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Les Spirales du sens

chez Renaud Camus


FAUX TITRE

336

Etudes de langue et littérature françaises


publiées sous la direction de

Keith Busby, †M.J. Freeman,


Sjef Houppermans et Paul Pelckmans
Les Spirales du sens
chez Renaud Camus

Textes réunis par


Ralph Sarkonak

AMSTERDAM - NEW YORK, NY 2009


Illustration couverture: Jean-Paul Marcheschi, La Salle des Vents in
memoriam Maurice Wermès,1995.
Photographie de François Saint Pierre

Maquette couverture: Pier Post.

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de ‘ISO 9706: 1994, Information et documentation - Papier pour documents -
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ISBN: 978-90-420-2684-1
E-Book ISBN: 978-90-420-2685-8
© Editions Rodopi B.V., Amsterdam - New York, NY 2009
Printed in The Netherlands
Table des matières

Renaud Camus, wordsmith à l’œuvre .................................................11

Paysages : pays sages .........................................................................25


Sjef Houppermans

La chute dans la folie..........................................................................41


Ralph Sarkonak

Renaud Camus, remarqueur mélancolique .........................................69


Catherine Rannoux

À la recherche de l’autobiographie...................................................107
Charles A. Porter

Le Journal de Renaud Camus est-il bathmologique ?......................139


Thomas Clerc

Flatters, peintre et psychagogue, personnage camusien par


l’écrivain lui-même...........................................................................167
Paul Léon

Contradiction Without End : Renaud Camus and the Parti de


l’In-nocence ......................................................................................207
Hugo Frey

Interview...........................................................................................231
Charles A. Porter
6 TABLE DES MATIÈRES

Interview...........................................................................................255
Bruno Chaouat

Interview...........................................................................................273
Alain Finkielkraut
Sigles et abréviations
A Aguets – Journal 1988 (P.O.L, 1990).
AA L’Amour l’Automne (Travers III) (P.O.L, 2007).
BL Le Bord des larmes (P.O.L, 1990).
BVP Buena Vista Park (Hachette/P.O.L, 1980).
CF1 La Campagne de France – Journal 1994 [première
édition] (Fayard, 2000).
CF2 La Campagne de France – Journal 1994. Avec un
avant-propos de l’éditeur [deuxième édition]
(Fayard, 2000).
Cham L’Élégie de Chamalières ([1989] ; P.O.L, 1991).
Chron Chroniques achriennes (P.O.L, 1984).
ChS Le Château de Seix – Journal 1992 (P.O.L, 1997).
CL Le Chasseur de lumières (P.O.L, 1993).
Com Le Communisme du XXIe siècle précédé de La
Deuxième Carrière d’Adolf Hitler et suivi de
Que va-t-il se passer ? et de Pire que le mal
(Xenia, 2007).
Corb Corbeaux – Journal 9 avril – 9 juillet 2000 suivi de
Pièces rebutées et autres. Avec un texte de
Mark Alizart (Nouvelles Impressions, 2000).
Corée Corée l’absente – Journal 2004 (Fayard, 2007).
CP Commande publique (P.O.L, 2007).
Dem Demeures de l’esprit : Grande Bretagne 1 : Angleter-
re sud & centre, Pays de Galles (Fayard, 2008).
Der Derniers jours – Journal 1997 (Fayard, 2002).
DF Discours de Flaran (P.O.L, 1997).
DPB La Dictature de la petite bourgeoisie. Entretien avec
Marc du Saune (Privat, 2005).
ÉB L’Élégie de Budapest in Le Voyage à l’Est (Balland et
la Maison des écrivains, 1990).
Éch Échange (Flammarion, coll. « Textes », 1976).
ÉDC L’Épuisant Désir de ces choses (P.O.L, 1995).
El El. Dessins de François Matton (P.O.L, 1991).
Emp Qu’il n’y a pas de problème de l’emploi (P.O.L,
1994).
ÉQ Élégies pour quelques-uns (P.O.L, 1988).
Esp L’Esprit des terrasses – Journal 1990 (P.O.L, 1994).
8 SIGLES ET ABRÉVIATIONS

Etc Etc. (Abécédaire) (P.O.L, 1998).


Été Été (Travers II) (Hachette/P.O.L, 1982).
Étran L’Étrangèreté. Entretiens avec Emmanuel Carrère et
Alain Finkielkraut (Tricorne, coll. « Répli-
ques », 2003).
FA Fendre l’air – Journal 1989 (P.O.L, 1991).
GD La Grande Déculturation (Fayard, 2008).
Gers Le Département du Gers (P.O.L, 1997).
GP Graal-Plieux – Journal 1993 (P.O.L, 1998).
GT La Guerre de Transylvanie – Journal 1991 (P.O.L,
1996).
HC Hommage au Carré – Journal 1998 (Fayard, 2002).
Hér Le Département de l’Hérault (P.O.L, 1999).
Inc Incomparable (avec Farid Tali) (P.O.L, 1999).
ISV L’Inauguration de la salle des Vents (Fayard, 2003).
JR Journal romain – 1985-1986 (P.O.L, 1987).
JT Journal de « Travers » [1976-1977] [deux volumes,
pagination continue] (Fayard, 2007).
JVF Journal d’un voyage en France (Hachette/P.O.L,
1981).
K K. 310 – Journal 2000 (P.O.L, 2003).
Killa Killalusimeno (Vaisseaux brûlés, 2) (P.O.L, 2001).
LC Le Lac de Caresse (P.O.L, 1991).
Loz Le Département de la Lozère (P.O.L, 1996).
Mas Comment massacrer efficacement une maison de
campagne, en dix-huit leçons (Privat, 2006).
Ne Ne lisez pas ce livre ! (Vaisseaux brûlés, 1) (P.O.L,
2000).
NMT Notes sur les manières du temps (P.O.L, 1985).
Notes Notes achriennes (Hachette/P.O.L, 1982).
Ns Nightsound (sur Josef Albers) suivi de Six Prayers
(P.O.L, 2000).
Nuits Les Nuits de l’âme – Journal 1996 (Fayard, 2001).
Out Outrepas – Journal 2002 (Fayard, 2005).
PA P.A. (petite annonce) (P.O.L, 1997).
Par Éloge du paraître ([1995]1 ; P.O.L, 2000).

1
Le titre de la première édition du livre était Éloge moral du paraître.
SIGLES ET ABRÉVIATIONS 9

Pass Passage (Flammarion, coll. « Textes », 1975).


RDF Répertoire des délicatesses du français contemporain
(P.O.L, 2000).
Ret Retour à Canossa – Journal 1999 (Fayard, 2002).
RF Roman furieux (P.O.L, 1987).
RM Rannoch Moor – Journal 2003 (Fayard, 2006).
Roi Roman roi (P.O.L, 1983).
Salle La Salle des Pierres – Journal 1995 (Fayard, 2000).
Sens Du sens dans ses rapports avec l’origine, le temps,
l’histoire, l’étymologie, la morale, la culture, la
littérature, l’éducation, la nationalité, l’immi-
gration, l’“affaire Camus”, etc. (P.O.L, 2002).
Sites Onze sites mineurs pour des promenades d’arrière-
saison en Lomagne ([1994]2 ; P.O.L, 1997).
Sob Le Royaume de Sobrabe – Journal 2005 (Fayard,
2008)
Sol Esthétique de la solitude (P.O.L, 1990).
Som Sommeil de personne – Journal 2001 (Fayard, 2004).
Souv Est-ce que tu me souviens ? [Vaisseaux brûlés, 2-237-
1], (P.O.L, 2002).
Syn Syntaxe ou l’autre dans la langue. Avec une note de
Robert Misrahi. Suivi de Éloge de la honte et
de Voix basse, éloge du chuchotement ou L’au-
tre dans la voix (P.O.L, 2004).
T Tricks ([1979 ; 1982] ; P.O.L, 1988).
TCS Théâtre ce soir (Jean Paul Bayol, 2007).
Trav Travers (Hachette/P.O.L, 1978).
VB Vaisseaux brûlés (Petite annonce),
http://perso.wanadoo.fr/renaudcamus.
VCH Vie du chien Horla (P.O.L, 2003).
Vig Vigiles – Journal 1987 (P.O.L, 1989).
Voy Voyageur en automne (P.O.L, 1992).

2
Le titre de la première édition du livre était Sept sites mineurs pour des promenades
d’arrière-saison en Lomagne.
10 SIGLES ET ABRÉVIATIONS

Dans les citations, les passages en italique reproduisent le texte origi-


nal. Les soulignements sont de l’auteur de l’étude. Les soulignements
de Renaud Camus le cas échéant sont signalés comme tels après la ci-
tation.

Les guillemets français ont été utilisés pour toutes les citations in
texte. Les guillemets américains ont été réservés pour les citations à
l’intérieur d’autres citations, ainsi que pour les mots employés au
deuxième degré, ironiquement, les néologismes, etc.

Pour l’article et l’interview en anglais, les doubles guillemets ont été


utilisés pour les citations in texte et les guillemets simples pour les
mots employés au second degré, ironiquement, les néologismes, etc.
Renaud Camus, wordsmith à l’œuvre
La figure fondatrice de la bathmologie est
la spirale, et Barthes, le fondateur, avan-
çant cette image, fait dûment référence à
Vico. La spirale peut être plate [...]. Ce-
pendant c’est plutôt à des spirales en trois
dimensions que nous songeons naturelle-
ment, et c’est là d’évidence ce que Bar-
thes a dans l’esprit [...].1 (Sens, p. 190)

– La langue, en somme, c’est la lumière


de l’expérience... (CL, p. 135)

Une belle photographie de François Saint Pierre nous introduit à la


salle des Vents du château de Plieux où habite Renaud Camus depuis
1992. Aménagée en 1995, la salle des Vents est dédiée à la mémoire
de Maurice Wermès (“Oyosson”, le “saint”, etc.), l’ami de Jean-Paul
Marcheschi, et contient plusieurs des œuvres de l’artiste. De gauche à
droite, nous voyons La Barque des ombres, La Carte des Vents et
Oracle de Plieux. Morsure de l’aube II, œuvre qu’on ne voit pas, fait
face à ce dernier tableau. Ce lieu de mémoire est comme la chapelle
laïque du château, où sont honorés l’amour et l’amitié, mais aussi
Dante et les ombres, autrement dit l’inscription de la douleur dans les
« phrases dictées par la nuit », car on sait que les tableaux de Mar-
cheschi contiennent des fragments de textes partiellement consumés
par le feu2. La salle des Vents est un lieu d’une synergie toute spéciale

1
Renaud Camus fait référence à la définition que donne Barthes de la bathmologie :
« Un néologisme n’est pas de trop, si l’on en vient à l’idée d’une science nouvelle :
celle des échelonnements de langage. » Roland Barthes par Roland Barthes, Paris,
Seuil, coll. « Écrivains de toujours », 1975, p. 71. Le meilleur exemple d’une analyse
bathmologique chez Camus est le fragment intitulé « Le bandeau du maréchal Ney »
(BVP, p. 14-16 ; Sens, p. 169-70). Voir aussi « Vuitton » (Trav, p. 64-69 ; BVP, p. 17-
21 ; Sens, p. 171-173).
2
« Avec ses cercles, avec ses flammes, ses brûlures, ses phrases dictées par la nuit,
hâtivement griffonnées et accrochées là comme autant d’aide-mémoire et de talis-
mans, il [Marcheschi] avait en quelque sorte dessiné et plaqué sur le mur [...] le grand
12 LES SPIRALES DU SENS CHEZ RENAUD CAMUS

où les différentes zones de lumière capturées par le photographe illu-


minent les pierres du mur, les boiseries du plafond, les carreaux du
plancher, où on voit “en abyme” les reflets d’une fenêtre, sans comp-
ter le ciel entr’aperçu par l’ouverture en forme de porte qui a été per-
cée dans la Carte. Cela nous rappelle le monde matériel à partir du-
quel s’élaborent les recherches esthétiques de Marcheschi et de Ca-
mus, tous deux amateurs des arts plastiques et de la chose littéraire,
pour qui la construction d’une œuvre n’a jamais exclu un réel ludisme,
fût-elle – comme c’est le cas ici – intimement liée au deuil. Tout se
passe comme si La Barque des ombres, frêle embarcation, s’apprêtait
à partir dès l’aube vers un ciel dont nous ignorons tout et où le seul
outil de navigation sera la très belle Carte des Vents, qui semble sym-
boliser les spirales du sens chez Renaud Camus.

Le présent collectif a pour but de donner une idée de l’œuvre


multiforme de Renaud Camus, laquelle comprend maintenant plus de
soixante-dix livres, sans parler des sites de l’auteur, dont Vaisseaux
brûlés et celui du parti de l’In-nocence. Peu de lecteurs de Camus ont
tout lu ; quant à ses critiques et détracteurs, lors de l’affaire Camus ou
après, on sait que souvent ils n’avaient lu de cette vaste œuvre que
quelques phrases tronquées et citées hors contexte. C’est pourquoi il
semble opportun de jeter un (nouveau) coup d’œil sinon sur toute
l’œuvre, tâche quasi impossible, du moins sur certains de ses versants,
tenants et aboutissants. Vu le travail novateur qui a déjà été fait par
Jan Baetens en particulier sur les Églogues3, il semblait opportun de
ne pas s’attarder sur ces textes romanesques inépuisables. On ne trou-
vera ici qu’un article qui en traite et cela de façon indirecte. Le début
de l’affaire Camus de 2000 (mais elle ne s’arrête pas à la fin de cette
année) a coïncidé avec le colloque « Renaud Camus, écrivain », orga-
nisé par Charles Porter et Jan Baetens qui a eu lieu à Yale cette même
année. On trouvera des références à l’Affaire dans le volume des ac-

entonnoir de la douleur, le gouffre de la douleur finale en effet, de la douleur ultime


[...]. » (ISV, p. 300-301). Cf. ISV, p. 56-57.
3
Jan Baetens, Études camusiennes, Amsterdam, Rodopi, coll. « Faux titre », 2000.
RENAUD CAMUS, WORDSMITH À L’ŒUVRE 13

tes4, de même que Sjef Houppermans en fait mention dans un livre ré-
cent, qui est une excellente étude d’ensemble de l’œuvre camusienne5.
Mais c’est dans le présent volume qu’on trouvera une discussion plus
détaillée de cette Affaire6 dont certains se plaisent à nier l’existence
aujourd’hui. Notre collectif tient compte aussi du site du Parti fondé
par Renaud Camus en 2002. Lorsque j’ai lancé l’appel des articles,
j’ai insisté sur l’importance du Journal, et on trouvera plusieurs analy-
ses très fines mais aussi très différentes de ce qu’on peut considérer
comme le tronc d’une œuvre qui n’arrête pas de croître, déployant ses
feuilles en maintes directions, tantôt du côté de la pure littérature, tan-
tôt de la polémique politique ou autre.
Cependant, une grande préoccupation, une seule en fait, anime
cette œuvre : le sens et les multiples détours qu’il faut emprunter pour
y arriver, ou presque. On sait que pour Camus, le sens est toujours
problématique et il peut « blesser » : « [...] en ses méandres, au pas-
sage, le sens littéraire peut être agressif. Il peut blesser. Je dirais même
qu’il doit blesser. Écrire, c’est nécessairement écrire contre. » (K,
p. 132). Deux “oui” peuvent ne pas dire la même chose, comme
l’épigraphe de Corbeaux (2000) nous le rappelle : « “La différence en-

4
Jan Baetens et Charles A. Porter, éds, Renaud Camus, écrivain, Leuven, Peeters,
2001.
5
Sjef Houppermans, Renaud Camus – érographe, Amsterdam, Rodopi, 2004.
6
Suite à la publication de La Campagne de France - Journal 1994, Renaud Camus a
été fortement critiqué dans les médias pour des passages interprétés comme ayant un
caractère antisémite ou raciste. L’affaire Camus, qui a commencé au printemps 2000,
a vu la publication de centaines d’articles et la diffusion de plusieurs émissions de
radio et de télévision. Très tôt Les Éditions Fayard ont retiré ce volume du Journal du
commerce avant d’en faire paraître une deuxième édition où les passages litigieux
étaient remplacés par des blancs. Dans le même temps des versions tronquées et
textuellement inexactes de ces mêmes passages étaient “citées” dans les médias. Si
l’Affaire s’étend au-delà de 2000, on peut tenir que le point culminant en est la
publication d’une pétition signée par Jacques Derrida et d’autres qui parlait de
« opinions criminelles » (« Déclaration des hôtes-trop-nombreux-de-la-France-de-
souche », Le Monde, 25 mai 2000). Renaud Camus a répondu dans un ouvrage de
cinq cents pages, Du sens (2002), où il se livre à une défense de ses idées dans le
contexte d’un journal bathmologique. Il voit le sens moins comme un produit qu’une
production en voie d’élaboration constante ; le sens ne saurait être que l’objet
d’approches provisoires et de formulations préliminaires qui seront le plus souvent
rejetées par la suite, « “un pentimento perpétuel, conscient, déclaré” » (Jean-Paul
Marcheschi, « L’inappartenance » in Corbeaux, p. 280, cité in Sens, p. 355).
14 LES SPIRALES DU SENS CHEZ RENAUD CAMUS

tre deux oui peut être plus grande que celle entre un oui et un non.” ».
D’où l’image de la spirale du sens, figure emblématique de la bathmo-
logie que Camus a empruntée à Roland Barthes. Tout est une question
de niveaux, ce qui donne lieu à maint repentir, à une écriture où foi-
sonnent les parenthèses, comme dans Du sens, où la longue “paren-
thèse” (si l’on peut l’appeler ainsi) sur Proust qui se trouve au centre
du livre forme une mise en abyme productrice de sens et de reflets
multiples. Or, ce n’est pas un hasard si les pages en question analysent
des extraits tirés de la Recherche qui thématisent et textualisent une
erreur de lecture. « Chaque mot est un carrefour en étoile » (PA,
§454, p. 105-106). Dans cette citation, on entend Proust et Claude Si-
mon, et ce n’est pas par hasard si nous rencontrons très souvent ces
deux écrivains dans nos lectures de Renaud Camus car tous deux af-
fectent une figure (et une pratique) qui lui est chère : le chemin de tra-
verse. Le sens, à l’image du carrefour, nous mène dans maintes direc-
tions, et il ne faut pas avoir peur de se perdre dans ses dédales. Mais il
y a plus : « Le sens est ce qui nous quitte, sans doute. » (RDF, p. 267).
On voit par là tout un panneau (et un programme) de l’œuvre, et plus
d’une étude du présent volume fera appel à la nostalgie de ce qui est
perdu (ou presque), car les livres de Camus sont imprégnés d’une im-
mense mélancolie. Par notre oubli des origines (des mots, du passé, de
la littérature elle-même), nous vivons dans un monde où le sens est en
perte, et le peu de sens qui nous reste n’est pas précisément populaire.
On pense à Saniette qui, à force de parler un français si parfait, bien
que suranné, se fait ridiculiser par les Verdurin ; ceux-ci vont faire
semblant de n’y comprendre goutte, ne voyant en leur hôte d’hier
qu’un fou furieux, ou du moins est-ce l’excuse qu’ils trouvent pour le
mettre à la porte. Renaud Camus, c’est le Saniette de la France du
XXIe siècle : Vox clamens... Que le sens nous quitte est un sentiment,
une sensation même, qu’on peut trouver aux débuts de l’œuvre, avant
Tricks (1979), dès la première page des Églogues, dans Passage
(1975). Cette perte est aussi le sentiment de la mort qui est le thème le
plus important de l’œuvre, et qui a été le mieux textualisé dans un li-
vre trop peu connu, L’Inauguration de la salle des Vents (2003), sans
doute le meilleur roman de Camus. Je dis « roman » mais l’écriture en
est élégiaque, le retour obsessif des douze thèmes et des onze styles
constituant une sorte de psalmodie ou hymne à la mémoire de ceux
qui ont été perdus, par le sida, par l’oubli, par la vie qui passe outre.
C’est un long chant qui rappelle et complète les Élégies pour quel-
ques-uns (1988). Devant le non-sens et l’absence de la mort, Camus
érige un riche tombeau, un mémorial où le sens, les sens se répercu-
RENAUD CAMUS, WORDSMITH À L’ŒUVRE 15

tent comme dans une vaste chambre d’échos ou comme dans un châ-
teau. Contre la disparition des êtres, contre la dégradation des paysa-
ges, contre l’abêtissement environnant, Camus oppose la permanence
des œuvres et de la nature qui regarde nos folies avec des regards fa-
miliers, d’où un autre archi-thème : les correspondances de toutes sor-
tes.
« Paysage : pays sages », l’article de Sjef Houppermans, nous
rappelle que Renaud Camus est un grand promeneur, un explorateur
de paysages français et étrangers. Chez lui le réflexe du cartographe
(et son versant plus fou, le “démon” de l’exhaustivité) n’est jamais
loin. Au départ, l’objectif, c’est « la recherche du plus sauvage que
chez soi », ce qu’on voit dans un des plus beaux volumes du Journal,
Rannoch Moor (2006). Houppermans souligne la mélancolie et le dé-
sir qui animent l’explorateur et le topographe qu’est Camus. Affichant
sans cesse sa déception devant la “pollution visuelle” du paysage fran-
çais (il exagère un petit peu, n’est-ce pas ?), l’écrivain préfère certains
paysages britanniques moins spoliés par les temps modernes, quoique
l’on sache comment certaines parties de l’Angleterre furent martyri-
sées lors de la révolution industrielle. La pulsion géographique chez
Camus (découvrir un nouveau chemin de traverse) n’est jamais loin de
la pulsion scripturale, tant il importe d’ériger un lieu de mémoire à
tout ce qu’on vient de découvrir.
Dans « La chute dans la folie », j’essaie d’analyser diverses for-
mes de folie qui sont décrites dans Roman furieux (1987), le livre de
Camus qui aurait eu le moins de succès commercial. C’est l’histoire
d’un roi déchu et de son “fou”, mais en fait c’est le roi qui est fou à
lier et bientôt, tel son créateur, fou de lier les mots ensemble, tant
l’écriture de la suite de Roman roi (1983) s’approche des techniques
mises en œuvre dans les Églogues. Roman tient de son créateur et vice
versa, car le roi partage avec lui « la folle passion de connaître les
lieux qui l’entourent » (RF, p. 121). Progressivement vidé de son es-
sence royale, Roman se refera une existence toute littéraire, lui qui a
toujours été à la recherche d’une épigraphe, fût-elle fictive. Ce faisant,
le livre raconte en abyme l’histoire du roman du XXe siècle et, par là,
se met sous le signe et le sceau des mots. Après tout, I only have
words to play with.
16 LES SPIRALES DU SENS CHEZ RENAUD CAMUS

Catherine Rannoux se propose de prendre en filature « Renaud


Camus, remarqueur mélancolique », ce qu’elle fait en se penchant sur
le Répertoire des délicatesses du français contemporain (2000)7. Elle
relève l’obsession du détail linguistique dans un livre qui se situe dans
la tradition des remarqueurs d’antan mais qui glisse vers le manuel de
savoir-vivre. Si le corpus est limité à un seul livre, et on comprend
pourquoi, on serait tenté de joindre au même dossier des pièces incri-
minantes (ou pas) comme, bien sûr, le Journal mais aussi Le Chasseur
de lumières (1993), roman qui intègre dans le tissu de sa fiction bon
nombre de remarques sur les dégradations de la langue, des paysages
et du savoir-vivre. Selon Rannoux, Camus fait preuve d’un certain
« déni affiché de l’évolution de la langue », car il serait plus honnête
homme que linguiste. Ceci dit, il ne serait pas complètement puriste
non plus ; la preuve en est son goût de l’anglicisme et d’autres em-
prunts linguistiques. Purisme, élitisme, voilà les charges incriminan-
tes, mais la critique avoue en toute honnêteté que Camus est capable
de remarques que « ne désavouerait pas un linguiste » ! Mais ces en-
volées vers une « conception non rigide de la langue sont toujours
menacées d’être refermées par le discours puriste dominant ». Certains
arguments anticipent ceux de Thomas Clerc, par exemple, lorsque la
critique trouve que la détestation du “sympa” reste peu compatible
avec la bathmologie barthésienne. Comme les deux premiers auteurs
du présent volume, Rannoux discerne une grande mélancolie et la
hantise de la mort chez l’écrivain.
Charles A. Porter est un de ceux qui connaissent le mieux
l’œuvre camusienne, et c’est pourquoi il figure deux fois dans ce re-
cueil ; il paraît d’abord en tant qu’auteur d’un article riche en aperçus
critiques et, plus tard, dans une interview qu’il m’a donnée il y a quel-
ques années. « À la recherche de l’autobiographie » retrace la trans-
formation de la vie de l’écrivain en texte, à travers les agendas, le
Journal, l’autobiographie écrite en fragments et une autofiction, sans
parler des dernières retombées informatisées. En France, il me semble
qu’il n’est plus de bon ton d’évoquer l’homosexualité de Renaud Ca-
mus. Mais Porter, un Américain, n’hésite pas à suivre un fil conduc-

7
Catherine Rannoux est l’auteur d’une étude détaillée de Fendre l’air – Journal 1989
qu’on trouvera dans son livre Les Fictions du Journal littéraire : Paul Léautaud, Jean
Malaquais, Renaud Camus, Genève, Droz, 2004, p. 143-201.
RENAUD CAMUS, WORDSMITH À L’ŒUVRE 17

teur de l’œuvre qui lui doit sans doute sa genèse même si aujourd’hui
d’autres thèmes semblent plus obsédants. Chez Camus, « le plaisir
sexuel, quel qu’il soit, est aussi significatif que le plaisir esthétique »
dans la « “construction de soi” ». Le critique souligne l’« insistance à
tout dire », d’où inévitablement la présence d’idées mal pensantes
dans les textes autobiographiques, la re-présentation de soi étant objet
du même rêve d’exhaustivité que le projet topographique. Il y a un
danger, cependant : « Après P.A. les autobiographies traditionnelles
ont l’air datées et simplistes : leur cohérence et leur clarté narratives
sont devenues suspectes. ». C’est Porter qui rend au roman autobio-
graphique, L’Inauguration de la salle des Vents, tout son dû. Le criti-
que ne manque pas de souligner que les « contraintes imposent un or-
dre sur le désordre des émotions et mènent à sa clôture définitive le
drame des disparitions ». Ce livre-somme est le tombeau littéraire du
« garçon le plus adorable de ma vie », comme Renaud Camus décrit
son ami Rodolfo (PA, §300, p. 134). Telle la salle des Vents au châ-
teau de Plieux avec sa Barque des Ombres, ce roman, qu’il faut lire si
l’on veut comprendre Renaud Camus (ses amours, ses amis, mais aus-
si sa maîtrise des mots et du non-dit...), est un poignant mémorial et,
en tant que tel, un incontournable organon de forces synergiques et
scripturales. La difficulté de lecture qu’il présente au premier abord
est en fait plus apparente que réelle. Quoique l’on n’en parle pas beau-
coup dans les cercles bien-pensants de l’extrême contemporain, ce li-
vre est tout simplement incomparable à côté des fades productions
romanesques françaises qui se donnent pour postmodernes.
Thomas Clerc pose la question suivante : « Le Journal de Renaud
Camus est-il bathmologique ? ». Le critique ne manque pas de souli-
gner que le Journal, qui « procure un plaisir de lecture certain », doit
être compris « comme jeu avec des variations d’opinion dont il
“épouse tous les méandres” (FA, p. 335) ». D’où le danger des « rac-
courcis dévastateurs » du lecteur pressé, danger que Clerc évite pres-
que toujours. Le principe de base du Journal serait une « attitude fon-
cièrement dialectique » dont le postulat est qu’il faut discuter de
« l’indiscutable ». Dans la pratique, le principe bathmologique
s’illustre par diverses approches du sens (dont le changement d’avis,
la nuance et le repentir) car le sens ne peut être que pluriel. À Clerc
donc d’étudier bathmologiquement le Journal pour voir s’il illustre le
principe qui y est défendu. Certes, le Journal est « une machine de
guerre contre la doxa ambiante », ce qu’on voit d’après le traitement
qui y est fait de plusieurs thèmes favoris comme l’argent, l’analyse
des classes et les goûts sexuels du diariste, lequel serait l’anti-
18 LES SPIRALES DU SENS CHEZ RENAUD CAMUS

journaliste par excellence. Là où Clerc trouve que Camus échoue,


c’est lorsque la bathmologie ne sert qu’à renverser le premier degré ;
dans ce cas, elle s’appauvrit, car « Camus semble dépassé par ses
[propres] facultés bathmologiques », ce qui est un peu inévitable je
suppose, vu la spirale infinie du sens. S’agissant de l’Affaire, Renaud
Camus aurait pu s’interroger davantage sur les « raisons pour lesquel-
les on parle tant aujourd’hui en France des questions religieuses et ra-
ciales ». Pour Clerc, lorsque Camus s’oppose à la doxa médiatique, il
est « alors à l’unisson du monde qu’il prétend combattre ». Si Camus
n’a pas tiré toutes les leçons des Mythologies, je pense qu’on pourrait
en dire de même de Barthes, qui est resté silencieux sur le plus grand
mythe de la France gaullienne, celui du résistancialisme. Clerc conclut
qu’« un peu comme tout le monde, [Renaud Camus] possède des zo-
nes de racisme en lui ». Le problème, pour Clerc, c’est le rapport de
l’écrivain au temps. Si le diariste est le contraire du journaliste, il n’est
pas étonnant que l’Affaire ait signifié pour plus d’un la victoire du
journalisme sur la littérature. L’article de Clerc soulève de nombreux
points pertinents et, quoique je ne sois pas toujours d’accord avec lui,
en particulier sur ce qu’il dit des arts, j’apprécie beaucoup le témoi-
gnage personnel que lui comme Porter ont apporté au débat critique.
S’inspirant de Est-ce que tu me souviens ? (2002), Paul Léon fait
une belle étude largement constituée de citations : « Flatters, peintre
et psychagogue, personnage camusien par l’écrivain lui-même »8.
Jean-Paul Marcheschi, l’ami de toujours, est de loin la figure la plus
populaire du Journal. Est-ce à cause de ses goûts (très camusiens du
reste) pour les causes perdues ? Quoi qu’il en soit, Flatters-
Marcheschi est aussi marginalisé que Camus, même si le premier ne
partage pas la castellomanie du second. Grand discoureur, le peintre a
des théories sur tout et il les partage avec Camus, au téléphone, tous
les jours. Les traces de ces conversations se trouvent dans le Journal,
et si Camus n’a pas besoin de psychiatre, c’est sans doute parce qu’il a
son « psychagogue », accoucheur d’idées et bon pédagogue, ange gar-
dien et âme sœur : « Flatters est la “vérité” de Camus. Proposition ré-
versible. ». Le fait que Marcheschi soit peintre est d’une importance
primordiale, car nous avons la chance de participer au « commerce

8
Le projet d’un texte entièrement composé de citations remonte au premier projet du
Passagen-werk de Walter Benjamin.
RENAUD CAMUS, WORDSMITH À L’ŒUVRE 19

stimulant de deux artistes, de deux cerveaux qui se frottent, de deux


pratiques qui se rencontrent ». On aurait aimé que Léon fasse un pas
de plus en poursuivant son personnage jusque dans le roman autobio-
graphique où il a droit, entre autres, à son vrai nom. Mais le critique a
tout à fait raison de souligner que « l’intérêt [de Renaud Camus] pour
la création contemporaine (musique autant que peinture) n’est pas le
moindre des pieds de nez qu’il adresse à ceux qui voudraient le ré-
duire, en tous domaines, à un contempteur de son époque »9. Léon fait
une analyse très fine de l’œuvre de Marcheschi et de ses points de
rencontre avec celle de Camus, mais ce qui ressort surtout de ce texte
ludique est l’importance d’avoir un ami.
Écrivant en anglais, l’historien britannique Hugo Frey se penche
sur le site du Parti de l’In-nocence, fondé le 16 octobre 2002. Ce parti,
qui ne semble pas avoir d’autre existence que webmatique, a permis a
Camus d’évacuer le Journal de ses prises de positions en matière poli-
tique, le rendant par là moins provocateur. Certaines des récentes pu-
blications de l’écrivain sont des pamphlets qui ont d’abord été affichés
en ligne, par exemple, La Grande Déculturation (2008). Le nom du
parti vient bien sûr des innombrables “nocences” qui contaminent la
vie de tous les jours, mais comme Frey le voit très clairement il y a là
aussi une allusion à l’innocence de Camus lors de l’Affaire. Pour
Frey, la technicité des pages du site fait contraste avec « the banality
of its interpretations of immigration and radical Islamists ». Si Internet
permet une publication instantanée, le résultat n’est pas totalement
heureux, car Camus est devenu si prolifique que bientôt plus personne
ne lira toutes ses œuvres. Je crois que c’est déjà chose faite. Dans la
liste des thèmes abordés dans les éditoriaux du Parti, le lecteur des li-

9
Léon a raison de ne pas oublier les expositions que l’écrivain a organisées au châ-
teau de Plieux entre 1993 et 1998 ; elles étaient consacrées à quelques-unes des plus
grandes figures de la modernité : Jean-Paul Marcheschi, Eugène Leroy, Jannis Kou-
nellis, Joan Miró, Christian Boltanski et Josef Albers. Pour vraiment connaître les
idées de Camus sur l’art contemporain, le Journal ne suffit pas ; il faut pour cela lire
également le Discours de Flaran (1997), Nightsound (2000) et Commande publique
(2007). On ne saurait négliger l’inoubliable texte qui fait partie du deuxième de ces li-
vres, Six Prayers, et qui porte sur les tapisseries du même titre d’Annie Albers, une
commande du Jewish Museum de New York pour commémorer les victimes de la
Shoah. À cette liste, il faudrait ajouter les musiciens invités à participer aux Nuits de
l’âme, une série de concerts organisés par Camus et qui eurent lieu à Lectoure en
1996 et 1997.
20 LES SPIRALES DU SENS CHEZ RENAUD CAMUS

vres camusiens en reconnaîtra la plupart : l’échec du système


d’éducation, l’opposition à l’entrée de la Turquie dans l’Union Euro-
péenne, les méfaits de la mondialisation culturelle, la montée de
l’impolitesse dans la rue, etc. On sera surpris que le site ait reçu
425 849 visites en six ans : « The site functions as a self-publishing
tool, a discussion forum and a conservative lobby centre. It includes
long and quite intellectually sophisticated rhetoric from Camus and
others, as well as cruder commentaries, especially on the public mes-
sage-board. ». Il paraît que les idées politiques de Camus ne sont
guère originales (on s’en doutait) ; elles ressembleraient à celles
d’autres commentateurs conservateurs européens10, car « his thinking
is not an extreme one-off example ». Frey a même pris la peine de lire
un des compétiteurs de Camus : Sarkozy. Et Frey de conclure que
Camus est « an artful conservative thinker ». Le plus grand danger, si
danger il y a, semble être la lecture parcellaire et ultra-rapide encoura-
gée par la fréquentation d’un site d’Internet. En plus de nous faire
connaitre un versant des écrits de Camus ignoré par beaucoup de ses
lecteurs plus habitués à lire ses livres et peut-être tout au plus Vais-
seaux brûlés, Frey situe le site du Parti de l’In-nocence dans un
contexte à la fois politique et informatique plus large. On sait que
l’œuvre camusienne abonde en paradoxes, et ce n’est pas le moindre
d’entre eux qu’un parti qui défende une France qui n’est plus ait re-
cours à la technologie la plus moderne – par ailleurs attaquée par un
penseur que l’écrivain admire : Alain Finkielkraut.
Trois interviews que j’ai faites dans le cadre de mes recherches
sur l’affaire Camus terminent le volume. La deuxième, avec Bruno
Chaouat, diffère des deux autres en cela qu’elle a été menée unique-
ment par écrit, alors que celles avec Charles Porter et Alain Finkiel-
kraut sont des transcriptions d’interviews orales corrigées plus tard par
la personne interviewée.
Dans son interview, Charles Porter souligne d’abord la qualité de
l’écriture de Renaud Camus :

He writes a prose that has not only a remarkably handsome sound to my


reader’s ear, a rhythm, and an always fascinating vocabulary, but he also has

10
L’anglophilie de Renaud Camus se voit dans un récent très bel ouvrage, Demeures
de l’esprit (2008).
RENAUD CAMUS, WORDSMITH À L’ŒUVRE 21

a way of writing which is always – and usually in several different direc-


tions at the same time – referential to other French texts familiar to him [...].
There’s a cultural density to the way he writes prose, a layering of refer-
ences to the great French prose of the past that I find very rewarding for the
reader.

En même temps Porter reconnaît qu’il y a « something about Renaud


Camus’s writing that does not attract readers », le quelque chose en
question étant identifié comme la profonde littérarité de son écriture.
Aux yeux du critique, Camus reste un homme du début du XXe siècle,
ce qui expliquerait le sentiment d’inappartenance qu’il ressent dans la
France du XXIe. Comme Houppermans, Porter reste très sensible à la
place importante accordée à la description des paysages dans l’œuvre
camusienne. Quant à l’Affaire, cet universitaire a pu la suivre de très
près dès ses premiers soubresauts, en particulier telle qu’elle s’est
jouée à l’Université Yale avant et pendant le colloque sur Camus qui
s’y est tenu au même moment. Son témoignage en est d’autant plus
précieux. Selon Porter, il s’agit moins d’un droit à la liberté
d’expression, telle que garantie par la constitution américaine, que du
devoir du diariste de dire la vérité sur ce qu’il ressent, pense, y com-
pris quand il s’agit de “mauvaises pensées”. Parmi les remarques les
plus intéressantes de ce grand lecteur de Camus, figure son opinion
sur la place probable de l’homophobie dans l’Affaire.
Toutes les interviews ont un aspect personnel, autobiographique,
tant la rencontre avec l’écrivain a marqué ces trois intellectuels.
Chaouat avoue que l’Affaire a « joué un rôle d’analyse (au sens freu-
do-lacanien) et Renaud Camus aura fait […] l’objet d’un transfert ».
Si d’abord les « mauvaises pensées » de l’écrivain paraissent « indé-
fendables » aux yeux de Chaouat, il ajoute : « Pas un instant, je crois,
je n’ai vu dans les propos de Camus quelque chose d’aisément
condamnable, comme par exemple les propos de Le Pen. ». Chaouat
défend une thèse un peu curieuse car pour lui le philosémitisme de
Camus serait un “philo-antisémitisme”, « cet amour des juifs [étant]
un amour des juifs comme victimes ». L’universitaire ne croit pas à
l’essentialisme de Camus et souligne que, chez l’écrivain, il n’y a
« jamais vraiment de contradiction entre la forme et le dépassement de
la forme », idée qu’on retrouvera dans certains articles. Il est sûr que
Chaouat comprend bien les subtilités et les nuances de la pensée ca-
musienne, mais je me demande s’il parle assez du Journal comme
forme éphémère. Chaouat, qui enseigne aux États-Unis, refuse la cri-
minalisation de la pensée qui sévit actuellement en France. Il avance
une théorie très intéressante selon laquelle si beaucoup de Français
22 LES SPIRALES DU SENS CHEZ RENAUD CAMUS

l’acceptent (mais pas Alain Finkielkraut), c’est qu’ils auraient « inté-


riorisé des siècles de censure sur la presse et la littérature ». Lors de
l’Affaire, les critiques et les pétitionnaires se seraient « projetés un
siècle en arrière, se s[eraien]t imaginés en Dreyfusards ». Quant à la
position de Derrida à cette triste occasion, elle semble à Chaouat
« anti-derridienne » ; ce qui est sûr c’est que le philosophe n’a pas fait
preuve de « la même circonspection, de la même généreuse présence
dans l’affaire Camus que dans l’affaire Paul de Man ». Chaouat, se
souvenant de la grande prédilection de la littérature française pour le
mal, apporte une distinction importante : « Dès lors que la littérature
est jugée “mauvaise”, elle perd tout droit au mal. ». C’est ce qui expli-
querait pourquoi certains anti-Camusiens se sont tant acharnés sur une
œuvre qu’ils ne connaissaient pourtant pas pour la dire « mauvaise »
avant de l’assassiner. Qui veut tuer son chien...
Alain Finkielkraut ne regrette pas du tout d’avoir défendu Renaud
Camus lors de l’Affaire, « parce que c’est un grand écrivain et qu’il
était innocent du “crime” qu’on lui reprochait ». Pour Finkielkraut,
l’Affaire était « monstrueuse ». Le philosophe souligne que critiques
et pétitionnaires ont confondu et l’époque et l’“ennemi”, car les phra-
ses incriminées « ne sont évidemment pas des “opinions criminel-
les” ». Mais le philosophe ne néglige pas « une certaine tendance très
compréhensible au scandale » chez Camus. De plus, Finkielkraut note
que « [s]i on ne combat pas le politiquement correct avec tact, on le
renforce » ; Camus aurait dû se dire que ses réflexions sur “la question
juive” méritaient qu’un livre lui soit exclusivement consacré. Comme
Porter, Finkielkraut se pose la question suivante : « La recherche du
vrai est-elle compatible avec la forme du Journal ? ». Ce qui est sûr,
c’est que « la France est entrée effectivement dans une période post-
littéraire ». « [L]’ivresse de la supériorité morale » des critiques de
Camus a donné lieu à une pétition remplie de « citations fausses, tron-
quées », où on pouvait lire la signature de Derrida, qui « s’est fait
connaître pour être un lecteur très minutieux et très exact, et quand on
voit les extraordinaires trésors d’intelligence qu’il a mobilisés pour
défendre Paul de Man, on est absolument atterré ». « L’affaire Camus
révèle la profonde immoralité de l’inexactitude ». Certes, il faut être
exact quand on cite des textes, mais aussi quand on identifie “le pire”.
Finkielkraut remarque amèrement que « cette France qui s’est mobili-
sée comme un seul homme, contre un pauvre écrivain isolé est restée
longtemps silencieuse devant la montée d’un antisémitisme inattendu
venu des dominés ». Il me semble que le lecteur trouvera trace de cette
montée dans le Journal, alors que des quotidiens, dont de prestigieux
RENAUD CAMUS, WORDSMITH À L’ŒUVRE 23

journaux, la taisaient. Autant par la teneur des propos d’Alain Finkiel-


kraut que par ses actions lors de l’Affaire, on voit que celle-ci a pro-
fondément affecté un philosophe et un homme qui n’est pas près de
l’oublier comme certains qui vont jusqu’à prétendre qu’il n’y a jamais
eu d’affaire Camus, si incroyable que cela puisse paraître.
Comme on le voit, Renaud Camus reste associé à l’Affaire dont
plus d’un contributeur a parlé dans ce collectif. Cependant, on ne sau-
rait y réduire l’écrivain, qui a amplement répondu aux accusations
portées contre lui dans Du sens, livre qui était “programmé” avant
2000. Comme son long sous-titre l’indique, il y est question de plu-
sieurs thèmes, à savoir les rapports du sens « avec l’origine, le temps,
l’histoire, l’étymologie, la morale, la culture, la littérature,
l’éducation, la nationalité, l’immigration, l’“affaire Camus”, etc. ».
C’est dire le large éventail des sujets abordés par un écrivain dont
l’approche critique doit nécessairement être pluridisciplinaire. On peut
seulement regretter que Du sens se présente comme un tout, sans par-
ties ni chapitres. Il n’y a même pas d’index, alors qu’on connaît les
index très complets qui terminent les volumes du Journal, comme si
l’écrivain voulait éviter une lecture parcellaire qui aurait pu être prati-
quée par ses nombreux détracteurs. Du sens est une défense et une il-
lustration de certaines des obsessions les plus tenaces qu’on trouve de
façon moins systématique dans les écrits autobiographiques de Ca-
mus. À cet égard, ce livre est le pendant de la somme romanesque
qu’est L’Inauguration de la salle des Vents. Or, ce n’est pas le moin-
dre des mérites de cet écrivain prolifique d’avoir pu écrire deux livres
aussi importants seulement quelques années après avoir été traîné dans
la boue par les médias. Celui qui était sans nul doute l’auteur le plus
honni de France a fait un remarquable rebond, Du sens ayant été écrit
en 2001 et le roman élégiaque en 2002. C’est dire la résistance de
l’écrivain que tant de gens ont essayé de mettre au ban de la société
des lettres, voire de la société tout court. C’est là un remarquable ex-
ploit en termes littéraires et humains. On peut ne pas être d’accord
avec toutes les idées de Renaud Camus, et on sentira une réelle mé-
fiance chez certains des auteurs des études de ce volume collectif,
mais nul ne saurait contester sa résistance, sa créativité ou son don
d’écriture. Je crois qu’avec ses jouissances (esthétiques, topographi-
ques, sexuelles, etc.), c’est son talent indéniable que certains ne peu-
vent lui pardonner. Dans la France d’aujourd’hui, Renaud Camus est
un « anachronisme total » (RM, p. 362). Comme disait Roland Barthes
en parlant de l’étonnement qu’il ressentait devant une photographie :
24 LES SPIRALES DU SENS CHEZ RENAUD CAMUS

– Et sans doute, l’étonnement du « Ça a été » disparaîtra, lui aussi. Il a déjà


disparu. J’en suis, je ne sais pourquoi, l’un des derniers témoins (témoin de
l’Inactuel), et ce livre en est la trace archaïque.11

Renaud Camus, lui aussi, est un « témoin de l’Inactuel » et son œuvre


en est « la trace archaïque ».
*
Je tiens à remercier le Fonds Dorothy Dallas du Département des
études françaises, hispaniques et italiennes de l’Université de Colom-
bie-Britannique, ainsi que le Conseil de recherches en sciences hu-
maines du Canada qui ont subventionné mes recherches.
Il ne me reste qu’à remercier deux personnes sans qui je n’aurais
pas pu mener à bien ce projet. Lauren Butters s’est chargée de la tâche
difficile des transcriptions des deux interviews enregistrées, et Élise
Lepage s’est occupée de la tâche également délicate des révisions de
tout le manuscrit du volume et de la préparation de la copie. Je vou-
drais les remercier toutes les deux de leur excellent travail.

Ralph Sarkonak
Vancouver, avril 2009

11
Roland Barthes, La Chambre claire. Note sur la photographie, Paris, Cahier du ci-
néma, Gallimard/Seuil, 1980, p. 146-147.
Paysages : pays sages

Sjef Houppermans
Universiteit Leiden

Titrer
Le paysage est le lieu d’une initiation. Il peut se proposer à l’œil
comme entité statique, objet de désir dont on pourrait prendre posses-
sion, qu’on brûle de chevaucher. Pourtant le propre du paysage est de
reculer, de faire partie d’un dispositif à coupure1. Le paysage devient
ainsi la spectaculaire représentation du cheminement du désir, sans fin
ni répit.
Le paysage absorbe et entraîne le voyageur, il dévore le regard et
fait trembler les rais de la vue. La forêt dense fait barrière, le marais
engloutit, le mont ne cesse de s’éloigner, la plaine donne le vertige, le
lac propulse les lames du départ. Pour le contemplateur s’ouvrent
deux scènes : celle du transport, qu’il prenne une allure vertigineuse
de vitesse exacerbée ou bien, verticalement, se fasse enlèvement, épi-
phanie, transe ; celle du report, de l’arrangement, de l’adaptation, qu’il
se matérialise en expédition, en exploration, inventaire, description
exhaustive ou encore qu’il se sublime en œuvre d’art, jardin de déli-
ces, composition architecturale, tableau, musique, poème.
Ici nous nous proposons d’accompagner Renaud Camus dans le
paysage composite et multiforme que constitue Rannoch Moor, le li-
vre, le Journal de 2003. L’Amour l’Automne (Travers III) permettra
d’ajouter quelques regards latéraux. Rannoch Moor proprement dit, la

1
Pour l’histoire des dispositifs, voir Stéphane Lojkine, La scène de roman, Paris, A.
Colin, 2002.
26 SJEF HOUPPERMANS

région sauvage de 130 kilomètres carrés à l’ouest du Lac Rannoch en


Écosse forme le centre du Journal. Le mot signifie : “les landes des
fougères”. Celui qui est fou du Gers (et de sa bonne prononciation)
erre donc dans ces parages à la recherche du plus sauvage que chez
soi, de ce “ça” à sublimer. Sur place il procède surtout par voie de re-
connaissance et de mise en carte, en discours, en texte. De retour chez
lui, il se hâte de repérer son pays personnel apte à être domestiqué,
fût-ce le lopin du voisin. Le nom le prédit : Rannoch Moor combine et
fait fusionner ROMAN, NOCH et OR : l’œuvre au noir qu’est le texte
littéraire transforme la nuit en or (que ce roman soit en réalité Journal
romanesque, récit d’une CHUTE en rechute camusienne, ou encore
églogue pervertie). C’est l’essentiel de notre trajet suivant l’année
2003 qui débute par des randonnées en France, s’enfonce ensuite au
plus profond de l’Écosse et se termine par les très concrets travaux de
la terre et du bois.

Dégradation
Depuis de nombreuses années – depuis toujours – Renaud Camus est
en deuil des paysages de France. L’œuvre d’art cristallise idéalement
la beauté que la nature offre, offrait, offrit jadis, eût offert si la pureté
originelle avait été conservée. Cet Éden, cet impossible, incroyable,
introuvable paradis continue à attirer, à fasciner, à séduire, même s’il
n’est plus que souvenir, trace, fantôme. Tout en étant parfaitement
conscient du leurre que constitue l’absolu, Renaud Camus poursuit sa
quête du vrai, à travers le dédale des simulacres et des contrefaçons,
défaisant les lacs d’Armide. Cette vérité n’équivaut pas à des préten-
dues valeurs comme la spontanéité ou encore l’authenticité garantie et
labellisée, mais elle réside dans la coïncidence, l’harmonie et – une
fois n’est pas coutume – l’innocence2. La dégradation du paysage ren-
force à son tour le désir de conserver ce qui subsiste malgré tout ; elle
est d’abord peut-être une coupure toujours appliquée de nouveau, se-
vrage du corps maternel, castration perpétuelle. Il faudrait replacer
justement ce corps de la mère dans son contexte immaculé et retrouver

2
J’emploie ce mot plutôt dans le sens que lui donne Richard Millet. Voir
L’Innocence, Paris, P.O.L, 1984 et Le Sentiment de la langue, Paris, Champ Vallon,
2007.
PAYSAGES : PAYS SAGES 27

donc une Auvergne d’avant la catastrophe, une montagne rousseauiste


où la parole s’extasie dans un cratylisme roussellien. Harmonie des
sphères qui prend ici de rudes accents volcaniques car la mère arbore
parfois une nette impétuosité et une brusquerie affichée. Si tout autour
de Clermont « [l]a réduction à l’état de banlieue menace » (RM,
p. 115), Renaud pendant une de ses randonnées auvergnates décide de
se diriger vers les hauteurs et y découvre un paysage fantastique :

Il ne neigeait pas, mais le vent soufflait très fort, un vent glacial qui dépla-
çait la neige et faisait disparaître la trace de nos roues sitôt après notre pas-
sage. Alentour c’étaient des hauteurs désertes, uniformément blanches, ma-
gnifiques de lignes, de volumes et d’ampleur, sans un arbre. (RM, p. 116)

Ce n’est que grâce à l’aide d’un chasse-neige que la voiture peut être
dégagée de cette blancheur qui efface toute trace. On touche ainsi à
l’au-delà des lourds cheminements, la mort blanche. Plus loin l’auteur
note :

J’étais bien conscient de tout ce qu’il entre de masochisme dans l’attirance


pour l’Auvergne, pour le Gévaudan, pour l’Écosse ou l’Espagne intérieure
lorsque je me suis établi ici, dans ce pays infiniment plus gai, ou la mau-
vaise saison est moins rude et moins longue, et le ciel beaucoup plus clé-
ment. Et pourtant le désir de terres plus hautes, en tous les sens du mot, ne
me quitte pas. (RM, p. 136)

Pour une fois on se demande si le mot « gai » est employé consciem-


ment lui aussi (il est encore question dans ce volume du Journal de
l’attitude ambivalente des parents au sujet des “goûts” de Renaud).
Dans le Gers, la dégradation ne fait que s’accélérer : hangars,
toits de tôle, portails quasi rustiques, décrépissage, clôtures grillagées
qui interceptent partout le regard. Ceux qui veulent “préserver” ne sa-
vent pas de quoi ils parlent selon l’auteur : « A la vérité l’architecture
n’est pas vue, ce qui s’appelle vue : pas plus que ne l’est le paysage, et
pas plus que n’est entendu le langage. » (RM, p. 93). Dans la pensée
de l’auteur, cette constatation est politique aussi, car selon lui la poli-
tique de l’égalité empêche les responsabilités bien conçues du proprié-
taire de même que le respect pour l’ancien et la tradition ou encore la
simple conscience de la forme. Cette sensibilité d’une unité, d’une en-
tente entre l’homme et l’environnement n’est donc pas une qualité pu-
rement inhérente du paysage, mais le résultat d’une rencontre, le fruit
d’un amalgame, l’esthétique d’un accouplement. De retour en Auver-
gne il peut encore écrire :
28 SJEF HOUPPERMANS

Comme d’habitude on est partagé entre l’exaltation que suscitent des


paysages de toute beauté et l’accablement qu’inspirent tous les mauvais trai-
tements qu’ils ont à subir. L’exemple le plus ignominieux de cette combi-
naison est le grand hangar de parpaings et de tôle ondulée qui se dresse
exactement en face et en contrebas de la jolie église de Saint-Alyre-ès-
Montagnes, dans un site d’une majesté formidable. (RM, p. 714-715)

Pour contrevenir à cette désolation, trois chemins s’ouvrent : celui de


la mélancolie, celui qui s’accroche aux rares joies subsistantes et celui
qui pousse au départ.

Beautés résiduelles
Considérons donc où le regard par bonheur a la chance d’éviter la cas-
tratrice coupure des tôles, des grilles, des portails, où l’unisson entre le
capteur avide et le monde reste possible. Parfois cette occasion se pré-
sente dans l’immédiat environnement, au château, à Plieux ou tout
près. Citons par exemple l’entrée du 5 mars :

Hier après-midi, après ces longues semaines de froid et de temps gris, on se


serait cru au printemps. Je suis descendu avec les chiens jusqu’à la rivière.
Je dois reconnaître que la petite vallée qui nous sépare d’Enduré est encore à
peu près intacte. De la « clairière de l’étant », on ne voit rien de laid. La
ferme d’Enduré, qui clôt le point de vue à l’endroit le plus élevé de cette
combe, là où elle rejoint le plateau, n’a pas encore subi l’affreux décrépis-
sage qui souille l’une après l’autre toutes les maisons du pays. Quant au
manoir lui-même, il buvait le premier grand soleil de l’année de toutes ses
portes-fenêtres alignées, grandes ouvertes. (RM, p. 137)

Caractère intact, non-souillé, ouvert qui réunit la vallée, le promeneur


et le soleil printanier ce qui nous prouve qu’il s’agit toujours de cir-
cuits, de réseaux, de connexions en chaîne. Quelques pages plus loin
cette toile va s’étendre encore plus significativement à quelques kilo-
mètres de la maison quand « par une belle après-midi de la mi-mars
on aurait dit que tout le printemps avait décidé d’abattre ses meilleures
cartes, les plus délicatement irrésistibles, dans le silence aux mille
fleurs (mars est très “1440”, toujours, très “jeunesse d’Agnès Sorel”) »
(RM, p. 151). Le paysage invite à l’envol culturel, au prolongement
historique, à la rêverie nervalienne. Le postmodernisme de Renaud
Camus diffère essentiellement de ce qu’on entend souvent par cette
dénomination où l’aspect de mélange, de brouillage, d’interférence
domine. Chez lui, un goût prononcé de la symétrie classique, l’élan
vers l’infini des désirs baroques, la sensibilité mélancolique des ro-
mantiques et l’individualisme des modernes se conjoignent suivant
PAYSAGES : PAYS SAGES 29

une formule éclectique. Cette tendance se reflète dans la préférence


pour telle sorte de paysage : « Je donnerais n’importe quoi pour vivre
dans un pays beau. Mais je ne suis pas sûr qu’il en reste – d’autant que
je voudrais que mon pays beau fût chargé d’histoire, aussi, et même
d’une histoire qui fût plus ou moins la mienne, celle de ma culture
[…]. » (RM, p. 193). L’auteur aime à composer ces échafaudages où
les composantes culturelles, historiques, érotiques, sensuelles et esthé-
tiques se marient. C’est à l’image de ses propres livres qui sont sou-
vent fortement stratifiés C’est le cas des Églogues plus particulière-
ment, mais encore des compositions que constituent P.A., Du sens,
L’Inauguration ou même le Journal. Ainsi telle journée dans Rannoch
Moor sera débitée en tranches alternantes pour un meilleur effet de
mise en réseau complexe (cf. RM, p. 504). Le 27 avril, le dispositif ar-
rêté lors d’une lecture dans le jardin haut part du Léviathan, le livre de
Hobbes, et de Pierre lisant de son côté suivant

[…] la très longue perspective qui en ce point précis se creuse à travers les
arbres de la Chartreuse de Plieux, en contrebas ; le regard, l’empruntant, est
conduit par elle avec sûreté jusqu’aux cèdres du parc d’Enduré, de l’autre
côté de la première petite vallée ; il les survole sans mal et il arrive à la
pleine campagne ensoleillée, très verte, et que, par un miracle dont on ne
saurait trop rendre grâces à la Providence, rien, dans le cadre rigoureuse-
ment serti par le faîte des marronniers et des araucarias de M. de Rigaud, ne
dépare ; au centre se dresse le lointain clocher de Castelnau-d’Arbieu ; et
au-delà, très au-delà, tout à fait au fond de ce gouffre inauguré par les phra-
ses du Léviathan, donc, les Pyrénées couverts de neige, resplendissant dans
la lumière. (RM, p. 210)

Dispositif à connotations mythiques, où la verte campagne suivant son


enchevêtrement de perspectives est la voie qui permet en
s’engouffrant le passage du monstre à la montagne qui se montre dans
son absolue pureté. La dimension mythique permet momentanément
un « échelonnement d’images merveilleusement composé » (RM,
p. 210) où toute coupure disparaît.

Mélancolies
La perte, l’absence, le manque creusent le regard et le paysage de tris-
tes souvenirs : c’est notamment l’appel de la forêt qui ainsi attire et
repousse le voyageur (RM, p. 179). Ces souvenirs s’habillent de re-
grets et Renaud écrira des Élégies. Celle de Chamalières plus particu-
lièrement où les jardins de l’enfance s’enfoncent dans les pénombres
de l’oubli et de la privation. Cette même vérité s’applique au pays
30 SJEF HOUPPERMANS

d’adoption. « [O]n n’a plus aucune idée aujourd’hui de l’attrait ancien


du paysage gascon » (RM, p. 59) : l’auteur reprend ces paroles de sa
voisine en ajoutant qu’elle regrettait surtout les coquelicots. Dans Tra-
vers III, c’est la tombe de Flora Mac Donald qui est à tel moment le
point pivot du paysage (AA, p. 105) avant que celui-ci s’ouvre sur un
autre horizon étoilé d’îlots. C’est l’Ile de Skye qui s’ouvre sur les
skies, le regard se perdant hors des données sûres. Dans ce même li-
vre, un autre paragraphe souligne par contre paradoxalement le carac-
tère effrayant des paysages qui restent parfaitement identiques et qui
par ricochet mettent en lumière notre nature passagère, transitoire,
éphémère :

Je dois admettre que je ne comprends pas du tout ceux qui se plaignent que
tout change, tout ait changé, que les paysages se transforment […]. […]
écartés de ce que nous fûmes, rendus étrangers par le temps à celui ou à
celle qui du même gazon se préparait à fouler le même sable, à fendre cet air
inintelligible, à s’asseoir sur ce banc où sont gravées dans le cuivre les dates
de notre propre histoire, de notre propre absence, de ce cri même que nous
croyons pousser et qui parmi les promeneurs aux ombres à jamais immobi-
les ne fait se retourner personne, et pour cause, toute chose étant inchangée,
normale, ordinaire, immobile, inchangée. (AA, p. 226-227)

En forme d’exercice de style ce fragment provenant de l’une des voix


de l’auteur rend clair que le dispositif devra surtout rester dynamique
ce qui constitue certainement une des raisons pour laquelle Renaud
Camus a un si ardent désir de voyages (toute cette année 2003 il aspire
à l’excursion écossaise).
Dans la revue électronique Inventaire-invention, Tanguy Viel a
publié au printemps 2005 une série d’articles sur la mélancolie3. Il y
définit la mélancolie comme une lutte avec le désir à partir d’un sen-
timent de perte immémoriale. Distinguant entre la mélancolie dans le
réel et celle qui se manifeste dans l’art, il nous fait visiter plusieurs
œuvres exemplaires dont notamment celle de Samuel Beckett. Se
concentrant sur les signes, Viel montre que l’art en défiant la transpa-
rence pra(gma)tique du discours ouvre sur une forme de mélancolie
créatrice : « En ce sens, la mélancolie n’est pas un simple ingrédient

3
Tanguy Viel, « Un droit à la mélancolie », Inventaire-invention, 2005. www.inven-
taire-invention.com/melancolies/viel_partie7.htm
PAYSAGES : PAYS SAGES 31

de l’œuvre mais tout simplement ce qui la constitue en empêchant les


signes de se prendre pour la réalité elle-même. » (Livraison 7, page 3).
La langue dépossède et l’image aliène : à leur croisement se présente /
s’absente la voix mélancolique du désir. Et Tanguy Viel termine ses
réflexions sur la mélancolie avec une référence à la tragédie grecque :

De là l’idée grecque qui voulait que la scène de théâtre soit le lieu de purga-
tion des passions pourrait s’expliquer ainsi : qu’à la douleur mélancolique
de l’insuffisance du réel risquant toujours de devenir folie et de déséquili-
brer la cité, on offre un espace neutralisé qui soit cette fois, non pas le com-
blement de cette insuffisance dans une fiction palliative, mais la contempla-
tion de la mélancolie elle-même. (Livraison 7, page 8)

Le Journal de Camus est en un sens cette plate-forme qui a


comme règle la neutralité au sens que TOUT y a accès ; cette totalité,
ce panorama de la vie, est non pas utopique (alors que toutefois
l’utopie y ménage ses espaces privilégiés, de château en château) mais
atopique : la polis du livre est une grande carte qui trace les parcours
du désir, désir à jamais errant, mélancolique (la perte est de toujours).
Regards qui se perdent et que la parole sauve, le symbolique et
l’imaginaire sont faits pour se manquer et par conséquent ils ne ces-
sent de se hanter réciproquement. Le Journal et l’insertion dans le
paysage se suppléent. Et in Arcadia ego. En Écosse également, si
d’une part c’est l’échappée néoromantique, d’autre part au cœur du
voyage gît le désir de retrouver les lieux visitées autrefois, les instan-
ces du bonheur. Ainsi Perth et environs où le jeune Renaud voguait de
transe en extase. Aujourd’hui l’auteur rêve dès avant le voyage de ce
qu’il appelle « la disparition écossaise » (RM, p. 362).

Évasions
C’est donc entre le 22 juillet et le 20 août 2003 qu’a lieu ce fameux
voyage tant espéré en Angleterre et en Écosse. En général c’est une
expérience esthétiquement satisfaisante car le paysage britannique est
mieux conservé suivant le voyageur. L’enthousiasme le plus prononcé
concerne les paysages composés où les habitations ou les cathédrales
forment le centre. Autant comptent d’ailleurs le moment de la journée
et les effets de lumière ; pour Sissinghurst par exemple que Pierre et
Renaud visitent « parfaitement seuls au milieu d’une campagne admi-
rable, dans la plus belle lumière de la journée et de la saison. L’heure
et le lieu étaient un enchantement parfait » (RM, p. 390). La circons-
tance qui veut que ce soit l’ancienne maison de Vita Sackville-West
32 SJEF HOUPPERMANS

n’est toutefois pas négligeable. À Bateman, la vallée est « totalement


immaculée » (RM, p. 393) ; parfait, immaculé : ce vocabulaire mysti-
que connote le désir.
En Écosse c’est la rudesse du paysage qui ne cesse d’exercer ses
charmes ; les hauteurs et les lochs ainsi que les landes désolées invi-
tent à des méditations poétiques comme celle-ci :

Des rives du petit loch Meadie, en repartant vers le nord, nous vîmes une île
enchanteresse, empanachée qu’elle était, bord à bord, d’arbres élancés et
touffus qu’on eût dits choisis pour un tel lieu par l’Ellisson de Poë, tandis
que ce n’était alentour que vide et vide encore, au demeurant admirable
[…]. (RM, p. 465)

On ne sera pas étonné de retrouver les lieux du titre avec leur potentiel
d’absence, où le paysage ne s’abîme pas seulement dans ses brumes
mais encore dans l’errance du désir :

De la plage du loch Laidon, curieusement aimable et sableuse, on contemple


au sud cette énorme bouchée de néant, Rannoch Moor, la lande de Rannoch,
qui s’achève en une ligne de montagnes désertes, bien sûr. Mais justement
elle ne s’achève pas. On sait bien qu’au-delà il y a plus de solitude encore
[…] plus d’absence, plus de rien modelé par la bruyère […]. (RM, p. 441)

C’est cet aspect d’être sans limite qui donne sa suprême valeur au
paysage (cf. RM, p. 128), de faire reculer infiniment l’objet de désir,
de retarder éternellement la jouissance. La fétichisation du paysage tel
que le préfère le grand tourisme va à l’encontre de ce désir. Ainsi
l’auteur peut dire : « J’ai toujours été profondément convaincu que
l’attachement à la beauté des paysages, malgré les innombrables pro-
fessions de foi en leur faveur, n’était un sentiment réellement ressenti
que par un ou deux pour cent de la population […]. » (RM, p. 587).
Ceci amène à la conclusion qu’à « ceux qui sauraient en jouir devrait
être prodiguée la splendeur » (RM, p. 513). Mieux vaut probablement
être étranger dans ces parages (cf. AA, p. 389), prendre ses distances,
pouvoir regarder d’une certaine distance. Le paysage doit être mis
dans un écrin, pourvu d’un écran, inséré dans un dispositif qui ne soit
pas seulement spatial, mais encore sentimental et esthétique. Cette ap-
proche esthétique, parée de notions sacrées, glorifie les distances,
l’approche par larges circonvolutions, la jouissance des reflets loin-
tains. C’est par excellence la vue des Pyrénées à l’horizon telle que
peut l’offrir une soirée d’été en Gascogne qui remplit ce désir
d’adoration jouissive.
PAYSAGES : PAYS SAGES 33

Réflexions
Sur ce point Renaud Camus peut combiner diverses orientations théo-
riques. Il compare les développements sur le paysage de deux auteurs
qu’il estime, Jacques Dewitte et Alain Roger4. Mais pour ce qui
concerne l’idée du paysage il ne saurait suivre l’avis de Roger qu’il
caractérise comme constructiviste :

Ainsi le paysage selon Roger n’est-il qu’une élaboration du goût, des préju-
gés selon leur évolution : cette position impliquant qu’il n’y a pas à porter le
deuil de tel ou tel état du paysage, mais plutôt à élaborer les instruments
permettant d’apprécier et d’aimer celui qui nous est soumis […]. (RM,
p. 592)

La préférence de Renaud Camus se situe nettement du côté de Jacques


Dewitte dont il résume les propos comme suit :

Dewitte dans son anticonstructivisme n’est pas naturaliste pour autant, ni


substantialiste. Il reconnaît que la réalité n’a de réalité pour nous qu’à tra-
vers l’appréhension que nous avons d’elle, nécessairement dépendante de
l’appareil conceptuel plus ou moins développé que nous appliquons à son
déchiffrement. Mais il insiste sur son caractère résolument autre, toujours
déjà là, extérieur à nous-mêmes et à la perception que nous en avons. (RM,
p. 592) 5

Ainsi il ne s’agit pas de s’approprier le paysage mais de se mesurer à


lui, de (re)trouver sa juste mesure en face du paysage. Pour parler en
termes de désir : cet autre en tant qu’objet du désir ne cesse de
s’éloigner et c’est dans cette mise à distance (dans ce fort-da) que se
constitue notre mise en place. L’œuvre d’art par voie de sublimation
essaie d’arranger des rencontres entre l’autre et l’Autre, ce dernier

4
D’Alain Roger, Camus mentionne les deux titres suivants : Nus et paysages, Paris,
Aubier, 2001 et Court traité du paysage, Paris, Gallimard, 1997. Pour Dewitte, il ren-
voie surtout à l’article suivant : « L’artialisation et son autre. Réflexions critiques sur
la théorie du paysage d’Alain Roger » in Critique, n°613-614, 1998, p. 348-366. De-
puis Jacques Dewitte a publié une importante étude intitulée Le Pouvoir de la langue
et la liberté de l’esprit, Paris, Michalon, 2007.
5
Dans mon étude Marcel Proust constructiviste (Amsterdam, Rodopi, coll. « Faux ti-
tre », 2007), je tente de montrer que le texte dans son évolution procède suivant les di-
rectives de cet autre qu’est le désir.
34 SJEF HOUPPERMANS

considéré comme l’ensemble des moyens de symbolisation (dont les


réalisations esthétiques). Il y aura dans le Journal une confrontation
suivie entre les paysages et les arts. Les lectures notamment ne sau-
raient s’isoler : l’auteur fait participer chaque élément de sa vie, de sa
construction journalière, de son écriture à la constitution d’un corps
d’ensemble où de chaque élément partent des rayons visant une ho-
mogénéisation idéale. Car le manque essentiel du monde n’est-il pas
d’être morcelé, fragmenté, gadgétisé ? Ainsi le jardin de Tristram
Shandy, l’horizon de Tocqueville, les vastes plaines de Hobbes et les
perspectives de Platon se joignent-ils aux traversées du promeneur en-
chanté.
Le style de Renaud Camus s’y reflète également : « Je crois
vraiment que beaucoup des particularités de mon “style”, si j’ose dire,
de ma “manière”, de bon nombre de mes différentes “manières” litté-
raires, tiennent au caractère inlassable, inépuisable, en moi, de la rêve-
rie, essentiellement topographique ; et d’autre part à son instabilité. »
(RM, p. 648). Ainsi, il vogue de lieu en lieu pour connecter les en-
droits privilégiés et leur donner place dans un univers esthétisé. Le
paysage entraîne vers l’œuvre d’art, et la création esthétique relance la
rêverie sur la route du paysage. L’esthétisation vise donc avant tout
l’unité, la complétude, l’homogénéité. Le paysage anglais reflète par
préférence la peinture de Constable et plus généralement l’auteur peut
s’exclamer lors du voyage estival : « Pareilles heures et pareils paysa-
ges, pareils ciels surtout, sont une inégalable introduction à la peinture
anglaise ; à la littérature anglaise ; à la pensée anglaise ; au sentiment
anglais de la vie. » (RM, p. 401). Ces arrangements peuvent prendre
une allure très concrète : parfois ce n’est pas la réminiscence picturale
qui enrichit le paysage mais c’est par une nouvelle construction spa-
tiale et sentimentale que l’effet esthétique est visé : « Nous nous
sommes d’ailleurs donné beaucoup de mal pour essayer d’apercevoir
Culzéan d’un peu loin et du contrebas, afin de le voir ressembler à ces
châteaux marins du Lorrain, qu’il évoque si fort, sur son rocher battu
des flots. » (RM, p. 489).
Cette mise en réseau, cette superposition peut aussi se pratiquer
avec d’autres expressions artistiques, par exemple la musique. Parlant
d’une symphonie d’Elgar, l’auteur fait remarquer :

Or jamais ce troisième mouvement, et la symphonie elle-même, donc, ne


m’ont semblé si parfaits […]. Ce soir-là elle était idéale : elle avait trouvé en
moi, en la compagnie, en le crépuscule de fin d’été, son moment
d’adéquation le plus exact à la sensation, au paysage et au temps. […] Entre
le moment où il avait écrit cette musique et ce moment-là, cette montée vers
PAYSAGES : PAYS SAGES 35

Saint-Créac par la petite vallée qui se détache du cours de l’Arrats, puis le


débouché sur les hauts, dans le grand ciel transparent, c’était comme s’il n’y
avait aucune épaisseur de temps, aucune perte, aucune déception. (RM,
p. 566)

Le regard lointain se marie à l’envol de la musique6.


Ultime comparaison : le paysage et le livre. Telle page de Travers
III peut en proposer une matérialisation mallarméenne (AA, p. 128) et
dans le Journal on trouve la remarque suivante au sujet des monts
d’Auvergne : « C’était un spectacle tel qu’il s’en rencontre dans les li-
vres, sur double page, et dont on ne pense pas qu’il puisse jamais vous
être offert. » (RM, p. 44). D’ailleurs peut-être que dorénavant –
« contre la marée galopante de la banlieue universelle » (RM, p. 96) –
il est préférable d’avoir recours aux livres pour chercher les paysages
qu’on aima « dans Virgile, dans Rousseau, dans Chateaubriand, dans
Toulet, Larbaud ou Gustave Roud » (RM, p. 96).
Une tournure toute particulière est donnée à l’unisson entre site et
écriture pour ce qui concerne L’Inauguration de la salle des Vents. Fin
mai Renaud travaille sur les épreuves :

Toutes les fenêtres sont ouvertes à l’air doux des derniers jours de mai, la
lumière afflue de toute part, la bibliothèque vogue comme à ses plus beaux
jours au-dessus de la campagne, délicatement posée sur la crête des arbres :
le calme de la mer et l’heureux voyage. Eh bien, dans ces conditions-là,
L’Inauguration de la salle des Vents est un livre qui fonctionne parfaite-
ment. […] Donc : ce livre doit être lu au dernier étage d’un château du
Moyen Âge dominant un très vaste paysage, par une magnifique matinée de
printemps, de préférence aux derniers jours de mai. (RM, p. 260)

Le trio livre-paysage-musique s’impose comme idéal (outre Beetho-


ven et Mendelssohn), Bach est invoqué alors que le rythme du roman
se mesure en « un grand jeu choral de répons » (RM, p. 260)7.

6
Le regard va toujours au-delà vers l’objet du désir. Ainsi dans Travers III où « [l]e
regard de Sir Ralph reste cependant immobile et lointain, paraissant continuer de pas-
ser au travers de Lauren et apercevoir, au-delà, quelque objet fascinant, quelque scène
imaginaire » (AA, p. 77). Ainsi Sir Ralph Brown poursuit Indiana jusqu’au cœur des
cataractes. Il est vrai que les auteurs de L’Amour l’Automne ajoutent : « Nous devons
justement dîner demain avec le mystérieux professeur Sarkonak, qui fait des recher-
ches sur toute cette affaire, grâce à une bourse de l’université de Vancouver. » (AA,
p. 77).
36 SJEF HOUPPERMANS

Toute l’esthétisation vise l’harmonie, l’unité, l’intimité du foyer,


l’intégralité et la pureté d’un objet du désir retrouvé, paysage de rêve,
Arcadia où nul sevrage ne menace, sites riants et variés à la Poussin,
d’un classicisme noble que n’entame nulle maculation discordante.
C’est le temps suspendu de la jeunesse que reflète cet endroit privilé-
gié (comme ces prés que traverse le garçon de treize ans dans l’œuvre
de Pierre Bergounioux). Au tout début du printemps, ces rêveries de
l’enfant trouvé qui réintègre la nature naïve et innocente arrivent à leur
apogée. Ainsi pour cette entrée du 26 mars :

Le temps est tellement exquis qu’on voudrait qu’il s’arrête, que la saison ne
suive plus son cours, que les fleurs des arbres et des buissons n’éclosent pas
plus avant, que les feuilles tout juste apparues ne grandissent pas davantage,
qu’elles gardent ce vert unique qu’elles arborent à présent, si vif, et que la
nature se fixe à jamais sur cet état d’adolescence qu’on lui voit, où tout n’est
pas dit, où la phrase reste en suspens, où le couleurs se cherchent, où
l’espace et ses volumes sont encore pleins de vide, entre les éclosions dis-
crètes, et sous elles. Ce sont ici les plus beaux jours – on souhaiterait qu’ils
n’aspirent pas à une splendeur plus marquée, qu’ils ne tendent pas à plus
d’opulence, de chaleur, de longueur, car on sait qu’elles seraient leur perte,
et la nôtre. (RM, p. 169-170)

Coupures
Pourtant, comme on sait, Renaud Camus combine les deux grandes
orientations, celle de l’enfant trouvé et celle du bâtard (suivant la ter-
minologie de Marthe Robert) ; il caresse tantôt les (pseudo)objets du
désir jusqu’à la fétichisation où la métaphore brille dans son écrin lus-
tré, mais il se lance aussi tantôt sur les métonymiques voies où le désir
prend la clé des champs et vagabonde en expéditions libres et liberti-
nes. La figure de l’ARC qui tend ses courbures sur toutes les ramifica-
tions de l’œuvre est le symbole des transitions et des connexions entre
les deux élans. Les romans en témoignent mais également les essais et

7
Le public fut pareillement ravi quand Renaud récita / chanta des passages des Églo-
gues dans le haut hall de la Bibliothèque Beineke à Yale lors du Colloque qui lui fut
consacré en 2000. Dehors pointait le printemps de la Nouvelle Angleterre ; à
l’intérieur, en face de l’orateur, on pouvait admirer une splendide édition de La Jéru-
salem délivrée du Tasse (au loin – très loin – grondait l’orage de l’Affaire).
PAYSAGES : PAYS SAGES 37

le Journal. Les Églogues, exemplairement, tout en procédant par tra-


vers, écarts et passages, se replient sur un nombre limité de cris de
cœur, Orlando et compagnie à l’appel, alors que les deux derniers vo-
lumes parus à ce jour évoquent la pétrification sous le solstice estival
d’une part et « autant en emporte le vent » en supplément infini. Dans
cette ultime instance, la mélancolie se dilue en souvenirs kaléidosco-
piques d’une part, tandis que d’autre part la pierre se fait angulaire, de
Gertrude à Édith entre autres, pour revenir à Pierre, toujours. Dans
Rannoch Moor, on peut distinguer aussi les travaux et autres occupa-
tions suivant les saisons là où le printemps réveille les terres de
France, alors que l’été se déroule sur les landes écossaises. De retour
en France, l’automne et le début de l’hiver vont nous montrer un autre
Renaud replié sur le domaine seigneurial. Les délices d’Armide recu-
lent à l’horizon et c’est le siège du pays sauvage qui entraîne le cheva-
lier dans toute sa fougue. Le lion saute sur sa proie (étant né le 10 août
1946, c’est le signe du zodiaque qui préside pour ce conquérant impé-
tueux et solaire)8. Le 29 octobre 2003, on trouve donc l’entrée : « Ce-
pendant je viens de faire une découverte qui pourrait bien changer ma
vie ici. » (RM, p. 663). Il s’est décidé ce jour-là à entrer dans le bois
de son voisin Monsieur Rigaud considéré jusque-là comme « impéné-
trable » (RM, p. 663) (« tout juste m’arrivait-il de couper à travers son
flanc nord » (RM, p. 663), phrase qui des l’emblée marque l’aspect
physique de l’affaire). Une première escapade permet d’inaugurer une
« délicieuse clairière » (RM, p. 664) avec Pierre. Cette initiale pénétra-
tion ne fait qu’inciter à d’autres coupures et à des “infractions” suc-
cessives : « Remonte en moi, d’ailleurs jamais bien éteinte, la vieille
passion et pulsion enfantine d’administrer, de gouverner, d’ouvrir des
routes et des passages, de créer des villes et des ports, en l’occurrence
des carrefours, des lieux de repos et des accès divers. » (RM, p. 664),
note l’explorateur. Ainsi en compagnie de Pierre, « [c]’est muni9
d’impressionnantes cisailles que nous nous rendons vers ces terres
sauvages, tous les jours en début d’après-midi » (RM, p. 664). Cette
« source inépuisable d’enchantement » (RM, p. 665), cette forêt en-
chantée, est en réalité de nature ambivalente. D’une part elle excite le

8
Selon l’astrologie chinoise l’année 1946 est une année du CHIEN (XU), plus préci-
sément le chien de feu, digne origine d’un grand cynophile.
9
Sic : le conquistador est foncièrement seul.
38 SJEF HOUPPERMANS

débroussailleur sans merci, d’autre part elle incite à se créer un


royaume secret. Ainsi peut-on lire :

Souvent les sentiers qu’on distingue se continuent sous de très épais taillis,
et un homme, à moins de ramper, ne peut pas les suivre. J’en conclus qu’ils
sont tracés par des animaux et non par des chasseurs, et je m’en réjouis. Je
préférerais que cette petite forêt soit aussi peu fréquentée que possible. (RM,
p. 665)

Ouvrir et refermer, blesser et recoudre, s’approprier le paysage et en


faire son trésor unique. L’activité est décrite comme un vrai “délire”,
fièvre, extravagance, qui peut se comprendre aussi comme retour à
l’élémentaire, à la dimension bestiale, loin du lire de l’intellectuel,
combiné toutefois avec le désir de l’ordre, du rangement, extase de ce-
lui qui veut garder sa place. Orphée vaguant entre la harpe et la séduc-
tion des Bacchantes. L’ensemble du plan se résume dans la figure de
l’infini qui se rejoint partout et ne se termine jamais. C’est le parcours
rêvé des textes, et le bois enchanté devrait probablement se (dé)lire en
bibliothèque. Voici le résultat qui se déplie au gré de la description :

Ma promenade a décrit le de l’infini. De la clairière du haut, qui reste le


point le plus séduisant, au sud-est, on rejoint en direction du nord-ouest le
chemin du bas, le “boulevard”, qui suit le flanc ouest. Arrivé en le suivant
au point le plus septentrional de la forêt, on remonte au nord-est vers le
sommet de la butte, puis on suit en direction du sud, à mi-pente, le chemin
en balcon, le plus pittoresque : on s’y trouve à la hauteur des plus hautes
branches des plus grands chênes, mais tout de même sous leur couvert. On
regagne ainsi la cavée centrale, haut-bas, est-ouest, qu’on suit en descendant
vers l’ouest (c’est le milieu du ). Parvenu à la limite des champs cultivés,
là où l’on a emprunté plus tôt le “boulevard” vers le nord, on emprunte au
contraire un sentier qui se dirige vers le sud. Arrivé à l’une des entrées du
bois, au sud-ouest, celle qui m’y a donné accès récemment, parce que j’étais
intrigué par les traces de passages d’animaux, on remonte vers l’est par le
très joli chemin que j’ai découvert en premier, et que j’ai beaucoup amélioré
depuis lors. Il ramène à la clairière, qui occupe, je m’en avise, l’ emplace-
ment du petit x latéral, dans un & – oui, la promenade a plus précisément la
forme d’un & que d’un ... (RM, p. 676)

En fait le & serait un à lignes ouvertes où peut toujours s’ajouter un


autre horizon, un chemin supplémentaire, un complément d’enquête,
un chemin de traverse. Remarquons aussi le On du guide qui parallè-
lement permet une allégorisation : c’est l’homme dans son jardin
d’Éden.
La dernière entrée sur ce sujet (celle du 28 décembre, le jour des
Innocents) précise encore l’héroïque travail du conquérant « certains
PAYSAGES : PAYS SAGES 39

jours je rentre à la maison le visage en sang, les poignets et les avant-


bras déchirés de toute part » (RM, p. 751), véritable initiation rituelle à
laquelle s’ajoute la conscience de s’emparer des biens d’autrui (adou-
cie toutefois par l’attitude apparemment bienveillante des voisins).
« Tous les jours je suis plus attaché à ce nouveau parc » (RM, p. 751),
note-t-il. Voilà le mot qu’on attendait depuis un bon moment ; An-
toine du Parc rejoint son domaine10. L’expérience déchirante résulte
dans un acmé de plaisir : « J’en jouis beaucoup. » (RM, p. 752)11.

