Vous êtes sur la page 1sur 3

1

Chute de Grenade et fin de la Reconquista

Le 2 janvier 1492, la reddition de Boabdil, dernier rejeton de la dynastie nasride, met fin au royaume musulman de Grenade.
- C'en est fini de la présence musulmane en Espagne, active pendant sept à huit siècles.
- C'en est fini aussi de la première croisade engagée par les chrétiens d'Occident contre les envahisseurs musulmans,
la Reconquista (Reconquête).

La fin de huit siècles de présence musulmane


Les grands vainqueurs de la conquête de Grenade sont les souverains de deux royaumes anciennement rivaux, Ferdinand
d'Aragon et sa femme Isabelle de Castille.

L'unité de la péninsule est désormais complète (à l'exception du Portugal). L'exploit vaut à Isabelle et Ferdinand de recevoir
du pape Alexandre VI Borgia (un Espagnol) le titre émérite de « Rois Catholiques ».
À peine ont-ils reçu la reddition du roi Boabdil que les souverains espagnols ordonnent l'expulsion de tous les juifs de leurs
royaumes à moins qu'ils ne se convertissent avec sincérité au catholicisme. Cette mesure d'expulsion prend effet le 31 mars
1492. Elle viole, notons-le, l'engagement de respecter les juifs de Grenade, engagement inscrit dans le traité conclu avec
Boabdil.

Pas moins de 160 000 juifs quittent précipitamment la péninsule et vont chercher refuge en Afrique du nord ou auprès du
sultan ottoman (dans leur pays d'accueil, ils se feront connaître sous le nom de Sépharades, du nom donné à l'Espagne en
hébreu). L'Inquisition, tribunal religieux au service de la monarchie, se charge de traquer les faux convertis.
Le sort des musulmans n'est guère meilleur. En 1499, l'archevêque de Tolède Cisneros convainc les Rois catholiques d'en
finir avec eux et de les convertir de force.

Les habitants de Grenade sont rassemblés sur la place publique, aspergés d'eau bénite et dès lors considérés comme
baptisés. Ceux qui refusent ouvertement leur nouvelle condition sont expulsés du pays comme les juifs une décennie plus
tôt.

Heureuse de sa victoire sur les Maures de Grenade, Isabelle se rend disponible pour de nouvelles conquêtes. C'est ainsi
qu'elle reçoit Christophe Colomb et soutient son projet démentiel de rejoindre l'Asie des épices en traversant l'océan
Atlantique.

