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336
Le papier sur lequel le présent ouvrage est imprimé remplit les prescriptions
de ‘ISO 9706: 1994, Information et documentation - Papier pour documents -
Prescriptions pour la permanence’.
ISBN: 978-90-420-2684-1
E-Book ISBN: 978-90-420-2685-8
© Editions Rodopi B.V., Amsterdam - New York, NY 2009
Printed in The Netherlands
Table des matières
À la recherche de l’autobiographie...................................................107
Charles A. Porter
Interview...........................................................................................231
Charles A. Porter
6 TABLE DES MATIÈRES
Interview...........................................................................................255
Bruno Chaouat
Interview...........................................................................................273
Alain Finkielkraut
Sigles et abréviations
A Aguets – Journal 1988 (P.O.L, 1990).
AA L’Amour l’Automne (Travers III) (P.O.L, 2007).
BL Le Bord des larmes (P.O.L, 1990).
BVP Buena Vista Park (Hachette/P.O.L, 1980).
CF1 La Campagne de France – Journal 1994 [première
édition] (Fayard, 2000).
CF2 La Campagne de France – Journal 1994. Avec un
avant-propos de l’éditeur [deuxième édition]
(Fayard, 2000).
Cham L’Élégie de Chamalières ([1989] ; P.O.L, 1991).
Chron Chroniques achriennes (P.O.L, 1984).
ChS Le Château de Seix – Journal 1992 (P.O.L, 1997).
CL Le Chasseur de lumières (P.O.L, 1993).
Com Le Communisme du XXIe siècle précédé de La
Deuxième Carrière d’Adolf Hitler et suivi de
Que va-t-il se passer ? et de Pire que le mal
(Xenia, 2007).
Corb Corbeaux – Journal 9 avril – 9 juillet 2000 suivi de
Pièces rebutées et autres. Avec un texte de
Mark Alizart (Nouvelles Impressions, 2000).
Corée Corée l’absente – Journal 2004 (Fayard, 2007).
CP Commande publique (P.O.L, 2007).
Dem Demeures de l’esprit : Grande Bretagne 1 : Angleter-
re sud & centre, Pays de Galles (Fayard, 2008).
Der Derniers jours – Journal 1997 (Fayard, 2002).
DF Discours de Flaran (P.O.L, 1997).
DPB La Dictature de la petite bourgeoisie. Entretien avec
Marc du Saune (Privat, 2005).
ÉB L’Élégie de Budapest in Le Voyage à l’Est (Balland et
la Maison des écrivains, 1990).
Éch Échange (Flammarion, coll. « Textes », 1976).
ÉDC L’Épuisant Désir de ces choses (P.O.L, 1995).
El El. Dessins de François Matton (P.O.L, 1991).
Emp Qu’il n’y a pas de problème de l’emploi (P.O.L,
1994).
ÉQ Élégies pour quelques-uns (P.O.L, 1988).
Esp L’Esprit des terrasses – Journal 1990 (P.O.L, 1994).
8 SIGLES ET ABRÉVIATIONS
1
Le titre de la première édition du livre était Éloge moral du paraître.
SIGLES ET ABRÉVIATIONS 9
2
Le titre de la première édition du livre était Sept sites mineurs pour des promenades
d’arrière-saison en Lomagne.
10 SIGLES ET ABRÉVIATIONS
Les guillemets français ont été utilisés pour toutes les citations in
texte. Les guillemets américains ont été réservés pour les citations à
l’intérieur d’autres citations, ainsi que pour les mots employés au
deuxième degré, ironiquement, les néologismes, etc.
1
Renaud Camus fait référence à la définition que donne Barthes de la bathmologie :
« Un néologisme n’est pas de trop, si l’on en vient à l’idée d’une science nouvelle :
celle des échelonnements de langage. » Roland Barthes par Roland Barthes, Paris,
Seuil, coll. « Écrivains de toujours », 1975, p. 71. Le meilleur exemple d’une analyse
bathmologique chez Camus est le fragment intitulé « Le bandeau du maréchal Ney »
(BVP, p. 14-16 ; Sens, p. 169-70). Voir aussi « Vuitton » (Trav, p. 64-69 ; BVP, p. 17-
21 ; Sens, p. 171-173).
2
« Avec ses cercles, avec ses flammes, ses brûlures, ses phrases dictées par la nuit,
hâtivement griffonnées et accrochées là comme autant d’aide-mémoire et de talis-
mans, il [Marcheschi] avait en quelque sorte dessiné et plaqué sur le mur [...] le grand
12 LES SPIRALES DU SENS CHEZ RENAUD CAMUS
tes4, de même que Sjef Houppermans en fait mention dans un livre ré-
cent, qui est une excellente étude d’ensemble de l’œuvre camusienne5.
Mais c’est dans le présent volume qu’on trouvera une discussion plus
détaillée de cette Affaire6 dont certains se plaisent à nier l’existence
aujourd’hui. Notre collectif tient compte aussi du site du Parti fondé
par Renaud Camus en 2002. Lorsque j’ai lancé l’appel des articles,
j’ai insisté sur l’importance du Journal, et on trouvera plusieurs analy-
ses très fines mais aussi très différentes de ce qu’on peut considérer
comme le tronc d’une œuvre qui n’arrête pas de croître, déployant ses
feuilles en maintes directions, tantôt du côté de la pure littérature, tan-
tôt de la polémique politique ou autre.
Cependant, une grande préoccupation, une seule en fait, anime
cette œuvre : le sens et les multiples détours qu’il faut emprunter pour
y arriver, ou presque. On sait que pour Camus, le sens est toujours
problématique et il peut « blesser » : « [...] en ses méandres, au pas-
sage, le sens littéraire peut être agressif. Il peut blesser. Je dirais même
qu’il doit blesser. Écrire, c’est nécessairement écrire contre. » (K,
p. 132). Deux “oui” peuvent ne pas dire la même chose, comme
l’épigraphe de Corbeaux (2000) nous le rappelle : « “La différence en-
4
Jan Baetens et Charles A. Porter, éds, Renaud Camus, écrivain, Leuven, Peeters,
2001.
5
Sjef Houppermans, Renaud Camus – érographe, Amsterdam, Rodopi, 2004.
6
Suite à la publication de La Campagne de France - Journal 1994, Renaud Camus a
été fortement critiqué dans les médias pour des passages interprétés comme ayant un
caractère antisémite ou raciste. L’affaire Camus, qui a commencé au printemps 2000,
a vu la publication de centaines d’articles et la diffusion de plusieurs émissions de
radio et de télévision. Très tôt Les Éditions Fayard ont retiré ce volume du Journal du
commerce avant d’en faire paraître une deuxième édition où les passages litigieux
étaient remplacés par des blancs. Dans le même temps des versions tronquées et
textuellement inexactes de ces mêmes passages étaient “citées” dans les médias. Si
l’Affaire s’étend au-delà de 2000, on peut tenir que le point culminant en est la
publication d’une pétition signée par Jacques Derrida et d’autres qui parlait de
« opinions criminelles » (« Déclaration des hôtes-trop-nombreux-de-la-France-de-
souche », Le Monde, 25 mai 2000). Renaud Camus a répondu dans un ouvrage de
cinq cents pages, Du sens (2002), où il se livre à une défense de ses idées dans le
contexte d’un journal bathmologique. Il voit le sens moins comme un produit qu’une
production en voie d’élaboration constante ; le sens ne saurait être que l’objet
d’approches provisoires et de formulations préliminaires qui seront le plus souvent
rejetées par la suite, « “un pentimento perpétuel, conscient, déclaré” » (Jean-Paul
Marcheschi, « L’inappartenance » in Corbeaux, p. 280, cité in Sens, p. 355).
14 LES SPIRALES DU SENS CHEZ RENAUD CAMUS
tre deux oui peut être plus grande que celle entre un oui et un non.” ».
D’où l’image de la spirale du sens, figure emblématique de la bathmo-
logie que Camus a empruntée à Roland Barthes. Tout est une question
de niveaux, ce qui donne lieu à maint repentir, à une écriture où foi-
sonnent les parenthèses, comme dans Du sens, où la longue “paren-
thèse” (si l’on peut l’appeler ainsi) sur Proust qui se trouve au centre
du livre forme une mise en abyme productrice de sens et de reflets
multiples. Or, ce n’est pas un hasard si les pages en question analysent
des extraits tirés de la Recherche qui thématisent et textualisent une
erreur de lecture. « Chaque mot est un carrefour en étoile » (PA,
§454, p. 105-106). Dans cette citation, on entend Proust et Claude Si-
mon, et ce n’est pas par hasard si nous rencontrons très souvent ces
deux écrivains dans nos lectures de Renaud Camus car tous deux af-
fectent une figure (et une pratique) qui lui est chère : le chemin de tra-
verse. Le sens, à l’image du carrefour, nous mène dans maintes direc-
tions, et il ne faut pas avoir peur de se perdre dans ses dédales. Mais il
y a plus : « Le sens est ce qui nous quitte, sans doute. » (RDF, p. 267).
On voit par là tout un panneau (et un programme) de l’œuvre, et plus
d’une étude du présent volume fera appel à la nostalgie de ce qui est
perdu (ou presque), car les livres de Camus sont imprégnés d’une im-
mense mélancolie. Par notre oubli des origines (des mots, du passé, de
la littérature elle-même), nous vivons dans un monde où le sens est en
perte, et le peu de sens qui nous reste n’est pas précisément populaire.
On pense à Saniette qui, à force de parler un français si parfait, bien
que suranné, se fait ridiculiser par les Verdurin ; ceux-ci vont faire
semblant de n’y comprendre goutte, ne voyant en leur hôte d’hier
qu’un fou furieux, ou du moins est-ce l’excuse qu’ils trouvent pour le
mettre à la porte. Renaud Camus, c’est le Saniette de la France du
XXIe siècle : Vox clamens... Que le sens nous quitte est un sentiment,
une sensation même, qu’on peut trouver aux débuts de l’œuvre, avant
Tricks (1979), dès la première page des Églogues, dans Passage
(1975). Cette perte est aussi le sentiment de la mort qui est le thème le
plus important de l’œuvre, et qui a été le mieux textualisé dans un li-
vre trop peu connu, L’Inauguration de la salle des Vents (2003), sans
doute le meilleur roman de Camus. Je dis « roman » mais l’écriture en
est élégiaque, le retour obsessif des douze thèmes et des onze styles
constituant une sorte de psalmodie ou hymne à la mémoire de ceux
qui ont été perdus, par le sida, par l’oubli, par la vie qui passe outre.
C’est un long chant qui rappelle et complète les Élégies pour quel-
ques-uns (1988). Devant le non-sens et l’absence de la mort, Camus
érige un riche tombeau, un mémorial où le sens, les sens se répercu-
RENAUD CAMUS, WORDSMITH À L’ŒUVRE 15
tent comme dans une vaste chambre d’échos ou comme dans un châ-
teau. Contre la disparition des êtres, contre la dégradation des paysa-
ges, contre l’abêtissement environnant, Camus oppose la permanence
des œuvres et de la nature qui regarde nos folies avec des regards fa-
miliers, d’où un autre archi-thème : les correspondances de toutes sor-
tes.
« Paysage : pays sages », l’article de Sjef Houppermans, nous
rappelle que Renaud Camus est un grand promeneur, un explorateur
de paysages français et étrangers. Chez lui le réflexe du cartographe
(et son versant plus fou, le “démon” de l’exhaustivité) n’est jamais
loin. Au départ, l’objectif, c’est « la recherche du plus sauvage que
chez soi », ce qu’on voit dans un des plus beaux volumes du Journal,
Rannoch Moor (2006). Houppermans souligne la mélancolie et le dé-
sir qui animent l’explorateur et le topographe qu’est Camus. Affichant
sans cesse sa déception devant la “pollution visuelle” du paysage fran-
çais (il exagère un petit peu, n’est-ce pas ?), l’écrivain préfère certains
paysages britanniques moins spoliés par les temps modernes, quoique
l’on sache comment certaines parties de l’Angleterre furent martyri-
sées lors de la révolution industrielle. La pulsion géographique chez
Camus (découvrir un nouveau chemin de traverse) n’est jamais loin de
la pulsion scripturale, tant il importe d’ériger un lieu de mémoire à
tout ce qu’on vient de découvrir.
Dans « La chute dans la folie », j’essaie d’analyser diverses for-
mes de folie qui sont décrites dans Roman furieux (1987), le livre de
Camus qui aurait eu le moins de succès commercial. C’est l’histoire
d’un roi déchu et de son “fou”, mais en fait c’est le roi qui est fou à
lier et bientôt, tel son créateur, fou de lier les mots ensemble, tant
l’écriture de la suite de Roman roi (1983) s’approche des techniques
mises en œuvre dans les Églogues. Roman tient de son créateur et vice
versa, car le roi partage avec lui « la folle passion de connaître les
lieux qui l’entourent » (RF, p. 121). Progressivement vidé de son es-
sence royale, Roman se refera une existence toute littéraire, lui qui a
toujours été à la recherche d’une épigraphe, fût-elle fictive. Ce faisant,
le livre raconte en abyme l’histoire du roman du XXe siècle et, par là,
se met sous le signe et le sceau des mots. Après tout, I only have
words to play with.
16 LES SPIRALES DU SENS CHEZ RENAUD CAMUS
7
Catherine Rannoux est l’auteur d’une étude détaillée de Fendre l’air – Journal 1989
qu’on trouvera dans son livre Les Fictions du Journal littéraire : Paul Léautaud, Jean
Malaquais, Renaud Camus, Genève, Droz, 2004, p. 143-201.
RENAUD CAMUS, WORDSMITH À L’ŒUVRE 17
teur de l’œuvre qui lui doit sans doute sa genèse même si aujourd’hui
d’autres thèmes semblent plus obsédants. Chez Camus, « le plaisir
sexuel, quel qu’il soit, est aussi significatif que le plaisir esthétique »
dans la « “construction de soi” ». Le critique souligne l’« insistance à
tout dire », d’où inévitablement la présence d’idées mal pensantes
dans les textes autobiographiques, la re-présentation de soi étant objet
du même rêve d’exhaustivité que le projet topographique. Il y a un
danger, cependant : « Après P.A. les autobiographies traditionnelles
ont l’air datées et simplistes : leur cohérence et leur clarté narratives
sont devenues suspectes. ». C’est Porter qui rend au roman autobio-
graphique, L’Inauguration de la salle des Vents, tout son dû. Le criti-
que ne manque pas de souligner que les « contraintes imposent un or-
dre sur le désordre des émotions et mènent à sa clôture définitive le
drame des disparitions ». Ce livre-somme est le tombeau littéraire du
« garçon le plus adorable de ma vie », comme Renaud Camus décrit
son ami Rodolfo (PA, §300, p. 134). Telle la salle des Vents au châ-
teau de Plieux avec sa Barque des Ombres, ce roman, qu’il faut lire si
l’on veut comprendre Renaud Camus (ses amours, ses amis, mais aus-
si sa maîtrise des mots et du non-dit...), est un poignant mémorial et,
en tant que tel, un incontournable organon de forces synergiques et
scripturales. La difficulté de lecture qu’il présente au premier abord
est en fait plus apparente que réelle. Quoique l’on n’en parle pas beau-
coup dans les cercles bien-pensants de l’extrême contemporain, ce li-
vre est tout simplement incomparable à côté des fades productions
romanesques françaises qui se donnent pour postmodernes.
Thomas Clerc pose la question suivante : « Le Journal de Renaud
Camus est-il bathmologique ? ». Le critique ne manque pas de souli-
gner que le Journal, qui « procure un plaisir de lecture certain », doit
être compris « comme jeu avec des variations d’opinion dont il
“épouse tous les méandres” (FA, p. 335) ». D’où le danger des « rac-
courcis dévastateurs » du lecteur pressé, danger que Clerc évite pres-
que toujours. Le principe de base du Journal serait une « attitude fon-
cièrement dialectique » dont le postulat est qu’il faut discuter de
« l’indiscutable ». Dans la pratique, le principe bathmologique
s’illustre par diverses approches du sens (dont le changement d’avis,
la nuance et le repentir) car le sens ne peut être que pluriel. À Clerc
donc d’étudier bathmologiquement le Journal pour voir s’il illustre le
principe qui y est défendu. Certes, le Journal est « une machine de
guerre contre la doxa ambiante », ce qu’on voit d’après le traitement
qui y est fait de plusieurs thèmes favoris comme l’argent, l’analyse
des classes et les goûts sexuels du diariste, lequel serait l’anti-
18 LES SPIRALES DU SENS CHEZ RENAUD CAMUS
8
Le projet d’un texte entièrement composé de citations remonte au premier projet du
Passagen-werk de Walter Benjamin.
RENAUD CAMUS, WORDSMITH À L’ŒUVRE 19
9
Léon a raison de ne pas oublier les expositions que l’écrivain a organisées au châ-
teau de Plieux entre 1993 et 1998 ; elles étaient consacrées à quelques-unes des plus
grandes figures de la modernité : Jean-Paul Marcheschi, Eugène Leroy, Jannis Kou-
nellis, Joan Miró, Christian Boltanski et Josef Albers. Pour vraiment connaître les
idées de Camus sur l’art contemporain, le Journal ne suffit pas ; il faut pour cela lire
également le Discours de Flaran (1997), Nightsound (2000) et Commande publique
(2007). On ne saurait négliger l’inoubliable texte qui fait partie du deuxième de ces li-
vres, Six Prayers, et qui porte sur les tapisseries du même titre d’Annie Albers, une
commande du Jewish Museum de New York pour commémorer les victimes de la
Shoah. À cette liste, il faudrait ajouter les musiciens invités à participer aux Nuits de
l’âme, une série de concerts organisés par Camus et qui eurent lieu à Lectoure en
1996 et 1997.
20 LES SPIRALES DU SENS CHEZ RENAUD CAMUS
10
L’anglophilie de Renaud Camus se voit dans un récent très bel ouvrage, Demeures
de l’esprit (2008).
RENAUD CAMUS, WORDSMITH À L’ŒUVRE 21
Ralph Sarkonak
Vancouver, avril 2009
11
Roland Barthes, La Chambre claire. Note sur la photographie, Paris, Cahier du ci-
néma, Gallimard/Seuil, 1980, p. 146-147.
Paysages : pays sages
Sjef Houppermans
Universiteit Leiden
Titrer
Le paysage est le lieu d’une initiation. Il peut se proposer à l’œil
comme entité statique, objet de désir dont on pourrait prendre posses-
sion, qu’on brûle de chevaucher. Pourtant le propre du paysage est de
reculer, de faire partie d’un dispositif à coupure1. Le paysage devient
ainsi la spectaculaire représentation du cheminement du désir, sans fin
ni répit.
Le paysage absorbe et entraîne le voyageur, il dévore le regard et
fait trembler les rais de la vue. La forêt dense fait barrière, le marais
engloutit, le mont ne cesse de s’éloigner, la plaine donne le vertige, le
lac propulse les lames du départ. Pour le contemplateur s’ouvrent
deux scènes : celle du transport, qu’il prenne une allure vertigineuse
de vitesse exacerbée ou bien, verticalement, se fasse enlèvement, épi-
phanie, transe ; celle du report, de l’arrangement, de l’adaptation, qu’il
se matérialise en expédition, en exploration, inventaire, description
exhaustive ou encore qu’il se sublime en œuvre d’art, jardin de déli-
ces, composition architecturale, tableau, musique, poème.
Ici nous nous proposons d’accompagner Renaud Camus dans le
paysage composite et multiforme que constitue Rannoch Moor, le li-
vre, le Journal de 2003. L’Amour l’Automne (Travers III) permettra
d’ajouter quelques regards latéraux. Rannoch Moor proprement dit, la
1
Pour l’histoire des dispositifs, voir Stéphane Lojkine, La scène de roman, Paris, A.
Colin, 2002.
26 SJEF HOUPPERMANS
Dégradation
Depuis de nombreuses années – depuis toujours – Renaud Camus est
en deuil des paysages de France. L’œuvre d’art cristallise idéalement
la beauté que la nature offre, offrait, offrit jadis, eût offert si la pureté
originelle avait été conservée. Cet Éden, cet impossible, incroyable,
introuvable paradis continue à attirer, à fasciner, à séduire, même s’il
n’est plus que souvenir, trace, fantôme. Tout en étant parfaitement
conscient du leurre que constitue l’absolu, Renaud Camus poursuit sa
quête du vrai, à travers le dédale des simulacres et des contrefaçons,
défaisant les lacs d’Armide. Cette vérité n’équivaut pas à des préten-
dues valeurs comme la spontanéité ou encore l’authenticité garantie et
labellisée, mais elle réside dans la coïncidence, l’harmonie et – une
fois n’est pas coutume – l’innocence2. La dégradation du paysage ren-
force à son tour le désir de conserver ce qui subsiste malgré tout ; elle
est d’abord peut-être une coupure toujours appliquée de nouveau, se-
vrage du corps maternel, castration perpétuelle. Il faudrait replacer
justement ce corps de la mère dans son contexte immaculé et retrouver
2
J’emploie ce mot plutôt dans le sens que lui donne Richard Millet. Voir
L’Innocence, Paris, P.O.L, 1984 et Le Sentiment de la langue, Paris, Champ Vallon,
2007.
PAYSAGES : PAYS SAGES 27
Il ne neigeait pas, mais le vent soufflait très fort, un vent glacial qui dépla-
çait la neige et faisait disparaître la trace de nos roues sitôt après notre pas-
sage. Alentour c’étaient des hauteurs désertes, uniformément blanches, ma-
gnifiques de lignes, de volumes et d’ampleur, sans un arbre. (RM, p. 116)
Ce n’est que grâce à l’aide d’un chasse-neige que la voiture peut être
dégagée de cette blancheur qui efface toute trace. On touche ainsi à
l’au-delà des lourds cheminements, la mort blanche. Plus loin l’auteur
note :
Beautés résiduelles
Considérons donc où le regard par bonheur a la chance d’éviter la cas-
tratrice coupure des tôles, des grilles, des portails, où l’unisson entre le
capteur avide et le monde reste possible. Parfois cette occasion se pré-
sente dans l’immédiat environnement, au château, à Plieux ou tout
près. Citons par exemple l’entrée du 5 mars :
[…] la très longue perspective qui en ce point précis se creuse à travers les
arbres de la Chartreuse de Plieux, en contrebas ; le regard, l’empruntant, est
conduit par elle avec sûreté jusqu’aux cèdres du parc d’Enduré, de l’autre
côté de la première petite vallée ; il les survole sans mal et il arrive à la
pleine campagne ensoleillée, très verte, et que, par un miracle dont on ne
saurait trop rendre grâces à la Providence, rien, dans le cadre rigoureuse-
ment serti par le faîte des marronniers et des araucarias de M. de Rigaud, ne
dépare ; au centre se dresse le lointain clocher de Castelnau-d’Arbieu ; et
au-delà, très au-delà, tout à fait au fond de ce gouffre inauguré par les phra-
ses du Léviathan, donc, les Pyrénées couverts de neige, resplendissant dans
la lumière. (RM, p. 210)
Mélancolies
La perte, l’absence, le manque creusent le regard et le paysage de tris-
tes souvenirs : c’est notamment l’appel de la forêt qui ainsi attire et
repousse le voyageur (RM, p. 179). Ces souvenirs s’habillent de re-
grets et Renaud écrira des Élégies. Celle de Chamalières plus particu-
lièrement où les jardins de l’enfance s’enfoncent dans les pénombres
de l’oubli et de la privation. Cette même vérité s’applique au pays
30 SJEF HOUPPERMANS
Je dois admettre que je ne comprends pas du tout ceux qui se plaignent que
tout change, tout ait changé, que les paysages se transforment […]. […]
écartés de ce que nous fûmes, rendus étrangers par le temps à celui ou à
celle qui du même gazon se préparait à fouler le même sable, à fendre cet air
inintelligible, à s’asseoir sur ce banc où sont gravées dans le cuivre les dates
de notre propre histoire, de notre propre absence, de ce cri même que nous
croyons pousser et qui parmi les promeneurs aux ombres à jamais immobi-
les ne fait se retourner personne, et pour cause, toute chose étant inchangée,
normale, ordinaire, immobile, inchangée. (AA, p. 226-227)
3
Tanguy Viel, « Un droit à la mélancolie », Inventaire-invention, 2005. www.inven-
taire-invention.com/melancolies/viel_partie7.htm
PAYSAGES : PAYS SAGES 31
De là l’idée grecque qui voulait que la scène de théâtre soit le lieu de purga-
tion des passions pourrait s’expliquer ainsi : qu’à la douleur mélancolique
de l’insuffisance du réel risquant toujours de devenir folie et de déséquili-
brer la cité, on offre un espace neutralisé qui soit cette fois, non pas le com-
blement de cette insuffisance dans une fiction palliative, mais la contempla-
tion de la mélancolie elle-même. (Livraison 7, page 8)
Évasions
C’est donc entre le 22 juillet et le 20 août 2003 qu’a lieu ce fameux
voyage tant espéré en Angleterre et en Écosse. En général c’est une
expérience esthétiquement satisfaisante car le paysage britannique est
mieux conservé suivant le voyageur. L’enthousiasme le plus prononcé
concerne les paysages composés où les habitations ou les cathédrales
forment le centre. Autant comptent d’ailleurs le moment de la journée
et les effets de lumière ; pour Sissinghurst par exemple que Pierre et
Renaud visitent « parfaitement seuls au milieu d’une campagne admi-
rable, dans la plus belle lumière de la journée et de la saison. L’heure
et le lieu étaient un enchantement parfait » (RM, p. 390). La circons-
tance qui veut que ce soit l’ancienne maison de Vita Sackville-West
32 SJEF HOUPPERMANS
Des rives du petit loch Meadie, en repartant vers le nord, nous vîmes une île
enchanteresse, empanachée qu’elle était, bord à bord, d’arbres élancés et
touffus qu’on eût dits choisis pour un tel lieu par l’Ellisson de Poë, tandis
que ce n’était alentour que vide et vide encore, au demeurant admirable
[…]. (RM, p. 465)
On ne sera pas étonné de retrouver les lieux du titre avec leur potentiel
d’absence, où le paysage ne s’abîme pas seulement dans ses brumes
mais encore dans l’errance du désir :
C’est cet aspect d’être sans limite qui donne sa suprême valeur au
paysage (cf. RM, p. 128), de faire reculer infiniment l’objet de désir,
de retarder éternellement la jouissance. La fétichisation du paysage tel
que le préfère le grand tourisme va à l’encontre de ce désir. Ainsi
l’auteur peut dire : « J’ai toujours été profondément convaincu que
l’attachement à la beauté des paysages, malgré les innombrables pro-
fessions de foi en leur faveur, n’était un sentiment réellement ressenti
que par un ou deux pour cent de la population […]. » (RM, p. 587).
Ceci amène à la conclusion qu’à « ceux qui sauraient en jouir devrait
être prodiguée la splendeur » (RM, p. 513). Mieux vaut probablement
être étranger dans ces parages (cf. AA, p. 389), prendre ses distances,
pouvoir regarder d’une certaine distance. Le paysage doit être mis
dans un écrin, pourvu d’un écran, inséré dans un dispositif qui ne soit
pas seulement spatial, mais encore sentimental et esthétique. Cette ap-
proche esthétique, parée de notions sacrées, glorifie les distances,
l’approche par larges circonvolutions, la jouissance des reflets loin-
tains. C’est par excellence la vue des Pyrénées à l’horizon telle que
peut l’offrir une soirée d’été en Gascogne qui remplit ce désir
d’adoration jouissive.
PAYSAGES : PAYS SAGES 33
Réflexions
Sur ce point Renaud Camus peut combiner diverses orientations théo-
riques. Il compare les développements sur le paysage de deux auteurs
qu’il estime, Jacques Dewitte et Alain Roger4. Mais pour ce qui
concerne l’idée du paysage il ne saurait suivre l’avis de Roger qu’il
caractérise comme constructiviste :
Ainsi le paysage selon Roger n’est-il qu’une élaboration du goût, des préju-
gés selon leur évolution : cette position impliquant qu’il n’y a pas à porter le
deuil de tel ou tel état du paysage, mais plutôt à élaborer les instruments
permettant d’apprécier et d’aimer celui qui nous est soumis […]. (RM,
p. 592)
4
D’Alain Roger, Camus mentionne les deux titres suivants : Nus et paysages, Paris,
Aubier, 2001 et Court traité du paysage, Paris, Gallimard, 1997. Pour Dewitte, il ren-
voie surtout à l’article suivant : « L’artialisation et son autre. Réflexions critiques sur
la théorie du paysage d’Alain Roger » in Critique, n°613-614, 1998, p. 348-366. De-
puis Jacques Dewitte a publié une importante étude intitulée Le Pouvoir de la langue
et la liberté de l’esprit, Paris, Michalon, 2007.
5
Dans mon étude Marcel Proust constructiviste (Amsterdam, Rodopi, coll. « Faux ti-
tre », 2007), je tente de montrer que le texte dans son évolution procède suivant les di-
rectives de cet autre qu’est le désir.
34 SJEF HOUPPERMANS
Toutes les fenêtres sont ouvertes à l’air doux des derniers jours de mai, la
lumière afflue de toute part, la bibliothèque vogue comme à ses plus beaux
jours au-dessus de la campagne, délicatement posée sur la crête des arbres :
le calme de la mer et l’heureux voyage. Eh bien, dans ces conditions-là,
L’Inauguration de la salle des Vents est un livre qui fonctionne parfaite-
ment. […] Donc : ce livre doit être lu au dernier étage d’un château du
Moyen Âge dominant un très vaste paysage, par une magnifique matinée de
printemps, de préférence aux derniers jours de mai. (RM, p. 260)
6
Le regard va toujours au-delà vers l’objet du désir. Ainsi dans Travers III où « [l]e
regard de Sir Ralph reste cependant immobile et lointain, paraissant continuer de pas-
ser au travers de Lauren et apercevoir, au-delà, quelque objet fascinant, quelque scène
imaginaire » (AA, p. 77). Ainsi Sir Ralph Brown poursuit Indiana jusqu’au cœur des
cataractes. Il est vrai que les auteurs de L’Amour l’Automne ajoutent : « Nous devons
justement dîner demain avec le mystérieux professeur Sarkonak, qui fait des recher-
ches sur toute cette affaire, grâce à une bourse de l’université de Vancouver. » (AA,
p. 77).
36 SJEF HOUPPERMANS
Le temps est tellement exquis qu’on voudrait qu’il s’arrête, que la saison ne
suive plus son cours, que les fleurs des arbres et des buissons n’éclosent pas
plus avant, que les feuilles tout juste apparues ne grandissent pas davantage,
qu’elles gardent ce vert unique qu’elles arborent à présent, si vif, et que la
nature se fixe à jamais sur cet état d’adolescence qu’on lui voit, où tout n’est
pas dit, où la phrase reste en suspens, où le couleurs se cherchent, où
l’espace et ses volumes sont encore pleins de vide, entre les éclosions dis-
crètes, et sous elles. Ce sont ici les plus beaux jours – on souhaiterait qu’ils
n’aspirent pas à une splendeur plus marquée, qu’ils ne tendent pas à plus
d’opulence, de chaleur, de longueur, car on sait qu’elles seraient leur perte,
et la nôtre. (RM, p. 169-170)
Coupures
Pourtant, comme on sait, Renaud Camus combine les deux grandes
orientations, celle de l’enfant trouvé et celle du bâtard (suivant la ter-
minologie de Marthe Robert) ; il caresse tantôt les (pseudo)objets du
désir jusqu’à la fétichisation où la métaphore brille dans son écrin lus-
tré, mais il se lance aussi tantôt sur les métonymiques voies où le désir
prend la clé des champs et vagabonde en expéditions libres et liberti-
nes. La figure de l’ARC qui tend ses courbures sur toutes les ramifica-
tions de l’œuvre est le symbole des transitions et des connexions entre
les deux élans. Les romans en témoignent mais également les essais et
7
Le public fut pareillement ravi quand Renaud récita / chanta des passages des Églo-
gues dans le haut hall de la Bibliothèque Beineke à Yale lors du Colloque qui lui fut
consacré en 2000. Dehors pointait le printemps de la Nouvelle Angleterre ; à
l’intérieur, en face de l’orateur, on pouvait admirer une splendide édition de La Jéru-
salem délivrée du Tasse (au loin – très loin – grondait l’orage de l’Affaire).
PAYSAGES : PAYS SAGES 37
8
Selon l’astrologie chinoise l’année 1946 est une année du CHIEN (XU), plus préci-
sément le chien de feu, digne origine d’un grand cynophile.
9
Sic : le conquistador est foncièrement seul.
38 SJEF HOUPPERMANS
Souvent les sentiers qu’on distingue se continuent sous de très épais taillis,
et un homme, à moins de ramper, ne peut pas les suivre. J’en conclus qu’ils
sont tracés par des animaux et non par des chasseurs, et je m’en réjouis. Je
préférerais que cette petite forêt soit aussi peu fréquentée que possible. (RM,
p. 665)
10
Notons que le parc indique d’abord la clôture et que pour Camus la référence à
Henri Duparc, le plus gracieux des compositeurs, est omniprésente.
11
L’auteur approuve la remarque de Flatters (Marcheschi) selon laquelle la pulsion
cartographique serait chez lui particulièrement développée. Il se rapprocherait ainsi de
Claude Ollier, le cartographe et l’érographe se rejoignent pour les sentimental jour-
neys.
La chute dans la folie
Ralph Sarkonak
Université de Colombie-Britannique à Vancouver
1
En signant le roman Jean-Renaud Camus, l’auteur nous rappelle qu’il a donné le
premier de ses prénoms au personnage principal et au narrateur.
