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Titre original :
Al-Najdî
Éditeur original :
Manshûrât Dhât al-Salâsil, 2017
© Taleb Alrefai, 2017
Al-Najdi le marin
roman traduit de l’arabe (Koweït) par Waël Rabadi et Isabelle Bernard
À Abd al-Aziz al-Dakhil,
l’ami de toute une vie, mon frère.
La ville de Koweït est cernée par des murets qui ne semblent pas en très
bon état vus du port. Or la façade maritime du pays, qui s’étend sur plus
de deux milles, est la plus intéressante du monde. En 1939, le lieu
paraissait constituer un grand bassin destiné à la construction de bateaux
et en faisait visiblement commerce car tous les bateaux, grands et petits,
s’alignaient, les uns collés aux autres, tout au long de cette façade
maritime qui s’étendait à l’ouest et à l’est du port en s’allongeant vers le
plat littoral peu profond du golfe du Koweït.
ALAN VILLIERS1,
Sons of Sindbad (1940).
1. L’aventurier australien Alan Villiers (1903-1982) a effectué plusieurs voyages sur la mer
Rouge, sur les côtes de la péninsule Arabique, autour de Zanzibar et du Tanganyika à bord de
boutres arabes en 1938 et 1939. En 1940, au Royaume-Uni et aux États-Unis, il a publié un
album de photographies intitulé Sons of Sindbad (Les Fils de Sindbad, l’extrait ci-dessus est
notre traduction) dans lequel il raconte ses périples avec des marins koweïtiens, Ali al-Najdi
notamment, et des pêcheurs de perles. L’album a été réédité en 2006 par le Musée national de la
marine de Londres (London, National Maritime Museum, 2006, 224 p.). (Toutes les notes sont
des traducteurs.)
Prenant pour base des faits réels qui se déroulèrent le lundi 19 février
1979, ce roman imagine ce qui a pu arriver au nakhuda2 Ali Nasser al-
Najdi.
Viens !
Je me souvenais que j’avais à peu près cinq ans le jour où j’avais
entendu pour la première fois la mer m’appeler. J’étais assis sur le seuil de
notre vieille maison dans le quartier de Sharq qu’un petit sentier séparait
alors de la côte. Je ne me lassais pas de regarder les bateaux dont le flanc
reposait sur le sable des plages avec derrière eux, la mer. Une question
étrange trottait déjà dans ma tête. Qu’est-ce que la mer fait donc des
grandes embarcations pour qu’elles deviennent si petites à l’horizon ?
Ô père, c’est entre tes mains que j’étais né. J’avais été marin et
nakhuda. C’était avec toi, quand tu étais toi-même nakhuda, commandant
de ton bhum, que j’avais pris la mer pour la première fois. J’étais devenu
capitaine très jeune et les marins comme les habitants du Koweït avaient
tous pris l’habitude de m’appeler “le capitaine”.
Ce n’était pas la première fois. Jamais une semaine ne passait sans que
nous allions ensemble à la pêche.
— Avant la prière du midi, on sera chez toi, avait dit Abdelwahhab.
— Que Dieu vous prête longue vie ! Je vous attendrai.
— Noura !, avais-je dit à mon épouse, Abdelwahhab et son frère
Slaimane vont passer.
Ma phrase la surprit mais elle comprit immédiatement que j’avais
l’intention de sortir en mer.
— La mer, toujours la mer, me reprocha-t-elle, la mer t’a ensorcelé !
— Depuis longtemps, je vis en sa compagnie, Noura.
Une tristesse vague voila son visage.
— Reste avec nous aujourd’hui !
Sa demande telle une prière brisée me sembla bien étrange.
— N’y va pas !
Quelque chose de mystérieux dans le rythme de sa phrase toucha mon
cœur. J’aurais bien voulu accéder à sa prière.
— J’ai déjà tout réglé avec les copains.
— Excuse-toi auprès d’eux, il fait froid.
— Ce n’est pas possible : ils sont en route à cette heure-ci et ils ne vont
sans doute pas tarder à arriver.
— Tu ne changeras jamais ! C’est dans ta nature : je le sais ! Quand tu
décides quelque chose, tu ne reviens jamais sur tes paroles ; tu campes sur
tes décisions !
— L’homme est dans sa parole, Noura !
Elle me dévisagea tout à coup et j’ajoutai : Nous avons tout organisé
hier.
Elle avait gardé le silence mais son regard était suffisamment expressif.
Je lui souris, l’encourageant à poursuivre.
— Dis-moi ce qui te tracasse.
— Eh bien, je m’inquiète pour toi. Que Dieu te donne une longue vie !
Tu n’es plus un jeune homme, tu sais.
— La mer rend à l’âme toute sa jeunesse.
— Que Dieu adoucisse votre route ! Bon vent !
Sa voix faiblit et elle me demanda : Vous rentrerez quand ?
Je n’y avais pas encore pensé et je n’avais rien fixé avec Abdelwahhab
ou Slaimane.
— Je ne sais pas.
Elle attendait visiblement une réponse plus précise : Nous rentrerons ce
soir.
— Ta passion pour la mer me laisse perplexe.
— La mer, c’est ma maison. Je ne voulais pas lui dire que la mer
m’appelait.
La phrase que j’avais à plusieurs reprises répétée à mon ami le capitaine
Abdallah al-Ktami me traversa l’esprit à ce moment-là. Je finirai en mer.
