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Merlin

ou
La Terre dévastée
De Tankred Dorst
(Texte avec coupes)

1
Dans la légende du Graal, Merlin, né du Diable et d’une mortelle, est enchanteur, devin et
conseiller du roi Arthur. Tankred Dorst recrée Merlin, mais à l’âge de la Relativité: certes, on
retrouve ici tout le merveilleux de la geste arthurienne (les combats de dragons, l’épée fichée
dans la pierre, les envoûtements de la fée Viviane) et le plaisir de réécouter ces histoires (les
amours de Lancelot et Guenièvre, 1’« innocence» de Perceval, Yvain et son lion). Mais Dorst
a compris que par les temps qui courent, les mythes qui nous hantent ne peuvent plus être
représentés que dans la distance et l’ironie.
Ainsi, les chevaliers fraient avec Rothschild, lisent le New York Times; on surprend le roi
Arthur en grande conversation avec Mark Twain, et il peut arriver qu’un spectateur prenne
feu en s’asseyant sur le Siège Périlleux.
En ce sens, on peut dire que le Merlin de Dorst a pris l’exact contre-pied du Parsifal de
Wagner, dont l’ombre semble constamment planer sur la pièce. Alors que Wagner, dans
Parsifal, veut faire du théâtre lyrique un véritable rituel religieux, Dorst ne cesse pas de nous
faire rire et de nous réjouir en accumulant les gags, les trucs de théâtre et les tours de magie.
Et plus c’est énorme, plus le plaisir est grand, car on va aussi au théâtre pour voir de
l’énorme.
Dans cette mise à distance systématique et jubilatoire, il n’y a pas seulement un parti pris
esthétique, mais également une leçon Politique : Merlin est un artiste, un créateur, qui joue
avec le feu : en lançant les chevaliers à la recherche du Graal, il provoque la perdition du
royaume.

2
Prologue

3
1.

Illuminé par mille ampoules électriques, le Christ chasse les dieux païens. Des éclairs
déchirent le ciel. Hurlements. Cris stridents. Des projecteurs débusquent les dieux païens. De
très haut, ils tombent dans l’obscurité. Ils s’enfuient dans les forêts, ils se cachent dans les
villes.

4
Naissance de Merlin

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2.

Quelqu’un crie, quelqu’un peste.


Un homme et une femme se querellent, l’homme veut apparemment quitter la femme. La femme gémit.
Bris de vitre. Une porte s’ouvre à toute volée. Quelqu’un tombe dans le vide.
Puis, silence. Puis, une voix d’homme: Il n’y avait même pas de balcon!
Le frère de berthe, une brute massive, entre en boitant, s’arrête, regarde autour de lui en ouvrant de
grands yeux.
LA VOIX DE FEMME crie. Mais où es-tu?
LE FRÈRE DE BERTHE écoute sans rien dire.
LA VOIX DE FEMME crie. Mais où es-tu? Mais où es-tu?
LE FRÈRE DE BERTHE crie. Ici! Il change vite de place, s’immobilise, figé, retient sa respiration,
ferme les yeux.
BERTHE, une géante enceinte, apparaît là où le frère de berthe se tenait auparavant, elle crie. Mais
où es-tu? Tu n’es même pas là!
LE FRÈRE DE BERTHE ne dit rien, cligne des yeux, puis cache son visage dans ses mains.
BERTHE écoute, puis hurle d’une voix stridente. Mais où te caches-tu?
LE FRÈRE DE BERTHE crie. Ici! Il disparaît d’un bond, se jette à plat ventre.
BERTHE se précipite là où il se trouvait auparavant. Tu n’es pas là! Je ne te vois pas!
LE FRÈRE DE BERTHE crie. Si! Je suis là! Il saute sur ses pieds, veut déguerpir, se fracasse la tête
contre un pilier métallique, hurle. Aïe! Je me suis fracassé le crâne!
BERTHE arrive en courant, le découvre, crie. Te voilà! Alors là, je suis contente! Je croyais que tu
allais m’abandonner.
LE FRÈRE DE BERTHE crie. Non, non! J’étais juste perdu dans mes pensées!
BERTHE crie. Et à quoi tu pensais?
LE FRÈRE DE BERTHE crie. À quoi je pensais? Je pensais à la poisse que c’est d’avoir une
sœur tellement bête qu’elle ne sait même pas qui est le père de son enfant!
BERTHE, en larmes, crie. Oui! Oui!
LE FRÈRE DE BERTHE crie. Et c’est à moi de le chercher aux quatre coins du monde!
BERTHE, en larmes, crie. Oui! Oui!
LE FRÈRE DE BERTHE crie. Il avait l’air de quoi?
BERTHE crie. C’est qu’il faisait nuit!
LE FRÈRE DE BERTHE crie. Il a dit quelque chose?
BERTHE crie, triomphante. Oui! Oui! il a dit quelque chose!
LE FRÈRE DE BERTHE crie. Et il a dit quoi?
BERTHE crie, triomphante. Ma petite puce!
LE FRÈRE DE BERTHE pointe du doigt un spectateur. C’est vous qui avez dit ça? Le frère de
berthe s’effondre en pleurnichant. Nous ne le trouverons jamais! Qui va payer la pension! Ah,
quelle misère d’être ton frère!
BERTHE, en larmes, crie. Ah la la! Ah la la!

6
LE FRÈRE DE BERTHE crie. Arrête de crier, il faut que je dorme!
Il se roule en boule pour dormir. Son regard tombe alors sur un autre spectateur. Il se relève d’un
bond, le fixe longuement.
BERTHE crie. Qu’est ce qui t’arrive?
LE FRÈRE DE BERTHE crie. Psst! Il montre le spectateur.
BERTHE le regarde à son tour, crie. Qu’est ce qu’il a, ce type?
LE FRÈRE DE BERTHE. Psst! - Décris-le-moi, ton séducteur!
BERTHE esquisse une silhouette de ses mains.
LE FRÈRE DE BERTHE désigne triomphalement le spectateur, va vers lui, crie. C’est vous le père!
Vous avouez?
BERTHE crie. Non, non, non, non!
LE FRÈRE DE BERTHE crie. Arrête de crier! Tu me casses les oreilles!
BERTHE crie. Mais je ne crie pas! C’est l’enfant qui crie!
LE FRÈRE DE BERTHE crie. Si l’enfant crie, il faut le taper! Il la frappe sur le ventre.
BERTHE crie. Aïe! Aïe! L’enfant arrive! L’enfant arrive! Aïe! Aïe!
LE FRÈRE DE BERTHE crie. Non, non, pas maintenant! Tu te trompes!
BERTHE crie. Si! Si! Regarde toi-même!
LE FRÈRE DE BERTHE crie. Non! Non! Il lui soulève la robe. Reste à l’intérieur! Reste où tu es!
Nous n’avons que dix euros pour ton avenir.
BERTHE crie. Mais il veut sortir!
LE FRÈRE DE BERTHE crie. Mais moi je ne veux pas!
BERTHE crie. Aïe! Aïe! Aïe!
LE FRÈRE DE BERTHE commence à trembler. J’ai peur, j’ai peur! Il se met en boule, roule, une
boule de cris, à travers toute la scène, jusqu’à un coin où il reste au sol en gémissant.

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3.

Le silence s’est fait. La Terre baigne dans la lumière grise du premier jour. Le Diable et les
esprits ont disparu. Merlin, un homme de haute taille, nu, barbu, est couché sur le sol dans la
position d’un nouveau-né. Il se frotte les yeux, examine ses mains, bouge les doigts devant
ses yeux. Il se redresse, considère avec intérêt le jeu de ses orteils. Il se lève, tombe, se relève,
fait quelques pas, s’habitue très vite à mouvoir ses membres comme il faut.
Assise par terre, rayonnante, Berthe regarde Merlin, son fils.
LE FRÈRE DE BERTHE geint. Quel calme! Ma sœur, est-ce que l’enfant est là?
BERTHE ne l’écoute pas, regarde Merlin.
LE FRÈRE DE BERTHE s’approche avec hésitation. Aïe! Quelle naissance difficile! Je suis
complètement crevé! Il regarde Merlin en ouvrant de grands yeux. Mais qui est cet homme?
MERLIN lève les yeux du journal, très sérieux. Je suis l’enfant.
LE FRÈRE DE BERTHE. Quoi? Tu es l’enfant? Il tourne autour de Merlin.
MERLIN. Bonjour, mon oncle!
LE FRÈRE DE BERTHE. Quoi? Tu me connais?
BERTHE, avec fierté. Un si bel enfant!
LE FRÈRE DE BERTHE. On dirait que tu es aveugle! C’est un enfant horrible, un enfant avec
une barbe! Un enfant avec des lunettes! Un enfant avec des défenses d’éléphant, un enfant
avec une abominable voix grave! Mais qu’est ce qu’on va en faire! Qu’est-ce qu’on va en
faire, il va nous manger la laine sur le dos! Plus personne ne voudra nous en débarrasser! Si
seulement on l’avait vendu quand il était dans ton ventre! Au moins, on ne le voyait pas
encore! Mais maintenant personne n’en voudra! Il est trop gras pour faire la manche!
BERTHE. Un si bel enfant!
LE FRÈRE DE BERTHE. Si je le jette à la poubelle, les jambes vont dépasser.
MERLIN s’écrie. Ne t’inquiète pas, mon oncle!
LE FRÈRE DE BERTHE. Tu vois tout ce que j’ai fait pour toi! Nous nous sommes démenés
comme des fous pour te trouver un père. Nous nous sommes donné un mal de chien! Nous
avons pris tous les contacts possibles! Avec les candidats les plus divers!
MERLIN. Je sais, je sais...
LE FRÈRE DE BERTHE. Tu sais! Tu sais! Même que l’un d’entre eux était en fer blanc, ça, tu
ne peux pas le savoir!
MERLIN. Oui. C’était un chevalier.
LE FRÈRE DE BERTHE. Un quoi?
MERLIN. Un chevalier, Sire Orilus. Il se rend à Camelot, à la Table Ronde du Roi Arthur.
LE FRÈRE DE BERTHE. C’est quoi, ça, la Table Ronde du Roi Arthur? Jamais entendu parler.
Ça n’existe pas.
MERLIN, irrité. Ça n’existe pas encore.
LE FRÈRE DE BERTHE. Pourquoi il va vers quelque chose qui n’existe pas encore?
MERLIN ignore la question et dit, après un long silence. Tu t’es donné beaucoup de mal pour
rien, je connais mon père.

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LE FRÈRE DE BERTHE. Tu connais ton père? - Berthe, il le connaît! Pourquoi tu ne l’as pas
dit tout de suite?
MERLIN. Et comment aurais-je fait? Je n’étais même pas né!
LE FRÈRE DE BERTHE. Ah oui. D’accord, mais au moins tu aurais pu nous donner un
indice. Quel mal j’ai eu! Alors c’est qui? Il est riche?
MERLIN. Immensément!
LE FRÈRE DE BERTHE, à Berthe. Berthe, il est riche!
BERTHE est radieuse.
LE FRÈRE DE BERTHE. Mais dis donc, sûrement qu’il n’est pas généreux!
MERLIN. Il l’est infiniment! Il suffit de le contenter.
LE FRÈRE DE BERTHE. Justement, ta mère l’a déjà contenté!
BERTHE ricane. Oui. Oui!
LE FRÈRE DE BERTHE. Berthe, nous sommes sauvés!
BERTHE jubile.
LE FRÈRE DE BERTHE. Où habite ce monsieur? Il faut y aller tout de suite.
MERLIN. Ce n’est pas si simple. Il est toujours en route. En voyage.
LE FRÈRE DE BERTHE examine Merlin, profonde déception. Alors c’est encore raté! Riche,
distingué et généreux: si seulement tu ne m’avais rien dit! Vu qu’on ne peut pas mettre la
main dessus, autant qu’il soit pauvre et radin! Je préfère.
MERLIN. Regarde, mon oncle! Il arrive!
LE FRÈRE DE BERTHE s’est détourné. Laisse-moi tranquille! Je suis déçu!
Le Diable est là.
LE DIABLE regarde autour de lui, va vers Merlin. Ah, mon fils?
BERTHE l’a découvert, pousse un soupir d’extase. Oh, oh!
LE DIABLE ne lui prête pas attention, tourne autour de Merlin. Excellent! Excellent! Voyons un
peu cela! Il lui tâte la tête, cherche des cornes. Très bien! Tout est en ordre! Il le palpe comme un
animal de foire. Musclé, bien, bien. D’un geste brusque, il lui écarte les mâchoires, regarde dans sa
bouche. Remarquable! Voilà qui me plaît! Vigoureux! Il lui passe la main sur les parties génitales,
pour vérifier. Bien, bien! Un homme! Merlin le repousse. Le Diable rit. Comme c’est charmant!
Ça le met mal à l’aise, le jeune homme! Excusez-moi de rire. Je suis ravi, enchanté, mon fils
est un véritable être humain. Avec un grand geste. Ton père se tient devant toi, mon fils! Je suis
ton père! Il attend ses salutations.
MERLIN, raide. Bonjour, Père.
LE DIABLE soudain, avec effroi. Le pied! Il saisit le pied de Merlin. Merlin tombe. Le Diable
contemple avec ravissement le pied nu et blanc, un pied d’homme. Comme il est bien fait! Quel
délice! Qu’il est beau, qu’il est blanc, ce pied d’homme!
BERTHE se tient tout près, veut aussi attirer l’attention. Mon cher Monsieur!
LE FRÈRE DE BERTHE s’est aussi rapproché. Je suis le frère de ma sœur et je serai bientôt
votre beau-frère, quand vous aurez conduit devant l’autel la mère de votre enfant.
BERTHE. Oh oui, oh oui, mon cher Monsieur!
LE DIABLE fait en musique de gracieux pas de menuet, prend la main de Berthe et la conduit un peu
à l’écart avec une élégance extrême. Mademoiselle, j’ai toutes les raisons de songer avec un

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ravissement sans pareil à l’heure que j’ai passée dans votre étreinte enchanteresse. La musique
s’arrête. Le Diable lui donne un coup de pied, elle chancelle, tombe et se retrouve assise par terre, la
bouche ouverte, les yeux ronds.
LE FRÈRE DE BERTHE. Monsieur! Ça ne va pas! Vous ne pourrez faire ça qu’une fois marié!
MERLIN. Quelque chose me manque... mais je n’arrive pas à dire quoi.
LE DIABLE. Tu veux dire: l’avenir.
MERLIN. L’avenir? Maintenant, c’est maintenant. Mais l’autre chose...
LE DIABLE. Ce qui va arriver, ce que les hommes, dans leur temps présent, ne savent pas
encore.
MERLIN réfléchit, avance prudemment. La mort.
LE DIABLE. Oui! Tout s’achève par la mort!
MERLIN. Ma mort, je ne la connais pas!
LE DIABLE désigne Berthe, et le frère de berthe. Et les deux, là-bas? En pleine vie!
MERLIN les regarde avec effroi. Quelle fin horrible est la leur! Oh, les pauvres humains partout
sur la terre! Il embrasse du regard les spectateurs. Quelle fin horrible ils ont! Il se recroqueville sur
lui-même, se couvre la tête avec les pages du journal, lamentations.
LE DIABLE. Pas toi! Pas toi! Réjouis-toi d’être mon fils, ta vie ne s’achèvera pas par la mort.
MERLIN émerge à nouveau. Je serai dans un buisson d’aubépine.
LE DIABLE. D’autres visions! Regarde bien, mon fils!
MERLIN. Des hommes de métal...
LE DIABLE. Quoi?
MERLIN. Des hommes de métal, en cercle... autour d’un étang? Est-ce un étang?
LE DIABLE. Non, non, d’autres visions!
MERLIN essaie de voir. Un cheval...
LE DIABLE. Quel genre de cheval?
MERLIN. À l’intérieur se tiennent des soldats.
LE DIABLE. Ah oui, la guerre de Troie, le cheval de Troie! C’est le passé, ce n’est pas l’avenir.
- Continue!
MERLIN. La poupée avec ses chaussures de plomb, qui flotte au-dessus de la poussière et
des éboulis.
LE DIABLE. Oui! Mister Neil Armstrong sur la lune.
MERLIN. Sur la lune? Il lève les yeux. C’est arrivé quand?
LE DIABLE. Ce n’est pas encore arrivé! C’est de l’avenir! Ça va arriver!
MERLIN. J’ai donc des souvenirs du futur?
LE DIABLE. Oui. Tu tiens ça de moi.
MERLIN, hésitant. Le roi et les enfants découpés en morceaux...
DIABLE. Déjà arrivé! Hérode, - un roi magnifique.
MERLIN. Une gigantesque bulle qui flotte... dans les airs...
LE DIABLE. Le zeppelin! À venir.
MERLIN. Une marée humaine, noire... Un palais d’hiver?

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LE DIABLE. Oui. Ils l’attaquent! À venir!
MERLIN. Des cœurs implantés...
LE DIABLE. Transplantation d’organes! À venir.
MERLIN. Un roi de la valse? Il secoue la tête. Un roi? - De quel pays?
LE DIABLE. Ils dansent tous.
MERLIN. Oui, c’est beau! Je le vois, je me souviens, c’est beau! Mon oreille se souvient, mes
pieds se souviennent! Il commence à danser.
LE DIABLE. Bravo!
MERLIN vient de comprendre. À venir!
LE DIABLE acquiesce.
MERLIN a une illumination soudaine. Ce n’est pas un étang. C’est une table ronde! Cent
chevaliers autour de cette table immense!
LE DIABLE. Quel genre de table?
MERLIN. C’est à venir! C’est à venir!
LE DIABLE le rabroue. Non, ce n’est qu’une vue de l’esprit! Il existe aussi des vues de l’esprit,
mon fils! Cela n’est pas arrivé et cela n’arrivera pas.
MERLIN. Si, si, c’est à venir! Je m’y retrouve, à présent! J’ai déjà rencontré un chevalier de
cette table ronde, ce matin. C’était une grande baraque... je sais même comment il s’appelle!
LE DIABLE, furieux. Il ne faut pas que cela arrive!
MERLIN. Ah, cela contrarie mon père?
LE DIABLE. D’autres visions!
MERLIN cherche à l’énerver. La Table Ronde! La Table Ronde!
LE DIABLE. Folie!
MERLIN. Sire Orilus! Il se nomme Sire Orilus. Je vois la table! Un beau monde bien en ordre!
LE DIABLE. D’autres visions!
MERLIN. Non, non, non!
LE DIABLE. Tu en as d’autres, très différentes!
MERLIN. Des hommes dans des fours.
LE DIABLE, satisfait. Une grande époque!
MERLIN met ses mains devant les yeux. Ils brûlent! Je le vois!
LE DIABLE. Ne sois pas si sensible, mon fils.
MERLIN. Je ne veux pas connaître l’avenir. Laisse-moi tranquille.
LE DIABLE. Écoute, tu n’es pas comme les autres hommes, tu es Merlin, mon fils, j’ai un
projet pour toi. C’est pour ça que je t’ai conçu.
MERLIN fait signe que non, veut disparaître derrière un arbre.
LE DIABLE. Écoute! Écoute-moi! Tu as une mission à remplir! Tu feras de grandes choses!
Tes pouvoirs magiques, ta connaissance de l’avenir, ton talent prophétique, ta force vitale qui
durera des siècles, ton imagination et tes talents artistiques, tu les utiliseras pour libérer les
hommes.
MERLIN, derrière l’arbre. Libérer les hommes?

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LE DIABLE. Oui. Sous mon autorité.
MERLIN, derrière l’arbre. Ça, je ne veux même pas en entendre parler.
LE DIABLE. Je suis ton père! Tu vas m’obéir.
MERLIN fait signe que non. Oui, oui.
LE DIABLE. Donner aux hommes la liberté du Mal! Le Mal est leur véritable nature. Là
réside leur plaisir, c’est pour cela qu’ils sont faits.
MERLIN se défend. Le Bien? Le Mal? Je ne sais pas de quoi il s’agit, je n’y connais encore rien.
LE DIABLE. Ta mission, Merlin, est de leur ôter la peur du Mal.
MERLIN. Fais-le donc toi-même, si tu trouves que c’est important!
LE DIABLE. Je ne peux pas! Ils ont peur de moi. Il me faut un fils humain pour cela. De toi,
Merlin, ils n’auront pas peur.
MERLIN. Je ne sais pas encore si je vais te suivre... Peut-être... Peut-être pas.
LE DIABLE. Quoi! Tu refuses de m’obéir? Tu dois obéir à ton père!
MERLIN. Pourquoi? Parce que c’est écrit dans la Bible, peut-être?
LE DIABLE. Insolent! Anarchiste!
MERLIN. Mon père a beau être le Diable, ma mère est une femme pieuse. Mon âme a donc
aussi reçu des sentiments pieux.
LE DIABLE. Des sentiments pieux! Cette traînée! Cette catin d’hôtel de passe!
DIABLE, furieux, essaie à présent de l’amadouer. Je me suis montré trop impatient avec toi,
excuse-moi! Tu auras du pouvoir! Tu verras ce que c’est que d’avoir du pouvoir! Espèce de
tête de mule! Descends donc retrouver ton petit papa! J’ai de grands projets pour toi! De
grands projets! : Va au Pays de Galles, tu verras, ce sera le début de ta gloire! Va voir le Roi
Vortigern! Va au Pays de Galles. Le Roi Vortigern t’écoutera, tu lui annonceras sa perte! Va au
Pays de Galles! - Arrêtons de nous quereller, mon fiston chéri! Tu m’entends? Réfléchis!
Réfléchis tranquillement à tout ça! Nous en reparlerons! Merlin!
DIABLE. Bonne chance, mon fils!
MERLIN. Disparais, Satan! Raconte ce que tu veux! Je fonderai la Table Ronde!
Le Diable disparaît. Silence. Après quelques instants, Merlin descend de l’arbre, regarde autour de lui.
Jette son journal.
LE FRÈRE DE BERTHE. Il est parti?
MERLIN. Oui, il est parti!
LE FRÈRE DE BERTHE se relève, chipe l’anneau qui est resté par terre, crie dans le dos du Diable.
Espèce d’inanité boursouflée! Moufette! Trou du cul! Espèce de... larve! Bourreau d’enfants! !
Capitaliste! Détritus de chiottes! Sale pédé! Cul de singe! Sac à puces! Nègre! Chieur de bave!
Bâtard! Motherfucker! Coiffeur! Tas de merde! Catholique! Syphilitique! Sale Juif! Sac à
merde! Poète! Tapineur! Maquereau! Enculé! Turc! Voilà! Il en a pris pour son grade!
BERTHE. Sale pédé!

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4.

Combat de dragons
Pays de Galles. Paysage désolé. Muraille cyclopéenne, tour cyclopéenne. La muraille
s’écroule avec fracas. On aperçoit alors, sur un échafaudage, le Roi barbare Vortigern avec sa
suite barbare et le magicien Proximus, géants gris comme la glaise.
VORTIGERN crie. La tour s’est à nouveau écroulée! L’ennemi arrive! Nous avons besoin de
la tour! Nous avons besoin de la muraille! Allez! Au travail! Reconstruisez! L’ennemi arrive!
L’ennemi arrive!
PROXIMUS. Les pierres se détacheront chaque nuit, tant que l’enfant sans père n’aura pas
été retrouvé. Quand il aura été immolé et son sang mêlé au mortier, alors les pierres
tiendront ensemble.
VORTIGERN. L’enfant! Où est l’enfant! Prenez celui-ci! Tuez le! Videz-le de son sang!
Répandez son sang sur les pierres! Un enfant est capturé et emmené.
PROXIMUS. Ce n’est pas le bon! L’enfant qu’il nous faut ne doit pas avoir de père de la race
des hommes. On l’a trouvé dans les forêts calédoniennes, on nous l’amène.
VORTIGERN. À pied, à cheval, par les airs? Qu’ils se dépêchent avec cet enfant!
Un guerrier arrive avec une vasque et asperge de sang l’amas de décombres.
PROXIMUS. Ils se dépêchent, ils seront bientôt là.
Merlin, Berthe et le frère de berthe sont introduits par des guerriers.
VORTIGERN, au Clown. C’est toi, l’enfant?
BERTHE crie. Je suis la mère!
LE FRÈRE DE BERTHE crie. Mais moi, je ne suis pas l’enfant, je suis l’oncle. C’est ma sœur.
BERTHE crie. C’est mon frère!
LE FRÈRE DE BERTHE crie. Et lui là-bas, c’est mon neveu.
MERLIN. Je suis l’enfant.
PROXIMUS. Qui est le père?
LE FRÈRE DE BERTHE crie. Le père! Le père! Je ne veux plus entendre ce mot, ça me rend
malade.
PROXIMUS. Était-ce le Diable?
BERTHE gémit. Ah, Monsieur!
LE FRÈRE DE BERTHE. Il en avait l’odeur. Et quand il a ouvert la bouche, un essaim de
mouches en est sorti.
BERTHE crie. Ce n’est pas vrai!
PROXIMUS. C’était le Diable! C’est le bon!
MERLIN. Que voulez-vous de moi?
VORTIGERN. Ton sang!
MERLIN. Qui t’a conseillé cela?
PROXIMUS. Moi! L’oracle me l’a révélé. Ton sang doit être mélangé au mortier, sans quoi les
pierres ne tiendront pas ensemble.
MERLIN. Toi, tu as interprété un oracle? Au Roi. C’est ton astrologue, Roi?

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VORTIGERN. Oui. Il prédit l’avenir.
MERLIN. Il ne sait même pas ce qui plane sur sa tête! Il ne sait pas ce qui va arriver dans les
cinq prochaines minutes!
PROXIMUS. Si, je le sais! Nous allons voir couler ton sang sur les pierres.
MERLIN. Tu ne verras rien du tout. Car tu seras mort.
PROXIMUS. De quoi? Un nuage va-t-il tomber du ciel? Serai-je frappé par un moineau?
MERLIN. Regarde en l’air!
PROXIMUS. Je vois le ciel, pur et vide.
MERLIN. Prononce tes dernières paroles, ton heure est venue.
PROXIMUS. Roi, il bavarde, pour prolonger de quelques instants sa propre vie. Arrachez lui
la langue.
MERLIN. Non! Je me rends de mon plein gré. Ici, devant le Roi, fais que ta parole soit vraie,
comme moi la mienne. Si la mort ne te frappe pas, tu auras dit vrai, et qu’alors mon sang
coule, sur ordre du Roi. Si tu veux rédiger toi-même ton épitaphe, alors fais vite, il n’y a plus
d’instant entre toi et ta mort.
Proximus est frappé par la mort.
VORTIGERN. Il est mort?
LE FRÈRE DE BERTHE. Oui, Sire. Le pudding, là, c’est son cerveau.
MERLIN. Emportez l’image de la mort. À présent, Mylord, Merlin va dissiper vos doutes et
vous révéler ce qui détruit votre édifice et retarde le travail.
VORTIGERN. Qu'est ce que c’était?
MERLIN. Sous ta muraille se battent deux dragons, voilà pourquoi elle s’écroule. Ils luttent
et fulminent et s’empoignent et s’entre choquent, si bien que la terre se crevasse et que les
pierres éclatent.
VORTIGERN. Qu’est-ce que cela signifie?
MERLIN. Ça, je ne le dirai pas, Roi.
VORTIGERN. Tu vas me le dire!
MERLIN. Tu me puniras, si je le fais.
VORTIGERN. Je te récompenserai.
LE FRÈRE DE BERTHE. À moi tu peux le dire, Merlin, et je le répéterai au Roi.
MERLIN. Le dragon rouge, c’est le Roi Uther, ton ennemi. Le dragon blanc, c’est toi.
LE FRÈRE DE BERTHE. Le dragon blanc, c’est toi!
Il attend sa récompense.
VORTIGERN. Et qui gagne?
MERLIN. Le combat reste incertain. Pourtant, à la fin...
VORTIGERN... . je gagne?
MERLIN. Je ne le dirai pas!
LE FRÈRE DE BERTHE. Tu gagnes! Tu gagnes!
Il tend la main.
VORTIGERN. Je gagne?

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LE FRÈRE DE BERTHE opine vigoureusement du chef, ouvre la bouche pour répéter « Tu gagnes!
», mais pas un mot n’en sort, il jette la tête en avant, vomit un flot de sang.
VORTIGERN le frappe.

15
5.

Roulements de tambour forcenés, tintamarre strident de trompettes. L’armée d’Uther Pendragon fait
irruption. Vortigern, le colosse, se défend, mais il est massacré, ses guerriers s’enfuient. Le frère de
berthe tente d’entraîner Berthe dans sa fuite, Berthe veut rejoindre Merlin qui, indemne et impassible,
se tient au milieu de la furieuse bataille. Mais elle n’arrive pas jusqu’à lui et tous deux, le frère de
berthe et Berthe, sont finalement entraînés avec les fuyards. La nuit vient, puis le jour.
Uther Pendragon, victorieux, avec son armée.
MERLIN. Tu es le vainqueur, Uther Pendragon! Lumière naissante! Nous saluons ton éclat.
UTHER PENDRAGON. Révèle-moi, Merlin, grâce à tes dons prophétiques, ce que nous
brûlons de connaître. L’avenir, nous le savons, est limpide à tes yeux, comme l’est ce qui
menace notre trône, notre royaume. Parle, sage Merlin, dissipe ma crainte: dois-je repousser
les Saxons par la force? Dois-je gouverner en paix les terres que je possède au Pays de Galles
et en Bretagne?
MERLIN. Uther Pendragon portera la couronne avec gloire. Nul être humain ne saurait
ébranler la volonté du ciel. Je vous révèle ce que l’oracle me dit et vous laisse regarder dans
le miroir du futur. Mes paroles font surgir des princes qui régneront dans le cours des temps.
Vision
Les nuées d’étoiles ondoyantes se rassemblent pour former une grande figure étincelante : le
Roi Arthur; et de la nuit des temps émergent des rois et des chevaliers, qui lui rendent
hommage.
UTHER PENDRAGON. Qui est ce roi? Qu’est-ce que cela signifie?
MERLIN. Mon prince! Ce roi est votre noble fils et il sera comblé au printemps de ses jours :
treize rois lui tendront leur couronne, les princes loueront ses hauts faits, et tous, par crainte
comme par amour, s’inclineront bien bas devant son bras puissant. Les temps lointains
diront la belle histoire du Roi Arthur et de la Table Ronde.

16
La Table Ronde
« L’âme du prochain est une forêt obscure. »

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7.

Perceval court dans la forêt. La lumière du soleil, filtrée par les frondaisons, danse et scintille
sur le sol sombre. Perceval frappe les arbres de son bâton, il rit; un animal détale, Perceval le
poursuit, bondissant comme lui; il grimpe prestement à un arbre, se pend aux branches,
léger comme une goutte de miel, se laisse tomber; alors, couché par terre, il rit; il s’enfouit
sous les feuilles, où il épie un oiseau et imite son gazouillis, un long pépiement dialogué avec
question et réponse, sanglots plaintifs, approbation joyeuse et furieuse dispute; d’autres
oiseaux s’en mêlent. Il fredonne, roucoule, claque de la langue, siffle, pépie, criaille et,
soudain, la forêt tout entière vibre de cris d’oiseaux comme de millions de réponses.

18
8.

Dans le noir. Bruits de pas, cliquetis de métal, on entend arriver une foule grandissante. Ici et
là rougeoient des lumières isolées. Voix.
Il fait tout noir.

-Là-bas, il y a des chaises!


-Où?
-Le mieux serait que vous preniez l’une de ces chaises, Sire.
-Je suis Sire Yder!
-C’était ma place!
-De quel droit?
-Il n’y a pas moyen d’avoir de la lumière? On se marche dessus!
-Nous avons fait une longue route pour venir jusqu’ici, mais à présent je ne sais plus
pourquoi. Apparemment, j’ai oublié. Il m’arrive d’oublier.
-Il paraît qu’un grand événement va avoir lieu!
-Je ne connais personne, ici.
-Que se passe-t-il au juste? Que sommes-nous sensés attendre?
-Je crois, je crois...
-Moi aussi, j’aime bien être là quand il se passe quelque chose!
-Mais que peut-il bien se passer ici, il ne se passe rien du tout.
-La table est trop petite!
-Il faut essayer!
-Trop petite!
-C’est une table de bistrot.
-Trop petite!
-Je suis Sire Yder!
-Je suis Sire Orilus!
-What are you doing here?
-Sire Lancelot! Le Meilleur Chevalier du Monde!
-Sire Lancelot? Où?
-Mais arrêtez donc de pousser!
-Il paraît que de fameux chevaliers sont ici, et aussi des rois. Je suis le Roi de Cornouailles.
Mais personne ne paraît savoir qui nous a tous rassemblés? Je ne le sais pas non plus. Soit je
ne l’ai jamais su, soit je l’ai oublié.
-On finira bien par le savoir, Cornouailles, on finira bien par le savoir!
-J’ai entendu dire plusieurs fois que c’était Merlin.
-Ah bon, Merlin? Oui, maintenant que vous le dites, je pense comme vous, ce ne peut être
que Merlin.
- S’il vous plaît, qui est Merlin?

Il fait un peu plus clair maintenant. On voit les hommes qui attendent, debout un peu partout, seuls
ou en groupes. Certains se sont installés par terre, quelques-uns sont assis sur des chaises pliantes.
Sur l’ensemble de la scène plane un bourdonnement, un brouhaha, comme dans un hall de gare.
MERLIN se tient sur la galerie. Cent quarante chevaliers! Et le roi se trouve parmi eux! Il
descend.
SIRE GAUVAIN. Quel roi, Merlin?
MERLIN.
Le nouveau grand Roi!
Le Roi de tous les rois!
Le Roi dont parlera la terre entière!
Le Roi qui retirera l’épée de la pierre!

19
L’Incomparable! L’Élu! L’Unique! Celui qui fondera la Table Ronde!
Celui qui vous réunira tous autour de la table!
SIRE SAGREMOR. Quelle table?
MERLIN. Sur cette table, les fleuves prennent leur source.
LE ROI DE CORNOUAILLES. Il y a ici plusieurs rois, Merlin. Auquel penses-tu?
LE ROI DE GALLES. Le Roi Uther n’ayant pas laissé de descendance... Ma maison, n’est-ce
pas, par la sœur de ma mère...
SIRE GAUVAIN. Il doit être élu! C’est ce qui a été décidé.
MERLIN. Celui qui retirera l’épée de la pierre! Celui-là sera le Roi de tous les rois! Le jour est
arrivé!
SIRE ORILUS. Amenez la pierre! Amenez l’épée! Nous sommes les plus forts.
LE ROI DE GALLES. Ma maison, par la sœur de ma mère, a la plus proche parenté avec celle
d’Uther et par conséquent...
SIRE AGRAVAIN, depuis l’arrière. Nous ne le reconnaissons pas!
LE ROI DE GALLES. Pardon?
SIRE DODINEL lui crie dans l’oreille. Les Écossais, là derrière, ne le reconnaissent pas!
LE ROI DE GALLES, à Sire Dodinel. Vous m’avez fait peur. Je n’ai pas compris son
intervention, mais je ne suis pas dur d’oreille.
SIRE DODINEL. Dans ce cas, excusez-moi, je vous en prie.
SIRE YDER. Moi aussi, j’ai des droits à faire valoir!
On se moque de lui.
Sire Kaï fait son entrée avec son écuyer, Arthur, et son père, Sire Hector.
MERLIN.
Le fer se libérera de la pierre.
La force n’est pas toujours la force.
La succession n’est pas toujours la succession. Excalibur, j’ai été forgée par le feu, la main de
l’Élu me retirera, ardente je volerai parmi les ennemis lorsque la main de l’Élu me tiendra.
SIRE KAï crie. Là! J’ai l’épée! Là, Merlin!
Il brandit l’épée.
MERLIN. Tu as l’épée?
SIRE KAï. Oui! Là! Chacun peut la voir, s’il a envie. Il montre l’épée autour de lui. Là, chacun
peut y jeter un coup d’œil. Viens voir, Gauvain! Et toi, Roi de Cornouailles, chausse
tranquillement tes lunettes et regarde cette épée! Je me rapproche de toi, pour que tu n’aies
pas à te déranger. Voyez, chacun peut le lire: Excalibur, c’est marqué dessus... bien sûr, si
vous ne savez pas lire, vous ne pouvez pas le lire, malheureusement.
SIRE GAUVAIN. Ce serait lui, le nouveau grand roi, Merlin?
SIRE KAï. J’ai l’épée, oui ou non?
SIRE HECTOR. Il l’a! Il l’a!
MERLIN. Tu dis que tu as retiré l’épée de la pierre?
SIRE KAï. Est-ce l’un de vous qui l’a retirée?

20
SIRE HECTOR explique à son entourage. C’est vrai, ce matin, tout à coup, mon fils tenait cette
épée à la main, il l’a retirée d’une pierre. C’est ainsi. C’est ainsi. Je peux raconter comment ça
s’est passé... voilà, l’épée, il l’a... Oui! Il a déjà distribué quelques solides coups grâce à elle.
MERLIN, à Sire Kaï. Donne-moi l’épée, Kaï!
Il va vers lui.
SIRE KAï. Je ne la donnerais pas à quelqu’un d’autre, mais à Merlin, je la donne.
Merlin prend l’épée en main.
L’obscurité se fait. Peu à peu apparaît une gigantesque cathédrale étincelante. Merlin enfonce l’épée
dans une pierre du portail.

MERLIN. Voilà l’épée dans la pierre. Retire-la encore une fois, Kaï!
SIRE KAï. Laisse Gauvain la retirer, pour que tout le monde voie comme c’est difficile.
SIRE GAUVAIN tire, mais ne parvient pas à la retirer. Tous les autres chevaliers s’approchent alors
à tour de rôle, chacun essaie de retirer l’épée, aucun n y parvient: une longue scène muette.

21
9.

Dans la forêt.
Perceval, Hercéloïde.

PERCEVAL appelle. Maman! Maman! J’ai vu un ange!


HERCÉLOÏDE. Qu’est-ce que c’est encore que cette invention!
PERCEVAL, rageur. J’ai vu un ange! Un ange! Ange! Ange! Ange!
HERCÉLOÏDE. Calme-toi à présent, mon enfant. Rentre, la nuit tombe et il fait froid.
PERCEVAL, rageur. Tu ne me crois pas! C’est la vérité!
HERCÉLOÏDE. Viens, donne-moi la main.
PERCEVAL se jette par terre et crie. J’ai vu un ange! Tu dois me croire, tu dois me croire!
HERCÉLOÏDE se penche vers le jeune garçon, le caresse pour le calmer. Tu t’es sans doute installé
sur l’arbre, tu t’es endormi, puis tu as encore rêvé.
PERCEVAL. Pourquoi sommes-nous tout seuls, Maman?
HERCÉLOÏDE. Quand le froid viendra, nous ferons un feu. Nous n’avons besoin de
personne.
PERCEVAL. À quoi ça ressemble, là où la forêt s’arrête?
HERCÉLOÏDE. Je ne m’en souviens plus. J’ai oublié.
PERCEVAL. J’aimerais bien le savoir
HERCÉLOÏDE. Tu ne seras nulle part aussi bien qu’auprès de ta mère.
PERCEVAL. Il était debout de l’autre côté de la clairière, il était doré, il étincelait si fort que
toute la forêt en était illuminée. Il était si grand - jusqu’au sommet des arbres. C’était
forcément un ange!
HERCÉLOÏDE. Oui, oui, un ange.
PERCEVAL. J’ai voulu aller vers lui et lui parler...
HERCÉLOfDE, épouvantée. Tu ne dois parler à aucune créature humaine, si jamais tu en
rencontres!
PERCEVAL. Tout à coup, il avait disparu. J’ai attendu et j ’ai appelé, jusqu’à la nuit.
HERCÉLOÏDE, épouvantée. Tu as appelé? Tu dois t’enfuir! Te glisser sous un rocher!
PERCEVAL. J’ai quand même appelé. Il était si beau. Il ne pouvait pas être une créature
humaine.
HERCÉLOÏDE. N’en parlons plus.
Silence.
PERCEVAL. Pourquoi nous cachons-nous des hommes?
HERCÉLOÏDE. Si tu te mêles aux hommes, ils te tueront.
PERCEVAL. Pourquoi?
HERCÉLOÏDE. Ils sont ainsi. Ils sont ainsi.
PERCEVAL. Comme le buisson d’épines? Aujourd’hui, il m’a piqué et griffé. Ça saigne
encore. Mais je m’en fiche.

22
HERCÉLOÏDE. Les hommes sont pires. Ils tuent exprès. Ils se querellent, se battent, se
frappent, s’embrochent les uns les autres.
Comme ton père!
PERCEVAL. Comme mon père?
HERCÉLOÏDE. C’est ainsi qu’ils ont tué ton père.
PERCEVAL. Oh, maman, j’ai tué un merle aujourd’hui! - Je voulais le tenir dans ma main et
qu’il chante. Quand je l’ai fait tomber du ciel avec ma fronde, il était tout muet et mort. Mais
moi, je voulais qu’il chante. Alors je l’ai jeté dans la rivière.
HERCÉLOÏDE pleure. Ah, mon enfant!
PERCEVAL. Mais pourquoi pleures-tu, Maman?
HERCÉLOÏDE. Tu me quitteras.
PERCEVAL. Non, non, je ne te quitterai pas!
Silence.
Peut-être que l’ange va revenir. Demain, je me cacherai dans la broussaille et j’attendrai.

23
10.

Les chevaliers devant la cathédrale.

MERLIN. À toi maintenant, Kaï!


SIRE KAÏ. Oui, oui.
Il ne va pas vers l’épée.
MERLIN. Viens ici, retire l’épée!
SIRE KAÏ se dérobe. Oui, mais personne n’y est arrivé. Même les grands héros n’ont pas
réussi! Ça ne marche pas, avec les forces naturelles. Il faut qu’autre chose s’en mêle,
apparemment.
MERLIN. Tu l’as pourtant déjà retirée une fois, Kaï.
SIRE KAÏ. Oui, Sire. Je l’ai fait - C’est-à-dire, je l’ai seulement prise dans la main.
MERLIN. Que veux-tu dire par : prise dans la main?
SIRE KAÏ. Oui oui! Et je l’ai fait tournoyer! Et je lui ai fait faire des étincelles!
SIRE HECTOR. Magnifique, comme elle étincelait et lançait des éclairs, Sire... je l’ai vu.
SIRE KAÏ. Qu’il essaye encore une fois, lui, là-bas.
MERLIN. Ce jeune homme? Ton écuyer, Kaï?
SIRE KAï. C’est mon ami, je pourrais presque dire que c’est mon frère. Nous avons grandi
ensemble. À Arthur. Allez, viens par ici! Ne fais pas le timide! Arthur s’approche. C’est lui. Il
me l’a apportée. Il m’a dit qu’il l’avait trouvée. J’avais laissé traîner mon épée, je l’ai envoyé
la chercher et alors il a rapporté celle-ci.
MERLIN. Tu l’as trouvée? Elle traînait par terre?
ARTHUR. Non.
MERLIN. Enfoncée dans la pierre, comme à présent?
ARTHUR. Oui.
MERLIN. Et tu l’as retirée?
ARTHUR. Oui.
SIRE KAï. Voilà, il le dit lui-même. Je ne savais rien de ces détails.
SIRE HECTOR. Je les ai élevés tous les deux, ensemble. Je n’ai fait aucune différence entre
mon propre fils et lui, là.
MERLIN. Viens, Arthur!
Arthur s’avance vers la pierre. Musique. Il retire l’épée de la pierre sans le moindre effort. Dans
l’agitation et le tumulte qui suivent cet événement, il se dégage et part en courant.
Merlin, Arthur.
MERLIN. Quand tu étais mon élève, t’ai-je appris à t’enfuir?
ARTHUR, embarrassé. Non, Merlin.
MERLIN. As-tu peur?
ARTHUR. Oui, j’ai peur.
MERLIN. Parce que tu es roi?

24
ARTHUR. Il y a tant de grands chevaliers ici, même des rois! Comment puis-je être, moi, le
roi des chevaliers et des rois?
MERLIN. Pourquoi ne serais-tu pas roi? Ils t’acclament!
ARTHUR. Ils doivent penser à un autre, ils se trompent. Ils placent leurs espoirs en moi et
j’ai peur de ne pas être à la hauteur.
MERLIN. Que t’ai-je appris?
ARTHUR. Tu m’as appris à ne craindre ni la haine, ni l’amour.
MERLIN. Alors pourquoi as-tu peur?
ARTHUR. Je ne me sens pas digne d’un destin de roi.
MERLIN. Que t’ai-je appris sur l’humilité?
ARTHUR. Sur l’humilité?
MERLIN. Est-ce de l’humilité que de refuser une tâche lorsqu’on n’est pas certain de pouvoir
l’accomplir?
ARTHUR. Non, ce n’est pas de l’humilité.
MERLIN. Qu’est-ce alors?
ARTHUR. C’est de l’orgueil caché.
MERLIN. Comment se comporte une personne humble?
ARTHUR, maintenant très sûr de lui et joyeux. Une personne humble accepte la tâche qui lui
est destinée, même au risque d’échouer.
MERLIN crie. Apportez-lui le manteau royal! La couronne!
ARTHUR, soudain repris par la peur. Mais je... Merlin!
MERLIN. Qu’y a-t-il, cher Arthur?
ARTHUR. Je continue d’avoir peur, Merlin... Comment puis-je être roi: je n’ai pas de grandes
pensées... mon imagination est étriquée. Je ne sais pas prévoir... Un roi doit savoir prévoir.
MERLIN. Je te porte, je te berce, je t’allaite à mon sein, je suis ta nourrice.
Le Roi de Cornouailles et le Roi de Galles se tiennent à l’écart, irrités.
LE ROI DE GALLES. Nous ne sommes pas contents, Merlin! Ce jeune homme a retiré l’épée
de la pierre, nous l’admirons beaucoup et ceci le distingue, mais pourquoi devrait-il devenir
notre roi à tous, après le grand Uther Pendragon? Certes, Uther Pendragon n’a pas laissé de
fils, mais il a une parenté qui, selon les règles de succession en vigueur, peut faire valoir des
droits!
MERLIN. Qui donc, Roi de Galles?
LE ROI DE GALLES. Ma maison est, par le mariage de la sœur de ma mère, la plus
étroitement apparentée à Uther Pendragon. Par conséquent, je voudrais...
LE ROI DE CORNOUAILLES. Et ce jeune homme - rien à dire! Étonnant! Mais personne ne
connaît son ascendance! Personne ne peut donner de renseignements à ce sujet!
MERLIN. Moi! Je peux te le dire, Roi de Cornouailles, et à toi, Roi de Galles! À vous tous, je
peux le dire! Moi seul sais qui était son père : Uther Pendragon.
LE ROI DE CORNOUAILLES. C’est impossible! Tout le monde le saurait, si Uther
Pendragon avait eu un fils!
MERLIN. Après sa naissance dans des circonstances mystérieuses, je l’ai recueilli et confié à
Sire Hector.

