Vous êtes sur la page 1sur 83

Dossier

Pierre Péan, le grand


déstabilisateur
Pierre Péan ! Ah, Pierre Péan ! L’inénarrable Péan… Sa carrière
commence avec les diamants de Giscard [voir à ce sujet l’article de
Bruno Boudiguet]. À ce titre, il aura été, dès ses débuts, rien de
moins que le « tombeur » d’un président. On comprend que le pré-
sident suivant, François Mitterrand, bénéficiaire de cette splendide
opération de désinformation moderne, lui en ait été reconnaissant.
Pierre Péan était journaliste, il deviendra écrivain.

Le premier apport notable de Péan à la littérature sera, en 1983, Affaires


africaines [voir à ce sujet l’article de Benjamin Chevillard]. Il s’agissait alors d’un
véritable événement : le système Foccart, qui régentait l’Afrique depuis déjà
un quart de siècle, y était dénoncé quasiment pour la première fois. L’effet
de soulagement que produisit la levée de cet énorme non-dit aura permis
qu’on ne se rende pas bien compte alors de ce qu’on ne pourra compren-
dre d’ailleurs que rétrospectivement : en 1983, l’actualité, ce n’était plus le
système Foccart, mais le système Mitterrand.
L’attention se portera alors sur « le clan des gabonais », mais peu sur le fait
– pourtant mentionné dans le livre –, doublement scandaleux lui, que le
Président de gauche ait choisi de perpétuer le régime néo-colonial instauré
par de Gaulle. Mitterrand semble avoir été sensible à l’exploit qui consistait
à révéler tout en la faisant accepter sa politique indécente. Laissant peu
d’ambiguïté à ce sujet, Péan lui-même raconte1 comment il avait pris la pré-
caution, avant de publier, de demander son imprimatur à l’Élysée, à
Mitterrand… Le message lui revint aussitôt : « pas question d’empêcher mon livre
de sortir ». Le Président demandait « seulement de lui envoyer le livre avant sa sor-
tie en librairie ». Pour le plaisir de la lecture…

LA NuIt RwANdAIse N°3 1


Affaires africaines souffrait aussi d’un autre défaut, plus impalpable, mais
typique de l’ensemble de l’œuvre : les accusations y sont énoncées dans un
flou « artistique », de telle façon qu’aucune d’entre elles ne porte vraiment.
un juge ne pourrait s’emparer d’aucun morceau pour ouvrir une instruc-
tion, ni le citoyen pour se faire une opinion claire. une technique impres-
sionniste et non concluante. L’ensemble de l’œuvre se déroulera sur ce
canevas.
Il n’est pas interdit de penser toutefois que le « secret » de l’œuvre de
Pierre Péan puisse être à rechercher dans sa thèse universitaire, le secret
comme moyen de communication à l’intérieur de l’appareil d’état, dont il a extrait
un livre, secret d’état, en 1986. Le titre originel de cette thèse est parfaite-
ment explicite : il s’agit bien de la gestion du « secret d’État ». une activité
dont Pierre Péan aura fait une spécialité.
sur cette lancée viendront une flopée de livres aux sujets essentiels – tou-
chant tous, peu ou prou, à des « secrets d’États ». Aussi « secret » qu’il ait pu
être, Jacques Foccart bénéficiait d’une assez large notoriété au moins depuis
l’affaire Ben Barka, en 1964, mais personne ne s’était encore attaqué fron-
talement à ce monstre sacré du gaullisme. Péan lui consacrera un gros livre :
l’homme de l’ombre, en 1990. Relativement décevant si l’on considère l’impor-
tance de la figure de Foccart dans les coulisses du gaullisme. on y apprend
néanmoins des choses, mais quoi au juste ? Beaucoup de pages y sont consa-
crées à la généalogie dudit Foccart, supposé descendre d’une grande lignée
monarchique, monégasque semble-t-il. on comprend surtout que ces élucu-
brations devaient faire le plus grand plaisir à… Foccart lui-même.
Reconnaissons qu’au-delà de ces fantaisies, on en apprend quand même
dans ce gros livre. d’abord sur l’activité de Foccart pendant la guerre,
homme d’affaires collaborant activement avec les Allemands. Mais là
encore, on n’y comprend pas grand-chose. Le fait que Jacques Foccart ait
été d’extrême-droite, parrainant jusqu’à sa mort l’uNI – la fameuse organi-
sation étudiante d’extrême-droite qui règne encore à la faculté d’Assas – ne
sera pas mis en relation avec ses sympathies commerciales de la guerre. Au
contraire, la taupe avait veillé à prendre simultanément ses degrés dans la
Résistance, puis dans les rangs gaullistes. et son biographe laisse un flou
incompréhensible sur cette question idéologique clef : or, on sait bien que
la Résistance comme le gaullisme, et de Gaulle lui-même, trouvaient une
bonne part de leur inspiration à l’extrême-droite. Comme Pierre Péan.
l’homme de l’ombre apportait surtout des informations sur la guerre du
Biafra, cette grande guerre perdue du gaullisme à son comble – le Rwanda

2 LA NuIt RwANdAIse N°3 • dossIeR : Pierre PéAn, le grAnd déstABilisAteur


du général de Gaulle. Avouons que ce sont ces livres de Péan, Affaires afri-
caines et l’homme de l’ombre, qui ont permis de soulever les premières inter-
rogations sur cet énorme crime enfoui. Pour comprendre ces jeux troubles
de la vérité et de la désinformation, il faut s’imprégner d’une notion clef :
toute vérité doit être dite. C’est la fonction première de la dite « désinfor-
mation » : contrôler la vérité en se chargeant de sa diffusion. et veiller au
passage à la désamorcer.
si on pouvait en effet trouver dans ces deux livres de Péan nombre d’élé-
ments sur l’horrible guerre du Biafra, c’est surtout en les recoupant avec les
mémoires de Foccart2, puis avec son Journal de l’Élysée que l’on commen-
çait à pouvoir dresser cet acte d’accusation énorme contre le gaullisme.
Celui-ci ne prendra forme que dans un chapitre de la Françafrique, de
François-Xavier Verschave, avant de faire l’objet d’un documentaire télévi-
suel diffusé nuitamment, sur la chaîne Histoire, le 31 décembre 2003, sans
plus faire de vagues. Au résultat, le crime biafrais – comme celui du
Cameroun – demande toujours à être instruit.
Foccart et Péan prétendront ne pas se connaître – et que cette biogra-
phie aurait été faite en totale indépendance. C’est douteux. Notons sim-
plement que Bouffémont – où réside Péan – et Luzarches – où demeurait
Foccart – sont deux communes mitoyennes, également éloignées de Paris…
deux maisons extrêmement proches. Il est bien probable, au contraire,
que Péan ait commis l’ensemble de son œuvre pour le compte de Foccart
– mais qu’il leur était indispensable de nier être en relation pour crédibi-
liser la figure de Péan comme investigateur critique. on sait combien l’un
aimait fréquenter les journalistes, et l’autre les responsables des services…
L’hypothèse qu’ils se soient évités tout au long de cette entreprise métho-
dique de désinformation est simplement fantaisiste. Par contre, le fait
qu’ils aient pu le prétendre peut être considéré comme une indication très
intéressante sur l’importance de cette relation – si importante qu’il faille
la nier…
Mais le plus important dans cette biographie monumentale, « non auto-
risée », du bras droit du général de Gaulle, c’est qu’elle bénéficiera des
louanges du deuxième « employeur » de Pierre Péan, François Mitterrand.
« en octobre 1990, je reçois de lui un petit mot chaleureux après qu’il a reçu mon
livre… » Mitterrand aurait apprécié comment Foccart avait été servi. « il
conclut en m’écrivant qu’il aimerait bien en discuter avec moi.»3
C’était le début d’une fertile collaboration. Mitterrand avait-il été sensi-
ble à l’art de « noyer le poisson », mis en œuvre par Péan dans l’homme de

dossIeR : Pierre PéAn, le grAnd déstABilisAteur • LA NuIt RwANdAIse N°3 3


l’ombre ? on en est forcément réduit aux spéculations, mais, puisqu’on par-
lait de biographie, il semble que le Président socialiste ait décidé alors
d’aborder avec Péan la partie la plus difficile de la sienne. Mitterrand avait
une bonne raison pour ça : venait d’éclater l’affaire l’oréal.
se souvient-on, près de vingt ans plus tard, de ce qui fut fugacement une
« affaire » à l’orée des années 90 ? Apparaissait alors le fait que le n°1 mon-
dial des cosmétiques est bien plus qu’une entreprise prospère – la maison-
mère du fascisme français. son fondateur, eugène schueller, avait été plus
que le financier, le véritable patron de l’extrême-droite activiste des années
trente. Ceci n’aurait été qu’une intéressante page d’histoire, si l’on n’avait
découvert qu’en cette fin des années 80 le patron de la filiale américaine de
l’oréal, un certain Jacques Corrèze, avait été le bras-droit d’eugène
deloncle, à la tête de la Cagoule avant-guerre, puis du MsR pendant la
Collaboration. À ce titre, condamné à mort à la Libération – et « disparu »
depuis lors… et tout ça n’aurait été ennuyeux que pour la réputation de la
vedette des cotations boursières, s’il n’apparaissait aussitôt que l’homme
politique le plus proche de cette tripotée de nazillons était un certain
François Mitterrand, ci-devant président de la République.
en octobre 1990, lorsque Mitterrand appelle Péan au secours, le scan-
dale était loin d’être maîtrisé. C’est quelques mois plus tard que le juge
Getti ordonnait une perquisition au siège du n°1 des cosmétiques. Il fau-
dra attendre juin 1991, et la mort opportune de Jacques Corrèze, pour que
la tempête s’apaise. Mais en octobre 1990, le pire était encore à craindre.
Le pire ? Que l’histoire du fascisme français soit enfin dévoilée. et, au
passage, le rôle éminent de François Mitterrand dans cette histoire non
dite. Il y avait grand besoin de contre-feux. Allait se vérifier encore l’adage
qui veut que le meilleur moyen d’empêcher la vérité de faire des dégâts,
c’est de s’en charger. on vérifiera aussi ce corollaire qui veut qu’à cette fin
il est indispensable de faire ce que les pompiers appellent « la part du feu ».
C’est à ce principe qu’obéissait la biographie de Foccart. Plus encore que
« l’homme de l’ombre », le président de gauche issu de l’extrême-droite ter-
roriste avait grand besoin de « sécuriser » sa biographie.
Ce n’était pas une mince affaire. L’histoire de la Cagoule. Ce vaste sujet
bénéficiait d’une bibliographie on ne peut plus mince – et complaisante.
Péan y consacrera un premier livre, le mystérieux docteur Martin, en 1993.
Puis, le fameux une jeunesse française, en 1994. Quelques années plus tard,
Vies et morts de Jean Moulin, en 1998, abordait un des crimes les plus mécon-
nus de la Cagoule. Péan en donnait la « clef » avec son livre suivant, la dia-
bolique de Caluire, en 1999.

4 LA NuIt RwANdAIse N°3 • dossIeR : Pierre PéAn, le grAnd déstABilisAteur


entre-temps, était paru en 1996 l’extrémiste, François genoud, de Hitler à
Carlos. dérogeant avec sa règle ordinaire, Péan reconnaissait cette fois qu’il
s’agissait d’un ouvrage de commande, réalisé en connivence avec son
« sujet ». À l’occasion de cette parution, notre auteur avait droit à une fiche
biographique fournie dans la lettre confidentielle d’emmanuel Rattier4,
Faits et documents. Y étaient évoquées ses origines catholiques de droite –
très semblables à celles de Mitterrand. sa jeunesse d’extrême-droite. Jusqu’à
la guerre d’Algérie, où il serait passé à l’extrême-gauche… un brin perfide,
dès la deuxième ligne Rattier précise entre parenthèses que c’est « en profes-
sionnel du renseignement » que Péan entretient le trouble sur sa biographie.
dans sa jeunesse étudiante, « il se situe alors nettement à droite », dit Rattier.
C’est à ce titre qu’il manifeste, en 1956, contre l’invasion soviétique en
Hongrie « et sera interpellé par la police ». « toutefois, peu après, avec la guerre
d’Algérie, il bascule à gauche. » un rapport, cité par Rattier comme provenant
d’une « officine », précise que Péan aurait été « converti au gauchisme militant
par sa femme d’origine pied-noir, militante de choc des jeunesses communistes algé-
riennes ». dans le numéro suivant de Faits et documents, Rattier rapporte la
réaction de Péan à cette fiche biographique : « surpris qu’un portrait aussi
exact et précis ait pu lui être consacré », le journaliste tenait toutefois à préciser
que son épouse était « favorable à l’Algérie française ». Quant au gros livre
consacré à Genoud, largement postérieur à la supposée conversion de Péan
au gauchisme, Rattier rappelait que « certains » avaient pu en dénoncer la «
complaisance »…
Foccart, Mitterrand, Genoud, trois grandes figures de l’extrême-droite
après-guerre. Le moins connu, Genoud, était le seul clairement identifiable
comme tel – légataire des droits littéraires de Hitler et de Goebbels…
Mitterrand le socialiste, comme Foccart le gaulliste étaient d’une autre
espèce : de ceux qui, sentant le vent tourner, s’étaient précipités dans la
Résistance pour éviter les tribunaux de la Libération. L’examen charitable
de ce passé litigieux sera ainsi devenu une spécialité de notre auteur. Avec
cette constante, de Foccart à Genoud, qu’il faut que ses livres semblent
« critiques »… pour mieux assurer la défense de leurs « sujets ».
Quant à Mitterrand, Péan prétendra s’être intéressé à sa biographie inci-
demment, au détour de ses recherches sur le docteur Martin. Ce qu’il ne
nous dit pas, par contre, c’est ce qui l’avait amené à s’intéresser à ce dernier.
Le dit docteur Martin était une figure trouble de l’extrême droite. sa prin-
cipale particularité sera d’avoir été le plus tardif des « cagoulards » en exer-
cice – « complotant » encore aux origines de la Vème République, le 13 mai
1958.

dossIeR : Pierre PéAn, le grAnd déstABilisAteur • LA NuIt RwANdAIse N°3 5


Faut-il souligner que les historiens se sont si peu intéressés à la Cagoule,
que ce choix de Péan est pour le moins curieux : eugène deloncle, le flam-
boyant patron du Csar – ainsi que s’appelait cette organisation terroriste
d’extrême-droite de l’entre-deux guerres – n’a toujours pas suscité de bio-
graphie – alors même qu’on peut légitimement le considérer comme l’in-
venteur du terrorisme moderne. deloncle, pas plus que le très fascinant
numéro 2 de l’organisation, Jean Filliol, sacrée figure d’assassin – le terro-
riste absolu –, disparu de façon on ne peut plus mystérieuse après-guerre.
Pas plus que Corrèze, ou le passionnant Georges soulès devenu Abellio
pour sa deuxième vie d’idéologue.
Pourquoi donc s’intéresser au docteur Martin, personnage folklorique,
plus réputé pour sa mythomanie que pour son action historique ? Péan ne
l’explique pas. Par contre, dans son livre « terminal » sur Mitterrand,
dernières volontés, derniers combats, dernières souffrances, il « explique »
pourquoi il se serait intéressé à Mitterrand : « la fille du docteur m’avait
raconté que son père lui avait affirmé à plusieurs reprises que, lors de l’attentat
début septembre 1937 contre le siège du patronat français, François Mitterrand, ins-
tallé dans la voiture des comploteurs, avait la bombe sur ses genoux. » dans une
jeunesse française, Péan disait que lui avait été raconté « avec moult détails qu’il
[Mitterrand donc] aurait participé, en septembre 1937, avec François Méténier,
grand cagoulard, à l’attentat contre le siège du patronat français, rue de Presbourg ».
ou encore : « la famille du docteur Martin m’avait raconté par le menu le rôle
qu’était supposé avoir joué François Mitterrand dans ces attentats. »
Voilà qui pouvait sembler affriolant. on regrette que notre enquêteur
ait gardé pour lui ces nombreux « détails » que lui aurait livré la famille du
fameux « docteur ». Ceux-ci n’auraient été évoqués en somme que pour leur
caractère invraisemblable. Comment aurait-on imaginé le vieux Président
en jeune terroriste ? L’énormité du fait protégeait contre une vraie curiosité.
en tout cas, Péan lui-même, en dépit des 600 pages de son livre, n’aura pas
considéré utile d’en savoir plus à ce sujet, et aura considéré comme suffi-
sant de conclure de façon péremptoire : « Je suis convaincu que le jeune
François [Mitterrand] n’a nullement transporté les bombes de la rue de Presbourg,
pas plus qu’il n’a fait partie de la Cagoule. »
La “conviction” d’un enquêteur suffirait à établir un fait – ou, mieux,
l’enchaînement de deux faits ? Non, bien sûr. C’est pourquoi Péan ajoutait
alors une “preuve” : « ainsi que le montre notamment cet extrait de la liste Corre
à la lettre “M” ». suit la dizaine de noms de la fameuse liste, document sup-
posé interne de la Cagoule, recensant ses membres par ordre alphabétique,

6 LA NuIt RwANdAIse N°3 • dossIeR : Pierre PéAn, le grAnd déstABilisAteur


parmi lesquels le lecteur peut vérifier par lui-même qu’entre Mijaville, de
Perpignan, et Mohrenschildt, Paris 6e, il n’y a pas de Mitterrand.
drôle de preuve, lorsqu’on sait, ce que Péan ne peut pas ignorer, que la
liste Corre est surtout fameuse pour ses trous. Personne ne prétendrait que
cette liste, avec ces quelques centaines de noms, puisse recenser la totalité
des membres de la Cagoule, puisque la même enquête qui mit à jour la dite
« liste Corre » a permis d’établir que cette organisation clandestine fasciste
d’avant-guerre comptait ses membres par milliers.
« Ainsi que le montre notamment cet extrait de la liste » : Péan a bien dit
« notamment ». sous-entendant qu’il y aurait d’autres “preuves” ou indices
pour fonder sa “conviction”. où sont-ils ?
Ce qui apparaîtra comme une dénonciation virulente était en fait un
plaidoyer en défense de cette « jeunesse française » – dans laquelle Péan
pouvait presque se reconnaître, lui qui a dû aussi passer de l’extrême-droite
à la gauche pour se faire une situation.
Reconnaissons encore une fois ici que ses livres sont des mines d’infor-
mations, obéissant au précepte rigoureux qui veut que « le meilleur désin-
formateur se doit d’être le meilleur informateur ». sans la biographie de
Foccart, on n’aurait rien su de la guerre du Biafra – dont le « secret » avait
été jusque-là fort bien gardé. sans celle de Genoud… on risquait de mécon-
naître ce personnage – essentiel au moins pour comprendre la guerre
d’Algérie. et sans le docteur Martin, on n’aurait peut-être jamais rien su de
la jeunesse terroriste du futur président socialiste.
de même, sans les Vies et morts de Jean Moulin on en saurait moins sur
les responsabilités du grand ami de Mitterrand, Guilain de Bénouville,
dans l’affaire de Caluire. s’il est vrai qu’il n’y a aucune révélation là, il est
certain par contre que sans la diabolique de Caluire, le personnage essentiel
de Lydie Bastien serait bien plus facilement passé inaperçu. La belle Lydie
qui avait su séduire Hardy, le patron de la Résistance-fer, pour le compte de
la Gestapo. et qui maintiendra le contact aussi bien avec Bénouville qu’avec
Abellio – le patron du MsR, la “Cagoule légale” – par-delà l’arrestation de
Jean Moulin, incontestablement facilitée par Hardy. Péan ne dit pas tout,
mais laisse entrevoir beaucoup. Il donne en fait de multiples éléments du
puzzle, facilement utilisables quand on connaît déjà l’histoire – l’histoire
qu’il prend bien soin de ne pas vraiment raconter.
Ainsi l’œuvre de Péan est à la fois honteuse, et bien utile. Le plus sou-
vent, c’est en l’examinant dans un miroir qu’on y apprend des choses.
Comme l’ensemble des entreprises de désinformation, elles enseignent

dossIeR : Pierre PéAn, le grAnd déstABilisAteur • LA NuIt RwANdAIse N°3 7


beaucoup, ne serait-ce que par leurs tentatives de camouflage. Parfois aussi
par leurs « maladresses ». C’est ainsi qu’on peut lire dans dernières volontés,
derniers combats, dernières souffrances, ce dernier mot de Mitterrand : « Je recon-
nais que grâce à votre livre on ne parle plus de mon adhésion à l’Action française et
à la Cagoule. »
tout est dit.
Après cette belle réussite, Pierre Péan s’est attaché à défendre la mémoire
de François Mitterrand pour son aspect le plus critiquable : sa responsabi-
lité dans l’organisation du génocide des tutsi de 1994. entreprise difficile.
Le dossier est plus lourd, et plus documenté, que celui de la lointaine par-
ticipation d’un jeune homme à la Collaboration. on ne saura probable-
ment jamais ce qui se passait dans le « petit bureau » de Mitterrand à Vichy.
dans le bureau de l’Élysée, celui qui était parvenu au sommet de la gloire
– et à la direction des armées – était sensiblement plus voyant. un million
de morts laissent plus de traces que quelques indélicatesses administratives
que pourrait avoir commis le responsable du « service de documentation de
la Légion ».
on l’a vu d’abord s’associer à feu Jean-François Bizot, pour un article
qu’il co-signait avec celui-ci dans Actuel. Il y avançait déjà ce qui sera sa thèse
depuis lors – ce qui était déjà la thèse du capitaine Barril et de stephen
smith, bientôt celle du juge Bruguière –, focalisant sur l’éventualité que
l’attentat ait pu être commis par le FPR pour tenter d’attribuer à celui-ci la
responsabilité du génocide. Il reviendra sur le sujet quelques temps plus
tard, dans le vrai journal papier, avec son compère Christophe Nick, pour
livrer, en exclusivité des « révélations » sur l’enquête menée par Bruguière.
C’était en 2000. smith se livrera au même exercice en 2004, et il faudra
attendre deux ans de plus pour avoir enfin droit au travail de l’éminent
juge, sous forme de l’ordonnance de soit-communiqué décortiquée dès sa
publication par Georges Kapler et Jacques Morel dans le n°1 de la nuit
rwandaise. on put alors constater que ce monstrueux syllogisme ne reposait
sur rien. et l’encre de cet article n’était pas sèche que les rétractations des
« témoins » à charge venaient confirmer l’observation de Kapler et de Morel
sur leur faible crédibilité.
La même thèse alimentera désormais l’ensemble de la littérature néga-
tionniste, de Charles onana à Robin Philpot, en passant par le « témoin »
clef, Abdul Ruzibiza – auquel on doit, depuis quelques mois, de s’être
rétracté très explicitement, confirmant sa dénonciation des conditions dans
lesquelles Bruguière avait recueilli son « témoignage ».

8 LA NuIt RwANdAIse N°3 • dossIeR : Pierre PéAn, le grAnd déstABilisAteur


C’est en 2005 que Pierre Péan produira son morceau de bravoure, noires
fureurs, blancs menteurs, plus de 500 pages consacrées au sujet [voir l’article de
serge Farnel qui en rend compte]. Livre qui sera finalement poursuivi pour inci-
tation à la haine raciale par sos-racisme devant la 17ème chambre correc-
tionnelle de Paris [voir le récit qu’en donne Jeanine Munyeshuli Barbé], et relaxé
par ce tribunal [voir le commentaire de cette jurisprudence par serge Farnel].
Comme on verra, n’étaient incriminés que les passages où l’auteur prétend
« expliquer » le génocide par « la culture du mensonge » qui serait spécifique
aux tutsi, métamorphosés en grand maîtres de la communication
moderne.
Mais le mensonge ne serait pas une exclusivité tutsie. Ainsi, ceux qui
disent qu’il y a eu une entreprise génocidaire bénéficiant de l’aide de la
France sous la présidence de François Mitterrand seraient des « blancs men-
teurs » – au mieux d’innocentes victimes de cet art de l’illusion cultivé
ancestralement au pays des Mille collines.
Péan ne se gêne pas pour moquer ces « blancs menteurs », « des universitaires
et journalistes droits-de-l’hommistes » qui auraient « installé dans l’opinion
publique l’existence de prétendus “escadrons de la mort” ».
Péan, lui, voit clair : l’attentat, dénoncé ici comme étant l’œuvre du
FPR, aura été suivi d’une « offensive générale déclenchée quelques heures plus
tard ». et celle-ci provoquera, « comme Kagamé le prévoyait », « des massacres ».
Celui-ci a « planifié l’attentat, donc planifié aussi sa conséquence directe : le géno-
cide des tutsi perpetré en représailles ». C’est simple. « Après l’attentat, le régime
Kagamé [sic] a laissé volontairement les miliciens hutus “nettoyer” le pays. »
Carrément.
Il ne faut s’étonner, dans un pays qui a pu s’abaisser à commettre un
génocide, que la rhétorique puisse tomber aussi bas.
et ça continue : « Plus incroyable encore, [Kagamé] a fait croire que les Hutus
qu’il a fait massacrer en grand nombre étaient des tutsis… » Mieux encore :
Kagamé « a fait ériger des fours crématoires pour faire disparaître les cadavres ».
Là où Faurisson aura tenté de faire disparaître des chambres à gaz, Péan pré-
tend faire apparaître des fours crématoires… Reconnaissons au moins à la pen-
sée négationniste une vertu : d’une certaine façon, elle est bien amusante.
Mais non : c’est nous qui n’avons rien compris. Pendant qu’il laissait les
miliciens hutus exterminer les tutsi – « nettoyer le pays », dans le langage de
Péan –, alors qu’il massacrait les Hutu « en grand nombre », et construisait
des fours crématoires pour faire disparaître leurs cadavres, « en même temps

dossIeR : Pierre PéAn, le grAnd déstABilisAteur • LA NuIt RwANdAIse N°3 9


qu’il faisait parler les armes autour de Kigali », Paul Kagamé – ici qualifié par
avance de « chef de l’état », comme tout-à-l’heure sa guerrilla était métamor-
phosée en « régime Kagamé » –, avec « ses stratèges », « se sont déployés sur un
autre front de la guerre moderne : l’information ». ouf.
Après avoir réussi l’extermination des tutsi et des Hutu – et avant même
de prendre le pouvoir –, ce démiurge moderne s’attaquait ainsi à une autre
cible : nous. Car « la guerre de conquête de Kagamé passait par la séduction d’hu-
manitaires et de militants de gauche ».
C’est triste, mais figurez-vous que nous serions « tout comme ces staliniens
restés incrédules au moment de la publication du rapport Khrouchtchev »… « restés
silencieux lorsque le juge Bruguière a fini par démonter la mécanique de l’attentat
du 6 avril 1994 »…
Nous ne comprenons vraiment rien à rien. Ce qui se passe, c’est que « la
vérité » nous « dérange », « habitués » que nous sommes « à pourfendre la
“Françafrique” ». Péan, lui, sait de quoi il parle : la dite « “Françafrique” » est
un « concept aussi dépassé qu’il est abondamment utilisé pour fustiger la prétendue
politique néocoloniale de la France ». on imagine de ces choses…
et c’est ainsi que nos amis de « l’association survie » « inculquent à des assis-
tances crédules moult contre-vérités sur la France, ses autorités, son armée et
François Mitterrand ».
Notre « aveuglement » nous conduit « encore beaucoup plus loin » lorsqu’on
prétend « traquer de prétendus “génocidaires” ». Nous allons chercher des « faux
témoins pour les faire comparaître en justice », « leur faire perdre leur réputation,
leur travail ou leur visa ». Malheureux “génocidaires” ! [Voir à ce sujet l’article
d’Alain gauthier qui fait le point, comme chaque année, sur les poursuites judi-
ciaires en France.] Mais Péan voit bien que le comportement de ces « idiots
utiles » que nous serions ressemble « à celui d’agents d’une puissance étrangère
». « sous l’œil bienveillant des stratèges de l’empire pour lesquels l’affaiblissement de
la France en Afrique reste un objectif prioritaire. »
La messe est dite.
Il semblerait ainsi que nous ayons nous aussi quelques complaisances
envers le « cosmopolitisme anglo-saxon » dont est accusé le ministre des
Affaires étrangères, Bernard Kouchner. Car c’est le grand événement de
cette année, le dernier exploit du « grand déstabilisateur », le monde selon K.
[ Voir l’article de serge Farnel qui en rend compte], aura réussi, bien mieux que
toutes les précédentes tentatives, à installer le négationnisme en France.