Je ne voulais pas forcer Noura à entendre cette sentence. C’était
pourtant comme si j’entendais la mer m’appeler : Viens !
— Je te prépare quelque chose à emporter pour le déjeuner ?, me
demanda-t-elle.
— Ce n’est pas la peine, je me suis arrangé avec Abdelwahhab et
Slaimane. D’ailleurs, je vais aller m’habiller avant leur arrivée.
— Ne rentre pas trop tard.
— Je vais essayer.
Je me levai, le livre sous le bras. Noura me suivit du regard, alors je lui
souris.
— Écoute ! Je vais te lire ce qu’Alan Villiers a écrit sur les marins
koweïtiens qu’il avait bien connus pour que tu excuses leur passion pour la
mer.
Je tournai quelques pages du livre.
— Écoute : J’aimais de plus en plus les Arabes, surtout ces Sindbad qui
occupaient l’avant du bateau parce que Sindbad lui-même, s’il a un jour
existé, n’aurait pas pu vivre les mêmes aventures qu’eux.
Noura me fixait toujours.
— Alan désignait expressément les Koweïtiens dans son titre.
— Je le sais, Abou-Hussein4, tu m’as déjà raconté tout cela !
Je lui souris en m’excusant : Je vais me changer.
Les photos du livre avaient ressuscité tous ces souvenirs tapis au fond
de mon cœur, endormis. J’avais ainsi entraperçu beaucoup de visages sans
trop savoir d’où ils provenaient. La voile de misaine puis la voile
d’artimon s’étaient levées devant moi gonflées par un souffle modéré : le
vent s’alliait au rythme des voix des marins lorsqu’ils prient Dieu.
4. Abou signifie “père de”. Cette appellation, suivie du prénom de son premier enfant mâle, vient
remplacer le prénom d’un homme. Tout comme Umm qui signifie “mère de”, suivi de son
prénom du premier enfant mâle, vient remplacer le prénom d’une femme.
La mer était très calme ce jour-là. Une brise froide la caressait. Lorsque
nous arrivâmes au port de plaisance de Shaab, l’odeur de la baie nous
accueillit immédiatement. Nous transportâmes nos affaires de la voiture
sur le yacht.
Je vérifiai moi-même les deux moteurs et le niveau de carburant à
l’arrière avant de pénétrer dans la cabine. La chaleur du soleil emplissait
déjà l’habitacle vitré. Abdelwahhab et Slaimane s’affairaient à quelques
menus rangements.
— Abou-Hussein !
Abdelwahhab me montra le magnétophone et les cassettes. En souriant,
je lui demandai : C’est la cassette d’Awad al-Dukhi ?
— Awad et Chadi al-Khalij6.
La mer autour de nous était bien là avec ses colères rageuses et sa
torpeur sublime. Le soleil de février en réchauffait la surface.
— Il n’y a pas de sortie au large sans chansons de marins, commenta
Slaimane.
— Que Dieu nous garde ! Allez, on y va, les gars, dis-je sur un ton
badin.
— C’est le capitaine qui décide, me répondit, rieur, Abdelwahhab. Par
la grâce de Dieu, c’est parti !
Je mis le contact et sentis l’avant du bâtiment se soulever sur les flots.
Le port de Shaab était tout à fait tranquille. Je n’y percevais aucun
mouvement.
— Cap sur les pêcheries d’Al-Aryâk ?, demandai-je à Slaimane.
— Entendu. Il fait froid, j’espère qu’on ne rentrera pas trop tard.
— Ton frère est très inquiet aujourd’hui, dis-je à Abdelwahhab, donc
c’est toi qui décides de l’heure du retour.
— Personne ne peut décider à la place du capitaine !
— Nous ne rentrerons pas tard, dis-je à Slaimane pour le rassurer.
Toutes les fois où j’avais commencé un voyage en mer, mon cœur avait
battu plus fort. C’était exactement comme si je prenais la mer pour la
première fois. Je redevenais ce jeune garçon qui avait pleuré de désir pour
la mer.
Ma mère – que Dieu ait pitié de son âme – avait supplié mon père de ne
pas m’emmener pour la saison de plongée cet été-là. Il lui avait juré qu’il
me laisserait avec elle et avait tout simplement changé d’avis.
Je n’avais pas vu une seule embarcation depuis que nous avions quitté le
port. Le yacht s’élançait sur l’onde comme s’il venait d’entamer une
course contre lui-même. Le bruit du moteur brisait le silence de la mer
assoupie ; les vibrations sourdes nous poursuivaient un peu avant de
disparaître en même temps que le trait de mousse blanchâtre et tendre des
petites crêtes.
Je n’ai jamais bien su conduire une voiture. C’est mon petit-fils, Nasser,
qui me dépose où je veux. Oh, je suis heureux en sa compagnie, il conduit
et moi, je l’écoute me raconter ses petites histoires.
Une fois, il m’avait questionné.
— Pourquoi détestes-tu la conduite, grand-père ?
Sa question était restée suspendue entre nous, sans réponse, alors il
avait un peu continué à bavarder.
— Tu veux rester capitaine et ne jamais rien piloter d’autre que des
bateaux, c’est bien cela ?
J’avais gardé le silence. Un moment après, je lui avais à mon tour posé
une question.
— Comment peux-tu comparer un voilier avec une simple voiture en
tôle ?