25
SIRE HECTOR. Oui! Je n’en ai jamais soufflé mot, je n’ai jamais rien dit à personne.
MERLIN. Le Roi Uther aimait Ygerne, la femme du Duc de Gorlais. Il assiégeait son château
de Tintagel... Raconte, toi!
Il désigne un monsieur assis au premier rang, qui écoute, penché en avant.
LE MONSIEUR DU PUBLIC. Moi? Pourquoi est-ce moi qui devrais raconter?
MERLIN. Raconte!
LE MONSIEUR DU PUBLIC. Mais j’ignore tout de cette histoire! Aucune idée!
MERLIN. Raconte! Raconte! C’est en la racontant que tu l’apprendras.

Le récit de la naissance d’Arthur.


Ils assiégeaient le Duc de Gorlais à Tintagel. - La suite! La suite!
Merlin dit au Roi Uther : cette nuit, je te donnerai Ygerne. - La suite! La suite!
Les assiégeants dormaient dans leurs tentes, alors Merlin s’introduisit dans le château avec le
Roi Uther. Par la magie de Merlin, le Roi Uther avait pris l’apparence du Duc de Gorlais, de
sorte que personne ne le reconnut, pas même Ygerne. Elle passa la nuit avec lui, elle caressa à
tâtons le visage de son époux, elle sentit le corps de son époux quand il se coucha sur elle. Il
ne lui parla pas, il craignait qu’elle le reconnaisse à sa voix, car il avait une voix aiguë et
glapissante, alors que le Duc de Gorlais avait une voix de star de cinéma. Merlin se cacha
derrière le paravent, mais il se munit du miroir d’Ygerne, parce qu’il tenait à voir tout ce qui
se passait dans le lit. Oui, Merlin est ainsi. Au milieu de la nuit, le Roi Uther se réveilla et dit:
j’ai rêvé qu’on m’avait tué, l’épée restait plantée dans ma tête, je n’arrivais plus à la retirer.
Oui, dit Ygerne, tu as crié! - J’ai crié? Avec quelle voix? - Avec ta voix, Duc de Gorlais. - J’ai
crié avec sa voix? - Avec la tienne! - Il a une autre voix! - Qui a une autre voix? - Moi! Moi!
Moi! Moi! cria le Roi Uther, décontenancé. - C’était ta voix, oui. - Tu m’as reconnu? J’ai rêvé
que j’étais lui! - Peut-être qu’en rêve tu étais un autre, mais tu as appelé avec ta voix. Je la
connais, ta voix!
-La suite! La suite!
Alors il n’osa plus rien dire, parce qu’il n’entendait toujours que sa propre voix et pensait
qu’elle allait le trahir.
-La suite!
Il est grand temps, cria Merlin au Roi Uther. - Bizarre, dit Ygerne, voilà que mon miroir est
tombé et s’est brisé. Mais Uther resta couché avec elle jusqu’au lever du jour. Alors ils
entendirent des voix s’élever de la cour. Uther demanda: Que crient-ils? Ygerne se mit à la
fenêtre pour écouter. Les gens criaient dans sa direction: On a trouvé le Duc de Gorlais avec
une épée dans la tête. - Disparaissons en vitesse, dit Merlin, et il entraîna Uther à sa suite.
Quand Ygerne fut enceinte, elle se lamenta: J’ai dans le ventre l’enfant d’un homme qui était
mort et qui pourtant a couché avec moi. Elle voulut tuer l’enfant, mais Merlin lui conseille:
Donne-le à la première personne que la nourrice rencontrera en sortant de la chambre avec
lui. La nourrice le donna au mendiant crasseux assis sur l’escalier, à côté de la colonne. Le
mendiant, c’était Merlin.
-C’est vrai! C’est vrai!
Simultanément, en haut : on habille Arthur en roi.

26
Les anges

À l’orée de la forêt se tiennent deux chevaliers. Ce sont des colosses qui scintillent dans la lumière.
Perceval sort en courant de la forêt, se jette à leurs pieds, extasié, et joint les mains en adoration.
PERCEVAL. Je vous remercie! Vous êtes revenus! Ô anges magnifiques! Je vous remercie,
anges magnifiques, car vous êtes revenus! Je remercie Dieu de vous avoir envoyés à moi. Ma
mère ne m’a pas cru, ma mère a dit que j’avais rêvé. J’ai fermé les yeux et je vous ai vus, mais
à présent j’ouvre les yeux et vous êtes vraiment là! Du ciel, vous êtes descendus vers moi,
comme le vent dévale des montagnes. Je ne vous crains pas, même si j’ai mal aux yeux
lorsque je vous regarde, je ne les fermerai pas tant que vous serez là, plutôt devenir aveugle.
Je vous vois. Je vous vois, je vous aime. Restez encore un instant, et encore un instant et
encore un et encore un, ne vous évanouissez pas dans l’air et dans le ciel.
SIRE BEDWYR, blasé, sur un ton précieux. Mais d’où sors-tu, toi?
PERCEVAL. De ma mère, cher ange.
SIRE PINEL LE SAUVAGE, blasé, sur un ton précieux. Oui, oui, bien sûr! Mais où habites-tu
donc avec ta mère?
PERCEVAL. Dans les arbres, cher ange.
SIRE BEDWYR. Vous n’habitez pas parmi les hommes?
PERCEVAL. Nous n’avons besoin de personne. Jamais aucun homme n’est venu. Mais s’il en
vient un, je disparais sous un rocher.
SIRE BEDWYR. Qui est ton père?
PERCEVAL. Il est mort, cher ange.
SIRE PINEL LE SAUVAGE. Ta mère ne t’a rien raconté sur ton père?
PERCEVAL. Ma mère m’a dit qu’il était chevalier.
Les cuirasses d’écailles des chevaliers, étincelantes, cliquettent sous l’effet de leurs ricanements.
SIRE BEDWYR. Son père était chevalier! Comme c’est intéressant!
SIRE PINEL LE SAUVAGE. Oui, mais alors toi aussi tu es chevalier!
PERCEVAL. Je ne sais pas, cher ange.
SIRE PINEL LE SAUVAGE. Bien sûr! Le Chevalier Pot de Chambre!
PERCEVAL. Je ne sais pas ce que c’est, un chevalier.
SIRE BEDWYR. Nous sommes des chevaliers, espèce de pot de chambre!
PERCEVAL. Ah, cher ange, vous êtes des anges, je le sais bien, que vous êtes des anges!
SIRE PINEL LE SAUVAGE. Nous sommes des chevaliers. Nous ne sommes pas descendus
du ciel. Nous venons de chez le Roi Arthur.
PERCEVAL. Pas des anges! Mais je veux que vous soyez des anges!
SIRE BEDWYR, railleur. Peut-être veux-tu aussi devenir chevalier, espèce de pot de chambre!
Alors lave-toi la figure et va chez le Roi Arthur!
PERCEVAL. Vous n’êtes pas des anges?
Fou de colère et de déception, il leur lance des pierres et des mottes de terre. Ils rient, s’éloignent.

27
12.
La table

Un atelier de menuiserie.
Le vieux menuisier, le Roi Arthur incognito.
LE MENUISIER, bougon. Que voulez-vous?
LE ROI ARTHUR. Une table!
LE MENUISIER bougonne sans cesser son travail. Je ne fais pas de tables.
LE ROI ARTHUR. Pourtant, Merlin m’a envoyé ici.
LE MENUISIER. Qui?
LE ROI ARTHUR. Mon ami.
LE MENUISIER. Je ne m’occupe pas de tables. Je fais des roues de moulin.
LE ROI ARTHUR. Ah bon. - Il a dit, comme la table doit être très grande... et que vous êtes le
plus fameux menuisier de tout le royaume!
LE MENUISIER. De quel royaume?
LE ROI ARTHUR. Celui du Roi Arthur!
LE MENUISIER crache.
LE ROI ARTHUR veut tirer son épée. Vieille fripouille celtique! Il se ravise, laisse l’épée où elle est.
Fabriquez-moi une table.
LE MENUISIER, après un temps, sans cesser son travail. Tout le monde fait des tables.
LE ROI ARTHUR. Mais tout le monde ne sait pas faire une table aussi grande!
LE MENUISIER ne répond pas, continue son travail.
LE ROI ARTHUR. Cette table doit être une représentation du monde.
LE MENUISIER se tait, puis lève les yeux. Carrée?
LE ROI ARTHUR. Carrée - je ne sais pas. Longue - beaucoup de chevaliers doivent pouvoir y
prendre place.
LE MENUISIER, méfiant. Quel genre de chevaliers?
LE ROI ARTHUR. De fameux chevaliers.
LE MENUISIER. Non, je ne ferai pas cette table.
LE ROI ARTHUR. On peut vous obliger à la faire!
LE MENUISIER. Qui peut m’obliger? Alors, qui?
LE ROI ARTHUR. Le Roi Arthur!
LE MENUISIER crache.
LE ROI ARTHUR veut à nouveau tirer son épée, mais se ravise.
LE MENUISIER. Obliger... Alors elle sera voilée. Alors elle sera bancale. Alors elle sera trop
basse.
LE ROI ARTHUR. Mais, cher Maître...
LE MENUISIER. Je ne ferai pas cette table. On ne me la paiera jamais. Avec l’allure que tu as,
jamais cent chevaliers ne viendront chez toi pour s’installer à une table avec toi. Pas un seul...

28
LE ROI ARTHUR lui glisse de l’argent.
LE MENUISIER considère les pièces, les empoche, continue son travail en silence. Après un temps.
Dimensions?
LE ROI ARTHUR. Je ne sais pas de quelle taille doit être une table pour cent chevaliers. C’est
vous qui savez!
LE MENUISIER. Cent chevaliers... Il calcule.
LE ROI ARTHUR. Peut-être qu’il y en aura beaucoup plus... Deux cents cinquante... ou bien
moins...
LE MENUISIER arrête de calculer. Alors va te faire foutre.
LE ROI ARTHUR. Essayez de comprendre...
LE MENUISIER. Si tu ne sais même pas combien doivent y prendre place...
LE ROI ARTHUR. Essayez de comprendre, je suis...
LE MENUISIER se tait, puis : Alors prends une table à rallonges. Ou deux tables, ou trois, tu
pourras les mettre bout à bout.
LE ROI ARTHUR. Mais il faut que ce soit une représentation du monde!
LE MENUISIER. Oui. Un carré.
LE ROI ARTHUR. Non! Ronde! Ronde! Maintenant je comprends pourquoi Merlin m’a
envoyé chez vous! À cause des roues de moulin!
LE MENUISIER. Je croyais que tu voulais une table.
LE ROI ARTHUR. Oui! Mais ronde!
LE MENUISIER continue son travail, puis : À quoi elle servira, cette table?
LE ROI ARTHUR. Je pense que ce pourrait être une sorte de table de conférence.
LE MENUISIER. Tu penses, tu penses. . .! Longue, alors?
LE ROI ARTHUR. Non! Ronde!
LE MENUISIER. Et pourquoi?
LE ROI ARTHUR. Pour qu’il n’y ait pas de bonnes places et pas de mauvaises places. Toutes
les places sont égales.
LE MENUISIER. Il y a toujours quelqu’un à la mauvaise place.
LE ROI ARTHUR. Non. C’est bien ça la nouveauté. À cette table, tous doivent être égaux.
LE MENUISIER, l’index sur la tempe. Tous égaux...
LE ROI ARTHUR. Il y a eu deux tables célèbres: la première fut celle où notre Seigneur Jésus-
Christ a partagé la cène avec ses disciples. La deuxième fut celle de Joseph d’Arimathie. Tu le
connais?
LE MENUISIER. Non. Jamais entendu parler.
LE ROI ARTHUR. Pourtant, tu es chrétien!
LE MENUISIER. Je ne te permets pas de m’interroger!
LE ROI ARTHUR. Voici l’histoire: Joseph d’Arimathie se rendit au Golgotha alors que Jésus-
Christ, notre Seigneur, y était crucifié. Il se plaça sous la croix et recueillit le sang dans un
calice, lorsque le soldat planta sa lance dans le cœur de notre Seigneur...
LE MENUISIER. Je sais.

29
LE ROI ARTHUR. Ainsi, le sang de notre Seigneur n’a pas été répandu sur le sol. Et cette
coupe avec le sang, c’est le Saint Graal: la plus sainte des reliques. Vous comprenez?
LE MENUISIER. Et la table?
LE ROI ARTHUR. Et le Graal... connais-tu l’origine de la coupe? C’est une émeraude de la
couronne de Lucifer, l’ange déchu.
LE MENUISIER. Et la table?
LE ROI ARTHUR. Les fidèles se sont réunis avec Joseph d’Arimathie autour d’une table, afin
de célébrer le Saint Graal. Ils siégeaient au milieu du désert.
LE MENUISIER calcule pendant ce temps. Douze.
LE ROI ARTHUR. Pardon?
LE MENUISIER. Douze mètres de diamètre, au moins.
LE ROI ARTHUR. Oui. - Et la troisième table, c’est la table que vous devez me faire. Elle sera
aussi célèbre que les deux autres.
LE MENUISIER. Et le plateau, vingt centimètres d’épaisseur. Sinon, il se voilera. Ou alors, on
découpe le milieu. Comme ça, il ne se voilera pas.
LE ROI ARTHUR. Oui, et en plus ce serait pratique. Si le centre est découpé, l’échanson
pourra passer au milieu pour servir les chevaliers.
LE MENUISIER. Dans ce cas, il faut qu’il y ait un passage. Ou alors l’échanson est supposé
ramper entre les jambes de ces messieurs?
LE ROI ARTHUR rit. Non. - Une gigantesque table ronde! Je la vois déjà! Mais il faut aussi
qu’elle passe la porte.
LE MENUISIER. Qu’elle passe la porte? Cette table?
LE ROI ARTHUR. Oui, je dois pouvoir l’installer à différents endroits.
LE MENUISIER. Qu’elle passe la porte? Cette table? Il te faut quoi encore! Grande comme ça
et passer la porte! Ça débarque et ça tient des discours sur une table et ça ne sait même pas ce
que ça veut en faire! Qu’elle passe la porte! Petite! Grande! Ronde! Représentation du
monde! Je fais des roues de moulin et pas une représentation! Et les meilleures roues de
moulin! Sait pas s’il s’agit d’une table de conférence ou d’une table pour manger! Et il faut
qu’elle soit sacrée par-dessus le marché! Une table sacrée! Qu’est-ce que j’en ai à faire de ton
Joseph d’Arimachin! Qu’est-ce que j’en ai à faire de ta table! Disparais!
LE ROI ARTHUR. La table est pour le Roi Arthur!
LE MENUISIER. Alors qu’il vienne, ton roi! Qu’il se montre! Qu’il apparaisse! Il jette le Roi
Arthur à la porte. Nous sommes des Celtes!
À l’extérieur.
Merlin, le Roi Arthur.
MERLIN. Alors? Tu sais maintenant à quoi doit ressembler la table?
LE ROI ARTHUR, bougon. Oui. Mais je ne l’ai pas. Que dois-je faire?

30
13.

Le Roi Arthur est assis sur une chaise, Merlin.


Merlin fait défiler des tableaux: scènes de bataille, portraits, natures mortes.
LE ROI ARTHUR. Pas celui-ci... Celui-ci va dans la salle à manger! ... Celui-ci est trop
sombre, il rend mélancolique... Des paysages... je ne veux pas de paysages. Je ne comprends
pas que l’on puisse peindre des paysages. Des paysages, nous en avons dans la nature.
MERLIN. Ces paysages ont une signification: le pommier par exemple, le péché originel... le
Paradis.
LE ROI ARTHUR. Des hommes... C’est des hommes qu’il faut peindre... parce qu’ils
changent. Des hommes, avec du mobilier ou avec des colonnes. - C’est quoi, ce tableau?
MERLIN. C’est la fille du Roi Léodagan de Caméliard.
LE ROI ARTHUR. Montrez-le à nouveau! Plus près!
Les porteurs amènent le tableau devant Arthur.
LE ROI ARTHUR. C’est très intéressant! C’est incroyable!
MERLIN. Sur ce tableau, elle n’a que douze ans. Maintenant, elle doit en avoir dix-huit.
LE ROI ARTHUR. Pardon?
MERLIN. Guenièvre.
LE ROI ARTHUR. Mais regarde, Merlin! Regarde bien!
MERLIN. Elle a les yeux verts.
LE ROI ARTHUR. La table! Je te parle de la table! Il y a une table à l’arrière-plan!
MERLIN. Ah oui. Je vois. C’est la table du Roi Léodagan de Caméliard. Elle va la recevoir en
dot.
LE ROI ARTHUR. Alors je vais l’épouser! Comment s’appelle-t-elle? MERLIN. Guenièvre.
On la dit très belle et charmante et intelligente.
LE ROI ARTHUR. Il me faut cette table! - Guenièvre!
Il sort. Merlin lève les yeux, en haut est assis le Diable, un élégant spectateur de music-hall.
LE DIABLE lève une coupe de champagne. Bravo, Merlin! Bravo! Bravo!
MERLIN, indigné. Nous avons trouvé la table!
LE DIABLE. Bravo! Bravo!
MERLIN. Moi, j’ai des raisons de me réjouir! Pas toi!
LE DIABLE se tord de rire.
MERLIN. Tu vois bien, j’y suis arrivé, nous allons fonder la Table Ronde!
LE DIABLE. Bravo, bravo! Une belle femme! Je suis ravi!
MERLIN, troublé par la gaieté du Diable. Qu'est-ce que tu as à rire comme ça! Furieux. Arrête,
arrête!
LE DIABLE a disparu.
MERLIN s’empare de la chaise, la lance vers le Diable, arrache du chevalet le tableau avec Guenièvre
et la table, le piétine.

31
14.

Merlin allait et venait, préoccupé, il soupirait, jusqu’au moment où le Roi Arthur lui
demanda :
-Qu’y a-t-il, Merlin?
-J’ai encore quelque chose à te dire, répondit Merlin, qui va te faire de la peine.
-C’est au sujet de la table?
-Non, c’est au sujet de Guenièvre.
-Qu’est-ce qui pourrait bien me faire de la peine? demanda le Roi Arthur.
-Je la vois en robe bleue, couchée dans la prairie près du fleuve, un chevalier étendu à ses
côtés.
-Parfait, dit le Roi Arthur gaiement, le chevalier, c’est moi! Je l’aime.
-Non, dit Merlin, c’est un autre chevalier.
-Comment peux-tu dire ça, dit le Roi Arthur, je ne te crois pas.
Merlin soupira :
-Tu sais, Roi Arthur, que je vois ce qui va arriver.
-Tu vois les rois venir et repartir, mais ça, c’est impossible que tu les voies.
-Tu ne me crois pas?
-Non, je ne te crois pas.
Alors Merlin dissimula ses soucis et dit en riant :
-Je reconnais par là, Roi Arthur, que tu aimes Guenièvre. J’ai juste voulu te mettre à
l’épreuve.
-Oui, dit le Roi Arthur, je l’aime et je l’épouserais même si elle n’avait pas cette table ronde.

32
15.
Dans la forêt.

Hercéloïde, Perceval.
Perceval veut parcourir le monde, dont il ignore tout. Pour le protéger, sa mère lui a
confectionné un affreux costume de fou à trois manches: le monde ainsi se gaussera de lui.
Celui dont on se moque, on ne le craint pas et il n’a pas à se battre.
PERCEVAL tient une épée de bois. Tu m’as toujours dit que si je rencontrais des hommes, ils
me tueraient. Maintenant, j’ai une épée, pour qu’ils ne me tuent pas.
HERCÉLOÏDE. Oui oui.
PERCEVAL. Les beaux chevaliers ont dit qu’ils servaient le Roi Arthur. Moi aussi je vais
servir le Roi Arthur?
HERCÉLOÏDE. Tu dois dire: je n’ai pas de roi, je n’ai pas de pays, je viens de nulle part.
PERCEVAL. Tu crois qu’ils vont m’accepter? Que je pourrai partager la vie des beaux
chevaliers?
HERCÉLOÏDE. Chevaliers, chevaliers, chevaliers!
PERCEVAL. Il y a aussi des femmes qui vivent là-bas?
HERCÉLOÏDE. Les femmes s’appellent des dames.
PERCEVAL. Sont-elles aussi belles que les chevaliers?
HERCÉLOÏDE. On n’a pas le droit de les regarder! Tu dois leur tourner le dos.
PERCEVAL. Pourquoi?
HERCÉLOÏDE. Elles sourient et pépient, mais elles sont une menace de mort.
PERCEVAL. J’ai entendu les beaux chevaliers parler d’«honneur». Ai-Je aussi de
«l’honneur»?
HERCÉLOÏDE. Mon enfant!
PERCEVAL. Il faut pourtant que je le sache, si quelqu’un me le demande.
HERCÉLOÏDE. Si on te parle de ton honneur, tu diras: je n’ai pas d’honneur.
PERCEVAL. C’est quoi, « l’honneur»?
HERCÉLOÏDE. Une menace de mort.
PERCEVAL. Et si un chevalier m’aime bien et veut être mon ami?
HERCÉLOÏDE. Alors tu répondras: je n’ai pas besoin d’ami.
PERCEVAL. Il faut que je sois toujours seul?
HERCÉLOÏDE. Seul, on est le plus en sécurité. Seul, tu n’as pas à partager. Seul, tu ne te
querelles pas. Seul, tu ne dois rien à personne. seul, tu n’es pas déçu.
PERCEVAL. Je ne peux donc pas avoir d’ami?
HERCÉLOÏDE. Un ami est une menace de mort.
PERCEVAL. Et si quelqu’un me demande mon aide parce qu’il est en danger?
HERCÉLOÏDE crie. Tu sautes dans les buissons! Tu fermes les yeux!
PERCEVAL. C’est ce que font les chevaliers?
HERCÉLOÏDE. Ça les amuse, alors ils rient.

33
PERCEVAL. Si le Roi Arthur me demande ce que je connais et ce que je sais faire, Maman?
HERCÉLOÏDE crie. Rien! Tu n’as rien appris! Tu ne sais rien faire! Tu n’as aucune valeur! Tu
n’es bon à rien!
PERCEVAL. C’est ce que dit un chevalier?
HERCÉLOÏDE. Ça leur plaît. Ça les fait rire.
PERCEVAL. Ah, c’est bien. J’aimerais leur plaire.
HERCÉLOÏDE. Tu ne dois jamais te placer au centre. Toujours dans un coin!
PERCEVAL. Et pourquoi?
HERCÉLOÏDE. Pour que tout le monde sache que tu as peur.
PERCEVAL. Mais je n’ai pas du tout peur, Maman.
HERCÉLOÏDE. Tu dois avoir peur!
PERCEVAL. Je suis pourtant fort et brave.
HERCÉLOÏDE. La bravoure est une menace de mort.
PERCEVAL. Maintenant, je vais te quitter, Maman, je suis tellement content.
HERCÉLOÏDE. Attends encore! Il faut que je te cuise un pain.
PERCEVAL. Je n’ai plus le temps d’attendre que tu m’aies cuit un pain!
HERCÉLOÏDE. J’ai encore beaucoup de choses à t’expliquer et, pendant ce temps, je vais vite
faire du feu dans le four, pour le pain.
PERCEVAL. Mais je sais tout.
HERCÉLOÏDE. Non! Le plus important, je ne te l’ai pas encore dit.
PERCEVAL, impatient. Alors dis-le-moi maintenant, vite!
HERCÉLOÏDE. Attends! Je vais te le dire.
PERCEVAL. Je vais être en retard, Maman! Je dois me dépêcher.
HERCÉLOÏDE. Attends!
PERCEVAL. Ah, Maman chérie, je n’ai rien à savoir de plus. Je ferai tout comme tu me l’as
dit, si j’y pense. Mais avoir peur, c’est impossible. Je ne sais pas comment on fait. Quand
j’étais enfant, j’avais toujours peur, je crois. N’est-ce pas, Maman? J’avais peur à l’époque?
HERCÉLOÏDE. Oui.
PERCEVAL. Mais aujourd’hui, je ne sais plus ce que ça fait d’avoir peur. - Si mon père était
chevalier, moi aussi, je peux devenir chevalier. - Allez, viens avec moi, Maman! Prends aussi
une épée! Tu ne veux pas venir?
HERCÉLOÏDE reste assise, elle est morte.
PERCEVAL. Tu as l’air si sévère maintenant. Ta bouche est toute tordue et tu ne me parles
plus. Tu m’en veux? Bon, tu m’en veux! - Tu ne bouges pas de ce banc, tu ne me parles pas.
Et tu as le visage tout blanc, comme s’il était en crotte d’oiseau. Ça ne me plaît pas! Comme
ça, tu ne me plais pas. Alors reste là, si tu ne veux pas me parler. Je m’en vais! Ton pain non
plus, je n’en ai pas besoin! Pas besoin d’allumer le feu! Il s’en va. Il se retourne une dernière fois
pour faire un signe de la main. Hercéloïde est assise, morte. Il part en courant. Hercéloïde tombe du
banc.

34
17.
La grande table ronde.

Les chevaliers cherchent leurs places à la table ronde. Ils lisent les noms sur les chaises,
comparent les noms. - Nous nous connaissons? - Non, je ne vous ai jamais vu. On apporte
des chaises. - C’est un début! - Bien! Bien! - Le début de quoi, s’il vous plaît? - Dans la
Bretagne bleue, les gens adorent des pierres, dit quelqu’un à un chevalier de Bretagne. - Le
Roi de Galles va venir aussi. - Vous croyez au progrès? - Et vous, qui êtes-vous? - Moi! Moi!
Moi! - Il existe des usages à table, le savez-vous? - L’aventure! L’aventure! - Qu’entendez-
vous par là? - L’imprévisible, pour moi, c’est l’aventure. - Je peux tout vous dire d’avance! Et
je parie... - On ne parie pas! - Pourquoi pas? - Je vous parie que tout se passera exactement
comme je le prédis. - Vous ne savez rien! - Pas de pari! Personne ne doit parier! - Mais le pari
n’est qu’un jeu! - Merlin seul connaît l’avenir! - Mais on peut calculer beaucoup de choses. Il
suffit de connaître les hypothèses et les variables, et de savoir combiner. - Est-ce sensé être un
numéro de dressage de fauve? - Ça y ressemble! Puisque vous pouvez tout prévoir, que vais-
je devenir? - Vous? - Regardez, le Roi Arthur descend l’escalier! - Avec Sire Lancelot.
Mais où est sa place? - Ils se tiennent par la main. - Qui? - Sire Lancelot, le Meilleur
Chevalier du Monde. - Mais non, c’est Sire Gauvain le Meilleur Chevalier du Monde! -
Maintenant, c’est Sire Lancelot! - Depuis quand? - Depuis Douloureuse Garde. - Ils sont assis
l’un à côté de l’autre et le Roi Arthur lui sourit. - Ah oui, je vois. - Il a terrassé les géants de
bronze au château de Douloureuse Garde. - Il a transformé Douloureuse Garde en Joyeuse
Garde! - Et beaucoup d’autres actes héroïques! - If you’re really dreaming of a new world... -
Douloureuse Garde, Joyeuse Garde... Ce murmure : Joyeuse Garde, Douloureuse Garde, fait
le tour de la table, leur transmet à tous une même vibration, comme le vent à la chaume. - Je
suis Sagremor, le neveu de l’Empereur de Byzance, jour après jour, j’ai prié l’Empereur qu’il
me laisse franchir la mer, pour devenir chevalier de la Table Ronde. - Toujours plus, toujours
plus! Nous sommes déjà plus de cent! Mon père, dit Sire Girflet, est Do de Lancelot, qui déjà
administrait les forêts d’Uther Pendragon, je suis le fils. - À Byzance, il y a les cimeterres, crie
Sire Orilus par-dessus la table, il siffle pour imiter un sabre fendant l’air. - Ça siffle! - Oui, ça
siffle, dit Sire table en s’inclinant courtoisement. - Elle l’aimait? - Non, elle ne l’aimait pas. Et
comme elle l’a toujours éconduit, il s’est laissé vaincre et affreusement maltraiter à plusieurs
reprises par ses chevaliers. Par désespoir? - Non, à dessein. Il s’est laissé faire prisonnier car,
en tant que prisonnier blessé, elle lui devait l’hospitalité, qu’elle l’aime ou non. - leurs! - Et
ceci plusieurs fois! - Je suis le fils du Roi Pellès, mon vieux père ne voulait pas me laisser
partir... - Bienvenue! Bienvenue, jeune ami! -... parce que les Saxons ravagent notre pays. -
Nous les chasserons! - Regardez ça! Le Roi Arthur partage son assiette avec Sire Lancelot! -
J’ai dit: chaque vie est un voyage aventureux, mon père, et personne ne meurt d’une autre
mort que celle qui lui est destinée. - Je propose... - À l’ombre d’un pin sylvestre, charger une
bête de somme avec des armes, des vêtements et avec de l’argent.
Adoubement d’un chevalier.
On déroule un tapis bleu.
Le chevalier s’agenouille sur le tapis bleu.
Il prie.

35
Les yeux verts

Sur la galerie apparaît Guenièvre. Immobile, elle regarde en bas. Elle a de grands yeux d’un
vert lumineux, comme une statue peinte de l’Antiquité. Sire Lancelot l’aperçoit, il oublie tout
autour de lui, le regard rivé sur elle.
SIRE LANCELOT se tourne vers son voisin, Sire Girflet. La beauté! - Vous contenteriez-vous de
dire: beau? - Une chose est belle? Un être humain est beau?
SIRE GIRFLET ignore de quoi il parle. Quand quelque chose est beau, je le qualifie de beau.
SIRE LANCELOT. Beau - et c’est tout?
SIRE GIRFLET. On peut aussi dire : très beau.
SIRE LANCELOT fait non de la main.
SIRE GIRFLET, bon enfant. Ou alors: merveilleusement beau... ou alors...
SIRE LANCELOT n’écoute pas, regarde Guenièvre. Pardon?
SIRE GIRFLET. Oui, ou alors... fascinant... ravissant... enchanteur... divin...
SIRE LANCELOT. Mais de qui parlez-vous?
SIRE GIRFLET. Vous vouliez savoir ce qu’on pouvait dire à la place de « beau»!
SIRE LANCELOT. Oui.
SIRE GIRFLET. Alors j’ai réfléchi et j’ai pensé à ces mots.
SIRE LANCELOT. Ah bon.
SIRE GIRFLET. Et je pourrais trouver d’autres mots encore, si je continuais à y réfléchir. Et
par ailleurs, bien sûr, tout dépend de l’objet. Prenons par exemple une rose... mais pas
simplement une rose imaginaire. Il faudrait disposer sur cette table un spécimen donné et
l’observer. Il faudrait l’observer ensemble et nous trouverions des mots qui le décrivent
précisément... Épanoui...
SIRE LANCELOT. Pardon?
SIRE GIRFLET. Ce qualificatif me vient juste à l’esprit: épanoui.
SIRE LANCELOT. Oui.
SIRE GIRFLET. C’est très spécifique, on pourrait notamment l’appliquer à une rose...
SIRE LANCELOT, qui regarde toujours en haut. L’appliquer?
SIRE GIRFLET. Au sens figuré, on pourrait aussi l’appliquer à une femme, à une tapisserie
sans doute... ou bien...
SIRE LANCELOT. « Belle».
SIRE GIRFLET. Ou bien, si vous songez à un paysage, il vous faut d’abord distinguer entre
les différents types de paysages, ensuite seulement vous pourrez les qualifier. Et la
particularité... de chaque paysage serait alors le Beau.
SIRE LANCELOT. Pardon?
SIRE GIRFLET. Maintenant, j’ai assez creusé le problème pour commencer à comprendre
votre question initiale. « Beau» - comme c’est insuffisant! Un mot tout à fait creux et
insuffisant, je ne peux que vous donner raison. Il est tout à fait inapproprié pour qualifier de
manière satisfaisante un objet qui suscite notre émerveillement. Ajoutons encore, Sire
Lancelot, que les critères...

36
SIRE LANCELOT s’est levé et, les mains devant les yeux, court comme aveuglé, le visage tourné
vers la galerie où Guenièvre a disparu.
SIRE GAUVAIN crie dans sa direction. Sire Lancelot! Lancelot, mon ami!
SIRE GIRFLET. Qu’a-t-il donc?
MERLIN est apparu en haut, crie vers le bas. Personne! Personne ne doit s’asseoir sur ce siège!
SIRE LAMORAK. Dans ce cas, mettons-le de côté, pour avoir un cercle fermé.
MERLIN. N’y touche pas! Un jour, un homme viendra, il prendra place sur ce siège. Ce sera
l’Élu. Si quelqu’un s’assoit sur ce siège et n’est pas l’Élu, il prendra feu.
SIRE ORILUS. Il n’a pourtant pas l’air différent des autres sièges. Un siège tout à fait normal,
avec un dossier sculpté.
SIRE GIRFLET examine le siège avec intérêt. On ne sait pas, on ne sait pas.
LA REINE GUENIÈVRE. Sire Lancelot! Sire Lancelot, réveillez-vous!
LANCELOT sursaute, tire immédiatement son épée, comme si on l’agressait. Ce faisant, il déchire le
bas de la robe de la Reine avec son épée.
LA REINE GUENlÈVRE. Vous avez déchiré le bas de ma robe, Sire Lancelot!
SIRE LANCELOT. J’ai déchiré le bas de votre robe... j’ai mon épée à la main... j’ai déchiré le
bas de votre robe... la robe brodée d’or de ma Reine! Vous ai-je blessée, Reine Guenièvre?
LA REINE GUENIÈVRE. Non, Sire Lancelot.
SIRE LANCELOT. J’ai mon épée à la main... me suis-je battu? Ai-je tué quelqu’un... Il se
retourne. Chers amis, je vous demande pardon... Vous me regardez, je ne sais pas pourquoi
vous me regardez ainsi... Il n’y a pas de sang sur mon épée, je n’ai tué personne d’entre vous.
Je n’ai pas d’ennemis, si vous n’êtes pas mes ennemis.
SIRE AGRAVAIN. Où est donc le Roi Arthur?
SIRE GAUVAIN. Sire Lancelot, nous sommes tes amis! Viens par ici et assieds-toi à nouveau
parmi nous. Si tu as des ennemis, alors j’ai les mêmes et nous les écraserons ensemble.
LANCELOT se tourne encore une fois vers la Reine Guenièvre et la regarde. Reine Guenièvre... Vos
yeux...
LA REINE GUENIÈVRE, une pointe de supplication dans la voix. Ce n’est rien, ce n’est rien, cher
chevalier!
SIRE GAUVAIN. Tu as regardé trop longtemps le soleil, ça t’a détraqué la tête.
LA REINE GUENIÈVRE rit. Oui oui, le soleil! C’était le soleil, pauvre Lancelot...

18.

La Reine Guenièvre marchait dans les prés le long du fleuve et pensait à Sire Lancelot.
Ce soir-là-là, comme le Roi Arthur lui parlait longuement de Merlin, elle se mit soudain en
colère et s’écria:
-Merlin, Merlin, Merlin! Tu demandes toujours conseil à ton Merlin! Comme s’il savait tout!
Le Roi Arthur la regarda, amusé, et lui demanda:
-Es-tu jalouse?
-Mais non.
-Après tout, c’est lui qui nous a réunis!

37
-Mais uniquement à cause de la table! Moi, il aurait préféré me laisser chez mon père.
-Merlin m’a dit de toi...
-Je ne veux pas le savoir!
-... que tu étais la plus belle femme du monde et que tu n’avais qu’un défaut.
-Ah bon, lequel?
-Tu as des pieds un peu trop grands.
-Ce n’est pas vrai! s’exclama Guenièvre, elle leva son pied.
-J’aime les grands pieds.
-Merlin fait toujours comme s’il savait tout, reprit la Reine Guenièvre.
C’est qu’il sait beaucoup de choses que les autres ignorent. - Mais pas tout! cria la Reine
Guenièvre, soudain en colère.
-Que t’arrive-t-il? demanda le Roi Arthur.
Comme elle ne lui répondait pas, il dit:
-Non, il ne sait pas tout. Par exemple, à l’époque, il a vraiment cru que je t’épouserais
uniquement à cause de la table. Il n’a pas prévu que j’allais t’aimer.
-Ah, Arthur, moi aussi je t’aime, dit la Reine Guenièvre.
Elle disait la vérité.

38
20.

La chambre de la Reine Guenièvre.


La Reine Guenièvre et Sire Lancelot jouent aux échecs.
SIRE LANCELOT. Vous gagnez toujours, Reine Guenièvre.
LA REINE GUENIÈVRE. D’habitude je perds toujours, comme c’est étrange, Sire Lancelot!
SIRE LANCELOT. Prenez garde!
LA REINE GUENIÈVRE. Ah, me voilà en danger.
SIRE LANCELOT. Mais vous avez votre tour.
LA REINE GUENIÈVRE. Grâce à elle, je vais prendre votre fou.
SIRE LANCELOT. Quel dommage.
LA REINE GUENIÈVRE rit, puis: Vous l’avez fait exprès!
SIRE LANCELOT. Non, non.
LA REINE GUENIÈVRE. Si! - Vous êtes le meilleur joueur d’échecs de la Cour, meilleur que
le Roi Arthur, même Sire Girflet ne vous a jamais battu, lui dont tout le monde prétend qu’il
sait calculer dix coups à l’avance!
SIRE LANCELOT. Je ne sais jamais rien calculer à l’avance, Reine Guenièvre.
LA REINE GUENIÈVRE. Moi non plus, Sire Lancelot. Et je ne tiens pas non plus à le faire.
SIRE LANCELOT. Le Roi reste longtemps à la chasse, aujourd’hui.
LA REINE GUENIÈVRE. Et vous n’y êtes pas allé.
SIRE LANCELOT. Non.
LA REINE GUENIÈVRE revient au jeu d’échecs. Échec! Une fois de plus, vous n’avez pas fait
attention!
Jeschute crie et se lamente à l’extérieur.
JESCHUTE. Reine Guenièvre!
Jeschute entre en courant, très agitée.
JESCHUTE. S’il vous plaît, Reine Guenièvre, s’il vous plaît, laissez-moi entrer!
LA REINE GUENIÈVRE, quelque peu irritée, se lève. Mais vous êtes déjà là.
JESCHUTE. Il est là, en bas! S’il vous plaît, allez à la fenêtre! Regardez en bas, il est là! Vous
le voyez?
LA REINE GUENIÈVRE. Qui?
JESCHUTE. Sire Orilus! Il veut me trancher la gorge! Il est furieux, il veut me trancher la
gorge!
LA REINE GUENIÈVRE regarde en bas. Oui, je le vois.
JESCHUTE. Vous le voyez! Et il veut me trancher la gorge!
LA REINE GUENIÈVRE. Il court dans tous les sens, il bouscule tout le monde, il hurle.
JESCHUTE. Ah mon Dieu, s’il vous plaît, cachez-moi. Je n’y peux rien, il est fou! Je ne l’ai pas
trompé. Il m’a battue jusqu’au sang, il veut me tuer! S’il vous plaît, aidez-moi. Elle se glisse
sous la table.

39
LA REINE GUENIÈVRE. Calmez-vous, on ne le laissera pas entrer, il ne peut rien vous faire
ici, n’ayez pas peur.
JESCHUTE vient de remarquer Sire Lancelot. Ah - Sire Lancelot - je suis navrée -
LA REINE GUENIÈVRE l’interrompt. Que s’est-il passé?
JESCHUTE. Ce sale type, ce monstre de jalousie, ce bourreau de femmes, ce grossier
bestiau! ... Excusez-moi, Sire Lancelot!
LA REINE GUENIÈVRE. Sire Orilus...
JESCHUTE. Oui, voilà notre sort! Ces hommes imbus d’eux-mêmes, orgueilleux, ces coqs!
Toujours atteints dans leur vanité! Jalousie! Ce n’est même pas à la femme qu’ils tiennent,
c’est seulement à leur honneur ridicule.
LA REINE GUENIÈVRE. Ressortez donc de sous la table, Madame.
JESCHUTE sort à quatre pattes de sous la table. Je vous remercie. Je vais m’asseoir. Elle crie
soudain. Le ciel le punira!
SIRE LANCELOT. Mais qui ça?
JESCHUTE. Sire Orilus! Et en plus je l’aime encore! Elle crie. Mais avec lui, on ne peut pas
parler!
LA REINE GUENlÈVRE. Nous constatons si souvent que les hommes sont entêtés et bornés,
que pour une bagatelle ils se lancent dans des querelles, même dans des guerres, et
s’entretuent. Et les femmes doivent endurer ça. Nous devrions au moins nous entraider.
JESCHUTE. J’étais couchée dans ma belle tente dans la forêt, je dormais, quand soudain Sire
Orilus a fait irruption en hurlant : un homme s’est enfui de la tente, tu as couché avec un
homme. Mais quel homme? Oui, un homme! Un homme! Un homme! Un homme, criait-il.
Un homme!
LA REINE GUENIÈVRE. Je saurai ramener Sire Orilus à la raison. Je prierai aussi le Roi
Arthur de le faire.
SIRE LANCELOT, près de l’échiquier. Je vous prie de bien vouloir terminer demain cette partie
avec moi, Reine Guenièvre.
LA REINE GUENIÈVRE. Oui, Sire Lancelot.
SIRE LANCELOT prend l’échiquier avec les pièces et le dépose avec précaution sur une commode.
Silence prolongé...
JESCHUTE observe Sire Lancelot avec attention. Comme le Roi Arthur est bon! Il est plus
courageux que tous les autres, c’est un grand politicien, un grand héros, et pourtant il se
montre tolérant et bienveillant.
LA REINE GUENIÈVRE. Oui, c’est vrai.
SIRE LANCELOT voudrait s’en aller mais, comme on parle du Roi, il reste par courtoisie.
JESCHUTE a oublié sa frayeur, elle observe le couple avec une grande curiosité et sa question est un
peu sournoise. Il n’est donc jamais en colère? Il ne se met donc jamais en rage, quand vous
restez là à jouer aux échecs avec le chevalier français?
LA REINE GUENIÈVRE, qui perçoit le sous-entendu, répond avec dédain. Non, je ne crois pas.
SIRE LANCELOT. Il est pour tous un grand modèle.
JESCHUTE. Sire Lancelot, vous êtes aussi son meilleur ami!
SIRE LANCELOT. Oui, c’est vrai.

40
JESCHUTE. Un être magnifique. - Et vous aussi. Un peu sournoisement à nouveau, à la Reine
Guenièvre. Arthur ôte une feuille humide que vous avez dans le dos et cela ne le fait pas
réfléchir?
LA REINE GUENIÈVRE. Une feuille?
JESCHUTE. Mais oui, hier. Il a bien ôté une feuille d’érable de votre dos. Si Orilus découvrait
une feuille collée dans mon dos, - il exploserait tout de suite! Il prétendrait que je me suis
couchée dans la forêt avec un homme, le dos dans l’herbe, lui par-dessus.
LA REINE GUENlÈVRE. Ah! Vous croyez qu’il penserait cela? Elle est allée à la fenêtre, regarde
en bas. Sire Orilus est parti.

41
22.
Democracy
La Table Ronde.
LE ROI ARTHUR.
Une victoire et encore une victoire, et celle-ci
n’est pas la dernière! La bannière de Merlin
s’abattait flamboyante sur les têtes, réduisait
l’ennemi en cendre. Ne remisons pas l’épée
au fourreau, car notre cause est juste!
Et notre frontière n’est pas la borne
dans le champ, qui sépare des royaumes,
pas le ressac qui sépare la mer de la terre,
l’épée seule est notre frontière : aussi loin
qu’elle ira, ira notre croyance en une
humanité plus belle. C’est une guerre sainte
que nous menons, pas comme aux temps barbares
du meurtre et de l’assassinat.
SIRE KAï. Tant de guerres! Et toutes, nous les avons gagnées! Nous en sommes revenus
vainqueurs.
SIRE GIRFLET, enthousiaste. On leur a cassé la tête à tous.
SIRE ORILUS entre, avec irritation à Sire Girjlet. À qui as-tu cassé la tête?
SIRE GIRFLET. À tous! À tous! Nous avons battu nos ennemis, nous avons semé la peur et la
terreur parmi nos ennemis!
Sire Orilus, morose, s’assied avec les autres.
LE ROI ARTHUR. Il se pourrait toutefois... qu’arrive une époque... Il s’interrompt.
SIRE GIRFLET. Que dit le Roi?
LE ROI ARTHUR. Le lion mange de l‘herbe!
SIRE LAMORAK. Qu’est-ce que cela signifie, Roi Arthur? Que veux-tu dire par là?
LE ROI ARTHUR. Merlin!
MERLIN apparaît en haut. Tu as dit que le lion allait manger de l’herbe.
LE ROI ARTHUR. C’était une sorte d’intuition, Merlin. Mais je n’en sais pas plus. Dis-moi,
toi, Merlin! Dis-moi ce que je pense!
SIRE ORILUS, furieux, se lève d’un bond, ramasse son armure et s’en va.
LE ROI ARTHUR. Le lion mange de l’herbe! Un monde paisible! Oui, c’est à cela que je
pensais! Plus de guerres!
SIRE AGRA VAIN, railleur. Oui, et le poisson gambade sur la terre.
SIRE GIRFLET, au Roi Arthur. Que veux-tu dire par là?
LE ROI ARTHUR. Dans un temps à venir.
SIRE SAGREMOR. Et si une querelle éclate?
LE ROI ARTHUR. Peut-être qu’il n’y aura plus de raison de se quereller. Peut-être que la
terre sera partagée.
SIRE GIRFLET. Tu veux dire que personne ne voudra la prendre à l’autre et que personne ne
devra la défendre?
LE ROI ARTHUR. Oui, peut-être qu’elle appartiendra à tous en commun.

