LES

HORS
SÉRIE
DE
L E S HORS-S É RIE DE L’ OB S N °1 13 - L E MONDE F OU DE S H Y P ER - RICHE S

LE MONDE FOU DES

HYPER-RICHES
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SORTIR DE LA FASCINATION
Par ÉRIC AESCHIMANN et PASCAL RICHÉ
L
es fortunes accumulées
par les hyper-riches sont-
elles légitimes ? Utiles à la
société ? Ou bien iniques
et toxiques ? Avec l’envo-
lée des cours de Bourse, la
discussion s’est enflammée. La menace
climatique rend obscènes leurs jets, leurs
yachts et leurs villas au luxe écrasant. Le
thème des « profiteurs de crises » (Covid,
Ukraine, pénuries…) électrise le débat
public. Les travaux des économistes sur
les inégalités, à commencer par ceux de
Thomas Piketty, nourrissent les argu-
mentaires. La multiplication des success
stories financières ne réjouit plus per-
sonne, même dans la presse économique.
Comment tolérer que les dix Français les
plus nantis se soient enrichis, à eux seuls,
de 189 milliards d’euros ces deux dernières
années – soit « l’équivalent de deux ans de
factures de gaz, d’électricité et de carburant
des Français·es », précise Oxfam ?
Tout au long de son histoire, l’Occident
a été le théâtre du combat entre la grande
richesse et ceux qui tentent de la contenir.
Ces derniers ont remporté des victoires,
en témoigne l’exceptionnelle parenthèse
qui, de la fin de la guerre de 14-18 jusqu’aux
années 1970, a vu la part des grandes for-
tunes dans l’ensemble du patrimoine
refluer. En général, le match s’est déroulé
sur le terrain de la justice – c’est à ce titre
que l’on a supprimé l’esclavage et créé l’im-
pôt sur le revenu. A quoi les libéraux, qui
soupçonnent toujours la morale d’être
un faux-nez de la jalousie, répondent en
appelant à faire preuve de pragmatisme :
« Il vaut mieux combattre la pauvreté que
la richesse. » Certes. Pourtant, au nom du
LOÏC SÉCHERESSE POUR « L’OBS »
même pragmatisme, nombre de cher-
cheurs arrivent à une conclusion inverse :
l’excès de richesse est un problème, car elle
fabrique de la souffrance sociale.
L’économiste Lucas Chancel et les
épidémiologues Richard Wilkinson et
Kate Pickett livrent plusieurs arguments
ÉDI T O
pour étayer cette critique « rationnelle » :
1) l’hyper-richesse détourne des ressources
qui pourraient être employées pour finan-
cer les services publics ou la transition
énergétique ; 2) elle détricote le tissu
social, et les sociétés inégalitaires sont les
moins agréables à vivre, même pour les
riches ; 3) contrairement à une idée reçue,
elle ne motive pas les travailleurs mais
les décourage ; 4) cherchant à placer des
alliés au pouvoir, à influencer les déci-
sions, à contrôler l’information, elle érode
la démocratie… Se pose enfin la question
de la dynamique de l’hyper-richesse.
Jusqu’où la concentration de la propriété
(des immeubles, des entreprises, des don-
nées, des inventions, du vivant…) ira-t-elle
sans transformer les humains en serfs ?
Plutarque constatait déjà que, à la diffé-
rence de la soif ou de la faim, la cupidité ne
s’arrête pas avec la satiété.
D’un point de vue historique, les deux
façons de stopper l’enrichissement
extrême sont la violence (guerres, crises)
ou la loi. Personne ne souhaite la première ;
le recours à la seconde, en revanche, s’im-
pose. Les mesures à prendre sont connues,
mais doivent être préparées par une meil-
leure connaissance du phénomène, des
descriptions plus fines des hyper-riches,
de leur patrimoine et de ce qu’ils doivent
aux autres. Ce dernier point est crucial :
si « génial » soit-on, faire fortune serait
impossible s’il n’existait pas des labora-
toires de recherche pour imaginer
les nouveaux produits, des écoles
et universités pour former les sala-
riés, des infrastructures pour faire
circuler les marchandises.
Il est temps d’en finir avec la
légende du self-made-man semi-
divin, de sortir de la fascination, de
démythifier nos hyper-riches.
De les faire, pour reprendre
l’expression du philosophe
Bruno Latour, « revenir
sur terre ».
 1
4

DIRECTRICE DE LA RÉDACTION
CÉCILE PRIEUR
RESPONSABLE DES HORS-SÉRIE
ÉRIC AESCHIMANN
DOCUMENTATION
FLORENCE MALLERON,
GAËLLE NOUJAIM,
LISE TIANO
UNE BRÈVE HISTOIRE
RÉDACTION EN CHEF
ÉRIC AESCHIMANN, PASCAL RICHÉ
DIRECTION ARTISTIQUE
JEAN-MICHEL ROBINET
PHOTOGRAVURE
VÉRONIQUE BELLUZ, MILOUD
BENTEBRIA, JEAN-LUC CHYZY
FABRICATION
DU GOTHA
SECRÉTARIAT DE RÉDACTION
PAULINE CHOPIN
ICONOGRAPHIE
NATHALIE COMMUNEAU,
NATHALIE MOUNIÉ
CHEMIN DE FER
P. 8
OPHELIA LAMY STÉPHANIE TERREAU
INFOGRAPHIE COMMUNICATION
MEHDI BENYEZZAR MARIE RIBER
PHOTO DE COUVERTURE ASSISTANTE DE LA RÉDACTION
CATHERINE LEDNER/GETTY IMAGES CATHERINE COIMET

3 ÉDITO
Par Eric Aeschimann et Pascal Riché

6 CHRONORAMA : DE CRÉSUS À ELON MUSK

Par Mehdi Benyezzar, Eric Aeschimann et Pascal Riché

98 ARCHIVES
Par Thierry Noisette
RABATTI & DOMINGIE/AKG-IMAGES

AVEC

P as facile de représenter les hyper-riches : soit

ils se cachent, soit ils contrôlent leur image…
Pour figurer ce que la photographie n’a pas le droit
de capter, nous avons sollicité l’illustrateur Loïc
Sécheresse. Né en 1972, il travaille pour « Psycho- 10 DU NÉOLITHIQUE AUX PATRONS DES GAFAM
logies », « Challenges » et « The Economist », et Un récit de Pascal Riché
a publié nombre de bandes dessinées, dont « Carnets
de manifs », un reportage sur 12 I. LE RICHE DANS LA CITÉ ANTIQUE
les « gilets jaunes ». Mais les
riches l’intéressent tout autant, 14 II. LE CHRISTIANISME, UN RENDEZ-VOUS MANQUÉ
comme le prouvent les dessins Diogène et le soleil d’Alexandre, par Etienne Helmer
originaux qui accompagnent Cosme de Médicis, par Isabelle Heullant-Donat
ce numéro.
19 III. LES LUMIÈRES DÉCOUVRENT LE GOÛT DU LUXE

20 IV. LE SACRE DE LA PROPRIÉTÉ

21 V. LA MARCHE (INTERROMPUE) VERS L’ÉGALITÉ

Hors-série L’OBS n° 113, février 2023 • Guillaume Grou, vendeur d’esclaves et millionnaire,
La collection Dossiers du Nouvel
Observateur est éditée par Le Nouvel par Bernard Michon
Observateur du Monde, SA à directoire Picsou, canard cupide, par Joëlle Zask
et conseil de surveillance, au capital de
13450000 euros. Rédaction : 67, avenue
Pierre-Mendès-France, 75013 Paris;
01-57-28-20-00. Fondateur : Jean Daniel
• Présidente du directoire, directrice
de la publication : Julie Joly •
Impression : Maury • Printed in France •
Commission paritaire : 0120 C 85929 •
Dépôt légal : à parution •
ISSN : 2491-9462 • Ventes au numéro :
Sabine Gude (van@nouvelobs.com et
numéro vert réassort 08-05-05-01-47) •
Les titres sont de la rédaction •

Ce magazine est imprimé chez Maury, imprimeur certifié PEFC, sur

papier issu de forêts gérées durablement. Origine du papier Finlande.
Taux de fibre recyclée 0 % Eutrophisation Ptot 0,011 kg/tonne.
Ouvrage imprimé à 100 % avec des encres conformes
à la norme « Blue Angel ».
 2 3
SOMM A IRE

BIENVENUE LE PROCÈS
AU CLUB DE LA RICHESSE
P. 26 P. 66
LAUREN GREENFIELD / INSTITUTE

Q. SAKAMAKI / REDUX / REA

28 TICKET D’ENTRÉE : 30 MILLIONS D’EUROS 68 À QUOI SERVENT-ILS DONC ?

Par Eric Aeschimann Débat entre Jean-Marc Daniel et Thomas Porcher, par Pascal Riché

32 LES 7 FAMILLES D’HYPER-RICHES 74 “UN EFFET DU CAPITALISME DE RENTE”

Par Baptiste Legrand, Boris Manenti, Dominique Nora, Claude Soula Entretien avec Philippe Eskenazy, par Pascal Riché

40 COMMENT J’AI FAIT PARLER LES RICHES (ENFIN, QUELQUES-UNS) 76 L’ABUS D’ARGENT NUIT GRAVEMENT À L’ALTRUISME
Par David Le Bailly Par Véronique Radier

44 “VOS DÉSIRS SONT DES ORDRES” 78 “ILS SE PENSENT INTOUCHABLES”

Par Agathe Ranc et Dorane Vignando Entretien avec Eva Joly, par Matthieu Aron

50 LES SUPER-YACHTS, FORTUNES FLOTTANTES 81 LA TENTATION PLOUTOCRATIQUE

Entretien avec Grégory Salle, par Sébastien Billard Entretien avec Julia Cagé, par Eric Aeschimann

52 L’ART DES VAINQUEURS 84 FLAMBEURS DE PLANÈTE

Par Julien Bordier Par Eric Aeschimann

54 DU FRIC À MIAMI 86 LES NOUVEAUX SALAUDS DU GRAND ÉCRAN

Par Sarah Halifa-Legrand Par Thierry Noisette et Arnaud Sagnard

58 PORTFOLIO : DUBAÏ, PARADIS ARTIFICIEL 88 ELON MUSK SUR MARS, UNE MÉDITATION PHILOSOPHIQUE
Par Nick Hannes Entretien avec Michaël Fœssel, par Eric Aeschimann

91 “IL FAUT DÉSACRALISER LA PROPRIÉTÉ PRIVÉE”

Entretien avec Thomas Piketty, par Eric Aeschimann et Pascal Riché

96 POURQUOI TANT DE HAINE ?

Par Sylvain Courage
 6
1903
1916
L’Américaine Elizabeth
Magie invente
1889
John D. Rockefeller, le « Landlord’s Game » Andrew Carnegie,
magnat du pétrole, (futur Monopoly) un ouvrier ayant bâti
premier milliardaire un empire industriel,
en dollars publie « l’Evangile
de la richesse »
1936
Dans sa « Théorie
générale de l’emploi »,
Keynes propose Vers 380 av. J.-C.
« l’euthanasie
« Quand la richesse et les riches
du rentier »
sont honorés dans une cité,
71 av. J.-C. la vertu et les hommes vertueux
1944 Crassus, l’homme y sont tenus en moindre estime » VIe av. J.-C.
Le taux supérieur le plus riche de (Platon, « la République »)
l’histoire de Rome, Crésus, roi de Lydie,
de l’impôt sur enrichi grâce aux
le revenu aux écrase la révolte
de Spartacus sables aurifères de
Etats-Unis atteint la rivière Pactole
son plus haut
sommet
historique :
94 % 1093
Mort du Breton
conquérant Alan

DE CRÉSUS
Rufus (Alain
le Roux), l’homme
1947 le plus riche
de toute l’histoire

À ELON MUSK
Apparition de l’Angleterre
du personnage
de Picsou

1324
Mansa Musa,
empereur En 31 dates, l’histoire
du Mali, se rend
en pèlerinage à des riches et leur place dans
La Mecque avec les sociétés humaines
une suite de
60 000 hommes depuis vingt-cinq siècles
et 10 tonnes d’or

1976
« Le Jouet »,
de Francis Veber, 1519
avec Michel Bouquet Le richissime
et Pierre Richard banquier Jacob
Fugger fait élire
Charles Quint
à la tête du Saint-
Empire romain
germanique 1547 1661
1987 Nicolas Fouquet,
Le conquistador Juan
Le magazine surintendant du roi,
de Tolosa commence
« Forbes » publie son donne ses dernières
l’exploitation des gisements
premier classement fêtes à Vaux-le-Vicomte
d’argent mexicains
des milliardaires avant d’être arrêté

1994
Bill Gates numéro
un du classement
Par MEHDI BENYEZZAR, « Forbes » 2000
ÉRIC AESCHIMANN et PASCAL RICHÉ L’OCDE établit
la liste des paradis fiscaux
 ExploiteurGros bonnet Plein a
Magnat
ploutocrate
Propriétaire
Galetteux Capitaliste Héritier
Seigneur Gotha
Beau linge

Pété de thunes
Parvenu
Accapareur
Rupin Richard
Bling-bling Bourgeois
Nanti
Milliardaire
Tycoon Élite Friqué
1798 Millionnaire Spéculate
Le Francfortois
Possédant CrèmeBusinessman
Richissime
Mayer Amschel
Rothschild
crée des filiales
en Europe qu’il
Nabab Huppé
confie à ses fils
Rentier
Dessus du panier

InvestisseurBanquier Picsou
1789 Rich&famous
Affairiste
La propriété, « droit
inviolable et sacré ».
2023
Financier
Gratin
Elon Musk bat
Pour Robespierre, le record Guinness
la « Déclaration des droits de « la plus grande Prédateur
de l’homme » est faite perte de fortune de
« pour les riches » l’histoire » (–182 Md$ Boursicoteur
depuis 2021)

1719
Apparition du mot
« millionnaire » pour désigner 2022
les « champignons de la Il y a 2668 2010
fortune » nés de la spéculation milliardaires dans Le Mexicain Carlos
autour du système de Law. le monde Slim Helú, premier
entrepreneur d’un
pays émergent
à prendre la tête
1690 2005 du classement
Le philosophe « Il y a une guerre des classes, de « Forbes »
anglais John mais c’est ma classe, les riches,
Locke fait de la qui mène cette guerre, et nous
jouissance de ses sommes en train de la gagner »
biens un « droit (Warren Buffett)
naturel »

2020
Cristiano
Ronaldo, premier
joueur de 2014
football à devenir
Le Chinois Jack 2013
milliardaire
Dans « le Capital
en dollars Ma (Alibaba),
apparaît dans au xxie siècle », 2011
« Nous sommes
2015 le classement
de « Forbes »,
Thomas Piketty
propose un impôt les 99 % »
« Il faut des jeunes au 30e rang mondial sur (slogan d’Occupy
Français qui aient le patrimoine Wall Street)
envie de devenir
milliardaires »
(Emmanuel
Macron)
 UNE BRÈVE

DU GOTHA
HISTOIRE
RABATTI & DOMINGIE / AKG-IMAGES
 1

« Portrait
d’un inconnu
portant
une médaille
de Cosme
l’Ancien »
(1474),
de Sandro
Botticelli.
 UNE BRÈ V E HIS T OIRE

A
Varna, en Bulgarie, au bord de
la mer Noire, on a découvert
en 1972 une formidable nécro-
pole, riche d’enseignements
sur l’âge du cuivre dans les
Balkans. Parmi les quelque
300 sépultures exhumées, la
tombe no 43 est la plus specta-
culaire. Elle contient le corps
d’un homme de plus de 40 ans,
vite surnommé « le Chef » par
les archéologues. Les vête-
ments ont disparu, ne restent
que les os et l’or. Beaucoup d’or :
990 objets, plaquettes, bracelets,
une arme d’apparat, et même
un très seyant étui pénien.
Au total, 1,5 kilo de métal pré-
cieux. « C’est énorme : extraire
autant d’or d’une rivière nécessi-
tait une quantité d’énergie consi-
dérable », commente Jean-Paul
Demoule, préhistorien. « Le Chef », qui a vécu vers
4500 avant Jésus-Christ, n’est pas le plus ancien
des hyper-riches identifiés. A Sungir, en Russie, on
a retrouvé le squelette d’un homme enseveli il y a
vingt-cinq mille ans avec de nombreux bracelets,
poignards, lances. Et plus de 3500 perles en ivoire
de mammouth…
Peut-on dater la naissance de la richesse? La
question divise les archéologues et préhistoriens.
Longtemps a dominé l’idée rousseauiste d’une évolu-
tion naturelle. Pour l’auteur du « Discours sur l’origine
et les fondements de l’inégalité parmi les hommes »
(1755), les inégalités seraient apparues avec « le premier
qui, ayant enclos un terrain, s’avisa de dire : “Ceci est à
moi”, et trouva des gens assez simples pour le croire ».
A sa suite, on s’est souvent représenté une évolution
fatale. Il y aurait d’abord eu, pendant deux cent mille
ans, les chasseurs-cueilleurs, petits groupes égalitaires
de nomades; puis, lorsque se referme le dernier âge
glaciaire, la « révolution » de l’agriculture a eu lieu
(entre 12000 et 6000 avant notre ère, selon les lieux)
et, avec elle, la sédentarisation. Dans la foulée, la pro-
priété, les villes, les échanges marchands, la monnaie,
la croissance démographique, les clans, la guerre… et
par conséquent les inégalités. Elles seraient une triste
nécessité, une chute inévitable hors de l’innocence pri-
mitive, que Rousseau appelait l’« état de nature ».
Dans un ouvrage passionnant, « Au commence-
ment était… Une nouvelle histoire de l’humanité »
(Les Liens qui libèrent, 2021), l’anthropologue David
Graeber et l’archéologue David Wengrow ont secoué
cette légende jusqu’à en faire craquer les coutures. A les
lire, la préhistoire est un chaos. Elle n’a rien de linéaire.
Les groupes de camarades nomades vivant dans l’éga-
lité parfaite? Pas si simple : les découvertes archéo-
logiques en Eurasie occidentale, dans la vallée de la
Dordogne, dans celle du Don montrent qu’il y a eu dans
ces sociétés des stratifications sociales, des hiérarchies.
La révolution du néolithique? L’agriculture a mis des
millénaires à s’imposer et elle n’est même pas une étape
irréversible. A Stonehenge, par exemple, la culture des
céréales a été pratiquée pendant cinq siècles, avant
d’être interrompue vers 5000 av. J.-C., avec un retour
à la cueillette. Les premières villes? Elles ne sont pas
forcément inégalitaires, comme en témoignent les
ruines de cités de Mésopotamie, de l’Indus ou du bas-
sin de Mexico, où les habitations sont de même taille…
Jean-Paul Demoule constate tout de même que

Domination, propriété, fortune…

Selon les époques, la richesse
DEAN MOUHTAROPOULOS/GETTY IMAGES VIA AFP

a changé de forme. Mais pas sa

Reconstitution logique d’accumulation des biens,
du squelette de prestige et de pouvoir. Pascal Riché
de « l’homme
de Varna », a reconstitué cette longue saga
retrouvé en 1972
en Bulgarie,
entouré d’objets
et de bijoux en or. Par PASCAL RICHÉ
 12
des écarts de statut apparaissent clairement quand
deux conditions sont réunies : la sédentarisation et la
capacité de stockage – de poisson, par exemple.
L’histoire de la richesse n’est pas facile à conter. Le
concept de « richesse » lui-même diffère selon les
structures sociopolitiques : ici, c’est un système de
domination d’autres personnes (à commencer par
les esclaves) ; ailleurs, c’est un feuilleté de droits, de
charges, de privilèges, comme dans l’Ancien Régime ;
plus récemment, elle tourne autour de la propriété
matérielle, dans le sens absolu du terme que le
xviiie siècle lui a donné. Quels sont les points com-
muns de cette mosaïque ? On peut en discerner trois.
Le premier, c’est que la richesse sert toujours à se dis-
tinguer, à surplomber l’autre. Une histoire de pouvoir,
bien sûr, mais aussi de prestige personnel. Les objets
qui la représentent sont d’ailleurs très souvent liés au
corps : vêtements, parures, portraits… et accessoires
inutiles : dans certaines tombes de Varna, raconte Jean-
Paul Demoule, « on a trouvé des longues lames de silex,
pouvant dépasser 45 centimètres, très difficiles à réaliser.
Très fragiles, donc parfaitement inutilisables ».
Deuxième fil rouge de notre histoire : la richesse est
toujours accompagnée d’une forme de condamnation
morale, qui vise parfois la soif d’enrichissement, parfois
l’accumulation, parfois les deux. Corollaire, les ultra-
riches doivent toujours s’appuyer sur une religion ou
une idéologie pour légitimer leur pouvoir et contrer
l’accusation de parasitisme. Troisième trait commun :
quelles que soient les sociétés, des mécanismes de
défense se mettent en place contre l’ultra-richesse. Ils
sont très divers : dérision, interdiction du prêt à inté-
rêt, obligation sociale de redistribuer, loi somptuaire,
fiscalité, annulation des dettes… Ou bien, comme à
Varna, enterrement des biens précieux avec leur pos-
sesseur. Comme le relève Demoule, « les funérailles
étaient l’occasion de mettre hors circuit ces richesses ».
Le début d’un long match entre la richesse et ses
adversaires, dont nous vous proposons de revisiter
quelques épisodes…
I. LE RICHE DANS LA CITÉ ANTIQUE
La civilisation mycénienne s’est effondrée vers le
xiie siècle av. J.-C. Les palais, les fresques les parures
en or ont disparu de la circulation. Commencent les
« siècles obscurs » au cours desquels naissent les cités
grecques. Si dans des sociétés archaïques les échanges
pouvaient reposer sur un système de « don/contre-
don », dans lequel les biens matériels restent liés à
la personne du donateur, ce système s’efface dans la
Grèce antique. L’apparition de la monnaie autour du
viie siècle marque un tournant. Les biens se détachent
des personnes qui les possèdent et commencent à
mener leur vie propre. L’accumulation pour l’accu-
mulation devient possible, mais les riches demeurent
solidement « encastrés » dans la cité.
Pour reprendre les formules de l’anthropologue
Marcel Mauss, ils sont des « sortes de trésoriers de leurs
CRÉSUS
Né vers 596 avant Jésus-Christ, c’est le plus
connu et le dernier des rois de Lydie (en Asie
Mineure, près de la mer Egée). Il a conquis plu-
sieurs régions orientales au cours de son règne.
Vers 547 av. J.-C., il a été vaincu par l’empereur
perse Cyrus le Grand. Les sables aurifères de
la rivière Pactole lui ont assuré une fortune
colossale. Il a bâti sa légende par des offrandes
généreuses à plusieurs temples grecs (Ephèse,
Delphes…).
concitoyens » et doivent pratiquer la « dépense noble ».
Du système de « don/contre-don », il reste une notion
centrale à la société grecque : la philia, qui désigne l’en-
semble des liens de réciprocité qui unissent les indivi-
dus : parents, amis, hôtes, relations clientélaires… Don-
ner, prêter, aider, rendre service, c’est se faire des philoi,
qui, un jour, vous rendront la pareille. Et cela vaut aussi
pour les nantis, soumis au système des « liturgies » :
financement d’un banquet, d’une chorégie, d’un
temple. Ainsi, si vous êtes un hyper-riche, le magistrat
de la cité vous chargera d’une trière, navire de guerre
à trois rangs de rames. Vous devrez trouver des arti-
sans, payer les réparations et la mise à l’eau du bateau,
former l’équipage, assurer l’entretien…, une dépense
annuelle vingt fois plus élevée que le revenu annuel
moyen des Athéniens. Vous deviendrez alors un « trié-
rarque » respecté. Si vous dépensez plus que ce qui est
nécessaire, votre arété (vertu, mérite, prestige…) sera
rehaussée. A noter qu’un nouveau « liturge » peut
échapper à sa charge en désignant une personne plus
riche que lui. Ce dernier a alors le choix : accepter d’en-
dosser la liturgie ou… troquer sa fortune contre celle de
son dénonciateur !
« Il n’y a pas d’idéal égalitaire grec : la société ne
condamne pas la richesse, mais seulement les mauvais
usages de celle-ci », souligne Jean-Manuel Roubineau,
spécialiste de l’histoire sociale de la Grèce antique. Les
philosophes prêchent la modération, et Platon juge que
la richesse « corrompt l’âme des hommes par les délices».
Il va jusqu’à imaginer de limiter de 1 à 4 l’écart entre pau-
vreté et richesse. Les riches qui dépensent trop sont qua-
lifiés d’opsophagoi (« mangeurs d’accompagnements »,
car la viande ou les fruits de mer accompagnaient le
pain, et pas l’inverse). Parmi eux, le général Alcibiade,
élève de Socrate, menait une vie de débauche après
avoir fait un mariage extrêmement bien doté. En 416
av. J.-C., il rafle les trois premières places du téthrippon,
une épreuve du fameux concours hippique d’Olym-
pie : les chevaux de course étaient alors l’ultime signe
de richesse, « le yacht ou le jet d’aujourd’hui », raconte
Roubineau. « Hippothrophos » (« éleveur de chevaux »)
était une autre insulte, l’équivalent de « sale bourge ».
Et ces bourges-là ne sont pas sacrés. En 594 avant

notre ère, alors que nombre d’Athéniens ayant gagé
leurs emprunts sur leur propre personne risquent
de finir esclaves, on prend des mesures radicales.
« L’écart de fortune entre riches et pauvres avait atteint
un tel niveau qu’il mettait en danger la cité », relate
Plutarque. Le sage Solon résout la crise en annulant
toutes les dettes.
C’est à Rome, au ier siècle av. J.-C., que la richesse
D. COUINEAU / MUSÉE DES BEAUX-ARTS DE TOURS
va connaître une des concentrations les plus specta-
culaires de l’histoire antique. Certains patrimoines
représentent 1,5 million de fois le revenu annuel
moyen, a calculé l’historien Walter Scheidel, profes-
seur à Stanford. Comme en Grèce, les nantis romains
financent des monuments ou des jeux – ce qu’on
appelle l’« évergétisme » –, quand ils ne jettent pas
de l’or dans des foules pour se délecter du spectacle.
Le don devient une arme politique : le brillant général
Jules César, après avoir pillé de nombreuses provinces,
redistribue une partie de sa fortune à ses soldats
UNE BRÈ V E HIS T OIRE
et au peuple, sous forme d’argent, de blé, de fermes… « Crésus recevant
Cela lui assure une popularité inouïe et lui permet le tribut d’un
de devenir dictateur. paysan de Lydie »
A l’origine, les Romains privilégiés se contentaient (1629), de Claude
de leur exploitation agricole. « Le changement de men- Vignon.
talité s’enracine définitivement dans la société romaine
dès la première des guerres puniques [264 à 241 av. J.-C.,
NDLR]. Les affrontements avec Carthage ouvrent un
horizon de possibilités commerciales », raconte Juan
José Ferrer Maestro, professeur d’histoire ancienne.
D’énormes différences sociales se creusent, qui
façonnent une nouvelle éthique de la citoyenneté :
« Aux idéaux fondés sur l’appartenance à un groupe social
fier d’avoir créé un Etat fort et respectable, privilégiant
le corps citoyen, succèdent une forme d’individualisme
et une instrumentalisation des institutions publiques. »
Les riches sont des généraux qui ont accumulé des
butins de guerre et des hommes d’affaires ambitieux
qui organisent l’approvisionnement de la cité.
 14

DIOGÈNE ET LE SOLEIL
D’ALEXANDRE
D’un côté, Alexandre le Grand, l’homme
le plus puissant du monde par l’empire
sans précédent qu’il a conquis, tout en
démesure dans sa vie publique comme
dans sa vie privée. Un « super-riche » à
la mode antique, pour qui le bonheur est
– déjà ! – dans l’accumulation, et la liberté,
dans le pouvoir exercé sur ses sem-
blables. De l’autre, Diogène le cynique,
vagabond d’une pauvreté extrême qui
fait de la mendicité un mode de vie. La
rencontre a-t-elle eu lieu ou est-elle fic-
tive ? Nous sommes dans le dernier tiers
du ive siècle avant Jésus-Christ, et ce qui
s’est dit ce jour-là résonne étonnamment
avec les débats actuels sur les hyper-
riches, leur pouvoir et leur hubris.
Car Diogène n’est pas qu’un vagabond.
Lui aussi s’y connaît en finance. Il a com-
mencé sa vie de philosophe en s’attaquant
à une banque par un coup digne de « La
casa de papel » doublé d’une sorte de par-
ricide symbolique. Son père était à la tête
de la banque de Sinope (sur la mer Noire,
dans l’actuelle Turquie) et avait la respon-
sabilité de l’émission de sa monnaie et de
sa valeur. Le fils, nous disent plusieurs
textes, aurait « altéré » des pièces (en y
mettant du cuivre ou d’autres métaux
non précieux, par exemple), et le père
se retrouva en prison. Diogène prit les
routes de l’exil. Profanateur de la mon-
naie et de son temple, il avait compris,
vingt-quatre siècles avant nous, où se
trouvait le vrai lieu du pouvoir.
Certes, d’autres philosophes avant lui
ont été sensibles aux écarts de richesse
et à leurs conséquences désastreuses.
Pour Platon, l’appétit insatiable de
richesse et de possessions débouche sur
des guerres de conquête, et les instru-
ments financiers comme le prêt à inté-
rêt scindent la communauté civique en
enrichissant les uns et en appauvrissant
les autres. Un peu plus tard, alors que les
échanges marchands se développent,
Aristote nomme « chrématistique non
naturelle » la pratique consistant à vou-
loir acquérir sans limite biens et argent
et à confondre les conditions requises
pour vivre heureux avec le bonheur lui-
même, qui découle d’une vertu morale
et politique. Mais ni l’un ni l’autre n’érige
en modèle la pauvreté. Pour eux, elle
est aussi néfaste que la richesse.
Diogène, lui, y décèle une forme de
puissance et de liberté dès l’instant
qu’elle n’est pas subie comme une pri-
vation. Il y voit le meilleur moyen d’évi-
ter toute frustration, comme une école
de l’auto-limitation et du contrôle sur
soi-même. C’est ce que montre cette
fameuse rencontre. Alors que Diogène
prend un bain de soleil, Alexandre l’in-
terrompt et lui demande ce qu’il sou-
haite afin de le lui offrir. « Cesse de me
faire de l’ombre », répond Diogène. Il y a
là deux visions antagonistes de l’extrême
richesse. Alexandre veut toujours plus,
mais rien, jamais, ne pourra le satisfaire :
ses conquêtes et leur violence ne font
que creuser davantage son insatiable
appétit. Pour Diogène, au contraire, la
surabondance est permanente : sa vie
frugale fait qu’il ne manque de rien et
rend dérisoire toute conquête.
Le soleil est, à cet égard, une source
jamais tarie de plaisir que personne
ne peut s’approprier pour en priver
les autres. Diogène est donc le vrai
super-riche et le plus puissant des
hommes sans exercer aucune violence
sur les autres. Alexandre le Grand a-t-il
compris le message, lui qui, dit-on,
aurait voulu être Diogène s’il n’avait
été Alexandre ?
ÉTIENNE HELMER, PROFESSEUR
DE PHILOSOPHIE

Leurs dépenses sont ostentatoires, ils rivalisent
entre hyper-riches, offrent des dîners somptueux en
exposant préalablement la fine vaisselle qui va être uti-
lisée. « Les molles richesses ont corrompu notre histoire
avec leur luxe immonde », écrira Juvénal.
Le « milliardaire » le plus célèbre de l’histoire de
Rome est le général Licinius Crassus, resté dans les
mémoires pour avoir anéanti la révolte des esclaves
conduits par Spartacus au ier siècle av. J.-C. Cupide et
dénué de scrupules, Crassus récupère à bas prix les
propriétés des opposants écrasés dans le sang par Sylla,
qu’il revend au prix fort aux nouveaux sénateurs. Puis
il se lance dans la promotion immobilière. Son « entre-
prise » de 500 esclaves (architectes, artisans, ouvriers…)
réhabilite les nombreux immeubles incendiés pour en
faire des demeures de luxe. « La plupart de Rome se
trouvait entre ses mains », racontera Plutarque. Crassus
se fait banquier, prêtant des sommes gigantesques à
l’élite romaine, finance l’ascension de Jules César, tout
en disposant de sa propre force militaire – selon sa défi-
nition personnelle, est « riche » celui qui peut entre-
tenir à ses frais une armée… Il est, aux côtés de César
et de Pompée, l’un des trois membres du triumvirat
GALLICA / BNF – SCALA, FLORENCE, COURTESY OF THE MINISTERO BENI E ATT. CULTURALI E DEL TURISMO / RMN-GP
qui gouverne Rome de 60 à 53 av. J.-C. Mais il périt lors
de la guerre contre les Parthes : le général parthe aurait
fait couler de l’or en fusion dans sa gorge en lui décla-
rant : « Rassasie-toi de ce métal dont tu es si avide ! »
Sous l’Empire, un nouveau groupe de riches fait son
apparition : des esclaves affranchis et récompensés par
leur propriétaire, dont ils ont géré les affaires. Néan-
moins, la richesse reste globalement réservée aux
grandes familles patriciennes jusqu’au Bas-Empire.
« Dans la dernière ligne droite, toutes les grandes
fermes romaines étaient entre les mains d’une poignée
de familles aristocratiques de culture raffinée », décrit
Juan José Ferrer Maestro.
II. LE CHRISTIANISME, UN RENDEZ-VOUS RATÉ
« On ne peut servir à la fois Dieu et Mammon », disait
Jésus. A priori, le christianisme n’aime pas les riches,
qui auront plus de mal à entrer au Royaume des cieux
qu’« un chameau [à] passer par le chas d’une aiguille »,
poursuivait le Christ, qui avait le sens de la formule.
L’Eglise est née dans des petites communautés pro-
fessant l’humilité, partageant les biens et considé-
rant la cupidité (Mammon) comme un péché. Cette

Le roi Mansa Musa au bas d’un portulan du XIVe siècle,
l’« Atlas catalan ».
UNE BRÈ V E HIS T OIRE
morale chrétienne s’est ancrée au ive et au ve siècle en
Occident, puis a pénétré le discours politique dans le
royaume franc. L’emprise de l’Eglise sur l’Europe aurait
donc pu accoucher d’un plafonnement de la richesse.
Ça n’a pas eu lieu.
Dès la fin de l’Empire romain, dans une économie très
contractée, les évêques, venus de grandes familles, sont
puissants et fortunés. Ils tentent de concilier leur situa-
tion privilégiée avec le message chrétien et bâtissent
une idéologie selon laquelle l’Eglise peut, grâce à son
opulence, structurer la société, maintenir l’existence
des villes et déployer son message universel. Bien
employée, la richesse peut même avoir des vertus. Au
ive siècle, bien avant les conseillers de Ronald Reagan,
l’évêque Ambroise de Milan développe une théorie
du ruissellement : « Un puits, si l’on n’en tire rien, est
facilement tari par l’inactivité et la dégradation
dusite;maissions’ensert,l’eaudevientclaire
et agréable à boire. Ainsi, un tas de
richesses accumulées comme le sable
est beau si l’on s’en sert, inutile s’il est
laissé inactif. »
Augustin prend la défense du
« bon riche », humble et surtout
généreux. Le don chrétien (aux
pauvres ou à l’Eglise) succède à
l’évergétisme civique des Romains.
Pour les seigneurs, l’aumône est un
moyen d’assurer à la fois leur domina-
tion et leur accès au salut, renommé le
« trésor dans le ciel ». « C’est aussi une justifi-
cation sociale de l’existence des pauvres, car pour qu’il
y ait aumône, il faut qu’ils existent », note la médiéviste
Isabelle Heullant-Donat. Dans des actes spectacu-
laires, de grosses fortunes se dépouillent dans l’espoir
de parvenir au Royaume de Dieu. Au début du ve siècle,
Mélanie la Jeune et son mari Pinien, deux aristocrates
hispaniques immensément riches (avec des terres
MANSA MUSA
Au xive siècle, l’homme le plus riche du
monde n’est ni italien, ni français, ni alle-
mand. C’est le roi malien Mansa Musa,
qui depuis Tombouctou dominait une
grande partie de l’Afrique de l’Ouest. Sa
fortune venait des gisements aurifères
maliens, dont il tirait 3 à 4 tonnes d’or
par an. Musulman, il s’est rendu en
pèlerinage à La Mecque, entouré de
60000 hommes (dont 12000 esclaves)
et d’une centaine de chameaux char-
gés d’or fin. Le passage dispendieux de
Mansa Musa et de sa suite, en 1324, a
débouché sur un sérieux chaos financier
dans le sultanat mamelouk d’Egypte.
16
COSME DE MÉDICIS
Prenez un plan de Florence et prome-
nez-vous sur la rive droite de l’Arno.
Commencez par l’église San Lorenzo,
qui porte la marque de Brunelleschi.
A deux pas se trouve le palais Medici-
Riccardi, conçu par Michelozzo, où
se niche la chapelle des Mages, peinte
par Benozzo Gozzoli. Un peu plus au
nord, admirez les sublimes fresques de
Fra Angelico qui décorent les cellules
du couvent dominicain San Marco.
Ces trois bijoux de la capitale toscane
ont été en grande partie financés par
Cosme de Médicis. Sans oublier, à
l’épicentre de la cité, l’immense dôme
de la cathédrale Santa Maria del
Fiore, imaginé par Brunelleschi, que
Cosme a soutenu. Autant de témoins
de la « politique de magnificence »
par laquelle ce mécène éduqué à
l’humanisme sut transformer son
capital économique en un pouvoir
politique inégalé.
Marchand-banquier à la réussite
exceptionnelle, Cosme de Médicis
dit « l’Ancien » (1389-1464) a dominé
la vie florentine du Quattrocento de
1434 jusqu’à sa mort. C’est avec lui que
naît la légende d’une famille dont le
nom résonna en Europe durant trois
siècles, en dépit de quelques éclipses.
Avant de devenir les héros de romans
d’Alexandre Dumas, au xixe siècle,
puis ceux d’une série (discutable)
sur Netflix, les Médicis ont assis pas
moins de trois des leurs sur le trône
de saint Pierre et donné deux reines
à la France, Catherine et Marie… Une
dynastie donc, dont la fortune s’est
construite sur le capitalisme naissant
dans l’Italie de la Renaissance.
Cosme est d’abord un riche héritier.
Son père lui a légué une banque et un
patrimoine d’environ 180 000 florins
(le coût d’un très beau palais était
alors d’environ 1 000 florins). Homme
d’affaires avisé, il limite le montant
des prêts aux puissants, investit dans
des manufactures de draps et utilise
les techniques commerciales récem-
ment perfectionnées, comme l’endos-
sement de la lettre de change. Mieux,
il structure sa compagnie comme une
holding avant l’heure pour limiter
les risques de faillite. Chacune de ses
filiales – à Rome, Venise, Milan, Bruges,
Londres, Genève et Avignon – est une
compagnie autonome dont le dirigeant,
membre d’une famille alliée des Médi-
cis, est actionnaire minoritaire, tandis
que le Banco dei Medici est majoritaire.
A Rome, la gestion des finances pon-
tificales génère la moitié de ses
immenses profits, que le monopole de
l’exploitation des mines d’alun, qui sert
à fixer la teinture sur les draps de laine,
vient encore accroître. Sa puissance
est telle qu’en transférant la filiale
de Genève à Lyon il provoque le déclin
des foires genevoises au profit de foires
lyonnaises.
Il se distingue de ses rivaux par l’am-
pleur de son réseau et par sa capacité
à manipuler, grâce à celui-ci, les insti-
tutions républicaines, sans jamais les
modifier – une prudence qu’oubliera
son petit-fils Laurent le Magnifique.
En échange de leur fidélité, Cosme
assure protection et carrières lucra-
tives à ses parents, associés, clients
et voisins. Il cultive la modestie d’un
citoyen ordinaire, n’occupant quasi
pas de charge publique durant trois
décennies. Tout en se proclamant
champion des valeurs républicaines, il
instaure à Florence une seigneurie qui
ne dit pas son nom.
Le patronage par les arts en est aussi
le génial instrument. Archétype
du palais de la Renaissance, la rési-
dence construite par Cosme à partir
ARCHIVES ALINARI / GEORGES TATGE / RMN-GP
de 1445 abrite le « David » en bronze
de Donatello, une collection de tapis-
series, d’objets d’orfèvrerie, de livres,
d’armes et d’armures, et la fameuse
chapelle des Mages, ces rois bibliques
auxquels il identifie les siens désormais.
Cosme veille aussi à ce que confré-
ries, fêtes et institutions religieuses
bénéficient de sa générosité. L’église
San Lorenzo, paroisse de la famille, est
reconstruite, selon ses propres mots,
« pour la gloire de Dieu, l’honneur de
la cité et ma propre mémoire ». Tout est
dit. Quelques semaines après sa mort,
en 1464, un décret lui confère le titre
de « père de la patrie », preuve que les
Florentins ne lui tinrent pas rigueur
d’avoir dévoyé le système républicain.
ISABELLE HEULLANT-DONAT,
PROFESSEURE À L’UNIVERSITÉ
DE REIMS (URCA)

Cosme l’Ancien en Bretagne, en Sicile, en Afrique du Nord…),
entouré de lettrés affranchissent 8 000 esclaves et distribuent leur fortune
et d’artistes à des monastères ou des indigents.
(vers 1555), par Au Moyen Age, les riches sont ceux qui dominent
Giorgio Vasari. par leur statut, prélats et princes. Leur enrichissement
passe surtout par l’accroissement du patrimoine foncier
et les droits qu’il confère : collecte, chasse, droit de vie
ou de mort. Les moindres surplus agricoles convergent
UNE BRÈ V E HIS T OIRE
vers les seigneurs ou les abbayes. Au xiie siècle, « Pierre
le Vénérable, abbé de Cluny, est plus puissant que le pape
lui-même », constate Isabelle Heullant-Donat. Mais
l’argent est un sujet de débat très vif. Dès le vie siècle,
saint Benoît a fustigé le « vice de la propriété ». A Cluny,
au xe siècle, l’abbé Odon écrit : « Les riches sont dévorés
du désir d’accroître leurs richesses et voudraient, si cela
se pouvait, posséder tout l’univers. » Au siècle suivant, le
moine Raoul Glaber constate que « l’amour des vaines
richesses a gagné les prélats ». Et au xiie, Bernard de
Clairvaux (futur saint Bernard) développe un discours
qu’applaudirait Marx : « Prélats, à quoi bon cet or sur le
mors de vos chevaux ? Est-ce que cet or écarte de nous le
froid ou la faim ? […] C’est notre bien que vous prodiguez.
[…] Notre vie défaille pour permettre l’abondance de vos
superfluidités. » Signe du malaise : le concile de Latran
(1179) interdit aux archevêques de se déplacer avec plus
de 50 montures (20 pour les évêques), d’emmener « des
chiens de chasse et des oiseaux » et d’exiger de leurs hôtes
des « banquets somptueux ».
Jusque-là, la richesse s’accumule sous forme de
terres et de « trésors », objets précieux et pierreries
que les abbayes thésaurisent et que les nobles exhibent
ou offrent à des proches pour solidifier les liens de
vassalité. Autant d’objets sacrés « inestimables », qui
échappent à la sphère marchande.
La fin du xie siècle, après la disparition des menaces
(Germains, Vikings…) et le retour de routes praticables,
marque un tournant. S’ouvre une ère d’échanges, de
renouveau, avec des avancées techniques impor-
tantes (moulins, métiers à tisser, charrues à roue ou
à versoir…). La lettre de change et l’assurance fluidi-
fient le commerce. Les excédents permettent l’essor
des villes, où se développe une activité artisanale et
bancaire. La circulation s’accompagne d’une plus
grande monétarisation : au milieu du xiiie siècle, à
Florence, on se remet à frapper des pièces d’or (les
florins). Une classe de marchands fortunés apparaît,
les plus riches étant italiens.
Le regard sur la richesse change. En théorie, l’ap-
pât du gain (lucrum) devrait éloigner les marchands
de Dieu. Mais l’Eglise les protège, tant qu’ils ne pra-
tiquent pas l’usure. La richesse du marchand est légi-
time car elle est tirée de son labeur et de son utilité :
c’est lui qui apporte les marchandises dans les foires.
Des canonistes et des théologiens en viennent à jus-
tifier le lucrum quand il est modéré. La production et
le commerce répondent au désir divin de « fruc-
tification » de l’humanité. Une évolution qui suscite
des réactions radicales : le xiiie siècle est celui des
ordres contestataires (patarins, cathares…) ou men-
diants (franciscains, dominicains). Ils investissent
les villes, refusent la propriété, vantent le « Christ nu »
et dénoncent les richesses du clergé. Inquiet de voir
la richesse urbaine menacer l’ordre établi, Philippe
le Bel publie en 1294 un édit somptuaire interdisant
aux bourgeois l’usage de chars et le port d’hermine,
d’or et de pierres précieuses.
18

Portrait d’Antoine
Crozat (vers 1715),
l’un des hommes
les plus riches
de France au
xviiie siècle, par
Alexis Simon Belle.