Hier, dans l’après-midi, je suis sorti de chez moi. Le chauffeur est venu
me chercher et je suis allé me promener dans notre ancien quartier, là où
se trouvait notre maison. Il n’y a plus rien désormais. La ville, ce monstre,
a tout dévoré : les maisons, les petits terrains vagues, la plage, les bateaux
et le chant des marins. J’ai continué à marcher d’un pas las. Je me suis
arrêté devant l’étang de Chamlan et, de là, j’ai contemplé la mer. Comme
que je l’ai sentie triste ! Je me suis mis à lui parler. Quelle étrangère es-tu,
ô mer ! Pareil à toi, je suis devenu un étranger ! En regagnant la maison,
j’entendais l’appel de la mer. Ne me quitte pas !
La prochaine fois, je viendrai seul. Je resterai en tête à tête avec elle.
Slaimane s’était plaint, me ramenant brutalement dans le présent.
— Il fait froid.
Je ne veux déranger personne. J’irai à Sharq pour le plaisir de la
rencontrer. Il se pourrait bien que mon âme s’apaise enfin. J’ai plus de
soixante-dix ans, mais au fond, je suis resté ce garçon qui, jour après jour,
est devenu fou de la mer.
La mer sommeillait sous le vent doux. Il n’y avait dans l’air qu’une
légère brise.
Le yacht avançait à vive allure : surprenant les eaux assoupies, il ne
laissait derrière lui que le vrombissement de son moteur et les hachures
blanchâtres de son sillage. Chadi al-Khalij m’émouvait ; il interprétait
“Holo bén al-manazel7”.
J’observais Slaimane, absorbé par le tri des filets comme Abdelwahhab
par la lecture du journal.
Je tenais la barre, sans un regard pour le compas magnétique. Le trajet
vers Al-Aryâk est gravé dans ma mémoire. Je n’ai nul besoin d’une
boussole pour m’orienter sur les côtes du Koweït. Dès mon enfance,
j’avais appris à emprunter n’importe quelle voie maritime de la région,
j’en connaissais par cœur les méandres et la profondeur.
Jadis, sur mon bateau nommé Bayan, j’avais navigué jusqu’aux côtes de
l’Afrique et de l’Inde. Notre sortie d’aujourd’hui n’était qu’une balade !
Mon cœur avait failli être expulsé de ma poitrine le jour où j’avais suivi
mon père sur la plage : nous allions embarquer pour ce qui serait ma toute
première saison de plongée. Le matin de cette dacha, les plages étaient
bondées : communiant par leurs larmes et leurs prières, tous les habitants
de Koweït étaient venus faire leurs adieux aux pêcheurs. Avec l’espoir de
revoir leurs enfants, leurs époux, leurs proches, ils attendraient une saison
généreuse, synonyme de vrais profits pour eux. Les hommes qui sont en
mer sont voués à l’inconnu, et pendant toute la durée de l’été, tous ces
pêcheurs de perles allaient affronter chaque jour les périls de la plongée en
apnée ; certains auraient même à braver la mort.
À peine mon père s’était-il assis près du barreur qu’il lui avait dit : Dieu
est grand, l’invitant à prier. Ce fut comme si les marins n’avaient attendu
que ce signal car, tout à coup, on n’entendit plus un mot.
Ô Dieu, nous sommes des voyageurs comptant sur Dieu. Si Dieu le veut !
Mon Dieu, je compte sur toi
Généreux, tu connais ma situation
Généreux, tu connais l’obscurité de la nuit.
Nous avions repris la mer et navigué durant trois jours. Mon père avait
choisi le site d’Al-Hiran, réputé pour ses bancs d’huîtres perlières. Il
m’avait confié : Si Dieu le veut, tu nous porteras bonheur, mon petit.
Je restais absorbé par tout ce que mon père disait. J’écoutais
attentivement les échanges entre les autres marins, le chef d’équipe ou le
barreur. J’enregistrais le moindre mot dans mon cœur et mon esprit.
La mer était calme et le soleil éclatant. Le yacht se relançait, taquinant
les flancs de la mer en y laissant une griffure blanche. Abdelwahhab avait
l’habitude d’éplucher le journal : il s’attardait sur chaque nouvelle et
appréciait d’écouter de la musique pendant sa lecture attentive des
nombreux entrefilets. Slaimane était assis sur la caisse à outils, il préparait
les fils. Et moi, je me tenais derrière la barre ; le miroitement des eaux
brillantes comme autant d’écailles de dorades m’incitait à accélérer.
Un jour, à la fin du troisième mois, alors qu’il ne nous restait qu’un seul
mois pour finir la saison, il m’avait donné l’ordre de m’asseoir à la barre.
Et quand nous avions eu regagné la terre, il avait confié à mon père :
— Ton fils connaît énormément de choses sur la mer du Koweït et du
Golfe.
Il s’était tu un bref instant puis avait ajouté à mon adresse : Tu es
courageux, cela me plaît ! Mais le courage n’est rien sans la prudence :
elle seule pourra te venir en aide.
La mer était mon amie, elle m’appelait et je répondais à son appel.