42 RALPH SARKONAK
La folie romanesque
Et si la fiction a peu de séduction pour lui
en tant qu’élément romanesque, il en dé-
fend d’autant plus l’utilité comme élé-
ment de la vie sociale et politique, pour
tout ce que lui doivent la forme, les proto-
coles, la constitution, la loi, le paraître et
la courtoisie. (Etc, p. 163)
2
L’emploi du mot « fantoche » est intéressant, car il rappelle les somptueuses ma-
rionnettes siciliennes utilisées pour représenter des versions burlesques d’Orlando fu-
rioso.
3
Quoique la chronologie ne soit pas indiquée explicitement, on peut déduire que
l’action du roman s’étend sur une douzaine d’années.
4
« [Homen] habiterait l’exil. » (RF, p. 129).
LA CHUTE DANS LA FOLIE 43
France, qui plus est, chez les parents de Renaud Camus lui-même !
Roman fait des randonnées avec son hôte, Louis, et Diane s’entend à
merveille avec Marie-Antoinette5, la maîtresse de maison. Renaud
Camus se met lui-même dans la fiction lorsque le roi décerne l’ordre
d’Arkel au plus jeune des enfants de la famille, qui a deux ans. Pour le
moment, le roi est encore, à l’âge de vingt-huit ans, « un grand garçon
sain aux dents blanches, au profil de gravure romantique, et dont la
mélancolie est un charme de plus » (RF, p. 79). Le couple royal ne se-
ra plus jamais aussi bien embourgeoisé qu’à Chamalières, quoique
leurs hôtes soient d’opinions divergentes sur ces invités. Louis est plus
réaliste, moins emballé par le couple royal qui habite chez lui, tandis
que son épouse est dans son élément, ses lectures romanesques trou-
vant une sorte de prolongement logique dans la présence de la cour ca-
ronienne chez elle. « L’irruption dans sa vie [Marie-Antoinette] des
vieilles revues illustrées de son enfance, des albums pour la jeunesse,
des magazines de mode sur papier glacé, de l’Histoire » (RF, p. 78)
enchante la mère du petit garçon, car elle croit vivre un roman.
Le premier problème qui se pose est celui du travail du roi ; si
Louis pense que son hôte ferait mieux de se recycler dans le com-
merce (la suite fera voir qu’il a raison), Roman n’est pas près de dé-
laisser ses responsabilités royales, même si elles sont de moins en
moins lourdes. Il voudrait écrire un livre savant, sur les rois ou sur
l’architecture, mais il ne le fera pas. La seule aide que Roman donne à
Homen sera d’ajouter des épigraphes (parfois fictives) à la chronique
que son secrétaire écrit sur la vie du roi6. Bientôt le manque d’argent
sera un problème de plus quand le couple ne pourra se permettre
l’appartement royal à l’hôtel Crillon (seul Charlie Chaplin en a les
moyens)7. Entre-temps Roman en est réduit à décerner des ordres
5
C’est aussi le nom de la mère de Roman.
6
« [...] à chaque chapitre [Roman] avait apporté de sa main, presque toujours au ha-
sard, je crois, une épigraphe, une de ces phrases de la littérature caronienne, telles
qu’il doit en connaître des centaines et telles qu’il est bien capable d’en avoir inventé
plus d’une. » (RF, p. 176). On verra par la suite l’usage que le roi fera de citations
empruntées à d’autres littératures. Dans son étude inédite, « Renaud Camus : men and
places », Charles Porter a examiné les épigraphes des chapitres de ce roman, dont cer-
taines sont des pastiches de la poésie française.
7
Rappelons pour mémoire que l’unité monétaire de la Caronie du temps de la monar-
chie était la couronne.
44 RALPH SARKONAK
8
Il y a un précédent ; lors d’une visite dans un centre de rééducation en Caronie, le
jeune roi s’était évanoui (Roi, p. 129). L’ironie veut que Roman soit hospitalisé plus
tard lors de son séjour en Amérique. Comme il le reconnaîtra à la fin du roman : « Tu
pourrais bien maintenant aller voir les enfants-méduses de cette institution sous le
viaduc, à Chamalières, puisque tu vis en leur compagnie, sans sortir de ta chambre,
sans même ouvrir les yeux. » (RF, p. 480).
LA CHUTE DANS LA FOLIE 45
9
« Les rois en exil ne sont plus que les purs signifiants de ce qu’ils furent dans leur
ancien royaume, tenant d’autant plus au strict respect de l’étiquette et des protocoles
que seul un rigoureux maintien des formes peut encore donner figure à leur néant. »
Alain Buisine, « D’un romanesque à contretemps : (Jean-) Renaud Camus », Littéra-
ture, n° 77, 1990, p. 51.
10
« On dirait qu’une exigence lancinante lui fait rêver d’apercevoir en même temps,
d’un seul regard, tout un univers, ou du moins toute une province, dans le moindre de
ses détails et dans tous les liens qui les unissent ; et non seulement dans le présent,
mais aussi dans le passé. » (RF, p. 121).
11
Rappelons que Roman roi inclut une carte très détaillée de la Caronie et de ses pays
voisins de l’Europe de l’Est, ainsi que le tableau généalogique complet de la famille
de Roman, où rois imaginaires et souverains réels se côtoient.
46 RALPH SARKONAK
12
« La Caronie était le pays de la mort. » (RF, p. 129) ; enfant, Roman était comte de
Möhr.
13
L’idée que nous sommes les yeux des morts viendrait d’un intertexte dû à Pirandel-
lo (RF, p. 113).
LA CHUTE DANS LA FOLIE 47
[Roman] ne se soucie pas trop de ménager des liaisons entre ses propos, qui
ne sont guère que ses pensées, ses rêveries faites son, ou l’inverse, phrases
ou de simples mots venus d’ailleurs, ou du fin fond de lui, citations, souve-
nirs, arbitraires associations, pure jouissance aux syllabes, si jouissance il y
a bien. (RF, p. 267)
Il en va de même pour les émotions du roi, car les cloisons entre elles
ne sont plus étanches, et il passe sans transition de la rage au déses-
poir, et de la haine à la passion (RF, p. 390).
Tout cela est de très mauvais augure. Et pourtant, si la destination
ultime n’est que trop prévisible, le chemin qui y mène est fait de dé-
tours imprévisibles. Ainsi de temps en temps, le roi est-il sujet à des
accalmies qui, par leur caractère imprévisible, sont presque aussi in-
quiétantes que ses moments de rage. Par exemple, Roman va mieux
quand on fait appel à son sens du protocole, ou lorsqu’il est appelé à
jouer son rôle de roi devant un public, que celui-ci soit réduit ou large.
Déjà on l’a vu décerner une médaille à un jeune enfant. Maintenant il
en fera de même pour le général de Gaulle. Mais même ce geste, qui
48 RALPH SARKONAK
lui rappelle ses anciennes prérogatives royales, n’est pas de tout repos.
Comme le roi va l’avouer à son biographe,
– Ces gestes [décerner une médaille] qui en Caronie m’étaient devenus tout
naturels, soudain, ici, en France, sonnaient faux, semblaient terriblement il-
lusoires, comme le délire d’un homme qui parle tout seul, et que par gentil-
lesse on ne contrarie pas trop, ou par indifférence. J’avais l’impression
d’être tombé dans un autre univers où tout ce que je pouvais dire, ou faire,
n’avait aucune espèce de sens, sinon pour désigner sa propre folie. (RF,
p. 246-247)
Roman constate que le général vit parmi les symboles, il est même
royaliste ; mais à la différence du roi, le général a aussi le sens des ré-
alités : « “[...] les symboles, il les force à être symboles de quelque
chose de réel, ou plutôt il force la réalité à les rejoindre.” » (RF,
p. 246). Jusqu’à un certain point, Roman se sent ragaillardi par
l’ancien chef des Forces françaises libres qui a vécu en exil à Lon-
dres ; du moins le roi semble-t-il un peu plus lucide sur son propre
cas. Il est vrai que Roman se montre plus rationnel ici, mais paradoxa-
lement c’est pour envisager la folie comme solution à tous ses pro-
blèmes d’inactivité et à la scission de son être en deux, d’un côté, un
corps inoccupé et, de l’autre, un nom sans essence, presque sans lien
avec la réalité. Pour le moment (nous sommes exactement au milieu
du livre), Roman essaie encore d’exprimer lucidement ce qui le tente :
– Et peut-être la folie est-elle la seule solution, en effet, le seul parti qui soit
à peu près habitable, ou secourable, si l’on veut s’obstiner dans une idée, un
espoir ou une image de soi-même que rien ne soutient, rien d’objectif, selon
votre expression, aucun calcul raisonnable... (RF, p. 247)
L’orchestre reprend tant bien que mal aux refrains. Le Roi et la Reine se
sont levés, tout le monde les imite, l’enthousiasme éclate de plus belle, le
public entier du parterre se tient de côté entre les travées pour pouvoir ap-
plaudir à la fois la cantatrice sur la scène et les héros de la fête dans leur
loge. C’est un moment grandiose, peut-être le plus heureux depuis l’exil.
(RF, p. 361)
Mieux vaudrait mille fois, quoiqu’il en soit, ne pas se demander tout haut ce
qu’on fait là, et ne pas se désespérer, en parlant de plus en plus fort, et fina-
lement en criant, d’être tombé si bas, si bas, jusque dans ce milieu cynique
et monstrueux de marchands d’images fausses, qu’on les aide soi-même à
peaufiner dans leur laideur mensongère, alors que c’est nous, c’est moi16,
14
Selon Diane, « “On dirait qu’il devient fou ; mais complètement fou [...]. [...] Il dé-
lire, il est surexcité, il parle à toute vitesse, je ne comprends rien à ce qu’il dit, et
quand je comprends j’aimerais mieux ne pas comprendre. Ou bien il pleure. [...] Ce
qu’il y a de plus effrayant c’est qu’il parle de lui-même à la troisième personne, main-
tenant...” » (RF, p. 293-294).
15
Sur ce film et le livre sur lequel il est basé, Le Roman d’un roi, voir Buisine,
op. cit., p. 63-64.
16
« [C]’est moi » rappelle la fameuse phrase de Louis XIV sur l’État. Est-ce que Ho-
men utilise la première personne parce qu’il s’identifie tant à son “personnage” ? Ou
peut-être faut-il croire que Roman lui-même a rédigé cette partie de la chronique de sa
vie.
LA CHUTE DANS LA FOLIE 51
qu’elles convertissent, pour amuser les foules et leur soutirer leurs malheu-
reux dollars, en dérisoires pantins de jeu de cartes ou d’opérette. Or, une
fois lancé, il n’y a plus de reculade possible. (RF, p. 425)
Parmi ces gens du cinéma, celui qui s’estime encore roi voit des ri-
vaux indignes de paraître en sa présence, tandis qu’en fait c’est lui qui
fait figure de parent pauvre à ce banquet qui n’est pas donné en son
honneur. Du reste, c’est cette fête qui permet de constater que le règne
effectif de Roman est déjà terminé. Avant et après sa crise, il n’est
plus le centre d’attention du public qu’il était encore à New York. Il
fait piètre figure (il y a tant de figurants déguisés en rois dans la capi-
tale du cinéma) face aux autres invités, auteurs, producteurs, metteurs
en scène et acteurs des mieux cotés. Chacun d’entre eux doit son rang
dans la hiérarchie des studios au montant d’argent qu’il gagne. Et
Roman, obligé à vivre d’une maigre pension accordée par la CIA, (on
ne sait jamais, même un ex-roi de l’Europe de l’Est pourrait un jour se
révéler utile aux intérêts américains17), n’est certes pas parmi les
mieux rémunérés de la ville. Hurlant sa peine devant cet outrage à sa
dignité, au protocole, à ses origines royales, sans parler de ses ancê-
tres, Roman assiste, furieux mais impuissant, à sa propre mise à
l’écart. Il n’est plus pertinent dans le pays où règnent l’image et le dol-
lar. Ce qui arrive alors ne devrait pas nous étonner : Roman com-
mence à déverser « à tue-tête ses anathèmes, sur le cinéma » (RF,
p. 425). Ce faisant, ce roi se montre coupable du crime de lèse-majesté
contre le nouveau “roi” qu’est le cinéma de Hollywood. Dans le vieux
monde, c’étaient le fascisme et le communisme qui avaient mis à bas
un roi héréditaire, maintenant dans le nouveau monde c’est le cinéma
qui a rendu Roman caduc, et ce n’est pas le petit rôle qu’on lui avait
accordé dans le remake d’un film de deuxième ou troisième ordre qui
va redorer l’auréole de sa gloire toute fanée. Mais le traitement de
Roman par Hollywood, après cet esclandre, est à la mesure de
l’Amérique. Il ne sera ni arrêté ni déporté (vers où ?), il sera tout sim-
plement hospitalisé dans une des meilleures cliniques de la ville. À
peine Roman a-t-il fait sa crise de colère jalouse et de fureur paranoïa-
que qu’il se trouve couché, « pieds et poings liés » (RF, p. 426), dans
17
À la fin, Roman perdra ces émoluments. Après quoi, il « n’a même pas de quoi
payer l’obole à Caron » (RF, p. 461), ce qui doit être la dernière indignité pour le roi
de Caronie.
52 RALPH SARKONAK
18
« Mais c’est un miroir sans tain, et son revers n’est pas sûr : on y voit trop encore
tout ce qu’on a quitté, ce qu’on a aimé vous poursuit, vous torture. Aucune porte ne
ferme. Les Erinnyes vont et viennent. Les appeler Euménides ne suffit pas. » (RF,
p. 167). À la fin de la tragédie d’Eschyle du même titre, les Érinyes deviennent les
Euménides, les Bienveillantes.
19
La dernière fois que nous verrons Roman, il sera un septuagénaire aveugle. Après
quarante-quatre années d’exil, le roi a eu la permission du gouvernement de rentrer au
pays pour un bref séjour à l’occasion du jour des Morts (Voy, p. 169-170). Dans le
Journal de 1987, Camus envisage d’autres événements de la vie de Roman qui au-
raient pu être inclus dans Roman furieux (Vig, p. 51).
LA CHUTE DANS LA FOLIE 53
La folie textuelle
[...] (les livres renvoient toujours à
d’autres livres, absents ; les mots à
d’autres phrases, les illusions à d’autres
54 RALPH SARKONAK
20
Ces pages sont écrites à la troisième personne pour la plupart ; on sait que Roman
aime parler de lui-même de cette façon. Cependant, on trouve aussi des phrases où il
utilise je (RF, p. 466, 481), nous (RF, p. 380) et tu (RF, p. 480).
21
Buisine, op. cit., p. 41. Notons que le manque d’article justifie la majuscule, ce qui
ajoute à l’amphibologie du titre.
22
RF, p. 150-157.
23
« La scie journalistique quant au Nouveau Roman, depuis plusieurs années déjà,
c’est qu’il n’est plus nouveau, ce qui est exact, et qu’il est “dépassé”, ce qui malheu-
reusement est moins sûr. Car ceux qui veulent si vite l’enterrer ne l’ont guère fréquen-
té, pour la plupart, et ne sont pas très familiers, c’est le moins qu’on puisse dire, de ce
qu’il a à offrir. [...] Qu’il soit temps d’aller au delà du Nouveau Roman, c’est très
vraisemblable, et il est bien possible même que cet au delà implique un retour à des
LA CHUTE DANS LA FOLIE 55
formes combattues ou négligées par lui : encore faut-il que ce retour soit informé, ins-
truit par son expérience. » (BVP, p. 105).
24
L’idée d’échanges épistolaires entre ces deux Roman est intrigante ; elle met en
abyme les nombreuses correspondances intertextuelles du livre. Quant au vers caro-
nien, il fait penser au vers saturnien étudié par Saussure. Voir Jean Starobinski, Les
Mots sous les mots : les anagrammes de Saussure, Paris, Gallimard, coll. « Le Che-
min », 1971.
25
Romancero réfère à un corpus de ballades médiévales espagnoles. Plusieurs de ces
poèmes traitent de héros et de chevaliers. Don Quichotte est devenu fou en lisant des
romans chevaleresques mais aussi des romances, et il s’identifie avec plusieurs per-
sonnages du romancero. On peut ajouter à la liste des mots romanesques une citation
tirée de « Poesia de Álvaro de Campos », de Pessoa, qui met à nu l’état de Roman :
« Não ser nada, ser uma figura de romance » (RF, p. 463) [N’être rien, être un per-
sonnage de roman].
56 RALPH SARKONAK
26
C’est le titre que le roi a donné à Homen (RF, p. 353).
LA CHUTE DANS LA FOLIE 57
Hélène dans le roman précédent (Roi, p. 226). Enfin, les dernières pa-
ges de Roman furieux, celles où foisonne le tout venant d’associations
ludiquement surdéterminées, nous font penser au monologue de Mol-
ly, « Marion Bloom » (RF, p. 459), de James Joyce, à qui Renaud
Camus avoue ainsi sa dette27.
La dissémination homophonique et paragrammatique du nom du
roi fait en sorte que Roman est partout dans le livre. Or, on sait qu’un
roi est partout chez lui dans son pays, désormais Roman n’a d’autre
pays que celui du roman ! À la limite une telle dissémination du nom
du personnage principal et du genre littéraire auquel le livre appar-
tient, revêt un caractère comique. Cependant, cette dispersion du si-
gnifiant primordial a aussi quelque chose d’inquiétant, comme si elle
figurait, au ras du texte, une sorte de démembrement ou de morcelle-
ment du corps d’un être qui, dans les nouvelles circonstances où il se
trouve, n’a ni place, ni sens. Tout se passe comme s’il était scindé en
différentes parties, ce qui est aussi une forme de folie.
Roman aime les citations, et souvent il récite des intertextes à
tout propos ou hors propos. Après tout, c’est lui qui a ajouté les épi-
graphes au texte de Homen ; on n’est donc pas surpris que la fin du li-
vre donne dans une intertextualité débordante, mais beaucoup plus tôt
déjà, l’intertexte romanesque se fait voir. C’est que dans la France des
années après la Libération et dans une famille qui vit sa propre expé-
rience de la chute (financière et sociale), les femmes lisent beaucoup
de romans pour passer le temps, pour oublier les temps durs aussi bien
que les temps meilleurs. Ainsi Mauriac, Green, Morand, Duhamel
sont-ils nommés dans le huitième chapitre du roman. On sent que les
préférences de ces Françaises vont nettement à des textes tradition-
nels, alors que Roman et Diane s’enthousiasment pour l’écriture blan-
che d’Albert Camus : « On prête aux exilés Le Baiser au lépreux, ils
sont en train de lire et même de relire L’Étranger, dont Roman est très
enthousiaste [...]. » (RF, p. 77). Selon Homen, le roi va s’identifier à
Meursault, ce qu’il ne niera pas (« “Ah, il y a des éléments, il y a des
éléments” »). Mais ce n’est qu’un avant-goût de l’intertextualité dont
la place va devenir si importante dans Roman furieux.
27
La détérioration de la vue de Roman fait penser à celle de Joyce. Ne peut-on y voir
une allusion dans le fait que l’anagrammatisation romanesque de Romain, de manoir
et de Marion leur fait perdre un i, lettre prononcée en anglais comme le mot eye, œil ?
58 RALPH SARKONAK
28
L’accident où Camus a perdu la vie est mentionné ainsi que la première nouvelle du
recueil au titre “romanesque”, L’Exil et le Royaume, « La femme adultère » (RF,
p. 472). Albert Camus est présent dans les nombreuses évocations de la chute de Ro-
man ; du reste la chronique de Jean Homen est décrite comme « un registre d’échecs,
la description paraît-il complaisante d’une chute sans fin » (RF, p. 417). La première
phrase de La Chute est citée à la page 472. À la quatrième de couverture, on nous dit :
« Si Roman roi c’était en quelque sorte La Chute, Roman furieux ce serait Après la
Chute. ». C’est une allusion à Albert Camus, bien sûr, mais aussi à la pièce d’Arthur
Miller, After the Fall, qui met en scène l’échec de la relation du dramaturge avec Ma-
rilyn Monroe, comme par hasard.
29
« Orion, le géant aveugle, son arc à la main, le carquois aux côté [sic], s’avance le
long du chemin, en direction du soleil levant, qui doit lui rendre la vue. » (RF, p. 479).
Voir : « Quelque part cependant, solitaire et aveugle dans le vide immense, Orion
poursuit sa marche. De la main droite il tient par le milieu un arc dont les extrémités
se relèvent en S. Un carquois cylindrique de bronze pend à son côté. » Claude Simon,
Les Corps conducteurs, Paris, Minuit, 1971, p. 219 ; « Un de ses bras tendus en avant,
tâtonnant dans le vide, Orion avance toujours en direction du soleil levant [...]. » Ibid.,
p. 222. Il me semble que Renaud Camus aurait pu explorer davantage cette piste, en
particulier le plafond étoilé de constellations, dont celle d’Orion, de la Grand Central
Station, gare d’où Roman et Norma doivent partir pour rentrer au Manor sur
l’Hudson, après leur visite au Metropolitan Museum of Art pour voir le tableau de
Poussin, Orion aveugle. En revanche, dans sa description du tableau, Camus décrit un
personnage important, dont Simon n’avait pas parlé dans Les Corps conducteurs :
« Au-dessus d’un beau paysage classique, où la mer apparaît dans les fonds, Diane est
LA CHUTE DANS LA FOLIE 59
debout parmi les nuées, jambes croisées, s’appuyant d’un coude à tel docile renfle-
ment de la brume. » (RF, p. 479).
30
La Jalousie est cité à la page 462.
31
Wallas, nom du personnage principal des Gommes de Robbe-Grillet, est aussi le
nom d’un « ministre de la Maison du Roi » (RF, p. 494). Si on substitue un i au se-
cond a de Wallas, cela donne Wallis, le prénom de l’ex-Mme Simpson, la Duchesse
de Windsor. Si ni elle ni son mari, l’ex-roi Édouard VIII d’Angleterre, ne paraissent
dans le roman, la présence du couple royal caronien à New York fait penser à d’autres
exilés non de l’intertexte mais du contexte.
32
« finder return to Mrs Marion Bloom and I saw his eyes » (RF, p. 459) ; « Elle nous
avait fait lire Ulysses. » (RF, p. 454). La première citation est tirée du célèbre mono-
logue de Molly Bloom. James Joyce, Ulysses, vol. 3, New York, Garland, 1984,
p. 1649, lignes 256-257.
33
Même la revue au titre aussi évocateur qu’approprié, Transition, où des textes de
Joyce ont paru, est mentionné dans le chapitre où Roman visite Colombey-les-Deux-
Églises pour voir le général de Gaulle et lui remettre une médaille. Si Roman n’a pas
amené Diane avec lui, c’est de peur que son épouse ne pose une question sur d’autres
habitants de la Boisserie, les Jolas : « “Et c’est dans cette maison [...] qu’ils éditaient
60 RALPH SARKONAK
En plus du Nouveau Roman, le roi est obsédé par les opéras qu’il
écoute sans cesse. Norma, en italien, et La Flûte enchantée, en alle-
mand, sont cités à plusieurs reprises34.
Deux écrivains qui sont chers à Renaud Camus paraissent en fili-
grane du livre : Proust et Barthes. Ainsi Roman se souvient-il de
l’histoire de la reine de Naples qui a « tenu la canaille en respect, du
même bras dont elle protège Charlus des insultes des Verdurin » (RF,
p. 187)35. Et la description d’une voiture qui roule sur des « pavés iné-
gaux » (RF, p. 179) rend un hommage ironique au célèbre romancier.
Mais l’œuvre de Proust est rappelée surtout par la jalousie du roi, qui
nous fait penser à celle de Marcel à l’égard d’Albertine. Par exemple,
un seul mot peut provoquer un pénible souvenir : « Chaque mot est un
tortionnaire [...]. » (RF, p. 214) ; « Un nom suffit à provoquer cet
étrange phénomène, [des larmes] [...] une rime, une ligne du journal
[...]. » (RF, p. 270)36. La fin de la même phrase rappelle Barthes :
leur revue, qui s’appelait Transition, qui semble-t-il était tout à fait fameuse auprès
des connaisseurs et qui, par exemple, a publié des fragments de Finnegan’s [sic]
Wake, de Joyce, quand ce n’était encore que le Work in Progress. Vous imaginez
Diane arrivant chez les de Gaulle et demandant comme une insigne faveur à la géné-
rale, elle en serait capable, si elle ne peut pas voir la pièce où Mr. and Mrs. Jolas cor-
rigeaient les épreuves de Transition...” » (RF, p. 247-248).
34
Voir RF, p. 459-463. Rappelons que le rôle de la Reine de la Nuit et celui de Norma
ont été chantés par Maria Callas.
35
« “Vous n’avez pas l’air bien, mon cher cousin, dit [la reine de Naples] à M. de
Charlus. Appuyez-vous sur mon bras. [...] Vous savez qu’autrefois à Gaète il a déjà
tenu en respect la canaille.” » Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, t. III, Pa-
ris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1987-1989, p. 825. Proust est le
nom d’une ville en Caronie (RF, p. 470).
36
Voir le passage où Swann connaît les affres de la jalousie en lisant le journal, où
chaque mot évoque pour lui un souvenir pénible : « Mais à ce moment, par une de ces
inspirations de jaloux, analogues à celle qui apporte au poète ou au savant qui n’a en-
core qu’une rime ou qu’une observation, l’idée ou la loi qui leur donnera toute leur
puissance, Swann se rappela pour la première fois une phrase qu’Odette lui avait dite
il y avait déjà deux ans [...]. » Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, t. I,
p. 355. Voir aussi le passage, dans Albertine disparue, où Marcel connaîtra une peine
similaire en lisant le journal : « J’essayais parfois de prendre les journaux. Mais la lec-
ture m’en était odieuse, et de plus elle n’est pas inoffensive. En effet en nous, de cha-
que idée comme d’un carrefour dans une forêt, partent tant de routes différentes,
qu’au moment où je m’y attendais le moins je me trouvais devant un nouveau souve-
nir. » À la recherche du temps perdu, t. IV, p. 123.
LA CHUTE DANS LA FOLIE 61
« [...] ce qui atteste que les choses ont été, quelles furent exactement
telles que leurs traces les révèlent. » L’intertexte ici est La Chambre
claire37. Barthes paraît dans le premier roman romanesque, Roman
roi, en la personne d’Orlando, un lecteur français vivant à Back, la ca-
pitale de la Caronie, et fréquenté par Homen. Celui-ci l’avait présenté
à Roman et à Diane, comme nous le rappelle l’appendice (« Petite en-
cyclopédie caronienne ») qui paraît en fin de volume de Roman fu-
rieux38. Si le titre du roman rappelle l’Orlando furioso de l’Arioste39,
par le biais de cet intertexte, il rend hommage à Roland Barthes40.
Roman n’aime pas se regarder dans le miroir, ce qui fait penser
au Roquentin de La Nausée. En effet, le roi supporte si mal son image
spéculaire (« ce spectacle le rend fou » [RF, p. 465]) qu’il va détruire
le miroir offensant pendant qu’il semble être en pleine rédaction de
“son” roman, comme il l’explique à la troisième personne :
[Roman] se saisit d’un bronze africain [...] pour mettre la glace en mor-
ceaux. Rien n’est plus facile, ni plus exaltant. On éprouve, à voir le monde
ainsi rentrer dans l’ordre, un véritable soulagement, irrésistible. Mais les
éclats de verre sont tombés sur la table, sur les livres ouverts, sur la machine
à écrire, sur les feuilles de papier éparpillées. (RF, p. 465)
37
« [...] dans la Photographie, je ne puis jamais nier que la chose a été là. » Roland
Barthes, La Chambre claire. Note sur la photographie, Paris, Cahiers du cinéma, Gal-
limard/Seuil, 1980, p. 120.
38
« Le Roi et Homen, qui profitent des circonstances [le séjour à Chamalières] pour
faire une cure de littérature française, sont plus au fait des nouveaux auteurs, grâce à
Diane, grâce aussi au visiteur du soir, le gentil lecteur français de Back, le pauvre Or-
lando resté là-bas [...] que ne le sont leurs hôtes, pourtant voraces bibliophages. » (RF,
p. 77). Le nom de jeune fille de Diane est Landsor, qui rime avec Windsor (lors de
leur séjour en Angleterre, Roman et Diane ont rendu visite à George VI et à sa famille
[RF, p. 283-284]), mais comme un critique l’a remarqué, c’est aussi une anagramme
partielle de Roland Barthes. Lawrence Schehr, The Shock of Men. Homosexual Her-
meneutics in French Writing, Stanford, University of Stanford Press, 1995, p. 150.
39
À la page 469, on trouve l’intertexte suivant : « Io son lo spirto suo da lui diviso »
[Divisé de la chair, je suis son esprit] (Orlando furioso, Chant XXIII, strophe 128).
Orlando, qui lamente le fait que sa bien-aimée ait épousé un autre, se dit mort : il ha-
bite l’enfer. Il est intéressant de noter que le vers de l’Arioste est suivi, dans le roman,
par le mot « scientifiquement » (RF, p. 469). On peut supposer que la peine d’Orlando
décrit celle de Roman, coupé de sa chère Diane.
40
Sur la présence de Barthes dans Roman furieux, voir Jan Baetens, Études camusien-
nes, Amsterdam, Rodopi, 2000, p. 145-146.
62 RALPH SARKONAK
Si Stendhal n’est pas mentionné, son absence est pourtant parlante, car
la destruction de la glace rappelle une célèbre définition de cet écri-
vain : « Un roman : c’est un miroir qu’on promène le long d’un che-
min. »41. Mais l’attaque contre le miroir, qui symbolise une révolte
contre l’illusion réaliste, n’apporte aucun repos à Roman, et on se de-
mande s’il pourra survivre à ce violent passage à l’acte :
Il tient encore entre les mains, pour attaquer d’autres volumes et d’autres
pages, des morceaux de miroir qui lui entaillent les doigts, les paumes, les
poignets et maintenant le visage lorsque sans les avoir lâchés il essaie
d’essuyer les pleurs qui l’aveuglent. Le sang coule en abondance [...]. (RF,
p. 466)
On dirait que le fameux miroir se venge sur le corps du roi. Or, c’est
le sort du miroir qui autorise ou justifie les associations latérales, litté-
rales et littéraires qui tendent à remplacer la dimension mimétique du
roman.
L’intertextualité se fait de plus en plus omniprésente surtout à
partir de la page 457 – celle où le corps d’Homen est retrouvé près du
Mont Waterman –, ce qui semble confirmer l’hypothèse que c’est
Roman lui-même qui a rédigé la fin du livre. D’ailleurs, si on adopte
cette hypothèse, l’écriture de cette partie du livre serait la preuve ul-
time de la folie de Roman. À cet égard, il est intéressant de noter que
dans le roman précédent le roi attribuait une « puissance mythique,
formidable et vague » (Roi, p. 343) à la littérature pour laquelle il
avait cependant « des espérances presque superstitieuses ». Dans Ro-
man furieux, le roi semble avoir franchi un pas crucial, car si certaines
pages se lisent comme un dictionnaire de citations – ou d’épigraphes –
il est vrai aussi qu’il a appris à les agencer dans un ordre qui n’est pas
arbitraire ; bref, il a appris à écrire une sorte de roman. De fait, le livre
finit par ressembler à l’écriture intertextuelle des Églogues. L’ex-roi
est fou à lier, certes, mais il est aussi “fou de lier”, si l’on peut dire,
tant les allusions et les citations se multiplient dans un foisonnement
intertextuel qui frise l’illisible.
Roman sera de plus en plus sérieusement tenté par un nouveau
“démon”, l’occultisme, qui est « l’ensemble des doctrines et des prati-
41
La définition paraît dans l’épigraphe du chapitre XIII de la première partie du
Rouge et le Noir ; Stendhal la prête à Saint-Réal.
LA CHUTE DANS LA FOLIE 63
42
Il semble que Camus n’ait pas eu le temps qu’il désirait pour finir le roman : « Je
crains bien de m’être fourvoyé avec le récit de cette chute qui n’en finit pas [...]. Le
comble c’est qu’il reste maintenant peu de pages disponibles pour le dénouement, à
quoi j’attachais pourtant de l’importance. » (JR, p. 395).
43
Les nombreux jeux de mots en arc, l’évocation de matchs de tennis sans parler des
malades du Manor, qui sont « triés sur le volet » – tout cela rappelle les Églogues,
dont la publication a commencé, avec Passage, douze ans avant celle de Roman fu-
rieux. Je ne m’attarderai pas sur les lois de la surdétermination textuelle qui ont été
analysées par Jan Baetens, Études camusiennes, op. cit., et Sjef Houppermans, Re-
naud Camus érographe, Amsterdam, Rodopi, 2004.
64 RALPH SARKONAK
44
Buisine, op. cit., p. 42.
45
Nathalie Sarraute, L’Ère du soupçon in Oeuvres complètes, Paris, Gallimard, coll.
« Bibliothèque de la Pléiade », 1996, p. 1578. « L’important est de ne laisser s’établir
aucun blanc, par où s’introduirait le soupçon qui nous tuerait. » (RF, p. 480).
46
« Est-ce que ses plus belles heures ne sont pas derrière lui ? Est-ce qu’il n’est pas
du côté de tout ce qui tombe, un peu tombé lui-même, déjà ? » (RF, p. 76). Dans ce
passage, c’est le commentaire littéraire qui a une valeur allégorique, car il s’applique
tout aussi bien au roman qu’à Roman.
LA CHUTE DANS LA FOLIE 65
47
Buisine, op. cit., p. 46.
48
Ibid., p. 49.
