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DU MÊME AUTEUR

ICI MÊME,Sindbad/Actes Sud, 2016.


L’OMBRE DU SOLEIL , Sindbad/Actes Sud, 2018.
Sindbad est dirigé par Farouk Mardam-Bey

Titre original :
Al-Najdî
Éditeur original :
Manshûrât Dhât al-Salâsil, 2017
© Taleb Alrefai, 2017

Photographie de couverture : Alan Villiers


© National Maritime Museum, Greenwich, London

© ACTES SUD , 2020


pour la traduction française
ISBN 978-2-330-13167-8
TALEB ALREFAI

Al-Najdi le marin
roman traduit de l’arabe (Koweït) par Waël Rabadi et Isabelle Bernard
À Abd al-Aziz al-Dakhil,
l’ami de toute une vie, mon frère.
La ville de Koweït est cernée par des murets qui ne semblent pas en très
bon état vus du port. Or la façade maritime du pays, qui s’étend sur plus
de deux milles, est la plus intéressante du monde. En 1939, le lieu
paraissait constituer un grand bassin destiné à la construction de bateaux
et en faisait visiblement commerce car tous les bateaux, grands et petits,
s’alignaient, les uns collés aux autres, tout au long de cette façade
maritime qui s’étendait à l’ouest et à l’est du port en s’allongeant vers le
plat littoral peu profond du golfe du Koweït.

ALAN VILLIERS1,
Sons of Sindbad (1940).

1. L’aventurier australien Alan Villiers (1903-1982) a effectué plusieurs voyages sur la mer
Rouge, sur les côtes de la péninsule Arabique, autour de Zanzibar et du Tanganyika à bord de
boutres arabes en 1938 et 1939. En 1940, au Royaume-Uni et aux États-Unis, il a publié un
album de photographies intitulé Sons of Sindbad (Les Fils de Sindbad, l’extrait ci-dessus est
notre traduction) dans lequel il raconte ses périples avec des marins koweïtiens, Ali al-Najdi
notamment, et des pêcheurs de perles. L’album a été réédité en 2006 par le Musée national de la
marine de Londres (London, National Maritime Museum, 2006, 224 p.). (Toutes les notes sont
des traducteurs.)
Prenant pour base des faits réels qui se déroulèrent le lundi 19 février
1979, ce roman imagine ce qui a pu arriver au nakhuda2 Ali Nasser al-
Najdi.

2. Les mots en italique figurent dans le glossaire en fin d’ouvrage.


1. 11 h 30

Viens !
Je me souvenais que j’avais à peu près cinq ans le jour où j’avais
entendu pour la première fois la mer m’appeler. J’étais assis sur le seuil de
notre vieille maison dans le quartier de Sharq qu’un petit sentier séparait
alors de la côte. Je ne me lassais pas de regarder les bateaux dont le flanc
reposait sur le sable des plages avec derrière eux, la mer. Une question
étrange trottait déjà dans ma tête. Qu’est-ce que la mer fait donc des
grandes embarcations pour qu’elles deviennent si petites à l’horizon ?

Ce jour-là, la mer ne cessa de m’appeler : Viens !

Le soleil fatigué plongeait ses rayons jusqu’au fond de la mer où il


s’endormirait bientôt ; le ciel avait commencé de jeter la cendre des nuits
sur les murs de notre cour et d’en recouvrir les pièces de la maison. Ma
sœur Mariam était assise dans le salon, occupée à nettoyer les verres des
fanaux pour en ôter la suie. Elle entourait sa main d’un chiffon puis la
passait par la petite porte vitrée de la lanterne pour la nettoyer de
l’intérieur. À ses côtés, ma mère, Fatima, paraissait distraite mais elle
suivait avec beaucoup d’attention chacun des gestes accomplis par ma
sœur. Je les avais laissées pour rejoindre mon autre sœur, Latifa, dans la
cour en face de la cuisine : j’adorais le pain fin ar-rikak qu’elle préparait.
C’était à la main qu’elle décollait la fine galette sur la tawa brûlante : elle
la faisait tourner en l’air pour qu’elle refroidisse avant de me la tendre.
Dès qu’elle m’avait aperçu, elle m’avait souri et dit : Reviens un peu plus
tard, tu auras ton petit pain.
Je n’avais parlé à personne des appels de la mer. Ce soir-là, j’avais
déjoué la surveillance de ma mère et de ma sœur et je m’étais faufilé hors
de la maison.

La voix du muezzin lançait l’appel à la prière, celle du soleil couchant.


La nuit descendait du ciel et, comme les hommes craignaient de lui faire
face, ils arrêtaient de travailler et se hâtaient vers la mosquée pour prier et
invoquer Dieu. Devant notre maison, le sentier s’était vidé de ses passants
hormis quelques enfants qui galopaient eux aussi en direction de la
mosquée. Moi, je ne redoutais pas la nuit. Au moment où j’avais traversé
le petit chemin, mes pieds nus s’étaient enfoncés dans le sable de la plage
et j’avais alors entendu plus distinctement l’appel de la mer. Viens !

Je m’étais assis sur le sable humide. J’avais fixé l’horizon, là où la mer


rencontrait le ciel. J’avais tellement rêvé de marcher sur l’eau. J’imaginais
atteindre le large, entre la mer et le ciel, et avoir ainsi la tête dans les
nuages et les pieds dans l’eau. J’étais resté étendu sur le sol humide sans
pouvoir me souvenir du moment où la bise s’était levée et où l’obscurité
m’avait clos les paupières.
— Ali ! Ali !
Ces appels répétés avaient déchiré le voile de mon sommeil. J’avais
d’abord senti l’humidité du sable sur mes côtes.
— Ali !
Puis j’avais ouvert les yeux dans une complète obscurité. Le
clapotement des vagues m’avait d’un coup empli les oreilles. Mon léger
sommeil m’avait quitté.
— Ali !
J’avais reconnu la voix de mon père.
— Oui !
J’avais distingué deux silhouettes dans la nuit : mon père portant une
lanterne et à côté de lui, mon frère aîné, Ibrahim.
— Que Dieu te pardonne !, proféra Ibrahim. Ça fait une heure qu’on te
cherche !
Ils s’étaient rapprochés de moi et je m’étais levé pour me réfugier
derrière les pans de la dichdacha de mon père. Ce dernier avait tendu le
falot à Ibrahim et m’avait serré contre lui en m’embrassant.
— Mon fiston !
Pendant quelques secondes, craignant d’avoir commis une bêtise,
j’avais eu très peur.
— Si notre voisin Al-Foudala ne t’avait pas vu prendre la direction de la
mer…, dit alors Ibrahim. Méfie-toi si tu recommences !
— Ne refais plus jamais ça, mon fils. Mon père avait cru bon d’ajouter :
La mer t’avalerait comme rien !
— Moi, je ne me noierai pas !
Mon père s’était arrêté en entendant mes paroles. Ibrahim avait levé le
falot au niveau de son visage que je fixais et j’avais persisté : La mer est
mon amie.
Juste après moi, les vagues avaient murmuré des mots que je n’avais
pas saisis.
— Mais, la mer n’a pas d’amis, fiston, articula mon père d’une voix
triste. Je m’étais retenu de lui demander pourquoi la mer n’avait pas
d’amis.
Les souvenirs étaient ancrés dans mon esprit. Ce jour-là, j’avais cinq
ans et depuis, plus de soixante-cinq ans avaient passé. Que Dieu te soit
miséricordieux, ô mon père ! Si tu avais vécu, tu aurais pu constater que
ton fils avait réussi à apprivoiser la mer, à faire d’elle son amie ! Et oui, tu
aurais vu que la mer avait accepté son amitié, qu’elle lui avait donné une
existence, et même la gloire !
Ce mystérieux appel-là avait continué à m’obnubiler. C’est le destin de
ton fils, mon père : il était né marin et la mer était son unique qibla pour
tous ses départs.

Ô père, c’est entre tes mains que j’étais né. J’avais été marin et
nakhuda. C’était avec toi, quand tu étais toi-même nakhuda, commandant
de ton bhum, que j’avais pris la mer pour la première fois. J’étais devenu
capitaine très jeune et les marins comme les habitants du Koweït avaient
tous pris l’habitude de m’appeler “le capitaine”.

Ô père, je suis un requin qui dépérit dès qu’il s’éloigne de la mer.


Depuis que je l’ai quittée, la vie m’a abandonné. La solitude et l’ennui ne
cessaient de ronger mon âme sur la terre ferme, alors je me réfugiais au
creux de la mer. Elle m’appelait si fort que j’allais vers elle comme
hypnotisé. J’avais longtemps évolué au milieu de sa vaste demeure. Certes
elle m’avait bien souvent maltraité, mais jamais encore elle ne m’avait
abandonné. Ô père ! Aurais-tu imaginé un jour qu’une telle amitié puisse
exister entre la mer et un homme ? Entre une mer et une goutte d’eau ? Je
suis une goutte d’eau dans la mer, ô mon père !
Je vais abandonner un peu le livre Les Fils de Sindbad3 de mon ami le
capitaine australien Alan Villiers, qui raconte l’histoire de son voyage sur
mon bhum baptisé Bayan. Depuis deux jours, je le feuilletais en regardant
les photos qu’il avait prises de moi, des marins, des différentes parties du
bhum et des ports. Il y avait plus de dix ans qu’un ami l’avait rapporté
pour me l’offrir. Il avait été publié par la maison d’édition Dar al-Kateb
al-Arabi à Beyrouth.

J’étais éperdu de nostalgie : mes souvenirs de marin me tourmentaient.


Je revenais au livre, je tournais les pages, et avec elles, je revivais les
différentes étapes de ma vie. Les plus beaux moments que j’avais vécus
ressurgissaient alors. Ce voyage-là, je ne pourrai l’oublier !

Ces jours-ci, je m’asseyais auprès de mon épouse Noura, l’interpellant


sans cesse. Noura, regarde. Elle se tournait vers moi et je lui disais :
Écoute ce que le capitaine Alan dit de ton mari à propos de notre première
rencontre dans le bureau du commerçant Abdellatif al-Hamad à Aden. Je
lui lisais un passage.
— J’ai vu un homme petit de taille, mince…
— Mais, tu n’es pas petit de taille !
— Tu sais, Alan était très grand, c’est pour cela qu’il me trouvait petit !
Écoute plutôt ce qu’il dit : Il avait un visage dur…
— Tes traits ne sont pas durs !
Je lui souriais et continuais la lecture : Il était, en plus, très élégant à sa
façon. Un visage allongé, une moustache noire épaisse, un nez aquilin, un
menton pointu et bien fait. Malgré une constitution fine, il paraissait très
fort.
— Ça, c’est vrai, commenta Noura en riant.
— Écoute, écoute ! Son aspect en général dévoilait force et bonté, les
traits de son visage exprimaient la prudence, la vigilance nécessaire à tous
ceux qui voulaient piloter un bateau. Ces traits montraient également la
confiance en soi et la détermination vis-à-vis de celui qui chercherait à le
tromper.
— Comme c’est bien dit !, m’interrompit Noura de sa voix si gaie.
Tandis que je la regardais, un lourd silence né d’une peur insidieuse
s’immisça entre nous.
J’eus soudain envie de reprendre la mer !
La veille, pendant notre rencontre quotidienne dans mon dîwanîyya, je
m’étais mis d’accord avec Abdelwahhab et Slaimane : Demain, nous irons
à la pêche.

Ce n’était pas la première fois. Jamais une semaine ne passait sans que
nous allions ensemble à la pêche.
— Avant la prière du midi, on sera chez toi, avait dit Abdelwahhab.
— Que Dieu vous prête longue vie ! Je vous attendrai.
— Noura !, avais-je dit à mon épouse, Abdelwahhab et son frère
Slaimane vont passer.
Ma phrase la surprit mais elle comprit immédiatement que j’avais
l’intention de sortir en mer.
— La mer, toujours la mer, me reprocha-t-elle, la mer t’a ensorcelé !
— Depuis longtemps, je vis en sa compagnie, Noura.
Une tristesse vague voila son visage.
— Reste avec nous aujourd’hui !
Sa demande telle une prière brisée me sembla bien étrange.
— N’y va pas !
Quelque chose de mystérieux dans le rythme de sa phrase toucha mon
cœur. J’aurais bien voulu accéder à sa prière.
— J’ai déjà tout réglé avec les copains.
— Excuse-toi auprès d’eux, il fait froid.
— Ce n’est pas possible : ils sont en route à cette heure-ci et ils ne vont
sans doute pas tarder à arriver.
— Tu ne changeras jamais ! C’est dans ta nature : je le sais ! Quand tu
décides quelque chose, tu ne reviens jamais sur tes paroles ; tu campes sur
tes décisions !
— L’homme est dans sa parole, Noura !
Elle me dévisagea tout à coup et j’ajoutai : Nous avons tout organisé
hier.
Elle avait gardé le silence mais son regard était suffisamment expressif.
Je lui souris, l’encourageant à poursuivre.
— Dis-moi ce qui te tracasse.
— Eh bien, je m’inquiète pour toi. Que Dieu te donne une longue vie !
Tu n’es plus un jeune homme, tu sais.
— La mer rend à l’âme toute sa jeunesse.
— Que Dieu adoucisse votre route ! Bon vent !
Sa voix faiblit et elle me demanda : Vous rentrerez quand ?
Je n’y avais pas encore pensé et je n’avais rien fixé avec Abdelwahhab
ou Slaimane.
— Je ne sais pas.
Elle attendait visiblement une réponse plus précise : Nous rentrerons ce
soir.
— Ta passion pour la mer me laisse perplexe.
— La mer, c’est ma maison. Je ne voulais pas lui dire que la mer
m’appelait.
La phrase que j’avais à plusieurs reprises répétée à mon ami le capitaine
Abdallah al-Ktami me traversa l’esprit à ce moment-là. Je finirai en mer.
Je ne voulais pas forcer Noura à entendre cette sentence. C’était
pourtant comme si j’entendais la mer m’appeler : Viens !
— Je te prépare quelque chose à emporter pour le déjeuner ?, me
demanda-t-elle.
— Ce n’est pas la peine, je me suis arrangé avec Abdelwahhab et
Slaimane. D’ailleurs, je vais aller m’habiller avant leur arrivée.
— Ne rentre pas trop tard.
— Je vais essayer.
Je me levai, le livre sous le bras. Noura me suivit du regard, alors je lui
souris.
— Écoute ! Je vais te lire ce qu’Alan Villiers a écrit sur les marins
koweïtiens qu’il avait bien connus pour que tu excuses leur passion pour la
mer.
Je tournai quelques pages du livre.
— Écoute : J’aimais de plus en plus les Arabes, surtout ces Sindbad qui
occupaient l’avant du bateau parce que Sindbad lui-même, s’il a un jour
existé, n’aurait pas pu vivre les mêmes aventures qu’eux.
Noura me fixait toujours.
— Alan désignait expressément les Koweïtiens dans son titre.
— Je le sais, Abou-Hussein4, tu m’as déjà raconté tout cela !
Je lui souris en m’excusant : Je vais me changer.

Noura avait réservé un tiroir spécial dans mon armoire pour y


entreposer les vêtements que je portais en mer. Nasser, l’aîné de mes
petits-enfants, m’avait dit il y a quelques jours : L’un des enfants d’Al-
Rabah te passe le bonjour. Je l’avais regardé et il avait ajouté : Il te voit
quand tu te rends au local de son grand-père Ahmad al-Rabah. L’image du
local m’était passée par la tête et celle du jeune homme aussi. Nasser avait
souri en disant : Le jeune homme admire ton élégance. Ton grand-père
brille de propreté ! Il est élégant. Ses vêtements et son abaïya sont
toujours repassés, et ses chaussures cirées. Il évolue dans des effluves de
parfum, d’encens et d’huile parfumée dihn al-oud.
— Ton ami chercherait-il à me séduire par hasard ?
Nasser avait ri.
— Non, grand-père ! Mais tout le monde sait que tu es élégant et que tu
aimes être impeccable. Il s’était tu pendant quelques secondes avant
d’ajouter : Mon ami dit très exactement que les effluves parfumés te
devancent !
J’enfilai la lourde dichdacha que je porte généralement en mer et
positionnai mon keffieh sur ma tête.
En passant devant Noura, je lui dis :
— Au revoir. Je te laisse dans la paix de Dieu.
— Va, dans la paix du Généreux !
En sortant, je m’arrêtai sur le seuil.

Ma maison se trouvait dans le quartier de Keifan en face du quartier de


Shamiya. Je percevais le bruit de quelques voitures qui passaient au loin.
Le sentier qui conduisait à la mer n’existait plus : je ne la voyais plus
quand j’ouvrais la porte d’entrée.

L’odeur moite et iodée était parvenue jusqu’à moi pour me saluer et me


baigner tout entier ; ainsi marcherait-elle avec moi, tout autour de moi.
Il faisait froid. C’était le mois de février.
— Tu as vieilli, Ali ! Tu as peur du froid.

Il y a deux jours, au moment où je feuilletais le livre d’Alan, les photos


avaient ravivé dans mon cœur ma passion pour la mer. Je m’étais souvenu
de mon bhum : je me tenais souvent debout près du barreur. J’avais revu
les mâts, les voiles, reconnu le visage des marins, les paysages des ports,
j’avais entendu l’écho des chants… Je m’étais également souvenu des
paroles de Youssef al-Chirazi, un excellent marin qui faisait partie de mon
équipage.
— C’est toi le mât le plus important sur le bateau, capitaine, aimait-il à
répéter.
Je m’étais alors remémoré ma jeunesse, mes voyages et
la détermination dont j’avais fait preuve auprès de mon ami le capitaine
Abdallah al-Ktami. Nous avions été ensemble tous les deux, toujours entre
deux ports, entre deux pays ; nous avions conclu bien des affaires : des
achats, des ventes. Je m’étais aussi souvenu de mes amis, des chefs de
tribus et des notables de tout le littoral de la péninsule Arabique ; j’avais
revu les cadeaux que je leur avais offerts.
Abdallah m’avait à plusieurs reprises reproché d’être trop dépensier :
Tu donnes sans compter !, me disait-il. Je lui souriais invariablement et je
lui répondais : Connaître les hommes, c’est un vrai commerce. Lorsque,
parfois, il continuait à me regarder, je répliquais encore : Donner est une
bonne action pour l’homme.

Les photos du livre avaient ressuscité tous ces souvenirs tapis au fond
de mon cœur, endormis. J’avais ainsi entraperçu beaucoup de visages sans
trop savoir d’où ils provenaient. La voile de misaine puis la voile
d’artimon s’étaient levées devant moi gonflées par un souffle modéré : le
vent s’alliait au rythme des voix des marins lorsqu’ils prient Dieu.

Ô Dieu ! Ô Dieu ! Ô Dieu !


Nous avons mis la voile et nous comptons sur Dieu !
Sur Toi, ô mon Dieu, je compte.

Mon âme avait conservé intacts tous ces souvenirs.


J’avais sept ans quand j’avais appris par cœur le ‘Amma et la Tabarak5
du Saint Coran. J’avais étudié pendant un an avec l’imam qui était l’ami
de mon père. Chaque matin, je m’étais rendu chez lui avec les autres
enfants du quartier. Nous nous asseyions sur la natte de roseaux pendant
qu’il nous faisait face, son long bâton à la main. Il portait une barbe
teintée de henné. Il nous apprenait à lire, à écrire et nous enseignait les
principes élémentaires des mathématiques. Je me remémorai soudain cet
événement :
— Tu apprends vite. Tu deviendras imam.
— Je vais être capitaine, avais-je répondu.
— Voyons, mon garçon, être imam dans une mosquée, c’est mieux que
d’être capitaine !
Il m’avait fait taire. Il avait dans la voix quelque chose d’inhabituel. Je
n’avais pas compris les motifs de sa colère.
— Mon père est capitaine et moi, je voudrais être comme lui.
J’avais répété cette phrase et il avait haussé le ton. Il avait crié :
— Tais-toi, donc ! Ne me réponds pas ! Levant son bâton, il avait
ajouté : Voilà la punition pour celui qui a la langue trop bien pendue !
J’avais détesté entendre ses remontrances. Ses menaces m’avaient
vraiment perturbé. Je m’étais vu allongé sur le dos. Deux garçons
m’avaient déjà levé les jambes, les avaient attachées avec une corde et
allaient s’acharner sur la plante de mes pieds avec leur long fouet d’osier.
Du coup, je n’avais pas pu supporter de me rasseoir devant lui et, un
moment après, je m’étais levé calmement. J’avais quitté la séance et les
autres garçons assis en tailleur sur le tapis, sous la charmille chaude. Il
avait aussitôt hurlé : Assieds-toi !
Je l’avais complètement ignoré. Il avait encore haussé le ton pour
prononcer d’une voix plus sévère mon surnom.
— Aléoui !
Un enfant s’était levé pour me retenir. À celui-là, j’avais donné un coup
de pied avant que sa main ne m’ait atteint. J’avais ainsi laissé derrière moi
l’imam, son groupe d’élèves, son long bâton et ses coups. J’étais rentré
pieds nus à la maison et là, j’avais clairement annoncé mes intentions à
mon père.
— Ton ami l’imam m’a crié dessus et il m’a menacé. Ne compte pas sur
moi pour que je retourne le voir demain ! Je n’irai plus !
— Que s’est-il passé ?
Mon père m’avait demandé d’achever mes études auprès de l’imam.
— Quand tu auras terminé ta formation avec l’iman, tu iras à l’école de
Mubarakiyya.
— Je n’irai ni chez l’imam ni à Mubarakiyya !
Il m’avait regardé comme s’il s’était attendu à ma décision et qu’il
avait au préalable mesuré la sincérité de ma détermination. J’avais juste
ajouté : J’ai appris à lire et à écrire. Désormais, je pars en mer.

La voiture de Slaimane arriva. Elle s’approcha puis s’arrêta devant la


maison. Abdelwahhab en descendit. La voix de Slaimane me parvint
depuis l’intérieur de l’habitacle.
— Que Dieu te donne une bonne journée, capitaine !
Le mot m’amusait. Je répondis : Que Dieu te donne la lumière !
— Prêts ?, demandai-je à Abdelwahhab.
— Eh bien, nous avons acheté tout ce dont nous aurons besoin.
— Je t’en prie, insista Abdelwahhab pour que je m’assoie à l’avant, aux
côtés de son frère Slaimane qui tenait le volant. Assieds-toi devant, tu es
le capitaine et le mukhtar de Keifan tout de même !
Il fallait environ une demi-heure pour rallier le port de plaisance de
Shaab depuis Keifan.
— Il fait froid, constata Slaimane.
— Il va faire beau, répondis-je.
— Si déjà il y a de quoi pêcher, ça ira, ajouta Abdelwahhab en
plaisantant. Pas comme la dernière fois…
— Reste optimiste.
— Dieu est généreux !
Je m’assis à côté de Slaimane. Il mit le contact et nous prîmes la
direction du port de plaisance.

3. Dans sa version originale, le titre est Sons of Sindbad.

4. Abou signifie “père de”. Cette appellation, suivie du prénom de son premier enfant mâle, vient
remplacer le prénom d’un homme. Tout comme Umm qui signifie “mère de”, suivi de son
prénom du premier enfant mâle, vient remplacer le prénom d’une femme.

5. Deux des trente subdivisions du Coran.


2. 12 h 30

La mer était très calme ce jour-là. Une brise froide la caressait. Lorsque
nous arrivâmes au port de plaisance de Shaab, l’odeur de la baie nous
accueillit immédiatement. Nous transportâmes nos affaires de la voiture
sur le yacht.
Je vérifiai moi-même les deux moteurs et le niveau de carburant à
l’arrière avant de pénétrer dans la cabine. La chaleur du soleil emplissait
déjà l’habitacle vitré. Abdelwahhab et Slaimane s’affairaient à quelques
menus rangements.

Quelquefois je m’interrogeais sur ma passion pour la navigation et une


question m’obsédait chaque fois tant il me semblait que mon âme
désormais ne pouvait plus s’apaiser loin du tangage et du roulis des
vagues. Jusqu’à quand naviguerai-je ? Du reste, l’appel mystérieux de la
mer s’était fait plus insistant ces derniers temps et me surprenait
fréquemment. Depuis toujours, la mer m’appelait. Viens !

— Abou-Hussein !
Abdelwahhab me montra le magnétophone et les cassettes. En souriant,
je lui demandai : C’est la cassette d’Awad al-Dukhi ?
— Awad et Chadi al-Khalij6.
La mer autour de nous était bien là avec ses colères rageuses et sa
torpeur sublime. Le soleil de février en réchauffait la surface.
— Il n’y a pas de sortie au large sans chansons de marins, commenta
Slaimane.
— Que Dieu nous garde ! Allez, on y va, les gars, dis-je sur un ton
badin.
— C’est le capitaine qui décide, me répondit, rieur, Abdelwahhab. Par
la grâce de Dieu, c’est parti !
Je mis le contact et sentis l’avant du bâtiment se soulever sur les flots.
Le port de Shaab était tout à fait tranquille. Je n’y percevais aucun
mouvement.
— Cap sur les pêcheries d’Al-Aryâk ?, demandai-je à Slaimane.
— Entendu. Il fait froid, j’espère qu’on ne rentrera pas trop tard.
— Ton frère est très inquiet aujourd’hui, dis-je à Abdelwahhab, donc
c’est toi qui décides de l’heure du retour.
— Personne ne peut décider à la place du capitaine !
— Nous ne rentrerons pas tard, dis-je à Slaimane pour le rassurer.

Nous avions pris l’habitude de sortir pêcher ensemble. Presque chaque


semaine.
Le miroitement coruscant des vagues à cet instant m’incita à accélérer.
Désormais lancé, le yacht prit de la vitesse. Nous avions mis le cap au sud
en direction de l’Arabie saoudite. Une ligne de vaguelettes blanches filait
dans notre sillage mais elle se lassait très vite et nous abandonnait.

Toutes les fois où j’avais commencé un voyage en mer, mon cœur avait
battu plus fort. C’était exactement comme si je prenais la mer pour la
première fois. Je redevenais ce jeune garçon qui avait pleuré de désir pour
la mer.