7. Chanson qui évoque une femme très belle et parée de bijoux qui passe entre les maisons.
8. Le boutre, également appelé dhow, est un type de voiliers arabes traditionnels, originaires de la
mer Rouge et très répandus dans le golfe Persique et l’océan Indien. La coque est pincée à la
proue et la poupe a la forme d’un tableau (elle est carrée). Au Koweït, il existe trois types de
boutres de différents tonnages : le plus court est utilisé pour les expéditions de plongée, celui de
taille moyenne pour les voyages dans les pays proches (Iran, Irak, pays du Golfe) et le grand est
réservé aux longues traversées vers les ports lointains de l’Inde et de l’Afrique. Le terme
générique de boutre désigne donc un ensemble de navires différents dont le point commun est
d’être construits en bois et gréés d’un ou plusieurs mâts portant chacun une voile trapézoïdale,
appelée voile arabe. Leur faible tirant d’eau leur permet de naviguer dans des eaux peu
profondes. Joseph Kessel prendra d’ailleurs comme titre Fortune carrée (1932) pour son roman
d’aventures inspiré de son périple en mer Rouge, au Yémen et en Somalie, signifiant combien la
voile arabe, dite voile carrée, est fameuse dans cette région du monde : elle sert à fuir la tempête.
3. 14 h 30
Que Dieu te soit miséricordieux, ô mon père, car ce que tu disais est
juste. Ô père ! Sur la mer, le capitaine est bien l’ami du vent et il en
connaît les moindres secrets : les conditions de son apparition, sa
direction, sa densité, sa force. À chaque instant, il reste attentif à ses
mystérieux bruissements et profite de ses faveurs. Il cherche toujours à
déchiffrer le moindre de ses souffles. S’il a appris à apprécier une douce
rencontre avec les vents, il sait pertinemment prendre des mesures contre
ses bourrasques subites, irrépressibles. Au final, c’est un jeu terriblement
excitant pour lui !
Ô mon père, après Dieu, le capitaine n’a que le vent pour l’aider !
Quand il souhaite naviguer sur une embarcation de cent cinquante mille
tonneaux sans moteur, il patiente jusqu’au moment favorable au départ qui
coïncide avec l’arrivée du vent : il en a besoin pour gonfler les voiles. Et
ce même vent, il l’accueille avec un grand sourire quand il le mène à
destination. Son âme heureuse bat des ailes au rythme de la voile quand le
bhum sillonne l’océan avec régularité en direction de riches ports qui
l’attendent. Lorsque le vent faiblit, le marin rasséréné se plie à sa volonté
car son bateau peut dès lors larguer les amarres et enfin se mettre en
partance ! Lorsque le vent forcit et se déchaîne, le navigateur joue avec
son embarcation, implore le secours de Dieu et puise dans son expérience
et son savoir-faire la force de tenir ferme la barre, de diriger au mieux le
timonier, le gabier et tous ses matelots. En fait, un capitaine adore le vent ;
il le considère telle une femme qui minaude devant lui. Et toute son âme
s’enchante de ses coquetteries ! Lorsqu’il le tente, il le suit ; lorsqu’il se
fâche, il se tait, soumis. Ô mon père, il est vrai que le capitaine connaît par
cœur le langage si fantasque des vents !
9. Diminutif de Mariam.
4. 19 h 30
Notre partie de pêche était depuis peu devenue plus amusante car les
dorades argentées grouillaient sous le yacht. Il était huit heures moins le
quart. Abdelwahhab me rappela que le journal indiquait que la mer calme
serait un peu houleuse en fin de journée. Mais nous nous trouvions juste en
face des côtes koweïtiennes, pas très loin du littoral…
Pendant ma jeunesse, j’avais amarré mon boutre dans les ports les plus
difficiles du monde. Un jour, nous étions partis d’Aden et avions mis le
cap sur l’Afrique de l’Est. Nous allions vers Zanzibar et le delta du fleuve
Rufiji au Tanganyika. Depuis le poste de pilotage, le capitaine Alan
Villiers prenait une infinité de notes sur tout ce qui se passait sur le bhum.
Nous étions revenus par le sud de l’île en faisant des escales dans les ports
du Golfe. Villiers était rentré avec moi au Koweït. Il avait aimé notre pays
et y avait achevé son livre pendant son séjour dans la demeure d’Al-
Hamad. Certes, il avait rédigé le récit de notre expédition de son seul et
unique point de vue : il avait exagéré certaines vérités et s’était même
parfois trompé ! Cependant, en faisant éditer son livre dans plusieurs
langues, il m’avait fait découvrir à de très nombreux lecteurs ! Il avait
rendu éternels le moindre événement de notre périple, le bhum Bayan et
aussi, bien sûr, un pan de l’histoire maritime du Koweït.
J’avais réservé une place à Alan Villiers sur l’estrade près du barreur,
j’avais immédiatement senti la passion qui l’animait alors qu’il passait ses
premières minutes à bord : il avait voulu connaître exactement la position
du bateau et les routes maritimes qu’il emprunterait… Depuis son poste
d’observation, il avait constamment pu garder un œil sur la boussole. De
toute façon, je lui avais régulièrement fait savoir la direction vers laquelle
cheminait le Bayan. Une fois, je lui avais dit par l’intermédiaire d’un
marin qui connaissait un peu l’anglais : Ne te mêle pas du fonctionnement
du bateau !
— Je ne m’en mêlerai pas. Mais permets-moi de te demander tout ce
qui me viendra à l’esprit.
— D’accord.
