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SOMMAIRE

Avertissement

Remerciements

Première partie

Deuxième partie
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Avertissement

1 Est-il normal que les relations qu’entretient tout un chacun avec sa propre société - et
particulièrement avec sa propre ville - soient si difficiles ? J’aurais tendance à penser que
oui, surtout si l’on considère ceux qui, spontanément ou pour des motifs extérieurs,
ressentent le besoin de comprendre ce qui se passe dans leur relation à soi et au monde
auquel ils appartiennent, pourquoi les choses sont ainsi et non autrement, quelle est la
cause du retour de telle ou telle situation. Un tel projet d’intelligibilité oblige à remonter
à contre-courant ou, pour le moins, à observer une pause inconfortable là où tout le
monde s’accommode du cours des choses. De là naît un sentiment de contradiction, une
espèce de noyade existentielle, une envie de ruer dans les brancards - de là viennent en
somme les difficultés.
2 Entre 1968 et 1969 -j’avais dix-neuf ans -,je me sentis tout-à-coup le besoin de régler mes
comptes avec mon univers - la ville de Cuzco -par un essai qui fixerait (dénoncerait ?) sa
personnalité complète, la publique et la privée, son côté pile et son côté face. Je ne trouvai
d’autre moyen d’y réussir qu’en étudiant les œuvres caractéristiques de la culture
cuzquénienne contemporaine, mais seulement celles qui fussent comme son expression
intense et naturelle, et dont le degré d’excellence fût indiscutable.
3 Le panorama que je trouvai me parut désespérément vide. Dans le domaine des lettres, du
cinéma, de ce qu’on appelle les beaux-arts, tout relevait - selon mon point de vue d’alors -
d’un championnat de la médiocrité... sauf l’œuvre d’un certain Martin Chambi, avec les
photographies de qui je m’étais familiarisé, presque sans m’en rendre compte, depuis
l’enfance, œuvre à laquelle je devais, autant que je pouvais le deviner, non seulement la
connaissance de tout un monde perdu ou en voie de disparition, mais aussi
l’apprentissage de certaines manières de fixer les choses et de regarder les gens.
4 De cet ancien projet, jamais mené à bien, il resta au moins quelque chose d’établi : ma
conviction que l’œuvre de Chambi était une œuvre exceptionnelle, qu’entre elle et la ville
de Cuzco il y avait une symbiose exemplaire, qu’en étudiant son cas j’arriverais
nécessairement à des significations profondes qui nous concernent tous, Péruviens en
général et natifs des Andes en particulier : n’est-ce pas le propre des mythes - et le Cuzco
de Chambi en est un -, comme le dit Lévi-Strauss, "d’évoquer un passé aboli et de
l’appliquer comme une grille sur la dimension du présent afin d’y déchiffrer un sens où
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coincident les deux faces -l’historique et la structurelle - qui oppose à l’homme sa propre
réalité" ?
5 Ces perspectives à peine entrevues furent le germe du livre que voici. L’envie de les
développer et le désir de goûter avec les autres une sélection variée, faite avec cohérence,
de l’œuvre photographique de Chambi firent le reste.
6 Le texte qui précède les images n’est pas une monographie mais plutôt un essai, genre
qui, comme on sait, sans exclure la rigueur et le souci de l’information exacte, admet les
hypothèses audacieuses - quand elles sont productives et que rien ne vient les démentir -
ainsi que l’inventivité (ou la liberté) dans l’association des idées - lorsqu’elles ne sont pas
le fruit du caprice mais qu’elles viennent jeter leur clarté sur le sujet. L’usage
systématique de la première personne du singulier est également une ressource propre à
l’essai, un tant soit peu déplaisante en général, mais qui, à mon sens, se justifie quand
l’écrit s’autorise d’une aventure personnelle et non d’une simple recherche de
commande.
7 Je me permets d’attirer l’attention sur ceci : qu’au seuil de l’an 2000 un intellectuel
péruvien de nom indigène dédie un livre à l’œuvre d’un grand artiste péruvien de nom
également indigène, et que cette initiative soit accueillie et même encouragée comme une
chose nécessaire, revêt - pour le Pérou d’aujourd’hui - une signification que je considère
comme capitale d’un point de vue culturel, social et même politique. L’histoire - dit
Borges - a ses pudeurs et il lui plaît de cacher certains de ses épisodes les plus
significatifs ; peut-être - pour ce qu’implique ce que je viens d’avancer - s’agit-il de l’un de
ceux-là, au sein de la culture péruvienne actuelle. C’est le privilège du lecteur de
confirmer ou de rejeter cette hypothèse.
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Remerciements

1 Un livre comme celui-ci est habituellement le résultat de la collaboration de nombreuses


personnes, mais il arrive souvent que ces contributions ne soient pas toutes reconnues à
leur juste valeur, par négligence involontaire. Au risque de tomber dans les mêmes
omissions, je tiens à exprimer ma gratitude à Jean Claude Bertho, Directeur Général du
Banco de Lima, qui accueillit avec générosité l’idée de produire ce livre et accepta avec une
constante bonne volonté les requêtes qui lui furent présentées au fur et à mesure du
déroulement du projet ; à Christian de Muizon, Directeur de l’Institut Français d’Etudes
Andines, qui - à peine arrivé à Lima - accepta de co-éditer l’ouvrage et se chargea des
problèmes de logistique en leur apportant une solution efficace ; à Julia et Teo Alain
Chambi, respectivement fille et petit-fils de Martίn, sans l’approbation et l’aide
affectueuse de qui ce projet n’aurait pu prendre corps. Enfin, tout spécialement, un abrazo
de reconnaissance à Daniel Lefort, Conseiller culturel de l’ambassade de France au Pérou
et très cher ami, grâce à qui le projet put se préciser dans sa conception, se réaliser dans
ses aspects pratiques et trouver une chaleureuse sympathie tout au long de sa
progression.
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Première partie

PORTEUR DE CHICHA A TINTA, Sicuani 1940


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CLOCHERS DE CUZCO, Cuzco 1930

MACHUPICCHU, VUE PANORAMIQUE, Cuzco 1934


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AUTOPORTRAIT DE MARTIN CHAMBI A MACHUPICCHU, Cuzco 1935

1 Dans les années soixante, et malgré son âge avancé, Martin Chambi était une figure
familière qui parcourait d’un bout à l’autre les rues de Cuzco à la recherche de quelque
détail significatif que son appareil n’avait pas saisi auparavant, ou de quelque angle
nouveau soudain entrevu. Et dans son vieux studio de la rue Marqués, bien qu’il eût
pratiquement abandonné l’exercice commercial de sa profession, Chambi s’amusait à tirer
le portrait des couples de jeunes mariés, des premiers communiants et même de certains
écoliers un peu frustres qui posaient indifférents sans savoir que l’un des plus grands
photographes du monde leur tirait la douzaine de photos d’identité qui finiraient au bas
de modestes relevés de notes ou d’attestations d’inscription. Et quand la maladie qui le
harcelait depuis des années eût enfin raison de lui, Chambi, sur son lit d’agonie, trouvait
le moyen de photographier les mimiques que faisait Inti, le jeune chiot qu’avait reçu en
cadeau l’un de ses petits-enfants.
2 Qu’au soir de sa vie le vieux photographe s’accrochât avec tant d’ardeur à sa vocation
nous donne une idée de l’intensité volcanique de sa passion pour l’art de la boîte noire
pendant ses années de formation et sa période d’apogée. La preuve ? Une œuvre
photographique immense qui est à la fois un objet esthétique, un document historique et
une auscultation impartiale du cœur contradictoire de la société cuzquénienne accablée
par un féodalisme séculaire, un climat rude et ombrageux, une géographie accidentée et
un passé de grandeur perdue, des hommes virtuellement constructifs mais paralysés par
des passions qui presque jamais ne convergent et parfois n’arrivent même pas à
s’exprimer.
3 Aujourd’hui, le travail de Chambi est enfin pleinement reconnu. Des admirateurs de Paris,
Londres, New York, Madrid, Buenos Aires, La Havane etc.. ont organisé des expositions de
ses photographies ; des articles sur l’œuvre et son auteur sont publiés dans d’importantes
revues culturelles de nombreuses capitales du monde ; dans son pays même, ses images
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sont si familières que, depuis plusieurs décennies, n’importe quelle publication se permet
de les reproduire sans même mentionner la référence correspondante comme si, à
l’exemple des refrains et des proverbes populaires, elles faisaient naturellement partie de
la culture péruvienne - ce qui aurait rempli Chambi de satisfaction, connaissant les
valeurs qui gouvernent son œuvre et les caractéristiques particulières qu’elle revêt.
4 Cependant, ces valeurs et ces caractéristiques n’ont fait l’objet ni d’un examen suffisant,
ni d’aucune tentative d’en donner - à la fois avec une indispensable empathie et une réelle
connaissance de l’œuvre et de son moment historique - une ébauche d’explication. Ce
texte se propose de combler cette lacune, serait- ce de manière incomplète.

Mineurs indiens de Coaza


5 L’an 1891. A Coaza, ce petit village presque féerique de la province de Carabaya, région de
Puno, vers le sud-est des Andes péruviennes, Martín Chambi voit le jour au sein d’une
famille paysanne de culture quechua* pas vraiment démunie mais qui partage avec ses
voisins le sort commun de compter avec de bien maigres moyens de subsistance, de
perpétuer un mode de vie extrêmement traditionnel et d’être l’objet d’un ostracisme
racial et culturel de la part des blancs et des métisses hispanophones qui composent la
société officielle.
6 Nous sommes dans la décennie qui suit le désastre de la guerre contre le Chili. Dans le
pays, c’est l’époque où l’on panse les blessures de la nationalité mise à mal et où l’on
ressent, par conséquent, la nécessité de changements et de réajustements de fond en
comble qui permettraient de surmonter une longue crise. Une de ces mesures - comme
cela est déjà de tradition dans l’histoire du Pérou - est d’ouvrir les portes au capital
étranger, particulièrement à celui qui cherche à s’investir dans les mines. Ainsi, les
Anglais installent et dirigent, non loin de Coaza, la Santo Domingo Mining Company qui se
consacre à l’exploitation de l’or. Comme les autres paysans, le père de Martin Chambi s’y
voit attiré pour des raisons économiques et finit par travailler occasionnellement au
profit de la mine, un sort que connaîtra plus tard Martin lui-même afin d’apporter sa
contribution aux précaires ressources de la famille.

Une issue providentielle : la photographie


7 De ce fait, une situation nouvelle commence à se créer dans toute cette zone, et il n’est
pas difficile d’imaginer les villageois agités par cette nouvelle source de travail et
s’ouvrant parallèlement - d’une manière certes très progressive - à un monde "moderne"
aux possibilités inattendues. Les Anglais, entre autres curiosités dignes de la foire, ont
apporté un appareil photographique et le gringo* qui le manipule va de-ci de-là avec son
lourd équipement de bois et de métal, fabriquant de petites images imprimées sur papier
qui reproduisent ce qu’on voit à l’aide de la lumière du jour. Il est impossible à Martin -
qui peut-être prend l’initiative de la rencontre en s’offrant à porter le pesant engin - de
résister à cette magie, et lui vient le désir de se familiariser avec elle par tous les moyens,
à tel point que son nouvel ami accepte de lui montrer les rudiments du métier, et surtout
les images qui en sont le résultat. Ainsi Martin reconnaît, bien que mis en relief d’étrange
façon, les paysages des environs, les petites maisons douillettes de Coaza, les visages
familiers de ses concitoyens paysans, des mineurs et même des Anglais. Il voit aussi des
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images de lieux qu’il n’a jamais vu, de gens de la ville qui paraissent bien différents de
ceux qu’il a autour de lui.
8 C’est l’éblouissement. Mais c’est aussi la bouleversante occasion d’un questionnement
radical : d’abord parce qu’il voit l’étroitesse de son univers, la pénurie matérielle qui
l’accable, les différences éclatantes par rapport aux blancs qui dominent et aux gens de la
grande ville ; ensuite parce qu’il se voit, expérience qui dût être d’une importance capitale
pour lui, non pas comme une manifestation de vanité, mais plutôt comme un moyen de se
comprendre soi-même (la quasi obsession de l’autoportrait qui le poursuivit toute sa vie
durant et qui donna lieu à plusieurs chefs- d’œuvre en est probablement une
conséquence). Le terrible problème de l’identité personnelle et de ses incertitudes, que
l’on vit habituellement comme un processus, condensé ici en un dramatique instant :
l’instant où le gringo lui montra la première photo qu’il fit de lui. A ce moment- là, Chambi
dût prendre conscience, d’une manière foudroyante, de qui il était, ou pour mieux dire,
de qui il ne voulait pas être : un enfant ou un adolescent indigène à peine scolarisé (trois ou
quatre années de ces pauvres études primaires typiques de la montagne péruvienne
d’alors, qui était dépourvue de tout), destiné aux formes variées et plus ou moins
déguisées du servage vers lequel étaient dirigés les fils des paysans des Andes. Dans
l’espace de ce va-et-vient (voilà ce que je suis / voilà ce que je ne veux pas être) naquit le projet
existentiel de se construire une identité alternative, projet qui absorba une grande part
de sa vie et dont le catalyseur, le levier privilégié, de même que le langage et le moyen
d’expression, fut la photographie. On ne peut expliquer autrement l’intensité de son
rapport à elle, ni les modalités particulières selon lesquelles il la pratiqua : l’art et le
métier de la photographie comme le moyen d’une révélation de quelque chose et d’une
conversion à autre chose ; ou, pour mieux dire, comme le symbole et la possibilité de se
transcender soi-même.

AUTOPORTRAIT AVEC AUTOPORTRAIT DE MARTIN CHAMBI, Cuzco 1923


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L’inaccessible Ville Blanche


9 Peu après (en 1909), dans un geste de rupture décisive avec l’espèce de ghetto en lequel
s’est changé à ses yeux le village de Coaza, le jeune Chambi décide d’émigrer vers la Ville :
vers la prestigieuse ville métisse et blanche d’Arequipa, dont la fondation remonte au
commencement de l’époque coloniale - ce qui l’exempte du déchirement d’avoir à
réprimer ou à nier une personnalité incaïque préalable - et qui est arrivée à constituer un
important centre urbain où commence une longue période de prospérité économique et
de consolidation sociale. Il s’agit d’une société stratifiée, populeuse et pittoresque en
même temps qu’ordonnée, cultivée et industrieuse, qui combine curieusement la
propension démocratique à tous les genres d’activité marchande avec un chauvinisme
presqu’exclusif, le culte moderne de la productivité avec des restes d’arrogance et des airs
de "patriciat", la profondeur avec la vanité, le catholicisme pratiquant avec le culte du
clan et, en dernier ressort, avec une implacable hiérarchie de classes. C’est dans ce milieu
que fait irruption le petit Indien (l’intelligent, le sagace et surtout le prudent petit Indien)
Martín Chambi. On l’imaginerait facilement se résignant à faire partie de la caste
périphérique des Indiens et des pongos* qui viennent de Puno en suivant le trafic
commercial avec cette région ; mais, en réalité, il ne tarde guère à trouver le moyen de se
placer, probablement comme une sorte de garçon de courses au début, mais bientôt
comme le plus doué des apprentis, dans le Studio de Monsieur Max T Vargas,
l’établissement photographique le plus prestigieux de la région, d’où il sortira, dix ans
plus tard, devenu Monsieur Martin Chambi, photographe.
10 Vargas est un remarquable professionnel du studio qui a donné une claire orientation
commerciale à l’exercice de son métier et qui possède un don pédagogique inné, assez
puissant pour éveiller des vocations inattendues chez les passants les plus fugaces et les
moins avertis. Nous pouvons déjà déduire tout ce que quelqu’un d’aussi discret que
Martín apprend (absorbe faudrait-il dire) de ce mentor, et tout ce qu’il lui apporte. En
fait, il devient l’un de ses principaux assistants (et peut-être presque son associé, comme
en témoigne la tentative infructueuse d’établir une succursale sous sa responsabilité à La
Paz, en Bolivie). Il est probable en outre que Martin devient l’émule de Vargas, qu’il
cherche à intégrer son univers et à partager ses valeurs. Après tout, Vargas est un homme
raffiné, membre d’une famille distinguée, spécialiste de la photographie des rites et
cérémonies sociales et des portraits qui renvoient à sa clientèle homogène de bourgeois
une image améliorée d’eux-mêmes. C’est, peut-être, le type d’homme que Chambi
voudrait être : un entrepreneur, un "artiste", un homme cultivé de la ville surnommée la
Ville Blanche. Sauf que Chambi, tout talentueux qu’il soit et pour "présentable" qu’il
paraisse, n’es t pas un blanc, et pas même un misti* ; il est un Indien, et malgré sa maîtrise
des codes de comportement dominants et les impeccables costumes qu’il a appris à porter
avec aisance, ceci l’atteint, dans l’Arequipa de cette époque, comme une fatalité
insurmontable. Il se rend compte alors que là, il n’aura d’autre destin que celui d’un
citoyen de deuxième classe, d’un photographe de rang inférieur ; il se rend compte que,
bien qu’il ait largement dépassé son maître dans la maîtrise de l’art photographique,
malgré la reconnaissance que signifie un prix qu’il gagne lors d’un concours local de
photographie, la clientèle de Vargas ne lui donnera jamais la préférence. Lui-même, à son
tour, ne tolérera plus ni le passe-droit, ni la relégation au deuxième plan.
12