À l’âge de treize ans, j’avais annoncé à mon père :


— Nous avons fabriqué une petite embarcation.
Il revenait de la prière du soir. Nous étions assis par terre tous les deux
autour du repas qu’il avait l’habitude de prendre à cette heure-ci : des ar-
rikak, ces petits morceaux de pain fin que ma mère ou ma sœur Latifa
faisait cuire sur une tawa, trempés dans un bol de yogourt et quelques
dattes. Il m’avait regardé en souriant alors j’avais continué mon récit.
— Mon copain Mohammad al-Ktami et moi.
— Au chantier de construction, aucun calfat ne vous a donné un coup de
main ?
— En fait, c’est ton ami, le constructeur de bateaux, tu sais, Hassan, qui
nous a le plus aidés.
Parce qu’il connaissait le sérieux d’Hassan et surtout sa dextérité à
travailler le bois, sa voix tout à coup s’était égayée.
— Que Dieu vous bénisse, les enfants !
Et cette intonation m’avait encouragé à me confier plus encore ; aussi
m’étais-je réjoui : Ça fait deux semaines que nous naviguons avec, tous les
jours.
— Je suis au courant, mon fils. Hassan m’a averti. Et puis je vous ai
aperçus plus d’une fois, tu sais !
Je m’étais levé pour l’embrasser sur le haut de la tête en signe de
respect. Je l’avais supplié, en trépignant, de m’emmener lors de son
prochain voyage de plongée.
— Tous les garçons du Koweït prennent la mer, papa ! Personne ne reste
au pays, à part les femmes.
Un sourire satisfait avait éclairé son visage et il avait dit :
— Si Dieu le veut, mon fils !
Ses paroles étaient pour moi sans équivoque : il acceptait enfin de
m’embarquer. Une immense joie s’était emparée de moi et j’avais
immédiatement couru annoncer la nouvelle à ma mère. L’effroi avait
aussitôt défiguré ses traits.
— Non, mon fiston, tu es encore trop jeune !
Des sanglots dans la voix, elle avait difficilement poursuivi : Je ne
laisserai jamais Nasser t’emmener au large ! Désespéré, je m’étais jeté sur
elle, lui avais embrassé les mains et le front.
— Que Dieu te garde, mon enfant !
— Tous les garçons du quartier…

Je lui avais rappelé que deux ans auparavant, j’avais participé à la


construction de la muraille du Koweït avec les hommes et que, malgré la
fatigue due au jeûne du ramadan de cette année-là, elle-même m’avait
poussé à y aller avec mon frère Ibrahim. Allez, vas-y, tu es un homme. Va
donc avec eux !, m’avait-elle alors répété.
— Bâtir un mur de pierre est une chose, prendre la mer en est une autre,
avait-elle conclu pour l’heure, intraitable.
De chaudes larmes avaient inondé mes joues bien malgré moi. Je
m’étais donc rapidement éloigné d’elle en maugréant. Je ne suis pas petit !
— Tu pleures comme les filles !
Je m’étais aperçu que je pleurais pour la mer. J’avais essuyé mes larmes
d’un revers de manche en reniflant.
— Je ne pleure plus.
— Nasser, je t’en conjure, ne prends pas Ali avec toi ! Au nom de Dieu,
je t’en supplie !

Ma mère – que Dieu ait pitié de son âme – avait supplié mon père de ne
pas m’emmener pour la saison de plongée cet été-là. Il lui avait juré qu’il
me laisserait avec elle et avait tout simplement changé d’avis.

La voix d’Awad al-Dukhi était parvenue jusqu’à moi dans la cabine et


m’avait tiré de mes souvenirs.
Si je me plains de ce que j’ai sur le cœur, les étoiles tomberont
Du septième ciel
En raison de cette injustice de la fortune, elles chuteront, c’est sûr

En face de moi, j’aperçus Slaimane. Assis sur la caisse à outils, il


s’amusait visiblement en préparant le matériel : les fils, les hameçons, les
lests et les appâts. Comme à son habitude, Abdelwahhab avait sorti son
journal, un exemplaire d’Al-Qabas, et avait enclenché le magnétophone. À
un moment, il m’avait même questionné :
— Tu aimes les chansons ?, pointant le magnétophone du menton.
Haussant un peu les épaules, je m’étais retourné en lui disant :
— Tu le sais très bien.
Il avait continué à me regarder alors j’avais ajouté :
— Avant chaque sortie, je recrutais les meilleurs chanteurs et ils
embarquaient avec moi sur le bhum. Mon père disait toujours : Quand on
est de bonne humeur, on chante ! Invariablement, je lui répliquais : Quand
on chante, on est de bonne humeur ! Il m’était devenu impossible
d’entamer une expédition sans être escorté par la voix chaude d’un
chanteur connu, d’un joueur d’oud et de tambourin. J’avais même coutume
de dire au chef d’équipage : Trouve-moi les meilleurs chanteurs ! Ne
t’inquiète pas pour l’argent !
Slaimane s’était rapproché et j’avais repris mon récit.
— À l’époque, j’organisais une soirée musicale dans tous les ports où
j’accostais. C’étaient de grandes fêtes auxquelles tous les commandants de
bateaux, les cheiks des tribus, les commerçants, les notables du port et les
matelots étaient invités !
Tout le monde le savait. Abdelwahhab m’avait interrompu pour ajouter :
— Tu es généreux, Abou-Hussein.
— La générosité entre amis, c’est la vie !
— Les matelots ont bien souvent vanté ta générosité. Ils savent que ton
amitié pour eux dure bien après qu’ils ont arrêté de prendre la mer avec
toi.
Opinant du chef, Slaimane avait acquiescé.
— Tous se souviennent encore de ces fêtes !
— Vous savez, le chant est un appui et un secours pour celui qui passe la
moitié de l’année loin de sa patrie et de ses enfants. Le marin vit toute sa
vie dans l’obscurité et l’effroi. Il connaît l’ennui et la lassitude lui déchire
l’âme plus souvent qu’à son tour ! En fait, il n’a que la clémence de Dieu
et le chant pour le distraire et lui donner chaque jour de l’espoir.
— Il est fini ce temps-là, Abou-Hussein !
Abdelwahhab avait hoché la tête et Slaimane s’était levé pour nous
écouter.
— Jusqu’à aujourd’hui, lorsque j’entends les nahhâm et le chant de la
mer, un élan de vie ranime mon cœur. Je me souviens alors des maisons de
terre de notre quartier, des jeux des garçons avec les filles sur les petits
terrains vagues. La voix de ceux que j’ai connus résonne clairement dans
ma tête. La grève d’alors, comme une épée posée au ras des vagues, se
présente à moi. Des centaines de bateaux y sont amarrés. J’entends à
nouveau le vacarme typique des ateliers de construction. Le bruit des
scies, le martèlement des menuisiers clouant les planches… C’est ainsi
que l’on construisait les bateaux à voiles sur la grève… Ah, le Koweït
dans les années trente et quarante, c’était vraiment la mer, les plongées et
les voyages !
— Une vie de pauvreté ! Une vie de misère, m’avait interrompu
Slaimane.
— Tu as raison, Slaimane. Mais c’était une vie simple et nous avions
autour de nous des gens foncièrement bons et sincères.
Je lui avais répondu machinalement sans pour autant oser lui avouer que
dans cette vie âpre de nos jeunes années, j’avais vécu les jours les plus
heureux de mon existence !

Mes larmes coulent abondamment sur mes joues


Et je vois, ô Abou Othman, mon avenir m’abandonner

La voix du chanteur Awad emplit à nouveau la passerelle de ses


mélodies, scandant le zhéria du maître, le fameux Hamad al-Assoussi.

Je n’avais pas vu une seule embarcation depuis que nous avions quitté le
port. Le yacht s’élançait sur l’onde comme s’il venait d’entamer une
course contre lui-même. Le bruit du moteur brisait le silence de la mer
assoupie ; les vibrations sourdes nous poursuivaient un peu avant de
disparaître en même temps que le trait de mousse blanchâtre et tendre des
petites crêtes.

Abdelwahhab se leva et reprit son journal.


— Abou-Fairouz te passe un grand bonjour, me dit Slaimane.
Je tournai la tête vers lui.
— Je l’ai croisé à la coopérative et il m’a dit : Remercie bien le
capitaine !
Je hochai la tête sans rien ajouter et lui alla vérifier le matériel de
pêche.

J’avais rendu visite à Abou-Fairouz chez lui la semaine d’avant. J’avais


pris depuis longtemps l’habitude de soutenir un peu mes anciens matelots.
Les sentir proches de moi me réchauffait le cœur. Je crois que je ne pourrai
jamais abandonner mes équipages !
Quelques sorties en mer, c’était aujourd’hui tout ce qu’il me restait. Ces
derniers temps, je m’étais fréquemment éveillé avec le clapotement des
vagues autour de moi. Je me revoyais distinctement dans notre maison à
Sharq et j’entendais cet appel incessant, qui m’obsède depuis l’enfance.
Viens !

J’ai toujours apprécié l’instant du démarrage lorsque je lance le moteur


et que les formes élancées du yacht fendent les eaux quiètes et satinées. Je
suis rivé à la barre, ivre du plaisir de naviguer au rythme du roulis.

— Si Dieu le veut, la pêche sera bonne aujourd’hui, me dit


Abdelwahhab sans quitter sa place.
— Dieu est généreux !
— Combien de temps nous faudra-t-il pour arriver vers Al-Aryâk ?
— Comme d’habitude. Disons, une heure et demie.
Il avait vite replongé le nez dans son journal ; moi, j’avais serré un peu
plus fort la barre entre mes doigts.

Je n’ai jamais bien su conduire une voiture. C’est mon petit-fils, Nasser,
qui me dépose où je veux. Oh, je suis heureux en sa compagnie, il conduit
et moi, je l’écoute me raconter ses petites histoires.
Une fois, il m’avait questionné.
— Pourquoi détestes-tu la conduite, grand-père ?
Sa question était restée suspendue entre nous, sans réponse, alors il
avait un peu continué à bavarder.
— Tu veux rester capitaine et ne jamais rien piloter d’autre que des
bateaux, c’est bien cela ?
J’avais gardé le silence. Un moment après, je lui avais à mon tour posé
une question.
— Comment peux-tu comparer un voilier avec une simple voiture en
tôle ?

Hier, dans l’après-midi, je suis sorti de chez moi. Le chauffeur est venu
me chercher et je suis allé me promener dans notre ancien quartier, là où
se trouvait notre maison. Il n’y a plus rien désormais. La ville, ce monstre,
a tout dévoré : les maisons, les petits terrains vagues, la plage, les bateaux
et le chant des marins. J’ai continué à marcher d’un pas las. Je me suis
arrêté devant l’étang de Chamlan et, de là, j’ai contemplé la mer. Comme
que je l’ai sentie triste ! Je me suis mis à lui parler. Quelle étrangère es-tu,
ô mer ! Pareil à toi, je suis devenu un étranger ! En regagnant la maison,
j’entendais l’appel de la mer. Ne me quitte pas !
La prochaine fois, je viendrai seul. Je resterai en tête à tête avec elle.
Slaimane s’était plaint, me ramenant brutalement dans le présent.
— Il fait froid.
Je ne veux déranger personne. J’irai à Sharq pour le plaisir de la
rencontrer. Il se pourrait bien que mon âme s’apaise enfin. J’ai plus de
soixante-dix ans, mais au fond, je suis resté ce garçon qui, jour après jour,
est devenu fou de la mer.

Rien n’obstruait l’infini devant moi. La mer chatoyait comme un lé de


satin tendu. Des vaguelettes rompaient à peine son repos. Généralement,
lorsque j’évoque ce paysage devant Nasser, il me répond tout de suite :
— Si tu écrivais de la poésie, tous tes poèmes seraient consacrés à la
mer.
— C’est normal. Tout amant écrit sur sa bien-aimée.
La mer était ma bien-aimée. Le jour où mon père m’avait repoussé,
parce qu’il venait de le promettre à ma mère, je m’étais recroquevillé dans
ma solitude et reclus dans mon désamour pour maman. Je passais tout
mon temps avec mon ami Mohammad al-Ktami sur notre petit bateau.
Nous découvrions ensemble les mystères de la mer, les plaisirs qu’elle
procure… Nous restions proches d’elle toute la journée. Ma mère avait
longtemps cherché à regagner ma tendresse mais, pour quelque temps
encore, je devais demeurer muré dans mon tourment, frustré. Plusieurs
fois, je lui avais fait des reproches.
— Si tu n’avais rien dit, je serais avec mon père !
— Mon fils, tu es encore trop petit pour affronter les dangers de la mer.
— La mer est mon amie.
— Tu ne connais encore rien de la mer, mon fiston !
Je me souvenais que cette phrase m’avait bien énervé. Un mois avait
passé depuis l’ouverture de la saison de plongée. Un jour, je m’étais mis
d’accord avec Mohammad et sans façon j’avais déclaré à ma mère : Al-
Ktami et moi, nous allons travailler en mer.
Son regard s’était fixé sur moi. J’avais continué :
— Nous allons travailler avec un capitaine ! Nous vendrons de l’eau aux
bateaux de plongée.
— Tu n’iras pas ! Elle avait proféré quelques menaces d’une voix forte
et dure. Cette fois, je vais vraiment me fâcher contre toi !
Parce que j’adorais ma mère et que je craignais sa colère, des sanglots
s’étaient formés dans ma poitrine. Retenant ma respiration, j’avais fait en
sorte d’empêcher les larmes de couler et j’étais parti.

La mer sommeillait sous le vent doux. Il n’y avait dans l’air qu’une
légère brise.
Le yacht avançait à vive allure : surprenant les eaux assoupies, il ne
laissait derrière lui que le vrombissement de son moteur et les hachures
blanchâtres de son sillage. Chadi al-Khalij m’émouvait ; il interprétait
“Holo bén al-manazel7”.
J’observais Slaimane, absorbé par le tri des filets comme Abdelwahhab
par la lecture du journal.
Je tenais la barre, sans un regard pour le compas magnétique. Le trajet
vers Al-Aryâk est gravé dans ma mémoire. Je n’ai nul besoin d’une
boussole pour m’orienter sur les côtes du Koweït. Dès mon enfance,
j’avais appris à emprunter n’importe quelle voie maritime de la région,
j’en connaissais par cœur les méandres et la profondeur.
Jadis, sur mon bateau nommé Bayan, j’avais navigué jusqu’aux côtes de
l’Afrique et de l’Inde. Notre sortie d’aujourd’hui n’était qu’une balade !

J’avais quatorze ans, je crois, le jour où mon père m’avait annoncé la


bonne nouvelle.
— Tu vas venir avec nous cette saison.
J’avais bondi de joie et posé un baiser sur son front. Ça y était, j’allais
enfin accompagner mon père sur son bateau et effectuer mon premier
voyage de plongée. J’allais répondre à l’appel de la mer, mon amie.
J’allais enfin m’éloigner de la terre et vivre au large pendant plusieurs
mois. J’allais dormir sur le pont de teck, tout près de l’eau ; j’allais enfin
avoir la vie de marin dont j’avais tant rêvé !
Le lendemain matin, mon père m’avait emmené, comme l’aurait fait
n’importe quel capitaine : nous avions marché de Sharq jusqu’à Al-Qibla
en suivant la côte. Il allait surveiller la préparation des bateaux à
l’approche du départ. À peine les mois d’été s’étaient-ils annoncés que
déjà les préparatifs de la saison de plongée avaient commencé. Sur tout le
littoral, on ne percevait qu’une agitation tumultueuse : les marins s’y
retrouvaient, portant chacun dans son cœur son enthousiasme et ses
espoirs. Certains entonnaient déjà les fameux chants de pêcheurs qui
rythmeraient leur saison. La préparation des boutres8 de plongée battait
son plein et les fières embarcations, pour l’heure au repos sur la plage,
n’allaient pas tarder à reprendre vie.
En l’espace de quelques jours seulement, j’avais partagé toutes les
tâches des matelots : j’avais passé à l’huile malodorante, faite à base de
requins et de sardines, les parois de la coque jusqu’à l’écœurement. J’avais
d’emblée détesté la forte odeur de cette préparation mais je l’avais
affrontée pour accomplir au mieux mon travail. Et puis j’avais bien
meurtri mes mains en appliquant le suif mélangé à la chaux destiné à
protéger le bordage des eaux salées.
Mon père avait pris sa décision et l’avait annoncée au chef d’équipe.
— Demain matin, ce sera la dacha, le jour du départ.
Cette nuit-là, je n’avais pas pu savourer mon sommeil. Je n’avais cessé
de me tourner et de me retourner dans mon lit posé à même le sol en
attendant l’appel à la prière de l’aube. Le matin de la dacha, juste après le
petit-déjeuner, j’avais pris mon ballot, impatient et pressé de rejoindre le
mouillage.
Ma mère – que Dieu lui soit miséricordieux ! – m’avait embrassé.
Je me souviens encore de son regard chéri. J’entends encore sa voix
douce.
— Tu es bien pressé de partir en mer, mon fiston !
J’étais debout tout contre elle, dans ses bras. J’aurais voulu lui jurer que
je n’avais pas fermé l’œil de la nuit, pas même une heure. Car j’avais sans
cesse perçu au creux de mon oreille l’appel inlassablement répété du
ressac. Viens !, me criaient les vagues.
— Vous allez partir quatre mois ! Quatre mois de faim, de misère et…
Un mot resta au fond de sa gorge. Elle voulait dire : de fatigue.
— Je sais, maman.
— Que Dieu me donne de la patience pendant votre absence ! Et qu’Il
vous ramène sains et saufs, couronnés de succès !
Je n’entendis pas clairement la fin de sa prière. Elle pensait à mon père,
à mon frère Ibrahim et à moi. Nous allions tous partir pour la saison de
plongée et nul ne savait qui reviendrait. Des larmes coulaient sur ses
joues.
Elle m’avait embrassé encore une fois puis je m’étais dégagé de son
étreinte. Dès le seuil franchi, je m’étais mis à courir vers la plage. L’appel
mystérieux m’avait donné des ailes. Viens !

Debout derrière la barre, dans la cabine, j’étais protégé du vent. De plus


en plus léger au fil des milles parcourus, le yacht accélérait et ne laissait
derrière lui qu’une explosion lactescente et salée.
Il n’y avait rien à l’horizon que l’immensité de l’espace. Souvent par le
passé, je m’étais interrogé. Et si je marchais sur l’eau ?

Mon cœur avait failli être expulsé de ma poitrine le jour où j’avais suivi
mon père sur la plage : nous allions embarquer pour ce qui serait ma toute
première saison de plongée. Le matin de cette dacha, les plages étaient
bondées : communiant par leurs larmes et leurs prières, tous les habitants
de Koweït étaient venus faire leurs adieux aux pêcheurs. Avec l’espoir de
revoir leurs enfants, leurs époux, leurs proches, ils attendraient une saison
généreuse, synonyme de vrais profits pour eux. Les hommes qui sont en
mer sont voués à l’inconnu, et pendant toute la durée de l’été, tous ces
pêcheurs de perles allaient affronter chaque jour les périls de la plongée en
apnée ; certains auraient même à braver la mort.
À peine mon père s’était-il assis près du barreur qu’il lui avait dit : Dieu
est grand, l’invitant à prier. Ce fut comme si les marins n’avaient attendu
que ce signal car, tout à coup, on n’entendit plus un mot.

Ô les croyants, Prière et paix sur toi, ô messager de Dieu


Ô Dieu
Ô Dieu, ô Dieu, le Généreux
Ô Dieu, ô clément, ô miséricordieux

Le rythme mélodieux de ces invocations collectives hantait encore mon


oreille.

Ô Dieu, nous sommes des voyageurs comptant sur Dieu. Si Dieu le veut !
Mon Dieu, je compte sur toi
Généreux, tu connais ma situation
Généreux, tu connais l’obscurité de la nuit.

D’où ces souvenirs me revenaient-ils donc ? J’avais parfois songé que la


mer m’appelait pour ranimer en moi le passé que nous avions en commun.
Le yacht semblait connaître la direction d’al Al-Aryâk ; c’était comme si
la mer m’ouvrait ses bras et me souhaitait la bienvenue.
Abdelwahhab et Slaimane restaient concentrés sur leur tâche.

Tout homme qui rencontre la mer se réjouit d’elle à sa manière.


Lors de ma première sortie en mer, j’avais suivi mon père. Nous
marchions et il m’avait fermement mis en garde contre les dangers de
cette saison en mer.
— À partir de maintenant, tu ouvres grand ton cœur et tes oreilles !
J’étais tout jeune encore. Je me tenais debout face à lui. Je buvais
chacune de ses paroles.
— La mer, petit, ne lui fais pas confiance : c’est une traîtresse. Elle
change de visage à tout instant. Il avait écarquillé les yeux pour que je
comprenne bien ce qu’il disait. Un bon capitaine connaît la mer par cœur :
chaque site, chaque coup de vent et toutes les côtes !

Je me souvenais du moindre détail de ce voyage avec mon père, comme


s’il avait eu lieu hier. Au début, nous nous étions dirigés vers les zones de
plongée de la région d’Al-Chaïbah, mais mon père avait ensuite donné
l’ordre au barreur de changer de cap pour prendre la direction du plongeoir
d’Umm al-Hayman. Le soir de cette première nuit, les plongeurs avaient
tous avalé un purgatif. Mon père s’était penché vers moi pour m’expliquer.
— Il faut que les ventres soient vides pour que les poitrines puissent se
remplir de la quantité d’air nécessaire.
Nous étions restés encalminés à cet endroit pendant deux jours.
— Ici, c’est très proche du Koweït et les eaux sont peu profondes.
Que Dieu soit miséricordieux avec toi, mon père ! Il m’avait ainsi
donné ma première leçon. Il avait ajouté ceci :
— Tu vois, plonger ici sert d’entraînement aux pêcheurs pour la saison
nouvelle.

Nous avions repris la mer et navigué durant trois jours. Mon père avait
choisi le site d’Al-Hiran, réputé pour ses bancs d’huîtres perlières. Il
m’avait confié : Si Dieu le veut, tu nous porteras bonheur, mon petit.
Je restais absorbé par tout ce que mon père disait. J’écoutais
attentivement les échanges entre les autres marins, le chef d’équipe ou le
barreur. J’enregistrais le moindre mot dans mon cœur et mon esprit.
La mer était calme et le soleil éclatant. Le yacht se relançait, taquinant
les flancs de la mer en y laissant une griffure blanche. Abdelwahhab avait
l’habitude d’éplucher le journal : il s’attardait sur chaque nouvelle et
appréciait d’écouter de la musique pendant sa lecture attentive des
nombreux entrefilets. Slaimane était assis sur la caisse à outils, il préparait
les fils. Et moi, je me tenais derrière la barre ; le miroitement des eaux
brillantes comme autant d’écailles de dorades m’incitait à accélérer.

Pendant la saison, les plongeurs se réveillaient avec la prière de l’aube ;


en guise de petit-déjeuner, ils prenaient l’al-gadou’, une datte avalée avec
une gorgée de café.
Mon père m’avait expliqué pourquoi.
— Rien ne doit encombrer le corps du plongeur. Son estomac doit
demeurer vide et son corps léger pour qu’il puisse rester sous l’eau le plus
longtemps possible et ainsi remonter le maximum d’huîtres perlières.

Après quelques jours de voyage, j’avais commencé à bien comprendre


les paroles de ma mère quant aux souffrances imposées par la mer. Les
plongeurs commençaient leur travail avec le lever du jour. Les uns après
les autres, ils tenaient le cordage de halage. En fait, les plongeurs
constituaient des roulements de binômes amicaux : l’un demeurait à bord
pour les tâches de halage pendant que l’autre, attaché à une extrémité de la
corde lestée d’une pierre, s’enfonçait dans les profondeurs. Le plongeur
aspirait d’abord une longue et profonde goulée d’air dont il emplissait ses
poumons, il positionnait rapidement son futam, puis se jetait à la mer. Il
était aussitôt emporté vers le fond grâce au lest. Il endurait la force de la
pression de l’eau. Parfois même, il s’exposait, vulnérable, à la présence de
requins affamés. Il commençait à ramasser les huîtres et emplissait ainsi
son dayyen. Quand il ne pouvait plus retenir son souffle, il tirait deux
coups brefs sur le cordage pour signaler au haleur que le moment était
venu de le remonter à la surface. Le haleur qui ramenait ainsi son
compagnon à la vie, distinguait d’abord son visage crispé par l’effort qui
déchirait les flots en reprenant violemment son souffle à l’air libre. Le
plongeur s’accrochait quelques minutes à une rame solidement attachée au
bastingage. Il soulevait le panier et le confiait au haleur qui vidait son
contenu à ses pieds et le lui rendait aussitôt. Le plongeur reprenait une
longue inspiration, repositionnait son pince-nez, s’immergeait de nouveau.
Il n’était pas rare qu’il effectue dix descentes d’affilée avant de pouvoir se
reposer pendant un temps égal à la durée de ses précédentes plongées.

La répétition de tels efforts physiques, la plongée et la confrontation


quotidienne avec les menaces tapies dans les fonds marins rythmaient les
jours de labeur de ces hommes, heure après heure, du lever à la tombée du
jour. Lorsque le capitaine apercevait la réverbération des rayons du soleil
déclinant sur les eaux, alors seulement il se levait et ordonnait d’une voix
ferme et forte : Pliez les cordes !
Peu après, les pêcheurs se trouvaient tous à nouveau à bord et répétaient
d’une seule voix : Plonger est une habitude et prier est une adoration.

Un immense pétrolier déchira l’horizon. Le maniement de mon yacht


s’avérait plus aisé que celui d’un grand navire à voiles. Nous n’avions pas
croisé de bateaux de pêche ce jour-là. Notre bâtiment dissolvait seul et
d’un coup la sérénité de la mer. Abdelwahhab me dit :
— On a détaché le service de gestion des ports du ministère des
Transports pour le rattacher au ministère de Finances.
— Qu’est-ce que la finance a donc à voir avec les ports ?
— Comment pourrais-je le savoir, moi ! C’est ce qu’a écrit Al-Qabas.
Je continuais à le regarder, alors il me demanda :
— Quand est-ce qu’on arrive ?
— Dans moins d’une heure.
Slaimane était toujours occupé à préparer les fils. Je lui dis gentiment :
— Longue vie à Abou-Mohammad !
— Longue vie à celui qui le dit !
Abdelwahhab abandonna son journal pour ouvrir une petite canette de
jus de mangue qu’il me tendit. Je t’en prie. Il en ouvrit une seconde pour
lui et une troisième pour Slaimane.
Je fixais devant moi le satin vert émeraude et j’accélérais encore.
— Choisissons un bon endroit, cette fois-ci, demanda Abdelwahhab.
— Choisis-le toi-même, lui répondis-je.
— C’est toi le capitaine, dit-il en riant.

