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« Une expérience de physique étant tout autre chose que la simple constatation d’un fait, on conçoit

sans peine que la certitude d’un résultat d’expérience soit d’un tout autre ordre que la certitude d’un
fait simplement constaté par les sens ; on conçoit également que ces certitudes de nature si différente
s’apprécient par des méthodes entièrement distinctes. Lorsqu’un témoin sincère, assez sain d’esprit
pour ne pas confondre les jeux de son imagination avec des perceptions, connaissant la langue dont il
se sert assez bien pour exprimer clairement sa pensée, affirme avoir constaté un fait, le fait est certain ;
si je vous déclare que tel jour, à telle heure, dans telle rue de la ville, j’ai vu un cheval blanc, à moins
que vous n’ayez des raisons pour me considérer comme un menteur ou comme un halluciné, vous
devez croire que ce jour-là, à cette heure-là, dans cette rue-là, il y avait un cheval blanc.

La confiance qui doit être accordée à la proposition énoncée par un physicien comme résultat d’une
expérience n’est pas de la même nature ; si le physicien se bornait à nous conter les faits qu’il a vus, ce
qui s’appelle vu, de ses yeux vu, son témoignage devrait être examiné suivant les règles générales,
propres à fixer le degré de créance que mérite le témoignage d’un homme (…). Mais ce que le
physicien énonce comme le résultat d’une expérience, ce n’est pas le récit des faits constatés ; c’est
l’interprétation de ces faits, c’est leur transposition dans le monde idéal, abstrait, symbolique, créé par
les théories qu’il regarde comme établies.

Entrez dans ce laboratoire ; approchez-vous de cette table qu’encombrent une foule d’appareils, une
pile électrique, des fils de cuivre entourés de soie, des godets pleins de mercure, des bobines, un
barreau de fer qui porte un miroir ; un observateur enfonce dans de petits trous la tige métallique d’une
fiche dont la tête est en ébonite ; le fer oscille et, par le miroir qui lui est lié, renvoie sur une régie en
celluloïd une bande lumineuse dont l’observateur suit les mouvements ; voilà bien sans doute une
expérience ; au moyen du va-et-vient de cette tache lumineuse, ce physicien observe minutieusement
les oscillations du morceau de fer. Demandez-lui maintenant ce qu’il fait ; va-t-il vous répondre :
« J’étudie les oscillations du barreau de fer qui porte ce miroir » ? Non, il vous répondra qu’il mesure
la résistance électrique d’une bobine. Si vous vous étonnez, si vous lui demandez quels sens ont ces
mots et quel rapport ils ont avec les phénomènes qu’il a constatés, que vous avez constatés en même
temps que lui, il vous répondra que votre question nécessiterait de trop longues explications et vous
enverra suivre un cours d’électricité.

C’est qu’en effet l’expérience que vous avez vu faire, comme toute expérience de physique, comporte
deux parties. Elle consiste, en premier lieu, dans l’observation de certains faits ; pour faire cette
observation, il suffit d’être attentif et d’avoir les sens suffisamment déliés ; il n’est pas nécessaire de
savoir la Physique ; le directeur du laboratoire y peut être moins habile que le garçon. Elle consiste, en
second lieu, dans l’interprétation des faits observés ; pour pouvoir faire cette interprétation, il ne suffit
pas d’avoir l’attention en éveil et l’œil exercé ; il faut connaître les théories admises, il faut savoir les
appliquer, il faut être physicien. Tout homme peut, s’il voit clair, suivre les mouvements d’une tache
lumineuse sur une règle transparente, voir si elle marche à droite ou à gauche, si elle s’arrête en tel ou
tel point ; il n’a pas besoin pour cela d’être grand clerc ; mais s’il ignore l’électrodynamique, il ne
pourra achever l’expérience, il ne pourra mesurer la résistance de la bobine. »

Pierre Duhem, La théorie physique. Son objet, sa structure.

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