Il n’avait su demeurer en place et avait continuellement dévidé son flot
de questions, plaçant ici et là un ou deux mots d’arabe. Ses phrases nous
avaient souvent fait bien rire ! Il n’avait certes pas apprécié le ton
autoritaire de ma requête ce jour-là. Souvent, au début, il m’avait semblé
complètement perdu dans le lexique maritime typiquement koweïtien,
particulièrement lorsque je donnais mes ordres à l’équipage et que mon
second, Hamad ben Salem al-Omar, les répétait de sa voix tonitruante. De
même, il lui avait été assez difficile de comprendre l’organisation de notre
travail. En plus, je l’agaçais et il semblait ne pas trop goûter les chants du
nahhâm Ismaïl…
Durant des jours, j’avais continué à le surveiller sans trop lui adresser la
parole. Petit à petit, il avait dû admettre que j’étais un capitaine
expérimenté et sensé, que je dirigeais donc le travail à bord selon un
règlement strict dont je connaissais les moindres détails et que je savais
faire face aux imprévus. Au fil des jours et des nuits, il avait constaté, en
voyant leurs gestes professionnels mais aussi des signes de connivence,
comment le barreur, le gabier dans sa mâture et l’ensemble des membres
de l’équipage exécutaient mes instructions. Après avoir passé presque
trois mois à bord de mon bhum, ce qui correspondait à la moitié de la
durée de notre expédition, il m’avait enfin témoigné, ainsi qu’aux
matelots, une véritable confiance.
— Je ne comprends pas bien comment vous travaillez… J’avais
continué à le regarder fixement et il avait poursuivi. Le travail à bord d’un
bateau en Occident est soumis à un règlement et à une hiérarchie
extrêmement précis. Chacun accomplit une fonction déterminée et
ponctuelle. Mais vous… Il s’était tu un moment avant de reprendre : Je ne
sais pas comment vous faites. Pas de galons, pas d’uniforme… Pourtant,
un seul mot de toi met tout l’équipage en branle ! Tes matelots évoluent
avec une légèreté extraordinaire sur le gréement ; ils sont aussi habiles que
des singes ! Il était assis près de nous, moi, le barreur, mon second et le
chef de bord, il nous avait parlé avec ses mots arabes estropiés et avait
souvent répété ce qu’il voulait dire jusqu’à ce qu’on le comprenne.
Plusieurs fois, l’un des marins de l’équipage qui se trouvait maîtriser un
peu d’anglais s’était chargé de traduire ses paroles. Une fois, il m’avait
dit : Vous êtes les petits-enfants de Sindbad !
— Abou-Hussein !
La voix d’Abdelwahhab me tira de mes souvenirs. Une belle dorade
argentée se débattait avec énergie sur le pont.
— C’est vraiment un endroit poissonneux !, dit Abdelwahhab tout
joyeux.
— La pêche est bien meilleure depuis un petit moment, ajouta Slaimane
en se rapprochant d’Abdelwahhab pour sortir l’hameçon des branchies du
poisson qui frétillait encore.
Il le déposa dans la caisse. Constater qu’Abdelwahhab et Slaimane
appréciaient nos parties de pêche me procurait un réel plaisir. Mais, il y
eut soudain comme un courant mystérieux sous le yacht qui, un instant
après, allait totalement nous prendre au dépourvu et secouer notre
embarcation. L’ancre, enfoncée dans les fonds sablonneux, garderait son
secret.
— Les amis, on ne devrait peut-être plus trop tarder…
Abdelwahhab et Slaimane étaient occupés avec de nouvelles prises. Je
venais en mer dans le seul but de raviver mes souvenirs avec elle, la mer.
Elle seule avait précieusement gardé la trace des événements de ma vie.
Alan Villiers m’avait mis en rage plus d’une fois. En effet, il m’injuriait
presque avec des affirmations comme celle-ci : Vous restez
systématiquement le long des côtes que vous ne quittez d’ailleurs jamais
des yeux ! Le capitaine arabe évite en fait de naviguer au large. Alan
m’avait franchement ennuyé avec son opinion tout à fait injuste et erronée,
ou du moins imprécise, sur les navigateurs arabes. J’en avais souvent
discuté avec lui mais il n’avait jamais changé d’avis ! Je me rappelais
parfaitement ce voyage-là. Nous étions au large. Nous venions de quitter
Zanzibar et prenions la destination de la côte est de la péninsule Arabique.
À cet endroit, il n’y avait pas de côte qui pouvait indiquer sa direction au
capitaine. Il faisait nuit. J’avais examiné la carte et calculé la distance
entre notre position et la pointe d’Essir. Les emplacements des lieux
étaient gravés dans ma tête. Je savais que les courants étaient en notre
faveur et j’avais donc à dessein utilisé la voile principale. Alan avait
continué à examiner mes manœuvres pour rejoindre le rivage. Il était clair
qu’il était inquiet et qu’il n’était pas satisfait de me voir utiliser la voile
principale. Il m’avait dit : Sois prudent ! Utiliser la voile principale peut
s’avérer très dangereux avec ce vent. Et puis il fait nuit. Il s’était tu un
instant avant d’ajouter visiblement mal à l’aise : Je ne sais pas pourquoi tu
n’allumes pas les lanternes pendant la nuit.
Je m’étais tourné vers lui. Nous allons apercevoir les îles d’Abdalkouri
d’ici deux heures. Il n’avait rien répondu, se contentant de poser un regard
énigmatique sur moi. De mon côté, j’avais simplement ajouté : Si Dieu le
veut ! Il avait dissimulé son inquiétude en demeurant silencieux. Dans ses
yeux de chat, j’avais cru distinguer qu’il se remémorait son voyage autour
du monde à bord de son bateau le Conrad. J’avais donné de nouvelles
instructions au barreur et vérifié les indications de la boussole. Gardant le
cap sur la côte, le bhum avait paisiblement fendu le roulis, au milieu de
l’obscurité. Le vent avait arrondi ses voiles, comme deux poumons bien
gonflés. Je n’avais pas baissé la garde, prêt à réagir au moindre signe de
trahison du vent. Les battements de mon cœur avaient accéléré et estompé
toute trace de sommeil dans mes yeux. Dans l’impatience de la rencontre
avec la plage, je m’étais concentré sur les pulsations de mes tempes.