10
Notons que le parc indique d’abord la clôture et que pour Camus la référence à
Henri Duparc, le plus gracieux des compositeurs, est omniprésente.
11
L’auteur approuve la remarque de Flatters (Marcheschi) selon laquelle la pulsion
cartographique serait chez lui particulièrement développée. Il se rapprocherait ainsi de
Claude Ollier, le cartographe et l’érographe se rejoignent pour les sentimental jour-
neys.
La chute dans la folie

Ralph Sarkonak
Université de Colombie-Britannique à Vancouver

Roman furieux (1987) raconte les aventures et les mésaventures des


premières années d’exil de Roman II, roi de Caronie, obligé de quitter
son pays suite à l’arrivée au pouvoir des communistes après la
Deuxième Guerre mondiale. Alors que le titre de Roman roi (1983), le
premier des romans « romanesques » de Renaud Camus, peut se lire
comme une signature, le deuxième titre décrit, non un état ou une es-
sence, mais une existence, « furieux » pouvant être compris comme
synonyme de fou, comme dans l’Orlando furioso de l’Arioste. Quoi
qu’il en soit, le premier mot des deux titres renvoie à Jean Gabriel
Roman Rodolphe Pierre Frédéric Charles Marie de Saxe-Aarchen
Wittenstein, pour citer tous les noms du monarque exilé. On notera en
passant que deux de ses ancêtres, – Gabriel, le fondateur de la dynas-
tie, et la reine Marie –, étaient notoirement fous. Pour Roman, la perte
du trône, « l’étouffement de la liberté dans [son] pays » (RF, p. 31) et
l’exil vont précipiter une pénible chute dans la folie, qui sera racontée
par son secrétaire Jean Homen1. Celui-ci, qui est doublement “homo”
(il est homosexuel et sa narration est homodiégétique), va accompa-
gner son maître presque jusqu’à la fin du roman avant de mourir près
de Hollywood, ce qui complique passablement la “chose” narratologi-
que. Mais le vrai drame du livre est « l’effondrement du symbole »
(RF, p. 166) qu’est Roman réduit à devenir, comme le reste de la
phrase nous le dit, une statue « sans épaisseur, sans poids, un masque,

1
En signant le roman Jean-Renaud Camus, l’auteur nous rappelle qu’il a donné le
premier de ses prénoms au personnage principal et au narrateur.
42 RALPH SARKONAK

un mannequin, un fantoche »2. Comme on le devine, l’histoire de cette


chute va affecter l’écriture de ce “roman fou”, qui finit par prendre des
allures joyciennes. Mais avant d’en arriver là, il faut regarder de plus
près la représentation de la folie et les différentes étapes par lesquelles
Roman passe avant de s’abîmer tout à fait.

La folie romanesque
Et si la fiction a peu de séduction pour lui
en tant qu’élément romanesque, il en dé-
fend d’autant plus l’utilité comme élé-
ment de la vie sociale et politique, pour
tout ce que lui doivent la forme, les proto-
coles, la constitution, la loi, le paraître et
la courtoisie. (Etc, p. 163)

Le roman commence en 19483, à Athènes, où Roman et la reine Diane


arrivent sur le yacht royal, le Caronia. Par la suite, leurs voyages vont
les amener en France, en Italie, en Espagne, au Portugal, en Angleterre
avant que le couple n’échoue aux États-Unis, le lieu de l’effondrement
final du roi. Ces déplacements continuels soulignent l’éloignement
progressif du royaume perdu, la Caronie, « le pays de la mort » (RF,
p. 129), où le père de Roman a été assassiné et d’où la mère de Homen
a été déportée vers un camp d’extermination nazi. Tous deux, le roi et
son “fou”, vont donc habiter l’exil4. À un moment donné, le narrateur
dit : « C’est la révolution, c’est l’ingratitude des peuples, c’est la
chute, la fuite, l’exil qui seules [sic] peuvent sacrer les rois dans la
perfection poétique et sociale de leur essence éternelle. » (RF, p. 195).
Roman lui-même ne partage pas cet avis, préférant sa couronne à la
dignité qu’il perd de plus en plus. Mais cette « perfection poétique et
sociale » semble presque atteinte lors du séjour du couple royal en

2
L’emploi du mot « fantoche » est intéressant, car il rappelle les somptueuses ma-
rionnettes siciliennes utilisées pour représenter des versions burlesques d’Orlando fu-
rioso.
3
Quoique la chronologie ne soit pas indiquée explicitement, on peut déduire que
l’action du roman s’étend sur une douzaine d’années.
4
« [Homen] habiterait l’exil. » (RF, p. 129).
LA CHUTE DANS LA FOLIE 43

France, qui plus est, chez les parents de Renaud Camus lui-même !
Roman fait des randonnées avec son hôte, Louis, et Diane s’entend à
merveille avec Marie-Antoinette5, la maîtresse de maison. Renaud
Camus se met lui-même dans la fiction lorsque le roi décerne l’ordre
d’Arkel au plus jeune des enfants de la famille, qui a deux ans. Pour le
moment, le roi est encore, à l’âge de vingt-huit ans, « un grand garçon
sain aux dents blanches, au profil de gravure romantique, et dont la
mélancolie est un charme de plus » (RF, p. 79). Le couple royal ne se-
ra plus jamais aussi bien embourgeoisé qu’à Chamalières, quoique
leurs hôtes soient d’opinions divergentes sur ces invités. Louis est plus
réaliste, moins emballé par le couple royal qui habite chez lui, tandis
que son épouse est dans son élément, ses lectures romanesques trou-
vant une sorte de prolongement logique dans la présence de la cour ca-
ronienne chez elle. « L’irruption dans sa vie [Marie-Antoinette] des
vieilles revues illustrées de son enfance, des albums pour la jeunesse,
des magazines de mode sur papier glacé, de l’Histoire » (RF, p. 78)
enchante la mère du petit garçon, car elle croit vivre un roman.
Le premier problème qui se pose est celui du travail du roi ; si
Louis pense que son hôte ferait mieux de se recycler dans le com-
merce (la suite fera voir qu’il a raison), Roman n’est pas près de dé-
laisser ses responsabilités royales, même si elles sont de moins en
moins lourdes. Il voudrait écrire un livre savant, sur les rois ou sur
l’architecture, mais il ne le fera pas. La seule aide que Roman donne à
Homen sera d’ajouter des épigraphes (parfois fictives) à la chronique
que son secrétaire écrit sur la vie du roi6. Bientôt le manque d’argent
sera un problème de plus quand le couple ne pourra se permettre
l’appartement royal à l’hôtel Crillon (seul Charlie Chaplin en a les
moyens)7. Entre-temps Roman en est réduit à décerner des ordres

5
C’est aussi le nom de la mère de Roman.
6
« [...] à chaque chapitre [Roman] avait apporté de sa main, presque toujours au ha-
sard, je crois, une épigraphe, une de ces phrases de la littérature caronienne, telles
qu’il doit en connaître des centaines et telles qu’il est bien capable d’en avoir inventé
plus d’une. » (RF, p. 176). On verra par la suite l’usage que le roi fera de citations
empruntées à d’autres littératures. Dans son étude inédite, « Renaud Camus : men and
places », Charles Porter a examiné les épigraphes des chapitres de ce roman, dont cer-
taines sont des pastiches de la poésie française.
7
Rappelons pour mémoire que l’unité monétaire de la Caronie du temps de la monar-
chie était la couronne.
44 RALPH SARKONAK

royaux à des enfants, d’abord à Jean-Renaud et ensuite au fils illégi-


time de son secrétaire. Mais le moment où Roman faillit le plus à sa
tâche est quand il doit aller voir des enfants handicapés. Il essaie
d’expliquer à Diane pourquoi il est incapable de faire cette visite :

– Non, ce n’est pas de la peur, ce n’est pas du dégoût, ce n’est pas de


l’hostilité, bien sûr, au contraire... Je ne sais pas, je ne peux pas dire... Enfin
si, c’est peut-être de la peur, une angoisse comme on en a la nuit, comme si
les angoisses de la nuit ne se dissipaient pas, mais au contraire se confir-
maient. [...] Je fondrais en larmes, je tournerais de l’œil, je m’enfuierais
[sic], ce serait ridicule et mille fois plus affreux que de ne pas y aller du
tout. (RF, p. 130)

Roman ne peut être d’aucune aide à ces enfants, au contraire de la


reine qui, elle, a le don de mettre les gens à leur aise, y compris les
plus démunis, référence évidente à la princesse Diana. Roman, en re-
vanche, ne peut souffrir la vue des jeunes handicapés. Si les rois de
nos jours n’ont plus la capacité de guérir, Roman devrait au moins es-
sayer de distraire et de conforter ces enfants par sa simple présence.
Ainsi le roi manquera-t-il à un de ses plus importants devoirs8.
Un indice significatif de la folie qui guette Roman est sa passion
des origines, dont il fera l’apologie. La généalogie serait, selon son
point de vue, une sorte d’écriture, de syntaxe (on pense à Balzac),
mais ce type de savoir est aussi une forme de folie selon le narrateur,
qui visiblement ne partage pas au même degré la passion de son maî-
tre :

En un tournemain des feuilles entières, toujours trop étroites, se couvrent de


tableaux généalogiques incroyablement compliqués, où il ne manque pas un
second prénom, pas un titre et changement de titre, pas une alliance, pas une
date. La main qui trace n’hésite pas une seconde. La passion généalogique
poussée à ce point, et servie par une pareille mémoire, est presque inquié-
tante, et ressemble à une espèce de folie. Elle s’irrite de n’être, à son gré,
qu’imparfaitement partagée. (RF, p. 260-261)

8
Il y a un précédent ; lors d’une visite dans un centre de rééducation en Caronie, le
jeune roi s’était évanoui (Roi, p. 129). L’ironie veut que Roman soit hospitalisé plus
tard lors de son séjour en Amérique. Comme il le reconnaîtra à la fin du roman : « Tu
pourrais bien maintenant aller voir les enfants-méduses de cette institution sous le
viaduc, à Chamalières, puisque tu vis en leur compagnie, sans sortir de ta chambre,
sans même ouvrir les yeux. » (RF, p. 480).
LA CHUTE DANS LA FOLIE 45

Une autre obsession de Roman – allusion à Saint-Simon par le biais de


Proust – est les questions de protocole, « comme si sa survie dépendait
de la méticuleuse observation d’une étiquette centenaire » (RF,
p. 239). On voit que Roman attache de plus en plus d’importance à la
pure forme et au paraître (bien plus que lorsqu’il était en Caronie), au
fur et à mesure que sa vie se vide progressivement de toute raison
d’être9.
Un autre des intérêts de Roman, qu’il partage avec son créateur
du reste – les textes topographiques de Camus en témoignent -, est « la
folle passion de connaître les lieux qui l’entourent » (RF, p. 121).
Cette obsession de la géographie et de la cartographie, qui semble
inoffensive, révèle un fantasme d’exhaustivité impossible à réaliser10.
Si cette passion se fait voir d’abord en France, elle s’aggrave lorsque
Roman se met à compulser fiévreusement de « vieux ouvrages
d’érudition » (RF, p. 274) afin de mieux connaître l’Espagne. Que ce
soit par la promenade ou par la lecture, il voudrait tout connaître, tout
voir ; il veut explorer le moindre vide qu’il voit sur la carte topogra-
phique. La passion cartographique est devenue une obsession, un
« trop-plein de nerveuse énergie, un parti-pris farouche de ne laisser
nulle pierre ininspectée »11. L’échec que sera inévitablement ce rêve
d’exhaustivité va s’ajouter aux autres frustrations de Roman.
Longtemps, l’Espagne a été le pays de la folie romanesque. Et
l’étiolement des forces du roi s’y fait nettement sentir puisque c’est là
qu’il perd son instinct politique. Lui qui, à l’âge de vingt ans, avait es-
sayé de tenir tête à Hitler, dans Roman roi, lui qui avait refusé la parti-
cipation de l’Arc noir, un groupe fasciste, au gouvernement en exil

9
« Les rois en exil ne sont plus que les purs signifiants de ce qu’ils furent dans leur
ancien royaume, tenant d’autant plus au strict respect de l’étiquette et des protocoles
que seul un rigoureux maintien des formes peut encore donner figure à leur néant. »
Alain Buisine, « D’un romanesque à contretemps : (Jean-) Renaud Camus », Littéra-
ture, n° 77, 1990, p. 51.
10
« On dirait qu’une exigence lancinante lui fait rêver d’apercevoir en même temps,
d’un seul regard, tout un univers, ou du moins toute une province, dans le moindre de
ses détails et dans tous les liens qui les unissent ; et non seulement dans le présent,
mais aussi dans le passé. » (RF, p. 121).
11
Rappelons que Roman roi inclut une carte très détaillée de la Caronie et de ses pays
voisins de l’Europe de l’Est, ainsi que le tableau généalogique complet de la famille
de Roman, où rois imaginaires et souverains réels se côtoient.
46 RALPH SARKONAK

(RF, p. 42), commence à “déraper” sérieusement lorsqu’il veut


s’associer au général Franco. Roman ne voit rien du danger qu’il en-
court, tout content qu’il est du fait que le caudillo reconnaisse le gou-
vernement en exil. Diane, en revanche, qui n’est pas d’origine royale,
se montrera plus royaliste que le roi en poussant son mari à se tenir
au-dessus des mêlées de la péninsule. Elle essaie de lui enseigner un
peu de Realpolitik :

– Franco reconnaît le gouvernement caronien en exil, c’est très bien, et je


conçois que vous ayez voulu lui faire une visite de remerciement, en quel-
que sorte ; mais enfin est-ce que vous désirez vraiment être associé à lui da-
vantage ? [...] La dictature, ça n’a jamais été votre pente, et les gens le sa-
vent. Si vous avez l’air d’être le protégé de Franco, ils seront troublés. (RF,
p. 255-256)

Le roi perd le sens des réalités politiques ou de la réalité tout court,


tant il se montre avide de la moindre reconnaissance du peu qui lui
reste de sa royauté. Mais à quoi sert de vouloir fréquenter des dicta-
teurs quand on n’a pas de pays, pas de peuple et pas de paix d’âme ?
Roman, qui est « depuis toujours, insomniaque » (Roi, p. 162),
souffre d’angoisses nocturnes. De son propre aveu, elles sont si terri-
bles qu’elles frisent la folie : « “La nuit n’est pas vivable, c’est la peur,
c’est l’angoisse, le malheur, l’horreur, la mégalomanie, la folie...” »
(RF, p. 117). Ces visions de la nuit s’avèrent plus réelles que le jour,
qui semble être une « “illusion, une poudre aux yeux, un aveugle-
ment” » (RF, p. 116). Plus tard Roman aura la vue trouble. Pour le
moment, ce roi du pays de la mort12 pense aux absents, et il devient
« tendu, nerveux, distrait, et comme absent de lui-même » (RF,
p. 163), convaincu qu’il est que « “nous sommes les yeux des
morts” » (RF, p. 113), comme il le dit à Jean Homen13. Peut-être Ro-
man pense-t-il à la mort de son père dont il a tenu l’œil crevé lorsque
Pierre avait été assassiné en 1933 (Roi, p. 183). Toujours est-il que le
fils est gagné par un vide progressif de sorte que Homen, qui est appe-
lé aussi Nemo, c’est-à-dire “personne”, devient lui-même « le reflet

12
« La Caronie était le pays de la mort. » (RF, p. 129) ; enfant, Roman était comte de
Möhr.
13
L’idée que nous sommes les yeux des morts viendrait d’un intertexte dû à Pirandel-
lo (RF, p. 113).
LA CHUTE DANS LA FOLIE 47

d’une absence » (RF, p. 169). En ce sens, Roman s’approche de la Ca-


ronie tout en s’en éloignant, car c’est le pays de Charon, et donc de
l’absence finale. Selon son fidèle secrétaire,

Le Roi se détache du Roi. Il n’occupe plus la totalité de son signe, il ne


remplit plus tout son rôle. [...]. Il manque à ses fidèles, il manque à ceux qui
l’aiment, il manque à ses devoirs, hélas il manque à lui-même. Son absence
le creuse, un vide le gagne, un fatal éloignement l’allège, le dépouille de sa
substance, fait flotter son regard par-dessus les jours trop longs, les terres
qui nous séparent de lui, les pages, les sentiments qu’il n’a pas voulu
connaître. (RF, p. 165)

L’absence d’un royaume, d’une cour, plus tard de la reine, et enfin de


Homen lui-même fait en sorte que Roman n’est plus Roman ; il est vi-
dé de son essence, au fur et à mesure que son existence s’effrite dans
des excès protocolaires, généalogiques, géographiques et politiques. Il
manque de mesure autant que de jugement. Poursuivi par les démons
de la nuit – et de la forme –, le roi devient un symbole qui ne symbo-
lise plus rien, d’où son regard de plus en plus absent.
Un tel effondrement affecte le discours de Roman, dont le man-
que de suite dans les idées inquiète l’entourage qui lui reste. À la fin,
les « discours [du roi seront] sans suite, ses propos incohérents » (RF,
p. 420), mais bien plus tôt Homen avait noté que les liaisons logiques
manquaient :

[Roman] ne se soucie pas trop de ménager des liaisons entre ses propos, qui
ne sont guère que ses pensées, ses rêveries faites son, ou l’inverse, phrases
ou de simples mots venus d’ailleurs, ou du fin fond de lui, citations, souve-
nirs, arbitraires associations, pure jouissance aux syllabes, si jouissance il y
a bien. (RF, p. 267)

Il en va de même pour les émotions du roi, car les cloisons entre elles
ne sont plus étanches, et il passe sans transition de la rage au déses-
poir, et de la haine à la passion (RF, p. 390).
Tout cela est de très mauvais augure. Et pourtant, si la destination
ultime n’est que trop prévisible, le chemin qui y mène est fait de dé-
tours imprévisibles. Ainsi de temps en temps, le roi est-il sujet à des
accalmies qui, par leur caractère imprévisible, sont presque aussi in-
quiétantes que ses moments de rage. Par exemple, Roman va mieux
quand on fait appel à son sens du protocole, ou lorsqu’il est appelé à
jouer son rôle de roi devant un public, que celui-ci soit réduit ou large.
Déjà on l’a vu décerner une médaille à un jeune enfant. Maintenant il
en fera de même pour le général de Gaulle. Mais même ce geste, qui
48 RALPH SARKONAK

lui rappelle ses anciennes prérogatives royales, n’est pas de tout repos.
Comme le roi va l’avouer à son biographe,

– Ces gestes [décerner une médaille] qui en Caronie m’étaient devenus tout
naturels, soudain, ici, en France, sonnaient faux, semblaient terriblement il-
lusoires, comme le délire d’un homme qui parle tout seul, et que par gentil-
lesse on ne contrarie pas trop, ou par indifférence. J’avais l’impression
d’être tombé dans un autre univers où tout ce que je pouvais dire, ou faire,
n’avait aucune espèce de sens, sinon pour désigner sa propre folie. (RF,
p. 246-247)

Roman constate que le général vit parmi les symboles, il est même
royaliste ; mais à la différence du roi, le général a aussi le sens des ré-
alités : « “[...] les symboles, il les force à être symboles de quelque
chose de réel, ou plutôt il force la réalité à les rejoindre.” » (RF,
p. 246). Jusqu’à un certain point, Roman se sent ragaillardi par
l’ancien chef des Forces françaises libres qui a vécu en exil à Lon-
dres ; du moins le roi semble-t-il un peu plus lucide sur son propre
cas. Il est vrai que Roman se montre plus rationnel ici, mais paradoxa-
lement c’est pour envisager la folie comme solution à tous ses pro-
blèmes d’inactivité et à la scission de son être en deux, d’un côté, un
corps inoccupé et, de l’autre, un nom sans essence, presque sans lien
avec la réalité. Pour le moment (nous sommes exactement au milieu
du livre), Roman essaie encore d’exprimer lucidement ce qui le tente :

– Et peut-être la folie est-elle la seule solution, en effet, le seul parti qui soit
à peu près habitable, ou secourable, si l’on veut s’obstiner dans une idée, un
espoir ou une image de soi-même que rien ne soutient, rien d’objectif, selon
votre expression, aucun calcul raisonnable... (RF, p. 247)

Comme solution à sa situation actuelle, Roman pense très sérieuse-


ment à la folie : « “Il y a beaucoup à dire en sa faveur.” » (RF, p. 247).
Au milieu de son périple, le roi est tiraillé entre, d’une part, la lucidité,
ne serait-ce que pour envisager la folie comme solution au paradoxe
d’être un roi sans trône, et, d’autre part, la démence.
Roman fait une seconde fois l’expérience d’un regain de sa
royauté lors de son premier passage à New York. Rien n’y manque, ni
les fleurs, ni le Waldorf Astoria, ni les foules en béate admiration de-
vant le jeune couple royal. Roman prendra même quelques décisions
sages en nommant quelques évêques de l’Église nationale : « New
York demande un roi, au moins pour la parade. Et elle offre à Roman
de l’être davantage, mille fois, qu’il ne l’a jamais été depuis qu’il ne
l’est plus. » (RF, p. 358). Ce sera dans la métropole américaine que
LA CHUTE DANS LA FOLIE 49

Roman connaîtra les meilleurs moments de son exil. Et le plus beau


d’entre eux sera lorsqu’il assistera à une représentation de Norma, au
Metropolitan Opera. L’interprète du rôle principal fait un discours
d’accueil au roi et à la reine avant de chanter l’hymne national de la
Caronie, L’Archange et la Couronne. Pendant quelques heures, ou du
moins quelques minutes, les choses sont au mieux dans l’admiration
mutuelle de la vedette et de son roi :

L’orchestre reprend tant bien que mal aux refrains. Le Roi et la Reine se
sont levés, tout le monde les imite, l’enthousiasme éclate de plus belle, le
public entier du parterre se tient de côté entre les travées pour pouvoir ap-
plaudir à la fois la cantatrice sur la scène et les héros de la fête dans leur
loge. C’est un moment grandiose, peut-être le plus heureux depuis l’exil.
(RF, p. 361)

C’est un moment d’apothéose, – le mot rime avec « grandiose » –,


Roman ayant retrouvé son cher public, sa loge, en un mot, sa royauté,
laquelle est mise en scène, en spectacle, autant ou plus que l’opéra
qu’on vient de chanter. Pour la première fois depuis que l’exil a com-
mencé, l’essence symbolique du roi et sa personne coïncident à peu
près. C’est dans cette adéquation relative du symbolisé et du symboli-
sant que Roman trouve son rôle bon. Malheureusement pour le roi, il
aura de moins en moins l’occasion de le jouer. En effet, il n’est plus
qu’un roi d’opéra (ou d’opérette, une sorte de marionnette), et bientôt
la pente sur laquelle il essaie de garder pied va s’incliner de plus en
plus vers le bas.
Rongé par le chagrin d’avoir presque tout perdu, Roman devient
jaloux de la reine qu’il soupçonne d’avoir une liaison amoureuse avec
le peintre américain Jackson Pollock. Le roi arrive mal à contenir sa
fureur à l’égard de ce dernier, à tel point que Roman croit pouvoir
“lire” dans un des tableaux de l’artiste les initiales entrecroisées du
couple “coupable”. Il dira à Homen : « Ce n’étaient pas des lignes, qui
se croisaient et recroisaient, comme vous dites si bien, c’étaient eux,
eux deux, juste devant moi, leurs initiales qui s’emmêlaient, leurs
noms... » (RF, p. 379). L’accusation paraît farfelue, et on comprend à
quel point la jalousie de Roman déforme son jugement ; c’est un cas
de mauvaise “lecture”, de surinterprétation exagérée s’il en fut jamais.
Très active dans le milieu artistique, la reine admire les œuvres de
Pollock, certes, mais c’est à peu près tout. La paranoïa aidant, Roman
devient un jaloux furieux et finit par détruire le tableau incriminé, ce
que Diane ne pourra lui pardonner.
50 RALPH SARKONAK

De plus en plus, le roi a de « terribles accès de fureur ou de dé-


sespoir [...] incontrôlables » (RF, p. 386). Si la crise de New York est
une des pires, elle n’est pas la première : il y avait déjà eu une nuit
mémorable en Cornouailles. Diane avait bien vu que le Roi parlait de
soi à la troisième personne comme César ou comme De Gaulle, ou
plutôt comme un enfant qui a pitié de lui-même ; il disait que « “tout
le monde s’est bien moqué du ‘pauvre petit Roman’” » (RF, p. 294)14.
Un autre symptôme inquiétant de ses troubles est le fait qu’il fait de
plus en plus de citations « qui apparemment n’ont rien à voir avec le
contexte » (RF, p. 295). Enfin, pour fuir la ville où Diane s’épanouit,
Roman, toujours accompagné de Homen, fait un voyage à travers les
USA qui les amène à Hollywood. Là le roi va mener une petite vie de
retraité dans la villa Zenda, entouré des beaux hommes reçus par son
secrétaire gay. Roman lui-même s’est adonné au moins une fois à ces
“folles” amours avec le beau Mark rencontré au bord de la piscine...
Le point culminant aura des allures tout à fait dramatiques. Invité
à participer comme conseiller technique à un des remakes du film Le
Prisonnier de Zenda, l’histoire d’un roi dont on usurpe l’identité15,
Roman assiste à une fête donnée pour de nombreuses personnalités du
monde du cinéma. Mais cela ne tarde pas à aller très mal, et bientôt le
roi commence à délirer devant un public qui, selon lui, vit d’images
mensongères :

Mieux vaudrait mille fois, quoiqu’il en soit, ne pas se demander tout haut ce
qu’on fait là, et ne pas se désespérer, en parlant de plus en plus fort, et fina-
lement en criant, d’être tombé si bas, si bas, jusque dans ce milieu cynique
et monstrueux de marchands d’images fausses, qu’on les aide soi-même à
peaufiner dans leur laideur mensongère, alors que c’est nous, c’est moi16,

14
Selon Diane, « “On dirait qu’il devient fou ; mais complètement fou [...]. [...] Il dé-
lire, il est surexcité, il parle à toute vitesse, je ne comprends rien à ce qu’il dit, et
quand je comprends j’aimerais mieux ne pas comprendre. Ou bien il pleure. [...] Ce
qu’il y a de plus effrayant c’est qu’il parle de lui-même à la troisième personne, main-
tenant...” » (RF, p. 293-294).
15
Sur ce film et le livre sur lequel il est basé, Le Roman d’un roi, voir Buisine,
op. cit., p. 63-64.
16
« [C]’est moi » rappelle la fameuse phrase de Louis XIV sur l’État. Est-ce que Ho-
men utilise la première personne parce qu’il s’identifie tant à son “personnage” ? Ou
peut-être faut-il croire que Roman lui-même a rédigé cette partie de la chronique de sa
vie.
LA CHUTE DANS LA FOLIE 51

qu’elles convertissent, pour amuser les foules et leur soutirer leurs malheu-
reux dollars, en dérisoires pantins de jeu de cartes ou d’opérette. Or, une
fois lancé, il n’y a plus de reculade possible. (RF, p. 425)

Parmi ces gens du cinéma, celui qui s’estime encore roi voit des ri-
vaux indignes de paraître en sa présence, tandis qu’en fait c’est lui qui
fait figure de parent pauvre à ce banquet qui n’est pas donné en son
honneur. Du reste, c’est cette fête qui permet de constater que le règne
effectif de Roman est déjà terminé. Avant et après sa crise, il n’est
plus le centre d’attention du public qu’il était encore à New York. Il
fait piètre figure (il y a tant de figurants déguisés en rois dans la capi-
tale du cinéma) face aux autres invités, auteurs, producteurs, metteurs
en scène et acteurs des mieux cotés. Chacun d’entre eux doit son rang
dans la hiérarchie des studios au montant d’argent qu’il gagne. Et
Roman, obligé à vivre d’une maigre pension accordée par la CIA, (on
ne sait jamais, même un ex-roi de l’Europe de l’Est pourrait un jour se
révéler utile aux intérêts américains17), n’est certes pas parmi les
mieux rémunérés de la ville. Hurlant sa peine devant cet outrage à sa
dignité, au protocole, à ses origines royales, sans parler de ses ancê-
tres, Roman assiste, furieux mais impuissant, à sa propre mise à
l’écart. Il n’est plus pertinent dans le pays où règnent l’image et le dol-
lar. Ce qui arrive alors ne devrait pas nous étonner : Roman com-
mence à déverser « à tue-tête ses anathèmes, sur le cinéma » (RF,
p. 425). Ce faisant, ce roi se montre coupable du crime de lèse-majesté
contre le nouveau “roi” qu’est le cinéma de Hollywood. Dans le vieux
monde, c’étaient le fascisme et le communisme qui avaient mis à bas
un roi héréditaire, maintenant dans le nouveau monde c’est le cinéma
qui a rendu Roman caduc, et ce n’est pas le petit rôle qu’on lui avait
accordé dans le remake d’un film de deuxième ou troisième ordre qui
va redorer l’auréole de sa gloire toute fanée. Mais le traitement de
Roman par Hollywood, après cet esclandre, est à la mesure de
l’Amérique. Il ne sera ni arrêté ni déporté (vers où ?), il sera tout sim-
plement hospitalisé dans une des meilleures cliniques de la ville. À
peine Roman a-t-il fait sa crise de colère jalouse et de fureur paranoïa-
que qu’il se trouve couché, « pieds et poings liés » (RF, p. 426), dans

17
À la fin, Roman perdra ces émoluments. Après quoi, il « n’a même pas de quoi
payer l’obole à Caron » (RF, p. 461), ce qui doit être la dernière indignité pour le roi
de Caronie.
52 RALPH SARKONAK

un lit d’hôpital, bourré de calmants, totalement drogué jusqu’à ce que


le sommeil des presque morts soit enfin le sien. Car c’est ainsi qu’on
traite les fous, qu’ils soient anciens rois ou pas, dans le pays de la psy-
chiatrie médicalisée.
Certes, Roman sortira un jour de cette clinique, mais ce ne sera
que pour en habiter une autre dans l’État de New York. Il connaîtra
quelques moments de bonheur passager avec une nouvelle compagne,
qui s’appelle comme par hasard Norma, et il passera des heures plutôt
calmes avec le fils de Nemo. Mais l’ex-roi ne sera plus jamais le
même après s’être comporté en vrai fou devant un public autre que
Diane et Homen. Comme on pouvait s’y attendre, la chute dans la fo-
lie est accompagnée d’une détérioration de la santé physique de Ro-
man. Lorsque des délégués du gouvernement en exil viennent le voir à
Hollywood, ils rencontrent un comparse qui n’est qu’une ombre de ce
qu’il était. Lui, naguère si beau, qu’il est comique et laid ! Maintenant
Roman est devenu « un homme profondément changé, hâve, très mai-
gre, aux yeux rougis enfoncés dans leurs orbites, au regard étrange-
ment fixe et brûlant, et qui arbore un uniforme démodé beaucoup trop
large pour lui » (RF, p. 433). Le narrateur insistera sur les yeux de
Roman « de plus en plus enfoncés dans leurs orbites » (RF, p. 397), et
qui « demeurent fixés sans ciller sur des profondeurs d’une vacuité
vertigineuse » (RF, p. 436). Et puis un jour il en aura assez de voir ce
regard morne dans le miroir et le brisera (nous allons y revenir). Ro-
man, comme pour se venger du sort que les Furies lui ont imposé, de-
vient une sorte d’Alice négative, et passe « de l’autre côté du miroir »
(RF, p. 167)18. De plus, sa vue est atteinte de façon définitive (une ten-
tative d’opération échouera)19.

18
« Mais c’est un miroir sans tain, et son revers n’est pas sûr : on y voit trop encore
tout ce qu’on a quitté, ce qu’on a aimé vous poursuit, vous torture. Aucune porte ne
ferme. Les Erinnyes vont et viennent. Les appeler Euménides ne suffit pas. » (RF,
p. 167). À la fin de la tragédie d’Eschyle du même titre, les Érinyes deviennent les
Euménides, les Bienveillantes.
19
La dernière fois que nous verrons Roman, il sera un septuagénaire aveugle. Après
quarante-quatre années d’exil, le roi a eu la permission du gouvernement de rentrer au
pays pour un bref séjour à l’occasion du jour des Morts (Voy, p. 169-170). Dans le
Journal de 1987, Camus envisage d’autres événements de la vie de Roman qui au-
raient pu être inclus dans Roman furieux (Vig, p. 51).
LA CHUTE DANS LA FOLIE 53

À la fin de Roman furieux, on prend bien soin du soi-disant roi


dans une maison de repos habitée par des malades excentriques, et de
temps en temps il reçoit la visite de Mark, maintenant étudiant en ar-
chitecture à Yale, et de Norma, qui travaille dans un parc national
dans le Maine. Après tout, la vie des autres continue. Parfois on per-
met à Roman une sortie, comme lorsqu’il mange dans un restaurant
new-yorkais rempli d’objets sauvés du naufrage du Caronia ; l’ancien
yacht royal, devenu cargo, avait échoué « au cours d’une tempête,
dans les eaux de la mer de Chine » (RF, p. 482). La déchéance de l’ex-
roi est partagée par son navire, autre symbole de ce qu’il a été. La fin
du livre nous montre un Roman invalide qui survit à lui-même grâce à
la gentillesse de quelques étrangers dans son pays adoptif, qui est une
république. Il est aussi loin dans l’espace de son pays, qu’il est loin
dans le temps des fastes royaux dont la communauté caronienne en
exil avait fait les frais au Metropolitan Opera lors de ce « moment
grandiose » (RF, p. 361) où Roman semblait encore régner sur une
foule d’admirateurs ébahis de voir en personne leur souverain, fût-il
en exil. Quant à l’épouse de l’iconoclaste, elle ne vivra plus jamais
avec lui après l’épisode du tableau détruit. Devenue marchande de ta-
bleaux et mentor d’artistes, elle s’occupe des arts plastiques sur la
place de New York.
L’exil, l’amour malheureux et la folie de Roman constituent une
longue chute dans un abîme presque sans fond. Et pourtant, l’échec
qui le poursuit jusqu’à la fin fait en sorte que même ses échecs finis-
sent pas échouer, comme si une défaite totale était un destin trop beau
pour Roman. Il n’ira pas jusqu’au bout de ses peines, car il souffre
d’une quasi-cécité, d’une quasi-solitude et même sa folie lui laisse une
petite marge de manœuvre, comme si le sort qui s’acharne sur lui vou-
lait lui réserver cette dernière indignité : son destin n’est même pas
tragique, tout juste pathétique. Cela dit, il reste un personnage émi-
nemment romanesque, c’est le cas de le dire. Roman furieux est imbu
d’une nostalgie du passé mais aussi d’une grande mélancolie quand on
pense à tout ce qui aurait pu être différent dans la vie du roi. Cela sup-
pose qu’on lit le livre au premier degré, comme s’il s’agissait d’un
simple roman réaliste, ce qui n’est pas tout à fait le cas.

La folie textuelle
[...] (les livres renvoient toujours à
d’autres livres, absents ; les mots à
d’autres phrases, les illusions à d’autres
54 RALPH SARKONAK

espoirs, les blancs de la page à d’autres si-


lences, d’autres rêveries ; les malentendus
à Dieu). (EQ, p. 80)

La disparition de Homen laisse penser que c’est Roman lui-même qui


a pris la relève pour rédiger les vingt dernières pages du livre20. On
sait que le roi aime la « pure jouissance aux syllabes » (RF, p. 267),
mais celle-ci n’est pas limitée à la fin du livre, de sorte qu’il faut
croire que la passion que Renaud Camus prête à son personnage est
partagée par son créateur ! Parmi les jeux de mots qui parsèment le
texte, on relève une intense activité signifiante autour du premier mot
du titre, Roman, qui est « volontairement et magnifiquement amphibo-
logique », selon Alain Buisine21.
Pour la reine Hélène, la grand-mère du roi, Roman et Diane
étaient dans leurs beaux jours comme des « héros de roman » (RF,
p. 282). Et l’histoire des amours hétérosexuelles de Homen sera re-
mise en question ultérieurement lorsqu’on nous dira que ce « récit sent
tout au long le pur roman » (RF, p. 452)22. Si les vœux du poète caro-
nien Hänon, lequel souhaitait que son pays disparaisse de la carte pour
devenir une fiction, sont exaucés, ce qui semble probable, « l’Histoire,
l’horreur, l’inconscience et la géographie, le bonheur même, ne se-
raient plus qu’un roman » (RF, p. 464). Vers la fin du livre, Roman se
mettra à lire des Nouveaux Romans, auxquels Roman furieux ressem-
ble de plus en plus. Du reste, Norma prétend que c’est eux, plutôt que
les malheurs du monde, qui l’ont rendu « complètement fou » (RF,
p. 482)23. À un moment donné dans son périple, Roman s’était adonné

20
Ces pages sont écrites à la troisième personne pour la plupart ; on sait que Roman
aime parler de lui-même de cette façon. Cependant, on trouve aussi des phrases où il
utilise je (RF, p. 466, 481), nous (RF, p. 380) et tu (RF, p. 480).
21
Buisine, op. cit., p. 41. Notons que le manque d’article justifie la majuscule, ce qui
ajoute à l’amphibologie du titre.
22
RF, p. 150-157.
23
« La scie journalistique quant au Nouveau Roman, depuis plusieurs années déjà,
c’est qu’il n’est plus nouveau, ce qui est exact, et qu’il est “dépassé”, ce qui malheu-
reusement est moins sûr. Car ceux qui veulent si vite l’enterrer ne l’ont guère fréquen-
té, pour la plupart, et ne sont pas très familiers, c’est le moins qu’on puisse dire, de ce
qu’il a à offrir. [...] Qu’il soit temps d’aller au delà du Nouveau Roman, c’est très
vraisemblable, et il est bien possible même que cet au delà implique un retour à des
LA CHUTE DANS LA FOLIE 55

à l’étude de l’architecture, et il avait envisagé d’écrire un livre au sujet


de l’influence arabe sur le roman (RF, p. 267). Plus tard le roi
s’intéressera au vers caronien, et il échangera des lettres avec, on le
devine, Jakobson (RF, p. 420), quoique le prénom du célèbre lin-
guiste, Roman, soit passé sous silence24. Quant à la nuit d’amour pas-
sée avec Mark, sans parler des amours homosexuelles du secrétaire du
roi, elle donne un nouveau sens à l’expression « Roman orgy » (RF,
p. 405), comme le narrateur se plaît à nous le signaler. On a déjà vu
les « colères romanesques » (RF, p. 419) du roi, et très tôt lui-même a
fait un jeu de mots lorsqu’il a évoqué sa vie « “tellement romanesque
que je ne peux rien vous raconter” » (RF, p. 27). À Chamalières, il
avait encore son « profil de gravure romantique » (RF, p. 79), et même
un plateau est décrit non sans humour comme « romantique » (RF,
p. 255) ! Le roi a été longtemps « un voyageur romantique » (RF,
p. 269). Quant à l’Espagne tant aimée de Roman, elle est connue pour
être la « terre du romancero » (RF, p. 274)25.
Les anagrammes jouent un rôle important dans cette activité si-
gnifiante. On avait déjà deviné que Norma (l’opéra et l’amie) faisait
du bien à Roman : « Peut-être son prénom lui donnait-il un avantage
décisif. » (RF, p. 409). La Norma américaine est quelqu’un de sain, de
“normal”, car elle est « pleine de dignité sans raideur, d’affection, de
gaieté, de présence aussi, de franchise et de disponibilité » (RF,
p. 411) ; bref c’est le repoussoir caractérologique de Roman autant
que son pendant anagrammatique. S’il n’y a « jamais eu un temps

formes combattues ou négligées par lui : encore faut-il que ce retour soit informé, ins-
truit par son expérience. » (BVP, p. 105).
24
L’idée d’échanges épistolaires entre ces deux Roman est intrigante ; elle met en
abyme les nombreuses correspondances intertextuelles du livre. Quant au vers caro-
nien, il fait penser au vers saturnien étudié par Saussure. Voir Jean Starobinski, Les
Mots sous les mots : les anagrammes de Saussure, Paris, Gallimard, coll. « Le Che-
min », 1971.
25
Romancero réfère à un corpus de ballades médiévales espagnoles. Plusieurs de ces
poèmes traitent de héros et de chevaliers. Don Quichotte est devenu fou en lisant des
romans chevaleresques mais aussi des romances, et il s’identifie avec plusieurs per-
sonnages du romancero. On peut ajouter à la liste des mots romanesques une citation
tirée de « Poesia de Álvaro de Campos », de Pessoa, qui met à nu l’état de Roman :
« Não ser nada, ser uma figura de romance » (RF, p. 463) [N’être rien, être un per-
sonnage de roman].
56 RALPH SARKONAK

normal en Caronie » (RF, p. 185), à la fin du roman, « la vie suit [...]


son cours normal » (RF, p. 476), ceci dans un fragment où le ludisme
textuel s’éclipse devant un regain de réalisme. La première clinique où
Roman est internée s’appelle San Remo (RF, p. 426), la seconde, The
Manor (RF, p. 471, 483). Celui-ci, qui a été construit pour la famille
Van Moeren (RF, p. 474), sera le dernier foyer de l’ex-roi. Il est donc
approprié que le nom rappelle celui de la maison où Roman est né, le
Manoir d’Arkel (RF, p. 492). Quant au fils de Homen (ou est-ce Ro-
man lui-même qui en est le père ?), il s’appelle bien sûr Romain.
D’ailleurs, lorsque le garçon vient voir le roi déchu, les deux “enfants”
s’entendent plutôt bien (RF, p. 447). Plus tard on mentionne des
« monnaies romaines » (RF, p. 472), car on y voit représentée la
chaste Diane, la « Chasseresse avec son arc ».
Il est d’autres ressemblances qui ne sont pas fortuites, par exem-
ple, une évidente confusion entre la Caronie et la Roumanie (RF,
p. 472) ; un Français qui se fait appeler Jean-Pierre Harmond (RF,
p. 446) est rencontré à Athènes au début du roman et retrouvé plus
tard à Hollywood. En passant, on notera le vin de Maron (RF, p. 481) ;
le librettiste, Felice Romani (RF, p. 459) ; « Nel romano campo » (RF,
p. 470), une citation de Norma ; le comte de Marnö26 (RF, p. 456) ; et
le Dr Morgan, qui est censé soigner Roman au Manoir (RF, p. 478). Il
se peut que ce médecin ait des liens avec le Bureau Fédéral
d’Investigation ou quelqu’autre service du gouvernement américain
(RF, p. 471-472). Sans doute est-ce la paranoïa du roi qui parle ici,
mais on ne peut être sûr s’il s’agit d’un psychiatre marron ou non. On
ne manquera pas de noter qu’un livre de Paul Morand se trouve peut-
être dans la bibliothèque de la clinique (RF, p. 473). Parmi les morts
qui « “ne voient plus qu’à travers nos yeux” », Roman est hanté par le
souvenir du regretté Tomàs Moran (RF, p. 113), son ancien Premier
ministre, qui avait embauché Homen comme secrétaire privé, et qui
s’est suicidé après la défaite de 1940 (Roi, p. 248). De plus sinistre
mémoire est Gabriel Nomareck, ultranationaliste antisémite, assassiné
en 1937 (RF, p. 485). Ni le célèbre Metropolitan Opera (RF, p. 360) ni
le musée du même nom (RF, p. 482) ne paraissent choisis de façon ar-
bitraire comme hauts lieux de la fiction. On pourrait en dire autant de
la monarchie tout court ou même du mariage morganatique de la reine

26
C’est le titre que le roi a donné à Homen (RF, p. 353).
LA CHUTE DANS LA FOLIE 57

Hélène dans le roman précédent (Roi, p. 226). Enfin, les dernières pa-
ges de Roman furieux, celles où foisonne le tout venant d’associations
ludiquement surdéterminées, nous font penser au monologue de Mol-
ly, « Marion Bloom » (RF, p. 459), de James Joyce, à qui Renaud
Camus avoue ainsi sa dette27.
La dissémination homophonique et paragrammatique du nom du
roi fait en sorte que Roman est partout dans le livre. Or, on sait qu’un
roi est partout chez lui dans son pays, désormais Roman n’a d’autre
pays que celui du roman ! À la limite une telle dissémination du nom
du personnage principal et du genre littéraire auquel le livre appar-
tient, revêt un caractère comique. Cependant, cette dispersion du si-
gnifiant primordial a aussi quelque chose d’inquiétant, comme si elle
figurait, au ras du texte, une sorte de démembrement ou de morcelle-
ment du corps d’un être qui, dans les nouvelles circonstances où il se
trouve, n’a ni place, ni sens. Tout se passe comme s’il était scindé en
différentes parties, ce qui est aussi une forme de folie.
Roman aime les citations, et souvent il récite des intertextes à
tout propos ou hors propos. Après tout, c’est lui qui a ajouté les épi-
graphes au texte de Homen ; on n’est donc pas surpris que la fin du li-
vre donne dans une intertextualité débordante, mais beaucoup plus tôt
déjà, l’intertexte romanesque se fait voir. C’est que dans la France des
années après la Libération et dans une famille qui vit sa propre expé-
rience de la chute (financière et sociale), les femmes lisent beaucoup
de romans pour passer le temps, pour oublier les temps durs aussi bien
que les temps meilleurs. Ainsi Mauriac, Green, Morand, Duhamel
sont-ils nommés dans le huitième chapitre du roman. On sent que les
préférences de ces Françaises vont nettement à des textes tradition-
nels, alors que Roman et Diane s’enthousiasment pour l’écriture blan-
che d’Albert Camus : « On prête aux exilés Le Baiser au lépreux, ils
sont en train de lire et même de relire L’Étranger, dont Roman est très
enthousiaste [...]. » (RF, p. 77). Selon Homen, le roi va s’identifier à
Meursault, ce qu’il ne niera pas (« “Ah, il y a des éléments, il y a des
éléments” »). Mais ce n’est qu’un avant-goût de l’intertextualité dont
la place va devenir si importante dans Roman furieux.

27
La détérioration de la vue de Roman fait penser à celle de Joyce. Ne peut-on y voir
une allusion dans le fait que l’anagrammatisation romanesque de Romain, de manoir
et de Marion leur fait perdre un i, lettre prononcée en anglais comme le mot eye, œil ?
58 RALPH SARKONAK

Tantôt l’intertextualité est allusionnelle, comme lorsque Roman


invite trois rois déposés à partager la Fête des Rois avec lui à Venise
(RF, p. 331), ce qui renvoie de toute évidence au chapitre XVI de
Candide. Ou bien il peut s’agir des lectures de Roman, par exemple
lorsqu’il relit le Livre des Rois (RF, p. 299). Tantôt l’intertextualité se
prête à un plus long développement thématique comme les discussions
à Chamalières à propos de L’Étranger. On se souvient qu’à cette oc-
casion le roi dit à son scribe : « “Vous n’auriez qu’à vous prendre pour
Camus, mon petit !” » (RF, p. 77), ce qui met à nu l’illusion fiction-
nelle dans une sorte de chassé-croisé paradoxal puisque c’est plutôt le
contraire, cet autre Camus se prenant pour Homen ou Nemo28. Parfois,
l’intertextualité, au lieu d’être une simple allusion, prend la forme
d’un véritable pastiche, témoin tel passage qui réécrit le roman de
Claude Simon au titre évocateur, Les Corps conducteurs. La figure
d’Orion, qui y est à la fois mythe, constellation et tableau de Poussin,
ne pouvait pas manquer d’impressionner Roman29.

28
L’accident où Camus a perdu la vie est mentionné ainsi que la première nouvelle du
recueil au titre “romanesque”, L’Exil et le Royaume, « La femme adultère » (RF,
p. 472). Albert Camus est présent dans les nombreuses évocations de la chute de Ro-
man ; du reste la chronique de Jean Homen est décrite comme « un registre d’échecs,
la description paraît-il complaisante d’une chute sans fin » (RF, p. 417). La première
phrase de La Chute est citée à la page 472. À la quatrième de couverture, on nous dit :
« Si Roman roi c’était en quelque sorte La Chute, Roman furieux ce serait Après la
Chute. ». C’est une allusion à Albert Camus, bien sûr, mais aussi à la pièce d’Arthur
Miller, After the Fall, qui met en scène l’échec de la relation du dramaturge avec Ma-
rilyn Monroe, comme par hasard.
29
« Orion, le géant aveugle, son arc à la main, le carquois aux côté [sic], s’avance le
long du chemin, en direction du soleil levant, qui doit lui rendre la vue. » (RF, p. 479).
Voir : « Quelque part cependant, solitaire et aveugle dans le vide immense, Orion
poursuit sa marche. De la main droite il tient par le milieu un arc dont les extrémités
se relèvent en S. Un carquois cylindrique de bronze pend à son côté. » Claude Simon,
Les Corps conducteurs, Paris, Minuit, 1971, p. 219 ; « Un de ses bras tendus en avant,
tâtonnant dans le vide, Orion avance toujours en direction du soleil levant [...]. » Ibid.,
p. 222. Il me semble que Renaud Camus aurait pu explorer davantage cette piste, en
particulier le plafond étoilé de constellations, dont celle d’Orion, de la Grand Central
Station, gare d’où Roman et Norma doivent partir pour rentrer au Manor sur
l’Hudson, après leur visite au Metropolitan Museum of Art pour voir le tableau de
Poussin, Orion aveugle. En revanche, dans sa description du tableau, Camus décrit un
personnage important, dont Simon n’avait pas parlé dans Les Corps conducteurs :
« Au-dessus d’un beau paysage classique, où la mer apparaît dans les fonds, Diane est
LA CHUTE DANS LA FOLIE 59

Le Nouveau Roman est représenté surtout par Alain Robbe-


Grillet. Ce n’est sûrement pas par hasard si Diane demande au conva-
lescent Roman s’il a lu La Jalousie (RF, p. 443)30. Dans sa maladie, le
roi « s’use les yeux sur Le Voyeur » (RF, p. 462). Le médecin qui est
chargé de traiter Roman, le Dr Morgan (RF, p. 471), sort tout droit du
Projet pour une révolution à New York. Dès le deuxième chapitre de
Roman furieux, le roi voulant garder l’incognito se fait passer pour
Boris (RF, p. 23), qui est le nom du vieux roi fou dans Le Régicide et
Souvenirs du triangle d’or. Plus tard, au Manoir, où il se fait appeler
Boris Leroy (RF, p. 473), on désigne Roman « non sans discrétion,
comme ‘le roi Boris’ » (RF, p. 474). « Heureusement que le pauvre
Wallas n’a pas eu le temps de lire Les Gommes : il en serait mort de
saisissement » (RF, p. 463)31. Le thème œdipien de ce roman nous est
rappelé à la même page (« L’enquêteur découvre progressivement
qu’il est l’assassin, rien de plus classique »), ce qui laisse supposer
que Roman est en train de découvrir que c’est lui qui a été l’assassin
de son mariage. Aussi Oedipe, le « roi sans regard » (RF, p. 462),
s’ajoute-t-il à la liste d’autres malvoyants, dont Gabriel l’Inconscient,
(le fondateur de la dynastie dont Roman est le dernier rejeton), le cy-
clope, Orion, Roman lui-même et, bien sûr, James Joyce32, dont Diane
est une grande admiratrice33.

debout parmi les nuées, jambes croisées, s’appuyant d’un coude à tel docile renfle-
ment de la brume. » (RF, p. 479).
30
La Jalousie est cité à la page 462.
31
Wallas, nom du personnage principal des Gommes de Robbe-Grillet, est aussi le
nom d’un « ministre de la Maison du Roi » (RF, p. 494). Si on substitue un i au se-
cond a de Wallas, cela donne Wallis, le prénom de l’ex-Mme Simpson, la Duchesse
de Windsor. Si ni elle ni son mari, l’ex-roi Édouard VIII d’Angleterre, ne paraissent
dans le roman, la présence du couple royal caronien à New York fait penser à d’autres
exilés non de l’intertexte mais du contexte.
32
« finder return to Mrs Marion Bloom and I saw his eyes » (RF, p. 459) ; « Elle nous
avait fait lire Ulysses. » (RF, p. 454). La première citation est tirée du célèbre mono-
logue de Molly Bloom. James Joyce, Ulysses, vol. 3, New York, Garland, 1984,
p. 1649, lignes 256-257.
33
Même la revue au titre aussi évocateur qu’approprié, Transition, où des textes de
Joyce ont paru, est mentionné dans le chapitre où Roman visite Colombey-les-Deux-
Églises pour voir le général de Gaulle et lui remettre une médaille. Si Roman n’a pas
amené Diane avec lui, c’est de peur que son épouse ne pose une question sur d’autres
habitants de la Boisserie, les Jolas : « “Et c’est dans cette maison [...] qu’ils éditaient
60 RALPH SARKONAK

En plus du Nouveau Roman, le roi est obsédé par les opéras qu’il
écoute sans cesse. Norma, en italien, et La Flûte enchantée, en alle-
mand, sont cités à plusieurs reprises34.
Deux écrivains qui sont chers à Renaud Camus paraissent en fili-
grane du livre : Proust et Barthes. Ainsi Roman se souvient-il de
l’histoire de la reine de Naples qui a « tenu la canaille en respect, du
même bras dont elle protège Charlus des insultes des Verdurin » (RF,
p. 187)35. Et la description d’une voiture qui roule sur des « pavés iné-
gaux » (RF, p. 179) rend un hommage ironique au célèbre romancier.
Mais l’œuvre de Proust est rappelée surtout par la jalousie du roi, qui
nous fait penser à celle de Marcel à l’égard d’Albertine. Par exemple,
un seul mot peut provoquer un pénible souvenir : « Chaque mot est un
tortionnaire [...]. » (RF, p. 214) ; « Un nom suffit à provoquer cet
étrange phénomène, [des larmes] [...] une rime, une ligne du journal
[...]. » (RF, p. 270)36. La fin de la même phrase rappelle Barthes :

leur revue, qui s’appelait Transition, qui semble-t-il était tout à fait fameuse auprès
des connaisseurs et qui, par exemple, a publié des fragments de Finnegan’s [sic]
Wake, de Joyce, quand ce n’était encore que le Work in Progress. Vous imaginez
Diane arrivant chez les de Gaulle et demandant comme une insigne faveur à la géné-
rale, elle en serait capable, si elle ne peut pas voir la pièce où Mr. and Mrs. Jolas cor-
rigeaient les épreuves de Transition...” » (RF, p. 247-248).
34
Voir RF, p. 459-463. Rappelons que le rôle de la Reine de la Nuit et celui de Norma
ont été chantés par Maria Callas.
35
« “Vous n’avez pas l’air bien, mon cher cousin, dit [la reine de Naples] à M. de
Charlus. Appuyez-vous sur mon bras. [...] Vous savez qu’autrefois à Gaète il a déjà
tenu en respect la canaille.” » Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, t. III, Pa-
ris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1987-1989, p. 825. Proust est le
nom d’une ville en Caronie (RF, p. 470).
36
Voir le passage où Swann connaît les affres de la jalousie en lisant le journal, où
chaque mot évoque pour lui un souvenir pénible : « Mais à ce moment, par une de ces
inspirations de jaloux, analogues à celle qui apporte au poète ou au savant qui n’a en-
core qu’une rime ou qu’une observation, l’idée ou la loi qui leur donnera toute leur
puissance, Swann se rappela pour la première fois une phrase qu’Odette lui avait dite
il y avait déjà deux ans [...]. » Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, t. I,
p. 355. Voir aussi le passage, dans Albertine disparue, où Marcel connaîtra une peine
similaire en lisant le journal : « J’essayais parfois de prendre les journaux. Mais la lec-
ture m’en était odieuse, et de plus elle n’est pas inoffensive. En effet en nous, de cha-
que idée comme d’un carrefour dans une forêt, partent tant de routes différentes,
qu’au moment où je m’y attendais le moins je me trouvais devant un nouveau souve-
nir. » À la recherche du temps perdu, t. IV, p. 123.
LA CHUTE DANS LA FOLIE 61

« [...] ce qui atteste que les choses ont été, quelles furent exactement
telles que leurs traces les révèlent. » L’intertexte ici est La Chambre
claire37. Barthes paraît dans le premier roman romanesque, Roman
roi, en la personne d’Orlando, un lecteur français vivant à Back, la ca-
pitale de la Caronie, et fréquenté par Homen. Celui-ci l’avait présenté
à Roman et à Diane, comme nous le rappelle l’appendice (« Petite en-
cyclopédie caronienne ») qui paraît en fin de volume de Roman fu-
rieux38. Si le titre du roman rappelle l’Orlando furioso de l’Arioste39,
par le biais de cet intertexte, il rend hommage à Roland Barthes40.
Roman n’aime pas se regarder dans le miroir, ce qui fait penser
au Roquentin de La Nausée. En effet, le roi supporte si mal son image
spéculaire (« ce spectacle le rend fou » [RF, p. 465]) qu’il va détruire
le miroir offensant pendant qu’il semble être en pleine rédaction de
“son” roman, comme il l’explique à la troisième personne :

[Roman] se saisit d’un bronze africain [...] pour mettre la glace en mor-
ceaux. Rien n’est plus facile, ni plus exaltant. On éprouve, à voir le monde
ainsi rentrer dans l’ordre, un véritable soulagement, irrésistible. Mais les
éclats de verre sont tombés sur la table, sur les livres ouverts, sur la machine
à écrire, sur les feuilles de papier éparpillées. (RF, p. 465)

37
« [...] dans la Photographie, je ne puis jamais nier que la chose a été là. » Roland
Barthes, La Chambre claire. Note sur la photographie, Paris, Cahiers du cinéma, Gal-
limard/Seuil, 1980, p. 120.
38
« Le Roi et Homen, qui profitent des circonstances [le séjour à Chamalières] pour
faire une cure de littérature française, sont plus au fait des nouveaux auteurs, grâce à
Diane, grâce aussi au visiteur du soir, le gentil lecteur français de Back, le pauvre Or-
lando resté là-bas [...] que ne le sont leurs hôtes, pourtant voraces bibliophages. » (RF,
p. 77). Le nom de jeune fille de Diane est Landsor, qui rime avec Windsor (lors de
leur séjour en Angleterre, Roman et Diane ont rendu visite à George VI et à sa famille
[RF, p. 283-284]), mais comme un critique l’a remarqué, c’est aussi une anagramme
partielle de Roland Barthes. Lawrence Schehr, The Shock of Men. Homosexual Her-
meneutics in French Writing, Stanford, University of Stanford Press, 1995, p. 150.
39
À la page 469, on trouve l’intertexte suivant : « Io son lo spirto suo da lui diviso »
[Divisé de la chair, je suis son esprit] (Orlando furioso, Chant XXIII, strophe 128).
Orlando, qui lamente le fait que sa bien-aimée ait épousé un autre, se dit mort : il ha-
bite l’enfer. Il est intéressant de noter que le vers de l’Arioste est suivi, dans le roman,
par le mot « scientifiquement » (RF, p. 469). On peut supposer que la peine d’Orlando
décrit celle de Roman, coupé de sa chère Diane.
40
Sur la présence de Barthes dans Roman furieux, voir Jan Baetens, Études camusien-
nes, Amsterdam, Rodopi, 2000, p. 145-146.
62 RALPH SARKONAK

Si Stendhal n’est pas mentionné, son absence est pourtant parlante, car
la destruction de la glace rappelle une célèbre définition de cet écri-
vain : « Un roman : c’est un miroir qu’on promène le long d’un che-
min. »41. Mais l’attaque contre le miroir, qui symbolise une révolte
contre l’illusion réaliste, n’apporte aucun repos à Roman, et on se de-
mande s’il pourra survivre à ce violent passage à l’acte :

Il tient encore entre les mains, pour attaquer d’autres volumes et d’autres
pages, des morceaux de miroir qui lui entaillent les doigts, les paumes, les
poignets et maintenant le visage lorsque sans les avoir lâchés il essaie
d’essuyer les pleurs qui l’aveuglent. Le sang coule en abondance [...]. (RF,
p. 466)

On dirait que le fameux miroir se venge sur le corps du roi. Or, c’est
le sort du miroir qui autorise ou justifie les associations latérales, litté-
rales et littéraires qui tendent à remplacer la dimension mimétique du
roman.
L’intertextualité se fait de plus en plus omniprésente surtout à
partir de la page 457 – celle où le corps d’Homen est retrouvé près du
Mont Waterman –, ce qui semble confirmer l’hypothèse que c’est
Roman lui-même qui a rédigé la fin du livre. D’ailleurs, si on adopte
cette hypothèse, l’écriture de cette partie du livre serait la preuve ul-
time de la folie de Roman. À cet égard, il est intéressant de noter que
dans le roman précédent le roi attribuait une « puissance mythique,
formidable et vague » (Roi, p. 343) à la littérature pour laquelle il
avait cependant « des espérances presque superstitieuses ». Dans Ro-
man furieux, le roi semble avoir franchi un pas crucial, car si certaines
pages se lisent comme un dictionnaire de citations – ou d’épigraphes –
il est vrai aussi qu’il a appris à les agencer dans un ordre qui n’est pas
arbitraire ; bref, il a appris à écrire une sorte de roman. De fait, le livre
finit par ressembler à l’écriture intertextuelle des Églogues. L’ex-roi
est fou à lier, certes, mais il est aussi “fou de lier”, si l’on peut dire,
tant les allusions et les citations se multiplient dans un foisonnement
intertextuel qui frise l’illisible.
Roman sera de plus en plus sérieusement tenté par un nouveau
“démon”, l’occultisme, qui est « l’ensemble des doctrines et des prati-

41
La définition paraît dans l’épigraphe du chapitre XIII de la première partie du
Rouge et le Noir ; Stendhal la prête à Saint-Réal.
LA CHUTE DANS LA FOLIE 63

ques qui sont fondées sur la théorie des correspondances » (RF,


p. 472). C’est sans doute pourquoi un des derniers mots du livre sera
justement « correspondances » (RF, p. 483) aux connotations baude-
lairiennes si fortes, même si le terme est employé en l’occurrence dans
son sens ferroviaire. Dans ses dernières pages, le roman frise une cer-
taine incohérence diégétique42, et le texte, qui s’avère de plus en plus
abscons, tombe dans un ésotérisme multilingue, qui est justifié par la
folie de Roman, par sa manie des citations et par l’occultisme qui
l’obsède : « Que tout se tienne, ou bien nous sommes perdus. » (RF,
p. 480). Lui qui aurait besoin d’un bon ophtalmologue confond le mot
oculiste avec occultiste (RF, p. 463)43.
La fonction de l’intertextualité dans Roman furieux est similaire à
celle de la signifiance, car les intertextes sont morcelés et disséminés à
travers l’espace romanesque. Ce faisant, le livre affiche partout sa
propre textualité ludique et déconstruit l’illusion réaliste. Qui plus est,
l’intertextualité souligne le rôle de l’absence dans un roman où le per-
sonnage principal est torturé par le sentiment d’un manque qui va
croissant, les divers intertextes du roman faisant appel à des textes qui
justement manquent dans le livre que nous lisons. D’où la “présence”
paradoxale d’une absence qui ressemble à la figure de plus en plus
fantomatique de Roman qui tend au “pur” texte. De plus, comme les
autres tentatives d’exhaustivité thématisées par le roman, les allusions
et les citations intertextuelles revêtent un caractère excessif. Le lec-
teur, comme le narrateur, risque de s’épuiser, et quoi qu’il arrive, ce
sera toujours la bibliothèque qui aura raison du roman (et de Roman),
et non le contraire.
À un moment donné, le narrateur nous prévient, à propos de cette
inflation citationnelle : « Parfois on reconnaît la source, elle n’est pas

42
Il semble que Camus n’ait pas eu le temps qu’il désirait pour finir le roman : « Je
crains bien de m’être fourvoyé avec le récit de cette chute qui n’en finit pas [...]. Le
comble c’est qu’il reste maintenant peu de pages disponibles pour le dénouement, à
quoi j’attachais pourtant de l’importance. » (JR, p. 395).
43
Les nombreux jeux de mots en arc, l’évocation de matchs de tennis sans parler des
malades du Manor, qui sont « triés sur le volet » – tout cela rappelle les Églogues,
dont la publication a commencé, avec Passage, douze ans avant celle de Roman fu-
rieux. Je ne m’attarderai pas sur les lois de la surdétermination textuelle qui ont été
analysées par Jan Baetens, Études camusiennes, op. cit., et Sjef Houppermans, Re-
naud Camus érographe, Amsterdam, Rodopi, 2004.
64 RALPH SARKONAK

toujours sans raison. » (RF, p. 267). Comme le dit Alain Buisine, le


roman est une « fiction qui serait autant citation d’autres fictions
qu’autocitation de sa propre fictivité »44. L’amphibologie du nom du
roi aidant, la mise en abyme se généralise ; beaucoup de passages du
livre pouvant se lire comme des commentaires sur le roman – ce ro-
man en particulier, mais aussi le roman moderne en général –, par
exemple, la perte de son prestige par rapport au cinéma ou la décons-
truction du réalisme. De même, les rêves d’exhaustivité peuvent être
interprétés comme une allusion aux ambitions totalisantes du roman
réaliste. Bien sûr, que ce soient les projets du roi ou du roman, ils sont
voués à l’échec. On devine la prochaine étape. C’est l’auto-
représentation elle-même qui sera mise en abyme – et en question –,
par Roman, dans le fragment de dialogue suivant : « “Peut-être que les
arts, quand ils commencent à parler d’eux, à s’interroger sur eux-
mêmes, sur leur histoire, sur leurs mécanismes, c’est que quelque
chose ne va plus.” » (RF, p. 119). Quant à la longue chute du roi, elle
correspond au portrait que Nathalie Sarraute fait, dans L’Ère du soup-
çon, du personnage romanesque à l’époque moderne, comme si Re-
naud Camus s’était donné pour but d’illustrer l’exemple donné :

Depuis les temps heureux d’Eugénie Grandet où, parvenu au faîte de sa


puissance, [le personnage de roman] trônait entre le lecteur et le romancier,
objet de leur ferveur commune, tels les saints des tableaux primitifs entre les
donateurs, il n’a cessé de perdre successivement tous ses attributs et préro-
gatives.45

Vers le début du livre, la logeuse du couple royal à Chamalières lit des


romans traditionnels46, alors qu’à la fin du texte, sous l’influence de
Diane, Roman lira beaucoup de livres publiés par Les Édition de Mi-
nuit. Aussi Roman furieux peut-il être considéré comme une histoire

44
Buisine, op. cit., p. 42.
45
Nathalie Sarraute, L’Ère du soupçon in Oeuvres complètes, Paris, Gallimard, coll.
« Bibliothèque de la Pléiade », 1996, p. 1578. « L’important est de ne laisser s’établir
aucun blanc, par où s’introduirait le soupçon qui nous tuerait. » (RF, p. 480).
46
« Est-ce que ses plus belles heures ne sont pas derrière lui ? Est-ce qu’il n’est pas
du côté de tout ce qui tombe, un peu tombé lui-même, déjà ? » (RF, p. 76). Dans ce
passage, c’est le commentaire littéraire qui a une valeur allégorique, car il s’applique
tout aussi bien au roman qu’à Roman.
LA CHUTE DANS LA FOLIE 65

du roman au XXe siècle. Retenons que le séjour à Chamalières est une


période d’harmonie et de bonheur chez le couple royal, alors que le
“triomphe” de la textualité à la fin du livre correspond à une époque
tourmentée et malheureuse dans la vie de Roman. On sent que pour
Renaud Camus, comme pour Barthes, le plaisir est lié moins à la
jouissance qu’à la culture bourgeoise, déjà menacée, dès les années
1950, par la montée des valeurs commerciales, cinématographiques et
petites-bourgeoises d’un monde que nous ne connaissons que trop
bien.
La folie ne va jamais de soi. Si les livres peuvent rendre fou, un
livre sur la folie pose encore plus de problèmes, a fortiori un roman
qui met en abyme un personnage qui devient fou, comme Don Qui-
chotte, pour cause de lecture... Comme Roman, le lecteur de ce roman
court le risque d’une contagion par livre interposé. Lire Roman furieux
au premier degré – prendre cela pour du réel, y souscrire en compatis-
sant au sort du pauvre Roman – correspond à cette sorte de folie litté-
raire qu’est l’identification (le bovarysme), comme notre héros le fai-
sait avec Meursault, aux débuts de l’exil. Inutile de dire que la dimen-
sion réaliste du livre de Renaud Camus s’y prête, nous y encourage
même. Comme le dit Alain Buisine, ce roman est « [à] faire pleurer à
chaudes larmes toutes les midinettes de France »47 avant d’ajouter que
« le plaisir du pur romanesque n’est nullement coupable »48. Mais que
dire du lecteur qui, dans ce livre, ne verrait qu’une textualité ludique
et spéculaire ? N’est-ce pas une autre sorte de folie lectorale que de
s’aveugler sur un “pur” texte, comme Roman le fera à la fin49 ? La lec-
ture du roman est une affaire bathmologique, et tout ce qu’on peut
faire c’est alterner entre les divers niveaux du livre, bref entrer dans
son espace paradoxal en en assumant la folie inhérente. Ce faisant,
c’est nous qui sommes mis en abyme ! D’après une définition fort

47
Buisine, op. cit., p. 46.
48
Ibid., p. 49.
49
Selon la typologie esquissée par Roland Barthes, Roman était, en début de course,
un lecteur hystérique car il traversait le texte pour s’identifier au personnage principal
de L’Étranger, alors qu’à la fin avec sa manie des mots, des fragments et des cita-
tions, il devient un lecteur fétichiste. D’ailleurs, les deux folies sont combinées dans la
“lecture” que fait Roman du tableau incriminé de Pollock. Voir Roland Barthes, Le
Plaisir du texte, Paris, Seuil, coll. « Tel Quel », 1973, p. 99-100.
66 RALPH SARKONAK

utile, une œuvre littéraire est un texte qui fait ce qu’il dit. Dans ce cas,
ce roman mérite amplement le titre, car il est vraiment un “roman
fou”50.

Roman roi, devenu Roman furieux, a tout perdu y compris l’honneur.


En plus de son pays et de sa profession, Roman a perdu sa bien-aimée.
Il a même perdu son nom, car son “étiquette” est mise en pièces et
disséminée à travers le livre. On dirait que l’épaisseur du livre est un
indice du mal qui ronge le roi comme si la prolifération des épisodes
dégradants vécus par ce picaro moderne était une preuve de plus de
l’abîme dans lequel il tombe. À cet égard, il faut noter que la descrip-
tion que Renaud Camus fait de la folie insiste sur la peine que Roman
inflige aux autres, certes, mais surtout à lui-même. Troubles obses-
sionnels compulsifs, phobies et paranoïa – voilà toute une panoplie de
névroses, sinon pire. Ce portrait réaliste de la folie, dans un livre pour-
tant si ludique, est remarquable par son insistance sur les liens étroits
entre un esprit troublé et un corps tourmenté par des pulsions impossi-
bles à contrôler. Sans qu’aucune solution de continuité ne marque la
transition, les excès de parole de Roman se transforment peu à peu en
une “folie” scripturaire, au fur et à mesure que le roman fait une place
de plus en plus large aux jeux de la signifiance, à l’intertextualité et à
la mise en abyme. Rappelons que plusieurs des “symptômes” du roi,
par exemple, son intérêt pour la généalogie et la géographie, son be-
soin de représentation, sa passion de la forme, tout comme son obses-
sion de la jalousie sexuelle, sont partagés par le genre romanesque.
Quant à son penchant pour les citations, s’il fait penser à l’écriture
contemporaine, il n’y est pas limité. À la fin du livre, on nous dit que
la vue de Roman « ne cesse d’empirer » (RF, p. 483), ce qui souligne
la perte graduelle de l’élément référentiel (visuel) et du livre qu’on lit
et d’une certaine tendance du roman du XXe siècle, le drame en ques-

50
La littérarité même du roman serait-elle pour quelque chose dans son échec criti-
que ? Sur le manque de succès de Roman furieux, voir Vig, p. 17, 35, 116, 219, 252,
310. Selon un critique, le roman « constitue probablement, malgré son titre pour le
moins séduisant, l’échec commercial le plus cuisant de l’auteur comme de son édi-
teur » (Baetens, op. cit., p. 23). Baetens fonde ce jugement sur les chiffres de vente
donnés dans le Journal de 1989 (FA, p. 233).
LA CHUTE DANS LA FOLIE 67

tion n’étant pas limité à ce seul texte. À cet égard, il est important que
Roman ne devienne pas totalement aveugle, du moins pas dans ce li-
vre, ce qui laisse supposer que « la représentation continue », comme
disait la bande publicitaire de Passage. À la mise en scène d’une fic-
tion troublante correspond la mise en œuvre d’une écriture qui tend
vers l’abstraction formelle, sans que celle-ci soit jamais atteinte. Lady
Diana, comme la reine se fait appeler dans sa nouvelle carrière de
courtière artistique newyorkaise, aurait sûrement plein de choses à
dire et à apprendre à son prince sur l’art non figuratif. C’est dommage
que Roman, qui croit l’apercevoir de loin à la dernière page du livre,
l’ait perdue de vue.
Renaud Camus, remarqueur mélancolique

Catherine Rannoux
Université de Reims

Lorsque, en 2000, paraît le Répertoire des délicatesses du français


contemporain, les lecteurs de Renaud Camus reconnaissent dans ce
nouvel ouvrage bien des considérations égrenées par l’écrivain poly-
graphe tout au long de son œuvre. L’ouvrage se distingue pourtant des
précédents par son contenu thématique resserré sur un objet
d’observation, la langue contemporaine. Le Répertoire place ainsi Re-
naud Camus dans la tradition des remarqueurs : tradition prestigieuse,
puisqu’elle l’inscrit dans la filiation d’un Malherbe ou d’un Vaugelas ;
mais tradition quelque peu frappée de désuétude à l’époque contempo-
raine. Si les années cinquante du siècle passé ont encore vu fleurir un
grand nombre de chroniques linguistiques dans la presse, la pratique
semble aujourd’hui nettement plus restreinte, les remarqueurs se font
rares1, et leur audience est fort limitée. Ce constat double, d’une prati-
que autrefois prestigieuse, mais qui, précisément tournée vers le passé,
tient aujourd’hui plus de la survivance nostalgique qu’elle ne témoi-
gne d’une vitalité contemporaine, n’est pas sans évoquer le paradoxe,
ou la tension, qui caractérise l’œuvre de Renaud Camus : si celle-ci
peut se revendiquer d’une grande exigence et modernité par la prati-

1
C’est aussi le constat que fait Charles Muller dans l’article « Les Années cinquante :
l’âge d’or des remarqueurs », La Licorne, « Les Remarqueurs », n°70, PUR, Rennes,
2004, p. 243-250. Ainsi déclare-t-il dans une mise en perspective qui ne déplairait
sans doute pas à Renaud Camus : « Cet âge d’or va s’achever en 1970. Les chroniques
linguistiques qui régnaient dans la presse s’éteignent l’une après l’autre. Dans l’après-
mai-68, toute autorité, même langagière, est suspecte, et l’arbitrage des remarqueurs
n’est plus de saison. » (p. 244-245).
70 CATHERINE RANNOUX

que de l’hypertexte et une écriture romanesque héritière de Barthes2,


elle déploie simultanément un discours violemment dénonciateur des
mœurs de son temps, nostalgique d’un passé mythique donné comme
à jamais révolu. Par la posture de décentrement qui le définit, le geste
même du remarqueur s’avère alors emblématique d’une écriture fon-
dée sur la nostalgie, en quête d’une distinction autant esthétique que
sociale.
Aussi, loin de signifier une coupure dans l’ensemble de l’œuvre,
le Répertoire relève-t-il au contraire d’une logique développée dès les
premiers textes de l’écrivain. Le rapport du sujet à la langue y est
compris systématiquement comme trace d’un rapport du sujet au
monde et à l’autre, ainsi que le laisse entendre par exemple le sous-
titre donné à Syntaxe, « l’autre dans la langue ». De grammatical, le
discours du remarqueur s’infléchit en un discours de moraliste, voire
de polémiste, par des glissements métaphoriques qui permettent à
l’écrivain, tout en s’appuyant sur une certaine tradition de remar-
queurs puristes, d’inscrire les considérations langagières convention-
nelles dans un système de pensée du monde qui lui est propre. Habile
déplacement, même s’il s’avère somme toute assez convenu, qui tente
de métamorphoser une exigence langagière portée par une tradition en
une revendication éthique singulière non dénuée de contradictions.
C’est ce jeu ambigu entre discours sur la langue et discours sur les
mœurs du temps, pris dans des modèles contradictoires qui oscillent
entre modernité et purisme conservateur, que l’on se propose
d’analyser ici afin de montrer comment les considérations linguisti-
ques, au service d’un dessein de moraliste, esquissent le dessin de soi
d’un sujet complexe, sans doute non réductible à la seule figure las-
sante d’un puriste réactionnaire. Dans un premier temps, cette étude
s’attachera à la caractérisation de l’écrivain en remarqueur amateur,
nous verrons ensuite par quels glissements le remarqueur revêt les ha-
bits du moraliste mélancolique.

2
Sur cette question de l’héritage barthésien, on pourra se reporter à l’article de Jan
Baetens « Renaud Camus, romancier barthésien ? », Littérature, n° 97, Paris, La-
rousse, 1995, p. 3-13.
RENAUD CAMUS, REMARQUEUR MÉLANCOLIQUE 71

Le cabinet de curiosités
Même si, comme on l’a dit plus haut, les remarques jalonnent
l’ensemble de l’œuvre de Renaud Camus, le Répertoire n’en demeure
pas moins unique par l’exclusivité qu’il accorde à la réflexion sur la
langue. Le texte se présente a priori comme un véritable travail de
remarqueur et s’inscrit dans un cadre générique dont l’écriture pré-
sente les marques. Pourtant, très vite, des éléments dissonants appa-
raissent et suggèrent une pratique qui, tout en copiant la tradition,
laisse percevoir une singularité à l’œuvre.
Le dispositif adopté, minimal, organise les remarques par ordre
alphabétique, justifiant ainsi la dénomination de répertoire. Le prin-
cipe s’apparente à celui qui régit la pratique de Dupré, dont la volumi-
neuse Encyclopédie du bon français dans l’usage contemporain3 est
abondamment citée. Il diffère en cela du principe de composition que
mettent en œuvre des ouvrages de spécialistes, tel celui de Dauzat, Le
Génie de la langue française, auquel Renaud Camus fait également
appel, mais de façon beaucoup plus limitée4 : Dauzat ordonne les re-
marques en catégories génériques selon des critères morphologiques,
phonétiques ou syntaxiques, et offre ainsi une mise en perspective où
se manifeste une réflexion linguistique générale. Chez Renaud Camus,
le choix de l’ordre alphabétique n’empêche nullement d’identifier
dans les entrées des rubriques qui donnent lieu à des commentaires sur

3
Paul Dupré, Encyclopédie du bon français dans l’usage contemporain, Paris, éd. de
Trévise, 3 vol., 1972.
4
Albert Dauzat, Le Génie de la langue française, Paris, Payot, coll. « Bibliothèque
scientifique », 1943, 1947 pour la 2e édition. Le titre choisi par le linguiste (auquel le
journal Le Monde fera appel pour une rubrique langagière) manifeste l’ancrage de sa
réflexion dans une conception de défense de la langue, même si le ton de Dauzat reste
modéré. Dans l’avant-propos de l’ouvrage, il pose comme principe : « Se tenir à égale
distance du purisme archaïque, devenu hors d’usage, et du vulgarisme, qu’on ne sau-
rait tolérer. ». À cette formulation, Renaud Camus ne saurait vraisemblablement que
souscrire ; mais on peut douter qu’il en aille de même pour la suite du commentaire de
Dauzat : « S’abstenir des taquineries inutiles, et ne jamais oublier que la langue
s’accommode de souplesse, qu’il y a souvent plusieurs manières correctes d’exprimer
une idée, que la grammaire ne se formule point par des ordonnances de police, et
qu’on doit laisser à chacun – dans la conversation comme dans la littérature – la liber-
té nécessaire pour adapter son tempérament au génie de notre langue. » (« Avant-
Propos », op. cit., p. 9).
72 CATHERINE RANNOUX

la prononciation, la syntaxe ou le sens des mots. Tel est le cas de


« Bruxelles », ou de « Cinq » qui sont ainsi l’objet de remarques sur la
prononciation et les orthographismes (influence de l’orthographe sur
la prononciation), remarques qui suscitent immanquablement un effet
de reconnaissance auprès des lecteurs de l’écrivain : il s’agit là de
considérations quasi obsessionnelles chez Renaud Camus, qui en a
ponctué régulièrement ses écrits depuis fort longtemps. Sans vouloir
énumérer les nombreuses références à la question de la prononciation
du graphème x qui revient avec insistance dans les textes camusiens,
contentons-nous de citer à titre d’exemple cet extrait du Journal de
1988, Aguets :

Il y a beau temps que la plupart des journalistes de la radio, comme ceux


de la télévision, dont on pourrait penser que la seule compétence profes-
sionnelle consiste en leur art de la prononciation correcte du français, car en
général on n’en remarque guère d’autres chez eux, ni particulière pertinence
de l’analyse politique, ni spéciale finesse de l’exégèse culturelle, disent
Bruk-selle pour Bruxelles et bien sûr Auk-serre pour Auxerre ; mais ils en
sont maintenant à vous parler couramment de Met-sse, comme s’ils étaient
des gens qui débarqueraient d’une autre planète, et n’auraient appris, de no-
tre civilisation, de notre culture, de notre histoire et de la géographie de no-
tre pays, que les signes les plus élémentaires, l’alphabet, et la prononciation
des lettres, des syllabes, rien de ce qu’ont pu ajouter à ce B.A. ba l’usage, le
passé, la communauté d’un code ou d’un destin… (A, p. 64)5

« Auk-serre » a lui aussi droit de cité dans le Répertoire. L’entrée as-


sez brève qui lui est consacrée renvoie à celle, beaucoup plus longue,
de « Bruxelles », disproportion de traitement que l’on retrouve pour
l’entrée « Gers ». Celle-ci donne lieu à un ample développement, pour
l’essentiel constitué de deux longues citations de textes de Renaud
Camus, l’une empruntée au Département du Gers, l’autre à PA, que
complète encore un fragment de lettre de lecteur sur le même sujet ;
cette dernière citation suscite l’unique passage de l’entrée écrit spéci-
fiquement pour le Répertoire. Plus que la possibilité de reconnaître
des catégories conventionnelles de manuels de langue, ce qui nous
paraît devoir retenir l’attention ici est cette pratique appuyée de
l’autocitation à l’occasion de l’entrée « Gers », véritable antienne ca-

5
Cf. encore, à titre d’exemples, Sol, p. 42, Esp, p. 72, Etc. p. 50, ou, à propos de la
prononciation des o et é ou è par une journaliste, Vig, p. 377, etc.
RENAUD CAMUS, REMARQUEUR MÉLANCOLIQUE 73

musienne. Elle semble suggérer que, si le répertoire offre un catalogue


de faits de langue, ceux-ci ont été relevés sans doute moins parce
qu’ils présentent objectivement des difficultés spécifiques, d’ordre
linguistique, que parce qu’ils sont l’objet d’une attention quelque peu
obsessionnelle, propre à l’écrivain. Au fil des ans et des œuvres s’est
constituée une collection d’objets langagiers, dont la dénonciation
vaut signature pour le lecteur de Renaud Camus. Ainsi conçu, le Ré-
pertoire s’apparente à une forme de cabinet de curiosités, dont la créa-
tion marque à la fois la distinction de son inventeur et sa singularité.
Le choix de la caractérisation de ces faits langagiers par le terme
même de délicatesses semble aller dans le même sens, en mettant en
avant le caractère raffiné et rare des objets collectés. Quant à l’ordre
alphabétique, ordre a priori le plus neutre possible, s’il est bien pré-
sent chez le très sérieux Dupré, il ne semble pas reposer sur les mêmes
fondements (malgré la fréquence des références faites à Dupré) :
l’encyclopédie de Dupré énumère des entrées qui appellent des com-
mentaires d’ordre morphologique (remarque sur le genre
d’« anagramme »), syntaxique (« anacoluthe »), sémantique (« analo-
gue. identique. similaire. équivalent »), dont aucune ne paraît suscep-
tible de créer de surprise pour le lecteur par son choix même. Peut-on
dire de même d’entrées telles que « Prénoms », ou « Enveloppes »,
qui figurent dans le Répertoire ? Si Renaud Camus mentionne des ru-
briques traditionnelles de manuels de langue, certaines paraissent en
effet plus surprenantes et donnent à penser, dès ce premier niveau de
l’architecture du texte, qu’il s’agit d’autre chose que d’un simple re-
cueil de remarques de langue, ce que vérifie le détail des commentai-
res. D’un discours savant sur la langue, le glissement est aisé à un dis-
cours sur le savoir-vivre et sur un rapport au monde. Parce qu’elles
privilégient des éléments régulièrement glosés dans les essais ou les
Journaux de l’écrivain, les entrées esquissent en pointillés les contours
d’une subjectivité, rappelant le principe de Etc. qui met l’ordre alpha-
bétique au service de l’autobiographie en référence manifeste au mo-
dèle de Roland Barthes par Roland Barthes6. Le Répertoire offre ainsi
une forme de précipité de ce qui s’égrenait au fil de l’œuvre. Dès lors,

6
Confirmant cette parenté, les bibliographies des ouvrages de Renaud Camus, propo-
sées à la fin de ses volumes, rangent sous une même rubrique (« Répertoire ») RDF et
Etc.
74 CATHERINE RANNOUX

les délicatesses de la langue, qui s’affichent comme autant de points


où se révèle la présence d’un sujet7 à la sensibilité langagière aiguë,
autorisent sans peine la mise en scène d’une autre délicatesse, celle
d’un sujet que mettrait à mal une indélicatesse généralisée du monde.

