
trouvent dans des matières différentes64. Lorsque, par exemple, le physicien défi-
nit l’homme, il doit affirmer qu’il est «animal rationnel», mais il faut aussi qu’il
précise qu’il est composé de chair et d’os65.
Le physicien n’étudie pas les formes séparées d’une matière; il considère les
formes comme existantes dans les corps sensibles et il peut seulement parvenir
jusqu’à la dernière des formes matérielles et à la première des formes abstraites,
celles qu’Averroès appelle les formes des formes, qui sont – dit-il – comme des
formes ayant un statut intermédiaire entre les formes matérielles et les formes
abstraites66. C’est le physicien, faut-il donc conclure, qui démontre l’existence
des formes séparées, mais il ne peut rien dévoiler de leur nature, si ce n’est qu’il
s’agit de formes sans matière. Comme on le verra, si le physicien ne peut le faire,
c’est qu’il ne peut démontrer que ces formes sont acte pur. Cela sera en effet la
tâche du métaphysicien. Chacune des formae naturales est donc dans la matière
ou plus précisément toujours dans le même type de matière, et si le philosophe
premier peut et doit considérer ces formes en tant qu’elles sont abstraites de
toute sorte de substrat, le philosophe de la nature doit nécessairement les consi-
dérer comme étant dans un corps en mouvement, car c’est cet être qu’il a pour
objet et non pas l’être en tant qu’être.
Pour la même raison, le physicien ne peut démontrer qu’il y a pour tout être
sensible une cause finale commune qui coïncide avec la cause motrice dernière
et la cause formelle première. En effet, seul le métaphysicien peut le faire, en
démontrant que la forme dernière, en tant que pensée de la pensée, est acte pur.
Le physicien, en revanche, ne peut que repérer pour chaque être engendré sa
cause finale particulière, en admettant que tout mouvement est orienté vers une
fin67. Cette proposition, déclare Averroès, représente un principe axiomatique
de la science physique qu’il faut accepter comme évident. Si le physicien niait
ce principe, il ne pourrait démontrer que la matière est par sa nature orientée
vers la forme qui la fait exister en acte; il serait par conséquent obligé de nier
aussi la cause agente, étant donné qu’elle opère toujours en vue d’un but pré-
cis. S’il n’existait pas un agent qui opère en vue d’un but, la génération serait
accidentelle; si, en revanche, il existait un agent, mais que celui-ci n’opérait pas
en vue d’un but, son existence serait inutile. Dans les deux cas, le physicien ne
pourrait pas expliquer la génération, celle-ci n’ayant pas des causes nécessaires
qui constitueraient l’objet d’une démonstration68.
égards. Il est notamment malaisé de comprendre quelle entité désigne l’expression primam
<formam> abstractarum. S’agit-il de la première en procédant, pour ainsi dire, du bas, c’est-à-
dire du moteur de la sphère la plus proche du monde sublunaire? Ou du moteur de la dernière
sphère, c’est-à-dire Dieu? Si l’on admet la seconde possibilité, on expliquerait mieux le fait
qu’Averroès parle ensuite de formes intermédiaires entre la dernière des formes matérielles (il
s’agit probablement de l’âme cogitative de l’homme) et la première des formes abstraites. Mais
d’autres lectures sont possibles. Quoi qu’il en soit, ce qui nous intéresse dans ce passage, c’est
l’idée exprimée clairement selon laquelle le physicien s’arrête, dans sa recherche à la dernière
des formes matérielles.
67 Cf. Averroès, Epit. Phys., p. 12, 8–15: «Ainsi Aristote – comme l’on a dit – définit-il ce
qu’est la nature, pour ensuite remonter de cela aux causes premières et démontrer à partir de
cela ce qu’il est possible <de démontrer> dans cette science, à savoir la matière première et le
moteur le plus éminent. En revanche, les principes qui permettent d’acquérir la connaissance
relative à la première forme et à la fin première ne relèvent pas de cette recherche; aussi faut-il
la réserver à l’art universel, c’est-à-dire la philosophie première. Il revient à cette science,
en revanche, d’étudier, à partir de ces deux <principes>, les formes des choses sujettes au
mouvement et les fins qui leur sont propres en tant qu’elles sont sujettes au mouvement: on
recherche, par exemple, la fin suprême de l’homme en tant qu’il est un être matériel».
68 Averroès, GC Phys. II, c. 75, f. 75 L5 et sq.
314 Averroès
Toutes les formes sont orientées vers une fin qui est la fin ultime et donc,
comme le dit le GC de Phys. II, l’ultime bonum verum69. La cause finale première
assure la stabilité de l’ordre cosmique et sa causalité dépasse le plan de la na-
ture; mais sur ce même plan l’établissement de son existence repose sur la pos-
sibilité de montrer que chaque génération et chaque mouvement sont orientés
vers ce qui est positif et plus noble. Ce principe montre, par conséquent, l’un
des aspects les plus cruciaux du rapport de complémentarité qui lie la physique
et la métaphysique. Averroès explique en effet que nier le principe selon lequel
tout mouvement est orienté vers une fin ultime reviendrait, pour le philosophe
premier, à ne pas pouvoir démontrer que Dieu est provident vis-à-vis du monde
d’ici-bas:
«Cette proposition <i.e. que la nature agit en vue de quelque chose> fait par-
tie des principes fondateurs de la science physique, mais aussi de la science
divine. En effet, si le physicien ne la concédait pas, il devrait nier le principe
final et nier aussi que la matière existe en vertu de la forme. De là il s’ensuit
qu’il devrait nier aussi le principe agent (en effet l’agent n’engendre qu’en
vue de quelque chose, de même que le moteur meut en vue de quelque chose.
Et puisqu’il suit la forme, il suit nécessairement aussi la nature de la ma-
tière. Si cela n’était pas le cas, une chose pourrait s’engendrer du hasard, mais
alors il n’y aurait pas d’agent, ou s’il existait, il serait inutile). De même si le
métaphysicien n’admettait pas <ce principe>, il ne pourra pas prouver que
Dieu a une providence à l’égard des choses d’ici-bas, et c’est la raison pour
laquelle Aristote a commencé en disant que la nature agit en vue de quelque
chose et que c’est de là qu’il faut entamer ici la recherche»70.
71 On insistera davantage au chap. IX sur le rôle que la «providence divine» occupe dans la
division des sciences qu’Averroès propose.
72 Averroès, GC Phys. II, c. 21, f. 56 G6–10: «L’examen de la matière considérée dans son
rapport à la forme est le propre du philosophe naturel, l’examen de la matière en tant qu’elle
est un étant est le propre du philosophe premier» («Consideratio enim de materia in respectu
formae est consideratio naturalis, et consideratio de illa, secundum quod est unum entium, est
consideratio primi Philosophi»).
73 Averroès, GC Phys. I, c. 1, f. 6 B13-C5.
74 Le terme latin consequentia, renvoie sans doute soit au terme arabe lawāḥiq, comme dans
l’épitomé de la Phys. soit au terme lawāzim, les deux termes étant employés par Averroès pour
désigner les conséquents ou accidents par soi d’un étant.
316 Averroès
éloignées, c’est que, d’un point de vue ontologique, le subiectum et toutes ses
causes appartiennent à un même genre, même s’il s’agit d’un genre au sens large
qui se prédique de ses membres selon le plus et le moins. La physique, en effet,
prouve l’existence d’une cause matérielle première, car celle-ci est substrat autant
que les matières dites «composées», même si ces matières sont dites telles selon
le plus et le moins75; pour la même raison, elle prouvera également l’existence
d’un moteur ultime, car celui-ci rentre dans le genre des causes motrices, même
s’il est séparé de toute matière. Suivant un argument du même type, on pourra
conclure que la métaphysique étudie aussi bien les formes des substances compo-
sées que la forme ultime et inférer aussi que cette forme, bien que séparée, rentre
dans le même genre au sens large que la forme des substances composées76.
C’est en vertu de ce principe ontologique qu’Averroès conclut que la physique
peut et doit parvenir à montrer l’existence des deux causes ultimes de son genre
sujet, même si, d’un point de vue épistémologique, cette même thèse est fondée
sur un élargissement de la notion de démonstration. En effet, admettant que la
preuve du «signe» est une véritable démonstration, Averroès peut conclure que
la physique non seulement admet, mais établit l’existence des principes premiers
de son genre-sujet. C’est par cette méthode, d’après Averroès, qu’on parvient
aux causes de l’étant naturel et à cette preuve qu’Aristote va consacrer la deu-
xième partie de Phys. I 1 (184 a16–23).
taire de ce texte, Averroès assure que le signe est la seule preuve capable d’éta-
blir l’existence des causes des étants naturels. On montrera pourtant que dans
cette théorie, l’induction ou plus précisément l’induction qu’Averroès appelle
«scientifique» joue un rôle fondamental, dans la mesure où elle garantit la certi-
tude des propositions à la base de ce syllogisme. Pour arriver à ce résultat, il fau-
dra d’abord envisager quelles pouvaient être les sources et les cibles polémiques
d’Averroès, puis examiner un certain nombre d’autres textes en dehors du GC de
la Phys. C’est en faisant appel à l’ensemble de ces textes qu’on pourra dégager
les principes épistémologiques au fondement de l’application physique de cette
théorie. Toutefois, afin de saisir la finesse de l’exégèse d’Averroès et la portée
de son propos, il convient au premier chef de revenir sur le texte d’Aristote et
d’examiner les différentes interprétations de ce passage qui ont été proposées
par les exégètes précédents. On verra qu’Averroès évalue les thèses de ses prédé-
cesseurs, notamment celles de Philopon, d’al-Fārābī, d’Avicenne et d’Ibn Bāǧǧa,
et se confronte à elles pour constituer sa propre théorie du signe et de l’induction.
§ 1.3.1. Le chemin qui conduit de ce qui est plus clair pour nous
à ce qui est «antérieur quant à l’être»:
la preuve par le signe
Après avoir déclaré que la physique, comme toute science démonstrative, re-
cherche les causes de son genre-sujet, Aristote affirme (184 a16–23) que dans la
recherche scientifique le chemin naturel à suivre est celui qui conduit de ce qui
est plus connu et plus clair pour nous à ce qui est plus clair et plus connu par na-
ture77. Or, ce qui est d’abord évident et clair pour nous, poursuit Aristote, ce sont
les «ensembles confus»78, les «totalités» (ὅλα) connues au moyen de la sensa-
tion, appelées dans les lignes suivantes τὰ καθόλου (a24–26). C’est à partir de ces
universaux, qu’Aristote définit comme étant plus proches de la sensation, que la
recherche des principes de la physique doit commencer. C’est en analysant ces
totalités indéterminées, en effet, que l’on parvient à saisir les causes premières,
les principes et les éléments des êtres naturels objets de la science physique.
La plupart des interprètes contemporains, on l’a vu, s’efforcent de démontrer
que les affirmations de Phys. I 1, 184 a16–26 ne sont pas en contradiction avec les
principes établis en An. Post. II 19. Tous s’accordent en outre sur le fait qu’afin de
résoudre la possible contradiction il faut: i) lire les lignes a16–23 en continuité
avec les lignes a23–26 et ii) supposer que le terme καθόλου ne désigne pas en
77 Aristote, Phys. I 1, 184 a16–18: «Mais le chemin naturel va de ce qui est plus connu et
plus clair pour nous à ce qui est plus clair et plus connu par nature; en effet, ce ne sont pas les
mêmes choses qui sont connues pour nous et absolument»
78 Aristote, Phys. I 1, 184 a21–23: «Mais ce qui est d’abord évident et clair pour nous ce
sont plutôt les <ensembles> confus; mais ensuite, à partir de ceux-ci, deviennent connus, pour
qui les divise, leurs éléments et leurs principes».
318 Averroès
a24–26 la réalité du même nom que celle évoquée dans les An. Post. Ce qui est
appelé «universel» en Phys. I 1 ne serait pas le contenu définitif de la connais-
sance humaine, mais le produit d’une première élaboration cognitive. C’est pour
cela qu’Aristote pourrait considérer cet universel comme «ce qui est plus clair
pour nous». Qu’il soit le produit intellectuel le plus proche de la sensation ou
un concept admis par une connaissance dialectique, cet universel constituerait le
point de départ des élaborations cognitives ultérieures. Quoique les commenta-
teurs contemporains se trouvent tous d’accord sur ces deux points, on a vu que
leurs interprétations divergent sur la nature de ce qui est «le plus connu pour
nous», ainsi que sur le type de processus conduisant aux véritables principes de
la connaissance scientifique. Certains estiment que la seule méthode qui permet
de saisir les principes d’une science est la méthode décrite dans le premier livre
des Topiques d’après laquelle ce sont des endoxa communément admis et évidents
en soi qui nous amènent à la connaissance des principes. D’autres en revanche
assurent que, si l’on s’en tient aux propos du dernier chapitre des An. Post., le
seul processus conduisant aux principes est celui qui procède par abstraction de
l’observation sensible des cas particuliers à la connaissance universelle.
La lecture qu’Averroès propose de ce passage, comme du reste de Phys. I 1,
ne peut être évaluée en dehors de son interprétation générale du chapitre. Un
premier point absolument fondamental pour comprendre cette interprétation
est que, d’après Averroès, les lignes a16–23 ne doivent pas être lues en conti-
nuité avec les lignes a23–26. Alors que ces dernières lignes traitent de l’ordre des
traités de philosophie naturelle, les premières énoncent la méthode qu’à tous les
niveaux de son enquête le physicien doit suivre pour atteindre les causes de son
objet de recherche79. C’est en suivant cette hypothèse qu’Averroès va expliquer
le texte d’Aristote: i) «ce qui est plus clair pour nous» est l’étant sensible consi-
déré du point de vue de ses «accidents par soi», tandis que «ce qui est plus clair
par nature» est la cause à laquelle ces «accidents par soi» nous permettent de
remonter; ii) l’universel, défini comme «un certain entier» qui doit être divisé en
parties, désigne en revanche le subiectum du traité physique le plus général, à sa-
voir l’étant naturel en tant que tel avec ses causes premières et ses concomitants.
Concernant ce texte, et dans le sillage de ses prédécesseurs grecs80 et arabes,
Averroès va ainsi établir trois points: 1) Aristote fait implicitement allusion à
des types différents de démonstration; 2) la recherche qui conduit aux causes
des phénomènes sensibles commence par une analyse empirique des mêmes
phénomènes; 3) il faut distinguer, à l’intérieur du chapitre, un discours concer-
79 Sur cet aspect de l’exégèse d’Averroès de Phys. I 1 et sur la critique que Thomas d’Aquin
lui a adressée, voir Cerami, «Thomas d’Aquin lecteur critique», p. 189–217.
80 Pour une présentation plus détaillée de ces commentaires, je me permets de renvoyer en-
core à Cerami, «Thomas d’Aquin», p. 191–198. Pour une présentation générale des commen-
taires de Simplicius et Philopon de la Physique, voir Golitsis, Les commentaires de Simplicius.
l’étude générale de la génération 319
qui ont pu jouer un rôle clé dans la lecture qu’Averroès propose de cette doc-
trine84. Le but sera moins de retracer l’histoire gréco-arabe de cette théorie que
d’expliquer la lecture proposée par le Cordouan.
C’est dans les textes d’Aristote qu’on décèle les origines d’une doctrine cohé-
rente du signe, notamment, dans la Rhétorique et les Premiers Analytiques85. On
ne saurait nier, cependant, que cette sémiologie, dans les textes aristotéliciens
qui nous sont parvenus, reste embryonnaire. Il est difficile de percer les raisons
d’un tel fait, mais tout se passe comme si Aristote avait laissé à ses successeurs
la tâche de développer cet aspect de sa logique86. Bien que, sans aucun doute,
Alexandre d’Aphrodise ait joué un rôle crucial dans l’histoire de cette notion87,
les premières tentatives d’une systématisation de cette doctrine se trouvent chez
les exégètes grecs du VIe siècle, notamment dans leurs commentaires de la Phys.
et des An. Post. Le signe y est présenté comme la méthode capable d’amener
aux principes de la nature et il est identifié au chemin qu’au début de la Phys.
ment, prend position. Pour une étude de la lecture qu’al-Fārābī propose de la notion d’istidlāl,
voir J. Lameer, Al-Fārābī and Aristotelian Syllogistics: Greek Theory and Islamic Practice, Brill,
Leiden-New York-Köln 1994, p. 204–232. Pour une présentation de cette notion dans le cadre
de la doctrine farabienne du «transfert» (nuqla), voir G. De Vaulx-D’arcy, «La naqla, étude
du concept de transfert dans l’œuvre d’al-Fārābī», Arabic Sciences and Philosophy, 20, 2010,
p. 125–176: p. 152–155 et plus récemment D. Janos, Method, Structure and Development in al-
Fārābī’s Cosmology, Brill, Leiden-Boston 2012, p. 84–114.
84 Concernant Averroès, deux études ont contribué à mettre en lumière l’importance de cette
doctrine dans sa théorie de la science: A. Elamrani-Jamal, «La démonstration du signe
(burhān al-dalīl) selon Ibn Rušd (Averroès)», Oriens-Occidens, 3, 2000, p. 41–59 (repris dans
«La démonstration du signe (burhān al-dalīl) selon Ibn Rushd (Averroès)», Documenti e studi
sulla tradizione filosofica medievale, 11, 2000, p. 113–131); H. Hugonnard-Roche, «Logique
et physique», p. 141–164. Sur Averroès, voir également E.E. Dudley Sylla, «The A Posteriori
Foundations of Natural Science. Some Medieval Commentaries on Aristotle’s Physics, Book I,
Chapters 1 and 2», Synthese, 40, 1979, p. 147–187.
85 Aristote, An. Pr. II 27, 70 a6: «Le signe veut être une prémisse démonstrative». Pour une
étude sur la méthode des signes chez Aristote, voir M. Crubellier, «Aristote et l’inférence au
moyen des signes», Oriens-Occidens, 3, 2000, p. 5–24.
86 Cf. P. Pellegrin, «Aristote: preuves et signes. Introduction», Oriens-Occidens, 3, 2000,
p. 4–5.
87 Il est difficile de comprendre si et dans quelle mesure Alexandre faisait intervenir la preuve
«par le signe» dans son commentaire de Phys. I 1. Il est néanmoins certain qu’on retrouve déjà
chez lui l’essentiel de cette théorie que les commentaires postérieurs se sont chargés de dé-
velopper. De ce point de vue, le prologue qu’il avait rédigé pour son commentaire des An. Pr.
a incontestablement influencé les exégètes qui l’ont succédé (cf. Alexandre, In An. Pr., p. 7,
11–22). Sur cet aspect de la doctrine d’Alexandre, voir la scholie 724 dans Rashed, Alexandre
d’Aphrodise, p. 592–594, avec le commentaire de Rashed.
l’étude générale de la génération 321
Aristote définit comme allant de ce qui est plus connu pour nous à ce qui est plus
connu par nature.
Dans son commentaire de Phys. I 1, Philopon affirme que c’est à cette méthode
qu’aux lignes 184 a16 et sq. Aristote fait allusion. Il explique que pour comprendre
le propos d’Aristote, il faut se reporter à la distinction fournie dans les An. Post.
entre deux manières d’obtenir une connaissance scientifique (τῆς ἐπιστημονικῆς
γνώσεως): 1) en suivant une procédure apodictique (τρόπος ἀποδεικτικός);
2) en suivant la méthode de l’enseignement (τρόπος διδασκαλικός)88. Cette dis-
tinction est en effet calquée sur la distinction présentée en An. Post. I 1 entre
la méthode déductive (συλλογισμός) et la méthode inductive (ἐπαγωγή)89. La
première méthode, précise Philopon, conduit des premiers principes (qui sont
plus connus par nature) aux phénomènes sensibles (qui sont plus connus pour
nous, mais moins connus par nature); la seconde méthode, en revanche, procède
de ce qui est moins connu par nature, mais plus connu pour nous, vers ce qui est
moins connu pour nous, mais plus connu par nature.
Philopon conclut que la méthode didactique est, en un certain sens, démons-
trative (ἀποδεικτικός τις), mais qu’elle utilise «une démonstration de second
rang» (κατὰ δεύτερα μέτρα ἀποδείξεως). Il appelle cette démonstration la
méthode des signes (τεκμήρια) et, afin d’en expliquer la nature, il reprend un
exemple qu’Aristote utilise deux fois à l’intérieur de son corpus, en DC II 12
(291 b20 et sq.) et An. Post. I 13 (78 b5 et sq.):
Par ce syllogisme, on prouve que la lune a une forme sphérique à partir d’un
phénomène constaté empiriquement, c’est-à-dire le fait que la lune répand une
lumière différente selon la phase dans laquelle elle se trouve. C’est ce phénomène
qui est d’un point de vue causal, et donc par nature, postérieur à la sphéricité de
la lune. C’est pour cette raison que ce phénomène est appelé signe. On parvient
donc à quelque chose qui est antérieur par nature, mais moins connu pour nous,
au moyen de quelque chose de postérieur par nature, mais plus connu pour
nous90. C’est précisément cette méthode que le physicien doit suivre pour établir
ses principes. Il devra, en d’autres termes, procéder des phénomènes empiriques
dont on constate la récurrence vers les principes et les causes dont le phénomène
de départ est «signe».
La distinction des diverses formes de démonstration exposée par Philopon
trouve également appui sur la distinction opérée par Aristote en An. Post. I 13.
Dans ce chapitre, Aristote distingue entre la connaissance qu’on appelle du τί,
c’est-à-dire le fait de savoir qu’une certaine chose ou un certain fait est, et la
connaissance du διὰ τί, c’est-à-dire la connaissance de la cause qui détermine
l’existence de ce fait. On a par conséquent deux types de preuve: d’une part la
preuve du διὰ τί qui fournit la cause du fait observé91; d’autre part, la «preuve du
fait» qui établit l’existence de la cause du phénomène92. La preuve du τί, qu’on
appelle autrement «la preuve du fait», permet d’établir l’existence de quelque
chose qui est moins connu pour nous, mais plus connu par nature: le fait que
les planètes sont proches de la Terre. Elle prouve en effet l’existence du fait, en
présentant dans la conclusion la cause du phénomène observé; le fait que les
planètes soient proches de la Terre est en effet la cause du fait que les planètes
ne brillent pas. Dans ce syllogisme, comme dans celui qui démontre la sphéricité
de la lune, la prémisse majeure présente un phénomène qui est constaté empi-
riquement et qui est en réalité l’effet de la cause obtenue dans la conclusion.
On peut utiliser un certain phénomène vérifié empiriquement pour remonter à
l’existence de sa cause, car l’effet dévoile toujours l’existence de la cause dont il
découle. C’est pour cette raison, comme Philopon l’explique, qu’on peut appeler
ce genre de démonstration «signe». Le principe du syllogisme, c’est-à-dire le
moyen terme qui assure la conclusion, est en effet quelque chose de premier de
notre point de vue, mais postérieur par nature. Le moyen terme, en effet, n’est
pas la cause de la relation qui lie les deux termes de la conclusion – on ne dit pas
que les planètes sont proches de la Terre parce qu’elles ne brillent pas –, mais la
cause de notre connaissance de ce fait.
Le syllogisme «du fait» nous permet donc de parvenir à la cause du phéno-
mène de départ, mais ce raisonnement est fondé sur la possibilité d’acquérir des
données par un processus empirique. La preuve du διὰ τί ou «de la cause», en
revanche, considère la cause du phénomène observé comme un fait établi. La
prémisse majeure fournit la cause qui est déjà connue soit parce qu’elle est la
conclusion d’un syllogisme précédent, soit parce qu’elle est une vérité évidente.
Dans ce genre de preuve, la prémisse mineure est véritablement l’explication
de la conclusion, car le moyen terme est la véritable cause du phénomène: on
peut affirmer que c’est parce que les planètes sont proches de la terre, qu’elles
ne brillent pas.
91 M «Les planètes sont proches de la Terre»; m «Ce qui est proche de la Terre ne brille
pas»; ˫ «Donc les planètes ne brillent pas».
92 M «Les planètes ne brillent pas»; m «Ce qui ne brille pas est proche de la Terre» ˫ «Donc
les planètes sont proches de la Terre».
l’étude générale de la génération 323
101 Sur la distinction entre la démonstration du fait et du pourquoi chez Avicenne, voir Mar-
mura, «Avicenna on the Division»; id., «The Fortuna of the Posterior Analytics».
102 Ibn Bāǧǧa, Šurūḥāt al-samāʿ, p. 13 et sq. ; cf. Ibn Bāǧǧa, Šarḥ al-samāʿ, p. 15 et sq.
103 Averroès, GC Phys. I, c. 2, f. 6 K-L.
326 Averroès
104 Ibid., f. 6 L1–10. Pour la traduction de ce passage voir plus haut, p. 319.
105 Il faut cependant insister sur le fait que même si la physique procède, dans la découverte
de ses principes, selon un chemin opposé à celui des mathématiques, le physicien doit suivre,
dans l’exposition de ses résultats, exactement la même démarche que le mathématicien (cf. ch.
VI, p. 241 et sq.).
106 Averroès, GC Phys. I, c. 2, f. 6 L10-M10. La même distinction entre deux genres de prin-
cipes du savoir (le premier genre incluant les principes mathématiques, le second comprenant
la plupart des principes des démonstrations physiques) est admise dans le CM de Phys. I 1, dans
lequel Averroès précise que les démonstrations appelées signes ne sont rien d’autre que les
démonstrations quia, cf. Averroès, CM Phys. I, f. 434 B2–5.
107 Averroès, GC Phys. I, c. 2, f. 6 M11-A7.
l’étude générale de la génération 327
«Il dit ces choses qui sont d’abord connues pour nous parmi les choses natu-
relles sont les composés causés par les éléments, alors que les choses qui sont
inconnues pour nous sont par nature les causes des composés»113.
Averroès explique ainsi que «les choses composées causées par les éléments»,
c’est-à-dire les composés sensibles, constituent le fondement de notre connais-
sance des causes, car elles sont le fondement du type de démonstration qui nous
y amène. Le fait de désigner les composés sensibles comme l’assise logique des
prémisses du signe découle certainement de la doctrine du signe qu’Averroès
adopte, mais elle trouve aussi une confirmation dans sa traduction gréco-arabe
de la Physique. Ce passage, comme plusieurs autres, suggère que la traduction
de la Physique qu’Averroès commentait est celle d’Isḥāq Ibn Ḥunayn. Ce passage
prouve en outre que la version qu’Averroès lisait comportait aussi l’intervention
qu’on retrouve dans le seul témoin de cette traduction, le manuscrit de Leyde
Or. 583.
D’après ce manuscrit, sur lequel se fonde l’édition de ʿA. Badawī, le traduc-
teur arabe utilise le terme «les choses mélangées» (al-umūr al-muḫtalifa), pour
rendre le terme grec συγκεχυμένα114:
«Et les choses qui sont d’abord évidentes et claires pour nous sont plutôt
(ḫāṣṣatan) les choses mélangées (al-umūr al-muḫtalifa); puis, à la fin de-
viennent connus pour nous, à partir de ceux-ci, les éléments et les principes»115.
113 Averroès, GC Phys. I, c. 3, f. 7 C5–9: «Dicit: Et illa, quae sunt cognita apud nos primo
de rebus naturalibus sunt composita causata ab elementis. Et illa, quae sunt ignota apud nos,
naturaliter sunt causae compositorum».
114 Aristote, Phys. I 1, 184 a21–23: «Mais ce qui est d’abord évident et clair pour nous ce
sont plutôt les <ensembles> confus (τὰ συγκεχυμένα); mais ensuite à partir de ceux-ci de-
viennent connus, pour qui les divise, leurs éléments et leurs principes».
115 Badawī (éd.), Arisṭūṭālīs. Al-Ṭabīʿa, p. 3.
116 Ibid., p. 3, n.1. Cf. Aristote, Phys. I 1, 184 a23–24: «C’est pourquoi il faut aller des univer-
sels (τῶν καθόλου) au particuliers […]».
l’étude générale de la génération 329
«Et les choses qui sont d’abord évidentes et claires pour nous sont plutôt les
choses mélangées (mixta), à savoir les composées (composita); puis, à la fin,
deviennent connus pour nous, à partir de ceux-ci, les éléments et les prin-
cipes»117.
117 Averroès, GC Phys. I, t. 3, f. 7 B13-C4: «Et illa quae primo sunt apud nos evidentia et
manifesta sunt mixta, scilicet composita, proprie; deinde in postremo efficiuntur nobis ex istis
elementa et principia manifesta». Le terme proprie, qui est la traduction du mot arabe ḫāṣṣatan,
devait à son tour traduire le grec μᾶλλον.
118 D’un point de vue théorique, d’ailleurs, il est plus difficile d’expliquer que le terme «com-
posées» soit une variante du mot «ensembles», surtout dans la phrase d’Aristote dans laquelle
le mot figure. On comprend mal, en effet, en quel sens on devrait procéder des composés vers
les particuliers. Il faut en revanche supposer que le mot «composées» était une variante du
mot «mélangées».
119 Il faut en ce sens donner raison à E. Dudley-Sylla qui supposait que l’exégèse d’Averroès
devait découler, au moins en partie, de la traduction qu’il possédait. Cette hypothèse avait été
critiquée par Elamrani-Jamal, «La démonstration du signe».
330 Averroès
«[…] Or il est possible de connaître les causes à partir des choses composées,
c’est-à-dire à partir de leurs conséquents (ex consequentibus), de sorte que
c’est à partir de cela que ces causes à partir desquelles <ces choses> sont com-
posées seront connues»120.
Pour pouvoir connaître les causes des substances composées, nous dit Averroès,
il faut repérer «les conséquents» de ces mêmes substances, car ce sont eux, à
strictement parler, les signes qui rendent possible la remontée de l’étant naturel
vers ses causes. C’est à partir «des conséquents» (ex consequentibus) des subs-
tances composées qu’on remonte aux causes de ces mêmes substances. Le signe,
faut-il donc conclure, n’est pas simplement une remontée du composé sensible
à sa cause, mais le syllogisme qui a comme moyen terme les «conséquents» ou
concomitants des substances sensibles dont on recherche les causes. Ces conco-
mitants, comme on voudrait le suggérer, font partie des prédicats qui appar-
tiennent par soi à leur sujet, dans le second sens du par soi donné en An. Post. I 4
(73 a34-b4). Ce sont à strictement parler les propriétés qui, étant coextensives au
sujet, permettent la constitution du syllogisme du signe et assurent la possibilité
de le convertir en une véritable «démonstration de la cause»121.
Cette même doctrine est confirmée dans le texte du GC de Phys. II cité plus
haut122, où Averroès affirme contre Avicenne que l’existence d’une matière pre-
mière et celle d’un moteur ultime ne peuvent être établies que par un «signe
physique» et il explique qu’un signe est physique et non pas métaphysique
précisément lorsqu’il concerne les «accidents propres (accidentibus propriis) à
l’étant naturel» et non pas «à l’étant absolu»123.
Ces textes du GC de la Phys. confirment ainsi une doctrine qu’Averroès expose
à plusieurs endroits de son corpus, notamment dans son GC des An. Post. où il
pointe le rôle-clé des conséquents ou accidents propres d’un étant et les énumère
120 Averroès, GC Phys. I, c. 3, f. 7 C-D: «[…] Sed possibile est ex rebus compositis, id est ex
consequentibus earum cognoscere causas; adeo quod ex hoc erunt notae illae causae ex quibus
componuntur».
121 Sur la question de la réversibilité du signe, voir Hugonnard-Roche, «Logique et phy-
sique», p. 149 et sq., qui remarque que la réversibilité de la mineure assure, une fois qu’on a
établi le signe, qu’on puisse en invertir les prémisses et inférer déductivement l’effet à partir
de la cause. Il faut pourtant aussi signaler qu’Averroès, comme Fārābī (Cf. Al-Fārābī, Taḥsīl
al-saʿādah, p. 53 et sq.; The Attainment, § 8–9, p. 17 et sq.), explique également que la coexten-
sivité des termes de la mineure et donc sa convertibilité permettent d’inférer, une fois établi
le signe, certaines propriétés inconnues de l’objet observé. C’est cela qui garantit qu’on puisse
avoir dans les sciences des véritables démonstrations de la cause. Dans la science de la nature,
on peut en effet employer la cause établie au moyen d’un signe comme moyen terme pour en
déduire l’existence de certains propres ou de certains accidents de l’objet observé (cf. Aver-
roès, Epit. Phys., p. 9, 12–15).
122 Infra p. 306, n. 52.
123 Cf. GC Met. E, p. 702, 3–703, 3.
l’étude générale de la génération 331
parmi ses accidents essentiels. Commentant An. Post. I 13, Averroès assure que
méconnaître l’importance de cet aspect de la démonstration du signe produit
l’erreur qui a conduit Avicenne à en nier la valeur démonstrative124:
«[Avicenne] dit que, lorsque nous ne connaissons pas cette notion <i.e. la
cause> dans la prédication des accidents à leur sujet, il n’y a pas de différence
pour nous entre les propositions qui sont composées d’accidents essentiels
(al-aʿrāḍ al-ḏātiyya), c’est-à-dire dont les prédicats sont des accidents essen-
tiels, et les propositions qui sont composées d’accidents dont il est attesté par
le sens qu’ils sont dans la totalité du sujet, sans que soit connue la relation
entre eux et le sujet. Par exemple, nous disons que “tout corbeau est noir” et
que “toute neige est blanche”. Or ces accidents ne sont ni essentiels ni né-
cessaires, puisqu’il n’est pas impossible que soit trouvé un corbeau blanc. Et
ainsi, si un homme vivait dans un pays dans lequel il n’y a pas d’homme noir
et qu’on n’en a pas entendu parler, il pourrait énoncer une affirmation telle
que “tout homme est blanc”» (trad. H. Hugonnard-Roche)126.
Ce texte explique bien que la critique qu’Avicenne émet contre le signe se fonde
sur le fait d’admettre une différence entre «les accidents essentiels» (al-aʿrāḍ
al-ḏātiyya) et des accidents dont on ne connaît le lien récurrent avec le sujet
que par le sens. Cette critique consiste donc à rétorquer que le signe ne fournit
pas les moyens pour distinguer entre une analyse purement extensionnelle et
une analyse intensionnelle des prédicats, car l’universalité de ses prémisses n’est
garantie que par le sens. En effet, d’après ce qu’Averroès nous dit, la non-fiabi-
lité du signe découle selon Avicenne du fait que l’universalité de ses prémisses
est affirmée sur la base de «ce qu’on voit» et de «ce qu’on entend», c’est-à-
dire d’une connaissance sensorielle qui ne peut par elle-même faire le départ
entre une prédication essentielle et une prédication dont on ne peut assurer avec
nécessité l’universalité. L’induction qui se fonde sur ce type de connaissance
est caractérisée par la même impuissance et, comme elle, elle est opposée à la
connaissance qui est fournie par la cause:
«Et puisque l’induction est insuffisante pour <connaître> que l’accident ap-
partient nécessairement à son sujet, alors nécessairement on ne peut saisir
qu’un accident est essentiel à un sujet, tant qu’on ne saisit pas sa cause. Et dans
la mesure où sa cause est ce qui est cherché, c’est-à-dire qu’elle est inconnue,
il suit que les prémisses des signes ne sont pas essentielles. Et puisqu’elles
ne sont pas essentielles, <les signes> ne sont pas des démonstrations» (trad.
H. Hugonnard-Roche modifiée)127.
Seule la connaissance de la cause, qu’il faudrait sans doute identifier ici à l’es-
sence de la chose, nous permet de savoir que l’accident en question est néces-
saire et essentiel pour le sujet. Le manque de nécessité dans la connaissance a
posteriori qui fonde les prémisses du signe, associée ici à l’induction, entraîne
leur caractère non essentiel et par conséquent non démonstratif. Dans ce pas-
sage, donc, l’induction est considérée comme le procédé qui nous conduit à l’éta-
blissement des prémisses du signe. Avicenne affirme, d’après Averroès, que c’est
à cause de son incapacité à discriminer l’accidentel du nécessaire et le purement
accidentel de l’essentiel, que l’induction sape la scientificité du signe.
De nombreux passages dans le corpus d’Avicenne confirment le fond de sa
critique du signe et de l’induction telle qu’Averroès la reconstruit128. Ces mêmes
passages, toutefois, mettent aussi en lumière l’importance que la notion d’expé-
rience (taǧriba), occupe dans la théorie avicennienne du savoir129. Une analyse
de cette théorie et de cette distinction, essentielle pour la théorie avicennienne
du savoir, dépasse les limites de ce travail130. Il nous suffit de remarquer que
dans tous ces textes Avicenne nie que l’induction constitue un outil démonstratif
capable de prouver l’essentialité du lien sujet/prédicat, mais il accorde à l’expé-
rience la possibilité de montrer une forme de nécessité dans ce même lien131. Si
l’induction, qu’elle soit exhaustive ou pas, ne garantit pas la nécessité du lien
sujet/prédicat, l’observation répétée de l’existence de ce lien et la constatation
de l’inexistence de véritables contre-exemples peut en revanche engendrer une
certaine forme de conviction. Lorsqu’on procède par expérience de l’effet à la
cause, nous pouvons postuler l’existence nécessaire d’une cause expliquant cette
récurrence, mais nous demeurons dans l’impossibilité d’établir que le prédicat
est lié au sujet par un lien essentiel. Or c’est précisément sur ce point qu’Aver-
roès va contester Avicenne.
Dans sa reconstruction de la critique avicennienne du signe, Averroès ne fait
aucune mention de la notion d’expérience et de la distinction qu’Avicenne pos-
tule entre elle et l’induction132. Il retient toutefois un aspect que les deux mé-
thodes semblent partager: le fait que dans l’induction, comme dans l’expérience,
on ne peut établir de façon certaine «l’essentialité» du lien qui lie le sujet et
l’accident essentiel qui fait office de moyen terme. En effet, c’est à cette idée,
dans sa réponse à Avicenne, qu’il s’oppose et pour la réfuter qu’il précise que la
connaissance de ce lien essentiel ne découle pas d’un simple recensement, fût-il
exhaustif, mais d’une analyse sémantique de ces mêmes termes.
Comme Avicenne, Averroès admet que la connaissance donnée par la cause
produit un assentiment «plus complet»; contre Avicenne, il affirme toutefois
que même l’assentiment et la certitude qui accompagnent la connaissance dé-
monstrative peuvent avoir des degrés133. En effet, la connaissance qui découle du
fait de connaître «la nature du sujet», même si elle ne produit pas une certitude
absolue, permet de constituer un syllogisme qui appartient lui aussi «au genre
des démonstrations»:
«[…] il se peut que nous connaissions le fait pour l’accident d’être essentiel
pour la raison qu’il est compris dans la nature du sujet, et cela soit dans le
sujet lui-même, soit dans son genre essentiel, c’est-à-dire que nous connais-
sons l’inclusion de l’accident et de son opposé dans le genre proche du sujet,
à savoir celui qui est divisé par cet accident et son opposé d’une division pre-
mière, selon ce qui a été dit auparavant dans la description des accidents es-
sentiels. Et le signe en est qu’il suffit que le sujet soit dans les définitions de
tels accidents, même si la cause n’apparaît pas. Et telle est la différence entre
les propositions essentielles et les inductives, à savoir que lorsque l’esprit ne
connaît pas la nécessité de prendre le sujet dans la définition de l’accident,
la proposition est inductive et il n’est pas sûr que son sujet soit trouvé à un
moment donné dépourvu de son accident» (trad. H. Hugonnard-Roche)134.
Averroès explique ainsi que lorsque nous connaissons que l’accident et son op-
posé sont compris dans la nature du sujet, c’est-à-dire qu’ils sont inclus soit dans
le sujet soit dans son genre essentiel (i.e. le genre qui est divisé par cet accident
et son opposé d’une division première), nous connaissons que le sujet est dans
la définition de tels accidents. Cette connaissance nous permet de déduire que
l’accident se prédique nécessairement de la totalité du sujet en question; elle
135 Averroès, GC An. Post. I, p. 350, 10–14: «Et de fait nous ne disons pas que le noir du cor-
beau est essentiel au corbeau, ni le blanc du cygne au cygne, parce que le noir n’est pas inclus
dans la nature du corbeau ni dans son genre proche qui est l’animal. Et s’il était inclus dans
son genre, il serait parmi ses accidents essentiels et l’âme affirmerait que tout corbeau est noir
inévitablement».
336 Averroès
136 On peut considérer le cas paradigmatique de Léon Gauthier qui affirme qu’Averroès n’a
rien ajouté d’original à la notion d’induction aristotélicienne (L. Gauthier, Ibn Rochd, Presses
Univeristaires de France, Paris 1948, p. 62–65. Cf. J.R. Weinberg, Abstraction, Relation, and
Induction, The University of Wisconsin Press, New York 1965, p. 136). On peut interpréter dans
le même sens, l’absence de l’entrée «Inductio» dans le lexique de M. Zimara publié en annexe
de l’édition des Juntes (M. Zimara, Tabula dilucidationum in dictis Aristotelis et Averrois, dans
Aristotelis Opera cum Averrois Commentariis, supplementum III).
l’étude générale de la génération 337
absolue sont tous des méthodes dont la science physique se sert pour arriver
à ses conclusions. Il y précise également que l’induction fait partie des instru-
ments que le physicien doit utiliser et que son usage diffère de celui qu’en fait
le dialecticien:
Averroès distingue ici très clairement une induction dialectique d’une induc-
tion dont les sciences démonstratives se servent, mais il ne nous dit pas en quoi
consiste leur différence. Il associe, tout en les distinguant, la méthode du signe et
l’induction, mais il ne précise pas le type de rapport que les deux entretiennent.
Dans le corps du GC de la Phys., s’agissant de la preuve qui établit l’existence
de la matière première, Averroès affirme à plusieurs reprises qu’elle appartient
au nombre des démonstrations qu’on appelle signe; toutefois, ni dans le GC de la
Phys. ni ailleurs, il ne propose une reconstruction explicite de ce syllogisme. De
fait, lorsqu’il reconstruit les arguments de Phys. I, Averroès ne mentionne jamais
ce type de démonstration; seule l’induction est invoquée comme moyen capable
de prouver les divers passages du raisonnement d’Aristote.
Pour comprendre la nature de l’induction non dialectique utilisée dans la phy-
sique, comme dans les autres sciences démonstratives, ainsi que son lien avec
le signe, on ne peut donc se limiter à examiner le seul GC de Phys. I. Il faudra
tout d’abord la replacer dans le contexte théorique et historique dans lequel elle
s’inscrit, puis considérer les textes principaux dans lesquels Averroès convoque
137 Averroès, GC Phys., f. 4 B4-C9 (trad. Théodore d’Antioche): «Via doctrinae huius libri
sunt species doctrinae usitatae in hac scientia: et sunt modi omnium disciplinarum, scilicet
demonstratio signi et demonstratio causae et demonstratio simpliciter […] et maneries dis-
ciplinae, quae sit in definitione, divisionis et inductionis et exempli quia unoquoque istorum
trium utitur ars demonstrativa secundum modum datum in Posterioribus, sed usus quo utitur
exemplo et inductione est alius ab usu quo utitur rhetorica et dialectica»; Cf. Averroès, GC
Phys., f. 4 F4–14 (trad. J. Mantino): «Utitur insuper eo modo doctrinae quae sit per definitio-
nem et eo quod per divisionem et eo quod per enthymema et eo quod per inductionem et eo
quod per exemplum. His etenim quinque modis omnibus utuntur ipsae artes demonstrativae
eo pacto quo in libro Posteriorum traditum fuit, sed hae alio modo utuntur exemplo et induc-
tione quam utatur ars Dialectica et ars Rhetorica. Utitur enim ars Dialectica inductionem et
ars Rhetorica exemplo».
338 Averroès
cette notion. Une lecture croisée de ces textes importants permettra de conclure
qu’Averroès se propose de reprendre et de consolider la distinction élaborée par
al-Fārābī entre une induction complète et une induction incomplète, démons-
trative et dialectique, dans le but de répondre aux critiques qu’Avicenne avait
adressées à ce type de procédé et d’écarter, ce faisant, une forme d’«extrinsé-
cisme» épistémologique attribuée via al-Ġazālī aux théologiens du kalām.
a) De l’ἐπαγωγή à l’istiqrāʾ:
la distinction entre induction complète et incomplète,
dialectique et scientifique
138 Sur la différence entre la notion moderne d’induction et l’ἐπαγωγή aristotélicienne, voir
T. Engberg-Pedersen, «More on Aristotelian Epagoge», Phronesis, 24, 1979, p. 301–319;
J. Hintikka, «Aristotelian induction», Revue Internationale de Philosophie, 42, 1980, p. 422–
439.
139 Pour une énumération de l’ensemble des textes d’Aristote concernant l’ἐπαγωγή, voir
H. Bonitz, Index Aristotelicus, dans Aristotelis Opera, vol. V, G. Reimeri, Berlin 1870 (reprod.
en fac-sim. W. De Gruyter, Berlin 1960), p. 263–264, ainsi que les notes et l’introduction de J.
Brunschwig à son édition des quatre premiers livres des Topiques (cf. J. Brunschwig , Aris-
tote: Topiques, Tome I (Livres I–IV), Texte établi et traduit, Les Belles Lettres, Paris, 1967). Pour
une discussion de la notion d’ἐπαγωγή, voir aussi F. Caujolle-Zaslawsky, «Étude prépara-
toire à une interprétation du sens aristotélicien d’ἐπαγωγή», dans Devereux et Pellegrin
(éds.), Biologie, Logique, p. 365–387.
140 Cf. Aristote, Top. I 12; VIII 1, 155 b35–37.
141 Cf. notamment Aristote, An. Post. I 18, 81 a40 et sq.; II 6, 92 a37 et II 19; Met. M4,
1078 b27–31; Et. Nic. VI 3, 1139 b28 et sq. et An. Pr. II 23.
l’étude générale de la génération 339
les animaux sans bile (68 b21–22), sans parvenir à une pétition de principe147. Si
en effet, comme tous les manuscrits grecs, ainsi que les traductions syriaques et
arabes, le transmettent, Aristote affirmait que la classe C est l’ensemble de tous
les animaux qui n’ont pas de bile, la conclusion («ce qui est dépourvu de bile vit
longtemps») serait déjà contenue dans la prémisse majeure.
J. Hintikka a essayé de résoudre cette difficulté en supposant que la classe C
n’est pas définie par la notion de «vivre longtemps» ni par la notion d’«être
dépourvu de bile», mais qu’elle doit être interprétée de re, c’est-à-dire en sup-
posant qu’elle représente la classe des animaux qui de facto vivent longtemps et
ne possèdent pas de bile148. Que son hypothèse permette ou non de résoudre la
difficulté évoquée, Hintikka et la plupart des exégètes modernes s’accordent à
dire que l’induction qui est à la base du syllogisme présenté en An. Pr. II 23 ne se
distingue pas des autres types d’induction quant à la complétude149.
Ainsi, comme T. Engberg-Pedersen l’explique, le syllogisme inductif
d’An. Pr. II 23 doit plus être interprété comme un paradigme pour le raisonne-
ment inductif dans ses diverses formes, que limité à un contexte démonstra-
tif150. En fait, même si Aristote affirme que l’ἐπαγωγή doit considérer tous les
particuliers, le nombre de cas ne semble pas impérativement entrer en jeu, de
telle manière qu’on puisse distinguer une induction complète d’une induction
incomplète. De façon générale, on peut conclure que l’usage aristotélicien de
l’ἐπαγωγή se fonde sur l’idée centrale qu’il y a des choses qui, par ressemblance,
doivent être rangées sous un même genre; et peu importe que la suite de cas
particuliers dont on constate la récurrence soit finie ou infinie. Dans l’ἐπαγωγή
d’Aristote, on peut toujours mettre le nombre de cas entre parenthèses.
L’ensemble de ces textes laisse donc ouvertes au moins quatre questions
concernant l’induction: 1) quelle est la nature du καθ’ ἕκαστον à la source du
processus inductif (s’agit-il d’individus ou de classes?); 2) à quoi aboutit l’in-
duction (à des principes propositionnels ou à des notions universelles; à des hy-
pothèses provisoires ou à des véritables thèses?); 3) quelle est la nature de l’in-
duction (a-t-elle la forme d’une inférence ou d’un procédé abstractif qui conduit
à l’acquisition d’un concept?); 4) quel est le caractère du procédé (incomplet
147 Cf. H. Tredennick, Aristotle: Prior Analytics, Harvard University Press, Cambridge (MA)
1938, p. 515; W.D. Ross, Aristotle’s Prior and Posterior Analytics, a revised text with introduc-
tion and commentary, Oxford University Press, Oxford 19652, p. 485–486.
148 Hintikka, «Aristotelian».
149 M. Mignucci propose une lecture différente (M. Mignucci, L’argomentazione dimos-
trativa, p. 702–703, n.8). Suivant la lecture de K. Von Fritz (K. Von Fritz, Die ἐπαγωγή bei
Aristoteles, Verlag der Bayerischen Akademie der Wissenschaften, München 1964, p. 1–17), il
insiste sur le fait que l’induction décrite ici par Aristote est une induction complète, au sens
où tous les sous-ensembles de la classe désignée par B sont énumérables et qu’ils sont les seuls
sous-ensembles auxquels appartient la propriété C.
150 Cf. Engberg-Pedersen, «More on Aristotelian», p. 313 et sq.
l’étude générale de la génération 341
151 Pour une présentation de quelques passages cruciaux concernant la valeur que les com-
mentateurs grecs de l’antiquité tardive attribuaient à l’induction, voir Sorabji, The Philosophy
of the Commentators (vol. II), p. 262–272.
152 Cf. Alexandre, In Top., p. 13, 11–17; 86, 24–28.
153 La monographie de J. Lameer constitue l’étude la plus complète de la doctrine farabienne
de l’induction et de la distinction entre induction complète et incomplète (Lameer, Al-Fārābī,
p. 133–175).
154 Dans son sens premier, la dixième forme du verbe qaraʾa (istaqrẚʾa) signifie l’action de re-
chercher, d’examiner quelque chose à fond. Il en est de même, alors, du nom d’action de la même
forme (istiqrāʾ) qui veut dire aussi bien «étude approfondie» et «examen» qu’«induction».
342 Averroès
l’induction est, outre un recensement, une étude systématique de chaque cas re-
cueilli.
Dans son commentaire des An. Pr., al-Fārābī affirme ainsi que le but d’Aristote
dans son étude sur l’induction est de montrer que les syllogismes utilisés dans la
«rhétorique, le droit et la délibération»155 peuvent se ramener aux syllogismes
précédemment étudiés. Le syllogisme inductif présenté en An. Pr. II 23 constitue
donc pour al-Fārābī un modèle commun tant à l’argumentation apodictique qu’à
la dialectique. Au cours de son commentaire de ce chapitre, après avoir émis cer-
tains doutes concernant la conformité de l’induction aux critères syllogistiques
dictés par Aristote dans ce traité156, il précise de quelle façon l’induction doit être
utilisée dans chacun de ces domaines. Le syllogisme inductif a pour but ultime
de prouver une proposition qui sera utilisée comme prémisse d’un syllogisme
apodictique; mais il faut préciser que seule l’induction complète peut conduire
à un tel résultat. En effet, ce n’est qu’en considérant véritablement tous les cas
particuliers concernés qu’on peut assurer la convertibilité des deux termes de la
prémisse mineure du syllogisme inductif.
Dans ce même contexte, al-Fārābī explique qu’un autre but de l’induction est
celui d’assurer la prémisse mineure d’un autre syllogisme: un syllogisme de pre-
mière figure qui a comme prémisse mineure la conclusion du syllogisme inductif
et comme conclusion une proposition dans laquelle le sujet de l’induction est
prédiqué d’un autre prédicat157. Al-Fārābī trouve confirmation de cette lecture
en An. Pr. II 25, où Aristote, d’après la traduction arabe, définit non pas l’ab-
duction, mais l’induction et il attribue à cette dernière la capacité de certifier la
prémisse mineure d’un syllogisme158. C’est en ce sens que l’induction complète
a une valeur à la fois heuristique et démonstrative et qu’elle doit, pour cette rai-
son, rentrer dans l’horizon des sciences démonstratives159.
155 Sur cette tripartition, utilisée dans la traduction arabe de An. Pr. II 23, 68 b9–14 pour gloser
l’expression syllogismoi rhêtorikoi, voir Lameer, Al-Fārābī, p. 234–239. À la suite de Walzer,
Lameer suggère de l’interpréter dans les termes de la tripartition entre les discours épidic-
tiques, judicières et délibératifs qu’Aristote établit en Rhet. I 3 (1358 a36–1358 b13).
156 Pour une reconstruction détaillée des doutes avancés par al-Fārābī, voir Lameer p. 149–
154.
157 Al-Fārābī, Šarḥ al Qiyās, dans M.T. Dāniš Pažūh (éd.), al-Manṭiqiyyāt li-l-Fārābī, III vol.,
Maktabat Āyatullāh al-ʿUẓmā al-Marʿašī al-Nağafī, Qum 1987–89, vol. II, p. 520, 15–23 (suivant
les corrections de Lameer, Al-Fārābī, p. 153, n. 18); cf. p. 522, 14–23.
158 Sur la lecture d’An. Pr. II 25 par al-Fārābī, voir Lameer, Al-Fārābī, p. 162–169.
159 On peut en ce sens mettre en parallèle cette doctrine avec les passages dans lesquels al-
Fārābī explique qu’une fois qu’on est remonté à un principe premier par le procédé de l’ana-
lyse, on peut utiliser ce même principe, lors du procédé de la synthèse, pour prouver d’autres
faits jusque-là inconnus (voir notamment al-Fārābī, Kitāb Taḥṣīl al-saʿādah, p. 124–9). Sur
l’idée que la méthode de l’analyse-synthèse a, d’après al-Fārābī, une valeur profondément heu-
ristique, voir M. Rashed, «Al-Fārābī’s lost treatise On Changing Beings and the possibility of a
demonstration of the eternity of the world», Arabic Sciences and Philosophy, 18, 2008, p. 19–58.
l’étude générale de la génération 343
160 Tous les animaux sans bile vivent longtemps; Socrate est sans bile ˫ Socrate vit longtemps.
161 Al-Fārābī, Šarḥ al Qiyās, p. 518, 17–19. Sur ce point, Alexandre avait déjà fait la même
remarque (In Top., p. 86, 28–30).
162 De fait, il n’est pas facile de comprendre pour quelle raison l’induction dialectique ne peut
être utilisée pour assurer la prémisse mineure d’un syllogisme. Je suggère qu’al-Fārābī exclut
cette possibilité du fait que, dans ce contexte, le syllogisme propre à la dialectique est éminem-
ment celui qui a comme conclusion une proposition particulière.
163 Sur ce point, voir encore Alexandre, In Top., p. 86, 25–27.
164 Al-Fārābī, Šarḥ al Qiyās, p. 529, 12–2.
165 Al-Fārābī, Kitāb al-Burhān, p. 24–25.
166 Sur la notion de taǧriba chez al-Fārābī, voir Janssens, «Experience» (tajriba)»; pour
d’autres textes farabiens concernant la taǧriba, tirés notamment du livre du Kitāb al-mūsīqā
al-kabīr, voir Janos, Method, Structure, p. 58–63.
344 Averroès
167 Averroes, Three short commentaries on Aristotle’s “Topics”, “Rethoric” and “Poetics”, edited
and translated by C.E. Butterworth, State University of New York Press, New-York 1977 (doré-
navant Epit. Top.), p. 153–158 du texte arabe; p. 48–51 de la traduction anglaise. Pour la data-
tion et l’explication de la nature de ce traité d’Averroès, qui est loin d’être un commentaire de
l’œuvre d’Aristote, voir p. 1–18.
168 Epit. Top., p. 156, 9.
l’étude générale de la génération 345
169 Averroès, Epit. Top., § 7. Sur ce passage, voir A. Hasnawi, «Topic and Analysis: The
Arabic Tradition», dans R.W. Sharples (éd.), Whose Aristotle? Whose Aristotelianism? Ashgate,
Aldershot 2001, p. 28–62: p. 58–59; Id., «Topique et syllogistique: la tradition arabe (al-Farabi
et Averroès)», dans J. Biard et F. Mariani-Zini (éd.), Les lieux de l’argumentation. Histoire du
syllogisme topique d’Aristote à Leibniz, Brepols, Turnhout 2009, p. 191–226.
170 Averroès prend l’exemple du mouvement: est-ce que tout mouvement est fini? Dans ce
cas le lieu consiste à diviser le mouvement dans ses espèces (selon le lieu, la quantité, la qualité)
et à conclure que tout mouvement est fini, après avoir vérifié que dans chacune de ses espèces
le mouvement est fini.
171 Averoès, Talḫı̄ ṣ kitāb al-Ǧadal, C.E. Butterworth et A.A.-M. Harıdı (éds.), al-Hayʾah al-
Miṣrıyah al-ʿĀmmah lil-Kitāb, al-Qāhira 1979 (dorénavant CM Top.). Pour d’autres passages
allant dans le même sens, tirés notamment du CM des Topiques, voir Hasnawi, «Topics and
Analysis».
172 Averroès hérite également de l’erreur de considérer le chapitre sur l’abduction comme
consacré à l’induction.
346 Averroès
complète177. C’est en posant cette distinction qu’il considère pouvoir réfuter l’ob-
jection d’al-Ġazālī.
Dans la dix-huitième discussion de son Tahāfut al-falāsifa, al-Ġazālī énumère
dix preuves que les philosophes auraient avancées en faveur de la séparabilité de
la partie rationnelle de l’âme humaine. Dans la discussion réservée à la sixième
preuve, il compare le raisonnement des «philosophes» selon lequel l’intellect
serait séparé parce qu’il perçoit son substrat, à celui qui conclut par induction
que tous les animaux meuvent la mandibule pour mâcher178. Le raisonnement
des philosophes, expliquait-il, consiste à conclure que l’intellect est séparé,
puisqu’aucune faculté perceptive ne perçoit son substrat, alors que l’intellect
perçoit le cœur et le cerveau. Cet argument, objectait al-Ġazālī, comme celui qui
conclut que tous les animaux meuvent la mandibule pour mâcher, est invalidé
par un contre-exemple: ce second argument n’est pas valide, parce qu’il existe
au moins un animal, le crocodile, qui meut la mâchoire pour mâcher; l’argument
des philosophes ne l’est pas non plus, puisqu’il existe au moins une faculté, le
sens interne, qui tout en étant corporelle perçoit son substrat179.
Pour riposter à cette attaque, Averroès accorde à al-Ġazālī que ces deux in-
ductions sont imparfaites, car aucune des deux ne passe en revue tous les par-
ticuliers concernés: dans le premier cas, on n’a pas recensé toutes les facultés
perceptives, tandis que dans le second, on n’a pas recensé toutes les espèces ani-
males. Il oppose cependant, à ce type d’induction, une induction véritablement
démonstrative, qu’il appelle parfaite du fait qu’elle recense tous les cas possibles.
Dans le cas des sens, l’induction qui conclut qu’aucun des cinq sens ne se perçoit
lui-même est parfaite, car l’homme ne possède de fait que cinq sens. Cette induc-
tion permet donc de parvenir à une conclusion certaine.
Sans faire allusion à la condition qualitative, Averroès affirme ainsi qu’une
énumération complète des particuliers en question permet toujours de vérifier
la conclusion. On peut supposer que l’absence de la mention de la condition
qualitative s’explique à la lumière du caractère évident de l’exemple choisi et par
le contexte polémique dans lequel Averroès l’intègre. En effet, le simple fait de
recourir à la condition quantitative permet à Averroès de répondre à l’objection
d’al-Ġazālī.
La nécessité d’associer au recensement complet des particuliers concernés le
caractère essentiel du lien prédicat-sujet de la prémisse à vérifier est en revanche
180 GC Phys. VIII, c. 33, f. 372 E11–15: «Inductio enim in qua non percipitur quod praedicatio
est essentialis, non dat certitudinem naturalem, licet inducantur in ea omina particularia».
181 J’ai examiné l’ensemble des passages du GC des An. Post. dans C. Cerami, «Induction et
certitude dans le Grand Commentaire d’Averroès aux Seconds Analytiques d’Aristote», dans J.
Biard (éd.), Raison et démonstration. Les commentaires médiévaux sur les Seconds Analytiques,
Brepols, Turnhout 2015, p. 47–69, auquel je renvoie pour une analyse plus détaillée et une tra-
duction de tous ces textes.
350 Averroès
doit être utilisé dans les sciences, puisque c’est lui qui produit la certitude (al-
yaqīn)182, dans la mesure où il permet de prouver l’universalité d’une prémisse183.
La distinction entre deux types d’induction est réaffirmée à la toute fin du
GC d’An. Post. II 19184, où Averroès précise la manière dont la connaissance de
l’universel se produit par induction et où il assimile l’expérience (experimentum/
experientia) à l’induction scientifique. Il explique que les deux types d’induction,
i.e. dialectique et scientifique, se distinguent en vertu du fait que l’induction
dialectique préconisée dans les Topiques ne donne accès qu’à un «universel ima-
ginatif», tandis que l’induction présentée dans ce chapitre amène au «véritable
universel»185. Cet universel, auquel l’induction non dialectique donne accès, est
celui auquel l’âme parvient en tout dernier lieu et dans lequel les particuliers
qui lui appartiennent, à la différence de «l’universel imaginatif», ne s’opposent
entre eux qu’en vertu des caractères accidentels186.
Dans la suite du texte, Averroès affirme clairement que les «véritables» uni-
versaux auxquels l’induction scientifique conduit ne sont pas de simples no-
tions généralisées, mais des intelligibles qui peuvent s’exprimer sous forme de
principes propositionnels. Averroès précise ainsi que toute sorte d’intelligible
se produit en nous à la suite d’une induction. Il distingue deux espèces d’intelli-
gibles premiers: les intelligibles qu’il appelle expérimentaux et les intelligibles
appelés communément «premiers». Dans les deux cas, affirme Averroès, l’âme
ne peut les saisir qu’à la suite d’un processus inductif qui consiste dans la réité-
ration de l’expérience187.
Les axiomes communs, tels que «le tout est plus grand que la partie», sont
donc saisis par induction autant que les intelligibles premiers propres à un cer-
tain genre de sensible qu’Averroès associe à l’expérience. La seule différence
entre l’induction qui permet d’acquérir ces deux types d’intelligibles est due
au fait que, dans le cas des axiomes communs, nous n’avons pas de souvenir de
l’induction qui nous a conduit à leur saisie intellectuelle. Puisque ces notions
intelligibles, affirme Averroès, se retrouvent dans tout étant indifféremment et
qu’on les saisit à l’instant même où nous commençons à percevoir.
La même thèse est exposée et clarifiée dans le GC d’An. Post. I 18 où Averroès
confirme que l’induction nous donne accès à toutes les espèces de principes pre-
miers, c’est-à-dire aussi bien aux axiomes communs à toutes les sciences qu’aux
«Et son affirmation qu’elles soient prises en les rapprochant de chaque matière
ou en les dépouillant de la matière peut vouloir dire qu’on a besoin de l’induc-
tion pour les deux types de propositions, je veux dire celles qui sont prises
Les axiomes premiers, parmi lesquels se trouvent la plupart des principes ma-
thématiques, tout comme les propositions premières de la physique, ne peuvent
pas être saisis par l’intellect sans l’intermédiaire des sens et de l’induction. C’est
moins du fait de la nature propre de ces principes qu’en dernière instance de la
connaissance humaine, que ce caractère commun a échappé aux théologiens du
kalām.
L’insistance avec laquelle, dans tous les textes qu’on a analysés, Averroès
prend soin de distinguer entre une induction dialectique et une induction dé-
monstrative est donc à saisir dans ce cadre polémique: c’est pour réfuter la
théorie que via al-Ġazālī191 Averroès attribue aux théologiens ašʿarites qu’il s’en
prend de façon si radicale à Avicenne et s’efforce de faire de l’induction un vé-
ritable instrument démonstratif. C’est à la lumière du débat avec les théologiens
du kalām qu’il faut interpréter la doctrine d’Averroès et sa critique de la position
avicennienne.
C’est ultimement pour repousser les conclusions tirées par al-Ġazālī qu’Aver-
roès s’efforce de fournir un fondement a posteriori absolu à la physique et à la
science en général. Avicenne ne fournit pas les instruments pour repousser la
critique dévastatrice d’al-Ġazālī, il lui fournit plutôt des armes pour terrasser
les fondements de l’ontologie et de l’épistémologie aristotélicienne. Suivant la
stratégie générale du Tahāfut al-Tahāfut, Averroès doit attaquer Avicenne, pour
pouvoir réfuter la doctrine ašʿarite et sauver l’aristotélisme. On ne comprendrait
pas le sens du projet d’Averroès, si on négligeait cet aspect polémique de son
propos192.
Avant de chercher une confirmation et une application de la théorie de l’in-
duction dans le GC du livre I de la Phys., il faut essayer de tirer les conclusions de
l’analyse qui précède. Bien que, dans son GC d’An. Post. I 13, Averroès se montre
critique à l’égard de l’induction, considérée par Avicenne comme insuffisante à
garantir le statut démonstratif du signe, il admet, dans tous les passages analy-
sés, qu’un certain type d’induction est en réalité capable de certifier l’univer-
salité du lien entre l’accident essentiel et son sujet et de produire la certitude.
Dans tous ces passages, Averroès distingue en effet une induction qui produit la
certitude d’une induction dont on peut se servir dans des contextes dialectiques,
qui amène à un certain assentiment, mais qui ne produit ni de véritable connais-
sance universelle, ni de certitude.
Sans trop se soucier d’intégrer sa doctrine à une théorie générale de l’abstrac-
tion, Averroès conclut que c’est cette induction non dialectique qui nous amène
à une connaissance certaine de tous les principes, qu’il s’agisse des principes
communs à toute science ou des principes propres à chacune. Elle produit la
certitude, lorsqu’elle possède certaines caractéristiques précises, c’est-à-dire
lorsqu’elle s’associe à une analyse sémantique du sujet en question et qu’elle
examine tous les particuliers concernés, à savoir toutes les espèces incluses dans
le sujet. Dans le cas des principes communs, la nature complète de l’induction
n’entre pas véritablement en jeu, puisque le fondement ultime de l’induction qui
y conduit se trouve indifféremment dans tous les étants et dans notre faculté
sensorielle première, à savoir le toucher. La nécessité de produire une induction
complète se manifeste en revanche dans le cas des autres principes, à propos des-
quels Averroès à maintes reprises affirme qu’il faut que l’induction soit complète.
Dans tous les cas, toutefois, ce qui garantit le caractère complet de l’induc-
tion c’est l’analyse sémantique du sujet de la prémisse qu’on veut certifier
qu’Averroès présente dans son GC d’An. Post. I 13. C’est en produisant au pré-
alable cette analyse du sujet qu’on sait que l’induction est complète et qu’elle
certifie un lien à la fois nécessaire et essentiel. En effet, si l’analyse du sujet nous
dit quels accidents appartiennent à la nature du sujet ou à son genre, sans stricto
sensu faire partie de l’essence, la même division sémantique garantit l’essentia-
lité du lien sujet-prédicat et marque l’horizon général de l’induction.
Une reconstruction de l’argument qui, d’après Averroès, montre l’existence
de la matière première permettra de confirmer cette hypothèse et de clarifier en
même temps le rapport que l’induction complète entretient avec le signe. Cette
reconstruction confirmera, d’une part, que le but de l’induction démonstrative
est de certifier les prémisses du signe, d’autre part, qu’elle ne peut le faire que
lorsqu’elle est accompagnée par l’analyse sémantique préconisée dans le GC
d’An. Post. I 13.
toutes, sont établis au moyen d’un signe et certifiés par induction. Cette conclu-
sion vaut aussi dans le cas de la science physique. En effet, Averroès affirme que
l’existence des causes ultimes de la nature en mouvement, c’est-à-dire la matière
première et le moteur immobile, est montrée au moyen d’un «signe physique».
Contre Avicenne, il assure que la démonstration de ces deux principes constitue
le but ultime de la partie la plus générale de cette science. Nulle part, cependant,
Averroès ne nous dit explicitement à quel endroit se trouve la démonstration de
l’existence de la matière première et comment il faut la reconstruire dans le dé-
tail. On peut sans doute estimer que cette démonstration, d’après Averroès, de-
vait se trouver exposée dans le premier livre de la Physique; pourtant, lorsqu’on
examine de près le GC du livre I, on ne trouve aucune mention explicite d’une
démonstration quia. Nulle part, de fait, Averroès ne reconstruit cette démonstra-
tion sous la forme d’un syllogisme du signe; il affirme, en revanche, à plusieurs
reprises, que c’est par induction qu’on prouve l’existence de la matière première.
Dans le prologue du GC de la Phys., on l’a vu, Averroès distingue le signe et
l’induction et laisse entendre qu’ils ne s’identifient pas l’un à l’autre; cependant,
ni à cet endroit ni ailleurs, il ne nous donne d’indications plus précises qui nous
permettraient de les différencier. Par une reconstruction du GC de Phys. I et à
la lumière des résultats des pages qui précèdent, on conclura que ces deux mé-
thodes sont complémentaires dans la mesure où l’induction «scientifique» est le
procédé qui certifie les prémisses du signe visant à établir l’existence de la ma-
tière première. On verra ainsi que le caractère complet de l’induction est garanti
par la division qu’on peut produire au sein des étants sujets à la génération et
à la corruption. L’induction utilisée dans la preuve de l’existence de la matière
première est complète dans la mesure où elle recense toute sorte de génération:
accidentelle ou substantielle, artificielle ou naturelle.
Cette même analyse permettra de mettre au clair les aspects essentiels de
la doctrine de la génération substantielle qu’Averroès propose dans son GC de
Phys. I. En effet, le même examen qui permet de prouver l’existence de la ma-
tière première permet aussi, d’après Averroès, de définir la nature de la généra-
tion substantielle et les caractères qu’elle partage avec les autres changements.
Averroès va ainsi expliquer qu’en Phys. I Aristote arrive à une notion vérita-
blement commune de génération, qu’il appelle generatio communis. L’existence
de cette «génération commune» fonde la possibilité d’élaborer un paradigme
unique capable d’expliquer aussi bien les changements accidentels que les chan-
gements substantiels et parmi ceux-ci, aussi bien les générations des éléments
que celles des substances composées193.
193 Averroès, GC Phys. I, c. 57, f. 34 H15-I11. Aristote, on l’a vu, annonce une investigation
sur toute génération (περὶ πάσης γενέσεως) et il explique, suivant son principe épistémolo-
gique général, qu’il est naturel d’étudier une question en traitant d’abord de ce qui est com-
mun, puis de ce qui est propre à chaque chose particulière (Aristote, Phys. I 7, 189 b30–32).
l’étude générale de la génération 355
194 C’est dans ce même cadre, comme on le verra, qu’Averroès reprend la même terminolo-
gie utilisée par Alexandre d’Aphrodise et il définit la forme engendrée comme une forme de
formes ou une forme composée.
195 Cf. GC Phys. III 1, c. 4, f. 87 C15-D4. Pour les implications ontologiques de la définition du
mouvement et l’importance de ce passage du GC d’Averroès, voir A. Maier, «Forma fluens
oder Fluxus formae?», dans ead., Zwischen Philosophie und Mechanik, Edizioni di Storia e Let-
teratura, Roma 1958, p. 81–215; J.E. Murdoch et E.D. Sylla, «The Science of Motion», dans
D.C. Lindberg (éd.), Science in the Middle Ages, The University of Chicago Press, Chicago1978,
p. 206–264; C. Trifogli, Oxford Physics in the Thirteenth Century, Brill, Leiden-Boston-Köln
2000; A. Hasnawi, «Alexandre d’Aphrodise vs Jean Philopon. Notes sur quelques traités
d’Alexandre “perdu” en grec», Arabic Sciences and Philosophy, vol. 4/1, 1994, p. 67; id., «Le
mouvement et les catégories selon Avicenne et Averroès: L’arrière-fond grec et les pro-
longements latins médiévaux», Oriens-Occidens, 2, 1998, p. 119–122; id. «La définition du
mouvement dans la Physique du Šifā’ d’Avicenne», Arabic Sciences and Philosophy, 11, 2001,
356 Averroès
p. 219–255; id., «Le statut catégorial du mouvement chez Avicenne: contexte grec et postérité
médiévale latine», dans R. Morelon et A. Hasnawi (éds.), De Zénon d’Élée à Poincaré: recueil
d’études en hommage à Roshdi Rashed, Peeters, Paris 2004, p. 561–605.
l’étude générale de la génération 357
tuant le noyau. C’est dans cette partie, en effet, qu’Aristote présente son modèle
général de la génération et montre que c’est sur la possibilité de repérer un tel
modèle que repose la possibilité de démontrer l’existence de la matière première.
Pour parvenir à cette démonstration, explique Averroès, Aristote doit prou-
ver deux thèses: 1) tout s’engendre des contraires; 2) tout s’engendre dans un
substrat. Il montrera ensuite que si tout s’engendre des contraires, mais que les
contraires ne peuvent ni pâtir ni agir, il faut nécessairement postuler l’existence
d’un substrat dans lequel la génération se produit. Or ces deux thèses, comme on
le verra sont prouvées, d’après le commentateur, par induction.
La première thèse est démontrée, d’après Averroès, dans la partie qui cor-
respond à notre chapitre 5. En effet, lorsqu’on associe à l’examen des doctrines
des prédécesseurs une analyse inductive de la réalité, on arrive à la conclusion
que la génération substantielle, comme les autres changements, implique né-
cessairement l’existence de deux opposés qui constituent le terme ex quo et le
terme ad quem de la transformation. Dès le chapitre 5, par conséquent, Aristote
fournit des éléments essentiels pour la mise en place de sa théorie de la généra-
tion. Cette théorie, comme on va le voir, suppose qu’on passe du couple de deux
contraires au couple privation/habitus, puis à celui de deux formes opposées.
mentateur, Aristote, aux lignes 188 a30 et sq., va prouver par induction que cette
propriété leur appartient:
«Puisque ces trois propriétés sont évidentes dans le cas des principes, alors
que deux seulement sont évidentes dans le cas des contraires – la troisième,
à savoir que tout vient à être à partir d’eux, n’étant pas évidente par soi –, il
en vient à prouver cela par induction. Et il dit: mais il convient de s’enquérir
<au moyen d’un argument>, etc. c’est-à-dire: mais il convient d’examiner la
troisième caractéristique propre <des contraires> par induction, à savoir que
tout ce qui vient à être vient à être à partir du contraire»197.
Il faut bien remarquer que, dans les lignes correspondantes (188 a30–31), Aristote
ne parle pas d’induction, mais utilise le terme générique λόγος198, qui est traduit
dans le texte latin par ratio199 et dans la traduction arabe d’Isḥāq Ibn Ḥunayn par
le terme al-qiyās200. Le terme λόγος, on l’a vu, a suscité la perplexité des inter-
prètes modernes lesquels ne sont pas d’accord sur le sens qu’il faut lui attribuer
dans ce contexte. Averroès, en revanche, ne manifeste aucun doute à ce propos:
l’argument, le λόγος, qu’Aristote utilise dans ces lignes pour montrer que «les
contraires sont ce dont tout ce qui s’engendre s’engendre», c’est le procédé de
l’induction, une induction qu’on peut légitimement définir comme complète. En
effet, si l’on se fonde sur les lignes qui suivent, il est clair que le recensement
qu’il faut poursuivre pour démontrer que l’affirmation qui dit que les contraires
sont ce dont tout s’engendre doit couvrir tous les étants qui sont sujets à géné-
ration et à corruption:
«[…] après avoir recensé tous les êtres, nous n’avons pas trouvé que n’im-
porte quoi agit sur n’importe quoi ni pâtit de n’importe quoi […]»201.
197 Ibid., c. 43, f. 28 B3–12: «Quia illae tres proprietates in principiis sunt manifestae: in
contrariis vero duae tamen sunt manifestae, tertia vero, scilicet quod omnia generentur ex eis,
non manifesta per se. Ideo incipit declarare hoc per inductionem. Et dicit sed oportet conside-
rare <secundum rationem> etc., id est sed oportet considerare in tertio proprio per inductio-
nem, scilicet omne, quod generatur, generatur ex contrario».
198 Aristote, Phys. I 5, 188 a30–31: «Mais il faut aussi examiner, du côté du raisonnement
(ἐπὶ τοῦ λόγου), de quoi cela résulte».
199 Averroès, GC Phys. I, t. 43, f. 27 M9–11: «Mais concernant cela il faut examiner du côté
du raisonnement de quel façon cela résulte» («Sed oportet considerare in hoc secundum rationem
quomodo sequitur»).
200 Badawī (éd.), Arisṭūṭālīs. Al-Ṭabīʿa, p. 44, 30: «Mais il faut examiner concernant cela
l’argument (al-qiyās) aussi <pour comprendre> de quelle façon cela résulte».
201 Averroès, GC Phys. I, c. 43, f. 28 B12-C2: «Deinde dicit Dicamus igitur etc., id est […]
cum induxerimus omnia entia, non invenimus quodlibet agere in quodlibet, neque pati a quo-
libet […]».
l’étude générale de la génération 359
Pour utiliser l’expression d’al-Fārābī, il faut que l’induction soit complète, car il
faut examiner toutes les générations possibles, afin de démontrer que dans cha-
cune d’elles, quelque chose de déterminé (aliquod terminatum) doit nécessaire-
ment agir sur ou partir de quelque chose de déterminé. Étant donné que l’induc-
tion est vraie (vera)202, conclut ainsi Averroès, la proposition universelle est vraie:
«Il dit: et puisque cette induction est vraie, il apparaît que cette proposi-
tion universelle est vraie, à savoir <la proposition> qui dit que tout ce qui
vient à être vient à être à partir de son contraire ou bien à partir de ce qui se
trouve entre les contraires, et que tout ce qui se corrompt se corrompt ou en
contraires ou bien en ce qui se trouve entre les contraires»203.
Que ce soit, entre autres, la propriété de l’exhaustivité qui caractérise cette in-
duction, cela nous est confirmé par la critique qu’Averroès adresse aux physi-
ciens qui ont précédé Aristote. En effet, affirme Aristote, tous les anciens phy-
siciens, comme poussés par la vérité elle-même, admettaient que les contraires
sont principes; mais cela, poursuit le Stagirite, ils l’ont affirmé sans en fournir
une raison (ἄνευ λόγου), comme contraints par la vérité elle-même204. Si Aristote
s’exprime ainsi, explique alors Averroès, ce n’est pas parce que les anciens mé-
connaissaient la méthode inductive, mais parce que leur analyse inductive était
incomplète. Dans ce cas aussi, Averroès identifie l’argument auquel Aristote fait
allusion avec l’induction:
«Puis il dit: bien que ce soit sans l’appui d’un argument205, c’est-à-dire sans
un argument parfait. En effet, l’induction les a induits à dire cela, à savoir
l’induction dans laquelle on n’a pas recensé tous les particuliers. Puis il dit
comme contraints, etc., c’est-à-dire comme si la vérité, qui se trouve dans l’in-
duction, les avait contraints <à conclure> cela»206.
202 Une fois de plus, Averroès fait dire au texte d’Aristote plus qu’il n’en disait. Aristote af-
firmait simplement que «si cela est vrai», c’est-à-dire le raisonnement qui se termine en Phys.
I 5, 188 b21, on peut conclure que toutes les choses qui viennent à être par nature soit sont des
contraires soit viennent des contraires.
203 Averroès, GC Phys. I, c. 47, f. 29 H8–14: «Dicit: et cum ista inductio sit vera, apparet
quod ista propositio universalis est vera, scilicet dicens quod omne, quod generatur, generatur
ex contrario, aut ex eis, quae sunt inter contraria, et omne, quod corrumpitur, corrumpitur, aut
in contraria, aut in illa, quae sunt inter contraria».
204 Aristote, Phys. I 5, 188 b27–30: «Tous en effet, concernant les éléments, et ce à quoi ils
donnent le nom de principes, même s’ils les posent sans en donner la raison, n’en disent pas
moins que ce sont les contraires, comme s’ils y étaient contraints par la vérité elle-même».
205 Badawī (éd.), Arisṭūṭālīs. Al-Ṭabīʿa, p. 47, 29: «sans un argument (bi-ġayr ḥuǧǧa)». Cf.
Averroès, GC Phys. I, t. 48, f. 29 L4–5: «sans un argument (sine ratione)».
206 Averroès, GC Phys. I, c. 48, f. 30 B4–10: «Deinde dicit licet sit sine ratione, id est sine
ratione perfecta. Nam inductio induxit eos ad dicendum hoc, scilicet inductio, in qua non in-
360 Averroès
Averroès choisit donc d’interpréter le terme λόγος (traduit en arabe par ḥuǧǧa
et en latin par ratio) comme désignant un type précis de raisonnement. Comme
dans le passage précédent, en effet, le terme ne renvoie pas, d’après Averroès,
à un type quelconque d’argumentation, mais à l’induction que les anciens phy-
siciens ont utilisée, c’est-à-dire une induction dans laquelle tous les cas particu-
liers n’ont pas été pris en considération. Si, en effet, les anciens physiciens se
sont mépris sur la nature des contraires, c’est parce que leur ratio, leur induction,
n’était pas parfaite: ils ne se sont pas souciés de recenser tous les particuliers
(omnia particularia). Si les anciens n’ont pas produit une véritable démonstra-
tion, un «argument parfait», ce n’est donc pas parce qu’ils méconnaissaient la
méthode inductive, mais parce que leur analyse inductive était «imparfaite». En
fin de compte, on pourrait dire que la vision tronquée du réel qu’ont eu les an-
ciens les a conduits à ne pas bien identifier la contrariété au fondement de tous
les autres êtres, c’est-à-dire la contrariété qui se trouve dans la catégorie de la
substance, et pour cela même à ne pas compléter leur induction207.
Si les anciens, explique ainsi Averroès, ont malgré tout compris que les
contraires sont des principes, c’est parce que, comme Aristote l’affirme, ils ont
été comme contraints «par la vérité elle-même» (ὑπ’αὐτῆς ἀληθείας)208; une
vérité qui devient, dans le commentaire d’Averroès, «la vérité de l’induction»
(veritas quae est in inductione). Le glissement, encore une fois, n’est pas d’une
importance mineure. Averroès prête à Aristote une thèse qui n’était pas du tout
explicite dans son propos: l’argument (le λόγος) qui nous permet de démontrer
que les contraires sont principes en montrant que «tout ce qui s’engendre s’en-
gendre à partir de contraires», c’est l’induction qui est produite au moyen d’un
recensement complet des cas particuliers.
Le commentaire des lignes 190 b29 et sq. confirme qu’Averroès attribue ce rôle
à l’argument utilisé en Phys. I 5. En effet, lorsqu’il tire les conclusions de la dé-
monstration qu’Aristote vient de conclure et précise que seul le contraire positif
est principe par soi avec le substrat, Averroès confirme que c’est par induction
qu’Aristote a montré dans le chap. 5 que les principes sont contraires:
«Et ainsi on peut dire que les principes sont deux, c’est-à-dire si l’on s’en
tient aux principes qui sont par soi, et l’on peut dire qu’ils sont trois, si l’on
ne fait pas de distinction entre ceux qui sont par soi et ceux qui sont par acci-
dent; et l’on peut dire qu’ils sont contraires, à savoir lorsqu’on ne considère
que l’induction par laquelle on a plus haut montré que les principes sont
ducuntur omnia particularia. Deinde dicit quasi compellantur etc., id est quasi veritas, quae est
in inductione, compellat ad hoc eos».
207 Averroès, GC Phys. I, c. 50, f. 31 D3-E2.
208 Badawī (éd.), Arisṭūṭālīs. Al-Ṭabīʿa, p. 47, 30: «par la vérité elle-même (min al-ḥaqq bi-naf-
sihi)». Cf. Averroès, GC Phys. I, t. 48, f. 29 L6: «par la vérité elle-même (ex ipsa veritate)».
l’étude générale de la génération 361
contraires, ou selon que les principes et les contraires partagent les trois pro-
priétés susdites, à savoir qu’ils ne viennent pas à être les uns des autres, qu’ils
ne viennent pas à être d’autre chose et que tout vient à être à partir d’eux»209.
Mais en quel sens cette induction serait-elle complète? Si l’on examine de près
le texte d’Averroès, on réalise que l’induction est complète, d’une part, car son
horizon est délimité par les catégories dans lesquels il y a changement; d’autre
part parce qu’on montre que la même proposition vaut dans la catégorie de
la substance prise dans son ensemble (c’est-à-dire en considérant aussi bien la
génération que la corruption) et dans celles qu’on peut considérer comme ses
différences spécifiques, c’est-à-dire dans les générations simples qui vont d’un
contraire à l’autre et dans les générations composées (à savoir celles qui vont
d’un état de non composition à un état de composition) qui se divisent à leur
tour en générations des composés naturels et générations des composés artifi-
ciels:
Le but de l’analyse inductive complète est donc de vérifier qu’il est impossible
qu’une chose s’engendre au hasard à partir de n’importe quelle autre chose.