Doutes, interrogations, réponses : bivouac sur le


chemin
11 Ainsi Chambi, marié à présent et père de ses premiers enfants, quitte Arequipa à la
recherche d’une position meilleure. En réalité, c’est lui-même qu’il cherche, mais il ne le
sait pas encore. La prochaine étape de cette odyssée particulière sera Sicuani.
12 Rien de plus logique. Sicuani (on la surnomma longtemps "la petite Arequipa") est une
petite ville de la province de Canchis - région de Cuzco - qui, par sa situation
géographique, son rôle économique, ses caractéristiques et ses aspirations, semble mieux
appartenir à Arequipa (de fait, à plusieurs moments de leur histoire, les Sicuaniens furent
saisis de velléités séparatistes par rapport à Cuzco). C’est aussi une ville de commerçants,
mais à la différence de son modèle, ce n’est pas une ville de blancs. Là, Chambi évolue
avec plaisir parce qu’il est un misti qui maîtrise l’espagnol, l’élégance des manières et
dispose d’une culture de citadin. Justement : l’intéresse-t-elle vraiment cette entreprise
de tirer le portrait à cette réplique en réduction de la bourgeoisie aréquipénienne qui
apprécie modérément son art raffiné et qui entretient une relation primaire (et première)
avec la photographie, sans goûter les artifices de cosmétologue qu’avec tant d’ardeur il a
appris à maîtriser ? Non, cela ne l’intéresse pas. Ou peut-être que si. Pour mieux dire, oui
et non. Quelque chose commence à chanceler en lui.
13 Récapitulons : avec Max Vargas, Chambi a appris un usage mondain de la photographie,
d’acceptation facile et garantie sur le marché citadin grâce à la stratégie consistant à se
soumettre sans ironie aucune à la double fonction bien établie de fabriquer des portraits
flatteurs et d’enregistrer baptêmes, noces, banquets de camaraderie et autres événements
sociaux, en recourant habilement à la pose stylisée, à l’éclairage qui met en relief, au
"bon" cadrage bien classique, à la technique de la retouche et autres emprunts à la
peinture, en résumé, à l’esthétique de la glamorisation (il convient de rappeler à ce propos
qu’Alberto Vargas, fils de Max et formé à ses préceptes, fut le créateur aux Etats-Unis, des
années plus tard, des célèbres Vargas Girls, ces archétypes du glamour et de la fantaisie
sensuelle).
14 Nous sommes là aux antipodes de la conception de la photographie que Chambi avait
découverte de manière naturelle aux commencements déjà lointains de sa vocation : la
photo sans apprêts, à l’air libre, qui permet de voir le quotidien d’une manière différente
non par l’adjonction d’éléments ornementaux-lesquels en fin de compte équivalent à un
déguisement - mais bien plutôt grâce au dégagé et à la transparence qui s’attachent à une
approche plus directe et plus franche, moins médiatisée par les conventions de l’art,
conséquence peut-être d’une relation plus organique avec les êtres et les choses, et dont
le résultat donne le sentiment d’avoir retenu l’essentiel et non l’adjectif, l’image que l’on
a et non celle qu’on voudrait avoir.
15 Et ces rustres de Sicuani qui posent pour lui viennent le lui rappeler De plus, ici, non loin
de la ville, il existe d’importantes communautés paysannes dotées d’une culture
traditionnelle d’une richesse insoupçonnée, d’un coloris, d’une vitalité, d’une chaleur
humaine dont Chambi avait déjà une trop grande nostalgie et qui lui permettent de
retrouver son quechua natal et de revoir le monde à travers ses tendres vocables. Et les
ruines incaïques ! A deux pas, à San Pedro, se trouve l’imposant sanctuaire de Rajchi, et de
l’autre côté, vers Yauri, les ruines de Canamarca. Comment sont celles qui entourent
13

Cuzco, et toutes celles qui, dit-on, se trouvent dans la ville même ? Et si la photographie
recélait d’autres possibilités que celles du simple commerce ? et même que celles de
"l’art" ? Si elle pouvait être aussi le moyen d’une auscultation sociale, d’un témoignage
ethnographique et anthropologique valable per se ? Et si ces images, ainsi conçues,
pouvaient se vendre ensuite comme des emblèmes de ce temps, de ce lieu, de cette
société ? Chambi se trouve sur le point de résoudre aussi bien les problèmes que lui pose
la pratique de sa profession que ceux qu’a fait naître le développement de sa personnalité
du point de vue de sa relation à soi et, en général, de sa maturation affective et
intellectuelle. Il faudra le contact avec la ville de Cuzco pour atteindre cet
accomplissement.

Le Cuzco éternel se met à la page


16 En 1920, il arrive enfin à l’ancienne capitale de l’Empire Inca et la parcourt avec un
sentiment de déférence presque religieux duquel il ne s’était jamais senti capable jusqu’à
ce moment. Sans le savoir, il a suivi en réalité un itinéraire établi depuis ses ancêtres : à
l’époque des Incas, les habitants de la région Colla étaient les sujets de l’Empire les plus
attachés à la Ville Sacrée, vers laquelle ils venaient comme attirés par une force
gravitationnelle. Que nous fassions semblant de croire à cet atavisme ou que nous
préférions retenir comme motifs à son déménagement des calculs d’ordre pratique
(auxquels il était porté par nature), le fait est que Chambi agit avec sagesse.
17 En effet, le Cuzco des années vingt passe par un état d’effervescence presque fébrile. Déjà,
dans les premières années du siècle, grâce à certains changements dans la structure
techno-économique de la région et à la mise à jour correspondante - ou pour le moins
l’ajustement de la conscience de soi - qui s’ensuit, il a commencé à sortir de la léthargie et
de la prostration qu’il souffrit durant le XIXè siècle et essaie de reprendre quelque rôle
actif dans le panorama national. L’industrie textile, les réseaux commerciaux
d’exportation, le chemin de fer etc., font leur apparition et génèrent une certaine aisance,
mais ils cœxistent avec un état de choses pratiquement féodal dû à l’éloignement
politique, économique et culturel de la région par rapport au pouvoir central et à la
prédominance qui en découle du système latifondiaire de propriété de la terre, avec ses
paysans innombrables mais démunis, comme des "serfs de la glèbe", et les propriétaires
des grandes haciendas* qui commandent en véritables seigneurs du Moyen-Age au destin
de ces misérables.
18 Le deuxième gouvernement de Leguia, qui commence en 1919, cherche à corriger cet
aspect du problème et légifère, même si c’est avec timidité, en faveur des communautés
paysannes et contre les gamonales* qui, bien sûr, réagissent, parfois avec une extrême
brutalité. Commence alors une période de troubles politiques : dans la campagne, les
masses indigènes s’agitent et plusieurs groupes vont jusqu’à se soulever ; dans la ville
s’insurgent l’aprisme et le communisme qui récupèrent, au moins en paroles, ces
revendications parmi d’autres.
19 Parallèlement, la bourgeoisie locale naissante tente de développer un capitalisme
autonome, même s’il est rudimentaire, et se propose de résister à l’agressive politique
mercantile d’Arequipa, de Lima et des autres centres de production plus ou moins
industrielle. A cause, ou en conséquence de tout ceci, naît un très vif débat intellectuel et
idéologique - qui constitue le côté brillant et remarquable du phénomène, même s’il n’est
14

pas décisif - soutenu par les universitaires combatifs du moment, le journalisme notable
de l’époque et par l’élite intellectuelle et artistique qui s’est formée à Cuzco à partir
d’éléments propres et étrangers alors que nombre d’individus de valeur venus du reste du
pays accourent vers l’ancienne capitale pour y respirer son atmosphère de renouveau. Ces
idéologues (philosophes, politiciens, écrivains, avocats, historiens, poètes etc..) paraissent
avoir en commun une authentique attitude progressiste, mais leur pensée pâtit du
désordre causé par la pluralité et la contradiction. D’une part, ils postulent une
modernisation radicale de leur société, mais, d’autre part, quelque chose qu’on pourrait
appeler le retour du refoulé, c’est-à-dire aussi bien l’exaltation du passé pré-hispanique
que la revendication du nouvel Indien - selon l’expression forgée par Uriel Garcia, chef
intellectuel des indigénistes, du nom du groupe qui constitue l’avant-garde tapageuse de
cette génération de contestataires.

MARTIN CHAMBI AVEC UN GROUPE D’INDIGENISTES ET UN GROUPE FOLKLORIQUE, Cuzco 1937

20 Chambi ne parvient pas à y croire : la culture et la race autochtones, basanées, paysannes,


victimes séculaires du mépris et de l’exploitation, soudain réévaluées dans la grande ville
de Cuzco comme la source et le symbole du Pérou qui, dans ces années, est en cours de
restauration ; et devant lui, la possibilité de s’épanouir dans sa personne et sa profession
sans dissimuler sa race sinon en la manifestant au grand jour, sans faire semblant d’être
un autre mais enfin en étant soi-même, car il est arrivé dans ce milieu au moment précis
où être indien - du moins pour ce groupe minoritaire mais braillard de mistis éclairés -
non seulement n’est en rien une tare, mais, bien au contraire, constitue un titre de gloire
-surtout, bien sûr, si on est en même temps un grand photographe, quelqu’un qui partage
avec eux les mêmes préoccupations intellectuelles et, plus que tout, artistiques. Le coup
de foudre au premier regard était inévitable, et c’est ainsi que les indigénistes
accueillirent Chambi et le reconnurent comme l’un des leurs.
15

Les indigénistes
21 Mais cette relation n’est pas exempte d’équivoques. Les indigénistes, bien qu’ils ne
manquent pas d’une authentique relation avec le mouvement "géologique" (appelons-le
ainsi) de leur société, et sans laisser d’exprimer ses revendications les plus criantes, sont
essentiellement des romantiques : ils jouent au rejet de, et au désaccord avec, cette
société et ses valeurs ; ils trouvent excitants l’irrationalisme messianique et la religiosité
profonde des masses paysannes ; ils ressentent la fascination de l’Autre (qui est synonyme
de non-bourgeois). Chambi, en revanche, est un homme prudent, en rien provocateur,
travailleur et profondément rationnel, qui a rompu en partie avec les obscurs appels de la
terre et de la consanguinité pour embrasser les valeurs de l’éducation, de la vie urbaine,
du calcul commercial et de ses transactions, et qui cherche à s’adapter à cette société
(pour combien comptent ses défauts en comparaison de sa générosité et des possibilités
qu’elle offre ?) et à obtenir sa reconnaissance.
22 Alors que les autres protagonistes du riche débat d’idées qui se déroule à Cuzco se sont
tournés vers l’examen - d’un point de vue réaliste - des aspects juridiques, économiques,
politiques et anthropologiques qu’implique la considération du problème agraire et
paysan afin de contribuer au grand projet de modernisation en exposant leurs résultats
au moyen de monographies appliquées, les indigénistes ont tendance à favoriser la remise
en cause pamphlétaire, l’envolée lyrique, le roman pastoral qui exalte la bonté
intrinsèque du malheureux spolié, le roman prophétique qui annonce (à grand renfort de
trompettes) le spectacle imminent de la rébellion, le vague essai de philosophie
tellurique, et jusqu’au toast que l’on porte au dessert. A la différence des uns et des
autres, Chambi se tient autant éloigné de la dissertation analytique que du discours
bavard et se limite à l’exercice de l’art marginal (et cependant vraiment moderne) de la
photographie dont le silence dit tout. (Il vaut la peine de souligner cet aspect relevé au
passage : cependant que les "révolutionnaires" indigénistes s’expriment par des moyens
cultivés et consacrés - la revue d’idées, la narration, la peinture, etc.. -, Chambi a choisi,
sans la moindre forfanterie et dans un geste de véritable contemporanéité, un moyen
d’expression non traditionnel, produit de la technologie moderne et apte à se
perfectionner en même temps qu’elle). Dans un univers de "docteurs" au verbe parfois
abondant, pompeux et prompt à la critique, Chambi est l’antidocteur, celui qui ne parle ni
ne juge mais qui en revanche voit tout avec une tolérance implacable (si je peux me
permettre cet oxymoron).
23 Les indigénistes, bien qu’ils soient issus en majeure partie de familles bourgeoises et
malgré leurs diplômes de la Faculté de Philosophie et Lettres, affectent délibérément les
manières populistes en parlant quechua entre eux, en fouillant dans leur généalogie pour
y retrouver (même illusoirement) des aïeux incas, en fréquentant des lieux populaires et
exotiques - chicherías*, fories de campagne et autres expresions du folklore andin -, en
jouant à contrefaire la bonhomie paysanne et un anticonformisme tapageur, au total, en
"descendant" vers le peuple pour s’y intégrer. Chambi, au contraire, vient du (appartient
au) peuple, mais il se refuse à parler le quechua (sauf avec les paysans authentiques) ; il
s’habille avec une totale correction bourgeoise et n’est pas dégoûté par les conventions
les plus empesées de la société établie ; il affine ses manières, aiguise son sens
diplomatique, développe son doigté ; il retrouve les milieux populaires, cependant il y
16

évolue non pas avec l’excitation légèrement m’as-tu-vu des visiteurs saisonniers, mais
avec la discrétion et le naturel d’un homme de même souche.
24 Chambi et les indigénistes devaient inévitablement se rencontrer puisqu’ils fréquentaient
le même chemin, mais on ne peut nier que leurs directions respectives fussent d’une
certaine manière opposées. L’important, en tout cas, est qu’ils s’enrichissent
mutuellement. En effet, Chambi représenta pour eux une sorte de symbole vivant de leurs
thèses les plus chères : quelle meilleure preuve du fait que les Indiens étaient des homes
de valeur, qu’il suffisait de certaines circonstances favorables pour que - comme dans le
cas de Martin - affleurassent leur intelligence et leur dignité naturelles, leur très pure (le
mot est de l’époque) âme d’artiste ? De plus, ils se servirent de son art comme d’une mine
d’illustrations démonstratives pour les articles qu’ils publiaient, et lui-même fut l’éternel
compagnon - et l’enregistreur diligent - de leurs excursions archéologiques et de leurs
aventures de bohème. A ce propos, il ne faut pas manquer de signaler que, aussi estimable
qu’il fût pour ses nouveaux amis, ceux-ci ne laissaient pas d’adopter à l’égard de Chambi
une certaine attitude de paternalisme condescendant ; leur degré d’ouverture était aussi
la mesure de l’intensité de leur sentiment (sans doute inconscient) de supériorité. Chambi
n’eut aucun ressentiment de cette situation ; au contraire il en tira avantage. Les
indigénistes étaient de jeunes rebelles, intellectuels et esthètes, qui essayaient de se faire
un nom et une réputation ; ils étaient au service d’une cause, mais ils s’en servaient tout
aussi bien et chacun s’efforçait de jouer son rôle - de faire montre de son individualité -
en se juchant sur les cothurnes les plus hauts. Comme on pouvait le prévoir, ils
exercèrent entre eux une surveillance mutuelle qui les entravait et arrivait même à les
paralyser. Seul un individu en marge comme Chambi avançait sans problèmes, parce que
personne ne le surveillait. Après tout, il n’était rien d’autre qu’un photographe.
25 De leur côté, les indigénistes furent une véritable providence pour Chambi. D’abord ils lui
procurerent un sentiment de transcendance par rapport à la signification potentielle de
son propre travail photographique, sentiment qui lui permit de réorienter son activité de
telle manière que, parallèlement à sa valeur intrinsèque et à son intérêt commercial, elle
eut une incidence et une capacité d’irradiation sur son environnement socio-culturel, une
fonction à remplir d’un point de vue historique, ou peut-être serait-il plus exact de dire
un engagement. C’est également grâce à l’influence des indigénistes que Chambi s’ouvrit
sans hésiter à la revalorisation de ses propres racines raciale et culturelle, qu’il se
réconcilia avec elles sans que ce fût au détriment de son identité urbaine et hispanophone
(construite avec une persévérance d’athlète et un soin d’horloger), dans un mouvement
qu’on pourrait nommer dialectique dans la mesure où il réussit à dépasser les contraires
dans une unité nouvelle qualitativement supérieure : ce type de métissage, non pas
biologique mais culturel, qu’il incarne d’une manière tellement exemplaire, où
s’équilibrent et s’enrichissent mutuellement la sensibilité urbaine et la paysanne, la
vision quechua et l’occidentale, l’impulsion de la modernité et l’appel de la tradition,
l’ouverture aux transformations du xxè siècle et l’ancrage dans les valeurs du Pérou pré-
hispanique. Le chemin de l’aliénation qui l’avait conduit, au début de son itinéraire, à
s’évader du monde rural et de sa langue maternelle, fut seulement le moment négatif et
obligé d’un processus destiné à les réaffirmer plus tard au moyen de la photographie,
avec la plénitude et l’intensité propres à l’engagement lorsqu’il est assumé consciemment
et volontairement.
17

INTELLECTUELS ET ARTISTES FONDATEURS DE L’INSTITUT AMERICAIN D’ART, Cuzco 1937

26 Les indigénistes lui furent utiles également sous des aspects plus pratiques : en tant que
propagandistes et caisse de résonance efficace de son travail, et comme précieux
intermédiaires dans son projet - à la fois modeste et transcendantal - de s’intégrer à la
ville de Cuzco comme l’un de ses membres.

