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Les fantômes ne pleurent pas 1st

Edition Ane Riel


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DU MÊME AUTEUR
Résine
Seuil, 2021
o
et « Points » n 5930
Titre original : Urværk
Éditeur original : Lindhardt og Ringhof
ISBN original : 978-87-11-98966-1

© Ane Riel, 2021, tous droits réservés

Cette traduction est publiée en accord


avec la Copenhagen Literary Agency ApS, Copenhagen

ISBN 978-2-02-150037-0

© Éditions du Seuil, mai 2023, pour la traduction française

www.seuil.com

Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo.


TABLE DES MATIÈRES

Titre

Du même auteur

Copyright

La volonté d’Alma

Visite

Le garçon

Les fantômes ne pleurent pas

Celle qui attend

L’inconnu

Appât

Printemps

Le garçon et la dame

La chanson

La glace

Quartz

Souvenirs de la terreur silencieuse


Remords

La maîtresse

Otto

Ce soir de décembre

Pardon

Anniversaire

Lulu

Paranoïa

Retrouvailles

Père et fils

Le temps
La volonté d’Alma

Elle marchait. Alma n’entendait pas le tic-tac régulier de l’horloge


de Bornholm, mais elle le sentait dans son cœur. Quelque chose en
elle lui disait qu’ils étaient liés, tous les deux. L’horloge de Bornholm
et son cœur. Le jour où elle oublierait de remonter l’horloge, son
cœur s’arrêterait. La pensée ne lui faisait pas peur. C’était une
certitude ; elle s’y était habituée. Pendant l’hiver, elle avait dû
s’habituer à tant de choses. D’abord à être seule. Mais ça allait. Pour
l’instant.
Remonter la grosse horloge du salon, c’était ce qu’elle faisait en
dernier. Elle s’était déjà préparée pour dormir : non sans mal, elle
avait enfilé sa chemise de nuit. Puis elle avait quitté sa chambre et
traversé le couloir en s’appuyant aux murs. La maison n’était pas
grande, mais certains soirs le couloir lui paraissait interminable, et le
salon n’était qu’une faible lumière au bout du tunnel. Malgré cela,
Alma aimait son rituel vespéral. Avoir un objectif était déjà un plaisir.
Elle avait une tâche à accomplir. Quelqu’un l’attendait.
L’horloge était loin, et Alma faisait très attention à ne pas tomber.
Elle n’avait plus ses jambes d’antan, et son dos se courbait de façon
inquiétante. Surtout le matin. La journée semblait petit à petit le
redresser, mais la nuit le pliait à nouveau.
Dans le salon, elle pouvait s’appuyer aux meubles. Quand elle
lâchait le mur du couloir, la table de la salle à manger accueillait sa
main droite. Et, après quatre pas prudents, elle confiait sa main
gauche à la grosse commode. Bien campés sur leurs pieds solides,
les meubles la soutenaient. Et la vieille horloge de Bornholm
l’attendait à l’extrémité de l’étroit tapis d’Orient.
La clé de remontage était attachée par un fil de laine rouge à la
clé de la caisse. Elles étaient importantes, ces deux clés.
Les clés ouvraient des portes. Et les fermaient.

Pour accéder aux deux trous de remontage, Alma devait ouvrir la


vitre qui protégeait le cadran. Elle parvenait encore à l’atteindre,
mais il ne fallait pas que son dos se courbe davantage. De sa main
libre, elle s’appuyait sur la caisse pour tourner la clé.
Autrefois, c’était lui qui faisait ça. Année après année, toujours à
la même heure. « Quatorze ! » disait-il après avoir fini de tourner la
clé dans le premier trou. Il comptait les tours. Il s’arrêtait toujours à
quatorze.
Alma ne s’embêtait pas à compter. Elle se contentait de tourner
la clé jusqu’à sentir une résistance.
Après avoir terminé, elle ouvrait la porte de la caisse. La porte
coinçait un peu, et elle n’avait aucune raison de l’ouvrir. Mais elle
tenait à s’assurer que les poids étaient bien remontés et que le
balancier bougeait correctement.
Après tout, il y allait de sa vie.
Et ce n’était pas tout. Il fallait aussi vérifier que la vieille boîte à
cigares était là. Sur cette boîte, il y avait une troisième clé. Une
petite clé plate appartenant à un gros cadenas. Une pièce de métal à
l’apparence inoffensive. Pourtant, Alma était toujours prise d’un bref
malaise en l’apercevant dans l’obscurité de la caisse. Il lui arrivait de
la contempler pendant quelques instants, mais elle n’y touchait
jamais.
Ensuite, elle refermait la porte des deux mains et suspendait de
nouveau la clé de remontage à la clé de la caisse. Soir après soir,
elle terminait son rituel par la même phrase, aimablement adressée
à l’horloge de Bornholm et au reste du salon : « Encore une journée
de passée. »

Alma n’entendait plus guère sa propre voix, mais elle voyait


parfaitement. La cataracte et le glaucome l’avaient épargnée. Jamais
elle n’avait eu besoin de lunettes. « Vous avez un regard de lynx,
madame Sørensen », lui avait-on dit un jour.
Elle était reconnaissante à l’animal de lui avoir prêté ses yeux.
Grâce à lui, elle avait conservé la vue, malgré son grand âge.
Combien d’années avait-elle vécu ? Elle ne le savait même plus.
Les années se suivaient et se ressemblaient. Depuis qu’elle était
seule, elle avait renoncé à les compter. Le temps faisait du surplace.

*
Oui, Alma y voyait toujours clair. Et, parfois, sa mémoire lui
revenait aussi. Un jour, elle avait montré du doigt un point à
l’horizon, elle s’en souvenait. Le point était un bateau de pêche. Sa
fille ne l’avait pas vu.
Elles étaient assises dans les dunes. Les cris des mouettes et des
enfants jouant sur la plage interrompaient par moments le murmure
de l’océan, et un souffle de vent tiède faisait ployer les oyats. Des
mèches de cheveux leur tombaient sur le visage, et des grains de
sable leur picotaient les chevilles.
Les jambes de sa fille étaient lisses et bronzées. Et ses ongles de
pied étaient rouges. Du moins aux endroits où le vernis ne s’était
pas écaillé ; sur les orteils du milieu il n’en restait plus qu’une petite
tache. Elle remuait doucement le sable avec ses pieds, comme si elle
cherchait à le retenir. Il avait beau lui échapper, elle ne renonçait pas
à sa tentative. Elle avait l’éternité devant elle.
Les pieds d’Alma faisaient également partie du tableau. Plus
âgés, plus pâles, ils n’étaient ni vieux ni laids. C’étaient simplement
des pieds d’adulte. Ses chevilles blanches disparaissaient sous les
lanières d’une paire de sandales qui laissaient apparaître ses orteils.
Dix petits orteils aux ongles soignés, dont la nacre brillait sous le
soleil d’été.
Elles parlaient du vernis. La prochaine fois, sa fille voulait de la
nacre, comme Alma. « De la perle mère », disait-elle de sa voix
claire et perlée.
Alma lui avait dit qu’elle deviendrait une jolie petite demoiselle.

Elle aurait voulu tourner la tête pour voir le visage de l’enfant.


Son corps. Pour la voir en entier. Mais la scène dans les dunes était
un film, ou un fragment de film, dont Alma n’était pas maîtresse. Il
se lançait tout seul, comme un cauchemar récurrent. Pourtant, elle
ne sentait aucun poids sur sa poitrine. D’ailleurs, elle n’avait pas de
corps. Pire que tout : elle n’avait même pas de visage. Un bonheur
amputé, figé sur la pellicule dans un temps révolu, entre les oyats et
le ciel.
On ne voyait que leurs orteils nus.
Deux vers lui trottaient dans la tête :
Je descends parfois sous la grue.
Pour voir les orteils se courber.
Autrefois, on les lui avait chantés, et elle avait ri, car ils étaient
parfaitement absurdes. C’étaient les paroles déformées d’une
chanson célèbre. Elle se souvenait encore de la mélodie, mais elle
n’arrivait pas à faire surgir les véritables paroles du fond de sa
mémoire. Il ne lui restait que ces deux vers idiots.
Elle ne comprenait plus pourquoi elle les avait trouvés si drôles. Il
y manquait quelque chose : un corps, un contexte. La gravité, d’où
venait l’humour.
Tout venait de quelque part. D’où venait Alma ? Dans un cadre
sur le haut du secrétaire, deux petits personnages sans couleur se
fanaient dans leurs plus beaux atours. Ses parents. Trop délicats
pour rester fixés sur le papier jusqu’à la fin des temps. À mesure que
les contrastes du noir et blanc s’estompaient, ils s’enfonçaient dans
un brouillard gris, main dans la main. Même ses parents n’étaient
pas immortels. Mais ils continuaient de lui sourire.
En se regardant dans la glace, Alma les voyait tous les deux. Elle
avait une profusion de petites rides. Comme sa mère, sur la photo,
avant que le temps et le brouillard ne les effacent. Les rides d’Alma –
ses pattes-d’oie, surtout – étaient la preuve qu’elle avait beaucoup
ri. En les découvrant dans le miroir, elle souriait parfois à son reflet
vieilli. Il lui rappelait sa gaieté.
Le sourire n’était pas toujours un signe de joie, elle le savait. Il
pouvait aussi exprimer le chagrin. Ou apporter du réconfort. Mais
dans un sourire il y avait quand même de la chaleur. Un petit
bonheur venu du passé, une joie qui s’annonçait.
Il était rassurant de savoir qu’on pouvait sourire.
Malgré tout.