Comme Averroès vient de le dire, l’induction permet de vérifier la validité de la
proposition universelle qui dit que «tout ce qui s’engendre s’engendre à partir
du contraire ou d’un intermédiaire et, là où il n’y a pas d’intermédiaires, de sa
propre privation». En effet, s’il n’y a pas d’intermédiaires, affirme Averroès, on
ne parle pas de contraires, mais d’habitus et de privation.
209 Averroès, GC Phys. I, c. 67, f. 40 A5–17: «Et ideo potest quis dicere principia esse duo,
scilicet cum intenderit illa quae sunt principia per se, et potest dicere illa esse tria, cum non
fecerit distinctionem inter illa, quae sunt per se et per accidens, et potest dicere illa esse contra-
ria, idest cum solummodo consideravit inductionem per quam supra probavit principia esse
contraria aut secundum quod principia et contraria conveniunt in illis tribus propriis predictis,
scilicet quoniam non sunt ex invicem, neque ex aliis et quod omnia sunt ex eis».
210 Averroès, GC Phys. I, c. 44, f.28 K4–15: «et dicit universaliter quod corruptio etiam prin-
cipaliter et per se est aut de contrario in contrarium aut de habitu in privationem aut de medio
in medium, sicut est dispositio in generatione et quod est manifestum per inductionem. Et cum
notificat hoc in generatione simplici, in qua unum fit ex uno, notificat etiam quod ita est in
generatione composita, in qua unum fit ex pluribus uno».
362 Averroès
«Et il entend ici par “contraire”, comme nous l’avons dit, ce qui est commun
aussi bien aux contraires qu’à la privation et l’habitus»211.
211 Averroès, GC Phys. I, c. 43, f. 28 D10–13: «Et intendit hic per contrarium, ut diximus,
illud, quod est commune contrariis et privationi et habitui». Cf. ibid., c. 41, f. 27, F3–9: «Et
notandum est, quod hoc nomen “contrarium” sive usitatur hic large pro contrario et privatione
et habitu, sive sit in rei veritate sive secundum famam. Quod contrarium, secundum quod ego
credo, nos apellamus disparatum».
212 Aristote, Phys. I 5, 188 b8–15: «Or il en est aussi de même dans les autres cas, puisque
ces deux étants qui ne sont pas simples mais composés sont aussi soumis à la même règle. Mais
du fait que les dispositions opposées n’ont pas reçu de nom, on ne s’aperçoit pas que la chose
se produit. Il est en effet nécessaire que toute chose harmonisée vienne de ce qui est déshar-
monisé et ce qui est désharmonisé de ce qui est harmonisé, et ce qui est harmonisé se corrompt
en dysharmonie, et non pas n’importe laquelle, mais celle qui est opposée».
213 Pour une lecture similaire, voir Philopon, In Phys., p. 119, 15 et sq., qui affirme que le
terme «composé» désigne dans le texte d’Aristote la substance composée.
214 Aristote, Phys. I 5, 188 b12–13: «Il est en effet nécessaire que tout chose harmonisée
vienne de ce qui est désharmonisé et ce qui est désharmonisé de ce qui harmonisé».
215 Badawī (éd.), Arisṭūṭālīs. Al-Ṭabīʿa, p. 46, 7–8. Les deux termes sont traduits dans la ver-
sion arabo-latine par le couple compositum/non compositum (Averroès, GC Phys. I, t. 48, f.
29 L6).
l’étude générale de la génération 363
que «les dispositions opposées» ici en jeu ne sont pas n’importe quelle paire de
propriétés, mais des couples de privation/habitus. Il explique ainsi que ce couple
permet d’expliquer toute forme de génération et de corruption. La génération
des étants composés ne fait pas exception, même s’il n’y a pas de nom pour la
«disposition opposée» qui va être remplacée. Il s’agit dans leur cas aussi d’un
passage d’une privation déterminée, c’est-à-dire propre à la composition qui
va s’engendrer, vers cette même composition qui doit être elle aussi considérée
comme un habitus:
216 Averroès, GC Phys. I, c. 45, f. 29 A5-C1: «Dicit: Et similiter est de omnibus speciebus
generabilium et corruptibilium, scilicet quoniam generantur ex contrario et corrumpuntur in
contrarium. Videmus enim, quod illa, quae generantur ex pluribus uno, et sunt illa, quae non
sunt singularia, sed composita, talem dispositionem habent in generatione et corruptione, sed
quia dispositiones oppositae existentes in istis rebus inter illud, quod generatur et illud, ex quo
generatur, et inter illud, quod corrumpitur et illud, in quod corrumpitur, non habent nomina,
ideo latet contrarietas existens in istis rebus et non percipitur, sed cum inspicitur, videtur
necessario existere in eis. Necesse enim, ut omne compositum fiat ex non composito, et non
ex quolibet non composito, sed ex non composito terminato; et est illud, in quo est privatio
propria illi compositioni. Et similiter compositum corrumpitur in non compositum, et non in
quodlibet non compositum, sed in illud, in quo est privatio illius compositionis. Manifestum
est igitur etiam in hoc modo generationis et corruptionis, quod fit ex oppositis secundum ha-
bitum et privationem».
364 Averroès
217 Ibid., c. 46, f. 29 E8–9: «Eadem enim est consecutio in hoc et ita est in artificialibus, sicut
in naturalibus».
218 Averroès ne s’attarde pas sur la génération des substances simples. Sans doute devait-il
la considérer comme moins problématique que celle des composés. En effet, au début du com-
mentaire de Phys. I 6, suivant une suggestion d’Alexandre, il affirmera que l’opposition dans
le cas des corps simples se situe au niveau de leur forme, secundum formam, tandis que dans
le cas des substances composés cette possibilité semble à écarter (Averroès, GC Phys. I, c. 52,
f. 32 E1-F7). On verra dans le GC de Phys. V qu’Averroès revient sur cette thèse et remet en
discussion l’idée même qu’on puisse concevoir une contrariété selon la forme.
219 Averroès, GC Phys. I, c. 50, f. 31 C6-D9: «Il est donc manifeste de façon universelle que
les principes doivent être contraires, mais il faut rechercher d’abord s’ils sont deux ou plus
que deux. En effet, il est impossible qu’il n’y ait qu’un principe, puisque les principes sont
contraires et que les contraires sont à tout le moins deux. Et il est également impossible qu’ils
soient infinis, parce que l’étant ne serait pas connaissable, comme nous l’avons dit. En outre,
dans chaque genre des dix catégories il y a une contrariété unique, or la substance est le genre
unique de ces dont on recherche les principes, puisque la substance est le sujet des autres
genres. De là il s’ensuit nécessairement que la contrariété qui se trouve dans les principes n’est
pas plus qu’une – c’est la contrariété qui se trouve dans la substance – et qu’il est impossible
l’étude générale de la génération 365
que <les principes> soient infinis. C’est cela qu’il voulait dire quand il a affirmé: Et la substance
est un genre unique, mais il a omis la conclusion, à savoir que la contrariété qui se trouve en elle
est unique et qu’elle est le principe des autres étants» («Manifestum est igitur universaliter,
quod necesse est, quod sint principia contraria, sed perscrutandum est primo, utrum sint duo
aut plura duobus. Impossibile enim est, ut sint unum principium, quia principia sunt contraria
et contraria sunt saltem inter duo. Et impossibile etiam est, ut sint infinita, quoniam tunc ens
erit non scibile, ut prius diximus. Et etiam in unoquoque genere decem praedicamentorum
est una contrarietas. Et substantia est unum genus eorum, cuius principia sunt quaesita, cum
substantia sit subiectum aliorum generum. Unde necesse est, ut contrarietas existens in princi-
piis non sit plus quam una et est contrarietas existens in substantia, nedum ut sint infinita. Et
hoc intendebat, cum dixit: Et substantia est unum genus, sed tacuit conclusionem, et est, quod
contrarietas existens in eadem est una et est principium aliorum entium»).
220 La plupart des interprètes modernes, on l’a vu, repèrent dans le texte d’Aristote trois
arguments: 1) le premier entre les lignes 189 b22–27; 2) le deuxième entre les lignes 189 b27–
32; 3) le troisième entre les lignes189 b32–34. Averroès affirme, en revanche, qu’il n’y a que
deux «raisonnements» (sermones) qui nous contraignent à admettre l’existence d’un substrat
(Averroès, GC Phys.I, c. 52, f. 32 C5–10).
366 Averroès
L’affirmation selon laquelle les principes sont contraires n’est vraie que d’un
certain point de vue, c’est-à-dire «du point de vue des formes» (secundum for-
mas), mais non pas «du point de vue du sujet» (secundum subiectum)221. La
forme et la privation sont en ce sens contraires et principes, mais elles ne sont
pas les seuls principes de la réalité en mouvement. Il y a un troisième principe
qui n’est pas un contraire: le subiectum lui-même. C’est pour démentir les ob-
jections soulevées contre la thèse des contraires qu’on postule l’existence d’un
principe qui est substance, mais qui n’est pas contraire.
C’est ainsi que d’après Averroès se conclut la démonstration inductive visant
à montrer que tout ce qui s’engendre s’engendre de son opposé. Mais quel rap-
port, peut-on encore se demander, faut-il postuler entre l’induction et le signe
dans le cas de cette démonstration? Un passage de la fin du c. 43 nous donne
des indications importantes. Averroès affirme dans ce texte que le but de l’in-
duction qui prouve que «tout ce qui s’engendre s’engendre soit des contraires
soit de ce qui est intermédiaire» est de vérifier cette proposition comme étant la
prémisse mineure d’un syllogisme222. On comprend ainsi qu’Averroès attribue à
l’induction utilisée ici le même but qu’il accordait à l’induction dans son GC des
An. Post., c’est-à-dire vérifier la prémisse d’un syllogisme. Averroès ne formule
pas le syllogisme en question, mais il n’est pas difficile de le reconstruire et de
comprendre qu’il s’agit d’un syllogisme du signe223. En effet, la proposition qui
dit que «les choses qui s’engendrent s’engendrent du contraire» ou, en d’autres
termes, que «tout ce qui s’engendre s’engendre de son contraire» est la mineure
du syllogisme qui nous permet de conclure que les contraires sont principes, car
c’est dans ce but, faut-il se le rappeler, qu’Aristote selon Averroès s’est employé
à montrer par induction que tout vient des contraires. En effet si les contraires
et les principes partagent les trois caractéristiques propres qu’on a vues, on peut
conclure que les contraires sont principes par un syllogisme dans lequel la mi-
neure affirme que les contraires sont ce dont tout ce qui s’engendre s’engendre.
Le même but, on le verra, peut être accordé à l’induction qui certifie la nécessité
de postuler l’existence d’un troisième principe, à savoir le substrat: il s’agira
dans ce cas-là de vérifier les prémisses d’un syllogisme du signe par lequel on
conclut l’existence de la matière première. C’est cette démonstration qui consti-
tue pour Averroès le but de l’analyse inductive exposée en Phys. I 7 et de l’ana-
lyse du langage commun qui la précède.
de ce travail consacrée à Aristote, repose donc sur l’idée qu’il y a un seul sens
correct de l’expression ἐκ τοῦδε: le sens selon lequel cette expression désigne
l’éloignement de quelque chose. Lorsqu’on utilise cette expression pour désigner
la matière, on doit donc également supposer que l’expression garde son sens
premier et que la matière en question est la matière prochaine qui disparaît à la
fin de la transformation231.
Dans la Physique du Kitāb al-Šifāʾ, Avicenne propose la même thèse et il pré-
cise qu’afin de transposer en arabe le discours d’Aristote, il faut remplacer la
préposition ʿan, qui traduit la préposition grecque ἐκ, par la préposition baʿda,
«après»232. La préposition ʿan exprime en arabe aussi bien le fait que quelque
chose s’éloigne d’autre chose, que le fait qu’une chose en constitue une autre233.
La préposition baʿda exprime, en revanche, la succession temporelle et donc le
seul éloignement. Une fois qu’on a remplacé les deux prépositions, on explique
le texte d’Aristote de la même façon. La raison de la différence linguistique reste
en effet la même que celle fournie par Philopon: dans une génération substan-
tielle, la matière prochaine est désignée par l’expression baʿda parce qu’elle ne
demeure pas. On ne peut dire ni que le bronze devient statue ni que la semence
devient homme, parce que les deux disparaissent à l’issue de la transformation.
L’homme vient à être parce que la forme de la semence, affirme Avicenne, est
remplacée par la forme de l’homme.
Dans son GC, Averroès paraît suivre en même temps l’exégèse de Philopon
et les suggestions d’Avicenne. Dans l’expression «quelque chose vient à être de
quelque chose d’autre», le «quelque chose» dont ce qui vient à être vient à être
peut se référer aussi bien au contraire qu’au substrat234. La génération peut donc
s’attribuer aussi bien à l’un qu’à l’autre, mais il y a une différence qui est mise en
lumière par l’usage linguistique. Lorsqu’on attribue la génération au contraire,
231 On remarque ainsi que l’interprétation de Philopon, qu’Averroès suivra dans son commen-
taire, a plusieurs points en commun avec l’hypothèse interprétative proposée par M.L. Gill.
À ce propos, voir chap. II.
232 Avicenne, al-Samāʿ al-ṭabīʿī, I, p. 13, 4–20, 6.
233 Avicenne prend en exemple le cas de l’encre constituée «à partir de» (ʿan) ou «de» (min)
bile et vitriol.
234 Averroès, GC Phys. I, c. 58, f. 35 B3-C4: «Et il est manifeste qu’une chose vient être
à partir d’une autre ou d’une autre. Et nous entendons l’une de deux choses: soit nous en-
tendons par cette expression une chose simple soit une chose composée, par exemple quand
nous disons que l’homme vient à être cultivé, nous voulons dire que le cultivé vient à être du
simple, à savoir l’homme, qui est le sujet du cultivé. Et de la même manière, quand nous disons
que le non-cultivé vient à être cultivé, nous entendons que le cultivé aussi vient à être d’une
chose simple, à savoir du non-cultivé, qui est la privation du cultivé […]» («Et est manifestum
quod aliquid generatur ex aliquo aut ab aliquo. Et intendimus alteram duarum intentionum,
quoniam aut intendimus per hanc propositionem rem semplicem aut compositam, verbi gratia
cum dicimus quod homo fit musicus, intendimus quod musicus fit ex simplici, quod est homo,
qui est subiectum musici. Et similiter, cum dicimus quod non musicus fit musicus, intendimus
quod musicus etiam fit ex re simplici quod est non musicus, quae est privatio musici […]»).
370 Averroès
on peut employer les deux expressions à la fois: on peut dire en même temps que
«cela vient à être ceci» (ipsum fieri hoc) et que «ceci vient à être de cela» (ex ipso
fieri hoc). On peut dire aussi bien que l’inculte vient à être cultivé et que le cultivé
vient à être de l’inculte. Si, en revanche, la génération est analysée du point de
vue du substrat, on peut employer l’expression «cela vient à être ceci» (ipsum
fieri hoc), s’il s’agit d’une transformation accidentelle, et l’expression «ceci vient
à être de cela» (ex ipso fieri hoc), s’il s’agit d’une génération substantielle. On
peut dire que «l’homme vient à être cultivé», mais non pas que «le cultivé vient
à être de l’homme». De façon analogue, on ne peut dire que «la semence vient
à être homme», mais on dit que «l’homme vient à être à partir de la semence».
Cela, toutefois, déclare Averroès, ne se produit que dans la langue grecque.
Les prépositions ex et ab de la traduction latine (aliquid generatur ex ali-
quo aut ab aliquo)235 traduisent les prépositions arabes ʿan et min qui, comme
Avicenne l’avait expliqué, peuvent exprimer soit le fait que quelque chose est
une partie constitutive d’une autre chose, soit le fait que quelque chose s’éloigne
d’une autre chose. En arabe on pourrait dire en effet que le cultivé vient à être
de l’homme, car l’homme est une «partie» de l’homme cultivé. C’est pourquoi,
Averroès déclare que, pour pouvoir rendre le sens du propos d’Aristote, il faut
remplacer la préposition ex (ʿan ou min) par la préposition post (baʿda). Ainsi
peut-on dire que le cultivé vient à être après l’inculte, alors qu’on ne peut dire
qu’après l’homme vient à être le cultivé; l’homme est en effet ce qui demeure
dans le changement236. C’est donc pour la même raison que, dans une génération
substantielle, on doit utiliser l’expression post pour désigner la matière pro-
chaine, parce que celle-ci ne demeure pas:
«Et des choses qui sont dites venir à être et devenir quelque chose d’autre en
tant que simples – ce sont celles dont on a parlé auparavant – on dit que l’une
demeure, quand la nouvelle chose vient à être à partir d’elle, et que l’autre en
revanche ne demeure pas, mais se corrompt et elle n’est pas une partie de ce
qui vient à être, alors que la première demeure et qu’elle est une partie de ce
qui vient à être»237.
Le seul substrat matériel qui reste dans une génération substantielle, c’est la ma-
tière première. On peut ainsi en conclure que, même s’il est possible d’utiliser la
matière et la privation comme termes ex quo et comme sujets de la génération,
c’est seulement ce qui demeure (permanet) qui est le véritable subiectum. C’est ce
qui demeure, en outre, qui est partie du produit de la génération (pars generati),
alors que la privation disparaît à l’issue de la transformation.
Les premières lignes de Phys. I 7 contiennent donc une analyse de la langue parlée,
qui nous permet de mettre en lumière la distinction entre la matière et la priva-
tion. Cette distinction est ensuite établie par un examen qui la considère «du point
de vue de la chose» (secundum rem)238. La démonstration de l’existence de la ma-
tière première démarre ainsi avec la présentation de cette distinction, c’est-à-dire
à partir de la ligne 190 a13239. L’analyse du langage ne fait que pointer ce qu’une
étude de la réalité va établir, mais elle a le mérite de relever une véritable difficulté.
Si on ne tient compte que du langage courant, on pourrait croire que le sujet de la
génération est en même temps ce qui vient à être et une partie de ce qui est venu
à être. Cette difficulté, affirme Averroès, sera évacuée une fois que la distinction
entre la matière, la privation et la forme sera établie au moyen d’une analyse in-
ductive de la réalité. Cette analyse montrera que le véritable sujet de la génération
est toujours le substrat matériel, alors que la substance composée de la matière et
la nouvelle forme est le résultat de la transformation qui a lieu dans ce substrat. Le
véritable subiectum de la génération substantielle, en tant que processus temporel,
est ce qui reçoit le mouvement de la génération, même si c’est le point d’arrivée
de ce processus temporel, à savoir la forme, qui révèle la nature du changement.
237 Ibid., c. 59, f. 35 H7–14: «Et illa quae dicuntur generari et fieri aliquid aliud, secundum
quod sunt simplicia, et sunt illa duo, quae praediximus, dicuntur in hoc, quaedam alterum
permanet, quando generatur illud ex eo, alterum vero non permanet, sed destruitur, et non est
pars generati, alterum vero permanet et est pars generati».
238 Ibid., c. 58, f. 35 G5–6.
239 Bien que les lignes 190 a20–31 (commentées dans le c. 61) ont pour but de préciser un
usage linguistique propre à la langue grecque, c’est déjà à ce moment du texte que, d’après
Averroès, démarre la démonstration de l’existence de la matière première. On verra ainsi que
c’est à partir des lignes 190 b5 et sq. (commentées à partir du c. 63) que se déploie, d’après le
Commentateur, l’argument inductif.
372 Averroès
Averroès explique ainsi que pour résoudre la difficulté mise en lumière par le
langage courant et identifier le véritable sujet de la génération, il faut distinguer
le produit final de la génération (celui qu’Averroès appelle «l’engendré com-
plet», generatum completum) et le substrat qui reçoit les formes qui se succèdent
tout le long du mouvement de transformation (qu’Averroès appelle «l’engendré
en acte», generatum in actu). La démonstration inductive de Phys. I 7 va montrer
la nécessité de postuler ce type de generatum dans toute forme de changement,
y compris la génération substantielle. Il est en effet nécessaire de postuler dans
toute génération l’existence de quelque chose «qui vient à être en acte». C’est
ce generatum in actu qui reçoit pendant le temps de la transformation le passage
d’un contraire à un autre et, dans le cas de la génération substantielle, le passage
de la privation à la forme ou, comme Averroès l’a précisé, de la privation à la
forme-habitus:
«[…] tout ce qui vient à être nécessite toujours un certain sujet et c’est cela
qui est dit venir à être au sens véritable, c’est-à-dire pendant que ce qui vient
à être vient à être en acte. L’engendré complet, en revanche, est venu à être
et il ne l’est plus en acte. La génération donc, en tant qu’elle est mouvement,
doit nécessairement avoir un sujet et c’est cela qui est dit venir à être en acte.
Ce qu’il a dit est donc évident dans la <catégorie> de la substance comme
dans les autres. Ce qui vient à être en effet vient à être par le mouvement
qu’il subit au cours de la génération»240.
«Et il entend par ce qui vient à être, la forme. Et quand il dit Et cela de deux
façons, il fait allusion à ce qui vient à être. Nous disons en effet que le sujet
devient cela et aussi que l’opposé <devient cela>, d’après ce qu’il a dit plus
haut. Mais ce qui vient à être au sens véritable est le composé de la forme
et du sujet. L’opposé en revanche, qui est non-être, fait partie de ce qui est
nécessaire à la génération, puisqu’il est nécessaire que le non-être précède
240 Averroès, GC Phys. I, c. 60, f. 35 M6–36 A4: «[…] omne generatum semper indiget aliquo
subiecto et est illud, quod in rei veritate dicitur generari, scilicet in tempore in quo generatur
in actu generatum. Generatum enim completum fuit generatum et non est in actu. Generatio
igitur, secundum quod est motus, necessario habet subiectum et est illud quod dicitur generari
in actu et hoc quod dixit, manifestum est in substantia et aliis. Generatum enim est generatum
per motum, quem habet apud generationem».
l’étude générale de la génération 373
l’engendré. Si ce n’était pas le cas, il n’y aurait pas d’engendré. Mais le non-
être est éloigné par la forme et le sujet demeure, si bien que l’engendré au
sens véritable, c’est le composé de matière et forme. Et c’est donc en ce sens
qu’il dit que tout ce qui vient à être est toujours etc. Ensuite il divise ce qui est
dit venir à être en deux, le non-être, d’une part, le sujet, d’autre part, le non-
être est éloigné par ce qui vient à être, à savoir la forme. Et peut-être entend-il
par «ce qui vient à être» non pas ce qui est déjà complet, mais ce qui est en
voie de génération. En effet, trois choses sont ici requises, à savoir le sujet,
une partie de non-être et une partie de la forme. Aussi l’engendré en ce sens
est composé de trois choses. L’engendré complet en revanche de deux choses
seulement, à savoir le sujet et la forme»241.
Le propos d’Averroès demeure quasiment inintelligible, tant qu’on n’a pas com-
pris que le verbe «venir à être» (generari) désigne pour lui de façon équivoque le
passage de la privation à la forme et le venir à l’être de la forme, avec laquelle la
substance composée s’identifie. Dans le premier cas, c’est la matière ou la matière
identifiée aux différentes étapes du processus temporel qui est dite «engendré»
(generatum); dans l’autre, «le véritable engendré» (generatum in rei veritate) est
la substance composée. Quand on identifie la génération au processus temporel,
le generatum est «ce qui vient à être en acte», i.e. la matière, ou «ce qui est en
voie de génération», i.e. la matière identifiée aux différentes privations. C’est
pour cela qu’Averroès affirme que «ce qui vient à être en ce sens est composé
de trois choses», car la matière reçoit aussi bien «une partie du non-être et une
partie de la forme». Quand, en revanche on identifie la génération, au venir à
l’être de la substance composée, c’est elle qu’on appelle «l’engendré» ou plus
précisément «l’engendré complet» et c’est pour cela qu’on doit admettre que ce
qui est dit «engendré» en ce sens-ci est composé «de deux choses seulement, à
savoir le sujet et la forme».
Ces deux textes confirment, donc, dans leur ensemble ce qu’Averroès avait
déjà annoncé dans le GC de Phys. I 5 et qu’il réaffirmera encore plus clairement
par la suite: il en va pour les générations substantielles comme pour les chan-
241 Averroès, GC Phys. I, c. 64, f. 38 I3-K11: «Intendit per illud quod generatur formam. Et
cum dixit: Et hoc duobus modis, innuit illud, quod generatur. Dicimus enim subiectum fieri hoc
et similiter oppositum, secundum quod praedixit. Sed generatum in rei veritate est composi-
tum ex forma et subiecto. Oppositum vero, quod est non esse, est de necessitate generationis,
quoniam necesse est, ut non esse praecedat generatum; et si non, non esset generatum. Sed
non esse recedit a forma et remanet subiectum. Et sic generatum in rei veritate est compositum
ex materia et forma. Quomodo igitur dixit, quod omne generatum est semper etc. Deinde divisit
illud, quod dicitur generari in duo, in non esse et in subiectum et non esse recedit a generato,
quod est forma. Forte igitur intendit per generatum non illud, quod est completum iam, sed
illud, quod est in via generationis. In hoc enim tria exiguntur, subiectum scilicet et pars de non
esse et pars de forma, et sic generatum secundum hoc erit compositum ex tribus. Generatum
vero completum est compositum ex duobus tantum, scilicet subiecto et forma».
374 Averroès
242 Le terme generatum traduit le grec τὸ γιγνόμενον qui, comme on l’a vu, désigne de façon
ambigüe ce qui vient à l’être et ce qui demeure dans le mouvement de transformation. Pour
garder l’ambigüité du terme generatum, qui pour Averroès peut être utilisé pour désigner la
matière-substrat (generatum in actu) et le composé (generatum completum), nous traduisons ce
terme par «engendré» ou «ce qui vient à être». Lorsqu’il désigne la matière, afin de mieux sai-
sir le sens du propos d’Averroès et sa volonté de lire la génération à la lumière du paradigme de
Phys. III 1, il faudrait cependant traduire generatum par «générable», tout comme on traduit
motum par «mobile». On traduira, en revanche, le terme fieri «devenir» quand il désigne le
phénomène temporel de transformation du sujet et «advenir» quand il désigne le venir à être
de la substance elle-même identifiée à la forme.
l’étude générale de la génération 375
«Et de façon générale, ce qui n’a pas d’opposé, parmi ces deux choses <à
savoir les termes simples d’où part la génération> demeure, comme l’homme
lorsqu’il devient cultivé […] Il faut comprendre ce qu’il a dit comme quelque
chose de commun à toutes les catégories et <donc> aussi à la catégorie de la
substance. En effet, dans la semence qui devient homme, il est nécessaire qu’il
y ait quelque chose en vertu de quoi on l’appelle «semence» – sachant que la
notion (ratio) de l’homme qui advient est opposée à la notion de la semence –,
mais aussi qu’il y ait quelque chose qui reçoit la forme (forma) de l’homme.
C’est cela qui est dit au sens véritable venir à être, c’est-à-dire ce en quoi se
trouve ce mouvement (motus). En effet, le mouvement doit se trouver dans
un sujet, comme nous l’avons dit, et il est impossible qu’il se trouve dans ce
dont les parties se corrompent l’une après l’autre (successive) par la généra-
tion des parties de l’autre, à savoir ce qui est opposé à ce qui s’engendre. Reste
que ce mouvement est dans un sujet. Et s’il n’avait pas de sujet, il n’y aurait
rien ici pour porter ce mouvement ni rien qui fût dit se mouvoir ni rien qui
fût en puissance autre chose et auquel <au cours du mouvement> on ôterait
la nature de la possibilité. Mais à cause de l’habitude les modernes243 ignorent
cela»244.
243 «Les modernes» auxquels Averroès fait ici allusion sont assurément les théologiens ašʿa-
rites. Les ašʿarites sont en effet à plusieurs reprises accusés d’établir leur thèses créationnistes
sur une interprétation de la religion fondée sur l’habitude et d’installer, par le biais de cette
même consuetudo, des thèses fautives dans les esprits de ceux qui les écoutaient, cf. GC Phys. I,
c. 72. On retrouvera la même critique dans le GC de Phys. VIII 1.
244 Averroès, GC Phys.I, c. 60, f. 36 B3-C10: «Et universaliter illud quod caret opposito ex
istis duobus permanet, ut homo si fit musicus […]. Et hoc quod dixit, intelligendum est commu-
niter in omnibus praedicamentis et in praedicamento substantiae. In spermate enim quod fit
homo, necesse est ut sit aliquid et est illud, per quod dicitur sperma (ratio enim hominis, qui fit,
est opposita rationi spermatis); et etiam ut in eo sit aliquid recipiens formam hominis, et est in
rei veritate illud, quod dicitur generari, scilicet illud, in quo invenitur iste motus. Motus enim
debet esse in subiecto, sicut diximus, et impossibile est ut sit in illo, cuius partes successive
destruuntur per generationem partium illius, et est illud quod est oppositum generato, sed iste
motus est in subiecto. Et si non esset subiectum, non esset hic aliquid deferens istud motum
nec aliquid quod diceretur moveri, neque aliquid quod esset in potentia aliquid et auferretur
natura possibilitatis. Sed hoc ignorant moderni propter consuetudinem».
376 Averroès
parties matérielles correspondent toujours des parties de la forme, dans la mesure où la forme
du genre apparaît toujours avant celle de l’espèce. On aurait en ce sens une progression des
«parties génériques» de la forme (la fonction propre à tout vivant) vers les parties spécifiques
(les fonctions propres à chaque espèce). C’est cette thèse qu’Averroès semble défendre lorsque,
dans le CM du GA, il affirme d’abord que la génération dans une espèce quelle qu’elle soit ne
se produit jamais d’un seul coup, mais qu’elle suit la progression des vertus qui lui sont propre
et, ensuite, que le fœtus passe d’une nature semblable à la plante à celle de l’animal, puis à celle
de l’espèce (Averroès, CM GA II, f. 75 C15 et sq., CM GA V, f. 132 I3 et sq.). Sur ces passages,
voir chap. VIII.
248 Averroès, GC Phys. I, c. 62, f. 37 G1 et sq.
249 Ibid., c. 63, f. 37 L1 et sq.
250 Aristote, Phys. I 7, 190 b3–5: «toujours en effet il y a quelque chose qui est sous-jacent
d’où la chose advient, par exemple les plantes et les animaux <adviennent> à partir de la se-
mence».
251 Averroès, GC Phys. I, c. 62, f. 37 G2 et sq.
378 Averroès
«Toutes les choses <qui s’engendrent> ont un sujet à partir duquel elles s’en-
gendrent; par exemple, dans le cas de la substance, c’est soit la semence ani-
male, soit la graine des végétaux. Et il a dit cela, puisqu’il est absolument
manifeste que dans la semence il y a quelque chose qui est, par rapport à
l’animal qui est engendré à partir de lui, ce qu’est la substance désignée par
rapport au blanc et au noir et, de façon générale, par rapport aux catégories
accidentelles. En effet, de même que la génération du blanc, en tant qu’elle est
mouvement, a besoin d’un principe opposé à ce qui s’engendre, à partir du-
quel se produit le mouvement, et d’un troisième <principe>, <i.e.> le sujet du
mouvement, il en va de même aussi dans le cas des autres générations. Et de
même que les parties de l’opposé quittent progressivement le sujet et qu’ad-
viennent dans ce dernier les parties de l’engendré, de même en va-t-il avec les
substances. En effet, dans la semence, lors de la génération de l’homme, les
parties de la semence ne cessent de disparaître et les parties de l’homme
d’advenir, jusqu’à ce que la forme humaine soit accomplie (perficiatur), et
cela si la forme peut recevoir une division. Si en revanche elle ne peut pas <se
diviser>, cela se produit nécessairement dans les accidents propres (acciden-
tibus propriis) à la forme engendrée, de là vient le fait que la génération suit
l’altération»252.
252 Ibid., c. 62, f. 37 G7-H2: «Omnia enim habet aliquid subiectum ex quo generantur, verbi
gratia in substantia, et est sperma animalium et semen vegetabilium. Et dixit hoc, quia perfecte
apparet quod in spermate est aliquid cuius proportio ad animal generatum ex ipso est sicut
proportio substantiae demonstratae ad album et nigrum, et universaliter ad praedicamenta
accidentis. Quemadmodum enim generatio albi, secundum quod est motus, indiget principio
opposito ei quod generatur, ex quo fit motus, et tertio, subiectum motui, similiter est in aliis
generationibus. Et sicut partes oppositi successive recedunt a subiecto et fiunt in ipso partes
generati, similiter est in substantia. In spermate enim apud generationem hominis non cessant
partes spermatis recedere et partes fieri hominis, donec forma humana perficiatur. Et hoc si
forma recipit partitionem, si autem non, istud necessario accidit in accidentibus propriis for-
mae generatae, unde necessario generatio sequitur alterationem».
l’étude générale de la génération 379
explique alors que quand la forme n’a pas de parties, ce sont «les accidents
propres» de la forme qui se corrompt et de celle qui vient à être (accidentibus
propriis formae generatae) qui scandent la transformation. Il conclut que c’est
pour cette raison que la génération substantielle suit une altération.
Averroès nous dit donc clairement que la génération est toujours scandée par
des phases différentes. Ce texte, toutefois, demeure peu clair à plusieurs égards.
Averroès ne nous dit pas si les deux possibilités envisagées ici constituent ou
pas une alternative exclusive. On ne comprend pas en effet si l’on peut toujours
établir une scansion des accidents propres de la forme, ou s’il faut y recourir seu-
lement quand la forme qui s’engendre n’a pas de parties. Il ne s’exprime pas non
plus clairement sur le statut «qualitatif» de la génération substantielle, au point
qu’on serait tenté d’entendre l’implication entre la génération et l’altération en
un sens lâche et non technique.
En dépit de son caractère allusif, ce texte nous donne toutefois des indications
importantes. Il nous permet de comprendre que les deux possibilités présentées
par Averroès peuvent résoudre certaines difficultés que le modèle de la généra-
tion comme mouvement pourrait impliquer. L’existence d’une «partition» de la
forme exclut la possibilité que les termes intermédiaires qui scandent la géné-
ration substantielle soient des «degrés» de la forme. En effet, le fait d’admettre
que la forme substantielle se divise selon le plus et le moins pourrait contraindre
à affirmer que celle-ci, en tant que substance, possède un contraire. Cette thèse
est problématique, notamment parce qu’elle semble contredire certains textes
d’Aristote. Averroès, on l’a vu, l’a admise253, mais il sentira la nécessité de la
nuancer, jusqu’à la nier254.
Le fait, en revanche, de concevoir les divisions des «accidents propres à la
forme engendrée» comme les étapes de la génération résout cette difficulté, car
ces «accidents propres», en tant qu’accidents, peuvent se différencier selon le
plus et le moins. Il permet en outre de rendre compte de la génération de cer-
tains phénomènes instantanés, dont Aristote admet à plusieurs reprises l’exis-
tence. Averroès ne nous dit pas ici de quel genre d’accidents propres il s’agit,
mais il affirme que c’est du fait qu’ils accompagnent la forme engendrée que «la
génération suit nécessairement l’altération». On peut en ce sens légitimement
conclure que ces «accidents propres», sans être des simples qualités, partagent
quelque chose de leur statut: comme ces dernières, ils sont ontologiquement
subordonnés à la forme substantielle et à l’individu qui l’instancie.
Sans jamais rejeter la possibilité de parler de parties de la forme engendrée255,
Averroès expliquera dans la suite du GC de la Phys., ainsi que dans les commen-
taires consacrés en propre à la génération substantielle, que le fait d’identifier les
étapes de la génération à certaines qualités particulières permet non seulement
de rendre compte de la génération des phénomènes instantanés, mais aussi de
la génération des corps simples et de celle des véritables substances: les êtres
vivants. Dans le cas de la génération de ces derniers, on verra clairement que si
la génération se fait partie par partie, elle se fait également par une transforma-
tion de certaines qualités propres qui caractérisent leur constitution et font de la
partie temporelle de la génération une forme d’altération sui generis.
Dans la suite du GC de Phys. I 7, lorsqu’Averroès en vient à montrer qu’il
apparaît par induction que toute forme de génération a besoin d’un substrat, il
fait des allusions supplémentaires à cette thèse et confirme l’analogie entre l’al-
tération et la génération. L’altération est la transformation d’une certaine chose
qui, tout en gardant son nom et sa définition, passe d’une qualité à une autre;
la génération substantielle, en revanche, est la transformation de quelque chose
qui, en passant d’une «disposition» à une autre, perd son nom et sa définition.
Dans les deux cas, cependant, les propriétés qui changent appartiennent à la ca-
tégorie de la qualité. Comme l’altération, la génération est un mouvement, dans
la mesure où elle est identifiée à la perte progressive des certaines dispositions
et à l’acquisition progressive des dispositions propres à la forme engendrée. À
la différence de l’altération, toutefois, le substrat matériel dans lequel les dis-
positions qualitatives se succèdent est indéterminé. C’est pourquoi, à l’issue de
«l’altération substantielle», changent le nom et la définition de ce qui a subi le
changement:
«Et ces deux changements, à savoir celui dans les accidents et celui dans
la substance, ont ceci en commun qu’ils sont l’altération d’une chose <qui
passe> d’une qualité à une autre et d’un état à un autre. Mais puisque <les
philosophes anciens> ont vu que parfois, lorsque la chose change dans cer-
taines de ces dispositions, aussitôt changent son nom et sa définition, alors
que pour d’autres <dispositions> ce n’est pas le cas, ils ont appelé le premier
type de changement <changement> dans la substance et altération substan-
tielle et ils ont appelé ces dispositions substantielles; le second changement
en revanche, dans lequel ni le nom ni la définition <de la chose> changent, ils
l’ont appelé altération»256.
génération substantielle comme un mouvement, s’il est vrai que, comme il l’affirme dans sa
célèbre définition (GC Phys. III, c. 4, f. 87 C11–13), «le mouvement ne se distingue de la perfec-
tion vers laquelle il procède si ce n’est selon le plus et le moins (secundum magis et minus)».
256 Averroès, GC Phys. I, c. 63, f. 37 M2–7: «Et hae duae transmutationes, scilicet quae est
in accidentibus et quae est in substantia, conveniunt in hoc, quoniam sunt alteratio eiusdem
rei de una qualitate in aliam, et de una dispositione in aliam. Sed quia viderunt quod, quando
res transmutatur in quibusdam istis dispositionibus, statim nomen et definitio eius transmu-
l’étude générale de la génération 381
C’est cet examen inductif, d’après Averroès, qui nous permet de montrer l’exis-
tence nécessaire d’un substrat ultime de la génération et de la corruption et de
conclure que ce substrat n’est rien d’autre que la matière première:
«Il a été montré qu’il est nécessaire que, dans la génération dans la <catégorie
de la> substance, comme dans les générations dans les autres catégories, il y
ait un certain sujet: c’est la matière première»258.
Averroès entend l’expression «est connaissable par analogie» (191 a7–8), ren-
due en arabe par la périphrase «est connue par ce qui est analogue» (tuʿraf
bi-al-naẓīr)261, en un sens non technique. Il explique dans le c. 69 que le procédé
auquel on ferait appel pour connaître la «substance» de la matière première et
clarifier la nature de son rapport à la forme ne serait qu’une comparaison entre
elle et les choses sensibles:
«Et cette nature, qui est sous-jacente à la substance, ne peut être intelligée
(intelligi) par soi, puisqu’elle n’est pas quelque chose en acte qui possède une
quiddité, mais peut être intelligée par comparaison, à cause de la nature ca-
chée de sa substance. C’est pourquoi, lorsque nous voulons fournir sa subs-
tance (substantiam eius), nous disons qu’elle est ce qui se rapporte à la subs-
tance comme le bronze se rapporte à la statue et le bois à la chaise»262.
259 Phys. I 7, 191 a7–8 «la nature sous-jacente est connaissable par analogie».
260 Averroès, GC Phys. I, c. 69, f. 40 I6–12 .
261 Badawī (éd.), Arisṭūṭālīs. Al-Ṭabīʿa, p. 64, 7–8.
262 Averroès, GC Phys. I 7, c. 69, f. 40 I6–12: «Et ista natura, quae est subiecta substantiae non
potest intellegi per se, cum non sit aliquid in actu habens quiditatem, sed intelligitur secundum
comparationem propter latentiam suae substantiae. Et ideo, cum voluerimus dare substantiam
eius, dicimus ipsam esse illud, cuius proportio ad substantiam esse est sicut proportio cupri ad
idolum aut ligni ad scamnum». Cf. GC Phys. II, c. 26; IV, c. 16; GC Met. Z, c. 35.
l’étude générale de la génération 383
«Et bien que <la comparaison> ne soit pas utilisée dans la science démons-
trative, cependant elle est utilisée dans le cas des choses non sensibles qui
ne peuvent être intelligées (intelliguntur) si ce n’est par comparaison (per
comparationem)»263.
La matière donc n’est concevable si ce n’est pas comparaison aux sujets désignés
en acte. Si l’on suppose que les expressions intelligi, dans le c. 69, et intelliguntur,
dans le c. 81, traduisent le verbe arabe «est représenté» (yutaṣawwar), Averroès
veut dire qu’on ne peut avoir de représentation, taṣawwur, de la matière pre-
mière en elle-même, mais seulement en tant qu’elle est le complément nécessaire
de la forme. Quelle que soit la valeur épistémique de cette «analogie», il est donc
clair qu’Aristote ne l’utilise pas, d’après Averroès, afin de montrer l’existence de
la matière première, mais afin d’en intelliger la nature. C’est par induction et
par un signe qu’on établit l’existence de la matière première, mais c’est par ana-
logie qu’on se la représente, même si on ne pourra jamais se la représenter en
elle-même et par elle-même. Cette caractéristique de notre connaissance de la
matière première, précise pourtant Averroès, découle moins de notre faiblesse
que de la nature même de ce principe. Si l’on ne peut avoir une véritable repré-
sentation de la matière première, c’est qu’elle n’est pas quelque chose en acte qui
possède une essence propre.
Les textes du GC de la Phys. dans lesquels Averroès présente la nature de la
matière première n’ont fait l’objet d’aucune étude approfondie de la part des
spécialistes modernes. Les seules études consacrées à cette notion portent sur
la doctrine exposée dans la série de traités connue par la tradition postérieure
sous le titre De substantia orbis, où Averroès fait appel à la notion de dimensions
indéterminées, pour s’opposer à la définition avicennienne de corps. Dans le GC
de Phys. I, cependant, Averroès ne fait aucune mention explicite de cette notion,
mais en se servant des seules notions de privation, puissance et perfection264, il
définit la matière première comme une nature «intermédiaire entre l’être et le
non-être» et comme quelque chose de «mélangé à la privation». On verra ainsi
263 Averroès, GC Phys. I, c. 81, f. 46 F14–18: «Et licet non usitatur in doctrina demonstrativa,
tamen usitatur in rebus non sensibilibus, quae non intelleguntur nisi per comparationem». Sur
la difficulté de connaître les principes non-sensibles, cf. GC Phys. IV, c. 16, f. 127 H15-I5.
264 Je me réserve d’examiner la question du rapport entre la doctrine de la matière première
du De Sub. Orb. et celle exposée dans les GC dans une étude à part.
384 Averroès
«De là il s’ensuit nécessairement que ce sujet est un, puisque il n’a pas de
forme qui lui confère un nom et une définition. Et il est aussi nécessaire que
les trois dimensions, qui semblent être inséparables de lui et les mêmes nu-
mériquement et qui sont dites “corps”, sont des accidents et quelque chose
d’un – en effet, leur sujet n’a pas de nom ni de définition numériquement
une –, mais non pas en vertu d’un sujet qui posséderait une forme substan-
tielle; en effet, si elles faisaient partie des dispositions substantielles, le nom
de ce sujet et sa définition ne changeraient pas lors du changement de l’une
de ses dispositions et le changement serait toujours un changement dans
les accidents. Et puisqu’il en va ainsi, il y a donc un sujet numériquement
un qui n’a pas de dispositions substantielles, mais qui possède une nature
Il est difficile d’établir à quelles dimensions Averroès fait ici allusion, s’il s’agit
des dimensions indéterminées, qu’il avait identifiées dans le De Sub. Or. à la
première détermination de la matière, ou aux dimensions que tout «corps dési-
gné» (corpus demonstratum) possède en acte267. Quoi qu’il en soit, il est clair que
ces dimensions n’ont pas un statut ontologique différent par rapport à toutes
les autres déterminations que la matière première peut recevoir. En effet, toute
disposition, qu’il s’agisse d’une disposition substantielle ou accidentelle, a vis-à-
vis de la matière première le rapport qu’a un accident vis-à-vis de la substance
composée dans laquelle il se trouve:
266 Ibid. c. 63, f. 38 B10-D12: «Unde necesse est, ut istud subiectum sit unum, quia non habet
formam dantem nomen et diffinitionem unam. Et est necesse etiam, ut tres dimensiones, quae
videntur inseparabiles ab ipso et eaedem numero, quae dicuntur corpus, sint accidentia, et
unum, quia subiectum eorum non habet nomen neque diffinitionem unam numero, non per
subiectum habens formam substantialem; quoniam si essent de dispositionibus substantiae,
non mutaretur nomen istius subiecti neque eius diffinitio per mutationem alicuius dispositio-
nis eius et esset tota transmutatio in accidentibus. Et cum ita sit, est igitur unum subiectum
numero, non habens dispositionem substantialem, sed habens naturam recipiendi istas dispo-
sitiones substantiales. Est igitur in potentia ens omnes dispositiones substantiales et acciden-
tales. Et haec dicitur prima materia et primum hyle. Etiam manifestum est, quod ista materia
[non] denudatur a corporeitate, quoniam tunc haberet dispositionem substantialem et haberet
nomen et diffinitionem. Et ex hoc patet, quod qui ponit hanc materiam esse corpus peccat;
et similiter qui ponit illud, quod defert dimensiones subiectum habens formam in actu, ut
existimat Avicenna». Comme J. Puig le suggère, je supprime le non de la ligne D4 (voir J. Puig
Montada, «Les stades de la philosophie naturelle d’Averroès», Arabic Sciences and Philoso-
phy, 7, 1997, p. 115–37: p. 122–125).
267 Averroès explique dans le GC du livre II que les trois dimensions existantes dans les corps
sujets à génération et corruption sont les dimensions ultimes qui s’y trouvent (Averroès, GC
Phys. II, c. 18, f. 54 I6–11: «Le géomètre ne considère donc le corps qu’en tant qu’il a trois
dimensions; le physicien en revanche le considère en tant que ces dimensions sont les der-
nières choses qui existent dans un corps sujet à changement» («Geometer igitur considerat
de corpore, secundum quod habet tres dimensiones tantum, naturalis vero considerat de eo,
secundum quod istae dimensiones sunt ultima existentia in corpore transmutabili»)). Dans
ce commentaire non plus, Averroès n’évoque ni la notion de dimensions indéterminées, ni la
thèse selon laquelle il y aurait une autre forme entre les dimensions qui existent dans les corps
et la matière première.
386 Averroès
«Ensuite il dit En effet, l’homme et l’or, etc., c’est-à-dire la matière première est
autre chose que la privation, puisqu’elle est aux choses ce qu’est l’homme au
fait d’être cultivé et l’or à la bague. Or l’homme, l’or et en général la matière,
en tant qu’elle est matière, sont au nombre des étants, ce qui n’est pas le cas
de la privation. Et bien que la matière, en tant que matière, ne soit pas en acte,
elle est plus digne d’être quelque chose de désigné que la privation, c’est-à-
dire plus proche de l’être en acte que la privation. Et il a dit cela puisque la
matière première est très mêlée (multum admiscetur) à la privation»268.
«Le mode de son essence est qu’elle n’est pas quelque chose de désigné en
acte, mais elle est comme intermédiaire entre le non-être absolu et l’être en
acte. Et il arrive à sa substance d’être en puissance toutes les formes, non pas
que sa puissance soit dans <sa> substance de sorte qu’elle serait une partie de
268 Averroès, GC Phys. I, c. 65, f. 39 G5–7: «Deinde dixit: Homo enim et aurum etc., id est et
prima materia est aliud a privatione, quia ita se habet ad res sicut homo ad musicam et aurum
ad anulum. Et homo et aurum et universaliter materia, secundum quod est materia, numeratur
in entibus, quod non est in privatione. Et licet materia non sit aliquid in actu secundum quod
est materia, tamen dignior est, ut sit aliquod demonstratum, quam privatio, id est tamen pro-
pinquior est dici esse in actu quam privatio. Et dixit hoc, quia prima materia multum admisce-
tur cum privatione».
269 Cf. Averroès, GC Met. Z, c. 8, p. 775, 16–776, 5.
270 Averroès, GC Phys. I, c. 65, f. 39 I6–12: «et celle-ci <i.e. la matière première> n’a en soi ni
une forme propre ni une privation propre. En effet, si elle avait une forme propre, elle ne pour-
rait pas recevoir toutes les formes; et de même si elle avait une privation propre» («Et ipsa
etiam non habet in se formam propriam neque privationem propriam. Nam si haberet formam
propriam, non reciperet omnem formam, et similiter si haberet privationem propriam»). Cf.
ibid. c. 69, f. 40 L4-M9; c. 79, f. 45 C2–14; GC Phys. IV, c. 59; GC DC I, c. 67; GC Met. Z, c. 8.
l’étude générale de la génération 387
<sa> définition, puisque si la puissance était dans sa substance, alors son être
serait détruit par la suppression de la puissance et la présence de la forme en
acte, à savoir la forme qu’elle avait la puissance de recevoir. Et de façon géné-
rale, si la puissance était dans sa substance, alors sa substance se corromprait
au moment de la génération et elle se trouverait dans la catégorie de la rela-
tion et non pas dans celle de la substance. De cela il apparaît manifestement
que ce sujet est substance et non pas puissance ni la privation, car la partie de
la substance est substance271.
271 Averroès, GC Phys. I, c. 70, f. 41 E5-F8: «modus essentiae eius est, quod non est demons-
tratum in actu, sed est quasi medium inter non esse simpliciter et esse in actu. Et accidit subs-
tantiae eius, ut sit in potentia omnes formae, non quod potentia eius est in substantia ita, quod
sit pars diffinitionis, quoniam si potentia esset in substantia eius, tunc esse eius destrueretur
ablatione potentiae et praesentia formae in actu, scilicet formae, ad quam habebat potentiam,
ut reciperet. Et universaliter si potentia esset in substantia eius, tunc substantia eius corrum-
peretur apud generationem et esset in praedicamento ad aliquid, non in praedicamento subs-
tantiae. Ex his igitur patet, quod istud subiectum est substantia non potentia neque privatio;
pars enim substantiae est substantia».
272 Averroès, Epit. Phys., p. 15, 8–11.
273 Cf. Alexandre, De An. 6, 3–6; Quaest., I, 8, 17, 17–22; I, 17, 30, 10–16; I, 26, 42, 24–25;
Mant.,122, 4–12. Sur l’argument d’Alexandre, voir Rashed, Essentialisme, p. 42–52.
388 Averroès
sance, car en tant que substrat elle est partie de la substance et donc substance
elle-même. Comme Averroès vient de le rappeler, la matière première, en tant
que partie de la substance, doit être elle aussi substance, fût-ce seulement en
puissance. Fidèle aux principes de son ontologie essentialiste, Averroès précise
ainsi que la matière n’est substance que de façon «secondaire». En effet, elle
est substance d’abord «par rapport (in respectu) à la substance composée» et,
en dernière instance, par rapport à la forme qui constitue le principe en vertu
duquel la substance composée est quelque chose de désigné, à savoir un tode ti,
en acte:
«En effet, on dit que sont substance aussi bien le composé de cette matière
et de <cette> forme que la forme. Et il dit que cette nature <i.e. la matière> se
dit par rapport à la substance ou à la substance composée des deux, à savoir
soit par rapport à l’individu désigné soit par rapport à la forme, et c’est ce en
vertu de quoi la substance est désignée en acte»274.
La matière donc est tode ti et substance en puissance, car elle est substance par
rapport au principe en vertu duquel le composé est tode ti en acte, à savoir la
forme. De ce point de vue, il faut aussi conclure que «la forme est plus substance
que le sujet» (forma est magis substantia quam subiectum), même si cette thèse,
assure Averroès, sera établie par la métaphysique275. La forme est donc ce qui
fait subsister le sujet, cependant, s’agissant au moins de la forme des étants su-
blunaires276, il faut savoir qu’elle ne peut subsister de façon séparée, car elle ne
274 Averroès, GC Phys. I, c. 69, f. 40 K10-L2: «Substantia enim dicitur de congregato ex hac
materia et forma et dicitur de forma etiam. Et dicit, quod ista natura dicitur in respectu subs-
tantiae aut substantiae aggregatae ex utroque, scilicet individui demonstrati aut formae, et est
illud, per quod substantia est demonstrata in actu».
275 Averroès, GC Phys. I, c. 70, f. 41 F12-G5: «Et il voulait dire, quand il a affirmé Si c’est la
forme, qu’il n’a pas encore été montré si la forme est plus substance que le sujet ou le sujet plus
substance que la forme, et que cela sera montré dans le livre II. Et peut-être voulait-il dire que
cela n’est pas montré dans cette science; ce qui est mieux» («Et intendebat, cum dixit: Utrum
vero forma, id est utrum vero forma est magis substantia quam subiectum aut subiectum magis
quam forma, nondum declaratum est, sed in secundo declarabitur. Et forte intendit, quod hoc
non est declarandum in hac scientia, et est melius»).
276 Averroès explique que les formes des corps célestes n’ont pas besoin d’un sujet pour sub-
sister, car ces corps n’ont pas de puissance de s’engendrer et de se corrompre. La forme donc
est séparée du corps, même si elle rentre dans la constitution du corps céleste. Averroès, GC
Phys. I, c. 63, f. 38 F4–14: «Et puisque le corps céleste est dépourvu de la puissance à l’égard de
quelque disposition que ce soit, si ce n’est de la puissance à l’égard du lieu, alors ce sujet est
dépourvu de <ces> puissances et puisque <ce corps> est dépourvu de ce sujet, il est dépourvu
d’une forme soutenue par ce sujet. Il est nécessaire que sa forme soit libérée de ce sujet, de
sorte qu’elle ne subsiste pas en vertu du corps céleste, mais que le corps céleste subsiste en
vertu d’elle, comme tu l’apprendras ailleurs» (Et quia corpus coeleste caret potentia ad ali-
quam dispositionem nisi potentia ad ubi, ideo istud subiectum caret potentiis, et quia caret hoc
l’étude générale de la génération 389
peut exister que dans un sujet277. De façon spéculaire, le sujet ne peut jamais être
dénué d’une forme; il reçoit une forme aussitôt qu’il en a perdu une autre, car
s’il pouvait exister indépendamment des formes qui se succèdent en lui, il serait
quelque chose d’existant en acte278.
La matière première n’est donc pas puissance, mais substance en puissance.
Elle n’est pas non plus privation, car si elle était pur non-être, rien ne s’engen-
drerait d’elle:
«L’étant en puissance est quelque chose auquel survient une privation, sans
que ce soit dans sa substance. La privation, de fait, en tant que privation,
est non-être par soi. Et de cela, il apparaît que tout ce qui a une matière est
engendrable et corruptible. En effet, la privation de la forme se trouve dans
la nature de la matière. Si <la matière> était informée par sa nature, elle ne
pourrait pas recevoir des formes, sauf à dire qu’un étant puisse être engendré
d’un étant, de même que si la privation se trouvait dans la nature <de la ma-
tière> de façon absolue, alors absolument rien ne pourrait s’engendrer d’elle.
<La matière> est donc comme composée d’être et de non-être. De là il sera
démontré [dans De Sub. Orb.], que les corps célestes n’ont pas de matière du
tout, puisqu’à ce moment-là ils seraient engendrables et corruptibles à cause
du mélange de leur nature avec la privation. En effet, il n’y a d’autre cause de
subiecto, ideo caret forma, quae sustentatur per hoc subiectum. Et fuit necesse ut forma eius
esset liberata ab hoc subiecto, ut non haberet constitutionem per corpus caeleste, sed corpus
caeleste constituitur per illam, ut scies alibi). Cf. GC Phys. I, c. 79, f.45 D1–9; De Sub. Orb.,
chap. 2; GC Met. H, c. 12; GC Met. Λ, c. 10.
277 Averroès, GC Phys. I, c. 69, f. 41 D13-E4: «Le sujet soutient la forme, dans la mesure
où la forme, en tant que forme, ne peut exister sans sujet, mais la forme soutient le sujet,
dans la mesure où elle est son parachèvement et dans la mesure où il ne peut être dénué de
forme» («Subiectum sustentat formam, secundum quod forma non potest esse sine subiecto,
forma autem sustentat subiectum, secundum quod est complementum eius et secundum quod
subiectum non potest denudari a forma»). Cf. Averroès, GC Phys. II, c. 30, f. 61 I8-K6: «Les
causes se rapportent les unes aux autres, de sorte que chacune des deux causes différentes par
espèce est cause de l’autre, mais de façon différente. Par exemple, l’exercice est la cause de la
santé en tant qu’agente, la santé, en revanche, est la cause de l’exercice en tant que fin; de la
même façon la matière est cause de la forme, dans la mesure où la forme ne peut exister si ce
n’est par elle, mais la forme est cause de la matière dans la mesure où la matière ne peut ni
exister en acte ni être quelque chose de désigné si ce n’est par elle, et en particulier la matière
première» («Causae etiam habent se ad invicem, ita quod utraque duarum causarum in specie
diversarum est causa reliquae, sed duobus modis diversis; verbi gratia quoniam labor est causa
sanitatis secundum agens, sanitas autem est causa laboris secundum finem, et similiter materia
est causa formae, secundum quod forma non potest inveniri nisi per illam, forma autem est
causa materiae, secundum quod materia non potest esse in actu et demonstrata nisi per illam,
et praecipue prima materia»).
278 Averroès, GC Phys. II, c. 12, f. 52 F-G.
390 Averroès
279 Averroès, GC Phys. I, c. 79, f. 45 C2-D9: «Ens enim in potentia est aliquid, cui accidit pri-
vatio non in sua substantia. Privatio autem, secundum quod est privatio, est non ens per se.
Et ex hoc apparet, quod omne habens materiam est generabile et corruptibile. Nam in natura
materiae est privatio formae. Et si in sua natura esset formata, non reciperet formas, nisi ens
generaretur ex ente, quemadmodum si in sua natura esset privatio simpliciter, tunc omnino
nihil generaretur ex ea. Est igitur quasi composita ex esse et non esse. Et ex hoc declarabi-
tur [in De Substantia Orbis], quod corpora caelestia non habent materiam omnino, quoniam
tunc essent generabilia et corruptibilia propter mixtionem privationis cum natura eorum. Nihil
aliud enim est causa generationis et corruptionis, quam prima materia propter non esse, quod
mixtum est in substantia eius». La clause «in De Substantia Orbis», qui ne se trouve ni dans les
manuscrits plus anciens ni dans l’édition du xv e siècle, est sans doute une glose rajoutée. Aver-
roès, comme lui-même le fera dans le De Sub. Orb., pourrait plus vraisemblablement renvoyer
à Phys. VIII (d’où l’utilisation du futur declarabitur); cf. De Sub. Orb. chap. 3; CG DC I, c.20,
p. 37–38.
280 Aristote, Phys. I 9, 192 a4 sq.
l’étude générale de la génération 391
premier principe, autant qu’elle peut. C’est cela aspirer (appetere) à la récep-
tion de la forme»281.
«Et il entend ici par appétit le mouvement que possède la matière à recevoir
la forme. En effet, l’appétit naturel (appetitus naturalis) se produit dans un
cas sans la sensation, comme <l’appétit> de la nourriture dans les plantes,
et dans un autre avec la sensation, comme l’appétit de la nourriture dans les
animaux. Dans la matière se trouve donc un appétit naturel à recevoir toutes
les formes. Elle les reçoit donc tour à tour, quand la forme agente est là»282.
La matière comme tous les étants tend par nature à réaliser sa propre perfection,
qui dans son cas s’identifie au fait de recevoir toutes les formes. La matière est
281 Averroès, GC Phys. I 9, c. 81, f. 46 C3-D6: «[…] incoepit declarare ipsam habere introi-
tum in generationem, et quomodo, et quod mixtio eius cum materia est causa in hoc, quod
desiderium naturale est in materia ad formam. Et hoc est causa in hoc, quod res materiales sunt
generabiles et corruptibiles. Et dixit: Quoniam quia est hic aliquod divinum etc., id est et quia
privatio accidit materiae de necessitate et est hic perfectio divina maxima, cui omnia entia ap-
petunt assimilari et ex qua appetunt acquirere, secundum quod natura eorum potest recipere,
dicimus nos, quod materia, secundum quod accidit ei privatio, est innata appetere se assimilari
primo principio, secundum quod potest. Et hoc est appetere receptionem formae». Cf. GC DC
II, c. 64.
282 Ibid., f. 46 D6–15: «Et intellegit hic per appetitum illud, quod materia habet de motu ad
recipiendum formam. Appetitus enim alius est naturalis sine sensu, ut in plantis ad nutrimen-
tum, et alius est cum sensu, ut appetitus animalium ad nutrimentum. In materia igitur est
appetitus naturalis ad recipiendum omnes formas. Recipit igitur eas alternatim, quando forma
agens est presens».
392 Averroès
donc orientée vers la privation, parce que sa perfection consiste à recevoir une
forme après l’autre. Cette impulsion qui fait que la matière a un «appétit na-
turel», poursuit Averroès, doit pouvoir se réaliser et elle se réalise dans le fait
même de changer, sans cesse, de forme. Si la matière échappait à ce principe gé-
néral de finalité, la nature aurait agi en vain. En effet, si la corruption ne pouvait
pas s’expliquer en raison de la disposition naturelle de la matière à acquérir les
deux contraires, on serait contraint d’admettre que les divers étants eux-mêmes
seraient par nature orientés vers la privation de leur forme. La nature en d’autres
termes aurait engendré des êtres qui par essence vont vers l’autodestruction, ce
qui reviendrait à qualifier de vaine l’existence de ces mêmes étants et par consé-
quent l’œuvre de la nature elle-même:
«En revanche, ceux qui n’admettent pas que la privation est liée à la matière
ne peuvent pas expliquer pourquoi cet appétit naturel à recevoir une forme
après l’autre se trouve dans les étants. En effet, puisqu’ils n’admettent pas
que la privation est mélangée (mixtam) à la matière – raison pour laquelle
cette dernière n’est pas en acte –, ils en viennent à dire que ce désir naturel se
trouve dans les étants naturels, dans la mesure où ce sont des étants complets
en acte. De là il leur arrive <de dire> qu’une chose aspire à son contraire qui
le corrompt et ainsi que quelque chose aspire à se corrompre. Or, s’il en était
ainsi, la nature aurait agi en vain, puisqu’elle aurait doué les étants, en tant
qu’ils sont en acte, d’une puissance vers leur corruption. Et tout cela est im-
possible. En effet, tout étant, comme on l’a dit, aime (diligit) demeurer, mais
la matière aime se revêtir d’une forme après l’autre, en raison de la déficience
qui l’affecte. Et ce qu’il a dit est manifeste, puisque s’il n’y avait pas quelque
chose de dépourvu de forme, il n’y aurait pas quelque chose qui aspire <à
recevoir> une forme après l’autre»283.
283 Ibid., f. 46 E1-F13: «Qui autem non concedit privationem coniungi cum materia non potest
dicere, quare iste appetitus naturalis est in entibus ad recipiendam formam post formam, quo-
niam cum non concedunt privationem esse mixtam cum materia, quapropter non est in actu,
continget eis dicere, quod istud desiderium naturale est in entibus naturalibus, secundum quod
sunt completa existentia in actu. Ex quo continget eis aliquid appetere suum contrarium cor-
rumpens ipsum; et sic aliquid appetet se corrumpi. Et si esset, tunc natura ageret otiose, quia
poneret in entibus potentiam ad corruptionem eorum, secundum quod sunt in actu. Et totum
hoc est impossibile. Omne enim ens, ut dictum est, diligit se permanere, sed materia diligit
se inducere formam post aliam propter diminutionem contingentem sibi. Et hoc, quod dixit
manifestum est, quoniam si non esset hic aliquid non habens formam, non esset hic aliquod
appetens formam post formam». La phrase des lignes F2–7 («Et hoc, quod dixit […] formam
post formam») doit être déplacée à la fin du passage, car elle perturbe le raisonnement réfuta-
tif d’Averroès.
l’étude générale de la génération 393
de leur disposition positive. C’est la matière qui désire la privation, non pas
parce que se dirigeant vers elle, elle irait à sa perte, mais parce que c’est la seule
manière qu’elle a d’actualiser sa propre potentialité. La corruption est donc né-
cessaire, mais cette nécessité est une perfection pour la matière qui par sa nature
propre ne se réalise que lorsqu’elle reçoit en elle toutes les formes, l’une après
l’autre. Si la matière est quelque chose d’existant, fût-ce seulement en puissance,
sa nature ne peut être conçue purement et simplement comme mouvement
vers l’autre, mais elle doit être interprétée comme le perfectionnement de sa
propre disposition284. La matière, pour le dire autrement, est le premier degré
d’un schéma providentialiste auquel aucun étant n’échappe. C’est dans ce cadre
qu’il faut comprendre le rapport d’accidentalité que la matière entretient aussi
bien avec la privation qu’avec la forme. Affirmant que le rapport de la matière
première aux choses sensibles équivaut au rapport de la substance composée
aux accidents, Averroès ne veut pas octroyer à la matière une existence actuelle,
mais mettre l’accent sur le fait que par sa nature la matière première tend indif-
féremment vers la forme comme vers la privation:
«Nous disons donc que la matière première est disposée à recevoir de façon
équivalente les deux contraires. C’est pourquoi la réception de chacun des
deux contraires est pour elle naturelle. Et il en va manifestement ainsi de
l’âme concupiscible, à savoir qu’elle est préparée aux actions contraires de
façon équivalente. Ce phénomène, donc, à savoir ce qui est naturel, n’a pas de
causes agentes <qui produisent> toujours les contraires de façon équivalente.
Autrement, la nature agirait en vain. De là il s’ensuit nécessairement que ces
actions sont attribuées à l’agent, à savoir le fait qu’il produit ainsi chacun
des deux contraires la plupart du temps et non pas au hasard. Et s’il y avait
quelque chose qui agit et n’agit pas de façon équivalente, alors la nature agi-
rait en vain. En effet, la puissance à être en cela serait par soi équivalente à la
puissance de ne pas être. Et quand nous disons que dans la matière première
la puissance à être est équivalente à la puissance de ne pas être, nous vou-
lons dire que les deux contraires se trouvent en elle à deux moments opposés
équivalents, comme le fait qu’il pleut ou qu’il ne pleut pas <se produisent> de
façon équivalente, mais le premier en hiver le second en été. Et la succession
des causes qui produisent ces deux phénomènes de façon équivalente doit né-
cessairement se donner dans des temps équivalents. Et leur action sur les cau-
sés se produit la plupart du temps. <Ces causes> sont les corps célestes»285.
necesse est, ut illae actiones attribuantur agenti, scilicet quod facit alterum contrariorum ita,
secundum quod in pluribus, non casu. Et si esset hic aliquid, quod agit et non agit aequaliter,
tunc natura ageret otiose. Potentia enim ad esse et non esse esset aequalis in eo per se. Et cum
dicimus, quod potentia ad esse in prima materia est aequalis potentiae ad non esse, intendi-
mus, quod duo contraria inveniuntur in ea in temporibus aequalibus oppositis, ut pluviam esse
et non esse aequaliter, sed hoc in hieme et hoc in aestate. Et causarum alternatio agentium haec
duo contingentia aequaliter est necesse in temporibus aequalibus. Et actio eorum in causatis
est in maiori parte et sunt corpora caelestia».
286 Averroès, GC Phys. II, c. 32, f. 62 M7–11: «Et l’antérieur et le postérieur se trouvent
manifestement dans les matières, comme dans la matière première et la matière prochaine, à
savoir composée» («Et prius et posterius in materiis manifesta, ut materia prima et propinqua
sive composita, sunt»). La phrase «ut materia…composita» ne se trouve pas dans l’édition des
Juntes, mais dans celle du XVe siècle par L. Canotius.
l’étude générale de la génération 395
287 Averroès, GC Phys. V, c. 51, f. 238 E2-H9; CG Phys. VI, c. 45, f. 274, L1–275, A6; CG Phys.
VIII
396 Averroès
rompt, d’une part, et de celle qui est engendrée, d’autre part, ne sont pas des
contraires. Il conclut toutefois que la génération est un phénomène qui peut se
définir comme un passage entre des termes opposés, lorsqu’au lieu de considé-
rer les formes substantielles on considère les «qualités substantielles» qui les
accompagnent. Dans le cas de la transformation des éléments, notamment, on
nie que leurs formes soient des contraires, mais on peut accorder que le sont les
«qualités substantielles» qui fixent les bornes de leurs corruption et génération
mutuelles.
Cette thèse peut valoir dans le cas des substances plus complexes. Même s’il
faudra préciser que les qualités élémentaires sont «plus près de la substance»
des éléments et donc moins qualités qu’elles ne le sont vis-à-vis des substances
complexes, Averroès semble admettre que, dans le cas des éléments comme dans
celui des composés, la génération se fait toujours entre des qualités dites «subs-
tantielles» considérées comme des termes opposés. On émettra ainsi l’hypothèse
que si ces qualités, dans le cas des éléments, sont plus des différences spécifiques
que des simples propriétés, dans le cas des composés, elles ne sont rien d’autre
que les accidents propres dont le GC de Phys. I parlait.
Un certain nombre de passages du GC de Phys. VI confirme cette hypothèse
et explique pour quelle raison on refuse à la génération substantielle le statut
de mouvement au sens strict. Dans tous ces textes, Averroès explique qu’en rai-
son de son statut «qualitatif», la génération substantielle peut être considérée
comme une transformation temporellement délimitée, mais qu’elle peut égale-
ment être conçue comme un phénomène instantané. En effet, comme tout chan-
gement, la génération est à la fois le processus de transformation et la fin de ce
même processus. C’est pourquoi on peut légitimement appeler «génération» le
changement des dispositions du substrat et l’advenir de la forme achevée. Dans
le cas de la génération substantielle, précise Averroès, la forme qui marque la fin
du processus et les formes qui la précèdent n’appartiennent pas à la même caté-
gorie. C’est en raison de cette particularité, qui fait de la génération substantielle
un changement «composé», qu’Averroès s’estime autorisé à considérer la ter-
minologie propre à ce phénomène comme moins stricte: on peut légitimement
dire que la génération n’est pas un mouvement, car la forme qui la caractérise
en propre, à savoir la forme substantielle, n’arrive qu’à la fin du mouvement
d’altération qui y conduit; mais on peut également dire que la génération est un
mouvement, parce que ce qui est instantané est toujours nécessairement la fin
d’un processus temporel.
La stratégie d’Averroès consiste ainsi à expliquer que la génération substan-
tielle coïncide avec l’advenir d’une forme substantielle qui suit nécessairement
une transformation qualitative. L’enjeu ultime de cette doctrine est donc de
conclure que, même si la génération est un phénomène instantané, elle est tou-
jours la fin d’un processus continu se déroulant dans le temps. Lorsqu’on peut
identifier des «parties de la forme» ou du corps engendré, comme c’est le cas
l’étude générale de la génération 397
Dans son GC de Phys. V 1 (225 a20–34) et V 2 (225 b10–11), Averroès affirme avec
Aristote que la génération n’est pas stricto sensu un mouvement. Il fournit dans
un premier temps deux justifications de cette thèse. Il réaffirme d’abord ce qu’il
avait soutenu dans son GC du livre I, à savoir que la matière première, en tant
que substrat de toute génération, n’est pas quelque chose en acte. Il précise ainsi
que c’est pour cette raison que la génération n’est pas un mouvement, parce que
seul ce qui est en acte peut se mouvoir288. Il considère ensuite la même thèse
lorsqu’il commente l’affirmation des lignes 225 b10–11 et assure avec Aristote
que «selon la substance il n’y a pas de mouvement, du fait qu’il n’y a aucun des
étants qui soit contraire à la substance». Cette affirmation, explique-t-il, sem-
blerait constituer le fondement d’un second argument en faveur de la thèse qui
exclut la génération du nombre des mouvements.
À cette occasion, Averroès rapporte et critique la position qu’il attribue à
Alexandre289, d’après laquelle la forme du feu, identifiée à la chaleur, peut
être considérée comme le contraire de la forme d’un autre élément, à savoir
l’eau, assimilée à son tour à la froideur. D’après cette hypothèse, on pourrait
conclure que la génération est un mouvement, car on pourrait concevoir, au
moins dans le cas des éléments, qu’elle est un passage d’un contraire à l’autre.
Cette thèse, commente cependant Averroès, pose plusieurs difficultés. Dans un
premier temps, Averroès taxe Alexandre d’une double faute: il l’accuse, d’une
part, d’avoir rangé un même prédicat (le chaud) dans deux catégories différentes
(la substance et la qualité); d’autre part, d’avoir invalidé l’argument des lignes
225 b10 et sq. par lequel Aristote semblait vouloir montrer qu’il n’y a pas de
mouvement selon la substance, du fait que cette dernière n’a pas de contraire.
Contre l’idée d’Alexandre de considérer les qualités primaires comme les formes
substantielles des éléments, ainsi que les contraires qui fixent les bornes de leur
génération substantielle, Averroès rétorque que ces qualités ne sont pas les
formes des éléments, mais leurs «qualités propres» (propriae qualitates). Les
générations des éléments, conclut donc Averroès, se produisent à la suite d’un
passage entre contraires, mais puisque ces contraires ne sont pas des formes,
leur génération n’est pas à strictement parler un mouvement. Les deux fautes
sont donc corrigées.
Après quelques hésitations, Averroès revient sur sa volonté de sauver à tout
prix l’argument d’Aristote et finit par admettre que, «sans doute» (forte), la
preuve des lignes 225 b10–11, fondée sur la susdite impossibilité de concevoir
une contrariété dans la catégorie de la substance, n’est qu’une preuve «générale-
ment acceptée» (famosa/mašhūra*). Une preuve, en d’autres termes, fondée sur
des prémisses notoires. La véritable preuve qui montre que la génération n’est
pas un mouvement, concède maintenant Averroès, est celle donnée en Phys. V 1,
établie en vertu de la thèse qui dit que le substrat de la génération n’est pas en
acte290. Averroès conclut ainsi que la génération n’est pas un mouvement, car la
matière n’est pas en acte291, mais il reste discret sur la possibilité d’admettre une
contrariété dans la catégorie de la substance.
Averroès change également d’avis sur la première faute qu’il attribuait à
Alexandre. Non pas parce qu’il estime maintenant que les qualités premières
sont les formes des éléments, mais parce qu’il constate à présent qu’à la diffé-
rence de ce qu’il faisait dans son commentaire du DGC, Alexandre affirme dans
son commentaire de la Phys. que les qualités premières ne sont pas des formes,
mais des qualités d’un type particulier, différentes des qualités accidentelles en
raison de leur proximité avec la substance292.
Averroès reste donc d’avis que la génération n’est pas stricto sensu un mou-
vement, mais il confirme implicitement que les générations des éléments se font
moins selon leurs formes substantielles que selon leurs «qualités propres». Dans
le cas des éléments, ces qualités propres sont plus près de la substance que dans
le cas des étants plus complexes:
«Il faut estimer que les substances simples sont contraires selon leurs quali-
tés et que les qualités propres, en elles, ne sont pas des substances – même si
elles ressemblent à des substances – du fait qu’il est impossible que quelque
chose relève dans une certaine chose d’une certaine catégorie et dans autre
chose d’une autre catégorie, comme si la chaleur relevait dans l’homme de la
qualité et dans le feu de la substance. Mais elle est, dans le feu, plus proche
de la substance (raison pour laquelle elle joue dans la définition le rôle d’une
différence), tandis que, dans d’autres composés, elle est plus loin de la subs-
tance» (trad. M. Rashed)293.
293 Averroès, GC Phys. V, c. 10, f. 215 G13-H11: «Et opinandum est quod substantiae sim-
plices sunt contrariae secundum suas qualitates, et propriae qualitates in eis non sunt substan-
tiae – et si assimilantur substantiis –, quoniam impossibile est ut aliquid in aliquo sit de aliquo
praedicamento et in alio de alio, ita quod calor sit in homine de qualitate et in igne de substan-
tia. Sed est in igne propinquius substantiae (et ideo accipitur in definitione loco differentiae) et
in aliis compositis remotius a substantia».
400 Averroès
La doctrine, d’après laquelle la génération doit se définir comme une forme d’al-
tération sui generis, est plus clairement présentée dans le GC de Phys. VI où
Averroès se propose d’expliquer comment on peut sauvegarder la structure du
continu lorsqu’on admet qu’il y a des transformations instantanées. C’est dans
le GC de ce livre qu’Averroès explique de façon absolument claire que la géné-
ration est à la fois un processus temporel scandé par différents paliers qualitatifs
et le venir à être instantané de la forme substantielle ultime.
Il est bien connu que le but ultime d’Aristote en Phys. VI est d’expliquer contre
Zénon «qu’on peut comprendre comment le mouvement peut commencer et fi-
nir», même si celui-ci est indéfiniment divisible. C’est en vue de cela qu’Aristote
propose dans ce livre une théorie générale de la grandeur physique continue
capable de nier aussi bien l’existence de corps indivisibles que l’inintelligibilité
du continu. Le mouvement, comme la grandeur, est continu, même si dans tout
mouvement continu on peut trouver quelque chose qui le divise. Aristote s’ef-
force ainsi dans les chapitres 1–6 de montrer que tout mouvement est continu et
divisible, car il y a toujours un «premier état» dans lequel une partie de la chose
qui change se trouve lorsqu’elle commence à se mouvoir: c’est ce qu’Aristote
appelle le premier «ce vers quoi la chose change»294. Le cas de la génération ne
semble pas échapper à cette règle, au moins quand on considère les générations
dans lesquelles, pour reprendre la terminologie d’Averroès, on pourrait envisa-
ger une «partition» de la chose engendrée. Que cela vaille aussi dans le cas de
la génération de certains êtres est moins évident, comme par exemple le cas des
points295, ou de certains phénomènes, comme la congélation296, qui viennent à
être de façon subite. Faut-il dans ces cas-là nier qu’il existe un «premier ce vers
quoi» de la génération et nier aussi que la transformation substantielle soit un
processus divisible?
Cette difficulté a fait l’objet d’un long débat parmi les commentateurs grecs et
arabes qui ont essayé d’expliquer pourquoi le cas des générations instantanées
n’invalide pas la thèse générale de la continuité du mouvement et de sa divisibi-
lité. D’après ce que Simplicius et Thémistius nous rapportent cette question a été
en premier soulevée par Théophraste297 et abordée par l’ensemble des exégètes
grecs. Dans le monde arabe, elle a été reprise par Avicenne qui lui a consacré une
longue section de la Physique du Šifāʾ et par Ibn Bāǧǧa qui, dans sa paraphrase
de la Physique, en a également proposé une solution. C’est dans ce cadre polé-
mique qu’Averroès prend position. Même s’il ne fait pas mention explicite de la
solution d’Avicenne et qu’il rejette celle d’Alexandre et d’Ibn Bāǧǧa, il fonde sa
propre thèse sur des présupposés communs à celles de ses prédécesseurs.
Dans son GC de Phys. VI, Averroès assure que, dans le cas des phénomènes
instantanés aussi, on peut identifier un «premier ce vers quoi» de la génération
et admettre que leur génération est de fait un processus divisible. La stratégie
d’Averroès consiste à expliquer que les transformations instantanées ne sont
en réalité que la fin des transformations temporelles qui se produisent dans un
substrat et qui s’achèvent au moment où vient à l’être une nouvelle forme ap-
partenant à une catégorie différente. En généralisant cette conclusion, Averroès
explique que toute génération substantielle se réalise de façon instantanée, mais
toujours à la suite d’un mouvement qualitatif scandé par des phases temporelles.
Suivant ce paradigme, la forme qui émerge à la fin du mouvement est l’analogue
du point qui produit la division dans une grandeur linéaire ou de l’instant pré-
sent («le maintenant») qui divise le temps passé du futur dans le continu tem-
porel298. Pour cette même raison, on peut conclure que le mouvement entretient
avec la forme la même relation «paradoxale» qu’entretiennent la longueur avec
le point final et le temps avec le «maintenant». La fin du mouvement, en effet,
n’est ni un mouvement ni une partie du mouvement, tout comme, en sens in-
verse, le mouvement ne se fait ni dans un instant ni sans les termes opposés qui
marquent son début et sa fin.
Dans sa monographie sur la physique d’Averroès, R. Glasner a analysé la dif-
ficulté concernant la nature instantanée de la génération substantielle et la ré-
ponse qu’Averroès y a apportée dans son GC de la Phys.299. Elle suggère qu’Aver-
roès, sans le déclarer explicitement, remet en question la continuité physique du
mouvement et la remplace par une doctrine atomiste qui aboutirait à la notion
de mouvement comme forma fluens et trouverait dans la notion de minima na-
turalia son fondement ontologique ultime300. Glasner estime en effet que tout
mouvement apparemment un est pour Averroès constitué par une série de mou-
vements contigus liés les uns aux autres de façon accidentelle. L’ensemble de ces
textes, toutefois, incite à une lecture moins radicale. Averroès ne veut pas dire
qu’un mouvement temporel est lié par accident à un autre mouvement temporel,
mais que la fin de tout mouvement se produit de façon instantanée et que c’est
pour cela qu’on peut la définir comme «un changement par accident».
298 On peut en ce sens suggérer que c’est la forme vers laquelle le mouvement est orienté qui
dicte l’arrêt du mouvement. Il faut en ce sens considérer le repos comme l’extrême fin du mou-
vement et le mouvement lui-même comme ce qui va «d’un repos à un autre repos». Aristote,
cependant, semble exclure cette lecture, lorsqu’il nie en Phys. VI 3, 234 a31–34 que le repos est
ce qui correspond, dans le mouvement, au point par lequel termine une ligne.
299 Glasner, Averroes’ Physics, p.109–140.
300 Pour une présentation d’ensemble de cette étude et des arguments proposés en faveur de
cette hypothèse, je me permets de renvoyer à Cerami, «Corps et continuité», p. 299–318.
402 Averroès
Ces textes ne permettent pas non plus de conclure que les minima naturalia
soient des réalités existant en acte à l’intérieur de la substance composée, ni
par conséquent d’attribuer à Averroès une forme «d’atomisme aristotélicien»301.
Certes, Averroès accentue le caractère quantitatif de la forme plus qu’Aristote
ne l’avait explicitement fait et définit le premier «ce vers quoi la chose change»
comme un minimum; cela toutefois n’interdit pas, d’une part, de conclure que
ces minima ne restent pas divisés en acte dans le composé et, d’autre part, de
supposer que la continuité est pour Averroès maintenue par autre chose, à sa-
voir par la matière première. De fait, la lecture qu’Averroès propose ne consiste
pas à inférer l’existence actuelle des minima naturalia dans les substances com-
posées, mais à conclure que la génération substantielle a une structure à la fois
graduelle et continue. Son caractère graduel découle de la nature scalaire des
«accidents propres» qui sont remplacés pendant la transformation qualitative.
Sa continuité est garantie par le fait que la forme entretient avec le changement
qualitatif qui la précède le même rapport que l’instant entretient avec le temps
passé et le temps futur: l’advenir de la forme n’est ni contigu ni consécutif à la
transformation qui le précède, il n’est que sa borne positive et sa limite. De façon
analogue, il faut conclure que «la partie minimale», conçue comme «le premier
ce vers quoi» de cette génération, ne demeure pas divisée en acte dans la subs-
tance engendrée, elle n’est divisée et désignée qu’en puissance.
façon analogue: le premier affirmant qu’en dépit des apparences, il n’y a pas de
véritables changements instantanés304; le second suggérant qu’Aristote a admis
ce type de transformations, mais qu’il ne l’a pas envisagé dans cette démonstra-
tion. En effet, dans sa paraphrase de la Physique, Thémistius explique qu’Aris-
tote n’avait pas besoin de montrer que dans ce type de transformation «ce qui
change» est divisible, car cela est évident305. C’est pourquoi il faut admettre que,
même si ce qui change instantanément a des parties, son changement ne se pro-
duit pas dans le temps, puisque ces parties changent toutes au même instant306.