10 LA NuIt RwANdAIse N°3 • dossIeR : Pierre PéAn, le grAnd déstABilisAteur


Au lieu de nous moquer, on devrait bien plutôt s’en alarmer. Quinze ans
après, c’est un bien piètre résultat. Le débat s’est soudain déplacé, entre un
Bernard Kouchner, qui affirme avec constance que « l’armée française n’a pas
plus organisé le massacre qu’elle n’a participé directement au génocide », et un
Pierre Péan, dont on a pu apprécier ci-dessus la finesse.
À pays criminel, conscience criminelle.
MICHeL sItBoN

Notes
1. dans dernières volontés, derniers combats dernières souffrances, paru chez Plon en 2002.
2. Foccart parle, entretiens avec Philippe Gaillard, publié aux éditions Jeune Afrique.
3. dernières volontés, derniers combats dernières souffrances, op cit.
4. Héritier d’Henri Coston, emmanuel Rattier peut être considéré comme l’archiviste de
l’extrême-droite. disposant des informations internes de ce courant politique recoupées par
les archives de la police, auxquelles ses amitiés partisanes lui laissent un large accès , Rattier
est une source bien souvent précieuse – à manier bien sûr avec précautions. son « diction-
naire biographique » des hommes politiques, en particulier, est une mine, indispensable à
toute tentative de géographie sérieuse.
Bruno BouDiguet

Les diamants de giscard


La meilleure façon de comprendre Pierre Péan, c’est d’examiner son
œuvre. Remontant aux origines de sa carrière de « déstabilisateur »,
on rencontre la très fameuse affaire des diamants de Giscard
d’Estaing, une « affaire » qui a indiscutablement coûté sa réélection
à ce dernier. Bruno Boudiguet a exploré cette passionnante page
d’histoire. Loin du Rwanda ? Non moins éclairant pour comprendre
comment un « journaliste » peut remplir une fonction complexe – au
delà de la désinformation.

Valéry Giscard d’estaing est propulsé par de Gaulle ministre des


Finances à 36 ans en 1962. Mais il s’affirme assez vite comme un partenaire
critique des gaullistes (« oui, mais ») et appelle à voter non au référendum de
1969, à la suite duquel de Gaulle quittera le pouvoir. « Jamais les gaullistes
de la première heure comme Foccart ne lui avaient pardonné cette “trahison”, et tant
d’autres après1 . » Après quelques hésitations, Giscard finit tout de même par
rallier Georges Pompidou et redevient ministre des Finances jusqu’à l’élec-
tion présidentielle victorieuse de 1974, où, soutenu par le néo-gaulliste
Chirac, il évince son principal rival Jacques Chaban-delmas. Giscard
demande à Jacques Foccart2 , inamovible homme de l’ombre du gaullisme,
de faire ses valises. Jacques Chirac sera Premier ministre jusqu’en 19763.
Chirac se pose dès lors en nouvel héritier du gaullisme4 , fustige l’udF5 en
tant que « parti de l’étranger » et devient pour Giscard le principal concurrent
à droite. devant la poussée électorale de la gauche en 1978, le constat est
simple : si Valéry Giscard d’estaing remporte malgré tout l’élection prési-
dentielle de 1981, le Ps a toutes ses chances pour celles de 1988, et reporte
le retour au pouvoir des gaullistes aux calendes grecques. Pour faire barrage
à Giscard, les gaullistes vont donc s’allier en sous-main aux socialistes.
Chirac n’appellera pas ses troupes à voter pour Giscard au deuxième tour
de l’élection présidentielle.

LA NuIt RwANdAIse N°3 13


une quinzaine d’années plus tôt, l’affaire Ben Barka, du nom du célèbre
opposant marocain enlevé en plein Paris et dont le corps n’a jamais été
retrouvé, a fait couler beaucoup d’encre. elle a peut-être contribué à ce que
de Gaulle soit mis en ballotage lors de l’élection présidentielle de 1965.
Mais de Gaulle s’en sort bien : il nie en bloc, déclarant que ni le contre-
espionnage ni la police n’étaient au courant de l’opération, réduite à un
« niveau vulgaire et subalterne ». Vers la fin du septennat de Giscard
d’estaing, deux affaires sont de véritables coups de semonce pour le pou-
voir en place : les affaires Boulin et de Broglie. Mais elles n’atteignent pas
directement la personne du chef de l’État.
Alors que le pays s’enfonce dans la crise économique et que sonne la fin
des trente glorieuses, le Canard enchaîné va sortir l’une de ses plus grosses
affaires de la décennie 70 : les diamants de Giscard. diamants que le dicta-
teur centrafricain Jean-Bedel Bokassa aurait offert au président Giscard
d’estaing. « (...) des faits qui à l’époque ont eu un retentissement politique et média-
tique considérable, tant en France qu’à l’étranger.6 » « C’est Pierre Péan qui, le pre-
mier, (...) va dénicher l’affaire. » « À l’inverse des journalistes du Canard, qui pren-
nent exceptionnellement l’avion pour partir en reportage, Péan, lui, est un barou-
deur7. » Peut-être ne sait-il pas, au moment où il part enquêter en
Centrafrique, qu’il va être le puissant détonateur d’une intrigue qui va
ébranler le pouvoir du troisième président de la Vè république.
Il se trouve que les destins des familles Giscard et Bokassa sont inextrica-
blement liées, et ce depuis la colonisation jusqu’à la Françafrique. Le père
de Bokassa, en lutte contre le travail forcé, fut exécuté sous les yeux de sa
femme et de Jean-Bedel, alors âgé de 6 ans. La jeune veuve meurt de chagrin
quelques jours plus tard. La tante est fouettée à mort. tout ceci sous les
ordres de la Compagnie forestière sanga-oubangui (CFso), qui n’était
autre qu’une filiale de la société coloniale sFFC et dont le dirigeant était un
certain edmond Giscard d’estaing – le père de Valéry. Avant de gravir un à
un les échelons de l’armée française pendant les guerres de décolonisation,
l’orphelin Jean-Bedel s’engage dans les troupes africaines de la « France
libre », de Gaulle faisant figure d’autorité paternelle. Le 17 novembre 1966,
Bokassa déclare à la presse à propos du général de Gaulle : « Je le considère
comme mon père adoptif8. » « une bonne part de ses bizarreries comportementales
tient sans doute à cette double filiation paradoxale, difficilement gérable. elle va res-
surgir tout au long du règne de Bokassa.9 » son cousin, Barthélémy Boganda,
père de l’indépendance centrafricaine, meurt dans un accident d’avion plus
que douteux en 1959. Peu après, l’officier de transmission français Bokassa
est placé à la tête de l’armée centrafricaine par de Gaulle et Foccart. Il est au

14 LA NuIt RwANdAIse N°3 • BRuNo BoudIGuet, les diAMAnts de gisCArd


pouvoir en 1965. très rapidement, le jeune ministre des Finances Giscard
va donc se retrouver nez à nez avec Jean-Bedel Bokassa. Ce sera le temps des
parties de chasse mémorables. Bokassa appelle Giscard « Cher parent ». Mais
les relations entre Paris et Bokassa sont cyclothymiques : Foccart, de Gaulle
et Pompidou le qualifient tour à tour de « brave bougre », « couillon », « sou-
dard » « crapulard extraordinaire »... Bokassa est parfois effronté (il s’essaie au
chantage, quoiqu’il s’agit peut-être de ce qu’on pourrait appeler la dramatur-
gie nécessaire du néocolonialisme), parfois si outrageusement zélé dans son
admiration pour de Gaulle ou la France que cela en devient gênant pour les
anciens colonisateurs. L’arrivée de Giscard à l’elysée se fait dans la conti-
nuité d’une politique néocoloniale, mais elle provoque un certain nombre
de changements de postes. Foccart est congédié au profit d’un ancien
adjoint, René Journiac. « Journiac, magistrat de formation, connaît ses dossiers
mais il n’a pas, loin s’en faut, l’envergure de son ancien patron. C’est exactement ce
que recherche giscard d’estaing : l’héritage mis à sa disposition10. »
Août 1977. Pierre Péan prépare une biographie de Jean-Bedel Bokassa à
paraître en novembre de la même année, au moment où le dictateur cen-
trafricain s’auto-intronise empereur lors d’un sacre grotesque et grandilo-
quent. son livre dresse le portrait d’une sorte d’Idi Amin dada de la sphère
francophone, sanguinaire et mégalomane. Le dessin en couverture est équi-
voque : on peut y voir Bokassa sur un trône baignant dans une mare de
sang, entouré d’autant de décorations militaires que de cadavres. « Bokassa
1er n’hésite pas à frapper, à torturer et tuer lui-même11. » un empereur « para-
noïaque » qu’il décrit en train d’achever au rasoir un concurrent en plein
conseil des ministres. Pierre Péan critique la France du temps colonial, et
notamment l’agitation gaulliste qui règne dans les années 50. Il retrace le
parcours de Barthélémy Boganda, le père de la nation centrafricaine : «
Boganda et ses amis trouvèrent les gaullistes sur leur chemin. les représentants du
r.P.F. soutenaient, en effet, les milieux d’affaires de la Chambre de commerce, si
bien que le sigle r.P.F. et la Croix de lorraine étaient synonymes, pour les Africains,
de colonialisme et d’exploitation12. » Il donne même une version plausible de
l’assassinat de Boganda : « il est communément admis aujourd’hui que l’explosion
de l’avion n’était pas accidentelle. Juste avant le départ de l’avion, un jeune noir
demanda au pilote de prendre un paquet contenant des pièces pour réparer la radio
de nola. Celle-ci, en fait, n’était pas en panne. le messager noir ne fut jamais
retrouvé. Mais on murmure, presque officiellement, que le colis était une bombe pré-
parée par des colons français et belges qui redoutaient l’arrivée de Bokassa au pou-
voir. On dit même que guérillot, l’ancien ministre de Boganda, aurait joué un rôle
important dans la préparation de ce complot. Fait troublant, Madame Boganda
aurait souscrit plusieurs polices d’assurance sur la vie dont elle était bénéficiaire en

BRuNo BoudIGuet, les diAMAnts de gisCArd • LA NuIt RwANdAIse N°3 15


cas décès de son mari13. Cette “précaution” avait été prise quelques jours avant l’ac-
cident fatal. la mort de Boganda devait changer le cours de l’Histoire centrafri-
caine14. »
Arrive enfin Giscard d’estaing et son discours ampoulé du 5 mars 1975,
déclamé à la sortie de l’avion à Bangui : « Bonjour, monsieur le Président à vie,
salut, terre d’Afrique, salut à vous, Africaines et Africains qui êtes les amis de mon cœur
et que je suis venu visiter chaque fois que j’ai pu le faire. (...) Croyez bien, monsieur le
Président à vie, mon cher parent et ami, que la France ressent profondément cette soli-
darité envers la république Centrafricaine qui, sous votre autorité, s’est engagée dans
une action en profondeur de développement économique, culturel et humain... »
Commentaire acerbe de Péan : « l’amitié est aveugle ou la raison d’état
importante15... » Il entre enfin dans le vif du sujet avec le chapitre intitulé « le
secteur des combines : les diamants. » Le secteur diamantaire « n’a jamais rapporté
beaucoup au pays. il a fait, en revanche, la fortune de nombreux aventuriers, de
Bokassa, de quelques uns de ses ministres et la joie de quelques personnalités fran-
çaises16... » Cette phrase résume à elle seule la trame d’une désinformation :
les réseaux sous l’emprise de l’État français, soit la Françafrique, ne sont pas
mis en cause. des « aventuriers » (?) seraient les premiers profiteurs du sys-
tème, ainsi que Bokassa & co. et les « personnalités françaises » ne bénéficie-
raient que de jolies miettes. et le scandale serait, non pas le pillage néocolo-
nial mais l’acceptation honteuse de cadeaux d’un dictateur. seul de Gaulle
ne se serait pas laissé prendre au jeu : « Bokassa fut très étonné quand les colla-
borateurs du général lui dirent que celui-ci n’appréciait pas de tels cadeaux17. » dans
la même veine, Péan fait la liste des « biens mal acquis » du dictateur. Il
évoque aussi le coton, première richesse du pays et les paysans exploités : «
Bokassa n’a rien inventé, il n’a fait que reprendre les pratiques coloniales18. » exit la
mainmise française. Mais Péan ne peut pas nier l’omniprésence politique
française en Centrafrique. Il donne sa version des rapports franco-centrafri-
cains dans le chapitre 8, intitulé « Bokassa, le pouvoir et la France » : « Bokassa
ne se maintient pas seulement par la peur. il a une alliée de taille : la France. Pur
produit “made in French colonial army”, l’empereur a bénéficié de l’appui incon-
ditionnel des autorités de Paris. Ce ne fut pas toujours le cas. les sautes d’humeur de
Bokassa à l’égard de Paris en portent témoignage. le général de gaulle méprisait sou-
verainement “le soudard” ; les diplomates et les services secrets n’avaient pas vu d’un
bon œil son arrivée au pouvoir. Mais de gaulle fit contre mauvaise fortune bon cœur,
et reçut Bokassa le 17 novembre 1966. Jacques Foccart, dit-on, l’aurait convaincu,
après lui avoir appris que Bokassa menaçait de quitter la zone franc et avait déjà fait
imprimer en Allemagne des billets de banque à son effigie. le chantage a marché...
C’est un aventurier français de l’entourage de Bokassa – roger guérillot – qui lui
aurait suggéré cet habile stratagème. Ce départ de la zone monétaire française aurait

16 LA NuIt RwANdAIse N°3 • BRuNo BoudIGuet, les diAMAnts de gisCArd


été catastrophique pour la France, car d’autres ex-colonies auraient pu suivre l’exem-
ple de Bokassa. l’influence française dans la « chasse gardée » africaine était mena-
cée. Bokassa comprit qu’il tenait là un bon filon. il l’exploita à plusieurs reprises pour
faire plier Paris. les services secrets français auraient – au moins jusqu’en 1969 –
tenté d’éliminer Bokassa. (...) “des milieux informés” – comme disent les journa-
listes – nous ont assuré qu’il s’est effectivement passé “quelque chose” au tchad lors
d’une visite de Bokassa dans ce pays voisin en octobre 1968. (...) nous n’en avons
pas obtenu la preuve. Pas plus que des conversations entre Foccart et Bokassa, le pre-
mier voulant convaincre le second de quitter le pouvoir “à l’amiable” (...) Mais,
depuis 1970, le “soudard” turbulent a, semble-t-il, été constamment soutenu par les
gouvernements français successifs19. »
Péan ne peut pas nier non plus que la France est le premier “partenaire”
commercial de la Centrafrique. Ni que la grande majorité de la petite
industrie et du commerce est détenue par des sociétés françaises, et ce
depuis l’ère coloniale. « Mais ces affaires sont très faibles à l’échelle française et
les actionnaires de ces compagnies ne disposent plus comme au début du siècle d’un
puissant lobby à Paris. » Le rattachement de la Centrafrique au Franc CFA
« lui permet de survivre ». « le café, le coton et le bois centrafricain ne sont absolu-
ment pas indispensables à l’économie française. l’interruption des relations entre la
France et la Centrafrique gênerait quelques sociétés et particuliers mais ne poserait
aucun problème au niveau national. les sociétés françaises ne sont déjà plus partie
prenantes, depuis 1969, à l’activité diamantifère centrafricaine puisque Anvers,
londres, new York et tel-Aviv assurent la quasi-totalité des relations commerciales
avec Bangui dans le domaine des pierres précieuses20. » trente ans plus tôt, il
s’agit d’une version à peine plus élaborée que la désinformation de
sarkozy : « la France, économiquement, n’a pas besoin de l’Afrique. »
est aussi écartée l’hypothèse de l’importance stratégique de l’uranium
centrafricain, à l’extraction semble-t-il laborieuse. on apprend que Giscard
donne un poste-clé dans cette industrie à un membre de sa famille, Jacques,
directeur financier du Commissariat à l’énergie atomique depuis 1971.
Reste la dimension stratégique internationale : « Fin 1969, début 1970, les
stratèges de Foccart n’envisageaient plus de solution de rechange. Bokassa tenait
bien les rênes du pouvoir et avait éliminé les éventuels prétendants. (...) les penseurs
gaullistes de la politique africaine voulaient à tout prix maintenir la stabilité en
Centrafrique, considérée comme un pion déterminant de la politique française dans
cette région du monde. le raisonnement était simple, voire simpliste21. » « la
Centrafrique a une position stratégique très importante. » « Bokassa n’était peut-être
pas l’homme d’état idéal, mais il est anticommuniste. »
« l’ensemble de l’analyse gaulliste sur l’Afrique – et notamment sur la
Centrafrique – a été reprise par giscard d’estaing. Ce n’est pas un hasard s’il a pris

BRuNo BoudIGuet, les diAMAnts de gisCArd • LA NuIt RwANdAIse N°3 17


rené Journiac comme conseiller à l’elysée. Journiac était membre du cabinet de
Foccart et a conservé les meilleurs rapports avec son ancien patron. les relations
avec les pays africains restent, comme par le passé, du domaine réservé de l’élysée.
il n’y a pas eu dans ce secteur le souffle du “libéralisme avancé”. Mais les raisons
politiques n’expliquent pas complètement cet immobilisme de l’exécutif français22. »
et Péan d’évoquer les parties de chasses et les relations quasi-familiales
entre les Giscard et Bokassa. « giscard n’a donc pas tenté de tempérer la méga-
lomanie de son “parent” africain malgré les conséquences à terme que peut entraî-
ner une telle attitude pour la France23. »
Péan raconte : « À plusieurs reprises au cours de mon enquête sur place, j’en-
tends parler de la remise par Bokassa de diamants à des personnalités politiques
françaises, et notamment à Valéry giscard d’estaing.24 » N’arrivant pas à vérifier
la rumeur, il rencontre à Paris le gaulliste Maurice espinasse. Péan, inter-
rogé par Bothorel, se souvient : « de retour en France, je vois Picollec [l’éditeur
de Péan, NdR] pour faire le point. il me dit qu’un de mes confrères du Monde
diplomatique est en relation avec un homme qui sait beaucoup de choses. » Cet
ancien conseiller spécial de Bokassa, « allant même jusqu’à occuper le bureau
le plus proche de celui du président », est un pur produit de l’école Foccart.
Néanmoins, il trouvait, selon Péan, trop voyantes les frasques pour le moins
exubérantes du « président à vie » et était partisan d’un serrage de vis. « il
était à Bangui en avril 1973 quand Bokassa a remis la première plaquette de dia-
mants à Vge encore ministre des Finances.25 »
Au sortir de l’élection présidentielle de 1974, espinasse, “l’ambassadeur”
de Foccart, « selon l’expression des Français de Bangui26 », est refoulé à l’aéroport
de Bangui. Il se retrouve placardisé à Paris au Centre international des étu-
diants et stagiaires (CIes). « en septembre 1977, face à Péan, espinasse est inta-
rissable. il confirme les « cadeaux » et assure que giscard en a reçu. Maurice
espinasse a même une preuve de ce qu’il avance. un papier, signé Bokassa. Mais
pour l’heure, il refuse de le confier à l’enquêteur.27 » Péan, dans son livre, ne fonc-
tionnera donc que par allusions : « la faiblesse des politiciens de la Vè
république à l’égard de Bokassa a peut-être une autre raison. Pas déterminante, mais
complémentaire. le chef de l’état centrafricain a le cadeau facile. et comme chacun
sait, il entretient l’amitié [...] A notre connaissance, seul le général de gaulle a refusé
les « plaques » de diamants de Bokassa28. de nombreux français, ministres y compris,
n’ont pas eu ce scrupule. l’un d’eux acceptait même à chacun de ses voyages à
Bangui, une ou plusieurs plaques d’une valeur certaine. disons qu’un piètre expert
pourrait vendre toutes les pierres reçues par ce personnage quelques millions de francs
(nouveaux)... sans compter, dans le lot, les diamants reçus par les membres de sa
famille29. » Les lecteurs attentifs du livre de Péan auront reconnu Giscard...

18 LA NuIt RwANdAIse N°3 • BRuNo BoudIGuet, les diAMAnts de gisCArd


Le journaliste sent bien que cette histoire a une odeur de soufre : « J’en ai
parlé à Claude Angeli, qui était comme un fou avec cette histoire et pendant des mois
m’a tanné pour que je “travaille” espinasse et qu’il nous confie ce document.30 »
sans succès, jusqu’à ce que Bokassa soit brutalement évincé par l’Élysée
au profit de son prédécesseur, david dacko. un revirement surprenant :
VGe a toujours soutenu son « garde-chasse », jusqu’à la limite du vraisem-
blable. Même le sacre napoléonien d’un ubu bouffon. L’écrivain Francis
Zamponi écrit : « Passant outre l’avis d’autres vieux barons gaullistes pour qui ce
sacre n’est qu’une mascarade, le président giscard a donné son feu vert aux cérémo-
nies, les a fait financer par la France, a envoyé la musique de la flotte pour en assu-
rer l’ambiance sonore et a personnellement offert à l’impétrant un sabre napoléonien
ainsi qu’une horloge ancienne31. » Les médias suivent de près le couronnement.
on peut lire dans le très servile Parisien libéré du 24 décembre 1976 : « À
l’heure où d’aucuns croient plaire aux foules en sacrifiant démagogiquement les tra-
ditions et le passé de la France, c’est à ses traditions, c’est à son passé que l’Afrique
se réfère. Ceux qui ont poussé le continent noir dans une décolonisation hâtive, pour
mieux le couper, notamment, de la France, constatent qu’il recherche aujourd’hui,
dans le passé de la France, les formes et les moyens d’une stabilité nouvelle. (...)
Contrairement aux opinions professées par les tenants du « dépoussiérage d’éti-
quette », les peuples ont besoin de signes de la grandeur et de la puissance. les jeunes
nations plus encore, peut-être, que les autres... (...) il était naturel que cet ancien
sous-officier, puis officier français, se tourne vers les grands moments de l’Histoire de
France pour créer cette grandeur et cette puissance en Afrique. n’est-il pas touchant,
cependant, qu’il choisisse de porter la couronne de napoléon, inspirée elle-même de
celle de Charlemagne, pour implanter son pouvoir au cœur de l’Afrique ? »
où se situerait donc le tournant entre les relations des deux chefs d’État ?
s’agirait-il d’« une querelle “familiale”, sinon intime32 », comme le suggèrent
Bokassa dans le livre de Patrick Rougelet33, ainsi que stephen smith et
Géraldine Faes dans Bokassa 1er ? en octobre 1978 a lieu une étrange alter-
cation. Interrogés par smith et Faes, Jean-Bedel Bokassa et un certain Jean-
Pierre dupont en donnent une version quasi identique : « François giscard
d’estaing aurait expliqué à l’empereur que deux personnes, associées dans un com-
merce de diamants centrafricains à un troisième homme dont Bokassa a refusé de
donner le nom, mais dont Jean-Pierre dupont affirme qu’il s’agit de Valéry giscard
d’estaing en personne, se sont fait gruger par un diamantaire libanais, Ali Hijazi,
installé en Centrafrique depuis 1972 et si proche de Bokassa que celui-ci le présen-
tait parfois comme son “fils adoptif”. (...) » François Giscard d’estaing demande
à Bokassa de régler ce différend en effectuant le remboursement des
sommes perdues. Le ton monte. Les tractations échouent. et si la France,

BRuNo BoudIGuet, les diAMAnts de gisCArd • LA NuIt RwANdAIse N°3 19


qui assure 80% du budget de l’État centrafricain, décidait de couper les
vivres ?
Bangui, janvier 1979. Le port de l’uniforme, rendu obligatoire pour les
écoliers, va mettre le feu aux poudres. Peu de familles ont les moyens d’ache-
ter l’uniforme. une révolte s’ensuit. La répression fait près de cent morts.
Henri Maïdou, récent Premier ministre et par qui le scandale est arrivé, est
en visite officielle en France. « Plus tard, on comprendra qu’il entame en fait, dans
le plus grand secret, des tractations pour organiser la chute de Bokassa. Attise-t-il, en
collaboration avec les services secrets français, le feu qui couve à Bangui ? dans ses
Mémoires de monsieur X, publiés en 1999, un ancien agent du sdeCe l’affirme,
sans toutefois donner des détails probants34. » Pendant ce temps sylvestre Bangui,
ambassadeur de la Centrafrique à Paris, dénonce les atteintes aux droits de
l’homme du régime. « Jusqu’en septembre 1979, les gesticulations de sylvestre
Bangui à Paris masqueront le coup qui se prépare35. » devant un parterre de jour-
nalistes, il avait annoncé sa démission avec fracas le 22 mai. Le soir même,
il est l’invité du journal de vingt heures de tF1. Il devient l’un des opposants
les plus actifs, et se voit en pole position pour succéder à Jean-Bedel Bokassa.
Malheureusement pour lui, david dacko est choisi par Paris, ce qui met l’ex-
ambassadeur dans une colère froide. Patrick Rougelet, officiellement chargé
de sa sécurité, travaille en réalité pour les Renseignements généraux.
sylvestre Bangui se met à table : « il passe plusieurs heures à se défouler. Pour la
première fois, j’entends parler des célèbres diamants du président36. » Le jeune fonc-
tionnaire des RG rédige aussitôt une note blanche.
selon le Canard enchaîné du 28 mars 1979, les stratèges militaires étu-
dient la possibilité d’une intervention en Centrafrique, « à moins que
Bokassa ne laisse la place à Henri Maïdou ». des échos de la terrible répression
sur les jeunes commencent à filtrer dans la presse française. Affolé, l’exécu-
tif giscardien s’emmêle les pinceaux en multipliant les déclarations
confuses. La presse expose l’empereur à la vindicte populaire. Le dictateur
aurait crevé les yeux des écoliers avec sa propre canne... Lors du sommet
franco-africain de Kigali, en mai 1979, Giscard fait tout pour ne pas croiser
Bokassa, et déclare, à propos de la commission de juristes africains chargés
de mener l’enquête sur les massacres d’écoliers, que « la France tirera toutes
les conclusions que ce rapport appellera. » en juin, la commission des juristes
africains se rend sur place. « des “fuites” dans la presse française, dans Le
Figaro, France soir et Paris Match, vont (...) accréditer l’idée que la mission
écarte la responsabilité directe de l’empereur dans la tuerie des enfants37. » Le 16
août, c’est le coup de théâtre : le rapport de 132 pages confirme de manière
« quasi-certaine » la participation du dictateur aux massacres. selon smith et