A la Renaissance, les marchands et banquiers
florentins, se libérant du joug idéologique de l’Eglise,
promeuvent la virtù (par opposition à la versatile for-
tuna) et légitiment la puissance. D’opulentes familles
financent les princes et captent le pouvoir poli-
tique. C’est le cas du banquier Jacques Cœur, que le
roi Charles VII nomme en 1439 grand argentier du
royaume ; ou des banquiers florentins Médicis, qui
iront jusqu’à mettre trois des leurs sur le juteux trône
de saint Pierre ; ou encore de la richissime famille alle-
mande Fugger, qui finance l’élection de Charles Quint
à la tête du Saint-Empire en 1519… Cette nouvelle puis-
sance bouscule la distribution du pouvoir et contribue
à miner la féodalité, ce qui fait le jeu, dans plusieurs
pays, de la Couronne.
Dans un monde en mutation, les hyper-riches
vont financer les grandes expéditions vers les Indes
ou l’Afrique, puis la conquête du Nouveau Monde.
Menace pour le pouvoir aristocratique, les armateurs
et négociants sont parfois anoblis pour être intégrés
dans le jeu des allégeances et des privilèges. Certains
rejoignent la Réforme, qui développe, surtout chez les
calvinistes, une spiritualité du travail et de la réussite.
Une classe bourgeoise et commerçante s’autonomise
et commence à prendre l’ascendant sur la vie poli-
tique et sociale. Apparaît ce que Max Weber appellera
l’« esprit du capitalisme ».
III. LES LUMIÈRES DÉCOUVRENT LE GOÛT DU LUXE
A partir de la Renaissance, les moteurs de l’enrichis-
sement ont été le commerce maritime (à commencer
par la sinistre traite des esclaves), l’industrie extrac-
tive et la dette des princes. Pour financer leurs guerres
incessantes, les monarchies s’appuient sur des collec-
teurs d’impôts privés et sur des emprunts rémunérés
par des « rentes perpétuelles ». La rente va d’ailleurs
peu à peu devenir la principale mesure de la fortune,
jusqu’au xxe siècle. En se glissant, tant comme collec-
teurs d’impôts que comme prêteurs ou intermédiaires,
dans le labyrinthe des finances royales, quelques per-
sonnes deviennent immensément riches. Le « roman
national » a oublié la plupart de leurs noms, à l’excep-
tion du surintendant des finances Nicolas Fouquet,
tombé en disgrâce et jeté au cachot après avoir fait bâtir
ALEXIS SIMON BELLE / GÉRARD BLOT / CHÂTEAU DE VERSAILLES / RMN-GP
le château de Vaux-le-Vicomte. Mais qui se souvient
d’Antoine Crozat (1655-1738) et de Samuel Bernard
(1651-1739), les deux hommes les plus fortunés de
France sous Louis XIV ?
Le premier, fils d’un prospère marchand toulou-
sain (« fils d’un cocher », moquait-on à la cour), engage
sa course à la fortune comme receveur général des
finances de la généralité de Bordeaux. Il devient créan-
cier de la Couronne et de nombreux princes. Puis il
se lance dans divers trafics (blé, café, tabac, esclaves)
et spéculations. Son débiteur Louis XIV en fait le pre-
mier propriétaire privé de la Louisiane. « Riche comme
Crozat », plaisante Voltaire. Le second est un drapier
protestant né à Sancerre. Il s’est enrichi lui aussi dans
le négoce et la traite négrière, puis dans la finance.
Après s’être converti au catholicisme, il devient le
UNE BRÈ V E HIS T OIRE
principal banquier de la Couronne. Jackpot ! Anobli
par Louis XIV, il financera sa dernière grande guerre,
pour la succession d’Espagne.
A cette époque, seul l’enrichissement rapide, surtout
en période de guerre, est jugé immoral. Sous la régence
de Philippe d’Orléans, la folie spéculative autour du
« système de Law » (une banque imprimant des bil-
lets, qui va s’effondrer en 1720) soulève une réprobation
générale contre les fortunes subites, comme celle du
perruquier Abraham Peyrenc, devenu « millionnaire »
(le mot apparaît alors) à 26 ans. La domination de la
noblesse de sang, elle, n’est jamais remise en cause. Elle
fait partie de l’ordre naturel des choses, voulu par Dieu,
avec ses hiérarchies figées héritées du féodalisme. Les
liens de dépendance sont considérés comme « natu-
rels ». Les seigneurs sont là pour nourrir les pauvres
et les protéger. Et si les princes dépensent beaucoup,
distribuant charges et rentes, c’est par devoir.
Dans les milieux intellectuels, une réflexion sur les
inégalités commence pourtant à poindre. Le Nou-
veau Monde a ouvert de nouvelles perspectives : dans
les colonies du nord-est de l’Amérique apparaît dès
le xviie siècle un impôt sur l’ensemble du patrimoine :
foncier, bétail, actions, créances, et même bijoux. La
poussée de la bourgeoisie urbaine bouscule aussi les
vieux schémas. En 1670, Pascal, qui vient de ce groupe
social en pleine ascension, s’adresse aux « grands » :
« Vous tenez, dites-vous, vos richesses de vos ancêtres ;
mais n’est-ce pas par mille hasards que vos ancêtres les
ont acquises et qu’ils les ont conservées ? » Le philosophe
les invite à se comporter comme le veut leur rang,
mais en gardant conscience qu’ils ne sont pas supé-
rieurs. Outre-Manche, l’Anglais John Locke fait de la
propriété individuelle, du moins lorsqu’elle est le fruit
du labeur, un droit naturel et absolu qui ne saurait être
entravé ou limité par le prince (ou plus tard le peuple).
Un véritable coup de force juridique, qui accompagne
et justifie le « mouvement des enclosures », quand les
seigneurs anglais ont peu à peu clôturé leurs domaines,
plongeant dans la misère les usagers habituels des
terrains « communaux ».
Justifier le luxe est encore plus compliqué, car c’est
prendre le contre-pied d’une doctrine chrétienne pluri-
séculaire, sans même parler de la philosophie grecque.
Plusieurs auteurs s’y emploient, en se plaçant sur le ter-
rain économique. Dans sa cynique « Fable des abeilles »
(1705), l’écrivain Bernard Mandeville raconte que, si
c’est bien le vice qui pousse au gain, il produit de la vertu
puisque la richesse ruisselle vers le bas de la société…
La « querelle du luxe » va durer une bonne partie du
xviiie siècle. Fénelon associe ce dernier à une maladie
« presque incurable » et « contagieuse ». Mais Montes-
quieu fait de lui un élément structurant des sociétés
monarchiques : c’est l’autre face de l’honneur. L’auteur
de « l’Esprit de lois » prône toutefois un « luxe solide »,
utile aux besoins, productif, par opposition à un luxe
« frivole », qui ne sert que la vanité. Voltaire explique,
lui, que le riche est « né pour dépenser ».
Considérés comme les premiers économistes, les
physiocrates font de la poursuite de la richesse
 20

– par l’exploitation de la terre – le moteur central
de l’activité : « Obtenir la plus grande augmentation
possible de jouissances, par la plus grande diminu-
tion possible de dépenses […], c’est la perfection de la
conduite économique », écrit ainsi François Quesnay.
Avec la révolution industrielle, la surface des terres
ne suffit plus pour définir la fortune. Le philosophe
L’ESSOR DE écossais Adam Smith, le « père » de l’économie,
propose un autre critère : le travail. La richesse, c’est la
L’IDÉOLOGIE « quantité de travail » que l’on « pourra commander ».
Toutes ces discussions façonnent peu à peu une idéo-
PROPRIÉTARISTE logie industrielle et propriétariste qui va dominer le
monde occidental au xixe siècle. Le vieux monde se
VA ACCÉLÉRER fissure. En 1778, Beaumarchais lui donne un premier
coup de pioche dans « le Mariage de Figaro », une
LE DÉVELOP- comédie corrosive dans laquelle il dénonce l’inuti-
lité des puissants qui se sont « donné la peine de naître,
PEMENT DU et rien de plus ».
CAPITALISME. IV. LE SACRE DE LA PROPRIÉTÉ
En mettant à bas la société d’ordres, la Révolution de
1789 est le point de départ d’un mouvement historique
de plus de deux siècles vers « davantage d’égalité de
statut, de propriété, de revenu, de genre et de race dans
la plupart des régions et sociétés de la planète » (Thomas
Piketty, « Une brève histoire de l’égalité », Seuil, 2021).
En France, l’ordre ancien s’effondre : les redevances
seigneuriales disparaissent, les biens du clergé sont
saisis (plus aucun hyper-riche ne rêvera de faire car-
rière dans l’Eglise), les privilèges sont abolis, l’escla-
vage est interdit (rétabli en 1802, il disparaîtra en 1848),
un système fiscal entièrement neuf est mis en chan-
tier. « La légitimité par la naissance perd totalement
LES INÉGALITÉS APRÈS LA RÉVOLUTION
Part des 1 % les plus riches et des 50 % les plus pauvres
dans la propriété privée en France
Révolution française Première Guerre mondiale
70 %
60 %
Part des
50 %
1 % les plus riches
40 %
30 %
Part des
20 % 50 % les plus
pauvres
10 %
0%
00
de sa valeur, et le rôle de l’Eglise, comme instrument de
la puissance sociale, disparaît », résume Nicolas Lyon-
Caen, directeur de recherche au CNRS.
La super-richesse va résister au maelstrom révolu-
tionnaire et aux réformes napoléoniennes. Ni le rejet
viscéral des dépenses de la cour ni la soif de justice
fiscale ne remettent en cause les inégalités de revenu
et de patrimoine. Des propositions sont pourtant
sur la table : Condorcet suggère un impôt progres-
sif, proportionnellement plus lourd pour les riches
que pour les pauvres, une idée qu’avait émise pour
la première fois en 1767 un obscur lotisseur nantais,
Jean-Joseph-Louis Graslin. Le penseur Thomas Paine
propose une taxe de 10 % sur l’héritage qui financerait
un revenu universel… En vain : en France, tout au long
du xixe siècle, les 1 % les plus riches possèdent envi-
ron la moitié de la propriété privée, le même ordre de
grandeur qu’à la veille de la Révolution.
Pourquoi cette nouvelle occasion manquée? Parce
que, tout en abolissant les privilèges, la Révolution a
sacralisé la propriété privée. Perçue comme un corol-
laire de l’égalité, elle figure parmi les « droits naturels »
énumérés par la « Déclaration des droits de l’homme
et du citoyen ». Le Code civil la décrit bientôt comme
le « droit de jouir et disposer des choses de la manière
la plus absolue », une définition qui ne va pas de soi.
Jusque-là, la propriété était en effet un millefeuille de
droits : souveraineté (exercée par le seigneur), posses-
sion usufruitière, droit de vendre… On pouvait même
être propriétaire privé d’offices publics (de fonctions
administratives ou judiciaires)! La Révolution clarifie
la situation en séparant nettement la propriété privée
et la souveraineté politique, jetant ainsi les bases d’un
nouvel ordre sociopolitique.
L’essor de cette idéologie propriétariste, qui touche
l’ensemble du monde occidental, va accélérer le déve-
loppement du capitalisme. Pendant le xixe siècle,
la richesse, représentée par des titres, se détache du
sol. Elle se « liquéfie », constate l’essayiste Anatole
Leroy-Beaulieu en 1894 et circule « avec une mobilité
et un bouillonnement inconnus des âges antérieurs ».
Une nouvelle classe dominante s’impose et « excite en
même temps, contre elle, les rancunes aristocratiques et
les haines populaires ». Les comportements des for-
tunés changent. Dans la société d’ordres, les aristo-
crates affichaient leurs possessions en toute occasion,
comme un brevet d’honneur – palais, fastes, vaisselle,
bals dans leurs hôtels parisiens ouverts sur la rue. Leur
propre corps était exposé à la lumière : ils se faisaient
peindre par de grands artistes, s’exposaient dans des
tenues colorées et bouffantes, avec maquillage, bijoux,
mouches, perruques, dentelles et rubans. Le capitaliste
du xixe siècle, lui, s’habille en noir, couleur de fonction.
Son costume, veste à revers, gilet et pantalon, ne bou-
gera presque plus.
« Cette évolution du vêtement illustre le passage de

40

20

00
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00

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l’ancienne éthique aristocratique de consommation

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19

SOURCE : THOMAS PIKETTY ostentatoire à la sobriété bourgeoise et à la valorisation

 UNE BRÈ V E HIS T OIRE

morale du travail productif », résume David Graeber

dans « la Fausse Monnaie de nos rêves ». Il ne s’agit
plus de glorifier une image de soi, mais d’afficher une
LA PART DES 1 % DANS LE REVENU DEPUIS 1900
capacité d’action et de domination. L’ombre n’est plus
fuie. L’enrichissement est valorisé par le travail, l’effort,
l’épargne. En France, sous Louis-Philippe, François En 2017, en France,
Guizot lance son fameux « enrichissez-vous ». Des les 1 % les plus riches
25 % Etats-Unis ont perçu 9,8 %
légendes dorées de la réussite individuelle sont racon-
de l’ensemble des
tées aux enfants. Celle du financier Jacques Laffite par
revenus du pays
exemple, un banquier qui a (soi-disant) commencé 20 %
à faire fortune en ramassant une épingle à cravate…
« Richesse. Tient lieu de tout, et même de considéra-
tion », note Flaubert dans son « Dictionnaire des idées 15 %
reçues ». Et au mot « argent » : « Le dieu du jour ».
La critique des ultrariches grossit sous le second
10 % France
Empire, notamment dans les milieux anarchistes.
En 1869, le journaliste Georges Duchêne, proche de
Proudhon, dénonce une « féodalité » dans laquelle 5%
« les 20 milliards de valeurs mobilières sont à la dis-
crétion de 200 nababs ». C’est la naissance du mythe 10

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des 200 familles, un chiffre qui fait écho au nombre 19

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19

des gros actionnaires de la Banque de France. Il sera SOURCES : WORLD INEQUALITY DATABASE – OBSERVATOIRE DES INÉGALITÉS

abondamment exploité au siècle suivant, dans les

années 1930, tant par les partis de gauche que par
l’extrême droite.
V. LA MARCHE (INTERROMPUE) VERS L’ÉGALITÉ
En 1897, alors que New York est frappée par une
dépression, Cornelia Bradley-Martin, une milliardaire
de 52 ans, décide de redonner un coup de fouet à l’éco-
nomie locale en invitant les plus riches citadins à un bal
costumé à l’hôtel Waldorf. Elle entend en faire la fête
la plus extravagante de l’histoire, mais pour une bonne
cause : l’invitation est lancée au dernier moment, afin
que les invités achètent leurs costumes dans les bou-
tiques new-yorkaises et non en passant commande à
Paris. Orchidées par milliers, tapisseries rares, auvents
de velours, homards, cailles, huîtres, foie gras…, le bal
coûte 500000 dollars. Cornelia est déguisée en Marie,
reine d’Ecosse; son mari, en Louis XV. La presse se
NATIONAL NUMISMATIC COLLECTION, NATIONAL MUSEUM OF AMERICAN HISTORY
Surnommés les « barons voleurs », ils posent le socle
industriel et financier américain. En 1860, les 10 % des
Américains les plus riches possèdent la moitié du patri-
moine; en 1900, ils en possèdent les deux tiers.
Les fortunes extrêmes deviennent symbole de dyna-
misme. Ceux qui les possèdent construisent des palais,
fondent des universités et abondent des œuvres phi-
lanthropiques. Un économiste américain les observe :
Thorstein Veblen écrit en 1899 la « Théorie de la
classe de loisir », critique sociale acerbe dans laquelle
il brocarde cette société et ses consommations osten- La plus grosse
tatoires : « La possession de la richesse confère l’hon- coupure jamais
neur; c’est une distinction odieuse. » En 1903, une sté- émise par le
nographe, Elizabeth Magie, invente « The Landlord’s Trésor américain :
Game » (« Le jeu du propriétaire foncier »), pour expo- le billet de
ser la « nature antisociale du monopole ». Il a été dévoyé 10 000 dollars

déchaîne contre cette initiative baroque. Les époux et rebaptisé Monopoly en 1935. (mis en circulation
ne comprennent pas, leur plan a pourtant marché, En Europe, on observe une évolution similaire à la en 1878).
plaident-ils : « De nombreux magasins de New York ont Belle Epoque (1871-1914). Les ultra-riches sont alors
vendu des brocarts et des soieries qui traînaient dans de gros propriétaires fonciers, encore souvent
leurs entrepôts depuis des années. »
A la fin du xixe siècle, en Occident, rarement la
déconnexion des ultra-riches a été aussi grande.
Aux Etats-Unis, la « longue dépression » correspond
pour eux au Gilded Age (la « période dorée »).
La concentration des fortunes s’est accélérée à
partir de la guerre de Sécession. De très grandes
fortunes apparaissent, issues du pétrole (Rockefel-
ler), du transport maritime ou ferré (Vanderbilt),
de l’acier (Carnegie), de la banque (J.P. Morgan),
du tabac (Duke)… Les patrons des grands groupes
industriels cultivent la brutalité : ils constituent des
monopoles, écrasent la concurrence, corrompent les
autorités, maintiennent les salaires le plus bas possible.
22
nobles, des propriétaires de mines, des « maîtres
des forges » (Wendel, Schneider, Krupp, Thyssen),
des familles du textile (Gillet), des hommes d’affaires
exploitant les colonies. En France, l’argent se concentre
à Paris. L’image du riche change : dans la presse anar-
chiste, il apparaît sous les traits d’un homme bedon-
nant, en frac, coiffé d’un gibus et fumant un cigare.
Puissant, ce stéréotype (qui se teintera d’antisémitisme
dans les années 1930) s’enracine dans l’imaginaire, et
continue bizarrement d’être utilisé aujourd’hui.
Mais il va se passer au xxe siècle en Occident un phé-
nomène extraordinaire, qui durera jusqu’aux années
1980 : un recul des inégalités. C’est l’effet des catas-
trophes militaires (les deux guerres) et financières
(l’inflation qui ronge l’épargne, le krach de 1929), mais
pas seulement. Des mesures sont prises qui réduisent
l’écart entre le « top 1 % » et le reste de la population.
Lutte contre les monopoles, impôts progressifs sur
le revenu et sur les successions, services publics et
sociaux. Il s’agit de mettre en place une structure méri-
tocratique, plus juste que la filiation.
De fait, on assiste au fil des décennies à une des-
truction des rentiers. En 1913, en France, le « top 1 % »
accaparait 53 % du patrimoine privé total ; il n’en déte-
nait plus que 20 % en 1984 (un taux qui est remonté
depuis à 25 %). La leçon qu’en tire Thomas Piketty,

GUILLAUME GROU,
VENDEUR D’ESCLAVES
ET MILLIONNAIRE
Le 29 novembre 1774, Guillaume
Grou est inhumé dans le cimetière
de La Bouteillerie à Nantes. Selon
une légende tenace, la cérémonie se
serait déroulée de nuit, et le cercueil
aurait été précédé de quatre-vingts
serviteurs noirs portant des flam-
beaux, associant ainsi ce richissime
négociant à l’origine de sa fortune :
la traite des esclaves africains et le
commerce colonial. Si la présence
de populations d’origine africaine à
Nantes est une réalité – un recense-
ment de 1777 estime le nombre des
« gens de couleur » à près de 700 sur
environ 80 000 habitants –, il est très
peu probable que quatre-vingt d’entre
eux aient été réunis pour l’occasion.
L’itinéraire de Guillaume Grou (1698-
1774) est un symbole de l’incroyable
prospérité du négoce maritime au
xviiie siècle et de la vitesse à laquelle
on pouvait y édifier des fortunes – l’his-
torien Jean Meyer parle de l’« éton-
nante cheminée d’ascension sociale »
que constitue alors ce secteur. Mais
Grou était d’abord un héritier. Son
CC0 PARIS MUSÉES / MUSÉE CARNAVALET-HISTOIRE DE PARIS
« Une soirée père, Jean-Baptiste Grou, était venu de
au Pré Catelan » Paris pour se lancer dans le commerce
(1909), d’Henri atlantique en armant quarante navires,
Gervex. principalement « en droiture » vers les
Antilles. Il s’intéresse également à la
traite, activité en plein essor à Nantes et
dont le port reste la capitale française
tout au long des xviiie et xixe siècles.
Signe du caractère international du
capitalisme marchand, la formation
de son fils Guillaume se fait en partie
à l’étranger, notamment à Amsterdam,
port-entrepôt des Provinces-Unies,
UNE BRÈ V E HIS T OIRE
dont les navires dominent les routes
maritimes européennes. De retour à
Nantes, il accumule les succès et, en
1741, son mariage avec Anne O’Shiell
lui permet d’intégrer le puissant clan
des négociants d’origine irlandaise
installés à Nantes. Entre 1742 et 1763,
il arme vingt-trois navires, dont onze
en direction des côtes d’Afrique, et
multiplie parallèlement les investis-
sements chez d’autres négociants-
armateurs (parts de navires, assu-
rances maritimes).
Selon un schéma classique dans la
société d’Ancien Régime, Guillaume
Grou cherche à accéder à la noblesse et
à son style de vie : il achète une charge
de conseiller-secrétaire du roi, acquiert
des terres dans la région nantaise et des
biens immobiliers dans la ville. En 1770,
touché par la goutte, il fait rédiger son
testament et évalue sa fortune propre
à 1,4 million de livres (1) ; les gazettes de
l’époque évoquent plutôt le montant de
4,4 millions – chiffres à comparer aux
300 000 livres nécessaires à l’achat d’un
petit hôtel particulier à Paris à la même
époque. Si sa fortune n’est pas aussi
grande que celle des grands financiers
parisiens, de tels montants font de lui
un des plus opulents négociants de sa
ville, où il aura à cœur de participer aux
œuvres charitables : il fera en particu-
lier don de 200 000 livres pour faire
établir à Nantes une « maison d’orphe-
linat et de bastards ». Ce legs conduit
la municipalité à nommer une rue en
l’honneur du personnage, ce qui ne
manque pas, deux cent cinquante ans
plus tard, de susciter la polémique, en
raison de l’origine de sa fortune.
(1) Une livre représente 0,31 gramme d’or pur.
A sa valeur en or, 1 million de livres correspondraient
aujourd’hui à 17 millions d’euros.
BERNARD MICHON, HISTORIEN,
MAÎTRE DE CONFÉRENCES
À L’UNIVERSITÉ DE NANTES
 24
PICSOU, CANARD CUPIDE
Il existe une passion vieille comme le
monde et d’une actualité jamais démen­
tie : la cupidité. Ce désir violent de pos­
séder toujours davantage et de souffrir de
ne pas avoir assez est sans âge. Comment
comprendre la tolérance dont jouissent
les cupides et le niveau ahurissant
que parfois leur
fortune atteint ?
Picsou, ce person­
nage fort apprécié
des enfants et des
jeunes, est là pour
l’expliquer.
L’oncle de Donald,
dont le plaisir
suprême consiste
à plonger dans
son tas d’or et à
s’y vautrer, naît en
1947 sous la plume
de Carl Barks, un
Américain à l’en­
fance malheureuse
qui sera passé de
petit boulot en
petit boulot avant
de faire de la bande
dessinée son ave­
nir. Employé par
Disney, il crée et
enrichit l’univers
de Donaldville.
En France, où il apparaît en 1949, le
richissime canard s’appelle d’abord
Oncle Harpagon, puis Oncle Edgar, après
quoi il devient Balthazar Picsou. Aux
Etats­Unis, il n’a qu’un nom : Scrooge
McDuck. Cela lui vient d’un autre per­
sonnage, celui que Charles Dickens
donna en 1843 au protagoniste de son
« Conte de Noël », Ebenezer Scrooge,
un être cupide, méprisant, cruel à l’égard
de son employé, qu’il exploite et terrorise
sans scrupule, jusqu’à le priver, lui et
son petit garçon malade, d’un prêt qui
leur aurait permis de célébrer digne­
ment Noël. Avant que l’esprit de Noël le
touche au cœur, Scrooge est l’incarna­
tion archétypale des inégalités écono­
miques, des injustices sociales et de l’in­
humanité à la fois ; les pauvres sont de
trop et feraient mieux de mourir.
C’est la version pessimiste et noire de la
cupidité. Dans le conte de Dickens, elle
est un vice affreux. Mais tel n’est pas l’avis
de Carl Barks. Fidèle à une longue tradi­
tion qui y voit sinon une vertu, du moins
un mal nécessaire, et ce pour l’enrichis­
sement des nations et, à terme, pour le
bien­être de chacun en particulier, Barks
a une très bonne opinion de sa créature.
Si Scrooge McDuck parvient à ses fins,
c’est parce qu’il est courageux, inlassable,
réfléchi et très intelligent. Il faut voir en
lui un business­
man de génie et
un immense chas­
seur de trésors qui
ne recule devant
aucun danger et
se lance infatiga­
blement dans des
entreprises tou­
jours nouvelles. « Il
est plus fort que les
forts et plus malin
que les malins »,
déclare Barks.
En raison des ser­
vices qu’elle rend et
de l’énergie qu’elle
suscite, la cupidité
n’est donc qu’un
défaut relatif. Barks
s’est fait son avocat
en ces termes : « On LE RETOUR DES
dit que les gens très
riches comme les INÉGALITÉS EST LIÉ
Vanderbilt ou les
Rockefeller sont des pécheurs parce qu’ils À LA RÉVOLUTION
accumulent des fortunes en exploitant les
pauvres. Je pense que chacun a le droit de CONSERVATRICE
s’élever aussi haut qu’il peut ou qu’il veut,
du moment qu’il ne tue personne. Une cer- INCARNÉE
taine exploitation d’autrui est inévitable
dans la nature. Cela ne me gêne pas.» Mais PAR REAGAN ET
que veut dire « s’élever » ? Picsou donne
la réponse : c’est pouvoir se jucher tou­ THATCHER.
jours plus haut sur un tas d’or toujours
plus grand. Picsou ne dépense rien, il
n’investit pas, il thésaurise. L’or est pour
lui un objet de satisfaction autoérotique.
MARY EVANS / AF ARCHIVE / DISNEY / AURIMAGES
Contrairement à qui subit la passion du
luxe ou l’avarice, sa jouissance ne consiste
pas à consommer mais à contempler sa
fortune dont il conserve pieusement la
première pièce, son « sou fétiche », un
dime de 1875 qu’il a gagné en cirant les
chaussures d’un cantonnier.
JOËLLE ZASK, PHILOSOPHE,
MAÎTRE DE CONFÉRENCES À
L’UNIVERSITÉ AIX-MARSEILLE

qui a étudié à la loupe cette période dans « le Capi-
tal au xxie siècle » (2013) : l’histoire des inégalités n’est
ni linéaire ni déterminée à l’avance. Celles-ci évoluent
avec les rapports de force politique, les luttes sociales,
mais aussi avec les changements idéologiques.
Le retour des inégalités, à partir des années 1980,
est lié à la révolution conservatrice incarnée par
Reagan et Thatcher. La vague atteint tous les pays, y
compris la France socialiste de l’époque, qui embrasse
20TH CENTURY FOX / COLLECTION CHRISTOPHEL
le nouveau catéchisme : déréglementation, priva-
tisation, concurrence. Partout l’Etat providence
social-démocrate est présenté comme une entrave,
une « machine égalitaire » (Alain Minc) étouffante,
et le marché, comme un geyser de prospérité. Dans
l’imaginaire, les ultra-riches prennent le visage du
fictif Gordon Gekko, le héros du film « Wall Street »,
sorti en 1987. Son slogan ? « Greed is good » (« L’avidité
est bonne »). Sa mégalomanie n’est pas si caricaturale :
quelques années plus tard, Lloyd Blankfein, le PDG
de Goldman Sachs, osera la formule : « Je fais le
UNE BRÈ V E HIS T OIRE
travail de Dieu. » La libéralisation de la finance se
double d’une nouvelle mondialisation particuliè-
rement débridée.
Au début du xxie siècle, dans le classement de
« Forbes », apparaissent des oligarques russes ou des
milliardaires chinois. Au sommet, les patrons des
Gafam (Google, Apple, Facebook, Amazon, Micro-
soft) détrônent ceux de la finance, profitant souvent,
comme leurs prédécesseurs, de situations de mono-
pole. Ils ne portent plus de haut-de-forme, mais des
sweat-shirts et des baskets. Ils ne sont plus enterrés
avec des kilos d’or, comme « le Chef » de Varna du
début de ce récit. Mais certains font mieux, s’offrant
des mausolées de leur vivant. C’est ainsi qu’en 2018 Campé par
Elon Musk, l’homme le plus fortuné du monde, met en Michael Douglas,
orbite autour du Soleil une Tesla rouge décapotable. Un Gordon Gekko,
mannequin est au volant, et l’autoradio joue en boucle l’anti-héros de
« Space Oddity », de David Bowie. De l’étui pénien « Wall Street »,
de Varna à la bagnole orbitale de Musk, l’imaginaire revendique son
des hyper-riches garde un air de famille. moteur : l’avidité.
2
 LAUREN GREENFIELD / INSTITUTE
BIENVENUE AU

CLUB
« Ilona at home with her
daughter, Michelle, 4, Moscow »
(2012), de Lauren Greenfield, qui
a documenté le monde des riches.
28
TICKET D’ENTRÉE :
30 MILLIONS
D’EUROS
Contrairement à la pauvreté, il n’existe
pas de seuil officiel de l’“hyper-richesse”.
A partir des données existantes, nous
avons tenté de combler cette lacune
Par ÉRIC AESCHIMANN
Illustrations de LOÏC SÉCHERESSE
Infographie de MEHDI BENYEZZAR
Au fait, un hyper-riche, c’est à partir
de combien? Voilà la question qui a
surgi quand nous avons commencé à
préparer ce hors-série. Au début, nous
étions confiants : « On va demander
aux économistes! » Mais, au fil de l’enquête, la belle
assurance s’est étiolée, et il a fallu se rendre à l’évi-
dence : il n’existe pas de définition consensuelle de la
richesse, et encore moins de l’hyper-richesse, pour la
bonne raison qu’il s’agit de catégories éminemment
subjectives… Alors il a fallu faire le boulot soi-même.
En explorant les statistiques et les études qui quanti-
fient les patrimoines et revenus des individus situés
tout en haut de l’échelle sociale, nous avons pu déga-
ger quelques repères. Et faire émerger un profil, for-
cément flou, mais en fin de compte assez parlant, de
ce que peut être un hyperriche.
Notre enquête a commencé par une question de
méthode : apprécie-t-on la richesse d’un individu à
partir de ses revenus, calculés par mois ou par an, ou
en se basant sur son patrimoine ? Les deux, mon capi-
taine! Car ces deux facettes sont liées. Ainsi, si vous
êtes propriétaire d’une maison, cela peut être le fruit
de revenus de votre travail accumulés ou, si vous en
avez hérité, le fruit du travail de vos ancêtres (ou de
tout autre moyen qu’ils avaient trouvé pour s’enrichir :
vol, spéculation, esclavage…). Mais si vous louez cette
maison à des locataires, le loyer sera lui-même un
revenu. Ainsi, les revenus fabriquent du patrimoine,
le patrimoine génère des revenus et les deux vont
souvent ensemble. Certes, il existe des héritiers qui
ont hérité de la villa familiale sans avoir de quoi l’en-
tretenir. Et on rencontre des cadres dirigeants avec de
gros salaires et qui flambent tout et restent locataires
à vie. Mais, grosso modo, les deux modes de calcul se
recoupent, « surtout tout en haut de la pyramide », note
l’économiste Lucas Chancel.
Il nous a fallu ensuite trouver des instruments pour
mesurer la richesse. Nous en avons identifié cinq :
1. Le pourcentage : on découpe la population en
tranches de 10 % (on parle alors de « déciles »), de 1 %
(ce sont les « centiles »), même encore plus petites,
comme les 0,1 % ou les 0,01 %. L’économiste Thomas
Piketty a popularisé cette approche dès la fin des
années 1990, et le mouvement Occupy Wall Street en
a fait un slogan pour dénoncer le pouvoir des 1 % et
affirmer : « Nous sommes les 99 %. » L’avantage est qu’il
est très facile de dénombrer les habitants concernés :
10 % de la population française, c’est 6,8 millions de
personnes (ou 5,5 millions si l’on prend les adultes),
1 %, c’est 680000, etc.
2. Le classement. L’exemple le plus connu est le
palmarès des « 500 plus grandes fortunes de France »
établi tous les ans par le magazine « Challenges », sur
le modèle du classement des 400 Américains les plus
riches inventé par « Forbes » en 1982.
3. Le calcul d’un seuil monétaire relatif : pour
l’Observatoire des Inégalités, on est riche dès que
l’on gagne deux fois plus que le salaire médian, c’est-
à-dire, en France à partir d’un revenu de 3673 euros
par personne.
4. Les seuils fiscaux, en particulier l’impôt sur la
fortune immobilière (IFI), qui se déclenche à partir
de 1,3 million d’euros de patrimoine (153000 foyers
fiscaux sont concernés, soit 0,4 % de la population)
ou la tranche supérieure de l’IRPP, qui commence
à 14000 euros par mois, ce qui correspond au seuil
d’entrée dans le top 1 % des revenus.
5. Le chiffre rond. Le langage courant y a recours
spontanément en parlant de « millionnaires », de
« multimillionnaires » ou de « milliardaires ». En 2015, INFOGRAPHIE DE MEHDI BENYEZZAR – LOÏC SÉCHERESSE POUR « L’OBS »
Emmanuel Macron avait dit : « Il faut des jeunes Fran-
çais qui aient envie de devenir milliardaires. »
10 %, 1 %, 0,1 %…
Dans « le Temps des riches. Anatomie d’une séces-
sion » (Seuil, 2011), l’essayiste Thierry Pech a eu la
bonne idée de se plonger dans les catégories uti-
lisées par l’Insee, l’institut officiel d’où provient
la quasi-totalité des statistiques économiques en
France. Le « seuil de pauvreté » y est défini très
précisément : on prend le salaire médian (celui qui
sépare la population en deux parties égales) et on en
retire 40 %. Le seuil de richesse n’est pas calculé de
façon symétrique : l’Insee préfère parler des « hauts
revenus » et réserve le terme aux 10 % les plus aisés de
 BIEN V ENUE AU CL UB

UN HYPER-RICHE
la population, qui disposent d’un revenu individuel
minimum de 3306 euros par mois et d’un patrimoine
supérieur à 400000 euros.

C’EST À PARTIR Pour sa part, on l’a vu, l’Observatoire des Inégali-

tés propose de fixer le seuil d’entrée dans la richesse
en doublant le revenu médian des Français. Cela

DE COMBIEN ? conduit à un revenu minimum de 3673 euros, ou

5500 euros pour un couple sans enfants et 7700
pour un couple avec deux enfants. Environ
4,5 millions de personnes sont concernées.
A partir de Sont-elles « riches »? Oui, au sens où elles n’ont
1 milliard pas à se coltiner les difficultés matérielles d’une
grande partie des Français. Mais, comme écrit
Les
milliardaires Thierry Pech, quand on gagne 3600 euros, « on
ne roule pas en Porsche, on ne fréquente pas
105 personnes les palaces et on ne passe pas ses vacances
à bord d’un yacht ».
Pour trouver les hyper-riches, il faut
donc concentrer notre quête sur ces
1 % sur lesquels le mouvement Occupy
Wall Street a attiré l’attention du monde. L’éco-
A partir nomiste Lucas Chancel, proche collègue de
100 milli de Thomas Piketty, en a fait l’un des objets de ses
ons travaux. A « l’Obs », il explique qu’il faut détenir un
A partir patrimoine d’au minimum 1,6 million
30 milli de
ons d’euros et un revenu annuel de
115000 euros pour faire partie
Les 500 fortunes des 1 % (il parle plus facilement
de “Challenges” de « top 1 », « top 0,1 », etc.).