En tant que doué de parties, «ce qui change» (le transmutabile) est donc divi-
sible, mais son changement (la transmutatio) qui se produit de façon instantanée
(non in tempore) ne l’est pas.
Que l’on accepte l’une ou l’autre interprétation, explique Averroès, on
achoppe sur des difficultés exégétiques: dans celle attribuée à Alexandre, on va à
l’encontre de ce qu’Aristote a affirmé et que tous les péripatéticiens ont reconnu,
c’est-à-dire qu’il y a des changements instantanés; dans celle de Thémistius, on
est contraint de conclure que la démonstration de Phys. VI 4 n’est pas une dé-
monstration au sens premier et essentiel (prima et essentialis). En effet, d’après
cette lecture, la divisibilité qui est prédiquée de ce qui change dans le temps et de
ce qui ne change pas dans le temps est considérée comme la cause de la divisibi-
lité de ce qui change dans l’instant. Or, affirmer que ce qui change dans l’instant
se divise selon cette division, alors que son changement n’est pas divisible, serait
comme affirmer, assure Averroès, que l’homme marche parce qu’il est rationnel.
Cela reviendrait en effet à considérer la rationalité comme cause de la marche,
alors qu’elle n’est cause que par accident307.
Après avoir écarté la solution d’Alexandre et celle de Thémistius, Averroès
mentionne celle proposée par Ibn Bāǧǧa qu’il présente comme une réponse de la
304 Dans le commentaire de Simplicius (In Phys., 964, 9–23; 966, 15–19; 968, 19–22), ainsi que
dans la scholie 339 (Rashed, Alexandre d’Aphrodise, p. 369–370), Alexandre ne se montre pas
si radical. Il affirme que ces phénomènes existent réellement et explique que dans leur cas, et
notamment dans le cas de ceux qui ont lieu dans la catégorie de l’altération, ce n’est pas le
tout, mais la partie qui change de façon instantanée. Pour une reconstruction de la position
d’Alexandre, voir Rashed, Alexandre d’Aphrodise, p. 103–105. Si l’on considère la façon très
rapide dont Averroès présente la position d’Alexandre et le fait qu’il affirme l’avoir lue chez
les commentateurs (expositores), on serait tenté de conclure qu’Averroès, lorsqu’il avait élaboré
son interprétation, ne devait pas encore posséder le commentaire d’Alexandre à ce passage,
mais qu’il se fondait sur des sources indirectes, sans doute sur la paraphrase d’Ibn Bāǧǧa.
305 Themistius, In Phys., 191, 30–192,22; 197,1–19.
306 De ce point de vue, Thémistius semblerait avoir voulu reprendre la solution d’Alexandre,
tout en essayant de dépasser sa difficulté principale, celle de comprendre pourquoi les pro-
blèmes posés par l’existence d’un changement instantané ne se posent pas pour la partie
comme pour le tout. En effet, conclut Thémistius, le tout et les parties sont tous du côté du
changement instantané.
307 Averroès, GC Phys. VI, c. 32, f. 265 A1-B7. Averroès explique que la rationalité, dans la
mesure où elle permet de diviser le genre bipède, n’est cause de la marche que par accident.
404 Averroès
308 Ibn Bāǧǧa, Šurūḥāt al-samāʿ, p. 96, 7 –101, 13. Sur ce passage et les observations supplé-
mentaires qu’on trouve dans le MS Wetzstein 87, voir P. Lettinck, Aristotle’s Physics and its
Reception in the Arabic World, with an edition of the umpublished parts of Ibn Bājjā’s Commen-
tary on the Physics, Brill, Leiden 1994, p. 371–377.
309 Rashed, Alexandre d’Aphrodise, p. 102–105.
310 Sur la distinction entre le mouvement et l’advenir de la forme chez Alexandre, voir
Cerami, Changer pour rester le même.
311 Averroès, GC Phys. VI, c. 32, f. 266 B15-C6.
l’étude générale de la génération 405
«Quant à moi, j’ai longtemps soutenu l’opinion d’Ibn Bāǧǧa, mais plus main-
tenant. Puisque <je maintiens que> les changements sont de deux types: 1) le
changement qui existe par soi, à savoir le changement qui va du repos au
repos, et 2) le changement qui n’existe pas par soi, à savoir le changement
qui est la fin de l’autre changement, comme par exemple l’illumination de
la maison qui se produit par le mouvement d’une bougie et le changement
d’une colonne <passant> de droite à gauche qui se produit en raison d’un
mouvement par rapport à <cette> colonne. Et il est manifeste que ces chan-
gements ne se produisent pas dans le temps, puisqu’ils sont les fins des chan-
gements et que la fin est indivisible et diffère de ce dont elle est la fin. Et
il est manifeste que <ce type de changement> ne peut exister par soi. Par
conséquent, les changements qui sont changements au sens premier sont de
deux types: i) soit des changements dont la fin est dans le même genre que
le changement lui-même, ii) soit le changement dont la fin appartient à un
autre genre. Les deux types de changement sont dans le temps et quelque
chose <de leur mobile> est dans ce à partir de quoi et quelque chose dans
ce vers quoi <le changement se fait>, peu importe que la fin du changement
appartienne ou pas au même genre <que le changement lui-même>. C’est
pour cela que les choses qui changent qui ne sont pas dans le temps sont
celles-là même qui changent dans le temps. En effet, puisqu’il a été montré
concernant les choses qui sont dans le temps qu’elles sont divisibles, il a été
montré que toutes les choses qui changent sont divisibles, puisque tout ce
qui ne change pas dans le temps est de fait de quelque chose qui change dans
le temps. En outre, le fait pour quelque chose de changer mais pas dans le
temps, c’est <changer> par accident, puisque <ce changement instantané>
suit un autre changement. De quelle façon donc peut-on accuser Aristote,
dès lors que sa démonstration ne concerne pas <les changements par acci-
406 Averroès
dent>? Étant donné que la même démonstration ne vaut pas pour ce qui est
par accident et ce dont la notion relève de ce qui change par soi. En effet, ce
qui est par accident suit ce qui est par soi. Aussi la fin du changement n’est
pas un changement, puisque la fin de la chose n’est pas la chose même. Si
donc on l’appelle changement, c’est de façon équivoque»312.
312 Ibid., c. 32, f. 266 C6-F11: «Ego autem diu sustinui opinionem Avempace, sed modo non.
Quoniam transmutationes sont duobus modis: modus existens per se, et est transmutatio quae
est de quiete in quietem, et modus existens non per se et est transmutatio quae est finis alterius
transmutationis, verbi gratia illuminatio domus, quae sit a motu candelae et mutatio columnae
de dextro in sinistru a motu columnae. Et manifestum est quod istae transmutationes sunt non
in tempore, quia sunt fines transmutationum, et finis est indivisibilis et differt ab illo cuius
est finis. Et est manifestum quod impossibile est ut sit per se. Ergo transmutationes quod sunt
principales sunt duobis modis, aut transmutatio cuius finis est de genere illius transmutatio-
nis, aut transmutatio cuius finis est de alio genere; et utraque est transmutatio in tempore
et quaedam est in eo ex quo et quaedam est in eo ad quod; et indifferenter sive finis trans-
mutationis fuerit de genere ipsius aut non de genere. Ergo transmutabilia quae sunt non in
tempore eadem ipsa sunt transmutabilia quae sunt in tempore. Ergo, cum fuerit declaratum
de istis quae sunt in tempore quod sunt divisibilia, declarabuntur omnia transmutabilia esse
divisibilia; cum omne transmutabile non in tempore est transmutabil<e> in tempore; et etiam
trasmutari aliquid non in tempore est per accidens, cum consequatur transmutationem aliam.
Quomodo igitur accusatur Aristoteles si demonstratio ipsius non continet ipsam? cum illud
quod est per accidens non habeat demonstrationem cum hoc quod cognitio eius collocatur in
cognitione trasmutabilis per se. Quoniam illud quod est per accidens sequitur illud quod est
per se. Et etiam finis transmutationis non est transmutatio: quoniam finis rei non est illa res.
Si igitur dicatur transmutatio, erit per aequivocationem».
l’étude générale de la génération 407
celle du lieu et à celle de la qualité, dans le cas de l’illumination. Dans tous les
phénomènes instantanés, le changement instantané n’est que la fin d’un proces-
sus temporel. C’est pourquoi on peut admettre l’existence de ce type de chan-
gements, sans contredire la thèse générale qui dit que tout ce qui change est
divisible.
Le but d’Averroès toutefois n’est pas d’expliquer ce seul type de phénomène.
En proposant cette exégèse, il veut établir deux thèses de portée plus générale:
1) tout changement, qu’il soit substantiel ou accidentel, se réalise dans le temps,
puisqu’il est toujours constitué par un «changement par soi» (transmutatio per
se) scandé par des phases temporelles et par un «changement par accident»
(transmutatio per accidens), qui se produit de façon instantanée et marque la fin
de la transmutatio per se313. Il est clair, en effet, que par ces exemples Averroès
veut expliquer que l’advenir de la forme substantielle, en tant que changement
par accident, entretient avec le changement altératif un rapport comparable à
celui impliqué dans le changement qui se produit dans la catégorie de la relation.
La forme ne change pas, si ce n’est par accident, tout comme ne change pas la
colonne au tour de laquelle se déplace Socrate, en passant de droite à gauche;
2) dans certains cas, «le changement par soi» et «le changement par accident»
relèvent de la même catégorie, tandis que dans d’autres le processus temporel
n’appartient pas à la même catégorie que le changement instantané. Averroès
inclut dans ce type de changement non seulement les phénomènes comme l’il-
lumination et le changement de position, mais toute génération substantielle.
Ces deux thèses permettent à Averroès de tirer sa conclusion générale: dans
tout changement, accidentel ou substantiel, seules les transmutationes per se sont
des processus divisibles par soi, tandis que les transmutationes per accidens ne
sont divisibles que par accident. Mais que faut-il entendre par «divisible par ac-
cident» et «divisible par soi»? Et pour quelle raison faut-il admettre que la fin
instantanée d’un changement est «divisible par accident»? Averroès explique
dans ces mêmes lignes que «ce qui change» de façon instantanée (non in tem-
pore) est «divisible par accident», puisqu’il constitue la fin de ce qui change dans
le temps (consequatur transmutationem aliam). C’est toutefois dans les pages
consacrées à expliquer le rapport entre le temps et le maintenant, qu’il clarifie la
notion de divisibilité par accident.
313 Ibid., c. 32, f. 266 F12–14: «[…] Tout changement se produit à partir de quelque chose, à
savoir à partir de quelque chose qui est en repos, et cela, comme nous l’avons dit, est le chan-
gement qui est changement de façon essentielle, c’est-à-dire du repos au repos; en revanche, le
changement qui suit le changement <essentiel> n’est pas du repos au repos et il n’est pas pour
cela même un changement existant par soi» («[…] omnis transmutatio est de aliquo, idest de
aliquo quod est quiescens et ista, sicut diximus, est transmutatio quae est essentialiter, scilicet
de quiete in quietem, transmutatio vero quae sequitur transmutationem non est de quiete in
quietem et immo non est transmutatio existens per se»).
408 Averroès
le cas de la substance le processus temporel appartient à une autre catégorie, à savoir celle de
la qualité.
318 Aristote, Phys. VI 1. Sur le «maintenant» cf. VI 3; IV 11, 220 a10 et sq.; IV 13, 222 a10 et
sq.
319 C’est sur cette même idée que se fonde d’une part la distinction entre la perfection du
mouvement dans laquelle aucune potentialité ne demeure (une perfection qui coïncide avec la
fin du processus temporel) et la perfection (qui corresponde au processus temporel) qui garde
encore de la potentialité (cf. Averroès, GC Phys. III, c. 4); d’autre part, l’idée qu’un mouve-
ment ne peut suivre un autre mouvement si ce n’est par accident (cf. Averroès, GC Phys. V,
c. 12, f. 217 B16-C8, C13-D4; GC Phys. VI, c. 32, f. 266 FI4-G4).
320 Averroès, GC Phys. VI, c. 32, f. 266 K11–13.
410 Averroès
«[…] cependant cela <i.e. le premier ce vers quoi> n’est pas distinct en acte,
mais en puissance, parce que, s’il l’était en acte, le mouvement en serait dé-
truit»322.
321 Sur la nécessité de considérer les étapes intermédiaires d’un mouvement comme des
points d’arrêt non actuels, voir Aristote, Phys. VIII 8, 262 a22–4, 28–33.
322 Averroès, GC Phys. VI, c. 32, f. 267 A4–7: «[…] licet hoc quiddam non distinguatur in
actu, sed in potentia; quoniam, cum fuerit in actu, destruetur motus».
323 CG Phys. VI, c. 45, f. 274 L1–275, A6.
324 CG Phys. VI, c. 59, f. 284 F-285 F.
l’étude générale de la génération 411
Ce passage confirme donc que «le premier ce vers quoi» de la génération, comme
de tout mouvement, n’est pas quelque chose de désigné en acte. Le mouvement,
en effet, n’est pas composé d’indivisibles. Si l’advenir de la forme était à la gé-
nération ce qu’est un mouvement temporel par rapport à celui qui le précède, il
y aurait un premier mouvement et, l’on peut rajouter, une première génération.
325 CG Phys. VI, c. 58, f. 284 A5-B1: «Deinde dicit et impossibile est in aliquo modo invenire
primum, id est invenire primam transmutationem demonstratam in actu. Deinde dicit Et causa
in hoc est quia magnitudo et motus et tempus non componuntur ex indivisibilibus, quoniam si
motus divideretur in indivisibile, tunc esset illic primus motus et prima magnitudo et primum
tempus». Cf. ibid., c. 46, f. 275 H-I.
412 Averroès
326 CG Phys. VI, c. 45, f. 274 L1–275 A6: «Transmutationes vero indivisibiles, scilicet quae sunt
in indivisibili, verbi gratia generatio et corruptio, sunt in forma; forma enim est indivisibilis.
Manifestum est igitur de eis quod istae transmutationes sunt in rebus indivisibilibus. Deinde
dicit Manifestum est igitur etc. manifestum est igitur quod illud quod corrumpitur, corrumpitur
in indivisibili et illud quod fit, fit in indivisibili. […] generatio et corruptio non sunt divisibiles,
ita quod habeant principium et finem. Sed forte transmittit nos ad hoc quod dictum est prius,
quod generatio et corruptio sunt fines transmutationis. Et declaratum est hic quod finis trans-
mutationis est indivisibilis. Et intelligo per transmutationem illud cuius finis est generatio et
corruptio, scilicet transmutationem alterationis, et generatio est finis alterationis et non est
transmutatio, sed est sequens transmutationem, quia non dividitur in magis et minus, quia non
intelligitur homo esse magis quam homo, neque equus est magis quam equus, sicut intelligitur
album magis quam album. Et immo generatio et corruptio non sunt motus neque existunt per
se sed sequuntur motum et immo forte intendit per indivisibile in generatione et corruptione
formam». Sur la forme comme indivisible cf. GC Phys. III, c. 68; GC DA I, c. 53, 90; II, c. 7–10,
12; GC Met. H, c. 3, 7.
l’étude générale de la génération 413
ce qui change a changé auparavant». C’est aussi dans ce passage qu’il explique
clairement en quel sens on dit que la génération est un mouvement composé.
Commentant Phys. VI 6 (237 b9 et sq.) Averroès affirme que, dans le cas de la
génération substantielle, l’affirmation d’Aristote qui dit que «tout ce qui est en
train de changer et tout ce qui a fini de changer ont changé auparavant» vaut
seulement si l’on considère le changement altératif qui précède l’émergence de
la forme substantielle. Comme Alexandre, Averroès précise qu’Aristote veut ex-
clure les phénomènes instantanés, tels que la sensation ou l’intellection327. La
comparaison avec la sensation et l’intellection permet à Averroès de confirmer
le rapprochement entre la génération substantielle et le changement selon la
relation. La sensation, l’intellection et la génération substantielle partagent en
effet ce caractère qui les rapprochent toutes du changement selon la relation: ce
qui advient à la fin de la transformation n’est que la fin du changement, qui en
tant que fin ne change pas ni n’est de la même espèce que ce qui était en train
de changer.
Ce qui change dans le cas de la génération substantielle n’est pas le même
au début et à la fin, car comme Aristote l’a expliqué en Phys. V, la génération
est le changement d’un non-sujet à un sujet. Par conséquent, à chaque type de
transmutatum correspond un type de changement; la génération substantielle
est composée d’un changement essentialiter dans la catégorie de la qualité et
d’un changement per aequivocationem dans la catégorie de la substance, à savoir
l’advenir de la forme, qui ne se produit pas dans le temps:
327 Averroès, CG Phys. VI, c. 59, f. 284 G10-H3. Averroès ne cite pas explicitement Alexandre,
mais on trouve dans le commentaire de Simplicius et dans les gloses attribuées à Alexandre le
même type de raisonnement, cf. Simpl., In Phys. 997, 30–998, 3; Rashed, Alexandre d’Aphro-
dise, p. 393, glose 372. Aucun de ces deux textes, en réalité, ne fait mention de l’intellection, qui
peut constituer un ajout d’Averroès. L’utilisation du paradigme du changement selon la rela-
tion dans le cas de l’intellection est toutefois à l’œuvre dans certains textes clés du De Anima
d’Alexandre et de ces Questions. Pour une présentation de ces textes, voir Cerami, Changer
pour rester le même.
328 CG Phys. VI, c. 59, f. 284 H3-I6: «[…] Et quia generatio est transmutatio de non subiecto
in subiectum et corruptio est transmutatio de subiecto in non subiectum, immo transmutatum
non est idem in ea de initio transmutationis usque ad finem; quare etiam nec transmutatio est
eiusdem speciei. Nam motus generationis et corruptionis est compositus ex transmutatione
414 Averroès
Averroès précise ici que la génération est aussi bien le processus continu d’alté-
ration que la fin qui boucle le changement, c’est-à-dire l’advenir instantané de la
forme substantielle. Ce qui change (le transmutabile) n’est pas du début à la fin
une même entité ontologique, car il s’agit, au début, de propriétés qualitatives
liées à une certaine forme et, à la fin, d’une nouvelle forme substantielle. C’est
cela qui fait de la génération un «mouvement composé». La nature «composite»
de la génération substantielle, ainsi que la comparaison avec le changement se-
lon la relation, permet de comprendre en quel sens la forme substantielle, au sens
strict, ne s’engendre pas. Dans la mesure où l’advenir de la forme n’est pas dans
le temps, elle ne change pas, tout comme ne change pas la colonne autour de
laquelle Socrate se meut. Le sujet du changement altératif, en revanche, change
dans la mesure où il n’est pas de la même nature que la fin du changement.
Ce statut particulier de la génération substantielle permet, d’après Averroès,
d’expliquer la précision des lignes 237 b11–13, où Aristote affirme que ce qui est
engendré est parfois autre que ce qui a été engendré329. Par cette affirmation, ex-
plique Averroès, Aristote ne veut pas exclure la génération des processus conti-
nus; il veut plutôt préciser que dans le cas de la substance «ce qui était en train
d’être engendré» et «ce qui a été engendré» n’appartiennent pas à la même
catégorie ou à la même espèce. C’est ce que l’exemple de la construction de la
maison met en lumière: même si la maison n’est pas de la même espèce que ce
qui a été engendré, à savoir les fondations, le changement reste en lui-même un
processus unique:
Ce passage explique ainsi en quel sens la génération substantielle peut être scan-
dée par des phases différentes, tout en restant un processus unique. La géné-
ration se fait partie par partie, car les parties de ce qui est en voie de transfor-
mation adviennent les unes après les autres. Les parties du transmutatum ou
du changement lui-même peuvent être d’espèces différentes, mais le processus
génératif est rendu unique par la forme finale. Il ne s’agit donc pas de nier que
le processus qui débouche sur une nouvelle forme substantielle est unique, mais
d’admettre que «ce qui change» et le changement lui-même sont d’une espèce
différente avant et après la fin de la génération. La transformation qui précède
l’advenir de la forme substantielle de la substance engendrée ou de ses parties
n’est pas nécessairement le même type de changement qui se manifeste à la fin331.
L’importance accordée à cette idée est attestée par le fait qu’Averroès ne se
contente pas de citer l’exemple de production artificiel donné par Aristote, mais
ajoute qu’il en va de même des générations des êtres vivants. Dans la suite im-
médiate du texte, il assure que dans leur cas aussi les deux phases du processus
relèvent de deux catégories différentes. Bien que ce passage soit fondamental
pour comprendre la doctrine de la génération et, plus en général, l’ontologie du
sensible qu’Averroès propose, il n’a jamais fait l’objet d’une analyse approfon-
die. Averroès y affirme d’emblée qu’il n’y a que trois sortes de génération: la gé-
nération des corps simples, la génération des corps organiques et la génération
de la complexion et du mélange. Il affirme que le seul processus de génération
dans lequel la fin n’est pas d’une espèce différente par rapport au processus tem-
porel qui précède est celui des éléments. Toutes les autres sortes de génération, y
compris celle des animaux, ne font pas exception: la phase temporelle est d’une
espèce différente par rapport à sa fin:
«Et il en va de même pour la génération des animaux et des autres corps or-
ganiques. En revanche, cela ne se produit pas dans les corps simples, comme
331 On trouve une confirmation supplémentaire de cette thèse dans le GC de Phys. VIII (Aver-
roès, GC Phys. VIII, c. 62, f. 402 D14-E2) où Averroès assure qu’il ne faut pas croire que la
génération comme mouvement suit par accident un autre mouvement, mais que la génération,
conçue comme phénomène instantané, est un changement par accident puisqu’elle est la fin
d’un mouvement temporel. Comme on le verra, Averroès affirme d’abord, dans les cc. 4 et 7
de Phys. VIII 1, que la génération, conçue comme l’advenir d’une forme, est la fin et le comple-
mentum d’un mouvement temporel altératif; puis, dans le c. 62, qu’entre deux mouvements
dont l’un est la perfection (perfectio) de l’autre, il n’y a pas de temps. Là aussi ce qu’Averroès
veut expliquer, c’est qu’on ne peut considérer l’advenir de la forme et la transformation tem-
porelle comme deux mouvements consécutifs l’un par rapport à l’autre, puisque le mouvement
altératif et l’advenir de la forme sont d’un côté un changement temporel, de l’autre sa fin qui
survient de façon instantanée. C’est pour cela qu’ils constituent un seul et unique processus.
La génération est toujours une transformation altérative continue s’achevant dans la forme
comme dans sa perfection, alors que la génération conçue comme «mouvement composé» est
en soi un processus unique et continu.
416 Averroès
332 CG Phys. VI, c. 59, f. 284 I18-L10: «Et hoc similiter accidit in generatione animalium et alio-
rum corporum organicorum. In corporibus vero simplicibus non accidit hoc, ut in generatione
ignis et aquae. Sed sequitur necessario ut ante transmutationem positam sit alia transmutatio,
sive illa transmutatio accipiatur divisibilibus aut indivisibilibus, scilicet finis transmutationis
solummodo, ita quod non sit finis transmutationis in generatione. Nam finis transmutationis
in generatione necessario est de alia specie motus, cum finis est in substantia et transmutatio
cuius est finis est in qualitate. Sed ista transmutatio quae est in qualitate non est in aliqua una
specie eius, verbi gratia quoniam, cum sanguis generatur caro necessario alterabitur in plus
quam in unam qualitatem, donec espellat formam sanguinis et habeat formam carnis. Et sic est
intelligenda generatio corporum consimilium. Nam generatio est tribus modis aut generatio
simplicium aut organicorum aut complexionis et mixtionis».
l’étude générale de la génération 417
333 CG Phys. VI, c. 59, f. 285 C3–12: «Nos autem dicamus quod generatio primae partis com-
ponitur ex alteratione et generatione, quoniam, cum aliquid generatur ex aliquo, verbi gratia
caro ex sanguine, primo amittentur qualitates et accidentia propria sanguini et fient accidentia
propria carni, donec amittatur forma sanguinis et fiat forma carnis, sed hoc in fine motus,
scilicet non in tempore».
334 CG Phys. I, c. 62, f. 37 F-H.
418 Averroès
titre que celle des corps complexes. Averroès ne s’attarde pas ici sur la question,
mais on peut supposer qu’en accord avec les hésitations exprimées dans son
commentaire de Phys. V, il veut suggérer que les qualités propres des éléments
sont finalement trop intimement liées à leurs formes pour sortir de la catégorie
de la substance et faire de la transformation élémentaire une altération subs-
tantielle au sens strict. Les éléments n’ont pas à strictement parler des qualités,
car celles qu’on appelle qualités propres sont plus des différences spécifiques
que des simples propriétés. Dans leurs cas, pourrait-on conclure, leurs qualités
propres suffisent à garantir la divisibilité et la continuité de leur génération.
Le paradigme de l’altération substantielle fournit donc à Averroès une clé
pour expliquer la génération substantielle et en sauvegarder la continuité, tout
en admettant que l’émergence de la forme se produit dans l’instant. C’est dans
ce but qu’Averroès élabore une doctrine de la génération cohérente dont on peut
encore se demander si elle est conforme au propos d’Aristote. En effet, pour
résoudre cette difficulté, Averroès confère à la qualité, ou plus précisément à
un certain type de qualités, une fonction ontologique qu’elle n’avait pas dans la
théorie aristotélicienne de la génération. Dans le cas des phénomènes instanta-
nés, mais plus généralement dans toute génération et corruption, il est illusoire
de croire qu’aucune transformation temporelle ne précède, car si l’advenir de la
forme ne se produit pas dans le temps, l’instant dans lequel elle advient est tou-
jours la fin d’un processus temporel. Ce processus, assure Averroès, tout comme
son mobile, demeure continu, car il est scandé par des phases qui ne sont pas
«désignées» en acte, mais désignées en puissance.
C’est ce paradigme ontologique qu’Averroès accorde à toute forme de généra-
tion, à l’exclusion relative des générations élémentaires. C’est en appliquant ce
paradigme que la continuité de leur transformation temporelle est sauvegardée.
La continuité des phénomènes naturels, et notamment des transformations bio-
logiques, est maintenue, car même si la forme substantielle est indivisible et que
l’advenir de cette forme ne se fait pas dans le temps337, la génération substan-
tielle est le résultat, ou plus précisément la fin, d’une transformation continue
de certaines qualités qu’on peut définir comme des accidents propres de ce qui
se transforme. Aucune forme n’advient donc sans qu’un changement temporel
ne précède: Phys. VIII est en vue. On comprend en effet que le paradigme de
«l’altération substantielle» constitue en définitive une riposte à toute possible
objection créationniste.
On montrera dans les pages qui closent ce chapitre qu’on ne peut saisir la va-
leur et le rôle de la théorie de la génération du GC de la Phys., tant qu’on n’aura
pas compris que c’est Phys. VIII qui lui en fournit les enjeux ultimes. Si Averroès
s’efforce d’analyser la génération substantielle dans les termes d’un mouvement
et de lui attribuer la définition formulée en Phys. III 1, c’est qu’il veut fournir
née. La forme, en tant que principe final, doit être déterminée et déterminante.
En un sens prégnant, on verra ainsi que la providence n’est pour Averroès qu’un
corollaire de son ontologie essentialiste.
Appendice I:
Les enjeux ultimes de la generatio communis:
le Grand Commentaire de Phys. VIII
Le véritable enjeu de la définition de la génération comme mouvement et son
cadre polémique émergent du débat sur l’éternité du mouvement présenté dans
le GC de Phys. VIII 1. Averroès y embrasse, d’une part, la polémique anti-philo-
ponienne engagée par al-Fārābī, et explique, d’autre part, que définir la généra-
tion comme mouvement composé permet de s’opposer à la doctrine ašʿarite d’un
créateur tout puissant. La génération conçue comme mouvement fournit en effet
le paradigme permettant à la fois de réinterpréter le mouvement des éléments
en faisant état des objections philoponiennes et de contrer toute doctrine créa-
tionniste.
Les doctrines créationnistes grecques et arabes constituent sûrement la cible
la plus évidente des attaques d’Averroès, mais elles ne sont pas les seules. En ef-
fet, lorsqu’on considère la seconde interprétation qu’Averroès propose de Phys.
VIII 1, on s’aperçoit que, par sa doctrine de la génération, il se propose d’écarter
aussi la possibilité d’une création non pas instantanée, mais éternelle. C’est pour
écarter cette possibilité qu’Averroès fait explicitement intervenir la doctrine de
l’alteratio substantialis. La génération ne peut être ni un phénomène instantané,
ni un processus infini, car en tant qu’altération substantielle, la génération doit
nécessairement avoir une fin, à savoir la fin marquée par la détermination for-
melle. Le rôle de cette doctrine dans le cadre polémique de cette seconde inter-
prétation nous confirme donc qu’elle constitue l’un des aboutissements de la
réflexion d’Averroès.
338 Je ne veux pas ici m’interroger sur la raison de ce changement d’exégèse, mais montrer
que la notion de génération comme mouvement sui generis joue un rôle-clé aussi bien avant
qu’après le changement de position d’Averroès. Pour une présentation de cette question, voir
422 Averroès
tions de Philopon fondées d’une part sur l’idée que le mouvement des éléments
constitue un contre-exemple de la thèse en faveur de l’éternité du mouve-
ment339, d’autre part que la génération n’est pas un mouvement. Dans son Contra
Aristotelem, Philopon affirme en effet que, dans le cas des éléments, le mobile
qui possède la puissance du mouvement ne préexiste pas au mouvement lui-
même, puisque le mouvement des éléments se déclenche en même temps que
leur génération340. En affirmant cette thèse, Philopon conclut qu’il est faux de
dire que tout mouvement est nécessairement précédé par un autre mouvement,
parce que ni la génération ni le mouvement d’un moteur extérieur ne précède
le déclenchement du mouvement des éléments. C’est pourquoi on peut aussi
nier l’éternité du mouvement conçu comme une chaîne infinie de mouvements
successifs341.
Dans la suite du texte, Philopon affirme que la génération échappe également
à la définition de mouvement de Phys. III 1. Pour parer une possible contre-ob-
jection de quelqu’un qui lui rétorquerait que la puissance à se diriger vers le lieu
naturel se trouve dans l’être à partir duquel l’élément s’engendre, Philopon pré-
cise que la génération n’est pas un mouvement. Ce qui s’engendre, affirme-t-il,
ne demeure pas, alors que la translation de l’élément vers son lieu propre, dans
la mesure où il respecte cette condition, est un véritable mouvement. La seule
puissance qui précède le mouvement des éléments est celle qui se trouve dans
l’élément lui-même empêché par des conditions extérieures de se mouvoir.
La solution envisagée dans un premier temps par Averroès, dont il est difficile
de mesurer l’apport farabien, consiste à distinguer deux types de mouvements et
deux possibles relations puissance/acte dans les mobiles correspondants. Cette
distinction lui permet de montrer que, dans tous les cas, le mobile doué de la
puissance de se mouvoir préexiste au mouvement lui-même. Dans le premier
H.A. Davidson, Proofs of Eternity, Creation and the Existence of God in Medieval Islamic and
Jewish Philosophy, Oxford University Press, New York-Oxford 1987; J. Puig Montada, «Aver-
roes and Aquinas on Physics VIII 1. A Search for the Roots of Dissent», dans S. Knuuttila,
R. Tyorinoja et S. Ebbesen (éds.), Knowledge and the Sciences in Medieval Philosophy. Procee-
ding of the Eighth International Congress of Medieval Philosophy (S.I.E.P.M.), Helsinki 24–29
1987, Luther-Agricola Society, Helsinki 1990, vol. 2, p. 307–313; Lettinck, Aristotle’s Physics;
Glasner, Averroes’ Physics; C. Cerami, «L’éternel par soi. Averroes contre al-Fārābī sur les
enjeux épistemologiques de Phys. VIII 1», dans dans P. Bakker (éd.), Averroes’ Natural Philo-
sophy and its Reception in the Latin West, Leuven University Press, Leuven 2015 (sous press).
339 À savoir la thèse selon laquelle le mobile qui a la puissance de se mouvoir préexiste tou-
jours au mouvement lui-même
340 Simplicius, In Phys., p. 1133–1148.
341 Pour une reconstruction plus approfondie du débat autour des arguments de Phys. VIII,
voir J. Puig Montada, «Zur Bewegungsdefinition im VIII. Buch der Physik», dans Endress
et Aertsen (éds.), Averroes and the Aristotelian tradition, p. 145–159; id., «Averroes y el pro-
blema de la eternidad del movimiento» Ciudad de dios 212, 1999, p. 231–44; id. Puig Mon-
tada, «Averroes and Aquinas», p. 307–313 et Davidson, Proofs for Eternity, p. 43–4.
l’étude générale de la génération 423
type de mouvement, qui inclut aussi bien les mouvements des éléments vers
leurs lieux propres que la génération substantielle, le mobile ayant la puissance
de se mouvoir du mouvement en question est d’une espèce différente par rap-
port au mobile qui se meut en acte de ce même mouvement. Dans le second
type de mouvement, en revanche, qui inclut le changement selon la qualité et la
quantité, ainsi que le mouvement local autre que celui des éléments, le mobile
doué de la puissance de se mouvoir de ce mouvement et le mobile en acte sont
une seule et même chose:
«Il faut entendre par cela que le mobile est antérieur chronologiquement <au
mouvement> de deux manières: <on le dit> d’une première manière <c’est-
à-dire qu’on dit d’une première manière que le mobile est antérieur chrono-
logiquement quand on dit que> le mobile, qui possède la puissance est d’une
espèce différente par rapport au mobile dans lequel se trouve le mouvement
lui-même; <on le dit> d’une seconde manière <quand on dit que> le mobile
dans lequel se trouve la puissance au mouvement est mû en acte, c’est-à-dire
que le mobile en puissance est identique numériquement à ce qui se meut en
acte. La première manière on la trouve dans deux choses, à savoir dans le
mouvement de la génération et de la corruption et dans les mouvements
locaux des corps simples. En effet, le sujet du mouvement (motus), dont la
génération est la fin et l’achèvement (complementum), est ce à partir de
quoi se produit la génération (et de la même manière pour la corruption).
En revanche, le sujet du mouvement de translation des éléments, dans lequel
se trouve la puissance qui précède dans le temps ce mouvement, est le corps
dont l’élément s’engendre»342.
Contrairement à ce que Philopon objectait, on peut donc admettre, dans tous les
mouvements, la préexistence d’un mobile qui a la puissance de se mouvoir du
mouvement en question. Dans le second type de mouvement, ce mobile qui se
meut en acte est la même substance qui possédait auparavant la puissance de se
mouvoir, par exemple Socrate qui marche d’Athènes au Pirée. Dans le premier
type, en revanche, c’est-à-dire dans le cas du mouvement des éléments et dans
celui de la génération, ce qui possède la puissance de se mouvoir, c’est l’être à
342 Averroès, GC Phys. VIII 1, c. 45, f. 340 L8–341 A11: «Et intelligendum est ex hoc quod
motum est prius tempore motu duobus modis. Quorum unus est motum, in quo est potentia,
sit alterius speciei a specie moti, in quo est ipse motus. Secundus est ut illud mobile in quo est
potentia ad motum, sit motum in actu, scilicet quod motum in potentia est idem in numero
cum moto in actu. Primus autem modus invenitur in duobus, scilicet in motu generationis et
corruptionis, et in motibus translationis, quae est corporum simplicium. Motus enim, cuius
generatio est finis, et complementum, suum subiectum est illud ex quo est generatio: et simi-
liter est de corruptione. Subiectum vero motus translationis elementorum, in quo est potentia
praecedens hunc motum in tempore, est corpus, ex quo est generatio elementi».
424 Averroès
partir duquel le mobile est engendré, et qui est – affirme Averroès – d’une espèce
différente par rapport à ce qui se meut en acte. Le cas des éléments est assez
clair, dans le cas du feu, par exemple, ce qui possède la puissance de se mouvoir
vers le haut, c’est le bois qui brûle ou l’huile qui s’enflamme, alors que ce qui se
meut en acte, c’est l’élément lui-même. Dans le cas de la génération, Averroès ne
désigne pas directement ce qui correspond aux deux termes, c’est-à-dire ce qui
possède la puissance du mouvement et ce qui se meut en acte. Toutefois, si l’on
se fonde sur les affirmations du GC de Phys. I, on peut légitimement supposer
qu’il s’agit d’une part de l’être à partir duquel la génération commence, c’est-
à-dire la matière en tant qu’elle est prédiquée de la privation, et d’autre part la
matière première en tant qu’elle reçoit toutes les diverses propriétés, jusqu’à la
dernière forme engendrée.
La génération rentre donc dans le même schéma que le mouvement trans-
latoire des éléments, car – conclut Averroès – «le sujet du mouvement dont
la génération est la fin et l’accomplissement (complementum), c’est ce à partir
de quoi il y a génération» et non pas ce qui se meut en acte du mouvement de
génération. Qu’on attribue ou pas la paternité de l’ensemble de cette réponse à
al-Fārābī343, l’explication qui permet de riposter aux objections de Philopon est
en un sens double, mais fondée en dernière instance sur la notion de généra-
tion comme mouvement: il s’agit d’une part d’affirmer contre Philopon que la
génération est un mouvement, d’autre part de rapprocher, jusqu’à assimiler le
déclenchement du mouvement des éléments vers leur lieu propre à une généra-
tion et ce même mouvement à une sorte de réalisation ontologique. C’est la seule
manière de parer l’objection de Philopon.
343 Les fragments du traité farabien ne permettent pas de savoir avec certitude quelle partie
de l’argument lui revient. De fait, même si la distinction entre les deux types de mouvement
et l’incorporation dans une seule espèce de la génération substantielle et de la translation
élémentaire pouvait être admise par al-Fārābī, on n’en garde pas trace dans les citations du
traité farabien par Ibn Bāǧǧa. Cette absence, couplée avec la cohérence des définitions de la
génération proposée ici et dans les autres passages du GC, incitent à penser que l’insistance sur
la génération constitue un aspect original de l’exégèse d’Averroès (pour la liste complète des
citations du texte farabien chez Ibn Bāǧǧa, voir Puig Montada, «Zur Bewegungsdefinition,
p. 151, n. 25. Sur les enjeux et le contexte polémique du traité d’al-Fārābī, voir Rashed, «Al-
Fārābī’s lost treatise». Pour les enjeux et le contexte polémique de la lecture d’Averroès, voir
Cerami, «L’éternel par soi»).
l’étude générale de la génération 425
344 Averroès, GC Phys. VIII, c. 4, f. 341 B1–15: «Et ex hac definitione motus apparet bene
impossibile esse generationem esse ex non esse puro. Generatio enim est motus; et est neces-
sarium rem motam esse in actu ad esse motus. Et ideo impossibile est aliquod ens generari a
moto quod est in potentia ens tantum, verbi gratia a prima materia, secundum quod potest
intelligi nuda a forma, nedum ut generetur ex non esse».
345 Cf. Averroès, GC Phys. I, c. 75, f. 43 F7-G5; c. 76, f. 44 A1–7.
346 Averroès, GC Phys. II, c. 15, f. 53 G8-K8.
426 Averroès
savoir le sujet du contraire. Et puisqu’il en est ainsi et que le non-être est l’un
des contraires, il est impossible que sa nature se change en être, il est donc
impossible que quelque chose vienne à être à partir de lui, si ce n’est par ac-
cident. […] Il doit donc nécessairement y avoir quelque chose à quoi s’ajoute
le non-être à partir duquel la génération vient à être par essence, et cela est
connu par soi. Tous les anciens sont d’accord sur ce point. En revanche, les
théologiens arabes considèrent comme possible que quelque chose vient à
être du rien et ils nient ce principe»347.
«Et l’erreur <des théologiens> découle du fait qu’on perçoit que beaucoup
des choses saisissables à la vue s’engendrent à partir des choses qui ne sont
pas saisissables à la vue, par exemple le feu à partir de l’air. Et ils ont ainsi
cru au premier regard que quelque chose peut s’engendrer de rien. Le peuple
en revanche n’entend pour «non-être» que ce qui ne peut être saisi par la
vue. Et ainsi ils prennent ce qui est assimilé à la chose pour la chose vraie et
estiment que l’impossible est possible. Et ils se servent pour confirmer cela
de ce qu’on dit généralement: qu’<il faut nécessairement> un sujet à partir
de quoi la génération se fait, cela correspond à une faiblesse de l’agent. Mais
toutes ces affirmations ne sont que des opinions triviales qui […] ne sont pas
fondées sur des arguments probants. En réalité, qu’un agent ne puisse pas
faire quelque chose d’impossible, on n’appelle pas cela une faiblesse; dire,
par contre, qu’il fait quelque chose d’impossible et qu’il peut le faire, c’est
une tromperie»348.
347 Averroès, GC Phys. VIII, c. 4, f. 341 C9-E5: «Et etiam apparet hoc idem ex significato
huius sermonis, hoc generari ex hoc, verbi gratia album fieri ex nigro et universaliter contra-
rium ex contrario, non est dicere quod ipsum contrarium mutatur in suum contrarium. Illam
enim albedinem fieri nigredinem impossibile est, aut ipsum calorem frigus. Illud igitur quod
possibile est trasmutari in subiectum generati, est illud quod ex quo est generatio, et illud est
subiectum contrarii. Et cum ita sit, et non esse est unum contrariorum, impossibile est eius
naturam mutari in esse, ergo impossibile est aliquid generari ex eo, nisi per accidens. […] Est
igitur necessario aliquid cum quo adiungitur non esse ex quo fit generatio essentialiter et hoc
motum est per se. Antiqui omnes conveniunt in hoc, loquentes autem Saraceni habent pro
possibili aliquid generari ex nihilo et negant hoc principium».
348 Ibid., f. 341 E6-F13: «Et causa erroris eorum fuit haec quod sentitur multa comprehensibilia
visu generantur ex rebus incomprehensibilibus visu, verbi gratia ignis ex aere: et sic imaginan-
l’étude générale de la génération 427
tur primo aspectu possibile esse aliquid generari ex nihilo. Vulgus enim non intelligit de non
esse nisi illud quod non comprehenditur visu. Et sic accipiunt rem assimilatam rei loco verae
rei et existimant impossibile est possibile. Et nituntur ad confirmandum hoc ex hoc quod mos
est dicere quod subiectum ex quo fit generatio est diminutio agentis. Et omnia ista sunt existi-
mationes vulgares, valde sufficientes secundum cursum secundum quem nutriuntur homines in
eis, non secundum sermones sufficientes. Agens enim non posse agere aliquod impossibile non
dicitur esse diminutio, sed dicere ipsum facere aliquid impossibile et posse facere est deceptio».
349 Sur cette question et concernant la question portant sur la possibilité d’une connaissance
humaine du premier principe, tracer l’histoire conduisant d’Averroès à Descartes constitue
une étape fondamentale dans l’histoire de la philosophie qui doit encore être franchie.
428 Averroès
«[…] Et quelqu’un ne doit pas affirmer que le premier mouvement d’un point
de vue chronologique est le mouvement de génération. En effet, le mouve-
ment de génération n’est pas un mouvement, mais la fin d’un mouvement.
Et il est impossible que <la génération> soit première d’un point de vue chro-
nologique ou par nature. Quant au mouvement dont la génération est la fin,
il n’est pas possible non plus qu’il soit premier. En effet, ce mouvement est
un mouvement d’altération. Or le premier mouvement doit être éternel, et
350 Ce point a été bien souligné par R. Glasner (Glasner, Averroes’ Physics p. 92–104), même
s’il faut préciser que cette thèse ne contraint pas à conclure que chaque mouvement sublu-
naire, et notamment la génération des substances les plus achevées, à savoir les animaux, ne
possède en soi aucune forme de continuité interne.
l’étude générale de la génération 429
Appendice II:
Génération, détermination (taqdīr) et providence:
le minimum naturale comme primum generatum
C’est à la lumière de cette thèse et de la notion de détermination, comme on l’a
annoncé, qu’il faut interpréter la notion de minima naturalia. Dans le cas de la
génération substantielle, le minimum naturale constitue l’une des bornes de la
transformation qualitative qui débouche sur la génération d’une substance. Il
n’est, pour cette même raison, que le lieu où s’instancie en premier la forme
substantielle: le primum generatum. Pour le dire différemment, on pourrait dire
que le minimum naturale n’est qu’une limite et un but: le premier «ce vers quoi»
351 Averroes, GC Phys. VIII 1, c. 7, f. 343 C11-D8: «[…] Et non debet aliquis dicere quod
primus motus temporalis est motus generationis. Motus enim generationis non est motus, sed
finis motus, et impossibile est ut sit primus secundum tempus aut secundum naturam. Nec
motus cuius finis est generatio est possibile ut sit primus. Nam iste motus est motus alterativus.
Et primus motus debet esse aeternus. Et est declaratum in ultimo Sexti quod impossibile est ut
motus aeternus sit nisi motus circularis».
430 Averroès
353 Averroès, GC Phys. VI 2, c. 15, f. 255 I4–256 A5. Ce même excursus est rapporté par Sim-
plicius (Simpl., In Phys., 941, 21–942, 24).
354 Aristote, Phys. VI 2, 232 b21–22.
432 Averroès
donc physiquement déterminée, car elle est la meilleure possible. C’est pourquoi
la volonté la vise355.
Ce qu’on voudrait suggérer, c’est que pour Averroès la thèse qu’Alexandre
avait énoncée à propos de la vitesse des corps célestes vaut aussi dans le monde
de la génération substantielle. Comme chaque sphère se meut nécessairement à
une vitesse déterminée qui est aussi la plus appropriée pour elle, le minimum na-
turale est le mobile qui se meut de son mouvement déterminé comme étant le plus
approprié pour lui. Pour le dire autrement et tirer la conclusion ultime de cette
hypothèse, il faut admettre que la détermination fixée pour tout être sensible en-
gendré, comme c’est le cas de la vitesse de chaque mouvement céleste, n’est qu’un
signe de l’ordre parfait de la nature. C’est en effet cette même notion de détermi-
nation, à peine moins clairement liée à la notion de providence, qu’on retrouve
dans l’explication qu’Averroès propose de la génération des substances. Non pas
parce que le commentateur fait appel à la notion de volonté, qui dans le cas de
la génération ne joue aucun rôle, mais parce qu’il se sert de la notion de «déter-
mination», de taqdīr, pour justifier l’existence nécessaire des minima naturalia.
Tout dans le cosmos doit avoir une proportion et une quantité déterminée: la
forme du feu, comme la forme de l’homme, ne peut s’instancier dans n’importe
quelle quantité de matière. La plus petite unité physique, à savoir le minimum
naturale, ne fait que concrétiser, dans chaque cas, ce seuil de détermination et
fixer les bornes du processus dans le cas de la génération et de la corruption. Si la
génération n’avait pas ce type de détermination, elle n’aurait pas une perfection
dans laquelle s’achever et son produit ne serait pas le résultat d’un processus
orienté, mais d’un hasard. La nature, pour le dire autrement, agirait otiose, c’est-
à-dire sans but356.
De ce point de vue, la question cruciale n’est pas tant de comprendre pourquoi
la détermination fixée est en un sens la meilleure possible, mais que sans cette
détermination physique la nature n’agirait pas selon un plan, mais au hasard.
C’est sur cette notion de détermination et dans le but d’infléchir la téléologie
aristotélicienne vers une théorie providentielle du meilleur des mondes pos-
sibles, qu’Averroès insiste autant sur la notion de minima naturalia, ainsi que
sur la distinction entre la nécessaire finitude du monde physique et la possibilité
d’y concevoir l’infini. L’écart apparemment incommensurable entre la nature
presque géométrique de la matière première infiniment divisible et la nature fi-
nie et déterminée de tout étant naturel est ainsi justifié par le recours à la notion
de taqdīr et d’ordre naturel.
Plusieurs passages de façon plus ou moins claire mettent en lumière le rôle-
clé joué par la notion de détermination dans l’élaboration de cette doctrine des
355 Pour une interprétation de ce passage du commentaire d’Alexandre, voir Rashed, Essen-
tialisme, p. 297–298.
356 Cf. Averroès, GC Phys. I, c. 50, f. 31 F2–11.
l’étude générale de la génération 433
«Et c’est comme s’il disait que les choses naturelles ont une grandeur déter-
minée, la <grandeur> minimale de l’homme est déterminée par nature tout
comme <sa grandeur> maximale. En effet, si les grandeurs des choses natu-
relles n’étaient pas déterminées, alors les grandeurs n’auraient pas la per-
fection recherchée par nature par le mouvement d’augmentation. Il est donc
manifeste par soi que, de même que n’importe quelle action ne se réalise pas
en vertu de n’importe quelle qualité, c’est-à-dire en vertu de n’importe quelle
forme, de même il est manifeste par soi qu’il est impossible que n’importe
quelle action des étants se réalise en vertu de n’importe quelle grandeur. Mais
chacune des actions propres à chacun des étants quel qu’il soit possède une
qualité propre et une quantité propre. Par conséquent, de même que l’ac-
tion de l’homme ne peut découler que de la forme de l’homme, de même il
est impossible que son action découle, sinon de sa grandeur. La grandeur de
l’homme est déterminée par nature, tout comme sa forme, et il en va de même
pour toutes les autres choses naturelles»357.
Dans tout processus d’augmentation, la nature fixe des bornes qui constituent
la plus petite et la plus grande taille capables d’accueillir la forme de l’étant
357 Averroès, GC Phys. VIII 7, c. 62, f. 401 I2-K9: «Et est ita, sicut dicit quoniam res naturales
habent magnitudines terminatas, minimum igitur homo est terminatus naturaliter et similiter
maximus. Si enim magnitudines rerum non essent terminatae, tunc magnitudines non habe-
rent perfectionem quaesita in natura per motum augmenti. Manifestum est nam per se quo-
niam, quaeadmodum non quaelibet actio fit per quamlibet qualitatem, scilicet per quamlibet
formam, ita est manifestum per se esse impossibile ut quaelibet actio entium sit per quamlibet
magnitudinem. Sed unaquaeque actio actionum propriarum cuilibet enti habet qualitatem pro-
priam et quantitatem propriam. Sicut igitur actio hominis non potest provenire nisi a forma
hominis, ita impossibile est ut actio eius proveniat, nisi a sua magnitudine. Magnitudo igitur
hominis est terminata naturaliter et similiter sua forma, et similiter in unaquaque rerum na-
turalium».
434 Averroès
«En effet, tout étant naturel qui vient à être possède une certaine quantité
par nature au début et à la fin de la génération et cette quantité possède
des extrêmes et des intermédiaires. Par exemple, les quantités des embryons
sont déterminées, à savoir <la quantité> du plus petit embryon et du plus
grand embryon, et pareillement les quantités des hommes sont déterminées,
à savoir de <l’homme> le plus grand et du plus petit. D’où l’impossibilité
d’augmenter ou diminuer à l’infini. Car s’il dépassait la quantité naturelle,
dans l’amoindrissement et l’augmentation, l’étant serait corrompu. En effet,
l’action de n’importe quel étant s’accomplit en vertu d’une quantité et d’une
qualité déterminées, comme c’est le cas dans les étants artificiels»359.
358 S’il en était ainsi, Averroès ne ferait qu’évoquer la doctrine formulée dans le c. 4 du GC de
Phys. III 1, selon laquelle le mouvement est la génération des parties, les unes après les autres,
de la perfection vers laquelle il est orienté et dont il ne diffère si ce n’est selon le plus et le
moins.
359 Averroès, GC Phys. VI, c. 91, f. 304 F1–15: «Omne enim generabile naturale habet aliquam
quantitatem naturaliter in initio generationis et fine et ista quantitas habet extrema et medium,
v.g. quoniam quantitates embryonum sunt terminatae, scilicet minimi embryonis et maximi
embryonis, et similiter quantitates hominium sunt terminatae, scilicet maximi et minimi. Unde
impossibile est augeri in infinitum aut diminui. Nam si transiverit quantitatem naturalem in
diminutione et additione, statim corrumperet ens. Actio enim cuiuslibet entis perficitur per
quantitatem et qualitatem terminatam: sicut est dispositio in entibus artificialibus».
l’étude générale de la génération 435
s’accomplir, tout étant doit avoir un acte déterminé et donc des propriétés ca-
ractéristiques également déterminées. Les déterminations dont l’acte découle,
concomitantes nécessaires de la forme, varient en fonction de la région du cos-
mos à laquelle l’étant appartient. Dans le monde de la génération, il s’agit de la
qualité et de la quantité. Si toute génération, naturelle ou artificielle, est un pro-
cessus orienté vers une certaine perfection, à savoir vers une certaine forme, les
concomitants qui accompagnent cette perfection doivent être déterminés autant
qu’elle. La nature doit nécessairement déterminer sa tâche pour pouvoir la réa-
liser. Quand bien même il est logiquement possible de poursuivre la division et
l’accroissement ad libitum, l’infiniment grand, comme l’infiniment petit, restent
en dehors de la nature réalisée.
La distinction entre logiquement possible et physiquement impossible n’est
pas conçue sic et simpliciter comme une opposition entre les mathématiques et
la science physique. En reprenant l’idée d’Alexandre, Averroès veut distinguer
deux manières d’analyser le sensible: en tant que sujet d’un certain nombre de
propriétés partagées avec l’objet des mathématiques; en tant que sujet de déter-
minations strictement naturelles. Dans un cas comme dans l’autre, le physicien
se trouve toutefois contraint par l’existence actuelle de l’objet qu’il étudie: d’une
part par la matière qui, même en tant qu’indéterminée, possède une masse finie,
d’autre part, par les formes naturelles.
En commentant Phys. III 7, Averroès explique dans sa paraphrase que le phy-
sicien, autant que le mathématicien, peut diviser la grandeur à l’infini, mais seu-
lement per intellectum et du point de vue de la matière (ratio materiae); lorsqu’il
considère la grandeur, non pas en tant que telle, mais en tant que corps phy-
sique, il ne peut la considérer comme divisible à l’infini. Dans le cas de l’accrois-
sement, en revanche, le physicien ne peut pas considérer une grandeur toujours
plus grande, même s’il peut le faire, s’il la conçoit «en tant que telle». En effet,
puisqu’il faut admettre, d’une part, que le physicien considère la grandeur «en
tant qu’elle est dans la matière» et la quantité «en tant qu’elle est la limite et
la fin des corps naturels» et, d’autre part, qu’il n’y a pas d’autre quantité de
matière en dehors du monde, il faut conclure que le physicien ne peut concevoir
une étendue plus vaste que celle de l’univers actuel. La même solution est propo-
sée dans le GC du même texte, où Averroès affirme à nouveau que la divisibilité
infinie est possible, lorsqu’on ne considère que la grandeur du point de vue de
la matière:
divisée, qu’elle soit considérée en tant qu’elle est dans la matière ou en tant
qu’elle est dans l’imagination. En effet, la proposition du géomètre dit qu’il
est possible d’imaginer pour toute ligne une ligne plus petite, la proposition
du physicien, qui concorde avec celle-ci, dit que la ligne peut être divisée à
l’infini»360.
360 Averroès, GC Phys. III, c. 60, f. 114 D3-E4: «Consideratio enim Naturalis de mensura est
secundum quod est finis et existens in materia, consideratio vero Geometrae secundum quod
est abstracta a materia. Et cum mensura consideratur his duobus modis, invenitur secundum
dispositiones oppositas et convenientes. Convenientia enim est in hoc quoniam semper di-
minuitur, sive consideretur secundum quod est in materia, sive secundum quod est in imagi-
natione. Propositio igitur Geometrae est quoniam possibile est imaginari ad omnem lineam
lineam minorem illa, et propositio Naturalis conveniens isti est quod linea potest diminui in
infinito».
361 De ce point, Averroès ne s’éloigne pas de la notion de minima naturalia telle qu’Alexandre
la concevait, mais il la présente davantage comme le lieu de la réalisation de la providence. Sur
la notion de minima naturalia élaborée par Alexandre, voir Rashed, Alexandre d’Aphrodise,
p. 100–113 et p. 369–375.
l’étude générale de la génération 437
Conclusions
Introduction
On a vu dans le chapitre précédent que l’altération est pour Averroès une moda-
lité essentielle du processus de génération, dans la mesure où elle constitue l’état
cinétique qui par excellence conduit à l’émergence de la forme substantielle. On
a suggéré que c’est la raison pour laquelle on peut définir la génération absolue
comme une «altération substantielle»: la génération substantielle est aussi bien
l’advenir de la forme substantielle que le passage scandé par le remplacement
l’une après l’autre d’une série de formes privatives, à savoir moins parfaites,
chacune nécessairement liées à des accidents propres qui constituent, à la fin du
changement, les instruments de la forme agente de la substance engendrée. C’est
pour cette raison que le produit de la génération n’est ni un agrégat de plusieurs
formes ni un composé accidentel d’une forme qualitative prédiquée d’un subs-
trat subsistant par soi.
Lorsqu’Averroès affirme que la génération découle d’une altération, il ne veut
donc ni simplement dire qu’elle est une transformation (μεταβολή) au sens lâche
du terme, ni qu’elle relève, comme tous les mouvements conçus du point de vue
de la forme, de la catégorie de la passion. Si cela était le cas, on ne comprendrait
pas en quoi la génération serait parmi les quatre types de mouvement le seul
mouvement «composé», c’est-à-dire, comme Averroès le dit, un mouvement
composé de deux moments ontologiquement hétérogènes, l’un temporel appar-
tenant à la catégorie de l’altération, l’autre instantané appartenant à la catégorie
de la substance. De fait, si le terme «altération» devait être pris au sens lâche,
tous les mouvements sauf l’altération seraient des mouvements composés et la
distinction entre la génération conçue comme mouvement mixte et les autres
mouvements n’aurait plus aucun fondement.
Dans ce même cadre, on a suggéré que les «qualités» au fondement de la
génération ainsi conçue sont des propriétés qui tout en découlant des formes
substantielles ne s’y identifient pas. Averroès distingue les accidents propres qui
accompagnent toujours la forme, et par lesquelles se fait la transformation subs-
La voie vers le plus parfait. L’étude propre de la génération substantielle 441
la nature des accidents propres en jeu dans la génération substantielle et des pro-
cessus en vertu desquels elle se produit (c’est-à-dire l’action-passion, le contact
et le mélange). C’est parce que ces phénomènes se réalisent tous à la suite de la
transformation des qualités primaires ou des qualités qui en dérivent, que la gé-
nération substantielle peut être considérée comme une forme d’altération, même
si elle est d’une nature particulière. C’est en effet à la suite du changement de
ces qualités que se fait la génération élémentaire et, par son biais, celle des com-
posées. Qu’il s’agisse des corps homéomères ou des composés, la génération est
«une altération substantielle», car elle est le produit d’une transformation des
qualités essentielles des corps sensibles qui se fait en fonction de leur affaiblisse-
ment ou de leur intensification. Comme on l’a annoncé, ce qui distingue la géné-
ration des éléments de celle des composés, c’est que dans le cas des éléments les
qualités affectives sont des quasi-formes, au point qu’il est presqu’impossible de
les distinguer de leur principe formel, alors que dans les cas des composés, elles
ne sont que des concomitants de la véritable forme substantielle3.
Dans un article récent, V. Cordonier a montré qu’à la suite d’Alexandre et
de Galien et au-delà du propos explicite du Stagirite, Averroès considère le
phénomène du mélange comme un processus nécessaire dans toute génération
substantielle et plus généralement dans tout phénomène sensible4. Elle explique
qu’en poursuivant l’œuvre de systématisation d’Alexandre, Averroès admet non
seulement que les éléments possèdent des formes substantielles, mais qu’ils se
transforment entre eux suivant un processus analogue à celui de la mixis. Ce
«type inédit de mélange», qui est aussi au cœur de la nutrition, est ainsi intégré
à chaque niveau de transformation, dans la mesure où il est «l’opérateur pri-
vilégié» de l’action/passion qu’Averroès considère comme une sorte de genre
commun à tous les types de changement. Dans le cadre de cette hypothèse, elle
suggère qu’Averroès franchit une étape supplémentaire par rapport à ses pré-
décesseurs dans la mesure où il conclut que, quand les éléments se mélangent
pour donner naissance à un nouveau corps, ce sont les formes qui se mélangent
3 On a dit que le même paradigme permet en un sens d’expliquer la génération des compo-
sés et, avec quelques réserves, celle des éléments. La réserve viendrait du fait que les qualités
élémentaires sont si près de la substance des éléments qu’elles peuvent faire office de diffé-
rences et que leurs formes sont comme à mi-chemin entre les formes et les accidents. On peut
donc admettre dans leur cas que ce sont les formes qui se mélangent et non pas les qualités.
Ce qu’on ne pourrait pas au sens strict dire des corps composés (Averroès, GC DC III, c. 67,
p. 634–635).
4 Cf. V. Cordonier, «Le mélange chez Averroès. Sources textuelles et implications théo-
riques», dans Hasnawi et Federici Vescovini (éds.), Circolazione dei saperi, p. 361–376.
Cet article est le dernier d’un ensemble d’articles que V. Cordonier a consacré à la théorie du
mélange défendue par les penseurs de l’antiquité tardive, notamment Alexandre, Galien et Plo-
tin. Dans leur ensemble, ces recherches ont permis de comprendre l’importance et les enjeux
théoriques de cette notion non seulement dans la physique du sensible de ces auteurs, mais
aussi dans leur ontologie.
La voie vers le plus parfait. L’étude propre de la génération substantielle 443
5 En ce qui concerne les éléments, l’un des passages les plus explicites restent en ce sens
les passages du GC du DC dans lesquels Averroès distingue soigneusement entre la forme des
éléments, objet d’étude du DC, et les «qualités affectives», par lesquelles les corps simples sont
les éléments des corps composés et par conséquent l’objet d’étude du DGC (voir chap. VI).
6 Cordonier, «Le mélange chez Averroès». Sur le mélange chez Galien et Alexandre, voir
notamment V. Cordonier, «Du moyen-platonisme au néo-platonisme: sources et postérité
des arguments d’Alexandre d’Aphrodise contre la doctrine stoïcienne des mélanges», dans Th.
Benatouïl, E. Maffi & F. Trabattoni (éds.), Plato, Aristotle, or Both? Dialogues between
Platonism and Aristotelianism in Antiquity, G. Olms Verlag, Hildesheim-Zürich-New York,
2011, p. 95–116; ead., «Corps, matière et contact. La cohérence du sensible selon Alexandre
d’Aphrodise», dans M. Rashed (éd.), «Alexandre d’Aphrodise, Commentateur d’Aristote et
Philosophe», numéro thématique de: Les Études Philosophiques 86/3, Presses Universitaires
de France, Paris 2008, p. 353–378; ead. «Matière, qualités, mélange. La physique élémentaire
d’Aristote chez Galien et Alexandre d’Aphrodise», dans C. Esposito et P. Porro (éds.), La
materia/La matière/Die Materie/Matter, Quaestio, 7, Edizioni di Pagina-Brepols, Bari-Turn-
hout 2007, p. 79–103, ainsi que l’ensemble de la bibliographie citée dans ces articles.
444 Averroès
7 Ces parties ne correspondent pas toujours aux chapitres de l’édition moderne du DGC.
Pour une reproduction du tableau complet, voir S. Kurland (éd.), Averroes. On Aristotle’s “De
Generatione et Corruptione”. Middle Commentary and Epitome. Translated from the original
Arabic and the Hebrew and Latin versions with notes and introduction by S. Kurland, The
Medieval Academy of America, Cambridge 1982, p. xix-xxiii.
8 Cette première partie correspond aux lignes d’ouverture du traité (DGC I 1, 314 a1–6).
9 Averroès, CM DGC, p. 2, 3–6: «Le but qui est visé ici et ce qu’il faut faire c’est expliquer
les causes communes à tout ce qui s’engendre et se corrompt par nature et expliquer aussi les
causes de la croissance et de l’altération et l’identification de chacune de celles-ci, et s’il faut
considérer l’altération et la génération comme une seule chose ou bien si elles sont deux na-
tures séparées tout comme leurs noms sont aussi différents».
10 Averroès, Epit. DGC, p. 10, 17–20: «Concernant cette notion, les anciens suivaient l’une
de ces deux théories: ceux qui parmi eux ne distinguaient pas entre la génération substantielle
et l’altération qualitative, affirmaient qu’il y a un seul élément et que la génération avait lieu
à partir de celui-ci par condensation et raréfaction; les autres posaient une distinction entre
l’altération et la génération du fait qu’ils admettaient que la génération avait lieu par agré-
gation et séparation, comme par exemple <l’admettaient> les tenants des parties non parta-
geables, sauf que ceux-ci affirmaient que l’altération est un phénomène qui peut être perçu par
446 Averroès
de pâtir d’une certaine affection et cette possibilité, à son tour, dépend de l’exis-
tence d’un substrat unique capable d’accueillir l’affection en question11. C’est
la négation d’une prima materia, qui implique comme conséquence nécessaire
la négation de l’altération et celle de la génération absolue. S’il ne se produit
ni altération ni génération, c’est en effet qu’il n’existe pas de substrat capable
de recevoir les contraires, que ce soit dans la catégorie de la substance ou dans
celle de la qualité12. Ce qui ne veut pas dire que pour Averroès les accidents se
prédiquent directement de la matière première, mais que la matière première
est le substrat des accidents en un sens éloigné, en tant qu’elle est le substrat
des transformations élémentaires13. On reviendra sur cette question par la suite.
C’est une fois conclu l’examen de ces doctrines qu’Aristote commence, dans
la partie qui suit (al-ǧumla al-ṯāliṯa), la véritable analyse de la génération ab-
solue. C’est par conséquent la troisième partie qui constitue, dans la recons-
truction d’Averroès, le noyau théorique du premier livre du traité. Cette partie
comprend l’examen concernant l’existence et la nature de la génération absolue
(DGC I 3), visant à établir l’existence de la génération absolue, mais aussi l’ana-
lyse du chapitre 2 visant à réfuter les théories atomistes qui voudraient ramener
la génération à une simple agrégation. Dans ce cas aussi, l’examen dialectique
des doctrines des prédécesseurs constitue pour Averroès un passage obligé dans
la démonstration de l’existence de la génération absolue.
Contre la doctrine atomiste, Averroès déclare qu’il faut admettre que l’agré-
gation et la désagrégation ne sont que des changements d’un aspect relatif d’un
étant déterminé. La génération absolue n’est pas ce genre de changement, car
elle ne peut se produire «du point de vue d’une quantité continue» (min qibal
al-kamm al-mutawaṣṣil)14. En effet, si le corps demeure dans toute sa continuité
physique, il ne peut se transformer dans sa totalité, c’est-à-dire dans sa subs-
le sens […]. En effet, <leurs> éléments n’étaient pas capables d’être affectés, parce que, s’ils
l’étaient, ils seraient des composés».
11 Dans la partie du CM correspondant au dernier des trois chapitres consacrés à l’action et à
la passion, DGC I 9, Averroès confirmera que l’altération se produit seulement lorsqu’on admet
l’existence de principes composés d’une matière et d’une forme.
12 Averroès, CM DGC I, p. 4, 5 et sq.; cf. ibid., p. 10, 9–13: «On ne peut affirmer que le
substrat de l’altération est autre chose par rapport au substrat de la génération. Comment
s’ensuivrait-il <sans cela> que, lorsqu’on supprime le substrat du changement substantiel, on
supprime le substrat de l’altération? Le substrat de l’altération n’est, en effet, substrat qu’en
tant qu’il est substrat de la génération substantielle. C’est pourquoi Aristote a supposé dans le
cas de l’altération ce qu’il avait supposé pour la substance».
13 Averroès, CM DGC I, p. 31, 17–18: «La matière est donc proprement le sujet de ce chan-
gement, mais on peut l’appeler le substrat des autres genres de changement seulement en un
sens éloigné».
14 «Le changement dans le continu» (ἡ ἐν τῷ συνεχεῖ μεταβολή) que les atomistes considé-
raient comme le déplacement de toutes les parties composant le corps (DGC I 2, 317 a18–19) est
donc dans l’exégèse d’Averroès un changement qui laisse intacte la totalité de ce dernier, mais
qui peut en changer une qualité.
La voie vers le plus parfait. L’étude propre de la génération substantielle 447
15 Averroès, CM DGC I, p. 17, 5–8: «Quant à nous, nous n’excluons pas qu’une génération
relative se produise à la suite de l’association ni qu’une corruption relative soit produite à la
suite d’une dissociation. Pourtant, quant à la génération et à la corruption absolue, il n’est pas
possible qu’elles se produisent par suite de l’association et de la dissociation, car il est impos-
sible qu’un changement dans la substance se produise du point de vue d’une quantité continue,
mais non pas un changement dans la qualité».
448 Averroès
De ces cinq problèmes, déclare Averroès, les deux derniers sont en réalité réduc-
tibles à un seul. Le chapitre se divise par conséquent en quatre parties, chacune
fournissant la solution d’un problème. Aristote résout les trois premiers en ad-
mettant l’existence de la matière première et les deux dernières en posant, outre
l’existence de la prima materia, celle d’une échelle ontologique d’après laquelle
certains êtres sont plus parfaits que d’autres.
Au cours de l’analyse de la doctrine d’Aristote, on a vu que les deux premières
apories tenaient au fait qu’on appliquait sans réserve le modèle de l’alternance
aux générations absolues et que l’on supposait que, dans leurs cas aussi, au
contraire positif, terme ad quem du processus, s’oppose quelque chose d’absolu-
ment négatif. En effet, quel que soit le sens de l’expression «non-être absolu», on
serait contraint d’admettre soit que quelque chose dérive de ce qui n’existe pas,
soit que les affections sont séparées des substances. Averroès explique que ces
deux premières apories sont résolues en admettant que le terme a quo du pro-
cessus n’est rien d’autre que la matière première16. Si l’on pose l’existence de ce
principe, on n’est plus contraint ni d’admettre que le non-être absolu existe, car
la matière première, comme on l’a vu, est en même temps être et non-être (en ef-
fet elle possède par essence toutes les formes en puissance et aucune en acte) ni
d’admettre l’existence séparée de ce qui est en puissance, car la prima materia
n’a pas d’existence séparée (bien qu’elle possède toutes les formes en puissance,
elle doit toujours être prédiquée en acte de l’une d’entre elles)17.
C’est en posant l’existence de la matière première qu’on dénoue aussi la troi-
sième aporie. Ce n’est pas en raison du caractère inépuisable des êtres dont
procède la génération et de leur infinité en acte que le processus de généra-
tion est perpétuel, mais du fait qu’il existe un substrat matériel unique, dont les
deux formes contraires se prédiquent à tour de rôle18. C’est parce que la matière
16 Pour comprendre le sens dans lequel Averroès peut dire que la matière première est l’ex
quo de la génération, voir chap. VII.
17 Averroès, CM DGC I, p. 20, 5–9: «Aristote a déjà présenté la solution de cette aporie <i.e.
la première> dans le premier livre de la Physique; il pose ici comme acquis ce qu’il a affirmé là
et déclare que la génération absolue procède à partir d’un être qui est en puissance, mais non
en acte, c’est-à-dire dont on peut affirmer d’une certaine manière qu’il existe et d’une autre
qu’il n’existe pas: car il est non-être en acte, mais être en puissance». De façon cohérente à
ce qu’il défendra dans le GC de la Phys., Averroès considère la solution de la première aporie
comme relevant de l’étude générale de la science de la nature.
18 Averroès, CM DGC I, p. 23, 13–17: «Cette difficulté aussi bien que la précédente peuvent
être résolues en admettant que la corruption d’une certaine chose est en elle-même génération
d’une autre. En effet, si la corruption est la génération de ce qui vient à être, il est nécessaire
La voie vers le plus parfait. L’étude propre de la génération substantielle 449
«Si la génération d’une substance est en même temps corruption d’une autre,
comment se fait-il qu’on dise à propos de certaines choses, dont la génération
et la corruption relèvent de la substance, qu’elles ne s’engendrent, ni ne se
corrompent de façon absolue?»19.
L’aporie tient au fait que la langue parlée semble nier que la génération de
quelque chose se confond toujours avec la corruption d’autre chose. Nous ne
disons pas, à propos de certains êtres, qu’ils s’engendrent au sens absolu, nous
disons plutôt, à propos des substances dont ces êtres s’engendrent, qu’elles se
corrompent au sens absolu. Nous ne disons pas, par exemple, que le cadavre
s’engendre au sens absolu, nous disons plutôt que c’est l’homme qui se corrompt
au sens absolu. La même question peut être soulevée à propos des accidents, ce
qui constitue, dans la reconstruction d’Averroès, l’objet de la cinquième aporie20:
pour quelle raison, dans le cas des accidents, ne peut-on utiliser le verbe «s’en-
gendrer» dans les deux sens (absolu et relatif), alors qu’on peut le faire dans le
cas des substances?
On a analysé dans le chap. III les diverses hypothèses interprétatives propo-
sées par les commentateurs. On a signalé que la plupart d’entre eux estiment
que des deux difficultés soulevées par Aristote, la première est purement lin-
guistique et la seconde peut être résolue à l’aide de la distinction catégorielle.
Seul M. Rashed, dans son édition du DGC, s’éloigne de cette lecture et se rallie à
celle défendue par Averroès sur deux points: a) sur l’idée que les trois théories
de DGC I 3 sont analysées pour expliquer la véritable thèse d’Aristote, à savoir
que la génération et la corruption absolues ne sont pas des transformations ré-
ciproques; b) sur l’idée que les deux difficultés se dénouent à l’aide d’une seule
considération, c’est-à-dire en admettant que vient à être au sens absolu seul ce
que le processus de génération n’ait pas de fin du fait de la succession des formes dans le
substrat, qui est la matière. Il est en outre nécessaire que la chose qui est en puissance à partir
de laquelle il y a génération absolue ne soit pas dépourvue de ce qui est en acte, à savoir la
forme».
19 Averroès, CM DGC I, p. 24, 2–4.
20 Aristote, DGC I 3, 318 a33–35.
450 Averroès
qui est plus déterminé (aussi bien parmi les substances, que dans l’ensemble qui
comprend les accidents et les substances)21.
Les trois théories montrent en effet, d’après Averroès, que la corruption
d’une chose n’est pas toujours la génération d’autre chose, dans la mesure où
elles confirment toutes l’idée qu’il y a dans la réalité sensible une hiérarchie
d’êtres:
«Or, nous affirmons qu’il y a une façon de rendre compte de cette question.
Il semble en effet qu’il en aille de même de la génération d’une substance à
partir d’une autre et de la génération de la substance par rapport à la géné-
ration des accidents. De même qu’on dit concernant la génération de la subs-
tance qu’elle est une génération absolue et concernant la corruption <de la
substance, qu’elle est une corruption absolue>, alors qu’on ne dit pas la même
chose à propos de la génération et de la corruption des accidents, mais <on
parle> de génération relative et de corruption relative et non de génération
absolue ni de corruption absolue, il semble qu’il en aille de même pour les
substances les unes avec les autres, puisque les substances qui se transfor-
ment les unes dans les autres diffèrent en ce que certaines d’entre elles signi-
fient quelque chose de désigné au sens premier et véritable, je veux dire ce
qui est substance première et visée par soi, tandis que d’autres ne signifient
pas une individualité propre, mais ne désignent qu’un <individu> désigné
postérieur quant à la substantialité»22.
Averroès déclare que parmi les substances certaines ont un degré de «substan-
tialité» (al-ǧawhariyya) plus élevé que d’autres. S’il est assurément possible, du
point de vue de la matière première, de considérer la corruption d’une chose et
la génération d’autre chose comme deux processus ontologiquement continus
et symétriques, on peut toujours les distinguer en fonction de la «consistance»
ontologique de leurs produits. On dira ainsi du processus qui conduit à ce qui est
«moins complet dans son être» qu’il est une corruption en un sens absolu et une
génération en un sens relatif, alors qu’on dira de celui qui conduit à ce qui est
«plus complet dans son être» qu’il est une génération en un sens absolu et une
corruption en un sens relatif. Si en effet, du point de vue de la matière première,
toutes les corruptions et toutes les générations s’équivalent, cela n’est pas le cas
du point de vue des formes qui se trouvent en elle.
21 Sur ces points, l’exégèse d’Averroès s’inspire de la lecture proposée par Alexandre, que
Philopon nous rapporte (In Phys. 59, 8–14). Philopon nous dit en effet que conformément à
ce qu’Aristote affirme en Phys. III 1 (201 a3 et sq.) Alexandre appliquait la même distinction
à toutes les catégories. Pour plus de détail, voir Kurland (éd.), Averroes. On Aristotle’s “De
Generatione et Corruptione”, p. 154, n. 27.
22 Averroès, CM DGC I, p. 24, 5–14.
La voie vers le plus parfait. L’étude propre de la génération substantielle 451
«Voilà donc l’une des façons selon lesquelles on peut dire que certaines subs-
tances s’engendrent absolument et d’autres non. Cela d’ailleurs est en accord
avec ce que les hommes croient. Or bien que cet usage se soit avéré correct,
on ne peut légitimer l’erreur de ceux qui se méprennent sur cela dès lors
qu’ils considèrent ce qui est doué d’un être plus parfait comme doué d’un
être inférieur et, viceversa, ce qui est doué d’un être inférieur comme doué
d’un être plus parfait. Cependant le but ici n’est pas de vérifier le propos de
Parménide ou d’un autre, mais de vérifier cet usage»23.
Cette première distinction, explique Averroès, relève du fait que les formes des
différents êtres qui s’engendrent et se corrompent ne sont pas toutes les mêmes;
certaines sont «quelque chose de désigné selon l’antériorité et la réalisation»
et d’autres sont «postérieures quant à leur substantialité». L’usage linguistique
repose par conséquent sur un fait ontologique: si Parménide appelle la terre
non-être et le feu être et le processus qui conduit de l’une à l’autre génération
absolue, alors qu’il appelle le processus qui conduit du feu à la terre corruption
absolue, c’est parce que la terre est du point de vue de sa forme «moins déter-
minée» que le feu. Le fait que les gens se soient mépris, étant incapables de dis-
tinguer ce qui est véritablement plus parfait dans son être de ce qui l’est moins,
n’invalide pas la possibilité de poser cette distinction et d’accepter la pratique
linguistique qui en découle.
La deuxième théorie aussi implique l’existence d’une échelle ontologique,
fondée cette fois sur le critère qui distingue les substances sur la base de leur
matière constitutive, c’est-à-dire sur la base du type d’élément qui prédomine
dans leur composition24:
«Ainsi est-il possible d’affirmer à propos de ces choses, lorsque la plus im-
parfaite s’engendre de la plus parfaite, qu’on a corruption absolue de la plus
parfaite et génération relative de la plus imparfaite et au contraire lorsque
la plus parfaite s’engendre de la moins parfaite. Mais alors il est possible de
dire à propos de la plus parfaite, quand elle se corrompt en la moins parfaite,
qu’elle s’en va en non-être, et quand elle est engendrée à partir de la moins
parfaite qu’elle advient du non-être, selon l’usage habituel des anciens au
sujet de ce type de générations»26.
rie ordonne en revanche les réalités sur le faux critère selon lequel la perfec-
tion d’un être est fonction de son degré de perceptibilité27. Cependant, affirme
Averroès, ceux qui ont soutenu cette doctrine ont suivi eux aussi «les traces de
la vérité» (aṯar al-ḥaqq); car ils ont compris qu’il fallait ordonner la réalité selon
un principe qui attribue plus d’être à ce qui est plus déterminé et plus «saisis-
sable» (al-mudrak). Leur erreur consiste seulement en ce qu’ils ont cru que la
sensation pouvait fournir ce critère, alors qu’un tel principe, affirme Averroès,
ne peut être établi que par l’intellect. En effet, seul ce qui est «plus parfait selon
l’intellect» (akmal ʿinda al-ʿaql) est véritablement plus achevé28.
Averroès conclut ainsi que la raison pour laquelle on appelle le changement
vers et à partir de certaines substances «génération et corruption absolues» et
le changement vers et à partir d’autres substances «génération et corruption re-
latives», n’est pas une raison purement linguistique; elle tient en revanche à ce
que parmi les substances il y en a certaines qui sont plus parfaites, plus achevées
que d’autres.
Averroès a utilisé plusieurs expressions, au cours de son commentaire, pour
exprimer le critère qui fait qu’un être est plus parfait qu’un autre: (1) «signifier
quelque chose de désigné» (tadullu ʿalā al-mušār ilayhi), c’est-à-dire signifier
ce qui est «substance première» (ǧawhar awwal) et «visée par soi» (maqṣūd
bi-ḏātihi), «au sens antérieur et véritable» (bi-al-taqdīm wa-al-taḥqīq); (2) être
doué d’un être plus parfait; (3) être plus près de l’être; (4) signifier davantage
quelque chose de désigné; (5) être plus parfait quant à la substantialité. Il est
clair, pourtant, que ces expressions désignent toutes un seul et unique critère
selon lequel le degré d’achèvement et de perfection d’une substance est fonction
de sa détermination. Ce qui est plus parfait est ce qui est plus parfait quant à la
substantialité, c’est-à-dire ce qui désigne quelque chose de déterminé au sens
antérieur et véritable. Ce qui ne signifie pas quelque chose de déterminé, mais
«désigne quelque chose de désigné postérieur quant à la substantialité» (tadullu
ʿalā al-mušār ilayhi mutẚʾaḫir fī al-ǧawhariyya) ne pourra pas être le produit
d’une génération absolue. Comme M. Rashed l’a souligné, c’est donc la notion
de τόδε τι, d’être «quelque chose de désigné» (al-mušār ilayhi), qui nous permet
de définir la notion de génération absolue et, par cela même, celle de substance.
Le degré de «substantialité» d’un étant relève donc du fait qu’il possède un
être plus déterminé et plus proche de la réalisation. Mais si, comme Averroès
27 Averroès, CM DGC I, p. 26, 1–3: «L’opinion courante parmi les anciens est plutôt que la
perfection ou la défectuosité des substances individuelles, en raison de laquelle cet attribut leur
survient, tient à la supériorité dans la perceptibilité et à l’absence de perceptibilité».
28 On peut en ce sens remarquer que cette distinction rappelle de près le «double critère de
vérité» de la sensation et de l’intellect que depuis Théophraste la tradition péripatéticienne
avait fait sien, voir à ce propos R.W. Sharples, «The Criterion of Truth in Philo Judaeus, Al-
cinous, and Alexander of Aphrodisias», dans P. Huby et G. Neal (éds.), The criterion of truth:
essays in honour of George Kerferd, Liverpool University Press, Liverpool 1989, p. 231–256.
454 Averroès
«La cause de ces deux usages, je veux dire celui dans le cadre des substances
et celui dans le cadre des accidents et des substances, est, en un certain sens,
une cause unique: car on a <dans la classe des substances aussi bien que dans
la classe des accidents> deux classes, à savoir l’une parfaite et l’autre impar-
faite; on appelle donc le changement à partir du parfait (kāmil) et vers le
parfait, dans les deux classes, “génération absolue ” et “corruption absolue”;
tandis qu’on appelle le changement vers le défectueux (nāqiṣ) et à partir du
défectueux, “génération relative” et “corruption relative”. Par exemple, dans
le cadre des substances, la génération de la terre à partir du feu et du feu à
partir de la terre, et la génération de l’homme, <et dans le cadre des acci-
dents> la génération de la science dans l’homme»29.
Il ne s’agit donc pas, comme Joachim le prétend, de tracer deux structures diffé-
rentes pour deux types d’opposition différents, l’un à l’intérieur de la catégorie
de la substance, l’autre dans le cadre des dix catégories. Il s’agit de comprendre
que dans un cas comme dans l’autre, il existe un seul critère ontologique, fondé
sur la notion de détermination, qui nous permet de distinguer ce qui est plus par-
fait de ce qui l’est moins. Ce qui est plus déterminé et plus près de la réalisation,
aussi bien parmi les substances qu’à l’intérieur des autres catégories, est plus
parfait et plus achevé. C’est toujours vers ce genre de réalités que la génération
absolue est orientée. La génération absolue est effectivement le passage d’un
être à un autre, mais seulement en tant qu’elle est la transformation de ce qui
est moins τόδε τι en ce qui est plus τόδε τι. Averroès ne veut donc pas fonder la
notion de génération absolue sur la notion de substance au cœur des Catégories,
mais fonder la primauté de la substance sur la notion de τόδε τι, pour définir la
nature de génération absolue à l’aide de cette même notion. Il ne faut donc pas
abandonner l’idée que la génération absolue est toujours la transformation d’un
être en un autre, mais il faut «sortir» de la notion de substance exposée dans les
Catégories pour repérer un critère qui nous permette d’identifier ce qui est au
sens absolu et qui, donc, vient à être au sens absolu30.