En mars 1246, Ferdinand III de León et Castille signe un accord de vassalité avec Muhammad Ier ibn al-Ahmar, premier
sultan de la dynastie nasride. Deux siècles et demi plus tard, en janvier 1492, les Rois Catholiques entrent dans Grenade. Si
le déséquilibre militaire entre la Castille et le sultanat de Grenade était depuis longtemps flagrant, ce n’est qu’en 1482 que
Ferdinand II d’Aragon et Isabelle Ire de Castille sont prêts à déclencher les opérations militaires destinées à éliminer le
dernier État andalou ; ce conflit, qui dure depuis une dizaine d’années, a pris le nom de guerre de Grenade. Durant cette
guerre, les aspects constitutifs de l’action militaire diffèrent peu de ceux qui ont vu s’affronter chrétiens et musulmans au
cours des siècles précédents.
Grenade, le dernier bastion
Grenade était une ville escarpée, fortifiée et bien défendue, dont l’annexion impliquait d’occuper des places fortes.
Cependant, comme lors des guerres médiévales, les défenseurs s’abritant derrière des murs de pierre bénéficiaient souvent
d’avantages supérieurs aux forces déployées par les assaillants. Et même si l’introduction de l’artillerie vient modifier ce
schéma, les Rois Catholiques recourent encore à la stratégie classique en vigueur depuis des siècles : la guerre d’usure. Ils
entreprennent donc une politique systématique d’incursions dans le territoire nasride, abattant les arbres et brûlant les
champs, détruisant les hameaux, capturant ou tuant les populations, et s’emparant si possible de fortifications. Ces
incursions, appelées talas, consistaient à abattre des arbres pour ériger un rempart et pouvaient durer une ou deux
semaines. Elles concernaient des régions entières, et le butin n’était pas le seul objectif, puisqu’il s’agissait d’anéantir les
ressources économiques des Grenadins, d’éroder leurs capacités de défense, de miner le moral de la population et
d’intensifier le mécontentement et la dissidence interne. Ces incursions n’étaient pas dérisoires : la grande tala de Ferdinand
le Catholique contre la Vega de Granada, en 1483, dure une semaine, mobilise 60 000 hommes dont des chevaliers, des
« ouvriers » et des bûcherons (recrutés pour abattre les arbres et détruire les cultures), et se concentre sur le territoire
compris entre Íllora et Montefrío.
Ces pratiques affaiblissaient les Nasrides, mais n’entraînaient pas d’annexions territoriales. L’annexion du royaume de
Grenade n’était possible que par la conquête de ses forteresses et de ses cités fortifiées, ce qui signifiait qu’il fallait en faire
le siège. Certes, un assaut donné par surprise pouvait être couronné de succès et faire gagner du temps et des ressources,
comme à Alhama en 1482 et à Zahara en 1483. Mais ce type d’attaques, dirigées par des experts, n’était envisageable que
contre des forteresses ou des villes fortifiées de taille réduite, et non contre les grandes villes grenadines.
Assiéger ou assaillir
Dans ce cas-là, les Castillans exerçaient un siège dans les règles de l’art, en dressant les reales (« camps royaux ») afin
d’isoler les assiégés et de défendre leurs propres troupes des attaques de ces derniers ou d’attaques d’armées venant au
secours des assiégés. Les descriptions des sièges de Málaga, en 1487, et de Baza, en 1489, donnent une idée assez
précise de la sophistication de ces techniques d’encerclement.
Traditionnellement, les tactiques et les engins employés lors des sièges – ingénieux dispositifs de lancement de pierres,
tours en bois, échelles, ou sape et mine des remparts – étaient peu efficaces, et les assauts donnés par des forces vives
exigeaient un coût humain difficilement acceptable. C’est pour ces raisons que les conquêtes de villes, de villages fortifiés,
voire de forteresses, se réglaient par un blocus qui durait plusieurs mois et où la famine et l’absence d’aide extérieure
jouaient un rôle décisif. Mais, au XVe siècle, l’introduction d’une nouvelle sorte d’arme, l’artillerie associée à la poudre, vient
remettre en cause l’avantage des défenseurs sur leurs assaillants.
Auparavant, il y avait eu des batailles à terrain découvert entre des armées nombreuses : Salado (1340), Río Palmones
(1344), Boca del Asna (1410) ou encore Higueruela (1431). Mais pendant la guerre de Grenade, les Nasrides, conscients
de leur infériorité militaire, ne prennent pas le risque d’une confrontation de cette sorte, comme cela avait été le cas à Baza
en 1489 entre l’armée de Ferdinand le Catholique, qui assiégeait la ville, et la troupe venue secourir les Grenadins. Face à
l’impitoyable offensive des armées castillanes, les Nasrides n’avaient d’autre choix que de se réfugier derrière leurs
remparts et d’observer, impuissants, la destruction de leurs champs, tout en résistant au siège avec plus ou moins de
2