J’étais encore jeune quand pour la première fois j’avais accompagné le


capitaine Youssef ben Issa al-Ktami. C’était mon père qui m’avait adressé
à lui.
— Tu vas apprendre à naviguer avec le capitaine Youssef. Grâce à ses
conseils, tu deviendras un vrai commandant !
Que Dieu soit miséricordieux avec toi, ô mon père. Tu as toujours veillé
sur mes relations avec la mer.
Youssef commandait un bateau qui distribuait de l’eau potable, du
matériel de pêche et tous les équipements nécessaires aux bateaux de
plongée et aux pêcheurs sur l’ensemble du littoral du golfe Persique. Avec
lui, tu vas découvrir les sites de plongée et toutes les voies maritimes qui y
mènent.
J’étais vraiment content que mon père m’envoie en formation auprès du
capitaine Youssef parce que je le connaissais et que j’appréciais beaucoup
son sérieux.
— Si tu veux devenir un bon capitaine, il faut créer ta propre loi à bord !
Mais, tu sais, petit, Youssef ne te dira pas tout : tu devras observer et
apprendre par toi-même !

Je me souvenais parfaitement que ce jour-là, le capitaine Youssef, cinq


de ses matelots de la tribu Al-Mohrat et moi-même, avions levé l’ancre de
bon matin. Le capitaine demeurait silencieux à mes côtés. À plusieurs
reprises, j’avais hésité à lui demander pourquoi il jetait régulièrement sur
moi son regard furtif. Le vent était calme, il poussait à peine le boutre qui
déchirait aisément les eaux plates. Petit à petit, nous nous étions éloignés
des côtes et la ville avait disparu.
Un jour que je me tenais debout près du bastingage, occupé à observer
les cordages d’une voile et les manœuvres des gréeurs, une masse m’avait
violemment heurté et d’un coup, j’étais passé par-dessus bord. Au milieu
des vagues, je m’étais bien sûr mis à hurler mais le boutre avait continué
sa route paisible sans que personne ne se retournât vers moi. J’étais seul,
flottant au milieu des courants. Je connus ce jour-là mon premier vrai tête-
à-tête avec la mer.
Une frayeur indescriptible m’avait traversé tout le corps. J’avais tant
bien que mal réussi à ôter ma dichdacha, ce qui avait tout de suite eu pour
effet de m’alléger un peu. Je n’avais gardé que la culotte longue que je
portais dessous. J’étais seul au milieu des vagues, sous un soleil encore
haut. Deux options s’offraient à moi : retourner sur la plage ou nager à la
poursuite du bateau. Il me sera bien difficile de rattraper le boutre, avais-
je pensé. En même temps, j’avais pris conscience que je redoutais de
regagner le rivage ainsi humilié et surtout d’affronter le regard des gens.
Sitôt ce constat fait, j’avais pris ma décision. Les vents étaient faibles, le
voilier avançait à peine, j’allais donc nager dans son sillage. Une
effroyable crainte avait tenté de pénétrer mon âme et de s’en rendre
maîtresse. Elle se dissipa bientôt. J’essayais de toutes mes forces de
garder l’œil fixé sur la voile, mon unique repère.
Le capitaine ou l’un des matelots va bien se rendre compte de mon
absence. Ils se mettront à ma recherche, me répétais-je. Je continuais à
remuer les bras et les jambes en cadence pour éviter de m’épuiser et de me
noyer. Le bateau s’éloignait de plus en plus et la mer semblait s’élargir à
mesure autour de moi.
Les vagues, le soleil dardant ses rayons, les efforts de mes muscles et
moi. Et la peur aussi qui nageait à mes côtés. Le capitaine et les marins
m’ont sans doute oublié, mais bientôt le boutre abordera un bateau de
plongée pour le ravitailler en eau ou pour voir ce dont il a besoin… On me
cherchera alors et on viendra à mon secours. J’avais ainsi nagé en priant
pour que l’on s’aperçoive rapidement de ma disparition. J’avais nagé,
nagé, nagé. La fatigue s’était rapidement emparée de mes bras. J’avais le
souffle court. La soif me brûlait la gorge. Et la voile s’était soudain
effacée de ma vue. Un autre bateau apparut alors. Mais, je ne voulais pas
qu’on me découvre ici et qu’on dise partout au pays : Ali, le fils du
capitaine Nasser al-Najdi est tombé à l’eau le premier jour de sa sortie en
mer. C’est un bateau qui l’a trouvé et qui l’a sauvé. J’aimais mieux me
noyer ! Tout me semblait préférable à la honte ! J’avais essayé de
dissimuler mon corps sous l’eau. Je respirais à peine. Je tremblais de peur
que le bateau ne me heurte. Je voulais absolument m’écarter de lui.
Rapidement, il s’était éloigné à son tour et j’avais repris de l’énergie.
J’avais nagé, nagé et nagé. La peur me suivait ; elle aussi nageait, au-
dessous et au-dessus de moi. Je me répétais : la mer est mon amie et elle
ne me décevra pas. Une lourdeur paralysait peu à peu mes bras.
Le soleil semblait se fatiguer à mon rythme et son intensité faiblissait.
Si je meurs, on dira qu’Al-Najdi s’est noyé. J’étais au creux des vagues
avec cette peur au ventre. La fatigue avait gagné tout mon corps. Épuisé, je
nageais sur le dos pour m’économiser un peu. Je me disais que je
rattraperais le boutre d’Al-Ktami ! Qu’il reviendrait me sauver ! Le soleil
rougeoyant se laissait couler dans la mer lorsque la silhouette d’un bateau
se dessina au loin. C’était le bateau d’Al-Ktami ! Une décharge d’espoir se
répandit en moi et diffusa de l’énergie dans tout mon corps. Les
battements de mon cœur s’accélérèrent. Le bateau approchait encore. Je
pus distinguer les visages des marins qui me jetaient un filin. Au moment
où j’étais hissé sur le bastingage, j’entendis des voix rassérénées. Dieu
merci ! Tu es sain et sauf ! Par la grâce de Dieu, tu es vivant !
L’un des matelots m’avait lancé une dichdacha pour me couvrir.
— Où donc voulais-tu aller ?, m’avait demandé le capitaine Al-Ktami.
— Je voulais revenir jusqu’à vous.
— Et si tu n’y étais pas arrivé ?
— J’étais sûr que vous alliez vous apercevoir de ma disparition et que
vous reviendriez me chercher !
Un autre matelot m’avait tendu de l’eau et quelques dattes. J’avais
passé la nuit avec des fourmillements dans tous les muscles de mes bras et
avec un grondement sourd dans les oreilles. Le soir suivant, Al-Ktami
m’avait fait cet aveu :
— Tous ceux qui s’approchent de la mer ne deviennent pas forcément
capitaines.
Je l’écoutais, passionné :
— Nombreux sont les marins, rares sont les capitaines.
Quelque chose de terrible serra sa voix lorsqu’il prononça ces mots.
— Devenir capitaine, c’est être voué à la mer et à ses dangers.
J’observais fixement chacun des gestes d’Al-Ktami. Bientôt
j’exécuterais tous ses ordres avec entrain dès qu’il lèverait les yeux vers
moi.

Un jour, à la fin du troisième mois, alors qu’il ne nous restait qu’un seul
mois pour finir la saison, il m’avait donné l’ordre de m’asseoir à la barre.
Et quand nous avions eu regagné la terre, il avait confié à mon père :
— Ton fils connaît énormément de choses sur la mer du Koweït et du
Golfe.
Il s’était tu un bref instant puis avait ajouté à mon adresse : Tu es
courageux, cela me plaît ! Mais le courage n’est rien sans la prudence :
elle seule pourra te venir en aide.
La mer était mon amie, elle m’appelait et je répondais à son appel.

Je sentais que le yacht glissait avec beaucoup de légèreté, affleurant à


peine à la surface ondulante de l’eau, comme s’il se retenait de la blesser.
Le vrombissement du moteur résonnait comme un écho après notre
passage.
Les chansons de Chadi al-Khalij et le journal avaient de plus belle
absorbé Abdelwahhab. Imperturbable, Slaimane restait occupé par les fils
de pêche, les hameçons et les poids de plomb.

Au cours de ma deuxième expédition avec le capitaine Al-Ktami, nous


nous étions éloignés du Koweït en direction de Bassora avant de nous
diriger vers les ports de l’Inde. La nuit de notre retour, j’avais bavardé
avec le barreur et écouté les histoires du chef d’équipage. Al-Ktami s’était
réveillé, étonné de me trouver encore debout. Lui se couchait tôt et se
levait à l’aube. J’avais fini mes ablutions avant lui pour la prière.
Pendant tout ce voyage, j’avais ouvert les yeux et la mer les avait
remplis. Aucune terre en vue. Rien que la mer et sa couverture azurée. Je
lisais la carte en regardant la boussole. Je surveillais les étoiles, je prêtais
l’oreille aux dialogues des vents avec les voiles. C’était précisément au
cours de ce voyage-là que j’avais vraiment compris que le vent était le
principal allié du navigateur. Grâce à lui, il partait et, avec l’aide de Dieu,
il atteignait son but. Je n’avais cessé de poser des questions à Al-Ktami, au
chef d’équipage et au barreur.
Comme j’étais heureux quand j’avais pu différencier les ports, deviner
puis reconnaître au jugé les courants marins, quand j’avais pu prévenir le
barreur d’un événement imprévisible. J’observais sans cesse le gonflement
de la voile, l’angle de son inclinaison avec la cambrure du mât. Je
m’asseyais le plus souvent possible, les jambes croisées, à côté du barreur.
Ensemble, nous fumions le narguilé et échangions nos histoires. Toutes ces
conversations, je les avais gardées dans mon cœur. Je lui parlais pendant
qu’il tenait la barre. Je l’avertissais quand le vent changeait de direction et
au moment où le bateau virait. Plus d’une fois, il m’avait demandé :
— Tu ne me fais pas confiance, petit ?
— Si, je te fais entièrement confiance. Seulement, je me teste.
C’est au cours de ce voyage-là, entre les crêtes sombres, que j’avais
enfin obtenu la réponse à la question qui me taraudait depuis l’enfance.
Qu’est-ce que la mer fait donc des grands bateaux pour qu’ils deviennent
si petits à l’horizon ? Comment se fait-il qu’ils ne soient que des petits
morceaux de bois flottants, tourmentés par les vagues, avec lesquels
jouent les vents et le destin.
Mon âme avait dorénavant admis qu’un morceau de bois ne pouvait pas
tenir face à la mer. Au large, j’avais vu comment les hommes tremblaient,
comment la mort flétrissait la chair de leurs visages quand se levait contre
eux la colère noire des eaux. J’avais entendu leurs voix appeler au secours.
Et leurs plaintes. Au nom de Dieu ! Ils se battaient contre les lames
féroces de la mer rugissante. Ils sentaient la mort sous leur peau. Ils
savaient que là où ils se tenaient, rien ne pourrait plus les secourir que la
miséricorde divine.
Au large, moi-même, je m’étais dit qu’il n’y avait rien de plus grand
que l’océan ! Et un jour, je m’étais fait cette promesse. Toi, Ali al-Najdi,
tu deviendras le fils reconnaissant et fidèle de la mer ! Et, elle, elle sera
ton amie. Cela, je l’avais bel et bien juré.

— Quand est-ce qu’on arrive ? La voix d’Abdelwahhab m’extirpa de


mes rêveries.
Je jetai un coup d’œil aux alentours et je lui répondis :
— Dans moins d’une demi-heure.
Le soleil remplissait le ciel. Je tenais la barre, le compas était devant
moi. Le yacht connaissait sa trajectoire et découpait la même ligne lactée
qui disparaissait aussitôt, laissant les vagues reprendre leur sérénité et leur
dialogue avec la mer.
— Alors, les nouvelles du journal ?, demandai-je à Abdelwahhab.
Il vint s’asseoir à côté de moi.
— Aucune nouvelle ! Khomeiny a promis à Arafat de le soutenir.
— Que des promesses ! C’est les Palestiniens qui libéreront la
Palestine !
— Tu as raison.
Je distinguai à ce moment plusieurs bâtiments à l’horizon.
— Slaimane est occupé, dis-je à Abdelwahhab.
— Il ne va pas se lasser de préparer tous ces nouveaux hameçons et de
les attacher aux fils ?
— Il s’amuse.
— Tu ne regardes pas le compas ?
— La boussole est dans ma tête.
J’avais répondu brièvement et le silence s’était réinstallé entre nous. Je
me redressai. La mer apprenait la patience au pêcheur. Le yacht filait. Il
nous restait moins d’une demi-heure pour arriver. Je fixais l’horizon. La
mer me remplissait les yeux. Je me disais que la pêche ne m’intéressait
plus. Je venais en mer pour la mer.

6. Deux célèbres chanteurs koweïtiens.

7. Chanson qui évoque une femme très belle et parée de bijoux qui passe entre les maisons.

8. Le boutre, également appelé dhow, est un type de voiliers arabes traditionnels, originaires de la
mer Rouge et très répandus dans le golfe Persique et l’océan Indien. La coque est pincée à la
proue et la poupe a la forme d’un tableau (elle est carrée). Au Koweït, il existe trois types de
boutres de différents tonnages : le plus court est utilisé pour les expéditions de plongée, celui de
taille moyenne pour les voyages dans les pays proches (Iran, Irak, pays du Golfe) et le grand est
réservé aux longues traversées vers les ports lointains de l’Inde et de l’Afrique. Le terme
générique de boutre désigne donc un ensemble de navires différents dont le point commun est
d’être construits en bois et gréés d’un ou plusieurs mâts portant chacun une voile trapézoïdale,
appelée voile arabe. Leur faible tirant d’eau leur permet de naviguer dans des eaux peu
profondes. Joseph Kessel prendra d’ailleurs comme titre Fortune carrée (1932) pour son roman
d’aventures inspiré de son périple en mer Rouge, au Yémen et en Somalie, signifiant combien la
voile arabe, dite voile carrée, est fameuse dans cette région du monde : elle sert à fuir la tempête.
3. 14 h 30

Le site paraissait calme. J’éteignis le moteur. La gîte du yacht commençait


à faiblir et la houle à s’estomper autour de lui. Ici, la mer était vraiment
plus belle et plus vaste que jamais. Comment mon âme pourrait-elle se
lasser de cette étendue miroitante illimitée ? Quand un homme tombe
éperdument amoureux d’une femme, il la serre dans ses bras, il respire le
parfum de son cou, il sent la douceur de son corps, il souhaite ardemment
qu’elle se presse sur sa poitrine… Comment un homme pourrait-il prendre
la mer dans ses bras et la tenir tout contre lui ?

Je me souvenais très bien. Nous étions encalminés dans le port de


Bombay. Un jour, Salem était arrivé, traînant le pas : la détresse se lisait
sur son visage.
— J’ai besoin de ton aide.
Salem était un marin que j’appréciais énormément.
— Je t’écoute, avais-je répondu pour l’inciter à me confier tout ce qui le
tracassait visiblement.
— Eh bien, je voudrais me marier.
Non sans une certaine amertume, il m’avait ensuite informé que, depuis
l’année précédente, il rêvait de se marier avec une jeune fille d’origine
indienne qu’il avait rencontrée grâce à son père. Il m’avoua combien il
souffrait d’être éloigné d’elle. Il ne pourrait plus supporter de vivre sans
elle, persuadé qu’il allait mourir s’il rentrait au Koweït sans l’avoir
épousée.
— Accompagne-moi pour la demande, m’avait-il supplié.
— À tes ordres, avais-je répliqué dans un sourire.
Le soir même, j’avais enfilé ma plus belle tenue, je m’étais parfumé et
je l’avais suivi. J’avais assisté à ses noces dans la liesse et lui avais fait un
don pour la dot prénuptiale en lui demandant expressément de n’en
toucher mot à personne. J’avais ensuite organisé une soirée musicale sur le
bhum et, lors de notre retour au pays, je lui avais laissé un peu d’argent.
— Sois heureux avec ton épouse ! Prenez du bon temps !

Une brise froide plus soutenue nous taquinait.


— Ça semble un bon coin par ici, dis-je à Slaimane.
— Avec la bénédiction de Dieu !
Le yacht ayant trouvé son équilibre sur les flots pouvait dès lors
commencer à converser avec la mer. Pacifique ou déchaînée, c’était selon
son humeur. Ses colorations changeantes, lactescentes, lavande, émeraude,
argentées ou gris fer, m’avaient plus d’une fois laissé perplexe, car elle se
révélait toujours aussi étrange que redoutable. Et je sentais que bien
souvent elle ne supportait pas les importuns : boudeuse, elle leur faisait le
gros dos ! C’était un peu comme si elle n’acceptait pas qu’ils jouent au
creux de ses entrailles. Pourquoi donc refusait-elle ainsi leur amitié ? Et
qu’est-ce que cela pouvait bien faire que la mer ressente de l’affection
pour un capitaine, amoureux d’elle et passionné par son univers ?
Nous avions sorti les fils de pêche. Chacun de nous allait comme
d’habitude se poster à un endroit différent et jetterait son fil ainsi sans
canne par-dessus le bastingage. Nous aimions prendre le large et nous
amuser au contact de cette douce immensité en pêchant et en nous
racontant des histoires. J’appréciais beaucoup les sorties en mer avec
Abdelwahhab et Slaimane. Tous les deux parlaient peu.
— Jetons l’ancre ici, indiquai-je à Abdelwahhab.
— Vas-y ! Fais confiance à Dieu !

Je quittai la cabine et me rendis vers la proue. Je sortis l’ancre de son


coffre. Le cordage était trempé. Le bas de ma dichdacha absorbait l’eau
présente sur le sol et faisait remonter jusqu’à mes narines une forte odeur
de poisson. Je me penchai par-dessus le bastingage et je laissai mouiller
l’ancre qui lentement coula jusqu’au fond. Je vérifiai le nœud du cordage.
— Où sont les appâts ?, demandai-je à Slaimane.
— Les voilà.
Il me présenta un sac plastique qui contenait les appâts. Je fis quelques
pas pour m’installer à l’avant du yacht et là, je me mis à dérouler le fil de
pêche.
— On est tout seuls dans ce coin, dis-je à Slaimane.
— Toute la pêche sera pour nous, répondit-il en riant. On va rapporter
beaucoup de poissons !

Il n’y avait que nous et la mer assoupie, imperturbable. Abdelwahhab


lâcha son fil. J’étais heureux de pêcher à la ligne à main : à chaque lancer,
une nouvelle aventure commençait, un jeu amusant entre un poisson
facétieux qui évoluait dans les profondeurs et moi qui me tenais au-dessus.
En inspirant profondément, je lançai à mon tour ma ligne garnie d’un
hameçon. Je tendis tout de suite l’oreille vers le fond, là où le poisson
devait déjà tourner autour de l’appât. Je guettais le moment où il
approcherait prudemment de l’hameçon. Je savais qu’il resterait en arrière
pendant un moment. Autour de moi, le monde s’était complètement
évaporé. J’étais impatient de voir le poisson approcher du fil : j’espérerais
l’attraper ! Je me doutais bien qu’il mordrait tôt ou tard dans l’appât. La
présence de la mer s’était à son tour effacée un moment : il ne restait rien
que cette sensation intense et perceptible à la main autour du fil tel un
pouls dont la fréquence serait sur le point de varier. J’attendais que le
poisson arrive, j’attendais le moment de le ferrer. Je sentais parfois la
lente ondulation d’un spécimen autour de mon fil ; c’était comme si
l’animal scrutait l’hameçon appâté. Je savais que l’instant où le poisson
mordrait serait bref et que ce serait à moi seul de choisir le moment où
donner une secousse à la ligne pour que l’hameçon s’ancre fermement
dans sa bouche. L’un de nous vaincrait. Ou bien le poisson grignoterait
l’appât et s’enfuirait rapidement ou bien l’hameçon se planterait en lui et
je percevrais son poids en tirant sur ma ligne. Généralement, lorsqu’un
poisson aux chairs rebondies avalait l’appât qui pénétrait jusque dans son
œsophage, il me fallait rivaliser d’adresse pour le ramener
progressivement vers la surface. Comme c’est bon d’agacer ainsi un gros
individu ! Je lui laissais d’abord du mou afin qu’il profite d’une sorte de
liberté conditionnelle. Puis je le surprenais en tirant le plus calmement
possible sur la ligne et en appréciant au fur et à mesure son obstination à
fuir. Plus le poisson était long, plus le jeu requérait de dextérité et plus le
plaisir était intense ! Quelquefois j’en apercevais qui furetaient autour du
yacht : énormes et pleins de vie, ils bravaient leur destin et leur
malchance ! Défier un gros poisson dans la mer représentait toutefois une
perte car il réussissait la plupart du temps à se défaire de l’hameçon, quitte
à se déchirer une partie de la bouche pour s’en libérer. Je m’étais
remémoré la fois où j’avais passé près d’une heure à sortir de l’eau une
lourde prise. La plupart du temps, lorsque j’attrapais un tel spécimen,
j’observais les frétillements réguliers de sa belle robe : la capture,
obstinée, détestait quitter l’océan, refusait de se rendre et de mourir.
J’ôtais alors l’hameçon de la bouche et, avec un large sourire, je remettais
le poisson à l’eau. Merci, rentre chez toi maintenant.
— Par la volonté de Dieu, dit Abdelwahhab en tirant sa ligne pour sortir
un pataclet brillant.
— C’est beau ! C’est beau !, l’encouragea Slaimane.
Abdelwahhab enleva l’hameçon de la branchie, souleva le couvercle de
la caissette de plastique et y jeta sa prise. Les effluves nauséabonds du
poisson me cernaient de nouveau.
— Il n’y a pas assez d’eau dans la caisse, lui indiqua Abdelwahhab.
Slaimane se leva, puisa un peu d’eau à l’aide d’un récipient et la versa
dans la caisse.
Je sentis le fil vibrer entre mes doigts et je tirai d’un coup. Je l’avais
ferré : le fil était lourd, le poisson était donc au bout. Je tirai, tirai, tirai…
Un autre pataclet !
— Abou-Mohammad, appelai-je en tendant le poisson frétillant en
direction de Slaimane, c’est de bon augure !
Je serrai le dos glissant de ma prise ; j’avais du mal à retirer l’hameçon.
Je la portai jusqu’à la caissette et la lançai dedans. L’odeur de son sang
collait à mes doigts. J’observais ses sursauts vifs et courts qui traduisaient
une lutte opiniâtre.

Jusqu’à quand vas-tu refuser le mariage ?


Je me souvenais précisément de cette nuit : nous étions assis sur un
tapis de laine rouge et bleu dans la chambre de mon père autour d’un
braséro. La flamme jaune et frissonnante de la lanterne éclairait la pièce
tandis que nos ombres agrandies occupaient presque entièrement les murs
de terre. Nous dégustions un thé et je racontais mes périples. Pendant deux
ans, ma mère m’avait sérieusement agacé et je n’avais pu que lui répéter
ma seule et unique condition : Je n’épouserai jamais une fille sans l’avoir
vue auparavant ! À cette époque-là, j’avais à peine dépassé les dix-neuf
ans. C’était une semaine après mon retour d’un voyage aux confins de
l’océan Indien effectué avec le capitaine Al-Ktami. Nous étions restés sur
place presque six mois.
— Abou-Hussein, la voix d’Abdelwahhab m’extirpa soudain de mes
rêveries. Un faskar frétillant était encore accroché à son hameçon.
— C’est poissonneux par ici, lui dis-je.
Je haussai la voix pour taquiner Slaimane :
— Mais, il fait froid, n’est-ce pas !
Il se retourna vers moi en disant :
— On aura chaud quand on mangera. Umm-Mohammad nous a préparé
un bon plat de marbine. Oh ! Dieu ! Comme elle est bonne, sa cuisine !
Slaimane savait très bien que, moi aussi, j’appréciais beaucoup les plats
de son épouse. Elle réussissait de délicieux marbines : elle mélangeait
habilement un riz gonflé très appétissant à des crevettes savamment
épicées. En fait, sa cuisine me rappelait celle de ma mère. Et, dans ces
moments-là, c’était comme si j’apercevais le visage de ma mère. Je
l’entendais se plaindre :
— Tu as presque vingt ans. Tous tes amis sont déjà mariés.
— Tu connais ma seule condition.
— Mon fils, cela ne se fait pas !
— Tu le sais, maman, je n’épouserai jamais une fille sans l’avoir vue !
— Il n’y a ni volonté ni force sans Dieu ! Sa douce voix exprimait son
irritation : Jusqu’à quand devrai-je attendre le jour de tes noces ? Pourquoi
me fais-tu donc souffrir ?
— Tu es capitaine maintenant. Il faut que tu te maries, était intervenu
mon père.
J’avais senti que ma mère avait comploté quelque chose avec lui.
— Cette fois, c’est ta sœur Mariam qui a choisi une jeune fille, avait
ajouté ma mère.
— Ta mère et tes sœurs t’aiment beaucoup, avait placidement poursuivi
mon père.
— Il faut absolument que je la voie avant, avais-je dit à ma sœur. Ne
préviens personne mais débrouille-toi pour qu’elle vienne nous rendre
visite avec sa mère et pour que je la voie au moins de loin.
— C’est haram ! C’est tout à fait interdit, mon fils ! En plus, tu as des
sœurs, avait dit ma mère.
— La loi divine n’a rien défendu de pareil.
J’avais interrompu ma mère sans que mon père n’ait le temps
d’intervenir.
— Tu ne trouveras pas une seule famille au Koweït qui accepte cela :
c’est impensable autant pour la réputation de la famille que pour celle de
la jeune fille. Et puis aucune femme ne se dévoilera jamais devant un
étranger, avait poursuivi ma mère.
— Je n’ai pas besoin qu’elle me montre son visage. Je veux l’apercevoir
un court moment en ta présence, avec sa mère, Mariam et toutes mes
sœurs.
— La fille est belle. Je la connais, moi, était intervenue Mariam.
— J’ai le droit de la voir et elle a le droit de me voir aussi. Un point,
c’est tout !
Le soir de mes noces avec Chamma, Mariam était venue jusque dans
l’une des chambres de la maison de mon père qui serait désormais la
mienne et celle de mon épouse. Les murs de plâtre étaient blancs, le sol
garni de tapis et de coussins. Notre lit haut était placé dans un coin.
Mariam, arrêtée sur le seuil, m’observait.
— Entre !
— J’ai quelque chose à te demander, m’avait-elle annoncé d’un ton
aimable.
Je lui avais souri : C’est comme si c’était fait !
— Tu en es sûr ? Elle était restée debout, le visage rosi par la timidité.
— Absolument, Marioum9.
— Eh bien, je voudrais que tu essaies de ne pas être trop colérique avec
Chamma. Je lui avais souri et elle avait continué : Tu es mon frère, je
connais ton caractère bouillonnant !
— Je vais être le plus calme possible et je vais me montrer très bon
avec ton amie, rassure-toi ! Elle demeurait debout face à moi. Que Dieu
m’en soit témoin, je ne manquerai pas à ma promesse !
— Je connais ton tempérament, Ali, mais je sais que tu as bon cœur. Sa
voix s’était faite plus forte lorsqu’en s’éloignant, elle m’avait dit : Que
Dieu ne me prive pas de toi !
À la tombée de la nuit, je portais une dichdacha neuve. J’avais fixé mon
keffieh et posé mon ouqal dessus. Puis j’avais enfilé mon manteau avant
de me parfumer avec de l’encens et de l’huile, la dihn al-oud que j’aimais
tant ! Je portais aussi des chaussures neuves. Mon père, mes frères
Ibrahim et Abdallah, mes copains, mes cousins, les enfants d’Al-Ktami,
nos voisins, la famille Al-Foudala, les capitaines, les commerçants, qui
étaient les amis de mon père, et les marins m’entouraient. Les enfants et
une foule de voisins s’étaient rassemblés pour participer au cortège qui
allait me mener jusqu’à la demeure des Al-Adssani, la fa-
mille de Chamma. Devant nous marchaient les porteurs de lampes à
pétrole et un groupe d’hommes entonnant des chansons au son des
cymbales et des tambourins. Mon frère Ibrahim tout joyeux s’était écrié :
Grâce à Dieu, ton cortège nuptial est plus grand que le mien !