Les souvenirs de sa fille surgissaient par flashs. L’enfant y figurait


parfois, mais pas toujours. Des images apparaissaient : son gros
ventre, un landau à l’ombre des églantiers du jardin, une tarte à la
crème avec six bougies, un petit vélo. Les deux policiers sur le
perron, leur regard gêné. Ils étaient désolés.
Renversée par une voiture. Elle se rappelait leur mot :
« écrasée ».
L’enterrement. Le minuscule cercueil.
Puis les images s’estompaient, comme un rêve s’évanouit quand
on bouge dans son lit. Ne restait qu’un sentiment diffus, une légère
brume de chagrin ou de joie, un mélange de tout ce qu’on pouvait
éprouver.
Oui, Alma avait eu une fille. Puis, pendant de longues années,
elle en avait été privée.
Dans les premiers temps après l’accident, elle parvenait encore à
entendre sa petite voix claire. Mais au fil des ans elle était devenue
de plus en plus ténue, presque inaudible, comme si elle résonnait
dans une pièce éloignée. Impossible d’évoquer son visage, vivant ou
écrasé : il se cachait charitablement dans les ténèbres. Seuls
émergeaient dans la lumière ses orteils, si beaux et insouciants avec
leur vernis à ongles rouge. Ou ce qu’il en restait.
Elle n’avait plus aucune photo. Alma n’avait cessé de les
chercher, d’y penser, mais l’album demeurait introuvable. Il n’avait
jamais voulu lui dire où il l’avait caché. Il prétendait que c’était pour
elle qu’il l’avait fait disparaître. Pour l’empêcher de rester prisonnière
de son chagrin. Ce n’était pas sain. Puis, un jour, il avait fini par lui
annoncer que l’incendie avait emporté les photos. En effet, un
incendie avait ravagé leur ancienne maison ; elle se souvenait des
suies et de l’eau. Une quantité incroyable d’eau. « Tous nos beaux
objets, avait-il murmuré. Tous nos beaux objets. » Il avait pleuré
comme elle ne l’avait jamais vu pleurer. Sauf une fois.

Le pire, c’était que son nom avait disparu. Même quand elle avait
l’esprit à peu près clair, Alma était incapable de se souvenir du nom
de sa fille.
Il était gravé sur la pierre, bien sûr. Ils avaient choisi une pierre
en se tenant par la main. À présent, elle n’aurait même pas su
trouver le chemin du cimetière.
*
Après avoir remonté l’horloge de Bornholm, Alma posait toujours
sa main sur la caisse. Puis elle restait un moment immobile.
Le dos de sa main était un enchevêtrement tranquille d’os, de
tendons et de veines bleuâtres qui s’entrecroisaient comme les
racines d’un vieil arbre. Recouvrant mollement l’ensemble, sa peau
n’était plus qu’une membrane translucide dont les excédents
formaient de petits plis.
L’horloge possédait une tranquillité différente. Sa caisse était de
couleur ivoire, avec de discrets ornements dorés. Le bois avait beau
être encore plus vieux que la main d’Alma, seules quelques écaillures
laissaient apparaître ses veines et trahissaient son âge.
C’était une belle bornholmienne à l’élégante silhouette
légèrement incurvée. Elle avait une tête ronde entourée de
guirlandes dorées et surmontée d’une lyre. Alma lui trouvait une
douce majesté ; il émanait de son horloge une gravité solennelle.
Avec les nombreuses rides que formaient ses chiffres romains, elle
semblait pourtant sourire aux deux aiguilles qui se mouvaient sans
hâte sur son cadran.
La vieille horloge était bien vivante, mais sa vie en façade était
maintenue par le mouvement régulier du balancier, qui dépendait du
remontage. En dernier lieu, elle obéissait donc à la volonté d’Alma.
L’une ne pouvait vivre sans l’autre.
C’était une horloge de style Empire, de celles qu’on appelait
dames. Autrefois, elle avait été flanquée d’un monsieur à la
silhouette plus carrée. Et d’une demoiselle. Ces deux-là n’existaient
plus.

Alma ne quittait jamais la dame sans caresser le bois de la caisse


ni adresser un sourire au cadran. « Bonne nuit ! » lui disait-elle. Là-
dessus, elle lui tournait le dos et laissait la commode, puis le dossier
du fauteuil accueillir sa main. Portée par le doux tapis, il ne lui restait
plus qu’à traverser le salon.
Oui, c’était une belle dame, et elle marchait toujours.
Alma pouvait enfin se mettre au lit.
Avec les années, sa vieille chemise de nuit en coton était
devenue trop grande, mais elle la trouvait plus confortable que ses
autres vêtements. Certains jours, elle ne la quittait pas. Et ses
chaussons tenaient encore bon. Chaque soir elle les posait devant
son lit. Et chaque matin elle les retrouvait, pelucheux et brun clair,
tels deux chiens fidèles.

Quand le temps serait venu de s’éteindre paisiblement, Alma irait


se coucher sans remonter l’horloge de Bornholm.
Visite

– Eh ben. Ils devaient être sacrément vieux, les anciens


propriétaires.
Ce furent les premiers mots du client en pénétrant dans l’entrée.
Il portait ses vêtements de travail : une combinaison tachée, un T-
shirt délavé et une paire de grosses chaussures à lacets qu’il avait
vaguement essuyées sur le paillasson. Une odeur aigre de
transpiration et d’huile de vidange flottait autour de lui.
Sa poignée de main était ferme ; un peu trop, même. En
revanche, il avait le regard fuyant. Pressé de tout enregistrer
mentalement, il passa en revue la console, le lampadaire, le tapis,
les patères et le papier peint. À aucun moment il ne regarda l’agent
immobilier dans les yeux.
L’agent lui adressa un sourire aimable.
– Vous avez raison. Les derniers occupants, c’était un vieux
couple. Et avant, la maison était habitée par un monsieur âgé.
Évidemment, l’aménagement intérieur en porte la marque.
Il ne voulait pas se montrer déloyal envers la maison. Ni envers
ses anciens occupants. Mais il tenait à signaler au client qu’il rendait
justice à son sens de l’observation.
– Ça, on peut le dire, grommela l’homme.
Ignorant la porte que l’agent venait de lui ouvrir, il se tourna vers
la gauche et entra dans la cuisine.
Le lino grinça sous ses pas. Il s’arrêta devant la cuisinière. C’était
une antiquité. Tout comme le réfrigérateur.
L’homme pivota sur lui-même en faisant craquer ses os.
Manifestement, il voulait tout balayer d’un seul regard : les tiroirs et
les portes de placard marron foncé avec leurs boutons en porcelaine,
la table en stratifié gris, le vaisselier et le carrelage bleu à motif
floral. Rien n’était au goût du jour, mais la pièce était grande.
– Oui, la cuisine est assez spacieuse, acquiesça l’agent.
Il y avait deux fenêtres donnant sur le jardin de devant et la rue
bordée de villas modestes. Ou plutôt sur le bout de la rue. À cet
endroit, il ne devait pas y avoir beaucoup de passage.
L’agent jeta un bref regard par-dessus l’évier. Garée devant la
maison, la voiture du client était recouverte d’autocollants, et il avait
monté des ailerons sur les garde-boue arrière. À moitié cachée par
un rhododendron en fleur, elle faisait penser à un vaisseau spatial.
Alice Cooper Tour ’88, pouvait-on lire sur un des autocollants. Live in
Dieu sait où. L’agent ignorait totalement qui était cette chanteuse.
– La cuisine a un grand potentiel, continua-t-il en se tournant de
nouveau vers le client. D’ailleurs, il y règne une bonne ambiance, je
trouve.
Il s’apprêtait à lui parler du coin repas devant l’autre fenêtre. Du
plaisir d’y prendre son petit déjeuner, assis sur la banquette dans le
soleil du matin. Ensuite, il lui ferait voir la buanderie.
Il se dirigea vers la banquette d’un pas professionnel. Quand il se
retourna vers le client, celui-ci avait déjà franchi la porte du salon.
Il n’avait pas de temps à perdre.
La visite avait été organisée à l’improviste. L’homme avait
débarqué à l’agence en exigeant de voir la maison tout de suite, car
elle n’était pas chère. L’agent n’y était passé qu’une seule fois,
quand le notaire lui avait confié l’affaire – pour évaluer le bien et
juger de son état, mais surtout pour satisfaire sa propre curiosité.
Après tout, on avait beaucoup parlé de cette maison. Ou de ses
anciens propriétaires, plutôt. Du vieux couple. Des bruits avaient
couru.
– Eh bien, nous pénétrons maintenant dans le salon, dit-il en
s’adressant au dos du client.
Comme s’il ne s’en était pas aperçu.
– Un beau salon d’angle avec une vue magnifique.
Sans même voir son visage, il sentait sa désapprobation. Sans
doute à cause de sa façon de se tenir, les mains sur les hanches et la
tête rejetée en arrière. Il n’avait manifestement pas l’intention de
poursuivre la visite. Grand et massif, il portait un tatouage à l’avant-
bras.
Le genre de client dont l’agent se serait bien passé.
– La maison peut être vendue meublée, si cela vous intéresse.
La réponse fusa :
– Certainement pas. De nos jours, plus personne ne veut des
meubles comme ça. Rien que les rideaux… ils pendent comme de
vieilles fesses.
Par acquit de conscience, l’agent jeta un coup d’œil sur les
rideaux. Il y avait deux larges fenêtres ouvrant sur l’arrière-jardin et
sur les prés, et une autre, plus petite, donnant au sud. Toutes
étaient pourvues de rideaux de dentelle à moitié transparents,
retenus par des embrasses qui les faisaient ressembler à des
méduses. Ou à des fesses molles, effectivement.
L’agent ne put s’empêcher de penser à sa grand-mère.
Puis il pensa à la femme qui avait vécu là.
– Et l’auvent, ça ne va pas du tout, continua le client. Il faudrait
un vrai garage.
– Certes. Mais vu le prix de la maison…
Le client l’interrompit :
– La vieille horloge là-bas, elle est pas mal. Elle marche ?
Il montrait du doigt une horloge de parquet placée contre le mur
du fond, à côté de la fenêtre donnant au sud. Dans le contre-jour on
distinguait à peine le cadran, mais l’agent crut deviner un tic-tac.
– Je pense que oui. Si elle vous intéresse, je peux…
– Non, non, laissez tomber, je n’en veux pas.
Le client éclata de rire. Il avait voulu être drôle.
L’agent parvint à afficher un sourire, mais ses efforts étaient
vains : l’homme tournait déjà le dos à l’horloge et se dirigeait vers
les chambres.
L’agent resta un instant sans bouger. N’aurait-il pas dû lui dire
quelques mots à propos du cosy-corner ? Lui expliquer que, par là,
on accédait à la terrasse et à l’arrière-jardin ? Et à la cabane à outils,
qu’il aurait également fallu lui montrer. En fin de compte, il n’avait
guère envie de prolonger cette visite. Ce serait sans doute une perte
de temps, pour lui comme pour le client.