L’insoutenable pesanteur de l’être


27 "Nombril du Monde", "Ville Sacrée", "Capitale de l’Empire du Tahuantinsuyo" et, plus
récemment, "Patrimoine de l’Humanité" et "Capitale Archéologique de l’Amérique",
autant de dénominations sacralisantes (mais aussi écrasantes) de la ville légendaire qui
vers 1500 fut le centre politique, administratif et par dessus tout religieux d’un vaste
empire guerrier, et qui dans les années soixante, exerça son aimantation sur des milliers
de jeunes pacifistes de la planète venus à elle dans une sorte de pélerinage spontané dont
l’objectif était la contemplation, l’étude, l’illusion d’entrer en vivant contact avec l’un des
centres ésotériques du monde (Guamán Poma n’écrivit- il pas, en 1615, que Cuzco
signifiait "espace magique" ?). Cette ville qui en 1912 fit écrire à José de la Riva Aguero :
"L’histoire de Cuzco à partir du XVIè siècle... est celle d’une lente agonie. Tout suggère des
idées de décadence et de mort", et de laquelle un personnage de José Maria Arguedas
rapporte : "Cuzco reste égal à lui- même. Continuent à pisser là les ivrognes et les
passants. Plus tard on y trouvera d’autres saletés... Mieux vaut le souvenir Allons- nous
en"
28 Justement au début du grand roman Les fleuves profonds , dont est extraite la phrase
précédente, il y a un portrait célèbre et poussé au noir de l’atmosphère (de l’une des
atmosphères) de cette cité d’une grande complexité spirituelle : cité capable de faire
naître à la fois une relation mystique et un prurit de profanation, un grand orgueil de
souche et le sentiment sordide de la destitution, l’impression d’être dans un
18

environnement grandiose et dans le feu croisé de passions mauvaises, l’ouverture et la


dissimulation, le Sublime et le Mesquin, comme si elle eût été conçue par un démiurge
dostoïevskien.
29 Accoutumés à vivre dans la sphère du Mythe, les cuzquéniens trouvent l’histoire
prosaïque (parce qu’elle est frustrante ?) et laissent aux autres le soin de la faire. Traînant
les pieds et pourtant portés à la rebellion, habitués à la décadence et cependant capables
d’un messianisme qui permettrait de reconstituer une fois pour toutes leur centralité
universelle, les cuzquéniens sont des êtres obsédés par leur cité et par le destin tragique
("changeant son empire en vasselage" comme l’écrit Garcilaso) que lui réserva l’histoire.
Arrivé à Cuzco, se sentant happé par sa force d’attraction (ou pris dans sa toile
d’araignée), Chambi se fait volontairement l’instrument de cette obsession et réussit à
l’apaiser. Grâce à son œuvre, Cuzco va pouvoir se contempler soi-même et reconnaître
avec fascination et gratitude les traits contradictoires, non de son âme, mais au moins de
sa physionomie, traits mis en relief par le regard d’un photographe qui, à la différence des
cuzquéniens de souche, n’est prédisposé à les voir ni d’un œil angoissé ni avec un esprit
accusateur. Au contraire, il les fixe avec émotion et respect.
30 Tout se passe comme si, pour Chambi, Cuzco n’avait jamais perdu les nobles connotations
politiques et religieuses qu’elle eut à l’époque des Incas et qui lui permirent de se
constituer comme le foyer de la résistance contre l’Espagnol durant plusieurs siècles de
douleur, connotations que le système colonial se proposa de rabaisser et rôle qu’il réussit
à saboter, employant avec constance une double stratégie : d’une part la salissure, qui
visait à transformer le Temple en une espèce de pissotière à l’usage des passants, et de
l’autre, la mise à l’écart, ou peut-être vaudrait-il mieux dire l’ostracisme, afin de
neutraliser son pouvoir de contestation.
31 Cependant, et malgré le succès d’un tel harcèlement, dont la preuve est que pendant tout
le XIXe siècle elle fut reléguée sans remède et ensevelie sous la poussière de l’oubli, Cuzco
réussit à persévérer et même à reprendre vie après le commencement du XXe siècle.
Chambi est incorporé à cet environnement débordant des promesses de revendication, et
on l’encense avec la ferveur du prêtre ou de l’amoureux - attitude passionnelle de laquelle
nous sommes nombreux à être les héritiers dans la mesure où nous nous sommes nourris
des images qui en furent le produit. Ainsi, non seulement Chambi fait le portrait de ses
concitoyens dans la diversité de leurs coutumes, traversant les classes sociales et
parcourant en tous sens le large éventail de ses ethnies pendant quarante ans, mais il
réalise, avec une admiration contagieuse, l’inventaire de ses trésors archéologiques au
moment où ils n’intéressent guère que les gringos et, surtout, il enregistre les coins et
recoins de la ville comme qui cartographie les plus infimes détails du corps de l’être aimé,
les présentant sous des angles qui paraissent nécessaires et non facultatifs, à tel point que,
plus tard, on regardera de nombreux sites avec l’œil de Chambi, comme si ses
photographies archétypales étaient un équivalent des a priori de Kant : au lieu de provenir
de l’expérience visuelle de la ville, elles donnent l’impression de prêter forme à cette
expérience, de la rendre possible. Il en est de surcroît l’historien puisqu’il fixe en images
ses évènements les plus notables et ses changements progressifs : l’apparition de la
première motocyclette, l’arrivée du premier avion, le déraillement du train, la visite du
Prince de Galles, les légères et incessantes modifications de la façade et de l’intérieur de
certaines maisons, la révélation de Wiñay Wayna fraîchement découverte, la première
affiche de cinéma, etc…
19

MARTIN CHAMBI ET SES AMIS A WAYNA PICCHU, MACHUPICCHU, Cuzco 1939

32 Un autre rôle rempli par Chambi à l’égard de Cuzco - ville d’altitude, capable pour cette
raison de devenir orageuse et sinistre, en dépit de son habituelle lumière diaphane et de
son air pur - consiste à révéler ses aspects négatifs. Il faut avoir vécu de l’intérieur le
féodalisme cuzquénien, ou même - comme ce fut mon cas -dans son crépuscule pendant
les années cinquante et au début des années soixante, pour comprendre entièrement
l’intensité de la répression (au sens marxiste du terme, mais aussi au sens psychanalytique)
que la société officielle exerçait sur l’élément indigène de sa structure sociale. C’était cet
élément, bien qu’il fut là, sous- les- yeux, sujet à tous les outrages et travaillant du lever
au coucher du soleil pour presque rien, que la société officielle s’efforçait de ne pas voir,
s’employait à scotomiser (processus psychique inconscient par lequel un individu nie ou
ignore ce qui entre en conflit avec son ego) pour qu’il ne ternisse pas l’image idéale,
pseudo-castillane, qu’elle avait d’elle-même - effort pathétique pour se tromper soi-
même, compensant en réalité le fait de se savoir indienne, et la certitude de devoir à ce
fait sa marginalisation comme société dans le contexte national, destin qu’elle essaya
vainement d’éviter en revêtant le déguisement des gens "bien", c’est-à-dire des blancs.
33 Toutefois, bien que depuis son insertion dans la société cuzquénienne il se soit
transformé en son portraitiste officiel, Martin Chambi voit très bien - et avec quelle acuité,
avec quel sentiment de solidarité ! -cet autre moi caché à la vue, inaccessible à la patience
de tous, et l’amène au premier plan, lui conférant, sinon le don de la parole (qui lui sera
accordé, quelques années plus tard, par José Maria Arguedas), du moins une image. Nous
savons déjà combien il est stimulé par le mouvement indigéniste dans sa récupération de
l’Indien ; mais cette stimulation n’aurait pas dépassé le niveau de la rhétorique ni celui de
bonnes intentions si ne s’était interposée la conscience qu’a Chambi de ses racines et de
l’identité de son vrai peuple ; ne pas le reconnaître aurait équivalu à ne pas se
reconnaître. Cependant, cette identification ne laisse pas d’être problématique et même
"coupable". Chambi a beau exalter l’indigène des Andes par la photographie, il ne faut pas
oublier qu’il a choisi de se séparer et de se différencier de lui de manière drastique, non
20

pas dans son art ni dans l’intimité de sa conscience, mais certainement dans sa présence,
je veux dire dans son être-pour-les-autres.
34 Nous pouvons raisonner dans un sens positif et appeler cela une contradiction
dialectique, mais nous pouvons aussi l’appeler une dualité, une discorde intime que
Chambi ne réussit jamais à résoudre sur tous les plans. De fait, sa légendaire souplesse
envers autrui et ses dispositions naturellement "diplomatiques" -traits de caractère qui
lui rendirent de grands services dans sa vocation de photographe et de portraitiste -,
peuvent être considérés comme des vestiges de l’identité incertaine qui l’avait rongé
antérieurement. Ils lui rendirent service parce que cette absence d’attitude critique, cette
incapacité à porter la contradiction eurent leur côté favorable : elles rendirent possible
un style photographique caracterisé par son aptitude à se modeler sur ses sujets et à
entrer en complicité avec eux tous, leur permettant de se montrer eux-mêmes d’une
manière transparente et, pour ainsi dire, presque candide. Grâce à eux, Chambi put
conférer à son art la fonction paradoxale de dé-couvrir non ce qui était caché mais plutôt
ce qui était évident... mais que personne n’apercevait (Adorno ne dit- il pas que "la
grandeur des œuvres d’art consiste à révéler ce que l’idéologie dissimule ?"), sans qu’il fut
jamais nécessaire que s’interposât, de sa part, aucun dessein "dénonciateur".
35 En ce qui concerne son autre facette, la ductilité et la diplomatie de Chambi peuvent être
comprises comme les manifestations d’une fracture interne non complètement
raccommodée qui l’empêcha d’entrer en coïncidence complète avec lui-même, en dépit
du sentiment de libération et de rencontre de soi favorisé par le momentum indigéniste.
Quand ce moment passa - et il passa assez rapidement - le reflux fut sensible et la société
cuzquénienne retomba dans cette personnalité divisée qui la conduisait à réprimer son
indianité et à se grimer pour y réussir. Chambi ne put éviter de se sentir affecté par ces
va-et-vient et de s’y adapter. De toute manière, la différence entre ses contemporains
cuzquéniens et lui consiste en ce que, pour eux, cette perception si partagée de soi même
représentait un fossé infranchissable, tandis que pour Chambi elle se réduisait à une
fissure qu’il était possible de sauter d’un pas. En dernière instance, il en tira bénéfice
puisqu’elle lui permit, caméléoniquement, de s’identifier avec les uns et les autres, d’être
capable de regarder les paysans indigènes et les mistis bourgeois non comme des
étrangers, mais comme les considère un insider ; un insider discret, qui maintient la
distance nécessaire -bien que minime - pour les fixer aussi de l’extérieur et ainsi en
donner un témoignage avec une juste appréhension artistique, qualité qui demande,
comme l’indiquait Julio Cortázar, "à la fois une aptitude à tous les mimétismes" et "le
sentiment de ne pas être totalement enfermé dans quelque structure que ce soit"
36 Cependant, c’est bien dans une structure que Chambi trouva sa place.
21

MARTIN CHAMBI A CARABAYA, Puno 1928

Un projet qui s’enlise, un autre qui arrive au port


37 Lorsque Chambi arrive à Cuzco, cette société est en train de vivre une vague de
changements - après un sommeil séculaire - et projette une ambitieuse transformation
avec laquelle notre photographe s’identifie - et dont il tire bénéfice - car c’est à la chaleur
de sa stimulation qu’il commence son œuvre splendide.
38 Mais ce projet cuzquénien est miné par la situation générale d’une nation qui - bien
qu’elle soit une république indépendante depuis un siècle - traîne le carcan de structures
profondément marquées par l’époque coloniale ("le colonialisme survivant" selon le mot
de Mariategui), par la mentalité créole qui en découle, répugnant à concevoir l’Indien à
nouveau la tête haute et Cuzco revenue à sa centralité. Pour cette raison, les feux de
Bengale du renouveau s’éteignent peu à peu et les choses reviennent progressivement à
leur place. Ainsi, le projet d’un nouveau départ prend un cours erratique et, au fil des ans,
se perd dans les sables : la modernisation capitaliste et régionale ne réussit pas à prendre
corps et la revendication de l’Indien trouve son expression seulement dans l’art et dans
les livres, non dans la vie pratique.
39 La crise des années trente - marquée (pour les cuzquéniens) par la faillite de la Banque de
Londres avec ses séquelles, la ruine de l’industrie textile et de la meunerie devant la
concurrence extérieure, etc.. -replonge la région dans le marasme et presque l’abandon,
et le système des grandes haciendas féodales avec leurs indigènes à demi-esclaves survit
aux attaques purement verbales des indigénistes.
40 Parallèlement, tellement il est à l’unisson du battement du cœur de la ville, Chambi entre
dans une période, non d’inactivité, mais bien d’extrême discrétion au point de se faire
presque inexistant. Finie la représentation sociale, finies les expositions. D’ores et déjà il
n’est plus l’artiste qui découvre avec exaltation Cuzco et ses alentours, ni celui que les
indigénistes accueillent ostensiblement parce qu’il leur est utile comme symbole et
22

comme portraitiste ; il est simplement un cuzquénien de plus, le photographe de la ville


comme il y a le tailleur, le pianiste et le chantre. Cette "déchéance" est peut- être le
triomphe secret de Chambi, car c’est la preuve qu’il s’est identifié à la ville au point de se
rendre presque invisible : rien d’autre que deux yeux et une chambre noire devant
lesquels défile la population.
41 Ainsi, cette sorte d’Odyssée de l’identité en quoi, d’un certain point de vue, a consisté
l’itinéraire de Chambi, s’accomplit au moment où lui-même se fond complètement dans
un Ordre supérieur - la Ville de Cuzco - en nouant un lien organique avec elle. L’identité
qu’il finit par atteindre est fonction de cette identification, une identité qui est moins
réalité concrète, autonome et univoque que fonction : Chambi aura autant de visages que
le Cuzco de l’époque, monde à mille facettes même s’il est replié sur soi et comme mis à
l’écart - pour la seconde fois - du cours du temps.

Delenda est Cuzco


42 Mais rien n’est éternel dans l’histoire, pas même le Mythe. Le 21 mai 1950, un terrible
tremblement de terre secoue la ville en léthargie et la détruit avec une efficacité plus
grande que celle des iconoclastes et des modernisateurs des années vingt. Chambi, qui a
déjà soixante ans et qui est beaucoup trop adapté à cet antique environnement de ruelles
étroites dont la mesure est celle du passant et non des voitures et où les paysans
indigènes avec leurs trains de lamas font naturellement partie du paysage urbain,
parcourt le théâtre du désastre, les yeux mouillés de larmes de consternation, mais
toujours armé de son appareil photo pour rendre un compte exhaustif de l’événement.
43 L’immense affliction qui le saisit ne s’explique pas seulement comme une conséquence de
l’empathie ou de la symbiose qui l’unissent à sa ville ; elle participe aussi de la survivance
en lui de la vision quechua qui consacre Cuzco comme un centre religieux de la planète. La
destruction d’une Ville Sainte n’est pas un simple désastre : c’est un cataclysme universel.
De là s’ensuit son abattement, et de sa propre fatigue s’ensuit, probablement, son
incapacité à voir que le Temple pouvait être reconstruit, que ce tremblement de terre et
d’autres - au sens littéral ou symbolique - pouvaient être aussi la condition d’une
renaissance, le germe de nombreux changements pas forcément négatifs, parmi lesquels
il allait falloir compter, de fait, la possibilité de retrouver la signification profonde de son
œuvre photographique que ses contemporains, des années quarante jusqu’à la fin des
années soixante, considéraient comme quelque chose de trivial, comme un lieu commun.
Elle l’était sans doute, mais pas dans le sens de "superficielle" ou "sans importance",
sinon de communautaire, connue et partagée par tous. C’est là que réside son immense
valeur, mais seuls les plus jeunes des Cuzquéniens, éduqués au souffle des quatre vents
qui rafraîchissent le Cuzco des années soixante et le convertissent en l’une des villes les
plus cosmopolites d’Amérique latine, se sont rendus compte de la nécessité qu’il y avait à
repenser de fond en comble ce lieu commun pour en extraire ses diverses significations.
44 Quelques années après le tremblement de terre, il abandonne l’exercice commercial de sa
profession et délègue à ses enfants la direction du Studio photographique de la rue
Marqués, comme s’il s’était décidé à entrer dorénavant dans le passé. Blessé dans son
esprit par la destruction du monde qui avait rendu possible son travail et son choix, il
assiste sans joie à la naissance d’une cité au dynamisme différent et à l’édification de
quelques affreux immeubles modernes. Au cours des riches années soixante, dont il ne
perçoit guère l’effervescence (équivalente, toutes proportions gardées, à celle des années
23

vingt), il a cessé d’être le photographe de la ville pour se transformer en Photographe de


la Ville, c’est à dire, en une sorte d’institution qui déjà ne compte plus beaucoup dans la
vie active de la communauté et dont l’importance est ou méconnue, ou reconnue
seulement par inertie : "Chambi ? Ah oui, les jolies cartes postales des Andes". Comme s’il
s’agissait d’un peintre du dimanche ! Mais cependant que ce point de vue officiel est
partagé par les magistrats, les éditorialistes des journaux, les sous-préfets, les titulaires
de chaire universitaire à temps plein, les dames de la bonne société et les autres membres
de l’Establishment cuzquénien, il y a, comme je l’écris ci-dessus, un courant d’opinion
encore souterrain mais qui s’exprimera quelques années plus tard - courant entretenu
par une jeunesse actuellement en cours de formation, pour qui les photographies de
Chambi constituent une œuvre à la signification capitale et vivace. Sans avoir pris
connaissance de cette réinterprétation de son travail, Chambi meurt à Cuzco en 1973, à
l’âge de 82 ans.

Le retour de Martin Chambi


45 Presque immédiatement, les premières manifestations de cette nouvelle manière de
comprendre et d’honorer son œuvre photographique commencent à faire surface :
recherche spécialisée dans l’archivage de ses négatifs, articles sérieux sur ses photos (et
non sur Cuzco ou le problème de l’Indien illustrés par ses photos, comme avant), films
documentaires consacrés à son "cas", expositions qui mettent en valeur des photos très
différentes de celles, plus ou moins décoratives (des "cartes postales" précisément), qui
l’avaient fait connaître du grand public depuis les années vingt. Autre nouveauté : cette
reconnaissance ne s’opère pas seulement à l’échelle de la région et du pays, mais aussi au
plan international. Très vite, pour les amateurs de tous les horizons, Chambi figure parmi
les plus grands photographes du monde. De plus, nombreux sont les bons photographes
d’Amérique Latine, des Etats- Unis et d’Europe qui s’inspirent des images de Chambi pour
photographier Cuzco et l’univers andin. Au Pérou, bien entendu, Chambi se trouve
rapidement promu au rang de Maître incontesté de la photographie nationale.