500 personnes s hyper-rich

e
es
L

LIRE CETTE INFOGRAPHIE. Pour entrer dans le club

des 10 % des Français les plus riches, il faut un
0,01 %
patrimoine minimal de 400 000 euros. Pour faire
partie des 1 % , il faut avoir au moins 1,3 million
d’euros. Etc. Comme des poupées russes, ces « clubs »
s’emboîtent les uns dans les autres : les 0,1 % font
A partir
partie des 1 %, qui font partie des 10 %… Les piles de 5 000 0 de
billets figurent le « ticket d’entrée » de chaque club. 00 €

Entrée
Les A partir Les très du club des
assujettis 1 600 00 de 10 %
0€ riches
à l’IFI

0,5 % 0,1 %
Les
A partir fameux A partir Les A partir Les gens
1 300 00 de 1 000 00 de millionnaires 4 00 000 de aisés
0€ “1 %” 0€ €
1% 4% 10 %
 30
Le risque étant de mélanger les torchons et les ser-
UN MILLIARDAIRE viettes : au début de la tranche, ce sera le bourgeois
TOUTES LES VINGT- qui possède un grand appartement à Paris ; et tout en
SIX HEURES haut de la même catégorie, Bernard Arnault, qui est
150 000 fois plus riche ! Comme le note en souriant
Entre 2001 et 2021, Lucas Chancel, « c’est dans le “top 1” que les inégalités
le nombre de sont les plus fortes ! ».
milliardaires sur terre Il faut donc continuer à entrer dans le détail des
a été multiplié par 5, tranches supérieures de la population et passer main-
selon un rapport d’Oxfam tenant au « top 0,1 ». Patrimoine minimal exigé : 5 mil-
datant de janvier 2021. lions d’euros. Revenu annuel : 310 000,00 euros. Avec
Ils étaient 538 en 2001, une telle somme, on peut s’offrir, outre le bel appar-
ils sont 2 775. Et depuis tement parisien, une belle résidence secondaire sur
le début de la pandémie, la Côte d’Azur et un appartement à la neige, plus un
on a assisté à l’apparition ou deux immeubles de rapport, de beaux placements
d’un nouveau milliardaire immobiliers… sans oublier un beau paquet d’actions
toutes les vingt-six dans l’entreprise familiale dont on a souvent hérité !
heures.
6 800 PERSONNES
Et allons maintenant au bout du zoom, avec le club
des 0,01 %, dont le World Inequality Lab, codirigé
par Lucas Chancel, a calculé qu’ils se définissent par
un patrimoine minimal de 30 millions d’euros. Là
encore, il est facile de connaître leur nombre : 0,01 %
de 55 millions de Français adultes, ça fait environ
5 500 personnes. Dans « le Temps des riches », Thierry
Pech les appelait le « club de 0,01 % ». A ce niveau de
richesse, que fait-on de son pactole ? Eh bien, on habite
un hôtel particulier à Neuilly-sur-Seine, on possède
une villa au bord de la mer et un appartement à
New York ou à Venise, auquel on ajoutera, pourquoi
pas, un petit yacht – il faut compter autour de 1 mil-
lion d’euros pour un 25-mètres. Surtout, on dispose
de larges moyens pour investir sur les marchés finan-
ciers : les économistes ont calculé qu’un patrimoine de
16 millions est composé à 85 % d’actions et d’obliga-
tions. L’argent n’est plus seulement un moyen de vivre,
il devient une occupation à temps plein…
Dès lors, les revenus sont assurés majoritairement
par ce que rapportent les placements (dividendes,
intérêts et plus-values, loyers…), à quoi s’ajoute souvent
un salaire très élevé. L’Insee estime à 968 000 euros le
revenu annuel pour entrer dans ce club sélect. Cela
permet d’entretenir un personnel domestique, de
s’inscrire au Polo de Paris (15 000 euros par an), de se
payer les hôtels de luxe (2 000 euros la nuit au Cheval
blanc, l’hôtel installé à l’intérieur de la Samaritaine)
ou de recourir aux services d’une société de jets privés
(5 000 euros de l’heure) pour un rendez-vous d’af-
faires ou pour un week-end à Saint-Tropez. Au-delà
d’un certain niveau de richesse, explique l’écono-
miste Philippe Askenazy, « les individus changent de
comportement : si certains épargnent massivement,
d’autres entrent dans une logique de consom-
mation exorbitante ».
Yachts, jets privés, voire voyages
dans l’espace… Et si la caractéristique
du super-riche était son refus struc-
turel de vivre avec ses congénères ? « Les
super-riches ont renoncé à l’idée d’un monde com-
mun », expliquait le philosophe Bruno Latour en 2017,
dans un entretien à « l’Obs », qualifiant leur mode de
vie de « hors-sol ». C’est ce que montre bien le der-
nier film de Jamel Debbouze, « le Nouveau Jouet »,
où le PDG joué par Vincent Lindon, toujours entre
deux avions, semble flotter en apesanteur dans son
luxueux hôtel particulier, où une cohorte de colla-
borateurs, gouvernantes et gardes du corps lui évitent
tout contact avec le réel. « Nous sommes dans une
société où les riches ne savent pas quoi faire de leur
argent », résume Philippe Askenazy.
Les super-riches, ce serait donc les 0,01 % ? Pour
s’en assurer, croisons ce résultat avec le classement
des « 500 plus grandes fortunes de France » de
« Challenges ». Dans la cuvée 2022, le numéro un,
Bernard Arnault, émarge à 149 milliards d’euros de
LOÏC SÉCHERESSE POUR « L’OBS »
patrimoine, tandis que la 500e fortune, un créateur
d’un réseau d’Ehpad reconverti dans l’hôtellerie, doit
se contenter d’une fortune de 200 millions. Précision
importante : le magazine intègre les héritiers de la
famille fondatrice dans le calcul de la fortune familiale.
Leur nombre n’est pas précisé, mais chez les Mulliez, ils
sont 800, qui se partagent une fortune de 22 milliards
 BIEN V ENUE AU CL UB

le milieu des années 1990,

LE TOP 15 DES FORTUNES MONDIALES
Classement du magazine « Forbes », 1er février 2023 à 12 heures
alors que les 50 % les plus
pauvres n’en ont capté que
2 % », écrit Lucas Chancel
dans le dernier rapport du
Rang Nom Valeur nette Pays Source Laboratoire sur les Inégali-
tés mondiales. La concentra-
1 Bernard Arnault et famille 213,5 Md$ France LVMH tion de la richesse est encore
2 Elon Musk 178,3 Md$ Etats-Unis Tesla, SpaceX, Twitter… plus marquée pour les ultra-
3 Jeff Bezos 126,3 Md$ Etats-Unis Amazon riches : comme l’atteste un
4 Larry Ellison 111,9 Md$ Etats-Unis Oracle (technologie) graphique éloquent placé en
5 Warren Buffett 108,5 Md$ Etats-Unis Finance ouverture du classement de
6 Bill Gates 104,5 Md$ Etats-Unis Microsoft « Challenges », le poids des
7 Carlos Slim Helú & famille 91,7 Md$ Mexique América Móvil (télécoms) 500 fortunes de France dans
8 Larry Page 85,8 Md$ Etats-Unis Google le PIB français a été multi-
9 Mukesh Ambani 83,7 Md$ Inde Reliance (diversifié) plié par sept au cours des
10 Sergey Brin 82,2 Md$ Etats-Unis Google vingt-cinq dernières années,
Francoise Bettencourt L’Oréal
passant de 200 milliards à
11 Meyers et famille 81,3 Md$ France
1 000 milliards entre 2010 et
12 Steve Ballmer 80,5 Md$ Etats-Unis Microsoft 2022. Et une étude de Piketty,
13 Amancio Ortega 77,4 Md$ Espagne Zara Garbinti et Goupille-Lebret
14 Michael Bloomberg 76,8 Md$ Etats-Unis Bloomberg LP établit qu’entre 1984 et 2014
15 Gautam Adani 75,1 Md$ Inde Adani Group (diversifié) le patrimoine des 50 % les
SOURCE : FORBES plus riches a augmenté de
46 % ; celui des 1 % les plus
riches, de 243 % ; et celui
des 0,01 %,… de 373 %. Plus
d’euros, soit 27 millions en moyenne par héritier. on est riche, plus on s’enrichit !
Bon, toutes les familles ne sont pas aussi prolifiques… Autre indice éloquent : les 0,01 % possèdent 6,5 %
Prenons une moyenne de 10 héritiers par fortune (le du patrimoine privé mondial, alors que les 50 % les
fondateur, son conjoint, trois enfants et cinq petits- plus pauvres n’en possèdent que 5 %, selon les chiffres
enfants) : le classement de « Challenges » concernerait établis par Lucas Chancel. De même que, sur le plan
donc 5 000 personnes, avec un pactole par individu écologique, ils émettent chacun 2 000 fois plus que
qui irait de 30 millions… à l’infini ! On n’est pas très loin les 50 % les plus pauvres… Tout converge donc pour
du groupe des 0,01 %, avec ses 5 500 individus et une en faire LA classe des super-riches, ceux qui ne
fortune minimale de 30 millions. cessent de creuser l’écart avec le reste de la popula-
Puisque nous y sommes, observons la pointe tion (Thierry Pech parle même de « sécession ») tout
extrême de notre pyramide : les 122 milliardaires en détruisant la planète.
français qui occupent le haut du palmarès de La politique fiscale française en apporte une ultime
« Challenges ». Pour donner un ordre de grandeur, la confirmation : en remplaçant l’impôt sur la fortune
fortune de Bernard Arnault, c’est deux fois la valeur (ISF) par l’IFI, Emmanuel Macron voulait encoura-
totale de tous les immeubles de la ville de Marseille. ger les ménages à investir dans les marchés d’actions
Signalons également qu’il arrive en première position ou d’obligations, pour financer l’économie. Simulta-
dans le classement mondial des milliardaires établi par nément, il a instauré une « flat tax » de 30 % pour les
le magazine « Forbes ». Avec son jet privé dont les dividendes, intérêts et plus-values tirés de l’épargne
sauts de puce quotidiens ont fait le bonheur de Twitter (au lieu d’un taux maximum de 45 % auparavant). A
durant tout l’été 2022, il est l’incarnation parfaite du qui cela a-t-il profité ? La réponse se trouve dans le
super-riche « hors-sol » diagnostiqué par Latour. rapport 2022 du très officiel Comité d’évaluation des
Des 0,01 %, il est la quintessence. réformes de la fiscalité du capital. On y découvre que
le dispositif a eu pour effet de concentrer ces revenus
DE PLUS EN PLUS RICHES financiers entre les mains des plus riches. Ainsi, 64 %
Les riches d’aujourd’hui sont accusés d’accaparer une des dividendes sont perçus par des foyers déclarant
part croissante de la richesse collective. Ils seraient de plus de 100 000 euros de dividendes en 2020, contre
plus en plus riches. Les économistes ont documenté 44 % en 2017. Et les 0,01 % des foyers les plus riches
cette évolution, montrant que les inégalités n’ont – tiens, les revoilà ! – ont concentré 71 % des plus-
pas cessé de se creuser depuis les années 1980. Au values en 2020, contre 62 % en 2017.
niveau mondial, « les 1 % les plus riches ont capté 38 % Président des riches, Emmanuel Macron ? Oui. Et
de tout le patrimoine supplémentaire accumulé depuis même président des 0,01 % !
 7
32

LES FAMILLES
D’HYPER-RICHES
Par BAPTISTE LEGRAND, BORIS MANENTI,
DOMINIQUE NORA et CLAUDE SOULA
Illustrations de LOÏC SÉCHERESSE
 BIEN V ENUE AU CL UB

I
l n’a jamais été si doux
d’être un grand patron
en France : en 2021, selon
le cabinet Proxinvest,
la rémunération moyenne
des dirigeants du CAC 40, le
club des plus grandes entreprises du
pays, a augmenté de 52 %, atteignant
7,9 millions d’euros, soit 100 fois celle
de leurs salariés. Le record – absolu –
a été atteint par Carlos Tavares, PDG
de Stellantis (Peugeot, Citroën, Fiat,
Opel…) : il empochera jusqu’à 66,7 mil- Hennessy, Guerlain ou Tiffany, c’est
lions d’euros s’il tient tous ses objectifs. avant tout le sien. Il est aussi devenu
Remarquable pour un simple salarié, l’homme le plus riche du monde – ou le
mais encore loin du niveau de richesse deuxième selon les fluctuations des cours
des patrons qui sont aussi pro-
priétaires de leurs entreprises.
Ces capitaines d’industrie LEUR CREDO
sont à la tête des principales « Innover tout en
fortunes de France recensées conservant l’historique
chaque année par le magazine des maisons », mantra
« Challenges » ; ce hit-parade de Bernard Arnault.
sanctionne les réussites indus- Version « Guépard » :
trielles et met en lumière les « Tout doit changer pour
nouveaux talents du monde que rien ne change. »
des affaires. Les meilleurs LEURS VACANCES
d’entre eux passeront dans Saint-Tropez l’été,
la classe supérieure : le clas- Megève ou Courchevel
sement mondial des milliar- l’hiver.
daires du magazine américain LEUR HOBBY
« Forbes ». Et, avec cette sélec- L’art contemporain.
tion nettement plus resserrée, LEURS CLUBS
on apprend aussi quelque Interallié, Jockey Club,
chose d’essentiel sur ce que Automobile Club.
sont les réussites économiques Le Siècle ou l’Afep
made in France. pour le business,
Le héros incontesté de ces l’Arop (les amis
LOÏC SÉCHERESSE POUR « L’OBS »
de Bourse de leurs sociétés
respectives calculés par le
palmarès « Forbes » –, devant
Elon Musk, avec un patri-
moine pesant environ 178 mil-
liards d’euros.
D’autres industriels français
font partie des 50 personnes
les plus riches de la terre.
D’abord, Rodolphe Saadé,
avec sa flotte de navires CMA-
CGM, a connu une ascension
ultra-rapide avec l’envolée des
prix du transport maritime qui
a suivi le blocage du Covid,
mais il devrait redescendre
rapidement avec la récession
qui pointe. Puis le frère ennemi
d’Arnault, François Pinault,
propriétaire de Kering, autre
empire du luxe (Gucci, Saint
Laurent, Balenciaga…). Enfin,
caractéristiques communes. Le pre-
mier point, essentiel, c’est que tous
sont les principaux actionnaires
de leurs sociétés. Ensuite, il y a
des petits écarts. A l’exclusion de
François Pinault, dont le père avait
seulement une modeste scierie en
Bretagne et qui a quitté l’école à
16 ans, les autres sont des héritiers
qui ont démarré facilement dans la
vie. Le père de Bernard Arnault était un
gros promoteur. Rodolphe Saadé et les
Wertheimer ont hérité d’un groupe fami-
lial déjà puissant.
Deuxième point : les Français ont su
tirer parti de l’incroyable succès du luxe
à partir des années 1980, rachetant toutes
les marques internationales qui ont du
potentiel. Troisième caractéristique :
l’Etat français a été la bonne fée qui s’est
penchée sur le berceau de leur fortune.
Bernard Arnault a démarré en rachetant
le groupe textile en faillite Boussac/Dior,
soutenu par le gouvernement socialiste
de Laurent Fabius, en échange d’une pro-
messe : ne pas démanteler le groupe (et
sauver ses emplois). Il oubliera vite ses
engagements, en gardant essentiellement
Christian Dior et l’immobilier. François
Pinault a repris avec des aides publiques
le fabricant de bois Isoroy et le papetier
Chapelle Darblay, activités qu’il reven-
dra avec profits, avant de les réinvestir
dans le luxe et la distribution. Et le père
de Rodolphe Saadé avait mis la main sur
l’armateur public CGM grâce au soutien
du président Jacques Chirac.
Etre déjà actionnaire, hériter, profiter

classements, c’est Bernard de l’Opéra de Paris). les frères Wertheimer, pro- de l’Etat et investir dans le luxe : il faut
Arnault. Le patron fondateur priétaires de Chanel et rois cocher au moins trois de ces quatre cases
de LVMH est l’homme le plus de la discrétion fiscale grâce à pour devenir un super-riche en France. On
riche de France, après avoir détrôné leur installation en Suisse. est loin des nouvelles méga-fortunes amé-
l’inoxydable famille Bettencourt, fon- Comment entre-t-on dans ce club ricaines sorties de la Silicon Valley et de
datrice de L’Oréal. Le succès mondial sélect quand on dirige une entreprise ? la créativité technologique. Un tournant
de Vuitton, Dior, Celine, Givenchy, Les industriels milliardaires ont des qu’ont raté la France et l’Europe. C. S.
 34
A
l’été 2021, les mil-
liardaires de la tech
pesaient collective-
ment 2500 milliards
de dollars – bien davantage
que les capitaines du luxe,
de la distribution et même de
la finance. Ils trustaient 7 des
10 premières marches des plus
grosses fortunes planétaires.
Même si, en 2022, ils ont col-
lectivement vu 500 milliards
de dollars de capitaux s’éva-
porer en Bourse, ils restent
très présents, en ce début
d’année 2023, sur le podium
des hyper-riches. Elon Musk
(Tesla et SpaceX) et Jeff Bezos
(Amazon), « valeurs sûres »,
sont classés en février 2023
deuxième et quatrième par
« Forbes », avec 178 et 126 mil-
liards de dollars de fortune per-
sonnelle. La « tech de papa » ne
se défend pas mal non plus :
Larry Ellison (Oracle) et Bill
Gates (Microsoft) se trouvent
maintenant dans le peloton
de tête, en quatrième (avec
112 milliards de dollars) et
sixième (104 milliards) posi-
tion. Tandis que les « Google
boys » Larry Page et Sergey
Brin et surtout l’inventeur de
Facebook Mark Zuckerberg
ont légèrement reculé en rai-
son des contre-performances
de leurs titres en Bourse.
Quelles sont les caracté-
ristiques de cette famille de
nababs, issus pour la plupart
de la côte ouest des Etats-
Unis? Hormis une certaine
décontraction vestimentaire
(vous les verrez rarement
en costume-cravate) et une
coolitude surjouée, ils par-
tagent en général le profil de
technoprophètes autoprocla-
més. Ils ont la conviction que
LEUR CREDO
« La meilleure façon
de prédire l’avenir
est de l’inventer »
(Abraham Lincoln).
LEUR CLUB
En juillet, la Conférence
de Sun Valley, dans
l’Idaho, organisée
par la banque d’affaires
Allen & Co.
LEURS HOBBYS
Créer des fondations,
acheter de l’art, lancer
des fusées.
LEURS VACANCES
Des îles achetées aux
quatre coins du monde,
notamment dans
l’archipel d’Hawaï.
le progrès techno-scientifique
est exponentiel, et donc que
l’innovation va résoudre tous
les grands problèmes de l’hu-
manité. Ils sont aussi pour la
plupart « libertariens », esti-
mant que la liberté individuelle
est sacrée et que les Etats
doivent se mêler du moins de
choses possible.
Les tycoons de la Silicon
Valley entretiennent l’idée que
leur richesse ne découle que de
leurs inventions géniales. En
réalité, ils la doivent en grande
partie au fonctionnement des
marchés financiers. Constitué
presque intégralement des
actions de l’entreprise qu’ils
ont créée, leur patrimoine
fluctue donc avec les cours du
Nasdaq et le regard des inves-
tisseurs. « Autrefois, les valo-
risations boursières reflétaient
les données fondamentales
d’une entreprise. Maintenant, il
s’agit de storytelling et de vision,
concoctés par les PDG et propa-
gés par les médias », souligne
le professeur de marketing à
la New York University Scott
Galloway dans un article récent
de « The Atlantic », titré « Les
fausses idoles de l’Amérique ».
Avec des résultats parfois aber-
rants : ainsi, trois constructeurs
de véhicules électriques améri-
cains – Tesla, Lucid et Rivian –
valent ensemble davantage
que le reste des industries auto
et aéronautique mondiales
combinées.
Pour continuer à contrô-
ler leur start-up quand elle
devient une multinationale
cotée, les fondateurs de la
tech s’octroient pour la plu-
part des actions spéciales à
droit de vote multiple. Si bien
qu’ils gardent le pouvoir et
deviennent difficiles à débou-
lonner, même s’ils se trouvent
dilués au capital. Leur autre
tour de passe-passe pour main-
tenir leur niveau de richesse
est… de payer peu – voire
pas du tout – d’impôt sur le
revenu! Alors qu’il était déjà
la deuxième personne la plus
riche du monde, Elon Musk
ne s’est ainsi acquitté d’aucun
impôt fédéral en 2018, selon
les révélations du média d’in-
vestigation ProPublica, qui a
eu accès aux dossiers de l’ad-
ministration fiscale.
Selon ces « IRS files », les
taux d’imposition effectifs des
multimilliardaires américains
variaient en 2021 entre 0 et
3,27 %, bien loin des 37 % de
la tranche supérieure des par-
ticuliers aux Etats-Unis. C’est
que les gains boursiers ne sont
imposables que si les titres sont
vendus. L’artifice de ces hyper-
riches est donc de se verser
des salaires modiques (voire
réduits au dollar symbolique),
et des dividendes maigres ou
inexistants, mais d’assurer
leur train de vie dispendieux
en empruntant aux banques

des milliards, gagés sur la
valeur boursière de leurs actifs.
Elon Musk a ainsi contracté
en 2020 pour 57,7 milliards de
dollars d’emprunts personnels,
garantis par ses actions Tesla.
C’est aussi comme cela qu’en
novembre dernier il a pu s’of-
frir Twitter pour la bagatelle de
44 milliards de dollars.
L’engouement de la Silicon
Valley pour le discours liberta-
rien et sa critique de l’Etat ne
doit pas faire oublier qu’elle a
été largement bâtie grâce à
des projets gouvernementaux.
Sans fonds publics, les indus-
tries des semi-conducteurs,
de la micro-informatique,
de la souris, de l’internet, de
la voiture électrique ou des
fusées nouvelle génération ne
se seraient pas développées
de cette manière. Et, pour
s’assurer que les lois fédérales
leur restent favorables – sur la
fiscalité, le travail, la concur-
rence, l’environnement… –,
ces seigneurs de la tech ne
lésinent pas sur les dépenses
en lobbying à Washington :
80 millions de dollars en 2020,
soit davantage que l’ensemble
des banques commerciales et
presque autant que l’industrie
des hydrocarbures.
Que font-ils de leur argent?
Ils en misent souvent une par-
tie sur les nouvelles frontières
technoscientifiques : énergies
vertes, biotechnologies, infor-
matique quantique, intelli-
gence artificielle, industrie du
cannabis ou des thérapies psy-
chédéliques… Les plus ambi-
tieux, comme Musk et Bezos,
projettent de devenir maîtres
du cosmos, en finançant des
fusées dernier cri, des bases
sur la Lune et des missions
vers Mars. Des projets voués à
LOÏC SÉCHERESSE POUR « L’OBS »
l’échec, selon Scott Galloway,
qui commente : « Notre classe
de milliardaires est suffisam-
ment arrogante pour brûler
la prospérité de notre ère dans
une tentative futile de conqué-
rir la suivante. » D. N.
BIEN V ENUE AU CL UB
son prince, Hans-
Adam II, figure
sur le podium des
souverains les plus
riches d’Europe. Sa
fortune est estimée
à presque 7 milliards
d’euros par Bloom-
berg, devant Henri de
Luxembourg (3,5 mil-
liards) et Albert II de
Monaco (900 millions
d’euros). Trois petits
pays… et trois paradis
fiscaux. On est loin du
train de vie modeste des
monarchies du nord de
l’Europe. Philippe, roi
des Belges, est le souve-
rain le plus « pauvre », si
l’on ose dire, avec 15 mil-
lions d’euros de patri-
moine. A l’opposé, le sulfu-
reux Rama X de Thaïlande
domine le classement mon-
E
n succédant à sa mère, Elisabeth, dial. Lui qui a ordonné des funérailles
le roi Charles III ne s’est pas seule- officielles pour son caniche Fufu détient
ment emparé d’une couronne, une fortune estimée à 48 milliards
mais aussi de la plus grosse fortune d’euros, selon les fourchettes hautes. A
du Royaume-Uni. Le trône des Windsor Bangkok, le Royal Museum expose ainsi
vaut 23 milliards d’euros : des le « Golden Jubilee », plus gros
châteaux, bien sûr, mais aussi diamant facetté au monde,
des immeubles – dont les LEUR CREDO avec ses 545 carats.
450 commerces situés le long « Riche comme Crésus » Les souverains comptent
de la célèbre Regent Street à (voir p. 12). aussi leurs « nouveaux
Londres – et surtout des terres LEURS VACANCES riches ». En moins d’un siècle,
agricoles pour une valeur de Hiver à Gstaad, été les pétromonarchies du Golfe
14 milliards. Un patrimoine sur la Côte d’Azur ou aux se sont hissées aux premiers
accumulé au fil des siècles, Maldives – le prince rangs : 17,5 milliards d’euros
par la grâce de Dieu, dit-on, saoudien Mohammed pour le roi Salmane d’Arabie
ou, plus certainement, par le Ben Salmane y a dépensé saoudite, 17 milliards pour
labeur de leurs loyaux sujets 1 milliard en trois ans. l’émir d’Abu Dhabi, 13 mil-
et l’absence d’une révolution à LEUR HOBBY liards pour l’émir de Dubaï,
la française. La chasse, au faisan ou encore 2 milliards pour
Les souverains font parfois ou à l’éléphant. l’émir du Qatar. Les familles
passer leur intérêt particulier LEURS CLUBS régnantes ont privatisé les
avant celui de leur royaume. Les grandes cérémonies revenus du pétrole et du gaz,
Juan Carlos d’Espagne y a ainsi familiales : mariages, faisant rimer monarchie et
perdu sa couronne, poussé à couronnements cleptocratie. La palme revient
l’abdication après des accusa- et funérailles. à Hassanal Bolkiah, sultan de
tions de corruption et fraude Brunei. Fort de ses 40 mil-
fiscale. Le roi était notamment liards de dollars, lui qui détient
accusé d’avoir planqué une centaine de de nombreux hôtels de luxe (dont
millions d’euros en Suisse, tout en étant Le Meurice, à Paris) s’est fait construire
lié à des fondations opaques domici- un palais de 1788 pièces. Et, pour célé-
liées au Panama et au Liechtenstein. Ce brer ses anniversaires, il a fait venir
minuscule Etat alpin démontre que ce Michael Jackson, Whitney Houston ou
n’est pas la taille qui compte, puisque encore Céline Dion. B. L.
 36
L
es « rentiers » du xixe siècle étaient
omniprésents dans les ouvrages de
Balzac ou de Zola; à l’époque, on
vivait de ses « rentes », généralement
des intérêts sur des emprunts d’Etat. Ces
rentiers sont toujours là aujourd’hui, mais
en version 2.0. Ce ne sont plus des bons du
Trésor qui constituent leur bas de laine – ils
ne rapportent plus assez –, mais des actions,
qui ont follement profité de l’envolée
boursière depuis les années 1980, et des
placements plus risqués encore, parfois
ultra-rémunérateurs, dans des start-up, ou
des rachats d’entreprises par endettement.
Mais, pour arriver à ce stade, il faut déjà être
riche avant, autrement dit : avoir hérité ou
avoir vendu l’entreprise familiale.
Le premier héritier du pays est une
héritière, Françoise Bettencourt-Meyers.
Sa mère, Liliane, lui a transmis la majorité
des actions de L’Oréal, numéro un mon-
dial des cosmétiques. Liliane a longtemps
été la personne la plus riche de France. Sa
fille – créditée de 70 milliards d’euros par
le classement « Forbes » – est dépassée par
Bernard Arnault. Pourtant, ni la mère ni la
fille n’ont jamais dirigé L’Oréal. Leur rôle
s’est toujours cantonné à un poste dans
son conseil d’administration, qui décide
géant des médias (Vivendi, Havas) et des
transports maritimes, qu’il est en train de
transférer à ses enfants. Mais parfois, aussi,
ce système ne marche pas du tout : Arnaud
Lagardère a méthodiquement détruit le
groupe (Airbus, Hachette, Europe 1…) bâti
par Jean-Luc, son père, désormais contrôlé
par Bolloré. Tous les enfants de PDG ne
sont pas faits pour endosser le costume,
même si tout les y pousse.
Les grandes familles françaises tâtonnent
donc entre les deux modèles, celui des
Bettencourt et celui des Bouygues ou Bol-
loré, mais la plupart ont un seul but : trans-
mettre l’héritage de génération en généra-
tion. Les Peugeot ont accepté de diluer leur
pouvoir au fil des mutations de l’entreprise
familiale, mais ils sont toujours actionnaires
et administrateurs du géant international
Stellantis. Hermès est toujours dirigé par
un héritier direct, Axel Dumas, et de nom-
breux cousins participent de près ou de loin
aux décisions. Idem chez les Mulliez, qui
possèdent l’empire Auchan-Decathlon-
Leroy Merlin : toutes les parts des héri-
tiers restent bloquées dans une holding
non cotée en Bourse pour empêcher l’en-
des grandes orientations du groupe et du trée d’un outsider. A l’inverse, les familles
choix du PDG. Libre à elles ensuite d’oc- Hennessy ou Guerlain restent très bien
cuper leur temps comme bon leur semble. classées dans le club des grandes fortunes
Liliane était une grande mondaine, cou- françaises, mais elles ont vendu leurs socié-
rant les grands couturiers, les réceptions, tés au groupe LVMH.
les voyages – elle passait beaucoup de Quel que soit le choix, déléguer ou pas,
temps dans son île privée des une chose est certaine : ces héri-
Seychelles. Sa fille, loin de ce tiers vivent une époque bénie.
modèle, étudie le piano et la LEUR CREDO L’an dernier, les entreprises du
Bible : elle a publié de nom- « Pour vivre heureux, CAC 40 ont versé 57,5 milliards
breux ouvrages érudits sur la vivons cachés. » d’euros à leurs actionnaires, un
question. Pour se détendre, elle LEURS CLUBS record. La famille Arnault a
fait du mécénat sur la recherche Les lieux de formation empoché 2,4 milliards d’euros
médicale, notamment celle sur d’élite, comme, à Paris, de son groupe LVMH, selon le
la surdité. Héritière version l’Ecole alsacienne média en ligne Observatoire
ultra-sérieuse, donc. ou l’école bilingue des Multinationales (ODM).
Dans d’autres dynasties, il est Jeannine-Manuel. La famille Bettencourt a reçu
hors de question de lâcher les LEUR HOBBY 890 millions, et les Pinault,
rênes du pouvoir : l’entreprise Le mécénat (une 620 millions d’euros. « Envi-
est faite pour être transmise de obligation sociale ron un dixième de tous les divi-
père en fils (puisque c’est entre aux Etats-Unis). dendes » du CAC 40, estime
hommes que les choses se font LEUR SPORT l’ODM, revient à 16 familles
encore, sauf exception comme Le golf. liées historiquement à cer-
Sophie Bellon, qui a succédé à tains des plus grands groupes
son père, Pierre, chez Sodexo). français comme LVMH,
Martin Bouygues a remplacé son père, Hermès, L’Oréal ou Kering. En prime,
Francis, créateur de l’empire de construc- Macron a baissé la fiscalité pesant sur
tion, qu’il a su diversifier dans les télécoms ces revenus du capital : elle est désormais
et les services. Vincent Bolloré a trans- plafonnée à 30 %, contre un maximum de
formé une papeterie familiale, reine du 45 % quand ils étaient intégrés à l’impôt
papier fin pour bibles ou cigarettes, en un sur le revenu. C. S.

LEUR CREDO
« C’est quand la mer se
retire qu’on voit ceux
qui nagent sans maillot »
(Warren Buffett).
LEURS CLUBS
A Manhattan : The Angler’s
Club, The Core Club, ZZ’s
Club, Zero Bond, Casa
Cipriani. A Paris : le
restaurant du Travellers
Club, le Soho House.
LEUR HOBBY
Arroser son ancienne
université (Yale, Princeton…)
ou un hôpital de New York.
LEURS VACANCES
Les Hamptons, Martha’s
Vineyard, les Keys de
Floride, une île privée
dans les Caraïbes.
D
epuis une vingtaine
d’années, mondiali-
sation, dérégulation
et innovation techno-
logique se sont combinées
pour gonfler toujours davan-
tage une sphère financière,
caractérisée par des outils
spéculatifs et des stratégies
d’investissement de plus en
plus sophistiquées. Mais il est
finalement rassurant que le
champion incontesté du sec-
teur depuis les années 1980,
soit resté… le diplodocus
américain Warren Buffett,
LOÏC SÉCHERESSE POUR « L’OBS »
antithèse absolue du spécula-
teur qui, à 92 ans, se maintient
à la cinquième place de la liste
« Forbes », avec 108 milliards
de dollars d’actifs.
En effet, le « sage » d’Omaha
(Nebraska) a bâti sa fortune
en misant à long terme
sur des valeurs sûres de
la Bourse comme Geico,
Coca-Cola, Bank of Ame-
rica ou Apple. Et pas ques-
tion de s’affoler en cas de
krach : « Prenez peur quand
les autres sont cupides, soyez
cupides quand les autres ont
peur », conseille-t-il. Sobre
avant l’heure, Buffett vit
depuis plus de soixante ans
dans la même maison (ache-
tée en 1958 pour 31500 dol-
lars!), petit-déjeune chez
McDonald’s en allant au
bureau, ou bien se contente
en voyage de biscuits Oreo.
Il change rarement de voi-
ture, porte éternellement
les mêmes costumes taillés
par « Madame Li », et aime
tellement peu dépenser que
le berceau de son premier
bébé était… un tiroir de
commode! Côté loisirs, c’est
bridge, chant aux ukulélés et
golf. Côté philanthropie, il a
lancé en 2010 avec son ami
Bill Gates The Giving Pledge,
un club de milliardaires qui
s’engagent à donner de leur
vivant plus de la moitié de
leur fortune.
Derrière cette figure
mythique, les ultra-riches
de la finance – presque tous
américains – voient leur
patrimoine évoluer, au gré
des liquidités déversées par
les banques centrales et du
niveau des taux d’intérêt.
Dans le peloton de tête, on
trouve surtout des gérants de
divers fonds de placement,
qui ont des philosophies
BIEN V ENUE AU CL UB
d’investissement plus
ou moins risquées.
Les plus spéculatifs,
les hedge funds, utilisent
le levier de la dette (leve-
rage) et parient (parfois
à travers des options ou
des produits dérivés) sur
la hausse ou la baisse de
tout ce qui bouge : dettes
publiques, actions, obliga-
tions, monnaies, matières
premières… Leurs dirigeants
prélèvent en général 2 % de
la valeur sous gestion (levés
auprès de grandes fortunes,
d’entreprises ou de fonds de
pension) et 20 % des profits
réalisés. D’où la possibilité de
s’enrichir vite.
Le plus fortuné d’entre eux
est Stephen Schwarzman,
75 ans, quarante-neuvième
fortune mondiale avec
quelque 30 milliards de dol-
lars. Fils d’un commerçant
américain en rideaux, ce
diplômé de Yale passé par
Wall Street (Lehman Bro-
thers) a créé en 1985 le fonds
d’investissement Blackstone,
qui gère quelque 950 mil-
liards de dollars. « J’adore
les maisons », dit cet ami de
Donald Trump et du Premier
ministre de l’Inde, Narenda
Modi, qui mène un train de
vie luxueux. Il donne à l’oc-
casion de somptueuses fêtes
dans son triplex de 35 pièces
de Park Avenue (New York),
avec sauna, piscine, salle
de cinéma, vue imprenable
sur Central Park et toiles de
Claude Monet (valeur esti-
mée : 120 millions de dollars).
Pour se détendre, il a le choix
entre son domaine de 3 hec-
tares sur la plage des Hamp-
tons, sa résidence de style
méditerranéen (1400 mètres
carrés) à Palm Beach, sa mai-
son sur le golfe du Mexique,
ou, sa villa Cap Sud à
Saint-Tropez. Sans oublier,
pour l’hiver, son Round Hill
Resort à la Jamaïque, où il voi-
sine avec Ralph Lauren. D. N.
 38
C
’est l’histoire d’une
pop star devenue mil-
liardaire sans chanter.
Depuis qu’elle a 17 ans,
Rihanna est incontournable
sur la scène internationale :
elle a vendu 60 millions d’al-
bums et 215 millions de singles
dans le monde, a été certifiée
quatre fois disque de platine en
France et a remporté 8 gram-
mys. Pourtant, elle n’a pu entrer
dans le très fermé cercle des
milliardaires que lorsqu’elle
a cessé ses concerts pour se
consacrer à deux industries qui
rapportent bien plus, la mode
et la beauté. La rupture n’a pas
été franche : la jeune Barba-
dienne multiplie les contrats
publicitaires depuis ses pre-
miers succès radiophoniques
– elle a été la première égérie
noire de Dior – et les parte-
nariats avec les marques – en
particulier Puma, dont elle a
dopé les ventes de baskets. Et,
avec le temps, cette « gentille
fille qui a mal tourné » s’est
senti pousser des ailes d’entre-
preneuse engagée. Elle lance
sa marque de cosmétiques, la
première à convenir à toutes
les carnations, puis sa ligne
production culturelle
pour conquérir des
marchés plus pros-
pères. Un mouvement
indispensable pour
tout artiste qui aspire à
l’extrême richesse. Pour
preuve, le patrimoine de
la Barbadienne a ainsi
amplement distancé ceux
de Madonna, de Céline
Dion et de Beyoncé. Dans
un autre genre, la méthode
s’illustre aussi bien avec Kim
Kardashian. Cette starlette
de télé-réalité américaine a
également su capitaliser sur
son image pour devenir, pour
la partie émergée, la reine
incontestée des influenceurs
sur les réseaux sociaux (tota-
lisant 340 millions d’abonnés
sur Instagram) et, pour la
partie immergée, une multi-
de sous-vêtements, qui se dis- entrepreneuse à succès dans
tingue par une mise en valeur les produits de beauté, les par-
de la diversité des corps. Car- fums, les vêtements gainants
ton plein chez les jeunes. et les jeux vidéo. En quelques
« Riri » n’est plus seulement la années, la voluptueuse a mis
femme forte présentée dans ses à profit sa notoriété pour
clips, mais une businesswoman se bâtir un empire, amas-
avec du flair. Au point de sus- sant 1,8 milliard de dollars.
citer l’intérêt du En bonne libérale
multimilliardaire ingrate, la milliar-
français Bernard LEUR CREDO daire assène : « J’ai
Arnault, qui lui « Je n’ai rien à cacher. » le meilleur conseil
confie la création LEUR SPORT pour les femmes
d’une marque Le golf, pour se dans le business :
de luxe au sein notabiliser. bougez-vous le cul et
de LVMH – une LEURS CLUBS travaillez. Il semble
première depuis Le Met Gala, collecte que personne ne
Christian Lacroix. de fonds annuelle veuille travailler
Elle qui auparavant à New York. ces jours-ci… »
hurlait sur scène A Paris : le Silencio. Kardashian omet
« Salope, tu ferais LEURS VACANCES toutefois de rap-
mieux d’avoir mon Les Bahamas, faciles peler son enfance
argent! » admet d’accès en jet depuis les dans l’opulence
désormais avec Etats-Unis, parfaites pour d’un foyer financé
une pudeur de mil- des photos Instagram. par un père avo-
liardaire : « Jamais cat (du genre à lui
je n’aurais pensé payer des chaus-
gagner autant d’argent… » sures à 700 dollars et à lui
Voilà Rihanna à la tête d’une offrir une BMW flambant
fortune estimée à 1,7 milliard neuve pour ses 16 ans), tout
de dollars. Et qu’importe que comme l’héritage de 100 mil-
ses vêtements n’aient pas eu lions de dollars qu’il a laissé à
le succès espéré par LVMH, la fratrie. C’est que « Kimmie »
la pop star a su dépasser sa tient à romancer son parcours
d’« entrepreneuse ambitieuse »,
pour mieux apparaître en une
version moderne et féminisée
du mythe du self-made-man.
D’autres préfèrent la
casquette surplombante
d’investisseur. C’est le cas du
basketteur Michael Jordan,
« plus grand joueur de la NBA
de tous les temps » mué en
homme d’affaires tranquille…
et immensément riche. Il a
multiplié les paris : sur une
équipe de la NBA (les Hornets
de Charlotte), sur une écurie
de course automobile (Nascar),
sur un site de paris sportifs,
etc. Sans compter que, vingt-
quatre ans après sa retraite,
il a su prolonger ses partena-
riats lucratifs avec des marques
(celui avec Nike lui rapporte-
rait 100 millions de dollars par
an). Résultat : Michael Jordan
est l’athlète le plus riche du
monde – plus riche que les
footballeurs Lionel Messi et
Cristiano Ronaldo réunis! Que
ces deux derniers se rassurent,
ils jouent bien sur le terrain
des plus grands en matière…
d’évasion fiscale. L’Argentin,
vedette du PSG, et le Portugais,
qui vient de s’engager avec le
club saoudien Al-Nassr après
avoir quitté Manchester, ont
tous deux été épinglés lors de
scandales financiers pour leurs
arrangements avec l’impôt.
« Il est très rare qu’une super-
star gère elle-même son patri-
moine. Elle le confie souvent à
des services financiers spécia-
lisés, et, dans les faits, elle n’est
pas forcément au courant des
pratiques fiscales », tempère
Jean-François Brocard, écono-
miste du sport à l’université de
Limoges. Là encore, Rihanna
montre l’exemple : elle n’a pas
hésité à poursuivre en justice
son comptable, jugeant qu’il
ne l’a pas assez refrénée dans
ses dépenses (des milliers de
dollars en robes et des millions
dans l’immobilier), empochant
in fine 10 millions de dollars de
dédommagement. B. M.