42
SIRE GIRFLET. Mais c’est impossible!
SIRE LANCELOT. Oui, et l’honneur? La vertu? La justice, dont nous devons répondre? La
fidélité? La bravoure?
SIRE GAUVAIN. Tu veux dire qu’un chevalier n’aura plus à se battre pour ça, Roi Arthur?
SIRE LAMORAK. Si nous ne nous battons plus pour ça, nous n’aurons plus qu’à aller au
music-hall! Nous pourrons nous y produire, un groupe folklorique du IXe siècle! Il n’y aurait
alors aucun sens à notre action.
SIRE AGRAVAIN. Admettons que Sire Sagremor clame qu’il est plus fort que moi?
SIRE SAGREMOR se lève d’un bond. Mais je le suis!
SIRE AGRAVAIN. Non, tu ne l’es pas! Tu es une grande gueule!
SIRE GIRFLET se lève. Dans quel but vit l’homme? Dans quel but s’échine-t-il sa vie durant?
Il se rassoit.
Une foule de gens se presse à la porte et entre, menant Perceval. Quelques dames suivent en riant sous
cape et en pouffant.
QUELQU’UN dit. Soulevez-le! Allez, montrez-le! Faites-le voir! Le jeune Perceval est soulevé à
bout de bras, apparaît au-dessus des têtes, sa veste est déchirée, on lui a joué de sales tours.
PERCEVAL rit et gigote comme un enfant, il ne remarque pas qu’on se moque de lui. Je suis là! Je
suis arrivé! Où est le Roi Arthur? Je veux devenir chevalier!
SIRE BEAUFACE. Oh! Il veut devenir chevalier!
On le lâche brusquement.
PERCEVAL, au sol. Je suis trop lourd pour vous. Oui, je suis très lourd. Je vais me mettre
debout. - Il se lève. Dites au Roi Arthur que je suis arrivé. Il faut qu’il me fasse chevalier. Où
est-il?
SIRE AGRAVAIN. Où est-il?
SIRE GIRFLET. Il doit le faire chevalier!
PERCEVAL. Mais je suis pressé! Qu’il fasse vite!
SIRE PERSANT. Il est pressé! Qu’il fasse vite!
PERCEVAL, à Sire Gauvain. Es-tu le Roi Arthur?
SIRE GAUVAIN. Non.
SIRE KAï. Si, si, c’est lui! C’est lui!
PERCEVAL. Alors pourquoi tu dis non?
SIRE BEAUFACE. Il te met à l’épreuve. Il veut voir si tu le reconnais.
PERCEVAL, à Sire Gauvain. Comment pourrais-je savoir qui d’entre vous est le Roi Arthur,
puisque je ne l’ai encore jamais vu. - Bonjour, Roi Arthur.
SIRE GIRFLET. Toi non plus, on ne t’a jamais vu.
PERCEVAL. Je suis Perceval.
SIRE GIRFLET. Oh, Perceval, « celui qui perce le val ».
PERCEVAL. Mais maintenant je suis là, maintenant vous me voyez! - Je veux l’armure
vermeille, il faut que tu me donnes l’armure vermeille.
SIRE GAUVAIN. Mais quelle armure? Je n’ai pas d’armure vermeille.

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PERCEVAL. Le chevalier qui se tient dehors, devant la ville, c’est lui qui la porte, c’est lui qui
la porte.
SIRE GAUVAIN. Ah, tu as rencontré Sire Yder! Et qu’a-t-il dit? Lui as-tu demandé s’il voulait
te donner l’armure?
PERCEVAL. Il a dit qu’il servait le Roi Arthur.
SIRE GIRFLET. Bon, bon, tu veux devenir chevalier, que sais-tu faire?
PERCEVAL. Je sais tout faire! - Je sais faire du feu, je sais dénicher des oiseaux, je vois dans le
noir.
SIRE GAUVAIN. Et à la lumière, tu vois aussi?
PERCEVAL. Oui, Roi Arthur. Autrement, je ne te verrais pas.
SIRE GIRFLET. Il a étudié la logique.
PERCEVAL, à Sire Gauvain. Est-ce toi le plus grand roi du monde?
SIRE BEAUFACE, railleur. Le plus grand des grands! Au-dessus de lui, il n’y a que Dieu.
PERCEVAL. Lui, je ne le connais pas.
SIRE GAUVAIN. Tu ne sais pas qui est Dieu? Tu sais juste faire du feu et c’est tout?
PERCEVAL. Je sais tout faire, je sais imiter les oiseaux. Là, je suis un merle!
Il chante comme un merle. Là, je suis un pigeon! Il roucoule et dodeline de la tête comme un pigeon.
Voilà! Et maintenant, donne-moi enfin l’armure!
SIRE GAUVAIN. Si tu la veux, tu dois aller la chercher.
PERCEVAL. Merci, Roi Arthur. Alors je vais la chercher. Quand je l’aurai, je reviendrai. Il sort
en courant.
Préparatifs de fête. Trente musiciens avec leurs instruments à vent.

Le Chevalier Vermeil

Dans le champ devant la ville.


Sire Yder se tient là comme une statue dans son armure vermeille. L’écuyer.
Le jeune Perceval court vers Sire Yder, trébuche, tombe. L’écuyer rit.
PERCEVAL, à bout de souffle, tout excité, encore par terre, crie gaiement à Sire Yder. Hé! Chevalier
Vermeil! Donne-Moi ton armure! Le Roi Arthur m’a dit d’aller la chercher! Allez! Donne-la-
moi! Elle est si belle! Il s’est relevé d’un bond. Qu’est-ce que je me réjouis d’être là-dedans! Il
caresse le plastron de la main, joue avec les reflets de lumière sur le métal rutilant. Que c’est beau!
Le soleil sautille là-dessus!
SIRE YDER repousse Perceval d’un coup, il tombe.
L’ÉCUYER, railleur. Oh, mais tu es tombé!
PERCEVAL, assis par terre. Oui, Je suis tombé. - Mais ça ne fait rien, cher chevalier. Il se remet
debout. Je suis Perceval, et j’ai vécu avec ma mère dans la forêt, mais mon père était chevalier,
je le sais. Ma mère disait qu’il était toujours avec nous, qu’elle le portait partout sur ses
épaules et qu’il se tenait au-dessus de nous, dans l’arbre, quand nous dormions la nuit. Mais
je ne l’ai jamais vu, il était tout le temps mort. Il était sûrement aussi beau que toi, ou encore
plus beau! A nouveau, il caresse avec recueillement l’armure étincelante de Sire Yder. Quand moi je
serai là-dedans, je m’appellerai: Perceval, le Chevalier Vermeil.

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SIRE YDER le frappe au visage avec son gant de fer. Perceval retombe, se passe la main sur le visage,
il a le nez et la bouche en sang.
L’ÉCUYER se moque. La voilà, ton armure vermeille!
PERCEVAL. Alors là, ça m’a fait mal. Mais pas tant que ça! Il se relève. Elle a de la force, la
main de fer!
L’ÉCUYER. Beaucoup de force, fais attention!
SIRE YDER le frappe à nouveau au visage avec son gant de fer.
Perceval retombe.
PERCEVAL. Je le sais, maintenant, que ça fait très mal. Il reste assis et pleure.
L’ÉCUYER se moque. Tu pleures? Je croyais que tu voulais te battre avec lui!
PERCEVAL. Je ne veux pas me battre avec lui! À Sire Yder. Donne-moi l’armure! Je veux que
tu me donnes ton armure! Le Roi Arthur a dit que je devais aller la chercher. Donne-la moi!
L’ÉCUYER se moque. Aha! Il a dit ça!
PERCEVAL. Oui. Tout le monde l’a entendu.
L’ÉCUYER. Et ça les a sûrement tous fait rire.
PERCEVAL. Oui, tout le monde riait. Ils se réjouissaient tous pour moi, parce que j’allais
recevoir cette belle armure.
Perceval rit, l’écuyer rit, Perceval ne remarque pas que l’écuyer se moque de lui, il voit juste qu’il rit
et ça le fait rire lui-même de plus belle, jusqu’à un état d’hilarité bienheureuse. Alors que Perceval rit
toujours, Sire Yder se détourne et s’en va. L’écuyer se lève d’un bond et le suit.
PERCEVAL. Reste là! Reste là! Chevalier, mais reste là!
SIRE YDER ignore ses cris.
L’ÉCUYER se retourne. Va-t’en, espèce de rat!
PERCEVAL. Reviens, chevalier!
Perceval ramasse un bout de branche, se lance à la poursuite de Sire Yder, le rattrape, lui saute sur le
dos et lui enfonce le morceau de bois sous la visière, dans l’œil, puis une deuxième fois, dans l’autre
œil. Deux flots de sang s’écoulent de la visière. L’écuyer part en courant. Sire Yder s’est à moitié
retourné il reste là sans bouger, les bras à demi levés, comme surpris. Maintenant, à l’instant de la
mort, l‘homme de fer semble se transformer en être humain, il tremble, il pousse un cri plaintif, la
main de fer veut toucher l’endroit d’où le sang coule sans arrêt, afin de le retenir. A bout de force, Sire
Yder s’effondre, l’armure de fer ne parvient plus à le soutenir. Sire Yder est étendu mort dans le
champ. Perceval s’accroupit à côté de lui, s’affaire autour de lui. Il veut l’armure, mais il ne sait pas
comment on l’ouvre ni comment on l’enlève. Il tire de tous les côtés, il tord violemment la tête, il
découvre ainsi un endroit sans protection, dans le cou. Il essaie de toutes ses forces de plier l’armure
pour l’ouvrir, d’arracher quelques écailles de fer. Finalement, avec son couteau, il se met à couper la
chair du chevalier mort et à la retirer par morceaux de l’armure, comme on retire la chair d’un homard
de sa carapace à moitié ouverte.
PERCEVAL rit. À présent, je suis un chevalier! J’en suis très heureux. Es-tu un chevalier? Je
suis un chevalier! Bonjour, chevalier! Et toi? Face de chevalier! Face de chevalier! A Sire
Gauvain. Bonjour, Roi Arthur! Comme c’est bien de m’avoir offert l’armure vermeille. J’ai
aussi une épée de fer maintenant. Ma mère ne m’avait donné qu’un stupide bout de bois et
j’ai cru que c’était une épée. Ce n’est finalement pas toi que je vais servir, Roi Arthur! Tu as
encore un seigneur au-dessus de toi, as-tu dit. Je préfère aller directement vers le plus grand.
Où dois-je me rendre pour le trouver, ton Seigneur Dieu? Où est-il? Est-il dans sa maison?
La Cour reste immobile, silencieuse.

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PERCEVAL. Tu ne me réponds pas! Tu ne dis rien du tout. Et les autres, là, non plus! Parce
que vous ne savez pas? Je le trouverai bien. Je vais le chercher tout seul.
SIRE GAUVAIN. Je te demande pardon, Perceval.
PERCEVAL. Et pourquoi?
SIRE GAUVAIN. Nous ne t’avons pas traité correctement. Pardonne-nous.
PERCEVAL s’affaire à nouveau autour de l’armure, ne répond pas.
SIRE GAUVAIN. Je suis Sire Gauvain.
PERCEVAL, indifférent. Ah! Je pensais que tu étais le Roi Arthur.
SIRE GAUVAIN. Je ne suis pas le Roi Arthur! Je...
PERCEVAL. Mais l’armure est à moi!
SIRE GAUVAIN. Si tu veux devenir chevalier, je t’aiderai.
PERCEVAL. Je n’ai pas besoin de toi. J’ai l’armure vermeille, je suis déjà chevalier! Je n’ai
besoin de personne! Je suis chevalier! Il se lève, rassemble les pièces de l’armure vermeille – il y
pend encore des lambeaux de chair -, le heaume, les jambières, le plastron déformé, et part en les
traînant derrière lui à travers le champ.

46
24.
Épreuves
De bon matin, le jeune Mordret entra dans la salle et fit le tour de la table vide. Le Roi Arthur,
qui l’observait depuis des jours et l’avait suivi, lui demanda:
-Que fais-tu là, Mordret? Mordret répondit:
-Je veux m’asseoir sur le Siège Périlleux.
-Ignare! intervint Merlin.
-Que mon père me voie, dit Mordret en regardant tranquillement le Roi Arthur dans les
yeux.
-Qui est donc ton père?
-Je ne le connais pas. Ma mère, Morgause, m’a dit qu’il me haïssait
et qu’il avait voulu me noyer à ma naissance.
-Il ne pouvait pas faire autrement! Il avait peur! s’écria soudain le Roi Arthur.
-Est-ce toi mon père, Roi Arthur? demanda alors Mordret.
-On m’avait prédit des malheurs! Des malheurs à cause de toi!
Pardonne-moi!
-Je pensais depuis longtemps que tu étais mon père, dit Mordret froidement, c’est pourquoi
je suis venu à la Cour.
-Ah, Mordret, ne va pas vers le Siège Périlleux! Tu brûlerais aussitôt!

25.
Comment il advint que Sire Lancelot coucha avec Hélène

Venez avec moi, Sire Lancelot, dit Madame Kuss, non loin d’ici la Reine Guenièvre se repose
dans sa chambre et espère beaucoup vous voir. Alors Sire Lancelot se rendit au château avec
Madame Kuss, il était fou de joie car jusqu’alors, Guenièvre l’avait toujours éconduit. Au
château, Hélène s’était mise dans le lit, comme si elle était Guenièvre, et Sire Lancelot coucha
avec elle. Au matin, lorsqu’il ouvrit la fenêtre et que la lumière entra dans la pièce, il vit
qu’on l’avait dupé, il tira son épée pour tuer Hélène encore nue. Mais Hélène sauta hors du
lit, se jeta à ses pieds sur le marbre et s’écria: Ne me tue pas, Lancelot, car je te donnerai un
fils et il trouvera le Graal. Alors il lui pardonna et l’embrassa, car c’était une très jolie fille.
Mais il ne resta pas auprès d’elle. En s’éloignant sur son cheval, il pensait à Guenièvre.

27.
Le chroniqueur Blaise releva les noms de tous les chevaliers qui partirent à la bataille
d’Arestuel. Il y avait plus de cent noms de nobles et glorieux chevaliers. Mais le nom de Sire
Lancelot, le Meilleur Chevalier du Monde, ne figurait pas parmi eux. Depuis trois ans,
Lancelot n’était plus revenu à la Cour du Roi Arthur, et personne ne savait où il se trouvait ni
s’il vivait encore.

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28.
Le heaume d’or

La nuit de la bataille d’Arestuel.


À proximité du champ de bataille.
Une maison au bord d’une route.
La Reine Guenièvre. Sire Lancelot vient d’entrer.
LA REINE GUENlÈVRE. Sire Lancelot, où étais-tu?
SIRE LANCELOT. Auprès de toi. Dans ton lit.
LA REINE GUENIÈVRE. Dans mon lit, il n’y a jamais eu d’autre homme que le Roi Arthur.
SIRE LANCELOT. Dans ton lit!
LA REINE GUENIÈVRE. Non, Lancelot!
SIRE LANCELOT. Je croyais que tu étais la Reine.
LA REINE GUENIÈVRE. Mais je suis la Reine!
SIRE LANCELOT. Oui, oui, tu es la Reine, c’est vrai! l’étais dans ton lit, mais je ne peux pas y
être, parce que c’est la Reine que j’aime.
LA REINE GUENIÈVRE, effrayée et angoissée par la confusion de Lancelot. Mais c’est moi!
SIRE LANCELOT. Oui. Je dois aller à la bataille. Ton époux a crié mon
nom sur la plaine dévastée.
LA REINE GUENIÈVRE. Oui, le Roi t’a appelé.
SIRE LANCELOT. Lancelot! Lancelot!
LA REINE GUENIÈVRE. Ils sont tous partis, je les ai suivis jusqu’à cette maison au bord de
la route. J’y attends l’issue de la bataille. Ils se battent depuis hier, du côté des marais
d’Arestuel.
SIRE LANCELOT pousse des cris perçants. La maison va dévaler la pente. Je n’arrive pas à la
retenir.
LA REINE GUENIÈVRE. Que veux-tu dire, Lancelot?
SIRE LANCELOT. Je n’arrive pas à la retenir!
LA REINE GUENIÈVRE. C’est une maison solide, Lancelot, cher Lancelot.
SIRE LANCELOT. Elle va dévaler la pente!
LA REINE GUENIÈVRE. Mais pourquoi donc, cher Lancelot?
SIRE LANCELOT. Je m’arc-boute de toutes mes forces, mais Je n’arrive pas à la retenir.
LA REINE GUENIÈVRE. Cette maison est construite sur du roc.
SIRE LANCELOT. La voilà qui penche! Je tombe!
LA REINE GUENIÈVRE. Je vais te relever! Elle étreint Lancelot dans sa chute.
SIRE LANCELOT. Qui peut être sûr de la vérité! Seul l’homme qui connaîtrait la vérité
pourrait retenir la montagne. - Je dois rejoindre le Roi Arthur à la bataille.
LA REINE GUENIÈVRE. J’ai peur. Jamais encore la supériorité de l’ennemi n’a été si
écrasante que dans cette guerre. J’ai peur que le Roi Arthur ne tombe. Tout le jour et toute la

48
nuit, j’ai guetté le moindre bruit qui venait de là-bas. J’ai entendu la voix de Merlin. Il criait
sur le champ de bataille. Je ne sais pas ce que ça signifie, du bon ou du mauvais.
SIRE LANCELOT. Par les fissures du mur suinte du sang. Le vois-tu?
LA REINE GUENIÈVRE. J’ai peur.
SIRE LANCELOT. Je vais te porter sur le lit.
LA REINE GUENIÈVRE. Oui, Lancelot. Il porte la Reine Guenièvre et la dépose sur le lit.
SIRE LANCELOT, pendant qu’il se défait de son armure. Traîtresse! Falsificatrice de miroirs!
Manipulatrice de regards! Tu ressembles à Guenièvre. Je me couche à côté de toi, comme si tu
étais Guenièvre. Il se couche à côté d’elle sur le lit.
LA REINE GUENIÈVRE. Je suis Guenièvre.
SIRE LANCELOT. Traîtresse!
LA REINE GUENIÈVRE. Je t’aime.
SIRE LANCELOT, comme s’il s’adressait à une absente. Reine Guenièvre! M’entends-tu? Je
t’aime tant que je ne puis résister à cette duperie. A la Reine Guenièvre. Je vais faire comme si
tu étais Guenièvre.
LA REINE GUENIÈVRE. Et tu es Lancelot du Lac.
SIRE LANCELOT. Je ne tiendrai jamais Guenièvre dans mes bras.
LA REINE GUENIÈVRE. Tu me tiens dans tes bras.
SIRE LANCELOT. Oui, je te tiens dans mes bras et je pense à Guenièvre.
Ils sont étendus l’un à côté de l’autre.
SIRE LANCELOT. Où est mon épée?
LA REINE GUENIÈVRE. Tu as déposé ton épée quand tu es entré. Elle est là-bas. Elle brille
au clair de lune, à côté de ton armure.
SIRE LANCELOT. J’ai regardé par la fenêtre et je l’ai vue franchir la colline au clair de lune.
LA REINE GUENIÈVRE. Tu n’as pas regardé par la fenêtre.
SIRE LANCELOT. Non, je n’ai pas regardé par la fenêtre.
LA REINE GUENIÈVRE. Tu es nu et tu es avec moi.
SIRE LANCELOT. J’ai couru après l’épée, mais elle ne s’est pas laissée attraper.
LA REINE GUENIÈVRE. Lancelot!
SIRE LANCELOT. Puis elle s’est retournée contre moi et m’a blessé.
LA REINE GUENIÈVRE. Où t’a-t-elle blessé?
SIRE LANCELOT se recroqueville comme s’il était castré, crie. Elle m’a puni.
LA REINE GUENIÈVRE, suppliante. Lancelot! Lancelot au plus profond du lac.
SIRE LANCELOT. Guenièvre aux yeux verts.
LA REINE GUENIÈVRE. Lancelot! Deux jours déjà que tu es avec moi dans ce lit. Deux jours
et deux nuits...
SIRE LANCELOT. Au plus profond du lac. Jamais plus je ne serai aussi heureux.
LA REINE GUENIÈVRE. Jamais plus je ne serai aussi heureuse.
SIRE LANCELOT. Tu entends, Guenièvre?
LA REINE GUENIÈVRE. Qu’entends-tu?

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SIRE LANCELOT. Dehors passent des chevaux au galop. Je vais me lever et regarder.
LA REINE GUENIÈVRE. Je les ai entendus aussi, la nuit précédant ta venue. À présent, je
n’entends rien.
SIRE LANCELOT. Tais-toi! - Ils n’ont plus de cavaliers.
LA REINE GUENIÈVRE. Je ne veux rien entendre d’autre que ta voix et je ne veux rien voir
d’autre que ton beau corps à côté de moi.
Étreinte.
SIRE LANCELOT. Dehors passent des chariots noirs. Ils sont chargés de cadavres.
LA REINE GUENIÈVRE. Lancelot! Lancelot! Regarde-moi!
Étreinte.
SIRE LANCELOT. Est-ce le jour ou est-ce la nuit?
LA REINE GUENIÈVRE. Quatre jours et quatre nuits que nous sommes ensemble.
SIRE LANCELOT. Maintenant, tout est silencieux. Je n’entends plus les chariots sur la route.
LA REINE GUENIÈVRE. Oui, tout est silencieux.
SIRE LANCELOT. Le chariot noir attend devant notre maison!
LA REINE GUENIÈVRE. Il s’est arrêté?
SIRE LANCELOT. On porte quelqu’un hors de la maison.
LA REINE GUENIÈVRE. Qui est-ce? Le reconnais-tu?
SIRE LANCELOT. C’est le Roi Arthur! On le jette sur le chariot!
LA REINE GUENlÈVRE s’écrie. Non! Il est à la bataille! Hésitante. Il a été fait prisonnier.
Silence.
SIRE LANCELOT. Fait prisonnier?
LA REINE GUENIÈVRE. Arthur! Arthur!
SIRE LANCELOT. Je dois lui venir en aide.
LA REINE GUENIÈVRE. Oui, tu dois partir.
Étreinte. Silence.
SIRE LANCELOT. Ce n’est pas une illusion. Tu es Guenièvre. Je le sais maintenant.
LA REINE GUENIÈVRE. Je te donne le heaume d’or du Roi Arthur. Tu porteras le heaume
d’or du Roi Arthur. Ils le verront briller et te reconnaîtront, Lancelot. Ceux qui sont tombés se
relèveront et se battront. Tu remporteras la victoire, tu sauveras le Roi.
SIRE LANCELOT. Je t’aimerai toujours, Guenièvre.
Silence. Noir. Dans une lumière éclatante : Sire Lancelot en armure s’agenouille devant la Reine
Guenièvre. Guenièvre porte sa couronne de reine. Elle tient le heaume d’or à la main, la face dorée du
Roi. Elle coiffe Sire Lancelot du heaume.
LA REINE GUENIÈVRE. Je te donne le heaume d’or du Roi Arthur. Tu portes le heaume d’or
du Roi Arthur. Ils le verront briller et te reconnaîtront, Lancelot. Ceux qui sont tombés se
relèveront et se battront. Tu remporteras la victoire. Tu sauveras le Roi.
SIRE LANCELOT. Je t’aimerai toujours, Reine Guenièvre.

50
30.

Les chevaliers reviennent de la bataille, beaucoup sont blessés, certains sans heaume, certains avec des
armures déchiquetées, ensanglantées. Le Roi Arthur arrive avec Sire Lancelot, qui porte encore le
heaume d’or.
LE ROI ARTHUR. Lancelot! Tu t’es battu avec l’ardeur de cent chevaliers. Tu es apparu sur le
champ de bataille quand déjà nous pensions notre cause perdue. Alors, le courage est revenu
dans tous les cœurs, les a enhardis, et nous avons pu battre l’ennemi. Dans les marais
d’Arestuel gisent tant de païens abattus que même dans cent ans on y entendra s’élever les
gémissements des morts. L’air sur la plaine et les marais est noir des lamentations funèbres.
Mes oreilles l’ont entendu, quand je croupissais dans la cage où je ne pouvais bouger. Tu as
couru sur le pont avec ton épée et, du haut de la muraille, tu as précipité les païens dans
l’eau noire des douves, où ils se sont noyés. C’est ainsi que tu nous as libérés. À tous. C’est à
Lancelot seul que nous devons d’être revenus vainqueurs. À la Table, tu siègeras à mes côtés.
- Guenièvre!
LA REINE GUENIÈVRE, absente. Oui, il siégera à tes côtés, Roi Arthur. Je m’en réjouis.
LE ROI ARTHUR. Tu ne lui fais pas le moindre éloge, Guenièvre.
Silence.
LA REINE GUENIÈVRE. Sire Lancelot sera désormais, de tous les chevaliers, le plus cher à
mon cœur.
LE ROI ARTHUR. Oui! En ce jour, nous allons l’aimer et l’honorer comme nul autre.
SIRE LANCELOT. Roi Arthur, tu me fais trop d’éloges, je ne l’ai pas mérité.
LE ROI ARTHUR, à la Reine Guenièvre. Mais tu pleures!
LA REINE GUENIÈVRE, au Roi Arthur. Je pleure de joie, parce que tu es revenu.

51
31.

Le son d’une beauté infinie

Le Graal, un son d’une beauté infinie.


Un jour, Sire Sagremor se lève de la Table Ronde, il chante un son d’une beauté infinie et c’est
ainsi qu’il quitte la salle, le château, la ville et s’en va par-delà les collines.

32.
Le chemin de Perceval

Il demandait à tous ceux qu’il rencontrait comment arriver jusqu’à Dieu et chacun lui
donnait une réponse différente. Certains ne comprenaient même pas sa question, certains se
moquaient de lui parce qu’il ne savait pas comment faire, certains voulaient le frapper,
comme si en les questionnant il leur avait fait courir un danger mortel. Ainsi errait-il à
travers le pays et les gens parlaient de lui.
Il s’imagina que Dieu viendrait par la mer, qu’il marcherait sur les flots au soleil de midi. Il
resta quatre jours et quatre nuits sur le rocher au bord de la mer et attendit. Il entendait
monter le mugissement des vagues et l’éclat de midi l’aveuglait. Au cinquième jour, il se
détourna et frappa les pierres de rage et de déception.
Il arriva dans un champ et y vit un grand feu. On y brûlait un homme.
- Qu’a-t-il fait?
-Il a dit Dieu est dans le feu. C’est pourquoi nous le brûlons.
Un jour, le courage l’abandonna, il ne voulait plus continuer.
-Pourquoi vais-je en tous sens dans ce désert et suis-je malheureux? Quand je vivais dans la
forêt, que je ne connaissais personne et ne voulais pas servir Dieu, je devais certainement être
heureux. Il fit demi-tour et voulut rentrer. Alors, il repensa pour la première fois à sa mère,
Hercéloïde, et il se souvint du moment où il avait franchi le pont et l’avait quittée. Tout à
coup, il sut qu’il ne pouvait plus retrouver son existence innocente.

52
33.
L’ange

Mordret est agenouillé. Un ange immense se tient derrière lui. Il ne le remarque pas.
MORDRET. Ange! As-tu prononcé mon nom? Je n’ai pas entendu ta voix. Je n’ai pas entendu
bruisser tes ailes. Es-tu là? Si ton regard est posé sur moi - je ne le sens pas brûler dans mon
dos. Je devrais pourtant le sentir comme une plaie brûlante! Ou bien alors tu es cette froideur
qui s’empare de moi...Plus je reste agenouillé là en quête d’un Dieu que je pourrais prier,
plus elle m’envahit, jusqu’en un abîme de mon cœur que je ne connaissais pas auparavant,
où jamais encore une pensée et un sentiment n’ont pénétré. Est-ce ta froideur, Ange? Est-ce
toi qui m’emplis de ta froideur? Dois-je sentir par ta froideur que Dieu existe? Que je ne suis
pas seul avec mes actes?
Pourquoi ne te montres-tu pas, Ange? Je t’aime, je veux t’aimer, je veux que tu sois là, que tu
te dresses derrière moi quand soudain je me retourne. Tout ce que j’ai fait, je ne l’ai fait que
pour toi: mes premières pensées pieuses, Angus, je les ai eues pour toi, dans mon lit d’enfant.
Tu ne venais pas m’approuver. Je n’entendais pas bruisser tes ailes quand je me levais la nuit
et scrutais le ciel -, un ciel sombre et vide! Je pleurais dans mon lit, parce que tu ne venais
pas. - Je voulais souffrir pour toi, pour qu’enfin tu daignes apparaître. Je me suis inventé des
supplices et me suis infligé des blessures, car j’avais contemplé, dévoré d’envie, les images
des saints endurant le martyre - Saint Sébastien, des flèches vibrantes fichées dans la chair;
Saint Laurent, qu’ils ont plongé dans l’huile bouillante, lentement, sans précipitation,
centimètre par centimètre, et tous les martyrs avec leurs yeux extatiques et leurs bouches
ouvertes -, eux te voyaient, Ange, pendant qu’on les suppliciait, et ravis comme des amants
ils t’appelaient par ton nom. Je me suis enfoncé des aiguilles sous les ongles, cela faisait
atrocement mal, tous mes doigts étaient couverts de croûtes de sang, mais je ne te voyais pas!
Je pensais, ce n’est pas assez, pas assez, mes souffrances doivent aller plus loin, je dois
endurer les souffrances les plus extrêmes pour toi, pour te voir. Au fond de notre jardin, j’ai
placé mon pied nu dans l’interstice entre la pierre et le tuyau en fer de la fontaine, et
lentement, je me suis penché en arrière, de plus en plus, je voulais me pencher jusqu’à ce que
la cheville cède. Quelle atroce douleur ce fut! Je retirai mon pied et me mis à pleurer. Mais je
ne pleurais pas parce que ça faisait mal, Ange, je pleurais de désespoir, je pleurais d’être
incapable d’accroître mes souffrances au point de t’impressionner et de te faire apparaître.
Tout restait sans effet. Mais à présent, Ange, si me venait l’idée que c’est le mal qui t’attire? Si
tu préférais apparaître aux pécheurs, plutôt qu’à ceux qui humblement te font allégeance?
Pendant de longues années, je n’ai pas osé avoir la moindre mauvaise pensée. Mais à
présent, j’en ai une. Une pensée de taille, et criminelle... Si tu existes, tu dois déjà la connaître,
et tu devrais venir et je devrais entendre bruisser tes ailes, car je t’ai prouvé que mes pensées
devenaient des actes. Je le ferai, Ange! Je le ferai!
Long silence.
Tu ne viens pas, je ne te vois pas, je ne t’entends pas, j’ai beau prêter l’oreille et écouter.
Aucun battement d’aile ne descend du ciel. Tu ne m’as pas récompensé, tu ne me punis pas.
Je ne ressens rien dans mon cœur - n’existerais-tu pas? Je garde encore un petit espoir en toi.
Je ne me retourne pas, pour ne pas être déçu.
Long silence.
Maintenant, je vais me retourner.
Il n’ose pas se retourner.
Noir.

53
34.

En haut, sur la galerie.


Le Roi Arthur, Guenièvre, Sire Kaï. Ils regardent en bas.
En bas entre Hélène avec Madame Kuss, qui porte l’enfant, Sire Galaad, dans un couffin. Des
chevaliers et des dames la saluent, on examine avec intérêt et avec un ébahissement affable l’enfant
fièrement exhibé.
LE ROI ARTHUR, à Guenièvre. Qui est cette jolie fille?
LA REINE GUENIÈVRE ne répond pas.
LE ROI ARTHUR, à Sire Kaï. Sais-tu de qui il s’agit, Sire Kaï?
SIRE KAï. Si mes yeux ne me trompent pas, c’est Mademoiselle Hélène! Mademoiselle
Hélène est la fille du Roi Pellès, et maintenant tu sais pourquoi on exhibe fièrement un
poupon et qui est le père de ce poupon.
LE ROI ARTHUR tarde à comprendre.
SIRE KAï. Mais oui, Sire Lancelot!
LE ROI ARTHUR, abasourdi et encore incrédule. Ah bon?
SIRE KAï. Tu devrais t’en souvenir, à l’automne de l’année dernière, Sire Lancelot a passé
quelque temps chez le Roi Pellès, et là...
LE ROI ARTHUR. Mais oui, c’est vrai! Tu t’en souviens, Guenièvre?
LA REINE GUENIÈVRE, réticente. Oui, à présent je m’en souviens.
LE ROI ARTHUR. À son retour, Lancelot paraissait tellement déboussolé.
SIRE KAï. Jusqu’à l’arrivée de Sire Bors, qui a révélé toute cette histoire de cœur. Plus
personne ne pouvait l’ignorer.
LE ROI ARTHUR regarde en bas avec intérêt. Une beauté! Regarde, Guenièvre!
LA REINE GUENIÈVRE. Ma foi!
LE ROI ARTHUR, à Sire Kaï: Et Lancelot n’a pas voulu rester avec elle?
SIRE KAï. Elle l’aurait séduit par je ne sais quelle astuce, il semblerait que ça l’ait fâché.
LE ROI ARTHUR. Et quel genre d’astuce?
LA REINE GUENIÈVRE, précipitamment. Bah, ce n’étaient sûrement que de stupides
rumeurs. On bavarde tellement, juste pour médire d’une jeune et jolie femme.
LE ROI ARTHUR. Quel dommage que Sire Lancelot ne trouve pas de femme à son goût,
alors que toutes les dames tombent amoureuses de lui.
SIRE KAï. Elle veut certainement se rappeler à son bon souvenir.
LE ROI ARTHUR. Notre devoir est de l’accueillir, allons voir l’enfant de Sire Lancelot,
Guenièvre.
LA REINE GUENIÈVRE, la tête ailleurs. Oui.

54
35.

Le salon de la Reine Guenièvre.


La Reine Guenièvre, Hélène Sire Lancelot à la fenêtre, à l’écart.

HÉLÈNE. Je vous remercie de me recevoir. Je pensais que vous ne vouliez pas me rencontrer,
car cela fait déjà une semaine que je suis ici.
LA REINE GUENIÈVRE. Sire Lancelot me l’a demandé, chère demoiselle.
HÉLÈNE. Il tenait assurément à ce que vous voyiez son enfant!
LA REINE GUENIÈVRE, résolument hostile. Oui, j’aurais plaisir à le voir.
HÉLÈNE. Vous pouvez le voir tout de suite, la nourrice, Madame Kuss, attend avec lui dans
l’antichambre.
LA REINE GUENIÈVRE, railleuse. Ah oui? Quelle bonne idée! Vous l’avez amené sans
attendre!
HÉLÈNE. Tout le monde dit que c’est un très bel enfant et qu’il ressemble beaucoup à son
père. Il s’appelle Galaad.
LA REINE GUENIÈVRE. C’est aussi votre avis, Sire Lancelot?
Hélène est déjà à la porte pour appeler la nourrice, mais, à cette question, elle s’immobilise pour
écouter la réponse de Sire Lancelot.
SIRE LANCELOT. Tout le monde le dit.
HÈLÈNE, à la Reine Guenièvre. Les cousins de Lancelot, Sire Lionel et Sire Bors, veulent sans
arrêt le porter et le bercer.
LA REINE GUENIÈVRE. On me l’a raconté.
HÉLÈNE. Vous n’avez hélas pas d’enfants! Je serais si heureuse que vous le preniez aussi
dans vos bras, Reine Guenièvre. Elle veut à nouveau sortir pour appeler la nourrice.
LA REINE GUENIÈVRE veut retarder cet instant. Je le ferai certainement tout à l’heure,
Mademoiselle Hélène.
HÉLÈNE. Vous êtes sans doute la mieux placée pour comprendre à quel point je suis
heureuse d’avoir cet enfant. Car toutes les deux, chacune à sa manière, nous aimons ce grand
homme. Je crois que tout le monde le connaît - si on allait dans la rue et posait la question -
tout le monde! Et chaque fois que je dis: Sire Lancelot est le père de mon enfant, les gens
montrent un profond respect. Récemment, sur le terrain près de Westminster, il a vaincu à lui
seul trente chevaliers, sans changer de lance une seule fois, trente chevaliers! Lui tout seul!
Presque tous étaient de grands héros de la Table Ronde.
SIRE LANCELOT tousse, ces éloges lui sont visiblement pénibles.
HÉLÈNE. Et c’est comme ça chaque fois, dans chaque bataille et à chaque tournoi.
LA REINE GUENIÈVRE, légèrement moqueuse. Oui, oui, ma chère.
HÉLÈNE rit. Excusez-moi de parler ainsi à tort et à travers! Quand je m’enflamme, il faut
que je parle, je n’y peux rien, je sais bien que cela ne se fait pas. Autrefois, lorsque j’étais
enfant, mon maître m’a souvent réprimandée quand je m’emballais ainsi. Un adulte ne fait
pas ça! En plus, je n’ai pas besoin de vous raconter ses faits et gestes! Vous les connaissez
bien mieux que moi, puisque le plus souvent il reste ici à la Cour, et vous tremblez
certainement autant que moi quand il vole d’aventure en aventure ou quand il va à la
bataille avec le Roi Arthur. Vraiment, je parle beaucoup trop! Lors des grands tournois, Je

55
pense toujours, vous êtes là, vous êtes aux côtés du Roi Arthur en haut dans la tribune, et
vous regardez Lancelot faire son entrée à cheval et combattre, vous voyez comment les
autres se ruent sur lui et comment il se défend. Mon Dieu, du fond de ma province, je
m’imagine tout cela avec une telle intensité!
LA REINE GUENIÈVRE. Quand vous serez dans votre château perdu, là-bas dans les bois,
vous serez sans doute contente d’avoir le petit Sire Galaad, qui lui ressemble tant, comme
vous dites.
HÉLÈNE. Oui! Hélas, Sire Lancelot ne m’aime pas autant que je l’aime. Sinon, il me
rejoindrait.
SIRE LANCELOT voudrait abréger cette pénible conversation. Hélène, essaie de comprendre. . .!
Je t’en prie. . .!
LA REINE GUENIÈVRE, railleuse. Oui, c’est dommage. Et cela me fait de la peine. Mais
certains hommes sont très compliqués en matière de sentiments, et Sire Lancelot tout
particulièrement.
HÉLÈNE. Oui, oui, je sais bien.
LA REINE GUENIÈVRE. Je ne crois pas que vous le sachiez, Mademoiselle Hélène. Vous
n’en avez même pas idée.
HÉLÈNE. Je ne suis pourtant pas laide! Tout le monde dit que je suis si jolie! Et comme j’ai
quand même couché avec lui - je veux dire, je pensais qu’une fois qu’il aurait couché avec
moi... il ne l’oublierait plus jamais, il resterait.
LA REINE GUENIÈVRE. J’imaginais bien que vous pensiez ainsi.
HÉLÈNE. Et c’était tout faux! Ah, Lancelot, cher Lancelot!
LA REINE GUENIÈVRE. Il regarde par la fenêtre.
HÉLÈNE. Ah oui! Chez nous aussi, il restait toujours à la fenêtre et regardait dehors. Je suis
si malheureuse!
LA REINE GUENIÈVRE. Oui - Je ne sais pas, ma chère, si nous deux, nous parviendrons à
convaincre Sire Lancelot de réduire ses sentiments poétiques compliqués à une simple
relation sexuelle.
HÉLÈNE. Je me suis donné tant de mal!
LA REINE GUENIÈVRE. Je sais. Sire Lancelot me l’a raconté.
HÉLÈNE. C’est ma vieille femme de chambre qui a eu l’idée. Elle l’a dupé, elle connaît tous
les sortilèges possibles, elle m’a déguisée et de nuit, alors qu’il faisait tout noir, elle lui a dit
que la Reine Guenièvre était dans la pièce voisine et l’attendait.
LA REINE GUENIÈVRE. Vous êtes très naïve.
HÉLÈNE. Car chacun sait bien qu’il vous vénère et qu’il chante de si belles chansons sur
vous - des chansons si tristes, parce que jamais de la vie il ne pourra vous avoir.
Silence.
LA REINE GUENIÈVRE, ostensiblement songeuse, regarde Hélène. Nous sommes en tout si
différentes, si totalement différentes!
HÉLÈNE. Mon Dieu! Je suis toute rouge à présent, c’est sûr! Quand je m’énerve, je deviens
horriblement rouge, comme une blanchisseuse! C’est une catastrophe!
SIRE LANCELOT regarde la Reine Guenièvre d’un air suppliant, Hélène lui fait de la peine. Tu as
un très joli visage, Hélène, et tu n’as aucune raison de t’inquiéter, la Reine ne t’en veut pas
pour cette histoire.

56
LA REINE GUENIÈVRE. Si différentes, si différentes... Je vous ai observée avec attention à
l’instant, quand vous êtes entrée, votre façon de marcher, c’est très enfantin et un peu
émouvant, mais si radicalement différent de moi! Et votre petit minois, un petit minois vif et
rond, et le nez... Mon nez est quand même tout différent! Sire Lancelot, regardez donc mon
visage, puis le visage de la petite demoiselle! Y voyez-vous la moindre ressemblance? A
Hélène. Mais comment vous y êtes-vous prise?
HÉLÈNE. Il faisait nuit!
LA REINE GUENIÈVRE. Et la voix! Et dites-moi : de quoi avez-vous bien pu parler avec Sire
Lancelot?
HÉLÈNE glousse. Oh, je n’ai rien dit du tout, seulement le lendemain matin! Il voulait me
tuer, alors j’ai crié. J’ai couru nue dans toute la chambre et il me poursuivait, l’épée à la main.
Je me suis agenouillée devant lui, toute nue, et je l’ai supplié de ne pas me tuer parce que
j’allais lui donner cet enfant.
LA REINE GUENIÈVRE. Vous en Reine Guenièvre, comment l’imaginer! Le déguisement
devait être particulièrement bien fait! Sinon, vous ne seriez jamais parvenue à attirer
Lancelot dans votre lit. Ou bien, Sire Lancelot, est-ce cela qu’au fond vous désirez? Si tel est
le cas, je vous en prie! Elle fait un geste méprisant de la main, qui invite Lancelot à partir avec
Hélène.
SIRE LANCELOT, à Guenièvre. Vous êtes cruelle.
LA REINE GUENIÈVRE se tait.
SIRE LANCELOT, bouleversé. Je sais que j’aime la belle Reine Guenièvre. Mais le souvenir
d’Hélène... ça se mélange dans ma tête: les images et les sentiments... tout se mélange, je ne
sais plus si c’est Hélène ou si c’est la Reine, que je désire... Glisser et flotter... je vogue comme
sur le vert sombre de l’eau. Comment trouver mon salut, comment refaire surface? Comment
remonter à la lumière, où toutes choses se distinguent avec netteté?
LA REINE GUENIÈVRE. Mais partez, partez donc ensemble!
HÉLÈNE. Qu’avez-vous?
LA REINE GUENIÈVRE. Disparaissez de ma vue!
SIRE LANCELOT s’écrie. Je ne peux pas!
Silence.
HÉLÈNE. Ah bon! Maintenant je comprends! Oh oui, maintenant je comprends! C’est donc
ça! Il ne s’agit pas du tout de sentiments compliqués! Il ne s’agit pas du tout d’un « pur
amour» entre vous, c’est juste pour la façade! Il ne s’agit pas du tout des émotions subtiles et
des sentiments littéraires que je suis soi-disant incapable de comprendre, parce qu’ils sont
trop modernes et trop incroyablement compliqués! Bien sûr, je suis incapable de perceptions
aussi fines, Je suis incapable de faire des poèmes sur ma détresse. Ici, on fait des poèmes et
on s’écoute soi-même et on pense de soi-même: ah, je suis si précieux, un précieux réceptacle
de sentiments, que je suis précieux! Que je suis sensible! Que je suis précieux! Ensuite, on fait
propager ça par des troubadours, pour que le monde entier s’imagine que quelque chose de
tout à fait exceptionnel se joue là, quelque chose que jamais personne n’a connu auparavant!
- Mais ce n’est que du mensonge! La Reine est tout aussi jalouse que moi! Et moi qui vous
admirais tant, petite fille déjà! Quand j’avais quatre ans, vous étiez déjà célèbre!
LA REINE GUENIÈVRE. Sire Lancelot! Avec qui me mélangez-vous...
HÉLÈNE. Je suis venue ici avec son enfant, je pensais que je devais tomber à vos pieds, que
vous alliez l’aimer, que vous alliez le regarder et reconnaître les traits de Lancelot dans ce
petit visage! Et que moi aussi vous m’aimeriez, puisque j’ai donné naissance à ce bel enfant,
et que vous me prendriez dans vos bras et que nous pleurerions ensemble, que vous
pourriez me comprendre. Jamais je n’aurais pensé à de la jalousie chez vous! De la jalousie!

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De tels sentiments en vous! La Reine Guenièvre! Je ne l’aurais jamais pensé! Je pensais que
vous l’aimiez d’une tout autre manière que moi! D’une manière beaucoup plus élevée que
moi!
LA REINE GUENIÈVRE, faiblement. Sire Lancelot! Je vous en prie!
HÉLÈNE. Que du blabla! Que du blabla! Mes yeux s’ouvrent enfin! Il est tout simplement
votre amant! L’admirable Reine Guenièvre, tellement au-dessus des autres femmes, ne se
laisse pas vénérer littérairement pas Lancelot, elle couche avec lui! Quelle dinde idiote,
quelle dinde idiote j’ai été!
LA REINE GUENIÈVRE, tout doucement, comme si elle avait la migraine. Arrêtez ces cris
affreux...
HÉLÈNE. Alors comme ça, je ne dois pas le crier si fort! Le Roi Arthur pourrait l’entendre!
Tout doit bien sûr rester secret, que personne n’en parle! Et ce qui se trame dans votre
chambre à coucher, personne ne doit le savoir, ça ne sort pas d’ici. La femme de chambre est
muette, paraît-il. Vous lui avez coupé la langue. Une femme de chambre muette, comme c’est
pratique!
LA REINE GUENIÈVRE. Arrêtez, taisez-vous à la fin!
HÉLÈNE. Je ne sais pas si je vais me taire.
LA REINE GUENIÈVRE. Vous voulez me faire chanter?
HÉLÈNE. Mon Dieu, comme vous êtes tombée bas à mes yeux!
SIRE LANCELOT. S’il te plaît, Hélène... je suis si malheureux!
HÉLÈNE. Vous avez une liaison avec lui, mais moi, je lui ai donné un fils!
LA REINE GUENIÈVRE hurle soudain. Espèce de petite salope de calculatrice! Avec ton esprit
provincial!
HÉLÈNE. Vous n’êtes qu’un monstre froid!
LA REINE GUENIÈVRE hurle, dans une rage impuissante. Tu n’as aucune idée des êtres
d’exception! Il ne s’agit pas de mariage! Il ne s’agit pas de reproduction!
HÉLÈNE. Mon fils, Sire Galaad, deviendra le Meilleur Chevalier du Monde...
LA REINE GUENIÈVRE. Lancelot, je t’en prie...
SIRE LANCELOT. Hélène! Tu ne sais pas... Vous ne savez pas... mon Dieu!
HÉLÈNE... . bien meilleur que lui, là!
LA REINE GUENIÈVRE hurle. Les êtres exceptionnels ont des sentiments exceptionnels!
HÉLÈNE. Du blabla!
LA REINE GUENIÈVRE. Mauvaise herbe!
HÉLÈNE. Du blabla!
LA REINE GUENIÈVRE. Sale petite garce!
HÉLÈNE. Du blabla!
LA REINE GUENIÈVRE hurle. Je te crache dessus!
HÉLÈNE. Allez! Crachez!
LA REINE GUENIÈVRE essaye, mais ne parvient pas à cracher. Je ne peux pas!
HÉLÈNE. Quel dommage!
LA REINE GUENIÈVRE se jette en pleurant sur le lit, le visage enfoui dans les coussins.