Revenons maintenant à la question de comprendre comment entendre la no-
tion de détermination et expliquer l'existence d'une échelle de perfection. On
vient de suggérer que le degré de «détermination» et de «désignabilité» est dicté
par la plus ou moins grande perfection du point de vue de la forme. Il faut préci-
ser, toutefois, que lorsqu’on veut comprendre en quel sens une chose a un degré
de «substantialité» supérieur à une autre, c’est à la notion d’acte, telle qu’elle
est utilisée dans son commentaire du GA, qu’il faut regarder. C’est dans ce texte,
comme on le verra, qu’Averroès explique en quel sens on peut classer les subs-
tances entre elles selon un critère formel. Comme nous l’avons proposé dans
notre lecture d’Aristote, Averroès explique que les différentes espèces animales,
tout comme leurs individus, sont plus ou moins parfaites en fonction de l’acte
qu’elles réalisent. L’être – affirme-t-il avec Aristote – est plus noble que le non-
être, le mouvement plus que le repos, la vie plus que la privation de vie, l’âme
intellective plus que l’âme sensible. L’être le plus parfait est donc celui qui est le
plus proche de l’acte pur, à savoir l’intellect. C’est dans ce cadre aussi qu’il faut
interpréter la notion de détermination en jeu dans le commentaires d'Averroès:
si un être est quelque chose de désigné en vertu de sa forme, il est clair que le de-
gré de «substantialité» d’un étant du point de vue de l’intellect n’est rien d’autre
30 Rashed (éd.), Aristote, p. lxxxi et sq. Sur la lecture qu’Averroès propose de la doctrine de
la substance première exposée dans les Cat., voir C. Cerami, «La substance première d’Aver-
roès entre logique et ontologie» dans S. Ebbesen, J. Marenbon et P. Thom (éds.), Aristotle’s
Categories in the Byzantine, Arabic and Latin Traditions, Royal Danish Academy of Sciences
and Letters, Copenaghen 2013, p. 87–138.
456 Averroès
31 Dans son GC de Met. Z, Averroès confirme cette thèse et affirme que la véritable substance
première est ce qui est séparé dans la pensée, à savoir, ce qui n’est pas saisi par rapport à autre
chose. Il conclut que la forme est la substance première et que la substance composée n’est
substance qu’en vertu d’elle.
32 Averroès, CM DGC I, p. 28, 9–13: «[…] il ne faut pas voir une aporie dans le fait d’affirmer
que certaines substances s’engendrent du non-être <et s’en vont en non-être>, en raison de ce
que nous venons de dire à propos de la cause de la continuité de la génération, à savoir que la
matière première ne peut jamais être dépouillée de l’un des deux contraires, [je veux dire que
le processus de génération provient de l’être et la corruption procède vers le non-être]. Car
le <terme> non-être ne désigne que le plus vil des deux contraires et le <terme> être le plus
noble des deux».
La voie vers le plus parfait. L’étude propre de la génération substantielle 457
Ce qui demeure dans une génération substantielle élémentaire n’est donc ni une
forme substantielle ni un substrat existant en acte36, c’est une propriété qui né-
cessite à son tour un substrat, si bien qu’on peut la définir comme un substrat
par accident:
«Toutefois ces choses <i.e. les accidents que les substances corrompues et
engendrées ont en commun> qui subsistent identiques à elles-mêmes dans
le cas des choses qui s’engendrent ne semblent pas être les sujets de ce qui
vient à être à la manière dont ce qui est désigné est sujet dans le changement
dans la catégorie de la qualité. La raison en est que la chose qui demeure, par
exemple, dans la génération de l’eau à partir de l’air, est une chose conco-
mitante (lāḥiq) au sujet qui reçoit le changement (al-mawḍūʿ al-qābil); elle
n’est pas en soi le sujet, elle l’est seulement par accident, c’est-à-dire du fait
qu’elle se trouve dans un sujet. Pour cette raison, si le sujet désigné de l’alté-
ration était sujet de la même façon – je veux dire, par accident – alors l’altéra-
tion serait génération. Par exemple, si un homme était le sujet de l’art musical
et de sa privation à la manière dont la corporéité est sujet de la forme de
l’eau et de l’air – je veux dire par accident – alors le changement de l’homme
de l’ignorance de la musique à la connaissance d’elle serait une génération
et une corruption substantielle. Pourtant l’homme est le sujet par soi de la
connaissance de la musique. Pour cette raison alors <ce changement> est une
altération et non pas une génération»37.
La corporéité, qui demeure dans le cas des générations élémentaires les plus ra-
dicales, c’est-à-dire celles dans lesquelles les deux qualités tangibles de l’élément
qui se corrompt sont remplacées, est considérée, à l’instar du translucide de DGC
I 4, comme un «concomitant» du substrat ultime. Elle n’est donc pas au sens
strict la matière première, mais la première des caractérisations sensibles qui
s’y trouvent. C’est ce qu’Averroès affirme dans un bref développement qui clôt
la section consacrée à l’altération, conservé seulement dans l’original arabe. En
identifiant la nature du corps aux dimensions indéterminées, Averroès y affirme
que celles-ci sont la seule disposition dont la matière première ne peut jamais
être dépouillée:
«En outre pour cette raison les trois dimensions, dont on considère qu’elles
sont la nature du corps, sont la première disposition (ḥāl) dans la matière,
même si dans aucune génération la matière ne peut en être dépouillée, non
pas parce qu’elles existent dans la matière en acte, mais en une sorte de puis-
sance différente de celle en vertu de laquelle la matière subsiste, celle-ci étant
ce qui reçoit les trois dimensions. Leur existence est intermédiaire entre la
puissance de la matière et les trois dimensions en acte qui constituent le subs-
trat de l’altération»38.
C’est en ce sens que la corporéité est sujet de la forme des éléments, c’est-à-
dire non pas par soi, mais en tant que propriété qui demeure. Ce même para-
digme vaut aussi bien dans le cas des générations des éléments qui partagent
d’autres propriétés outre la simple corporéité, que dans le cas des générations
plus complexes. Dans ce cas aussi, les propriétés qui demeurent, comme celles
qui changent, sont des concomitants de ce qui advient, à savoir la substance en-
gendrée informée par la nouvelle forme substantielle:
l’analyse de la génération substantielle du DGC une étude, pour ainsi dire, plus
sophistiquée que celle de Phys. I 7, c’est qu’Aristote y définit mieux la nature de
ce qui demeure dans une génération substantielle. On a ainsi suggéré qu’Aristote
s’efforce de considérer le substrat de la génération dans les termes d’une pro-
priété. Averroès paraît dans son CM de DGC I 4 aller dans cette même direction.
L’originalité de son exégèse tient alors au fait qu’il tâche de définir le statut de
ces propriétés beaucoup plus clairement qu’Aristote ne le fait.
S’il est vrai qu’en DGC I 4 Aristote restreint les qualités aux affections, dans le
but ultime de mettre en place les fondements de la théorie des transformations
élémentaires du livre suivant41, il ne se résout jamais à ranger ces propriétés
dans une catégorie plutôt que dans une autre. Averroès, comme on vient de
le voir, franchit ce pas et accorde aux propriétés en jeu dans les transforma-
tions substantielles un statut particulier, celui de concomitants. En les plaçant à
mi-chemin entre les formes et les purs accidents, Averroès fait de ces propriétés
le pivot physique de la génération.
Ce même paradigme est également mis en lumière dans la partie du CM
consacrée à l’étude de l’accroissement. On a déjà souligné l’importance que cette
«substantialisation» des qualités occupe dans le processus de l’accroissement42.
En confirmant l’hypothèse annoncée, on voudrait à présent revenir sur la com-
paraison entre l’accroissement et la génération, pour montrer que dans ce cas
aussi la génération est conçue dans les termes d’une altération substantielle,
c’est-à-dire d’une transformation des qualités affectives qui débouche sur une
nouvelle forme substantielle.
43 La phrase «le dur ne naît pas du dur», athétisée par Joachim renvoie aux changements
d’une qualité secondaire de la froideur comme celle du dur qui procède de ce qui est seulement
génériquement le même qu’elle.
44 Averroès, CM DGC I, p. 37, 9–15.
45 Averroès, CM DGC I, p. 38, 1–5: «Quant à la cause matérielle, étant donné qu’il n’existe
pas une matière en puissance du corps en général – comme il a été démontré – mais seulement
une matière d’un certain corps déterminé et que l’augmentation est seulement une génération
relative aux parties du corps déterminé, alors il est nécessaire qu’il y ait une seule matière pour
les deux <processus>. De fait, ce qu’on a admis au sujet de la matière de l’augmentation n’est
pas propre à elle, mais cela est commun à celle-ci et à la génération».
46 Averroès, CM DGC I, p. 37, 1–3.
462 Averroès
d’un corps en acte. Quant à la génération, étant donné qu’elle a lieu dans la
catégorie de la qualité, il ne s’en suit pas la même conclusion»47.
«En effet, il est dans la nature du corps de recevoir une affection (tẚʾṯīr) seu-
lement par un corps à lui contraire, comme par exemple le feu s’engendre
de l’air et également une saveur d’une saveur contraire à elle et une couleur
d’une couleur contraire à elle»57
Là où Aristote affirmait simplement que c’est dans les contraires que «résident
globalement la corruption et la génération»58, Averroès glose que la génération
se réalise lorsque les contraires, identifiés à des qualités affectives, rentrent dans
un rapport d’action/passion. Il appelle ce genre de qualité «affection» (aṯar) ou
«qualité affective» (kayfiyya aṯariyya)59 et l’identifie, dans l’Epit. du même pas-
sage, au troisième type des qualités énumérées en Cat. 8.
Beaucoup plus explicitement qu’Aristote, Averroès définit donc le phénomène
de l’action/passion comme la transmission d’une qualité affective et le considère
comme la condition sine qua non de la génération. Il conclut ainsi que la généra-
tion implique nécessairement l’existence d’une qualité affective qui agit et d’une
autre qui pâtit60 et, de façon cohérente, définit l’agent comme celui qui modifie
ce type de qualités. L’action/passion aboutit donc à une génération parce qu’elle
touche aux «qualités affectives» des corps qui se transforment, par contact,
l’un sous l’action de l’autre. Elle est donc pour cette même raison au cœur du
phénomène du mélange, qui constitue le résultat de cette altération61. Averroès
conclut ainsi que toute action/passion n’est pas forcément un mélange, du moins
non pas au sens strict, mais qu’il faut, pour qu’il y ait mélange, que deux corps
agissent et pâtissent par leurs qualités affectives.
Comme dans le cas de l’action/passion, donc, Averroès ne montre pas la même
indécision que le texte qu’il commente. En effet, en DGC I 10, Aristote ne précise
pas la catégorie selon laquelle le changement a lieu; il se contente d’affirmer que
le mélange se distingue de la génération, étant conditionné, tout comme l’aug-
mentation, par le jeu de ses affections qui varie selon un certain degré et une
modalité particulière62. Dans sa paraphrase, en revanche, Averroès ne montre
plus aucune hésitation et affirme d’emblée que le mélange est un processus qui
relève de la catégorie de la qualité63, dans la mesure où il est la transformation
des qualités affectives des corps qui se mélangent. En effet, conclut Averroès, le
mélange ne se produit qu’entre des choses qui sont par nature capables d’agir
et pâtir mutuellement, et donc entre contraires. C’est pourquoi la propriété que
«[…] quand la puissance des deux corps s’égalise plus ou moins, alors chacun
se transforme vers ce qui domine, en sortant de sa propre nature, sans toute-
fois devenir l’autre: il devient intermédiaire et commun»65.
Dans un article récent, V. Cordonier a montré que dans le reste de son corpus
Averroès n’est pas si catégorique et semble admettre, dans le sillage de Galien,
que la mixis concerne également les éléments. Elle montre ainsi qu’Averroès
interprète la thèse aristotélicienne d’une permanence «en puissance» des élé-
ments dans les composés dans les termes d’une subsistance des formes des élé-
ments à un degré amoindri. C’est cette thèse qui constitue, d’après elle, l’horizon
théorique de la doctrine des formae remissae68.
Dans le GC du DC, Averroès semble en effet admettre que dans un mélange
d’éléments, ce sont leurs formes qui se mélangent et non pas simplement leurs
qualités. Le cas des éléments demeure toutefois singulier, dans la mesure où à
plusieurs reprises Averroès les considère comme des sub-substances. Par ail-
leurs, comme on l’a vu dans le GC de la Phys., il assure que leurs qualités sont si
proches de l’essence qu’elles peuvent être considérées comme des quasi-formes.
De ce point de vue, leur cas ne peut pas être érigé à règle générale, c’est plutôt
l’inverse. En effet, s’il est vrai qu’on peut considérer leur unification par mé-
lange comme le mélange de leurs formes, c’est que leurs qualités affectives sont
comme des formes; ce qui n’est plus vrai pour les autres niveaux du sensible,
où les qualités ne sont pas des formes, mais leurs concomitants et instruments.
La transformation d’un élément dans un autre confirme par ailleurs ce même
paradigme et permet de comprendre pour quelle raison Averroès peut concevoir
cette transformation comme un mélange. C’est le cœur de la partie du CM consa-
crée à l’explication des transformations élémentaires exposées en DGC II 1–5 et
notamment en DGC II 4. C’est ici qu’Averroès affirme clairement que les qualités
primaires des éléments sont à la charnière des phénomènes génératifs et ex-
plique que si l’on peut rapprocher la transformation des éléments d’un mélange,
c’est que leur génération, comme celle des composés, découle de la possibilité
d’une variation d’intensité dans leurs qualités élémentaires. La transformation
élémentaire ne doit pas être identifiée à un mélange au sens strict, mais partage
avec ce phénomène le fait de résulter d’une variation scalaire des qualités pri-
maires. Si, en d’autres termes, on peut concevoir la transformation élémentaire
dans les termes d’un mélange et l’assimiler à une véritable génération substan-
tielle, c’est que les deux phénomènes se font par la transmission et l’interaction
des qualités affectives en jeu dans l’action/passion.
Le modèle de ce type particulier de transformation qualitative est très claire-
ment appliqué à la génération d’un élément à partir de deux éléments contraires,
qu’Aristote définit en DGC II 4 comme «la transition» (μετάβασις) de plusieurs
corps en un seul. Averroès considère cette forme de génération comme un troi-
sième type possible de transformation élémentaire, à côté de la transformation
d’un élément en un élément consécutif et de celle d’un élément en l’élément
contraire. Averroès n’appelle pas cette transformation «mélange», mais il l’ex-
69 Sur ce type de transformation, voir les notes de Rashed (éd.), Aristote, p. 159–160.
70 Aristote, DGC II 4, 331 b26–33: «Mais quand il s’agit de corps consécutifs, ce n’est pas
la corruption en chacun d’eux d’un des deux éléments qui peut produire la transition vers
quelque corps que ce soit – puisqu’il ne subsiste, dans les deux ensemble, que la même marque
ou deux marques contraires mais que d’aucune de ces deux configurations, il n’est possible
que naisse un corps: si, par exemple, du feu se corrompt le sec et de l’air l’humide (car il ne
subsiste alors dans les deux que le chaud); si au contraire le chaud s’en va des deux, subsistent
les contraires, le sec et l’humide».
71 Averroès, CM DGC II, p. 102–103.
72 Aristote, DGC II 4, 331 a3–6.
73 Par exemple, lorsque la terre (froid-sec) est engendrée à partir du feu (chaud-sec) et de
l’eau (froid-humide), le chaud du feu et l’humide de l’eau se corrompent, tandis que le sec du
feu s’intensifie (puisque la terre est caractérisée par le sec plutôt que par le froid, alors que le
feu est caractérisé par le chaud plutôt que par le sec) et le froid de l’eau s’amoindrit (puisque
l’eau est caractérisée par le froid plutôt que par l’humide).
468 Averroès
«Et j’entends ici par altération passive celle qui se produit dans les qualités
sensibles et en particulier dans les quatre qualités, celles qui sont causes de la
génération et de la corruption, je veux dire la chaleur, l’humidité, la froideur
et la sécheresse. Quant aux autres qualités, cette altération <passive> n’est
pas une condition de leur existence, et donc on ne les refuse pas à ce <corps>,
par exemple l’existence de la figure et de la luminosité»78.
célestes qui embrasent l’air sublunaire, ainsi que la réflexion des rayons lumi-
neux procédant d’eux83, mais que ce mouvement et cette luminosité ne causent
pas d’échauffement dans les corps célestes qui se trouvent entre le Soleil et l’air
dans la concavité de la Lune.
Dans le passage du GC correspondant84, Averroès modifie partiellement son
interprétation et, critiquant l’explication d’Alexandre85, il affirme qu’il ne faut
pas expliquer la production de la chaleur par le Soleil et «l’innaffectibilité» des
corps qui se trouvent entre lui et l’air sublunaire par l’analogie de la torpille. Il
assure qu’une seule explication doit rendre compte du fait que 1) le Soleil peut
chauffer sans être en contact direct avec l’air de la concavité de la Lune, 2) qu’il
chauffe plus que les autres parties de la sphère dans laquelle il se trouve et 3) que
cette action n’implique pas d’échauffement ni chez lui ni dans les corps célestes
intermédiaires entre lui et l’air sublunaire.
Pour rendre compte de ces trois phénomènes à la fois, Averroès affirme qu’il
faut considérer le Soleil, tout comme les autres étoiles, comme des «parties» de
la sphère dans laquelle ils se trouvent. Il explique que l’intensité de la chaleur
produite par le Soleil et les autres étoiles découle de leur densité et de leur rareté
(densitate et raritate) et que cette densité est directement proportionnelle à la
puissance (potentia) qui leur est propre. La densité et la puissance expliquent,
donc, les mouvements et la luminosité. La plus grande densité et la plus grande
puissance expliquent, quant à elles, la plus grande chaleur provenant du Soleil
et, de façon générale, des parties des sphères où se trouvent les étoiles.
L’existence de deux types de qualités «hétérogènes» permet de comprendre
le paradigme qu’Averroès propose. La densité ontologique explique l’action de
l’étoile, sans impliquer une présence de chaleur ni, plus généralement, la pré-
sence d’une affection. En effet, conclut Averroès, la densité et la rareté sont pré-
diquées de façon équivoque des corps célestes et des corps sensibles86. C’est pour
cela, peut-on donc inférer, que ces qualités ne produisent pas dans les corps
célestes d’altération passive.
L’explication par le mouvement n’est pas abandonnée87, mais elle est précisée
pour éviter le recours au paradigme purement instrumental de la torpille. En
83 Sur les modalités de cette génération de chaleur par réflexion, voir G. Freudenthal,
«The Medieval Astrologisation of Aristotle’s Biology: Averroes on the Role of the Celestial
Bodies in the Generation of Animate Beings», Arabic Sciences and Philosophy, 12, 2002, p. 111–
137: p. 128–135.
84 Averroès, GC DC II 7, c. 42, p. 350, 54–352, 101.
85 De fait, Averroès affirme trouver cette explication d’Alexandre chez Thémistius, à qui il
reproche de l’avoir attribuée à Alexandre (GC DC II 7, c. 42, p. 349, 38: «Thémistius prétend
(fingit/*yazʿam) qu’à cette question Alexandre a répondu […]»; «Themistius autem fingit
quod huic questioni respondet Alexander […]»).
86 Averroès, GC DC II 7, c. 42, p. 350, 54–60.
87 L’explication par les rayons lumineux non plus (cf. GC DC II 7, c. 42, p. 354, 168–183).
472 Averroès
effet, le Soleil meut et agit non pas comme un moteur indépendant, mais comme
la partie d’un tout. Même s’il est la partie la plus dense de la sphère et celle
douée d’une puissance plus importante, il n’agit qu’en tant que partie: c’est la
sphère qui contient l’étoile qui cause le mouvement88. L’étoile qui se trouve dans
la sphère constitue en effet avec la sphère elle-même un tout comparable à un
organisme animal. En tant que partie, elle n’a pas d’autonomie, pour ainsi dire,
causale, par rapport au tout auquel elle appartient. Son action et sa puissance,
par conséquent, sont déterminées par le tout dont elle est la partie. En effet, ex-
plique Averroès, la puissance du tout est composée des puissances des parties89.
Il n’est donc pas besoin d’expliquer la production de la chaleur par le Soleil et
l’innaffectibilité des corps qui se trouvent entre lui et l’air à l’aide de l’analogie
de la torpille; il faut en revanche remplacer cette analogie par celle du corps
organique. Le Soleil et les astres intermédiaires ne sont pas vis-à-vis de la sphère
qui les contient des moteurs, ou des moteurs-mus, indépendants; car l’étoile
n’est qu’une partie de l’ensemble de la sphère90.
Ce changement de position doit être vu comme la dernière étape d’une «évo-
lution» qui a conduit Averroès à abandonner de façon de plus en plus marquée
la théorie d’une action intelligible supralunaire sur le sensible. Dans l’Epit., en
effet, Averroès attribuait à la puissance divine et au «Donneur des formes» l’ac-
tion génératrice des cieux; dans le CM, il l’attribuait de façon générale aux cieux
et aux astres; dans le GC, il précise que c’est leur densité ontologique et leur
puissance qui expliquent leur action sur le sensible. L’analogie avec l’animal du
GC tire, en effet, autant que possible l’action cosmique du côté d’une causalité
hylémorphique91.
Dans le CM comme dans le GC, la distinction entre deux types de qualités (en
l’occurrence la luminosité/densité et la chaleur) joue un rôle crucial dans la cla-
rification du type de causalité qui, d’après Averroès, lie le monde supra-lunaire
au monde sublunaire. Les corps célestes et les corps sensibles ont des qualités
et donc des altérations de type différent: les seconds des qualités affectives qui
produisent «des altérations passives»; les premiers des qualités «impassibles»
qui ne produisent pas des altérations qui impliquent une passion du même type
que celle qu’ils produisent. On verra dans le chapitre suivant que ce paradigme
Comme dans le cas du DGC, nous ne possédons pas de GC des traités biologiques
d’Aristote, rassemblés dans le monde arabe sous le titre de Livre des animaux92. Il
nous reste un seul commentaire93 qui ne concerne que le PA et le GA94 et qui ne
92 L’ensemble des écrits biologiques d’Aristote (HA, PA et GA) a circulé dans le monde arabe
dans une recension intitulée Kitāb al-Ḥayawān (Livre des animaux), dont les livres (maqālāt)
I–X correspondent à HA, les livres XI–XIV à PA, et les livres XV–XIX à GA. Dans son Fihrist,
Ibn al-Nadīm nous dit qu’Ibn al-Biṭrīq avait traduit le livre dans son entier et qu’il existait une
traduction syriaque plus ancienne et plus correcte (Al-Nadīm, Kitāb al-Fihrist, p. 251). La
seule traduction arabe qui nous reste a été faussement attribuée à Yaḥya ibn al-Biṭrīq (la partie
correspondant au GA a été éditée par J. Brugman et H.J. Drossaart Lulofs (éd.), Aristotle,
Generation of Animals. The Arabic Translation Commonly Ascribed to Yaḥyā ibn al-Biṭrīq, Brill,
Leiden 1971; celle correspondant à HA par ʿA. Badawī (éd.), «Arisṭūṭālīs, Ṭibāʿ al-ḥayawān,
Tarǧamat Yūḥannā ibn al-Biṭrīq, Koweit 1977; celle qui couvre le PA par ʿA. Badawī (éd.),
Arisṭūṭālīs, Aǧzāʾ al-ḥayawān. Tarǧamat Yūḥannā ibn al-Biṭrīq, Koweit 1978 et ensuite par
R. Kruk (éd.), The Arabic Version of Aristotle’s Part of Animals. Books XI–XIV of the Kitāb al-
Ḥayawān, Koninklijke Nederlandse Akademie van Wetenschappen, Amsterdam-Oxford 1979).
En la comparant aux autres traductions de la période Abbasside, G. Endress (G. Endress, Die
arabischen Ubersetzungen von Aristoteles’ Schrift De Caelo, Frankfurt am Main, 1966, p. 113–5)
a proposé de l’attribuer à Usṭāṯ, qui l’aurait traduit soit directement de l’arabe soit du syriaque.
Drossaart Lulofs a toutefois émis des doutes contre cette hypothèse. L’attribution à Usṭāṯ a
été également invalidée par R. Kruk. Pour une étude de la transmission de ces traités dans la
tradition arabe, voir les introductions de H.J. Drossaart Lulofs et R. Kruk à leurs éditions. Sur
l’hypothèse que la traduction arabe de ces traités avait été réalisée du syriaque, voir J. Den
Heijer, «Syriacism in the Arabic Version of Aristotle’s Historia Animalium», Aram 2, 1991,
p. 97–114; en faveur de l’hypothèse d’après laquelle cette traduction a été faite directement
du grec, voir L. Filius, The Book of Animals by Aristotle, dans A. Akasoy et W. Raven (éds.),
Islamic Thought in the Middle Ages, Brill, Leiden-Boston 2008, p. 267–273.
93 Même si aucune source biobibliographique n’en fait mention, nous ne pouvons pas ex-
clure qu’Averroès ait composé un autre commentaire de ces traités ou qu’il en ait au moins
eu l’intention, puisqu’à la fin de son texte, s’excusant des erreurs et de l’insuffisance de son
étude, dus à un manque de temps, Averroès nous dit espérer pouvoir revenir sur l’ensemble des
traités biologiques, afin d’en fournir une exégèse plus précise. Il nous dit également qu’il ne
possédait de ces traités aucun commentaire composé par un autre exégète (Averroès, CM GA,
f. 144 D15-E11). Ce passage nous permet aussi de dater le commentaire, car Averroès y affirme
avoir achevé son texte à Séville, après avoir quitté Cordoue, ce qui permet de fixer l’année 1169
comme terme post quem.
94 Nous n’avons aucune trace d’un commentaire de l’Histoire des animaux par Averroès. Ce
fait semble ainsi confirmer une caractéristique commune à la tradition arabe occidentale, dans
laquelle ce sont le PA et le GA (correspondant aux livres XI–XIX du Livre des animaux) qui
ont été étudiés et commentés (cf. Brugman et Drossaart Lulofs, Aristotle. Generation of
Animals, p. 48).
La voie vers le plus parfait. L’étude propre de la génération substantielle 475
nous est pas parvenu dans l’original arabe, mais dans les traductions arabo-hé-
braïque et hébraïco-latine95.
Il est avant tout difficile de comprendre si ce traité s’inscrit au nombre des
Epit. ou des CM, et les spécialistes ne s’accordent pas sur ce point96. En effet, ce
95 La traduction arabo-hébraïque a été composée par Jacob ben Makhir ibn Tibbon en 1302.
Avant cette traduction, certains extraits du commentaire d’Averroès étaient transmis par les
savants juifs Judah ha-Cohen (1247 ca.) et Shem Tov Ibn Falaqera (1260 ca.). Dans son De‘ot
ha-filosofim, ce dernier a signalé l’existence d’une version double de certains passages du
commentaire d’Averroès. Pour une étude de ces textes, voir M. Zonta, «Mineralogy, Botany
and Zoology in Medieval Hebrew Encyclopedias. “Descriptive” and “Theoretical” Approaches
to Arabic Sources», Arabic sciences and Philosophy 6, 1996, p. 263–315; id., «The Zoological
Writings in the Hebrew Tradition: The Hebrew Approach to Aristotle’s Zoological Writings
and to their Ancient and Medieval Commentators in the Middle Ages», dans C. Steel, G.
Guldentops et P. Buellens (éds.), Aristotle’s Animals in the Middle Ages and Renaissance,
Leuven University Press, Leuven 1999, p. 45–48; S. Harvey, «Arabic into Hebrew: the He-
brew Translation Movement and the Influence of Averroes upon Medieval Jewish Thought»,
dans D.H. Frank et O. Leaman (éds.), The Cambridge Companion to Jewish Philosophy, Cam-
bridge University Press, Cambridge 2003, p. 258–280; id., «Shem-Tov Ibn Falaquera’s De‘ot
ha-Filosofim: its sources and use of sources», dans id. (éd.), The Medieval Hebrew Encyclope-
dias of Science and Philosophy, Springer, Dordrecht 2000, p. 211–247, ainsi que la bibliographie
citée à la fin du volume; R. Fontaine, «Averroes’ Commentary on Aristotle’s De Generatione
Animalium and its Use in Two Thirteenth-Century Hebrew Encyclopedias», dans Akasoy
et Raven (éds.), Islamic Thought, p. 489–502; ead., «Meteorology and Zoology in Medieval
Hebrew Texts», dans G. Freudenthal (éd.), Science in Medieval Jewish Cultures, Cambridge
University Press, Cambridge 2011, p. 217–229: p. 226–229; G. Freudenthal, «Averroes’
Changing Mind on the Role of the Active Intellect in the Generation of Animate Beings», dans
A. Hasnawi (éd.), La lumière de l’intellect. La pensée scientifique et philosophique d’Averroès
dans son temps, Actes du IVe Colloque International de la SIHSPAI (Société internationale
d’histoire des sciences et de la philosophie arabes et islamiques) Cordoue, 9–12 décembre 1998,
Peeters, Leuven 2011, p. 319–328. Une traduction arabo-latine de ce commentaire a été rédigée
aux alentours de la première moitié du XIIIe siècle, il ne nous en reste que des fragments.
Sur la possibilité d’attribuer cette traduction à Michel Scot, voir D.N. Hasse, Latin Averroes
Translations of the First Half of the Thirteenth Century, Olms, Hildesheim 2010. Une traduction
hébraïco-latine complète a été réalisée par Jacob Mantino et a été éditée par les frères Juntes.
C’est à cette traduction, qui témoigne, comme on le verra, des modifications apportées posté-
rieurement par Averroès que je ferai référence dans la suite du texte.
96 Parmi les lecteurs anciens d’Averroès, Gersonide a considéré ce traité comme un Com-
mentaire Moyen (voir R. Glasner, «On the Writing of Gersonides’ Philosophical Commen-
taries», dans C. Sirat, S. Klein-Braslavy et O. Weijers (éds.), Les méthodes de travail de
Gersonide et le maniement du savoir chez les scolastiques, Vrin, Paris 2003, p. 90–104). Parmi les
modernes, M. Steinschneider penche plus pour considérer le commentaire comme un Épitomé
(M. Steinschneider, Die hebraïschen Übersetzungen und die Juden als Dolmetscher, Kom-
missionsverlag des Bibliographischen Bureaus, Graz 1956, p. 144, n. 258). H.A. Davidson ne
tranche pas pour l’une ou l’autre hypothèse (H.A. Davidson, Alfarabi, Avicenne & Averroes on
Intellect, Their Cosmologies, Theories of Active Intellect and Theories of human intellect, Oxford
University Press, Oxford-New York 1992, p. 234, n. 62), mais affirme que le commentaire té-
moigne d’un stade intermédiaire de la pensée d’Averroès (ibid., p. 242–245; 257). En faveur
476 Averroès
de l’hypothèse qu’il s’agisse d’un commentaire moyen, voir aussi R. Fontaine, «Averroes’
Commentary».
97 Même s’il est en partie trompeur de parler de «genres», car chaque paraphrase, comme
chaque épitomé, a des caractéristiques propres, on peut toutefois repérer des caractères qui
sont dominants dans le cas des paraphrases et absents des épitomés. C’est donc par approxi-
mation qu’on peut considérer les Commentaires Moyens comme appartenant à un groupe plus
ou moins homogène de traités.
98 Voir n. 000. Sur cette datation, voir S. Munk, Mélanges de philosophie juive et arabe,
A. Franck, Paris 1859, p. 422; M. Alonso, Téologia de Averroes. Estudios y documentos, Escuela
de Estudios Arabes, Madrid-Granada 1947, p. 54 et 79–81.
99 Ces deux raisons sont avancées par Averroès lui-même à la fin du traité (cf. Averroès,
CM GA, f. 144 D15-E11); la première se trouve aussi au début de la partie du commentaire
consacrée à l’étude du sperme (cf. CM GA I, f. 52 A11–15). Pour d’autres raisons en faveur de
cette hypothèse, voir Fontaine, «Averroes’ Commentary», p. 490–491.
La voie vers le plus parfait. L’étude propre de la génération substantielle 477
des générations animales100. Dans les passages modifiés, en effet, Averroès s’op-
pose de façon claire à la vision émanatiste propre de la première période de sa
réflexion et s’accorde avec celle défendue dans les CM et les GC. Concernant
sa doctrine de la génération animale, on verra en outre que, dans l’ensemble
du traité, le rôle particulier qu’Averroès accorde à la théorie du mélange et à la
notion de complexion témoigne d’une proximité doctrinale de ce traité avec la
paraphrase du DGC et celle des traités de Galien101.
Pour toutes les raisons évoquées, on peut donc considérer ce traité comme le
dernier des épitomés et la première des paraphrases et conclure qu’il est pour
cette raison et même indépendamment de son statut littéraire, une source indis-
pensable pour comprendre la théorie de la génération substantielle qu’Averroès
défend dans la période des CM et des GC.
Sans doute à cause de l’absence d’édition critique des traductions hébraïque et
latine, ce commentaire, qui pour sa richesse doctrinale et son usage des sources
philosophiques et médicales mériterait une étude à part, reste un texte peu étu-
dié102. Plusieurs articles, dans les dernières années, ont été consacrés à la ques-
tion du rôle qu’Averroès attribue à la semence masculine et à la «puissance for-
matrice» (vis formativa/quwwa al-muṣawwira) qui par le biais de cette semence
agit sur les menstrues féminines103. L’importance accordée à cette question se
justifie par la portée qu’elle a dans la doctrine physique et métaphysique du
Cordouan104. Cependant, afin de comprendre la doctrine de la génération ani-
male que ce dernier propose et le type de processus impliqué, il reste encore une
autre question fondamentale à clarifier, celle concernant le type de contribution
qu’Averroès attribue à la matière féminine dans la constitution de la substance
100 Sur ce point, voir Davidson, Alfarabi, Avicenna, p. 242–245; Freudenthal, «Averroes’
changing mind».
101 Pour l’édition du texte arabe de ces commentaires, voir Averroès, Averrois in Galenum,
M. de la Conceptión Vázquez de Benito (éd.), C.S.I.C.-I.H.A.C., Madrid 1984; pour une traduc-
tion espagnole, voir Averroes, La medicina de Averroes: Comentarios a Galeno, traducción de
M. de la Conceptión Vásquez de Benito; introducción, M.C. Hernández, Ediciones Universidad
Salamanca, Colegio Universitario de Zamora, Salamanca 1987.
102 Une édition critique du texte hébraïque est en préparation par G. Bos, R. Fontaine et
D. Wirmer.
103 Voir notamment Freudenthal, «The Medieval Astrologisation» (2002), p. 111–137; id.
«The Medieval Astrologization of The Aristotelian Cosmos: From Alexander of Aphrodisias
to Averroes», Mélanges de l’Université Saint-Joseph, 59, 2006, p. 29–68; id. «The Astrologiza-
tion of the Aristotelian Cosmos: Celestial Influences on the Sublunary World in Aristotle,
Alexander of Aphrodisias, and Averroes», dans A. C. Bowen et C. Wildberg (éds.), A Com-
panion to Aristotle’s Cosmology: Collected Papers on De Caelo, Brill, Leiden 2009, p. 239–281; id,
«Averroes’ changing mind ».
104 On reviendra sur cette question dans le chapitre suivant, dans la partie consacrée à clari-
fier le but de l’étude «métaphysique» des générations spontanées.
478 Averroès
composée105. Car s’il est certain, comme le commentateur le répète à maintes re-
prises dans sa paraphrase, que la femelle n’apporte que la matière, il reste encore
à comprendre de quelle façon et à quel titre les propriétés de la matière féminine
peuvent demeurer dans la constitution de l’embryon. Cette question, comme
on l’a vu dans la partie consacrée à Aristote, en recèle au moins trois autres
qui permettent de jeter un pont entre l’histoire de la biologie et de la physique
d’une part, et celle de l’ontologie d’autre part: i) quel rôle joue la matière dans
la substance composée engendrée? ii) quel est le statut de la forme? Peut-on
repérer une forme sub-spécifique qui comprendrait les caractères propres aux
individus? iii) quel est le critère nous permettant de classer les substances les
unes par rapport aux autres?
Afin de résoudre toutes ces questions et dans le but ultime de comprendre
l’interprétation qu’Averroès propose du paradigme explicatif de la génération
animale, on se concentrera dans les pages qui suivent sur les passages du com-
mentaire du GA consacrés à la question de l’interaction des principes masculins
et féminins. Cette étude nous permettra de confirmer la thèse repérée dans les
autres traités analysés, d’après laquelle le processus amenant à l’émergence de la
forme est à identifier avec un processus qui à juste titre peut être défini comme
une altération substantielle. Dans le cas des animaux les plus achevés, l’embryon
est en dernière instance le produit d’un mélange, non pas des deux semences,
mais des qualités opposées qui se trouvent dans la matière homéomère. La forme
de l’animal engendré, par le biais du pneuma, s’impose sur ces qualités comme
agent ultime et comme «forme des formes». La forma complexionalis (al-ṣūra al-
mizāǧiyya*), résultat proportionné de ce mélange, n’est pas en tant que telle une
condition suffisante pour la constitution de la substance; mais elle est assuré-
ment une condition nécessaire, que seul le père-agent permet d’actualiser. C’est
elle en dernière instance qu’on doit considérer comme «le concomitant» dont la
transformation débouche sur l’advenir de la nouvelle forme substantielle.
En dépit de l’importance accordée par Averroès à la notion de «complexion»
(mizāǧ), la place qu’elle occupe dans la biologie rušdienne n’a jamais été conve-
nablement considérée. On verra, en effet, que la complexion, c’est-à-dire la pro-
portion qualitative, propre à chaque espèce animale et à chaque individu est
placée au cœur de l’explication de la quasi-totalité des phénomènes biologiques
qu’Aristote étudie dans son traité. On montrera alors que, dans cet horizon théo-
105 Sur la question du rôle génératif de la femelle dans d’autres traités d’Averroès, voir no-
tamment les études de C. Baffioni (notamment, C. Baffioni, «L’embryologie islamique
entre héritage grec et Coran: les philosophes, les savants, les théologiens», dans L. Brisson,
M.-H. Congourdeau et J.-L. Solère (éds.), L’embryon: formation et animation. Antiquité
grecque et latine, traditions hébraïque, chrétienne et islamique, Vrin, Paris 2008, p. 213–31; ead.,
«Averroes’ contribution to embriology», dans Hasnawi (éd.), La lumière de l’intellect, p. 109–
121; ead., «Further Notes on Averroes’ Embryology and the Question of the “Female Sperm”»,
dans ead. (éd.), Averroes and the Aristotelian Heritage, Guida, Napoli 2004, p. 159–72).
La voie vers le plus parfait. L’étude propre de la génération substantielle 479
rique, Galien joue un rôle crucial, même lorsqu’il s’agit de retourner contre lui la
notion qu’il avait lui-même élaborée, pour la réinvestir dans un cadre conceptuel
plus proprement aristotélicien106. Averroès soutiendra en effet contre Galien et
en faveur de l’hylémorphisme aristotélicien que la complexion que le mâle et la
femelle contribuent à former n’est pas le produit d’un mélange au sens strict,
c’est-à-dire celui des corps des deux semences, mais du mélange de leurs quali-
tés. Cette complexion qualitative demeure dans la nouvelle substance avec un
statut ontologique inférieur, dans la mesure où elle est, en tant que telle, l’instru-
ment de la forme substantielle.
Contre Avicenne et Ibn Bāǧǧa, Averroès expliquera que la complexion, sans
être partie de la forme, constitue un accident essentiel de la substance engendrée
qui ne peut précéder la forme substantielle et qui, à la différence de cette dernière,
peut varier selon le plus et le moins. C’est pour cela, comme on l’a annoncé, qu’il
faut la considérer comme partageant la même nature que les propriétés par soi
dans le deuxième sens de «par soi» d’An. Post. I 4. C’est en un sens analogue
qu’on peut admettre que les propriétés que la matière fournit demeurent dans la
constitution de la substance engendrée, non pas en tant que partie de l’essence,
mais en tant que propriété concomitante de cette dernière: les propriétés de la
matière féminine, altérées sous l’action de la chaleur vitale véhiculée par la se-
mence masculine, demeurent dans l’embryon au titre de qualités essentielles et
contribuent par cela même à la complexion de l’individu engendré.
C’est là que trouve son fondement ultime la loi naturelle qu’Averroès énonce
au début du commentaire du GA: à une seule matière, et donc à une seule com-
plexion, une seule forme et une seule espèce. C’est cette thèse, comme on le verra,
qui nous livre l’enjeu ultime de la théorie de la génération animale d’Averroès et
qui, au niveau épistémologico-métaphysique, lui permet de fonder la thèse selon
laquelle la matière propre à chaque animal engendré doit être mentionnée dans
sa définition, même si à strictement parler elle ne fait pas partie de la forme.
Dans le sillage du «biological turn» que les spécialistes d’Aristote ont imposé
à l’étude de la philosophie du Stagirite, cette analyse permettra ainsi de montrer
qu’une approche croisée des textes biologiques et métaphysiques est également
fructueuse lorsqu’on s’efforce de comprendre la doctrine de son exégète le plus
profond. Dans l’horizon plus général de la transmission du savoir grec au monde
latin, on a suggéré ailleurs qu’Averroès doit être considéré comme un maillon
important dans l’histoire de la doctrine de la latitude des formes107; cette étude
montrera alors qu’il constitue également un jalon fondamental dans l’histoire
106 Cette étude confirme ainsi la conclusion suggérée par R. Fontaine, d’après laquelle Aver-
roès, en dépit de ses critiques de fond, s’efforce d’incorporer certains éléments de la doctrine
galénique dans sa propre lecture de la philosophie aristotélicienne de la nature (R. Fontaine,
«Averroes as a Commentator of Aristotle: the case of Metereologica and the De Animalibus»,
dans Hasnawi (éd.), La lumière de l’intellect, p. 99–108).
107 Cerami, «Mélange, minima naturalia».
480 Averroès
Le père-agent
Les organes reproductifs masculins font l’objet des chapitres I 3–7 du texte
d’Aristote, où ce dernier conclut que les testicules ne sont pas nécessaires dans
108 Pour l’introduction de cette notion dans le Moyen-Âge latin, voir D. Jacquart, «De crasis
a complexio: notes sur le vocabulaire du tempérament en latin médiéval», dans G. Sabbah
(éd.), Le Latin médical: la constitution d’un langage scientifique: réalités et langage de la méde-
cine dans le monde romain, Publications de l’Université de Saint-Etienne, Saint-Etienne 1991,
p. 71–77.
109 Sur la place de ces traités dans le corpus physique, voir ch. VI.
110 Averroès, CM GA I, f. 45 L1–9.
111 À cause du style paraphrastique du commentaire, il est difficile de déterminer avec cer-
titude si la traduction qu’Averroès possédait est celle qui nous a été transmise. Averroès ne
nomme jamais le traducteur du texte qu’il commente et cite rarement le texte d’Aristote de
façon littérale. Les passages du commentaire relatifs à la génération semblent toutefois confir-
mer qu’Averroès avait sous les yeux la même traduction que celle qui nous est parvenue.
La voie vers le plus parfait. L’étude propre de la génération substantielle 481
la reproduction, mais qu’ils sont pour les animaux qui les possèdent en vue du
mieux. L’étude de cette doctrine est accompagnée chez Averroès d’une présenta-
tion et une réfutation des critiques que Galien y avait opposées. À l’encontre de
la thèse aristotélicienne, Galien affirmait en effet que les testicules sont la cause
directe de la production du sperme, même s’ils n’en sont pas la cause ultime. Ils
sont en effet l’organe principal de la réalisation de la vertu qui se trouve en eux,
tout comme le cœur l’est par rapport à la vertu vitale et le cerveau par rapport à
la vertu motrice et sensitive112. La preuve la plus évidente en est que les castrés
n’engendrent plus.
Averroès réfute l’une après l’autre les raisons que Galien avait apportées à
l’appui de sa thèse113. En dépit de l’apport particulier de chacun de ces argu-
ments, une seule doctrine permet à Averroès de les relier, car dans chacune de
ses réponses il fait appel à la notion de complexion.
Contre la preuve principale de Galien, Averroès affirme que si les castrés n’en-
gendrent plus, ce n’est pas parce que les testicules sont nécessaires à la repro-
duction, mais parce que change la complexion des canaux spermatiques qui, à
cause de cela, se rétractent et ne permettent plus au sperme d’arriver jusqu’à
la sortie, c’est-à-dire à l’orifice qui le conduisait aux testicules114. C’est aussi
pour cette raison que change leur voix, car, une fois castrés, leur complexion se
change entièrement en une complexion féminine115.
Averroès réaffirme donc la thèse d’Aristote, mais en la relisant à la lumière
de la notion de complexion. Alors même qu’Aristote n’utilise jamais dans ces
chapitres l’expression κράσις, Averroès affirme que c’est la complexion du corps
qui explique tous les phénomènes concernant les testicules que le Stagirite avait
étudiés, c’est-à-dire le fait que certains animaux les ont, soit à l’intérieur soit
à l’extérieur, tandis que d’autres en sont dépourvus. Même si Averroès avance
quelques perplexités sur la preuve empirique fournie par Aristote116, il affirme
avec lui que les testicules ne sont pas nécessaires à la production du sperme,
mais qu’ils sont en vue du mieux, pour les animaux qui ont une complexion
chaude. En effet, si dans ces animaux le sperme restait à l’intérieur, il produirait
en eux un excès de chaleur et donc de libido117. Quant aux autres animaux, c’est
112 Averroès, CM GA I, f. 47 M5–15 . Cf. Galien, De semine I.16.1 (Ph. De Lacy (éd.), Galen,
On Semen, edited, translated and commented by Ph. De Lacy, Akademie Verlag, Berlin 1992,
p. 132–133).
113 Pour une analyse plus détaillée des raisons de Galien et des réponses d’Averroès, voir
Fontaine, «Averroes’ Commentary».
114 Averroès, CM GA I, f. 48 A3–15.
115 Averroès, CM GA I, f. 47 F9-G4.
116 Averroès, CM GA I, f. 48 B4–10.
117 Averroès, CM GA I, f. 47 I7-L4. Averroès explique que les animaux qui ont des testicules à
l’extérieur sont moins «libidineux» que ceux qui les ont à l’intérieur et que leur coït dure plus
longtemps. On peut donc déduire qu’une libido maitrisée constitue le «mieux» vers lequel
serait orientée la nature des animaux appartenant à ces espèces.
482 Averroès
toujours à cause de la nature de leur complexion qu’ils ont les testicules à l’in-
térieur d’eux-mêmes ou qu’ils ne les ont pas du tout. En effet, c’est à cause de
leur complexion froide qu’ils ne possèdent pas la chaleur suffisante à réchauffer
le sperme jusqu’aux testicules118. Ce qui prouve que la position ou l’absence des
testicules dans ce genre d’animaux est nécessaire, mais non pas en vue du mieux
et qui montre, en même temps, que la complexion est une condition nécessaire,
mais non pas suffisante pour expliquer les phénomènes génératifs. Même s’il ne
fait pas de doute pour Averroès que, d’un point de vue causal, la complexion
découle de la forme et qu’elle lui est postérieure, il n’en reste pas moins que,
d’après lui, tout phénomène biologique est nécessairement accompagné par et
réalisé en vertu d’une certaine complexion.
Galien est donc réfuté à l’aide de la doctrine qu’il avait lui-même contribué
à fonder: l’idée qu’à chaque complexion, conçue comme l’équilibre des quali-
tés propres au mélange, correspond nécessairement une seule vertu119. C’est sur
cette même thèse qu’Averroès va fonder sa lecture de la théorie aristotélicienne
du sperme et toujours contre Galien qu’il va la retourner, dans le but de réfuter
la thèse qui veut que les semences féminine et masculine sont cause de la géné-
ration animale en un sens univoque. Ce sont encore une fois la notion de com-
plexion et celle directement impliquée de mélange, qui vont constituer le noyau
théorique de la réponse d’Averroès.
Comme on l’a vu dans la partie de ce travail consacrée à Aristote, le cœur de
l’étude du sperme se trouve en GA I 18. Ce chapitre commence par une étude de
la thèse, qu’Aristote finira pour écarter, qui veut que le sperme procède de toutes
les parties du corps. Au tout début de sa paraphrase de ce chapitre, Averroès
distingue deux lectures possibles de cette thèse chacune défendue par un groupe
ou, comme la traduction hébraïco-latine le dit, par une «faction» (secta): la pre-
mière affirme que toutes les parties du corps produisent du sperme et se trouvent
en lui en acte; la seconde affirme que le sperme est une écume produite par
le mouvement rapide de toutes parties, même si, faut-il inférer, ces parties ne
sont pas en acte dans le sperme. Averroès reprend synthétiquement les raisons
opposées par Aristote aux tenants de deux théories, en inversant l’ordre et en
précisant chaque fois quel argument réfute quelle doctrine120.
Parmi les arguments contre la première thèse, Averroès s’arrête sur celui
qu’Aristote construit à partir de sa critique des homéoméries d’Anaxagore.
Aristote explique que penser que le sperme est en acte toutes les parties du
corps revient à croire, comme l’affirmait Anaxagore, que tout contient tout en
acte121. Le fait de partager cette doctrine, toutefois, ne permet pas aux tenants
de cette théorie de se prévaloir de tous les arguments d’Anaxagore. En effet, à la
différence de celui-ci, qui pouvait expliquer l’accroissement d’une chose comme
l’ajout du même au même, ceux derniers ne peuvent pas le faire, car du point
de vue de la substance qui s’accroît le sperme demeure une substance étrangère
(ἑτέρου).
L’allusion à la théorie de l’accroissement du DGC est trop évidente pour
qu’Averroès la laisse passer sans s’en servir pour confirmer sa propre lecture.
Cette allusion lui permet en effet de pointer le rôle crucial que le mélange occupe
dans sa reconstruction du phénomène de la génération animale. Comme il le fait
dans son CM du DGC, Averroès se sert ici du parallèle entre l’accroissement et
la génération, que le texte d’Aristote ne faisait que suggérer, pour conclure que
dans les deux phénomènes le mélange occupe un rôle essentiel:
«[…] En effet, si de la chair <en acte> allait s’ajouter à la chair <déjà exis-
tante>, la chair n’augmenterait pas dans toutes ses parties. De même que ce
qui procède <de la nourriture> n’est pas chair en acte, mais en puissance, de
même aussi la semence générative, à partir de laquelle le fœtus s’engendre,
n’est pas l’engendré en acte, mais il est nécessaire que préexiste à sa généra-
tion et à son accroissement un mélange et un tempérament»122.
«[…] la semence cependant varie dans les animaux en vertu de la forme spé-
cifique de la complexion. Dans l’individu elle varie aussi en fonction de la
juste forme de complexion et en raison de l’âge, ainsi que de la santé ou de
la maladie»125.
Alors que, dans ces pages, Aristote se limite à affirmer que les caractères visibles
par lesquels se différencient les spermes, i.e. la quantité plus ou moins abondante,
la consistance, etc., trouvent leur cause ultime dans le type de coction à laquelle
le résidu est soumis, Averroès place encore une fois la notion de complexion au
cœur de son explication. On pourrait objecter que la thèse d’Aristote implique
nécessairement l’idée que la coction varie en fonction de la nature plus ou moins
chaude de l’espèce animale ou de l’individu en question. Il n’en reste pas moins
qu’Aristote n’exprime jamais cette idée au moyen de la notion de complexion,
mais au moyen de celle de «constitution» ou «consistance» (σύστασις) et de
«nature» (φύσις), qui à la différence de la notion de complexion n’impliquent
pas nécessairement l’existence d’un mélange et d’un tempérament qualitatif.
Qu’est-ce qui justifie, dès lors, le recours à cette notion dans l’explication
des différentes caractéristiques relatives aux parties masculines? Le débat avec
Galien joue assurément un rôle fondamental dans ce choix exégétique. Il faut
toutefois signaler que c’est la traduction arabe du Livre des Animaux qui oriente
et légitime cette lecture. À plusieurs reprises, en effet, le traducteur arabe intro-
duit dans le texte d’Aristote la notion de complexion (mizāǧ) et la place au cœur
de la théorie de la génération. Trois passages sont à ce propos absolument cru-
ciaux: le premier correspond à GA I 20, 728 b14–16; le second à GA III 1, 750 a13
et sq.; le troisième à GA II 3, 739 b3 et sq.
En GA I 20 (728 b6 et sq.), Aristote affirme que tous les animaux qui sont vi-
vipares sans être ovipares ont tous des menstrues et que les écoulements les
plus abondants se rencontrent chez les êtres humains. Il précise que, parmi les
animaux, ce sont les femmes qui ont les écoulements les plus importants et que,
chez les hommes, l’importance de l’éjaculation du sperme est fonction de la
taille. La cause en est, explique-t-il:
«la constitution (σύστασις) de leur corps qui est humide et chaud, car c’est
dans <un corps> de ce type (ἐν τῷ τοιούτῳ) qu’il est nécessaire que se forme
le plus de résidu»126.
«pour être spermatique, l’animal doit être chaud et humide (δεῖ θερμὸν καὶ
ὑγρὸν εἶναι)»128.
Dans la traduction arabe de ces lignes, c’est toujours par l’ajout du mot «com-
plexion» que le traducteur rend le propos d’Aristote:
«Et il faut que l’animal qui produit une grande quantité de sperme possède
une complexion chaude et humide»129.
«[…] l’utérus s’il se trouve être dans une condition adaptée et s’il est chaud
(ἂν τύχῃ συμμέτρως ἔχουσα καὶ θερμή) à cause de la purification menstruelle,
tire <la semence> à l’intérieur»130.
Dans ce passage, comme dans le précédent, rien dans le texte grec n’obligeait
le traducteur arabe à faire appel à la notion de complexion. Le choix du mot
La mère-matière:
l’analogie entre le sang menstruel et la semence masculine
132 Voir par exemple la traduction arabe de GA V 3, 782 b34 dans Brugman et Drossaart
Lulofs (éds.), Aristotle. Generation of Animals, p. 184, 15 du texte arabe. Aristote y affirmait
que certaines populations comme les Scythes du Pont et les Thraces ont les poils droits, car
ils sont humides. Dans la traduction arabe, ce phénomène est encore une fois expliqué à l’aide
de la notion de complexion: ces populations ont les poils droits, car «leur complexion est hu-
mide».
133 Averroès, CM GA I, f. 58 C3–13.
488 Averroès
ment. C’est dans le commentaire des chapitres suivants qu’on trouve la réponse
définitive à cette question.
Averroès commente les chapitres I 19–23 (à partir de la ligne 726 b30, c’est-à-
dire là où commence l’étude visant à dévoiler la nature des menstrues134), en les
considérant comme un propos unitaire. Le but d’Aristote, note Averroès, n’est
pas seulement de préciser la nature du sperme, mais d’étudier aussi l’essence
(quiditas) de la semence féminine, pour comprendre si c’est le sang menstruel ou
le liquide (sperma) féminin émis lors de la copulation. En effet, comme on l’a déjà
remarqué, dès sa paraphrase au chap. 18, Averroès ne remet plus en cause l’idée
qu’il existe une semence féminine, c’est-à-dire un résidu qui va contribuer à la
procréation. La question, pour lui, est de savoir si cette semence est à identifier
au liquide émis par la femelle lors de la copulation (qu’on appellera dorénavant
«sperme féminin») ou au sang menstruel. C’est une fois qu’on aura compris cela
qu’on pourra établir de quelle façon cette semence intervient, d’après Averroès,
dans la formation de l’embryon.
Averroès affirme d’emblée que le fait que les menstrues sont un résidu non
cuit est quelque chose d’évident, dont la cause est à rechercher une fois de plus
dans la complexion. Les femmes en effet possèdent une complexion froide et une
surabondance d’humidité:
«Il apparaît manifestement que les menstrues sont un résidu non cuit parmi
les résidus du sang. Cela se produit chez les femmes à cause de la froideur de
leur complexion et de l’excès d’humidité […]»135.
134 La première partie du chap. 19 (726 b1–31), qui traite de l’origine du sperme n’est pas com-
mentée dans cette partie de la paraphrase, mais dans la précédente.
135 Averroès, CM GA I, f. 62 B2–7: «Menstruum autem esse excrementum inconcoctum ex
excrementis sanguinis aperte patet. Et accidit illud ipsis mulieribus ob frigiditatem complexio-
nis earum et exuperantiam humiditatis».
136 Aristote, GA I 19, 726 b30–727 a2. Cf. PA II 2, 648 a12.
La voie vers le plus parfait. L’étude propre de la génération substantielle 489
pares sont les animaux qui ont les menstrues les plus abondantes, parce que leur
complexion est plus chaude que celle des autres animaux137.
Les menstrues sont donc un résidu analogue au sperme masculin, mais leur
complexion a une proportion moins importante des qualités propres du feu et
de l’air, ce qui explique, glose Averroès, qu’elles contiennent moins de pneuma,
de spiritus naturalis:
«Il en va ainsi parce que la semence est, comme l’écume, la partie la plus
noble de la nourriture ultime des membres, dont la proportion la plus im-
portante est constituée par le souffle naturel, qui est l’instrument premier de
l’âme; et il montre que sa complexion est de la même nature que l’écume du
fait que la partie aérienne et ignée surabonde en elle. En revanche, le sang
menstruel est éloigné de la nature de la semence à cause de la privation de sa
coction et l’exiguïté de souffle qui se trouve en lui»138.
La complexion constitue donc un critère pour distinguer les deux types de se-
mence. En raison de sa complexion, le sperme masculin est constitué, en plus
grande partie, de pneuma, qui est – dit Averroès – l’instrument premier de
l’âme. En effet, la complexion du sperme est comparable à celle de l’écume, litt.
de la crème (butyrum), puisqu’elle est caractérisée par une surabondance des
propriétés de l’air et du feu, à savoir l’humidité et la chaleur. C’est par cette
partie aérienne, comme Averroès l’expliquera dans le commentaire du livre II,
que la semence agit sur les menstrues. Les menstrues, quant à elles, ont une
complexion qui a proportionnellement moins d’air et de feu, c’est pourquoi elles
possèdent moins de souffle.
Les menstrues contiennent donc du pneuma, mais pas suffisamment, peut-on
conclure, pour posséder la même vertu générative que le sperme masculin. Il
n’en reste pas moins que leur disposition (dispositio) et leur nature sont les
mêmes par analogie, car, lorsque leur quantité et leur qualité sont appropriées,
chacun des deux est un résidu «apte à la génération» (congruum generationis) et
possède «une puissance générative» (potentiam ad generationem)139.
137 Averroès, CM GA I, f. 62 D2–9. La chaleur ayant comme vertu celle d’associer le sem-
blable et indirectement celle d’éliminer le dissemblable, les animaux qui ont une complexion
plus chaude produisent pour cela même une quantité plus importante de résidu.
138 Averroès, CM GA I, f. 62 F5-G1: «Quae res ita se habet, quia genitura est veluti butyrum
nobilioris nutrimenti ultimi membrorum: cuius maior portio est spiritus naturalis qui est ins-
trumentum primum animae; et eius complexio, ipsam autem esse ex natura butyrum ostendit
cum in ea plus exuperet pars aerea et ignea. Sed sanguis menstruus distat a natura geniturae
in privatione concoctionis eius, paucitateque spiritus in eo reperti». Cf. CM GA III, f. 95 K4 et
sq., sur le fait que la semence des femelles a un certain «degré» de virtus formativa.
139 Averroès, CM GA I, f. 62 G1-I2.
490 Averroès
140 Sur le rôle biologique de ce liquide et du plaisir sexuel qui accompagne chez la femme son
émission, voir C. Cerami, «Le plaisir des femmes selon Aristote: Averroès contre Galien sur
Natura nihil facit frustra», Philosophie Antique, à paraître en 2016.
141 Avant de présenter dans le détail les objections à la thèse de Galien, Averroès nous dit
avoir réfuté la théorie de ce dernier dans son traité sur le GA, («in sermone de Generatione
Animalium»; cf. Averroès, CM GA, f. 62 K15-L3). On peut en ce sens supposer que l’excursus
a été rajouté postérieurement.
142 Averroès, CM GA I 19, f. 62 K1–7.
La voie vers le plus parfait. L’étude propre de la génération substantielle 491
143 Averroès, CM GA I 19, f. 62 K10–15: «[…] si une seule et même chose avait plusieurs
puissances, soit active soit passive, elle aurait aussi plusieurs matières et plusieurs causes effi-
cientes et une forme n’aurait pas non plus un sujet propre»; ([…] si una et eadem res haberet
plures potentias, sive activam sive passivam, haberet etiam plures materias, et plura efficientia,
neque una forma habebit unum proprium subiectum).
144 Sur la traduction et la tradition arabe du De Semine, voir De Lacy (éd.), Galen, On Semen,
p. 14–16.
145 P. Accatino, «Galeno e la riproduzione animale nel ‘De semine’», dans W. Haase (éd.),
Aufstieg und Niedergang der Römischen Welt, II.37.2, W. De Gruyter, Berlin-New York 1994,
p. 1856–1886: p. 1864–1867; p. 1871–1875.
492 Averroès
«Il a déjà été montré dans le livre Sur la génération et la corruption que,
lorsque deux choses se mélangent suivant une proportion équivalente quant
à la quantité et la qualité, il résulte de leur mélange ou de leur unification un
corps homogène qui n’est pas le même en acte que les miscibles. En effet si
l’une de ces choses était en plus petite quantité, l’autre en plus grande, la plus
petite ne se manifesterait à la plus abondante que par la qualité, comme la
présure. Et il en va ainsi d’après Aristote du mélange du sperme masculin
avec le sang menstruel. C’est pourquoi il estime que le sperme masculin ne
donne que la forme, comme nous le dirons par la suite»151.
149 Al-Fārābī, On the Perfect State, Mabādiʾ ārāʾ ahl al-madīnat al-fāḍilah, Revised Text with
Introduction, Translation, and Commentary by R. Walzer, Great Books of the Islamic World,
Chigago 1998, p. 186, 15–187, 10.
150 Averroès, CM GA II, f. 76 I14-K4.
151 Averroès, CM GA I, f. 63, K13-L14: «Declaratum enim fuit iam in libro De generatione et
corruptione quod, quando miscentur plures res secundum aequalitatem quantitatis et qualita-
tis, resultabit ex earum commistione vel coniunctione corpus homogeneum, quod non est idem
actu cum rebus miscibilibus. Quia si ex his una res sit minoris quantitatis, alia vero maioris,
tunc minor exhibet maiori qualitate tantum, veluti coagulum lacti. Et ita res se habet apud
Aristotelem de mixtione spermatis masculini cum sanguine menstruo. Et ideo putat ipsum
dare formam tantum, ut posterius dicemus».
494 Averroès
152 Il ne faut pas voir dans ces passages la marque d’une pensée incohérente, car, comme on
veut le montrer, en parlant de mélange des deux semences, Averroès ne fait pas allusion au
mélange au sens strict, à savoir celui dans lequel les corps des deux miscibles demeurent en
puissance. On peut également suggérer que le choix terminologique d’Averroès était conforté
par certains textes que la tradition arabe attribué à Aristote ou à ces héritiers. Sur ce point le
livre X de l’HA a pu jouer un rôle important. Le compendium arabe attribué à Thémistius pour-
rait également être une source directe ou indirecte dans le développement d’une telle théorie,
car son auteur affirme que la forme n’est pas dans la semence, mais dans le mélange (ʿA.
Badawī (éd.), Commentaires sur Aristote perdus en grec et autres épîtres, Bayrūt 1971, p. 264,
18–19). La question des sources d’Averroès reste ouverte, étant donné qu’il nous dit lui-même
ne posséder aucun commentaire du Livre des animaux (cf. Averroès, CM GA, f. 144 D15-E11).
Cela toutefois n’exclut pas qu’il possédait ce compendium, qui d’après certains spécialistes
semble plutôt avoir été réalisé au X e siècle par un auteur arabe, sur la base de la traduction
arabe des traités d’Aristote (voir J.N. Mattock, «The supposed Epitome by Themistius of
Aristotle’s Zoological Works», dans A. Dietrich (éd.), Akten des VII. Kongresses für Arabistik
und Islamwissenschaft, Göttingen, 15. Bis 22. August 1974, Vandenhoeck & Ruprecht, Göttin-
gen 1976, p. 260–267). Dans le même cadre historique, il faudrait également considérer le rôle
qu’a pu jouer le compendium de Nicolas de Damas, dont Averroès lui-même nous dit en lire
la partie concernant le De Motu (Averroes, GC DA, p. 524, 59–62). Sur ce traité, voir Dros-
sart Lulofs (éd.), Nicolaus Damascenus. On the Philosophy of Aristotle; id., «Aristotle, Bar
Hebraeus and Nicolaus Damascenus on Animals», dans Gotthelf (éd.), Aristotle on Nature
and Living beings, p. 345–357.
153 Averroès, CM GA I, f. 63 M7–11: «Complexio quoque spermatis muliebris non videtur
esse conveniens ut inferat in sanguinem menstruum qualitatem aptam generationi».
La voie vers le plus parfait. L’étude propre de la génération substantielle 495
«Et puisque le sang est la matière commune à tous les membres en vue de
l’augmentation et de la nourriture, on tient là un signe absolument manifeste
du fait que celui-ci est la matière de leur génération. Il est faux en effet de
dire que la nature de la nourriture ultime des membres est différente de la
nature de la matière à partir de laquelle ceux-ci viennent à être. C’est qu’il
n’y a aucune différence entre l’augmentation et la génération, si ce n’est que
l’augmentation est une génération dans les parties, et la procréation est une
génération au sens absolu»154.
154 Averroès, CM GA I, f. 64 B9-C5: «Et, cum sanguis sit materia communis omnibus
membris pro augmento et nutrimento, est igitur evidentissima indicatio quod ipse est materia
generationum eorum. Falsum enim est naturam nutrimenti ultimi membrorum esse diversam
a natura materiae ex qua generatur. Et hoc est quia nulla inest differentia inter augumentum
et generationem, nisi quod augmentum est generatio in partibus et procreatio est generatio
universalis».
155 On peut en ce sens signaler que cet aspect de la doctrine d’Aristote et la possibilité d’iden-
tifier au sang de l’animal sa matière ex quo continue de constituer une difficulté pour les exé-
gètes modernes. Voir chap.IV.
496 Averroès
revanche n’a plus aucune hésitation: les deux phénomènes doivent partager la
même matière, car c’est celle-ci, une fois modifiée par la forme, qui constitue le
soubassement physique de toutes les parties du corps. Contre Galien, à nouveau,
Averroès conclut que l’âme animale doit posséder un seul substrat156. Certes, le
corps animal peut être constitué de matières homéomères de type différent, mais
le substrat ultime dont elles procèdent toutes doit être unique: dans le cas des
animaux sanguins vivipares, cette matière n’est autre chose que le sang157.
Le mâle et la femelle sont donc tous les deux causes de la génération, tout
comme ils sont tous les deux causes des traits par lesquels leur progéniture leur
ressemble, même s’ils ne le sont pas en un sens univoque. La fin de la paraphrase
au livre I se conclut ainsi sur une autre critique des thèses de Galien qui permet
à Averroès de confirmer à nouveau sa thèse générale. Galien avait affirmé que
les ressemblances entre les parents et les enfants doivent nécessairement s’ex-
pliquer comme l’effet d’une cause unique et que l’existence de ces ressemblances
prouvait que le sperme de la femelle, tout comme celui du mâle, jouait un rôle
dans la procréation. Le sang en effet ne peut expliquer les ressemblances entre
la femelle et son enfant, car le mâle n’en fournit pas. C’est donc nécessairement
le sperme qui est à l’origine des ressemblances, car c’est le seul liquide impliqué
dans la génération qui se trouve aussi bien dans le mâle que dans la femelle. De
là, il faut conclure que le sperme de la femelle contribue lui aussi à la constitu-
tion de l’embryon.
Cet argument, rétorque Averroès, est fondé sur un principe qui peut être in-
terprété de différentes façons. Il s’agit du principe qui affirme que «si quelque
chose d’un (i.e. le fait de transmettre des caractères) se trouve en deux choses
différentes (i.e. le mâle et la femelle), c’est qu’il y a une cause commune aux
deux». Galien, poursuit Averroès, a utilisé ce principe à contresens, car il a cru
que la cause du phénomène à expliquer devait appartenir à une même espèce de
cause, à savoir celle de la cause agente. Il faut en revanche admettre, explique
Averroès, qu’il s’agit d’une communauté générique: le père et la mère, en tant
que causes de la transmission des caractères, appartiennent au même genre, ce-
lui de la cause, mais à deux espèces différentes, celle de la cause agente et celle
Dans ce texte, comme dans les autres, Averroès affirme sans hésitation que la
génération d’un nouvel individu, qui se produit lorsqu’une nouvelle forme subs-
tantielle émerge, implique nécessairement qu’entre l’agent et le patient s’ins-
taure un rapport donnant lieu à un mélange. Comme il vient de l’expliquer, ce
processus n’implique toutefois pas l’unification des corps des deux semences,
car il consiste en une transmission d’une qualité de la part du mâle qui modifie la
complexion de la matière féminine. La comparaison croisée entre le processus de
coagulation du lait et la pollinisation des palmiers permet de clarifier la lecture
d’Averroès160. Averroès explique en effet que si le propos d’Aristote est univer-
sel, il doit pouvoir expliquer aussi bien la génération des animaux, que celle des
espèces des plantes dans lesquelles le mal est séparé de la femelle. Dans leur cas
aussi, affirme-t-il, le mâle ne donne que la forme, en produisant une coction dans
la matière féminine161. La suite de la paraphrase confirme ce paradigme expli-
catif et conclut que le mâle ne transmet pas sic et simpliciter sa forme, mais sa
forme et sa qualité, ou plus précisément, sa forme par sa qualité:
L’argument décisif, auquel dans ce passage Averroès fait allusion, est celui des
poissons ovipares qu’Aristote mentionne en GA I 21, 730 a18–23. Ce dernier ex-
plique que, lorsque la femelle a pondu ses œufs, le mâle vient y répandre son
liquide spermatique, en rendant fertiles les œufs touchés par ce liquide et en
laissant infertiles les autres. Cet exemple, affirme Averroès avec Aristote, consti-
tue une preuve décisive du fait que le mâle contribue à la formation des êtres
non pas du point de vue de la quantité (εἰς τὸ ποσόν), mais de la qualité (εἰς τὸ
ποιόν).
160 L’exemple du lait caillé est présent dans le texte d’Aristote, qui mentionne également
le cas du figuier et explique que le lait du figuier a un rôle analogue à celui de la présure
(Aristote, GA I 20, 729 a10–12). Comme il le fera quelques lignes après, Averroès remplace
l’exemple du figuier par celui des palmiers dattiers.
161 Averroès, CM GA I, f. 65 K-M.
162 Averroès, CM GA I, f. 66 G4-H3: «Et haec est ratio decisiva ostendens quod semen maris
est promptum tantum sua qualitate ad generationem et non quantitate, ut dicit Galenus. Et ego
dico quod hoc solum apparet in animalibus, verum etiam in plantis. Qui enim viderit compo-
sitionem palmae dactylorum, sciet quod rami palmae masculinae praestant foeminae calorem
quo perficitur concotio dactylorum. Mas quoque ficus est huismudi generis. Haec igitur sunt
res quibus Aristoteles probat semen maris esse conveniens generationi, qualitate tantum, non
quantitate».
La voie vers le plus parfait. L’étude propre de la génération substantielle 499
163 Averroès, CM GA II, f. 71 E5–8. Dans le passage commenté (GA II 1, 734 a4), Aristote dit
seulement qu’il n’est pas possible de mouvoir sans être en contact ni de pâtir en quoi que ce
soit (πάσχειν τι) de ce qui ne meut pas.
500 Averroès
véhiculée par le biais de cette altération n’est pas une forme en acte, mais une
«force» capable de se développer et constituer le reste de l’organisme vivant.
Après avoir fourni les critères de classement des diverses espèces animales et
la raison de la séparation entre le mâle et la femelle dans les espèces les plus
achevées, Aristote reprend la recherche des principes de la génération au livre
II, en affirmant qu’il faut encore comprendre la nature de «ce sous l’action de
quoi» se développent les parties du fœtus (GA II 1, 733 b31 et sq.). C’est cette
étude, comme on l’a vu dans la partie consacrée à Aristote, qui permet ensuite
d’expliquer le rôle moteur du cœur, ainsi que celui du pneuma.
Aristote se demande d’abord si le principe agent des parties (ὑφ’οὗ γίνεται τὰ
μόρια) est quelque chose d’extérieur ou bien quelque chose qui se trouve dans
la semence et, dans ce cas, si cette chose est une partie d’âme, une âme ou bien
quelque chose qui posséderait une âme164. Il explique tout d’abord qu’il serait
irrationnel de croire que quelque chose d’extérieur pourrait produire chacun des
viscères et des autres parties internes, car l’agent, pour déclencher un mouve-
ment et produire un effet, doit être en contact avec le patient165. C’est sur cette
indication et sur la primauté des notions de contact et d’action/passion que toute
l’explication d’Averroès va se greffer.
Un principe agent externe, en tant que tel, ne peut ni expliquer la formation
des parties externes, ni à plus forte raison celle des parties internes. En effet, seul
l’agent qui est en contact avec son patient peut le mouvoir et, glose Averroès,
peut produire en lui une altération:
«[…] il est impossible que quelque chose d’externe meuve quelque chose qu’il
ne touche pas; et s’il n’est pas en contact, il ne se produit pas non plus une
altération»166.
Averroès affirme donc d’emblée que c’est bien cela que le principe efficient de la
génération et des parties du fœtus doit produire en tout premier lieu par contact:
une altération. Cette altération pourtant ne peut être ni le seul effet d’un prin-
cipe externe ni celui d’un principe interne qui posséderait en acte la forme des
parties qu’il va constituer, que ce soit la semence ou un organe. En effet, ce n’est
qu’en admettant que le principe externe agit par un principe interne en tant que
celui-ci possède en puissance la forme des parties, qu’on expliquera la genèse de
ces dernières.
C’est par le biais de cette double précision, affirme Averroès, qu’on peut ré-
soudre tous les doutes concernant le type de causalité agente à l’œuvre aussi
bien dans la génération de l’embryon que dans son développement. C’est en effet
un principe externe, le père, qui agit, mais seulement au moyen de sa semence
qui entre en contact avec la matière de la femelle. Cette semence agit, non pas en
tant qu’elle possède l’âme en acte, mais en tant qu’elle possède une «vertu» gé-
nératrice acquise par le générateur, une puissance qu’on peut légitimement ap-
peler «formatrice»167. C’est en raison de cette puissance que la semence «meut
la matière vers son accomplissement (perfectionem) et sa génération (procrea-
tionem)», jusqu’à la formation du corps qui contiendra en puissance toutes les
autres parties: le cœur.
L’analogie entre la nature et l’art permet, une fois de plus, de clarifier la lec-
ture d’Averroès et de montrer que l’idée centrale de son explication réside dans
le fait d’interpréter la conception comme le produit d’un contact entre l’agent-
mâle et le patient-femelle, à l’issue duquel il se produit un transfert de qualités
et l’émergence d’une forme, ou mieux d’une puissance animée168. Le mécanisme
de la génération, explique Averroès, est le même en nature comme dans les pro-
ductions artificielles: l’agent premier, qu’il s’agisse du père ou de l’artisan, agit
sur la matière soit par contact direct (c’est le cas des animaux qui ne produisent
pas de sperme et des artisans qui n’ont pas besoin d’instruments), soit par le
biais d’un instrument (le sperme dans le cas des animaux ou un outil dans le cas
des artisans).
En reprenant l’exemple aristotélicien des automates, Averroès répète avec
Aristote que la conception de l’embryon ressemble au mécanisme de certains
artefacts, dans lesquels l’agent premier imprime par contact le mouvement que
la première partie touchée communique au reste du mobile. Cette analogie, ex-
plique Averroès, montre que celui qui donne le principe du mouvement, dans
l’art comme dans la nature, ne doit pas nécessairement rester en contact avec le
corps du produit jusqu’à celui-ci s’achève; il suffit qu’il communique, par son
mouvement, la même vertu qu’en tant que principe il possède en acte. C’est donc
167 En traduisant virtus informativa par «puissance (quwwa) formatrice», on garde les deux
aspects caractéristiques de cette notion: la capacité d’informer la matière; la capacité de lui
donner la forme propre à chaque partie homéomère et anhoméomère. Sur la fortune de cette
notion, voir H. Hirai, «Formative Power, Soul and Intellect in Nicolò Leoniceno between the
Arabo-Latin Tradition and the Renaissance of the Greek Commentators», dans P. Bakker,
S.W. De Boer et. C. Leijenhorst (éds.), Psychology and the Other Disciplines: A Case of
Cross-Disciplinary Interaction (1250–1750), Brill, Boston-Leiden 2012, p. 297–324.
168 Averroès, CM GA II, f. 72 A8-B9.
502 Averroès
par le transfert de cette vertu possédée en acte par le générateur et véhiculée par
la chaleur de la semence, que cette dernière agit en tant qu’instrument.
Suivant le paradigme de l’art, Averroès précise que dans le cas des générations
par émission de sperme (à savoir dans le cas de tous les vivipares), l’agent pre-
mier, c’est-à-dire le père, n’est pas directement en contact avec la matière, mais
qu’il l’est par sa semence. C’est pourquoi, explique Averroès, l’agent ne doit pas
être en contact avec le patient du début à la fin, car il suffit que son instrument
le soit jusqu’à ce que le fœtus soit informé, c’est-à-dire jusqu’à ce que le premier
principe récepteur de l’âme, le cœur, soit constitué. C’est ce dernier qui prend
ensuite le relais et, dans la mesure où il possède la même virtus que la semence
lui a communiquée, procède à la formation des autres parties du corps. Mais de
quelle façon se produit concrètement le passage de cette puissance formatrice
par le biais de la semence? Comme on l’a annoncé, c’est en vertu d’un transfert
de qualités et notamment de la chaleur.
Averroès explique que l’altération que par contact la semence produit s’opère
en vertu de la qualité que cette dernière véhicule, i.e. la chaleur, même si celle-ci
n’est pas l’agent premier de l’effet qui en découle, à savoir la formation des
parties homéomères et anhoméomères du corps. En suivant encore une fois le
texte du GA II 1 et les indications du DA, Averroès explique que les qualités de
la chaleur et de la froideur agissent par soi et produisent, en tant que telles, les
qualités de la dureté et de la souplesse. Elles sont ainsi à l’origine du mélange qui
constitue les parties homéomères; mais elles ne peuvent dicter la proportion et
la complexion du mélange en question:
«Tout comme nous ne pouvons pas dire que la hache ou l’épée ne sont pro-
duites que par le feu, sans dire que c’est l’art qui les fait, de la même manière
nous ne pouvons pas du tout affirmer que n’importe quel membre instrumen-
tal ou similaire, comme la main ou la chair, n’est engendré que par le chaud ou
le froid, de sorte que la chaleur soit leur agent premier. La chaleur et la froi-
deur agissent par soi et, en tant qu’elles sont chaude et froide, produisent les
différences qui se trouvent dans les parties similaires, comme la dureté et la
souplesse et les autres propriétés du même type. En revanche, la complexion
et le mélange dont résulte la proportion de la chair et des os ne sont pas
engendrés par l’action de la chaleur et de la froideur; mais puisque <la pro-
portion> se rapporte à ce qui est dans la nature comme la forme artificielle à
la chose produite, <ce qui engendre cette proportion> est ce dont la semence
est engendrée. Et de même que la chaleur rend le fer souple ou dur en vertu
de l’art lui-même, mais que la forme de l’épée ou de la hache s’engendre en
vertu du mouvement de l’instrument qui se produit suivant la proportion de
la science de l’artiste lui-même, de même aussi la configuration des membres
et leur forme sont engendrées par le sperme en raison de la vertu qu’il a ac-
quise par celui dont procède la semence. En effet, tout comme le principe de
La voie vers le plus parfait. L’étude propre de la génération substantielle 503
Comme Averroès l’explique aussi dans son CM du DGC, ainsi que dans le GC
du DA, les qualités ne suffisent ni à déterminer la complexion du mélange qui
produit les parties homéomères, ni à expliquer l’existence des parties anhoméo-
mères qui en résultent170. En effet, le mouvement qui amène à la formation de ces
parties doit suivre une proportion (mensura) que les qualités ne possèdent pas
en tant que telles. C’est l’agent en vertu de sa forme, comme l’artisan en vertu
de sa science, qui peut mouvoir secundum mensuram, en se servant, comme de
ses propres instruments, des qualités qui caractérisent le sperme. Cette détermi-
nation proportionnelle trouve son origine chez le père qui possède la forme en
acte; mais elle est réalisée par le sperme, c’est-à-dire sa cause instrumentale, qui
par la vertu qu’il a reçue de son générateur communique à la semence féminine
une chaleur proportionnée. C’est cette vertu, qu’Averroès va dorénavant appe-
ler formatrice, qui constitue «le principe du mouvement» dans la génération
animale171.
La vertu formatrice opère donc une transformation par cette qualité et produit
dans le fœtus une vertu analogue qui s’installe dans le cœur comme dans son
premier substrat. C’est pourquoi, assure Averroès, le cœur doit être considéré
comme un animal complet qui est en puissance tous les membres, parce que
169 Averroès, CM GA II, f. 72 D11-F14: «Sicut enim non possumus dicere securim sive en-
sem fieri ab ignem tantum, absque hoc quod ars faciat ipsa, sic etiam minime possumus affir-
mare aliquod membrum instrumentale, vel similare, sicut est mano vel caro, generari a calido
vel frigido tantum, ita ut calor sit primum agens ipsorum. Caliditas et frigiditas per se agunt;
et in quantum calida et frigida sunt, efficiunt differentias in similaribus compertas, sicut est
durities et mollities et similia his. Ex complexione vero et mixtione, ex qua resultat portio
carnis portioque ossis, illud non fit ex actione caliditatis vel frigiditatis: sed quia se habet ad
id quod est in natura, veluti forma artificialis ad rem factam, et est id a quo generatur semen.
Et sicut calor reddit ferrum molle et durum per ipsam artem, forma tamen ensis et securis fit
ex motu instrumenti, quod movetur secundum mensuram scientiae ipsius artificis, sic etiam
figuram membrorum et eorum forma ex semine generantur ratione virtutis, quam acquisivit
ab eo, a quo semen. Nam quemadmodum principium motus alicuius artis particularis fit per
formam artificialem, sic etiam principium motus et generationis alicuius particularis naturae
fit per rem, in qua est in actu forma huius rei generatae».
170 Sur ces deux textes, voir Cerami, «Mélange, Minima naturalia».
171 Dans ce cas-là aussi, Averroès hérite de Galien les instruments qui vont lui permettre de
réfuter sa théorie de la double semence. En effet, la «puissance formatrice», comme Averroès
va lui-même l’affirmer, n’est rien d’autre que la δύναμις πλαστική que Galien avait placée
au fondement de sa théorie de la génération animale. Cf. Galien, De foetuum formatione,
übersetzt und erläutert von Diethard Nickel, Corpus Medicorum Graecorum V, 3, 3, Akademie
Verlag, Berlin 2001, p. 92 et sq.
504 Averroès
c’est en lui qu’inhère la virtus formativa qui, une fois l’embryon formé, procède
à la formation des autres parties, ainsi qu’à leur accomplissement172. Dans ce
cas là aussi, la vertu formatrice n’est rien d’autre que le premier principe du
mouvement.
L’étude du sperme et de son rapport avec l’âme qu’Aristote poursuit en GA
II 2–3 permet à Averroès de clarifier la nature des parties et des qualités par
lesquelles celui-ci agit sur la matière et d’élucider en même temps le type d’al-
tération en jeu dans la formation de l’embryon. C’est dans le commentaire de
ces chapitres qu’Averroès explique clairement que le contact entre la semence/
instrument et les menstrues/matière implique que le passage de la vertu forma-
trice du père se fasse par un transfert de qualités. Averroès confirme ainsi que
le sperme agit par sa partie pneumatique et qu’il a vis-à-vis du père, ou plus
précisément de sa vertu formatrice, le rôle d’un instrument. Il conclura de là que
la vertu formatrice ne se trouve pas dans ce pneuma comme dans un substrat,
précisément parce qu’elle n’est pas la forme du pneuma, mais qu’elle se sert des
qualités de la partie aérienne de la semence comme d’un instrument.