49
Selon la typologie esquissée par Roland Barthes, Roman était, en début de course,
un lecteur hystérique car il traversait le texte pour s’identifier au personnage principal
de L’Étranger, alors qu’à la fin avec sa manie des mots, des fragments et des cita-
tions, il devient un lecteur fétichiste. D’ailleurs, les deux folies sont combinées dans la
“lecture” que fait Roman du tableau incriminé de Pollock. Voir Roland Barthes, Le
Plaisir du texte, Paris, Seuil, coll. « Tel Quel », 1973, p. 99-100.
66 RALPH SARKONAK
utile, une œuvre littéraire est un texte qui fait ce qu’il dit. Dans ce cas,
ce roman mérite amplement le titre, car il est vraiment un “roman
fou”50.
50
La littérarité même du roman serait-elle pour quelque chose dans son échec criti-
que ? Sur le manque de succès de Roman furieux, voir Vig, p. 17, 35, 116, 219, 252,
310. Selon un critique, le roman « constitue probablement, malgré son titre pour le
moins séduisant, l’échec commercial le plus cuisant de l’auteur comme de son édi-
teur » (Baetens, op. cit., p. 23). Baetens fonde ce jugement sur les chiffres de vente
donnés dans le Journal de 1989 (FA, p. 233).
LA CHUTE DANS LA FOLIE 67
tion n’étant pas limité à ce seul texte. À cet égard, il est important que
Roman ne devienne pas totalement aveugle, du moins pas dans ce li-
vre, ce qui laisse supposer que « la représentation continue », comme
disait la bande publicitaire de Passage. À la mise en scène d’une fic-
tion troublante correspond la mise en œuvre d’une écriture qui tend
vers l’abstraction formelle, sans que celle-ci soit jamais atteinte. Lady
Diana, comme la reine se fait appeler dans sa nouvelle carrière de
courtière artistique newyorkaise, aurait sûrement plein de choses à
dire et à apprendre à son prince sur l’art non figuratif. C’est dommage
que Roman, qui croit l’apercevoir de loin à la dernière page du livre,
l’ait perdue de vue.
Renaud Camus, remarqueur mélancolique
Catherine Rannoux
Université de Reims
1
C’est aussi le constat que fait Charles Muller dans l’article « Les Années cinquante :
l’âge d’or des remarqueurs », La Licorne, « Les Remarqueurs », n°70, PUR, Rennes,
2004, p. 243-250. Ainsi déclare-t-il dans une mise en perspective qui ne déplairait
sans doute pas à Renaud Camus : « Cet âge d’or va s’achever en 1970. Les chroniques
linguistiques qui régnaient dans la presse s’éteignent l’une après l’autre. Dans l’après-
mai-68, toute autorité, même langagière, est suspecte, et l’arbitrage des remarqueurs
n’est plus de saison. » (p. 244-245).
70 CATHERINE RANNOUX
2
Sur cette question de l’héritage barthésien, on pourra se reporter à l’article de Jan
Baetens « Renaud Camus, romancier barthésien ? », Littérature, n° 97, Paris, La-
rousse, 1995, p. 3-13.
RENAUD CAMUS, REMARQUEUR MÉLANCOLIQUE 71
Le cabinet de curiosités
Même si, comme on l’a dit plus haut, les remarques jalonnent
l’ensemble de l’œuvre de Renaud Camus, le Répertoire n’en demeure
pas moins unique par l’exclusivité qu’il accorde à la réflexion sur la
langue. Le texte se présente a priori comme un véritable travail de
remarqueur et s’inscrit dans un cadre générique dont l’écriture pré-
sente les marques. Pourtant, très vite, des éléments dissonants appa-
raissent et suggèrent une pratique qui, tout en copiant la tradition,
laisse percevoir une singularité à l’œuvre.
Le dispositif adopté, minimal, organise les remarques par ordre
alphabétique, justifiant ainsi la dénomination de répertoire. Le prin-
cipe s’apparente à celui qui régit la pratique de Dupré, dont la volumi-
neuse Encyclopédie du bon français dans l’usage contemporain3 est
abondamment citée. Il diffère en cela du principe de composition que
mettent en œuvre des ouvrages de spécialistes, tel celui de Dauzat, Le
Génie de la langue française, auquel Renaud Camus fait également
appel, mais de façon beaucoup plus limitée4 : Dauzat ordonne les re-
marques en catégories génériques selon des critères morphologiques,
phonétiques ou syntaxiques, et offre ainsi une mise en perspective où
se manifeste une réflexion linguistique générale. Chez Renaud Camus,
le choix de l’ordre alphabétique n’empêche nullement d’identifier
dans les entrées des rubriques qui donnent lieu à des commentaires sur
3
Paul Dupré, Encyclopédie du bon français dans l’usage contemporain, Paris, éd. de
Trévise, 3 vol., 1972.
4
Albert Dauzat, Le Génie de la langue française, Paris, Payot, coll. « Bibliothèque
scientifique », 1943, 1947 pour la 2e édition. Le titre choisi par le linguiste (auquel le
journal Le Monde fera appel pour une rubrique langagière) manifeste l’ancrage de sa
réflexion dans une conception de défense de la langue, même si le ton de Dauzat reste
modéré. Dans l’avant-propos de l’ouvrage, il pose comme principe : « Se tenir à égale
distance du purisme archaïque, devenu hors d’usage, et du vulgarisme, qu’on ne sau-
rait tolérer. ». À cette formulation, Renaud Camus ne saurait vraisemblablement que
souscrire ; mais on peut douter qu’il en aille de même pour la suite du commentaire de
Dauzat : « S’abstenir des taquineries inutiles, et ne jamais oublier que la langue
s’accommode de souplesse, qu’il y a souvent plusieurs manières correctes d’exprimer
une idée, que la grammaire ne se formule point par des ordonnances de police, et
qu’on doit laisser à chacun – dans la conversation comme dans la littérature – la liber-
té nécessaire pour adapter son tempérament au génie de notre langue. » (« Avant-
Propos », op. cit., p. 9).
72 CATHERINE RANNOUX
5
Cf. encore, à titre d’exemples, Sol, p. 42, Esp, p. 72, Etc. p. 50, ou, à propos de la
prononciation des o et é ou è par une journaliste, Vig, p. 377, etc.
RENAUD CAMUS, REMARQUEUR MÉLANCOLIQUE 73
6
Confirmant cette parenté, les bibliographies des ouvrages de Renaud Camus, propo-
sées à la fin de ses volumes, rangent sous une même rubrique (« Répertoire ») RDF et
Etc.
74 CATHERINE RANNOUX
7
Les ouvrages traditionnels des remarqueurs ne sont évidemment pas dénués de
considérations subjectives. Citons par exemple cette remarque de Dupré qui clôt
l’article « Anagramme » : « Le hasard veut donc que, parmi ces cinq mots, ceux qui
désignent un jeu littéraire [anagramme, épigramme] soient du féminin, et ceux qui dé-
signent un travail technique [diagramme, programme, télégramme] du masculin. Cette
coïncidence est charmante »… (Dupré, op. cit., vol. 1, p. 122).
8
Dupré, dont les articles sont constitués pour l’essentiel de citations empruntées à
d’autres remarqueurs, fait commencer ainsi l’article « X, lettre » de son encyclopédie
par une citation de Vie et Langage d’André Rigaud : « Le soir du 18 avril dernier,
j’écoutais tristement une “télé-voix” qui ânonnait un texte consacré à la jeunesse de
Napoléon. J’appris soudain que le jeune Napoléon avait étudié à Oxon’. […] Et c’est
ainsi qu’Auxonne passe à oksonne, et que Saint-Maixent, que j’ai toujours entendu,
dans ma poitevine enfance, prononcer sinmessan, tourne à Saint-Meksan. » (Rigaud,
cité par Dupré, op. cit., vol. 3, p. 707).
RENAUD CAMUS, REMARQUEUR MÉLANCOLIQUE 75
Les adverbes, comme leur nom l’indique, doivent se tenir auprès des verbes,
et accessoirement des adjectifs – beaucoup plus rarement des substantifs.
(RDF, p. 29)9
D’autre part il va sans dire que besoin, dans avoir besoin, de même que en-
vie ou faim dans avoir envie ou avoir faim, garde sa qualité de substantif et
ne peut être affecté que par un adjectif, pas par un adverbe de degré. (RDF,
p. 64)
Cet usage ne paraît guère à imiter, ne serait-ce que par la confusion qu’il
instaure. (RDF, p. 87)
On peut parfaitement dire mille cinq [cent] soixante-douze ou mille six cent
quarante-neuf, c’est tout à fait correct, mais d’une correction d’habit trop
neuf, qui montre qu’on en est à ses tout débuts dans le monde de la culture
et de l’histoire. (RDF, p. 140)
9
On peut noter la contradiction entre le début et la fin de la phrase : l’assertion caté-
gorique initiale, fondée sur un argument étymologique qui est supposé justifier la mo-
dalité déontique, se voit progressivement invalidée par les deux ajouts successifs qui
annulent précisément la pertinence de l’argument étymologique. Se vérifie ici une ca-
ractéristique du discours grammatical de Renaud Camus, plus fondé sur l’intuition et
un lien très subjectif à la langue que sur une analyse linguistique effective, ce qui en-
traîne nécessairement conflits ou contradictions entre la réalité de la langue et les re-
présentations qui en sont données.
76 CATHERINE RANNOUX
On est sûr d’avoir bien écrit à l’envi, comme Mallarmé (O bords siciliens
d’un calme marécage / Qu’à l’envi de soleils ma vanité saccage). Premières
épreuves : à l’envie. On corrige, on enlève le e. Deuxièmes épreuves : il a
été rétabli, re-à l’envie. On commence à s’irriter, on se plaint à l’éditeur. Il
vous prodigue toutes sortes d’assurances. Le livre paraît : à l’envie. Et vous,
vous surtout, vous qui vous mêlez sans cesse de donner aux autres des le-
çons, vous avez l’air malin… (RDF, p. 34)
10
Articles « Courant » et « Contre », Littré, éd. de 1958. La deuxième remarque
commente l’emploi de la locution Par contre.
RENAUD CAMUS, REMARQUEUR MÉLANCOLIQUE 77
Mais qui cite-t-on ? Dans quel but ? Qui (L1) cite qui (l2) ? Pour l2, est-ce
un certain Foucault, l’autorité qu’il confère ou la figure idéologique qu’il
incarne ? La mention du discours citant est primordiale et s’assimile à une
surénonciation de Foucault, invoqué comme autorité légitimante du dis-
cours repris. La mention s’appuie sur un énonciateur reconnu (légitimé)
comme ici Michel Foucault ou en passe de le devenir par sa mention comme
énonciateur de référence. Mais cette double position dominante
s’accompagne d’une sousénonciation du locuteur A qui s’exprime sous les
mots d’un autre pour des raisons rhétoriques ou argumentatives. Cette
« modestie » énonciative est une stratégie particulière qui peut valoriser A :
par exemple prouver sa connaissance de tel ou tel, sa capacité à restituer de
78 CATHERINE RANNOUX
mémoire les mots d’un autre, trouver la bonne citation au bon moment,
voire contredire de façon pertinente l’autorité citée, etc. Ainsi, dans la ques-
tion des places, A peut très bien, grâce à cette surénonciation de Foucault,
acquérir lui aussi une position de surénonciateur.11
11
Laurence Rosier, « La circulation des discours à la lumière de “l’effacement énon-
ciatif” : l’exemple du discours puriste sur la langue », Langages, Armand Colin,
n°156, décembre 2004, p. 67-68. La « surénonciation est définie comme l’expression
interactionnelle d’un point de vue surplombant dont le caractère dominant est reconnu
par les autre énonciateurs », alors que la « sousénonciation renvoie à l’expression in-
teractionnelle d’un point de vue dominé, au profit d’un surénonciateur » selon les dé-
finitions rappelées par Alain Rabatel dans l’article d’introduction du numéro de Lan-
gages, « L’effacement énonciatif dans les discours rapportés et ses effets pragmati-
ques ». Précisons toutefois que ces concepts, qui s’inscrivent clairement dans le cadre
théorique de la pragmatique, demandent à être mis en perspective avec le principe
d’une hétérogénéité constitutive telle que l’ont développée les travaux de Jacqueline
Authier-Revuz, sous peine de voir le retour d’une conception d’un sujet maître d’un
sens intentionnel, même si l’auteur de l’article cité s’en défend.
12
Françoise Gadet, « La langue française au XXe siècle », Nouvelle Histoire de la
langue française, sous la direction de Jacques Chaurand, Paris, Seuil, 1999, p. 644.
Les chroniques d’A. Hermant, d’abord publiées dans Le Temps, ont été reprises en re-
cueils, Chroniques de Lancelot du « Temps » : défense de la langue française, La-
rousse, tome 1, 1935, tome 2, 1938, mais aussi Défense de la langue française, Lance-
lot 1937, Éditions de la Nouvelle Revue Critique, 1939, Nouvelles remarques de
Monsieur Lancelot, Paris, Flammarion, 1929, etc.
RENAUD CAMUS, REMARQUEUR MÉLANCOLIQUE 79
très prosaïque, tient sans doute au recours privilégié que fait Renaud
Camus de l’encyclopédie de Dupré. Or, on l’a dit, Dupré construit la
plupart de ses articles par un montage de citations empruntées à
d’autres remarqueurs, tels que… Littré, Georgin, Hanse, Thérive,
Hermant, etc. Il est manifeste que, citant en cascade des extraits
d’ouvrages de remarqueurs, le Répertoire cite en réalité, et prioritai-
rement, Dupré, sans nécessairement mettre en évidence le caractère
unique de la source. On devine le bénéfice retiré de ce “raccourci” ci-
tationnel par l’écrivain qui paraît circuler avec aisance d’un ouvrage à
un autre et témoigner d’une maîtrise sûre de la question quand bien
souvent il s’appuie sur le travail de recension de Dupré. Si la consulta-
tion reste de première main dans un certain nombre de cas13, ce court-
circuit citationnel inavoué sert la mise en scène d’un savoir sur la lan-
gue et d’une relative scientificité, qui deviennent autant d’éléments
implicites de légitimation du discours. La remarque relative à « Par
contre » illustrera clairement ce jeu de citations multiples qui s’appuie
sur le seul texte de Dupré. Dans un long article, celui-ci cite Littré (qui
fait lui-même référence à Voltaire), puis Georgin, d’Harvé, Hermant,
Hanse (qui fait appel à Gide), G. et R. Le Bidois (qui citent Hermant),
Piéchaud, avant de proposer son propre commentaire où reviennent les
noms de Voltaire, Gide, Littré, Hermant (lui-même évoqué à travers
une citation du Grand Larousse encyclopédique). On voit que la prati-
que citationnelle est abondante chez Dupré, mais systématiquement
référencée. Voici maintenant un extrait de la remarque du Répertoire
consacrée à « Par contre » où sont mis en évidence les passages em-
pruntés littéralement à l’article de Dupré :
Par contre était la bête noire de Voltaire, qui constitue évidemment un en-
nemi redoutable. Le philosophe disait que par contre était allobroge. Littré
lui a emboîté le pas, non sur l’allobrogité supposée de par contre, mais sur
la nécessité de s’en abstenir : « Il convient de suivre l’avis de Voltaire et de
ne transporter cette locution hors du langage commercial dans aucun style. »
13
Elle est par exemple évidente pour les citations d’A. Rey, dont le dictionnaire est
postérieur à l’encyclopédie de Dupré. De même, Littré paraît également consulté di-
rectement pour certaines remarques, notamment celles qui font état de son… silence :
« La question de l’i avant gn et après a ou o a été assez peu étudiée. Littré n’en dit pas
un mot dans ses divers articles a, i, g, o, etc. » (« Champaigne (Philippe de) », RDF,
p. 101).
80 CATHERINE RANNOUX
L’hostilité à l’endroit de par contre, on s’en est peut-être avisé déjà, est
plus sociale que grammaticale. On reproche à par contre son origine com-
merciale, voire boutiquière. Ce n’est pas toujours avec beaucoup de délica-
tesse : « Si, au lieu d’en compensation ou en revanche, vous dites ou vous
écrivez par contre, plus indulgent que Voltaire je ne vous reprocherai pas de
faire à la rigueur une faute de français ; mais j’aurai sujet de soupçonner que
vous êtes né dans une arrière-boutique et que vous avez appris votre langue
maternelle derrière un comptoir. »
14
Ceci correspond à la reformulation du propos de Georgin (« Elle est, en effet, mal
formée, de deux prépositions juxtaposées, or une préposition ne peut, dans la bonne
langue, en introduire une autre ») cité par Dupré, passage qui précède le fragment cité
explicitement par Renaud Camus. On pourrait faire les mêmes remarques sur la plu-
part des passages qui ne sont pas présentés entre guillemets. Le Répertoire fait ainsi
alterner reformulation paraphrastique et citation explicite des extraits recueillis par
Dupré. Il ne se contente pas de ce travail de reprise, mais il assortit les remarques em-
pruntées de considérations très camusiennes.
RENAUD CAMUS, REMARQUEUR MÉLANCOLIQUE 81
Mais l’expression [au niveau de] se porte encore assez bien, hélas, malgré
toutes les dénonciations et les quolibets qui se sont abattus sur elle depuis
trente ans, non seulement de la part des linguistes et des grammairiens exas-
15
L’article consacré à « C’est ma faute, c’est de ma faute » offre un autre exemple de
cette ambiguïté dans la manière de rapporter les sources, ici grâce au simple jeu d’une
coordination : « Le curieux de, qu’on croit parfois sorti de la nuit des temps, et dis-
pensé à ce titre de toute justification logique, est moderne, en fait, et il a une valeur
causale, bien relevée par André Thérive (Querelles de langage) et par Dupré (Ency-
clopédie du bon français dans l’usage contemporain). » (RDF, p. 95-96).
82 CATHERINE RANNOUX
pérés, mais du sein même des milieux où elle sévit – autant dire toutes les
couches de la société, ou peu s’en faut. (RDF, p. 51-52)
APRÈS QUE. Après que offre l’un des très rares cas de purisme croissant
dans la langue. L’usage traditionnel bourgeois, même parmi les gens qui
parlaient bien, a longtemps été, à l’époque moderne en tout cas, de le faire
suivre du subjonctif. Les grammairiens ont eu beau jeu de souligner
l’illogisme de cette pratique, le subjonctif étant le mode du virtuel, en théo-
rie, et si quelque action a lieu après une autre, c’est bien que cette autre s’est
effectivement produite – et c’est donc à l’indicatif qu’elle doit être mention-
née. L’étonnant, c’est que leurs objections légitimes ont été un peu enten-
dues, pour une fois, et que l’usage de l’indicatif après après que, sans s’être
généralisé, bien loin de là, tend à s’élargir, et qu’il atteint même la télévi-
sion, quelquefois. (RDF, p. 44-45)
16
L’entrée « Gageure » donne une autre illustration de cette assimilation implicite par
glissement de dénominations : « Gageure est l’un des termes les plus menacés par une
éventuelle réforme de l’orthographe, car les puristes, pris entre deux feux, et de deux
maux prêts à choisir celui qu’ils jugent le moindre, préféreraient encore la graphie ga-
jure à la prononciation gage- eure. “La prononciation [gage-eure] est gravement in-
correcte, dit par exemple Dupré. […] Il vaudrait évidemment mieux écrire gajure.”
RENAUD CAMUS, REMARQUEUR MÉLANCOLIQUE 83
Or cette prohibition, il faut bien le dire, est une des plus gênantes de la
langue. On va nous répétant qu’à depuis doit absolument être préféré de,
lorsque n’intervient pas de notion de temps. Cela est bel et bon, et ceux qui
rappellent cette règle ont pour eux le droit syntaxique. Il n’en demeure pas
moins que l’interdit qu’ils profèrent à juste titre met l’usager dans toute
sorte de situations embarrassantes, et se trouve à l’origine de nombre
d’ambiguïtés. (RDF, p. 153-154)
18
Cette attitude de contestation des grammairiens n’est pas neuve, on la retrouve chez
bien d’autres remarqueurs, et le Répertoire cite lui-même un passage où A. Hermant
fait preuve de cette hostilité : « “Je sais bien que les grammairiens ont décidé que
c’étaient là des solécismes, mais qu’ils se mêlent de ce qui les regarde : ce n’est pas
leur rôle d’inventer des fautes qui n’en sont pas, et si grammairien que je sois moi-
même, je continuerai d’écrire davantage que, davantage de, avec Malherbe, Descar-
tes, Pascal et tous les grands écrivains français” (Nouvelles remarques de M. Lancelot
pour la défense de la langue française). » (Cité par Renaud Camus, RDF, p. 141). On
ne peut non plus s’empêcher de penser à Vaugelas et à la défiance mondaine qu’il
manifestait à l’encontre des érudits.
19
Que Renaud Camus ne soit pas grammairien, cela n’est guère douteux. Ainsi
s’expliquent les erreurs grammaticales sur l’identification de formes, que l’on peut
rencontrer au fil de l’œuvre : confusion entre déterminant et pronom possessif (RDF,
p. 59, 261), entre déterminant défini et déterminant indéfini (RDF, p. 146), entre « gé-
rondif » et sans doute génitif (Sol, p. 65), etc. Erreurs de détail, mais sur des données
de base, qui relativisent assurément la portée des remarques camusiennes sur la lan-
gue, et notamment la pertinence de leur caractère catégorique…
RENAUD CAMUS, REMARQUEUR MÉLANCOLIQUE 85
La tentation puriste
Une telle aspiration, exprimée au travers d’une réflexion sur la langue,
est révélatrice d’un parti pris qui déborde la seule réflexion linguisti-
que et qu’il ne semble guère difficile de qualifier. On a pu constater la
tendance affichée par le Répertoire à assimiler les grammairiens aux
puristes, supposant implicitement une définition du bon grammairien :
il est celui qui partage le point de vue puriste. De même, s’il peut être
la cible d’une ironie ponctuelle ou mis à distance comme on l’a vu, le
mot de « puriste » se charge dans le Répertoire d’une connotation glo-
balement positive. Il est une fois l’objet d’une surenchère dans un jeu
ironique, où s’avère critiquable non pas le puriste, mais le « demi-
puriste », quand le dernier mot est donné au « puriste double » :
Voire même est de longue date repéré comme un pléonasme par les demi-
puristes, qui rappellent que voire signifie aussi même. Chaque fois qu’on dit
voire même dans une société un peu attentive à ces choses-là, on peut être
sûr que l’on offre à quelqu’un l’occasion de penser qu’on s’exprime dans
une langue fautive. Mais ce quelqu’un-là se trompe ; car à puriste puriste et
demi, qui sait que voire n’a pris que tardivement (au XVIIe siècle) le sens de
même, lequel ne lui est pas “naturel”. Il n’y aurait donc pas pléonasme.
20
Cf. par exemple les pages 39 (« derechef »), 60 (« S’avérer »), 191 (« Erotisme »),
207 (« Formidable »), etc., de RDF.
RENAUD CAMUS, REMARQUEUR MÉLANCOLIQUE 87
L’indicatif après après que, dans ces conditions, est toujours la marque un
peu emphatique d’une volonté délibérée de soumission aux règles gramma-
ticales. Il faut s’y résoudre : il est incritiquable, mais légèrement ostenta-
toire ; il est obligatoire, mais tout de même un peu tape-à-l’œil. (RDF, p. 46)
[…] mille cent vingt-huit ou onze cent vingt-huit […]. Elles sont à égalité
grammaticale mais elles ne sont pas à égalité culturelle, ni sociale. Une
seule appartient à la langue “cultivée”. Celle-ci prononce douze cent qua-
torze, quatorze cent cinquante-trois, seize cent vingt-huit, dix-sept cent
quinze. Elle n’a jamais dit Marignan mille cinq cent quinze. Pour elle Mon-
teverdi n’est pas mort en mille six cent quarante-trois mais en seize cent
quarante-trois. On peut parfaitement dire mille cinq [cent] soixante-douze
ou mille six cent quarante-neuf, c’est tout à fait correct, mais d’une correc-
tion d’habit trop neuf, qui montre qu’on en est à ses tout débuts dans le
monde de la culture et de l’histoire. (RDF, p. 139-140)
Et c’est bien cette analogie entre statut social de parvenu et rapport ju-
gé trop ostentatoire à la langue que pose explicitement l’introduction
du Répertoire :
C’est moins la culture que le goût, qui est la marque du beau langage ; ou
plus exactement c’est la culture, oui, mais appuyée sur le goût, modérée et
infléchie par lui – ce qui permet de tenir à distance, autant que les nouveaux
riches, les nouveaux instruits ; car le “goût”, autant qu’un don du ciel, est
une propriété héréditaire – relire Bourdieu pour s’en convaincre (et osera-
t-on répéter qu’il n’y a pas de goûts, seulement des états culturels ?). (RDF,
p. 14)
21
Rappelons ce que disait Barthes à propos du goût en critique : « C’est ici que le
goût est très utile : serviteur commun de la morale et de l’esthétique, il permet un
tourniquet commode entre le Beau et le Bien, confondus discrètement sous l’espèce
d’une simple mesure. […] Le goût est en fait un interdit de parole. » (Roland Barthes,
Critique et Vérité, Paris, Seuil, coll. « Tel Quel », 1966, p. 24-25). Quant à la naïveté
que manifeste Renaud Camus sur son aptitude à saisir les déterminations de ses « états
culturels », elle est soulignée par Emmanuel Carrère : « Renaud pense qu’il n’y a pas
de goûts seulement des états culturels, mais que son propre état culturel est conscient
de lui-même et que cette lucidité le rend libre. Là-dessus, malgré toutes ses dénéga-
tions, il est étonnamment naïf […]. » (« Notes d’un second couteau du Journal »,
écritures, n°10, 1998, p. 38).
90 CATHERINE RANNOUX
Et sans doute ne lui déplaît-il pas tout à fait (au renaudeur) de songer qu’il
sera bientôt seul dans sa langue à lui, pareil à ces centenaires caucasiens que
cultivaient gentiment Dumézil parce que ne survivaient qu’en eux
l’oubough, le bats ou telle variété particulièrement exquise à ses yeux du di-
do… (Sol, p. 218-219)
Pour tourner cette difficulté logique [l’usage considéré comme une tauto-
logie], les vieux grammairiens (dont un certain nombre vivent encore, heu-
reusement, et continuent d’exercer leur art) avaient inventé ce concept
commode, celui de bon usage. Mais il réintroduit sous une forme aggravée,
au deuxième degré, si l’on peut dire, le problème qu’il croit avoir évacué au
premier. On ne bute plus sur une tautologie, dont d’aucuns peuvent
s’accommoder, mais bel et bien sur une aporie. Car s’il existe un bon et un
mauvais usage – un bon qu’il faut suivre, suppose-t-on, et un mauvais qu’il
faut fuir -, c’est que l’usage en tant que tel ne fait pas la loi. Il fait même si
peu la loi que le stéréotype, la scie, le lieu commun de langage, qui par dé-
finition est ce qu’il y a de mieux installé et de plus répandu dans l’usage
(c’est vrai que…, par exemple), est justement ce qu’il paraît le plus impé-
rieux d’éviter, du moins si l’on se reconnaît quelque exigence de style.
Chassé par la porte, le jugement revient par la fenêtre. (RDF, p. 10)
22
Sol, p. 26.
92 CATHERINE RANNOUX
norme deux adjectifs sont ainsi dérivés, normal et normatif, qui per-
mettent de distinguer entre le descriptif et le prescriptif23. Au normal
correspond la norme de fonctionnement du système, par opposition au
normatif qui sélectionne un usage pour le constituer en modèle uni-
que. Mais la « normalité », telle qu’elle est présentée par Renaud Ca-
mus, brouille la distinction et introduit une hiérarchie entre le descrip-
tif et le prescriptif, en s’appuyant implicitement sur la dénonciation
barthésienne de la doxa et du stéréotype. D’une part, le propos camu-
sien suggère que la norme prescriptive pourrait avoir quelque chose de
« normal », du moins qu’elle le devrait, quand bien même ce « nor-
mal » ne saurait se définir qu’au prix d’irrégularité et d’aberration :
associée à la norme (la « normalité de la norme » – Sol, p. 26), la
normalité suppose alors que ce « normal » soit construit sur le « pré-
caire », l’« hypothétique », soit « mal fondé » (Sol, p. 26), autrement
dit, soit… anormal et irrégulier, dans le déni de la réalité de système
de la langue. Si « aporie » (RDF, p. 10) il y a, on voit qu’elle n’est pas
là où elle est dénoncée. D’autre part, et selon la même « logique »,
l’accusation portée contre le dictionnaire de discrètement récuser la
norme ne peut se justifier qu’au prix d’une conception pour le moins
restrictive (et réductrice) de la notion de « règle ». L’idée que le dic-
tionnaire ou l’ouvrage de langue escamote la règle tient en effet de la
pure aberration, à moins que l’on n’entende plus règle au sens de ce
qui définit la régularité du système, mais au sens de principe rigide, et
arbitraire : une « règle » dont on soupçonne qu’elle tient en réalité sur-
tout de l’exception, et qu’elle est dès lors susceptible de maintenir la
différence avec cet usage collectif dont la généralisation constitue le
premier des torts. Le discours établit ainsi une supériorité du prescrip-
tif sur le descriptif en procédant par resémantisation implicite de no-
tions a priori unifiées et univoques du discours grammatical : mais
sous ce mot de règle, c’est bien l’affrontement entre deux logiques qui
se révèle, l’une, à visée descriptive, du linguiste ou du grammairien, et
l’autre, à visée prescriptive, du puriste. Il convient d’ajouter une der-
nière précision sur cette « normalité statistique » (Sol, p. 26) dont la
présence est stigmatisée par l’écrivain au travers du regret formulé à
l’encontre de l’abandon des citations littéraires par le dictionnaire La-
23
Cf. sur cette opposition l’article d’Alain Rey, « Usages et prescriptions linguisti-
ques », Langue française, « La norme », Larousse, n° 16, 1972, p. 4-28.
RENAUD CAMUS, REMARQUEUR MÉLANCOLIQUE 93
rousse. Nul doute qu’à ses yeux, cet abandon ne signe un laisser-aller
jugé caractéristique de l’époque et ne manifeste l’emprise exercée par
la petite bourgeoisie24 sur le monde de la culture : faut-il rappeler que
le Dictionnaire de l’Académie, dès 1638, exclut toute citation littéraire
dans ses articles, au profit de l’enregistrement de l’usage courant ?
La prédilection pour le rare, l’irrégulier et le prescriptif aux dé-
pens du descriptif, l’emprise idéologique d’un discours qui se place
dans une perspective de distinction sociale, se vérifient encore de ma-
nière emblématique par le choix du patronage sous lequel le Réper-
toire se place. La préface fait en effet référence à un ouvrage du XVIIe
siècle : il ne s’agit pas des Remarques sur la langue française de Vau-
gelas, comme on aurait pu s’y attendre, mais d’un texte dont la posté-
rité est beaucoup plus restreinte, celui de Callières, dont Jean-Pierre
Seguin, l’opposant à la pratique fine d’un Vaugelas, souligne « avec
quelle morgue péremptoire [il] raille lourdement la parlure bour-
geoise, dans des œuvres qui pourchassent impitoyablement un “mau-
vais usage”, plus pour des raisons sociales d’inadaptation que pour
des raisons de langage »25. Callières n’est ensuite cité qu’une seule
fois dans l’ouvrage, à l’occasion de la remarque consacrée à la locu-
tion « bon appétit » :
24
Cette représentation obsessionnelle du monde trouve son expression manifeste dans
l’entretien avec Marc du Saune (anagramme de Renaud Camus), La Dictature de la
petite bourgeoisie.
25
Jean-Pierre Seguin, « La langue française aux XVIIe et XVIIIe siècles », Nouvelle
histoire de la langue française, sous la direction de J. Chaurand, op. cit., p. 238.
94 CATHERINE RANNOUX
Si l’entrée affiche clairement ici son parti pris idéologique, elle sug-
gère un parallèle implicite entre Callières, posé comme modèle à
l’ouverture de l’essai, et le remarqueur moderne : certes, celui-ci ne
saurait plus s’adresser à des aristocrates puisque le monde a changé,
mais on devine alors que les précisions sur le caractère « petit-
bourgeois », ou « boutiquier », de telle ou telle tournure authentifient
le lectorat visé comme échappant à cette catégorie ; Callières a été
l’auteur de l’ouvrage dont le titre explicite la confrontation entre usage
de la Cour et usage de la bourgeoisie : Du bon et du mauvais usage
dans les manières de s’exprimer. Des façons de parler bourgeoises. Et
en quoy elles sont differentes de celles de la Cour26 ; Renaud Camus,
lui, dénonçant les façons de parler petites-bourgeoises, fera valoir les
délicatesses d’un français bourgeois, selon une conception qui assi-
mile hiérarchie sociale et distinction langagière.
Les différentes analyses menées jusqu’à présent semblent devoir
toutes aboutir à une conclusion univoque : le modèle défendu par Re-
naud Camus relève du purisme entendu au sens le plus caricatural du
terme, vision réductrice, élitiste et figée, fondée sur des représenta-
tions discutables, détachées de la réalité mouvante de la langue. Si la
réflexion que Renaud Camus propose n’était que cela, il faut bien re-
connaître qu’elle n’aurait d’autre intérêt que d’être emblématique d’un
rapport fortement idéologique à la langue. Mais s’il est incontestable
que Renaud Camus s’inscrit dans une tradition puriste des plus
conservatrices, deux faits apportent un éclairage nouveau sur ce parti
pris. D’une part se perçoit la présence régulière d’un point de vue
contradictoire qui traverse les considérations puristes et instaure des
représentations conflictuelles. D’autre part, la mise en perspective his-
torique du discours de Camus avec la tradition puriste des XVIe et
XVIIe siècles fait apparaître des convergences ; mais, alors que le dis-
cours puriste classique s’efforçait de penser la société selon un modèle
novateur et apaisé, ses échos indirects dans les textes contemporains
se font l’indice d’un rapport au monde caractérisé par la nostalgie et le
regret d’un passé idéalisé.