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HÉLÈNE voit sa rivale couchée en pleurs sur le lit, sa rage semble alors l’abandonner, elle redevient
la jeune fille désarmée qu’elle est en réalité. Cherchant une protection, elle se tourne vers Sire
Lancelot. Je ne sais pas, Sire Lancelot... suis-je donc si méchante?
SIRE LANCELOT au comble du désarroi et du désespoir. Je ne veux plus vivre! Il saute par la
fenêtre. On entend un choc. Silence. Hélène reste là, pétrifiée, terrorisée, n’ose pas aller à la fenêtre,
regarde vers la Reine Guenièvre, qui apparemment ne s’est aperçue de rien.
HÉLÈNE murmure. Il a sauté, il a sauté, il est mort. Comme anéantie par l’horreur, elle se blottit
dans un coin et ne bouge plus. Le salon de la Reine Guenièvre.

37.

Comme Lancelot, dans sa fuite, courait à travers bois, il vit soudain la magicienne Morgane
la Fée surgir devant lui. Il lui demanda de le transformer en animal, il ne voulait plus être un
homme. Alors que veux-tu être? Un rat! cria Lancelot. Mieux vaut la détresse du rat souffrir
que de mordant remords périr. Ou bien un pauvre animal du désert! Mieux vaut dans la
steppe être un loup, pour ne plus entendre mes pensées du tout! Ou bien une taupe! Je
m’enfouis aveugle sous la terre car ne trouve plus dans le ciel la lumière! Plus de bouche
humaine, d’yeux ou de front, oh! être crabe dans l’océan profond! Transforme-moi!
Transforme-moi!
o oiseau noir dans l’arbre sans sève
L’homme n’est de l’homme qu’un rêve.

59
38.
Le marais

Sire Kaï; Sire Ironside, Sire Gauvain, Sire Gareth l’Enfant, Sire Agravain, Sire Girflet, Sire Lamorak,
le Roi Arthur et d’autres chevaliers arpentent la forêt en tous sens à la recherche de Sire Lancelot. On
porte la Reine Guenièvre dans un gracieux habitacle aux étincelantes peintures multicolores.
Certains frappent avec des bâtons sur leurs boucliers, d’autres agitent des crécelles, d’autres encore
poussent des cris inarticulés, des appels, ‘l’ensemble évoque une battue.
DES APPELS. Sire Lancelot... Sire Lancelot! ... Sire Lancelot... Sire Lancelot...
LE ROI ARTHUR rejoint la Reine Guenièvre. Je suis découragé. Je crois que nous ne le
trouverons pas non plus par ici.
LA REINE GUENIÈVRE. Pourquoi n’y a-t-il personne qui cherche par là-bas? Elle montre une
direction.
LE ROI ARTHUR. On ne peut pas y aller, c’est un marais.
LA REINE GUENIÈVRE. Peut-être, Roi Arthur, que certains s’y risquent quand même.
LE ROI ARTHUR. Gareth a le visage inondé de larmes. - J’ai beau réfléchir, je n’arrive pas à
comprendre. Pourquoi a-t-il disparu? - Sans doute à cause d’Hélène, qu’en penses-tu?
LA REINE GUENIÈVRE. Oui, sans doute à cause d’Hélène.
LE ROI ARTHUR. Il doit y avoir un secret, que personne d’entre nous ne connaît.
LA REINE GUENIÈVRE veut détourner la conversation. Regarde là-bas!
LE ROI ARTHUR. Depuis que Lancelot nous a quittés, l’éclat de notre confrérie s’est terni.
SIRE GAUVAIN se penche sur un trou rempli de feuilles mortes. Hé, toi! Sors de là! Debout! Rien
ne bouge.
SIRE GARETH L’ENFANT pique dans les feuilles. Allez, sors de là!
SIRE GAUVAIN. Lève-toi, si tu es un homme!
SIRE GARETH L’ENFANT. Ça n’a pas l’air d’être un homme.
SIRE GAUVAIN. Si, si! Tape, pour voir!
SIRE GARETH L’ENFANT tape dans le tas de feuilles. On entend un cri plaintif.
SIRE GAUVAIN donne un coup de pied. Debout mon gars, si tu es un homme! Nous avons
quelque chose à te demander!
SIRE GARETH L’ENFANT. Le voilà qui rampe hors de son trou.
Un genre de sauvage apparaît, un homme sans vêtements, au corps recouvert d’une croûte de glaise
gris bleu. Sa tête est fourrée dans un sac.
LE SAUVAGE veut s’échapper en rampant. Sire Gareth le pousse à coups de pied vers Sire Gauvain.
SIRE GAUVAIN. Tu sais parler? Le Sauvage essaie encore de s’échapper en rampant, Sire Gareth le
ramène à coups de bâton.
SIRE GARETH L’ENFANT. Viens, allez, reste là! Réponds! C’est un chevalier qui te parle!
LE SAUVAGE ne répond pas.
SIRE GAUVAIN. Nous cherchons un chevalier dans cette forêt. As-tu vu un chevalier?
LE SAUVAGE ne répond pas.
SIRE GAUVAIN. Il porte une armure étincelante, comme nous!
LE SAUVAGE ne répond pas.

60
SIRE GAUVAIN lui donne des coups de pied. Réponds! Homme ou quoi que tu sois! Sire
Lamorak et d’autres chevaliers les rejoignent.
SIRE AGRAVAIN. Qu’avez-vous donc débusqué? SIRE LAMORAK. Il ne porte même pas de
vêtements.
SIRE KAï. À la place, il s’est roulé dans la boue comme un sanglier!
Les chevaliers éclatent de rire.
SIRE LAMORAK. Peut-être n’a-t-il même pas figure humaine! Retirez-lui ce sac, qu’on le
voie.
SIRE GARETH L’ENFANT tente d’enlever le sac, le Sauvage se débat violemment.
LE ROI ARTHUR les rejoint. Qui tenez-vous là?
SIRE KAï. On veut qu’il nous dise s’il a rencontré Sire Lancelot. Mais il ne dit pas un mot. Il
ne fait que grogner.
SIRE GAUVAIN. Enlève-lui ce sac, Gareth! D’un coup, Sire Gareth ôte le sac. Lancelot le Fou, le
visage ravagé, ensauvagé, la barbe et les cheveux collés par la crasse, fixe les chevaliers.
LE ROI ARTHUR, irrité, sans reconnaître Lancelot. Qui es-tu?
LANCELOT LE FOU. Je ne suis pas Lancelot.
LE ROI ARTHUR. N’aie pas peur! Nous cherchons un chevalier qui a dû s’égarer dans cette
forêt. À chaque personne que nous rencontrons, nous demandons si elle l’a vu. L’as-tu vu, ou
as-tu entendu parler de lui? Tu n’aurais pas vu une trace, ou trouvé son armure? Peut-être
qu’il s’est débarrassé de son armure! Peut-être qu’il est blessé et que quelqu’un l’a trouvé.
Peut-être que des forestiers l’ont trouvé, qu’il est là, les jambes brisées, dans la hutte des
forestiers. As-tu entendu raconter quelque chose de ce genre? Nous le cherchons depuis des
semaines. Si tu sais quelque chose, dis-le-nous!
LANCELOT LE FOU veut partir en courant, on le retient.
SIRE GIRFLET. Il ne sait rien.
SIRE IRONSIDE. Il est bouché! Il le menace de son bâton.
SIRE KAï. Laissez-le partir.
LANCELOT LE FOU. Je ne suis pas Lancelot! Quelques chevaliers éclatent de rire.
SIRE KAï. C’est vrai, Sire! Tu n’es pas Lancelot!
SIRE GIRFLET. Lancelot? Où a-t-il entendu parler de Lancelot? Étrange! Qu’est-ce que tu
dis?
LE ROI ARTHUR. Tu sais quelque chose! Tu sais quelque chose de Lancelot!
LANCELOT LE FOU. Je ne sais rien de Lancelot.
SIRE GARETH L’ENFANT, étonné. Comme il parle...
SIRE GAUVAIN. Roi Arthur, cette voix!
SIRE GARETH L’ENFANT. Parle encore! Parle encore!
LE ROI ARTHUR. Comment t’appelles-tu? Quel genre de créature es-tu?
LANCELOT LE FOU ne répond pas.
SIRE LAMORAK. C’est un animal dénué d’entendement.
LE ROI ARTHUR. Mais cette voix!
SIRE LAMORAK sort un miroir de poche et projette la lumière du soleil sur la tête de Lancelot le
Fou. Je dirige le soleil sur ta tête, afin que s’ouvre la fleur de ton entendement.

61
LANCELOT LE FOU veut partir en courant, on le retient.
LE ROI ARTHUR dit doucement. Lancelot... Lancelot...
LA REINE GUENIÈVRE crie de loin. Qui tenez-vous là? On l’amène sur sa chaise à porteurs.
LE ROI ARTHUR. Nous ne le savons pas. Nous ne savons pas qui c’est : un animal à moitié
sauvage ou un homme, ou ce qui fut autrefois un homme. Un charbonnier ou un bûcheron,
ou un cueilleur de baies.
LA REINE GUENIÈVRE regarde Lancelot le Fou.
Silence.
LA REINE GUENIÈVRE. Vos armures l’effraient. Laissez-moi seule avec lui, pour lui parler
et le questionner. Elle descend de sa chaise.
LE ROI ARTHUR. Oui, parle avec lui.
SIRE IRONSIDE. Mais je ne peux pas le lâcher! Si je le lâche, il va s’enfuir.
LA REINE GUENIÈVRE. Postez-vous à la lisière de la forêt et attendez que Je vous appelle. Il
ne peut pas s’enfuir, il y a le marais derrière lui. Lâchez-le, Sire Ironside.
LA REINE GUENIÈVRE. Tu veux te cacher? - Tu ne me connais pas? Allons, regarde-moi! - Je
te connais, je te regarde et je vois que tu es Lancelot. Je Ic sais. Personne ne t’a reconnu, Sire
Gauvain, qui est ton ami, ne t’a pas reconnu; Sire Gareth, qui te révère comme un archange,
ne t’a pas reconnu; le Roi Arthur, qui t’aime comme sa propre vie et serait prêt à mourir pour
sauver la tienne, ne t’a pas reconnu; même Sire Agravain, avec son regard envieux, n’a pas
découvert que tu es Lancelot. Aucun d’entre eux ne t’a reconnu. Moi seule - je le sais.
Lancelot le Fou, tremblant de terreur, recule dans le marais. Il s’y enfonce, reste embourbé.
LANCELOT LE FOU. Je ne suis pas Lancelot!
LA REINE GUENIÈVRE. Qui es-tu, si tu n’es pas Lancelot?
LANCELOT LE FOU. Personne.
LA REINE GUENIÈVRE. Mais tu sais tout de Lancelot! Dis-moi ce que tu sais de Lancelot.
LANCELOT LE FOU. Je ne sais rien.
Silence.
LA REINE GUENlÈVRE, toujours doucement, très insistante, implorante. C’est un grand
chevalier... Lancelot du Lac... Un jour, le jeune Lancelot apparut à la Cour du Roi Arthur... La
Dame du Lac se tenait dans son baldaquin de soie, sur son cheval blanc, elle le conduisit vers
le Roi Arthur. Son origine m’est inconnue, dit-elle, il a vécu auprès de moi, dans le Lac...
Lancelot du Lac... Lancelot du Lac... Il devint l’ami du Roi. À la bataille d’Arestuel, il a porté
le heaume d’or du Roi, il fut le seul à pouvoir porter le heaume d’or... C’était la Reine qui
l’avait coiffé du heaume. Quand, dans les tournois, il entrait en piste sur son cheval, un mot
volait de bouche en bouche : Sire Lancelot! Voilà Sire Lancelot! Regardez Sire Lancelot! C’est
Sire Lancelot! Sire Lancelot! ... Un jour, il a traversé le fleuve impétueux sur le fil d’une épée...
Douloureuse Garde, la forteresse défendue par les terribles chevaliers de bronze! Deux
géants à la porte! Mais lui est entré sans hésiter. Alors les têtes des géants sont tombées. Il a
transformé Douloureuse Garde en Joyeuse Garde! Le sais-tu?
LANCELOT LE FOU. Je ne suis pas Lancelot!
LA REINE GUENIÈVRE. Et un jour, Sire Kaï a revêtu l’armure noire de Sire Lancelot et Sire
Lancelot a revêtu l’armure de Sire Kaï. Alors personne n’osa se battre contre Sire Kaï, tous se
ruèrent sur Sire Lancelot, qui portait l’armure de Sire Kaï, et il les a tous tués! ... Au joli mois
de mai, la Reine sortit à cheval avec quarante chevaliers et Sire Lancelot chevauchait à ses
côtés. Les pommiers étaient en fleur. C’était une belle journée... - Le Roi Arthur a beaucoup

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de vaillants chevaliers autour de lui! Et il en vient toujours de nouveaux à la Cour, qui
accomplissent de grands exploits. Mais de tous ceux qui se distinguent, on dit: c’est un grand
héros, mais pas aussi grand que Lancelot! De tous, Sire Lancelot est le plus grand!
LANCELOT LE FOU crie. Je ne suis pas Lancelot! Je ne suis pas... je ne suis pas...
LA REINE GUENIÈVRE. Je suis Guenièvre. Tu es là, dans le marais, tu ne ressembles plus au
chevalier Lancelot, mais je t’ai reconnu malgré tout! Je n’ai pas changé, mais tu ne veux pas
me reconnaître! Je suis Guenièvre! Silence. Je te regarde. Elle se couvre les yeux de ses mains.
Voici mes yeux, avec lesquels je te regarde.
LANCELOT LE FOU lance des poignées de boue vers la Reine Guenièvre.
LA REINE GUENIÈVRE continue de parler sans se troubler. Voici ma bouche, qui de jour
comme de nuit répète ton nom.
LANCELOT LE FOU lance des poignées de boue vers la Reine Guenièvre.
LA REINE GUENIÈVRE continue de parler sans se troubler. Ma main, que tu as tenue lorsque
nous avons quitté Camelot, un matin, en traversant la prairie le long du fleuve.
LANCELOT LE FOU lance des poignées de boue vers la Reine Guenièvre.
LA REINE GUENIÈVRE continue de parler sans se troubler. Tu as baisé mes cheveux, tu as
étreint mon corps. Viens, Lancelot! Sors du marais où tu t’es réfugié. Tu ne veux plus être un
homme? Je resterai ici et je t’attendrai, jusqu’à ce que tu sortes de là. J’attendrai jusqu’à ce
que mes forces m’abandonnent.
LANCELOT LE FOU lance des poignées de boue avec une fureur grandissante, jusqu’à ce que la
Reine Guenièvre soit entièrement couverte de boue noire.
LA REINE GUENIÈVRE, sans bouger. Lancelot!
LANCELOT LE FOU s’enfuit dans le marais. Les chevaliers reviennent. La Reine Guenièvre
s’effondre soudain. Les chevaliers la relèvent. Des femmes accourent avec des tissus pour l’essuyer, des
vêtements.
LE ROI ARTHUR essuie le visage de la Reine Guenièvre et l’aide à se déshabiller.
SIRE KAï. Je vais couper ce misérable en morceaux! Je vais le tuer.
Avec d’autres, il pénètre dans le marais à la poursuite de Sire Lancelot.
LA REINE GUENIÈVRE. Il ne sait rien de Sire Lancelot, Roi Arthur. Laissez-le partir. Il a
perdu la raison.
Les femmes lui lavent et lui sèchent les cheveux. elles l’habillent.

63
43.
L’ombre

Merlin se tenait sur la montagne près de Camelot, lorsqu’une voix l’interpella:


-Me vois-tu, Merlin, mon fils?
Merlin regarda vers le ciel, c’est de là qu’était venue la voix. Mais il ne vit personne.
-Tu regardes dans la mauvaise direction, dit la voix.
-Où faut-il que je regarde?
-Regarde en bas!
-Je ne te vois pas non plus.
-Regarde au-delà des montagnes et au-delà des champs et au-delà
du fleuve et de la ville de Camelot!
- Je ne te vois pas!
-Si! Tu me vois!
-Une ombre noire recouvre le pays!
Alors, Merlin remarqua soudain que l’ombre gigantesque avait la silhouette de son diable de
père. Il hurla de terreur et dévala la montagne et traversa en courant la vallée obscurcie et la
ville de Camelot, elle aussi dans l’ombre. Les gens sur la route s’immobilisaient et suivaient
Merlin des yeux. Toujours en courant, il sortit de la ville, traversa des champs de chaume et
gravit une colline, jusqu’à ce qu’il arrive à la lisière de l’ombre. Mais lorsqu’il voulut sauter
dans la lumière, son pied ne put franchir la lisière de l’ombre. Alors, il s’assit au milieu de la
vaste plaine et il eut peur.
-Dis-moi ce que tu as fait pendant tout ce temps, cria le Diable.
Merlin voulut éluder la question et dit, évasif:
- Bah, tant de jours ont passé, Je ne sais pas.
Mais comme le Diable ne se contentait pas de cette réponse et continuait de l’interroger,
Merlin finit par dire :
-Je mets parfois des gens sur la bonne voie.
-Et c’est quoi, la bonne voie? Qu’entends-tu par là?
-Tout dépend, elle peut tourner, aller tout droit, dit Merlin, évasif.
Une fois encore, le Diable n’en démordit pas et demanda:
- Vers le Bien ou vers le Mal?
-Je n’en sais rien! répondit Merlin, toujours évasif.
Puis soudain il se leva et cria :
-Mais certainement pas vers le Mal comme toi tu l’entends!
Dans le silence de midi, son cri se répandit dans tout le pays.
- Tu veux encore renier ton père!
-J’ai donné au Roi Arthur l’idée de la Table Ronde et il l'a vraiment fondée! C’est une grande
idée, une idée pour l’humanité! dit-il avec un air de défi. Et pour ce qui est des chevaliers
pris individuellement... par exemple, je mets Perceval sur la bonne voie, et je mets Gauvain
sur la bonne voie. J’ai semé le trouble chez cet abruti d’Orilus, pour qu’il se mette enfin à
penser... et chez beaucoup d’autres! Et sans doute faudra-t-il que j’invente encore quelque
chose pour Galaad, il est trop sûr de trouver le Graal, il affiche trop l’arrogance des
innocents, me semble-t-il... Qu’en penses-tu, Père? ajouta-t-il brusquement, pour entraîner le
Diable dans une discussion raisonnable et qu’il cesse de l’interroger. Le Diable:
-C’est quoi, la bonne voie?
Dans l’intervalle, la peur de Merlin s’était atténuée.
- Je te l’ai déjà dit.
-Tu ne me l’as pas dit.
-Ah bon? Je ne te l’ai pas dit? Je croyais te l’avoir dit! La bonne voie est celle où l’homme se
découvre lui-même.
A ces mots, le Diable se tût Merlin se sentait rassuré, il pensait que le Diable allait laisser
tomber, que l’ombre disparaîtrait et qu’il pourrait partir tranquillement.
Alors le Diable demanda soudain :

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Et Mordret?
-Quoi, Mordret?
Mordret aussi, tu le conduis vers lui-même?
-Oui, Mordret aussi, Mordret aussi, grommela Merlin, il était à nouveau peu sûr de lui et
anxieux.
- Mordret, il est vrai, a une très mauvaise prédisposition.
-Donc, il deviendra un assassin et il anéantira le royaume d’Arthur, bravo, je suis content,
c’est donc ce que tu appelles la bonne voie de Mordret, dit le Diable d’un ton sarcastique.
-Non, non, je ne veux pas cela, murmura Merlin, épouvanté.
-En fait, c’est la faute de ton bon Roi Arthur si son fils devient un assassin.
-Non, non, souffla Merlin.
-Il voulait pourtant noyer son bâtard Mordret comme un rat, tu ne te souviens pas?
Comment un fils, sachant que son père a voulu le noyer, pourrait-il aimer ce père et croire en
ses bonnes œuvres! Et en plus devenir un personnage positif!
-Mais il l’a fait à cause de la prophétie! s’écria Merlin à la torture. Si seulement il l’avait noyé
à temps, ce rat ne serait plus parmi nous aujourd’hui!
-Que dis-tu là, mon fils, railla le Diable.
-Ça m’a échappé.
-Mais pourquoi t’ai-je vu récemment danser et célébrer une vilaine
messe avec Mordret et sa sale bande?
-Affreux, affreux! Je dois les étudier, je dois savoir, je dois découvrir à quel point ils sont
dangereux pour la bonne cause.
-La belle excuse, ricana le Diable.
-Sur un point, je dois toutefois te donner raison, dit Merlin et, ce
faisant, il leva prudemment la tête, les méchants sont en général des personnages très
intéressants.
-Sans compter que tu aimes bien danser comme un fou, les fesses à l’air!
-J’ai fait ça? demanda Merlin avec hypocrisie.
-Mais avoue-le, tu es comme eux, la plate vertu t’ennuie!
Merlin serra ses mains l’une contre l’autre et gémit:
- Oh, que la bonne voie est difficile!
-Les jeunes gens s’intéressent à toi, ils t’admirent, tu es pour eux...
-Je suis quoi pour eux?
-Aha! Tu aimerais bien le savoir!
-Non, non, non, dit Merlin et il se boucha les oreilles.
-Pour eux, tu es le Fils du Diable, le Fils du Diable! entendit Merlin comme en écho dans sa
tête.
Alors lui vinrent des pensées terribles et il vit des événements, certains s’étaient produits des
siècles auparavant, d’autres des siècles plus tard. Il vit la fuite et la captivité, il vit
l’anéantissement de peuples entiers, il vit les bourreaux qui portaient les enfants endormis à
la cave pour les suspendre à des crochets, il vit des hommes attachés à des poteaux, des sacs
en papier sur la tête, il vit les aveugles, à qui l’on avait arraché les yeux, parcourir le pays, il
vit des hommes en feu courir sur la route, il vit un enfant de quatre ans enchaîné dans un
sombre cachot, il vit des corps nus, blancs et tremblants, qu’on poussait sur d’autres corps
dans la fosse creusée.
Il hurla le nom de Jésus-Christ et perdit connaissance.
Quand il revint à lui, l’ombre avait disparu. Il était assis dans le champ de chaume, en plein
soleil. Il fit des mouvements du torse pour s’assurer qu’il était vivant, et finalement il éclata
de rire et devint euphorique. Il s’écria :
-Je suis un artiste, qu’est-ce que j’en ai à faire!

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44.

Une porte s’ouvre brusquement: Sire Lancelot entre avec Sire Lanval. Une autre porte s’ouvre
brusquement: le Roi Arthur et les chevaliers de la Table Ronde entrent, ils accueillent Sire Lancelot.
Musique.
Le Roi Arthur en grande joie étreignit et embrassa son ami Lancelot. Il dit :
-L’éclat d’autrefois est revenu sur Camelot, car le plus grand chevalier, qui nous a manqué si
longtemps, est à nouveau parmi nous.
Ils firent une fête, mais la Reine Guenièvre se tint à l’écart, elle n’accueillit pas Sire Lancelot.
Elle avait entendu dire qu’il était resté longtemps au château d’Astolat et que lors d’un
tournoi, il avait porté sur son heaume un mouchoir rouge appartenant à la Demoiselle
d’Astolat.
Le lendemain soir, alors que le Roi Arthur et la Reine Guenièvre se tenaient à la fenêtre et
regardaient la Tamise, ils virent une barque noire s’approcher lentement de la rive. Sur la
barque, une jeune fille morte reposait sur un lit de fleurs. À l’extrémité de l’embarcation était
assis un homme, plongé dans l’affliction.
Le Roi et la Reine et tous les chevaliers descendirent vers le fleuve pour voir de près l’étrange
barque funèbre. Le vieil homme en deuil ne voulut pas dire un mot, mais Sire Agravain
découvrit une lettre entre les mains de la morte et la donna au Roi Arthur. Celui-ci l’ouvrit et
ordonna à un scribe de la lire à voix haute à tous ceux qui s’étaient rassemblés.
Ils apprirent ainsi que la morte était la Demoiselle d’Astolat, elle ne pouvait continuer à vivre
car elle avait trop aimé Sire Lancelot qui, lui, refusait de l’aimer.
-Sire Lancelot n’aurait-il pu préserver la vie de la Demoiselle d’Astolat s’il lui avait témoigné
quelque bonté et amitié, demanda la Reine Guenièvre sans regarder Sire Lancelot. Alors Sire
Lancelot répondit, devant le Roi et devant l’assemblée toute entière:
-Non, Reine Guenièvre, car elle voulait devenir ma femme ou mon amante. Mais l’amour
doit venir du cœur et ne peut naître de la contrainte.
-J’ai une grande compassion pour cette jeune fille morte, dit la Reine Guenièvre en regardant
Sire Lancelot, pour la première fois depuis très longtemps.
Le Roi Arthur dit :
-Cela est vrai, Sire Lancelot, l’amour d’un chevalier naît d’une libre inclination, car lorsqu’un
chevalier agit sous la contrainte, il se perd lui-même.
Le Roi Arthur ordonna que l’on transporte la dépouille à la cathédrale et qu’elle y demeure,
pour que l’on puisse l’inhumer dans les jours à venir. Lorsque Sire Lancelot et Sire Agravain
voulurent sortir le cadavre de son lit de fleurs, le linceul blanc de soie brodée glissa et tous
virent que le corps nu était affreusement mutilé. Les chevaliers en furent horrifiés, et Sire
Bedwyr éloigna la Reine Guenièvre afin de lui épargner ce spectacle.
Sire Agravain dit :
-Nous ne pouvons pas l’exposer à la cathédrale, ni l’ensevelir chrétiennement, car elle s’est
donné la mort elle-même.
Mais le Roi Arthur décida qu’il fallait néanmoins la transporter à la cathédrale, car elle ne
s’était pas donné la mort elle-même, c’était la folie de son amour qui l’avait tuée.
Cette nuit-là, la Reine Guenièvre ne put trouver le sommeil. Quand minuit fut passé, elle
quitta son lit sans bruit et descendit à la cathédrale pour voir la dépouille de la jeune fille. Il
faisait très sombre dans l’église, sauf autour du catafalque où des cierges jetaient une faible
lueur.
-Cette belle jeune fille a lacéré et mutilé son corps pour que le monde entier voie les ravages
causés par son amour pour Lancelot, pensa la Reine Guenièvre. Moi, mon amour pour
Lancelot, je devrai toujours le garder secret.
Elle se pencha sur la dépouille et contempla longuement le visage de cire qui souriait. Alors,
n’y tenant plus, elle repoussa le linceul de côté, elle voulait voir le corps lacéré, maculé de
sang. À cet instant, elle entendit un bruit semblable à un profond soupir, elle comprit qu’à

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part elle quelqu’un d’autre se trouvait dans l’église et l’avait observée. C’était Sire Lancelot, il
était venu pour prier auprès de la défunte Demoiselle d’Astolat.
-Tu aurais mieux fait de ne pas enlever le linceul, dit Sire Lancelot. La Reine Guenièvre
répondit:
-Je sais que je n’aurais pas dû le faire. Mais je veux voir le corps qui s’est détruit pour toi.

Lancelot soupira.
LA REINE GUENIÈVRE. Dis-moi, quelle arme avait-elle?
LANCELOT. Je ne le sais pas.
LA REINE GUENIÈVRE. Si, tu le sais. Tu l’a vu.
LANCELOT. Oui, je l’ai vu.
LA REINE GUENIÈVRE. Était-ce un couteau?
LANCELOT. Non.
LA REINE GUENIÈVRE. C’était des ciseaux.
LANCELOT. Oui, c’était des ciseaux.
LA REINE GUENIÈVRE. S’est-elle enfoncé les ciseaux dans le corps?
LANCELOT. Je ne le sais pas.
LA REINE GUENIÈVRE. Si, tu l’as vu. Elle s’est enfoncé les ciseaux de métal entre les
jambes.
LANCELOT. Oui. C’est ce qu’elle a fait.
LA REINE GUENIÈVRE. Elle a crié! Elle a crié: Lancelot! L’as-tu entendue crier?
LANCELOT. Non, je ne l’ai pas entendue.
LA REINE GUENIÈVRE. Elle a crié Lancelot et tu as vu gicler le sang sur la peau blanche de
ses cuisses.
LANCELOT. Je ne l’ai pas vu.
LA REINE GUENIÈVRE. Elle s’est roulée sur le tapis et les ciseaux lui ont déchiré tout le
corps
LANCELOT. Oui, Guenièvre, oui.
LA REINE GUENIÈVRE. Prends-moi dans tes bras, Lancelot. Je n’ai plus de force, prends-
moi dans tes bras!
Sire Lancelot la prit dans ses bras, et il sentit qu’elle tremblait de désir de tout son corps. Il l’embrassa,
ils tombèrent sur le sol de pierre, à côté du cadavre. Oh, Lancelot, dit-elle, je t’aime tant, même si le
jour viendra où Dieu me punira.

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47.
La peau

Dans le marais. La tour de la magicienne Morgane la Fée.


Arthur, Morgane la Fée. Ils sont assis à une table dressée. Morgane mange, Arthur ne mange pas.

LE ROI ARTHUR. Un serpent a surgi du marais. Il a voulu me mordre la main. Je l’ai attrapé,
il est tombé en morceaux dans ma main.
MORGANE LA FÉE. Tu as pensé que je voulais ta perte, mon frère, mon bien-aimé.
LE ROI ARTHUR. Après tout, tu as souvent essayé. Tu m’as envoyé le manteau qui s’est
enflammé, pour me brûler. Tu as voulu me voler le fourreau de mon épée, parce que tu me
savais invulnérable tant que je le possédais. Et j’ai trouvé cette poupée avec l’aiguille plantée
dans le cœur, sur Ic pas de ma porte - c’est toi qui l’y avais mise!
MORGANE LA FÉE. Le temps a passé.
LE ROI ARTHUR. Oui.
MORGANE LA FÉE. Tu marchais très voûté, tout à l’heure, en traversant le pont.
LE ROI ARTHUR. Je ne marche pas voûté!
MORGANE LA FÉE. Si! Je l’ai vu par le trou de la serrure.
LE ROI ARTHUR. Bon! Alors c’était à cause du manteau qui traînait dans le marais. Il était
tout alourdi par l’humidité.
MORGANE LA FÉE. Moi, je n’ai pas vieilli!
LE ROI ARTHUR. Magicienne! - Pourquoi m’as-tu invité?
MORGANE LA FÉE. Tu ne quittes pas les murs des yeux!
E ROI ARTHUR. Je fais ça?
MORGANE LA FÉE. Tu ne touches pas aux plats que je t’ai préparés.
LE ROI ARTHUR. J’avais l’impression de voir des images, là, sur les murs.
MORGANE LA FÉE. Je veux me réconcilier avec toi, mon frère, mon bien-aimé. Mange!
LE ROI ARTHUR hésite un instant, puis il se sert dans le plat et mange. Je mange.
MORGANE LA FÉE. Tu as pensé que c’était peut-être empoisonné.
LE ROI ARTHUR. Je n’ai plus peur de toi.
MORGANE LA FÉE. Mon frère, mon bien-aimé.
LE ROI ARTHUR. N’y a-t-il pas des peintures? Là, sur les murs?
MORGANE LA FÉE. Non, il n’y a pas de peintures. Que vois-tu?
LE ROI ARTHUR se lève, va vers le mur. Non, je ne vois rien.
MORGANE LA FÉE. Ce sont sûrement des taches. L’eau monte du marais, les murs sont
humides.
LE ROI ARTHUR court vers un autre endroit. Mais là, je distingue des silhouettes!
MORGANE LA FÉE. Quel genre de silhouettes, mon frère, mon bien-aimé?
LE ROI ARTHUR. Un chevalier et une dame en manteau bleu.
MORGANE LA FÉE. Où?
LE ROI ARTHUR. Ils ont disparu, mais maintenant je les vois là-bas.

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MORGANE LA FÉE. Oui! À présent je les vois aussi.
LE ROI ARTHUR. Toujours un chevalier et une dame en manteau bleu. Qui a peint sur ces
murs?
MORGANE LA FÉE. Je ne sais pas.
LE ROI ARTHUR. Qui a vécu dans cette tour?
MORGANE LA FÉE. Il y a quelque temps, un fou a vécu dans cette tour, ça me revient.
LE ROI ARTHUR effleure les peintures des doigts. Là, ils sont allongés sous un arbre, dans les
feuilles... et là, juste à côté, il y a un vieillard, il tient une feuille d’érable à la main... un très
vieil homme! Est-ce un roi, Morgane?
MORGANE LA FÉE. Je ne sais pas de qui tu parles.
LE ROI ARTHUR recommence à courir avec agitation autour de la pièce, le long des murs. Qui
était-ce? - D’où viennent ces images?
MORGANE LA FÉE. Il n’a jamais prononcé un mot.
LE ROI ARTHUR. Il n’a jamais parlé?
MORGANE LA FÉE. Il ne voulait plus être un homme. Il voulait que je le transforme en
animal.
LE ROI ARTHUR. Où sont les images? Tout à coup, je ne les vois plus.
MORGANE LA FÉE. Là-bas! De l’autre côté!
LE ROI ARTHUR court de l’autre côté. Les voici enlacés dans les profondeurs de l’eau! Il court
vers une autre peinture. Le vieillard tient la main de la dame. Comme il semble courbé par les
ans à côté de la dame en manteau bleu! Est-ce un roi, Morgane? Viens voir, est-ce un roi?
MORGANE LA FÉE s’approche du Roi Arthur, observe avec lui les peintures. Là, à côté d’eux, je
vois le chevalier. Il est couché par terre et elle lui glisse une lettre.
LE ROI ARTHUR. Tu n’as jamais remarqué ces images auparavant?
MORGANE LA FÉE. Non, je ne les ai jamais remarquées.
LE ROI ARTHUR. Étrange! On dirait que les murs ont des pores! Il court avec agitation d’une
peinture à l’autre, va et vient, les regarde attentivement, les touche. Ils s’aiment! Il caresse une autre
image. Ils s’aiment! Il caresse une autre image. Ils s’aiment! - Qui était donc l’homme qui a
habité cette tour? Comment s’appelait-il?
MORGANE LA FÉE. Il s’appelait Sire Lancelot.
LE ROI ARTHUR, effaré. Lancelot? Long silence. Il effleure les murs de ses doigts. Le mur n’est
pas en pierre! Il frissonne quand je le touche... il est chaud! C’est de la peau! Je vois ses pores!
C’est ma peau! Quelqu’un a gravé ces images sur ma peau... je le sais maintenant! - Morgane!
Morgane la Fée a disparu.
LE ROI ARTHUR s’écrie. Il était fou! Il était fou! Ce n’est pas possible autrement! Pauvre
Lancelot! Oh!

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48.
Exercise

Merlin essaie de se transformer en oiseau. Il n’y parvient pas. Il s’énerve, s’impatiente de


plus en plus. L’aile est mal placée, il l’arrache. Une nouvelle aile bien placée.
Merlin essaie de donner à son corps une allure d’oiseau, de bouger comme un oiseau. Il
avance et recule la tête en tendant le cou, il marche comme sur des échasses.
MERLIN crie, furieux. C’est une poule! Il se secoue, recommence depuis le début. Merle! Merle!
Merle! C’est encore raté, il a l’air trop pataud.
Il crie. Plus petit! Beaucoup plus petit! Il se tape sur le ventre, sur les cuisses, sur les épaules. Quand
il constate que rien ne change, il s’arrache son unique aile et la piétine. Il part en courant.

70
49.
La chambre à coucher de Morgause.

Morgause, soixante-dix ans, une imposante négresse à forte poitrine, est allongée sur son lit.
Sire Lamorak, soixante-dix ans, chauve, son amant.
SIRE LAMORAK s’agite dans tous les sens.
Comme toujours, comme toujours,
ce que je veux, c’est faire l’amour.
Ah, voilà que j’ai perdu ma chaussure. Il se baisse pour ramasser sa chaussure. Oh, ce que je suis
souple! J’y glisse l’orteil et - hop! - je la récupère! Vous avez vu, la souplesse de votre amant!
Et je le sais bien : vous aussi vous êtes souple!
MORGAUSE. Comment le savez-vous?
SIRE LAMORAK. Ma chère! Nous sommes merveilleusement assortis!
MORGAUSE. Vous me plaisez.
SIRE LAMORAK. Trouvez-vous ma silhouette avantageuse? Elle n’a pas changé depuis mes
jeunes années. Tenez, regardez! La plupart deviennent bedonnants ou se tiennent mal.
Quand on laisse tomber les épaules, à la longue on finit par avoir le dos rond. Ça fait vieux.
Ou le double menton! Voyez-vous un double menton chez moi? Je vais vous dire pourquoi je
n’en ai pas: je dors toujours avec une mentonnière.
MORGAUSE. Oh.
SIRE LAMORAK. Sauf, évidemment, lorsque je dors avec une dame! Si je partage votre lit, je
ne porterai pas de mentonnière.
MORGAUSE. Ça ne me plairait pas beaucoup.
SIRE LAMORAK. Avez-vous déjà remarqué que ces derniers temps, le Roi Arthur lui aussi a
souvent les épaules qui tombent vers l’avant, un peu relevées et qui tombent vers l’avant, ça
lui donne un air résigné et ça le vieillit inutilement. Ou la démarche! La manière dont on
pose les pieds, en dedans ou en dehors, comme ça... Il marche les pieds en dedans. ou bien
comme ça... Il marche les pieds en dehors. Si en plus on bloque bien les genoux, la musculature
des cuisses reste ferme. Vous pouvez lâcher un poignard sur ma cuisse, la pointe en bas, il
rebondira!
MORGAUSE. Oh oui!
SIRE LAMORAK. Vos fils sont-ils dans les parages? Je veux dire, ne risquent-ils pas d’entrer?
Cela ne me serait pas agréable.
MORGAUSE. Ils font des plaisanteries pour se distraire, il faut les laisser.
SIRE LAMORAK. Ce sont des jeunes gens très têtus. Même le Roi Arthur les trouve très
têtus. Ils n’ont pas bonne réputation.
MORGAUSE. Moi non plus, je n’ai pas bonne réputation.
SIRE LAMORAK. Je pensais juste...
MORGAUSE. Continuez!
SIRE LAMORAK. Que disais-je?
MORGAUSE. Votre cuisse.
SIRE LAMORAK. Ah oui.
MORGAUSE. Venez! J’ai envie de me mettre au lit avec vous et de vous prendre dans mes
bras.

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SIRE LAMORAK. C’est une aventure! N’est-ce pas? Le nombre d’aventures dont je me suis
déjà brillamment tiré! Inimaginable! Aventures d’épée et aventures de cœur. Mais la vie ne
cesse d’être une aventure, quelle chance! - Je viens, j’accours dans vos bras, une force
irrésistible me pousse vers vous, dans vos bras! Mais d’abord, je dois enlever ma chemise, les
bas, le pantalon, dévoiler mon corps. Tous ces boutons! Ici un bouton et là toute une série,
regardez, de très beaux boutons! Il en arrache un. Je vous offre ce beau bouton d’ambre en
souvenir de cette heure, à défaut d’une mèche de cheveux. Il rit. Autrement, je pourrais
disposer une de mes boucles dans un médaillon, c’est ce que je faisais autrefois pour les
jeunes dames, et c’est ainsi qu’avec le temps je me suis séparé de tous mes beaux cheveux.
Tant pis, tant pis! Ça ne m’empêche pas de plaire aux femmes!
MORGAUSE. Venez, mon beau!
SIRE LAMORAK s’assied près d’elle sur le bord du lit. Oh, comme vous m’attirez! Vous êtes une
magicienne! Je le sens. Mais est-ce vrai, ce que l’on raconte sur vous à la Table Ronde?
MORGAUSE. Et que dit-on?
SIRE LAMORAK. J’en ai parlé tout récemment avec Sire lronside, Sire Orilus était là aussi.
D’après ce qu’il raconte, vous auriez été au bord de la Tamise, vous auriez chanté et les cinq
chevaliers qui passaient par là en bateau auraient sauté à l’eau et se seraient noyés. Tellement
le charme était grand, tellement la rive les attirait.
MORGAUSE. C’est ce que l’on raconte? Elle rit.
SIRE LAMORAK. Entre autres histoires!
MORGAUSE. Et vous y croyez?
SIRE LAMORAK. Oui, oh oui, j’y crois, je le sens. La porte est-elle bien verrouillée? Je crois
que j’ai oublié de le faire. Il va vers la porte et la verrouille. Bon, me voilà, me voilà, Morgause
chérie. A nouveau sur le bord du lit. Mais quel était ce chant? Ne voulez-vous pas le chanter
encore une fois?
MORGAUSE. Je ne te le souhaite pas.
SIRE LAMORAK. Mais moi, je le souhaite.
MORGAUSE. Tu risques de ne pas le supporter.
SIRE LAMORAK. Si, j’ai envie! J’adore ce qui est audacieux, ce qui sort de l’ordinaire.
MORGAUSE. Tu pourrais en perdre la raison.
SIRE LAMORAK. Si c’est trop fort, si je n’arrive pas à le supporter, je me boucherai les
oreilles.
Morgause, qui trône dans les coussins de son lit telle une imposante déesse de la fertilité, commence à
chanter, d’une voix d’abord douce, puis toujours plus forte, puis carrément formidable. Elle chante un
blues et sa voix remplit l’espace, à tel point que plus rien d’autre ne semble avoir de place, que toute
respiration est impossible pendant qu’elle chante. On oublie qu’elle est une vieille femme et qu’à
l’instant, dans la scène d’amour avec Sire Lamorak, elle semblait ridicule.
SIRE LAMORAK s’est jeté sur le lit et se bouche les oreilles avec la serviette.
MORGAUSE arrête de chanter.
SIRE LAMORAK. Je suis là, je suis là, j’ai survécu. J’ai noué la serviette sur ma tête, sinon je
me serais évanoui. Je n’aurais pas imaginé, je n’aurais pas imaginé. Je suis ébahi. Je te
regarde et je suis ébahi. Prends-moi dans tes bras, ma belle, mon unique! Je sombre. Ils
roulent tous deux dans le lit. Une porte dérobée s’ouvre brusquement. Sire Mordret entre.
SIRE LAMORAK se redresse en sursaut. J’avais pourtant fermé la porte!
SIRE MORDRET . Il y a plusieurs portes qui mènent à notre mère.

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SIRE LAMORAK. Elle ne m’en a rien dit. Pourquoi ne me l’avez-vous pas dit, Morgause?
MORGAUSE. Que veux-tu, Mordret?
SIRE LAMORAK. Oui! Que voulez-vous, Sire Mordret?
SIRE MORDRET. Gareth passait là en bas, il a vu la lumière et il m’a appelé.
MORGAUSE. Est-ce une raison? Il a vu la lumière! Oui, il y avait de la lumière et je suis au lit
et Sire Lamorak est avec moi.
SIRE MORDRET. Sire Lamorak?
MORGAUSE. Oui, Sire Lamorak. Un chevalier de la Table Ronde.
SIRE MORDRET . Agravain avait donc raison! Il a suivi Sire Lamorak. Je ne voulais pas le
croire. Tu as raison, Agravain! Entre! Sire Agravain, Sire Gahériet et Sire Gareth l’Enfant entrent.
Gareth! Ferme le volet! Sire Gareth ferme le volet. Ce n’est pas bien qu’on voie la lumière de si
loin dans la rue, Mère. Tu sais bien qu’on nous fait facilement une mauvaise réputation.
MORGAUSE. Quelle idée! Pourquoi restez-vous tous plantés là?
SIRE LAMORAK s’en mêle. Ces jeunes messieurs s’ennuient! Ils ne s’entraînent pas assez au
maniement des armes, ils évitent les tournois, ils n’ont pas la guerre, ils n’ont pas à se battre.
Voilà pourquoi ils ne font que traîner et inventent de pareilles sottises.
SIRE MORDRET. C’est vrai, Sire Lancelot.
SIRE LAMORAK. Sire Lancelot, absurde! Je ne suis pas Sire Lancelot!
SIRE MORDRET, railleur. En effet! Ce n’est pas lui! Mais il ressemble beaucoup au grand Sire
Lancelot, ne trouvez-vous pas?
SIRE AGRAVAIN. Je te l’avais bien dit, c’est Sire Lamorak.
SIRE LAMORAK. Partez à l’aventure, allez vous battre! Mettez-vous en quête du Graal!
Prenez tous exemple sur votre grand frère Gauvain.
SIRE GAHÉRIET et SIRE AGRAVAIN poussent un cri de dégoût blasé.
SIRE MORDRET. Oui, oui, je sais, notre frère est le seul d’entre nous avec qui on peut se
montrer. À quoi cela tient-il? Au fait, qui était son père? Mère, essaie de réfléchir, je t’en prie!
Son père devait être un homme remarquable, tu ne t’en souviens pas, Mère?
SIRE LAMORAK. Ton père est le Roi Arthur! Et ce serait une bonne chose pour toi de suivre
son exemple.
SIRE MORDRET. Mais j’essaie! J’ai beau m’évertuer, Sire Lamorak, je n’y parviens pas. Cela
doit tenir à la mauvaise influence de ma mère, que je n’y parvienne pas. J’ai vécu trop
longtemps avec ma mère, elle ne m’a pas laissé partir, je n’ai pas eu le droit d’aller à la Cour
du Roi Arthur. Elle a toujours cautionné mes mauvais penchants, à la limite juste parce qu’ils
me distinguent si radicalement du Roi Arthur. Vous devez savoir, Sire Lamorak, qu’elle
déteste son ancien amant, le Roi Arthur, parce qu’il est si vertueux et qu’il a une femme si
vertueuse, la belle Reine Guenièvre.
MORGAUSE crie. J’aurais dû te jeter dans la fontaine!
SIRE MORDRET. Mère, tu m’aimes?
MORGAUSE. Oui, je t’aime.
SIRE MORDRET. Moi, je ne m’aime pas.
MORGAUSE. Mais moi, je t’aime.
SIRE MORDRET. Et quand je me comporte mal, m’aimes-tu encore?
MORGAUSE. Tu te comportes toujours mal.