Que Dieu te soit miséricordieux, ô Chamma ! Ton arrivée dans notre


demeure m’a apporté la prospérité : tu m’as tellement porté bonheur !
Dieu m’a donné cinq garçons de toi. Ah, la vérité, c’est que tu étais
vraiment la seule à qui je pouvais confier ma maison et mes enfants
pendant mon absence… Je me souviens encore parfaitement du jour où je
t’avais dit : Tu es une capitaine ! Tu avais trouvé ma phrase bien étrange
et l’ombre d’un sourire avait traversé ton visage. Tu es la capitaine de la
maison !
Je m’absentais alors six à sept mois par an et elle habitait dans la
maison de mon père où elle élevait mes enfants, gérait leurs affaires et
veillait sur eux tous. Mon cœur avait failli éclater de tristesse le jour de
son décès. J’avais réussi à dissimuler tant bien que mal mes larmes pour
lui faire mes adieux. Je la revoyais enveloppée dans la mante noire de ses
funérailles. Je lui avais murmuré : Pourquoi Chamma, pourquoi m’as-tu
quitté ? Ensuite, j’avais passé des années à tenter de survivre avec son
image dans mon cœur. Bien entendu, pendant tout ce temps, mes enfants,
mes sœurs et leurs enfants avaient animé la maison et m’avaient
solidement entouré. Pourtant, à la tombée du jour, l’âme de Chamma
revenait pour veiller avec moi. Mes sœurs et mes enfants avaient
longuement insisté pour qu’une nouvelle femme partageât ma vie. Ils
avaient continué à insister jusqu’à ce que je me marie avec ma seconde
épouse, Noura.

— Je t’en prie, Abou-Hussein !, cria Slaimane.


Le déjeuner était prêt. Je retirai mon fil de l’eau. Un fumet agréable se
propageait sur le yacht et me mettait l’eau à la bouche.
Tu as faim et tu ne t’en rends pas compte, Abou-Hussein, me dis-je à
moi-même.
— L’odeur de ce marbine m’a drôlement ouvert l’appétit !, dis-je à
Slaimane.
— Celui qui a faim parle avec le langage de son estomac, me répondit-il
en plaisantant.
Nous étions tous les trois assis côte à côte autour du plat de riz et du pot
de dagousse. Placide, la mer se réchauffait aux doux rayons du soleil, tapie
dans son éternelle solitude. Aucun son ne venait rompre le silence autour
de notre yacht hormis une faible houle due au passage de la bise de février
sur l’immensité des flots.
— Je n’ai pas vu de bateaux de pêche aujourd’hui, dis-je.
— C’est un site assez étendu par ici. Peut-être que quelqu’un viendra
plus tard, répondit Abdelwahhab.
— Peut-être.
Nous nous étions tus pour déguster le délicieux repas. Chez nous, nous
avions coutume de dire que la présence de la nourriture chasse les paroles.
Slaimane m’avait resservi.
— Merci ! Par Dieu ! J’ai bien mangé, dis-je en m’asseyant au fond de
mon siège.
— Sahtaine ! Bon appétit !

J’avais envie de fumer un narguilé. Généralement, je m’asseyais seul à


l’arrière et un matelot nommé Youssef al-Chirazi s’empressait de
m’apporter mon narguilé. Après avoir savouré les premières bouffées, je
regardais autour de moi : je scrutais les mouvements, j’enregistrais le
vacarme produit par le travail des marins. Je me retournais : la mer tour à
tour étincelante grâce à la réverbération lunaire ou parée d’une obscurité
profonde me remplissait les yeux. Dans cet état, je me laissais dire que les
capitaines étaient les enfants de la mer, qu’ils étaient un peu ses
descendants et sans doute aussi un peu sa fierté. C’est pour cette raison
que dans l’âme de chaque capitaine persiste une once de mystère en
provenance des abysses. Tout ce qui se trouvait autour de moi disparaissait
alors dans la fumée du narguilé. Le bhum continuait à fendre avec
régularité la surface ondulée de l’océan. Et je sentais monter en moi une
exaltation née de la réflexion qu’il n’existait rien d’équivalent à la
situation d’un capitaine solitaire, assis, occupé à observer son navire aux
voiles gonflées par le vent. L’orgueil et la satisfaction emplissaient
démesurément ma poitrine.

— Je vais préparer le thé, dis-je à Abdelwahhab.


— Le thé du capitaine est excellent, répondit-il pour plaisanter.
Je me levai pour faire bouillir de l’eau, je mesurai la dose de thé et la
mis dans la théière. Je versai l’eau bouillante dessus.
— Il faut que tu passes à la librairie That al-Salasil à Salmiya, me dit
Abdelwahhab. Il me tendit le journal.
— La librairie annonce la publication du deuxième volume de
L’Histoire de la pêche aux perles de Saïf Marzouk al-Chamlan.
— Tu sais, Saïf est mon ami et il m’apportera certainement un
exemplaire quand il viendra à mon dîwanîyya…
— L’annonce est parue dans le journal d’hier, dimanche.
— J’apprécie beaucoup les textes de Saïf Marzouk. Il adore la mer et
ses écrits sont assez fidèles. Et puis il est plutôt sincère.
Je servis un verre de thé à chacun.
— Je vous en prie : je vous laisse le sucrer vous-même !

Je retournai à ma place en emportant mon verre. Face à l’horizon, je me


délectais de ce thé chaud et de mes souvenirs. Saïf avait retracé l’histoire
de la pêche perlière. Quant à moi, après de nombreux voyages de plongée
entrepris sous l’égide paternelle, je m’étais mis à détester le métier de
plongeur. À cette époque, la saison de pêche durait quatre mois. Le bateau
évoluait lentement, à peine semblait-il se déplacer du site d’Al-Hiran à un
autre site en quête de nouveaux bancs d’huîtres. Du lever au coucher du
soleil, le capitaine surveillait attentivement chaque équipe, le plongeur et
le haleur chargé de le sortir de l’eau. Tous résistaient à la faim durant la
journée. Jusqu’à l’heure du dîner qui avait lieu au moment du crépuscule,
les hommes n’avaient dans l’estomac qu’une ou deux dattes avalées avec
une lampée de café. Le soir, plusieurs petites assemblées se constituaient
autour des plats de riz local cuisiné avec du poisson. Aussitôt ce repas
pris, les matelots épuisés par leur journée s’endormaient sans délai. Il n’y
avait plus à bord aucun bruit ni mouvement. Lors d’une semblable nuit,
j’avais murmuré à mon père :
— Je n’aime pas le métier de plongeur.
Il m’avait regardé avec sa sérénité habituelle.
— Quatre longs mois pendant lesquels le capitaine guette des plongeurs
morts de fatigue qui pêchent des huîtres toute la sainte journée, les ouvrent
le lendemain matin avec l’espoir, généralement vain, d’y trouver une perle
précieuse ! Voilà un labeur terriblement éreintant, papa !
— Gagner sa vie est très difficile, mon fils.
— Je voudrais devenir capitaine, avais-je lâché, lui dévoilant mon
secret désir.
— Le capitaine est l’ami du vent et il apprivoise la peur ; prenant le
large, il remet son destin entre les mains de Dieu.

Que Dieu te soit miséricordieux, ô mon père, car ce que tu disais est
juste. Ô père ! Sur la mer, le capitaine est bien l’ami du vent et il en
connaît les moindres secrets : les conditions de son apparition, sa
direction, sa densité, sa force. À chaque instant, il reste attentif à ses
mystérieux bruissements et profite de ses faveurs. Il cherche toujours à
déchiffrer le moindre de ses souffles. S’il a appris à apprécier une douce
rencontre avec les vents, il sait pertinemment prendre des mesures contre
ses bourrasques subites, irrépressibles. Au final, c’est un jeu terriblement
excitant pour lui !
Ô mon père, après Dieu, le capitaine n’a que le vent pour l’aider !
Quand il souhaite naviguer sur une embarcation de cent cinquante mille
tonneaux sans moteur, il patiente jusqu’au moment favorable au départ qui
coïncide avec l’arrivée du vent : il en a besoin pour gonfler les voiles. Et
ce même vent, il l’accueille avec un grand sourire quand il le mène à
destination. Son âme heureuse bat des ailes au rythme de la voile quand le
bhum sillonne l’océan avec régularité en direction de riches ports qui
l’attendent. Lorsque le vent faiblit, le marin rasséréné se plie à sa volonté
car son bateau peut dès lors larguer les amarres et enfin se mettre en
partance ! Lorsque le vent forcit et se déchaîne, le navigateur joue avec
son embarcation, implore le secours de Dieu et puise dans son expérience
et son savoir-faire la force de tenir ferme la barre, de diriger au mieux le
timonier, le gabier et tous ses matelots. En fait, un capitaine adore le vent ;
il le considère telle une femme qui minaude devant lui. Et toute son âme
s’enchante de ses coquetteries ! Lorsqu’il le tente, il le suit ; lorsqu’il se
fâche, il se tait, soumis. Ô mon père, il est vrai que le capitaine connaît par
cœur le langage si fantasque des vents !

— Le capitaine… avec le verre de thé… Je saisis quelques bribes de


paroles. Je reconnus la voix d’Abdelwahhab. Je me réveillai.
— Il n’est pas là, ajouta Slaimane en riant.
— J’étais perdu dans mes souvenirs, répondis-je à Slaimane.
— Je commence à bien te connaître, poursuivit Abdelwahhab. Tu viens
en mer pour t’isoler, toi.
— C’est vrai.
Ils se levèrent, chacun tenait encore à la main son verre de thé.
— Revenons à la pêche, dit Slaimane.
J’aperçus un grand navire qui passait au loin.
— La famille va acheter un grand bateau, un bhum de transport.
Nous étions assis en tailleur sur une natte de roseaux. Nous prenions le
petit-déjeuner, mes parents et moi, le jour où mon père avait prononcé ces
paroles avec sa façon toujours très douce. Mon cœur battait la chamade.
Un bhum pour transporter des marchandises, voyager et commercer entre
les ports de Koweït, de Bassora mais aussi pour rallier Aden, les portes de
l’Afrique de l’Est et de l’Inde ! J’avais environ vingt-cinq ans à l’époque.
Mon père s’était retenu un instant de manger et s’était tourné vers moi.
— Mon fils, tu vas partir en Inde pour livrer du bois et tous les
matériaux nécessaires à la construction d’un bateau.
D’un bond, j’étais debout et je lui avais embrassé le haut du crâne,
infiniment reconnaissant. Je savais qu’il m’avait désigné pour cette
mission de capitaine parce qu’il m’estimait capable de la mener à bien.
Cette marque de confiance serait pour moi un véritable passeport aux yeux
de tous les capitaines du Koweït et du Golfe.
— Tu feras le voyage avec lui ?, s’était immédiatement enquise ma
mère.
— Non. Le capitaine Ali naviguera avec son équipage.

Au cours de l’année 1937, le maître-charpentier Mohamed Hussein


avait achevé la construction du bateau familial, un bhum que mon père
avait baptisé Bayan. Lors de sa première expédition, Maître Ali ben
Hussein m’avait secondé. L’année suivante, j’avais piloté seul, très
prudemment, avec énormément de fierté. À cette époque-là, je pensais
même que j’étais le plus jeune capitaine du pays et peut-être de tout le
Golfe ! À la fin de l’année 1938, j’étais à Aden dans le port d’al-Mouala.
Le commerçant Ali ben Abdellatif al-Hamad m’avait appris qu’Alan
Villiers désirait m’accompagner dans mon voyage vers Zanzibar. Je
n’avais pas du tout apprécié la nouvelle. Comme j’étais demeuré
silencieux, il avait ajouté : Le Haut-Commissaire britannique m’a
demandé de l’aider.
C’est au premier étage, dans les bureaux d’Al-Hamad, lors d’un
déjeuner, que j’avais rencontré Alan pour la première fois. Sa stature
imposante, son corps élancé et son regard de chat m’avaient plu
immédiatement. Il avait tendu vers moi sa large main pour me saluer. Nos
regards s’étaient croisés et une sorte de réticence mystérieuse, faite de
respect réciproque, s’était immiscée entre nous. Il parlait anglais avec Al-
Hamad et, à un moment, ce dernier s’était tourné dans ma direction. Je lui
ai dit que tu étais l’un des meilleurs jeunes nakhuda koweïtiens. Alan
m’avait toisé comme s’il soupesait la phrase du commerçant et il avait
demandé : Qu’est-ce que ça veut dire nakhuda ? J’avais compris sa
question sans connaître sa langue. Nakhuda, ça signifie capitaine. Sur un
bateau, c’est la personne qui a tous les droits et qui doit réagir pour la
sécurité de tous ceux qui sont à son bord. Les deux hommes avaient
continué à converser en anglais. Al-Hamad m’informait de temps en
temps du contenu de leurs échanges. Je lui ai dit que tu étais apprécié pour
ton courage et ta hardiesse. Pour ta générosité aussi.
— C’est un grand compliment de ta part et je t’en remercie.
— C’est la vérité, fils de Nasser !
Alan avait continué à me fixer. Un peu gêné, j’avais détourné le regard,
pensant lui faire comprendre qu’il me dérangeait. Une question avait surgi
dans mon esprit. Qu’est-ce que cet étranger allait donc bien pouvoir faire
sur mon boutre ? Al-Hamad avait alors ajouté qu’Alan était un capitaine
qui avait parcouru le monde en bateau à moteur. Il était également écrivain
et photographe.
Une question me taraudait. Comment donc Alan allait-il appréhender
notre travail sur le voilier à mon équipage et moi ? Trois jours plus tard, il
nous avait rendu visite sur le bhum qui était amarré dans le port d’Aden
aux côtés d’autres boutres koweïtiens auprès desquels il rivalisait de
sérieux et de grandeur. J’étais tellement fier de ce boutre ! Ah, je me
souviens très exactement de cette nuit-là, très humide. Un vent glacial
avait couru sur le port toute la soirée. J’avais organisé une grande fête en
l’honneur de notre invité… Des lanternes éclairaient tous les coins du
bateau et des tapis iraniens recouvraient le pont. J’encourageais
Mohammad, mon second : Chauffe bien les tambours ! Je voudrais que
cette nuit soit inoubliable ! C’était comme si j’entendais encore l’agitation
bruissante des invités, les refrains des chansons, les applaudissements et
les vivats.

Je me levai pour me servir un nouveau thé.


— Tu en veux un verre ?, demandai-je à Abdelwahhab.
— Merci. On annonce un vent de nord-ouest de force modérée avec des
rafales.
Je l’écoutais avec attention.
— Je te donne les prévisions exactement comme elles sont dans le
journal.
— Continue !
— Mer peu agitée devenant forte à très forte dans la soirée.
Temporairement croisée. Avec une houle d’ouest 3 à 3,5 mètres.
Comme je le regardais sans commenter, il répéta. Une houle nord à
nord-ouest 3 à 3,5 mètres.
— C’est vrai qu’il y a un peu de houle, constatai-je finalement.
— Du thé, Slaimane ?
— Merci, j’en ai suffisamment bu aujourd’hui.
Cette nuit-là, les boissons n’avaient pas cessé de tourner sur le bateau :
il y avait du thé, de l’al-loumi et du lait d’amande. Quand Al-Hamad et
Alan étaient montés à bord, je les avais chaleureusement accueillis et
invités à prendre place à l’arrière du boutre sur de gros coussins de laine,
derrière la barre.
— Avec toi, toutes les occasions sont bonnes pour faire la fête, Ali !
— Il n’y a rien de plus beau que de réunir ses amis avec la musique.
— Alan a visité ton bateau hier et il en a déjà fait la description…
— Oui, je suis au courant…
Alan sortit une feuille de papier. Il lut et Al-Hamad traduisit. Parmi les
sambouk et les navires à voiles existants dans le Golfe, le bhum Bayan se
distingue par sa fière mâture de bois. Son mât principal s’élève à quatre-
vingt-dix pieds au-dessus de la mer. La grande vergue qui porte la voile de
forme triangulaire est construite à base de trois troncs d’arbre et chaque
partie est solidement liée à une autre par un cordage de chanvre
savamment noué. Je croyais rêver ! Mais non, Al-Hamad avait été très
clair : Alan avait indiqué que le bhum d’Al-Najdi était massif sans être
trop lourd, solide mais jamais lent.
— Est-ce que tu lui as dit qu’il avait été construit au Koweït ?
— Évidemment.

Cette nuit-là, Alan avait principalement conversé avec Al-Hamad.


Youssef al-Chirazi avait offert le café arabe et les matelots avaient
présenté à la ronde les plats de desserts, les plateaux de figues et de dattes.
J’avais fumé un narguilé en discutant un peu avec Al-Hamad, avec le
capitaine Abdallah al-Ktami, avec mon frère Abdallah, avec Hamad ben
Salem, le gabier, ainsi qu’avec à peu près tous mes invités, des
commerçants et des capitaines… Nous avions tous essayé de faire
participer Alan à nos discussions par l’intermédiaire d’Al-Hamad. Ismaïl
al-Katari avait enchanté toutes les oreilles avec ses mélodies émouvantes.
Le son des tambours mirwas retentissait de plus en plus fort et se fondait
aux battements des mains de l’équipage. Ils propageaient une
indescriptible joie dans la nuit du port animée par le va-et-vient des
commerçants, des marins et des ouvriers.

Sous les applaudissements redoublés, Abdallah al-Ktami et moi nous


étions levés pour entamer un zafan. Les plus jeunes matelots nous avaient
suivis avec enthousiasme. Nous avions tous dansé au rythme du sawt avec
nos cœurs autant qu’avec nos corps. Avant de partir, Alan m’avait
beaucoup remercié de mon invitation. Il avait articulé quelques mots en
arabe et Al-Hamad m’avait expliqué : Alan s’est bien amusé à ta fête. Il
dit que tu es très généreux.

Je commence à me sentir alourdi par le sommeil. Je vais terminer mon


verre de thé et somnoler un peu.

Alan m’avait accompagné durant six mois. Nous avions commencé


notre voyage à Aden à la fin de l’année 1938 et l’avions achevé en
débarquant à Koweït au milieu de l’année suivante. Alan avait été marin
et capitaine d’un navire lui aussi : il connaissait parfaitement les frayeurs
que l’on ressent sur les mers et les océans du monde entier à bord de
bateaux à moteurs. Mais, il était curieux de vivre de nouvelles aventures
sur un voilier aux côtés de marins arabes. Il avait dit à Al-Hamad : Les
bateaux arabes, c’est tout ce qui reste du charme ensorcelant de l’Orient
ancien. Il était venu à bord avec l’idée de découvrir comment les boutres à
voiles fonctionnaient en utilisant la seule force des vents. En fait, il
souhaitait surtout voir de ses propres yeux les marins arabes au travail. Il
avait entendu parler de leur expérience, de leur courage et de leurs
prouesses. J’avais très vite découvert chez lui le désir non avoué
d’observer et d’évaluer un capitaine arabe.

Un assoupissement agréable commença d’alourdir mes paupières.


— Je vais roupiller un peu, les gars.
Abdelwahhab me répliqua d’un ton taquin :
— La vieillesse est bien dure et tu vieillis Abou-Hussein !
— Mais, non ! Le capitaine est toujours jeune, intervint Slaimane.
Je leur répondis par ce dicton : Le sommeil est notre maître, notre
sultan. Je laissai flotter mon fil dans le courant. Je constatai l’absence de
gîte sur le yacht, qui me persuada que l’ancre était solidement enfoncée au
fond de l’eau. Un instant, je me tus dans l’espoir de ressentir quelque
oscillation au bout de mes doigts. Il fait un temps superbe ! J’avais lancé
cette phrase en l’air, me l’adressant à moi-même. Je m’allongeai, les
mains sur les yeux pour les protéger du soleil. Un agréable
engourdissement s’empara lentement de moi.

9. Diminutif de Mariam.
4. 19 h 30

Le yacht tanguait un peu. Le soleil s’était couché pendant mon somme. Je


n’avais pas l’habitude de m’assoupir ainsi. Je venais de dormir une bonne
heure si ce n’était une heure et demie ! Ah, je n’aurais pas dû laisser
Abdelwahhab et Slaimane et m’endormir ainsi ! Noura a bien raison
lorsqu’elle me répète : Tu deviens vieux, Ali ! Tu deviens vieux !
— Bonne sieste ? La pêche est extraordinaire aujourd’hui !
La voix de Slaimane m’avait tiré de mon sommeil. Je me redressai en
m’étirant, les membres encore tout engourdis. Je me levai pour reprendre
ma place à l’affût. J’avais envie d’un autre verre de thé.
L’obscurité était désormais complète autour de nous. Je jetai mon fil de
pêche. Je ressentais des picotements sur le visage au passage de la brise
sans doute parce que je venais de me réveiller.
— Voilà la pêche du jour : thons à nageoires jaunes, maquereaux,
mérous et faskars !, détailla fièrement Slaimane.

Le yacht s’était mis à tanguer un peu. La houle et le vent qui s’étaient


soudainement levés m’intriguaient. Déjà des petites crêtes assez violentes
s’écrasaient contre la coque. J’essayai de déterminer à quel type de vent
nous avions à faire. Je me rassis. Entre mes doigts, le fil tremblait. Je le
sortis donc de l’eau.
— Le capitaine s’est levé !, cria Abdelwahhab.
— Ma prise est lourde ! On dirait bien une dorade argentée ! Je sentais
tout l’entêtement et la résistance que ma capture m’opposait. Slaimane
avait abandonné son propre fil et se tenait à mes côtés.
— Oh la la ! Cette dorade a l’air énorme ! Pourvu que le fil ne casse
pas !
— C’est toi le capitaine ! Vas-y doucement… doucement…
J’agissais avec application, évaluant le poids de l’individu accroché à
l’hameçon. J’avais du même coup remarqué que l’obscurité semblait
ramper sur les flots désormais secoués par maintes turbulences.
— Allumons la lampe.
Slaimane se dépêcha d’allumer.
— C’est vrai que la lumière embellit encore notre partie de pêche, dit
Abdelwahhab.

Au toucher, je sentis que le poisson était maintenant tout près. Son


frétillement était devenu plus rapide. Mon fil était tendu à l’extrême. Je
m’adaptais à son mouvement, je lâchai un peu de mou puis tirai
sèchement. Abdelwahhab et Slaimane, assis à mes côtés, observaient la
scène. Je tirai plus violemment sur mon fil et le poisson émergea enfin.
J’aperçus un magnifique spécimen de dorade argentée. Je crus un instant
que le fil allait rompre sous le poids et la vivacité de l’animal. Finalement,
je le projetai sur le pont.
— Longue vie à Abou-Hussein, m’encourageait Abdelwahhab.
— Vive le capitaine !
Slaimane se pencha pour libérer l’hameçon de la bouche du long
poisson qui frétillait encore. Du sang commençait de se répandre autour de
lui.
— On ira distribuer la pêche à la famille et aux amis dès cette nuit, dit
Slaimane.
— Comme tu veux.
Slaimane saisit prudemment la dorade par les branchies : elle était
encore agitée de mouvements brefs quand il la jeta dans la caisse en
plastique.
— La caisse est pleine ?
— La caisse est grande, me répondit-il dans un rire.
— C’est poissonneux par ici cette nuit, reprit Abdelwahhab.
Slaimane retourna à sa place et moi aussi. Je préparai un nouvel appât et
lançai de nouveau mon fil. C’est alors que je sentis le souffle frais de la
brise effleurer mon visage et rafraîchir mes narines. J’eus un drôle
pressentiment car il y avait dans l’air une odeur que je connaissais.
Cependant, je ne pus me persuader de suivre mon intuition : nous étions au
mois de février et j’écartai donc tout de suite l’hypothèse d’un darbat, ce
vent imprévisible et si dangereux qui se lève par temps calme.

Notre partie de pêche était depuis peu devenue plus amusante car les
dorades argentées grouillaient sous le yacht. Il était huit heures moins le
quart. Abdelwahhab me rappela que le journal indiquait que la mer calme
serait un peu houleuse en fin de journée. Mais nous nous trouvions juste en
face des côtes koweïtiennes, pas très loin du littoral…

Pendant ma jeunesse, j’avais amarré mon boutre dans les ports les plus
difficiles du monde. Un jour, nous étions partis d’Aden et avions mis le
cap sur l’Afrique de l’Est. Nous allions vers Zanzibar et le delta du fleuve
Rufiji au Tanganyika. Depuis le poste de pilotage, le capitaine Alan
Villiers prenait une infinité de notes sur tout ce qui se passait sur le bhum.
Nous étions revenus par le sud de l’île en faisant des escales dans les ports
du Golfe. Villiers était rentré avec moi au Koweït. Il avait aimé notre pays
et y avait achevé son livre pendant son séjour dans la demeure d’Al-
Hamad. Certes, il avait rédigé le récit de notre expédition de son seul et
unique point de vue : il avait exagéré certaines vérités et s’était même
parfois trompé ! Cependant, en faisant éditer son livre dans plusieurs
langues, il m’avait fait découvrir à de très nombreux lecteurs ! Il avait
rendu éternels le moindre événement de notre périple, le bhum Bayan et
aussi, bien sûr, un pan de l’histoire maritime du Koweït.

— Quand est-ce qu’on rentre ? me demanda Slaimane.