26
François de Callières, Du bon et du mauvais usage dans les manières de
s’exprimer. Des façons de parler bourgeoises. Et en quoy elles sont differentes de cel-
les de la Cour, Barbin, 1693 ; Genève, Slatkine Reprints, 1972.
RENAUD CAMUS, REMARQUEUR MÉLANCOLIQUE 95
« On savait que les s intérieurs étaient pour la plupart la trace d’accents ef-
facés, et que M. Lescuyer devait s’appeler Lécuyer, M. d’Estrées d’Étré et
M. de Lesparre Lépar. […] Cet ensemble de connaissances témoignait d’un
amour profond et véritable de la langue, conçue comme un ensemble infini
de cas particuliers, réseau de règles et d’exceptions, et d’exceptions aux ex-
ceptions, mais aussi de caprices et d’aberrations. À ce type d’amour vérita-
blement particulariste, lui, voici que se substitue depuis un siècle, mais à un
rythme très accéléré depuis une dizaine d’années – avec l’effondrement de
la culture classique, ou sa réduction au statut de culture de classe –, une loi
simple et brutale qui croit et veut faire croire que bien parler c’est pronon-
cer toutes les lettres […]. » (RDF, p. 216-217)27
27
Le passage est extrait de l’entrée « Gers » dont on a signalé qu’elle était constituée
pour l’essentiel de citations de textes antérieurs de Camus. Cet extrait est lui-même
emprunté au livre, Le Département du Gers.
96 CATHERINE RANNOUX
L’usage du jour est le bon usage de demain. Il n’y a pas de supériorité in-
trinsèque, on l’a vu, d’une façon de procéder sur l’autre, en l’occurrence. La
substitution de celle-ci à celle-là marque le passage du pouvoir langagier
d’une classe sociale à la suivante, voilà tout. (RDF, p. 265)
Cette règle est très stricte et le bon usage y tient beaucoup. Mr. pour Mon-
sieur est très mal vu non seulement des puristes mais aussi de ce qu’on ap-
pelait il n’ya pas si longtemps les personnes bien élevées. Or cette règle, que
d’aucuns considèrent comme primordiale, est en fait assez récente. Littré
donne Mr. et M. à égalité comme abréviations de Monsieur. […] On voit par
là combien sont en fait relatifs ces prétendus principes sacrés qui relèvent de
la convention pure, et qui à la vérité varient avec le temps autant qu’avec les
classes sociales ou les niveaux de langage. (RDF, p. 267)
Cette expression, longtemps très vivante, et qui n’a pas disparu tant s’en
faut, nous aide à nous souvenir que la récente évolution de sens n’est pas la
première qui se soit produite, loin de là ; et que la déplorer (comme on fait),
c’est prétendre fixer pour l’éternité – l’éternité qui reste à notre langue – un
état du vocabulaire qui lui-même est seulement l’effet d’une évolution rela-
tivement récente, laquelle, en son temps, avait certainement été très déplo-
rée, déjà, par les tenants de l’état antérieur. (RDF, p. 131-132)
RENAUD CAMUS, REMARQUEUR MÉLANCOLIQUE 97
28
Le texte non publié de Renaud Camus, L’Ombre gagne, représente sans doute un
cas exemplaire d’une écriture bathmologiste. Cf. l’article de Ralph Sarkonak « De
l’écriture de soi au métatexte : l’œuvre fantôme de Renaud Camus », Texte, n°39/40,
Toronto, 2006, p. 119-170.
29
« [N]e tolérer que des langages qui témoignent, même légèrement, d’un pouvoir de
déboîtement : la parodie, l’amphibologie, la citation subreptice. Dès qu’il se pense, le
langage devient corrosif. À une condition, cependant, qu’il ne cesse de le faire à
l’infini. Car si j’en reste au deuxième degré, je mérite l’accusation d’intellectualisme
(adressée par le bouddhisme à toute réflexivité simple) ; mais si j’ôte le cran d’arrêt
(de la raison, de la science, de la morale), si je mets l’énonciation en roue libre,
j’ouvre alors la voie d’une déprise sans fin, j’abolis la bonne conscience du langage.
Tout discours est pris dans le jeu des degrés. On peut appeler ce jeu : bathmologie. »
(Roland Barthes, Roland Barthes par Roland Barthes, Paris, Seuil, coll. « Écrivains
de toujours », p. 71).
30
Ainsi la réflexion sur la notion de « faute » dont la remarque « Supporter » est le
prétexte peut se comprendre comme la mise en œuvre de ces alternances successives
de points de vue : « Quatre-vingt-dix-neuf pour cent des personnes qui disent qu’elles
sont venues supporter Robert Hue, ou Philippe de Villiers, ou l’équipe locale de rug-
by, ou la petite dernière qui fait ses débuts sur les planches “commettent une faute”
parce qu’elles confondent supporter et soutenir et se rendent donc coupables d’un an-
glicisme. Mais nous savons après enquête que cet anglicisme n’en est pas un et que
supporter avait bel et bien le sens de soutenir en français classique. Il n’y a pas faute
par intention car ces personnes ont agi sans doute par ignorance. Un peu plus de
connaissance du français leur eût évité cette erreur. Mais encore plus de connaissance
leur eût appris qu’en fait il n’y avait pas d’erreur. Pas d’intention, pas de réalité. Que
peut-on bien appeler faute, dès lors ? Les seules raisons d’agir (ou de ne pas agir dif-
féremment) ? Ou bien le témoignage qu’on donne que l’on pratique un niveau de lan-
98 CATHERINE RANNOUX
Obsession des degrés, des niveaux, des strates, des couches successives, de
préférence alternées. Le sens est miné par son contraire, et ce contraire à son
tour par son propre contraire, qui ne coïncide pas exactement avec ce dont
est le contraire ce dont il est le contraire.
gue où la faute est fréquente ? C’est peu. C’est même si peu que le concept de “faute”,
une fois de plus, sort très amoindri du débat. » (RDF, p. 360-361)
31
Cf., par exemple, le recours abrupt à l’argument d’autorité à propos de la locution
Par contre, évoqué ci-dessus.
32
De cette emprise autoritaire du discours, on peut lire une forme d’indice dans le ti-
tre de « l’entretien » déjà cité, La Dictature de la petite bourgeoisie : la radicalisation
du discours camusien s’accompagne d’une dénonciation symétrique de l’autoritarisme
supposé d’une époque.
RENAUD CAMUS, REMARQUEUR MÉLANCOLIQUE 99
33
Cf. par exemple « le sens n’épuise pas le sens » (PA, p. 87) ; ou encore Vig, p. 468,
etc.
100 CATHERINE RANNOUX
Sera française la langue qui ne stigmatise pas. Qui ne particularise pas : qui
accueille tous les particuliers comme des sujets quelconques, ou, plus préci-
sément, honnêtes. Qui efface l’appartenance d’origine au profit d’une (sup-
posée) bienveillante neutralité.
34
Hélène Merlin-Kajman, La langue est-elle fasciste ?, Paris, Seuil, coll. « La couleur
des idées », 2003, p. 144-145, 161-162, 171. Sur cette question, voir également
l’ouvrage de Danielle Trudeau, Les Inventeurs du bon usage, 1529-1647, Paris, Mi-
nuit, coll. « Arguments », 1992.
102 CATHERINE RANNOUX
35
« […] les deux passions majeures du parler français contemporain, l’excrément et le
stéréotype : langue de bois, brenne de langue. » (Sol, p. 31).
RENAUD CAMUS, REMARQUEUR MÉLANCOLIQUE 103
“C’que vous avez qu’est hyper important, aussi, quand vous commencez à
faire vot’film, c’est qu’vous devez avoir bien réfléchi à comment l’avance
sur recette vous allez l’utiliser.” (Syn, p. 53)
36
Exemplaire de ces partis pris paradoxaux, le chapitre « La distinction commune »
de l’Esthétique de la solitude qui se clôt par ces mots : « Les âmes socialement sensi-
bles, ou les consciences, peuvent donc se rassurer. Rien n’est plus commun, comme
elles l’ont toujours soupçonné, que la distinction qui paraît clairement telle au com-
mun. La distinction vraie se distingue à peine, encore est-ce seulement aux yeux des
distingués. » (p. 249-250).
37
Bernard Cerquiglini, Une langue orpheline, Paris, Minuit, coll. « Paradoxe », 2007,
p. 32.
104 CATHERINE RANNOUX
Le sens est ce qui nous quitte, sans doute. Mais les signes eux-mêmes voient
leur signification s’éloigner d’eux, perdre de leur évidence et de leur raison
d’être. Nous vieillissons. (RDF, p. 267)
38
RDF, p. 26.
39
Cerquiglini, op. cit., p. 24, 25.
RENAUD CAMUS, REMARQUEUR MÉLANCOLIQUE 105
panne, les chiens attrapent des maladies, les pneumatiques deviennent lis-
ses, les visages deviennent ridés, les muscles se détendent, l’entente s’aigrit,
le désir s’émousse, « les traductions sont à refaire tous les vingt ans ». Tous
les jours il faut se tirer du lit pour refaire ce qui a été fait, pour renforcer ce
qui s’effrite, pour redresser ce qui penche, pour reconstruire ce qui s’est ef-
fondré. Et bien sûr à la longue c’est nous qui nous effritons, nous qui pen-
chons, nous qui nous effondrons et ne pouvons pas être refaits… (VB, §35-
10-6 ; Etc, p. 182)
40
Cf. l’analyse que fait du diariste son ami Flatters : « […] je serais à la recherche
d’objets de deuil : Corentin, Hervé, la fortune, le succès critique, la civilisation ; tous
insuffisants, hélas, à arrêter mon deuil, à satisfaire son appétit […]. » (Esp, p. 187).
À la recherche de l’autobiographie
Charles A. Porter
Yale University
Présentation de soi
Or depuis la publication de son premier livre, Passage, en 1975, Re-
naud Camus avait garni abondamment ses récits d’événements,
d’endroits, d’émotions et de personnes qui sortaient directement du
monde qui l’entourait. Ces événements et l’identité de ces personnes
étaient plus ou moins bien déguisés dans ses premières publications,
les Églogues, mais déjà dans Tricks (première édition 1979) Camus
avait offert à son lecteur un livre de récits assez directement “autobio-
graphique”. Il y rapportait ses aventures sexuelles en les situant dans
une société reconnaissable (« Au Manhattan » [bar gay parisien], « au
Continental-Opéra » [sauna parisien], « Je revenais du pier 42, sur
l’Hudson » [New York], etc.) tout en notant la date de chaque récit en-
tre le 3 mars et le 28 août 1978. Ensuite dans la longue série de ses
Journaux, depuis le Journal d’un voyage en France (1981) et le Jour-
nal romain (1987) jusqu’à aujourd’hui, Camus nous raconte, de nou-
veau jour par jour, les événements, petits et grands, qui marquent sa
vie, ses amours, ses écrits, ses voyages et ses réflexions sur l’art,
l’architecture et la musique. Tout récemment (2007) il a publié le
Journal de « Travers », écrit en 1976-77. J’ai l’impression qu’au mo-
ment de l’écrire il ne pensait pas du tout à le publier : c’était plutôt
une espèce d’entrepôt où il empilait ses expériences et ses pensées
pour les avoir à sa disposition quand il se mettrait à écrire son troi-
sième livre. Travers devait être un mélange de choses vues et
d’expériences vécues qui contenait aussi des citations tirées d’une va-
110 CHARLES A. PORTER
riété d’autres textes écrits par lui ou par d’autres écrivains et des jeux
de mots (et des jeux avec des mots) à la manière néoromanesque de
Passage (déjà publié) et d’Échange (composé et sur le point de para-
ître). Pourtant, dans le Journal de « Travers », le style et la manière
qui caractériseront Camus “diariste” sont déjà en place, quitte à être
légèrement perfectionnés par la suite. Il me semble que dans le Jour-
nal de « Travers » l’écrivain fait un effort pour s’accoutumer à ce
genre qui deviendra bientôt si important dans son œuvre. Il s’y émer-
veille souvent en constatant à quel point sa détermination à écrire son
Journal consume sa vie, et il trouve de temps en temps que ses activi-
tés diaristes semblent même ordonner sa vie de manière à la faire en-
trer plus facilement dans le Journal. Camus s’efforce avec de moins
en moins de succès d’y écrire quelque chose chaque jour – ou, s’il est
nécessaire, de “rattraper” ce qui n’a pas été écrit aussi rapidement que
possible.
À côté du conflit chez Camus entre “vivre” et “écrire”, il y a le
simple fait pour lui que, dès qu’il met sa vie en mots, ces mots ont une
tendance irrépressible à en générer d’autres. Un exemple entre mille
(Camus et son amant “W.” se trouvent à un bal costumé à New
York) :
1981. Samedi 17 octobre. St. Baudouin. Levé avant dix heures. Été au
musée Ethnographique, fermé. Alors au Dôme, dont fait l’ascension.
Lettre de Jean-Antoine Larène, qui veut venir à Florence pour un déjeuner.
Lui ai répondu. 6 heures du soir, pas commencé à travailler. /Trav. 6-9.
Dîné seul. Visite de Tinti. Avec lui au T. Baisé avec le beau Franco de
Prato. Rentré avec T. 42e semaine 290-75. (Ne, p. 90)
avec le texte suivant qui raconte sa visite chez Rodolfo au Brésil ; Ro-
dolfo est près de la mort :
Tout dire
Ce qui – avec leur écriture admirable – rend les Journaux de Renaud
Camus importants, c’est son insistance à tout dire. Quoique cette am-
bition omnivore ait pu faire accuser l’auteur des Journaux de “diarr-
hée”, le lecteur curieux et capable de s’intéresser à ce qui faisait plaisir
à Camus, ce qui le passionnait, ce qu’il pensait, ce qu’il n’aimait pas,
celui donc qui voudra savoir qui était ses amis et qui ses ennemis, où
il vivait, ce qu’il pensait de la peinture baroque ou ultramoderne, ce
qu’il aimait dans telle ville, quel genre de musique le touchait, com-
ment il envisageait sa propre sexualité (et la liste pourrait continuer
pendant des dizaines sinon des centaines de pages) trouvera tout de-
vant lui, souvent facilement repérable, d’ailleurs, à cause des tables de
matières présentées en fin de volume. Je suis certain de n’être pas le
seul lecteur à trouver fascinante cette connaissance à distance et en
grand détail d’une personne qui de certaines façons me ressemble,
bien qu’il mène sa vie d’une manière si différente de la mienne.
“Tout dire” implique d’abord une quantité de renseignements –
quelquefois mais non toujours intéressants ou plus, quelquefois sim-
plement “réels” – qui mettent le lecteur en présence d’une personne
qui ne ressemble à nulle autre. “Tout dire”, pourtant, suggère aussi
une attitude philosophique concernant la nature de la vie humaine, at-
titude qui résulte assez naturellement de la philosophie existentialiste
qui marquait l’époque de la jeunesse de Camus (et de la mienne) ;
c’est une attitude qui voit dans le détail de la vie ordinaire la seule ré-
alité sur laquelle baser des notions de “devoir” ou de “bonté” ou de
116 CHARLES A. PORTER
1
Jan Baetens et Charles A. Porter, éds, Renaud Camus, écrivain, Leuven, Peeters,
2001, p. 3.
À LA RECHERCHE DE L’AUTOBIOGRAPHIE 117
L’autobiographie
Je ne sais ni si Camus s’est posé ce genre de questions, ni si son édi-
teur ou ses amis lui ont fait remarquer cet aspect de son œuvre. En
tout cas il a fallu une crise personnelle, au moment où il s’approchait
de 50 ans, pour donner naissance à son autobiographie. Ayant décidé
de quitter Paris pour un château perdu dans le Gers, il s’est trouvé ter-
riblement seul. Il a compris que s’il allait réussir à se trouver un amant
il avait besoin d’une voie d’accès nouvelle. Le résultat était P.A., la
« petite annonce » en 999 sections et 445 pages. Dans la mesure où
l’objectif principal de P.A. était la recherche d’un partenaire, P.A, se
présente assez naturellement à la suite de Tricks et des Journaux. Mais
dans P.A., on trouve quelque chose de bien nouveau qui fait de ce
texte une vraie autobiographie, et qui plus est une autobiographie
d’une nouvelle sorte. Évidemment la recherche du “garçon” cette fois
est vraiment la recherche d’un amant et alors déjà la preuve d’une
évolution de caractère chez le protagoniste, mais c’est loin d’être la
seule modification importante.
Que l’autobiographie ait un programme : rien d’étrange à cela.
Depuis Saint Augustin au moins elle était là pour “prouver” quelque
chose, que ce soit la bonté et la grâce de Dieu, l’innocence de l’auteur
devant les injustices de ses contemporains (c’est le cas de Rousseau),
118 CHARLES A. PORTER
44. Moustachu très poilu, yx bl., chev. crts, assez musclé, assez cultivé, af-
fectueux, 176, 66, 49a (→ 454, 932) ch. p’tit mec éveillé, gentil, évent.
moust., ou poilu, ou musclé, ou les trois... [Photog. appréciée. Ecrire édi-
teur qui transmettra.]
Si je parle mal en public (et très peu en privé), ce n’est pas certes à cause
d’une surabondance de la pensée, dont je ne parviendrais pas à transcrire in-
telligiblement la trop riche profusion ; mais c’est à cause, encore une fois,
d’une simultanéité fatale, entre les tentations d’expression, parmi les exi-
gences (ou qui m’apparaissent telles dans ces moments affreux) de ce qu’il
conviendrait d’exprimer. Chaque mot est un carrefour en étoile (455). Cha-
que parole est trop dire, ou pas exactement, pas assez. Chaque idée appelle
son histoire en incises, le récit de sa gestation, ses contradictions dépassées,
les réserves qu’elle suscite encore. C’est un scrupule qui me fait bégayer,
puis un remords de ce scrupule, puis le regret de ce remords (→178).
Un roman autobiographique
Rousseau a composé La Nouvelle Héloïse avant ses Confessions. Le
René de Chateaubriand paraît vers le commencement de sa carrière
d’écrivain, tandis que les Mémoires d’Outre-Tombe occupent ses der-
nières années. Renaud Camus, lui, écrit son roman autobiographique,
L’Inauguration de la salle des Vents, quelques années après P.A. Si
les classiques modernes de ces deux genres semblent avoir dépeint et
exploré dans La Nouvelle Héloïse et René des éléments de leur carac-
tère et de leurs désirs qui méritaient une discrétion telle qu’ils ne pou-
vaient être ouvertement décrits que dans des publications posthumes,
il semble que l’auteur de Tricks ne ressente aucun besoin d’une telle
modestie. Sous forme de fiction, son Inauguration de la salle des
Vents est le développement de “douze lignes de récit”, lesquelles ont
été pour la plupart évoquées avec beaucoup moins de précision dans
P.A, (ou dans certains cas dans les Journaux). Pourtant ce roman au-
tobiographique suit les règles du genre, et le nom des personnages au
moins est déguisé.
Comme P.A., L’Inauguration de la salle des Vents invente une
forme de narration de nature “expérimentale” qui est assez étonnante.
Chacune des douze thèmes du roman est présentée deux fois en onze
styles différents, pour donner comme résultat « 264 paragraphes. Cha-
cun n’a qu’une seule phrase, de quelques mots ou de plusieurs pages.
Dans chacune des deux parties, chaque combinaison d’un récit et d’un
style ne se présente qu’une fois » (Texte sur la quatrième de couver-
ture). Les lignes de récit sont : (1) la visite d’“A.” (le “W.” du Journal
de « Travers » et “X.” dans la plupart des Journaux de Camus et dans
P.A.) au château de l’écrivain, pendant laquelle “A.” tombe d’un bal-
con en ruine, (2) souvenirs de la vie de l’auteur auprès de son amant
Rodolfo, ici appelé “E.”, (3) une espèce de méta-roman, le « Journal
de l’Inauguration de la salle de Vents » en quelque sorte, (4) la présen-
tation d’un personnage secondaire, appelé “G.”, « technicien de ser-
À LA RECHERCHE DE L’AUTOBIOGRAPHIE 123
Or à présent tout s’est apaisé, les œuvres sont là, les salles sont vides, le
temps est étale, le paysage entre familièrement par les fenêtres, des jours en-
tiers se passent et parfois des semaines sans qu’un seul visiteur fende cet air
absent, foule ces dalles sans écho, s’avance entre ces livres, s’approche de
cette barque ou se penche en avant pour déchiffrer tant bien que mal ces
écritures hâtives, aux trois-quarts consumées par le feu. (ISV, p. 104)
Il faut noter que dans le roman cette ironie est elle-même traitée ironi-
quement : on entend à un moment une voix impérieuse qui demande
(dans le style « interrogatif ») : « […] mais ce qu’on aimerait com-
prendre, tout de même, c’est : où sont les Vents, sur cette prétendue
Carte ? » (ISV, p. 17) ; dans le style « extrêmement familier, style par-
À LA RECHERCHE DE L’AUTOBIOGRAPHIE 125
2
Dans son répertoire, Etc., publié en 1998, cinq ans avant L’Inauguration, Camus a
mis plusieurs photographies qui ont un rapport avec le texte que nous venons de citer :
« Rodolfo à Naxos, 1984 » [on y voit les marches « taillées dans la pierre »] ; « Jean-
Paul Marcheschi, La Barque des Ombres, 1995 » ; « Plieux, la salle des Vents (œu-
vres de Jean-Paul Marcheschi), 1995 » ; « Flatters dans l’atelier de la rue du Léman,
Paris, 1996 ».
À LA RECHERCHE DE L’AUTOBIOGRAPHIE 127
Mais aussi bien n’est-ce pas tout livre, tout récit et presque toute phrase,
toute œuvre si vous voulez dans la mesure où elle est toujours, peu or prou,
imposition d’une forme, c’est-à-dire, si dérisoire soit-elle, de la volonté dé-
libérée (en principe) sur le cours “naturel” des choses, sur la brutalité du réel
(et l’on fait allusion ici à son caractère brut, autant et plus qu’à son aspect
incontestablement brutal), qui a pour mission et presque pour raison d’être,
en tout cas pour effet, de figurer symboliquement cette chute, cet accident,
cette béance, cette dérobade des points d’appui, cet écart, cette absence, ce
vide, ce suspens – n’importe quel mot semble être un peu celui qui convient,
il ajoute en effet quelque chose à ce que l’on essaie de dire, il vous en rap-
proche mais en même temps il vous en éloigne irrémissiblement, comme un
itinéraire périphérique autour d’une ville ou d’un château, une déviation, un
boulevard, des remparts, une butte ; il accuse votre inadéquation à ce qui
est, à l’être en tant qu’il arrive : il se dérobe, il tombe, et vous aussi -, c’est-
à-dire cette présence de la mort, de l’absence, de la distance prise, du trou
À LA RECHERCHE DE L’AUTOBIOGRAPHIE 129
3
Voir le commentaire de ce passage dans Ralph Sarkonak, « La présence de l’ ab-
sence : L’Inauguration de la salle des Vents de Renaud Camus », article à paraître.
130 CHARLES A. PORTER
[…] je ne crois pas […] qu’il soit dans les possibilités de l’écriture, de cette
écriture-ci, en tout cas […] cette pure annotation échevelée du temps […]
qu’il soit dans ses pouvoirs, donc, de nous faire nous rejoindre enfin, de
combler la béance entre vivre et la vie, de nous permettre une fois d’accéder
à l’instant. Comment les mots […] pourraient-ils nous garantir la moindre
adéquation au jour, la moindre maîtrise sur ce sable, le temps, ou sur cette
eau fuyante que nous appelons nous-mêmes par convention ? (Salle, p. 246)
sans oublier :
4
Les dates viennent de la chronologie, « Le Jour ni l’Heure » qui accompagne le site
Internet de Camus, Vaisseaux brûlés.
À LA RECHERCHE DE L’AUTOBIOGRAPHIE 133
Vaisseaux brûlés
S’il y avait à ce livre une continuation, ce
ne serait pas en un autre volume, mais en
une version nouvelle, épaissie, de celui-ci.
Il me semble qu’il n’est rien que je puisse
un jour désirer d’écrire, et qui ne saurait
trouver sa place entre les plis de cette An-
nonce. (PA, §933, p. 353)
5
Il faut mentionner ici que Camus semble continuer à croire à la priorité du livre im-
primé, car il a fait publier les deux premiers paragraphes de Vaisseaux brûlés avec
toutes leurs suites dans Ne lisez pas ce livre ! (Vaisseaux brûlés, 1) en 2000 et Killalu-
simeno (Vaisseaux brûlés, 2) l’année suivante. Il l’a fait, comme il le dit en quatrième
de couverture de Ne lisez pas ce livre !, pour « ceux que n’inspirent [sic] pas le ciel
cybernétique » [on remarque une très rare faute de grammaire ici !]. Il est pourtant
clair que ce n’est pas le même “livre” exactement : pour commencer, la publication
fixe ce texte, tandis que le texte cybernétique est infiniment expansible ; puis la publi-
cation fixe l’ordre imprimé des renvois dans l’ordre numérique, qui est beaucoup
moins souple que les renvois par “clic”.
136 CHARLES A. PORTER
Ce que j’ai essayé de suggérer dans ces pages est que Renaud
Camus, dans son désir de se présenter, a fait quelque chose de plus
ambitieux encore. Il n’a pas laissé sa correspondance, mais il nous a
donné son Journal et son autobiographie, ainsi qu’un roman autobio-
graphique et un site Internet qui représente et l’expansion et
l’approfondissement de tout ce qui le précédait. Ces textes autobio-
graphiques aussi bien que ce roman sont composés de façon à montrer
non seulement les faits, les pensées et les sentiments qui composent
cette vie mais aussi la façon dont son intelligence fonctionne, avec en
supplément l’apparence physique de ses amis, les paysages qui l’ont
entouré à des moments de grand bonheur, les œuvres d’art par lesquel-
les il a été particulièrement ému. Il manque jusqu’ici le disque com-
pact qui nous ferait écouter sa voix et celles de ses amis, mais c’est
une absence facile à remédier : de plus en plus les éditeurs font ac-
compagner de disques les livres qu’ils vendent et l’Internet rend pos-
sible aussi des suppléments sonores.
Restons satisfaits pour le moment avec ce que nous avons déjà
devant nous. J’ai manqué de mentionner plus haut un livre de Renaud
Camus qui est peut-être le plus insolite de tous. Des 455 pages d’Est-
ce que tu me souviens ? (2002), « l’auteur [n’] a pas écrit un seul
mot » (Souv, p. 457). Le livre est composé uniquement de phrases et
d’abrégés de phrases d’un grand nombre d’écrivains, journalistes,
prospectus, dépliants publicitaires, petits mots sous la porte, mails,
factures, lettres anonymes, lettres tout court (deux fois, j’ai été surpris
d’y reconnaître des phrases de mails que j’avais moi-même envoyés à
Renaud Camus). C’est encore une autre sorte de représentation du
contenu de l’esprit de l’auteur, car un tel fonds de mots de passage fait
sans doute partie de notre mémoire à tous, partie qui devient active de
temps en temps. Bien entendu, après tant d’écrits pendant tant
d’années, le prosateur Renaud Camus sait très bien placer ces mor-
ceaux dans Est-ce que tu me souviens ? d’une manière très spirituelle :
le livre est étrangement lisible.
Au-dessus d’un tel fond de mots, d’expressions et de phrases ve-
nus d’un peu partout, l’esprit créateur de Renaud Camus a lancé pen-
dant plus de trente ans maintenant des œuvres en prose, des poèmes,
des essais, des répertoires, des romans, des écrits sur l’art, des miscel-
lanées, des œuvres topographiques et plus encore. Est-ce que tu me
souviens ? représente la partie passive de ce qu’il y a dans son esprit.
Le travail actif du même esprit nous a créé ses livres et ses discours,
son Journal et ses romans, ses Églogues, ses élégies et ses traités et
répertoires. Le tout, en effet, a sa place dans sa présentation de soi,
138 CHARLES A. PORTER
Thomas Clerc
Université Paris X – Nanterre
(Guillaume Dustan)
1
Génie divin, Paris, Balland, 2001, p. 12.
2
Je suis intervenu lors de l’affaire Camus dans un texte paru dans Libération, le 13
mai 2000, « La trahison de Renaud Camus ».
140 THOMAS CLERC
Journal
La qualité première du Journal de Renaud Camus est sa dimension
mentale. À la différence de Journaux qu’on pourrait appeler infimes,
car factuels (Pierre Bergounioux), non confidentiels (Julien Green) ou
peu analytiques (Gabriel Matzneff)4, Renaud Camus choisit de lever le
voile sur lui-même5, donnant au texte une véritable épaisseur psycho-
logique. Tenir un journal est un travail, se faire le panoptique de soi-
même relève d’une amplificatio propre au régime délibératif. Genre
total, le Journal correspond pour Renaud Camus à la forme argumen-
tative de sa pensée autant qu’à sa vision architecturée du monde.
Le désir de vérité, l’un des critères de félicité du genre diariste,
anime ce volumineux théâtre du moi. En phase avec l’idéologie esthé-
tique de la transparence, Renaud Camus met en jeu, pour l’affiner
quotidiennement, son èthos. Pour que le texte soit bon, il ne faut recu-
ler ni devant les égarements du corps et de l’esprit, ni devant la com-
posante érotique et financière qui ponctue ces pages. De ce point de
vue, le Journal est moderne, et refuse le secret instaurant une coupure
entre l’art et la vie. En révélant les thèmes capitaux de l’existence, l’or
et la chair – à quoi il faut ajouter l’art, la littérature et le politique – le
texte de Renaud Camus procure un plaisir de lecture certain.
Mais en soumettant à la question les replis obscurs de son être, le
diariste souscrit à la règle leirissienne de l’autobiographie, où la prise
de risque est partie prenante du projet – le moins qu’on puisse dire,
c’est que Camus n’a pas dérogé à cette règle éthique, fût-elle incom-
3
Roland Barthes par Roland Barthes, Paris, Seuil, coll. « Écrivains de toujours »,
1975, p. 71.
4
J’ai écrit et soutenu une thèse de stylistique en 1999 : « Le journal d’écrivain en
France au XXe siècle » (sous la direction de Georges Molinié), à Paris-IV Sorbonne.
5
L’autre grand journal contemporain est celui de Marc-Edouard Nabe, Editions du
Rocher. L’influence de Nabe sur Camus est avouée in K, p. 171.
LE JOURNAL DE RENAUD CAMUS EST-IL BATHMOLOGIQUE ? 141
6
Voir le débat qu’il engage avec Nietzsche dans Retour à Canossa, p. 302-311.
7
« Que Paris était beau dans le petit matin ! » (Vig, p. 9).
142 THOMAS CLERC
O bathmologie !
Apparue dès Travers (p. 68 sq), la bathmologie est l’une des clefs de
l’esthétique de Renaud Camus. Selon cette forme de discours, le sens
n’est pas fermé, mais obéit à une spirale qui fait qu’une idée ou une
opinion peut changer de sens selon les variations du sujet qui la pro-
duisent, le contexte où elle se détache, ou l’interlocuteur qui la reçoit.
En se posant par exemple la question suivante « se demander si l’on
est antisémite, [est-ce l’être] ? » (Der, p. 368 ; cf. ChS, p. 73) et en
penchant pour une réponse négative, Renaud Camus ouvre un débat
de taille : spontanément (le vice est là), j’aurais eu le réflexe de répon-
dre “oui”, mais – et c’est l’intérêt de la méthode bathmologique – il
est clair que la réponse, réflexion faite, est plutôt “non” : en effet,
l’antisémite est le convaincu par excellence, là où le sujet in progress
est celui qui doute de soi-même. Cette injonction de scepticisme est
une opération majeure de la bathmologie : serait bathmologique le su-
jet instable, qui sait que le sens échappe toujours à nous définir. Une
position contraire serait de poser que le sujet rationnel se connaît lui-
même suffisamment pour ne pas se poser ce type de questions, soit
qu’il les ait réglées une fois pour toutes, soit qu’elles masquent mal
leur abjection : ainsi celui qui se demanderait s’il est misogyne (HC,
p. 16) serait travaillé par la chose, ce qui prouverait, au fond, sa miso-
gynie. Nous sommes là au cœur de la différence entre deux modes
LE JOURNAL DE RENAUD CAMUS EST-IL BATHMOLOGIQUE ? 143
8
Humain, trop humain 1, Paris, Gallimard, 1968, p. 357.
LE JOURNAL DE RENAUD CAMUS EST-IL BATHMOLOGIQUE ? 145
9
Bernard Comment, « Renaud Camus, pétainiste attardé », Le Monde, 27 avril 2000.
146 THOMAS CLERC
Les opinions de Renaud Camus sont donc passibles d’entrer dans une
réversibilité du sens. La perspective d’un Camus jouant un rôle de ré-
sistance dans le champ rhétorique miné par l’autocensure et la déri-
sion, se tient, quitte à prendre l’auteur à son propre piège : le Journal
apparaît en effet comme un texte miné par son démineur même.
Penser l’obscène ?
Renaud Camus se livre à une définition de l’obscène qui, jusqu’à ce
qu’elle se retourne en son contraire, est bathmologiquement remar-
quable. Sa finesse rhétorique lui permet de bâtir une théorie de
l’obscène, « notion qui m’a préoccupé toute ma vie » (GT, p. 160). Se-
lon lui, l’obscène « c’est ce qui n’a pas de possible contraire » (Salle,
p. 104), c’est-à-dire l’opinion qui n’asseoit sa force que de sa certitude
d’être unique. La doxa est généralement obscène, en tant qu’elle do-
mine sans partage et sans imagination le spectre des discours.