C’est précisément en vertu du schéma tripartite agent-instrument-patient
qu’il faut conclure, d’après Averroès, que les propriétés de la semence ne vont
constituer le fœtus ni d’un point de vue matériel, comme Galien le croyait, ni
d’un point de vue formel, comme Avicenne le voulait. Ce ne sont ni la matière
ni la forme du sperme qui vont constituer le fœtus, mais la qualité de sa partie
pneumatique maitrisée par sa virtus formativa. En effet, c’est plus précisément
sa partie aérienne qui, dirigée par la virtus formativa, rentre dans le sang, se
mélange avec lui de sorte à créer une ébullition, puis une coction, et constitue
tous les membres en leur donnant la forme de la complexion qui leur est propre:
«De fait, Aristote estime que cette partie qui se trouve dans la semence prête
à engendrer le fœtus n’est que la partie aérienne et que ce souffle rentre dans
le sang menstruel, avec lequel il se mélange (admiscetur) d’un mélange (ad-
mistione) qui engendre en lui une ébullition, une coction, une enflure et des
bulles; c’est aussi au début de la production de ces vésicules et enflures que
se forment les bulles dont se différencie le cœur. C’est grâce à cette vertu,
comme il l’estime, qu’a lieu la formation des membres, leur configuration et
leur séparation et qu’est donnée à chaque membre la forme de la complexion
qui lui est propre»173.
172 Le cœur, à la différence du sperme qui n’a pas la vertu nutritive en acte, possède cette
vertu en acte et même temps qu’il possède l’âme nutritive.
173 Averroès, CM GA II 3, f. 76 E10-F10: «Aristoteles vero putat illa pars quae est in semine
prompto ad hoc ut fiat foetus est pars aerea tantum et quod iste spiritus ingreditur sanguinem
menstruum, cum quo admiscetur admistione generante in eo ebullitionem et coctionem tu-
moremque, et ampullas; in principio autem suae vescicationis et tumefactionis apparent am-
pullae ex quibus secernitur cor. Per hanc autem virtutem, ut ipse putat, fit formatio membro-
La voie vers le plus parfait. L’étude propre de la génération substantielle 505
Avec Aristote, Averroès affirme donc que c’est par sa partie aérienne, à savoir
par le pneuma, que la semence agit; mais, au-delà même du texte aristotélicien,
il assure que le rapport agent/instrument peut se transférer du rapport entre le
mâle et le pneuma au rapport qui lie la vertu formatrice à la partie aérienne.
Il conclut ainsi que le sperme, par le pneuma, est l’instrument (organum) de la
vertu formatrice du père:
«Si tu observes les propriétés essentielles qui sont inhérentes à cet instru-
ment, en tant que tel, il apparaît que la semence est l’outil de la vertu for-
matrice par le biais de sa partie aérienne»174.
D’une façon de prime abord peu aristotélicienne, Averroès affirme en outre que
cette partie aérienne se mélange (admiscetur) au sang, de sorte à créer en ce der-
nier, par coction, la même nature gazeuse qui le caractérise. C’est cette coction
et cette formation aérienne qui forment le cœur et diversifient ensuite les autres
membres. Dans la suite du texte, Averroès précise que ce mélange se produit
parce que cette partie aérienne peut facilement se mêler (admiscetur) aux corps
poreux (cum corporibus fungosis) et les pénétrer, se mouvant d’elle-même par sa
virtus informativa:
«De fait, la partie aérienne peut se mélanger (admisceri) avec les corps poreux
et pénétrer en eux, en se mouvant de ce mouvement par soi, non pas par un
autre corps qui le meut, mais seulement par sa puissance formatrice»175.
Comme dans l’exemple des automates, c’est cette auto-motricité qui fait que le
pneuma peut pénétrer dans le sang et le mouvoir même une fois que le mâle s’est
séparé de la femelle. C’est en vertu de cette caractéristique, poursuit Averroès,
qu’à la différence des outils des arts la semence peut se mélanger (admisceri) et
toucher toutes les parties de la chose qu’elle façonne, aussi bien à l’intérieur qu’à
l’extérieur. On retrouve donc à nouveau le vocabulaire du mélange, utilisé pour
montrer que la semence agit sur la matière par contact et pour préciser que ce
contact doit être, pour ainsi dire, «total». En effet, à la différence des outils des
artisans, qui ne sont en contact qu’avec les parties externes de la chose qu’ils
rum, eorumque figura atque discretio et datur unicuique membro forma sua complexionalis
sibi propria».
174 Averroès, CM GA II 3, f. 76 H9–11: «Si ergo observaveris has res essentiales inharentes
ipsi instrumento, ut tale est, apparebit quod semen est organum virtutis informativae per par-
tem aeream ipsius».
175 Averroès, CM GA II 3, f. 76 K4–9: «Pars vero aerea bene potest admisceri cum corpori-
bus fungosis penetrareque in ea, cum moveatur huiusmodi motu per se, non ab alio corpore
movente ipsum, sed a virtute informativa tantum».
506 Averroès
contribuent à fabriquer, la semence touche aussi bien les parties qui se trouvent
à l’extérieur que celles qui se trouvent à l’intérieur du sang menstruel:
«En effet, il apparaît de ce qui a été dit plus haut que la semence est un
instrument qui, comme les outils, possède trois propriétés, dont deux sont
communes aux choses naturelles et artificielles. La première veut que l’ins-
trument ne soit pas une partie de la chose produite – que ce soit la matière ou
la forme –, ni une partie de la matière. La deuxième veut que l’outil se sépare,
une fois achevé l’accomplissement. La troisième – qui est propre aux choses
naturelles – veut que l’instrument touche de la même façon toutes les parties
de la chose produite, aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur; dans l’art, en
revanche, ce ne sont que les parties externes qui sont touchées par l’outil»176.
Averroès déclare donc clairement que la conception a lieu lorsque la partie aé-
rienne du sperme entre en contact avec toutes les parties du sang, internes et
externes. Il confirme également que ce processus n’implique pas que ce corps
demeure dans le sang une fois informé, car il partage avec tout instrument la
propriété de se séparer du produit, une fois l’œuvre accomplie. La suite du com-
mentaire fournit la même explication par le contact et confirme que la partie
aérienne s’éloigne du nouveau corps sanguin, une fois que celui-ci acquiert la
nouvelle forme et la nouvelle configuration. Averroès confirme ainsi que la par-
tie aérienne du sperme se mêle (admiscetur) au sang et, se plaçant à l’intérieur de
lui (accentratur in ipso), le touche (contangit), jusqu’à ce que ce dernier acquiert
la forme et la figure de l’animal, pour ensuite s’en séparer:
«Mais nous disons que la partie aérienne se mélange avec cet humide dont
<vient à être> ce qui est engendré par lui et qu’il s’en sépare, à la manière
dont se séparent les parties aériennes des choses humides quand se produit
la sécrétion, lorsque cette partie touche (contangit) le sang menstruel et elle
se sépare de cet humide, en se plaçant à son intérieur, jusqu’à ce qu’elle lui
fasse acquérir la forme et la configuration; puis, elle se sépare de ce fœtus à
la façon d’une résolution imperceptible»177.
176 Averroès, CM GA II, f. 76 H4–9: «Nam ex superioribus dictis apparet semen est instru-
mentum, tale autem ut organum tres habet proprietates, quarum duae sunt communes rebus
naturalibus et artificialibus. Prima est instrumentum non est pars rei factae, sive sit materia
sive forma, neque est pars materiae. Secunda vero est quod organum separatur post constituti
perfectionem. Tertia quae est propria rebus naturalibus est quod instrumentum tangit omnes
partes rei confectae intus et extra eodem modo; arte vero tantum exteriora tanguntur ab or-
gano».
177 Averroès, CM GA II, f. 76 M4–14: «Sed dicimus hanc partem aeream admisceri cum huis-
modi humido ex eo quod generatur ab eo separaturque ab ipso, eo modo quo separantur partes
aereae a rebus humidis quam secretio fit, quando contangit sanguinem menstruum et ibi sepa-
La voie vers le plus parfait. L’étude propre de la génération substantielle 507
«Mais une fois achevée la génération, cette partie aérienne se sépare du fœtus
et se corrompt, en se transformant en l’air qui existe dans les concavités des
membres et dans les interstices des membranes qui entourent le fœtus»178.
Averroès confirme donc que le processus en jeu dans la conception d’un nouvel
individu, qu’il a défini dans les termes d’une mixtio, n’est pas un mélange au sens
strict. En effet, pour qu’il y ait mélange, il faut que les deux miscibles demeurent
en puissance sans se corrompre; or la partie humide du sperme s’écoule à l’ex-
térieur et sa partie aérienne se corrompt. En allant à nouveau au-delà du texte
d’Aristote, Averroès affirme que la partie aérienne de la semence se corrompt,
car elle se transforme en l’air qui existe dans les interstices des membres du
fœtus.
On pourrait en ce sens confirmer l’accusation d’hétérodoxie et conclure que
la thèse d’Averroès est bien une théorie de la double semence, car elle implique
qu’il y a bien quelque chose du corps de la semence qui reste dans l’embryon
et le constitue. Là aussi, toutefois, le CM du DGG nous fournit les moyens pour
ratur ab huiusmodi humido et accentratur in ipso, quousque faciat ipsum adipisci formam et
figuram; mox secernitur ab ipso conceptu per via resolutionis insensibilis».
178 Averroès, CM GA II, f. 76 F10-G2: «sed perfecta iam generatione separatur huismodi pars
aerea ex foetu et corrumpitur, cum transmutetur in aerem existentem in concavo membrorum
et meatibus membranarum circuentium foetum».
508 Averroès
«Le nom de souffle n’est pas dit de façon univoque de la partie aérienne <du
sperme> et du souffle qui se trouve dans le cœur. En effet, si cela était le cas,
le souffle séminal serait une partie de l’animal lui-même et il ne se séparerait
pas»179.
Le corps aérien qui se forme dans le cœur n’est donc pas le même que celui
contenu dans la semence du père. Il n’y a donc pas de contribution quantitative
de la part de la semence du mâle. Dans la suite, Averroès confirme cette idée
et précise davantage la façon dont la partie aérienne opère concrètement dans
la matière féminine avant de se corrompre. Il confirme d’abord que l’action in-
formatrice de la vertu formatrice se réalise en vertu de la chaleur de la partie
aérienne qui permet de différencier dans la matière le substrat des parties orga-
niques, puis des parties homéomères180. Il précise ensuite que l’opération réali-
sée par cette partie aérienne est comparable à celle du vitrier qui souffle dans la
pâte vitreuse pour lui donner la configuration du produit voulu:
179 Averroès, CM GA II, f. 76 L3–8: «Neque nomen spiritus dictum de parte aerea et de spi-
ritu in corde existente dicitur univoce. Nam si ita esset, tunc spiritus seminalis esset pars ipsius
animalis et non separaretur».
180 Averroès, CM GA II, f. 86 H3–8: «Il faut savoir que le début de l’opération de la vertu
formatrice qui informe avec la chaleur aérienne de la semence est la différenciation de la ma-
tière appropriée à la substance des membres organiques; puis la différenciation de la matière
apte à chacun des membres homéomères qui constituent les parties du membre organique en
question» («Debemus quoque scire quod initium operationis virtutis informativae quae infor-
mat cum caloris seminali aereo est discretio materiae convenientis ipsi substantiae membro-
rum organicorum; mox discretio materiae aptae unicuique membrorum similarium quae sunt
partes huis membri organici»).
La voie vers le plus parfait. L’étude propre de la génération substantielle 509
«En effet, c’est seulement par cette portion aérienne qu’il peut donner la
configuration des membres à l’extérieur et en produire les concavités à l’in-
térieur, à la manière dont le vitrier donne la configuration au verre en le
gonflant»181.
181 Averroès, CM GA II, f. 86 K14-L4: «Nam hac portione aerea tantum potest formare fi-
guram membrorum extrinsecus et facere concavitates eorum intrinsecus, sicut facit vitrearius
figuram vitri, inflando ipsum».
182 M. Rashed a émis cette hypothèse dans le cadre de la théorie de la génération d’Aristote.
Contre la doctrine platonicienne des triangles élémentaires, Aristote soutiendrait que toute
surface naturelle est concave. Ce qui impliquerait, dans la génération animale, que le principe
générateur, à savoir le pneuma spermatique, doit être constitué de microbulles pour pouvoir
façonner la matière féminine (M. Rashed, «The Form between Homeomery and Quantity in
Gen. An. IV 4», à paraître).
510 Averroès
Sans rentrer dans le détail de l’explication d’Averroès, on peut donc conclure que
c’est la quantité de chaleur transmise qui explique la différence de sexe, mais que
c’est ultimement le degré de force de la puissance formatrice qui détermine la
quantité de chaleur:
«Une cause plus contraignante par laquelle se séparent les membres du mâle
et de la femelle est la diversité de la nature de ce résidu, alors que la cause
de la diversité de la nature de leur résidu est la diversité de la nature de la
chaleur qui se trouve dans leur corps. La cause de la diversité de cette chaleur,
quant à elle, est la diversité de la puissance de l’agent qui varie quant à sa
faiblesse et à sa force vis-à-vis de la matière»185.
183 On peut ainsi conclure que là aussi la complexion joue un rôle crucial dans l’onto-biologie
d’Averroès. Dans la mesure où la forme substantielle peut s’instancier dans une complexion
qui varie selon le plus et le moins à l’intérieur de paliers déterminés, les deux sexes peuvent
avoir la même forme, même si leur complexion diffère à l’intérieur de ces paliers.
184 Averroès, CM GA IV, f. 115 A6–13: «Si enim semen maris praestat semini foemineo
calorem aequalem caloris maris in hanc speciem, genitum erit de necessitate mas quia sanguis
existens in corde huius fœtus generatur ex concoctione et calore simili sanguini existenti in
cordibus marium huius speciei».
185 Averroès, CM GA IV, f. 115 C3–12: «Fortior autem causa ob quam discrepant membra
maris et foeminae est diversitas naturae huius excrementi et causa diversitas naturae huius ex-
crementi ipsis est diversitas naturae caliditatis naturalis existentis in cordibus eorum. Et causa
diversitatis huius caloris est diversitas virtutis ipsius agentis in debilitate et robore respectu
materiae».
La voie vers le plus parfait. L’étude propre de la génération substantielle 511
La virtus formativa, en tant que «puissance animée» fait donc en sorte que
la semence, qui ne possède pas l’âme en acte, la possède en puissance189, car
elle est «le principe du mouvement». À plusieurs reprises Averroès affirme que
cette vertu n’est ni une âme ni une partie de l’âme et conclut, contre Avicenne
qui identifiait cette vertu à l’âme nutritive et contre Ibn Bāǧǧa qui l’identifiait à
l’intellect, qu’elle n’est qu’une force, une puissance, qui procède d’une âme. C’est
la puissance que Galien appelait informativa:
du rôle joué par ces auteurs dans la transmission de cette notion. Toute tentative de réécrire
l’histoire de cette notion qui ne tienne pas compte de ces auteurs est vouée à l’échec. Il est
par ailleurs clair que, dans cette histoire, ces affirmations du GA ont joué un rôle-clé. Pour un
examen de certains de ces textes, voir D. Lefebvre, «Force et puissance chez Aristote» dans
C. Lavaud (éd.), Itinéraires de la puissance, Presses Universitaires de Bordeaux, Bordeaux 2004,
p. 15–31; id., «La jument de Pharsale. Retour sur De Generatione Animalium IV 3», dans Ce-
rami (éd.), Nature et sagesse, p. 207–271. Pour une étude de l’évolution de la notion de dunamis,
voir la belle étude de G. Aubry (G. Aubry, Dieu sans la puissance: “dunamis” et “energeia”
chez Aristote et chez Plotin, Vrin, Paris 2006), qui ne s’attarde toutefois ni sur le rôle que la
génération animale a joué dans l’histoire de cette évolution, ni sur le rôle qu’ont eu Alexandre
et Galien. Sur l’importance de la notion de dunamis chez Alexandre, voir la thèse de Phd de
I. Kupreeva, malheureusement non publiée (Kupreeva, Alexander of Aphrodisias on Soul as
Form). Sur le lien entre les notions de dunamis et hexis et leur réinvestissement ousiologique
chez Alexandre, voir Cerami, «Changer pour rester le même».
189 Averroès, CM GA II, f. 75 G3–14.
190 Averroès, CM GA II, f. 75 K8-M3: «Hanc aequidem virtutem appellat Galenus informa-
tivam et non est anima nutritiva, ut imaginatus est Avicenna, nec est intellectus separatus, ut
apparet verbis Abubachar in libro suo de Anima. Sed est virtus ad animam relata, quam Aris-
toteles intendit, dum dixit quod in elementis est insita quaedam virtus animata. Et sicut inter
se animae differunt nobilitate et ignobilitate, ita oportet etiam hanc virtutem animatam differe
nobilitate et ignobilitate. Principium vero et virtus existens in substantia seminis dans animam
generansque ipsam iam existimatur a quibusdam hominibus quod sit virtus separata, cum
ipsum semen non habet animam. Item non videtur animam efficere animam sibi similem. Hoc
La voie vers le plus parfait. L’étude propre de la génération substantielle 513
Le fait de faire de la puissance formatrice une force animée ou, en des termes
plus aristotéliciens, une âme en puissance, permet à Averroès de s’opposer à
deux doctrines qu’il considère comme également fautives. Contre l’hypothèse
d’Avicenne, Averroès explique que la semence ne peut véhiculer une âme en
acte, ne serait-ce qu’une de ses parties, à savoir l’âme nutritive191. Contre l’hy-
pothèse d’Ibn Bāǧǧa, Averroès explique que, même si la puissance formatrice
n’est pas inhérente à quelque chose qui a l’âme en acte, elle n’en est pas séparée
comme l’intellect est séparé192; car ce qui agit par un instrument, n’est pas une
substance ou une puissance séparée193. Or la virtus formativa, on l’a vu, agit en
usant de la partie aérienne du sperme comme d’un instrument194. Elle doit être
par conséquent une puissance non-séparée du corps qui la véhicule.
Le paradigme de la causalité instrumentale permet ainsi à Averroès de
conclure que la vertu formatrice n’est pas séparée, même si elle n’est pas la
forme du corps qui la véhicule, et d’exclure l’hypothèse qui fait d’elle un intellect
séparé. En effet, même si elle n’est pas liée au pneuma comme à son substrat, elle
est nécessairement liée aux qualités sensibles, celle de la chaleur pneumatique
notamment, qui lui sert d’instrument.
Contre l’hypothèse qui fait de la puissance formatrice un principe séparé,
Averroès rétorque en outre qu’elle est contraire au propos d’Aristote, car elle
amène à postuler l’existence d’idées séparées et, en dernière instance, la possibi-
lité d’une génération ex nihilo:
«Cette thèse est semblable à celle qui postule l’existence des Idées, dans la
mesure où s’il existe une forme séparée qui produit la forme dans la ma-
tière, quelque chose pourrait s’engendrer à partir de rien et la forme n’au-
rait pas besoin d’un substrat, si ce n’est à la manière dont le corps a besoin
est quod putat Abubachar benalzaig, quam opinionem immaginatur fuisse ipsius Aristotelis in
hoc sermone et dixit quod hoc intendit cum dicit id appellari intellectus».
191 Averroès explique qu’Avicenne a formulé cette hypothèse pour s’opposer à la théorie de
la double semence de Galien. D’après sa reconstruction, Avicenne aurait rétorqué à Galien que
la semence paternelle ne contribue pas d’un point de vue matériel à la formation de l’embryon,
car il ne donne pas au sang menstruel de la matière; mais qu’elle y contribue d’un point de vue
formel, car elle véhicule l’âme nutritive (cf. 76 E4–6; 76 I2-K4). Je me propose de traiter de cette
critique d’Averroès et de sa pertinence dans une étude à venir. Sur l’embryologie d’Avicenne,
voir U. Weisser, Zeugung, Vererbung und pränatale Entwicklung in der Medizin des arabisch-is-
lamischen Mittelalters, H. Lüling, Erlangen 1983; B. Musallam, «Biology and Medicine», dans
l’article «Avicenna», Encyclopedia Iranica 3, 1989, p. 94–9; id., «the Human Embryo in Arabic
Scientific and Religious thought», dans Dunstan (éd.), The Human Embryo, p. 32–46.
192 On trouve donc dans ce texte un écho des arguments que, dans le GC de Met. Z9, Averroès
attribuera aux défenseurs du Donneur des formes. Les lignes qui suivent confirment par ail-
leurs que c’est à cette doctrine qu’Averroès veut ici s’opposer.
193 Averroès, CM GA II, f. 75 K1–3.
194 Averroès, CM GA II, f. 76 H9–11.
514 Averroès
Comme G. Freudenthal l’a montré, ce passage fait partie des réélaborations aux-
quelles le commentaire du Livre des animaux a été sujet196. D’un point de vue
exégétique, il a pour but de montrer le caractère non-aristotélicien de la thèse
qui veut que la puissance véhiculée par la semence soit une vertu séparée et il
nous montre en même temps l’enjeu ultime de la théorie de la génération défen-
due à cette époque par Averroès: la négation de toute création ex nihilo.
Affirmer que la puissance formatrice est, ou procède d’un principe intelligible
séparé revient à admettre la possibilité que les formes substantielles puissent
subsister sans leur substrat et qu’elles puissent, par cela même, être le produit
d’une création absolue. Comme Averroès l’expliquera en commentant Met. Z 9,
auquel il renvoie ici, affirmer que la forme procède non pas du père-agent, mais
d’un agent séparé et donc incorporel, oblige à admettre que la forme n’est pas
dans la matière en puissance, mais qu’elle y est introduite sans aucun intermé-
diaire corporel197.
Contre cette thèse, Averroès assure que la virtus formativa est une puissance,
une force littéralement (quwwa), qui étant liée au corps qui la véhicule permet au
véritable donneur de la forme (dator formae), i.e. le père, de modifier la matière
jusqu’à ce que la forme que cette matière possède en puissance passe à l’acte.
Même si la puissance formatrice n’est pas une âme et que l’âme se trouve en acte
dans un autre individu, elle n’est pas séparée de l’instrument utilisé par l’agent,
comme la vertu de l’artiste n’est pas séparée de ses instruments. En effet, comme
l’analogie entre l’art et la nature l’a montré, le sperme n’a pas la forme en acte,
mais en puissance, tout comme l’instrument ne possède qu’en puissance l’art
que l’artisan possède en acte dans son intellect. Pour la même raison, la virtus
formativa n’est pas la forme du sperme, tout comme la forme de l’art n’est pas la
forme de l’instrument qui permet de la réaliser198.
195 Averroès, CM GA II, f. 75 M3–76 A2: «Sed huiusmodi sententia similatur illi quae ponit
ideam, videlicet quod si daretur hic forma separata producens formam in materia, posset fieri
aliquid ex nihilo, formaque non indigeret subiecto, nisi eo modo, quo corpus indiget loco, quia
generatio est ipsius compositi ex materia et forma, quod quidem Aristotelis declaravit in VII
Metaphysices. Et haec res generans est ipsum transmutans materiam, in qua est forma in po-
tentia, donec ponat ipsam in actu».
196 Voir Freudenthal, «Averroes’ changing mind».
197 On analysera de près la thèse du Donneur des formes dans le chap. IX.
198 Ce caractère, on le verra, permettra à Averroès d’établir l’analogie entre le corps subtil du
sperme, le pneuma, et le corps céleste, qui lui permettra d’expliquer le rapport qu’a l’âme vis-
à-vis de son substrat pneumatique.
La voie vers le plus parfait. L’étude propre de la génération substantielle 515
«De fait, si quelqu’un voulait dire que ce qui transforme la matière n’est pas
ce qui donne la forme, nous lui répondrons que la forme est la fin de la trans-
formation de la matière, dont il y a transformation; et ce qui donne le prin-
cipe de la transformation est cela-même qui donne sa fin, à savoir la forme. Si
toutefois quelqu’un voulait ajouter que sans doute cette fin que donne celui
qui transforme la matière est la forme de la complexion, tandis que l’In-
tellect Agent donnerait la forme animée, nous lui dirons que s’il se pouvait
que la forme de la complexion existe par soi, quand l’âme est reçue, son nom
lui serait attribué de façon univoque. Mais il n’en va pas ainsi. En effet, le nom
«chair» qui est dit de la chair qui possède la vertu animée est dit <d’elle et de
la chair qui ne la possède pas> de façon équivoque»199.
199 Averroès, CM GA II, f. 76 A2-B4: «Si vero quispiam velit dicere quod transmutans mate-
riam non est dator formae, dicemus ei quod forma est finis transmutationis materiae, quae est
eadem transmutatio; et dator principii transmutationis est dator finis ipsius, videlicet formae.
Si tamen velit adhuc aliquis dicere quod fortasse ille finis, quae dat transmutans materiam, est
forma complexionalis, sed intellectus agens est dator formae animatae, dicemus ei quod si pos-
set dari forma complexionalis per se existens, quando recipit animam, nomen eius diceretur
516 Averroès
univoce. Sed res non ita se habet. Nomen enim carnis, quod dicitur de carne habente animatam
virtutem aequivoce dicitur».
200 Comme on le verra plus clairement dans le chapitre suivant, les deux thèses d’Avicenne et
d’Ibn Bāǧǧa partagent pour Averroès la même conclusion fautive: le fait de considérer que les
formes substantielles émanent directement d’un principe Donneur des formes, tandis que les
causes sensibles disposeraient la matière à les recevoir. Peu importe, pour Averroès, qu’Avi-
cenne ait admis que la semence du père véhicule l’âme nutritive, si cette âme lui est finalement
donnée par le Donneur des formes. La conclusion serait en ce sens la même, la forme de la
complexion et la forme substantielle ne seraient plus nécessairement liées.
La voie vers le plus parfait. L’étude propre de la génération substantielle 517
«Par ces biais, il apparaît manifestement ce qu’Aristote dit, à savoir que dans
la semence se trouve une puissance capable de produire le principe de la vie,
qui n’est pas du feu ni ne procède du feu; mais cette puissance ne peut pro-
duire un étant animé, sans le concours du soleil et des sphères célestes. En
effet, un nombre infini de causes doit nécessairement dépendre d’une cause
éternelle»201.
Par cette affirmation, Averroès fait clairement allusion à l’un des arguments uti-
lisés par Philopon dans son Contra Aristotelem, celui de l’impossibilité de remon-
201 Averroès, CM GA, f. 75 I7-K1: «Ex his igitur modis apparet id quod dicit Aristoteles, sci-
licet quod semini inest virtus efficiens principium vitae, quae nec est ignis nec ab igne oritur;
neque est sufficiens huiusmodi virtus efficere animatum absque sole et corporibus coelestibus.
Causae namque infinitae impossibile est quin reducantur ad principium aeternum». Cf. Aver-
roes, Tahāfut al-Tahāfut, p. 211.
518 Averroès
ter une série linéaire infinie de causes efficientes202. Philopon objectait, en effet,
qu’on ne pourrait jamais rendre compte de l’existence du cosmos, comme de celle
d’un certain individu présent membre d’une espèce, si l’on postulait, dans un cas
comme dans l’autre, la préexistence d’un nombre infini de causes efficientes203.
Pour contourner l’objection philoponienne et en suivant la piste déjà engagée
par Alexandre, Averroès assure dans le CM du GA qu’il faut admettre que les
corps célestes sont la cause éloignée de toute génération.
Après avoir écarté la doctrine du Donneur des formes, qu’Averroès considère
comme une tentative alternative pour bloquer la régression à l’infini dans la re-
cherche des causes des phénomènes sensibles204, il précise que d’après Aristote le
soleil et les corps célestes constituent «la cause éternelle» qui bloque la régres-
sion des causes de la génération, dans la mesure où ils contribuent à la constitu-
tion du corps aérien qui réalise la pneumatisation du substrat matériel:
Les corps célestes, comme on l’a vu dans les commentaires du DC, agissent sur
le monde sublunaire en produisant de la chaleur par leur lumière et leur mou-
vement. Ce passage du CM du GA nous dit plus clairement qu’ils doivent être
considérés comme des causes efficientes, dans la mesure où par cette action ils
réalisent l’émergence de la forme dans le sensible. De ce point de vue, les corps
célestes remplacent les formes séparées de Platon et le Donneur des formes qui
d’après «nombreux péripatéticiens» était à l’origine de la vie dans le sensible.
C’est pour cela, affirme Averroès, qu’Aristote dit que l’homme est engendré par
l’homme et le Soleil.
Il faut donc conclure, comme Freudenthal l’a montré à la suite de Davidson,
que ce dicton aristotélicien acquiert chez Averroès un sens plus foncièrement
«métaphysique»206. Le Soleil, se mouvant sur l’écliptique, ne serait plus qu’une
cause purement mécanique comme chez Aristote, car avec le reste des corps cé-
lestes il contribuerait de façon essentielle à la génération des vivants, aussi bien
202 Sur cet argument, voir Davidson, Proofs for Eternity, p. 86–116.
203 Davidson, Proofs, p. 251; Freudenthal, «The Medieval Astrologization» (2002).
204 Averroès, GC Met. Z, c. 31, p. 885, 17–886, 6.
205 Averroès, CM GA III, f. 109, E15–12: «Et hoc subiectum ingreditur definitionem virtutis,
quae appellatur informativa apud Galenum; et Aristotelem appellat animam, cuius efficiens
apud ipsum est sol et caeterae stellae, sed apud alios est forma separata quam Plato vocat
ideam; et multi ex secta Peripateticorum appellant eam colcodeam (sive datricem formae)».
206 Freudenthal, «The Medieval Astrologization» (2002).
La voie vers le plus parfait. L’étude propre de la génération substantielle 519
dans le cas des générations naturelles que dans les générations dites spontanées.
De façon explicite, en effet, Averroès admet que les corps célestes contribuent à
la formation de la vie et des âmes dans le sensible, dans la mesure où ils sont eux-
mêmes doués de vie et d’une âme. C’est cette thèse qui remplace dans la seconde
phase de la réflexion d’Averroès la doctrine d’un intellect séparé Donneur des
formes défendue dans ses premiers traités207.
Le rôle essentiel que jouent les cieux dans l’explication de la génération ani-
male du CM du GA est confirmé et souligné par le cas des générations des ani-
maux qui peuvent «s’engendrer d’eux-mêmes» (geniti ex se). À propos de ces
animaux, Averroès affirme en effet que:
«La matière de ces individus de ces espèces [à savoir celles qui s’engendrent
sans semence]208 est engendrée par le mélange des éléments causé par ces
corps célestes, par lequel les éléments deviennent une mixture capable de
recevoir la forme. Mais la puissance qui tient la place d’instrument ou de
sujet de la puissance formatrice est la chaleur engendrée par le soleil et les
étoiles dès lors qu’elle est délivrée dans un certain corps disposé à cet effet,
à savoir le corps aérien, qui est semblable au corps de la semence qui est en-
gendré dans les animaux qui se reproduisent»209
Averroès suggère que dans le cas de ce type de génération ce sont les corps
célestes qui fournissent les puissances formatrices. De façon encore plus claire
que dans les générations par reproduction sexuée, dans les générations sans se-
mence, les nouveau-nés sont les produits d’une causalité «verticale». Ce sont
en effet les corps célestes, en tant que doués d’une âme, qui véhiculent les puis-
sances animées dans la matière bien disposée.
Que ce soit dans le cas des générations par reproduction sexuée ou des géné-
rations sans semence, on pourrait donc reprocher à Averroès d’avoir simplement
remplacé le Donneur des formes par les intellects séparés des corps célestes et
d’avoir finalement nié une véritable causalité au niveau du sensible sublunaire.
Si les corps célestes par leurs âmes cosmiques dotent la matière sensible d’une
puissance animée, pourquoi ne doit-on pas conclure que ces formes séparées
sont la véritable cause de la génération substantielle?
On reviendra sur la nature de l’action céleste et sur la critique de la doctrine
du Donneur des formes dans le chapitre suivant, car c’est dans le GC de la Met.
que cette question est directement abordée et résolue. Il nous suffit de remar-
quer pour le moment qu’Averroès ne veut aucunement affirmer ici que les corps
célestes donnent les âmes des substances sensibles, que ce soit dans le cas des
générations naturelles ou spontanées. C’est toujours le schéma tripartite cause/
instrument/causé qui donne la solution et permet d’expliquer qu’à la différence
du Donneur des formes, les cieux ne donnent pas une âme en acte, même si leurs
formes sont des formes séparées.
C’est en effet sur ce point de doctrine que cette partie du CM de GA III insiste.
Lorsqu’on relit les deux derniers passages dans leur contexte d’origine, on se
rend compte qu’Averroès ne veut pas supprimer la causalité du sensible au profit
de la causalité cosmique, mais essayer d’expliquer les générations spontanées à
la lumière des générations naturelles. Averroès, en effet, affirme vouloir montrer
que dans les générations dites spontanées on peut trouver des principes analo-
gues à ceux de la semence du mâle et du résidu féminin dans les animaux qui se
reproduisent.
Il explique que dans les générations spontanées, comme dans toute génération
naturelle ou artificielle, le substrat de la forme de celui qui engendre doit être
différent du substrat de la forme de l’engendré. Dans le cas des générations par
semence, ce corps n’est rien d’autre que la semence; dans le cas des générations
spontanées, c’est une partie de la matière putréfiée (excrementuum putrefacti-
vum), une fois modifiée par la chaleur produite par les corps célestes, qui joue
ce rôle210. C’est ici, assure Averroès, que se trouve la puissance formatrice que
Galien appelle informatrice et Aristote âme. La chaleur céleste est en ce sens la
cause instrumentale de la puissance formatrice qui est engendrée dans la matière
putréfiée et qui engendre la nouvelle puissance animée.
Dans les générations spontanées, comme dans les générations naturelles, ce
n’est donc pas un intellect agent qui agit directement sur la matière, en lui don-
nant des formes. S’agissant de l’action cosmique des cieux, ce sont des formes,
certes séparées, qui contribuent à la génération sublunaire, mais qui ne peuvent
agir que par l’intermédiaire d’un corps et d’une qualité, à savoir la chaleur cé-
leste. C’est en ce sens, comme on le verra, qu’Averroès va comparer le pneuma
au corps céleste et la chaleur animale à la chaleur céleste. Dans les deux cas, la
forme, que ce soit l’âme du vivant ou l’âme séparée des cieux, n’agit ni en tant
que forme du véhicule instrumental, ni d’elle-même; elle agit par le biais d’un
instrument dont elle n’est pas la forme: la première par la chaleur ayant pour
substrat le pneuma, la seconde par la chaleur céleste produite dans le sublu-
naire par les mouvements des corps auto-subsistants des orbes. Dans le cas du
corps céleste, ce n’est donc pas une forme inhérente au corps qui agit; c’est une
forme séparée qui agit, mais par le biais de la puissance formatrice qui agit par
la chaleur céleste et modifie la complexion de la matière substrat de la nouvelle
forme.
Les cieux sont donc la cause éloignée des générations animales, mais ils ne
peuvent remplacer les agents sensibles. Dans toute génération naturelle, la cau-
salité cosmique est nécessairement liée à l’action des causes prochaines qui se
déploie par le biais des qualités sensibles. Il reste toutefois à comprendre plus
clairement comment la chaleur céleste se rapporte à la chaleur animale qui dans
le cas de la génération sexuelle vient du père et à clarifier plus concrètement
comment Averroès articule la causalité des causes efficientes prochaines à celle
des causes célestes éloignées. On montrera que, dans le cas des générations
spontanées comme dans le cas des générations sexuelles, l’analogie avec le type
d’arts qu’Averroès définit comme «opérant en collaboration avec la nature» lui
permettra d’expliquer que les cieux ne donnent à la matière ni une forme ni une
partie d’elle, mais qu’ils collaborent à disposer la matière, pour qu’il en émerge
la forme qu’elle avait en puissance.
c’est que, dans le cas de l’action cosmique des cieux, les formes qui déterminent
la chaleur céleste sont les formes séparées des corps célestes.
Suivant ce même paradigme, dans la génération animale où il y a un mâle et
une femelle, Averroès affirme que le sperme masculin engendre dans la matière
féminine de la chaleur vitale qui quant à elle a pour substrat le pneuma. C’est
cette qualité substratique du pneuma qui véhicule à titre premier l’âme du vi-
vant et c’est par son biais que l’âme du vivant va imposer son action à toutes
les parties du corps. Le mâle n’ajoute pas de la matière aux menstrues, mais il
lui communique quelque chose qui tout en n’étant pas du corps, est quelque
chose de sensible qui peut agir, à savoir de la chaleur. En effet, la chaleur vitale
n’est pas conçue comme relevant de la catégorie de la substance, mais de celle
de la qualité. C’est par cette qualité guidée par la puissance formatrice que,
dans l’animal engendré, la forme «s’installe» premièrement dans le pneuma
et par son biais dans la matière dans son ensemble. Le risque de concevoir la
substance engendrée dans les termes d’un agrégat de deux corps, i.e. le pneuma
et le reste de la matière, est ainsi esquivé. Le pneuma en effet n’est pas une
substance séparée à tout point de vue, étant donné qu’il n’est qu’une partie du
corps de l’animal douée d’un certain nombre de qualités, déterminées par l'âme
de ce dernier.
Il ne s’agit donc pas d’affirmer que la matière du vivant doit être soustraite à
toute forme de mélange. Car, au contraire, il faut admettre que le premier palier
ontologique de la génération est le résultat d’une certaine mixtio. Non pas, certes,
celle de deux semences, ni celle de la matière avec la forme, mais celle des quali-
tés de la matière féminine qui se trouvent à être bouleversées par l’action «alté-
rante» du sperme et par celle des corps célestes. Il faut, par conséquent, admettre
que le passage de la puissance à l’acte, c’est-à-dire l’«émergence» de la forme du
rejeton, se produit au moment où dans la matière, affinée par l’action chauffante
de la semence paternelle et des mouvements célestes, la chaleur prend le dessus
et l’emporte sur la qualité opposée de la froideur, de façon à produire une com-
plexion capable de recevoir la vertu formatrice propre à l’espèce animale en ques-
tion. C’est pourquoi on peut affirmer que la génération substantielle s’identifie à
la génération d’une vis formativa dans les menstrues, c’est-à-dire d’une force qui
s’engendre à l’issue de la production dans les menstrues d’une chaleur pneuma-
tique. C’est en ce sens qu’on a affirmé que la puissance formatrice est le premier
embryon de la forme-hexis qui se réalisera avec le développent de l’individu.
C’est ce même paradigme, conçu dans ses caractéristiques les plus générales,
qu’on a pu déceler dans le GC de la Phys. Même si l’explication fournie dans ce
dernier traité est plus précise et raffinée que celle des CM, le paradigme expli-
catif ici en jeu est le même: il s’agit de comprendre la génération substantielle à
l’aide de mêmes instruments que les autres changements. Certes, la génération
substantielle ne peut être identifiée à aucune transformation accidentelle, mais
elle partage avec ces dernières certains caractères qui la rapprochent d’un mou-
La voie vers le plus parfait. L’étude propre de la génération substantielle 527
«En effet, <chaque> espèce est une, puisque sa forme est une et que sa ma-
tière est aussi une: on ne peut trouver une forme que dans une seule matière,
autrement il serait possible qu’il se produise la transmigration (al-tanāsuḫ)
des âmes. En effet, le rapport de chaque chose à ses quatre causes est un
rapport nécessaire. C’est pour cela que les définitions sont constituées de
la matière et de la forme. Et il n’est pas possibles qu’une seule chose pos-
sède plusieurs définitions: les étants en effet diffèrent en fonction de leurs
différentes définitions, mais si une seule et même chose pouvait avoir deux
matières différentes, alors une seule et même chose pourrait avoir deux défi-
nitions différentes, ce qui est absolument faux»213.
213 Averroès, CM GA, f. 44 I3-K5: «Nam species ideo est una, quia eius forma est una et eius
materia quoque una: neque potest reperiri una forma nisi in una tantum materia, nisi posset
528 Averroès
Chaque espèce est unique, car sa forme et sa matière sont nécessairement liées
au point qu’il n’y a qu’une seule matière dans laquelle une forme d’une certaine
espèce puisse inhérer. La conséquence de cette thèse au niveau épistémologique
est que la définition de chaque espèce doit contenir aussi bien la matière que la
forme. On a déjà repéré cette thèse dans le GC de la Phys. et on la trouvera à
nouveau dans le GC de la Met.: à chaque forme une seule matière, à chaque vertu
une seule complexion. Si ce n’était pas le cas, aucune définition ne serait plus
nécessaire et la connaissance humaine, ainsi que la notion même de nature en
seraient anéanties.
C’est pour cette raison aussi que les espèces sont en nombre fini. On ne peut
croiser indéfiniment les espèces, n’importe quoi ne peut s’engendrer de n’im-
porte quoi, car chaque espèce n’a qu’une forme et une matière qui lui appar-
tiennent en propre. Si une espèce pouvait s’engendrer d’une autre espèce quelle
qu’elle soit, les espèces seraient infinies, mais à ce moment-là elles ne seraient
plus connaissables214.
Les conséquences de toute doctrine qui admettrait que la complexion et la
forme substantielle sont dissociables et qu’elles viennent de deux agents diffé-
rents, comme celle du Donneur des formes, sont donc à la fois ontologiques et
épistémologiques. C’est pour éviter ces conséquences qu’il faut garantir aussi
l’univocité du rapport causal entre l’agent sensible et son produit: c’est toujours
le semblable qui engendre le semblable. Si un individu pouvait être engendré par
n’importe quel autre individu ou si une espèce vivante pouvait s’engendrer aussi
bien par des géniteurs semblables, que par le seul milieu ambiant (ne serait-ce
dans le cas de certains insectes qui paraissent pouvoir s’engendrer à la fois par
reproduction sexuée et à partir de la pourriture), la nature aurait fait quelque
chose en vain, à savoir les géniteurs215. La conclusion, comme dans le cas précé-
dent, serait toujours la même: la nature et la connaissance humaine qui remonte
des effets aux causes n’auraient plus aucun fondement.
C’est dans ce même cadre théorique qu’il faut interpréter la critique contre
la doctrine de la génération spontanée de l’homme qu’Averroès attribue à
Avicenne. Même si on examinera le cas des générations spontanées dans le cha-
pitre suivant, il convient de considérer cette critique ici, parce que, comme on
voudrait le montrer, on ne peut la comprendre en dehors du cadre théorique
qu’on vient de tracer.
dari transmigratio illa dicta in Arabico Altansach. Nam proportio alicuius rei ad suas quatuor
causas est proportio necessaria, ideoque definitiones constant ex materiis et formis; neque
eidem rei possunt inesse duae definitiones diversae: differunt namque entia iuxta varias eo-
rum definitiones, sed si una et eadem species posset habere dua materias diversas, tunc una
et eadem species posset habere duas diversas definitiones; quod totum est falsum et vanum».
214 Averroès, CM GA I, f. 44 C5–9.
215 Averroès, CM GA I, f. 44 K12-M5.
La voie vers le plus parfait. L’étude propre de la génération substantielle 529
216 Averroès, GC Phys. VIII, c. 46, f. 387 E2-H8. Le passage est donc parfaitement parallèle au
début du CM du GA.
217 Averroès,GC Met. α, c.15, p. 46, 18–47, 4
218 A. Bertolacci, «Averroes against Avicenna on Human Spontaneous Generation: The
Starting-Point of a Lasting Debate», dans A. Akasoy et G. Giglioni (éds.), Renaissance Aver-
roism and its Aftermath. Arabic Philosophy in Early Modern Europe, Springer, Dordrecht 2013,
p. 37–54, qui définit la présentation d’Averroès comme une «intentional ideological simplifi-
cation».
219 Avicenne, Al-Šifāʾ, al-Ṭabīʿʽiyyāt, al-Maʿādin wa-al-Āṯār al-ʿulwiyya, ʿAbd al-Ḥalīm Mu-
ntaṣir, Saʿīd Zāyid, ʿAbdallāh Ismāʿīl (éds.), al-Hayʾa al-ʿāmma li-šuʾūn al-maṭābiʿ al-amīriyya,
al-Qāhira 1965 (dorénavant Avicenne, al-Maʿādin wa-al-Āṯār al-ʿulwiyya), II, 6, p. 76, 18–77,
4: «It is not objectionable that the animals and the plants, or some of their genera, passed
away and then took place [again] through [spontaneous] generation rather than reproduc-
tion. For no demonstration whatsoever prevents things from existing and taking place, after
their extinction, by way of [spontaneous] generation rather than reproduction. Many animals
take place through both [spontaneous] generation and reproduction, and likewise [many]
plants. Snakes can result from hairs, scorpions from clay (ṭīn) and lemon balm, mice can be
[spontaneously] generated from mud, frogs from rain. But of all these things there is also
reproduction» (trad. A. Bertolacci).
530 Averroès
qu’une espèce puisse être engendrée aussi bien avec et sans semence, à savoir
avec et sans géniteurs. Dans ce cadre, l’erreur attribuée à Avicenne est celle
d’avoir considéré que, dans la supposée génération spontanée de l’homme, le
Donneur des formes puisse prendre la place du père. Si une espèce qui s’en-
gendre par nature par reproduction sexuelle (que ce soit celle de l’homme ou de
n’importe quel autre vivant) pouvait s’engendrer aussi sans géniteurs, la consé-
quence serait toujours la même, celle de briser le lien nécessaire qui soude la
cause agente sensible à son effet. Peu importe que cela ne se produise qu’à cer-
taines conditions et dans des situations exceptionnelles.
Comme Averroès l’a expliqué au début de son CM du GA, si une espèce pou-
vait s’engendrer de plusieurs matières, avec ou sans géniteurs, les matières sen-
sibles et les agents sublunaires seraient ociosae et superfluae. C’est cette double
erreur ontologique qu’Averroès attribue Avicenne et c’est en raison d’elle que,
dans le GC de Met. α, il l’accuse d’avoir suivi la doctrine ašʿarite223. En effet, s’il
accuse Avicenne de suivre les ašʿarites, il ne le fait ni parce que ce dernier adop-
terait d’après lui une méthode dialectique224, ni parce qu’il essaierait de justifier
les doctrines sacrées. L’erreur dont Averroès accuse ici Avicenne est celle de ne
plus pouvoir maintenir la nécessité per se du rapport entre l’effet et ses quatre
causes. De ce point de vue, Averroès ne fait que porter la doctrine d’Avicenne
à ses extrêmes conséquences. Admettre une exception dans l’ordre naturel des
choses, que ce soit dans le cas de l’espèce humaine ou dans celui d’une autre es-
pèce qui se reproduit, c’est nécessairement s’engager dans la voie de la théologie
ou, comme le dit Averroès, de la science (ʿilm) ašʿarite225.
223 Pour une présentation plus détaillée de ces doctrines et du rôle qu’elles ont joué dans la
critique contre Avicenne, voir chap. IX.
224 J’ai examiné l’un des aspects de cette critique dans l’article, C. Cerami, «Signe physique,
signe métaphysique. Averroès contre Avicenne sur le statut épistémologique des sciences de
l’être», dans ead. (éd.), Nature et sagesse.
225 Il est crucial à ce propos de rappeler la célèbre polémique qui opposent les muʿtazilites
de Bagdad et ceux de Basra. D’après ce que nous relate Abū Rašīd al-Nīsābūrī, les bagdadiens,
et notamment Abū al-Qāsim al-Kaʿbī al-Balḫī, refusent la possibilité qu’un individu dans une
espèce puisse s’engendrer d’un autre individu appartenant à une autre espèce (par exemple,
le blé de l’orge, l’homme d’autre chose que d’un autre homme) et, plus en général, qu’une
substance puisse s’engendrer de ce qui n’a pas le «pouvoir» de l’engendrer, sans que change
aussi «la nature» inhérente à la chose (cf. Abū Rašiˉd al-Niˉsaˉ buˉriˉ, Al-Masāʾil fī al-khilāf
bayna al-Baṣriyyīn wa-al-Baġdādiyyīn, M. Ziyāda et R. al-Sayyid (éds.), Maʿhad al-Inmāʾ al-
ʿArabī, Bayrūt 1979, p. 133–139); les basriens, en revanche, affirmaient que Dieu a le «pou-
voir» de faire directement engendrer le blé de l’orge et un animal différent de la semence de
l’homme, sans nécessairement changer leur nature (cf. ibidem). À ce texte on peut ajouter, un
passage du Kitāb awā’il al-maqālāt du Šayḫ al-Mufīd, dans lequel ce dernier fait état de ce
même débat (Šayḫ al-Mufiˉd, Kitāb Awāʾil al-Maqālat (Principle Theses), edited by M. Moha-
ghegh, English Introduction by M.J. McDermott, Institute of Islamic Studies, 1993 Tehrān, p. 44;
trad. dans M.J. McDermott, The Theology of al-Shaykh al-Mufīd, Dār el-Machreq, Bayrūt
1978, p. 215). Si on peut exclure qu’Averroès ait eu accès direct à ces sources, on ne peut écarter
532 Averroès
l’hypothèse qu’Avicenne connaissait ce débat lorsqu’il affirmait que l’homme peut s’engen-
drer sans la semence du géniteur. Sur ces passages, voir M. Rashed (éd.), Al-Ḥasan ibn Mūsā
al-Nawbakhtī. Commentary on Aristotle De generatione et corruptione, W. De Gruyter, Ber-
lin-New York 2015.
226 Bertolacci, «Averroes against Avicenna», p. 52.
227 Il ne faut pas croire pour autant qu’Averroès ne saisisse pas la portée aristotélicienne et
anti-ašʿarite de la doctrine d’Avicenne. On verra dans le chapitre suivant que c’est précisément
dans la mesure où Averroès la conçoit comme une réponse possible à l’ontologie ašʿarite qu’il
se montre à son égard d’autant plus violent. Comme on l’a vu dans le cas de la théorie du
signe, le véritable «pôle négatif» de la doctrine d’Averroès n’est pas Avicenne, mais le kalām
ašʿarite. Si Averroès s’attaque si violemment à la doctrine d’Avicenne, c’est qu’il l’accuse de ne
pas avoir bâti une ontologie assez forte pour répondre à l’ontologie occasionaliste ašʿarite. On
reviendra sur cette question dans le chap. IX.
228 On verra qu’Averroès tire explicitement cette conclusion dans le GC de Met. Z9.
229 Averroès, GC Met. α3, c. 14, 43, 5–44, 11.
La voie vers le plus parfait. L’étude propre de la génération substantielle 533
C’est dans ce même cadre théorique qu’il faut comprendre aussi l’autre cri-
tique qu’on trouve au début du CM du GA, adressée non pas à Avienne, mais aux
alchimistes230. C’est en effet une erreur du même type qu’Averroès attribue dans
ce passage à «ceux qui croient qu’un corps naturel inanimé puisse s’engendrer
par nature et par art». Admettre, comme le font les alchimistes231, qu’on puisse
engendrer de l’or à partir d’une pierre, c’est rompre le lien nécessaire qui lie la
forme de l’or à sa matière et à sa complexion. Dans ce cas aussi, la connaissance
humaine et la nature s’écrouleraient: aucune proposition ne serait plus néces-
saire; mais sans nécessité l’ordre naturel ne pourra être connaissable.
D’après Averroès, dans cette doctrine, comme dans la doctrine ašʿarite et dans
celle d’Avicenne portée à ses extrêmes conséquences, il faut conclure que si l’ef-
fet et ses quatre causes ne sont pas liés par un rapport absolument nécessaire,
la nature n’aurait plus aucun ordre et la connaissance humaine perdrait tout son
fondement232. On a là l’enjeu ultime de l’étude de la génération substantielle. La
possibilité de connaître la nature, explique Averroès, doit être garantie par la
nécessité du rapport entre l’effet et la cause et non pas par le simple fait que ce
rapport est maintenu éternellement. Fonder l’ordre naturel sur la simple sem-
pi-éternité de sa durée, reviendrait à en éliminer le caractère nécessaire233.
S’attaquant à Avicenne pour repousser ultimement l’occasionalisme ašʿarite,
Averroès conclut que si la nécessité par soi du rapport entre l’effet et ses quatre
causes n’était pas garantie, toute connaissance humaine, au niveau physique et
métaphysique, s’écroulerait. La matière et la forme, conclut Averroès, doivent
être nécessairement liées l’une à l’autre, aussi bien dans le monde supralunaire
que dans le monde de la génération et de la corruption: à une seule forme une
seule matière, à une seule vertu une seule complexion, même si cette complexion,
à la différence de la forme substantielle peut varier selon le plus et le moins.
Contre toute théorie qui impliquerait une séparation de la forme et de la ma-
tière, Averroès assure que les qualités affectives des corps simples et les com-
plexions des corps composés doivent être conçues comme des concomitants
essentiels de la forme substantielle. C’est ainsi qu’Averroès estime pouvoir
sauvegarder l’ancrage des formes substantielles au sensible et le lien néces-
saire entre la cause agent et son effet. Les formes qualitatives des complexions
constituent le soubassement ontologique qui permet l’instanciation de la forme
substantielle. Elles deviennent la cheville ouvrière de l’hylémorphisme aristoté-
licien. Elles ne peuvent être séparées des formes substantielles dont elles sont les
concomitants et elles manifestent un aspect essentiel des substances qui permet
de les classer, même si, comme on l’a montré, ce sont les formes substantielles
qui donnent le véritable principe de classement. C’est toujours par ces concomi-
tants que l’agent sensible est dit véritablement agir sur la matière. C’est en effet
par eux que la forme de la substance composée qui agit opère sur la matière dont
la nouvelle substance va s’engendrer.
C’est à ces conclusions que l’étude physique de la génération a permis d’ar-
river. Elle nous a dévoilé un projet philosophique cohérent et novateur qui ne
peut se comprendre en dehors du contexte polémique qui oppose Averroès à ses
directs prédécesseurs et de celui qui le place dans la continuité du néo-aristoté-
lisme engagé par Alexandre d’Aphrodise. Averroès a montré que la science phy-
sique de l’être générable permet d’établir les principes de la génération et d’en
comprendre la nature. Il reste toutefois à définir les notions de détermination et
de réalisation, car on ne donne un fondement à la génération absolue que lors-
qu’on pose quelque chose qui est en un sens absolu. C’est ce qui signifie quelque
chose de déterminé, c’est-à-dire ce qui est antérieur et plus saisissable du point
de vue de l’intellect. C’est ce principe qui permet aussi de définir le critère ultime
sur la base duquel établir l’échelle des étants. Or, expliquer la nature précise
de cet être et démontrer que ceci est la forme et la substance première, en tant
qu’acte, est le but d’une autre science: la scientia divina.
Chapitre IX
La noblesse de l’être:
physique, ontologie et théologie dans le Grand
Commentaire de la Métaphysique
qui se trouve dans les lemmes du GC de la Met. d’Averroès transmis dans le manuscrit unique
de Leyde (Or. 2074). Pour certains livres, dans son GC, Averroès rapporte et utilise des traduc-
tions alternatives; mais on peut être sûr qu’en ce qui concerne le livre Z Averroès ne possédait
que celle d’Usṭāṯ, étant donné qu’à deux reprises dans le GC de Z7 il comble une lacune de son
texte arabe avec la partie correspondante de l’abrégé de Nicolas de Damas. Sur l’histoire des
traductions arabes, voir M. Bouyges, Notice, dans Averroès, Tafsir ma baʿd at-Tabiʿat. Texte
arabe inédit établi par M. Bouyges, Imprimerie Catholique, Bayrūt 1952, p. cxvi-cxxiv; Pe-
ters, Aristoteles Arabus, p. 49–52; A. Martin, «Aristote de Stagire. La Métaphysique. Tra-
dition syriaque et arabe», dans Goulet (éd.), Dictionnaire des philosophes antiques, vol. I,
p. 528–34; C. D’Ancona Costa, La casa della sapienza. La trasmissione della metafisica greca
e la formazione della filosofia araba, Guerini, Milano 1996, p. 57–65; C. Martini Bonadeo,
«Mise à jour bibliographique de La Métaphysique. Tradition syriaque et arabe», dans Gou-
let (éd.), Dictionnaire des Philosophes Antiques, Supplément, p. 259–264; ead., Abd al-Laṭīf al-
Baġdādī’s Philosophical Journey. From Aristotle’s Metaphysics to the ‘Metaphysical Science’, Brill,
Leiden-Boston 2013, p. 9–56; A. Bertolacci, «On the Arabic Translations of Aristotle’s Meta-
physics», Arabic Sciences and Philosophy, 15, 2005, p. 241–275.
3 Averroès, GC Phys., f. 1 C8–15.
La noblesse de l’être 537
«l’être absolu» (al-mawǧūd al-muṭlaq)4 et que c’est de cet être que la science
qui l’étudie doit saisir les causes. Concernant l’être comme objet de science,
Averroès explique que s’il y a, en effet, des sciences théorétiques qui étudient
l’être d’un point de vue limité et relatif et qui sont pour cette raison des sciences
«particulières», il faut également qu’il existe une science qui étudie l’être d’un
point de vue absolu, c’est-à-dire une science qui étudie l’être en tant qu’être. En
affirmant cela, Averroès annonce d’emblée ce qu’Aristote affirmera seulement
au livre Γ et il lit les apories du livre B à la lumière de ces affirmations5.
La présentation de l’objet de la science recherchée est toutefois à peine ébau-
chée. Averroès nous dit simplement que cette science a en propre l’étude de
l’être au sens absolu. Encore faut-il expliquer ce que l’expression «être ab-
solu» désigne et définir quelle est l’intentio de la science recherchée. Car si le
Commentateur déclare que la philosophie première, comme toute autre science,
doit repérer les causes premières et les causes des concomitants de l’objet qu’elle
étudie, il ne nous dit pas explicitement dans le commentaire à B1 quelles sont
les causes qu’elle doit rechercher. C’est dans le commentaire du chapitre suivant
qu’Averroès va élucider ce point en montrant que la science métaphysique doit
être considérée comme première en vertu du statut des causes dont elle étudie
les instances ultimes6.
Aristote se demande dans la première des apories analysées dans le livre B7 si
les quatre causes peuvent faire l’objet d’une seule science, alors qu’elles ne sont
pas des contraires et qu’elles ne se trouvent pas dans tout type d’étant. Lorsqu’il
commente cette aporie, Averroès ne se contente pas d’expliquer la difficulté
envisagée par Aristote, il en annonce en même temps la solution. Il explique
d’abord que s’il existe effectivement une science de toutes les causes, celle-ci
sera du même coup la science de toutes les choses et elle méritera, pour cette
raison, d’être appelée «sagesse» (ḥikma) et d’être considérée comme la science
première. Il rétorque ensuite qu’étant donné qu’il existe différents «genres
d’étants» (aǧnās al-mawǧūdāt) et qu’il est «connu par soi» (maʿlūm bi-nafisihi)8
que l’on ne trouve pas dans chacun d’eux les quatre types de cause – c’est le cas,
par exemple, des êtres immobiles objet des mathématiques, pour lesquels on
4 Averroès, GC Met. B, c. 1, p. 167, 13: «[…] les deux sciences <i.e. la philosophie pre-
mière et la dialectique> ont le même sujet, à savoir l’être absolu». Les traductions du GC de
Met. B, sauf indication contraire, sont tirées de Averroès, Grand Commentaire (Tafsīr) de la
“Métaphysique”, Livre Bêta, précédé de Averroès et les apories de la Métaphysique d’Aristote par
L. Bauloye, presentation et traduction par L. Bauloye, Vrin, Paris 2002 (dorénavant Bauloye,
Grand Commentaire Met. B).
5 C’est en effet dans le livre Γ, d’après Averroès, qu’Aristote dénoue la plupart des apories
du livre B.
6 Bauloye, Averroès, Grand Commentaire, p. 113–181.
7 Aristote, Met. B2, 996 a18 et sq.
8 Averroès, GC Met. B, c. 3, p. 186, 8.
538 Averroès
«Ce qu’on appelle sagesse, c’est ce qui fait aussi connaître, avec la cause
finale première, la cause première qui est la forme et la substance. Car la
science qui se rapporte à la connaissance des causes premières qui, au plus
haut point, font connaître les choses, est aussi la science qui est la plus digne
de s’appeler “sagesse”»13.
C’est la supériorité des causes qu’elle étudie qui fait de la sagesse la science
première. Cette considération épistémologique, d’après laquelle certaines causes
sont supérieures à d’autres quant à leur vertu épistémique, était absente du GC
de la Phys., même si le principe foncièrement aristotélicien qui la fonde était
implicitement admis: on peut connaître une chose de différentes manières, mais
on la connaît le plus intimement lorsqu’on connaît «ce qu’elle est». En effet,
dans les quatre genres de causes, les genres des causes formelle et finale sont
ceux qui font connaître chaque chose le plus parfaitement14, car on connaît une
chose le plus parfaitement, lorsqu’on connaît sa substance et que l’on est capable
d’énoncer ce qu’elle est en soi:
«En effet, la chose, comme l’a dit <Aristote>, se connaît de plusieurs manières,
mais ce par quoi on la connaît le plus parfaitement, c’est par sa substance. En
raison de ce qu’<Aristote> a dit, il est nécessaire que cette science soit appelée
“sagesse”, et non la science naturelle. En effet, la science naturelle étudie aussi
les deux causes premières, le moteur et la matière, tandis que cette <science>
étudie les deux causes les plus éloignées, la forme et la fin. Et c’est en raison
de la supériorité (faḍl) de ces deux causes sur les deux autres que cette
science est supérieure à la science naturelle»15.
La science première est donc la connaissance de la substance des choses et, même
si l’identité entre la forme, la substance et la fin d’une chose n’est affirmée que
de manière allusive, il ressort manifestement du raisonnement d’Averroès que
c’est sur cette identité que repose la possibilité même de concevoir une science
première. Ce n’est toutefois pas dans le commentaire à B2 que cette identité est
expressément formulée, pas plus, d’ailleurs, que la démonstration de l’universa-
lité de la science métaphysique. Cela, d’après Averroès, sera le but des premiers
chapitres du livre Γ et du livre E, mais surtout des livres centraux, consacrés à la
substance sublunaire, et du livre Λ, consacré ultimement à démontrer l’identité
des causes formelle et finale ultimes.
Ce qu’Aristote a démontré jusqu’à présent, c’est que toute science étudie un
ou plusieurs genres de causes, qu’il n’y a que deux sciences qui étudient les
causes premières et que la sagesse est la science qui a en propre l’étude de la
forme première et de la fin première19. Si elle traite aussi des autres causes et
si donc, d’une certaine manière, elle est la science de toutes les quatre à la fois,
c’est d’une façon indirecte. La sagesse est la science de toutes les causes non
pas, comme la physique, parce qu’elle recherche les quatre genres de causes,
mais parce qu’elle étudie les causes premières auxquelles toutes les autres causes
se rapportent20. Pour la même raison elle est la science la plus noble et la plus
parfaite qui soit, même par rapport à la physique, parce qu’elle a comme but
ultime l’étude des causes ultimes dans les genres de causes qui nous assurent la
connaissance la plus parfaite qu’on puisse avoir. Il faut maintenant démontrer
qu’elle est aussi la plus universelle qui soit, c’est-à-dire la science de tous les
êtres existants. Averroès expliquera ainsi, dans le commentaire du livre Γ, que
l’universalité de cette science tient à la nature ontologique de son genre-sujet.
Concernant le genre-sujet et l’universalité de la métaphysique, les lecteurs
médiévaux et modernes d’Averroès ont signalé que ce dernier semble hésiter
entre deux positions21: 1) une position que l’on pourrait appeler «ontologisante»
qui consiste à considérer l’être en tant qu’être comme le subiectum de la science
première et la forme et la fin premières comme son but ultime; 2) une position
qu’on pourrait appeler «théologisante» qui consiste à considérer les substances
séparées comme le véritable sujet de la métaphysique. On voudrait montrer qu’il
ne faut voir dans les affirmations d’Averroès ni contradiction ni hésitation. Ses
propos apparemment contradictoires s’expliquent une fois que l’on comprend
que l’unité de la métaphysique est fondée, d’après lui, sur le fait d’admettre que
le genre-sujet de la métaphysique, l’être en tant qu’être, constitue un genre au
sens large prédiqué de ces instances selon l’antérieur et le postérieur et que ce
rapport d’antériorité et de postériorité subsiste également au sein de la catégorie
de la substance, qui constitue quant à elle un genre au sens propre.
La solution d’Averroès, pour le dire d’avance, consiste à appliquer à l’être et
à la catégorie de la substance le principe ontologique selon lequel la cause de
quelque chose est cette même chose, mais à un degré supérieur. On verra alors
que cette solution revient à interpréter le rapport πρὸς ἕν comme impliquant
une relation de causalité et, par conséquent, d’antériorité ontologique entre le
19 Averroès, GC Met. B, c. 3, p. 192, 1–4: «Il ressort manifestement de ceci qu’il y a une
science propre à la connaissance de chacun des genres de ces causes, et qu’il y a une seule
science appelée “sagesse”. C’est elle qui a en propre l’étude de la forme première et de la fin
première».
20 On va expliquer dans les pages qui suivent la raison pour laquelle la cause finale est cause
de toutes les causes. Pour le dire d’avance, l’hypothèse qu’on propose est que la fin est une
cause supérieure aux autres, d’après Averroès, car elle s’identifie à l’acte et à l’accomplisse-
ment, qui est le principe méta-causal qui constitue le fondement ultime de l’être dans son
entier.
21 Pour une analyse des textes marquants, voir Bertolacci, «Avicenna and Averroes on the
Proof».
542 Averroès
sens premier et ceux qui se disent par rapport à lui. C’est en vertu de cette lec-
ture qu’Averroès peut affirmer sans contradiction que le genre-sujet de la mé-
taphysique est constitué aussi bien par l’être en tant que tel, que par les formes
séparées22. Cette explication permettra également de comprendre de quelle fa-
çon la cause formelle et finale ultime agit sur le cosmos et en quel sens la cause
finale première est en un sens la première de toutes les causes.
«Le nom d’être se dit de plusieurs espèces, mais il ne se dit pas de l’espèce
homonyme, comme al-ʿayn se dit de l’or, de la partie du corps, du petit fleuve
et des autres noms. Il ne se dit pas non plus par synonymie comme l’animal
et l’homme. L’être fait partie d’une espèce de noms qui sont dits des choses
relativement à une chose une. Ce sont celles qui sont connues dans l’art de la
logique comme ce qui est dit selon l’antérieur et le postérieur, car elles sont
intermédiaires entre la synonymie et l’homonymie»23.
La relation πρὸς ἕν, qui fonde d’après Aristote l’unité des sens de l’être, implique
pour Averroès que le premier sens «par rapport auquel les autres sont dits» leur
est antérieur. Cette relation implique donc que les éléments en jeu dans la rela-
tion πρὸς ἕν appartiennent tous à une même classe, mais qu’ils soient ordonnés
selon un rapport d’antériorité et de postériorité. C’est en ce sens qu’Averroès
affirme que les choses qui se disent en un sens unique, mais selon l’antérieur et
22 Des études récentes ont montré que la même explication a été fournie par Alexandre dans
son commentaire de la Métaphysique (voir G. Guyomarc’h, L’unité de la métaphysique selon
Alexandre d’Aphrodise, Vrin, Paris à paraître). Même si, vraisemblablement, Averroès ne pos-
sédait pas l’ensemble du commentaire d’Alexandre, mais seulement celui du livre Λ, on peut
supposer que c’est à partir de ce dernier qu’il a reconstruit sa lecture d’ensemble. La thèse
d’Averroès, toutefois, est en un sens plus radicale que celle d’Alexandre, dans la mesure où à la
différence de ce dernier Averroès affirme explicitement que Dieu est la substance première en
tant que forme de toutes les formes.
23 Averroès, GC Met. Γ, c. 2, p. 302, 13–303, 3. Cf. Al-Fārābī, Kitāb al-ḥurūf (Book of Let-
ters), Commentary on Aristotle’s Metaphysics, éd. M. Mahdi, Dār el-Machreq, Bayrūt 19902,
p. 115, 15–22, où l’on trouve déjà l’exemple du ʿayn comme terme plurivoque.
La noblesse de l’être 543
le postérieur, appartiennent à un même genre, même s’il s’agit d’un genre qui
n’est pas prédiqué par synonymie24.
Averroès confirme cette thèse dans son commentaire du livre Λ où il ré-
pète que «le genre se dit tantôt par synonymie, tantôt selon l’antérieur et le
postérieur» et que c’est dans ce second sens qu’on parle de l’être comme d’un
genre25. C’est en ce sens précis que l’on peut admettre que les dix catégories
appartiennent toutes à une seule classe, même si l’être, conformément aux pres-
criptions d’Aristote, ne constitue pas un genre au sens strict. Les sens de l’être,
en effet, n’impliquent pas un genre synonymique, mais ils sont ordonnés selon
l’antériorité et la postériorité.
La différence entre les dix sens du terme «être», explique-t-il dans ce même
passage, est la même différence que celle qui permet de distinguer les différentes
parties du corps humain, lesquelles sont toutes dites «organes», mais «selon l’an-
tériorité et la postériorité». Le cœur, en effet, est dit «organe» selon l’antériorité,
parce qu’il est la cause de toutes les autres parties26. Cette même explication est
fournie dans la suite du GC de Met. Γ. Averroès y explique que l’être antérieur
et premier en vertu duquel tous les autres sens reçoivent «le nom d’être» (ism
al-huwiyya) est la substance, car elle est «ce en vertu de quoi subsistent» toutes
les autres catégories (min qibal annahā qāʾima bi-hi). Si elle est cause, précise
ainsi Averroès, c’est parce qu’elle en est le substrat27. L’être se dit donc en plu-
sieurs sens et la substance est assurément le premier de ces sens, puisqu’en tant
24 Sur les sources aristotéliciennes de ce type de termes, voir Lloyd, «Genus, Species and
Ordered Series in Aristotle», p. 67–90. Sur l’identification de ces termes aux termesἀφ’ἑνὸς
καὶ πρὸς ἕν et leur utilisation ontologique chez Alexandre, voir Guyomarc’h, L'unité de la
métaphysique. Sur l’utilisation de ces termes dans le monde arabe, voir A.H. Wolfson, «The
Amphibolous Terms in Aristotle, Arabic Philosophy and Maimonides», dans A.H. Wolfson,
I. Twersky et G.H. Williams (éds.), Studies in the History of Philosophy and Religion, Harvard
University Press, Cambridge (Massachusetts) 1973, vol. 1, p. 455–471 (paru pour la première
fois dans The Harvard Theological Review, 31, 1938, p. 151–173). Sur leur utilisation ontologique
chez al-Fārābī, voir Ph. Vallat, Farabi et l’école d’Alexandrie. Des prémisses de la connaissance
à la philosophie politique, Vrin, Paris 2004. Sur l’utilisation de ce type de termes dans l’on-
tologie d’Avicenna, voir A. Treiger, «Avicenna’s Notion of Transcendental Modulation of
Existence (taškīk al-wuğūd, analogia entis) and Its Greek and Arabic Sources», dans F. Opwis
et D. Reisman (éds.), Islamic Philosophy, Science, Culture, and Religion. Studies in honor of
Dimitri Gutas, Brill, Leiden-Boston 2012, p. 327–363.
25 Averroès, GC Met. Λ, c. 2, p. 1409, 16–1410, 1: «[…] l’antériorité et la postériorité peuvent
se trouver dans le même genre en soi; elles peuvent <aussi> se trouver dans les genres diffé-
rents qui se disent par rapport à une même chose, comme c’est le cas du nom d’être <qui se
dit> des dix catégories». Les traductions du GC de Met. Λ, sauf indication contraire, sont tirées
de Averroès, Grand Commentaire de la “Métaphysique” d’Aristote (Tafsī r ma ba‘da aṭ-ṭabī‘at).
Livre lām-lambda. Traduit de l’arabe et annoté par A. Martin, Les Belles Lettres, Paris 1984.
Sur la différence entre genre prédiqué par synonymie et genre prédiqué selon l’antériorité et
la postériorité cf. Bauloye, Grand Commentaire Met. B, p. 135–145.
26 Averroès, GC Met. Λ, c. 2, p. 1412, 12–15.
27 Averroès, GC Met. Γ, c. 2, p. 305, 9.
544 Averroès
que substrat elle est la cause de tous les autres êtres. Le rapport πρὸς ἕν est donc
interprété comme impliquant une relation d’antériorité entre le sens premier et
les autres qui se rapportent à lui, parce que le premier désigne la cause de ce que
les autres désignent.
Le terme «substance», poursuit Averroès, est cependant lui aussi un terme
qui peut désigner plusieurs choses et dont l’attribution se fait «selon l’antérieur
et le postérieur»:
«[…] certaines autres choses sont dites d’une seule façon, mais elles diffèrent
selon l’antérieur et le postérieur, comme par exemple le nom “substance” se
dit de la forme et de l’individu»28.
Averroès admet donc que les différents sens de substance entretiennent entre eux
un rapport d’antériorité et de postériorité comparable à celui que la substance
elle-même entretient vis-à-vis des accidents. Dans ce cas, le terme substance
se dit de toutes ses acceptions «d’une seule façon». Cela, toutefois, n’empêche
pas d’affirmer que ces sens sont ordonnés selon l’antérieur et le postérieur. Car
conformément à l’interprétation causale de ce rapport, Averroès conclut que le
titre de «substance» est attribué à la forme à un plus haut degré que le composé
et la matière, étant donné que la forme est la cause de la substantialité de ce der-
nier, c’est-à-dire ce qui lui permet d’être en acte. Ce principe a déjà été énoncé
explicitement dans le GC de la Physique sous la forme causa rei est dignior cau-
sato:
«Le composé par conséquent est plus digne de posséder le nom de substance
que la matière, parce qu’il est en acte, alors que la matière est en puissance;
mais la forme est plus digne de posséder le nom de substance que le composé,
puisque c’est par elle que le composé est en acte et que la cause de la chose
est plus digne que le causé»29.
La forme et le composé sont tous les deux des substances, et quoique ce terme
leur soit prédiqué «selon l’antérieur et le postérieur», ils appartiennent à un
genre unique, c’est-à-dire la catégorie de la substance. C’est donc pour la même
raison que, d’une part, le terme «être» n’est pas un terme équivoque et que,
d’autre part, les trois substances, i.e. la matière, la forme et le composé des deux,
appartiennent à un seul et même genre impliquant un rapport d’antériorité et
de postériorité. La forme en tant que cause de la substance est substance à plus
forte raison30; mais précisément en tant que telle elle est aussi «être» à plus
forte raison. C’est l’un des piliers de l’ontologie gradualiste dont Averroès se fait
le défenseur31.
Cette même thèse est répétée dans le GC de Met. Λ où Averroès confirme que
c’est cette forme de relation hiérarchique qu’il faut attribuer à la forme par rap-
port aux autres acceptions de substance, c’est-à-dire la substance en puissance
et la substance composée:
«Il y a plusieurs choses, dans un même genre, dont certaines sont antérieures
les unes aux autres dans ce genre, comme c’est le cas de l’antériorité des subs-
tances les unes par rapport aux autres»32.
Chacune des deux classes de substances, explique Averroès dans son commen-
taire à Met. E1, possède une «substance» de nature différente. Les substances des
étants mobiles, mais sujets à la génération et la corruption sont des formes «non
séparées» (ašyāʾ lā tufāriq), c’est-à-dire «qui ne peuvent exister dépourvues de
matière» (lā yumkin an tūǧada ḫilwan min al-hayūlā)33 et ne peuvent se trouver
sans mouvement34. On a vu dans le chap. VII que c’est ce type de forme que le
physicien doit étudier, la forme qu’Averroès appelle, dans les mêmes lignes du
GC de Met. E, «matérielle» (al-ṣūra al-hayūlāniyya). Les êtres étudiés par le phy-
sicien, en effet, sont non séparés aussi bien du point de vue de leur définition que
du point de vue de leur être35. Les causes des étants mobiles et éternels, comme la
physique l’a montré, sont en revanche des substances «séparées» (mufāriq) de la
matière. Ces substances séparées, absolument dépourvues de tout mouvement,
sont «plus éternelles» (akṯar sarmadiyya) que les «choses éternelles mobiles
divines» (al-sarmadiyya al-mutaḥarrika al-ilāhiyya) et s’identifient aux causes
formelles des corps célestes36. Mais en quel sens sont-elles «plus éternelles» et
antérieures aux formes des substances sensibles sublunaires? Averroès nous le
dit d’abord dans un passage du GC de Met. E, où il affirme que les formes sépa-
rées sont ontologiquement supérieures aux formes matérielles:
«Puisque les choses séparées sont celles qui sont antérieures dans l’être
par rapport aux choses non-séparées, il faut que la science première et anté-
rieure dans l’être soit la science des choses séparées»37.
Averroès explique ainsi dans ce passage que l’antériorité des formes séparées
est une antériorité ontologique et que c’est la raison pour laquelle la science
première doit les étudier. Mais cette considération à elle seule ne suffit pas à
expliquer la raison profonde de l’unité de ces deux recherches, à savoir celle de
l’être en tant qu’être et celle des formes séparées. C’est encore une fois à l’inter-
prétation causale du rapport d’antériorité et de postériorité qu’il faut faire appel.
Dans son commentaire de Met. Λ5 et à plusieurs reprises au cours du commen-
taire du même livre, Averroès affirme que les corps célestes sont les causes des
substances sublunaires. Il explique ainsi qu’en étant les principes des choses ani-
mées et inanimées, il est nécessaire qu’ils soient eux aussi animés et que «leurs
principes» (mabādiʾahā) soient «le corps» (al-badan) et «l’âme» (al-nafs):
«[…] les substances sont les unes naturelles, les autres animées, et manifes-
tement les <substances> animées sont principes des substances naturelles.
C’est comme si <Aristote> disait: à la suite de cette assertion, nous affirmons
que la substance première de toutes les substances, c’est peut-être une âme
et un corps, ou bien seulement l’intellect <qui vient> de l’âme et du désir. Par
là Aristote fait allusion aux corps célestes. Puisqu’ils sont en effet principes
des <substances> animées et des <substances> non animées, il faut nécessai-
rement qu’ils soient animées et que leurs principes soient le corps et l’âme»38.
sur le monde sensible comparable à celui que joue l’artisan d’un type particu-
lier d’arts, à savoir ceux qui parachèvent la nature39. C’est seulement en ce sens
que les intellects célestes sont cause de la subsistance des formes sensibles. On
reviendra sur la question.
Quoi qu’il en soit, du fait que les substances célestes sont cause de la subsis-
tance des substances sublunaires, on peut conclure que les deux appartiennent à
un genre unique, même si les premières sont ontologiquement supérieures aux
secondes. En effet, du fait que les substances célestes sont au moins en partie les
causes de l’être des générations sublunaires, et conformément au principe selon
lequel la cause appartient au même genre que l’objet causé, il faut admettre que
les substances célestes sont substances en un sens plus éminent que les causes
des substances sublunaires et que leurs causes sont, pour la même raison, causes
des causes de ces dernières. Les formes des corps célestes, pour le dire autre-
ment, sont plus substance par rapport aux corps célestes eux-mêmes et aux subs-
tances sensibles. La science de l’être en tant qu’être, par conséquent, doit traiter
des unes comme des autres.
C’est sur la base de cette doctrine, et en dénouant du même coup la troisième
aporie de Met. B40, qu’Averroès achève la démonstration de l’unité et de l’uni-
versalité de la science de la substance. Bien qu’il y ait des substances supérieures
(i.e. les substances célestes et leurs principes) et des substances inférieures (i.e.
les substances sublunaires et leurs formes), une seule science traite des deux en
même temps, dès lors qu’elles forment un genre prédiqué selon l’antérieur et le
postérieur, car les substances supérieures sont en elles-mêmes causes des subs-
tances inférieures et donc être à plus forte raison. Mais si les substances séparées
divines ne sont que les âmes ou, comme Averroès l’expliquera au cours de son
commentaire à Λ, les intellects des corps célestes, l’intellect du premier de ces
corps sera la substance absolument première, cause formelle de tous les autres
êtres.
Cet intellect, qui est à l’origine du mouvement de l’univers dans son entier,
est ce qu’Averroès identifie à la fin, l’agent et la forme ultimes et qu’il défi-
nit à maintes reprises comme la forme de toutes les formes. C’est cet intellect
qu’Averroès appelle Dieu. Toutes les choses, explique-t-il, doivent leur forme à
la cause formelle première, parce qu’elles se trouvent toutes dans la première
forme:
Mais si la première des formes séparées est la forme de toutes les formes et
qu’elle les contient d’une certaine manière toutes, c’est parce qu’elle est, en tant
que dernier intellect, pensée de pensée et acte pur. Or, précisément pour cette
raison, cette cause formelle première et les formes dont elle est cause ne consti-
tuent pas du point de vue de leur sujet, qui est l’intellect divin, deux êtres onto-
logiquement distincts; elles forment en revanche une unité parfaite, l’unité es-
sentielle qui est propre à l’intellect et à l’intelligible42. C’est en un sens fort donc
que cet intellect est cause formelle et finale première et moteur immobile de tous
les autres intellects: c’est en étant tournés vers elle que les intellects des sphères
suivantes contiennent toutes les formes eux aussi43. C’est en effet en tant qu’acte
pur que cet intellect est ce à quoi tout le reste veut s’assimiler. C’est pour cette
raison aussi qu’en un sens fort la cause finale est la première de toutes les causes.
C’est sur cette identification stricte entre cause formelle, finale et agente, dont
Dieu est l’instanciation ultime, que se fonde l’unité de la science de l’être. En
effet, selon le principe précédemment énoncé, Dieu, en tant qu’il est forme de
toutes les formes, appartient au même genre que celui auquel appartiennent
tous les êtres dont il est cause. Bien que la synonymie qui fonde l’existence
de ce genre soit une synonymie d’une sorte très générale44, une seule et même
science étudie Dieu et l’ensemble de tous les autres êtres. Elle traitera de Dieu,
parce que celui-ci, en étant la cause première de tous les êtres en tant qu’ils sont
être, en constituera le but ultime; elle étudiera aussi l’être en tant qu’être, c’est-
à-dire l’ensemble des substances sensibles, en tant qu’elles sont des substances,
parce que celles-ci constituent le genre-sujet sur lequel porte la recherche. C’est
donc en s’appuyant sur ce raisonnement qu’Averroès démontre que la science
de l’être en tant qu’être est de fait une théologie. Si le genre-sujet de la science
métaphysique est l’être en tant qu’être, son intentio est la saisie de la cause, si
l’on ose dire, de toutes les causes. Si cette cause est la substance au sens premier
du terme, c’est-à-dire la forme, la science de l’être en tant qu’être est nécessaire-
ment la science de la forme en général, mais aussi de celle qui est, dans ce genre
de cause, la plus éloignée et donc la plus universelle, à savoir l’intellect divin.
On pourrait encore objecter à cette hypothèse interprétative que si, d’un point
de vue ontologique, la cause est à un plus haut titre ce qu’est la chose dont elle
est la cause, la substance séparée est substance première et substance au sens
absolu, et que c’est en raisonnant ainsi qu’Averroès devrait faire de ce genre de
substance l’objet propre de la métaphysique, et non de la substance en tant que
substance. Pour le dire autrement, si la métaphysique a comme genre-sujet la
substance et qu’il s’avère que la substance première est Dieu, il faudrait desti-
tuer ce qui est substance première «pour nous» de son titre de substance, pour
ne l’attribuer qu’à ce qui est substance première «par nature». Pour la même
raison, il faudrait conclure que la métaphysique a comme véritable subiectum
Dieu.
À une telle objection, on peut répondre que «seule une lecture naïvement
mécanique» pourrait prétendre déduire du raisonnement d’Averroès une équi-
valence directe et absolue entre l’être en tant qu’être et la forme première45 et
conclure que la métaphysique n’est pas la science de l’être en tant qu’être, mais
la science de Dieu. Contre une telle lecture, Averroès ne cesse de répéter que
Dieu est assurément la substance première, mais qu’il l’est en tant que cause
première de ce qui est substance. La recherche humaine a comme point de dé-
part obligé la substance sensible, puis elle découvre que sa cause, c’est-à-dire
«la forme première», est substance à un degré supérieur. La forme première
est la cause première de l’être en tant qu’être et c’est pour cela qu’elle constitue
l’objectif de la science première; elle n’en constitue pas, à strictement parler, le
subiectum, mais l’intentio.
L’unité des causes formelle, finale et motrice se réalise assurément dans la
cause formelle, qui est la substance première, et dans la cause formelle pre-
mière qui est «la Forme des formes»; mais on ne peut déduire de cela une équi-
valence stricte entre l’être en tant qu’être et cette cause. Si Averroès affirme
parfois que la philosophie première est l’étude des substances séparées, c’est,
comme on a essayé de l’expliquer, parce que, dans le cas de la forme, la cause
est à un degré supérieur par rapport à son effet. De ce point de vue, la cause for-
melle première et les autres substances séparées peuvent être elles aussi consi-
dérées comme l’objet de la science de l’être absolu.