Sous le masque du grammairien, l’honnête homme


Pourtant, contrairement aux autres textes non fictionnels de Renaud
Camus, le Je est absent du répertoire. On ne peut y voir une contrainte
générique, imposée par la tradition des remarqueurs puisque celle-ci
n’exclut ni l’énonciation à la première personne, ni une écriture qui
mette en scène la vie quotidienne des grammairiens pour faire état de
leurs considérations langagières8. Alors que la subjectivité se lit dans
la composition même du répertoire, c’est masquée qu’avance la figure
du remarqueur dans le corps des commentaires. Mais il est vrai que le
masque se lève aisément, quel que soit l’aspect qu’il revête. La straté-
gie la plus fréquemment adoptée consiste en une pratique d’évitement
par l’emploi d’une structure impersonnelle, d’une construction passive
ou encore par le recours au pronom personnel indéfini on, auquel la
qualité de “pronom caméléon” confère une souplesse d’emploi remar-
quable qui permet au Je de formuler indirectement ses propres juge-
ments de valeur et partis pris de façon voilée, mais aussi d’associer ou
de prendre à partie le lecteur. Ainsi s’énonce une série de principes,
donnés du moins comme tels de façon autoritaire, sous le couvert
d’une neutralité fictive :

7
Les ouvrages traditionnels des remarqueurs ne sont évidemment pas dénués de
considérations subjectives. Citons par exemple cette remarque de Dupré qui clôt
l’article « Anagramme » : « Le hasard veut donc que, parmi ces cinq mots, ceux qui
désignent un jeu littéraire [anagramme, épigramme] soient du féminin, et ceux qui dé-
signent un travail technique [diagramme, programme, télégramme] du masculin. Cette
coïncidence est charmante »… (Dupré, op. cit., vol. 1, p. 122).
8
Dupré, dont les articles sont constitués pour l’essentiel de citations empruntées à
d’autres remarqueurs, fait commencer ainsi l’article « X, lettre » de son encyclopédie
par une citation de Vie et Langage d’André Rigaud : « Le soir du 18 avril dernier,
j’écoutais tristement une “télé-voix” qui ânonnait un texte consacré à la jeunesse de
Napoléon. J’appris soudain que le jeune Napoléon avait étudié à Oxon’. […] Et c’est
ainsi qu’Auxonne passe à oksonne, et que Saint-Maixent, que j’ai toujours entendu,
dans ma poitevine enfance, prononcer sinmessan, tourne à Saint-Meksan. » (Rigaud,
cité par Dupré, op. cit., vol. 3, p. 707).
RENAUD CAMUS, REMARQUEUR MÉLANCOLIQUE 75

Les adverbes, comme leur nom l’indique, doivent se tenir auprès des verbes,
et accessoirement des adjectifs – beaucoup plus rarement des substantifs.
(RDF, p. 29)9

D’autre part il va sans dire que besoin, dans avoir besoin, de même que en-
vie ou faim dans avoir envie ou avoir faim, garde sa qualité de substantif et
ne peut être affecté que par un adjectif, pas par un adverbe de degré. (RDF,
p. 64)

Cet usage ne paraît guère à imiter, ne serait-ce que par la confusion qu’il
instaure. (RDF, p. 87)

On peut parfaitement dire mille cinq [cent] soixante-douze ou mille six cent
quarante-neuf, c’est tout à fait correct, mais d’une correction d’habit trop
neuf, qui montre qu’on en est à ses tout débuts dans le monde de la culture
et de l’histoire. (RDF, p. 140)

Mais le même Georgin s’accommode de davantage de et de davantage que,


dont il rappelle qu’ils étaient d’usage courant au XVIIe siècle : il y voit des
archaïsmes et non des incorrections. (RDF, p. 141)

On peut donc se buter assez légitimement dans l’usage de davantage que. Il


convient simplement de savoir que beaucoup d’auditeurs, de lecteurs, de
correcteurs éventuellement, jugeront qu’on commet une faute. (RDF,
p. 141)

Si la plupart des “lois” sont formulées sur ce mode d’une énonciation


impersonnelle, l’affleurement du Je n’en demeure pas moins percepti-
ble, non sans une certaine pointe d’autodérision parfois, comme en

9
On peut noter la contradiction entre le début et la fin de la phrase : l’assertion caté-
gorique initiale, fondée sur un argument étymologique qui est supposé justifier la mo-
dalité déontique, se voit progressivement invalidée par les deux ajouts successifs qui
annulent précisément la pertinence de l’argument étymologique. Se vérifie ici une ca-
ractéristique du discours grammatical de Renaud Camus, plus fondé sur l’intuition et
un lien très subjectif à la langue que sur une analyse linguistique effective, ce qui en-
traîne nécessairement conflits ou contradictions entre la réalité de la langue et les re-
présentations qui en sont données.
76 CATHERINE RANNOUX

témoigne la remarque consacrée à l’expression à l’envi qui donne lieu


à une rapide mise en scène de l’écrivain victime des typographes :

À l’envi est le cauchemar de l’écrivain, de nos jours. Jadis les imprimeurs


enlevaient des fautes, dans les textes, maintenant il n’est pas rare qu’ils en
ajoutent. Quelques-uns d’entre eux ont une passion, en particulier, pour met-
tre un e à à l’envi.

On est sûr d’avoir bien écrit à l’envi, comme Mallarmé (O bords siciliens
d’un calme marécage / Qu’à l’envi de soleils ma vanité saccage). Premières
épreuves : à l’envie. On corrige, on enlève le e. Deuxièmes épreuves : il a
été rétabli, re-à l’envie. On commence à s’irriter, on se plaint à l’éditeur. Il
vous prodigue toutes sortes d’assurances. Le livre paraît : à l’envie. Et vous,
vous surtout, vous qui vous mêlez sans cesse de donner aux autres des le-
çons, vous avez l’air malin… (RDF, p. 34)

Seul cas d’adresse ludique à un vous, qui succède à un on également


transparent, ce passage laisse aisément deviner qui se “cache” sous
cette figure de redresseur de torts (ou de « fautes ») impuissant.
Il est vraisemblable que le recours généralisé à une énonciation
d’apparence impersonnelle manifeste le plaisir d’un certain jeu stylis-
tique où l’écrivain s’amuse à imiter les façons de dire des remarqueurs
dont il a consulté les ouvrages. Dans les remarques citées ci-dessus, il
n’est guère difficile d’entendre l’écho de formulations telles que celles
que l’on peut lire au gré des articles du Littré, auquel Renaud Camus
fait très souvent référence :

Il n’est pas tout à fait indifférent de dire, en cet emploi, le courant ou le


cours. D’abord cours est d’un style plus relevé que courant. Puis on dira : il
est survenu de grands événements dans le cours de cette année, et non dans
le courant.

En tout cas, il convient de suivre l’avis de Voltaire et de ne transporter cette


locution hors du langage commercial dans aucun style.10

10
Articles « Courant » et « Contre », Littré, éd. de 1958. La deuxième remarque
commente l’emploi de la locution Par contre.
RENAUD CAMUS, REMARQUEUR MÉLANCOLIQUE 77

Même recours à l’impersonnel ou au détour par le pronom on : on re-


trouve bien des traits d’écriture dont sont coutumiers les remarqueurs,
et que Renaud Camus, apprenti remarqueur, emprunte à son tour pour
se conformer à son nouveau rôle. L’écriture des remarques s’avère
alors aussi jeu littéraire dans la mesure où elle joue à imiter un ton,
sans aller toutefois jusqu’à la dérision du pastiche. Car le jeu d’écho
permet à l’énonciateur masqué de s’approprier implicitement une au-
torité que son seul statut d’écrivain ne peut suffire à lui conférer. Par-
lant à la façon des remarqueurs, il emprunte alors leur autorité et ac-
quiert une part de leur légitimité supposée.
L’effacement des marques explicites du Je permet de déployer de
façon assez conventionnelle un discours d’autorité qui tend à présenter
comme lois incontestables des partis pris sur la langue dont beaucoup
s’avèrent pour le moins discutables au regard de l’analyse linguisti-
que : un grand nombre est en effet caractérisé par un déni affiché de
l’évolution de la langue. En soustrayant les formes d’embrayeurs, le
discours se présente ainsi sous la forme de constats, ou porté par une
visée prescriptive.
Sur le modèle de nombreux autres ouvrages puristes, le Réper-
toire cite assez fréquemment d’autres remarqueurs, recourant ainsi ex-
plicitement à une instance susceptible de légitimer par anticipation son
propre dire. Il est vrai que ce recours à d’autres remarqueurs
s’accompagne parfois de considérations critiques. Mais dans les deux
cas, qu’il s’agisse de prendre appui sur eux ou de les critiquer, les re-
marqueurs cités n’ont finalement d’autre rôle que d’asseoir la position
dominante de celui qui aura le dernier mot. L’appui abondant sur des
jugements émis par des remarqueurs “officiels” confère une autorité
au discours citant, alors même que le sujet de l’énonciation de Réper-
toire paraît se mettre ainsi en retrait. On rejoint ici l’analyse que pro-
pose Laurence Rosier d’un énoncé citant en discours direct un frag-
ment de Michel Foucault :

Mais qui cite-t-on ? Dans quel but ? Qui (L1) cite qui (l2) ? Pour l2, est-ce
un certain Foucault, l’autorité qu’il confère ou la figure idéologique qu’il
incarne ? La mention du discours citant est primordiale et s’assimile à une
surénonciation de Foucault, invoqué comme autorité légitimante du dis-
cours repris. La mention s’appuie sur un énonciateur reconnu (légitimé)
comme ici Michel Foucault ou en passe de le devenir par sa mention comme
énonciateur de référence. Mais cette double position dominante
s’accompagne d’une sousénonciation du locuteur A qui s’exprime sous les
mots d’un autre pour des raisons rhétoriques ou argumentatives. Cette
« modestie » énonciative est une stratégie particulière qui peut valoriser A :
par exemple prouver sa connaissance de tel ou tel, sa capacité à restituer de
78 CATHERINE RANNOUX

mémoire les mots d’un autre, trouver la bonne citation au bon moment,
voire contredire de façon pertinente l’autorité citée, etc. Ainsi, dans la ques-
tion des places, A peut très bien, grâce à cette surénonciation de Foucault,
acquérir lui aussi une position de surénonciateur.11

Le Répertoire fait ainsi appel aussi bien à des dictionnaires d’époques


et de conceptions différentes (Littré, Larousse, Robert historique de la
langue française), qu’à des ouvrages de remarqueurs, multipliant les
références dont certaines reviennent avec insistance : aux côtés des
deux ouvrages les plus fréquemment cités (le dictionnaire de Littré et
l’encyclopédie de Dupré) apparaissent des noms tels que ceux de
Dauzat, Thérive, Georgin, Hanse, Martinon, etc. Ensemble assez dis-
parate qui fait se côtoyer aussi bien un linguiste difficilement suspect
de purisme, le lexicographe responsable du Robert historique de la
langue française Alain Rey, que le remarqueur académicien Abel
Hermant dont les chroniques, publiées sous le pseudonyme de Lance-
lot dans les années 30, sont définies à juste titre par Françoise Gadet
comme « la quintessence du genre normatif sans la moindre sensibilité
au mouvement de la langue »12. Ce caractère hétéroclite des référen-
ces, qui n’apparaît d’ailleurs pas nécessairement aux yeux d’un lecteur
non initié, peut s’expliquer par deux causes principales. La première,

11
Laurence Rosier, « La circulation des discours à la lumière de “l’effacement énon-
ciatif” : l’exemple du discours puriste sur la langue », Langages, Armand Colin,
n°156, décembre 2004, p. 67-68. La « surénonciation est définie comme l’expression
interactionnelle d’un point de vue surplombant dont le caractère dominant est reconnu
par les autre énonciateurs », alors que la « sousénonciation renvoie à l’expression in-
teractionnelle d’un point de vue dominé, au profit d’un surénonciateur » selon les dé-
finitions rappelées par Alain Rabatel dans l’article d’introduction du numéro de Lan-
gages, « L’effacement énonciatif dans les discours rapportés et ses effets pragmati-
ques ». Précisons toutefois que ces concepts, qui s’inscrivent clairement dans le cadre
théorique de la pragmatique, demandent à être mis en perspective avec le principe
d’une hétérogénéité constitutive telle que l’ont développée les travaux de Jacqueline
Authier-Revuz, sous peine de voir le retour d’une conception d’un sujet maître d’un
sens intentionnel, même si l’auteur de l’article cité s’en défend.
12
Françoise Gadet, « La langue française au XXe siècle », Nouvelle Histoire de la
langue française, sous la direction de Jacques Chaurand, Paris, Seuil, 1999, p. 644.
Les chroniques d’A. Hermant, d’abord publiées dans Le Temps, ont été reprises en re-
cueils, Chroniques de Lancelot du « Temps » : défense de la langue française, La-
rousse, tome 1, 1935, tome 2, 1938, mais aussi Défense de la langue française, Lance-
lot 1937, Éditions de la Nouvelle Revue Critique, 1939, Nouvelles remarques de
Monsieur Lancelot, Paris, Flammarion, 1929, etc.
RENAUD CAMUS, REMARQUEUR MÉLANCOLIQUE 79

très prosaïque, tient sans doute au recours privilégié que fait Renaud
Camus de l’encyclopédie de Dupré. Or, on l’a dit, Dupré construit la
plupart de ses articles par un montage de citations empruntées à
d’autres remarqueurs, tels que… Littré, Georgin, Hanse, Thérive,
Hermant, etc. Il est manifeste que, citant en cascade des extraits
d’ouvrages de remarqueurs, le Répertoire cite en réalité, et prioritai-
rement, Dupré, sans nécessairement mettre en évidence le caractère
unique de la source. On devine le bénéfice retiré de ce “raccourci” ci-
tationnel par l’écrivain qui paraît circuler avec aisance d’un ouvrage à
un autre et témoigner d’une maîtrise sûre de la question quand bien
souvent il s’appuie sur le travail de recension de Dupré. Si la consulta-
tion reste de première main dans un certain nombre de cas13, ce court-
circuit citationnel inavoué sert la mise en scène d’un savoir sur la lan-
gue et d’une relative scientificité, qui deviennent autant d’éléments
implicites de légitimation du discours. La remarque relative à « Par
contre » illustrera clairement ce jeu de citations multiples qui s’appuie
sur le seul texte de Dupré. Dans un long article, celui-ci cite Littré (qui
fait lui-même référence à Voltaire), puis Georgin, d’Harvé, Hermant,
Hanse (qui fait appel à Gide), G. et R. Le Bidois (qui citent Hermant),
Piéchaud, avant de proposer son propre commentaire où reviennent les
noms de Voltaire, Gide, Littré, Hermant (lui-même évoqué à travers
une citation du Grand Larousse encyclopédique). On voit que la prati-
que citationnelle est abondante chez Dupré, mais systématiquement
référencée. Voici maintenant un extrait de la remarque du Répertoire
consacrée à « Par contre » où sont mis en évidence les passages em-
pruntés littéralement à l’article de Dupré :

Par contre était la bête noire de Voltaire, qui constitue évidemment un en-
nemi redoutable. Le philosophe disait que par contre était allobroge. Littré
lui a emboîté le pas, non sur l’allobrogité supposée de par contre, mais sur
la nécessité de s’en abstenir : « Il convient de suivre l’avis de Voltaire et de
ne transporter cette locution hors du langage commercial dans aucun style. »

13
Elle est par exemple évidente pour les citations d’A. Rey, dont le dictionnaire est
postérieur à l’encyclopédie de Dupré. De même, Littré paraît également consulté di-
rectement pour certaines remarques, notamment celles qui font état de son… silence :
« La question de l’i avant gn et après a ou o a été assez peu étudiée. Littré n’en dit pas
un mot dans ses divers articles a, i, g, o, etc. » (« Champaigne (Philippe de) », RDF,
p. 101).
80 CATHERINE RANNOUX

On reproche à par contre d’aligner deux prépositions, la première intro-


duisant la seconde, ce qui ne serait pas conforme à la bonne règle14. « C’est
plus choquant que par ailleurs – qui l’est à d’autres égards – dit Georgin
(Pour un meilleur français), parce que ailleurs est un adverbe. » Une prépo-
sition ne devrait pas en introduire une autre, en effet, mais c’est bien ce qui
se passe dans d’après, que personne ne s’est jamais avisé de critiquer.
D’autre part, il n’est pas assuré que le contre de par contre soit bien une
préposition. Il pourrait s’agir d’un adverbe ou d’un nom. Même Littré, pour-
tant peu favorable à par contre, émet l’hypothèse que cette locution soit
« une ellipse commerciale (par contre ayant été dit pour par contre-
envoi) ».

L’hostilité à l’endroit de par contre, on s’en est peut-être avisé déjà, est
plus sociale que grammaticale. On reproche à par contre son origine com-
merciale, voire boutiquière. Ce n’est pas toujours avec beaucoup de délica-
tesse : « Si, au lieu d’en compensation ou en revanche, vous dites ou vous
écrivez par contre, plus indulgent que Voltaire je ne vous reprocherai pas de
faire à la rigueur une faute de français ; mais j’aurai sujet de soupçonner que
vous êtes né dans une arrière-boutique et que vous avez appris votre langue
maternelle derrière un comptoir. »

Ainsi s’exprime Abel Hermant en 1929 (Remarques de M. Lancelot pour


la défense de la langue française). Dupré, qui écrit quarante-cinq ans plus
tard et qui compte, lui, parmi les rares défenseurs de la locution, note avec
amusement que « A. Hermant lui-même emploie par contre dans une phrase
citée par le Grand Larousse Encyclopédique (sans doute était-il “né dans
une arrière-boutique”, mais cela n’a rien de déshonorant !) ». Et de
conclure : « Cette expression innocente a assez longtemps servi de bouc
émissaire : il est temps de la réhabiliter. » (RDF, 302-304)

Le constat est net : toutes les citations proviennent directement de


l’ouvrage de Dupré, seule la dernière, dont la source est précisément
Dupré, est identifiée comme telle. On appréciera notamment

14
Ceci correspond à la reformulation du propos de Georgin (« Elle est, en effet, mal
formée, de deux prépositions juxtaposées, or une préposition ne peut, dans la bonne
langue, en introduire une autre ») cité par Dupré, passage qui précède le fragment cité
explicitement par Renaud Camus. On pourrait faire les mêmes remarques sur la plu-
part des passages qui ne sont pas présentés entre guillemets. Le Répertoire fait ainsi
alterner reformulation paraphrastique et citation explicite des extraits recueillis par
Dupré. Il ne se contente pas de ce travail de reprise, mais il assortit les remarques em-
pruntées de considérations très camusiennes.
RENAUD CAMUS, REMARQUEUR MÉLANCOLIQUE 81

l’ambiguïté des repères chronologiques qui situent l’ouvrage de Dupré


par rapport à celui d’Hermant : si les indications sont justes, ainsi
formulées, elles laissent pour le moins entendre que la remarque
d’Hermant a été lue dans le texte original15. Il ne s’agit pas véritable-
ment de déformation des remarques, mais de silences habilement
maintenus (et qui peuvent s’accompagner de “trous” dans les em-
prunts), propices à une lecture ambiguë. Une telle mise en scène du
jeu de citations, parce qu’elle suggère la fréquentation assidue des ou-
vrages sollicités pour la réflexion menée dans le Répertoire, sert la
construction d’un ethos du remarqueur comme honnête homme, ama-
teur éclairé qui irait d’une référence à l’autre, sans exclusive ni parti
pris…
Honnête homme ou amateur éclairé, mais non pas grammairien,
ni linguiste, et pas plus univoquement puriste. En effet, et c’est là la
deuxième raison que l’on peut donner à la disparate des références
privilégiées par le Répertoire, le remarqueur du Répertoire adopte une
attitude ambivalente à l’encontre de ces différents modèles de réfé-
rence. S’il parle comme un remarqueur, il se tient, semble-t-il, à
l’extérieur des groupes des grammairiens, linguistes ou puristes : son
statut tient plus de celui de l’observateur avisé que du savant aux
connaissances scientifiques. Ce léger retrait à l’encontre d’éventuels
modèles, supposés détenteurs d’un savoir légitime sur la langue, se
perçoit dans les qualifications qui leur sont réservées. Elles se caracté-
risent par une certaine ambivalence, oscillant entre neutralité, regard
légèrement ironique et distance critique manifeste. Ainsi, la référence
aux grammairiens ou aux linguistes (savants dont on constate qu’ils ne
sont pas dépourvus de mouvements d’humeur) peut-elle servir de
point d’appui au discours du remarqueur :

Mais l’expression [au niveau de] se porte encore assez bien, hélas, malgré
toutes les dénonciations et les quolibets qui se sont abattus sur elle depuis
trente ans, non seulement de la part des linguistes et des grammairiens exas-

15
L’article consacré à « C’est ma faute, c’est de ma faute » offre un autre exemple de
cette ambiguïté dans la manière de rapporter les sources, ici grâce au simple jeu d’une
coordination : « Le curieux de, qu’on croit parfois sorti de la nuit des temps, et dis-
pensé à ce titre de toute justification logique, est moderne, en fait, et il a une valeur
causale, bien relevée par André Thérive (Querelles de langage) et par Dupré (Ency-
clopédie du bon français dans l’usage contemporain). » (RDF, p. 95-96).
82 CATHERINE RANNOUX

pérés, mais du sein même des milieux où elle sévit – autant dire toutes les
couches de la société, ou peu s’en faut. (RDF, p. 51-52)

Cependant, dans le cas d’énervé, le mouvement semble tellement irréversi-


ble qu’il n’y a plus de mouvement, pour ainsi dire ; tandis que les linguistes
horrifiés, dans le cas d’achalandé, conservent un fragile espoir. (RDF,
p. 26)

« Horrifiés », « exaspérés », mais aussi « résignés » ou « lassés


d’expliquer », les grammairiens et linguistes appelés à la rescousse par
le Répertoire souffrent visiblement mille maux, unis par un même
malheur devant les outrages incessants subis par la langue. Ainsi cru-
cifiés par les contemporains et leurs mauvais usages, linguistes ou
grammairiens, figures anonymes et prototypiques, servent de garants
au discours du remarqueur dont ils paraissent solidaires. En cela, ils
sont alors associés au discours des puristes auquel ils apportent, para-
doxalement, leur soutien :

APRÈS QUE. Après que offre l’un des très rares cas de purisme croissant
dans la langue. L’usage traditionnel bourgeois, même parmi les gens qui
parlaient bien, a longtemps été, à l’époque moderne en tout cas, de le faire
suivre du subjonctif. Les grammairiens ont eu beau jeu de souligner
l’illogisme de cette pratique, le subjonctif étant le mode du virtuel, en théo-
rie, et si quelque action a lieu après une autre, c’est bien que cette autre s’est
effectivement produite – et c’est donc à l’indicatif qu’elle doit être mention-
née. L’étonnant, c’est que leurs objections légitimes ont été un peu enten-
dues, pour une fois, et que l’usage de l’indicatif après après que, sans s’être
généralisé, bien loin de là, tend à s’élargir, et qu’il atteint même la télévi-
sion, quelquefois. (RDF, p. 44-45)

La distinction entre puristes et grammairiens n’est en fait jamais clai-


rement établie ni fondée par le Répertoire, qui se contente de faire ré-
férence à ces catégories sans les définir. L’existence d’une certaine
confusion entre les deux, par assimilation implicite16, au moins par-

16
L’entrée « Gageure » donne une autre illustration de cette assimilation implicite par
glissement de dénominations : « Gageure est l’un des termes les plus menacés par une
éventuelle réforme de l’orthographe, car les puristes, pris entre deux feux, et de deux
maux prêts à choisir celui qu’ils jugent le moindre, préféreraient encore la graphie ga-
jure à la prononciation gage- eure. “La prononciation [gage-eure] est gravement in-
correcte, dit par exemple Dupré. […] Il vaudrait évidemment mieux écrire gajure.”
RENAUD CAMUS, REMARQUEUR MÉLANCOLIQUE 83

tielle, des grammairiens aux puristes, semble vérifiée par le commen-


taire apporté à l’emploi du subjonctif dans la construction de après
que. En réalité, loin d’en dénoncer « l’illogisme », comme l’affirme
Renaud Camus, nombre de grammairiens soulignent aujourd’hui dans
cet emploi la manifestation d’un principe de régulation de la langue
(l’analogie, par alignement sur la construction de avant que) mais aus-
si la pertinence sémantique dès lors que le raisonnement se fonde non
pas sur un critère référentiel mais bien sur un critère linguistique17.
L’argumentation privilégie ici un type de commentaire, en accord
avec le discours puriste, et fait silence sur les points de vue divergents
chez les linguistes.
Si cette distinction entre puristes et grammairiens n’est jamais
précisée, le regard porté sur ces catégories connaît donc une égale am-
bivalence. En effet, à la solidarité, même teintée d’ironie, dont témoi-
gne le Répertoire, peut parfois faire place une distance critique assez
marquée, qui suppose un désaveu des choix affichés aussi bien par les
puristes que par les grammairiens ou linguistes (ou dénommés tels).
Le reproche essentiel formulé à leur encontre est celui d’un certain ar-
bitraire des positions :

DEPUIS. La plupart des grammairiens, et l’Académie française elle-même


– non sans quelques hésitations et contradictions à travers le temps -, prohi-
bent ou déconseillent l’usage de la préposition depuis en un sens spatial.
Depuis, à les en croire, devrait être absolument réservé au temps. On peut
dire et écrire : « Je ne l’ai pas vu depuis lundi dernier. » Mais il faut
s’interdire : Il m’a hélé au passage depuis sa terrasse.

Or cette prohibition, il faut bien le dire, est une des plus gênantes de la
langue. On va nous répétant qu’à depuis doit absolument être préféré de,
lorsque n’intervient pas de notion de temps. Cela est bel et bon, et ceux qui

Peut-être ne suivrons-nous pas jusque-là le grammairien. » (RDF, p. 209). On voit que


Dupré illustre aussi bien la catégorie des grammairiens que celle des puristes.
17
Cf. par exemple le commentaire suivant, emprunté à la Grammaire du français
classique de Nathalie Fournier (Paris, Belin, coll. « Sup “Lettres” », 1998) qui se
place clairement dans une perspective opposée à celle qu’avance Renaud Camus au
nom des grammairiens : « En français moderne standard, l’emploi du subjonctif est
très usuel et se justifie sémantiquement : le fait subordonné n’est pas asserté pour lui-
même, mais est simplement envisagé comme le repère du fait principal, de la même
façon qu’avec avant que. » (p. 356-357).
84 CATHERINE RANNOUX

rappellent cette règle ont pour eux le droit syntaxique. Il n’en demeure pas
moins que l’interdit qu’ils profèrent à juste titre met l’usager dans toute
sorte de situations embarrassantes, et se trouve à l’origine de nombre
d’ambiguïtés. (RDF, p. 153-154)

DÉCADE. […] La puriste condamnation à l’endroit de décade employé


pour décennie est donc injustement sévère, et elle se trouve beaucoup moins
bien fondée en étymologie qu’elle ne le prétend volontiers. (RDF, p. 149)

Puristes et grammairiens sont ainsi des catégories auxquelles le re-


marqueur se réfère sans jamais s’assimiler, que son discours prenne
appui sur leurs réflexions ou cherche à s’en démarquer pour leur op-
poser un point de vue donné comme plus pertinent18. Cette distance
affichée avec des modèles possibles, simultanément, construit et véri-
fie la qualité d’amateur éclairé d’un remarqueur dont la connaissance
de la langue provient non pas d’un savoir scientifique19 mais d’une
fréquentation assidue et exigeante, celle que confère la culture. Mar-
que de différenciation à l’encontre aussi bien des contemporains que
des savants officiels, elle devient l’indice d’une distinction dont la
quête et la revendication ne cessent de hanter le discours camusien.

18
Cette attitude de contestation des grammairiens n’est pas neuve, on la retrouve chez
bien d’autres remarqueurs, et le Répertoire cite lui-même un passage où A. Hermant
fait preuve de cette hostilité : « “Je sais bien que les grammairiens ont décidé que
c’étaient là des solécismes, mais qu’ils se mêlent de ce qui les regarde : ce n’est pas
leur rôle d’inventer des fautes qui n’en sont pas, et si grammairien que je sois moi-
même, je continuerai d’écrire davantage que, davantage de, avec Malherbe, Descar-
tes, Pascal et tous les grands écrivains français” (Nouvelles remarques de M. Lancelot
pour la défense de la langue française). » (Cité par Renaud Camus, RDF, p. 141). On
ne peut non plus s’empêcher de penser à Vaugelas et à la défiance mondaine qu’il
manifestait à l’encontre des érudits.
19
Que Renaud Camus ne soit pas grammairien, cela n’est guère douteux. Ainsi
s’expliquent les erreurs grammaticales sur l’identification de formes, que l’on peut
rencontrer au fil de l’œuvre : confusion entre déterminant et pronom possessif (RDF,
p. 59, 261), entre déterminant défini et déterminant indéfini (RDF, p. 146), entre « gé-
rondif » et sans doute génitif (Sol, p. 65), etc. Erreurs de détail, mais sur des données
de base, qui relativisent assurément la portée des remarques camusiennes sur la lan-
gue, et notamment la pertinence de leur caractère catégorique…
RENAUD CAMUS, REMARQUEUR MÉLANCOLIQUE 85

La tentation puriste
Une telle aspiration, exprimée au travers d’une réflexion sur la langue,
est révélatrice d’un parti pris qui déborde la seule réflexion linguisti-
que et qu’il ne semble guère difficile de qualifier. On a pu constater la
tendance affichée par le Répertoire à assimiler les grammairiens aux
puristes, supposant implicitement une définition du bon grammairien :
il est celui qui partage le point de vue puriste. De même, s’il peut être
la cible d’une ironie ponctuelle ou mis à distance comme on l’a vu, le
mot de « puriste » se charge dans le Répertoire d’une connotation glo-
balement positive. Il est une fois l’objet d’une surenchère dans un jeu
ironique, où s’avère critiquable non pas le puriste, mais le « demi-
puriste », quand le dernier mot est donné au « puriste double » :

Voire même est de longue date repéré comme un pléonasme par les demi-
puristes, qui rappellent que voire signifie aussi même. Chaque fois qu’on dit
voire même dans une société un peu attentive à ces choses-là, on peut être
sûr que l’on offre à quelqu’un l’occasion de penser qu’on s’exprime dans
une langue fautive. Mais ce quelqu’un-là se trompe ; car à puriste puriste et
demi, qui sait que voire n’a pris que tardivement (au XVIIe siècle) le sens de
même, lequel ne lui est pas “naturel”. Il n’y aurait donc pas pléonasme.

À puriste et demi puriste double, cependant, qui pourrait faire remarquer


que dans l’usage moderne voire est presque exclusivement employé au sens
de même, ou plus exactement de peut-être même ; et pas du tout au sens
étymologique de vraiment. (RDF, p. 377)

De même, la tendance manifeste des remarques à mettre en avant le


« bon usage », par opposition au seul principe de l’observation des
usages, apparente sans trop de mystère le Répertoire à la tradition des
discours puristes : discours prescriptif bien plus que descriptif, refus
de la prise en compte de la variation dans le système de la langue,
fondé sur le recours privilégié aux critères étymologiques mais aussi
sociaux, déploration d’une perte générale de prestige subie par la lan-
gue, etc., sont autant de caractéristiques habituelles à ce type de dis-
cours. Dans le Répertoire, la prédilection pour une conception élitiste
de la langue, restreinte volontairement et ostensiblement à un modèle
donné comme seul recevable, entraîne alors la présence de contradic-
tions manifestes dans les commentaires. Si l’on se reporte à l’entrée
consacrée à « Par contre », on constate que le long passage cité plus
haut propose des points de vue oscillant entre refus et acceptation de
la locution. Il semblerait donc que, pour cette forme-là, le discours re-
86 CATHERINE RANNOUX

lâche un peu sa sévérité excessive et fasse preuve de plus de souplesse


et d’attention portée aux usages. Or, après cette circulation entre les
différents points de vue, qui semble plaider plutôt pour un maintien de
la locution, un nouveau commentaire, au détour d’une virgule, annule
tout le développement qui a précédé pour le réduire à une loi aussi ca-
tégorique que discutable :

Dans la langue populaire “moderne” il existe un emploi très étrange de par


contre, doublement “fautif” au regard de la règle, d’abord parce que la règle
interdit par contre de toute façon, et deuxièmement parce qu’il n’entre en ce
par contre-là aucune idée d’opposition, d’antinomie, de contrariété […].
(RDF, p. 304)

Le discours a beau prendre des précautions embarrassées au moyen


des guillemets qui suggèrent une limitation de la notion de faute, sou-
dain prévaut l’argument d’autorité qui dénie toute prise en compte des
discours cités en amont. Ce revirement abrupt du commentaire, qui se
rabat de façon contradictoire sur une position strictement normative,
fait pour le moins peser un doute sur la valeur effectivement accordée
par Renaud Camus aux points de vue divergents qu’il a glanés auprès
de Dupré. La circulation aisée entre des discours multiples sur la lan-
gue que met en scène de façon ambiguë le jeu des citations entretient
bien l’image de l’honnête homme évoquée plus haut, mais il est clair
que cet honnête homme-là fait preuve, au détour de ses raisonnements,
de partis pris qui entachent son portrait et en font soupçonner le carac-
tère inadéquat.
La construction de l’ethos s’avère de fait défaillante, l’image de
l’honnête homme, mise à mal par les contradictions du discours, se
dégrade en portrait d’un idéologue élitiste qui ne semble pas craindre
d’aménager les arguments au détriment de la cohérence, en fonction
de la démonstration à mener. Ainsi l’argument étymologique, auquel
les puristes ont effectivement pour habitude de recourir, est-il dans le
Répertoire soit avancé, soit dénoncé, selon son aptitude à distinguer
ou non de l’usage commun. Le plus souvent, il permet de justifier le
maintien d’une forme ou d’un sens en train de sortir d’usage20 ou le
plus souvent déjà vieux ; mais il est au moins un cas où le lecteur du

20
Cf. par exemple les pages 39 (« derechef »), 60 (« S’avérer »), 191 (« Erotisme »),
207 (« Formidable »), etc., de RDF.
RENAUD CAMUS, REMARQUEUR MÉLANCOLIQUE 87

Répertoire le voit soudain perdre toute force et s’incliner devant la ré-


férence à l’usage moderne, au rebours des raisonnements habituelle-
ment tenus dans les remarques : il s’agit de l’ultime défense avancée
par le « puriste double » pour faire valoir que, somme toute, voire
même peut être considéré comme un pléonasme. Le cas est à la fois
paradoxal et suffisamment exemplaire pour mériter que nous reve-
nions sur ce passage cité plus haut :

À puriste et demi puriste double, cependant, qui pourrait faire remarquer


que dans l’usage moderne voire est presque exclusivement employé au sens
de même, ou plus exactement de peut-être même ; et pas du tout au sens
étymologique de vraiment. (RDF, p. 377)

L’argument étymologique est ici retourné contre le raisonnement pré-


cédent et c’est la référence à « l’usage moderne » qui lui est préférée
pour justifier la conclusion à laquelle aboutit la remarque. Or celle-ci
ne diffère aucunement de ce qui était avancé au tout début du com-
mentaire : la locution, d’abord présentée comme pléonastique, est dé-
noncée pour la même raison à la fin. L’important n’est donc pas le ju-
gement linguistique qui, au final, n’a pas évolué. L’attention de Re-
naud Camus s’est déplacée pour se concentrer sur les différentes sour-
ces des jugements : demi-puriste, puriste et demi, puis puriste double.
La gradation, même ironique, élabore ainsi une hiérarchie qui, parmi
les élus, distingue encore de nouvelles catégories d’élus, élite parmi
une pseudo-élite. Car dès lors qu’une forme validée par le discours pu-
riste se voit reprise par l’usage, il est manifeste que cette reconnais-
sance trop large ne peut plus satisfaire le remarqueur… Aussitôt se
perçoivent les réticences, d’ordre social, qui révèlent que la question
de la défense de la langue est contaminée par d’autres aspects.
L’emploi de l’indicatif à la suite de après que s’entend-il aujourd’hui
chez des locuteurs qui n’appartiennent pas à la classe bourgeoise ? Au
lieu que le remarqueur, selon une logique puriste qui est massivement
la sienne, se réjouisse de ce qui pourrait lui paraître une victoire de ses
valeurs, il fait montre d’un certain scepticisme, et conclut sa remarque
sur le ton de la résignation :

L’indicatif après après que, dans ces conditions, est toujours la marque un
peu emphatique d’une volonté délibérée de soumission aux règles gramma-
ticales. Il faut s’y résoudre : il est incritiquable, mais légèrement ostenta-
toire ; il est obligatoire, mais tout de même un peu tape-à-l’œil. (RDF, p. 46)

« Tape-à-l’œil » : tel est bien le problème ; il en va de l’usage de la


langue comme de l’aisance sociale, l’indicatif sera donc ici la marque
88 CATHERINE RANNOUX

des parvenus du purisme, parvenus qui, comme les nouveaux riches,


font preuve de mauvais goût par le caractère ostentatoire de leurs fa-
çons. L’usage peut être le « bon », tel que le défendent habituellement
les puristes, il ne sera pas sauvé aux yeux de Renaud Camus, d’une
part parce qu’il est d’emprunt, d’autre part parce que son caractère
contraint est désormais trop connu : il s’est vulgarisé. La même dé-
nonciation du “parvenu” du langage se lit encore dans le commentaire
qui assortit la comparaison entre deux façons de dénommer les dates :

[…] mille cent vingt-huit ou onze cent vingt-huit […]. Elles sont à égalité
grammaticale mais elles ne sont pas à égalité culturelle, ni sociale. Une
seule appartient à la langue “cultivée”. Celle-ci prononce douze cent qua-
torze, quatorze cent cinquante-trois, seize cent vingt-huit, dix-sept cent
quinze. Elle n’a jamais dit Marignan mille cinq cent quinze. Pour elle Mon-
teverdi n’est pas mort en mille six cent quarante-trois mais en seize cent
quarante-trois. On peut parfaitement dire mille cinq [cent] soixante-douze
ou mille six cent quarante-neuf, c’est tout à fait correct, mais d’une correc-
tion d’habit trop neuf, qui montre qu’on en est à ses tout débuts dans le
monde de la culture et de l’histoire. (RDF, p. 139-140)

Et c’est bien cette analogie entre statut social de parvenu et rapport ju-
gé trop ostentatoire à la langue que pose explicitement l’introduction
du Répertoire :

C’est moins la culture que le goût, qui est la marque du beau langage ; ou
plus exactement c’est la culture, oui, mais appuyée sur le goût, modérée et
infléchie par lui – ce qui permet de tenir à distance, autant que les nouveaux
riches, les nouveaux instruits ; car le “goût”, autant qu’un don du ciel, est
une propriété héréditaire – relire Bourdieu pour s’en convaincre (et osera-
t-on répéter qu’il n’y a pas de goûts, seulement des états culturels ?). (RDF,
p. 14)

Passage à la fois cohérent, par la logique qu’il met en place et qui


sous-tend les remarques du Répertoire comme toute l’œuvre de Re-
naud Camus, et pour le moins paradoxal par le recours qu’il s’autorise
à Bourdieu : si la pensée du sociologue est ici sollicitée, elle est mani-
festement mise au service de ce que précisément elle dénonce, renver-
sée en une justification implicite des héritiers. La préface suggère une
RENAUD CAMUS, REMARQUEUR MÉLANCOLIQUE 89

double relation d’équivalence, d’une part entre le « goût »21 et la dis-


tinction, objet de la quête camusienne, et d’autre part entre le tape-à-
l’œil et le vulgaire, dont on comprend bien qu’il doit réactiver son
étymon latin. Échapper à toute force au troupeau, ne jamais se
confondre avec lui, afficher en permanence sa distinction, mais avec
délicatesse et sans ostentation, voilà ce que revendique comme valeurs
propres le discours camusien. Éthique de la distinction, qui rejoint
l’esthétique de la solitude jusqu’à se confondre avec elle. Car la forme
suprême de la distinction, finalement, paraît bien devoir mener à la so-
litude absolue, celle qui permettrait de vérifier le caractère infiniment
précieux d’un sujet devenu l’ultime locuteur d’une langue en voie
d’extinction… L’œuvre de Camus en fait l’aveu explicite à plusieurs
reprises. On le lit sous la forme d’un regret discret dans le Répertoire :

Il en va d’énervant ou d’énervé comme de formidable, par exemple, ou de


scabreux. Leur sens étymologique est agonisant, mais il n’est pas tout à fait
mort. Il est tentant d’essayer de lui redonner vie. Quiconque, cependant, se
barricaderait dans un langage artificiellement maintenu dans le rapport le
plus étroit possible avec l’étymologie s’exposerait à le parler seul, et à n’être
plus entendu de personne. (RDF, p. 184)

Là où le Répertoire offre une formulation ambivalente, dans la mesure


où le conditionnel hypothétique suggère un point de vue qui oscille
entre regret d’un irréel idéal et constat d’une impasse dangereuse,
l’Esthétique de la solitude se fait plus explicite dans l’affirmation d’un
désir. Le chapitre ironiquement intitulé « Le renaudeur dépité » est
placé sous le signe d’une citation d’O. Mandelstam, qu’il faut enten-
dre également de façon ironique : « “Telle est précisément la raison
pour laquelle je me suis tourné vers l’étude du vieil arménien.” » (Sol,

21
Rappelons ce que disait Barthes à propos du goût en critique : « C’est ici que le
goût est très utile : serviteur commun de la morale et de l’esthétique, il permet un
tourniquet commode entre le Beau et le Bien, confondus discrètement sous l’espèce
d’une simple mesure. […] Le goût est en fait un interdit de parole. » (Roland Barthes,
Critique et Vérité, Paris, Seuil, coll. « Tel Quel », 1966, p. 24-25). Quant à la naïveté
que manifeste Renaud Camus sur son aptitude à saisir les déterminations de ses « états
culturels », elle est soulignée par Emmanuel Carrère : « Renaud pense qu’il n’y a pas
de goûts seulement des états culturels, mais que son propre état culturel est conscient
de lui-même et que cette lucidité le rend libre. Là-dessus, malgré toutes ses dénéga-
tions, il est étonnamment naïf […]. » (« Notes d’un second couteau du Journal »,
écritures, n°10, 1998, p. 38).
90 CATHERINE RANNOUX

p. 216). Rédigé en partie à la troisième personne, ce chapitre revient


sur les motifs de l’écriture de l’ouvrage, les « renauderies » de
l’écrivain devant les manières du monde contemporain, et notamment
les habitudes langagières. C’est l’occasion pour Renaud Camus de
s’assimiler à une espèce en voie de disparition, et de revendiquer la
pratique exclusive de « sa langue à lui » :

Et sans doute ne lui déplaît-il pas tout à fait (au renaudeur) de songer qu’il
sera bientôt seul dans sa langue à lui, pareil à ces centenaires caucasiens que
cultivaient gentiment Dumézil parce que ne survivaient qu’en eux
l’oubough, le bats ou telle variété particulièrement exquise à ses yeux du di-
do… (Sol, p. 218-219)

« [V]ariété particulièrement exquise », voilà la qualité que Renaud


Camus cherche à faire valoir de l’usage qu’il prétend défendre, et l’on
comprend que le caractère exquis de la variété est proportionnel à sa
rareté : réfléchir en termes d’usage est dès lors impossible, voire sans
intérêt, dans la mesure où l’usage ne fait que renvoyer aux pratiques
habituelles des locuteurs contemporains. Pour s’extraire de la menace
du collectif, où se noie toute distinction, s’impose la prise en compte
d’un usage que sa caractérisation en termes de « bon » légitime de
manière tautologique : le bon usage est bon parce qu’il est un usage
qui est bon… Or, cette accusation de tautologie est retournée par Re-
naud Camus qui la formule à l’encontre de la notion d’usage pour lui
dénier tout intérêt à être l’objet d’étude d’un ouvrage de langue. On
peut la lire dans le chapitre « La fontaine pétrifiante » de l’Esthétique
de la solitude :

Cette nouvelle et sympathique, libérale, doxalissime conception du dic-


tionnaire, telle que l’illustre et que la promeut le Grand Larousse encyclo-
pédique, n’a que l’inconvénient d’être parfaitement tautologique. S’il n’est
d’autre règle que l’usage actuel, les actuels usagers de la langue, par défini-
tion, la connaissent, puisqu’ils la créent, et dans le même mouvement la
consacrent. Quel besoin pour eux, dès lors, d’un dictionnaire qui n’est plus
qu’un miroir ? […]

Ainsi conçu, tautologique, le dictionnaire est un appareil de conformité. Il


récuse discrètement la règle pour lui substituer la normalité ; non pas la
normalité de la norme, précaire, hypothétique, souvent assez mal fondée,
discutable à merci, corrigible, et qui peut faire l’objet de plus ou moins ex-
plicites contrats ; mais la normalité statistique, celle que la vie de la langue
instaure et confirme tous les jours. Il n’y a plus ce qui devrait se dire, d’une
part, et ce qui se dit en fait : ces deux catégories sont fondues en une seule,
au bénéfice de la seconde ; ce que l’on doit dire, c’est ce que tout le monde
RENAUD CAMUS, REMARQUEUR MÉLANCOLIQUE 91

dit. Le modèle n’est plus extérieur à la pratique, il est la pratique même.


(Sol, p. 26)

La formulation est sans ambiguïté : c’est bien son caractère commun,


aux deux sens du terme, qui fonde la dénonciation de l’usage, dénon-
ciation qui, par des déplacements discrets, tente de prendre appui sur
des catégories barthésiennes puisque l’usage est ici placé sous le dou-
ble signe négatif de la doxa et de la « normalité », autre visage du
conformisme. Elle est reprise avec fermeté, et avec des arguments
identiques, dans la préface du Répertoire, et tente même de se prolon-
ger par la formulation d’un jugement d’« aporie » :

Pour tourner cette difficulté logique [l’usage considéré comme une tauto-
logie], les vieux grammairiens (dont un certain nombre vivent encore, heu-
reusement, et continuent d’exercer leur art) avaient inventé ce concept
commode, celui de bon usage. Mais il réintroduit sous une forme aggravée,
au deuxième degré, si l’on peut dire, le problème qu’il croit avoir évacué au
premier. On ne bute plus sur une tautologie, dont d’aucuns peuvent
s’accommoder, mais bel et bien sur une aporie. Car s’il existe un bon et un
mauvais usage – un bon qu’il faut suivre, suppose-t-on, et un mauvais qu’il
faut fuir -, c’est que l’usage en tant que tel ne fait pas la loi. Il fait même si
peu la loi que le stéréotype, la scie, le lieu commun de langage, qui par dé-
finition est ce qu’il y a de mieux installé et de plus répandu dans l’usage
(c’est vrai que…, par exemple), est justement ce qu’il paraît le plus impé-
rieux d’éviter, du moins si l’on se reconnaît quelque exigence de style.
Chassé par la porte, le jugement revient par la fenêtre. (RDF, p. 10)

Le raisonnement de Renaud Camus opère des déplacements sensi-


bles : assimilation de tours langagiers syntaxiques ou lexicaux à des
lieux communs de la pensée (signalons au passage que c’est vrai que,
cible régulière de la colère camusienne, n’est ni un stéréotype ni un
cliché, au sens linguistique des deux termes) ; confusion entre le lin-
guistique et le stylistique. Il en va de même avec la notion de « norma-
lité » dont la parenté est suggérée avec le conformisme, par
l’intermédiaire de la « conformité » : le remarqueur pose un jugement
moral sur ce qui relève du seul constat linguistique, jugement moral
que justifie à ses yeux le refus d’être assimilé au « gros du trou-
peau »22. Si cette notion de normalité se rencontre également dans le
discours linguistique, elle y est alors opposée au normatif : du nom

22
Sol, p. 26.
92 CATHERINE RANNOUX

norme deux adjectifs sont ainsi dérivés, normal et normatif, qui per-
mettent de distinguer entre le descriptif et le prescriptif23. Au normal
correspond la norme de fonctionnement du système, par opposition au
normatif qui sélectionne un usage pour le constituer en modèle uni-
que. Mais la « normalité », telle qu’elle est présentée par Renaud Ca-
mus, brouille la distinction et introduit une hiérarchie entre le descrip-
tif et le prescriptif, en s’appuyant implicitement sur la dénonciation
barthésienne de la doxa et du stéréotype. D’une part, le propos camu-
sien suggère que la norme prescriptive pourrait avoir quelque chose de
« normal », du moins qu’elle le devrait, quand bien même ce « nor-
mal » ne saurait se définir qu’au prix d’irrégularité et d’aberration :
associée à la norme (la « normalité de la norme » – Sol, p. 26), la
normalité suppose alors que ce « normal » soit construit sur le « pré-
caire », l’« hypothétique », soit « mal fondé » (Sol, p. 26), autrement
dit, soit… anormal et irrégulier, dans le déni de la réalité de système
de la langue. Si « aporie » (RDF, p. 10) il y a, on voit qu’elle n’est pas
là où elle est dénoncée. D’autre part, et selon la même « logique »,
l’accusation portée contre le dictionnaire de discrètement récuser la
norme ne peut se justifier qu’au prix d’une conception pour le moins
restrictive (et réductrice) de la notion de « règle ». L’idée que le dic-
tionnaire ou l’ouvrage de langue escamote la règle tient en effet de la
pure aberration, à moins que l’on n’entende plus règle au sens de ce
qui définit la régularité du système, mais au sens de principe rigide, et
arbitraire : une « règle » dont on soupçonne qu’elle tient en réalité sur-
tout de l’exception, et qu’elle est dès lors susceptible de maintenir la
différence avec cet usage collectif dont la généralisation constitue le
premier des torts. Le discours établit ainsi une supériorité du prescrip-
tif sur le descriptif en procédant par resémantisation implicite de no-
tions a priori unifiées et univoques du discours grammatical : mais
sous ce mot de règle, c’est bien l’affrontement entre deux logiques qui
se révèle, l’une, à visée descriptive, du linguiste ou du grammairien, et
l’autre, à visée prescriptive, du puriste. Il convient d’ajouter une der-
nière précision sur cette « normalité statistique » (Sol, p. 26) dont la
présence est stigmatisée par l’écrivain au travers du regret formulé à
l’encontre de l’abandon des citations littéraires par le dictionnaire La-

23
Cf. sur cette opposition l’article d’Alain Rey, « Usages et prescriptions linguisti-
ques », Langue française, « La norme », Larousse, n° 16, 1972, p. 4-28.
RENAUD CAMUS, REMARQUEUR MÉLANCOLIQUE 93

rousse. Nul doute qu’à ses yeux, cet abandon ne signe un laisser-aller
jugé caractéristique de l’époque et ne manifeste l’emprise exercée par
la petite bourgeoisie24 sur le monde de la culture : faut-il rappeler que
le Dictionnaire de l’Académie, dès 1638, exclut toute citation littéraire
dans ses articles, au profit de l’enregistrement de l’usage courant ?
La prédilection pour le rare, l’irrégulier et le prescriptif aux dé-
pens du descriptif, l’emprise idéologique d’un discours qui se place
dans une perspective de distinction sociale, se vérifient encore de ma-
nière emblématique par le choix du patronage sous lequel le Réper-
toire se place. La préface fait en effet référence à un ouvrage du XVIIe
siècle : il ne s’agit pas des Remarques sur la langue française de Vau-
gelas, comme on aurait pu s’y attendre, mais d’un texte dont la posté-
rité est beaucoup plus restreinte, celui de Callières, dont Jean-Pierre
Seguin, l’opposant à la pratique fine d’un Vaugelas, souligne « avec
quelle morgue péremptoire [il] raille lourdement la parlure bour-
geoise, dans des œuvres qui pourchassent impitoyablement un “mau-
vais usage”, plus pour des raisons sociales d’inadaptation que pour
des raisons de langage »25. Callières n’est ensuite cité qu’une seule
fois dans l’ouvrage, à l’occasion de la remarque consacrée à la locu-
tion « bon appétit » :

Un livre sur le langage qui ne se soucierait que de sa correction ou de son


incorrection ne parlerait même pas de cette expression. L’intérêt qu’elle pré-
sente est purement social. […] Bon appétit ! est une expression de classe, en
effet. Les vieux auteurs n’éprouvaient aucun scrupule idéologique à préciser
le registre social auquel appartenaient tels ou tels terme ou expression. Plus
exactement ils n’éprouvaient aucun scrupule à désigner comme populaires
les mots du langage populaire, ou qu’ils jugeaient tels ; pour les mots du re-
gistre non populaire, ils ne se donnaient pas de qualification, car c’était, es-
timaient-ils, le registre de leurs lecteurs. Si Callières précise d’une tournure
qu’elle est bourgeoise, c’est parce que lui écrit pour des aristocrates. (RDF,
p. 67)

24
Cette représentation obsessionnelle du monde trouve son expression manifeste dans
l’entretien avec Marc du Saune (anagramme de Renaud Camus), La Dictature de la
petite bourgeoisie.
25
Jean-Pierre Seguin, « La langue française aux XVIIe et XVIIIe siècles », Nouvelle
histoire de la langue française, sous la direction de J. Chaurand, op. cit., p. 238.
94 CATHERINE RANNOUX

Si l’entrée affiche clairement ici son parti pris idéologique, elle sug-
gère un parallèle implicite entre Callières, posé comme modèle à
l’ouverture de l’essai, et le remarqueur moderne : certes, celui-ci ne
saurait plus s’adresser à des aristocrates puisque le monde a changé,
mais on devine alors que les précisions sur le caractère « petit-
bourgeois », ou « boutiquier », de telle ou telle tournure authentifient
le lectorat visé comme échappant à cette catégorie ; Callières a été
l’auteur de l’ouvrage dont le titre explicite la confrontation entre usage
de la Cour et usage de la bourgeoisie : Du bon et du mauvais usage
dans les manières de s’exprimer. Des façons de parler bourgeoises. Et
en quoy elles sont differentes de celles de la Cour26 ; Renaud Camus,
lui, dénonçant les façons de parler petites-bourgeoises, fera valoir les
délicatesses d’un français bourgeois, selon une conception qui assi-
mile hiérarchie sociale et distinction langagière.
Les différentes analyses menées jusqu’à présent semblent devoir
toutes aboutir à une conclusion univoque : le modèle défendu par Re-
naud Camus relève du purisme entendu au sens le plus caricatural du
terme, vision réductrice, élitiste et figée, fondée sur des représenta-
tions discutables, détachées de la réalité mouvante de la langue. Si la
réflexion que Renaud Camus propose n’était que cela, il faut bien re-
connaître qu’elle n’aurait d’autre intérêt que d’être emblématique d’un
rapport fortement idéologique à la langue. Mais s’il est incontestable
que Renaud Camus s’inscrit dans une tradition puriste des plus
conservatrices, deux faits apportent un éclairage nouveau sur ce parti
pris. D’une part se perçoit la présence régulière d’un point de vue
contradictoire qui traverse les considérations puristes et instaure des
représentations conflictuelles. D’autre part, la mise en perspective his-
torique du discours de Camus avec la tradition puriste des XVIe et
XVIIe siècles fait apparaître des convergences ; mais, alors que le dis-
cours puriste classique s’efforçait de penser la société selon un modèle
novateur et apaisé, ses échos indirects dans les textes contemporains
se font l’indice d’un rapport au monde caractérisé par la nostalgie et le
regret d’un passé idéalisé.

26
François de Callières, Du bon et du mauvais usage dans les manières de
s’exprimer. Des façons de parler bourgeoises. Et en quoy elles sont differentes de cel-
les de la Cour, Barbin, 1693 ; Genève, Slatkine Reprints, 1972.
RENAUD CAMUS, REMARQUEUR MÉLANCOLIQUE 95

Tentatives bathmologiques d’un puriste barthésien


Il est aisé de faire apparaître les contradictions qui traversent le dis-
cours camusien sur la langue, il suffit pour cela de comparer les
conceptions qui en sont proposées au fil des textes. Nous prendrons
pour exemple quelques définitions que l’on peut lire dans le Réper-
toire. La première, formulée dans le contexte d’une réflexion sur la
prononciation des noms propres, se rattache de façon exemplaire à la
vision puriste la plus irrationnelle et conservatrice, concevant la lan-
gue comme un réservoir d’exceptions, dès lors susceptible de préser-
ver la distinction d’un petit nombre d’élus sur la masse du troupeau :

« On savait que les s intérieurs étaient pour la plupart la trace d’accents ef-
facés, et que M. Lescuyer devait s’appeler Lécuyer, M. d’Estrées d’Étré et
M. de Lesparre Lépar. […] Cet ensemble de connaissances témoignait d’un
amour profond et véritable de la langue, conçue comme un ensemble infini
de cas particuliers, réseau de règles et d’exceptions, et d’exceptions aux ex-
ceptions, mais aussi de caprices et d’aberrations. À ce type d’amour vérita-
blement particulariste, lui, voici que se substitue depuis un siècle, mais à un
rythme très accéléré depuis une dizaine d’années – avec l’effondrement de
la culture classique, ou sa réduction au statut de culture de classe –, une loi
simple et brutale qui croit et veut faire croire que bien parler c’est pronon-
cer toutes les lettres […]. » (RDF, p. 216-217)27

La prédilection marquée pour le particulier contre la régularité, pour


les bizarreries considérées comme autant de marques précieuses, re-
lève sans ambiguïté d’une conception où la hiérarchie sociale définit
la qualité de la langue, et dont le modèle est nécessairement un mo-
dèle passé. Le refus de l’évolution de la langue, la croyance obstinée
en une supériorité de nature propre à l’usage de l’élite sociale, tels
sont les traits essentiels de cette représentation. Or, dans le même Ré-
pertoire, on peut lire des remarques faisant soudain preuve d’une
conscience plus marquée de la réalité de la langue, remarques que, à
quelques nuances près (la référence entêtée au bon usage), ne désa-
vouerait pas un linguiste :

27
Le passage est extrait de l’entrée « Gers » dont on a signalé qu’elle était constituée
pour l’essentiel de citations de textes antérieurs de Camus. Cet extrait est lui-même
emprunté au livre, Le Département du Gers.
96 CATHERINE RANNOUX

L’usage du jour est le bon usage de demain. Il n’y a pas de supériorité in-
trinsèque, on l’a vu, d’une façon de procéder sur l’autre, en l’occurrence. La
substitution de celle-ci à celle-là marque le passage du pouvoir langagier
d’une classe sociale à la suivante, voilà tout. (RDF, p. 265)

Cette règle est très stricte et le bon usage y tient beaucoup. Mr. pour Mon-
sieur est très mal vu non seulement des puristes mais aussi de ce qu’on ap-
pelait il n’ya pas si longtemps les personnes bien élevées. Or cette règle, que
d’aucuns considèrent comme primordiale, est en fait assez récente. Littré
donne Mr. et M. à égalité comme abréviations de Monsieur. […] On voit par
là combien sont en fait relatifs ces prétendus principes sacrés qui relèvent de
la convention pure, et qui à la vérité varient avec le temps autant qu’avec les
classes sociales ou les niveaux de langage. (RDF, p. 267)

D’une conception à l’autre, la contradiction est manifeste, contradic-


tion qui révèle, à cinquante pages de distance, la présence de modèles
antagonistes entre lesquels paraît hésiter le discours. Il n’est guère
contestable que le dernier mot revienne souvent au puriste, mais le
propos paraît parfois pris de scrupules devant le caractère évidemment
réducteur d’un discours puriste dont l’histoire de la langue et la réalité
des usages viennent mettre en évidence les contrevérités ou les simpli-
fications abusives. Cette soudaine et ponctuelle prise en compte du
dynamisme de la langue, du caractère nécessairement mouvant de ses
usages, preuve de sa vitalité, s’accompagne d’une certaine mélanco-
lie : le discours semble alors constater la fragilité de ce qu’il présente
le plus souvent comme intangible et indiscutable et qu’il assène à
coups de « il faut » et « on doit ». La mise en cause est double, elle
porte aussi bien sur le caractère pérenne des principes affichés que sur
la confiance illusoire que pouvait avoir le sujet de sa propre durée :

Cette expression, longtemps très vivante, et qui n’a pas disparu tant s’en
faut, nous aide à nous souvenir que la récente évolution de sens n’est pas la
première qui se soit produite, loin de là ; et que la déplorer (comme on fait),
c’est prétendre fixer pour l’éternité – l’éternité qui reste à notre langue – un
état du vocabulaire qui lui-même est seulement l’effet d’une évolution rela-
tivement récente, laquelle, en son temps, avait certainement été très déplo-
rée, déjà, par les tenants de l’état antérieur. (RDF, p. 131-132)
RENAUD CAMUS, REMARQUEUR MÉLANCOLIQUE 97

Cette fragilité soudaine du propos, qui lui confère une profondeur


inattendue, peut se lire comme la trace de l’héritage barthésien dont
Renaud Camus se revendique bien souvent. Il est en effet tentant de
voir, dans l’oscillation du discours entre réaction puriste et réflexion
linguistique consciente, une forme de mise en œuvre d’un principe
cher à Barthes, la bathmologie28. Renaud Camus évoque régulièrement
ce « jeu des degrés » que Barthes a défini dans Roland Barthes par
Roland Barthes29, jeu que Renaud Camus présente comme une forme
idéale de mise en œuvre langagière. Si la bathmologie se donne
comme une « énonciation en roue libre » dans un mouvement sans fin
de relance, l’oscillation du discours camusien, qui glisse d’un point de
vue à l’autre sans toujours parvenir à se stabiliser, semble en offrir une
variante30. La filiation barthésienne est ainsi mise en scène dans
l’entrée « Bathmologie » de Etc. :

28
Le texte non publié de Renaud Camus, L’Ombre gagne, représente sans doute un
cas exemplaire d’une écriture bathmologiste. Cf. l’article de Ralph Sarkonak « De
l’écriture de soi au métatexte : l’œuvre fantôme de Renaud Camus », Texte, n°39/40,
Toronto, 2006, p. 119-170.
29
« [N]e tolérer que des langages qui témoignent, même légèrement, d’un pouvoir de
déboîtement : la parodie, l’amphibologie, la citation subreptice. Dès qu’il se pense, le
langage devient corrosif. À une condition, cependant, qu’il ne cesse de le faire à
l’infini. Car si j’en reste au deuxième degré, je mérite l’accusation d’intellectualisme
(adressée par le bouddhisme à toute réflexivité simple) ; mais si j’ôte le cran d’arrêt
(de la raison, de la science, de la morale), si je mets l’énonciation en roue libre,
j’ouvre alors la voie d’une déprise sans fin, j’abolis la bonne conscience du langage.
Tout discours est pris dans le jeu des degrés. On peut appeler ce jeu : bathmologie. »
(Roland Barthes, Roland Barthes par Roland Barthes, Paris, Seuil, coll. « Écrivains
de toujours », p. 71).
30
Ainsi la réflexion sur la notion de « faute » dont la remarque « Supporter » est le
prétexte peut se comprendre comme la mise en œuvre de ces alternances successives
de points de vue : « Quatre-vingt-dix-neuf pour cent des personnes qui disent qu’elles
sont venues supporter Robert Hue, ou Philippe de Villiers, ou l’équipe locale de rug-
by, ou la petite dernière qui fait ses débuts sur les planches “commettent une faute”
parce qu’elles confondent supporter et soutenir et se rendent donc coupables d’un an-
glicisme. Mais nous savons après enquête que cet anglicisme n’en est pas un et que
supporter avait bel et bien le sens de soutenir en français classique. Il n’y a pas faute
par intention car ces personnes ont agi sans doute par ignorance. Un peu plus de
connaissance du français leur eût évité cette erreur. Mais encore plus de connaissance
leur eût appris qu’en fait il n’y avait pas d’erreur. Pas d’intention, pas de réalité. Que
peut-on bien appeler faute, dès lors ? Les seules raisons d’agir (ou de ne pas agir dif-
féremment) ? Ou bien le témoignage qu’on donne que l’on pratique un niveau de lan-
98 CATHERINE RANNOUX

BATHMOLOGIE. Structure principale ? […] Métaphore barthésienne de la spi-


rale – mais au fond l’image est inexacte car le sens qui revient à un autre
niveau ne revient pas au même emplacement, dans la spirale. Mieux vau-
drait-il parler de ressort ? (La bathmologie est le ressort de la pensée…)

Obsession des degrés, des niveaux, des strates, des couches successives, de
préférence alternées. Le sens est miné par son contraire, et ce contraire à son
tour par son propre contraire, qui ne coïncide pas exactement avec ce dont
est le contraire ce dont il est le contraire.

La bathmologie serait un libéralisme en tant qu’elle est un scepticisme : le


sens est trop mal assuré sur ses bases pour pouvoir se permettre de
s’imposer par la force. (Etc, p. 29)

Il est pour le moins paradoxal de recourir à un principe barthésien


dans un contexte puriste incompatible a priori avec la pensée de Bar-
thes, on en conviendra aisément. Aussi n’est-ce pas sans difficulté ni
résistance que la bathmologie semble mise en œuvre. La raison en est
donnée par l’analogie que Renaud Camus établit lui-même entre
bathmologie et « libéralisme en tant qu’elle est un scepticisme », dans
la mesure où le sens ne peut « se permettre de s’imposer par la force ».
On a pu le constater tout au long de cette étude, c’est pourtant par
coup de force et argument d’autorité que procède le remarqueur Ca-
mus, pris au piège de la logique puriste31. Dès lors, les contradictions
qui émaillent son œuvre apparaissent comme les traces sporadiques de
tentatives menées pour échapper à la dérive autoritaire qui caractérise
son propos de plus en plus au fil des ans32. Ces soudaines trouées vers
une conception non rigide de la langue sont toujours menacées d’être
refermées par le discours puriste dominant, elles permettent néan-
moins de donner une perspective à un discours qui sans elles se verrait

gue où la faute est fréquente ? C’est peu. C’est même si peu que le concept de “faute”,
une fois de plus, sort très amoindri du débat. » (RDF, p. 360-361)
31
Cf., par exemple, le recours abrupt à l’argument d’autorité à propos de la locution
Par contre, évoqué ci-dessus.
32
De cette emprise autoritaire du discours, on peut lire une forme d’indice dans le ti-
tre de « l’entretien » déjà cité, La Dictature de la petite bourgeoisie : la radicalisation
du discours camusien s’accompagne d’une dénonciation symétrique de l’autoritarisme
supposé d’une époque.
RENAUD CAMUS, REMARQUEUR MÉLANCOLIQUE 99

restreint à un ressassement lassant par son engluement idéologique. La


filiation barthésienne, encore sensible dans la conception du sens
comme ce qui échappe33, sous-tend la réflexion menée par Renaud
Camus sur la littérature. Mais dès lors que l’on définit celle-ci, à la
suite de Christian Prigent, comme « l’art du langage », se retrouve la
contradiction fondamentale qui traverse le discours de Renaud Camus,
tiraillé entre une conception souvent réduite au purisme, et une
conception moderne et exigeante de la langue lorsqu’il s’agit de pen-
ser son jeu en littérature. Aussi, les concepts barthésiens subissent-ils
quelques aménagements pour présenter une forme de compatibilité
avec un discours qui a priori devrait les exclure. On a déjà constaté
que la dénonciation barthésienne de la doxa venait discrètement sou-
tenir le propos camusien contre la présence de l’usage courant dans les
dictionnaires de langue, au prix de quelques glissements. Plus généra-
lement, elle est mise à contribution par Renaud Camus pour légitimer
la charge régulièrement menée contre ce qui est devenu un concept
camusien négatif par excellence, le « sympa » :

A ce stade le sympa paraît très proche de la vieille doxa barthésienne, du ce-


qui-va-sans-dire et en même temps du ce-qu’il-faut-dire (et penser) pour être
aimé, accepté, conforme. […] Le sympathique, au sens où l’entend le sté-
réotype en cours, le sympathique comme valeur presque suprême d’une ci-
vilisation, qu’il s’agisse des êtres ou des œuvres, le sympathique est un ter-
rorisme de la pire espèce, sans visage mais à des millions de têtes. N’est
“sympa” que ce qui est semblable et peut donc être commun : ni trop en ar-
rière, ni trop en avant, ni trop élevé, ni trop intellectuel, ni trop radical. Que
le concept soit devenu stéréotype, précisément, rien de plus juste et qui fût
mieux prévisible. Il est stéréotype par nature, en effet, au point que le sté-
réotype est presque aussi nécessairement “sympa” qu’une vérité première,
et que c’est à peu près même ce qui le constitue ; de sorte que quiconque
voudrait préserver à son être ou à son travail une certaine autonomie se
verrait pour ainsi dire contraint de se proclamer une bonne fois “pas sym-
pa”, pour lever les malentendus. Il en ferait naître aussitôt, ce faisant, des
dizaines d’autres, car il n’aurait nullement pour dessein de renier la gentil-
lesse, la générosité d’âme ou bien la courtoisie ; mais de reconnaître et de
proclamer qu’elles ont le droit de s’exercer par la médiation d’un langage
tiers, lequel sera nécessairement perçu comme une distance, que sans doute
il est en effet ; et qu’elles peuvent se dispenser de prétendre au prétendu na-
turel, à ses familiarités, ses mensonges, ses contraintes et ses secrètes

33
Cf. par exemple « le sens n’épuise pas le sens » (PA, p. 87) ; ou encore Vig, p. 468,
etc.
100 CATHERINE RANNOUX

conventions. (Etc, p. 174-176 ; les mots en italique signalent l’emprunt que


fait Camus à Esthétique de la solitude, p. 77-78)

Cette longue citation partiellement empruntée à l’Esthétique de la so-


litude que cite à son tour Etc. met en scène la catégorie honnie par
Renaud Camus du « sympa », que l’on pourrait définir dans la pers-
pective de l’écrivain comme l’alliance du conformisme de pensée et
du laisser-aller des mœurs. Son corollaire est le « naturel », où se re-
trouve la pensée barthésienne sur le stéréotype et la doxa. Mais alors
que le discours de Barthes vise à mettre en évidence la présence de
l’impensé et du figé dans le langage, le point de vue de Renaud Camus
s’apparente à celui d’un moraliste, comme le laisse entendre la déno-
mination choisie pour le « sympa ». Stigmatisant le recours à ce qu’il
juge être la ponctuation privilégiée de tout jugement favorable (« c’est
sympa »), l’écrivain adopte une position contraire aux mœurs de son
temps, et inverse la valeur positive que le « sympa » est censé présen-
ter dans le reste de la société. Sont ainsi condamnées la « langue sym-
pa » et les mœurs du « sympa », dans un même mouvement qui dé-
nonce en elles les façons jugées décadentes d’un univers où la courtoi-
sie cèderait la place aux grossièretés d’un individualisme exacerbé. Le
plaidoyer pour le « bon usage » vient ainsi s’inscrire dans un système
de pensée du monde : fait de contraintes et de respect scrupuleux de
« règles », même irrégulières, ce « bon usage » devient la médiation
nécessaire pour l’instauration d’un monde civilisé, un « langage tiers »
susceptible d’aider au bon fonctionnement de la civilité. Dès lors, le
discours du moraliste confère à la syntaxe une valeur métaphorique et
pourra évoquer aussi bien la « syntaxe de l’escalier » (NMT), que la
« syntaxe d’être » (Syn, p. 219).

L’idéal puriste d’un moraliste mélancolique


Revendiquant pour le « bon usage » les qualités de neutralité et de ci-
vilité, Renaud Camus renoue avec la pensée puriste du XVIIe telle
qu’elle s’est élaborée dans un contexte historique troublé. Contre des
pratiques langagières qui mettent en avant les particularismes indivi-
duels, la conception puriste classique veut en effet promouvoir un
usage qui, par sa neutralité, permette de restaurer une paix civile, effa-
çant les distinctions religieuses ou sociales. C’est notamment en ce
sens qu’Hélène Merlin-Kajman analyse le travail mené par Vaugelas :

Vaugelas divise l’usage. Seule cette division permet de penser l’usage à la


fois comme une puissance souveraine témoignant d’une volonté coutumière
RENAUD CAMUS, REMARQUEUR MÉLANCOLIQUE 101

et comme une source d’obligations pour tous en général et en particulier.


Vaugelas n’arrête pas de distinguer « l’usage public » et le « caprice des
particuliers ». […] Or, voilà qu’avec le purisme s’opère une sorte de révolu-
tion : la langue ne relève plus du libre particulier. Elle relève de la liberté
des particuliers en tant qu’ils ont contracté ensemble, en tant qu’ils forment
un public.

Sera française la langue qui ne stigmatise pas. Qui ne particularise pas : qui
accueille tous les particuliers comme des sujets quelconques, ou, plus préci-
sément, honnêtes. Qui efface l’appartenance d’origine au profit d’une (sup-
posée) bienveillante neutralité.

En réaffirmant la tyrannique souveraineté de l’usage avec une force nou-


velle, la doctrine de Vaugelas assumait le changement linguistique et se
proposait une fin qui n’avait de réelle justification que dans l’actualité de
ses enjeux. […] en investissant les « mots » bien au-delà de ce que ces
« choses » royales exigeaient, le purisme a élaboré une éthique civile pour
l’espace conversationnel, espace de vie et espace de langue, intermédiaire
entre sphère domestique et sphère publique. 34

L’instauration de la civilité contre la violence des passions individuel-


les, la conception du langage comme contrat tacite passé entre les
membres d’une communauté et qui requiert la recherche d’une neutra-
lité dans les rapports sociaux, tous ces éléments se retrouvent littéra-
lement dans le propos de Renaud Camus :

Un peu sommaire, et insuffisamment analysé, l’idéal d’être soi-même, pour


toute une société, ou plutôt pour tous les individus qui la composent, a pro-
gressivement supprimé, dans l’échange verbal, la claire conscience de
l’autre en tant qu’il est lui aussi un soi-même, possiblement différent du nô-
tre. Or cette claire conscience, et l’acceptation subséquente de l’irréductible
aliénité de l’autre, étaient à l’origine du contrat social, et de l’invention d’un
langage tiers, le langage, tout simplement, avec ses conventions et ses rè-
gles, et son exigence minimale de neutralité, qui seule permet l’échange
harmonieux, et pacifique. (RDF, 46)

34
Hélène Merlin-Kajman, La langue est-elle fasciste ?, Paris, Seuil, coll. « La couleur
des idées », 2003, p. 144-145, 161-162, 171. Sur cette question, voir également
l’ouvrage de Danielle Trudeau, Les Inventeurs du bon usage, 1529-1647, Paris, Mi-
nuit, coll. « Arguments », 1992.
102 CATHERINE RANNOUX

L’écho est manifeste et paraît conférer une légitimité au discours de


Renaud Camus. Mais, suggérant que la situation actuelle correspond
au renversement de l’état passé, qu’il serait urgent, en conséquence, de
revenir à une conception d’un langage caractérisé par la « neutralité »,
l’analogie établie suppose une indifférenciation des enjeux respectifs
des contextes historiques. Le purisme avait pour objectif d’élaborer
une éthique conversationnelle et de civilité en rupture avec les violen-
ces passées des guerres de religion : le tableau que dresse Renaud
Camus de notre siècle, à l’inverse, s’attache à montrer la régression
d’une époque de civilité vers un temps de barbarie provoquée par
l’individualisme et « l’idéal d’être soi-même ». Au-delà même de la
mise en cause nécessaire que requiert l’idée d’une « neutralité » du
bon usage, une telle analogie pose bien des problèmes : d’une part,
elle fait abstraction des réalités historiques spécifiques à l’époque
classique qui, comme l’écrit H. Merlin-Kajman, constituent la justifi-
cation du purisme. D’autre part, elle présuppose que notre temps soit
un temps de décadence et de violence démultipliée entre les indivi-
dus : parti pris pour le moins discutable, qui témoigne surtout du rap-
port polémique entretenu par Renaud Camus avec ses contemporains.
Pour illustrer ce rapport polémique, sans même revenir sur
l’affaire de la Campagne de France, il suffit de songer à la façon très
particulière qu’a l’écrivain de mettre en scène ses contemporains (au-
tres que des écrivains) dans ses essais ou ses Journaux : leur langage y
est systématiquement caractérisé par « l’excrément et le stéréotype »35.
Paroles amputées de syllabes, au vocabulaire souvent argotique, les
discours des contemporains tels qu’ils sont figurés par l’écrivain sont
donnés comme autant de preuves de la violence exercée sur la langue
par un laisser-aller généralisé. Les transcriptions adoptées par Renaud
Camus sont assez conventionnelles, et stigmatisent des points tradi-
tionnels : prononciation du e muet, dislocation, tours pseudo-clivés,
etc. Mais il faut reconnaître que, si la mise en scène de la prononcia-
tion n’est guère convaincante, les tournures restituées ont un pouvoir
comique indéniable, et font valoir un talent satiriste chez notre mora-
liste polémiste :

35
« […] les deux passions majeures du parler français contemporain, l’excrément et le
stéréotype : langue de bois, brenne de langue. » (Sol, p. 31).
RENAUD CAMUS, REMARQUEUR MÉLANCOLIQUE 103

“C’que vous avez qu’est hyper important, aussi, quand vous commencez à
faire vot’film, c’est qu’vous devez avoir bien réfléchi à comment l’avance
sur recette vous allez l’utiliser.” (Syn, p. 53)

En ligne nous avons Jean-Michel, Jean-Michel vous nous appelez d’où ?


Jean-Michel ? Jean-Michel vous nous entendez ? — Oui, ici Jean-Michel,
j’vous entends très bien, alors j’m’appelle Jean-Michel, je suis enseignant
sur les Côtes-d’Armor, et je voudrais intervenir sur ce qu’a dit votre invitée
d’hier, cette dame qui se prétend “motivatrice”. Moi j’suis pas sûr du tout
que c’que les gamins i z’ont besoin c’est des “motivatrices”, pour commen-
cer… (RDF, p. 326)

Aussi, toute la polysémie du terme de délicatesse est-elle sollicitée par


Renaud Camus : comme la préface du Répertoire le note, les partis
pris sur la langue défendus par l’écrivain ne peuvent manquer de le
« mettre en délicatesse » avec ses contemporains. Et l’on perçoit la dé-
lectation qu’une telle perspective provoque chez celui qui cherche tant
à ne pas être conforme. Paradoxe manifeste, quand la quête du non
conformisme passe par la revendication de la forme la plus confor-
miste qui soit de réflexion sur la langue, le purisme dans sa version
moderne. On l’a vu, les partis pris adoptés par Renaud Camus se ca-
ractérisent par une instabilité de leur assise, tiraillés qu’ils sont entre
des modèles et des aspirations contradictoires. Que les para-doxes se
multiplient n’a rien de surprenant de la part d’un écrivain obsédé par
le refus du commun36. Paradoxe, alors, que ce refuge obstiné et hau-
tain dans le purisme dont la logique souterraine peut se résumer par la
formule de Bernard Cerquiglini, « l’autre est fautif en ce qu’il dif-
fère »37, quand la syntaxe est définie par Renaud Camus comme
« l’autre dans la langue ». Paradoxe, encore, d’un discours qui
s’affirme en quête de l’autre, mais dont l’obsession réside dans
l’imposition d’un modèle singulier d’usage, contre tout autre usage.

36
Exemplaire de ces partis pris paradoxaux, le chapitre « La distinction commune »
de l’Esthétique de la solitude qui se clôt par ces mots : « Les âmes socialement sensi-
bles, ou les consciences, peuvent donc se rassurer. Rien n’est plus commun, comme
elles l’ont toujours soupçonné, que la distinction qui paraît clairement telle au com-
mun. La distinction vraie se distingue à peine, encore est-ce seulement aux yeux des
distingués. » (p. 249-250).
37
Bernard Cerquiglini, Une langue orpheline, Paris, Minuit, coll. « Paradoxe », 2007,
p. 32.
104 CATHERINE RANNOUX

Paradoxe, aussi, que cette prétendue « neutralité » du « bon usage »,


qui doit en garantir la qualité de « langage tiers », à l’opposé du « goût
des particularismes » censé manifesté par « la classe culturellement
dominante (la “petite-bourgeoisie généralisée”) »38 : cette même neu-
tralité peut aussi être l’objet d’un « amour véritablement particula-
riste ».
De paradoxe en paradoxe, l’apparente prétention du discours ca-
musien à mener une réflexion linguistique lucide révèle sa réalité de
parole subjective. Un rapport au monde singulier s’y donne à lire,
qu’emblématise la figure du porte-à-faux : porte-à-faux d’un discours
dont la logique ne parvient pas à se fonder sur un modèle unique,
porte-à-faux d’un sujet qui revendique son inadaptation à une société
moderne qu’il décrit comme hostile et décadente. À la fois figure de
l’inadéquation au présent et forme “bathmologique” d’un discours
contradictoire, le porte-à-faux n’est sans doute ici que l’autre nom de
la nostalgie. Nostalgie d’un âge d’or, ou plus exactement de deux âges
d’or contradictoires, celui d’une jeunesse, enfuie, qui fut placée sous
la figure tutélaire de Roland Barthes ; celui d’un passé mythique que
le purisme, « cette forme supérieure de la nostalgie », a charge de re-
présenter, selon l’illusion qui veut qu’« un âge d’or toujours [ait] pré-
cédé la parlure actuelle, éclairant l’usage de ses derniers rayons »39.
De cette double nostalgie procède un rapport au monde caractérisé par
la conscience et la hantise de la perte, dont on perçoit la mélancolie
dans ces lignes du Répertoire :

Le sens est ce qui nous quitte, sans doute. Mais les signes eux-mêmes voient
leur signification s’éloigner d’eux, perdre de leur évidence et de leur raison
d’être. Nous vieillissons. (RDF, p. 267)

comme dans ce passage d’Vaisseaux brûlés., repris dans Etc. :

Vivre, c’est le contre-courant perpétuel. C’est lutter contre l’usure de tout,


et d’abord contre la nôtre, celle de notre corps, celle de notre intelligence,
celle de notre volonté. Les villes se gâtent, les dents se déchaussent, les
paysages se pourrissent, la langue s’abâtardit, les fleurs se fanent, les jar-
dins perdent leurs lignes, les murs s’effritent, les appareils tombent en

38
RDF, p. 26.
39
Cerquiglini, op. cit., p. 24, 25.
RENAUD CAMUS, REMARQUEUR MÉLANCOLIQUE 105

panne, les chiens attrapent des maladies, les pneumatiques deviennent lis-
ses, les visages deviennent ridés, les muscles se détendent, l’entente s’aigrit,
le désir s’émousse, « les traductions sont à refaire tous les vingt ans ». Tous
les jours il faut se tirer du lit pour refaire ce qui a été fait, pour renforcer ce
qui s’effrite, pour redresser ce qui penche, pour reconstruire ce qui s’est ef-
fondré. Et bien sûr à la longue c’est nous qui nous effritons, nous qui pen-
chons, nous qui nous effondrons et ne pouvons pas être refaits… (VB, §35-
10-6 ; Etc, p. 182)

Prise dans ce déferlement de destructions, la langue n’est alors plus un


système vivant et évolutif, elle devient l’écran où se projette la hantise
de la mort40, le lieu où se fantasme la destinée individuelle que tente
de conjurer le travail dérisoire d’un puriste aux allures de Sisyphe.

40
Cf. l’analyse que fait du diariste son ami Flatters : « […] je serais à la recherche
d’objets de deuil : Corentin, Hervé, la fortune, le succès critique, la civilisation ; tous
insuffisants, hélas, à arrêter mon deuil, à satisfaire son appétit […]. » (Esp, p. 187).
À la recherche de l’autobiographie

Charles A. Porter
Yale University

Longtemps l’autobiographie s’est laissée dérouler selon la tradition.