Nous étions trois, Alan, le barreur et moi, postés derrière la barre. Je me
sentais sûr de moi et lui attendait mon erreur. Il faisait nuit. Le bruit de la
proue fendant les flots déchirait régulièrement le silence sous la lueur pâle
de la lune. Quand mes yeux avaient pu distinguer les îles d’Abdalkouri,
mon âme s’était libérée. J’avais soupiré en remerciant Dieu. J’avais juste
dit : Nous arriverons à l’heure prévue. Pendant un moment, il avait gardé
le silence avant de dire : Je ne sais pas comment tu y es arrivé ! Les voies
maritimes sont enregistrées dans ta mémoire de capitaine.
Je n’avais pas bougé de ma place à la proue. J’avais toujours le fil de
pêche entre les doigts. D’où provenait cette odeur terrifiante ? Il fallait
peut-être que nous rentrions. Tu commences à avoir peur de la mer, Abou-
Hussein ? Je n’avais pas pensé qu’un vent se lèverait. Qu’est-ce qui
l’amènerait au mois de février ? Et puis nous n’étions qu’à un jet de pierre
de la côte du Koweït. Pourtant je sentais cette détestable odeur que je
connaissais bien. Abdelwahhab et Slaimane se régalaient avec leurs prises.
Je devais rester sur mes gardes.
10. Les tribus de Shahri sont des tribus arabes qui possèdent les puits étroits des montagnes de
Dhofar.
5. 22 h 00
J’avais perçu les remous d’une houle sous le yacht. Il était dix heures du
soir. Je connaissais ce vent maudit. J’avais senti sa présence autour de
nous plus tôt dans la journée. Imprévisible, il nous avait encerclés ; frôlant
d’abord la mer alanguie et presque sans plis, il la caressait maintenant
pour la réveiller. Pourtant, je le savais, c’était un vent infâme et impétueux
qui prendrait tout entier possession de l’océan.
— Lâchez tout, les gars !
Un vent cinglant, un traître, allait s’abattre sur nous. D’ici quelques
minutes, je savais qu’il allait encore forcir et se transformer en
bourrasques violentes.
— Dépêchez-vous, une tempête fonce droit sur nous !
Je devais me fier à mon intuition et quitter les lieux sur-le-champ.
— L’ancre !, cria Abdelwahhab.
— Nous n’avons plus le temps de la lever ! Le couteau, vite ! Coupe la
corde !
Je tenais le cordage pendant que Slaimane s’activait avec le couteau.
Les rafales de plus en plus fortes agitaient rudement les eaux.
— Dépêchez-vous !
— Abou-Hussein, une bourrasque !, lança Abdelwahhab, terrifié.
Nous avions finalement coupé la corde. En me retournant, je glissai sur
le pont humide et tombai. Je me relevai aussi rapidement que possible
pour me précipiter dans la cabine de pilotage.
— Accrochez-vous bien, les gars !
— Au nom de Dieu, le Protecteur, s’écria Abdelwahhab.
— Je vous l’avais dit, dit Slaimane.
Ce constat qui me visait directement, je fis mine de ne pas l’entendre à
ce moment-là. Je mis le moteur en marche. Mon cœur battait à cent à
l’heure.
Tu es l’ami de la mer, me disais-je. Je me tenais derrière la barre.
L’obscurité était complète tout autour de moi mais j’avais le plan détaillé
du littoral en tête. Je connaissais ma route par cœur, mieux que n’importe
quelle boussole ! Je ne me perdrai pas ! La fuite était notre seule issue. La
tempête allait s’abattre sur nous. Déjà l’océan de velours noir semblait
nous tendre un piège. Je devais m’éloigner du cœur de la tempête avant
qu’elle ne nous touche. Si elle nous encerclait alors il serait très périlleux
de passer au travers.
— C’est une rafale ? Tu auras une nouvelle vie, si tu t’en sors, ô Abou-
Hussein !
Ce darbat qui nous avait surpris au milieu d’une partie de pêche calme
et agréable soufflait de partout sans mollir. En un clin d’œil, il s’était mis
en furie et la pluie était arrivée en trombes. Les vagues étaient devenues
de puissantes ondulations liquides, puis des crêtes venues des entrailles de
la mer s’étaient élevées, hautes comme des murs. Un noir d’encre avait
tout recouvert. L’obscurité était telle que désormais il nous était
impossible de passer au travers ; elle coupait la mer comme une muraille.
Il y avait un point précis à l’horizon où l’eau immense pénétrait dans
l’obscurité et disparaissait. Même lorsqu’elles arrivent en plein jour, les
tempêtes effraient la lumière du jour qui s’efface promptement.
L’obscurité nous enveloppait.
J’aurais dû me fier à cette odeur infecte et revenir plus tôt vers la plage.
Et Slaimane me l’avait demandé à plusieurs reprises au cours de la
journée. Ah, si nous étions rentrés plus tôt. Les eaux crissaient et
s’abattaient sur le yacht de tous côtés ; elles s’engouffraient dans la cabine
et nous heurtaient violemment.