20 LA NuIt RwANdAIse N°3 • BRuNo BoudIGuet, les diAMAnts de gisCArd


Faes, le rapport est d’une « indéfendable légèreté, sans rigueur dans le travail d’in-
vestigation et sans méthode dans l’évaluation des témoignages recueillis38 » en juin
1979, les cinq juristes africains de la mission de constatation des événe-
ments de Bangui mettent hors de cause Bokassa. « Après un court séjour à
Paris, ils diront, le 16 août 1979, exactement le contraire39... » Les répressions
sanglantes dans le pré carré africain de l’Élysée sont monnaie courante, et
la légitimité d’un régime est alors rarement mise en cause.
Le 15 juin, lors d’une dernière tractation qui a lieu à Libreville, René
Journiac et omar Bongo tentent de convaincre un Bokassa, ivre mort et
vert de rage, de quitter le pouvoir : « si chez moi, il y a un coup ou le moindre
problème, je dirai tout. lui [VGe], il perdra la prochaine élection. il verra du
Bokassa partout, il ne pourra plus fermer l’œil. Je vous le dis aujourd’hui et j’en suis
certain, à cause de moi il perdra la prochaine élection40. » C’est la stupéfaction.
Le 17 août 79, c’est la cessation de toute aide française à l’État centrafricain
dans les domaines régaliens. « Au cours du mois d’août 1979, le conseiller de
l’élysée pour les affaires africaines, rené Journiac, se rend en Centrafrique pour s’en-
tretenir avec Jean-Bedel Bokassa. (...) le conseiller de l’élysée est venu suggérer au
dirigeant centrafricain de quitter le pouvoir dans des conditions honorables. Après le
refus de celui-ci, Paris décide d’ajourner l’aide économique de la France au
Centrafrique. (...) au début du mois de septembre la décision de remplacer l’empe-
reur Bokassa par david dacko est prise à l’élysée. la mission est confiée à l’état-
major des armées, en liaison avec le sdeCe pour la partie “politique”.41 » un haut-
responsable militaire donne une explication de l’éviction de Bokassa : « en
1979, profitant de la fragilité de la situation à Bangui et de l’appel de Bokassa aux
lybiens et aux Cubains, les soviétiques veulent lancer une opération contre la
Centrafrique pour reprendre leur action contre le Zaïre. C’est dans ce contexte par-
ticulier et pour contrer l’arrivée des forces libyennes et cubaines, prévue dans les
heures qui suivaient, qu’a été décidée et déclenchée l’opération Caban. À aucun
moment, il n’a été question de diamants et d’archives42. » une version officielle.
Il est toutefois évident que Bokassa, lâché par Paris et acculé par le manque
de liquidités, eut à chercher de nouveaux alliés sur la scène internationale,
mais ce n’est qu’une conséquence et non une cause de sa disgrâce. « Jean-
Bedel Bokassa n’est pas pour le continent africain un exemple recommandable, ce
serait plutôt un contre-modèle. Mais le président giscard a opportunément chargé la
barque des crimes de son collègue lorsqu’il a décidé, en 1979, de le débarquer43. »
L’opératioN Barracuda
Le coup d’État ne doit surtout pas paraître, aux yeux de l’opinion,
comme une ingérence de l’Élysée, mais plutôt comme une opération d’as-
sistance à un rétablissement de l’État de droit, faite à la demande des

BRuNo BoudIGuet, les diAMAnts de gisCArd • LA NuIt RwANdAIse N°3 21


Centrafricains eux-mêmes. Le premier ministre et son vice-premier minis-
tre sont priés de lancer préalablement un « Appel à la France ». Bokassa est
en voyage en Libye. Le moment est opportun pour réaliser ce coup d’État
composé de deux opérations : en premier lieu, l’opération Caban, la plus
secrète, qui installe dacko, dirigée par le très giscardien colonel de
Gaigneron de Marolles, chef du service action. Puis l’opération Barracuda,
montée par le sdeCe et exécutée par les soldats réguliers du 3è et 8è
RPIMA. Ces derniers n’arrivent qu’après le discours de dacko. Le colonel
degenne dirige l’opération Barracuda. Il dépend directement de Jeannou
Lacaze, responsable de la 11è division parachutiste.
Mais à un moment se « déclenche un grave conflit entre le sdeCe et son régi-
ment d’attache, le 1er rPiMA (...). un membre du service Action du sdeCe
raconte : “le 1er rPiMA a rompu avec le sdeCe après son échec en république
centre-africaine. il a raté sa mission. il devait porter david dacko au pouvoir sans
que les Français soient identifiés comme les auteurs du putsch contre Bokassa. Au
lieu de cela, on a vu des paras parader comme le 14 juillet... il existait un système
de “doubles commandes” au sein du 1er rPiMA. le colonel du régiment n’avait de
comptes à rendre qu’à ses supérieurs de la 11ème division parachutiste. Mais, paral-
lèlement, le chef du groupement dépendait du service Action du sdeCe que com-
mandait le colonel grillot – et ces derniers devaient être complètement clandestins.
Au lieu de cela, les “clandestins” se sont montrés au grand jour ! (...)44” »
« Barracuda devait déchiqueter de ses dents voraces une fin de septennat45. »
Giscard est trahi. « le sdeCe (...) ne lui est pas acquis46. » Le 1er RPIMA,
censé passer inaperçu, défile en arborant ses insignes. Le système du double
commandement au sein du 1er RPIMA a court-circuité l’opération. Ce
conflit sera la cause en 1982 de la séparation du sdeCe et du 1er RPIMA.
VGe soupçonne de Marenches, patron des services secrets à l’époque. Le
fidèle colonel de Marolles a pourtant fait de la structure opérationnelle des
renseignements français « une cellule autonome, avec laquelle de Marenches est
obligé de composer47. » Évidemment, pour Alexandre de Marenches, tout s’est
bien passé : « les parachutistes ont maintenu l’ordre et david dacko a pris le pou-
voir. C’était une opération comme on devrait l’enseigner dans les écoles de guerre spé-
ciale.48 » VGe enrage : « de Marenches était un incapable, un homme vaniteux49 ».
Pendant ce temps, sur le front médiatique, « pour prévenir une éventuelle
réaction de Bokassa, en visite chez Kadhafi, le sdeCe a même fait annoncer l’opé-
ration par l’Agence transcontinentale de presse (AtP). dans les six heures qui sui-
vent l’arrivée de dacko à Bangui, l’AtP est la première à réaliser une interview
exclusive du nouveau chef de l’état.50 » A 23H27, soit trois minutes avant l’in-
terruption des programmes à RFI, flash spécial : « On apprend de source bien
informée à Paris que des événements importants se déroulent en ce moment en

22 LA NuIt RwANdAIse N°3 • BRuNo BoudIGuet, les diAMAnts de gisCArd


Centrafrique. » selon smith et Faes, « la source bien informée » n’est autre que
René Journiac, qui a personnellement appelé le directeur de la radio. soit
une demi-heure avant que david dacko ne proclame le coup d’état. une
petite agence de presse nommée AtP, réquisitionnée par le sdeCe pour
l’occasion, répercute le discours de dacko une minute plus tard. Reuters
tombe dans le panneau. L’AFP tente de vérifier en appelant Bangui, et
s’aperçoit que rien ne s’y passe : « Pour une fois, nous étions informés d’un
putsch avant qu’il n’ait eu lieu. » un des stratèges de l’opération explique :
« nous avons organisé cette désinformation afin que le coup soit annoncé suffisam-
ment tôt pour dissuader Bokassa de rentrer, et pour éviter que les médias ne cher-
chent à comprendre par eux-mêmes ce qui s’était passé cette nuit-là51. » Mais c’est
peine perdue. « et à lire la presse de l’époque, on se rend compte que plus personne
n’est dupe quant au rôle primordial de l’exécutif français. les journalistes ne sont
pas plus crédules sur la façon dont on a voulu les duper, aidés en cela par les confi-
dences de certains militaires et de diplomates en poste à Bangui. Alors, ils en rajou-
tent ! le moindre doute pour le lecteur n’est plus permis, malgré le travail d’accom-
pagnement du conseiller en communication du ministère de la Coopération, Alain
Charon, auprès d’un dacko de plus en plus terrorisé par la confusion ambiante et
malmené par les questions acerbes des journalistes52. »

BereNgo, casse du siècLe ?


Les services secrets fouillent ensuite le palais présidentiel de Berengo à la
recherche de documents. « en pointe de [l’opération] Barracuda, les hommes
du service Action récupèrent un stock d’archives compromettantes.53 » « Personne
n’ignore aujourd’hui qu’elles contenaient d’importantes informations sur les bijoux
distribués par Bokassa54. » diamants bruts ou taillés, pointes d’ivoire,
sacoches de CFA et fonds en dollars, le butin avoisine les 350 millions de
francs d’époque. « le véritable trésor du pays55 ! » C’est une véritable mise à
sac du palais impérial de Bérengo : « ses archives sont à l’abri en France, dans
les coffres-forts de la Piscine, boulevard Mortier... un document, un seul, a échappé
à la rafle. C’est celui que détient toujours, à Paris, Maurice espinasse.56 »
une autre version diverge radicalement. Bothorel, qui défend Giscard, explique
au contraire que « ce prétendu déménagement des “archives” a été pour la première
fois évoqué par un journaliste suisse, lequel avait toutes les raisons d’y croire
puisqu’il tenait l’information d’un jeune haut fonctionnaire du sdeCe, qui s’ap-
pelait... Michel roussin, alors protégé de Jacques Chirac et un membre actif du
“club africain”. » des archives qui ne seraient qu’en fait « une centaine de
postes de radio portatifs d’origine chinoise, transportés à la demande du général cen-
trafricain Otto, pour en doter ses unités. » selon smith et Faes, proches des ser-

BRuNo BoudIGuet, les diAMAnts de gisCArd • LA NuIt RwANdAIse N°3 23


vices et défenseurs de l’armée française, la mise à sac du palais de Berengo
n’a jamais eu lieu. Il convient toutefois de signaler que leur source, un haut-
gradé de l’armée, est anonyme.
en réalité, le trafic de diamants, ressource essentielle du pays, a de toute évi-
dence profité à tous les acteurs français du système Françafrique, actionnaires de
cette « monoculture », à commencer par les personnalités politiques et les fonction-
naires, sans oublier les militaires, qui ont géré pendant près de quatre décennies
deux bases importantes du dispositif de l’armée française en Afrique : Bouar et
Bangui. « l’une des régions à fort rendement minier, Berberati, est classée “zone d’activité
militaire”, et exclusivement occupée par l’armée française57. » on sait que la dGse
contrôle le pays dans les années 80. et pourquoi pas son ancêtre, le sdeCe, dans
les années 70 ? À fonctionnement occulte, financement occulte. une des facettes
de toute cette affaire pourrait bien être la manne des diamants, que se seraient dis-
putés giscardiens et foccartiens.

caNNiBaLisme médiatique
Quelques jours après un putsch qui apparaît, grâce aux manœuvres gaullistes,
comme étant l’œuvre de Giscard, c’est la contre-attaque, l’écran de fumée média-
tique : Bokassa est accusé de consommer de la viande d’enfants, entreposée dans
des réfrigérateurs. un envoyé spécial de l’AFP titre le 25 septembre : « Bokassa est-
il anthropophage ? ». Ce fait divers sordide éclipse pour un temps la polémique sur
le rôle de l’armée française dans le coup d’etat. La presse en fait aussitôt ses choux
gras. « et personne, ou presque, n’ose dénoncer cette basse œuvre de dénigrement.
sur place comme conseiller d’une équipe de FR3, Pierre Péan crie au scandale,
mais sa voix reste isolée58. »
Le grand reporter et membre fondateur du Front national Roger Holeindre
tente quant à lui de comprimer l’hémorragie : il intervient, sans succès, pour modi-
fier un article retentissant de Paris-Match. Ces informations, qui se révéleront
fausses, font le tour du monde. Le 26 septembre, le gouvernement tente de sauver
la version officielle. « Cette rumeur arrange les affaires de l’élysée. Pendant que les
journalistes traquent l’odeur de cadavres, ils n’évoquent pas l’ingérence de la France
dans l’une de ses anciennes colonies. Mieux ! évincer Bokassa du pouvoir, dans un
tel contexte, devient un acte de civilisation… une autre rumeur comme celle-là, et
on finira par tresser des lauriers à giscard d’estaing ! On en vient à se demander si
cette rumeur ne provient pas des sbires de l’élysée59. » « si l’on s’en tient au fait, on
constate qu’il s’agit d’un envoyé spécial de l’AFP qui la première fois la diffuse60. »
où péaN peut eNfiN aBattre ses cartes
« trois journalistes, sur place à Bangui, ont quand même mis la main sur

24 LA NuIt RwANdAIse N°3 • BRuNo BoudIGuet, les diAMAnts de gisCArd


quelques papiers retrouvés dans une allée du palais impérial, se souvient Péan. le 8
octobre 1979, ils les communiquent à Angeli61. » Il s’agit de Pierre Georges,
Christian Casteran et Christian Hoche62. « ils pensaient ne pas pouvoir publier
ces documents dans leurs journaux. tant mieux pour nous », raconte Claude
Angeli du Canard enchaîné. « Quand Angeli a vu les papiers, il nous a dit : “Mais
ça vaut de l’or !” » se souvient Christian Hoche. « le rédacteur en chef du
Canard enchaîné a entre les mains des documents “oubliés” par les services secrets
français, et qui, en fait, ne présentent pas beaucoup d’intérêt. Mais il voit là le
moyen de “décrocher” le seul document qui vaille, celui que, à Paris, espinasse refuse
de lâcher. Angeli appelle Péan et le convainc de tenter l’opération. il s’agit d’expli-
quer au fonctionnaire réticent que son document aurait pu être “découvert” parmi
ceux retrouvés à Berengo. un pieux mensonge, destiné à cacher la source, tout en cré-
dibilisant l’histoire. J’organise le lundi un déjeuner à trois au restaurant la vézère »,
raconte Péan. en deux heures, les deux journalistes parviennent à leurs
fins. Le document d’espinasse est entre leurs mains. Quatre lignes :
« Veuillez remettre à Mme dimitri, secrétaire à la présidence de la république, une
plaquette de trente (30) carats environ destinés à M. giscard d’estaing, ministre des
Finances de la république française.63 » Ce document date de 1973 et est signé
de la main de Bokassa.
« Quand Giscard empochait les diamants de Bokassa » trône tout en
haut de la une du Canard du 10 octobre 1979, avec pour surtitre souligné :
« un document qui a échappé aux barbouzes françaises. » L’article signé
Claude Angeli est titré « Pourquoi Giscard a organisé le casse des archives
de Bokassa ». « Valeur estimée des diamants : « 100 millions de centimes »,
soit un million de francs. C’est Péan, en appelant un diamantaire d’Anvers,
qui a obtenu cette estimation “à la louche”. tout cela est révoltant, médio-
cre, et garanti d’époque. C’est giscardien., conclut Angeli (...)64. Journal de
référence, le Monde répercute ces révélations le lendemain : « dès lors, des
médias qui auraient passé sous silence les informations du Canard ne crurent pas
possible de taire celles du quotidien de la rue des italiens65. » Le scandale est
lancé : libération, l’Humanité, le matin , europe 1, RtL en parlent abon-
damment. un communiqué maladroit de l’elysée, relayé par la télévision,
entraîne la réaction de tous les autres journaux. La nouvelle se répand à
l’étranger. « les informations du Canard enchaîné firent le tour de la planète. le
jeudi, elles figuraient à la « une » du grand quotidien japonais Asahi shimbun et
à celle du washington Post (...) le New York times en avait parlé dès le mer-
credi, ainsi que la chaîne CBs. les hebdomadaires américains times et Newsweek
y consacrèrent d’importants articles dans la semaine. tous les grands journaux euro-
péens firent de même. la comparaison avec le Watergate fut très souvent faite66. »

BRuNo BoudIGuet, les diAMAnts de gisCArd • LA NuIt RwANdAIse N°3 25


le soir de Bruxelles et die Welt en font également leur une. Jacques Fauvet,
directeur du Monde, a droit à un coup de fil orageux de Giscard. Fauvet lui
écrit quelques jours après : « si un chef d’état perd son sang-froid comme vous
l’avez fait, c’est l’état lui-même qui est menacé67. »
Les RG tentent alors une première manipulation. À présent ministre des
Affaires étrangères de République centre-africaine, sylvestre Bangui, malgré
la déception qui l’anime, accepte de jouer le jeu et donne une interview au
ton catégorique à Radio-France : « J’ai regardé de très près le document publié
par le Canard enchaîné, je le répète ici, c’est un faux. il est certainement anti-
daté. » Les équipes de Giscard soufflent un peu : « nous étions contents de
notre coup. (...) l’information a été reprise par les journaux, puis elle a été balayée
par d’autres68. » N’étant pas en possession d’autres documents, le Canard fait
mousser l’affaire pendant un mois. Mais le 5 décembre, c’est le feu d’artifice. « un
nouveau document signé Bokassa », « encore plus de diamants pour giscard », « C’est
l’elysée ou les galeries laplaquette ? » etc. Moultes détails. Le 5 décembre, le Canard
révèle qu’Anne-Aymone Giscard d’estaing, quelques jours avant l’interven-
tion télévisée de son mari le 27 novembre, avait fait un don conséquent aux
prêtres des Missions africaines : « C’est ce qu’on appelle protéger soigneusement
ses arrières » dira l’hebdomadaire satirique. effet garanti. Quoiqu’en cet
hiver 1979-1980, le taux de confiance et de popularité oscille pour Giscard
entre 56 et 60%, un excellent score. Pour déstabiliser Giscard, il faudra plus
d’une salve. Mais le Canard est prêt à entamer une course de fond. « Qu’il
y ait eu, de la part des journalistes du Canard enchaîné, une volonté de nuire poli-
tiquement à Valéry giscard d’estaing ne fait pas de doute ; ils ne s’en cachaient
d’ailleurs pas, pas plus qu’ils ne cachaient le mépris que leur inspirait le chef de
l’état. Qu’ils aient organisé leur campagne de presse dans le but de leur donner un
maximum d’impact dans l’opinion relève également de l’évidence. Cependant, l’exa-
men du calendrier de la campagne de presse révèle tout autant le souci de ne pas
laisser à Valéry giscard d’estaing la possibilité de reprendre pied : distiller les docu-
ments ; en garder toujours en réserve pour pouvoir briser les contre-attaques de l’ad-
versaire, relancer l’intérêt du public ou alimenter un procès ; désamorcer à l’avance
les interventions publiques du chef de l’état, les contredire immédiatement après
qu’elles ont eu lieu ; au besoin bluffer, laisser planer le doute sur ce que le journal
sait ou peut produire comme preuve, tout cela constituait une stratégie médiatique
ou, plus simplement, une bonne gestion du scandale69. »
en septembre 1980, le Canard publie une interview de Bokassa, qui joue
le jeu à fond : « J’ai encore d’autres preuves plus fortes. (...) vous ne pouvez pas
imaginer ce que j’ai remis à cette famille-là [les Giscard]70 » Bokassa évoque d’au-
tres personnalités politiques ayant bénéficié de ses largesses, mais sans citer

26 LA NuIt RwANdAIse N°3 • BRuNo BoudIGuet, les diAMAnts de gisCArd


de noms : « Ce n’est pas tout le monde qui m’a fait du mal. »
Patrick Rougelet, futur auteur de « rg, la machine à scandales », avait fait
une note en juillet 1979 sur l’existence de cadeaux en diamants de Bokassa
à Giscard. une chose semble claire, c’est que Giscard était au courant dès
la première note de Rougelet, dont l’informateur est le général sylvestre
Bangui. sylvestre Bangui explique : « Bokassa détourne toutes les aides de la
France et les ressources de la taillerie de diamants nationale. il en offre à ses visi-
teurs de marque, il en a toujours offert à giscard (...). Olivier, François et Henri
giscard d’estaing en ont bénéficié aussi. Puis il y a toutes les affaires dans lesquelles
ils sont – l’aluminium, l’uranium, l’ivoire71 ». L’officier des RG a retranscrit le
témoignage sur une « note blanche », « qui a atterri sur le bureau élyséen72 » de
VGe. Le président s’est certainement fait une idée du potentiel dévastateur
de ces informations qui lui remontent deux mois avant l’opération
Barracuda, et trois mois avant que le scandale des diamants n’éclate. Au
moment de l’opération Barracuda est tiré un autre coup de semonce :
Albert de schonen, ancien ambassadeur de France en RCA déclare dans le
Monde du 20 septembre 1979 : « Combien ai-je vu de personnalités officielles
quitter Bangui avec quelques pépites d’or et quelques diamants offerts par
Bokassa ! » Les RG et la dst resteront fidèles au président. « si les rg
l’avaient voulu, avec tout ce que l’on a appris sur le président, giscard aurait dû
démissionner dès 1980. nous en savions beaucoup plus que ce qui paraissait dans
les journaux. Ce travail a ainsi permis à l’élysée d’anticiper les attaques de la presse.
grâce à nous et aux manipulations que nous avons lancées, giscard a tenu
jusqu’au verdict du suffrage universel73. » Mais revenons à la première note
blanche de Rougelet : « raymond Cham, à la tête des rg, avait déchiré la note
et conseillé à son commissaire de partir en vacances. A l’époque, pas question pour
les renseignements généraux de jouer contre le camp du pouvoir en place. rougelet
n’avait d’ailleurs aucune preuve, seulement le témoignage de [sylvestre] Bangui.
Quand éclatera l’affaire, Cham demandera à rougelet de reconstituer sa note. Mais
les fuites, à l’époque, ne viendront pas des rg. “Ce n’était ni l’ambiance, ni les
mœurs de l’époque”, affirme rougelet aujourd’hui. Mais alors d’où vient la
deuxième vague de documents publiés par le Canard en décembre ? Pierre Péan
assure que Maurice espinasse n’en avait gardé par-devers lui qu’un seul. Celui qu’il
lui avait remis. et les autres ? la dst, à l’époque, cherche, elle aussi. le service de
contre-espionnage file Péan, qui, à moto, est difficile à suivre...74 »
Le 9 mai 1980, le directeur de la dst Marcel Chalet envoie une note au
procureur général Henri dotenwille, chargé des affaires de la Cour de
sûreté de l’État. Cette note accuse Roger delpey de fomenter « une opération
visant à déstabiliser l’état et à compromettre la politique extérieure de la France75 »
et d’entretenir « avec les agents d’une puissance étrangère des intelligences de

BRuNo BoudIGuet, les diAMAnts de gisCArd • LA NuIt RwANdAIse N°3 27


nature à nuire à la situation militaire ou diplomatique de la France ou à ses inté-
rêts économiques essentiels76 ». delpey a en 1958 participé activement avec
Jacques Foccart à l’organisation de l’opération résurrection permettant le
retour du général de Gaulle au pouvoir77. Roger delpey est invité personnel
de Bokassa en juillet 1979. Le 10 mai 1980, la dst interpelle Roger delpey,
sortant de l’ambassade de Libye à Paris. Ce vieux grognard du gaullisme78
est un ancien de la guerre d’Indochine, tout comme Bokassa. Proche de
Foccart. selon les auteurs du Vrai Canard, à la fin de ses jours, delpey,
ruiné, « a été hébergé par Jacques Foccart dans sa résidence secondaire. » Roger
delpey est défendu par les avocats du Canard enchaîné, Roland dumas
– qui dira de delpey qu’il était « soutenu par le sAC79 » – et Christian
Charrière-Bournazel. À propos des accusations contre delpey, dumas
déclare qu’il est « davantage question de la personne privée du chef de l’état que
de son action diplomatique. » Lors de la perquisition de son domicile, les
agents mettent la main sur des documents centrafricains. C’est ce qu’ils
cherchaient. une partie des documents saisis mettent à jour « l’opération
revanche », celle de Bokassa contre Giscard. Les scellés « 22, 35 et 36 »
concernent les remises de diamants à Giscard80. Lors de l’interrogatoire
delpey assure que les originaux lui ont été donnés par Bokassa, et qu’il les
a ensuite photocopiés. Il est emprisonné six mois.
Péan, « à l’origine de l’affaire81 », savait « qu’Angeli était en contact avec
delpey ». Claude Angeli se souvient : « C’est Pierre Péan qui l’a fait rencontrer
celui qui va être notre informateur principal sur cette affaire, Maurice espinasse82. »
« roger delpey n’est intervenu qu’ensuite83. » « l’élysée avait donc raison de soupçon-
ner roger delpey d’être la taupe de la deuxième affaire. Mais d’où venaient ces nou-
veaux documents tombés du ciel ? Péan mettra vingt ans à le découvrir. Jusqu’au prin-
temps 2008 où, de fil en aiguille, il va tomber sur un homme de l’ombre et un survi-
vant de toute l’histoire; André le M. n’a jamais été cité jusqu’à ce jour dans cette
affaire84. » Vendeur de moteurs de bateaux, il monte des entreprises en
Centrafrique et rencontre delpey puis Bokassa. Il les suivra jusqu’à Abidjan,
après la chute du dictateur. Le M. assure à Pierre Péan qu’à ce moment, l’ex-
empereur n’avait plus aucun document en sa possession. sauf des papiers à
en-tête. « il était évidemment furieux contre giscard, et voulait se venger... C’est là
qu’a été décidé de refaire des documents, signés de lui, qui seraient livrés au Canard
», raconte Péan. une manière de dédouaner les réseaux gaullistes, qui
posaient pendant la campagne de 1981 des autocollants en forme de dia-
mants à la place des yeux de Giscard sur les affiches électorales. un comble
pour le président qui prétendait regarder la France “au fond des yeux”...
dans leur conclusion, Karl Laske et Laurent Valdiguié, se focalisent sur