Dans le couloir, le client jeta un bref coup d’œil dans la pièce de


gauche, qui semblait être un petit bureau. Puis il continua vers la
chambre du fond.
L’agent lui emboîta le pas.
– Je vais vous donner la description du bien, ça vous permettra
de réfléchir, dit-il en s’adressant une nouvelle fois à son dos. La
maison est située au calme, au bout d’une rue en impasse. C’est un
emplacement unique. Et le salon offre une vue magnifique sur les
champs de blé, tout comme les deux chambres.
Le client resta silencieux.
L’agent poursuivit :
– Et… je n’ai pas eu le temps de vous la montrer tout à l’heure,
mais une buanderie jouxte la cuisine. De là, on s’engouffre
littéralement dans la nature, car il y a une petite forêt derrière la
maison. Enfin, pas vraiment une forêt… plutôt un terrain retourné à
l’état sauvage.
Pas de réaction.
– Avec un peu de chance, on pourra voir des chevreuils se
promener juste devant la fenêtre.
L’agent se mordit la lèvre. Il avait tort d’aligner les clichés, mais
le silence du client le perturbait. Il se sentit obligé de continuer :
– Vous avez sans doute remarqué la supérette au coin de la rue…
– Oui, je l’ai bien vue, répondit le client sans se retourner. Et,
pour autant que j’aie pu en juger, elle est à un jet de pierre de la
maison.
Riant aux éclats, le type se tenait dans l’ouverture de la porte de
la chambre, qu’il remplissait presque entièrement. Ses grosses mains
serraient le haut du chambranle, et il contemplait la pièce en se
balançant d’avant en arrière.
Si au moins il avait pu baisser les bras ! Dans l’étroit couloir,
l’odeur de transpiration était insoutenable. Et des effluves de
cigarillos semblaient encore provenir du bureau. Les femmes de
ménage avaient pourtant fait leur possible pour en venir à bout.
Elles avaient bien nettoyé la maison, constata l’agent avec
satisfaction. Ça n’avait pas dû être facile.
Il prit une décision. Il était temps de terminer cette visite. Mais
en y mettant les formes.
– C’est un excellent magasin, les gens viennent de loin pour y
faire leurs courses. Sinon, il y a un supermarché à Gadeby. Je ne
sais pas si vous connaissez la région, mais Gadeby est la ville la plus
proche. On y trouve tout ce qu’il faut. Il y a même une école, si vous
avez…
Il hésita. Le client et lui devaient avoir à peu près le même âge.
L’homme avait certainement la trentaine passée, mais on ne
l’imaginait pas en père de famille.
– Oui, oui, je sais, l’interrompit le client en quittant la chambre.
C’est la salle de bains, là-bas ?
Il ouvrit lui-même la porte en face du bureau.
Les murs étaient entièrement recouverts de carreaux beiges aux
ornements marron. Une baignoire encastrée, une cabine de douche,
des W.-C. et un lavabo en forme de coquillage. Des fleurs sur le
rideau de douche, des fleurs sur le porte-savon, des fleurs sur les
verres à dents. Des fleurs partout. L’agent jugea préférable de se
taire.
Le type, resté sur le seuil, poussa un soupir et recula.
– C’est pas la peine de me donner la description du bien. Je vais
chercher autre chose.
Il n’était pas franchement hostile, c’était juste sa manière d’être.
Et maintenant il était pressé de s’en aller. Pour le laisser passer,
l’agent dut se coller contre une assiette décorative accrochée au
mur.
Il se rendit compte que l’homme ne l’avait jamais regardé dans
les yeux.
En se retournant pour s’assurer qu’il n’avait pas abîmé l’assiette,
il rencontra enfin le regard de quelqu’un. Celui d’une dame aux
cheveux bouclés qui lui souriait discrètement. Le dessin très
ornementé était immédiatement reconnaissable : l’assiette était
signée Bjørn Wiinblad. L’agent répondit avec gratitude au sourire en
noir et blanc.
Il vaudrait peut-être mieux faire vider la maison, se dit-il
quelques minutes plus tard en refermant la porte d’entrée. Il resta
un moment sur le perron. Derrière lui, le client mit les gaz et
disparut dans un vrombissement sous le soleil de l’après-midi.
L’homme avait raison. Personne ne voudrait vivre dans un endroit
où le temps s’était arrêté.
Le constat le mit de mauvaise humeur, car il aimait bien cette
maison. Sa chère grand-mère avait vécu dans une maison
semblable, avec des rideaux retenus par des embrasses, une horloge
à caisse et tout le reste. Et un heurtoir en cuivre sur la porte
d’entrée. Pareil à celui-ci.
L’agent sourit à la tête de lion. La gueule de l’animal se refermait
autour de l’anneau dont on se servait pour frapper. Il ne put
s’empêcher de l’actionner. L’anneau résista de manière inattendue,
comme si le lion serrait les dents par dépit.
On avait rarement dû frapper à cette porte.
À gauche, à côté de la fente pour le courrier, il y avait un buis en
pot. Il semblait mal en point, mais on l’avait enfin arrosé, et il s’en
remettrait peut-être. La pelouse avait besoin d’être tondue. Et il y
avait aussi la haie mitoyenne. Tout cela, il faudrait s’en occuper.

Avant de regagner sa voiture, il redressa le panneau « À VENDRE »


accroché à un lilas nain. Au moins, les arbustes semblaient bien se
porter : ils fleurissaient abondamment. Il regarda l’impressionnant
kolkwitzia rose où les oiseaux pépiaient avec entrain. Là, ça grouillait
de vie.
Puis il jeta un dernier coup d’œil à la maison.
– Les pauvres petits vieux, murmura-t-il.
Difficile de ne pas penser à eux en déambulant entre ces murs.
Surtout à elle.
Le garçon

C’était une matinée claire, dans tous les sens du terme.


Par la grande fenêtre du salon, Alma voyait loin avec ses yeux de
lynx. Devant elle s’étendaient les champs vallonnés à la terre encore
nue. Une bande de choucas s’était installée dans une rangée
d’arbres et un tracteur évoluait à l’horizon. Alma ne pouvait
qu’imaginer le vacarme. En revanche, elle reconnaissait le fermier
assis sur le tracteur, malgré la distance. Il se tassait sur son siège
comme un animal apeuré : ça ne pouvait être que Mads Frederiksen.
Ou Massey Fergusson, comme on le surnommait.
Aujourd’hui, la mémoire d’Alma ne lui faisait pas défaut.
Il ne s’était jamais marié. Longtemps, il avait vécu avec sa mère,
mais elle n’était plus de ce monde. Et son chien aussi était mort. Au
moins, il lui restait son vieux tracteur.
Alma s’appuya sur la table de la salle à manger. En se retournant,
elle lissa machinalement le chemin de table qui n’en avait nul besoin.
Elle resta un moment sans bouger, à contempler son motif floral. En
un éclair, elle se souvint de l’avoir brodé elle-même dans un passé
lointain. À moins que ce ne fût une de ses sœurs. L’aînée, peut-
être ? Elle eut soudain un doute. Quoi qu’il en soit, le chemin de
table était beau. Les quatre chaises étaient disposées à égale
distance autour de la petite table ronde. Elles en touchaient le bord,
sauf celle sur laquelle Alma s’appuyait en passant. Ils n’en avaient
utilisé que deux, pendant les années où ils avaient vécu ensemble à
Solum. Des années comptant peu à l’échelle d’une vie, mais qui lui
paraissaient bien longues.
La table et les chaises étaient en acajou. Comme le petit buffet
qui se blottissait contre le mur à côté de la porte du bureau. Il
faudrait qu’elle pense à y faire la poussière.
La lumière du soleil était sans pitié.
– Eh oui, dit-elle en lâchant le dos de la chaise pour se diriger
vers la cuisine. Il sera toujours temps.
Dans l’immédiat, il lui fallait son café.

La première gorgée de café du matin était un don du ciel. Là-


dessus, ils avaient toujours été d’accord. Ni l’un ni l’autre ne croyait
pourtant au ciel.
– L’ersatz qu’on buvait pendant la guerre, tu t’en souviens ? lui
demandait-il de temps à autre.
– Oui, c’était infect. Ça n’avait rien à voir avec du vrai.
En buvant leur café, ils bavardaient agréablement des horreurs et
des merveilles.
Parfois, elle faisait comme s’il était toujours là.
Tel qu’il avait été.
Au début, après leur emménagement, ils prenaient leur café dans
la cuisine, assis sur la banquette devant leurs mots croisés. Ou alors
il s’installait en face d’elle, sur la chaise. Pour le déjeuner, ils
s’attablaient dans le salon. Et ils échangeaient leurs mots croisés,
chacun terminant celui que l’autre avait laissé en plan.
Alma passait maintenant le plus clair de son temps dans la
cuisine. Sans mots croisés. Ça n’avait plus de sens. À quoi bon
commencer quelque chose si l’autre n’était plus là pour le terminer ?
Il lui arrivait d’oublier comment il s’appelait. Il lui arrivait même
d’oublier son propre nom. Et la plaque en cuivre de la porte d’entrée
ne lui était pas d’une grande aide. Leurs deux noms y figuraient
pourtant : L’horloger Otto Sørensen & Madame Alma Rosalinde
Sørensen.