L
e centre de gravité du monde des
hyper-riches a basculé. L’an dernier,
l’Asie est devenue le continent qui
compte le plus de milliardaires en
dollars. Ils y sont 951, contre 777 en Amé-
rique du Nord et 536 en Europe, selon le
classement de « Forbes ». Après l’Europe,
qui a vu les fortunes s’accumuler lors de
la révolution industrielle, après les Etats-
Unis, qui ont bénéficié de la mondialisa-
tion et des innovations technologiques, est
venu le tour des pays émergents. « Ils pro-
duisent aujourd’hui plus de milliardaires que
l’Europe et les Etats-Unis n’en produisaient
aux XIXe et XXe siècles », constate le « Nikkei
Asia » de Tokyo. Toutefois, dans le classe-
ment par pays, les Etats-Unis restent en
tête, avec 719 milliardaires, loin devant la
LOÏC SÉCHERESSE POUR « L’OBS »
Chine (440) et l’Inde (161).
Le titre d’homme le plus riche au monde
a un temps été disputé par l’Indien Gautam
Adani. Avec un capital estimé alors à
137 milliards de dollars (aujourd’hui 75 mil-
liards), il était au coude-à-coude avec Elon
Musk et Bernard Arnault, qu’il a même un
LEUR CREDO
« The Global South rises »
(« Place au Sud ! »).
LEURS VACANCES
Londres. Les Indiens y
croisent Akshata Murty,
épouse du Premier
ministre et héritière.
LEURS HOBBYS
Le vin (les fortunes
chinoises collectionnent
les domaines dans
le Bordelais), la
collection de montres
et de voitures de luxe.
LEURS CLUBS
The Cricket Club of India,
The China Entrepreneur
Club, etc.
temps dépassés. Adani a bâti un conglomé-
rat multinational, actif dans la production
de charbon et de ciment, la logistique, la
gestion des terminaux portuaires… C’est
son groupe qui, en 2014, a fait polémique
pour son projet de chenal en plein milieu
de la Grande Barrière de corail, cela afin de
mieux exporter le charbon australien.
Fils d’un négociant en textile de l’Etat
du Gujarat, Gautam Adani a construit son
immense fortune en une trentaine d’années.
Une ascension éclair qui doit beaucoup à
l’actuel Premier ministre indien, Narendra
Modi. Le nationaliste hindou, ancien
dirigeant du Gujarat, l’a appuyé lors d’at-
tributions de marchés publics. En retour,
Adani finance ses campagnes et lui prête
volontiers ses jets privés pour se dépla-
cer de meeting en meeting. A l’image des
milliardaires occidentaux, Gautam Adani
s’implante désormais dans les médias : il a
déclenché une OPA hostile sur le groupe
New Delhi Television (NDTV), dernière
grande voix du paysage audiovisuel indien
à oser critiquer le gouvernement. Par sa
BIEN V ENUE AU CL UB
fortune, Adani dépasse désormais son
compatriote Mukesh Ambani. Cet autre
ami personnel du Premier ministre détient
pour sa part 70 médias – soit, selon Repor-
ters sans frontières, une audience d’au
moins 800 millions d’Indiens!
De l’autre côté de la planète, au Mexique,
Carlos Slim a suivi une trajectoire compa-
rable. C’est en effet sa proximité avec le chef
de l’Etat d’alors, Carlos Salinas, qui a facilité
sa prise de contrôle de Telmex, une société
en situation de quasi-monopole dans les
télécoms. Carlos Slim est resté plusieurs
années l’homme le plus riche au monde. Il
pointe désormais à la septième place, avec
92 milliards de dollars, selon « Forbes ».
Du côté du géant chinois, les milliar-
daires ont souffert de la politique « zéro
Covid ». Leur fortune cumulée a fondu de
20 % en un an, selon une étude d’UBS. Le
grand perdant? Jack Ma, le cofondateur
d’Alibaba. Son patrimoine s’est allégé de
13 milliards de dollars, ce qui lui laisse tout
de même 22 milliards en poche. Le créateur
du site de commerce en ligne est surtout
sanctionné pour sa liberté de ton à l’égard
du régime communiste : ses propos publics
lui ont valu de disparaître, purement et
simplement, pendant trois mois. Les mil-
liardaires chinois sont donc loin d’être
intouchables et doivent rester au service du
parti-Etat. Xiao Jianhua, le « banquier des
princes rouges », en est un autre exemple.
Enrichi grâce à ses connexions avec le
clan de l’ancien président Hu Jintao, il a
été enlevé en 2017, alors qu’il se trouvait à
Hongkong, et gardé au secret pendant cinq
ans. En comparaison, le destin de Zhong
Shanshan, plus grande fortune de Chine
avec 69 milliards de dollars dans le secteur
des boissons et celui du médicament, paraît
beaucoup plus tranquille.
L’imbrication entre milliards et pou-
voir est encore plus forte en Russie. Les
oligarques, grands bénéficiaires des pri-
vatisations qui ont suivi l’effondrement de
l’Union soviétique (à l’image de Vladimir
Lissine, dont le patrimoine est estimé
à 25 milliards dans la sidérurgie), sont
astreints à une loyauté sans faille. Pour
preuve, au moins une quinzaine d’entre eux,
critiques à l’égard de la guerre en Ukraine,
ont trouvé la mort ces derniers mois dans
des circonstances suspectes, chez eux ou
même à l’étranger – le promoteur immo-
bilier Dmitry Zelenov a ainsi fait une chute
mortelle alors qu’il était à Antibes. B. L.
 40

Vouloir faire parler un milliardaire de son argent,
c’est comme vouloir confesser un criminel : infimes
sont vos chances d’y parvenir. « Pour vivre heureux,
vivons cachés » : l’adage semble avoir été conçu
pour eux, les « hyper-riches », PDG du CAC 40
ou jet-setteurs, tous retranchés dans des enclaves protégées des
regards, du domaine de Sperone en Corse à la villa Montmorency,
sublime alignement d’hôtels particuliers dans une oasis de verdure
du quartier d’Auteuil.
Comment parvenir jusqu’à eux ? Les convaincre de s’ouvrir à
moi ? Ma mission s’annonçait délicate.J’ai commencé par solliciter
les milliardaires médiatiques, ceux qui aiment s’exposer dans les
magazines en papier glacé ou sur les plateaux télé : Marc Simoncini,
Ernest-Antoine Seillière, Michel-Edouard Leclerc, Laurent Das-
sault… Je leur ai écrit ceci : « Cher Monsieur, chère Madame, dans
le cadre de notre hors-série sur “les riches”, nous cherchons à obtenir
les témoignages de personnes dites “riches” autour de ces questions :
comment se perçoivent-elles ? Comment envisagent-elles leur place
dans la société et leur rôle ? Considèrent-elles avoir des obligations
particulières du fait de leur richesse ? »
Le résultat fut édifiant : 10 personnes contactées, 0 réponse
positive. Alain Minc, qui connaît bien les « hyper-riches », m’avait
mis en garde : « Aucun ne voudra vous répondre. Pour se prêter au
jeu, il faut avoir un côté anar et ostentatoire à la fois. Le seul qui
pourrait accepter, c’est Xavier Niel. » Manque de chance, celui-ci
est actionnaire de « l’Obs ». Une prochaine fois, peut-être… Au
téléphone, une communicante bien introduite à Paris me dit : « Je
ne connais pas un milliardaire qui voudra répondre à tes questions.
Surtout dans ce climat insurrectionnel. » Le lendemain, sur ma boîte
mail, ce retour d’une « cible » : « Cher Monsieur, Vous m’avez sur-
pris. Quelle étrange idée de me considérer comme faisant partie des
riches. Vous trouverez dans les beaux quartiers de Paris des milliers
de personnes beaucoup plus riches que moi, matériellement (le reste
ne se quantifie ni ne se compare). Je sais bien que je dois faire partie
des 1 % des foyers les plus fortunés… mais je dois être au tout début de
ce centile et il recouvre de grandes disparités. » Et si être riche était
avant tout une question de perception ? Plongé dans un aquarium
pour milliardaires, n’est-on pas destiné, fatalement, à devenir le
pauvre d’un plus riche ?
AU BOUT DU FIL, LA DÉSILLUSION
Une lueur d’espoir quand, sur l’écran de mon téléphone, clignote
le nom d’un « hyper-riche ». Une belle prise : celui-ci fait partie des
100 premières fortunes françaises selonle classement du magazine
« Challenges ». Mais au bout du fil, la désillusion. « Ce qui me gêne
dans ce genre de sujets, dit-il, c’est qu’on stigmatise ceux qui essaient
de créer, d’innover. Surtout en ce moment. Les gens s’imaginent qu’on
peut faire des chèques de centaines de milliers d’euros quand ça nous
chante. Les chiffres qu’on lit dans les classements type “Challenges”,
c’est l’estimation d’un patrimoine. On n’a pas ça sur notre compte

COMMENT
J’AI FAIT PARLER LES RICHES
(ENFIN, QUELQUES-UNS)
“Aucun ne voudra vous répondre.” Notre enquêteur
David Le Bailly s’était proposé de faire témoigner
les premiers intéressés pour ce hors-série.
GWENN DUBOURTHOUMIEU

Mission a priori impossible, jusqu’à ce qu’il ait

l’idée d’envoyer un questionnaire

Par DAVID LE BAILLY

 42

Page 41 et ci-contre : pour

sa série « Naître et en être »,
le photographe Gwenn
Dubourthoumieu s’est appuyé
sur le travail du couple de
sociologues Pinçon-Charlot.

en banque ! Et puis, être riche, c’est beaucoup de tra-

vail et beaucoup d’emmerdes. Mais ça, on ne le dit pas. »
Il promet toutefois de réfléchir à ma proposition.
Je dois donc changer mon fusil d’épaule. Les hyper-
riches sont craintifs comme des perruches à collier.
Il me faut les rassurer, les amadouer. Des questions
inoffensives, simples comme celles que poserait un
enfant. J’en rédige une quinzaine (voir page ci-contre).
Ils répondront à celles qui les inspirent et auront droit
à l’anonymat. Au total, une quarantaine de « cibles ».
Mon CAC 40 à moi. Outre les dix de ma première liste,
un aréopage de profils hétérogènes : des self-made-
men plutôt discrets comme Louis Le Duff (Brioche
dorée) ou le promoteur Charles Ruggieri (l’homme le
plus riche de Lorraine), des héritiers comme Robert
Peugeot, Sophie Bellon (Sodexo) ou Philippe Pozzo di
Borgo (l’homme qui a inspiré le film « Intouchables »),
des financiers comme David de Rothschild, Edouard
Carmignac et Philippe Oddo, ou des personnages plus
médiatiques comme Maurice Lévy, ancien patron de
Publicis, ou Alain Afflelou.
Le premier à revenir vers moi est l’entrepreneur
Charles Beigbeder (un « mini-riche », il ne figure
pas dans le classement « Challenges ») : « Ma seule
réponse sera la suivante : la richesse n’est rien si elle
est faite de biens matériels. Il faut être riche de pro-
jets, de rêves, de curiosité. Riche de rencontres. » Autre
réponse, inattendue, celle de l’entourage de Françoise
Bettencourt-Meyers, la femme la plus riche du monde
(62 milliards d’euros), première actionnaire du groupe L’Oréal. peut pas mettre sur le même plan les rentiers et les entrepreneurs.
« Françoise Bettencourt-Meyers ne s’exprime pas dans la presse et Ce sont deux catégories très différentes. Leurs aspirations socié-
donc ne répondra pas à votre questionnaire », annonce en préam- tales, politiques, sont aux antipodes. Un entrepreneur vit comme
bule sa chargée de communication. Mais de rappeler néanmoins un bourgeois, mais ce n’est pas un bourgeois. Son stimulus, c’est
ceci : « Au-delà d’énormes engagements dans la recherche médicale le changement, qu’il voit comme une source d’opportunités. Pour
et la solidarité, cette famille paie tous ses impôts en France. Quant le rentier au contraire, le changement est un facteur de danger.
à L’Oréal, il ne vous a pas échappé que l’entreprise dispose avec la D’un côté, vous avez les Arnault, Pinault, Bolloré. De l’autre, les
famille Bettencourt-Meyers d’un actionnaire majoritaire de long Wertheimer [Chanel] et les Bettencourt. Ce sont deux rapports au
terme qui tient à ce que l’entreprise reste en France. J’espère que monde complètement différents. »
vous comprendrez ainsi ce que signifie pour cette famille “être riche”,
pour reprendre les termes de votre dossier. » LA FORTUNE POUR CONJURER LA MORT
Dans son bureau, Alain Minc m’avait dit : « Etre riche, ça ne Un dimanche après-midi, Jacques Veyrat, quarante-quatrième
veut rien dire. Ce qui compte, c’est l’origine de la richesse. On ne fortune française (2,8 milliards d’euros), me retourne mon ques-
tionnaire rempli. Il est le premier à le faire. Après un passage
à la direction du Trésor, ce polytechnicien s’est lancé dans les
affaires, d’abord sous l’égide de l’héritier Robert Louis-Dreyfus,
GWENN DUBOURTHOUMIEU

“ÊTRE RICHE, C’EST BEAUCOUP DE TRAVAIL ET
BEAUCOUP D’EMMERDES. ÇA, ON NE LE DIT PAS.”
UN RICHE
puis, après le décès de ce dernier, de ses propres ailes. On dit
de lui qu’il a « des doigts d’or ». Etre riche, dit-il, c’est « ne pas comp-
ter dans sa vie personnelle ». Il soutient n’avoir jamais rêvé d’être
milliardaire. Pourquoi, alors, ne pas s’arrêter ? Souffler ? Profiter ?
« Le goût du jeu, de la compétition, répond-il. Je ne suis pas fier
d’être riche, mais c’est une mesure du succès de mes initiatives
 BIEN V ENUE AU CL UB

dont je peux être fier. » Les qualités pour devenir riche ? « L’audace rester. Or, pour le rester, vous devez grandir. Si vous ne grandissez pas,
et la vitesse d’exécution », dit-il. vous régressez. » Il se dit fier, « pas fier en regardant mes comptes en
Dans un de ses chefs-d’œuvre, « l’Amour aux temps du cho- banque. Je suis fier parce que la richesse est un signe de ma réussite.
léra », Gabriel García Márquez, écrivait ceci : « La richesse avait, Parce que la richesse change le regard des autres. Et pas toujours en
à cette époque, de nombreux avantages et, bien sûr, beaucoup de mal. On ne croise pas que des regards envieux. Il peut y avoir du res-
désavantages, mais la plupart des gens la convoitaient comme la pos- pect, de l’admiration, et quand c’est sincère, cela vous flatte, vous rend
sibilité la plus vraisemblable d’être éternel. » Alain Minc émet une fier de vous, de ce que vous avez accompli ». Etre riche l’a changé,
idée pas très éloignée : « Au-delà d’un certain montant, vouloir être reconnaît-il. Il s’est offert une belle maison, des voitures de col-
riche ne veut plus rien dire. Je ne crois pas que pour lection. « Mais qu’est-ce qui m’a fait changer ? se
un entrepreneur l’argent soit un moteur. Beaucoup demande-t-il. La richesse, cette dimension somme
ont une relation paroxystique à la fortune : l’accu- LE QUESTIONNAIRE toute matérielle, ou le pouvoir qui l’accompagne ? »
mulation est pour eux une manière – forcément
illusoire – de conjurer la mort : agrandir son groupe, DE “L’OBS” LE CAS D’ÉDOUARD STERN
croître, acheter de nouvelles marques… » Et aussi : Dernier témoignage enfin, celui de l’homme
transmettre à ses enfants. Glorifier son nom sur Etes-vous riche ? qui refusait de se considérer comme riche. Lui
plusieurs générations. L’éternité, toujours, cette C’est quoi, « être riche » ? aussi veut rester anonyme. Nous le prénomme-
illusion adolescente. Pourquoi vouloir rons Daniel. Son parcours est celui de beaucoup
L’hyper-riche qui m’avait rappelé a fina- devenir riche ? d’élites françaises : polytechnicien, énarque,
lement répondu au questionnaire. Non sans La France est-elle un enfer homme d’affaires. Son regard sur les hyper-
avoir exigé au préalable un engagement écrit pour les riches ? riches est assez politique. Il fait sien ce constat
de ne pas dévoiler son identité. Nous l’appel- Se sent-on envié, jalousé, d’Alain Minc : « La France est un paradis pour les
lerons François. François a un profil hybride, à cause de sa richesse ? riches. Les transmissions d’entreprises se font à des
héritier d’une fortune enviable, qu’il a par la Etes-vous envieux de la taux d’imposition très bas. Il n’y a désormais plus
suite développée dans des proportions impor- richesse des autres ? d’impôt sur le patrimoine – hormis sur l’immobi-
tantes. « Etre riche rend méfiant à l’égard des gens La richesse change-t-elle lier. Celui sur les plus-values est descendu à 30 %
qu’on ne connaît pas », concède-t-il. Il regrette les gens ? En quoi ? grâce à Macron. Quant à l’impôt sur le revenu, il
qu’en France « ceux qui réussissent soient mal Devenir riche, était-ce atteint 45 % maximum pour les très hauts revenus,
vus ». Quand Veyrat citait, parmi ses signes un rêve d’enfant ? soit moins que dans l’Etat de New York et que dans
extérieurs de richesse, « quelques œuvres d’art », Pourquoi, une fois devenu des pays européens comme l’Allemagne ou la Bel-
François, lui, évoque les rêves d’enfant réalisés riche, vouloir toujours être gique. » Pour Daniel, la gauche, qui a théorisé le
grâce à sa fortune : « Acheter un hôtel à Venise et une plus riche ? principe que l’on est riche à partir de 4 000 euros
DS Cabriolet ». Etre riche, dit-il toutefois, c’est Etes-vous fier d’être riche ? de revenu mensuel, « a tondu les classes moyennes
avoir « plus de devoirs et peu de droits ». Quelles qualités faut-il supérieures » et bichonné les hyper-riches.
Mohed Altrad incarne la catégorie singulière pour devenir riche ? A sa sortie de Polytechnique, Daniel s’était fixé
du self-made-man. Son histoire tient du conte Quels sont vos signes un objectif de fortune : l’équivalent de 50 mil-
fantastique : ce gamin bédouin grandi à Raqqa, extérieurs de richesse ? lions d’euros d’aujourd’hui. Une fois la somme
en Syrie, longtemps analphabète – il ne connaît Dites-moi un rêve d’enfant atteinte, il dit s’être arrêté, « comme tous les gens
pas son année de naissance –, aurait réussi, à que vous avez accompli normaux. L’argent impose ses contraintes. C’est
force de ténacité, à décrocher un doctorat en grâce à votre richesse ? un bon esclave et un mauvais maître. Mon moteur
informatique à Montpellier, où il avait posé le Se sent-on des obligations à présent, ce n’est pas d’accumuler, mais d’aider
pied à l’âge de 17 ans. Dans son récit, des zones particulières du fait de des jeunes à créer leur boîte ». Autour d’un café, il
d’ombre, et sa condamnation à dix-huit mois sa fortune ? Lesquelles ? cite le cas de François Pinault, « son désir, à tra-
de prison avec sursis pour avoir noué un pacte Entre posséder la fortune vers sa collection d’art, d’être mieux qu’un riche ».
de corruption avec Bernard Laporte, le président de Bernard Arnault Ou celui d’Edouard Stern, banquier richissime
de la Fédération française de rugby, invite à res- et revivre vos 20 ans, que et hors norme, assassiné par sa maîtresse en
ter prudent (il a depuis fait appel). Sa réussite choisiriez-vous ? 2005 : « Son moteur, ce n’était pas l’argent ni la
n’en demeure pas moins spectaculaire. A la L’argent est-il vulgaire ? position sociale, mais l’adrénaline. Le besoin de se
tête d’une entreprise spécialisée dans les ser- retrouver au bord du précipice. » Daniel définit un
vices aux industries (groupe Altrad), il « pèse » riche « par le nombre de personnes à son service »
4 milliards d’euros, ce qui en fait la trente-et-unième fortune et par son patrimoine financier, « les moyens disponibles immé-
française. Mohed Altrad a rempli mon questionnaire avec soin. diatement pour satisfaire ses désirs, sa volonté. A 20 millions
Il s’y montre précis, exhaustif. d’euros d’actifs financiers, oui, vous pouvez être considéré comme un
Il dit avoir voulu être riche « pour sortir de la pauvreté ». « Or, hyper-riche » (voir p. 28).
poursuit-il, on ne sort pas de la pauvreté en cherchant à entrer dans Au bout du compte, de ces quelques témoignages émerge
la classe moyenne. Les statisticiens peuvent l’imaginer, les pauvres, un point commun : à la question « entre posséder la fortune de
eux, savent que l’on ne sort de la pauvreté qu’en devenant riche. » Bernard Arnault et revivre vos 20 ans, que choisiriez-vous ? », tous
A mon « pourquoi vouloir toujours être plus riche ? », il répond : répondent « retrouver mes 20 ans ». Mais qui aurait osé soutenir
« Ce n’est pas que l’on veuille être plus riche. On veut simplement le le contraire, sauf à passer pour un fou ?
44

Dans l’île anglo-

normande
VOS DÉSIRS SONT
de Jersey,
paradis fiscal.
 BIEN V ENUE AU CL UB

DES ORDRES Qui sont ceux qui

travaillent au service
des grandes fortunes
et quel regard portent-ils
sur leurs employeurs ?
En six tableaux, récit de
deux classes qui se croisent
sans se rencontrer

Par AGATHE RANC

et DORANE VIGNANDO

Assise au milieu des coussins blancs

moelleux du spa Dior au Cheval Blanc
Paris, Mlle Annette sirote un « elixir
du bonheur » à base d’eau de rose et
d’amande. Le nez vissé sur son smart-
phone, elle travaille en attendant sa patronne, qui
profite d’un soin « Sublime révélation » à 540 euros
les deux heures. Un coup d’œil à l’emploi du temps :
les places au Théâtre du Châtelet ne sont pas exacte-
ment celles qu’elle avait demandées, il faut rappeler
le concierge. Madame souhaite profiter d’une séance
d’essayage au salon VIP de la Samaritaine et ne sera
pas rentrée à temps, il faut décaler le coach de yoga.
Est-il plus simple de se rendre à Courchevel en jet
privé depuis Le Bourget ou en hélico depuis Cham-
béry ? Le chalet de 1 500 mètres carrés, loué chaque
année pour accueillir famille et amis, est opération-
nel : gouvernante, OK. Chef cuisinier, OK. Femme de
ménage, prof de ski, masseur, OK… « Mme et M. Danes*
sont généreux avec leur portefeuille, mais pas avec leur
temps. Tout doit être réglé comme du papier à musique »,
GABRIELE GALIMBERTI ET PAOLO WOODS

explique Mlle Annette.

Pour 4 500 euros net par mois (hors cadeaux),
Annette P., 42 ans, est l’assistante personnelle d’un
couple d’Américains francophiles, dont le mari est
le cofondateur et président d’une société valorisée à
560 millions de dollars – le jour où nous la rencontrons,
il est en déplacement à Deauville pour une vente aux
enchères de pur-sang anglais. Née à Courbevoie, céliba-
taire sans enfants, Mlle Annette parle trois langues
 46
et est diplômée d’un master en droit et marketing
international. « A 21 ans, je suis partie à New York pour
un stage dans une boîte de cosmétiques de luxe. J’y ai
rencontré un garçon, prof de tennis dans l’Upper East
Side. De fil en aiguille, j’ai intégré ce monde. » Un petit
monde très chronophage : « Je m’occupe de tout : gérer
les plannings, les sorties, les rendez-vous, les volontés
de dernière minute… et le stress. Rien ne peut me désta-
biliser, rien ne doit être impossible. Je suis une sorte de
Mary Poppins pour adultes. »
Gouvernantes, nounous trilingues, chauffeurs,
coachs sportifs, décorateurs, acheteurs d’art, major-
domes, gardes du corps… Combien sont-ils, ces
« Mary Poppins pour adultes », à s’affairer nuit et
jour autour des grandes fortunes pour satisfaire leurs
moindres désirs et les décharger de toutes les tâches
ingrates – organisation du séjour à Saint-Tropez,
entretien des bosquets, nettoyage des vitres dans le
sens des aiguilles d’une montre ? « Depuis trois décen-
nies, l’accroissement rapide des inégalités de revenu et
de patrimoine dans le monde s’accompagne de l’essor
et de la diversification des services directs aux familles
et individus les mieux dotés en capital économique.
L’éventail de ces professions est large, des plus établies
aux plus informelles, des plus rémunératrices aux plus
précaires », et elles échappent pour leur plus grande
part à la statistique publique, selon les sociologues
Bruno Cousin et Anne Lambert (1).
On pensait la domesticité disparue avec le xixe siècle,
et avec elle la figure de la bonne bretonne montée à la
capitale pour être placée dans une famille. Elle existe
toujours en 2023 : plusieurs milliers de foyers très for-
tunés sont toujours servis par des domestiques à temps
plein, dans une forme de domination (très) rapprochée,
qui se joue dans l’intimité du domicile. Les offres d’em-
ploi ne manquent pas chez Morgan & Mallet Interna-
tional, la première agence mondiale de placement de
gouvernantes de maison de luxe. Les écoles de major-
LE SALAIRE DES DOMESTIQUES
« Les grandes maisons sont un miroir grossissant de la division
sexuée du travail », observe la sociologue Alizée Delpierre. Les
domestiques issus de l’immigration, peu diplômés, et les femmes
occupent généralement les postes liés à l’entretien et au ménage ou
sont commis de cuisine, tandis que les hommes trouvent des postes
de majordome ou de chef cuisinier. « Les employés dont la force de
travail se vend le plus cher sur le marché de la domesticité sont les
hommes blancs diplômés », poursuit-elle. Eux pourront toucher de
3 000 à 12 000 euros net par mois pour un poste de régisseur de pro-
priété, selon le guide des salaires de l’agence de placement Morgan
& Mallet International. Une lingère touchera de 1 800 à 2 200 euros
net par mois. « On observe aussi une forme d’essentialisation raciale.
Les femmes noires vont être considérées comme de meilleures nou-
nous car supposées plus aimantes. Ces stéréotypes raciaux sont l’un
des critères majeurs de recrutement. »
domes et autres académies de butlers essaiment en
France, aux Pays-Bas ou en Angleterre, promettant
aux aspirants une vie sur un plateau d’argent.
A l’extérieur des demeures privées, toute une armée
d’autres travailleurs, salariés ou indépendants, par-
fois très bien payés, contribuent aussi à faciliter la vie
des grands de ce monde, consolidant ainsi leurs privi-
lèges de classe. Ils n’ont pas le statut de « domestique »,
mais œuvrent dans le même but : satisfaire les désirs
de ceux qu’ils servent ou conseillent en toute discré-
tion – la confidentialité est la première des qualités
requises. Motus et bouche cousue ? Certains ont tout
de même accepté de nous raconter leur quotidien.
TABLEAU N° 1 : UN SALON VIP
La patronne de Mlle Annette a terminé son soin au spa.
Un détour par sa chambre avec vue sur le Pont-Neuf
(2 300 euros la nuit), et il ne lui reste qu’à rejoindre le
grand magasin de la Samaritaine, juste à côté. Il est
l’heure de faire une séance de personal shopping. Au
premier étage, une porte dérobée s’ouvre avec une
carte magnétique, donnant accès à l’appartement des
VIP, petits salons cosy et design qui accueillent toutes
les cartes de crédit Platinum et World Elite de ce
monde. Loicka, « personal shoppeuse » depuis quatre
ans, a préparé les macarons Ladurée, le champagne
Ruinart et les petits fours Dalloyau. Le portant affiche
une sélection, entre marques pointues et grands clas-
siques : veste à 2 290 euros, doudoune à 1 570 euros,
blazer à 1 700 euros… « Le service est hyper-personnalisé.
Il faut faire sentir au client qu’il est privilégié, que l’on
a identifié son style, mais aussi le surprendre, car ces
gens ont déjà tout. On peut atteindre des factures à
100 000 euros en moins d’une heure, alors il ne faut pas
se tromper », explique Loicka, qui ajoute au présentoir
des chaussures à 650 euros du créateur JW Anderson.
Dans ce monde où les moindres désirs deviennent
des ordres, pas le droit à l’erreur. Les concierge-
ries de luxe, sociétés indépendantes intégrées à de
grands hôtels ou proposées avec les cartes de crédit
les plus prestigieuses, font partie des services les plus
appréciés des ultra-riches. Damien, 42 ans, a appris
à se plier en quatre pour rendre inoubliable le séjour
de millionnaires en visite dans la capitale. « Ils me
demandent des réservations de restos à la mode, des
privatisations de musée, des places “carré or” à la der-
nière minute pour un match de foot… Un client m’a un
jour demandé de lui apporter 30 pingouins pour son
anniversaire, qu’il fêtait sur les Champs-Elysées. Ils
sont blasés, mais ils paient. »
TABLEAU N° 2 : UN JEFF KOONS DANS L’ENTRÉE
Leurs noms se chuchotent dans le tout-Paris-
New York-Tokyo-Dubaï, comme un parfum de chic
à la française. Ils s’appellent Tristan Auer, Gilles
& Boissier, Jouin Manku, François-Joseph Graf ou
Pierre Yovanovitch. Des architectes d’intérieur fran-
çais devenus la coqueluche des collectionneurs et

La salle à manger des rich and famous, pour qui ils aménagent appar-
d’un club privé tements, villas privées et yachts, à plusieurs millions.
à Paris. Budgets non communiqués, confidentialité oblige,
« mais on atteint facilement les 10 millions d’euros pour
un chantier, hors mobilier et œuvres d’art », explique
l’un d’eux. A parfois 20 000 euros le mètre carré, les
marges sont forcément somptueuses. « Je suis un peu
un consultant en richesse, j’essaie de faire éviter la faute
de goût, que ce soit pour la déco du penthouse ou celle
du jet privé », explique un autre. Ce qui n’empêche
pas certaines situations ubuesques : « Un de mes
clients a acheté pour 50 millions d’euros de tableaux,
mais a chipoté lorsqu’on lui a proposé de faire poser des
porte-serviettes à 17 euros dans la salle de bains. »
GWENN DUBOURTHOUMIEU
Si le porte-serviette fait débat, l’art reste le faire-
valoir au sommet de la position sociale. « Quand on
est riche, on doit acheter de l’art », professe un célèbre
art advisor (conseiller en art contemporain) installé à
Bruxelles. Ce fin connaisseur du marché cherche pour
ses clients les créations les plus innovantes auprès
BIEN V ENUE AU CL UB
des galeries, des fondations d’art privées, des foires
ou des biennales. Des œuvres que ses plus gros ache-
teurs considèrent comme un investissement, mais
qu’ils sont aussi ravis d’exhiber devant leurs visiteurs.
Charge ensuite aux domestiques de bien épousseter
le Jeff Koons de l’entrée.
« Tout se fait par cooptation dans ce milieu. La règle,
c’est la confiance. Entre riches amis, ils mettent en
avant les gens qui travaillent pour eux, et c’est ensuite à
vous de réussir à vous faire votre propre carnet
d’adresses », résume Grégory, 32 ans, Français expa-
trié à Los Angeles et coach sportif pour divers gros
portefeuilles. Certains clients ont des demandes sur-
réalistes, comme cette famille qui s’entraînait au golf
sur le pont de son yacht et attendait que l’équipage
aille ramasser les balles dans l’eau, ou cet homme
d’affaires belge qui souhaitait organiser un stage com-
mando pour son fils de 15 ans… Grégory facture ses
séances de sport entre 200 et 500 dollars de l’heure.
« Je suis indépendant, mais je dois aussi me comporter
de manière spécifique avec mes employeurs, montrer
toujours une grande disponibilité, être loyal, discret,
avoir de l’humour, être à la fois léger et sérieux… Je suis
là pour les détendre, car ils ont souvent des vies stres-
santes. Notre relation est moins codifiée qu’avec des
employés de maison, mais on reste dans un rapport de
subordination. Si vous n’êtes plus utile, ils vous virent. »
TABLEAU N° 3 : EN VOITURE BANALISÉE DEVANT
L’HÔTEL PARTICULIER
Sa Mercedes Classe V garée devant un hôtel particu-
lier du 7e arrondissement de Paris, Jérôme*, garde du
corps d’astreinte cette nuit, mange une pizza, assis
au volant. En dix ans, il a « protégé » des Emiratis
du Golfe et des footballeurs internationaux, et tra-
vaille aujourd’hui à la protection rapprochée d’une
importante famille du CAC 40. « On parle de voca-
tion, mais arrêtons l’hypocrisie : on est là uniquement
pour l’argent », explique-t-il. Lui touche entre 3 000
et 3 500 euros net par mois pour des missions qui
s’apparentent plus, selon lui, à celles d’un serviteur
que d’un garde du corps : « Je dois souvent faire des
tâches pour lesquelles je n’ai pas signé au départ : aller
au pressing, acheter des œufs au Bon Marché, emmener
les enfants à un anniversaire… » Pour Jérôme, la fonc-
tion de bodyguard n’a plus rien de valorisant, même
si ses patrons lui demandent de porter l’uniforme du
costume sombre sur ses gros muscles, « car ça fait
sérieux comme au cinéma ».
Dans le métier, c’est le manque de considération qui
prédomine : « Parmi mes employeurs, j’ai eu des gens
immondes, d’autres très sympas, et d’autres encore qui ne
calculent pas leurs employés. Certains peuvent s’acheter
une voiture à 500 000 euros et, dans la même journée, te
demander de leur rendre la monnaie sur une baguette de
pain. Et puis il n’est pas rare que la nounou ou le chauf-
feur avance des frais. J’en connais un à qui le patron
doit plusieurs milliers d’euros car, n’ayant pas
 48

d’argent sur lui, il lui demande à chaque fois de « Elles passent leurs jour-
payer les courses ou les restos. » Jérôme terminera sa nées chez elles tandis que
veille à 7 heures du matin, avant d’enfourcher sa moto leurs maris travaillent et
pour rentrer chez lui, en banlieue parisienne. ont une vie à l’extérieur.
Leurs maisons sont une pri-
TABLEAU N° 4 : DANS L’ESCALIER DE SERVICE son dorée, et leurs attitudes,
Entre service en uniforme, sonnette pour domestique un moyen d’asseoir leur
et exigences d’un autre temps, la vie de Jean* semble- autorité », analyse Lydia
rait celle d’un valet du xixe siècle. D’ailleurs, au travail, Lecher. Elle se souvient
il s’appelle Justin. Ses patronnes, deux sœurs octogé- de cette patronne qui pas-
naires, ont toujours appelé « Justin » les domestiques sait ses journées à épier
embauchés pour les servir dans leur appartement (parfois avec des jumelles)
neuilléen de 400 mètres carrés. Parce que c’est plus les quinze membres de
simple et que c’est comme ça. Ce mercredi, Jean, qui se son personnel. Ou de cette
définit comme leur « homme à tout faire », a commencé autre, qui jouait au Petit
sa journée à 6 h 30, par le service du thé de Madame. Il Poucet, disséminant dans
a enchaîné avec le petit déjeuner, puis a astiqué l’argen- les moindres recoins de la
terie sous le regard attentif de ses patronnes. Plus tard, maison des petits objets
il enlèvera la poussière sur les plantes du jardin d’hi- – noix ou cotons-tiges –
ver, sortira le chien à heure fixe, nettoiera les carreaux pour s’assurer que le
selon une méthode très précise transmise par ses ménage était fait de fond en
employeuses, fera du rangement, du ménage, servira les comble. « Si elle retrouvait
repas, en prenant soin de se changer – à chaque tâche, le coton-tige, nous devions
sa blouse de couleur. « Je suis entré dans ce métier parce tout refaire. »
que j’avais perdu mon emploi de comptable. Au départ, Pour elle, c’est simple,
j’étais secrétaire particulier pour ces deux sœurs, deux « l’argent rend fou ». L’an-
aristocrates qui n’ont jamais travaillé et ont toujours été cienne employée de mai-
servies. Lorsque leur bonne à tout faire est partie, elles son décrit le milieu des
m’ont proposé de devenir leur domestique », raconte ultra-riches comme une
Jean. C’est à ce moment-là qu’il a emménagé dans une véritable « secte » : « Tous
chambre de bonne au sixième étage et qu’il est devenu ont la même vaisselle, les mêmes décorateurs, les mêmes A bord d’un
« Justin ». Payé 1 800 euros net par mois, il travaille, sur draps, les grosses voitures, les résidences secondaires. Ils yacht pendant
le papier, du lundi au samedi midi, mais souvent plus – se copient les uns les autres. » La domesticité même le Grand Prix de
il est alors rémunéré de la main à la main. Impossible, est un moyen de montrer son appartenance à une Monaco, en 2013.
dans ces conditions, d’avoir une vie de famille. « Mes certaine classe sociale, explique la sociologue Alizée
patronnes ont une sonnette avec laquelle elles peuvent Delpierre dans « Servir les riches » (La Découverte,
m’appeler à tout moment, même à 22 heures, quand je 2022) : « Pour les nouveaux riches, cela fait partie de
ne suis pas censé travailler, pour tirer un rideau ou leur l’attirail pour montrer qu’on connaît les codes. » Lydia
servir un thé. Dans ce métier, vous n’existez plus. » Lecher, qui a travaillé pour des familles aristocratiques
Lydia Lecher, 48 ans, a mieux vécu sa carrière auprès et des fortunes récentes, en sourit encore : « Certains
des grandes fortunes. Elle en a même fait un livre, veulent en mettre plein la vue. Je me souviens de ce
« Bienvenue chez les riches » (Michel Lafon, 2016), patron qui s’habillait en fuseau et en bottes de cheval
pour témoigner au nom de cette armée de travailleurs tous les jours, même lorsqu’il ne faisait pas de cheval,
d’autant plus invisibles que nombre d’entre eux ne pour faire comme l’un de ses amis. Les aristocrates sont
sont pas déclarés. Son mari et elle ont travaillé dans moins flambeurs, plus posés, ils tiennent au contraire
des châteaux et des bastides somptueuses, déména- souvent à ce que l’on justifie la moindre dépense. »
geant au gré de leurs postes, découvrant avec chaque Qu’est-ce qui pousse ces employés de maison à
nouvel employeur de nouvelles manies, de nouvelles se mettre au service des nantis, se vouant à satis-
folies : plier les draps en éventail ; effacer, sur une allée faire leurs moindres désirs, de jour comme de nuit ?
de gravier, toute trace de pas après chaque passage Au-delà des rétributions parfois élevées (5 000 euros,
de ses patrons ; remplir de fleurs fraîches les 64 vases parfois le double, pour un majordome), des primes
disséminés dans un château sans renverser de gouttes et des cadeaux de marques de luxe, c’est aussi la sen-
d’eau sur le marbre. sation de voir rejaillir sur soi le prestige d’un patron
fortuné. « Mes patrons me grandissent », témoigne
TABLEAU N° 5 : FACE À MADAME Solal, cuisinier, auprès d’Alizée Delpierre. D’où ce
Dans ces grandes maisons, ce sont généralement les terme d’« exploitation dorée » forgé par la sociologue
femmes qui, n’ayant pas à prendre en charge le tra- pour décrire la « logique de surenchère qui consiste à
vail domestique, assument la gestion du personnel. acheter, au prix fort, l’investissement au travail illimité
 BIEN V ENUE AU CL UB

rends malade pour rendre la

vie d’une personne meilleure,
et on me dit qu’on ne peut pas
me payer ? »
Lydia Lecher aussi a quitté
son dernier patron pour un
emploi plus classique, mais
serait prête à retourner
travailler dans une grande
maison, à condition de trou-
ver un bon poste et de bons
employeurs, bref, la « perle
rare ». Car si, dans les salons
dorés, il se chuchote qu’il est
difficile de trouver de bons
employés, dans les cuisines,
on murmure qu’il n’est pas
plus évident de trouver des
patrons respectueux.
Derrière les murs des
belles villas et des apparte-
ments haussmanniens, des
relations ambivalentes se DANS LES
créent entre employeurs
et employés, les seconds CUISINES,
sachant tout des premiers,
les premiers cherchant ON MURMURE
généralement à mainte-
nir une distance avec les QU’IL N’EST PAS
seconds. Toujours inégales,
des domestiques ». Plus crûment, Jérôme, le garde du ces relations peuvent être marquées par le paterna- ÉVIDENT DE
corps, parle du « syndrome du larbin » : « C’est quand lisme, l’adaptation réciproque, mais aussi, parfois, la
tu penses que ton client ou ton patron est ton père ou ton violence. Alizée Delpierre : « Rares sont les victimes TROUVER
meilleur ami, que tu ne vis que pour lui, que tu devances de violences qui osent porter plainte. Quitter un poste
ses attentes. Erreur monumentale, car il en profite. » est aussi compliqué, car la force du réseau est très DES PATRONS
importante pour retrouver une place dans ces milieux
TABLEAU N° 6 : SUR LE PAS DE LA PORTE fermés. Par ailleurs, je n’ai rencontré aucun employé qui RESPECTUEUX.
Malgré les petits cadeaux, le cadre luxueux et les beaux soit syndiqué. C’est déjà très rare dans les services à
voyages, Sonia, 39 ans, a fini par quitter son poste de la personne, et ce serait mal vu par les employeurs,
nanny après trois ans au service d’une célèbre actrice car cela renvoie à un conflit de classe qu’ils essaient
américaine établie entre Londres et les Etats-Unis, au d’apaiser dans les relations au quotidien. » Entre les
cours des années 2010. « Je logeais chez eux, dans une domestiques eux-mêmes, ce sont d’autres rapports
chambre que je devais payer. Mon job était de déchar- de domination qui se nouent entre les différents
ger les parents de toute la logistique. Gérer les contacts échelons de la hiérarchie, et la solidarité est rare tant
avec l’école, trouver des activités lors des voyages, faire « chacun cherche à obtenir les faveurs de Madame »,
couler des bains, préparer la chambre pour l’histoire du observe Lydia Lecher.
soir… J’étais vingt-quatre heures sur vingt-quatre avec Dans la littérature comme au cinéma, les domes-
les enfants, du lundi au samedi, parfois plus, mais les tiques finissent souvent par prendre leur revanche
parents prenaient tout de même un soin particulier à sur leurs maîtres. Soraya, femme de ménage dans un
ce qu’il n’y ait pas d’affects qui se créent avec eux. » Là hôtel particulier du 8e arrondissement de Paris, se sou-
aussi, la disponibilité doit être totale : « La vie privée, vient de la panique de son employeur lorsqu’en 2018
LAUREN GREENFIELD / INSTITUTE

on oublie. Je ne pouvais pas reprendre de formation et
j’ai à peine vu mes proches durant trois ans. » A son
embauche, Sonia avait signé une clause de confidentia-
lité. Mais pas de contrat en vue. Un été, épuisée par ses
heures supplémentaires non payées, elle doit menacer
ses employeurs pour être rémunérée. « Je me suis dit :
qu’est-ce que je suis en train de faire de ma vie ? Je me
des « gilets jaunes », à quelques rues de là, brûlaient
des voitures dans les rues. Il n’avait qu’une crainte :
que son employée se retourne contre lui et ouvre la
porte aux manifestants.
* Ces noms ont été changés.
(1) « Actes de la recherche en sciences sociales » n° 230,
« Au service des riches », Bruno Cousin, Anne Lambert (dir.),
janvier 2020, Seuil.
 50
FORTUNES FLOTTANTES
Le Monaco Yacht Show, plus grand Salon de yachting du monde (ici, l’édition de 2021).
Depuis les années 1980, Qu’est-ce qu’un « super-
yacht » ?
le nombre de yachts C’est une embarcation qui
et de super-yachts dépasse les 24 mètres, voire
a été multiplié par six. les 30 mètres : conséquence
Le sociologue Grégory de la course à l’allongement qui fait rage
sur ce marché, ce seuil a dû être relevé.
Salle s’est intéressé En 1990, un bateau de 45 mètres suffisait
à cette forme de folie à vous faire entrer dans le « top 100 »,
des grandeurs mais il faut désormais un navire de
80 ou 85 mètres pour y accéder. La
moyenne des cent plus gros vaisseaux
Propos recueillis par tourne autour des 100 mètres, soit la
SÉBASTIEN BILLARD longueur d’un terrain de rugby !
Quel est le prix de ce genre de bateau ?
Pour donner un ordre de grandeur,
le prix moyen d’achat d’un super-yacht
s’élève aujourd’hui à 10 millions d’eu-
JEREMY SUYKER / BLOOMBERG / GETTY IMAGES
ros, auxquels vous devez ajouter les
dépenses d’entretien : on considère que
le coût annuel d’un tel bateau atteint
environ 10 % du coût d’achat. Il y a
la maintenance, les frais d’amarrage, les
salaires du personnel… Il faut compter
500 litres d’essence par heure de navi-
gation pour un bateau d’environ
70 mètres, soit autour de 400 000 dol-
lars par an !