28 LA NuIt RwANdAIse N°3 • BRuNo BoudIGuet, les diAMAnts de gisCArd


le problème de la véracité des documents en posant cette question à Péan :
« le Canard (...) savait-il que les liasses qui lui sont parvenues étaient de fabrication
douteuse ? Pierre Péan sourit à la question. “Joker”, dit-il. une façon comme une
autre de répondre. » de toute façon il ne se sent pas concerné puisque son
document à lui, le premier, n’entre pas dans la suspicion pour Laske et
Valdiguié. Quelques années plus tôt, Péan dit sur espinasse : « Quelques
jours plus tard, il m’a remis une chemise verte sur laquelle on voyait l’empreinte de
la signature de Bokassa, comme si la chemise lui avait servi de sous-main. C’était
pour moi un gage d’authenticité. Après quoi je n’ai en rien été mêlé au déroulement
de l’affaire elle-même85. » La fille de Maurice espinasse, interviewée par
Bothorel, livre des informations intéressantes : « Mon père est rentré très aigri
d’Afrique et il voulait, sans nul doute, régler ses comptes. C’était de surcroît un vrai
socialiste. nourrissait-il de la rancune envers giscard ? Je n’en sais rien. Mais je crois
qu’il était parfaitement conscient de ce qu’il faisait en donnant ce document86. »
Faux document ? « Certainement pas. s’il l’avait su, jamais il ne l’aurait donné
à des journalistes. Mon père avait un côté redresseur de torts, un côté imprécateur.
J’ignore quand et comment il a eu ce document entre les mains. depuis son retour
en Centrafrique, il n’a jamais cessé de s’intéresser à l’évolution de ce pays et c’est
d’ailleurs pourquoi il a toujours été en relation avec les spécialistes de ce continent,
surtout Jacques Foccart, bien qu’il n’était pas politiquement de son bord et qu’il s’en
méfiait87. » Le nom de Maurice espinasse ne sera révélé que par Pierre Péan
au lendemain de la publication des Mémoires de Giscard. Maurice
espinasse, homme idoine : socialiste et homme de Foccart en Centrafrique,
source de l’enquête de Péan... Les bénéficiaires politiques de l’affaire des
diamants auraient-ils mis Péan sur la voie du fameux document ?
Quoi qu’il en soit, chaque camp y va de ses arguments. L’ex-RG “repenti”
Patrick Rougelet est formel : « d’après nos estimations, faites dans le bureau de
Cham, giscard aurait touché au total pour plusieurs millions de francs de dia-
mants. » Bokassa, toujours dans son registre drôle et piquant, est plutôt
convainquant : « Comment pouvez-vous penser une seconde que j’offre à un ami,
un parent et, de surcroît, au président de la république française de la verroterie88 ? »
Mais, bien des années après, Jean Bothorel, le biographe quasi autorisé de
Giscard, donne aussi de quoi semer le doute. Fred Copperman, consul
anglais en Centrafrique de 1974 à 1985, était également directeur du
Comptoir national du diamant (CNd), « le seul producteur de diamants taillés
et polis de Centrafrique et, de ce fait, l’unique fournisseur de Bokassa89 ».
Copperman donne un tout autre éclairage, dix ans après l’affaire : « la
rumeur concernant l’immense valeur du cadeau de Bokassa était basée sur la pré-
somption, délibérément fausse, par Le Canard enchaîné, que ces diamants étaient
de la meilleure qualité, et pesaient chacun un carat. ni l’un, ni l’autre ne sont

BRuNo BoudIGuet, les diAMAnts de gisCArd • LA NuIt RwANdAIse N°3 29


exacts, et certains des chiffres mentionnés (1 million de nouveaux francs) étaient
supérieurs à la valeur totale du stock de diamants polis détenus par la Cnd ! la
valeur des diamants de M. giscard d’estaing était de 10 000 $ tout au plus90. »
Parenthèse : en 1968, la production de diamants bruts atteignait par exem-
ple « 610 000 carats, (...) d’une valeur de 4,4 milliards de CFA91 », chiffres don-
nés par Péan en 1977... Mais ils sont exportés à l’état brut. Au passage,
Bothorel égratigne Mitterrand : « le cheval gengi, de race akhal-tekké, offert en
mai 1993 à François Mitterrand par le président turkmène – un cheval qui avait
bizarrement disparu au printemps 1994 – était estimé à sept millions de francs
lourds92. » Puis il expose son raisonnement en trois points : « 1. Bokassa s’était
déclaré le 2 mars 1972 “président à vie” de la république centrafricaine et mention-
nait toujours ce titre sur tous les papiers qu’il signait. Or, ce titre ne figure pas sur
le document. 2. il y avait une procédure officielle de remise des cadeaux dans
laquelle Bokassa ne s’impliquait pas directement. robert Picquet, ancien ambassa-
deur de France en Centrafrique, est formel : “selon la routine du service du pro-
tocole local, ce genre d’instruction ne comportait jamais la signature du
président, fût-ce pour un cadeau destiné à un chef d’État, a fortiori s’il
s’agissait d’un membre du gouvernement.” 3. (...) dans une note qu’il avait
rédigée à l’intention de Bokassa, delpey proposait d’utiliser la technique dite de
“désinformation” que pratiquaient certains services spéciaux de l’est. “il s’agit, écri-
vait-il, de la manipulation de la vérité et du mensonge, de l’utilisation de la provo-
cation et de la falsification. l’intoxication est le point de passage obligatoire et déter-
minant pour atteindre le but recherché93.” » Bothorel fait remarquer « la parfaite
similitude des 140 blancs-seings avec celui qui se trouvait dans le document du
Canard enchaîné94. (...) la machine à écrire utilisée par delpey pour taper ses mis-
sives a été retrouvée et elle est entre de bonnes mains95. » Même delpey, interrogé
vingt ans plus tard par smith et Faes, semble admettre la théorie des faux :
« Bokassa a feuilleté les dossiers en me demandant si telle ou telle lettre, sur laquelle
il tombait, était intéressante. (...) il m’a confié 187 documents et du papier à en-
tête qu’il a signé pour me permettre, le cas échéant, de défendre ses intérêts96. »
documents faux pour Giscard mais vrais cadeaux pour ses prédécesseurs :
paru à titre posthume, le Journal de l’élysée de Jacques Foccart raconte –
beaucoup d’eau a coulé sous les ponts – en long et en large les cadeaux de
Bokassa à de Gaulle et Pompidou.
Il y a lieu bien entendu de s’interroger sur le rôle du Ps, parti dont Péan
fut brièvement adhérent quelques années plus tôt. « des liens existaient bel et
bien entre le Canard et le parti socialiste, et pas seulement sur le plan des idées.
roland dumas paraît avoir joué un rôle charnière, notamment dans l’affaire de
Broglie. À cette occasion, selon le témoignage de georges Marion, “une cellule fut
constituée autour de François Mitterrand pour examiner le meilleur parti que l’on

30 LA NuIt RwANdAIse N°3 • BRuNo BoudIGuet, les diAMAnts de gisCArd


pouvait en tirer. les informations du Canard passaient à Mitterrand via dumas,
qui était le défenseur du journal97”. » Après que le Monde se soit emparé de la
première révélation du Canard, le Ps avait demandé l’ouverture d’une com-
mission d’enquête parlementaire. Mais il semble plutôt agir en sous-main.
« Bokassa m’assura aussi avoir, directement ou indirectement, alimenté les jour-
naux, souvent, par l’entremise de roland dumas98 » raconte Rougelet. « des docu-
ments transitant par la libye puis par la valise diplomatique, auraient atterri à
Paris chez un certain debey. selon notre source99, ils auraient ensuite été confiés à
des personnalités du Parti socialiste : Jean-Pierre Chevènement et roland
dumas100. » dans une note, Rougelet souligne que « les informations recueillies
par cette source se sont toujours vérifiées » mais précise dans son ouvrage que
« cette information n’a cependant jamais été, à ma connaissance, recoupée par d’au-
tres sources. » dumas se met aussi en lien avec un des fils de Bokassa, qui dit
s’être rendu en Côte d’Ivoire pour parler stratégie avec son père, ou encore
s’être envolé à New York pour protester auprès de l’onu : « tout était payé
cash par roland dumas. Je crois que les socialistes ont pris l’affaire au bond pour
achever giscard101. » sur tF1, le 4 octobre 1980, dans une émission réservée
à l’expression des partis politiques, le Ps diffuse un entretien avec Bokassa.
« Bokassa que la gauche qualifiait, l’année précédente, de “tyran sanguinaire”. »
s’étonne Jean Bothorel.
L’affaire a son lot de contre-attaques et de coups bas. Les cousins de
Giscard, accusés d’être aussi des bénéficiaires des largesses de Bokassa, font
un procès. François gagne en première instance et Jacques en appel les 16
avril et 23 décembre 1980. Le Canard a la surprise de subir des contrôles fis-
caux. en janvier 1980, l’appartement de Claude Angeli est “cambriolé”. La
ligne téléphonique de Bokassa à Abidjan, où il réside « sous bonne garde du
sdeCe102 », est coupée au moment même où celui-ci répond à des inter-
views réalisées par Angeli. un mois avant l’élection, un Comité d’information
et de vérité sur le septennat est lancé, avec pour ambition l’interpellation du
président en exercice sur l’affaire des diamants. Le comité est composé
d’une quinzaine de personnalités et de journalistes venant d’horizons poli-
tiques pour le moins disparates, de l’extrême-gauche à l’extrême-droite.
Jacques Attali, très proche conseiller de Mitterrand, et william Abitbol,
bras droit de Charles Pasqua, en deviennent les parrains et se proposent
d’en assurer les frais. un symbole de l’alliance entre gaullistes et socialistes
pour évincer Giscard de l’Élysée. Mais la guerre entre gaullistes et giscar-
diens est aussi un théâtre d’ombres : en décembre 1979, l’ultra foccartien
Maurice Robert, ex-responsable du secteur Afrique du sdeCe, est nommé
ambassadeur de France au Gabon. « C’est à la demande du président gabonais
Omar Bongo que robert a obtenu ce poste, alors que le président de la république,

BRuNo BoudIGuet, les diAMAnts de gisCArd • LA NuIt RwANdAIse N°3 31


Valéry giscard d’estaing, y était opposé ! Cette décision ne fait qu’amplifier les ten-
sions existant entre le chef du sdeCe et les responsables politiques français pour
l’Afrique103. » où peut-être qu’elle calme le jeu, Giscard lâchant du lest ? A la
mi-février 1980, Journiac trouve la mort dans un accident d’avion en
Afrique. un membre de la famille d’omar Bongo était aux commandes de
l’appareil. « l’appareil n’était pas équipé de la boîte noire. l’accident est dû vrai-
semblablement à une faute de pilotage, associée ou non à des ennuis techniques104. »
« Malheureux hasard105 » ? Péan, trois ans plus tard, revient sur cet épisode.
L’heure est à la critique du “clan des Gabonais”. Il sous-entend que l’avion
dans lequel se trouvait Journiac a été victime d’un attentat. et l’écrivain de
citer d’autres morts suspectes.

coNcLusioN
en 1981, Valéry Giscard d’estaing perd l’élection présidentielle face à
François Mitterrand. dans l’entre-deux tours, pour en avoir le cœur net, il
avait téléphoné lui-même, un mouchoir sur le combiné pour ne pas qu’on
le reconnaisse, à une permanence du RPR pour savoir qu’elle était la réelle
consigne de vote. Votez Mitterrand, lui répondit-on. Jean serisé, proche
conseiller de Giscard avait prophétisé au tout début du scandale : « les dia-
mants sont un symbole pour les Français. C’est beau, ça brille. Cette histoire risque
de rester dans l’esprit des gens106. » une manipulation parfaitement orchestrée
par les ennemis de Giscard, avec pour point de départ un écrivain alors peu
connu, Pierre Péan. « toute cette affaire ne venait pas de moi, dit Péan, mais s’est
jouée dans la tête de Valéry giscard d’estaing. il lui aurait été si facile de se dépê-
trer, de s’expliquer, de réagir. s’il ne l’a pas fait, il a dû avoir ses raisons. Après tout,
il savait mieux que personne ce qu’il avait fait en Centrafrique107. » Faussement
modeste, Péan fait semblant de minimiser son rôle alors que toute la
France journalistique sait que c’est lui qui a flingué le troisième président
de la Vè République. Les plaquettes de diamants cachaient peut-être un
scandale plus important auquel Giscard n’avait pas envie d’être exposé. Ce
qui expliquerait qu’il ait eu l’air à ce point tétanisé, du moins au niveau de
son discours. Car dans les coulisses, l’affaire, qui est un symptôme d’une
lutte pour le pouvoir, a mobilisé deux camps bien distincts. Au fond, il
importe peu de savoir si oui ou non VGe a reçu des diamants de telle ou
telle valeur. L’essentiel était d’identifier les antagonismes et les ressorts poli-
tiques que révèlent les détails de cette guerre psychologique. Giscardiens du
“parti de l’étranger” selon l’expression de Chirac, contre “souverainistes”
gaullistes et mitterrandiens, mais tous plus françafricains les uns que les

32 LA NuIt RwANdAIse N°3 • BRuNo BoudIGuet, les diAMAnts de gisCArd


autres. des hommes de l’ombre : le colonel de Marolles et René Journiac,
le conseiller Afrique de l’elysée, contre Jacques Foccart et Alexandre de
Marenches, à la tête des services secrets depuis Pompidou, ou encore
Michel Roussin, son bras droit. des hommes d’action : Roland dumas, le
socialiste, Roger delpey, le gaulliste de la droite extrême, face à face avec les
RG et la dst. et aussi, surtout, une guerre médiatique où tous les coups
sont permis et dans laquelle Pierre Péan joue le rôle éminent du déclen-
cheur de cette déstabilisation du plus haut niveau de l’État. une polémique
qui détourne l’attention des débats politiques autrement plus vitaux que
devraient susciter le néocolonialisme français en Afrique, qui n’est pas une
succession de faits divers plus ou moins sordides mais un des fondements
de la Vème République.

sources
André Baccard, les Martyrs de Bokassa, seuil, 1987.
Paul Barril, Missions très spéciales, Presses de la Cité, 1984.
Jean-Barthélémy Bokassa, les diamants de la trahison, Pharos, 2006.
Jean Bothorel, un si jeune président, Grasset, 1995.
Roger delpey, la Manipulation, Grancher, 1981.
Roger delpey, Prisonnier de giscard, Grancher, 1982.
Roger delpey, Affaires centrafricaines, Grancher, 1985.
Roger delpey, le Blanc et le noir, Grancher, 1991.
Jacques duchemin, l’empereur, Albin Michel, 1981.
Roland dumas, le Fil et la Pelote, Plon, 1996.
Roger Faligot et Pascal Krop, dst, police secrète, Flammarion, 1999.
Roger Faligot et Pascal Krop, la Piscine, les services secrets français, 1944-1984,
Le seuil, 1985.
Roger Faligot et Rémi Kauffer, les Maîtres espions, histoire mondiale du rensei-
gnement, Robert Laffont, 1994.
Claude Faure, Aux services de la république, Fayard, 2004.
Jacques Foccart, Foccart parle : entretiens avec Philippe gaillard (t. 1 et 2),
Fayard, 1997.
Jacques Foccart, Journal de l’elysée (t. 1, 2, et 3), Fayard, 1997, 1998, 1999.
thierry-Jacques Gallo, ngaragba, maison des morts, L’Harmattan, 1988.
Valéry Giscard d’estaing, le Pouvoir et la vie. l’affrontement (t. 2),
Compagnie douze, 1991.
Valéry Giscard d’estaing, le Pouvoir et la vie. Choisir (t. 3), Compagnie 12,
2006.
Pierre Kalck, Barthélémy Boganda, Paris, sépia, 1995.
Pascal Krop, les secrets de l’espionnage français, Payot, 1995.
Laurent Martin, le Canard enchaîné, ou les fortunes de la vertu, histoire d’un
journal satirique 1915-2000, Flammarion, 2001.

BRuNo BoudIGuet, les diAMAnts de gisCArd • LA NuIt RwANdAIse N°3 33


René-Jacques Lique, Bokassa 1er : la grande mystification, Chaka, 1993.
Bernard Loubat, l’Ogre de Bérengo, Alain Lefeuvre, 1981.
Alexandre de Marenches, dans le secret des princes, stock, 1986.
Monsieur X, Mémoires secrets, France Inter – denoël, 1999.
Charles onana, Bokassa, ascension et chute d’un empereur 1921-1996,
duboiris, 1998.
Pierre Péan, Bokassa 1er, éditions Alain Moreau, « Collection dirigée par
Jean Picollec », 1977.
Guy Penne, Mémoires d’Afrique, Fayard, 1999.
Joseph Perrin, Prêtre blanc en Afrique noire, Mame, 1980.
stephen smith et Géraldine Faes, Bokassa 1er, un empereur français,
Calmann-Lévy, 2000.
ovadia soffer, le diamant noir, Robert Laffont, 1987.
François-Xavier Verschave, noir silence, qui arrêtera la Françafrique ?, Les
arènes, 2000.
Francis Zamponi, les diamants de Bokassa, ou la vengeance du « garde-chasse »
de la république, in Roger Faligot et Jean Guisnel (sous la dir.), Histoire secrète
de la Ve république, La découverte, 2006, 2007.

Notes
1. Géraldine Faes, stephen smith, Bokassa 1er, un empereur français, Calmann-Lévy, 2000,
p. 155.
2. Foccart est sous de Gaulle et Pompidou le tout puissant secrétaire général de l’elysée et
maître d’oeuvre de la Françafrique, cette décolonisation en trompe-l’oeil.
3. Les « affaires africaines » sont dès lors gérées par l’ancien adjoint de Foccart, René
Journiac. Quant à Chirac, il sera, durant sa primature, en lien constant avec Foccart et
« le consulte pour tout ce qui touche à l’Afrique » cf. Claude Faure, Aux services de la
république. du BCrA à la dgse, Fayard, 2004, p. 457.
4. L’appel de Cochin, en 1978, sera sa profession de foi.
5. union pour la démocratie française, parti nouvellement créé par Giscard.
6. Jugement de la cour d’appel de Paris en 1991 sur l’affaire delpey contre Giscard. Cité
par Roger Faligot et Jean Guisnel, Histoire secrète de la Ve république, La découverte, 2007,
p. 173.
7. Karl Laske et Laurent Valdiguié, le vrai Canard, p. 172.
8. Cité par Pierre Péan, op. cit. p. 46.
9. François-Xavier Verschave, noir silence, Les arènes, 2000.
10. Faes, smith, op. cit. p. 155.
11. Pierre Péan, Bokassa 1er, Alain Moreau, p. 28.
12. Pierre Péan, op. cit. p. 52.
13. Note de bas de page de péan : « les relations entre Boganda et sa femme Michèle Jourdain –
ex-secrétaire parlementaire du M.r.P – étaient très mauvaises. (...)»
14. Pierre Péan, op. cit. p. 56.
15. Pierre Péan, op. cit. p. 76.
16. Pierre Péan, op. cit. p. 91.
17. Pierre Péan, op. cit. p. 91.
18. Pierre Péan, op. cit. p. 51.

34 LA NuIt RwANdAIse N°3 • BRuNo BoudIGuet, les diAMAnts de gisCArd


19. Pierre Péan, op. cit. pp. 124-125.
20. Pierre Péan, op. cit. pp. 126-127.
21. Pierre Péan, op. cit. p. 133.
22. Pierre Péan, op. cit. p. 135.
23. Pierre Péan, op. cit. p. 136.
24. le Vrai Canard, op. cit. p. 173.
25. Pierre péan, « diamants de Giscard : les mémoires qui flanchent », libération,
22 mai 1991, cité par le Vrai Canard, op. cit. p. 173.
26. smith et Faes, op. cit; p. 256.
27. le Vrai Canard, op. cit. p. 173.
28. Foccart lui-même avouera le contraire, de Gaulle n’ayant refusé que la première fois.
Voir plus loin.
29. Pierre Péan, Bokassa ier, Alain Moreau, 1977. Cité par le Vrai Canard, op. cit. p. 174.
30. le vrai Canard, op. cit. p. 174.
31. Histoire secrète de la Ve république, Roger Faligot et Jean Guisnel (sous la dir.), p. 171.
32. noir silence, op. cit. p. 224.
33. rg, la machine à scandales, Albin Michel, 1997, p. 63.
34. smith et Faes, op. cit.
35. smith et Faes, op. cit. p. 194.
36. Patrick Rougelet, op. cit. p. 27.
37. smith et Faes, op. cit. p. 197.
38. smith et Faes, op. cit. pp. 197-198.
39. dst, police secrète, op. cit., p. 332.
40. Propos de Jean-Bedel Bokassa rapportés par omar Bongo, cité dans smith et Faes,
op. cit. p. 202.
41. Claude Faure, Aux services de la république. du BCrA à la dgse, Fayard, 2004, p. 439.
42. smith et Faes, op. cit; p. 222.
43. noir silence, op; cit. p. 223.
44. la Piscine. les services secrets français, 1944-1984, op. cit. p. 345.
45. la Piscine. les services secrets français, 1944-1984, op. cit. p. 345.
46. smith et Faes, op. cit. p. 277.
47. smith et Faes, op. cit; p. 222.
48. Histoire secrète de la Ve république, op. cit. p. 172.
49. smith et Faes, op. cit; p. 222.
50. Roger Faligot, Pascal Krop, la Piscine. les services secrets français, 1944-1984,
éditions du seuil, 1985, p.344.
51. smith et Faes, op. cit. p. 220.
52. Jean-Barthélémy Bokassa, les diamants de la trahison, Pharos, 2006.
53. noir silence, op. cit. p. 224.
54. dst, police secrète, op. cit., p. 333.
55. id.
56. le vrai Canard, op. cit. p. 175.
57. Francis Laloupo, « Comptoir colonial en péril », in le nouvel Afrique-Asie, février 1997.
58. smith et Faes, op. cit; p. 229.
59. les diamants de la trahison, op. cit.
60. les diamants de la trahison, op. cit.
61. smith et Faes, op. cit.
62. Christian Hoche travaillera 25 ans plus tard dans la désinformation sur le génocide
des tutsi au sein de Marianne hebdo.

BRuNo BoudIGuet, les diAMAnts de gisCArd • LA NuIt RwANdAIse N°3 35


63. le vrai Canard, op. cit. pp. 175-176
64. le vrai Canard, op; cit. p. 176.
65. Laurent Martin, le Canard enchaîné ou les Fortunes de la vertu, Flammarion, 2001, p. 417.
66. Laurent Martin, op. cit. p. 641.
67. Patrick Rougelet, op. cit. p. 36.
68. Patrick Rougelet, op. cit. p. 35.
69. Laurent Martin, op. cit. p. 422.
70. le Canard enchaîné, 17 septembre 1980.
71. rg, la machine à scandales, op. cit. p. 28, cité dans noir silence, op; cit. p. 224.
72. noir silence, op. cit. p. 224, note 2 sur le livre de Patrick Rougelet.
73. Patrick Rougelet, op. cit. p. 16.
74. le vrai Canard, pp. 179-180.
75. Roger Faligot, Pascal Krop, dst, police secrète, Flammarion, 1999, p. 329.
76. dst, police secrète, op. cit., p. 331.
77. dst, police secrète, op. cit., p. 331.
78. décédé en janvier 2008, il fréquentait également les milieux d’extrême-droite. C’est
même lui qui aurait « mis le pied à l’étrier en politique » à Jean-Marie le Pen en le présentant
dans les années 50 à Pierre Poujade qui en fit un de ses députés (source : L’écho-régional
du 9 janvier 2008).
79. Le sAC (service d’action civique) est la milice gaulliste. smith et Faes, op. cit. p. 270.
80. cf. dst, police secrète, op. cit.
81. le vrai Canard, op.cit. p. 183. Voir également « La première affaire des diamants »
racontée par Pierre Péan dans libération du 22 mai 1991.
82. Laurent Martin, le Canard enchaîné ou les Fortunes de la vertu, Flammarion, 2001.
83. le vrai Canard, op. cit. p. 184.
84. le vrai Canard, op. cit. p. 184.
85. Jean Bothorel, op. cit. p. 339.
86. Jean Bothorel, op. cit. pp. 339-340.
87. Jean Bothorel, op. cit. p. 340.
88. rg, la machine à scandales, op.cit. p. 71.
89. Jean Bothorel, op. cit. p. 337.
90. the economist, 18 février 1989, cité par Jean Bothorel, op. cit. p. 399.
91. Pierre Péan, op. cit. p. 92.
92. Jean Bothorel, op. cit. p. 337. Le dictateur du turkménistan n’ayant rien à envier
à Bokassa.
93. Jean Bothorel, op. cit. pp. 337-338.
94. Jean Bothorel, op. cit. p. 338.
95. Jean Bothorel, op. cit. p. 338.
96. smith et Faes, op. cit. p. 266.
97. Laurent Martin, le Canard enchaîné ou les Fortunes de la vertu, op. cit. p. 423.
98. rg, la machine à scandales, op.cit. p. 71.
99. Voir l’annexe 4 in Patrick Rougelet, op. cit. p. 232.
100. Patrick Rougelet, op. cit. p. 38.
101. smith et Faes, op. cit. p. 271.
102. la Piscine. les services secrets français, 1944-1984, op. cit. p. 345.
103. Aux services de la république, op. cit. p. 441.
104. Jean Bothorel, op. cit. p. 363.
105. François Gaulme, le gabon et son ombre. Paris: Karthala, 1988, pp. 163-183.
Benjamin CheviLLarD

“tintin” au gabon
retour sur Affaires africaines
Le mercredi 19 octobre 1983 paraît Affaires africaines. Il s’agit d’un
livre de 279 pages auxquelles s’ajoutent 54 pages de documents et
une chronologie. Bien que son titre ne le laisse pas clairement enten-
dre, l’enquête se focalise sur le Gabon, et sur les relations du som-
met de l’État gabonais avec l’exécutif français et certains de ses
réseaux politico-affairistes. Son auteur s’appelle Pierre Péan1. Il a 45
ans. Il est journaliste ; proche du parti socialiste2 et pige pour Le
Canard Enchaîné, Le Nouvel Économiste, Libération, L’Express et Le
Monde. Affaires africaines est son sixième ouvrage et sa seconde
parution chez celui qui deviendra son éditeur attitré : Claude
Durand, des éditions Fayard. Péan rencontre ainsi son premier vrai
succès de librairie, avec des ventes dépassant les 100 000 exem-
plaires3. C’est sa consécration en tant qu’essayiste.