Ils avaient emporté la plaque en quittant Gadeby pour Solum. En


abandonnant la vie urbaine pour la tranquillité. Ils avaient tenu un
magasin situé au bout de la rue principale. C’était un des meilleurs
emplacements de la ville ; des gens venaient de loin pour voir les
belles montres et faire réparer les anciennes. Oui, son mari avait été
quelqu’un d’important ; à présent, elle avait tendance à l’oublier.
Otto et elle avaient vécu à côté de la boutique. Puis tout avait brûlé,
ou presque.
Le feu avait dévoré le magasin et une partie de leur logement. Et
ils avaient déménagé à Solum en emportant ce qui leur restait.
La villa n’était pas chère. L’ancien propriétaire était parti dans
une maison de retraite, et elle était en vente depuis des mois. Eux
n’iraient pas dans un établissement pour personnes âgées ; pas
question. Certes, ils étaient vieux, mais ils pouvaient encore se
débrouiller seuls. Et la maison était petite. Otto l’avait achetée sans
même lui laisser le temps de réfléchir.
Encore aujourd’hui, Alma se souvenait bien de lui. Ses mâchoires
fortes, qui lui donnaient un visage carré. Ses boucles rebelles et ses
yeux gris-vert au regard sévère, qui s’illuminait soudain quand il était
pris d’enthousiasme. Ou de folie. Ses chemises de flanelle, ses
bretelles, ses pantalons trop larges qu’il remontait au-dessus du
nombril. Il était un peu trop gros. Et à la fin il était tombé malade.
Dans sa tête, surtout.
Ils avaient refusé toute aide. La municipalité leur en avait
pourtant proposé, sans doute parce qu’ils étaient âgés, tout
simplement. Mais il n’avait pas voulu en profiter, et du coup elle n’y
avait pas eu droit non plus. La dernière lettre de la municipalité était
arrivée avant Noël. Alma y avait répondu en refusant poliment au
nom de tous les deux. D’habitude, c’était lui qui répondait au
courrier.
La municipalité n’était au courant de rien. Et on ne devinait pas à
la lettre d’Alma qu’elle était devenue sourde. Tout au plus pouvait-on
remarquer que sa main tremblait un peu. Ce jour-là, elle était allée
mettre une lettre à la boîte pour la dernière fois. Il faisait noir et il
avait neigé. Heureusement, elle n’avait croisé personne et elle n’était
pas tombée. Elle avait pourtant du mal à garder l’équilibre. Grâce à
sa volonté, elle y était arrivée, mais elle n’y retournerait pas. Même
si la neige avait disparu, elle ne voulait plus sortir. Ça lui faisait peur.
Alma voulait rester chez elle.
Ils n’avaient jamais fait installer le téléphone, alors que tout le
monde l’avait. Pour passer un coup de fil, il fallait descendre à la
supérette. Et puis, qui appeler ? Voilà ce qu’il lui avait dit. Le
magasin, c’était fini ; autant économiser l’argent de l’abonnement. Et
ça valait aussi pour le journal.
À ce moment-là, il avait déjà commencé à changer.
Alma s’assit sur la banquette et versa le café dans la tasse en
porcelaine qu’elle avait laissée sur la table. À côté de la tasse il y
avait un petit bol rempli de morceaux de sucre auxquels elle ne
touchait jamais. C’était lui qui sucrait son café. Elle regarda
brièvement un des petits bouts de papier collés sur la toile cirée.
Parfois tu perds la tête. Ça passera. N’essaie pas de faire quelque
chose quand tu perds la tête et ne te souviens de rien. Contente-toi
d’attendre que ça passe. Mais n’oublie pas de remonter l’horloge
avant de te coucher (l’horloge de Bornholm, dans le salon).
Les mots étaient tracés d’une belle écriture incurvée, légèrement
tremblante.
Ce petit bout de papier lui était d’une grande aide. Certes, il y
avait des jours où elle le fixait du regard en se demandant qui avait
écrit ces lignes, et à qui elles s’adressaient. Heureusement, elle était
encore capable de les lire.
Et puis ça passait. Et elle remontait l’horloge de Bornholm.

L’attention d’Alma fut attirée par quelque chose dans la rue. Un


petit garçon s’approchait. Depuis quelque temps il se promenait par
là tous les matins. Il remontait la rue avec son chien, longeait le
jardin de devant, traversait le petit rond-point et continuait par le
sentier qui passait à travers les champs. Peu de gens prenaient ce
sentier. Il était même rare de voir quelqu’un aller jusqu’au rond-
point. Alma posa sa tasse et s’approcha de la fenêtre.
Ce garçon l’intriguait.
Il n’était pas grand. À en juger par sa taille, il devait avoir dans
les cinq ans. Six, peut-être. Ou sept. Désormais, elle avait du mal à
deviner l’âge des enfants. Il y avait les petits et les grands, c’était
tout. Pendant des années, elle n’en avait même pas vu un seul. Pas
devant sa fenêtre, du moins. Le garçon était peut-être venu passer
quelques semaines chez ses grands-parents. Ou chez ses arrière-
grands-parents. Mais quelque chose lui disait qu’il vivait par là,
puisqu’elle le voyait si souvent.
Que faisait un gamin aussi vif dans un trou perdu comme
Solum ?
Ce n’était pas vraiment un village, seulement quelques maisons
regroupées autour d’une route de campagne peu fréquentée depuis
la construction de l’autoroute. Des rues étroites permettaient de
circuler entre les maisons. Certaines se terminaient en impasse, et
Alma était assise au bout de l’une d’entre elles. Avec ses yeux de
lynx, elle ne voyait jamais personne.
Sauf le garçon, dont elle se demandait ce qu’il pouvait bien faire
là.
En fin de compte, c’était plutôt elle qui n’avait pas grand-chose à
faire là, se dit Alma par cette journée claire. Les jeunes remplaçaient
les vieux, qui n’étaient plus que des ombres et finissaient par
s’estomper. On les oubliait alors qu’ils n’avaient pas encore
complètement disparu. C’était ainsi : ils s’enfonçaient dans le
brouillard.
Pourtant, on n’avait pas oublié Alma. On déposait régulièrement
un carton devant sa porte d’entrée. Elle ne savait pas exactement ce
qui avait été décidé ; c’était son mari qui avait tout mis au point avec
le gérant de la supérette. Personne ne lui réclamait d’argent. Pas à
sa connaissance, en tout cas. Mais il faudrait peut-être qu’elle se
décide à lire son courrier.
Si on frappait à la porte, elle n’entendait rien. Et elle n’avait
jamais aperçu le livreur. Il venait de bonne heure, comme le facteur.
Alma émergeait lentement de son sommeil, et se levait tout aussi
lentement. À quoi bon mettre un réveil ? Il aurait sonné à l’oreille
d’une sourde. Et puis elle ignorait quel jour on déposait le carton. Ou
plus exactement : en ouvrant les yeux, elle ignorait quel jour on
était. Les jours se confondaient. Et ses pensées avaient fini par se
ralentir autant que ses mouvements.
Si elle ne voyait ni le livreur ni le facteur, ce n’était peut-être pas
plus mal. Comme ça, ils ne la voyaient pas non plus. Et ils ne
risquaient pas de lui adresser la parole. Elle aurait été incapable de
leur répondre, elle ne voulait plus laisser entrer personne. Les gens
lui faisaient peur.
Autrefois, elle n’était pas comme ça. Mais, depuis l’hiver, les
choses avaient changé. Tout semblait pareil, mais rien n’était comme
d’habitude.

C’était un petit chien hirsute qui arrivait à peine aux genoux du


garçon. Il était blanc et jaune, avec de drôles de petites pattes et
une queue ébouriffée qui s’agitait gaiement au-dessus de son
derrière. Sûrement un bâtard. Le garçon le tenait en laisse, et on se
demandait qui promenait qui.
Mais ils étaient adorables tous les deux. Les cheveux blonds du
garçon bondissaient sur sa tête quand il marchait.
Alma souriait en les regardant.
Le chien s’arrêta pour renifler quelque chose. Si jamais le garçon
tournait la tête, il la verrait à la fenêtre de la cuisine. Elle fit alors
quelque chose qu’elle n’avait jamais fait. Elle agita la main.
Très discrètement.
Elle n’osa pas toquer à la vitre.
Le garçon ne la vit pas. Puis le chien tira sur sa laisse. Ils
s’engagèrent sur le sentier et disparurent de son champ de vision.
Alma continua à regarder par la fenêtre, puis elle se leva
péniblement et alla rejoindre la baie vitrée du salon. Elle avait si mal
aux reins qu’elle dut s’appuyer sur le buffet.
Ils avaient déjà parcouru une bonne partie du sentier. Le tracteur
rouge n’était plus visible, et l’enfant et le chien franchirent le haut de
la côte. Elle ne vit plus que la houppe blonde du garçon. Si
seulement les champs avaient été plus plats ! Le paysage vallonné
lui plaisait pourtant beaucoup, surtout à la fin de l’été, quand les
blés ondulaient.
Mais on n’en était pas encore là. Le printemps venait à peine de
commencer.
Alma regarda la table en acajou. Plus tard, elle irait chercher un
chiffon à poussière.

Elle pensa à l’époque où ils étaient assis face à face, observant


tout ce qui se passait dans les champs. Parlant de tout et de rien, du
fermier et des blés, des animaux et du temps qu’il faisait. Et de leurs
mots croisés.
Qui sonnait toujours deux fois ?
Ça ne pouvait être que le facteur, elle en était certaine.
En écrivant le mot dans la grille, elle l’avait entouré d’un cœur. Ça
l’avait rendu fou. Ce cœur, ça n’allait pas du tout. D’autant qu’il
l’empêchait de placer le t d’assassinat.
Elle avait pensé l’amuser. Mais il n’avait pas trouvé ça drôle.
Puis elle se souvint de ce qu’elle avait fait.
Certaines journées étaient presque trop claires.
Les fantômes ne pleurent pas

Les jours suivants se passèrent de la même façon.