La science divine, dès lors, est d’une part la science de l’être en tant qu’être,
c’est-à-dire de toutes les substances en tant que substances, car ce sont les subs-
tances en tant qu’existantes qui constituent son genre-sujet; elle est, d’autre
part, science de Dieu, car c’est Dieu qui est la première des causes formelles
et ce qui est au sens le plus éminent. C’est cette thèse qui constitue la solution
d’Averroès à la question de l’unité de la philosophie première: l’étude de la na-
ture divine, en tant qu’elle est au plus haut point ce qui est, fait partie des objets/
objectifs du philosophe premier46.
Il faut donc conclure que la «science divine» n’a pas comme seul objet de
recherche les substances séparées, car si elle traite de Dieu, c’est parce qu’elle
est la science qui recherche la cause première des substances sensibles en tant
qu’elles sont. L’étude de l’être en tant qu’être est l’étude des substances sensibles
considérées du point de vue de leur substantialité. C’est précisément pour cette
raison qu’elle se distingue de la physique:
Seule la métaphysique démontre que Dieu est la cause finale et formelle ultime,
mais seule la physique peut en démontrer l’existence. C’est en effet après avoir
montré, dans la science physique, qu’il existe un corps sensible qui se meut et
agit sur toutes les autres substances sensibles, par une forme séparée, et après
avoir démontré, dans la philosophie première, que la forme est le principe des
substances sensibles et qu’elle est acte, qu’il devient manifeste que la forme/
acte de ce corps premier est le principe de la substance suprême, antérieure aux
46 Une phrase d’E. Berti pourrait bien expliquer la position d’Averroès: «la science de l’objet
et la science du principe sont la même science non pas parce que l’objet et le principe seraient
identiques, mais parce que la science d’un objet consiste dans la connaissance des principes et
des causes de cet objet» (E. Berti, «La Métaphysique d’Aristote: “onto-théologie” ou “philo-
sophie première”?», Revue de Philosophie ancienne, 14, 1996, p. 61–85: p. 84).
47 Averroès, GC Met. Λ, c. 6, p. 1433, 9–1434, 4.
552 Averroès
autres substances, principe qui confère aux autres substances leur substantialité
et indirectement leur générabilité et corruptibilité48.
Cette substance antérieure, cause de la substantialité de toutes les autres
substances n’est que la forme de celle qu’Averroès appelle «la substance abso-
lue», c’est-à-dire la dernière sphère qui entoure l’ensemble des substances. Si
le philosophe commence par étudier le principe essentiel des substances sen-
sibles, c’est pour ensuite pouvoir saisir et expliquer, en remontant des effets à
la cause, le principe essentiel de cette substance première, c’est-à-dire le prin-
cipe essentiel de la dernière des sphères célestes. La méthode «analytique»
qui nous conduit des effets à la cause est la seule méthode, dans la physique
comme dans la métaphysique, qui nous permette de définir la nature du pre-
mier principe:
«[…] étant donné qu’il ne nous est pas possible de procéder autrement, tâ-
chons donc de partir des connaissances inférieures, parce que particulières,
pour arriver aux connaissances universelles, en passant par la connaissance
des natures de ces substances sensibles jusqu’à celle de la substance absolue,
connue d’une manière universelle, je veux dire de la substance qui entoure
l’ensemble des substances»49.
51 Suivant les conclusions de M. Rashed, on pourrait ainsi conclure que la cause finale est
première, car toute substance, en tendant à l’acte, tend nécessairement à sa préservation
(M. Rashed, «La préservation (σωτηρία), objet des Parva Naturalia et ruse de la nature»,
Revue de philosophie ancienne, 20, 2002, p. 35–59).
554 Averroès
Averroès clarifie de façon synthétique le rôle que joue le livre Z dans l’économie
de la Métaphysique dans le prologue qui précède son commentaire du livre Λ. Il
y affirme résumer le prologue qu’Alexandre d’Aphrodise avait placé avant son
propre commentaire du livre Λ52 et en partager globalement les conclusions. Ce
résumé nous permet ainsi de reconstruire la lecture qu’Alexandre proposait de
Met. Z et de mesurer la dette d’Averroès à son égard.
52 Averroès affirme au tout début de son proème de Met. Λ qu’il ne dispose d’aucun commen-
taire de la Métaphysique, à l’exception du commentaire d’Alexandre au deux tiers du livre Λ et
de la paraphrase de ce même livre par Thémistius. Les fragments du commentaire d’Alexandre
ont été édités par J. Freudenthal (cf. Alexandre, Die durch Averroes erhaltenen Fragmente des
Alexanders, untersucht und übersetzt von J. Freudenthal, Abandlungen der Berliner Akademie,
Berlin 1885). En ce qui concerne la paraphrase de Thémistius, on conserve la traduction hé-
braïque et latine (Thémistius, Themistii in Aristotelis Metaphysicorum librum Λ Paraphrasis
hebraïce et latine, edidit S. Landauer, CAG vol. V, 5, Reimer, Berlin 1903) et une traduction
arabe partielle (ʿA. Badawī, Arisṭū ʿinda al-ʿarab, Maktabat al-Nahḍa al-miṣriyya, al-Qāhira
1947, p. 11–22; 329–333); sur la tradition indirecte de cette paraphrase voir Thémistius, Pa-
raphrase de la Métaphysique d’Aristote (livre lambda), traduit de l’hébreu et de l’arabe, intro-
duction, notes et indices par R. Brague, Vrin, Paris 1999, p. 24–34.
53 Averroès, GC Met. Λ, p. 1401, 5 et sq. D’après le résumé d’Averroès, Alexandre précisait
également que d’un point de vue extensionnel le sujet de la métaphysique n’est pas différent
du sujet de la science de la nature, car cette dernière aussi étudie «l’être qui est en dehors de
l’âme». Sur ce point aussi, la doctrine d’Averroès dépend de celle d’Alexandre.
La noblesse de l’être 555
54 Averroès, GC Met. Λ, p. 1401, 2–1402, 7. Les autres livres constituent pour Alexandre,
comme pour Averroès, l’étude des «concomitants communs» de l’être en tant qu’être: l’acte
et la puissance et l’un et le multiple. À la première de ces deux notions est consacré le livre Θ,
à la seconde le livre I (ibid. p. 1403, 11–18).
55 L’ordre suivi par Aristote dans sa Métaphysique, explique Alexandre, est le meilleur ordre
possible, étant donné que l’on commence par étudier ce qui est plus connu pour nous, les subs-
tances sublunaires et leurs principes, pour passer ensuite à l’étude de ce qui est plus connu
en soi, les substances éternelles et leurs principes. Sur ce point aussi Averroès fait sienne
l’interprétation d’Alexandre et déclare que la substance sensible doit être, dans l’étude méta-
physique, le point de départ de notre recherche.
56 Averroès, GC Met. Λ, p. 1404, 12–16.
57 Si le résumé d’Averroès reflète fidèlement l’intention d’Alexandre, il faut en déduire que
ce dernier ne concentrait pas son attention sur les mêmes chapitres que les spécialistes mo-
dernes d’Aristote. Des dix-huit lignes de l’édition Bouyges consacrées à Z, six résument les
chapitres Z7–8, alors que deux lignes seulement sont consacrées aux chapitres Z10–12 et une
seule au chapitre Z13.
556 Averroès
que pour Alexandre c’est cela que vise l’étude de la génération en Met. Z: dé-
montrer que les formes des substances générables sont des formes non séparées.
D’après ce résumé, le rôle qu’Alexandre attribuait au livre K confirme cette
thèse. Selon Averroès, Alexandre y expliquait que le métaphysicien et le phy-
sicien étudient tous les deux la notion de mouvement, ainsi que celle d’infini,
mais qu’ils le font d’une façon différente et dans un autre but58. Chacune de ces
notions peut être étudiée par deux sciences distinctes, mais l’étude poursuivie
par chacune de ces dernières sert à atteindre des résultats divers. On pourrait en
ce sens étendre cette considération à l’analyse de la génération et la considérer
comme au cœur de la lecture d’Averroès. C’est ce que le début du GC du livre Λ
semble confirmer. Au tout début de son commentaire de en effet Λ1, Averroès
déclare que s’il est vrai qu’Aristote a déjà traité dans la Physique des principes
des substances sensibles générables et corruptibles, c’est-à-dire la matière et la
forme, il le fait dans les livres Z et H d’un autre point de vue:
«[…] car l’examen des principes de la <substance> en tant qu’elle est subs-
tance diffère de l’examen des principes de la <substance> en tant qu’ils sont
les causes du changement»59.
En accord avec le cadre épistémologique proposé, Averroès explique dans ce
texte que la métaphysique et la physique étudient toutes les deux la substance
et ses principes, mais qu’elles le font de façons différentes. La physique étudie
les principes de la substance en les considérant comme principes du devenir, la
métaphysique comme principes de l’être. C’est en un sens analogue qu’on peut
affirmer que la génération peut elle aussi faire l’objet de deux types d’étude,
non pas d’après Averroès parce qu’elle rentre en tant que telle dans l’objet de
la métaphysique, mais parce que son examen nous permet de clarifier le statut
des principes que les deux sciences ont en commun, à savoir les formes des
substances sensibles. Le GC de Met. Z7–9 confirme cette lecture. En suivant l’in-
tuition d’Alexandre, Averroès y explique que ces chapitres constituent une dis-
cussion d’un phénomène physique visant à résoudre une question d’ordre méta-
physique. Pour comprendre cette thèse et saisir le rôle qu’Averroès attribue à ces
chapitres, il faut au préalable comprendre la manière dont ce dernier interprète
l’ensemble du livre Z. Cette analyse montrera également à quel point la lecture
d’Averroès s’inspire de celle d’Alexandre.
«Par les mots: il nous faut donc laisser de côté maintenant la substance composée
des deux, je veux dire de la matière et de la figure, <Aristote> veut dire: laissons
de côté l’étude portant sur la substance composée de matière et forme qu’il
désigne ici sous le nom de figure. Et son affirmation: Car c’est une substance
postérieure et aussi manifeste veut dire: si nous devons laisser de côté l’étude
de <la substance> composée, c’est parce qu’elle est une substance postérieure
aux deux autres substances dont elle est composée et que l’étude ne doit por-
ter que sur les causes des choses et non pas sur leurs effets, puisque les choses
sont connues par elles-mêmes, alors que leurs causes sont inconnues; de plus,
il est manifeste par soi que le composé est substance»61.
«Si ces <essences> se sont avérées être des substances, c’est parce qu’elles
sont les parties des substances au sens vrai, c’est-à-dire les particuliers»68.
«Et si <Aristote> appelle cette substance <i.e. la forme> “première”, c’est parce
qu’elle est la cause de la substance désignée et que les substances désignées
ne sont des substances qu’en vertu d’elle; et s’il a dit d’elle qu’elle est “une”,
c’est parce que la substance désignée n’est une qu’en vertu de cette substance.
Et cette nature est ce qu’on appelle forme»75.
C’est donc une fois qu’on a démontré que les essences des substances sont anté-
rieures à tous les autres êtres et qu’elles sont leurs causes, qu’Aristote peut en-
treprendre de rechercher quelles sont effectivement les essences des substances
sensibles. C’est sur la base de ces considérations qu’Averroès estime que l’objec-
tif ultime du livre Z est de définir la nature de la forme, en procédant à l’examen
de tous les candidats au rôle de cause de la substance sensible: la quiddité ou
essence (al-inniyya), l’universel et le genre76.
La recherche de ce qu’est la substance commence donc pour Averroès après
le chap. 3. En effet, de la liste présentée au tout début de notre Z 3, Averroès ne
considère pas le substrat comme l’un des candidats au rôle de cause de la subs-
tance: le ὑποκείμενον n’est que la substance individuelle du traité des Catégories.
En effet, affirme-t-il, le sujet/substrat c’est ce sur quoi porte la recherche et ce
dont il faut trouver la cause77, c’est-à-dire l’être qui, selon le critère défini dans
les Catégories, est la substance première. La lecture d’Averroès diverge donc de
la lecture des interprètes contemporains à plusieurs égards. Le titre de substrat
au fait que ces substances peuvent, en étant entourées par des limites spatiales, se démarquer
du continuum matériel (Averroès, GC Met. Z, c. 3, p. 751, 5–13). On verra en revanche que la
séparabilité qu’Averroès attribue dans son commentaire à Z3 aux formes substantielles est une
séparabilité fondée sur la possibilité de les séparer par la pensée, et ce faisant, de les saisir par
elles-mêmes. C’est cette séparabilité qu’Aristote, d’après Averroès, essaie de définir au cours
des chapitres Z4–6.
75 Averroès, GC Met. Z, c. 5, p. 761, 15–19.
76 Averroès paraît ultérieurement réduire ces trois candidats à deux. La quiddité, explique-il,
a été considérée par certains comme étant l’universel spécifique, c’est-à-dire ce qui dans la liste
est appelé al-kullī, et par d’autres comme étant l’universel générique, c’est-à-dire al-ǧins.
77 Averroès, GC Met. Z, c. 7, p. 769, 4–9: «Puis <Aristote> ajoute: Et, en quatrième lieu, le
sujet, en entendant par là la substance individuelle; et c’est pour cela qu’il reprend la définition
qu’il en donne dans le traité des Catégories en disant: Le sujet, c’est ce dont les autres <choses>
se disent, alors que lui-même ne se dit pas d’autre chose, ce qui signifie: ce <sujet>, c’est ce dont
se prédique tout le reste, alors que lui-même n’est prédiqué d’aucune chose. <Aristote> déclare
ensuite: C’est pour cela que nous devons d’abord étudier cette substance ce qui veut dire: c’est
pour cela qu’il nous faut d’abord étudier cette substance, qu’est le sujet, c’est-à-dire <étudier>
sa cause».
562 Averroès
«Ensuite il dit: et ce qui est de telle sorte (miṯlu hāḏā) est dit en un certain sens
la matière, en un autre sens la forme et en un troisième sens ce qui <résulte>
des deux et il veut dire: “substance” se dit, d’une certaine façon, de la matière,
d’une autre façon de la forme et d’une autre façon encore de l’ensemble des
deux. Et s’il dit en un sens la matière, en un autre sens la forme, c’est parce que
la matière est substance en tant qu’elle est le substrat de la forme et la forme
est substance en tant qu’elle est ce qui fait subsister le substrat; le composé
des deux est substance du fait qu’il est le composé des deux»79.
78 Ross assure que c’est le titre de substrat et non pas celui de substance qui est attribué dans
ces lignes à la matière, à la forme et au composé (cf. Ross (éd.), Aristotle’s Metaphysics, p. 164).
Il déclare qu’il est surprenant («surprising») qu’Aristote attribue ce titre à la forme. On peut
toutefois signaler qu’il existe d’autres passages dans lesquels Aristote semble faire la même
chose (cf. Met. Δ18, 1022 a32; H2, 1042 a28).
79 Averroès, GC Met. Z, c. 7, p. 769, 13–18.
80 Ibid., p. 768, 8–9: «<Aristote> veut dire: il nous faut avant cela distinguer en combien de
sens se dit la substance et examiner lequel <d’entre eux> est la cause de la substance recher-
chée».
81 Averroès, GC Met. Z, c. 8, p. 773, 8–12: «Il se peut que par les mots: Mais il ne faut pas
distinguer <la substance> de cette façon seulement, car cela n’est pas suffisant, <Aristote> entend
faire référence à la description notoire de la substance, c’est-à-dire qu’elle est ce dont se pré-
diquent les autres choses, alors qu’elle même ne se prédique absolument de rien. Ainsi donc,
s’il dit cela, c’est parce qu’une telle description implique nécessairement que la matière mérite
le nom de substance plus que la forme».
La noblesse de l’être 563
exprimant <l’être> de cette chose» (allatī tadullu ʿalā inniyyatihi bi-qawli hāḏā
al-šayʾ). Par ces deux expressions, le traducteur de la traduction qu’Averroès
commente, Usṭāṯ, a voulu rendre les deux conditions de substantialité posées à
la ligne 1029 a28: l’être χωριστόν et l’être τόδε τι. Il est difficile de comprendre
les raisons qui l’ont poussé à traduire l’expression τόδε τι par la périphrase: «ce
qui désigne la quiddité en exprimant <l’être> de cette chose»82. Quoi qu’il en
soit, cette expression ne paraît pas poser de difficulté à Averroès qui interprète
les deux conditions comme étant remplies par la forme substantielle83. Ainsi
explique-t-il qu’«être séparé» signifie être séparé «dans l’intelligence» (fī al-
fahm)84, c’est-à-dire être «une notion» (maʿnā) saisie par elle même et non par
rapport à autre chose. Quant à la seconde condition, Averroès déclare qu’elle
désigne la forme de la substance individuelle, puisque c’est la forme qui est l’es-
sence que la définition désigne85.
«Ce qui désigne la quiddité en exprimant <l’être> de cette chose» n’est donc
que la définition qui exprime l’essence, c’est-à-dire la forme, de la substance
sensible. Ce sont ces deux conditions, conclut Averroès, qui nous permettent
d’identifier ce qui est substance. La «description (rasm) notoire», présentée dans
les Catégories, qui veut que la substance soit le dernier substrat de prédication,
82 Sur la traduction de la Métaphysique par Usṭāṯ, voir N. Mattock, «The early Translations
from Greek into Arabic: an Experiment in comparative Assessment», dans G. Endress et
M. Schmeink (éds.), Akten des Zweiten Symposium Graeco-Arabicum, Ruhr-Universität Bo-
chum, 3–5. März 1987, B.R. Grüner, Amsterdam 1989, p. 73–102; G. Endress, «The circle of
al-Kindī. Early Arabic translations from the Greek and the rise of Islamic philosophy» dans
G. Endress et R. Kruk (éds.), The Ancient Tradition in Christian and Islamic Hellenism, de-
dicated to H.-J. Drossaart Lulofs on his ninetieth birthday, CNWS Publications, Leiden 1997,
p. 43–76.
83 On a vu, dans la première partie de ce travail, que les interprètes modernes ont tâché de
démontrer que les deux conditions, avec certaines restrictions, pouvaient être remplies aussi
bien par la substance composée que par sa forme. Le texte arabe n’autorise pas une telle in-
terprétation, étant donné que la substance composée ne peut en aucun cas remplir la seconde
condition. Averroès ne pouvait donc que formuler l’interprétation qu’il propose, parfaitement
cohérente d’ailleurs avec son interprétation générale.
84 Il s’agit de la faculté noétique qui permet de saisir les intelligibles. Le terme fahm (dérivé
de la racine fhm qui exprime le sens de «saisir» ou «comprendre») rend donc le terme grec
νόησις. Sur les occurrences de ce terme dans le Grand Commentaire de la Métaphysique, voir
Averroès, Averroès. Grand Commentaire, p. 234, n. 3.
85 Averroès, GC Met. Z, c. 8, p. 777, 6–11: «Il n’est pourtant pas possible que la seule ma-
tière soit la substance, puisqu’on peut constater que les notions qui sont séparées dans l’in-
telligence, à savoir celles qui ne sont pas saisies par rapport à une autre chose (comme c’est
le cas de la matière), mais qui sont saisies par elles-mêmes, méritent plus que tout le nom de
substance. Et c’est la notion qui restitue l’être de telle chose désignée et ce que la définition
désigne. Et c’est pour cela que la forme semble être substance, puisqu’elle est l’essence que
la définition désigne […]».
564 Averroès
est jugée par Averroès comme insuffisante86. Il faut donc supplanter le critère du
sujet, ou du moins lui accoler ce nouveau critère: considérer la substance comme
ce qui est sujet de tous les prédicats ne suffit pas à définir sa véritable nature; il
faut croire que ce qui est substance doit aussi bien être saisissable en lui-même
et capable de révéler et déterminer la substance individuelle dans tout son être.
Le chapitre Z3 représente en ce sens un stade introductif de la recherche, car
Aristote n’y parvient pas à des résultats positifs, mais seulement négatifs. Il nous
dit simplement que la matière, en tant qu’elle est quelque chose d’indéterminé
et de non séparé, ne peut être la substance première. En Met. Z3, Aristote ne
démontre pas de manière apodictique que la forme est la véritable cause de la
substance; il le prouve, explique Averroès, par exclusion. Le raisonnement du
Commentateur est donc le suivant: si l’on a trois substances, le composé, la ma-
tière et la forme, et que le composé n’est causé ni par lui-même ni par sa matière,
alors seule la forme peut être principe de la substance et substance elle-même.
C’est pour cette raison que ce chapitre constitue moins le maillon fort d’une
argumentation apodictique qu’une démonstration par l’absurde de ce qu’est
la substance. En Z3, Aristote nous fournit un critère préalable pour définir ce
qui est substance première. Encore faut-il repérer ce qui remplit véritablement
les conditions requises. Ce sera l’objectif des chapitres suivants, dans lesquels
Aristote va examiner «la substance que la définition désigne»87; cette substance,
comme Averroès vient de l’annoncer, est la forme substantielle.
C’est en effet à partir du chapitre 4 que commence le véritable examen de la
primauté ontologique de la forme. Les chapitres Z4–6 et Z10–12 constituent,
d’après la reconstruction d’Averroès, un discours unitaire sur la définition des
substances sensibles. Aristote cherche à y démontrer, «d’un point de vue lo-
gique», que la forme est l’essence des substances sensibles et qu’elle est par
conséquent la substance première. Les chapitres 4–6 et 10–12 constituent en ce
sens une étude «logique» de la substance non pas parce qu’ils analysent la réa-
lité d’un point de vue abstrait, mais parce qu’ils utilisent comme point de départ
une thèse qu’Aristote a déjà démontrée dans ses ouvrages logiques, selon la-
quelle la substance est la «chose» désignée par la formule qui restitue l’essence,
c’est-à-dire la définition88.
86 Sur la thèse d’Averroès qui affirme que les Catégories ne fournissent qu’une description
notoire ou généralement acceptée de la substance première, voir Cerami, «La substance pre-
mière d’Averroès».
87 Averroès, GC Met. Z, c. 10, p. 782, 6–10.
88 Averroès, GC Met. Z, c. 11, p. 785, 9–14: «[…] puisque ce qu’on étudie davantage dans
cette science relève des propositions logiques et que l’une des propositions logiques, qui est
formulée dans l’art de la logique, est que la substance de la chose est ce au moyen de quoi on
répond à la question <de savoir> ce qu’est telle chose désignée, c’est-à-dire cette substance
individuelle, <Aristote> dit: et à ce sujet on a précédemment formulé, dans certains de nos dis-
cours, une remarque logique, selon laquelle <la substance> est la chose qui est désignée en vertu
La noblesse de l’être 565
de la quiddité de la chose; il veut dire: dans certains de nos discours, nous avons déjà décrit
cette substance, selon une description logique, comme la chose qui est désignée par le dis-
cours qui restitue l’essence de la chose, c’est-à-dire la définition». L’interprétation qu’Averroès
propose du début de Z4 et des chapitres 4–6 dans leur totalité, se fonde donc sur une lecture
différente du texte d’Aristote ou, plus précisément, sur un texte différent. Aristote déclare à
la ligne 1029 b13 vouloir entreprendre un examen logique du τί ἦν εἶναι et exprime, avec le
subjonctif εἴπωμεν, la valeur exhortative de son propos: «à propos de cela <i.e. du τί ἦν εἶναι>
formulons, tout d’abord, certaines <remarques> de façon logique». Le traducteur arabe n’a pas
su reconnaître le subjonctif aoriste utilisé par Aristote et il le traduit par l’accompli du verbe
qāla précédé par la particule qad, comme s’il s’agissait d’un simple aoriste indicatif: «on a
déjà formulé […]». Pour Averroès il ne s’agit donc pas d’une discussion logique encore à faire,
mais d’un examen logique déjà accompli. Sur ce point voir M. Di Giovanni, «Averroes and
the Logical Status of Metaphysics», dans M. Cameron et J. Marenbon (éds.), Methods and
Methodologies. Aristotelian Logic East and West, 500–1500, Brill, Leiden-Boston 2010 p. 53–74.
89 Tout au long des trois chapitres, comme on l’a remarqué, Aristote n’utilise le terme εἶδος
qu’une fois (Met. Z4, 1030 a11–13: «et donc l’essence n’appartiendra à rien d’autre qu’aux
espèces d’un genre (τῶν μὴ γένους εἰδῶν), mais à elles seulement»). Le traducteur arabe tou-
tefois ne reproduit pas fidèlement le passage en question, car il traduit l’expression τῶν μὴ
γένους εἰδῶν ὑπάρχον par la phrase «les formes qui n’ont pas un genre». Averroès cherche à
donner un sens à cette phrase qui n’en a pas un. Ainsi affirme-t-il que les définitions qui expri-
ment les essences des choses n’appartiennent qu’aux formes (ṣuwar) dont le genre, c’est-à-dire
le sujet, n’est pas d’une nature différente, comme c’est le cas des accidents (cf. Averroès, GC
Met. Z, c. 13, p. 797, 11–15).
566 Averroès
instanciés dans une matière, même si elles sont ontologiquement simples. Elles
sont, pour utiliser la terminologie d’Averroès, non séparées quant à l’être, mais
séparées du point de vue de l’intellect.
91 Averroès, GC Met. Z, c. 33, p. 890, 17–891, 1: «<Aristote> revient à l’examen des défini-
tions, afin de parachever le discours qui les concerne».
92 La troisième et dernière réfutation de la doctrine platonicienne sera développée en Z13 où
Aristote rejette, d’après Averroès, la thèse qui fait des universaux génériques les substances
premières, principes de la réalité.
568 Averroès
«Le but <d’Aristote> dans cette section est de démontrer que les formes dont
Platon parlait ne sont d’aucune utilité dans la génération. Platon admettait,
en effet, que les formes avaient dans la génération la même utilité que le mo-
dèle de l’artefact a pour l’artisan. Ainsi, après avoir démontré l’inutilité des
formes dans la connaissance, en ayant supposé qu’elles existent, <Aristote>,
dans cette section, veut également nier leur utilité dans la génération, en ad-
mettant encore qu’elles existent»93.
dérée comme une forme de platonisme et il explique que ses défenseurs l’ont
professée parce qu’ils voulaient défendre la même thèse que les théologiens du
kalām, à savoir que «l’agent de toutes les choses est un»94.
Selon la reconstruction qu’Averroès propose dans le GC de Met. Z9, les tenants
de la doctrine du Donneur des formes, derrière lesquels il faut voir non seule-
ment Avicenne, mais aussi Ibn Bāǧǧa, déclarent que seules les qualités affectives
peuvent véritablement être communiquées d’une substance sensible à l’autre.
En revanche, les formes substantielles, à savoir les formes des corps simples et
homéomères, ainsi que les âmes des substances achevées, émanent toutes d’un
agent incorporel qui pour cette raison est appelé «Donneur des formes». C’est
donc une forme séparée, le Donneur de formes, qui installe les formes substan-
tielles dans le sensible. C’est pourquoi Averroès définit cette doctrine comme
une forme de «platonisme».
Cette forme de «platonisme», toutefois, n’est plus celle qu’Aristote attaque
en Met. Z7–9. En effet, on a expliqué dans la première partie de ce travail que la
nécessité de réfuter le platonisme venait, pour Aristote, du risque de confondre
les formes non engendrables mais «matériées», avec les Idées platoniciennes,
conçues comme des formes séparées et éternelles. Le raisonnement d’Aristote
était le suivant: le fait d’admettre des formes non engendrables et éternelles
dans leur récurrence numérique, ne revient pas à admettre l’existence de formes
ontologiquement séparées et éternelles dans leur individualité. Aristote n’envi-
sageait pas la possibilité d’un troisième type de formes, c’est-à-dire une forme
séparée et implantée dans le sensible par un agent extrinsèque.
En ce qui concerne les doctrines du kalām, Averroès ne cite explicitement
aucun des théologiens qu’il attaque; il se borne à les appeler «les théologiens de
notre religion». Il est tout de même clair qu’il s’agit des théologiens du kalām
ašʿarite, auquel Averroès avait accès essentiellement via al-Ġazālī95. Selon l’un
des principes acceptés par la plupart des atomistes ašʿarites, les substances in-
dividuelles ne sont que des agrégats contingents d’atomes, produits de la sou-
veraine volonté divine. Toute propriété, y compris celle de l’existence et de la
94 Averroès, GC Met. Z, c. 31, p. 885, 17–886, 6; cf. GC Met. Λ, c. 18, p. 1503, 13–1504, 5.
95 Il n’y a pas d’étude complète sur les rapport entre Averroès et le kalām ašʿarite. Pour un
aperçu général, voir H.-A. Wolfson, The Philosophy of the Kalam, Harvard University Press,
Cambridge (Mass.)-London (England) 1976. Sur les rapports «compliqués» avec le kalām
d’Ibn Tūmart, voir M. Geoffroy, «L’almohadisme théologique d’Averroès», Archives d’his-
toire doctrinale et littéraire du Moyen Âge, 66, 1999, p. 9–47. Sur l’influence qu’al-Ġazālī a eu
sur la conception juridique d’Averroès, voir Bou Akl, Averroès: le philosophe et la Loi; sur
l’importance qu’al-Ǧuwaynī a jouée dans ce même cadre, voir M. Arfa-Mensia, «Regards
d’Ibn Rushd sur al-Ǧuwaynī. Questions de méthode», Arabic Sciences and Philosophy, 22, 2012,
p. 199–216.
570 Averroès
volonté, n’est qu’un accident créé en elles directement par Dieu96. C’est cette
thèse de l’ontologie ašʿarite qui est remise en cause97.
En suivant le même raisonnement qu’on lui a prêté dans le chapitre précédent,
Averroès explique dans le GC de la Met. que la doctrine du Donneur des formes
et le kalām ašʿarite doivent être rapprochées du fait d’avoir en commun cette
thèse, qui affirme que les principes substantiels des étants sensibles ne résident
pas dans leurs causes prochaines, mais procèdent d’un principe séparé sans l’in-
termédiaire d’une causalité sensible. Il conclut, en conséquence, que c’est du
fait de cette thèse commune que la doctrine du Donneur des formes entraîne les
mêmes conséquences que les thèses du kalām ašʿarite.
Comme on l’a vu dans le chapitre précédent, les conséquences directes de
cette thèse sont pour Averroès de deux ordres: ontologique et épistémologique.
S’il n’y a plus de rapport nécessaire entre la cause prochaine de la génération et
l’être engendré, d’un point de vue ontologique, l’existence des espèces vivantes
ne serait plus nécessaire, car Dieu pourrait créer n’importe quelle forme dans
n’importe quelle matière, et plus généralement, n’importe quel effet en concomi-
tance avec n’importe quelle cause; d’un point de vue épistémologique, la connais-
sance de l’homme n’aurait plus aucun fondement, dès lors qu’elle procède néces-
sairement des effets aux causes.
C’est pourquoi pour Averroès la thèse de la séparabilité des formes est soli-
daire de celle qui admet la création ex nihilo et qu’elle ébranle les fondements de
la connaissance humaine: admettre que les principes formels des sensibles sont
séparés conduit inévitablement à devoir admettre leur nature créée et pour cela
même l’impossibilité pour l’homme de les connaître. Le débat avec «les platoni-
96 Voir à ce propos les travaux de D. Gimaret sur le kalām et la doctrine d’al-Ašʿari (cf.
D. Gimaret, Théories de l’acte humain et théologie musulmane, Vrin, Paris-Louvain 1980; id.,
La doctrine d’al-Ashʿari, Les éditions du Cerf, Paris 1990.) Voir aussi J. van Ess, Une lecture
à rebours de l’histoire du Muʿtazilisme, Geuthner, Paris 1984; id., Theologie und Gesellschaft
im 2. und 3. Jahrhundert Hidshra. Eine Geschichte des religiösen Denkens im frühen Islam, De
Gruyter, Berlin-New york 1991–1997; R.M. Frank, «The structure of created causality ac-
cording to al-Ašʿarî. An analysis of the Kitâb al-Lumaʿ, §§ 82–164», Studia Islamica, 25, 1966,
p. 13–75; id., «The science of kalām», Arabic Sciences and Philosophy, 2, 1992, p. 7–37; id.,
Classical Islamic Theology: The Ashʿarites, Texts and Studies on the Development and History
of Kalām, Variorum, Ashgate 2008; id., Creation and Cosmic System: al-Ghazālī and Avicenna,
Carl Winter Universitätverlag, Heidelberg 1992.
97 Averroès, GC Met. Λ, c. 18, p. 1503, 13–1504, 5: «Puisque les théologiens de notre re-
ligion, convaincus que l’agent agit en créant et en produisant de rien, ils déclarent, faute de
n’avoir rien constaté de semblable dans les choses qui agissent l’une sur l’autre, qu’il y a un
agent unique pour l’ensemble des êtres, qu’il crée directement, sans intermédiaire, et que
l’action de cet agent unique s’exerce au même instant par une infinité d’action qui s’opposent
ou qui concordent. Ils nient que le feu brûle, que l’eau désaltère, que le pain rassasie, puisque –
disent-ils – ces choses ont besoin d’un créateur. Ce n’est pas non plus, <d’après eux>, le corps
qui crée le corps ni qui engendre en lui l’une de ses dispositions» (trad. Martin modifiée).
La noblesse de l’être 571
est cause l’artisan des arts qui collaborent avec la nature. C’est cette idée qui
fondera aussi sa lecture néo-aristotélicienne du taqdīr.
*
La partie de texte qui comprend nos chapitres Z7–9 constitue donc, dans la re-
construction d’Averroès, un discours unitaire et cohérent visant à démontrer la
non-séparabilité des formes substantielles. Il est pour cela même difficile d’éta-
blir s’il distingue, à l’intérieur de cette unité, des sections argumentatives sépa-
rées. Il paraît concevoir l’exposition de cette démonstration comme se déroulant
en trois chapitres ou plutôt en trois sections argumentatives (fuṣūl). Cependant,
la division qu’on obtient ne correspond pas exactement à la division en chapitres
telle qu’elle a été fixée au XVe siècle par les premiers éditeurs modernes du texte
d’Aristote, puis acceptée par Bekker et les éditeurs suivants. Selon la division
d’Averroès, la première section argumentative, qui comprend une première par-
tie de notre Z7 et se termine à la ligne 1032 b29 de l’édition Bekker, a pour but de
démontrer le principe de synonymie dans les générations naturelles et dans les
générations artificielles volontaires et accidentelles. La deuxième section argu-
mentative, qui commence à la ligne 1033 a1 (à partir de l’expression ἐν τῷ λόγῳ)
après une lacune dans le texte arabe, comprend la partie finale de notre Z7 et Z8
dans son entier, et consiste à clarifier la distinction entre forme et matière, ainsi
qu’à réfuter la théorie platonicienne des idées. La troisième section argumenta-
tive enfin, qui correspond à notre Z9, a pour objectif de rejeter certaines objec-
tions possibles au principe de synonymie dans le cas particulier des générations
spontanées naturelles.
En abordant le commentaire d’Averroès aux chapitres Z7–9, on doit donc gar-
der à l’esprit deux points: 1) bien que la génération soit un phénomène phy-
sique, elle est analysée dans un but métaphysique ou, pour le dire autrement,
dans une perspective ontologique: l’analyse de la génération nous permet de
tirer au clair la nature de la forme et du composé, parce qu’elle nous montre que
les formes substantielles sensibles ne peuvent pas être séparées; 2) la section de
texte comprenant les chapitres Z7–9 constitue une unité argumentative homo-
gène qui contribue parfaitement à la démonstration de la thèse centrale visée
dans le livre Z: la thèse selon laquelle la forme est la substance par excellence.
Le but de l’analyse de la génération substantielle, en d’autres termes, fait de
cette dernière un instrument dont le métaphysicien se sert pour exclure certaines
propriétés de la définition de la substance première, à savoir le caractère séparé.
Si Aristote reprend dans sa recherche sur ce qu’est la substance des considéra-
tions d’ordre physique, c’est précisément pour cette raison: c’est en analysant la
génération substantielle qu’on prouve que la forme est un principe non séparé
dans l’être et ontologiquement simple. En tant que forme de l’agent ou dans
l’agent, la forme préexiste toujours au produit et elle agit toujours par l’inter-
médiaire d’un corps. C’est pourquoi elle est nécessairement inengendrée et donc
La noblesse de l’être 573
non composée. Le but des trois chapitres n’est donc pas, d’après Averroès, de
présenter la génération substantielle en tant que telle, mais de l’analyser à seule
fin de démontrer le caractère non-séparé et simple des formes substantielles.
La vérification de celui qu’on a appelé le principe de synonymie a donc, dans
la reconstruction d’Averroès, un rôle crucial. Si, en effet, le but de l’analyse de
la génération est de démontrer que les formes ne sont pas des causes ontologi-
quement séparées, tout en étant des principes déterminés et déterminants, la
démonstration du principe selon lequel c’est toujours une substance corporelle
«semblable» qui en engendre une autre constitue, d’après Averroès, le véritable
enjeu des chapitres Z7–9.
«tout ce qui vient à être <est> une chose (šayʾ), à partir d’une chose (min šayʾ)
et par une chose (bi- šayʾ)»101.
«toutes les choses qui viennent à être sont quelque chose (šayʾ mā) parmi les
dix catégories, viennent à être de quelque chose, à savoir la matière, et par
quelque chose, à savoir l’agent»103.
Les choses qui viennent à être sont des étants qui appartiennent à l’une des caté-
gories dans lesquelles le devenir se produit et qui s’identifient avec les prédicats
qui y appartiennent104. Comme en Phys. I 7, donc, ce qui vient à être au sens
propre n’est pas le substrat qui demeure identique au cours du changement, ni la
forme, mais la substance qui se compose de la matière préexistante et s’identifie
avec la nouvelle forme.
Dans le passage correspondant aux lignes suivantes, la traduction arabe
s’écarte de nouveau du texte grec et permet à Averroès de confirmer l’inter-
prétation qu’il vient de proposer. Aristote affirme aux lignes 1032 a14–15 que le
«quelque chose» (le τί) que devient ce qui vient à être doit s’entendre «selon
chaque catégorie» (καθ’ ἑκαστην κατηγορίαν): ceci, combien, quel, où. Le texte
arabe omet la préposition κατά de la ligne a14 et traduit:
«Et par “une chose”, j’entends chacune des catégories: soit ceci, soit combien,
soit quel, soit où»105.
En lisant ce texte, il est évident pour Averroès que le «quelque chose» (le τί de
la ligne a14) désigne l’un des prédicats qui permettent d’identifier ce qui vient
à être et qui s’identifie, dans le cas des générations substantielles, à la forme
substantielle de la substance engendrée. Ce qui vient à être, le γιγνόμενον, ap-
partient en effet à l’une des catégories, parce qu’il s’identifie avec le prédicat
qui marque la fin du processus de génération qui définit son être. Dans le cas
de la génération substantielle, le τί avec lequel le γιγνόμενον s’identifie est le
«ceci», c’est-à-dire la forme substantielle qui oriente la génération et définit
la substance engendrée106. On peut donc remarquer que, pour Averroès, les dif-
prend donc pas l’expression «chacune» (kullu wāḥid), dans la phrase «chacune des catégories»
(kullu wāḥid min al-maqūlāt) dans son sens distributif et il ne comprend pas qu’Aristote veut
faire allusion aux quatre catégories mentionnées toute de suite après: le ceci, le combien, le
quel, l’où. On a déjà expliqué, dans le chap. I, que pour Aristote il n’existe que quatre types de
changement: dans la catégorie de la substance, dans celle de la qualité, de la quantité, du lieu.
107 Cf. chap. V.
108 Averroès s’exprime sur ce point de façon encore plus nette dans son commentaire de Met.
Z8.
109 Selon le paradigme du GC de la Phys., il s’identifie donc au processus d’altération substan-
tielle qui s’achève avec l’émergence instantanée de la forme.
110 Aristote, Met. Z7, 1032 a15–19: «Les générations sont les unes naturelles, ce sont celles
dont la génération est à partir de la nature: le ce de quoi il devient est ce que nous appelons
matière, le par quoi est quelque chose des étants par nature, le quelque chose, c’est un homme,
une plante ou quelque autre chose de celles de ce type que justement nous disons être surtout
des substances».
111 Aristote, Met. Z7, 1032 a18–19.
La noblesse de l’être 577
miner la traduction arabe de ce passage qui s’écarte du texte grec édité par Ross
sur au moins trois points:
«Parmi les choses qui viennent à être, certaines sont naturelles et ce sont celles
dont la génération est à partir de la nature; et parmi elles “ce à partir de quoi”
<la chose vient à être>, c’est ce que nous appelons matière (ʿunṣur), et “ce par
quoi” vient à être chacune des choses qui sont par nature, c’est soit cette chose
(immā hāḏā al-šayʾ), soit cet homme, soit cette plante soit une autre chose de
cette sorte, que nous disons être substances […]»112.
112 Averroès, GC Met. Z, t. 22, p. 837, 7–13. Le texte arabe peut être lu de différentes façons,
selon qu’on lit à la ligne 12 le اﻤﺎ, dans l’expression ( اﻤﺎ ھﺬا اﻠﺸﻲءqui traduit le grec τὸ δὲ τὶ de
la ligne a18), comme amma ou comme imma. En lisant amma, le texte devrait se traduire de
la façon suivante: «[…] et “ce par quoi” est l’une des choses qui sont par nature; quant à cette
chose, cet homme, cette plante ou une autre chose de telle sorte, ce sont ce que nous disons être des
substances. Comme le traducteur latin, je lis imma (Cf. Averroès, GC Met. Z (éd. Juntes), t. 22,
f. 172 B: «et ex eis quoddam est illud ex quo est generatio, quod est materia; et quoddam illud
per quod fit aliud quod fit a natura aut hoc aut domus, aut aliud tale, de quibus dicimus eas esse
substantiae»).
113 Sans doute s’agit-il d’un mauvais découpage du texte grec en oncial.
114 Averroès, GC Met. Z, c. 22, p. 839, 10–12: «Ensuite il affirme: Parmi les choses qui
viennent à être, certaines sont naturelles et ce sont celles dont la génération est à partir de la na-
ture et il entend: parmi les choses qui viennent à être, certaines sont naturelles et ce sont celles
qui viennent à être de la nature».
578 Averroès
115 Ibid., p. 839, 13–840, 3: «Après avoir fait mention des choses qui viennent à être par nature,
<Aristote> commence à expliquer que la cause matérielle de chacune d’elles appartient à leur
genre. Ainsi affirme-t-il: et parmi elles “ce à partir de quoi” <la chose vient à être>, c’est ce que
nous appelons matière (ʿunṣur), et “ce par quoi” vient à être chacune des choses qui sont par
nature, c’est soit cette chose (immā hāḏā al-šayʾ), soit cet homme, soit cette plante soit une autre
chose de cette sorte et il veut dire: parmi les choses qui viennent à être par nature, on trouve
la cause matérielle et l’agent des choses qui viennent à être, par exemple une plante ou une
autre des choses qui viennent à être. Et par son affirmation: ou autre chose parmi celles de cette
sorte que nous disons être des substances <Aristote> montre par cela que son discours ne porte
que sur les êtres engendrés qui se trouvent dans la catégorie de la substance, c’est-à-dire ceux
auxquels on attribue proprement le nom “engendré”». Plus précisément, Averroès parle de
«genre des choses qui viennent à être par nature». La matière et l’agent feraient donc partie
de la classe des choses qui s’engendrent. Pourtant, Aristote déclare que la matière n’est pas
quelque chose qui s’engendre. Sans doute faut-il penser qu’Averroès se réfère de façon plus
générale à la classe des choses naturelles.
116 Ibid., p. 840, 3–4: «[…] quant aux choses qui viennent à être dans les autres catégories, le
nom “productions” leur convient davantage que le nom “choses engendrées naturelles”».
117 Ibid., p. 840, 5–9: «Après avoir montré que les êtres engendrés naturels viennent à être
d’une matière et par un agent de même genre qu’elles, c’est-à-dire des êtres engendrés par na-
ture, <Aristote> annonce que les objets artificiels et les objets naturels ont ces trois caractères
La noblesse de l’être 579
relatif à la matière (1032 a20–22) n’est donc pas lu par Averroès comme une pa-
renthèse, mais comme la première partie d’une affirmation plus ample118.
Averroès poursuit son analyse en examinant le deuxième aspect commun aux
deux types de générations, c’est-à-dire le fait que le produit engendré ressemble,
par la forme, à sa cause agente:
«La chose engendrée qui possède la forme et la nature (en effet ce qui est en-
gendré a une nature et une forme comme l’homme parmi les produits naturels
et la maison parmi les produits artificiels) a en commun avec ce qui engendre
la forme et la nature. C’est ce qu’Aristote signifie par les mots: et “ce par quoi”
est la nature entendue selon la forme ou bien ce qui est semblable par la forme,
mais dans un autre <individu>, car l’homme engendre l’homme. Et il dit: sem-
blable, pour tenir compte des choses qui naissent d’une nature commune à
deux formes différentes, comme le mulet qui naît de l’âne et de la jument»119.
Averroès explique ainsi qu’Aristote veut annoncer dans ce passage que «ce qui
possède une nature», c’est-à-dire l’être engendré, ressemble par sa forme et sa
en commun, je veux dire qu’ils <viennent à être> à partir d’une matière, qu’ils <sont> une
certaine chose, qu’ils <viennent à être> par l’action d’une certaine chose. Il commence par la
matière et il affirme: Mais toutes les choses qui viennent à être, par nature ou par l’art, ont une
matière». En suivant le manuscrit de Leyde, je lis šayʾ à la ligne 8; et non pas bi-šayʾin, comme
le propose Bouyges, qui suit la traduction latine.
118 Une fois de plus l’interprétation d’Averroès dépend essentiellement du texte arabe, qui ne
restitue pas fidèlement le propos d’Aristote. Aristote explique à partir de la ligne 22 que dans
la nature l’ἐξ οὕ, le καθ’ ὅ et l’ὑφ’ οὕ sont tous «nature», et que ce qui engendre et ce qui est
engendré possèdent une forme de même espèce (ὁμοειδῆς): «mais dans l’ensemble (καθόλου)
ce de quoi est nature et ce selon quoi est nature (car ce qui vient à être a une nature, comme la
plante ou l’animal) et ce par quoi est une nature entendue selon la forme et de même espèce
(mais elle est dans un autre)» (Met. Z7, 1032 a22–25). Le traducteur arabe n’a sans doute pas
compris le rôle du terme καθόλου et il le traduit comme s’il s’agissait d’un complément de
spécification du terme φύσις: «Et, “ce à partir de quoi” est nature de tout […]» (Averroès,
GC Met. Z, t. 22, p. 838, 1). Averroès rattache ainsi cette phrase à la précédente et estime que
la discussion relative à la matière se termine avec le mot «tout» (kull) ou comme dans le texte
tel qu’il le rapporte dans le corps du commentaire «le tout» (al-kull). Averroès, GC Met. Z,
c. 22, p. 840, 13–15: «[…] En effet, se trouve en chacun des deux une chose qui peut recevoir
ou ne pas recevoir la forme naturelle ou artificielle. Ce à quoi revient un tel attribut, c’est ce
qu’on appelle unṣūr [matière] ou mādda [matiere], et c’est ce à partir de quoi <procède> la
nature du tout». Il faut remarquer que lorsqu’il recopie le lemme (ligne 11) et le commente
(lignes 10 et 13), Averroès remplace le pluriel par un duel. Cela confirme que pour lui il est
question dans ces lignes des produits de la nature et de l’art. Sur les différentes traductions du
mot «matière», voir P. Thillet, «La formation du vocabulaire philosophique Arabe», dans
D. Jacquart (éd.), La formation du vocabulaire scientifique et intellectuel dans le monde arabe,
Brepols, Turnhout 1994, p. 39–54: p. 47–51.
119 Averroès, GC Met. Z, c. 22, p. 840, 17–841, 6.
580 Averroès
nature à ce qui l’a engendré120. L’interprétation qu’il propose est donc globa-
lement fidèle au propos d’Aristote, mais à la différence du texte d’origine elle
suppose que le principe de synonymie ne concerne pas seulement les êtres par
nature, mais aussi les produits de l’art et les êtres naturels engendrés par deux
individus de deux espèces différentes. En lisant, dans ce qui correspond à la ligne
1032 a23, le mot «maison» (bayt) au lieu du mot «plante» (φυτόν)121, Averroès es-
time en effet qu’Aristote étend le principe de synonymie aux produits artificiels.
En lisant, dans ce qui correspond à la ligne 1032 a24, «semblable par la forme»
(šabīhihi bi-al-ṣūra) au lieu de «de même espèce» (ὁμοειδῆς), il estime qu’Aris-
tote fait référence à un individu qui engendre un autre individu de même genre
mais d’espèce différente, comme dans le cas du cheval et du mulet. La suite du
commentaire permet alors de conclure que dans tous les cas de générations na-
turelles et artificielles, d’après Averroès, le principe de synonymie est respecté122.
Après avoir annoncé dans la section précédente les caractères communs à toute
génération et à tout être engendré, Aristote veut montrer, selon Averroès, la
thèse principale de la recherche de Z7–9: le fait que ce qui est engendré est pro-
120 Il faut remarquer que le texte arabe cité dans le lemme d’Averroès est différent de celui qui
se trouve dans le textus correspondant (Averroès, GC Met. Z, t. 22, p. 838, 2). Au lieu de «Et
“ce selon quoi” (bihi) est la nature aussi», Averroès reproduit le texte suivant: «Et ce qui possède
(lahu) une nature». La phrase citée dans le lemme ne peut avoir de sens que si elle est lue en
continuité avec la phrase suivante: «et “ce selon quoi” est la nature entendue selon la forme ou
bien ce qui est semblable par la forme, mais dans un autre <individu>, car l’homme engendre
l’homme». C’est donc en recomposant le texte de cette façon qu’Averroès parvient à donner
un sens à un texte assez éloigné de l’original.
121 La raison de l’erreur est simple. Il suffit de changer les points diacritiques du mot ﻨﺒﺖ
(nabt, «plante») pour obtenir le mot ( ﺒﯿﺖbayt, «maison»). Pour le même type d’erreur, voir
Averroès, GC Met. Z (éd. Juntes), t. 22, f. 172 B.
122 Averroès, GC Met. Z, c. 22, p. 841, 9–19. Averroès explique en effet qu’il n’y a pas en na-
ture de substances qui seraient engendrées par hasard. En renvoyant à Z9, Averroès explique
que les substances qui s’engendrent spontanément ne peuvent pas rentrer dans cette classe,
même si dans leur cas on pourrait croire que le principe de synonymie n’est pas respecté.
123 Le texte de la traduction arabe correspondant à la section qui comprend les lignes 1032 b5–
1032 b29 est fortement corrompu. En outre, il manque le passage compris entre la ligne 1032 a29
(παραπλησίως) et la ligne 1032 b5 (ἡ νόσος). Averroès remplace le texte manquant avec une
partie de l’abrégé de Nicolas de Damas connu sous le titre de Abrégé de la philosophie d’Aris-
tote. On verra néanmoins que le texte cité par Averroès n’est pas une reprise littérale du texte
d’Aristote. Le texte de «Nicolas le péripatéticien» auquel Averroès fait référence devait faire
partie du chapitre consacré à la Métaphysique du même abrégé de Nicolas de Damas, qui avait
été traduit en syriaque et en arabe. Les parties qui nous sont conservées de la traduction
syriaque ont été éditées par H.J. Lulofs (Nicolas de Damas, Nicolaus Damascenus on the
philosophy of Aristotle).
La noblesse de l’être 581
laquelle préexiste en puissance la forme et qui devient ensuite une partie en acte
du produit. Il explique ainsi que, dans le cas de la santé engendrée accidentelle-
ment par le malade, cette partie est la chaleur qui se trouve en puissance dans
le corps et qui est menée à l’acte par une friction accidentelle du malade. Cette
chaleur est en même temps agent et partie constitutive. Le principe de synony-
mie est donc partiellement respecté, puisque ce n’est pas le produit dans son
entier qui possède la forme en commun avec l’agent, mais seulement l’une de ses
parties. Analysons séparément les deux types de production artificielle.
Le texte arabe omet les premières lignes (1032 a29–1032 b5) de la section
consacrée à l’analyse des générations artificielles et il signale la lacune par la
phrase «lacune du grec» (nāqiṣ min al-rūmiyya). Averroès rapporte un extrait
de l’abrégé de la Métaphysique de Nicolas de Damas qu’il estime se rattacher au
texte qu’il vient de commenter. Ce dernier, pourtant, ne reproduit pas de façon
littérale le texte original d’Aristote: il en propose plutôt une reformulation qui
s’éloigne, parfois considérablement, du texte d’origine. Concernant les produits
de l’art, Aristote affirme aux lignes 1032 a32–1032 b2 que la forme de chaque
chose est son essence et la substance première:
«[…] pour tout ce qui procède de l’art, la forme est dans l’âme (j’entends par
forme l’essence de chaque chose et la substance première)»124.
J'ai signalé, dans ma analyse de Z7, les raisons pour lesquelles la plupart des in-
terprètes contemporains considèrent ce passage comme problématique. Nicolas
de Damas toutefois ne cite pas dans son texte le passage mentionné plus haut et
il reformule l’affirmation d’Aristote jusqu’à en modifier le sens:
«Les choses qui procèdent de l’art sont celles dont la forme et l’essence se trouvent
dans l’âme, je veux dire dans la substance première»125.
Le texte qu’Averroès commente n’est plus celui que les interprètes contem-
porains considèrent comme problématique. Néanmoins, la reformulation de
Nicolas contient une affirmation a priori également litigieuse, car elle attribue à
l’âme le titre de substance première. Suivant sa lecture essentialiste, Averroès ne
repère aucune difficulté dans ce texte: affirmer que l’âme est substance première
s’accorde parfaitement avec sa doctrine générale selon laquelle c’est le principe
formel de la substance composée qui est substance au plus haut titre.
Nicolas clarifie ensuite la nature des productions artificielles et déclare, sui-
vant Aristote, que l’artisan, le médecin par exemple, possède simultanément les
«La santé, d’ailleurs, se dit de deux sortes: l’une est la forme qui se trouve dans
l’âme, <l’autre> la disposition qui appartient au corps. Les deux sont une seule
chose, mais la santé au second sens procède de celle au premier sens. S’il en est
ainsi, celle-là est postérieure à celle-ci ou bien c’est elle qui est la santé»127.
«[…] s’il en est ainsi, il est manifeste que la forme de l’art se dit de deux
sortes, une sorte est la forme dans l’âme, l’autre celle qui est en dehors de
l’âme, les deux étant une chose une, et que celle qui est en dehors de l’âme
procède de celle qui est dans l’âme. La santé, par exemple, peut se dire de
deux sortes: l’une est la santé intelligible qui se trouve dans l’âme, l’autre la
santé qui existe dans le corps. Et ces deux forment une chose une, et la santé
qui est dans le corps procède de celle qui est dans l’âme»128.
C’est en prouvant que la forme intelligible qui se trouve dans l’âme de l’agent
est la forme qui détermine l’être du produit engendré qu’Aristote parvient à
son objectif: vérifier le principe de synonymie dans les générations artificielles
volontaires et démontrer du même coup que la véritable cause efficiente de la
génération est la cause agente prochaine:
«Tel est le but <d’Aristote> dans cette section: montrer que l’art ressemble
à la nature en ce que la chose y est produite par ce qui est de même forme
ou <de forme> semblable et que c’est en cela que l’art ressemble à la nature.
C’est pourquoi <Aristote> affirme que la santé qui est dans l’âme est la santé
au sens premier (bi-al-maʿnā al-awwal). Et son affirmation: S’il en est ainsi,
celle-là est postérieur à celle-ci ou bien c’est elle qui est la santé veut dire: la
santé qui est en dehors de l’âme vient après la santé qui se trouve dans l’âme
ou bien la santé qui est dans l’âme est la santé au sens absolu, alors que celle
qui est en dehors de l’âme se dit en un sens postérieur»129.
Aristote prouve donc que le principe de synonymie est respecté dans le cas des
productions artificielles volontaires, en montrant que la forme qui définit le pro-
duit de l’art est identique à celle qui est dans l’intellect de l’artiste. C’est là que
la traduction arabe reprend. Aristote, explique Averroès, fournit un exemple de
génération artificielle, celui de la guérison, afin de vérifier cette thèse. La santé,
comme tout autre phénomène physique, doit être analysée par le scientifique
en suivant la méthode analytique qui remonte des effets aux causes. Le médecin
doit remonter à la cause première de la santé, en repérant tous les passages in-
termédiaires qui y conduisent: étant donné que la santé est une certaine chose,
c’est-à-dire un certain tempérament, afin de la rétablir, il faudra réchauffer le
corps malade; mais ce réchauffement ne peut être obtenu qu’en administrant un
laxatif130. Averroès appelle ce processus la méthode de «l’analyse» (al-taḥlīl) et
déclare que c’est le seul processus qui nous conduit à la connaissance de la santé,
dès lors qu’elle nous amène à la cause de cette dernière. Le processus de réalisa-
tion, appelé «synthèse» (al-tarkīb), est en revanche le processus qui nous conduit
de la dernière phase mentale de l’analyse (c’est-à-dire la première phase de la
synthèse) à la réalisation de la santé131. L’examen de la guérison a pour Averroès
129 Ibid., p. 846, 5–11. Le texte arabe à la ligne 7 (miṯluhu bi-al-ṣūra aw ʿan šabīhihi) ne se
laisse pas traduire aisément. On pourrait traduire ad litteram de la façon suivante: «par ce qui
lui est similaire par la forme ou qui lui est semblable». On ne voit pas clairement si Averroès
considère ces deux expressions comme des synonymes ou pas. Si l’on se rapporte aux lignes
suivantes, il semble plutôt les considérer comme désignant deux cas différents: il semble faire
allusion par l’expression «ce qui lui est similaire par la forme» aux individus de même espèce
et, par l’expression «ce qui lui est semblable», aux individus de deux espèces différentes ap-
partenant à un même genre.
130 Ibid. p. 847, 1–5: «Ensuite il dit: puisque ceci est la santé, il est nécessaire, si ceci est sain,
qu’il possède déjà une nature tempérée et il entend: en effet, si ce malade recouvre la santé, c’est
nécessairement parce qu’il a recouvré son tempérament naturel. Et s’il l’a retrouvé, c’est qu’il
s’est produit de la chaleur, et si <elle> s’est produite, c’est qu’on a administré un laxatif. C’est ce
qu’<Aristote> signifie par son affirmation: et si ceci, c’est qu’il existe d’abord la chaleur». Nous
suggérons de lire al-muḫtaliqa au lieu de al-muḫtalifa (p. 842, 4; 847, 2). Le mot “nature” (al-
ṭabīʿa) ( )اﻠﻄﺒﯿﻌﺔaccompagné par l’adjectif dérivé du participe de la VIII forme de la racine ḫlq,
peut en effet traduire le mot grec ὁμαλότητα. Alors que l’expression “une nature différente”
n’a, dans ce contexte, aucun sens.
131 Ibid., p. 847, 6–10: «Et son affirmation: Et c’est de cette façon que l’on considère une chose
après l’autre, jusqu’à ce qu’on arrive à cela même après lequel il n’est plus possible qu’il y ait
autre chose veut dire: c’est ainsi qu’on considère une chose après l’autre, selon la méthode de
l’analyse qui est l’acte qui fait parvenir à la connaissance de la santé, je veux dire ce sans quoi
la santé ne se réalise. Et cela <se réalise> en remontant du but, jusqu’à parvenir au dernier <élé-
ment> dans la pensée». Sur cet usage du terme tarkīb, voir la traduction arabe des premières
ligne de l’Ars Medica de Galien, dans R. Rashed, «La philosophie des mathématiques d’Ibn
al-Haytham», MIDEO, 21, 1993, p. 87–275: p. 272–275.
La noblesse de l’être 585
un but précis. C’est une fois qu’on démontre que l’analyse et la synthèse se re-
coupent et qu’elles ne sont que deux phases continues d’un même processus,
qu’Aristote prouve que la forme de la santé qui est en dehors de l’âme est la même
forme que celle qui se trouve dans l’intellect du scientifique. L’analyse est le pro-
cédé intellectuel qui nous amène de l’effet à la cause, la synthèse le processus de
réalisation qui nous permet, en partant de la cause, de parvenir à l’effet:
«Ensuite <Aristote> dit: Ensuite, le mouvement qui procède de cela est appelé
production, celui qui procède vers la santé; de sorte que, d’une certaine ma-
nière, il se trouve que la santé advient d’une santé, la maison d’une maison et
il veut dire: ensuite, le mouvement qui commence du dernier <élément> de
l’analyse, à savoir la synthèse, est appelée la production qui mène à la santé,
de sorte qu’il arrive que la santé qui est en dehors de l’âme émane de celle
qui se trouve en elle. Ce qu’<Aristote> veut donc dire c’est que le début de la
génération de la santé qui se trouve dans l’âme correspond à la génération de
la santé qui se trouve en dehors d’elle. Voilà le sens du propos selon lequel
le commencement de l’exécution est l’achèvement de la réflexion, et le com-
mencement de la réflexion est l’achèvement de l’exécution»132.
Le but de cet examen est donc, d’après Averroès, de démontrer que les deux pro-
cessus, celui de l’analyse et celui de la synthèse, coïncident non seulement parce
que le point final de l’analyse est le début de la réalisation, mais aussi parce que
le point final de la réalisation est le début de la réflexion, c’est-à-dire la forme
de la santé. On démontre ainsi que la forme de la santé dans le corps sain, qu’on
obtient à la fin du processus de synthèse, n’est que la forme que le médecin pos-
sède dans son intellect, à partir duquel le processus d’analyse démarre133. L’art
médical qui se trouve dans l’âme du scientifique s’identifie à la forme de la santé
qui se trouve en dehors de l’âme. La seule différence entre les deux formes, c’est
qu’il s’agit dans le cas de l’art d’une forme sans matière et dans le cas de la santé
en dehors de l’âme d’une forme dans la matière134.
C’est ainsi qu’Aristote parvient à la conclusion visée: démontrer que les pro-
duits de l’art, comme les produits de la nature, sont «une certaine chose», qu’ils
proviennent d’une matière et qu’ils sont engendrés par l’action d’un agent qui
possède la même forme qu’eux135. En effet, le but de l’examen mené jusqu’à pré-
sent a été d’analyser la nature des générations naturelles et artificielles volon-
taires pour prouver qu’elles reposent sur les mêmes principes ontologiques et,
notamment, sur le principe qui veut que la forme du produit procède directe-
ment de sa cause prochaine. Loin d’être un passage inessentiel dans l’argumen-
tation d’Aristote, comme l’estiment la plupart des interprètes contemporains,
l’analyse des productions artificielles constitue donc, d’après Averroès, un point
nodal de la démonstration du principe de synonymie et de la recherche menée
tout au long des trois chapitres. Il ne reste plus qu’à prouver que le même propos
vaut aussi dans le cas des produits d’une action involontaire. C’est ce qu’Aristote
tâche de faire, d’après Averroès, entre les lignes 1032 b21–29.
Afin de démontrer cette thèse, Aristote prend en considération un cas par-
ticulier de production involontaire: la production accidentelle de la santé dé-
clenchée par une action involontaire du malade. J’ai cherché à élucider dans la
partie consacrée à l’analyse de ce passage toutes les difficultés textuelles qu’il
implique; je n'y reviendrai pas. Le texte arabe, en effet, ne paraît pas compor-
ter les mêmes difficultés que le texte grec que nous possédons et Averroès ne
semble pas manifester de doute sur l’interprétation qu’il faut en donner. Il s’agit
pour lui de prouver que dans la production involontaire de la santé, la véritable
cause agente est la chaleur qui a été produite accidentellement par le malade. Si
c’est le cas, dans ces productions aussi le principe de synonymie est vérifié. La
santé engendrée accidentellement provient toujours d’une santé préexistante,
parce que, comme l’affirme Averroès, sa cause efficiente est la santé qui est dans
le corps sain:
135 Ibid., p. 848, 13–16: «Et par son affirmation: Ceci est tel. Et il appartient à telle chose en
puissance. Et ceci en est la cause efficiente et ce dont le mouvement commence, il veut dire: la
santé possède les trois mêmes caractères que possède tout être engendré: elle est une certaine
chose, à partir de quelque chose en puissance, et du fait d’une chose en acte, à savoir ce dont
le mouvement commence».
136 Ibid., p. 848, 17–849, 4.
La noblesse de l’être 587
«Prenons à titre d’exemple le cas de la santé qui est produite par l’art: lorsque
la santé procède de l’art, alors il est naturel qu’elle procède du fait de réchauf-
fer; ce qui produit le réchauffement est soit la friction soit l’absorption d’une
boisson ou ce qui est semblable. Et s’il en est ainsi, la chaleur qui se trouve
dans le corps, générée par la friction ou par l’absorption d’une boisson, ou
bien est une partie de la santé ou bien c’est la chose qui la suit (qu’elle soit
une ou plusieurs) qui est une partie de la santé. Ainsi toutes ces choses sont
des parties de la santé, et l’une d’entre elles est son agent premier, à savoir
la chaleur, et elle sera, d’une certaine façon, aussi une partie de la santé»137.
La conclusion pour Averroès ne fait aucun doute: la cause agente dans les pro-
ductions involontaires, c’est la première partie de la santé, c’est-à-dire la chaleur
dans le corps, qui est produite accidentellement par le malade. En démontrant
cela, Aristote prouve que, dans ce cas aussi, la santé provient de la santé:
«Ce qu’<Aristote> veut donc dire, c’est que la santé qui survient sans le
concours de l’art procède elle aussi d’une certaine santé ou bien d’une partie
d’une certaine santé, étant donné que l’art, pour produire la santé, doit né-
cessairement utiliser cette partie de la santé, je veux dire celle qui est dans la
chose saine»138.
Le principe de synonymie est donc vérifié, même si la cause agente dans la géné-
ration accidentelle n’est qu’une partie du produit engendré. C’est ici que s’achève
la section consacrée à l’analyse de la génération par nature et par l’art; mais à la
fin de ce passage, Averroès trouve dans le texte de sa Métaphysique une troisième
lacune qu’il comble en recourant à nouveau à l’abrégé de Nicolas. Le passage
qu’Averroès y trouve sans doute à la suite du texte qu’il vient de commenter ne
correspond pas à la partie du texte qui manque (Met. Z7, 1032 b30–1033 a1); il en
est plutôt un total remaniement:
«Ainsi, la maison, la santé, la sphère de bronze sont ce dont l’être est avec
une matière (mādda); en effet, la partie dont l’être n’est pas avec une matière
est cela même qui constitue aussi le genre, car elle est quelque chose de com-
mun. Quant à la matière (al-hayūlā) et ce dont la chose est constituée, elle ne se
dit pas toujours de façon synonymique de la chose produite à partir d’elle. Par
exemple, le cercle de bronze ou de pierre ne porte le nom d’aucune de ces deux
<matières>»139.
expliquer la nature non engendrée. Dans la première des deux sections, l’objectif
d’Aristote est de montrer que le nom et la définition de l’être engendré doivent
nécessairement inclure aussi bien la forme que la matière, bien que cette der-
nière ne puisse être présente que sous la forme d’un paronyme. Dans la seconde
section, il en fournit la raison et explique que la matière n’est pas mentionnée
par soi dans le nom du produit de génération, car elle a une nature similaire à
celle de la privation.
Les commentateurs contemporains ont considéré cette dernière partie de Z7
comme une discussion d’une importance mineure portant sur certains usages lin-
guistiques et sur leurs causes. D’après la plupart d’entre eux, le propos d’Aristote
ne concerne pas une notion technique de définition; pour d’autres, en revanche,
il s’agit d’une véritable définition, qui n’est toutefois pas celle métaphysique
sur laquelle s’interrogent les chapitres 10–12, mais la définition «physique» de
la substance composée. Averroès ne paraît pas exprimer les mêmes perplexités
ni admettre une distinction entre une définition métaphysique et une définition
physique de la substance composée, il affirme que dans ces lignes Aristote exa-
mine la nature de la définition (al-ḥadd) des substances composées et explique
que cette définition doit inclure aussi bien la forme que la matière:
«[…] de l’homme, par exemple, nous disons qu’il est “de sang” et “de chair”,
mais nous ne disons pas qu’il est “chair” et “sang”»143.
142 Averroès, GC Met. Z, c. 24, p. 852, 1–2. Cf. p. 852, 8–9: «<Aristote> entend distinguer
entre la matière, la forme et le composé des deux et <affirmer> que la définition du composé
est constituée des deux»; p. 852, 14–6: «quant à la chose qui est constituée de l’airain et de la
figure, il y a dans sa définition, outre la figure, l’airain; elle est donc nommée “cercle d’airain”
ou “statue d’airain”».
143 Ibid., p. 853, 5–6.
590 Averroès
borne à exposer le sens des affirmations d’Aristote; c’est dans son commentaire
à Z10–12 qu’il l’examinera dans le détail et qu’il expliquera que la définition des
substances sensibles mentionne leur matière, même si elle désigne essentielle-
ment la forme. De fait, le but de cette section, comme Averroès vient de le dire,
est moins d’établir les principes de la définition que de clarifier la distinction
entre la matière et la forme à l’intérieur de la substance engendrée. La discussion
concernant le nom de la substance engendrée vise, en effet, à prouver que la
matière a un statut intermédiaire entre la privation et la forme.
En commentant les dernières lignes de Z7 (1033 a8–19), Averroès déclare
ainsi que le processus de génération est défini par les termes contraires qui
en marquent les limites: la privation et la forme144. Cela est vrai, qu’il s’agisse
d’un changement accidentel ou d’une génération substantielle. C’est pourquoi,
affirme-t-il, il faut admettre que le lien entre la santé recouvrée et la maladie,
par exemple, est plus fondamental que celui entre la santé et l’homme malade145.
C’est pour cette raison que ce qui advient et le contraire dont il procède ne
partagent pas le même nom: on n’appellera l’homme qui recouvre sa santé ni
«malade» ni «maladif», on l’appellera «sain»146. Dans les générations dont la
privation inhérente au substrat n’est pas évidente et ne porte pas de nom, le
substrat paraît prendre le rôle de la privation, de sorte que dire que le bien
portant procède du malade serait équivalent à dire que la maison procède des
briques et la chaise du bois. La matière, pour cette raison, ne serait présente dans
le nom du produit engendré que sous forme de paronyme.
C’est ainsi qu’Averroès reconstruit le raisonnement d’Aristote. Mais on ne
voit pas clairement si le Commentateur considère cette conclusion comme fon-
dée sur des raisons ontologiques ou sur un simple fait linguistique. La matière
se comporte comme la privation, mais doit-on en déduire que cette similitude
relève d’une pure convention linguistique ou plutôt de son statut ontologique?
Averroès ne s’exprime pas de façon tranchée; il affirme que la ressemblance
entre la matière et le contraire implique nécessairement que ce qui est engendré
ne prend pas le nom de sa matière, comme il ne prend pas non plus le nom de
son contraire147. Cette question toutefois ne semble pas avoir ici une grande
importance148. Dans le contexte présent, le fait de constater que la matière est
mentionnée dans le nom de la substance engendrée comme simple paronyme a
une seule conséquence de taille: cela nous permet de déduire que la matière est
quelque chose qui ne s’assimile pas tout à fait à la forme. Comme Averroès l’ex-
plique dans la section suivante, c’est par le biais de cette discussion qu’Aristote
parvient à prouver que ce qui s’engendre n’est pas quelque chose d’absolument
un.
Après avoir montré que tout ce qui vient à être par nature et par art vient à
être d’un synonyme et qu’il est nécessairement composé d’une matière et d’une
forme, Aristote, d’après Averroès, en vient à l’examen de ces deux principes,
afin de démontrer qu’ils ne sont pas soumis à la génération et à la corruption.
L’analyse de la génération a permis en Z7 de définir la nature de la substance
sensible et de sa définition: si la génération est la modification d’une matière à
laquelle l’agent communique une nouvelle forme, la substance sensible qui est
le résultat de cette transformation, ainsi que sa définition, doivent nécessaire-
ment être composées. S’il en va ainsi, conclut Aristote en Z8, ni la forme ni la
matière ne peuvent être engendrées; au sens propre, ce n’est que la substance
composée qui vient à être. Si la forme et la matière étaient engendrées, elles
seraient elles aussi composées d’une matière et d’une forme, qui seraient à leur
tour composées d’une matière et d’une forme, et ainsi à l’infini. Par l’analyse de
la génération, donc, on aboutit aussi à des conclusions concernant la forme: si
la forme n’est pas engendrée, c’est parce qu’elle est quelque chose d’absolument
un qui ne peut subsister indépendamment de la matière qu’elle informe. La dé-
monstration de cette thèse constitue pour Averroès l’un des buts de la recherche
menée dans les trois chapitres sur la génération, ainsi que le noyau théorique
de Met. Z 8.
On a vu que le fait que la substance sensible soit nécessairement composée
d’une matière et d’une forme constitue, d’après Averroès, l’un des principes sur
lesquels la science de la nature se fonde. Ce principe, nous dit-il, c’est le physi-
cien qui doit le prouver par induction149. De ce point de vue, l’étude de la généra-
tion exposée dans ce chapitre n’est pas propre à la métaphysique, elle constitue
une partie de la physique. Si Aristote fait ici mention de ce qu’il a exposé dans la
Physique, c’est parce que le métaphysicien se sert des principes démontrés par le
physicien pour parvenir à la démonstration de ses propres principes. Si l’analyse
de Z8 se trouve au sein du livre Z de la Métaphysique, c’est précisément parce
qu’elle contribue à prouver que la forme est inengendrée, tout en étant insépa-
rable de la matière. C’est en ce sens, comme on l’a annoncé, que l’étude de la
génération a ici un but métaphysique. Elle contribue d’après Averroès à définir
le statut ontologique de la forme. Lorsqu’on démontre qu’elle n’est pas une ré-
alité engendrée, on peut en effet lui soustraire toutes les propriétés qu’implique
l’être soumis à la génération: le fait d’être quelque chose de matériel, de sub-
sistant et de séparé dans l’être. De ce point de vue, Z8 contribue à la recherche
de Z, dans la mesure où Aristote y établit ce que la forme n’est pas: une réalité
engendrée et une cause capable d’engendrer. Le but ultime du livre Z étant de
parvenir à définir la nature du principe de la substance sensible, Z8 concourt
pleinement à sa réalisation.
Cette démonstration se déploie pour Averroès en deux moments: Aristote
démontre tout d’abord que la forme n’a pas de matière, en montrant au moyen
d’une régression à l’infini qu’elle n’est pas engendrée (t.c. 26–27), puis qu’elle
n’est ni subsistante ni séparée. Il conclut ainsi que c’est pour cela qu’elle ne peut
pas non plus engendrer (t.c. 28). Ces deux moments sont, dans la reconstruc-
tion d’Averroès, intimement liés. Démontrer que la forme n’est pas engendrée
et n’a pas de matière pourrait conduire à conclure, comme le croient «les pla-
toniciens», qu’elle est une réalité éternelle, subsistante et séparée de la matière
et qu’elle est, en tant que telle, la véritable cause agente des réalités sensibles.
En effet, d’après Averroès, la doctrine qu’en Z8 Aristote est en train de réfu-
ter ne présuppose pas seulement que la forme est séparée et universelle, mais
qu’elle est aussi une cause agente. Comme il l’explique dans son commentaire à
Z9, il s’agit d’un platonisme qu’on pourrait définir comme créationniste, qui se
fonde sur la thèse selon laquelle les formes sont installées dans la matière par
un intellect séparé et sont pour cela même les principes efficients des substances
sensibles. C’est pour cette raison que l’étude de la substantialité des formes im-
plique nécessairement une démonstration de leur caractère non engendré et de
leur incapacité à engendrer.
C’est sur ce point que l’interprétation d’Averroès se distingue de celles des
contemporains. Si les interprètes contemporains ont tous souligné le but an-
ti-platonicien du propos d’Aristote, ils n’ont pas considéré la réfutation de Z8
comme une critique de la causalité efficiente des formes, mais comme une réfu-
tation de leur séparabilité150. Pour Averroès, en revanche, l’efficience et la sépa-
rabilité ne peuvent être dissociées, car la séparabilité implique nécessairement
le fait d’exister en dehors de l’âme, de posséder une matière et d’être donc ca-
pable d’agir. La forme séparée ne peut expliquer la génération précisément parce
qu’elle ne se trouve pas dans une matière. Suivant les principes fondateurs de
150 Pour Bonitz (Bonitz, Commentarius, p. 327) et Ross (Ross, Aristotle’s Metaphysics, p. 189),
la critique de Z8 anticipe fondamentalement celle de Z13 (1039 a3 et sq.), où Aristote affirme
qu’une substance ne peut contenir une autre substance existante en acte; en effet, si cela était
le cas, l’unité ontologique du sensible disparaîtrait. Selon cette interprétation, le nerf de la cri-
tique aristotélicienne consiste à montrer que les formes ne peuvent être des substances en acte
dans le sensible et non pas à nier, comme dans la lecture d’Averroès, que les formes séparées
sont des causes agentes.
La noblesse de l’être 593
son néo-aristotélisme, Averroès assure que seul un corps qui agit en vertu de sa
forme et par une qualité affective peut modifier un substrat matériel afin de lui
imposer une nouvelle forme151. C’est le nerf de la critique qu’Averroès adresse
en Met. Z8–9 aux Idées platoniciennes: les formes séparées ne peuvent être des
causes efficientes, seule la forme dans la matière peut rendre compte de la gé-
nération152.
La lecture qu’Averroès propose de l’argument de Z8 découle ainsi de son inter-
prétation générale de la doctrine platonicienne. Pour pouvoir bien comprendre
la portée de son raisonnement, il faut donc essayer de préciser le statut ontolo-
gique qu’il attribue aux principes formels postulés par les platoniciens. L’Idée
est définie comme une forme qui est en même temps universelle (kulliyya), c’est-
à-dire intensionellement la même pour tous les individus qu’elle informe, «sépa-
rée» (mufāriqa) dans l’être, c’est-à-dire non liée à une matière, et «subsistante»
(qāʾima) par soi, c’est-à-dire «existant en dehors de l’âme» (mawǧūda ḫāriǧ al-
nafs) comme quelque chose de «numériquement un» (wāḥida bi-al-ʿadad). Elle a
donc une nature semblable à celle du bouc-cerf, car elle a des propriétés qui sont
non seulement incompatibles, mais aussi contradictoires. La propriété d’être
une réalité séparée implique nécessairement, pour Averroès, la propriété d’être
dans un certain lieu et d’être un τόδε τι, «quelque chose de désigné» (al-mušār
ilayhi); le fait en revanche d’être une réalité universelle tient nécessairement à
la possibilité d’être en même temps dans tous les individus dont l’universel est
prédiqué153 et d’être un ποιόν154. Averroès attribue aux Idées toutes les proprié-
tés qu’il va attribuer aux universaux dans son GC de Met. Z13. La critique qu’il
adresse au platonisme repose en effet sur l’opposition entre formes universelles
et formes particulières et, de ce point de vue, la réfutation de l’existence des Idées
a plusieurs points en commun avec la réfutation de l’existence des universaux.
La propriété d’être un universel est incompatible avec la propriété d’être sub-
sistant et existant en dehors de l’âme. En accord avec son interprétation de Z13,
151 De ce point de vue, Averroès semble lire la critique de Met. Z8 à la lumière de celle de DGC
II 9, où Aristote accuse les platoniciens de considérer les Idées comme des causes efficientes
et de ne pas avoir compris que seul un être pourvu de matière peut déclencher le processus
génératif. Comme en DGC II 9, la critique de Z8 viserait donc, selon Averroès, à hisser les Idées
platoniciennes au rang de causes formelles, pour souligner leur manque d’efficience.
152 La critique est adressée aux formes des substances sensibles sublunaires. Dans son CM du
DGC, lorsqu’en II 9 Aristote accuse les tenants de la théorie des Idées de ne pas avoir compris
le rôle de la cause efficiente, Averroès affirme que cette critique ne remet pas en cause le fait
qu’il existe malgré tout certaines formes qui sont véritablement efficientes (cf. Averroès,
CM DGC II, p. 127–128; Averroes, On Aristotle’s “De Generatione et Corruptione”, p. 98–99).
Averroès, comme on le verra, estime que les formes séparées des substances supra-lunaires
possèdent une certaine efficience, mais il assure qu’elles ne peuvent agir sur le sensible sublu-
naire qu’au moyen d’une qualité sensible, à savoir la chaleur.
153 Aristote, Met. Z16, 1040 a26–27.
154 Cat. 5, 3 b20; Met. Z13, 1039 a1–2.
594 Averroès
155 Il n’y a pas d’étude complète sur l’influence que la doctrine des universaux d’Alexandre
d’Aphrodise a pu avoir sur Averroès. Il est en effet indéniable que ce dernier reprend sur
nombre de points les thèses qu’Alexandre a défendues dans ses commentaires et dans ses
Quaestiones. Sur la doctrine d’Alexandre, voir M.M. Tweedale, «Alexander of Aphrodisias’
Views on Universals», Phronesis, 19, 1984, p. 279–303; A. De Libera, L’art des généralités.
Théories de l’abstraction, Aubier, Paris 1999, p. 25–157; Rashed, Essentialisme, p. 254–261.
156 Sur la question du principe d’individuation chez Averroès, voir M. Di Giovanni, «Indi-
viduation by Matter in Averroes’ Metaphysics», Documenti e studi della tradizione filosofica
medievale, 18, 2007, p.187–210.
157 Cette seconde conclusion, comme on le verra, tient au texte arabe qu’Averroès lisait, qui
semble refuser à la forme le fait d’être engendrée et de posséder une essence.
La noblesse de l’être 595
158 Le raisonnement d’Averroès s’appuie sur la thèse de l’identité de la forme avec l’essence.
L’essence de la deuxième forme sera elle aussi une forme et elle aura elle aussi une essence,
étant donné que, par hypothèse, la forme est déterminée et dotée d’essence.
596 Averroès
et séparée ne peut rendre compte de la génération, car elle n’a pas de matière.
La matière est en effet le principe qui détermine la multiplicité des étants en-
gendrés, mais elle est aussi le principe qui rend possible tous les phénomènes
physiques que la génération présuppose nécessairement, à savoir l’agir et le pâ-
tir, le contact et le mélange. En se fondant implicitement sur la critique adressée
aux partisans des Idées en DGC II 9, Averroès affirme ainsi que seule une forme
pourvue de matière peut rendre compte de la génération, car seul ce qui a un
corps est capable de produire la transformation matérielle que la génération
implique. Seul un individu peut engendrer un autre individu, seul l’homme en-
gendre l’homme. Le principe de synonymie est donc d’après Averroès la réponse
aristotélicienne à l’ontologie «logicisante» de Platon. C’est, en effet, en niant
une totale assimilation du plan logique de l’abstraction, qui fait de la forme uni-
verselle une réalité séparée, au plan ontologique du sensible, qui exige l’exis-
tence d’une multiplicité de principes, qu’Averroès proclame l’inadéquation de la
théorie platonicienne des idées.
Le principe de synonymie prouve donc que la forme est toujours commu-
niquée à la matière par un agent qui la possède en acte avant la génération.
Il prouve de façon irréfutable que la forme est un principe éternel, mais non
séparé, car elle est toujours liée à une matière qui agit par l’intermédiaire d’un
corps et d’une qualité affective. En d’autres termes, la forme, si elle doit être le
principe formel des réalités sensibles, doit expliquer leur genèse, mais pour ce
faire elle doit agir par le moyen d’un corps sensible.
Bien que l’analyse de la génération et la démonstration du principe de syno-
nymie se situent sur un plan physique, leurs implications métaphysiques sont
d’une importance décisive pour deux raisons: d’une part parce que le principe
de synonymie nous permet de déterminer le véritable principe de la substance
sensible, c’est-à-dire la forme qui par l’agent est communiquée à la matière;
d’autre part, parce qu’il clarifie le statut de la forme elle-même, en fournissant
des arguments supplémentaires à la démonstration de sa primauté ontologique.
La forme, considérée comme principe formel de ou dans l’agent, préexiste tou-
jours à ce qui est engendré. On peut donc en conclure que la recherche de Z8,
comme d’ailleurs celle des autres chapitres de Z, se déploie pour Averroès sur
deux plans indissociables: celui de la substance engendrée et celui de son prin-
cipe formel. Cependant, comme on l’a dit, si le principe de la substance est pour
Averroès la substance au plus haut titre, la distinction tranchée entre ces deux
notions est dans une certaine mesure inadéquate. C’est pourquoi il faut conclure
qu’en Z8 comme dans le reste de Z la recherche du principe de la substance
sensible s’avère être la recherche de ce qui est substance première et substance
au sens absolu.