Avec un rien d’ironie, on pourrait dire que le Gabon porte chance à


Pierre Péan. Vingt ans plus tôt, en 1962, le jeune diplômé en sciences éco-
nomiques étrennait ses études dans ce petit pays tout juste « indépendant »
en tant qu’attaché de cabinet du ministre des Finances4. ensuite, d’après
Amnistia.net, « c’est au ministère des Affaires étrangères du même pays qu’il dis-
pense ses talents à partir de 1963 »5. sa rencontre avec le ministre de l’Éduca-
tion, Jean Marc ekoh, aura été déterminante. Ce dernier l’aurait pris en
sympathie alors que Pierre Péan était chauffeur de maître, après avoir
exercé quantité de « petits boulots »6.
dans Affaires africaines, le jeune coopérant Pierre Péan apparaît parfois,
au détour d’une phrase : on le croise « en visite avec une haute personnalité à
l’intérieur du pays (…) au milieu des années 60 ». on apprend dans une note
qu’en juillet 1964, le procureur Aristide Issembe lui demandait de rédiger
l’introduction du réquisitoire contre les auteurs du putsch de février [voir
infra]. ou encore il mentionne sa présence en novembre 1964 sur le balcon

LA NuIt RwANdAIse N°3 37


du bureau présidentiel, lors d’une séance de torture infligée par Léon M’Ba
lui-même (le premier président du Gabon « indépendant ») à l’un de ses
opposants7. on est tenté de penser que bien avant d’être contre le pouvoir
gabonais, Péan a d’abord été tout contre, bien proche de se retrouver en
son cœur.
Il existe une autre version de son épopée africaine – mais peut-être ces
récits se complètent-ils seulement, auquel cas il y aurait erreur sur les dates.
Le site Internet d’information rue 89 parle d’un départ à 25 ans « grâce à
un “ami”, Joël le theule, le futur parrain politique de François Fillon. lui aussi est
originaire de la sarthe, lui aussi d’origine modeste et lui aussi doué d’un goût pro-
noncé pour la manœuvre politique. le theule l’envoie dans les troupes de marine »8.
Pierre Péan a raconté dans l’homme de l’ombre s’être ainsi retrouvé 2ème
classe dans le 6ème RIAoM (bataillon d’infanterie de marine), basé à
Bouar en Centrafrique. À la mi-août 1963, il aurait ainsi été aux premières
loges du coup d’État contre Fulbert Youlou, président du Congo-
Brazzaville. Puis il se trouvait au Gabon en février 1964, quand survint le
coup d’État contre Léon M’Ba, président-dictateur gabonais, et l’interven-
tion de la France pour remettre en selle son protégé. une manœuvre poli-
tique et militaire qui l’aurait profondément indigné9 : « C’est sans doute
depuis cette date, racontera-t-il, que j’ai rejeté avec force tout ce qu’a pu recouvrir
le “système Foccart”. »10
C’est donc ce rejet du « système Foccart » qui serait à l’origine du livre. Fin
1982, l’arrestation au Gabon de son premier mentor, Jean-Marc ekoh, accusé
d’atteinte à la sécurité de l’État et détenu sous la bonne garde de gendarmes
français aurait définitivement décidé Péan de lancer son enquête.11
Péan brouille les pistes. A-t-il découvert le Gabon dans le cadre de la coo-
pération ou alors qu’il servait dans le 6ème bataillon d’infanterie de
marine ? Il faudrait savoir. on sait en tout cas qu’après son « départ préci-
pité » du pays à la Noël 1964, il n’aura « cessé de conserver un très important
réseau relationnel au sein de la petite élite gabonaise »12. Lui parle d’une « liaison
compliquée »13. un réseau relationnel dont témoigne un certain nombre de
documents des annexes d’Affaires africaines que le pouvoir gabonais aurait
certainement préféré ne pas voir fuiter.
Pourtant, à proprement parler, il n’y a pas de scoop dans ce livre, comme
le fait remarquer à l’époque l’écrivain-militant Mongo Béti, pourtant très
enthousiaste : « Affaires africaines n’apporte pas de véritable révélation. Que
l’ambassadeur germain Mba, ancien militant de la F.e.A.n.F., ait été assassiné
par des mercenaires blancs à la solde de Bongo, nous-mêmes l’avions annoncé dans
notre n° 23, à l’occasion de la tuerie d’Auriol. Que le président du gabon ait
financé la campagne électorale de plusieurs partis politiques français, y compris le

38 LA NuIt RwANdAIse N°3 • BeNJAMIN CHeVILLARd, tintin Au gABOn


Parti socialiste, nous l’avions dit ici même dans notre n° 27, à la suite d’un écho du
Canard enchaîné. Quant à l’exécution sur le territoire français de robert luong,
amant de Mme Bongo, qui ne connaît aujourd’hui les tenants et les aboutissants de
ce scandale ? les Africains, nombreux à lire Afrique-Asie, peuvent encore faire valoir
que l’équipée béninoise de mercenaires blancs basés à libreville et jouissant de la
protection d’Omar Bongo a été racontée en long et en large par ce magazine. il en
est de même, assurément, pour presque toutes les affaires évoquées dans le livre. »14
on ajoutera à cette recension des sources journalistiques de Péan, quelques
ouvrages auxquels il fait souvent référence : B comme Barbouzes, de Patrice
Chairoff15, occupe une place de choix. Le rapport de la commission d’enquête
sur les activités du service d’action civique16 est parfois cité quand l’auteur
évoque le sAC. et sur la guerre du Biafra, Péan doit beaucoup aux révéla-
tions que contient l’ouvrage de Jacques Baulin, la politique africaine
d’Houphoüet-Boigny17.
Pas de révélations donc mais une sélection de faits destinée à signifier
quelque chose. Affaires africaines porte, c’est le moins qu’on puisse dire, un
parfum de scandale. Ce livre contribuera à la prise de conscience chez de
nombreux lecteurs que décidément quelque chose ne tourne pas rond dans
les relations franco-africaines. Pour en mesurer la portée, on peut encore se
reporter aux commentaires de Mongo Béti dans sa revue Peuples noirs, peu-
ples africains : « on n’a sans doute jamais fait œuvre plus utile pour notre gouverne,
sans compter l’information de l’opinion internationale ». Pour l’écrivain came-
rounais, le principal mérite de l’ouvrage est que « réunissant en une seule
masse plusieurs scandales auparavant épars, les exposant avec habileté, transmet-
tant le relais à la publicité et aux medias, le livre a provoqué dans l’opinion un effet
qualitatif de rupture, un écœurement, une mutation brusque que les dénonciations
désordonnées (souvent privées de la signature d’un journaliste blanc, caution bour-
geoise) n’avaient jamais obtenue auparavant »18. Le seul regret que Mongo Béti
formule alors à propos du livre étant qu’il ne se penche pas plus sur le
silence complice de la presse française. Le journaliste Pierre Haski parle
d’« un électrochoc pour ceux qui rêvaient, en mai 1981, de « moralisation » et de
« nouvelle coopération » en ce qui concerne le continent noir »19.
L’ouvrage, il est vrai, figurera désormais en bonne place dans la biblio-
thèque de tout observateur critique des relations ambiguës tissées entre la
France et l’Afrique. François-Xavier Verschave y fait référence avec un autre
livre de Pierre Péan, l’argent noir (paru en 1988), parmi les livres qui l’ont
mis sur la piste de la Françafrique20. un premier bémol tout de même :
contrairement à l’œuvre de Verschave, et malgré son succès en librairie, le
scandale reste strictement cantonné aux sphères politiques et médiatiques.
Peut-être est-ce du au caractère un peu confus de l’ouvrage… Comme dans

BeNJAMIN CHeVILLARd, tintin Au gABOn • LA NuIt RwANdAIse N°3 39


toute son œuvre, Pierre Péan met notre patience à rude épreuve : certaines
affaires qui relèveraient presque du fait-divers l’occupent sur des dizaines de
pages tandis que d’autres informations beaucoup plus explosives sont à
peine approfondies. de même, il est parfois difficile de se faire une idée de
l’opinion de l’auteur, tant il peut passer sans crier garde de la critique véhé-
mente à la justification du pire. Au gré des extraits que nous déciderions de
citer, nous pourrions aussi facilement faire passer Péan pour un chantre de
la Françafrique que pour son ennemi mortel.
Cela ne va pas faciliter notre travail ; il y a peut-être bien plusieurs
niveaux de lecture d’Affaires africaines.
en nous penchant d’un peu plus près sur le tableau, peut-être pourrons-
nous néanmoins dégager quelques couleurs fondamentales ? Il nous fau-
dra aussi savoir prendre de la distance et observer le « hors champ », à tra-
vers les réactions et commentaires de l’époque. Relire Affaires africaines à
la lumière des travaux de François-Xavier Verschave21 et en intégrant ce que
Pierre Péan nous a appris de lui-même en rédigeant le négationniste noirs
fureurs, blancs menteurs ne peut être qu’instructif. essayons donc d’en savoir
plus sur ce qui était en jeu pour Pierre Péan dans Affaires africaines.
« L’eNjeu »
L’auteur nous mâche le travail : il a baptisé « l’enjeu » son deuxième chapi-
tre en forme de résumé du livre. Péan y raconte s’être penché sur ce petit pays
en particulier parce que « (…) le gabon est un cas extrême, à la limite de la cari-
cature de ce néocolonialisme »22 né des « déviations » de l’indépendance africaine.
Néocolonialisme ? Le journaliste lâche le mot qui fâche, mais se ravise
déjà : « le manichéisme de naguère ne peut plus être ce qu’il était : la vertu n’est pas
forcément toute noire ni le vice tout blanc ; la colonisation n’est pas toujours à sens
unique. »23 L’ingérence ne s’exercerait pas que dans un sens : « par un effet en
retour, la gangrène introduite au gabon par la France au nom d’“intérêts supé-
rieurs” ne tarde pas à empoisonner à son tour la vie politique française. des com-
plots sont fomentés à libreville. des nominations importantes dans l’appareil d’état
sont décidées dans la moiteur africaine. »24
Cette vision d’un « néocolonialisme à l’envers » et d’une Françafrique
qui prendrait son autonomie25 est l’une des principales assertions défen-
dues dans Affaires africaines. Pierre Péan, découvreur de la « Mafiafrique » ?
d’après lui, « tout a commencé dans la légalité et la tradition avec la “galaxie
Foccart”. de 1960 à 1974, celui-ci tire les ficelles depuis l’élysée au vu et au su de
tous. dans la légalité, on étouffe la voix du peuple gabonais ; dans la légalité, on
empêche l’évolution du régime (…) ; dans la légalité toujours, on permet aux inté-

40 LA NuIt RwANdAIse N°3 • BeNJAMIN CHeVILLARd, tintin Au gABOn


rêts français de s’y épanouir. image classique et idyllique d’une décolonisation d’au-
tant mieux conduite qu’elle l’est par un seul homme. secret, tout puissant, celui-ci
étend progressivement son pouvoir avec la coopération de ceux qu’il a mis en place.
les rôles sont bien partagés, au nom du sacro-saint principe de non-ingérence : aux
Africains de régler leurs querelles tribales, aux Français de s’occuper des choses
sérieuses, en particulier de l’exploitation des richesses du pays. »26
Même s’il est difficile dans cet extrait (comme souvent dans l’ouvrage) de
distinguer ce qui relève de l’ironie critique et du cynisme le plus complet
sous la plume de Péan, cette description du système Foccart sonne juste.
on regrettera seulement la disparition de Charles de Gaulle, dans l’ombre
– une fois n’est pas coutume – de son fidèle et discret conseiller… Ce der-
nier n’avait pourtant rien d’un électron libre. d’après le politologue Jean-
François Médard, « Jacques Foccart peut être considéré, avec le général de gaulle,
comme le père fondateur de la Françafrique, mais c’est ce dernier qui en a été l’ins-
pirateur. Jacques Foccart en a été le maître d’œuvre, et il n’a fait qu’appliquer avec
une grande efficacité la stratégie élaborée par le général de gaulle, ce qui est déjà
beaucoup. »27 en fait, il est probable que la discrétion du président de la
« décolonisation » tout au long de l’ouvrage n’est pas fortuite. Nous allons
voir que Péan critique la méthode (Foccart) sans s’en prendre au principe
(néocolonial).
Revenons-en à Affaires africaines : « si la puissance française a commencé par
bien maîtriser le “système Bongo”, cette maîtrise n’a pas tardé à connaître des “lou-
pés”. d’abord instrument docile, Bongo permet d’utiliser son territoire comme base
d’intervention (…). le gabon est devenu la terre d’élection d’aventuriers, nouveaux
croisés d’un Occident fort et réactionnaire. une faune disponible que Bongo ne man-
quera pas de retrouver pour son usage lorsqu’il aura consolidé son pouvoir. très vite,
la “marionnette de Foccart” souhaite à son tour tirer les ficelles. et dispose pour cela
d’un atout majeur : sa connaissance des secrets français. son silence et sa complicité
seront désormais de plus en plus onéreux. dans le même temps se développe un véri-
table clan, dont les membres sont liés par des intérêts convergents et le désir commun
de maintenir ce régime : forestiers, pétroliers, hommes d’affaires, mercenaires ou nos-
talgiques de l’extrême droite – même combat : conserver en l’état ce petit paradis.
un paradis qui se transforme de surcroît, en 1974, en pays de Cocagne : avec le qua-
druplement des prix du pétrole, le gabon devient un pays très riche. »28
un autre évènement majeur survient en 1974 : l’élection de Valéry
Giscard d’estaing, au grand dam des gaullistes. « Foccart quitte l’élysée et son
principal exécutant, Maurice robert, est installé chez elf – société qui bénéficie
d’une rente particulièrement confortable sur chaque baril de brut gabonais. le
départ de Foccart, paradoxalement, n’entraîne pas l’affaiblissement du système qu’il

BeNJAMIN CHeVILLARd, tintin Au gABOn • LA NuIt RwANdAIse N°3 41


a mis en place, mais son amélioration. sa “galaxie” a pris une telle extension qu’elle
peut fonctionner sans lui, par gravitation propre. Foccart ne disparaît d’ailleurs de
la scène officielle que pour devenir alors un conseiller écouté de Bongo. »29 toujours
d’après Péan, « le clan est désormais de taille à s’immiscer dans les affaires inté-
rieures de la France, essentiellement sur trois fronts :
– le s.A.C., [le service d’Action Civique, la milice gaulliste créée par Jacques
Foccart, nda] dont le gabon constitue une base arrière ;
– le groupe elf, largement infiltré ;
le financement des campagnes électorales. »30
on touche au but. on aura compris que « l’enjeu » principal d’Affaires
africaines est manifestement cette question de la prise d’autonomie et de l’in-
tervention de ce « Clan des Gabonais » dans le champ politique français.
Pourtant, les chapitres qui couvrent la période qui sépare la “décolonisa-
tion” et l’arrivée de Valéry Giscard d’estaing ne manquent pas d’intérêt. on
y découvre par exemple comment Paris utilisait le Gabon pour mener sa
politique africaine en toute discrétion, comme pendant la guerre du Biafra
aux côtés du président ivoirien Félix Houphoüet-Boigny, ou encore pour
soutenir le régime raciste rhodésien. on regrettera seulement une présenta-
tion des faits un peu avare en indignation. en nationaliste convaincu31, le
journaliste ne s’alarme pas outre mesure de la façon dont a été conduite la
décolonisation de l’Afrique par l’État français tant que « les intérêts de la
France » lui semblent préservés. Péan peut ainsi écrire : « la position du gabon
sur l’échiquier africain et l’importance de ses richesses stratégiques expliquent le ren-
forcement des moyens militaires installés dans ce petit pays à la fin de 1980. un dis-
positif qui n’a pas été diminué par le gouvernement socialiste : aujourd’hui comme
hier, la France ne peut prétendre à jouer encore un rôle de grande puissance que grâce
à son “empire africain”. et tout particulièrement grâce au gabon. »32 Il ne nous
paraît pas utile de rappeler ici la quantité d’abominations qui furent perpé-
trées en Afrique francophone au nom de cette logique.
en 2009, Pierre Péan a révélé quelques-uns de ses « secrets de fabrica-
tion » dans un entretien à télérama. on en apprend plus sur le rapport
qu’il entretient aux secrets d’État : « il faut savoir jusqu’où ne pas aller trop loin.
(…) Je ne divulgue pas (…) quelque chose qui remettrait en cause très très profondé-
ment des choses, des secrets d’état. il y a des choses que je respecte. »33 Ce « res-
pect » explique peut-être le fait qu’Affaires africaines ne traite que du seul
Gabon. Il s’agirait alors d’éviter de remettre en cause l’influence de la
France en Afrique. Le Gabon est un peu un cas à part en « Françafrique ».
Il mérite bien le surnom que Péan lui donne : « Foccartland ». C’est le pays
où l’on compte le plus de proches du conseiller élyséen. de fait, le prési-
dent Bongo ne va pas du tout gérer de la même façon que ses « collègues »

42 LA NuIt RwANdAIse N°3 • BeNJAMIN CHeVILLARd, tintin Au gABOn


africains les arrivées successives de Valéry Giscard d’estaing et François
Mitterrand à l’Élysée. Étudier le cas gabonais sans se pencher sur celui des
autres pays concernés par le néocolonialisme français est en ce sens stérile,
voire trompeur. Par contre, si l’on compare l’histoire récente des relations
franco-gabonaises avec celles que la France entretient avec d’autres pays du
« pré carré » francophone, la funeste cohérence de la politique africaine de
la France apparaît clairement. C’est justement le travail qu’aura entrepris
François-Xavier Verschave et qui lui aura permis de « découvrir » et concep-
tualiser « la Françafrique ».
« Le cLaN des gaBoNais »
La désapprobation de Péan est plus éloquente quand il parle des coups
tordus du « Clan ». Il décrit par le menu les frasques de Bongo, à travers des
faits-divers sordides et un inventaire éloquent de ses coûteux caprices ; il
s’alarme des manigances et ingérences d’elf et se penche sur l’influence de
Maurice Robert, « Véritable Pygmalion »34 de Bongo (successivement respon-
sable Afrique au sdeCe, chef du service de sécurité (et de renseignement)
d’elf et ambassadeur de France au Gabon !). tout à sa démonstration, Péan
impute au « Clan » des responsabilités qui ne sont manifestement pas les
siennes, comme quand il évoque l’éviction du député gabonais Jean-Hilaire
Aubame, jugé peu conforme aux intérêts français, de la vice-présidence du
Gouvernement au profit de Léon M’Ba dans le cadre de l’application de la
loi-cadre (ou loi defferre) de juin 1956. L’essayiste accuse le « Clan des
Gabonais », dont ce serait « là la première grande “manipulation” »35. Ainsi,
Péan donne foi aux nobles intentions des rédacteurs de la loi-cadre, qui ont
pourtant posé les fondements de la future politique africaine de la France36.
Puisque c’est bien « l’enjeu » de l’ouvrage, penchons-nous sur ce moment
où, d’après Péan, le “Clan des Gabonais” passe aux commandes : « le
gabon cesse d’être une excroissance de la république française en 1974. il passe
alors pour devenir “Foccartland”, dirigé conjointement et solidairement par Bongo,
elf, rawiri, robert, delauney, debizet et leurs “réseaux”, pivots du puissant “Clan
des gabonais” dont Jacques Foccart est, au moins à ses débuts l’inspirateur. »37
« Phénomène assez unique dans l’histoire de la république », le « système parallèle
de contrôle des appareils d’état, tant en France qu’en Afrique » « patiemment consti-
tué » par Foccart « s’autonomise par rapport aux institutions »38. omar Bongo,
en bon gaulliste, n’apprécie guère Giscard d’estaing, dont il trouve l’atti-
tude « quelque peu condescendante à son égard. (…) giscard estime de son côté l’at-
titude de Bongo bien arrogante »39. d’après Péan, « Bongo se livre à une véritable
partie de bras de fer avec la France dans la négociation des nouveaux accords de coo-
pération. Puis il tape sur la table pour augmenter le prix de l’uranium gabonais. »40

BeNJAMIN CHeVILLARd, tintin Au gABOn • LA NuIt RwANdAIse N°3 43


en même temps, « le président gabonais jouera (…) le rôle de “M. Bons
Offices” tout au long du septennat de giscard : avec le tchad, la Centrafrique, le
Congo, le togo… Bongo adore rendre service. il sait ensuite tirer le plus grand parti
de ces dettes de reconnaissance »41. Lors de l’élection présidentielle de 1981, « le
candidat de Bongo est Chirac, mais il est néanmoins obligé de composer avec celui
qu’il aime de moins en moins : giscard d’estaing. (…) si Bongo critique de plus en
plus durement giscard, celui-ci est néanmoins le Président de la république fran-
çaise et peut, à ce titre, tout ou presque contre lui. »42
Ici, Pierre Péan se contredirait presque : omar Bongo, devenu chef d’un
« clan » ayant complètement pris son autonomie, serait toujours aussi
dépendant de la bonne volonté élyséenne. Nous touchons là aux limites de
la démonstration. Il est indéniable que la marge de manœuvre du président
Bongo s’est élargie à partir de 1974. sa position de financier des partis poli-
tiques et sa connaissance des secrets de l’État français ne pouvaient que
faire croître ses pouvoir et influence sur ses « partenaires » français en lui
permettant d’avoir recours à ce que d’aucuns appelleront une « diplomatie
du chantage »43. on se doute aussi que Jacques Foccart, le comploteur de
mai 1958, n’oublie pas d’entretenir ses bonnes relations africaines après
son départ de la cellule de l’Élysée. L’histoire de ces réseaux qui permet-
taient « à Jacques Chirac de contrebalancer la politique africaine de Valéry giscard
d’estaing en se donnant une stature élyséenne »44 est en partie écrite. Il est avéré
que « ce qui cessera dès lors d’être le “système Foccart” pour devenir un réseau
(parmi d’autres), va s’employer à saper l’autorité du pouvoir légal français auprès du
président Bongo »45.
Mais il n’est pas certain que ce soit de ce côté-ci du terrain que le jeu est
le plus décisif. Ces prises d’autonomie ont des limites structurelles. Le rap-
port clientéliste sur lequel prospère la Françafrique est par définition asy-
métrique : « il faut bien comprendre que dans l’échange de type clientéliste, le client
a davantage besoin du patron que le patron du client. le besoin du client est cri-
tique. »46 Le chef de l’État gabonais ne saurait vraiment envisager de sortir
du giron français sans risquer d’y perdre son trône. Par ailleurs, les divisions
des acteurs français sont moins irréversibles qu’il n’y paraît, puisque tous
s’accordent à vouloir préserver l’influence de la France en Afrique. Mais
surtout, le président de la République reste le seul décideur en matière de
politique africaine de la France. d’après l’africaniste Jean-François Bayart,
« extrême concentration de la décision, dilution de l’exécution »47 sont les caracté-
ristiques majeures de cette politique depuis les indépendances. Comme le
stipule la constitution de la Vème République, le président est le chef des
armées (donc le véritable patron du sdeCe48). L’Afrique fait traditionnel-
lement partie de son « domaine réservé ». Il a par ailleurs plein pouvoir sur

44 LA NuIt RwANdAIse N°3 • BeNJAMIN CHeVILLARd, tintin Au gABOn


la société nationale elf. Ainsi, presque tous les acteurs du jeu politique
gabonais sont d’une façon ou d’une autre sous la coupe du président fran-
çais, quel qu’il soit. toutes les évolutions qu’énumère Péan ne dédouanent
donc ni Giscard d’estaing, ni plus tard Mitterrand de leurs responsabilités.
Bien au contraire. Ce qui a assuré la pérennité du système néocolonial fran-
çais, ce sont les décisions successives de Valéry Giscard d’estaing et de son
successeur de ne pas affronter ces dits réseaux pour ne pas mettre en jeu la
sacro-sainte et calamiteuse « stabilité » du pré carré africain.
Le dernier chapitre d’Affaires africaines traite de l’arrivée de la gauche au
pouvoir et des relations qui vont s’instaurer entre les nouveaux occupants
de l’Élysée et le « clan des Gabonais ». Il s’agit donc des deux années qui
ont précédé (et inspiré49) l’écriture de l’ouvrage. on y apprend qu’en avril
1981, Bongo n’oublie pas d’« arroser » le parti socialiste, au cas où il arrive-
rait au pouvoir. Ainsi, « la victoire de Mitterrand atterra certes la plus grande par-
tie de l’entourage de Bongo, mais tout restait cependant possible »50. « deux sujets
préoccupent évidemment Bongo : le problème de sa sécurité, qui est d’abord assurée
par les militaires français présents à libreville, et, deuxième anxiété liée à la pre-
mière, les intentions de Paris à l’égard de ses opposants. la nomination de guy
Penne [en tant que conseiller aux affaires africaines, nda] à l’élysée est vite
interprétée à libreville comme “plutôt positive”. (…) l’arrivée de Jean-Pierre Cot au
ministère de la Coopération, en revanche, les inquiète. les gabonais n’apprécient
pas du tout Jean Audibert, le directeur de cabinet du jeune ministre rocardien, qui
s’est opposé à eux plusieurs fois par le passé. »51 en effet, « au siège du Ps, comme
au Ministère de la Coopération, Bongo n’est pas en odeur de sainteté. il symbolise
toutes les ambiguïtés de la politique néo-coloniale menée par les septennats précé-
dents. Pour le président français, le gabon est un « repaire de barbouzes », et Bongo
n’est pas très recommandable. Mais un jugement moral ne fait pas une politique.
la situation gabonaise fait partie de l’héritage laissé par les prédécesseurs de
Mitterrand. Pas question, ici comme ailleurs en Afrique, de se prêter à des manœu-
vres de déstabilisation. le message est transmis à libreville par plusieurs canaux. »52
Ainsi, alors que le nouveau ministre de la coopération Jean-Pierre Cot,
parle de « décoloniser la politique africaine de la France » et que Pierre Marion,
nouveau patron du sdeCe (qui prend le nom de dGse), tente de faire le
ménage dans ses services, « le “Clan”, Bongo y compris, parvient à marginaliser
tous ceux qui s’opposent à lui. il joue à fond le “Château” et conforte ainsi dans un
premier temps le pouvoir de guy Penne, puis celui [du conseiller de l’Élysée, nda]
François de grossouvre dans un second temps »53. « et, petit à petit, grossouvre
acquiert la conviction que le gouvernement socialiste n’est pas en mesure de s’atta-
quer de front aux “anciens réseaux Foccart“et au sAC dont le “Clan des gabonais”
n’est qu’une émanation »54. « le tournant de cette affaire se situe autour du 12 mars