C’était peut-être la quatrième fois qu’il me posait cette question. Je
m’adressai à lui un peu agacé.
— Ça ne va pas ?
Il ne releva pas.
— Tu as peur ou quoi, cette nuit ?
— La pêche est bonne, intervint son frère.
— Pfff ! Je n’ai pas peur, non, mais le vent forcit. Et il fait froid.
Il se tenait debout entre Abdelwahhab et moi.
— Tu fuis le froid ?, demandai-je.
— Tu es pressé ?, demanda son frère.
— Non, mais le vent…
— Allez, on va rentrer ! On ne va plus tarder !
— Comme tu veux, me répondit-il en regagnant sa place.
J’étais de nouveau à l’avant, le fil à la main.

J’avais réservé une place à Alan Villiers sur l’estrade près du barreur,
j’avais immédiatement senti la passion qui l’animait alors qu’il passait ses
premières minutes à bord : il avait voulu connaître exactement la position
du bateau et les routes maritimes qu’il emprunterait… Depuis son poste
d’observation, il avait constamment pu garder un œil sur la boussole. De
toute façon, je lui avais régulièrement fait savoir la direction vers laquelle
cheminait le Bayan. Une fois, je lui avais dit par l’intermédiaire d’un
marin qui connaissait un peu l’anglais : Ne te mêle pas du fonctionnement
du bateau !
— Je ne m’en mêlerai pas. Mais permets-moi de te demander tout ce
qui me viendra à l’esprit.
— D’accord.
Il n’avait su demeurer en place et avait continuellement dévidé son flot
de questions, plaçant ici et là un ou deux mots d’arabe. Ses phrases nous
avaient souvent fait bien rire ! Il n’avait certes pas apprécié le ton
autoritaire de ma requête ce jour-là. Souvent, au début, il m’avait semblé
complètement perdu dans le lexique maritime typiquement koweïtien,
particulièrement lorsque je donnais mes ordres à l’équipage et que mon
second, Hamad ben Salem al-Omar, les répétait de sa voix tonitruante. De
même, il lui avait été assez difficile de comprendre l’organisation de notre
travail. En plus, je l’agaçais et il semblait ne pas trop goûter les chants du
nahhâm Ismaïl…
Durant des jours, j’avais continué à le surveiller sans trop lui adresser la
parole. Petit à petit, il avait dû admettre que j’étais un capitaine
expérimenté et sensé, que je dirigeais donc le travail à bord selon un
règlement strict dont je connaissais les moindres détails et que je savais
faire face aux imprévus. Au fil des jours et des nuits, il avait constaté, en
voyant leurs gestes professionnels mais aussi des signes de connivence,
comment le barreur, le gabier dans sa mâture et l’ensemble des membres
de l’équipage exécutaient mes instructions. Après avoir passé presque
trois mois à bord de mon bhum, ce qui correspondait à la moitié de la
durée de notre expédition, il m’avait enfin témoigné, ainsi qu’aux
matelots, une véritable confiance.
— Je ne comprends pas bien comment vous travaillez… J’avais
continué à le regarder fixement et il avait poursuivi. Le travail à bord d’un
bateau en Occident est soumis à un règlement et à une hiérarchie
extrêmement précis. Chacun accomplit une fonction déterminée et
ponctuelle. Mais vous… Il s’était tu un moment avant de reprendre : Je ne
sais pas comment vous faites. Pas de galons, pas d’uniforme… Pourtant,
un seul mot de toi met tout l’équipage en branle ! Tes matelots évoluent
avec une légèreté extraordinaire sur le gréement ; ils sont aussi habiles que
des singes ! Il était assis près de nous, moi, le barreur, mon second et le
chef de bord, il nous avait parlé avec ses mots arabes estropiés et avait
souvent répété ce qu’il voulait dire jusqu’à ce qu’on le comprenne.
Plusieurs fois, l’un des marins de l’équipage qui se trouvait maîtriser un
peu d’anglais s’était chargé de traduire ses paroles. Une fois, il m’avait
dit : Vous êtes les petits-enfants de Sindbad !

Quand il était revenu avec moi au Koweït, j’avais préparé un festin en


son honneur dans la maison de mon père en présence de riches vendeurs de
perles, de capitaines, de commerçants et de mes amis. Ce jour-là, il s’était
mis debout sur le seuil de notre maison face de la mer et m’avait dit : Toi,
tu vis au bord de la mer. Tu la côtoies soir et matin. Je comprends mieux
ton attachement passionnel, quasiment viscéral.

Nos prises s’étaient espacées. Mon fil dormait depuis un moment au


fond de la mer. Je sentis le vent se lever doucement.
— Alors, ça mord ?, demandai-je.
— Non, il n’y a plus rien, dit Slaimane.
— On y va, on rentre ?
Après un bref instant, Abdelwahhab répondit :
— On attend encore un peu.
Noura m’avait recommandé de ne pas rentrer trop tard. La pêche est un
piège pour le pêcheur, disait-elle ! Tout était calme. Nous semblions un
peu fatigués tous les trois. Abdelwahhab avait replié son journal, Slaimane
avait éteint son magnétophone. Il n’y avait plus que nous, entourés par le
silence de la mer. Quelques coups de vent froid. Nous scrutions le poisson
de passage. Le yacht n’était qu’un frêle esquif sur l’étendue illimitée de
l’eau. La nuit colorait maintenant la mer d’un profond mystère, la parant
d’une majesté nouvelle. Et le silence ! Non, vraiment, il n’y avait aucune
limite à l’obscurité et à la profondeur de la mer.

Les souvenirs s’entrechoquaient dans mon esprit et me tiraient vers le


passé. Ce jour-là, depuis sa place, derrière la barre du bhum, Alan s’était
adressé à moi avec une vive émotion. Il avait le visage rouge.
— C’est incroyable ! Des choses pareilles ne se produisent jamais !
Avec enthousiasme, il avait ajouté : Tu es un capitaine ingénieux et
chanceux car tu diriges des marins très courageux.
Il faisait jour. Nous voguions dans la mer d’Arabie près de la base
rocheuse qui constitue le cap Hafun. Le bhum débordait de marchandises
et était ballotté par les allées et venues de plus d’une centaine de passagers
embarqués à Aden. Ils appartenaient à différentes familles : il y avait des
Al-Mukalla, des Al-Shahar10, des Hadramaout et des Surines. Nous allions
conduire le groupe de Bédouins de Shahar avec tous leurs enfants
jusqu’aux côtes africaines. Je me tenais près du barreur, attentif à la route
suivie par le boutre. Nous nous trouvions à quelques milles seulement de
la côte, il fallait cependant que nous longions le littoral sans pour autant
accrocher les fonds. Le boutre devait réussir à passer prudemment au
travers d’une succession de rochers. J’avais fait des calculs pour éviter
tous les récifs alentour. J’essayais pour l’heure de trouver un équilibre
entre les courants au-dessous du bhum et les vents qui gonflaient ses
voiles. N’importe quel déséquilibre dans la trajectoire pouvait conduire à
la destruction du bateau. J’étais debout près du barreur. Mon regard
voletait rapidement du cadran de la boussole au gonflement de la voile
puis au suivi de la trajectoire. Je surveillais également le mouvement
difficile de mes matelots sur le pont encombré par les marchandises mais
surtout par la foule de passagers, parmi lesquels se trouvaient beaucoup
d’enfants.
Il fallait que le bateau maintienne un cap précisément déterminé. Tendu
et concentré, je devais toujours me tenir prêt à réagir au moindre signe car,
en mer, chaque moment est une aventure qui peut comporter un danger.
Tout à coup, j’avais reconnu le bruit de la chute d’un corps dans l’eau,
immédiatement suivi par le cri terrifié d’un enfant. Presque
simultanément, j’avais perçu un hurlement affolé du côté de la famille Al-
Shahar : Mon fils ! L’atmosphère s’était d’un coup assombrie. Une âme
malveillante s’était faufilée parmi les passagers qui, dès lors, s’étaient mis
à se bousculer en se précipitant vers l’arrière du boutre. Tous voulaient
voir et savoir qui avait crié. Des voix avaient commencé à se faire
entendre : C’est un enfant ! Un enfant à la mer ! Deux des marins s’étaient
aussitôt jetés à l’eau.
— C’est mon fils, Capitaine !
Les cris de cette femme m’avaient déchiré le cœur, car je savais que le
site regorgeait de requins. J’avais tout de suite donné mes instructions au
barreur : Vire de bord, avais-je hurlé en faisant de grands signes de la main
pour lui indiquer le changement de cap qui devait mener le boutre à
s’incliner légèrement sur son flanc droit. J’avais ordonné au gréeur
d’affaler la voile : Baisse la voile !, avait répété mon second. Les matelots
avaient accouru pour s’occuper de la voilure au milieu du vacarme que
l’incident provoquait sur le pont des passagers.
— Mon fils !
Le cri angoissé et douloureux de la mère avait augmenté la tension au
cœur de chacun. La bousculade s’était faite plus violente. Le Bayan avait
réussi à virer de bord et à se figer face au vent. Sa proue était maintenant
tournée vers les terres et sa poupe vers la mer. La voile de misaine avait
peu à peu été réduite grâce aux manœuvres des matelots responsables du
gréement. Tandis que les courants tendaient à pousser le bateau vers le
large, droit sur les rochers, le vent, quant à lui, gonflait la voile vers les
bancs de sable de la côte. Pour que le bateau se stabilisât à l’endroit voulu,
il fallait que les deux forces s’équilibrent : la force des courants sous le
boutre et la force du vent au-dessus de lui.
Il n’était pas envisageable une seconde de laisser un enfant périr sous
nos yeux ! Je m’étais dressé à côté du barreur en gardant le regard posé sur
le pont d’où provenaient les cris et le vacarme de la folle bousculade des
Shahri : tous tentaient de gagner l’arrière du bateau afin d’apercevoir leur
enfant. J’avais aussitôt après entrevu le tissu coloré de la chemise de
l’enfant qui se débattait contre les vagues tout en maintenant
volontairement mon attention sur le barreur et la boussole, sur la voile et
les matelots. J’avais aperçu le nahhâm Ismaïl et Abdallah qui nageaient au
milieu des flots en direction de l’enfant dans une mer connue pour abriter
des requins.
— Mon fils !
Mes regards inquiets avaient un instant croisé les yeux de mon frère
Abdallah : il avait aussitôt rejoint le chef de bord et Youssef al-Chirazi
pour détacher le cordage du bateau du sauvetage.
— Écartez-vous !, avais-je crié aux Shahri qui bataillaient pour monter
à l’arrière du bateau.
J’avais observé Hamad ben Salem venir en hâte se placer à côté de moi
pour répéter mes ordres aux matelots. Mais la foule nerveuse se bousculait
encore vers la poupe, empêchant la progression des marins qui voulaient
venir nous aider. Abdallah ben Salem, le chef de bord, avait entrepris
d’escalader les cordages de la voilure à la force de ses bras et de ses
jambes afin d’atteindre le haut du mât et, de là, évoluer rapidement sur le
mât transversal. Il s’était élancé vers l’arrière du bateau à l’aide d’une
corde et il avait surplombé le groupe anxieux des Shahri. Tous les marins
l’avaient suivi pour former un barrage contre le groupe passablement
énervé ; ils étaient prêts à riposter au moindre geste agressif. Le bhum
était menacé de tous côtés : par les sables mouvants à l’avant et les
rochers à la poupe. Plus de cent cinquante âmes étaient à bord, sans
compter l’équipage, les marchandises et tout le matériel… Si la coque se
brisait, les requins allaient déchiqueter nos corps ! Tout ce que ma famille
et moi possédions allait disparaître d’un coup ! La nouvelle se propagerait
partout comme une traînée de poudre : Al-Najdi a coulé le bhum Bayan !

À ce moment, j’aperçus Ismaïl et Abdallah près de l’enfant. De leur


côté, sur le canot, le chef d’équipage Al-Chirazi et mon frère Abdallah
ramaient encore au milieu des vagues pour les rejoindre et les ramener
tous les trois à bord. L’agitation des plus jeunes membres du groupe des
Shahri avait augmenté et j’avais dû leur intimer de faire de la place.
— Écartez-vous !
— Mon fils ! Le cri de la femme résonnait encore dans mes oreilles.
Hamad debout à mon côté donnait des instructions aux marins. Je
serrais fortement une tige de bambou entre les doigts de ma main droite.
Le courant, le vent, la boue, les rochers, l’enfant, les deux nageurs, les
requins, mon frère Abdallah, le chef d’équipage Al-Chirazi, le canot de
sauvetage, la moitié de la voile, le mouvement dansant du bateau…
L’instant n’est qu’un éclair ; l’instant dure une éternité. J’approchais de la
proue quand un jeune homme s’était lancé sur moi. De mon bâton, je lui
avais piqué le bras. Il s’était figé sur place et je l’avais repoussé afin qu’il
retourne au milieu des siens. Un courant poussait le bateau vers les rochers
et le vent soulevait la voilure en direction des sables.
— Mon fils !
J’avais gardé un œil rivé sur mon frère Abdallah quand il avait atteint
les deux hommes qui avaient soulevé l’enfant vers le canot de sauvetage
avant de l’y installer et d’y monter à leur tour.
— Oh ! Dieu ! Le cri d’un Bédouin avait retenti haut et fort.
L’enfant et les quatre hommes, en sécurité dans le canot, seraient
bientôt de retour sur le boutre. Le bhum devait au plus vite quitter ce site.
La longue lamentation de la mère, le vacarme des passagers, leurs cris,
leur mouvement, le courant, le vent, la voile, la boussole, les marins, le
barreur… J’avais crié : Reprends ta trajectoire ! Le barreur avait
commencé à manœuvrer le gouvernail. Au responsable du gréement,
j’avais crié : Lève la poutre ! Si le vent soufflait dans la voile, le bateau
s’élancerait et le canot ne pourrait nous rejoindre au milieu des remous.
Un enfant, quatre hommes et les requins, des rochers assez hauts, la survie
des hommes et le sauvetage du bateau avec tout son chargement.
— Mon fils !
Les marins en étaient venus aux mains avec les gens de Shahar : il
fallait les empêcher de se regrouper sur un unique point du bateau. J’avais
crié au gabier : Hisse les voiles ! Le vent était revenu gonfler la voile, petit
à petit, le bateau avait de nouveau viré de bord. Le canot, lui, avait vacillé.
Les hommes avaient ramé avec ardeur pour parvenir jusqu’à nous. À leur
approche, les matelots avaient lancé plusieurs cordes. Rien n’avait pu
couvrir les hurlements de la femme, comme folle : Mon fils !
En virant de bord, le bateau s’était légèrement éloigné de la côte. Je
sentais les rochers sur le qui-vive, attendant l’occasion… Les marins
avaient soulevé le canot et l’enfant était apparu. Ses vêtements ruisselaient
et il pleurait. Mon âme s’était apaisée d’un coup. D’un regard, j’avais
embrassé les yeux de mes hommes. Je leur avais signifié combien j’étais
fier d’eux tous. Que Dieu vous bénisse !
Le vent avait continué d’enfler la voile et le boutre avait poursuivi son
mouvement pour retrouver sa trajectoire initiale. Le vacarme des
passagers s’était calmé. Les Shahri s’étaient assez rapidement dispersés
dans un brouhaha qui traduisait leur bonheur d’avoir retrouvé leur enfant
sain et sauf. Les marins avaient repris leur poste autour de moi. Le calme
était entièrement revenu à bord. La voix de la femme s’était brièvement
élevée à mon adresse : Tu as sauvé mon fils, ta récompense sera auprès de
Dieu ! J’avais regardé tout autour de moi en murmurant : Dieu, merci !
J’avais pris une profonde inspiration et au même instant, une immense
satisfaction s’était emparée de mon âme. La voix d’Alan m’avait surpris.
Soulevant son chapeau de coton, il avait dit : Je n’arrive pas à y croire !
Vous êtes vraiment des marins étonnants ! Uniques ! Ses compliments
m’avaient profondément touché. Il avait ajouté : Je vais raconter cette
scène dans mon livre pour que le monde entier connaisse votre
ingéniosité !

— Abou-Hussein !
La voix d’Abdelwahhab me tira de mes souvenirs. Une belle dorade
argentée se débattait avec énergie sur le pont.
— C’est vraiment un endroit poissonneux !, dit Abdelwahhab tout
joyeux.
— La pêche est bien meilleure depuis un petit moment, ajouta Slaimane
en se rapprochant d’Abdelwahhab pour sortir l’hameçon des branchies du
poisson qui frétillait encore.
Il le déposa dans la caisse. Constater qu’Abdelwahhab et Slaimane
appréciaient nos parties de pêche me procurait un réel plaisir. Mais, il y
eut soudain comme un courant mystérieux sous le yacht qui, un instant
après, allait totalement nous prendre au dépourvu et secouer notre
embarcation. L’ancre, enfoncée dans les fonds sablonneux, garderait son
secret.
— Les amis, on ne devrait peut-être plus trop tarder…
Abdelwahhab et Slaimane étaient occupés avec de nouvelles prises. Je
venais en mer dans le seul but de raviver mes souvenirs avec elle, la mer.
Elle seule avait précieusement gardé la trace des événements de ma vie.

Alan Villiers m’avait mis en rage plus d’une fois. En effet, il m’injuriait
presque avec des affirmations comme celle-ci : Vous restez
systématiquement le long des côtes que vous ne quittez d’ailleurs jamais
des yeux ! Le capitaine arabe évite en fait de naviguer au large. Alan
m’avait franchement ennuyé avec son opinion tout à fait injuste et erronée,
ou du moins imprécise, sur les navigateurs arabes. J’en avais souvent
discuté avec lui mais il n’avait jamais changé d’avis ! Je me rappelais
parfaitement ce voyage-là. Nous étions au large. Nous venions de quitter
Zanzibar et prenions la destination de la côte est de la péninsule Arabique.
À cet endroit, il n’y avait pas de côte qui pouvait indiquer sa direction au
capitaine. Il faisait nuit. J’avais examiné la carte et calculé la distance
entre notre position et la pointe d’Essir. Les emplacements des lieux
étaient gravés dans ma tête. Je savais que les courants étaient en notre
faveur et j’avais donc à dessein utilisé la voile principale. Alan avait
continué à examiner mes manœuvres pour rejoindre le rivage. Il était clair
qu’il était inquiet et qu’il n’était pas satisfait de me voir utiliser la voile
principale. Il m’avait dit : Sois prudent ! Utiliser la voile principale peut
s’avérer très dangereux avec ce vent. Et puis il fait nuit. Il s’était tu un
instant avant d’ajouter visiblement mal à l’aise : Je ne sais pas pourquoi tu
n’allumes pas les lanternes pendant la nuit.
Je m’étais tourné vers lui. Nous allons apercevoir les îles d’Abdalkouri
d’ici deux heures. Il n’avait rien répondu, se contentant de poser un regard
énigmatique sur moi. De mon côté, j’avais simplement ajouté : Si Dieu le
veut ! Il avait dissimulé son inquiétude en demeurant silencieux. Dans ses
yeux de chat, j’avais cru distinguer qu’il se remémorait son voyage autour
du monde à bord de son bateau le Conrad. J’avais donné de nouvelles
instructions au barreur et vérifié les indications de la boussole. Gardant le
cap sur la côte, le bhum avait paisiblement fendu le roulis, au milieu de
l’obscurité. Le vent avait arrondi ses voiles, comme deux poumons bien
gonflés. Je n’avais pas baissé la garde, prêt à réagir au moindre signe de
trahison du vent. Les battements de mon cœur avaient accéléré et estompé
toute trace de sommeil dans mes yeux. Dans l’impatience de la rencontre
avec la plage, je m’étais concentré sur les pulsations de mes tempes.
Nous étions trois, Alan, le barreur et moi, postés derrière la barre. Je me
sentais sûr de moi et lui attendait mon erreur. Il faisait nuit. Le bruit de la
proue fendant les flots déchirait régulièrement le silence sous la lueur pâle
de la lune. Quand mes yeux avaient pu distinguer les îles d’Abdalkouri,
mon âme s’était libérée. J’avais soupiré en remerciant Dieu. J’avais juste
dit : Nous arriverons à l’heure prévue. Pendant un moment, il avait gardé
le silence avant de dire : Je ne sais pas comment tu y es arrivé ! Les voies
maritimes sont enregistrées dans ta mémoire de capitaine.
Je n’avais pas bougé de ma place à la proue. J’avais toujours le fil de
pêche entre les doigts. D’où provenait cette odeur terrifiante ? Il fallait
peut-être que nous rentrions. Tu commences à avoir peur de la mer, Abou-
Hussein ? Je n’avais pas pensé qu’un vent se lèverait. Qu’est-ce qui
l’amènerait au mois de février ? Et puis nous n’étions qu’à un jet de pierre
de la côte du Koweït. Pourtant je sentais cette détestable odeur que je
connaissais bien. Abdelwahhab et Slaimane se régalaient avec leurs prises.
Je devais rester sur mes gardes.

Après le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale, les bateaux de


commerce n’avaient plus emprunté les voies maritimes du Golfe en raison
des bombardements qui avaient causé la perte de plus d’un bâtiment. Le
Japon avait de surcroît découvert les perles artificielles, ce qui avait donné
un coup mortel à l’industrie de la pêche perlière. Du reste, avec
l’exportation de la toute première cargaison de pétrole au cours de
l’année 1946, les Koweïtiens avaient définitivement abandonné la mer.
Nakhuda, vendeurs de perles, plongeurs, ravitailleurs, calfats et marins :
tous s’étaient détournés de la mer. Chacun s’était mis en quête d’un
emploi dans une société pétrolière, dans une entreprise commerciale ou
dans les nouvelles agences étrangères.
Abandonnée et triste, la mer s’était isolée. Comme elle, je m’étais
replié sur moi-même. Je n’avais dévoilé cette douleur à personne. Je
m’étais voué à la mer et inlassablement le lui répétais : Tu es ma
destination. Je ne connais pas d’autre chemin que toi ! À cette époque, je
marchais sur la plage et je regardais les bateaux dont le flanc reposait sur
le sable. Pour moi seul, leur chagrin et leur désolation étaient palpables.
La douleur montait en moi et, fou de désespoir, je déplorais, dans un
murmure : Bientôt le bois des navires sera complètement effrité à cause de
la sécheresse et le vent se faufilera en hurlant sur leurs ponts.
Le regret me déchirait le cœur : la mer n’est plus la mer et le yacht n’est
pas le bhum. Comment pouvais-je m’asseoir calmement un fil de pêche
entre les doigts, moi qui avais jadis levé l’ancre et tendu les voiles vers
des ports inconnus et lointains, moi qui étais né pour les traversées en mer,
pour le vent et les dangers !
Un jour, après avoir écouté mes plaintes, Abdallah al-Ktami m’avait
dit : Tu vas rester capitaine toute ta vie.
Quand le travail des plongeurs d’huîtres perlières et les voyages
commerciaux avaient cessé, les boutres koweïtiens de type sambouk
avaient été vendus dans les autres pays du Golfe, à Oman et en Inde ;
d’autres bâtiments avaient été démontés et transformés en bois de
construction ou en combustible. C’est ainsi que, pour les sociétés et les
commerçants des villes nouvelles, mes compagnons et moi, étions restés
désœuvrés tels des stères de bois. Les compagnies pétrolières attiraient les
ouvriers, les commerçants se précipitaient vers les emplois offerts par les
grandes et les petites agences commerciales occidentales. Pour contenir
l’arrivée de tous ces nouveaux fonctionnaires, des sociétés avaient été
fondées en nombre, de même que les services publics. Une nouvelle vie
s’était constituée avec des individus aux mœurs et aux comportements
inédits. Mais moi, le capitaine Ali al-Najdi, l’ami de la mer, je n’avais que
ma dignité et mon métier : la mer, les voyages, le commerce, le vent dans
les voiles.
Pour accompagner le nouvel élan de notre marché du travail, j’avais
motorisé l’un de mes bateaux et j’avais repris la navigation, le transport de
marchandises d’importation entre les ports du Golfe et de l’Inde. Mais,
après la Seconde Guerre mondiale et la partition de l’Inde, ce type de
commerce avait diminué. Le trafic de l’or était apparu. Il était lié à
l’aventure, à la prise de risques et à la fièvre des gros bénéfices. J’étais
demeuré hagard dans cette ville nouvelle dans laquelle je ne percevais plus
la pulsation du moment, cette ville qui dévorait l’espace avec partout des
visages avides éclaboussés de ciment et de peinture ! J’avais tenté ma
chance dans plusieurs projets mais la réussite n’était pas de mon côté.
J’avais continué à répéter : le vrai marin ne connaît pas d’autre travail que
la mer ni d’autre vie que la mer. Je me consolais en me rappelant : Le jour
d’hier est venu et s’en est allé. Jamais la vie ne revient en arrière.
J’ai rouvert les yeux de l’amant passionné par la mer que je suis depuis
toujours. C’est comme si j’étais né du ventre de la mer. Elle me manque
tout le temps. Parfois cette question me traverse l’esprit : Comment celui
dont la vie était attachée aux voyages, à la mer et à l’aventure, pouvait-il
se contenter d’une sortie de pêche d’une demi-journée ? Mes amis
viennent pour la pêche ; moi, je viens pour revivre les plus beaux
souvenirs de ma vie.

La mer se gonflait en silence. Rien que l’obscurité, un peu de vent froid


et la lampe de notre petit yacht. Abdelwahhab et Slaimane étaient animés
par le plaisir de la pêche.
— On rentre ?, demandai-je à Abdelwahhab.
— Ça mord là !, me répondit-il.
— Encore une demi-heure, dit Slaimane.
— D’accord.