Le dernier de chroniqueurs
46 A l’heure où j’écris ces lignes, au seuil du premier centenaire de la naissance de Martín
Chambi, je crois percevoir clairement - et mon essai est le résultat de ce point de vue -
que l’importance de son œuvre pour la culture péruvienne ne se réduit pas à son
caractère de remarquable document visuel sur une époque et une société, dont la vertu
illustrative a subi l’usage et l’abus des journalistes, historiens et chercheurs en sciences
sociales ; qu’elle ne se limite pas non plus aux aspects que le monde des photographes a
mis en relief, c’est-à-dire la grande maîtrise technique et esthétique de ses images, ainsi
que son rôle pionnier dans la promotion de la photographie au rang de discipline
artistique capable de côtoyer les autres sans démériter et d’être considérée comme une
fin en soi. Son importance tient, fondamentalement, au fait que la nature même de
l’œuvre tout comme le destin de son auteur incarnent (mettent en scène, devrait-on-dire)
un mode particulièrement exemplaire de (ré-)intégration de notre moi divisé ; divisé
depuis la Conquête, il y a plus de quatre siècles, quand la société espagnole s’imposa à
l’indigène et vécut conjointement avec elle en la soumettant à un régime de domination,
de mépris et d’exploitation dont le résultat fut une nouvelle société en majorité métisse,
24

honteuse de ses assises - raciale et culturelle - autochtones et les refusant en pratique


bien que le texte de son hymne national et sa Constitution affirmassent le contraire. Pour
cette raison même, elle tient aussi au fait que, bien compris, Chambi et son œuvre doivent
être situés non seulement au commencement d’une simple activité artistique - la
photographie -, mais surtout à la fin d’une grande tradition qui structure la culture et
l’histoire péruviennes, tradition dont les points de départ sont l’Inca Garcilaso de la Vega
et Guamán Poma de Ayala.

AUTOPORTRAIT MARTIN CHAMBI, Cuzco 1322

47 En effet, ces derniers sont les paradigmes par excellence d’un effort trancendental qui
consiste à faire face à la condition du métisse avec un esprit radical et une lucidité
impitoyable en assumant les contradictions et les déchirements qu’elle implique, mais
pour les retourner et les transformer en levier, non d’un désir d’imitation, de dérobade
ou d’un complexe d’infériorité, mais plutôt de la création d’une œuvre d’affirmation
originale, littéraire ou plastique, politique ou poétique. L’objet caractéristique de cet
effort est la résistance - à un degré supérieur ou inférieur, de manière frontale ou
indirecte, selon le cas - aussi bien à l’état de colonialisme oppressif qu’à l’humiliante
mentalité hétéronome qu’il engendre, ainsi que la revendication de la personnalité native
sans rejeter l’enrichissement lié à l’acculturation occidentale. (Cette structure de lutte
sous-jacente à une telle entreprise n’explique-t-elle pas le sentiment d’épique ou d’agonie
qu’elle suscite, comme si les protagonistes étaient les héros ou les martyrs du métissage ?
). Ainsi Garcilaso écrivit vers 1609, dans un merveilleux espagnol absolument maîtrisé,
son impérissable apologie de l’Empire Inca ; ainsi Guamán Poma consigna en 1614 une
dénonciation éclatante des souffrances de son peuple, non seulement dans un texte
émouvant, écrit dans un espagnol raboteux veiné de quechua, mais aussi dans
d’extraordinaires dessins dont la valeur est à la fois documentaire et symbolique et qui
constituent, depuis leur découverte en 1926, quelque chose comme la clé du véritable
25

langage du monde andin pré-hispanique, monde qui ignorait l’écriture et cherchait à


s’exprimer par des images visuelles.
48 A l’exemple de Garcilaso, Chambi, au XXe siècle, tente une restructuration positive du
démembrement culturel qu’il trouve au point de départ, c’est-à-dire une rationalité qui
lui permette d’accepter et de valoriser son héritage incaïque et, en même temps, de
s’accomplir efficacement dans un monde occidentalisé. Au contraire de Garcilaso, Chambi
n’est pas un homme de plume qui, de son exil européen, évoque avec nostalgie un passé
irrécupérable ; il est plutôt, à l’image de Guamán Poma, un voyageur trimardant de
village en village dans les Andes qui enregistre des yeux ce qu’il rencontre au passage
(l’amateur d’anachronismes peut imaginer ce qu’aurait fait Poma - Chambi du XVIIe siècle
par certains côtés - avec un appareil photo !). Au contraire de Poma, il ne le fait pas dans
un but polémique et dénonciateur mais, à l’image de Garcilaso, bien plutôt à des fins
apologétiques et mythifiantes (et non mystifiantes), avec la réserve qu’il célèbre et érige
en monument non ce qui fut, mais ce qui est encore.
49 En effet, Chambi dénote (et personnifie) la persévérance et la vitalité du monde indigène
des Andes ; son langage n’est ni celui de la plainte ni celui du soupir, il est celui de
l’affirmation tacite. Ainsi, par exemple, la volonté systématique qu’il met à photographier
les manifestations du folklore et de la religion quechuas, des plus pures aux plus
syncrétiques, ne peut s’expliquer seulement par le simple empressement du photographe
professionnel. C’est plutôt le résultat d’un programme visant à rester fidèle au passé
préhispanique et à témoigner de sa survivance. Pour être plus exact, il ne s’agit pas de
fidélité au passé mais d’un attachement aux traditions autochtones toujours vivantes qui,
tels des courants souterrains, paraissaient avoir disparu parce qu’elles étaient occultes ou
parce qu’en surface elles s’étaient transformées et qui, malgré tout, ont traversé les
siècles, irriguent encore le terreau contemporain et rendent possibles des pousses
originales. C’est une forme de résistance anticoloniale que Chambi partage avec Garcilaso
et Poma et qui aurait mérité l’approbation de Gandhi et de Martin Luther King : la
résistance créatrice. Chambi est le dernier des chroniqueurs indiens.
26

CHICHA ET SAPO, COUTUME DE CUZCO, Cuzco 1930


27

NOTES DE FIN
*. quechua: langue et culture indiennes des Andes, héritées des Incas.
*. gringo: blanc étranger, généralement américain du nord ou européen.
*. pongo: domestique indigène de la plus basse condition.
*. misti: métisse.
*. hacienda: propieté terrienne.
*. gamonal: grand propriétaire d’hacienda dans les Andes.
*. chichería: débit de boisson.
28

Deuxième partie

1 Les archives photographiques qu’à sa mort Martín Chambi a léguées à ses héritiers n’ont
encore été ni classées ni inventoriées ni étudiées d’une manière exhaustive. Les diverses
tentatives engagées dans ce sens ont été, jusqu’à maintenant, ou partielles ou
préparatoires, y compris celle de la Fondation Earthwatch - aux Etats Unis - qui, pendant
les mois d’août et septembre 1977, patronna un important travail de défrichement avec la
révision, le nettoyage et la mise en ordre du corpus chambien sous la direction d’Edward
Ranney, spécialiste de l’œuvre de Chambi et lui-même photographe de renom.
2 Selon le rapport fourni par Ranney à la Earthwatch, il existe environ quatorze mille
négatifs, dont mille sont des plaques de verre de 18 x 2.4 cm., mille de 12 et 13 x 18 cm. et
douze mille de 9 x 12 et 14 cm. Dans cet ensemble, moins de la moitié seulement a été
examinée et il n’existe pas plus de quatre mille planches contacts.
3 Ceci manifeste les limites que l’on rencontre lorsqu’on prétend étudier les
caractéristiques thématiques et formelles des photos de Chambi. Ainsi, il est clair que tout
ce que l’on dit au sujet des trois ou quatre mille photos susceptibles d’être examinées peut
être démenti, corrigé ou nuancé par celles qui font leur apparition à mesure que les
héritiers se risquent à les rendre accessibles aux chercheurs et au grand public.

Entre le naturel et l’artificiel


4 Chambi a cultivé à proportions égales la photographie de studio et la photographie de
terrain. Il était capable, comme on l’a dit, aussi bien de "composer" une image, en
appliquant aux sujets des conventions et des stratégies préétablies et bien assimilées, que
de "découvrir" des images virtuelles dans la réalité extérieure à force de s’en pénétrer par
la fréquentation quotidienne et la contemplation obstinée : une sorte d’application, sans
le savoir, de la méthode freudienne de "l’attention flottant librement" grâce à quoi tout
se passe comme si les choses et les faits mêmes que l’on examine suggéraient des
corrélations et des perspectives, c’est-à-dire une forme. Il recourait à sa manière
"artificielle" surtout dans ses portraits de la bourgeoisie, au point de réussir à produire
des images de type pictural ou semblables à celles qui paraissaient dans les revues
argentines de l’époque, El Hogar et Leoplan, au sujet du "grand monde" de Buenos Aires et
du Rio de la Plata. En revanche, sa manière "naturelle" surgissait lorsqu’il réalisait des
29

portraits du monde paysan et rural, des groupes populaires, des ruines, des rues, etc...
Dans ces derniers, il donne l’impression de ne pas chercher des images qui ressemblent à...,
mais purement et simplement celles qui correspondent à ce qu’il veut photographier.
(Cette différence entre une "manière" et l’autre, que je souligne comme si elle était
brutale, pour des raisons démonstratives, en réalité n’est qu’une différence de degré).
5 En ce qui concerne les genres photographiques, Chambi n’en néglige presque aucun : le
portrait dans ses diverses variantes, le paysage naturel et urbain, la photographie des
"événements" (c’est-à-dire la photographie de reportage bien que Chambi n’ait jamais
destiné les siennes à la publication), la photo d’architecture, des rites sociaux, etc... Ce
qu’il ne pratiqua jamais, ce sont le nu, la nature morte, ce qu’on appelle le "paysage
intérieur", les recherches de texture, de forme et de lumière (ses photos où la lumière - le
contre-jour par exemple - cherche l’effet et se trouve comme chargée de substance visent
en réalité d’autres fins que le simple exercice formel : elles cherchent à induire un certain
type de sensation - disons de pathétisme ou de raffinement - à l’égard de leur sujet : un
petit Indien priant devant la croix, une élégante...). Rien de plus prévisible : ces genres se
situent au sein du courant de la photographie qu’on appelle "créative" laquelle, comme
on sait, se dirige soit vers l’expérimentation formelle, soit vers la métaphore et la
projection de la subjectivité, et Chambi ne s’intéresse ni au formalisme per se, ni aux
abandons à l’intimité psychologique ou physique d’autrui, à ses fantasmes ou à ses désirs.
Seul l’intéressait la réalité sociale.

Le (contrat) social
6 Par ce mot, je ne me réfère ni à la vie mondaine, ni aux lieux communs de la photographie
dite "sociale" - images dénonciatrices et contestataires sur la pauvreté, l’oppression et les
inégalités, par exemple - mais plutôt à la dimension sociale des faits, des personnes et
même des choses, au double sens de ce qui révèle l’ancrage dans (ou la correspondance
avec) une certaine condition sociale (fonction ou métier, couche sociale, ethnie, etc..) et de
ce qui rend compte de l’aspect public, c’est-à-dire l’aspect ou le signifié admis, reconnu et
catégorisé par les individus dans leurs interrelations quotidiennes -deux sens étroitement
reliés du fait que parmi les choses que les groupements humains établissent dans leur
commerce journalier figurent la division du travail, la hiérarchie sociale, les
comportements culturels, les signes extérieurs comme manière d’expliciter, parfois
agressivement, ces différences. (Combien aurait intéressé ces spécialistes du "social" que
furent Durkheim et Mauss cette œuvre qui présente les relations sociales comme des
choses tangibles - ou pour mieux dire visibles - et les choses - y compris les objets
naturels les plus éloignés de l’intervention humaine, telles une étrange et gigantesque
formation rocheuse ou une vertigineuse chute d’eau - comme des faits sociaux dans la
mesure où elle les montre comme des réalisations humaines ou à défaut comme des objets
contemplés par une foule !).
7 En raison de cette tendance à mettre en relief le status de ce qu’il photographie ainsi que
sa signification publique, Chambi élude ou, pire, ne voit pas (et c’est là une de ses limites)
ce qui est en marge, la connotation métaphysique ou irrationnelle, le secret ou
simplement le privé, l’insolite ou l’inhabituel, ce qui va à rebrousse - poil ou ce qui
transgresse la norme (bien évidemment, je ne parle pas de la norme juridique, du fait que
cette dernière n’a pas d’importance particulière, sinon de celle qui règle implicitement les
conduites effectives). Cette norme - disons autrement : l’habituel - est pour lui un
30

spectacle suffisant et débordant de photogénie : le gamonal qui contemple ses domaines,


le policier avec le jeune filou qu’il vient d’attraper, les écoliers faisant l’école
buissonnière, une fête de carnaval, des demoiselles cuzquéniennes lors d’une réunion
mondaine, les rues, les ruines incaïques, un groupe de paysans mangeant lors d’un
bivouac de grand chemin, un autre groupe saisi d’angoisse faisant antichambre au
tribunal, etc…

LA CASCADE D’OLLACHEA, Puno 1940


31

ROCHE DE TINAJANI, Puno 1945

LE GRAND PROPIETAIRE FONCIER BLAS AGUILAR, Cuzco 1940


32

JEUNES COLEGIENNES "DE LA MERCI" AU JARDIN, Cuzco 1932

Martin Chambi romancier


8 C’est en ce sens, c’est-à-dire dans cette volonté de faire un portrait général de la vie de
tous les jours de l’homme en société, que l’on peut appliquer à Chambi ce que J.B.
Priestley écrit à propos du grand romancier : "Des personnages dans une société
déterminée, voilà ce qui constitue l’art du roman. Il y a mieux : pour le grand romancier,
la société elle-même devient un personnage, quelquefois même le personnage principal".
9 Priestley pense à des cas comme celui de Balzac, de Dickens et de Faulkner, et à leurs
grands tableaux respectifs de la comédie humaine* française à l’époque de la Restauration,
des antagonismes de classes dans le Londres victorien, de la société sudiste arriérée des
Etats-Unis pendant les premières décennies de ce siècle. En cédant légèrement au jeu des
associations libres, rien ne nous empêche - à titre de curiosité expérimentale - de relier
Chambi à cette famille en le considérant comme le "romancier" de Cuzco pour cette
période de son histoire qui va de 1920 à 1950. Nous découvrirons ainsi que, analogue en
partie à la société de Faulkner, le Cuzco de Chambi est une société semi-rurale, complexée
à cause d’une sorte de sécession psychique et sociale, du souvenir amer d’une défaite plus
ou moins lointaine, de l’état d’ostracisme dans lequel elle vit et d’une horreur paradoxale
pour le mélange des "races", tout en étant foncièrement métisse.
10 Comme dans celui de Dickens, dans le monde de Chambi s’enlacent inextricablement
exploiteurs et exploités (cf. par exemple les photos de la Fête dans l’hacienda Angostura y de
la Fiancée et la domestique dans la demeure des Montes), les contrastes sont dignes du
mélodrame et les personnages atteignent une concentration emblématique (Ne sont-ils
pas sortis tout droit de Dickens le gamonal Blas Aguilar et le jeune mendiant, le géant
misérable de Paruro et le gommeux en smoking ?). Comme Dickens lui-même, Chambi
était un homme pratique capable d’adapter son talent aux goûts du public et de
commercialiser son art sans y regarder à deux fois (la photo-carte postale de Chambi peut
33

être considérée comme l’équivalent du feuilleton ou du roman à épisodes de Dickens) ;


cependant, à la différence de l’hystérique Anglais, qui exagérait les dimensions des
hommes ordinaires jusqu’à faire d’eux des monstres d’égoïsme ou de sacrifice, le
flegmatique Cuzquénien opte pour l’understatement et tire le portrait de ces cyniques
outranciers et de leurs nombreuses victimes sans défense sans aucune emphase ni
grandiloquence, comme s’il s’agissait de la moyenne des gens... peut-être parce qu’ils
étaient aussi communs que n’importe quel passant.
11 Dans la lignée des romans de Balzac, les photos de Chambi sont aussi des études de mœurs *
qui ne négligent pas la description précise des maisons, des meubles, des costumes, des
visages, tous les détails signalant la localité d’où proviennent ses personnages, soulignant
le lourd déterminisme que fait peser sur eux leur appartenance à une classe, une activité
ou une ethnie. Comme Balzac, Chambi tente, dans son œuvre, "de rivaliser avec l’état-
civil" et de se transformer en une sorte de "greffier de la société" (ces expressions
appartiennent à l’écrivain français).

Satirique sans le savoir


12 Ironie du sort : en dépit du fait que Chambi ne s’est jamais proposé de faire la caricature
ou la censure de cet univers, notre impression, à la vue de ses photos, est par moment
proche de celle que provoque en nous l’œuvre de Hogarth et de Rowlandson dans
l’Angleterre géorgienne du XVIIIe. siècle, ou celle de Daumier dans le Paris du milieu du
siècle dernier, artistes célèbres parce qu’ils surent faire - par leurs dessins, leurs gravures
et leurs caricatures - avant celui de tel ou tel individu, le portrait des types sociaux de
l’époque, des scènes de genre et des relations sociales de leur temps, à l’image de ce que
se proposa Chambi ; mais, à la différence du Cuzquénien, ils le firent avec une intention
vigoureusement satirique et même moralisatrice. L’explication de ce rapprochement
inattendu doit résider, comme l’écrit Borges, en ce qu’"il suffit d’examiner une société de
près pour savoir qu’elle n’est pas Utopie et que sa description impartiale court le risque
de frôler la satire". Malgré l’impartialité de la description chambienne, il en résulte, d’une
certaine façon, une sorte de comédie sociale où se trouve caricaturée - c’est-à-dire, selon
la logique borgésienne, où se trouve exposée avec droiture - la trame des us et coutumes
qui constituent cette société.
13 J’ai qualifié d’ironique cette connotation critique impensée dont, au fil des ans, l’œuvre de
Chambi s’est chargée (connotation que célèbrent nombre de ses admirateurs actuels, la
croyant préméditée) parce que rares sont ceux qui, comme lui, s’intégrèrent d’une
manière si inconditionnelle à leur société d’adoption, au point de l’assumer comme un
absolu, c’est-à-dire comme si elle eût été, non le résultat temporaire du mouvement de
l’histoire, mais un ordre établi une fois pour toutes, où tout avait sa place et devant lequel
il n’y avait qu’à observer une conformité (ou faut-il dire, plus aisément, un conformisme)
sans faille.
14 Art et conformité ? N’y a-t-il pas là une contradiction ? Non, parce qu’il n’est pas
nécessaire (sauf pour les aspirations romantiques desquelles Chambi, c’est certain, n’est
pas tributaire) d’être un critique apocalyptique de son milieu pour faire œuvre artistique ;
au contraire, la condition préalable d’un certain type d’artiste consiste peut-être en
l’intégration plénière à un Ordre, aussi injuste soit-il (ne le sont- ils pas tous ?), pour
l’exprimer profondément. Comme l’écrit R.G. Collingwood, expert en ces matières, "ce
34

que l’artiste doit exprimer n’est pas les secrets de son cœur. Comme porte-parole de la
communauté où il vit, il doit exprimer les secrets de cette communauté. La raison pour
laquelle elle a besoin de lui est qu’aucune communauté ne connaît son propre cœur".
Borges, en tiers dans cette conversation, aurait préféré dire "visage" à la place de "cœur",
et Stendhal aurait procuré la métaphore de l’art comme miroir privilégié. Ce qui est sûr,
c’est qu’il s’agit de la même idée et que l’œuvre de Chambi y correspond, du fait qu’elle
fut le miroir qui permit à sa communauté de connaître son propre visage, et même les
secrets de son cœur qui réussissaient à y transparaître.