Plus nous vidions d’eau par-dessus bord, plus la mer se fâchait. La pluie
redoublait et nous fouettait. L’obscurité s’intensifiait. Notre fuite
dérangeait la tempête et notre résistance l’agaçait visiblement. C’était
comme si la nature tout entière se vengeait de l’homme par cette terrible
confrontation.
— Par pitié, Dieu !, hurla Slaimane.
Pourquoi, ô mer ? Bien souvent, j’avais dit à mon père que la mer était
mon amie. Ce à quoi ma mère ne manquait jamais de répondre que je
n’étais qu’un ignorant.
Je lâchai la main d’Abdelwahhab et je lui criai : Agrippe-toi au coffre !
Je palpai le col de sa dichdacha et je dis à Slaimane de tirer avec moi. Les
marins tirent sur les cordages des voiles avec la même force ! Je tâtonnai
encore sur la poitrine d’Abdelwahhab, sans pouvoir apercevoir son visage,
j’arrachai le tissu en hurlant : Tire ! La caissette avait été à nouveau
ébranlée. Abdelwahhab s’était rapproché de moi et enfin sa dichdacha se
déchira. Mauvais augure, pensai-je.
— Allez, sors ton bras, a dit Slaimane.
Je ressentais un froid extrême sur les épaules, le cou et la tête. Mon dos
me faisait mal après ma chute.
— Pitié, Dieu ! Pitié !, entendis-je Abdelwahhab supplier plusieurs fois.
Il s’appuya contre le coffre pour sortir le bras de sa manche.
— Ne t’appuie pas sur le coffre, lui dis-je. Si Abdelwahhab glissait, il se
noierait.
— La dichdacha s’est prise dans mon bras.
Abdelwahhab me demanda de l’aider car son vêtement détrempé
commençait à nous attirer vers le fond.
— Je vais dénouer le keffieh de ton poignet. Reste bien agrippé au
coffre. Je vais t’enlever ta dichdacha.
Je défis le keffieh essayant de ne pas laisser Abdelwahhab s’éloigner de
moi. Je plaçai le keffieh autour de mon cou pour qu’il ne me glisse pas des
mains. La tempête, l’obscurité, la pluie et les vagues. Le poids de la
dichdacha sur mon bras. Noura m’avait dit : Ali, tu n’es plus tout jeune. Je
tentai de libérer le bras d’Abdelwahhab. Le coffre se balançait. Je saisis la
dichdacha par l’épaule, je la lui enlevai. Je palpai le tissu : Retire ta
main ! La dichdacha se détacha de son corps et je la laissai disparaître
dans la nuit. Abdelwahhab ne portait plus que son caleçon long. Des murs
d’eaux nous attaquaient de partout.
— Tiens-toi bien au coffre, lui dis-je.
— Qu’est-ce qu’on va faire ? Sa question s’était elle aussi mêlée à la
nuit qui était d’un noir d’encre.
— On se maintient comme ça jusqu’à ce que la tempête se calme.
— Mais, on va mourir de froid, dit-il désespéré.
— Non. Personne ne va mourir. Il m’est déjà arrivé de passer une nuit
entière sur un canot de sauvetage !
— Ne pense pas à la mort, intervint Slaimane. Ce n’est qu’une tempête :
l’accalmie viendra bientôt.
— Il y a une heure, la mer était calme, ajoutai-je.
— Et dire qu’on devait rentrer tôt !, m’interrompit Slaimane en
soupirant.
— Je vous ai demandé si…
Je retins le reste de ma phrase. Je ne blâme personne. Moi, j’assume
toute la responsabilité de ce qui nous arrive.
— C’est la volonté de Dieu, ô mon frère, dit Slaimane pour m’apaiser.
— Je tremble de froid.
— Ne te décourage pas, mon frère, dis-je à Abdelwahhab.
— Si tu te décourages, nous aussi nous allons perdre espoir !
— Essaie de résister encore, mon frère, dit Slaimane.
Je craignais qu’Abdelwahhab ne sombre et se noie alors je pensai à
renouer solidement son bras avec mon keffieh déjà attaché à la poignée de
la caissette de plastique. S’il se laissait aller et relâchait la pression de ses
mains, il serait toujours retenu par le poignet. J’ôtai complètement le
keffieh de mon cou.
— Donne-moi ton bras.
Il n’y avait plus que les spectres immenses de la mer et de la nuit qui
formaient un mur entre nous. Les vagues écumantes rendaient le coffre
complètement instable et nos corps suivaient ces secousses endiablées.
— Je vais t’attacher le bras à la poignée du coffre.
— Non, dit-il en rechignant. Si je coule, je vais entraîner le coffre avec
moi…
— Oublie ça, tu veux, lui dis-je avec colère.
Nous étions des aveugles hurlant dans les ténèbres. Ma main tâtonnait à
la recherche de son bras. Sa main droite serrait le coffre. J’enroulai tant
bien que mal le keffieh autour de son poignet.
— Tu dois venir du côté de la poignée du coffre, lui dis-je en ajoutant à
l’adresse de Slaimane : Tournons le coffre pour que la poignée soit du côté
d’Abdelwahhab.
Malgré l’obscurité complète, je sentis qu’Abdelwahhab s’était déjà
complètement résigné à son triste sort. Pourquoi as-tu haussé la voix
contre Abdelwahhab, Ali, lorsque la peur et le découragement le
paralysaient. Le vent se déchaînait autour de nous.