73
SIRE MORDRET. J’aimerais être bon, Mère! J’aimerais être un homme bon!
MORGAUSE. Ce n’est sans doute pas dans ta nature, Mordret.
SIRE MORDRET. Alors qu’est-ce qui est dans ma nature, Mère?
MORGAUSE. Allez-vous-en! Allez dormir!
SIRE MORDRET. Je n’aimerais pas seulement être un homme bon. Ça ne suffit pas à mes
yeux. J’aimerais être un ange - infiniment bon! Si je pouvais y arriver! Oh, si seulement j’y
arrivais! Alors, peut-être même qu’un jour je trouverais le Graal.
SIRE LAMORAK. Qu’est-ce que tu racontes! Tu es vaniteux, tu es très vaniteux, Sire Mordret.
SIRE MORDRET. Tu te souviens, Mère, quand j’avais douze ans, je me suis mis debout sur la
grande table de pierre, dans le jardin, j’ai écarté les bras et j’ai fixé le soleil les yeux ouverts,
sans ciller, jusqu’à ce que tout devienne noir. Je priais et je pensais: si je tiens le coup, je vais
m’élever et flotter au-dessus de la pierre, et tout le monde le verra! Alors je serai un saint! Je
suis resté ainsi pendant des heures. Le jardinier m’a retrouvé dans l’herbe.
MORGAUSE. Pourquoi viens-tu me raconter ces vieilles histoires?
SIRE LAMORAK. Pendant des heures? On ne peut pas regarder le soleil pendant des heures,
ça rend aveugle. Vous exagérez.
SIRE MORDRET crie. Mais je suis presque devenu aveugle! Depuis, je dois porter des
lunettes noires. Sale pipelette! Il frappe Sire Lamorak au visage. Celui-ci, tétanisé, reste là
sans bouger, ne se défend pas.
MORGAUSE, inquiète. Allez, va-t’en! Va-t’en!
SIRE MORDRET. Permets-nous de rester encore un peu, Mère, je me sens si bien ici. Et
Gahériet aussi. A ses autres frères. Pas vous? Les frères forment un troupeau idiot, comme des
veaux. A Morgause. Ou bien te sens-tu gênée d’être au lit avec un homme? Bah, nous savons
ce que c’est! Et puis nous n’allons pas jouer les vertueux, tu n’es pas Guenièvre.
MORGAUSE, furieuse. Ne parle pas d’elle! Tais-toi!
SIRE MORDRET. Faut-il que je la tue? Je le ferai, si tu veux! Je ferai tout pour toi! Ou bien
j’ordonnerai à Gahériet de le faire. - Il suffit que tu le demandes, il fera tout ce que je lui dirai.
Et il le fera beaucoup plus adroitement que moi, c’est sûr. Il est borné, mais regarde un peu
ses mains! Montre-lui tes mains, Gahériet!
SIRE GAHÉRIET présente docilement ses grandes mains rouges.
SIRE MORDRET lui tape sur les doigts. Tu t’es encore rongé les ongles! C’est dégoûtant! Son
père était-il palefrenier, Mère? Sire Gahériet a caché ses mains.
MORGAUSE. Allez-vous en, tous les quatre, fermez la porte derrière vous!
SIRE MORDRET. Gareth, va t’en!
SIRE GARETH L’ENFANT. Et pourquoi moi?
SIRE MORDRET. Va chez le cirier et ramène-nous une douzaine de bougies.
SIRE GARETH L’ENFANT. Mais il y en a assez, des bougies!
SIRE MORDRET. Il fait trop sombre! Il faut éclairer davantage, il faut tout éclairer, notre
mère célèbre une fête d’amour avec son amant.
Sire Gahériet fait sortir le petit Sire Gareth.
MORGAUSE crie. Et vous autres aussi!
SIRE MORDRET. Vous ne dites rien, Sire Lamorak? Tout à l’heure, vous parliez pourtant! Me
suis-je montré trop grossier? Peu chevaleresque?

74
SIRE LAMORAK s’efforce de rester calme. Oublions ça.
SIRE MORDRET. Vous vous êtes mêlé de souvenirs qui comptent énormément pour moi.
Vous me pardonnez vraiment?
SIRE LAMORAK. Sire Mordret...
SIRE MORDRET. Pardonnez-moi! Pardonnez-moi! Je vous en supplie! Je tombe à vos genoux
- pardonnez-moi! Il s’agenouille devant Sire Lamorak.
SIRE LAMORAK. Pourquoi pas - bien que dans le fond, je...
SIRE MORDRET se relève. Comment? Vous ne me pardonnez pas?
SIRE LAMORAK dévisage l’un après l’autre Sire Mordret, Sire Agravain, Sire Gahériet, puis dit
précipitamment. Si, si, je vous pardonne.
SIRE MORDRET. Mais vous ne souriez même pas! Je vous regarde en souriant et vous, vous
me regardez et vous ne souriez pas.
SIRE LAMORAK. Je ne sais pas...
SIRE MORDRET. Cela nous blesse, que vous soyez aussi distant. A ses frères. Pas vrai?
SIRE GAHÉRIET et SIRE AGRAVAIN font avec nonchalance un pas vers Sire Lamorak.
SIRE AGRAVAIN. Cela nous blesse, Sire.
SIRE LAMORAK tente de sourire.
SIRE MORDRET penche la tête sur le côté. On dirait plutôt un rictus. Comme si vous vous
moquiez de nous. A ses frères. Vous ne trouvez pas?
SIRE GAHÉRIET va vers Sire Lamorak, lui écarte violemment les commissures des lèvres, du sang
coule.
SIRE LAMORAK crie.
SIRE MORDRET. Voilà qui me convient beaucoup mieux. A Morgause. Ton amant est
charmant, Mère, et souriant.
MORGAUSE. Ça suffit, ça suffit.
SIRE MORDRET. Étrange - plus je vous regarde - vraiment, plus je découvre une forte
ressemblance avec Sire Lancelot. On ne vous l’a jamais dit?
SIRE LAMORAK. Non -
SIRE MORDRET. Non? Je vous en prie, Sire Lamorak, mettez-vous un peu à la lumière.
SIRE LAMORAK hésite . . puis il enveloppe son corps nu d’un drap, se lève, s’approche. Si vous
pensez... Vous avez de ces idées!
SIRE MORDRET le regarde.
SIRE LAMORAK. Vous avez des idées originales.
SIRE MORDRET. Agravain!
SIRE AGRAVAIN examine Sire Lamorak en spécialiste.
SIRE MORDRET. Alors?
SIRE AGRAVAIN. C’est évident.
SIRE MORDRET. Surtout ce regard audacieux.
SIRE AGRAVAIN et SIRE GAHÉRIET éclatent de rire.
SIRE AGRAVAIN rit. L’intensité du regard de Lancelot quand il écarquille les yeux! Ils
l’imitent, s’esclaffent et se poussent du coude.

75
SIRE LAMORAK rit prudemment. Oui, oui, c’est exact. L’intensité!
SIRE MORDRET. Essayez un peu, pour voir!
SIRE LAMORAK écarquille les yeux de manière comique. Tous éclatent de rire, y compris Sire
Lamorak.
SIRE MORDRET. Encore une fois! Encore une fois!
SIRE LAMORAK recommence plusieurs fois.
SIRE MORDRET. Comme vous le faites bien! Regarde, Mère, comme il le fait bien!
SIRE LAMORAK. Il est vrai que je n’ai plus de cheveux, ce qui me distingue de Sire Lancelot.
Il se tapote la calvitie. En revanche, j’ai le front haut, un front immense, un front qui va jusqu’à
la nuque. Il pouffe, veut faire une petite plaisanterie. Tout le monde rit, ce qui lui donne le courage de
risquer une nouvelle plaisanterie, espérant ainsi se tirer définitivement de ce mauvais pas par
l’humour. Il n’y a pas longtemps, deux chevaliers se rencontrent dans l’obscurité, il fait déjà
nuit noire, alors un des chevaliers dit à l’autre...
SIRE MORDRET montre Sire Lamorak, interrompt l ‘histoire drôle qu’il commençait à raconter. Le
dirait-on capable de ces exploits amoureux dont tout le monde parle, sauf Arthur?
SIRE AGRAVAIN. Oh oui, on l’en dirait capable.
SIRE MORDRET. Il y a juste le visage qui est trop vieux. C’est un vieux visage que vous avez,
Sire Lamorak.
SIRE LAMORAK. Oui, oui, des plis, des plis.
SIRE MORDRET. Ça ne fait rien, on peut y remédier. Comme par magie, nous allons vous
redonner un teint de rose. - Où est ton nécessaire à maquillage, Mère?
MORGAUSE secoue la tête, effarée.
SIRE AGRAVAIN cherche dans la pièce.
SIRE MORDRET. Pourquoi ne dis-tu rien, Mère? Ah, Agravain a déjà tout trouvé.
SIRE AGRAVAIN tient des boîtes de fard à la main. Voilà du rouge! Et aussi de la poudre!
SIRE MORDRET. Magnifique! Et les sourcils, nous les noircirons avec du charbon. Encore
une bougie!
SIRE GAHÉRIET apporte une bougie.
SIRE MORDRET. Voilà! Prenez place, Sire Lamorak.
SIRE LAMORAK se montre un peu récalcitrant. Hé, mais je ne suis pas un artiste de music-hall.
Ça me gêne, le maquillage.
SIRE MORDRET le regarde. Mais vous n’avez rien contre?
SIRE LAMORAK. Non, non. Après tout, c’est original.
SIRE GAHÉRIET lui maintient la tête.
SIRE AGRAVAIN commence à maquiller Sire Lamorak. Tout à fait!
SIRE MORDRET. Vous serez« Mister Lollipop ». Nous allons en faire la surprise à notre
mère. - Bon, voyons voir!
SIRE AGRAVAIN. Il manque la poudre! Il poudre le visage et la calvitie de Sire Lamorak.
SIRE LAMORAK tousse dans le nuage de poudre.
SIRE AGRAVAIN le tire pour qu’il se lève, le tourne vers Sire Mordret. On découvre le visage apeuré
de Sire Lamorak, irisé de poudre blanche, avec des joues écarlates, des sourcils noirs, une bouche
barbouillée de rouge, du sang continue de couler à la commissure de ses lèvres.

76
SIRE MORDRET à Morgause. Voici ton jeune amant tout rose. Ils conduisent Sire Lamorak
maquillé, toujours enveloppé de son drap, vers Morgause, et le font asseoir dans le lit à côté d’elle.
Tous deux restent là, immobiles comme des poupées.
SIRE MORDRET et ses frères prennent du recul, comme pour contempler une œuvre d’art.
Charmant! L’œuvre d’un maître. Dois-je vous apporter un miroir?
SIRE LAMORAK veut descendre du lit.
SIRE GAHÉRIET le repousse. On ne bouge pas!
SIRE MORDRET. Il veut te quitter. Il a raison, tu es trop vieille, tu n’es pas à la hauteur. Que
faire pour arranger ça?
MORGAUSE. Si seulement je t’avais jeté dans la fontaine!
SIRE MORDRET. Ce sont les cheveux! Ces cheveux gris! Aucun doute, ce sont les cheveux
gris! Je crois que nous allons tout simplement couper les cheveux gris.
SIRE AGRAVAIN va chercher les ciseaux sur la commode.
SIRE LAMORAK essaie de protester, en faisant comme s’il continuait à jouer le jeu. Bah, ne faites
pas ça, ne faites pas ça! Ça ne me dérange pas qu’elle ait des cheveux gris.
SIRE MORDRET. Moi, je trouve que ça dérange énormément.
SIRE AGRAVAIN va vers Morgause, rassemble sur le haut du crâne les longs cheveux gris détachés
et les coupe à ras de tête.
MORGAUSE reste assise sans broncher, n’ose pas bouger, gémit.
SIRE LAMORAK saute du lit, veut se jeter sur Sire Agravain.
SIRE GAHÉRIET le retient.
SIRE MORDRET. Oh, vous défendez les dames, comme Sire Lancelot! Vous voulez vous
battre? Très chevaleresque! Mais vous n’avez même pas d’arme! Lâche-le, Gahériet, mets-lui
une épée en main, laisse le grand chevalier se battre pour l’honneur des dames!
SIRE GAHÉRIET le lâche.
SIRE LAMORAK part en courant, perd le drap, s’empare du tisonnier de la cheminée, se tient ainsi
armé, nu, dans un coin de la chambre. Les trois frères se dirigent vers lui.
MORGAUSE est assise dans le lit avec son crâne rasé, se met à crier, n’arrête pas de crier.
SIRE MORDRET se bouche les oreilles. Ne crie pas comme ça, Mère!
MORGAUSE crie.
SIRE MORDRET. Je ne peux pas entendre ça! C’est insupportable!
SIRE GAHÉRIET va vers le lit, coupe la tête à Morgause.
SIRE LAMORAK crie. Le sang, le sang, tout le lit est plein de sang!
SIRE MORDRET. Quelle horreur! Sire Lamorak, vous avez défloré notre mère.
SIRE LAMORAK tremble, complètement perdu. Non non non non non non non, je n’ai pas fait
ça, ce n’est pas moi!
SIRE MORDRET. Vous prétendez le nier?
SIRE LAMORAK s’agenouille. Pas moi! Pas moi! Pas moi!
SIRE AGRAVAIN. Vous n’étiez pas au lit avec elle? Nos yeux nous auraient trompés?
SIRE LAMORAK. Oh, elle a eu tant d’amants, tant et tant, même le Roi Arthur! Il y en a eu
tant!

77
SIRE MORDRET. Il dit du mal de notre mère.
SIRE AGRAVAIN. Nous ne pouvons pas tolérer cela! Il embroche Sire Lamorak. Ce n’est pas
courtois.

78
51.

Le Roi Arthur, Sire Mordret.

Le Roi Arthur est à plat ventre sur le sol et prie. Sire Mordret est debout derrière lui, contre le mur.
LE ROI ARTHUR. Sire Mordret, tu es derrière moi! Même si tu retiens ta respiration, je sens
que tu es derrière moi et que tu me regardes.
SIRE MORDRET. Que fais-tu couché sur la pierre? Et pourquoi pries tu?
LE ROI ARTHUR. Je prie pour le pardon des péchés du monde.
SIRE MORDRET s’approche et s’accroupit à côté de son père. Tu pries pour moi!
LE ROI ARTHUR. Oh qu’as-tu fait, oh qu’as-tu fait!
SIRE MORDRET. Qu’ai-je donc fait, Père?
LE ROI ARTHUR. Les fils ont assassiné la mère! Des jeunes gens ont assassiné un vieil
homme sans défense.
SIRE MORDRET. Pourquoi cela t’effraie-t-il, Père? Morgause était une débauchée qui vous
poursuivait de sa haine, toi et la vertueuse Reine Guenièvre. Elle a fait plusieurs tentatives de
meurtre, qui heureusement ont été découvertes à temps. Même moi, elle a voulu m’associer à
une tentative de meurtre! Et entre Sire Lamorak et notre famille, il y avait une très ancienne
rivalité. Nous devions nous venger. Alors, qu’est-ce qui t’effraie?
LE ROI ARTHUR. Je n’arrive pas à réfléchir, la peur me ravage la tête. Silence. Nous ne
voulions pas la vengeance. Nous voulions la justice, nous voulions un ordre nouveau. Nous
avons créé des lois d’honneur et de bienséance et de justice... et ces lois ne devaient pas
justifier les crimes de sang, mais les empêcher... nous voulions dépasser les vieilles lois de la
vengeance...
SIRE MORDRET. Pour dire la vérité: ça ne s’est pas fait par vengeance.
LE ROI ARTHUR. Alors dis-moi, pour le salut de ton âme, pourquoi l’avez-vous fait?
SIRE MORDRET. Je ne sais pas, Roi Arthur.
LE ROI ARTHUR, horrifié. Tu ne sais pas? Mais tu dois bien savoir, tu dois bien savoir!
SIRE MORDRET . Je ne sais pas.
Long silence.
LE ROI ARTHUR. Prie!
SIRE MORDRET . Tu peux me faire exécuter. Ce ne serait que justice. Tue-le donc enfin, ton
fils! Puisque tu ne l’aimes pas.
LE ROI ARTHUR. Prie! Prie!
Long silence.
LE ROI ARTHUR se relève. Tout ce que nous avons voulu aurait donc été inutile...
SIRE MORDRET, avec légèreté. Inutile? - Une époque nouvelle s’ouvre, vous avez fait votre
temps.
LE ROI ARTHUR. Cette nouvelle époque, qu’amènera-t-elle?
SIRE MORDRET. Je regarde en moi-même et je sens que Je ne souffre pas. Je me sens libre. Je
suis libéré du péché. Nous ne prions plus· ce Dieu de souffrance, cloué là sur sa croix.
LE ROI ARTHUR. Alors qui priez-vous?

79
SIRE MORDRET. Je ne prie pas du tout.
LE ROI ARTHUR. Une époque nouvelle! C’est toi qui a inventé ça. Comment pourrais-tu le
prouver?
SIRE MORDRET. J’en suis moi-même la preuve!
LE ROI ARTHUR. Il Y en a beaucoup qui sont différents de toi, et ils sont tout aussi jeunes!
Galaad! L’Élu! Il relancera l’Idée! Galaad! Il trouvera le Graal. Beaucoup partiront à la
recherche du Graal, et ceux qui le trouveront retrouveront aussi le sens.
SIRE MORDRET. Je ne peux pas prier ce qui est faible! Regarde mes mains! Il lui montre ses
mains, comme le Christ. Les paumes sont rouges de sang.
LE ROI ARTHUR prie.
SIRE MORDRET frappe de ses paumes contre le mur. Empreintes rouges. On entend le bruit des
mains qui claquent sur le mur. Tout devient sombre, seules sont éclairées les empreintes de mains
rouges, toujours plus d’empreintes de mains et le bruit de claques, comme s’ils étaient nombreux à
frapper les murs de leurs mains.

80
52.
C’était Merlin

Merlin avait fait le tour de la table et s’était penché sur chacun (il avait la taille d’un géant) et
à chacun il avait dit le mot à l’oreille. Ils avaient cessé de parler et de crier, le silence s’était
fait. Debout, les visages levés, attentifs, ils répétèrent le mot, le chuchotèrent encore et
encore, comme saisis d’une inspiration qu’ils suivraient à leur insu, et c’est ainsi que le mot
se répandit comme un nuage bourdonnant sur l’assemblée: le Graal... le Graal...
Peu après, ils se séparèrent pour partir à sa recherche.

81
Le Graal
« Sweet voice »

82
55.

La table ronde abandonnée, les chaises abandonnées. Quelques chaises sont renversées, comme si ceux
qui les occupaient s’étaient levés en hâte pour partir; quelques-unes sont inclinées, le dossier appuyé
contre le bord de la table, comme si ceux qui les occupaient avaient voulu réserver leurs places;
quelques-unes sont retournées sur le bord de la table, comme dans un café après minuit, lorsque les
derniers clients sont partis. - Portes ouvertes, par où pénètre un vent froid. On entend au loin claquer
une porte; puis une autre et une autre encore. Le Roi Arthur et la Reine Guenièvre sont assis,
frigorifiés, enveloppés de manteaux, dans la salle abandonnée. Un écuyer chargé de housses passe
rapidement derrière eux.
LA REINE GUENIÈVRE. Est-il vrai que Sire Mordret est parti avec Sire Lancelot? Je n’arrive
pas à le croire.
LE ROI ARTHUR n’a pas écouté Guenièvre. Oh, l’ardent désir du Graal... oh, l’ardent désir du
Graal!
LA REINE GUENIÈVRE. Mais Mordret...
LE ROI ARTHUR sursaute. Mordret? - Le voici enfin sur la bonne voie!
LA REINE GUENIÈVRE. Le Graal! Le Graal! Ils partent tous! Un palais vide! Silence de mort!
La table est couverte de poussière.
LE ROI ARTHUR. Qu’est-ce que tu écris?
LA REINE GUENIÈVRE. J’écris avec mon doigt dans la poussière. Elle efface rapidement le mot
qu’elle a tracé: Lancelot. Beaucoup ne reviendront pas.
LE ROI ARTHUR, avec autorité. La Table Ronde est depuis longtemps réalisée et notre ordre
règne aussi loin que va notre puissance. Mais tout aboutissement n’est qu’une étape, il porte
déjà la mort en lui, l’agonie et le dépérissement dans la durée, la monotonie et la répétition,
si nous commençons à croire qu’atteindre une étape, c’est atteindre le but.
LA REINE GUENIÈVRE n’a pas écouté. Oui, je comprends.
LE ROI ARTHUR. Le monde en ordre - l’ordre seul: ce n’est rien. Nous devons vouloir
davantage.
LA REINE GUENIÈVRE. Crois-tu que Mordret est vraiment parti avec Lancelot par amitié? -
Lancelot est si naïf!
LE ROI ARTHUR. Qu’entends-tu par là?
LA REINE GUENlÈVRE. Qu’ai-je dit?
LE ROI ARTHUR. Tu as dit: Lancelot est si naïf. Qu’entends-tu par là?
LA REINE GUENIÈVRE. Je ne sais pas. Je ne sais pas pourquoi j’ai dit ça.
LE ROI ARTHUR. Il a vu ma souffrance, ça l’a changé.
LA REINE GUENIÈVRE. Lancelot?
LE ROI ARTHUR. Quoi, Lancelot? Je parle de Mordret! Pourquoi Lancelot devrait-il changer!
Il est si bon! C’est lui qui trouvera le Graal. Lui!
LA REINE GUENIÈVRE ne dit rien.
LE ROI ARTHUR. Il trouvera le Graal. Il n’y a pas de meilleur chevalier.
LA REINE GUENIÈVRE, avec véhémence. Il ne le trouvera pas!
LE ROI ARTHUR. Lancelot?
LA REINE GUENIÈVRE. Tue-moi!

83
LE ROI ARTHUR. Que t’arrive-t-il?
LA REINE GUENIÈVRE. Prends ton couteau et arrache-moi le cœur!
LE ROI ARTHUR. Guenièvre!
LA REINE GUENIÈVRE. Qu’ai-je dit?
LE ROI ARTHUR. Je t’entends parler, mais je ne te comprends pas.
LA REINE GUENIÈVRE. Je crois que j’ai dit quelque chose de terrible.
LE ROI ARTHUR. Je n’ai pas compris.
LA REINE GUENIÈVRE. Je t’ai dit de me tuer.
LE ROI ARTHUR. Guenièvre, pourquoi dis-tu cela?
LA REINE GUENIÈVRE. Tu le sais bien! Tu le sais bien! Tu le sais bien!
LE ROI ARTHUR. De quoi parles-tu? Long silence.
LA REINE GUENIÈVRE. Je vois les chevaliers errer en terre étrangère et périr dans des
contrées sauvages pour le Graal. Cela m’attriste! Ne me l’explique pas, Arthur! Tu me l’as
déjà expliqué! Sire Gauvain me l’a expliqué et Sire Lancelot a essayé de me l’expliquer - il
m’a accompagnée le long du fleuve et a tenté de me convaincre: Perfection! Illumination!
Vocation! Il a fini par crier si fort qu’il s’est cassé la voix et n’a pu continuer.
LE ROI ARTHUR. Tu pleures.
LA REINE GUENIÈVRE. Perfection! Illumination! Pour moi, cela ne veut rien dire!

84
58.
Ermitage

Un ermitage. Vieux tilleul fendu. Verger de pommiers. L’ermite est juché dans l’arbre, c’est
Merlin.
MERLIN EN ERMITE chante une chanson celte.
Merlin, Merlin pelec’c et-hu
ken beuré-zé gand ho ki du
Ou ou ou ouououou
Jou ou ou ou.
Il s’interrompt.
Cette vieille chanson celte a cent vingt couplets, j’en chante encore un.
Il chante.
Bed onn bet kas kahout ann tu
da gahout tréman ann wi ru
Ou ou ou ouououou
Jou ou ou ou.
Il continue à fredonner la mélodie, se tait, dit finalement : Avant que Sire Mordret et Sire Lancelot
apparaissent, je chante encore un couplet.
Il chante.
Mont a rannda glask d’ar fluoren
ar béler glaz ha’nn’aour geoten
Ou ou ou ouououou
Jou ou ou ou.
Sire Lancelot et Sire Mordret arrivent. Ils regardent autour d’eux, ils sont fatigués, ils cherchent un
endroit où se reposer. Ils n’ont manifestement pas entendu Merlin chanter. Sire Lancelot s’allonge
sous un pommier et s’endort. Mordret rôde autour de la chapelle. Merlin a observé Sire Mordret et
Sire Lancelot avec attention. Lorsque Sire Mordret arrive près de l’arbre, Merlin se laisse tomber par
terre à côté de lui.
SIRE MORDRET, effrayé. Mais d’où sors-tu?
MERLIN EN ERMITE, encore à terre. Que le Seigneur t’accompagne sur ta route!
SIRE MORDRET. Que le Seigneur te bénisse.
MERLIN EN ERMITE. Aimerais-tu du miel? Il se lèche les doigts, montre l’arbre.
SIRE MORDRET. Merci, saint homme.
MERLIN EN ERMITE. J’étais assis là-haut, en train de me régaler de miel et de louer Dieu, et
tout à coup je suis tombé.
SIRE MORDRET. Heureusement que l’homme ne peut pas tomber aussi vite en disgrâce aux
yeux de Dieu.
MERLIN EN ERMITE. Heureusement, heureusement. - J’ai cligné des yeux. J’ai scruté le
lointain et je ne me suis pas bien tenu.
SIRE MORDRET. Qui pourrait venir du lointain dans cette forêt solitaire?
MERLIN EN ERMITE. Deux chevaliers.
SIRE MORDRET. Nous sommes deux chevaliers. Moi et l’autre, là-bas sous le pommier, il
s’est endormi.
MERLIN EN ERMITE le regarde, secoue la tête. Ce n’est pas vous que j’attends. J’attends deux
chevaliers qui sont sur une voie noire et funeste et je dois les en détourner.

85
SIRE MORDRET. Nous sommes à la recherche du Graal et nous sommes épuisés par ce long
voyage.
MERLIN EN ERMITE. Les élus seuls le trouveront! Les élus seuls!
SIRE MORDRET. J’aimerais prier dans ta chapelle, saint homme.
MERLIN EN ERMITE. Oui, vas-y, entre. Sire Mordret se tourne vers la chapelle et veut y entrer.
Merlin lui crie brusquement. Ils s’appellent Sire Lancelot et Sire Mordret!
SIRE MORDRET s’immobilise. Qui s’appelle ainsi?
MERLIN EN ERMITE. Ah, je serais heureux qu’ils ne viennent pas! Priez pour ma pauvre
âme, j’ai peur!
SIRE MORDRET. Mais de quoi as-tu peur?
MERLIN EN ERMITE. J’ai peur, j’ai terriblement peur de ces deux chevaliers. Et c’est un
péché, car seul l‘homme de peu de foi a peur. Alors, entre et prie pour mon âme impie.
SIRE MORDRET. Mais pourquoi as-tu peur de Sire Mordret et de Sire Lancelot?
MERLIN EN ERMITE. Ils ont de si grands pieds, l’un d’eux va me piétiner à mort.
SIRE MORDRET rit. Te piétiner à mort?
MERLIN EN ERMITE. Si si. Oui oui.
SIRE MORDRET. Tu les connais?
MERLIN EN ERMITE. Si si! Je l’ai rêvé, je l’ai vu dans une vision.
SIRE MORDRET. Ce sont de pieux chevaliers, comme nous, ils cherchent le Graal, comme
nous. Et tu es un pieux ermite! Pourquoi feraientils du mal à un pieux ermite qui prie pour
leurs péchés?
MERLIN EN ERMITE. Si si, ils me feront quelque chose.
SIRE MORDRET. Ne crains rien, saint homme!
MERLIN EN ERMITE. Parce que je leur dirai la vérité! Cela mettra l’un d’entre eux dans une
fureur indescriptible.
SIRE MORDRET. Tu leur diras la vérité? Mais quelle vérité? Que sais-tu de Sire Mordret et
Sire Lancelot?
MERLIN EN ERMITE. Oui oui! Si seulement je n’avais pas à le dire!
SIRE MORDRET. Je connais Sire Mordret et Sire Lancelot. Dis-moi ce que tu dois leur dire.
MERLIN EN ERMITE. Oui, à toi je vais le dire. Le Roi Arthur et son royaume sont en danger,
ils vont l’anéantir. Voilà ce que j’ai à leur dire.
SIRE MORDRET. Sire Lancelot, dis-tu?
MERLIN EN ERMITE. Et Sire Mordret, Sire Mordret!
SIRE MORDRET. Sire Mordret, je le connais bien! Tu te trompes, saint homme. Il aspire à la
perfection et à l’illumination, il aimerait trouver le Graal! Il implore Dieu chaque jour, pour
qu’il l’aide à trouver le Graal.
MERLIN EN ERMITE s’approche tout près de Sire Mordret et lui crie au visage. Jamais il ne
trouvera le Graal!
SIRE MORDRET recule, effrayé, veut frapper Merlin, se reprend toutefois et reste un saint pèlerin.
MERLIN EN ERMITE, calme, comme s’il n’avait rien remarqué. Tu crois peut-être qu’il aspire au
Bien. C’est un hypocrite, tu t’es laissé rouler.
SIRE MORDRET. Il a changé!

86
MERLIN EN ERMITE. C’est ce que tu crois!
SIRE MORDRET. Autrefois, il était jaloux, maintenant il ne l’est plus. Il s’est réconcilié avec
Sire Lancelot, dont il jalousait la gloire. Il est même devenu son ami.
MERLIN EN ERMITE. C’est ce que tu crois!
SIRE MORDRET. Il haïssait son père autrefois, parce que son père avait voulu le noyer
quand il était enfant, mais il a pardonné à son père. Son vœu le plus cher est de le suivre
dans la voie de la vertu.
MERLIN EN ERMITE. C’est ce que tu crois!
SIRE MORDRET. Lorsque les chevaliers ont quitté la Table Ronde pour chercher le Graal,
Sire Mordret est parti lui aussi, en compagnie de Sire Lancelot, avec au cœur l’ardent désir de
la rédemption.
MERLIN EN ERMITE. C’est ce que tu crois! - Si au moins je pouvais le dire à l’autre, que son
ami est un hypocrite!
SIRE MORDRET. À quel autre?
MERLIN EN ERMITE. À Sire Lancelot.
SIRE MORDRET. Il faut que je prie. Tu cherches à m’entraîner dans la tentation. Il entre dans
la chapelle.
MERLIN EN ERMITE va vers le verger de pommiers, s’approche de Sire Lancelot endormi, se penche
au-dessus de lui. Oh, Sire Lancelot! Tu es si profondément endormi! Si seulement tu savais
quel hypocrite tu as pris pour ami! Il retourne à la chapelle, s’assied devant, attend, chante un
nouveau couplet de la chanson celte.
Merlin Merlin distroet enn-drou
Né deuz diwinour nemed Dou.
Il s’interrompt.
C’est d’autant plus grave qu’il a l’air si bon! Dieu fasse qu’au moins Sire Lancelot comprenne
que son ami est un hypocrite! -Il crie. Sors de là, chevalier inconnu! Sors de là! Sors de la
chapelle! Les murs se fissurent! La cloche vole en éclats!
Sire Mordret sort.
MERLIN EN ERMITE court autour de la chapelle. Je dois faire trois fois le tour de la chapelle en
courant. Il faut qu’un saint en fasse trois fois le tour en courant pour que les murs restent
debout.
SIRE MORDRET. Que je sache, il n’y a aucun péché dans mon cœur, ermite.
MERLIN EN ERMITE court toujours autour de la chapelle. Qui peut le dire! Qui peut le dire! - Je
suis faible, je perds le souffle! - Les murs se sont fissurés.
SIRE MORDRET . Ce n’est pas vrai! Tu cherches à m’entraîner dans la tentation.
MERLIN EN ERMITE court toujours autour de la chapelle, à bout de souffle. Tu ne le vois pas!
Moi, je le vois.
SIRE MORDRET. Mais alors dis-moi, sage ermite, puisque tu vois s’effondrer ce mur et
puisque tu crois connaître l’âme du pauvre Sire Mordret mieux que lui-même : un homme
préfère-t-il être bon ou préfère-t-il être mauvais?
MERLIN EN ERMITE. Mordret est mauvais, même si pour le moment il lui plaît d’être bon.
SIRE MORDRET. Mais s’il lui plaît d’être bon, c’est quand même mieux que s’il lui plaisait
d’être mauvais, non? Cela le rend bon!

87
MERLIN EN ERMITE court toujours autour de la chapelle. Il feint la piété, jusqu’à croire lui-
même qu’il est pieux.
SIRE MORDRET. Et comment fais-tu pour distinguer, homme plein de sagesse, s’il est bon
parce qu’il est bon, ou s’il est bon parce qu’il feint si bien d’être bon?
MERLIN EN ERMITE. Je le sais.
SIRE MORDRET. Tu le sais?
MERLIN EN ERMITE s’arrête soudain. Oui, car Dieu le sait.
SIRE MORDRET. Ah, et toi, tu es comme Dieu?
MERLIN EN ERMITE. Goûte mon miel! Il m’en reste sur le doigt! Il lui enfonce le doigt dans la
bouche.
SIRE MORDRET, furieux. Va-t’en! - J’ai été trop gentil avec toi!
MERLIN EN ERMITE essuie son doigt sur l’habit de Mordret. Je te montre qui tu es.
SIRE MORDRET le repousse avec dégoût. Sale pouilleux! Je suis Sire Mordret!
MERLIN EN ERMITE. Tu es Sire Mordret? Gagné par la colère. Alors je regrette d’avoir planté
mon doigt couvert de miel dans ta gueule de menteur! Encore un peu et je ne pouvais plus le
retirer, tellement ta gueule est pourrie! Un dépotoir plein de méchanceté et de jalousie! Ça
me fait mal pour mon doigt de miel! Je ne l’aurais même pas frotté à ta pelisse, si j’avais su
que tu étais Sire Mordret! Je n’essuierais même pas mon cul avec ta pelisse, pas plus qu’avec
ton délicieux petit col d’ailleurs, même si tu me priais de le faire, je ne le ferais pas! - Il
s’agenouille. Père qui es aux Cieux, pardonne-moi, je dois lui parler ainsi, c’est la seule
solution. Sire Mordret le tire par les cheveux, Merlin tombe.
MERLIN EN ERMITE crie. Tu vois, je l’avais prédit! Tu vas me tuer! Je suis un saint homme,
un récolteur de miel, mais tu vas me tuer! Mordret le lâche.
SIRE MORDRET. Disparais! Ne me tente pas!
MERLIN EN ERMITE. Tu n’es pas pieux - tu es vaniteux! Tu te complais dans ta dévotion! Tu
restes le singe que tu as toujours été! Vaniteux! Vaniteux! Vaniteux! Sire Mordret se rue de
nouveau sur lui. Un assassin, voilà ce que tu es! Et il serait grand temps de songer au salut de
ton âme! Si tu savais ce qui va encore t’arriver! Moi je le sais! Tu veux t’élever très haut et tu
tomberas dans un gouffre sans fond! Quand on prononcera ton nom, on crachera! Et on
crachera si vite qu’à la fin, le nom de Mordret se confondra avec bave et crachat!
Il crache.
Voilà! Ça, ça veut dire Mordret! Il crache encore. Mordret! Il crache. Voilà! Il crache encore.
Mordret! - Et quand tu seras dehors sous le ciel, les oiseaux viendront chier sur ta maudite
tête! Cette maudite tête, tu ne pourras même plus la pencher par une fenêtre! Il s’agenouille.
Père qui es aux Cieux, j’ai péché, pardonne-moi mes vociférations impies! Sire Mordret lui
donne des coups de pied et le frappe. Les oiseaux te chieront sur la tête! Mais moi j’avancerai
libre sous le ciel de Dieu! Il s’agenouille à nouveau. Seigneur, pardonne-moi mon orgueil!
Mordret recommence à lui donner des coups de pied. Si je n’étais pas à genoux, tu ne pourrais pas
me frapper, espèce de chien mécréant! Mais comme je suis en train de prier, tu peux cogner! -
Lancelot, réveille-toi! Regarde qui tu as pour ami! Sire Mordret le piétine à mort.
SIRE MORDRET. Crétin de bavard! Au même instant, alors que Merlin est à terre, mort, un oiseau
s’envole, Merlin l’oiseau, et au même instant Merlin apparaît en haut, indemne, il regarde Mordret et
l’ermite mort.
SIRE LANCELOT s’est réveillé, mis debout. Tu m’as appelé, Mordret?
SIRE MORDRET. Cher ami!
SIRE LANCELOT. J’ai rêvé. J’ai vu le Graal, étincelant entre les pommiers. C’est bon signe.

88
SIRE MORDRET. Nous devons prier et faire pénitence, Lancelot.
SIRE LANCELOT. Je sautais, aérien et léger comme un danseur! Dommage que tu m’aies
réveillé! -Il voit l’ermite mort. Qui est-ce?
SIRE MORDRET. Peut-on voir les pensées d’un homme? Nos regards peuvent-ils percer des
trous dans son cerveau et en dérouler les pensées comme des ficelles? Et dire ensuite: voici ce
qu’il pensait, voici l’homme qu’il était?
SIRE LANCELOT. Mordret!
SIRE MORDRET . Nous devons faire pénitence et prier, nous avons commis un péché.
SIRE LANCELOT, terrifié. Mordret!
SIRE MORDRET. Je devais le faire. Ce n’était plus supportable.
SIRE LANCELOT. Un saint homme! Un vieil homme!
SIRE MORDRET. Je l’ai fait pour toi.
SIRE LANCELOT se penche sur le mort. Je ne l’ai jamais vu, je ne le connais pas. Affolé. Je ne
lui ai rien fait! Je dormais! J’étais couché là-bas dans l’herbe et je dormais! Je ne sais rien!
SIRE MORDRET . Je devais le faire.
SIRE LANCELOT. Cet œil ensanglanté!
SIRE MORDRET. Pour toi!
SIRE LANCELOT. Je ne le connais pas, je dormais!
SIRE MORDRET. Tu es mon ami! - Tu aurais agi autrement? Tu aurais supporté que
quelqu’un dise du mal de moi? - Impunément? Tu aurais passé ton chemin et fait la sourde
oreille quand on calomniait ton ami? Quand on le traitait de menteur? D’hypocrite?
D’adultère? J’aurais peut-être dû te réveiller et te demander s’il avait le droit de dire tout ça?
J’aurais peut-être dû tolérer qu’il hurle ces mots dans toute la forêt?
SIRE LANCELOT. Jésus-Christ, délivre-moi!
SIRE MORDRET. Tu aurais voulu ça?
SIRE LANCELOT. Oh, Mordret!
SIRE MORDRET. Il fallait que je lui écrase la gueule.
SIRE LANCELOT. Oh! Oh!
SIRE MORDRET. Tu me fais des reproches? Tu te plains de moi? Si je n’étais pas ton ami, je
ne l’aurais pas tué. C’est à cause de toi, Lancelot! Toi! Silence.
SIRE LANCELOT. Oh, Mordret, qu’as-tu fait à cause de moi! Plus jamais ma vie ne me
donnera de joie. Sire Lancelot veut aller à la chapelle, mais celle-ci s’est fissurée et écroulée
sans un bruit.
MERLIN, en haut, crie avec fureur. Je me suis donné tant de mal, espèce d’idiot! Tant de mal!
Tu crois que c’est facile de se transformer aussi vite, d’abord en ermite, puis en oiseau! À
mon âge! Lancelot! Espèce d’idiot!
Sire Lancelot n’entend pas les cris de Merlin. Il est assis sur une pierre. Désespoir. Tristesse.

89
62.
Merlin se déguise en grose et vieille mère maquerelle, il se rembourre de coussins, se grime.
MERLIN EN MÈRE MAQUERELLE. Quoi, tu ne peux pas? Et depuis quand tu ne peux
plus?
SIRE GAUVAIN. Je peux toujours, si c’est ce que tu veux dire.
MERLIN EN MÈRE MAQUERELLE. Alors j’ai quelque chose pour toi. Viens par ici. As-tu
déjà entendu parler de la piquante Orgueluse?
SIRE GAUVAIN. Ce ne serait pas toi?
MERLIN EN MÈRE MAQUERELLE. C’est l’impression que je te fais?
SIRE GAUVAIN rit. Si je n’avais pas prononcé un vœu, j’aurais déjà enfoncé ma lance.
MERLIN EN MÈRE MAQUERELLE. Pas besoin! Pas besoin! Il faut juste que tu m’enlèves
mon chapeau de la tête. Tu n’auras tout de même pas fait un vœu qui t’empêche d’enlever
son chapeau à une vieille dame.
SIRE GAUVAIN. Non, en effet. Il lui enlève son chapeau, une énorme crinière bouclée
apparaît.
MERLIN EN MÈRE MAQUERELLE. Voilà, tu m’as enlevé mon chapeau, à moi de t’enlever
ton chapeau. Elle lui enlève son heaume. En voilà un magnifique garçon! De quoi faire craquer
mon Orgueluse. Suis-moi, beau chevalier!
SIRE GAUVAIN. Où ça?
MERLIN EN MÈRE MAQUERELLE. Allez, suis-moi, vers les cent femmes du Château de la
Merveille.
SIRE GAUVAIN. Cent femmes?
MERLIN EN MÈRE MAQUERELLE. Elles sont là-bas en train d’attendre qu’un homme
vienne les délivrer.
SIRE GAUVAIN. Les délivrer? Et de quoi?
MERLIN EN MÈRE MAQUERELLE, d’une voix perçante. Et de quoi? Et de quoi? Quelle
question idiote! Tu n’oses pas, c’est tout!
SIRE GAUVAIN. Cent femmes! Quand j’y pense!
MERLIN EN MÈRE MAQUERELLE. Alors n’y pense pas! Il s’oublie, sort de son rôle. Renégat!
Traître! Parjure!
SIRE GAUVAIN. Hé, la vieille, attention!
MERLIN EN MÈRE MAQUERELLE. Tu n’as pas de temps à perdre! - Parce qu’il faut
d’abord se battre contre Klingsor, c’est lui qui tient les dames captives et qui les prive de la
belle vie. Elles sont là, assises au salon, et elles finissent par sentir le rance. Soudain apparaît la
belle Orgueluse : elle est couchée sur un lit en forme de cœur.
SIRE GAUVAIN. C’est elle, la belle Orgueluse?
MERLIN EN MÈRE MAQUERELLE. Ce n’est qu’une vision, pour le moment. Tu ne peux pas
juste rappliquer et te mettre à la tripoter avec tes gros doigts! Pas touche! Furieux que Sire
Gauvain se laisse si facilement tenter, Merlin sort à nouveau de son rôle et crie. Bas les pattes! Bas les
pattes!
SIRE GAUVAIN. Oui, oui, c’est bon, fillette!
MERLIN EN MÈRE MAQUERELLE se ressaisit. Que dis-tu?
SIRE GAUVAIN fixe Orgueluse. Che Bellezza!

90
MERLIN EN MÈRE MAQUERELLE. Te voilà quand même un peu entiché, non?
SIRE GAUVAIN. Non, pas du tout. - Orgueluse disparaît. Rends-moi mon heaume.
MERLIN EN MÈRE MAQUERELLE lui rend précipitamment son heaume. Oui oui, tout de suite!
Ouste, le beau visage du péché! Mieux vaut remettre le couvercle dessus!
SIRE GAUVAIN prend le heaume, mais ne le coiffe pas. Un instant!
MERLIN EN MÈRE MAQUERELLE. Mets-le! Mets-le!
SIRE GAUVAIN. Il se trouve que j’ai fait un vœu, tu comprends?
MERLIN EN MÈRE MAQUERELLE. Alors pourquoi traînes-tu encore par ici? - À présent,
explique-moi quel drôle de vœu tu as fait.
SIRE GAUVAIN. Je peux, si tu veux, mais tu ne comprendras pas, fillette.
MERLIN EN MÈRE MAQUERELLE. Tu me sous-estimes. Allez, parle! Furieux, sortant à
nouveau de son rôle. Vas-y! Dis-le!
SIRE GAUVAIN, appliqué comme un écolier. Que je ne m’arrêterai nulle part...
MERLIN EN MÈRE MAQUERELLE, sévère. C’est tout?
SIRE GAUVAIN. Non, ce n’est pas tout... Et que je ne toucherai aucune femme...
MERLIN EN MÈRE MAQUERELLE, sévère. Continue! Furieux. Continue! Continue!
SIRE GAUVAIN. Oui, et aussi...
MERLIN EN MÈRE MAQUERELLE, sévère. Sais-tu au moins pourquoi?
SIRE GAUVAIN, excédé, dépose son heaume. Dis donc, tu vas arrêter de m’interroger!
MERLIN EN MÈRE MAQUERELLE prend peur. Remets ton heaume, Sire Gauvain! Je ne
voudrais pas te mettre de mauvaise humeur!
SIRE GAUVAIN reprend son heaume. Le Graal! Le Graal! À cause du Graal, parce que je
veux... je dois chercher le Graal!
MERLIN EN MÈRE MAQUERELLE. Et qui te l’a ordonné?
SIRE GAUVAIN. Une voix intérieure!
MERLIN EN MÈRE MAQUERELLE sort à nouveau de son rôle. Tu es fait pour ça! Oui! Tu es
fait pour ça!
SIRE GAUVAIN. Tu penses?
MERLIN EN MÈRE MAQUERELLE sort de son rôle. Oui! Oui! C’est sûr!
SIRE GAUVAIN. Je crois que tu te moques de moi.
MERLIN EN MÈRE MAQUERELLE, effrayé. Non! Non! Donc, le Graal...
SIRE GAUVAIN. C’est l’Absolu! Tu comprends?
MERLIN EN MÈRE MAQUERELLE. Ben non.
SIRE GAUVAIN. Je dois trouver le Graal. Si je ne le trouve pas... Furieux. Mais pourquoi
t’expliquer tout ça? De toute façon tu ne comprends pas!
MERLIN EN MÈRE MAQUERELLE. Ben non.
SIRE GAUVAIN hurle. Si je ne le trouve pas, j’aurai raté ma vie!
MERLIN EN MÈRE MAQUERELLE se tait, réfléchit, se lève, tourne autour de Sire Gauvain,
scrute son visage, siffle entre ses dents, secoue la tête, ne croit pas à sa confession, soupire, résigné. À
présent écoute-moi, mon garçon. Tu viens de me raconter une longue histoire... en fait, pas
tellement longue, mais confuse. Je vais te donner un bon conseil! Tu cherches ton Graal, mais

91
tu ne sais où le trouver. Alors avec l’aide de Dieu, tu peux le chercher n’importe où! Voilà
mon conseil : soulève donc la robe d’une belle dame et regarde bien s’il n’est pas dessous.
Elle soulève sa robe, découvrant un sexe féminin luisant et surdimensionné. Regarde un peu
à l’intérieur! Vas-y, enfonce ta tête! Dedans, c’est comme une caverne au trésor! Là aussi tu
trouveras ton Graal, quand tu y seras, et tu ne voudras plus jamais ressortir. Il rit
bruyamment. La vision d’Orgueluse réapparaît.
SIRE GAUVAIN. Orgueluse! Et comment s’appellent les autres?
MERLIN EN MÈRE MAQUERELLE. Dommage, mon garçon, que j’aime tant chanter! Il faut
encore que je te chante une chanson sur les dames. Il chante.
Marlène, Marlène aux larmes de rei-ei-ne...
SIRE GAUVAIN. À moi d’ajouter un couplet!
Il chante.
Jeannette, Jeannette viens vers moi fillette
et la charmante Lou
qui m’aime beaucoup
et encore quatre-vingts toutes derrière Gauvain...
Il rit.
- Et moi derrière elles! Montre-moi comment arriver à la tour de Klingsor, où la belle
Orgueluse est prisonnière! Je me battrai contre Klingsor et délivrerai toutes les femmes de
leur captivité!
Oui, oui, oui, cria Merlin métamorphosé, bon Dieu, je vais te la montrer, la tour, j’espère que
tu ne réchapperas pas de ce terrible combat!
Et il poussa avec fureur Sire Gauvain devant lui, jusqu’à la tour de Klingsor.