fortune. Les éléments qui avaient précédemment joué en faveur des places fortes assiégées – la puissante protection des
murs en pierre, un relief escarpé, l’aide d’une troupe extérieure, etc. – sont anéantis par l’artillerie et la mobilisation efficace
des Castillans, qui déploient des milliers d’hommes, dont les sapeurs qui ouvrent des voies et dressent les campements, et
par l’impossibilité de bénéficier d’une aide venue d’Afrique du Nord ou de la capitale du royaume.
Au XV e siècle, l’introduction de l’artillerie associée à la poudre vient remettre en cause l’avantage des défenseurs
sur leurs assaillants : la conquête des forteresses et des villes fortifiées n’a plus besoin de sièges interminables.
Les Grenadins n’avaient guère de choix. Ils pouvaient se défendre, parfois jusqu’au bout – comme à Málaga, où la
population fut réduite en esclavage – et, en de nombreuses occasions, négocier une reddition honorable. Ils pouvaient aussi
tendre des embuscades à leurs assaillants ou, dans le meilleur des cas, tenter une incursion, rarement couronnée de
succès, de l’autre côté de la frontière.
Le déploiement de moyens par les Rois Catholiques pendant la guerre est sans précédent dans la péninsule Ibérique,
comme l’atteste le nombre d’effectifs recrutés pour une seule campagne. En 1212, l’armée constituée par la coalition de
plusieurs États chrétiens avait rassemblé 12 000 combattants à la bataille de Las Navas de Tolosa, et
Ferdinand Ier d’Aragon avait tenté de recruter quelque 28 000 hommes (chevaliers, cavaliers et « ouvriers ») au début du
XVe siècle contre le sultanat. Mais la tala dirigée par Ferdinand le Catholique en 1483 contre la Vega de Granada regroupe
10 000 hommes à cheval, 20 000 « ouvriers » et 30 000 bûcherons. Derrière cet accroissement des effectifs se trouve un
royaume qui a gagné en envergure, en population et en richesses, et qui a également vu augmenter ses ressources
financières et son administration.
Régler les problèmes logistiques
Forts de cet élan, les Rois Catholiques ne sont donc pas contraints de restructurer en profondeur les troupes à leur service.
De fait, l’armée qui conquiert le royaume de Grenade a encore des caractéristiques médiévales. C’est un contingent
temporaire, levé pour une campagne précise et dissous une fois celle-ci achevée. Il est hétérogène, car formé de milices
fournies par les nobles, les ordres militaires, l’épiscopat et les villes, lesquelles au moment de se fédérer s’unissaient à des
troupes dépendant directement des monarques, comme la garde royale ou les vassaux du roi qui percevaient une solde en
échange de leur concours militaire. Ce contingent manquait donc de cadres professionnels et d’unités d’encadrement
permanentes, chaque milice ayant les siennes. Il était également dépourvu de dispositifs logistiques permanents, lui
permettant d’évoluer ou de s’approvisionner sur le terrain pendant de longues périodes. Ainsi, en marge de l’augmentation
du volume de l’armée, la grande nouveauté est probablement la création en 1476 de la Santa Hermandad, la Sainte-
Fraternité. Il s’agit d’une armée permanente de nature territoriale, localisée dans les villes de Castille et de León, payée par
une contribution fiscale spécifique, et qui compte jusqu’à 10 000 « ouvriers » lors de certaines campagnes.
Si l’armée rassemblée par les Rois Catholiques s’impose par son nombre, elle a cependant deux faiblesses : elle
n’est pas permanente et est dépourvue de cadres professionnels d’encadrement.
L’armée comprenait aussi un grand nombre de chevaliers lourdement équipés, armés de longues lances, d’épées, de
boucliers, de casques, de cottes de mailles, de plaques de métal ou d’armures, montant en bride avec des étrivières
longues et un arçon haut, ce qui leur conférait une bonne stabilité sur les montures lors des affrontements avec l’ennemi.
Mais la guerre à la frontière ne reposait pas tant sur un choc frontal entre cavaleries que sur des opérations exigeant plus de
mobilité : incursions, talas, embuscades… C’est ainsi que se développe la cavalerie légère : l’équipement du cavalier est
allégé (javelot, protections en cuir), ce dernier monte à la genette, c’est-à-dire avec des étriers courts, ce qui lui confère une
plus grande rapidité et la souplesse adaptée au terrain et aux techniques de combat des Grenadins.
Il faut aussi souligner le rôle non négligeable des paysans chargés de fonctions essentielles : bûcherons lors des talas,
combattants lors des sièges, sapeurs ouvrant les voies pour les armées et les grandes pièces d’artillerie et dressant les
campements des assaillants. Outre les outils indispensables à leurs tâches, ils portaient les armes traditionnelles (lances et
arbalètes), puis progressivement des armes à feu portatives comme les espingardes. Un nouveau corps d’experts en
maniement des armes à feu, les artilleurs, voit ainsi le jour.
Déséquilibre des forces
Les ressources du sultanat étaient très inférieures, et l’on estime que la cavalerie de l’ensemble du royaume (une cavalerie
légère montant à la genette) ne devait guère dépasser les 7 000 combattants dispersés sur l’ensemble du territoire, de sorte
que le souverain ne pouvait jamais compter sur tous les cavaliers pour une offensive précise. Le nombre d’arbalétriers était
plus élevé, mais eux aussi étaient éparpillés dans les villes, les villages et les forteresses du royaume. Et il semble que leurs
armes à feu n’aient jamais eu la puissance et l’efficacité de celles utilisées par les Castillans.
L’armée dirigée par le sultan comprenait sa garde personnelle (les « renégats », des captifs chrétiens convertis à l’islam),
des contingents recrutés par l’État (l’armée régulière), des volontaires combattant pour accomplir le djihad, et des effectifs
venus de lieux divers qui pouvaient être mobilisés pour certaines campagnes. Selon l’auteur grenadin Ibn Hudhayl, l’armée
était bien structurée, du moins en théorie, avec des unités de 5 000 hommes commandées par un général, divisées en cinq
corps de 1 000 hommes chacun, eux-mêmes sous-divisés en cinq groupes de 200 hommes. Ces groupes se répartissaient
en cinq sections de 40 hommes, chaque section s’articulant en cinq escadres de huit combattants chacune. Grenade
pouvait aussi compter sur l’appui important de tribus de Berbères nord-africains, les guzat (ou « volontaires de la foi »), qui
jouèrent un rôle militaire majeur en défendant par exemple Málaga pendant le siège de 1487.
Les Grenadins avaient conscience que la catastrophe était inévitable en raison du déséquilibre des forces. Durant les six
mois du siège de Baza, en 1489, les troupes de Grenade dirigées par Al-Zaghal (l’avant-dernier roi de Grenade, détrôné par
Boabdil) campaient tout près, à Guadix. Mais le dirigeant nasride n’avait lancé aucune grande offensive contre le camp royal
castillan. Les défenseurs de la ville, décimés par la famine et les combats, convaincus que seul le concours de cette armée
nasride pouvait leur éviter la capitulation, demandèrent son aide à Al-Zaghal. Il leur répondit en des termes exprimant avec
clarté le fatalisme et la résignation : sa volonté de les secourir était aussi grande que son pouvoir de le faire était faible. Le
sort en était jeté.