BeNJAMIN CHeVILLARd, tintin Au gABOn • LA NuIt RwANdAIse N°3 45


1982. grossouvre a accepté l’invitation de Bongo à venir assister aux fêtes qui célè-
brent l’anniversaire de la création du Pdg, parti unique du gabon. (…) grossouvre
rentre à Paris, convaincu qu’un compromis avec le “Clan” est préférable à une
bataille frontale »55. Il sera désormais personnellement en charge du dossier
gabonais. tout semble rentrer dans l’ordre françafricain : « les habitués d’hier
de l’élysée retrouvent progressivement leurs habitudes »56. « dans ce contexte, le
choix de Pierre dabezies, à la mi-1982, comme ambassadeur de France au gabon,
ne relève pas du hasard. il symbolise le compromis passé entre l’élysée et Bongo »57.
Pierre dabezies est un ancien du « 11ème choc », mais aussi l’« ami de
Jacques Chirac, de Michel debré et de Jacques Foccart, il est l’homme idéal pour
faire cohabiter agneaux et loups. Homme de tempérament, il peut renouer les fils
coupés avec les policiers, militaires et agents secrets français de tout acabit qui obéis-
sent plus à Bongo qu’à l’état français »58.
Il ne reste plus qu’à écarter les derniers récalcitrants : « après le voyage du
président Mitterrand en Afrique et les violentes campagnes, publiques ou non, menées
contre le directeur de la dgse (nouveau nom du sdeCe) et contre le cabinet du
ministre de la Coopération, le sort de ces deux “obstacles” est bientôt scellé. ils saute-
ront. Audibert perd son poste le premier. (…) Puis
59
c’est au tour de Pierre Marion d’être
écarté de son poste de patron de la “Piscine” » . La condamnation, au Gabon, de
37 opposants politiques (dont Jean-Marc ekoh) marque la fin du doute sur
la teneur de la transition mitterrandienne en Afrique. Rien n’a vraiment 60
changé. « entre le gabon et la France, les relations restent particulières. »
de La « protectioN des sources »
Ce chapitre nous intéresse tout particulièrement parce que si jusqu’ici
nous avions bien identifié les cibles de Péan, ses alliés restaient dans l’om-
bre. dans son entretien à télérama, Péan s’est fait on ne peut plus clair :
« Mon profil ne gène pas les gens de pouvoir. Ça les gêne quand ils se retrouvent dans
mon axe, ils viennent vers moi plutôt quand ils ne sont pas dans mon axe. (…) On
se salit les mains dès qu’on veut enquêter véritablement, obligatoirement. (…) On est
obligés d’utiliser certaines règles de protection des sources, absolues. (…) On peut pro-
téger des gens qui ne sont pas théoriquement protégeables, c’est-à-dire qu’on fait en
sorte de ne pas les attaquer. »61
Il est vrai qu’à la sortie d’Affaires africaines, le tout-Paris s’est posé la même
question : qui est le commanditaire de ce brûlot ? À qui profite ce livre ?
Faute de pouvoir répondre définitivement à ces questions, il nous sem-
ble judicieux de nous reporter à ce qui a été écrit sur le sujet. Pour certains,
comme le journaliste Rémi Kauffer, Affaires africaines est la « réponse du ber-
ger à la bergère (…). Avec le recul, on sent bien que, grâce à ce livre, Jean Audibert
et l’équipe de Cot règlent leurs comptes autant avec les filières de Jacques Foccart

46 LA NuIt RwANdAIse N°3 • BeNJAMIN CHeVILLARd, tintin Au gABOn


qu’avec celles de guy Penne… »62 Il est vrai que Pierre Péan ne cache pas être
l’ami de Jean Audibert, le chef de cabinet du ministre de la Coopération.63
Il a été question aussi de la proximité de Péan avec Grossouvre, qui n’a
pourtant pas le beau rôle dans cette enquête. dans négrophobie, François-
Xavier Verschave évoque Pierre Péan comme étant un « ex-protégé de François
de grossouvre, le Foccart de Mitterrand »64. Le journaliste Pascal Krop en a dit
plus : « Voilà l’une des nombreuses facettes de grossouvre. il appréciait les journa-
listes. et bien souvent même, il les “couvrait”. le travail d’investigation l’amusait à
défaut de toujours lui plaire. C’est ainsi que, comme il l’avait fait pour moi, il ren-
dit des services amicaux aussi bien à gilles Perrault qu’à Pierre Péan –même si, de
notoriété publique, ce spécialiste des Affaires africaines s’est ensuite fâché avec lui-
lorsque ces derniers publièrent des livres courageux et “difficiles”. »65
Péan en donne une tout autre version dans son livre dernières volontés,
derniers combats, dernières souffrances. L’essayiste raconte avoir été contacté en
avril 1983 par Gilles Kaehlin, collaborateur de Grossouvre, qui lui aurait
proposé d’accepter un dédommagement pour ne pas sortir Affaires afri-
caines. Il aurait alors été question des prisonniers gabonais dont faisait par-
tie Jean-Marc ekoh, Kaehlin assurant que Grossouvre ne pouvait rien faire
de plus que ce qu’il avait déjà tenté pour les faire libérer66. « Avant de termi-
ner l’entretien, Kaehlin avance un chiffre pour arrêter le livre, un “ordre de grandeur
à négocier : 350 bâtons” (3 millions et demi de francs). »67 Après en avoir parlé à
Jean-Pierre Chevènement, Péan se serait décidé à contacter l’Élysée. on lui
aurait alors assuré que François Mitterrand ne ferait rien pour empêcher la
sortie du livre… Il aurait ensuite rencontré Grossouvre peu avant la date de
parution du livre. C’est de cette époque que daterait sa fréquentation du
conseiller de l’Élysée, dans le cadre de relations qui seraient restées stricte-
ment amicales, avant la rupture définitive de 1990.
on peut croire Péan mais l’hypothèse d’une commande de Grossouvre
reste séduisante. Au premier abord, Péan peut sembler très critique envers le
conseiller de l’Élysée dans le dernier chapitre d’Affaires africaines. Mais, au
final, François de Grossouvre n’en prend pas trop pour son grade. on le féli-
citerait presque pour le subtil dosage de pragmatisme et de machiavélisme qui
caractérise sa gestion du dossier. La parution d’Affaires africaines pourrait lui
avoir semblé profitable car ayant pour effet de graver dans le marbre sa place
dans la nouvelle configuration franco-gabonaise.
Pour le président gabonais, le coup viendrait de plus haut. d’après
Foccart, « Bongo est convaincu que Péan a été manipulé par l’élysée ou, tout au
moins, par le Parti socialiste, et (…) il considère que le gouvernement français aurait
pu et dû empêcher la parution du livre »68. dans noir Chirac, François-Xavier

BeNJAMIN CHeVILLARd, tintin Au gABOn • LA NuIt RwANdAIse N°3 47


Verschave en est arrivé aux mêmes conclusions : « en Afrique, de mon point
de vue, Mitterrand ne s’est insinué qu’en outsider dans un système fortement ver-
rouillé par les néo-gaullistes. Ayant montré sa capacité de nuisance par des révéla-
tions sur Bongo, il a pu obtenir sa part des retombées financières. »69 L’hypothèse
se tient. Nous avons parlé plus haut du militantisme du journaliste au sein
du parti socialiste. Péan soutient François Mitterrand depuis 196570. on
sait surtout aujourd’hui qu’il est et a été à travers ses nombreux ouvrages
l’un des défenseurs les plus inconditionnels du président.
Cette enquête aura tout de même valu à Péan de nombreuses inimitiés et
quelques menaces. Le journaliste raconte qu’on a tenté de l’intimider un certain
nombre de fois avant même la sortie du livre. d’abord du côté d’elf, il apprend
qu’on envisage sérieusement de « régler définitivement “le problème Péan”. Vrai ? Faux
? »71 Il est vrai que des années plus tard, en mai 1997, lors d’une perquisition du
bureau du responsable de la sécurité d’elf, « éva Joly trouve dans le coffre de Jean-Pierre
daniel une note sur un projet d’assassinat de Pierre Péan, en 1984. Ce journaliste venait
de publier [Affaires africaines]. »72 si le projet d’assassinat fait long feu, l’affront vaut
tout de même à Péan un attentat contre son domicile73.
Le livre aura aussi fait l’effet d’une bombe dans le sérail françafricain.
Alors que quelques sénateurs et députés RPR exhortent le gouvernement à
interdire ce sulfureux pamphlet74, omar Bongo ne cache pas sa fureur. on
pourrait même dire qu’il la surjoue. Le président gabonais est bien décidé
à tirer le maximum de bénéfices de la situation. Mesure symbolique s’il en
est, il ordonne le boycott des informations concernant la France dans les
médias gabonais. Même Africa numéro 1, une radio dans laquelle l’État
français a une forte participation et qui est diffusée tant à Paris que sur une
grande partie du continent africain, devra s’y conformer75.
Bongo menace même de rompre les relations diplomatiques si le livre
devait être évoqué lors de l’émission télévisée de Bernard Pivot, Apostrophes…
Il fait mine de vouloir se tourner vers les États-unis. L’Élysée va dépêcher
tour à tour François de Grossouvre et Roland dumas, grand ami du prési-
dent gabonais à Libreville pour tenter de le calmer. en gage de bonne
volonté, une conférence de presse que devait tenir à Paris une organisation
politique d’opposition au pouvoir gabonais est interdite en décembre. omar
Bongo est quant à lui invité à effectuer une visite d’État en France. Il faudra
attendre la visite au Gabon en avril 1984 du premier ministre français en
personne pour que Bongo envisage enfin officiellement la réconciliation76.
La parution d’Affaires africaines sort même Jacques Foccart de son
silence. « L’homme de l’ombre » du général de Gaulle donne une interview
au Figaro Magazine77. Il se dit « indigné par le contenu du livre (…), par le silence

48 LA NuIt RwANdAIse N°3 • BeNJAMIN CHeVILLARd, tintin Au gABOn


de l’élysée et par celui du gouvernement » ainsi que par « l’exceptionnelle promo-
tion dont a bénéficié le livre à l’échelle nationale », une promotion qui le choque
d’autant plus qu’elle est « faite par les trois chaînes de télévision et par les radios
appartenant au service public (…). C’est une erreur qui va coûter cher à la France
». Réaffirmant l’importance capitale du Gabon pour la France sur les plans
politique et économique, Foccart défend son bilan tout en niant l’existence
d’une « politique Foccart » ou de « réseaux Foccart ». Il reviendra quelques
années plus tard sur le livre, dans ses mémoires. d’après lui, « Péan fait un
amalgame. il a repris des éléments qui allaient dans le sens de son récit sans les véri-
fier »78. Puis loin, il ajoute : « en fin de compte, Péan et d’autres constatent que
beaucoup de mes amis sont présents et actifs autour de Bongo, ce qui est la réalité.
Mais ils se trompent en m’imaginant au centre de cette toile d’araignée. »79 Le
moins qu’on puisse dire, c’est que ce n’est pas un démenti catégorique et
que Foccart n’a pas l’air très fâché contre son biographe non autorisé.
d’ailleurs, à deux reprises dans ses mémoires, Foccart va jusqu’à citer Péan
pour appuyer ses propos.80
Maurice Robert n’a, quant à lui, jamais décoléré : « J’avais reçu Péan, à sa
demande, à libreville, lorsque j’étais ambassadeur, puis, chez moi, à Paris, après
mon limogeage. À aucun moment, il n’a jugé bon de m’informer de la préparation
de cet ouvrage (…). son livre est un amalgame de faits réels et d’éléments fantaisistes.
»81 on pouvait prévoir cette réaction de la part d’un pilier de la
Françafrique sévèrement écorné dans l’ouvrage. Robert prétend d’ailleurs
avoir attaqué Pierre Péan en diffamation, mais avoir perdu son procès pour
vice de procédure.
« queL jourNaListe est péaN ? »
Maurice Robert touche plus juste quand il s’interroge à voix haute dans
ses mémoires sur « quel journaliste est Péan ? »82. Il nous renvoie à un article
du nouvel économiste du 18 février 1980 dans lequel notre pugnace enquê-
teur se montrait particulièrement indulgent avec le pouvoir gabonais et
tout le système qu’il critiquerait trois ans plus tard dans Affaires africaines.
Cet article d’une page traite de la succession de René Journiac, conseiller
aux affaires africaines qui venait de disparaître dans un accident d’avion83.
Parmi d’autres dossiers plus « urgents », il y est question du Gabon. Péan
semble alors ne rien trouver à reprocher à ce pays et ses dirigeants où « il n’y
a pas actuellement de problème grave ». Il y salue même la nomination de
Maurice Robert comme ambassadeur de France qu’il estime capable à la
fois de « rassurer » omar Bongo et de « mettre un terme à des querelles entre les
anciens serviteurs secrets du gaullisme et les nouveaux agents » L’important étant

BeNJAMIN CHeVILLARd, tintin Au gABOn • LA NuIt RwANdAIse N°3 49


« de garder le gabon à l’écart des turbulences et de développer d’harmonieuses rela-
tions économiques avec lui ». Le reste parle de la succession du Monsieur
Afrique de l’Élysée et de dossiers plus « urgents ». on ne peut pas dire que
Péan s’y montre particulièrement critique sur la façon dont est conduite la
politique africaine de la France en 1980.
Le journaliste Jean-Marie Kalflèche, de sensibilité on ne peut plus fran-
çafricaine, accuse sans détour dans le Quotidien de Paris Péan d’avoir
retourné sa veste : « Pauvre Péan, lui qui (…) s’était tellement employé à circonve-
nir Bongo, qui était tellement devenu son confident que des Congolais l’ont soup-
çonné d’être l’instrument de libreville dans des campagnes menées contre eux (…) »84
Bongo ne dit pas autre chose : « avant la publication de son livre, Pierre Péan,
avec qui j’entretenais de bonnes relations, m’avait, par exemple, demandé de le pis-
tonner pour aller en guinée équatoriale et au Congo. Or les articles qu’il avait écrits
après s’être rendu dans ces deux pays avaient fortement déplu aux présidents de ces
deux pays. Ceux-ci étaient persuadés que j’avais délibérément monté un mauvais
coup contre eux. »85
Pierre Péan aurait été assez proche d’omar Bongo (voire son confident)
peu avant d’écrire son livre ? décidément, le parcours de notre journaliste
est quelque peu tortueux. on sait qu’il s’est réconcilié avec le président
gabonais en 199386. Bongo l’a raconté : « il m’avait insulté, il m’avait traîné
dans la boue. Mais il est venu me voir, dix ans après la publication de son livre. il
était là pour suivre les élections de 1993, et tout dernièrement en 1998. nos rencon-
tres se sont bien passées. (...) d’ailleurs, même si cela vous semble difficile à croire,
c’est un garçon que j’aime bien. Maintenant, Pierre Péan vient au gabon quand il
veut. »87 Ce qui était censé indigner le journaliste en 1982 semble le laisser
aujourd’hui parfaitement indifférent. Il sait pourtant très bien qu’au
Gabon, rien n’a changé. Péan a déclaré à la mission d’information parle-
mentaire sur le rôle des compagnies pétrolières : « en 1993, (…) le Président
Bongo s’est maintenu au pouvoir grâce à un “coup d’état électoral”, opéré avec la
bienveillante neutralité du gouvernement français. »88
Mais le journaliste assume son nouvel ami : « J’ai, en d’autres temps,
affronté Bongo et dénoncé le rôle de la France dans Affaires africaines. Aujourd’hui,
je n’ai pas honte et j’ai même plaisir à rencontrer le président du gabon et à discu-
ter avec lui de l’évolution de l’Afrique et de la politique française dont il est un fin
connaisseur. si le gabon n’est pas un paradis, je n’y connais pas d’affrontements
ethniques, il y règne la paix civile, chacun peut y critiquer le chef de l’état sans ris-
quer de se retrouver dans un cul de basse-fosse. »89
sans commentaire.

50 LA NuIt RwANdAIse N°3 • BeNJAMIN CHeVILLARd, tintin Au gABOn


« La Bêtise, c’est de coNcLure » 90

Au final, nous voilà comme submergés par la quantité d’informations


recueillies à propos d’Affaires africaines. dépassés surtout par le nombre de
questions laissées en suspens. Le passé gabonais du journaliste mériterait
sans aucun doute plus vaste investigation. Il serait intéressant de connaître
les raisons de son départ précipité du pays à la fin 1964. on n’en sait à
peine plus des liens qu’il entretenait avec omar Bongo au début des années
80, peu avant d’écrire son livre. de même pour les cas de François de
Grossouvre, de Jacques Foccart ou de François Mitterrand…
Pour autant, nous commençons à nous faire une idée du personnage.
dans Affaires africaines, le style Péan est bien là. Le sujet est à priori des plus
passionnants et la première lecture sera volontiers enthousiaste (bien que
parfois ponctuée d’ennui). La seconde sera beaucoup plus critique.
Quelque chose ne passe pas : le rythme alterne entre longs développements
et trop courts survols ; les biographies des personnages ont un air de fiches
de renseignements ; certaines sources sont un rien douteuses (des tracts
anonymes par exemple) ; tout à sa démonstration, l’auteur donne tout l’es-
pace au « clan des Gabonais », au détriment des autres acteurs des relations
franco-gabonaises… surtout, l’indignation semble à géométrie variable.
Péan fait appel consécutivement à notre générosité et notre égoïsme, à
notre idéalisme et notre pragmatisme, à nos scrupules et notre cynisme…
Après tellement de transformations, ce journaliste-là aurait plutôt tout d’un
prestidigitateur. talentueux assurément. Il arriverait même à faire passer la
dénonciation d’un prétendu « colonialisme à l’envers » pour une critique
du néocolonialisme…
Issu « de cette génération où l’on comprend la raison d’état »91, “tintin” Péan
pénètre sur les plates-bandes du pouvoir avec prudence. La Françafrique
s’en remettra…

référeNces
[1] Pierre Péan, Affaires africaines, Fayard, 1983.
[2] Pierre Péan, l’homme de l’ombre. éléments d’enquête autour de Jacques Foccart,
l’homme le plus mystérieux et le plus puissant de la Vème république, Fayard, 1990.
[3] Pierrey Péan, dernières volontés, derniers combats, dernières souffrances, Plon, 2002.
[4] François-Xavier Verschave, la Françafrique. le plus long scandale de la
république, stock, 1998.

BeNJAMIN CHeVILLARd, tintin Au gABOn • LA NuIt RwANdAIse N°3 51


[5] François-Xavier Verschave, noir silence. Qui arrêtera la Françafrique ?, Les
Arènes, 2000.
[6] Roger Faligot et Jean Guisnel (dir), Histoire secrète de Vème république, La
découverte, 2006.
[7] Jean-François Bayart, la politique africaine de François Mitterrand, Karthala, 1984.
[8] rue 89, « Pierre Péan, un enquêteur au service du pouvoir ? », 15/02/09 :
http://www.rue89.com/2009/02/15/pierre-pean-un-enqueteur-au-service-du-pouvoir
[9] Mongo Béti, « Jacques Vergès ou comment tuer enfin l’increvable Ponce-Pilate » in.
Peuples noirs Peuples Africains, n° 36 (1983) 1-6.
http://mongobeti.arts.uwa.edu.au/issues/pnpa36/pnpa36_01.html
[10] Maurice Robert, “Ministre de l’Afrique”. entretiens avec André Renault,
seuil, 2004.
[11] Foccart parle (tome 2). entretiens avec Philippe Gaillard, Fayard-Jeune
Afrique, 1997.
[12] Pierre Haski, « France-Gabon : les dessous barbouzards d’une relation exem-
plaire », libération, 19/10/1983.
[13] télérama.fr, « J’ai un petit problème avec le pouvoir », interview de Pierre Péan,
19/02/2009 :
http://www.telerama.fr/idees/pierre-pean-j-ai-un-petit-probleme-avec-le-pouvoir,39180.php
[14] Jean-François obiang, France-Gabon. Pratiques clientélaires et logiques
d’État dans les relations franco-africaines, Karthala, 2007.
[15] « Foccart entre France et Afrique », Cahiers du centre de recherches historiques,
octobre 2002, n°30.
[16] omar Bongo, entretiens avec Airy Routier, Blanc comme nègre, Grasset, 2001.

Notes
1. Pierre Péan revendique volontiers son « côté tintin ». Cf. télérama. fr [13]
2. Pierre Péan [3, p.21-22]
3. À en croire le site des éditions Fayard :
http://www.fayard.fr/livre/fayard-25408-secret-d-etat-Pierre-Pean-hachette.html.
4. Cf Pierre Péan [3, p.22-23] ; Pierre Haski [12] ; didier daeninckx et enrico Porsia, « La
face cachée de “La face cachée du Monde”, Amnistia.net, 12 mars 2003 ; emmanuel Ratier,
Faits et documents n°6, 15 mai 1996. Nous ne nous reportons qu’avec prudence et en nous pin-
çant le nez aux informations contenues dans cette publication d’extrême droite mais il se
trouve qu’elles ont été confirmées par Pierre Péan dans le numéro suivant (n°7, juin 1996).
5. didier daeninckx et enrico Porsia, art. cité.
6.Cf. emmanuel Ratier, art. cité. Voir note 4.
7. Pierre Péan [1, p.56]
8. rue 89 [8]
9. Pour tout ce qui précède, cf Pierre Péan [2, p.302-309]
10. Pierre Péan [2, p.308]
11. Pierre Péan [3, p.23]

52 LA NuIt RwANdAIse N°3 • BeNJAMIN CHeVILLARd, tintin Au gABOn


12. emmanuel Ratier, art. cité., voir note 4.
13. Pierre Péan [3, p.22]
14. Mongo Béti [9]
15. Éditions Alain Moreau, 1975.
16. Éditions Alain Moreau, 2 tomes, 1982.
17. eurafor-Press, 1982.
18. Mongo Béti [9]
19. Pierre Haski, art. cité (19/10/1983).
20. François-Xavier Verschave [4, p.58]
21. Cf. François-Xavier Verschave [4] et [5]
22. Pierre Péan [1, p.20]
23. Pierre Péan [1, p.19]
24. Pierre Péan [1, p.21]
25. Le concept de Françafrique, forgé par François-Xavier Verschave, n’existait bien entendu
pas en 1983, à la date de parution d’Affaires africaines.
26. Pierre Péan [1, p.20]
27. Jean-François Médard, « Questions sur la méthode Foccart » in [15, p.101]
28. Pierre Péan [1, p.21]
29. Pierre Péan [1, p.22]
30. Pierre Péan [1, p.22]
31. dans son interview pour télérama.fr [13], Péan parle avec passion de son affection pour
la Marseillaise et le drapeau français. dans ses ouvrages plus récents (sur le Monde, le géno-
cide rwandais ou sur Bernard Kouchner), il accuse ses adversaires de ne pas assez aimer la
France. on ne saurait donc mettre en question son patriotisme militant.
32. Pierre Péan [1, p.30]
33. http://www.telerama.fr/idees/pierre-pean-mes-secrets-de-fabrication,39155.php
34. Pierre Péan [1, p.139]
35. Pierre Péan [1, p.40]
36. À ce sujet, se reporter à : Nicolas Bancel, « La voie étroite : la sélection des dirigeants afri-
cains lors de la transition vers la décolonisation » in. Mouvements, « de la Françafrique à la
mafiafrique », n°21/22, La découverte, mai-août 2002.
37. Pierre Péan [1, p.129]
38. Pierre Péan [1, p.129]
39. Pierre Péan [1, p.138]
40. Pierre Péan [1, p.138]
41. Pierre Péan [1, p.138]
42. Pierre Péan [1, p.240]
43. Cf. Jean-François obiang [14]
44. François Audigier, Histoire du s.A.C., la part d’ombre du gaullisme, stock, 2003, p.304.
45. Jean-François obiang [14, p.229]
46. Jean François Médard, « Questions sur la méthode Foccart » in. [15, p.102]
47. Jean-François Bayart [7, p.100]
48. Les services secrets extérieurs français sont sous l’égide du ministère de la défense.
49. Cf. Pierre Péan [3, p.22-23]
50. Pierre Péan [1, p.247]
51. Pierre Péan [1, p.246]
52. Pierre Péan [1, p.248]
53. Pierre Péan [1, p.264]
54. Pierre Péan [1, p.266]

BeNJAMIN CHeVILLARd, tintin Au gABOn • LA NuIt RwANdAIse N°3 53


55. Pierre Péan [1, p.267]
56. Pierre Péan [1, p.269]
57. Pierre Péan [1, p.270]
58. Pierre Péan [1, p.271]
59. Pierre Péan [1, p.277]
60. Pierre Péan [1, p.279]
61. http://www.telerama.fr/idees/pierre-pean-mes-secrets-de-fabrication,39155.php
62. Rémi Kauffer, « dans les pas des réseaux Foccart, le faux tournant de la politique afri-
caine de François Mitterrand » in. Roger Faligot et Jean Guisnel (dir) [6, p.180]
63. Cf. Pierre Péan [3, p.27]
64 François-Xavier Verschave, « 10 ans de désinformation », in. Boubacar Boris diop, odile
tobner & François-Xavier Verschave, négrophobie, Les Arènes, 2005, p.185.
65. Pascal Krop, silence, on tue. Crimes et mensonges à l’élysée, J’ai lu, 2001, p.37.
66. Pierre Péan [3, p.25-27]
67. Pierre Péan [3, p.27]
68. Foccart parle [11, p.348]
69. François-Xavier Verschave [5, p.209, note i]
70. Pierre Péan [3, p.21-22]
71. Pierre Péan [3, p.24]
72. Valérie Lecasble et Airy Routier, Forages en eau profonde. les secrets de “l’affaire elf”,
Grasset, 1998, p.356.
73. Francis Zamponi, « Nos amis les despotes : Hassan II, tombalbaye, Bokassa, Mobutu… »
in. Roger Faligot et Jean Guisnel (dir) [6, p.163]
74. Maurice Robert [10, p.391-392]
75. Cf. Pierre Haski, « Gabon : Bongo pique une grosse colère contre la France », libération,
12 novembre 1983.
76. Claude wauthier, Quatre Présidents et l’Afrique, seuil, 1995, p.457-458. Cf. aussi Jean-
François Bayart [7, p.61]
77. Interview de Jacques Foccart au Figaro Magazine du 10 décembre 1983. entièrement
reproduite dans les annexes de l’homme de l’ombre [2, p.578-583]
78. Foccart parle [11, p.265]
79. Foccart parle [11, p.267]
80. Foccart parle [11, p.244 et p.258]
81. Maurice Robert [10, p.388]
82. Maurice Robert [10, p.392]
83. Pierre Péan, « Les cinq dossiers de l’Élysée », le nouvel économiste, 18/02/1980.
84. le Quotidien de Paris, 3 novembre 1983.
85. omar Bongo, [16, p.151]
86. Pierre Péan [3, p.46]
87. omar Bongo, [16, p.152]
88. Rapport de la commission d’information, cité par François-Xavier Verschave dans noir
silence, op. cit., p.198.
89. Pierre Péan, noires fureurs, blancs menteurs, Fayard, 2005, p.357.
90. Cette citation est le titre du chapitre de conclusion du livre de Péan sur le passé vichyste
de François Mitterrand. Cf. Pierre Péan, une jeunesse française. François Mitterrand 1934-1947,
Fayard, 1994.
91. rue 89 [8].
serge FarneL

autopsie de Noires
fureurs, blancs menteurs
Le livre de Pierre Péan, Noires fureurs, blancs menteurs, est particu-
lièrement scandaleux. Insultant envers ceux qu’il appelle les « blancs
menteurs » – ainsi qu’il qualifie les « droit-de-l’hommistes » qui se
préoccupent de vérité et de justice –, il l’est également envers les Tutsi
dans leur ensemble – ce pourquoi il a été poursuivi pour diffamation
raciale devant la 17ème chambre correctionelle de Paris [voir les
articles au sujet de ce procès]. De manière générale, il tente d’as-
seoir les thèses négationnistes, ne reculant devant aucun moyen,
sans complexes.

dans le totémisme aujourd’hui1, Claude Lévi-strauss écrit qu’« accepter, comme


thème de discussion, une catégorie que l’on croit fausse expose toujours à un risque: celui
d’entretenir, par l’attention qu’on lui prête, quelque illusion sur sa réalité ». Le fait de
revenir
2
ici sur le livre de Péan consacré au Rwanda, noires fureurs, blancs men-
teurs , n’est pas sans risque en ce que, pour reprendre la suite des propos de
l’ethnologue, « en s’attaquant à une théorie mal fondée, la critique commence par lui
rendre une façon d’hommage ». Il convient toutefois de noter en l’espèce que la
théorie de Péan n’est pas simplement « mal fondée », mais volontairement
fausse. Rien dans mes propos relatifs à son ouvrage n’inclura, par ailleurs,
quelque marque du respect que l’on porte à celui à qui on rend hommage. Ils
seront de nature exclusivement posthume en ce que si ce livre fut bien mort-né
de mon point de vue, d’aucuns auront eu besoin, pour finir de se persuader de
son inconsistance, d’assister à sa spectaculaire désintégration en plein vol. À
l’instar du Falcon présidentiel qui, en avril 1994, explosa dans le ciel de Kigali,
c’est la thèse de Pierre Péan – et du juge Bruguière – qui s’est scratchée, suite
à la rétractation en novembre 2008 du témoin clef sur lequel elle se fondait.