92
63.
La tour de Klingsor

Éclairage de nuit bleu et blafard, qui évoque un asile. Un large escalier dont le haut se perd
dans l’obscurité. Trois colonnes sur de gigantesques pieds humains, nus - à qui sont ces
pieds? Et en haut, dans le mur de la tour, un grand œil s’ouvre et se referme, à qui est cet œil,
tourné vers l’intérieur, qui regarde en lui-même? La lumière de la lune pénètre par la pupille.
Les visages qu’elle éclaire sont des visages de vieilles femmes: visages de peur, visages de
folie, petits visages de mortes. De l’autre côté du mur, dans la chambre, Gauvain se bat
contre le magicien Klingsor. Les femmes collent leur oreille au mur pour écouter. Par
moments, les bruits venant de la chambre magique sont si forts que toutes les femmes
peuvent les entendre, un vacarme de bois et de verre qui volent en éclats, un sifflement dans
l’air, un fracas, comme si les arbres de la forêt se cassaient, un mugissement d’eau jaillissant
des murs. Les femmes sont assises autour d’une table vide sans rien dire, sans rien faire. Les
femmes sont blotties les unes contre les autres sur les marches de l’escalier. Une femme est
assise par terre, la tête penchée, elle s’arrache les cheveux. Sur des chaises contre le mur se
tiennent des femmes apathiques. Une femme se lève et se déplace comme si ses pieds étaient
attachés par les chevilles, à petits pas traînants à travers la pièce, à travers le silence. Une
femme écrit fébrilement sur des feuilles blanches, les déchire, les jette à la corbeille,
commence à remplir une nouvelle feuille; toujours sans rien dire. Une femme lacère sa robe.
Une femme danse, comme si elle entendait une valse et comme si un homme la guidait.
On entend alors un cri venu de la chambre de l’autre côté du mur. Toutes les femmes fixent
la porte, sous la porte coule du sang. Une grande flaque.
-C’est le sang de Gauvain!
-Non! Ce n’est pas le sang de Gauvain. C’est du sang animal.
-Gauvain est mort!
-Gauvain est mort! C’est le sang de Gauvain!
Les femmes courent vers la flaque de sang, y plongent les doigts, la balaient de leurs
cheveux, s’enduisent le visage de sang.
Une de celles qui écoutent au mur :
-Je n’entends plus sa respiration! Il est mort.
Et tandis que les murmures bourdonnent dans la pénombre de la pièce, Sire Gauvain
recommence à se battre.
La belle Orgueluse
Il allait
cueillir le laurier
il franchit la clôture.
Mais le Chevalier au Paon l’a tué.
De deux épées il l’a tué.
Oh mon bien-aimé, il t’a tué
le chevalier au chapeau de paon il a tué l’amour!
Tous les hommes
je les voudrais morts.
Mais à présent
Gauvain est arrivé.
L’amour revient vers moi.
La porte de la chambre magique s’ouvre lentement, elle s’immobilise à mi-course, une
lumière blanche en jaillit comme une lame de couteau. Après un certain temps, Gauvain
apparaît dans l’embrasure, saignant de mille blessures, les cheveux blanchis.
Il a vaincu Klingsor, il a délivré les cent femmes captives. Les salles du Château de la
Merveille étincellent à présent en pleine lumière et Gauvain, le jeune Gauvain, se dresse en
haut de l’escalier, entouré d’un essaim de femmes: elles sont jeunes, elles sont parées de
plumes et de paillettes multicolores, des girls de revue. Musique, valses, Gauvain et
Orgueluse, le couple heureux, dansent ensemble, et Gauvain dit à Orgueluse :

93
-Belle Orgueluse, l’image de toi que j’ai vue dans l’air m’a attiré ici et je ne crois pas que j’en
repartirai un jour, à moins que les morts ne m’appellent de leurs tombes.
-Même dans ce cas, je te retiendrais, dit Orgueluse.
-Merlin est aussi de la partie. Il pince les corsages, il éclate de rire au visage des femmes, il
danse parmi les plumes et le tulle, il surgit de sous les robes, il danse, on ne l’aurait jamais
cru capable de sauter aussi haut. Alors, il perd sa perruque, les faux seins et le rembourrage
dont il s’était affublé glissent, et tout le monde le reconnaît.
-Merlin, dit Orgueluse en riant, je t’embrasse pour avoir séduit Sire Gauvain. Sans toi, il ne
serait pas venu au Château de la Merveille et nous ne serions pas joyeuses.
-Ah la la! soupira Merlin, soudain épuisé et contrarié. Quand Orgueluse voulut savoir
pourquoi il se plaignait ainsi, il dit:
-J’avais espéré qu’il prenne une autre décision.
-Quoi! Pas en ma faveur?
-J’ai juré et j’ai pesté! Ça m’a énervé de le posséder aussi facilement!
-Toi? dit Orgueluse en riant, - c’est moi! C’est moi qu’il voulait.
-J’ai trop bien joué le coup, j’ai été trop convaincant.
-Eh bien, Dieu merci, je suis contente que tu sois si doué.
-Le rôle était trop beau, soupira Merlin, préoccupé.
-Jouer des rôles de femmes, tu aimes ça?
-Une mère maquerelle, c’est en tout cas mieux qu’une pierre. Mais je jouerais volontiers un
jour une tendre jeune fille. Ça me titille tellement, de faire ces tout petits pas. J’aimerais tant
chanter: tiptoe through the tulips with you.
-Eh bien alors, chante!
-Pour le moment, je n’ai pas la voix qu’il faut. Plus tard peut-être.
-J’ai entendu dire que tu étais amoureux de Viviane, la petite de la forêt.
-Je ne chanterai pas, je ne chanterai pas.
-Dommage!
-Vu la tournure des événements, c’est aussi bien, dit Merlin, et d’un bond il rejoignit les
danseurs.
PERCEVAL, à l’extérieur, invisible. Gauvain! Gauvain!
SIRE GAUVAIN. Qui est-ce qui m’appelle? Si quelqu’un veut me demander quelque chose,
qu’il entre! Aujourd’hui, je laisse entrer tout le monde et aujourd’hui tout le monde peut
obtenir de moi ce qu’il veut.
LA VOIX DE PERCEVAL. Gauvain!
SIRE GAUVAIN. Mais qui es-tu?
PERCEVAL ne répond pas.
ORGUELUSE. Qui est-ce? Allez voir devant la porte. Des filles sortent.
SIRE GAUVAIN. Oui! Faites-le entrer! Personne ne doit rester devant ma porte ce soir, même
si c’est mon pire ennemi.
ORGUELUSE. Tu n’as plus d’ennemis, Gauvain.
SIRE GAUVAIN. À condition que toi, tu ne sois pas mon ennemie. Je ne pourrais pas en
avoir de pire que toi.
ORGUELUSE. Est-il vrai que tu as présenté ta nuque au Chevalier Vert lorsqu’il a levé la
hache pour te tuer?
SIRE GAUVAIN. Oui! Et je n’ai pas tremblé.
ORGUELUSE. Est-il vrai que pour sauver le Roi Arthur, tu as épousé la plus laide des
femmes?

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SIRE GAUVAIN. Oui. Et quand je me suis retrouvé au lit avec elle et qu’avec horreur, je me
suis tourné vers elle pour l’embrasser, elle était devenue la plus belle.
ORGUELUSE. Et Sire Lancelot est-il l’ami que tu chéris le plus?
SIRE GAUVAIN. Oui. C’est lui.
ORGUELUSE. On dit pourtant qu’un jour vous vous battrez et que l’un tuera l’autre.
SIRE GAUVAIN. Qui dit ça?
ORGUELUSE. Je ne sais pas.
SIRE GAUVAIN. Cela n’arrivera jamais
ORGUELUSE. Je l’ai entendu dire.
SIRE GAUVAIN. Impossible! Il ne m’a encore jamais battu dans un tournoi et moi non plus,
je ne l’ai jamais battu.
Les filles reviennent.
SIRE GAUVAIN. Qui est-ce?
UNE FILLE. Il est couvert de poussière. Il est à la porte. Quand on l’interroge, il ne répond
pas. Et il refuse d’entrer. Il ne fait qu’appeler Sire Gauvain.
SIRE GAUVAIN. Faut-il donc que je sorte? - Il fait si froid dehors! Alors qu’ici, il fait chaud!
LA VOIX DE PERCEVAL, à l’extérieur. Gauvain! Gauvain!
ORGUELUSE. N’y va pas, Gauvain! Reste avec moi.
SIRE GAUVAIN. Si. Je vais aller à la fenêtre pour écouter.
Il va à la fènêtre et regarde dehors.
PERCEVAL crie. Gauvain!
SIRE GAUVAIN crie. Je ne te vois pas. Tu es dans le brouillard. Mais ta voix m’est familière!
Qui es-tu?
PERCEVAL crie. Tu as oublié ta route, Gauvain. Tu dois continuer! Tu as oublié ton but!
SIRE GAUVAIN crie. De quel but parles-tu?
PERCEVAL. Le Graal!
SIRE GAUVAIN crie. Ah, j’y suis! Tu es Perceval!
PERCEVAL crie. Tu voulais chercher le Graal.
SIRE GAUVAIN crie. Oui, oui, Perceval! Je me suis donné beaucoup de mal.
PERCEVAL crie. Tu dois continuer! Le temps passe!
SIRE GAUVAIN crie - comme s’il voulait l’annoncer au monde entier. La belle Orgueluse m’aime!
La belle Orgueluse m’aime!
PERCEVAL se tait.
SIRE GAUVAIN crie. Entre, Perceval! Mon frère! Mon ami! - Maintenant je te vois là en bas.
Comme tu as l’air malheureux! Comme tu as changé, Perceval! Je ne t’ai encore jamais vu
ainsi.
PERCEVAL crie. Je doute, je suis fatigué, Gauvain.
SIRE GAUVAIN crie. Entre!
PERCEVAL crie. Je ne peux m’arrêter nulle part. Je dois chercher le Graal.

95
SIRE GAUVAIN crie. Regarde-moi, Perceval! Monte, regarde-moi, nous sommes tous si
heureux!
PERCEVAL crie. Ce n’est qu’une tentation, Gauvain, pour te détourner du but.
SIRE GAUVAIN crie. J’ai vaincu le magicien Klingsor et regarde ce que j’ai gagné! Regarde le
Château de la Merveille! Je serais un fieffé imbécile d’éteindre la lumière et de claquer la
porte derrière moi! Je suis sûr que ce serait un péché et que Dieu ne me le pardonnerait pas,
aussi longtemps que je serai de ce monde!
PERCEVAL crie. Tu es assis parmi des pierres, ce sont des pierres que tu enlaces! C’est du
sable qui coule de ton gobelet!
SIRE GAUVAIN. Allons bon, tu recommences à parler du désert? Arrête avec ça, monte!
PERCEVAL crie. Tu as renoncé à la quête du Graal, Gauvain!
SIRE GAUVAIN crie. Exact. Et je n’ai pas mauvaise conscience. J’ai cherché sincèrement,
deux ans sur les routes, c’était déjà tout embrouillé dans ma tête. Mais à présent je suis ici et
je suis heureux, et tous ceux qui sont avec moi doivent l’être aussi.
PERCEVAL crie. Bonne chance, Gauvain!
SIRE GAUVAIN regarde longuement dehors. Le brouillard s’est levé. Je te vois. Bonne chance,
Perceval, mon ami. - Tu t’en vas - je te vois, tu t’éloignes sous le ciel étoilé, à travers la grande
plaine. Silence. Je te vois toujours!

96
64.
L’obscurité

Merlin dansait à la fête, tout à coup les lumières se sont éteintes, la musique s’est tue, il est
absolument seul dans l’obscurité. À nouveau, le Diable appelle son fils Merlin. Mais
comment l’appelle-t-il? Il ne l’appelle pas avec sa voix; pour cette rencontre, le Diable n’a pas
de forme; il est l’obscurité où Merlin a peur. Il tâtonne à l’intérieur de lui-même comme dans
une pièce obscure, afin de localiser en lui le logement du Mal. Il ne peut rien saisir, aucun
mur ne le retient, aucun escalier ne lui permet de monter ou de descendre.
- Merlin, dit la voix qui n’est pas une voix, était-ce pour ou contre moi?
MERLIN. Quand? Quoi?
LE DIABLE. Avec Gauvain!
MERLIN. Ah oui, tu parles de Gauvain.
Lorsque le Diable se tut, attendant une réponse, Merlin rassembla tout son courage et lança
dans le silence impitoyable :
-Arrête de toujours demander si ce que je fais est pour toi ou contre toi!
Alors la voix qui n’était pas une voix répondit :
-Tu prétends toujours que cette question ne t’intéresse pas. Mais je ne te crois pas! Tu dis cela
uniquement pour fuir tes responsabilités.
-Bah, dit Merlin, le monde marche de toute façon comme il veut. Mais le Diable n’en
démordit pas et dit:
-Ce n’est pas une réponse, d’ailleurs si tu l’as murmurée d’une voix tellement faible et
indistincte, c’est que tu sais toi-même que ce n’est pas une vraie réponse.
Merlin se racla la gorge.
-Je crois que j’ai pris froid pendant la fête, j’ai mal à la gorge.
-J’aimerais donc revenir encore une fois là-dessus, dit la voix qui n’était pas une voix.
-Sur Gauvain?
-Non, par sur lui. Sur Perceval et aussi sur la Table Ronde. Tu en es tellement fier.
MERLIN. Oui! Je me suis donné beaucoup de mal pour la Table Ronde, et pour Perceval
aussi je me donne beaucoup de mal.
LE DIABLE. Mais pourquoi pour Perceval, cette tête de mule!
-Il me plaît bien, dit Merlin sans réfléchir.
-Comment ça : il te plaît bien? insista la voix, et Merlin dut à nouveau répondre :
-Il stimule mon imagination... j’aimerais savoir ce que je peux faire de lui. J’invente des
situations pour lui, pour voir comment il réagit, s’il évolue, ses réactions sont très
intéressantes. Il m’arrive de penser que je l’ai inventé, comme un personnage de roman. Oui,
je travaille sur lui comme sur un personnage de roman.
-Tu te figures que tu le mèneras au Bien et que le Bien, c’est le Graal.
-Oui, pour lui c’est probablement le Graal. Mais arrête avec cette distinction! (Et soudain il se
sentit dans la peau d’un homme éclairé de notre siècle) - Le Bien! Le Mal! C’est dépassé,
contraire à toutes les découvertes scientifiques, tu peux demander à n’importe quel
psychologue ou historien ou sociologue!
-Nous n’en sommes pas encore là, dit la voix qui n’était pas une voix, tu as de nouveau
confondu les siècles.
-Excuse-moi, murmura Merlin, penaud.
-Merlin, mon fils, tu fais comme si tu étais au-dessus des questions morales, mais au fond de
toi, tu crains d’expédier en enfer les hommes qui servent à tes expériences.
-Je ne les expédie pas en enfer! Je ne les expédie pas en enfer!
-Tu vois, tu as peur! Tes paroles tremblent dans l’air comme des petits oiseaux!
-À partir de maintenant je n’ouvre plus la bouche! Je ne te parle plus!

97
À cet instant, un éclair traversa le ciel et le Diable vit que Merlin était assis par terre, se
muselant la bouche des deux mains.
-Je vais te dire quelque chose, dit la voix qui n’était pas une voix, tu n’as pas besoin de me
répondre. Les idéalistes, les chercheurs de Graal, les fondateurs de Tables Rondes et d’États
idéaux, de systèmes et d’ordres nouveaux qui, avec leurs théories, promettent de délivrer
l’humanité et de lui donner le bonheur suprême - tu vois de qui je parle...?
Merlin resta muet.
-Tu ne dis rien, mais tu sais exactement de qui je parle, je ne parle pas seulement d’Arthur,
mais d’autres aussi, qui sont venus des centaines d’années plus tard - en fin de compte, ils
expédient des peuples entiers tout droit en enfer! - Chez moi! Chez moi! Chez moi! - Et la
perfection du Graal, qu’ils sont tous en train de chercher -
Merlin enleva ses mains de la bouche et cria :
- Quoi, la perfection?
Alors la lumière revint. Merlin était seul, couché par terre.
MERLIN. Je ne veux plus! Je ne veux plus rien avoir à faire avec la maudite histoire du
monde!

98
65.

Un jour, sur un pont de pierre, Sire Lancelot rencontra un chevalier inconnu. Il lui adressa la
parole, mais il n’obtint pas de réponse. Alors, il voulut se battre avec lui; mais comme
paralysé par une force mystérieuse, il ne parvenait plus à soulever son épée. Sire Lancelot
tomba. Alors qu’il était à terre, le chevalier inconnu enleva son heaume et il vit que c’était
son fils, Sire Galaad, qui l’avait vaincu. Ils s’étreignirent et s’embrassèrent. Ensuite, ils se
rendirent à la chapelle voisine pour prier. Dans la chapelle apparut une lumière, le Graal
passa dans les airs. Mais seul Sire Galaad vit le Graal, Sire Lancelot était si épuisé par le
combat qu’il dormait assis, et c’est ainsi que le Graal disparut de la chapelle sans que Sire
Lancelot l’eut aperçu.

66.

MERLIN. Ah, j’en ai assez! J’en ai assez de ces entêtés qui ruminent à n’en plus finir! J’en ai
assez de tout le monde! Je ne veux plus voir personne! Plus de moralistes! De nihilistes! De
socialistes! De capitalistes! De structuralistes! De royalistes! De fascistes! De vaudevillistes!
D’idéalistes L . . Liste, liste, terminé les listes... plus de liste d’électeurs, plus de liste de prix,
plus de liste de suspects... plus de... Qu’ils viennent donc me chercher dans cette lande! Je
vais disparaître dans la forêt de Brocéliande!

99
70.

La forêt.
Merlin, Viviane, la jeune nymphe.

VIVIANE. Si je savais faire de la magie comme toi, je ferais en sorte que...


MERLIN, charmé. Ces petits doigts, ah, ces ravissants petits doigts!
Il lui lèche les doigts.
VIVIANE. Je ferais en sorte que tu ne puisses plus jamais partir d’ici.
MERLIN ne l’écoute pas. Ce petit doigt, ce petit doigt rose, il faut que je le caresse, il faut que
je l’embrasse, il faut que je me l’enfonce dans l’oreille!
VIVIANE. Prends garde, Merlin! Je vais t’enfoncer un doigt dans l’autre oreille et tu
n’entendras plus rien.
MERLIN, en extase. Ça ne fait rien, ça ne fait rien! Ah, quel bonheur! Laisse-le où il est, ce
petit doigt!
VIVIANE rit, retire son doigt. Mais je veux que tu entendes ce que je dis, avec ta grosse oreille
poilue!
MERLIN. J’entends un chant dans les airs!
VIVIANE. Moi pas! - Tu dois m’écouter!
MERLIN. Je t’écoute, Viviane! - Il tend l’oreille. Je n’entends rien.
VIVIANE. Parce que je ne parle pas! Je réfléchis.
MERLIN. Tu réfléchis à quoi?
VIVIANE. Quel âge as-tu?
MERLIN. Je suis vieux, vieux comme le monde, mais je vais te sauter dessus comme un
jeune bouc!
VIVIANE rit. Est-il difficile de faire de la magie, Merlin?
MERLIN. Pas du tout, pas du tout! Il secoue sa manche, un lapin en tombe. Il donne le lapin
à Viviane.
VIVIANE. Non, pas ça! N’importe qui peut le faire, ce n’est qu’un truc, je l’ai vu au cirque.
MERLIN. Pardon!
VIVIANE. Je voudrais m’allonger avec toi sous un buisson en fleur! Sous une haie
d’aubépine! Fais-moi une haie d’aubépine!
MERLIN. J’enroule mes jambes autour de ton joli cou.
VIVIANE. Oui, viens! Ils s’étendent, enlacés, et une haie d’aubépine se déploie au-dessus d’eux.
Gémissements, petits rires, soupirs.
VIVIANE, après un temps. Merlin, faut-il dire une formule magique? Comment t’y prends-tu?
MERLIN. Tu veux que je fasse jaillir une source? Il tapote le sol, un jet d’eau jaillit.
VIVIANE. Quelle merveille!
MERLIN lui prend le doigt et l’enfonce dans le sol, un second jet d’eau jaillit.

100
VIVIANE. Moi aussi, je sais le faire! Regarde, je sais le faire! Elle essaie sans Merlin, ça ne
marche plus. Non, je ne sais pas. Dis-moi comment ça marche! Merlin chéri, Merlin chéri! Elle
l’embrasse et le pince tendrement un peu partout. Dis-moi le secret, s’il te plaît, Merlin chéri!
MERLIN. Ton petit doigt! Tu l’as enfoncé dans la terre! Mais l’eau est restée dans sa grotte!
VIVIANE, furieuse. Dis-le moi! Je veux l’apprendre de toi! Tout ce que tu sais faire!
MERLIN rit. Je pisse par terre et ça donne un jeune chevalier!
VIVIANE. Je ne veux pas un jeune chevalier, je te veux toi!
MERLIN. Viviane, Viviane, nymphe de la forêt. Il la caresse.
VIVIANE. Vas-tu rester avec moi ou repartir vers tes chevaliers?
MERLIN, tristement. Ils m’appellent! Je les entends qui m’appellent!
VIVIANE tend l’oreille.
MERLIN appelle. Arthur! Lancelot! Gauvain! - Oh, le maudit Mordret!
VIVIANE. Dis-moi, connais-tu un tour de magie pour empêcher
quelqu’un de partir?
MERLIN. Très simple!
VIVIANE. Oh Merlin!
MERLIN. Mais je ne te le dirai pas!

101
73.
Retour au pays

Les chevaliers reviennent de la quête du Graal, hagards, en haillons, comme s’ils rentraient
au pays après une bataille. Le chroniqueur Blaise. - Le Roi Arthur est assis seul à la Table.
LE CHRONIQUEUR BLAISE. Et alors, d’où viens-tu?
SIRE ORILUS. De l’intérieur de la Terre. Où bouillonne la lave.
LE CHRONIQUEUR BLAISE. Comment t’appelles-tu?
SIRE ORILUS. Où le fer se liquéfie - prends note!
LE CHRONIQUEUR BLAISE. C’est ton nom que je veux connaître.
SIRE ORILUS. Sire Orilus! Pourtant tu me connais! Sire Orilus s’assied.
LE CHRONIQUEUR BLAISE. Tu es Orilus? Dans l’intervalle, Sire Turquin est entré, lui aussi
en haillons, hagard . . il s’appuie sur une béquille.
SIRE TURQUIN s’écrie, véhément. Cette fois, j’ai quelque chose à te demander, Blaise! Cette
fois, je veux que quelqu’un me réponde! Cette fois, je veux une réponse! J’ai sillonné le pays,
deux années ont passé, peut-être même trois ou dix, je ne sais pas, et je me suis gelé les pieds
- pour quoi au juste? Maintenant, je veux le savoir! Je n’ai trouvé le Graal nulle part - A un
chevalier qui entre. Et toi non plus, tu ne l’as pas trouvé! - Je le vois à ta tête! Si tu l’avais
trouvé, tu ne resterais pas là comme un estropié, sans rien dire. A un autre chevalier qui entre.
Et toi! Tes blessures ne saigneraient pas!
SIRE GIRFLET, doucement, aimablement. Je l’ai trouvé.
SIRE TURQUIN. Ah bon? Alors montre-le, pour voir! Ça m’intéresserait!
SIRE GIRFLET. Ce n’est pas quelque chose qui se montre.
SIRE TURQUIN. Du baratin! Du baratin! Si tu l’avais trouvé, tu pourrais le montrer! Nous
devrions en être illuminés, tous autant que nous sommes! Nous devrions avoir la tête
couronnée de flammes, comme les apôtres! Dans l’intervalle, d’autres chevaliers sont arrivés.
SIRE GIRFLET. Je parle une autre langue.
SIRE TURQUIN. Ah bon, tu parles une autre langue? Mais je te comprends très bien!
SIRE GIRFLET. Non, Sire, vous n’y êtes pas. Certes, vous me comprenez, mais pourtant vous
ne me comprenez pas.
SIRE TURQUIN, à Blaise. Note : « Sire Girflet est devenu fou. »
SIRE GIRFLET rit aimablement. Non, non, vous ne me comprenez pas.
SIRE TURQUIN. Blaise, réponds-moi! Pourquoi avons-nous erré dans le monde entier? Que
cherchions-nous exactement?
LE CHRONIQUEUR BLAISE. Tu n’as jamais posé la question, aujourd’hui tu la poses.
Pourquoi ne pas avoir demandé plus tôt?
SIRE TURQUIN. Je veux que tu me répondes!
LE CHRONIQUEUR BLAISE. Je suis le chroniqueur, je ne fais que noter ce qui se passe. C’est
Dieu qui pourrait te répondre. Il note. Sire Nabon est de retour, malade; Sire Orilus est de
retour, hagard. Prétend avoir été dans le feu de la Terre. Sire Girflet est de retour, tient des
propos incohérents. Ad te attollo animam meam, Domine, Deus meus. ln te confido : ne
confundar! Ne exsultent de me inimici mei! Etenim universi, qui sperant in te, non
confundentur ; confundentur, qui fidem temere frangunt. Vias tuas, Domine, ostende mihi et
semitas tuas edoce me. Dirige me in veritate tua et doce me, quia tu es Deus salvator meus:

102
et in te spero semper. _ Sire Segwarides est de retour, aveugle; Sire Mador de la Porte est de
retour; Sire Mordret est de retour.
LE ROI ARTHUR. Sire Lancelot n’est pas revenu?
SIRE ORILUS. Si, il est revenu, il était très abattu, il ne voulait parler à personne.
LE ROI ARTHUR. Il aurait dû le trouver!
LE CHRONIQUEUR BLAISE. Sire lronside est de retour, a perdu la mémoire; Sire Frol est de
retour, relate un voyage en mer jusqu’à un rivage inconnu. Sire Gauvain est de retour.
SIRE TURQUIN. Lui non plus ne l’a pas trouvé!
SIRE ORILUS. Il ne le cherchait même plus.
SIRE NABON LE MALADE. Mais il a trouvé une belle femme, et il est riche.
LE CHRONIQUEUR BLAISE. Sire Lucas est de retour. Il a l’impression de n’être jamais parti.
Sire Sagremor est parti le premier, il a entendu un son d’une grande beauté et il l’a imité,
c’est ainsi qu’il est parti en chantant, il n’est pas revenu.
Sire Dodinel vient d’entrer.
SIRE TURQUIN. Sire Dodinel est de retour! As-tu trouvé le Graal?
SIRE DODINEL. Non. Mais j’ai ramené ce chien.
LE CHRONIQUEUR BLAISE. Un chien?
SIRE DODINEL. Oui, le chien de Sire Galaad. Il hurlait dans la neige.
Là où s’était tenu Sire Galaad, la neige avait fondu tout autour et des roses fleurissaient.
SIRE TURQUIN. Est-ce une preuve? Mais où est Sire Galaad?
SIRE DODINEL. Il a disparu.
LE CHRONIQUEUR BLAISE. Un champ de roses dans la neige. Je note.
SIRE TURQUIN. Faut-il en déduire qu’il a trouvé le Graal?
SIRE GIRFLET. Oui, c’est ce qu’on peut en déduire.
SIRE TURQUIN. Je ferais sans doute mieux de poser la question au chien. Parle, chien!
Réponds-moi! Il secoue le chien. Faut-il en déduire que ton maître a trouvé le Graal? Ille frappe.
Ou bien ne l’a-t-il pas trouvé? A-t-il tout simplement filé à l’anglaise? Et le champ de roses a
poussé là où tu as pissé dans la neige?
SIRE TURQUIN. Du baratin! Du baratin! Pourquoi tu notes ça! Tu ne peux absolument pas
savoir où est la vérité - chacun te raconte autre chose.
LE CHRONIQUEUR BLAISE. Tout est vrai. Même les mensonges sont vraIS.
SIRE ASTAMOR. J’ai marché jusqu’à un lac limpide et lorsque je me suis penché pour y
boire, j’ai constaté que mes doigts étaient tombés et je n’ai pas pu prendre d’eau dans mes
mains. Lorsque j’ai approché mon visage tout près de la surface miroitante, j’ai vu un visage
que je ne connaissais pas. D’autres chevaliers arrivent, abattus, blessés, épuisés.
SIRE TURQUIN. On nous a trompés.
SIRE LANVAL. J’ai vu des signes dans le ciel! Il Y avait une gigantesque coupe qui flottait,
lumineuse, sous la voûte étoilée.
SIRE TURQUIN. Du baratin! Tu as rêvé.
SIRE LADINAS. Du ciel sans nuages pleuvait du sang. Le sang du Christ.
SIRE DODINEL. Qu’est-ce que ça signifie? Qu’est-ce que ça signifie?

103
SIRE BLIOBLERIS. Merlin le sait! Que Merlin l’explique!
SIRE OZANNE. Mais où est Merlin?
DES APPELS. Merlin! Merlin! Merlin! Merlin!
LE ROI ARTHUR. Merlin ne nous entend pas. Je l’ai appelé souvent,
Merlin n’a pas entendu.
SIRE BLIOBLERIS. Merlin! Merlin! Explique-nous les signes!
DES APPELS. Merlin! Merlin! Merlin!
LE ROI ARTHUR. Sire Gauvain est le dernier à qui il a parlé.
DES APPELS. Merlin! Merlin! Merlin!
LE ROI ARTHUR. Dans la forêt de Brocéliande, Gauvain a entendu sa voix.
DES APPELS. Merlin! Merlin!
LE ROI ARTHUR. Il a dit à Gauvain qu’il ne reviendrait plus jamais. Viviane lui a soutiré son
secret, elle le retient par un charme dans la haie d’aubépine.
DES APPELS. Merlin! Merlin! Merlin!

104
Naufrage

« Qu’est-ce que l’homme? commençai-je alors. Comment se peut-il qu’existe dans le monde un pareil
être, chaos de fermentation ou de pourriture, à l’image de l’arbre mort, incapable de maturité?
Comment la Nature tolère-t-elle ce verjus dans la douceur de ses vignes?
Il dit aux plantes: je fus un jour pareil à vous, aux astres purs : je deviendrai comme vous, dans un
autre monde! Entre-temps, il se disloque: il exerce sur lui-même tous ses tours, comme si l’on pouvait
reconstruire, à l’instar d’un ouvrage de maçonnerie, de la substance vivante une fois désagrégée! Mais
que tout son ouvrage n’arrange rien ne suffit pas à le désarçonner: ce qu’il a fait demeure toujours un
tour de force!
Malheureux qui sentez cela, qui ne pouvez parler non plus de vocation humaine, qui êtes tout pénétrés
vous aussi du Rien qui règne sur nous, qui comprenez que ce pour quoi nous sommes nés n’est rien,
que ce que nous aimons n’est rien, que ce en quoi nous croyons n’est rien, que nous nous épuisons
pour rien, et pour dans le Rien lentement nous engloutir : qu y puis-je si les genoux vous plient quand
vous l’envisagez en face? Moi aussi j’ai sombré parfois dans cette pensée, criant: « Que ne portes-tu la
hache à mes racines, esprit cruel? » et je suis encore là. »

105
75.

Dans la partie gauche de la salle, indépendamment des scènes suivantes qui continuent
l’action, on fait des préparatifs pour la dernière grande bataille. Dans la pénombre, de temps
à autre, une pièce métallique jette une vive lueur, bouclier ou armure, un heaume. On
distingue des mouvements obscurs, des silhouettes et des ombres qui se rejoignent, se
superposent, se fondent dans le noir, se dispersent ensuite et se rassemblent à nouveau.
Cliquetis, piétinement, grondement sourd qui vient de loin et semble se rapprocher avec une
lenteur infinie. Parallèlement, brouhaha sourd de voix humaines d’où montent et éclatent,
comme des bulles dans un marais putride, des sons bien distincts. Ordres, noms, consignes.

76.
Sire Mordret, Sire Agravain, Sire Gahériet, Sire Gareth l’Enfant.
Les quatre frères sont réunis, debout, ils semblent attendre quelqu’un. Sire Gahériet s’éloigne un peu,
scrute les environs. Soudain, il fait un signe à ses frères, rejoint rapidement le groupe. Ils font comme
s’ils débattaient vivement de quelque chose. Le Roi Arthur arrive.
Sire Agravain, feignant la surprise, fait un signe aux autres. Tous se taisent, se tournent vers Arthur
et sourient, apparemment embarrassés.
LE ROI ARTHUR. De quoi parlez-vous?
SIRE MORDRET. Qui?
LE ROI ARTHUR. Vous, là!
SIRE GAHÉRIET. Nous?
SIRE AGRAVAIN. Nous disions juste de Sire Lancelot
SIRE GAHÉRIET le pousse du coude.
LE ROI ARTHUR. Du chevalier Lancelot - C’est bien. Il poursuit son chemin.
SIRE MORDRET crie dans sa direction. Nous avons parié.
LE ROI ARTHUR se retourne. Tu veux que je m’énerve?
SIRE GAHÉRIET. Nous avons parié que...
SIRE AGRAVAIN. Nous avons parié que Sire Lancelot...
SIRE GAHÉRIET. Non, que la Reine Guenièvre...
SIRE AGRAVAIN. Que Guenièvre et Lancelot...
LE ROI ARTHUR. Les paris, les jeux de hasard et le sport! Voilà vos occupations!
SIRE GARETH L’ENFANT. Ce n’était pas un vrai pari.
SIRE MORDRET. Si, c’en était un! Et je pense que je vais gagner.
SIRE AGRAVAIN. Non, c’est moi qui vais gagner!
LE ROI ARTHUR. Je vous l’interdis!
SIRE MORDRET. Ce n’est pas le fait de parier qui mènera le grand royaume d’Arthur à sa
perte!
LE ROI ARTHUR. Il restera! Il restera! Il fait un signe de la main, s’en va. Sire Mordret donne une
bourrade à Sire Gareth, qui tombe devant le Roi Arthur.
SIRE GARETH L’ENFANT pousse un cri.
LE ROI ARTHUR. Debout! Il l’aide.

106
SIRE GARETH L’ENFANT. Il m’a donné un coup de couteau. Il m’a égratigné.
LE ROI ARTHUR essuie son sang. Ne crie pas!
SIRE GARETH L’ENFANT, gêné d’avoir crié. Ça ne me fait rien du tout.
LE ROI ARTHUR, à Sire Mordret. Pourquoi es-tu si cruel avec ton jeune frère, Mordret? Sire
Mordret ne répond pas.
SIRE AGRAVAIN. Il a ses raisons.
SIRE GAHÉRIET. Gareth est pour Sire Lancelot.
SIRE GARETH L’ENFANT. Oui! Oui!
SIRE MORDRET. Et nous avons parié...
LE ROI ARTHUR, à Sire Gareth. À présent, dis-moi ce que vous avez parié, Sire Gareth!
SIRE GARETH L’ENFANT se tait, apeuré. Silence.
LE ROI ARTHUR regarde les frères.
SIRE MORDRET. Nous avons parié que le Roi Arthur était juste, qu’il n’épargnait personne
quand il s’agissait de la vérité, pas même lui.
LE ROI ARTHUR. C’est vrai.
SIRE MORDRET. Pas même la Reine, que pourtant il aime par-dessus tout.
LE ROI ARTHUR. Oui. Oui. Alors pourquoi pariez-vous?
SIRE MORDRET. Sauf s’il n’est pas au courant.
LE ROI ARTHUR. Quoi?
SIRE MORDRET. Sire Agravain prétend que tu n’es pas au courant. Je prétends au contraire
que tu es au courant depuis longtemps, mais que tu ne veux pas le savoir, c’est pourquoi tu
laisses faire.
LE ROI ARTHUR. Quoi? Quoi?
SIRE MORDRET. Parce que je ne peux pas imaginer que le Roi ne sache pas ce que tout le
monde sait, dont on parle et se moque depuis des années. Pendant un instant règne un silence
absolu, puis soudain le Roi Arthur se jette sur Sire Mordret, le prend à la gorge et le secoue.
LE ROI ARTHUR, hors de lui. Espèce de porc sournois! Ordure!
SIRE MORDRET se débat en criant.
SIRE AGRAVAIN et SIRE GAHÉRIET crient dans toutes les directions. À l’aide! À l’aide! - Le
Roi étrangle Sire Mordret! Le Roi étrangle son fils! Des gens accourent.
SIRE AGRAVAIN. La Reine trompe le Roi avec Sire Lancelot! La Reine trompe le Roi avec
Sire Lancelot! Le Roi ne veut pas le croire! La Reine trompe le Roi avec Sire Lancelot! Sire KaÏ
est arrivé, il a séparé le Roi Arthur et Sire Mordret. Le Roi Arthur s’assied, épuisé. Sire Mordret se
relève, tapote ses vêtements pour en faire tomber la poussière. Sire Kaï éloigne les curieux.
SIRE MORDRET arrange sa chemise. Mon col, qui m’a coûté si cher, est déchiré. Quelle
contrariété! Je l’ai fait venir exprès de Bourgogne. Qui pourrait me broder un col pareil en
Angleterre!
SIRE KAï. Mauvais frères! Votre seul plaisir, c’est de répandre le Mal!
LE ROI ARTHUR. Gareth! Viens ici.
SIRE KAï. On a déjà si souvent calomnié la Reine.
LE ROI ARTHUR. Oui. - Ce n’est pas vrai, Gareth.

107
SIRE AGRAVAIN. Nous le prouverons! Nous le prouverons!
SIRE KAï. Alors prouvez-le, et vous verrez bien comment le Roi rend la justice! Il vous fera
ravaler vos mensonges!
SIRE AGRAVAIN. Nous le prouverons! Cette nuit même!
SIRE KAï s’énerve contre Sire Mordret, sans arrêt préoccupé par sa tenue. Esclave de la mode!
SIRE MORDRET. Il faut brûler la Reine. Il continue à épousseter ses vêtements.

108
77.

La chambre à coucher de la Reine.


La Reine Guenièvre est dans son lit. On frappe à la porte.
LA REINE GUENIÈVRE. Qui est-ce?
LE ROI ARTHUR entre. Pourquoi poses-tu la question? Qui cela peut-il être? Tu attends
quelqu’un?
LA REINE GUENIÈVRE. J’attendais la femme de chambre, Mademoiselle Keursincèr, elle
devait m’apporter un remède pour que je puisse dormir.
LE ROI ARTHUR. J’ai croisé Mademoiselle Keursincèr. Elle est déjà allée se coucher.
LA REINE GUENIÈVRE. Ah! Elle oublie toujours ce qu’on lui dit!
LE ROI ARTHUR. Pourquoi y a-t-il un si grand feu?
LA REINE GUENIÈVRE. Je grelottais, avant d’aller au lit. Il reste des braises.
LE ROI ARTHUR. Mais on vient d’ajouter deux bûches.
LA REINE GUENIÈVRE. Ah oui.
Silence.
LE ROI ARTHUR. S’il te plaît, lève-toi et viens avec moi.
LA REINE GUENIÈVRE. Où veux-tu aller à cette heure, en pleine nuit?
LE ROI ARTHUR. Je veux aller auprès de la Vierge Marie, sur la montagne. Et j’aimerais que
tu m’accompagnes et que tu passes la nuit avec moi là-bas, pour prier.
LA REINE GUENIÈVRE. Pourquoi veux-tu y aller cette nuit?
LE ROI ARTHUR. Je veux y aller.
LA REINE GUENIÈVRE. Pourquoi veux-tu y aller précisément cette nuit?
LE ROI ARTHUR. Il y a dix ans, la Sainte Vierge m’est venue en aide alors que nous étions
tous en très grand péril, tu ne t’en souviens pas?
LA REINE GUENIÈVRE, perdue dans ses pensées. Tu veux parler de la grande bataille
d’Arestuel?
LE ROI ARTHUR. Oh, Reine Guenièvre, comme tu m’aimes peu!
La Reine Guenièvre commence à pleurer, elle se lève et court vers le Roi Arthur, se jette à ses pieds, les
entoure de ses bras. Elle reste longtemps ainsi et tous deux se taisent.
LE ROI ARTHUR. L’as-tu oublié? Beaucoup de mes chevaliers gisaient morts sur le champ
de bataille. On m’avait fait prisonnier et enfermé dans une cage en fer. Tout semblait perdu.
Sur les montagnes brûlaient déjà les feux de victoire de l’ennemi. Alors vint Lancelot, la
Sainte Vierge avait entendu nos prières.
LA REINE GUENIÈVRE. Oui, Roi Arthur! Et il portait ton heaume d’or!
LE ROI ARTHUR. Il faut que tu viennes avec moi cette nuit, pour prier.
LA REINE GUENIÈVRE. J’ai ici près de moi un petit tableau représentant la Sainte Vierge, je
lui adresserai mes prières.
LE ROI ARTHUR. Où est-il?
LA REINE GUENIÈVRE. Dans la petite armoire.
LE ROI ARTHUR cherche. Je ne le trouve pas.

109
LA REINE GUENIÈVRE. Non! Il est dans la commode.
LE ROI ARTHUR arrache le tiroir. Où est-il, je ne le vois pas.
LA REINE GUENIÈVRE. Ah, il est derrière le paravent, sur le rebord de la fenêtre. C’est là
que je l’ai laissé hier soir.
LE ROI ARTHUR trouve le petit tableau. Je l’ai trouvé.
LA REINE GUENIÈVRE. Il a été béni par le pape. C’est un cadeau du Roi Marc de
Cornouailles.
LE ROI ARTHUR laisse tomber le petit tableau en bois. Voilà qu’il m’a échappé, il s’est cassé.
LA REINE GUENIÈVRE pleure.
LE ROI ARTHUR. Il n’y a pas de quoi pleurer, je vais l’apporter au menuisier, il en recollera
les morceaux. - C’est l’heure maintenant. Viens!
LA REINE GUENIÈVRE. Je ne peux pas.
LE ROI ARTHUR. Guenièvre, je te le demande.
LA REINE GUENlÈVRE. Je ne peux pas, je ne peux pas! Elle reste allongée sans bouger sur le
sol.
LE ROI ARTHUR attend un instant, puis sort.
La Reine Guenièvre reste longtemps allongée sur le sol.
LA VOIX DE SIRE LANCELOT. Guenièvre! Guenièvre!
LA REINE GUENIÈVRE. Lancelot!
SIRE LANCELOT. Viens à la fenêtre, Guenièvre, que je te voie.
LA REINE GUENIÈVRE. Je ne peux pas venir à la fenêtre. Je suis couchée par terre et je
pleure.
SIRE LANCELOT. Mais pourquoi pleures-tu, Guenièvre?
LA REINE GUENIÈVRE. Le Roi est venu, il voulait que je l’accompagne cette nuit à la
chapelle.
SIRE LANCELOT. Oui, je l’ai vu partir au clair de lune. Il avait rabattu son manteau sur sa
tête. Il ne reviendra plus cette nuit.
LA REINE GUENIÈVRE. Il vaut mieux que tu n’entres pas! J’ai peur!
SIRE LANCELOT. Quand je suis avec toi, tu n’as pas à avoir peur.
LA REINE GUENIÈVRE. N’escalade pas ce mur! J’ai l’impression qu’il a caché des espions
derrière chaque pierre.
SIRE LANCELOT. J’ai fait attention. Je n’en ai pas vu.
LA REINE GUENIÈVRE. J’ai entendu tinter du fer, dehors, dans les couloirs. Ils ont décidé
de nous attraper et de nous tuer.
SIRE LANCELOT. Ils ne nous ont encore jamais attrapés! Guenièvre, laisses-moi entrer. Aide-
moi, que je ne tombe pas!
LA REINE GUENIÈVRE va à la fenêtre et laisse entrer Sire Lancelot. Sire Lancelot, blessé dans un
combat, est couvert de sang de la tête aux pieds.
LA REINE GUENIÈVRE. J’ai peur.
SIRE LANCELOT. Je t’aime.
LA REINE GUENIÈVRE. Tu as dit que tu n’avais vu personne, pourquoi tout ce sang?