La noblesse de l’être 597
«Puisque <ce qui vient à être> vient à être à la façon dont la statue vient à être
du bois ou la maison des briques, si l’on analyse la question attentivement, on
ne dira pas de façon simple que cela est un»162.
«Etant donné qu’on dit de tout ce qui vient à être dans la substance qu’il vient
à être de ceci à la façon dont on dit que la statue vient à être du bois et la
maison des briques, il est évident et manifeste, si l’on analyse cette question
attentivement, qu’on ne peut affirmer que ce qui vient à être est une chose
une et simple, à savoir une forme seulement, mais que ce qui vient à être est
une chose qui résulte d’une matière, d’une forme et d’une privation qui se
trouvait dans le substrat auparavant».163
Ce qui vient à être, explique Averroès suivant la traduction arabe164, n’est pas
quelque chose de «simple» (maʿnā basīṭ); car, il ne peut être une forme seu-
lement, il est le produit de la modification d’une matière qui va acquérir une
nouvelle forme165. Il est donc nécessairement un composé d’une forme et d’une
matière. Averroès conclut dès lors que ce dont le produit procède n’est pas la pri-
vation, mais la matière qui se transforme sous l’action de l’agent. Le sujet propre
de la génération est assurément la substance composée, mais c’est le processus
de transformation de la matière qui fait que la substance vient à être en même
temps que sa forme. C’est pour cette raison que la génération est toujours géné-
ration d’un composé166, même si l’on peut dire que la forme, étant le principe de
167 Ibid., p. 858, 12–14: «Et puisque cela a été déjà défini dans la science naturelle, il affirme:
Nous avons déjà défini dans ce qui précède de quelle façon nous disons cela et il entend: on a dit
que la matière est principe, que la privation est principe, et en combien de sens la matière <est
principe>». En interprétant le renvoi de la ligne 1033 b26 comme un renvoi au premier livre
de la Physique, et non pas au chapitre précédent, Averroès estime trouver une confirmation de
la thèse selon laquelle les principes démontrés par le physicien servent de point de départ aux
démonstrations du métaphysicien. La substance engendrée est nécessairement un composé
d’une matière et d’une forme, la privation étant un principe purement accidentel. Voir infra
ch. VII.
168 Aristote, Met. Z8, 1033 a24–28. Le pronom τί de la ligne a 27 a été conjecturé par Bonitz.
La tradition grecque transmet à l’unanimité la leçon ὅ, attestée aussi par le texte arabe. Pour
une analyse des difficultés linguistiques que ce passage comporte, voir chap. V.
169 Aristote ne serait pas en train d’affirmer que «ce qui vient à être vient à être quelque
chose», mais que «quelque chose vient à être».
170 Averroès, GC Met. Z, t. 26, p. 856, 10–12: «Puisque ce qui vient à être vient à être par
quelque chose (cela on l’appelle ce dont <procède> le principe de la génération), il est aussi à partir
de quelque chose (admettons donc que ceci soit non la privation, mais la matière)». Ce passage
correspond aux lignes 1033 a24–27 de l’édition Bekker.
171 Ibid., p. 856, 12–14: «Et ce qui s’engendre est ceci, soit une sphère, soit un cercle, soit une
autre chose que l’on peut saisir parmi les autres choses». Ce passage correspond aux lignes
1033 a27–28 de l’édition Bekker.
600 Averroès
nal; il semblerait donc traduire le texte suivant: καὶ ὅ γίγνεται τοῦτο δ’ἐστὶν ἢ
σφαῖρα ἢ κύκλος («Et ce qui s’engendre est ceci, soit une sphère soit un cercle»).
À la différence de la plupart des interprètes contemporains, il est donc clair
pour Averroès qu’Aristote est en train de définir le statut de la substance engen-
drée et non pas de la forme. Ce qui s’engendre, explique-t-il, est un «individu
désigné en acte» (al-šaḫṣ al-mušār ilayhi bi-al-fiʿl), c’est-à-dire un τόδε τι, objet
immédiat de notre connaissance sensible172:
«Puisqu’il est devenu manifeste que ce qui vient à être est un composé de
matière et forme et qu’il est autre par rapport à elles, ce qui vient à être est
un individu désigné en acte, par exemple cette sphère désignée <constituée
à partir> de cet airain désigné ou <ce> cercle désigné <constitué à partir> de
cette matière désignée ou n’importe quelle autre chose qui se manifeste aux
sens»173.
Que seule puisse s’engendrer «la substance désignée» et non la forme, c’est ce
qu’on démontre par l’analyse du processus génératif. La génération est opérée
par un agent qui fait en sorte qu’une certaine matière acquière une nouvelle
forme. La forme est donc engendrée uniquement par accident car, produisant
une «chose informée» (šayʾ muṣawwar), l’agent produit la forme par accident:
«L’agent ne fait que produire à partir d’une certaine matière quelque chose
d’informé; il ne produit ni la forme seulement ni la matière. Voilà ce qu’Aris-
tote entend dire par son affirmation: En effet, de même que l’on ne produit
pas le substrat, on ne produit pas non plus la sphère d’airain, c’est-à-dire la
forme, sinon par accident. Et si <Aristote> dit par accident, c’est parce que
lorsqu’on produit une chose qui possède une forme, on produit la forme par
accident»174.
172 L’expression al-mušār ilayhi (τόδε τι) désigne incontestablement la substance individuelle
composée de matière et forme qui, comme Averroès l’explique dans son commentaire de Z1
(cf. Averroès, GC Met. Z, c. 3, p. 751, 6–9), est aussi quelque chose de délimité et «défini par
soi» (maḥdūd bi-ḏātihi), c’est-à-dire «défini par le lieu et les surfaces» (maḥdūd bi-al-imkān
wa-al-suṭūḥ) et qui est, pour cela même, le premier objet de la connaissance sensible. Néan-
moins, la mise au point d’Averroès, lorsqu’il précise dans son commentaire de Z8, que ce qui
est τόδε τι est ce qui se manifeste aux sens, est déterminée ici par une erreur du traducteur
arabe (Averroès, GC Met. Z, t. 26, p. 856, 13–14) qui traduit la phrase ἢ ὅ τι ἔτυχε τῶν ἄλλων
(a28) de la façon suivante: «soit une autre chose que l’on peut saisir parmi les autres choses»
(šayʾun āḫarun udrika min sāʾir al-ašyāʾ). En effet, ce que l’on peut saisir parmi les autres
choses, explique Averroès, est ce que l’on saisit par le sens.
173 Averroès, GC Met. Z, c. 26, p. 858, 16–859, 2.
174 Ibid., p. 859, 4–8.
La noblesse de l’être 601
«J’affirme donc que cette chose produit cette chose à partir du substrat universel,
je veux dire que l’on produit l’airain arrondi175 ou la sphère»176.
175 Le texte arabe qu’Averroès commente omet, dans ce qui correspond à la ligne a33, la
phrase ποιεῖν ἐστὶν οὐ τὸ στρογγύλον. L’omission résulte sans doute d’un saut du même au
même, du premier στρογγύλον (a31–32) au second (a33). Il est néanmoins difficile d’établir à
quel moment de la transmission le saut s’est produit.
176 Averroès, GC Met. Z, t. 26, p. 856, 16–857, 1.
177 Aristote, Met. Z8, 1033 a31–32.
178 Averroès, GC Met. Z, c. 26, p. 859, 12–15: «Et son affirmation: J’affirme donc que cette
chose produit cette chose à partir d’un substrat universel, je veux dire que l’on produit l’airain ar-
rondi ou la sphère signifie: une fois que cela a été établi, il est nécessaire que ce qui produit soit
une chose désignée qui produit une chose désignée, je veux dire que l’airain devienne arrondi
et le sang homme ou cheval».
602 Averroès
«Et son affirmation: et cela n’est pas autre chose, par exemple cette forme, dans
une autre chose veut dire: on ne produit pas une chose une dans une autre
chose une, comme si une forme était produite dans un sujet. […] Il est donc
manifeste que si l’on produit, l’on produira une chose à partir d’une autre et
non pas une chose dans un autre. Car l’on produit à partir de la matière une
<chose> informée et non pas une forme dans la matière»179.
«Si donc on produisait la forme, elle serait produite à partir d’une forme et
d’une matière et cette forme aussi d’une <autre> forme et d’une <autre> ma-
tière, et ainsi jusqu’à l’infini; et il en va de même de la matière. Ainsi, ce qui
vient à être est nécessairement le composé de forme et matière, ce n’est ni la
forme ni la matière»183.
Si la forme était engendrée au sens strict, elle devrait venir à être à la façon dont
tout le reste vient à être, c’est-à-dire à partir d’une matière et d’une autre forme.
Mais s’il en était ainsi on aurait un nombre infini de formes engendrées. La
forme et la matière donc ne sont ni soumises à génération, ni composées.
184 On a vu également que, selon l’interprétation de Bonitz et de Ross, Aristote veut sim-
plement introduire une comparaison entre le cas de la forme spécifique de la sphère (τοῦ δὲ
σφαίρᾳ εἶναι ὅλως) et le cas de l’individu concret (la sphère de bronze), afin de mieux expli-
quer la génération de ce dernier.
185 Aristote, Met. Z8, 1033 b5–8: «Il est donc clair que la forme (ou quelle que soit la ma-
nière dont il faut appeler la configuration dans le sensible) ne vient pas à être, qu’il n’y en a
pas de génération, et que ce n’est pas non plus le cas de l’essence (en effet, elle est ce qui vient
à être dans une autre chose, soit par art, soit par nature, soit par une puissance)».
604 Averroès
«Son propos: Il est donc manifeste que la forme non plus (et je ne sais pas
quelle chose il faudrait appeler “l’image” dans le sensible) ne vient pas à être et
que d’elle il n’y a pas génération ni ce qui est quant à l’être186 veut dire: il est
en outre manifeste, sur la base de ce discours, que les formes et les images (à
supposer qu’il faille appeler les formes images, puisqu’on ne voit pas claire-
ment de quelle chose dans le sensible elles sont images) ne viennent pas à être
et qu’elles ne possèdent pas en général d’essence (māhiyya)»187.
Cette interprétation est tout à fait en accord avec la thèse générale d’Averroès
selon laquelle on n’a d’essence que de ce qui est désigné, c’est-à-dire de la subs-
tance sensible composée de matière et de forme. La forme, déclare Averroès,
n’est pas quelque chose qui peut, à strictement parler, avoir une essence, parce
que, comme l’analyse de la génération le démontre, la forme n’est pas un tode
ti, à savoir un composé. Si la forme était produite, elle serait composée, par
l’action d’un agent, comme «une certaine chose dans une autre»; la forme donc
posséderait une autre forme et ainsi à l’infini. De la même façon, affirme-t-il, si
la forme possédait une essence, elle subsisterait «en vertu d’une chose dans une
autre», c’est-à-dire en vertu d’une essence qui se trouve dans une matière, mais
cette essence, pareillement, serait subsistante en vertu d’une autre essence et
ainsi à l’infini. Aussi faut-il conclure que la forme ne peut avoir d’essence188. Ce
n’est que «la forme désignée» (al-ṣūra al-mušār ilayhā)189, c’est-à-dire la forme
qui est individualisée du fait qu’elle se trouve dans une matière190, qui est engen-
186 Nous avons choisi de traduire cette locution mā huwa bi-al-inniyya littéralement, en utili-
sant la périphrase «ce qui est quant à l’être». Cette périphrase traduit, dans la plupart des cas,
chez Usṭāṯ l’expression τὸ τί ἦν εἶναι. Averroès, dans le commentaire correspondant, remplace
cette locution par le mot māhiyya qu’il utilise habituellement pour désigner cette même no-
tion.
187 Averroès, GC Met. Z, c. 27, p. 861, 12–862, 2.
188 Ibid., p. 862, 3–8.
189 Ibid., p. 862, 11–13.
190 Il est fort douteux qu’Averroès ait admis l’existence de formes individuelles, à la façon
dont Frede et Patzig le font. À plusieurs reprises, néanmoins, il paraît poser une distinction
entre «les formes désignées» et les formes universelles, ce qui pourrait laisser croire que ces
formes désignées sont de véritables formes individuelles. Il faut en revanche supposer que,
selon la doctrine que la tradition médiévale fera sienne, Averroès estime que c’est la ma-
tière qui est le véritable principe d’individuation et que les formes ne sont individuelles que
parce qu’elles se trouvent dans une matière qui les individualise (sur la question, voir Di Gio-
vanni, «Individuation by Matter»). C’est d’ailleurs cette thèse qu’Averroès semble défendre
dans la suite de son commentaire de Z8.
La noblesse de l’être 605
drée et qui possède une essence; mais cette forme n’est, en dernier ressort, que
la substance individuelle elle-même.
L’agent en effet produit à partir d’une certaine matière, à partir de «cet airain
désigné» (hāḏā al-nuḥās al-mušār ilayhi), par exemple, cette sphère désignée.
De «la sphère de façon universelle» (bi-nawʿ kullī) – dit le texte arabe191 – il
n’y a pas de génération; s’il n’en est pas ainsi, «une chose sera engendrée de
rien (lā šayʾ)»192. Le texte arabe s’éloigne donc une fois de plus de façon radi-
cale du texte grec, qui affirme qu’«une chose sera à partir de quelque chose (ἔκ
τινος τὶ ἔσται)». Usṭāṯ rajoute en effet une négation avant le pronom τινος193.
L’interprétation d’Averroès se conforme à cette traduction. Si la sphère en uni-
versel, ou comme le dit Averroès, «la sphère universelle» (al-kura al-kulliyya),
était engendrée, elle devrait procéder d’une non-chose, ce qui veut dire, pré-
cise-t-il, qu’elle procéderait d’une «non-forme» (lā ṣūra)194. La forme, pour le
dire autrement, ne vient pas à être, car sinon elle devrait venir à être de ce qui
n’est pas substance et donc ex nihilo.
Le «tout qui vient à être», en revanche, est le produit de l’unification de la
matière et de la forme195, qu’on peut définir, explique Averroès en glosant le texte
arabe196, comme quelque chose de «mélangé» (mumtaziǧ)197. C’est cette «forme
mélangée» qui engendre, en engendrant toujours un individu qui lui rassemble:
«[…] et il entend par l’expression d’un autre côté le tout engendré l’ensemble
de matière et forme, par exemple la sphère d’airain composée de la sphère
et de l’airain ou l’homme composé de l’âme et du corps. Et si <Aristote>
explique cela, c’est pour montrer que la nature qui engendre les espèces au
sein des choses qui se reproduisent, c’est une chose intermédiaire, c’est-à-
dire un composé de matière et de forme, et qu’elle produit des choses de telle
sorte»198.
« Puisque, s’il en était ainsi, il n’y aurait jamais eu de génération. En effet, s’il
était de cette manière cette chose, il n’y aurait pas de génération; mais il signifie
une chose de telle sorte et il n’est pas cette chose déterminée; en fait, il produit et
il engendre à partir de ceci <une chose> de telle sorte et quand ceci vient à être,
il est de telle sorte»200.
200 Averroès, GC Met. Z, t. 28, p. 864, 12–865, 2: iḏ law kāna ḏālika kaḏālika lam yakun ta-
kawwun abadan, fa-innahu law kāna bi-hāḏā al-nawʿ hāḏā šayʾ lam yakun takawwun. Le texte
arabe atteste la même leçon que le manuscrit E qui porte à la ligne 21 ἀλλ’ὅτι τοιόνδε. Le
texte arabe semble reporter une double traduction de la phrase de la ligne b21 (ἢ οὐδ’ἄν ποτε
ἐγίγνετο, εἰ οὕτως ἦν, τόδε τι): 1) «Puisque, s’il en était ainsi, il n’y aurait jamais eu de géné-
ration»; 2) «En effet, s’il était de cette manière cette chose, il n’y aurait pas eu de génération».
Dans les deux cas, il ne place pas de virgule après le εἰ οὕτως ἦν et fait de l’expression τόδε τι
le sujet du verbe ἦν et non pas, comme Ross le fait, du verbe ἐγίγνετο. Dans le lemme de son
commentaire, Averroès ne rapporte que la première traduction (voir Averroès, GC Met. Z,
c. 28, p. 866, 6–13), ce qui pourrait suggérer que l’autre traduction se trouvait dans les marges
de l’antigraphe du manuscrit de Leyde.
608 Averroès
L’expression «une chose de telle sorte» (šayʾ miṯlu hāḏā) traduit la locution uti-
lisée aux lignes b21–22 «ce qui est tel» (ὅτι τοιόνδε)201. Les interprètes contem-
porains, comme on l’a vu, sont en désaccord à propos du sens qu’il faut assigner
au démonstratif τοιόνδε: certains d’entre eux estiment que par ce terme Aristote
a voulu désigner la forme platonicienne, d’autres la forme aristotélicienne. Dans
les deux cas, néanmoins, le terme «tel» signifie le fait que le principe dont
Aristote discute la substantialité peut être conçu comme une propriété d’un cer-
tain type. Dans les deux cas, donc, la substance dont ce principe détermine l’être
serait un individu de telle sorte (τόδε τοιόνδε), c’est-à-dire un être ayant telle
qualité.
Suivant le texte de sa traduction arabe, Averroès propose en revanche une in-
terprétation partiellement différente: l’expression «de telle sorte» (miṯlu hāḏā)
ne désigne ni la forme platonicienne ni la forme aristotélicienne, mais plutôt la
substance engendrée:
«Et ses mots: mais il signifie une chose de telle sorte et il n’est pas cette chose
déterminée; en fait, il produit et il engendre à partir de ceci <une chose> de telle
sorte et quand ceci est venu à être, il est de telle sorte veulent dire: mais ce qui
vient à être signifie une chose qui est semblable à ce qui engendre; et celui-ci
et ce qui engendre ne constituent pas une chose numériquement une; et ce
qui vient à être n’est pas la notion déterminée, ce qui veut dire que la notion
déterminée est ce qui est en commun au générateur et à ce qui vient à être»202.
La forme universelle n’est pas quelque chose qui vient à être, elle est «la notion
déterminée» (al-maḥdūd al-maʿnā) commune au générateur et à ce qui vient à
être. Le véritable produit de la génération est la substance composée de matière
et forme qui est désignée par l’expression «de telle sorte», parce qu’elle res-
semble à sa cause agente par la forme: ce qui vient à être est quelque chose de
semblable à ce qui l’a engendré. La notion commune, c’est-à-dire la propriété
qui détermine l’appartenance des deux individus à une même classe, est en re-
vanche une notion déterminée. La forme universelle que l’on abstrait à partir
des individus dont elle est prédiquée, comme le dira Aristote à la fin de ce même
chapitre, est une notion qui ne peut plus être divisée au moyen d’une différence
spécifique. Elle est, affirme Averroès, ce que la définition désigne et ce qui garan-
tit l’universalité de notre connaissance.
201 Ross accepte dans son édition (b21) la leçon attestée par le manuscrit Ab: τὸ τοιόνδε
(«le tel»). Le texte arabe paraît en revanche attester la même leçon que le manuscrit E qui
porte ὅτι τοιόνδε («ce qui est tel»). Sur la pratique courante chez Usṭāṯ de traduire les adjectifs
τοιόσδε et τοιοῦτος par l’expression miṯlu hāḏā, cf. Brugman et Drossaart-Lulofs (éds.),
Aristotle: Generation of animals, p.7.
202 Averroès, GC Met. Z, c. 28, p. 866, 14–867, 2.
La noblesse de l’être 609
Le but ultime de cette section – cela ne fait aucun doute pour le Commentateur
– est donc d’opposer à une ontologie qui fait de l’universel le principe fonda-
teur de la réalité une ontologie qui confère cette primauté à l’individu consi-
déré comme s’identifiant à son essence203. Le rapport qui existe entre la cause
agente et le produit n’est pas celui de l’universel au particulier, mais celui de
deux individus qui ont en commun leurs propriétés formelles204. Méconnaître
la nature du rapport de la cause agente à son produit serait confondre le plan
logique de l’abstraction avec le plan ontologique de la causalité. L’universel, dé-
clare Averroès, ne peut ni venir à être ni engendrer205. Poussé en ce sens par la
traduction qu’il possédait206, le Commentateur assure que les formes séparées
de la matière, c’est-à-dire les formes universelles, ne sauraient être causes des
formes particulières. C’est précisément sur ce point que les tenants des formes
séparées se sont fourvoyés; les formes universelles ne peuvent être la cause de
l’existence de cette forme désignée dans cette matière désignée, parce que seule
la forme «matérielle» peut modifier la matière de telle sorte qu’une autre forme
particulière vient à être:
«Après avoir établi cela, il devient manifeste que ce que certains ont coutume
d’affirmer, à savoir que les formes sont causes des formes, s’ils entendaient
dire par là qu’elles sont autres que les individus, n’est d’aucune utilité à la
génération ni des substances ni des accidents. En d’autres termes, s’ils en-
tendaient dire que les formes universelles sont causes agentes des formes
particulières ou comme des paradigmes pour celles-ci, cela n’est d’aucune
203 Ibid., p. 867, 7–8: «L’homme et l’animal, c’est-à-dire l’universel, sont comme la sphère
universelle, ils ne viennent pas à être, ni n’engendrent»; 9–10: «[…] la forme séparée de la
matière ne peut ni engendrer ni être engendrée».
204 Averroès, GC Met. Z, c. 28, p. 868, 8–11: «[…] on ne peut affirmer correctement que le
générateur est l’engendré, à la façon dont on prédique correctement l’universel du particulier,
par exemple dans notre affirmation: Zayd est homme. Et, le générateur et l’engendré ne sont
pas non plus un en nombre, mais ils le sont par la forme».
205 Ibid., p. 867, 7–8.
206 Aristote, Met. Z8, 1033 b26–28: «Il est donc manifeste que la causalité des formes (à la
manière dont certains ont coutume de parler des formes), si ces formes sont quelque chose
au-delà des individus, n’est d’aucune utilité, en tout cas pour les générations et pour les subs-
tances». Le traducteur arabe change la structure de la phrase et considère le pronom «cer-
tains» (τινες), à la ligne b27, comme le sujet de la proposition déclarative introduite par le
ὅτι de la ligne b 26; il considère, ensuite, l’expression «les formes» (τὰ εἴδη) comme le sujet
d’une seconde proposition déclarative. Aussi traduit-il le passage de la façon suivante: «Il est
donc évident que certains hommes ont coutume de dire que les formes sont causes des formes. Or
si celles-ci sont quelque chose au-delà des particuliers, elles ne sont d’aucune utilité ni pour les
générations ni pour les substances» (Averroès, GC Met. Z, t. 28, p. 865, 3–5). Aristote, d’après
cette traduction, ne serait pas en train de refuser aux Idées une quelconque causalité, mais
d’accuser les platoniciens de considérer les Idées comme les causes des formes qui se trouvent
dans le sensible.
610 Averroès
utilité dans les deux générations, à savoir dans la génération des substances
et dans celle des accidents. Car, toute génération ne se produit manifestement
qu’à la suite d’un changement de la matière; or ce qui opère le changement,
c’est l’individu qui engendre. Et si <Aristote> dit cela, ce n’est que parce que
les formes séparées ne peuvent changer la matière; seul ce qui se trouve
dans une matière peut le faire. C’est donc pourquoi il s’ensuit, pour ceux qui
admettent que le monde est soumis à génération (mukawwan), que c’est l’un
des individus, c’est-à-dire un corps particulier, qui produit le changement»207.
L’existence d’une matière et celle d’une forme séparée ne suffisent pas à expli-
quer l’instanciation de la forme dans la matière. Il faut encore qu’un principe
efficient réalise cette forme dans cette matière. La forme particulière qui, comme
on l’a expliqué, s’identifie à l’individu composé ou, comme Averroès vient de
l’affirmer, à «un corps particulier» (ǧism ǧuzʾiyy), est la seule cause agente ca-
pable de déterminer la transformation que la matière doit subir pour que passe
à l’acte la potentialité qu’elle possède en tant que matière. Soutenir cette thèse,
c’est défendre le principe aristotélicien de synonymie selon lequel c’est toujours
un individu qui engendre un autre individu qui lui est semblable. C’est à cette
thèse, conclut polémiquement Averroès, que ceux qui affirment que le monde
est soumis à génération sont nécessairement amenés aussi: dans ce cas, comme
dans les autres, ce n’est qu’un individu corporel qui peut engendrer.
La forme universelle n’est donc pas la cause de la génération, parce qu’elle
n’a pas un substrat qui lui permet d’agir sur un autre corps. Il n’est rien qui
puisse agir au sens propre sans être affecté. Comme le dit Aristote, seul ce qui
est pourvu d’un substrat matériel peut agir et être affecté208. C’est là, d’après
Averroès, le pivot de la réfutation des formes séparées. Ce qui agit doit en effet
être en acte et l’acte est synonyme de la forme, mais il ne peut être pure forme.
C’est nécessairement l’agent corporel qui est principe de mouvement.
Un tel raisonnement, toutefois, pourrait prêter le flanc à une objection. On
pourrait juger l’argument d’Averroès défaillant et incapable de démontrer de fa-
çon incontestable l’inutilité des formes universelles. Admettre que seule la forme
matérielle puisse modifier la matière ne contraindrait pas à nier par ailleurs que
les formes universelles demeurent les véritables principes ontologiques de la
réalité sensible. Les tenants des formes universelles séparées pourraient en effet
rétorquer que la causalité des Idées n’a rien de matériel: les substances sensibles
viennent à être et existent du fait qu’elles participent de la forme universelle, qui
peut se multiplier dans chacune d’elles tout en demeurant séparée du sensible.
L’argument d’Averroès échappe néanmoins à cette critique pour au moins
deux raisons: d’une part, la forme universelle dont Averroès réfute l’existence
est une forme universelle d’un type particulier, c’est-à-dire une forme numéri-
quement une existante en dehors de l’intellect humain; d’autre part, l’argument
qu’il propose paraît être moins une réfutation de l’existence des formes séparées
qu’une constatation de leur inutilité. En arrière-plan se trouve en effet le prin-
cipe d’inspiration aristotélicienne auquel le Commentateur a maintes fois fait
appel: natura nihil facit frustra. En s’appuyant sur ce principe, on l’a vu, Averroès
démontre dans son commentaire de Phys. II209 que l’agent doit nécessairement
agir dans un but précis. Si l’agent engendrait sans but, son existence serait inu-
tile et la nature aurait agi en vain. C’est sur un raisonnement du même type
qu’Averroès appuie sa réfutation: la cause agente prochaine suffit à expliquer la
génération des substances sensibles210. Il est donc inutile de postuler l’existence
de formes séparées de la matière211, qu’il s’agisse de la génération des espèces
naturelles, des générations «contre nature» ou des générations spontanées212.
C’est la continuité et la perpétuité de la chaîne des générations qui garantissent
l’existence des formes des espèces et assurent le bien-fondé de la connaissance
humaine. Ce qui vient à être par nature, affirme Averroès, vient à être «de façon
ininterrompue» (ġayr munqaṭiʿ)213. C’est à la lumière de ces considérations, qu’il
faut interpréter le dicton aristotélicien selon lequel l’homme engendre l’homme:
«Chaque espèce engendre une autre espèce semblable, l’homme, par exemple,
engendre l’homme; à moins que la génération ne se produise par accident et
contre nature, comme c’est le cas du mulet qui naît du cheval et de l’âne. C’est
donc ce qu’<Aristote> veut dire par ces mots: la jument par exemple engendre
le mulet. Et par là il ne veut que prouver la vérité de la proposition universelle
qui affirme qu’une chose naît de quelque chose qui est semblable par la forme.
On pourrait, alors, soulever un doute concernant cette proposition lorsqu’il
s’agit d’animaux appartenant à des espèces proches dont la copulation donne
lieu à une espèce animale différente, comme cela est le cas du mulet qui naît
du cheval et de l’âne. Ainsi, afin de prouver la vérité de ladite proposition, il
faut préciser que tout ce qui vient à être selon la nature, c’est-à-dire de ma-
nière ininterrompue, est engendré de ce qui lui est semblable»214.
215 Ibid., p. 869, 7–11: «<Le cas du mulet> ne dément nullement l’universalité de la proposi-
tion qui affirme qu’une chose ne vient à être que de ce qui lui est semblable par la forme. Car
le mulet est engendré d’une nature qui lui est semblable, à savoir la nature commune au cheval
et à l’âne, du fait de la proximité de deux espèces auxquelles ceux-ci appartiennent».
216 Ibid., p. 869, 12–16: «Il est naturel que de leurs semences naisse une certaine nature équi-
librée (mustawiya), c’est-à-dire proportionnée et unique et il fait référence par là à ce qui a été
montré dans le Livre des animaux: le sperme de l’âne étant froid et celui du cheval chaud, ils
s’équilibrent en se mélangeant; il se produit ainsi une nature intermédiaire entre l’âne et le
cheval». Pour le texte arabe cité, voir Brugman et Drossaart Lulofs, Aristotle Generation
of Animals, p. 92–94.
217 Averroès, on l’a vu, n’admet pas entre les deux semences du mâle (i.e. le sperme) et de la
femelle (i.e. les menstrues) un mélange au sens strict, à savoir un mélange de leurs corps. Il
admet en revanche que leurs qualités se mélangent de sorte à créer une nouvelle nature tem-
pérée. Pour plus de détails, voir chap. VIII.
218 Ibid., p. 870, 7–11: «En réalité, il suffit que, dans la génération, ce qui engendre possède
une puissance à engendrer dans la matière, qui est la forme en puissance, une forme qui lui est
semblable. En d’autres termes, l’action <du générateur> ne consiste qu’à faire passer à l’acte la
forme qui est en puissance dans la matière. Ainsi, la cause de la multiplicité des êtres qui sont
engendrés d’un seul générateur, c’est la multiplicité des matières sur lesquelles celui-ci agit et,
en général, sa capacité d’agir sur autre chose».
La noblesse de l’être 613
220 Dans le commentaire aux dernières lignes de Z9 (1034 b7–19), en suivant Aristote, Aver-
roès affirme d’abord que dans les générations des accidents, comme dans celles des substances,
c’est toujours le composé qualifié qui vient à être et non pas la qualité en elle-même, puis que
dans ces dernières à la différence des premières, il ne faut pas que l’accident préexiste en acte.
Averroès glose ensuite que la génération des accidents nécessite toutefois la préexistence de
quelque chose qui possède la qualité en puissance, i.e. la matière (Averroès, GC Met. Z, c.
32, p. 887, 11–888, 7). De ce point de vue, on peut conclure que la génération des accidents
implique pour lui le degré minimal de synonymie. Dans les dernières lignes du c. 32, Averroès
précise en outre que si Aristote affirme à la ligne b19 qu’il n’est pas nécessaire que la qualité
préexiste en acte, c’est que dans certains cas, comme pour les qualités premières, la qualité
préexiste, dans d’autres non, comme c’est le cas des qualités dont la génération suit la forme
du mélange des qualités primaires (ibid., p. 880, 7–9). Cette remarque est importante, car elle
confirme la différence qu’Averroès établit entre les formes substantielles, qui se rangent dans
la catégorie de la substance, et les qualités premières ou dérivées, qui se rangent dans celle de
la qualité.
La noblesse de l’être 615
qui peuvent venir à être seulement s’il y a un artiste qui les produit. J’ai suggéré
lors de mon analyse que dans son ensemble l’aporie est résolue lorsqu’on admet
l’existence de différents types de matière, l’un capable de se mouvoir vers une
forme donnée, l’autre incapable de le faire. Cette première difficulté permettrait
à Aristote de montrer que dans le cas des générations artificielles spontanées, la
matière qui constitue le premier moment de la production spontanée peut être
conçue sur le modèle de l’art, dans la mesure où la matière possède en elle-même
le principe que l’artiste lui communique.
Averroès propose une lecture différente de cette aporie initiale. Il s’agit pour
lui de distinguer des choses qui sont engendrées par l’art seulement de certaines
autres choses qui sont engendrées nécessairement par la coopération de l’art et
de la nature. La difficulté soulevée n’aurait donc pas comme objectif premier
d’opposer des choses qui s’engendrent par l’art (τέχνῃ) à des choses qui s’en-
gendrent d’elles-mêmes (ἀπὸ ταὐτομάτου), mais des choses qui viennent à être
«par le concours de l’art et de la nature» (ʿan al-ṭabīʿa wa-ʿan al-ṣināʿa maʿan) à
des choses qui viennent à être «seulement par l’art» (ʿan al-ṣināʿa faqaṭ):
«[…] En effet, dans <le cas des choses engendrées concomitamment par
l’art et la nature>, on pourrait estimer qu’elles s’engendrent à partir de deux
formes, d’une forme artificielle et d’une forme naturelle; aussi pourrait-on
mettre en doute le fait que ce qui engendre et ce qui est engendré sont néces-
sairement un par la forme»225.
avec ce qui l’engendre, parce qu’il n’y aurait pas un seul agent, mais deux. C’est,
d’après Averroès, le nerf de l’objection à laquelle Aristote réplique par la suite.
La solution à cette difficulté passe par une diversification des matières que
l’artiste se trouve utiliser: une matière qui possède une puissance naturelle sem-
blable à l’art; une matière qui n’a pas une telle puissance. C’est l’existence de
ces deux types de matière qui explique le fait que certaines choses s’engendrent
par le concours de l’art et de la nature, tandis que d’autres choses s’engendrent
seulement grâce à l’art:
«La cause en est que dans la matière de certaines choses qui sont engendrées
à partir de l’art il y a une puissance naturelle semblable à l’art, tandis que
dans la matière de certaines autres choses engendrées par art, il n’y a pas
une puissance naturelle semblable à l’art: ce sont là les choses qui sont en-
gendrées exclusivement par l’art; les choses, en revanche, dans lesquelles se
trouve une partie de la puissance naturelle semblable à l’art sont engendrées
par les deux à la fois»226.
Averroès explique que le but d’Aristote est de montrer qu’il en est de la na-
ture comme de l’art: il y a certains arts qui, pour parvenir à leur fin, doivent
se servir d’un autre art; l’art de la danse, par exemple, ne peut parvenir à son
accomplissement sans l’art du rythme227. De la même façon, la nature parfois ne
peut parvenir à son but sans l’aide d’un certain art qui l’assiste et la parachève,
comme c’est le cas de la médecine et de l’agriculture. La raison en est, explique
Averroès, qu’il y a dans les matières des différents produits de l’art des parties
qui possèdent des «puissances naturelles» qui parfois ressemblent aux puis-
sances artificielles et qui parfois ne leur ressemblent pas:
C’est ainsi, pour Averroès, que cette première difficulté doit être interprétée:
dans certaines choses, la matière possède une puissance naturelle qui ressemble
à une puissance artificielle, mais qui nécessite tout de même un agent qui pos-
sède l’art. En effet, cette puissance naturelle, comme Averroès l’a dit dans son
commentaire de Z7229, est «imparfaite» (nāqiṣ); dans ce cas, alors, l’art ne fait
que parachever la nature. Averroès prend comme exemple le cas de la guérison
de certaines maladies qui ne peut se produire que grâce à l’art du médecin qui
produit la santé en actualisant la puissance génératrice qui se trouve dans le
corps malade230. Dans d’autres choses, en revanche, la matière ne possède «ni
de façon parfaite» (lā tāmman) «ni de façon imparfaite» (lā nāqiṣan) le principe
naturel par lequel elle pourrait se mouvoir d’elle-même vers le but visé par l’art.
Dans ce cas, alors, la matière ne peut être mue de telle façon, si ce n’est sous l’ef-
fet de l’art. Tel est le cas des pierres, qui ne peuvent se mouvoir d’elles-mêmes
de façon à engendrer une maison.
Averroès évoque aussi un troisième cas, celui des choses dont la matière pos-
sède une puissance à se mouvoir d’elle-même vers sa propre fin sans le concours
de l’art. C’est ce qu’il explique par une comparaison entre les êtres engendrés et
les êtres qui se meuvent dans l’espace. Il en va de même des générations comme
des translations: certaines choses peuvent se mouvoir d’elles-mêmes d’un cer-
tain mouvement, mais elles ne se meuvent pas d’un autre mouvement, à moins
que ce soit sous l’effet d’autre chose231. Le feu, explique Averroès, peut de lui-
même engendrer un autre feu, mais il a besoin d’un artiste pour engendrer une
binette ou un couteau232. Ce type de génération, néanmoins, ne semble pas ici
intéresser Averroès, pour qui la véritable difficulté à résoudre reste ici celle qu’il
a énoncée au début, selon laquelle, dans les générations des choses qui viennent
à être par l’art et la nature, quelqu’un pourrait objecter qu’il y a deux formes,
l’une naturelle et l’autre artificielle.
Si l’on essaie de résumer la lecture d’Averroès, on n’a donc pas deux cas,
comme chez Aristote, mais trois: 1) lorsque l’art impose une nouvelle forme à
la matière, qui ne possède pas une puissance naturelle qui l’oriente vers cette
forme (c’est le cas de l’art de bâtir); 2) lorsque l’art parachève et aide la nature,
car la matière possède déjà une puissance naturelle semblable à la puissance de
l’artiste (c’est le cas de la médecine); 3) lorsque la nature agit d’elle-même, sans
le concours de l’art (c’est le cas du feu qui engendre un autre feu). Ici Aristote ne
discuterait que le deuxième de ces trois cas, puisque c’est le seul qu’un adversaire
pourrait encore utiliser comme contre-argument au principe de synonymie.
233 Averroès, GC Met. Z, c. 30, p. 876, 4–9: «Il entend, alors, par son affirmation à partir
d’un homonyme les êtres engendrés naturels qui se reproduisent, comme on vient de le dire;
et il entend par son affirmation ou bien à partir d’une partie homonyme ce qui est engendré
par l’art; il ne dit à ce propos que d’une partie, puisque l’artefact est composé d’une matière et
La noblesse de l’être 621
«c’est pour cela qu’<Aristote> ne dit pas, à leur sujet, que le tout s’engendre du
tout»234.
Après avoir rappelé le cas des générations naturelles et le cas des productions
artificielles, Aristote présente, d’après la plupart des interprètes modernes, celui
des générations artificielles spontanées. Le texte transmis par les manuscrits est
pourtant assez problématique et il a été considéré comme corrompu par tous
les éditeurs modernes. On a fait état des diverses corrections proposées dans
la partie consacrée à Aristote. Le texte arabe qu’Averroès lit présente ce troi-
sième type de génération comme la génération d’un produit à partir de l’une
de ses parties: «à partir d’une partie qui possède une partie»235. Aussi Averroès
estime-t-il qu’Aristote ne désigne pas par cette expression les générations artifi-
cielles spontanées, mais les générations artificielles qu’il a précédemment analy-
sées, c’est-à-dire les générations qui sont réalisées par le concours de l’art et de
la nature. L’explication fournie par Averroès est extrêmement complexe, mais le
sens de son propos demeure assez clair. L’art peut utiliser une partie naturelle
qui se trouve dans les matières qu’il utilise, mais c’est la nature qui parvient au
but vers lequel la génération est orientée:
«Et son affirmation ou encore à partir d’une partie qui possède une partie, à
moins qu’elle n’advienne par accident veut dire: ou bien l’art agit dans le sujet,
au moyen de l’une de ses parties, dans un sujet qui la possède, c’est-à-dire
celui qui possède aussi une des parties de la nature. Ce sont là les arts dont les
actes se composent de l’art et de la nature et c’est pour cela que l’art réalise
la part de l’acte qui lui revient dans des cas semblables, puis le but est atteint
par l’acte de la nature. C’est ce qui se passe pour l’art médical et pour les arts
agricoles par rapport aux puissances naturelles qui se trouvent dans le corps
des animaux, dans les semences et dans les plantes, dans le membre viril et
dans le pollen»236.
d’une forme et, de ce qui est engendré, il ne se trouve dans l’âme de l’artiste que la forme, qui
est une partie de ce qui est engendré».
234 Ibid., p. 876, 9–10.
235 Averroès, GC Met. Z, t. 29, p. 875, 4.
236 Averroès, GC Met. Z, c. 30, p. 876, 13–877, 2.
237 Ibid., p. 877, 5–7.
622 Averroès
dans le corps et celle-ci est la santé ou bien une partie d’elle, car elle est suivie
d’une certaine partie de la santé en soi:
«[…] comme par exemple la chaleur qui suit le mouvement du corps: elle est
en effet une certaine santé, parce qu’elle engendre dans le corps une certaine
chaleur; la génération de cette chaleur est la santé ou bien est suivie par la
santé. En général, en effet, la chaleur qui est dans le corps est soit une partie
de la santé soit est la santé en puissance, car elle est suivie par la partie de la
santé qui est comme sa perfection ultime»238.
239 Pour des analyses partielles de ce commentaire, voir D.N. Hasse, «Spontaneous Ge-
neration and the Ontology of Forms in Greek, Arabic, and Medieval Latin Sources», dans
P. Adamson (éd.), Classical Arabic Philosophy: Sources and Reception, The Warburg Insti-
tute-Nino Aragno Editore, London-Torino 2007, p. 150–175; C. Cerami «Generazione ver-
ticale, generazione orizzontale: il principio di sinonimia nel Commento Grande di Averroès
al libro Z della Metafisica di Aristotele», Chôra, Revue d’études anciennes et médiévales, 7–8,
2009–2010, p. 131–160; J.-B. Brenet, «Le feu agit-il en tant que feu? Causalité et synonymie
dans les Quaestiones de sensu et sensato de Jean de Jandun», dans Ch. Grellard et P.-M. Mo-
rel (éds.) Les Parva naturalia d’Aristote. Fortune antique et médiévale, Publications de la Sor-
bonne, Paris 2010, p. 163–195.
240 Le c. 18 est l’un des plus longs du GC du livre Λ, il a été étudié et analysé par M. Allard
(M. Allard, «Le rationalisme d’Averroès d’après une étude sur la création», Bulletin d’études
orientales, 14, 1952–1954, p. 7–59). On y distingue cinq parties: 1) Averroès expose la doctrine
d’Aristote telle qu’il la comprend (Averroès, GC Met. Λ, c. 18, p. 1491, 4–1492, 2); 2) il cite la
partie du commentaire de Thémistius au même texte (p. 1492, 3–1494, 14); 3) il critique la lec-
ture du commentateur grec (p. 1495, 1–1497, 6); 4) il propose sa propre lecture de la difficulté
posée par les générations spontanées (p. 1497, 7- 1503, 10); 5) il réfute les Mutakallimūn (p.
1503, 10–1505, 5).
624 Averroès
«Après avoir montré que, parmi les causes, les unes sont efficientes et anté-
rieures à l’existence, tandis que les autres font partie de l’être existant, <Aris-
tote> déclare évident que notre recherche des causes efficientes des êtres ne
nous oblige pas à dire des formes ce que Platon en a dit. En effet, si l’être ne
vient que de son synonyme, nous n’avons nullement besoin que les Idées
existent, car l’homme est engendré par un homme semblable à lui, le cheval
par un cheval semblable à lui, un individu par un individu. C’est le particulier
qui engendre le particulier et non, comme l’affirment les partisans des Idées,
le général qui engendre le particulier»243.
Met. Λ3 et Z7–9 visent ainsi à prouver que c’est toujours le sensible et donc le
particulier qui engendre un autre particulier sensible. Au début de son com-
mentaire de Z7, Averroès a expliqué que «les partisans des Idées» ont invoqué
l’existence de formes séparées pour pouvoir expliquer la génération. D’après
eux, seules les formes séparées, en tant que modèles des individus engendrés,
peuvent rendre compte de la génération des êtres sensibles, dans la mesure où
elles sont les véritables causes efficientes de la réalité sensible. Leur existence se-
241 La traducteur arabe traduit de la façon suivante le texte grec correspondant aux lignes
1070 a27–30: «Il est donc évident que, pour ces raisons, nous n’avons nullement besoin que les
Idées existent. En effet, c’est un homme qui engendre un homme, un individu particulier un in-
dividu. Et il en est de même dans les arts, car l’art médical est la formule (kalima) de la santé»
(Averroès, GC Met. Λ, t. 18, p. 1490, 11–1491, 2).
242 C’est ce qu’Averroès déclare dans le commentaire de Met. Λ3, 1070 a4–9, dans lequel il
confirme que le but ultime des chapitres Z7–9 est pour lui la démonstration du principe de
synonymie: «Après avoir exposé les principes immanentes de la substance générable et cor-
ruptible – j’entends la forme et la matière – <Aristote> veut en expliquer aussi les principes
efficients, pour tendre par là à ses principes premiers. Il commence par rappeler ce qui en a
déjà exposé dans les livres sur la substance, en déclarant que chacune des substances procède
de son synonyme: l’homme vient de l’homme, le cheval du cheval» (Averroès, GC Met. Λ,
c. 13, p. 1457, 1–6).
243 Averroès, GC Met. Λ, c. 18, p. 1491, 4–10.
La noblesse de l’être 625
«Mais cette thèse que professe <Aristote> soulève des doutes difficiles et des
problèmes épineux. En effet, lorsqu’on suppose que ce qui est en puissance
ne passe à l’acte que par une chose de même genre, ou espèce, en acte, alors
que nous trouvons nombre d’animaux et plantes qui passent de la puissance
à l’acte, sans qu’une semence soit engendrée de ce qui leur est semblable par
la forme, il s’ensuivrait – pourrait-on estimer – qu’il existe des substances
et des formes qui confèrent à de tels animaux et plantes les formes en vertu
desquelles ces animaux et plantes s’engendrent. Et tel est l’argument le plus
fort en faveur de Platon et contre Aristote»246.
Averroès ne nous dit pas si cette objection avait été formulée par un adversaire
réel ou non; il nous apprend seulement que certains avant lui avaient considéré
les générations spontanées comme un argument en faveur de l’existence des
Idées. Parmi les commentaires anciens de la Métaphysique qui nous sont par-
venus, c’est seulement dans la paraphrase de Met. Λ rédigée par Thémistius que
les générations spontanées sont invoquées comme pouvant infirmer la théorie
aristotélicienne de la forme au profit d’un certain platonisme. Mais Alexandre,
dont Averroès résume l’exégèse dans son commentaire de Λ3 (1070 a4–9), sem-
blait également avoir envisagé la difficulté247.
En Met. Λ3, 1070 a4–9, Aristote affirme que chaque substance vient à être à partir
d’un synonyme. Il semble d’abord admettre que cela vaut aussi bien pour ce qui
s’engendre de l’art, de la nature, par hasard et spontanément. Il précise toutefois
que si l’art est un principe de génération dans autre chose et la nature un prin-
cipe de génération dans la chose même, les autres causes sont les privations de
celles-là. En commentant ces lignes, d’après ce qu’Averroès rapporte, Alexandre
affirmait que si l’on comprend sans problème que cela est vrai dans le cas de
l’art, il n’est notamment pas aisé de comprendre comment le principe de syno-
nymie serait respecté dans le cas des générations par hasard et dans celles qui se
produisent spontanément248.
Il est difficile de reconstruire la position d’Alexandre en se fondant sur ce
qu’Averroès nous dit. Bien qu’il semble le citer littéralement, il est difficile de
distinguer les parties dans lesquelles Averroès paraphrase le propos d’Alexandre,
de celles dans lesquelles il recopie son texte. Si l’on se fonde sur l’ensemble de
ces textes, on distingue deux lectures partiellement différentes, mais non in-
conciliables. Alexandre semble en effet hésiter entre une position plus lâche et
une position plus stricte, selon laquelle la synonymie n’est véritablement ga-
rantie que dans les générations naturelles et artificielles et non pas dans les
spontanées.
D’après ce qu’Averroès rapporte au début, Alexandre nie que les événements
issus d’un hasard puissent véritablement être considérés comme des générations
et qu’ils puissent donc respecter le principe de synonymie249. De façon en peu
247 Averroès, GC Met. Λ, c. 13, p. 1457, 7–10: «Alexandre dit: On doit en outre chercher à
savoir comment les animaux qui naissent de la putréfaction sont engendrés de <leur> syno-
nymes, car ils semblent naître de la nature, non de la volonté ni du hasard».
248 Ibid., p. 1457, 14–1458, 5: «On peut admettre que par ces mots <Aristote> soutient que non
seulement les substances viennent de <leurs> synonymes, mais aussi toutes les autres choses
qui, n’étant pas des substances, n’en viennent pas moins de <leurs> synonymes. […] En ce qui
concerne les choses qui naissent du hasard et n’ont pas d’agent défini, comment en arriver à
saisir qu’elles viennent de <leurs> synonymes?».
249 Ibid., p. 1458, 7–17: «[…] Mais il se peut qu’<Aristote> nie jusqu’au fait qu’elles puissent
naître <i.e. les choses par hasard>, comme le prouve la suite. Quand en effet il parle des choses
qui naissent de la nature et <de celles> qui naissent de l’art, il ajoute que les autres causes ne
sont que les privations de ces deux <principes>. Or les privations ne sont pas des générations
au premier chef; elles ne passent pour telles que par suite d’une erreur et d’un glissement hors
des fins qu’on prête aux choses, puisque, même dans les arts, les choses qui naissent par suite
d’une erreur ou d’une déviation ne naissent pas réellement. Ce qu’Alexandre veut dire, c’est
que, selon Aristote, on ne peut croire que les choses produites par hasard viennent de <leurs>
La noblesse de l’être 627
synonymes, puisqu’il n’est pas possible de les appeler générations, mais seulement privations
des choses générables. Elles sont en effet dans la nature au même titre que les choses qui dans
l’art sont produites par suite d’une erreur ou d’une déviation» (trad. Martin modifiée).
250 Ibid., p. 1460, 7–18: «Alexandre dit: Ayant dit cela, <Aristote> ajoute: “car l’homme en-
gendre l’homme”. <Alexandre> dit: Ces mots prouvent que, quand il dit qu’il n’y a de géné-
ration que dans des choses qui viennent de <leurs> synonymes, Aristote n’a en vue que le
premier des sens de “synonymes”. Toutes les choses, en effet, qui, étant par nature ou par l’art,
ne présentent pas cette particularité, ou bien existent du fait du hasard, ou bien existent spon-
tanément. Car ce qui prend naissance de cette manière, il l’appelle privation, non génération.
Par ces mots, Alexandre veut dire que ces choses dont Aristote prétend qu’elles viennent de
<leurs> synonymes, ce sont les choses qui sont produites par la nature et par l’art au premier
chef, car tout ce qui est produit par la nature et l’art est de cet ordre. <Aristote> a déjà étudié
en d’autres passages le problème de la génération fortuite et celui de la génération spontanée;
et pour preuve <Alexandre> allègue qu’Aristote ne les appelle pas générations. Alexandre
dit: Dans ce qui naît du hasard et spontanément, il y a aussi l’être vivant engendré de la
putréfaction»; Averroès, GC Met. Λ, c. 24, p. 1530, 8–10: «Alexandre déclare que l’affirma-
tion selon laquelle le synonyme procède du synonyme ne vaut que pour les causes efficientes
prochaines et pour ce qui est par essence, <mais> non <pour ce qui provient> du hasard, à
savoir ce qui provient de causes efficientes qui tendaient vers une autre finalité. <Alexandre>
avait déjà affirmé qu’à ses yeux les animaux engendrés de la pourriture relèvent de cette
catégorie: c’est là une opinion qui requiert un examen particulier».
251 Averroès, GC Met. Λ, c. 13, p. 1459, 3–8.
628 Averroès
L’acte qui garantirait la synonymie, c’est donc l’acte de la chaleur qui existe
dans les substrats252 et qui serait à l’origine de la génération de ces êtres253; mais
dans ce passage Averroès ne précise pas la nature exacte de cette chaleur. Dans
la suite du texte, il suggère qu’il s’agit de la chaleur en acte qui se trouve dans
les matières putrides dont les êtres engendrés spontanément sont issus254; mais
il n’en précise pas l’origine.
Le commentaire d’Asclépius à Met. Z9 (1034 a21 et sq.) nous confirme
qu’Alexandre avait envisagé les générations spontanées comme une possible dif-
ficulté au principe de synonymie et qu’il avait admis que dans leur cas aussi le
principe est respecté. Dans ce passage, Asclépius ne nous dit pas explicitement
quelle était la solution d’Alexandre, mais il assure que celle-ci faisait intervenir
les corps célestes:
On peut donc imaginer que dans les générations spontanées, d’après Alexandre,
la synonymie était garantie par l’acte de la chaleur des matières putrides et ul-
252 On peut interpréter les deux affirmations d’Alexandre comme deux étapes d’un seul rai-
sonnement. Alexandre nierait d’abord la thèse des adversaires, à savoir celle qui dit que les
générations spontanées constituent une exception au principe de synonymie, (en disant que
les générations spontanées ne sont pas des vraies générations, mais qu’il faut les assimiler aux
événements dus au hasard); puis il leur concéderait que même dans le cas où une partie de leur
thèse est vraie, à savoir le fait que les générations spontanées sont des vraies générations, elle
ne conduit pas à la conclusion qu’ils en tirent, à savoir le fait d’admettre qu’elles constituent
une exception au principe de synonymie (car il suffit de dire que dans leur cas les corps cé-
lestes et la chaleur qui en procède sont la cause synonyme). On peut en ce sens interpréter ce
mouvement comme un exemple de la tactique argumentative d’Alexandre qui oppose d’abord
une attaque (ἔνστασις), puis une contre-objection (ἀντιπαράστασις). Je dois cette suggestion
à M. Rashed. Sur la tactique de l’ ἔνστασις/ἀντιπαράστασις, voir M. Rashed, «Alexander
of Aphrodisias on Particulars and the Stoic Criterion of Individuation», dans R.W. Sharples
(éd.), Particulars in Greek Philosophy, Brill, Leiden-Boston 2010, p. 157–179: p. 160–164.
253 Concernant la référence à la physique, s’il s’agit, comme Freudenthal le croit (Alexandre,
Die durch Averroes, p. 81, n. 3), de Phys. II 6, elle n’est pas pertinente, car il n’est pas question
dans ce chapitre des générations spontanées, mais de la distinction entre le hasard et la for-
tune. Sur la base du raisonnement qu’Averroès semble attribuer à Alexandre dans les lignes
qui suivent, le renvoi est plus probablement à GA II 6, 743 a35–36 et plus en général à GA III,
11 ou encore, comme Freudenthal lui-même le suggère, à HA V, 539 a21 et sq. (Alexandre, Die
durch Averroes, p. 81, n. 4).
254 Averroès, GC Met. Λ, c. 13, p. 1465, 8–11: «Quand nous disons que ce qui est engendré
de la putréfaction l’est du synonyme, nous ne voulons pas dire qu’il l’est d’une chaleur qui ne
serait qu’en acte, comme le rapporte l’une des deux interprétations d’Alexandre».
255 Asclepius, Asclepii in Aristotelis Metaphysicorum libros A-Z commentaria, edidit M. Hay-
duck, CAG vol. IV, 2, Reimeri, Berlin 1988, p. 408, 19–22.
La noblesse de l’être 629
timement par les corps célestes, dans la mesure où cette chaleur en procède256.
On verra que la solution d’Averroès à la difficulté posée par les générations
spontanées reprend cette intuition d’Alexandre et achève le raisonnement que
ce dernier semble avoir envisagé.
La suite du GC de Λ et notamment le c. 18 nous confirment qu’Averroès consi-
dérait la lecture d’Alexandre comme correcte et celle de Thémistius comme une
mauvaise interprétation du propos d’Aristote et, ce qui est pire, comme une dé-
fense de la théorie platonicienne des Idées séparées. Dans la digression du c. 18
de Λ, Averroès reproduit une longue citation de la paraphrase de Thémistius257
où celui-ci observe, à propos des générations spontanées, que, bien que le prin-
cipe de synonymie constitue une arme efficace pour réfuter les Idées, Aristote
a omis de considérer «le grand nombre d’animaux qui sont issus de ce qui ne
leur ressemble pas»258 et qui pourrait constituer un contre-exemple au principe
de synonymie. Thémistius, qui rapporte l’argument sans l’endosser, n’estime pas
défendre les thèses platoniciennes, il s’efforce plutôt ici de résoudre l’aporie et
réfuter la doctrine des adversaires d’Aristote. Mais Averroès, qui ne saisit pas
l’intention ultime du commentateur, l’accuse de vouloir utiliser les générations
spontanées comme contre-argument au principe de synonymie259.
Toute génération, affirme Thémistius d’après ce qu’Averroès rapporte, est le
processus que «la nature» réalise en vertu des «proportions» spécifiques qui
préexistent dans la matière et dont l’être engendré surgit. Le corps n’agit sur
le corps qu’à l’origine, c’est-à-dire au moment de la conception. C’est la na-
ture, à proprement parler, qui, agissant sur le corps, achève la génération, parce
qu’elle reçoit ces proportions d’une cause plus élevée. Cela, affirme Thémistius,
est prouvé par le fait que la nature agit «fixée vers un but qu’elle ne comprend
pas»260. C’est de la cause «la plus noble et la plus élevée de toutes: l’Âme de la
256 Sur le rôle des corps célestes dans l’explication des générations chez Alexandre, voir Freu-
denthal, «The Astrologization of the Aristotelian Cosmos» (2009) et Rashed (éd.), Al-Ḥasan
ibn Mūsā al-Nawbakhtī.
257 Averroès, GC Met. Λ, c. 18, p. 1492, 3–1494, 14; Thémistius, In Met. Λ, p. 7, 28 et sq.;
Thémistius, Paraphrase de la Métaphysique, p. 63–64.
258 Averroès, GC Met. Λ, c. 18, p. 1492, 4–5.
259 Notre but ici n’est pas de reconstruire la doctrine de Thémistius, mais d’examiner la lec-
ture qu’en propose Averroès, pour montrer l’importance historique que ce dernier lui attribue
dans le débat sur les générations spontanées et, plus généralement, dans celui sur le principe
de synonymie. Sur la doctrine de Thémistius, voir S. Pines, «Some distinctive metaphysi-
cal conceptions in Themistius’ commentary on book Lambda and their place in the history
oh philosophy», dans P. Moraux et J. Wiesner (éds.), Aristoteles Werk und Wirkung, 2 vol.,
De Gruyter, Berlin-New York 1985–1987, vol. I, p. 177–204; H.J. Blumenthal, «Themistius:
The Last Peripatetic Commentator on Aristotle?», dans Sorabji (éd.), Aristotle transformed,
p. 113–23; D. Henry, «Themistius and Spontaneous Generation in Aristotle’s Metaphysics»,
Oxford Studies in Ancient Philosophy, 24 (2003), p. 183–207.
260 Averroès, GC Met. Λ, c. 18, p. 1494, 7–8.
630 Averroès
Terre261 dont Platon dit qu’elle naît des dieux seconds262 et Aristote du soleil et
de l’Écliptique263» que ces proportions découlent264.
En plaçant l’origine des formes dans ce principe, Thémistius semble fonder sa
défense du principe de synonymie sur une assimilation de la théorie d’Aristote
à la doctrine qui affirme l’existence d’une Âme de la Terre qui contient toutes
les formes du sensible265. Averroès interprète cette thèse en identifiant cette âme
à une forme séparée dont la causalité formelle se répand dans l’univers entier,
lorsqu’il résume la position de Thémistius et qu’il l’accuse de l’avoir énoncée
pour combattre la théorie d’Aristote. Peu importe que Thémistius l’ait fait in-
tentionnellement ou pas, le verdict d’Averroès est tranché: il n’a pas compris le
sens du principe de synonymie ni le phénomène de la génération en lui-même:
«Voilà tout ce que dit Thémistius pour combattre la théorie d’Aristote. Or,
il ressort clairement de ses propos qu’il n’a pas compris comment se passe
la génération ni ce que veut dire notre théorie selon laquelle l’engendré est
engendré de son synonyme en définition et en substance»266.
Dans la suite de son commentaire de Λ, ainsi que dans la digression de son com-
mentaire de Z9, Averroès analyse et critique la position de Thémistius. Dans la
suite du c. 18 de Λ, Averroès explique que parmi toutes les doctrines concernant
la génération et la causalité efficiente, on peut distinguer deux doctrines radi-
calement opposées, celle de «la création latente» (kumūn) et celle de «la créa-
tion absolue» (ibdāʾ), et trois doctrines intermédiaires, dont celle de Thémistius,
partageant un certain nombre de présupposés. Concernant la création latente,
Averroès affirme que d’après cette doctrine tout est en tout et que la génération
n’est que la sortie des choses les unes des autres, l’agent n’intervenant dans la
génération que pour faire sortir les êtres les uns des autres et pour les distinguer
261 Ad litteram, «l’Âme qui se trouve sur la Terre» (al-nafs allatī fī al-arḍ).
262 Cette théorie d’une Âme diffuse dans l’univers trouve, en effet, sa source dans le Timée
(41a2 et ss).
263 L’expression arabe (al-falak al-māʾil), mot à mot «le cercle incliné», traduit le grec ὁ
λοξὸς κύκλος.
264 Averroès, GC Met. Λ, c. 18, p. 1494, 4–6.
265 Plus qu’à la doctrine platonicienne de l’Âme du monde, Thémistius semble faire réfé-
rence à la doctrine qu’on trouve chez Plotin et Proclus d’une Âme de la Terre. Voir à ce pro-
pos, C. Steel, «The divine Earth: Proclus on Timaeus 40 bc», dans R. Chiaradonna et F.
Trabattoni (éds.), Physics and Philosophy of Nature in Greek Neoplatonism, Brill, Leiden 2009,
p. 259–281. Sur l’importance de cette doctrine dans le débat sur les générations spontanées à
la Renaissance, voir H. Hirai, «Earth’s Soul and Spontaneous Generation: Fortunio Liceti’s
Criticism against Ficino’s Ideas on the Origin of Life», dans S. Clucas , P.J. Forshaw et V.
Rees (éds.), Laus Platonici Philosophici: Marsilio Ficino and His Influence, Brill, Boston-Leiden
2011, p. 273–299.
266 Ibid., p. 1495, 1–3.
La noblesse de l’être 631
entre eux. C’est pourquoi, d’après cette doctrine, l’agent n’est rien d’autre qu’un
moteur267. La doctrine de la création absolue est en revanche explicitement attri-
buée aux théologiens musulmans268 et chrétiens, ainsi qu’à Philopon. Pour eux
tous, affirme Averroès, «l’agent», à savoir Dieu, n’a pas besoin d’une matière
pour créer l’être dans sa totalité. Dieu crée la totalité des étants et l’ensemble de
leurs attributs.
Averroès considère la doctrine de Thémistius comme intermédiaire entre ces
deux écoles. Il explique que ce dernier affirme que a) la génération est un chan-
gement dans la substance, b) que rien ne vient de rien et c) que ce qui s’engendre
procède toujours de son synonyme. Sur ces trois affirmations, explique-t-il,
Thémistius s’accorde avec Aristote. Toutefois, le fait d’avoir affirmé que les âmes
et les formes sont toutes créées par une Âme séparée qui les contient toutes fait
de Thémistius un défenseur de la doctrine platonicienne des Idées séparées. C’est
cette même thèse qu’on trouve affirmée dans le c. 31 de Z9:
«Quant aux êtres qui viennent à être sans semence, cela est clair et <Themis-
tius> l’a déjà expliqué dans le livre Lām de cette science. En ce qui concerne
l’ensemble des formes, <cela apparaît> où il dit, à la fin du livre VI de sa pa-
raphrase du Livre de l’Âme: l’âme n’est pas seulement ce qui contient toutes
les formes, je veux dire les <formes> intelligibles et les <formes> sensibles, mais,
en outre, ce qui enfonce toutes les formes dans les matières et les crée. Cette
<affirmation> est ainsi une preuve du fait qu’il entend par l’âme les formes
séparées»269.
267 Averroès (ibid., p. 1497, 17–1498, 1) ne mentionne pas les tenants de cette doctrine. Il n’est
pas facile par conséquent de les identifier. Allard et Martin estiment qu’il peut faire allusion à
la doctrine du muʿtazilite al-Naẓẓām selon qui, d’après ce qui nous est rapporté par Abū l-Ḥu-
sayn al-Ḫayyāṭ, dans son Kitāb al-Intiṣār, Dieu a créé tout d’un seul coup et en même temps
(Pour la citation du passage, voir A. Nader, Le système philosophique des Mu‘tazila (Premiers
penseurs de l’Islam), Imprimerie catholique, Bayrūt 1956, p. 146). On pourrait supposer que, de
façon plus lâche, Averroès assimilait cette thèse à certaines doctrines présocratiques, comme
celle d’Empédocle ou d’Anaxagore, qu’il accuse à plusieurs reprises de ne pas avoir su distin-
guer l’agent du moteur, même si Averroès ne parle jamais dans leur cas de création.
268 Averroès les appelle littéralement «les théologiens de notre religion», ce qui pourrait
inclure également les muʿtazilites. Il est clair, toutefois, comme on le verra, que l’allusion est
plutôt aux partisans de la doctrine d’al-Ašʿarī et notamment à al-Ġazālī.
269 Averroès, GC Met. Z, c. 31, p. 883, 1–7.
632 Averroès
«[…] si la naissance se fait à partir d’un synonyme, il faut qu’il y ait une Âme
séparée qui engendre les âmes. Cette théorie se trouve déjà exposée par Thé-
mistius dans son De Anima, au dernier des livres où il traite de l’intellect272,
comme elle l’est aussi là où il affirme que cette Âme, c’est celle dont Platon
reconnaît qu’elle tire son existence des Dieux seconds et Aristote du Soleil et
de l’Écliptique»273.
Le principe de synonymie est donc respecté, mais entre un principe formel sé-
paré, à savoir l’Âme universelle, et la forme dans le sensible, à savoir les âmes des
individus. Même si Thémistius a analysé le cas des générations spontanées dans
le but de combler une lacune de la doctrine d’Aristote et de résoudre une possible
objection, les conclusions générales qu’il en tire non seulement contredisent la
thèse d’Aristote, mais elles constituent des arguments en faveur de la thèse op-
posée, celle qui voudrait expliquer la génération au moyen d’un principe séparé
«Donneur de formes». Averroès déclare ainsi que l’erreur de Thémistius est
à l’origine des interprétations fautives professées par les «pseudo-philosophes
modernes <partisans> de la philosophie d’Aristote»274 qui pensent qu’accep-
ter le principe de synonymie conduit nécessairement à admettre la théorie des
formes séparées et l’existence d’un agent immatériel qui les crée: le Donneur
des formes.
«On pourrait en outre dire que, si les formes substantielles, dans chaque être,
étaient quelque chose d’excédent par rapport aux formes du mélange dans
les choses mélangées et par rapport aux qualités primaires dans les quatre
éléments, telle que la forme de la légèreté dans le feu, celle de la gravité dans
la terre et notamment les âmes (car il est évident à su sujet <de l’âme> qu’elle
est quelque chose d’excédent par rapport aux formes du mélange), et bien ces
formes substantielles qui excédent par rapport aux qualités qui se trouvent
dans ces choses soit s’engendrent d’elles-mêmes, mais alors la génération au-
rait lieu sans générateur, soit s’engendrent de quelque chose d’extrinsèque.
Et ce qui est extrinsèque est soit un individu de même espèce ou genre soit
une forme séparée. Mais, puisque nous trouvons que les formes des choses
qui ne se reproduisent pas s’engendrent de quelque chose d’autre par rap-
port à leur genre et à leur espèce, alors il faudrait qu’existent des formes qui
donnent leurs formes»276.
275 Averroès ne révèle pas d’emblée le nom des auteurs de ces arguments, ni dans son com-
mentaire à Z, ni dans le commentaire à Λ. Il parle dans un cas d’«aristotéliciens modernes»,
dans l’autre de «certains» (qawm).Comme Bouyges l’observe (Index, 14), le mots ānās et qawm
désignent parfois implicitement, d’après le contexte, des spécialistes: en philosophie, mathé-
matiques, etc. Dans le Tahāfut al-Tahāfut, le mot (qawm) est tantôt utilisé pour désigner les
philosophes, en opposition aux théologiens, tantôt pour désigner ces derniers. On verra que,
dans le commentaire à Λ comme dans le commentaire à Z, le terme qawm désigne aussi bien
Avicenne et al-Fārābī, qu’Ibn Bāǧǧa.
276 Averroès, GC Met. Z, c. 31, p. 881, 10–20.
634 Averroès
Ce premier argument repose sur une double alternative: a) soit les formes subs-
tantielles s’engendrent d’elles-mêmes, mais alors il n’y aurait pas de générateur;
b) soit elles s’engendrent de quelque chose d’extrinsèque qui ne peut être b1)
qu’un individu de même espèce ou genre ou b2) une forme séparée. Pour rendre
compte des générations spontanées sans devoir remettre en cause toutes les
autres générations, on ne peut postuler ni a) ni b1); il faut donc nécessairement
admettre b2).
L’argument se fonde sur deux prémisses explicites: i) les quatre éléments et
les corps qui en sont composés, c’est-à-dire les produits de leur mélange, sont
caractérisés par des qualités propres, qui sont simples ou résultent de leurs mé-
langes, par rapport auxquelles les formes substantielles sont quelque chose «en
excédent»; ii) seules les qualités propres, le sec, l’humide, le chaud et le froid
et leurs dérivés, peuvent agir et pâtir, les formes substantielles n’étant en soi ni
actives ni passives. Lorsqu’un feu, par exemple, engendre un autre feu, ce n’est
pas sa forme substantielle, la légèreté, qui agit et engendre la forme du second
feu. C’est la chaleur, conçue comme la qualité primaire concomitante du feu, qui
agit et produit quelque chose de semblable, c’est-à-dire de la chaleur.
La forme du feu est quelque chose de surajouté, tout comme le sont la forme
substantielle, dans les mélanges, et l’âme par rapport aux autres propriétés ca-
ractéristiques. La forme du feu, comme toute autre forme substantielle, ne peut
être engendrée par une qualité sensible, c’est pourquoi il faut postuler un agent
séparé qui l’implante dans la matière sans l’intermédiaire d’aucun corps. En ce
sens, les générations spontanées ne font que confirmer quelque chose qui vaut
pour toute génération: les qualités sensibles procèdent des qualités sensibles, la
forme substantielle d’une forme séparée.
L’argument, tel que le Commentateur l’expose ici, est assez ramassé, au point
qu’il est difficile d’en mesurer l’importance. Il constitue, en effet, l’un des pivots
de la démonstration des philosophes auxquels Averroès s’oppose. De fait, en
maints endroits de son corpus, ce dernier aborde la difficulté soulevée par cet
argument; deux textes, en particulier, permettent de le reconstruire clairement
et d’en évaluer la force: le c. 18 de Λ3, 1070 a27–30 et la discussion du neuvième
problème métaphysique du Tahāfut al-Tahāfut277.
Dans le commentaire à Λ3, Averroès reproduit le même argument, en l’attri-
buant à des penseurs non identifiés qui déclaraient qu’il faut postuler l’existence
des formes séparées et d’un agent extrinsèque pour toutes les générations et non
seulement pour les générations spontanées:
«[…] C’est ainsi qu’il se trouve des gens pour dire que toutes les formes subs-
tantielles naissent d’une forme séparée extérieure, qu’ils appellent “Donneur
des formes” et qu’ils identifient avec l’Intellect Agent. Et ils allèguent à l’ap-
pui de leur thèse que les puissances agentes, ce sont les quatre qualités, la
chaleur, le froid, l’humidité et la sécheresse, qu’il n’y a dans la matière que ces
qualités qui agissent, je veux dire qu’elles forment leurs semblables. Quant
aux formes substantielles, elles ne se produisent pas l’une l’autre. Prenons
un exemple: le feu fait naître, d’un corps lourd, un feu semblable à lui, mais
les formes substantielles qui sont en lui, en l’occurrence la légèreté, ne font
pas naître dans ce corps lourd qu’elles transforment en feu, une <autre> légè-
reté <qui serait> semblable <à la première>»278.
La conséquence de cet argument est donc la même que celle évoquée dans le
commentaire de Z9: quand la forme du feu naît dans un autre corps, c’est néces-
sairement un agent incorporel qui l’engendre. En effet, puisque la forme subs-
tantielle dans le sensible, à savoir la légèreté, ne peut pas reproduire une autre
forme substantielle, car seules «les quatre qualitatives» sont agentes, s’il n’y
avait pas une forme séparée qui l’engendre, la seule possibilité serait qu’elle
advienne comme les accidents, à savoir d’une non-forme279. Le principe de syno-
nymie établi au niveau du sensible ne suffit pas à rendre compte de la génération
des substances, il peut expliquer seulement la génération des qualités sensibles:
la chaleur engendre de la chaleur, mais non pas la légèreté. Il faut donc postuler
un agent synonyme, séparé, qui engendre la forme substantielle.
Dans ces lignes, comme dans le commentaire de Z, Averroès ne révèle pas les
noms des auteurs de cet argument. C’est dans le Tahāfut al-Tahāfut, lorsqu’il dis-
cute la critique d’al-Ġazālī d’après laquelle les philosophes seraient incapables
de démontrer l’incorporalité du premier principe, qu’Averroès identifie les au-
teurs de l’argument:
«[…] l’âme qui se trouve dans un corps agit seulement par l’intermédiaire du
corps et ce qui agit par l’intermédiaire du corps ne peut faire exister ni une
forme ni une autre âme, puisqu’il n’est pas de la nature du corps de produire
une forme substantielle, que ce soit une âme ou autre chose. Cette théorie,
qui ressemble à celle de Platon des idées séparées de la matière, est professée
par Avicenne et par d’autres philosophes musulmans. Leur argument veut
que le corps produise seulement la chaleur ou la froideur, l’humidité ou la
sécheresse; et ces <qualités> sont, d’après eux, les actes des corps célestes
uniquement. Quant à ce qui produit les formes substantielles et, en particu-
lier, les <formes> animées, c’est un être séparé qu’ils appellent “Donneur des
formes”»280.
281 Sur la doctrine du Donneur des formes (wāhib al-ṣuwar), voir Davidson, Alfarabi, Avi-
cenne, p. 76–77; J. Janssens, «The notions of wāhib al-ṣuwar (giver of forms) and wāhib al-
‛aql (bestower of intelligence) in Ibn Sīnā», dans M.C. Pacheco et J.F. Meirinhos (éds.),
Intellect et imagination dans la Philosophie médiévale. Intellect and Imagination in Medieval
Philosophy. Intellecto e imaginação na Filosofia Medieval. Actes du XIe Congrès International de
Philosophie Médiévale de la Société Internationale pour l’Étude de la Philosophie Médiévale
(S.I.E.P.M.), Porto, du 26 au 31 août 2002, 3 vol., Brepols, Turnouth 2006, vol. I, p. 551–562.
282 Averroès dit explicitement dans la suite que ce principe séparé, qui introduit la forme
substantielle dans le substrat préalablement disposé, doit être identifié à la dixième intelli-
gence séparée, à savoir l’Intellect Agent (cf. Averroès, GC Met. Λ, c. 18, p. 1496, 2–10). Contre
l’identification du Donneur des formes à l’intellect de la dixième sphère, voir HASSE, «Spon-
taneous Generation», p. 150–175.
La noblesse de l’être 637
agents sensibles ne font que prédisposer les substrats à la réception des formes283.
Les formes sont la cause des réalités sensibles et de la matière elle-même284,
mais, puisqu’elles sont directement émanées dans le sensible par un agent in-
corporel, elles ne sont qu’une cause intermédiaire285. Tout, en dernier ressort,
procède d’une forme séparée, qui est un principe extrinsèque au monde sen-
sible, les puissances sensibles n’étant que des causes concomitantes286. C’est en
ce sens qu’on peut définir l’ontologie avicennienne comme un «formalisme»287
ou, selon l’expression d’E. Gilson288, un «extrinsécisme radical».
Mais qui sont ces «autres philosophes musulmans» qui défendent, avec
Avicenne, la séparation des deux ordres de causalités et l’existence d’un Donneur
de formes? Dans le CM du GA, on l’a vu, Averroès affirme qu’Ibn Bāǧǧa défen-
dait la même thèse qu’Avicenne, en assurant que «ce qui transforme la matière
n’est pas ce qui donne la forme». En associant les deux penseurs, Averroès a
expliqué que leur doctrine affirmait que seul l’Intellect Agent donne «la forme
animée», tandis que «celui qui transforme la matière donne la forme de la com-
plexion». Il suggérait, par la suite, d’identifier cet Intellect Agent au principe
efficient que «nombreux péripatéticiens» appellent «Donneur des formes» et
dont, d’après eux, les puissances formatrices tiennent leur origine. Il accusait
cette doctrine d’être trop près de celle platonicienne des formes séparées, tout
en se considérant comme «péripatéticienne»289. Il faut donc supposer que ce
soit Ibn Bāǧǧa, dans le GC de la Met., la cible innomée de la critique d’Averroès.
La teneur aristotélicienne de l’argument du Donneur de formes est confirmée
par la version qu’on en trouve dans le passage du GC de Met. Z9 cité plus haut.
De fait, les deux prémisses qu’on a décelées au fondement de l’argument avi-
cenno-bāǧǧien sont en dernière instance authentiquement aristotéliciennes. La
première ii), qui affirme que le lourd et le léger ne sont susceptibles ni d’agir ni
283 Sur la notion d’istiʿdād voir J. Mc Ginnis, Avicenna, Oxford University Press, Oxford-New
York 2010, p. 178-195; O. Lizzini, Fluxus (fayḍ). Indagine sui fondamenti della metafiscica e
della fisica di Avicenna, Edizioni di Pagina, Bari 2011, p. 335–482.
284 Avicenne, Ilāhiyyāt, II, 4, 83, 4–85, 12.
285 Avicenne, Ilāhiyyāt, II, 4, 87 et sq. Sur le rôle intermédiaire des formes, voir O. Lizzini,
«The relation between form and matter: some brief obsevation on the ‘Homology argument’
(Ilāhīyāt, II.4) and the deduction on the fluxus», dans J. McGinnis (éd.), Interpreting Avicenna.
Science and Philosophy in Medieval Islam, Proceedings of the second conference of the Avi-
cenna study group; with the assistance of D.C. Reisman, Brill, Leiden-Boston 2004, p. 175–185.
286 Sur ce point, voir M. Marmura, «The Metaphysics of Efficient Causality in Avicenna»,
dans id., Islamic Theology and Philosophy. Studies in Honour of G. Hourani, State University of
New York Press, Albany, 1984, p. 175–187.
287 L’expression est de J. Michot ( J.R. Michot, La destinée de l’homme selon Avicenne: Le
retour à Dieu (maʿād) et l’imagination, Peeters, Louvain 1986).
288 Cf. E. Gilson, «Notes pour l’histoire de la cause efficiente», Archives d’Histoire Doctrinale
et Littéraire du Moyen Âge, 37, 1962, p. 7–31.
289 Voir infra, p. 848.
638 Averroès
d’être affectés, car seuls le chaud, le froid, le sec et l’humide peuvent agir (les
premiers) et pâtir (les seconds), trouve sont fondement ultime dans le DGC290.
À cette prémisse, dans le sillage du néo-aristotélisme d’Alexandre d’Aphrodise,
Avicenne ajoute l’autre prémisse i), selon laquelle la légèreté et la lourdeur sont
les formes substantielles du feu et de la terre, alors que la chaleur et la froideur
sont des qualités par rapport auxquelles les formes excèdent291.
La conclusion de cet argument, par ailleurs, est en un sens également aristo-
télicienne, dans la mesure où ce dernier ne conteste pas la validité du principe
de synonymie. En effet, le principe de synonymie est respecté dans chacun de
ces deux ordres parallèles: d’une part, entre le Donneur des formes et les formes
substantielles dans le sensible, d’autre part, entre les corps célestes, les corps
sublunaires et les qualités sensibles. Les deux ordres, toutefois, demeurent sé-
parés. Les agents corporels ne peuvent produire que des qualités et non pas des
substances. Seul ce qui est intelligible peut être cause de ce qui est intelligible;
seule, donc, une forme séparée, le Donneur des formes, peut être à l’origine de
la génération substantielle, en infusant dans la matière les formes substantielles
des êtres sensibles.
Telle est la doctrine qu’Averroès attribue à Avicenne, mais aussi à Ibn Bāǧǧa:
lorsqu’elles agissent, les puissances sensibles ne font rien que modifier la ma-
tière dans ses dispositions sensibles et la disposer à recevoir les véritables formes
substantielles. L’action d’une qualité sensible sur une matière ne conduit qu’à
une autre qualité sensible. Un corps, qu’il soit supra ou sublunaire, doué d’une
âme ou pas, ne peut faire exister ni une forme ni une autre âme, seule une forme
séparée peut le faire. Les formes substantielles, en tant que principes intelligibles,
procèdent donc d’une forme intelligible sur-ordonnée: le Donneur des formes.
Les autres arguments du GC de Met. Z ne font que confirmer cette conclusion.
2) Deuxième argument:
Cette deuxième preuve, de même que la précédente, repose sur des prémisses
authentiquement aristotéliciennes: 1) une substance en puissance ne passe à
l’acte que par une substance de même espèce ou de même genre en acte; 2) la
semence ne possède pas l’âme en acte.
La première prémisse constitue une formulation différente du principe de sy-
nonymie, qui fait intervenir les notions de puissance et d’acte afin de préciser le
statut ontologique de l’agent qui détermine la génération. L’agent doit nécessai-
rement être en acte, s’il est vrai, comme Aristote l’affirme, que l’on ne doit pas
parler de création ex nihilo, mais de réalisation d’une puissance préexistante.
L’arrière-plan aristotélicien de la seconde prémisse est également manifeste.
Dans le GA293, on l’a vu, Aristote compare la semence à l’instrument de l’artisan
guidé par son art, «le mouvement qui l’habite» étant «comme l’architecture
à l’égard de la maison» (GA II 1, 734 b16–17). La semence semble en ce sens
posséder, en acte, une forme qui n’est pas celle qui va émerger dans le nouveau
produit engendré et, seulement en puissance, la forme du rejeton. La doctrine
d’Aristote, de ce point de vue, semblerait conduire nécessairement à postuler
l’existence d’un principe extérieur. Dans les générations naturelles, en effet, il
n’y a pas de synonymie entre l’agent physique, c’est-à-dire la semence, et le
produit, c’est-à-dire l’embryon doué d’une âme.
En s’appuyant sur ces deux prémisses, cet argument conclut donc que la se-
mence ne peut être le véritable agent, comme dans le cas de la chaleur, elle
ne peut que prédisposer la matière à recevoir les formes qui procèdent d’un
principe incorporel. En effet, dans la semence des animaux et des plantes qui se
reproduisent, il n’y a pas d’âme en acte. Donc l’âme en acte des êtres engendrés
ne peut provenir de la semence. Elle doit venir d’ailleurs, c’est-à-dire, là encore,
d’une forme séparée. Les semences ne contribuent qu’à la production d’une cha-
leur dans le corps, qui n’est qu’une simple disposition sensible. L’âme, comme la
forme substantielle du feu dans l’argument précédent, ne peut procéder d’une
non-substance, c’est-à-dire de ce qui n’est pas en acte, elle survient de surcroît
à la disposition sensible du substrat récepteur. La véritable synonymie substan-
tielle est celle qui subsiste entre la forme engendrée dans la matière et l’agent
incorporel dont elle procède.
Comme dans l’argument précédent, donc, l’analyse de la génération et l’uti-
lisation de thèses véritablement aristotéliciennes conduisent à la démonstra-
tion de l’existence d’un principe efficient extrinsèque, le Donneur des formes.
Averroès ne nomme pas ici les auteurs de cet argument, mais on a vu dans le CM
du GA qu’il en attribue une version très proche à Ibn Bāǧǧa294.
3) Troisième argument:
«Et on ne peut admettre que les âmes soient une chose qui s’engendre de
la complexion, sauf selon l’opinion de qui estime que l’âme est une com-
plexion»295.
«En outre, on pourrait dire que les formes des éléments n’émanent que du
Donneur des formes, en vertu de la preuve que nous voyons, à savoir qu’à
partir (ʿan) du mouvement s’engendre le feu en acte de ce qui est feu en puis-
sance, mais nous ne pouvons pas dire que le mouvement engendre la forme
substantielle qui appartient au feu; il est ainsi nécessaire que la forme du feu
qui se produit à partir du mouvement n’existe qu’à partir (ʿan) du Donneur
des formes»298.
Ce dernier argument qu’Averroès ajoute dans un second temps, après avoir ré-
futé les trois arguments précédents, repose sur les mêmes prémisses que l’argu-
ment de la semence, mais il accentue la nature «accidentelle» du rapport qui
299 Voir Aristote, Meteor., I 3, 341 a12–20, où Aristote explique que le mouvement engendre
de la chaleur et que c’est pour cela que souvent les objets en mouvement fondent. Cf. DC II 7,
289 a19 et sq., où l’exemple utilisé pour expliquer la production de chaleur à partir du mouve-
ment est celui de la flèche.