Alma prenait son café dans la cuisine en observant la rue. En
face, il y avait un bâtiment au toit plat qui avait servi d’entrepôt.
Otto s’était toujours méfié du jeune homme qui garait parfois sa
camionnette devant l’entrée. Pourtant, ça ne devait pas être de la
marchandise volée qu’il conservait à l’intérieur ; la plupart du temps,
il ne transportait que des produits d’entretien et du papier
hygiénique. Alma l’avait même vu avec un balai à franges.
Mais c’était il y a longtemps. Désormais, l’entrepôt était vide. Un
été, Otto était allé jeter un coup d’œil à travers les fenêtres. Quand il
était revenu, Alma avait passé un temps fou à enlever les chardons
accrochés à ses vêtements. Les ronces avaient tout envahi. C’était
lamentable, avait-il dit. Il était pourtant mal placé pour faire des
remarques : ces dernières années, leur propre jardin avait pris un
aspect négligé.
À côté de l’entrepôt, il y avait une villa en briques jaunes où
vivait un couple de pharmaciens. Autrefois, Alma et Otto avaient
l’habitude de les saluer ; il leur était même arrivé d’échanger
quelques mots avec eux. Leurs cheveux avaient maintenant blanchi,
Alma l’avait remarqué en les apercevant brièvement. Mais leur jardin
était impeccable. Du moins ce qu’elle en voyait de sa cuisine.
Son voisin le plus proche était un monsieur grognon au front
moite, portant de grosses lunettes à monture d’écaille. À cause de la
haie, Alma ne le voyait jamais, et elle ignorait ce qui se passait chez
lui. La haie n’avait pas été taillée depuis des années. Elle s’étendait
sur toute la ligne de démarcation, de la rue jusqu’aux champs.
Ils n’avaient jamais pu s’entendre avec ce monsieur, qui avait le
don de faire enrager Otto. Un jour, Otto et lui s’étaient battus à
coups de râteaux. Les dents de leurs râteaux s’étaient emmêlées, et
les deux hommes s’étaient retrouvés bloqués au milieu de la rue,
tels deux cerfs écumant de rage. Quand ils avaient enfin pu se
dégager, ils étaient tombés à la renverse. Otto avait dû garder un
coussin sous les fesses pendant plusieurs semaines.
Otto reprochait à Lunettes d’écaille de brûler des détritus dans un
fût de pétrole au fond de son jardin. L’odeur pestilentielle qui s’en
dégageait lui faisait penser que ce n’était pas simplement de
mauvaises herbes. Un jour il était monté sur le toit de la cabane à
outils pour voir ce qui se tramait. En découvrant son voisin perché
de la sorte, Lunettes d’écaille avait piqué une colère terrible. Otto
avait oublié qu’il n’était plus tout jeune : il avait mis une éternité à
redescendre, Alma avait dû lui tenir l’échelle et Lunettes d’écaille les
avait bombardés de pommes de pin en traitant Otto de vieux con.
Alma n’avait rien dit. Ce n’était pas l’envie qui lui en manquait,
mais elle avait jugé préférable de se taire. Pour la paix du ménage.
Quand Otto avait frappé chez les pharmaciens pour leur
demander leur soutien, ils avaient refusé de s’en mêler. Du coup, il
les avait également pris en grippe, et on avait cessé de se saluer.
À l’autre bout de la rue, juste avant la supérette, vivait une
femme dont on avait parlé dans le Journal des familles. À propos
d’un gâteau. En face de chez elle, il y avait un couple qui avait fini
par divorcer, car madame avait succombé aux charmes d’un
dentiste. Le mari était resté là. Il était représentant en gâteaux secs,
avait-il confié à Alma par-dessus la grille en s’essuyant le visage avec
un mouchoir.
Puis il y avait le marchand de café et ses chats. Et le gros
monsieur qui vivait avec une Allemande. Et le peintre, avec son
enseigne. Et la femme au manteau bleu, dont la fille avait une
voiture blanche. Et le couple de médecins à la retraite. Mais ils
étaient morts d’un infarctus alors qu’ils avaient enfin appris à jouer
au bridge.
Ils avaient peut-être tous disparu, à vrai dire.

Voilà les souvenirs qui traversaient la tête d’Alma chaque matin,


pendant qu’elle attendait le garçon. Certains étaient précis, mais la
plupart se perdaient dans les ténèbres. De toute façon, ils étaient
parfaitement dérisoires. Même s’ils échappaient fugitivement à
l’insignifiance par le seul fait d’émerger du brouillard.
Elle observait attentivement le bout de rue entre l’allée des
pharmaciens et la haie du voisin. C’était là qu’apparaissait le garçon.
D’abord elle voyait le chien. Puis la laisse. Et enfin le gamin.
Alma attendait de le voir dépasser les arbustes du jardin. Puis
elle agitait la main. En souriant. Elle n’osait pas toquer à la vitre. Et
le garçon poursuivait son chemin et s’engageait sur le sentier. Sans
la voir.
Alors elle se levait de sa banquette, allait dans le salon et
regardait les deux petites silhouettes traverser les champs avant de
franchir le haut de la côte. Le garçon marchait toujours dans le sens
des aiguilles d’une montre et ne revenait jamais par le même
chemin. Il devait faire la même promenade tous les matins. Alma
aurait bien voulu connaître son point de départ et d’arrivée.
Elle se sentait l’esprit plus clair en l’observant. De toute façon,
elle était contente d’avoir quelque chose à regarder. D’avoir une
raison de se lever, le matin. Désormais, elle pensait au garçon dès
son réveil.

*
Un après-midi, elle alla dans la buanderie. Il n’y avait pas de
fenêtre, mais elle verrait le garçon à travers la vitre de la porte. La
prochaine fois qu’il passerait, elle pourrait peut-être l’ouvrir.
Dehors, les dalles étaient envahies d’herbe et de chardons, et on
ne distinguait pas la limite entre le jardin et le terrain retourné à
l’état sauvage. Les deux plates-bandes surélevées, autrefois si
soignées, faisaient penser à des cercueils. La nature y avait repris
ses droits, le lierre et les mauvaises herbes avaient étouffé tout le
reste. À la fin, Otto ne pouvait plus s’occuper que du strict
nécessaire – même s’il refusait de l’admettre. Et Alma n’avait pas eu
la force de s’occuper de quoi que ce soit. Si les broussailles n’avaient
pas envahi le sentier, c’était grâce aux chevreuils. Et au garçon, qui
le foulait assidûment. Dans le temps, Otto et elle s’y étaient
également promenés. À une époque où il leur arrivait encore de
sortir prendre l’air après le dîner.
Pour voir le coucher du soleil.
Elle y pensait parfois. Ça faisait partie des souvenirs qu’elle
essayait de retenir.
Cet après-midi-là, Alma avait passé plusieurs minutes à
contempler la porte de la buanderie. Elle avait même posé sa main
sur la poignée, mais sans la baisser. Personne n’avait ouvert cette
porte depuis très longtemps. Elle n’avait pas eu le courage d’essayer.
Elle n’était même pas certaine d’en être capable. D’oser le faire.
C’était un de ces jours où ses pensées restaient confuses. Elle
luttait contre le brouillard. Où surgissaient parfois des choses qu’elle
n’avait pas envie de voir.
Il y avait une trappe dans le bas de la porte.
Alma dut réfléchir un moment avant de se rappeler que c’était
une chatière. Le précédent propriétaire avait eu un chat.
Alma et Otto n’en avaient jamais eu. En revanche, ils avaient eu
un chien. Un chien plus grand que celui du garçon. Un chien blanc, à
poil court, tacheté de noir. D’ailleurs, elle l’avait appelé le Taché, elle
s’en souvenait. En y pensant, elle sentit une vague de chaleur la
parcourir. Mais aussi un malaise. Le chien laissait des poils partout,
de petits poils qui s’incrustaient dans les coussins du canapé et dans
les tapis et rendaient Otto fou. Elle passait son temps à tout
nettoyer.
Le pire, c’étaient les poils sur son fauteuil.
Ça faisait partie des choses auxquelles elle n’avait pas envie de
penser.
Elle jeta un coup d’œil à travers la vitre. Un chevreuil apparut
entre les arbres, resta un instant aux aguets et se mit à brouter
l’herbe. De temps à autre, il levait la tête et regardait autour de lui,
puis il recommençait à brouter. Au bout d’un moment il fit un pas ou
deux et lui tourna le dos.
En regardant son derrière blanc, Alma ne se rappelait plus ce
qu’elle était venue faire dans la buanderie.

*
Les matinées se succédaient et le garçon passait dans la rue sans
la voir. Puis un jour les choses changèrent. À cause du chien.
Alma avait attendu. Alma avait agité la main. Alma avait souri.
Alma s’était mise à la fenêtre pour mieux voir le garçon. En
s’appuyant des deux mains contre la vitre. Jamais elle n’avait fait ça.
Elle retenait son souffle.
Le chien, d’habitude si pressé de remonter le sentier, s’arrêta
soudain pour renifler quelque chose. Puis il leva la tête et la vit.
Alma le regarda droit dans les yeux. Elle n’entendait rien, mais
elle crut comprendre qu’il aboyait.
Le garçon la vit à son tour.
Et se mit à courir. Comme un dératé.
Puis il disparut.

Alma ne bougea pas. En l’apercevant, le gamin avait semblé


paniqué.
Comme s’il avait vu un fantôme.
Était-elle morte ? Parfois elle en avait l’impression.
Elle fondit en larmes.
Les fantômes ne pleurent pas, se consola-t-elle en s’essuyant les
yeux avec le bout de sa manche. Elle portait encore sa chemise de
nuit.
Elle alla dans le salon. Scrutant le paysage, elle ne vit ni le
garçon ni le chien. Ni même le tracteur. Ni une seule mouette. Rien
que la terre nue.
Mais dans la vitre elle découvrit son pâle reflet : sa chemise de
nuit blanche et ses cheveux blancs formant un petit nuage autour de
son visage.
Elle se demandait pourquoi elle pleurait.
Le petit garçon n’existait peut-être pas, se dit-elle.
Elle commençait peut-être à perdre la tête.
À quoi bon avoir des yeux de lynx si c’était pour voir des
chimères ?
Celle qui attend