Les heures du récit suivaient celles de l’horloge, l’ordre des années
imitait le calendrier. Avec ou sans prologue, le récit autobiographique
débutait par l’histoire de la famille et la naissance du protagoniste
pour passer ensuite aux terreurs enfantines, aux rêves amoureux de
l’adolescence et à l’entrée dans le monde, la carrière ou l’absence de
carrière, le mariage, les amitiés et les voyages ; il s’abîmait à la fin
dans l’anxiété ou l’angoisse accompagnant le vieillissement, tout en se
complaisant souvent aussi dans le souvenir d’une belle carrière ou la
gloire de la renommée politique ou artistique. Le point de vue de
l’auteur était rétrospectif ; les émotions caractéristiques résultaient
souvent d’un sentiment de perte même au milieu des batailles gagnées
et de la sagesse acquise. La fraîcheur caractérisait le passé ; au présent
on était souvent blasé, même désolé.
La composition linéaire de l’ouvrage présentait certains avanta-
ges importants. L’ordre de l’Histoire donnait au texte autobiographi-
que quelque chose qui suggérait l’autorité de l’Histoire. Puisque cet
ordre était également celui de la biographie traditionnelle, il contri-
buait à la facilité de la lecture. C’était aussi, pourtant, l’ordre du ro-
man traditionnel. Alors cela risquait, pendant le déroulement du ving-
tième siècle, de devenir problématique, puisque avec de plus en plus
d’audace, le roman, ou en tout cas le roman littéraire, était en train
d’abandonner la linéarité traditionnelle pour d’excitantes inventions.
Le moment était-il arrivé pour créer une “nouvelle autobiographie” ?
une espèce de présentation autobiographique capable des surprises,
des plaisirs, de la présence et de l’immediacy du roman dit “nouveau”
ou expérimental ?
108 CHARLES A. PORTER

Vivre ou écrire ; un carrefour en étoile


Avant d’envisager une “nouvelle autobiographie”, pourtant, réfléchis-
sons un instant à un aspect particulier de la création d’une œuvre aussi
massive que l’autobiographie traditionnelle. Sa composition prend
beaucoup de temps, l’auteur y passe des mois sinon des années. Pen-
dant ce temps, que devient sa vie ? Souvent l’autobiographe réagira à
ce conflit en exprimant son exaspération ou en louant son propre cou-
rage devant son travail, interrompant le récit de son passé ou de son
devenir pour commenter ce qu’il fait ou ce qu’il découvre en se rappe-
lant le passé. Il notera combien son travail est pénible, remarquera que
l’exploration de son âme risque souvent d’éveiller des regrets ou des
sentiments douloureux et déplorera ce que cette recherche prend sur le
temps où il comptait vivre sa vie. À la limite, l’autobiographe n’a plus
que le temps d’écrire sa vie, exception faite pour certaines actions iné-
vitables : dormir, manger, aller acheter du papier et de quoi écrire,
faire l’amour. Même ces dérogations à la règle générale sont rapide-
ment incorporés dans le texte dès que le récit reprend. La vie de cet
autobiographe est devenue la vie maniaque de l’anachorète, et il est
difficile d’imaginer qu’elle continue longtemps.
Renaud Camus est un autobiographe de cette sorte – et il l’est de-
puis plus de trente ans. Pourtant, pendant ces mêmes années, il a vécu
aussi une vie remplie de voyages (souvent longs), de visites aux mu-
sées, de concerts, de rendez-vous érotiques et de repas pris avec ses
amis. C’est sans doute qu’il a plus d’énergie et de détermination que
beaucoup d’entre nous. Il est vrai, néanmoins, qu’on peut situer le su-
jet de ses écrits de nature autobiographique entre les lignes convergen-
tes – ou plus caractéristiquement divergentes – suivantes : vivre ou
écrire ; raconter sa vie/raconter comment on écrit sa vie.
Dans la discussion qui suit, je vais considérer comme “écrits de
nature autobiographique” l’agenda, le Journal et le “roman autobio-
graphique” aussi bien que l’autobiographie. Pendant qu’il s’efforce de
trouver assez de temps libre pour écrire sa vie, Camus devra se battre
aussi avec une difficulté imposée par la nouvelle critique et la science
linguistique de son temps. Le texte de ses écrits est souvent de nature
“réaliste”, c’est-à-dire que l’auteur y fait un effort consciencieux pour
montrer avec autant de précision que possible la forme, la nature, le
caractère de ce dont il parle, notant en détail ses particularités. Pour-
tant, ce “réalisme” alterne souvent chez Renaud Camus avec des pas-
sages textuels qui se sont mis soudain à éclater en séries de mots ou
d’expressions semblables par leur son ou par leur forme ou par leur
À LA RECHERCHE DE L’AUTOBIOGRAPHIE 109

sens. Dans ce cas, c’est comme si les paroles abandonnaient tout à


coup leur fonction de “représenter” quoi que ce soit pour se mettre
soudain à engendrer d’autres mots, d’autres sens et partant d’autres
représentations. « Chaque mot est un carrefour en étoile […]. Chaque
idée appelle son histoire en incises », écrira Camus dans P.A. (§454,
p. 105-107). Si très souvent les textes “représentatifs” de Renaud Ca-
mus sont séparés de ces textes basés sur le jeu des signifiants (séparés
dans un même livre ou paraissant dans des livres différents), il arrive
dans certains cas que les deux formes coïncident, coalescent ou alter-
nent en s’appuyant l’une sur l’autre. Il faudra alors, en considérant la
particularité de l’évolution des écrits de nature autobiographique chez
Renaud Camus, les analyser toujours en pensant au moins à ces deux
tensions qui ont caractérisé ses livres depuis le commencement : vivre,
d’un côté, ou écrire, de l’autre ; et représenter, d’un côté, ou suivre le
jeu des signifiants, de l’autre.

Présentation de soi
Or depuis la publication de son premier livre, Passage, en 1975, Re-
naud Camus avait garni abondamment ses récits d’événements,
d’endroits, d’émotions et de personnes qui sortaient directement du
monde qui l’entourait. Ces événements et l’identité de ces personnes
étaient plus ou moins bien déguisés dans ses premières publications,
les Églogues, mais déjà dans Tricks (première édition 1979) Camus
avait offert à son lecteur un livre de récits assez directement “autobio-
graphique”. Il y rapportait ses aventures sexuelles en les situant dans
une société reconnaissable (« Au Manhattan » [bar gay parisien], « au
Continental-Opéra » [sauna parisien], « Je revenais du pier 42, sur
l’Hudson » [New York], etc.) tout en notant la date de chaque récit en-
tre le 3 mars et le 28 août 1978. Ensuite dans la longue série de ses
Journaux, depuis le Journal d’un voyage en France (1981) et le Jour-
nal romain (1987) jusqu’à aujourd’hui, Camus nous raconte, de nou-
veau jour par jour, les événements, petits et grands, qui marquent sa
vie, ses amours, ses écrits, ses voyages et ses réflexions sur l’art,
l’architecture et la musique. Tout récemment (2007) il a publié le
Journal de « Travers », écrit en 1976-77. J’ai l’impression qu’au mo-
ment de l’écrire il ne pensait pas du tout à le publier : c’était plutôt
une espèce d’entrepôt où il empilait ses expériences et ses pensées
pour les avoir à sa disposition quand il se mettrait à écrire son troi-
sième livre. Travers devait être un mélange de choses vues et
d’expériences vécues qui contenait aussi des citations tirées d’une va-
110 CHARLES A. PORTER

riété d’autres textes écrits par lui ou par d’autres écrivains et des jeux
de mots (et des jeux avec des mots) à la manière néoromanesque de
Passage (déjà publié) et d’Échange (composé et sur le point de para-
ître). Pourtant, dans le Journal de « Travers », le style et la manière
qui caractériseront Camus “diariste” sont déjà en place, quitte à être
légèrement perfectionnés par la suite. Il me semble que dans le Jour-
nal de « Travers » l’écrivain fait un effort pour s’accoutumer à ce
genre qui deviendra bientôt si important dans son œuvre. Il s’y émer-
veille souvent en constatant à quel point sa détermination à écrire son
Journal consume sa vie, et il trouve de temps en temps que ses activi-
tés diaristes semblent même ordonner sa vie de manière à la faire en-
trer plus facilement dans le Journal. Camus s’efforce avec de moins
en moins de succès d’y écrire quelque chose chaque jour – ou, s’il est
nécessaire, de “rattraper” ce qui n’a pas été écrit aussi rapidement que
possible.
À côté du conflit chez Camus entre “vivre” et “écrire”, il y a le
simple fait pour lui que, dès qu’il met sa vie en mots, ces mots ont une
tendance irrépressible à en générer d’autres. Un exemple entre mille
(Camus et son amant “W.” se trouvent à un bal costumé à New
York) :

Un travelo eurasien, qui devait avoir une cinquantaine d’années, maquillé à


mort, arborait une robe [ROY/GRILLET/VOL/LOVE/LOVE→ROBERT
INDIANA→

INDES→DENIS→DENNIS→ΤΕΝNIS→PÉNIS (TRAVELO ?)] longue


fendue jusqu’aux cuisses. Elle dansait seul, avec beaucoup de soin quand
elle se sentait observée. (JT, p. 57)

Comme le montre cet exemple, où la description d’une “chose vue”


s’ouvre soudain pour nous montrer l’écrivain qui se met à penser à
d’autres pistes à suivre, pistes langagières plutôt que narratives, le
Journal de « Travers » est bien un ouvrage tout prêt à « servir de dé-
pôt, de répertoire, de réserve de situations, de personnages et de mots,
de noms, de “signifiants”, comme on disait couramment alors, à la
grande entreprise camusienne des Églogues » (texte qui se trouve sur
la quatrième de couverture de chacun des deux volumes de ce Journal
de 1600 pages). Le lecteur de Passage reconnaîtra dans le Journal de
« Travers » et des procédés caractéristiques et des motifs narratifs
souvent répétés dans ce roman qui bientôt prendra sa place comme le
premier volume des Églogues. Ce sont ces mêmes procédés et ces
À LA RECHERCHE DE L’AUTOBIOGRAPHIE 111

mêmes motifs qui vont servir tout autant à la grande entreprise du


Journal aussi.
En même temps le Journal de « Travers » nous suggère assez
clairement le rapport entre le Journal et les fameux agendas où Camus
note ce qu’il a fait depuis des années. Vers le commencement du
Journal de « Travers », il y a beaucoup d’abréviations, de fragments
et même de dessins d’endroits mentionnés (comme dans La Vie de
Henri Brulard, de Stendhal), qui nous indiquent au moins un peu ce à
quoi doivent ressembler les Agendas, dont quelques passages ont été
cités ailleurs par l’auteur dans, par exemple, Ne lisez pas ce livre ! :

1981. Samedi 17 octobre. St. Baudouin. Levé avant dix heures. Été au
musée Ethnographique, fermé. Alors au Dôme, dont fait l’ascension.
Lettre de Jean-Antoine Larène, qui veut venir à Florence pour un déjeuner.
Lui ai répondu. 6 heures du soir, pas commencé à travailler. /Trav. 6-9.
Dîné seul. Visite de Tinti. Avec lui au T. Baisé avec le beau Franco de
Prato. Rentré avec T. 42e semaine 290-75. (Ne, p. 90)

Si l’on peut généraliser en se basant sur les quelques extraits des


agendas que Camus a publiés ici et là, il paraît qu’ils sont composés
essentiellement de noms et de verbes, décrivant rapidement ce qu’il a
fait, ce qui il a vu. Dans l’exemple cité, on reconnaît aussi l’attention
que fait Camus et aux mots et aux formes, car il copie ici non seule-
ment ce qu’il a écrit dans l’agenda mais aussi ce qu’il y avait
d’imprimé déjà dans le cahier qu’il utilise : le nom du saint du jour, le
numéro du jour dans l’année, le nombre de jours qui restent jusqu’à la
fin de l’année, et ainsi de suite. (Quelques extraits qui précèdent celui-
ci nous ont indiqué que Tinti est un ami italien et le “T.” une salle de
danse gay à Florence, le Tabasco.)
Camus a gardé avec soin, semble-t-il, tous ces agendas noirs, et
de temps en temps il les consulte. Si les agendas ne se perdent pas, les
chercheurs qui désireront un jour comprendre certaines références
obscures dans son œuvre publiée auront bien besoin de les consulter.
D’un point de vue littéraire, ils sont moins intéressants que les Jour-
naux, mais si l’exemple précédent est typique, il est intéressant de no-
ter à quel point déjà, comme le Journal, ils reflètent la variété de ce
qui semble être la journée caractéristique de l’écrivain, une journée
qui juxtapose architecture et visites aux musées avec le courrier, le
travail, les repas et le plaisir sexuel. Voilà déjà la présence dominante
des trois thèmes majeurs de Camus : l’art, l’écriture, l’homosexualité.
Le passage qui vient d’être cité de l’agenda de 1981 nous offre un
exemple de l’auteur jetant aussi brièvement que possible sur la page
112 CHARLES A. PORTER

un souvenir de sa vie. Mais Camus a aussi le désir – même le besoin –


d’écrire (avec un “style”) cette vie. Dans les agendas, d’après les
quelques exemples dont nous disposons, on trouve déjà, pourrait-on
dire, de l’“autobio”, mais il y manque précisément la “graphie”. Si on
ne peut pas être sûr qu’un jour les chercheurs aient accès aux agendas,
nous avons depuis quelques années la possibilité de nous référer à une
chronologie de la vie de Renaud Camus qui, tout en ressemblant aux
agendas, est d’un usage plus facile. Dans sa forme présente (août
2007), cette chronologie s’appelle « Le Jour ni l’Heure » et peut être
consultée sur Vaisseaux brûlés, le site Internet de Camus. Ses textes
sont moins sibyllins que ceux des agendas et ils sont souvent accom-
pagnés de photographies. « Le Jour ni l’Heure », comme les agendas,
montre le désir de l’auteur de tracer, selon leurs dates, les événements
et les faits marquants de sa vie, mais cette fois il ne le fait pas seule-
ment pour lui-même, mais aussi ses lecteurs.
Dans sa forme présente (car il est clair que c’est un répertoire en
pleine évolution) « Le Jour ni l’Heure » commence par 1870, la date
de naissance de Jean Gourdiat, grand-père maternel de Renaud Ca-
mus, qui est suivie des dates de naissance et d’autres renseignements
concernant ses familles maternelle et paternelle. Son père, Léon Louis
Marie Camus, est né le 13 août 1911 ; sa mère, Catherine Marie An-
toinette Gourdiat, le 6 septembre 1911. Léon et Catherine se sont ma-
riés à Chamalières en février 1934 ; Hubert (“Patrick”), le frère aîné
de Renaud, est né le 24 juillet 1934. Florence, sa sœur, est née à Cha-
malières le 6 septembre 1935. Ce n’est qu’après la fin de la guerre que
Renaud verra le jour, le samedi 10 août 1946. Selon leur ordre chro-
nologique, on trouve quelques insertions dans l’histoire familiale : le
22 juillet 1903 voit la naissance de Jean Puyaubert. qui deviendra
l’ami et le mécène de Renaud (et de beaucoup de ses amis) ; Roland
Barthes, qui aura une place si importante dans la formation intellec-
tuelle de Renaud, est né le12 novembre 1915 à Cherbourg. Le diman-
che 8 août 1948 naît (à Little Rock ?) William Burke (“W.” ou “X.”,
l’amant qui « a fait le plus souffrir » Renaud – et qu’il a « le plus ai-
mé »). Ensuite sont présentés d’autres détails sur les membres de sa
famille de Renaud et sur le commencement de ses études à l’école
Massillon à Clermont-Ferrand. Puis nous lisons la date de naissance
de Jean-Paul Marcheschi, lequel va devenir son meilleur ami pendant
de longues années : à Bastia le 17 février 1951. Rodolfo Junqueira
Franco, de qui il sera souvent question dans les pages qui suivent, est
né le 19 janvier 1956 « au Brésil (Sao Paulo ?) ». « Le Jour ni
l’Heure » continue de cette façon jusqu’au présent : mercredi 16 mai
À LA RECHERCHE DE L’AUTOBIOGRAPHIE 113

2007 est la dernière date mentionnée et à la place de textes les derniè-


res dates ne présentent que des photographies, qui deviennent de plus
en plus nombreuses vers la fin de la chronologie. Quelquefois illus-
trant un texte, quelquefois signalées seulement par une date, ces pho-
tographies de personnes, de sites, d’œuvres d’art, d’effets d’ombre ou
du temps qu’il fait, révèlent, et par leur intérêt intrinsèque et par leur
beauté, une nouvelle manière de faire de l’autobiographie. J’ai
l’impression que le texte du « Jour ni l’Heure » est en grande partie
basé sur les agendas de Camus, et que son travail principal dans cette
mise à jour récente a consisté à compléter des lacunes dans le texte des
agendas et, surtout, à les « mettre en prose », sans se limiter aux abré-
viations qui ne convenaient qu’à un texte pour stimuler la mémoire de
son auteur seul.
Comme dans les Journaux que Camus va écrire plus tard, les ma-
tières diverses du « Jour ni l’Heure » sont quelquefois développées en
grand détail, quelquefois mentionnées seulement ; il y a des jours ou
des mois sautés de temps en temps, mais ici et là on trouve des passa-
ges qui paraissent avoir reçu des soins particuliers de la part de
l’auteur. Comparons un texte de 1984 qui décrit un jour d’un voyage
en Grèce que fait Renaud avec Rodolfo :

Samedi 11 août 1984. Journée à Naxos. Loué une motocyclette et visité le


centre de l’île. Aimé surtout un kouros allongé dans une sorte d’oasis, à Flé-
rio [transcription douteuse]. Suivi de très mauvais chemins de montagne.
Chalki. Dîné sur le port du Hora (la capitale) et couché de nouveau dans no-
tre horrible chambre.

avec le texte suivant qui raconte sa visite chez Rodolfo au Brésil ; Ro-
dolfo est près de la mort :

Vendredi 9 décembre 1994. En avion de Rio de Janeiro à Sao Paulo. Visite


à Rodolfo Junqueira Franco, très faible, dans l’appartement de sa famille,
almeida Tiete 450. Promenade en ville l’après-midi, par une grande chaleur,
pendant qu’il dort. Fin d’après-midi, dîner et soirée avec lui, sa mère, sa
tante et une amie qui habite là. Feuilletons à la télévision (“telenovellas”).

Samedi 10 décembre 1994. A Sao Paulo, derniers moments avec Rodolfo


Junqueira, très mal. Retour à Rio. Déjeuner-buffet chez Romaric Sülger-
Buehl à l’occasion de sa fête. Après-midi à Copacabana, Ipanema, Leblon, à
motocyclette en compagnie d’un professeur au lycée français, Armel Gau-
thier. Il dîne seul dans une churrasqueria de Copacabana. Sauna Thermos à
Ipanema (« * * anonymes »).
114 CHARLES A. PORTER

La comparaison suggère qu’on assiste ici à la métamorphose de


l’agenda en Journal. Malheureusement j’ai trop peu fait l’étude stylis-
tique du « Jour ni l’Heure » pour pouvoir dire avec confiance que
c’est l’émotion de Camus qui explique la différence de ton entre le
premier passage et la scène à Sao Paulo, plutôt qu’une modification
dans son style d’écrire entre 1984 et 1994. Il est probable que dès que
Camus a commencé à écrire régulièrement des Journaux (avec le
Journal romain commencé en 1985) et à utiliser ses agendas pour les
composer, il a été amené peu à peu à écrire l’agenda d’une manière
prête presque à entrer directement dans le Journal éventuel. En tout
cas le texte de 1994 montre de l’émotion et esquisse un petit drame.
Quoique celui-ci soit rapidement dispersé depuis la troisième phrase
du passage du 10 décembre, le genre de petite scène qui est suggérée
par les paragraphes du 9 et du 10 décembre fait penser à beaucoup de
scènes, quelquefois presque balzaciennes, qui caractérisent les Jour-
naux de Camus.
L’agenda représente une première étape, un « degré zéro », dans
l’évolution du texte autobiographique chez Camus. « Le Jour ni
l’Heure » offre des procédés simples pour faciliter la transformation
de l’agenda en autobiographie (écrire en prose ; expliquer de qui ou de
quoi il s’agit), mais c’est une voie que Camus ne va pas suivre. Dans
le Journal de « Travers », l’effort d’ajouter à la simple “notation” de
l’agenda un style sera menacé par la tendance des mots à en engendrer
d’autres et la tendance des thèmes à refléter des textes du passé ou à
prédire des situations à venir : le résultat en est la fragmentation cons-
tante du sujet, l’implosion de la narration, la confusion du lecteur de-
vant le mélange de thèmes et de références et la subordination radicale
de la représentation aux mouvements frénétiques de la parole. Ce n’est
pas que le Journal de « Travers » n’ait pas une narration très riche en
détails de la vie de l’auteur entre le 20 mars 1976 et le 19 mars 1977.
Mais au lieu de présenter cette vie avec l’idée d’explorer son sens et
son importance, il semble que le texte du Journal vise surtout à exa-
miner les possibilités de transformer cette vie en Nouveau Roman, de
tourner la représentation de cette vie en jeux de mots. C’est le moment
“cubiste” ou “Picasso” : de l’évolution de l’autobiographie chez Ca-
mus. Les abréviations, les fragments et les dessins qu’on trouve au
commencement du Journal de « Travers » disparaîtront rapidement du
texte, qui devient assez vite une succession de phrases et de paragra-
phes. Mais les parenthèses qui contiennent de longues listes de mots et
d’expressions fondant les uns dans les autres se trouvent partout dans
le Journal de « Travers », jusqu’à la page 1596.
À LA RECHERCHE DE L’AUTOBIOGRAPHIE 115

C’est le propre du Journal de suivre le temps du calendrier et de


passer en revue jour après jour les événements petits ou grands qui les
composaient. Certains des événements dans le Journal, d’ailleurs, ont
un passé et même un avenir attendu que le texte marque ou laisse pré-
voir. Mais le temps du Journal est, sinon le présent, le passé immédiat
et le devenir du diariste n’est pas son sujet. Le “personnage” que le
Journal nous présente, alors, n’évolue pas devant le lecteur autant
qu’il sort sur scène, fait son petit numéro pour disparaître ensuite de
nouveau à la fin du jour. Autrement dit, le contenu des Journaux de
Camus, comme celui de Tricks, est bien un contenu autobiographique,
mais ce n’est pas encore une autobiographie. En plus, et suivant en ce-
la les règles ordinaires du Journal, il adopte l’ordre chronologique, et
cet ordre n’encourage pas la discussion de l’évolution ou du dévelop-
pement du narrateur.

Tout dire
Ce qui – avec leur écriture admirable – rend les Journaux de Renaud
Camus importants, c’est son insistance à tout dire. Quoique cette am-
bition omnivore ait pu faire accuser l’auteur des Journaux de “diarr-
hée”, le lecteur curieux et capable de s’intéresser à ce qui faisait plaisir
à Camus, ce qui le passionnait, ce qu’il pensait, ce qu’il n’aimait pas,
celui donc qui voudra savoir qui était ses amis et qui ses ennemis, où
il vivait, ce qu’il pensait de la peinture baroque ou ultramoderne, ce
qu’il aimait dans telle ville, quel genre de musique le touchait, com-
ment il envisageait sa propre sexualité (et la liste pourrait continuer
pendant des dizaines sinon des centaines de pages) trouvera tout de-
vant lui, souvent facilement repérable, d’ailleurs, à cause des tables de
matières présentées en fin de volume. Je suis certain de n’être pas le
seul lecteur à trouver fascinante cette connaissance à distance et en
grand détail d’une personne qui de certaines façons me ressemble,
bien qu’il mène sa vie d’une manière si différente de la mienne.
“Tout dire” implique d’abord une quantité de renseignements –
quelquefois mais non toujours intéressants ou plus, quelquefois sim-
plement “réels” – qui mettent le lecteur en présence d’une personne
qui ne ressemble à nulle autre. “Tout dire”, pourtant, suggère aussi
une attitude philosophique concernant la nature de la vie humaine, at-
titude qui résulte assez naturellement de la philosophie existentialiste
qui marquait l’époque de la jeunesse de Camus (et de la mienne) ;
c’est une attitude qui voit dans le détail de la vie ordinaire la seule ré-
alité sur laquelle baser des notions de “devoir” ou de “bonté” ou de
116 CHARLES A. PORTER

“responsabilité”. (“Tout dire”, bien entendu, ne permet pas à l’auteur


de se limiter à ce qui est “politiquement correct”, de sorte que cette
ambition de sa part va lui créer de temps en temps des difficultés
considérables, y compris l’affaire Camus dont il a été assez parlé et
qu’alors je vais passer sous silence ici.) Parce que ce sont les détails
concernant la vie homosexuelle de l’auteur qui représentent sa contri-
bution la plus “originale”, il faut insister sur le fait que ces détails ont
une importance dans les Journaux de Camus qui dépassent de loin le
simple désir de décrire des actes sexuels. Je m’étonne toujours de
constater combien peu d’activistes homosexuels lisent Camus,
l’abandonnant aux seuls camusophiles comme moi et à ceux
qu’amusent des écrits homoérotiques. Car ce que dit Camus au sujet
de sa sexualité et surtout sa façon de décrire avec tant de détail ses
pratiques sexuelles montre moins un désir d’“épater le bourgeois” que
son intention de montrer que le plaisir sexuel, quel qu’il soit, est aussi
significatif que le plaisir esthétique (par exemple) qu’il éprouve dans
ses visites aux musées et aux galeries d’art ou les plaisirs variés des
voyages qui occupent une si large part de ses écrits. C’est une partie
essentielle de cette « construction de soi » que Jan Baetens a examinée
dans l’œuvre de Camus1. Les Journaux de Camus présentent au fond
une défense vigoureuse de l’homosexualité d’une originalité et d’une
force remarquables.
Les renseignements qui remplissent le Journal camusien sont son
équivalent de la destinée, de la vocation ou de la défense de soi qui
classiquement formaient la structure de base du journal et de
l’autobiographie traditionnelle. Pourtant, dans le cas des longs livres
(tels les Journaux de Renaud Camus), les renseignements posent pour
le lecteur “littéraire” un problème particulier. À moins qu’on lise ces
livres comme des dictionnaires, des encyclopédies, des livres de
voyage – ou mieux, peut-être, comme des catalogues de symptômes
pour le psychologue ou l’analyste –, il est difficile pour le lecteur litté-
raire d’en faire les éléments d’une totalité quelconque et d’y voir
l’évolution d’une vie d’homme vivant dans la société humaine. Après
quelques milliers de pages du Journal, on commence à s’inquiéter un
peu sur le compte de l’écrivain. Pourquoi se pose-t-il si rarement des

1
Jan Baetens et Charles A. Porter, éds, Renaud Camus, écrivain, Leuven, Peeters,
2001, p. 3.
À LA RECHERCHE DE L’AUTOBIOGRAPHIE 117

questions sur ses raisons d’agir ? Pourquoi semble-t-il s’intéresser si


peu aux changements dans sa façon de voir les choses, à sa manière
d’envisager les personnes qui l’entouraient, à sa famille (avec
l’exception de sa mère, souvent présente dans sa vie et ses pensées),
aux besoins de ceux qui l’aiment plus que lui ne les aime ? N’a-t-il
jamais de moments de mauvaise conscience ? de doute sur lui-même ?
d’incertitudes sur le bienfondé de ses jugements ? En nous détaillant
des moments particuliers de sa vie pendant de longues années, com-
ment est-il possible qu’il s’explique si peu ? Dans la mesure où son
Journal était basé sur ses agendas, il était sans doute à prévoir qu’il ne
s’y intéresse pas à ses raisons d’agir, que la moralité de ses actions n’y
soit pas examiné, que l’évolution de sa connaissance de soi n’occupe
de place autre que minime. Pourtant, à la différence des agendas, de-
puis le commencement (Journal d’un voyage en France et Journal
romain, et à l’exception du Journal de « Travers ») les Journaux de
Renaud Camus ont été composés, non pour lui mais en vue d’une pu-
blication assez rapide : l’auteur n’avait-il pas dans ce cas des respon-
sabilités envers la curiosité de son lecteur ?

L’autobiographie
Je ne sais ni si Camus s’est posé ce genre de questions, ni si son édi-
teur ou ses amis lui ont fait remarquer cet aspect de son œuvre. En
tout cas il a fallu une crise personnelle, au moment où il s’approchait
de 50 ans, pour donner naissance à son autobiographie. Ayant décidé
de quitter Paris pour un château perdu dans le Gers, il s’est trouvé ter-
riblement seul. Il a compris que s’il allait réussir à se trouver un amant
il avait besoin d’une voie d’accès nouvelle. Le résultat était P.A., la
« petite annonce » en 999 sections et 445 pages. Dans la mesure où
l’objectif principal de P.A. était la recherche d’un partenaire, P.A, se
présente assez naturellement à la suite de Tricks et des Journaux. Mais
dans P.A., on trouve quelque chose de bien nouveau qui fait de ce
texte une vraie autobiographie, et qui plus est une autobiographie
d’une nouvelle sorte. Évidemment la recherche du “garçon” cette fois
est vraiment la recherche d’un amant et alors déjà la preuve d’une
évolution de caractère chez le protagoniste, mais c’est loin d’être la
seule modification importante.
Que l’autobiographie ait un programme : rien d’étrange à cela.
Depuis Saint Augustin au moins elle était là pour “prouver” quelque
chose, que ce soit la bonté et la grâce de Dieu, l’innocence de l’auteur
devant les injustices de ses contemporains (c’est le cas de Rousseau),
118 CHARLES A. PORTER

la présence significative de l’auteur (comme Chateaubriand) devant


les changements du monde au commencement du dix-neuvième siè-
cle. Se rendre, ou espérer se rendre aimable, n’est sans doute pas sans
exemple non plus : un tel élément est clairement présent depuis au
moins Chateaubriand, parmi les grands autobiographes français. Pour
trouver dans l’autobiographie de la réclame concernant l’amabilité de
l’auteur aussi bien que sa “sexitude” (mot que Renaud Camus a inven-
té quelque part, n’en trouvant pas d’autre), pourtant, il fallait peut-être
attendre la « petite annonce » de Camus.
Qu’une annonce qui s’annonce comme « petite » soit à la base
d’une œuvre aussi épaisse peut être considéré comme une première
ironie structurale de ce livre exceptionnel. La « petite annonce » s’y
trouve en effet, mais il faut attendre la page 19 et la section 44 pour la
trouver. La voici telle qu’elle paraît dans le texte :

44. Moustachu très poilu, yx bl., chev. crts, assez musclé, assez cultivé, af-
fectueux, 176, 66, 49a (→ 454, 932) ch. p’tit mec éveillé, gentil, évent.
moust., ou poilu, ou musclé, ou les trois... [Photog. appréciée. Ecrire édi-
teur qui transmettra.]

Le lecteur est renvoyé à la section 932, parce que là il verra que le


temps de l’écriture du livre a fait progresser l’âge de l’auteur qui a
maintenant non plus 49 mais 50 ans. Le système de renvois dans P.A.
favorise une sorte d’évolution dans le portrait du personnage.
Dans P.A. le “tout dire” du Journal se transforme en un “expli-
quer tout” ou même “faire la recherche des origines pour ensuite pou-
voir tout expliquer”. Les trois aspects de P.A. les plus remarquables
sont : (1) son “intention”, la petite annonce elle-même ; (2) l’ordre
analytique plutôt que chronologique du portrait de l’auteur et (3) les
“contraintes” choisies dès le début par l’auteur, sans parler de la liber-
té que ces contraintes lui donnent à la fin dans son effort de tout mon-
trer. Si pour moi P.A. mérite le nom d’autobiographie, c’est surtout
parce que Camus y traite les sujets traditionnels de l’autobiographie :
son évolution personnelle, ses rapports avec les membres de sa famille
et la tradition familiale, ses amis, sa sexualité, ses rapports avec la so-
ciété qui l’entoure et surtout des examens de conscience. Sa façon de
traiter ces sujets est pourtant loin de la tradition autobiographique,
puisqu’il les traite en remontant le temps, pour commencer, et d’une
manière moins chronologique qu’analytique. Par exemple, l’histoire
de sa famille se trouve vers la fin du livre, tandis que P.A. commence
en fait par le temps de la lecture du livre même, ou plutôt son
contraire : « Ne lisez pas ce livre ! Ne lisez pas ce livre ! » en consti-
À LA RECHERCHE DE L’AUTOBIOGRAPHIE 119

tue la première section. De là l’auteur arrive rapidement à l’acte per-


formatif de cet écrit, à l’heure de la composition même : la « petite
annonce ». Ensuite, en utilisant toutes les possibilités offertes par le
système de renvois, il développe son portrait du moi de façon plus ou
moins logique. On peut le constater assez rapidement en parcourant le
« Répertoire » en fin de volume.
Après un premier développement qui signale sa manière de com-
prendre la littérature de soi et qui s’efforce de la défendre contre
l’accusation de “nombrilisme”, tout en essayant de montrer qu’il
n’essaie pas de “provoquer”, Camus arrive à un premier portrait de
lui-même (« 42. Je vis à la campagne, dans un relatif isolement ») et
de cette observation à la « petite annonce ». Des réflexions sur sa
sexualité suivent les développements de la petite annonce. Ensuite,
après des réflexions diverses sur les noms et leur prononciation, sur
différents aspects de la politique internationale, sur des films qu’il a
vus et des acteurs du cinéma et d’autres hommes célèbres qui présen-
tent pour lui un « attrait physique merveilleux » (PA, p. 109), ce livre
nous donne sous le titre « J’aime » une longue liste très disparate de
choses et de personnes qui lui font plaisir, suivie d’une liste beaucoup
plus succincte des « Je n’aime pas ». Ces listes, inspirées (comme
beaucoup d’autres choses dans P.A.) par Roland Barthes par Roland
Barthes, sont suivies de développements très importants sur « le gar-
çon le plus adorable de ma vie », « [l]’amant le plus parfaitement mu-
fle », « [l]’amant qui m’a le plus aimé » et d’autres encore. Son meil-
leur ami, l’artiste qu’il nomme “Flatters” pendant longtemps dans les
Journaux, apparaît. “Égidio”, appelé plus tard par son vrai nom, Do-
menico, est « l’amant qui m’a fait connaître les plus intenses jouissan-
ces sexuelles ». “X.”, « [l]’amant qui m’a fait le plus souffrir », avec
qui il a vécu pourtant pendant douze ans, est aussi l’« amant que j’ai le
plus aimé ».
Près du centre du volume se trouvent, ou plutôt ne se trouvent
pas, quatre paragraphes « retirés à la demande de l’éditeur » : ce sont
en effet les trop célèbres passages du Journal de 1994 qui à leur paru-
tion en 2000 seront à l’origine de l’affaire Camus. (Le Journal de
1994 n’avait pas encore paru au moment de la publication de P.A. en
1997, mais pendant la composition de P.A. Camus a dans son ordina-
teur le texte de ce Journal qu’il utilise de temps en temps pour “co-
pier” et “coller”.)
Une série de réflexions sur les écrivains et les livres est couron-
née par une longue liste de titres que l’auteur “préfère” ; parmi eux se
trouvent deux de ses propres titres, Le Département de la Lozère and
120 CHARLES A. PORTER

Aguets, plusieurs titres où paraît le mot « château » et beaucoup de ti-


tres avec un nom de lieu : « Le Château des Carpathes » peut servir
d’exemple. Ensuite on trouve beaucoup de sections où il est question
des préférences et des goûts sexuels de l’auteur. Il écrit que sa
« sexualité instinctive est purement effusive, elle procède par frottage,
léchage et serrements réciproques » (PA, §663 ; p. 247) et parle aussi
de son corps en objet sexuel. Son sexe est « à peu près dans la
moyenne nationale » et « pendant longtemps, m’a paru tout à fait adé-
quat » (PA, §678 ; p. 254 ; §667 ; p. 249). Il y a une série de notes sur
des expositions d’artistes au château de Plieux et une page à découper
pour ceux qui voudraient devenir membres de Pli selon Pli (La Socié-
té des Amis de Lectoure et du Château de Plieux qu’il a fondée) : la
cotisation annuelle est de 100 francs. Il est question des finances (dé-
sastreuses) de Camus, et il raconte comment il a rencontré un lecteur,
le radiologiste et collectionneur de tableaux, Jean Puyaubert, qui est
rapidement devenu son ami et son mécène. L’autobiographe reconnaît
être « très colérique, c’est le plus criant de mes défauts » (PA, §829,
§823-824, p. 317, 313), mais il n’est ni méchant ni envieux. A la fin
on trouve la description et l’histoire de sa famille.
Ce qu’il y a d’“expérimental” dans P.A. tient encore plus à sa
forme qu’à son ordre analytique. J’avoue ne pas très bien comprendre
la raison de précisément 999 sections, mais cela pourra signifier qu’on
va trouver dans le livre la présentation d’une vie qui s’approche d’une
plénitude d’expérience. La raison d’être des sections elles-mêmes est
beaucoup plus facile à comprendre : elles permettent des renvois assez
faciles à repérer, et ces renvois sont au cœur et du sujet et de
l’ambition du livre. Nous avons vu plus haut comment chez Camus les
mots ont tendance à engendrer d’autres mots ; on peut mesurer main-
tenant à quel point il en va de même des aspects et des événements de
la vie humaine. La chronologie de l’autobiographie traditionnelle sé-
pare selon le déroulement des mois et des années des événements qui
sont en réalité étroitement apparentés d’une façon ou d’une autre.
Dans cette situation, c’est au lecteur consciencieux de remarquer et
d’organiser ces rapports pendant qu’il lit ; quelquefois l’auteur
l’aidera en rappelant ou en prédisant des ressemblances utiles à re-
marquer. Dans P.A., au contraire, c’est l’auteur qui dirige et même qui
manipule par ses renvois ce travail du lecteur. Consulter les renvois de
P.A., pourtant, n’est pas toujours facile. La présentation sur la page
des 999 sections est loin d’être simple. Très souvent une section nu-
mérotée ne suivra pas directement la section précédente ou sera mise
en page en parallèle avec une ou plusieurs autres sections. Souvent
À LA RECHERCHE DE L’AUTOBIOGRAPHIE 121

une page de P.A. contiendra des éléments de plusieurs sections. Le


renvoi dans la « petite annonce » (§44) à la section 454 n’envoie pas
le lecteur à une section imprimée entre la §453 et la §455 (aux pages
174-175) mais plutôt à la page 99, entre la §251 et §252. La §454
n’occupe qu’une ligne en haut des pages 99-110. Or cette §454 est
remarquablement intéressante :

Si je parle mal en public (et très peu en privé), ce n’est pas certes à cause
d’une surabondance de la pensée, dont je ne parviendrais pas à transcrire in-
telligiblement la trop riche profusion ; mais c’est à cause, encore une fois,
d’une simultanéité fatale, entre les tentations d’expression, parmi les exi-
gences (ou qui m’apparaissent telles dans ces moments affreux) de ce qu’il
conviendrait d’exprimer. Chaque mot est un carrefour en étoile (455). Cha-
que parole est trop dire, ou pas exactement, pas assez. Chaque idée appelle
son histoire en incises, le récit de sa gestation, ses contradictions dépassées,
les réserves qu’elle suscite encore. C’est un scrupule qui me fait bégayer,
puis un remords de ce scrupule, puis le regret de ce remords (→178).

Quand il se met à lire P.A., le lecteur se trouve devant l’obligation de


choisir entre au moins deux façons de lire. Ou il peut lire page par
page, comme dans un livre ordinaire : dans ce cas-là il faut essayer de
ne pas se noyer dans le riche salmigondis de sujets et de phrases en
général incomplètes et il faut être doué d’une mémoire extraordinaire
pour pouvoir garder à l’esprit une quantité considérable de pistes de
narration ou de pensées différentes. Ou autrement, en suivant chaque
section depuis son commencement jusqu’à sa fin, le lecteur consultera
immédiatement chaque renvoi, ce qui nécessitera des recherches fati-
gantes parmi les pages qui risquent de rendre la lecture du livre assez
exaspérante. On pourra bien entendu considérer la lutte avec l’une ou
l’autre de ces difficultés comme la condition nécessaire pour maîtriser
un livre imprimé qui prétend suivre le mouvement de la pensée hu-
maine, laquelle ne va jamais en ligne droite. Car l’ordre du texte auto-
biographique traditionnel dénature nécessairement son reflet de la
pensée de son auteur : un tel reflet est mieux décrit par le bégaiement
que Camus vient de décrire : « Chaque mot est un carrefour en étoile
[…]. Chaque idée appelle son histoire en incises […]. » Heureusement
Camus va bientôt trouver comment simplifier ce problème de lecture,
mais il faudra qu’il lance son site Internet pour y arriver. Pour le mo-
ment, et selon son sujet, P.A. peut être considérée comme
l’autobiographie et des réflexions et des actions de son auteur dans sa
société particulière ; surtout, selon sa forme, P.A. est une autobiogra-
phie précisément intellectuelle, parce qu’elle prétend se conformer au
processus de la pensée de l’écrivain. Le lecteur fidèle de Camus sera
122 CHARLES A. PORTER

content de trouver dans P.A. et des renseignements nouveaux sur sa


vie et des efforts d’interprétation de cette vie de la part de l’auteur. Ce
qui rendra ce lecteur fidèle encore plus heureux sera d’y trouver une
nouvelle sorte d’autobiographie, où Camus fait un premier effort de
combler l’abîme qui sépare le temps de la narration et le « temps hu-
main ». Après P.A. les autobiographies traditionnelles ont l’air datées
et simplistes : leur cohérence et leur clarté narratives sont devenues
suspectes.

Un roman autobiographique
Rousseau a composé La Nouvelle Héloïse avant ses Confessions. Le
René de Chateaubriand paraît vers le commencement de sa carrière
d’écrivain, tandis que les Mémoires d’Outre-Tombe occupent ses der-
nières années. Renaud Camus, lui, écrit son roman autobiographique,
L’Inauguration de la salle des Vents, quelques années après P.A. Si
les classiques modernes de ces deux genres semblent avoir dépeint et
exploré dans La Nouvelle Héloïse et René des éléments de leur carac-
tère et de leurs désirs qui méritaient une discrétion telle qu’ils ne pou-
vaient être ouvertement décrits que dans des publications posthumes,
il semble que l’auteur de Tricks ne ressente aucun besoin d’une telle
modestie. Sous forme de fiction, son Inauguration de la salle des
Vents est le développement de “douze lignes de récit”, lesquelles ont
été pour la plupart évoquées avec beaucoup moins de précision dans
P.A, (ou dans certains cas dans les Journaux). Pourtant ce roman au-
tobiographique suit les règles du genre, et le nom des personnages au
moins est déguisé.
Comme P.A., L’Inauguration de la salle des Vents invente une
forme de narration de nature “expérimentale” qui est assez étonnante.
Chacune des douze thèmes du roman est présentée deux fois en onze
styles différents, pour donner comme résultat « 264 paragraphes. Cha-
cun n’a qu’une seule phrase, de quelques mots ou de plusieurs pages.
Dans chacune des deux parties, chaque combinaison d’un récit et d’un
style ne se présente qu’une fois » (Texte sur la quatrième de couver-
ture). Les lignes de récit sont : (1) la visite d’“A.” (le “W.” du Journal
de « Travers » et “X.” dans la plupart des Journaux de Camus et dans
P.A.) au château de l’écrivain, pendant laquelle “A.” tombe d’un bal-
con en ruine, (2) souvenirs de la vie de l’auteur auprès de son amant
Rodolfo, ici appelé “E.”, (3) une espèce de méta-roman, le « Journal
de l’Inauguration de la salle de Vents » en quelque sorte, (4) la présen-
tation d’un personnage secondaire, appelé “G.”, « technicien de ser-
À LA RECHERCHE DE L’AUTOBIOGRAPHIE 123

vice » dans le château sous un « contrat emploi-solidarité », (5) des


aspects de la vie de “E.” (Rodolfo) après son retour au Brésil, (6) la
description de la grande composition de Jean-Paul Marcheschi, le
peintre et grand ami de Renaud Camus, appelée La Carte des Vents et
de son installation dans le château, (7) une maladie soudaine du chien
Hapax nécessitant une visite nocturne chez le vétérinaire, (8) la chute
de “A.” d’un balcon du château (9), la mort et l’enterrement de “C.”
(Oyosson dans les Journaux), l’amant de Marcheschi, (10) « les lieux
dans leur silence aujourd’hui », (11) la visite à “E.” (Rodolfo) mou-
rant du sida au Brésil et (12) des souvenirs de la vie difficile de
l’auteur avec “A.” (“X.” ou William).
La variété de styles est assez étonnante, allant de l’« écriture
blanche, purement descriptive » à l’« extrêmement familier, style par-
lé », de la « poésie ( ?) » jusqu’au « sibyllin, à la Camb. » On n’a pas
ici assez de place pour représenter chaque sujet et chaque style, mais
voici au moins quelques extraits qui en donneront l’idée. Le premier
raconte le sujet 10, « les lieux dans leur silence aujourd’hui » dans le
style appelé « classique et lyrique (sic) » :

Or à présent tout s’est apaisé, les œuvres sont là, les salles sont vides, le
temps est étale, le paysage entre familièrement par les fenêtres, des jours en-
tiers se passent et parfois des semaines sans qu’un seul visiteur fende cet air
absent, foule ces dalles sans écho, s’avance entre ces livres, s’approche de
cette barque ou se penche en avant pour déchiffrer tant bien que mal ces
écritures hâtives, aux trois-quarts consumées par le feu. (ISV, p. 104)

La « barque » est la sculpture de Marcheschi, intitulée La Barque des


ombres ; les « écritures hâtives » se trouvent dans les tableaux du
même artiste.
En voici de nouveau, concernant le sujet 10, cette fois en style
« poésie ( ?) » :

Ainsi de noms brûlés serait meublé ce vide


Et de l’expulsion de quiconque oserait
Son pas l’aventurer en cet espace avide
De silence où n’être pas se reposerait. (ISV, p. 323)

L’« expulsion » se réfère à la chute de “X.” en particulier.


Les deux paragraphes qui précèdent sont cités en entier. De
l’extrait suivant, je ne peux citer qu’un tout petit morceau. C’est en
style « sans ponctuation » et l’extrait vient d’un paragraphe long de
plus de dix pages, qui concerne le sujet 2, souvenirs de la vie de
l’auteur avec Rodolfo. Dans la table des matières de L’Inauguration,
124 CHARLES A. PORTER

qui donne un titre à chaque paragraphe, celui-ci est intitulé


« l’épuisant désir de ces choses » (titre d’un roman de Camus publié
en 1995). Or ce paragraphe traite de ce qui me paraît être l’essence et
le cœur de L’Inauguration : la perte de tout ce qui nous importe dans
cette vie, la disparition inévitable de tout ce qui nous est cher et par
conséquent la capacité inégalable des œuvres d’art (peintures, poèmes,
romans, architecture : toutes les formes de l’art) de nous donner dans
ce monde de perte un sentiment de permanence et une prise sur la
seule réalité qui nous est accessible : notre expérience personnelle.
(Que Camus soit un grand admirateur de Proust n’étonnera personne.)
Quand on pense à l’opposition que fait Camus, dans ce passage, entre
la fragilité de la vie humaine et la permanence de l’art, on apprécie
mieux l’ironie du fait que le tableau de Marcheschi qui donne son
nom à ce roman est intitulé La Carte des Vents (l’art prenant comme
sujet une force destructrice) et qu’un autre tableau important qui est
mentionné s’intitule Morsure de l’aube II (autre force dont la puis-
sance destructrice semble l’emporter sur la fonction d’habitude ré-
confortante de l’aube). L’importance des œuvres de Marcheschi res-
sort aussi de la description des procédés que l’artiste utilise pour créer
ses tableaux : pendant des moments d’insomnie ou le matin à son ré-
veil, il écrit hâtivement ce qu’il se rappelle de ses rêves (il s’agit ainsi
de fixer quelque chose de notoirement fragile) ; ensuite il brûle par-
tiellement ses écrits (« la dictée de la nuit » [ISV, p. 81]) et les déco-
lore avec de la suie (c’est effacer en partie ce qui avait été rendu dura-
ble) avant de les assembler dans d’énormes tableaux. Une description
de la méthode de Marcheschi se trouve dispersée dans le texte du ro-
man ; elle est résumé de la manière suivante par Camus dans le Dis-
cours de Flaran :

Le sens est comme le phénix : il renaît éternellement de ses cendres. De plus


il a horreur du vide. De sa propre consomption il se recrée, il fait sens, il fait
œuvre, il fait art. La flamme qui consume le papier et qui détruit l’écriture,
chez Marcheschi, elle est elle-même une écriture, avec ses instruments, son
vocabulaire, sa grammaire, ses images et ses absences d’images, son style et
ses figures de style. (DF, p. 42)

Il faut noter que dans le roman cette ironie est elle-même traitée ironi-
quement : on entend à un moment une voix impérieuse qui demande
(dans le style « interrogatif ») : « […] mais ce qu’on aimerait com-
prendre, tout de même, c’est : où sont les Vents, sur cette prétendue
Carte ? » (ISV, p. 17) ; dans le style « extrêmement familier, style par-
À LA RECHERCHE DE L’AUTOBIOGRAPHIE 125

lé » une autre voix se réfère au « peintre, enfin si t’appelles ça un


peintre, le pyro moi j’dis, çui qui brûle tout » (ISV, p. 80).
Pour revenir au paragraphe « sans ponctuation » en question, si-
tué entre les pages 213 et 223 de L’Inauguration de la salle des Vents,
il a comme sujet d’abord une chambre « inoubliable » tout à fait en
haut de la ville dans l’île de Naxos, entrevue mais non louée par Ca-
mus et Rodolfo, et ensuite une tournée en motocyclette dans l’île le
jour suivant, quand ils découvrent par hasard une statue archaïque
couchée entre les ajoncs :

[…] et plus loin on découvrait un la statue couchée la figuration primi-


tive élémentaire mal dégrossie élémentaire pareillement dans un fond parmi
les taillis sur une pente non loin d’un ruisseau entre les ajoncs d’un jeune
homme étendu couvert de lichen on dit un kouros mais très archaïque pas du
tout comme ceux qu’on voit dans les au contraire immense grand comme un
bouddha perdu là tombé là étendu là au creux de cette île à l’autre bout de
l’île et l’on peut monter sur son corps de pierre grise moussue s’asseoir
jambes ballantes sur ses épaules sur ses bras avancer sur son corps entre les
branches écartant les un bras en avant pour se protéger le des marches sont
taillées dans la tandis que toi tu es mort à jamais et les oiseaux et l’on peut
et les palmes et la carte et la lumière et l’on peut (ISV, p. 222-223)

C’est la fin de la séquence, et on y voit comme partout dans le para-


graphe une accumulation d’absences. La première absence, après celle
de la ponctuation, est celle de beaucoup de mots que le lecteur doit
suppléer pour pouvoir comprendre de quoi il s’agit : « et plus loin on
découvrait un [est-ce “kouros” qu’il faut y mettre ?] », par exemple,
ou « des marches sont taillées dans la [“pierre” ?] » ; « les oiseaux » à
la fin peuvent paraître encore plus difficiles à expliquer, à moins
qu’on se rappelle qu’ailleurs dans le roman, dans la description de
l’enterrement de “C.” un jour de « fête juive qui veut que tte louange
soit réserv. à D. » (ISV, p. 82), il arrivait que le seul éloge du mort
était fait sous forme de chants d’oiseaux dans le cimetière : c’est le
« kaddish aux oiseaux » (ISV, p. 37). Ce détail nous rappelle alors que
“C.” (Oyosson) aussi bien que « toi » (“E.” ou Rodolfo) sont mainte-
nant morts. Le « jeune homme étendu » représenté par la « statue cou-
chée » peut aussi représenter un mort, sinon un dormeur ou une figure
absente dans une extase religieuse : en tout cas que son corps soit
maintenant « couvert de lichen » indique que la vie est absente de ce
corps. Le contraste principal du passage se trouve, me semble-t-il, en-
tre Rodolfo, « mort à jamais », et le souvenir de cette scène où il vivait
toujours. Ce texte, comme le roman entier, est le mémorial de Rodol-
fo. (Ce ne sera pas le seul : on verra par la suite, et dans Etc. et sur le
126 CHARLES A. PORTER

site Internet de Camus, une belle photographie de Rodolfo à la scène


du kouros.) Mais le roman est aussi le mémorial de ceux qui sont sug-
gérés par la « salle des Vents », comme l’indiquent les extraits précé-
dents : Marcheschi, Oyosson, Camus lui-même, même le détestable
“X.”, car ils ont tous nettement un rapport avec cette « Inauguration ».
Les derniers mots du paragraphe qui vient d’être cité, « et l’on peut »,
posent nécessairement la question, “on peut quoi ?” Quelques lignes
auparavant on lisait, « et l’on peut monter sur son corps de pierre grise
moussue » : cela était vrai dans le passé, mais maintenant ce ne l’est
plus. C’est Rodolfo, maintenant, le « jeune homme étendu ». « [L]’on
[ne] peut », alors, rien.
Le paragraphe d’où vient l’extrait présente un montage brillant de
choses perdues ou absentes : il n’y a plus de “sens”, il n’y a plus de
signification dans les chemins ou dans les phrases, Oyosson et Rodol-
fo sont morts, l’auteur ne sait plus se rappeler ni comprendre, et il est
expulsé de son propre texte par le jeu de ses mots. Entre les interpréta-
tions possibles d’un texte pareil se trouve sûrement celle-ci : la signi-
fication qui dérive des mots est instable, mais l’auteur ainsi que le lec-
teur ont la responsabilité de déterminer cette signification, sans avoir
la capacité de le faire définitivement. L’auteur est “déchu” autant que
“X.” qui a fait une chute – et autant que le lecteur. Pourtant les mots
de l’écrivain, comme tout art, restent, comme reste aussi la responsa-
bilité du lecteur d’en faire l’interprétation pour établir où et si signifi-
cation il y a2.
Pour tisser la trame et intensifier le drame de son roman autobio-
graphique, Camus insiste sur le fait que les événements qui forment
une intrigue plutôt surréelle arrivent très près les uns des autres. Le
dernier paragraphe de la première partie du roman en style 10 (« style
scientifique, compté, genre constat d’huissier ou rapport de police »)
nous informe que la nouvelle de la mort de “E.” arrive par un coup de
téléphone immédiatement avant la visite des experts de la compagnie

2
Dans son répertoire, Etc., publié en 1998, cinq ans avant L’Inauguration, Camus a
mis plusieurs photographies qui ont un rapport avec le texte que nous venons de citer :
« Rodolfo à Naxos, 1984 » [on y voit les marches « taillées dans la pierre »] ; « Jean-
Paul Marcheschi, La Barque des Ombres, 1995 » ; « Plieux, la salle des Vents (œu-
vres de Jean-Paul Marcheschi), 1995 » ; « Flatters dans l’atelier de la rue du Léman,
Paris, 1996 ».
À LA RECHERCHE DE L’AUTOBIOGRAPHIE 127

d’assurances pour examiner le cas du balcon tombé ; deux ou trois


heures après la visite des experts se produit l’évanouissement du
chien. La chute du balcon précède de trois jours la mort d’“E.” (ISV,
p. 186). D’un autre côté, la mort d’Oyosson arrive « un mois et trois
jours exactement après l’installation de la Carte des Vents à
l’emplacement qu’elle occupe encore aujourd’hui, sept ans plus tard »
(ISV, p. 26-27). Une chronologie, de nouveau en style 10, qui insiste
encore davantage sur le rapprochement de ces événements de
l’intrigue, est présentée plus tard dans le roman :

L’épisode dit de l’Évanouissement du Chien se situe donc sept jours exac-


tement après l’installation des panneaux & la modeste inauguration de la
Salle ; six jours après le départ de l’Artiste, l’arrivée du Visiteur &
l’accident suspect dont cet étranger est la victime ; trois jours après la mort
du Voyageur ; & trois heures après l’annonce de cette mort par la Comtesse,
au téléphone : tous ces événements sont donc inscrits dans le Cercle d’une
seule semaine, à l’extérieur duquel se place uniquement la mort du Passager,
survenue, elle – c’est également à relever -, un mois jour pour jour après
celle du Voyageur […]. (ISV, p. 239-240, les soulignements et les italiques
sont de Renaud Camus.)

La chute de “X.” était-ce tout à fait un hasard ? N’est-il pas pos-


sible que le château même – tout autant que son propriétaire – ne soit
pas content de la visite de “X.” (qui avait annoncé son arrivée sans
avoir été invité) et soit tout prêt à la lui rendre dangereuse, sinon mor-
telle ? Un passage curieux, de nouveau en style 10, qui est utilisé
quelquefois ailleurs dans le roman pour créer des doutes ou des soup-
çons, suggère que dans son passage rapide dans la Salle des Vents à
son arrivée au château, “X.” aurait pu être affecté dangereusement par
l’aura malsaine des œuvres d’art de Marcheschi : « […] la victime
[…] s’étant trouvée bien assez de temps entre ces parois […] pour être
exposée aux influences calculées de la Carte, des cercles, de la flamme
et de la barque, pour ne rien dire de la Chimère. » (ISV, p. 249-250).
Dans les sept premiers paragraphes du roman qui traitent le sujet 8 (la
chute du balcon) les “faits” concernant cette chute sont clairement ré-
sumés, mais dans le huitième traitement du sujet, dans un paragraphe
« sans ponctuation » qui occupe vingt-cinq pages, des synchronismes
étranges sont fortement mis en relief. C’est le solstice d’été, et pen-
dant que le narrateur attend “X.” dans la salle des Vents, celle-ci est
tout à coup baignée par la lumière splendide du soleil qui se couche
« avec un faste une ampleur un éclat une somptuosité d’incendie »
(ISV, p. 114). Il va rapidement apprendre que c’est à ce moment-là que
“X.” est en train de faire sa chute du balcon. Comme les moments
128 CHARLES A. PORTER

successifs de l’accident de “X.” s’introduisent dans la longue phrase,


la chute se met à paraître de plus en plus sinistre, avec vers le milieu
du paragraphe une référence à la chute de “X.” en termes de « visiteur
expulsé chassé projeté […] dans le vide expulsé chu déchu projeté »
(ISV, p. 127). Une autre présentation encore plus sinistre de la chute
sera développée dans la deuxième partie du roman, dans le style
« conditionnel » :

Ainsi ce serait la maison elle-même, le lieu, l’“espace”, le “château”, la


salle à peine inaugurée, la carte – comment pourrait-on savoir exactement ?
–, qui n’auraient pas voulu de cela, de cette visite non sollicitée, de ce visi-
teur-là, de cet afflux trop fort d’un sens et d’un passé dont il aurait été es-
sentiel, au contraire, qu’entre ces murs et parmi ces cercles ils ne trouvent
pas leur place ni ne soient seulement évoqués : d’où cette expulsion violente
et comme automatique, mécanique, inéluctable, que rien ne suffirait à expli-
quer dans le simple enchaînement des faits tel que le reconstitue une chroni-
que pourtant méticuleuse. (ISV, p. 209)

La table des matières intitule ce paragraphe « meurtre par le château ».


La suggestion que c’est le château lui-même qui a essayé de tuer le vi-
siteur pour éviter qu’il renouvelle sa liaison troublée et abusive avec le
narrateur qui en est le propriétaire est plus intéressante qu’une insinua-
tion légale qui paraît un peu plus tard dans le roman : que le narrateur
aurait dû mettre en garde son visiteur contre le mauvais état du balcon
et que par conséquent c’est lui qui est en un sens responsable de
l’accident (ISV, p. 225-226). D’une portée beaucoup plus grande est
un paragraphe situé près de la fin du roman qui avance la proposition
que la “chute” est le résultat inévitable d’une mise en œuvre de
n’importe quelle espèce :

Mais aussi bien n’est-ce pas tout livre, tout récit et presque toute phrase,
toute œuvre si vous voulez dans la mesure où elle est toujours, peu or prou,
imposition d’une forme, c’est-à-dire, si dérisoire soit-elle, de la volonté dé-
libérée (en principe) sur le cours “naturel” des choses, sur la brutalité du réel
(et l’on fait allusion ici à son caractère brut, autant et plus qu’à son aspect
incontestablement brutal), qui a pour mission et presque pour raison d’être,
en tout cas pour effet, de figurer symboliquement cette chute, cet accident,
cette béance, cette dérobade des points d’appui, cet écart, cette absence, ce
vide, ce suspens – n’importe quel mot semble être un peu celui qui convient,
il ajoute en effet quelque chose à ce que l’on essaie de dire, il vous en rap-
proche mais en même temps il vous en éloigne irrémissiblement, comme un
itinéraire périphérique autour d’une ville ou d’un château, une déviation, un
boulevard, des remparts, une butte ; il accuse votre inadéquation à ce qui
est, à l’être en tant qu’il arrive : il se dérobe, il tombe, et vous aussi -, c’est-
à-dire cette présence de la mort, de l’absence, de la distance prise, du trou
À LA RECHERCHE DE L’AUTOBIOGRAPHIE 129

dans la bibliothèque, dans la parole, dans l’âme, dans la demeure ? (ISV,


p. 311)3

L’interprétation de ce paragraphe est loin d’être facile, mais je vou-


drais faire remarquer trois éléments qui le caractérisent : (1) la pré-
sence d’un grand nombre des thèmes du roman, (2) l’accent mis sur le
contraste entre la « brutalité du réel » et le fait que l’art est « imposi-
tion d’une forme » par la « volonté » de l’artiste et (3) l’accent mis sur
le rapport entre « chute » et « absence ». Parmi les thèmes et les mo-
tifs significatifs : « livre », « récit » et « phrase », évidemment ; « ac-
cident » et ses variantes comme « dérobade des points d’appui » ;
« château », « butte », « mort », « absence », « bibliothèque ». En gé-
néral ces thèmes prennent ici une forte signification métaphorique, il-
lustrant jusqu’à quel point on a dérobé à la narration même ses
« points d’appui ». Le nouveau « trou » dans la « demeure », c’est-à-
dire la nouvelle absence du balcon disparu, est associé avec des trous
dans la parole, comme nous en avons vu plus haut dans le texte
concernant Rodolfo et le kouros couché. Le thème de la chute est ac-
compagné par les motifs de l’absence et du vide. Si la chute suggère
nécessairement dans notre culture, entre autres choses, la culpabilité
morale, la solitude représente, à moins qu’elle ne soit voulue par celui
qui en souffre, un état social déficient ou en faillite ou déréglé. La
chute de “W.” est un événement réel qui s’est déroulé à Plieux. Le
vide que sent son propriétaire dans son château et la solitude qu’il res-
sent en l’absence d’hommes ou d’un homme à son côté ont été une ré-
alité pour Renaud Camus. Nous avons vu le résultat de cette situation
dans P.A., et elle est décrite avec pathos dans le Journal de 1995, La
Salle des Pierres :

Quitter Paris m’a coupé du passé beaucoup plus sévèrement que je ne


l’eusse imaginé. Comme il subsiste peu de liens avec ma vie ancienne –
avec ma vie amoureuse, surtout ! Et combien nombreux sont les morts qui
sertissent ma jeunesse de leurs ombres, pour mieux me la dérober et en ac-
croître le deuil ! (Salle, p. 134)

3
Voir le commentaire de ce passage dans Ralph Sarkonak, « La présence de l’ ab-
sence : L’Inauguration de la salle des Vents de Renaud Camus », article à paraître.
130 CHARLES A. PORTER

Dans le temps présent du roman, les hommes sont partis : Marcheschi


est retourné à Paris ; Rodolfo et Oyosson sont ailleurs et mourants,
“X.” est obligé par le château « meurtrier » de partir. Tout ce qui reste,
ce sont « les lieux dans leur silence aujourd’hui » (ISV, p. 290). Ce
« lieu » est l’endroit qui loge maintenant l’écrivain et La Carte des
Vents : l’écrivain qui s’est retrouvé seul, se rappelant les choses de
passage, contemplant le passage des choses. L’Inauguration de la
salle des Vents, qui semblait d’abord une sorte de roman d’aventures,
épisodique et un peu scandaleux, est devenu un récit très émouvant de
la mortalité, de l’évanescence et des souvenirs de ce qui n’est plus.
Les contraintes formelles que l’auteur s’est données (les 11 styles et
les 12 thèmes utilisés dans une séquence prédéterminée) révèlent
maintenant leur rôle significatif dans cette histoire de disparitions.
Leurs entrées sur scène, régulières et attendues, aussi rythmiques
qu’un ballet, communiquent à ce texte élégiaque un effet poétique sé-
rieux et plein de dignité. Comme les strophes, les rythmes et les rimes
de l’élégie classique, mais utilisant des procédés mieux assortis à un
ouvrage aussi long qu’un roman, ces contraintes imposent un ordre sur
le désordre des émotions et mènent à sa clôture définitive le drame des
disparitions, tout en soulignant simultanément par leur répétition et en
somme leur monotonie un sentiment de perte.
Dans un moment de découragement, l’auteur de La Salle des
Pierres – Journal 1995 écrit :

[…] je ne crois pas […] qu’il soit dans les possibilités de l’écriture, de cette
écriture-ci, en tout cas […] cette pure annotation échevelée du temps […]
qu’il soit dans ses pouvoirs, donc, de nous faire nous rejoindre enfin, de
combler la béance entre vivre et la vie, de nous permettre une fois d’accéder
à l’instant. Comment les mots […] pourraient-ils nous garantir la moindre
adéquation au jour, la moindre maîtrise sur ce sable, le temps, ou sur cette
eau fuyante que nous appelons nous-mêmes par convention ? (Salle, p. 246)

Il suggère que l’écriture chronologique – celle du Journal – ne pourra


jamais « accéder à l’instant » : sans doute parce que “l’instant”, dans
le Journal, est toujours rendu instable par sa situation entre un “avant”
et un “après” et ne peut par conséquent jamais “être” pleinement en
soi. Menacé par le sable mouvant du temps et « cette eau fuyante que
nous appelons nous-mêmes », l’instant est nécessairement dénaturé et
annihilé dans le récit chronolinéaire où il est, pour ainsi dire, épinglé
dans le temps de la narration comme le papillon du collectionneur. Ici
on commence à apercevoir le génie du système narratif de
L’Inauguration. Dans ce long roman où les sujets, en nombre limité,
À LA RECHERCHE DE L’AUTOBIOGRAPHIE 131

reviennent constamment, exprimés pourtant toujours en styles diffé-


rents (c’est l’équivalent des prises de vues dans le langage photogra-
phique), les émotions et surtout les moments tragiques ont la possibili-
té d’ « accéder à l’instant » sans être dévorés par leur passé ni drainés
par leur avenir. Ils ne sont ni chloroformés ni embaumés, parce qu’ils
vont revivre à chaque nouvelle présentation ; ils sont représentés mais
non “épinglés”, et on peut les voir de tous les côtés. Or ce genre de
procédé ne pourrait pas été utilisé dans le Journal, parce qu’il ne mé-
nage pas assez de place pour un procédé si extravagant. Il ne serait pas
utilisable non plus dans un roman qui allait raconter toute une vie.
Mais il peut bien prendre sa place dans un ouvrage qui présente un en-
semble limité d’émotions ou d’événements bien choisis. C’est au fond
la méthode qui caractérise le genre poétique de l’élégie. (Camus lui-
même a publié d’admirables élégies en prose, comme les Élégies pour
quelques-uns et Le Lac de Caresse.)
Dans L’Inauguration de la salle des Vents, Camus nous donne
une élégie sous la forme d’un long roman. C’est pourquoi il insiste tel-
lement sur le temps rapproché des événements qui le composent. Le
sujet du roman est ce complexe qu’on pourrait nommer pas-
sage/absence/mort. Les passages, les absences et les morts ne cessent
de revenir dans le roman. L’émotion principale qui les accompagne
est une sorte de résignation, en même temps triste et reconnaissante,
devant le changement perpétuel et la disparition finale de tout. Cet état
de choses est capté parfaitement par les vents de La Carte des Vents.
Le roman est le récit d’une série d’aventures hautes en couleurs mais
qui laisse le lecteur triste devant la perte de ce qui était précieux, son-
geur devant les contingences de la vie, compatissant en face de la
condition humaine et joyeux quand même de constater que l’Art peut
représenter tout cela.

« Le garçon le plus adorable de ma vie »


Pour montrer comment le roman autobiographique sait développer et
enrichir l’autobiographie, étudions brièvement l’exemple de Rodolfo,
l’amant brésilien de Camus. Ce même exemple servira à démontrer la
variété de procédés utilisée par notre auteur dans la représentation de
sa propre vie. Rodolfo paraît certainement dans les agendas, mais dans
l’impossibilité de les consulter, il faudra nous contenter du « Jour ni
l’Heure ». On le rencontre souvent dans les Journaux, et il a un rôle
important dans P.A., L’Inauguration de la salle des Vents et Vaisseaux
brûlés.
132 CHARLES A. PORTER

Je crois que Rodolfo Junqueira Franco est mentionné pour la


première fois dans « Le Jour ni l’Heure » le 17 août 1981 pendant un
séjour au Portugal : « Lisbonne, journée sur la plage de Caparica avec
Rodolfo Junqueira. »). Camus a retrouvé Rodolfo, étudiant brésilien, à
Paris au Trap, rue Jacob, en janvier 19824. Après cette rencontre et
pendant plusieurs années, Rodolfo se trouve très souvent avec Re-
naud ; dans « Le Jour ni l’Heure », il y a aussi beaucoup de photogra-
phies de lui, y compris une belle photo faite au Portugal à Seixas en
août 1985. Pendant un assez long moment dans ces années Renaud
mène deux liaisons amoureuses en même temps, le plus souvent alter-
nativement. Un exemple assez caractéristique :

Dimanche 27 janvier 1985. A la salle Pleyel, en compagnie de Denis Smad-


ja, concert de Georg Solti avec l’orchestre de Chicago […].

Lundi 28 janvier 1985. A l’Opéra, en compagnie de Rodolfo Junqueira,


Tristan et Isolde […].

sans oublier :

Lundi 22 juillet 1985. Déjeune à la Rotonde avec Jean Puyaubert, Denis


Smadja et sans doute Rodolfo Junqueira.

C’étaient les années où Jean Puyaubert offrait fréquemment le déjeu-


ner ou le dîner à Renaud et à ses amis, et Puyaubert était très bien pla-
cé pour avoir ses opinions sur ces jeunes mâles. Dans P.A., en parlant
de Rodolfo et de D[enis], Camus écrit : « Jean Puyaubert les aimait
beaucoup tous les deux, et moi aussi, à ma manière. Ils me plaisaient
également, et ils avaient en commun une exceptionnelle gentillesse. »
(PA, §303, p. 135). Mais bien que Rodolfo cache à Renaud sa jalousie
au sujet de Denis, Puyaubert en est pleinement conscient.
Dans « Le Jour ni l’Heure », Rodolfo est présent et dans le texte
et parmi les photos. Rodolfo paraît la première fois dans le Journal
romain, publié en 1987. Il a accompagné Renaud de Paris à Rome, où
Renaud commence son séjour comme pensionnaire à la Villa Médicis.

4
Les dates viennent de la chronologie, « Le Jour ni l’Heure » qui accompagne le site
Internet de Camus, Vaisseaux brûlés.
À LA RECHERCHE DE L’AUTOBIOGRAPHIE 133

Rodolfo reste à Rome depuis octobre 1985 jusqu’à la fin du mois du


janvier suivant. Renaud et lui passent beaucoup de temps ensemble,
font des voyages merveilleux, s’aiment. Leurs moments passés en-
semble sont fidèlement notés, mais dans les Journaux il n’y a pas en-
core de jugements ou d’autres réflexions de la part de l’auteur concer-
nant leur liaison. Le sentiment que le lecteur retire de ces pages est
marqué surtout par une impression d’harmonie.
Dans P.A., où Renaud passe ses principaux amants en revue, il
écrit au sujet de Rodolfo des mots émouvants qui le comparent à un de
ses successeurs, “le gendarme Eliézer”, et il pense aussi à l’amant
contemporain de Rodolfo, “D.” (Denis).

Si par le verbe aimer on veut convoquer l’affection, la sympathie, l’estime,


la tendresse, même (et tous ces sentiments, il va sans dire, n’étant en rien in-
compatibles avec le désir), c’est plutôt l’image de Rodolfo, qui se lève. […]
Voici le garçon le plus adorable de ma vie, certainement (avec le gendarme
in close pursuit, toutefois, à la manière des gendarmes). Quand je l’ai ren-
contré, malheureusement, je sortais à peine de cette longue et terrible liaison
avec X., et j’étais loin d’être prêt à me lancer sérieusement dans quoi que ce
soit d’autre. Une grave mélancolie m’habitait. Lui n’a pas eu de chance : je
l’ai rendu malheureux, alors qu’il apportait à mes jours une sorte
d’apaisement, de tranquillité et même de gaieté […]. Les années que nous
avons passées ensemble (six, si je calcule bien) ont certainement compté
parmi les plus heureuses, ou les moins malheureuses, en tout cas les plus
pleines, à la fois, et les plus sereines, de mon existence (sentimentale). (PA,
§ 299-300, p. 134-138)

Ainsi le texte autobiographique de P.A., à la différence du texte du


Journal, montre l’examen de conscience de l’auteur qui compare les
époques, qui prend en compte les réactions des autres, qui évalue son
propre bonheur selon le mouvement du temps et l’évolution de sa vie.
Dans L’Inauguration de la salle des Vents, dont trois des douze thè-
mes concernent le Brésilien, Camus reviendra à son histoire d’une
manière encore plus émouvante, décrivant avec beaucoup de détail des
moments importants de leur vie ensemble, imaginant des scènes de la
vie de Rodolfo après son retour au Brésil et surtout racontant une vi-
site à son ami malade. Il ne faut pas oublier que le Rodolfo du roman
est celui de la période longtemps après leur séparation et surtout que la
visite que Renaud a faite à son ami au Brésil précède de peu sa mort
du sida : entre l’autobiographie et le roman, la nostalgie a eu le temps
de faire son travail d’un côté et de l’autre la destinée est sur le point de
se manifester. Mais, même dans ce contexte tragique, ce qui semble
dominer dans les passages concernant celui qui est d’habitude appelé
« le Voyageur » (épithète qui l’associe assez naturellement avec La
134 CHARLES A. PORTER

Carte des Vents) est un sentiment de tendresse et de vague regret,


quelquefois teinté d’une légère mauvaise conscience de la part de
« l’Auteur ». C’est un genre d’émotion qui est plutôt rare dans les
écrits de Renaud Camus ; dans le roman elle est représentée avec une
délicatesse particulière dans la scène de la chambre « inoubliable »
qu’ils n’ont pas pu louer, chambre qui représente leur vie de « cou-
ple », la vie ensemble, qu’au grand regret de Rodolfo ils n’ont jamais
connue.
Parmi les amants de Renaud, il y en a seulement trois – “X.”, Ro-
dolfo, et maintenant depuis plusieurs années Pierre – qu’il a connus
assez longtemps et assez bien pour que leur vie avec lui soit présentée
dans ses écrits avec un détail et un développement où le lecteur peut
constater une évolution dans leurs rapports. Cette évolution elle-même
est une des formes de l’évolution de l’auteur autobiographe.

Vaisseaux brûlés
S’il y avait à ce livre une continuation, ce
ne serait pas en un autre volume, mais en
une version nouvelle, épaissie, de celui-ci.
Il me semble qu’il n’est rien que je puisse
un jour désirer d’écrire, et qui ne saurait
trouver sa place entre les plis de cette An-
nonce. (PA, §933, p. 353)

« Si ce livre ne s’appelait pas P.A., il aurait pu s’intituler Vaisseaux


brûlés » (PA,§88, p. 37). Suivant ce qu’il a bien prédit dans P.A., Re-
naud Camus reprend le texte de P.A. et l’élargit dans son site Internet,
Vaisseaux brûlés, travail qu’il a commencé en 1998. Vaisseaux brûlés
répètent les 999 sections de P.A. et les développe en y ajoutant des
sous-sections et des sous-sections aux sous-sections, indiquées dans la
table des matières par des chiffres suivant un trait d’union à la suite du
numéro de la section. Ainsi, au commencement, on lit :

1. Ne lisez pas ce livre ! […]


1-1. Cette injonction prise au pied de la lettre […]
1-2. Roussel au temps de La Doublure […]
1-2-1. Robbe-Grillet dit que l’annonceur s’est fait la tête de Roussel […]
1-2-1-1. Photographie de l’annonceur en Raymond Roussel ( ?) […] (Ne,
p. 167).
À LA RECHERCHE DE L’AUTOBIOGRAPHIE 135

Le paragraphe numéroté « 1 » est la section « 1 » de P.A. « 1-1 » est


une addition faite à « 1 » dans le texte des Vaisseaux brûlés ; « 1-2-1 »
est une addition faite dans Vaisseaux Brûlés à « 1-2 » et ainsi de suite.
À la différence de P.A., pourtant, les renvois qui caractérisent ses
paragraphes sont accessibles par un simple clic de souris ; après avoir
lu le texte en renvoi, on peut avec un nouveau clic revenir au point de
départ. Cette facilité d’accès aux références encourage le développe-
ment de renvois supplémentaires. Par exemple, prenons les paragra-
phes qui viennent d’être indiqués. 1-1 est une réflexion désabusée de
la part de l’auteur qui a découvert que son livre n’a pas trouvé beau-
coup de lecteurs. Cette découverte lui rappelle quelque chose qu’il a lu
concernant Raymond Roussel, et dans 1-2 il y a une citation de Rous-
sel dans une situation semblable où il exprime sa réaction désolée. 1-
2-1 : selon son ami, Alain Robbe-Grillet, Camus imite Roussel au
point de lui ressembler et, pour illustrer cela, Camus dans 1-2-1-1,
donne une photographie de lui-même où il a “l’air” Roussel. Si le lec-
teur a bien suivi ces développements jusqu’ici il est maintenant bien
loin du sujet du paragraphe 1, mais, avec un clic, il est là de nouveau.
Le lecteur a l’impression en suivant ce trajet qu’il a pu suivre les rê-
vasseries de l’auteur au moment où il écrivait ou peut-être relisait son
propre texte – et cela sans avoir subi en même temps l’exaspération
qui résulterait d’un système comme celui de P.A. où on se perd en re-
tournant les pages (particulièrement parce que maintenant dans Vais-
seaux Brûlés le système est devenu beaucoup plus complexe que celui
de P.A.)5.
Voilà alors la « version nouvelle, épaissie » de P.A. « Il faudrait
publier un jour une édition illustrée de ce livre, qu’on sache un peu de
quoi on parle » (PA, §424, p. 171). Là encore une fois l’Internet aura

5
Il faut mentionner ici que Camus semble continuer à croire à la priorité du livre im-
primé, car il a fait publier les deux premiers paragraphes de Vaisseaux brûlés avec
toutes leurs suites dans Ne lisez pas ce livre ! (Vaisseaux brûlés, 1) en 2000 et Killalu-
simeno (Vaisseaux brûlés, 2) l’année suivante. Il l’a fait, comme il le dit en quatrième
de couverture de Ne lisez pas ce livre !, pour « ceux que n’inspirent [sic] pas le ciel
cybernétique » [on remarque une très rare faute de grammaire ici !]. Il est pourtant
clair que ce n’est pas le même “livre” exactement : pour commencer, la publication
fixe ce texte, tandis que le texte cybernétique est infiniment expansible ; puis la publi-
cation fixe l’ordre imprimé des renvois dans l’ordre numérique, qui est beaucoup
moins souple que les renvois par “clic”.
136 CHARLES A. PORTER

été d’un grand secours. En effet, Vaisseaux brûlés contient beaucoup


de photos, surtout d’hommes particulièrement appréciés de Camus,
comme on le voit dans les paragraphes 294, « J’aime », et 424, « Il
faudrait publier […] une édition illustrée de ce livre ». La partie de
Vaisseaux brûlés intitulée « Le Jour ni l’Heure » présente encore plus
de photos et des scènes de plus en plus variées. D’un intérêt particulier
pour la présentation de soi sont les photos de l’auteur, placées souvent
vers le commencement de chaque année : petit à petit on le voit chan-
ger. Ceux qui s’intéressent à la vie amoureuse de Camus seront
contents de trouver une rare et belle photographie de “X.” (le 6 août
1979) et, dans les années les plus récentes, une grande abondance de
photos de Pierre, qui habite maintenant depuis quelques années avec
Renaud (ils ont signé un “pacs” le 29 novembre 2004). Vers la fin du
« Jour ni l’Heure », il y a aussi de plus en plus de photos du Château
de Plieux, devenu en quelque sorte la contrepartie architecturale de
Renaud Camus.
Tandis que P.A. a transformé l’autobiographie en trouvant une
façon de refléter les mouvements abrupts et soudains de la pensée
humaine, la transformation cybernétique de P.A. donne au lecteur de-
vant son écran une appréciation encore plus vive de la nature étince-
lante et spontanée de l’intelligence humaine.

La présentation de soi exhaustive


De quoi serait faite une “Présentation de soi” vraiment exhaustive ?
En librairie, en tout cas, elle serait impossible, car il faudrait, entre au-
tres choses, la présence en personne de l’auteur, et qui plus est, sa pré-
sence à tous les moments de sa vie ; il faudrait aussi le contenu de sa
mémoire et de son imagination ; il faudrait que sa présence soit ac-
compagnée de celle de sa famille, de ses amis, de ses amants... inutile
de continuer. Y aurait-il au moins une façon de se présenter qui soit
plus complète que celle de l’autobiographie traditionnelle ? Marcel
Proust n’a pas écrit son autobiographie, mais il a fait un vaste roman
autobiographique et laissé une correspondance copieuse qui a été édi-
tée avec amour et compétence par des érudits consciencieux et capa-
bles. Si nous nous mettons à lire attentivement et une bonne biogra-
phie de Proust qui utilise les richesses de sa correspondance publiée et
À la recherche du temps perdu, je crois que nous sentirons que nous
avons été, non dans la présence de l’auteur et de ses contemporains,
mais peut-être the next best thing.
À LA RECHERCHE DE L’AUTOBIOGRAPHIE 137

Ce que j’ai essayé de suggérer dans ces pages est que Renaud
Camus, dans son désir de se présenter, a fait quelque chose de plus
ambitieux encore. Il n’a pas laissé sa correspondance, mais il nous a
donné son Journal et son autobiographie, ainsi qu’un roman autobio-
graphique et un site Internet qui représente et l’expansion et
l’approfondissement de tout ce qui le précédait. Ces textes autobio-
graphiques aussi bien que ce roman sont composés de façon à montrer
non seulement les faits, les pensées et les sentiments qui composent
cette vie mais aussi la façon dont son intelligence fonctionne, avec en
supplément l’apparence physique de ses amis, les paysages qui l’ont
entouré à des moments de grand bonheur, les œuvres d’art par lesquel-
les il a été particulièrement ému. Il manque jusqu’ici le disque com-
pact qui nous ferait écouter sa voix et celles de ses amis, mais c’est
une absence facile à remédier : de plus en plus les éditeurs font ac-
compagner de disques les livres qu’ils vendent et l’Internet rend pos-
sible aussi des suppléments sonores.
Restons satisfaits pour le moment avec ce que nous avons déjà
devant nous. J’ai manqué de mentionner plus haut un livre de Renaud
Camus qui est peut-être le plus insolite de tous. Des 455 pages d’Est-
ce que tu me souviens ? (2002), « l’auteur [n’] a pas écrit un seul
mot » (Souv, p. 457). Le livre est composé uniquement de phrases et
d’abrégés de phrases d’un grand nombre d’écrivains, journalistes,
prospectus, dépliants publicitaires, petits mots sous la porte, mails,
factures, lettres anonymes, lettres tout court (deux fois, j’ai été surpris
d’y reconnaître des phrases de mails que j’avais moi-même envoyés à
Renaud Camus). C’est encore une autre sorte de représentation du
contenu de l’esprit de l’auteur, car un tel fonds de mots de passage fait
sans doute partie de notre mémoire à tous, partie qui devient active de
temps en temps. Bien entendu, après tant d’écrits pendant tant
d’années, le prosateur Renaud Camus sait très bien placer ces mor-
ceaux dans Est-ce que tu me souviens ? d’une manière très spirituelle :
le livre est étrangement lisible.
Au-dessus d’un tel fond de mots, d’expressions et de phrases ve-
nus d’un peu partout, l’esprit créateur de Renaud Camus a lancé pen-
dant plus de trente ans maintenant des œuvres en prose, des poèmes,
des essais, des répertoires, des romans, des écrits sur l’art, des miscel-
lanées, des œuvres topographiques et plus encore. Est-ce que tu me
souviens ? représente la partie passive de ce qu’il y a dans son esprit.
Le travail actif du même esprit nous a créé ses livres et ses discours,
son Journal et ses romans, ses Églogues, ses élégies et ses traités et
répertoires. Le tout, en effet, a sa place dans sa présentation de soi,
138 CHARLES A. PORTER

une présentation enfin (je suppose) un peu maniaque, mais surtout


ambitieuse, copieuse, courageuse et très bien réussie.
Par quoi va-t-il nous surprendre l’année prochaine ?
Le Journal de Renaud Camus
est-il bathmologique ?

Thomas Clerc
Université Paris X – Nanterre

Attention. Je ne suis pas Renaud Camus.


Je suis pire.1

(Guillaume Dustan)

Un écrivain progressiste peut-il aimer Renaud Camus ? Qu’est-ce qui


fait que j’aie défendu l’auteur (tout en attaquant l’homme2) sinon par
conviction qu’il était l’un des meilleurs écrivains français contempo-
rains ? Sans doute le fait que son œuvre vit d’une tension fiévreuse en-
tre deux exigences : l’une affirme un souci de vérité, que l’écrivain
poursuit comme un idéal éthique ; l’autre refuse de dissocier ce souci
d’une mise en forme qui, disait Paul Valéry, « coûte cher ». Si toute
son œuvre repose sur ce conflit, nul texte mieux que le Journal
n’incarne cette tension entre éthique du style et esthétique de
l’exposition de soi.
L’une des opérations majeures de cette entreprise porte le nom
singulier de bathmologie (du grec bathmos : degré), fantasme inventé
par Roland Barthes et rejoué par Renaud Camus, qu’on peut définir
comme la science des degrés de discours ou des « échelonnements de

1
Génie divin, Paris, Balland, 2001, p. 12.
2
Je suis intervenu lors de l’affaire Camus dans un texte paru dans Libération, le 13
mai 2000, « La trahison de Renaud Camus ».
140 THOMAS CLERC

langage »3. La littérature selon Renaud Camus relève de la bathmolo-


gie, c’est-à-dire de la capacité à disséminer le sens des énoncés en une
variété graduée de nouveaux sens possibles. Le Journal relève-t-il
d’une lecture plurielle ? Peut-il se goûter selon plusieurs niveaux de
lecture ?