Chronologie
1481 Le 27 décembre, l’attaque de la population de Zahara par les troupes nasrides marque le début de la guerre. Les
armées chrétiennes ripostent en prenant Alhama le 28 février 1482.
1483Le sultan Boabdil – qui dispute le pouvoir à son père Muley Hacen et à son oncle Al-Zaghal – est fait prisonnier à
Lucena, mais Ferdinand II le laisse en liberté après qu’il est devenu vassal des Rois Catholiques.
1487-1489Les Nasrides perdent leurs deux ports majeurs : Málaga (1487), puis Almería (1489). Guadix capitule après la
chute de Baza. Az-Zaghal, oncle et rival de Boabdil, contrôlait ces trois dernières villes.
1492 Les Rois Catholiques exigent de leur vassal Boabdil qu’il leur livre la capitale. Mais le peuple et les cercles religieux de
Grenade s’y opposent, et la lutte se poursuit jusqu’à la reddition, le 2 janvier.
3

Une nouveauté décisive


L’usage de l’artillerie constitue une nouveauté d’une efficacité indéniable pendant la guerre de Grenade. Lors des conflits
entre la Castille et Grenade, la plus ancienne mention relative à l’usage des « tonnerres » date du siège d’Algésiras (1342-
1344), mais il semble que l’artillerie ne soit pas employée par des assiégeants avant les campagnes de
Ferdinand Ier d’Aragon (1407-1410). L’efficacité de l’artillerie était alors limitée. Mais, 70 ans plus tard, pendant la guerre de
Grenade, l’emploi d’armes à feu plus performantes est décisif lors de campagnes comme celle de 1486 contre la Vega de
Granada, entraînant la conquête de villages fortifiés aussi importants que Loja, Íllora, Moclín, Montefrío et Colomera. Selon
le chroniqueur Andrés Bernáldez, ces villages sont pris en à peine un mois « alors qu’en d’autres temps, le plus petit [de ces
villages] pouvait tenir un an et ne pouvait tomber que par la famine ».

La foi au secours de la guerre


Pour justifier la guerre, les Rois Catholiques et les sultans nasrides tentent de mobiliser leurs communautés respectives en
recourant à des arguments religieux et juridiques. Les premiers font appel à un ensemble de valeurs récurrentes depuis le
IXe siècle, liées aux concepts de « guerre juste » et de « guerre sainte ». Selon ce discours de reconquête, les chrétiens
sont en droit de récupérer les terres que les musulmans se sont injustement appropriées au détriment des ancêtres : la
guerre est donc aussi juste que sainte, puisqu’il s’agit non seulement de reconstituer la patrie perdue, mais aussi de
restaurer la chrétienté soumise par les musulmans. De leur côté, les dirigeants grenadins recourent à la notion coranique du
djihad, « faire un effort dans le chemin de Dieu », qui incite le croyant à lutter pour défendre sa foi et qui, en cas de décès,
représente une voie de salut personnel et un accès au paradis.

Le siège de Baza
En juin 1489 débute le siège de Baza, le plus dur et le plus long de la guerre. La ville était protégée sur un flanc par la
vallée, et sur un autre par des jardins cultivés sur des terrasses escarpées. Le roi Ferdinand dresse deux camps royaux sur
les deux flancs moins bien défendus. Puis il fait abattre les vergers pour installer l’artillerie et relie les deux camps par un
fossé rempli d’eau et protégé par une palissade dotée de 15 tours. Dans la vallée, il raccorde ensuite les deux camps par
deux murs parallèles et espacés de quatre pas pour pouvoir résister aux attaques des assiégés ou de troupes venues en
renfort de l’extérieur. Baza est isolée et n’a d’autre choix que de se rendre à la fin de l’année.

Vous aimerez peut-être aussi