Combien y a-t-il de super-yachts dans
le monde ?
Environ 6 000. Après avoir passé la
barre des 1 000 unités au tournant des
années 1970, ce nombre n’a jamais
fléchi d’une année sur l’autre. Au début
des années 2000, on comptait quelque
2 000 vaisseaux de ce type. Vingt ans
plus tard, ils sont trois fois plus nom-
breux, et ce malgré la crise de 2008.
Celle-ci a entraîné un tassement
passager du marché, mais n’a pas enrayé
la dynamique, surtout dans la tranche
la plus haute.
C’est en cela que l’étude du marché du
super-yacht est loin d’être anecdotique :
l’essor de cette industrie permet d’ob-
server l’envolée des très hauts revenus
et surtout des patrimoines à l’échelle du
globe, et donc de constater le creuse-
ment vertigineux des inégalités. S’il faut
livrer quelque illustration solide qu’une
lutte des classes existe bien, on trouve
difficilement mieux.
Qui possède ce genre de navires ?
Le super-yacht est l’apanage des ultra-
high-net-worth individuals (UHNWI),
les « individus à valeur nette ultra-
haute » : des oligarques russes, des
figures de l’industrie du divertissement,
des magnats de la Silicon Valley, des rois
du pétrole, de l’immobilier ou de l’in-
formatique… Si on se focalise sur les
cent plus gros, le tiers se déplace vers
des ressortissants de pays arabes.
Outre le problème des inégalités,
ces navires sont à la source de
pollutions nombreuses et massives,
écrivez-vous. Lesquelles ?
Ces bateaux contribuent à l’accélération
du désastre écologique, de l’atmosphère
jusqu’aux fonds marins. Selon une étude
américaine (1) parue sur le sujet, un
super-yacht génère en moyenne autant
de CO2 que plus de 200 voitures améri-
caines. A cette pollution il faut ajouter
la perturbation des écosystèmes par le
bruit, les vibrations, les lumières artifi-
cielles, surtout quand le super-yacht
se mue en boîte de nuit flottante…
Les pratiques de mouillage ont
également des effets délétères sur
les fonds marins. Vous évoquez
la destruction en Méditerranée
d’une plante à fleurs maritime,
la posidonie…
La posidonie constitue une véritable
forêt sous-marine, qui remplit plusieurs
BIEN V ENUE AU CL UB
fonctions écologiques : elle est un impor- de l’écocide comme crime internatio-
tant support de biodiversité et limite nal. Mais, en réalité, elle y conduit tout
l’érosion des plages. Or, une étude parue droit, surtout si l’on réfléchit dans les
en 2015 (2) et couvrant l’ensemble du termes d’un « crime climatique ».
bassin méditerranéen estimait qu’en un A la place du mot « anthropocène »,
demi-siècle sa présence a reculé d’envi- qui désigne l’emprise de l’espèce
ron un tiers. Et qu’elle pourrait dispa- humaine sur l’environnement,
raître d’ici à un demi-siècle. Les raisons vous défendez dans « Superyachts.
de cette dégradation sont multiples – Luxe, calme et écocide », l’emploi
réchauffement climatique, aménage- du mot « capitalocène », dont
ments portuaires, pollution maritime –, le super-yachting serait l’un des
mais il est avéré que la présence crois- reflets. Pourquoi ?
sante de bateaux de loisir de plus en plus Le cas du super-yachting montre que
massifs contribue à l’arrachage de la posi- le saccage écologique en cours découle
donie, avec leurs ancres de plusieurs directement des logiques du capita-
dizaines de kilos et leurs chaînes de plu- lisme fossile. Gigantisme technolo-
sieurs dizaines de mètres. Il faut bien gique, gâchis énergétique, séparatisme
avoir en tête que la Méditerranée est l’un social… Le super-yachting condense
des endroits les plus fréquentés au des traits essentiels de ce qui fait notre
monde par les super-yachts : époque. Il n’est pas une
les deux tiers environ de la excentricité, une anomalie ou
flotte mondiale y transitent. Chercheur au CNRS, une dérive du capitalisme, il
Vous allez jusqu’à parler le sociologue en est simplement le miroir
d’écocide à ce sujet. GRÉGORY SALLE grossissant. C’est pourquoi
C’est une manière de nour- est l’auteur de je rejette l’idée d’une simple
rir le débat d’un point de vue « Superyachts. Luxe, « démesure ».
un peu décalé. On a ten- calme et écocide » Qu’entendez-vous par
dance à ne voir un écocide (Editions Amsterdam, « séparatisme social » ?
que lorsqu’il y a une pollu- 2021) et de « Qu’est- Le super-yacht est ce que l’on
tion spectaculaire, à l’instar ce que le crime peut appeler une « réclusion
des grandes marées noires. environnemental ? » ostentatoire » : une forme de
Mais si l’on se réfère à la (Seuil, coll. retrait faite pour être remar-
proposition de définition « Anthropocène », 2022). quée. Cette capacité à se
du juriste Laurent Neyret montrer ou non, à ne se mon-
– « L’écocide désigne toute trer qu’entre pairs, est l’une
action généralisée ou systématique com- des facettes du pouvoir des classes
prise dans une liste d’infractions qui dominantes sur le temps et sur l’espace
cause des dommages étendus, durables et, par extension, de leur pouvoir tout
et graves à l’environnement naturel, court. Le super-yachting traduit aussi
commise délibérément et en connais- une sécession sociale à plus grande
sance de cette action » (3) –, je ne vois échelle. Il illustre un étourdissant tour
pas en quoi elle ne s’appliquerait pas à de passe-passe bien connu des socio-
cette situation. logues et de certains économistes : la
J’ajoute que les auteurs de l’étude capacité des riches à s’exonérer du coût
consacrée aux émissions de CO2 des social et environnemental de leurs
super-yachts envisagent, plus large- pratiques et de le faire porter sur
ment, le phénomène sous l’angle de la les autres groupes sociaux, dont les
délinquance, voire de la criminalité modes de vie, moins polluants, sont la
environnementale : « Bien sûr, juridi- cible de réglementations environ-
quement, la consommation ostentatoire nementales et d’une stigmatisation
n’est pas une infraction – c’est une forme beaucoup plus féroce.
acceptable de comportement encouragée (1) « Measuring the Ecological Impact
of the Wealthy », Michael Lynch et al., 2019,
sous le capitalisme. Mais peut-être Southern Sociological Society.
devrait-elle devenir un crime ou un délit (2) Site du groupement d’intérêt scientifique
au vu de ses effets écologiques négatifs. » GIS Posidonie :
https://gisposidonie.osupytheas.fr.
De prime abord, la plaisance de luxe (3) « Pour la reconnaissance du crime
semble bien loin des grands débats d’écocide », Laurent Neyret, 2014,
« Revue juridique de l’environnement »,
concernant la reconnaissance juridique vol. 39, no 2014/HS-01.
 52

L’ART DES
VAINQUEURS
Un bouquet de
12 mètres, un
“plug anal” géant
ou le “vagin de la
reine” à Versailles…
Financé par les
milliardaires, l’art
contemporain altère
notre perception
du sensible

Par
JULIEN
BORDIER

« Bouquet of
Tulips », à Paris :
hommage aux
victimes des
attentats de 2015
ou pub géante pour
un artiste surcoté,
Jeff Koons ?

Novembre 2022. Sur les panneaux publicitaires
parisiens, Léa Seydoux empoigne un sac à main
siglé Louis Vuitton. Derrière l’actrice, on recon-
naît les « Nymphéas » de Claude Monet. Pour
le passant, le doute s’installe : s’agit-il d’une cam-
pagne pour le maroquinier de luxe, propriété de Bernard Arnault ?
Ou bien d’une annonce de la nouvelle exposition qui s’ouvre à la
Fondation Louis-Vuitton, financée par le même Bernard Arnault ?
De l’artiste ou du milliardaire, qui fait la pub de l’autre ?
Art et luxe font toujours aussi bon ménage, et la créatrice Elsa
Schiaparelli travaillait déjà avec Salvador Dalí en 1937. Mais,
depuis les années 1990, l’industrie du luxe a largement inté-
gré l’art contemporain dans ses stratégies de communication
et de vente. On assiste à une appropriation des œuvres par des
marques à des fins marketing dans une recherche de valorisa-
tion réciproque. Illustration de cet « artketing » : en 2017, l’artiste
néo-pop Jeff Koons signe une collaboration controversée avec
le malletier français. Pour sa série « Masters », le plasticien amé-
ricain multimillionnaire accapare des classiques de la peinture,
notamment un panneau des « Nymphéas » (déjà), qu’il repro-
duit sur une ligne de bagages frappés du célèbre monogramme.
L’art est dans le sac (à main).
Les ultra-riches comme Bernard Arnault, patron de LVMH, ou
François Pinault, à la tête du groupe de luxe Kering, ont radicale-
ment transformé le paysage de l’art contemporain. Au sens figuré,
mais aussi au sens propre. Le premier a ouvert dans le bois de Bou-
logne, en 2014, la Fondation Louis-Vuitton, dessinée
par Frank Gehry. Après avoir posé son empreinte
artistique sur Venise, le second a inauguré en 2021, LE GRAND ART
en plein cœur de Paris, la Bourse de commerce.
Un édifice transfiguré par l’architecte Tadao EST TERMINÉ,
Andō. Avec des moyens colossaux – on estime que
François Pinault possède près de 3 000 œuvres –, REMPLACÉ
ces institutions permettent à leurs visiteurs de
contempler une création contemporaine inacces- PAR LE VÉCU,
sible aux musées publics. Le budget annuel d’ac-
quisition du Centre Pompidou ne dépasse pas les L’EXPÉRIENCE,
2 millions d’euros. A titre de comparaison, une toile
du jeune Ghanéen Amoako Boafo, qui redéfinit les L’IMMERSIF.
codes du portrait, s’est vendue 3,4 millions de dol-
lars chez Christie’s à Hongkong en décembre 2021.
Et il se trouve que la cote de l’artiste s’est envolée
après sa participation à la conception d’une des dernières collec-
tions Dior, propriété du groupe LVMH. CQFD.
Ces philanthropes de l’art font la fortune d’une poignée d’ar-
tistes, les Damien Hirst, Jeff Koons ou autres Takashi Mura-
kami, dont les pièces battent des records dans les salles des
marchés. Cette fusion de l’art et de l’argent a récemment suscité
plusieurs essais qui ne cachent pas leur perplexité. Dans « Ce
qui n’a pas de prix » (Stock, 2018), l’essayiste Annie Le Brun
dénonce cette collusion entre l’art contemporain et le monde de
la finance : la valeur d’une œuvre est réduite au prix qui figure
sur son étiquette. « L’art, c’est ce qu’on achète quand on a trop
d’argent », résume pour sa part le philosophe Yves Michaud,
LIONEL URMAN / SIPA
auteur de « Ceci n’est pas une tulipe. Art, luxe et enlaidisse-
ment des villes » (Fayard, 2020). Le titre de l’ouvrage de l’ancien
directeur des Beaux-Arts de Paris fait référence au bouquet de
tulipes géant offert par Jeff Koons à la capitale.
BIEN V ENUE AU CL UB
Arrêtons-nous sur cette œuvre… et sur sa taille (12 mètres) :
une botte de fleurs multicolore brandie vers le ciel par une main
géante. Le gigantisme semble être le point commun d’un art
contemporain qui ne joue plus que la carte de la « sidération »,
selon Annie Le Brun. L’écrivaine critique l’enlaidissement du
monde qui sévit depuis les années 1990, période qui a vu l’assu-
jettissement de l’ensemble des activités humaines à la finance.
Dans le domaine de l’art, cette prise de contrôle, orchestrée en
particulier par les industries du luxe, produit ce qu’elle appelle
un « art des vainqueurs » qui se nourrit de gigantisme formel
et de vide esthétique.
Annie Le Brun pointe ces artistes « qui nous font assister à cette
grandiose transmutation de l’art en marchandise et de la marchan-
dise en art. […] Leur talent consiste à en faire quelque chose d’aussi
énorme qu’indicible mais dont l’évocation spectaculaire sert à la fois
à en affirmer et à en brouiller la multiple réalité ». Dans son viseur, le
« plug anal » (« Tree ») dressé place Vendôme durant la Fiac 2014
par Paul McCarthy, le « vagin de la reine » (« Dirty Corner »)
exposé dans les jardins de Versailles en 2015 par Anish Kapoor
ou encore à la mascarade de Damien Hirst organisée à Venise,
chez François Pinault en 2017 : près de 400 œuvres mirobolantes
prétendument sauvées d’une épave datant du iie siècle de notre
ère. Clou de l’attraction : un colosse décapité de 18 mètres dans
l’atrium du Palazzo Grassi. « Le spectacle est le capital à un tel degré
d’accumulation qu’il devient image », écrivait déjà Guy Debord dans
« la Société du spectacle », en 1967.
« De même que le régime soviétique visait à
façonner les sensibilités à travers l’art réaliste
socialiste, il semble que le néolibéralisme en ait
trouvé l’équivalent dans un certain art contempo-
rain dont toute l’énergie passe à instaurer le règne
de ce que j’appellerais le réalisme globaliste, pour-
suit Annie Le Brun. […] Il ne s’agit plus d’imposer
une conception de la vie plus qu’une autre mais
essentiellement des processus ou des dispositifs
en parfaite concordance avec ceux de la financia-
risation du monde. » Pour Le Brun, le beau et la
sensibilité sont lentement anesthésiés. L’art est
devenu une religion, et il devient impossible de
se révolter. Le grand art est terminé, remplacé
par le vécu, l’expérience, l’immersif, annonçait
Yves Michaud dès 2003, dans « l’Art à l’état gazeux.
Essai sur le triomphe de l’esthétique » (Stock). Désormais, c’est
la mise en scène qui prédomine.
Forts de leur succès, les artistes stars sont eux-mêmes deve-
nus des super-riches. La fortune du Britannique Damien Hirst
pèse autour de 370 millions d’euros, celle de son compatriote
Anish Kapoor, plus de 200 millions. Ces entrepreneurs, dotés
d’une armada d’assistants, s’adaptent à la brutalité du monde des
affaires. Anish Kapoor a acheté en 2015 à prix d’or l’exclusivité
de l’utilisation du Vantablack, une peinture conçue à usage mili-
taire. Obtenu à partir de nanotubes de carbone, ce noir absorbe
la lumière à 99,965 % – un peu comme ces OPA hostiles qui
permettent à une entreprise d’en absorber une autre. En recou-
vrant l’objet, il en abolit les formes, et l’œil humain ne comprend
plus ce qu’il est en train de regarder. Annie Le Brun y voit une
parabole de la situation de l’art contemporain. Comme dit le
proverbe, la fortune rend aveugle.
54
DU FRIC
À MIAMI
Ils affluent de partout
pour s’offrir des villas
à plus de 20 millions
de dollars dans des îles
ultra-sécurisées.
Notre correspondante
a arpenté la nouvelle
capitale des multi-
millionnaires américains
Par SARAH HALIFA-LEGRAND,
envoyée spéciale en Floride
Photos de JAMES JACKMAN
Des femmes posent à demi nues en
bikini Dolce & Gabbana devant des
Lamborghini Huracán Sterrato à
300 000 dollars. Leurs escarpins Lou-
boutin s’enfoncent dans le sable et leurs
cheveux bond platine dansent comme les palmiers
dans la brise du soir chargée de sel. Des hommes en
costume de lin et sandales Balenciaga trinquent en
admirant les voitures de sport exposées sur la plage,
au pied des immenses tours blanches et des piscines
JAMES JACKMAN POUR « L’OBS »
suspendues du 1 Hotel, aux chambres à 3 000 dollars
la nuit. « Tu en as combien, toi, des Lamborghini ? »
interroge l’ancien modèle américain Tyson Beckford,
derrière ses lunettes de soleil roses, façon masque de
plongée, qu’il a lui-même dessinées. « Pas tant que
ça, seulement trois, dont le modèle Huracán aux jantes
dorées. C’est ma femme qui le voulait, elle l’adore ! »

s’esclaffe le distributeur de pneus québécois Nicolas
Touchette, 44 ans, en serrant la main de son épouse
moulée dans une robe fourreau en dentelle. Sur la
plage de Miami Beach, privatisée par le constructeur
automobile italien pour lancer ses nouveaux modèles,
on ne se demande donc pas si on a une Lamborghini
mais combien on en a. Ici, on est macho et on a du fric.
Beaucoup. Enormément.
UN PONTON POUR LE YACHT
Ancienne égérie de Ralph Lauren, Tyson Beckford a
fait fortune en devenant l’un des mannequins noirs
les plus célèbres de tous les temps. Enfant du Bronx,
le New-Yorkais de 51 ans s’est offert, il y a huit ans,
une nouvelle villa dans le quartier opulent de Miami
Shores, donnant sur la baie de Biscayne, où il mène la
dolce vita. « Je travaille sur la plage, un ordinateur sur
les genoux et les pieds dans le sable », se vante-t-il. Il a
une grosse baraque, une piscine et des SUV. « Autre-
fois, j’étais accro aux motos Ducati. J’en ai
eu jusqu’à quinze modèles à la fois. » Un
péché mignonpour les engins motorisés
dont il rit lui-même : « Je n’ai pas besoin
d’en avoir autant, mais c’est plus fort que “CADRE DE VIE
moi ! » Nicolas Touchette, lui, vient tout
juste de jeter son dévolu sur « une mai- UNIQUE, SOLEIL À NE
son sur l’eau », une des constructions
flambant neuves de l’architecte italien PLUS SAVOIR QU’EN
Piero Lissoni, vendues à des prix stra-
tosphériques – jusqu’à 40 millions de FAIRE, FISCALITÉ
dollars. Sa nouvelle propriété possède
évidemment une piscine et un pon- DÉFIANT TOUTE
ton au bout du terrain paysagé pour
amarrer un yacht sur l’un des canaux CONCURRENCE”
qui traversent Miami Beach. Il projette
de partager son temps entre Montréal
et Miami. Les millions, ce n’est pas un
problème. Des maisons, des voitures, des bateaux,
il en a pléthore. « Et j’ai bien envie de m’offrir le nouveau
yacht de Lamborghini », ajoute le pape du pneu
avec gourmandise. Pour la modique somme de
Star Island, 3,5 millions de dollars.
une des îles Beckford et Touchette sont des exilés de luxe venus
artificielles poser leurs valises à Miami, le nouvel eldorado des
de la baie de multimillionnaires. Fidèle à sa tradition, le pays de
Biscayne, où Rockefeller continue d’ailleurs d’en produire à tour de
des célébrités bras : avec quelque 140 000 citoyens possédant plus
et personnes de 50 millions de dollars, le pays est en tête du clas-
fortunées ont sement mondial des ultra-riches (1). Depuis que son
élu domicile. gouverneur, le républicain Ron DeSantis, a refusé de
confiner la Floride pendant l’épidémie de Covid, la
cité balnéaire a connu une véritable ruée vers l’or : des
Américains pleins aux as ont débarqué des quatre coins
du pays. Une fois sur place, ils ont découvert les autres
avantages de ce petit paradis. « Cadre de vie unique,
soleil à ne plus savoir qu’en faire, fiscalité défiant toute
concurrence, boîtes de première division, comme Google
ou Microsoft, qui sont en train de s’installer, et un maire
BIEN V ENUE AU CL UB
dynamique qui leur déroule le tapis rouge », résume
Michael Wiesenfeld, un agent immobilier français qui
a migré lui aussi sous les palmiers.
Les riches adorent cette Floride qui ne prélève pas
d’impôt sur le revenu et maintient une fiscalité des
sociétés à 5,5 %. La capitale de la fête est devenue the
place to be pour les nantis. Un Dubaï de l’Amérique.
« Avant, rouler en Aston Martin était ce qu’il y avait de
plus luxueux. Aujourd’hui, c’est devenu la norme. Tout
se transforme en gros argent », constate Wiesenfeld.
A croire que Donald Trump, en achetant dès 1985 sa
propriété de Mar-a-Lago, au nord de Miami, avait eu
du flair. Selon « Forbes », dix des plus gros milliardaires
des Etats-Unis vivent dans la région. On pourrait faire
un abécédaire avec les noms des migrants fortunés
arrivés ces dernières années : célébrités, gestionnaires
de fonds spéculatifs, milliardaires ayant fait fortune
dans les cryptomonnaies, grands noms de la tech.
Exemples : le chanteur Phil Collins, le directeur géné-
ral de Goldman Sachs, Douglas Sacks,
ou le patron du fonds d’investissement
Citadel, Kenneth Griffin, qui s’est mis en
tête d’y créer un « Wall Street South »…
La cité des jet-setteurs se transforme à
vue d’œil.
Les jet-skis et les yachts tracent des
sillons dans les mille et un bras de mer
qui découpent une douzaine d’îles
peuplées par ces richissimes habitants.
Nombreux sont ceux qui se retranchent
sur ces îlots artificiels reliés par des
ponts. Des enclaves fermées par une
barrière et gardées vingt-quatre heures
sur vingt-quatre. Des bulles de confort
à l’abri des regards. La plus célèbre est
Indian Creek. Surnommée « le bunker
des milliardaires », cette parcelle d’envi-
ron 1 kilomètre carré qui explose tous les compteurs de
richesse des Etats-Unis est cadenassée. L’unique pont
qui y mène donne sur une barrière où des gardes armés
ne laissent passer que la quarantaine de résidents et
leurs invités. L’île a sa propre police qui patrouille jour
et nuit sur terre et mer, son maire et son golfe hyper-
sélectif. C’est là qu’Ivanka Trump, la fille de l’ancien
président, et son époux, Jared Kushner, ont acheté un
manoir à 30 millions de dollars. Des histoires défraient
la chronique. Comme celle du joueur de football amé-
ricain Tom Brady et du mannequin brésilien Gisele
Bündchen, qui ont déboursé 17 millions de dollars
pour une demeure qu’ils ont démolie avant de bâtir une
nouvelle villa… et de divorcer alors qu’elle était encore
en construction.
A l’inverse d’Indian Creek, la non moins fortunée
Star Island laisse passer les curieux. Surprise ! Der-
rière les portails pompeux, les allées avec fontaines et
sculptures de lions de style néo-grec, une maison sur
deux est en chantier ! Chez les méga-riches, on achète
donc des villas à plusieurs millions, on rase et on
 56
1

reconstruit. Fini les demeures des années 1920

pastichant le style méditerranéen avec tuiles, arcs et
colonnes. On érige à la place des cubes de verre, épurés,
froids. « La plupart des clients veulent une maison d’ar-
chitecte qui n’a jamais été habitée avant. C’est comme
préférer porter des chaussures neuves », explique sans
rire Nelson Gonzalez, un agent immobilier spécialisé
dans le marché du luxe. Assis sur la terrasse d’une de
ces vieilles villas en voie de disparition, il attend un
client de Boston, sous l’œil torve d’un iguane décidé à
défendre son droit de propriété. On peine à imaginer
cette magnifique demeure à 12,5 millions de dollars,
avec piscine, jacuzzi, salles de bains et dressings atte-
nants à chacune des neuf chambres et ponton pour y
amarrer son yacht, finir en gravats. « Ce qui intéresse
avant tout, c’est le terrain pour l’accès à l’eau, et cela
devient rare », explique l’agent immobilier.
« Moi-même, je prends régulièrement mon bateau
pour aller dîner en ville. » Nelson Gonzalez incarne le
style de vie qu’il vend. Il habite sur l’une des très hup-
pées îles Vénitiennes, où il compte, parmi ses nouveaux
voisins, les investisseurs Peter Thiel et Keith Rabois,
deux des cofondateurs de PayPal, qui y ont acheté
chacun une villa, respectivement à 18 et 29 millions
de dollars. Il connaît toutes les lubies de cette étrange
clientèle : « La mode est au home cinéma, à l’ascenseur, 3

1. Les tours à la cave à vin et à la cuisine de chef. » Cuisine de chef ?
se sont multipliées, « Oui. Dans ta cuisine ouverte, tu fais semblant de pré-
au détriment parer le repas devant tes convives pendant qu’un chef
des quartiers s’active aux fourneaux dans une deuxième cuisine, équi-
pavillonnaires. pée comme un resto ! Pour eux, les doubles cuisines, les
Tout à droite, yachts, les voitures, ce ne sont que des jouets. » Un de ses
le One Thousand clients s’est même fait construire un garage sur trois
Museum, où le niveaux pour ses deux douzaines de voitures.
couple Beckham
possède un “DIFFÉRENTS DE VOUS ET MOI”
appartement. « Ces milliardaires, ils ne sont pas comme nous »,
conclut Jeff Beird, courtier en yachts, paraphrasant
la formule de Francis Scott Fitzgerald : « Let me tell
you about the very rich. They are different from you and
2. Boutiques de me » (« Laissez-moi vous parler des très riches. Ils sont
luxe pour clientèle différents de vous et moi »). Il arpente le quai longeant
haut de gamme : la baie où sont amarrés des centaines de yachts et s’ar-
rien n’est trop rête devant un Prestige de 19 mètres. C’est un modèle
cher pour les d’occasion vendu 800 000 dollars. Auxquels il faut
riches habitants ajouter 10 % de charges par an, 2 500 dollars par mois
de Miami, qui pour louer le ponton, et le salaire du capitaine, qui fait
ne se déplacent souvent partie de l’escadrille de membres du person-
qu’en voiture nel dont s’entourent ses clients. Mais ça ne les refroidit
de luxe. pas. La plupart paient même cash. « Le musicien Mike
Anthony m’a acheté un bateau il y a six mois. Il en avait
déjà trois, raconte le courtier. Mais il ne faut pas croire
que, parce qu’ils sont riches, ils se fichent du prix. Ils
3. Le vieux sont durs à la négociation ! »
quartier La particularité des super-riches, c’est qu’on ne les
d’Edgewater voit pas. Ils vivent dans leur monde, en vase clos. A
est en phase Miami, ils ont même leur propre centre commercial :
de transition, Bal Harbour, temple du luxe avec ses galeries sur trois
faisant cohabiter étages encerclant un jardin tropical, un toit ouvrant
les maisons sur le ciel toujours bleu, et des enseignes et restaurants
vétustes et inaccessibles au grand public. On n’a jamais vu autant
les tours ultra- de clientes au mètre carré portant des sacs Chanel ou
modernes. Gucci. Deux Canadiens admirent des derbies Loubou-
tin à 3 900 dollars. « Vous croyez que c’est la chaussure
ou la paire ? » plaisante l’un d’eux. « C’est le “mall” le
plus rentable des Etats-Unis », explique un vendeur de
la boutique Rolex. Une fois par an, on voit aussi tous ces
nantis affluer à Art Basel, la foire internationale d’art
contemporain qui a ouvert ici une antenne depuis vingt
ans déjà, faisant le pari que la sulfureuse ville de la série
culte des années 1980 « Miami Vice » (« Deux flics à
Miami ») finirait par changer d’image.
C’est lors des journées VIP que les gros portefeuilles
viennent s’y montrer et y faire leurs emplettes. « Au
début, l’art, ça les intimide, mais une fois lancés, on ne
peut plus les arrêter. L’an dernier, un jeune patron new-
yorkais de la tech qui venait pour la première fois a acquis
JAMES JACKMAN POUR « L’OBS »
une œuvre à 80 000 dollars. Cette année, il en a acheté
trois ! » se réjouit Noah Horowitz, le nouveau directeur
de la foire. Lors de cette édition, une œuvre symboli-
sait à elle seule la transfiguration de la ville : l’« ATM
Leaderboard », un distributeur de billets conçu par
MSCHF, un collectif d’artistes de Brooklyn, affichait
le portrait et la fortune présente sur le compte bancaire
BIEN V ENUE AU CL UB
de celui qui y tirait de l’argent. Lors de notre passage,
c’est le DJ américain Diplo qui figurait en tête du clas-
sement. Avec 3 millions de dollars sur son compte.
La semaine d’Art Basel, une armada de jets privés
fondent sur Miami. Les aérodromes, déjà saturés en
temps normal, débordent. Le jet, c’est le mode de dépla-
cement quasi exclusif des fortunés, qui vivent le plus
souvent à cheval entre plusieurs endroits. Une mère qui
habite entre le Massachusetts et la Floride nous raconte
que, le jour où ses enfants, rompus aux allers-retours
en jet privé, sont montés pour la première fois dans un
vol commercial, ils ont demandé pourquoi il y avait
d’autres personnes dans l’avion ! Pour faire atterrir tous
ces millionnaires, un nouveau terminal est en construc-
tion en plein cœur de la ville. Conçu par Embassair, une
société fondée par des Français, avec des fonds d’ADP
et JCDecaux, il répond à tous les caprices de cette
clientèle hors norme. Haut mur d’enceinte et brouil-
leur d’images pour masquer l’aéroport aux regards
curieux, salles de repos avec jacuzzi, cinéma, cave à
vin, pièces de réunion, chambres pour les pilotes, salle
de jeux… « Surtout, ils vont pouvoir passer de l’avion à
la voiture sans avoir à poser le pied à terre », explique
un employé pendant notre visite. D’autres, comme les
époux Beckham, ont résolu le problème du transport
autrement : l’ex-footballeur et l’ancienne chanteuse des
Spice Girls ont acheté, en guise de maison secondaire,
un penthouse à 50 millions de dollars dans le gratte-ciel
le plus luxueux de Miami, le One Thousand Museum,
qui comporte un héliport sur le toit.
A leurs pieds s’étendent les quartiers pauvres. Liberty
City, Overtown, Wynwood. Miami, c’est aussi 28,5 % de
la population qui vit en dessous du seuil de pauvreté.
Depuis peu, les maisons y sont rachetées et rasées, les
cafés et les écoles ferment et se recouvrent de tags. On
chasse les pauvres pour faire de la place aux riches. En
bras de chemise, Henry astique son truck devant chez
lui. « Les promoteurs ont sonné à toutes les portes. Ils
m’ont proposé 1 million de dollars ! Ils chassent même la
classe moyenne ! » Mais l’entrepreneur en bâtiment ne
veut pas vendre. « J’ai toute ma vie ici. » Eric, lui, est
locataire. Cette année, le vieil Haïtien a vu ses enfants et
petits-enfants quitter Miami, devenue trop chère. Il ne
se fait pas d’illusion : « Les riches vont finir par gagner. »
La ville dévore ses propres enfants pour accueillir
ces exilés en or. Ce sont les « anywhere » contre les
« somewhere », « les gens de n’importe où » contre « le
peuple de quelque part », comme l’a théorisé le jour-
naliste britannique David Goodhart. Mais le modèle
du self-made-man a la vie dure. Six Américains sur
dix aspirent à devenir milliardaires, selon un sondage
Harris d’août 2022. Et ils n’ont peut-être pas tort : seuls
21 % des millionnaires américains ont hérité de leur for-
tune. Dans les quartiers pauvres de Miami, beaucoup
ont vendu et empoché leur million avec le rêve de faire
partie, un jour, de cette nouvelle aristocratie.
(1) Rapport sur la richesse mondiale, septembre 2022,
Crédit suisse.
 58

DUBAÏ,
PARADIS
ARTIFICIEL
NICK HANNES
 P OR T F OL IO

Le « Floating
Seahorse », villa
semi-immergée.
Se loue avec
son majordome.

Nick Hannes est un photo-
graphe belge de 48 ans. On
lui doit des travaux docu-
mentaires sur la transition
des anciens pays commu-
nistes, le tourisme de masse, les migrations,
ou encore, dans un registre plus intimiste,
le confinement lors de la crise du Covid.
Sa plongée dans l’univers de Dubaï, « Gar-
den of Delight » (« Le jardin du plaisir »),
a reçu deux prix prestigieux : le Magnum
Photography Award (2017) et le Zeiss Pho-
tography Award (2018). Hannes y présente
le développement extravagant de cette
ville du Golfe devenue le terrain de jeu de
multimillionnaires venus du monde entier :
Europe, Etats-Unis, Russie, Hongkong…
Avec de la distance et souvent de l’humour,
sans fascination aucune, il peint la muta-
tion accélérée de Dubaï, qui était encore
une ville de pêcheurs poussiéreuse dans
les années 1960. « Dubaï est une marque,
Au showroom
du concessionnaire
Al Tayer Motors.
A Dubaï, la densité
d’automobiles
de luxe est la plus
élevée du monde.
une construction artificielle dont l’objectif
principal est de générer des profits », écrit
le photographe sur son site. Elle est selon
lui l’exemple parfait d’une « société capsu-
laire » : « Une société duale, dans laquelle le
premier monde est un archipel d’îles pro-
tégées ou “capsules” où il fait bon vivre ; le
second monde est tout le reste : un océan de
pauvreté et de chaos. Dans une société capsu-
laire, l’espace public est privatisé. »
Hannes va chercher les limites de ces
« capsules » pour mieux dénoncer leur
inauthenticité. Selon lui, Dubaï est une
Chocolat chaud
allégorie du monde vers lequel nous allons
au Chillout Ice
et que, finalement, nous acceptons. Il a
Lounge, improbable
mis en exergue de cette œuvre cette cita-
salon de glace.
tion terrible d’Alessandro Baricco, l’auteur
Emmitouflés dans
des « Barbares » : « Il n’y a pas de frontière,
des parkas (fournies
croyez-moi ; il n’y a pas de civilisation d’un
à l’entrée), les
côté, pas de barbares de l’autre. Il y a simple-
clients passent
ment le bord le plus avancé de la mutation
de 40°C à – 6°C.
qui progresse en nous. » P. R.
 P OR T F OL IO

A l’entrée de l’hôtel
Madinat Jumeirah,
une « ville dans
la ville », avec
« souk » climatisé
et plage privée
de 2 kilomètres.

NICK HANNES
 62

Spa au 18e étage

du Burj Al Arab,
hôtel « 7 étoiles »
en forme de
voilier, conçu
par l’architecte
Tom Wright.
 P OR T F OL IO

Effet d’optique
sur le parking
de l’Oasis Mall.

Le Jumeirah
Beach Hotel offre
à ses « précieux
clients » une « plage
repensée », dit
son site internet.
NICK HANNES
 64

De jeunes Emiratis
jouent au billard
dans le complexe
de loisirs Hub Zero,
situé dans un
gigantesque « mall ».

Fête privée
au Billionaire
Mansion,
un night-club
dont l’extravagance
se retrouve dans
les tarifs.
NICK HANNES
 P OR T F OL IO

« Libérez vos
esprits ». Des
ouvriers pakistanais
attendent le bus
qui doit les
transporter
sur leur chantier.
 Octobre 2011 à New York.
Le mouvement Occupy Wall
Street prend de l’ampleur.

LE

PROCÈS
DE LA RICHESSE
 3

Q. SAKAMAKI / REDUX / REA

68

À QUOI SERVENT-ILS DONC ?

La fortune des super-
riches est-elle légitime ?
Récompense-t-elle
l’initiative ou la rente ?
Ruisselle-t-elle ? “L’Obs”
a fait débattre Jean-Marc
Daniel, économiste libéral,
et Thomas Porcher, membre
des Economistes atterrés

Propos recueillis
par PASCAL RICHÉ
Photo de BRUNO COUTIER

La critique de la très
grande richesse est-elle
légitime ?
Jean-Marc Daniel Der-
rière la condamnation
des super-riches, il y a beaucoup de
supercherie. Ce procès, d’abord, ignore
l’origine de la richesse. Or, la vraie ques-
tion, c’est de savoir si elle vient d’une
rente ou du mérite. Le discours sur les
hyper-riches ne reconnaît pas ce der-
nier. « Jamais un envieux ne pardonne
au mérite », écrivait Corneille.
Ensuite, comme le disait Kennedy,
l’enjeu fondamental n’est pas qu’il y ait
moins de riches mais moins de pauvres.
Le « ruissellement », qu’on présente
toujours de façon caricaturale, peut
aider à atteindre cet objectif. Le ruissel-
lement, ce n’est pas le fait que les riches
vont dépenser leur argent, ce qui va
rejaillir sur la demande. C’est de se dire
que si on baisse les impôts, on va confier
les sommes ainsi allouées non plus à
l’Etat mais à des acteurs privés, qui vont
les utiliser mieux que l’Etat. Car ils
savent le faire : ce sont eux qui sont créa-
teurs de richesse et d’entreprises.
Pas les rentiers… Or, en France,
BRUNO COUTIER POUR « L’OBS »

80% de la fortune des milliardaires

vient de l’héritage.
J.-M. D. Pas les rentiers, c’est vrai. Le
procès de la richesse n’a de sens que si
c’est un procès de la rente. Mais, vous
savez, en France 60 % du patrimoine
privé total vient de l’héritage : la rente
 L E P ROCÈS DE L A RICHES SE

n’est pas réservée aux hyper-riches !