110
SIRE LANCELOT. C’est la haie d’épineux, le long du mur, qui m’a égratigné.
LA REINE GUENIÈVRE. Tu as tué les sentinelles, elles te guettaient.
SIRE LANCELOT. Ton visage est une flamme
LA REINE GUENIÈVRE. Oui. Comme si je brûlais.
SIRE LANCELOT. C’est l’éclat du feu de cheminée.
LA REINE GUENIÈVRE. Il l’a vu. Il a vu que le feu brûlait dans la cheminée.
SIRE LANCELOT. Aide-moi à ouvrir la boucle.
LA REINE GUENIÈVRE lui enlève sa ceinture. Il dépose son épée.
SIRE LANCELOT. La cotte de mailles. Ah, Guenièvre, vite! Je veux te retrouver dans ton lit.
Pourquoi ne dis-tu rien? Il l’embrasse. Ils se déshabillent, ils s’enlacent.
SIRE LANCELOT ET LA REINE GUENIÈVRE chantent.
Ils s’allongèrent dans le lit de Guenièvre
et ils firent l’amour.
Sire Mordret et ses frères font irruption dans la chambre.
SIRE AGRAVAIN, après un silence. Lève-toi, Reine Guenièvre! Où as-tu caché Lancelot? - Où
l’as-tu caché?
LA REINE GUENIÈVRE ne répond pas. Elle se lève... elle se dresse nue, majestueuse, devant les
hommes en armure. Ils n’osent pas s’approcher davantage.
SIRE AGRAVAIN cherche Sire Lancelot partout dans la chambre. Il soulève le drap. Il y a du sang
sur l’oreiller.
LA REINE GUENIÈVRE. Je saigne souvent du nez. J’ai saigné du nez.
SIRE AGRAVAIN. Tout le drap est trempé de sang.
LA REINE GUENIÈVRE. C’est mon sang.
SIRE GAHÉRIET. Il faut que j’examine ça, Madame! Quelqu’un doit vérifier -
SIRE AGRAVAIN. Il y a des gouttes de sang par terre, elles viennent de la fenêtre.
LA REINE GUENIÈVRE. Je me suis levée et je suis allée à la fenêtre.
SIRE GAHÉRIET tourne autour de la Reine nue. Il y a des taches sur votre cuisse, c’est
l’empreinte d’une main ensanglantée.
SIRE AGRAVAIN, aux hommes en armure. Cherchez-le! Prenez du feu et éclairez dans tous les
coins! Les hommes en armure prennent des bûches enflammées dans la cheminée et cherchent. Ici
aussi, il y a des gouttes de sang par terre, elles mènent à cette porte. D’où proviennent-elles,
Reine Guenièvre?
LA REINE GUENIÈVRE. J’ai voulu aller dans mon cabinet de toilette, mais la porte est
verrouillée.
SIRE AGRAVAIN secoue la porte. Où est la clef?
LA REINE GUENIÈVRE. J’ai perdu la clef.
SIRE AGRAVAIN. Quel dommage. Nous allons devoir l’enfoncer.
LA REINE GUENlÈVRE crie, terrorisée. Non! Je ne veux pas!
DES APPELS. Roi Arthur! Roi Arthur!
Lancelot surgit, il a jeté sur lui des draps et habits de Guenièvre. Il se bat et tue Aggravain.
Dans la chapelle.

111
Toujours en prière, le Roi Arthur s’affale, tombe en avant, reste au sol.

112
79.

Au point du jour.
Sur la galerie, le Roi Arthur, Sire Kaï, Sire Gauvain, Sire Mordret, Sire Gahériet et Sire Gareth
l’Enfant.
LE ROI ARTHUR, à Sire Kaï; qui regarde en bas. Y a-t-il beaucoup de monde?
SIRE KAï. Oui, Roi Arthur, une jolie foule, plus de femmes que d’hommes, c’est toujours
comme ça.
LE ROI ARTHUR. Et que disent-ils?
SIRE GAUVAIN, mauvais. Ils sont mécontents. Ils ont raison d’être mécontents!
SIRE KAï. Je peux pas dire, j’ai pas vraiment bien écouté.
SIRE MORDRET. Que vient de dire mon demi-frère, Sire Gauvain? Il reste fidèle au Roi,
j’espère? Et pour le droit et la loi?
SIRE GAUVAIN. Bien sûr! Mais ce qui arrive maintenant, ça n’aurait pas dû arriver, je ne
comprends pas, ça me dépasse complètement.
LE ROI ARTHUR. Des chevaliers de ma Table Ronde se sont-ils aussi rendus sur le lieu de
l’exécution?
SIRE KAï. Quelques-uns y sont allés, mais la plupart se sont excusés.
LE ROI ARTHUR. Il faut qu’ils y soient! Quel genre d’excuses ont-il donné?
SIRE KAï. Sire Girflet a dit qu’il avait un voyage urgent à faire, Sire Dodinel marie sa sœur
aujourd’hui, Sire Orilus a dû rentrer chez lui pour des affaires d’héritage, et Sire Mador de la
Porte -
SIRE GAUVAIN. Et moi non plus, je n’y suis pas! Et mon excuse, c’est que tout ce cirque ne
me plaît pas! Aux frères. Que faites-vous ici? Votre place est là-bas! C’est vous qui avez tout
manigancé!
SIRE GARETH L’ENFANT. Moi pas!
SIRE GAUVAIN. Pourtant tu y étais! Vous avez même entraîné le petit là-dedans! Vous
n’avez plus qu’à vous installer et à regarder ce que vous avez mijoté! Moi, je ne veux pas voir
brûler la Reine!
SIRE MORDRET. On y va, on y va! Je voulais juste regarder le cortège depuis ici.
SIRE KAÏ. Si tu penses sérieusement, Sire Gauvain, qu’il y a quelque chose qui cloche dans
cette condamnation, tu aurais pu le dire au procès.
SIRE GAUVAIN. Que pouvais-je bien dire, je ne sais rien, je n’étais pas dans le coup quand
vous avez combiné tout ça.
SIRE MORDRET. Combiné?
SIRE KAï à la fenêtre, regarde en bas. Maintenant, toute la meute est arrivée sur la place. Voilà
un type avec un papelard et il lit.
SIRE GAUVAIN. Je vais rejoindre mes chiens, je me sens mieux avec eux. Il sort.
SIRE MORDRET accompagne sa sortie en aboyant.
SIRE KAï, à la fenêtre, regarde en bas. Il sait même pas lire, à voir comment il se tortille. Il fait
que tripoter son papelard devant son nez, ferait mieux de nettoyer ses besicles. Ils donnent
un poste pareil à un type qui reste planté là et qui arrive même pas à lire une simple
annonce.

113
SIRE MORDRET. Il s’agit de la condamnation à mort.
SIRE KAï, à la fenêtre, regarde en bas. Oui oui, là ils commencent, ils agitent leurs pinceaux
dans tous les sens et aspergent les spectateurs et les ramollissent avec leur eau bénite. Ils
voudraient inonder la place qu’ils s’y prendraient pas autrement! C’est vrai qu’il n’a pas
beaucoup plu cette année. Ils sont encore capables d’asperger tellement qu’après, le feu aura
du mal à prendre. Il faudrait pas que ça arrive, ce serait une honte, impossible à rattraper! Le
feu, c’est le plus important! Ils sont venus pour ça!
SIRE MORDRET. Et tu vois la Reine?
SIRE KAï à la fenêtre, regarde en bas. Non, je la vois pas. J’arrive pas à la voir. D’ailleurs je veux
pas la voir.
SIRE MORDRET. Tu devrais pourtant la voir! Avec ses cheveux blonds!
SIRE KAï, à la fenêtre, regarde en bas. Bien content de pas les voir, ses cheveux blonds... Et
voilà une sacrée bousculade, tout à coup... ils veulent rien manquer, ils veulent profiter du
spectacle jusqu’au bout, pour avoir quelque chose à raconter plus tard, quand ils seront chez
eux à tuer le temps comme ils peuvent. C’est qu’on voit pas ça tous les jours... c’est pour
ainsi dire Noël et la Pentecôte d’un coup! Une si belle fête!
LE ROI ARTHUR. Kaï!
SIRE KAï pleure. Et comment je pourrais dire autrement, Roi Arthur! Tu veux peut-être que je
fasse un poème?
SIRE MORDRET. On ne parle pas ainsi de la fin d’une reine, même si elle a commis un crime.
SIRE KAï. Mais vous êtes encore là? À présent, terminé là en haut! Débarrassez-moi la
galerie! Le Roi est le seul autorisé et peut-être je vais rester, au cas où il aurait besoin de moi.
SIRE MORDRET. Mais le Roi aussi doit se rendre sur le lieu de l’exécution!
SIRE KAï. Pas du tout, il n’est pas obligé! D’après la loi, c’est pas nécessaire. Tu voudrais
apprendre au Roi où est son devoir! Il oblige les trois frères à descendre de la galerie, Sire Gareth
l’Enfant lui échappe et se cache. Il finira bien par se montrer!
LE ROI ARTHUR. Je n’ai pas besoin de toi, Kaï.
SIRE KAï. Peut-être quand même que si, Roi Arthur. Un roi dans une situation pareille! On
sera peut-être bien content d’avoir encore quelqu’un de compréhensif dans les parages.
LE ROI ARTHUR. Allez, va!
SIRE KAï. Je peux bien te le dire maintenant: par une journée aussi noire que ça, je suis
vraiment content de ne pas avoir retiré l’épée, à l’époque, de l’avoir laissée dans la pierre. J’ai
vraiment eu du nez.
LE ROI ARTHUR. Va, va.
SIRE KAï. Bon, d’accord, j’y vais. Je vais renifler un peu ce que les gens disent. Il descend.
Sur une autre partie de la galerie, Sire Mordret est réapparu sans qu’on le remarque. Maintenant qu’il
n’a plus de témoins et n’a plus besoin de se contrôler, on voit qu’il est fébrile. Il observe par la fenêtre
les préparatifs pour l’exécution de la Reine Guenièvre.
Le Roi est seul. Il jette un coup d ‘œil effaré en bas, vers le lieu de l’exécution . . il ne peut supporter
cette vision, tire le rideau pour obstruer la fenêtre.
SIRE GARETH L’ENFANT apparaît derrière le rideau.
LE ROI ARTHUR. Mais que fais-tu encore ici?
SIRE GARETH L’ENFANT. Je ne peux pas descendre.
LE ROI ARTHUR, furieux. J’ai ordonné que vous y alliez. J’ai ordonné que vous y assistiez.

114
SIRE GARETH L’ENFANT. Oui, Roi Arthur, mais je ne peux pas.
LE ROI ARTHUR. « Je ne peux pas»! - Tu penses que la condamnation que j’ai prononcée
n’était pas juste?
SIRE GARETH L’ENFANT. Si. Puisque mes frères étaient là, quand on a découvert l’infidélité
de la Reine.
LE ROI ARTHUR. Alors tu es au courant!
SIRE GARETH L’ENFANT. Je n’ai rien vu. Parce que moi, en fait, ils ne m’emmènent jamais
avec eux quand ils ont quelque chose en tête. Ils disent que je moucharde. Et pourtant je ne
trahis jamais quand j’ai donné ma parole d’honneur.
LE ROI ARTHUR lui crie. Si tu trouves que sa condamnation est juste, alors toi aussi tu dois
supporter qu’on la brûle!
SIRE GARETH L’ENFANT. Je ne peux pas! C’est trop horrible!
LE ROI ARTHUR. Tu veux pourtant devenir chevalier
SIRE GARETH L’ENFANT. Oui, c’est ce que je veux.
LE ROI ARTHUR. Alors tu dois aussi apprendre à tuer.
SIRE GARETH L’ENFANT. Bien sûr! C’est autre chose.
LE ROI ARTHUR. Pourquoi est-ce autre chose?
SIRE GARETH L’ENFANT. Parce que c’est dans un combat, et qu’alors je serai prêt à mourir
moi aussi.
LE ROI ARTHUR. Mais si tu es fort et que l’autre est plus faible que toi?
SIRE GARETH L’ENFANT. Alors je ne me battrai pas contre lui. Ce serait déloyal.
LE ROI ARTHUR. Mais si l’autre, qui est plus faible que toi, est un traître ou un gredin qui
cause du tort à des gens plus faibles que lui?
SIRE GARETH L’ENFANT. Dans ce cas, il faudra bien que je me batte contre lui.
LE ROI ARTHUR, agité, veut se justifier à ses propres yeux. Tu vois! Il ne s’agit pas de savoir si
l’autre est faible ou aussi fort que toi, ce ne sont que des idioties, ils appellent ça l’esprit
sportif, il s’agit de savoir si ta cause est juste.
SIRE GARETH L’ENFANT pleurniche. Mais je ne peux pas y aller! J’ai pitié!
LE ROI ARTHUR. Je comprends que tu n’y ailles pas avec plaisir, Gareth. Si tu prenais plaisir
à regarder ça, comment on brûle la Reine, tu serais un être mauvais. C’est une chose terrible,
une vision terrible pour tout homme sensible... Tu dois devenir adulte. Quel âge as-tu,
Gareth?
SIRE GARETH L’ENFANT. Je vais avoir quinze ans.
LE ROI ARTHUR. Alors tu seras peut-être adoubé chevalier l’année prochaine.
SIRE GARETH L’ENFANT. Sire Lancelot me l’a promis, si je suis brave.
LE ROI ARTHUR. À moins que tu ne préfères choisir un autre métier?
SIRE GARETH L’ENFANT. Non! Je suis sûr que je suis assez brave!
LE ROI ARTHUR. On peut aussi prouver sa bravoure dans d’autres métiers.
SIRE GARETH L’ENFANT. Non, je ne le crois pas.
LE ROI ARTHUR. Par exemple en étant ermite.
SIRE GARETH L’ENFANT. Non! Les ermites fuient la vie. Ils passent leur temps à éviter les
difficultés.

115
LE ROI ARTHUR. Oui, mais je crois qu’il peut y avoir de la bravoure à renoncer à la vie
aventureuse. - Ou marchand?
SIRE GARETH L’ENFANT. Non. Ils ne pensent qu’à leur propre profit. Je veux me mettre au
service des autres et les protéger.
LE ROI ARTHUR. Ou bien artiste? Lorsqu’un troubadour arrive à la Cour, tout le monde
l’écoute avec plaisir chanter les héros et les aventures. Parfois un chevalier ou une dame
fredonne une de ces chansons de troubadours... Guenièvre chantait si bien...
SIRE GARETH L’ENFANT. Je connais aussi quelques chansons.
LE ROI ARTHUR. Connais-tu « Can vei la lauzeta mover... »?
SIRE GARETH L’ENFANT. J’en connais un couplet.
Il chante.
« Can vei la lauzeta mover
de joi sas al as contra rai que
s’oblid’e s laissa chazer
per la doussor c’al cor Ii vai, ailas! »
C’est Sire Lancelot qui me l’a apprise.
LE ROI ARTHUR. Une très belle chanson. Guenièvre la connaissait aussi.
SIRE GARETH L’ENFANT. Mais je ne veux pas devenir troubadour!
LE ROI ARTHUR. Et pourquoi pas? Tu as une si belle sensibilité, tu as certainement du
talent.
SIRE GARETH L’ENFANT. Je préférerais faire toutes les expériences par moi-même! C’est
pour cela que je préférerais devenir chevalier. C’est pourtant évident! - Pourquoi me
demandes-tu tout cela?
LE ROI ARTHUR. Parce que j’avais ton âge quand j’ai retiré l’épée de la pierre. J’avais
quatorze ans.
SIRE GARETH L’ENFANT. Ah oui, la fameuse histoire!
LE ROI ARTHUR. Tu connais cette histoire?
SIRE GARETH L’ENFANT. Bien sûr! Tout le monde la connaît! Elle figure dans le livre de
lecture.
LE ROI ARTHUR. Elle te plaît, cette histoire?
SIRE GARETH L’ENFANT. Oui, beaucoup.
LE ROI ARTHUR. Qu’en as-tu pensé, lorsque tu l’as lue?
SIRE GARETH L’ENFANT. J’ai pensé que moi aussi, j’aimerais devenir un glorieux chevalier
et être à la Cour du Roi Arthur, comme mon frère Gauvain.
LE ROI ARTHUR. Et comme Sire Lancelot.
SIRE GARETH L’ENFANT. Oui, comme Sire Lancelot! Je le trouve...
Il cherche un mot du langage des jeunes.
LE ROI ARTHUR, doucement, prudemment. Super?
SIRE GARETH L’ENFANT. Super, oui!
LE ROI ARTHUR. Je vais te dire maintenant pourquoi je te demande tout cela. En fait, je ne
sais pas si j’ai toujours bien agi.
SIRE GARETH L ‘ENFANT rit.

116
LE ROI ARTHUR. Tu te moques de moi.
SIRE GARETH L’ENFANT. Non, je ris parce que tu joues la comédie.
LE ROI ARTHUR. Pourquoi devrais-je te jouer la comédie, Gareth?
SIRE GARETH L’ENFANT. C’est clair: pour que je tombe dans le panneau, bien sûr! Mais je
n’y tomberai pas.
LE ROI ARTHUR. Explique-moi ça, Gareth.
SIRE GARETH L’ENFANT. Le Roi agit toujours bien, sinon il ne serait pas le Roi. C’est
impossible qu’il doute.
LE ROI ARTHUR. Vraiment.
SIRE GARETH L’ENFANT, triomphant. Sinon, tu n’aurais pas pu retirer l’épée Excalibur de la
pierre! Sinon, n’importe qui aurait pu la retirer!
LE ROI ARTHUR. Va, maintenant.
SIRE GARETH L’ENFANT hésite. Bon d’accord, j’y vais.
LE ROI ARTHUR. Tu as oublié ton épée! Il veut lui lancer l’épée.
SIRE GARETH L’ENFANT. Je ne prends pas mon épée. Parce que je n’aimerais pas... je veux
dire, s’il venait quand même...
LE ROI ARTHUR. Tu penses que Sire Lancelot va venir et délivrer la Reine Guenièvre?
SIRE GARETH L’ENFANT. Si j’étais Sire Lancelot, je viendrais et je délivrerais la Reine
Guenièvre.
LE ROI ARTHUR, dans une grande agitation. S’il pouvait venir! S’il pouvait venir! - Moi aussi,
j’y ai déjà pensé! Il attrape Sire Gareth, veut l’attirer contre lui, le serrer dans ses bras.
SIRE GARETH L’ENFANT, décontenancé, crie. Vive le Roi! Il court vers l’escalier.
LE ROI ARTHUR. Fais attention, tu vas tomber!
SIRE GARETH L’ENFANT part en courant.

117
Prières

Près du bûcher, les gens pleurent et prient. Leurs prières bourdonnent et montent vers Dieu
dans le ciel, un vol de colombes blanches, puis disparaissent dans l’oreille grande ouverte de
Dieu.
Maintenant, le Roi Arthur écarte le rideau d’un geste résolu et se met à la fenêtre. Mais il n’ose pas
regarder en bas. Il reste là, détournant la tête.
Sire Kaï revient.
SIRE KAï. J’ai circulé là en bas et j’ai ouvert mes oreilles; les uns ont dit que... et ailleurs, on
disait que... bon, voilà que j’ai oublié ce qu’ils racontaient! J’ai pas arrêté de me le répéter en
montant l’escalier, et là, ça m’a échappé, ça m’est complètement sorti de la tête. J’aurais dû le
noter! Du coup, maintenant, je ne peux rien te dire du tout, Roi Arthur, mince alors! ... Mais
bon, ce n’est peut-être pas non plus nécessaire de rajouter quelque chose.
LE ROI ARTHUR. Oui oui. Dehors, tout est devenu silencieux. Que font-ils à présent?
SIRE KAï. Ils prient.
LE ROI ARTHUR. Nous devons prier aussi! Quelle prière allons-nous dire?
SIRE KAÏ. Je ne sais pas! Pour moi aussi, tout ça c’est nouveau!
LE ROI ARTHUR. Je vais dire le Notre Père.
SIRE KAï. Elle regarde vers nous!
LE ROI ARTHUR. Mon Dieu! Elle me voit? Il se baisse.
SIRE KAï. Mais tu n’es pas à la fenêtre, tu es agenouillé. Donc elle ne peut pas te remarquer.
LE ROI ARTHUR. Je ne peux pas me tenir debout. J’ai mal aux genoux.
SIRE KAÏ. Tu veux que je t’aide, Roi Arthur? - Elle regarde toujours vers nous. Ils sont en
train de l’attacher au poteau.
LE ROI ARTHUR. Ah, je ne peux pas me tenir debout. Il tente de se lever, retombe. Sire Kaï le
soulève, à présent le Roi est obligé de regarder dehors. Je ne pouvais pas faire autrement, Kaï! Je
devais la condamner! La justice, tu comprends, Kaï!
SIRE KAÏ. Je comprends.
LE ROI ARTHUR. La loi doit être appliquée, tu comprends? Le principe!
SIRE KAÏ. Je comprends.
LE ROI ARTHUR. Que je sois concerné personnellement, là n’est pas la question. - Tu arrives
encore à me soutenir?
SIRE KAÏ. Oui, oui.
LE ROI ARTHUR. Là-bas au fond, je vois un tourbillon de poussière dans le ciel. Tu vois,
Kaï?
SIRE KAï. Non, je ne vois rien.
LE ROI ARTHUR. Est-ce de la poussière ou est-ce une boule? - Oui, c’est une boule qui
dévale la montagne. Une boule d’or!
SIRE KAï. Mais que vois-tu au juste?
LE ROI ARTHUR. Maintenant, il y a tout un nuage autour, la boule d’or s’éloigne au-dessus
des cimes des arbres, la vois-tu, Kaï?
SIRE KAï. Non. J’ai vraiment besoin de lunettes.

118
SIRE MORDRET, à sa fenêtre, d’une voix stridente. Le bourreau enfonce la torche enflammée
dans le bûcher! Elle brûle! Elle brûle!
LE ROI ARTHUR. Lancelot! - Kaï, c’est Lancelot!
SIRE KAï. Pas possible.
LE ROI ARTHUR. C’est Lancelot! Je le savais!
SIRE KAï part en courant. Il faut que j’y aille!
LE ROI ARTHUR. Gareth, nous avions raison!
Sire Mordret, hurlant d’excitation et brandissant à deux mains son épée devant lui, dévale l’escalier.
Clameur. Bruit de combat.
LE CHANTEUR.
Alors le chevalier Lancelot
enleva la sublime femme
l’enfant malade cria en dormant
sa robe d’un bleu étincelant
au vent, ses cheveux de flamme.

Le soleil suspendit sa course


cela une demi-heure durant
La pénombre sur le monde resta
et le jardinier s’en alla
cueillir six cadavres au champ.
Silence.
Une fois le combat terminé, les portes s’ouvrirent brusquement, on ramena les morts à
l’intérieur.

Le Roi Arthur était en haut et écoutait les noms. Sire Gahériet était du nombre. Il le vit
étendu, mort, sur la civière. En bas se tenait la foule qui levait les yeux, mais le Roi Arthur ne
disait rien. Ensuite arriva Sire Mordret. Il portait dans les bras un paquet, sur lequel il avait
jeté son manteau. Il traversa toute la salle et la foule s’écarta devant lui. Lorsqu’il se trouva
juste sous les yeux du Roi Arthur, il s’arrêta. Il rejeta le manteau. - Gareth aussi! gémit le Roi
Arthur. Par-dessus la balustrade, il regardait fixement le corps de l’enfant que Sire Mordret
lui tendait, le visage crispé par l’effort. Le Roi Arthur ne pouvait détourner les yeux et Sire
Mordret resta ainsi, le cadavre à bout de bras malgré ses faibles forces, une heure durant.

119
80.
Joyeuse Garde

Au château de Joyeuse Garde. Une fenêtre murée. La Reine Guenièvre, Sire Lancelot.
LA REINE GUENIÈVRE. Pourquoi la fenêtre est-elle murée?
SIRE LANCELOT. Elle donne sur la cour où étaient les deux géants.
LA REINE GUENIÈVRE. Mais tu les as vaincus!
SIRE LANCELOT. Oui. Mais ils avaient beau être partis, je continuais à les voir là en bas.
Alors j’ai fait murer la fenêtre.
LA REINE GUENIÈVRE. Aha, c’est donc ici la Chambre de la Peur.
SIRE LANCELOT. À Joyeuse Garde, la peur n’existe pas.
LA REINE GUENIÈVRE. À l’époque, quand tu as délivré Douloureuse Garde des terribles
géants, c’est là que j’ai entendu dire pour la première fois: Sire Lancelot est le Meilleur
Chevalier du Monde.
SIRE LANCELOT chantonne doucement.
Qui donc la vevez dancar – eya
e son gent curs deportar – eya
beb pogra dir de vertat - eya
LA REINE GUENIÈVRE. Il faut que j’apprenne le français.
SIRE LANCELOT. Oui, car nous donnerons des soirées, les troubadours se succèderont, on
entendra partout des rires et des bavardages et on parlera français quand des comédiens et
des marchands de tissus viendront, quand tu essaieras des étoffes de soie, quand tu parleras
littérature avec les dames et avec nos hôtes de France - tu n’y crois pas!
LA REINE GUENIÈVRE. Je ne sais dire qu’une chose en français: je ne mange pas des
escargots .
SIRE LANCELOT. As-tu déjà été dans toutes les chambres?
LA REINE GUENIÈVRE. Pas dans toutes. J’en ai encore découvert trois aujourd’hui.
SIRE LANCELOT. Lesquelles?
LA REINE GUENIÈVRE. Elles se ressemblent toutes. Ce sont toutes des chambres vides et
noires.
SIRE LANCELOT. Elles sont vides parce que tu n’étais pas là.
LA REINE GUENIÈVRE. Mais toi, tu étais là.
SIRE LANCELOT ne dit rien.
LA REINE GUENIÈVRE. J’ai entrepris de donner un nom à chaque chambre. Je fais le tour,
j’essaie de trouver la bonne clef, je les ouvre et dans chacune je dépose quelque chose. La
Chambre du Paon. On y trouve la plume de paon que tu m’as apportée hier. La Chambre au
Bouton. J’ai ôté un de mes boutons et l’y ai déposé. La Chambre à la Pomme. On y trouve
une pomme. La Chambre de l’Horloge, - parce que l’on peut y lire l’heure au soleil; j’y suis
restée hier toute la journée et j’ai regardé les rayons de soleil avancer sur le plancher. La
Chambre de l’Oiseau - mais il faut que je lui trouve un autre nom, le chardonneret est mort.
Quand je suis entrée ce matin, il était par terre, mort.
SIRE LANCELOT. Nous allons donner un autre nom à cette chambre! Nous y entrerons
ensemble et le premier mot qui nous viendra à l’esprit, à toi ou à moi - c’est ainsi que nous
l’appellerons!

120
LA REINE GUENIÈVRE. Et si rien ne nous vient à l’esprit?
SIRE LANCELOT. Alors nous l’appellerons la Chambre Sans Nom.
LA REINE GUENIÈVRE. À Camelot, chaque chambre et chaque recoin étaient remplis de
notre histoire.
SIRE LANCELOT. Ah, Guenièvre, ici, tu ne te plais pas!
LA REINE GUENIÈVRE. La bibliothèque, avec le jeu d’échecs sur le rebord de la fenêtre...
SIRE LANCELOT. Le jeu d’échecs de Morgane la Fée...
LA REINE GUENIÈVRE. Dont on disait que seul pouvait gagner celui qui n’avait encore
jamais aimé une femme...
SIRE LANCELOT. Et j’ai perdu!
LA REINE GUENIÈVRE. Sire Agravain se tenait derrière toi et regardait...
SIRE LANCELOT. Un peu plus et il découvrait tout!
LA REINE GUENIÈVRE. La fenêtre d’où l’on voit la prairie au bord du fleuve, tu m’y
attendais sous les saules.
SIRE LANCELOT. Et la table, la table ronde.
LA REINE GUENIÈVRE. Je ne m’y suis jamais assise.
SIRE LANCELOT. Mais j’y ai gravé tes initiales.
LA REINE GUENIÈVRE rit. Tu étais amoureux comme un gamin, à l’époque!
SIRE LANCELOT. Et sur l’escalier de la tour...
LA REINE GUENIÈVRE. Et notre place sur la galerie, où je me tenais toujours entre toi et le
Roi Arthur, lorsqu’on donnait une fête...
SIRE LANCELOT. Et Arthur...
LA REINE GUENlÈVRE. Tu penses toujours à Arthur...
SIRE LANCELOT détourne la conversation. Quelle belle idée de donner des noms aux
chambres vides de Joyeuse Garde. Je n’y ai pas vécu, même quand j’y séjournais. Mon cœur
et mes pensées n’étaient jamais ici.
LA REINE GUENIÈVRE. Une des chambres s’appellera la Chambre de l’Encrier, j’y ai déjà
déposé un encrier.
SIRE LANCELOT. À qui penses-tu écrire?
LA REINE GUENIÈVRE. A toi, je n’ai plus besoin d’écrire, puisque tu es toujours là. Silence.
SIRE LANCELOT. Au Roi Arthur... Silence. N’est-ce pas une bonne chose que les chambres
soient vides? Ainsi, elles n’ont rien qui pourrait te déplaire.
LA REINE GUENIÈVRE. Et rien qui me fasse peur. Silence. Tôt ce matin, j’ai entendu des
étrangers dans la cour. Ils parlaient de Camelot.
SIRE LANCELOT. Oui.
LA REINE GUENIÈVRE. Tu ne m’en as rien dit.
SIRE LANCELOT. J’ai oublié.
LA REINE GUENIÈVRE. Non, tu n’as pas oublié, je le sais.
SIRE LANCELOT. Non, je n’ai pas oublié. Silence. Le clan Orkney pousse à la guerre contre
moi.
LA REINE GUENIÈVRE. Sire Gauvain aussi, qui était pourtant ton ami?

121
SIRE LANCELOT. Oui. Parce que j’ai tué Gareth.
LA REINE GUENIÈVRE. Mais tu ne l’as pas tué! Ce n’était pas ta faute! Chaque jour tu te
culpabilises... Quelle est l’attitude du Roi Arthur?
SIRE LANCELOT. Oh, Guenièvre! Silence.
LA REINE GUENIÈVRE. Quelle chance nous avons! Enfin, plus personne qui écoute aux
portes, plus de regards méfiants tu n’as plus à te cacher la moitié de la nuit dans l’armoire
plus de messages codés... plus de mensonges... plus de domestiques à soudoyer... Je n’ai plus
à veiller dans mon lit ni à attendre pour rien, plus à m’inquiéter pour toi! ... Nous pouvons
parler ensemble, la journée entière jusqu’au soir et le lendemain matin encore, personne ne
nous en empêche, personne ne nous soupçonne... plus de baisers qui offensent qui que ce
soit... Elle s’interrompt.
SIRE LANCELOT. Pourquoi tu ne continues pas?
LA REINE GUENIÈVRE. Oh, Lancelot!
SIRE LANCELOT. À quoi penses-tu?
LA REINE GUENIÈVRE ne répond pas.
SIRE LANCELOT. Tu penses au Roi Arthur.
LA REINE GUENIÈVRE. Oui.
SIRE LANCELOT. Tu penses à lui, tu penses que tu veux aller le retrouver.
LA REINE GUENIÈVRE. Oui. - Doucement. S’il veut encore de moi.
SIRE LANCELOT. Tu ne m’aimes plus?
LA REINE GUENIÈVRE. C’est parce que je t’aime que j’ai pensé à cela.
SIRE LANCELOT crie. Mais tu ne peux pas y retourner!
LA REINE GUENIÈVRE. Tu vois! Tu as pensé la même chose!
SIRE LANCELOT ment. Non, Guenièvre, non, non! Non! Non! Non!

122
82.

Sur la galerie. Le Roi Arthur sur le trône, à côté de la tapisserie du royaume; Sire Kaï, des
chevaliers. De l’autre côté, Sire Mordret, Sire Gauvain.
Préparatifs pour l’arrivée de la Reine Guenièvre et de Sire Lancelot, nervosité.
SIRE GAUVAIN. Sont-il déjà là?
SIRE MORDRET. Oui, oui, ils sont déjà à la porte. Ils attendent de faire leur entrée. À ce
qu’on dit, elle tient un rameau d’olivier à la main, il ne manque que les ailes et l’ange de
l’innocence serait parfait.
SIRE GAUVAIN. Je suis heureux qu’elle revienne, je dois bien l’avouer.
SIRE MORDRET. Et Agravain? Et Gahériet? Et Gareth?
SIRE GAUVAIN. Oui, nom de nom! Je ne sais pas comment je vais faire pour supporter sa
vue quand il entrera, celui qui a tué mes frères!
SIRE MORDRET. Il a un sauf-conduit, le Roi le lui a garanti. Tu ne peux rien lui faire, tu dois
rester bien tranquille et faire bonne figure.
SIRE GAUVAIN, furieux. Bonne figure!
SIRE MORDRET. Évidemment, sur le chemin de Douvres...
SIRE GAUVAIN. Quoi, sur le chemin de Douvres?
SIRE MORDRET. Je pensais juste...
SIRE GAUVAIN. Espèce de porc sournois, espèce de traître!
SIRE MORDRET. Très bien, alors il embarquera et il fera voile vers la France.
SIRE GAUVAIN. Il a été mon ami pendant tant d’années! Je n’arrive pas à me faire à l’idée
qu’un tel malheur nous tombe dessus!
SIRE MORDRET. Il nous déteste! Il déteste toute notre famille! Et toi, il te déteste aussi. Il ne
supporte pas que le Roi Arthur t’aime autant que lui.
SIRE GAUVAIN regarde en contrebas vers l’entrée, veut changer de sujet. Quand est-ce que ça
commence? Qui donne le signal?
SIRE MORDRET. Le Roi, bien sûr.
SIRE GAUVAIN. Pourquoi ne le donne-t-il pas?
SIRE MORDRET. Le Roi est devenu indécis, ces derniers temps. Ce n’est pas bon pour l’État.
SIRE GAUVAIN crie en direction du Roi Arthur. Roi Arthur! Donne le signal!
LE ROI ARTHUR. Ouvrez les portes!
Les portes s’ouvrent. Dans un premier temps, le nonce apostolique entre seul. À petits pas
saccadés, il a presque atteint le milieu de la salle quand enfin apparaissent Sire Lancelot et la
Reine Guenièvre. Tous deux font penser à des acteurs amateurs qui ne sont pas à la hauteur
du rôle qu’ils ont àjouer. La Reine Guenièvre tient un rameau d’olivier comme un accessoire
qu’on lui aurait mis dans la main au dernier moment, en coulisse, sans lui dire quoi en faire.
Elle tente de sourire. Sire Lancelot conduit la Reine Guenièvre par la main. Il s’efforce de
dissimuler que cet instant est tragique pour lui, et en même temps gênant, ce qui raidit ses
gestes et leur donne une solennité exagérée. Ils s’inclinent tous deux devant le Roi.
LA REINE GUENIÈVRE, raide, comme récitant un rôle. Mon Roi redouté et adoré!
SIRE MORDRET crie, depuis en haut. Charmant!

123
LE ROI ARTHUR se lève, s’avance vers la balustrade.
SIRE LANCELOT, raide, comme récitant un rôle. C’est en toute humilité, suivant le vœu du
Pape et le désir du Roi, que j’ai reconduit la Reine Guenièvre à la Cour. Quant à moi, il n’y a
rien que je souhaite davantage au monde que d’entrer à nouveau en grâce auprès du Roi.
SIRE MORDRET intervient en criant. Où est mon petit frère Gareth? Où sont mes frères, Sire
Lancelot?
SIRE LANCELOT. Je certifie, sur ma vie et sur mon honneur, que je ne me suis rendu
coupable d’aucune faute délibérée.
SIRE GAUVAIN crie. Un chevalier fourbe et hypocrite, voilà ce que tu es!
SIRE LANCELOT, vers Sire Gauvain. Tu me blesses en pensant cela, Gauvain! J’ai toujours été
ton ami.
SIRE MORDRET. Tu as un sauf-conduit parce que tu ramènes la Reine, mais nous n’avons
pas oublié que tu es un assassin.
LE ROI ARTHUR, à Guenièvre. Reine Guenièvre, monte me rejoindre! Ta place est à nouveau
à côté de moi, là où tu étais assise autrefois. Sire Lancelot conduit la Reine Guenièvre jusqu’au
pied de l’escalier, puis elle gravit seule les étroites marches. Le Roi Arthur conduit la Reine Guenièvre
à sa chambre.
SIRE LANCELOT crie vers la galerie. Écoute-moi, Gauvain! Toi, là-haut! Tu ne dois pas me
traiter d’assassin! Personne n’a le droit de me traiter d’assassin!
SIRE GAUVAIN. Ai-je dit assassin?
SIRE MORDRET. Moi, je l’ai dit. Gareth était désarmé comme un enfant qui court dans la
prairie pour aller jouer.
SIRE GAUVAIN. Gareth! Gareth!
SIRE LANCELOT. Tout le monde sait que je ne tue pas ceux qui sont désarmés, toi aussi tu le
sais, Gauvain!
SIRE GAUVAIN. Gareth est mort!
SIRE LANCELOT. Oui, Gareth est mort, mais je... il a...
SIRE MORDRET. Tu bafouilles!
SIRE LANCELOT. Oui, je l’aimais! ... Il venait... Il a si souvent dormi dans ma tente il voulait
porter mon épée... chevaucher avec moi et s’asseoir à mes côtés... m’écouter... Je l’aimais
beaucoup...
SIRE MORDRET. Qu’est-ce que tu marmonnes? Tu comprends ce qu’il dit, Gauvain?
SIRE GAUVAIN, à Sire Lancelot. Tu l’as tué!
SIRE LANCELOT, de plus en plus nerveux. Je ne sais pas... je ne sais pas... je n’ai pas levé le
bras contre lui...
SIRE MORDRET. Quoi? - Tu as tué cet enfant par vengeance, parce que nous avons
découvert que tu trahissais le Roi.
LE NONCE. Paix! Paix! Paix!
SIRE GAUVAIN. Le Pape peut bien faire sa paix, nous faisons la nôtre.
SIRE LANCELOT. Moi? ... Ce n’est pas moi... je le voyais... Il était là, devant le cheval... Le
cheval, c’est le cheval qui l’a...
SIRE MORDRET. J’ai entendu « cheval », Gauvain! L’assassin est un cheval. Nous devons
nous venger sur un cheval!

124
LE NONCE. Paix! Paix! Paix!
SIRE GAUVAIN. Pars, Lancelot! Va jusqu’à Douvres, va sans armes, tu as un sauf-conduit!
Le Roi Arthur réapparaît.
SIRE MORDRET. Oui, va sans armes! Gauvain ne tue pas ceux qui sont désarmés!
SIRE LANCELOT. Mais, Gauvain...
SIRE GAUVAIN. Je n’écoute pas!
SIRE LANCELOT. Souviens-toi, Gauvain, dans combien de batailles nous nous sommes
battus côte à côte! Tu as paré les coups qui visaient ma tête, et j’ai paré les coups dirigés sur
ta tête...
SIRE MORDRET. Tu n’as plus de voix?
SIRE LANCELOT. Et combien, parmi ceux que je vois ici, me doivent la vie! Pense à la
bataille d’Arestuel, quand vous étiez prisonniers et en danger de mort...
SIRE MORDRET. Pardon? ,
SIRE LANCELOT... . et quand je vous ai libérés, et quand j’ai transformé la défaite en
victoire...
SIRE MORDRET. Parle plus fort! Là en haut, nous ne comprenons pas un mot!
SIRE LANCELOT. Tu ne te souviens pas, Gauvain?
SIRE GAUVAIN. Oui, oui.
SIRE MORDRET. Dieu ne permet sans doute pas que ta voix de menteur parvienne jusqu’ici!
Nous ne comprenons pas un mot.
SIRE LANCELOT. Gauvain!
SIRE GAUVAIN. Tu as beaucoup fait pour le Roi, mais à présent le Roi veut que tu quittes
son pays.
SIRE LANCELOT. Roi Arthur, c’est ce que tu veux?
LE ROI ARTHUR. Réconciliez-vous! Réconciliez-vous!
SIRE GAUVAIN. Je ne me réconcilierai pas. Si tu envisages de le reprendre, je pars demain et
ne reviendrai plus. Mais je ne serai pas en paix tant que mes frères ne seront pas vengés!
SIRE LANCELOT. Est-ce ta volonté que je quitte ton pays?
LE ROI ARTHUR se détourne.
SIRE LANCELOT. Tu te détournes. Alors je vais retirer mon armure, te donner mon épée et
mon bouclier, qu’ils restent à Camelot, là où était ma place à la Table Ronde; puis je quitterai
ton pays. J’irai à pied à Douvres, je rentre dans ma patrie et ne reviendrai plus jamais, sauf si
tu es en danger et si tu m’appelles.
SIRE GAUVAIN. Personne ne t’appellera! Le Roi n’a pas besoin de toi tant que je suis là. Va
te cacher en France. Je te trouverai! Même si tu te suspends au ciel avec des chaînes! Je te
décrocherai!
Sire Lancelot a déposé l’armure, l’épée et le bouclier, il quitte la salle. Le Roi éclate en lamentations et
en cris déchirants, il arrache du mur la tapisserie du royaume et s’en recouvre.

125
84.

Sire Mordret est assis devant la tapisserie où le Roi Arthur s’est enveloppé.
LE ROI ARTHUR, dans la tapisserie, crie. Merlin! Merlin!
SIRE MORDRET. Tu dois partir à la guerre en France. Qui te remplacera pendant ce temps?
LE ROI ARTHUR, dans la tapisserie. Merlin! Merlin!
SIRE MORDRET. Tout le royaume attend, tu dois décider aujourd’hui.
LE ROI ARTHUR s’extrait de la tapisserie. Ah, c’est toi!
SIRE MORDRET. Je passais par là, je t’ai entendu appeler.
LE ROI ARTHUR. Ah bon - tu m’as entendu appeler? C’est Merlin que j’appelais. Je voudrais
tant que Merlin soit là. J’étais dans le noir et je criais. Quand nous traversions une crise,
Merlin savait toujours quoi faire. Certes, le plus souvent, il ne pouvait pas repousser le
malheur quand il nous était destiné, mais au moins on s’attendait au pire, on pouvait s’y
préparer. Maintenant, j’avance à tâtons et je m’épuise, peut-être que je m’épuise pour
quelque chose qui ne m’est pas du tout destiné, ou que j’essaie à grand peine d’empêcher
quelque chose qui, de toute manière, ne se produira pas. Qu’il est risible, l’homme qui ne
connaît pas sa destinée.
SIRE MORDRET. Je parie que...
LE ROI ARTHUR crie. Tu ne dois pas parier!
SIRE MORDRET. Excuse-moi.
Silence.
LE ROI ARTHUR, avec mauvaise humeur. Que voulais-tu dire?
SIRE MORDRET. Rien, rien. Je t’écoute, c’est tout.
LE ROI ARTHUR. Non, non! Tu voulais dire quelque chose.
SIRE MORDRET . Je suis curieux de savoir ce que tu vas faire.
LE ROI ARTHUR. Cette guerre! Cette guerre! Je cours dans tous les sens, je rumine des nuits
entières. Cette guerre en France est à coup sûr une bêtise.
SIRE MORDRET. Mais une bêtise qui est prédestinée, quoi qu’il en soit.
LE ROI ARTHUR. Cela n’existe pas, fils! Il Y a d’un côté ce qui est prédestiné et de l’autre la
bêtise humaine, qui tâtonne à l’aveugle. Si je ne ressens pas quelle est ma destinée et si donc
je ne connais pas mon chemin, l’incertitude me gagne et tout ce que je fais n’est que bêtises,
quand bien même je me triture le cerveau.
SIRE MORDRET. Ah, Roi Arthur! - La prédestination! La prédestination, je n’en pense aucun
bien.
LE ROI ARTHUR. Vous êtes ainsi! Vous êtes ainsi!
SIRE MORDRET. C’est une notion tellement démodée. Aujourd’hui, on est beaucoup plus
avancé. Je ne parle même pas des lois de l’économie. Mais il y a la psychologie! Les
expériences de l’enfance, les terreurs de l’enfance! Les mères qui veulent vous dominer, dont
toute une vie ne suffit pas pour se débarrasser...
LE ROI ARTHUR. Tu as tué la tienne!
SIRE MORDRET. sans entrer en matière... le père qui ne vous accepte pas! Un corps chétif qui
ne cesse de m’imposer ses limites, dans une société qui exige de moi d’être un grand héros et
un grand chevalier, à l’image de mon célèbre demi-frère Gauvain!

126
LE ROI ARTHUR. Ah, la psychologie! Merlin déjà se chamaillait toujours avec les
psychologues. Il disait : de nouveaux concepts compliqués, mais pas de nouveaux contenus.
Silence.
À quoi penses-tu?
SIRE MORDRET. Je suis curieux de savoir à qui tu confieras le pouvoir lorsque tu seras à
l’étranger.
LE ROI ARTHUR réfléchit. Je ne peux pas le donner à Sire Kaï, il n’a aucune autorité, il se
commet trop avec les gens, fait des plaisanteries, ne sait pas où sont les limites. Comment
trouves-tu Sire Kaï
SIRE MORDRET. Comment je trouve Sire Kaï?
LE ROI ARTHUR. Sire Dodinel n’est pas assez réaliste, pour lui, seul compte le principe. «
Agis toujours de telle sorte que la maxime de ton action... » et ainsi de suite. C’est bien beau.
Mais il va trop loin, il va trop loin. N’agir toujours que selon le principe, c’est diabolique. Pas
vrai?
SIRE MORDRET. Diabolique?
LE ROI ARTHUR. Et Sire Bedwyr privilégie sa parenté écossaise. Que penses-tu de Sire
Turquin?
SIRE MORDRET. Ce que je pense de Sire Turquin?
LE ROI ARTHUR. C’est un hystérique. Sa voix fait des couacs.
SIRE MORDRET. Et à Sire Mordret, tu ne peux pas lui faire confiance.
LE ROI ARTHUR. À toi?
SIRE MORDRET. Tu ne m’as jamais fait confiance.
LE ROI ARTHUR. T’ai-je jamais désavantagé, depuis que tu es à la Cour?
SIRE MORDRET. Et le bateau?
LE ROI ARTHUR. Au contraire, je t’ai passé tellement de choses qu’on me l’a reproché. Ce
que tu as pu me compliquer la vie avec tes extravagances, Mordret! Et avec tes amitiés
douteuses, tes lubies...
SIRE MORDRET. Le bateau!
LE ROI ARTHUR. Oui oui, le bateau! Je regrette, c’était un péché.
SIRE MORDRET . Parce que c’était soi-disant prédestiné, que j’entraîne le royaume à sa
perte, tu as fait noyer mille enfants dans l’espoir que Je sois parmi eux.
LE ROI ARTHUR. Je sais, je sais. Je passe ma vie à le regretter.
SIRE MORDRET. On peut donc comprendre que j’aie quelque chose contre la prédestination,
tu ne trouves pas?
LE ROI ARTHUR. Mais tu as été sauvé, mon fils. Et j’en remercie Dieu! Sans cela, ma
mauvaise conscience m’empêcherait de vivre.
Silence.
SIRE MORDRET. Oh, comme il est difficile de gagner l’amour d’un père qui a haï son fils au
point de vouloir le noyer.
LE ROI ARTHUR. Ah, mon cher fils...
SIRE MORDRET. Sa mauvaise conscience le rendra toujours méfiant.
LE ROI ARTHUR. C’était mal.