LA NuIt RwANdAIse N°3 55


1- ruziBiza
en novembre 2008, Abdul Ruzibiza, dit Vénuste, accorda à la radio rwan-
daise Contact FM une interview au cours de laquelle il fit son coming out, confes-
sant publiquement avoir inventé son témoignage 3
dans lequel il s’était
jusqu’alors présenté comme un dissident du FPR . Ruzibiza avait pourtant été
le pilier de la thèse défendue par Péan, Bruguière et consorts selon laquelle l’ac-
tuel président du Rwanda, Paul Kagamé, aurait été le commanditaire de l’at-
tentat du 6 avril 1994.
si Pierre Péan écrit4 de la journaliste Colette Braeckman que, dans son livre
Histoire d’un génocide , elle « s’est beaucoup servi de Janvier Afrika pour attaquer
Habyarimana et la France » (p.192), il ne se sera, quant à lui, pas privé de se ser-
vir et resservir jusqu’à plus faim d’Abdul Ruzibiza, qui de son pays d’accueil, la
Norvège, finira – l’imprévisible – par se retourner à nouveau comme une ome-
lette. Certaines expressions trahissent ainsi la boulimie de Péan : « une fois de
plus, le témoignage d’Abdul ruzibiza vient à l’appui de ceux qui contestent l’histoire
officielle. » (p.55) or, c’est sur celui-ci qu’a reposé, en principal, la thèse de l’im-
plication de Paul Kagamé dans l’attentat du 6 avril 1994. d’aucuns, dès lors,
aimeraient bien l’oublier. d’autres, et j’en fais partie, seront toujours là pour
le leur rappeler.
se référant au témoin Janvier Afrika, Péan écrit que « ce genre de personne vise
à obtenir des avantages qu’on leur accorde soit pour la vente d’informations, soit pour
mentir » (p.222). si cela reste encore à prouver pour Afrika, il est en revanche
devenu urgent de se demander si c’est bénévolement que Ruzibiza a, quant à
lui, produit les informations desquelles il a fini par se rétracter. Peut-être que
les deux universitaires que sont la préfacière (Claudine 5Vidal) ou le postfacier
(André Guichaoua) de l’ouvrage rwanda l’Histoire secrète que Ruzibiza écrivit à
six mains, seraient à même de fournir une réponse à cette interrogation que
Péan, en enquêteur intègre qu’il prétend être, n’aura pas aujourd’hui manqué
de se poser à l’égard de celui qu’il présenta, en son temps, comme le « témoin-
clé de la conquête du pouvoir par le FPr » (p.59), et selon lui « à qui l’on doit la syn-
thèse la plus complète sur les méthodes clandestines du FPr » (p.200).
La rétractation de Ruzibiza a laissé des traces indélébiles au sein même de
l’ouvrage de Péan qu’aucun rhétoricien – ces chirurgiens de la plastique du lan-
gage – ne saurait désormais effacer. des plaies mal cicatrisées qui racontent
notamment que Ruzibiza aurait « été chargé d’opérer des repérages clandestins dans
les environs de l’aéroport, camouflé en agent agronome … » (p.11). si ce n’est qu’au-
jourd’hui, on sait, de la bouche même de l’intéressé, qu’il s’agissait là d’un
mensonge. C’est également Péan n’hésitant pas à citer in extenso des extraits du

56 LA NuIt RwANdAIse N°3 • seRGe FARNeL, AutOPsie de nOires Fureurs...


témoignage que Ruzibiza livra en mai 2004 sur Internet : « Faire crever de faim
un paysan en lui refusant l’accès à ses biens ne pouvait que conduire au génocide. Ceux
qui cherchent l’origine du génocide devraient commencer par ici. » (p.200) soit. Mais
maintenant que l’on sait qu’il mentait lorsqu’il écrivait cela, Péan a-t-il prévu
un service après vente indiquant au lecteur d’où, en cas de défaillance, recom-
mencer son investigation sur l’origine du génocide ?
Continuons et suivons notre célèbre enquêteur qui ne se lasse pas de citer
Ruzibiza : « Même après la guerre », nous dit ainsi le désormais double-repenti,
« le FPr n’a pas hésité à sacrifier les tutsis pour trouver des prétextes à aller piller les
6
richesses au Zaïre. Ce n’est un secret pour aucun des militaires du FPr-inkotanyi »
(p.204). et de poursuivre sur sa lancée en expliquant que « c’est ainsi que les mas-
sacres des Bagogwe de Mulende se sont produits ». Il ne craint pas d’appuyer son
affirmation en déclarant même être « en mesure de donner des preuves à celui qui
en veut ». et bien oui, aujourd’hui, nous en voudrions bien des preuves. Mais
non, bien sûr. Ruzibiza mentait. et avec lui Péan et Bruguière.
Considéré par Péan comme le « témoin n°1 de l’instruction du juge Bruguière »
(note 3 du bas de la page 59), on ne saurait en effet parler du double repenti
rwando-norvégien sans évoquer le célèbre juge anti-terroriste dont l’enquête
aurait, selon Péan, et ce « avant même d’être rendue publique, (…) semé la panique
dans tous les milieux pro-FPr quand Le Monde en a révélé quelques pans importants
en mars 2004 ». (p.239) une prétendue panique qui n’aura pas pour autant
conduit Kagamé à reporter le voyage qu’il avait alors prévu de faire en
Belgique, ce à la grande surprise qu’exprima alors stephen smith dans le quo-
tidien français. Le journaliste venait de découvrir que l’agenda des chefs d’État
n’était pas synchronisé au contenu de ses articles.
Vilipendant les résultats de la Commission d’enquête internationale (CeI) qui
mena ses investigations en janvier 1993 au Rwanda, Péan ironise sur l’équipe
d’enquêteurs qui aurait « “réussi” l’exploit, en une quinzaine de jours, de trouver les
“preuves irréfutables” des massacres de quelque 2.000 personnes, essentiellement des
tutsis Bagogwe de la région de ruhengeri-gysenyi, et au Bugesera – là où de grands
magistrats-instructeurs tels que le juge antiterroriste français Bruguière ou le juge espa-
gnol garson, mettent des années à dénombrer et identifier un nombre de victimes infi-
niment moindre » (p.128). Il aura, en effet, fallu pas moins de huit ans au super
juge français pour clore son enquête dont « l’exploit » réside en ce qu’elle aura
été réalisée partout à l’exception du pays dans lequel avait eu lieu l’attentat
objet de son enquête !
2- La ciBLe : Le présideNt Kagamé
d’après Péan, il ne serait pas aisé de percevoir qui se cache réellement der-
rière le masque de Kagamé : « Apparemment, il n’a (…) rien d’effrayant » (p.60),

seRGe FARNeL, AutOPsie de nOires Fureurs... • LA NuIt RwANdAIse N°3 57


nous fait-il ainsi savoir. Heureusement, le lecteur a déjà été informé, quarante
pages plus tôt, de qui se dissimule derrière l’apparence d’« une image qui tranche
singulièrement avec celles des dictateurs d’avant la chute du Mur de Berlin » (p.61) ;
et Péan de ne pas hésiter à ménager le suspens avant de le faire entrer en scène :
« Hitler ? staline ? Pol Pot ? non, Kagamé. » (p.20) et pour peu que le lecteur nour-
risse encore quelque doute quant à la personnalité de l’invité surprise, il aura
été informé qu’il s’agit là du « plus grand criminel de guerre vivant et en exercice »
(p.20). Ce n’est pas rien. encore un doute ? « un Führer qui serait devenu direc-
teur de Yad Vashem, le musée de la shoah. » (p.68) un criminel de guerre ?
Affirmatif ! un Führer ? Affirmatif.
Après s’être attaqué à l’homme, Péan s’attaque maintenant à son « régime ».
s’il considère dans son ouvrage qu’il ne sied plus de parler du « régime
Habyarimana », rien ne l’empêche toutefois de faire exception à la règle lorsqu’il
s’agit de le mettre en perspective avec celui de l’actuel président du Rwanda :
« le régime de Kagamé est beaucoup plus ethniciste que ne l’a été celui de
Habyarimana » (p.21), d’asséner notre auteur qui omet toutefois de préciser que,
par exemple, les mentions ethniques sont aujourd’hui interdites sur les cartes
d’identité rwandaises. Il se trouve que la différence entre les deux « régimes » est
que l’un fut ethniciste (celui d’Habyarimana) tandis que l’autre ne l’est pas
(celui de Kagamé). Qu’à cela ne tienne ! L’entreprise est à la démolition des
« dignitaires de Mulindi » (p.220) dont Péan entreprend de ravaler la façade façon
khméro-nazie : « À l’intérieur du rwanda, le régime de Kagamé a persécuté, tué, humi-
lié, rééduqué, enfermé les Hutus réduits au statut d’untermenschen. » (p.19) et pour
peu que le lecteur ne soit pas rompu au langage du troisième Reich, Péan assure
la traduction : « il [Kagamé] a mis en œuvre sa volonté implacable d’éliminer le maxi-
mum de Hutus et de réduire ceux qui restaient à l’état de sous-hommes. » (p.263)
À suivre la logique de Péan, « éliminer le maximum de Hutus » n’aurait pas
pour autant empêché Kagamé de s’en prendre à sa propre ethnie. on peine à
saisir la logique qui aurait prévalu à une telle démence : pour régner sur un
désert peut-être… Ainsi, selon Aloys Ruyenzi auquel se réfère le célèbre enquê-
teur, « suspectant tous ceux qui n’étaient pas des exilés de l’Ouganda, il [Kagamé]
tuait ou faisait tuer des jeunes recrues » (p.66)…
La stratégie de Péan consiste, par ailleurs, à tout ramener aux ordres d’un seul
et unique individu qu’il s’agit de nommer explicitement afin de ne pas se
concentrer sur des cibles politiquement non productives : « Kagamé a planifié
l’attentat » (p.19) nous dit ainsi Péan. Car l’homme à abattre, c’est bien sûr l’ac-
tuel président du Rwanda, un homme omniprésent et omniscient auquel Pierre
Péan va se faire fort d’imputer le moindre des ordres. Ainsi, selon Aloys Ruyenzi
auquel se réfère à nouveau l’enquêteur de renom, « les inkotanyi du FPr prenaient

58 LA NuIt RwANdAIse N°3 • seRGe FARNeL, AutOPsie de nOires Fureurs...


plaisir à massacrer la population parce que c’était l’ordre de leur chef Kagamé » (p.67).
Vous n’avez pas bien saisi ? Autre exemple : « le nombre des Hutus assassinés par les
policiers ou les militaires obéissant aux ordres de Kagamé est bien supérieur à celui des
tutsis tués par les miliciens et les militaires gouvernementaux » (p.20). encore un
doute ? Péan peut être bien plus explicite : « il importe de souligner qu’une seule per-
sonne, Kagamé, était responsable de toute la stratégie et de la conduite des opérations. »
(p.67) une « seule » personne est responsable de « toute » l’opération.
et pour parfaire le portrait de la cible de Péan, ce dernier lui refuse
jusqu’aux bases les plus élémentaires de l’instruction. Ainsi apprend-on que,
bien qu’à la tête d’un État de droit, Kagamé « ignore(rait) complètement la notion
même de loi » (p.68). Gageons tout de même qu’il a de bons juristes à ses côtés
pour l’épauler dans sa fonction de chef d’État. et ce n’est pas tout ! selon Péan,
« Kagamé sait pertinemment qu’il n’a aucune chance d’accéder au pouvoir par la voie
des urnes. simple question d’arithmétique », précise-t-il, « la communauté tutsie sur
laquelle il entend s’appuyer ne représenta au mieux que 15% de la population du
rwanda » (p.9). Mais Kagamé, outre le fait qu’il n’entend rien au droit, aurait
donc par ailleurs de sérieuses lacunes en arithmétique. C’est ce qu’il semble fal-
loir déduire du pseudo-témoignage de Ruzibiza que reprend, à son compte,
Pierre Péan quand il prétend que Kagamé n’aurait pas hésité à « sacrifier les
tutsi de l’intérieur » (p.204). Piètre calculateur donc que ce Kagamé qui n’aura
jamais compris que le massacre des tutsi, en diminuant un taux de 15% déjà
bien faible, ne pouvait que contribuer à aggraver son cas électoral. Abdul
Ruzibiza insiste une cinquantaine de pages plus loin sur le fait que Kagamé « a
empêché de sauver nos familles alors que nous en avions les moyens et la volonté »
(p.256). et pour cause. Rien n’est plus stimulant qu’un bon handicap dans une
course aux urnes !
3- NégatioNNisme et Néo-NégatioNNisme
dès l’ouverture de son ouvrage, Péan considère que « s’il s’avérait que c’est le
FPr qui a abattu l’avion, l’histoire du génocide devra être réécrite » (p.17). Articuler
à tout prix attentat et génocide doit ainsi lui permettre d’articuler la responsa-
bilité présumée de Kagamé dans l’attentat à sa responsabilité dans le génocide.
deux cent pages plus loin, fort d’une démonstration basée sur une brochette
de témoins plus douteux les uns que les autres, il conclut que « les faits imposent
à eux-mêmes un nouveau récit » (p.239). Comme on le sait cependant, Ruzibiza a
craqué, et avec lui, les faits censés imposer ce « nouveau récit ». Il ne reste, au cré-
dit de notre investigateur, que l’articulation entre attentat et génocide, la seule
idée de Péan qui aura survécu au missile lancé de Norvège par Ruzibiza. une
idée qui, en engageant la responsabilité dans le génocide de ceux qui mirent en
œuvre l’attentat, est susceptible de s’appliquer cette fois à des mercenaires,

seRGe FARNeL, AutOPsie de nOires Fureurs... • LA NuIt RwANdAIse N°3 59


voire des soldats français, entraînant, pour suivre fidèlement la logique de
Péan, la réécriture, certes de l’histoire du génocide, mais aussi de l’histoire de
France. Mais revenons-en à l’objet principal de la révision entreprise par notre
auteur : l’histoire du génocide des tutsi.

a-Négationnisme
Péan ne fait pas de révisionnisme historique, comme il aime à le dire, mais bien
du négationnisme dans son plus simple apparat.
Aussi s’appuie-t-il7 sur les écrits de James Gasana qui, dans rwanda, du Parti-
état à l’état-garnison , écrit que « le FPr s’efforce de provoquer un événement qualifia-
ble de génocide pour tenter de légitimer sa violation du cessez-le-feu ». un événement
« qualifiable de génocide » n’est pas nécessairement un génocide, on l’aura compris.
Péan dénie l’existence d’un génocide orchestré par l’État rwandais lorsqu’il
commente les conclusions du journaliste télé ayant suivi la CeI au cours de
l’enquête qu’elle a réalisée plus d’un an avant le génocide des tutsi : « un pou-
voir accaparé par l’ethnie hutue majoritaire au détriment de l’ethnie tutsie minoritaire
et promise au génocide… » La star française de l’investigation feint alors d’« être
assommé par une telle conclusion, faite à partir de simples ossements » (p.136). Mais
l’homme ne sera pas pour autant “assommé” par la réalisation de ladite pro-
phétie en ce que c’eût été reconnaître l’existence d’un génocide perpétré par
l’État rwandais.
et quand la négation de l’existence du génocide devient difficilement tena-
ble, qu’à cela ne tienne, Péan ose carrément suggérer le concept d’auto-génocide
en s’appuyant sur les propos du belge Marcel Gérin : « C’est absolument extraordi-
naire », affirme ce dernier, « j’ai vu des gens, des tutsis parfois, se suicider en buvant
le liquide provenant de piles électriques trempées dans de l’eau, ou en se pendant aux
arbres ». Gérin explique que « ces personnes ne voulaient pas vivre une nouvelle fois ce
qu’elles avaient enduré dans le nord du pays, et elles choisissaient pour elles-mêmes la solu-
tion finale ». « J’ai vu », poursuit-il, « des gens avancer tout seul dans les lacs Cyambwe
et rwampanga pour se noyer. Mais il est presque impossible de dire combien parmi ces
personnes ont été assassinées ou massacrées, ou combien se sont suicidées. » (p.268)

b- génocide non planifié


Quand il se fait délicat de nier l’existence du génocide des tutsi, Péan s’en-
gouffre dans la négation de sa planification, quand bien même le concept de
génocide non planifié est un non sens en ce que la dénomination même de géno-
cide intègre la notion de planification.
Aux fins toutefois de vendre cette thèse bancale, faut-il encore dénigrer l’in-
formateur Jean-Pierre qui, pas moins de trois mois avant sa mise en œuvre,
avait prévenu l’oNu, dans de détail, de la préparation d’un génocide. « le par-

60 LA NuIt RwANdAIse N°3 • seRGe FARNeL, AutOPsie de nOires Fureurs...


cours de “Jean-Pierre”, à la fin tragique, suggère », selon Péan, « qu’il s’est prêté à une
opération visant à préparer la communauté internationale à l’idée d’un plan d’extermi-
nation des tutsis. » (p.220) et de considérer que « ses “révélations” continuent, onze
ans après sa mort, à servir de principale “preuve” de la planification du génocide des
tutsis. » (p.221) Pierre Péan considère ainsi que « la chaîne de commandement qui
a eu à traiter ce sujet a très sagement analysé la situation en soupçonnant fortement
qu’il s’agissait d’une manipulation » (p.219). L’interdiction de saisir les caches
d’armes du génocide serait donc aujourd’hui considérée comme « sage » de la
part de Péan. dit autrement, ne pas avoir entravé la mise en œuvre d’un géno-
cide aurait donc, selon lui, consisté à faire preuve de sagesse ?
À l’appui de la thèse du génocide planifié, il tente par ailleurs de nous faire
croire que ceux qui planifièrent le génocide se seraient trouvés désemparés à
l’annonce de l’attentat : « en fait, ceux qui sont réputés avoir “planifié le génocide”
ne savent plus quoi faire. » (p.240)
Quant à Marcel Gérin, auquel notre enquêteur donne à nouveau la parole,
il prétend que les Hutu « tentèrent d’organiser leur défense sans pour autant appeler
au génocide » (p.263). L’homme ne recule par ailleurs devant rien pour vendre
sa thèse : « des personnes ont été exécutées et des innocents ont été massacrés. Mais ce
que j’ai vu n’était pas un génocide planifié, sans quoi cela aurait été bien pire encore »
(p.264), ose-t-il.

c- double génocide
Péan n’accepte de parler de génocide qu’à condition de lui adjoindre celui
imaginaire qu’auraient subi les Hutu. C’est la thèse du double génocide dont il
se plaint qu’elle n’ait pas remporté le succès qu’elle mérite : « laisser entendre
qu’il n’y a pas eu un seul génocide – celui des tutsis, mais un double génocide, n’est pas
encore audible. » (p.260) Même Ruzibiza affirme que le FPR visait « tout Hutu
dont la mort ne pouvait laisser d’indices pour les enquêtes » (p.204). C’est dire. Péan
n’admet pas cet état de fait et prend son lecteur à parti : « Peut-on encore ne par-
ler que du génocide des tutsis alors que, depuis 1990, le nombre des Hutus assassinés
par les policiers ou les militaires obéissant aux ordres de Kagamé est bien supérieur à
celui des tutsis tués par les miliciens et les militaires gouvernementaux ? » (p.20) et
pour peu que les premières années de la décennie 90 ne suffisent pas à étayer
la thèse du double génocide, on ne se privera pas d’y ajouter les morts de la
guerre congolaise qui suivit le génocide des tutsi aux fins de les imputer à celui
fantasmé des Hutu dans le cadre de ce que Luc Marchal, qui fut le comman-
dant des Casques bleus à Kigali, qualifie d’« holocauste rwando-congolais » (p.247).
Aussi le Zaïre serait-il, pour Péan, un « territoire sur lequel les militaires du FPr sont
entrés pour exterminer les réfugiés hutus par centaines de milliers » (p.239).

seRGe FARNeL, AutOPsie de nOires Fureurs... • LA NuIt RwANdAIse N°3 61


Pour notre enquêteur, l’idée qu’il y eut un génocide des tutsi serait en
quelque sorte attribuable à… Ibuka, l’association des rescapés du génocide qui
« milite activement pour entretenir le souvenir du génocide frappant les seuls tutsis »
(p.422). Ainsi, les gardiens de la mémoire pleureraient le génocide des tutsi
pour mieux couvrir un autre crime.
Car, prétend-il, Kagamé « a mis en œuvre sa volonté implacable d’éliminer le maxi-
mum de Hutus » (p.263). C’est que « les extrémistes hutus n’avaient pas le monopole
de la cruauté » (p.251) écrit-il. Pour soutenir la thèse d’un double génocide – très
en vogue dans les milieux génocidaires – Péan peut s’appuyer sur diverses
sources. Ainsi peut-il invoquer « le père Wenceslas et d’autres prêtres » auteurs
d’une lettre adressée à Jean-Paul II dans laquelle ils lui font savoir que « l’imputa-
tion du génocide aux seuls Hutus relève d’un complot international » (p.419).

d- conflit interethnique
Quand le mot génocide semblait encore escamotable, on ne parlait alors que
de conflit interethnique, un concept négationniste que Péan n’a toutefois à ce
jour pas complètement abandonné.
or qu’est-ce donc qu’un conflit interethnique ? C’est une lutte au cours de
laquelle une ethnie en affronte une autre, se livrant à de « noires fureurs ».
tout ça est bien africain, n’est-ce pas ? Mais attention ! dans le cas qui nous
occupe ici, nous assure-t-il, à l’origine les Hutu, eux, ne savaient pas se battre.
Il a donc bien fallu que quelqu’un le leur apprît. et ce serait les tutsi qui leur
auraient servi de modèle... exit les instructeurs de l’armée française. Joseph
Matata déclare ainsi que « ce sont les troupes du FPr qui ont commencé le cycle infer-
nal des massacres, puis que les milices hutues les ont imitées. il cite pour illustrer son
propos un proverbe rwandais : “le léopard ne savait pas attaquer sa victime par le cou,
c’est l’homme qui le lui a appris” » (p.252). dès lors, Péan va pouvoir allègrement
parler de conflit interethnique, ne se privant pas de le mettre à toutes les sauces
: « affrontements ethniques » (p.107), « conflit interethnique » dont James Gasana
assure qu’il est financé par le FPR (p.115), « violences ethniques » (p.105 et p.117)
que « la France désapprouve vigoureusement » (p.105), bien sûr.
et quand Péan ne peut nier qu’« il y eut bien des massacres de Bagogwe », c’est
aussitôt pour ajouter que « des conflits interethniques provoquèrent la mort d’environ
deux cents personnes, Bagogwe et Hutus confondus » (p.141).

e- massacres indifférenciés
toujours plus loin dans le flou artistique, la thèse de massacres indifféren-
ciés consiste à présenter une sorte de chaos généralisé au sein duquel tout le
monde tuerait un peu tout le monde sans qu’il ne soit plus besoin de se diffé-
rencier ethniquement. Ainsi Marcel Gérin et sa femme prétendent-ils avoir «

62 LA NuIt RwANdAIse N°3 • seRGe FARNeL, AutOPsie de nOires Fureurs...


été témoins de massacres indistincts de Hutus et de tutsis en avril 1994 » (p.263). on
massacrerait pour des raisons qui ne tiendraient plus uniquement à l’apparte-
nance ethnique de son prochain, mais par exemple à son appartenance poli-
tique. Ainsi en est-il, selon Péan, de « l’apparition des milices constituant les bras
armés des différents partis politiques » (p.107), ce qui est vrai. Peut-être aurait-il pu
préciser que ces milices furent des émanations du courant transversal plus
connu sous le nom de Hutu Power ?
Les massacres indifférenciés s’appuient par ailleurs sur la pudeur dont on
prend soin de couvrir l’appartenance ethnique des victimes et des tueurs. Péan
accuse ainsi les enquêteurs de la Commission d’enquête internationale d’irrespon-
sabilité en ce qu’« en désignant nommément des responsables de massacres, ils
(auraient) avivé les haines ethniques et donc participé à de nouvelles effusion de sang ».
Ainsi il ne faudrait jamais désigner un criminel, de peur de l’exciter… Péan
oublie de raconter comment, loin d’être excités par la CeI, les massacreurs de
tutsi s’étaient alors mis en mode veille, le temps pour la Commission d’enquê-
ter au Rwanda. une fois qu’elle en fut repartie, les pogroms anti-tutsi ne firent
que reprendre de plus belle.

f- confusion entre guerre et génocide


Péan prend enfin soin d’entretenir la confusion entre guerre et génocide
qu’il tente ainsi de faire apparaître comme étant ce que Jean-Marie Le Pen a,
pour la shoah, qualifié de « détail de l’Histoire ».
Ainsi en est-il des barrières auxquelles furent systématiquement 8
massacrés les
tutsi. Péan ne voit là rien d’anormal : « les militaires des FAr et de la garde pré-
sidentielle se préparent à la guerre », et c’est à cet effet qu’« ils mettent en place des
barrages dans Kigali » (p.243).
Antoine Nyetera considère, quant à lui, que « le 8 avril, le gouvernement intéri-
maire est constitué alors que la guerre fait rage » (p.256). or ce jour-là, le génocide
des tutsi a commencé à Kigali. on en trouve même mention dans… l’ordre
d’opération française Amaryllis d’évacuation des ressortissants étrangers, daté
du même jour, qui fait état de « l’élimination des tutsi dans toute la ville ».
La confusion ainsi entretenue entre guerre et génocide est censée s’opérer
qu’il s’agisse de guerre contre un ennemi extérieur ou bien encore de guerre civile,
cette dernière étant une autre manière de l’habiller. Péan cite, à cet effet, un
rapport de Gasana dans lequel ce dernier défend l’idée que le FPR « veut à tout
prix provoquer une guerre civile au rwanda » (p.115). dès lors, un génocide exécuté
dans les rues pouvant, par certains aspects, revêtir les apparences de massacres
indistincts, il ne restera plus qu’à le baptiser du nom de guerre civile.