Un photographe commercial
15 Voyons maintenant une autre facette constitutive de l’art du photographe cuzquénien qui
nous renvoie également au thème fondamental de sa relation à la communauté. Si
Chambi ne se proposa jamais de "dénoncer", sinon de tout enregistrer, s’il ne se soumit à
aucun groupe ni à aucune catégorie, sinon qu’il fut au service de tous, cela s’explique par
la raison (non l’unique raison, nous le savons déjà) que sa photographie n’a jamais
prétendu être critique ni partisane du fait qu’elle avait une visée très différente : une
visée "commerciale". (Dire cela ne revient pas à le discréditer : Shakespeare et Chaplin
furent aussi "commerciaux").
16 Son tempérament rationnel et pragmatique, ainsi que son évidente vocation de survivor
accusèrent en partie ce trait caractéristique. Pour une autre part il y eut le patient
apprentissage du métier de photographe - compris au sens strict de commerce - qu’il fit
principalement à Arequipa sous la houlette de Max Vargas, mais aussi à Sicuani, où la
colonie des mercantis arabes vous enseignait à voir n’importe qui ou n’importe quoi en
mouvement sous les espèces d’un possible client, et même par sa situation à Cuzco où,
avec plusieurs bouches à nourrir, sans ressource propre et sans autre savoir que celui de
son métier, il devait photographier tout ce qu’il pouvait et vendre ses images pour vivre.
De plus, dans le Cuzco des années vingt et trente, il y avait une forte concurrence dans ce
secteur du fait qu’une douzaine de photographes travaillaient simultanément. Chambi
devait avoir "deux fois les yeux ouverts" (comme aurait dit Garcia Marquez) pour s’en
sortir : contre les photographes rustiques (la majorité), ses armes furent sa maîtrise
technique et son raffinement ; contre les photographes compétents et raffinés (comme,
par exemple, Figueroa Aznar qui était également un peintre digne d’estime et un
incorrigible bohême), il usa de son professionnalisme responsable et de sa finesse de
commercant ; contre les uns et les autres, il employa aussi bien son déclassement - qui lui
permit de traverser les barrières séparant telle ou telle catégorie sociale - que sa certitude
d’être en train de réaliser une œuvre capitale qui allait durer. Chambi, comme tous ses
collègues, vivait de son travail, mais à leur différence, il vivait aussi pour son travail, et
cela signifiait non seulement qu’il fallait rechercher les images pour elles-mêmes, mais
également constituer avec toutes un témoignage de son temps.
35

LE GEANT DE PARURO ET VICTOR MENDIVIL, Cuzco 1929

RELIGIEUSE, Cuzco 1925


36

BEBE, DANS LA CHAPELLE ARDENTE, Cuzco 1929

DERAILLEMENT DE LOCOMOTIVE, Cuzco 1934

17 Ainsi le principe constitutif de sa journée de travail, ou le moteur de sa dynamique, se


trouvait dans les requêtes et les attentes de sa multiple clientèle qui allait des paysans
aux cafetiers, des religieux aux grands propriétaires, des dames de la bourgeoisie aux
ouvriers, des intellectuels aux gardiens de la paix, en n’excluant personne. Il
photographiait pour répondre à cette demande - et pour la provoquer. Chez lui, les
travaux de commande et ceux qui étaient le produit de son initiative personnelle
alternaient indifféremment et sans contradiction : Chambi réservait une part de son
temps au studio où il s’installait pour attendre les clients qui viendraient solliciter ses
services (par exemple pour photographier un mariage, la première communion d’un
37

enfant, une cérémonie à l’école ou encore "la tonte des alpagas" dans une hacienda) et une
autre à déambuler de rue en rue, de hameau en hameau, de communauté en
communauté, de province en province, à la rencontre d’images potentielles qui
l’intéresseraient et de clients à intéresser.
18 Comment, dans ces conditions, appliquer à son cas l’opposition entre photographie
"commerciale" et photographie "artistique" ? Au contraire, sa réussite exemplaire
montre que le photographe n’était pas condamné à être écartelé entre les tâches
alimentaires et les travaux créatifs. Lui, par exemple, réalisait les portraits sur commande
de telle manière que, sans préjuger de ses qualités techniques et esthétiques (le cadrage,
l’emploi de la lumière, la mise en place des personnages, la précision du diaphragme,
etc...) mais plutôt grâce à elles, il arrivait à dépasser les sujets qui posaient pour lui en les
présentant non seulement comme tel mariage ou telle promenade champêtre, mais aussi
comme le produit et le symptôme d’une société et d’un moment historique donnés, jetant
ainsi les bases d’une œuvre qui pourrait éventuellement figurer dans des expositions
artistiques. A l’inverse, quand il était attiré par quelque chose - un paysage, une fête
indigène, une église de campagne, l’intérieur d’une demeure coloniale, etc... - pour sa
beauté, sa valeur ethnographique ou sa personnalité visuelle, il faisait des photos
délibérément "artistiques", destinées à figurer dans des expositions que visiteraient ses
pointilleux amis - peintres, musiciens et intellectuels - dont la reconnaissance et les
louanges lui importaient beaucoup... ce qui ne l’empêchait pas, le jour suivant, de les
vendre sous la forme de démocratiques cartes postales que n’importe qui pouvait acheter
à la douzaine et, après y avoir griffonné, envoyer dans le monde entier. C’est que son
projet esthétique fondamental ne s’opposait en rien à l’impératif commercial d’être "au
service du public" ; en réalité, ils s’accordaient exactement. Ce qui l’intéressait, c’était de
faire le portrait le plus authentique de ce public, de ce peuple - et d’autant mieux s’il était
bien payé.

L’art classique de Martín Chambi


19 Ainsi, non seulement sa veine commerciale ne contrariait en rien la fonction de porter
témoignage (au sens balzacien du mot) de la vie sociale de sa communauté, mais elle la
rendait plus facile. Mais, d’un point de vue esthétique, comment caractériser ce choix ?
On a l’habitude de répondre par l’étiquette "documentaire", et ce serait cette esthétique
que Chambi nous aurait léguée. Ceci est vrai si nous comprenons ce mot dans son sens le
plus large, comme une tendance de la photographie opposée à la voie "créative", dans la
mesure où elle ne s’intéresse ni aux figures de la subjectivité, ni aux considérations
formelles ou "métalinguistiques", mais plutôt aux faits objectifs et à la réalité sociale.
Mais, si l’on veut être plus précis, le terme pose problème parce que les contraintes
documentaires au sens strict se définissent habituellement, en pratique, comme la
représentation d’un groupe humain pour la montrer à un autre groupe humain (les
photos documentaires que n’importe qui a l’idée de faire prennent toujours pour sujet les
autres), alors que l’œuvre de Chambi est l’expression immédiate d’une culture (la culture
andine) qui se regarde et qui se montre à soi-même. Dans le documentaire, il y a un
élément d’extériorité qui n’existe pas chez Chambi pour la simple raison que sa clientèle
de base était, comme on l’a vu, le peuple qu’il photographiait, auquel il appartenait dont
ses photos étaient l’expression. Esthétiquement, son style relève, selon moi, d’une autre
catégorie que du "documentaire". Je crois pouvoir le qualifier de classique. Il l’est en ce
38

que toute attitude classique - comme celle de Chambi - trouve ses racines dans les
aspirations et les sentiments de la société où elle s’incarne et en ce qu’elle recherche une
solution formelle qui s’accorde au mieux avec les modes de vie et les exigences sociales
qui s’expriment à travers elle.
20 Cette étiquette de "classique", limpide en apparence, se trouve en réalité chargée
d’ambiguités et de significations multiples qui exigent un éclaircissement, même
sommaire. Il est clair que l’art de Chambi n’est pas classique dans le sens d’obéir à des
canons préétablis et d’appliquer des schémas a priori indifférents à (non suscités par) la
matière de référence, en dépit de la maîtrise qu’il en a ; j’ai dit plus d’une fois que l’image
chambienne caractéristique de sa manière donne l’impression, non pas de dériver
d’autres images, mais d’être comme une réponse "naturelle" aux stimuli visuels de la
réalité (sociale), s’y accordant sans la médiation d’aucun art(- ifice). Mais il est tout-à-fait
classique par divers traits caractéristiques qu’il partage avec cette tradition : ses images,
pour la plupart, s’ordonnent autour d’un centre et ont une propension à la répartition
symétrique ; elles sont prises essentiellement de face, et l’angle favori est celui du regard
humain normal ; elles visent à la netteté des contours de la sculpture, non à la suggestion
évocative ou à la création d’une "atmosphère" ; elles cherchent à être transparentes par
rapport au thème, c’est-à-dire à se faire oublier en tant qu’opérations photographiques ;
elles montrent, de préférence, les personnes et les choses dans leur entier ou dans des
ensembles, manifestant les relations entre les unes et les autres sans escamoter le
background. A ce propos, on sait combien le classicisme doute de l’expressivité du
fragment, ou, pour mieux dire, qu’il ne se fient ni au "fragment" ni à "l’expressivité". Par
exemple, Chambi évite la dramatisation expressive (et, a fortiori, les distorsions
expressionnistes) pour jeter un regard serein sur toutes choses comme si, par souci de
méthode, il taisait ses propres sentiments pour laisser la photographie parler d’elle-
même. Par ailleurs, à la différence des esthètes qui soutiennent la primauté du fragment
(qu’il soit temporel ou spatial) par rapport à la totalité et qui affirment que la vérité des
choses est fugace - ou qu’elle réside uniquement dans une partie spécialement intense par
ses limites ou sa marginalité -, Chambi part du postulat que la vérité se manifeste plutôt
quand on prend en compte la totalité et les interrelations, que la vérité réside, non dans
un moment éphémère et privilégié, aussi décisif soit-il, mais dans ce qui dure ou dans ce
qui est sous-jacent aux mouvements contingents et aux changements en surface, non
dans ce qui ne se répète jamais, mais dans ce qui peut revenir de temps à autre lorsqu’on
le cherche ou qu’on l’appelle, non dans l’accidentel mais dans l’essentiel.
39

CRUZ VELACUY A QUILLABAMBA, Cuzco 1929

Un humaniste platonicien
21 Cet art est classique également parce que, par l’effet de la stratégie formelle dont nous
avons parlé et en s’opposant au misérabilisme de la photographie de "dénonciation",
Chambi confère à ses sujets une sorte de gravité ou de majesté en dépit, souvent, de la
situation objectivement pénible dans laquelle il les montre : dans tous les cas, il leur
confère une grande dignité. C’est là que réside l’humanisme de Chambi, sa manière
positive de montrer les gens, en particulier les paysans pour lesquels il donne
l’impression de construire une œuvre de sauvegarde ou de réparation. Le problème est
que, de là à les statufier, à les convertir en mythes visuels, ou peut-être en des sortes
d’archétypes, il n’y a qu’un pas, que Chambi fait souvent aux dépens des individus eux-
mêmes : il semble parfois que Chambi ne voit pas (ni ne montre) ce portefaix indigène,
cette dame de la bourgeoisie, ce gamonal - uniques et insubstituables dans leur
idiosyncrasie, certainement complexes - mais plutôt un ensemble d’êtres platoniciens : le
portefaix, la bourgeoise, le gamonal, comme s’il ne s’intéressait ni au caractère, ni à la
subjectivité, mais seulement à la condition.
22 J’ai dit que Chambi recherchait l’essentiel. Nous pouvons ajouter maintenant que
l’essentiel, pour lui, se trouve dans le type, non dans l’individu - et en cela aussi il est
classique. Par ailleurs, il découle de là un autre de ses traits de style les plus notoires : ses
sujets posent. Rien de plus logique : selon Golo Mann, quand on photographie quelqu’un à
l’improviste ou à la dérobée, il "révèle son caractère" - et c’est justement, nous l’avons vu,
ce que dédaigne Chambi. Mais si ce quelqu’un fait face à l’appareil en connaissance de
cause et conscient du fait qu’on va tirer son portrait, "avec une certaine solemnité, avec
l’intention de s’exhiber devant soi- même" poursuit Mann, "il devient quelque chose de
plus que lui-même, il incarne un type" - et c’est justement ce que Chambi cherche à fixer.
40

Du type au stéréotype
23 Le danger est que, avec ce penchant pour le type, l’artiste classique peut tomber dans le
stéréotype en dépit de la différence de principe qu’il y a entre les deux. En effet, l’image
typique est celle qui est représentative de quelque chose ou qui incarne son état
"essentiel" - ce qui demande, pour être découvert, une attention et un discernement
envers l’objet- tandis que dans l’image stéréotypée, la répétition automatique, monotone
et sans discrimination des formes et des schèmes dénote une indifférence envers la
particularité de chaque objet et de chaque cas.
24 Mais la divergence des moyens n’empêche pas la similitude des fins car si l’artiste
classique s’efforce d’arriver au type - qui procède inévitablement d’un esprit générique -,
la horde de ses disciples se contente, par inertie, de stéréotyper cette découverte en
l’utilisant de manière mécanique. Comme le dit Borges : "encore une marque du
classicisme : la croyance en ce qu’une fois qu’on a forgé une image, celle-ci devient un
bien public". (Ainsi, poussés par la vague montante du tourisme, quelques - uns des
photographes de métier du Cuzco des années cinquante - dernière période d’activité de
Chambi - firent des images des rues, des ruines et des églises typiques en reproduisant les
angles et les autres caractéristiques des photos que Chambi avait prises avant eux, comme
si ce fut - ou parce que c’était - la manière la meilleure ou la plus naturelle ou parce que,
ayant prouvé son efficacité à tel point que tout le monde voyait la ville pratiquement
comme lui, il n’y avait aucune raison de faire autrement. Certains même poussèrent
l’imitation à l’extrême jusqu’à avoir leur propre version de, ou variation sur, la fameuse
Tristesse andine. Une des raisons, je crois, pour lesquelles Chambi cessa progressivement
de photographier - et le public de le choisir en premier lieu - est que le marché fut inondé
d’images semblables aux siennes et déborda de pseudo Chambis). La seule chose que tous
les classiques rejettent, c’est l’image originale au sens d’image "inventive" et même
"capricieuse", en tout cas "personnelle". Seuls les artistes de la veine romantique
cherchent à laisser leur empreinte dans leur œuvre, provoquent la polémique et le
conflit, subissent la fascination du lointain (dans l’espace et dans le temps) et de
l’exotique, de l’Autre en un mot. Les artistes classiques s’intéressent au Même ; ils
recherchent l’assentiment et s’appliquent à ce que leurs images paraissent inévitables,
nécessaires, comme émises par le sujet qui en est le thème et non comme le résultat de la
liberté créative de quelqu’un. Pour la tradition classique, l’impersonnel est une valeur.

Classicisme et modernité
25 Mais il existe un aspect par lequel le classicisme de Chambi se découvre encore plus
intrinsèque et duquel viennent probablement les autres caractères qui le lient à cette
esthétique : je me réfère, même si cela semble paradoxal, à son exceptionnel degré de
modernité. En effet, Chambi se plia absolument à l’esprit de son temps, aux mouvements
et aux réajustements de sa société, en exprimant de manière transparente ses
contradictions et ses superpositions, ses facettes, ses désirs et ses craintes, son métissage.
Nous avons vu déjà comment Cuzco, au sortir de sa longue léthargie coloniale, se réanima
et, aux environs des annés vingt, voulut par un effort vigoureux, se mettre à la page dans
tous les domaines, processus dont Chambi célébra dans ses photographies les signes et les
symboles (le premier avion, la nouvelle imprimerie du journal El Comercio, la façade
41

illuminée de la Compagnie d’électricité, le dernier modèle de voiture, etc...).


Profondément branché sur le présent le plus immédiat (avoir choisi l’appareil photo
comme instrument de son métier et de son langage était un signe de son extrême
modernité) il fut cependant hautement sensible à la tradition sous le double aspect de son
accord avec le monde rural et paysan et de sa fascination pour le passé incaïque tel qu’il
était en train d’être récupéré à travers les découvertes archéologiques. La contradiction
n’est qu’apparente car, en marge de ses motivations les plus intimes, l’exaltation de son
tréfonds culturel et racial était une autre manifestation typique de ce même présent au
moment où sa conscience de soi entrait en crise et souffrait une sorte de révolution (la
révolution indigéniste) qui revendiquait le caractère autochtone et le passé pré-
hispanique.