Dans le manifeste Blair-Schröder de
Jean-Marc 1999, il est dit qu’une société juste est
Daniel une société qui valorise les entrepre-
et Thomas neurs ayant réussi, autant qu’elle le fait
Porcher. des footballeurs ou des stars de cinéma.
Cela me semble sage.
Thomas Porcher La réussite d’une
entreprise ne tient jamais à une seule
personne, à son seul patron. Une entre-
prise, c’est beaucoup de gens qui
travaillent ensemble, et la valorisation
de la réussite dont vous parlez devrait
profiter à tous. Or, tout le monde ne s’en-
richit pas de la même façon. Globale-
ment, les revenus des plus riches ont
beaucoup plus augmenté que ceux du
reste de la population ces dernières
décennies. Il y a eu une nette accéléra-
tion par rapport à la période 1950-1980.
C’est cette dynamique qu’il faut interro-
ger. Où s’arrêtera-t-elle ? Dans les
années 1960, un grand patron gagnait
40 fois plus que le salarié moyen de son
entreprise. Maintenant, il gagne 200,
300, voire 400 fois plus ! Est-ce une juste
rémunération du « mérite » ? Est-ce que
la productivité de ces grands patrons a
été multipliée par 5 ou 10 ? Non. En
réalité, l’envolée de ces hauts revenus
et la concentration du patrimoine dans
quelques mains sont dues au fait
qu’un nouveau système s’est mis en
place, fondé sur une logique, sur la
libéralisation des marchés financiers,
sur des politiques fiscales contre-
redistributives. Je rappelle que 90 % des
patrimoines de plus de 10 millions d’eu-
ros sont constitués d’actifs financiers.
Cette question n’est pas seulement
soulevée par des économistes de
gauche : le FMI, l’OCDE et même
France Stratégie s’en inquiètent.
J.-M. D. C’est en Chine ou en Inde, deux
pays qui se sont défaits de leurs carcans
administratifs, que le nombre de milliar-
daires augmente le plus vite. Dans ces
pays, tout le monde s’enrichit. Les
pauvres aussi. On ne vit plus en Chine
comme à la période de la Révolution
culturelle, qui était censée être celle de
l’égalité et du bonheur commun.
A propos des grands patrons, qui ne
représentent qu’une partie des hyper-
riches, leur rémunération reflète le fait
qu’on ne trouve pas facilement de gens
pour assumer de telles fonctions. Même
phénomène que chez les footballeurs.
70
Les entreprises sont même obligées
de faire des golden hellos pour les attirer,
une sorte de prime à l’embauche. La ques-
tion qui se pose, c’est pourquoi la concur-
rence des candidats n’est pas plus impor-
tante. Est-ce qu’il est normal qu’en France
– ou même aux Etats-Unis –, trois ou
quatre institutions de l’enseignement
supérieur ont une sorte de monopole de
la « production » des grands patrons ?
T. P. Le Royaume-Uni et les Etats-Unis
ont été les premiers à faire le pari du ruis-
sellement, et à baisser la fiscalité sur les
plus riches, prétendument créateurs
d’emplois. On a vu le résultat : les inéga-
lités ont explosé, ce qui s’est terminé par
le Brexit dans un cas, par Trump dans
l’autre. Chez nous, le Rassemblement
national progresse en jouant lui aussi sur
cette fracture sociale qui oppose ceux qui
profitent de la mondialisation à ceux qui
n’en profitent pas. Le bilan n’est satisfai-
sant pour personne, même pas pour les
entreprises. D’ailleurs, au Royaume-Uni,
même les marchés financiers ont récem-
ment « sanctionné » le programme de
nouvelles baisses d’impôts pour les plus
Manifestation
à Paris pour
une hausse
des salaires, à
l’appel de la CGT,
le 10 novembre
dernier.
riches ! Une étude de l’OCDE montre que
si le modèle social et fiscal était resté le
même que dans les années 1980, les
inégalités seraient 40 % plus faibles dans
ces pays libéraux.
J.-M. D. Si la baisse des impôts
débouche sur une augmentation des
déficits publics, comme c’était le cas au
Royaume-Uni, cela devient insoute-
nable. C’est cela que les marchés ont
sanctionné. La dette publique, qu’une
partie de la gauche vante comme une
solution, favorise en réalité les rentiers :
on prend les impôts des pauvres de
demain pour payer des intérêts sur des
titres détenus par les plus riches
d’aujourd’hui. Pour baisser les impôts,
il faut donc baisser aussi les dépenses
publiques.
Mais pourquoi faudrait-il baisser
les impôts des plus riches, alors qu’il
est si difficile aujourd’hui de financer
des services publics comme l’éducation
ou la santé ? Imposer les ménages
ordinaires, qui ont des dépenses
contraintes importantes, serait
très douloureux. En revanche,
quand vous avez plus de 10 millions
d’euros de patrimoine, c’est indolore :
l’argent que vous gagnez ne vous
sert plus à grand-chose…
J.-M. D. Il est faux de dire que l’argent
des riches « ne sert pas à grand-chose ».
Il s’investit en Bourse : c’est l’épargne,
c’est le financement de l’investissement,
de l’économie !
T. P. En réalité, l’argent des riches va
surtout sur le marché « secondaire », là
où l’on revend des titres déjà émis. Les
entreprises n’en voient pas la couleur.
La part qui va sur des titres nouvelle-
ment émis est très faible.
J.-M. D. Pour ce qui est du financement
des services publics, je pense qu’il est
très mal utilisé. Un tas de dépenses ne
profitent pas aux plus modestes. Avant
de taxer les riches, on peut s’interroger
sur ces dépenses – 55 % du PIB, je
vous le rappelle. Certains services
seraient mieux assurés par des entre-
prises privées.
T. P. Une petite moitié finance les
services publics, le reste, c’est de la
redistribution (les prestations sociales,
 L E P ROCÈS DE L A RICHES SE

notamment). La part consacrée à l’ad-

ministration proprement dite, 18 % du
PIB, est stable depuis 1978 en France.
LES SIX PAYS OÙ L’HÉRITAGE EST LE PLUS FORT
Pays dans lesquels la plus large proportion de la fortune
Cela relativise la complainte selon des milliardaires vient de l’héritage
laquelle « on a trop de fonctionnaires »!
Cette part est inférieure à celle qu’on France
constate au Royaume-Uni, pays libéral. Allemagne
On a donc besoin d’augmenter les Indonésie
impôts. Comme chacun peut le consta- Suède
ter en suivant l’actualité – hôpitaux, Italie
éducation, crèches, cantines, bus –, il y Inde
a un vrai besoin. Comment on fait? Je 0% 10 % 20 % 30 % 40 % 50 % 60 % 70 % 80 %
ne vois pas d’autre moyen que la taxa- SOURCE : FINANCIAL TIMES

tion des plus riches. C’est une analyse

qui n’est pas réservée aux économistes les plus riches, ceux qui détiennent et en attirer. Une fiscalité trop lourde
de gauche : elle traverse désormais les 25 % du patrimoine français, parce qu’il sur les hyper-riches ne fait pas seule-
grandes institutions, y compris les vaut mieux que cet argent soit trans- ment fuir l’épargne, elle fait fuir les
banques centrales… formé en investissements. Cela n’a pas talents.
J.-M. D. Le problème, c’est que si on eu lieu. Cela a alimenté la spéculation T. P. Le problème du patrimoine acheté
augmente les impôts, les riches s’en sur les marchés d’actions. Les rapports par des fonds étrangers, c’est aussi le fait
vont. Quand on a supprimé l’ISF, trans- de France Stratégie sont très clairs : des privatisations. Ce patrimoine est
formé en IFI, l’engagement du gouver- ils ne voient pas de retombées sur cédé sous prétexte qu’on a une dette.
nement avait été de créer une com- l’investissement. C’est contre-productif : des études
mission, rattachée à France Stratégie, J.-M. D. On ne peut pas savoir comment montrent que la soutenabilité d’une
pour faire le bilan de cette se seraient comportés les dette est liée à l’importance du patri-
réforme. investissements si cette moine public. Avoir beaucoup de riches
T. P. Parlons-en! Professeur émérite à l’ESCP, réforme n’avait pas eu lieu… ne prémunit pas contre les déficits des
J.-M. D. On ne sait pas très JEAN-MARC DANIEL T. P. A l’époque de l’ISF, paiements. Le Royaume-Uni, les Etats-
bien quelles ont été les est l’auteur d’« Histoire 800 contribuables partaient, Unis abritent de très nombreux milliar-
conséquences de la suppres- de l’économie mondiale. et 300 revenaient chaque daires ; pourtant, ils ont des balances des
sion de l’ISF sur le plan éco- Des chasseurs-cueilleurs année. Donc, en moyenne, paiements déséquilibrées. L’équation
nomique : c’est très com- aux cybertravailleurs » l’exil net était de 500 départs, politique de la contre-révolution fiscale
plexe à analyser. Ce qu’on (Tallandier, 2021) et de soit 0,2 % des assujettis à l’ISF. ne marche pas : vous diminuez les ren-
sait, c’est que des gens sont « Vivement le libéralisme! » Ce n’était pas l’exode que l’on trées fiscales, cela conduit à une aug-
revenus. Et que le nombre de (Tallandier, 2022). dit! La perte fiscale était de mentation de la dette ; vous tentez alors
départs d’exilés fiscaux a 170 millions d’euros par an. de corriger le problème en procédant à
baissé. A un certain stade, Professeur à la Paris School Avec la réforme de l’ISF, on a des coupes budgétaires, avec des consé-
« trop d’impôt tue l’impôt », of Business, membre perdu 4 milliards par an… quences néfastes pour la société et le
même Mitterrand en 1984 de l’association J.-M. D. Ce qu’on ne voit PIB. Et, à la fin, la dette publique aug-
avait repris la formule! Il Les Economistes atterrés, pas dans notre économie, mente encore… Bilan : plus de riches,
était favorable au profit opposée à « l’orthodoxie c’est que nous manquons plus de pauvres, plus de dette.
quand il s’appuyait sur des néolibérale », d’épargne, ce que reflète Jean-Marc Daniel, vous dites,
efforts personnels, et contre THOMAS PORCHER notre déficit des paiements en défense du « ruissellement »,
ceux qui « s’enrichissent en est l’auteur de « Mon courants, constant depuis que les riches savent mieux investir.
dormant », les rentiers. Je ne dictionnaire d’économie » 2002. La Bourse de Paris Est-ce si sûr ? Aujourd’hui, les besoins
dis pas autre chose. (Fayard, 2022). appartient de plus en plus à des sociétés, c’est la lutte contre le
S’enrichir en dormant, des fonds étrangers, de même réchauffement climatique, la réduction
n’est-ce pas le cas de tous les que les grandes artères de des inégalités, de meilleurs services
riches, dont le patrimoine Paris, sans parler de nos clubs publics de santé ou d’éducation…
est gorgé de titres financiers ? de foot. Parce qu’on manque d’épargne, Or, les investissements des riches
J. M. D. Pas forcément. Les entrepre- on perd une partie de notre patrimoine, ne vont pas dans ces directions.
neurs ne « dorment » pas, ils donnent de de notre souveraineté. Or, qui porte J.-M. D. Ils investissent mieux que
leur personne. Ils réfléchissent, ils l’épargne? Les riches. En supprimant l’Etat. Quand l’Etat se trompe, tout le
investissent, ils font des choix… l’ISF, on les fait revenir, et ils peuvent pays est sanctionné. Quand un particu-
T. P. La suppression de l’ISF ne nous a contribuer à consolider le socle produc- lier se trompe, c’est lui qui en pâtit. Il
pas été vendue comme un outil pour tif du pays. Si le PIB de Californie est est donc plus attentif à l’utilisation qu’il
SEVGI/SIPA

éviter les exils fiscaux. On nous a dit : passé devant celui de la France, c’est fait de ses fonds. Par ailleurs, si
nous baissons la fiscalité sur les 1 % parce qu’ils ont su garder leurs talents l’investissement privé est mauvais,
 72

acheter de l’influence, L’Etat n’a pas à subventionner les entre-

LES INÉGALITÉS NUISENT À TOUS… du pouvoir, des médias, prises, cela ne va pas dans le sens de l’in-
des campagnes de térêt général. Il y a 140 milliards d’euros
communication et tout de subventions aux entreprises, il faut
Auteur d’« Insou­ le citron des classes cela a un impact sur les supprimer. Mais il faut aussi alléger
tenables inégalités. intermédiaires, prélever les élections. Quatrième les impôts des entreprises à hauteur
Pour une justice sociale davantage tout en haut défi posé par l’hyper- de 140 milliards.
et environnementale » de la pyramide a du richesse : des études Mais « alléger » les impôts
(Les Petits Matins), sens. Vu que la richesse montrent que la des entreprises de 140 milliards,
l’économiste Lucas y est très concentrée, confrontation à des c’est les supprimer !
Chancel codirige un nouvel impôt inégalités injustes J.-M. D. Oui !
le World Inequality sur le patrimoine, et indues se traduit Autre accusation contre l’hyper-
Database, qui même avec des taux chez les travailleurs richesse, l’affaiblissement de
rassemble et analyse relativement faibles, par un sentiment de la démocratie : il n’est pas sain
l’ensemble des rapporterait beaucoup. démotivation et de que quelques personnes aient tant
données existantes Ensuite, il y a découragement plutôt d’influence sur la politique et sur
sur les inégalités et la question de la que par l’envie de les médias. Avec des effets boule
notamment sur leurs dynamique : où s’arrête travailler davantage de neige : les dirigeants font
extrémités : les plus cette tendance, où pour gagner davantage. la politique dont rêvent les riches.
riches et les plus est l’issue ? Va-t-on Enfin, quand elle est J.-M. D. Cela supposerait que les hyper-
pauvres. Sollicité revenir aux inégalités concentrée, la richesse riches forment une espèce de syndicat,
par « l’Obs » pour ce monstrueuses n’est pas bien utilisée. un bloc. C’est une vision complotiste. En
numéro, il résume en d’avant les temps On laisse à une toute réalité, chacun d’entre eux a ses intérêts
cinq points les risques démocratiques ? On n’est petite partie de la et ses idées.
que l’hyper­richesse fait pas encore retourné à population le loisir Ils ont des intérêts convergents,
peser sur les sociétés Marie-Antoinette mais de très mal investir. sur la fiscalité notamment.
modernes. on en prend le chemin. Le résultat est un sous- T. P. C’est évident. Ce n’est pas un
“ Tout d’abord, les Il y a aussi un enjeu investissement dans les hasard si les premières baisses de fisca-
gouvernements ne démocratique : ce secteurs contribuant au lité de l’ère Macron leur étaient adres-
semblent plus savoir patrimoine n’est pas bien commun, comme sées : suppression de l’ISF et « flat tax ».
comment financer les là de façon indolore, la santé, l’éducation J.-M. D. Croire qu’il existe un capita-
services publics. Pour il est utilisé par ceux ou l’environnement.” lisme de pure connivence est assez naïf.
dégager de nouvelles qui l’ont pour acheter PROPOS La vérité, c’est que les capitalistes sont
marges de manœuvre beaucoup de choses, RECUEILLIS en concurrence : ils ne cherchent pas à
sans presser davantage et notamment pour PAR É. A. ET P. R. dégager un consensus, mais à se détruire
les uns les autres. Si les riches contrô-
laient la politique, les baisses d’impôts
et les augmentations de dépenses
il n’est pas prolongé : il échoue, il T. P. Dès qu’il y a une crise, beaucoup publiques ne profiteraient qu’aux mil-
s’arrête. A l’inverse, l’investissement d’argent public va aux entreprises. Lors liardaires, ce qui n’est pas le cas.
public, même mauvais, peut se perpé- de la crise financière de 2008, on sauve Il y a une concentration continue
tuer car l’Etat peut racketter les contri- les banques qui sont too big to fail ; pen- de la richesse dans les mains
buables pour le financer. Y compris dant l’épidémie de Covid, on aide les des hyper-riches. Le problème
pour les vrais enjeux que sont le boîtes, y compris les grandes, à mainte- ne vient-il pas de l’héritage ?
réchauffement climatique et l’amé- nir leurs marges… Mais les rémunéra- J.-M. D. En France, il vient à la fois de
lioration des conditions de vie de la tions des grands patrons et celles des l’envolée du prix de l’immobilier et du
population. actionnaires sont maintenues. Cela pose rôle joué par l’héritage. L’enjeu, c’est de
Le critère de l’investissement privé quand même un problème. Une grande savoir comment éviter que l’héritage ne
n’est jamais l’intérêt général : c’est partie des entreprises et même, osons le grippe la mobilité sociale. Comment
le profit attendu. dire, des grands patrons sont des assis- assurer l’égalité des chances et faire en
J.-M. D. Parce que vous croyez que le tés. Quand cela fonctionne bien, ils sorte que les gens talentueux aient
critère de l’Etat, c’est l’intérêt général ? négocient des baisses de fiscalité dont encore la possibilité de devenir riches,
En pratique, ça ne l’est pas. Exemple : on ne voit pas les effets sur l’investisse- voire super-riches. Pour éviter que des
l’Etat, à l’heure actuelle, subventionne ment ; et quand ça va mal, ils par- rentiers ne monopolisent la richesse, il
la consommation d’essence, un produit viennent à recevoir des aides de l’Etat faut introduire plus de concurrence, cas-
qui détruit la planète, détruit notre pour maintenir en vie leur entreprise. ser les monopoles, instaurer des droits
commerce extérieur, et cette aide J.-M. D. C’est un bon exemple du mau- de succession élevés et faire circuler
détruit nos finances publiques. vais usage des dépenses publiques. l’épargne en favorisant les donations.
 L E P ROCÈS DE L A RICHES SE

T. P. Des droits de succession élevés,

cela ne suffira pas. Ils ne représentent
qu’environ 1 % des recettes fiscales.
NOMBRE D’HEURES DE TRAVAIL QU’UN ULTRA-RICHE
Pour éviter la concentration de la
richesse, il faut imposer le patrimoine
PEUT S’OFFRIR AVEC TOUTE SA RICHESSE
A son époque et dans son pays
des plus riches, avec une taxation pro-
gressive. Aujourd’hui, les titres finan- 450 000 Carlos
ciers n’étant pas concernés par l’IFI, 400 000 Slim
plus vous avez de patrimoine, moins
350 000
vous payez d’impôts sur celui-ci! Or,
face à des besoins immenses, de nou- 300 000 Mikhaïl
velles rentrées fiscales sont indispen- 250 000 Khodorkovski
sables. Au lieu de cela, parce qu’on ne
veut pas toucher à la fiscalité, on coupe 200 000
dans les dépenses publiques, on réforme 150 000 John Davison
le régime des retraites… Rockefeller
100 000 Bill
Si, par une fiscalité « musclée », Andrew Gates
on supprimait les fortunes 50 000 Carnegie
Crassus
extravagantes, est-ce que 0
l’économie se porterait mieux ?
T. P. Bien sûr. Le moteur principal de 53 av. J.-C. 1901 1937 2005 2003 2009
notre économie, c’est la consommation. SOURCE : BRANKO MILANOVIC

La redistribution ne peut qu’être béné-

fique : plus la classe moyenne est impor-
tante, plus l’économie fonctionne bien.
Partout où des politiques fiscales favo-
rables aux plus riches ont été menées, la
classe moyenne s’est affaissée.
J.-M. D. Non, l’économie se porterait
moins bien. Comme je l’ai dit, c’est
d’épargne dont nous manquons. Favo-
riser la consommation, c’est favoriser
la dépossession de notre pays. C’est
un mauvais coup pour la généra-
tion à venir.
T. P. La part des salaires dans la valeur a
chuté dans les années 1980, au profit de
la rémunération des actionnaires. Si on
partageait mieux les profits, vous auriez
des actionnaires qui s’enrichiraient un
peu moins, mais dont le mode de vie ne
changerait pas, des salariés qui vivraient
mieux, ce qui permettrait de soutenir
l’activité en France.

… Y COMPRIS AUX NANTIS c’est parce que nous sommes

En 2009, deux
épidémiologistes
britanniques, Richard
Wilkinson et Kate Pickett,
ont démontré que les
inégalités de revenus
étaient la cause principale
d’une grande partie
des maux sanitaires
et sociaux d’une société :
stress, maladies, drogues,
délinquance, défiance,
grossesses non désirées,
problèmes psychiatriques…
Ils en ont tiré un best-
seller mondial : « Pourquoi
l’égalité est meilleure
pour tous » (éd. Les
Petits matins/Institut
Veblen, 2013). A les
lire, l’enrichissement
d’un pays ne suffit pas à
accroître le bien-être de
sa population, si seuls les
riches deviennent plus
riches. Ils vont même plus
loin, puisqu’ils suggèrent
que, dans une société qui
devient inégalitaire, même
les plus aisés pâtissent
du grand écart social.
Pourquoi? Parce qu’une
société inégale est par
définition « compétitive » :
en ancrant dans les
esprits que la richesse
reflète la valeur en soi des
individus, elle génère des
rapports plus stressants,
plus violents, entre ses
habitants, quel que soit
leur niveau de vie.
« Si les inégalités
aggravent les problèmes,
sensibles à la différence
des statuts sociaux, nous
avait expliqué Wilkinson,
après la publication de
la traduction française
de son livre. La violence,
par exemple, est déclenchée
lorsque quelqu’un vous
regarde avec mépris, ne
vous respecte pas. Dans une
société plus inégale, il y a
plus de compétition pour
son statut social et plus
d’insécurité pour conserver
ce statut. On devient très
préoccupé de la façon dont
on est jugé par les autres. Le
déclencheur de la violence,
c’est la perte de confiance
en soi, le sentiment
d’humiliation, le manque de
respect. » Tout en haut, les
hyper-riches échappent-ils
à ce phénomène? « Il est
difficile de savoir ce qui se
passe chez les super-riches,
mais on peut constater
que les autres, les 95 %,
se portent tous mieux
quand les inégalités sont
plus réduites », avait
répondu Wilkinson.
Selon les deux
auteurs, les inégalités
attisent également le
réchauffement climatique,
qui nuit à tous. La
compétition pour le statut
social passe en effet par
la consommation de
biens matériels, chacun
s’inspirant des modes
de vie de la classe située
au-dessus de la sienne.
Et plus on monte dans
l’échelle des revenus,
plus on surconsomme
des produits intensifs en
émissions de carbone. P. R.
 74
“UN EFFET
DU CAPITALISME
DE RENTE”
Pour l’économiste Philippe Askenazy,
les nouvelles fortunes ont été
favorisées par une “économie
de la connaissance” fondée
sur la privatisation de la propriété
intellectuelle
Propos recueillis par PASCAL RICHÉ
Illustration de LOÏC SÉCHERESSE
Peut-on définir un hyper-riche
par son comportement ?
On peut en tout cas chercher à évaluer
le niveau de « saturation » d’une
consommation normale, ce qui serait
d’ailleurs intéressant dans le cadre du débat sur la
transition écologique. A partir d’un certain revenu,
les individus changent de comportement. Ils ne
savent pas quoi faire de leur argent. Soit ils épar-
gnent massivement, dans une logique d’accumula-
tion ; soit ils entrent dans une logique de consom-
mation exorbitante, qu’elle soit ostentatoire ou
cachée. A l’extrême, ce sont les yachts, les jets, les
voyages dans l’espace. Avant d’en arriver là, il y a tout
un dégradé de dépenses superflues. Or, l’impact éco-
logique de cette surconsommation est considérable,
et le bien-être qu’elle apporte reste à démontrer.
Le discours sur les riches passe souvent pour l’ex-
pression d’une jalousie mêlée d’admiration. Si l’on
mettait le projecteur sur ces consomma-
tions et leur impact, on éviterait cette cri-
tique. Il ne s’agirait que de prendre la
mesure d’une « externalité négative »,
comme disent les économistes. On
quitterait le registre de la morale pour
celui de l’efficacité. Car cette hyper-
richesse est clairement inefficace sur
le plan économique et insuppor-
table sur le plan écologique. Elle
est le produit d’un capitalisme
de rente qui s’auto-nourrit.
LOÏC SÉCHERESSE POUR « L’OBS »
Elle est au cœur de la plupart des crises, imbriquées
les unes dans les autres, que nous vivons : difficultés
sociales, érosion de la démocratie, crise écologique.
Pourquoi dites-vous du capitalisme de rente qu’il
« s’auto-nourrit » ?
Le problème, c’est que les riches font tout pour
que perdure ce capitalisme de rente si destructeur.

Ils s’efforcent d’étendre leur influence sur la
décision publique, de capturer le pouvoir
politique. C’est donc cette pelote complexe qu’il
faut trancher.
Est-ce vraiment nouveau ? La richesse n’est-elle
pas toujours le produit d’une rente de situation ?
Certes, mais aujourd’hui, à l’échelle de l’histoire,
nos sociétés sont très fortement inégalitaires. On
a raté une occasion de s’extraire de ce capitalisme
de la rente lorsque l’économie de la connaissance
a émergé.
Qu’appelez-vous l’« économie
de la connaissance » ?
Aujourd’hui, les plus grandes rentes sont engran-
gées par des actionnaires de grandes entreprises
dont les résultats sont liés à la propriété intellec-
tuelle, aux marques, aux brevets, à l’innovation,
aux savoirs… Ce sont ces éléments immatériels qui
sont au cœur de la richesse. Or, la connaissance
n’est pas un bien « exclusif » : quand on la trans-
met, on ne dépossède personne, c’est un jeu à
somme positive. On a décidé de la privatiser,
mais rien ne nous y obligeait. Cela n’a rien de
naturel. Cette économie aurait dû nous conduire
à une logique de partage, aux « communs ». On a
fait l’inverse, on a surprotégé la rente. Dans un
contexte de mondialisation, cela a généré des
fortunes immenses. Un exemple concret : le
vaccin contre le Covid. Pourquoi son brevet
devrait-il rester privé ?
On vous répondra que sans la perspective
d’un brevet privé, et donc d’un profit, jamais
la recherche des labos n’aurait conduit si
rapidement à un vaccin.
On aurait pu imaginer d’autres équilibres, qui
n’auraient rien changé à la motivation des cher-
cheurs. Une partie de la recherche qui a conduit à
ces brevets est financée par de l’argent public, dans
les labos d’universités par exemple. Il serait légi-
time que l’Etat et les collectivités publiques qui
participent à l’innovation menant aux brevets
captent une partie de ses retombées. Or, dès
qu’une découverte est faite, elle disparaît dans le
secret d’entreprise. L’une des conséquences, c’est
une pénalisation des start-up. Elles ne peuvent pas
s’appuyer sur ces connaissances pour imaginer
d’autres produits. Le système nuit en réalité à la
création d’entreprise.
Une solution contre la rente, c’est l’impôt ?
Taxer les riches, ce n’est pas si simple. Au nom de
la concurrence internationale, les gouvernements
hésitent à augmenter les impôts. Ils ne sont pas
imperméables à l’influence des plus riches, qui
sont aussi les plus puissants. En outre, la taxation
est un outil de « réparation » du dommage créé par
l’existence de ces grandes fortunes, mais ce n’est
pas un outil pour prévenir leur formation.
L E P ROCÈS DE L A RICHES SE
En France, la rente tient beaucoup à l’héritage.
Ne peut-on pas agir à ce niveau-là ?
La richesse a horreur du vide : si vous éliminiez
la fortune des « 200 familles », le capitalisme de
rente générera sans doute d’autres riches, avec
des niveaux de patrimoine équivalents. La
taxation de l’héritage permettrait des rentrées
fiscales importantes, c’est certain, mais pas
l’« euthanasie » des super-riches, pour para-
phraser Keynes.
Pour prévenir la formation de rentes, les
libéraux considèrent qu’il suffirait d’imposer le
respect de la concurrence.
Il y a deux voies possibles. La première est d’im-
poser un Etat fort, qui régule la rente, qui agisse
via la taxation ou la réforme de la propriété.
L’autre voie est ultralibérale : on crée une écono-
mie vraiment concurrentielle, en cassant les
trusts et autres distorsions, l’Etat étant chargé de
veiller au bon fonctionnement du marché.
Aujourd’hui, nous ne sommes dans aucun de ces
deux univers. Le système est faiblement concur-
rentiel et insuffisamment redistributif. Et les Etats Directeur de recherche
sont en retrait de tout effort pour corriger la situa- au CNRS, professeur
tion. Ils la renforcent même : pensez aux privati- associé à l’Ecole
sations, qui fournissent une capacité de rente normale supérieure,
supplémentaire aux acteurs privés. Le pouvoir PHILIPPE
politique accepte ce monde, avec un effet boule ASKENAZY
de neige : la richesse de ces acteurs accroît est l’auteur de « Partager
l’influence politique, ce qui en fin de compte les richesses »
accroît leur richesse. (Odile Jacob, 2019).
Que faire ?
Que l’on passe par une voie libérale ou par une
reprise en main de la chose publique par les
citoyens, il faut démanteler une par une toutes les
rentes. Si je savais comment faire, je ferais de la
politique. Je me contente d’essayer d’analyser ce
capitalisme de rente, les mécanismes qui se
confortent les uns les autres, et de les comprendre.
Je ne suis pas le seul. Le rentier capitalism est
devenu un champ d’étude à part entière dans les
universités.
Pourquoi les sociétés démocratiques acceptent-
elles l’existence des super-riches ?
Politiquement, il est aujourd’hui plus aisé de s’en
prendre aux prétendus « assistés », les bénéfi-
ciaires des aides sociales. Cela tient en partie à des
biais cognitifs. Les gens, à lire les enquêtes, sures-
timent ainsi leur classement dans la société. Beau-
coup reçoivent du système social plus qu’ils ne
cotisent, mais ils ont la conviction d’être contri-
buteurs nets. Beaucoup rejettent donc l’idée
d’une taxation des riches, alors qu’elle ne les vise
pas. Personne ne fait rien pour leur démontrer
qu’ils ont tort : lors du débat sur l’impôt sur la for-
tune, on mettait en avant l’exemple du pauvre
retraité de l’île de Ré…
 76

L’ABUS D’ARGENT
Côte à côte, Primrose,
banlieue huppée de
Johannesburg, et le
« township » Makause.

NUIT GRAVEMENT À L’ALTRUISME

Les ultra-riches sont-ils,
comme le clament certains,
d’intrinsèques salauds, des
Comment pensent les riches ?
Les études menées par
les chercheurs en psychologie
ceux-ci ne daignent guère se prêter à des
études en psychologie sociale, dont les
cobayes sont presque exclusivement des
JOHNNY MILLER / UNEQUAL SCENES

moins-que-rien dépour- étudiants. Aussi est-il impossible de véri-

vus de toute humanité ?
En vérité, horrifiés mais aussi fascinés
par ces scandaleux Roi-Soleil ou grands
sultans du xxie siècle, nous brûlons de
savoir quels sentiments, quelles sensa-
tions peuvent bien leur procurer la dispo-
sition d’une immense fortune. Seulement,
sociale sont formelles : fier si, comme le veut la morale commune,
plus on possède, moins l’accumulation extravagante de biens nuit
gravement à la qualité de l’être. Car l’idée
on tend à partager n’est, évidemment, en rien nouvelle. Déjà,
dans la mythologie grecque, le roi Midas,
en faisant vœu de transformer en or tout
Par VÉRONIQUE RADIER ce qu’il touchait, se condamnait à périr.

Quant à la doctrine chrétienne, elle n’a
cessé de proclamer que le royaume des
cieux appartient aux plus pauvres et de
prôner le dénuement.
De fait, de solides données écono-
miques existent bien qui attestent que
gras patrimoine et générosité font
rarement bon ménage. D’une façon
générale, plus l’on possède, moins l’on
tend à distribuer. Ainsi, les milliar-
daires ont beau faire grand tapage de
leur philanthropie, en proportion de
leurs revenus, ce sont eux les moins
généreux. Ils distribuent moins que
la classe moyenne, elle-même moins
partageuse que les plus pauvres. Une
tendance vérifiée par le psychologue
américain Dacher Keltner, l’un des spé-
cialistes de ce sujet, via de nombreuses
études, comme il le raconte dans un
magazine de l’université de Berkeley,
où il enseigne : « Nous avons réalisé
une série d’expériences où les partici-
pants recevaient chacun 10 dollars dont
ils pouvaient offrir tout ou partie à un
inconnu. Or, nous avons constaté que plus
ils appartenaient à un milieu favorisé,
moins ils étaient enclins à partager. »
La richesse semble aussi éroder
l’empathie. Au cours d’une autre expé-
rience, les cobayes, équipés de lunettes
connectées permettant de suivre les
mouvements de leurs yeux, devaient se
promener en ville. Elle a révélé que les
plus nantis regardaient moins les autres
et étaient moins à même de reconnaître
leurs visages. Mais, pour ce chercheur,
c’est surtout une expérience sous IRM
qui en a apporté la preuve en enre-
gistrant les réactions d’étudiants qui
regardaient une vidéo sur des enfants
atteints de cancer. « Nous avons mesuré
le degré d’activation de leur nerf vague,
qui relie notre cerveau à l’abdomen et
entre en action lorsque nous sommes
émus, et nous avons constaté que celui-ci
était bien plus élevé parmi les étudiants
les plus pauvres et quasi inexistant pour
ceux appartenant à la classe supérieure. »
Son explication : notre degré d’attention
aux autres est corrélé à notre sentiment
de sécurité ou d’insécurité. Une origine
sociale favorisée tout comme la déten-
tion d’un diplôme élevé ou le fait d’occu-
per une profession prestigieuse tendent
à endormir notre altruisme. A l’inverse :
« Lorsque vous n’avez pas de filet de
soutien dans la vie, l’entraide est la seule
façon de vous en sortir. Vous tissez des
liens avec vos voisins, vos collègues, parce
que vous avez besoin d’eux, et eux, de
vous, si par exemple votre voiture tombe
en panne ou que vous avez besoin qu’on
garde quelques heures vos enfants. »
Spontanément, nous sommes une
espèce altruiste, comme l’ont notam-
ment montré diverses expériences
menées auprès d’enfants. Le plaisir est
plus grand pour eux lorsqu’ils partagent
avec d’autres une partie des friandises
ou des jouets mis à leur disposition.
« Mais cet élan l’emporte surtout dans
LES MILLIARDAIRES
ONT BEAU FAIRE
GRAND TAPAGE DE
LEUR PHILANTHROPIE,
EN PROPORTION DE LEURS
REVENUS, CE SONT EUX
LES MOINS GÉNÉREUX.
les situations de stress, d’urgence. Par
exemple, lors des attentats du 11-Sep-
tembre à New York, 17 000 personnes
ont dû descendre à pied jusqu’à 90 étages
sous la menace d’un effondrement immi-
nent. Les témoignages et l’étude des
durées d’évacuation ont montré que les
gens ont été incroyablement solidaires »,
constate le sociologue Mehdi Mous-
saïd, spécialiste du comportement des
foules. Néanmoins, « lorsque la réflexion,
le délai interviennent, ce réflexe prosocial
tend à s’effacer, comme on l’a constaté,
par exemple, dans une expérience où
les participants devaient jouer pour de
l’argent : plus on les plaçait dans l’ur-
gence, plus ils se montraient généreux ».
Or, être milliardaire, c’est justement
se sentir à l’abri des aléas. C’est égale-
ment vivre entre soi, éloigné du vulgum
pecus, alors même que, assure ce spé-
cialiste, l’empathie est amplifiée, voire
déclenchée par la proximité physique.
L E P ROCÈS DE L A RICHES SE
Mais, surtout, c’est être persuadé que
l’on mérite chaque euro, chaque cen-
time possédé. Paul Piff, un autre cher-
cheur de Berkeley, a ainsi constaté que
les plus fortunés sont les plus enclins,
dans un questionnaire, à cocher oui
pour la déclaration : « J’ai vraiment
l’impression de mériter davantage que
les autres. » Diverses études et leurs
propres déclarations attestent com-
bien ils sont persuadés que le succès et
la richesse sont une juste récompense
fondée sur le talent personnel et que
les inégalités entre les individus sont
« naturelles ». De même, Paul Piff a
observé le mauvais comportement des
conducteurs de véhicule de luxe versus
ceux de voiture lambda devant un pas-
sage piéton, ou encore leur plus grande
propension à tricher, à transgresser les
règles, pour être sûrs de l’emporter,
puisqu’ils le méritent.
Ces credo et comportements nar-
cissiques tiennent aussi au niveau des
inégalités admis dans les différentes
cultures – aux Etats-Unis, l’idéo-
logie les légitime plus qu’en Europe.
« 90 % des Américains sont convain-
cus de conduire mieux que la moyenne,
contre moins de 70 % des Suédois. Et,
toujours aux Etats-Unis, un quart des
étudiants s’imaginent faire partie des
1 % les plus doués », comme l’observe
l’épidémiologiste britannique Richard
Wilkinson. Plus la société est hiérar-
chisée, plus les individus tendent à se
comparer et à en souffrir. « Les uns se
mettent en retrait car ils perdent l’estime
de soi, les autres cèdent à une forme de
surévaluation d’eux-mêmes, ne laissant
par exemple jamais passer une occasion
de s’observer dans le miroir dès qu’ils
pensent qu’on ne les voit pas. »
Lauren Greenfield, une photographe
américaine de renom qui, de Dubaï à
Los Angeles en passant par la Chine
ou l’Irlande, a partagé le quotidien
de 150 milliardaires et documenté
leur mise en scène de soi, leur culte
d’une certaine beauté et leur rage de
posséder qui s’exposent à travers des
émissions de télé-réalité ou encore au
cinéma, nous met en garde : « Des tra-
vaux ont montré que plus l’on voit de
richesses, plus l’on a tendance à croire que
c’est la norme. On surestime le nombre
de personnes qui possèdent de telles
choses. » Gare à la contagion.
 78

“ILS SE PENSENT INTOUCHABLES”

L’ancienne juge d’instruction Eva Joly s’élève
contre les nombreux privilèges dont disposent les
plus fortunés face à la loi. Elle dénonce une triple
impunité : fiscale, pénale et environnementale