Or, tout en menant cette analyse, Renaud Camus la détruit paral-
lèlement : la bathmologie intervient sans qu’il l’ait voulue (elle dé-
passe toujours le sujet), par un effet typique (et délectable) de bascule
du sens. En produisant à son tour des remarques que l’on peut quali-
fier d’obscènes dans la mesure où elles renouent avec une pensée qui
fut dominante (le racisme) ou qui risque toujours de le redevenir, le
Journal de Renaud Camus n’évite pas le piège du second degré
comme « retour » au premier degré. Les remarques que je persiste à
appeler barrésiennes concernant la difficulté à s’identifier avec la
“Miss Pays de Loire”, une « métisse » (GT, p. 467), ou la « surno-
cence des personnes “issues de l’immigration” » (Out, p. 254) partici-
pent, qu’on le veuille ou non, du régime de l’obscène en tant qu’elles
représentent la doxa d’une forte partie de la population française.
D’un point de vue discursif, racisme et antiracisme vont de pair,
le second ne valant que comme discours obligatoire (donc : sans va-
leur) et le premier comme discours impossible. Or ce n’est pas parce
qu’on tient un discours “politiquement incorrect” qu’on obtient de fac-
to un brevet d’originalité littéraire ou de pensée neuve. Le “contre-
politiquement correct” n’attribue pas de valeur automatique aux énon-
cés ; certes il n’en retire pas non plus, mais la bathmologie s’appauvrit
si elle fonctionne seulement par renversement du premier degré,
comme a tendance à le faire trop systématiquement Renaud Camus,
lorsque par exemple il critique la critique du stéréotype de « [l]’Arabe
monté sur un chameau » (Som, p. 562) ou qu’il s’étonne de l’absence
de nocivité du « contraire d’un paradoxe » (Sens, p. 374) – c’est-à-dire
148 THOMAS CLERC
10
Par la suite, Renaud Camus a critiqué son emploi du mot collaborateur dans ce
contexte (K, p. 406).
11
Hommage à Greimas ?
12
Il faut donc faire une différence bathmologique entre ceux qui l’ont critiqué et les
pétitionnaires qui l’ont traqué.
LE JOURNAL DE RENAUD CAMUS EST-IL BATHMOLOGIQUE ? 149
tionnait sur l’interdit de parole, faute d’autant plus notable que les
champions de l’anti-censure changent d’avis lorsque les énoncés ne
cadrent pas avec leurs conceptions intellectuelles. Si je ne partage pas
les points de vue de Renaud Camus, je refuse « l’arme absolue de
langage » (Etc, p. 28) qui consiste à discréditer d’emblée un adver-
saire. Le fascisme est autant une méthode discursive qu’une idéologie.
13
Les remarques sur Perec dans Le Château de Seix, p. 76, par exemple.
150 THOMAS CLERC
14
Sur l’allongement des points de vue pour les rendre « plus admissibles », voir Re-
tour à Canossa, p. 264.
15
Il légitime la méthode de l’objection infinie dans Hommage au Carré, p. 132.
LE JOURNAL DE RENAUD CAMUS EST-IL BATHMOLOGIQUE ? 151
16
Philippe Lançon, « La mauvaise réputation », Epok, n°13, février 2001, p. 23.
152 THOMAS CLERC
Problèmes de contexte
On sait que Renaud Camus a été attaqué sur une lecture tronquée de
ses déclarations : il n’a cessé, à juste titre, de faire valoir le contexte
comme élément de référence, tant il est vrai qu’on peut assassiner
n’importe qui sur des phrases montées en épingle. La bathmologie ré-
clame donc une attention à l’environnement textuel, qui vient recadrer
le sens des phrases. Une phrase isolée n’a pas de sens, toute la linguis-
tique moderne le démontre, mais se comprend dans un espace dialogi-
que. Or, malgré les traits intermittents de progressisme que nous avons
relevés, le contexte général du Journal ne plaide guère en faveur de
Renaud Camus : les thèmes qu’il brasse sont barrésiens, quoiqu’il s’en
défende non sans aveuglement. Ce n’est pas parce qu’il dit ne pas
s’intéresser à Barrès que c’est vrai – on dirait que pour lui
l’inconscient n’existe pas17.
Pour autant l’antisémitisme n’est pas une question centrale chez
lui et j’ai trouvé scandaleux le fait qu’on condamne une œuvre aussi
vaste sur un fait historiquement essentiel, mais qui joue un rôle mineur
dans le Journal. La question de la représentation des minorités mérite
d’être soulevée – et Renaud Camus a eu le courage de le faire – tant la
nécessité de poser à l’opinion publique des problèmes qui la concer-
nent caractérise les bons écrivains. Perpétuant la logique d’un texte
qui est de ne reculer devant aucune pensée, fût-elle bonne ou mau-
17
Ainsi la référence aux Nouvelles Taches d’encre, la revue créée en hommage à Bar-
rès. Sur Barrès, il expose son point de vue dans Du sens, aux pages 163 et 198, en
s’appuyant sur l’hagiographie de Sarah Vajda.
LE JOURNAL DE RENAUD CAMUS EST-IL BATHMOLOGIQUE ? 153
vaise, selon les canons en vigueur, il est cependant dommage que Ca-
mus, alors que le volume de son Journal le lui permettrait, ne propose
pas d’analyse des raisons pour lesquelles on parle tant aujourd’hui en
France des questions religieuses et raciales. La réponse concernant
l’antisémitisme est connue, mais il la passe sous silence parce que ses
chères “Trente glorieuses” (un mythe auquel il cède avec une dé-
concertante facilité) ont refoulé la question de la responsabilité fran-
çaise vis-à-vis de populations jugées allogènes, pour créer un consen-
sus national qui arrangeait les pouvoirs en place. Une conception pos-
sible de l’antisémitisme serait de dire qu’est antisémite quelqu’un
pour qui les juifs n’existent pas : l’invisibilisation vaut silence, exac-
tement comme pour la question de l’homosexualité ou de
l’ethnicisation de la société française depuis les années 80.
Le problème de la doxa
L’un des problèmes bathmologiques les plus nets que pose le Journal
de Renaud Camus est celui de la doxa, dans la mesure où il tire sa
force d’un contre-discours face à la doxa ambiante des medias qu’on
appellera, pour faire vite, “bien-pensants”. Le grand ennemi est la
bien-pensance de gauche, insupportable quand elle se fait « arme ab-
solue de langage », selon l’expression déjà citée de ce remarquable
sémiologue qu’est parfois Camus. Pour autant, ce combat comporte sa
limite, car aller contre la doxa, c’est, souvent, s’y aliéner. Le discours
du paradoxe n’est pas indemne d’une certaine facilité, notamment
lorsqu’il se retourne en son contraire pour retomber dans la doxa de
premier degré, – ce que l’Affaire a mis en scène de façon aussi pa-
roxystique que bathmologique. C’est toute la critique du « politique-
ment correct » qui se fait jour à travers elle. Le Journal, on le sait, tire
sa gloire de ne pas être “politiquement correct”, en raison de sa domi-
nation prétendue sur les esprits : si « l’idéologie du sympa » est insup-
portable (ce qui est vrai), son contraire sera automatiquement crédité :
or son contraire, c’est l’ensemble des anciens despotismes relookés
modernes. Quand elle fait preuve d’habileté dialectique, la pensée
conservatrice ne procède pas autrement, en feignant de faire de la
doxa une exception. Ce nouveau paradoxe permet de légitimer in fine
le retour à la vox populi contre laquelle l’intelligentsia médiatique, ac-
cusée d’aveuglement ou d’absence de pragmatisme, s’est dressée. Le
troisième degré renoue alors avec le premier.
Ainsi la pensée anti-doxique de Camus rejoint-elle une doxa ré-
trograde, qui scelle l’alliance entre l’èthos d’un individu et celui d’un
154 THOMAS CLERC
18
Dans l’article laudatif du 13 avril 2000.
19
La récente parution (2007) d’un opuscule comme Le Communisme du XXIe siècle
(paru de façon révélatrice chez un éditeur peu légitime, Xenia) en témoigne.
LE JOURNAL DE RENAUD CAMUS EST-IL BATHMOLOGIQUE ? 155
20
Clement Greenberg, critique d’art américain (1909-1994), expose ses vues moder-
nistes dans Art et culture, Paris, Macula, 1989.
156 THOMAS CLERC
Rebathmologisons !
On voudrait, dans une perspective de défense esthétique de l’œuvre,
que le Journal fasse donc un peu plus de bathmologie, qu’il contienne
davantage de non-empathie avec soi-même. Dans cette optique, le
« [q]uel con, ce Mallarmé ! » (Der, p. 353) fait mouche, quoique (ou
parce que) poétiquement incorrect, ainsi que les passages expérimen-
taux où le stock de phrases aboutit à une sorte de discours inassignable
vertigineux (HC, p. 563 sq). Malgré ces tentations, le Journal s’avère
plus uniforme que la variété des jours ne le laisserait supposer et que
sa théorie trop faible de la bathmologie, qui n’est pas poussée dans ses
conséquences subversives, ne le suggère. Les volumes successifs
n’offrent guère de renouvellement en se crispant sur les attitudes que
l’on sait. La captation du lecteur ne peut alors se faire que sur une
base de déjà-vu qui tend à restreindre l’intérêt du texte. En effet, si
l’on envisage la bathmologie sur le modèle de la toupie qui présente
différentes faces aux divers moments de sa rotation, force est de cons-
tater que « le sujet fait du surplace » (HC, p. 356), selon une expres-
sion empruntée à Barthes dans la préface de Tricks. Renaud Camus ne
pense pas assez contre lui-même. Trop sûr, le Journal manque d’une
dynamique qui créerait la surprise ; inféodé à la croyance dans la per-
manence, le « sens multidirectionnel » (HC, p. 390) qu’invoque son
21
Bien qu’il dise ne pas être de droite, il annonce à la page 94 du Communisme du
XXIe siècle voter pour Philippe de Villiers.
22
Jean-Marie Roulin l’a bien montré dans « D’une éthique du trick aux mythes de
l’origine » in Renaud Camus écrivain, Jan Baetens et Charles A. Porter, éds., Leuven,
Peeters, 2001, p. 97-118.
LE JOURNAL DE RENAUD CAMUS EST-IL BATHMOLOGIQUE ? 157
guide n’est qu’un leurre et fait place au contraire à une fidélité à lui-
même qui s’avère beaucoup moins riche sur le plan de la lecture que
ne le serait une esthétique de la traîtrise dont l’Affaire a figuré le cli-
max.
La légèreté de ses vues esthétiques et sociales irait alors de pair
avec leur récurrence, le tarissement de vision obligeant l’écrivain à
passer, d’une publication l’autre, à un genre différent23. Il y a en effet
conflit entre l’ambition intellectuelle qui est la sienne et la faiblesse
des analyses, notamment médiologiques, qu’il propose.
Bathmologue ou médiologue
Si Renaud Camus se veut bathmologue, activité qui suppose un cer-
tain pluralisme conceptuel, cette faculté, lorsqu’il s’agit de détricoter
le discours médiatique, qui est, semble-t-il, sa principale source
d’informations, s’épuise. Ainsi l’analyse conservatrice qu’il fait de la
société se fonde-t-elle sur des médiations qu’il ne cite pas précisé-
ment, sinon France-Culture, qui est pour lui un régal de bien-pensance
et d’incorrection stylistique. Cela, objectivement, tient-il debout ?
Mais ce sont surtout ses positions sociales qui pâtissent d’une absence
de critique des sources : il semble à Renaud Camus normal de prendre
pour argent comptant le journal télévisé, que Guy Debord appelait « la
poésie du pouvoir ». Le pourfendeur du “naturel” se montre peu
bathmologique lorsqu’il s’agit de désempoisser ce qu’on lui montre.
Renaud Camus, malgré quelques vues, telle l’analyse de
l’importance des médiations dans l’Affaire (RM, p. 733), n’est guère
médiologue : à la différence de Barthes, il a tendance à prendre le re-
présenté pour le réel, comme un électeur prend le journal télévisé –
cette construction idéologique du fascisme ordinaire – pour le reflet de
la vraie France. C’est là que le système contre-doxique élaboré par
Camus s’écroule : jamais il n’envisage que les images qu’on lui mon-
tre puissent relever d’une performativité douteuse, préconstruite selon
les intérêts de l’ordre en place. Ainsi, montrer le désordre, c’est évi-
demment justifier les discours simplificateurs qui ont propulsé Le Pen
dans le paysage audiovisuel et politique depuis vingt-cinq ans. Certes,
23
Un livre comme P.A en est la preuve. Le discours s’y dissémine.
158 THOMAS CLERC
Renaud Camus se livre parfois à une brillante analyse des rapports en-
tre l’image et le non-commentaire que le journal télévisé lâche d’une
façon pseudo-objective (K, p. 53 ; Som, p. 69). De ce point de vue, il
endosse le rôle historique de l’écrivain qui est de dire la vérité sur la
situation sociale, mais il feint de ne pas voir le caractère pernicieux
d’une information qui montre au bon peuple que les “jeunes”, Noirs et
Arabes de préférence, sont des voyous, ce que l’image, en son asé-
mantisme profond, cherche (et réussit) à induire. L’image que Renaud
Camus a de son pays entre en coïncidence avec celle que lui sert TF1 :
inattendue conjonction de l’éthos aristocratique et de la marchandisa-
tion des esprits, qui sont l’avers et le revers d’une même monnaie. Po-
lémiste attentif à la médiocrité du paysage audiovisuel français, Re-
naud Camus exagère un peu : pour lui le P.-D.G. de TF1 a moins
d’influence qu’un “prof” de français.
D’un écrivain si soucieux des formes de transmission, si rompu
aux nuances de discours, aux degrés de langage, on attendrait un peu
plus de discernement. Le discours prétendument factuel qu’il tient se
double d’une tendance prescriptiviste : si « [o]n ne peut pas effacer
l’origine » (K, p. 130), alors Renaud Camus et les islamistes sont sur
la même longueur d’onde – désespérant. Sa phrase sur les « discours
qui passent […] comme des autobus » (BVP, p. 81) est belle, mais er-
ronée : jamais on ne le voit prendre position pour la production
d’autres messages, inversés, de populations dont il stigmatise les pré-
tendus représentants. Sa pensée est univoque : jamais de critique
contre les patrons qui délocalisent, mais toujours contre les “profs”
débraillés, jamais de perspective historique de la colonisation mais
toujours le rappel enfermant des origines, jamais une analyse positive
de la culture urbaine mais toujours la plainte du délabrement de la
langue, etc. Or, comme il l’indique lui-même de façon révélatrice
« [m]on problème est que je ne lis pas » (Out, p. 423) – aveu gênant
pour saisir un monde auquel il est logique qu’il ne comprenne plus
rien. Aussi sa vision faussée trouve-t-elle son inlassable aliment dans
le brouet médiatique. Il existe pourtant des artistes et des écrivains qui
proposent une autre lecture du monde24 : son silence sur leur existence
rejoint son idée juste de l’inculture des négateurs du contemporain.
24
Tel Richard Shusterman, L’Art à l’état vif. La pensée pragmatiste et l’esthétique
populaire, Paris, Minuit, coll. « Le sens commun », 1991.
LE JOURNAL DE RENAUD CAMUS EST-IL BATHMOLOGIQUE ? 159
Petit bourgeois/petit-maître
Certes, bien des points demeurent justes dans l’appréhension que Re-
naud Camus a de notre époque, et la drôlerie de certaines remarques
en fait un exégète hors-pair ; mais il choisit, ce qui est peu bathmolo-
gique, de mettre en relief les tares de notre société, jamais ses progrès
– un thème incongru qui ne lui chaudrait guère et l’amènerait pourtant
ailleurs. En ce sens il est difficile de rien fonder sur l’esthétique de la
solitude, sinon s’adonner aux charmes d’une lecture insulaire, réac-
tive. J’en reviens donc à l’idée selon laquelle Renaud Camus, sourd
aux idéologies de la démystification ou aux avancées de la pensée
contemporaine, et s’accrochant à une position de résistance indivi-
duelle à ce qu’il tient, d’une façon trop affirmée, pour la doxa du
temps, est bien un petit-maître. Son Journal est un camp retranché,
dans lequel le geôlier et le prisonnier sont une seule et même figure,
qui a trouvé dans le “bien écrire” un salut. Mais suffit-il de bien écrire
et de mal penser pour être un grand maître ?
Le petit-maître excelle dans les genres secondaires, il est le pre-
mier des derniers (ou vice-versa), l’artiste qui invente moins qu’il
n’est virtuose dans un système codé25. La question du rapport entre le
sens et la forme est au cœur de la définition du petit-maître, qui envi-
25
Renaud Camus s’insurge (K, p. 180) contre cette définition qui faisait le nerf de
mon libelle au motif que je ne connaîtrais pas le sens du mot petit-maître. Pour moi le
sens n’est pas limité à la définition des termes mais se recompose dans la tête du lec-
teur.
160 THOMAS CLERC
Pas si Barthes
Renaud Camus se vit comme un disciple du préfacier de Tricks. S’il a
retenu de Barthes la conception de la bathmologie, il n’a pas tiré tou-
tes les leçons des Mythologies. En effet, la plupart de ses affirmations
sont imputables à un déni de leur caractère mythologique : ainsi postu-
ler que l’effondrement du langage est un trait typique de notre société
n’est pas entièrement faux mais repose sur une croyance mythique se-
lon laquelle le français aurait été autrefois parlé de façon “pure” par
toute la population, ou que la culture littéraire faisait force de loi, ce
qui est insensé. Ainsi Camus raisonne-t-il moins sur des faits que sur
des mythes pervers puisque c’est à travers eux qu’il va forger sa vision
négative du monde. Barthésien au sens où il est sensible au stéréotype,
il s’en fait cependant le prisonnier, et du coup trahit son maître : “les
juifs” est un mythe, “la France” est un mythe, le “déclin” est un my-
the, et les phénomènes bien réels qu’ils recouvrent ne sauraient faire
l’économie de leur mise en discours. Renaud Camus se contente sou-
vent de les reprendre ou de les brocarder sans opérer de démythifica-
tion à leur endroit. Que la culture populaire soit inférieure à la haute
LE JOURNAL DE RENAUD CAMUS EST-IL BATHMOLOGIQUE ? 161
26
Topos récemment déconstruit par Bernard Lahire dans La Culture des individus, Pa-
ris, La Découverte, 2006.
27
Il s’en prend à un chef-d’œuvre du 7e art, L’Homme qui voulut être roi, de John
Huston.
28
Il serait intéressant de montrer l’influence souterraine de l’aristocrate Camus sur le
républicain Finkielkraut.
29
CF1, p. 330. C’est celle qui ironise sur les « enfances méritantes du côté de la Bas-
tille ».
162 THOMAS CLERC
Oui et non
Il est temps de répondre à la question qui donne son titre à cet article,
sous la forme neutre du “oui et non” : une chose peut être à la fois
vraie et fausse selon le contexte de sa production, de sa transmission
et de sa réception (Salle, p. 67). À la (pénible) question “Renaud Ca-
mus est-il raciste ?”, je répondrais ainsi “oui et non”, au sens où, un
peu comme tout le monde, il possède des zones de racisme en lui. Or
ce n’est pas tant cela qui me gêne, mais le fait que la rhétorique qui
légitime ses positions est fondée sur l’argutie, sur la partialité de son
sens historique et sur l’adhésion à des mythes véhiculés par des me-
dias que son talent bathmologique se devait de lever. Si Renaud Ca-
mus n’est pas assez radical dans sa pratique bathmologique, son excel-
lente théorie du Journal, dont le régime de lecture n’est pas celui d’un
essai, rencontre sa résistance dans l’application concrète de cas : le
tourniquet tourne beaucoup moins qu’on ne le voudrait. A la question
“est-il un grand écrivain ?”, je répondrais également “oui et non”, au
motif que le “grand écrivain” est un mythe peu pertinent de nos jours.
Enfin, à la question de savoir si son Journal est bathmologique, je ré-
pondrai, à l’indicatif, “oui et non” pour toutes les raisons qui précè-
dent. A qui trouverait ces positions trop neutres, je rappellerai, avec
Roland Barthes, que le Neutre n’exclut pas l’intensité30 : moment de
retournement décisif et bathmologique, qui plaide pour le caractère
passionnant du Journal.
30
Roland Barthes, Le Neutre, Notes de cours du Collège de France, édition de Tho-
mas Clerc, sous la direction d’Eric Marty, Paris, Seuil/IMEC, coll. « Traces écrites »,
2002.
LE JOURNAL DE RENAUD CAMUS EST-IL BATHMOLOGIQUE ? 163
31
Roland Barthes, « Réponse à une question sur Céline » in Œuvres complètes sous la
direction d’Eric Marty, t. V, Paris, Seuil, p. 1024.
164 THOMAS CLERC
32
J’emprunte cette expression pour la retourner contre Antoine Compagnon qui dési-
gne ainsi Barthes par contresens dans Les Antimodernes de Joseph de Maistre à Ro-
land Barthes, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des idées », 2005.
33
Emmanuel Carrère, « Notes d’un second couteau du Journal », Écritures n°10,
1998, p. 36.
34
Il s’agissait d’un blâme paradoxal, où le tutoiement final est une rupture de ton
bathmologique.
LE JOURNAL DE RENAUD CAMUS EST-IL BATHMOLOGIQUE ? 165
Paul Léon
Université de Nice
Avertissement
Passée cette première et lapidaire citation, arriveront, profuses,
d’autres citations. Camus :
1
Disait-on du temps de sa jeunesse barthésiano-ricardolienne !
168 PAUL LÉON
2
Cf. Roland Barthes, La Préparation du roman 1 et 2, texte établi par N. Léger, Paris,
Seuil/IMEC, coll. « Traces écrites », 2003.
FLATTERS, PEINTRE ET PSYCHAGOGUE 169
Définitions
Marcheschi (Jean-Paul), né le 17 février 1951 à Bastia (Corse). Pein-
tre. Vit et travaille à Paris. Ex. : « “Peindre, c’est tenter de rentrer dans
son propre cadavre”, écrit Jean-Paul Marcheschi. » (DF, p. 26). D’où :
un Marcheschi. Ex. : « “Qu’est-ce qui vous ferait plaisir ? a demandé
la dame – Un grand Marcheschi pour mon bureau, a dit Stéphane –
Oh ! a repris la dame, mais vous savez que vous pourriez avoir beau-
coup mieux que ça !” » (Nuits, p. 215). Adj. : marcheschien.
Flatters, nom d’une rue de Paris (voir infra) où résida Marches-
chi à l’époque de sa rencontre (« Jailli d’un buisson de Tricks » (Etc,
p. 86), « le dimanche 18 juin 1978 » (Esp, p. 66)) avec Camus. Mar-
cheschi dit le 11 (voir supra). Flatters – Fl., abréviation courante –
désigne dès lors l’ami, usage quasi généralisé de ce vocable dans le
Journal. Ex. : « Flatters a une théorie réconfortante (il en a de tout
poil). » (FA, p. 274). Souvent associé à moi. Ex. : « Flatters et moi vi-
vons dans la terreur d’avoir à trouver une “situation”. » (Vig, p. 260),
ou encore : « “Mais un jour on paiera ça très cher, toi et moi”, dit-il de
nos mouvements de résistance et d’humeur. » (Salle, p. 71) ; une autre
fois, « très sérieux, songeur, et dans un soupir : “Ce qu’il nous fau-
drait, c’est un peu de gloire...” » (Esp, p. 75). Adj. : flattersien. Et
néanmoins, l’usage de Flatters marque une (très) légère prise distance,
Flatters est un personnage (« de très loin, entre ces pages-ci, la figure
la plus “populaire”, parmi mes lecteurs » (Corée, p. 46)). A distinguer
de :
Jean-Paul, emploi plus rare, celui de l’interlocution, peut-on pré-
sumer, et de l’expression de l’affect. Ex. : « Jean-Paul est la seule per-
sonne que je connaisse dont la conversation me paraisse toucher en
permanence à la réalité des choses et des êtres, des sentiments, des
idées, des gestes. » (GP, p. 120). Jean-Paul, c’est l’initial Jean-Marc
de Tricks : « Il va sans dire que les noms, et tout ce qui permettrait
l’identification des personnes [...] ont été changés. On s’est efforcé,
toutefois, de conserver les connotations de ces divers éléments. » (T,
p. 21). Nous aimons que, Corse maquillé en Breton, le Jean-Marc du
170 PAUL LÉON
Autre Flatters
Paul, François, Xavier (Paris 1832 – Bir el-Gharama 1881). Officier
français. Colonel Flatters en 1881. L’histoire aura retenu ce syntagme
figé : « le-massacre-de-la-Mission-Flatters ».
14 février 1881 : « Brusquement une horde de Touaregs voilés
dévala la pente, la lance en avant. Les deux ingénieurs, le médecin, fu-
rent égorgés avant d’avoir eu le temps de sortir leurs revolvers. Les
puisatiers s’enfuirent ; Flatters et Masson restèrent seuls face à une
ruée hurlante de démons [...]. »4.
3
Cf. l’édition « complétée » de Tricks publiée en 1982, Camus y cryptait, en effet,
fort judicieusement Jean-(Paul) Marc(heschi) en Jean-Marc ; le prénom véritable, ain-
si que l’origine du personnage, ont été rétablis dans « l’édition définitive » de 1988
chez P.O.L.
4
Alain Rénac, « Le massacre de la Mission Flatters » in Le Journal de la France,
tome 9, Paris, Librairie Jules Tallandier, 1978, p. 3845.
FLATTERS, PEINTRE ET PSYCHAGOGUE 171
Titres
Jouons à présent comme le font à l’occasion nos deux héros, au petit
jeu des titres. Exemple : « J’hésitais donc entre Sommeil de personne
et Clair le temps, mais Flatters, décidément most influential, m’a fait
5
Grand Larousse universel, éd. revue et corrigée, 1997, p. 4313.
6
Le Robert, dictionnaire historique de la langue française, 1992, p. 803.
172 PAUL LÉON
né. »7). Goût de l’un et de l’autre, au demeurant, pour les causes per-
dues et les mondes effondrés : celui de Philip Roth8.
Caronien, donc, de Caronie, l’imaginaire royaume de Roman Roi,
de Roman Furieux et de Voyageur en automne, mais Caronien plus
encore, suivant l’autre versant du mot : la Caronie, c’est « bien enten-
du le pays de Caron, le passeur » (Etc, p. 35), et l’œuvre de Marches-
chi, « un gigantesque dépôt de nuit, une dictée du sommeil et de
l’inconscient », « le tout sur une lecture de Dante » (DF, p. 41). Ins-
tallation par ses soins d’une Barque des Ombres dans la salle des
Vents du château de Plieux : « “Avec la Barque, dit Flatters, la salle
n’appartient plus au monde des vivants.” » (Salle, p. 139). Mais Mar-
cheschi n’est guère, en dépit du signifiant, homme qui marche (on
songe, par association, à son ambivalence à l’endroit de l’œuvre de
Giacometti qui « a tout à fait raison, lorsqu’il dit et répète qu’il a raté
tout ce qu’il a entrepris » (ChS, p. 41)), tout au plus, homme des mar-
ches, c’est-à-dire des frontières, des confins9. « Longtemps, les pein-
tres ont porté leur origine dans leur nom même. »10 Il serait plutôt,
comme Camus, homme du creusement. Recalé.
Sulpicien : Saint Flatters (de la divine Flamme). La formule est
de l’ami : parce qu’« [il] est vrai que sa générosité est sans limite »
(GP, p. 161) ; parce qu’il
7
« Unda fluxit sanguine : la dernière image », Entretien de Jean-Paul Marcheschi
avec Paula Gellis in Nocturne – œuvres de 1985 à 1991, avec une préface de Renaud
Camus, Paris, P.O.L, 1991, p. 71.
8
Au détour du Journal, cette anecdote que nous trouvons follement amusante : « Otto
de Habsbourg était en Hongrie, récemment. On lui dit qu’il arrive bien, qu’il y a jus-
tement ce soir un grand match Autriche-Hongrie. “Ah oui ? demande-t-il, contre
qui ?” » (Esp, p. 287).
9
Marcheschi, de marca (germ. marka), ancienn. province frontière, et esco (suff.
germ. isk) qui indique l’appartenance. Littéralement, les marcheschi sont gens des
confins.
10
Jean-Paul Marcheschi, Le Livre du sommeil. Notes sur la flamme la peinture et la
nuit, Université de Caen, Maison de la Recherche en Sciences humaines, 1996, p. 70.
174 PAUL LÉON
parce qu’il est « une espèce de saint, et même un saint sans espèce, si-
non celle des superbes » (GT, p. 422), ce qui peut s’expliquer ainsi :
[…] être un grand artiste, un grand écrivain, un grand peintre, c’est comme
d’être un héros ou un saint, une façon, et parmi les plus rares, les plus pré-
cieuses, les plus hautes, de se tenir sur la terre, de gérer son destin, de déci-
der de son temps et de faire face aux dieux – ou de soutenir comme on peut
leur absence. (Etc, p. 120)
Recalé, car « [il] dit que j’ai toujours sous-estimé, en lui, la proximité
du monstre » (Ret, p. 321) !
Montanien : Parce que c’est lui : « […] un type dans le genre [...]
de La Boétie, en plus divertissant. » (Etc, p. 86). Mais on imagine mal
« La Boîti[e] » (RDF, p. 283) jaillissant d’un buisson (voir supra).
Quant à l’hexasyllabe modèle, il y perd une syllabe de façon très
dommageable. Recalé.
Socratique : Flatters psychagogue, parce que Flatters est « une
forme supérieure » du Journal : « […] lui il répond, il commente, il
conseille, et quand c’est nécessaire il dicte. » (Etc, p. 86). (NB : le
concept de psychagogie apparaît chez Platon comme art de conduire
les âmes par le discours, ce que fait d’abondance Flatters, l’homme
aux innombrables “théories”.) De fait, Flatters est « un type dans le
genre de Socrate, en moins vilain » (Etc, p. 86). (“Le Professeur Flat-
ters”, “Maître Flatters”, “Flatters, mon maître”, sont de petites appel-
lations ironiques autant qu’affectueuses : maintes occurrences dans le
Journal). Au demeurant « tant que M. Flatters ne s’est pas prononcé,
on n’est sûr de rien » (Corée, p. 118) ! Il est aussi fait état, s’agissant
de « la psychanalyse sauvage permanente à laquelle il se livre sur
moi », d’un double flattersien : « le professeur Flattersky » et, proche
variante, d’un critique « Flattersowitz » (Esp, p. 187). Va pour Flat-
ters psychagogue ! A condition d’ajouter peintre. Car le peintre est
psychagogue, aussi, en ceci que sa peinture – toujours du côté de
l’Enfer ou des enfers – est une puissante évocation de l’âme des
FLATTERS, PEINTRE ET PSYCHAGOGUE 175
L’objet serait...
... de rendre compte sur cette base, autant qu’il se peut, de la relation
psychagogique en question. Mais nul écrit marcheschien à notre dis-
position pour témoigner de ce très réel contrechamp : Renaud psycha-
gogue. Car, précisons-le d’emblée, psychagogie, ainsi entendu, n’est
point pédagogie. (Camus, on le sait, ne déteste rien tant que la péda-
gogie des ministres, chroniqueurs et autres experts, sinon celle des
« enseignants » eux-mêmes qui ont néanmoins cette excuse de
s’adresser à de véritables enfants. Les autres nous prennent pour !)
Tout juste le psychagogue auquel nous pensons, a-t-il fonction de veil-
ler, d’étayer et de “réassurer”. Flatters n’y manque guère depuis trente
ans : « Je serais convaincu d’être ou de devenir complètement fou si je
ne pouvais parler tous les jours avec Fl. qui m’assure, tout de même,
que mes sens ne sont pas tout à fait qu’à moi, que je ne suis pas seul à
voir le monde comme je fais, que je n’ai pas complètement la ber-
lue. » (FA, p. 96). Flatters : moins un ministre de l’Education qu’un
ministre de la Défense. Cette confirmation sans appel : « […] mon
ministre de la Défense, ou des Défenses immunitaires, c’est lui […]. »
(K, p. 258) ; « un bon garde-fou » (Som, p. 438).
Rendre compte : en l’occurrence, restituer un discours, cet omni-
présent, quoique essaimé, discours de l’amitié flattersienne, dont au fil
des années, Renaud entretient son lecteur ; ou pour mieux dire, le si-
muler. Simulation d’une homogénéité, toutes sources et époques
confondues. Point de récit, point de chronologie, point de psychologie,
ou presque (mais « Flatters ne cesse de déplorer l’abandon par le
grand art, et spécialement par la haute littérature, de la psychologie,
laissée pour compte aux romans de gare, alors qu’il y voit le terrain
principal, éternel, du débat de l’être avec lui-même » – GT, p. 129), et
pour ainsi dire, point de “contenu” (d’anecdote).
11
Cf. entre autres, Les Psychagogues, titre d’une tragédie perdue d’Eschyle, première
d’une tétralogie du Retour d’Ulysse.
176 PAUL LÉON
Proposition 1
Flatters, c’est l’alter ego.
« Flatters […] est mon second journal [...] je suis un peu le sien »
(GT, p. 294).