À la fin des années quarante, les capitaines koweïtiens s’étaient donné


le mot pour vendre leurs bateaux. De mon côté, j’avais longtemps
poursuivi mes visites au Bayan quand il gisait immobile devant la maison
sur le petit terrain de mon père. Je ne pouvais imaginer le vendre. Un jour,
mon frère Ibrahim m’avait dit : le Bayan, c’est le bateau de la famille ; il
ne t’appartient pas à toi tout seul. Et puis, qu’est-ce que tu vas en faire ?
Parce que je le regardais fixement sans mot dire, il avait ajouté : Tu ne
trouveras plus de marins pour travailler avec toi. Il avait parlé encore,
disant que Dieu avait placé devant les Koweïtiens une énorme source de
gains et beaucoup de biens. Nos compatriotes ne seraient plus contraints
d’affronter la mer, les dangers et la mort au large. Et il avait continué.
Mon frère Abdallah était du même avis.
— Je ne travaillerai plus en mer et je n’embarquerai plus sur aucun
bateau.
J’avais continué à regarder le Bayan de loin. Une nuit, j’avais grimpé à
bord et je m’étais assis derrière la barre. D’un coup, les visages de mes
marins m’étaient apparus, de même que leurs voix et leurs chants…
L’odeur du narguilé m’avait enveloppé. J’étais sorti de ma torpeur en
fixant le mât isolé et attaché avec des cordages passablement desséchés.
J’avais revu la voile souriante, toute gonflée de vent. J’avais à nouveau
entendu le clapotis des vagues sur les flancs de ce bhum. J’avais vu les
lumières des ports me faire des signes ; comme mon âme souriait alors !
Je m’étais souvenu de mon empressement à retrouver Chamma et mes
enfants à mon retour d’Inde ! Assis à la barre, j’avais savouré ma
souffrance jusqu’à la lie, gorgée après gorgée. À cette époque, je regrettais
tellement le Koweït du temps des saisons de plongée et des voyages
commerciaux. Je ressentais une amertume teintée de nostalgie pour le
nakhuda Ali al-Najdi que j’avais été, ainsi que pour la mer, bien
évidemment. Au cœur de la nuit, il me semblait que ma douleur se tenait
assise à côté de moi. Un peu plus tard, je m’étais relevé et j’avais passé
mes doigts sur le gouvernail et sur la boussole. J’avais caressé de la main
le bois du mât en résistant péniblement à mon désir de le serrer dans mes
bras. Ensuite j’avais traîné mes pas dans l’obscurité en faisant mes adieux
à mon bateau…
Le lendemain matin, j’avais dit à Ibrahim : C’est décidé, je pars. Vous
pourrez faire ce que vous voulez du Bayan. Au moins, je ne serai pas là
pour voir vendue une partie de ma vie !

Alan Villiers était venu au Koweït en compagnie de sa femme en 1967.


Il avait passé plusieurs jours à rendre visite à chacun de ses amis et quand
il s’était assis avec moi, il m’avait confié son sentiment : Koweït a
changé. C’est devenu une ville moderne. Il avait levé vers moi son visage
que les années avaient profondément marqué et il avait ajouté doucement :
Malheureusement, vous avez quitté la mer. Et plus rien ne vous rattache à
elle ! À ce moment-là, j’avais évidemment eu honte de lui avouer la
douleur que moi-même je ressentais au fond de mon cœur. Ô Alan, le
pétrole a totalement transformé les gens et les pierres ! J’avais vécu cette
transition et j’en ressentais encore douloureusement les effets. Car j’avais
connu la mer lorsqu’elle représentait l’unique ressource de notre pays. Ô
Alan, comment un fils de la mer pourrait-il renier celle-là même qui l’a
enfanté ?

Je sentis cette étrange houle caresser de nouveau le yacht. Concentrés et


amusés, Abdelwahhab et Slaimane pêchaient. De l’obscurité est montée
cette odeur nauséabonde qui m’a brutalement retourné les tripes.

10. Les tribus de Shahri sont des tribus arabes qui possèdent les puits étroits des montagnes de
Dhofar.
5. 22 h 00

— Une tempête arrive, avais-je hurlé comme un fou à mes amis.


Quelques secondes auparavant, cette odeur-là, nauséabonde, s’était
emparée de moi. Elle m’avait étreint jusqu’à m’oppresser et me couper le
souffle. J’avais sursauté comme piqué par un scorpion : une tempête !

J’avais perçu les remous d’une houle sous le yacht. Il était dix heures du
soir. Je connaissais ce vent maudit. J’avais senti sa présence autour de
nous plus tôt dans la journée. Imprévisible, il nous avait encerclés ; frôlant
d’abord la mer alanguie et presque sans plis, il la caressait maintenant
pour la réveiller. Pourtant, je le savais, c’était un vent infâme et impétueux
qui prendrait tout entier possession de l’océan.
— Lâchez tout, les gars !
Un vent cinglant, un traître, allait s’abattre sur nous. D’ici quelques
minutes, je savais qu’il allait encore forcir et se transformer en
bourrasques violentes.
— Dépêchez-vous, une tempête fonce droit sur nous !
Je devais me fier à mon intuition et quitter les lieux sur-le-champ.
— L’ancre !, cria Abdelwahhab.
— Nous n’avons plus le temps de la lever ! Le couteau, vite ! Coupe la
corde !
Je tenais le cordage pendant que Slaimane s’activait avec le couteau.
Les rafales de plus en plus fortes agitaient rudement les eaux.
— Dépêchez-vous !
— Abou-Hussein, une bourrasque !, lança Abdelwahhab, terrifié.
Nous avions finalement coupé la corde. En me retournant, je glissai sur
le pont humide et tombai. Je me relevai aussi rapidement que possible
pour me précipiter dans la cabine de pilotage.
— Accrochez-vous bien, les gars !
— Au nom de Dieu, le Protecteur, s’écria Abdelwahhab.
— Je vous l’avais dit, dit Slaimane.
Ce constat qui me visait directement, je fis mine de ne pas l’entendre à
ce moment-là. Je mis le moteur en marche. Mon cœur battait à cent à
l’heure.
Tu es l’ami de la mer, me disais-je. Je me tenais derrière la barre.
L’obscurité était complète tout autour de moi mais j’avais le plan détaillé
du littoral en tête. Je connaissais ma route par cœur, mieux que n’importe
quelle boussole ! Je ne me perdrai pas ! La fuite était notre seule issue. La
tempête allait s’abattre sur nous. Déjà l’océan de velours noir semblait
nous tendre un piège. Je devais m’éloigner du cœur de la tempête avant
qu’elle ne nous touche. Si elle nous encerclait alors il serait très périlleux
de passer au travers.
— C’est une rafale ? Tu auras une nouvelle vie, si tu t’en sors, ô Abou-
Hussein !

Le vent qui, quelques minutes auparavant encore, effleurait la surface


des eaux commençait à grossir. Il allait bientôt agiter la mer jusqu’à la
rendre folle !
Je devais fuir avant que le vent ne s’intensifie et qu’il ne me projette sur
les brisants devant moi. Mais c’était comme si la tempête devinait mon
désir : elle augmentait de façon irrépressible. Déjà, devant la proue du
yacht, elle obstruait l’horizon. Le bateau s’ébranla brutalement. Comme il
paraissait faible devant les forces du vent.
— Faites attention à vous, vociférai-je. Tenez-vous bien !

Sous aucun prétexte, je ne devais perdre de vue les plages du Koweït. Je


pourrais les rejoindre de n’importe où au monde ! Ah, quand je pense que
nous pêchions tranquillement pendant que la mer nous scrutait
perfidement. Je reconnais que ce vent fou m’a bien pris au dépourvu. Il
attendait tapi dans l’obscurité, faisant de notre partie de pêche un appât
pour nous perdre ! Désormais, il hurlait pour annoncer sa venue. Il venait
de partout à la fois, terrifiant, soufflant sa colère noire comme s’il voyait
en nous une proie précieuse à dépecer. Voilà qu’il entravait la route du
yacht ! Il n’y avait pas une seule embarcation dans les alentours, rien que
nous en tête-à-tête avec cet imprévisible darbat. Si j’accélérais, il ferait
chavirer le yacht, c’est certain… Le voilà tout entier sur nous ce vent qui
lève les tempêtes appelant à son secours les cieux ténébreux pour qu’ils
s’abattent et nous terrassent. La pluie commençait à tomber pour le
seconder, ce vent.

Je connais le vent. Je connais les tempêtes. Ils se cachent avec volupté


dans les plis de la nuit. Ils scrutent le marin pour de redoutables face-à-
face : vent et pluie réunissant leurs forces scélérates pour se venger de lui.
Tu me connais, ô mer ! Al-Najdi n’a peur de rien ! Il ne faiblit pas
devant les éléments ! Il ne se soumet pas face à la tempête. J’ai soixante-
dix ans aujourd’hui. Je suis né de ton ventre et j’ai grandi entre tes bras. Je
suis le fils de Sharq. Je suis un capitaine courageux, ton ami, le tigre des
mers ! Durant mon existence, j’ai vécu plus longtemps au milieu des
courants des mers et des océans que sur la terre ferme !
Transis de peur, Abdelwahhab et Slaimane s’étaient approchés de moi
pour se rassurer. Le vent avait forci et les lames déferlaient pendant
qu’une pluie noire et glacée avait commencé de tomber. Le yacht tanguait
dangereusement au plus fort des toboggans. Je connais ce vent maudit : il
hurle pour implorer l’aide de la mer qui, à son tour, gémit et déchaîne ses
plus hautes vagues. Le darbat sait comment jouer avec elle ! Et elle, elle
accourt afin d’exaucer son vil désir. Il balaie les bateaux les plus grands, il
les ébranle pour s’amuser. Avec le yacht, pas de crainte à avoir pour les
voiles ! Mais il gîtait maintenant fort dangereusement.
— Ô Dieu, le Protecteur ! Quelle tempête !, dit Slaimane.
Je tenais la barre des deux mains pour que le yacht maintienne son
équilibre. Je manœuvrais de sorte que la vague batte son flanc et que je
puisse la traverser. Les eaux glissaient en grondant sur lui. Elles arrivaient
en trombes de partout.
— N’accélère pas trop, Abou-Hussein, me dit Abdelwahhab.
Le vent soufflait sur les torrents de pluie qui s’abattaient sur nous et
envoyait des paquets d’eau noire dans la cabine de pilotage. L’eau
pénétrait de tous côtés dans un vacarme indescriptible. Les rafales
lugubres, les bouillonnements horribles de la pluie, les grondements des
rouleaux écumant de rage, l’agitation incontrôlable du yacht au cœur de la
nuit. Je sentis une douleur aiguë me piquer le bas du dos et le genou. La
tempête avait bâillonné Slaimane et Abdelwahhab. Debout à mes côtés, ils
étaient tétanisés par la peur et le froid.
— C’est la bonne direction ?, demanda tout à coup Slaimane.
— Fuir cette fichue tempête est la seule bonne direction !
— Ô Dieu, le Protecteur !, dit Abdelwahhab en suppliant le Ciel.
Le darbat, terrible, grondait. La visibilité était réduite au minimum. Je
ne voyais presque rien mais je connaissais le site à l’angle de la côte. Un
capitaine n’a besoin ni de la lumière du jour ni de la boussole. Je
gouvernais les yeux fermés. Mais un vent furieux hurlait, une pluie
torrentielle tombait, les embruns et des lames submergeaient le yacht de
tous côtés. Ma conduite était complètement entravée par les éléments
déchaînés. Impuissant, le yacht semblait pris dans un gouffre. Plus
j’essayais d’avancer, plus le vent me retenait, m’envoyait de tribord à
bâbord. La tempête stimulait la mer pour qu’elle l’assiste et participe à ma
défaite. Les éléments s’étaient unis contre l’homme.
Tu as vécu des moments périlleux, Abou-Hussein. Ce n’est pas la
première fois que tu affrontes une tempête. Tout capitaine à ce moment
subit l’épreuve de vérité : il puise dans son courage et son expérience pour
éviter un naufrage et sauver son bâtiment.
— Qu’est-ce que je peux faire ?, demanda Slaimane.
— Rien du tout.
Le ciel semblait à chaque instant déployer un rideau sombre, dense et
menaçant devant le yacht. Le vent, les vagues et la pluie nous ballottaient
en tous sens.

Ce darbat qui nous avait surpris au milieu d’une partie de pêche calme
et agréable soufflait de partout sans mollir. En un clin d’œil, il s’était mis
en furie et la pluie était arrivée en trombes. Les vagues étaient devenues
de puissantes ondulations liquides, puis des crêtes venues des entrailles de
la mer s’étaient élevées, hautes comme des murs. Un noir d’encre avait
tout recouvert. L’obscurité était telle que désormais il nous était
impossible de passer au travers ; elle coupait la mer comme une muraille.
Il y avait un point précis à l’horizon où l’eau immense pénétrait dans
l’obscurité et disparaissait. Même lorsqu’elles arrivent en plein jour, les
tempêtes effraient la lumière du jour qui s’efface promptement.
L’obscurité nous enveloppait.
J’aurais dû me fier à cette odeur infecte et revenir plus tôt vers la plage.
Et Slaimane me l’avait demandé à plusieurs reprises au cours de la
journée. Ah, si nous étions rentrés plus tôt. Les eaux crissaient et
s’abattaient sur le yacht de tous côtés ; elles s’engouffraient dans la cabine
et nous heurtaient violemment.

La brise froide de février était devenue une tempête.


— Quand est-ce qu’on sera près du rivage ?, me demanda Slaimane.
— Il faut traverser la tempête d’abord.
— Fais vite, ajouta Abdelwahhab.
— Je dois maintenir ma vitesse sinon le yacht risque de chavirer, les
gars. Je ne peux pas aller plus vite ! Regardez, le vent est furieux et les
vagues forment des murs !
— Je vous l’avais dit, répéta Slaimane sur un ton de reproche.
Je reçus sa phrase comme une gifle, mais je ne pouvais lui répondre. Pas
maintenant. Je resserrai mon keffieh. Te voilà face à une forte tempête, et
face au froid, Abou-Hussein, me dis-je. Ma dichdacha ruisselait et
exhalait une forte odeur de poisson. Mon dos était douloureux. Une
nouvelle épreuve pour moi à soixante-dix ans : je ne l’avais pas
escomptée ! La mer veut te faire disparaître, capitaine !
Les lames nous fouettaient. Elles nous glaçaient tout entiers. Mais je ne
dirai pas un seul mot. Je ne laisserai pas la peur pénétrer dans le cœur des
copains.
— Restons ensemble, dis-je comme un avertissement.
— Que Dieu nous garde, répondit Abdelwahhab sous le choc.
Non, ce n’est pas normal que je sombre, ici, si près du littoral !
L’étrave piqua soudain dans un creux sombre. Je tenais la barre et
gouvernais pour que le bateau s’élance avant l’arrivée d’une nouvelle
vague. J’entendais la caissette de poissons rouler d’un bord à l’autre au
rythme des secousses. Le yacht gîtait, ballotté contre son gré, comme un
jouet minuscule, par une force brutale et démesurée ! Je voyais bien que
cette tempête perfide s’amusait en vociférant dans l’obscurité. Ah, que
n’avais-je suivi mon impression quand j’avais reconnu cette odeur !
Pourquoi n’avais-je pas accédé aux demandes de Slaimane ! Tu n’es plus
assez jeune pour défier la mer, ô Ali ! Nous serons bien chanceux si nous
surmontons la tempête.

Le vent forcissait et prenait de la vitesse ; le flot roulait violemment.


— Ralentis, dit Slaimane.
— Notre vitesse est stable, mais la tempête fait rage…
Si je ralentissais, le yacht cesserait d’avancer et là, il deviendrait
incontrôlable et serait promptement immergé. D’un autre côté, si
j’accélérais, il chavirerait aussi…
— C’est toi le capitaine, Abou-Hussein ! Le capitaine est l’unique
responsable des âmes des marins et de la sécurité du bateau.
Slaimane s’était plaint du froid au début du voyage. Abdelwahhab se
tenait, écrasé, à côté de moi. Frémissant d’anxiété, il s’en remettait
totalement à mon expérience !
— C’est bizarre, dit Slaimane, comme le temps a subitement changé.
L’avant du yacht se dressait contre les murs et s’enfournait au plus
profond des creux avec force et fracas. Le flot remuait de plus en plus
violemment. Les vagues semblaient plus hautes que la cabine de pilotage.
Le vent voulait absolument renverser le yacht. Une vague plus haute et
plus forte que les autres s’est écrasée contre le pare-brise devant nous.
— Ô Dieu ! Protège-nous !, cria Abdelwahhab.
J’évitai de justesse les éclats de verre, mais pas le torrent d’eau salée
qui inonda l’habitacle. Le vent et l’eau jouaient désormais dans la cabine
de pilotage. Mes vêtements dégoulinaient.
— Enfilons les gilets de sauvetage, dit Slaimane.
— On écope d’abord, ordonnai-je. Les gilets vont nous empêcher de
bouger.

À la lueur blafarde et blême de la lanterne qui vacillait, j’aperçus les


toboggans noirs soulevés par le vent, les débris de verre. Je sentais le
vacillement du yacht aux prises avec la houle. Je naviguais dans
une pâleur diffuse. En fait, je ne voyais plus ni le ciel ni la mer. Je tenais la
barre d’une main en tentant d’enlever ma dichdacha trempée. Je m’en
débarrassai finalement.

— Dépêchons-nous d’écoper pour éviter que le yacht ne coule à pic !,


hurlai-je.
Je coupai le moteur. Abdelwahhab prit un récipient et commença à vider
l’eau. Je cherchai un autre récipient. La casserole de riz… Ah comme le
marbine était bon ! Je me ruai sur la marmite. La proue avait pris l’eau et
sombrait doucement dans les entrailles de la mer furieuse, sous la pluie
torrentielle dans la plus complète obscurité.
Abdelwahhab, Slaimane et moi écopions, répétions les mêmes
mouvements malgré la fatigue de nos bras déjà engourdis par le froid. Des
trombes de pluie nous tombaient dessus comme de la mitraille. De tous
côtés, les vagues enflaient en lames géantes surgies du creux de la mer
dans un râle immonde et semblaient vouloir nous engloutir.
— Tu as coupé le moteur ?, cria Slaimane.
— Oui.
La tempête se déchaînait de plus belle, joyeuse et folle, elle jouait avec
le yacht et avec nous. Quel triste constat : la mer me trahissait, moi qui
entamais désormais ma soixante et onzième année ! Pourquoi donc, ô
mer ? Pourquoi cette trahison ?

Plus nous vidions d’eau par-dessus bord, plus la mer se fâchait. La pluie
redoublait et nous fouettait. L’obscurité s’intensifiait. Notre fuite
dérangeait la tempête et notre résistance l’agaçait visiblement. C’était
comme si la nature tout entière se vengeait de l’homme par cette terrible
confrontation.
— Par pitié, Dieu !, hurla Slaimane.

L’étrave commença à se redresser. Il fallait relancer le moteur. Je me


précipitai vers la cabine en pataugeant dans l’eau au milieu des débris qui
flottaient. Je mis le moteur en marche. Qu’est-ce qu’il se passe ? Ça ne
marche pas ? L’eau avait peut-être touché les machines.
— Slaimane, regarde le moteur !, criai-je.

Le yacht descendit à nouveau au milieu d’un creux et rejaillit pour


chanceler encore. J’essayais de faire tourner le moteur. En vain.
— Venez par ici !, cria Slaimane.
En titubant au milieu des remous, Abdelwahhab et moi l’avions rejoint
rapidement. L’eau recouvrait entièrement le moteur.
— Que Dieu nous préserve, articula faiblement Abdelwahhab.
— Essayons de vider toute cette eau !
La tempête avait repris de plus belle. Le vent s’obstinait à détruire le
yacht.
— Mais, qu’est-ce qu’on va faire ?, me demanda Slaimane.
— On vide l’eau et on se remet en route.
Au fond de moi, je savais que… Tu ne vas pas le leur dire, Abou-
Hussein. Non, Abdelwahhab s’effondrerait. Tu ne t’es jamais découragé de
toute ta vie. Noura m’avait bien dit de rester à la maison ce matin. Mais,
Noura, je ne pouvais pas renoncer à cette sortie en mer !
Une vague violente battit la poupe, suivie d’une autre. Le flot
redoutable s’entrouvrait comme une tenaille puis déferlait sur nous sans
discontinuer.
— Le yacht est en train de couler, cria Abdelwahhab effrayé.
L’arrière du yacht s’enfonçait dans les eaux noires et tumultueuses.
— Sautons, cria Slaimane.

Des cascades d’eaux folles déferlaient sur nous, comme si la tempête


hurlait sa joie à la mer d’avoir enfin coulé le yacht.
Depuis un moment, nous pataugions dans l’obscurité. Pourquoi, ô mer ?
Je suis ton ami.
— Attention au tourbillon, criai-je, le yacht va être submergé ! En
sombrant, il va provoquer un appel assez fort. Sautez avant d’être pris
dedans !
La lanterne du yacht s’était éteinte. L’opacité était complète : la nuit
allait s’attaquer directement à nous.
— Vite ! Sautez et éloignez-vous ! Le yacht va attirer tout ce qu’il y a
autour ! Vite !, criai-je.
Tout ce qui se trouvait à bord du yacht, objets du quotidien et petit
matériel, virevoltait.
— Les bouées, cria Slaimane. Nos yeux effrayés cherchaient à
distinguer quelque chose dans la noirceur de cette sinistre nuit. L’avant du
yacht sombrait à son tour. Les eaux nous engloutissaient.
— Restons groupés !, criai-je. Jetons-nous à l’eau et éloignons-nous
tous ensemble. Vite !
Slaimane se jeta à l’eau le premier. Je regardais Abdelwahhab sans
pouvoir distinguer ses traits. Je criai dans l’obscurité :
— À toi, vite Abdelwahhab !
Slaimane m’appela :
— Saute avec nous !
Quelque chose d’indicible me retint quelques secondes à bord. Un
capitaine n’abandonne jamais son bateau aussi vite, sans combattre.
J’entendis la voix d’Abdelwahhab :
— Allez, Abou-Hussein. Dépêche-toi !

Des paquets de mer m’éclaboussaient, me bousculaient. Je plongeai.


Des vagues glacées et bouillonnantes nous accueillirent. Le vent avait fait
voler tout ce qui se trouvait à bord avant que le yacht ne s’enfonce et ne
disparaisse. Épaisse et compacte, la nuit avait en même temps avalé les
gilets de sauvetage.

— Nageons : il faut nous éloigner d’ici, criait Slaimane.


Nous avancions à l’aveuglette péniblement, bravant les remous.
— Dépêchez-vous les gars !, criai-je à mon tour dans le chaos.
La caissette de poissons flottait à côté de moi. Je l’attrapai et je criai :
— Je tiens le coffre, approchez-vous ! Allez, venez par ici !
Abdelwahhab et Slaimane arrivèrent près de moi. Je ne pouvais voir
leurs visages.
— Accrochez-vous ! Accrochez-vous !, vociférai-je.
— Vidons la caisse !
Je sentais que le zobeidi se réjouissait de notre malheur. Abdelwahhab
saisit le coffre et Slaimane fit quelques mouvements des bras.
— Tenez-vous chacun à un côté !, criai-je.
Les rafales de vent, les déferlantes, la pluie, l’obscurité et le froid. Plus
rien ne me protège que mon caleçon. Noura m’avait prévenu :
Aujourd’hui, il fait froid. Et elle m’avait dit : Ali, n’y va pas !
— Restons bien agrippés au coffre, dit Slaimane.

La mer avait maintenant complètement dévoré le yacht. La nuit achevait


de faire disparaître ses dernières traces. Les vagues jouaient avec le
contenu des coffres : des objets à peine identifiables nous heurtaient
régulièrement. La mer allait récupérer tous les poissons que nous lui
avions pris. Tels des fantômes, nos trois faces livides flottaient en serrant
une caissette de plastique.
Ciel de plomb, bourrasques, vagues, froid et pluie.

Toute l’ampleur des cieux semblait être descendue se poser lourdement


sur nos têtes. Les vagues nous disputaient le coffre. C’était ainsi : le vent
me mordait, le flot me dévorait et la pluie m’écrasait dans ma soixante et
onzième année ! J’estimais qu’Abdelwahhab avait presque mon âge et
Slaimane avait peut-être cinq ans moins que nous deux. La vieillesse avait
ses règles.
— Restons ensemble.
Je parlais d’une voix brisée. Je sentais le ciel me plomber la tête. Si
j’avais levé le bras, je l’aurais touché à coup sûr. Plus aucune trace du
yacht.
— Ô Dieu, soit miséricordieux avec nous, suppliait Abdelwahhab.

La tempête se déchaînait avec une joie irréductible. Le yacht avait


sombré et nous étions maintenant en tête-à-tête avec elle. Le coffre en
plastique ne pouvait se stabiliser mais nous nous y accrochions. Depuis
toujours, la mer m’avait appelé : Viens, disait-elle. Et finalement, elle
m’avait tendu un piège. J’ai levé les yeux au ciel vers cette obscurité qui
me ternissait le regard. Des seaux d’eau remplis à ras bord me creusaient
le visage en tombant. Je savais que le vent s’était joué de moi mais
l’emplacement exact de la plage était précisément gravé dans ma tête.
Depuis mon enfance, je n’avais jamais craint l’obscurité. Je savais
comment me frayer un chemin en son sein. La tempête allait certainement
se calmer bientôt et j’allais regagner la plage avec mes deux compagnons.
6. 22 h 30

Nous nous étions éloignés du lieu du naufrage. Quand la tempête se sera


calmée, nous distinguerons sur la côte quelques scintillements qui nous
rassureront et nous donneront des points de repère stables. La lumière pour
le marin est un signe de vie. Il est impossible que je me perde au Koweït !
Pourvu que la tempête ne se prolonge pas trop longtemps.
— Depuis combien de temps elle dure, cette tempête ?, me demanda
Slaimane.
— Oh, elle s’est abattue sur nous vers dix heures, il y a à peu près une
demi-heure…
— Jusqu’à quand va-t-elle donc durer ?, reprit douloureusement
Abdelwahhab.
— Je ne sais pas, dis-je à regret dans un long soupir de désespoir.
Nos doigts engourdis par le froid s’agrippaient à la caisse de plastique.
Nos corps immergés étaient secoués par une terrible houle et
régulièrement écrasés de tous côtés par les hautes crêtes noirâtres.
— Je vais mourir.
Dans l’obscurité, je percevais faiblement les plaintes répétées
d’Abdelwahhab.
— Prie, mon frère !, lui répondit Slaimane voulant le réconforter.
— Si Dieu le veut, la tempête va se calmer.
— Ma dichdacha est si lourde ! Elle m’attire vers le fond ! Je suis
épuisé.
— On va te l’enlever, proposa Slaimane. Accroche-toi bien au coffre !
On va t’aider à te déshabiller, Abou-Hussein et moi !
Je pris conscience subitement qu’Abdelwahhab allait se retrouver
comme Slaimane et moi : presque nu, démuni, avec pour unique protection
un caleçon long…
— On va déchirer le devant de ta dichdacha et il te sera facile de l’ôter,
criai-je à mon ami à bout de forces.
Nous échangions ces paroles sans pouvoir distinguer les traits de nos
visages. Depuis un moment, j’avais ôté mon keffieh et m’en servais pour
m’attacher à la caissette. J’eus l’idée de proposer à Abdelwahhab de
l’utiliser comme corde.
— Ne lâche surtout pas le coffre. Je vais attacher mon keffieh à ton
poignet et toi, tu le tiendras bien. Slaimane t’enlèvera ta dichdacha
pendant ce temps-là.
Le coffre de plastique qui était notre unique bouée nous bringuebalait
tout à coup comme s’il souhaitait se débarrasser de nous. À tâtons, je
saisis le bras d’Abdelwahhab et je lui enroulai mon keffieh autour du
poignet.
— Slaimane, je viens d’attacher le bras d’Abdelwahhab et je le tiens !
Toi, aide-le à enlever sa dichdacha !
L’air était glacial. La pluie nous fouettait le visage. Slaimane se
démenait pour ôter la dichdacha détrempée de son frère. Au nom de Dieu !
Empêtré dans le tissu, Abdelwahhab était près de couler. Le keffieh était
serré autour de son bras et l’autre bout enroulé autour de ma main. Je criai
à Slaimane : Tirons chacun d’un côté, d’accord ?