Journal
La qualité première du Journal de Renaud Camus est sa dimension
mentale. À la différence de Journaux qu’on pourrait appeler infimes,
car factuels (Pierre Bergounioux), non confidentiels (Julien Green) ou
peu analytiques (Gabriel Matzneff)4, Renaud Camus choisit de lever le
voile sur lui-même5, donnant au texte une véritable épaisseur psycho-
logique. Tenir un journal est un travail, se faire le panoptique de soi-
même relève d’une amplificatio propre au régime délibératif. Genre
total, le Journal correspond pour Renaud Camus à la forme argumen-
tative de sa pensée autant qu’à sa vision architecturée du monde.
Le désir de vérité, l’un des critères de félicité du genre diariste,
anime ce volumineux théâtre du moi. En phase avec l’idéologie esthé-
tique de la transparence, Renaud Camus met en jeu, pour l’affiner
quotidiennement, son èthos. Pour que le texte soit bon, il ne faut recu-
ler ni devant les égarements du corps et de l’esprit, ni devant la com-
posante érotique et financière qui ponctue ces pages. De ce point de
vue, le Journal est moderne, et refuse le secret instaurant une coupure
entre l’art et la vie. En révélant les thèmes capitaux de l’existence, l’or
et la chair – à quoi il faut ajouter l’art, la littérature et le politique – le
texte de Renaud Camus procure un plaisir de lecture certain.
Mais en soumettant à la question les replis obscurs de son être, le
diariste souscrit à la règle leirissienne de l’autobiographie, où la prise
de risque est partie prenante du projet – le moins qu’on puisse dire,
c’est que Camus n’a pas dérogé à cette règle éthique, fût-elle incom-

3
Roland Barthes par Roland Barthes, Paris, Seuil, coll. « Écrivains de toujours »,
1975, p. 71.
4
J’ai écrit et soutenu une thèse de stylistique en 1999 : « Le journal d’écrivain en
France au XXe siècle » (sous la direction de Georges Molinié), à Paris-IV Sorbonne.
5
L’autre grand journal contemporain est celui de Marc-Edouard Nabe, Editions du
Rocher. L’influence de Nabe sur Camus est avouée in K, p. 171.
LE JOURNAL DE RENAUD CAMUS EST-IL BATHMOLOGIQUE ? 141

patible avec l’acception traditionnelle de la morale6. En effet, l’auteur


du Journal, bien souvent, s’y compromet. L’affaire Renaud Camus est
tout droit sortie de cette exigence littérale et littéraire, qui n’affecte
pas les diaristes inoffensifs. Un journal ne vaut que si la dimension
complète de l’existence apparaît au jour : il y a une grandeur de la pe-
titesse chez tout bon diariste. A l’aune de la conception formaliste de
la littérature, le Journal est bien un genre infâme, de l’anti-fama, où se
détruit/construit la réputation de l’autobiographe, par un mouvement
paradoxal qui en fait la beauté ruinée.
Secondaire dans la hiérarchie des genres, trop référentiel, le
Journal cumule sans ordre les faits les plus divers : la redite, la factua-
lité, la compromission du sujet, le banal et l’inachevé en font un objet
dégradé. Camus utilise donc un genre imparfait, où la composition de
soi est un enjeu permanent, remis en cause par le branle des jours. Ce
que le Journal a de passionnant est le différend entre le caractère hété-
ronome du genre et la volonté autonomiste de l’auteur, qui cherche à
forger un monument pérenne à partir de l’éphémère ; ce différend se
double dans le cas de Renaud Camus d’un conflit entre l’idéal de dis-
tinction et la dimension démocratique du medium.
Si le Journal est un genre impur, l’imposition d’une forme, maî-
tre-mot de la vision esthético-morale de Renaud Camus, s’avère né-
cessaire. De simple chronique, le Journal devient texte, par des traits
stylistiques marqués, de la période à l’utilisation de vers blancs7, des
figures de rectification à la nuance lexicale, de l’amplification au goût
de la formule. Élever le Journal au-delà de la spontanéité et/ou de la
neutralité factuelle, tel est l’art maîtrisé de Renaud Camus.
Cependant la retenue qu’il préconise dans les rapports sociaux ne
cadre ni avec la publicité de soi, ni avec la thématique incorrecte qu’il
distille sans cesse dans le Journal. La méthode qu’il suit implique une
requalification permanente des opinions, l’engagement de l’auteur se
mesurant à la somme des reconfigurations argumentatives qui dessi-
nent une superbe théorie du genre diariste, également développée dans
Du sens. Si on ne comprend pas cette conception du Journal comme
jeu avec des variations d’opinions dont il « épouse tous les méandres »

6
Voir le débat qu’il engage avec Nietzsche dans Retour à Canossa, p. 302-311.
7
« Que Paris était beau dans le petit matin ! » (Vig, p. 9).
142 THOMAS CLERC

(FA, p. 335), on ne peut que réduire celui-ci à des raccourcis dévasta-


teurs, qu’on n’a pas manqué de faire. Son goût des terrains sableux est
le signe manifeste d’une franchise qui considère qu’aucune opinion ne
doit être tenue à l’écart. Les cerner dans toute leur complexité est
l’enjeu de tout journal de valeur.
Le revers de médaille de cette attitude foncièrement dialectique
est qu’elle va entraîner son auteur à discuter de choses indiscutables
ou tenues pour telles par la doxa, étant entendu que ce postulat de
l’indiscutable est par nature étranger à sa position discursive.
L’écrivain est un chevalier qui ne craint pas le scandale, qui est même,
selon lui, « la moindre des dignités » (K, p. 387) dans un monde où la
falsification de la parole est monnaie de singe courante. Les débats sur
des sujets polémiques se font au nom d’une double conception de
l’écriture envisagée et comme jeu et comme herméneutique quoti-
dienne. Sérieuse puisqu’elle exige tout de la littérature, l’écriture de
Renaud Camus est également ludique parce qu’elle soumet les idées à
l’épreuve du tourniquet bathmologique.

O bathmologie !
Apparue dès Travers (p. 68 sq), la bathmologie est l’une des clefs de
l’esthétique de Renaud Camus. Selon cette forme de discours, le sens
n’est pas fermé, mais obéit à une spirale qui fait qu’une idée ou une
opinion peut changer de sens selon les variations du sujet qui la pro-
duisent, le contexte où elle se détache, ou l’interlocuteur qui la reçoit.
En se posant par exemple la question suivante « se demander si l’on
est antisémite, [est-ce l’être] ? » (Der, p. 368 ; cf. ChS, p. 73) et en
penchant pour une réponse négative, Renaud Camus ouvre un débat
de taille : spontanément (le vice est là), j’aurais eu le réflexe de répon-
dre “oui”, mais – et c’est l’intérêt de la méthode bathmologique – il
est clair que la réponse, réflexion faite, est plutôt “non” : en effet,
l’antisémite est le convaincu par excellence, là où le sujet in progress
est celui qui doute de soi-même. Cette injonction de scepticisme est
une opération majeure de la bathmologie : serait bathmologique le su-
jet instable, qui sait que le sens échappe toujours à nous définir. Une
position contraire serait de poser que le sujet rationnel se connaît lui-
même suffisamment pour ne pas se poser ce type de questions, soit
qu’il les ait réglées une fois pour toutes, soit qu’elles masquent mal
leur abjection : ainsi celui qui se demanderait s’il est misogyne (HC,
p. 16) serait travaillé par la chose, ce qui prouverait, au fond, sa miso-
gynie. Nous sommes là au cœur de la différence entre deux modes
LE JOURNAL DE RENAUD CAMUS EST-IL BATHMOLOGIQUE ? 143

d’être incompatibles, celui qui met en avant la question, et celui qui


privilégie la réponse.
Les formes de la bathmologie sont nombreuses : le changement
d’avis, la nuance, le questionnement sont autant de manières de faire
scintiller un sens qui sera la somme des discours possibles sur un sujet
donné. Le feuilletage du sens constitue donc la vérité du sens. Le
Journal, ainsi, doit se comprendre comme un genre spécifique où les
idées font l’objet d’une continuelle mise à l’épreuve. Le courage de
Renaud Camus consiste à faire de son Journal la chambre d’échos des
questions qui le (et nous) travaillent : le Journal comme “boîte noire”,
où triomphe la perspective bathmologique, comme dans cet exemple
paradoxal où l’auteur explique comment l’homophobie relève d’une
question de degrés, raisonnement extensible selon lui à la perception
de l’ensemble des groupes ou des faits sociaux (HC, p. 406).
Ainsi la bathmologie est-elle à la fois un garant de valeur esthéti-
que qui pluralise le sens du texte, une position cohérente vis-à-vis de
la forme successive du Journal, enfin une admirable prise de risque
éthique concernant les questions brûlantes, « pour la simple raison que
ces questions-là, étant mauvaises pour ma tranquillité, sont bonnes à
ma réflexion sur le sens, sur ses retournements, ses pertes, ses gouf-
fres, ses strates et ses chausse-trapes » (Sens, p. 236). Le sujet Camus
cède par conséquent la première place à l’intérêt propre du texte, selon
la devise empruntée à Andy Warhol : « – It will make a good tape. »
(Salle, p. 138).

Pour une réception bathmologique du Journal


Si l’on accepte la perspective bathmologique, il convient alors de pas-
ser le Journal à son crible, au terme de quoi celui-ci pourrait ne plus
ressembler à ce qu’il semble être, ni son auteur à ce qu’on croit qu’il
est. Trois opérations aboutissent au miroitement imprévu du sens : la
contradiction, l’impureté générique, un court-circuit entre le dire et le
dit.
Un certain nombre de contradictions font du Journal un édifice
problématique. Ainsi, lorsqu’il s’en prend à la conception de l’art
comme travail, Renaud Camus oublie que le Journal est une preuve
quotidienne de labeur colossal (Nuits, p. 12) ; il avait d’ailleurs indi-
qué antérieurement l’importance de ne pas « faire disparaître les tra-
ces » de son dire, ce qui « eût été contraire à tous les principes de
[s]on entreprise » (CF2, p. 96). Si l’art est de cacher l’art, les crochets,
qui montrent le temps de l’écriture débordé par le temps de la vie (FA,
144 THOMAS CLERC

p. 39), mais aussi les repentirs, visibles, enregistrent et authentifient


les mouvements de la pensée. Le Journal est vivant en raison de ces
traces qui dessinent les oscillations de l’être, il n’est pas écrit
d’avance. L’éloge de la réserve est également d’une mauvaise foi ré-
jouissante. L’écart entre l’impudeur du Journal et celle qu’il reproche
à ses contemporains s’annule en plaidoyers comiques pour la discré-
tion (Nuits, p. 96 ; Vig, p. 10 ; Der, p. 199). Il faut d’ailleurs lever,
chez cet autoscope de première classe, un dilemme, vécu douloureu-
sement, entre la virtuosité de l’écrit et la pauvreté de ses moyens à
l’oral : pendant l’Affaire l’accusé défendit mal ses intérêts, n’ayant
aucun sens de l’actio. L’acte qui consiste à publier son journal de son
vivant est enfin une position qui correspond à l’idéal de contempora-
néité dont je ne crois pas du tout Renaud Camus exempt.
L’aujourd’hui concurrence chez lui le posthume, comme le montre sa
remarque ironique vis-à-vis du Journal de Morand : « Lui a au moins
la chance d’être mort. » (Som, p. 106).
Mais la contradiction principale qui modifie le sens explicite du
texte concerne l’impureté générique du Journal, dans son rapport au
temps. Le Journal commence dans les années 80. S’il « déteste [s]on
époque » (K, p. 181), Renaud Camus est en fait fasciné par elle, selon
le principe nietzschéen du « qui vit de combattre un ennemi a tout in-
térêt à ce qu’il reste en vie » 8. Puisqu’écrire, prévient-il, « c’est né-
cessairement écrire contre » (K, p. 132 ; cf. Som, p. 220), l’auteur
poursuit une quête polémique de contre-actualité et propose, grâce au
diary, une autre version du monde. Si « [j]e suis un anachronisme to-
tal » (RM, p. 362), c’est que la société vit à un autre tempo que le
mien. Le Journal est donc autant un éloge du contretemps qu’un
blâme contre le temps dévalué par les princes de ce monde que se-
raient, selon Camus, les journalistes. Mon hypothèse est que le Jour-
nal, en tant que genre littéraire, est homonyme du journal au sens
d’“organe de presse” – d’où le caractère politique et social du genre.
Goûté par des auteurs persuadés de vivre dans un monde en déclin
(version nostalgique : Renaud Camus) ou abject (version anarchiste de
droite : Nabe), le Journal se fait instrument de résistance inté-
rieure, intime, dans un premier temps. Mais pour être efficace, il faut
qu’il subisse l’épreuve du feu, la publication du vivant de l’auteur, qui

8
Humain, trop humain 1, Paris, Gallimard, 1968, p. 357.
LE JOURNAL DE RENAUD CAMUS EST-IL BATHMOLOGIQUE ? 145

seule aura valeur de test. Au moment de cette dernière, le Journal,


perçu comme une machine de guerre contre la doxa ambiante, sera par
conséquent soit mis sous silence (le blacklistage de Nabe dans le
champ littéraire), soit, dans le cas qui nous occupe, objet de scandale –
l’Affaire du printemps 2000.
La méthode diariste repose donc sur une contradiction toute bath-
mologique : en faisant état de ses opinions au jour le jour, la position
prétendue d’inactualité se trouve démentie par les faits. Le diariste, en
réalité, est un journaliste supérieur qui se trahit en commentant de fa-
çon exponentielle l’actualité qui lui échappe, et dont il se veut le ré-
dempteur par le truchement d’un genre aliéné au présent. D’où l’aveu
révélateur de Camus « [j]e devrais être chroniqueur de télévision »
(Som, 509), où s’exprime d’une façon plaisante le fait mélancolique
que l’écrivain n’est plus que le double inversé (et obscur) du journa-
liste. On sait combien décisive fut l’analyse d’Emmanuel Carrère, se-
lon laquelle dans l’affaire Camus on a assisté à la victoire du journa-
lisme contre la littérature (Out, p. 232) : la lutte entre l’énonciation lit-
téraire et l’énonciation journalistique, la première se faisant selon un
rythme spécifique, plus lent que la seconde, qui cherche le spectacu-
laire et résume dans un sens appauvrissant les propos tenus, a tourné à
l’avantage de celle-ci. Or, si médiatisation il y a eu, c’est que le Jour-
nal de Renaud Camus comporte une forte pente à l’actualité. Le Jour-
nal comme genre littéraire peut donc se définir comme un contre-
journal médiatique, et le diariste un anti-journaliste, c’est-à-dire un
écrivain. L’opposition à révèle une tendance à la fascination pour
cette époque, raison pour laquelle ce Journal restera dans la littérature
française au moins comme un formidable document.
Enfin, l’intérêt du Journal vient que le sens univoque y échappe,
court-circuité par une bathmologie hélas trop rare pour faire de Re-
naud Camus un sujet queer. C’est pourtant par là qu’on peut le sauver
de l’abîme où il s’est précipité et, partant, se sentir sauvé par lui. Fus-
tigé comme « pétainiste attardé »9, Renaud Camus est un personnage
plus complexe que le portrait caricatural qui en a été donné. Trois
exemples le démontreront : ses problèmes d’argent ; son analyse per-
sistante des classes ; enfin le caractère indirectement politique de ses
goûts sexuels.

9
Bernard Comment, « Renaud Camus, pétainiste attardé », Le Monde, 27 avril 2000.
146 THOMAS CLERC

L’insistance sur les difficultés financières (CF2, p. 266) montre


combien la société libérale, obsédée par la rentabilité, laisse tomber
l’artiste non solvable. Derrière le cas personnel de Camus, se lit une
certaine déshérence de la politique culturelle d’un État qui doit concé-
der sa puissance déjà entamée aux potentats locaux. Même si Renaud
Camus ne peut décemment faire croire qu’il est abandonné d’elles, il
pointe le dysfonctionnement des institutions en occupant un espace
culturel vacant. Invisible pour l’État comme pour les défenseurs de la
peinture locale, son action pour faire de Plieux un centre d’art a quel-
que chose d’héroïque et de kafkaïen.
Le deuxième point concerne le recours au concept socio-
économique de “classe”, dont Renaud Camus réfute la disparition
dans le champ idéologique actuel, qui a tout intérêt à l’occulter. Lors-
qu’il se qualifie de « marxiste à l’envers » (RM, p. 180), Renaud Ca-
mus valide paradoxalement les thèses du déterminisme social et se
trouve en décalage avec la doxa contemporaine qui nie absurdement
les différences de classe. La persistance de l’analyse sociale chez Ca-
mus va contre une forme postmoderne de pensée relativiste, et renvoie
à sa propre situation de déclassé dans le champ littéraire. Dominé chez
les dominants, jouissant d’une perte d’aura qu’il ne peut retrouver
qu’à la seule condition du scandale, Renaud Camus offre à partir
d’une vision partiellement juste des rapports de domination un point
de vue pertinent sur la position même du diariste. Le Journal est un
genre souvent pratiqué par des intellectuels occupant une position in-
termédiaire dans le champ symbolique, ceux qui ont l’impression
d’être médiatiquement inaudibles. Le diariste est l’écrivain dégradé –
la fascination de Camus pour la graduation des discours s’explique
peut-être aussi par là.
Enfin, le trait progressiste le plus évident du Journal concerne la
question érotique, moins par l’exhibition d’une homosexualité qu’il
aura contribué cependant à rendre plus visible dans le paysage, que
par la politisation indirecte de la question sexuelle. Dénigrant le chan-
gement ethnique du parc humain sur un mode que ma grand-mère af-
fectionnait déjà, Renaud Camus émet en écho une théorie antiraciste
fort juste selon laquelle la multiplicité ethnique a pour effet d’érotiser
le paysage français (HC, p. 493 ; RM, p. 306-307). Ici, on ne peut que
saluer l’avancée d’un auteur qui politise le corps et répond aux effets
d’exclusion raciale.
On le voit, la dimension bathmologique du Journal est réelle, au
sens où le message du texte comporte des zones qui entrent en conflit
avec les positions réactionnaires dont on le crédite paresseusement.
LE JOURNAL DE RENAUD CAMUS EST-IL BATHMOLOGIQUE ? 147

Les opinions de Renaud Camus sont donc passibles d’entrer dans une
réversibilité du sens. La perspective d’un Camus jouant un rôle de ré-
sistance dans le champ rhétorique miné par l’autocensure et la déri-
sion, se tient, quitte à prendre l’auteur à son propre piège : le Journal
apparaît en effet comme un texte miné par son démineur même.

Penser l’obscène ?
Renaud Camus se livre à une définition de l’obscène qui, jusqu’à ce
qu’elle se retourne en son contraire, est bathmologiquement remar-
quable. Sa finesse rhétorique lui permet de bâtir une théorie de
l’obscène, « notion qui m’a préoccupé toute ma vie » (GT, p. 160). Se-
lon lui, l’obscène « c’est ce qui n’a pas de possible contraire » (Salle,
p. 104), c’est-à-dire l’opinion qui n’asseoit sa force que de sa certitude
d’être unique. La doxa est généralement obscène, en tant qu’elle do-
mine sans partage et sans imagination le spectre des discours.
Or, tout en menant cette analyse, Renaud Camus la détruit paral-
lèlement : la bathmologie intervient sans qu’il l’ait voulue (elle dé-
passe toujours le sujet), par un effet typique (et délectable) de bascule
du sens. En produisant à son tour des remarques que l’on peut quali-
fier d’obscènes dans la mesure où elles renouent avec une pensée qui
fut dominante (le racisme) ou qui risque toujours de le redevenir, le
Journal de Renaud Camus n’évite pas le piège du second degré
comme « retour » au premier degré. Les remarques que je persiste à
appeler barrésiennes concernant la difficulté à s’identifier avec la
“Miss Pays de Loire”, une « métisse » (GT, p. 467), ou la « surno-
cence des personnes “issues de l’immigration” » (Out, p. 254) partici-
pent, qu’on le veuille ou non, du régime de l’obscène en tant qu’elles
représentent la doxa d’une forte partie de la population française.
D’un point de vue discursif, racisme et antiracisme vont de pair,
le second ne valant que comme discours obligatoire (donc : sans va-
leur) et le premier comme discours impossible. Or ce n’est pas parce
qu’on tient un discours “politiquement incorrect” qu’on obtient de fac-
to un brevet d’originalité littéraire ou de pensée neuve. Le “contre-
politiquement correct” n’attribue pas de valeur automatique aux énon-
cés ; certes il n’en retire pas non plus, mais la bathmologie s’appauvrit
si elle fonctionne seulement par renversement du premier degré,
comme a tendance à le faire trop systématiquement Renaud Camus,
lorsque par exemple il critique la critique du stéréotype de « [l]’Arabe
monté sur un chameau » (Som, p. 562) ou qu’il s’étonne de l’absence
de nocivité du « contraire d’un paradoxe » (Sens, p. 374) – c’est-à-dire
148 THOMAS CLERC

de l’opinion publique. S’il est obscène, comme on l’a fait, de le ré-


duire à ces remarques, il ne l’est pas moins de les minorer, non plus
que de tenter de les justifier dans une interminable correction argu-
mentative qui est sans doute le signe stylistique de cette obscénité : le
ressassement des thèmes n’est pas éloigné d’une rhétorique réaction-
naire qui croit la parole confisquée par des puissances plus ou moins
occultes. Ainsi, ce qu’il y a d’obscène dans la fameuse expression des
« collaborateurs juifs du “Panorama” de France Culture » (CF1, p. 48)
semble échapper à son auteur10. Pour quelqu’un que la lecture conno-
tative excite, n’est-ce pas curieux ? Pour qui déplore la perte du sens
historique, n’est-ce pas un peu fort ? En maniant à l’infini des idées
sulfureuses, la phraséologie de Camus, moins outrancière que rationa-
lisée, n’en est pas moins porteuse d’effets. Les provocations se logent
dans leur forme même, dans la mesure où elles épousent une manie du
détail, tel le listage confessionnel (CF1, p. 408), qui cadre mal avec la
gravité des sujets traités, ou quand elles ne redoublent pas dans
l’énonciation l’indignité des énoncés, par une épanorthose tatillonne :
« Je n’ai pas écrit que ces intellectuels juifs avaient introduit cette
conception désethnicisée […] de la nation. J’ai écrit qu’ils avaient
beaucoup contribué à son succès, et de nos jours à son triomphe. »
(Out, p. 376). Renaud Camus ou la passion des ambages, détours dans
l’expression et autres circonlocutions qui finissent par prendre en
écharpe le sens qu’elles charrient en lui donnant une légitimité discur-
sive d’autant plus forte que rien ne l’arrête. On pourrait appeler “obs-
cénité” cette absence de congruence des moyens aux fins – qu’il a
voulu régler avec la publication de Du sens11. L’obscène n’est donc
pas exempt de sa pensée non plus que de celle de ses adversaires, ce
qu’illustre la pétition dirigée contre lui (K, p. 213) par des intellectuels
qui, ne l’ayant pas lu, se discréditent eux-mêmes12. Mais le comble de
l’obscène est la censure contre la parole camusienne qui donne des
armes à ses adversaires en produisant l’effet inverse à celui escompté.
L’affaire Renaud Camus a montré comment la bêtise tyrannique fonc-

10
Par la suite, Renaud Camus a critiqué son emploi du mot collaborateur dans ce
contexte (K, p. 406).
11
Hommage à Greimas ?
12
Il faut donc faire une différence bathmologique entre ceux qui l’ont critiqué et les
pétitionnaires qui l’ont traqué.
LE JOURNAL DE RENAUD CAMUS EST-IL BATHMOLOGIQUE ? 149

tionnait sur l’interdit de parole, faute d’autant plus notable que les
champions de l’anti-censure changent d’avis lorsque les énoncés ne
cadrent pas avec leurs conceptions intellectuelles. Si je ne partage pas
les points de vue de Renaud Camus, je refuse « l’arme absolue de
langage » (Etc, p. 28) qui consiste à discréditer d’emblée un adver-
saire. Le fascisme est autant une méthode discursive qu’une idéologie.

Intelligence de la bathmologie, bathmologie de la bê-


tise
Un des traits bathmologiques du Journal est donc la coprésence de
fulgurances et de stéréotypes subsumée sous la notion ambiguë de li-
bre parole. Si le fait d’assumer une certaine « joyeuse imbécillité du
journal » est thématisé (Salle, p. 247), les points d’intelligence du
texte sont légion : le haro sur la petite-bourgeoisie planétaire, le mé-
pris pour la dérision médiatique, la révolte devant l’abaissement de la
langue et des manières, la consternation devant l’ignominie des des-
tructeurs de paysage, la détestation de Pennac, Bobin et Pierre Perret
sont autant de régals pour les vermines que nous sommes. Pour autant
l’écueil est tentant de se laisser enfermer dans un lamento à la Philippe
Muray où la sottise éclate par endroits13. La contradiction entre le
culte de la réflexivité et l’assurance de clichés sereinement vécus
comme vérités possibles est problématique. Si le Journal se veut à
l’opposé de la spontanéité débraillée (signe : le c’est vrai que), alors
comment expliquer que Renaud Camus se laisse aller à une idéologie
spontanéiste, partagée par une partie de ses compatriotes, selon la-
quelle il y aurait un peu trop de Noirs dans l’équipe de France de foot-
ball ou de journalistes juifs à France-Culture – phrases qui ne sont pas
textuellement de Camus mais qui correspondent à leur contenu expri-
mé sous forme dégradée, non littéraire ? Là, bien entendu, est la diffé-
rence notoire : le combat de Renaud Camus concerne la forme de pro-
pos que leur déformation par le règne médiatique a rendus selon lui
non avenus. Mais, on l’a vu, le simple fait de ratiociner sans frein peut

13
Les remarques sur Perec dans Le Château de Seix, p. 76, par exemple.
150 THOMAS CLERC

être aussi déformant que le résumé journalistique14. La forme servirait


alors à faire passer un contenu aussi peu différent que possible des ar-
tefacts que je viens de créer et qui, loin d’être le fait d’un solitaire,
rencontrent un assentiment populaire. La rationalisation d’idées dou-
teuses ne les fait pas oublier en tant qu’idées douteuses puisqu’elle les
admet comme possibilités et contribue à les asseoir par leur ressasse-
ment même. En ce sens, Camus semble dépassé par ses facultés bath-
mologiques, qu’il sacrifie à la répétitivité du questionnement sans
frein15. Il faut “savoir en finir” avec des thèmes qui peuvent se retour-
ner contre qui ouvre la boîte de Pandore.

La bathmologie, une ruse ?


Si séduisante qu’elle paraisse, la méthode bathmologique rencontre
donc ses limites dans la mesure où le décrochement du sens ne fonc-
tionne pas autant que le préconise le sujet Camus. Non seulement les
thèmes qu’il brasse sont toujours les mêmes, mais l’approche qu’il ré-
serve à ses objets de réflexion favoris s’avère plus hiérarchique que
bathmologique. La bathmologie relèverait-elle alors d’une illusion,
voire d’une ruse pour masquer l’évolution, de plus en plus sensible, du
diariste vers ce qui relève moins d’humeurs que de stéréotypes ?
Le problème vient d’abord de l’obsession du thème des origines,
qui revient trop souvent pour qu’on ne puisse pas avoir un doute non
pas sur le racisme de Renaud Camus (le mot est trop fort), mais sur la
part de racisme qu’il y a en lui : son racisme est lui-même bathmolo-
gique, inexistant en ce qui concerne son hostilité envers les autres,
mais non impur quant à son attachement au fait ethnique. Or la ques-
tion des origines semble à l’opposé de toute bathmologie, car
l’assignation à l’origine, où Renaud Camus voit un principe de saveur,
réduit l’être à ce qu’il a de moins construit en lui. Monolithiques, na-
turelles, constamment rappelées dans le monde actuel, les origines
mériteraient un traitement que ne leur réservent ni l’actualité ni le
Journal. En outre, la connotation vient bathmologiser la définition des
mots : de même qu’un accent ou une tournure trahit le message, de

14
Sur l’allongement des points de vue pour les rendre « plus admissibles », voir Re-
tour à Canossa, p. 264.
15
Il légitime la méthode de l’objection infinie dans Hommage au Carré, p. 132.
LE JOURNAL DE RENAUD CAMUS EST-IL BATHMOLOGIQUE ? 151

même le sens dérivé trahit l’énonciateur. Autrement dit, et pour re-


prendre un topos connu, le style est la vérité seconde du contenu. De
ce point de vue, et pour enfoncer le clou, la malheureuse expression
des « collaborateurs juifs » a quelque chose de comique dans le sinis-
tre, qui invalide l’attention au langage journellement préconisée par le
spécialiste ès-lettres françaises. Qu’elle soit effet voulu, faute ou pro-
vocation inconsciente, l’antisémitisme contextuel d’une expression
qui assimile les collaborateurs aux juifs (et vice-versa), vient trahir
l’ambiguïté de Renaud Camus à l’égard de gens dont le point de vue a
selon lui tendance « à se substituer à la voix ancienne de la culture
française et à la couvrir » (CF2, p. 330) dans une perspective essentia-
liste de ladite culture. Certes, l’expression « collaborateurs juifs »
(CF1, p. 48) n’a en elle-même aucune signification antisémite au plan
de la dénotation ; mais c’est à la lecture par connotation, réclamée par
la bathmologie, que l’expression se teinte d’une charge pénible. Re-
naud Camus a sur ce point une faiblesse théorique ou une mauvaise
foi confondante, qui suspend son idéal bathmologique, puisque faire
croire que la signification puisse être juste littérale, alors qu’elle dé-
pend du contexte, des énonciateurs et du poids historique des mots –
telle est précisément l’une des conquêtes de la modernité – est une
faute dont cet exemple n’est malheureusement pas un hapax. Ainsi
dire que « la France ne peut pas être un pays métis, un pays noir ou un
pays musulman, même en partie » (GT, p. 467) est une déclaration
claire. On imagine sans peine les rétractations infinies que son auteur
pourrait lui faire subir, il n’en reste pas moins que l’hyperbate qui la
soutient la fait entrer dans la zone dangereuse du déni de réalité.
La question importante concernant la valeur du Journal n’est
pourtant pas de se demander si Renaud Camus est ou non antisémite
(Du sens a répondu à ce soupçon) mais de saisir son erreur via la mé-
thode bathmologique à laquelle il se veut si fidèle. Le scrupuleux
usage qu’il dit faire des mots entre en conflit avec des expressions à
l’arrière-plan idéologique chargé. Philippe Lançon16 a montré que Re-
naud Camus n’était pas antisémite en raison du contexte général de
l’œuvre, qui joue avec des idées tabous (Som, p. 58). Or, l’écrivain a
pour rôle de discuter ces non-dits puisqu’« on parle de tout sauf de
l’évidence, qui ne doit à aucun prix être évoquée – à savoir que la vio-

16
Philippe Lançon, « La mauvaise réputation », Epok, n°13, février 2001, p. 23.
152 THOMAS CLERC

lence dans le pays a une forte composante ethnique » (Som, p. 68).


Néanmoins, à poser toujours les mêmes problèmes de la même façon,
la notion de parole libre s’étiole. La bathmologie tant désirée relève
alors moins d’une ouverture que d’une orientation argumentative qui,
sous couvert de questionnement, présuppose des réponses souvent
fermées. Il existe en fait un lien entre les lubies hétérodoxes de Re-
naud Camus et une certaine doxa qui entretient les interdits de lan-
gage. L’ouverture des débats souhaitée par le diariste se nourrit d’un
silence inverse : c’est une question de posture verbale qui sépare les
parties.

Problèmes de contexte
On sait que Renaud Camus a été attaqué sur une lecture tronquée de
ses déclarations : il n’a cessé, à juste titre, de faire valoir le contexte
comme élément de référence, tant il est vrai qu’on peut assassiner
n’importe qui sur des phrases montées en épingle. La bathmologie ré-
clame donc une attention à l’environnement textuel, qui vient recadrer
le sens des phrases. Une phrase isolée n’a pas de sens, toute la linguis-
tique moderne le démontre, mais se comprend dans un espace dialogi-
que. Or, malgré les traits intermittents de progressisme que nous avons
relevés, le contexte général du Journal ne plaide guère en faveur de
Renaud Camus : les thèmes qu’il brasse sont barrésiens, quoiqu’il s’en
défende non sans aveuglement. Ce n’est pas parce qu’il dit ne pas
s’intéresser à Barrès que c’est vrai – on dirait que pour lui
l’inconscient n’existe pas17.
Pour autant l’antisémitisme n’est pas une question centrale chez
lui et j’ai trouvé scandaleux le fait qu’on condamne une œuvre aussi
vaste sur un fait historiquement essentiel, mais qui joue un rôle mineur
dans le Journal. La question de la représentation des minorités mérite
d’être soulevée – et Renaud Camus a eu le courage de le faire – tant la
nécessité de poser à l’opinion publique des problèmes qui la concer-
nent caractérise les bons écrivains. Perpétuant la logique d’un texte
qui est de ne reculer devant aucune pensée, fût-elle bonne ou mau-

17
Ainsi la référence aux Nouvelles Taches d’encre, la revue créée en hommage à Bar-
rès. Sur Barrès, il expose son point de vue dans Du sens, aux pages 163 et 198, en
s’appuyant sur l’hagiographie de Sarah Vajda.
LE JOURNAL DE RENAUD CAMUS EST-IL BATHMOLOGIQUE ? 153

vaise, selon les canons en vigueur, il est cependant dommage que Ca-
mus, alors que le volume de son Journal le lui permettrait, ne propose
pas d’analyse des raisons pour lesquelles on parle tant aujourd’hui en
France des questions religieuses et raciales. La réponse concernant
l’antisémitisme est connue, mais il la passe sous silence parce que ses
chères “Trente glorieuses” (un mythe auquel il cède avec une dé-
concertante facilité) ont refoulé la question de la responsabilité fran-
çaise vis-à-vis de populations jugées allogènes, pour créer un consen-
sus national qui arrangeait les pouvoirs en place. Une conception pos-
sible de l’antisémitisme serait de dire qu’est antisémite quelqu’un
pour qui les juifs n’existent pas : l’invisibilisation vaut silence, exac-
tement comme pour la question de l’homosexualité ou de
l’ethnicisation de la société française depuis les années 80.

Le problème de la doxa
L’un des problèmes bathmologiques les plus nets que pose le Journal
de Renaud Camus est celui de la doxa, dans la mesure où il tire sa
force d’un contre-discours face à la doxa ambiante des medias qu’on
appellera, pour faire vite, “bien-pensants”. Le grand ennemi est la
bien-pensance de gauche, insupportable quand elle se fait « arme ab-
solue de langage », selon l’expression déjà citée de ce remarquable
sémiologue qu’est parfois Camus. Pour autant, ce combat comporte sa
limite, car aller contre la doxa, c’est, souvent, s’y aliéner. Le discours
du paradoxe n’est pas indemne d’une certaine facilité, notamment
lorsqu’il se retourne en son contraire pour retomber dans la doxa de
premier degré, – ce que l’Affaire a mis en scène de façon aussi pa-
roxystique que bathmologique. C’est toute la critique du « politique-
ment correct » qui se fait jour à travers elle. Le Journal, on le sait, tire
sa gloire de ne pas être “politiquement correct”, en raison de sa domi-
nation prétendue sur les esprits : si « l’idéologie du sympa » est insup-
portable (ce qui est vrai), son contraire sera automatiquement crédité :
or son contraire, c’est l’ensemble des anciens despotismes relookés
modernes. Quand elle fait preuve d’habileté dialectique, la pensée
conservatrice ne procède pas autrement, en feignant de faire de la
doxa une exception. Ce nouveau paradoxe permet de légitimer in fine
le retour à la vox populi contre laquelle l’intelligentsia médiatique, ac-
cusée d’aveuglement ou d’absence de pragmatisme, s’est dressée. Le
troisième degré renoue alors avec le premier.
Ainsi la pensée anti-doxique de Camus rejoint-elle une doxa ré-
trograde, qui scelle l’alliance entre l’èthos d’un individu et celui d’un
154 THOMAS CLERC

idéal réactif. L’œuvre de Renaud Camus est réjouissante (dois-je dire :


était ?) à partir du moment où elle se pose comme une anti-doxa légi-
time. Historiquement, le Journal a pris son essor à une époque où une
doxa de gauche (symbolisée par Le Monde, Libération et France-
Culture) donnait parfois raison sinon philosophiquement, du moins
stylistiquement, à Renaud Camus. Mais à cela deux objections majeu-
res : d’une part, la doxa culturelle est minoritaire par rapport au pou-
voir réel – ce que Camus ne dit jamais – au sens où elle ne représente
pas les préoccupations de la population. D’autre part, la domination
d’une doxa est réversible, et l’Histoire une grande ironiste : le jour où
la doxa change de camp, le Journal perd de facto une grande part de
sa clairvoyance. D’un point de vue bathmologique, tout le problème
est de savoir si la doxa qu’il fustige est encore la doxa dominante –
autrement dit : qui soutient effectivement la version du monde qu’il
récuse ? Qui, par exemple, a dit du bien de son Journal ? Libération,
qu’il se flatte de ne jamais lire18. La question décisive est donc : où est
la doxa aujourd’hui ? Je répondrai d’une façon peu camusienne (c’est-
à-dire que je n’argumenterai pas ad nauseam) : la doxa est à droite. Si
on accepte cette hypothèse, il faut admettre que Camus est alors à
l’unisson du monde qu’il prétend combattre ; or, si son Journal est
aussi bathmologique qu’il le prétend, il lui faut réviser son tir. Autre-
ment dit : Renaud Camus redeviendra-t-il « de gauche » ? (GT, p. 404)
Un examen du Journal fournit alors la réponse (négative) : loin de
changer de point de vue, Camus s’est mis au contraire à durcir son
propos19.
La question est en fait plus subtile : la doxa du temps est libérale,
puisque le clivage gauche/droite a été, postmodernité oblige, com-
plexifié par le paradigme modernité libérale/archaïsme antilibéral,
auquel Camus ne semble guère sensible. Camus n’attaque pas le libé-
ralisme économique, mais les traits socio-culturels petits-bourgeois :
opposition plus rentable, car elle le distingue, mais le cantonne dans
une position ancienne qui expliquerait la nostalgie grandissante d’un
Journal qui ne correspond plus aux années où sa verve pouvait
s’alimenter directement à la source de ses ennemis. Un trait de vieil-

18
Dans l’article laudatif du 13 avril 2000.
19
La récente parution (2007) d’un opuscule comme Le Communisme du XXIe siècle
(paru de façon révélatrice chez un éditeur peu légitime, Xenia) en témoigne.
LE JOURNAL DE RENAUD CAMUS EST-IL BATHMOLOGIQUE ? 155

lissement et de durcissement est à l’œuvre durant les pages qui corres-


pondent à la déliquescence des années Mitterrand et de l’immobile rè-
gne chiraquien. Le sarkozysme rajeunira-t-il Renaud Camus ?

Ouvert la nuit, fermé le jour


A l’opposite d’une image bathmologique de l’écrivain, je soutiendrai
que l’absence de contrastes fait désormais de Camus un personnage
trop prévisible. Certes, les appels à l’art compensent la part réactive
du Journal mais dans la mesure où ils se font au nom d’une concep-
tion de la beauté perdue, ils aggravent son cas : juger l’art ainsi, c’est
s’exposer, au pire, au conservatisme, au mieux au modernisme puriste
reflété par ses goûts. Contrairement à une idée reçue, Renaud Camus
aime moins l’art contemporain que certaines tendances, disons green-
bergiennes20, de l’art moderne : Picabia ne trouve guère grâce à ses
yeux, puisqu’il ne sait pas peindre (Out, p. 488, 585). On pourrait faire
le même constat sur sa détestation de la culture populaire (qui est pour
lui un oxymore), reposant sur les mêmes principes : ce n’est qu’au
nom d’une vision élitiste qu’il peut asséner que Charles Trenet est
moins important dans l’histoire culturelle que Balthus (Som, p. 83), ou
qu’il faut « vraiment ne pas aimer la peinture, pour aimer Magritte »
(CF2, p. 483). Ici, le tour de passe-passe est un peu gros puisque c’est
une conception de la peinture qu’il fait sienne (celle de la peinture-
matière contre la peinture littéraire) mais qui n’étant guère étayée,
tombe dans l’ornière du goût académique, un goût parmi d’autres, et
plutôt moins valable que d’autres. Il y aurait bathmologie s’il pouvait
apprécier des esthétiques diverses, ce qui n’est pas le cas. Ses défen-
seurs ont donc tort de voir en Camus un sujet décentré. Frappe au
contraire la récurrence obsessive des topoï (dont il est si conscient
qu’il va jusqu’à dire qu’il a un côté « Noël Roquevert » – Etc, 163),
relevant d’un èthos réactionnaire. La dimension obscène du texte ca-
musien vient se loger dans l’incapacité à se situer positivement
comme un auteur de droite – là où Nabe, plus cohérent, délivre une in-

20
Clement Greenberg, critique d’art américain (1909-1994), expose ses vues moder-
nistes dans Art et culture, Paris, Macula, 1989.
156 THOMAS CLERC

téressante théorie de l’autofascisation nécessaire de l’écrivain contem-


porain, posture trop brutale pour l’esthétique camusienne21.
Je ne demande certes pas un discours de la mesure qui ferait de
l’écrivain une sorte de juste-milieu, mais je crois important de souli-
gner que l’argument bathmologique que l’on emploie pour défendre
Camus est partiellement infondé, et l’évolution de son œuvre assez li-
néaire22. Son discours, sans être finalisé, est néanmoins, sous une al-
lure talmudique, cadenassé, tournant « indéfiniment autour de deux ou
trois idées » (Out, p. 546).

Rebathmologisons !
On voudrait, dans une perspective de défense esthétique de l’œuvre,
que le Journal fasse donc un peu plus de bathmologie, qu’il contienne
davantage de non-empathie avec soi-même. Dans cette optique, le
« [q]uel con, ce Mallarmé ! » (Der, p. 353) fait mouche, quoique (ou
parce que) poétiquement incorrect, ainsi que les passages expérimen-
taux où le stock de phrases aboutit à une sorte de discours inassignable
vertigineux (HC, p. 563 sq). Malgré ces tentations, le Journal s’avère
plus uniforme que la variété des jours ne le laisserait supposer et que
sa théorie trop faible de la bathmologie, qui n’est pas poussée dans ses
conséquences subversives, ne le suggère. Les volumes successifs
n’offrent guère de renouvellement en se crispant sur les attitudes que
l’on sait. La captation du lecteur ne peut alors se faire que sur une
base de déjà-vu qui tend à restreindre l’intérêt du texte. En effet, si
l’on envisage la bathmologie sur le modèle de la toupie qui présente
différentes faces aux divers moments de sa rotation, force est de cons-
tater que « le sujet fait du surplace » (HC, p. 356), selon une expres-
sion empruntée à Barthes dans la préface de Tricks. Renaud Camus ne
pense pas assez contre lui-même. Trop sûr, le Journal manque d’une
dynamique qui créerait la surprise ; inféodé à la croyance dans la per-
manence, le « sens multidirectionnel » (HC, p. 390) qu’invoque son

21
Bien qu’il dise ne pas être de droite, il annonce à la page 94 du Communisme du
XXIe siècle voter pour Philippe de Villiers.
22
Jean-Marie Roulin l’a bien montré dans « D’une éthique du trick aux mythes de
l’origine » in Renaud Camus écrivain, Jan Baetens et Charles A. Porter, éds., Leuven,
Peeters, 2001, p. 97-118.
LE JOURNAL DE RENAUD CAMUS EST-IL BATHMOLOGIQUE ? 157

guide n’est qu’un leurre et fait place au contraire à une fidélité à lui-
même qui s’avère beaucoup moins riche sur le plan de la lecture que
ne le serait une esthétique de la traîtrise dont l’Affaire a figuré le cli-
max.
La légèreté de ses vues esthétiques et sociales irait alors de pair
avec leur récurrence, le tarissement de vision obligeant l’écrivain à
passer, d’une publication l’autre, à un genre différent23. Il y a en effet
conflit entre l’ambition intellectuelle qui est la sienne et la faiblesse
des analyses, notamment médiologiques, qu’il propose.

Bathmologue ou médiologue
Si Renaud Camus se veut bathmologue, activité qui suppose un cer-
tain pluralisme conceptuel, cette faculté, lorsqu’il s’agit de détricoter
le discours médiatique, qui est, semble-t-il, sa principale source
d’informations, s’épuise. Ainsi l’analyse conservatrice qu’il fait de la
société se fonde-t-elle sur des médiations qu’il ne cite pas précisé-
ment, sinon France-Culture, qui est pour lui un régal de bien-pensance
et d’incorrection stylistique. Cela, objectivement, tient-il debout ?
Mais ce sont surtout ses positions sociales qui pâtissent d’une absence
de critique des sources : il semble à Renaud Camus normal de prendre
pour argent comptant le journal télévisé, que Guy Debord appelait « la
poésie du pouvoir ». Le pourfendeur du “naturel” se montre peu
bathmologique lorsqu’il s’agit de désempoisser ce qu’on lui montre.
Renaud Camus, malgré quelques vues, telle l’analyse de
l’importance des médiations dans l’Affaire (RM, p. 733), n’est guère
médiologue : à la différence de Barthes, il a tendance à prendre le re-
présenté pour le réel, comme un électeur prend le journal télévisé –
cette construction idéologique du fascisme ordinaire – pour le reflet de
la vraie France. C’est là que le système contre-doxique élaboré par
Camus s’écroule : jamais il n’envisage que les images qu’on lui mon-
tre puissent relever d’une performativité douteuse, préconstruite selon
les intérêts de l’ordre en place. Ainsi, montrer le désordre, c’est évi-
demment justifier les discours simplificateurs qui ont propulsé Le Pen
dans le paysage audiovisuel et politique depuis vingt-cinq ans. Certes,

23
Un livre comme P.A en est la preuve. Le discours s’y dissémine.
158 THOMAS CLERC

Renaud Camus se livre parfois à une brillante analyse des rapports en-
tre l’image et le non-commentaire que le journal télévisé lâche d’une
façon pseudo-objective (K, p. 53 ; Som, p. 69). De ce point de vue, il
endosse le rôle historique de l’écrivain qui est de dire la vérité sur la
situation sociale, mais il feint de ne pas voir le caractère pernicieux
d’une information qui montre au bon peuple que les “jeunes”, Noirs et
Arabes de préférence, sont des voyous, ce que l’image, en son asé-
mantisme profond, cherche (et réussit) à induire. L’image que Renaud
Camus a de son pays entre en coïncidence avec celle que lui sert TF1 :
inattendue conjonction de l’éthos aristocratique et de la marchandisa-
tion des esprits, qui sont l’avers et le revers d’une même monnaie. Po-
lémiste attentif à la médiocrité du paysage audiovisuel français, Re-
naud Camus exagère un peu : pour lui le P.-D.G. de TF1 a moins
d’influence qu’un “prof” de français.
D’un écrivain si soucieux des formes de transmission, si rompu
aux nuances de discours, aux degrés de langage, on attendrait un peu
plus de discernement. Le discours prétendument factuel qu’il tient se
double d’une tendance prescriptiviste : si « [o]n ne peut pas effacer
l’origine » (K, p. 130), alors Renaud Camus et les islamistes sont sur
la même longueur d’onde – désespérant. Sa phrase sur les « discours
qui passent […] comme des autobus » (BVP, p. 81) est belle, mais er-
ronée : jamais on ne le voit prendre position pour la production
d’autres messages, inversés, de populations dont il stigmatise les pré-
tendus représentants. Sa pensée est univoque : jamais de critique
contre les patrons qui délocalisent, mais toujours contre les “profs”
débraillés, jamais de perspective historique de la colonisation mais
toujours le rappel enfermant des origines, jamais une analyse positive
de la culture urbaine mais toujours la plainte du délabrement de la
langue, etc. Or, comme il l’indique lui-même de façon révélatrice
« [m]on problème est que je ne lis pas » (Out, p. 423) – aveu gênant
pour saisir un monde auquel il est logique qu’il ne comprenne plus
rien. Aussi sa vision faussée trouve-t-elle son inlassable aliment dans
le brouet médiatique. Il existe pourtant des artistes et des écrivains qui
proposent une autre lecture du monde24 : son silence sur leur existence
rejoint son idée juste de l’inculture des négateurs du contemporain.

24
Tel Richard Shusterman, L’Art à l’état vif. La pensée pragmatiste et l’esthétique
populaire, Paris, Minuit, coll. « Le sens commun », 1991.
LE JOURNAL DE RENAUD CAMUS EST-IL BATHMOLOGIQUE ? 159

Je soutiens donc que le système camusien, pour cohérent qu’il


soit, est vicié en son principe même, puisqu’il plaque une vision aris-
tocratique sur un monde qui ne l’a jamais été que dans son fantasme :
l’unité du fantasme est d’ailleurs flagrante dans ce Journal, qui fonde
une esthétique mais ne résiste pas à l’examen des faits. Cette vision
constituée, littéraire, du monde, mais moins complexe qu’elle n’est en
réalité, relève d’une déploration, celle de ne plus appartenir à la classe
culturellement dominante. Le ton y oscille alors entre mélancolie de la
perte et auto-ironie du perdant, qui séduit et énerve à la fois, puisque
son système rhétorique est plus hiérarchique que nuancé, plus opposi-
tionnel que bathmologique.

Petit bourgeois/petit-maître
Certes, bien des points demeurent justes dans l’appréhension que Re-
naud Camus a de notre époque, et la drôlerie de certaines remarques
en fait un exégète hors-pair ; mais il choisit, ce qui est peu bathmolo-
gique, de mettre en relief les tares de notre société, jamais ses progrès
– un thème incongru qui ne lui chaudrait guère et l’amènerait pourtant
ailleurs. En ce sens il est difficile de rien fonder sur l’esthétique de la
solitude, sinon s’adonner aux charmes d’une lecture insulaire, réac-
tive. J’en reviens donc à l’idée selon laquelle Renaud Camus, sourd
aux idéologies de la démystification ou aux avancées de la pensée
contemporaine, et s’accrochant à une position de résistance indivi-
duelle à ce qu’il tient, d’une façon trop affirmée, pour la doxa du
temps, est bien un petit-maître. Son Journal est un camp retranché,
dans lequel le geôlier et le prisonnier sont une seule et même figure,
qui a trouvé dans le “bien écrire” un salut. Mais suffit-il de bien écrire
et de mal penser pour être un grand maître ?
Le petit-maître excelle dans les genres secondaires, il est le pre-
mier des derniers (ou vice-versa), l’artiste qui invente moins qu’il
n’est virtuose dans un système codé25. La question du rapport entre le
sens et la forme est au cœur de la définition du petit-maître, qui envi-

25
Renaud Camus s’insurge (K, p. 180) contre cette définition qui faisait le nerf de
mon libelle au motif que je ne connaîtrais pas le sens du mot petit-maître. Pour moi le
sens n’est pas limité à la définition des termes mais se recompose dans la tête du lec-
teur.
160 THOMAS CLERC

sage sens et forme de façon originaire et non relationnelle. Corrigeant


ainsi Pasolini, Camus fustige en lui la « foi petite-bourgeoise dans le
sens » (Out, p. 33). En flagrante contradiction avec lui-même, ce n’est
pas le sens dont Camus se veut à ce moment-là l’ennemi, mais bien
l’idéologie de Pasolini, le marxisme ; car on ne voit pas du tout en
quoi l’œuvre de Renaud Camus, et particulièrement son Journal,
échapperait au sens. Il en est au contraire gorgé. Si le sens est une ver-
tu petite-bourgeoise (ce qui reste à démontrer – c’est le stéréotype qui
l’est, ce que Barthes appelait « l’empoissement du sens »), alors Re-
naud Camus n’échappe pas à ce qualificatif. Le petit-maître cherche à
restaurer le sens perdu de ses intérêts. Pour contrer un réel angoissant,
il brandit des mythes qui n’ont plus cours mais ont l’avantage d’offrir
du sens en réserve, tel celui d’une conception raciale ou ethnique de la
nationalité (Out, p. 356). Le petit-maître est celui qui vit dans la nos-
talgie du sens clos qu’il voit finir, et qu’il cherche en vain à maintenir.

Pas si Barthes
Renaud Camus se vit comme un disciple du préfacier de Tricks. S’il a
retenu de Barthes la conception de la bathmologie, il n’a pas tiré tou-
tes les leçons des Mythologies. En effet, la plupart de ses affirmations
sont imputables à un déni de leur caractère mythologique : ainsi postu-
ler que l’effondrement du langage est un trait typique de notre société
n’est pas entièrement faux mais repose sur une croyance mythique se-
lon laquelle le français aurait été autrefois parlé de façon “pure” par
toute la population, ou que la culture littéraire faisait force de loi, ce
qui est insensé. Ainsi Camus raisonne-t-il moins sur des faits que sur
des mythes pervers puisque c’est à travers eux qu’il va forger sa vision
négative du monde. Barthésien au sens où il est sensible au stéréotype,
il s’en fait cependant le prisonnier, et du coup trahit son maître : “les
juifs” est un mythe, “la France” est un mythe, le “déclin” est un my-
the, et les phénomènes bien réels qu’ils recouvrent ne sauraient faire
l’économie de leur mise en discours. Renaud Camus se contente sou-
vent de les reprendre ou de les brocarder sans opérer de démythifica-
tion à leur endroit. Que la culture populaire soit inférieure à la haute
LE JOURNAL DE RENAUD CAMUS EST-IL BATHMOLOGIQUE ? 161

culture est par exemple un topos adorno-réactionnaire26 que jamais il


ne se donne la peine de repenser27. Arrêter une vision du monde est
plus facile que de chercher à le comprendre. Entre Barrès et Barthes,
son cœur bat-il vraiment ? Il est vrai qu’il peut se flatter d’inspirer
Alain Finkielkraut28.
Nostalgique d’un système socio-culturel qui n’est pas une norme
pérenne mais le produit d’un façonnage historique, sa vision de
l’Histoire est celle d’un homme de droite, qui voit les événements
sous le rapport de la connaissance accumulée, moyen de dominer qui-
conque n’a pas cette connaissance – la fameuse phrase sur les prédis-
positions culturelles des individus, qui faisait frémir Finkielkraut,
n’est pas tant une assertion qu’une assignation29. Or, on peut prendre
des domaines dans lesquels Renaud Camus est ignare, et dont il fait
peu mention dans le Journal – le cinéma par exemple, ou horresco re-
ferens, le rap ou la danse contemporaine – parce qu’il les croit infé-
rieurs, pour montrer qu’il se prive par là même de comprendre les pra-
tiques d’une époque qu’il juge par les signes d’une autre. Continuant
d’envisager la culture comme un stock d’œuvres en péril et non
comme une relation vivante aux objets, – ce en quoi il est proprement
traître à Barthes -, Renaud Camus adopte une attitude de fermeture
contraire à la méthode bathmologique.
Quoique sévère, mon analyse n’est pas exempte d’admiration
pour le gentleman du Gers. Il s’agit moins de prendre parti pour ou
contre ses positions, comme l’ont fait ses détracteurs les plus sots qui
jugent un texte par son idéologie (la belle affaire) que de saisir la di-
mension d’un texte qui se voulant à la fois défense de l’autonomie et
fascination pour le monde qu’il dit exécrer, rejoue en son sein les
contradictions même de la littérature, éternellement déchirée entre ten-
tations irrédentistes et désir de draguer le réel.

26
Topos récemment déconstruit par Bernard Lahire dans La Culture des individus, Pa-
ris, La Découverte, 2006.
27
Il s’en prend à un chef-d’œuvre du 7e art, L’Homme qui voulut être roi, de John
Huston.
28
Il serait intéressant de montrer l’influence souterraine de l’aristocrate Camus sur le
républicain Finkielkraut.
29
CF1, p. 330. C’est celle qui ironise sur les « enfances méritantes du côté de la Bas-
tille ».
162 THOMAS CLERC

Oui et non
Il est temps de répondre à la question qui donne son titre à cet article,
sous la forme neutre du “oui et non” : une chose peut être à la fois
vraie et fausse selon le contexte de sa production, de sa transmission
et de sa réception (Salle, p. 67). À la (pénible) question “Renaud Ca-
mus est-il raciste ?”, je répondrais ainsi “oui et non”, au sens où, un
peu comme tout le monde, il possède des zones de racisme en lui. Or
ce n’est pas tant cela qui me gêne, mais le fait que la rhétorique qui
légitime ses positions est fondée sur l’argutie, sur la partialité de son
sens historique et sur l’adhésion à des mythes véhiculés par des me-
dias que son talent bathmologique se devait de lever. Si Renaud Ca-
mus n’est pas assez radical dans sa pratique bathmologique, son excel-
lente théorie du Journal, dont le régime de lecture n’est pas celui d’un
essai, rencontre sa résistance dans l’application concrète de cas : le
tourniquet tourne beaucoup moins qu’on ne le voudrait. A la question
“est-il un grand écrivain ?”, je répondrais également “oui et non”, au
motif que le “grand écrivain” est un mythe peu pertinent de nos jours.
Enfin, à la question de savoir si son Journal est bathmologique, je ré-
pondrai, à l’indicatif, “oui et non” pour toutes les raisons qui précè-
dent. A qui trouverait ces positions trop neutres, je rappellerai, avec
Roland Barthes, que le Neutre n’exclut pas l’intensité30 : moment de
retournement décisif et bathmologique, qui plaide pour le caractère
passionnant du Journal.

Passionnant puisque passionné


L’intérêt du Journal réside en son dialogisme, forme de la bathmolo-
gie. Il faut en accepter le désaccord, d’où naît la psychomachie intime
du lecteur avec l’auteur – ainsi des jugements épidictiques, qui posent
les problèmes propres au jugement de goût. Si Renaud Camus excipe
de sa hauteur pour imposer des vues partiales (règle du Journal), il y a
dans ces pages la constitution d’un indéniable panorama sensible et in-
tellectuel. Le dialogisme qu’il suscite a vertu de transfert : en le fai-

30
Roland Barthes, Le Neutre, Notes de cours du Collège de France, édition de Tho-
mas Clerc, sous la direction d’Eric Marty, Paris, Seuil/IMEC, coll. « Traces écrites »,
2002.
LE JOURNAL DE RENAUD CAMUS EST-IL BATHMOLOGIQUE ? 163

sant réagir, la bathmologie s’insinue dans l’esprit du lecteur, qui os-


cille entre admiration et détestation, éloge et blâme, assentiment et
agacement. Ma virulence à l’endroit de Renaud Camus alterne avec
des moments d’enthousiasme. C’est sur cette note ambiguë que je
souhaite finir.
Barthes disait que « Céline s’est trompé seulement parce qu’il
portait un regard littéraire sur la réalité »31, remarque que Renaud Ca-
mus trouverait sans doute, quoique conforme à ses goûts, peu bathmo-
logique ; mais Barthes, qui, comme son faux disciple, n’aimait pas Cé-
line, savait très bien que ce « tort » politique se compensait d’une
« justesse » littéraire autrement puissante que son délire. Bien qu’il
soit aux antipodes de Céline, Renaud Camus, écrivain traversé par la
littérature, est en partie redevable de la même analyse. Que les prémis-
ses de Camus soient fausses importe peu, car on pourrait dire cela de
presque tous les écrivains. L’important est, fût-elle déplaisante, la vi-
bration ressentimentale de son univers. La médiocrité de ses adversai-
res est de ne pas sentir la passion qui anime cette œuvre sur la place
publique et dans nos forums intérieurs. L’effet du Journal est pragma-
tique : qu’on aime ou non Renaud Camus, force est de constater qu’il
ne laisse pas indifférent. Dans un monde qui la formate et la dévalo-
rise, la prise de parole devient un combat nécessaire. Même si la
bathmologie, cette formidable méthode de nuances, n’est pas toujours
au rendez-vous du Journal, la formation de soi s’y accomplit dans
l’incandescence du dire, raison pour laquelle l’époque d’asepsie et de
pseudo-communication où nous baignons n’a pu que rejeter une pa-
role qui ne coïncide pas avec le conformisme insidieux de ses diktats.
Le génie de Renaud Camus est d’avoir montré a contrario le fonc-
tionnement de la censure des anticenseurs et de l’avoir éprouvé à ses
dépens. S’il faut, selon Robbe-Grillet, « préfér[er] toujours la justesse
de la phrase à la vérité des faits » (HC, p. 33) – la définition même de
la littérature qui apparaît ici ne devient-elle pas, aujourd’hui, intena-
ble ? C’est sans doute l’inadéquation entre la complexité du réel et
l’elocutio pointilleuse de Renaud Camus qui fait de lui un auteur
contestable : non pas son racisme supposé, mais le déploiement des
marques d’une rationalisation de l’inacceptable. Une certaine rhétori-

31
Roland Barthes, « Réponse à une question sur Céline » in Œuvres complètes sous la
direction d’Eric Marty, t. V, Paris, Seuil, p. 1024.
164 THOMAS CLERC

que de la justification interminable revient, en spirale, bathmologi-


quement, définir la forme de son être, qui, faite de dérapages plus ou
moins contrôlés, est sa vérité poétique et son erreur politique. Si la vé-
rité est dans la forme, alors Renaud Camus s’est trahi par la constance
de son obstination à soulever des problèmes réels en termes dépassés.
Associé à une vision du monde hiérarchique, son style ne convient pas
au moderne.
C’est donc le système d’énonciation camusien, et son rapport au
temps, qui fait problème. Sous couvert de bathmologie, ses opinions
demeurent, et son conservatisme ne se trouvant pas infirmé par la qua-
lité de son écriture, il apparaît comme un « réactionnaire de
charme »32. Son Journal vit d’une contradiction qu’Emmanuel Carrère
avait parfaitement analysée : « […] Renaud vit dans une double allé-
geance : aux bonnes manières en tant que membre de la société, à la
vérité en tant qu’auteur du Journal. »33. Modèle topique de tout
homme “normal” ou de tout écrivain qui se respecte, Renaud Camus
est à la fois Alceste et Philinte.

Un rôle dans l’Affaire


Renaud Camus m’a sans doute mal lu en mai 2000 car je n’ai pas été
un de ses chiens, mais au contraire, par le biais d’un genre critique que
j’affectionne, l’éloge paradoxal34, son soutien le plus ambigu. En atta-
quant/défendant Renaud Camus, j’ai été plus bathmologique que ja-
mais : attaquer ses débordements ne pouvait se faire qu’en soulignant
ses qualités d’écrivain ; en le défendant à ce titre, j’ai participé à une
curée qui l’a fait exister plus qu’il n’aurait pu l’espérer – position qui
m’a coûté cher puisque je me suis mis à dos et l’intéressé lui-même
(K, p. 180) et ses détracteurs qui ont senti combien je prenais l’auteur
au sérieux, là où ils ne voyaient qu’un « “écrivain […] au-dessous du

32
J’emprunte cette expression pour la retourner contre Antoine Compagnon qui dési-
gne ainsi Barthes par contresens dans Les Antimodernes de Joseph de Maistre à Ro-
land Barthes, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des idées », 2005.
33
Emmanuel Carrère, « Notes d’un second couteau du Journal », Écritures n°10,
1998, p. 36.
34
Il s’agissait d’un blâme paradoxal, où le tutoiement final est une rupture de ton
bathmologique.
LE JOURNAL DE RENAUD CAMUS EST-IL BATHMOLOGIQUE ? 165

moyen” » (K, p. 226) ou un fasciste. Si je me suis enflammé pour et


contre Renaud Camus, c’est que je connaissais bien son œuvre, que
j’aime et pratique régulièrement. Mon sentiment sur elle demeure, in
fine, ambivalent : dans la mesure où je ne partage ni son univers éroti-
que, ni sa conception aristocratique de l’art, ni son conservatisme poli-
tique, elle m’intéresse à titre d’exceptionnel document d’une sensibili-
té contemporaine ; dans la mesure où je souscris à sa vision polémique
du monde, à son esthétique de l’exposition de soi et à sa passion pour
l’art et la littérature, je puis dire, avec Guillaume Dustan, que son œu-
vre « m’a sauvé la vie ». Ni plus ni moins.
Flatters, peintre et psychagogue,
personnage camusien par l’écrivain lui-même

Paul Léon
Université de Nice

Il est devenu mon meilleur ami. (T,


p. 293)

Avertissement
Passée cette première et lapidaire citation, arriveront, profuses,
d’autres citations. Camus :

L’abondance exceptionnelle des citations est probablement ce qui a frappé


le plus le public et la critique, dans ses “travaux” à leur début [...]. […] Ce-
pendant il s’agit de quelque chose de plus et de plus profond qu’un goût,
vraisemblablement. [...] Tout discours finit par apparaître comme une cita-
tion (en mettant les choses au mieux, ce serait par une trop claire conscience
de son origine [...]). (Etc, p. 46-47)

Ce “goût”, l’auteur, le scripteur1 de ces lignes, le partage totale-


ment, et jusqu’au fétichisme. « Éloge du fétichisme », dit encore Ca-
mus, comme pour lui donner raison, sans compter que « [l]’usage du
mot fétiche et de fétichisme, dans son acception à la fois légèrement
déplacée (par rapport à la vulgate psychanalytique) et infiniment élar-
gie, est apparemment d’origine flattersienne » (Etc, p. 84). Le modèle
d’écrit sans cesse fantasmé est donc le centon, son expression limite.

1
Disait-on du temps de sa jeunesse barthésiano-ricardolienne !
168 PAUL LÉON

Assez peu prisé dans le champ universitaire où ce que l’on attend du


commentateur, c’est le liant, si possible épais, d’une sauce.
Nous offrons cet imparfait centon à Renaud Camus et au premier
de ses personnages, Flatters, le, nonobstant, très réellement incarné
Jean-Paul Marcheschi.

Ouverture en forme de justification


« Il se trouve que Renaud Camus, réplique Jean-Paul Marcheschi deux
décennies plus tard, est mon meilleur ami » (Corb, p. 251). Les mê-
mes mots. Et il ajoute : « Depuis le 11 juin 1978, il ne s’est pas passé
de jour sans que nous nous parlions. ».
Camus ne nous en voudra pas de juger cette dernière formule
l’une des plus belles et fortes d’entre les quelques milliers de pages
parcourues à la veille d’en écrire, concernant son amitié de trente ans
avec Marcheschi, même si c’est l’ami qui la signe. Parfait hommage,
au demeurant, à celui qui conseillait jadis à l’apprenti bathmologue
d’« aller répétant » (on suppose par monts et par vaux, lieux chéris) :
« […] je dirais même moins... » (BVP, p. 119).
S’agissant de bathmologie... Il nous souvient de Roland Barthes
conviant son auditoire du samedi, à l’issue de ce qui devait s’avérer
l’ultime cours au Collège de France2, à une sorte de prolongement en
forme de divertissement marcellien (projection d’images du monde
proustien issues du fonds Nadar). Marcel / Proust, en somme, à suivre
l’usage graphique de l’époque. Camus : « Très grand intérêt pour les
biographies, toujours (même au temps et au sein de la modernité
triomphante, qui les méprisait souverainement). » (Etc, p. 29) ; « Peut-
être n’ai-je écrit cinquante ou soixante livres, au fond, qu’afin
d’intéresser un biographe (c’est la version vulgaire) ou bien dans le
dessein de biographer ma vie, de l’écrire en la vivant, de la vivre
comme une chose écrite. » (Corée, p. 31). Camus avait alors, pour le
coup, une spire d’avance, et l’auteur n’allait guère tarder, à preuve,
d’être ressuscité.

2
Cf. Roland Barthes, La Préparation du roman 1 et 2, texte établi par N. Léger, Paris,
Seuil/IMEC, coll. « Traces écrites », 2003.
FLATTERS, PEINTRE ET PSYCHAGOGUE 169

Posons que le présent divertissement sera flattersien avant que


d’être marcheschien. Quignard, Noguez, Philippe Dagen, Jacqueline
Risset, Camus, il va de soi, Marcheschi lui-même, et d’autres, ont écrit
de Marcheschi. Il était juste, ici, de faire place à Flatters. Mais il sera
aussi question de Marcheschi (et de « l’art contemporain en géné-
ral »).

Définitions
Marcheschi (Jean-Paul), né le 17 février 1951 à Bastia (Corse). Pein-
tre. Vit et travaille à Paris. Ex. : « “Peindre, c’est tenter de rentrer dans
son propre cadavre”, écrit Jean-Paul Marcheschi. » (DF, p. 26). D’où :
un Marcheschi. Ex. : « “Qu’est-ce qui vous ferait plaisir ? a demandé
la dame – Un grand Marcheschi pour mon bureau, a dit Stéphane –
Oh ! a repris la dame, mais vous savez que vous pourriez avoir beau-
coup mieux que ça !” » (Nuits, p. 215). Adj. : marcheschien.
Flatters, nom d’une rue de Paris (voir infra) où résida Marches-
chi à l’époque de sa rencontre (« Jailli d’un buisson de Tricks » (Etc,
p. 86), « le dimanche 18 juin 1978 » (Esp, p. 66)) avec Camus. Mar-
cheschi dit le 11 (voir supra). Flatters – Fl., abréviation courante –
désigne dès lors l’ami, usage quasi généralisé de ce vocable dans le
Journal. Ex. : « Flatters a une théorie réconfortante (il en a de tout
poil). » (FA, p. 274). Souvent associé à moi. Ex. : « Flatters et moi vi-
vons dans la terreur d’avoir à trouver une “situation”. » (Vig, p. 260),
ou encore : « “Mais un jour on paiera ça très cher, toi et moi”, dit-il de
nos mouvements de résistance et d’humeur. » (Salle, p. 71) ; une autre
fois, « très sérieux, songeur, et dans un soupir : “Ce qu’il nous fau-
drait, c’est un peu de gloire...” » (Esp, p. 75). Adj. : flattersien. Et
néanmoins, l’usage de Flatters marque une (très) légère prise distance,
Flatters est un personnage (« de très loin, entre ces pages-ci, la figure
la plus “populaire”, parmi mes lecteurs » (Corée, p. 46)). A distinguer
de :
Jean-Paul, emploi plus rare, celui de l’interlocution, peut-on pré-
sumer, et de l’expression de l’affect. Ex. : « Jean-Paul est la seule per-
sonne que je connaisse dont la conversation me paraisse toucher en
permanence à la réalité des choses et des êtres, des sentiments, des
idées, des gestes. » (GP, p. 120). Jean-Paul, c’est l’initial Jean-Marc
de Tricks : « Il va sans dire que les noms, et tout ce qui permettrait
l’identification des personnes [...] ont été changés. On s’est efforcé,
toutefois, de conserver les connotations de ces divers éléments. » (T,
p. 21). Nous aimons que, Corse maquillé en Breton, le Jean-Marc du
170 PAUL LÉON

texte, invité à se situer sur la carte de Bretagne, réponde du tac au tac :


« “Moi, je suis juste de la pointe […].” » (T, p. 292) 3. En effet.
Conclusion : « [Il est devenu mon meilleur ami.] » (T, p. 293).

Autre Flatters
Paul, François, Xavier (Paris 1832 – Bir el-Gharama 1881). Officier
français. Colonel Flatters en 1881. L’histoire aura retenu ce syntagme
figé : « le-massacre-de-la-Mission-Flatters ».
14 février 1881 : « Brusquement une horde de Touaregs voilés
dévala la pente, la lance en avant. Les deux ingénieurs, le médecin, fu-
rent égorgés avant d’avoir eu le temps de sortir leurs revolvers. Les
puisatiers s’enfuirent ; Flatters et Masson restèrent seuls face à une
ruée hurlante de démons [...]. »4.

Autre temps, 28 mai 2000


« Le colonel Flatters étant en Corse, c’est Sophie Barrouyer qui a pris
la direction des opérations » (K, p. 272). Ce jour-là, c’était, en place
des hommes bleus, de noirs corbeaux qui s’étaient mis à tourner. Flat-
ters, qui avait téléphoné à sa mère dans l’après-midi, venait
d’apprendre « de sa sœur en larmes qu’on aurait retrouvé, peut-être, le
corps de leur frère. Ce qui le donn[ait] à penser, c’[étai]t un manège
insistant de corbeaux, au-dessus d’un point précis du maquis » (K,
p. 217). A Paris aussi, les corbeaux s’acharnaient depuis quelques se-
maines.
Flatters et Camus restèrent seuls – en dépit de la présence de
quelques « Saintes Femmes » (K, p. 201) – face à une ruée hurlante de
démons.
Mais eux, en ont réchappé, et ce propos peut donc se poursuivre.

3
Cf. l’édition « complétée » de Tricks publiée en 1982, Camus y cryptait, en effet,
fort judicieusement Jean-(Paul) Marc(heschi) en Jean-Marc ; le prénom véritable, ain-
si que l’origine du personnage, ont été rétablis dans « l’édition définitive » de 1988
chez P.O.L.
4
Alain Rénac, « Le massacre de la Mission Flatters » in Le Journal de la France,
tome 9, Paris, Librairie Jules Tallandier, 1978, p. 3845.
FLATTERS, PEINTRE ET PSYCHAGOGUE 171

Autre, encore, et pour aérer ledit propos


Flattergeist : écervelé ; flatterhaft sein, être volage, papillonner ; Flat-
terhaftigkeit : inconstance, étourderie, légèreté. Ce n’est pas là notre
homme ! En revanche : mit Flatterzunge, « locution allemande qui dé-
signe une technique d’exécution moderne de vibrato, propre aux ins-
truments de musique à air »5, nous plaît. Une façon, en somme, de
faire voltiger (flattern) sa langue (Zunge) avec adresse. Et par ailleurs
la main, si tant est que l’origine francique du verbe français flatter
(*flatjan), désigne le fait d’en passer le plat (*flat). D’où, caresser, et,
« par extension et sorti d’usage, manier avec douceur »6. S’agissant
d’un éloge de la caresse prononcé par Renaud : « Flatters […] s’est
permis de me traiter de gouin… » (A, p. 108) !

Portrait de Flatters à vingt-sept ans


« [U]n garçon moustachu, pas rasé depuis quatre jours, petit, vêtu de
jeans et d’un blouson bicolore, bleu marine et blanc. [...] il ressem-
blait, avec son nez aquilin, un peu détourné, au fameux premier auto-
portrait du Bernin, à la villa Borghese. [...] Son corps était mince, très
bien dessiné, plutôt musclé. Il avait quelques poils au milieu de la poi-
trine. » (T, p. 289).
L’autoportrait du Bernin figure en couverture des Notes achrien-
nes.
Il existe encore un Jean-Jacques Flatters, père du colonel, sculp-
teur (1794-1845), dont on peut admirer la statue de l’abbé Delille à
Clermont-Ferrand, patrie camusienne, et un Richard Edmond Flatters,
peintre “de genre” allemand (1822-1876). Une solide généalogie.

Titres
Jouons à présent comme le font à l’occasion nos deux héros, au petit
jeu des titres. Exemple : « J’hésitais donc entre Sommeil de personne
et Clair le temps, mais Flatters, décidément most influential, m’a fait

5
Grand Larousse universel, éd. revue et corrigée, 1997, p. 4313.
6
Le Robert, dictionnaire historique de la langue française, 1992, p. 803.
172 PAUL LÉON

pencher en faveur de Sommeil de personne [...]. » (RM, p. 604). Autre


exemple : « Et quelle serait ton opinion, alors, sur Esthétique de la so-
litude ? – Esthétique de la solitude ? Mais c’est un pléonasme ! » (Sol,
4ème de couverture). Pléonasme ? C’est le mot qu’il fallait dire ! Va
pour Esthétique de la solitude ! Titre superbe.
Évidemment, s’agissant de cette brève étude, Quelque chose plu-
tôt que rien a pu nous séduire un temps : le lecteur pourra juger, in ex-
tremis, de la pertinence de la formule. Nous avons estimé judicieux de
la garder en réserve.
Or, stimulé par ces prémices leibniziennes, l’idée nous est venue,
comme fait Cyrano, de varier le ton (mais où avons-nous lu que Ca-
mus n’est pas un grand admirateur de Cyrano, ou si c’était le
contraire ?) Par exemple, tenez :
Bachelardien : Le Feu et l’Air, parce que Flatters est né un mer-
credi des Cendres, le jour même où « Giordano Bruno était brûlé à
Rome sur le Campo dei Fiori » (K, p. 49) ; qu’il est assurément, outre
« les incendies de forêt », l’autre des « deux branches principales » de
la « pyromanie corse » (Etc, p. 115), on verra pourquoi et comment ;
et que Renaud, de son côté, « [p]lus que […] [du] feu », donc, « (Flat-
ters nonobstant) », est homme de « l’air (on dirait aussi bien
l’espace) » (Etc, p. 16), « plus sensible que tout, en peinture (et en lit-
térature, et en promenade) à la présence de l’air et à sa circulation »
(Ret, p. 446). Il se trouve qu’ainsi appariés, les deux mots laissent en-
tendre des attisements dévastateurs. Recalé.
Caronien : La marche de Markeskÿ, parce que Flatters « est tel-
lement écœuré de ses origines qu’il envisage de changer de nom, ou
du moins d’orthographe pour son nom ; et de s’appeler désormais
Markeskÿ, à la caronienne » (Ret, p. 249). « “La Corse, tu comprends,
la Corse, tu ne sais pas ce que c’est, la Corse, je ne peux pas, je ne
peux pas” » (GT, p. 428). « Leopardi n’a jamais tant pesté contre Re-
canati qu’il ne fait contre Bastia, et Sisco » (FA, p. 251). (En dépit de
quoi, confesse Marcheschi : « Il n’est pas un seul de mes rêves, depuis
des années que j’ai quitté la Corse, qui ne me ramène à ce lieu obsti-
FLATTERS, PEINTRE ET PSYCHAGOGUE 173

né. »7). Goût de l’un et de l’autre, au demeurant, pour les causes per-
dues et les mondes effondrés : celui de Philip Roth8.
Caronien, donc, de Caronie, l’imaginaire royaume de Roman Roi,
de Roman Furieux et de Voyageur en automne, mais Caronien plus
encore, suivant l’autre versant du mot : la Caronie, c’est « bien enten-
du le pays de Caron, le passeur » (Etc, p. 35), et l’œuvre de Marches-
chi, « un gigantesque dépôt de nuit, une dictée du sommeil et de
l’inconscient », « le tout sur une lecture de Dante » (DF, p. 41). Ins-
tallation par ses soins d’une Barque des Ombres dans la salle des
Vents du château de Plieux : « “Avec la Barque, dit Flatters, la salle
n’appartient plus au monde des vivants.” » (Salle, p. 139). Mais Mar-
cheschi n’est guère, en dépit du signifiant, homme qui marche (on
songe, par association, à son ambivalence à l’endroit de l’œuvre de
Giacometti qui « a tout à fait raison, lorsqu’il dit et répète qu’il a raté
tout ce qu’il a entrepris » (ChS, p. 41)), tout au plus, homme des mar-
ches, c’est-à-dire des frontières, des confins9. « Longtemps, les pein-
tres ont porté leur origine dans leur nom même. »10 Il serait plutôt,
comme Camus, homme du creusement. Recalé.
Sulpicien : Saint Flatters (de la divine Flamme). La formule est
de l’ami : parce qu’« [il] est vrai que sa générosité est sans limite »
(GP, p. 161) ; parce qu’il

[…] se produit autour de Flatters, et cela depuis des années, un phénomène


étrange : des personnes qui l’ont rencontré deux ou trois fois, et souvent
sans aucune intimité, lui téléphonent ou viennent le voir et s’ouvrent à lui

7
« Unda fluxit sanguine : la dernière image », Entretien de Jean-Paul Marcheschi
avec Paula Gellis in Nocturne – œuvres de 1985 à 1991, avec une préface de Renaud
Camus, Paris, P.O.L, 1991, p. 71.
8
Au détour du Journal, cette anecdote que nous trouvons follement amusante : « Otto
de Habsbourg était en Hongrie, récemment. On lui dit qu’il arrive bien, qu’il y a jus-
tement ce soir un grand match Autriche-Hongrie. “Ah oui ? demande-t-il, contre
qui ?” » (Esp, p. 287).
9
Marcheschi, de marca (germ. marka), ancienn. province frontière, et esco (suff.
germ. isk) qui indique l’appartenance. Littéralement, les marcheschi sont gens des
confins.
10
Jean-Paul Marcheschi, Le Livre du sommeil. Notes sur la flamme la peinture et la
nuit, Université de Caen, Maison de la Recherche en Sciences humaines, 1996, p. 70.
174 PAUL LÉON

des problèmes les plus extraordinairement intimes [...]. Il appelle cela le


Service des urgences. (RM, p. 595)

parce qu’il est « une espèce de saint, et même un saint sans espèce, si-
non celle des superbes » (GT, p. 422), ce qui peut s’expliquer ainsi :

[…] être un grand artiste, un grand écrivain, un grand peintre, c’est comme
d’être un héros ou un saint, une façon, et parmi les plus rares, les plus pré-
cieuses, les plus hautes, de se tenir sur la terre, de gérer son destin, de déci-
der de son temps et de faire face aux dieux – ou de soutenir comme on peut
leur absence. (Etc, p. 120)

Recalé, car « [il] dit que j’ai toujours sous-estimé, en lui, la proximité
du monstre » (Ret, p. 321) !
Montanien : Parce que c’est lui : « […] un type dans le genre [...]
de La Boétie, en plus divertissant. » (Etc, p. 86). Mais on imagine mal
« La Boîti[e] » (RDF, p. 283) jaillissant d’un buisson (voir supra).
Quant à l’hexasyllabe modèle, il y perd une syllabe de façon très
dommageable. Recalé.
Socratique : Flatters psychagogue, parce que Flatters est « une
forme supérieure » du Journal : « […] lui il répond, il commente, il
conseille, et quand c’est nécessaire il dicte. » (Etc, p. 86). (NB : le
concept de psychagogie apparaît chez Platon comme art de conduire
les âmes par le discours, ce que fait d’abondance Flatters, l’homme
aux innombrables “théories”.) De fait, Flatters est « un type dans le
genre de Socrate, en moins vilain » (Etc, p. 86). (“Le Professeur Flat-
ters”, “Maître Flatters”, “Flatters, mon maître”, sont de petites appel-
lations ironiques autant qu’affectueuses : maintes occurrences dans le
Journal). Au demeurant « tant que M. Flatters ne s’est pas prononcé,
on n’est sûr de rien » (Corée, p. 118) ! Il est aussi fait état, s’agissant
de « la psychanalyse sauvage permanente à laquelle il se livre sur
moi », d’un double flattersien : « le professeur Flattersky » et, proche
variante, d’un critique « Flattersowitz » (Esp, p. 187). Va pour Flat-
ters psychagogue ! A condition d’ajouter peintre. Car le peintre est
psychagogue, aussi, en ceci que sa peinture – toujours du côté de
l’Enfer ou des enfers – est une puissante évocation de l’âme des
FLATTERS, PEINTRE ET PSYCHAGOGUE 175

morts : c’est là la première acception du mot11. Peintre et psychago-


gue, donc, comme d’autres, comédien et martyr. Avançons.

L’objet serait...
... de rendre compte sur cette base, autant qu’il se peut, de la relation
psychagogique en question. Mais nul écrit marcheschien à notre dis-
position pour témoigner de ce très réel contrechamp : Renaud psycha-
gogue. Car, précisons-le d’emblée, psychagogie, ainsi entendu, n’est
point pédagogie. (Camus, on le sait, ne déteste rien tant que la péda-
gogie des ministres, chroniqueurs et autres experts, sinon celle des
« enseignants » eux-mêmes qui ont néanmoins cette excuse de
s’adresser à de véritables enfants. Les autres nous prennent pour !)
Tout juste le psychagogue auquel nous pensons, a-t-il fonction de veil-
ler, d’étayer et de “réassurer”. Flatters n’y manque guère depuis trente
ans : « Je serais convaincu d’être ou de devenir complètement fou si je
ne pouvais parler tous les jours avec Fl. qui m’assure, tout de même,
que mes sens ne sont pas tout à fait qu’à moi, que je ne suis pas seul à
voir le monde comme je fais, que je n’ai pas complètement la ber-
lue. » (FA, p. 96). Flatters : moins un ministre de l’Education qu’un
ministre de la Défense. Cette confirmation sans appel : « […] mon
ministre de la Défense, ou des Défenses immunitaires, c’est lui […]. »
(K, p. 258) ; « un bon garde-fou » (Som, p. 438).
Rendre compte : en l’occurrence, restituer un discours, cet omni-
présent, quoique essaimé, discours de l’amitié flattersienne, dont au fil
des années, Renaud entretient son lecteur ; ou pour mieux dire, le si-
muler. Simulation d’une homogénéité, toutes sources et époques
confondues. Point de récit, point de chronologie, point de psychologie,
ou presque (mais « Flatters ne cesse de déplorer l’abandon par le
grand art, et spécialement par la haute littérature, de la psychologie,
laissée pour compte aux romans de gare, alors qu’il y voit le terrain
principal, éternel, du débat de l’être avec lui-même » – GT, p. 129), et
pour ainsi dire, point de “contenu” (d’anecdote).