Et tout d’abord ce symptôme :
Très littéralement :
Il ne me semble pas, pourtant, que son travail ni lui soient aussi radicale-
ment à contretemps, aussi récalcitrants à l’époque, et réciproquement, que le
mien et moi ne le sommes. Je lui vois de bien meilleures chances que je ne
FLATTERS, PEINTRE ET PSYCHAGOGUE 177
[…] Flatters, lui, est extrêmement sympathique. Je ne lui connais pas une
seule opinion révoltante, sinon d’un ordre intellectuel ou mystique auquel
les plus vétilleuses des polices de la pensée sont totalement indifférentes. Il
n’y a rien à lui reprocher. Il ne prête le flanc à aucune critique. Tout ce qui
peut le faire mal voir, ce sont ses liens avec moi. J’espère qu’ils ne sont pas
la seule explication de ses insuccès. (RM, p. 574)
Je remarque avec amusement […] que Flatters, qui me trouvait bien sévère à
l’égard du monde comme il va quand lui-même ne vivait que dans l’heureux
cocon des relations intimes [...] me dépasse nettement en misanthropie
maintenant qu’il est obligé par l’évolution de sa carrière de se frotter à
l’univers extérieur, aux critiques, aux marchands, aux fonctionnaires de
l’art... (Esp, p. 316)
Visite dominicale à l’atelier de Flatters […]. Dans cette belle pièce large-
ment ouverte sur le soleil d’un des derniers jardins des pentes de Montmar-
tre, c’était un moment parfait de civilisation, justement, d’intelligence, si
j’ose dire, tacite ou parfois s’exprimant en de brèves et discrètes flambées
d’amitié, d’admiration, de paix, de grande paix chaleureuse, dominicale et
séculaire. (Vig, p. 383)
178 PAUL LÉON
[…] l’amitié n’est pas moins une fiction que l’amour, une construction de
l’esprit, une très précieuse convention qui ne saurait nous cacher cette sé-
vère mais d’après lui non moins précieuse évidence, que nous sommes
seuls, oui, et que tout art, tout écart, toute phrase, toute nuit, ne sont
qu’exercices à l’être toujours davantage. (FA, p. 96)
12
Cf. Philippe Lejeune, Le Pacte autobiographique, Paris, Seuil, coll. « Poétique »,
1975.
FLATTERS, PEINTRE ET PSYCHAGOGUE 179
effet de lecture. Qu’a fortiori, “il” prenne la parole, c’est encore Ca-
mus qui rapporte et qui signe : nombre de “ses” propos passent par le
prisme (déformant ?) de ce type d’embrayeur : « Flatters trouve que »,
« Flatters estime que », « prétend que », « Flatters me fait remar-
quer », « déplore » (ou « ne cesse de déplorer »), « me reproche » ou
« m’accuse de », etc. Flatters est, à tous les sens, un être de mots, un
être de lettres.
Quant au véritable Marcheschi, il ne sera guère par nous convo-
qué à témoigner directement sur ces questions, mais nous lui avons
donné d’emblée l’occasion d’attester au moins de cela, redisons-le, et
qui n’est pas rien (formule précisément flattersienne), qu’« il ne s’est
pas passé de jour sans que nous nous parlions » (Corb, p. 251). Ca-
mus, de son côté, ne témoigne de rien d’autre.
Autre couche d’écriture, comme dirait le Maître, celle de
l’exégète, lequel n’a l’heur de connaître en personne Camus ni Mar-
cheschi, et qui ne peut se réclamer que d’une assidue fréquentation de
l’œuvre, depuis l’époque, déjà lointaine, de sa découverte comblée du
Voyage en France13. Lui, s’essaie à reconstituer un puzzle dont il a
préalablement détouré les pièces, tout en proie à son imaginaire, à
l’instar, en effet, du lecteur amoureux (cf. : « C’est donc un amoureux
qui parle et qui dit… »14). Et néanmoins, il a le sentiment d’approcher
d’une vérité.
Proposition 2
« Idéal du moi : […] En tant qu’instance différenciée, l’idéal du moi
constitue un modèle auquel le sujet cherche à se conformer »15.
Flatters, c’est l’idéal du moi.
13
Cf. Paul Léon, « Renaud Camus voyageur achrien : visages dans le paysage, agen-
cements » in Le Trait, de la lettre à la figure, vol. 1, textes réunis par B. Bonhomme,
M. Symington et S. Ballestra-Puech, Paris, L’Harmattan, 2007, p. 213-224.
14
Roland Barthes, Fragments d’un discours amoureux, Paris, Seuil, coll. « Tel
Quel », 1977, p. 13.
15
Jean Laplanche et Jean-Bertrand Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse, Paris,
PUF, 1967, p. 184.
180 PAUL LÉON
« Ses phrases sont le seul discours vrai, au sens plein, qu’il m’ait
été donné de rencontrer » (GP, p. 120) :
Proposition 3
« Eh bien, somme toute, l’art de la rhétorique n’est-il pas “l’art d’avoir
de l’influence sur les âmes” (i.e. : une psychagogie), par le moyen de
discours prononcés non seulement dans les tribunaux et dans toutes les
autres assemblées publiques, mais aussi dans les réunions privées, un
art qui ne varie pas en fonction de la petitesse ou l’ampleur du sujet
traité ? »16
Flatters, c’est le psychagogue.
Barthes reprit jadis la notion socratique de psukhagôgía à propos
du « discours amoureux » à l’instant évoqué : une « figure qui vise
toute action d’initiation, d’éducation, de mutation intellectuelle, mo-
rale [...] tout commerce de savoir, toute conduction et transformation
de l’un par l’autre »17. C’était privilégier, contre la figure séductrice
du psukhagôgos qui charme par les mots, la figure de celui qui guide
et qui élève.
Flatters est précisément ce mixte de psychagogue, à la fois com-
pagnon qui assiste (le verbe psukhagôgeîn implique également l’idée
de consoler, de calmer, d’apaiser18, nous y venons), et rhéteur qui sé-
duit, en ceci qu’il est un inépuisable discoureur (« La plupart des théo-
ries sont de lui » (Etc, p. 86)), un virtuose du “mot” et de la formule.
De ces “mots”, Camus agrémente, et quelquefois ponctue, ses déve-
loppements. C’est évidemment très sensible dans le Journal, où ils
fonctionnent comme stimulantes ruptures de ton. Entre mille, et (pres-
que) en vrac. D’une œuvre à prendre en compte, « ce n’est “pas
rien” » (Vig, p. 39) (l’expression revient souvent), et d’un spectacle :
« Tout cela n’est pas nul, comme dirait Flatters […] » (Nuits, p. 129) ;
d’un lieu d’exposition : « “fort” » (K, p. 503) ; d’une opinion parta-
16
Platon, Phèdre (261a-b), trad. L. Brisson, Paris, GF Flammarion, 1997, p. 143-144.
17
Roland Barthes, Le Discours amoureux, séminaire à l’EPHE 1974-76, Paris, Seuil,
coll. « Traces écrites », 2007, p. 237.
18
Cf. A. Bailly, Dictionnaire grec-français, 11ème éd., s. d., p. 2175.
182 PAUL LÉON
Tous ces livres, oui, tous ces livres, « tellement, tellement de li-
vres, se mettre où on ne le sait plous », c’est ce que se dit aussi in pet-
to, les jours de doute, le malheureux “centonnier”... Mais c’est Flat-
ters soi-même qui le réconforte, en l’invitant abusivement à « faire
coïncider les deux frontières qu’il a tracées, celle qui sépare les gens
qui lisent des livres de ceux qui n’en lisent pas, d’une part, et celle qui
sépare les bons des méchants » (A, p. 109) !
FLATTERS, PEINTRE ET PSYCHAGOGUE 183
– [L]e marché, en peinture, a raison, et les cours sont justes […]. (GT,
p. 109)
– Le sauna est une discipline sur laquelle il ne faut pas transiger […]. (HC,
p. 26)
– [L]es Turcs sont les plus fidèles amis du branleur… (A, p. 230)
Flatters, dont les idées connaissent une accélération frénétique, ces temps-ci,
disait hier, non sans quelque provocation plaisante à mon endroit, je sup-
pose, mais avec un certain degré de sérieux, néanmoins, que Dubuffet, tout
compte fait, était sans doute un plus grand peintre que Twombly ! La terre
ne s’est pas fendue pour engloutir ce blasphème avec son blasphémateur,
même. (A, p. 12-13)
Or, le litige rebondit de loin en loin : « Flatters s’obstine dans son an-
titwomblisme […]. » (Corée, p. 134), alors même que Twombly
FLATTERS, PEINTRE ET PSYCHAGOGUE 185
19
Platon, Gorgias, trad. M. Canto-Sperber, introduction p. 33-34, Paris, GF Flam-
marion, 1993.
186 PAUL LÉON
– Sans doute, mais c’est une connerie comme toutes tes conneries : elles
“brillent un laps” – le temps que se réagencent autour d’elles les sens et le
paysage ; et puis on les jette à la rivière, sans y attacher plus d’importance,
content de les avoir tenues un moment entre les mains, comme un galet.
(Out, p. 74)
Proposition 3 (fin)
Soulignons à présent le rôle du téléphone entre les deux amis : de la
“consultation” psychagogique20 par téléphone (« téléphonage quoti-
dien avec Flatters » (Ret, p. 39)). C’est ainsi, souvent, que se commen-
tent les affaires du jour : « Deux heures de conversation téléphonique
avec Flatters, à l’instant : ces échanges avec lui sont pour moi la Terre
mère qu’il suffit à Antée de toucher du talon pour que lui soient ren-
dus les forces et le sens. » (Salle, p. 328). Les affaires du jour ?
L’argent : Renaud, le vulnérable, est symptomatiquement tou-
jours “à découvert”. Précieuse amphibologie. Flatters y pourvoit, lui
qui donne sans compter dans la rue : « […] “Ça, c’est la folie même,
dit-il : être incapable de donner...” » (GP, p. 210), « car quiconque, dit
mon maître, accepte pour soi l’humiliation de mendier, c’est qu’il
manque à sa vie quelque chose, et qu’il a besoin de secours, quand
bien même ce ne serait pas deux francs » (GP, p. 162). Nonobstant, il
semble bien que le « malheureux Flatters […] témoigne d’une aussi
20
Psychagogie en ce sens : « Application de la psychologie à la direction morale de
soi-même et des autres » (P. Foulquié, Dictionnaire de la langue philosophique, 4ème
éd., Paris, PUF, 1982, p. 586).
FLATTERS, PEINTRE ET PSYCHAGOGUE 187
[…] fort habitués, ne se font pas beaucoup de souci pour moi dans mes pro-
blèmes financiers aussi longtemps que je suis seul à les traiter [dixit Sophie
Barrouyer] ; mais qu’ils s’affolent et qu’ils sont accablés et convaincus
qu’un désastre imminent se prépare quand j’écris :
Très abattu, comme il se voit : déprimé, fatigué, inintéressé par tout. Pour-
tant un quart d’heure de conversation avec Flatters suffit à me redonner as-
sez de force et de curiosité du monde pour affronter debout la journée, ou
assis face à cette machine. C’est une vertu qu’il partage avec les saints, je
suppose : il n’a même pas besoin de parler, il n’est même pas indispensable
qu’il se montre ; il vous écoute, il dit deux ou trois mots, et vous voilà dé-
chargé, au moins pour quelques heures, de ce qui pesait tellement lourd sur
vos épaules que vous ne pouviez ni ne vouliez plus avancer. (ChS, p. 139)
188 PAUL LÉON
Flatters et moi, nous n’arrêtons pas de nous quitter. Nous ne prenons au-
cun soin de notre amitié. Or elle se porte à merveille. [...] Est-ce que le se-
cret n’est pas là ? Est-ce que ce n’est pas la bonne méthode ? Est-ce qu’il ne
faudrait pas, pour l’amour, procéder de la même façon, c’est-à-dire ne pas
procéder ? (PA, p. 150)
Proposition 4
Flatters est “la vérité” de Camus.
190 PAUL LÉON
Apologue...
... où il est démontré, en guise de récapitulation des quatre proposi-
tions ci-dessus énoncées, la grande humanité, le grand pouvoir
d’humanisation de ladite vérité de Camus. C’est Renaud qui raconte :
On aura compris que Flatters ne peut être tout à fait étranger à cet
état de fait !
Contemporains
Nous parlerons à présent de Marcheschi. Marcheschi peintre, donc, et,
n’était le truisme, “contemporain”. Ce serait l’autre suffisante raison
de ce réciproque et indéfectible attachement, en un temps
d’interpénétration délibérée des disciplines artistiques. Le commerce
stimulant de deux artistes, de deux cerveaux qui se frottent, de deux
pratiques qui se rencontrent : ce très révélateur (et savoureux) conseil
de l’ami Jean-Paul au diariste encombré de sa production, circa 1987 :
21
Jean-Paul Marcheschi, Nocturne, op. cit., p. 57.
22
Renaud Camus, « Cavare (notes pour un Marcheschi) » in Jean-Paul Marcheschi,
Paris, Somogy/Editions d’Art, 2001, p. 23.
192 PAUL LÉON
Flash back
Camus, donc, est tombé à vingt ans dans le chaudron de l’art contem-
porain, via, entre autres, ses séjours aux États-Unis (« Je me trouvais
souvent aux États-Unis, à ce moment-là, je m’intéressais beaucoup à
la peinture et spécialement à la peinture américaine, qui me semblait
être alors la meilleure du monde » (Sens, p. 394)), puis à Paris, via
l’amant “W.” et la galerie Sonnabend. Décennie soixante-dix : époque
de ses rencontres avec Warhol, Jasper Johns, Rauschenberg, Twom-
bly, Gilbert & George, d’autres. C’est ce qu’éclairent heureusement,
désormais, les deux volumes récemment publiés du Journal de « Tra-
vers », couvrant la période mars 1976-mars 1977 (et l’on regrette
d’autant « [u]ne trentaine de cahiers d’un journal de jeunesse […] je-
tés dans le vide-ordures d’un immeuble de Sutton Place, à New York,
en 1970 ou 71 » (Etc, p. 108)).
Marcheschi n’entrera en scène que l’année suivante, riche, quant
à lui, d’un passage à Rome où réside Twombly, d’un vif intérêt pour
l’art contemporain : Support(s)-Surface(s), le minimalisme, l’Arte Po-
vera, l’art informel en général, et d’un DEA y afférant. Ajoutons à ce-
la une licence d’histoire de l’art et d’archéologie. Tous les ingrédients
sont là de l’œuvre future (futur)23.
Mais revenons à Camus.
23
Cf. Entretien de Jean-Paul Marcheschi avec Jean-François Mozziconacci, publié
dans le catalogue Phâo de l’exposition niçoise de 1999.
FLATTERS, PEINTRE ET PSYCHAGOGUE 193
Discours de Flaran
… une très camusienne introduction à « l’art contemporain en géné-
ral », prononcée in situ le 13 juillet 1997, à l’occasion de la présenta-
tion en l’abbaye gasconne du même nom, de la « collection de
Plieux ».
Introduction, et mise en garde sans détour : ce qui s’expose ici
sous le vocable d’« art contemporain », est appelé à « désarçonner »
(telle est la clef du malentendu) le visiteur qui aurait « omis de suivre
l’un ou l’autre des épisodes précédents de l’histoire de l’art, depuis
Cézanne ou Mondrian, mettons, Schwitters ou Malevitch, Duchamp
ou Beuys » (DF, p. 12). Et Camus d’ajouter, à l’attention du même,
lequel pourrait bien ne rien voir – ne voir, littéralement, rien de ce qui
lui est présenté –, que, de surcroît, « autant ne pas le cacher, l’art
contemporain a quelque chose à voir avec le rien » (DF, p. 15), en ef-
24
Jean-Paul Marcheschi, Nocturne, op. cit., p. 74.
194 PAUL LÉON
fet, et que ce rien vient sans doute de loin, même si le désastre, entre
temps (cf. Adorno), est passé par là.
Cette anecdote, recueillie dans le Robert Ryman de Jean Frémon,
d’une amie de Caspar David Friedrich, qui, découvrant le Moine au
bord de la mer, se serait exclamée : « “Mais il n’y a rien à voir, pas de
bateau, pas même un monstre marin !” » (DF, p. 24). Précisément, un
monstre, c’est ce que l’on montre, et il n’y avait sans doute plus grand
chose à montrer déjà, circa 1810, sinon cette mince bande de mer
brune, cet écrasant ciel de plomb, et, sur la grève jaune, cette minus-
cule silhouette saisie par l’immensité d’un monde déserté : « Grand
prestige de l’absence, toujours. Parce que c’est la plus sensible des
qualités de Dieu ? » (Etc, p. 11).
Exemplaire
Or c’est assurément le rien du temps présent, lequel touche fondamen-
talement au sacré (« le mysticisme rhénan aggravé par la tradition
juive de non-représentation du vivant »), qui hante le panthéon pictu-
ral de Camus : Rothko, Newman, Rheinhardt, Ryman, Frederic Matys
Thursz, Albers, etc., « un des courants les plus féconds, les plus pro-
fondément fondés en âme » (DF, p. 23), art de l’« impossible », pris
« entre l’absence et la présence, entre le silence et la parole, entre la
profération et le retrait, entre le sens et le refus du sens » (DF, p. 40).
Art de l’« intenable » – toute la deuxième moitié du XXe siècle en
porte les stigmates –, lequel pourrait bien être « le plus grave, le plus
profondément tragique, de toute l’histoire de l’humanité » (DF, p. 19).
Et c’est à ce point que nous trouvons ou retrouvons l’œuvre gra-
phique et pyrographique de Jean-Paul Marcheschi, « la plus exem-
plaire, disait Camus dans ce même discours, de ce que j’essaie
d’exprimer devant vous » (DF, p. 41).
FLATTERS, PEINTRE ET PSYCHAGOGUE 195
Rêveur de chandelle
« Le rêveur de chandelle communique avec les grands rêveurs de la
vie antérieure, avec la grande réserve de la vie solitaire »25.
Marcheschi est ce rêveur, « ambassadeur auprès de la flamme, in-
tercesseur auprès de la nuit », il « régente les constellations, à l’aide
d’une simple bougie » (Etc, p. 86).
Son entreprise : « […] une œuvre picturale sur les ruines ou plus
exactement sur les cendres d’une œuvre littéraire consumée, dont on
ne voit apparaître que quelques lambeaux rescapés du feu par hasard
(Le Livre du sommeil, cependant, superbe. Et quelques écrits magnifi-
ques, Notes d’un peintre, etc. fulgurants). »26.
Entreprise de la démesure, paradoxale, dès lors que son unité de
mesure n’est qu’une simple feuille de papier brûlé (Jan Baetens intitu-
la jadis Les Mesures de l’excès27, son essai sur les Églogues camu-
siennes ; on ne saurait qualifier plus justement l’entreprise de Mar-
cheschi !) Car de la juxtaposition de ces feuillets proliférants de cen-
dre et de suie, « il peut tendre de Chimères, d’Oracles, de Cosmogo-
nies, des cathédrales entières » (Etc, p. 87).
Oracles
Au commencement est « une décision prise dans la nuit du 27 juillet
1981. J’arrête tout et je décide d’inscrire ma peinture à l’intérieur
d’une durée et d’un espace : celui d’une bibliothèque. Je commande
deux cent cinquante volumes 23 x 30 cm. »28. Trente mille pages vier-
ges sont là, à disposition, destinées à être « couvertes » dans les dix
années. Tel est le contrat : non point – ainsi que le théorisait dans ces
années-là, s’agissant d’écriture, Jean Ricardou – « avoir l’idée d’une
25
Gaston Bachelard, La Flamme d’une chandelle, Paris, PUF, 1961, réed. Quadrige,
2003, p. 38-39.
26
Renaud Camus, « Cavare (notes pour un Marcheschi) », op. cit., p. 23.
27
Jan Baetens, Les Mesures de l’excès, Paris, Les Impressions Nouvelles, 1992.
28
Entretien de Jean-Paul Marcheschi avec Jean-François Mozziconacci, op. cit., p. 37.
196 PAUL LÉON
histoire, puis la disposer », mais bel et bien, « avoir l’idée d’un dispo-
sitif, puis en déduire une histoire »29.
Trois ans plus tard, l’installation de Colonne 1 consiste en la pré-
sentation, comme work in progress, des deux cent cinquante volumes
empilés, toilés de rouge. Trente mille pages encloses, de format ordi-
naire (21 x 29,7), qui se couvriront jour après jour – l’artiste s’est fixé
une durée de dix ans – de dessins et d’écritures divers, recueils des
traces de la nuit à l’heure où les fantômes se dissipent : « Cette page
perforée d’écolier a fini, à notre insu, par prendre valeur de signe (et
de signature). Elle pulse et rythme les grands mouvements respiratoi-
res de l’œuvre, et préside désormais à toute décision compositionnelle.
Elle est le rectangle magique, le nombre d’or du projet. »30.
Or, que Marcheschi ait choisi de s’appuyer d’emblée sur la nuit
pour engager ce qui va devenir l’œuvre de sa vie, semble bien relever
de ce que les surréalistes (par ailleurs fort peu prisés) appelaient à
propos de hasard, « une nécessité extérieure qui se fraie un chemin
dans l’inconscient »31. Plus tard, le thème de la nuit (« Or, la nuit,
quelle est la matière de la nuit ? L’ombre, sans doute. Mais le regard y
bute, le pas ni la main ne la rencontrent, ni ne la fendent »32), et
l’épaisseur culturelle qui le soutient, deviendra la matière même d’un
parcours qu’à la suite de l’inaugurale nuit pascalienne, deux rêves – il
faudrait dire deux songes -, auront cristallisé : un premier qui conduit
l’artiste à Stromboli (1984), île de feu, un second (rêve du 22 août
1987) qui, conjoignant résolument le feu et la nuit (« étrange compli-
cité du feu et de la nuit »33), ouvre le chantier d’une exposition fonda-
trice : Les 11 000 nuits (voir infra).
(Le thème et la matière, disions-nous à l’instant, toujours recom-
mencés, non la “marque d’une fabrique” : Marcheschi n’a pas de mots
assez durs pour dénoncer cette perversion, très active dans l’art
29
Jean Ricardou, Le Nouveau Roman, Paris, Seuil, coll. « Écrivains de toujours »,
1973, p. 39.
30
Jean-Paul Marcheschi, Nocturne, op. cit., p. 26.
31
« Dictionnaire abrégé du Surréalisme » in Paul Eluard, Œuvres complètes 1, Paris,
Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1968, p. 748.
32
Renaud Camus, « Entre le nombre et la nuit » in Nocturne, op. cit., p. 12.
33
Entretien de Jean-Paul Marcheschi avec Jean-François Mozziconacci, op. cit., p. 37.
FLATTERS, PEINTRE ET PSYCHAGOGUE 197
34
Jean-Paul Marcheschi, Le Livre du sommeil, op. cit., p. 34.
35
Ibid., p. 55.
36
Ibid., p. 29.
37
Parfait alexandrin littéralement prononcé par Jean-Paul Marcheschi lors de son en-
tretien du samedi 17 novembre 2007 avec Alain Finkielkraut et Anselm Kiefer, dans
le cadre de l’émission Répliques de France Culture !
198 PAUL LÉON
Manuel de Falla vient d’exécuter la version pour piano des Nuits dans un
jardin d’Espagne devant Manuel Torres, le génial cantaor. Manuel Torres
(s’adressant à Falla) :
– Maître, ce soir vous avez eu le duende.
– Mais qu’est-ce que le duende ?
– Le duende, c’est faire remonter dans la voix le buste (tronco) du pharaon
noir.
Il est des phrases étranges qui peuvent changer le cours d’une vie. Le point
de départ – l’appel secret – de toutes mes œuvres, depuis des années, se tient
dans cette métaphore sonore.39
Et cependant :
38
Jean-Paul Marcheschi, « Autres sommeils (notes sur le Pharaon noir) » in Jean-
Paul Marcheschi, sous la direction de Sophie Biass et de Jean-Paul Marcheschi, Paris,
Monaco et Toulon, Somogy, 2001, p. 232.
39
Idem.
FLATTERS, PEINTRE ET PSYCHAGOGUE 199
40
Renaud Camus, « Entre le nombre et la nuit » in Nocturne, op. cit., p. 14.
41
Ibid., p. 13.
42
Jean-Paul Marcheschi, Le Livre du sommeil, op. cit., p. 19.
200 PAUL LÉON
43
Agrippa d’Aubigné, Les Tragiques, « Jugement », tome 1, v. 913 à 931, éd. de J-R.
Fanlo, Paris, Champion, 1995.
44
Jean-Paul Marcheschi, Le Livre du sommeil, op. cit., p. 77-79.
45
Ibid., p. 24.
FLATTERS, PEINTRE ET PSYCHAGOGUE 201
Une estrade de forme indifférente, dans un angle, a été revêtue, comme ses
marches d’accès, de miroirs où la suie fait l’objet de dépositions planes, que
de minuscules balises rouges, deux ou trois, ponctuent à l’instar d’un océan
de nuit. Mais c’est à la nuit elle-même que reviennent toutes les travées
principales de la très vaste salle, aux innombrables nuits dans tous leurs
états, mystiques et calmes, et couvertes d’inscriptions hâtives dans les pre-
miers panneaux, mystiques et flamboyantes dans les derniers, où la flamme
dans son essor ouvre à travers la suie de tortueuses cascades de lumière
blanche. (Esp, p. 44)
46
« Les phases de l’Œuvre alchimique se répartissent en trois stades : nigredo ou
l’Œuvre au noir, puis albedo ou l’Œuvre au blanc, et enfin rubedo ou l’Œuvre au
rouge. » (Pierre Laszlo, Qu’est-ce que l’alchimie ?, Paris, Hachette 1996, p. 47). Avec
Colonne 1, Marcheschi aurait donc, à rebours, commencé par l’Œuvre au rouge !
47
Jean-Paul Marcheschi, Nocturne, op. cit., p. 37.
202 PAUL LÉON
du fils dans celui de la mère (figlia del suo figlio). Flash inoubliable ravivé
d’un sens prémonitoire à la nouvelle de l’assassinat de Pasolini.48
[…] atmosphère ténébreuse d’une scène, dont la terre n’a pas fini de trem-
bler. La croix de droite est à demi renversée. A gauche, beaucoup plus loin
qu’il n’est accoutumé dans les représentations traditionnelles du Golgotha,
trois formes voilées se tiennent de profil, dans l’attitude de la contemplation
méditative. On peut leur trouver des têtes d’oiseau. Elles font alors songer à
ces représentations d’Horus qui ont surgi ailleurs, récemment, dans le cor-
pus marcheschien. […] Le panneau du fond, La Ferocia, est du même for-
mat allongé que la Crucifixion qu’il regarde. […] Ce sont autant de tricoteu-
ses du Tribunal révolutionnaire […]. On voit par ces exemples que la Pas-
sion évoquée est intemporelle, et qui, dans l’esprit de l’artiste, en a bu ré-
cemment la coupe jusqu’à la lie. (Som, p. 85-86)
48
Jean-Paul Marcheschi, Le Livre du sommeil, op. cit., p. 53-54.
49
Jean-Paul Marcheschi, « Autres sommeils (notes sur le Pharaon noir) », op. cit.,
p. 232.
FLATTERS, PEINTRE ET PSYCHAGOGUE 203
Parcours
(Mais avant que de parcourir, convenons de ce code : le mot pause,
après chaque station décrite, vaudra comme “ralentisseur”. Car telle
est la fatalité du récit, sa maladie chronique50, qu’il précipite ou ralen-
tit le temps “réel” évoqué : décrire pareille progression en dix lignes,
c’est prendre le risque de donner l’idée d’une galopade, comme il s’en
observe quelquefois dans les musées !)
Hôtel des Arts : le seuil franchi, nous voici dans l’entrée. Premier
contact avec l’esprit du lieu, Disparition, une suite de quatre tableaux
marins. Pause. Pénétrons à gauche, à présent, dans la salle de l’air, ir-
radiée de lumière, où deux arbres ploient sous le vent. Un ange porte
le corps du pharaon noir. Pause. Son pendant, à droite, est la salle de
l’eau, à l’horizon très haut : mer déchaînée, cris de femmes, fulgura-
tions. Pause.
Nous voici dans le vestibule : y est présenté un ensemble de
sculptures de verre noirci, issues d’un travail de quinze ans, où se dé-
tache L’Homme clair, silhouette d’ombre et de suie. Autoportrait ?
Pause. Du petit salon de musique au sol noir immergé, qui s’ouvre sur
la droite, nous ne franchirons pas le seuil. Pause.
Escalier. Au premier étage, se tient la reine, impressionnante dans
son grand manteau d’apparat en forme de Carte des Vents. Elle nous
tourne le dos. Des sculptures sur leur socle lui font une garde
d’honneur. Pause. Commence alors la grande traversée : traversée de
la salle des tempêtes, vaste amphithéâtre des morts, au grand miroir
recouvert de suie. Pause. Traversée de la chambre du pharaon, figuré
comme en lévitation : chambre claire aux parois zébrées. Pause. Celle
de la reine, devenue chambre des époux, est tenue dans une semi-
pénombre : deux gisants en occupent le centre. Pause. A droite, la
salle des ancêtres qu’éclaire sur l’un des murs une sorte d’astre explo-
sé, est jonchée de petites sculptures de cire qui sont les objets du mort.
Pause.
50
Cf. Jean Ricardou, Une maladie chronique, Paris, Les Impressions Nouvelles, 1989.
204 PAUL LÉON
2007
L’aventure de nuit et de feu continue : « Ainsi les nuits ont fini par li-
vrer leur secret. C’était donc ça. Mais quoi ? »52. Jean-Paul Marches-
chi installe une immense Voie lactée, station Carmes, dans les entrail-
les du métro de Toulouse : « Elle devrait être, malgré sa taille, une des
rares pièces absolument originales, originelles, par quoi j’entends fai-
tes à la main, parmi les œuvres du métro – en l’occurrence à la
flamme, plutôt, comme tout ce que fait le Bastiais. » (CP, p. 244-
245) : on l’aura compris, Marcheschi est de la race des Michel-Ange,
51
Jean-Paul Marcheschi, « Autres sommeils (notes sur le Pharaon noir) », op. cit.,
p. 232.
52
Jean-Paul Marcheschi, Nocturne, op. cit., p. 54.
FLATTERS, PEINTRE ET PSYCHAGOGUE 205
Mais dire du bien des expositions de Marcheschi est devenu une sorte de to-
pos de ce journal [...]. […] Si j’écrivais ici tout le bien que je pense de son
travail et de lui, je ressentirais l’impression de m’acquitter d’une dette ; et
les éloges ne sauraient en aucune façon servir au paiement d’une dette [...]
blocage, assez déplaisant lui-même. (Som, p. 162-163)
Déblocage opportun :
Jean-Paul Marcheschi est mon meilleur ami : autant dire que j’aurais quel-
que mal, s’agissant de son œuvre, à me poser la question de la valeur. Je
suis, à son propos, en deçà du bien et du mal, trop enveloppé par ses encres,
ses feux, ses ombres, ses fumées, sa bibliothèque et ses jaculatoires obsécra-
tions, pour vouloir ni prétendre m’en extraire, ne serait-ce qu’un moment,
afin de considérer, du dehors, ce dont elle peut objectivement avoir l’air.53
53
Renaud Camus, « Entre le nombre et la nuit » in Nocturne, op. cit., p. 11.
206 PAUL LÉON
Hugo Frey
University of Chichester
1
See : www.in-nocence.org/pages/parti/historique/historique_Frameset.html (ac-
cessed 21/08/08).
2
See : www.in-nocence.org/pages/parti/historique/historique_Frameset.html ;
www.in-nocence.org/pages/parti/historique/historique_Frameset.html (accessed
21/08/08).
208 HUGO FREY
3
See : www.in-nocence.org/pages/parti/parti_Frameset.html (accessed 21/08/08).
4
For policy towards European Union see : www.in-nocence.org/pages/par-
ti/prog/prog2_Frameset.html (accessed 21/08/08). For Foreign Affairs more generally
see : www.in-nocence.org/pages/parti/prog/prog2_Frameset.html (accessed 21/08/08).
5
I do not propose to return to the fundamental dispute at the heart of that scandal. In
short, Camus’s diary La Campagne de France – Journal 1994 was accused of being
racist and anti-Semitic. A number of pominent intellectuals and journalists found this
to be the case. Others considered Camus’s to have been wrongly accused, or at least to
have not been given a fair hearing.
6
Kéchichian’s article for Le Monde (13 August 2002) is reproduced : www.in-
nocence.org/pages/presse/presse_Frameset.html (accessed 21/08/08).
CONTRADICTION WITHOUT END 209
interview on the inner city riots with the Haaretz journalists Dror
Mishani and Aurelia Smotriez. Here too there were complications.
Camus continues to admire Finkielkraut’s thinking but he does not
understand why he did not respond to the dedication he made to him
in L’Inauguration (RM, p. 745)7.
The paradoxical effects of the birth of In-nocence exemplify its
fundamental characteristic. As I will analyse in this chapter, the Parti
de l’In-nocence is marked by contradictions, especially between its
content and form. On the one hand, the exclusively virtual nature of
the In-nocence party – it is an entirely web-based project – assists
Camus to differentiate himself from the pre-existing extreme right-
wing subculture (the Front National and its Pétainist intellectual hin-
terland). Similarly, the techno-look of the webpages conceals the ba-
nality of its interpretations of immigration and radical Islamists. On
the other hand, the price paid for these strategic advantages is high.
The contradictions weigh heavily. In-nocence’s stridently nationalist
agenda is at odds with how Internet technology challenges the author-
ity of sovereign nation-states. Moreover, comparatively, France is not
even an enthusiastic supporter of the Internet. Its prominent public in-
tellectuals, Jean Baudrillard, Paul Virilio, Pierre-André Taguieff, and
also Alain Finkielkraut, have each criticized its negative social and
political effects8. Furthermore, Camus’s preference for the Internet to
publish instantaneously his political thinking means he is becoming so
prolific that soon nobody will read all of his work. Certainly, if one
agrees with Camus’s assertion that France is witnessing a decline in
educational standards then in the future not even the most assiduous
Sorbonne doctoral student will tackle the oeuvres complètes.