300 Al-Ġazālī, Tahāfut al-falāsifa, p. 170–181; cf. Averroès, Tahāfut al-Tahāfut, p. 517–519.
642 Averroès
que les deux événements (par exemple, le fait d’entrer en contact et le fait de
brûler) se produisent l’un avec (ʿinda) l’autre, mais non pas l’un par l’effet (bi)
de l’autre. La connexion entre «ce qui par habitude (ʿāda) est considéré comme
l’effet» et «ce qui par habitude est considéré comme la cause» n’est pas une
connexion nécessaire. On ne peut conclure que le pain ou le feu sont les agents
des phénomènes qu’on constate. Seul Dieu doit être considéré comme le véri-
table agent de tout ce qui se produit dans le monde301.
Suivant le même raisonnement, al-Ġazālī assure qu’on ne peut affirmer non
plus que le fils soit engendré par le sperme du père; car il faut plutôt conclure
que la génération du fils se produit avec l’entrée du sperme du père dans l’uté-
rus de la mère. Sur ce point, d’ailleurs, les falāsifa s’accordent avec les théolo-
giens302: ce ne sont pas les qualités de la chaleur ou de la froideur, de l’humidité
ou de la sécheresse du sperme qui engendrent une âme. Dans le cas de la géné-
ration d’un nouvel individu, comme dans les autres cas, conclut al-Ġazālī, rien
n’interdit de penser que Dieu pourrait produire le second phénomène sans le
premier: la destruction du coton sans le feu, la sensation de satiété sans le pain
et la génération du fils sans le père.
À cette théorie al-Ġazālī oppose celle des philosophes qui affirment que ce
sont la nature de l’agent et celle du patient qui font que le premier agit et le
second est affecté, lorsque les deux rentrent en contact. C’est par «sa nature»
que le feu brûle au contact avec le coton et la nourriture produit la satiété dans
l’organisme une fois assimilée. Il explique ainsi que même les philosophes qui
admettent l’existence d’un principe divin suprême estiment que les propriétés
qui déterminent l’action et la passion dans les étants contingents résident en
eux.
Dans la suite du passage, al-Ġazālī précise toutefois que «les plus perspi-
caces» parmi les philosophes ont élaboré la doctrine du Donneur des formes
pour rendre compte des phénomènes sensibles, tout en tenant compte des dif-
ficultés soulevées par les théologiens. Il explique ainsi que ces philosophes ad-
mettent que les agents sensibles ne donnent pas les formes substantielles et que
«les préparations et les dispositions» qui rendent le substrat apte à recevoir
ces formes ne sont que des «accidents» qui se produisent au moment où (ʿinda)
l’agent sensible et l’effet entrent en connexion; tandis que les formes substan-
tielles émanent du Donneur des formes. Ces philosophes, suggère-t-il, affirment
donc, comme les théologiens, que ce n’est pas le père par les qualités de la cha-
leur ou de l’humidité de son sperme qui engendre le fils, car le sperme ne fait que
301 M.E. Marmura, «Al-Ghazālī’s Second Causal Theory in the 17 th Discussion of his Ta-
hāfut», dans P. Morewedge (éd.), Islamic Philosophy and Mysticism, Caravan Books, Del-
mar-New York 1981, p. 85–112. F. Griffel, Al-Ghazali’s Philosophical Theology, Oxford Uni-
versity Press, Oxford 2009, p. 147–179, et la bibliographie citée. R. Frank, Creation and the
Cosmic System: Al-Ghazālī and Avicenna, Winter, Heidelberg 1992.
302 Al-Ġazaˉ liˉ, Tahāfut al-falāsifa, p. 170, 19–30.
La noblesse de l’être 643
produire les dispositions et les accidents qui rendent le substrat apte à recevoir la
forme; mais contrairement aux théologiens, ils concluent que ce n’est pas direc-
tement Dieu qui crée l’âme dans la matière et la forme dans le substrat, mais que
c’est le Donneur des formes qui le fait. Par cette doctrine, conclut-il, la thèse des
(autres) philosophes, qui affirment que ce sont les corps sensibles qui agissent et
pâtissent devient fausse303.
Al-Ġazālī suggère donc que la doctrine du Donneur des formes était cen-
sée répondre à certaines difficultés mises en avant par la théologie du kalām.
Pour répondre à ces difficultés, Avicenne, si c’est à lui qu’al-Ġazālī fait allusion,
concédait qu’il n’y a pas de véritables causes, à savoir des causes essentielles,
dans le sensible et que l’action/passion des causes sensibles se produit concomi-
tamment à une action intelligible supérieure, véritablement efficiente. Il visait
toutefois à conclure, contre un «certain» kalām et avec les «autres» falāsifa,
que les agents sensibles agissent et pâtissent en vertu d’une disposition qui leur
est propre et que Dieu n’est pas la seule cause véritablement efficiente du sen-
sible. Le Donneur des formes en effet l’est aussi; il est de fait la dernière des
causes efficientes qui, en émanant les formes substantielles dans les matières
préalablement disposées par les agents sensibles, relient le sensible à Dieu.
Ce passage du Tahāfut al-falāsifa semble donc attribuer à Avicenne une
volonté de défendre certaines thèses des falāsifa, tout en faisant des conces-
sions aux mutakallimūn. La concession viendrait du fait que «les défenseurs
du Donneur des formes» admettent que les dispositions opérées par les agents
sensibles n’entretiennent pas avec les formes infusées par les principes intelli-
gibles un rapport de nécessité absolue, car ces dernières ne font qu’advenir «au
moment» où (ʿinda) les agents et les patients sensibles entrent en contact, mais
non pas «en vertu de» ce contact et des dispositions qui le rendent possible.
Que cette reconstruction soit fidèle ou pas, c’est ce qu’on peut déduire de ce
qu’écrit al-Ġazālī: d’après les philosophes défenseurs du Donneur des formes, il
faut admettre I) que l’action «formelle» se produit «simultanément» à l’action
des causes sensibles, à savoir la réalisation des dispositions, mais non pas en
vertu d’elle; II) que ces dispositions, quoique non purement contingentes, ne
relèvent pas de l’ordre de l’essentiel; III) que la seule causalité essentielle est
celle intelligible qui appartienne au Donneur des formes, qui agit comme inter-
médiaire divin.
Pour mieux saisir la complexité de la position des «défenseurs du Donneur
des formes» telle qu’al-Ġazālī la présente, on peut à nouveau faire appel à la
controverse qui opposait les mutakallimūn de Bagdad et ceux de Basra à propos
de l’existence, dans les sensibles, de «natures» qui leur seraient propres et en
vertu desquelles les corps seraient prédisposés à agir et à être affectés. Dans
son Kitāb awāʾil al-maqālāt, le Šayḫ al-Mufīd explique que, d’après l’école de
matière et la préparer à recevoir la forme du feu, qui excède les dispositions pro-
duites par le mouvement. Dans ce type de cas, il est particulièrement clair que le
mouvement, conçu comme cause des dispositions, est ontologiquement «autre»
par rapport à la forme qui vient à être et qu’il n’est qu’un concomitant non es-
sentiel par rapport à l’émanation de la forme.
Cela, conclut toutefois l’argument, n’oblige ni à annuler toute forme de lien
nécessaire entre la causalité sensible opérée par les agents en mouvement et la
causalité intelligible qui appartient à l’ordre de l’essentiel, ni à conclure qu’il
n’existe d’autre véritable agent que Dieu. Le mouvement n’est pas le vrai agent
de la génération du feu, mais il ne faut pas croire pour autant que ce soit Dieu
directement et exclusivement qui l’est.
On peut lire les autres arguments du GC de Met. Z de la même façon. Ils ins-
crivent la doctrine avicennienne dans un projet complexe qui, en dialogue avec
la théologie du kalām, se propose d’en corriger certaines conclusions. C’est cette
lecture qu’Averroès en fait. Il reconnaît à Avicenne la volonté de s’opposer à la
théorie du kalām et de le faire avec certains instruments aristotéliciens, dans
le but de défendre une causalité divine «médiée»: Dieu est la cause ultime de
tout phénomène, mais il n’en est pas la cause directe. D’une part, parce qu’entre
l’ordre de la causalité intelligible et l’ordre de la causalité sensible il faut pos-
tuler un certain lien régulier, celui qui lie les dispositions sensibles aux formes
intelligibles; d’autre part, parce que les intelligences célestes sont des véritables
causes efficientes.
De ce point de vue, Avicenne et Averroès avaient une cible commune, à savoir
la doctrine qui affirmait qu’il n’existe de véritable agent que Dieu. C’est cela qui
explique la violence de la polémique qu’Averroès engage contre Avicenne. Si
Averroès s’attaque si durement à Avicenne, c’est qu’il se voit, au moins en partie,
dans le même camp que lui, celui dans lequel se trouve aussi l’aristotélisme.
L’hypothèse exégétique qui consiste à lire la critique qu’Averroès a formulée
contre Avicenne à la lumière de la critique adressée par al-Ġazālī à toute phi-
losophie péripatéticienne est confirmée par la doxographie du c.18 de Met. Λ.
Après avoir identifié les deux théories opposées de la création latente et de la
création absolue, Averroès y affirme que la théorie d’Avicenne, celle d’al-Fārābī
assimilée à celle de Thémistius, et celle d’Aristote sont toutes intermédiaires
entre les deux premières:
«Ces trois opinions <intermédiaires> ont ceci de commun que leurs partisans
posent en principe que α) la génération est un changement dans la substance,
que β) rien ne vient de rien, c’est-à-dire que la génération postule un sujet
et que γ) l’être engendré ne peut provenir que d’un être de même forme.
Les partisans de la première de ces opinions estiment que l’agent est celui
qui crée absolument la forme et l’établit dans la matière. Parmi eux, il en
est qui, comme Avicenne, sont d’avis qu’un agent de cette sorte ne réside
La noblesse de l’être 647
nullement dans une matière: ils appellent cet agent «Donneur des formes».
Il en est d’autres qui estiment qu’un agent de cette sorte se présente sous
deux aspects, l’un séparé de la matière, l’autre non séparé. Non séparé, il est
selon eux comme le feu qui produit le feu, ou l’homme qui engendre l’homme.
Séparé, il engendre les animaux et les plantes qui ne proviennent pas d’ani-
maux ou de grains semblables à eux: c’est la doctrine de Thémistius et peut-
être celle d’Abū Naṣr <al-Fārābī> […]. La troisième position, que nous tenons
d’Aristote, est la suivante: l’agent ne produit que le composé de matière et
forme et ce en donnant un mouvement à la matière et en la changeant, pour
que ce qui en elle est en puissance par rapport à la forme passe à l’acte»309.
Avicenne est donc clairement placé dans le même camp qu’Aristote, contre les
doctrines créationnistes des théologiens ašʿarites. Cela, explique Averroès, se
justifie d’une part parce qu’Avicenne a nié la possibilité d’une création ex nihilo
et qu’il a admis avec Aristote que la génération est un changement dans la subs-
tance impliquant la préexistence d’un sujet, d’autre part parce qu’il a admis que
l’être engendré ne peut provenir que d’un être de même forme. Ce sont ces trois
prémisses qu’Avicenne, Thémistius, al-Fārābī et Aristote partagent: α) la géné-
ration est un changement dans la substance, β) rien ne vient de rien, c’est-à-dire
que la génération implique la préexistence d’un sujet et que γ) l’être engendré
ne peut provenir que d’un être de même forme.
L’ensemble de ces philosophes, donc, pose la nécessité du principe de syno-
nymie au fondement de leur doctrine de la génération et contre la thèse d’une
création ex nihilo. Toutefois, explique Averroès, la synonymie substantielle pos-
tulée par Thémistius, al-Fārābī et Avicenne n’est pas établie au plan du sensible,
comme chez Aristote, mais au plan de l’intelligible entre un agent intelligible
séparé et les formes substantielles dans le sensible. Les trois philosophes se sont
éloignés d’Aristote dans la mesure où ils ont invoqué la nécessité d’une syno-
nymie intelligible au fondement de la génération substantielle. C’est leur erreur
commune. La seule différence, assure Averroès, est que Thémistius et al-Fārābī
ont fait appel à un principe intelligible séparé pour expliquer les générations
spontanées, tandis qu’Avicenne a radicalisé cette position en admettant que
toute forme substantielle indifféremment procède du Donneur des formes.
Ce texte nous permet ainsi de confirmer que les quatre arguments présentés
dans l’excursus du GC de Met. Z9 sont tous, d’après Averroès, potentiellement
en faveur d’un certain aristotélisme, dans la mesure où ils s’essaient de défendre
l’existence d’un vrai agent autre que Dieu et d’exclure la création ex nihilo.
Dans le GC de Met. Z9, comme dans le CM du GA et dans le Tahāfut al-Tahā-
fut, Averroès juge toutefois que le titre d’«aristotéliciens» ne convient pas aux
Ici, comme dans l’excursus de Λ3, le principe de synonymie est au cœur du débat
et constitue l’un des fondements véritablement aristotéliciens de la philosophie
d’Avicenne, auquel il faut ajouter trois autres prémisses authentiquement aris-
totéliciennes qui fondent la doctrine du Donneur de formes: A) ce qui est en
puissance ne passe à l’acte que par une chose de même espèce ou genre, qui le
fait passer à l’acte311; B1) les formes substantielles ne sont en soi ni actives ni
passives, car B2) seules les qualités «premières» et leur dérivées peuvent agir et
pâtir312. Pour l’ensemble de ces raisons, Averroès ne peut considérer Avicenne
et les défenseurs du Donneur des formes comme de simples adversaires; s’ils ne
sont pas des «véritables» partisans de la doctrine d’Aristote, ils partagent avec
lui certaines thèses véritablement aristotéliciennes.
Cependant, si l’on interprète ces trois thèses comme Avicenne l’a fait, à savoir
en séparant ontologiquement l’ordre du sensible de celui de l’intelligible, force
est de conclure que le seul véritable agent «essentiel» des générations substan-
tielles est un principe séparé. Si la forme dans le sensible ne pouvait aucunement
se définir comme «agente», la véritable cause des générations ne serait plus un
individu corporel, mais une forme séparée, c’est-à-dire l’intellect de la dixième
sphère, qui s’identifie avec l’ensemble des formes séparées, dans la mesure où il
les possède toutes en lui comme objet de sa pensée.
Sous ce double rapport, Averroès accuse Avicenne de ne pas avoir compris
la véritable doctrine d’Aristote et la nature de la génération. C’est la critique
qu’Averroès réitère dans la suite du c. 31 de Z, où il confirme qu’il faut attribuer
l’origine de cette erreur à Thémistius313. De façon encore plus nette que dans
le GC de Met. Λ, Thémistius est ici accusé d’être à l’origine d’une lecture trop
platonisante du propos d’Aristote314. En ayant postulé l’existence d’un principe
intelligible séparé pour expliquer l’existence de toutes les formes dans le monde
sensible, Avicenne est accusé d’entériner cette erreur. Ibn Bāǧǧa ne figure plus
dans le GC de la Met. parmi les cibles de la critique d’Averroès, mais on sait par
le CM du GA qu’il le demeure, notamment pour son engagement en faveur du
Donneur des formes. Mais quelles seraient les conséquences inacceptables de
cet aristotélisme avicenno-bāǧǧien «trop platonisant» et quelle serait la raison
profonde de son refus de la part d’Averroès?
Si l’on essaie de faire le point sur les différentes critiques qu’Averroès adresse
à Avicenne, on réalise qu’ici, comme dans les autres cas, Averroès insiste tou-
jours sur le même point de doctrine: les accidents essentiels ou, d’un point de
vue physique, les qualités sensibles et les complexions relèvent d’un ordre de
réalité parallèle par rapport à celui des formes substantielles. C’est cette thèse
que mettait en cause la critique de la théorie avicennienne du signe et celle de la
génération animale: dans les deux cas, pour Averroès, Avicenne a trop creusé
l’écart ontologique qui sépare les qualités sensibles des formes substantielles.
C’est encore cette thèse, on vient de le voir, qui est placée au fondement de tous
les arguments en faveur du Donneur des formes et toujours elle qui explique
aussi le fait qu’Averroès taxe la thèse d’Avicenne d’être à la fois proche du plato-
nisme et à mi-chemin entre l’aristotélisme et la doctrine du kalām.
Cette séparation ontologique, pour Averroès, menace non seulement la cos-
mologie et la physique d’Aristote, mais aussi sa métaphysique. S’il est possible
de prouver qu’une chose dans le monde est engendrée par un agent extrin-
sèque sans que l’ordre sensible et celui intelligible soient essentiellement liés, le
monde entier pourrait être créé sans l’intermédiaire d’un corps. C’est cette thèse,
conclut Averroès, qu’al-Fārābī et Avicenne sont contraints d’accepter et qu’ils
partagent avec les théologiens du kalām.
À la toute fin du c. 31 du GC de Z9, de façon plus radicale que dans le c. 18 de
Met. Λ3, Averroès inscrit dans une lignée commune la théorie platonicienne des
formes séparées, le kalām ašʿarite et les philosophies d’al-Fārābī et d’Avicenne. Il
y explique que tous ces penseurs se sont vus contraints de poser l’existence d’un
télisme, Alexandre est placé du côté de ce dernier, en étant considéré comme un défenseur du
principe de synonymie au niveau horizontal. Ibid., p. 883, 7–9: «En ce qui concerne Alexandre,
son opinion s’accorde ici avec l’opinion d’Aristote et avec ce qu’il a dit dans le <livre> XVI
du Livre des Animaux: c’est là qu’on a dit, au sujet de la génération des choses à partir des
semences par soi, quelque chose de semblable à ce qui a été dit ici».
314 On pourrait avancer cette différence comme un argument en faveur de l’antériorité du GC
de Met. Λ par rapport à celui de Z9, dans l’idée qu’Averroès prendrait dans un second temps
la mesure de l’écart qui sépare Thémistius et Aristote. Par ailleurs, cette hypothèse semble
confirmée par le caractère plus synthétique de l’excursus du c. 31 de Z par rapport à celui du
c. 18 de Λ.
650 Averroès
agent incorporel unique, pour pouvoir expliquer les phénomènes et éviter toute
régression à l’infini dans la recherche des causes:
«Et si ces gens en sont arrivés à cela, c’est qu’ils n’avaient pas compris la dé-
monstration d’Aristote à cet endroit et qu’ils n’ont pas reconnu sa vérité. Et
on ne s’étonne pas seulement d’Avicenne, mais aussi d’Abū Naṣr <al-Fārābī>.
Il apparaît, en effet, à son propos dans son livre Sur les deux Philosophies,
qu’il soulève des doutes sur cette notion315. Et si les gens ont penché pour la
doctrine de Platon, c’est parce qu’elle s’apparente de près à ce que croient les
théologiens de notre religion concernant cette notion, c’est-à-dire que l’agent
de toutes les choses est un et que celles-ci ne sauraient agir les unes sur les
autres. Ils estiment, en effet, que si l’on admet la création des choses les unes
des autres, la conséquence qui en découle, c’est que l’on procède à l’infini
dans les causes. C’est pourquoi ils posent un agent incorporel»316.
Si Avicenne et al-Fārābī ont admis l’existence d’une forme séparée comme prin-
cipe de la génération, c’est qu’ils ont compris, comme d’ailleurs les mutakal-
limūn, qu’il fallait postuler l’existence d’un premier principe de la génération
pour éviter la régression à l’infini dans la recherche des causes. Ils se sont tous
mépris, cependant, car ils ont cru que cela les obligeait à conclure qu’aucun agent
sensible n’est véritablement efficient. C’est la plus grande erreur d’Avicenne,
mais aussi, s’étonne Averroès, d’al-Fārābī qui, comme on l’a vu tout le long de
notre étude, a été pour lui plus un interlocuteur qu’un adversaire317. En effet,
pour Averroès, dans le système d’Avicenne comme dans le système ašʿarite, la
conséquence ultime est la même: qu’il s’agisse de la génération spontanée d’une
mouche, de celle de l’homme ou de l’univers dans son entier, si la seule véritable
cause essentielle est extrinsèque, à savoir incorporelle, rien ne garantit plus le
lien qui soude l’effet à sa cause sensible. C’est à cela qu’on parvient inévitable-
ment lorsqu’on dégage la causalité intelligible de la causalité sensible.
Les conséquences «erronées» auxquelles aboutit la négation de la synonymie
au niveau du sensible se répercutent nécessairement aussi au plan épistémo-
logique. En effet, si ce n’est pas un agent sensible par sa forme qui engendre
une autre substance sensible semblable, n’importe quelle espèce pourrait s’en-
gendrer de n’importe quelle espèce, mais alors la connaissance humaine n’au-
rait plus aucun fondement. Cette critique est formulée à plusieurs reprises par
Averroès. On l’a déjà retrouvée dans le commentaire du GA et elle est au cœur
315 Dans le c. 18 du GC de Met. Λ, Averroès fait la même remarque. Le renvoie pourrait être
à: (Al-Faˉ raˉ biˉ, Philosophy of Aristotle. Falsafat Arisṭūṭālis wa-ağzāʾ falsafatihi wa-marātib
ağzāʾihā wa-al-mawḍiʿ allaḏī minhū ibtadẚʾa wa-ilayhī intāhā, M. Mahdi (éd.), Dār mağallat
Šiʿr, Bayrūt 1961, p. 68. Je dois cette suggestion à D. Wirmer.)
316 Averroès, GC Met. Z, c. 31, p. 885, 17–886, 6.
317 Voir à ce propos le texte cité dans la note précédente.
La noblesse de l’être 651
confirmation de cette thèse, dans la mesure où il lui attribue l’idée que les agents
sensibles donnent les formes des complexions, alors que l’Intellect Agent donne
l’âme.
C’est en effet à cette lecture ġazalo-bāǧǧienne de la théorie d’Avicenne
qu’Averroès reprend le point doctrinal qui fonde le cœur de sa critique, lorsqu’il
accuse Avicenne d’avoir trop séparé l’ordre de la causalité sensible de celui de
la causalité intelligible. Al-Ġazālī et Ibn Bāǧǧa sont également à l’origine de la
relecture d’après laquelle la doctrine du Donneur des formes implique une assi-
milation du plan de la causalité sensible à celui de l’accidentel et de celui de la
causalité intelligible à celui de l’essence. Ils sont donc également responsables de
la façon dont Averroès lit Avicenne.
Le fond de la critique d’Averroès, toutefois, touche à un vrai point de la doc-
trine avicennienne que la reconstruction ġazalienne ne fait qu’exaspérer. Car,
pour Averroès, le simple fait de séparer ontologiquement l’ordre du sensible
de celui de l’intelligible suffit à conclure qu’il n’y a plus de véritable nécessité
dans le lien qui unit l’un à l’autre. Peu importe, comme on l’a vu dans le cas de
la génération spontanée de l’homme, que le lien entre les dispositions sensibles,
les complexions et les formes substantielles ne soit altéré qu’exceptionnellement
et que les agents sensibles soient à l’origine de ces dispositions, la conclusion
demeure pour Averroès la même: le lien entre les dispositions et les formes,
entre les agents sensibles et les agents intelligibles n’est plus un lien absolument
nécessaire, à savoir véritablement essentiel.
C’est en défendant cette séparation, conclut Averroès, qu’Avicenne a exposé
sa doctrine aux attaques d’al-Ġazālī, en mettant en danger tout aristotélisme.
Qu’on accepte ou pas la légitimité de la critique d’Averroès, on tient là la vraie
raison de sa polémique: Avicenne ne constitue pas la cible ultime de la critique
d’Averroès. Il n’est pas le pôle négatif de la philosophie d’Averroès. Si Averroès
s’attaque si violemment à Avicenne, faut-il encore le répéter, c’est que sa doc-
trine, portée à ses extrêmes conséquences, conduit nécessairement aux mêmes
conclusions que la théologie ašʿarite.
Pour toutes ces raisons, il faut donc conclure que la critique qu’Averroès
adresse à Avicenne ne peut se comprendre que lorsqu’on la considère en dia-
logue avec l’ontologie ašʿarite. Elle ne peut se comprendre que lorsqu’on consi-
dère la doctrine d’Avicenne comme une réponse et une façon de dépasser dia-
lectiquement un kalām très proche de l’ašʿarisme. Une réponse qui, d’après le
«second» Averroès, est non seulement faible, comme al-Ġazālī l’a montré, mais
aussi fausse d’un point de vue aristotélicien, précisément dans la mesure où
elle se rapproche trop de la thèse qu’elle veut dépasser. En effet, en séparant
ontologiquement le plan de la causalité intelligible de celui de la causalité sen-
sible, Avicenne, d’après Averroès, supprime inévitablement les fondements de la
connaissance humaine qui procède, par nature, de l’ordre du sensible à l’ordre de
l’intelligible en vertu du lien causal nécessaire qui les relie l’un à l’autre. C’est la
La noblesse de l’être 653
La solution d’Averroès:
Causalité instrumentale, action cosmique et synonymie divine
Averroès expose sa propre solution des difficultés soulevées par les générations
spontanées dans le long passage (p. 883, 15–885, 16) qui suit la présentation des
quatre arguments qu’on vient d’analyser. Le Commentateur se concentre sur
les difficultés liées à la génération des substances vivantes; il traite d’abord des
générations ordinaires, ensuite des générations spontanées. Il est en effet obligé
de revenir sur les générations par semence, étant donné que les arguments avi-
cenno-bāǧǧiens remettent en cause le principe de synonymie au plan du sensible
non seulement dans le cas des générations spontanées, mais aussi dans celui
des générations par semence. La solution d’Averroès consistera précisément à
établir un paradigme explicatif commun aux deux types de génération. On mon-
trera alors qu’il s’agit du même paradigme qu’on a reconstruit dans le chapitre
précédent, consacré aux commentaires du DGC et du GA.
Quant aux générations par reproduction, Averroès déclare que les «formes
matérielles», c’est-à-dire les substances individuelles, sont engendrées par la se-
mence du géniteur en vertu de la forme dont le générateur la pourvoit. C’est le
sperme du géniteur qui contient la puissance d’informer la matière qui est en
puissance vivante:
«Nous disons que si l’on réfléchit bien sur la démonstration d’Aristote dans
ce lieu à propos du fait que ce sont les formes matérielles qui engendrent les
formes matérielles, il apparaît clairement que ce sont les semences des choses
qui donnent les formes des choses engendrées par les semences, en vertu (bi)
des formes que leur donne celui qui les répand et qui les engendre»319.
Comme dans le commentaire du GA, Averroès explique ici que c’est la semence
qui engendre en vertu de la forme qu’elle reçoit du géniteur. Ce n’est pas un
agent séparé qui installe la forme de l’engendré dans une matière préalablement
préparée, mais un agent corporel qui par l’intermédiaire de la semence permet
l’émergence de la forme dans la matière qui la possède en puissance. Cette «in-
formation», dit Averroès, se produit en vertu de la forme dont le géniteur pour-
voit la semence. Cette forme, faut-il inférer, n’est rien d’autre que la «puissance
génératrice» (al-quwwa al-mukawwina) qui est véhiculée par la semence et dont
on a décelé l’origine chez Galien. Cette puissance, comme on l’a suggéré, est en
effet le premier embryon de celle qui sera la forme substantielle de l’individu
engendré.
Avant de préciser cette explication, Averroès fournit dans la suite du pas-
sage sa solution concernant les générations spontanées. Il affirme d’emblée que
celles-ci ont lieu en vertu d’un principe analogue et selon un schéma identique à
celui des générations naturelles ordinaires. C’est là le pivot de la démonstration
d’Averroès: lorsqu’une substance s’engendre d’une matière putride, ce n’est pas
un agent séparé qui crée la forme en acte dans la matière, ce sont les sphères
célestes qui constituent ce qui est analogue à la semence et communiquent à la
matière, par le biais de ce corps, la même puissance génératrice qui se trouve
dans la semence:
Ce que les corps célestes confèrent n’est donc pas une âme en acte, c’est une âme
en puissance ou plus précisément une puissance, une force, qui pour pouvoir agir
a besoin d’une matière et des qualités actives et passives comme celles qui sont
propres à la semence dans le cas des vivants qui se reproduisent. Là est donc la
différence capitale avec le système conçu par Avicenne: il n’y a pas deux ordres
de causalité parallèles, celui du corps qui engendre les qualités affectives et celui
de l’intelligible qui engendre les formes substantielles; le monde est le produit
d’une causalité perpendiculaire qui soude la terre au ciel. Le produit de cette
causalité ne se réalise qu’en vertu des formes substantielles, mais par l’intermé-
diaire nécessaire d’un corps doué de qualités sensibles. Certes, tout procède des
cieux, et en dernier ressort de Dieu, mais les corps célestes par leur intellect ne
créent ni ne déposent des formes et des âmes en acte dans la matière; ils donnent
ce qui tient lieu de semence et de puissance génératrice. C’est donc la puissance
génératrice, à strictement parler, qui garantit dans tous les cas la synonymie.
«[…] toutes ces puissances sont des puissances naturelles divines qui en-
gendrent ce qui leur est semblable, de la même façon que celle dont les arts
produisent leurs produits. C’est pourquoi Aristote affirme, dans le Livre des
Animaux, que ces puissances ressemblent à l’intellect, c’est-à-dire qu’elles
agissent comme l’intellect. En effet, ces puissances ressemblent à l’intellect
en ce qu’elles n’agissent pas au moyen d’un organe corporel. C’est en ce sens
que ces puissances génératrices, que les médecins appellent informatrices,
se différencient des puissances naturelles qui se trouvent dans les corps des
animaux. Celles-ci, en effet, opèrent de la même façon que l’intellect pra-
tique, sauf qu’elles agissent au moyen d’un instrument défini et de membres
propres. Quant à la puissance formatrice, elle n’opère pas au moyen d’un
organe propre. C’est pourquoi Galien soulève un doute à ce propos et il af-
firme: “Je ne sais pas si cette puissance, c’est le Créateur ou non”. Mais en
général, <la puissance formatrice> n’opère qu’au moyen de la chaleur qui est
dans la semence, et non pas dans la mesure où une forme se trouve en celle-ci,
comme l’âme dans la chaleur naturelle, mais en tant qu’elle y est enfermée
à la façon dont l’âme est enfermée dans les corps célestes. C’est pour cela
656 Averroès
de matière entre les cieux et le sensible. C’est cela qui explique que les corps
célestes ne sont pas affectés, à savoir chauffés, alors même qu’ils agissent par
la chaleur. En effet, le fait que la chaleur céleste ne soit qu’un instrument pour
l’intellect des corps supralunaires explique, comme on l’a dit, le fait qu’il ne se
produise pas, entre ces corps et les corps sublunaires de vrai contact et donc
d’action/passion. La doctrine d’Averroès est en ce sens un maillon essentiel dans
l’histoire de la notion de «contact virtuel» discutée dans le moyen-âge latin322.
C’est donc par l’introduction d’une cause instrumentale, le corps chaud qui
véhicule par sa chaleur la puissance formatrice, et d’une synonymie qu’on pour-
rait par conséquent appeler «instrumentale», qu’Averroès veut parer les diffi-
cultés des défenseurs du Donneur des formes, en même temps qu’en réfuter
les arguments. Cette même thèse, ainsi que l’idée que l’action non purement
mécanique des sphères célestes interviennent dans toute type de génération, est
confirmée aussi bien dans le Tahāfut al-Tahāfut que dans le GC de Met. Λ, plus
clairement que dans le CM du GA.
Dans le Tahāfut al-Tahāfut323, lorsqu’Averroès explique le type de rapport que
lie l’âme et le corps dans le but d’en déterminer la nature corruptible, il affirme
que l’action divine se déploie dans le monde sublunaire exclusivement par l’in-
termédiaire des corps célestes et, plus précisément, de la chaleur céleste qui en
procède (ḥarāra samāwiyya). Aucun philosophe, affirme-t-il, ne s’oppose à la
thèse soutenant que cette chaleur qui véhicule la puissance génératrice des ani-
maux et des plantes se trouve dans les éléments. Certains, poursuit-il, appellent
cette puissance «naturelle céleste» (ṭabīʿa samāwiyya), tandis que Galien l’ap-
pelle «formatrice» (al-muṣawwira) et parfois «créateur» (ḫāliq). Comme dans
le GC de Met. Z9 Averroès explique donc que les cieux interviennent dans la
génération, mais il affirme encore plus explicitement que leur action ne se limite
pas aux seules générations spontanées. Il assure, en effet, que les puissances
génératrices de tous les animaux et de toutes les plantes procèdent des corps
célestes par l’intermédiaire de la chaleur céleste.
Comme dans le GC de Met. Z, les corps célestes ont un rôle, pour ainsi dire,
informateur, mais ils ne créent pas l’âme en acte, ils communiquent une puis-
sance formatrice, capable de faire passer la matière de la puissance à l’acte, par
322 Pour une synthèse du débat concernant cette notion dans le Moyen-Âge latin, qui ne
relève toutefois pas l’importance d’Averroès, voir N. Weill-Parot, «Pouvoirs lointains de
l’âme et des corps: l’action à distance entre philosophie et magie, entre Moyen Âge et Re-
naissance», Lo Sguardo. Rivista Elettronica di Filosofia, 10 (2012), p. 85–98. En aval, la doctrine
d’Averroès doit se voir dans la continuité du débat grec sur cette question et sur la réponse éla-
borée par Alexandre d’Aphrodise. Sur le débat grec, voir V. Cordonier, «De la transmission
à la sympathie: Plotin et la désaffection du milieu perceptif (Enn. IV, 5 [29])», dans M. Narcy
(éd.), Néoplatonisme, Philosophie Antique 9, Presses Universitaires du Septentrion, Paris-Lille
2009, p. 35–69.
323 Averroès, Tahāfut al-Tahāfut, p. 577–578.
La noblesse de l’être 659
«Et cette chaleur, douée de la forme et diffuse dans les semences, est en-
gendrée par le porteur de semences et par le Soleil. C’est pour cette raison
qu’Aristote déclare que l’homme est engendré par un homme semblable à lui
et par le Soleil. Et cette chaleur, sur la terre et dans l’eau, est engendrée par
la chaleur du Soleil mêlée à celle des autres étoiles. C’est pourquoi le Soleil et
les autres étoiles sont le principe de la vie pour chaque être vivant dans la na-
ture. […] Et si <Aristote> n’attribue cette action qu’au Soleil, c’est parce que,
de tous les astres, il est celui dont l’action est la plus manifeste en cela. Par
conséquent, les chaleurs nées des chaleurs des étoiles engendrent chacune
des espèces d’animaux (car elles sont en puissance telle espèce particulière
d’animaux), la détermination (taqdīr) qui existe dans chacune des chaleurs
particulières résultant des quantités des mouvements des étoiles et de leurs
situations relatives dans la proximité et l’éloignement»325.
Averroès explique de façon claire que «la chaleur psychique», dans le cas des
semences, procède au moins en partie du soleil et des autres corps célestes. Et
s’il faut admettre, comme Averroès vient de l’expliquer, qu’à une chaleur vitale
s’associe toujours une puissance formatrice, il faut aussi conclure que l’action
des cieux n’est pas purement mécanique, elle est aussi, en ce sens particulier,
formelle326. En effet, la chaleur céleste contribue avec la chaleur de la semence
à constituer le véhicule dont la puissance formatrice a besoin pour «éduire» la
forme de la matière qui la possède en puissance.
Comme Averroès l’a expliqué, cette chaleur doit être déterminée pour pouvoir
engendrer. Dans le cas de la chaleur qui procède des cieux, nous dit-il dans ce
passage, cette «détermination» (taqdīr) est le résultat des mouvements de ces
derniers et de leur position vis-à-vis du monde sublunaire. Cette thèse, alors,
nous explique également pour quelle raison, même si on compare la semence ou
le corps chaud qui lui est analogue à un instrument, on ne peut ni conclure que le
même instrument, à savoir la même semence ou le même corps chaud, pourrait a
priori et exceptionnellement engendrer plus d’une espèce ni que la même espèce
puisse s’engendrer avec ou sans semence. Pour reprendre la terminologie utili-
sée dans le chapitre précédent, on doit conclure qu’à une seule chaleur vitale ne
correspond qu’une seule puissance formatrice et donc une seule espèce: chaque
chaleur vitale, en tant que déterminée, détermine l’espèce qui s’en engendre.
Une espèce ne pourra jamais s’engendrer d’autre chose que de la semence douée
de la chaleur déterminée propre et de la puissance formatrice qui lui corres-
pond: jamais un homme ne pourra s’engendrer d’autre chose que de la semence
de son père.
De ce point de vue, alors, les cieux doivent être considérés comme une véri-
table cause agente de la génération des espèces, même si, en tant qu’ils sont des
causes éloignées, ils ne sont pas la seule. Si en effet, comme on l’a vu dans le
GC de la Phys., il faut admettre que toute détermination est le fruit d’une action
formelle et finale et non pas d’une pure action mécanique, les cieux sont des vé-
ritables agents. C’est en ce sens qu’il faut considérer cette détermination comme
le signe d’une véritable providence cosmique, que vient corroborer la connota-
tion religieuse et «providentialiste» du terme taqdīr utilisé dans ce contexte327.
326 Je me rallie en ce sens à la lecture proposée par G. Freudenthal, voir p. 471, n. 83. Toutefois,
plus que ce dernier ne le fait, comme je vais l’expliquer, il faut considérer les corps célestes
et leurs intellects comme des agents qui ne font que «collaborer» avec la nature sublunaire.
On verra en ce sens que la forme substantielle n’est pas en partie donnée par les cieux et en
partie par les agents sensibles, mais intégralement par ces derniers «avec la collaboration»
des premiers.
327 Voir notamment Cor. 54, 49; 25, 2; 80, 19. Sur le débat théologique concernant le taqdīr
divin, voir Gimaret, Théories de l’acte humain.
La noblesse de l’être 661
Telle est donc la solution proposée par Averroès. Dans les générations par se-
mence, il faut admettre que le sperme, par sa chaleur vitale, et plus précisément
sa partie pneumatique, produit de l’entremêlement de la chaleur céleste et de
celle de la semence, n’est pas un corps qui possède une âme en acte, elle est le
véhicule de l’âme en puissance, c’est-à-dire de la puissance formatrice, laquelle
se rapporte à lui non pas comme à son substrat, mais comme à son instrument.
Dans le cas de ce type de générations, cette puissance procède aussi bien des
sphères célestes que de l’agent prochain corporel car la chaleur qui la délivre est
le résultat des deux chaleurs: l’homme est engendré par un homme semblable à
lui et par le soleil, mais non pas par le soleil seulement, ni par son Intellect. Dans
le cas des générations spontanées, en revanche, elle ne procède que des corps
célestes, mais toujours par le biais d’un corps chaud analogue à la semence qui
contient la puissance formatrice.
Dans les deux types de générations, le corps chaud et la chaleur qui le carac-
térise sont propres, à savoir appropriés, à la substance engendrée. C’est en ce
sens que cette chaleur peut être considérée comme un véritable concomitant
de la substance et qu’elle n’est ni une forme substantielle ni un simple accident.
Les puissances formatrices, qu’elles se trouvent dans les semences ou dans les
corps chauds analogues aux semences, agissent toujours au moyen de ces qua-
lités actives sensibles propres, de façon à faire passer à l’acte la forme qui est
en puissance dans la matière. Pour le dire avec la terminologie qu’on a utilisée
précédemment, les puissances formatrices par le biais du corps chaud qui leur
sert d’instrument sont à même de produire l’altération substantielle qui conduit
à l’émergence de la forme.
Ces puissances ne sont donc pas séparées, car bien qu’elles n’aient pas d’or-
gane propre, à savoir un organe dont elles seraient la forme, elles agissent néces-
sairement en vertu de leur chaleur propre qui les véhicule et dont elles se servent
comme d’un instrument. C’est seulement en associant la notion de cause instru-
328 Averroès, GC Met. Λ, c. 18, p. 1502, 12–1503, 5. Cf. c. 37, p. 1607, 3; 1712, 9–11.
662 Averroès
«La démonstration sur laquelle Aristote s’appuie ici, c’est que les formes ne
viennent pas à l’être en soi, car, si tel était le cas, la génération aurait lieu
sans la matière de ce qui est pourvu de matière. Or s’il en va ainsi, ce qui
vient à l’être, c’est ce qui est doué d’une forme. Et ce qui engendre, dès lors,
c’est ce qui meut la matière, de sorte qu’elle reçoive la forme, c’est-à-dire ce
qui la fait passer de la puissance à l’acte. Mais ce qui meut la matière, c’est
C’est l’agent principal qui agit, mais toujours par le biais de la semence ou de ce
qui lui est analogue et en vertu de la puissance formatrice que sa qualité active
véhicule. Dans les générations par semence, c’est donc le géniteur qui fait pas-
ser à l’acte la matière, en vertu de sa forme qui se manifeste comme étant une
puissance dans sa semence. C’est le géniteur qui engendre le sujet de la forme et
la forme elle-même, même si l’instrument par lequel il opère est le produit de la
coopération astrale. En reprenant l’exemple des arts qui parachèvent la nature,
examiné par Averroès dans les cc. 29–30 du GC de Z9331, on peut ainsi affirmer
que l’art divin des astres ne fait que parachever l’œuvre des agents sublunaires.
On comprend donc à la lumière de son implication cosmo-théologique l’im-
portance qu’Averroès avait accordée dans son commentaire à ce type particulier
d’art. Comme Averroès l’avait instamment affirmé, dans ce type d’arts, à la diffé-
rence des arts comme celui de bâtir, l’artisan n’impose pas à la matière une forme
qui n’y était pas en puissance. L’agriculteur, le médecin, le polisseur de chrome
ne font qu’aider la nature à faire émerger la forme qui était déjà dans la matière.
Même s’ils possèdent dans leur intellect la forme qui va émerger, ils n’imposent
pas à la matière une forme «autre», comme c’est le cas de la forme de la maison
pour les pierres. C’est pourquoi, disait Averroès, il n’y a pas dans les produits de
ces arts deux formes, mais une seule forme et un seul agent principal: la nature.
L’art divin des cieux est absolument analogue à ce type d’artisanat.
C’est en établissant cette analogie qu’Averroès peut conclure que les causes
qu’il nomme «éloignées» ne sont pas les seuls véritables agents et c'est en vertu
de cette analogie que sa doctrine diffère de celle d’Avicenne. Comme les artisans
de ce type d’arts, les cieux, leur intellect et en dernière instance Dieu, conçu
comme l’intellect de la dernière sphère, ne donnent pas la forme; ils jouent le
même rôle dans la génération substantielle que celui de ce type d’artisan: ils
n’imposent pas à la nature des formes qu’elle n’avait pas déjà en puissance, ils
ne font que collaborer avec les agents sensibles. Il n’y a donc dans chaque géné-
ration substantielle qu’un seul agent, celui qui possède en acte la forme qu’il va
communiquer à son rejeton.
Si le sujet de la forme et la forme elle-même étaient engendrés par deux agents
différents, conclut Averroès en reprenant une fois de plus les conclusions du
commentaire du GA, un seul effet, en tant qu’il est un, serait engendré par deux
agents, ce qui est absurde:
En un sens fort, il faut donc conclure que le principe de synonymie fonde aussi
la possibilité de la pensée, car l’advenir de l’intellection nécessite la préexis-
tence d’un intellect agent, qui communique à l’intellect en puissance la forme
intelligible qui le fait devenir intellect en acte. Comme pour toute génération,
pour l’advenir de la puissance intellective, il faut qu’une substance intelligeant
en acte préexiste; mais il ne faut pas en déduire que l’intellection puisse se ré-
aliser indépendamment des sens. Car, comme on l’a montré, qu’il s’agisse des
principes premiers ou des principes des sciences particulières, Averroès assure
que la connaissance se fait par induction et par un processus abstractif qui nous
permet de procéder du sensible à l’intelligible. On ne connaît l’intelligible que
parce qu’on a accès à ce qui est intelligible en puissance, à savoir le sensible. En
effet, si, dans la génération comme dans l’intellection humaine, le passage de la
puissance à l’acte implique nécessairement la préexistence d’une substance qui
était déjà en acte cela même qui est en puissance, le premier ne peut se réaliser
sans la seconde. L’existence de l’agent ne peut supprimer l’existence de ce qui est
en puissance: c’est dans l’ancrage de celui-là à celle-ci et dans l’articulation né-
cessaire de la puissance à l’acte, qu’Averroès inscrit la possibilité pour l’univers
d’exister et pour l’homme de le connaître.
L’acte précède la puissance, mais ne la supprime pas. Dans ce cas aussi, c’est
le système ašʿarite qui est en cause. Comme Averroès l’affirme à la fin du c.18 de
Met. Λ, convaincus que Dieu est l’agent unique pour l’ensemble des êtres qu’il
crée directement, sans intermédiaire, avec toutes leurs dispositions, les ašʿarites
ont nié l’existence de la puissance334. Mais la fausseté de cela, rétorque Averroès,
apparaît clairement à quiconque possède quelque notion de métaphysique.
«Car si la puissance n’existait pas, il n’y aurait pas du tout d’agent. Et si l’agent
n’existait pas, il n’y aurait absolument rien qui soit en acte. C’est pourquoi on
dit que l’ensemble des proportions et des formes existent en puissance dans
la matière et en acte dans le moteur premier, ce qui est en quelque sorte com-
parable à l’existence en acte de l’objet fabriqué dans l’esprit de l’artisan»335.
Conclusion:
La providence divine comme enjeu ultime de la métaphysique
Toute la discussion consacrée à la génération spontanée et à la vérification du
principe de synonymie a donc pour but ultime de prouver la nécessité du lien
efficient, formel et final qui soude l’agent sensible à son effet et d’établir que
cette nécessité et cette continuité subsistent aussi au plan vertical de l’action
céleste. La négation de cette nécessité et du principe de synonymie entraîne-
rait, d’après Averroès, des conséquences désastreuses aussi bien du point de
vue épistémologique que théologique. En effet, la suppression de la nécessité
«Cette proposition <i.e. que la nature agit en vue de quelque chose> fait par-
tie des principes fondateurs de la science physique, mais aussi de la science
divine. En effet, si le physicien ne la concédait pas, il devrait nier le principe
final et nier aussi que la matière existe en vertu de la forme. De là il s’ensuit
qu’il devrait nier aussi le principe agent (en effet l’agent n’engendre qu’en
vue de quelque chose, de même que le moteur meut en vue de quelque chose.
Et puisqu’il suit la forme, il suit nécessairement aussi la nature de la ma-
tière. Si cela n’était pas le cas, une chose pourrait s’engendrer du hasard, mais
alors il n’y aurait pas d’agent, ou s’il existait, il serait inutile). De même si le
métaphysicien n’admettait pas <ce principe>, il ne pourra pas prouver que
Dieu a une providence à l’égard des choses d’ici-bas, et c’est la raison pour
laquelle Aristote a commencé en disant que la nature agit en vue de quelque
chose et que c’est de là qu’il faut entamer ici la recherche»338.
338 Averroès, GC Phys. II, c. 75, f. 75 M3–6: «Quia ista propositio est maxima et fundamen-
tum in hac scientia et in scientia divina, quoniam si naturalis non concesserit eam, negat prin-
cipium finale et negat materiam non esse propter formam, ex quo sequitur ipsum negare agens
(generans enim non generat nisi propter aliquid et similiter movens, movet propter aliquid; et
cum sequitur formam, sequitur necessario materiae naturam, et si non, nascitur casu et sic non
erit agens; aut si erit, erit frustra), et similiter si divinus non concesserit eam, non poterit pro-
bare, quod deus habet sollicitudinem circa ista, quae sunt hic, ideo incepit Aristoteles dicere,
quod natura agit propter aliquid et quod ab hoc debet incipere hic».
668 Averroès
forme, qu’elle soit ou non séparée. C’est pour cette raison que l’étude de l’essence
de la dernière forme séparée, comme de la forme en général, est du ressort du
métaphysicien, car celui-ci les étudie en tant que causes des substances, c’est-à-
dire en tant qu’acte et perfection.
C’est en ce sens la primauté de la cause formelle et finale qui garantit à la mé-
taphysique averroïste son unité et son fondement ultime. La fin, assure Averroès,
est une cause supérieure aux autres, car elle s’identifie à l’acte, qui est le principe
méta-causal qui constitue le fondement ultime de l’être dans son entier. L’acte
est le fondement. C’est pourquoi la science de la cause finale ultime est la science
de toutes les sciences. Tout tend vers sa propre forme, parce que l’acte est la per-
fection. Si Dieu est la forme de toutes les formes, car il est acte pur et «pensée de
pensée», il est, pour cette même raison, perfection, fin suprême et moteur ultime
de tout l’étant. Il est donc fin ultime en tant qu’objet de désir.
C’est là le point d’arrivé du processus analytique que le «maître de la science
divine» a parcouru en remontant de la forme des substances composées, jusqu’à
la dernière des formes séparées: démontrer que la cause motrice ultime et aussi
la dernière cause formelle et finale, en étant acte pur. En tant qu’acte pur, Dieu
est fin ultime de toute la nature et, en tant que fin ultime, le suprême bonum
verum. C’est de là alors que le métaphysicien peut inférer, de façon synthétique,
que l’univers qui en dépend est lui aussi absolument bon. Si sa cause agente,
formelle et finale ultime est le suprême bonum verum, l’univers, en tant qu’effet,
sera aussi nécessairement bon.
C’est en suivant ce raisonnement qu’on peut affirmer que la démonstration
d’une providence divine constitue la partie «synthétique» de la recherche mé-
taphysique: c’est en montrant que le moteur de l’univers est le suprême bo-
num verum, que la métaphysique garantit le caractère essentiellement bon de
l’univers lui-même. En effet, si la physique nous montre «analytiquement» qu’il
existe un moteur immobile ultime qui garantit «synthétiquement» l’existence,
l’éternité et la continuité du mouvement de l’univers, la métaphysique nous
montre «analytiquement» que ce principe ultime est forme, fin et perfection
ultime, puis elle nous permet d’inférer «synthétiquement» que le monde est
bon, car Dieu est bon339.
Nier la causalité finale oblige nécessairement de supprimer ces deux voies. En
effet, si la voie analytique qui nous conduit des formes et des fins particulières
339 Cette relecture de la théorie averroïste de la providence, fondée sur l’opposition entre
une phase de l’analyse et une phase de la synthèse à l’intérieur de la métaphysique, vient
ainsi préciser les travaux déjà existants sur ce pan de la pensée d’Averroès. Voir notamment T.
Kukkonen, «Averroes and the Teleological Argument», Religious Studies, 38/4, 2002, p. 405–
428; C. Belo, Chance and determinism in Avicenna and Averroes, Brill, Leiden 2007, qui ont à
juste titre insisté sur le caractère métaphysique de cette doctrine, sans toutefois relever que la
preuve de l’existence d’une providence divine est le résultat de la phase synthétique de l’étude
de l’être en tant qu’être.
670 Averroès
serait plus possible, mais la notion même de divinité en serait anéantie. Pour
le dire autrement et parvenir à ce qu’on peut considérer comme la conclusion
ultime de la doctrine averroïste, si Dieu est Dieu, l’homme doit pouvoir (le)
connaître.
Conclusion:
D’Aristote à Averroès.
La théorie de la génération au cœur
du néo-aristotélisme
Cet aristotélisme, toutefois, dont Averroès se fait le défenseur, n’est plus celui
du Stagirite, mais un aristotélisme renouvelé, qui doit se confronter à des nou-
veaux enjeux et qui se trouve doté de nouveaux dispositifs conceptuels. La pos-
sibilité de prouver l’éternité du monde, l’existence d’un système causal unitaire,
ainsi que la bonté absolue de notre cosmos et de sa cause ultime en font partie.
Ces enjeux, comme les nouveaux dispositifs qui permettent d’y faire face, se
trouvent tous au croisement d’une étude physique et métaphysique de la géné-
ration substantielle et de son produit.
L’étude de la génération nous montre ultimement que ce n’est qu’en réins-
taurant l’absolue nécessité de la causalité sensible et en la nouant à la nécessité
de l’action céleste qu’on peut montrer l’existence de Dieu et en expliquer la na-
ture. Seule cette interconnexion causale, en effet, peut garantir à Dieu sa nature
absolument divine et à l’univers sa nature essentiellement bonne. C’est le trait
essentiel du néo-aristotélisme averroïste. Le monde d’Aristote ne constitue pas
un étant unique et unifié. Ses deux régions sont séparées par une frontière on-
tologique infranchissable. Le grand défi de tout exégète monothéiste d’Aristote,
qui devait se confronter aux critiques non éternalistes d’une part et aux accusa-
tions de mécréance d’autre part, était de combler cet écart ontologique tout en
sauvegardant la non-uniformité du cosmos aristotélicien.
C’est en établissant un système causal qui, au niveau moteur, final et for-
mel, mais non pas matériel, remonte via le monde supralunaire jusqu’à Dieu,
qu’Averroès répond au défi. La frontière dictée par les deux types de matière
est maintenue, mais la continuité d’un monde à l’autre est garantie par toutes
les autres causes. Il n’y a pas d’échange de matière d’une région du cosmos à
l’autre, mais à la différence des systèmes émanatistes la puissance formatrice,
toujours véhiculée par une cause instrumentale matérielle, ne fait que per-
mettre l’actualisation des formes qui étaient déjà en puissance dans la matière
sublunaire.
Comme ses prédécesseurs dans le monde arabe, Averroès s’efforce donc d’éla-
borer une ontologie qui permette à l’action divine de se répandre dans l’univers
entier sans supprimer l’écart ontologique qui sépare la nature divine de la nature
corporelle. S’il fallait, en même temps, maintenir l’unicité divine et distinguer
une région incorruptible douée d’un mouvement continu éternel, d’une région
soumise à la génération et à la corruption, dans le but ultime de les relier à
la cause première, la seule possibilité était de postuler un réseau causal unifié.
Cela obligeait à admettre que les causes qui gouvernent le monde supralunaire
et le monde sublunaire ne sont pas les mêmes seulement par analogie, mais les
mêmes numériquement.
Cependant, à la différence d’al-Fārābī, d’Avicenne et d’Ibn Bāǧǧa, Averroès
assure qu’on ne peut fonder ce réseau causal complexe sans accorder à la cau-
salité verticale céleste et à la causalité horizontale sublunaire un même type
de nécessité. Il conclut ainsi que si au niveau des sphères célestes la nécessité
674 Averroès
appartient aux individus, dans le monde sublunaire, elle appartient aux espèces.
C’est seulement en postulant, pour chaque espèce, l’existence d’un lien néces-
saire entre une matière, une forme, une fin et un agent particuliers, qu’on est à
même de rejeter toute forme de créationnisme et de garantir ainsi au monde et
à Dieu leur nature absolument bonne.
C’est pour cette raison qu’Averroès abandonne la philosophie émanatiste avi-
cennienne et se présente comme le défenseur d’un aristotélisme arabe rénové.
Comme l’aristotélisme d’Alexandre d’Aphrodise, celui d’Averroès est solidaire
d’une ontologie gradualiste, qui fait de la forme la véritable essence et la vé-
ritable substance première. C’est sur cette ontologie qu’Averroès va étayer sa
propre théorie hylémorphique, selon laquelle la réalité ultime de chaque chose
réside dans une forme qui agit par le biais de ses concomitants essentiels. Ces
concomitants, considérés comme des accidents essentiels, constituent l’instru-
ment par lequel la forme agit.
Le rapport forme/matière n’est plus simplement interprété à la lumière du
paradigme prédicat/sujet, mais relu à l’aide des notions d’agent et d’instru-
ment. L’hylémorphisme aristotélicien devient un essentialisme foncièrement
efficient. La forme n’est plus simplement un principe constituant, c’est une
force agente, une force qui ne peut agir que par le biais de ses concomitants
sensibles. Ce sont ces mêmes concomitants alors qui constituent, du point
de vue de la théorie du savoir, la possibilité de construire les syllogismes du
signe.
À la différence d’Alexandre et d’Aristote lui-même, toutefois, Averroès se re-
trouve contraint de justifier le choix d’une ontologie close délimitée par dix
genres suprêmes de l’être et de fournir les raisons du refus de la distinction entre
essence et existence, qui bouleversa à tout jamais l’histoire de l’ontologie. Il ne
le fera jamais explicitement. Cependant, il ne faut pas voir dans ce refus et dans
ce silence un retour aveugle à une ontologie incapable de satisfaire les nouvelles
exigences métaphysiques que la théologie monothéiste avait contribué à faire
apparaître. C’est tout le contraire.
Dans la mesure où il exige que chaque existant rentre forcément dans l’une
des dix catégories et assure que les causes prochaines et éloignées, qu’elles
soient motrices, finales ou formelles, appartient au même genre que leurs effets
(même s’il s’agit d’un genre au sens large), le projet philosophique d’Averroès
est clair: il s’agit de donner à la connaissance humaine un fondement épisté-
mologique inébranlable et sans limite. Si Dieu, en tant qu’il est fin, est forme et
perfection, il est, comme toutes les autres formes, substance, même s’il l’est à un
degré supérieur. C’est l’enjeu ultime de son système néo-aristotélicien: montrer
qu’entre l’homme et Dieu il y a un rapport synonymique, même s’il s’agit d’une
synonymie très générale, une synonymie universelle.
En ce sens, l’analogie est l’outil privilégié qui permet de suivre la trame
causale du cosmos. Une analogie qui, de façon plus nette que chez Alexandre,
D’Aristote à Averroès 675
n’est pas un simple mode de l’examen1, car les principes auxquels elle nous per-
met de parvenir possèdent un statut «entitatif» fort, puisqu’ils sont toujours
des principes individuels. Faut-il en conclure que l’essentialisme qu’Averroès
professe en sort affaibli? Il faut croire que non. Pour Averroès, comme pour
Alexandre, l’eidos reste, au niveau du monde biologique, le lieu unique de l’être
et de l’unité2; mais plus explicitement que chez Alexandre il devient, au niveau
cosmologique, le fondement de l’être lui-même, puisque le moteur immobile est
la forme de toutes les formes.
Une dernière question, cruciale dans le cadre d’un système verticaliste comme
celui d’Averroès, demeure. C’est la question qu’adresse J. Vuillemin à toute forme
d’aristotélisme: celle de savoir s’il y a une manière de dépasser ce qu’il appelle
le cercle du dogmatisme de l’aristotélisme. Quel fondement, pour le dire autre-
ment, peut-on accorder à l’analogie qui nous permet de remonter du monde
sensible à la première de toutes les causes? Comment établir le bien-fondé de la
connaissance humaine, sans en postuler dogmatiquement la nécessité? Si l’his-
toire de la pensée doit encore attendre la philosophie critique d’Emmanuel Kant
pour que le cercle soit brisé, nous avons cru pouvoir montrer que l’aristotélisme
d’Averroès constitue un jalon fondamental dans cette histoire, dès lors qu’il étaie
sa théorie de l’analyse/synthèse sur la croyance en une providence divine.
On a suggéré que la providence n’est pas pour Averroès un pur et simple pos-
tulat physique, mais le résultat d’un corollaire métaphysique. Elle est, en effet,
le dernier corollaire par lequel le métaphysicien, une fois établi le caractère es-
sentiellement bon de Dieu, infère de façon synthétique qu’il est nécessairement
provident eu égard au monde naturel. Le fait d’être le produit d’une providence,
et donc d’être nécessairement bon, est ainsi interprété comme une propriété par
soi qu’on attribue au monde dans son ensemble.
C’est dans ce même cadre théorique que l’homme d’Averroès trouve la façon
d’innocenter, plus que de nier son dogmatisme. Car c’est ce même résultat qui lui
permet d’établir le fondement de sa propre connaissance sans le poser comme
un simple postulat. C’est du fait même de montrer que le fondement de l’être
est l’ultime bonum verum, en étant acte pur, que l’homme déduit la garantie de
sa connaissance. Si la connaissance humaine n’avait pas de fondement, c’est-à-
dire si l’homme ne pouvait parcourir, comme sa nature le veut, le chemin qui le
conduit de l’effet à la cause, sa nature, en tant qu’animal rationnel, s’en trouve-
rait complètement anéantie. L’homme serait, pour le dire autrement, une espèce
vouée par nature à l’échec. Qu’est-ce qui nous empêcherait, dès lors, de parler de
tromperie divine? Cela ne serait que le dernier pas à franchir.
1 Pour le rôle que l’analogie joue dans l’essentialisme d’Alexandre, voir Rashed, Essentia-
lisme, p. 31
2 Ibid., p. 31.
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I 8, 17, 17–22 : 386, 602 III 1, 116 b27–36, p. 51
I 17, 29–30 : 602
I 17, 30, 10–16 : 386 Physica
I 26, 42, 24–25 : 386 I 1, 184 a10–18 : 64–65, 290–291,
296–297
Aristote I 1, 184 a16–23 : 290, 316–319, 323–325
Categoriae I 1, 184 a16–26 : 317–318
1, 1 a21 et sq. : 117 I 1, 184 a21–23: 317, 327, 329
5, 3 b20 : 593 I 1, 184 a21–26 : 65
8, 9 a14–10 a10 :117, 441 I 1, 184 a23–25 : 240, 328
8, 9 a28–31 : 441 I 1, 184 a23-b14 : 246, 288, 290
8, 9 b27–33 : 441 I 3, 186 a15–16 : 400
I 4, 187 a17 : 77
Analytica Priora I 5, 188 a26–31 : 357
II 23, 68 b9–14 : 342 I 5, 188 a30–31 : 70, 358
II 23, 68 b15–32 : 339–340 I 5, 188 b8–26 : 362
II 27, 70 a6 : 320 I 5, 188 b10 et sq. : 88
I 5, 188 b16 : 72
Analytica Posteriora I 5, 188 b21 : 359
I 1, 71 a5 et sq. : 321 I 5, 188 b25–26 : 72
708 Index des lieux
Cet index ne contient que les termes grecs non traduits. Il ne recense pas les termes traduits
qui figurent dans les passages reportés dans les notes ou dans le corps du texte.
ἀδιάφορον : 70 δεικνύωμεν : 35
αἰσθητόν : 116 διαίρεσις : 65, 408
αἴτια : 64, 291, 294–296 διδασκαλικός : 321
ἀλήθεια : 360 δοκεῖ : 73, 171
ἀλλοίωσις : 120 δυνάμενον : 216
ἀναλογία : 51 δύναμις : 18, 259, 261–262, 511
κατ’ ἀναλογίαν : 51, 68 δύναμις πλαστική : 503
ἀνάλογον : 71, 141 δυνατόν : 169, 557
ἀναλυτικῶς : 36
ἀνάρμοστον : 88, 362 εἰδέναι : 291, 295
ἀντιπαράστασις : 628 εἶδος : 175, 182, 187, 201, 208, 565, 603, 609
ἀπὸ ταὐτομάτου : 176, 189, 192, 209–210, 516 εἶναι : 114, 124, 182
ἀπόδειξις : 38, 321 ἐμπειρία : 31
ἀποδεικτικός : 321 ἔνδοξα (endoxa) : 29–30, 32, 34, 37, 39–40,
ἀπορωτάτος : 172, 189 64–65, 70
ἄρχεται : 220 ἕν : 103
ἀρχή/ἀρχαί : 39, 64, 71, 254–256, 291, πρὸς ἕν : 15, 195, 541, 542, 544
294–296 ἔνστασις : 628
ἄρχουσα : 215 ἕξις : 137, 262
ἄτομον : 117, 175, 206, 208 ἐπαγωγή : 31–32, 321, 338–341
ἀχώριστα : 538 ἐπίστασθαι : 291, 293, 295
ἐπιχείρησις : 35
γένεσις : 23, 25–27, 52, 67, 76, 176, 177, 182, ἔργον : 3, 131, 150–151, 259, 261
188–189, 198, 230, 577, 604
γένεσις ἁπλῆ : 53, 60, 106–108, 128, 165– θηρμόν : 221, 486
166, 174, 230 θηρμὸν ζωτικόν : 134
γένεσίς τις : 26, 128, 165 θερμὸν κινητικόν : 136
περὶ πάσης γενέσεως : 24, 51, 89, 354
περὶ γενέσεως τῆς κοινῆς : 96 ἡρμοσμένον : 88, 362
γένος : 38, 40, 193, 243, 565
γίγνεσθαι : 78–82, 84, 88, 107, 124, 177, 180, ἴδιον/ἴδια : 24, 89, 96, 99, 102, 147, 227
201
γίγνεσθαι ἁπλῶς : 111, 158 καθ’ αὑτό : 169, 173, 205, 557
γίγνεσθαι ἔκ τινος : 83–84, 124, 145–146, καθ’ ἕκαστον : 325, 340
177, 180, 195, 198, 210, 368, 574 καθ’ ὅ : 175, 180, 183, 579
γίγνεται ἄλλο ἐξ ἄλλου : 136 καθόλου : 2, 27, 30, 33, 37–39, 41–42, 44, 47,
γίγνεσθαι ἐκ πρώτου κινήσαντος : 136 50, 63, 68, 70–73, 287, 317, 325, 328
γίγνεσθαι πολλαχῶς λέγεσθαι : 82, 195 καθόλου λίαν : 39
γιγνόμενον/γιγνόμενα : 78–84, 145–146, πᾶν καθόλου : 70
176–180, 182, 198, 367–368, 574, 575 καταμήνια : 124
γονή : 137 κατηγορία : 177, 575
κενός : 39
722 Index des termes grecs
Cet index ne contient que les termes arabes non traduits. Il ne recense pas les termes traduits
qui figurent dans les passages reportés dans les notes ou dans le corps du texte.
— ʾBD — — BDʾ —
abadan : 607 mabādiʾ : 267, 293, 296, 547
mabādiʾ ūlā : 293, 296–298
— ʾṮR —
aṯar : 453, 464 — BDN —
taʾṯīr : 464 badan : 547
— ʾLF — — BRHN —
muʾallaf : 362 burhān : 293–294
burhān al-dalīl : 320
— ʾRḌ — burhān al-limā : 324
arḍ : 630 burhān al-inna : 325
burhān al-wuǧūd : 331
— ʾSR —
bi-asr : 255 — BŠR —
mubāšara : 529
— ʾSṬQSS —
usṭuqussāt : 267, 293, 296 — BʿD —
baʿda : 369–370
— ʾṢL —
uṣūl al-fiqh : 7 — BLĠ —
al-uṣūl al-kulliyya : 246 balaġa : 293
— ʾLH — — BYT —
al-ṣāḥib al-ilāhī : 537 bayt : 580
— ʾMR — — BYN —
amr : 325 bayyin bi-nafsihi : 557
al-umūr al-muǧmala : 328–329
al-umūr al-muḫtalifa : 328–329 — TRB —
al-umūr al-mušār ilayhā : 454 turāb :529
al-umūr al-ʿāmma : 255
— TMM —
—ʾNN — tāmman : 619
al-inniyya : 561, 563, 604
— ǦRB —
— ʾNS — taǧriba : 333, 343, 345, 347
ānās : 633 taǧribiyya : 344
— ǦRM —
al-aǧrām al-samāwiyya : 546
Index des termes arabes 725
— ǦSM — — ḪLL —
ǧism ǧuzʾiyy : 610 taḥlīl : 584
— ǦZʾ — — ḪSS —
aǧzāʾ : 247 aḫassu : 456
al-ǧuzʾiyyāt : 247
ǧuzʾiyyan : 277 — ḪṢṢ —
al-ḫāṣṣa : 254
— ǦNS — ḫāṣṣatan : 328
al-ǧins : 243, 561 aḫassu : 456
— ǦWHR — — ḪLṬ —
al-ǧawhar al-awwal : 453 iḫtilāṭ : 480
al-ǧawhar al-mušār ilayhi : 558
al-ǧawhariyya : 450 — ḪLF —
akmal fī al-ǧawhariyya : 452 al-muḫtalifa : 329, 584
ašḫāṣ al-ǧawāhir : 546
— ḪLQ —
— ḤǦǦ — ḫāliq : 658
ḥuǧǧa : 359–360 al-muḫtaliqa : 584
— ḤDD — — ḪLW —
ḥadd : 589 ḫilwan min : 546
maḥdūd bi-ḏātihi : 600
maḥdūd bi-al-suṭūḥ : 600 — DRK —
maḥdūd bi-al-imkān : 600 mudrak : 453
— ḤRR — — DFʿ —
ḥarāra samāwiyya : 658 dufʿatan : 376
ḥarāra nafsiyya : 659
— DLL —
— ḤRK — tadullu ʿalā al-mušār ilayhi : 453
al-mutaḥarrika al-ilāhiyya : 546 tadullu ʿalā inniyya : 563
(al-umūr) al-murakkaba : 328–329 adall ʿalā al-mušār ilayhi : 452
dalīl : 320, 324–325
— ḤQQ — al-istidlāl : 319
ḥaqq : 361, 453
bi-al-taḥqīq : 453 — DHR —
al-dahriyya : 640
— ḤKM —
ḥikma : 537 — ḎWT —
ḏāt : 344
— ḤML — bi-allaḏī min ḏātihi : 616
al-maḥmūl al-ḏātī : 344
— RTB —
— ḤWL — tartīb al-taʿlīm : 240
ḥāl : 293–294, 459 martaba : 267
istiḥāla infiʿāliyya : 469
— RSM —
rasm : 564
726 Index des termes arabes
— RŠD — — ŠYʾ —
al-iršād : 344 šayʾ : 574, 575, 579, 600
hāḏā al-šayʾ : 563, 577, 578
— RKB — lā šayʾ : 605
tarkīb : 584 šayʾ wāḥid bi-ʿaynihi : 565
šayʾ mušār ilayhi : 600, 601
— RWM — šayʾ muṣawwar : 600
rūmiyya : 582
— ṢDQ —
— ZʿM — taṣdīq : 346
yazʿam : 471
— ṢNʿ —
— ZYD — ṣināʿa : 616
tazayyud : 467
— ṢWR —
— SBB — al-ṣūra : 302, 605, 565
sabab : 290, 293, 297 al-ṣūra al-ǧismiyya : 302
al-sabab al-muḥarrik al-awwal : al-ṣūra al-mizāǧiyya : 478
271 al-ṣūra al-ǧuzʾiyya : 595
al-sabab al-ʿāmm : 271 al-ṣūra al-mušār ilayhā :
al-asbāb al-ūlā : 293, 297–298 604
al-asbāb al-uwal : 296 ṣūrat al-insān : 566
al-asbāb al-qarība : 296 al-ṣūra al-hayūlāniyya : 546
al-asbāb al-ǧuzʾiyya : 271 wāhib al-ṣuwar : 636
yutaṣawwar : 383
— SRMD — taṣawwur : 383
sarmadiyya : 546
akṯar sarmadiyya : 546 — SWY —
mustawiya : 612
— ŠBH —
šabīh bi-al-ṣūra : 580 — ṬBʿ —
ṭabīʿa : 584, 616
— ŠHD —
al-šāhid : 319 — ṬLQ —
ʿalā al-iṭlāq : 468
— ŠHR —
mašhūra : 398 — ṬYN —
ṭīn : 529
— ŠRF —
ašraf : 456 — ʿDL —
iʿtidāl : 483
— ŠRK —
muštarika : 612 — ʿRḌ —
aʿrāḍ : 253
— ŠKL — al-aʿrāḍ al-ḏātiyya : 332
šakl : 605
— ʿRF —
— ŠWR — maʿrifa, 293
al-mušār ilayhi : 247, 367, 447, 453,
455 593, 595, 601, 605
Index des termes arabes 727
— ʿLM — — FḌL —
al-ʿālam : 253, 254 faḍl : 540
al-ʿilm : 293–294, 529, 531
ʿilm yaqīn : 293 — FʿL —
ʿilm limā al-šayʾ : 324 fāʿil : 575
ʿilm anna al-šayʾ : 324 afʿāl : 261, 264
ʿilm al-uṣūl : 7 bi-al-fiʿl : 600
maʿlūm bi-nafisihi : 537 al-fāʿil al-aqṣā : 271
al-taʿlīm : 323 infiʿālāt : 261, 264
— ʿMM — — FLSF —
al-ʿāmmiyya : 245, 254 al-falsafa al-ūlā : 536
ṣāḥib al-falsafa al-ūlā : 536
— ʿN —
ʿan : 369–370, 640 — FLK —
al-falak al-māʾil : 630
— ʿND —
ʿinda : 642 — FHM —
ʿinda al-aql : 522 fahm : 564
— ʿNṢR — — QʾM —
ʿunṣur : 575, 576, 578, 579 qāʾima : 593
qāʾima bi-hi : 543
—MʿN —
maʿnā : 564, 583, 608 — QDR —
maʿnā basīṭ : 598 taqdīr : 420, 429, 432, 436, 572, 659–661
al-maḥdū al-maʿnā : 608
— QDM —
—ʿWD — bi-al-taqdīm : 453
ʿāda : 642
— QRʾ—
—ʿYN — istaqraʾa : 341
al-ʿayn : 542 istiqrāʾ : 338, 341
istiqrāʾ tāmm : 341
— ĠRD — istiqrāʾ nāqiṣ : 341
ġaraḍ : 243, 291
— QSM —
— ĠYB — al-qisma : 408
al-ġāʾib : 319
— QṢD —
— ĠYR — maqṣūd bi-ḏātihi : 453
taġayyara : 574
— QṬʿ —
— ĠYY — munqaṭiʿ : 611
fī al-ġāya : 468
— QWL —
— FRQ — qāla : 565
ašyāʾ lā tufāriq : 538, 546 maqūlāt : 575, 576
mufāriq : 546, 562, 593
728 Index des termes arabes
— QWM — — KYF —
qawm : 633 kayfa : 575
al-kayfiyyāt : 254
— QWY— kayfiyyāt istiḥāliyya : 255
quwwa : 387, 501, 514 kayfiyya aṯariyya : 464
quwwa ǧawhariyya : 261 kayfiyya mutawassiṭa : 465
quwwa muṣawwira : 477, 655, 658
quwwa mukawwina : 654 — LḤQ —
yalḥaqu : 253
— QYS — lāḥiq/lawāḥiq : 18, 315, 458
al-qiyās : 294, 358 al-lawāḥiq al-ʿāmma : 290
al-qiyās al-muʾtalif : 294 al-lawāḥiq al-ʿāmmiyya : 245, 253, 290,
al-qiyās al-yaqīnī : 294 315
— KLL — — LZM —
al-kull : 247 lawāzim : 315
al-kullī : 247, 561
kulliyya : 593 — MṮL —
kulliyyan : 277 miṯlu hāḏā : 257, 562, 607, 608
bi-nawʿ kullī : 605 miṯluhu bi-al-ṣūra : 584
— KLM — — MA —
kalima : 589 māhiyya : 558, 604
kalām : 13, 306, 319, 352, 532, 569, 570,
571, 623, 641–650, 672 — MDD —
mutakallimūn : 643, 650, 672 mādda : 579, 588
— KMM — — MZǦ —
al-kamm al-mutawaṣṣil : 446 mizāǧ : 478, 485
mumtaziǧ : 605
— KML —
kāmil : 454 — MKN —
akmal ʿinda al-ʿaql : 453 imkān : 387
— KWN — — MN —
al-kawn al-muṭlaq : 447 min : 369–370
kāna : 574, 607
takawwana : 574, 575 — NBT —
al-mutakawwina : 576, 577 nabt : 580
mukawwan : 610
takawwana : 367 — NḤS —
takawwun : 607 nuḥās : 605
mutakawwan : 367
yakūnu min šayʾ : 598 — NẒR —
naẓīr : 382
— KWR —
al-kura : 605 — NSḪ —
tanāsuḫ : 527
Index des termes arabes 729
Cet index non exhaustif contient les notions principales qui se trouvent dans les textes latins
cités en note.
accidens : 243, 248, 257, 310–311, 378, 380, 385 causae primae : 245, 535
accidentia essentialia : 263 causae propinquae : 246, 296
accidentia propria : 306, 330, 378–379, 417 causae remotae : 246, 296, 298, 300, 304
accidentia universalia : 247, 248 causae secundae : 535
per accidens : 311, 356, 361, 405–407, 426 causae simplices : 257, 296–298, 535
actio : 393–394, 433–434, 480, 503 causae universales : 247–248, 535
admisceri : 386, 497, 504–506 causa rei est dignior causato : 544
admistio : 504 certitudo : 292–293, 349
aequitas : 480 concoctio : 498, 510
aequivocatio : complementum : 389, 415, 423–424
per aequivocationem : 402, 405–406, 408, complexio : 416, 480, 484, 488–489, 503
413 complexio apta recipere formam : 519
aequivoce : 516 complexio individualis : 484
aeternus : 428–429, 517 compositio : 363, 492, 498
alteratio : 378, 380, 412, 417, 500 prima compositio : 280
alteratio accidentalis : 381 secunda compositio : 280
alteratio passiva : 470 tertia compositio : 280
alteratio substantialis : 381, 421 compositum : 257, 305, 327–329, 361–363, 373,
anima : 311, 489, 496, 512, 515, 518 390, 394, 399, 413, 514, 544
extra animam : 311 congregatum : 388
appetere : 390–392 consequens : 255–256, 329–330
appetitus naturalis : 384, 391–392 consideratio : 244–245, 263, 292, 308–309, 315,
Arabico : 370, 528 436
consimilis : 257, 416
bonum verum : 314, 427, 669, 675 consuetudo : 375
contemperatura : 483, 492, 519
caliditas : 503, 510 corpus : 255–257, 264, 385, 388, 414, 416, 425,
calidus : 503 496, 505, 514
calor : 399, 426, 498, 503, 508, 510, 519 corpus aereum : 519
causa : 247–248, 255–256, 263, 292, 295–298, corpus animale : 496
319, 328, 330, 389–391, 394, 411, 426, 510, 544 corpus caeleste/coeleste : 389–390, 394, 517,
causae communes : 245, 248 519
causae compositae : 296, 298 corpus consimile : 416
causa efficiens : 370 corpus demonstratum : 385
causa fomalis : 295 corpus fungosum : 505
causa in actu : 296 corpus geniturae : 519
causa in potentia : 296 corpus homogeneum : 493
causa motiva : 309 corpus organicum : 414, 416
causa movens : 295 corpus simplex : 263, 423
causae particulares : 535 corpus transmutabile : 312
causae per accidens : 296 corruptio : 361, 363, 390, 392, 412–413, 423
causae per se : 296 contangere : 505
Index des termes latins 731
forma est magis substantia quam subiec- habitus : 355, 357, 361–366, 371–374
tum : 388
forma recipit partitionem : 378 idioma : 370
forma una habet unum proprium subiec- impossibilis : 297, 306, 308, 365, 375, 392, 399,
tum : 491 406, 411, 425–427, 429, 433–434, 500, 517
una forma non potest reperiri nisi in una individuus : 248, 484
tantum materia : 527 individuus demonstratus : 388
esse formarum abstractarum : 308 inductio : 337, 358–361, 377, 381
inductio vera : 359
generari : 371, 373, 378, 416, 483, 503, 506, 510, instrumentum : 503, 505–506, 519
574 instrumentum animae : 489
generari ex aliquo : 371, 358, 363, 369, 370, instrumentalis : 503
417, 426, 503 intellectum : 512–513, 515
generari ex contrario : 358–359, 363, 366 apud intellectum : 248
generari ex nihilo : 426–427 per intellectum : 435
generari ex non esse : 425 intentio : 242–245, 248, 288, 209, 290–291, 299,
generari ex pluribus : 363 369, 535–537, 545, 549–550
generari in actu : 372
generari in rei veritate : 372, 375 Loquentes : 306, 426
generari in tempore : 372 locus : 245, 514
generatio : 263, 361, 372–373, 377, 381, 423,
426–427, 434, 503, 507, 514, 577 manifestum : 293, 329, 352, 358, 369, 372, 385,
generatio animalium : 414, 416 392, 394, 406, 412
generatio communis : 354, 394, 421 manifestum per se : 308, 311, 433
generatio corporum consimilium : 416 manifestum per inductionem : 361
generatio in indivisibile : 412 manifestior : 319
generatio primae partis : 417 materia : 245, 257, 295, 308, 311, 373, 388,
generatio secundum quod est motus : 372, 390–391, 436, 491, 496, 506, 510, 514–515,
378 527–528, 577
generatio universalis : 495 materia communis : 495
generatio componitur ex alteratione et materia composita : 298, 305, 394
generatione : 417 materia generationis : 495
generatio est finis alterationis : 412 materia hominis : 312, 249
generatio est finis motus : 423, 429 materia membrorum : 495, 497
generatio est finis transmutationis : 412 materia prima : 103, 114, 118, 120–121, 200,
generatio est tribus modis : 416 245, 249, 298, 304–306, 381, 385–386,
generatio sequitur alterationem : 378 389, 390, 393–394, 425, 437, 446, 448,
generatio sequitur motuum : 412 materia propinqua : 306, 394
vias ducentes ad generationes : 256 materia pura : 305
generatum : 246, 256, 286, 367, 372–374, 378, materia dicitur in respectu formae : 312
381, 394, 437 materia est causa formae : 389
generatum completum : 372–374, 437 materia est substantia in potentia : 309–
generatum in actu : 372–374 310
generatum in rei veritate : 372–373 materia est in potentia : 544
generatum in via generationis (est forma) : materiam est propter formam : 314
286, 372–373 materia non est in actu : 389, 392
primum generatum : 417, 429 materiae appetitus naturalis : 391–392
generatum per motum : 372 membrum : 489, 495–496, 503–505, 507–510
genus : 244, 250, 290, 296, 365, 470, 498 menstruum : 489, 494, 497, 504, 506
Geometer : 385, 436 mensura : 436, 503
Index des termes latins 733
qualitas propria : 398–399, 417, 433 species : 208, 243, 248, 312, 337, 510, 519,
qualitas terminata : 434 527–528
qualitas activa : 470 substantia : 310–311, 365, 367, 372, 375, 378,
quiditas : 309, 382, 488 380–382, 387–388, 399, 414, 416, 497, 508,
544, 577
raritas : 471 substantia aggregata : 388
ratio : 358, 360, 375, 498 substantia demonstrata : 378, 388
ratio hominis : 375 substantia elementorum : 264
ratio spermatis : 374 substantia in actu : 309–310
ratio materiae : 435 substantia in potentia : 309–310
recedere : 373, 378 substantia materiae : 382, 387, 390
recedere successive : 378 substantia prima : 187
recipere : 378, 385–387, 390–393, 515, 519 substantia primi principii : 308–309
recipiens : 374–375, 437 substantia seminis : 512
res communes : 241, 244, 248 substantia simplex : 399
res essentialis : 505 sperma : 374–375, 378, 488, 493–494
res naturalis : 244–245, 248, 255, 282, 298, 311, spiritus : 489, 504, 508
319, 328, 433 subiectum : 243, 253, 263, 265, 286, 290–291,
res posteriores in esse : 326 299, 305–306, 308–309, 316, 318, 365–375,
res priores in esse : 326 378, 381, 385, 387–389, 413, 423, 426–427,
res propriae : 252 489, 491, 496, 518–519, 535, 541, 545, 550
res sensibilis : 243, 291, 255 synonymum : 292, 295
resolutio : 507 successive : 355, 375–376, 378
summatim : 280
sanguis : 416–417, 488–489, 493–495, 497, 504,
506, 510 tangere : 500, 506
scala naturae : 53, 123, 148, 158 transmigratio : 528
scientia certa : 292, 297 transmutatio : 380–381, 385, 403, 406, 411–414,
scientia de ente simpliciter : 308 416, 515
scientia divina : 295, 297, 303, 309, 314, 534, transmutatio per se : 406–407
667 transmutatio per accidens : 406–407
scientia naturalis (haec scientia) : 243, transmutatio in tempore : 406–407
244–247, 255, 263, 290, 292–293, 295, 308, transmutatio non in tempore : 406, 414
310–312, 314, 327, 337–338, 667 transmutatio quae est finis : 306, 406,
scientia perfecta : 292, 299 transmutatio indivisibilis : 412
scientia prima : 168
secundum prius et posterius : 300 virtus : 503–504, 510, 516
secundum magis et minus : 380 virtus animata : 512, 515–516
secundum vocem : 367 virtus ad animam relata : 512
secundum rem : 367, 371 virtus dans animam : 512
semen : 378, 483–484, 497–498, 503–506, 510, virtus efficiens : 517
512 virtus formativa : 211, 473, 489, 500, 503,
sermo : 248, 295, 306, 365, 426–427, 490, 513 504, 511–515, 521, 525
signum : 306, 319, 326–327, 337 virtus informativa : 501, 505, 508, 512,
signum naturale : 306 518–519
sollicitudo dei : 314, 667 virtus separata : 512