11
Cf. entre autres, Les Psychagogues, titre d’une tragédie perdue d’Eschyle, première
d’une tétralogie du Retour d’Ulysse.
176 PAUL LÉON

Proposition 1
Flatters, c’est l’alter ego.
« Flatters […] est mon second journal [...] je suis un peu le sien »
(GT, p. 294).
Et tout d’abord ce symptôme :

(Dans toute conversation, ce qu’il entend surtout c’est ce qui se perd ; ce


que l’une et l’autre des parties ne vont pas entendre, ne peuvent pas com-
prendre (concept fantaisiste de taux de perte, dans l’échange : avec Flatters,
taux minimum, entre dix et quinze pour cent. Taux moyen normal, environ
cinquante pour cent. Quelquefois, près de quatre-vingt-quinze pour cent
[…]).) (Etc, p. 154)

Très littéralement :

J’ai souvent l’impression que “Renaud Camus”, le “Renaud Camus” qui me


fait vivre, et travailler, est une invention de Flatters et de moi, ou plus exac-
tement une folie à moi, un mythe, un rêve, que je serais arrivé à faire parta-
ger à Flatters, et où nous nous complairions comme dans une bulle, au mi-
lieu de l’indifférence narquoise du monde – et moi, en symétrie, je serais en-
tré dans la folie “Jean-Paul Marcheschi”, le grand artiste, qui ne paraît pas
non plus avoir convaincu un très large peuple, jusqu’à présent. (K, p. 288-
289)

L’adversité : “thème” omniprésent de déploration. « “Ce qu’il


nous faudrait, c’est un peu de gloire” » (Esp, p. 75), ou, pour plus
d’explication : « Profession : avaleur de couleuvres. C’est celle que
nous prête Flatters, à lui et à moi. » (ChS, p. 145). Camus, lucide en
retour : « Lui et moi […], nous nous mettons constamment dans des
situations impossibles […]. » (ChS, p. 116).
Pareillement embarqués, donc ; sauf concours ponctuel de cir-
constances : « Flatters et moi, nous sommes les vases communicants
du succès. Le mien descend, le sien monte. » (GT, p. 112). « Au mo-
ment précis où je suis plus près que jamais du naufrage, Jean-Paul
chevauche la crête des vagues ». Ce qui, notons-le bien, est l’occasion
de « quelques satisfactions, tout de même » (ChS, p. 300).
Or, de manière générale : « L’avenir professionnel de Fl. ne
s’annonce pas beaucoup plus brillant que le mien. Aussi bien ne se
donne-t-il pas beaucoup plus de mal que je ne fais pour arrondir les
angles du chemin de la réussite. » (FA, p. 185). A cela près :

Il ne me semble pas, pourtant, que son travail ni lui soient aussi radicale-
ment à contretemps, aussi récalcitrants à l’époque, et réciproquement, que le
mien et moi ne le sommes. Je lui vois de bien meilleures chances que je ne
FLATTERS, PEINTRE ET PSYCHAGOGUE 177

m’en découvre de rencontrer un jour un public, des amateurs, des acheteurs.


(FA, p. 185-186)

Jugement confirmé en des termes un rien polémiques, sans doute un


jour de grande lassitude :

[…] Flatters, lui, est extrêmement sympathique. Je ne lui connais pas une
seule opinion révoltante, sinon d’un ordre intellectuel ou mystique auquel
les plus vétilleuses des polices de la pensée sont totalement indifférentes. Il
n’y a rien à lui reprocher. Il ne prête le flanc à aucune critique. Tout ce qui
peut le faire mal voir, ce sont ses liens avec moi. J’espère qu’ils ne sont pas
la seule explication de ses insuccès. (RM, p. 574)

Autre léger coup de griffe :

Je remarque avec amusement […] que Flatters, qui me trouvait bien sévère à
l’égard du monde comme il va quand lui-même ne vivait que dans l’heureux
cocon des relations intimes [...] me dépasse nettement en misanthropie
maintenant qu’il est obligé par l’évolution de sa carrière de se frotter à
l’univers extérieur, aux critiques, aux marchands, aux fonctionnaires de
l’art... (Esp, p. 316)

Reste la sphère de l’intime, essentielle aux amis (même si


« [l]’art est si omniprésent, dans cette “œuvre” et dans cette vie (elles-
mêmes très difficiles à distinguer l’une de l’autre), qu’il est presque
impossible à isoler » (Etc, p. 28)), et la miraculeuse harmonie dont
témoigne d’abondance le Journal, le plus souvent sur un mode lyri-
que : « Hier soir, Flatters et moi, avons dîné chez lui en bavardant
avec tellement d’animation qu’à onze heures et demie nous n’avions
pas encore songé à mettre de la lumière, et que nous parlions dans
l’ombre, la bonne ombre amicale, face au grand ciel de Paris. » (HC,
p. 281). A l’époque bénie de Jean Puyaubert (c’est bien cet homme-là
qui eût mérité le beau nom d’Incomparable...) : « Dîné hier […], avec
trois de mes grands favoris, parmi les représentants, dans mon petit
univers particulier, de la très contestable espèce humaine : J., R. &
Flatters. Et quelle paix semble se concevoir... » (FA, p. 213).
Ou, remontant le temps de quelques années :

Visite dominicale à l’atelier de Flatters […]. Dans cette belle pièce large-
ment ouverte sur le soleil d’un des derniers jardins des pentes de Montmar-
tre, c’était un moment parfait de civilisation, justement, d’intelligence, si
j’ose dire, tacite ou parfois s’exprimant en de brèves et discrètes flambées
d’amitié, d’admiration, de paix, de grande paix chaleureuse, dominicale et
séculaire. (Vig, p. 383)
178 PAUL LÉON

Pièce largement ouverte et flambée d’amitié : l’air et le feu, en effet.


Un cas patent de gémellité, en somme, de siamoisie : « Je crois
que je comprends toujours très bien Flatters, que je ne comprends per-
sonne aussi bien que lui, et réciproquement […]. » (Corée, p. 648).
Or, c’est là compter sans Flatters – car il faut se méfier des vo-
leurs de feu – qui toujours « met un peu d’ordre en se jouant. Et lors-
que tout est bien rangé il met le feu à la maison » (Etc, p. 86), et dé-
clare que

[…] l’amitié n’est pas moins une fiction que l’amour, une construction de
l’esprit, une très précieuse convention qui ne saurait nous cacher cette sé-
vère mais d’après lui non moins précieuse évidence, que nous sommes
seuls, oui, et que tout art, tout écart, toute phrase, toute nuit, ne sont
qu’exercices à l’être toujours davantage. (FA, p. 96)

Voilà en tout cas ce qu’est censé déclarer le « compagnon


d’infortune » (FA, p. 123).
Et néanmoins : ensemble et heureux de l’être (autre symptôme
sûr : « […] j’avais beaucoup trop mangé, car je m’exempte de toute
règle diététique lorsque je dîne chez Flatters. » (Corée, p. 133)). Laeti,
donc (laeti atque erecti, écrit Cicéron, ce que Félix Gaffiot traduisait :
joyeux et la tête haute, il nous faut bien le lui accorder), partageant –
autre nourriture – à chaque coin de rue, pour les visages et les corps,
les mêmes engouements fétichistes, « objet[s] entre nous de discus-
sions sans cesse remises sur le tapis […], tant nous y prenons de plai-
sir », tombant « chaque fois d’accord sur tout », et finissant « sans y
penser seulement […], avec pleine conviction, les phrases de l’autre »
(Vig, p. 131).
Parole de lecteur : « “… amoureux de Flatters comme on ne peut
manquer de l’être en vous lisant” […]. » (GT, p. 149).

“… en vous lisant” : parenthèse


Flatters, le Flatters dont il est ici question, n’existe qu’à travers ce
qu’en écrit l’ami. Il est, indépendamment du fameux pacte de véridici-
té autobiographique12, un fait d’écriture avant que d’être un puissant

12
Cf. Philippe Lejeune, Le Pacte autobiographique, Paris, Seuil, coll. « Poétique »,
1975.
FLATTERS, PEINTRE ET PSYCHAGOGUE 179

effet de lecture. Qu’a fortiori, “il” prenne la parole, c’est encore Ca-
mus qui rapporte et qui signe : nombre de “ses” propos passent par le
prisme (déformant ?) de ce type d’embrayeur : « Flatters trouve que »,
« Flatters estime que », « prétend que », « Flatters me fait remar-
quer », « déplore » (ou « ne cesse de déplorer »), « me reproche » ou
« m’accuse de », etc. Flatters est, à tous les sens, un être de mots, un
être de lettres.
Quant au véritable Marcheschi, il ne sera guère par nous convo-
qué à témoigner directement sur ces questions, mais nous lui avons
donné d’emblée l’occasion d’attester au moins de cela, redisons-le, et
qui n’est pas rien (formule précisément flattersienne), qu’« il ne s’est
pas passé de jour sans que nous nous parlions » (Corb, p. 251). Ca-
mus, de son côté, ne témoigne de rien d’autre.
Autre couche d’écriture, comme dirait le Maître, celle de
l’exégète, lequel n’a l’heur de connaître en personne Camus ni Mar-
cheschi, et qui ne peut se réclamer que d’une assidue fréquentation de
l’œuvre, depuis l’époque, déjà lointaine, de sa découverte comblée du
Voyage en France13. Lui, s’essaie à reconstituer un puzzle dont il a
préalablement détouré les pièces, tout en proie à son imaginaire, à
l’instar, en effet, du lecteur amoureux (cf. : « C’est donc un amoureux
qui parle et qui dit… »14). Et néanmoins, il a le sentiment d’approcher
d’une vérité.

Proposition 2
« Idéal du moi : […] En tant qu’instance différenciée, l’idéal du moi
constitue un modèle auquel le sujet cherche à se conformer »15.
Flatters, c’est l’idéal du moi.

13
Cf. Paul Léon, « Renaud Camus voyageur achrien : visages dans le paysage, agen-
cements » in Le Trait, de la lettre à la figure, vol. 1, textes réunis par B. Bonhomme,
M. Symington et S. Ballestra-Puech, Paris, L’Harmattan, 2007, p. 213-224.
14
Roland Barthes, Fragments d’un discours amoureux, Paris, Seuil, coll. « Tel
Quel », 1977, p. 13.
15
Jean Laplanche et Jean-Bertrand Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse, Paris,
PUF, 1967, p. 184.
180 PAUL LÉON

« Ses phrases sont le seul discours vrai, au sens plein, qu’il m’ait
été donné de rencontrer » (GP, p. 120) :

[…] je ne vois que Flatters sur lequel je ne trouve à formuler, ni même à


ressentir, la moindre réserve. Pas la plus petite ombre. J’ai autant d’affection
pour sa bonté, sa générosité, sa patience (à mon égard en particulier), sa sa-
gesse, que j’ai d’admiration (frénétique) pour la finesse de son intelligence,
pour la rigueur et la subtilité de son jugement, pour la pertinence de son
goût, pour l’originalité de son esprit, et pour son talent. Miracle : c’est l’être
le plus intelligent que je connaisse, et c’est aussi le meilleur (mais nous pen-
sons l’un et l’autre que c’est à peu près la même chose [...]). (Esp, p. 82)

Proposition essentielle, plusieurs fois reprise et variée : « Il


trouve Flatters l’être le plus intelligent qu’il connaisse […]. » (Etc,
p. 155). « Conviction », en revanche, que « la sienne [d’intelligence]
n’est pas adaptée à la complexité formidable du monde sensible, à la
richesse infinie du pensable, au caractère presque illimité du réel »,
(Etc, p. 101).
D’ailleurs, Flatters « a raison (il a presque toujours raison) »
(HC, p. 306), ce qui à l’occasion peut s’exprimer ainsi : « […] Flatters
commence à m’emmerder avec cette manie qu’il a d’avoir raison. Est-
ce que je me mêle d’avoir raison, moi ? » (Der, p. 299). Autre qualité
aggravante : « Il peut être très agaçant, avec sa sagesse. » (GT,
p. 205).
En vérité, « [j]’envie la force d’âme de Flatters [...]. Il est un roc,
que les lames du destin n’entament pas, alors que je suis à geindre
continuellement. Il s’arc-boute sur son travail » (Ret, p. 186). Ajou-
tons le « génie qu’a Flatters […], de donner des descriptions exactes et
de porter des jugements droits » (HC, p. 259).
Et par ailleurs, inconditionnelle admiration pour le « grand ar-
tiste ». Fantasme récurrent de faire de Plieux « le plus grand centre
marcheschien de la terre, un haut lieu de la dévotion à Flatters » (Som,
p. 266). « La grande idée est de faire de Plieux le haut lieu du culte
marcheschien » (Out, p. 329). C’est fait. On pourrait croire d’un thuri-
féraire de Tromova, le « Titan des Alares » (Voy, p. 29), alors qu’il ne
s’agit, bien entendu, que d’un passionné d’Ottokar Lemka, l’auteur
trop rare des caroniennes Conversations dans la barque des Morts
(Voy, p. 31) ! S’agissant de l’exposition Phâo : « On ne voudrait croi-
ser que des dévots – non pas nécessairement des dévots de Flatters,
mais du silence ou du recueillement, de la flamme ou de l’écriture
brûlée : des dévots en soi, épris d’absence à soi-même et fervents de
ravissement. » (Ret, p. 350).
FLATTERS, PEINTRE ET PSYCHAGOGUE 181

Corollaire : « […] je ne vais pas me mettre à acheter des Mar-


cheschi, tout de même ! J’ai toujours l’impression que c’est moi qui
les ai faits ! » (CF1, p. 369).

Proposition 3
« Eh bien, somme toute, l’art de la rhétorique n’est-il pas “l’art d’avoir
de l’influence sur les âmes” (i.e. : une psychagogie), par le moyen de
discours prononcés non seulement dans les tribunaux et dans toutes les
autres assemblées publiques, mais aussi dans les réunions privées, un
art qui ne varie pas en fonction de la petitesse ou l’ampleur du sujet
traité ? »16
Flatters, c’est le psychagogue.
Barthes reprit jadis la notion socratique de psukhagôgía à propos
du « discours amoureux » à l’instant évoqué : une « figure qui vise
toute action d’initiation, d’éducation, de mutation intellectuelle, mo-
rale [...] tout commerce de savoir, toute conduction et transformation
de l’un par l’autre »17. C’était privilégier, contre la figure séductrice
du psukhagôgos qui charme par les mots, la figure de celui qui guide
et qui élève.
Flatters est précisément ce mixte de psychagogue, à la fois com-
pagnon qui assiste (le verbe psukhagôgeîn implique également l’idée
de consoler, de calmer, d’apaiser18, nous y venons), et rhéteur qui sé-
duit, en ceci qu’il est un inépuisable discoureur (« La plupart des théo-
ries sont de lui » (Etc, p. 86)), un virtuose du “mot” et de la formule.
De ces “mots”, Camus agrémente, et quelquefois ponctue, ses déve-
loppements. C’est évidemment très sensible dans le Journal, où ils
fonctionnent comme stimulantes ruptures de ton. Entre mille, et (pres-
que) en vrac. D’une œuvre à prendre en compte, « ce n’est “pas
rien” » (Vig, p. 39) (l’expression revient souvent), et d’un spectacle :
« Tout cela n’est pas nul, comme dirait Flatters […] » (Nuits, p. 129) ;
d’un lieu d’exposition : « “fort” » (K, p. 503) ; d’une opinion parta-

16
Platon, Phèdre (261a-b), trad. L. Brisson, Paris, GF Flammarion, 1997, p. 143-144.
17
Roland Barthes, Le Discours amoureux, séminaire à l’EPHE 1974-76, Paris, Seuil,
coll. « Traces écrites », 2007, p. 237.
18
Cf. A. Bailly, Dictionnaire grec-français, 11ème éd., s. d., p. 2175.
182 PAUL LÉON

gée : « “Pareil.” » (Corée, p. 72) – souvenir amusé d’une réplique en-


tendue ; d’un rituel social : « “Ça fait très postier” » (FA, p. 331) ;
d’un dîner entre les happy few : « des soirées sans surmoi » (A,
p. 294) ; d’un dîner frugal : « Il appelle cela “l’économie de guerre”. »
(ChS, p. 245) ; d’un moustachu, velu, mal rasé : « “Ouahhhh, la
bêêêêête ! ! ! ! !” » (Salle, p. 260) ou plus retenu : « Sympa » (Der,
p. 162) ; d’un emballement amoureux (donc) : « […] on peut dire que
tu l’as pris en plein cette fois... » (FA, p. 322), mais d’un envoi ronéo-
té en guise de correspondance amoureuse : « Comme dit sobrement
Flatters : “Ouhla, ça connote dur...” » (GP, p. 202), variante : « “Ça
connote sec.” » (PA, p. 179). « C’est pour le coup qu’on est dans
l’infra, comme dit l’impitoyable Flatters » (Nuits, p. 230), ou pire,
« dans l’infra-infra » (Der, p. 217) : la faute au diable, probablement,
« ce vieux pro » (Der, p. 307), de fait « [c]e n’est pas tant lui que je
regrette, qu’une structure » (HC, p. 32), etc.
Flatters est, on le voit, un carrousel de langages, et donc une
sorte de mine à ciel ouvert, où puiser le matériau. Prédilection amusée
pour le jargon politico-sémiologico-psychanalytique (celui d’une gé-
nération) « [c]e jargon d’il y a dix ou quinze ans, que Flatters se plaît
à pasticher » (A, p. 253) : « bétonn[er] » son discours (HC, p. 513) ou
être « “repris par le code” » (A, p. 126). On imagine, “en privé”,
d’hilarantes séances de joutes, et en effet : « Flatters faisait ce matin
une parodie très drôle de Sollers et de son indémontable contentement
de soi. [...] un grand discours dont la péroraison se terminait par “tout
me prouve, et je m’approuve !” » (Esp, p. 217).
Réponse probable de Camus :

– Grrand plaisir il [mon mari] aurait eu pourtant, grrrand, grrrand, grrrand,


ça oui, rencontrer un homme comme votre personne, un Français, un pro-
feusseur, quelqu’un que il s’intéresse littératoure, et même littératoure caro-
nienne, oui, oui, grand, trrrès grand. Mais... Mais que d’abord vous entrez,
malgré, que vous entrez, que vous entrrrez, que vous installez vous, non,
que vous asseyez il faut. Pardonnez, pardonnez, la place ici il ne l’y a pas
beaucoup, hein, pour la cause que tous ces livres, hein, terriblement telle-
ment tellement de livres, se mettre où on ne le sait plous... (Voy, p. 57)

Tous ces livres, oui, tous ces livres, « tellement, tellement de li-
vres, se mettre où on ne le sait plous », c’est ce que se dit aussi in pet-
to, les jours de doute, le malheureux “centonnier”... Mais c’est Flat-
ters soi-même qui le réconforte, en l’invitant abusivement à « faire
coïncider les deux frontières qu’il a tracées, celle qui sépare les gens
qui lisent des livres de ceux qui n’en lisent pas, d’une part, et celle qui
sépare les bons des méchants » (A, p. 109) !
FLATTERS, PEINTRE ET PSYCHAGOGUE 183

Pause (et suite de la proposition 3)


Pasticheur, donc, et parodiste ; et pour son propre compte, agitateur de
théories. Impénitent “théoricien”, friand du discours théorique en gé-
néral : « “La théorie, dit le peintre Jean-Paul Marcheschi, c’est le ro-
manesque.” Il lisait Jean Ricardou, Marcelin Pleynet et la revue Pein-
ture, cahiers théoriques comme s’il s’était agi de Gil Blas de Santil-
lane ou des Deux Orphelines […]. » (Sens, p. 215)
Exercice. Vous commenterez en une cinquantaine de lignes, l’un
des aphorismes marcheschiens suivants :

Flatters soutient que « la théorie, c’est l’humour […]. » (Etc, p. 86)

– Il ne faut traiter que la part allégorique de la vie […]. Le réel se soumet.


(HC, p. 25)

– [L]e narcissisme, c’est la vie, […] y renoncer c’est descendre au tombeau.


(HC, p. 415)

– Moi je suis pour les couilles en peinture. (ChS, p. 293)

– La circoncision empêche la peinture, mais elle met à l’abri de la blessure


narcissique. (HC, p. 340)

– [D]épeindre, c’est le contraire de peindre, comme débander de bander


[…]. (Ret, p. 284)

– [S]i j’avais la phobie de la merde, je ne ferais pas de la peinture… (GP,


p. 177)

– [L]e marché, en peinture, a raison, et les cours sont justes […]. (GT,
p. 109)

– Le fétiche, c’est l’épopée. (ChS, p. 35)

– Les bizarres ne sont pas du côté du désir. (GT, p. 189)


184 PAUL LÉON

– [D]’âme, nous n’en avons que trop […]. (FA, p. 94)

– Le sauna est une discipline sur laquelle il ne faut pas transiger […]. (HC,
p. 26)

– [L]es Turcs sont les plus fidèles amis du branleur… (A, p. 230)

Exemple de développement possible, s’agissant de ce dernier


aphorisme : 1. La question du “fétiche”. Des deux fétichismes domi-
nants, celui du glabre (commun, et presque vulgaire), celui (plus sub-
til) du velu. De l’indiscutable appartenance de la race turque (atten-
tion, préciser expressément ici : “comme on dirait la race bas-alpine”)
à l’ordre du velu. De quelques imaginations et pratiques y afférant. 2.
Fidèles amis, mais comment ? In absentia ? In praesentia ? 3. La
question de l’entrée de la Turquie dans l’Europe. L’en dissocier. Met-
tre en garde, éventuellement, contre l’amalgame. Conclure.)

Flatters, donc, a des théories. Chaque jour. Ce jour-là : « […]


théorie […] numéro deux mille neuf cent dix-huit […]. » (GT, p. 109).
Des théories « sur tout et n’importe quoi » (A, p. 56), des « théories
biscornues » (Nuits, p. 264), des « [t]hèse[s] […] farfelue[s] » (Etc,
p. 130), « paradoxale[s] » (GT, p. 109), « curieuses » (Corée, p. 419),
quoique toujours très sérieusement exprimées – et plus sérieuses, évi-
demment, qu’il ne paraît. Exemple : « “Il n’y a pas [en France] un
mauvais tableau peint en 1905.” » (FA, p. 283). Ou, plus pointu : Du-
buffet est « “le quatrième [peintre] de la peinture française au XXe
siècle” » (Esp, p. 342). Méditez, appréciez.
Sans compter ses « transes oraculaires » (HC, p. 340) et autres
« [i]llumination[s] » (ChS, p. 35).
L’ami Camus, de suivre à reculons l’agitateur, ou de se récrier.
Par exemple :

Flatters, dont les idées connaissent une accélération frénétique, ces temps-ci,
disait hier, non sans quelque provocation plaisante à mon endroit, je sup-
pose, mais avec un certain degré de sérieux, néanmoins, que Dubuffet, tout
compte fait, était sans doute un plus grand peintre que Twombly ! La terre
ne s’est pas fendue pour engloutir ce blasphème avec son blasphémateur,
même. (A, p. 12-13)

Or, le litige rebondit de loin en loin : « Flatters s’obstine dans son an-
titwomblisme […]. » (Corée, p. 134), alors même que Twombly
FLATTERS, PEINTRE ET PSYCHAGOGUE 185

« “[c]’est tout ce que j’aime” » (Corée, p. 126), la formule est de Jean


Puyaubert. Autre entreprise de déstabilisation, à propos d’un jugement
de Borges plaçant Verlaine au-dessus de Mallarmé :

– À l’expérience des limites, dit-il, va succéder l’expérience des nuances, et


ses valeurs seront bien plus fines, plus douces, moins égoïstes, moins en-
nuyeuses. Les textes limites, Lautréamont, Mallarmé, Joyce, tout ça, tendent
toujours à exclure leur lecteur, au fond, et ne se soucient pas de lui. Ils im-
pliquent toujours un dogmatisme, un terrorisme, une crise, une secousse,
quelque chose d’abrupt, d’agressif […] ; tandis que les œuvres de nuance,
comme celle de Verlaine, sont libérales, généreuses, ludiques, et vous of-
frent toujours quelque chose, puis autre chose encore, mais à un autre ni-
veau. (A, p. 229-230)

Ce n’est certes pas là caresser Renaud dans le sens du poil, qui au


détour d’une réflexion conjoint en une même phrase et un même
amour Twombly et Mallarmé sous les auspices de Sappho : « […]
pour beaucoup dans mon amour de Twombly – et Virgile, et Keats, et
Mallarmé… » (Corée, p. 135).
En conséquence de quoi : « […] je ferais bien de me méfier un
peu plus que je ne fais des fameuses théories que je ramasse auprès de
lui, sans y regarder de trop près – et qui ne me valent ensuite que des
ennuis. » (GT, p. 119). Faut-il alors en déduire que l’ami Flatters est
un peu trop enclin – ainsi faisait Gorgias, cet « enchanteur des mots »
dont parle Monique Canto-Sperber – à « substituer l’apparence à la
vérité et le plaisir au bien », que son art est un « pseudo-art de flatterie
(le mot est lâché !) et de plaisir (ou de provocation, sa sœur jumelle)
sans règles ni souci du bien »19 ? De nouveau, ce n’est pas là notre
homme, et Flatters pointé du doigt est tout prêt à faire amende hono-
rable :

Comme je m’insurge […], Flatters demande […] :

– J’ai encore dit une connerie, en somme ?

19
Platon, Gorgias, trad. M. Canto-Sperber, introduction p. 33-34, Paris, GF Flam-
marion, 1993.
186 PAUL LÉON

Et moi de répondre en substance :

– Sans doute, mais c’est une connerie comme toutes tes conneries : elles
“brillent un laps” – le temps que se réagencent autour d’elles les sens et le
paysage ; et puis on les jette à la rivière, sans y attacher plus d’importance,
content de les avoir tenues un moment entre les mains, comme un galet.
(Out, p. 74)

Tempête sous un crâne


« Pour ma part, je ne connais personne de plus équilibré, de “moins
fou”, que Flatters » (GT, p. 197), « Flatters est fou surtout. Dans le flot
régulier de nos échanges quotidiens, j’ai tendance à l’oublier » (GT,
p. 428), « [j]’imagine qu’il y a fou et fou, tout de même, sur ce point
comme sur beaucoup d’autres » (GP, p. 200).

Proposition 3 (fin)
Soulignons à présent le rôle du téléphone entre les deux amis : de la
“consultation” psychagogique20 par téléphone (« téléphonage quoti-
dien avec Flatters » (Ret, p. 39)). C’est ainsi, souvent, que se commen-
tent les affaires du jour : « Deux heures de conversation téléphonique
avec Flatters, à l’instant : ces échanges avec lui sont pour moi la Terre
mère qu’il suffit à Antée de toucher du talon pour que lui soient ren-
dus les forces et le sens. » (Salle, p. 328). Les affaires du jour ?
L’argent : Renaud, le vulnérable, est symptomatiquement tou-
jours “à découvert”. Précieuse amphibologie. Flatters y pourvoit, lui
qui donne sans compter dans la rue : « […] “Ça, c’est la folie même,
dit-il : être incapable de donner...” » (GP, p. 210), « car quiconque, dit
mon maître, accepte pour soi l’humiliation de mendier, c’est qu’il
manque à sa vie quelque chose, et qu’il a besoin de secours, quand
bien même ce ne serait pas deux francs » (GP, p. 162). Nonobstant, il
semble bien que le « malheureux Flatters […] témoigne d’une aussi

20
Psychagogie en ce sens : « Application de la psychologie à la direction morale de
soi-même et des autres » (P. Foulquié, Dictionnaire de la langue philosophique, 4ème
éd., Paris, PUF, 1982, p. 586).
FLATTERS, PEINTRE ET PSYCHAGOGUE 187

radicale inaptitude que la mienne à gagner trois sous » (FA, p. 123).


En dépit de quoi, « j’ai arraché, d’ailleurs sans difficulté, sinon ma
propre mauvaise conscience (mais j’ai surmonté cet obstacle), mille
euros au pauvre Flatters » (Corée, p. 107). Dès lors, c’est très injuste-
ment, s’agissant de « mes problèmes financiers », que les correspon-
dants de la Société des lecteurs

[…] fort habitués, ne se font pas beaucoup de souci pour moi dans mes pro-
blèmes financiers aussi longtemps que je suis seul à les traiter [dixit Sophie
Barrouyer] ; mais qu’ils s’affolent et qu’ils sont accablés et convaincus
qu’un désastre imminent se prépare quand j’écris :

– Je crois que je vais demander conseil à Flatters. […]

– Oh non ! Non ! Non ! Surtout pas ! (Corée, p. 47)

Affaires connexes : l’immobilier. Renaud a la castellomanie ins-


crite dans les gènes. Dossier connu. Il perd un temps précieux en de
vaines rêveries d’achat, de vente, de revente : « “La seule chose qui
compte, c’est ton œuvre, [me] dit-il. Et tu ne peux pas la compromet-
tre en te laissant ronger par des soucis inextricables […].” » (Der,
p. 290). Mais qu’il se fasse malmener dans l’opération : « Flatters est
tellement ulcéré par ce comportement à mon égard qu’il prend en
charge toute ma possible indignation, et m’en dispense en quelque
sorte. » (ChS, p. 161).
Le “travail”. « Les acteurs ne jouent plus guère, ils travaillent,
comme tout le monde » (RDF, p. 254) ! « Flatters […], qui est à
l’ouvrage dix ou douze heures par jour sept jours par semaine, ne
songe pas à nommer travail, je crois bien, pareil acharnement » (Esp,
p. 176). Mettons que les deux amis parlent des “travaux” en cours.
Parlent ? En l’occurrence, ce que Flatters sait (peut) faire de mieux,
dans ce domaine, c’est d’écouter :

Très abattu, comme il se voit : déprimé, fatigué, inintéressé par tout. Pour-
tant un quart d’heure de conversation avec Flatters suffit à me redonner as-
sez de force et de curiosité du monde pour affronter debout la journée, ou
assis face à cette machine. C’est une vertu qu’il partage avec les saints, je
suppose : il n’a même pas besoin de parler, il n’est même pas indispensable
qu’il se montre ; il vous écoute, il dit deux ou trois mots, et vous voilà dé-
chargé, au moins pour quelques heures, de ce qui pesait tellement lourd sur
vos épaules que vous ne pouviez ni ne vouliez plus avancer. (ChS, p. 139)
188 PAUL LÉON

Thérapie quelquefois miraculeuse dans ses effets : « Mais que je


puisse écrire quelque chose, voilà bien ce que je dois entièrement à
Flatters. » (HC, p. 74). Ainsi notre nouveau colonel accomplit-il, avec
succès, pour le coup, quasiment jour après jour, son inlassable “mis-
sion” auprès de l’ami écrivain.
Les démêlés avec le reste du monde. Nombreux. C’est pas à pas,
tout le Journal de l’Affaire qu’il faut relire à ce sujet. Flatters assiste.
Mais le prévenu n’est pas toujours docile : « […] même Flatters est
indigné de ma bêtise, de mon inconscience, de mon art de rendre tou-
jours plus difficile la tâche de mes défenseurs et de ce qu’il appelle
“ton génie pour scier la branche sur laquelle tu es assis”. » (K, p. 441).
Et Flatters, plus d’une fois, « m’incite à la méfiance, pourtant le
moins flattersien des sentiments » (Ret, p. 91).
Les choses de l’amour. Sujet inépuisable. Et tout d’abord, cent
fois répété, ce conseil de base, si difficile à suivre, « “aime qui t’ai-
me” » (FA, p. 221), ou, sur un tout autre mode, lacanien : « “Débar-
rassez-vous de ce type-là !” » (Ret, p. 133), car le « professeur Flat-
ters », « avec son sens clinique impitoyable », sait généralement
« d’emblée [mettre] le doigt sur la faille » (HC, p. 109). A propos du
même : « Je me suis interrompu hier pour mon téléphonage quotidien
avec Flatters. Comme d’habitude il a renversé les perspectives – mais
plus radicalement encore que d’habitude. [...] rarement vu aussi vio-
lent et sûr de son fait […]. » (Ret, p. 39). Flatters est alors furieux et
« menace de rendre son tablier de Grand Vizir » (Ret, p. 140) ! Mais
en vérité, la dureté sied mal à Flatters, on l’aura compris, et plus
d’une fois, sans doute, il prend « au téléphone […] la responsabilité de
réinstiller en moi une vague espérance » (Ret, p. 115). Flatters, en re-
vanche, à en croire Renaud, se plaît à déclarer à propos de ces “cho-
ses” : « “C’est le seul domaine où tu n’as aucune influence sur moi”,
dit-il. » (Nuits, p. 179) ! Conclusion : « Flatters a raison : l’idée dont
nous pouvons le moins nous accommoder, c’est l’idée que nous ne
sommes pas aimés. » (Ret, p. 178).
Saint Flatters, donc, au risque d’en abuser. Ange gardien : que le
chauffage tourne au ralenti à Plieux, « je serai bien avancé si je tombe
malade, […] le froid est très mauvais pour la santé, spécialement pour
les os » (Corée, p. 566) !
Or, qu’il advienne qu’il soit « assailli de problèmes familiaux
monstrueux » (drame dans la fratrie lié à la mort de son père en 1989,
agonie et mort de son ami Oyosson en 1995, disparition tragique de
son frère en 2000), « il ne peut pas [les] négliger éternellement en ma
faveur » (K, p. 179). Reste pour lui à se protéger, s’il le peut (cf. cette
FLATTERS, PEINTRE ET PSYCHAGOGUE 189

rassurante remarque de Renaud : « Je raconte à Flatters mes ennuis,


comme d’habitude. Mais lui est sous le coup de chagrins bien plus
graves. Il est accablé par la mort du prince André, dans Guerre et
Paix. » (K, p. 23)). Rarement, presque un hapax : « Une conversation
téléphonique avec Flatters m’a plutôt déprimé, hier soir, et j’ai très
mal dormi […]. » (Corée, p. 509).
Au détour du Journal, une fois, cette pensée, très camusienne,
d’homme du creusement : « Où est l’intérêt ? Où est l’intérêt dans
l’amitié, par exemple ? Dans l’amitié pour Flatters je n’en vois guère,
à moins de placer l’intérêt bien haut (car il est bien vrai que “j’y ga-
gne” ; mais alors tout est intérêt...). » (Salle, p. 81).
J’y gagne... le « bonheur d’avoir Flatters ici » (Vig, p. 130) ; j’y
gagne, à l’inverse... qu’il « me tient compagnie en permanence, même
quand je ne le vois pas » (HC, p. 311).
Plus simplement encore, en des termes quasi spinoziens : « Je
suis content que Flatters soit rentré chez lui, et de pouvoir de nouveau
lui parler à volonté (ou presque). » (Som, p. 438). Autrement dit : je
suis heureux à l’idée qu’il existe. On l’avait compris.
Bémol. Il se trouve que par bonheur, au tournant de la décennie,
un autre personnage est entré par la grande porte dans la vie de Re-
naud. C’est Pierre, le compagnon. Comment le paysage amical n’en
serait-il pas, dès lors, si peu que ce soit, modifié ? Avec Flatters, « oc-
cupé comme jamais il ne l’a été », « les liens se distendent un peu
[…] : quand nous sommes ensemble au téléphone, Flatters et moi,
Pierre est souvent dans la même pièce que moi, et l’intimité de
l’échange s’en ressent un peu, qu’on le veuille ou non » (Som, p. 229).
Autre bémol qui n’en est pas un :

Flatters et moi, nous n’arrêtons pas de nous quitter. Nous ne prenons au-
cun soin de notre amitié. Or elle se porte à merveille. [...] Est-ce que le se-
cret n’est pas là ? Est-ce que ce n’est pas la bonne méthode ? Est-ce qu’il ne
faudrait pas, pour l’amour, procéder de la même façon, c’est-à-dire ne pas
procéder ? (PA, p. 150)

En somme, ne pas se retourner sur qui l’on aime : enseignement


barthésien derechef (« Fl. pense que Barthes est loin d’avoir encore sa
juste place, qui est immense » (ChS, p. 37)). La leçon d’Orphée.

Proposition 4
Flatters est “la vérité” de Camus.
190 PAUL LÉON

Proposition réversible. Et l’essentiel est ainsi dit, qui sait, de ce


que nous inspirent les deux personnages et leur trentenaire amitié.
L’expression, d’origine flattersienne, souvent déclinée, apparaît
dans le cruel contexte suivant : « [M]ot fameux de Flatters sur Xena-
kis (“La vérité de Xenakis, c’est Françoise Xenakis” […]). » (GT,
p. 204). Il est vrai que Gérard Pesson, naguère, « pour expliquer à
Flatters la position exacte […] de Xenakis dans la musique contempo-
raine, lui [avait] donn[é] pour équivalent pictural Vasarely » (ChS,
p. 14).
Ou si l’on a besoin d’un autre exemple pour mieux comprendre :
« Flatters disait hier soir, pendant le dîner, que pour beaucoup de ses
amis peintres[,] Sollers [...] ne pouvait être pris au sérieux pour la
seule raison qu’il avait écrit favorablement de Louis Cane. Les écrits
sur l’art des écrivains comme test de la vérité de ce qu’ils sont... »
(Esp, p. 304).
Un autre soir, c’est plus trivialement « “la vérité de” Raymond
Barre » qu’exhibe à la télévision son intérieur en forme de « décor
pour “Au théâtre ce soir” » (A, p. 221).
Tout aussi trivial s’il se peut : « Je crains que la vérité du nou-
veau Louvre […] ce soient les hideuses boutiques qui ont fleuri ces
dernières années presque tout le long de la rue de Rivoli […]. Si ce
n’est la vérité du Louvre, c’est celle de son nouveau public, et de la
qualité de sa contemplation. » (Corée, p. 303).
Or, il est, à rebours, des “vérités” qui font honneur : la “vérité” de
Camus, c’est Flatters-Marcheschi, peintre de son état.

Apologue...
... où il est démontré, en guise de récapitulation des quatre proposi-
tions ci-dessus énoncées, la grande humanité, le grand pouvoir
d’humanisation de ladite vérité de Camus. C’est Renaud qui raconte :

Tagine, l’énorme chienne de M. et de Flatters, répudie l’animalité de tou-


tes ses forces. Elle me méprise profondément pour avoir tenté, deux ou trois
fois, de lui parler chien. Elle ne porte pas le moindre intérêt à ses semblables
et se prend, je crois bien, pour une grosse dame amateur d’art. Si on lui met
des lunettes noires, elle est tout le portrait de feue Mme Florence Gould.
Son rêve est de visiter des galeries, et que le directeur, reconnaissant
d’emblée une importante cliente potentielle, lui fasse faire personnellement
le tour de ses cimaises, sans s’apercevoir de rien d’anormal. (FA, p. 132)
FLATTERS, PEINTRE ET PSYCHAGOGUE 191

On aura compris que Flatters ne peut être tout à fait étranger à cet
état de fait !

Contemporains
Nous parlerons à présent de Marcheschi. Marcheschi peintre, donc, et,
n’était le truisme, “contemporain”. Ce serait l’autre suffisante raison
de ce réciproque et indéfectible attachement, en un temps
d’interpénétration délibérée des disciplines artistiques. Le commerce
stimulant de deux artistes, de deux cerveaux qui se frottent, de deux
pratiques qui se rencontrent : ce très révélateur (et savoureux) conseil
de l’ami Jean-Paul au diariste encombré de sa production, circa 1987 :

Peut-être devrais-[tu] transposer ce journal du domaine des lettres à celui


[…] des arts plastiques, l’exposer comme un artefact plutôt que de le pu-
blier, puisque les proportions qu’il prend risquent de le faire sortir du do-
maine du livre, et lasser le plus bienveillant lecteur. C’est une entreprise
folle ? Soit, nous exposerions cette folle entreprise comme telle, la folie
d’un homme qui écrit sans désemparer, et les traces innombrables de son la-
beur insensé. (Vig, p. 124)

Or la « folle entreprise » ici décrite, semble bien être – sauf erreur –,


celle-là même qu’a mise en route Marcheschi, à sa manière et de son
côté, depuis six ans déjà (voir infra) : « Au commencement le livre.
Puis la peinture. »21 !
Il est vrai que « Flatters m[‘a] fait remarquer que ma pratique à
moi est beaucoup plus une pratique de peintre que d’écrivain : Dela-
croix, Picasso, Matisse ne pouvaient pas concevoir de ne pas peindre
en permanence. Ils n’avaient pas d’autre usage du temps » (A, p. 342).
Réciproquement, « [d]e nous deux l’intellectuel [le lecteur, le
penseur] c’est lui », déclare Renaud (Nuits, p. 116) et de renchérir :
« S’il n’est écrivain, c’est qu’il ne daigne. »22.

21
Jean-Paul Marcheschi, Nocturne, op. cit., p. 57.
22
Renaud Camus, « Cavare (notes pour un Marcheschi) » in Jean-Paul Marcheschi,
Paris, Somogy/Editions d’Art, 2001, p. 23.
192 PAUL LÉON

Flash back
Camus, donc, est tombé à vingt ans dans le chaudron de l’art contem-
porain, via, entre autres, ses séjours aux États-Unis (« Je me trouvais
souvent aux États-Unis, à ce moment-là, je m’intéressais beaucoup à
la peinture et spécialement à la peinture américaine, qui me semblait
être alors la meilleure du monde » (Sens, p. 394)), puis à Paris, via
l’amant “W.” et la galerie Sonnabend. Décennie soixante-dix : époque
de ses rencontres avec Warhol, Jasper Johns, Rauschenberg, Twom-
bly, Gilbert & George, d’autres. C’est ce qu’éclairent heureusement,
désormais, les deux volumes récemment publiés du Journal de « Tra-
vers », couvrant la période mars 1976-mars 1977 (et l’on regrette
d’autant « [u]ne trentaine de cahiers d’un journal de jeunesse […] je-
tés dans le vide-ordures d’un immeuble de Sutton Place, à New York,
en 1970 ou 71 » (Etc, p. 108)).
Marcheschi n’entrera en scène que l’année suivante, riche, quant
à lui, d’un passage à Rome où réside Twombly, d’un vif intérêt pour
l’art contemporain : Support(s)-Surface(s), le minimalisme, l’Arte Po-
vera, l’art informel en général, et d’un DEA y afférant. Ajoutons à ce-
la une licence d’histoire de l’art et d’archéologie. Tous les ingrédients
sont là de l’œuvre future (futur)23.
Mais revenons à Camus.

Rappel de quelques faits (d’armes)


Dès lors, les artistes et les œuvres de son temps vont occuper, dans sa
vie et dans ses écrits, une place centrale (« L’art, non plus que la
culture en général, n’est pas un goût qu’on peut avoir ou pas, une pos-
sibilité parmi d’autres. Pour celui qui s’en pénètre comme pour celui
qui le produit, il est vraiment un mode de vie, une modalité de la pré-
sence » (Etc, p. 28)), et son intérêt pour la création contemporaine
(musique autant que peinture) n’est pas le moindre des pieds de nez
qu’il adresse à ceux qui voudraient le réduire, en tous domaines, à un
contempteur de son époque. « Mon ami Flatters prétend [...] que de
dire d’un homme ou d’une femme qu’ils sont cultivés, mais qu’ils

23
Cf. Entretien de Jean-Paul Marcheschi avec Jean-François Mozziconacci, publié
dans le catalogue Phâo de l’exposition niçoise de 1999.
FLATTERS, PEINTRE ET PSYCHAGOGUE 193

n’ont pas de culture contemporaine, c’est une contradiction dans les


termes », « je suis tenté de lui […] donner raison » (PA, p. 70-71).
Raison, en ceci, ailleurs énoncé, que Borges peut parler « de
l’influence de Kafka sur Cervantès », et qu’à suivre Louis Marin, « la
meilleure clef pour comprendre Rubens, aujourd’hui, c’est Willem De
Kooning » (Etc, p. 60). Réciproquement, « Greco prévoit et comprend
tout jusqu’à Picasso, Pollock, de Kooning »24 (dixit Marcheschi).
Pour faits d’armes, donc, les successives expositions présentées
par ses soins au château de Plieux (Jean-Paul Marcheschi en 1993,
Eugène Leroy en 1994, Jannis Kounellis en 1995, Joan Miró en 1996,
Christian Boltanski en 1997, Josef Albers en 1998) et les différents
écrits y afférant : en sus des catalogues par lui préfacés, tiennent lieu
de carnets de bord de ces différentes manifestations, les successifs
Journaux intitulés : Graal-Plieux, La Campagne de France, La Salle
des Pierres, Les Nuits de l’Âme, Derniers Jours, Hommage au Carré.
Autant d’écrits sur l’art, auxquels il faut ajouter, Nightsound,
suivi de Six Prayers, dédié aux œuvres de Josef et d’Anni Albers,
Commande publique, récemment consacré aux artistes du métro tou-
lousain (voir infra), et l’essentiel…

Discours de Flaran
… une très camusienne introduction à « l’art contemporain en géné-
ral », prononcée in situ le 13 juillet 1997, à l’occasion de la présenta-
tion en l’abbaye gasconne du même nom, de la « collection de
Plieux ».
Introduction, et mise en garde sans détour : ce qui s’expose ici
sous le vocable d’« art contemporain », est appelé à « désarçonner »
(telle est la clef du malentendu) le visiteur qui aurait « omis de suivre
l’un ou l’autre des épisodes précédents de l’histoire de l’art, depuis
Cézanne ou Mondrian, mettons, Schwitters ou Malevitch, Duchamp
ou Beuys » (DF, p. 12). Et Camus d’ajouter, à l’attention du même,
lequel pourrait bien ne rien voir – ne voir, littéralement, rien de ce qui
lui est présenté –, que, de surcroît, « autant ne pas le cacher, l’art
contemporain a quelque chose à voir avec le rien » (DF, p. 15), en ef-

24
Jean-Paul Marcheschi, Nocturne, op. cit., p. 74.
194 PAUL LÉON

fet, et que ce rien vient sans doute de loin, même si le désastre, entre
temps (cf. Adorno), est passé par là.
Cette anecdote, recueillie dans le Robert Ryman de Jean Frémon,
d’une amie de Caspar David Friedrich, qui, découvrant le Moine au
bord de la mer, se serait exclamée : « “Mais il n’y a rien à voir, pas de
bateau, pas même un monstre marin !” » (DF, p. 24). Précisément, un
monstre, c’est ce que l’on montre, et il n’y avait sans doute plus grand
chose à montrer déjà, circa 1810, sinon cette mince bande de mer
brune, cet écrasant ciel de plomb, et, sur la grève jaune, cette minus-
cule silhouette saisie par l’immensité d’un monde déserté : « Grand
prestige de l’absence, toujours. Parce que c’est la plus sensible des
qualités de Dieu ? » (Etc, p. 11).

Exemplaire
Or c’est assurément le rien du temps présent, lequel touche fondamen-
talement au sacré (« le mysticisme rhénan aggravé par la tradition
juive de non-représentation du vivant »), qui hante le panthéon pictu-
ral de Camus : Rothko, Newman, Rheinhardt, Ryman, Frederic Matys
Thursz, Albers, etc., « un des courants les plus féconds, les plus pro-
fondément fondés en âme » (DF, p. 23), art de l’« impossible », pris
« entre l’absence et la présence, entre le silence et la parole, entre la
profération et le retrait, entre le sens et le refus du sens » (DF, p. 40).
Art de l’« intenable » – toute la deuxième moitié du XXe siècle en
porte les stigmates –, lequel pourrait bien être « le plus grave, le plus
profondément tragique, de toute l’histoire de l’humanité » (DF, p. 19).
Et c’est à ce point que nous trouvons ou retrouvons l’œuvre gra-
phique et pyrographique de Jean-Paul Marcheschi, « la plus exem-
plaire, disait Camus dans ce même discours, de ce que j’essaie
d’exprimer devant vous » (DF, p. 41).
FLATTERS, PEINTRE ET PSYCHAGOGUE 195

Rêveur de chandelle
« Le rêveur de chandelle communique avec les grands rêveurs de la
vie antérieure, avec la grande réserve de la vie solitaire »25.
Marcheschi est ce rêveur, « ambassadeur auprès de la flamme, in-
tercesseur auprès de la nuit », il « régente les constellations, à l’aide
d’une simple bougie » (Etc, p. 86).
Son entreprise : « […] une œuvre picturale sur les ruines ou plus
exactement sur les cendres d’une œuvre littéraire consumée, dont on
ne voit apparaître que quelques lambeaux rescapés du feu par hasard
(Le Livre du sommeil, cependant, superbe. Et quelques écrits magnifi-
ques, Notes d’un peintre, etc. fulgurants). »26.
Entreprise de la démesure, paradoxale, dès lors que son unité de
mesure n’est qu’une simple feuille de papier brûlé (Jan Baetens intitu-
la jadis Les Mesures de l’excès27, son essai sur les Églogues camu-
siennes ; on ne saurait qualifier plus justement l’entreprise de Mar-
cheschi !) Car de la juxtaposition de ces feuillets proliférants de cen-
dre et de suie, « il peut tendre de Chimères, d’Oracles, de Cosmogo-
nies, des cathédrales entières » (Etc, p. 87).

Oracles
Au commencement est « une décision prise dans la nuit du 27 juillet
1981. J’arrête tout et je décide d’inscrire ma peinture à l’intérieur
d’une durée et d’un espace : celui d’une bibliothèque. Je commande
deux cent cinquante volumes 23 x 30 cm. »28. Trente mille pages vier-
ges sont là, à disposition, destinées à être « couvertes » dans les dix
années. Tel est le contrat : non point – ainsi que le théorisait dans ces
années-là, s’agissant d’écriture, Jean Ricardou – « avoir l’idée d’une

25
Gaston Bachelard, La Flamme d’une chandelle, Paris, PUF, 1961, réed. Quadrige,
2003, p. 38-39.
26
Renaud Camus, « Cavare (notes pour un Marcheschi) », op. cit., p. 23.
27
Jan Baetens, Les Mesures de l’excès, Paris, Les Impressions Nouvelles, 1992.
28
Entretien de Jean-Paul Marcheschi avec Jean-François Mozziconacci, op. cit., p. 37.
196 PAUL LÉON

histoire, puis la disposer », mais bel et bien, « avoir l’idée d’un dispo-
sitif, puis en déduire une histoire »29.
Trois ans plus tard, l’installation de Colonne 1 consiste en la pré-
sentation, comme work in progress, des deux cent cinquante volumes
empilés, toilés de rouge. Trente mille pages encloses, de format ordi-
naire (21 x 29,7), qui se couvriront jour après jour – l’artiste s’est fixé
une durée de dix ans – de dessins et d’écritures divers, recueils des
traces de la nuit à l’heure où les fantômes se dissipent : « Cette page
perforée d’écolier a fini, à notre insu, par prendre valeur de signe (et
de signature). Elle pulse et rythme les grands mouvements respiratoi-
res de l’œuvre, et préside désormais à toute décision compositionnelle.
Elle est le rectangle magique, le nombre d’or du projet. »30.
Or, que Marcheschi ait choisi de s’appuyer d’emblée sur la nuit
pour engager ce qui va devenir l’œuvre de sa vie, semble bien relever
de ce que les surréalistes (par ailleurs fort peu prisés) appelaient à
propos de hasard, « une nécessité extérieure qui se fraie un chemin
dans l’inconscient »31. Plus tard, le thème de la nuit (« Or, la nuit,
quelle est la matière de la nuit ? L’ombre, sans doute. Mais le regard y
bute, le pas ni la main ne la rencontrent, ni ne la fendent »32), et
l’épaisseur culturelle qui le soutient, deviendra la matière même d’un
parcours qu’à la suite de l’inaugurale nuit pascalienne, deux rêves – il
faudrait dire deux songes -, auront cristallisé : un premier qui conduit
l’artiste à Stromboli (1984), île de feu, un second (rêve du 22 août
1987) qui, conjoignant résolument le feu et la nuit (« étrange compli-
cité du feu et de la nuit »33), ouvre le chantier d’une exposition fonda-
trice : Les 11 000 nuits (voir infra).
(Le thème et la matière, disions-nous à l’instant, toujours recom-
mencés, non la “marque d’une fabrique” : Marcheschi n’a pas de mots
assez durs pour dénoncer cette perversion, très active dans l’art

29
Jean Ricardou, Le Nouveau Roman, Paris, Seuil, coll. « Écrivains de toujours »,
1973, p. 39.
30
Jean-Paul Marcheschi, Nocturne, op. cit., p. 26.
31
« Dictionnaire abrégé du Surréalisme » in Paul Eluard, Œuvres complètes 1, Paris,
Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1968, p. 748.
32
Renaud Camus, « Entre le nombre et la nuit » in Nocturne, op. cit., p. 12.
33
Entretien de Jean-Paul Marcheschi avec Jean-François Mozziconacci, op. cit., p. 37.
FLATTERS, PEINTRE ET PSYCHAGOGUE 197

contemporain, « que constitue, à travers les années, la répétition éter-


nelle, par chaque artiste, d’un même thème, d’un même motif, la mise
à profit d’une seule idée, d’un unique “concept” » (A, p. 104), et
d’autre part : « Le retrait général de la peinture, dans l’espace contem-
porain, signale de graves infiltrations du négatif dans un objet qui eut
précisément pour mission, durant des siècles, de le dissoudre, de le dé-
jouer, le déposer ou le narguer. »34. De fait, Marcheschi fait état depuis
quelques années de « distances » prises « vis-à-vis de la moderni-
té »35 : l’expérience du feu aura été décisive ; et Camus, en écho, pour
des raisons sans doute voisines, d’avouer, récemment, ses rapports
« de plus en plus ambigu[s] » à « l’art contemporain en général » (Co-
rée, p. 166).
Dès lors le « pinceau de feu » entre en scène (« Nous désirions
montrer que sa potentialité de figuration – et de nomination – est aussi
vaste et complexe que le pinceau et les pigments dans le champ pictu-
ral classique »36), et chaque feuillet, à peine a-t-il été “noirci” de figu-
res et de mots « griffonné[s] frénétiquement au réveil » ou « en hâte
dans l’insomnie » (DF, p. 41) – « des notations précipitées, difficiles à
déchiffrer souvent, en français ou en italien, voire en dialecte corse,
des citations de Dante en particulier, des bribes de fantasmes, des re-
levés de désir » (A, p. 145) –, est appelé à un tout autre noircissement :
celui que lui inflige l’épreuve du feu. C’est le matin : « J’arrive dans
ce lieu sans fenêtre où je peins. »37. Et voici le papier « livr[é] à la
flamme, trou[é], perc[é], persécut[é], rédui[t] en cendres » (DF, p. 41).
Vient de s’engager, dans la solitude de l’atelier, une sorte de danse ri-
tuelle du feu, tous flambeaux brandis. Quant aux effets du feu sur le
papier, c’est suivant la nature du traitement : brûlure, dépôt de suie,
noir de fumée, coulées de cire. Certains feuillets en ressortent de char-
bon, d’autres, presque épargnés par la rapidité du geste, laissent leur
chance aux mots de la nuit. À ceci près que « [l]a flamme qui

34
Jean-Paul Marcheschi, Le Livre du sommeil, op. cit., p. 34.
35
Ibid., p. 55.
36
Ibid., p. 29.
37
Parfait alexandrin littéralement prononcé par Jean-Paul Marcheschi lors de son en-
tretien du samedi 17 novembre 2007 avec Alain Finkielkraut et Anselm Kiefer, dans
le cadre de l’émission Répliques de France Culture !
198 PAUL LÉON

consume le papier et qui détruit l’écriture, chez Marcheschi, est elle-


même une écriture, avec ses instruments, son vocabulaire, sa gram-
maire, ses images et ses absences d’images, son style et ses figures de
style » (DF, p. 42).
Danse immémoriale, primitive (cf. « Flatters dans l’atelier de la
rue du Léman », photogramme échappé du Veilleur de Gilles Perru
(Etc, p. 173)), celle des peintres des cavernes, celle, « endiablée », de
L’Amour sorcier du Maître de Falla : « Mon Pharaon noir a surgi du
registre sombre de la voix telle qu’on l’entend dans le cante jon-
do. »38.
Août 1922 :

Manuel de Falla vient d’exécuter la version pour piano des Nuits dans un
jardin d’Espagne devant Manuel Torres, le génial cantaor. Manuel Torres
(s’adressant à Falla) :
– Maître, ce soir vous avez eu le duende.
– Mais qu’est-ce que le duende ?
– Le duende, c’est faire remonter dans la voix le buste (tronco) du pharaon
noir.
Il est des phrases étranges qui peuvent changer le cours d’une vie. Le point
de départ – l’appel secret – de toutes mes œuvres, depuis des années, se tient
dans cette métaphore sonore.39

Un grand bloc de nuit


Camus par lui-même :

Malgré une allégeance plusieurs fois proclamée, et même quelques déclara-


tions d’amour assez peu convaincantes, l’œuvre est peu nocturne, dans
l’ensemble – et l’auteur non plus, dont les insomnies sont expliquées par son
ami Flatters (nocturne par excellence, lui) par une incapacité à se soumettre
vraiment à la nuit, à s’abandonner à elle, à lui adresser un acte de dévotion.
(Etc, p. 130)

Et cependant :

38
Jean-Paul Marcheschi, « Autres sommeils (notes sur le Pharaon noir) » in Jean-
Paul Marcheschi, sous la direction de Sophie Biass et de Jean-Paul Marcheschi, Paris,
Monaco et Toulon, Somogy, 2001, p. 232.
39
Idem.
FLATTERS, PEINTRE ET PSYCHAGOGUE 199

Nous sommes quelques-uns à nous inquiéter, avec Alain Finkielkraut, de la


disparition de la nuit, chassée de la terre par le devenir-banlieue du monde
[...]. Les étoiles s’éloignent, la Voie lactée s’efface, le ciel s’éteint par excès
de clarté (Contre une nuit trop claire, pestait déjà Desportes). Avec Mar-
cheschi aux Carmes, c’est un grand bloc de nuit qui vient s’inscrire, préser-
vé, au creux de la ville […]. (CP, p. 243-244)

Grand bloc de nuit. C’est là tout l’univers (imaginaire et cosmos)


marcheschien. Or la nuit de Marcheschi n’est pas ténèbre (« Mystique,
en un sens, cette œuvre, il se peut. Morbide, rien moins : c’est tout le
contraire. “Chose admirable, dit Jean de la Croix, qu’étant ténébreuse
elle éclairât la nuit” »40) : elle est déchirée de fulgurances (« ce qui
donne chair à la nuit, c’est la lumière »41), peuplée de corps-
constellations, guettée par la Morsure de l’aube. Obscurité de l’en-
bas, obscurité de l’en-haut : le titre Caverne avec voûte céleste, super-
bement oxymorique, d’une installation bastiaise, dit, plus vigoureuse-
ment qu’un autre, la double polarité tellurique (grottes, falaises, vol-
cans, abysses) et cosmique (météores, orbes des mondes, astres écla-
tés) de l’œuvre : « [C]omme si c’était parmi les puissances chtonien-
nes, désormais, que poindront les constellations […]. » (CP, p. 244).
Grand bloc de nuit, bloc de silence. Marcheschi : « Sur la rumeur
formée par le grand corps du monde, les tableaux sont des blocs de si-
lence, ils sont comme un levain pour le sens, ils sont le sommeil de la
langue. »42.
On l’aura compris, la poésie visuelle de Marcheschi est puis-
samment “élémentaire”. Ainsi, rêvaient l’univers, les poètes de l’âge
baroque :

Voicy la mort du ciel en l’effort douloureux


Qui luy noircit la bouche et faict seigner les yeux :
Le ciel gemit d’ahan, tous ses nerfs se retirent,
Ses poulmons pres à pres sans relasche respirent,
Le soleil vest de noir le bel or de ses feux,
Le bel œil de ce monde est privé de ses yeux [...]
Ainsy faut que le monde et meure et se confonde

40
Renaud Camus, « Entre le nombre et la nuit » in Nocturne, op. cit., p. 14.
41
Ibid., p. 13.
42
Jean-Paul Marcheschi, Le Livre du sommeil, op. cit., p. 19.
200 PAUL LÉON

Des la moindre blessure au soleil, cœur du monde :


La lune perd l’argent de son teint clair et blanc,
La lune tourne en haut son visage de sang ;
Toute estoille se meurt, les prophetes fidelles
Du destin vont souffrir eclypses eternelles :
Tout se cache de peur, le feu s’enfuit dans l’air,
L’air en l’eau, l’eau en terre, au funebre mesler
Tout beau perd sa couleur...43

Mais c’est là notre anthologie. Celle de Marcheschi :

HYMNES À LA NUIT NUIT OBSCURE FLAMME D’UNE CHAN-


DELLE MILLE ET UNE NUITS NUIT TRANSFIGURÉE PSAUMES
INFERNO RONDE DE NUIT DRACULA MALOMBRA NUIT DU
GRAND PAON LEÇON DES TÉNÈBRES DIVINE COMÉDIE CENA
DELLE CENERI LARMES DE SANG NUIT DES ROIS NUITS
ATTIQUES AURÉLIA LES FILLES DU FEU STROMBOLI HAUTS DE
HURLEVENT CONDAMNÉ A MORT INSTANTS MÉMOIRES
D’OUTRE-TOMBE TOMBEAUX POUR CINQ CENT MILLE SOLDATS
LA BELLE TÉNÈBRE RUBRICA SOUVENIRS DE LA MAISON DES
MORTS ORDET REQUIEM QUELQUE CHOSE NOIR SONGE D’UNE
NUIT D’ÉTÉ VIE DE RANCÉ FRANKENSTEIN LEAR VOYAGE AU
BOUT DE LA NUIT MÉMOIRE D’AVEUGLE OPHÉLIE L’EAU ET LES
RÊVES LE CHÂTEAU INTERIEUR NUIT ET BROUILLARD SOLEIL
NOIR MERCURE DE LA NUIT LA NUIT L’AUTRE NUIT LA NUIT
REMUE44

Du même : « C’est le jour, la lumière, le plaisir et la vue qu’en pein-


ture j’ai voulu exalter. Longtemps, j’ai fui la nuit. »45.

43
Agrippa d’Aubigné, Les Tragiques, « Jugement », tome 1, v. 913 à 931, éd. de J-R.
Fanlo, Paris, Champion, 1995.
44
Jean-Paul Marcheschi, Le Livre du sommeil, op. cit., p. 77-79.
45
Ibid., p. 24.
FLATTERS, PEINTRE ET PSYCHAGOGUE 201

L’opus nigrum46 marcheschien : jalons


Onze Mille Nuits.
Genèse d’un projet au long cours :

Le motif de la nuit vient d’un rêve. […] C’est un rêve d’étouffement, un


rêve de feu et de sang extrêmement menaçant […]. Je crois que la quantité
(11 000) est à la mesure de la peur du dormeur. Il fallait pour faire face à
une telle peur, à une telle frayeur, lui opposer une quantité très vaste, suffi-
samment vaste en tout cas pour la dissoudre. […] A force de répétition et
par une façon d’épuisement, le motif s’approche de la signification qu’on
accorde habituellement à l’ex-voto, spécialement à ces ténèbres qui très
souvent, dans un coin du tableau, s’écartent pour laisser apparaître dans la
lumière l’image du saint protecteur.47

Le 1er février 1990, Jean-Paul Marcheschi présente ses Onze


Mille Nuits sous l’arche de la Défense :

Une estrade de forme indifférente, dans un angle, a été revêtue, comme ses
marches d’accès, de miroirs où la suie fait l’objet de dépositions planes, que
de minuscules balises rouges, deux ou trois, ponctuent à l’instar d’un océan
de nuit. Mais c’est à la nuit elle-même que reviennent toutes les travées
principales de la très vaste salle, aux innombrables nuits dans tous leurs
états, mystiques et calmes, et couvertes d’inscriptions hâtives dans les pre-
miers panneaux, mystiques et flamboyantes dans les derniers, où la flamme
dans son essor ouvre à travers la suie de tortueuses cascades de lumière
blanche. (Esp, p. 44)

Onze ans plus tard, 25 février 2001, inauguration de Luc XXIII,


44 au centre d’art contemporain de Royan.
Extrait (très antérieur) du Livre du sommeil :

Si l’on réunissait les trois dépositions du Rosso (celle de Volterra, celle de


Borgo San Sepolcro et la Pietà de Paris), on aurait, à coup sûr, la plus juste
et la plus belle des expositions. Dans son Évangile selon saint Matthieu, Pa-
solini a choisi sa propre mère pour interpréter Marie au tombeau : le visage

46
« Les phases de l’Œuvre alchimique se répartissent en trois stades : nigredo ou
l’Œuvre au noir, puis albedo ou l’Œuvre au blanc, et enfin rubedo ou l’Œuvre au
rouge. » (Pierre Laszlo, Qu’est-ce que l’alchimie ?, Paris, Hachette 1996, p. 47). Avec
Colonne 1, Marcheschi aurait donc, à rebours, commencé par l’Œuvre au rouge !
47
Jean-Paul Marcheschi, Nocturne, op. cit., p. 37.
202 PAUL LÉON

du fils dans celui de la mère (figlia del suo figlio). Flash inoubliable ravivé
d’un sens prémonitoire à la nouvelle de l’assassinat de Pasolini.48

Retour à Luc (C’était déjà presque midi, et il y eut des ténèbres


sur toute la terre) :

[…] atmosphère ténébreuse d’une scène, dont la terre n’a pas fini de trem-
bler. La croix de droite est à demi renversée. A gauche, beaucoup plus loin
qu’il n’est accoutumé dans les représentations traditionnelles du Golgotha,
trois formes voilées se tiennent de profil, dans l’attitude de la contemplation
méditative. On peut leur trouver des têtes d’oiseau. Elles font alors songer à
ces représentations d’Horus qui ont surgi ailleurs, récemment, dans le cor-
pus marcheschien. […] Le panneau du fond, La Ferocia, est du même for-
mat allongé que la Crucifixion qu’il regarde. […] Ce sont autant de tricoteu-
ses du Tribunal révolutionnaire […]. On voit par ces exemples que la Pas-
sion évoquée est intemporelle, et qui, dans l’esprit de l’artiste, en a bu ré-
cemment la coupe jusqu’à la lie. (Som, p. 85-86)

Années 2000-2001. Années des tricoteuses et des corbeaux (voir


supra)…

Mêmes années, Pharaon noir, œuvre phare


« Tout art est un art des tombeaux » (Etc, p. 178).

De nouveau le nombre onze. 11 000 pages, 11 000 flammes, 11 000 nuits, et


aujourd’hui : onze salles pour tenter de réunir et de saisir ce qui s’échappe ;
la réverbération produite par le seul appel du nom. Sous le sommeil du nom
Phâo se tenait donc – mais plus obscurément – le corps du pharaon noir. Les
salles du Pharaon noir sont le fruit d’un creusement du nom Phâo.49

Exposition présentée du 1er juin au 23 septembre 2001 en l’Hôtel


des Arts de Toulon. « [M]ythes fondateurs, enfants du grand sommeil,
du ressassement de la mer et de la profondeur des tombeaux » (Som,
p. 258) trouvent pour la première fois à se déployer sur trois étages.
Marcheschi est ici, plus que jamais, le psychagogue que nous disions,

48
Jean-Paul Marcheschi, Le Livre du sommeil, op. cit., p. 53-54.
49
Jean-Paul Marcheschi, « Autres sommeils (notes sur le Pharaon noir) », op. cit.,
p. 232.
FLATTERS, PEINTRE ET PSYCHAGOGUE 203

le magicien qui invoque les ombres, le psychomancien, le psycho-


pompe.

Parcours
(Mais avant que de parcourir, convenons de ce code : le mot pause,
après chaque station décrite, vaudra comme “ralentisseur”. Car telle
est la fatalité du récit, sa maladie chronique50, qu’il précipite ou ralen-
tit le temps “réel” évoqué : décrire pareille progression en dix lignes,
c’est prendre le risque de donner l’idée d’une galopade, comme il s’en
observe quelquefois dans les musées !)
Hôtel des Arts : le seuil franchi, nous voici dans l’entrée. Premier
contact avec l’esprit du lieu, Disparition, une suite de quatre tableaux
marins. Pause. Pénétrons à gauche, à présent, dans la salle de l’air, ir-
radiée de lumière, où deux arbres ploient sous le vent. Un ange porte
le corps du pharaon noir. Pause. Son pendant, à droite, est la salle de
l’eau, à l’horizon très haut : mer déchaînée, cris de femmes, fulgura-
tions. Pause.
Nous voici dans le vestibule : y est présenté un ensemble de
sculptures de verre noirci, issues d’un travail de quinze ans, où se dé-
tache L’Homme clair, silhouette d’ombre et de suie. Autoportrait ?
Pause. Du petit salon de musique au sol noir immergé, qui s’ouvre sur
la droite, nous ne franchirons pas le seuil. Pause.
Escalier. Au premier étage, se tient la reine, impressionnante dans
son grand manteau d’apparat en forme de Carte des Vents. Elle nous
tourne le dos. Des sculptures sur leur socle lui font une garde
d’honneur. Pause. Commence alors la grande traversée : traversée de
la salle des tempêtes, vaste amphithéâtre des morts, au grand miroir
recouvert de suie. Pause. Traversée de la chambre du pharaon, figuré
comme en lévitation : chambre claire aux parois zébrées. Pause. Celle
de la reine, devenue chambre des époux, est tenue dans une semi-
pénombre : deux gisants en occupent le centre. Pause. A droite, la
salle des ancêtres qu’éclaire sur l’un des murs une sorte d’astre explo-
sé, est jonchée de petites sculptures de cire qui sont les objets du mort.
Pause.

50
Cf. Jean Ricardou, Une maladie chronique, Paris, Les Impressions Nouvelles, 1989.
204 PAUL LÉON

Le parcours s’achève, au dernier étage, sur la chambre de la ré-


volte des ombres, hantée de visages hurlants, échos de La Ferocia.
Pause.
Nous avons été ce visiteur abasourdi, qui ne sait plus ou presque,
au sortir, retrouver son chemin.
Marcheschi : « L’expérience du Pharaon noir croise en son sein
deux deuils essentiels. Elle marque le retour d’objets à la fois très fa-
miliers, et en même temps anonymes. Le rêve ni le sommeil ne sont
aux commandes de cette aventure-là. »51.
Et ce témoignage de l’ami dans les semaines difficiles de la ges-
tation :

Il explore sans désemparer ce qu’il appelle la tombe du Pharaon noir, où


reposent et se tordent et se consument indéfiniment, dans les flammes, les
morts qui l’obsèdent. Je lui disais mon incapacité de regarder en face certai-
nes images. Mais lui recommande au contraire une méthode intrépide, qui
est celle qu’il s’applique à lui-même. Les plus irregardables des images sont
précisément celles qu’il faut fixer par tous les moyens, à l’en croire – celles
qu’il ne faut pas quitter de l’œil. Toute une vie et tout un art ne sont pas de
trop pour tâcher de les apprivoiser, pour nous les assimiler, pour rendre leur
matière indissociable de la nôtre, et de notre regard sur tout : c’est à travers
elles qu’il faut voir. (Som, p. 57)

2007
L’aventure de nuit et de feu continue : « Ainsi les nuits ont fini par li-
vrer leur secret. C’était donc ça. Mais quoi ? »52. Jean-Paul Marches-
chi installe une immense Voie lactée, station Carmes, dans les entrail-
les du métro de Toulouse : « Elle devrait être, malgré sa taille, une des
rares pièces absolument originales, originelles, par quoi j’entends fai-
tes à la main, parmi les œuvres du métro – en l’occurrence à la
flamme, plutôt, comme tout ce que fait le Bastiais. » (CP, p. 244-
245) : on l’aura compris, Marcheschi est de la race des Michel-Ange,

51
Jean-Paul Marcheschi, « Autres sommeils (notes sur le Pharaon noir) », op. cit.,
p. 232.
52
Jean-Paul Marcheschi, Nocturne, op. cit., p. 54.
FLATTERS, PEINTRE ET PSYCHAGOGUE 205

et il « ne craindrait pas de recouvrir de ses suies une autre Sixtine, si


on lui en offrait l’occasion » (CP, p. 245).

A ce point, pentimento de l’ami

Mais dire du bien des expositions de Marcheschi est devenu une sorte de to-
pos de ce journal [...]. […] Si j’écrivais ici tout le bien que je pense de son
travail et de lui, je ressentirais l’impression de m’acquitter d’une dette ; et
les éloges ne sauraient en aucune façon servir au paiement d’une dette [...]
blocage, assez déplaisant lui-même. (Som, p. 162-163)

Déblocage opportun :

Jean-Paul Marcheschi est mon meilleur ami : autant dire que j’aurais quel-
que mal, s’agissant de son œuvre, à me poser la question de la valeur. Je
suis, à son propos, en deçà du bien et du mal, trop enveloppé par ses encres,
ses feux, ses ombres, ses fumées, sa bibliothèque et ses jaculatoires obsécra-
tions, pour vouloir ni prétendre m’en extraire, ne serait-ce qu’un moment,
afin de considérer, du dehors, ce dont elle peut objectivement avoir l’air.53

Un tour de plus, et conclusion


« J’écris, donc je suis. Je brûle, donc je vis. Je peins, donc je ne suis
pas mort. Le donc, dans chacune de ces propositions, est encore un
peu de trop » (DF, p. 43).
Par-dessus tout, « Flatters est la preuve : qu’il y a quelque chose
plutôt que rien ; que ce qui arrive arrive ; que les mots vont quelque
part, et qu’ils ont gardé un peu de leur substance, même, quand ils
parviennent à bon port, sur l’autre rive du parler » (Etc, p. 86).

53
Renaud Camus, « Entre le nombre et la nuit » in Nocturne, op. cit., p. 11.
206 PAUL LÉON

Quelque chose plutôt que rien... On voudrait, sur l’autre rive du


parler, avoir un ami qui en pût dire autant.
Contradiction Without End :
Renaud Camus and the Parti de l’In-nocence

Hugo Frey
University of Chichester

On 16 October 2002, at eight-thirty in the evening, the writer, diarist,


and art historian, Renaud Camus founded a new political party. The
occasion took place at the Parisian home of Flatters, that is the painter
Jean-Paul Marcheschi, and as well as Camus and his host it was at-
tended by the philosopher Alain Finkielkraut, the television producer
Sophie Barrouyer and the young Belgian judge Luc Monin. In an offi-
cial “Exposé des motifs” of the party Camus explained that he estab-
lished it because before the June 2002 legislative elections none of the
existing groupings were persuasive. Encouraged by support from the
readers of his recent work of political philosophy, Du sens, he prom-
ised that the party would expand his thinking into a more direct politi-
cal commitment1. Camus underlined on the party’s new website that
its name, Le Parti de l’In-nocence, was chosen because it represented
his philosophical ambition to achieve innocence and his wish to stand
against the social and political annoyances, the so-called “nocences”
of everyday life2. Camus’s labelled it an ecological endeavour, with
In-nocence promising to preserve the social environment. The party
supported cultural life and wished to protect the language in all its di-
versity. The same introductory statement to In-nocence indicated that

1
See : www.in-nocence.org/pages/parti/historique/historique_Frameset.html (ac-
cessed 21/08/08).
2
See : www.in-nocence.org/pages/parti/historique/historique_Frameset.html ;
www.in-nocence.org/pages/parti/historique/historique_Frameset.html (accessed
21/08/08).
208 HUGO FREY

there was a need to maintain the “French character of France” and


“the European character of Europe”. Two political claims which are
not normally associated with conventional environmental activism.
Here too Camus appealed for Turkey’s application to join the Euro-
pean Union to be rejected3. In subsequent foreign policy statements
posted on its webpages the party suggested that the EU should be re-
organized into a confederation of nation-states. In-nocence also de-
clared that it was favourable and friendly towards Israel. It identified
Israel as “le seul État de la région dont le fonctionnement politique
soit soumis à des strictes règles de droit”. The same announcement
recognized the need for a Palestinian state and it invited Israel to act
unilaterally to this effect4.
The name “In-nocence” was a treble pun which as well as refer-
ring to an abstract philosophy, and the frustrations of modern life, also
alluded to Camus’s perception that he had been victimized by the
press and by the Parisian intelligentsia during the Affaire Camus of
two years earlier5. The founding of In-nocence did little to quieten
matters. On the contrary, this development alienated two of Camus’s
long-term associates who had spoken-up for him during the previous
crisis. Thus, Jan Baetens resigned his presidency of the Société des
Lecteurs and Rémi Pellet stepped down from his position as deputy
president of the same literary circle. Far from providing Camus with
an escape from criticism in the newspapers the party attracted re-
newed, damning, treatment. Patrick Kéchichian attacked it in Le
Monde and similar hostility followed from others6. Alain Finkielkraut
continued to liaise with Camus and a selection of his writings is
posted on the In-nocence webpages, including his controversial 2005

3
See : www.in-nocence.org/pages/parti/parti_Frameset.html (accessed 21/08/08).
4
For policy towards European Union see : www.in-nocence.org/pages/par-
ti/prog/prog2_Frameset.html (accessed 21/08/08). For Foreign Affairs more generally
see : www.in-nocence.org/pages/parti/prog/prog2_Frameset.html (accessed 21/08/08).
5
I do not propose to return to the fundamental dispute at the heart of that scandal. In
short, Camus’s diary La Campagne de France – Journal 1994 was accused of being
racist and anti-Semitic. A number of pominent intellectuals and journalists found this
to be the case. Others considered Camus’s to have been wrongly accused, or at least to
have not been given a fair hearing.
6
Kéchichian’s article for Le Monde (13 August 2002) is reproduced : www.in-
nocence.org/pages/presse/presse_Frameset.html (accessed 21/08/08).
CONTRADICTION WITHOUT END 209

interview on the inner city riots with the Haaretz journalists Dror
Mishani and Aurelia Smotriez. Here too there were complications.
Camus continues to admire Finkielkraut’s thinking but he does not
understand why he did not respond to the dedication he made to him
in L’Inauguration (RM, p. 745)7.
The paradoxical effects of the birth of In-nocence exemplify its
fundamental characteristic. As I will analyse in this chapter, the Parti
de l’In-nocence is marked by contradictions, especially between its
content and form. On the one hand, the exclusively virtual nature of
the In-nocence party – it is an entirely web-based project – assists
Camus to differentiate himself from the pre-existing extreme right-
wing subculture (the Front National and its Pétainist intellectual hin-
terland). Similarly, the techno-look of the webpages conceals the ba-
nality of its interpretations of immigration and radical Islamists. On
the other hand, the price paid for these strategic advantages is high.
The contradictions weigh heavily. In-nocence’s stridently nationalist
agenda is at odds with how Internet technology challenges the author-
ity of sovereign nation-states. Moreover, comparatively, France is not
even an enthusiastic supporter of the Internet. Its prominent public in-
tellectuals, Jean Baudrillard, Paul Virilio, Pierre-André Taguieff, and
also Alain Finkielkraut, have each criticized its negative social and
political effects8. Furthermore, Camus’s preference for the Internet to
publish instantaneously his political thinking means he is becoming so
prolific that soon nobody will read all of his work. Certainly, if one
agrees with Camus’s assertion that France is witnessing a decline in
educational standards then in the future not even the most assiduous
Sorbonne doctoral student will tackle the oeuvres complètes.
To begin at the beginning, through the summer and autumn of
2002 In-nocence promoted a series of policy statements dedicated to a

7
For the controversial interview “Quelle sorte de Français sont-ils ?”, see : www.in-
nocence.org/pages/documents/documents_Frameset.html.
8
See Paul Virilio, La Vitesse de libération, Paris, Galilée, coll. « L’espace critique »,
1995 ; Pierre-André Taguieff, Résister au bougisme. Démocratie forte contre mondia-
lisation techno-marchande, Paris, Mille et une nuits, coll. « Essais », 2001 ; Alain
Finkielkraut and Paul Soriano, Internet, l’inquiétante extase, Paris, Mille et une nuits,
coll. « Essais », 2001 ; Jean Baudrillard cited in Mark Poster, What’s the Matter with
the Internet ?, Minneapolis, University of Minnesota Press, 2001. See also Michel
Béra and Eric Mechoulan, La Machine internet, Paris, Odile Jacob, 1999.
210 HUGO FREY

range of political subjects. These writings first appeared on Camus’s


Vaisseaux brulés website and were then transferred on to the party’s
own pages9. Herein the main nuisances to be stopped by In-nocence
are systematically presented. To summarize the party line, in the field
of culture In-nocence warned that France was experiencing a margin-
alization of the important and valuable aspects of its fine art, music
and literature. The party contended that commercialism, trivialization,
and egalitarianism, especially egalitarianism, were creating mass stu-
pidity and violence. In a society where everything was being defined
as ‘culture’ then the old, true, elite cultural activities were in danger of
extinction. Similarly, In-nocence considered the education system to
be failing. According to Camus the contemporary intellectual trend to
deny the importance of elite groups meant that the teaching profession
had lost its authority and that children graduated from school less edu-
cated than they had done so a generation earlier. In addition, Camus
accused multiculturalism of eroding the distinctiveness of regional and
folkloric life. The detailed policy statement on immigration warned
that civil disorder was the consequence of peoples of different cultures
being brought together. Turning to the theme of “Demography” In-
nocence suggested that should accurate statistics be available then one
would find out that “les citoyens d’origine française” were “bientôt
minoritaires” when compared to the “éléments d’origine non-
européenne”10. Radical steps were suggested, citizenship rules need
reframing, and social benefits restricted from larger families. As well
as denouncing the dangers of population growth and immigration
across the website the party suggests that nuisances are everywhere in
modern society, interfering with the most ordinary aspects of everyday
life. Camus bemoans the rise of public incivility and the associated
woes that go with that slide. For example, the party worries that the
French are filling their country with ugly road signage and that they
are littering the streets. Graffiti encourages social disorder and youths

9
See Out, p. 292. The original documentation is titled : “Avant-projet pour la création
d’un ‘Parti de l’In-nocence’”. The notion of “avant-projet” is dropped from the offi-
cial website, see : www.in-nocence.org/ (accessed 21/08/08).
10
See for “Demography” : www.in-nocence.org/pages/parti/prog/prog2_Frame-
set.html (accessed 21/08/08). For association of civil unrest with immigration see
“Immigration” : www.in-nocence.org/pages/parti/prog/prog2_Frameset.html.
CONTRADICTION WITHOUT END 211

and others abuse public transport by slumping their feet on the seats.
Shopping malls and market streets are made unbearable by the con-
stant sound of piped music. Personal aggravation is the unwelcome
sign of the times.
The website maps out the internal organization of the party. It
confirms that it is a web-based political community and that its online
site is where supporters will meet for discussion. The standard mem-
bership of the party is obtained through online registration and pro-
spective supporters are invited to pay an annual subscription of 50 eu-
ros (students and the unemployed are offered a discounted rate of 25
euros). For this fee they are given access to hundreds of online pages
of original text and to message boards, some of which are publicly
available and others that are restricted to members11. Renaud Camus is
the president of the party and Jean-Pierre Malié is its current secretary
general, a position that was held in 2002 by the publisher and writer
Paul Mirault12. The party continues to be ‘live’ and its website claims
to have gained 425,849 hits in approximately six years13.
The site is extensive and is subdivided into numerous sub-
sections. Besides the party policy material, the In-nocence pages pro-
vide forty-five original editorial commentaries by Camus. Many of
these are long essays while several others are transcribed interviews
between Camus and ‘Marc du Saune’. In fact these interviews are
fake, since ‘Marc du Saune’ is an imaginary interlocutor invented by
Renaud Camus14. The posting of new work to these pages was a fre-
quent occurrence between 2002 and 2006 but no new editorials have
been posted there in 2008. Next, it is worth mentioning that three of
these texts have been subsequently republished as paper politico-

11
See : www.in-nocence.org/pages/adhesions/adhesion_Frameset.html (accessed
21/08/08). I am not a member of the party and I did not consider it ethical to visit the
members’only area.
12
See : www.in-nocence.org/pages/contact/contact.html (accessed 22/08/08), and
Out, p. 462.
13
See : www.in-nocence.org/ (accessed 22/08/08). Camus explains in his diaries that
the site was set up by consultant Jean-Bernard Lucas. Technical matters are also sup-
ported by the photographer Luc Charcellay, and at the time of the founding of the
party Camus was assisted by the writer Christian Combaz. See, Out, p. 506-507.
14
No casual Internet surfer consulting these ‘interviews’ would be able to easily de-
tect the deception. Marc du Saune is an anagram of Renaud Camus.
212 HUGO FREY

literary pamphlets15. Currently, seven hundred and six separate shorter


different interventions are presented under the rubric “Communiqués”.
These pieces respond to contemporary national and international news
stories. For example it is here that in April 2005 Camus commemo-
rated the death of Jean Paul II, and more recently, in Summer 2008,
agreed with Daniel Cohn-Bendit’s criticism of President Sarkozy’s
planned attendance at the opening ceremony of the Beijing Summer
Olympics. A further posting here asserts that urban violence during
the French national holiday of July 14, 2008 is the sorry consequence
of multicultural society16. The statement exemplifies some of the con-
cerns of the party. It reads :

Communiqué no. 706, mardi 15 juillet 2008. Sur six cents véhicules incen-
diés
Le parti de l’In-nocence attire l’attention sur l’extrême discrétion
médiatique entourant l’incendie de six cents véhicules pendant les nuits du
13 au 14 et du 14 au 15 juillet : manipulée ou manipuleuse, la presse de
toute catégorie semble considérer désormais qu’il s’agit là d’une innocente
tradition folklorique dont les manifestations ne méritent même pas d’être
érigées en informations.
Le parti de l’In-nocence estime au contraire que la transformation
progressive mais rapide de tout ce qui fut des occasions chaleureuses
d’entente nationale et de fraternité joyeuse en affrontements sans gaieté,
sans humour, sans préoccupation aucune pour les conséquences individuel-
les souvent dramatiques d’actes systématiques d’agressivité et de nocence
est tristement révélatrice d’un état réel de société totalement et volontaire-
ment occulté par les rituelles célébrations du métissage, du multicultura-
lisme et de ‘l’union pour la Méditerranée’ : le vrai visage de cette société-là,
il est dans les voitures brûlées par centaines, dans les continuelles dépréda-
tions, dans la montée de la violence et de l’insécurité, dans la surpopulation
carcérale.17

15
For the online bibliography see : www.in-nocence.org/pages/parti/editoriaux/edi-
to_Frameset.html (accessed 21/08/08). The paper-pamphlets are : La Dictature de la
petite bourgeoisie, entretien avec Marc du Saune ; Le Communisme du XXIe siècle ;
La Grande Déculturation.
16
See : www.in-nocence.org/pages/parti/communiques/com.php (accessed 21/08/08).
17
On July 14 2008 President Sarkozy invited representatives of the Union pour la
Méditerranée forum to attend the traditional national day military parade on the
Champs Élysées, Paris.
CONTRADICTION WITHOUT END 213

A further section of webpages is labelled “Tribune Libre” and this


section opens on to writings from several different authors. For exam-
ple, Ioik Zorglub responds to the Coalition attacks on Iraq in 2003.
His contribution to the “Tribune” pages, “Le suicide de l’Occident”,
identifies the war as a positive action which will help stop radical Is-
lamic terrorists from attacking the Western world. Beneath the link to
this essay, one can access Laurent Schang’s proud defence of Israel
and the bravery of its army in the essay “Pour l’honneur de Tsahal”.
The same “Tribune” pages have also included work from the former
French ambassador to Indonesia, René Servoise. Generally speaking,
his reflections, entitled “La France et le renouveau de l’Islam” suggest
that the nation must decide on its future identity, traditional or Islamic
migrant18. This piece stimulated a flurry of online and publicly avail-
able email responses which ranged from direct criticisms (“this is ra-
cism”) to outright support (“France must listen to the warnings”)19.
These essays are presented as material of general interest but that the
views expressed therein are of their authors alone.
As mentioned previously, besides Camus’s work, Alain Finkiel-
kraut’s writings are the single most important intellectual contribution
to be disseminated by In-nocence. It features in a further subsection ti-
tled, “Documents”. In addition to the Haaretz interview, there is a re-
production of Finkielkraut’s explanation of the interview which was
originally printed in Le Monde20. So too one finds here his and Marcel
Gauchet, Pierre Manent, Philippe Muray, Pierre-André Taguieff,
Shmuel Trigano and Paul Yonnet’s response to Daniel Lindenberg’s
essay “Les nouveaux réactionnaires”21. Finkielkraut’s short but power-
ful critique, “Au nom de l’Autre”, wherein he accuses antiracist cam-
paigners of being the cause of the new anti-Semitism is on the site as

18
These essays can be accessed from : www.in-nocence.org/pages/tribune/tribu-
ne.html (accessed 21/08/08).
19
The public debate in response to the essay is accessible from : www.in-no-
cence.org/pages/tribune/tribune.html. It clearly includes anti-racist criticisms and also
directly racist stereotyping.
20
See : www.in-nocence.org/pages/documents/documents_Frameset.html (accessed
21/08/08). Originally, Alain Finkielkraut, “J’assume”, Le Monde, 26 November 2005.
21
Daniel Lindenberg, Le Rappel à l' ordre. Enquête sur les nouveaux réactionnaires,
Paris, Seuil, coll. « La république des idées », 2002.
214 HUGO FREY

well but it is presented in the subsection, “Références”22. The material


here is designated as being fully supported by In-nocence. As well as
Finkielkraut’s piece there is a thoughtful contribution from Shmuel
Trigano on issues of inter-faith dialogue and migrant integration in to
French society. Therein, Trigano sensibly complains of, “le racisme
d’un côté et le ressentiment de l’autre”23. Surfing back to the “Docu-
ments” section one finds besides the Finkielkraut pieces an academic
article by Bruno Chaouat, as well as reprinted press clippings like
Taslima Nazreem’s feminist criticism of Islam from L’Express24.
A short dictionary of quotations is linked to the main homepage.
They mirror the party’s anti-immigration, anti-antiracist philosophy
and offer a helpful ideological checklist that captures In-nocence’s es-
sential attitudes : altérité (good), communautarisme (bad), France (en-
dangered), History (badly taught in school today), etc. For instance,
the citation dictionary includes entries like Pascal Quignard’s reflec-
tion on banlieues, that reads : “Nous vivons en 1571. Une atmosphère
de Saint Barthélémy hante les banlieues. Les guerres de religion re-
commencent.”. Other definitions are very short and punchy. For ex-
ample, Philippe Muray’s definition of Adolf Hitler blames him for
making nationalism politically incorrect. According to this, Hitler is
the “vache-folle de l’histoire” who means everything must be de-
stroyed to stop a recurrence. In a more interactive manner the site also
invites its visitors to send in their experiences of “nocences”. Corre-
spondents file their views, such as Catherine B on “Attroupements”.
She explains she finds the fact young men who hang around her metro
station who are on their way to visit coiffeurs africains to be an an-
noyance. She reports that they are aggressive to women who use the
metro stair-well and she must force her way past them, nonetheless25.