Pourquoi, ô mer ? Bien souvent, j’avais dit à mon père que la mer était
mon amie. Ce à quoi ma mère ne manquait jamais de répondre que je
n’étais qu’un ignorant.
Je lâchai la main d’Abdelwahhab et je lui criai : Agrippe-toi au coffre !
Je palpai le col de sa dichdacha et je dis à Slaimane de tirer avec moi. Les
marins tirent sur les cordages des voiles avec la même force ! Je tâtonnai
encore sur la poitrine d’Abdelwahhab, sans pouvoir apercevoir son visage,
j’arrachai le tissu en hurlant : Tire ! La caissette avait été à nouveau
ébranlée. Abdelwahhab s’était rapproché de moi et enfin sa dichdacha se
déchira. Mauvais augure, pensai-je.
— Allez, sors ton bras, a dit Slaimane.
Je ressentais un froid extrême sur les épaules, le cou et la tête. Mon dos
me faisait mal après ma chute.
— Pitié, Dieu ! Pitié !, entendis-je Abdelwahhab supplier plusieurs fois.
Il s’appuya contre le coffre pour sortir le bras de sa manche.
— Ne t’appuie pas sur le coffre, lui dis-je. Si Abdelwahhab glissait, il se
noierait.
— La dichdacha s’est prise dans mon bras.
Abdelwahhab me demanda de l’aider car son vêtement détrempé
commençait à nous attirer vers le fond.
— Je vais dénouer le keffieh de ton poignet. Reste bien agrippé au
coffre. Je vais t’enlever ta dichdacha.
Je défis le keffieh essayant de ne pas laisser Abdelwahhab s’éloigner de
moi. Je plaçai le keffieh autour de mon cou pour qu’il ne me glisse pas des
mains. La tempête, l’obscurité, la pluie et les vagues. Le poids de la
dichdacha sur mon bras. Noura m’avait dit : Ali, tu n’es plus tout jeune. Je
tentai de libérer le bras d’Abdelwahhab. Le coffre se balançait. Je saisis la
dichdacha par l’épaule, je la lui enlevai. Je palpai le tissu : Retire ta
main ! La dichdacha se détacha de son corps et je la laissai disparaître
dans la nuit. Abdelwahhab ne portait plus que son caleçon long. Des murs
d’eaux nous attaquaient de partout.
— Tiens-toi bien au coffre, lui dis-je.
— Qu’est-ce qu’on va faire ? Sa question s’était elle aussi mêlée à la
nuit qui était d’un noir d’encre.
— On se maintient comme ça jusqu’à ce que la tempête se calme.
— Mais, on va mourir de froid, dit-il désespéré.
— Non. Personne ne va mourir. Il m’est déjà arrivé de passer une nuit
entière sur un canot de sauvetage !
— Ne pense pas à la mort, intervint Slaimane. Ce n’est qu’une tempête :
l’accalmie viendra bientôt.
— Il y a une heure, la mer était calme, ajoutai-je.
— Et dire qu’on devait rentrer tôt !, m’interrompit Slaimane en
soupirant.
— Je vous ai demandé si…
Je retins le reste de ma phrase. Je ne blâme personne. Moi, j’assume
toute la responsabilité de ce qui nous arrive.
— C’est la volonté de Dieu, ô mon frère, dit Slaimane pour m’apaiser.

La tempête reprit de plus belle. Des montagnes d’eau déferlaient


maintenant sur nous. Nous, qui serrions le plus fort possible le coffre de
plastique. Il fallait sans cesse le maintenir contre nous car il risquait à tout
instant de nous échapper. Des marteaux de pluie froide frappaient en
cadence sur nos têtes.

— Il ne nous reste que la clémence de Dieu, dit Abdelwahhab.


— Nous allons rester accrochés au coffre jusqu’à ce que la tempête
faiblisse, répondit Slaimane.
— Quand se calmera-t-elle, cette tempête !
— Elle ne va plus tarder à se calmer, rassure-toi. C’est un coup de vent,
qui va s’apaiser très vite.
Abdelwahhab avait dit une fois à ceux qui fréquentaient mon
dîwanîyya : Avec le capitaine, je ne pense à rien. Il avait évoqué des
sorties en mer et il disait sa confiance en moi en répétant : Abou-Hussein
est le tigre des mers ! Oh, cher Abdelwahhab, le capitaine, le tigre des
mers, se tient à tes côtés, maladroitement rivé à un banal coffre à poissons.
Le vent avait encore forci et je ne pensais pas qu’il allait se calmer de sitôt
mais je ne pouvais pas le leur avouer. Tu as surmonté de nombreux
moments critiques en mer, Abou-Hussein. Mais tu n’étais pas aussi âgé !
— La tempête va passer et on sera sauvés, criai-je comme si je me
parlais à moi seul.
— Si nous devions nager accrochés au coffre, ce serait dans quelle
direction ?, me demanda Slaimane.
— Nous sommes près d’Al-Jlé’a. Je levai la tête, regardant les nuages
qui surplombaient les eaux tourmentées et plombaient le jour. La pluie
ruisselait sur mon visage, m’aveuglait, me coupait le souffle. La tempête
voulait me mettre à l’épreuve. La plage était dans ma tête.
— Dès que les tourbillons cesseront, nous retrouverons la direction de
la côte, répondis-je.
— Quand ? À plusieurs reprises, Abdelwahhab répéta Quand ? Mais
quand ?
J’avais ignoré cette question à laquelle je ne savais que répondre.
Le ciel nous oppressait, nous étouffait. Seules nos têtes surnageaient un
peu au-dessus de l’eau, battues par les embruns, la pluie et le vent.

Ô, Dieu, si Tu veux prendre quelqu’un, prends-moi donc. Moi, Ali fils


de Nasser al-Najdi. Avec quel visage vais-je affronter le regard des
Koweïtiens ? Mourir est plus honorable. Ô Dieu, ne m’humilie pas dans
mon vieil âge !
Mon père avait coutume de répéter : la mer n’a pas d’amis. Je ne
m’attendais pas à une tempête aussi traîtresse, au beau milieu du mois de
février. Ah, non, je ne m’y attendais pas ! J’en avais connu de ces
moments pleins de ténèbres durant lesquels chaque instant dure une
éternité et équivaut à la mort.

— Je tremble de froid.
— Ne te décourage pas, mon frère, dis-je à Abdelwahhab.
— Si tu te décourages, nous aussi nous allons perdre espoir !
— Essaie de résister encore, mon frère, dit Slaimane.
Je craignais qu’Abdelwahhab ne sombre et se noie alors je pensai à
renouer solidement son bras avec mon keffieh déjà attaché à la poignée de
la caissette de plastique. S’il se laissait aller et relâchait la pression de ses
mains, il serait toujours retenu par le poignet. J’ôtai complètement le
keffieh de mon cou.
— Donne-moi ton bras.
Il n’y avait plus que les spectres immenses de la mer et de la nuit qui
formaient un mur entre nous. Les vagues écumantes rendaient le coffre
complètement instable et nos corps suivaient ces secousses endiablées.
— Je vais t’attacher le bras à la poignée du coffre.
— Non, dit-il en rechignant. Si je coule, je vais entraîner le coffre avec
moi…
— Oublie ça, tu veux, lui dis-je avec colère.
Nous étions des aveugles hurlant dans les ténèbres. Ma main tâtonnait à
la recherche de son bras. Sa main droite serrait le coffre. J’enroulai tant
bien que mal le keffieh autour de son poignet.
— Tu dois venir du côté de la poignée du coffre, lui dis-je en ajoutant à
l’adresse de Slaimane : Tournons le coffre pour que la poignée soit du côté
d’Abdelwahhab.
Malgré l’obscurité complète, je sentis qu’Abdelwahhab s’était déjà
complètement résigné à son triste sort. Pourquoi as-tu haussé la voix
contre Abdelwahhab, Ali, lorsque la peur et le découragement le
paralysaient. Le vent se déchaînait autour de nous.
— Tenez-vous bien, les gars ! La tempête reprend de plus belle, dit
Slaimane.

Le coffre vacillait de plus en plus entre nos mains et il était rempli


d’eau. J’essayai de m’assurer que le bout de mon keffieh était solidement
attaché à la poignée ; je voulais absolument éviter que mon ami
Abdelwahhab ne se noie. Nous n’avions pas vu un seul yacht ou bateau
depuis notre arrivée. Même s’il en passait un maintenant à côté de nous, il
ne nous verrait pas, ne nous entendrait pas.
— Combien de temps pourrons-nous tenir ? Abdelwahhab n’avait plus à
l’esprit que cette douloureuse question.
— La tempête va se calmer, répondis-je.
— Regardez ! La voix de Slaimane troua l’obscurité. Une balise ! Une
balise lumineuse !
Je compris en fixant mon regard sur le scintillement que c’était la balise
d’Al-Jlé’a.
— Dieu ! Merci, Dieu ! Il y avait de la joie dans la voix de Slaimane. Il
dit encore : Essayons de l’atteindre !
— Elle est trop loin.
— Mais, nous pouvons nager jusque-là, rétorqua Slaimane dans un
sursaut d’enthousiasme.
J’essayais d’appréhender le mouvement des vagues et du vent.
— Dans quelle direction devons-nous nager, capitaine ?
Comment Slaimane arriverait-il jusqu’à la balise au milieu de telles
bourrasques et de tels murs d’eau ! Sans compter la pluie : des cordes, il
pleuvait des cordes !
— Tu dois nager par là. Je fis un signe de la main, dessinant un arc avec
la direction du vent, mais la nuit avalait mes instructions. Je criai : Ça ne
sera pas facile !
— Je lâche le coffre et j’y vais !
— Surtout fixe bien la balise, ne la quitte pas des yeux ! Nous serons
juste derrière toi !
— Moi aussi, j’y vais, dit Abdelwahhab.
Ô Dieu, que Ta bienveillance soit sur lui !
— Tu peux nager ?
— Oui, je reste avec Slaimane.
— Attends, je vais dénouer le keffieh.
— Tu ne viens pas avec nous, capitaine ?
— Je vais garder le coffre derrière vous : si l’un de vous se fatigue,
qu’il revienne vers moi !
— D’accord ! Dès que nous serons sur la balise, tu nous rejoindras !
— Le plus important, c’est votre survie !
Le bras d’Abdelwahhab était maintenant libéré du keffieh. Je tendis la
main et, durant un bref instant, je tins celle de Slaimane : Sois fort et
courageux !
D’une voix brisée, il répondit : Dieu est notre unique protection !

Les ondulations des vagues noirâtres s’amplifiaient et secouaient


violemment le coffre ; je hurlai : Lâchez le coffre ! Et ne vous éloignez
pas trop l’un de l’autre ! Les vagues, le vent et l’obscurité allaient
forcément nous isoler ; chacun de nous allait connaître un terrifiant face-à-
face avec eux.
— On va nager ensemble, ne t’éloigne pas de moi, dit Slaimane pour
mettre son frère en confiance.
Je me mis à fixer le halo lumineux de la balise. Au loin, je le voyais
apparaître puis disparaître dans les flots enragés. Il sera difficile de
grimper dessus et de s’y agripper ! En plus, les arêtes pointues des coraux
qui forment un récif à sa base allaient blesser ceux qui tenteraient de s’en
approcher. Et leur sang attirerait les requins.
— Je vais rester près de vous en tenant le coffre.
— Tu t’en remets à Dieu, n’est-ce pas ?
Slaimane lâcha le coffre et je lui criai :
— Pardonne-moi, Abou-Mohammad !
Abdelwahhab le suivit. Les mots de Slaimane me parvinrent à travers le
chaos :
— Tu es pardonné Abou-Hussein !

Le ciel de plomb me tomba tout à coup sur la tête. Le mouvement


ininterrompu du coffre m’étourdissait et me fatiguait. Mes amis s’étaient
éloignés peu à peu. Très rapidement je ne pus même plus distinguer leurs
silhouettes dans l’obscurité. J’écartais l’eau d’une seule main pour rester
près d’eux. Je m’inquiétais surtout pour Abdelwahhab. Le coffre fut saisi
d’un mouvement plus violent encore ; c’était comme s’il tentait de
m’échapper. Je ramais d’une seule main, mais le coffre refusait de suivre
le mouvement que je lui imposais. Je ne m’éloignerai pas d’eux. Je les
suivrai. Le halo de la balise apparaissait et disparaissait. Pas si proche que
cela. Le vent, bien sûr, se jouait d’elle aussi. Ah, il sera difficile de
l’escalader ! La bouée est dure et elle frappera ceux qui s’approcheront
d’elle. Seul désormais, je tenais le coffre. Je ne distinguais plus aucun
mouvement en provenance de mes amis. Non, la balise n’était pas si
proche de nous. Je nageais encore mais de puissantes vagues s’opposaient
à moi. La mer m’avait trahi. Je m’étais trompé dans mes calculs. J’aurais
dû faire confiance à ce pressentiment et à cette maudite odeur !
L’obscurité et les vagues me dissimulaient tout alentour. Où était donc
Abdelwahhab ? Je vais ramer un peu plus énergiquement et je le
rattraperai peut-être. En tout cas je ne le laisserai pas se noyer ! Ma
fatigue était immense. Ô Dieu ! Plus je criais, plus les vagues étouffaient
mes cris de détresse. Où était donc Abdelwahhab ? Je hurlai plusieurs fois
son prénom. Je sentais qu’il était encore près de moi. Abdelwahhab ! Je
crus distinguer une voix au milieu des grondements assourdissants des
vagues et de la pluie.

— Abdelwahhab ! Je prêtais l’oreille dans le vacarme des flots


déchaînés quand je perçus une réponse.
— Abou-Hussein !
Abdelwahhab était encore en vie ! Je regardais partout autour de moi
essayant de percer l’obscurité. Mais elle m’aveuglait.
— Abdelwahhab !, criai-je de nouveau.
— Oui !
Comme si j’avais aperçu un fantôme clapotant dans l’eau. Je nageais
alors en tirant le coffre. Je nageais, je nageais. La fatigue de mon bras, de
mon dos et de ma voix était extrême.
— J’arrive ! Je viens vers toi.
Je m’avançais vers Abdelwahhab en tirant la caissette de plastique. Je
ne sentais plus mon bras. Abdelwahhab était près de moi maintenant.
— Donne-moi la main, dis-je. Les battements de mon cœur redoublaient
prêts à faire exploser ma poitrine.
7. 23 h 00

— La direction du vent a changé, criai-je dans un souffle à


Abdelwahhab. Nous nous sommes éloignés de la balise, on dirait !
— Je ne la vois plus ! Il se peut que Slaimane l’ait déjà atteinte.
— Avec de telles conditions météo…, je retins la fin de ma phrase. Je ne
voulais pas l’effrayer. Je le sentais déjà tellement pessimiste. J’ajoutai
plus vaillamment : Nous, nous allons rester comme cela jusqu’à ce que la
tempête se calme. C’est mieux !
Le vent nous éloignait du rivage et je n’osais l’avouer à Abdelwahhab.
— J’ai froid. Je meurs de froid.
J’aurais souhaité pouvoir l’aider. Je lui dis seulement : Accroche-toi
bien, mon frère ! Le vent et la pluie qui redoublaient augmentaient les
mouvements fous du coffre. Comment n’as-tu pas envisagé l’arrivée d’une
tempête, Ali ? Comment as-tu pu en négliger les prémisses ? L’odeur
t’avait pourtant bien titillé les narines ! Tu n’aurais pas dû courir le
risque ! Jusqu’à quand vas-tu t’entêter ainsi ? Je ne pouvais m’empêcher
de me faire ces reproches.
— Depuis quand la tempête a-t-elle commencé ?
— Je ne sais plus.
— Quand la tempête se calmera, un bateau passera peut-être par ici.
Sa phrase me mit du baume au cœur un instant : oui, nous allions nous
en sortir !
— J’espère que Slaimane est arrivé jusqu’à la balise.
C’était bien là tout ce que je souhaitais moi aussi.
Peu à peu, nous nous étions complètement éloignés du lieu du sinistre.
La lueur de la balise avait aussi complètement disparu. Quand la tempête
se sera dissipée, où que je me trouve, je saurai regagner le rivage. Jamais
je ne me perdrai face au littoral koweïtien. Pas plus qu’au large des îles
koweïtiennes. Jamais ! Tout de même, l’épaisse nuit glauque avait entamé
mon sens de l’orientation. Soudain, je ne vis plus Abdelwahhab. Je tendis
la main vers la sienne : On va s’en sortir, crois-moi ! Il était totalement
épuisé, terriblement affaibli. Je le retiendrai. Je ne le laisserai pas. Nous
vivrons ou mourrons ensemble ! Slaimane avait sans doute atteint la
balise ; maintenant il était sauvé ! Ah, si seulement Abdelwahhab avait pu
y arriver lui aussi !
— Il fait froid, se plaignit-il de nouveau.
Je me sentais incapable de l’aider. Impuissant. L’eau et le froid nous
oppressaient.
— La tempête va bientôt se calmer, dis-je.
S’il arrivait quelque chose à Abdelwahhab, je ne me pardonnerais
jamais.
— Je vais te raconter une histoire.
Comme il ne répondait pas, je criai : Abdelwahhab !
— Oui.
— Je vais te raconter une anecdote qui m’est arrivée, d’accord ?
— Je t’écoute.
— Je te propose de discuter ainsi jusqu’à ce que la tempête s’éloigne…
— Mais quand s’arrêtera-t-elle, cette tempête ?
Sa question me blessa. Ah ! Si je pouvais le savoir, mon ami. Le ciel
semblait tout entier fondre sur nous ; la pluie nous assaillait de mille petits
cailloux acérés. Quelle piteuse situation : deux vieillards maladroitement
rivés à un coffre en plastique, ballottés au cœur d’une tempête ! Et Noura
qui m’avait dit : Ali, n’y va pas aujourd’hui ! Le froid me gelait les
épaules.
— Alors, ton anecdote ?
— Tu connais l’histoire de ma chute… ? Et des conditions de mon
sauvetage près de l’île Salameh, tu sais, elle est située pas très loin du
détroit d’Ormuz.
J’avais décidé d’allonger mon récit pour tenir mon ami éveillé.

Je naviguais alors sur un navire commercial à destination de Dubaï. Je


rentrais d’Inde et, au milieu de la nuit, j’avais remarqué que le bateau était
dangereusement incliné sur l’un de ses flancs. J’avais immédiatement crié
au barreur d’essayer de le redresser et j’avais bondi hors de la cabine… Tu
m’écoutes, Abdelwahhab ?
— Je vais mourir, répondit-il faiblement.
— Ne pense pas à cela, voyons !
— Je pense à mes enfants…
La voix faible et cassée de mon ami me fendait l’âme. Au même instant,
je sentis que la tempête reprenait corps. Qui donc pourrait bien nous
retrouver dans cette purée de pois ! Je pensais à ce que je m’étais toujours
dit durant ma longue existence sur la mer : Lorsqu’une tempête arrive,
essaie de ne pas trop exposer la vie des autres au danger !
— Abdelwahhab ! Je t’en prie, pardonne-moi !, criai-je dans l’obscurité.
— Je te pardonne, mon frère ! C’est la volonté de Dieu, le créateur des
mondes !
— Ne perds pas espoir ! On va s’en sortir !
J’avais crié ces mots afin de les entendre moi aussi ! J’en avais
tellement besoin ! J’allais nouer le bras d’Abdelwahhab avec le bout de
mon keffieh et l’attacher à la poignée du coffre lorsque je m’aperçus que
mon keffieh avait disparu. Où est-il ? Où est-il parti ? Il n’est plus autour
de mon cou. Le keffieh s’est détaché sans que je m’en rende compte ! La
mer me l’a pris !
Je savais que nous nous éloignions inexorablement de la balise.
Personne ne trouverait Slaimane dans ce bouillonnement ! Dans des
conditions pareilles, non, c’était strictement impossible ! De plus, je ne
savais pas si la tempête avait touché la terre. Si elle avait atteint la côte,
alors, bien sûr, les enfants et les amis avaient déjà informé la police
côtière de notre disparition. Dans ce cas, les secours n’allaient sans doute
plus tarder ! L’autre jour, au dîwanîyya, nous avions indiqué que nous
irions vers Al-Aryâk… Et puis Noura savait bien que j’étais sorti.
— Finis ton histoire…
En entendant la voix d’Abdelwahhab, je ressentis un élan d’espoir me
gagner.
— Eh bien, figure-toi que le navire a chaviré. La météo était semblable
à celle-ci, très perturbée… Après avoir enfilé leur gilet de sauvetage,
plusieurs marins se sont jetés à l’eau pour me porter secours. Je fis une
pause avant d’ajouter : Si nous avions mis les gilets de sauvetage…
Abdelwahhab m’avait-il entendu ?
— Abdelwahhab, dis-je en tendant la main vers lui. Pourquoi tu ne me
réponds pas ?
— Je ne sais pas… Je suis fatigué…
— Tu m’entends ?
— Je ne me sens pas bien : j’ai froid, je claque des dents, j’ai le
vertige…
— Accroche-toi ! Ne lâche surtout pas le coffre ! Reste près de moi.
— Je tremble, j’ai froid…
Il fallait que je le distraie pour qu’il oublie sa peur.
— Tu m’entends ?
— Oui.
— Eh bien, je continue… Ce soir-là, le bateau avait fait naufrage.
L’équipage s’était réfugié sur une chaloupe de sauvetage et un seul marin
était porté disparu. Nous avions tous passé la nuit à lutter contre les lames.
Nous avions crié à en cracher nos poumons ! Comme nous l’avions
cherché, ce matelot ! À l’aube, l’espoir était un peu revenu et un bateau
nous avait récupérés. Nous étions sains et saufs ! Tout de suite, j’ai
informé le capitaine qu’un de mes marins manquait à l’appel… Tu
m’entends, Abdelwahhab ?
— Je suis fatigué… Je vais mourir. Le tremblement dans sa voix me
remplit le cœur d’effroi.
— Abdelwahhab, hurlai-je, moi aussi, je suis fatigué et transi de froid
mais on va s’en sortir ! Tous les deux, crois-moi, on va s’en sortir !
Je n’aurais pas dû me dresser contre la mer.
— Approche ! Viens plus près de moi.
La houle et le vent se jouaient du coffre. Ma main cherchait celle
d’Abdelwahhab. Je fus saisi de frayeur. Ce n’était pas dans mes habitudes :
Que t’arrive-t-il ? Tu n’as pas l’habitude d’avoir peur, Ali ! Pourquoi ton
cœur bat-il si vite ? Toute ta vie, tu avais répété et répété sans cesse : La
mer est mon amie. J’aurais dû rentrer au port après ma sieste ! Je
n’abandonnerai pas Abdelwahhab. Que je meure, moi et qu’il vive, lui ! Le
jour où le navire avait coulé, pas un instant je n’avais abandonné le marin
porté disparu.
— Abdelwahhab, tu m’entends ?
Je tendis la main vers lui, je lui touchai l’épaule :
— Tu m’entends ?
— J’ai le vertige. Tout tourne autour de moi. Je suis fatigué. Depuis ce
midi, on est en mer. J’en ai assez. L’eau me rentre dans les oreilles.
— Tu vas rester près de moi.
Abdelwahhab, ne me quitte pas ! Al-Najdi n’a pas peur. Mais reste avec
lui.
— Abdelwahhab !
J’eus l’impression de m’égosiller mais mon cri était à peine audible. Je
n’avais pas abandonné un marin, un matelot que je connaissais à peine. Je
m’étais obstiné contre le capitaine, je l’avais cherché, je l’avais trouvé et
je l’avais sauvé.
— Tu m’entends ?
— Oui, dit-il d’une voix faible et plaintive. J’en ai assez, je suis
tellement fatigué…
— Tiens-toi au coffre, ne t’avise pas de le lâcher !
J’avais beau ouvrir les yeux, les écarquiller malgré le vent et la pluie, je
ne pouvais apercevoir son visage. La fatigue et le froid te rendent aveugle,
Al-Najdi !
— Abdelwahhab, pardonne-moi, mon frère !
— Que Dieu te pardonne !
Si je m’en sors, c’est terminé, je ne prendrai plus jamais personne à
mon bord ! C’est définitivement terminé ! Je commençais à ressentir un
vertige tout comme Abdelwahhab. Les vagues maudites me secouaient si
violemment ; le froid engourdissait mes membres et la pluie me frappait
le crâne !
— Il n’y a de dieu que Dieu !, dit faiblement mon ami.

La voix du muezzin Sultan du Bayan était toujours dans mes oreilles. Il


continuait de faire l’appel à la prière sur le bhum. Tu trembles, Al-Najdi,
et ton cœur bat trop vite !
Une douleur aiguë me piqua le dos. Une tempête, de la pluie et du
froid… et toi qui es si vieux, Al-Najdi. Le froid semblait planter ses crocs
dans mon cou et mes épaules. Tu ne sais même plus depuis combien de
temps, deux heures peut-être ou plus, tu es agrippé à ce coffre avec le reste
de ton corps immergé. Ton amie la mer t’a trahi, Al-Najdi ! Ah, non, tu
n’avais jamais pensé qu’un jour, elle trahirait votre amitié. Depuis ton
enfance, tu te berçais au creux de ses bras. Mais, souviens-toi de ce que
ton épouse Chamma, surnommée Umm-Hussein, t’avait dit :
— Je m’inquiète pour toi !
Tu lui avais souri.
— N’aie pas peur, tu sais bien que je suis avec mon amie !
— Mais, la mer n’a pas d’amis !
Souviens-toi de la peur perceptible dans sa voix.
Umm-Hussein craignait pour ta vie, de même que Noura. Elle aussi
t’avait bien souvent mis en garde.
— Reste avec nous aujourd’hui !