MARIA LUISA DE LA TORRE ROMAINVILLE AVEC VOITURE, Cuzco 1928

26 Comment une œuvre si professionnellement contemporaine, si expressive de sa propre


actualité, peut-elle être qualifiée de classique, concept dont la connotation intemporelle
est proverbiale ? Habermas répondra qu’il y a des niveaux de la modernité : l’un est
purement stylistique, et sa nouveauté extérieure est rapidement gommée par une autre
nouveauté, tout aussi précaire ; mais il existe un autre niveau plus profond qui consiste
en la pleine adéquation de l’œuvre à son moment historique et à l’état de la société où elle
surgit : "L’œuvre moderne devient classique pour avoir été, à un moment donné,
authentiquement moderne. Notre sentiment de la modernité produit en lui-même ses
propres canons du classique". C’est en ce sens, pour terminer, que l’œuvre de Chambi,
tout en étant moderne, est intrinsèquement classique. Fille de son temps, elle transcende
son propre temps. C’est pour cette raison qu’elle s’est constituée, a posteriori, en un
paradigme et un modèle dont les canons et les standards s’imposent aux épigones sans
discussion possible.
42

L’illusion du candide épigone


27 Est-ce une raison pour que les photographes d’aujourd’hui puissent s’inspirer de cette
œuvre ? Dans un sens très particulier, peut-être que si, bien que tous ceux qui y
réussissent ne l’ont probablement pas fait volontairement, pas plus qu’ils ne s’en rendent
compte, en dehors du fait qu’ils doivent être très rares, presque exceptionnels. Ils
s’inspirent de cette œuvre en raison d’une affinité profonde, qu’il faudrait appeler
spirituelle, et parce qu’ils partagent une situation sociologiquement similaire (j’y
reviendrai), non en lui empruntant ses traits de style. Il est possible aussi qu’ils ignorent
l’existence de Chambi, car l’érudition, la perspective critique et la conscience de l’histoire
de son moyen d’expression ne sont guère le propre de ce type de photographe. L’imiter,
en revanche, dans son aspect le plus fongible, est certainement à la portée de n’importe
lequel de ses admirateurs, en particulier des plus superficiels : de fait, il existe une foule
de ces candides épigones, pieusement fidèles à la lettre et traîtres, sans le savoir, à
l’esprit. L’ordinaire de leur méthode consiste à adopter les mêmes thèmes : ils arrivent en
nuées à Cuzco, à la recherche d’un recoin non enregistré, ou bien ils accourent vers les
communautés - pas trop éloignées - du milieu andin, pour voir s’ils pourraient fixer des
rites qui paraissent traditionnels, ignorant que la tradition authentique évolue et prend
des aspects trompeurs et inattendus ; ou bien ils essaient de se renseigner avant leur
collègues, sur la dernière fouille archéologique, sans oublier de consulter, dans le guide
touristique, le calendrier des fêtes religieuses à Coilluriti, Paucartambo ou Cotabambas.
28 Les sujets peuvent être les mêmes, mais combien est différent le rapport qu’ils
entretiennent avec eux ! Tout d’abord, ce sont des "thèmes photographiques" déjà établis
et faisant presque partie du répertoire (à la suite de Chambi, précisément) et non des
aspects de la réalité qu’ils contribuent à découvrir. Ensuite, ils correspondent à un monde
qui leur est étrange et lointain, d’où probablement leur attrait : ils sont exotiques, donc il
faut les photographier. Chambi, au contraire, procéda en sens opposé. Ses thèmes étaient
ancrés en lui, ils appartenaient à son environement immédiat et coutumier, et le choix
qu’il fit d’eux - les ruines incaïques par exemple, mais surtout les Indiens - fut un acte de
création et de révélation, non la poursuite d’une tendance de la photographie. En effet,
rappelons-nous qu’à son époque le système reposait entièrement sur l’exploitation
inhumaine des Indiens sans préjudice de leur totale incorporation à la société, à
l’économie et même à l’intimité du cercle de famille. L’idéologie établie prescrivait par
conséquent de les "néantiser", ou pour mieux dire, de les ranger dans une catégorie infra-
humaine, non loin de celle qu’occupaient les animaux domestiques (cf. la photo de la
famille d’Angel P. Vargas où les deux Indiens de service sont assis aux pieds du groupe
formé par leurs maîtres, au même niveau que le chien de la maison). Ainsi, ils manquaient
d’une entité suffisante pour justifier une photographie, hormis comme éléments du foyer
ou comme éléments (réifiés) d’un paysage. En faisant leur portrait individuel dans ces
conditions, Chambi, encouragé par les indigénistes, leur conférait une importance et une
dignité inaccoutumées, allant à contre-courant de l’idéologie qui tendait à les diminuer
ou à les scotomiser.
29 Parallèlement à ce double défaut au regard du thème - la relation externe, la poursuite
d’un chemin déjà emprunté - les faux épigones tendent à se distinguer dans le style, c’est-
à-dire dans l’esprit. Ils réalisent des photos fragmentaires, "expressives" (dans le sens du
misérabilisme en général), avec des effets épidermiques dûs à l’usage du téléobjectif, du
43

grand angulaire, de l’exposition prolongée ou du cadrage volontairement déséquilibré ;


ou bien ils saisissent leurs sujets à l’improviste ou à leur insu, ou en close-up, ne
s’intéréssent qu’à la texture et aux coloris de leurs pittoresques costumes, ou à leurs
visages burinés ; ou bien ils captent l’apogée ou le "moment décisif" d’une action, c’est à
dire la figure plastique, circonstancielle et inréitérable, comme une image de
kaléidoscope, qui soudain se produit au plus fort d’un instant pour s’évanouir aussitôt. Il
ne pourrait en être autrement vu que le style est en grande partie fonction du sens que
prend le thème pour le photographe. Pour Chambi et ses clients, c’était la substance qui
constituait le thème : telle rue, tel groupe de personnes, tel évènement, ce qui fait que son
style fut transparent, obligeant, classique. Pour ses faux épigones et leurs propres clients,
cette rue, cette fête traditionnelle, ce groupe ne sont pas autre chose que des prétextes
pour obtenir des images "originales" et "impressionnantes", exotiques en tout cas, ce qui
les fait opter pour un style maniériste qui vise aux effets formels ; des occasions, peut-
être aussi, pour nous faire ingurgiter un discours visuel "de protestation" similaire à un
slogan politique, ce qui leur fait choisir des image "expressives" et dramatiques. Dans tous
les cas, ces épigones candides ou futés, sont des espèces de touristes qui entretiennent un
rapport tangentiel ou théorique avec la société andine, de sorte que le secret de Chambi
était son degré de fusion organique avec elle.

FAMILLE DE MONSIEUR ANGEL P. VARGAS, Cuzco 1926

30 Le grand problème est que, pour le photographe d’aujourd’hui, ce type de relation n’est
pas affaire de choix parce qu’il procède, comme on l’a vu dans la première partie de ce
texte, de la providentielle convergence de circonstances historiques, sociologiques et
personnelles qui ne se rencontrent ni ne se produisent à volonté. Rien qu’en ce qui
concerne l’aspect sociologique, par exemple, souvenons-nous que Chambi adopta comme
habitat, sujet et clientèle une société suffisamment complexe pour lui apporter la
stimulation propre à la vie urbaine (variété des clients nantis, nécessité de s’imposer face
à la concurrence, milieu culturel qui stimule son élan artistique et sa conscience
44

politique, etc...) et en même temps assez simple pour lui permettre d’établir avec elle un
rapport personnel, direct et sans intermédiaire - dans tous ses aspects, ses instances et ses
regroupements -, que Claude Lévi-Strauss a qualifié d’authentique, caractéristique selon lui
des sociétés pré-modernes et qui constitue la condition sine qua non d’un art possédant la
même idiosyncrasie que celui de Chambi. En effet, Cuzco était un centre urbain établi
depuis des siècles, mais un centre avec lequel le monde rural avait des attaches physiques
et culturelles. En dépit de ses énormes inégalités, il n’était pas découpé en compartiments
étanches et les classes sociales ne se considéraient pas comme étrangères les unes aux
autres. Ses traits, par beaucoup d’aspects, semblaient ceux d’un bourg médiéval à
l’automne de l’époque féodale en Europe où coexistèrent un ordre encore archaïque et les
prémisses de la modernité.
31 C’est précisément l’anthropologue français dont j’ai parlé qui, dans sa célèbre attaque
contre l’art moderne, attribue - si j’ai bien compris - à ce type de société une situation où
le goût de l’artiste et de sa communauté coïncident pleinement, de telle manière que l’art
réussit à remplir une "fonction collective" et se constitue en "un système de
communication qui fonctionne à l’échelle du groupe". En revanche, dans une société plus
moderne, l’art se convertit inévitablement en une affaire de minorités ou de secteurs qui
s’excluent mutuellement, la vision de l’artiste s’éloigne de celle des "philistins", la
clientèle n’est plus la société tout entière mais elle se subdivise en segments d’amateurs *
aux goûts spécialisés et il n’est, par conséquent, plus possible de parler d’art populaire. La
fonction et les qualités de l’art se transforment sous l’empire d’un pur déterminisme
sociologique et l’artiste, quels que soient ses désirs et ses efforts, sera incapable de
dépasser ce déterminisme infrastructurel.
32 J’ai parlé plus haut de la modernité de Chambi, c’est-à-dire de son aptitude à s’adapter au
présent en le transformant en son moyen d’expression naturel, mais sa communauté, à
l’époque, présentait des traits archaïques qui furent la condition de possibilité de son art
tel qu’il se développa, et qui ont d’ores et déjà disparu–ce que nous pouvons appeler le
"primitivisme" de Chambi. C’est en ce sens qu’il n’est plus possible de rivaliser
aujourd’hui avec lui, du moins dans sa propre société. Ceux qui y prétendent n’atteignent
paradoxalement qu’à l’opposé, car rien n’est plus artificiel et affecté que d’essayer de
rivaliser avec ce "naturel" archaïque en pleine modernité. C’est cela l’illusion du candide
épigone.

Fleuves profonds
33 A la fin de la première partie de cet essai, nous avons vu que l’œuvre de Chambi, dans l’un
de ses aspects essentiels, peut être comprise comme un effort délibéré pour témoigner de
la persistance, à travers les siècles, de la culture quechua autochtone, si nous voyons à
quel point il se consacra systématiquement à la photographie de ses manifestations
encore vivantes. Cependant, bien que son attitude s’appariât à celle de l’ethnologue qui
étudie une culture en déshérance ou en voie d’extinction, il se comportait en réalité
comme un militant de cette culture qui la défend par sa fidélité et aussi en la propageant
sous le couvert d’une assimilation complète à la culture dominante. Dit d’une autre
manière : il ne s’agit pas tant d’un photographe qui enregistre les manifestations de la
tradition indigène que de sa photographie qui est la manifestation de ce courant
traditionnel et la preuve qu’il demeure vivant.
45

34 Chambi ne fait-il pas au XXème siècle - grâce à l’appareil photo pratiquement la même
chose que Guaman Poma fit au XVIIème à travers ses dessins, comme si le langage des
images, et non l’écriture, était la langue naturelle de l’homme quechua, comme si le but de
ces discours visuels si éloignés dans le temps était pourtant identique : plaider en faveur
des Indiens ? (Ce qu’on appelle l’école de Cuzco en peinture - qui s’épanouit durant la
colonie - et l’école du cinéma de Cuzco - née dans les années cinquante de ce siècles - ne
vient-il pas confirmer tout ceci ?). La sobriété et la discrétion caractéristiques de Chambi,
son esthétique de la photo directe, frontale, nette et régulière, son classicisme
monumental ne proviennent- ils pas, plutôt que d’un apprentissage des traditions
artistiques occidentales, de la survivance en lui de l’esthétique et du style spirituel des
Incas ?
35 En effet, l’esthétique des Incas fut celle de la sévérité formelle, de l’assemblage qui ne se
remarque pas, de l’adaptation efficace même aux milieux les plus hétérogènes et les plus
inaccessibles. Leur principale valeur morale et esthétique fut la stricte discipline.
L’historien nord-américain John Hemming constate par exemple, à propos de leur
splendide architecture, qu’"ils ne perdirent pas leur temps à des embellissements
décoratifs tels que pilastres, sculptures, corniches et moulures. Les civilisations pré-incas
de la côte péruvienne revêtaient leurs édifices de fresques entrelacées, de rinceaux
élaborés et d’ornements sculptés. Les Incas avaient trop de retenue ou trop de
raffinement pour une décoration aussi évidente". Ce n’était pas, cependant, une question
de primitivisme ou de manque de style, sinon un trait caractéristique de celui-ci.
36 Hemming continue : "Le refus par les Incas de la décoration élaborée fut une décision
consciente. Ceux-ci se nourrirent en toute liberté de régions plus développés, conquises
au bénéfice de leur empire. Ils empruntèrent les techniques du travail de la pierre aux
Collas du Lac Titicaca, les murailles et les enceintes quadrangulaires aux Chimu de Chan
Chan et remplirent la capitale de Cuzco d’artisans, d’orfèvres, de céramistes et de
tisserands venus des tribus qu’ils tenaient sous leur domination. Par conséquent, ils
durent décider que les murs décorés ne conviendraient pas à leur caractère austère et à la
haute efficacité de leur Empire embrigadé".
46

TEMPLE DE COAZA, Sicuani 1935

37 Pour ce qui est du traditionnel esprit collectiviste des Incas, Chambi s’y rattache par deux
convictions que nous avons étudiées : l’une est que le vrai centre de gravité se trouve
dans le groupe, non dans l’individu ; l’autre que la personnalité de ce dernier est fonction
de sa dignité et de son rôle social, non de son caractère privé. D’où provient, en général,
le fétichisme de l’identité sociale qui caractérise l’œuvre et la vie de Chambi tout comme
sa subordination volontaire et presque heureuse à la communauté ; d’où, en particulier, la
manière qu’il a de faire des portraits où ne se remarque aucun effort pour pénétrer la
subjectivité des personnes du fait que, pour lui, la personnalité de chacun est fonction de
sa place et de son emploi dans la vie sociale, c’est-à-dire, du statut et de la profession, non
de la psychologie.
38 La partie de son travail consacrée à l’enregistrement des constructions et des monuments
incaïques, ou pour mieux dire, des ruines qu’il en reste, est particulièrement expressive
de la relation vitale que Chambi entretint avec sa culture ancestrale. Voici pourquoi. Tout
au long de l’histoire de l’art, le goût pour les ruines a constitué un lieu commun,
presqu’un genre, propre à la sensibilité romantique dont le dégoût pour le présent et la
nostalgie d’un passé à jamais perdu sont devenus proverbiaux. De même, ce genre de
motif est d’habitude prétexte aux atmosphères crépusculaires, aux notes lugubres ou
désolées, aux allégories mélancoliques sur le devenir des choses ou sur leur essentielle
vanité devant la toute-puisssance du temps qui détruit tout.
39 Tout au contraire, les centaines d’images que Chambi tira des ruines cuzquéniennes
comportent une atmosphère diurne, une connotation affirmative et monumentale en
dépit des lacérations qu’elles laissent paraître, comme s’il sentait lui aussi - à l’instar du
personnage d’Arguedas dans Les Fleuves profonds - que le sang coule encore dans les veines
des pierres incaïques. Ce n’est pas leur érosion qui l’attire, mais leur ténacité. Ses photos
ne soulèvent pas de méditations sur ce qu’emporte le vent, mais plutôt sur la durabilité
47

de certaines choses. Cette sensation est si forte en lui qu’elle le conduit même à faire des
photos ouvertement démonstratives - comme celle du rocher d’Ollantaytambo où les
adolescentes indigènes sont étendues avec une aisance avantageuse, ou celle du temple de
Raqchi où les paysans posent avec arrogance à son pied - comme s’il s’agissait de pseudo-
manifestations d’un courant toujours en activité. Les ruines et les hommes se montrent
fermes et consistants : la vanité se trouve du côté du temps qui semble rouler sur eux sans
pouvoir les détruire.