To begin at the beginning, through the summer and autumn of
2002 In-nocence promoted a series of policy statements dedicated to a
7
For the controversial interview “Quelle sorte de Français sont-ils ?”, see : www.in-
nocence.org/pages/documents/documents_Frameset.html.
8
See Paul Virilio, La Vitesse de libération, Paris, Galilée, coll. « L’espace critique »,
1995 ; Pierre-André Taguieff, Résister au bougisme. Démocratie forte contre mondia-
lisation techno-marchande, Paris, Mille et une nuits, coll. « Essais », 2001 ; Alain
Finkielkraut and Paul Soriano, Internet, l’inquiétante extase, Paris, Mille et une nuits,
coll. « Essais », 2001 ; Jean Baudrillard cited in Mark Poster, What’s the Matter with
the Internet ?, Minneapolis, University of Minnesota Press, 2001. See also Michel
Béra and Eric Mechoulan, La Machine internet, Paris, Odile Jacob, 1999.
210 HUGO FREY
9
See Out, p. 292. The original documentation is titled : “Avant-projet pour la création
d’un ‘Parti de l’In-nocence’”. The notion of “avant-projet” is dropped from the offi-
cial website, see : www.in-nocence.org/ (accessed 21/08/08).
10
See for “Demography” : www.in-nocence.org/pages/parti/prog/prog2_Frame-
set.html (accessed 21/08/08). For association of civil unrest with immigration see
“Immigration” : www.in-nocence.org/pages/parti/prog/prog2_Frameset.html.
CONTRADICTION WITHOUT END 211
and others abuse public transport by slumping their feet on the seats.
Shopping malls and market streets are made unbearable by the con-
stant sound of piped music. Personal aggravation is the unwelcome
sign of the times.
The website maps out the internal organization of the party. It
confirms that it is a web-based political community and that its online
site is where supporters will meet for discussion. The standard mem-
bership of the party is obtained through online registration and pro-
spective supporters are invited to pay an annual subscription of 50 eu-
ros (students and the unemployed are offered a discounted rate of 25
euros). For this fee they are given access to hundreds of online pages
of original text and to message boards, some of which are publicly
available and others that are restricted to members11. Renaud Camus is
the president of the party and Jean-Pierre Malié is its current secretary
general, a position that was held in 2002 by the publisher and writer
Paul Mirault12. The party continues to be ‘live’ and its website claims
to have gained 425,849 hits in approximately six years13.
The site is extensive and is subdivided into numerous sub-
sections. Besides the party policy material, the In-nocence pages pro-
vide forty-five original editorial commentaries by Camus. Many of
these are long essays while several others are transcribed interviews
between Camus and ‘Marc du Saune’. In fact these interviews are
fake, since ‘Marc du Saune’ is an imaginary interlocutor invented by
Renaud Camus14. The posting of new work to these pages was a fre-
quent occurrence between 2002 and 2006 but no new editorials have
been posted there in 2008. Next, it is worth mentioning that three of
these texts have been subsequently republished as paper politico-
11
See : www.in-nocence.org/pages/adhesions/adhesion_Frameset.html (accessed
21/08/08). I am not a member of the party and I did not consider it ethical to visit the
members’only area.
12
See : www.in-nocence.org/pages/contact/contact.html (accessed 22/08/08), and
Out, p. 462.
13
See : www.in-nocence.org/ (accessed 22/08/08). Camus explains in his diaries that
the site was set up by consultant Jean-Bernard Lucas. Technical matters are also sup-
ported by the photographer Luc Charcellay, and at the time of the founding of the
party Camus was assisted by the writer Christian Combaz. See, Out, p. 506-507.
14
No casual Internet surfer consulting these ‘interviews’ would be able to easily de-
tect the deception. Marc du Saune is an anagram of Renaud Camus.
212 HUGO FREY
Communiqué no. 706, mardi 15 juillet 2008. Sur six cents véhicules incen-
diés
Le parti de l’In-nocence attire l’attention sur l’extrême discrétion
médiatique entourant l’incendie de six cents véhicules pendant les nuits du
13 au 14 et du 14 au 15 juillet : manipulée ou manipuleuse, la presse de
toute catégorie semble considérer désormais qu’il s’agit là d’une innocente
tradition folklorique dont les manifestations ne méritent même pas d’être
érigées en informations.
Le parti de l’In-nocence estime au contraire que la transformation
progressive mais rapide de tout ce qui fut des occasions chaleureuses
d’entente nationale et de fraternité joyeuse en affrontements sans gaieté,
sans humour, sans préoccupation aucune pour les conséquences individuel-
les souvent dramatiques d’actes systématiques d’agressivité et de nocence
est tristement révélatrice d’un état réel de société totalement et volontaire-
ment occulté par les rituelles célébrations du métissage, du multicultura-
lisme et de ‘l’union pour la Méditerranée’ : le vrai visage de cette société-là,
il est dans les voitures brûlées par centaines, dans les continuelles dépréda-
tions, dans la montée de la violence et de l’insécurité, dans la surpopulation
carcérale.17
15
For the online bibliography see : www.in-nocence.org/pages/parti/editoriaux/edi-
to_Frameset.html (accessed 21/08/08). The paper-pamphlets are : La Dictature de la
petite bourgeoisie, entretien avec Marc du Saune ; Le Communisme du XXIe siècle ;
La Grande Déculturation.
16
See : www.in-nocence.org/pages/parti/communiques/com.php (accessed 21/08/08).
17
On July 14 2008 President Sarkozy invited representatives of the Union pour la
Méditerranée forum to attend the traditional national day military parade on the
Champs Élysées, Paris.
CONTRADICTION WITHOUT END 213
18
These essays can be accessed from : www.in-nocence.org/pages/tribune/tribu-
ne.html (accessed 21/08/08).
19
The public debate in response to the essay is accessible from : www.in-no-
cence.org/pages/tribune/tribune.html. It clearly includes anti-racist criticisms and also
directly racist stereotyping.
20
See : www.in-nocence.org/pages/documents/documents_Frameset.html (accessed
21/08/08). Originally, Alain Finkielkraut, “J’assume”, Le Monde, 26 November 2005.
21
Daniel Lindenberg, Le Rappel à l' ordre. Enquête sur les nouveaux réactionnaires,
Paris, Seuil, coll. « La république des idées », 2002.
214 HUGO FREY
22
See : www.in-nocence.org/pages/references/referenceFrameset.html (accessed
21/08/08). See also the paper-printed edition of Finkielkraut, Au nom de l’Autre : Ré-
flexions sur l’antisémitisme qui vient, Paris, Gallimard, 2003.
23
See : www.in-nocence.org/pages/references/referenceFrameset.html (accessed
3/09/08).
24
The “Documents” are listed at : www.in-nocence.org/pages/documents/docu-
ments_Frameset.html (accessed 21/08/08).
25
See : www.in-nocence.org/pages/nocences/b_Frameset.html (accessed 21/08/08).
CONTRADICTION WITHOUT END 215
26
See : www.in-nocence.org/pages/presse/presse_Frameset.html (accessed 21/08/08).
27
Pierre-André Taguieff, Sur la nouvelle droite : jalons d’une analyse critique, Paris,
Descartes et Cie, 1994, p. 98.
216 HUGO FREY
28
Again publicly accessible “Débat” on Servoise’s essay. Connected to : www.in-
nocence.org/pages/tribune/tribune.html.
29
Philippe de Villiers, Une France qui gagne, Monaco, Rocher, 2007.
30
See Philippe de Villiers, Quand les abeilles meurent, les jours de l’homme sont
comptés, Paris, Albin Michel, 2004 ; Les Mosquées de Roissy, Paris, Albin Michel,
2006.
CONTRADICTION WITHOUT END 217
31
Melanie Phillips, Londonistan : How Britian is Creating a Terror State Within,
London, Gibson Square, 2006. Note that she does not use any of the racist cartoon-
like stereotypes I have discussed above.
32
See RM, p. 63.
33
See Editorial 43 : “Que va-t-il se passer ?” : www.in-nocence.org/pages/parti/edito-
riaux/edito_Frameset.html (accessed 22/08/08).
218 HUGO FREY
34
The argument was central to the writings of Alain de Benoist and the 1980s nou-
velle droite school. See Taguieff, Sur la Nouvelle droite, p. 99-103. It can be noted
that aspects of Alain de Benoist’s philosophy are profoundly different to In-nocence’s
line. For example de Benoist asserts he is a Europeanist and not a nationalist. He
noted a resurgence in Islam as early as 1985 and his position was to welcome this so
long as it did not increase immigration to France. He argued it would in fact assist
everyone interested in defending their own identity against the dominant systems
(American capitalism and Soviet communism). See Alain de Benoist, Le Grain de sa-
ble – 1973-1994 : les éditoriaux d’Éléments, Paris, Labyrinthe, 1994, p. 109-111. A
history of the nouvelle droite is detailed in Frédéric Charpier, Génération Occident :
de l’extrême droite à la droite, Paris, Seuil, coll. « H.C. essais », 2005.
CONTRADICTION WITHOUT END 219
35
See “La disparition des Dreyfusards” in Alain Finkielkraut, La Défaite de la pensée,
Paris, Gallimard, 1987 [reprinted Folio 2006], p. 126.
36
Richard Golsan, “The Le Pen Moment”, SubStance, vol. 32, n°1, 2003, p. 140.
37
Marine Le Pen, A contre flots, Paris, Grancher, 2006, p. 319
38
The In-nocence web-pages disseminate the thinking of the novelist, Jean Raspail.
See : www.in-nocence.org/pages/parti/revuedepresse/revueFrameset.html (accessed
03/09/08). In the past Raspail’s anti-immigration novel, Le Camp des saints, has been
marketed in the FN press, National Hebdo, and he has been given a forum in the FN’s
intellectual review, Identité. For discussion of Raspail and the wider extreme right-
wing attitude to post-colonialism, see Christopher Flood and Hugo Frey “Questions of
Decolonization and Post-Colonialism in the Ideology of the French Extreme Right” in
James D. Le Sueur (ed), Decolonization : A Reader, London, Routledge, 2003,
p. 399-413.
220 HUGO FREY
asserts that “En particulier nos quartiers ont besoin d’une immigration
régulée”. Later he adds that “ce n’est pas seulement une question de
morale, c’est un défi vital pour l’Europe dans son ensemble. Aucun
pays européen ne pourra relever le défi de l’immigration si les Afri-
cains continuent d’imaginer leur salut économique est en Europe”39.
He too was keen not to be out-flanked on the right-wing by the old ex-
treme right-wing, the FN, or anyone else, including Camus.
The web-location of In-nocence provides the party with cult
value. It implies that In-nocence is in possession of a true knowledge
too dangerous to be aired in the traditional public sphere. In-nocence
looks chic because it is conservative intellectualism online. However,
views expressed on the site are not unusual in France today. Michel
Houellebecq, France’s best-selling author, calculatingly plays with
fears of Islam in his novel Plateforme. Therein, and in publicity inter-
views given at the time of its publication, Houellebecq insulted Islam
and explained how he considered it “la religion la plus con”. Shortly
afterwards, Plon, the prestigious publishing house, offered readers the
Italian Oriani Fallaci’s essay La Rage et l’Orgueil, in which she
vented her anger for the attacks on New York and Washington against
all Muslims. According to Vincent Geisser these two controversies set
up new terms of reference which meant it was acceptable for intellec-
tuals to use the defence of ‘free speech’ to attack a minority commu-
nity40. Furthermore, television coverage of French Muslims after 9/11
is repeatedly framed in over-generalized and a simplified fashion.
Media analyst Thomas Deltombe suggests that “une vision policière”
regularly shapes the topic when it is portrayed on television news and
in documentary programmes. Repeatedly, the media have implicitly
linked domestic social crises (illegal immigration, crime, social un-
rest) with the concept of an external threat, an al-Qaeda-style-terror at-
tack41. Very close then to Camus’s own thinking. Even the seemingly
39
Nicolas Sarkozy, Témoignage, Paris, Fixot, 2006, p. 93, 258-259.
40
Vincent Geisser, La Nouvelle Islamophobie, Paris, La Découverte, 2003, p. 43-48.
See Michel Houellebecq, Plateforme, Paris, Flammarion, 2001 ; Oriana Fallaci, La
Rage et l’Orgeuil, Paris, Plon, 2002. Camus notes the poor production of the latter
book, as well as the poor quality of its translation from the Italian, and a general lack
of style. He does agree with some of its contents. See Out, p. 314.
41
Thomas Deltombe, L’Islam imaginaire, Paris, La Découverte, 2005.
CONTRADICTION WITHOUT END 221
42
Ibid., p. 287 ; Régis Debray et al., “Républicains n’ayons plus peur”, Le Monde, 4
Septembre 1998.
43
Certainly left-wing intellectuals consider their position far more marginal than for
the right. See for example Alain Badiou, De quoi Sarkozy est-il le nom ?, Paris, Li-
gnes, 2007.
44
Mark Poster, op. cit., p. 78.
45
Mark Poster, op. cit., p. 78-79.
222 HUGO FREY
Cette façon de voir était à peu près seule à avoir cours jusqu’à la fin du
XIXe siècle, en France, et elle est restée très majoritaire jusqu’assez avant
dans la seconde moitié du XXe (quand le président Pompidou parle de “no-
tre race” à Sciences-Po en 1972, il n’y a pas un froncement de sourcils : le
mot est à la fois parfaitement admissible et compréhensible par tous, jus-
qu’en le flou sédimenté qui prouve la profondeur des son inscription séman-
tique). Pendant toute la durée de ce siècle-là, toutefois, cette manière
d’envisager la nationalité, qui longtemps était allée presque sans dire, n’a
cessé de perdre du terrain, en partie sous l’influence des intellectuels, des
journalistes et des hommes politiques juifs, qui pouvaient difficilement s’en
accommoder si leur famille ou eux-mêmes étaient d’immigration récente,
puisqu’elle semblait mettre en cause, au moins dans un premier temps, leur
appartenance à la nation.46
46
See : www.in-nocence.org/pages/parti/editoriaux/edito_Frameset.html (accessed
26/08/08). This passage is rediscussed in In-nocence Editorial Seven wherein Camus
notes Alain Finkielkraut’s disagreement with the point. The statement quoted above is
greatly qualified and recontextualized by Camus therein. In my opinion, Camus’s
identification of French Jewish politicians as a group that reacted against the old na-
tionalism is pure conjecture. It is open to being read as an anti-Semitic prejudice.
However the qualification is made by Camus that the French Jewish politicians were
themselves reacting to French hostility against them. In that sense Camus implies that
anti-Semitism is as much a cause of an end in the belief of a French ethnic-national
identity as the French Jews themselves. Most clear then is Camus’s pejorative view of
CONTRADICTION WITHOUT END 223
into the private sphere. Similarly the net erodes our sense of national
time-zones. By linking together the world and being permanently
‘live’ it de-stabilises national temporal-cultures. In the United King-
dom the ‘Slow’ protest movement has risen up against these and other
nefarious side effects. Spokesperson for ‘Slow’ Carl Honoré explains
that there is already a growing backlash against ‘fast culture’, includ-
ing the Internet and email. He has found that :
Many companies are now trying to strike a balance between fast and slow
work. Often this means recognizing the limits of technology. Email, for all
its speed, cannot capture irony, nuance or body language which leads to
misunderstandings and mistakes [...] that is why some companies have
48
started urging staff to think hard before they hit the send button.
48
Carl Honoré, In Praise of Slow, London, Orion, 2004, p. 210-211. Camus notes in
his diaries experiencing problems with installing a new modem to his computer at the
time of the founding of In-nocence. He is relaxed albeit obsessed with reconnecting to
the Internet. See Out, p. 507, 512.
CONTRADICTION WITHOUT END 225
J’allais poser que les passagers forcés des charters de M.Sarkozy ne s’en
vont qu’en direction de leur propre pays, tandis que ceux des trains de Vi-
chy et de la Gestapo partaient vers l’inconnu, un inconnu qui allait se révé-
ler monstrueux. Cependant, dans les trains en partance pour les camps
d’Allemagne et de Pologne, sous l’Occupation, il y a avait aussi des Alle-
mands et des Polonais, de sorte qu’on ne se débarrasse pas si facilement du
rapprochement qu’on veut à tout prix éviter. Il faut espérer que parmi les
expulsés actuels du ministère de l’Intérieur il n’y a pas de personnes injus-
tement poursuivies dans leur patrie, et qui y courraient de graves dangers en
y étant reconduites contre leur gré. (RM, p.140)
Such sentences agitate the meaning of the party’s policies and vice
versa. Of course, in this specific example the self-criticism itself looks
problematic. In a single paragraph of diary prose Camus displays his
potential for historical relativism, a superficial understanding of Nazi
racist anti-Semitism, the disturbing analogy between the Vichy regime
and Sarkozy and In-nocence, while also expressing genuine human
concern for the deported migrants.
Camus’s contradictory use of cyberspace is extensive, for exam-
ple, the French are one of the most reluctant European communities to
embrace the Internet. In 2000 uptake there had fallen behind Britain,
Germany and Italy49. Geographical mapping of domain-name reserva-
tions shows a high agglomeration of use in Paris and only limited pro-
vincial distribution50. Other nation-states have a more even national
spread of domain-name reservations, especially Britain and Germany,
although one must remember that over-centralization is a common
49
Manuel Castells, The Internet Galaxy, Oxford, OUP, 2001, p. 211.
50
Ibid., p. 216.
CONTRADICTION WITHOUT END 227
51
Mark Poster, op. cit., p. 114
52
Cited in Poster, op. cit., p. 114.
53
Historically there have been concerns in France about computers and personal liber-
ties. For example controversy raged in 1974 when the government tried to set up the
population database “Safari”.
54
Paul Virilio, op. cit.
55
Taguieff, op. cit., 2001, p. 92.
228 HUGO FREY
56
Alain Finkielkraut and Paul Soriano, op. cit., p. 17-36.
57
See ‘La Grande Déculturation’ : www.in-nocence.org/pages/parti/editoriaux/edi-
to_Frameset.html (accessed 21/08/08).
CONTRADICTION WITHOUT END 229
on cyberspace worthy of serious direct debate (at least not in that edi-
torial). The position is a strategy of avoidance of Finkielkraut’s theses.
However, in a further typically contradictory gesture Camus acknowl-
edges aspects of Finkielkraut’s case in his In-nocence online diction-
ary entry for the “Internet”. It reads : “Il y a une thèse métaphysique
dans le Net : l’être est l’information et si l’être est l’information il n’y
a plus de place pour les œuvres.”58. A cryptic hint then that Camus
knows that in placing his political works online he is going to prove to
be a unique frustration for future historians searching for a traditional
author and his fixed oeuvre and who will instead only find “informa-
tion”.
In conclusion, it is instructive to return to Camus’s diary entry for
16 October, 2002, the day of the making of In-nocence. Here one dis-
covers the author’s ambiguity about the venture. He reports that for all
his pleasure that Flatters, the Finkielkrauts and the others were to-
gether for the creation of the party none of these friends would ever
become official members of party. The entry reads :
58
See : www.in-nocence.org/pages/citations/i_frameset.html (accessed 21/08/08).
230 HUGO FREY
Charles A. Porter
Yale University
1
After the Age of Suspicion, Yale French Studies, Charles A. Porter ed., Special Issue,
1988.
232 CHARLES A. PORTER
The Yale French Studies issue had extracts from five books : Buena
Vista Park, Journal d’un voyage en France, Été, Roman roi and Notes
sur les manières du temps.
And I remember the general editor of Yale French Studies, Liliane
Greene, and I were particularly amused by their selection from Roman
roi. But I think it was some time later that I eventually got around to
reading Roman roi.
And what is your favourite book now that you have read everything ?
I believe just about everything. If I had to choose one, I guess it would
be one of what Camus referred to me at one point as the “trois petits
romans”, Voyageur en automne. A friend of mine and I thought of do-
ing a translation of it at one point, though we never did. But it seems
to me that of his books, which by and large tend to be rather uneven,
this is the one that comes closest to perfection as a book. However, I
suppose if I had to pick one of his kinds of writing that I get the most
pleasure from, it would have to be the Journal.
also has a way of writing which is always – and usually in several dif-
ferent directions at the same time – referential to other French texts
familiar to him, though I know that I would never be able to track
them down completely. There’s a cultural density to the way in which
he writes prose, a layering of references to the great French prose of
the past that I find very rewarding for the reader.
of the Affair comes from the fact that the people who were criticizing
Camus so publicly and so viciously were doing so in almost total ig-
norance of both his books and his way of writing. This perhaps helps
us understand how his writing can seem somehow or other unreadable
to modern readers who do not expect to have to work to understand
writing that they expect to be no more than good journalism. It maybe
explains the ignorance that lies behind some of the more outrageous
judgments that were given at the time of the Affair. That said, it must
of course always be remembered that most literary readers of French
literature don’t read Camus either, for whatever reason. A lot of them
probably because they don’t give a damn about his homosexuality or
his life day by day. It takes someone who has a perverse interest in
people’s reaction to their life as they live it, and particularly in homo-
sexual people’s reactions to life as they live it, to be as regular and as
passionate a reader as I am. Though I have noticed that among his
other most faithful readers there are a number of presumably hetero-
sexual middle-aged women. My personal interest gives me great
pleasure but it isn’t necessarily the only way one could read the poor
guy.
Is there one volume of the diary that you prefer to the others ?
There’s not one that I prefer to the others, unless it just happens to be
the one that I’m reading. I guess when people to whom I’m speaking
ask what they might read of Camus, I tend to suggest that they read
one book that is both representative and truly excellent, and my rec-
ommendation would often be the first in the series of diaries, the
Journal romain.
they were very poor. He says they were too poor to buy many books,
so the only books he had were the books that existed already in the
house on the bookshelves. And he says he read all of them vora-
ciously. This is where he picked up a certain view of France that I’m
characterizing too simply, no doubt, as a late nineteenth century view.
But he also picked it up from his mother, whom he adored as a child
and has ever since. He said in one of his recent diaries that he realizes
that all his life he has tried to live up to the prejudices of his mother,
which I think is about as revealing a statement as he’s made on the
subject.
Do you think these reading habits account for his attitudes towards
immigration ?
I doubt there was very much about immigration in what he read, since
it was not a very hot topic then. However – and here is where context
is extremely important – I believe that what he picked up principally
in his readings in his childhood is an overall view of what France is
(or was). He picked up this view of France not only in the readings of
his childhood, but also in his experience as a member of a very proper
middle bourgeoise family down on its luck in a small suburb of a very
third-rate French city in the middle of the poorest part of France. This
explains some of his rather more curious remarks in La Campagne de
France about the nature of the French and what France consists of ; it
comes straight out of his childhood understanding of what France was,
which is to say a country populated since time immemorial by French
people, of the French race, whatever that might be. In his childhood
understanding, the French race were people who had French names,
who had always lived in France, whose parents and grandparents had
always lived in France. It didn’t include “outsiders” such as those
many who live in present-day France and have been in France for sev-
eral generations now, certainly all of Camus’s lifetime, those people
who have immigrated to France from all kinds of other places.
tells a great deal about himself that he’s never told us anywhere else.
And there, his relations with people, the various ways in which people
react to him, the various things he has some good reason to have
guilty feelings about, which he’s never expressed, are played out in
the most interesting way. I don’t remember any such revelations about
his father, for instance, or about Jean Puyaubert, his old friend, but
certainly he examines very touchingly and very painfully his relation-
ship with Rodolfo, and that is indeed a key element in the
L’Inauguration.
If one were to situate him in the most general terms, one could situate
him in the post-Nouveau Roman.
One would also have to do so very precisely, since he started out writ-
ing in a Nouveau Roman manner. His first published work, Passages,
was of course a kind of Nouveau Roman, influenced very much by
both Ricardou and Camus’s own reading of Claude Simon.
Do you think these French writers whom you’ve mentioned might ex-
plain why he’s not given to self-analysis, given that they do not par-
take in the old tradition of the French analytic novel ?
This is possible. I think however that it’s by no means a good general
explanation of what we’re talking about. Maybe the best way to get at
this is to examine Camus’s great admiration for the Mémoires d’outre-
tombe by Chateaubriand. Here is a work which most mid- and late-
twentieth-century readers consider to be full of lies because of the way
in which the autobiographer has chosen to mold the presentation of his
life to show himself as a person of enormous importance in society
and enormous political value. Camus, as far as I can remember, never
has any sort of criticism of Chateaubriand of that kind at all. What he
says, when he says things that involve a judgment of Chateaubriand,
is, “What marvelous prose this is.” So for him, the values of literature
are literary values, rather than sociological values. I think two things
must be said about the non-revealing way in which Camus speaks
about his character, his personality, and his manners. I think this has
mostly to do with a certain sense of decorum, also with a certain very
well-developed pride. He sees no reason to look critically into himself
because he considers himself to be a very fine, upstanding, and indeed
talented person, of great value to his friends and his neighbors, his ac-
quaintances and society. On the one hand, he considers himself to be
highly undervalued and on the other hand he is much too proud to leap
INTERVIEW 239
to his own defense, which would be much more revealing. That pride
may well be one reason for his silence.
course the reason that I read Renaud Camus at any given moment is to
find out what’s going on in his mind, how he’s reacting to the world
around him. I found what he had to write about the Affair in many re-
spects totally fascinating, and the thing that pops into my mind from
his diary is that the night between the two days of the conference con-
secrated to him, he seriously considered committing suicide by jump-
ing out the window of his hotel.
In thinking about his many books, can you think of one that it would
still be possible to teach today in North America in a university set-
ting ?
I think I could think of a number that it would be possible to teach in a
university setting in North America. I don’t think that there’s much
likelihood that any of them will be taught however, because by and
large the books we teach are ones that have had a wide public reso-
nance. His books have never had a public resonance or a wide reading
public. Certainly, in a course on the novel, if there weren’t so many
other things to read, one would love to put a book like Voyageur en
automne on the curriculum or now even more, possibly,
L’Inauguration de la salle des Vents. In a course on autobiography, I
would love to include one of his volumes such as (because it’s short
and because I find it very amusing) Le Château de Seix. Or L’Esprit
des terrasses, or – but it would be impossible because it’s much too
long and dense – Le Journal romain. And certainly, in a course on the
Nouveau Roman, which is unimaginable anymore because it seems so
much a part of the past, completely révolu and never to return, Pas-
sages, maybe, because it’s the easiest of the Églogues. Or, in a course
on modern poetry, one of his poetic texts, which I find quite admira-
ble. One of them that might be quite lovely to teach because of the
richness of its material and the wonderful dark humor of its tone, the
Élégie de Chamalières, or a book that I find quite admirable for its de-
scriptive prose, the Onze sites mineurs...
I would like to go over what you have written and published on Ca-
mus. You were the editor for “After the Age of Suspicion : The French
Novel Today”, Yale French Studies. And you have an article in Écri-
INTERVIEW 241
And you translated the interview of Camus with Bruno Vercier that
was published in Yale French Studies in 19964.
That sounds about right.
2
Écritures, n°10 (1998), p. 92-95.
3
Politics and Culture, vol. 4, 2000 (electronic journal). http://aspen.conncoll.edu/pol-
iticsandculture/ (accessed 19/07/04).
4
Bruno Vercier, “An interview with Renaud Camus”, Yale French Studies, 90 (1996),
p. 7-21.
242 CHARLES A. PORTER
It was pretty much factual, and resumed what had happened in France
to date.
If I remember correctly, I think your summary is correct. It was about
my colleagues’ reaction, and the fact that before the conference star-
ted, the French department had withdrawn its sponsorship, which had
to be mentioned, to be fair to everybody.
At some point after the conference, the late Naomi Schor wrote a let-
ter to Le Monde6 talking about freedom of speech in the United States,
5
“Renaud Camus à Yale” in Renaud Camus, écrivain, Jan Baetens et Charles A. Por-
ter, éds, Leuven, Peeters, 2001, p. 1-6.
6
Naomi Schor, “L’‘affaire’ Renaud Camus vue de Yale”, Le Monde, 9 juin 2000.
INTERVIEW 243
and I believe Camus asked to you reply to that document and you re-
fused.
Camus was still in the United States at that point. I believe Naomi
Schor’s letter was distributed to the department by the chair as a letter
that had just appeared by our colleague. So that I had seen the text of
Naomi’s letter. Renaud Camus, who called the next day, had not yet
seen it but had been told by friends of his in France that this text had
appeared and was violently anti-Renaud Camus, which it was not. He
asked me to write a reply. First I said that I am absolutely hopeless at
controversy. It’s just not something I do. I’m no good at it, so that it
would be idiotic for me to write a letter which would be of no use to
anybody. Secondly, I said that it seemed to me that the Affair had
gone on quite long enough at that point – what little did I know ! – and
that one of the reasons it was going on was that everyone was answer-
ing what everybody had just said, so that it was just growing on itself.
And at some point or other it seemed to me that it had to be stopped
and the one way to stop was to refuse to continue it. I said furthermore
– and this is what offended Renaud Camus so deeply – that in fact
when he saw the text of the letter, he would see, as I saw very clearly
that it was not a letter against him at all. It was a letter explaining from
Naomi Schor’s understanding – and mine as well – about the differ-
ence between libel law in the United States and France and how the
American commitment to freedom of speech meant that it was impos-
sible for Yale to cancel this conference whether it had wanted to or
not. In my opinion what Naomi was writing about basically was the
difference between French law and American law and that everything
she said about that difference was completely accurate. There was for
me no reason to contest Naomi’s letter because I found it to be true.
Unfortunately, Camus understood me to be saying that I agreed with
her condemnation of him, which of course I didn’t, because in the first
place there was no condemnation of him directly in Naomi’s letter.
But Renaud Camus has never been willing to communicate with me
since then.
What decided you to write this article “What Did Renaud Camus
Really Write ?” for Politics and Culture ?
Somebody asked me to. I can’t even remember who it was. This e-
journal was edited by somebody I didn’t know at all, but there were
several people asked to express themselves on the subject and I think
one of them was Jeffrey Mehlmann.
And what role do you consider your intervention had in the Affair, if
any ?
It had no role. I guess some of the passion with which I’m expressing
myself comes from the fact that I was amazed to what extent I was
considered immediately as tarred by the Affair as a fellow traveler of
Renaud Camus and his sort, and so considered by people who had
known me for many, many years, who had been my colleagues and
friends for many years. I felt that they considered me to have been
deeply tarnished by my association with this perceived scoundrel, al-
most criminally bad person.
I believe you told your colleagues that on the one hand the statements
in La Campagne de France were completely prévisibles and on the
other hand they were imprévisibles.
I’m sure that wouldn’t have been my language, but I think I did tell
my colleagues that – and they had chosen to believe what they read in
Le Monde rather than what I said, which is something to which I took
great exception and still do. I thought I had a certain credibility with
my colleagues. I was the only member of my department who had
ever read anything at length of Renaud Camus, or much of anything
by Renaud Camus, yet they chose to understand anything I might say
on the subject exculpating him of any charge of anti-Semitism, as be-
ing absolutely and totally discountable, and I did not react well to this.
You had read everything he had published at that point including the
diary, etc. Were you aware of statements that could be seen as racist
or anti-Semitic in other publications before La Campagne de France ?
I didn’t remember any at that point, and I’m not sure I remember any
now, though I wouldn’t be surprised to learn and wouldn’t have been
INTERVIEW 245
at all surprised to learn that there were other statements that were anti-
Semitic in the way that statements in La Campagne de France were
anti-Semitic. That way is what we have not yet talked about, and it’s
important in a very particular way. But, as I tried to explain to my col-
leagues at the time, Renaud Camus in his social commentary is a
crank, and as a matter of fact he is “anti” just about anything you can
imagine. I remember being asked in a French professors’ meeting at
the time, probably by Naomi Schor, “Well, what else is he against ?”
“Youth, Christians, Catholics, journalists, and the list could go on and
on. It’s one of the most common kinds of grist in his mill.”
Would you like to comment briefly on the connection between the Paul
de Man Affair and the Camus Affair at Yale ?
Well at the time of the Affair and the conference at Yale, which was
invented essentially and then conducted by Jan Baetens and me, Jan
and I talked about what seemed so strangely excessive in the reaction
of the Yale French department, that is to say, its haste to conclude
that, firstly, Renaud Camus had to be an anti-Semite and that, sec-
ondly, therefore, despite as a matter of fact, not only the law of the
United States but also the express policy of Yale about freedom of
speech, the French department should withdraw from any contact with
this conference, of which it had originally been one of several spon-
sors. Jan proposed to me that this excessive reaction certainly had a lot
to do with the sensitivities left over from the Paul de Man Affair. I
agreed with him at that time and still do.
the case for many years of Renaud Camus. I still maintain what I said
in the passage you quoted. I’ve totally forgotten what I wrote in that
piece, but it strikes me as what I believed then and still believe very
strongly.
At one point you say, “Is there a difference between these two state-
ments ? 1. There are too many Jews on Panorama. 2. ‘There are too
many Jews on Panorama.’” And then you go on to say that statement
2, the one in quotation marks is “less a claim or opinion than a con-
templated notion set down to be examined. It is not a call to action or
part of a dictator’s harangue. It may be unpleasant but it is not crimi-
nal.” But what I don’t understand is what you then go on to say about
the quotation marks. Well, first, Camus never wrote “There are too
many Jews on Panorama.” He wrote something else which I’m going
to talk about in a moment. So I find it strange that you put into his
mouth statements that his enemies attacked him for. He never actually
said it in so many terms. It may come down to the same thing, but he
never said that.