— Tenez-vous bien, les gars ! La tempête reprend de plus belle, dit
Slaimane.
Tout seul, je suis tout seul. Je claque des dents. Qu’est-ce que la mer
gagne en se déchaînant de la sorte ? Pourquoi m’inflige-t-elle un pareil
châtiment ? Je ne peux plus rien faire. Je suis épuisé ! Je ne suis qu’un
vieux marin arrimé à une caissette de plastique au milieu des flots
rugissants. Je n’ai plus que mon pantalon pour me protéger. En voilà assez,
ô mer ! Ça suffit ! Je sais que la tempête va continuer, mais pourquoi ?
Pourquoi retardes-tu sa fin ? Je ne pense pas que tu veuilles que je meure.
Il se peut que je t’aie manqué et que tu veuilles que je reste avec toi. Si les
vagues me rejettent sur la plage, comment pourrais-je affronter le regard
des gens ? Une femme maudite avait dû prendre au dépourvu les gardiens
et passer devant le mât du nouveau bateau ; et elle m’avait tout bonnement
porté malheur. Ce malheur, cette tempête, a coulé le yacht ! Je t’avais dit.
J’entends la voix de Chamma, ma chère épouse. Il fait noir. Je sens
maintenant que Chamma s’est agrippée à l’autre extrémité du coffre. Elle
se tient juste en face de moi.
— Umm-Hussein, comment as-tu pu faire naufrage avec nous ?
— Je te l’ai dit, je m’inquiète pour toi !
— J’ai froid, Chamma ! La pluie me blesse, j’ai mal à la tête et une
douleur lancinante me transperce le flanc… Chamma, où es-tu donc
partie ?
Je tourne la tête, l’obscurité obstrue tout l’horizon. Les vagues
m’éclaboussent encore et le froid…
— Vas-tu ainsi périr en mer ?
— Je ne mourrai pas.
— Tu vas mourir ! Je connais cette voix, c’est celle de mon ami
Mohammad al-Ktami.
— Mohammad est mort en allant au marché. Moi, je suis Abdallah al-
Ktami.
— Abdallah ? Mais, comment as-tu retrouvé ma trace ? Où est ton
bateau ? Où est le bhum ? Nous avions voyagé ensemble. Toi, tu es venu
me sauver. Accroche-toi au bout du coffre jusqu’à ce que ton bateau arrive.
— Tu vas mourir en mer, tu me l’as plusieurs fois répété.
— Non, je ne mourrai pas. Le nakhuda ne meurt pas ! Je resterai vivant
en mer. Ne me quitte pas déjà… Abdallah ! Où es-tu ?
— Comment as-tu pu faire naufrage, capitaine ?
— Les vents ! Ce sont les vents ! Ils ont comploté contre moi ! Ils ont
réussi à déclencher la colère de la mer ! Ce n’est pas la voix d’Abdallah !
— Je suis Alan Villiers.
— Et toi, l’Australien… l’Anglais ! Viens par ici ! Toi aussi, agrippe-toi
bien au coffre ! Tu es capitaine, n’est-ce pas, et tu as certainement un
bateau de secours ! Toi et moi, nous allons rentrer au Koweït ! Et, cette
fois-ci, tu t’installeras chez moi, dans ma maison à Keifan. Je ne te
laisserai pas séjourner dans la maison de quelqu’un d’autre !
— Je t’avais pourtant bien dit de ne jamais naviguer sans éclairage !
— C’est la tempête : elle a éteint la lampe du yacht.
— Toi, tu es courageux, Al-Najdi, je t’ai longuement observé dans de
nombreuses situations.
— Mais tu as dit que les marins arabes avaient peur des profondeurs et
qu’ils restaient près des côtes.
— J’avais tort.
— Je savais bien que tu me surveillais.
— Certes, mais j’avais tout de suite décelé en toi l’adresse et le
courage. Pourquoi n’as-tu pas mis de gilet de sauvetage, Al-Najdi ?
— Eh bien, ils nous auraient gênés pour écoper… As-tu apporté ton
livre ?
— J’ai toujours mon livre avec moi.
— Y a-t-il des photos ? Où se trouve le canot de sauvetage ? Le mashua
qui viendra pour nous sauver, où est-il donc ? Alan, où es-tu parti ?
— Comment un capitaine peut-il laisser périr l’un de ses matelots ?
— Je ne suis pas un marin, je suis nakhuda ! Je suis Abou-Hussein !
Dieu m’a donné cinq garçons : Hussein, Abdelwahhab, Othman, Slaimane
et Khaled. Chamma a accouché de mon dernier fils pendant que j’étais en
mer. Je l’avais laissée enceinte et lorsque j’étais revenu, Khaled était dans
ses bras ! C’est sûr et certain, mes enfants vont venir me chercher et ils me
sauveront ! Et la police côtière… Chamma, fais attention, la pluie va te
mouiller. Tu vas te noyer avec moi…
— Je ne me noierai pas !
— Je te tiendrai la main.
Mes frères avaient insisté pour vendre mon bateau, mon Bayan. Tu vas
rapporter du bois d’Inde !
Oh, je suis si fatigué, mon père. Voilà plus d’une heure que je me tiens à
ce coffre, deux heures ou trois heures… Je n’en peux plus ! Depuis hier, je
m’agrippe de toutes mes forces à ce coffre !