Propos recueillis par MATTHIEU ARON

Photo de MARGUERITE BORNHAUSER

Depuis bientôt quarante ans, Eva Joly son fauteuil, m’a offert son dos, a ouvert un livre
poursuit son inlassable combat contre de Saint-John Perse et a refusé obstinément de
la corruption. Et s’est convaincue, au fil répondre à mes questions, comme si la justice ne
du temps, qu’il existe bel et bien une le concernait pas.
« justice de classe ». Son constat est Avez-vous eu souvent affaire à ce genre de
sans appel : les plus aisés trichent en toute impunité comportements, en particulier en enquêtant
et à grande échelle en dissimulant leurs sur l’affaire Elf ?
avoirs dans les paradis fiscaux, ce qui leur Oui. Tous ceux que j’ai inquiétés ont com-
permet d’échapper très largement à l’im- Née en 1943 mencé par nier. Effrontément. Je me sou-
pôt. La magistrate qui a instruit le plus à Oslo (Norvège), viens en particulier d’Alain Guillon, le
gigantesque dossier financier jamais EVA JOLY directeur du raffinage de la compagnie
jugé en France, la tentaculaire affaire est arrivée comme fille pétrolière. Il se présente à moi la Légion
Elf, exerce désormais, à près de 80 ans, au pair en France à 18 ans. d’honneur à la boutonnière, comme si elle
comme avocate. Elle vient de contraindre Secrétaire chez Eddie pouvait lui servir de sauf-conduit. Alors
la société McDonald’s à régler une Barclay, conseillère qu’il déclarait à peine 100 000 euros de
ardoise au fisc français de plus de 1 mil- juridique d’un hôpital revenus annuels, il camouflait sa fortune
liard d’euros. psychiatrique, via des trusts. Nous avons mis cinq ans à
Pendant deux décennies, vous avez haut fonctionnaire au dénouer les fils. Il avait détourné plus de
poursuivi des banquiers, des ministres ministère des Finances, 25 millions d’euros. Il y a eu aussi cet autre
ou des PDG. Comment ces hommes juge d’instruction, cadre d’Elf qui a répondu à ma convoca-
riches et puissants se sont-ils candidate à la tion sa bible à la main, sur laquelle il a juré
comportés lors de vos interrogatoires ? présidentielle, députée de sa bonne foi. J’ai presque eu envie de le
Presque tous ces hommes de pouvoir européenne, cette femme croire. Avant de retrouver 7 millions d’eu-
avaient un point commun : ils se sen- aux mille vies est ros dissimulés dans ses comptes…
taient insoupçonnables, inaltérables, en aujourd’hui avocate. Pourtant, ces personnalités sont
un mot : invulnérables. Leur arrogance, aguerries au monde des affaires.
leur façon de m’opposer leur titre ou Elles devraient savoir que des
leur fortune, reposait tout à la fois sur enquêteurs spécialisés vont finir
une foi absolue dans l’opacité du système et sur un par retrouver l’argent qu’elles ont caché.
sentiment profond d’impunité. J’ai ainsi vu arriver Qu’est-ce qui les pousse à agir de la sorte ?
dans mon cabinet d’instruction l’ancien ministre Ces hommes se pensent intouchables et sont ani-
François Léotard. Il devait répondre de plusieurs més d’un sentiment de toute-puissance, une forme
millions de francs déposés en liquide sur un d’hubris. Comme ils se perçoivent comme des
compte au Luxembourg. Il s’est assis en retournant hommes d’exception – par leur héritage ou en
 L E P ROCÈS DE L A RICHES SE

raison de leur parcours professionnel –, ils se

voient comme au-dessus des lois. A leurs yeux, la
justice est faite pour les citoyens ordinaires, pas
pour eux. Un peu comme si la Révolution n’avait
pas eu lieu et qu’ils disposaient encore, comme
sous l’Ancien Régime, de privilèges. Je suis
convaincue que si j’ai été autant critiquée dans la
conduite de mes enquêtes, c’est parce que je me
suis attaquée au mythe de l’homme au destin
exceptionnel qui par nature vivrait au-dessus des
lois. Je l’ai d’ailleurs payé très cher. J’ai été mena-
cée de mort. En juillet 1996, après avoir mis en exa-
men et envoyé en prison Loïk Le Floch-Prigent,
l’ancien PDG d’Elf, j’ai vécu sous la protection per-
manente de plusieurs gardes du corps. Ils étaient
installés chez moi, avec ma famille. Lors de mes
trajets en voiture, je devais toujours occuper la
même place à l’arrière. A l’avant, un policier faisait
office de bouclier pour me protéger d’éventuels
tirs. J’ai vécu ainsi durant six ans.
Si ces délinquants en col blanc croient disposer
d’une forme d’impunité, n’est-ce pas aussi
parce qu’ils ont finalement peu de risques d’être
pris la main dans le sac ?
Vous avez raison. Il faut être réaliste. En matière
de délinquance financière, au moins 95 % des
délits nous échappent. Les « affaires » ne sont
qu’un indicateur médiocre, à peine un carottage,
qui, comme un sondage dans la couche glaciaire,
ne nous apprend que vaguement ce qui a pu se
passer. Il existe en kinésithérapie ce qu’on appelle
un point aveugle : la partie de notre corps que nous
ne voyons pas. Le crime d’argent est le point
aveugle de notre monde. L’impunité n’est donc
pas qu’un sentiment, elle est, malheureusement,
bien réelle.
Après avoir été magistrate puis députée
européenne, vous êtes aujourd’hui avocate et
vous vous attaquez aux grandes multinationales
qui s’affranchissent du paiement de l’impôt.
Pourquoi ?
L’égalité devant l’impôt est au cœur du pacte répu-
blicain. Or, elle existe de moins en moins
aujourd’hui. Et l’impunité fiscale nourrit le popu-
lisme. Elle participe au sentiment d’impuissance
des citoyens. C’est l’idée qu’il y a « eux », qui vivent
en haut, qui contournent les règles, qui s’affran-
chissent des taxes, et qu’il y a « nous », qui payons
nos contraventions. J’ai ainsi été appelée par les
MARGUERITE BORNHAUSER POUR « L’OBS »

salariés de McDonald’s. Lorsque les employés

réclamaient des augmentations de salaire, leur
direction leur répondait systématiquement que les
comptes étaient dans le rouge, alors que les res-
taurants français de l’enseigne américaine ne
désemplissaient pas. En réalité, McDo abusait de
mécanismes d’optimisation fiscale qui lui permet-
taient de faire baisser artificiellement ses béné-
fices, donc de se soustraire à l’impôt. La lutte
 80
a duré sept ans. Finalement, le géant du fast-food
a dû régler une ardoise de 1,3 milliard d’euros au
fisc français. Aujourd’hui, aux côtés des syndicats
de salariés, je dénonce des mécanismes similaires
au sein de la multinationale General Electric.
Une part des impôts des grands groupes qui
devraient atterrir dans les caisses des Etats
se retrouve en réalité dans les paradis fiscaux.
Depuis quinze ans, les responsables politiques
européens disent pourtant vouloir mettre
un terme à ces pratiques. Des progrès ont-ils
au moins été réalisés ?
C’est tout l’inverse ! Quand j’ai commencé mes
enquêtes financières, au début des années 1990,
ces « paradis » étaient d’abord utilisés par les orga-
nisations mafieuses ou par des entreprises peu res-
pectables. Aujourd’hui, non seulement on y
retrouve les plus grandes multinationales, mais
aussi des sociétés plus petites, et surtout, de plus
en plus souvent, de riches particuliers, comme
certaines professions libérales médicales. Vous
n’imaginez pas le nombre de dentistes fortunés
qui y cachent leur fortune ! Or, quand ils se font
prendre – ce qui arrive trop rarement –, le fisc
négocie avec eux et leur accorde des conditions de
redressement très favorables. D’une certaine
Dans les îles façon, on peut parler d’une justice de classe. Mais
Caïmans, paradis cet évitement de l’impôt par les plus riches n’est
fiscal. De très pas un accident de l’Histoire, il s’inscrit dans une
nombreuses idéologie. C’est la marque de l’ultralibéralisme. Les
entreprises sont dirigeants qui alimentent les discours anti-impôts,
domiciliées là qui font baisser les taux d’imposition pesant sur
avec comme seule les plus riches et qui dénoncent une pression fis-
adresse celle cale insupportable légitiment la fraude et entre-
d’une boîte postale. tiennent une forme d’impunité fiscale. C’est pour-
tant grâce aux paradis fiscaux que le butin des
razzias financières, de la corruption et de la tyran-
nie échappe au regard du juge, du fisc et de l’opi-
nion. Mais les démocraties ont baissé les bras.
Il existe toutefois des contrôles fiscaux, et des
enquêtes financières sont régulièrement lancées.
N’avez-vous pas un regard trop sombre ?
En France, le nombre d’enquêteurs au sein de la
police financière ne bouge pas depuis près de qua-
rante ans, et les effectifs au sein des services fiscaux
ne cessent de diminuer. Le ministère du Budget
vante des recherches plus nombreuses faites à par-
tir d’algorithmes, mais ces outils sont limités. Ils
servent essentiellement à traquer les contribuables
aisés, pas les très riches. L’algorithme déterminera
si vous n’avez pas déclaré votre piscine, mais il est
inopérant pour démonter des montages financiers
complexes. Il est incapable de traquer les sommes
colossales mises à l’abri dans les paradis fiscaux.
Pour cela, nous avons besoin de renseignement
humain et d’enquêteurs spécialisés. L’économiste
Gabriel Zucman évalue à 8 700 milliards de dollars
les avoirs cachés via les sociétés offshore. C’est
autant d’argent qui manque dans les services
publics, dans l’éducation, la santé, la recherche. Or,
pour lutter contre ce phénomène tentaculaire, les
services fiscaux des grands Etats européens sont
démunis. Ils disposent de 3 000 à 4 000 agents tout
au plus, quand, en face, les multinationales ont
recours à plus de 100 000 fiscalistes appartenant
aux plus grands cabinets d’audit. Le combat est
perdu d’avance. Cette fraude massive est donc non
seulement tolérée, mais elle est en réalité organi-
sée. La seule mesure qui y mettrait un terme serait
de poursuivre individuellement tous ceux (PDG,
directeurs financiers ou consultants fiscaux) qui y
concourent, en tant que complices, ce qui n’est pas
le cas aujourd’hui. L’impunité fiscale se double
d’une impunité pénale.
Vous vous élevez également contre une troisième
forme d’impunité : l’impunité environnementale.
Que voulez-vous dire par là ?
Tout simplement qu’il faut faire payer mais aussi
poursuivre les plus importants pollueurs, qui sont
bien souvent les plus fortunés. Ou les plus irres-
ponsables. Regardez Emmanuel Macron qui, à la
fin de l’été, déclare « la fin de l’abondance » et s’af-
fiche au même moment en photo dans les maga-
zines en train de piloter un jet-ski, qui consomme
GABRIELE GALIMBERTI & PAOLO WOODS
je ne sais combien de litres de carburant. Que vou-
lez-vous que ressente un ouvrier que l’on culpabi-
lise car il conduit un véhicule diesel ? Et comment
voulez-vous dire aux gens de baisser leur chauf-
fage quand les milliardaires continuent de se pro-
mener à bord de leurs jets privés pour rejoindre
leurs villas luxueuses ? Cette forme d’impunité
m’est insupportable. Ce n’est pas dans ce monde-là
que j’ai envie de vivre.

LA TENTATION PLOUTOCRATIQUE
Financement des
campagnes électorales,
rachat de médias,
philanthropie…
Passant au crible les
investissements des hyper-
riches dans la vie publique,
l’économiste Julia Cagé
y voit une menace pour
TOM BRENNER / NYT-REDUX / REA
la démocratie
Propos recueillis par
ÉRIC AESCHIMANN
Dans « Libres et égaux
en voix » (1), vous
écrivez que nous
pensons vivre dans une
démocratie, alors que
la réalité de notre régime politique
serait la ploutocratie. Qu’est-ce qui
vous amène à dire ça ?
La démocratie représentative consiste à
donner exactement le même poids poli-
tique à chaque individu, selon le principe
« une personne = une voix ». En France,
depuis la Libération, tous les individus
jouissent du droit de vote, indépendam-
ment de leurs ressources ou de leur sexe.
On pourrait donc penser qu’on est vrai-
ment en démocratie. En réalité, chacun
n’a pas le même poids dans le scrutin.
L E P ROCÈS DE L A RICHES SE
Mark Zuckerberg,
PDG de Facebook,
devant le Sénat
américain en 2018,
après l’affaire
Cambridge Analytica.
Pourquoi ? Parce qu’en matière de finan-
cement des élections, le beau principe
d’égalité n’est pas respecté. Ce que l’on
constate dans les faits, c’est plutôt « un
euro = une voix », c’est-à-dire de très
fortes inégalités dans les dons politiques,
ce qui influe sur les programmes et sur le
choix des candidats. C’est l’une des rai-
sons de la crise actuelle de la démocratie
représentative.
Pourtant, les dons aux partis
politiques sont plafonnés.
Cela ne suffit-il pas ?
En France, depuis 1988, les dons aux par-
tis politiques sont en effet plafonnés,
actuellement à 7 500 euros par contri-
buable et par an. On en déduit souvent
que la démocratie française, malgré
 82

ses défauts, est protégée des distorsions

d’autres systèmes, et en particulier de la
démocratie états-unienne. Or, ce n’est pas
le cas, comme je m’en suis aperçue
lorsque j’ai décidé de me plonger dans les
données. En France, les chercheurs ont
la chance d’avoir accès à l’ensemble des
déclarations d’impôt, bien sûr totalement
anonymisées, mais avec plusieurs infor-
mations clés sur les contribuables, en
particulier leur revenu et le montant de
leurs dons philanthropiques et aux partis
politiques. J’ai dépouillé ces données.
Et qu’est-ce que cela a donné ?
Tout d’abord, moins de 1 % des contri-
buables donnent aux partis en moyenne
chaque année. Ensuite, l’essentiel des
donateurs se trouve tout en haut de
l’échelle des revenus. Il y a une
ultra-concentration au niveau des 1 % les
plus riches et, si l’on entre dans le détail,
au niveau des 0,1 %, et encore plus des
0,01 %. Dans cette tranche-là, qui repré-
sente environ 4 000 foyers fiscaux, il y a
plus de 10 % de donateurs, avec un don
moyen supérieur à 5 200 euros. Cela veut
dire qu’une bonne partie de ces dona-
teurs sont au plafond. Le poids de cette
tranche ultime saute aux yeux d’autant
plus que, si les dons sont en baisse
constante depuis 2013 dans la plupart des
catégories, une seule a échappé à ce
reflux : les 0,01 % des contribuables aux
revenus les plus élevés, dont les dons ont
bondi lors des années fiscales 2016 et
2017. Tout indique que ce sont les finan-
ceurs de la campagne d’Emmanuel
Macron, en particulier quand on com-
bine ces données fiscales avec celles de la
géographie des dons.
Pourtant, 7500 euros, c’est à peine le
prix d’une voiture d’occasion, ça n’est
pas réservé qu’aux très riches… des sommes substantielles. Ainsi, pour la Professeure d’économie
C’est là où on se trompe ! Tout d’abord, on dernière élection présidentielle, un à Sciences-Po Paris,
dit que 7 500 euros, ce n’est pas une couple pouvait donner 7 500 euros × 2 JULIA CAGÉ
grosse somme, et qu’après tout chacun en 2021 et autant en 2022. Soit au total a publié « Sauver les
est libre de donner, mais je n’ai nullement 30 000 euros. A quoi s’ajoute la possibi- médias » (Seuil, 2015),
MARGUERITE BORNHAUSER POUR « L’OBS »

la liberté de dépenser une telle somme si
je suis au smic. Même 200 euros, cela
représente un effort extrêmement
important. Ensuite, quand on parle d’un
plafond de 7 500 euros, on omet de pré-
ciser que la loi stipule : par an et par per-
sonne. Or, souvent, ce sont des couples
qui font les dons, et il suffit qu’ils donnent
sur deux années de suite pour arriver à
lité, les années d’élection, de faire un don « le Prix de la démocratie »
complémentaire de 4 600 euros (arron- (Fayard, 2018) et « Pour
dissons à 5 000 euros pour la démonstra- une télé libre. Contre
tion) au candidat de son choix pour sa Bolloré » (Seuil, 2022).
campagne. Toujours pour un couple, cela
nous amène à un total de 40 000 euros.
Qui a les moyens de sortir une telle
somme ? Et puis, deuxième illusion d’op-
tique, on oublie que les dépenses sont

elles aussi plafonnées. Pour le premier
tour d’une élection présidentielle, le
plafond est d’environ 16,8 millions d’eu-
ros et s’élève à 22,5 millions pour les can-
didats qualifiés au second tour. Et encore,
ces maximums ne sont pas souvent
atteints : Macron n’a dépensé « que »
16,7 millions en 2022 ; Pécresse, 14,3 mil-
lions ; Mélenchon, 13,6 millions ; Marine
Le Pen, 11,4 millions ; Zemmour, 10,9 mil-
lions, etc. Précisons que si vous faites plus
de 5 % des voix au premier tour, l’Etat
vous rembourse en gros la moitié de vos
dépenses. Dès lors, pour faire campagne,
il faut véritablement « lever » au mieux
8 à 11 millions d’euros, et souvent moins.
Maintenant, revenons à notre couple qui
donne 40 000 euros pour une élection :
il en faudrait 250 pour atteindre les
10 millions nécessaires… Pour le dire
autrement : quelques centaines de très
riches suffisent à financer une campagne,
ce qui leur donne, malgré les plafonds,
une influence considérable.
C’est un chiffre théorique, tous
les 0,01 % ne donnent pas autant.
Certes, mais ce qui est important, c’est
que l’on constate que quelques centaines
de foyers permettent de faire toute la dif-
férence ! Et cette concentration que l’on
observe dans les données fiscales trouve
une confirmation dans celles publiées
après chaque scrutin par la Commission
nationale des comptes de campagne. On
peut calculer le don moyen au niveau de
chaque commune, y compris pour les
résidents à l’étranger. Or, on constate que,
en 2017, environ 500 ménages ont permis
à Macron de rassembler le plus gros des
fonds nécessaires pour sa campagne. On
ne connaît pas le revenu de ces dona-
teurs, mais leur lieu de résidence permet
de s’en faire une idée, puisque les dons
venaient principalement des 7e et
8e arrondissements de Paris, de plusieurs
communes des Hauts-de-Seine, mais
aussi de Londres et de New York. Un
chiffre donne la mesure de cette concen-
tration : la somme des dons venant des
12 plus grandes villes de France (hormis
Paris) est inférieure aux seuls dons venus
de Londres ! Au demeurant, Emmanuel
Macron ne s’en cachait pas, il se faisait
même accompagner par les journalistes
pour ses dîners de campagne à Londres
et à New York. Il en faisait un argument
de campagne, un marqueur de moder-
nité. Détail amusant : dans ces dîners de
fund-raising, le prix de la table était le
plus souvent à… 7 500 euros !
Justement, qu’en est-il du modèle
américain, qui, lui, est connu pour
faire la part belle aux plus riches ?
De facto, il n’y a pas de plafonnement des
dons aux Etats-Unis, et les campagnes
coûtent beaucoup plus cher, en raison du
coût des publicités télévisées – 4 mil-
liards de dollars pour les midterms de
l’automne 2022 pour l’ensemble des can-
didats, contre 100 millions pour la prési-
dentielle française de 2022. Or, ce sont les
plus riches qui financent cette inflation
de dépenses. Les 0,01 % représentent
environ 40 % des dépenses électorales
aux Etats-Unis, et, en 2022, les milliar-
daires ont apporté 20 % des dons reçus
par les républicains. Mais ne nous rassu-
rons pas à bon compte : si la vie politique
est beaucoup moins chère en France, le
poids des hyper-riches y est le même.
Avec quel effet dans les programmes ?
L’élection se jouant à la majorité, les
candidats ne vont pas se contenter de
relayer les demandes des plus riches…
Ils doivent prendre en compte les votes
qu’ils espèrent attirer, mais aussi ce qui
leur permet de les attirer, c’est-à-dire le
financement de leur campagne, et donc
ceux qui sont susceptibles d’y contribuer.
Ces donateurs, vous allez les choyer et
faire campagne en vous tournant vers eux.
On a au final un écart important entre ce
que « pèsent » les riches et leur place dans
les programmes. Ajoutons une autre
injustice du système : ces 7 500 euros (ou
20 000, ou 40 000) qu’un citoyen a donnés
à un parti, l’Etat lui en rend 66 % sous
forme de réduction d’impôt… à condition
que ses revenus soient suffisamment éle-
vés pour pouvoir bénéficier de cette
réduction, ce qui est le cas d’à peine plus
de 40 % des foyers fiscaux aujourd’hui.
Ceux qui sont peu imposables ou qui ne
le sont pas ne profitent pas de cette aide
particulièrement injuste. Aujourd’hui,
l’Etat dépense environ 60 millions d’euros
par an pour les réductions fiscales asso-
ciées aux dons politiques et à peu près
autant en financement « direct » des par-
tis. Pour plus de justice, je propose que l’on
utilise ces sommes pour attribuer chaque
année à chaque Français un « bon pour
L E P ROCÈS DE L A RICHES SE
l’égalité démocratique » d’un montant de
7 euros, que chacun pourra allouer au
parti de son choix.
Vous avez également travaillé sur
le financement des médias, où, là
aussi, on assiste à une concentration
dans quelques mains. Est-ce une autre
facette de la ploutocratie ?
Un milliardaire peut investir dans les
médias pour intervenir directement dans
le débat public : on l’a vu avec Bolloré qui
met CNews au service de Zemmour, cen-
sure un livre qui ne lui plaît pas chez
Editis ou impose une couverture à « Paris
Match ». Il peut également vouloir
acquérir un certain poids public, s’ache-
ter une surface sociale. Pour Xavier Niel
[actionnaire de « l’Obs », NDLR], Patrick
Drahi ou encore Jeff Bezos aux Etats-
Unis, investir dans la presse a permis
d’asseoir leur position en société, de
gagner en visibilité, d’être pris au télé-
phone par les députés et autres poli-
tiques. Longtemps, j’ai été réticente à dis-
tinguer les « bons » milliardaires, qui
n’interviennent pas dans les contenus
rédactionnels, et les « mauvais », comme
Bolloré ou Murdoch. Et si je m’y résous
aujourd’hui, je rappelle dans le même
souffle que le bon actionnaire peut deve-
nir « méchant » et que, dans ce cas-là, les
dispositifs existants ne suffisent pas à
protéger les journalistes – c’est pourquoi
il me semble indispensable aujourd’hui
de modifier les règles qui garantissent
l’indépendance des médias.
Et vous travaillez désormais sur
la philanthropie…
Venu des Etats-Unis, le phénomène se
développe en France. Dans les faits, cela
correspond de plus en plus à la privatisa-
tion subventionnée en grande partie par
l’Etat du financement de l’éducation, de
la recherche, de la santé ou encore de
l’art. Je le vois dans mon propre milieu,
celui de la recherche, où de plus en plus
de bâtiments, de salles et de programmes
de recherche portent le nom du milliar-
daire qui les a financés. Forcément, cela
oriente en partie les travaux qui sont
conduits. Et, là encore, les données fis-
cales montrent une concentration gran-
dissante des dons dans les centiles et
milliles supérieurs.
(1) « Libres et égaux en voix », de Julia Cagé,
2020, Fayard.
 84
FLAMBEURS
DE PLANÈTE
Selon les calculs de
l’économiste Lucas Chancel,
un hyper-riche émet plus de
2 000 tonnes de CO2 par an,
alors que le Français moyen
se contente de 10 tonnes.
En cause : les jets privés,
les yachts et les propriétés
fastueuses
Par ÉRIC AESCHIMANN
C’est un émoji stylisé qui représente
une flamme. Dès qu’il entre dans le
champ de vision, il capte le regard et
allume l’intérêt. L’été dernier, « I Fly
Bernard », le compte Twitter qui s’est
rendu célèbre en suivant les allées et venues en jet
privé de Bernard Arnault et d’autres milliardaires,
s’en est beaucoup servi. Comme dans ce tweet du
1er août 2022 : « C’est l’heure du bilan pour le mois de
juillet 2022 (6 avions suivis). Nombre de vols : 53. CO2
émis : 520 tonnes ». Des flammes comme un
avant-goût de l’enfer caniculaire que ces vols absurdes
sont en train de faire advenir à toute allure… Bien vu!
Les jets privés ont surgi dans le débat public grâce
à un petit génie de l’informatique américain qui,
depuis deux ans, s’est amusé à suivre les trajets de
l’avion d’Elon Musk à partir des données publiques
de l’aviation civile. Le jeu de geek est devenu politique
lorsqu’il s’est accompagné du calcul des émissions
de CO2 de chaque vol. En pleine prise de conscience
climatique, alors que canicules et mégafeux font la
une et que les individus se voient sommés de sauver
la planète en baissant le chauffage, on découvre que les
plus riches explosent joyeusement leur bilan carbone.
On savait que les inégalités économiques atteignaient
des niveaux indécents, voilà qu’elles se doublent
d’inégalités environnementales encore plus aberrantes.
Les hyper-riches font flamber la planète, et nous
regardons ailleurs.
PAOLO WOODS ET GABRIELE GALIMBERTI
Cette découverte est la pointe émergée d’une disci-
pline toute récente : l’attribution des émissions de CO2
à telle ou telle catégorie de citoyens ou d’institutions.
L’exercice n’est pas facile, mais, à force de recouper
les statistiques nationales, les enquêtes auprès des
ménages et les données fournies par l’industrie, écono-
mistes et experts des ONG commencent à dégager des
tendances significatives. On peut d’ores et déjà balayer
une idée reçue : non, le dérèglement climatique n’est pas

la faute de l’humanité en général ;
oui, certains polluent plus que
d’autres. Toute la question étant
de mesurer ce « plus ».
Pour s’en faire une idée, revenons
aux jets privés. Selon l’ONG Trans-
port & Environnement, ce mode
de transport émet, par passager,
5 à 14 fois plus qu’un avion de ligne.
Un aller-retour Paris-New York
en jet privé crame 3 à 4 tonnes de
CO2, et les 1 000 vols annuels entre
Paris et Nice polluent autant que
40 000 voitures faisant le même
trajet. « I Fly Bernard » évaluait à
520 tonnes le bilan carbone des jets
des 6 milliardaires français en un
mois. Seul le voyage dans l’espace
fait pire ! Pour mémoire, un Fran-
çais émet en moyenne 10 tonnes
de CO2 par an et, selon les termes
de l’accord de Paris, ce chiffre doit
descendre à 5 tonnes d’ici à 2030
et 2 tonnes d’ici à 2050. Il risque
d’être plus facile à un chameau de
passer par le chas d’une aiguille
qu’à un milliardaire de parvenir à
la neutralité carbone.
Deux chercheurs américains
ont évalué les émissions directes
d’un échantillon de 20 multi-
milliardaires à partir de données
publiques (taille de leur yacht,
de leur jet, de leurs villas…). La
médaille d’or revient à l’oligarque
russe Roman Abramovitch,
qui, grâce à son yacht long de
162 mètres et à son Boeing 767
privé, brûle plus de 30 000 tonnes
Démonstration de CO2 par an. Le bilan du Français Bernard Arnault,
de « Jetpack première fortune mondiale selon le dernier clas-
Cayman », dans sement de « Forbes », est trois fois inférieur, mais
les Caraïbes : quand même : 181 tonnes de CO2 pour se chauffer,
une activité 1 264 tonnes de CO2 pour se déplacer et 8 976 tonnes
nautique pour son yacht. Plus de 10 000 tonnes au total, soit
énergivore 1 000 fois plus qu’un Français moyen !
à 359 dollars Certes, on dira que le propriétaire de LVMH est
la demi-heure. un cas extrême. Regardons alors le comportement
des 0,01 % les plus fortunés, que nous avons proposé
par convention de désigner dans ce numéro comme
les « hyper-riches » (voir p. 28). Leur bilan carbone
n’existe pas au niveau français, mais l’économiste
Lucas Chancel a calculé qu’au niveau mondial ces
0,01 % émettent 2 332 tonnes de CO2 par an. Préci-
sons que ces chiffres intègrent les émissions directes
et indirectes aussi bien que celles liées à l’épargne :
un paquet d’actions Exxon ou d’obligations Total,
ça sent très fort le pétrole !
L E P ROCÈS DE L A RICHES SE
LE MARCHÉ DU JET SE PORTE
À MERVEILLE, DASSAULT A VENDU
51 APPAREILS EN 2021.
Pour les 1 % les plus riches, on tombe à 101 tonnes
par individu et par an et cela « pèse » 16,9 % des émis-
sions mondiales. Imaginons que ces 1 % s’alignent
sur l’empreinte carbone d’un habitant de la planète
(6 tonnes par an) : les émissions mondiales chute-
raient d’un coup de 15 %, soit un tiers du chemin fixé
par l’accord de Paris d’ici à 2030… Mais l’hypothèse est
très théorique, car les émissions des hyper-riches n’ont
pas cessé de croître depuis les années 1990 (contraire-
ment à celles des classes moyennes des pays riches, par
exemple). Le marché du jet se porte à merveille, Das-
sault a vendu 51 appareils en 2021 (prix de son modèle
d’entrée de gamme, le Falcon 2000 : 17,6 millions d’eu-
ros), et l’aéroport du Bourget, premier aéroport d’af-
faires en Europe, a dépassé son niveau d’avant-Covid
(50 000 mouvements par an)… « Alors que tout le monde
doit réduire son bilan carbone et faire des efforts, peut-on
se permettre de tels écarts ? » s’interroge Lucas Chancel.
Alors, la faute aux riches ? En juillet dernier, dans
une tribune au « Monde », un groupe d’économistes
a dénoncé la tentation de « chercher un coupable
idéal à notre inaction collective ». Oui, les 1 % les plus
riches émettent autant que les 50 % les plus pauvres,
« mais ce 1 % n’émet que 10 % des émissions totales »,
soulignaient-ils. La différence avec les 16,9 % estimés
par Lucas Chancel relève d’un désaccord méthodolo-
gique : l’un intègre les émissions liées à l’épargne, l’autre
non. Mais, explique Antonin Pottier, l’un des signa-
taires de l’article, il s’agissait surtout d’attirer l’attention
sur ce qui lui paraît être la véritable responsabilité des
hyper-riches : leur pouvoir de décision. Ce sont eux, à
travers leurs entreprises, qui modèlent les structures
économiques et déterminent les émissions des autres
citoyens. « Le problème n’est pas qu’Arnault utilise un
jet, mais les décisions structurantes qu’il prend à travers
les entreprises qu’il possède. »
En réalité, les calculs de Lucas Chancel parviennent
à la même conclusion, par un chemin différent. Après
examen, ces deux approches apparaissent plus com-
plémentaires que contradictoires. Il est tout aussi légi-
time de contraindre les grands patrons à réduire leurs
émissions personnelles de CO2 que de les obliger (par
des mesures politiques) à prendre des décisions qui
permettront à leurs clients d’émettre eux aussi moins
de CO2. Cette double injonction constitue le préalable
à d’éventuelles mesures s’appliquant aux autres franges
de la société. Pas d’écologie sans équité : c’était déjà la
grande leçon du mouvement des « gilets jaunes ».
 86
Dans « Glass
Onion », production
Netflix, Edward
Norton incarne un
avatar d’Elon Musk.
LES NOUVEAUX SALAUDS DU GRAND ÉCRAN
« Je veux sortir du caniveau
les enfants du quartier. » C’est
un richissime New-Yorkais
qui prononce ces paroles,
incarné par le grand Buster
Keaton dans « Buster millionnaire ». Néan-
moins, c’est moins pour aider la marmaille
que pour conquérir parmi elle une jeune
fille dont il vient de tomber amoureux.
En 1931, l’hyper-riche ne fait pas grand-
chose. Héritier d’une grande famille, pro-
priétaire d’immeubles, d’un palais et de
tableaux de Rembrandt, il vit seul avec son
majordome et se contente de collecter des
loyers. Vaguement triste, il retrouvera juste-
ment goût à la vie en se frottant aux classes
inférieures. La même année, « les Lumières
de la ville », le classique de Charlie Chaplin,
montrent Charlot le vagabond sauvant de
la noyade un millionnaire qui devient son
meilleur ami et lui offre une Rolls-Royce.
Pour Hollywood, l’argent ne procure pas
le bonheur, seul l’amour peut, comme chez
Shakespeare, transcender les barrières
sociales et changer les hommes.
Longtemps, le cinéma
a mis en scène l’égoïsme
des hyper-riches… et
leur rédemption. Mais,
aujourd’hui, le milliardaire est
devenu une menace mortelle
pour l’humanité
Par THIERRY NOISETTE
et ARNAUD SAGNARD
A mesure que la société s’industrialise
et que l’économie se financiarise, une
nouvelle figure apparaît sur les écrans :
le grand patron. En couturier prodigieux,
Orson Welles va dans « Citizen Kane » en
définir, si l’on peut dire, le patron. Inspiré
par William Randolph Hearst, le magnat
de la presse écrite, par Samuel Insull, un
investisseur de Chicago, et par l’homme
d’affaires Harold McCormick, le cinéaste
campe Charles Foster Kane, un milliar-
daire sur le point de mourir dans son
manoir de Xanadu. Un homme dont une
vie d’acquisitions et de conquêtes n’a pas
suffi à masquer le drame originel, celui
d’un exode loin de sa famille. Pour le pro-
téger d’un père violent, sa mère l’avait
envoyé loin de la propriété familiale du
Colorado, où, encore pauvres, ils venaient
de découvrir une mine d’or. Malgré ses
milliards accumulés, il ne lui restera en
mémoire que le nom du traîneau avec
lequel il jouait enfant dans la neige, le
fameux « Rosebud ».
Autrement dit, l’hyper-riche est
dépeint comme un égoïste faillible à qui
rien ne doit résister, ni les femmes, ni le
peuple quand il lui prend de se lancer en
politique – un tigre de papier au bord de
l’abîme. Quand ils sont plusieurs, comme
dans « les Grandes Familles », de Denys
de la Patellière (1958), les fauves s’entre-
dévorent. Dès lors, les cinéastes peuvent

s’en moquer. De ce côté-ci de l’Atlantique,
le riche a même longtemps servi de repous-
soir comique, en prenant les traits de Louis
de Funès, boule de stress tyrannique avec son
entourage et obséquieuse avec ses clients,
ou de Bernard Blier, exploiteur caricaturé
par le dialoguiste Michel Audiard, capable
de lancer à ses employés grévistes : « Vous
semblez oublier en effet, mes amis, que vous
n’êtes que des salariés, c’est-à-dire les êtres
les plus vulnérables du monde capitaliste, des
chômeurs en puissance… », dans « Un idiot
à Paris », en 1967.
Avec les années 1970 et le début de la
crise économique, fini la rigolade, le nabab
se fait inquiétant. Lors d’une scène saisis-
sante du « Jouet » (1976), Michel Bouquet,
odieux milliardaire, démontre à son fils
que tout s’achète. Pour cela, il entre dans
une maison au hasard et en fait décamper
les occupants sur-le-champ en l’acquérant
au-dessus du prix du marché. Autour, le
pouvoir de l’argent s’internationalise et
corrompt tout ce qu’il touche. Klaus Kinski,
intermédiaire sulfureux, l’explique à Alain
Delon dans « Mort d’un pourri » (1977), de
Jacques Deray : « En attendant que s’installe
l’internationale des prolos, on a mis en place
l’internationale du pognon. C’est un peu plus
sérieux, croyez-moi. Des mots comme “bel-
ligérant” ou “allié” n’ont plus de sens. Nous
n’avons plus d’ennemis, nous avons des
clients. […] Vous êtes honnête comme l’étaient
vos grands-pères, cela ne correspond plus à
JOHN WILSON /NETFLIX 2022 – EVERETT / AURIMAGES
« Les Lumières de la ville » (1931) commencent par un sauvetage,
celui d’un millionnaire par Charlot le sans-le-sou.
NON SEULEMENT LES NANTIS
SE RÉVÈLENT INCAPABLES
DE NOUS PROTÉGER DE LA
CATASTROPHE À VENIR, MAIS
ILS LA PROVOQUENT.
rien. » L’hyper-riche ne se contente plus
d’accumuler, il est devenu un principe
actif, il transforme le monde, les politiques
et les hommes.
Au passage, il quitte la galerie des per-
sonnages secondaires pour occuper le
centre de la scène et devenir une figure
du mal. Chez James Bond, deux per-
sonnages richissimes ne préparent rien
de moins qu’un génocide planétaire.
Dans « l’Espion qui m’aimait » (1977),
Karl Stromberg (Curd Jürgens) vole des
sous-marins nucléaires pour déclencher
une guerre atomique – en lançant un
missile sur New York et Moscou afin de
faire croire à chaque camp que l’autre
l’attaque. Et dans « Moonraker » (1979),
Hugo Drax (Michael Lonsdale) a dérobé
des navettes spatiales et développé un
gaz mortel n’affectant que les humains.
En contrepartie, chacun compte créer
L E P ROCÈS DE L A RICHES SE
une nouvelle civilisation avec les indi-
vidus qu’ils ont sélectionnés : l’un dans
une cité sous-marine, l’autre en rame-
nant au sol ses protégés abrités dans une
station spatiale. L’année dernière, on a
retrouvé cette figure prométhéenne dans
le film « Don’t Look Up » d’Adam McKay,
lorsqu’un gourou high-tech provoque la
fin du monde en tentant de récupérer des
métaux précieux sur une comète se diri-
geant vers la Terre. Mark Rylance, l’acteur
qui l’incarne, confiera s’être inspiré de
vrais milliardaires : « Steve Jobs, Mark
Zuckerberg, Jeff Bezos et Elon Musk ».
Lequel s’en était plaint dans un tweet :
« Hollywood refuse d’écrire le moindre
scénario sur une start-up sans que le PDG
soit débile ou méchant. »
Non seulement les nantis se révèlent
incapables de nous protéger de la catas-
trophe à venir, mais ils la provoquent. Les
films de science-fiction ont souvent mis
en scène cette sécession avec un monde
au bord de l’effondrement. Sur la Terre
de 2293 filmée dans « Zardoz » (1974),
de John Boorman, une poignée d’im-
mortels, les Eternels, vivent dans le luxe
une existence décadente, à l’abri d’une
barrière invisible. A l’extérieur, des hordes
d’hommes revenus à la préhistoire, les
Brutes, sont réduites en esclavage. La
séparation est définitivement achevée
dans « Elysium » (2013) : les plus riches
ont fui une Terre ravagée en se réfugiant
dans une immense station spatiale, où
des équipements médicaux de pointe
guérissent n’importe quelle maladie. En
un mot, les riches vus par Hollywood se
sauvent d’abord eux-mêmes.
Ainsi, pour qu’un milliardaire aide
vraiment la veuve et l’orphelin, il faut au
moins qu’un voyou ait tué ses richissimes
parents dans une ruelle sombre et que,
traumatisé, il se déguise en chauve-souris.
Interrogé sur la nature exacte de ses
superpouvoirs dans « Justice League »
(2017), Bruce Wayne, alias Batman, fait
cette réponse définitive : « Je suis riche. »
Pour autant, il n’est pas certain que cela
suffise à le protéger d’une nouvelle ren-
contre fortuite. Dans « Cosmopolis »
(2012), le film de David Cronenberg tiré
du roman de Don DeLillo, un jeune mil-
liardaire se voit contraint de sortir de sa
limousine alors que des émeutes anti-
capitalistes ravagent New York. Il a un
tueur à ses trousses, et ce n’est autre qu’un
de ses anciens employés…
 88
ELON MUSK
SUR MARS,
UNE MÉDITATION
La passion de l’argent
a-t-elle accompagné l’histoire MICHAËL FŒSSEL
de l’humanité ? Est-ce
PHILOSOPHIQUE
un « invariant » anthropo-
logique ou connaît-elle
un emballement depuis
quelque temps ?
Le patron de Space X rêve
de conquête spatiale mais a
été refoulé d’un club berlinois.
Comment ne pas y voir, avec
le philosophe Michaël Fœssel,
un retour au réel pour celui
qui incarne l’hyper-richesse
persuadée de ne rien
devoir aux autres ?
Propos recueillis par
ÉRIC AESCHIMANN
La philosophie sentiment de toute-puissance qui crée un
s’intéresse-t-elle aux personnage d’un nouveau genre, ce « loup
hyper-riches ? de Wall Street » qui rejoue sa vie à chaque
La critique de la richesse coup financier. Mais cette toute-puissance
excessive est aussi vieille est à la merci d’une explosion de la bulle
que la philosophie. Socrate s’en prenait spéculative. Ainsi le krach boursier fonc-
aux sophistes parce qu’ils monnayaient la tionne-t-il comme un principe de réalité
vérité en faisant payer leur enseignement, qui, de manière plus ou moins régulière,
et Aristote opposait la chrématistique (la rappelle qu’il n’existe de richesse que
recherche de la richesse pour elle-même) matérielle, donc finie.
à l’économie (la production de biens L’hyper-richesse est-elle un danger
utiles), l’idée étant que l’hyper-riche se pour la démocratie ? On a parfois
sépare de la communauté en ne privilé- l’impression que l’argent est devenu
giant que son propre intérêt. Rousseau est plus désirable que le pouvoir.
celui qui ira le plus loin : plus la richesse Rousseau a montré que la richesse adop-
est grande, plus grande est la tentation de
se sentir hors-humanité, au-dessus des
sentiments communs, inaccessible à la
pitié. La richesse extrême est
tée comme fin en soi contredit l’égalité.
Les riches ont tendance à voir dans leur
richesse une preuve non seulement de
leur réussite, mais de leur élec-
perçue comme une démesure Professeur tion. Ce genre de croyance est
et un aveuglement, et la cupi- de philosophie à l’Ecole incompatible avec la promotion
dité implique de ne plus voir polytechnique de l’égalité, donc de la démocra-
l’injustice du monde puisque et membre du comité tie, puisque la richesse est une
celle-ci nous fait prospérer.
de rédaction
s’intéresse à
inégalité qui a bien tourné. Pour
de la revue « Esprit », aimer l’inégalité, il faut en être
bénéficiaire ou croire qu’on
pourra l’être à l’avenir. Dans un
l’articulation de la monde dominé par l’économie, il
morale et de la politique. est logique que l’argent prenne le
Il a notamment publié pas sur le pouvoir politique. Du
« Récidive. 1938 » (PUF, reste, de plus en plus d’hommes
L’appât pour le gain existe 2019) et « Quartier rouge. politiques finissent leur carrière
depuis qu’existe la monnaie, cet Le plaisir et la gauche » en faisant des affaires. Ce phéno-
« équivalent général » qui s’est (PUF, 2022). mène est préoccupant du point
longtemps identifié à l’or. Mais de vue de la démocratie car il
il faut se garder de naturaliser implique que le bien commun
la passion de l’accumulation infinie. est soluble dans la satisfaction de certains
Celle-ci a reçu de la naissance du capita- intérêts particuliers.
lisme une impulsion décisive. Marx dis- Le milliardaire n’est-il pas la forme
tinguait l’avarice, qui est précapitaliste (on extrême de l’individu qui pense ne rien
accumule l’or chez soi, on le laisse dormir, devoir à la société ?
à la manière d’Harpagon) et la « passion Parmi les mythes managériaux, il y a celui
des richesses », qui consiste à réinvestir du geek qui devient milliardaire en ayant
sans cesse l’argent que l’on gagne. Cette une idée de génie dans son garage. Le
passion suppose que l’argent fonctionne mythe du garage forge l’illusion selon
comme capital, c’est-à-dire qu’il donne laquelle l’égalité préside à l’enrichisse-
l’illusion de « faire des petits », comme s’il ment extrême et suggère que tout le
augmentait magiquement. Ce qui domine monde peut devenir milliardaire. Cela
le monde aujourd’hui, c’est l’argent ne résiste pas longtemps à une étude
comme capital dématérialisé, comme sérieuse : on a démontré que les fonda-
TODD ANDERSON / NYT-REDUX / REA
richesse avant tout financière et abstraite. teurs de Facebook ou d’Apple disposaient
Contrairement à l’or, la richesse spécula- dès le départ d’un capital réel et symbo-
tive donne l’impression d’être illimitée. lique qu’ils ont su exploiter. Le problème
Les milliards détenus par les plus riches de ce mythe est qu’il nie l’idée de richesse
n’existent que virtuellement, s’auto- sociale, c’est-à-dire le fait que l’enrichisse-
nomisent par rapport au monde matériel, ment individuel est pour une grande part
et celui qui les accumule se convainc de rendu possible par le partage. C’est la
pouvoir devenir infiniment riche. D’où le collectivité qui a formé les « génies » de
 L E P ROCÈS DE L A RICHES SE

l’informatique ou de la finance et les ingé-

nieurs de haute volée qui travaillent pour
eux. Ou qui a construit les routes emprun-
tées par leurs livreurs… Les riches ont ten-
dance à croire aux robinsonnades, les
hyper-riches aux robinsonnades absolues,
c’est-à-dire au fait qu’ils ne doivent rien à
personne. En conséquence, beaucoup
assimilent l’impôt à un vol : pourquoi
rendre quoi que ce soit à la société si l’on
est convaincu que sa propre réussite ne lui
a rien emprunté ? Mais même Robinson a
eu besoin du travail de Vendredi pour
rendre son île déserte habitable. Le stade
ultime de l’illusion individualiste se trouve
chez Elon Musk, qui prétend avoir vécu
une jeunesse sous le seuil de pauvreté
alors qu’il est né dans la classe dorée de
Pretoria. Il n’est pas étonnant que,
convaincu de ne rien devoir à la société, il
pense aussi ne rien devoir à la Terre. Son
projet d’aller peupler la planète Mars de
milliardaires hors-sol (SpaceX) vient de
cette hubris de l’indépendance absolue.
Là aussi, le réel fait toujours retour, parfois
de manière ironique : Musk, qui veut aller
sur Mars, a été refoulé à l’entrée du
Berghain, le célèbre club berlinois. Tout
son argent n’a rien pu faire pour lui.
Les gens sont jaloux des riches,
entend-on dire parfois. Le désir de
l’égalité serait le masque de l’envie,
voire une forme de populisme.
Y a-t-il danger à critiquer les riches ?
Comme le ressentiment, l’envie joue un
rôle dans certaines critiques de la richesse.
Mais ce sont les critiques les plus faibles
puisqu’elles avalisent le système de
valeurs auquel elles prétendent s’opposer.
La haine de classe est une mauvaise
manière d’aborder le problème social,
qu’il s’agisse de la haine des pauvres pour
les riches ou de celle des riches pour
les pauvres. Ce ne sont pas les individus
hyper-riches qui doivent faire l’objet
d’une critique, mais le système de répar-
tition des richesses sur lequel se fondent
leurs privilèges. D’ailleurs, leur vie est-elle
Elon Musk au si désirable que cela ? A São Paulo, les mil-
centre spatial liardaires ne quittent leurs demeures gar-
Kennedy, à Cap- dées par des vigiles qu’en hélicoptère pour
Canaveral, en se rendre dans des centres commerciaux
février 2018, alors luxueux. Qui a sérieusement envie d’une
qu’il s’apprête à telle vie qui, littéralement, ne touche plus
envoyer une Tesla sol et ne voit du monde que ses dorures ?
dans l’espace. L’hyper-richesse est un vecteur d’aveu-
glement, d’abord aux injustices sociales,
mais aussi à la beauté du monde.
90

sont généralement celles qui gèrent

l’argent et remplissent les déclarations
d’impôt, plus le patrimoine est important,
plus il sera pris en charge uniquement par
l’homme. Et ce même lorsqu’il provient
de sa compagne.
« L’exclusion des femmes de la gestion
patrimoniale tient d’abord à leur absence
d’information sur ce qui est détenu,
explique Camille Herlin-Giret. Elles sont
aussi exclues des espaces où les conseils et
les informations circulent, et, à un niveau
plus symbolique, ne sont pas reconnues
comme compétentes ou légitimes à gérer
l’argent. » On leur confiera plus volon-
tiers le soin de s’occuper des dépenses,
notamment pour le foyer (de la belle
vaisselle pour les réceptions). Les cabinets
de gestion du patrimoine ou d’investisse-
ment, qui y ont vu un marché à conquérir,
proposent des produits aux femmes for-
tunées depuis les années 1990. Mais, au
sein des familles, cette exclusion est soit
un impensé, soit franchement revendi-
quée. Et, lorsque survient le divorce ou
la séparation, parce qu’elles ne disposent
pas des bonnes informations, des bons
réseaux, parce que leur fortune est prise