127
SIRE MORDRET. Si le fils dit, j’ai oublié, le père pensera, comment peut-il oublier une chose
pareille, il ne peut pas l’oublier: mon fils est un hypocrite!
LE ROI ARTHUR. Est-ce ainsi que je pense? Je t’ai fait du mal, Mordret.
SIRE MORDRET. Si le fils dit: je fais tout pour attirer ton attention et gagner ton amour,
même si j’ai parfois échoué, parce que j’ai été tellement maladroit dans mes efforts, alors le
père pensera: mon fils est sournois et il ment. Et s’il tombe aux pieds de son père - Sire
Mordret tombe aux pieds du Roi Arthur et les entoure de ses bras. - que pourrais-tu penser d’autre
que ceci: je cherche à me concilier tes bonnes grâces, pour ensuite me venger de ta tentative
de meurtre!
LE ROI ARTHUR, à présent très ému. Relève-toi, Mordret. J’ai confiance en toi, j’ai confiance
en toi. - Ce sera toi qui me remplaceras le temps de cette guerre en France. Il le relève et le serre
dans ses bras.
SIRE MORDRET. Mais Père! Je te mets en garde! Je te mets en garde contre moi! Il est dit, tu
le sais, que le royaume d’Arthur s’effondrera par ma faute.
LE ROI ARTHUR. Oui, c’est ce qui est dit.
SIRE MORDRET. Tu ne l’as pas oublié?
LE ROI ARTHUR. Non, j’y ai pensé, Mordret. Tu me sous-estimes! Ne me prends pas pour
un imbécile. Je me suis dit: pendant mon absence, tu pourrais être tenté de conspirer contre
le royaume. Mais si je dépose le pouvoir entre tes mains, tu voudras le conserver - et ainsi tu
serviras le royaume.

85.

Sire Mordret, seul.


Il s’installe sur le trône.

SIRE MORDRET. Moi! Moi! Moi! Moi! Moi! Moi! Il essaie différentes attitudes sur le trône.

128
86.

L’armée d’Arthur en France, devant Gaunes, la ville de Lancelot. La nuit, le jour se lève peu à
peu.
SIRE GAUVAIN crie. Le ciel pâlit, Sire Lancelot, aujourd’hui, nous allons mettre ta ville en
pièces! Sur le rempart apparaît Sire Lancelot, avec Sire Lionel et Sire Bohort.
SIRE GAUVAIN crie dans leur direction. Voici deux mois que nous assiégeons ta ville,
Lancelot. Tant de chevaliers sont déjà tombés morts dans le sable, aucun des camps ne l’a
emporté. Aujourd’hui, nous allons en finir. Descends et viens te battre contre moi. Nous nous
battrons jusqu’à ce que l’un de nous deux meure.
SIRE LANCELOT. Je ne veux pas me battre contre toi, Gauvain.
SIRE GAUVAIN. Je dois me battre contre toi, je n’arrive plus à dormir, je n’arrive plus à
manger, je ne pense plus à rien d’autre. Descends!
SIRE LANCELOT. Je ne veux pas me battre contre toi, tu le sais!
SIRE GAUVAIN. Chien de brigand, tu as tué Agravain! Tu as tué Gahériet! Tu as tué mon
petit frère Gareth alors qu’il était désarmé! Je dois venger mes frères!
SIRE LANCELOT. Je ne le voulais pas, Gauvain.
SIRE GAUVAIN. Je dois me battre contre toi, jusqu’à ce que je t’aie tué ou que je sois mort
moi-même!
SIRE LANCELOT. Le chagrin t’a fait perdre la raison. Reviens à toi! Jamais tu ne te battrais
contre ton meilleur ami si tu avais toute ta raison.
SIRE GAUVAIN. Je ne suis pas ton ami! Descends! Que je te tue!
SIRE LANCELOT. Même si j’avais le dessus, je ne pourrais pas te tuer.
SIRE GAUVAIN. Descends! Je vais te tuer! Je vais te tuer!
SIRE LANCELOT. Il faut que je te le dise, maintenant qu’il n’y a plus qu’un pas entre nous et
la mort : tu ne peux pas me haïr aussi profondément que je t’aime.
Sire Lancelot disparaît du rempart. On délimite un terrain pour le duel. Le Roi Arthur arrive, s’assied
sur une chaise.
SIRE KAï. Par ici le combat! Et en public! Il y a encore de bonnes places, vue imprenable et
ombre garantie, même si ça dure toute la journée. Et si ça continue de nuit: éclairage des
grandes occasions. S’il pleut après-demain, on étendra une bâche. Si ça devait durer jusqu’à
l’hiver et s’il devait trop neiger, alors seulement ces messieurs feront une pause!
SIRE LANCELOT, en armes, sort de la ville. Il salue le Roi Arthur.
LE ROI ARTHUR se détourne.
SIRE LANCELOT. Tu détournes ton visage de moi, Roi Arthur, cela me fait mal. Nous avons
fait tant de guerres ensemble et j’ai siégé à la Table Ronde si souvent.
SIRE KAï a délimité le terrain où va se dérouler le combat. Le terrain est délimité! Tout est en
règle! On peut y aller!
SIRE LANCELOT. Roi Arthur, je t’en prie, parle à Gauvain! Moi, il ne veut pas m’écouter.
LE ROI ARTHUR se détourne à nouveau.
SIRE LANCELOT. Toi, il t’écoutera, car il t’aime autant que je t’aime.
LE ROI ARTHUR ne dit rien.

129
SIRE LANCELOT. Demande-lui pourquoi il me hait à ce point? La mort de Gareth à elle
seule ne peut pas avoir suscité une telle haine. Demande-le lui! Peut-être croit-il que tu
m’aimes davantage que lui, que je lui ai volé sa place dans ton cœur. Demande-le lui!
LE ROI ARTHUR ne dit rien.
SIRE LANCELOT. Si c’était cela, dis-lui qu’il n’a pas besoin de me haïr, j’ai perdu ton amour.
Il n’y a plus personne au monde qui pourrait envier mon sort.
LE ROI ARTHUR ne dit rien.
SIRE LANCELOT. J’ai quitté l’Angleterre parce qu’il le voulait. Dis-lui que j’abandonnerai
même ma ville de Gaunes et que j’irai dans les montagnes et que je ne reviendrai plus avant
dix ans. Veut-il cela?
LE ROI ARTHUR ne dit rien.
SIRE LANCELOT. Mais demande-le-lui! Demande-le-lui!
LE ROI ARTHUR. Oh Lancelot-
SIRE LANCELOT. Et si dans dix ans je suis encore en vie, alors laisse-moi revenir à la Cour et
siéger en ta compagnie à la Table Ronde.
SIRE GAUVAIN. Arrête de radoter, viens et ici et soulageons nos cœurs.
SIRE LANCELOT s’agenouille, prie.
Le combat débute. Sire Kaï va et vient, en arbitre qui prend son rôle très au sérieux. Ils se
battent toute la journée et ne s’arrêtent pas même à la nuit, quand il fait noir. Les étincelles
jaillissent si claires de leurs épées qu’ils se voient malgré l’obscurité nocturne. Ils se battent
encore le jour suivant. Sire Kaï, l’arbitre, ressent la fatigue et s’endort, mais Sire Lancelot et
Sire Gauvain continuent de se battre. Ce sont les deux Meilleurs Chevaliers du Monde, et
jamais encore on n’a vu combat si impressionnant.

130
87.

Sire Mordret est sur le trône.


Il frappe dans les mains. Sire Girflet entre.

SIRE MORDRET. Quelles nouvelles du théâtre des opérations en France?


SIRE GIRFLET. Pour l’instant aucune, Sire Mordret.
SIRE MORDRET braille. Protecteur! Appelle-moi Protecteur! Je vous protège tous, n’oublie
pas.
SIRE GIRFLET. Oui, Sire Mordret.
SIRE MORDRET. Protecteur! Protecteur! - Où est la Reine?
SIRE GIRFLET. La Reine a accompagné le Roi Arthur et son armée à Douvres en chaise à
porteurs, et quand l’armée a embarqué, ils se sont fait des adieux émouvants. Et le Roi
Arthur a dit...
SIRE MORDRET. Je sais! Je sais! Pas de poésie! Je veux savoir si elle est rentrée.
SIRE GIRFLET. Elle est revenue il y a une heure. Épuisée par le voyage, elle prend un bain.
SIRE MORDRET. Fais-la venir.
SIRE GIRFLET. Dès que je l’entendrai quitter la salle de bain, j’irai...
SIRE MORDRET. Je vais envoyer quelqu’un d’autre! Il siffle, Sire Girflet sursaute. Je t’ai fait
peur? J’en suis désolé, pépé.
SIRE MORDRET, au Cateheur. Toi, va chercher la Reine! - Attends, n’y va pas seul! Il faut
qu’une dame t’accompagne –Il fait signe à Berthe la chauve. Autrement, elle va avoir peur.
SIRE MORDRET, à Sire Girflet. Je veux qu’on ouvre les salles du trésor du Roi. Donne-moi la
clef.
SIRE GIRFLET. La clef des salles du trésor?
SIRE MORDRET. Oui, oui! Donne-la moi!
SIRE GIRFLET. Tout seul, je ne peux pas, j’ai certes la garde de la clef mais, d’après le
règlement, Sire Lucas et Sire Nador doivent être présents lorsqu’on ouvre les salles. Or Sire
Lucas est malade et Sire Nador est parti en France avec le Roi.
SIRE MORDRET. Très bien! Nous nous passerons d’eux!
SIRE GIRFLET. Oui, mais...
SIRE MORDRET. As-tu oui ou non juré au Roi que tu m’obéirais en tout, à moi, le
Protecteur?
SIRE GIRFLET. Oui, mais dans le cas présent...
SIRE MORDRET fait un signe au Matelot, qui frappe Sire Gitjlet à la nuque... Sire Girflet tombe.
SIRE MORDRET. Ouvrez les salles! Et amenez tout. Entassez tout ici!
Les gaillards s’en vont. On entend alors des coups de hache, des portes qui cèdent. Après un
temps, les gaillards reviennent en traînant des ballots et des caisses, qu’ils entassent le long
de la galerie.
encore attendre! Aux Prostitués. Allons, faites quelque chose pour divertir les gens! Racontez
une blague!
La Reine Guenièvre revient, habillée et coiffée.

131
SIRE MORDRET. J’ai poussé ma chaise ici, près de la balustrade. Je siège ici en qualité de
représentant du Roi Arthur, votre époux. Je vous prie de prendre place sur l’autre chaise, et je
trouverais délicieux que vous fassiez un sourire. Cela vous va à ravir, on le sait, et vous le
savez vous-même - je me souviens de votre sourire lorsque Sire Lancelot revenait d’une
expédition, et ma mère Morgause elle-même, qui naturellement ne pouvait vous souffrir,
comme vous le savez, et qui m’a hélas élevé avec l’idée que vous étiez perfide et calculatrice,
trouvait votre sourire irrésistible. Elle m’a mis en garde, quand je suis venu à la Cour de mon
père, comme si vous pouviez m’anéantir par ce sourire, moi, pauvre bâtard. S’il vous plaît,
souriez! J’aimerais voir votre sourire! Il me serait aussi agréable, à cause des gens, que vous
preniez place ici avec moi en souriant. Cela m’attire de la sympathie, j’en ai absolument
besoin pour administrer le pays en l’absence du Roi, mon célèbre et très aimé père. Si de
surcroît vous disiez aussi « cher Mordret », ne serait-ce qu’une seule fois et, je vous le
concède, juste pro forma, je ne pourrais contenir ma joie, je vous sauterais au cou. Il attend, la
regarde.
Vous vous taisez. Et même votre sourire n’a pas le naturel que je souhaiterais, de sorte que
j’en viens à me demander si ce n’est pas du mépris que vous me témoignez par ce sourire
forcé. Ce serait terrible pour moi. Vous savez combien toute ma vie j’ai souffert du mépris, et
combien le mépris a même déformé mon caractère, dont les dispositions n’étaient pas
mauvaises du côté paternel - à tel point que je sens déjà comment cela se reflète de façon
ingrate sur les traits de mon visage. Je deviens laid - le tour de la bouche!
LA REINE GUENIÈVRE. Ton père ne te méprise pas.
SIRE MORDRET. J’ai toujours un petit miroir de poche avec moi et je m’y regarde souvent.
LA REINE GUENIÈVRE. Ton père a toujours été juste avec toi, il ne t’a pas désavantagé.
SIRE MORDRET braille. Juste, juste - qu’est-ce que j’en ai à faire de la justice! Je veux qu’on
m’aime!
Silence.
J’ai besoin de sympathie! Je vais faire en sorte de m’en attirer, et je compte sur votre
assentiment. Aux gaillards. Ouvrez les sacs! On défait les ballots, des trésors apparaissent. La
fortune du Roi Arthur! Il y a là des pièces magnifiques, des trésors numismatiques! Voyez
vous-même! Il se fait remettre une pièce de monnaie. De Palestine! Pour la ramener, une armée
est partie en Orient et n’est jamais revenue. Il y a là des couronnes, les rois qui les ont portées
sont enterrés sur le champ de bataille. Des bagues et des colliers et des broches de diamant. -
J’ai un faible pour les raretés. Tout cela, le Roi Arthur le laissait dormir dans des salles
obscures, quel puritanisme impopulaire! J’aimerais que les gens en profitent! Il lance la pièce
de monnaie en bas. Donnez-le aux gens!
SIRE MORDRET s’est levé et regarde en bas. Regardez comme ils ramassent. Voyez ce roi, là-
bas! Il se baisse si vite que sa couronne lui tombe de la tête! Et un autre l’a déjà ramassée
pour la mettre dans son sac! Comme c’est drôle! Comme ils sont contents! Comme ils nous
regardent! Comme ils vont nous aimer, comme ils vont nous aimer!
LA REINE GUENIÈVRE s’est caché les yeux de ses mains...
SIRE MORDRET se tourne vers elle. Cela ne vous met pas en joie? Vous ne pouvez pas voir ça?
Vous souhaitez regagner votre chambre?
LA REINE GUENIÈVRE se lève. Oh, Roi Arthur! Elle s’en va.

132
91.
Le Chevalier Vert
Devant Gaunes, la ville de Sire Lancelot en France.

Au quatrième jour du combat, Sire Gauvain tomba à nouveau. Il était si grièvement touché
qu’il ne parvenait plus à se relever. Une fois encore, Sire Lancelot refusa de lui donner le
coup de grâce. Sire Gauvain était assis là, le crâne fendu, et hurlait à la mort. Ses cris étaient
si affreux que tout le monde s’enfuyait et se cachait. Personne ne voulait le tuer.
Il criait: vous êtes tous terrés dans vos trous et vous ne voulez pas regarder! Vous ne voyez
pas Gauvain courir dans tous les sens et crier? Le Chevalier Vert lui a fendu le crâne! Retire le
fer de sa tête, Roi!
Voici maintenant que Gauvain se tenait debout, s’étirait, paradait de-ci de-là, se déhanchait
et sautait avec agilité.
- Où est la Mort, où s’est-elle cachée? Où es-tu, Mort?
Pour la faire venir, il frappa dans ses mains et regarda autour de lui. Le Chevalier Vert, avec
sa hache, se tenait près du rempart et ne bougeait pas.
Gauvain entendit une musique joyeuse et se mit à sautiller en cadence. Venant par la dune,
une belle femme se dirigea vers lui.
- Honorable dame, ôtez ce grand chapeau, afin que je puisse voir si vous êtes mon Orgueluse
aimée! S’il vous plaît, ne vous laissez pas troubler par mon crâne fendu. Comme vous le
savez sans doute, j’ai vaillamment présenté ma belle tête au Chevalier Vert et il me l’a
fendue. La dame s’approcha davantage, Sire Gauvain la vit porter les mains à son chapeau
en souriant. Alors soudain, il prit peur et se ravisa:
- Non, ne le faites pas! Il y a des choses si singulières entassées sur votre chapeau, elles
pourraient tomber! Je préfère renoncer à voir votre beau visage!
Il se coucha dans le pré. Elle se pencha sur lui pour le prendre dans ses bras. Alors, tout ce
qu’il avait vu sur son chapeau glissa et lui tomba dessus : les forêts se fracassèrent, les
châteaux s’effondrèrent, les lacs sortirent de leurs berges, les falaises de Douvres s’effritèrent
et, dans un grand vacarme, roulèrent sur lui vers la mer.
Puis tout fut vide et silencieux.

133
89.

SIRE MORDRET. Le Roi Arthur est mort.


LA REINE GUENIÈVRE, inquiète. Ce n’est pas vrai! Ce n’est pas vrai!
SIRE MORDRET. Mais tout le monde le croit. Si vous ne vous habillez pas de noir, Madame,
vous allez nuire à votre réputation et décevoir les gens. On attend de vous du désespoir et
des larmes. On vous méprisera si vous ne les montrez pas. On pourrait en venir à croire que
vous n’aimiez pas le Roi autant que le disent les jolies chansons et que l’imaginait mon
pauvre père. Ce n’est pas ce que vous voulez! D’autant que votre bonne réputation vient
d’être sauvée de justesse, avec l’aide du Pape aveugle.
LA REINE GUENIÈVRE, doucement. Le Roi Arthur te faisait tellement confiance.
SIRE MORDRET. Il est très important que la veuve porte le deuil, voile noir, traces de larmes
- le Roi Arthur est mort! - lèvres pincées oui, c’est ça! Blême, blême, comme ça, c’est bien!
Surtout dans la situation quelque peu délicate où nous nous trouvons tous les deux. Soyez en
noir!
LA REINE GUENIÈVRE enlève le tissu. Je ne suis pas dans une situation délicate, vous faites
erreur!
SIRE MORDRET. Oh si, Madame! Vous ne le savez pas encore. À l’heure où nous parlons, le
Conseil d’État est déjà réuni, et le Conseil d’État va décider que vous serez ma femme.
LA REINE GUENIÈVRE. Je ne serai pas votre femme!
SIRE MORDRET. C’était bien! C’était juste la bonne intonation! « Je ne serai pas votre femme!
» Peut-être devriez-vous encore ajouter: « Jamais! », avec un geste. Il lui montre. Mais sans
exagérer, pas pour la grande foule. Un petit geste, qui ne révélerait qu’à ceux qui se tiennent
près de vous combien vous m’exécrez. Ils se chargeront de le faire savoir à mi-voix, pleins de
compassion. Beaucoup plus efficace.
LA REINE GUENIÈVRE secoue la tête.
SIRE MORDRET. Oui, et ensuite ce geste de résignation. C’est convaincant! Autrement, on
pourrait penser que vous ne vous sacrifiez même pas, Madame. Que ce n’est pas la raison
d’État qui vous guide, mais que vous voulez tout simplement coucher avec moi. Lassée par
son mari, renvoyée dans ses foyers par son galant peu charitable, la dame vieillissante saisit
l’opportunité de se prélasser une fois encore avec un jeune amant.
LA REINE GUENIÈVRE le fixe longuement, sans un mot.
SIRE MORDRET. Oui, je voulais te voir brûler! Puisque je ne pouvais pas te posséder, je
préférais que tu brûles sur le bûcher plutôt que de te savoir dans les bras de Lancelot.
Tellement je t’aime. J’étais fou d’effroi et ravi à la fois, je ne pouvais pas rester dans la foule
sur la place, je me serais trahi. Alors je suis monté en courant et j’épiais à la fenêtre, quand le
bourreau a enfoncé la torche enflammée dans le bûcher, j’ai vu la flamme s’élancer le long de
ton corps! C’est là que j’ai crié et perdu connaissance.
LA REINE GUENIÈVRE. J’ai entendu ce cri...
SIRE MORDRET. Tu as levé la tête, je t’ai regardée dans les yeux.
LA REINE GUENIÈVRE. Non.
SIRE MORDRET. Par-dessus la foule, tu m’as regardé dans les yeux.
LA REINE GUENIÈVRE. Non.
SIRE MORDRET. Tu pensais à moi! À moi!
LA REINE GUENIÈVRE. Je te hais!

134
SIRE MORDRET. Tu as oublié l’instant de ta mort quand tu m’as entendu crier.
LA REINE GUENIÈVRE. Oui.
SIRE MORDRET. Je t’aime depuis si longtemps. Je t’aime depuis que j’ai treize ans. Ma mère
parlait si souvent de toi. Elle parlait de la femme qu’elle haïssait le plus, elle parlait de toi le
soir, quand j’étais au lit; elle s’asseyait sur mon lit et je fermais les yeux et je te voyais en
imagination... Une belle femme, avec le sourire des anges, qui en réalité était une sorcière. - Je
te voyais étendue devant moi sur les coussins, quand je me masturbais...
LA REINE GUENIÈVRE. Va-t’en! J’ai peur.
SIRE MORDRET. Tu n’as pas peur de moi, Guenièvre! Tu as peur de tes propres désirs! Tu le
sais très bien! Tu sais que tu ne me résisteras pas, que dans quelques instants tu t’effondreras,
pour que je te relève et te prenne dans mes bras et te dépose sur le lit. Tu sais que je te veux.
Que je te veux comme aucun homme ne t’a voulue, pas même mon père ni le célèbre
Lancelot, qui a soupiré pendant vingt ans et n’aimait que ses sentiments pleurnichards, sans
t’aimer toi! Et qui ne t’a rien permis d’autre que d’être sa belle icône. Mais moi, je t’aime! Tes
règles de bienséance et tes belles manières et tes sentiments de salon et tes délicatesses -
laisse tomber tout ça!
Libère-toi! C’est cela que tu veux, en réalité! Admets-le! Tu es devenue mon esclave, tu ne te
défendras pas, même si maintenant je te disais que la lettre est un faux, qu’Arthur n’est pas
mort, qu’il va peut-être revenir... Tu ne m’écoutes même plus quand je dis ça. Oui, j’ai falsifié
la lettre! Tu n’écoutes même pas. J’ai falsifié la lettre, tu n’écoutes même pas. Tu n’écoutes
pas. - Tu ne veux pas le savoir. Tu es contente que je te force à coucher avec moi dans le lit de
noces.
La Reine Guenièvre est tombée devant lui.
Sire Mordret la soulève, l’emporte.

135
92.

Devant Gaunes, la ville de Sire Lancelot en France.


UN MESSAGER lit. « Au Roi, de la part de sa femme Guenièvre. Je t’envoie à grands risques
un messager en France pour te faire savoir que Mordret a ouvert les salles du trésor et en a
distribué le contenu aux barons, afin de les gagner à sa cause. Il a propagé la nouvelle de ta
mort, mais moi je sais que tu es vivant, je le sens avec certitude. Arrête cette guerre contre
Lancelot et regagne l’Angleterre menacée. »
LE ROI ARTHUR examine la lettre.

94.

Pendant ce temps, les préparatifs de guerre - bruits de forge, martèlements, cliquetis, cohues,
roulements de tambours, manœuvres, rassemblements d’armes et de matériel, prières et
signes de croix, bénédiction des étendards, couleurs hissées, ordres qui fusent - ont permis
de former une armée prête au combat. Au sommet de cet amas métallique, sombre et
cuirassé, apparaît Mordret comme à la cime d’une montagne.
Les portes de la salle s’ouvrent dans un bruit de tonnerre et l’armée du Roi Arthur fait
irruption, prend position à l’autre bout de la salle, face à l’armée de Mordret. On voit le Roi
Arthur en position surélevée, avec la Madone sur les épaules. Les deux corps d’armée, dont
les silhouettes hérissées se dilatent et se contractent au rythme des respirations, ressemblent
à de puissants animaux écailleux qui s’épient.

136
95.

La nuit précédant la dernière bataille, le Roi Arthur dort dans sa tente.


LE ROI ARTHUR crie dans son sommeil. Merlin! Merlin!
À partir de lignes imprécises et de couleurs floues se dessine peu à peu, avec une netteté croissante,
une silhouette: Merlin est là.
MERLIN. Oui, Roi Arthur.
LE ROI ARTHUR ouvre les yeux. Merlin! Tu es là! Je croyais que je rêvais.
MERLIN. C’est ce que tu as fait, Roi Arthur.
LE ROI ARTHUR. Alors je m’imagine seulement que tu es là?
MERLIN. Bien sûr, mais c’est comme si j’étais là. Tu continues à faire cette distinction idiote.
LE ROI ARTHUR. Tu avais disparu pendant si longtemps. Et j’aurais souvent eu besoin de
toi, je ne savais plus comment continuer.
MERLIN. Les choses n’ont pourtant pas cessé d’avancer, comme tu peux le voir.
LE ROI ARTHUR. Elles auraient sans doute mieux avancé si tu avais été là. Je n’ai fait que
ruminer seul dans mon coin et je suis un piètre penseur, Merlin! Je ne pense que par devoir.
Une chose et puis une autre et puis une autre... je n’ai aucune imagination.
MERLIN. Tu as pourtant fondé la Table Ronde et initié la civilisation, c’était une trouvaille
pleine d’imagination.
LE ROI ARTHUR. C’est toi qui me l’as soufflée.
MERLIN. Tes biographes diront: tu as eu une inspiration.
LE ROI ARTHUR. Mais dis-moi, Merlin ; était-ce bien, ce que nous avons fait?
MERLIN. Pourquoi cette question?
LE ROI ARTHUR. Parce que je vois maintenant tout s’effondrer sous mes yeux. Nos idées
semblent avoir perdu leur pouvoir de fascination. Parfois, lorsque j’en parle avec des jeunes
gens, je les vois sourire, de façon presque imperceptible, mais je le remarque. Et je pense:
quand j’aurai le dos tourné, ce sont des visages ricanants qui me regarderont. - Que d’espoirs
nous avons fondés sur le Graal, même toi!
MERLIN. Oui oui...
LE ROI ARTHUR. Tout ce que tu as fait à l’époque, quand tout le monde cherchait le Graal!
MERLIN. Eh oui...
LE ROI ARTHUR. C’était vraiment une ère de renouveau. Mais maintenant, Merlin - le
conflit, la vengeance, le meurtre! Gauvain est mort, j’ai perdu Lancelot et demain m’attend
une bataille, la plus difficile de mon existence, contre mon fils Mordret. Mordret lui-même
avait paru changer, à l’époque, en tout cas il devait en avoir envie, sans cela il n’aurait pas –
MERLIN, sans entrer en matière. Je sais, je sais.
LE ROI ARTHUR. Excuse-moi! Mordret a si longtemps pesé sur ma conscience, c’est pour
cela que je parle sans cesse de lui, pour me justifier, et peut-être même pour le justifier lui. En
fait, Merlin, c’est aussi de ta faute.
MERLIN. À moi?
LE ROI ARTHUR. Bien sûr, ta prophétie! Sans elle, je n’aurais pas essayé de noyer l’enfant,
autrefois.

137
MERLIN. La prophétie semble bien se réaliser, il veut te renverser!
LE ROI ARTHUR. Oui, parce qu’il me hait. Et il me hait parce que j’ai voulu le tuer. Et c’est
de ta faute.
MERLIN. Sottises!
LE ROI ARTHUR. Aurai-je la victoire demain, Merlin?
MERLIN. Pour quoi donc te bats-tu, Arthur?
LE ROI ARTHUR. À l’instant, dans mon rêve, je l’avais oublié, je t’appelais pour te le
demander.
MERLIN. Et maintenant tu le sais?
LE ROI ARTHUR. Parce que je dois... Je suis le Roi... j’ai l’obligation de reconquérir mon
royaume... que mon fils me conteste...
MERLIN. Et si tu ne te battais pas...?
LE ROI ARTHUR, énervé. Mais je dois! Mais je dois!
MERLIN. Ma question était juste une tentative pour t’amener à des pensées nouvelles.
LE ROI ARTHUR. Tu vois, je n’ai pas de pensées personnelles. Mes pensées ne font que
suivre l’histoire qui m’est imposée. - Par qui, d’ailleurs, m’est-elle imposée? Et ne se peut-il
pas que le cours de l’histoire soit tout à fait bête - peut-être même plus bête que moi?
MERLIN. Et alors les autres, que devraient-ils dire?
LE ROI ARTHUR. Quels autres?
MERLIN. Les cent mille qui partent avec toi au combat et qui y laisseront la vie.
LE ROI ARTHUR. Ah oui. Pourquoi cette question?
MERLIN. Ma question est juste une tentative pour t’amener à des pensées nouvelles.
LE ROI ARTHUR. Oui, je dois penser! Mais c’est diablement difficile, et ça me rend incertain.
MERLIN. Est-ce si grave?
LE ROI ARTHUR. Oui! Bien sûr que c’est grave, à cause des autres. Si je suis incertain, je n’ai
pas le droit de les envoyer à la guerre, où ils vont mourir. Ce serait un crime.
MERLIN. Recommence depuis le début: quelle était ton idée?
LE ROI ARTHUR. Ton idée, Merlin!
MERLIN, sévère. La Table Ronde.
LE ROI ARTHUR. Oui, la Table Ronde. Je voulais un monde meilleur que le monde barbare
dans lequel nous vivions. L’esprit devait dominer le chaos.
MERLIN. L’esprit de quelques privilégiés.
LE ROI ARTHUR. Oui, évidemment. Quel esprit, sinon? Pourquoi cette question?
MERLIN. C’était juste une question pour t’amener à des pensées nouvelles.
LE ROI ARTHUR. Et nous avons fondé un ordre et nous l’avons défendu, cela nous a rendus
célèbres dans le monde entier. Certes, il y a encore eu des guerres, mais au moins avaient-
elles un sens. Et un jour, la paix régnerait à jamais. - Toute notre belle utopie de la Table
Ronde va peut-être disparaître demain dans la bataille.
MERLIN. Tu penses que l’histoire réfute l’utopie?
LE ROI ARTHUR. J’ai vécu trop longtemps! Il crie. Mais Mordret est un criminel!
MERLIN. Qu’entends-tu par là?

138
LE ROI ARTHUR. Ce n’est pas un chevalier.
MERLIN. Qu’entends-tu par là?
LE ROI ARTHUR. Il n’a pas de principes élevés. S’il remporte la victoire, la vieille barbarie
reprendra ses droits, où chacun peut tuer l’autre selon son humeur et ses intérêts.
MERLIN. Voilà donc pourquoi tu te bats contre lui, Arthur?
LE ROI ARTHUR. Oui! Mais cela me paraît bête malgré tout. Par une queleonque bêtise, j’ai
été pris dans ce dilemme dont je n’arrive plus à sortir. Tu avais parfois des trucs, et quand on
était attentif, on pouvait comprendre et interpréter tes sentences et se comporter en
conséquence. «Le dragon rouge terrassera le blanc... » Des indices, au moins ça! Maintenant
je suis dans l’obscurité complète, sans toi!
MERLIN. Pas d’autocompassion, s’il te plaît!
LE ROI ARTHUR. D’ailleurs, pourquoi y a-t-il des guerres dans le monde? Cela tient-il à
moi? Est-ce moi, le Roi, qui pousse dix mille hommes sensés à s’entretuer? Ou est-ce
Mordret? Ou autre chose? Serait-ce la question de la propriété? Quelques-uns le prétendent.
Ou bien y aurait-il en l’homme une pulsion intérieure obscure, insondable, qui le pousse vers
la mort avec une force irrésistible?
- Si je devais revenir au monde... , dit le Roi Arthur, embarrassé.
- Vas-y, parle!
- Une idée qui me vient, rien de bien extraordinaire.
- Quoi donc?
- Tu ne peux pas comprendre.
- On verra bien.
- Je pensais, dit le Roi Arthur, que si je devais renaître, je voudrais être un ermite : juste Dieu
et moi, un homme sans histoire.
Merlin:
- Aha.
LE ROI ARTHUR. Aurons-nous la victoire? Aurai-je la victoire?
MERLIN. Oui, tu auras la victoire, Arthur! Négocie avec Mordret aussi longtemps que
possible, fais des concessions. Offre-lui la Cornouaille, offre-lui le Pays de Galles... Fais durer
les négociations jusqu’à ce que Lancelot arrive. Fais des promesses...
LE ROI ARTHUR, excité. Lancelot va venir?
MERLIN. Il est déjà en route.
LE ROI ARTHUR jubile. Lancelot! Nous aurons la victoire! Nous aurons la victoire! Et nous
serons aussi forts qu’autrefois!
MERLIN. Pourquoi veux-tu être aussi fort, Arthur?
LE ROI ARTHUR, excité, joyeux. Quelle question bête, Merlin! À nous la victoire! À nous la
victoire! À nous la victoire!
MERLIN. Mais tu dois prendre garde au petit serpent.
LE ROI ARTHUR. Quel petit serpent?
MERLIN disparaît.
LE ROI ARTHUR cherche Merlin du regard. Mais quel petit serpent? Quel petit serpent?

139
96.
La bataille

L’armée d’Arthur chante avant la bataille.


Trois anges chantaient un air délicieux
qui s’élevait dans les cieux.
Ils chantaient si bien, chantaient le bon Dieu nous devons louer.
Nous louons Dieu, nous le louons,
nous l’appelons, nous l’implorons.
Sire Galaad, le danseur fou, danse au-dessus d’un champ de neige, très haut.
UNE VOIX DE L’ARMÉE D’ARTHUR. Le Roi Arthur est revenu de France, il exige de Sire
Mordret, son fils, la restitution du Royaume.
UNE VOIX DE L’ARMÉE DE MORDRET. Sire Mordret, désormais maître du pays, s’est
présenté avec vingt barons et rois qui lui ont juré fidélité, afin de défendre le Royaume contre
l’ancien Roi Arthur.
UNE VOIX DE L’ARMÉE D’ARTHUR. Le Roi Arthur ne veut pas de guerre dans son propre
pays.
UNE VOIX DE L’ARMÉE DE MORDRET. Si Arthur ne veut pas se battre, qu’il envoie des
émissaires, Sire Mordret leur fera connaître ses exigences.
UNE VOIX DE L’ARMÉE D’ARTHUR. Pendant que les émissaires négocieront, nous ne
tirerons pas l’épée tant que nous ne verrons briller aucune épée dans le camp adverse.
UNE VOIX DE L’ARMÉE DE MORDRET. Pendant que les émissaires négocieront, nous ne
tirerons pas l’épée tant que nous ne verrons briller aucune épée dans le camp adverse.
Deux émissaires du Roi Arthur et deux émissaires de Sire Mordret gravissent l’escalier et se
rencontrent sur la galerie.
Sur la galerie, les émissaires parlementent à mi-voix, on ne distingue que des mots isolés, des
noms de provinces et de domaines.
Les émissaires du Roi Arthur semblent faire de plus en plus de concessions. Ils discutent à
deux, à trois, se mettent à l’écart, paraissent refuser, puis accepter, déplient des cartes de
géographie. Les pourparlers durent des jours entiers, la nuit vient, puis le matin. Finalement,
les émissaires semblent tombés d’accord, ils sont sur le point de se séparer quand l’un d’eux
s’écrie soudain:
- Une vipère! Sire lronside, une vipère venimeuse va vous mordre le pied!
Rapide comme l’éclair, Sire lronside tire son épée et tue la vipère près de son talon.
Au même instant, mille épées surgissent, les deux armées, monstres de métal noir, sont
soudain hérissées d’épées et de lances étincelantes. Sans que l’on puisse les arrêter, elles
avancent lentement l’une vers l’autre.

La bataille commence.
Les deux armées s’entrechoquent, elles se télescopent dans un fracas terrible qui secoue la
salle: les cuirasses de fer des deux animaux préhistoriques se tordent et se brisent.
L’obscurité les recouvre.
Sur les galeries passe une procession de nonnes chétives, d’un gris poussiéreux. Elles
tiennent baissées leurs têtes minuscules. Leurs mains sont jointes en prière, réunies par des
couronnes de roses d’un blanc lumineux. De leurs voix grêles, elles chantent en latin des
prières expiatoires. Les nonnes accompagnent la Reine Guenièvre au couvent, sur sa robe

140
royale d’un rouge somptueux est jeté un fin voile gris. Elles montent jusqu’au point le plus
haut, où elles s’arrêtent dans la lumière.
Le champ de bataille.
Tôt le matin.
Dans la brume, un gigantesque tas de fer et de sang. Tous les chevaliers sont morts. Il n’y a
plus que Sire Mordret qui s’appuie, blême, contre le mur; de l’autre côté, Sire Kaï aide le Roi
Arthur, grièvement blessé, à se relever. Sur sa tête, la Madone est brisée. Son armure est en
pièces, ailes brisées d’un coléoptère. Il a une blessure au cou d’où jaillit du sang.
LE ROI ARTHUR. Kaï! Est-ce là-bas mon fils Mordret?
SIRE KAï. Oui, Roi Arthur.
LE ROI ARTHUR. Je veux aller vers mon fils Mordret.
SIRE KAï. C’est impossible, Roi Arthur. Tu as les jambes cassées, comment veux-tu y aller.
LE ROI ARTHUR. Est-ce mon fils Mordret?
SIRE KAï. Oui, Roi Arthur, il semble bien.
LE ROI ARTHUR. Ne m’aide pas! Je dois aller seul vers mon fils. Il rampe lentement, très
péniblement, sur le champ de bataille, sur le tas de fer et de sang, vers Mordret. Je veux aller vers
mon fils Mordret... je veux aller vers mon fils Mordret... je veux aller vers mon fils Mordret...
Lorsqu’il a presque rejoint Sire Mordret, il se relève. Sire Mordret est adossé au mur, pâle comme la
mort, durant tout ce temps il n’a pas bougé.
Sans dire un mot, le Roi Arthur lève son épée et tue son fils. Sire Mordret tombe. Comme
mort, le Roi Arthur tombe sur lui.
LE ROI ARTHUR. Kaï! Kaï!
SIRE KAï. Oui, Roi Arthur! Je suis là! Je vis encore!
LE ROI ARTHUR. Il faut que tu viennes et que tu me portes.
SIRE KAï. J’arrive, Roi Arthur. Je vais t’emmener à Camelot.
LE ROI ARTHUR. Pas à Camelot! Il faut que tu me portes jusqu’à la mer.
SIRE KAï. Mais qu’est-ce qu’on va faire à la mer, Roi Arthur!
LE ROI ARTHUR. Il faut que tu me portes jusqu’à la mer. Autrement, je ne peux pas mourir.
SIRE KAï. J’arrive, j’arrive. Je vais te porter.
Il emporte le Roi Arthur.
Un bourdonnement sur le champ de bataille. Nuées de mouches à viande.

Sur le chemin menant à la côte.


LE ROI ARTHUR. Kaï, vois-tu la mer?
SIRE KAï. Non, Roi Arthur, je la vois pas encore.
LE ROI ARTHUR. Alors porte-moi plus loin. Porte-moi jusqu’à ce que tu voies la mer. Je dois
aller à la mer, autrement je ne peux pas mourir. Péniblement, Sire KaÏ porte plus loin le Roi à
l’agonie.
C’est maintenant seulement que Lancelot arrive sur le champ de bataille. Il voit que tout est
fini. Il dépose son armure et se couvre d’un étendard ensanglanté.

141
Sur le chemin menant à la côte.
LE ROI ARTHUR. Vois-tu la mer, Kaï?
SIRE KAï. Oui, à présent je la vois.
LE ROI ARTHUR. Alors installe-moi ici, sur cette pierre, puis prends mon épée Excalibur,
emporte-la jusqu’à la falaise et jette-la dans le vide! Tu le feras?
SIRE KAï. Dommage pour l’épée, si je peux me permettre. C’est du beau travail, ça a de la
valeur.
LE ROI ARTHUR. Jette-la dans le vide, autrement je ne peux pas mourir.
SIRE KAï prend l’épée et s’en va.
LE ROI ARTHUR est assis sur la pierre.
Tout en haut dans la lumière, pendant se temps, on passe l’habit de nonne à la Reine
Guenièvre. On la conduit à sa cellule. Elle prie. Seule.
Mademoiselle Keursincèr est auprès d’elle pour la servir, comme autrefois à la Cour. Elle
apporte un plateau avec une tasse de café.

Le Roi Arthur est assis sur la pierre.


Sire Kaï revient, sans l’épée.
LE ROI ARTHUR. As-tu jeté l’épée à la mer, Kaï?
SIRE KAï. Oui, je l’ai jetée. De toutes mes forces.
LE ROI ARTHUR. Qu’a dit la mer?
SIRE KAï bégaie. La mer... la mer... elle a mugi, Roi Arthur.
LE ROI ARTHUR. Kaï, tu mens!
SIRE KAï. Je n’y suis pas arrivé, Roi Arthur. Une belle épée comme ça... Je l’ai cachée...
LE ROI ARTHUR. Tu dois jeter l’épée à la mer, autrement je ne peux pas mourir.
SIRE KAï repart.
SIRE LANCELOT monte l’escalier quatre à quatre et appelle. Guenièvre! Guenièvre!

La Reine Guenièvre dans sa cellule.


LA REINE GUENIÈVRE. M’a-t-il appelée, Mademoiselle Keursincèr? L’as-tu entendu
m’appeler?
LA VOIX DE SIRE LANCELOT. Guenièvre! Guenièvre! Guenièvre!
MADEMOISELLE KEURSINCÈR secoue la tête.
LA REINE GUENIÈVRE. Tu secoues la tête. Mais j’ai cru l’entendre appeler quand j’ai cessé
un instant de prier.

Le Roi Arthur est assis sur la pierre. Sire Kaï revient.


LE ROI ARTHUR. Qu’a dit la mer?
SIRE KAï. Elle a hurlé, elle a bondi le long des rochers, j’ai les pieds trempés.
LE ROI ARTHUR. Kaï, tu mens! Quel foutu menteur!

142
SIRE KAï. Ah, Roi Arthur, c’est trop difficile. J’ai lancé ma propre épée. Mais maintenant, j’y
vais. Il repart.

Dans les galeries.


SIRE LANCELOT court dans les galeries, il crie. Guenièvre! Guenièvre!

La Reine Guenièvre dans sa cellule. Mademoiselle Keursincèr.


LA REINE GUENIÈVRE. Je prie... je prie pour que Lancelot arrive seulement lorsque je ne
serai plus en vie. Je l’aime plus que tout ce que j’ai aimé au monde et je n’aurais pas la force
de le regarder encore une fois avec mes yeux de mortelle.
SIRE LANCELOT appelle. Guenièvre! Guenièvre!
Il est arrivé au couvent, le portail est fermé. Mademoiselle Keursincèr le fait entrer, le conduit
vers la Reine Guenièvre, qui est étendue morte sur son lit. Des nonnes tenant des cierges
entourent la défunte.
La planète naine, éteinte, appartenait à un système solaire en forme d’ellipse aplatie, qui
gravitait autour du centre galactique de la Voie lactée à une distance de 30000 années-
lumière. Elle avait une seule lune, un diamètre réduit, une densité élevée et une surface
solide. En cela, elle ressemblait au planétoïde frère plus petit de son système solaire. Les
longues révolutions modifiaient cycliquement l’incidence de la lumière solaire, de sorte
qu’alternaient des périodes claires et obscures, des périodes chaudes et froides.
Sur sa croûte solidifiée, formée de roche et de métal, et sous l’enveloppe protectrice d’un
nimbe humide composé d’oxygène et d’azote, où la lumière se réfractait et qu’elle teintait en
bleu, une flore planétaire d’une grande diversité se développa grâce à des processus
organiques et chimiques. Elle recouvrit la surface du globe comme un duvet vert. Plus tard
apparurent aussi diverses formes de vie multicellulaire. Elles pouvaient se mouvoir
librement et adaptèrent leurs contours et leurs couleurs aux données de leur environnement.
Peu avant la fin de la planète apparurent, nés des organismes pluricellulaires, une multitude
d’êtres androgynes diversement pigmentés. Ils étaient de deux sexes et assuraient leur
postérité grâce à une progéniture vivante dès sa naissance, issue de semences logées dans le
corps receveur féminin. Cette forme de vie, d’intelligence inférieure, était pourtant dotée de
connaissances rudimentaires sur ses origines et de notions minimales quant à son système
solaire. Ces êtres élaborèrent sans doute une certaine culture, avec des structures religieuses
et sociales primitives, et eurent probablement, à certaines époques, une conscience restreinte
de leur caractère éphémère. On ignore dans quelle mesure ils ont prévu, voire provoqué, la
fin de leur planète. Les rares traces de leur existence restent énigmatiques.

Le Roi Arthur sur la pierre. Sire Kaï revient.


LE ROI ARTHUR. Qu’a dit la mer?
SIRE KAï. Cette fois, je l’ai balancée, Roi Arthur. Un bras blanc a surgi de la mer et l’a
attrapée.
LE ROI ARTHUR. Maintenant, voici venue l’heure où tu dois me laisser. Tu dois partir, Kaï.
SIRE KAï. Mais je ne vais pas filer comme un voleur, Roi Arthur! Je ne vais pas te laisser
moisir ici!
LE ROI ARTHUR, sévère. Tu dois partir, Kaï!
SIRE KAï. Et où faut-il que j’aille?
LE ROI ARTHUR ne répond pas.

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SIRE KAï. C’est que je ne sais pas où aller! Tu ne peux pas simplement me renvoyer!
LE ROI ARTHUR se lève, va vers la mer.
SIRE KAï, désespéré, crie dans sa direction. Nous sommes ensemble depuis si longtemps...
depuis toujours. . .! Ce n’est pas possible, ce n’est pas possible... mais où faut-il que j’aille! ...
Vas-y, dis-le! ... Que faut-il que je fasse, nom de nom! ... Qu’est-ce que je vais devenir?
Dans le petit jour apparaît une gondole vénitienne noire, ornée de fleurs, où se trouvent trois
belles reines, Morgane la Fée, Morgause, Guenièvre. Elles débarquent et se dirigent vers le
Roi Arthur. Elles conduisent le mourant vers la gondole, elles l’y couchent, puis s’éloignent
avec lui à la rame sur la mer sombre, vers Avalon.
Les dieux païens reviennent. Ils rôdent autour du champ de bataille.

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