Le jour suivant, Alma se réveilla plus tôt que d’habitude. Elle se


tourna vers la fenêtre. Autrefois, elle aurait entendu le bruit du
tracteur, car le fermier se levait aux aurores.
Son mari aussi se levait tôt. Même après avoir pris sa retraite.
D’habitude, Alma était réveillée par l’odeur du café. Et par le
sifflement d’Otto. Après avoir fait sa toilette, elle le rejoignait en
chemise de nuit. Quand il faisait froid, elle enfilait sa robe de
chambre. Otto était assis dans la cuisine, son pantalon retenu par
des bretelles. Les bons jours, il levait la tête et lui souriait.
Avait-il cessé de siffler, ou ne l’entendait-elle plus ? Son
sifflement s’était noyé dans le silence, comme les autres bruits
matinaux.
Il avait fini par délaisser la chambre conjugale pour s’installer
dans son bureau. Du jour au lendemain, il avait décidé de vivre là,
de dormir là, parmi ses objets. Ceux qu’il avait pu sauver du feu.
Ceux qu’il avait emportés en priorité.
Avant de penser aux photos.
Il parlait tout seul derrière la porte fermée. Alma le savait, même
si elle ne l’entendait pas. Il s’adressait à quelqu’un, il s’emportait.
Quand il se promenait dans la maison ou dans le jardin, elle le voyait
gesticuler et crier. Il avait la bouche déformée par la colère ou par la
douleur. Il montrait ses fausses dents, il crachait. Parfois, il crachait
son dentier.
Oui, l’âge l’avait rendu hargneux. Après ce qui était arrivé au
magasin, la colère s’était insinuée en lui. Il y avait pourtant des jours
où elle retrouvait celui qu’elle avait aimé. Même après leur
installation à Solum. Des jours où ils prenaient leur café du matin en
bavardant agréablement, où ils se livraient avec plaisir aux
occupations de la journée, où ils profitaient d’un bon dîner et
faisaient une promenade au soleil couchant. Mais, petit à petit, la
colère avait fini par l’envahir complètement.
On le voyait à son visage. Ses sourcils étaient devenus plus
broussailleux, plus hérissés, ils paraissaient se défier, se battre sur
son front comme deux animaux en colère. Alma n’avait plus le droit
de les lui tailler. Autrefois il avait aimé se faire dorloter, et elle avait
adoré s’occuper de lui. Ça les avait toujours amusés.
Quand il se fâchait, ses sourcils le trahissaient aussitôt : les
animaux semblaient soulever leur arrière-train et plier leurs pattes
de devant, prêts à se sauter dessus. Et ses yeux changeaient,
comme si un étranger s’était glissé en lui. Son doux regard devenait
distant, mauvais. Alma se sentait infiniment seule. Cet étranger
n’avait rien à faire là. Son mari était devenu un autre. Un inconnu. Il
avait disparu.
Il lui arrivait de ne pas quitter son bureau.
Il s’enfermait à clé.
Puis, un jour, c’était elle qui l’avait enfermé.
Alma resta sans bouger, la tête sur l’oreiller. Elle essaya de
chasser les images. Il y avait tant d’autres choses dont elle aurait
préféré se souvenir. Des moments de bonheur. Car ils avaient été
heureux, tous les deux. Il avait été un homme bon.
Le seul homme de sa vie.
Quand elle referma les yeux, le brouillard l’enveloppa
charitablement et effaça ses pensées. Elle sommeilla encore une
demi-heure avant d’affronter la nouvelle journée.

Elle dut mobiliser toutes ses forces pour se redresser et s’asseoir


sur le bord du lit. Elle resta un moment immobile en rassemblant son
courage. Puis elle ouvrit la fenêtre. Sans toucher aux rideaux : les
refermer aurait été trop compliqué.
Le soleil ne frappait encore que la cime des arbres. On aurait dit
une rangée de vieillards, tellement ils étaient tordus. Ils se
penchaient en avant, comme s’ils cherchaient quelque chose dans la
terre. Peut-être les nouvelles pousses.
Un petit vent frais lui frôla le visage. Et le radiateur était brûlant
contre ses jambes.
– Arnold ? dit-elle en fixant du regard une mouette solitaire
survolant les sillons de labour. Non, Otto ! se corrigea-t-elle.
Arnold était le chien du fermier. Il devait être mort à présent.
Son mari s’appelait Otto.
Elle avait oublié les souvenirs qui avaient surgi à son réveil. Mais
elle sentait encore un trouble. C’étaient peut-être les réminiscences
d’un cauchemar. Le malaise mit longtemps à lui lâcher le corps.
Puis elle pensa au garçon. Elle devait se lever pour l’attendre. Il
s’appelait comment ? Pas Otto. Ni Arnold, d’ailleurs. Les enfants ne
portaient plus des noms comme ça. Elle quitta la fenêtre, longea
d’un pas prudent sa coiffeuse, se dirigea vers la porte et pénétra
dans la salle de bains.
– Alma ! dit-elle à son reflet.
Elle essaya de sourire. Aujourd’hui ça lui paraissait difficile.
Elle regarda ses paupières. On aurait dit deux minuscules
coussins rougissants. Ses yeux la brûlaient. En un éclair, elle se
rappela que le garçon s’était enfui en l’apercevant à la fenêtre. Elle
lui avait fait peur.

Alma se prépara du café et s’installa sur la banquette. Le soleil


du matin pénétrait obliquement dans la cuisine et tombait sur ses
épaules. C’était agréable.
Otto lui entourait parfois les épaules de son bras quand ils
étaient assis là. Elle aimait sentir la chaleur de sa grosse main. Elle y
posait sa joue, et les petits poils lui chatouillaient l’oreille. Elle se
rappelait son odeur caractéristique. Sa main gardait l’odeur de ses
outils. Des minuscules bouts de métal qu’il enduisait d’huile. Du bois
poli par l’usage. Du verre. Du cuir. De la vaseline.
Les rides de sa main racontaient ses gestes délicats.
Ses caresses avaient toujours été d’une prudence extrême. Alma
avait parfois eu le sentiment d’être une montre de prix. Un trésor
fragile qu’il ne fallait pas abîmer.
Il y avait une montre qu’il chérissait plus que tout, elle le savait.
« Ma petite maîtresse », l’appelait-il en plaisantant. Alma en était
presque jalouse.
Elle avait fini par le lui dire, et ça les avait fait rire. Ce n’était
qu’une montre, avait-il dit. Mais l’amour qu’il lui vouait se lisait sur
son visage. Il y tenait comme à la prunelle de ses yeux. Comme il
tenait aussi à Alma, bien sûr.

Le soleil éclairait un chat roux couché au milieu de la rue, un peu


plus bas.
Le printemps était là, avec tous ses contrastes : mort et
renaissance, fraîcheur et étiolement, temps incertain et germination
inexorable. Oui, le printemps finissait toujours par arriver, si on
patientait assez longtemps. Ou si on vivait assez longtemps.
À présent, sa chaleur encore timide pénétrait chez Alma. Son mari
était né en avril, se rappela-t-elle soudain. Mais la date exacte lui
échappait.
Elle aperçut l’éclat des perce-neige dans le jardin des
pharmaciens. Une voiture bleu foncé était garée dans leur allée. Du
côté d’Alma, la vue était presque entièrement bouchée par la haie du
voisin et par deux thuyas plus hauts encore. Leurs cimes
dépassaient la haie, tels deux petits sapins de Noël.
Le premier avril !
Lunettes d’écaille avait traité son mari de « Poisson d’avril ».
Devant le gérant de la supérette, en plus. Et le représentant en
gâteaux secs.
Alma ne put s’empêcher de glousser en y pensant. Otto était
devenu fou de rage, d’autant qu’elle avait éclaté de rire, son gigot
d’agneau dans les bras. « Quelle humiliation ! » avait-il dit en
rentrant. Puis il s’était tu jusqu’à la fin de la journée. Même devant le
gigot pour lequel elle s’était donné tant de mal.
C’était pourtant drôle. C’était du moins ce qu’elle avait pensé sur
le moment, quand Lunettes d’écaille avait lancé sa plaisanterie par-
dessus le bac à surgelés. Alma venait de raconter au gérant qu’ils
allaient fêter l’anniversaire de son mari. Elle aurait mieux fait de se
taire. Son mari lui avait assez reproché de parler à tort et à travers.
Au moins, elle n’avait jamais prononcé le surnom.

N’oublie pas de manger, ni de boire de l’eau. Si possible un litre


et demi par jour. Voilà ce qu’elle lisait sur un des bouts de papier
collés sur la toile cirée. Il y avait tant de choses dont il fallait se
souvenir.
Elle essaya de manger un craque-pain. Elle dut se forcer. Ses
dents et ses mâchoires ne voulaient pas lui obéir. Elle avait encore
ses dents, mais elle manquait d’appétit. La nourriture, c’était juste
une affaire de survie.
Autrefois elle avait aimé manger. Et elle avait adoré cuisiner pour
son mari. Elle se faisait plaisir en le régalant avec les petits plats qu’il
aimait tant. Jusqu’au jour où il avait décrété qu’il ne les aimait plus.
Elle s’était demandé si ses papilles gustatives avaient changé, ou si
elle ne réussissait plus ses plats comme avant. Mais peut-être
n’avait-il jamais apprécié sa cuisine.
L’idée l’avait rendue très malheureuse. C’était l’étranger, se disait-
elle. L’étranger en lui avait changé ses goûts et ses opinions. Mais
elle n’avait jamais réussi à s’en convaincre. Et elle avait fini par
préparer les plats dont elle avait envie elle-même. Elle voulait se
persuader qu’elle les mangeait avec appétit, mais ce n’était pas
pareil. Puisqu’elle avait perdu l’amour de son mari, elle ne savait plus
ce qu’elle aimait.
Alma leva la tête. Sur le rebord de la fenêtre, de petites dames
en céramique multicolore observaient sa lutte avec le craque-pain.
Aucune n’était semblable aux autres, mais elles reposaient toutes
sur le large bord de leur robe et tendaient leurs bras en avant
comme pour une étreinte. Au printemps, Alma avait l’habitude de
remplir leurs bras de petites fleurs. À présent, une unique allumette
se dressait dans les bras d’une d’entre elles.
Une allumette, ce serait bien suffisant, pensa-t-elle.

Elle repoussa son assiette et resta un long moment à contempler


le chat dans la rue. Il appartenait à qui ? Le chat s’étira, se coucha
sur le côté, lui tournant le dos. De temps à autre, il soulevait sa
queue. Il flairait peut-être quelque chose. Ou faisait un signe à
quelqu’un.
Elle le salua d’un geste de la main.
Alma pensa soudain au livreur. Il était peut-être passé. En
tendant le cou, elle aperçut le carton posé sur le perron. Elle n’avait
pas envie de sortir.
Le chat bondit tout à coup et fila se cacher sous la voiture des
pharmaciens. Elle voyait le bout de sa queue rousse bouger derrière
une des roues avant. Puis le chien apparut au bout de sa laisse, suivi
du garçon.
– Ah, murmura Alma au milieu du silence.
Sa main gauche serrait la serviette en papier. Sa main droite
reposait sur le rebord de la fenêtre, entre deux dames en céramique
qui ne serraient que le vide. Comme souvent lorsqu’elle regardait
attentivement quelque chose, elle retroussa sa lèvre supérieure,
découvrant ses petites dents. À part ça, elle se tenait parfaitement
immobile.
En dépassant la haie, le garçon ralentit le pas. Au bout de sa
laisse, le chien tirait la langue d’impatience. Mais le garçon ne
regardait pas le chien : il avait les yeux tournés vers la maison
d’Alma. Il s’arrêta soudain et fixa la fenêtre où elle était assise.
Alma ne bougea pas. Elle essaya de sourire.
Puis le garçon repartit en direction du sentier. Il marchait
lentement, ne semblait pas décidé à poursuivre son chemin. Alma
changea de position pour mieux l’observer. Au moment de
disparaître, il tourna la tête et la dévisagea.