UNE
Le capital est un sport
d’hommes. Un coup
d’œil aux classements
des fortunes de France
ou d’ailleurs suffit à y
dans des montages aussi opaques à leurs
yeux qu’à ceux du fisc, les femmes fortu-
nées ne repartent pas toujours avec ce à
quoi elles auraient pu prétendre.
Malgré un droit de la famille et de la pro-

AFFAIRE constater la sous-représentation des

femmes. Sont-elles moins douées, moins
chanceuses ? Tout concourt, en réalité, à
en faire les grandes perdantes du jeu de
priété formellement égalitaire, l’héritage
est un autre moment clé de l’appauvris-
sement (aussi relatif soit-il) des femmes
au profit des hommes, comme l’ont mon-

D’HOMMES
En enquêtant sur
les stratégies familiales de
gestion et de transmission
du capital, des chercheuses
ont découvert comment
les femmes en sont tenues
l’accumulation et de la reproduction du
capital, que ce soit au sein même de l’en-
tité économique que constitue la famille
ou devant les professionnels du droit et de
la gestion du patrimoine.
Au départ, il y a cette observation d’une
sociologue reçue dans le salon de quelques
familles fortunées pour parler gros sous.
« Je sollicitais des couples, mais je rencon-
trais principalement des hommes seuls.
Et lorsque l’épouse était présente, c’était le
mari qui prenait la parole et qui semblait
détenir les informations sur le patrimoine
commun », raconte Camille Herlin-Giret,
tré Céline Bessière et Sibylle Gollac dans
« le Genre du capital » (La Découverte,
2020). Dans les cabinets de notaires ou
d’avocats soucieux de préserver les inté-
rêts de la famille, les biens « structurants »
seront plus volontiers transmis aux fils
– une entreprise à faire fructifier, une mai-
son de famille –, tandis que ses sœurs se
contenteront de compensations en liquide,
de valeur pas toujours équivalente. Une
affaire de compétences ? A l’autre bout de
l’échelle sociale, dans les foyers les moins
favorisés, les comptes sont tenus par des
femmes, qui jonglent entre loyer, dettes
LOÏC SÉCHERESSE POUR « L’OBS »

chargée de recherche au CNRS, autrice et courses alimentaires, à l’euro près. « La

éloignées de « Rester riche. Enquête sur les ges-
tionnaires de fortune et leurs clients »
(Le Bord de l’eau, 2019). Une analyse fine
des enquêtes de patrimoine de l’Insee le
Par AGATHE RANC confirme : alors que, dans les couples hété-
Illustration de LOÏC SÉCHERESSE rosexuels de milieu populaire, les femmes
gestion de l’argent, quand on n’en a pas
beaucoup, demande beaucoup de compé-
tences, dit Céline Bessière. Chez les riches,
ce sont les hommes qui se l’approprient. Car
la gestion de l’argent est plus une question de
pouvoir que de compétences. »
 L E P ROCÈS DE L A RICHES SE

“IL FAUT
DÉSACRALISER
LA PROPRIÉTÉ
PRIVÉE”
En 2019, dans “Capital
et idéologie”, l’économiste
retraçait l’histoire
des inégalités, récusait
l’idée que l’existence des
milliardaires favorise
la croissance et avançait
des contre-propositions
radicales. Il s’en était
expliqué à “l’Obs”

Propos recueillis par

ÉRIC AESCHIMANN
et PASCAL RICHÉ
Illustration de
LOÏC SÉCHERESSE

Dans cet ouvrage, L’inégalité est une construction poli-

vous décrivez avec soin
les grandes bifurcations
idéologiques qui ont
permis de justifier
CYRIL ZANNETTACCI / AGENCE VU
tique, pas le produit « naturel » de l’éco-
nomie,de la technologie. Chaque société
a besoin de se raconter un récit plausible
pour expliquer les inégalités, montrer

les inégalités les plus extrêmes.
Quel est l’enjeu d’une telle entreprise ?
Je raconte l’histoire de nombreux
régimes inégalitaires, et la conclusion
qui en émerge, c’est que les idéologies
dominantes sont toujours beaucoup
plus fragiles qu’on ne l’imagine.
pourquoi elles sont acceptables, justifier
l’organisation des groupes sociaux, la
relation à la propriété, à la frontière, le
régime fiscal, le régime éducatif…
Revisiter cette histoire permet de
mettre de la distance vis-à-vis des
idéologies actuelles. On a souvent
 92
l’impression que les inégalités du
passé étaient forcément injustes et des-
potiques et que celles du présent
seraient forcément méritocratiques,
dynamiques, ouvertes. Je n’en crois pas
un mot. Les « premiers de cordée » de
Macron, les job creators de Trump, la
glorification de la fortune quel que soit
son nombre de zéros, tout cela relève
d’un discours tout aussi religieux que
celui qui prévalait jadis.
Vous le montrez à propos du
xixe siècle, véritable âge d’or
de la propriété inégalitaire.
Les sociétés d’ordres d’avant la Révolu-
tion française étaient fondées sur un
principe explicitement religieux. La
« société de propriétaires » qui leur a
succédé n’a pas le même type de fonde-
ment, mais la propriété y fait l’objet
d’une véritable sacralisation. Cela tient
à la peur du vide : si on commence
à remettre en cause le droit des
propriétaires, on redoute de ne pas
savoir où s’arrêter. Par crainte d’ouvrir la
boîte de Pandore, on a été conduit à jus-
tifier toutes les accumulations de pro-
priétés, y compris les plus criminelles.
Ainsi, au cours du xixe, quand les Etats
abolissent l’esclavage, ils prennent soin
d’indemniser les propriétaires… mais
pas les esclaves ! Et Charles X impose à
Haïti une énorme dette destinée à
« dédommager » les anciens proprié-
taires d’esclaves. Une dette que l’île, qui
avait osé se révolter, traînera comme un
boulet jusqu’au milieu du xxe siècle.
Pourquoi un tel engouement pour
la propriété ?
Au début du xixe siècle, on avait encore
en tête l’arbitraire du pouvoir royal
d’avant la Révolution. La propriété,
protégée par l’Etat rationnel, était donc
vécue par les bourgeois comme un
droit émancipateur, la promesse d’un
monde plus ouvert… Ce n’était pas
entièrement faux, et, du reste, je prends
soin, dans ce livre, de ne diaboliser
aucune des justifications idéologiques
des inégalités : chacune peut avoir sa
part de vérité. Le problème commence
lorsqu’on tombe dans la sacralisation
de la propriété. Elle a causé d’énormes
dégâts par le passé, et j’ai peur qu’on ne
l’ait aujourd’hui un peu oublié. Depuis
la chute de l’Union soviétique, on a
renoué avec la crainte d’ouvrir cette
boîte de Pandore en redéfinissant le
droit de propriété. Le reaganisme s’est
remis à justifier n’importe quelle
concentration des richesses, comme si
les milliardaires étaient nos sauveurs.
LOÏC SÉCHERESSE POUR « L’OBS »
Or, j’ai la conviction que cette peur du
vide peut et doit être surmontée. Déli-
bérer démocratiquement de la pro-
priété, c’est compliqué, mais on peut y
arriver. On peut s’appuyer sur les
leçons de l’Histoire, se souvenir du suc-
cès des réductions des inégalités du

xxe siècle. Le reaganisme a montré ses
limites : la croissance a été divisée par
deux, les inégalités ont doublé. Il est
temps de sortir de cette phase de sacra-
lisation de la propriété. De dépasser le
capitalisme.
Vous semblez bien optimiste. On a
pourtant l’impression que l’idéologie
capitaliste (que vous appelez
« propriétariste ») survit à tout…
L’Histoire montre qu’il est impossible
de prédire l’évolution des régimes iné-
galitaires. Prenez la Suède : on se plaît
parfois à raconter que le modèle social
suédois se nourrit d’une culture très
ancienne, qui remonterait aux Vikings.
En fait, ce fut longtemps un pays extrê-
mement inégalitaire. Le système cen-
sitaire en vigueur jusqu’en 1911 stipulait
que les plus grosses fortunes pouvaient
avoir jusqu’à cent voix par personne !
Ce sont les mobilisations politiques qui
ont transformé ce pays. Si quelqu’un
avait prédit en 1910 que la Suède
deviendrait sociale-démocrate, per-
sonne ne l’aurait pris au sérieux. C’est
pourquoi je ne crois pas que le système
actuel soit indestructible. Les moments
de crise reviendront, et on piochera
alors dans les idées et les propositions
disponibles.
Pour empêcher la concentration
de la propriété, vous avancez
plusieurs propositions. Premier axe :
transformer la propriété privée en
propriété « sociale », en s’appuyant
sur la « cogestion » des entreprises,
à l’allemande.
Le véritable enjeu de nos sociétés, c’est
celui du pouvoir : il y a une capture du
pouvoir économique et politique par
l’argent privé. J’esquisse dans le livre
une forme de « socialisme participa-
tif », à l’opposé du socialisme sovié-
tique hyper-étatique, qui a conduit à
des résultats désastreux. La cogestion
offre cette possibilité. Seuls l’Allemagne
et les pays nordiques ont suivi cette
voie dans les années 1950, mais la
réflexion commence à avoir lieu chez
les travaillistes britanniques et chez les
démocrates américains.
En Allemagne, les salariés se voient
attribuer la moitié des droits de vote au
conseil d’administration pour les
grandes entreprises. En Suède, c’est un
tiers, mais cela s’applique aussi à de
plus petites entreprises. Un tel système
a permis qu’il y ait moins d’excès qu’ail-
leurs quant à la fixation des salaires des
dirigeants et un meilleur investisse-
ment des salariés dans l’entreprise. Je
propose d’aller plus loin, en plafonnant
(par exemple à 10 %) les droits de vote
des actionnaires les plus importants,
pour permettre à de plus petits action-
naires d’entrer dans le jeu et de former
des coalitions avec les salariés.
Au fond, vous programmez la fin de la
propriété privée ?
Non, car ces dispositifs seront à ajuster
en fonction de la taille de l’entreprise.
L’objectif est de dépasser la propriété
privée en instituant une propriété
sociale et temporaire. Si quelqu’un met
toutes ses économies pour créer un res-
taurant, par exemple, il est normal qu’il
dispose de plus de droits de vote que le
salarié qu’il aura embauché la veille de
l’ouverture. La propriété privée de
taille raisonnable est légitime, elle per-
met aux subjectivités individuelles de
s’exprimer. Mais il faut éviter les
concentrations excessives et trop
durables des pouvoirs. Il existe beau-
coup de secteurs dans lesquels la
logique « une action = une voix » n’est
pas celle qui prévaut (les universités,
les entreprises culturelles, certains
médias…), et cela se passe très bien.
En réalité, il existe plusieurs régimes
possibles de propriété, qui doivent
cohabiter. Y compris la propriété
publique, qui reste un instrument
indispensable : je pense que les aéro-
ports, les hôpitaux, les universités, les
écoles ou autres services publics
doivent être gérés par l’Etat.
La deuxième proposition consiste
à instaurer une propriété
« temporaire », grâce à un impôt
progressif sur le patrimoine.
On l’oublie souvent, mais le taux des
tranches supérieures de l’impôt sur le
revenu, qui a été instauré après la Pre-
mière Guerre mondiale dans la plupart
des pays industrialisés, a atteint pen-
dant les Trente Glorieuses des niveaux
très élevés – jusqu’à 90 % aux Etats-
Unis – sans que cela bride la croissance,
bien au contraire. Je propose donc de
reprendre ce modèle et de le prolonger
en instaurant un impôt progressif sur
la propriété. L’objectif est de limiter
dans le temps le montant des biens
qu’une même personne peut détenir.
L E P ROCÈS DE L A RICHES SE
C’était déjà l’objectif qui a guidé au
xxe siècle l’imposition des gros héri-
tages : au bout d’une génération, une
famille est tenue de rendre à la collec-
tivité une partie de sa richesse. Mais ce
n’est pas suffisant, d’autant que
l’espérance de vie a augmenté : quand
vous gagnez 100 milliards d’euros à
30 ans, faut-il attendre que vous ayez
90 ans pour rebattre les cartes ? Il faut
donc faire circuler la propriété tout au
long de la vie.
En rétablissant l’ISF ?
Je propose un impôt annuel et progres-
sif sur le patrimoine qui, en France,
remplacerait la taxe foncière et l’impôt
sur la fortune immobilière (IFI) et s’ap-
pliquerait aussi aux actifs financiers.
Actuellement, le patrimoine moyen en
France est de près de 200 000 euros
par personne. Dans mon barème – qui
n’est qu’indicatif –, si vous êtes en
dessous, vous payez chaque année
0,1 %, ce qui est moins que la taxe
foncière actuelle. Le taux monterait
progressivement, passant à 5 % à partir
de 2 millions d’euros, à 60 % au-dessus
de 200 millions et 90 % au-delà de
2 milliards.
Un entrepreneur serait donc obligé
de vendre sa société lorsqu’elle prend
de la valeur. C’est… radical.
Mais la plupart des entrepreneurs ne
sont pas des milliardaires ! Le système
que je propose permet de posséder plu-
sieurs millions d’euros, voire plusieurs
dizaines de millions, au moins un cer-
tain temps. Par contre, ceux qui pos-
sèdent plusieurs centaines de millions
d’euros ou plusieurs milliards devront
effectivement partager le pouvoir avec
les nouveaux actionnaires, qui pour-
raient être notamment les salariés.
Alors non, il n’y aura plus de milliar-
daires. Mais comment peut-on soute-
nir que leur existence soit nécessaire à
l’intérêt général ? Contrairement à ce
qui est souvent dit, leur enrichissement
a été obtenu grâce à ces biens collectifs
que sont les connaissances publiques,
les infrastructures, les laboratoires de
recherche… L’affirmation selon laquelle
l’émergence des milliardaires aurait
permis de booster la croissance est tout
simplement fausse ! La croissance du
revenu national par tête était de 2,2 %
par an aux Etats-Unis entre 1950 et
1990, elle est tombée à 1,1 % entre
 94

1990 et 2020. On ne peut pas passer
son temps à dénoncer le « populisme »
tout en s’appuyant sur des fake news
aussi grossières.
Ce que vous préconisez, c’est
exactement le contraire de ce que
Macron a fait depuis son arrivée
au pouvoir. Il a tout faux ?
La suppression de l’ISF a été une grave
erreur : c’était un impôt très dyna-
mique, dont les recettes – 5 milliards
d’euros – ont augmenté 2,5 fois plus
vite que le PIB depuis sa création. Il
aurait même pu rapporter encore plus
si l’administration fiscale n’avait pas été
aussi déficiente. Dans les déclarations
d’impôts, les revenus salariaux sont
préremplis, mais pas les patrimoines ;
du temps de l’ISF, les contribuables
remplissaient leur déclaration et pou-
vaient y inscrire n’importe quoi.
Macron a justifié sa suppression
par la nécessité de favoriser
l’investissement.
L’argument ne tient pas la route. Si vous
investissez 2 millions d’euros pour
construire une maison ou un immeuble,
vous payez la taxe foncière et l’IFI.
Mais si vous placez ces 2 millions dans
l’assurance-vie ou dans un portefeuille
financier à l’autre bout du monde, vous
L’EXPLOSION DES INÉGALITÉS AUX ÉTATS-UNIS
Part des 1 % les plus riches et des 50 % les plus pauvres
dans l’ensemble des revenus américains
21%
20%
19%
18%
17%
16%
15% Part des
1 % les plus
14%
riches
13%
12%
11%
10%
85
ne payez rien. Admettez que c’est com-
plètement stupide ! Le vrai objectif
était d’exonérer les plus riches, pure-
ment et simplement.
La grande originalité de votre impôt
sur la propriété est qu’il servira
à financer une « dotation universelle
en capital » ? De quoi s’agit-il ?
Actuellement, la moitié de la popula-
tion n’hérite de rien du tout. J’imagine
donc une sorte d’héritage pour tous : à
25 ans, toutes les personnes rece-
vraient un capital de 120 000 euros, ce
qui représente 60 % du patrimoine
moyen en France. Cela peut servir à
acheter son logement : on évite ainsi
une société divisée entre ceux qui
paient des loyers – souvent de généra-
tion en génération – et ceux qui en
perçoivent – de façon tout aussi
héréditaire ! Ça encouragerait aussi
la création d’une entreprise ou la prise
de participations par les salariés dans
le capital de leur entreprise.
Le troisième terrain où se joue selon
vous la lutte contre les inégalités,
c’est l’éducation.
Si l’on cherche une explication à la divi-
sion par deux de la croissance depuis
les années 1990, je suggère de s’intéres-
ser à ce sous-investissement éducatif.
Part des
50 % les
plus
pauvres
Les dépenses d’éducation ont stagné
dans tous les pays développés, alors
que le nombre d’étudiants a fortement
augmenté. En France, le budget de l’en-
seignement supérieur est de 10 mil-
liards d’euros. Si on y avait ajouté les
5 milliards d’euros de l’ISF, on aurait pu
inverser la chute dramatique de l’inves-
tissement par étudiant. Par ailleurs,
est-il normal que l’Etat affecte plus de
moyens publics aux lycées du centre de
Paris, où les profs sont titulaires et plus
expérimentés, et donc mieux payés,
qu’en Seine-Saint-Denis, où il y a
davantage de contractuels ? Il y a là un
degré d’hypocrisie hallucinant.
Propriété sociale et temporaire,
capital universel, cogestion, justice
éducative : tout cela fait presque un
programme politique pour la gauche
française, mais est-ce faisable dans
un seul pays ou dans quelques pays ?
Beaucoup de choses peuvent être faites
dans un seul ou dans quelques pays. Le
partage des droits de vote dans les
entreprises existe déjà en Allemagne,
en Suède, en Autriche, depuis un demi-
siècle, et cela fonctionne très bien. Il
faut partir de là et aller plus loin.
Et sur l’impôt sur la propriété
et la dotation en capital ?
L’ISF a bien fonctionné, et il n’y a pas
de difficulté à le remettre en route, avec
des déclarations préremplies par l’ad-
ministration. Mais sur le long terme, en
effet, il faudra aussi mettre en place une
coordination internationale qui condi-
tionne les échanges commerciaux et les
flux de capitaux à la réalisation d’objec-
tifs contraignants en termes de justice
fiscale et de justice climatique. Il y a des
accords, y compris à l’intérieur de l’Eu-
rope, qui devront être dénoncés. On ne
peut pas avoir la libre circulation des
capitaux sans un système d’échange
d’informations et de coordination fis-
cale et réglementaire efficace et solide,
c’est-à-dire l’établissement d’un
« cadastre » financier pour les pays
entre lesquels les capitaux continue-
ront de circuler. Cela permettra d’agir
pour la justice fiscale et contre l’hyper-
financiarisation de l’économie. Il
faudra donc sortir de ces traités, tout
en proposant immédiatement des trai-
tés alternatifs.

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Extraits d’une interview publiée dans « l’Obs »

SOURCE : THOMAS PIKETTY du 5 septembre 2019.

Dans une for-
mule célèbre,
l ’é c o n o m i s t e
anglais John
Maynard Keynes
proposait l’« euthanasie du
rentier » pour en finir avec
« une répartition de la for-
tune et du revenu arbitraire
et manquant d’équité ». Huit
décennies plus tard, les éco-
nomistes cherchent toujours
le moyen d’éradiquer l’ultra-
richesse. Certains avancent
des réformes radicales, pas
forcément faciles à instaurer
dans un seul pays.
LA LIMITATION
DE L’ENRICHISSEMENT
Associer plus étroitement
les salariés aux décisions des
entreprises (ce qui limiterait
les rémunérations et divi-
dendes extravagants). Thomas
Piketty propose de donner
aux salariés des grandes
boîtes 50 % des sièges dans
les conseils d’administration
et de plafonner à 10 % les
droits de vote des plus grands
actionnaires.
Plafonner les dividendes
versés aux actionnaires,
comme le demande Oxfam.
Sanctionner plus sévère-
ment les monopoles et autres
abus de position dominante.
Modifier le statut des
brevets (médicaments, pro-
cédés agricoles…) et limiter
l’exploitation des données.
Diverses pistes sont pos-
sibles : réduire la protection
des brevets (leur durée de vie,
leur étendue…), distribuer des
licences payantes pour l’usage
DES PISTES POUR
“EUTHANASIER”
L’ULTRA-RICHESSE
Par PASCAL RICHÉ et CLAUDE SOULA
d’internet sur les territoires
nationaux, etc.
Favoriser le statut de
« communs », permettant
la gestion collective de res-
sources par une communauté
(un logiciel, une rivière, une
centrale électrique…).
UNE REDISTRIBUTION
FISCALE RADICALE
Instaurer un impôt pro-
gressif sur la fortune radi-
cal. Il n’empêcherait pas de
devenir milliardaire, mais
rendrait très difficile de le
rester dans la durée. Selon
les économistes Emmanuel
Saez et Gabriel Zucman,
son taux pourrait aller jusqu’à
10 % pour la tranche dépas-
sant 1 milliard. Leur collègue
Thomas Piketty va plus loin :
les taux de son impôt progres-
sif iraient de 0,1 % pour les
petits patrimoines à… 90 %
pour les patrimoines supé-
rieurs à 2 milliards d’euros !
Cet impôt financerait une
redistribution de la propriété
grâce à une dotation univer-
selle de capital : à 25 ans,
chacun recevrait l’équivalent
de 60 % du patrimoine indi-
L E P ROCÈS DE L A RICHES SE
viduel moyen, soit en France
120 000 euros.
Abolir la « flat tax »
(régressive au sommet) sur
les revenus du capital. Avant
qu’Emmanuel Macron ne la
mette en place, les revenus du
capital étaient taxés comme
ceux du travail, soit à 45 %
maximum. Désormais, ils ne
sont plus imposés qu’à 30 %.
« Ce taux devient de facto le
niveau d’imposition de ces gens
riches », commente Quentin
Parrinello, le porte-parole
d’Oxfam.
Relever les taux des
tranches supérieures de l’im-
pôt sur le revenu (ils pour-
raient aller jusqu’à 90 %).
Durcir drastiquement l’im-
pôt sur les successions et
donations.
Créer un cadastre financier
international permettant
aux administrations fiscales
de savoir qui possède quoi
(voir l’entretien avec Thomas
Piketty, p. 91). Les pays qui
refuseraient ce système
seraient exclus des accords de
libre circulation des capitaux.
Pour être efficace, une fiscalité
sur les très riches doit en effet
s’accompagner d’une plus
grande transparence. « Per-
sonne n’a de chiffres globaux
sur les impôts payés par les
multinationales pays par
pays. Il faudrait pouvoir créer
un registre public des sociétés
écrans et des trusts pour savoir
enfin où passe l’argent des
plus riches », commente Najat
Vallaud-Belkacem, directrice
de l’ONG One.
UNE POLITIQUE MONÉTAIRE
DIFFÉRENTE
Distribuer directement
la monnaie créée par les
banques centrales aux
citoyens et aux entreprises,
plutôt que de la flécher vers
les sables mouvants des cir-
cuits bancaires. Cette idée de
« monnaie hélicoptère » est
défendue par les économistes
Aurore Lalucq et Jézabel
Couppey-Soubeyran. La
politique monétaire actuelle,
très accommodante entre
2008 et 2022, a en effet fait
grimper le prix des actifs
(actions, obligations, immobi-
lier…), au plus grand profit de
ceux qui les détiennent. « Elle
a favorisé l’accroissement des
patrimoines financiers. De
plus, l’accès au crédit est bien
plus facile pour les “1 %” »,
commente l’économiste
Laurence Scialom.
Casser les « super-
banques ». Par crainte de leur
effondrement, les Etats les pro-
tègent des aléas des marchés,
ce qui a largement contribué
à l’envolée sans fin des cours
boursiers, donc au creusement
des inégalités.
 96
POURQUOI TANT
Vouloir éradiquer la
pauvreté implique-t-il
de stigmatiser les riches
au point de les expulser
du corps social ?
Sylvain Courage
s’interroge sur une
passion qui peut virer
à la démagogie
Par SYLVAIN COURAGE
Illustration de LOÏC SÉCHERESSE
DE HAINE ?
Les temps sont durs, même
pour les riches. Une fois
n’est pas coutume, le ralen-
tissement économique en
cours aux Etats-Unis ne
frappe pas en priorité les Américains les
plus modestes, qui bénéficient pour l’heure
du plein-emploi, mais les plus fortunés,
qui pâtissent de la dégringolade de la
Bourse ! Le « Wall Street Journal » évoque
le spectre d’une richcession (une récession
pour les riches) touchant les cols blancs et
les millionnaires de la tech licenciés en
masse. Déjà, le plongeon de Wall Street
a amputé les plus grandes fortunes mon-
diales : Elon Musk, jusqu’alors considéré
comme l’homme le plus riche du monde,
ne pèse plus « que » 178 milliards de dol-
lars contre 300 milliards il y a six mois. Une
division par deux qui illustre le caractère
virtuel de ces incommensurables fortunes
qui font tant fantasmer…
La richcession ? En France, ce « pro-
blème de riche » ne fait pas les gros
titres. Les nantis ont bien trop mauvaise
presse. « Profiteurs de la crise du Covid »,
« gagnants de l’inflation », « Les riches
sont coupables du désastre climatique »,
assurent les activistes écologistes, qui
prennent d’assaut les pistes de décollage
des jets et envahissent les golfs 18 trous.
Tout citoyen engagé croit savoir que les
« ultra-riches » se gavent de « super-
dividendes » avec la bénédiction de leur
mentor Emmanuel Macron, le « président
des riches ». Cet ancien banquier (horresco
referens !) a commis l’impardonnable en
réformant l’impôt de solidarité sur la for-
tune et en allégeant la fiscalité des entre-
prises… Suspectés de trahir les idéaux de la

République, les pos-
sédants sont accusés
de « faire sécession ».
Il ne s’agit donc pas
seulement de les
« taxer » – pour finan-
cer les services publics,
la réforme des retraites
ou la transition écolo-
gique… –, mais de les
expulser symbolique-
ment du corps social.
« Casse-toi riche con! »
avait titré Libération sur
un soupçon d’exil en Bel-
gique envisagé par l’empereur
du luxe Bernard Arnault, le plus
gros contributeur français, désormais
considéré comme l’homme le plus riche
du monde.
Selon un récent sondage (1), 52 %
des Français déclarent « ne pas aimer
les riches ». Et estiment à 5000 euros
le revenu mensuel et 500000 euros de
patrimoine les seuils à partir desquels on
peut être considéré comme fortuné. Une
vaste catégorie à laquelle 93 % de l’échan-
tillon se défend bien sûr d’appartenir…
« Les riches constituent la seule minorité
que les gens se sentent libres de dénigrer
sans jamais craindre d’être critiqués en
retour », constate le sociologue allemand
Rainer Zitelmann, qui a mené une étude
d’opinion internationale consacrée au
préjugé richophobe. Ex-mao devenu mil-
lionnaire, cet iconoclaste a déterminé un
« coefficient de jalousie sociale », qui, sans
surprise, apparaît sensiblement plus élevé
en France (1,26) qu’en Allemagne (0,97),
aux Etats-Unis (0,42) ou en Grande-
Bretagne (0,37).
« Le sort des riches est au cœur du débat
national depuis 1789. Le fait que l’égalité
proclamée en droit par la Révolution fran-
çaise ne produise pas une égalité réelle a
donné naissance à une puissante idéo-
logie du ressentiment qui a traversé les
LOÏC SÉCHERESSE POUR « L’OBS »
XIXe et XXe siècles », rappelle l’historien
Fabrice d’Almeida, auteur d’une « His-
toire mondiale des riches » (Plon, 2022).
« La propriété, c’est le vol! » a proclamé
Pierre-Joseph Proudhon, fondateur d’un
socialisme anarchiste. Tandis qu’en théo-
risant la lutte des classes Karl Marx a fait
de cette haine sociale le moteur de l’His-
toire. Une illusion. L’humanité sait désor-
mais comment finissent les dictatures du
prolétariat prétendant éradiquer la pau-
vreté. Persécution de la bourgeoisie, pénu-
rie générale et enfer totalitaire… Le fiasco
des expériences soviétique et maoïste a
débouché sur une brutale résurgence de
la richesse et des inégalités. Une mafia
d’Etat, sans foi ni loi, règne à Moscou
comme à Pékin.
Le bilan du siècle des révolutions
démontre que c’est au courant réfor-
miste – Marx dirait « petit-bourgeois »
– que l’on doit la plupart des vraies
conquêtes sociales. En France, Jaurès,
Blum ou Mitterrand l’emportent haut la
main sur Duclos, Thorez ou Marchais.
Pourtant la supériorité civilisationnelle
de la social-démocratie n’a jamais été
reconnue. Dans la pensée radicale qui
reprend du poil de la bête ces temps-ci,
tout compromis entre capital et travail –
ou entre capital et écologie – est dénoncé
comme une trahison. C’est encore et tou-
jours la richesse qu’il faut combattre. Pour
tenter de se rassembler, les gauches n’ont
pas trouvé pour l’heure d’autre viatique
que de ressusciter la bonne vieille
détestation de l’ennemi de classe
devenu ennemi de la planète. Le popu-
lisme de gauche consiste à dénoncer
L E P ROCÈS DE L A RICHES SE
inlassablement et à tout propos
l’oligarchie des riches.
« Il y a dans la dénonciation des
élites un soupçon d’activité secrète :
la croyance que tout se passe comme
si les plus favorisés cherchaient à se
reproduire… », note le sociologue
Laurent Cordonier. De là à la théo-
rie du complot, il n’y a qu’un pas. En
2020, la « sociologue des riches »
Monique Pinçon l’a franchi en
présentant le dérèglement du cli-
mat comme « l’arme ultime des
capitalistes pour éliminer la par-
tie la plus pauvre de l’humanité ».
Une thèse de l’« holocauste cli-
matique » dont l’ex-chercheuse au
CNRS s’est mollement excusée… Sur
les réseaux sociaux, la conspiration
des puissants s’incarne dans des figures
abhorrées comme celles de Bill Gates et
de George Soros, ou des organisations
comme le Forum de Davos, la Confé-
rence de Bilderberg, comme naguère la
banque Rothschild. Associant la judaïté et
l’argent, la croyance au complot juif appa-
raît au stade pathologique de la détesta-
tion des ploutocrates. L’antisémitisme
est ce « socialisme des imbéciles » fus-
tigé au début du xxe siècle par le social-
démocrate allemand August Bebel.
Comment expliquer une telle névrose
sociale? Par la psychologie. « Nous atten-
dons des ultra-riches qu’ils donnent, mais ils
ne peuvent pas donner car s’ils le font cela ne
leur coûte rien. Tout ce qu’ils peuvent don-
ner est dérisoire. De même qu’on ne peut rien
leur offrir. Cela crée un déséquilibre relation-
nel haïssable », décrypte le psychanalyste
Jean-Pierre Winter. Nous ne pouvons pas
aimer les riches. Mais notre haine n’est pas
pure. Car dans le même temps nous fan-
tasmons la richesse comme une promesse
de jouissance sans entrave. Un tel désir ne
saurait être extirpé du corps social. En
termes politiques, la fascination-répulsion
pour la richesse se traduit idéalement par
une recommandation du socialiste Jean
Jaurès : « Ce n’est pas avec les sentiments
de colère ou de convoitise que les hommes
devraient se regarder les uns les autres, mais
avec une sorte de pitié réciproque qui serait
peut-être le prélude de la justice! »
(1) Baromètre économique Odoxa, juin 2022.
 “ÊTRE RICHE
SOUSET AUTRES
MITTERRAND”
ARCHIVES
Par THIERRY NOISETTE

Argent, inégali- PDG du Crédit lyonnais, sou-

tés et fiscalité…
Ce cocktail, qui
a tout pour exci-
A l’automne 1976, ter la curiosité, a
« le Nouvel été traité à plusieurs reprises
Observateur » dans « le Nouvel Observateur »
propose une (devenu en 2014 « l’Obs »).
grande enquête Ainsi, le 18 octobre 1976,
sur la « fortune l’hebdomadaire interroge
des Français ». onze hommes politiques, dont
Rebelote cinq ans Giscard, Chirac et Mitterrand.
plus tard : on Tous répondent à la question
veut savoir « qui « Que possédez-vous ? ». « Le
possède quoi ». mot de la fin revient sans doute
à Michel Poniatowski, qui a
murmuré en posant son cigare :
“Publier le montant de la for-
tune des hommes politiques…
Eh oui, cela devait arriver un
jour !” » La suite de ce dossier
sur la « fortune des Français »
porte sur les statistiques et
les différentes tranches de
patrimoine de l’époque. « Avec
une petite équipe [11 personnes
quand même…,
dont Laurent
Fabius, alors
maître de confé-
rences à Normale
Sup, NDLR], peu
de moyens et peu de
temps, nous avons
dressé ici un tableau
ligne que « les inégalités de
patrimoine sont plus fortes
que les inégalités de revenu »,
et « augmentent naturellement
et de façon cumulative ».
Le 19 septembre 1981, « Qui
possède quoi » est d’une
actualité brûlante : la gauche
au pouvoir institue l’impôt
sur les grandes fortunes
(IGF), qui nécessitera d’éva-
luer les patrimoines. « Etre
riche sous Mitterrand », le
16 octobre 1982, indique que
« 700 Français de plus de
20 ans disposent d’une for-
tune supérieure – outil pro-
fessionnel inclus – à 5,4 mil-
liards d’anciens francs [soit
près de 200 millions d’eu-
ros en équivalent 2022] ».
Recueillant les plaintes des
assujettis à l’IGF, un lamento
« agaçant, voire indécent »,
un article note que « bien des
spécialistes auraient préféré
un renforcement de l’impôt
sur l’héritage. Parce qu’il frappe
une bonne fois pour toutes,
élimine les héritiers inca-
pables, touche tous les riches
et rapporte beaucoup plus
d’argent ». En octobre 1985,
notre journal publie dans
ARCHIVES « LE NOUVEL OBSERVATEUR »

du patrimoine fran- « Les Français et l’argent » la

En 1982, on titre :
« Etre riche sous
Mitterrand »
et on s’interroge
sur le bien-fondé
de l’IGF.
çais », indique le liste des 20 Français les plus
journal, réalisant imposés sur la fortune, menée
ainsi « la première par Liliane Bettencourt,
évaluation complète, fille unique du fondateur
chiffrée, de la fortune de L’Oréal, suivie par plu-
patrimoniale des sieurs membres des familles
Français ». François Dassault, Rothschild ou
Bloch-Lainé, ancien encore Seydoux.
 EN CHIFFRES

8 %
La part du patrimoine
financier des ménages
détenue dans
des paradis
fiscaux
2,7
MILLIARDS DE DOLLARS
L’augmentation quotidienne
de la fortune des milliardaires

MILLIARDS DE DOLLARS
4
CENTIMES
La part issue
du patrimoine, pour
chaque euro collecté
La fortune captée depuis 2020 par
les 1% d’humains les plus riches,
soit près de deux fois plus
que les 99 % restants (16 milliards)
42
MILLIARDS DE DOLLARS

QUELQUES
en impôt sur la planète L’augmentation, en 2022,
de la fortune du roi
du charbon indien

12ANS
Gautam Adani

CHIFFRES
La durée de travail
qu’une vendeuse
de riz en Ouganda aurait
à fournir pour s’offrir
une journée de location
du yacht sur lequel
Elon Musk a passé
POUR FINIR
D’après le rapport
de l’ONG Oxfam
“La loi du plus riche”
15 %
La part des émissions
cumulées de CO2 qu’ont émis
les 1 % les plus riches entre
1990 et 2015, deux fois plus
ses vacances en que la moitié la plus pauvre
Grèce en 2022 de l’humanité (7 %)

+100
1 700
%
L’augmentation
(doublement)
en dix ans
du nombre
des milliardaires

1 ,7
MILLIARD DE DOLLARS
3,27
Le taux d’imposition réel
%
MILLIARDS DE DOLLARS
MEHDI BENYEZZAR

Le gain d’un milliardaire sur le revenu d’Elon Musk entre

pour chaque dollar gagné 2014 et 2018. Il y a pire : Ce que rapporterait chaque année
par les 90 % les moins pour le financier un impôt mondial de 5 % sur
riches Warren Buffett, c’est 0,10 % les grosses fortunes
 MATHIEU VIDARD
14H-15H

LA TERRE
AU CARRE.
photo : © Christophe Abramowitz / RF