22
See : www.in-nocence.org/pages/references/referenceFrameset.html (accessed
21/08/08). See also the paper-printed edition of Finkielkraut, Au nom de l’Autre : Ré-
flexions sur l’antisémitisme qui vient, Paris, Gallimard, 2003.
23
See : www.in-nocence.org/pages/references/referenceFrameset.html (accessed
3/09/08).
24
The “Documents” are listed at : www.in-nocence.org/pages/documents/docu-
ments_Frameset.html (accessed 21/08/08).
25
See : www.in-nocence.org/pages/nocences/b_Frameset.html (accessed 21/08/08).
CONTRADICTION WITHOUT END 215

The site functions as a self-publishing tool, a discussion forum


and a conservative lobby centre. It includes long and quite intellectu-
ally sophisticated rhetoric from Camus and others, as well as cruder
commentaries, especially on the public message-board. Since the
reader is left to surf into each section that he or she finds significant it
is a non-hierarchical site and it is therefore also polysemic. Surfers
more interested in the work of Trigano or Finkielkraut than Camus
would not need to read any of the programme or editorials and could
simply download the appropriate free writings from the former intel-
lectuals. One can reflect on a reproduction of Patrick Kéchichian’s
original criticisms of the In-nocence movement, without ever reading
official party material, although Camus’s does footnote this reprint to
indicate where he thinks he is misrepresented26. Nevertheless, the
more one becomes familiar with the material, it is plausible to hear In-
nocence’s recurrently implied refrain : domestic French “do-gooders”,
the “Amis du Désastre”, the antiracist campaigners, multiculturalists,
socialists are to blame for everything that is wrong in France. They are
guilt ridden, weak and ready to surrender France and Europe to cul-
tural levelling and to cultural mixing. It is their beloved egalitarianism
which has destroyed the French elite and that has created slovenly
people. They are preparing radical Islam’s victory over France. Israel
is a strong nation and a friend whose struggles against terrorism merit
support. If labels are helpful, then this is contemporary up-to-the-
minute conservatism. Essentially, it is defensive of cultural homoge-
neity inside firmly imagined national frontier-posts. To borrow a con-
cept from Pierre-André Taguieff, it is mixophobic but not explicitly
racist27. Actually, Camus defines his nationalism as an openly inter-
cultural philosophy. Explaining his thinking on identity, origins and
cultures he reassures:

Je crois en effet que la culture est un long processus de liberté, c’est-à-dire


de libération par rapport à l’origine ; mais s’en libérer, ce n’est pas faire en
sorte qu’elle n’ait jamais existé ; encore faut-il qu’il y ait eu une origine,
pour qu’elle demeure comme ce dont on se détache. […] Mais il est bien
évident que la culture, se cultiver, c’est se libérer de ce qui dans l’origine,

26
See : www.in-nocence.org/pages/presse/presse_Frameset.html (accessed 21/08/08).
27
Pierre-André Taguieff, Sur la nouvelle droite : jalons d’une analyse critique, Paris,
Descartes et Cie, 1994, p. 98.
216 HUGO FREY

contraint à penser d’une certaine façon. C’est s’ouvrir au monde, c’est


s’ouvrir à l’autre, c’est s’ouvrir aux autres cultures. Encore faut-il qu’il y ait
d’autres cultures, des étrangers qui restent étrangers […]. Encore faut-il
qu’il y ait de l’autre. (Étran, p. 45-46)

However, as I have implied above this ‘open’ nationalism can slide


into subconsciously rehashing stereotypes that were once grounded in
‘scientific’ racism or literally cartoon clichés. This is clearly the case
when the correspondent Catherine B. implies that customers for Afri-
can hairdressers are a “nocence” and does not complain that the metro
entrance just needs public investment to create more space. Or less
covertly when Judex debates online at the party site and jibes against
an antiracist correspondent : “Qu’est-ce qu’elle a ‘Albert’ : Va remet-
tre ton Tchador on a vu ta string.” For further illustration there is also
Mathieu, who when writing to In-nocence from Belgium, imagines his
country is being swamped by sexually violent Islamists. Camus is not
responsible for these views, but they are affiliated to the party website,
and they shed light on how a seemingly tolerant call for maintaining
national difference can quickly swing into a rhetoric of uncivil xeno-
phobia28. Just as easily in fact as leftist sympathy for Palestinian fight-
ers is certainly also a cause of new anti-Semitism.
Camus identifies the Mouvement pour la France leader Philippe
de Villiers as the least offensive mainstream politician at work in
France today. Prior to the Presidential elections of 2006 Camus de-
scribed him as the only candidate who was “non inadmissible”. This
albeit lukewarm gesture of support is logical since de Villiers also
characterizes immigration and radical Islam as threats29. De Villiers
has even published on the post-9/11-terror threat and also like Camus
has expressed anxiety about environmental dangers, alerting the
French to the diminishing stock of bumblebees30. Both men share a
public admiration for General Charles de Gaulle but are outside of the
official Gaullist movement. They are hostile to Jean-Marie Le Pen’s

28
Again publicly accessible “Débat” on Servoise’s essay. Connected to : www.in-
nocence.org/pages/tribune/tribune.html.
29
Philippe de Villiers, Une France qui gagne, Monaco, Rocher, 2007.
30
See Philippe de Villiers, Quand les abeilles meurent, les jours de l’homme sont
comptés, Paris, Albin Michel, 2004 ; Les Mosquées de Roissy, Paris, Albin Michel,
2006.
CONTRADICTION WITHOUT END 217

Front National (henceforth FN) but sympathize with his supporters’


concerns. Indeed, in the past seven years conservative thinkers and ac-
tivists across Europe have espoused comparable views to those of
Camus and de Villiers. For example, in Britain, the conservative jour-
nalist Melanie Phillips rehearses arguments close to official In-
nocence party doctrine31. The case of Phillips is germane because like
Camus she presents the contemporary international terror threats as
being related to longer European social and intellectual trends, notably
the collapse of traditional elites. In her book Londonistan she argues
that since the 1960s liberal-socialism has undermined British society
and it is this decline which has meant that when Britain is threatened
by radical Islamic terrorism the nation is unable to comprehend the
threat, or muster strength to defend itself. Generations of left-wing
ideologues (supporters of egalitarianism and multi-culturalism, and
critics of Israel) have undermined the institutions which Britain needs
for its future defence. She asserts that Israel is the frontline in the “war
on terror” and must be assisted and not undermined by leftist anti-
Semites. The proximity between Camus’s worldview and Phillips’s
thesis, as well as to other war-on-terror intellectuals (notably Samuel
Huntington) suggests that his thinking is not an extreme one-off ex-
ample. Instead, it evidences the wider rise to prominence of conserva-
tive intellectuals after 9/11, the invasions of Afghanistan and Iraq and
the terror bombings in Europe. Camus reads his contemporaries even
if they have not heard of him. For example, in Rannoch Moor he as-
serts that everyday he sees confirmation of the wisdom of Samuel
Huntington’s Clash of Civilization’s thesis32. Elsewhere he employs
the term “Londonistan” to illustrate the rise of radical Islam in
Europe33.
The medium remains the message. Aside from practicalities, the
net-setting implies political originality. Being exclusively on the web
strongly differentiates In-nocence’s programme and culture from the

31
Melanie Phillips, Londonistan : How Britian is Creating a Terror State Within,
London, Gibson Square, 2006. Note that she does not use any of the racist cartoon-
like stereotypes I have discussed above.
32
See RM, p. 63.
33
See Editorial 43 : “Que va-t-il se passer ?” : www.in-nocence.org/pages/parti/edito-
riaux/edito_Frameset.html (accessed 22/08/08).
218 HUGO FREY

pre-existing French extreme right-wing intellectual tradition. The


web-location for the party is a bold neon statement that shows the
world that Camus is different from the old racist, anti-Semitic, nation-
alist French far right and its inglorious political history. The In-
nocence webpages signal an online world that is seemingly light years
away from Vichy France, the wars of decolonization and the subcul-
ture of the FN. The webpages look like they offer a new kind of poli-
tics and the content of the party programme implies as much by what
it does not mention as what it does. In-nocence’s general policy state-
ments are future-oriented and use sociological or philosophical analy-
sis. Any detailed references to contemporary French political history,
and especially to the extreme right-wing, are usually avoided. Little
matter then that fears of retro-colonization were already circulating in
the colonial period. Nor that at the time of the Dreyfus Affair that anti-
Semitic anti-Dreyfusards popularized the slogan, “la France aux vrais
Français”. No overt reference too to the political philosopher Alain de
Benoist who first set about reinventing extreme right-wing discourse
in the 1970s and whose contribution partly anticipates Camus’s think-
ing on identity. Let us quickly recall that it was de Benoist who rein-
terpreted writers associated with the European left-wing (notably, An-
tonio Gramsci), rediscovered Martin Heidegger and Friedrich
Nietzsche for the right-wing, and who re-crafted language and politi-
cal terminology to modernize the far-right tradition in France. Dec-
ades before Camus’s In-nocence, Alain de Benoist recuperated the
slogan “the right to difference” from the left-wing intellectuals who
had originally coined it to protect minority-groups’ rights34. An impor-
tant state of affairs that Alain Finkielkraut in fact critiqued back in

34
The argument was central to the writings of Alain de Benoist and the 1980s nou-
velle droite school. See Taguieff, Sur la Nouvelle droite, p. 99-103. It can be noted
that aspects of Alain de Benoist’s philosophy are profoundly different to In-nocence’s
line. For example de Benoist asserts he is a Europeanist and not a nationalist. He
noted a resurgence in Islam as early as 1985 and his position was to welcome this so
long as it did not increase immigration to France. He argued it would in fact assist
everyone interested in defending their own identity against the dominant systems
(American capitalism and Soviet communism). See Alain de Benoist, Le Grain de sa-
ble – 1973-1994 : les éditoriaux d’Éléments, Paris, Labyrinthe, 1994, p. 109-111. A
history of the nouvelle droite is detailed in Frédéric Charpier, Génération Occident :
de l’extrême droite à la droite, Paris, Seuil, coll. « H.C. essais », 2005.
CONTRADICTION WITHOUT END 219

1989 in the short essay “La disparition des Dreyfusards” wherein he


warned that during these new cultural identity wars one should not
lose site of “valeurs universelles” to defeat the new “anti-Dreyfusards”
of the nouvelle droite35.
Camus’s rhetorical disassociation with the extreme right-wing
current is also surely about revising the reputation imposed on him
during the scandal of 2000. Like Finkielkraut’s support, as well as the
party’s pro-Israeli positions, support for Samuel Huntington and oth-
ers, it provides In-nocence with a political mise en scène that is dis-
tinctive from Le Pen and the FN networks. It reshapes Camus’s public
profile far away from the stench of anti-Semitism and the historical
references that go with that prejudice. No fair reader familiar with the
‘old’ extreme right-wing subculture can position In-nocence directly
there. To continue Richard Golsan’s link between Camus’s Du sens
and Vichy France would be too strained36. However, one should note
here that reading the recent work of Marine Le Pen, Jean Marie Le
Pen’s daughter and the likely future leader of the FN, one can see that
the FN is recuperating rhetorical ground opened up by Camus, In-
nocence, de Villiers, and others. For example, Marine Le Pen conclu-
des her newly published memoirs with the words “Ce n’est pas à la
République française de se soumettre aux valeurs de l’Islam, c’est à
l’Islam de se soumettre à la République française”37. Like Camus she
does not look to the 1940s or 1950s for her political discourse but
rather to the post-9/11 world38. Nicolas Sarkozy’s essay, Témoignage,
similarly returns to the themes of immigration and identity. Therein he

35
See “La disparition des Dreyfusards” in Alain Finkielkraut, La Défaite de la pensée,
Paris, Gallimard, 1987 [reprinted Folio 2006], p. 126.
36
Richard Golsan, “The Le Pen Moment”, SubStance, vol. 32, n°1, 2003, p. 140.
37
Marine Le Pen, A contre flots, Paris, Grancher, 2006, p. 319
38
The In-nocence web-pages disseminate the thinking of the novelist, Jean Raspail.
See : www.in-nocence.org/pages/parti/revuedepresse/revueFrameset.html (accessed
03/09/08). In the past Raspail’s anti-immigration novel, Le Camp des saints, has been
marketed in the FN press, National Hebdo, and he has been given a forum in the FN’s
intellectual review, Identité. For discussion of Raspail and the wider extreme right-
wing attitude to post-colonialism, see Christopher Flood and Hugo Frey “Questions of
Decolonization and Post-Colonialism in the Ideology of the French Extreme Right” in
James D. Le Sueur (ed), Decolonization : A Reader, London, Routledge, 2003,
p. 399-413.
220 HUGO FREY

asserts that “En particulier nos quartiers ont besoin d’une immigration
régulée”. Later he adds that “ce n’est pas seulement une question de
morale, c’est un défi vital pour l’Europe dans son ensemble. Aucun
pays européen ne pourra relever le défi de l’immigration si les Afri-
cains continuent d’imaginer leur salut économique est en Europe”39.
He too was keen not to be out-flanked on the right-wing by the old ex-
treme right-wing, the FN, or anyone else, including Camus.
The web-location of In-nocence provides the party with cult
value. It implies that In-nocence is in possession of a true knowledge
too dangerous to be aired in the traditional public sphere. In-nocence
looks chic because it is conservative intellectualism online. However,
views expressed on the site are not unusual in France today. Michel
Houellebecq, France’s best-selling author, calculatingly plays with
fears of Islam in his novel Plateforme. Therein, and in publicity inter-
views given at the time of its publication, Houellebecq insulted Islam
and explained how he considered it “la religion la plus con”. Shortly
afterwards, Plon, the prestigious publishing house, offered readers the
Italian Oriani Fallaci’s essay La Rage et l’Orgueil, in which she
vented her anger for the attacks on New York and Washington against
all Muslims. According to Vincent Geisser these two controversies set
up new terms of reference which meant it was acceptable for intellec-
tuals to use the defence of ‘free speech’ to attack a minority commu-
nity40. Furthermore, television coverage of French Muslims after 9/11
is repeatedly framed in over-generalized and a simplified fashion.
Media analyst Thomas Deltombe suggests that “une vision policière”
regularly shapes the topic when it is portrayed on television news and
in documentary programmes. Repeatedly, the media have implicitly
linked domestic social crises (illegal immigration, crime, social un-
rest) with the concept of an external threat, an al-Qaeda-style-terror at-
tack41. Very close then to Camus’s own thinking. Even the seemingly

39
Nicolas Sarkozy, Témoignage, Paris, Fixot, 2006, p. 93, 258-259.
40
Vincent Geisser, La Nouvelle Islamophobie, Paris, La Découverte, 2003, p. 43-48.
See Michel Houellebecq, Plateforme, Paris, Flammarion, 2001 ; Oriana Fallaci, La
Rage et l’Orgeuil, Paris, Plon, 2002. Camus notes the poor production of the latter
book, as well as the poor quality of its translation from the Italian, and a general lack
of style. He does agree with some of its contents. See Out, p. 314.
41
Thomas Deltombe, L’Islam imaginaire, Paris, La Découverte, 2005.
CONTRADICTION WITHOUT END 221

more original, quirky, aspects of In-nocence’s world are fairly main-


stream. Thus, Camus’s witty reflections on the daily nuisances of
modern life continue Régis Debray, Max Gallo, Jacques Julliard,
Blandine Kriegel, Olivier Mongin, Mona Ozouf, Anciet le Por and
Paul Thibaud’s 1998 call for a return to politeness. Thomas Deltombe
informs his readers that this perspective is now hegemonic42. Camus is
expressing fears shared by many and working with discourses that are
commonplace and not marginal. Being in cyberspace means Camus
looks like he is still offering a forbidden fruit. The net gives the party
the frisson of conspiracy and conceals how its messages are far less
out of the ordinary than they at first seem. Much of the In-nocence
line is ubiquitous, even if it still tries very hard to be controversial43.
Ironically, the role of the Internet in assisting In-nocence to dif-
ferentiate itself from the pre-existing extreme right-wing, and in im-
plicitly cultivating the image of an alternative cyber subculture (which
in fact is not always that alternative), carries with it a heavy burden.
For while form and content align neatly to remake Camus’s public
identity after the original affair it is the case that they are also the
source of frequently painful contradictions. For example, it is widely
accepted among sociologists of the new media that the development of
the Internet poses significant challenges to the nation-state. The Inter-
net undermines national boundaries and creates a new de-
territorialized political space. Media historian Mark Poster argues that
the net exists so that “any point may establish exchanges with any
other point, or points, a configuration that makes the Internet very dif-
ficult, if not impossible, to control by the nation-state”44. Net-users are
potentially able to create a new social-political space that occurs be-
yond nationhood and citizenship. For Poster it might even represent a
“netizenship” above and beyond traditional national citizenships45.
Camus’s nationalist programme conflicts with the implications of the

42
Ibid., p. 287 ; Régis Debray et al., “Républicains n’ayons plus peur”, Le Monde, 4
Septembre 1998.
43
Certainly left-wing intellectuals consider their position far more marginal than for
the right. See for example Alain Badiou, De quoi Sarkozy est-il le nom ?, Paris, Li-
gnes, 2007.
44
Mark Poster, op. cit., p. 78.
45
Mark Poster, op. cit., p. 78-79.
222 HUGO FREY

form through which it is mediated. In parallel to Camus’s vision of na-


tional cultures supporting each other through their inter-locking mu-
tual sense of alterité, he also underlines his robust belief in a national
ethnic homogeneity. Writing in In-nocence editorial number six, he
explains :

Il n’est pas douteux que j’ai “naturellement”, culturellement, ataviquement,


comme presque tous les Français de jadis et même de naguère, comme la
plupart des Italiens d’aujourd’hui, des Japonais, des Israéliens, des Écossais
ou des Marocains, une conception majoritairement ethnique – non pas ex-
clusivement mais majoritairement ethnique – de ce que c’est qu’une nation
et ce que c’est qu’un peuple. Selon cette conception-là, à cette nation, à ce
peuple, à cette ethnie peuvent s’agréger à travers le temps des individus ex-
térieurs, appartenant par leur origine à d’autres nations, à d’autres peuples et
d’autres ethnies ; mais quantitativement et culturellement leur situation, au
moins dans les débuts qui peuvent être assez longs, est marginale (ce qui en
aucune façon ne signifie inférieure).

Cette façon de voir était à peu près seule à avoir cours jusqu’à la fin du
XIXe siècle, en France, et elle est restée très majoritaire jusqu’assez avant
dans la seconde moitié du XXe (quand le président Pompidou parle de “no-
tre race” à Sciences-Po en 1972, il n’y a pas un froncement de sourcils : le
mot est à la fois parfaitement admissible et compréhensible par tous, jus-
qu’en le flou sédimenté qui prouve la profondeur des son inscription séman-
tique). Pendant toute la durée de ce siècle-là, toutefois, cette manière
d’envisager la nationalité, qui longtemps était allée presque sans dire, n’a
cessé de perdre du terrain, en partie sous l’influence des intellectuels, des
journalistes et des hommes politiques juifs, qui pouvaient difficilement s’en
accommoder si leur famille ou eux-mêmes étaient d’immigration récente,
puisqu’elle semblait mettre en cause, au moins dans un premier temps, leur
appartenance à la nation.46

46
See : www.in-nocence.org/pages/parti/editoriaux/edito_Frameset.html (accessed
26/08/08). This passage is rediscussed in In-nocence Editorial Seven wherein Camus
notes Alain Finkielkraut’s disagreement with the point. The statement quoted above is
greatly qualified and recontextualized by Camus therein. In my opinion, Camus’s
identification of French Jewish politicians as a group that reacted against the old na-
tionalism is pure conjecture. It is open to being read as an anti-Semitic prejudice.
However the qualification is made by Camus that the French Jewish politicians were
themselves reacting to French hostility against them. In that sense Camus implies that
anti-Semitism is as much a cause of an end in the belief of a French ethnic-national
identity as the French Jews themselves. Most clear then is Camus’s pejorative view of
CONTRADICTION WITHOUT END 223

In short, In-nocence’s and Camus’s ethno-nationalism, its critical per-


ception of immigration, runs counter to the de-territorialized, globaliz-
ing, effects of the Internet (a factor that is oddly ignored in Camus’s
brief argumentation on the decline of French mono-national-ethnic
identity, quoted directly above). The dilemma is not unique to Camus,
everyone knows that the web is the home to numerous reactionary,
neo-Nazi sites which circulate extreme viewpoints. All of them do
have to face up to the same contradiction of employing a global tech-
nology to communicate their anti-global discourses.
Theorist Laura Gurak explains that virtual political groups con-
nect “people with common interests over distance and time”47. She
suggests too that they are weakened by insularity and isolation.
Throughout much of the In-nocence site Camus and others warn their
readers that France is on the brink of destruction. Repeatedly In-
nocence implies that France will disappear because of immigration
and the growth of radical Islam. It is worth recalling here that when
Camus’s followers read these commentaries they are literally alone.
Sitting at their desk or with their laptop on their knees, they have to
accept In-nocence’s diagnoses of despair in complete isolation. They
gain no direct physical communitarian comfort. The virtual political
community is excellent for exchanging ideas but when it is exclusively
net-based it is incapable of rallying like-minded people together into
social groups. Some might say fortunately so. Nevertheless, whatever
one’s political philosophy, it is plain to see that the melodramatic con-
tent of the party programme is disproportionate from its form of deliv-
ery.
It is strangely contradictory too that the frustrating aspects of net-
use do not figure more prominently in Camus’s lexicon of modern an-
noyances. Arguably the Internet is one of the most frustrating features
of our times. This is the case when it fails to work when it is most
needed or when one is the recipient of unsolicited spam messages or
computer viruses. It is also a major cause of the blurring of work life

immigration and the mixing of different cultures/religions/ethnic groups. The some-


times torturous rhetoric he uses shows how hard it is to express that interpretation
without becoming offensive to a group and their history.
47
Laura J. Gurak, Persuasion and Privacy in Cyberspace, New Haven, Yale Univer-
sity Press, 1997, p. 130.
224 HUGO FREY

into the private sphere. Similarly the net erodes our sense of national
time-zones. By linking together the world and being permanently
‘live’ it de-stabilises national temporal-cultures. In the United King-
dom the ‘Slow’ protest movement has risen up against these and other
nefarious side effects. Spokesperson for ‘Slow’ Carl Honoré explains
that there is already a growing backlash against ‘fast culture’, includ-
ing the Internet and email. He has found that :

Many companies are now trying to strike a balance between fast and slow
work. Often this means recognizing the limits of technology. Email, for all
its speed, cannot capture irony, nuance or body language which leads to
misunderstandings and mistakes [...] that is why some companies have
48
started urging staff to think hard before they hit the send button.

It is painfully ironic that Camus, who so dislikes modern annoyances,


requires his supporters to link to a technology that critics like Honoré
and his followers consider one of the most upsetting annoyances to-
day.
The instantaneous nature of net publishing means that Camus dis-
seminates reams of political text into the global public sphere. The
sheer volume of material attached to the In-nocence pages, in addition
to Camus’s other works, make him one of the most prolific writers at
work in France today. The scale of his output is so large that few, if
any, readers will ever read his extensive oeuvre. Camus’s productiv-
ity, combined with the Internet, is making him into an author no one
will study. The more he writes the less time there is for the critic to as-
similate his new texts to the old, let alone to compare his vision with
other writers linked to his world via their presence on the In-nocence
site. Moreover, the Internet-location of the In-nocence writings brings
into question the very idea of stable oeuvres complètes. Internet texts
and images are open to repeated alteration in their reception and sub-
sequent transmission. They can be retracted from public view just as
quickly as they can be ‘put up’. It is a medium that is constantly
changeable and does not provide a history, a paper-archive, a physical

48
Carl Honoré, In Praise of Slow, London, Orion, 2004, p. 210-211. Camus notes in
his diaries experiencing problems with installing a new modem to his computer at the
time of the founding of In-nocence. He is relaxed albeit obsessed with reconnecting to
the Internet. See Out, p. 507, 512.
CONTRADICTION WITHOUT END 225

library. The instability of the form therefore leaves the In-nocence


project indeterminate, slightly ephemeral, unclassifiable and open to
revision or destruction. It is at once part of Camus’s oeuvre but it is
also essentially tentative, throwing into question the notion of a stable
literary CV and personal archive. By writing so much political mate-
rial that is then made available on the Internet, Camus can count on
being caught out by his critics because they will always be forced to
simplify and to select quotations. They will inevitably miss his cave-
ats, re-phrasing or thoughtful self-contradiction. Paradoxically, this
same volume of production and electronic dissemination also means
that Camus will not be read in the manner that he requests, that is to
say, that his words be measured carefully and not misquoted. The In-
nocence webpages counteract this approach of careful reading. The
site and its multiple links, which in turn multiply into further sub-links
(“Programme”, “Air du Temps”, “Documents”, “Tribune Libre”, etc.)
encourage quick surfing through the site and not a slow and methodi-
cal reflection. Thus, visitors to the In-nocence site are at first likely to
be overwhelmed by the volume of links that are posted on its home-
page. From here alone there are thirty-one possible further pages to
visit. They are next likely to surf from this initial opening page to
some more substantial writing. Once they have made this mouse click
they find only more lists and links before arriving at longer texts. As
with many websites the visitor’s eye is drawn to the next link forward
and not to the detailed content of the page. The volume of material in-
dexed on the homepage also means that the reader is tempted to return
there quickly without fully digesting the section that is on the screen at
the time. Furthermore, when the visitor finally settles on a single essay
to read, the scrolling effect of reading material on a screen encourages
speed-reading and not accuracy, precisely the journalistic style of
reading that Camus’s complains about.
The net magnifies a formalistic property that is already inherent
in the Camus-diaries. There too the form encourages a non-linear
reading, a dipping into entries or skipping through approach. How-
ever, where the diaries offer the reader the navigational tool of an in-
dex the In-nocence site provides no such compass, only the opening
homepage that is in itself distracting. While the common metaphor for
the Internet is the web, it merits remembering that the concept of the
labyrinth is just as applicable. The labyrinth is a narratological-
communication pattern which encourages quick reading, surfing for-
ward and backward, in and out of sites, and frantic searching for an
exit. It is a patterning that undermines detailed linear thinking and tra-
226 HUGO FREY

ditional political didactics. The maze-like shape of the In-nocence


party grows weekly as new materials are posted online. Its scope is
further accentuated when new Camus diaries are published because
they offer another different dimension again. For example, when one
reads Camus’s diary entries when he is writing on immigration policy
for In-nocence one finds a different author to the impression left by
the site. Thus by dipping into Rannoch Moor one discovers Camus is
concerned at witnessing Sarkozy’s policy of deporting illegal immi-
grants, even though it is In-nocence policy as well. He worries :

J’allais poser que les passagers forcés des charters de M.Sarkozy ne s’en
vont qu’en direction de leur propre pays, tandis que ceux des trains de Vi-
chy et de la Gestapo partaient vers l’inconnu, un inconnu qui allait se révé-
ler monstrueux. Cependant, dans les trains en partance pour les camps
d’Allemagne et de Pologne, sous l’Occupation, il y a avait aussi des Alle-
mands et des Polonais, de sorte qu’on ne se débarrasse pas si facilement du
rapprochement qu’on veut à tout prix éviter. Il faut espérer que parmi les
expulsés actuels du ministère de l’Intérieur il n’y a pas de personnes injus-
tement poursuivies dans leur patrie, et qui y courraient de graves dangers en
y étant reconduites contre leur gré. (RM, p.140)

Such sentences agitate the meaning of the party’s policies and vice
versa. Of course, in this specific example the self-criticism itself looks
problematic. In a single paragraph of diary prose Camus displays his
potential for historical relativism, a superficial understanding of Nazi
racist anti-Semitism, the disturbing analogy between the Vichy regime
and Sarkozy and In-nocence, while also expressing genuine human
concern for the deported migrants.
Camus’s contradictory use of cyberspace is extensive, for exam-
ple, the French are one of the most reluctant European communities to
embrace the Internet. In 2000 uptake there had fallen behind Britain,
Germany and Italy49. Geographical mapping of domain-name reserva-
tions shows a high agglomeration of use in Paris and only limited pro-
vincial distribution50. Other nation-states have a more even national
spread of domain-name reservations, especially Britain and Germany,
although one must remember that over-centralization is a common

49
Manuel Castells, The Internet Galaxy, Oxford, OUP, 2001, p. 211.
50
Ibid., p. 216.
CONTRADICTION WITHOUT END 227

French phenomenon that is not limited to the introduction of new


technology. One year later the statistics for uptake rates were still be-
hind European neighbours and were apparently lower than in Mex-
ico51. When the journalist Amy Harmon enquired, “Why do the
French hate the Internet ?”, she answered that it was because it lacked
the intimacy required by traditional private and commercial relation-
ships52. Bizarrely, Camus wed his party to a technology that the
French are comparatively reluctant to use. A resurrection of the home-
grown Minitel system might have been more consistent with the
party’s patriotism and calls for old-time civility53.
Several public intellectuals have expressed their doubts about the
new technology and perhaps they encourage collective suspicion to-
wards the Internet. Jean Baudrillard has noted his reluctance to write
using a computer and remarks : “Cyberspace is not of great use to
me.”. Paul Virilio alerts his readers that with each new technology
new accidents are imagined and produced. For him the Internet will be
no different. Infamously, he suggests that cybersex is a signal of the
beginning of the end of face-to-face human sexual interaction54. Pi-
erre-André Taguieff has been critical too. He suggests that the Internet
is creating, “une mégasociété de contrôle et surveillance”55. It is how-
ever more important in the context of discussing In-nocence to recall
that Alain Finkielkraut has critiqued the Internet as well. His analysis
chimes with In-nocence’s wider political philosophies than Virilio’s
interpretation. According to Finkielkraut the Internet is a source of so-
cial concern and a cause of further national decline. In particular he
claims that it undermines the conservative values of hierarchy and au-
thorship, and only produces self-obsessed individualism. The net’s
properties, its status as a network system, undermine any clear notion
of authorship. In the place of a writer’s work the Internet creates only
limitless, disconnected, texts. It is the final epilogue to Roland

51
Mark Poster, op. cit., p. 114
52
Cited in Poster, op. cit., p. 114.
53
Historically there have been concerns in France about computers and personal liber-
ties. For example controversy raged in 1974 when the government tried to set up the
population database “Safari”.
54
Paul Virilio, op. cit.
55
Taguieff, op. cit., 2001, p. 92.
228 HUGO FREY

Barthes’s “death of the author”. In addition, the net’s use in school


classrooms is fundamental to the continuation of the educational cri-
sis. For Finkielkraut the Internet contributes greatly to the declining
status of the teacher. It replaces his or her authority (a vertical power)
with a network of knowledge in which no authority is sufficiently ex-
plicit (a horizontal system). In society as a whole it adds to the in-
crease of egocentric individualism. Quoting the film director Fellini,
who had already identified a comparable side effect of television, he
explains that unlike theatre or cinema, television encourages the indi-
vidual user to constantly change channels. This creates egotistical
people who think only of themselves and their own desires. They
place their own cultural values, no matter what their level of intellect,
above those of artists, filmmakers, composers, or musicians.
Finkielkraut considers that the Internet shares this tendency with tele-
vision. Now that surfing replaces channel hopping, he worries that the
Internet creates even more self-obsessed people56.
Does Camus realize the Internet is open to conservative critique
and that his use of it for In-nocence is contradictory ? Writing the In-
nocence editorial “La grande déculturation”, Camus offers a defence :

D’aucuns sont ici plus radicaux, et mettent en cause la révolution technolo-


gique elle-même, et d’abord, évidemment, le plus prégnant et le plus specta-
culaire de ses aspects contemporains, la révolution cybernétique, électroni-
que, webmatique, internetienne. Je ne partage pas ces analyses et crois trop,
au contraire, aux merveilleux moyens nouveaux que l’informatique et Inter-
net ont prodigués à la recherche, à la diffusion, à la conservation des textes
et aussi à leur production, à la pensée elle-même, au cerveau, disons le mot,
à la nature même du concept et du sens, et donc à la philosophie, aux
conceptions du monde […]. 57

This argument confirms Camus’s openness to the web and to online


communication and interaction. The commentary also draws attention
to conservative applications of net technology in the preservation and
dissemination of important aspects of the cultural heritage. It demon-
strates too that Camus does not consider Finkielkraut’s interpretations

56
Alain Finkielkraut and Paul Soriano, op. cit., p. 17-36.
57
See ‘La Grande Déculturation’ : www.in-nocence.org/pages/parti/editoriaux/edi-
to_Frameset.html (accessed 21/08/08).
CONTRADICTION WITHOUT END 229

on cyberspace worthy of serious direct debate (at least not in that edi-
torial). The position is a strategy of avoidance of Finkielkraut’s theses.
However, in a further typically contradictory gesture Camus acknowl-
edges aspects of Finkielkraut’s case in his In-nocence online diction-
ary entry for the “Internet”. It reads : “Il y a une thèse métaphysique
dans le Net : l’être est l’information et si l’être est l’information il n’y
a plus de place pour les œuvres.”58. A cryptic hint then that Camus
knows that in placing his political works online he is going to prove to
be a unique frustration for future historians searching for a traditional
author and his fixed oeuvre and who will instead only find “informa-
tion”.
In conclusion, it is instructive to return to Camus’s diary entry for
16 October, 2002, the day of the making of In-nocence. Here one dis-
covers the author’s ambiguity about the venture. He reports that for all
his pleasure that Flatters, the Finkielkrauts and the others were to-
gether for the creation of the party none of these friends would ever
become official members of party. The entry reads :

Et d’ailleurs – est-ce une coïncidence ? –, parmi les personnes présentes à


cette assemblée et que je connaissais, pas une seule n’a l’intention ou la
possibilité de devenir membre du parti : Flatters parce qu’il n’est pas de ce
bord-là, les Finkielkraut parce qu’ils estiment pouvoir être plus utiles en
demeurant à l’extérieur, Sophie Barrouyer parce qu’elle juge pareillement
qu’une appartenance au parti serait incompatible avec ses activités de jour-
naliste, et le juge belge parce qu’il est belge. (Out, p. 462)

In this chapter I have suggested the prescience of these ironic uncer-


tainties. The party has been a relative success. Its use of the Internet
and espousal of a contemporary conservatism pulls Camus apart from
any suspicion of direct familiarity with Le Pen, Vichy or fascism. The
specific charge of anti-Semitism is mostly deflated with the move-
ment’s strong dose of Israelophilia. Camus’s agenda looks novel, even
when it chimes with other commonplace discourses. In-nocence con-
firms that Camus is an artful conservative thinker. Nevertheless, there
are the contrasts between his nationalism and the globalization process
associated with the Internet, as well as the missed daily frustrations
that have arrived along with the new technology. There are

58
See : www.in-nocence.org/pages/citations/i_frameset.html (accessed 21/08/08).
230 HUGO FREY

Finkielkraut’s concerns that the Internet is a negative force which un-


dermines conservative values that are officially precious to In-
nocence’s campaigns, notably authority. Because of the transient
online structure of his political party for Camus the writer there is the
deliberate further fragmentation of his work. That is the other message
of the medium : Camus makes a political space that is consciously
problematic because of its labyrinthine form, not only because of its
content. So much so that it is legitimate to question if the entire pro-
ject is a rhetorical joke against modern life and politics. That is a plau-
sible suggestion. It overlooks the fact, however, that the site includes
material that is rhetorically highly intricate, and therefore intriguing,
much that is polemical and other interventions that should be criti-
cized for being blatantly insulting. It is also clearly a functioning pub-
lic right-wing ‘think-tank’ and online resource centre. Even if it is a
joke made in poor taste it revises Camus’s reputation once again. Cer-
tainly, by so repetitively making the same political interpretations,
webpage after webpage, Camus lacks gravitas. The Parti de l’In-
nocence quickly communicates overload and boredom. Precisely two
of the features one associates with mono-cultural, socially hierarchi-
cal, nation-states, be they to the north or the south, the east or the
west.
Interview

Charles A. Porter
Yale University

New Haven, January 16-17, 2005

Questions by Ralph Sarkonak

What was the first book by Camus that you read ?


I believe that it was one of the very early moral studies on contempo-
rary society, Notes sur les manières du temps. It was extracted in that
Yale French Studies1. The editorial board received a request from the
French cultural services in New York to consider publishing an addi-
tional issue one year concerning contemporary fiction in French, and
the chairman of the department at that time asked if I would be willing
to chair that undertaking. And I did accept to chair that issue and I’m
very glad I did because among other things I made the acquaintance of
some extracts of writings of Renaud Camus. I’d never heard of
Renaud Camus before that, but two of our Normaliens that year were
interested in Renaud Camus and edited several short texts for inclu-
sion, which I then as general editor read and appreciated highly. I was
particularly intrigued by what they had to say about the extracts they

1
After the Age of Suspicion, Yale French Studies, Charles A. Porter ed., Special Issue,
1988.
232 CHARLES A. PORTER

were publishing, but also by their general introduction about Camus,


about what they had to say about his more sexually frank writing,
which I was rather curious to look at and did as rapidly as possible. I
believe the first book of his I read in entirety was Notes sur les
manières du temps.

The Yale French Studies issue had extracts from five books : Buena
Vista Park, Journal d’un voyage en France, Été, Roman roi and Notes
sur les manières du temps.
And I remember the general editor of Yale French Studies, Liliane
Greene, and I were particularly amused by their selection from Roman
roi. But I think it was some time later that I eventually got around to
reading Roman roi.

What decided you to read other books by him ?


It was basically what the two Normaliens, Dominique Julien and Pi-
erre Force, had to say about his treatment of his own homosexuality. I
was at that point just beginning to come out of the closet, and I was
reading a great deal of homosexual material in English, but I’d never
really known where to look in French (except for the classics, of
course). This seemed a good opportunity and I was not mistaken.

And what is your favourite book now that you have read everything ?
I believe just about everything. If I had to choose one, I guess it would
be one of what Camus referred to me at one point as the “trois petits
romans”, Voyageur en automne. A friend of mine and I thought of do-
ing a translation of it at one point, though we never did. But it seems
to me that of his books, which by and large tend to be rather uneven,
this is the one that comes closest to perfection as a book. However, I
suppose if I had to pick one of his kinds of writing that I get the most
pleasure from, it would have to be the Journal.

You seem to appreciate Camus’s descriptive writing in particular the


Départements and the Onze sites.
I would have to say that one of the things in general that attracts me to
Renaud Camus, in addition to his major autobiographical subject, is
the fact that I find him an absolutely spectacular writer in French. He
writes a prose that has not only a remarkably handsome sound to my
reader’s ear, a rhythm, and an always fascinating vocabulary, but he
INTERVIEW 233

also has a way of writing which is always – and usually in several dif-
ferent directions at the same time – referential to other French texts
familiar to him, though I know that I would never be able to track
them down completely. There’s a cultural density to the way in which
he writes prose, a layering of references to the great French prose of
the past that I find very rewarding for the reader.

I believe you see the diary as the cornerstone of his oeuvre.


I do. What I think Renaud Camus is, primarily, is an autobiographer. I
think one could maintain without much trouble that everything he
writes is autobiographical in nature. I think that the part of his autobi-
ography which is however the most developed and the most intimate
and the most luminous in many ways is his writing about himself day
by day. It’s very interesting to me in part because so much of his writ-
ing life corresponds to my adult life and so much of the France he re-
fers to corresponds to the France I’ve known ever since I was a stu-
dent there in 1954 : I take great pleasure in the things he talks about
and refers to. I find also his work wonderfully exotic in the way in
which he has chosen to live freely his homosexuality ; and I probably
experience a sort of delightful frisson of desire and envy as I read
about that also.

You mentioned the layering.


The diary is very literary. Among his many very frequent models is
Chateaubriand, whom I have studied at considerable length, particu-
larly his autobiographical writings, and that’s just one example of the
kind of literariness one finds in the diary.

I am wondering if this literariness, layering and overlayering may not


have something to do with the Camus Affair, which we’ll talk about
later. These infamous passages really are social commentary in the
largest sense of the word. But we’re not really used to social commen-
tary that is written in what is high modern literary style.
This is undoubtedly a perspicacious viewpoint on the matter. I think
that I would have to agree with it and would be delighted to agree with
it, but I think that something more important must be said first if one
is looking to understand all that is mysterious in the Affair. There is
something about Renaud Camus’s writing that does not attract readers.
I think one of the reasons is precisely that one of its pleasures lies in
its very deep literariness, and yet one of the most remarkable aspects
234 CHARLES A. PORTER

of the Affair comes from the fact that the people who were criticizing
Camus so publicly and so viciously were doing so in almost total ig-
norance of both his books and his way of writing. This perhaps helps
us understand how his writing can seem somehow or other unreadable
to modern readers who do not expect to have to work to understand
writing that they expect to be no more than good journalism. It maybe
explains the ignorance that lies behind some of the more outrageous
judgments that were given at the time of the Affair. That said, it must
of course always be remembered that most literary readers of French
literature don’t read Camus either, for whatever reason. A lot of them
probably because they don’t give a damn about his homosexuality or
his life day by day. It takes someone who has a perverse interest in
people’s reaction to their life as they live it, and particularly in homo-
sexual people’s reactions to life as they live it, to be as regular and as
passionate a reader as I am. Though I have noticed that among his
other most faithful readers there are a number of presumably hetero-
sexual middle-aged women. My personal interest gives me great
pleasure but it isn’t necessarily the only way one could read the poor
guy.

Is there one volume of the diary that you prefer to the others ?
There’s not one that I prefer to the others, unless it just happens to be
the one that I’m reading. I guess when people to whom I’m speaking
ask what they might read of Camus, I tend to suggest that they read
one book that is both representative and truly excellent, and my rec-
ommendation would often be the first in the series of diaries, the
Journal romain.

Now we come to La Campagne de France – Journal 1994. It coincides


with a period in Camus’s life when he was not very happy. He’s get-
ting old, love seems to elude him at least at the time, society is chang-
ing for the worse, and so is the French language – two of his favorite
themes. Do you think it’s appropriate to take this into account in read-
ing or analyzing this volume of the diary ?
I think it’s appropriate to take it into account, but it’s not going to
change anything. The fact is that Renaud’s infamous statements about
how many Jewish people there were on a radio program that happens
to be one of his favorite programs represent a perfectly characteristic
cranky view of his which you can find I imagine in almost every
lengthy autobiographical statement he’s made any place.
INTERVIEW 235

In reading we always have to provide a context and an intertext if we


aren’t given the information : social, political, historical. Do you feel
that it is easy to do this, that it has been done by those readers whose
reading you are familiar with ? Is it even possible since his context is
so elusive ?
There are relatively few people who have written about Renaud Ca-
mus, and I suppose I have read all of what all of them have written,
unless there are some very recent ones I don’t know about yet. Those
few people who have written about Camus tend to be people who have
read a great deal of him and are sort of “fan readers” like me. Some of
these people, particularly Sarkonak and Baetens, I know rather well
and know that they are people who are equipped with their own stan-
dards as well as their own life experience to read Camus with a great
deal of context. Every once in a while, though, one picks up a very
perceptive journalistic piece about Camus that has been written by
somebody who has just discovered him for the first time and knows
nothing about him.

Would you care to elaborate on Renaud Camus’s reading habits when


he was growing up in Chamalières, as you did when you gave your
paper at the University of British Columbia in September 2001 ?
If I may start out with a topic sentence : Camus, in his own view, is a
man of the early twentieth century, not of the mid and late twentieth
century. In my view increasingly Camus is someone not only of the
early twentieth century but of the mid to late nineteenth. He’s some-
one whose sensibility was formed in a human context and in a reading
context by those French writers who have become the great classics of
the French nineteenth century, writers like Flaubert and Balzac and
Anatole France, though I can never remember him mentioning the lat-
ter. That’s the kind of context he read in massively as far as literature
is concerned. He tells us a number of times in a number of places that
his most frequent readings in his childhood were bound collections of
L’Illustration that probably dated from the 1920s, if I remember cor-
rectly. And of course it was a conservative magazine, so its own liter-
ary background was also a late nineteenth century background. We
also have to remember something else in this context, however much
the child Renaud Camus may have spent his time reading, he was also
a human being surrounded by a family and friends. His explanation of
his reading habits goes as follows : he grew up in a house which had
been in the family for several generations. At the time of his child-
hood his parents were very ill-favored by fortune, and to put it simply,
236 CHARLES A. PORTER

they were very poor. He says they were too poor to buy many books,
so the only books he had were the books that existed already in the
house on the bookshelves. And he says he read all of them vora-
ciously. This is where he picked up a certain view of France that I’m
characterizing too simply, no doubt, as a late nineteenth century view.
But he also picked it up from his mother, whom he adored as a child
and has ever since. He said in one of his recent diaries that he realizes
that all his life he has tried to live up to the prejudices of his mother,
which I think is about as revealing a statement as he’s made on the
subject.

Do you think these reading habits account for his attitudes towards
immigration ?
I doubt there was very much about immigration in what he read, since
it was not a very hot topic then. However – and here is where context
is extremely important – I believe that what he picked up principally
in his readings in his childhood is an overall view of what France is
(or was). He picked up this view of France not only in the readings of
his childhood, but also in his experience as a member of a very proper
middle bourgeoise family down on its luck in a small suburb of a very
third-rate French city in the middle of the poorest part of France. This
explains some of his rather more curious remarks in La Campagne de
France about the nature of the French and what France consists of ; it
comes straight out of his childhood understanding of what France was,
which is to say a country populated since time immemorial by French
people, of the French race, whatever that might be. In his childhood
understanding, the French race were people who had French names,
who had always lived in France, whose parents and grandparents had
always lived in France. It didn’t include “outsiders” such as those
many who live in present-day France and have been in France for sev-
eral generations now, certainly all of Camus’s lifetime, those people
who have immigrated to France from all kinds of other places.

Do you know anything about his family during World War II ?


No, I know nothing of his family other than as a part of a panorama
which appears in the very rapid historical sweep he’s given us several
times, particularly of the two generations which preceded him. He, of
course, was born after World War II.
INTERVIEW 237

He seems to be given surprisingly little to self-analysis. I’m thinking


here, for example of the death of his father, or when he receives a let-
ter from Paul Otchakovsky-Laurens saying he doesn’t want to publish
any more volumes of the diary. These events, which one would think
would strike at his very core, his identity, are narrated, or simply
quoted without further commentary. Even the death of his great friend
Jean, which he will come back to in later volumes, il la constate.
By nature he is little given to introspection but, on the other hand,
very strongly given to description. It’s funny that we started off the
subject of description by referring to his descriptions of paysage. One
of the best things he does is write the description of his own life as
he’s living it, day by day. And that description includes remarkably
little self-analysis, remarkably little examen de conscience, remarka-
bly little concern with the kind of figure he might make among his
friends and neighbors, his peers, at any given period. He is very aware
of the way in which people react to him, in particular ; he often takes
it as a slight, though by no means always. But he seems to be very un-
aware of the way in which other people judge him at any given mo-
ment. And he certainly does not judge himself, usually. The rare mo-
ments when he does – and he’s very good at these moments – stand
out all the more because of that. As far as his father’s death is con-
cerned, which one would somehow think would be a very major thing,
it has to be put into context of the fact that he never liked his father
and was persuaded that his father did not like him, so that at the time
that he first describes his father’s death he describes it very clinically,
as if he were a journalist sitting in the room in which his father was
dying in the hospital. Oddly, three or four years following his father’s
death, he writes for the first time sympathetically about his father’s
death, and precisely so. I’ve long been persuaded that in a book which
he claims he didn’t write, Échange, he portrays a father and a little
boy that is so clearly placed in the landscape of Renaud’s childhood
home that I think it has a lot to do with his father and himself. But he
claims to have no association with that book, so that I guess we’ll
never know if his own life is the real source of that father. However,
that said, to my mind, there is one place where this diffidence – or in-
stead of diffidence is it a kind of literary modesty, a sense of what is
proper and decent to write about ? – disappears, whatever the attitude
that explains the absence of self-study and self-examination in most of
his writings and in his diaries. All this, I think, has to be set against
what to me is the utterly remarkable construction and revelations of
L’Inauguration de la salle des Vents, where, in the form of fiction, he
238 CHARLES A. PORTER

tells a great deal about himself that he’s never told us anywhere else.
And there, his relations with people, the various ways in which people
react to him, the various things he has some good reason to have
guilty feelings about, which he’s never expressed, are played out in
the most interesting way. I don’t remember any such revelations about
his father, for instance, or about Jean Puyaubert, his old friend, but
certainly he examines very touchingly and very painfully his relation-
ship with Rodolfo, and that is indeed a key element in the
L’Inauguration.

If one were to situate him in the most general terms, one could situate
him in the post-Nouveau Roman.
One would also have to do so very precisely, since he started out writ-
ing in a Nouveau Roman manner. His first published work, Passages,
was of course a kind of Nouveau Roman, influenced very much by
both Ricardou and Camus’s own reading of Claude Simon.

Do you think these French writers whom you’ve mentioned might ex-
plain why he’s not given to self-analysis, given that they do not par-
take in the old tradition of the French analytic novel ?
This is possible. I think however that it’s by no means a good general
explanation of what we’re talking about. Maybe the best way to get at
this is to examine Camus’s great admiration for the Mémoires d’outre-
tombe by Chateaubriand. Here is a work which most mid- and late-
twentieth-century readers consider to be full of lies because of the way
in which the autobiographer has chosen to mold the presentation of his
life to show himself as a person of enormous importance in society
and enormous political value. Camus, as far as I can remember, never
has any sort of criticism of Chateaubriand of that kind at all. What he
says, when he says things that involve a judgment of Chateaubriand,
is, “What marvelous prose this is.” So for him, the values of literature
are literary values, rather than sociological values. I think two things
must be said about the non-revealing way in which Camus speaks
about his character, his personality, and his manners. I think this has
mostly to do with a certain sense of decorum, also with a certain very
well-developed pride. He sees no reason to look critically into himself
because he considers himself to be a very fine, upstanding, and indeed
talented person, of great value to his friends and his neighbors, his ac-
quaintances and society. On the one hand, he considers himself to be
highly undervalued and on the other hand he is much too proud to leap
INTERVIEW 239

to his own defense, which would be much more revealing. That pride
may well be one reason for his silence.

It seems to me that during the Affair, he defended himself rather


poorly.
His defense of himself was lamentable, and that was true at the time
when the Affair was at its first hottest period in mid-2000, but it’s also
very apparent in the book he wrote to explain himself, Corbeaux,
which he published within a few months of the events recounted. He
didn’t understand at all why people were offended by what he had
written in La Campagne de France, and he saw only their aggressive
attitude towards him, not really understanding the nature of his of-
fence as seen by other people.

Part of the Affair played out at Yale. In reading Corbeaux or K.310,


you must have had occasion to come across things that concerned
yourself or his visit to New Haven. In comparing what you read there
with what you remember or what you wrote to me (you sent me a se-
ries of e-mails in 2000 describing the Affair on the East Coast), are
you impressed by the accuracy of what he writes ; does it pretty well
correspond with your point of view ?
Yes and no, but mostly no. Camus was very deeply troubled by what
was going on in France at the time he was on that trip to America that
he describes in Corbeaux. By and large, I believe that he took a very
active interest in how the Affair was developing and what some of his
friends were doing to help him out during the Affair at the colloque
“Renaud Camus : écrivain” conference. He was there in person at this
colloque that we held in his honor and didn’t cancel at the last minute
as many of my colleagues would have liked, but I’m not sure what he
actually saw or heard. The things he picked up from the papers read
on that occasion tended to do with whether he thought they were in his
favor, or more frequently, in criticism of him. He was much more pre-
sent in body than in spirit. This should, of course, not have been a sur-
prise to any of us who have read what he’s often said about himself at
conferences and in various public places. He turns himself off. He
doesn’t like such activities and he comes only because he’s expected
to, and at that point when he was still in a very fragile economic state,
they help him to keep body and soul together and food on the table.
But it was quite plain that addition to his usual disinterest in such ac-
tivities must be added the fact that he had other things on his mind. Of
240 CHARLES A. PORTER

course the reason that I read Renaud Camus at any given moment is to
find out what’s going on in his mind, how he’s reacting to the world
around him. I found what he had to write about the Affair in many re-
spects totally fascinating, and the thing that pops into my mind from
his diary is that the night between the two days of the conference con-
secrated to him, he seriously considered committing suicide by jump-
ing out the window of his hotel.

In thinking about his many books, can you think of one that it would
still be possible to teach today in North America in a university set-
ting ?
I think I could think of a number that it would be possible to teach in a
university setting in North America. I don’t think that there’s much
likelihood that any of them will be taught however, because by and
large the books we teach are ones that have had a wide public reso-
nance. His books have never had a public resonance or a wide reading
public. Certainly, in a course on the novel, if there weren’t so many
other things to read, one would love to put a book like Voyageur en
automne on the curriculum or now even more, possibly,
L’Inauguration de la salle des Vents. In a course on autobiography, I
would love to include one of his volumes such as (because it’s short
and because I find it very amusing) Le Château de Seix. Or L’Esprit
des terrasses, or – but it would be impossible because it’s much too
long and dense – Le Journal romain. And certainly, in a course on the
Nouveau Roman, which is unimaginable anymore because it seems so
much a part of the past, completely révolu and never to return, Pas-
sages, maybe, because it’s the easiest of the Églogues. Or, in a course
on modern poetry, one of his poetic texts, which I find quite admira-
ble. One of them that might be quite lovely to teach because of the
richness of its material and the wonderful dark humor of its tone, the
Élégie de Chamalières, or a book that I find quite admirable for its de-
scriptive prose, the Onze sites mineurs...

I would like to go over what you have written and published on Ca-
mus. You were the editor for “After the Age of Suspicion : The French
Novel Today”, Yale French Studies. And you have an article in Écri-
INTERVIEW 241

tures, “S’annoncer, se connaître : Renaud Camus à la recherche de


son autobiographie.”2 And then you have an article called “What did
Renaud Camus really write ?“ which appeared in Politics and Cul-
ture3.
And I’d forgotten that. It’s true, I did write that.

And you translated the interview of Camus with Bruno Vercier that
was published in Yale French Studies in 19964.
That sounds about right.

I know you’re working on a book, but have you actually published


anything else ?
Not that I can remember.

When the Affair began, had you already read La Campagne de


France ?
Yes, I’d read La Campagne de France, although I’m not sure I had
finished reading it. Let’s back up a step. The plan for what ended up
being the symposium at Yale had been worked out over the period of
about two and half years before it happened. It was a joint project with
my friend Jan Baetens, and we had worked out all of its details and of
course cleared the date with Renaud Camus himself because it was
very important for us that he be there. The Affair, or rather awareness
of the Affair, occurred at Yale no more than a week and a half before
the pre-arranged date of the conference. I think probably a week and a
half, or no more than one or two days after the article in Le Monde an-
nouncing the publication of Camus’s supposedly anti-Semitic writ-
ings. We learned about it in the French department at first through an
e-mail from a French student in the Economics department whom I’d
happened to know because he’d audited a course of mine the previous
year or maybe the previous semester. He wrote that he had just seen a

2
Écritures, n°10 (1998), p. 92-95.
3
Politics and Culture, vol. 4, 2000 (electronic journal). http://aspen.conncoll.edu/pol-
iticsandculture/ (accessed 19/07/04).
4
Bruno Vercier, “An interview with Renaud Camus”, Yale French Studies, 90 (1996),
p. 7-21.
242 CHARLES A. PORTER

poster announcing the upcoming symposium on Renaud Camus and


couldn’t understand how the French department could possibly be
having anything to do with such a notorious anti-Semite. The day after
we received this e-mail from the student in question, Chris Miller was
returning from France and read in the plane the incriminatory issue of
Le Monde ; he came back to the department in great dismay about the
situation.

In your reading of La Campagne de France, did you notice something


that you thought might be the cause of a scandal ?
I’m totally used to the sort of scandalous statements that Renaud Ca-
mus makes, so I had noticed the statements that later became so con-
troversial, but they hadn’t struck me as anything likely to make trou-
ble. But I guess at that point I had not even associated them with the
famous unpublishable book, L’Ombre gagne. But I suppose I might
have noticed something that some people might consider anti-Semitic,
but I’m not at all sure of that. I guess that I had read the La Campagne
de France in entirety before the symposium, though, because it was
much talked about and I knew what they were talking about.

You made a statement at the outset of the symposium.


Which I resume in the introduction5.

It was pretty much factual, and resumed what had happened in France
to date.
If I remember correctly, I think your summary is correct. It was about
my colleagues’ reaction, and the fact that before the conference star-
ted, the French department had withdrawn its sponsorship, which had
to be mentioned, to be fair to everybody.

At some point after the conference, the late Naomi Schor wrote a let-
ter to Le Monde6 talking about freedom of speech in the United States,

5
“Renaud Camus à Yale” in Renaud Camus, écrivain, Jan Baetens et Charles A. Por-
ter, éds, Leuven, Peeters, 2001, p. 1-6.
6
Naomi Schor, “L’‘affaire’ Renaud Camus vue de Yale”, Le Monde, 9 juin 2000.
INTERVIEW 243

and I believe Camus asked to you reply to that document and you re-
fused.
Camus was still in the United States at that point. I believe Naomi
Schor’s letter was distributed to the department by the chair as a letter
that had just appeared by our colleague. So that I had seen the text of
Naomi’s letter. Renaud Camus, who called the next day, had not yet
seen it but had been told by friends of his in France that this text had
appeared and was violently anti-Renaud Camus, which it was not. He
asked me to write a reply. First I said that I am absolutely hopeless at
controversy. It’s just not something I do. I’m no good at it, so that it
would be idiotic for me to write a letter which would be of no use to
anybody. Secondly, I said that it seemed to me that the Affair had
gone on quite long enough at that point – what little did I know ! – and
that one of the reasons it was going on was that everyone was answer-
ing what everybody had just said, so that it was just growing on itself.
And at some point or other it seemed to me that it had to be stopped
and the one way to stop was to refuse to continue it. I said furthermore
– and this is what offended Renaud Camus so deeply – that in fact
when he saw the text of the letter, he would see, as I saw very clearly
that it was not a letter against him at all. It was a letter explaining from
Naomi Schor’s understanding – and mine as well – about the differ-
ence between libel law in the United States and France and how the
American commitment to freedom of speech meant that it was impos-
sible for Yale to cancel this conference whether it had wanted to or
not. In my opinion what Naomi was writing about basically was the
difference between French law and American law and that everything
she said about that difference was completely accurate. There was for
me no reason to contest Naomi’s letter because I found it to be true.
Unfortunately, Camus understood me to be saying that I agreed with
her condemnation of him, which of course I didn’t, because in the first
place there was no condemnation of him directly in Naomi’s letter.
But Renaud Camus has never been willing to communicate with me
since then.

That was your last contact.


It was our next-to-last contact, I believe. I did at one point about a
year later write an e-mail saying I was going to be in France and
would be very happy to meet him and take him out to dinner, and he
wrote a very polite and very short response saying it was impossible
for him to be where I was going to be at that time. In former years, he
244 CHARLES A. PORTER

had answered questions of mine at great length and in a very helpful


way, and I regret very much having lost contact with him.

What decided you to write this article “What Did Renaud Camus
Really Write ?” for Politics and Culture ?
Somebody asked me to. I can’t even remember who it was. This e-
journal was edited by somebody I didn’t know at all, but there were
several people asked to express themselves on the subject and I think
one of them was Jeffrey Mehlmann.

And what role do you consider your intervention had in the Affair, if
any ?
It had no role. I guess some of the passion with which I’m expressing
myself comes from the fact that I was amazed to what extent I was
considered immediately as tarred by the Affair as a fellow traveler of
Renaud Camus and his sort, and so considered by people who had
known me for many, many years, who had been my colleagues and
friends for many years. I felt that they considered me to have been
deeply tarnished by my association with this perceived scoundrel, al-
most criminally bad person.

I believe you told your colleagues that on the one hand the statements
in La Campagne de France were completely prévisibles and on the
other hand they were imprévisibles.
I’m sure that wouldn’t have been my language, but I think I did tell
my colleagues that – and they had chosen to believe what they read in
Le Monde rather than what I said, which is something to which I took
great exception and still do. I thought I had a certain credibility with
my colleagues. I was the only member of my department who had
ever read anything at length of Renaud Camus, or much of anything
by Renaud Camus, yet they chose to understand anything I might say
on the subject exculpating him of any charge of anti-Semitism, as be-
ing absolutely and totally discountable, and I did not react well to this.

You had read everything he had published at that point including the
diary, etc. Were you aware of statements that could be seen as racist
or anti-Semitic in other publications before La Campagne de France ?
I didn’t remember any at that point, and I’m not sure I remember any
now, though I wouldn’t be surprised to learn and wouldn’t have been
INTERVIEW 245

at all surprised to learn that there were other statements that were anti-
Semitic in the way that statements in La Campagne de France were
anti-Semitic. That way is what we have not yet talked about, and it’s
important in a very particular way. But, as I tried to explain to my col-
leagues at the time, Renaud Camus in his social commentary is a
crank, and as a matter of fact he is “anti” just about anything you can
imagine. I remember being asked in a French professors’ meeting at
the time, probably by Naomi Schor, “Well, what else is he against ?”
“Youth, Christians, Catholics, journalists, and the list could go on and
on. It’s one of the most common kinds of grist in his mill.”

Would you like to comment briefly on the connection between the Paul
de Man Affair and the Camus Affair at Yale ?
Well at the time of the Affair and the conference at Yale, which was
invented essentially and then conducted by Jan Baetens and me, Jan
and I talked about what seemed so strangely excessive in the reaction
of the Yale French department, that is to say, its haste to conclude
that, firstly, Renaud Camus had to be an anti-Semite and that, sec-
ondly, therefore, despite as a matter of fact, not only the law of the
United States but also the express policy of Yale about freedom of
speech, the French department should withdraw from any contact with
this conference, of which it had originally been one of several spon-
sors. Jan proposed to me that this excessive reaction certainly had a lot
to do with the sensitivities left over from the Paul de Man Affair. I
agreed with him at that time and still do.

Now we come to your electronic article, “What Did Renaud Camus


Really Write ?” You say, “A diarist has the option to choose to report
freely the movement and content of his thoughts. Such a choice is
characteristic of a certain type of diary and it is characteristic of
Renaud Camus’s. If among those thoughts are passing anti-Semitic
thoughts they have to be reported just like other thoughts if the diary
is to be complete and honest.” I guess here we come back to Naomi
Schor’s text. Is it not clear now that in France it is impossible to be
honest because such thoughts are considered to be provocation to ra-
cial hatred according to the French law ?
I gather also that, according to that law, it is indeed at the very least
questionable whether or not a diarist who has passing anti-Semitic
thoughts has the right to express them in his diary if it is to be pub-
lished or particularly if it is written for rapid publication, as has been
246 CHARLES A. PORTER

the case for many years of Renaud Camus. I still maintain what I said
in the passage you quoted. I’ve totally forgotten what I wrote in that
piece, but it strikes me as what I believed then and still believe very
strongly.

Because this whole business of the law is very complicated, someone


suggested I seek a legal opinion. There are two laws – one about
negationists who deny the existence of the Holocaust and another law
that might pertain to Camus, because I don’t believe that even his
most severe critics ever accused him of negationism. But I’ve been
told there are two laws, and others seem to think there is only one.
It seems to me that a lot of the passion lit by the Affair had very little
to do with Renaud Camus and very much to do with what seemed cor-
rectly at that point to be the increasing strength of Le Pen and his sup-
porters.

At one point you say, “Is there a difference between these two state-
ments ? 1. There are too many Jews on Panorama. 2. ‘There are too
many Jews on Panorama.’” And then you go on to say that statement
2, the one in quotation marks is “less a claim or opinion than a con-
templated notion set down to be examined. It is not a call to action or
part of a dictator’s harangue. It may be unpleasant but it is not crimi-
nal.” But what I don’t understand is what you then go on to say about
the quotation marks. Well, first, Camus never wrote “There are too
many Jews on Panorama.” He wrote something else which I’m going
to talk about in a moment. So I find it strange that you put into his
mouth statements that his enemies attacked him for. He never actually
said it in so many terms. It may come down to the same thing, but he
never said that.
Well, you’re underestimating my irony in this passage, where I’m at-
tributing to Camus what his enemies attributed to him, knowing per-
fectly well that was not what he said. Though in many ways, what he
did write could be understood that way. It’s a possible understanding.
It’s a misunderstanding of what Camus’s writing indicates about his
thoughts.

Then you go on to say, “These quotation marks are not, of course, lit-
erally in Camus’s text and could not therefore be seen by those whose
only knowledge of the writing came from extracts in the press.” Well,
it’s my belief that these quotation marks are in the text. So this brings
INTERVIEW 247

me to my next point. I’d like you to comment on two passages, one


from La Campagne de France, where there is a passage in quotation
marks. It’s page 50 in La Campagne de France, and there are quota-
tion marks.
There are indeed quotation marks. However, that is not, I believe, the
first time that that statement has been made in La Campagne de
France. That’s a restatement of something that he started a few pages
earlier, if I’m right. I think the contested passage is on page 48, which
starts out “Les collaborateurs juifs…”. So that indeed my speaking of
quotation marks has been preceded by Camus’s going back to his
thought to see if it’s a permissible thought, and when he’s examining
its permissibility is when he puts it in quotation marks.

But it’s not a direct quotation.


No, it’s an imagined position which he is looking at. That’s what I
mean by putting something in quotation marks, when you’re looking
at a thought or statement with the view of examining the quality or le-
gality of that thought.

So maybe you could take a look at these two passages.

« Il est un peu exagéré que les collaborateurs juifs soient si près du mono-
pole, au “Panorama” de France-Culture. » Ou bien cette proposition est
juste ou bien elle n’est pas juste, dans ses deux inflexions successives. Mais
il semble qu’il pourrait en être débattu sans qu’aussitôt quiconque la sou-
tiendrait soit accusé ou soupçonné des pires monstruosités idéologiques, po-
litiques et morales. Il n’est pas bon qu’un groupe ou un autre soit éternelle-
ment soustrait, serait-ce par les horreurs non pareilles qu’il a subies, à toute
critique, fussent-elles à la fois insignifiantes et légitimes. (CF1, p. 50) 7

7
Lorsque j’ai préparé les questions pour l’entretien avec Charles Porter, je n’avais pas
encore pris connaissance de ce que Renaud Camus a écrit par la suite au sujet de la
première phrase si problématique du passage que j’ai cité de la première édition de La
Campagne de France : « La première phrase, entre guillemets, du dernier paragraphe,
qui a été retiré de la réédition de juillet 2000, l’a été à juste raison car elle est en effet
malencontreuse et ne correspond pas à ma pensée, ou à mon souci, à la question que
je me pose, ou me posais. Il ne s’agit pas de savoir si “les collaborateurs juifs” du
‘Panorama’ sont “près du monopole” ou ne le sont pas , et si cela est “un peu exagéré”
ou non. Ce qu’il s’agit de savoir, ce qu’il s’agissait de savoir pour moi quand j’ai écrit
248 CHARLES A. PORTER

Si la poésie est inadmissible ou put paraître telle, après les camps de la mort,
c’est que toute parole est passée par la bouche des bourreaux. C’est que
toute idée de la beauté classique, ou toute idée classique de la beauté, fut
aussi leur idée, et aussi leur beauté. […] C’est que notre humanité – voici
l’inhabitable, pour la pensée, et ce qui la rend impensable – est la même que
la leur. […] C’est que le sens a construit les camps, aligné vers eux les voies
ferrées, trouvé la formule meurtrière des gaz, justifié l’injustifiable, et pen-
dant ce temps composé des poèmes, écrit des opéras, organisé des exposi-
tions d’art. C’est que tout sens est compromis, que toute image est souil-
lée, que toute beauté est salie, que tout être a honte de se montrer. (DF,
p. 18-19)

Would you like to comment on these passages ?


I would not because it seems that anything interesting I might have to
say about them would involve my thinking about them for quite some
time. I think you’re right. There is a curious relationship between the
two and, in many ways, the second passage from Discours de Flaran
explains what is in the first passage, but I don’t quite yet see how they
work or how the argument is made, to the extent that it is an argument.

In the second passage, many people picked up on the idea of Adorno,


that poetry is not possible after Auschwitz. But here he is talking more
about contemporary or modern art. Strangely, or perhaps not so
strangely, many people whom I’ve talked to have found the second
passage to be anti-Semitic.
I can see that that would be a possible reading. It wouldn’t be mine.

What would be your reading ?


I suppose my first reaction to that passage from Flaran is that what
he’s saying is that real anti-Semitism – that is, the kind that leads to
doing harm and indeed doing a harm which is one of the greatest acts
of harm in contemporary Western civilization – that that is as a matter
of fact a possibility of the human mind, which it seems to me is evi-
dently true. If people take great exception to this, they are taking great
exception to some of the worst possibilities of the human mind and

cela, c’est ceci : est-il ‘exagéré’, ou non, que leur nombre entraîne une telle prégnance
des sujets juifs. » (Sens, p. 384-385)
INTERVIEW 249

find them so dark that they mustn’t be talked about. Of course, that’s
not the way Renaud Camus operates. When he comes up with an idea,
he talks about it.

Some people have also found the passage to be syntactically complex,


excessively complex, a case of overwriting, that a kind of overwriting
gets in the way of meaning, which is ironic since he is attacking a cer-
tain kind of meaning.
I think that statement can be made about the Discours de Flaran in
general. It’s a very complicated text. It was written as opening allocu-
tion for the exposition in Flaran, and it is extraordinarily dense, almost
to the point of unreadability. Now is this the case because the idea ex-
pressed is a problematic thing for him ? Undoubtedly so.

In going through the diary of Camus I recently got the impression that
when he gets to this kind of topic, racism, but perhaps more particu-
larly anti-Semitism, the text does become much more complicated and
difficult.
Since the Affair, or also before ? It would be interesting to check.

Both. Perhaps more so now.


It’s quite possible that Renaud Camus, who is certainly no hero of
mauvaise conscience, does experience some mauvaise conscience and
feels somehow bad about it, and that causes him to write in a way that
tends towards being slightly garbled.

On the other hand, his most recent text, Syntaxe, which consists of
three talks he gave about language, is also very syntactically com-
plex ; it’s an interesting illustration of the complexity of the French
sentence. I think I know the answer to this next question, but I’ll ask
you anyway since it’s what I asked people in France : Do you agree
with the “Déclaration des hôtes-trop-nombreux-de-la-France-de-
souche” according to which certain opinions expressed by Camus in
La Campagne de France are criminal, and did your opinion change
during or after the Affair ?
I think many of the statements made in La Campagne de France are
stupid, as has been evidenced by the reaction they aroused. But to me
they are not criminal. Of course, I’m not French, I don’t understand
some of the subtleties of recent French law, and therefore, it seems to
250 CHARLES A. PORTER

me that criminality can only be determined in the precise context of


the law which surrounds it. I’m unable to judge. I guess this is the
point where I should say that for me anti-Semitism has always been a
word that referred to the attitude that Jews are somehow or other bad
and should be harmed, and therefore that anti-Semitism is the attitude
that finds that harm desirable and either actively or passively supports
harm to the Jews. I said this at one point during our discussions in the
French department to Naomi Schor, and she retorted that in any state-
ment that begins, “There are too many Jews in…”, there is a very se-
vere sign of approaching anti-Semitism of the bad kind. So that in my
mind, ever since that exchange with Naomi Schor, I have been con-
fused on the subject of what anti-Semitism really is. I guess that has a
lot to do with my attitude now about the Affair both now and at the
time of the Affair. My attitude has not changed in the years since then.

One of the things that Camus wanted was a definition of anti-Semitism


in Le Monde, and Le Monde apparently said that this was crossing
the yellow line, that they would not be involved in this.
Le Monde was smarter than Camus was.

He has said many nasty things about journalists, the print and elec-
tronic media, over the years. Do you think that they may have played
a role in the Affair ?
Absolutely, and so did he at the time. I remember when he got off the
train in New Haven for the upcoming conference, I said to him, “I
imagine this has a lot to do with the fact that you’ve been so critical of
journalists for so long.” And he replied, “Yes, of course.”

Do you believe that the fact that Renaud Camus is a homosexual


played a role in the Affair ?
I didn’t at the time, but since then, I’ve come to believe that there
must be some truth to that. Interestingly enough, at the time of the
Renaud Camus conference, Georges May was not in town, but when
he came back and I told him what had happened, he said, “How much
of this is homophobia ?” It was his immediate reaction. I said, “None
of it, that has nothing to do with it.” But I believe now that I was
wrong. I think that Renaud Camus’s frank discussion of his homo-
sexuality is one of the reasons that has made people turn away from
any feeling that they ought to read him and therefore causes them to
remain ignorant of what he has actually written. Secondly, for many
INTERVIEW 251

readers, because homophobia is very common, it has caused them to


look down on Camus even though they know nothing else about him.
So that the fact that the Affair could take off with such extraordinary
violence and speed has something to do with the fact that a great many
people who knew nothing about him and wanted to know nothing
about him were ready to believe anything bad said about him, pre-
cisely because it was notorious that he was a homosexual.

Among the interviews that I have done, and I’ve done over twenty,
only three people, including yourself, have answered that, yes, homo-
phobia did play a role. Do you have any comment on that ?
Well, if your interviewees were or remain hostile to Renaud Camus –
those people would think it’s important that homophobia has nothing
to do with it. For people who are well disposed to him, they may have
agreed with the opinion I had at the time but have since come to mod-
ify – I guess I have become more conscious of the insidious force of
homophobia as I read more and think more about it and have become
better acquainted with the field of gay and lesbian studies. It’s become
clear to me how pervasive homophobia is, in so many kinds of forms.

The passages that were removed in La Campagne de France in the


second edition reappear in another book by Camus, Du sens, pub-
lished by P.O.L, in which he defends himself against the accusations
made against him during the Affair. The publication of Du sens did
not lead to any real debate in the press, there were very few reviews,
and there was certainly no talk of criminal procedure. Why, do you
think ?
Of course in Du sens, to go back to my earlier metaphor, all the pas-
sages are in quotes. They are being contemplated very obviously, so
that it’s clear that Du sens is about the Affair, not about what Renaud
Camus may have had the very bad taste to think at the earlier date.

I get the impression that people were sort of tired at this point.
I think many people were. I also think, however, if I remember cor-
rectly a message I got a number of years ago shortly after Du sens ap-
peared, from Jan Baetens, that there was a large assembly in Paris in
which Alain Finkielkraut, Renaud Camus’s defender in reference to
the whole Affair and Du sens in particular spoke ; there were also, I
believe, people representing some of the opposition from Le Monde.
I’m not sure I’m remembering correctly. But according to Jan, the
252 CHARLES A. PORTER

general feeling at the meeting on all sides was great support for
Renaud Camus and a great lack of condemnation.

What do you think of Du sens ?


I think Du sens is a very interesting and extraordinarily overlong
book. I think as a matter of fact Du sens contains the one serious de-
fense of himself that Camus has produced and unfortunately, it is un-
readable for anybody other than a die-hard fan like me.

Six years separated the writing and the publication of La Campagne


de France. Do you believe that public opinion about the Jewish com-
munity in France changed between 1994 and 2000 ?
Only to the extent that the whole issue became more sensitive because
of the increasing rise of Le Pen.

And what do you think about the period of time between the publica-
tion and today in regards to people’s opinions about Camus and his
books ?
I don’t really know the answer to that. I wish I did, but I don’t really
pay enough attention to French public opinion, and I’m not there often
enough.

And how do you see as Camus’s position in contemporary French lit-


erature ?
I think Camus is a great unknown in contemporary French literature,
which I regret deeply, because I believe that Renaud Camus is a genu-
inely important writer. And indeed, I would say that I believe Camus
is a genuinely great writer, though whether or not his work will ever
come enough out of obscurity to be in the annals of French literature, I
don’t know. One thing that was an enormous disappointment to me
was his tiny place in a book that I otherwise admire, Le Rose et le
Noir8 by Frédéric Martel, but it’s as if Camus, except for making a
splash at the time of Tricks with the gay community in France, had no

8
Frédéric Martel, Le Rose et le Noir : les homosexuels en France depuis 1968, Paris,
Seuil, [1996], 2000.
INTERVIEW 253

voice even in that community, much less any place else. Whether he
will ever find what I believe to be his due, I have no idea.

One of the things that Martel takes Camus to task for is not taking up
the fight against AIDS.
Certainly. There are two reasons why Camus is unpopular in the
French gay community. One is that he never was an activist and in-
deed had little to do with the activists. The second was that he was not
interested in his own homosexuality in a way that was at all political.

Now he’s not that interested in the topic.


He never really has been that interested in the topic.

He feels that homosexuality is like all other forms of sexuality, and


people should have the same rights. That’s about all. The same lack of
complex.
Which is actually his genuine radical statement, and he makes it about
as well as anyone ever has. I remember in my opening statement at the
Yale conference I said that at the time I came out several years earlier,
I received an enormous amount of help from two people, one of whom
was my dear and beloved friend Steve Young and the other, who was
also present in the audience, was Renaud Camus, whose books I be-
gan to read avidly at that point and who was to me an enormous help
in coming to an understanding of myself.

You’re not the only person to have told me that.


I’m not the only person to have said that to Renaud Camus either. He
mentions that other people have.

Do you have any other comments about Renaud Camus, the Affair, or
this interview that you would like to record ?
Not that I can think of now, because as usual I’m not that good at
coming up with unprovoked comments. I’ve enjoyed this interview
and I hated the Affaire Camus.
Interview

Bruno Chaouat
University of Minnesota

Décembre 2005

Questions de Ralph Sarkonak

Aviez-vous lu La Campagne de France quand l’Affaire a commencé ?


Non, j’ai découvert Renaud Camus à cause de l’affaire Camus.

Quels livres de Renaud Camus aviez-vous lus avant la publication de


La Campagne de France ?
Aucun.

Avant le déclenchement de ce qu’on a appelé l’affaire Camus au prin-


temps 2000, quelle opinion aviez-vous de Renaud Camus et de ses li-
vres ?
J’avais un vague souvenir de l’auteur de Roman roi, qu’un professeur,
à Lille, avait évoqué dans un cours de licence de lettres modernes. Ce-
la remonte donc à de longues années dans le passé, bien avant mon in-
térêt sérieux pour la littérature. Ce professeur semblait vouer une
grande admiration à Renaud Camus. Il l’a conservée, à ma connais-
sance, bien qu’il ne soit pas intervenu à titre officiel dans l’Affaire.
256 BRUNO CHAOUAT

Quand et comment avez-vous pris connaissance pour la première fois


du scandale qui entourait la publication du Journal de Renaud Camus
pour l’année 1994 ?
Au début de l’Affaire, à Paris.