Les "caprices" baroques de Martin Chambi


40 Penser à la relation qu’entretint Chambi avec les ruines de Cuzco me conduit presque
automatiquement à évoquer aussi celle de Giovanni Battista Piranesi, le grand graveur
italien du XVIIIème siècle, avec les ruines romaines. En effet, ce dernier consacra la
majeure partie de son œuvre à enregistrer les monuments de la Rome antique en des
images splendides qui célébraient leur magnificence. Si l’on écarte une certaine
dramatisation dans ses couchants tourmentés et dans l’usage d’ombres menaçantes
(caractéristiques d’un artiste à cheval entre les périodes baroque et néoclassique de l’art
européen) qui produisent une atmosphère distincte du midi solaire et dégagé de la mise
en image chambienne, le travail du Piranèse se caractérise par la même volonté
descriptive, probe et utile, qui est le propre du photographe péruvien. Fonction d’autant
plus importante qu’aussi bien les ruines romaines que les cuzquéniennes étaient livrées
aux intempéries et aux mauvaises herbes ou, pire encore, servaient de carrières pour les
constructions nouvelles, du fait que la majorité de leurs contemporains respectifs les
considéraient comme des vieilleries sans grande utilité, bien que la conscience
archéologique commençât à s’éveiller après la découverte d’Herculanum et de Pompéi
dans le premier cas, de Machu Picchu et de Wiñay Wayna dans le second. Piranèse et
Chambi se rapprochent non seulement dans leur entreprise commune de sauver
d’antiques monuments, mais aussi - et c’est là l’aspect essentiel de leurs immenses
œuvres - dans le projet plus général de fixer en images la substance même des villes
auxquelles ils consacrèrent infatigablement trente années : Rome et Cuzco - cités qui en
réalité leur étaient étrangères (Piranèse était originaire de Venise et Chambi de Puno)
mais que tous deux s’approprièrent en faisant d’elles leur destin.
41 En prolongeant, presque par jeu, le parallélisme entre Piranèse et Chambi, je remarque
que, si tous deux furent reconnus, en leurs temps et leurs milieux respectifs,
principalement pour le type de travail dont j’ai parlé, il existe dans leurs œuvres une
pente secrète, ou du moins marginale, qui semble contredire l’impression selon laquelle
nous devrions considérer exclusivement en elles, ou leur ligne principale, ou leur côté
exotérique. Dans le cas du Piranèse, je pense à ses incomparables capricci (c’est ainsi qu’il
les nommait, suivant en cela la mode de son temps) qui représentent des prisons
imaginaires auxquelles leur invraisemblable architecture de cauchemar confère une sorte
d’envolée symbolique ou métaphysique. Les caprices de Chambi (pourquoi ne pas les
appeler ainsi, s’ils n’étaient pas autre chose ?), pour leur part, n’ont rien à voir avec ceux
de l’Italien pour ce qui se rapporte à leur signification, du fait qu’ils ne sont en rien des
délires exprimant des angoisses profondes qui nous concernent tous, mais plutôt de
modestes exercices dans l’art - mineur - de se faire plaisir. Ils n’ont rien à voir, sinon par
opposition : alors que Piranèse s’emploie à développer de gigantesques architectures
pétrées, des atmosphères oppressantes et comme habitées par un châtiment où pullulent
48

des êtres anonymes et minuscules, Chambi se blottit dans une espèce de cavité utérine
soyeuse et paisible, propice aux délices de la rêverie et où règne un individu unique et
central. Je songe à ses remarquables autoportraits de studio dans lesquels,
incroyablement, l’artiste self-efaced par antonomase se livre en secret à une anodine
mégalomanie.
42 Ces photos insolites sont des plongées dans un espace intérieur fluide, privé et asocial, où
il est possible de s’imaginer en toute liberté comblant des projections idéales de soi-
même, peut-être frustrées, ou pour le moins réduites, par la rigueur féroce de l’ordre
social. Parmi celles-ci, la pièce maîtresse est sans aucun doute l’Autoportrait de 1923, sur
lequel on voit l’auteur et personnage de la photo - le jeune Chambi - vêtu avec l’élégance
d’un dandy, contemplant un négatif indéchiffrable, mais que nous savons aujourd’hui être
celui de son propre Autoportrait de 1922 (nous devons remercier de cette découverte le
photographe et critique Fernando Castro). Cette espèce de jeu de miroirs
photographiques ou d’autoportrait au carré implique chez Chambi, en plus d’un trait
psychologique insoupçonné, une perspective esthétique nouvelle, d’extraction plus
purement européenne, non pour son recours au genre passe-partout de l’autoportrait -
que les arts figuratifs de l’occident ont cultivé approximativement depuis la Renaissance,
et qui s’est répandu presque dès les origines dans la photographie - mais par l’usage d’une
variante de ce qu’on appelle la mise en abyme, modalité raffinée de l’art selon laquelle une
forme s’inclut elle-même comme partie de son sujet (faut-il citer des exemples, depuis Les
Ménines de Vélasquez jusqu’à l’Autoportrait de l’artiste peignant un modèle nu devant le miroir
d’Egon Schiele, du Quichotte de Cervantes aux derniers romans de Kundera, de His new job
de Chaplin à l’Intervista de Fellini, etc.). Ainsi Chambi, le photographe par fonction dont la
stratégie stylistique paraissait correspondre à ce que Susan Sontag appelle "le premier
stade de la culture de l’appareil photo", se révèle soudain à la hauteur d’un esthète
consommé.
43 Autre révélation : l’envers baroque d’un artiste dont le classicisme paraissait entièrement
fermé. Ainsi, nous voyons, au lieu de la clarté uniforme du jour, tout un jeu de lumières
délicates et d’ombres moelleuses ; au lieu de la grossière netteté de l’ensemble, des zones
d’une parfaite mise au point entourées par d’autres délibérément ambiguës ; au lieu de la
frontalité crue, une ébauche de champ transversal ; au lieu d’une scène transparente dont
tous les éléments son clairs et identifiables, une scène trompeuse, diaphane seulement en
apparence, mais en réalité cryptique et dont il faut découvrir la clé - l’indéchiffrable
négatif que j’ai évoqué- et qui recèle une surprise ; au lieu d’une situation naturelle, une
mise en scène (le personnage de la photo - c’est à dire le photographe Chambi - feint de
ne pas s’apercevoir qu’il est en train d’être photographié et s’emploie à examiner un
négatif) ; au lieu d’un portrait "documentaire", un portrait imaginaire, une fiction.
44 Ne vérifie-t-on pas ainsi l’hypothèse selon laquelle -comme les Incas d’après Hemming -
Chambi mettait dans son travail une austérité formelle par décision volontaire et non par
impuissance à ornementer ses images ou à introduire la complexité dans leur
élaboration ? Ne convient-il pas, une fois encore, de citer ici l’historien nord - américain
lorsqu’il écrit : "Les rares édifices cuzquéniens qui arborent des serpents ou des pumas en
relief datent probablement de la chute de l’empire Inca, à l’époque où les maçons, libérés
des contraintes officielles, purent satisfaire leurs fantaisies ? " Chambi aussi baissait la
garde dans son observance de l’esprit - de l’esthétique - quechua quand il se laissait
entraîner dans l’orbite idéologique de la bourgeoisie blanche ou quand il se réfugiait dans
un réduit intime où il pouvait rêver à soi dans les termes qui lui paraissaient
49

correspondre à la sensibilité de cette catégorie sociale - sensibilité qui ne lui était


certainement pas étrangère en raison de son profond métissage culturel.

Autres faiblesses
45 Pourquoi ne pas réexaminer toute l’œuvre de Chambi par cet interstice inattendu
qu’ouvrent ces autoportraits ? Nous aurions d’emblée la preuve qu’il ne s’agit pas d’une
période spécifique de sa carrière, mais d’une tentation ou d’un penchant, plus ou moins
réprimé, qui l’accompagna en permanence, et qui se dénote dans certaines photos sous la
forme d’une intervention plus que manifeste de l’auteur dans l’acte photographique,
contrevenant ainsi aux règles du jeu - l’epoché chambienne - qu’il avait lui-même établies
dans le processus habituel de son travail. J’utilise le mot grec époché -emprunté au
vocabulaire philosophique de Husserl -parce qu’il exprime d’une manière condensée cette
attitude de contemplation désintéressée, implicite dans les photos typiques de Chambi, par
laquelle ses sujets s’exposent à eux-mêmes tels qu’ils sont, purs de toute interprétation
déformante que projette celui qui les regarde et débarrassés de la gangue des
circonstances qui vont depuis le mouvement fortuit et non répétable capté dans l’instant
jusqu’à l’illumination qui induit certain climat, de l’angle flagrant jusqu’au cadrage qui
exagère les dimensions et fausse tel détail en le sortant de son contexte. La photographie
de Chambi est ainsi, dans sa veine principale, une photograpie phénoménologique car elle
répond à l’impératif d’ "aller aux choses mêmes" et à celui de "faire voir ce qui se
présente" comme disent, dans leur langage apparemment tautologique, les
phénoménologues. Et cependant, il existe dans les archives de Chambi, des photos
d’époques diverses qui ne semblent pas résulter d’un effort du photographe pour se
soustraire à soi-même ou se mettre "entre parenthèses" (l’expression est de Husserl),
mais d’un modelage du réel pour qu’il se conforme à certaines attentes, qu’elles soient
exigences d’une idéologie ou suggestions du désir. Le choix de l’impartialité, sans
approuver ni désapprouver, sans perdre son sang-froid, en contemplant le donné jusqu’à
ce qu’il se manifeste dans sa condition essentielle, ouvre la voie à des images manipulées
et à des approches émotionnelles, parfois authentiques, d’autres fois versant dans
l’accessoire et la sensiblerie.
50

PAYSAN A SACSAYHUAMAN, Cuzco 1930

PETIT PAYSAN PRIANT DEVANT UNE CROIX, Cuzco 1934


51

TRISTESSE ANDINE, Cuzco 1933

46 Dans le pire des cas - et c’est invariablement celui qui répond à la (contre)idéologie
indigéniste, ou pour mieux dire, à ses exigences rhétoriques- cette nouvelle perspective
conduit Chambi à réaliser des photos comme Tristesse andine, d’une fausseté éclatante, ou
à ces exercices de contre-jour comme Indien et son lama à Sacsay-huaman et Petit paysan en
prière qui sont d’évidentes mises en scène, faites explicitement pour nous arracher une
larme de pitié et nous faire éprouver un frisson de sympathie pour leurs sujets, et qui
pourtant nous laissent de glace (alors que ces mêmes sujets - photographiés d’un œil sec-
nous émeuvent). Ces photos "jolies" et/ou chargées de "bonnes intentions" à un niveau
très superficiel ont été obtenues, d’une manière paradoxale, aux dépens des personnes
qu’elles utilisent. Ces dernières n’intéressent pas pour elles-mêmes, mais comme
l’expression d’idées ou d’abstractions - comme "personnages".
47 Mais il existe d’autres exemples, beaucoup plus intéressants, dans lesquels Chambi se
laisse aller à l’auto-indulgence d’une manière aussi chaleureuse que personnelle. Les
autoportraits en sont une illustration. On en trouve une autre dans les portraits de
femmes et de fillettes de la bourgeoisie cuzquénienne. Ici, le baroquisme de Chambi, en
général tenu en lisière, éclate en touches de clair-obscur, en études des postures du corps,
de la position des bras, de l’expression du visage ; en tentatives d’adoucir le champ. Le
photographe, d’habitude impassible, s’enthousiasme soudain : il devient sculpteur,
peintre, metteur en scène. Les essences ne l’intéressent plus ; maintenant, il se complaît
uniquement dans les apparences. L’apogée de cette tendance est probablement constituée
par les photos de fillettes qui sont une superbe proposition d’imaginaire visuel. S’il les
avait vues, le célèbre excentrique anglais de l’ère victorienne, le révérend Charles
Lutwidge Dodgson, grand amateur de photos de petites filles, aurait approuvé tel geste,
telle façon de croiser les mollets, tout comme la ligne sinueuse dans la pose de la petite
fille aux fleurs ; et si Alberto Vargas, fils du précepteur de Chambi pendant les années
aréquipéniennes et créateur, déjà évoqué, des Vargas girls - qui empêchèrent de dormir
52

des générations de fantassins de la marine nord-américaine -, les avait vues à son tour, il
aurait pensé avec un malicieux sourire à ce qu’aurait fait Chambi avec son appareil photo
s’il s’était rendu, comme lui, aux Etats Unis : peut-être les Chambi girls ?
48 Enfin, à l’intérieur de cette veine des "caprices" - ou des photos anti-chambiennes de
Chambi - il en existe une qui, si je ne me trompe, constitue le chef-d’œuvre : La Noce Gadea.
Elle a été prise en 1930, lorsque Chambi - engagé comme photographe officiel (rappelons-
nous son habitude balzacienne de "rivaliser avec l’état-ci-vil") - assista au mariage du
préfet de Cuzco, Julio Gadea.

PORTRAIT D’UNE FILLETTE AVEC UNE ROSE, Cuzco 1945

PORTRAIT DE FILLETTE AVEC UNE MONTRE, Cuzco 1948


53

PORTRAIT DE FILLETTE AVEC RUBAN ET ROSE, Cuzco 1930

49 Il s’agit d’une photo d’exception parce qu’elle combine - fait insolite chez Chambi- le
documentaire et le trucage, l’imagination du photographe et ce qu’on pourrait appeler
l’imagination de la réalité. Par rapport à cette dernière, le monde cuzquénien ne paraît-il
pas quasi surréel dans les photos de Chambi, surtout lorsque ses circonstances et ses
personnages invraisemblables - pour nous- sont affrontés par lui as a matter offact ? La
Noce Gadea est un portrait documentaire réalisé sur le vif, mais la ténèbre qui entoure la
scène est un effet de laboratoire. Le négatif, redécouvert par Edward Ranney et Victor
Chambi en 1974, était déjà retravaillé, au rebours des habitudes de Martin. Pourquoi ?
Nous pouvons conjecturer, en toute liberté, que lorsque Chambi révéla le négatif, il vit
qu’il tenait entre ses mains non une photo de mariage ordinaire - genre prosaïque s’il en
est -, mais bien plutôt une fantasmagorie "gothique" au cœur des Andes. Ou, pour mieux
dire, sa version dérisoire, à laquelle manquait seulement un effet de plus pour qu’elle se
convertisse en une procession de cadavres, voire en la noce d’un Nosferatu des cimes,
habilement déguisé en préfet de Cuzco. Que les miroirs et l’innocente parentèle invitée
aient été incapables de saisir son image ne fait qu’augmenter les mérites de l’objectif de
Martin.
54

MARIAGE DE JULIO GADEA, PREFET DE CUZCO, Cuzco 1930

50 Plaisanterie à part, il est loisible aujourd’hui de s’interroger : quel aspect aurait pris
Cuzco si Chambi avait systématisé ce genre de tentative de fuite vers l’irrationnel ? A y
bien réfléchir cependant il est aisé de se rendre compte que cela n’aurait pas été
nécessaire. N’y a-t-il pas une folie plus intrinsèque encore dans des photos impavides
comme La famille d’Angel Vargas, Fête dans l’hacienda Angostura, Le géant, Le jeune mendiant,
Le petit vagabond et l’agent de police, et surtout Jugement oral, Cour supérieure où les paysans
accusés - saisis de terreur- paraissent ceux d’Uchuraccay avant la lettre ?4

Entre collègues
51 Tout au long de ce texte, à mesure que je retracais l’itinéraire de Chambi et que
j’examinais les diverses facettes de son œuvre, je suis passé d’une perspective
psychologique à une visée historique, de considérations esthétiques à des observations de
caractère sociologique ; j’ai rapproché le photographe cuzquénien des chroniqueurs, des
architectes, des romanciers et des graveurs de siècles et de pays divers, avec une
désinvolture qui - je l’espère - ne paraîtra ni frivole ni provocatrice au lecteur, mais
plutôt caractéristique d’une méthode, probablement sauvage, et pourtant capable, par
son absence de domestication, de jeter quelques lueurs fraîches, et même en partie
rénovatrices, sur le genre auquel elle appartient : le discours critique sur -ou plutôt la
compréhension - des œuvres photographiques. Pourrais-je pour conclure, revenir à plus
d’orthodoxie et donner brièvement mon point de vue sur le rapprochement que divers
auteurs ont fait entre les œuvres de grands photographes du monde et celle de Chambi ?
52 Commençons par Eugène Atget qui fut, à l’égal de Chambi, le photographe d’une ville. On
parle du Paris d’Atget comme du Cuzco de Chambi : dans cette mesure, ils pourraient
partager le même casier dans l’histoire de la photographie. Mais les différences d’esprit
55

(et l’on sait combien les traits formels en dérivent autant qu’ils leur donnent forme)
rendent la ressemblance non pertinente.
53 Atget préfère les endroits de la ville dépourvus de foule et d’agitation, les heures où il n’y
a personne, une ville intime, confidentielle, alors que la ville de Chambi regorge de places
et de marchés, ville publique et populeuse. Atget, mal à l’aise dans le présent, est un
flâneur* romantique qui marche au hasard et subit invariablement la séduction de
l’éphémère et du périssable, cependant que Chambi, accordé à l’heure qu’il est, avance
dans une direction précise et donne la préférence au massif et au durable. Quand Atget se
raccroche aux vieux quartiers de Paris et semble déprimé par les signes de la modernité,
Chambi (au moins jusqu’au Tremblement de terre) parcourt le Cuzco incaïque, colonial et
"moderne" avec la même curiosité et photographie allègrement les indices du
changement et de la modernisation : l’électrification, les machines de l’industrie, les
voitures, les cinémas, etc... Bien qu’elles soient contemporaines, les choses que
photographie Atget - par l’atmosphère qu’il leur attribue, par sa façon de mettre leur
précarité en relief -donnent l’impression d’appartenir au passé, alors que Chambi insiste
sur la solidité de ses sujets au point de montrer les vestiges mêmes du passé comme s’ils
étaient des réalisations du présent.
54 L’aimable Adam Clark Vroman, photographe américain qui naquit la même année
qu’Atget (1856) et mourut onze ans avant lui (1916), a dédié la plus grande part de son
œuvre à porter témoignage sur la vie des Indiens Pueblo au sud-est des Etats-Unis,
comme Chambi le fit sur les Indiens Quechua des Andes péruviennes méridionales. Il n’y a
pas seulement analogie dans le thème, mais aussi dans l’intention ethnologique de son
traitement, curieux qu’ils sont de la culture matérielle - vêtements, artisanat, habitat,
etc...- et de la vie sociale et religieuse - cérémonies, rites, pélerinages - de leurs sujets.
Mais l’analogie réside surtout dans l’esprit de solidarité et de sauvegarde implicite qui les
anima, esprit particulièrement évident dans les portraits individuels qui font ressortir
l’invincible dignité de ces peuples indigènes maltraités. Le choix fait par Vroman de la
straight photography et du classicisme formel est également comparable avec le style de
Chambi en général - tel que je l’ai esquissé - hormis l’extrême délicatesse qui caractérise
les images de l’Américain du nord, leur aura de noblesse stoique. Ces deux
caractéristiques font défaut à Chambi parce qu’elles ne lui sont pas utiles et que sa
sensibilité leur est contraire. D’une part, Chambi est de la même race et de la même
culture que ses sujets, ce qui l’exempte des ménagements et des complexes de culpabilité
dans ses relations avec eux, alors que Vroman, membre du milieu blanc oppresseur des
Indiens, doit prendre des précautions particulières pour les approcher ; d’autre part,
Chambi et les Indiens qu’il photographie sont trop vivants pour éviter la vulgarité
(j’emploie ce mot sans intention péjorative), alors que chez Vroman et les siens, il y a
comme une réduction subtile de l’éclairage, une façon d’être, mate ou assourdie, propice
à l’élégance. Comme le suggère Cioran, n’est vraiment élégant que ce qui comporte
quelque chose de funèbre. Et le peuple que Vroman photographia avec tant de délicatesse
- au contraire de celui de Chambi - était en voie de disparition. L’élégance de ses images
tient, au fond, à leur immense tristesse.
55 En revanche, le grand photographe allemand August Sander (1876-1964) ne possède pas
seulement une œuvre dont les affinités esthétique et spirituelle avec celle de Chambi sont
impressionnantes, mais le parallélisme de sa vie avec celle du péruvien est si grand qu’il
aurait fait les délices du vieux Plutarque. En effet, tous deux naissent sous le signe du
Scorpion dans des villages de campagne voisins de ces zones où l’on exploite des mines -
56