Depuis ton enfance, tu n’écoutais que ta voix intérieure. C’est


également pour cette raison que tu n’avais jamais pu travailler avec qui
que ce soit. Tu voulais être ton propre maître ! Tu avais tellement insisté
pour devenir capitaine. Du reste, tu n’as pas occupé d’autre emploi ni
d’autres fonctions. Et, qui plus est, toutes tes tentatives dans le commerce
ont été des échecs. Ainsi es-tu resté marin et aventurier ton existence
durant ! Sitôt que ton amie la mer t’appelait, tu te précipitais vers elle !
Les capitaines au Koweït te surnommaient le tigre des mers ! Tous se
remémoraient le jour où, plein de courage et de sagacité, tu avais affronté
et vaincu ce pirate et sa bande juste en face de Ras Chartabat. T’en
souviens-tu ? Ils s’étaient attaqués à toi de nuit et avaient encerclé ton
bhum dans le but de s’emparer de son chargement et te dérober tout ce que
tu possédais alors. Oh, tu avais trouvé une ruse excellente en faisant mine
de leur obéir. Avec beaucoup de calme, tu t’étais penché au-dessus de la
caisse à outils et, hop, comme si de rien n’était, tu l’avais ouverte et en
avais tiré un pistolet ! En un mouvement, tu les avais tenus en joue !
Comme tu les avais insultés !
— Je vais me venger de vous, sales chiens !
Ils avaient immédiatement jeté leurs fusils et certains s’étaient même
jetés par-dessus bord ! Toi seul savais que l’arme n’était pas chargée. Quel
risque tu as pris sans jamais fléchir : debout, plein de gravité et fort, d’une
sévère voix de stentor, tu leur avais habilement tenu tête.

Comment un tigre des mers pourrait-il éprouver de la peur ? Comment


une bête féroce née de la mer pourrait-elle craindre la mer ? Tu es l’ami de
la mer depuis ton enfance. Mais aujourd’hui, la tempête t’a trahi. Pendant
toute ma longue existence, à chaque fois que le destin m’oppressait, je
m’étais adressé à Dieu qui, dans Sa grandeur, m’avait envoyé de l’aide.
Me noierai-je donc devant les côtes du Koweït ? Comment un capitaine
qui avait lutté contre les mers les plus violentes pourrait-il sans honte
périr dans une tempête face à sa demeure ? Ô mer, à qui j’ai abandonné ma
vie, me trahiras-tu ? C’est moi ! Moi, le capitaine Ali fils de Nasser al-
Najdi ! J’ai bravé mille dangers sur toutes les mers du monde ! Je me suis
aventuré dans les ténèbres des océans les plus vastes, et voilà que je me
noie sur le rivage de ma maison ! C’est moi, oui, c’est moi qui l’avais
confié il y a bien longtemps à Abdallah al-Ktami : Je finirai en mer. Mais
je ne voulais pas dire la mer de mon propre pays ! Périr au Koweït, non !
Une tempête locale emportera-t-elle le souffle d’Ali al-Najdi ! Que donc
vas-tu gagner, ô mer ?
Je tremblais. Mes doigts se tenaient à peine au rebord du coffre.
Slaimane était peut-être monté sur la balise. Quelqu’un le sauvera et
ensuite viendra vers nous ! Non, jamais je ne capitulerai et jamais je
n’abandonnerai mon compagnon !
— Abdelwahhab !, hurlai-je soudain. Une frayeur s’était emparée de
tout mon être. Où es-tu, Abdelwahhab ?
Mon ami n’était plus à mes côtés. Le coffre ! La main d’Abdelwahhab
avait lâché le coffre ? Mais, c’est donc qu’il s’est noyé ! Il s’est noyé !
Abdelwahhab ! Au nom de Dieu ! Abdelwahhab !
La pluie, les vagues et la mer ignoraient mes cris, ma peur et ma peine.
Seul, sans personne à mes côtés… Seul désormais, je serrais le coffre.
— Abdelwahhab, je t’en prie, ne va pas te noyer ! Tu sais nager ! Alors,
nage !
Je ne voyais rien, je ne percevais que les embruns et la pluie. Mon ami
s’est noyé et moi… Eh bien, je suis comme toi, Abdelwahhab, exactement
comme toi, je suis fatigué. J’aurais dû te tenir le bras. Tu m’avais dit que
tu avais le vertige. Et puis tu avais dit à ton frère que tu allais mourir. Seul,
dans l’immensité sombre et glauque des eaux, j’ai été trahi. La mer m’a
piégé. La tempête t’a bien secondée, ô mer ! J’aurais dû faire demi-tour au
moment où j’avais senti cette odeur ! C’était un avertissement assez clair,
et pourtant… Cette maudite pluie a continué à me frapper, à me frapper
encore jusqu’à m’étourdir et amplifier le vertige. Mon côté me faisait mal.
Je n’avais pas entendu la voix d’Abdelwahhab : aucun cri de détresse,
aucun appel au secours. Non, il était à côté de moi, les mains serrées
autour de la poignée du coffre.

Moi, je suis toujours agrippé à ce coffre plein d’eau. Je ne vais pas me


laisser aller. C’est hors de question : je resterai agrippé au coffre. Mon
keffieh est perdu. La mer me l’a volé. La tempête passera et je survivrai.
8. 23 h 30

Deux garçons m’avaient saisi les jambes et me maintenaient de force les


pieds sur un billot de bambou. Bientôt, l’iman procéderait à ma punition et
me rouerait de coups. Son bâton s’allait s’abattre sur moi.
— Non ! Non !, avais-je hurlé de peur en me débattant mais ma voix
était demeurée inaudible. L’imam m’avait battu. Je lui résistai pourtant et
jamais n’accepterais ses réprimandes. Un jour, je lui lancerai en pleine
face : je serai capitaine !

Où suis-je ? En pleine mer ? Il se peut que je me sois évanoui. Ah, cette


douleur lancinante au côté. D’où ce rêve a-t-il pu venir ? Mes doigts sont
encore collés au coffre. Combien de temps s’est-il écoulé depuis le
naufrage ? Je suis éreinté. Mon corps est transi. Les mille cailloux de la
pluie m’ont meurtri la tête. Je ne m’attendais pas à affronter une telle
tempête aujourd’hui. Je ne m’attendais pas à ce piège de la mer. Je suis
pourtant son fils ! Pourquoi brise-t-elle ainsi les reins de son fils ?
Pourquoi ne me reconnaît-elle pas ? Quel mal y a-t-il à ce que la mer soit
l’amie d’un capitaine ?
Seul dans la nuit. Il fait froid. Je ressens comme un vertige. Si un bateau
venait à me frôler, il ne me verrait même pas. Je ne me cacherai pas, bien
au contraire, je crierai vers lui. Je ne sais pas quelle heure il peut être
maintenant. Si la tempête s’arrêtait, je retrouverais la côte sans difficulté.
Les rivages du Koweït sont gravés dans mon cœur. Le yacht a coulé.
Slaimane a nagé jusqu’à la balise. Et Abdelwahhab ? Je ne sais pas
pourquoi il m’a quitté. J’ai la tête nue. Le flot va me bercer jusqu’à ce que
je m’endorme, mais je ne dormirai pas. Je resterai éveillé jusqu’à ce que la
tempête s’éloigne. Ensuite, je blâmerai la mer. Si j’avais eu mon keffieh,
j’aurais solidement noué mon poignet au coffre et je serais resté en
sécurité.

Combien de fois dans ma vie ai-je rencontré des tempêtes au large !


Avec mon équipage, nous usions d’un stratagème : nous préservions à tout
prix l’équilibre du bhum. Chacun tenait à sa place, toujours sur le qui-vive,
et priait. Ô Dieu ! La mer m’a trahi ce soir. Je suis pourtant ton
compagnon, ô mer ! Un jour, ma mère m’avait prévenu : La mer n’a pas
d’amis.
— Non, c’est moi qui t’ai dit cela, fiston.
— Papa ? C’est toi, papa ? Comment es-tu arrivé jusqu’à ce coffre ?
— Mon fils, je t’avais bien dit que la mer n’était qu’une traîtresse ! La
mer elle-même m’a prévenu tout à l’heure !
— Oui, j’avais senti cette odeur, papa ! Cette odeur si spéciale qui avait
fait frissonner mes narines ! Lorsque j’étais encore un jeune enfant, j’avais
marché sur les eaux et j’avais atteint le ciel. Qu’est-ce que c’est ? Je suis
seul. Il fait froid. Abdelwahhab claque des dents et il a des vertiges. Coûte
que coûte, je resterai là, agrippé au coffre. Si je le lâchais, je pourrais
nager sur le dos. Abdelwahhab ne s’est pas noyé : il a rejoint son frère. Il a
nagé, persuadé que celui-ci allait le sauver.

Mon frère Abdallah avait porté l’enfant dans le canot de sauvetage. Et la


femme m’avait dit dans un cri : Tu as sauvé mon fils ! La femme de
Salem, une jeune Indienne, était très belle. Je lui avais donné de l’argent
pour qu’il reste avec elle. Tu me donnes de l’argent avant chaque départ,
me disait-elle.
— Chamma ! Mais, qu’est-ce qui t’amène ici ? La pluie va tremper tes
vêtements ! Par Dieu, je ne t’ai pas oubliée, ô Chamma. Je t’avais dit : Tu
es une capitaine !

Tout seul, je suis tout seul. Je claque des dents. Qu’est-ce que la mer
gagne en se déchaînant de la sorte ? Pourquoi m’inflige-t-elle un pareil
châtiment ? Je ne peux plus rien faire. Je suis épuisé ! Je ne suis qu’un
vieux marin arrimé à une caissette de plastique au milieu des flots
rugissants. Je n’ai plus que mon pantalon pour me protéger. En voilà assez,
ô mer ! Ça suffit ! Je sais que la tempête va continuer, mais pourquoi ?
Pourquoi retardes-tu sa fin ? Je ne pense pas que tu veuilles que je meure.
Il se peut que je t’aie manqué et que tu veuilles que je reste avec toi. Si les
vagues me rejettent sur la plage, comment pourrais-je affronter le regard
des gens ? Une femme maudite avait dû prendre au dépourvu les gardiens
et passer devant le mât du nouveau bateau ; et elle m’avait tout bonnement
porté malheur. Ce malheur, cette tempête, a coulé le yacht ! Je t’avais dit.
J’entends la voix de Chamma, ma chère épouse. Il fait noir. Je sens
maintenant que Chamma s’est agrippée à l’autre extrémité du coffre. Elle
se tient juste en face de moi.
— Umm-Hussein, comment as-tu pu faire naufrage avec nous ?
— Je te l’ai dit, je m’inquiète pour toi !
— J’ai froid, Chamma ! La pluie me blesse, j’ai mal à la tête et une
douleur lancinante me transperce le flanc… Chamma, où es-tu donc
partie ?
Je tourne la tête, l’obscurité obstrue tout l’horizon. Les vagues
m’éclaboussent encore et le froid…
— Vas-tu ainsi périr en mer ?
— Je ne mourrai pas.
— Tu vas mourir ! Je connais cette voix, c’est celle de mon ami
Mohammad al-Ktami.
— Mohammad est mort en allant au marché. Moi, je suis Abdallah al-
Ktami.
— Abdallah ? Mais, comment as-tu retrouvé ma trace ? Où est ton
bateau ? Où est le bhum ? Nous avions voyagé ensemble. Toi, tu es venu
me sauver. Accroche-toi au bout du coffre jusqu’à ce que ton bateau arrive.
— Tu vas mourir en mer, tu me l’as plusieurs fois répété.
— Non, je ne mourrai pas. Le nakhuda ne meurt pas ! Je resterai vivant
en mer. Ne me quitte pas déjà… Abdallah ! Où es-tu ?
— Comment as-tu pu faire naufrage, capitaine ?
— Les vents ! Ce sont les vents ! Ils ont comploté contre moi ! Ils ont
réussi à déclencher la colère de la mer ! Ce n’est pas la voix d’Abdallah !
— Je suis Alan Villiers.
— Et toi, l’Australien… l’Anglais ! Viens par ici ! Toi aussi, agrippe-toi
bien au coffre ! Tu es capitaine, n’est-ce pas, et tu as certainement un
bateau de secours ! Toi et moi, nous allons rentrer au Koweït ! Et, cette
fois-ci, tu t’installeras chez moi, dans ma maison à Keifan. Je ne te
laisserai pas séjourner dans la maison de quelqu’un d’autre !
— Je t’avais pourtant bien dit de ne jamais naviguer sans éclairage !
— C’est la tempête : elle a éteint la lampe du yacht.
— Toi, tu es courageux, Al-Najdi, je t’ai longuement observé dans de
nombreuses situations.
— Mais tu as dit que les marins arabes avaient peur des profondeurs et
qu’ils restaient près des côtes.
— J’avais tort.
— Je savais bien que tu me surveillais.
— Certes, mais j’avais tout de suite décelé en toi l’adresse et le
courage. Pourquoi n’as-tu pas mis de gilet de sauvetage, Al-Najdi ?
— Eh bien, ils nous auraient gênés pour écoper… As-tu apporté ton
livre ?
— J’ai toujours mon livre avec moi.
— Y a-t-il des photos ? Où se trouve le canot de sauvetage ? Le mashua
qui viendra pour nous sauver, où est-il donc ? Alan, où es-tu parti ?
— Comment un capitaine peut-il laisser périr l’un de ses matelots ?
— Je ne suis pas un marin, je suis nakhuda ! Je suis Abou-Hussein !
Dieu m’a donné cinq garçons : Hussein, Abdelwahhab, Othman, Slaimane
et Khaled. Chamma a accouché de mon dernier fils pendant que j’étais en
mer. Je l’avais laissée enceinte et lorsque j’étais revenu, Khaled était dans
ses bras ! C’est sûr et certain, mes enfants vont venir me chercher et ils me
sauveront ! Et la police côtière… Chamma, fais attention, la pluie va te
mouiller. Tu vas te noyer avec moi…
— Je ne me noierai pas !
— Je te tiendrai la main.

Je suis seul, tout seul. Je me tiens au coffre. Si la pluie s’arrêtait. Si le


froid s’arrêtait… J’entends comme des bourdonnements dans ma tête et je
ne peux plus ouvrir les yeux… Quand j’étais jeune, il m’est arrivé de
nager pendant une journée entière. La peur nageait avec moi. J’ai plus de
soixante-dix ans aujourd’hui. Pourquoi la mer tue-t-elle un vieux marin ?
Pourquoi, Dieu ? Mes enfants et mes petits-enfants sont là-bas, à Keifan.
Et moi, je suis ici, seul, dans le noir. Où suis-je ? Cette maudite tempête
continue. Et moi et le coffre de poissons… Le magnétophone a coulé. Les
voix d’Awad al-Dukhi et de Chadi al-Khalij ont disparu.

Ma sœur Mariam était venue me demander :


— Sois gentil avec Chamma, mon frère, toi qui es la prunelle de mes
yeux.
— Marioum ! Mais, cela ne se fait pas que tu viennes ici. Je suis nu,
Mariam. Je ne veux pas que l’un de mes marins te voie !
— Agrippe-toi bien au coffre !
— Mariam, est-ce que tu as apporté une lanterne ? Jadis, tu nettoyais les
lanternes… Mariam, pourquoi pleures-tu ? Ne pleure pas, Mariam, ton
frère ne mourra pas !
— Mon fils !, criait cette femme.
— J’ai sauvé ton fils, pourquoi cries-tu ainsi ?
Je savais que ce site était plein de requins. Le tumulte des passagers
avait failli faire chavirer le bateau. Mais mon frère Abdallah et le chanteur
Ismaïl avaient sauvé ton fils.
— Qui vient à moi ? Qui es-tu, femme ? Une étrangère ?
— Je suis Latifa, ta sœur.
— Latifa… j’ai faim. J’ai mal au côté. Et le pain ar-rikak sera mouillé !
Mais, il se peut qu’il me réchauffe un peu les mains…

Les déferlantes noires se parent d’une teinte safranée. C’est le sang de


la mer. Le sang me souille. Je ne puis plus me tenir au coffre. C’est la
seiche qui crache son encre rouge. Mais l’obscurité. Je ne suis pas un petit
enfant qui ne sait pas nager. Mon père me surveillait dans mon
embarcation avec Al-Ktami. Ma mère lui avait interdit de m’emmener.
Les capitaines koweïtiens vendent des perles, mais moi, j’ai choisi la mer.
Je suis capitaine : j’appartiens à la marine marchande, je voyage. Je
déteste le travail à terre. Je hais l’humiliation. Je la traverserai, cette
tempête. Je ferai de mon keffieh une voile et je naviguerai sur le coffre ! Je
regagnerai le rivage. Je ne me perdrai pas. Tiens, mais où est mon keffieh ?
Oh ! Mon frère, toi qui es la prunelle de mes yeux ! N’aie pas peur
Mariam, pourquoi pleures-tu ? Ô Dieu ! Je suis éreinté ! Les gouttes de
pluie comme des gravillons me brisent les os, le crâne. Je n’entends plus
rien ! Le froid me déchire les chairs. Je suis seul. Je ne peux plus respirer.
Et dire que pendant des années, j’ai répété que la mer était mon amie !
Comment rentrerai-je au Koweït désormais ?

Mes frères avaient insisté pour vendre mon bateau, mon Bayan. Tu vas
rapporter du bois d’Inde !

Oh, je suis si fatigué, mon père. Voilà plus d’une heure que je me tiens à
ce coffre, deux heures ou trois heures… Je n’en peux plus ! Depuis hier, je
m’agrippe de toutes mes forces à ce coffre !

Oui, depuis hier, et pendant toute mon existence, je me suis accroché au


boutre, ô mon père, durant toute mon existence ! Cette nuit-là, j’étais
debout face au mât. Il me regardait, il me blâmait. J’avais entendu les
pleurs de la voile carrée.

La tempête se joue de moi et les vagues… Dans cette nuit, je ne vois


rien. Je ne sais pas ce qui est arrivé à Slaimane : il est peut-être arrivé
jusqu’à la balise. Et Abdelwahhab ? La tempête a coulé le yacht et a
emporté Abdelwahhab… Je ne sais pas où je suis arrivé. Les rouleaux
m’ont mille fois malmené et secoué. La pluie, le froid, le ciel couleur de
suie et le sang. Mon corps flottant est taché de sang. Ali ! Il fait tout noir !
Papa, viens ! Le yacht a coulé à pic, ô mon père. Pourquoi n’as-tu pas
apporté de lanterne ? Toi et mon frère Ibrahim, ramenez-moi à la maison.
Je me suis endormi et la mer m’a piégé, ô mon père. Je me suis assoupi
après le déjeuner, c’est tout ! Je te le promets, je ne dormirai plus sur le
sable de la plage. Dans quelle direction se trouve la plage ? Moi, je
connais par cœur les contours du rivage. Mais il n’y a pas de plage autour
de moi. Ma tête va éclater, la pluie me fouette. Je vais lâcher le coffre et
nager. Je ne resterai pas sur ce coffre. Je nagerai, j’attraperai peut-être le
boutre du capitaine Youssef al-Ktami. Il viendra me secourir. Je rejoindrai
la rive.

Ce matin, Noura m’a demandé : Quand est-ce que tu reviens ? Je ne


tarderai pas. Je ne m’attendais pas à croiser une tempête. Le flot me
portera. Je fais cela depuis que je suis petit. Je m’allonge sur le dos et
j’étends les bras en croix. Puis je laisse la mer me porter. Les vagues me
porteront : je le sais depuis que je suis tout petit !
Je m’allongeais sur le dos et j’étendais les bras et je laissais à la mer me
conduire. Brrr ! Il fait froid. Je ne vois pas. Le ciel m’a recouvert le visage
d’un linceul de ténèbres. Le coffre est devenu lourd. Je n’y resterai pas
agrippé. Je le lâcherai. Les poissons s’enfuiront. La dorade aux écailles
argentée était vraiment très grande. La mer est mon amie et elle me
ramènera chez moi. Chamma, mes enfants, mes neveux, tous m’attendent !

Je suis le capitaine Ali al-Najdi. Je ne me rendrai pas. Personne ne m’y


obligera. Je vais nager. La tempête va passer et je trouverai le rivage.
J’entends la voix de Sultan, le muezzin du bhum. Mon frère Abdallah est
sur le boutre avec Hamad ben Salem al-Omar. Ils viendront certainement
me secourir ! Je ne m’humilierai pas, je ne monterai pas avec un étranger.

J’entends le bruit du bateau déchirer les eaux. Je hissais la voile de


misaine au beau milieu de la nuit. Je gouvernais mon bateau en affrontant
tous les dangers. Alan, lui, avait peur de l’obscurité. Pas moi.

J’entends la voix du muezzin Sultan et je répète après lui : Je reconnais


qu’il n’y a de dieu que Dieu ! Je me sens si léger maintenant. J’ai lâché le
coffre. Je nage sur le dos. Plus rien ne me retient. Je me sens si léger.
L’eau m’encercle. Pourquoi, ô mer ? Al-Najdi est ton fils, alors pourquoi ?
Tu me veux pour toi seule, c’est bien cela, tu veux que nous restions
ensemble, n’est-ce pas ? Je suis ton fils, ô mer ! Je t’appartiens. Je suis
nakhuda. Un bateau viendra à mon secours : le bhum Bayan, mon bien-
aimé. Je resterai dans la mer jusqu’à son arrivée. Je ne quitterai plus la
mer.

Koweït, le 12 décembre 2016


Glossaire

abaïya. Long manteau oriental. Le terme pichtro utilisé dans le texte


original est d’origine perse et désigne un long vêtement masculin
couvrant porté par les figures locales : chefs de tribu, seigneurs du pays,
etc.
al-gadou’. Collation composée d’une datte avalée avec une lampée de café
noir.
al-loumi. Citron jaune qui a séché sur sa branche. Il s’agit d’une espèce de
petit citron de forme sphérique, à l’écorce fine et solide. Son goût
particulier donne une boisson un peu spéciale et très rafraîchissante.
ar-rikak. Petit pain léger et fin, de forme arrondie cuit sur la tawa
traditionnelle. On l’appelle aussi “pain serviette”.
bhum. Voilier typique du golfe Persique qui est en fait le plus ancien des
boutres. C’est un navire de grande taille, à deux mâts, possédant une
longue étrave très inclinée et une poupe pointue. En général, il mesure
de 12 à 37 mètres pour une largeur de 6 à 8 mètres.
dacha. Jour de l’ouverture de la saison de la pêche perlière dans le golfe
Persique. Les embarcations prennent alors la mer pour quatre mois
d’affilée, jusqu’au gofal, dernier jour de la saison de pêche qui marque
le retour au port.
dagousse. Condiment composé de tomate, de poivron et d’ail.
darbat. Vent du golfe Persique qui se lève brutalement par temps calme.
dayyen. Panier tressé en fibres de palmier que les pêcheurs de perles
passaient autour de leur cou pendant leurs plongées.
dichdacha. Vêtement généralement blanc qui couvre le corps jusqu’aux
genoux, porté par les hommes dans les pays de la péninsule Arabique.
dihn al-oud. Huile parfumée faite à partir de bois d’agar ou d’essence
d’oud venue d’Asie (Thaïlande). Il s’agit d’un parfum puissamment
boisé et cuiré.
dîwanîyya. Salle de réception.
faskar. Sorte de dorade.
futam. Pince-nez rudimentaire fait d’os et de bois, utilisé par les pêcheurs
qui plongeaient en apnée.
haram (contr. : halal). Est haram ce qui est défendu par la religion
musulmane.
keffieh. Coiffe traditionnelle masculine en Orient arabe : il peut être blanc
et noir et renvoyer alors plus directement à l’identité palestinienne, ou
bien rouge et blanc comme celui porté en Jordanie qui est appelé
shemagh. Le keffieh est rarement porté au Koweït. En effet, dans les
pays du golfe Persique, la coiffe s’appelle la ghoutra, et elle est
entièrement blanche. Le keffieh est maintenu sur la tête grâce à une
cordelette noire, l’ouqal.
marbine. Plat de riz blanc servi avec des crevettes préparées dans une
sauce épicée.
mashua. Terme issu du swahili qui désigne une petite embarcation de
secours arrimée aux boutres.
mirwas. Petit tambour traditionnel de la région du golfe Persique.
mukhtar. L’élu. Dans les villages arabes ce poste existe encore
aujourd’hui. Il est occupé par le notable du quartier ou du village qui
joue le rôle d’intermédiaire entre la population et la police ou les
services publics.
nahhâm. Chanteur traditionnel du golfe Persique (Bahreïn, Koweït,
Émirats, Qatar, Arabie saoudite) enrôlé sur les bateaux de pêche pour la
saison avec pour mission d’encourager les travailleurs de la mer. Une
partie de ses chants exprime la douleur des marins d’être séparés de
leurs femmes et de leurs familles et dévoile leur souffrance et leur
nostalgie ; une autre partie décrit leurs gestes en vantant leur force et
leurs efforts face aux dangers des fonds marins, loue l’endurance qu’ils
déploient pendant la saison s’étalant de mai à août : les pêcheurs de
perles plongent en apnée et sans aucune assistance environ soixante fois
chaque jour. Nahhâm désigne également parfois le chant lui-même.
nakhuda. Correspond au grade de capitaine dans la marine marchande.
ouqal. Cordelette noire de coton tressé qui est posée sur le keffieh.
qibla. Direction de La Mecque, plus précisément de la Kaaba, vers
laquelle doit se tourner tout musulman pour effectuer ses prières.
sahtaine. Expression que l’on prononce à la fin du repas. Elle signifie
littéralement “que ce repas te soit bénéfique et te donne force et santé”.
sambouk. Navire de la famille des boutres, muni d’un château à l’arrière.
C’est un voilier traditionnel à deux mâts et voiles triangulaires,
originaire de la mer Rouge et typique de la péninsule Arabique. Dans le
golfe Persique, il était utilisé aussi bien pour la pêche, notamment aux
huîtres perlières, que pour le commerce côtier.
sawt. Désigne depuis le xie siècle les divers chants poétiques du golfe
Persique. En général, les battements des mains et des tambours mirwas
l’accompagnent.
tawa. Terme qui désigne, en dialecte koweïtien, une poêle traditionnelle
convexe sur laquelle on cuit le pain dit “serviette” (ar-rikak), un pain
léger et très fin, de forme arrondie.
zafan. Danse récréative réservée aux garçons et aux hommes qui s’exécute
sur des chansons populaires au rythme des battements des mains et des
tambours mirwas.
zhéria. Type de poème populaire originaire de Bassora, en Irak. Son nom
viendrait du poète Al-Cheik al-Zouhéir (Abdallah al-Zouhéir). Court et
précis, il est utilisé pour immortaliser un événement.
zobeidi. Le zobeidi ou fiatole argentée (Pampus argenteus) est un poisson
du golfe Persique reconnaissable à sa forme losange et à sa couleur
argentée ; sa chair est particulièrement appréciée au Koweït. En anglais,
il se nomme silver pomfret.
Ouvrage réalisé par le Studio Actes Sud

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