Well, you’re underestimating my irony in this passage, where I’m at-
tributing to Camus what his enemies attributed to him, knowing per-
fectly well that was not what he said. Though in many ways, what he
did write could be understood that way. It’s a possible understanding.
It’s a misunderstanding of what Camus’s writing indicates about his
thoughts.
Then you go on to say, “These quotation marks are not, of course, lit-
erally in Camus’s text and could not therefore be seen by those whose
only knowledge of the writing came from extracts in the press.” Well,
it’s my belief that these quotation marks are in the text. So this brings
INTERVIEW 247
« Il est un peu exagéré que les collaborateurs juifs soient si près du mono-
pole, au “Panorama” de France-Culture. » Ou bien cette proposition est
juste ou bien elle n’est pas juste, dans ses deux inflexions successives. Mais
il semble qu’il pourrait en être débattu sans qu’aussitôt quiconque la sou-
tiendrait soit accusé ou soupçonné des pires monstruosités idéologiques, po-
litiques et morales. Il n’est pas bon qu’un groupe ou un autre soit éternelle-
ment soustrait, serait-ce par les horreurs non pareilles qu’il a subies, à toute
critique, fussent-elles à la fois insignifiantes et légitimes. (CF1, p. 50) 7
7
Lorsque j’ai préparé les questions pour l’entretien avec Charles Porter, je n’avais pas
encore pris connaissance de ce que Renaud Camus a écrit par la suite au sujet de la
première phrase si problématique du passage que j’ai cité de la première édition de La
Campagne de France : « La première phrase, entre guillemets, du dernier paragraphe,
qui a été retiré de la réédition de juillet 2000, l’a été à juste raison car elle est en effet
malencontreuse et ne correspond pas à ma pensée, ou à mon souci, à la question que
je me pose, ou me posais. Il ne s’agit pas de savoir si “les collaborateurs juifs” du
‘Panorama’ sont “près du monopole” ou ne le sont pas , et si cela est “un peu exagéré”
ou non. Ce qu’il s’agit de savoir, ce qu’il s’agissait de savoir pour moi quand j’ai écrit
248 CHARLES A. PORTER
Si la poésie est inadmissible ou put paraître telle, après les camps de la mort,
c’est que toute parole est passée par la bouche des bourreaux. C’est que
toute idée de la beauté classique, ou toute idée classique de la beauté, fut
aussi leur idée, et aussi leur beauté. […] C’est que notre humanité – voici
l’inhabitable, pour la pensée, et ce qui la rend impensable – est la même que
la leur. […] C’est que le sens a construit les camps, aligné vers eux les voies
ferrées, trouvé la formule meurtrière des gaz, justifié l’injustifiable, et pen-
dant ce temps composé des poèmes, écrit des opéras, organisé des exposi-
tions d’art. C’est que tout sens est compromis, que toute image est souil-
lée, que toute beauté est salie, que tout être a honte de se montrer. (DF,
p. 18-19)
cela, c’est ceci : est-il ‘exagéré’, ou non, que leur nombre entraîne une telle prégnance
des sujets juifs. » (Sens, p. 384-385)
INTERVIEW 249
find them so dark that they mustn’t be talked about. Of course, that’s
not the way Renaud Camus operates. When he comes up with an idea,
he talks about it.
In going through the diary of Camus I recently got the impression that
when he gets to this kind of topic, racism, but perhaps more particu-
larly anti-Semitism, the text does become much more complicated and
difficult.
Since the Affair, or also before ? It would be interesting to check.
On the other hand, his most recent text, Syntaxe, which consists of
three talks he gave about language, is also very syntactically com-
plex ; it’s an interesting illustration of the complexity of the French
sentence. I think I know the answer to this next question, but I’ll ask
you anyway since it’s what I asked people in France : Do you agree
with the “Déclaration des hôtes-trop-nombreux-de-la-France-de-
souche” according to which certain opinions expressed by Camus in
La Campagne de France are criminal, and did your opinion change
during or after the Affair ?
I think many of the statements made in La Campagne de France are
stupid, as has been evidenced by the reaction they aroused. But to me
they are not criminal. Of course, I’m not French, I don’t understand
some of the subtleties of recent French law, and therefore, it seems to
250 CHARLES A. PORTER
He has said many nasty things about journalists, the print and elec-
tronic media, over the years. Do you think that they may have played
a role in the Affair ?
Absolutely, and so did he at the time. I remember when he got off the
train in New Haven for the upcoming conference, I said to him, “I
imagine this has a lot to do with the fact that you’ve been so critical of
journalists for so long.” And he replied, “Yes, of course.”
Among the interviews that I have done, and I’ve done over twenty,
only three people, including yourself, have answered that, yes, homo-
phobia did play a role. Do you have any comment on that ?
Well, if your interviewees were or remain hostile to Renaud Camus –
those people would think it’s important that homophobia has nothing
to do with it. For people who are well disposed to him, they may have
agreed with the opinion I had at the time but have since come to mod-
ify – I guess I have become more conscious of the insidious force of
homophobia as I read more and think more about it and have become
better acquainted with the field of gay and lesbian studies. It’s become
clear to me how pervasive homophobia is, in so many kinds of forms.
I get the impression that people were sort of tired at this point.
I think many people were. I also think, however, if I remember cor-
rectly a message I got a number of years ago shortly after Du sens ap-
peared, from Jan Baetens, that there was a large assembly in Paris in
which Alain Finkielkraut, Renaud Camus’s defender in reference to
the whole Affair and Du sens in particular spoke ; there were also, I
believe, people representing some of the opposition from Le Monde.
I’m not sure I’m remembering correctly. But according to Jan, the
252 CHARLES A. PORTER
general feeling at the meeting on all sides was great support for
Renaud Camus and a great lack of condemnation.
And what do you think about the period of time between the publica-
tion and today in regards to people’s opinions about Camus and his
books ?
I don’t really know the answer to that. I wish I did, but I don’t really
pay enough attention to French public opinion, and I’m not there often
enough.
8
Frédéric Martel, Le Rose et le Noir : les homosexuels en France depuis 1968, Paris,
Seuil, [1996], 2000.
INTERVIEW 253
voice even in that community, much less any place else. Whether he
will ever find what I believe to be his due, I have no idea.
One of the things that Martel takes Camus to task for is not taking up
the fight against AIDS.
Certainly. There are two reasons why Camus is unpopular in the
French gay community. One is that he never was an activist and in-
deed had little to do with the activists. The second was that he was not
interested in his own homosexuality in a way that was at all political.
Do you have any other comments about Renaud Camus, the Affair, or
this interview that you would like to record ?
Not that I can think of now, because as usual I’m not that good at
coming up with unprovoked comments. I’ve enjoyed this interview
and I hated the Affaire Camus.
Interview
Bruno Chaouat
University of Minnesota
Décembre 2005
avec les anti-antisémites patentés, avec ceux que je ne sais plus qui
appela les « professionnels de l’indignation ». Or, ici, anti-antisémites
patentés, les signataires le sont. Des philosémites indubitables, au-delà
de tout soupçon… Certains sont d’ailleurs juifs, donc, me dis-je à
l’époque, insoupçonnables. Et puis, les paroles de Camus sont inad-
missibles, elles tombent en tout cas sous le coup de ce qui est morale-
ment inadmissible. Tout y est : le juif-pas-vraiment-français malgré sa
naissance et sa nationalité, la prononciation inappropriée des noms
français par les juifs, l’étrangeté inhérente et insurmontable des juifs
et des enfants d’immigrés à la culture française en dépit des études et
du nivellement socioculturel que l’école publique est censée opérer.
Pire : le lobby juif, la puissance juive, l’entraide juive, le nombre de
juifs dans les média, etc. Donc, ces paroles, ou ces mauvaises pensées,
à l’époque, me paraissent indéfendables. Les expliquer, ou, pire, les
excuser, c’est les justifier ou les embrasser. Les justifier, c’est assumer
un antisémitisme à la française, l’antisémitisme discret de la bourgeoi-
sie, un antisémitisme qui s’exprime du bout des lèvres, dans un geste,
ou dans un regard, sans aucune violence ni haine, mais dans le mépris,
ce qui est peut-être pire. En un mot : le contraire de l’antisémitisme
vulgaire ou populaire. Mais il n’en reste pas moins qu’il s’agit bien de
vulgaire antisémitisme (toute une partie de l’apologie de Paul de Man
par Derrida m’a toujours paru éviter d’interroger la position de
l’adjectif vulgaire dans la locution antisémitisme vulgaire, et, aveuglé
par son amour pour Paul de Man, Derrida me semble n’avoir pas vu
que parler « d’antisémitisme vulgaire », ce n’était pas la même chose
que de stigmatiser l’antisémitisme, stigmatisation qu’eût porté
l’antéposition de l’adjectif dans la formule « le vulgaire antisémi-
tisme ». Ce que Paul de Man voulait dire, il me semble, dans son arti-
cle de jeunesse sur les juifs dans la littérature européenne, c’est qu’il
existe deux antisémitismes : l’un, vulgaire ; l’autre, distingué. Eh bien,
celui de Renaud Camus m’apparut d’emblée comme un antisémitisme
distingué, un antisémitisme chic. Mais passons, bien qu’on eût aimé
que Derrida fît preuve de la même circonspection, de la même géné-
reuse patience dans l’affaire Camus que dans l’affaire Paul de Man, et
je referme la parenthèse) 1.
1
Voir pour les citations de l’article de jeunesse de Paul de Man et la glose de Jacques
Derrida, Mémoires pour Paul de Man, Paris, Galilée, 1988.
258 BRUNO CHAOUAT
Quel rôle est-ce que vos interventions ont joué dans l’affaire Camus ?
INTERVIEW 259
En quoi il m’arrive d’être irrité par certains juifs : – en ceci que j’éprouve,
de toutes mes fibres, un amour passionné pour l’expérience française telle
qu’elle fut vécue pendant une quinzaine de siècles par le peuple français sur
le sol de France ; et pour la culture et la civilisation qui en sont résultées. Et
que par voie de conséquence il m’agace et m’attriste de voir et d’entendre
cette expérience, cette culture et cette civilisation avoir pour principaux
porte-parole et organes d’expression, dans de très nombreux cas, une majo-
rité de juifs, Français de première ou de seconde génération bien souvent,
qui ne participent pas directement de cette expérience, qui plus d’une fois en
maltraitent les noms propres, et qui expriment cette culture et cette civilisa-
tion – même si c’est très savamment – d’une façon qui lui est extérieure,
semblable à ces commentaires musicaux traduits et retraduits qu’on lit dans
les livres d’accompagnement des disques. (CF1, p. 329 ; cf. Sens, p. 487 et
seq.)
Si la poésie est inadmissible ou put paraître telle, après les camps de la mort,
c’est que toute parole est passée par la bouche des bourreaux. C’est que
toute idée de la beauté classique, ou toute idée classique de la beauté, fut
aussi leur idée, et aussi leur beauté. […] C’est que le sens a construit les
260 BRUNO CHAOUAT
camps, aligné vers eux les voies ferrées, trouvé la formule meurtrière des
gaz, justifié l’injustifiable, et pendant ce temps composé des poèmes, écrit
des opéras, organisé des expositions d’art. C’est que tout sens est compro-
mis, que toute image est souillée, que toute beauté est salie, que tout être a
honte de se montrer. (DF, p. 18-19)
2
Michaël Prazan, L’Ecriture génocidaire : l’antisémitisme en style et en discours, de
l’affaire Dreyfus au 11 septembre 2001, Paris, Calmann-Lévy, 2005.
INTERVIEW 261
L’idée est la suivante : il n’est de bon juif que mort. Mais attention :
ce n’est pas, c’est loin d’être une sentence, un arrêt de mort de plus,
contre Renaud Camus. Je ne crois pas que Camus en reste à cette cari-
cature du philo-antisémitisme post-Auschwitz européen, car, j’y re-
viendrai, il est aussi un grand défenseur des juifs vivants (Israël) 4. Et
là encore, les raisons profondes de son pro-israélisme sont extrême-
ment ambiguës (obsession de l’origine, du droit du premier occupant,
3
Shmuel Trigano, Les frontières d’Auschwitz : les ravages du devoir de mémoire, Pa-
ris, Librairie générale française, coll. « Biblio essais », 2005, p. 47.
4
Je pense notamment à l’éditorial du 24 octobre 2003, intitulé « Cratyle à Jérusa-
lem », site du Parti de l’In-nocence, www.in-nocence.org.
262 BRUNO CHAOUAT
5
Je pense notamment à l’éditorial du 24 octobre 2003, intitulé « Cratyle à Jérusa-
lem », site du Parti de l’In-nocence, www.in-nocence.org.
6
Soazig Aaron, Le Non de Klara, Paris, Pocket, 2004.
INTERVIEW 263
Pensez-vous que le fait que Renaud Camus dise beaucoup de mal des
journalistes dans ses livres et en particulier dans La Campagne de
France ait eu une influence sur l’affaire Camus ?
Je n’en suis pas du tout convaincu. Je crois que la réaction à certaines
phrases de La Campagne de France fut sincère et non corporatiste, ce
qui ne la justifie pas. Mais qu’on réduise la réaction à une solidarité
professionnelle me paraît de mauvaise foi. Sollers n’est pas un journa-
liste, ni Derrida, ni Lanzmann, et encore moins Vidal-Naquet ! Donc,
je crois que c’est une manière de se débarrasser de la complexité de
l’affaire Camus, de prétendre qu’il s’agit d’un accident, d’un achar-
nement sur un écrivain, faute de meilleur sujet d’actualité, etc. Non, je
crois vraiment que les phrases de Camus ont touché un point très sen-
sible dans l’intelligentsia juive ou philosémite française, pour des rai-
sons historiques et culturelles complexes. Et puis, dire que c’est une
réaction corporatiste, c’est entériner la thèse de la solidarité juive ou
communautaire, et présumer donc que les propos de Camus sur ce
point sont justifiés. C’est dire : si les journalistes se sont acharnés
contre Camus, c’est parce que les juifs se tiennent tous ! C’est donc
une explication irrecevable et qui ne correspond à aucune réalité puis-
que, répétons-le, Lanzmann n’est pas plus un journaliste que Finkiel-
kraut, qui, lui, n’a pas signé la pétition et s’est rangé aux côtés de Ca-
mus. Tout ce que l’on peut dire, c’est que des juifs et des non-juifs cé-
lèbres, hommes et femmes de lettres, ont réagi vivement à des propos
qu’ils jugeaient antisémites et racistes. Ils ont, je crois, eu tort, mais ils
n’ont en rien répondu à une solidarité tribale – qu’il s’agisse de la tri-
bu des journalistes ou des juifs !
Ce qu’on peut également dire, si l’on veut être sarcastique, c’est
qu’ils se sont projetés un siècle en arrière, se sont imaginés en Dreyfu-
sards, de même que les révolutionnaires de Mai s’imaginaient de vrais
révolutionnaires. Peut-être peut-on se risquer à dire qu’ils ont réagi en
fonction de l’image qu’ils avaient de l’intellectuel, depuis l’affaire
Dreyfus, et qu’ils ont halluciné, en Renaud Camus, un ennemi des li-
bertés et de la République, un fasciste, liberticide, etc. – la fameuse
INTERVIEW 265
Pensez-vous que le fait que Renaud Camus soit homosexuel ait joué
un rôle dans l’affaire Camus ?
Question épineuse. Je ne soupçonne pas les anti-camusards
d’homophobie, bien que… Il n’est pas absolument impossible que
l’acharnement contre l’écrivain soit le retour du refoulé homophobi-
que de la classe idéo-médiatique. Il faudrait voir si n’a pas joué ce que
Jean-Michel Chaumont a appelé la « concurrence des victimes »8, qui
caractérise si bien notre époque et notre culte de la victime. Ma pre-
mière réaction, au début de l’Affaire : comment un homosexuel pour-
rait-il être antisémite ? Comment une victime de la discrimination
pourrait-elle faire de la discrimination ? C’était ma naïveté années 80-
90 : tous les opprimés sont bons et généreux. Un membre d’un groupe
minoritaire ne peut pas opprimer un membre d’un autre groupe mino-
ritaire. Il y a solidarité révolutionnaire entre les opprimés. Bon, j’y
croyais, à l’époque, j’avais été bercé de la bien-pensance des années
Mitterrand, de l’idéologie antiraciste bébête…
L’affaire Camus, d’une certaine façon, joua pour moi le rôle d’un
déniaisage idéologique. Donc, homophobie contre antisémitisme. Je
n’imagine pas un seul instant Derrida homophobe, et on ne peut que
spéculer, car il n’y pas le moindre indice matériel d’homophobie chez
les signataires de la pétition. Quant à un antisémitisme de Renaud
Camus lié à son homosexualité, je ne le crois pas non plus. Camus vit
son homosexualité de façon affirmative, nietzschéenne, jamais dans le
ressentiment. Donc, cela ne marche pas. Chez Hocquenghem, oui, ou,
à sa manière bien sûr, Genet. Mais pas chez Camus.
7
« La France grégaire », Le Monde, 6 juin 2000.
8
Jean-Michel Chaumont, La Concurrence des victimes, Paris, La Découverte, 2002.
266 BRUNO CHAOUAT
Camus vous cite plusieurs fois. Pouvez-vous lister les textes et les ré-
férences ou vous avez été cité car j’ai l’impression qu’il y a des cita-
tions « invisibles » ? Êtes-vous satisfait de la façon dont vous avez été
cité ?
9
Bruno Chaouat, « Noli me legere : Renaud Camus et le livre étoilé », Revue des
sciences humaines, n°266-267, avril-septembre 2002, p. 105-123.
INTERVIEW 269
10
Voir Chaouat, op. cit., p. 112.
270 BRUNO CHAOUAT
11
Jacques Derrida et Élisabeth Roudinesco, De quoi demain ? Dialogue, Paris,
Fayard, 2001. J’admets que le dialogue a lieu avant le 11 septembre 2001, mais pour
un titre aussi visionnaire, la prophétie reste très insuffisante.
12
Voir Chaouat, op. cit., p. 116.
INTERVIEW 271
13
Voir Chaouat, op. cit., p. 117-119, note 29.
14
François Lyotard, Heidegger et “les juifs”, Paris, Galilée, 1988.
15
Dans Bref séjour à Jérusalem, Paris, Gallimard, coll. « L’Infini », 2003.
272 BRUNO CHAOUAT
16
Les Penchants criminels de l’Europe démocratique, Paris, Verdier, coll. « Le Sémi-
naire de Jérusalem », 2003, mais aussi Charles Melman, L’Homme sans gravité, Paris,
Denoël, 2002.
17
Notamment La Démission de la République : juifs et musulmans en France, Paris,
PUF, coll. « Intervention philosophique », 2003.
Interview
Alain Finkielkraut
École Polytechnique
1
Alain Finkielkraut, « La France grégaire », Le Monde, 6 juin 2000.
2
Alain Finkielkraut, « J’avoue tout », Le Monde, 7 juillet 2000.
3
Alexis Lacroix, « L’esprit réduit à l’état de gramophone », Interview avec Alain
Finkielkraut, Le Figaro, 26 septembre 2000, p. 16.
4
Séverine Nikel, « Israël, la République et la Shoah », Entretien avec Alain Finkiel-
kraut, Les Collections de l’Histoire, n°10, janvier 2001, p. 106-109.
5
Maurice T. Maschino, « Les nouveaux réactionnaires », Le Monde diplomatique, oc-
tobre 2002.
6
Alain Finkielkraut, Bernard-Henri Lévy, Benny Lévy, « La mémoire, l’oubli, la soli-
tude d’Israël », Grand débat du 14 février 2001, Les Cahiers d’Études, n°1, partie 3,
14 février 2001.
274 ALAIN FINKIELKRAUT
J’ai des questions que j’ai basées sur ces articles. D’abord, « J’avoue
tout, » l’article ironique. J’aimerais vous demander quelles ont été les
réactions dans les milieux intellectuels à cet article hautement ironi-
que.
C’était tout de même une époque où j’étais très minoritaire. Peut-être
ai-je marqué des points en mettant des rieurs de mon côté. Mais c’est
tout ce que je peux dire.
7
Alain Finkielkraut, L’Imparfait du présent. Pièces brèves, Paris, Gallimard, 2002.
8
Renaud Camus, Emmanuel Carrère et Alain Finkielkraut, L’Étrangèreté, Paris, Tri-
corne, coll. « Répliques », 2003.
INTERVIEW 275
Il est beau.
Je crois que c’est un très beau Journal. Je le comprends. Il m’avait fait
état au téléphone de ce projet [de me dédier L’Inauguration de la salle
des Vents], j’étais évidemment extrêmement honoré. Il m’a dit : « Est-
ce que cela vous gênerait ? » Non, pas du tout, mais je reçois le livre
et je ne comprends pas. Je suis tétanisé par ma propre incompréhen-
sion et je ne sais pas quoi faire. Et il est vrai que j’ai reçu peu après le
livre dédié à Charlotte [Vie du chien Horla] et là, je lui ai envoyé une
carte très affectueuse. Je ne savais pas quoi dire du roman et je ne sa-
vais pas comment lui dire que je ne savais pas quoi dire. C’est une at-
titude que je pourrais me reprocher. Je pense en effet qu’il a raison.
276 ALAIN FINKIELKRAUT
J’aurais pu lui écrire, je n’aurais pas dû laisser les choses dans le si-
lence, mais d’un autre côté, il y a quelques scènes de notre vie, ma
famille et moi et qui m’ont mis hors de moi. Mis à part ces petits
froissements, je n’ai jamais regretté d’avoir défendu Renaud Camus
parce que c’est un grand écrivain et qu’il était innocent du “crime”
qu’on lui reprochait.
9
Alain Finkielkraut, Le Juif imaginaire, Paris, Seuil, coll. « Points Essais », 1983.
INTERVIEW 277
10
Henry Rousso, Le Syndrome de Vichy 1944-198..., Paris, Seuil, coll. « XXe siècle »,
1987.
278 ALAIN FINKIELKRAUT
choisir une mise en forme plus exigeante. Mais pour ce qui est de la
gestion même de l’Affaire, il a été impeccable, très courageux, es-
sayant de s’expliquer sans jamais fuir. Il y a un problème parce qu’il
dit : « Je ne veux pas toujours me présenter sous le visage le plus ave-
nant », mais d’un autre côté il assume toutes les phrases qu’il a écrites,
certes en les replaçant dans leur contexte, mais il n’y en a aucune dont
on puisse dire : « Ça, c’est un Renaud Camus débile qui n’a rien à voir
avec moi. ». Je pense qu’il y a des choses en lui qui méritent un peu
d’approfondissement.
rait-il dû écrire autre chose, parce qu’il ne savait pas d’emblée ce qu’il
en pense. Les phrases du Journal sont beaucoup moins scandaleuses
qu’on ne le dit ; elles ne sont évidemment pas des « opinions criminel-
les », mais ne poussent pas la réflexion assez loin. En tout cas, il est
absurde de l’accuser d’antisémitisme, cette accusation étant la plus
terrible de toutes, son maniement demande beaucoup de précautions.
Si Renaud Camus a été un peu désinvolte, ses procureurs l’ont été
bien plus que lui.
Il se pose la question.
Il se pose la question, il émet une réponse négative. Mais je crois qu’il
aurait pu, dans un ouvrage où il se serait donné le temps de la ré-
flexion, décrire son exaspération devant le caractère tendancieux de
certaines émissions de France Culture où des juifs étaient en majorité
et même en extrême majorité. Il aurait dû aller patiemment à la re-
cherche de la vérité ; et à cette patience il fallait allier le tact. Si on ne
combat pas le politiquement correct avec tact, on le renforce. Il l’a
renforcé, pas complètement, mais effectivement, ça s’est ce qui dans
un premier temps s’est produit.
Vous connaissez le texte de Camus sur Anni Albers, Six Prayers dans
Nightsound. Est-ce que vous avez vu l’œuvre ?
Non.
Je suis allé la voir. Elle n’est pas exposée. J’ai dû prendre rendez-
vous. C’est très beau. C’est de l’écriture par le tissage. On n’a jamais
parlé de ce texte de Camus sur l’œuvre d’Anni Albers, alors que le li-
vre est sorti en pleine Affaire.
Oui, mais c’est la tragédie de Renaud Camus. C’est qu’il a été attaqué,
piétiné par les gens qui n’avaient pas lu son œuvre, qui ne s’en sou-
cient pas. Je l’ai dit tout de suite : « Si au moins vous aviez émis un
regret, si vous vous étiez dit : “Voilà, un grand écrivain se fourvoie”,
je ne vous aurais pas répondu sur ce ton. Je vous aurais dit : “Non, il
ne s’est pas fourvoyé, vous ne l’avez pas compris,” etc. » Mais pas du
tout. Ils ne l’avaient pas lu. Si ce ne pouvait être qu’un écrivain mé-
diocre – et je me souviens avec horreur d’une émission à la télévision
où Sollers et Bernard-Henri Lévy l’ont piétiné en le disant « au-
dessous du médiocre », alors que Sollers, quelques années auparavant
INTERVIEW 281
avait supplié Camus d’écrire dans sa revue. Il est victime d’une double
indifférence : indifférence à l’égard de la littérature, indifférence à
l’égard de la peinture. La culture, à l’âge du culturel, n’intéresse plus
personne, pas même les écrivains.
Dans L’Imparfait du présent, vous avez parlé des enfants et des petits-
enfants de la génération de Vichy qui voulaient racheter la couardise
ou la forfaiture de leurs pères. Je me demande si les accusateurs de
Renaud Camus seraient tombés dans le même schéma de la dénoncia-
tion et de l’instinct de la horde primitive qui s’acharne contre un indi-
vidu stigmatisé pour une raison quelconque. C’est-à-dire en accusant
Camus, est-ce qu’ils ont reproduit le schéma de leurs parents ?
Je ne sais pas. Ce n’est pas toujours les pères et les grands-pères. C’est
toujours cette idée de compenser, de répondre à la faillite historique de
la France dans les années 1930 par une vigilance antifasciste absolu-
ment irréprochable. Et cela rappelle cette phrase admirable de Charles
Péguy : « Être en avance, être en retard, quelles inexactitudes. Être à
l’heure, c’est l’exactitude. ». L’affaire Camus révèle la profonde im-
moralité de l’inexactitude. L’élite antifaciste ne regarde pas sa montre.
11
« Déclaration des hôtes-trop-nombreux-de-la-France-de-souche », Le Monde, 25
mai 2000.
282 ALAIN FINKIELKRAUT
raît, et pourtant selon le point de vue légal, ce n’est pas le mot juste. À
la limite, c’était un délit.
Non, l’idée d’« opinions criminelles » est absolument délirante. Non
seulement on a dit que Renaud Camus était maurassien, mais là,
l’accusation est plus grave. On a nazifié Renaud Camus. On a vu en
lui une sorte de Hitler au petit pied et cela justifiait tous les excès de
langage. Et ce qui est très grave, c’est qu’en plus, cette pétition était
pleine d’approximations. Il s’agissait de citations fausses, tronquées.
Je comprends l’amertume de Renaud Camus et sa stupeur à voir le
nom de Derrida, qui s’est fait connaître pour être un lecteur très minu-
tieux et très exact, et quand on voit les extraordinaires trésors
d’intelligence qu’il a mobilisés pour défendre Paul de Man, on est ab-
solument atterré. De Man a vraiment trempé dans la collaboration.
Ceci mérite notre attention : voici quelqu’un qui n’a jamais rien fait de
mal et qui n’évoque pas de près ou de loin le nazisme, et il devient une
sorte de compagnon de Hitler. C’est effectivement absolument impar-
donnable, mais c’est la vigilance à la française.
Oui, pour revenir sur ce que vous avez dit tout à l’heure. Vous avez
parlé d’un entretien avec Sollers et Bernard-Henri Lévy où ils ont
conclu que Camus était médiocre ou au-dessous du médiocre. Mais
normalement on ne fait pas une affaire sur un écrivain médiocre. Il y
a quelque chose de paradoxal. Il doit y avoir beaucoup de mauvais
écrivains antisémites en France.
Non, pas tellement. C’est-à-dire que l’antisémitisme a complètement
disparu des discours courants. Dans le passé, peut-être, mais pas main-
tenant.
12
Bernard Comment, « Renaud Camus, pétainiste attardé », Le Monde, 27 avril 2000.
284 ALAIN FINKIELKRAUT
Carnavalesque.
Oui, c’est ça. Pas au sens d’un renversement mais au sens du plaisir à
combattre en toute quiétude la bête immonde.
En quoi il m’arrive d’être irrité par certains juifs : – en ceci que j’éprouve,
de tous mes fibres, un amour passionné pour l’expérience française telle
qu’elle fut vécu pendant une quinzaine de siècles par le peuple français sur
le sol de France ; et pour la culture et la civilisation qui en sont résultées. Et
que par voie de conséquence il m’agace et m’attriste de voir et d’entendre
cette expérience, cette culture et cette civilisation avoir pour principaux
porte-parole et organes d’expression, dans de très nombreux cas, une majo-
rité de juifs, Français de première ou de seconde génération bien souvent,
qui ne participent pas directement de cette expérience, qui plus d’une fois en
maltraitent les noms propres, et qui expriment cette culture et cette civilisa-
tion – même si c’est très savamment – d’une façon qui lui est extérieure,
semblable à ces commentaires musicaux traduits et retraduits qu’on lit dans
les livres d’accompagnement des disques. (CF1, p. 329 ; cf. Sens, p. 487 et
seq.)
Si la poésie est inadmissible ou put paraître telle, après les camps de la mort,
c’est que toute parole est passée par la bouche des bourreaux. C’est que
toute idée de la beauté classique, ou toute idée classique de la beauté, fut
aussi leur idée, et aussi leur beauté. […] C’est que notre humanité – voici
l’inhabitable, pour la pensée, et ce qui la rend impensable – est la même que
la leur. […] C’est que le sens a construit les camps, aligné vers eux les voies
ferrées, trouvé la formule meurtrière des gaz, justifié l’injustifiable, et pen-
dant ce temps composé des poèmes, écrit des opéras, organisé des exposi-
tions d’art. C’est que tout sens est compromis, que toute image est souil-
lée, que toute beauté est salie, que toute être a honte de se montrer. (DF,
p. 18-19)
286 ALAIN FINKIELKRAUT
qui est très difficile à prononcer pour les Français. Maintenant les gens
s’y sont habitués. C’est un effet heureux de la notoriété, mais ayant
souffert des prononciations involontairement ou délibérément fauti-
ves, je n’ai pas pour habitude de maltraiter les noms propres des au-
tres. Je trouve que son agacement tombe à plat, et justement, ruine une
idée juste qui méritait d’être fouillée en dépit des protestations du po-
litiquement correct. Il a raison de s’interroger sur ce que c’est d’être
français.
Camus dit beaucoup de mal des journalistes dans ses livres et en par-
ticulier dans La Campagne de France. Est-ce que vous pensez que cela
ait joué dans l’Affaire ?
Oui, cela a joué dans l’Affaire dans la mesure où Renaud Camus est
un homme très isolé, qui n’a jamais pensé stratégiquement. Il n’a ja-
mais écrit pour flatter qui que ce soit. Il ne s’est jamais ménagé des
complicités parce que si tel avait été le cas, il aurait pu briser
l’unanimisme, il aurait pu avoir des gens ici ou là des gens qui le dé-
fendent un peu. Or il n’a eu absolument personne. Les gens qui le dé-
fendaient étaient ses lecteurs, ses amis, mais aucun d’entre eux n’avait
la moindre position dans les médias. Il n’avait pas de relais qui aurait
pu au Figaro, au Monde, dire : « Laissez-le parler. » Je pense que le
destin de l’article qu’il avait envoyé est très révélateur. Plenel a pu
dire que Renaud Camus avait dépassé la ligne jaune, ce qui est tout à
fait extraordinaire. Il a dépassé la ligne jaune quand il a dit qu’il fallait
définir l’antisémitisme. C’est d’autant plus incroyable qu’Edwy Plenel
n’a rien trouvé à redire quant à l’article de Tariq Ramadan qui faisait
non seulement une liste des intellectuels juifs ayant basculé dans le
communautarisme, mais qui accusait les juifs de forger la politique
mondiale : Paul Wolfovitz était défini à la fois comme « sioniste no-
toire » et comme l’architecte de la guerre en Irak. Donc il y a une
double accusation dans cette lettre : (1) les juifs se rétractent, se re-
plient sur eux-mêmes ; (2) les juifs se répandent, les juifs se dilatent
puisqu’ils façonnent la politique mondiale. L’accusation qui est le
propre de l’antisémitisme, c’est la gymnastique juive : rétraction et di-
latation. Plenel n’a pas publié l’article de Ramadan, et certains ont cru
que c’était une sorte de censure et certains même s’apprêtaient à félici-
INTERVIEW 289
Après ils ont publié une conférence qu’il avait faite à la Sorbonne.
C’est très étrange. Je n’ai pas compris, lui-même n’a pas compris, ce
qui voudrait dire quand-même qu’il doit y avoir des gens dans le
Journal qui ont été agacés. Et cela peut-être Michel Tacschmann et
d’autres qui ont trouvé la réaction du Monde démesurée. Josyane Sa-
vigneau s’est tellement avancée, elle ne peut plus reculer.
Est-ce que vous pensez que le fait que Renaud Camus soit homosexuel
ait joué dans l’Affaire ?
Non. Il aurait pu jouer en sa faveur. Il n’a pas joué en sa faveur parce
que c’est un homosexuel en cela admirable qu’il ne fait partie d’aucun
réseau gay de la vie intellectuelle française. Renaud Camus est un
grand solitaire. Au contraire, les homosexuels se sont pour la plupart
déchaînés contre lui. Il n’a même pas eu de solidarité homosexuelle.