Pourquoi avez-vous décidé d’intervenir au sujet de l’affaire Camus ?


Les raisons sont très complexes. Je ne peux m’expliquer ma décision
qu’en recourant à une tentative, si superficielle soit-elle,
d’introspection ; pour vraiment répondre, il faudrait récrire l’Histoire
personnelle de l’antisémitisme, de Nicolas Weill (historien et journa-
liste au Monde), mais transposée, en toute modestie, à mon propre cas.
En effet, je n’avais aucune raison d’intervenir, fût-ce dans des forums
très marginaux (Revue des sciences humaines, Cerisy-la-Salle dans un
colloque consacré au livre imaginaire, un colloque à Edinburgh sur la
« nouvelle Europe », à Emory University lors d’un colloque sur le
droit et la littérature organisé par des graduate students de français et
de littératures comparées), hormis le fait que j’eus vent de l’Affaire
par un ami intime, français et non juif.
L’Affaire aura donc joué un rôle d’analyse (au sens freudo-
lacanien), et Renaud Camus aura fait, je l’ai senti d’emblée, l’objet
d’un transfert. Rappelez-vous que tout s’est ensuite construit à travers
une correspondance électronique avec Camus, qui a duré plusieurs
mois, voire années, et qui s’est interrompue lorsque j’ai préféré ne pas
publier cette correspondance, malgré la généreuse insistance de Ca-
mus. Il était donc d’emblée question d’adresse, de destination, ou,
comme le disait Jacques Derrida, de « destinerrance ». Renaud Camus
est, comme l’ami que je viens d’évoquer, issu de la bourgeoisie de
province, de culture catholique, grand amateur d’art, homme d’images
et de paysages s’il en est – “Français de souche”, donc, issu de la
moyenne bourgeoisie cultivée, ou, en tout cas, d’une paysannerie qui
s’est hissée au niveau de la moyenne bourgeoisie, a embrassé les va-
leurs de cette classe, et y fut plutôt honorablement admise, du moins
en province. Entre eux et moi, il y a donc un fossé socio-culturel que
dix ans en Amérique ne sont jamais parvenus à réduire tout à fait. Or
il se trouve que l’ami que je viens d’évoquer se fit auprès de moi et
bien sûr dans une conversation privée l’avocat de Renaud Camus. À
l’époque (nous sommes au début de l’été 2000), je juge mon ami très
sévèrement. Ou plutôt, je le soupçonne. Serait-il antisémite, lui aussi ?
C’est bien un sentiment de trahison, de déloyauté, qui, alors, me
pousse à me pencher sur ladite Affaire, alors encore à ses balbutie-
ments. En effet, mon ami, s’il souhaite le rester, doit tomber d’accord
INTERVIEW 257

avec les anti-antisémites patentés, avec ceux que je ne sais plus qui
appela les « professionnels de l’indignation ». Or, ici, anti-antisémites
patentés, les signataires le sont. Des philosémites indubitables, au-delà
de tout soupçon… Certains sont d’ailleurs juifs, donc, me dis-je à
l’époque, insoupçonnables. Et puis, les paroles de Camus sont inad-
missibles, elles tombent en tout cas sous le coup de ce qui est morale-
ment inadmissible. Tout y est : le juif-pas-vraiment-français malgré sa
naissance et sa nationalité, la prononciation inappropriée des noms
français par les juifs, l’étrangeté inhérente et insurmontable des juifs
et des enfants d’immigrés à la culture française en dépit des études et
du nivellement socioculturel que l’école publique est censée opérer.
Pire : le lobby juif, la puissance juive, l’entraide juive, le nombre de
juifs dans les média, etc. Donc, ces paroles, ou ces mauvaises pensées,
à l’époque, me paraissent indéfendables. Les expliquer, ou, pire, les
excuser, c’est les justifier ou les embrasser. Les justifier, c’est assumer
un antisémitisme à la française, l’antisémitisme discret de la bourgeoi-
sie, un antisémitisme qui s’exprime du bout des lèvres, dans un geste,
ou dans un regard, sans aucune violence ni haine, mais dans le mépris,
ce qui est peut-être pire. En un mot : le contraire de l’antisémitisme
vulgaire ou populaire. Mais il n’en reste pas moins qu’il s’agit bien de
vulgaire antisémitisme (toute une partie de l’apologie de Paul de Man
par Derrida m’a toujours paru éviter d’interroger la position de
l’adjectif vulgaire dans la locution antisémitisme vulgaire, et, aveuglé
par son amour pour Paul de Man, Derrida me semble n’avoir pas vu
que parler « d’antisémitisme vulgaire », ce n’était pas la même chose
que de stigmatiser l’antisémitisme, stigmatisation qu’eût porté
l’antéposition de l’adjectif dans la formule « le vulgaire antisémi-
tisme ». Ce que Paul de Man voulait dire, il me semble, dans son arti-
cle de jeunesse sur les juifs dans la littérature européenne, c’est qu’il
existe deux antisémitismes : l’un, vulgaire ; l’autre, distingué. Eh bien,
celui de Renaud Camus m’apparut d’emblée comme un antisémitisme
distingué, un antisémitisme chic. Mais passons, bien qu’on eût aimé
que Derrida fît preuve de la même circonspection, de la même géné-
reuse patience dans l’affaire Camus que dans l’affaire Paul de Man, et
je referme la parenthèse) 1.

1
Voir pour les citations de l’article de jeunesse de Paul de Man et la glose de Jacques
Derrida, Mémoires pour Paul de Man, Paris, Galilée, 1988.
258 BRUNO CHAOUAT

Voilà, à peu près, ce que je pense à l’époque. Un compte à régler,


donc, avec mon ami, bien plutôt qu’avec Renaud Camus, dont je n’ai
à peu près jamais entendu parler. Je m’en veux, d’ailleurs, de mon
ignorance, qui aggrave mon ressentiment par rapport à mon ami, et
qui ne fait que confirmer l’abîme socioculturel qui me sépare de lui. Il
connaît et pratique un écrivain que seule une coterie connaît et prati-
que. Il fait donc partie de cette coterie. J’en suis exclu, je n’en serai
jamais. Car pour en être, il faut connaître l’architecture, se laisser tou-
cher par un paysage, une peinture. Il faut sentir, plutôt que penser.
Bref, l’Affaire a déjà commencé à ressusciter en moi l’aliénation du
juif qui ne pourra jamais sentir la beauté et aura toujours besoin du
concept, de la raison, du discours (je me souviens ici de l’argument de
Sartre sur Barrès entre autres). Tout cela est donc douloureux, de faire
resurgir ce dont on croyait avoir triomphé, justement, par les études :
un complexe relatif à l’innéité de l’être-français (la fameuse « sou-
che »). Mais il me semble, de plus en plus, que tout cela regarde au
moins autant la classe que l’appartenance religieuse ou ethnique, ce
qui d’ailleurs me paraît plus ou moins confirmé par le dernier livre de
Renaud Camus (La Dictature de la petite bourgeoisie) qui reprend les
motifs d’une relation esthétique à la culture française par le biais non
pas de l’appartenance à un groupe ethnique ou culturel mais à la bour-
geoisie (les juifs ou les enfants d’immigrés, qui ne sont pas directe-
ment nommés dans ce livre, se retrouvent du côté de la petite bour-
geoisie, incapables d’une relation intime, profonde, avec l’art et la lit-
térature ; enfin, ce n’est là encore pas tout à fait si simple : car il y a
chez les juifs de La Campagne de France, pas chez les “grand genre”
mais chez les autres, le désir touchant de la culture et de la littérature,
ce qu’il n’y a évidemment pas dans la petite bourgeoisie de La Dicta-
ture).
C’est une réponse à la fois trop longue et trop courte à votre ques-
tion. Trop courte, en effet, car il est impossible de rendre justice à la
complexité des sentiments qui m’ont assailli au moment de l’Affaire.
Pas un instant, je crois, je n’ai vu dans les propos de Camus quelque
chose d’aisément condamnable, comme par exemple les propos de Le
Pen. C’était beaucoup trop sophistiqué, beaucoup trop élaboré, pour
ne ressortir qu’à l’antisémitisme vulgaire. Au point, d’ailleurs, que j’ai
vite douté qu’il s’agît même de vulgaire antisémitisme ! Je pensai plu-
tôt, très vite, à un mépris de classe, à de l’élitisme culturel, mais ja-
mais à l’antisémitisme raciste.

Quel rôle est-ce que vos interventions ont joué dans l’affaire Camus ?
INTERVIEW 259

A ma connaissance, aucun, car je suis à l’époque et demeure au-


jourd’hui sans influence. Oh, il est possible qu’au hasard d’une
conversation, j’aie induit un tel ou une telle, des étudiants ou des col-
lègues, à réviser un jugement définitif sur Camus. Donc, aucun rôle,
sauf, peut-être, et je le dis en toute modestie, sur Renaud Camus lui-
même, qui se sera senti, j’ose l’espérer, un peu moins isolé, et qui aura
peut-être, qui sait, été satisfait de voir qu’en toutes choses, il faut rai-
son garder, et que par le dialogue rationnel, il est possible de
s’entendre, de revenir sur des malentendus, des maladresses blessan-
tes, etc. Mais on sait que celui qui aura vraiment rendu espoir à Re-
naud Camus au moment de l’Affaire, ce fut Alain Finkielkraut. Lui
aura, il me semble, influencé l’opinion publique et vraiment participé
à un début de réhabilitation médiatique de Camus.

Aviez-vous pris connaissance de déclarations antisémites ou racistes


dans des ouvrages de Renaud Camus parus avant La Campagne de
France ?
Non.

Je voudrais demander votre opinion au sujet de deux citations tirées


de livres écrits par Renaud Camus. La première est tirée de La Cam-
pagne de France, la seconde est tirée d’un livre intitulé Discours de
Flaran (publié en 1997).

En quoi il m’arrive d’être irrité par certains juifs : – en ceci que j’éprouve,
de toutes mes fibres, un amour passionné pour l’expérience française telle
qu’elle fut vécue pendant une quinzaine de siècles par le peuple français sur
le sol de France ; et pour la culture et la civilisation qui en sont résultées. Et
que par voie de conséquence il m’agace et m’attriste de voir et d’entendre
cette expérience, cette culture et cette civilisation avoir pour principaux
porte-parole et organes d’expression, dans de très nombreux cas, une majo-
rité de juifs, Français de première ou de seconde génération bien souvent,
qui ne participent pas directement de cette expérience, qui plus d’une fois en
maltraitent les noms propres, et qui expriment cette culture et cette civilisa-
tion – même si c’est très savamment – d’une façon qui lui est extérieure,
semblable à ces commentaires musicaux traduits et retraduits qu’on lit dans
les livres d’accompagnement des disques. (CF1, p. 329 ; cf. Sens, p. 487 et
seq.)

Si la poésie est inadmissible ou put paraître telle, après les camps de la mort,
c’est que toute parole est passée par la bouche des bourreaux. C’est que
toute idée de la beauté classique, ou toute idée classique de la beauté, fut
aussi leur idée, et aussi leur beauté. […] C’est que le sens a construit les
260 BRUNO CHAOUAT

camps, aligné vers eux les voies ferrées, trouvé la formule meurtrière des
gaz, justifié l’injustifiable, et pendant ce temps composé des poèmes, écrit
des opéras, organisé des expositions d’art. C’est que tout sens est compro-
mis, que toute image est souillée, que toute beauté est salie, que tout être a
honte de se montrer. (DF, p. 18-19)

Que pensez-vous de ces deux passages et de celui qui les a écrits ?


Votre question me paraît cruciale, puisqu’elle met en regard ce qu’on
peut à bon droit interpréter comme mépris des juifs d’une part, et, de
l’autre, comme philosémitisme. Elle pointe une contradiction qui
semble inhérente à Renaud Camus. Or, la recherche que je mène de-
puis quelques années, sans aucun doute inspirée, peut-être même pro-
voquée, en tout cas amplement infléchie, par l’affaire Camus, a fini
par me faire comprendre qu’il n’y avait pas de contradiction majeure
entre mépris des juifs (expression que je préfère à antisémitisme car
Renaud Camus n’est pas un homme de haine ni de violence, ni même
d’hostilité, et sa prose n’est jamais « génocidaire », pour reprendre la
formule récemment proposée par Michaël Prazan2) et amour des juifs.
En effet, on le voit dans le Discours de Flaran, cet amour des juifs est
un amour des juifs comme victimes. En un mot, je propose de com-
mencer à parler de philo-antisémitisme, d’une combinaison en appa-
rence paradoxale entre l’antisémitisme et l’amour des juifs.
L’inconscient est coutumier de ce genre de paradoxe (voir, par exem-
ple, l’essai de Freud sur l’Unheimlichkeit) puisque l’inconscient mé-
connaît la logique de contradiction (Freud disait que l’inconscient
ignore la négation).
Rappelons que le Discours de Flaran est une apologie de l’art
contemporain comme seule possibilité poétique après Auschwitz,
comme réponse, du moins, à ce qu’on a (trop vite) considéré, suivant
Adorno, comme la défaite de la culture, de l’art, de la poésie, du sens,
dans les camps, comme, selon Lacoue-Labarthe, « césure », fin du
tragique, fin de la philosophie, fin de la dialectique spéculative, fin de
l’homme, etc. Dans ce petit ouvrage, Camus invoque donc la Shoah
comme cause d’une rupture dans l’histoire de l’art. Du coup, les juifs

2
Michaël Prazan, L’Ecriture génocidaire : l’antisémitisme en style et en discours, de
l’affaire Dreyfus au 11 septembre 2001, Paris, Calmann-Lévy, 2005.
INTERVIEW 261

– mais aussi bien toute la tradition mystique, surtout la mystique alle-


mande et rhénane en particulier – se trouvent “lus” comme trope de
l’art contemporain en tant que cet art serait supposé porter
l’innommable, l’être au-delà de l’être, etc. Esthétisation des juifs,
donc, mais esthétisation paradoxale ou négative (puisqu’on s’en sou-
vient, les juifs sont pour Hegel le peuple anti-esthétique ; ici, c’est
précisément en tant qu’anti-esthétique qu’ils deviennent figure de l’art
contemporain, d’une esthétique au-delà de la forme, c’est-à-dire d’une
esthétique du sublime). Mais tout cela est extrêmement paradoxal (ou
plutôt dialectique, chez Camus, comme toujours), car il y a chez Ca-
mus un éloge perpétuel de la forme classique, et au fond, jamais vrai-
ment de contradiction entre la forme et le dépassement de la forme ou
de la figure, de la ressemblance, etc., par l’art contemporain.
Mais pour revenir à cette invocation des juifs comme tropes de la
souffrance et de la rupture dans l’histoire du sens, je dirai, très som-
mairement, que l’amour des victimes juives va de pair avec une cer-
taine tradition européenne de mépris des juifs. Je renvoie à l’un des
derniers livres de Shmuel Trigano sur cette question de la division
opérée par le christianisme et qui affecte la perception des juifs dans
l’Europe chrétienne :

[…] dissocié de lui-même en corps mystique de « nouvel Israël » désormais


chrétien, « universel » […], et en corps physique, reste de l’opération de su-
blimation, désormais juif, Israël de la chair, du peuple réprouvé, tribal, eth-
nique et particulariste […]. Adorable uniquement dans sa souffrance salva-
trice puisque c’est dans une chair juive que Dieu se serait incarné.3

L’idée est la suivante : il n’est de bon juif que mort. Mais attention :
ce n’est pas, c’est loin d’être une sentence, un arrêt de mort de plus,
contre Renaud Camus. Je ne crois pas que Camus en reste à cette cari-
cature du philo-antisémitisme post-Auschwitz européen, car, j’y re-
viendrai, il est aussi un grand défenseur des juifs vivants (Israël) 4. Et
là encore, les raisons profondes de son pro-israélisme sont extrême-
ment ambiguës (obsession de l’origine, du droit du premier occupant,

3
Shmuel Trigano, Les frontières d’Auschwitz : les ravages du devoir de mémoire, Pa-
ris, Librairie générale française, coll. « Biblio essais », 2005, p. 47.
4
Je pense notamment à l’éditorial du 24 octobre 2003, intitulé « Cratyle à Jérusa-
lem », site du Parti de l’In-nocence, www.in-nocence.org.
262 BRUNO CHAOUAT

tout le motif du cratylisme, de l’adhérence du nom à la chose, le sio-


nisme comme figure du cratylisme, de l’adhérence du nom à la chose,
etc.)5. En d’autres termes, Camus est moins philo-antisémite que
beaucoup d’autres, qui, eux, se contentent de l’amour des juifs comme
victimes, de l’adoration béate du corpus mysticum judaeorum (voir le
récent petit roman de Soazig Aaron, Le Non de Klara6, mais il faut
bien sûr remonter à Maurice Blanchot pour saisir le moment où
l’adoration du Juif comme victime se sécularise et se littérarise.)
Alors, pour revenir à la première citation, de quoi s’agit-il ? D’un
côté, l’affirmation d’une expérience culturelle spécifique. Je ne crois
absolument pas à l’essentialisme de Camus. Je le suis tout à fait (peut-
être naïvement) lorsqu’il évoque une « expérience », une histoire, une
longueur de temps, un habitus, etc. Je trouve plutôt consternant, en re-
vanche, son préjugé sur le nombre de juifs dans les médias, pour au-
tant qu’il ne repose que sur une impression d’auditeur et ne se fonde
sur aucune donnée. Si l’on pouvait prouver que les médias de haute
culture en France sont numériquement dominés par des juifs, alors
peut-être pourrait-on commencer à penser cette présence juive, sans
tabou ni bigoterie ; on pourrait se demander pourquoi les juifs font ce
métier plutôt qu’un autre, ce qui les pousse à ce genre de carrière, etc.,
avec l’aplomb d’un Bernard Lazare, à la fin du dix-neuvième siècle,
qui luttait, en pleine affaire Dreyfus, contre l’antisémitisme… en atta-
quant les juifs, ou du moins, en accueillant les arguments antisémites
de l’époque et en les examinant scrupuleusement, en refusant la méca-
nique de l’indignation (ce qui ne préjuge pas de ma position sur Ber-
nard Lazare, qui n’est parfois pas loin de défendre l’antisémitisme au
nom de la lutte contre le capitalisme, entérinant ainsi la célèbre for-
mule selon laquelle l’antisémitisme est le socialisme des imbéciles !).
Mais Camus n’avance aucune donnée sérieuse. C’est l’aspect le plus
insupportable de la citation, son côté pur préjugé, pur cliché. L’idée
d’une langue et d’une culture originales, en revanche, ne me choque
pas. Que les juifs de la seconde génération ou les fils d’immigrés en
général se situent dans un dehors par rapport à la culture française,
après tout, n’est pas faux et d’ailleurs n’a rien de honteux. Ce qui est

5
Je pense notamment à l’éditorial du 24 octobre 2003, intitulé « Cratyle à Jérusa-
lem », site du Parti de l’In-nocence, www.in-nocence.org.
6
Soazig Aaron, Le Non de Klara, Paris, Pocket, 2004.
INTERVIEW 263

terrifiant, c’est de reprocher aux enfants d’immigrés cette extériorité.


Mais Camus ne le fait pas, il constate cette extériorité ou inapparte-
nance – motif que, par ailleurs, il exalte, pour lui-même, mais à condi-
tion qu’elle se tienne dans une relation dialectique avec l’origine et
l’intimité. Ce qui inquiète Camus, c’est la désorigination sans retour à
l’origine, l’exil sans retour sur soi, l’Autre sans la référence identi-
taire.
Au fond, j’ai tendance à croire que Camus est un penseur dialec-
tique – d’où son aversion pour tout discours hégémonique, pour la
doxa, pour toute forme de dogmatisme. On pourrait même relire la
bathmologie comme une dialectique du sens – une dialectique sans ré-
solution, sans résultat, mais une dialectique, un jeu de tensions entre
des itinéraires de sens, des phrases, etc. Donc, l’inappartenance, l’exil,
le dehors, souvent figurés par le nom juif ou judéité, ne valent, pour
Camus, qu’à condition de réintroduire de l’identité et de l’origine.

Étiez-vous d’accord avec le texte publié dans Le Monde intitulé « Dé-


claration des hôtes-trop-nombreux-de-la-France-de-souche » selon
laquelle certaines opinions exprimées par Renaud Camus dans La
Campagne de France sont criminelles ? Est-ce que votre opinion a
changé pendant l’Affaire ou après ?
Au début, oui. Puis, surpris par les amputations et les citations tron-
quées. Puis, étonné que Derrida ait signé sans avoir lu. Enfin, étonné
qu’on puisse qualifier les phrases de Camus « d’opinions criminel-
les ». En même temps, je comprends, car je l’ai été moi-même, que
des intellectuels juifs aient été blessés par ces phrases tellement alié-
nantes. Et puis, on pense à la condamnation sans appel de
l’antisémitisme comme opinion, chez Sartre. Mais blesser par des
propos (à condition que ces propos ne relèvent pas de la calomnie per-
sonnelle), cela ne justifie en rien une condamnation légale. Une
condamnation morale, oui, bien sûr. Quant à la criminalisation de la
pensée ou de l’expression, à moi qui suis installé depuis quinze ans
aux États-Unis, elle me paraît a priori inacceptable et indéfendable. Il
semble bien qu’il y ait en France une police de la pensée, ce que je re-
grette. Je suis tout à fait opposé à la loi Gayssot, ainsi qu’à la loi de
1973 qui punit l’expression de propos jugés (par les censeurs, par les
victimes présumées de propos blessants ou désobligeants ou discrimi-
natoires) racistes ou antisémites, ou même haineux, sans aucune men-
tion du genre de l’écrit (un roman tombe sous le coup d’une loi qui
peut aussi bien toucher un article de presse ou une circulaire ministé-
rielle !). Mais peu de Français semblent s’en émouvoir, comme s’ils
264 BRUNO CHAOUAT

avaient intériorisé des siècles de censure sur la presse et la littérature.


Donc, rien à faire, les choses semblent tout à fait immobiles sur ce
front. Mon opinion sur cette question n’a jamais changé : depuis le
début, je condamne la censure et toute criminalisation de la pensée ;
j’ai conscience d’une certaine naïveté : je sais que la parole peut être
un acte ; mais je crois nécessaire de préserver la fiction d’une distinc-
tion légale et même ontologique entre acte et parole.

Pensez-vous que le fait que Renaud Camus dise beaucoup de mal des
journalistes dans ses livres et en particulier dans La Campagne de
France ait eu une influence sur l’affaire Camus ?
Je n’en suis pas du tout convaincu. Je crois que la réaction à certaines
phrases de La Campagne de France fut sincère et non corporatiste, ce
qui ne la justifie pas. Mais qu’on réduise la réaction à une solidarité
professionnelle me paraît de mauvaise foi. Sollers n’est pas un journa-
liste, ni Derrida, ni Lanzmann, et encore moins Vidal-Naquet ! Donc,
je crois que c’est une manière de se débarrasser de la complexité de
l’affaire Camus, de prétendre qu’il s’agit d’un accident, d’un achar-
nement sur un écrivain, faute de meilleur sujet d’actualité, etc. Non, je
crois vraiment que les phrases de Camus ont touché un point très sen-
sible dans l’intelligentsia juive ou philosémite française, pour des rai-
sons historiques et culturelles complexes. Et puis, dire que c’est une
réaction corporatiste, c’est entériner la thèse de la solidarité juive ou
communautaire, et présumer donc que les propos de Camus sur ce
point sont justifiés. C’est dire : si les journalistes se sont acharnés
contre Camus, c’est parce que les juifs se tiennent tous ! C’est donc
une explication irrecevable et qui ne correspond à aucune réalité puis-
que, répétons-le, Lanzmann n’est pas plus un journaliste que Finkiel-
kraut, qui, lui, n’a pas signé la pétition et s’est rangé aux côtés de Ca-
mus. Tout ce que l’on peut dire, c’est que des juifs et des non-juifs cé-
lèbres, hommes et femmes de lettres, ont réagi vivement à des propos
qu’ils jugeaient antisémites et racistes. Ils ont, je crois, eu tort, mais ils
n’ont en rien répondu à une solidarité tribale – qu’il s’agisse de la tri-
bu des journalistes ou des juifs !
Ce qu’on peut également dire, si l’on veut être sarcastique, c’est
qu’ils se sont projetés un siècle en arrière, se sont imaginés en Dreyfu-
sards, de même que les révolutionnaires de Mai s’imaginaient de vrais
révolutionnaires. Peut-être peut-on se risquer à dire qu’ils ont réagi en
fonction de l’image qu’ils avaient de l’intellectuel, depuis l’affaire
Dreyfus, et qu’ils ont halluciné, en Renaud Camus, un ennemi des li-
bertés et de la République, un fasciste, liberticide, etc. – la fameuse
INTERVIEW 265

« bête immonde » évoquée ironiquement par Finkielkraut au moment


de l’Affaire7. On peut donc admettre la thèse d’une sorte d’over-
reaction, d’hystérie, de symptôme, mais pas celle de la solidarité cor-
poratiste.

Pensez-vous que le fait que Renaud Camus soit homosexuel ait joué
un rôle dans l’affaire Camus ?
Question épineuse. Je ne soupçonne pas les anti-camusards
d’homophobie, bien que… Il n’est pas absolument impossible que
l’acharnement contre l’écrivain soit le retour du refoulé homophobi-
que de la classe idéo-médiatique. Il faudrait voir si n’a pas joué ce que
Jean-Michel Chaumont a appelé la « concurrence des victimes »8, qui
caractérise si bien notre époque et notre culte de la victime. Ma pre-
mière réaction, au début de l’Affaire : comment un homosexuel pour-
rait-il être antisémite ? Comment une victime de la discrimination
pourrait-elle faire de la discrimination ? C’était ma naïveté années 80-
90 : tous les opprimés sont bons et généreux. Un membre d’un groupe
minoritaire ne peut pas opprimer un membre d’un autre groupe mino-
ritaire. Il y a solidarité révolutionnaire entre les opprimés. Bon, j’y
croyais, à l’époque, j’avais été bercé de la bien-pensance des années
Mitterrand, de l’idéologie antiraciste bébête…
L’affaire Camus, d’une certaine façon, joua pour moi le rôle d’un
déniaisage idéologique. Donc, homophobie contre antisémitisme. Je
n’imagine pas un seul instant Derrida homophobe, et on ne peut que
spéculer, car il n’y pas le moindre indice matériel d’homophobie chez
les signataires de la pétition. Quant à un antisémitisme de Renaud
Camus lié à son homosexualité, je ne le crois pas non plus. Camus vit
son homosexualité de façon affirmative, nietzschéenne, jamais dans le
ressentiment. Donc, cela ne marche pas. Chez Hocquenghem, oui, ou,
à sa manière bien sûr, Genet. Mais pas chez Camus.

Les passages enlevés de La Campagne de France dans la seconde édi-


tion paraissent dans un autre livre de Renaud Camus, Du sens, publié
aux Editions P.O.L, où il se défend contre les accusations portées

7
« La France grégaire », Le Monde, 6 juin 2000.
8
Jean-Michel Chaumont, La Concurrence des victimes, Paris, La Découverte, 2002.
266 BRUNO CHAOUAT

contre lui pendant l’Affaire. Or la publication de Du sens n’a donné


lieu à aucune pétition et on en a assez peu parlé dans la presse. Pour-
quoi selon vous ?
Du sens n’a pas été lu, selon moi. L’indignation, hystérique, était pas-
sée. En outre, le livre est volumineux. Cela pour les raisons conjonctu-
relles. Plus structurellement, juridiquement, les passages expurgés ap-
paraissent en citations, dans Du sens, ce qui change tout, car on ne
peut les attribuer à l’auteur empirique, signataire de Du sens, qui passe
sous examen ses propres phrases, qui du coup, apparaissent comme
celles d’un autre. Ce qui est, d’un point de vue théorique, mais aussi
juridique, extrêmement intéressant. On imagine combien Renaud Ca-
mus a pu jouir de ce dispositif où il s’agit d’examiner son propre texte
comme celui d’un autre – mais c’est une vieille tradition dans les pro-
cès littéraires.

Six ans ont séparé la rédaction et la publication de La Campagne de


France. Est-ce que l’opinion publique était plus ou moins sensible à la
place de la communauté juive en France en 2000, au moment de
l’Affaire, qu’en 1994 ?
De mon point de vue, le vrai tournant pour la communauté juive, c’est
2001 (le 11 septembre, la seconde intifada). Je ne vois pas de diffé-
rence notable entre 1994 et 2000 pour les juifs de France. Avant 2001,
les juifs de France sont plutôt perçus comme victimes (malgré la
Guerre des Six Jours, d’une certaine façon déjà oubliée, malgré la
première intifada…). Je ne veux pas généraliser, mais je crois réelle-
ment que la conférence de Durban, le 11 septembre et la seconde inti-
fada ont changé beaucoup de choses dans la perception de la commu-
nauté juive par l’opinion publique française.

Est-ce que le passage du temps – cinq ans – depuis l’Affaire a changé


vos opinions concernant Renaud Camus ou ses livres ?
Non.

Comment voyez-vous la position de Renaud Camus dans la littérature


française contemporaine ?
Assez marginale, sans doute, plutôt atypique puisqu’il pratique à peu
près tous les genres et même tous les styles ! Je vois Renaud Camus
comme écrivain solitaire, ayant depuis longtemps abandonné tout
mouvement, toute idéologie esthétique (Nouveau Roman, etc.).
Comme un écrivain extrêmement courageux, qui écrit parce que,
INTERVIEW 267

comme disait Beckett, il n’est bon qu’à ça… Je le considère aussi


comme un moraliste (ce qui est assez rare dans l’espace littéraire
contemporain). Par ailleurs, Camus pense à rebrousse-poil, ce qui ne
peut que déplaire. Autre caractéristique de Renaud Camus : il s’agit
d’un écrivain soucieux de la forme, et qui ne peut concevoir d’art ou
de littérature sans forme. Autrement dit, c’est un classique, dans un
univers postmoderne. Mais attention, son formalisme, comme tou-
jours, est aussi un avant-gardisme (voir, non pas le Journal, mais les
romans). Il est donc d’autant plus à l’avant-garde qu’il tient à la forme
classique.

Il y a une communication dans laquelle vous auriez fait une lecture du


personnage du gendarme. Est-ce que ce texte a paru (par exemple,
dans les actes du colloque) ? Quel est le titre de ce texte ? Est-ce que
je pourrais en avoir une copie ?
Je n’ai pas de copie de cette communication, car – sans rire – j’ai eu
un accident de disque dur il y a deux ans ! La communication s’y
trouvait. J’avais, sottement, assigné une identité juive au gendarme
Eliézer, du fait de ce prénom… Ma lecture, cependant, si je m’en sou-
viens bien, était bien plus dialectique que Renaud Camus le laisse en-
tendre lorsqu’il évoque ce texte avec sarcasme. En particulier,
j’évoquais le rapport à la langue, la distinction entre norme et usage, je
suggérais que la critique de l’hégémonie de l’usage telle que l’élabore
Camus par exemple dans Répertoire des délicatesses était en fait très
déconstructive dans l’esprit, puisqu’elle niait qu’on pût parler hors
norme, hors grammaire, hors écriture. Or, Camus, en rétablissant
l’importance de la syntaxe (plus récemment dans son très beau petit
ouvrage Syntaxe ou l’autre dans la langue) suggère, très justement, il
me semble, que les tenants du seul usage et de l’utilité du langage
croient dans une sorte d’état pré-linguistique de l’étant humain, dans
une expérience qui serait originelle, primitive. En cela, ce sont eux les
réactionnaires, du moins du point de vue de la théorie structuraliste et
post-structuraliste ! Ce sont les bribes de mon argument dont je me
souviens.

Êtes-vous toujours de l’avis que Vaisseaux brûlés « neutralise en les


virtualisant les oppositions telles que juif/non-juif » ? Et pourquoi ?
Oui et non, pour ainsi dire… J’entends, encore une fois, que j’aurais
beaucoup moins tendance, aujourd’hui, à rédimer Camus par la dé-
construction. D’autre part, Camus, en tant que philo(anti-)sémite, tend
268 BRUNO CHAOUAT

à utiliser le nom juif figurativement. Le “juif” est souvent un trope de


l’écrivain, de l’exil, de la souffrance, du désastre, etc. C’est quand le
juif cesse d’être un trope qu’il commence à déranger Camus. Bien
que, comme je l’ai déjà dit, Camus ait une relation plus « saine » aux
juifs réels que beaucoup d’intellectuels français.

Que pensez-vous de la position de Derrida (la Déclaration, le dialo-


gue avec Roudinesco) ?
Je ne comprends toujours pas pourquoi Derrida a cherché à sauver un
écrit de jeunesse de Paul de Man, qui était de manière assez évidente
antisémite, et pourquoi il a refusé de lire Renaud Camus. Je ne com-
prends toujours pas pourquoi il affirme que la littérature est le droit de
tout dire, pourquoi la démocratie constitue la condition nécessaire de
la littérature, et condamne dans le même souffle un texte qui excède
les limites de l’admissibilité, même si ce texte est médiocre, moisi,
ranci, etc. Alors, il faudrait vraiment, il aurait fallu, que Derrida soit
plus précis dans sa caractérisation de la démocratie et de la littérature.
Quant au recours au genre (c’est un Journal en première personne,
donc, ce ne peut pas être considéré comme de la fiction), c’est, pour le
maître de la déconstruction, pour le passeur des frontières, tout sim-
plement irrecevable. On ne voit pas comment Derrida pourrait préten-
dre que le Je du Journal renvoie, de manière transparente, à un sujet
empirique. La position de Derrida dans l’affaire Camus me paraît anti-
derridienne. C’est pourquoi j’avais essayé, dans « Noli me legere »9,
de lire Camus avec Derrida, contre Derrida ; encore que, pour tout
dire, je ne suis pas sûr que Derrida ait signé la pétition en connais-
sance de cause. Il me semble plutôt qu’il ait signé mécaniquement,
parce que de bons amis, en qui il avait toute confiance, le lui avait
conseillé... Nous ne le saurons jamais, hélas.

Camus vous cite plusieurs fois. Pouvez-vous lister les textes et les ré-
férences ou vous avez été cité car j’ai l’impression qu’il y a des cita-
tions « invisibles » ? Êtes-vous satisfait de la façon dont vous avez été
cité ?

9
Bruno Chaouat, « Noli me legere : Renaud Camus et le livre étoilé », Revue des
sciences humaines, n°266-267, avril-septembre 2002, p. 105-123.
INTERVIEW 269

Je ne peux citer les occurrences. Je sais qu’il me cite dans Du Sens,


principalement. Ailleurs, c’est allusif. Citations invisibles, je ne crois
pas, sauf, peut-être dans son livre fait de citations non attribuées (Est-
ce que tu me souviens ?), surtout extraites de notre correspondance par
courrier électronique. Je suis absolument satisfait de la façon dont il
me cite, même pour les fameux chiens et le gendarme. Tout cela est de
bonne guerre. Bien sûr, je préfère lorsqu’il me cite pour l’éloge que
pour la raillerie.

« Puisque Camus, c’est littérairement mauvais, pourquoi donc


s’inquiéter du problème politique et moral que pose sa “prose moi-
sie” ? »10 Comment expliquez-vous cette apparente contradiction qui
sous-tend l’Affaire ?
J’entendais par là que la “bonne” littérature se pense, dans la culture
intellectuelle française, comme par-delà bien et mal, voire, depuis Ba-
taille, comme l’expression même du mal (qu’il s’agisse de l’enfance,
de l’inarticulé, du désir, de l’inconscient, etc.). Dès lors que la littéra-
ture est jugée « mauvaise », elle perd tout droit au mal. Seule, donc,
aurait droit au mal (le droit de tout dire dont parlait Blanchot au sujet
de Sade, puis Derrida au sujet de la littérature comme telle), la littéra-
ture “authentique”. Ce qui pose certains problèmes : car si la “vraie”
littérature, c’est « le droit de tout dire », selon la définition de Derrida,
alors, on doit se demander pourquoi ce droit exclurait des propos
« inadmissibles », racistes, antisémites, etc. On peut se demander
pourquoi exprimer des propos racistes ou jugés tels, c’est sortir de la
« vraie » littérature, alors que celle-ci se définit comme « le droit de
tout dire » – il est vrai, « sans toucher au secret » (Derrida). Quel est
donc le statut de ce secret ? Camus y a-t-il touché ? Mais on sait que la
pensée derridienne est toujours quasi transcendantale. Donc, cela si-
gnifie que même si on touche au secret (par exemple, la Shoah, les
juifs, etc.), on ne peut, en droit, jamais y toucher. Je me débats, donc,
avec les contradictions de Derrida dans l’affaire Camus.

10
Voir Chaouat, op. cit., p. 112.
270 BRUNO CHAOUAT

Quant au chapitre de Roudinesco/Derrida sur l’antisémitisme à


venir11, je le trouve prodigieusement pauvre (dialogue écrit au moment
d’une recrudescence massive et mondialisée d’un antisémitisme sou-
vent déguisé en antisionisme, et qui ne tient pas le moindre compte
des nouveaux visages de l’antisémitisme ; dialogue qui perpétue, par
aveuglement idéologique, la condamnation de l’antisémitisme
d’extrême droite, sans jamais mentionner que la gauche radicale, les
Verts et l’intégrisme musulman sont en train d’élaborer un discours
antijuif commun et meurtrier). Ma position sur l’antisémitisme à venir
est infiniment plus proche de celle de Finkielkraut ou même de Ta-
guieff, que de celle de Derrida et Roudinesco. Il serait temps que la
gauche fasse le ménage devant sa porte, et ce n’est pas en passant son
temps à stigmatiser la droite (qu’elle soit sioniste ou européenne)
qu’elle se débarrassera du vieux fond d’antisémitisme de gauche –
sans parler de l’antisémitisme arabo-musulman, qu’elle semble ne
même pas apercevoir, toute convaincue qu’elle est que les Arabes sont
des Sémites, et ne peuvent donc pas être antisémites ! Cela dit, je ne
crois pas que la position pro-isréalienne de Renaud Camus le garan-
tisse contre l’antisémitisme, loin de là, ni même, ni surtout, sa position
très critique vis-à-vis de la population arabo-musulmane en Europe.

Quelle est la dette de Camus envers le midrach12, si dette il y a ?


C’était une suggestion naïve, que je préférerais retirer si j’en avais le
loisir… En effet, j’avais en tête à l’époque le livre de Susan Handel-
man, sur les sources rabbiniques et talmudiques de la théorie littéraire
postmoderne (Barthes, Derrida, etc. : Slayers of Moses.) Il s’agissait
donc de judaïser Renaud Camus, pour le sauver de l’accusation
d’antisémitisme. Or, j’ai déjà montré que le philosémitisme ne garan-
tissait pas contre l’antisémitisme. Dès lors, ce rapprochement entre la
théorie du sens chez Camus/Barthes et la lecture talmudique n’a plus
tellement d’intérêt, et certainement perd toute efficacité stratégique
dans le contexte d’une défense de Camus. Il peut donc y avoir une res-

11
Jacques Derrida et Élisabeth Roudinesco, De quoi demain ? Dialogue, Paris,
Fayard, 2001. J’admets que le dialogue a lieu avant le 11 septembre 2001, mais pour
un titre aussi visionnaire, la prophétie reste très insuffisante.
12
Voir Chaouat, op. cit., p. 116.
INTERVIEW 271

semblance de forme entre la bathmologie et l’exégèse talmudique,


mais c’est dans la totale ignorance du Talmud que je puis avancer une
telle analogie, qui, probablement, ferait bondir un rabbin !

Avez-vous pu élaborer le rapport de Camus par rapport à la Loi du


Père ? Son antisémitisme, si antisémitisme il y a, aurait-il quelque
chose à voir avec cela13 ?
Là encore, c’est très complexe. J’avais surtout en tête le texte de Lyo-
tard (Heidegger et “les juifs”14). Quant à la Loi, au Mal et à
l’antisémitisme, on pourrait renvoyer aussi à l’essai d’Eric Marty sur
Genet et Israël15. Cependant, il serait absolument hors de question de
refaire sur Camus l’analyse de Marty sur Genet : strictement aucune
abjuration des juifs chez Camus, et, sans aucun doute, aucune « an-
goisse du Bien » ! Donc, je n’ai pas élaboré ce rapport, comme vous le
voyez. Cela pourrait se faire, mais supposerait une analyse fine sur les
rapports entre l’homosexualité et le signifiant juif. De toute évidence,
il existe en ce moment une pensée juive ou philosémite (ou post-
philosémite dans le sens où elle ne fétichise plus la souffrance juive)
qui souhaiterait rétablir l’incommensurabilité entre homosexualité et
Loi, et poserait l’incompatibilité structurelle entre homosexualité et

13
Voir Chaouat, op. cit., p. 117-119, note 29.
14
François Lyotard, Heidegger et “les juifs”, Paris, Galilée, 1988.
15
Dans Bref séjour à Jérusalem, Paris, Gallimard, coll. « L’Infini », 2003.
272 BRUNO CHAOUAT

judaïsme (je pense au récent livre de Jean-Claude Milner16, mais plus


explicitement aux essais de Shmuel Trigano17 : il ne s’agit pas tant de
marquer une incompatibilité entre homosexualité et judaïsme que d’en
rappeler, peut-être d’en restaurer, le caractère patriarcal et l’ancrage
familialiste que menacent les nouvelles modalités communautaires
dans la démocratie avancée et mondialisée). Je ne suis compétent ni
sur le judaïsme, ni sur la psychanalyse de l’homosexualité, pour élabo-
rer cette question. C’est pourquoi j’avais relégué en note cette intui-
tion, peut-être absolument sans fondement.

16
Les Penchants criminels de l’Europe démocratique, Paris, Verdier, coll. « Le Sémi-
naire de Jérusalem », 2003, mais aussi Charles Melman, L’Homme sans gravité, Paris,
Denoël, 2002.
17
Notamment La Démission de la République : juifs et musulmans en France, Paris,
PUF, coll. « Intervention philosophique », 2003.
Interview

Alain Finkielkraut
École Polytechnique

Paris, le 31 mai 2006

Questions de Ralph Sarkonak

Dans la bibliographie, nous avons plusieurs articles que vous avez


écrits à propos de l’Affaire : « La France grégaire »1 ; « J’avoue
tout »2 ; un entretien avec Alexis Lacroix, « L’esprit réduit à l’état de
gramophone »3 ; un entretien avec vous, « Israël, la République et la
Shoah » dans Les Collections de l’Histoire4. Dans Le Monde diploma-
tique, c’est « Les nouveaux réactionnaires »5. On a trouvé aussi « La
mémoire, l’oubli, la solitude d’Israël » dans les Cahiers d’Études6. Il y

1
Alain Finkielkraut, « La France grégaire », Le Monde, 6 juin 2000.
2
Alain Finkielkraut, « J’avoue tout », Le Monde, 7 juillet 2000.
3
Alexis Lacroix, « L’esprit réduit à l’état de gramophone », Interview avec Alain
Finkielkraut, Le Figaro, 26 septembre 2000, p. 16.
4
Séverine Nikel, « Israël, la République et la Shoah », Entretien avec Alain Finkiel-
kraut, Les Collections de l’Histoire, n°10, janvier 2001, p. 106-109.
5
Maurice T. Maschino, « Les nouveaux réactionnaires », Le Monde diplomatique, oc-
tobre 2002.
6
Alain Finkielkraut, Bernard-Henri Lévy, Benny Lévy, « La mémoire, l’oubli, la soli-
tude d’Israël », Grand débat du 14 février 2001, Les Cahiers d’Études, n°1, partie 3,
14 février 2001.
274 ALAIN FINKIELKRAUT

a aussi L’Imparfait du présent7 et L’Étrangèreté8 avec Emmanuel Car-


rère et Renaud Camus. Est-ce que vous avez fait d’autres interven-
tions, à part les émissions de radio ?
Non, je ne crois pas. Peut-être des références ici ou là dans la revue
L’Arche, parce que j’y tiens une chronique depuis 2001. C’est posté-
rieur à l’Affaire. Il y a une émission sur une radio juive qui s’appelle
RCJ et la chronique s’appelle « Qui vive » et je reproduis dans
L’Arche les transcriptions réécrites de certains de mes commentaires.
Il est possible en effet qu’ici ou là j’aie fait référence à Renaud Ca-
mus, mais je ne crois jamais avoir traité directement de l’Affaire qu’en
passant et même plutôt pour le citer favorablement pour m’inspirer de
lui de manière un peu taquine parce que je sais que des juifs peuvent
avoir une certaine prévention contre lui. Moi, je fais comme si de rien
n’était et je cite Camus comme une référence et non comme un scan-
dale. Il est possible que vous trouviez dans L’Arche des allusions à
Renaud Camus.

J’ai des questions que j’ai basées sur ces articles. D’abord, « J’avoue
tout, » l’article ironique. J’aimerais vous demander quelles ont été les
réactions dans les milieux intellectuels à cet article hautement ironi-
que.
C’était tout de même une époque où j’étais très minoritaire. Peut-être
ai-je marqué des points en mettant des rieurs de mon côté. Mais c’est
tout ce que je peux dire.

Il n’y a pas eu de polémique avec cet article, il n’y a pas eu de ré-


ponse ?
Non, Claude Lanzmann n’a pas répondu, et mes adversaires qui m’ont
attaqué, n’ont pas répondu directement à cet article-là. J’ai eu plus
d’attaques, me semble-t-il, pour l’article « La France grégaire ». Et ce
sont des attaques qui continuent jusqu’à aujourd’hui puisque je suis
victime depuis quelques mois de harcèlement judiciaire d’un certain
nombre d’organisations et hier je comparaissais pour une prétendue

7
Alain Finkielkraut, L’Imparfait du présent. Pièces brèves, Paris, Gallimard, 2002.
8
Renaud Camus, Emmanuel Carrère et Alain Finkielkraut, L’Étrangèreté, Paris, Tri-
corne, coll. « Répliques », 2003.
INTERVIEW 275

diffamation commise à l’encontre du MRAP et l’avocat du MRAP,


qui, étant donné la faiblesse de son dossier, avait inclus dans ses piè-
ces mon article sur la France grégaire…

Ce n’est pas maître Rappaport ?


Non, c’est maître Mérat. C’était très intéressant parce qu’il voulait
faire apparaître mon double jeu. Je condamne Tariq Ramadan lorsque
celui-ci établit une liste d’intellectuels juifs censés basculés dans le
communautarisme et je fais les yeux doux à Renaud Camus pour dire
que j’aime les gens antisémites lorsqu’ils sont blancs. Renaud Camus
resurgit dans ma vie à l’occasion de cette espèce de persécution judi-
ciaire. C’est une pièce à conviction pour mes ennemis parce qu’il
s’agit de me présenter comme un juif communautariste, extrémiste et
raciste. La preuve que je suis raciste, c’est précisément que lorsqu’un
catholique français, blanc de peau se permet de critiquer les juifs, je
n’y trouve aucun inconvénient, alors que quand il s’agit d’un musul-
man, je me déchaîne. J’ai pu constater que cette affaire Renaud Camus
me restait attachée et redevient pour moi une circonstance aggravante.

Est-ce que vous regrettez de l’avoir défendu ?


Pas du tout. Pas du tout. Au contraire. Je n’ai jamais arrêté notre rela-
tion, qui a eu des hauts et des bas. Nous avons eu quelques frictions.
Je suis un peu désolé d’apparaître ainsi que mon épouse ici ou là dans
son Journal et de manière plutôt indiscrète. Je regrette que par sa
conception du Journal il en vient lui-même à bafouer le principe digne
d’in-nocence qu’il a su si justement établir. Lui a regretté que je n’aie
pas pris acte de l’envoi qu’il m’avait fait d’un livre qu’il m’a dédié.
J’hésite à lire le dernier volume paru de son Journal : Rannoch Moor.

Il est beau.
Je crois que c’est un très beau Journal. Je le comprends. Il m’avait fait
état au téléphone de ce projet [de me dédier L’Inauguration de la salle
des Vents], j’étais évidemment extrêmement honoré. Il m’a dit : « Est-
ce que cela vous gênerait ? » Non, pas du tout, mais je reçois le livre
et je ne comprends pas. Je suis tétanisé par ma propre incompréhen-
sion et je ne sais pas quoi faire. Et il est vrai que j’ai reçu peu après le
livre dédié à Charlotte [Vie du chien Horla] et là, je lui ai envoyé une
carte très affectueuse. Je ne savais pas quoi dire du roman et je ne sa-
vais pas comment lui dire que je ne savais pas quoi dire. C’est une at-
titude que je pourrais me reprocher. Je pense en effet qu’il a raison.
276 ALAIN FINKIELKRAUT

J’aurais pu lui écrire, je n’aurais pas dû laisser les choses dans le si-
lence, mais d’un autre côté, il y a quelques scènes de notre vie, ma
famille et moi et qui m’ont mis hors de moi. Mis à part ces petits
froissements, je n’ai jamais regretté d’avoir défendu Renaud Camus
parce que c’est un grand écrivain et qu’il était innocent du “crime”
qu’on lui reprochait.

Dans « L’esprit réduit à l’état de gramophone », vous avez utilisé


l’expression, « la chasse en meute en résistance à l’éternel pétainisme
français ». Et je me demande si ça ressemble à la popularité de Pétain
pendant l’Occupation. Il s’agit dans les deux cas du même désir
d’appartenance à une majorité.
Non, je ne crois pas, parce que ce désir d’appartenance à une majorité
n’est que secondaire. Il y a aussi et surtout l’ivresse de la supériorité
morale. Il a la croyance à bon compte qu’on combat le mal et même le
mal absolu. Je pense qu’il y a plutôt cette volonté éperdue de perpé-
tuer la lutte antifasciste, d’être à la différence des générations concer-
nées, du bon côté. Pour moi, c’est surtout cet aspect-là qui est déter-
minant. Un lynchage qui se vit comme une résistance.

Dans « Israël, la République et la Shoah », vous avez dit : « Aux juifs


imaginaires il faut absolument des ennemis. Quand ils n’existent pas,
on les invente. ». Est-ce que les juifs imaginaires auraient été pour
quelque chose dans l’affaire Camus et est-ce qu’ils auraient été même
pour plus que les vrais juifs ?
Non, le juif imaginaire, c’est une tentation de chaque juif, et même, de
toute façon, depuis la guerre, une tentation qui n’est plus le propre des
juifs. La figure du juif a été comme sacralisée par l’horreur de
l’extermination et d’autres que les juifs ont pu justement…

Vous avez écrit là-dessus.


Oui, j’ai écrit un livre qui s’appelle Le Juif imaginaire9, et le juif
c’était moi, mais j’ai pris acte qu’après tout, même tous les Soixante-
huitards, clamant avec une certaine générosité « Nous sommes tous

9
Alain Finkielkraut, Le Juif imaginaire, Paris, Seuil, coll. « Points Essais », 1983.
INTERVIEW 277

des juifs allemands », étaient des juifs imaginaires. D’ailleurs je ne


suis pas sûr que parmi les accusateurs de Renaud Camus les juifs aient
été majoritaires. C’était simplement l’occasion de prolonger le com-
bat, et c’était cette espèce de jubilation qu’on avait à retrouver un en-
nemi à la place que l’on voulait lui voir occuper, l’ennemi prévisible.

Est-ce que vous pensez qu’une certaine partie du blâme de l’Affaire


est due à Camus lui-même parce qu’il a tendance à sous-estimer ce
que Henry Rousso appelle « le syndrome de Vichy »10 ?
Je pense que pendant l’Affaire, Renaud Camus s’est très bien compor-
té. Lui fallait-il tout publier ? A-t-il eu raison de résister aux objec-
tions que lui faisait Paul Otchakovsky-Laurens ? On peut s’interroger.
Parce qu’après tout, ces objections venaient de son éditeur, qui a pu
s’estimer choqué, froissé et qui a pu lui dire : « Attention, il y a un ris-
que. » À ce moment-là, Renaud Camus aurait dû peut-être se dire que
ses réflexions méritaient mieux que simplement des notations impres-
sionnistes ou que l’expression de ses humeurs. Moi, je ne lui ai jamais
conseillé, évidemment, de se censurer lui-même, mais voyant la diffi-
culté, mesurant le risque du malentendu, peut-être aurait-il dû se dire :
« ce problème mérite un livre qui lui soit exclusivement consacré ».
Une réflexion à part entière sur l’antiracisme et éventuellement sur
son propre rapport à la « question juive ». Tout cela aurait sa place
dans un essai.

Mais pas dans le Journal ?


Pas dans le Journal dès lors précisément qu’il sait que cela peut prêter
à confusion et qu’il sait aussi que son propre éditeur a été meurtri ou
stupéfait par certaines de ses formulations. Je crois que c’est la ques-
tion du statut à donner au Journal, parce qu’on ne dit jamais tout dans
un journal. Il y a forcément des choses qu’on élimine et j’imagine que
les phrases vraiment très mal écrites, les notations trop obscures dispa-
raissent. Il y a aussi malgré tout un travail de mise en forme, on n’est
pas dans le flux pur. C’est une mise en forme différente, certes, mais
dès lors qu’il y a des malentendus, ou des crispations, alors il faut

10
Henry Rousso, Le Syndrome de Vichy 1944-198..., Paris, Seuil, coll. « XXe siècle »,
1987.
278 ALAIN FINKIELKRAUT

choisir une mise en forme plus exigeante. Mais pour ce qui est de la
gestion même de l’Affaire, il a été impeccable, très courageux, es-
sayant de s’expliquer sans jamais fuir. Il y a un problème parce qu’il
dit : « Je ne veux pas toujours me présenter sous le visage le plus ave-
nant », mais d’un autre côté il assume toutes les phrases qu’il a écrites,
certes en les replaçant dans leur contexte, mais il n’y en a aucune dont
on puisse dire : « Ça, c’est un Renaud Camus débile qui n’a rien à voir
avec moi. ». Je pense qu’il y a des choses en lui qui méritent un peu
d’approfondissement.

Il est vrai qu’il a blessé énormément de gens, même à l’étranger. S’il


est vraiment au courant de ce « syndrome » dont on parle beaucoup
maintenant, est-ce qu’il n’aurait pas dû mettre des gants ?
Il sait cela. Il y a même chez lui une certaine tendance très compré-
hensible au scandale. Il ne raisonne pas dans les termes du syndrome
de Vichy. Il sait que l’antiracisme est l’idéologie de notre temps. Il
sent que c’est notre doxa, et il joue avec cette doxa, il la provoque. Il
refuse de capituler, il n’abdique pas. C’est une constante de sa ré-
flexion, et je le comprends parce que de mon côté parce que je ne suis
pas dans une situation très différente. Il a raison de dire qu’il y a des
discours qui ont trop raison. Il veut pouvoir penser, parler librement,
et je ne lui conteste pas ce droit. C’est même un devoir, étant donné la
puissance actuelle de cette idéologie. Il souffre du « politiquement
correct » à la couleur du syndrome de Vichy. Mais encore une fois, il
aborde par l’opposition au politiquement correct des problèmes ex-
trêmement difficiles, des problèmes qui requièrent le plus grand tact,
la plus extrême délicatesse. La délicatesse, ce ne sont pas des précau-
tions oratoires, c’est la recherche du vrai. La recherche du vrai est-elle
compatible avec la forme du Journal ? Celle-ci n’est-elle pas trop lâ-
che ? La seule objection que je puisse faire à Renaud Camus, c’est une
phrase d’Emmanuel Berl : « Je n’écris pas pour dire ce que je pense,
mais pour le savoir. ». C’est une phrase magnifique, et je l’ai d’autant
plus aimée parce que j’ai pu me l’approprier tout de suite. J’ai besoin
d’écrire pour savoir ce que je pense. Donc il y a tout un travail.

Mais c’est son cas aussi.


Oui, c’est son cas aussi, mais dans le Journal… Quelquefois il faut ef-
facer, raturer, non pas approfondir mais raturer parce que ce qu’on
écrit tout de suite est approximatif voire inexact. Et peut-être sur cette
question « être juif en France », « qu’est-ce qu’être français ? », au-
INTERVIEW 279

rait-il dû écrire autre chose, parce qu’il ne savait pas d’emblée ce qu’il
en pense. Les phrases du Journal sont beaucoup moins scandaleuses
qu’on ne le dit ; elles ne sont évidemment pas des « opinions criminel-
les », mais ne poussent pas la réflexion assez loin. En tout cas, il est
absurde de l’accuser d’antisémitisme, cette accusation étant la plus
terrible de toutes, son maniement demande beaucoup de précautions.
Si Renaud Camus a été un peu désinvolte, ses procureurs l’ont été
bien plus que lui.

Il se pose la question.
Il se pose la question, il émet une réponse négative. Mais je crois qu’il
aurait pu, dans un ouvrage où il se serait donné le temps de la ré-
flexion, décrire son exaspération devant le caractère tendancieux de
certaines émissions de France Culture où des juifs étaient en majorité
et même en extrême majorité. Il aurait dû aller patiemment à la re-
cherche de la vérité ; et à cette patience il fallait allier le tact. Si on ne
combat pas le politiquement correct avec tact, on le renforce. Il l’a
renforcé, pas complètement, mais effectivement, ça s’est ce qui dans
un premier temps s’est produit.

Vous anticipez d’une certaine façon ma prochaine question. Est-ce


que vous êtes d’accord avec Renaud Camus quand il dit qu’on peut
tomber dans l’obscène à force d’avoir trop raison ?
Oui, absolument. Même pour la Shoah. Je crois que c’est une des dé-
finitions de l’obscénité. Il y a une arrogance, une suffisance, une pos-
ture anti-raciste qui sont absolument détestables.

Est-ce que vous trouvez qu’on parle trop de la Shoah ?


Oui, je pense que maintenant on en parle trop, mais on en parle trop
parce que nous sommes arrivés à une situation – mais c’est autre
chose que l’analyse de Renaud Camus – où le souvenir de la Shoah,
au lieu de combattre l’antisémitisme, l’entretient. C’est l’effet Dieu-
donné. Un des produits pervers de cette mémoire officielle, c’est une
intense et terrifiante rivalité mimétique apparue dans le monde noir.

La concurrence des victimes ?


Pas seulement la concurrence des victimes, mais « nous avons subi
nous-mêmes notre propre Shoah ». Le grand problème français au-
jourd’hui, ce n’est plus l’antisémitisme français, c’est l’antisémitisme
280 ALAIN FINKIELKRAUT

dans certains segments de la communauté noire. Ce n’est même plus,


d’ailleurs, un antisémitisme arabo-musulman, c’est au-delà du pro-
blème Tariq Ramadan. C’est une communauté noire dont certains
membres sont fanatiquement antisémites. Dieudonné a été longtemps
populaire mais il a été abandonné parce que son antisémitisme vire à
l’obsession. Mais si même les grandes organisations noires ne peuvent
pas le rejeter, c’est qu’il est plus représentatif qu’elles. Le CRAN
(Conseil Représentatif des Associations Noires de France) qui s’est
créé il y a quelques mois mobilise beaucoup moins que Dieudonné.
Vous avez maintenant à la gauche de Dieudonné des gens qui com-
mencent à faire parler d’eux, la fameuse Tribu Ka dont les membres
ont terrorisé les promeneurs dans le quartier du Marais dimanche der-
nier, et qui sont vraiment terribles. Ce sont des idéologues, c’est de
l’afrocentrisme. Leur leader n’a pas été arrêté, ils ne sont pas très
nombreux, mais à mon avis ils représentent quelque chose. Leur anti-
sémitisme est plus virulent encore que celui de Drumont ou de Barrès.
Cet antisémitisme se nourrit de la jalousie que provoque la mémoire
de la Shoah. On n’arrête pas de nous dire que la mémoire combat
l’oubli et que le combat contre l’oubli, est nécessaire pour éviter le re-
tour d’un antisémitisme. La mémoire aujourd’hui nourrit
l’antisémitisme.

Vous connaissez le texte de Camus sur Anni Albers, Six Prayers dans
Nightsound. Est-ce que vous avez vu l’œuvre ?
Non.

Je suis allé la voir. Elle n’est pas exposée. J’ai dû prendre rendez-
vous. C’est très beau. C’est de l’écriture par le tissage. On n’a jamais
parlé de ce texte de Camus sur l’œuvre d’Anni Albers, alors que le li-
vre est sorti en pleine Affaire.
Oui, mais c’est la tragédie de Renaud Camus. C’est qu’il a été attaqué,
piétiné par les gens qui n’avaient pas lu son œuvre, qui ne s’en sou-
cient pas. Je l’ai dit tout de suite : « Si au moins vous aviez émis un
regret, si vous vous étiez dit : “Voilà, un grand écrivain se fourvoie”,
je ne vous aurais pas répondu sur ce ton. Je vous aurais dit : “Non, il
ne s’est pas fourvoyé, vous ne l’avez pas compris,” etc. » Mais pas du
tout. Ils ne l’avaient pas lu. Si ce ne pouvait être qu’un écrivain mé-
diocre – et je me souviens avec horreur d’une émission à la télévision
où Sollers et Bernard-Henri Lévy l’ont piétiné en le disant « au-
dessous du médiocre », alors que Sollers, quelques années auparavant
INTERVIEW 281

avait supplié Camus d’écrire dans sa revue. Il est victime d’une double
indifférence : indifférence à l’égard de la littérature, indifférence à
l’égard de la peinture. La culture, à l’âge du culturel, n’intéresse plus
personne, pas même les écrivains.

Il est trop cultivé pour l’époque.


L’art n’existe plus. Il n’a plus aucune importance. L’affaire Renaud
Camus n’a pris la tournure que nous avons vue que parce que la
France est entrée effectivement dans une période post-littéraire.

Dans L’Imparfait du présent, vous avez parlé des enfants et des petits-
enfants de la génération de Vichy qui voulaient racheter la couardise
ou la forfaiture de leurs pères. Je me demande si les accusateurs de
Renaud Camus seraient tombés dans le même schéma de la dénoncia-
tion et de l’instinct de la horde primitive qui s’acharne contre un indi-
vidu stigmatisé pour une raison quelconque. C’est-à-dire en accusant
Camus, est-ce qu’ils ont reproduit le schéma de leurs parents ?
Je ne sais pas. Ce n’est pas toujours les pères et les grands-pères. C’est
toujours cette idée de compenser, de répondre à la faillite historique de
la France dans les années 1930 par une vigilance antifasciste absolu-
ment irréprochable. Et cela rappelle cette phrase admirable de Charles
Péguy : « Être en avance, être en retard, quelles inexactitudes. Être à
l’heure, c’est l’exactitude. ». L’affaire Camus révèle la profonde im-
moralité de l’inexactitude. L’élite antifaciste ne regarde pas sa montre.

Elle n’est jamais à l’heure ?


Elle n’est jamais à l’heure, ou rarement. Mais là, vraiment pas du tout.
Il y avait un tel acharnement, le pire étant la pétition.

J’ai une question à propos de la pétition11 signée par Derrida. Ma


question est générale : est-ce que vous êtes d’accord avec la pétition,
qu’est-ce que vous en pensez ? Quatre fois le mot « criminel » appa-

11
« Déclaration des hôtes-trop-nombreux-de-la-France-de-souche », Le Monde, 25
mai 2000.
282 ALAIN FINKIELKRAUT

raît, et pourtant selon le point de vue légal, ce n’est pas le mot juste. À
la limite, c’était un délit.
Non, l’idée d’« opinions criminelles » est absolument délirante. Non
seulement on a dit que Renaud Camus était maurassien, mais là,
l’accusation est plus grave. On a nazifié Renaud Camus. On a vu en
lui une sorte de Hitler au petit pied et cela justifiait tous les excès de
langage. Et ce qui est très grave, c’est qu’en plus, cette pétition était
pleine d’approximations. Il s’agissait de citations fausses, tronquées.
Je comprends l’amertume de Renaud Camus et sa stupeur à voir le
nom de Derrida, qui s’est fait connaître pour être un lecteur très minu-
tieux et très exact, et quand on voit les extraordinaires trésors
d’intelligence qu’il a mobilisés pour défendre Paul de Man, on est ab-
solument atterré. De Man a vraiment trempé dans la collaboration.
Ceci mérite notre attention : voici quelqu’un qui n’a jamais rien fait de
mal et qui n’évoque pas de près ou de loin le nazisme, et il devient une
sorte de compagnon de Hitler. C’est effectivement absolument impar-
donnable, mais c’est la vigilance à la française.

J’ai trouvé des références à l’expression « pire qu’Hitler », mais je


n’ai pas pu trouver qui l’avait dit. Laure Adler ?
Il semblerait que c’est ce qu’a dit Laure Adler. Je devrais le savoir
parce que je pense que c’était lors d’une émission à laquelle j’ai parti-
cipé sur LCI avec Renaud Camus, mais je ne peux pas garantir
l’exactitude de la citation. J’étais en studio et il répondait en duplex de
Toulouse et j’avais prévenu David Pujadas que je n’allais pas
l’accabler, mais j’étais sévère, et Renaud Camus était très éprouvé, il
prenait les choses avec une certaine hauteur. On a lancé un petit repor-
tage de Laure Adler et celle-ci a dit quelque chose comme ça, en effet.

Est-ce que vous vous souvenez du titre de l’émission, de la collec-


tion ?
Ce n’était pas une collection. C’était le journal télévisé de 18h00 sur
LCI, c’est une télévision de câble, genre CNN à la française.

C’était une citation.


Ils ont montré un segment où elle a dit des choses un peu comme cela.

Donc elle a vraiment dit ça ?


INTERVIEW 283

Demandez à Renaud Camus lui-même parce que lui, il s’en souvient


mieux. Je ne peux pas attester. Mais elle-même a compris qu’elle est
allée trop loin puisque quelques années après elle a rediffusé des
émissions de Renaud Camus à France Culture. Laure Adler s’était
laissée gagner par la folie collective. Elle est très perméable. Le vent a
soufflé et elle est allée dans le sens du vent. C’est tout. Et puis après le
climat a un peu changé. À France Culture ils avaient vraiment
l’impression d’entrer en résistance. Je les ai vus. J’ai entendu Cavada,
président de Radio France, dire : « On n’est pas dans les années 30, on
ne va pas se laisser faire. ». C’était hallucinant. Et puis il y a des gens
qui ont joué à mettre de l’huile sur le feu de manière abjecte. Bernard
Comment, qui est un spécialiste de Barthes, n’a fait qu’attiser la
haine12. Même si j’ai été dans un premier temps choqué par certains
termes, j’ai trouvé que c’était complètement disproportionné.

Oui, pour revenir sur ce que vous avez dit tout à l’heure. Vous avez
parlé d’un entretien avec Sollers et Bernard-Henri Lévy où ils ont
conclu que Camus était médiocre ou au-dessous du médiocre. Mais
normalement on ne fait pas une affaire sur un écrivain médiocre. Il y
a quelque chose de paradoxal. Il doit y avoir beaucoup de mauvais
écrivains antisémites en France.
Non, pas tellement. C’est-à-dire que l’antisémitisme a complètement
disparu des discours courants. Dans le passé, peut-être, mais pas main-
tenant.

Est-ce que Nabe est antisémite ?


Oui, bien sûr. On peut penser en effet que c’est très étrange de voir un
Sollers dérouler quasiment le tapis rouge devant Nabe, dont
l’antisémitisme est avéré, et s’acharner contre Camus. À travers Re-
naud Camus on a joué à se faire peur. Il fallait accorder à Renaud Ca-
mus de l’importance car ses phrases venaient en soutien de sa théorie
de « l’idéologie française ». Renaud Camus est une sorte d’ennemi
providentiel, c’est une aubaine. C’est celui dont Sollers a besoin
d’exagérer l’importance parce qu’il fournit une justification à sa thèse

12
Bernard Comment, « Renaud Camus, pétainiste attardé », Le Monde, 27 avril 2000.
284 ALAIN FINKIELKRAUT

de la « France moisie ». Pour d’autres, il y a simplement la jubilation


d’entrer en résistance contre le fascime sans risque et sans frais.

Carnavalesque.
Oui, c’est ça. Pas au sens d’un renversement mais au sens du plaisir à
combattre en toute quiétude la bête immonde.

C’est une phase, c’est le lynchage. Il y a une autre réaction mainte-


nant que je rencontre, et qui consiste à dire qu’il n’y a pas eu
d’affaire Camus.
Un jour on dira aussi qu’il n’y a pas eu d’affaire Finkielkraut, mais
maintenant je suis victime d’une affaire, je sais ce que c’est. Il y a une
affaire Renaud Camus absolument monstrueuse. Une presse unani-
mement déchaînée contre un écrivain isolé qui ne pouvait même pas
se défendre. Ces gens-là ne veulent pas reconnaître qu’ils aient pu
précisément participer à un lynchage parce qu’on préfère ne pas le sa-
voir. On a envie de dire : « Un écrivain a eu des phrases déplacées, ici
ou là des gens se sont émus, mais c’est une émotion qui est restée tout
à fait à la fois légitime et passagère. » Mais non ! Bien sûr que non.
Ces gens-là révisent l’histoire. Bien sûr qu’il y a eu une affaire Re-
naud Camus. Elle devrait figurer dans l’histoire idéologique, voire
dans l’histoire littéraire de notre pays. C’est une affaire qui a duré très
longtemps, qui a été absolument terrible, et dont Renaud Camus porte
encore les stigmates. Ses livres n’étaient pas très lus avant l’Affaire,
mais maintenant, les journalistes s’autorisent de l’Affaire pour conti-
nuer à ne pas les lire, pour s’asseoir dessus. Il est un écrivain plus
confidentiel que jamais.

Est-ce qu’il y a quelque chose de particulièrement français, ce côté


lynchage, et puis on passe à l’oubli ?
Je n’en sais rien. Ce qui est typiquement français, c’est sans doute ce
genre d’incendie, d’éclatement dans la vie littéraire, parce que peut-
être dans un autre pays cela aurait fait moins de bruit, mais la France
est un pays centralisé où par tradition les écrivains ont une certaine
importance. Donc cela excite non seulement les intellectuels mais les
foules de voir un écrivain cloué au pilori. Mais effectivement, Renaud
Camus, c’est une affaire. On lui a cousu la lettre écarlate. La lettre
écarlate, ce n’est plus le A de l’adultère, c’est le A d’antisémite. C’est
d’autant plus déplorable, d’autant plus grotesque que cette France qui
s’est mobilisée comme un seul homme, contre un pauvre écrivain iso-
INTERVIEW 285

lé est restée longtemps silencieuse devant la montée d’un antisémi-


tisme inattendu venu des dominés, venu des « damnés de la terre ».
C’est une vigilance dérisoire. En l’an 2000 on s’acharne contre Re-
naud Camus, en 2001 des synagogues sont brûlées en France, des éco-
les….

Il se demande dans son Journal pourquoi personne n’en parle.


Ça s’est fait avec une ampleur extraordinaire. Pour ces incendiaires,
les gens n’avaient pas d’yeux. Ils ne voulaient pas voir. Et aujourd’hui
encore il est très difficile de pointer la réalité de cet antisémitisme-là.

Je ne vais pas vous poser toutes les questions de l’interview générale.


J’avais demandé aux gens de commenter deux passages.

En quoi il m’arrive d’être irrité par certains juifs : – en ceci que j’éprouve,
de tous mes fibres, un amour passionné pour l’expérience française telle
qu’elle fut vécu pendant une quinzaine de siècles par le peuple français sur
le sol de France ; et pour la culture et la civilisation qui en sont résultées. Et
que par voie de conséquence il m’agace et m’attriste de voir et d’entendre
cette expérience, cette culture et cette civilisation avoir pour principaux
porte-parole et organes d’expression, dans de très nombreux cas, une majo-
rité de juifs, Français de première ou de seconde génération bien souvent,
qui ne participent pas directement de cette expérience, qui plus d’une fois en
maltraitent les noms propres, et qui expriment cette culture et cette civilisa-
tion – même si c’est très savamment – d’une façon qui lui est extérieure,
semblable à ces commentaires musicaux traduits et retraduits qu’on lit dans
les livres d’accompagnement des disques. (CF1, p. 329 ; cf. Sens, p. 487 et
seq.)

Je l’ai déjà fait, je crois.

Vous avez cité ce passage à Sollers.

Si la poésie est inadmissible ou put paraître telle, après les camps de la mort,
c’est que toute parole est passée par la bouche des bourreaux. C’est que
toute idée de la beauté classique, ou toute idée classique de la beauté, fut
aussi leur idée, et aussi leur beauté. […] C’est que notre humanité – voici
l’inhabitable, pour la pensée, et ce qui la rend impensable – est la même que
la leur. […] C’est que le sens a construit les camps, aligné vers eux les voies
ferrées, trouvé la formule meurtrière des gaz, justifié l’injustifiable, et pen-
dant ce temps composé des poèmes, écrit des opéras, organisé des exposi-
tions d’art. C’est que tout sens est compromis, que toute image est souil-
lée, que toute beauté est salie, que toute être a honte de se montrer. (DF,
p. 18-19)
286 ALAIN FINKIELKRAUT

Pour la seconde citation, je n’ai pas de commentaires particuliers à


faire.

Il y a des gens qui me disent qu’elle est antisémite.


Non, pas du tout. Au contraire. Pour moi c’est un développement qui
m’aide à comprendre une phrase d’Adorno que je n’aime pas du tout,
la phrase sur la poésie. C’est une phrase que je n’aime pas, que je n’ai
jamais aimée, et que la réflexion de Renaud Camus rend intelligible et
presque légitime.

C’est un passage important.


Oui, c’est un passage important, c’est un passage qui mérite d’être
médité. Évidemment, je ne monte pas sur mes grands chevaux. Je
considère que Renaud Camus a raison de ne pas mettre sur le même
plan les différentes manières d’être français. Ce n’est pas pareil d’être
un Français de souche et d’être un Français récent. Ce n’est pas la
même chose même d’être Bernard Lazare et Charles Péguy. Et je crois
qu’il y a une forme de connaissance par le temps, comme il le dit
d’ailleurs dans Corbeaux, que plus personne ne prend en compte au-
jourd’hui, du fait de cet antiracisme éradicateur, de cette espèce
d’individualisme effréné qui oublie que la société est composée de
plus de morts que de vivants et que peut-être les morts passent d’une
certaine manière dans le corps des vivants. Moi, je n’y vois pas
d’inconvénient. Il y a diverses manières d’être français. Moi, juif de la
deuxième génération, je ne suis pas français de la même manière que
Renaud Camus. Reste que cette focalisation, cette manière de dire,
manque singulièrement de tact et qu’en plus, elle n’est pas juste dans
la mesure où aujourd’hui, ce ne sont certainement pas les juifs qui
maltraitent les noms propres ou qui expriment la culture française
d’une façon qui lui est extérieure, parce que l’intériorisation peut se
faire malgré tout assez vite, même si elle est superficielle ou insuffi-
sante. Renaud Camus serait le premier à reconnaître, il y a une exté-
riorité générale de la jeunesse actuelle à l’égard de la culture. Il y a
quelque chose d’absurde à se focaliser sur les juifs qui maltraitent les
noms propres. Moi, j’ai appris chez Renaud Camus qu’il ne fallait pas
dire « de Villiers » ou « de Villepin », il fallait dire « Villiers »
ou « Villepin ». Je suis content de le savoir, peut-être le savais-je va-
guement. Il y a des exceptions – personne ne dit « Gaulle », on dit
« de Gaulle », mais personne ne le sait plus. C’est perdu pour tout le
monde. Et c’est complètement déplacé parce que – moi, j’ai un nom
INTERVIEW 287

qui est très difficile à prononcer pour les Français. Maintenant les gens
s’y sont habitués. C’est un effet heureux de la notoriété, mais ayant
souffert des prononciations involontairement ou délibérément fauti-
ves, je n’ai pas pour habitude de maltraiter les noms propres des au-
tres. Je trouve que son agacement tombe à plat, et justement, ruine une
idée juste qui méritait d’être fouillée en dépit des protestations du po-
litiquement correct. Il a raison de s’interroger sur ce que c’est d’être
français.

Il se perd dans des détails.


Il se perd dans des détails. Il choisit des cibles qui ne sont pas justes. Il
y a tout d’un coup une sorte de rétractation d’homme de lettres. C’est
une belle idée balayée, et encore une fois au lieu d’affaiblir l’ennemi,
il le renforce. En même temps il faut reconnaître que cette phrase est
prise dans un raisonnement qui le conduit malgré tout à des conclu-
sions différentes. Il ne faut pas l’isoler de son contexte immédiat.

C’est toujours le problème quand on cite Camus.


Oui. En même temps, il devrait se dire : « Cette idée ne mérite pas de
passer à la postérité. Ce n’est pas bien, ce n’est pas comme ça que les
choses devraient être dites. » Donc, le problème, au fond, est moins
politique qu’esthétique. Quand on écrit, la question, c’est : « Qu’est-ce
qu’on jette, qu’est-ce qu’on garde ? »

Je crois qu’il ne jette rien.


Il ne jette presque rien. Il est vrai qu’il a un style d’emblée très beau.
Encore qu’il ne raconte pas toujours très bien. Moi, j’ai été frappé par
la platitude de ses récits de nos rencontres. Je suis très surpris parce
que je sais ce qui s’est passé, et je trouve qu’il ne restitue à peu près
rien de notre premier séjour à Plieux, notre premier déjeuner. Je me
dis : « Mais il y a eu de la vraie matière. » Il y a eu des moments de
complicité, des moments un peu plus difficiles, à Plieux, du fait de la
raideur de l’endroit, de la gêne. C’était une matière romanesque. Or, le
Journal, sur ce point, est décevant. Mais quand il s’agit de décrire les
paysages, de noter une sensation, le Journal est admirable. Peut-être
Renaud Camus est-il victime de ses dons. Moi, je suis condamné à je-
ter parce que ce que je pense en premier ou ce que j’ai écrit en premier
– les deux, de toute façon – ne sont pas montrables. C’est peut-être ma
chance. Même quand c’est montrable, cela reste approximatif. On
n’est pas obligé d’avoir l’œuvre et les échafaudages. Il faudrait quel-
288 ALAIN FINKIELKRAUT

quefois, dans certains cas, supprimer les échafaudages pour arriver à


l’œuvre même, mais une œuvre qui peut évidemment rester coupante
et scandaleuse. Je ne lui dis pas d’arrondir les angles, je lui dis
d’arriver à une vérité plus juste dans tous les sens du terme. Cet aga-
cement : « Ces juifs, pourquoi…. » Et puis on voit que les juifs qui
sont agaçants le sont parce qu’ils incarnent le politiquement correct.
C’est cela qui peut rendre fou. Effectivement, il y a une manière poli-
tiquement correcte d’être juif qui est exaspérante. Il ne faut pas cher-
cher les juifs mais le politiquement correct, et cette façon qu’il a de
tout souligner au feutre, de tout abîmer. Mais Camus devrait saisir
l’idéologie à l’œuvre plutôt que les juifs et la culture. C’est tellement
absurde, et ce n’est pas tellement à la dimension du problème actuel
de la culture.

Camus dit beaucoup de mal des journalistes dans ses livres et en par-
ticulier dans La Campagne de France. Est-ce que vous pensez que cela
ait joué dans l’Affaire ?
Oui, cela a joué dans l’Affaire dans la mesure où Renaud Camus est
un homme très isolé, qui n’a jamais pensé stratégiquement. Il n’a ja-
mais écrit pour flatter qui que ce soit. Il ne s’est jamais ménagé des
complicités parce que si tel avait été le cas, il aurait pu briser
l’unanimisme, il aurait pu avoir des gens ici ou là des gens qui le dé-
fendent un peu. Or il n’a eu absolument personne. Les gens qui le dé-
fendaient étaient ses lecteurs, ses amis, mais aucun d’entre eux n’avait
la moindre position dans les médias. Il n’avait pas de relais qui aurait
pu au Figaro, au Monde, dire : « Laissez-le parler. » Je pense que le
destin de l’article qu’il avait envoyé est très révélateur. Plenel a pu
dire que Renaud Camus avait dépassé la ligne jaune, ce qui est tout à
fait extraordinaire. Il a dépassé la ligne jaune quand il a dit qu’il fallait
définir l’antisémitisme. C’est d’autant plus incroyable qu’Edwy Plenel
n’a rien trouvé à redire quant à l’article de Tariq Ramadan qui faisait
non seulement une liste des intellectuels juifs ayant basculé dans le
communautarisme, mais qui accusait les juifs de forger la politique
mondiale : Paul Wolfovitz était défini à la fois comme « sioniste no-
toire » et comme l’architecte de la guerre en Irak. Donc il y a une
double accusation dans cette lettre : (1) les juifs se rétractent, se re-
plient sur eux-mêmes ; (2) les juifs se répandent, les juifs se dilatent
puisqu’ils façonnent la politique mondiale. L’accusation qui est le
propre de l’antisémitisme, c’est la gymnastique juive : rétraction et di-
latation. Plenel n’a pas publié l’article de Ramadan, et certains ont cru
que c’était une sorte de censure et certains même s’apprêtaient à félici-
INTERVIEW 289

ter Le Monde d’avoir refusé de publier ce texte. Et Plenel a dit :


« Non, c’était une simple question d’opportunité. Nous aurions publié
cette lettre dans un autre contexte. »

C’est la réaction du Monde qui m’a le plus étonné.


La réaction du Monde est terrible. Ils publient tous les ans un annuaire
des événements de l’année…

…et l’Affaire a disparu.


Oui. Et c’était absolument terrible. C’est une affaire qu’ils ont créée et
qu’ils ont fait disparaître. Et cela, c’est le communisme à l’état pur.
C’est-à-dire, on tue et on efface. C’est le communisme en acte. C’est
absolument effrayant. Ils effacent le crime. Mais le crime a eu lieu,
une affaire c’est un crime. Il ne faut pas dire les choses autrement.
L’effacement est une perpétuation du crime, et l’effacement va évi-
demment de pair avec une totale surdité à l’œuvre. Si Le Monde a dé-
cidé d’effacer l’Affaire, ils ont aussi décidé d’effacer Renaud Camus.

Après ils ont publié une conférence qu’il avait faite à la Sorbonne.
C’est très étrange. Je n’ai pas compris, lui-même n’a pas compris, ce
qui voudrait dire quand-même qu’il doit y avoir des gens dans le
Journal qui ont été agacés. Et cela peut-être Michel Tacschmann et
d’autres qui ont trouvé la réaction du Monde démesurée. Josyane Sa-
vigneau s’est tellement avancée, elle ne peut plus reculer.

Mais elle n’est plus là.


Si, elle est là, mais marginalisée. Plenel, lui, est évincé. Donc peut-
être que le climat est mieux aujourd’hui. Je n’ai pas l’impression.

Est-ce que vous pensez que le fait que Renaud Camus soit homosexuel
ait joué dans l’Affaire ?
Non. Il aurait pu jouer en sa faveur. Il n’a pas joué en sa faveur parce
que c’est un homosexuel en cela admirable qu’il ne fait partie d’aucun
réseau gay de la vie intellectuelle française. Renaud Camus est un
grand solitaire. Au contraire, les homosexuels se sont pour la plupart
déchaînés contre lui. Il n’a même pas eu de solidarité homosexuelle.

Mais ce n’était pas une raison de plus pour l’Affaire ?


290 ALAIN FINKIELKRAUT

Non. Absolument pas. Au contraire, tout ça procède une doxa qui


s’enchante de sa lutte contre la xénophobie, contre l’homophobie,
contre l’antisémitisme, surtout quand il est fasciste, parce
qu’évidemment, la doxa confrontée à l’antisémitisme des dominés ne
sait pas quoi faire.

Six ans ont séparé la rédaction et la publication de La Campagne de


France. Est-ce que l’opinion publique était plus sensible à la place de
la communauté juive en juin 2000 au moment de l’Affaire qu’en
1995 ?
Non.

Est-ce que votre opinion concernant Camus et le livre a changé en six


ans ?
Elle a changé dans le sens où j’ai comblé mon retard. J’ai lu de très
nombreux ouvrages de Renaud Camus, et disons que mon admiration
s’est encore agrandie. C’est un très grand écrivain, même si certains
aspects de son entreprise me paraissent problématiques. C’est problé-
matique, mais je dois reconnaître qu’il y a dans son Journal des pages
extraordinaires. On voit, en plus grâce à cette œuvre, la France mo-
derne sous nos yeux. C’est un témoignage inestimable. Mais je suis
condamné en parlant de Renaud Camus à une sorte de pentimento
perpétuel. Le Journal lui joue des tours, et d’un autre côté je dois re-
connaître que c’est une entreprise parfois fascinante et par certains cô-
tés salutaire.

Est-ce que vous avez d’autres commentaires concernant Camus,


l’Affaire ou cette interview ?
Sans doute il y aura des choses à ajouter puisque c’est un écrivain iné-
puisable.

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