Alma se leva si rapidement qu’elle faillit tomber. Elle dut


s’accrocher au chambranle de la porte pour retrouver l’équilibre. Elle
osa enfin continuer jusqu’au salon et s’approcher de la grande
fenêtre.
Le garçon était déjà sur le sentier. Se détachant sur la terre
marron, sa veste bleu clair brillait comme une pierre précieuse, et le
bout de la queue du chien voletait tel un papillon. Soudain, le garçon
se tourna de nouveau vers la maison d’Alma. L’espace d’une
seconde, elle crut capter son regard. Elle resta debout devant la
fenêtre. Même après qu’il eut disparu. Et elle souriait toujours.
Pour la première fois depuis le début de l’année, elle ouvrit la
porte de la terrasse. En essayant de tourner la poignée vers le haut,
elle crut sentir des aiguilles lui piquer les doigts. Le matin, les
rhumatismes la faisaient particulièrement souffrir. Et il faisait très
froid.
L’hiver n’avait pas arrangé son état.
Elle parvint enfin à bouger la poignée. Pour ouvrir la porte, elle
dut se servir des deux mains. Elle se souvenait du bruit que faisaient
les gonds. Un léger grincement. Elle le sentait dans ses bras.
À travers la vitre elle avait aperçu des fleurs sur la pelouse, en
bas de la terrasse. Des perce-neige, et des fleurs jaunes et violettes
dont elle avait oublié le nom. Elles égaieraient le rebord de la
fenêtre, et le garçon les remarquerait peut-être la prochaine fois qu’il
passerait. Si elle tournait les dames en céramique vers l’extérieur.
Des crocus. Voilà comment elles s’appelaient.
Malheureusement, il fallait sortir pour les cueillir. Elle retournerait
à l’intérieur aussi vite que possible. Elle ne penserait qu’aux fleurs.
Du coup, ça irait.
L’inconnu

L’après-midi était bien entamé. Alma était accroupie devant le


meuble de l’évier. Pendant qu’elle rinçait une assiette, elle avait
aperçu un homme dans la rue. Un homme jeune. Elle pensait ne pas
le connaître, mais elle n’en était pas certaine.
Réfugiée au fond de la cuisine, elle avait vu l’homme passer
devant l’allée du pharmacien en regardant à droite et à gauche.
Comme s’il cherchait une maison précise.
Personne ne venait jusque-là. Sauf pour faire demi-tour au rond-
point ou se rendre dans une des maisons au bout de la rue.
L’entrepôt était à l’abandon depuis longtemps.
En le voyant se diriger vers chez elle, Alma s’était blottie contre
le meuble de l’évier. La porte d’entrée était fermée à clé, elle en était
certaine. Elle le vérifiait toujours. Elle ne voulait pas prendre de
risques. La porte de la buanderie et celle de la terrasse étaient
fermées aussi. Elle bouclait toujours tout. Malgré cela, elle était
inquiète.
Ce n’était pas le facteur. Ni le livreur de la supérette. L’homme
avait les mains vides.
C’était qui ? Que lui voulait-il ?
Personne n’était au courant de ce qui s’était passé. Ce n’était pas
pour ça qu’il venait.
Alma sentait les battements de son cœur jusque dans sa gorge.
Elle craignait que l’homme fasse le tour de la maison en regardant
par les fenêtres. Il allait peut-être mettre son nez partout.
La porte entre la cuisine et le salon était ouverte. Elle se retourna
pour y jeter un coup d’œil. De sa cachette elle apercevait la petite
fenêtre et un bout du secrétaire. Elle crut voir quelqu’un passer à
l’extérieur, mais elle n’en était pas sûre. C’était peut-être l’ombre
d’un oiseau. Ou celle des arbres derrière la maison. Il y avait un peu
de vent. Et les ombres n’étaient dangereuses que si on avait peur.
Accroupie par terre, elle resta longtemps sans bouger, écoutant
le vacarme dans sa poitrine et le silence assourdissant qui
l’entourait. Quand la nuit commença à tomber, elle osa enfin se
redresser. Cela lui prit une éternité.

Cette nuit-là, Alma ne put dormir. Elle alla se coucher, mais finit
par se relever. Puis elle erra dans l’obscurité, car elle avait peur
d’allumer la lumière.
Au bout d’un moment elle prit son courage à deux mains et se
dirigea vers la télévision. Tournant le dos aux champs, les pieds
lourdement plantés dans le tapis, le gros meuble en palissandre était
coincé au fond du salon, devant un fauteuil, une table basse et un
canapé à deux places. Tel un énorme œil gris-vert, l’écran convexe
contemplait l’espace d’un regard vide. Une épaisse couche de
poussière le recouvrait. Alma oubliait toujours de l’essuyer. À droite
de l’écran, les boutons prenaient également la poussière.
Elle et son mari n’avaient utilisé qu’un seul bouton. Alma dut s’y
reprendre plusieurs fois pour l’enfoncer. Il était lustré par l’usage. Par
ses doigts à lui, surtout.
Avec le temps, il avait fini par tout lustrer, pensa-t-elle. Ses outils.
Sa canne. Et elle-même.
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The Project Gutenberg eBook of Itinerarium
curiosum (centuria II)
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Title: Itinerarium curiosum (centuria II)


or, an account of the antiquities, and remarkable
curiosities in nature or art, observed in travels through
Great Britain. To which is added, the Itinerary of
Richard of Cirencester, monk of Westminster. With an
account of that author and his work

Author: William Stukeley

Dubious author: of Cirencester Richard

Forger: Charles Bertram

Release date: January 29, 2024 [eBook #72806]

Language: English

Original publication: London: Baker and Leigh, 1776

Credits: Tim Lindell, Robert Tonsing, and the Online Distributed


Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file
was produced from images generously made available
by The Internet Archive/American Libraries.)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK


ITINERARIUM CURIOSUM (CENTURIA II) ***
Transcriber’s Notes:
A table of contents has been added.
Blank pages have been removed.
Obvious typographical errors have been silently corrected.
Font 'Old English Text MT' is recommended to view blackletter text.
Errata have been applied.
MAPPA BRITTANIÆ FACIEI ROMANÆ
SECVNDVM FIDEM MONVMENTORVM
PERVETERVM DEPICTA

Tabulam hanc Geographicam Antiquitatis Patriæ Cimelium


celeberrimo viro Gulielmo Stukeley M.D., C.L.M., F.R.S. cet
observantiæ testandæ ergo D. D. Carolus Bertramus 1755.
C. Bertramus ipse delin: ab Orig: & sculpsit.
I T I N E R A R I U M C U R I O S U M:
O R,

AN ACCOUNT OF THE

A N T I QU I T I E S,
AND REMARKABLE

C U R I O S I T I E S
IN

N AT U R E OR A R T,
OBSERVED IN TRAVELS THROUGH

G R E A T B R I T A I N.
ILLUSTRATED WITH COPPER PLATES.

C E N T U R I A II.
TO WHICH IS ADDED,

The Itinerary of Richard of Cirencester,


M O N K o f W E S T M I N S T E R.
With an ACCOUNT of that AUTHOR and his WORK.

By WILLIAM STUKELEY, M.D. F.R. & A.S.

O Patria, O Divûm domus, Albion, inclyta bello!


O quam te memorem, quantum juvat usque morari
Mirarique tuæ spectacula plurima terræ!

L O N D O N:
Printed for Messrs. Baker and Leigh, in York-Street, Covent-Garden.
M.DCC.LXXVI.
Table of Contents.
ADVERTISEMENT
The BRILL, Cæsar’s Camp at Pancras.
ITER BOREALE.
RICARDI MONACHI LIBER PRIMUS.
RICARDI MONACHI LIBER SECUNDUS.
RICHARD OF CIRENCESTER I.
RICHARD OF CIRENCESTER II.
RICHARD OF CIRENCESTER III.
NOTÆ in CAP. I. et II. LIBRI PRIMI.
THE WEDDINGS.
INDEX
INDEX COMMENTARIOLUM GEOGRAPHICUM
THE PLATES
A D V E R T I S E M E N T.

T HAT Dr. Stukeley had altered the plan of his intended History of
the antient Celts, &c. mentioned in the Preface of the former
part of this work, plainly appears by his publishing Stonehenge
and Abury separately: but, as many of the Plates he left unpublished
were undoubtedly intended for that Work, and others for a Second
Volume of the Itinerarium, neither of which were ever completed; the
Editor hopes it will give pleasure to the Learned to see those Plates,
together with such of his Tracts as relate to them, collected into one
Volume, and that they will be found not altogether unworthy of their
attention;—sensible however that the many defects which must
unavoidably happen in publishing a Posthumous Collection from
loose papers, and notes carelessly thrown together, will stand in
need of their candid indulgence.
The Itinerary of Richard of Cirencester, together with Dr.
Stukeley’s Account of, and Observations upon it, were thought by
some Friends of the Doctor a very proper addition. It is a tract truly
valuable for the new light it has thrown on the study of British
Antiquities, and being out of print is now become very scarce.
It may be expected that some account should in this place be
given of the Author, and his Works. A Catalogue of those which have
appeared in print we subjoin; and for his Life we refer the reader to
Mr. Masters’s History of Benet College, Cambridge, printed in quarto,
1753; adding only, that he died March 3d, 1765, in his 78th year, and
was buried in the church-yard of East-Ham in Essex, having ordered
by his will that no memorial of him should be erected there.
A CATALOGUE of Dr. STUKELEY’s Printed
WORKS.
4to. An Account of Arthur’s Oon and the Roman Vallum in 1720
Scotland
Fol. Lecture on the Spleen 1722
Fol. Itinerarium Curiosum 1724
12mo. A Treatise on the Cause and Cure of the Gout 1734
4to. An Explanation of a Silver Plate found at Risley in 1736
Derbyshire
4to. Palæographia Sacra, No. 1. or Discourses on the 1736
Monuments of Antiquity that relate to Sacred
History
Fol. Stonehenge, a Temple restored to the British Druids 1740
4to. A Sermon preached before the House of Commons, 1741
30 Jan. 1741
Fol. Abury, a Temple restored to the British Druids 1743
4to. Palæographia Britannica, No. 1. or Discourses on 1743
Monuments of Antiquity that relate to British History
4to. Palæographia Britannica, No. 2. 1746
A Philosophic Hymn on Easter-Day 1748
Verses on the Death of the Duke of Montagu 1749
4to. A Sermon before the College of Physicians, 20 Sept. 1750
4to. Palæographia Britannica, No. 3. 1751
An Account of Lesnes Abbey, read before the
Antiquarian Society, 12 April, 1753, and published
in the Archæologia
An Account of the Eclipse predicted by Thales,
published in Phil. Trans. Vol. 48
An Account of the Sanctuary at Westminster, 1755
published in the Archæologia
12mo. The Philosophy of Earthquakes, 2 parts 1755
4to. Palæographia Britannica, No. 3.
4to. Medallic History of Carausius, Emperor in Britain, part 1757
1.
4to. Medallic History of Carausius, part 2. 1759
4to. Palæographia Sacra, No. 2. 1763
4to. A Letter from Dr. Stukeley to Mr. Macpherson on his 1763
publication of Fingal and Temora, with a Print of
Cathmor’s Shield
Several Moral Papers in the Inspector.
He was also engaged, at the time of his death, in a work entitled
the Medallic History of the antient Kings of Britain; and had engraved
23 Plates of their Coins, which were published by his Executor; but
the Manuscript was too imperfect to be given to the Public.
61·2⁠d. CAESAR’S Camp called the Brill at
PANCRAS. Stukely desig. dec 1758
The BRILL, Cæsar’s Camp at Pancras.
October 1758.