mines dans lesquelles leurs pères travaillent à l’occasion. A peine entrés dans
l’adolescence, tous deux font la connaissance, dans ces mines, d’un photographe dont le
métier les éblouit. Quelques années plus tard, ils voyagent vers une grande ville où ils se
placent comme apprentis dans le studio d’un photographe commercial prestigieux, chez
qui ils se familiarisent avec des standards rigoureux, qu’ils réussissent cependant à
maîtriser. Enfin, depuis la même petite taille jusqu’à la grande sociabilité, depuis la
manière de débusquer la clientèle hors de la ville jusqu’au fait que leurs épouses furent
leurs principales collaboratrices dans le commerce photographique, depuis le goût de
s’entourer d’un large cercle d’amis - artistes et intellectuels de gauche - jusqu’à la
reconnaissance précoce de la valeur de leurs travaux par leurs villes respectives, etc...,
leurs vies se dessinent presque de la même façon. De plus, que leurs proverbes préférés -
selon le témoignage de leurs enfants - aient été "Le devoir d’abord, le plaisir ensuite"
(Sander) et "Le devoir avant tout" (Chambi), qui signifient la même chose, indique qu’ils
assumèrent la même responsabilité comme norme de conduite envers les autres. Rien de
surprenant : pour un bon allemand comme Sander, ou un bon quechua comme Chambi, le
sentiment communautaire est consubstantiel et prioritaire : le nous passe avant le moi.
56 Mais c’est dans le travail photographique lui-même que leur dénominateur commun est
encore plus évident. Pour Sander et Chambi, à la différence d’Atget et de Vroman, la
photographie était moins un hobby personnel qu’un moyen de gagner sa vie et un service
rendu à la société tout entière. Il est probable aussi que leur attitude fondamentalement
commerciale fut un des facteurs (l’autre fut, sans aucun doute, la position politique vers
laquelle ils penchèrent) qui les rendit si entièrement démocratique : du grand bourgeois
raffiné au simple agriculteur, en passant par les bureaucrates arrivistes, personne n’était
exclu de leur clientèle, et ils cherchaient à les satisfaire en se mettant à l’unisson de leurs
attentes et de leurs diverses manières de sentir. De là découle, par ailleurs, cette sorte
d’éclectisme esthétique - éloigné, en ceci également, des perspectives plus homogènes de
Vroman et Atget - que l’on peut vérifier en examinant au hasard la foule de portraits
qu’ils réalisèrent. Tous les sujets qu’on y voit sont placés au centre et pris en entier, selon
la grande tradition classique, mais dans certains cas l’inflexion les rapproche du style
pompier, du pur kitsch et, comme disent les Péruviens, de la manière huachafa *. Dans
d’autres cas, en revanche, ce sont les formes raffinées et prestigieuses qui s’imposent, ou
encore les photos sont directes, transparentes et naturelles. Ces dernières sont en fin de
compte les plus caractéristiques car elles représentent l’inclination secrète des deux
photographes : "je ne déteste rien tant", alla jusqu’à écrire Sander, "que la photographie
empesée avec des trucages, des poses et des effets fabriqués"— conviction à laquelle
Chambi aurait souscrit sans sourciller, en dépit des ses divagations pictorialistes (qui
après tout, avant d’être suscitées par le goût du photographe, le furent par celui de la
classe bourgeoise qu’entre autres il servait).
57 On peut comparer sous d’autres aspects l’art du portrait chez Sander et chez Chambi. Par
exemple, dans le désintérêt pour le caractère et la psychologie de leurs sujets, au profit de
leur catégorie ou de leur condition sociale : la classe, la profession (et l’ethnie dans le cas
de Chambi). A ce propos, on peut signaler que tous deux s’imposent cette sorte de
besogne qui consiste à dresser un inventaire complet des types sociaux de leurs univers
respectifs, même si Sander, en bon allemand, le fit d’une manière plus volontaire et
systématique, alors que Chambi finit par s’y consacrer selon une certaine façon, très
cuzquénienne - mi-fataliste, mi-complaisante - d’agir, grâce à une disponibilité
permanente et/ou à un art du détachement selon le hasard des demandes d’autrui.
57

58 De même, en ce qui concerne la question du style et de ses valeurs, ces "vies parallèles"
pourraient être poussées beaucoup plus loin. Cependant, une autre citation de Sander
pourra fournir un meilleur raccourci : "Dans la photographie documentaire, la
signification de ce qui est représenté importe plus que le respect des règles esthétiques de
composition et de formalisme extérieur. Cependant, ces deux principes - esthétique et
fidélité documentaire - peuvent être combinés et appliqués dans divers domaines".
Chambi eut le même raisonnement : sa photographie en est la meilleure preuve.

Final
59 Malgré son étendue, j’ai entrepris la rédaction de ce texte avec une conscience claire de
ses limites. Loin d’être exhaustif, le suivi biographique allait se réduire à quelques
aperçus indispensables pour percevoir le dessin général de l’itinéraire existentiel de
Chambi et le sens de ce dessin ; avant de se consacrer à la classification minutieuse du
vaste corpus chambien, à la sémiologie ponctuelle de certaines photos ou à la recherche de
leurs dates et autres circonstances connexes à leur réalisation, l’examen de son œuvre
photographique allait de préférence caractériser ses principales modalités, développer
son esthétique et ses valeurs implicites, esquisser le déterminisme pour lequel œuvrèrent
autant la manière concrète dont Chambi usa dans son métier que le type de société où il
exerça et qui fut la condition de sa possibilité. Est-il clair que les pôles indiqués ici - les
ressorts existentiels de Chambi, l’idiosyncrasie et les exigences de l’univers social où il
s’inséra - constituent à la fois la raison d’être de son œuvre et le champ de coordonnées
sans lequel elle ne saurait atteindre sa pleine signification ? Est-il clair que cette œuvre
n’est pas seulement la sienne, mais aussi celle de la ville de Cuzco, qui s’exprima à elle-
même par son intermédiaire ?
60 Pour revenir à la perspective personnelle, j’ajouterai seulement, pour résumer ses points
nodaux, ces deux citations : "Ce qui est sûr, c’est que "l’histoire" procède d’une identité
brisée, d’un déchirement initial... " (Bien que Cioran applique cette phrase à l’Histoire des
Hommes, je crois qu’il reconnaîtrait sa pertinence à propos de l’histoire particulière de
cet homme : Martin Chambi) ; "Se trouver coincé entre deux classes sociales, dans une
société aux strates rigoureuses - comme être coincé entre deux civilisations, tel James, ou
entre deux groupes raciaux, tel Proust - est, du point de vue de l’art, excellent pour le
romancier, car cela lui permet de dramatiser les contrastes et d’étudier les relations que
l’habitant de l’un des deux mondes ne peut connaître" (comment ne pas voir que cette
phrase d’Edmund Wilson au sujet de Dickens semble avoir été conçue pour le cas du
"romancier" cuzquénien Martín Chambi, qui transforma également en un avantage
créateur sa situation, en principe défavorable, d’Indien au milieu des Mistis !)
61 Pour ce qui est de la perspective constituée par la relation de Chambi avec sa société, je
signalerai enfin une facette de cette dernière, pour conclure, parce qu’elle suggère
l’image du cercle qui se ferme, ou, pour user d’une autre métaphore, de l’effet justicier de
la poétique qui, parfois, conforme la réalité.
62 Ainsi, au commencement de cette histoire d’amour, Chambi choisit Cuzco pour son destin
et sa raison d’être ; les années passent et, à la fin, Cuzco choisit Chambi comme son artiste
représentatif et son œuvre comme son symbole selon son cœur. Ce qui, très certainement,
n’aurait pas surpris Borges qui, faisant irruption une fois encore dans cet essai, nous
ferait remarquer que les peuples choisissent, pour leurs artistes représentatifs, ceux qui
58

ne leur ressemblent pas énormément, comme s’ils exigeaient une compensation ou une
sorte de contrepoids à leur propres défauts.
63 C’est ainsi que l’Angleterre, pays de la modération dans l’expression, choisit
l’hyperbolique et débordant Shakespeare ; l’Allemagne, "si prompte au fanatisme et au
nationalisme" choisit Goethe, homme de tolérance pour qui le concept de patrie
n’importe guère ; Cuzco, peuple des extrêmes et du déchirement romantique, choisit le
mesuré, le classique Chambi.

PUBLICITE POUR LE STUDIO CHAMBI, Cuzco 1922


59

LEVER DU JOUR SUR LA PLACE D’ARMES, Cuzco 1925


60

BALCON DE HERODE ET RUE BELEN, Cuzco 1930

RUE SAN JUAN DE DIOS DECOREE DE DRAPEAUX, Cuzco 1930


61

MAISON DES TROIS PUMAS, RUE Q’ACHOCHUÑO, Cuzco 1933

RUE MANTAS AU COIN DE LA PLACE DES ARMES Cuzco 1927


62

CIMETIERE DE LA ALMUDENA, Cuzco 1930

RUES TORDO, ARONES, MELOC ET CUESTA DE SANTA ANA, Cuzco 1930


63

COULOIRS DE MAISON CUZQENIENNE, Cuzco 1940

FUNERAILLES D’ALEJANDRO VELASCO ASTETE, Cuzco 1925


64

PREMIERE ANNONCE MURAL CINEMATOGRAPHIQUE, THEATRE EXCELSIOR, Cuzco 1928

CORTEGE FUNEBRE DR. LUIS ALBERTO ARGUEDAS, Cuzco 1925


65

ANGLE DE L’AVENUE SOL ET DE LA RUE ARRAYAN, TREMBLEMENT DE TERRE DE CUZCO, Cuzco


1950

PREMIERE MOTOCYCLETTE A CUZCO DE MARIO PEREZ YAÑEZ, Cuzco 1934


66

PRINCE DE GALLES DANS L’ATRIUM DE LA CATHEDRALE, Cuzco 1931

AVION PANAGRA SURVOLANT LE CUZCO, 1934


67

VENUE DU NONCE APOSTOLIQUE A CUZCO, 1929

MAISON SUR LA PLACE NAZARENAS APRES LE TREMBLEMENT DE TERRE, Cuzco 1950


68

THEATRE EXCELSIOR ET LE QUARTIER "EL CUADRO", Cuzco 1939

ECOLIERS DU COLLEGE DES SCIENCES, FAISANT L’ECOLE BUISSONIERE, Cuzco 1928


69

SYNDICAT DES EMPLOYES DES ABATTOIRS AVEC LUIS VELAZCO ARAGON, Cuzco 1931

GARDES CIVILS A SACSAYWAMAN, Cuzco 1928


70

JUGEMENT ORAL, COURS SUPREME, Cuzco 1929


71

FERROVIAIRES, Cuzco 1930

FRANCISCAINS AVEC LUIS BLAISDELL A LA RECOLETA, Cuzco 1928


72

SOLDATS A LA CAVERNE, Cuzco 1931

ADORATION DU DIEU SOLEIL, COLLEGE SANTA ANA, Cuzco 1940


73

EPICERIE, Cuzco 1927

JOURNALISTE CARLOS RIOS PAGAZA, Cuzco 1929


74

ENFANT VAGABOND ET POLICIER SUR LA PLACE REGOCIJO, Cuzco 1922

JEUNE MENDIANT, Cuzco 1934


75

GROUPE D’AMIS DE CESAR LOMELLINI EN VOITURE, DEPUIS SAN CRISTOBAL, Cuzco 1928

LES OCHOA ET DES AMIS, Cuzco 1936


76

MARIO PEREZ YAÑEZ AU BAL DE CARNAVAL, Cuzco 1931


77

FETE DE CARNAVAL, Cuzco 1926

REUNION SOCIALE, Cuzco 1932


78

JEUNES FILLES PENDANT UNE FETE SOCIALE, Cuzco 1927

CESAR LOMELLINI ET MADAME AU BOIS DE COLQAMPATA, Cuzco 1935


79

FAMILLE LOMELLINI, Cuzco 1928

FIANCEE ET SA DOMESTIQUE DANS LA MAISON BOURGEOISE MONTES, Cuzco 1928


80

SALON DE LA MAISON MONTES, Cuzco 1935

CHAMBRE D’ENFANT, Cuzco 1935


81

SALON DE LA DEMEURE DES MONTES, Cuzco 1928

TECHNICIENS DE LA BIERE, ALLEMANDS, Cuzco 1929


82

TROIS JEUNES FILLES ET UN BEBE, Cuzco 1930

JEUNE FILLE DE CUZCO AVEC UN MEDAILLON ET UNE MONTRE, Cuzco 1930


83

VICTOR MENDIVIL, Cuzco 1919

DAME DE CUZCO AVEC UN COSTUME TYPIQUE, Cuzco 1929


84

MADEMOISELLE IBERICO, Cuzco 1935

MADEMOISELLE ORIHUELA, Cuzco 1930


85

DAME, LISANT, Cuzco 1927

PORTRAIT DE FILLETTE, Cuzco 1935


86

DEMOISELLE DE CUZCO, (non daté)

FILLETTE DE CUZCO AVEC SON JOUET, Cuzco 1935


87

MONSEIGNEUR PEDRO PASCUAL FARFAN, EVEQUE DE CUZCO, 1927

LIEUTENANT ALEJANDRO VELASCO ASTETE, Cuzco 1925


88

FIANCE DE CUZCO ET BOUQUET, Cuzco 1928

MARIAGE, Cuzco 1926


89

LE DOCTEUR PAREJA ET SA FEMME, Cuzco 1923

FAMILLE MONTES, Cuzco 1928


90

ORCHESTRE DE LA FAMILLE ECHAVE, Cuzco 1931

FAMILLE DE CUZCO AVEC PONGO, Cuzco 1925


91

MUSICIENS DE CUZCO, Cuzco 1932

LE GEANT DE PARURO, Cuzco 1929


92

BELLE "METISSE" DE CUZCO, 1940

COUPLE "METISSE" EN COSTUME D’OCCASION, Cuzco 1930


93

PORTRAIT D’UN VIEUX, Cuzco 1928

DAME "METISSE" DE CUZCO, Cuzco 1930


94

MONSIEUR NESTOR GUERRA ET SA FEMME, Cuzco 1940

PAYSANNE DE Q’EROMARCA AVEC SON FILS, Cuzco 1934


95

TEMPLE D’ANDAHUAYLILLAS, INTERIEUR, Cuzco 1936


96

PAYSAGE A YUCAY, URUBAMBA, Cuzco 1929

LA ERMITA, OROPESA, Cuzco 1930


97

TEMPLE DE POMATA, Puno 1935

LA PLACE DE YUCAY, URUBAMBA, Cuzco 1930


98

ANCIENNNE CHAPELLE DE SANTA ROSA, Puno 1933

VILLAGE DE COAZA, Puno 1940


99

LEVER DU JOUR A COAZA, Puno 1940

MAISON AVEC BALCON A PAUCARTAMBO, Cuzco 1935


100

TONTE DANS L’HACIENDA DE BLAS AGUILAR, Cuzco 1940


101

CRUZ VELACUY, Cuzco 1945

AUTEUR DE CET ORGUE A TINTA, Sicuani 1935


102

FETE DE L’ENFANT JESUS DANS UNE MAISON TRADITIONNELLE, Cuzco 1940

PAYSANS FAISANT DE LA BOUE A QUIQUIJANA, Cuzco 1940


103

VENANCIO ARCE ET SA RECOLTE DE POMMES DE TERRE, Cuzco 1934

FAMILLE DE VENANCIO ARCE SUR LA RECOLTE DE POMMERS DE TERRE, Cuzco 1934


104

MOISSON A TINTA, Sicuani 1930

RECOLTE DE THE A AMAYBAMBA, QUILLABAMBA, Cuzco 1944


105

CEREMONIE DES CIERGUES, TEMPLE D’AYAVIRI, Puno 1938

CRUZ VELACUY A SACSAYWAMAN, Cuzco 1945


106

FETE DANS L’HACIENDA "LA ANGOSTURA", Cuzco 1929


107

LES CORILAZOS DE LA PROVINCE CHUMBIVILCAS, Cuzco 1944

PAYSAN A COILLORRITI, Ocongate 1934


108

PAYSANS BUVANT DE LA CHICHA A CHO’Q’O, Cuzco 1928

GOUTER A OCONGATE ET NEVADO AUSANGATE, Cuzco 1931


109

REPOS PENDANT LES TRAVAUX AGRICOLES, Sicuani 1919

PAYSANS EN BIVOUAC SOUR LE CHEMIN, (non daté)


110

COUPLE TYPIQUE DE TINTA, Sicuani 1932

VENDEUSE DE CHICHA A QUIQUIJANA, Cuzco 1930


111

Q’ERO A PAUCARTAMBO, Cuzco 1944

CULIS (ENFANT) A Q’ATQA, Cuzco 1932


112

MERE ALLAITANT SA FILLE A PISAC, Cuzco 1926

PAYSAN AVEC CHUSPA, Cuzco 1934


113

MARIAGE A TINTA, Sicuani 1934

DEUX INDIENS Q’EROS, (non daté)


114

GROUPE D’HABITANTS DE TINTA, Sicuani 1930

VUE PANORAMIQUE DE WIÑAY WAYNA, Cuzco 1941


115

EL RODADERO, SACSAYWAMAN, Cuzco 1930


116

DOUBLE MUR INCA, Cuzco 1929

CINQ FENETRES A WIÑAY WAYNA, Cuzco 1941


117

MACHUPICCHU, TEMPLE SACRE, Cuzco 1934


118

TERRASSES DE WYÑAY WAYNA, Cuzco 1940

NOTES DE FIN
*. En français dans le texte.
*. En français dans le texte.
*. En français dans le texte.
4. En français dans le texte.
*. En français dans le texte.
*. huachafo, -a : prétentieux et m’as-tu vu, non sans candeur.

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