M ANY and large volumes have been written on the celebrated


city of London, which now, beyond doubt, for magnitude,
splendor, riches, and traffic, exceeds every city upon the
globe: the famous Pekin of China only boasts itself to be larger.
London, then called Trinobantum, was a considerable trading
emporium in British times, and before Cæsar’s arrival here. But the
greatest curiosity of London, and what renders it highly illustrious,
has never been observed by any writer: to give some account of it, is
the purpose of this paper.
When I resided in London in the former part of my life, I proposed
to myself, as a subject of inquiry, for my excursions now and then on
horseback round the circuit of the metropolis, to trace out the
journeyings of Cæsar in his British expeditions. This I account the
æra from whence we derive the certain intelligence of the state and
affairs of our native country. I was pretty successful therein, and
made many drawings of his camps, and mansions; several of which I
then engraved with a design of printing the copious memoirs I had
wrote concerning them.
No subject concerning our own country antiquities could be more
noble. But what I mean to speak of at this time, is a camp of his,
which I have long since observed no farther off than Pancras church.
In all my former travels, I ever proposed an entertainment of the
mind, in inquiries into matters of antiquity, a former state of things in
my own country: and now it is easy to imagine the pleasure to be
found in an agreeable walk from my situation in Queen’s Square,
through the fields that lead me to the footsteps of Cæsar, when,
without going to foreign parts, I can tread the ground which he trod.
By finding out several of his camps, I was enabled, off-hand, to
distinguish them; and they are very different from all others we meet
withal.
It was the method of Roman discipline, to make a camp every
night, though they marched the next morning; but in an expedition
like Cæsar’s, in a new and unknown country, he was to trust to his
own head, and the arms of his troops, more than to banks and
ditches: yet, for the sake of discipline, a camp must be made every
night; it was their mansion, and as an home; where was the
prætorium, or general’s tent, and the Prætorian cohorts, as his
guards; it was the residence of the majesty of the Roman genius, in
the person of the commander; it was as a fixed point, subservient to
order and regular discipline military; where and whence every portion
and subdivision of an army knew their regular appointment and
action.
This camp was very small; designed but for a night’s abode,
unless the exigence of affairs required some stay: but the third part
of the army lying under arms every night, prevented the danger of a
surprise.
Cæsar, led on by divine Providence, entered our country in the
year before the vulgar æra of Christ 54. the second time, about the
middle of the month of July, as we now reckon, in his own Julian
kalendar. I shall not recapitulate what I have observed of the
footsteps of this great man in Kent; I hesitate not in believing that
Carvilius, one of the four kings, as called, who attacked his camp
while he was on this side the Thames, lived at Guildford; the name of
the place shows it; the river was called Villy, or Willy, a common
British name for rivers; so that Carvilius was a local title of honour, as
was the British custom, like that of our present nobility: so
Casvelhan, Cæsar’s opponent, was king of the Cassii, Cogidubnus
of the Dobuni, Togodumnus of the Dumnonii, Taeog being Dux in
British. It was the method of the British princes thus to take the
names of towns, and of people, as it was the method of their
ancestors the Midianites; of which we find an instance in Josephus,
Antiq. iv. 7. Rekam, a king there, of the same name as his city, the
capital of all Arabia; now Petra.
Cæsar passed the Thames at Coway stakes, notwithstanding the
stakes: the town of Chertsey preserves a memorial of his name, as
Cherburg in France: he pursued the Britons along the bank of the
Thames as far as Sheperton, where the stakes were placed, and
there pitched his camp with the back of it upon the Thames. At his
camp on Greenfield common, near Staines, a splendid embassy
came to him from the Londoners; desiring his alliance and
protection, and that he would restore their prince Mandubrace, who
was then in his retinue. To his little camp, or prætorium, on this
account he orders another to be drawn round it, for reception of
these ambassadors, and their prince, together with forty hostages
which he demanded, and corn for his army.
Upon this, ambassadors came to him from the Cenimani, people
of Cambridgeshire; the Segontiaci, Hampshire; Ancalites,
Buckinghamshire; Bibroci, about Berkshire; and Cassii, of
Hertfordshire; submitting themselves to him. For them he orders
another appendix to his camp, to receive them.
When business was done with them, he moves forward to attack
Casvelhan, who was retreated into his fortified town at Watford. One
of his camps thitherward, is to be seen very fair on Hounslow heath,
in the way to Longford; which I showed to lord Hertford then
president, and to lord Winchelsea vice-president, of the Antiquarian
Society, in April, 1723; who measured it, and expressed the greatest
pleasure at the sight.
His next camp was at Kingsbury: it is now the church-yard, and
still visible enough: its situation is high, and near the river Brent: the
church stands in the middle of it.
From hence he went, and forced Casvelhan’s military oppidum at
Watford, and Rickmansworth; a gravelly island of high ground, sylvis
paludibusque munitum, as he expresses it; and by this he brought
Casvelhan to submit. It is not my present purpose to speak largely
on these particulars; but from hence he advanced towards London,
effectually to settle his friend and ally Mandubrace, whose protection
he had undertaken, in the kingdom of the Trinobantes; and reconcile
him to his subjects, and to his uncle Casvelhan. Mandubrace was
the son of Immanuence, commonly called Lud in the British story,
which signifies the brown; who was killed by his ambitious brother
Casvelhan, too near a neighbour to London; his residence being at
Harrow on the hill, and Edgeware called Suellaniacis from him: he
likewise forced Mandubrace to fly to Cæsar in Gaul, to implore his
aid: the great Roman was not averse to so favourable an opportunity
of advancing his glory, by invading Britain, a new world.

58·2⁠d.

Stukeley delin. Toms Sculp.


Prospect of Cæsars Camp at
Sheparton Oct: 28 1723
A. Way to Domsday bushes & Chertsey B. Way to Littleton & Greenfield
Common C. Lords bridge DD. Plain Works of the Outer Ditch EE. of the Inner
F. a Canal dug this year G. the Antient Course of Ashford Brook
60·2⁠d. CAESARS Camp on Hounslow heath. 18 Apr. 1723.

62·2⁠d.

W Stukeley delin 20 Sept 1767


CAES AR’ S Camp at Kingsbury, the Church built of Roman
Bricks from the City of V E R U L A M.
63·2⁠d. Ravensbury a Roman Camp near Hexton Bedf.r 10 Iuly
1724.

Stukeley delin. Simoni Degg Ar. d.d. W. Stukeley E. Kirkall Sculp.

It was not suitable to his honour, or his security, to quarter in the


city of London; but he pitched his camp, where now is Pancras
church: his prætorium is still very plain, overagainst the church, in
the foot-path, on the west side of the brook; the vallum and the ditch
visible: its breadth from east to west forty paces; its length from north
to south sixty paces.
This was his prætorium, where his own tent was pitched in the
centre; the prætorian cohorts around it. There was no great
magnificence in Cæsar’s tent, here placed; it was not his manner. L.
Aurunculeius Cotta, who was here present, in his commentaries
writes, when Cæsar was in Britain, although he had acquired the
highest fame by his great actions, yet was he so temperate in his
manner of life, such a stranger to pomp, that he had only three
servants in his tent. Cotta was killed the next year in Gaul. When I
came attentively to consider the situation of it, and the circumjacent
ground, I easily discerned the traces of his whole camp: a great
many ditches, or divisions of the pastures, retain footsteps of the
plan of the camp; agreeable to their usual form, as in the plate
engraved: and whenever I take a walk thither, I enjoy a visionary
scene of the whole camp of Cæsar, as described in the Plate before
us; a scene as just as if beheld, and Cæsar present.
His army consisted of about 40,000 men, four legions with their
horse. After long debate of authors concerning the quantity of a
Roman legion, I infer, from Josephus so very often using the
expression of ten thousand, many ten thousands, and the like, that
the usual and general number of soldiers in a legion was ten
thousand.
Authors generally state a legion at 6666 men; but they must mean
strictly the soldiery, without officers or horse: so that I conclude a
complete legion of foot and horse to be 10,000. Polibius, Vol. 2. book
iii. writes, in the war of Hannibal, each legion consisted of 5000,
besides the auxiliaries, together with 900 horse; and therefore we
may well judge, a legion with its officers should be reckoned 10,000.
Romans 5000
Auxiliaries 4000
Horse 900
Officers 100
———
10,000
Strabo writes, the Romans generally had their horses from Gaul.
Cæsar had now no apparent enemy; he had leisure to repose his
men, after their military toil. He was in the territory of a friend and ally
of the Roman state, whom he had highly obliged in restoring him to
his paternal kingdom: nor was it his purpose to abide here for any
time: he therefore did not fortify his whole camp with a broad ditch
and vallum for security; but the army was disposed in its ordinary
form and manner: it might be bounded by a slight ditch and bank, as
that of the whole length of the camp on the west side, (the foot-path
from the bowling-green accompanying; or it might be staked out with
pallisado’s called valli) which returns again on part of the north side,
at the porta decumana, till it meets the ditch that passes on the west

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