4- de La causaLité

seRGe FARNeL, AutOPsie de nOires Fureurs... • LA NuIt RwANdAIse N°3 63


a- origine et cycle de la violence
L’expression cycle de la violence sous-tend que l’on restreigne son attention
à l’alternance des violences s’exerçant entre les parties en conflit. elle intègre,
pour ce faire, l’omission implicite, voire l’oubli, de l’origine du cycle. une fois
entièrement dessiné, un cercle n’a-t-il pas en effet définitivement perdu la
mémoire du point à partir duquel il a été tracé ?
Péan s’appuie toutefois sur une déclaration de Joseph Matata pour établir
que « ce sont les troupes du FPr qui ont commencé le cycle infernal des massacres »
(p.252). Il se fonde de même sur les conclusions d’un rapport de gendarmes
français qui auraient enquêté sur les actes terroristes, pour affirmer que c’est
bien « la stratégie du FPr (qui) a consisté à déclencher une série de violences et à créer
un enchainement diabolique : attentats terroristes, violences ethniques, représailles,
autant de prétextes à une offensive de l’APr » (p.197). Notre auteur a même la
bonté de citer ledit rapport, de 1993, où l’extermination des tutsi du Bugesera
est présentée comme le résultat des « agressions contre les militaires du camp de
gako en vue de provoquer des troubles et une répression aveugle à caractère ethnique »…
dans le même ordre d’idée, toujours selon Péan, « seules les violations des
droits de l’homme visant les tutsis ont été prises en compte par l’opinion internationale,
alors qu’elles étaient la conséquence directe et inéluctable des actions violentes du FPr
contre les populations civiles, lesquelles étaient soigneusement ignorées » (p.81). Péan
prétend donc connaître l’origine du cycle de la violence qu’il décrit. un cycle
qui oscillerait entre deux pôles : d’un côté, les « actions violentes du FPr contre les
populations civiles » et, de l’autre, « les violations des droits de l’homme visant les
tutsis ». deux pôles qu’il prend soin de placer au même niveau d’ignominie
en ce que les actions du FPR sont décrites comme ayant visé les civils. Ainsi
tente-t-il de légitimer les exactions à l’encontre des tutsi. tout au contraire, si
ces exactions ont bien été à l’origine d’actions de représailles du FPR, ces der-
nières ne visaient alors, en aucun cas, la population civile.
Mais d’« enchaînement diabolique » (p.197) en « diaboliques enchaînements »
(p.191), Péan compte bien nous faire oublier que, loin d’être naturel et spon-
tané, le génocide fut scénarisé, le script étant même allé jusqu’à intégrer la
contrainte exercée par les milices génocidaires pour entraîner la masse hutu au
génocide, et qu’ainsi celui-ci finisse par apparaître comme la résultante d’une
colère populaire spontanée en lieu et place – excusez-moi par avance du pléo-
nasme – d’un génocide planifié. oui, il fallait impérativement inviter la popu-
lation à participer ostensiblement au génocide si l’on voulait nourrir l’espoir
de le faire passer pour une colère spontanée des masses populaires hutu. si
bien que lorsque les habitants de Butare – la deuxième ville du Rwanda – hési-
tèrent à « se mettre au travail », le président du gouvernement génocidaire

64 LA NuIt RwANdAIse N°3 • seRGe FARNeL, AutOPsie de nOires Fureurs...


devra s’y déplacer pour remplacer le Préfet et haranguer les foules dont il comp-
tait bien alors obtenir d’elles qu’elles se joignent à la fête !

b- attentat et mouvement de troupes


La thèse de l’implication du FPR dans l’attentat est au centre du livre de
Péan en ce qu’elle est censée expliquer une prétendue colère spontanée des
masses hutu qui, pour reprendre les propos d’Hubert Védrine, « ne se serait que
progressivement transformée en génocide ». or la meilleure façon de faire croire que
tel aurait été le cas est de tenter de démontrer que les troupes de Kagamé se
seraient mises en mouvement aussitôt après le crash de l’avion présidentiel.
Articulant liens temporel et causal, la preuve aurait ainsi été apportée qu’elles
ne pouvaient dès lors qu’avoir été sur le pied de guerre préalablement audit
attentat, autrement dit que seul leur chef en eût pu être le commanditaire.
démonstration. Péan fait état de ce que « des unités FPr stationnées à la fron-
tière entre le rwanda et l’Ouganda et d’autres stationnées aux abords immédiats de la
capitale rwandaise se mettent en mouvement sitôt après le crash de l’avion ». C’est ce
que l’on peut lire, nous dit-il, « dans une note française de renseignement militaire
qui précise ensuite la chronologie des troubles dans la matinée du 7 ». Voici la note :
« 6h00 : le FPr attaque sur l’ensemble du front, ce qui implique bien que les ordres pré-
paratoires aient été donnés avant l’attentat. » Puis : « 14h00 : une compagnie FPr est
signalée à 10 km de la capitale. Cette rapidité d’exécution témoigne de délais de prépa-
ration et de mise en place préalable dans la zone démilitarisée sous contrôle
MinuAr… » Le caractère volontairement explicite du raisonnement consigné
par la direction du renseignement Militaire (dRM) laisse peu de doute quant à la
volonté de marquer l’Histoire d’un sceau mensonger. Il est d’autres notes qui,
parce que leurs auteurs n’y ont pris la précaution de mentir, d’omettre ce qu’il
vaut mieux ne pas savoir, ou plus simplement de les brûler – comme ce fut le
cas du petit autodafé organisé à l’ambassade de France pendant l’opération
Amaryllis –, sont, à l’heure où j’écris ces lignes, toujours tenues dans le secret
de la défense nationale, et ce bien qu’elles ne représentent manifestement
aucun danger pour la sûreté de l’État français. Je pense en particulier au
compte-rendu de l’opération Amaryllis écrit de la main de son commandant,
Henri Poncet.
Mais revenons à la mise en action du FPR après l’attentat. Péan précise que
« ce déclenchement immédiat de la guerre est confirmé par d’autres témoins crédibles
comme l’universitaire belge reynjtens, Joseph Matata et Antoine nyetera » (p.248).
Qu’Antoine Nyetera soit considéré par Péan comme un « témoin crédible » prête
à sourire quand on sait que ce dernier a publiquement confessé devant des
juges parisiens ne pas être en mesure de savoir quand il mentait et quand il
disait la vérité…

seRGe FARNeL, AutOPsie de nOires Fureurs... • LA NuIt RwANdAIse N°3 65


« dans les minutes qui précédèrent l’attentat », précise par ailleurs
9
Péan dans
une note de bas de page, « les troupes du FPr cantonnées au Cnd avaient été pla-
cées en état d’alerte, comme l’a déclaré le général Christian Quesnot devant la mission
d’information parlementaire sur le rwanda » (p.252). Notre enquêteur est ici tou-
tefois pris en flagrant délit de mauvaise foi. oui Quesnot l’a bien dit devant les
députés français. Il n’est cependant pas parvenu à le leur faire admettre, les par-
lementaires ayant fini par conclure à une mise en action des troupes du FPR à
partir du 10 avril, et seulement du 10 avril ! Ça, Péan le sait parfaitement. Mais
ses lecteurs devront, eux, le découvrir ailleurs que sous sa plume, notamment
en consultant les conclusions formulées par leurs représentants à l’Assemblée
nationale. Non, Péan ne leur dit pas tout, particulièrement quand une telle
information est susceptible de faire s’effondrer l’ensemble de la thèse de la cul-
pabilité du FPR. Péan a déjà fait référence à cette audition de Quesnot devant
la mission Quilès, et ce dès les première pages de son livre : « Vingt minutes
avant que les débris de l’avion ne s’écrasent au sol, le bataillon du FPR basé au
CNd avait été mis en “stand by class one” en alerte maximum. » (p.13) et de
préciser en note de bas de page qu’il s’agit là de l’« audition du général
Christian Quesnot devant la mission d’Information sur le Rwanda menée par
l’assemblée nationale en 1998 ». Péan veut y voir la « preuve supplémentaire qui
désigne Paul Kagamé et ses hommes. » Non Monsieur ! Preuve que le chef d’état-
major particulier de François Mitterrand pendant le génocide aura tenté de
manipuler les représentants du peuple sans que ces derniers s’en soient toute-
fois laissé conter. Preuve enfin, monsieur, que vous avez tenté, en omettant
d’en faire état, de leurrer vos lecteurs.
5- de La LégitimatioN de La vioLeNce
selon Gasana, « ne pouvant pas justifier autrement la reprise des combats alors que
les négociations de paix se poursuivent, le FPr s’efforce de provoquer un événement qua-
lifiable de génocide pour tenter de légitimer sa violation du cessez-le-feu » (p.116). Voici
encore un exemple typique d’accusation consistant à faire porter sur autrui ses
propres intentions, pour, en l’occurrence, légitimer sa propre violence.

a-L’auto-défense civile
Péan va tenter de convaincre son lecteur que le génocide ne serait à consi-
dérer que comme une légitime défense populaire qui aurait quelque peu débordé.
Légitime défense qui se serait auto-organisée suite à des attaques du FPR qui
auraient immédiatement suivi l’attentat. Il se trouve que, ainsi qu’on a pu le
voir, l’offensive du FPR n’a pas précédé la prétendue auto-défense civile. si l’on
suit la logique de Péan, cette dernière perdrait ainsi toute sa justification.
Il explique qu’« une des premières mesures prises concerne la défense civile, c’est-à-
dire la mobilisation de la population contre un ennemi FPr qui n’est pas défini, qui est

66 LA NuIt RwANdAIse N°3 • seRGe FARNeL, AutOPsie de nOires Fureurs...


partout et nulle part. une mesure folle », convient-il, « qui va avoir des conséquences
terribles, mais », tient-il à ajouter, « que l’on peut expliquer dans le contexte. » et voilà
comment on voudrait, aujourd’hui en France, démontrer que le génocide des
tutsi ne serait que la résultante du débordement d’une panique à l’origine ô
combien naturelle : « tous les tutsi vont désormais être considérés comme des eni
[ennemis de l’intérieur], des infiltrés du FPr », nous explique Péan.
Ne cherchez plus à voir dans ces événements une quelconque planification
d’extermination d’une ethnie. Non. La logique est la suivante : il s’agirait d’un
attentat commis par le FPR (bien peu vraisemblable depuis la rétractation de
Ruzibiza, le principal « témoin » à charge de Bruguière), suivi d’une attaque
immédiate des troupes du FPR (démenti depuis le rejet des arguments de
Quesnot par les députés français), suivi de l’organisation spontanée d’une
auto-défense civile (ce qui ne correspond pas à ce qu’on a pu voir : le président
génocidaire se déplaçant, pas moins de deux semaines après l’attentat, pour
mettre le feu à Butare qui avait jusqu’alors vécu paisiblement, ce sans avoir eu
à connaître la moindre tentative d’incursion du FPR), suivi enfin d’un débor-
dement de cette auto-défense civile en génocide. La seule chose qui tient
encore depuis l’effondrement de la thèse Péan-Bruguière, c’est le fait qu’il y a
bien eu génocide des tutsi.
Antoine Nyetera – celui qui ne sait pas quand il ment – écrit qu’au « lende-
main de sa mise en place, ce gouvernement provisoire [le gouvernement génocidaire]
décréta de nouveau la défense civile, car le rwanda ne disposait pas d’un grand nombre
de militaires pour protéger toute la population du pays ». Heureusement y avait-il,
dans des caches d’armes soigneusement préservées suite aux ordres du
secrétariat général des Nations unies de ne pas les démanteler, des dizaines de
milliers de machettes à portée de mains des défenseurs civils de la patrie en
danger ! une patrie en danger contre un ennemi qui, tardant à lancer son
offensive, allait d’abord devoir être fantasmé. Aussi Nyetera semble-t-il avoir
éprouvé des hallucinations de même nature que celles qu’eut le lieutenant
drogo lorsqu’il
10
espérait alors voir déferler les hordes de tartares en direction
de son fort : « Vu l’attaque massive du FPr, dès le 7 avril, en plusieurs endroits, avec
la tactique d’encerclement et d’infiltration de combattants en civil, la population ne pou-
vait savoir qui était combattant et qui ne l’était pas. elle devait donc assurer sa propre
défense. » (p.256) est-ce en exterminant un million d’êtres humains que ce gou-
vernement aura contribué à protéger « toute la population civile » ? et parmi
ce million, Nyetera ne semble pas se poser la question de savoir en quoi tuer
les bébés aura contribué à assurer cette défense.
et pour finir de
11
manipuler son lecteur, Péan fait appel à la crédibilité de
Michel Robardey qui aurait conversé avec un jeune homme, ce dernier lui

seRGe FARNeL, AutOPsie de nOires Fureurs... • LA NuIt RwANdAIse N°3 67


ayant alors dit : « On nous attaque, on se défend » (p.105). s’il le dit ! Il donne
aussi la parole à l’incontournable Gérin selon qui « les Forces armées rwandaises
semblaient complètement paniquées et tentèrent d’organiser leur défense sans pour
autant appeler au génocide » (p.263). Pour Gérin, « il y a eu plutôt un mouvement
de résistance
12
nationale populaire qui a débordé » (p.264). « résistance nationale popu-
laire » . Que voilà donc une jolie formule pour habiller un génocide.

b- La frustration des Hutu


Autre tentative de légitimation du génocide des tutsi : la frustration des
Hutu !
« Pour comprendre la tragédie rwandaise », nous assure Péan, « il faut constamment
avoir en tête les frustrations, la colère et l’amertume des responsables d’un régime
constamment méprisé, humilié par la communauté internationale et ses représentants
sur place » (p.247). L’humiliation, mère de tous les maux ! La seconde guerre
mondiale ne s’est-elle pas nourrie de celle qu’a ressentie Hitler suite à la signa-
ture du traité de Versailles ? Péan nous explique qu’« à l’intérieur du Rwanda,
le régime de Kagamé a persécuté, tué, humilié, rééduqué, enfermé les Hutus
réduits au statut d’untermenschen » (p.19). et nous qui pensions que c’étaient
les tutsi qui subissaient tout ça depuis les années 60 ! Ceci sans compter le ren-
fort de Ruzibiza qui a toujours quelque chose à dire, dans un sens ou dans l’au-
tre d’ailleurs : « Certains revenaient même pour chercher de quoi s’habiller. les com-
battants du FPr avaient reçu l’ordre de n’épargner personne qui tentait de revenir ainsi.
Faire crever de faim un paysan en lui refusant l’accès à ses biens ne pouvait que conduire
au génocide », pouvait « témoigner
13
» celui-ci sans craindre de mélanger l’avant et
l’après-génocide (p.200) . La frustration des Hutu qu’il suffirait dès lors de
transformer en colère… Pour Ruzibiza, c’est clair : « le FPr veut assassiner le pré-
sident de la république afin de provoquer la colère des Hutus » (p.227)…

c- La légitimation de l’assassinat du premier ministre


Pour légitimer l’assassinat d’Agathe uwilingiyimana, la Premier ministre,
autrement dit pour légitimer un gouvernement issu d’un putsch, Péan fait de
nouveau appel à Nyetera qui explique la raison pour laquelle théoneste
Bagosora, le cerveau du génocide, aurait refusé de contacter Agathe après l’at-
tentat, préférant ordonner son exécution : « Moins d’une semaine avant l’assassi-
nat du président Habyarimana, les médias rwandais propagèrent une information selon
laquelle le Premier ministre Agathe uwilingiyimana avait réuni les officiers de sa région
et leur avait proposé de faire un coup d’état contre le président Habyarimana. » (p.241)
si Nyetera le dit. et voilà comment Péan entend justifier le meurtre de cette
femme : en se fiant aux propos d’un homme ô combien peu crédible qui se fie,

68 LA NuIt RwANdAIse N°3 • seRGe FARNeL, AutOPsie de nOires Fureurs...


pour sa part, à ceux tenus par les radios de la haine. Là voilà la méthode Péan
! dans toute sa splendeur ! or on se souvient des propos que tint cette femme
à l’occasion d’une de ces dernières interviews : « Je suis une rwandaise et je suis
une personne. J’ai un rôle à jouer pour mon pays et que je sois homme ou femme, Hutu
ou tutsi, n’a aucun intérêt. »

6- L’accusatioN eN miroir
a- La mise en abyme
L’accusation en miroir consiste à accuser son adversaire de ses propres méfaits
ou intentions.
Aux fins de lancer le génocide des tutsi, il suffira de prétendre que ces der-
niers projettent d’en infliger un aux Hutu pour inviter ces derniers à les tuer
avant qu’ils ne les tuent. Vous n’oubliez pas bien sûr de saupoudrer votre accu-
sation de quelques chiffres censés donner un petit goût pimenté de réel : « les
enquêteurs ont ainsi pu dénombrer à Butare 208 personnes dont 44 enfants, à Kibaya
114… » (p.275) un14
procédé quantitatif équivalent à celui qu’a largement utilisé
radio Machettes pour inciter au massacre des tutsi en prétendant que ces der-
niers tuaient les Hutu. en résumé, vous accusez les tutsi de projeter de réali-
ser votre propre projet. en fin de compte, nous savons – pas tout le monde tou-
tefois – que le génocide fut celui que des Hutu infligèrent aux tutsi. Mais,
nous rétorquera-t-on, c’était à l’origine le projet des tutsi que d’exterminer les
Hutu ! Il se trouve, insistera-t-on enfin, que les Hutu n’ont fait que déjouer leur
plan, le génocide qu’ils leur ont infligé n’ayant été qu’une manière de se pré-
munir de leur propre extermination. Pour que tout cela fonctionne, on voit
qu’est opérée une parfaite symétrie entre deux histoires : l’une bien réelle (le
projet d’extermination des tutsi), l’autre totalement fantasmée (le projet d’ex-
termination des Hutu). or pour réaliser cette sorte de symétrie, rien de telle
qu’un miroir.
Petite expérience. Placez une chaise entre deux miroirs plats que vous pren-
drez soin de faire se « regarder » l’un l’autre. Placez-vous quelques pas en arrière
de la chaise et regardez bien. dans chacun des miroirs, vous observez la chaise
se reproduire à l’infini. C’est ce que l’on appelle une mise en abyme. C’est un
procédé qui, notamment dans le domaine de la peinture, consiste à représen-
ter le tableau dans le tableau, de telle sorte qu’il se reproduise ainsi à l’infini,
le tableau à l’intérieur du tableau devant lui-même contenir le tableau originel
et ainsi de suite.
Les deux images présentées dans chacun des miroirs sont-elles identiques ?
Pas le moins du monde. explication. Regardez-vous donc dans un miroir. Vous
constaterez que la personne que vous avez en face de vous porte sa montre au

seRGe FARNeL, AutOPsie de nOires Fureurs... • LA NuIt RwANdAIse N°3 69


bras droit et non au bras gauche comme c’est votre cas. Car les miroirs plats ne
reflètent pas le monde à l’identique. s’ils en gardent la structure – sans quoi ce
qu’il reflète ne serait pas crédible -, ils inversent toutefois la droite et la gauche.
Aussi, deux miroirs se faisant face se reflètent l’un dans l’autre à l’infini de
sorte que leurs deux images se déduisent l’une de l’autre par un renversement
de la droite et de la gauche.
Imaginons maintenant que le miroir de droite ne soit pas un miroir mais le
résultat du travail d’un faussaire qui aurait réalisé un tableau représentant ce
qu’offrait à voir le miroir avant qu’il ne le remplace, c’est-à-dire l’inversion
droite-gauche de l’image du miroir qui lui fait face. si le travail du faussaire est
bien fait, l’observateur persistera à penser que la chaise est entre deux miroirs.
on l’aura compris : la chaise représente la réalité observée, celle qui, repo-
sant sur des témoignages irréfutables, est maintenant consignée dans
l’Histoire. elle ne prétend pas décrire l’entière réalité puisqu’elle n’est que ce
que l’on en voit, ce sur quoi tout le monde s’entend. C’est pourquoi, à cette
réalité observée correspond au moins deux états possibles, ceux-là non visibles,
l’un étant vrai, l’autre faux.
Le tableau du faussaire, c’est le livre de Péan qui ne peut faire autrement que
de décrire les événements irréfutables de 1994 au Rwanda – les points d’inter-
polation de l’Histoire – ce toutefois en en inversant systématiquement le rôle
de ses acteurs. A l’instar du tableau qui fait face au miroir, le livre de Péan fait,
lui, face à une thèse inverse à la sienne. entre les deux, la chaise : les événe-
ments connus de 1994 au Rwanda.
L’opinion est, quant à elle, cet observateur qui regarde la chaise, le miroir et
le tableau. un observateur parfois amené à se résigner à suspendre son juge-
ment entre deux images parfaitement symétriques de la réalité, ce après voir eu
le sentiment de n’avoir pu en observer qu’une mise en abyme. sa confusion est
telle qu’il est même susceptible alors de permuter le tableau et le miroir.
L’objectif du faussaire aura été atteint en ce que, faute d’avoir obtenu de son
tableau qu’il emporte l’adhésion de celui qui l’observe, il n’aura pas moins
obtenu de ce dernier qu’il suspende son jugement, le temps que ceux qui doi-
vent répondre de la réalité au centre de la scène ne soient plus aux affaires, ou
bien même de ce monde. Là est l’enjeu.

b- de la théorie à la pratique
Cas pratique avec Péan. observons son opiniâtreté consistant à inverser
tous les détails constitutifs des événements connus de l’année 1994 au
Rwanda.

70 LA NuIt RwANdAIse N°3 • seRGe FARNeL, AutOPsie de nOires Fureurs...


Les FAR avaient établi des listes qu’ils suivirent scrupuleusement le moment
venu afin de procéder à des assassinats politiques ciblés. dès lors, il importe
pour Péan d’établir que le FPR a également tué sur la base de listes : « Pendant
que les FAr et la garde présidentielle quadrillent la ville et tuent leurs eni – ennemis
de l’intérieur –, comme ils disent, tous les militaires du FPr se sont mis en branle tant
à la frontière ougando-rwandaise qu’à Mulindi et à Kigali », nous dit-il. « le bataillon
cantonné au Cnd et les quelque 3.500 infiltrés se déploient dans la matinée en plu-
sieurs commandos. » et d’asséner sa conclusion : « eux aussi, listes en mains, partent
dans la ville pour tuer leurs propres eni. » (p.248) « eux aussi » ! N’oublions pas en
effet que le miroir de droite doit lui aussi offrir ce que le miroir de gauche a
offert. C’est bientôt au tour de Joseph Matata de venir soutenir la thèse de
l’existence de listes qu’aurait scrupuleusement suivies le FPR aux fins, à l’ins-
tar de ce que fit réellement, elle, la Garde présidentielle, de massacrer des Hutu
en suivant des listes préétablies : « dans la matinée de vendredi 8 avril, plusieurs
familles de personnalités hutues ont été massacrées par les soldats du FPr sur la base
apparemment de “listes préétablies”, puisque », argumente-t-il aux fins de laisser
entendre que son affirmation ne saurait être que le résultat d’un raisonnement
serré, « des familles « voisines » hutues ont été épargnées durant cette matinée-là. »
(p.252)
Continuons. Le 27 juin 1994, le journaliste du Figaro, Patrick de saint-
exupéry, accompagna le convoi de l’officier français Jean-Rémy duval dans les
collines rwandaises de Bisesero. Ce dernier était préalablement allé chercher,
dans le village de Mubuga, un guide censé accompagner son convoi. or, selon
Péan, les journalistes auraient été accompagnés de guides qui n’auraient « pas
hésité à faire porter la responsabilité de leurs propres massacres aux milices hutues… »
et il ajoute, vertigineux : « impossible d’imaginer un tel cynisme de la part de soldats
qui se présentaient en “libérateurs” et que l’on pouvait prendre pour tels » (p.273). or,
il se trouve que le guide de duval, faute d’avoir été une taupe du FPR, était
l’homme chargé d’assurer la communication entre les grands chefs miliciens
génocidaires de la région. C’est que le miroir de Péan sait également attribuer
aux sauveurs des tutsi le cynisme dont ne firent pourtant preuve que les géno-
cidaires, leurs alliés français ainsi que leur porte-plume en la personne de l’au-
teur de noires fureurs.
un autre exemple. La fuite de l’oNu. Le départ des Casques bleus belges
résulta d’une stratégie des forces génocidaires hutu dont les Nations unies
avaient été informées trois mois plus tôt par l’informateur Jean-Pierre.
Maintenant que vous avez compris le principe, à vous de jouer. Que doit donc
dire Pierre Péan afin de renverser cette proposition ? suivez le raisonnement.
on ne peut changer les événements tels qu’ils se sont produits aux yeux de
tous. or quel est l’événement incontournable ? La fuite du contingent belge de

seRGe FARNeL, AutOPsie de nOires Fureurs... • LA NuIt RwANdAIse N°3 71


la Minuar. Nous nous baserons donc sur cette contrainte, sans quoi notre dis-
cours, pour ne pas être conforme à la réalité observée, ne serait pas crédible.
Ceci dit, nous n’inverserons que ce que nous pouvons inverser sans nuire à la
structure de la réalité, ce qui n’est pas en somme réfutable par l’observation.
Ici nous changeons « forces génocidaires hutu » par « FPr » et écrivons : « le départ
des Casques bleus belges résulta d’une stratégie du FPr. » observons maintenant ce
qu’écrit Pierre Péan : Il se contente de s’appuyer sur l’agent double – ou triple
on ne sait plus – Abdul Ruzibiza qui explique que Kagamé « a poussé au départ
des Casques bleus belges et manifesté clairement sa volonté de voir partir tous les soldats
de la MinuAr » (p.256). CQFd
Maintenant que vous avez compris, un exercice d’application s’impose. Il
s’agit de raconter les événements qui eurent lieu aux abords du stade Amahoro.
Ce stade servit de refuge aux tutsi qui savaient qu’ils trouveraient là la protec-
tion du FPR, si ce n’est qu’il faut maintenant inverser tout cela. et n’oubliez
pas qu’il faut avoir réponse à tout. Péan ressort alors Joseph Matata de son cha-
peau qui nous certifie que ce sont « les soldats du FPR qui venaient enlever
des civils hutus et allaient les massacrer dans les champs de sorgho situés
devant le stade Amahoro. » Il en veut pour preuve que « les coups de feu et les cris
de victimes étaient parfaitement entendus par les autres déplacés à l’intérieur du stade
» (p.254). oui, mais les coups de feu tirés par qui, Joseph ? Par le FPR ? Les
Casques bleus belges ? Par ma grand-mère ? Non Joseph, par les milices génoci-
daires hutu évidemment ! C’est que la stratégie du miroir intègre l’insulte à
l’intelligence du lecteur. et Matata de jurer que « beaucoup de rescapés du stade
Amahoro, du Cnd et de l’hôpital Fayçal, nous ont affirmé que les soldats du FPr pous-
saient les habitants des secteurs Kacyiru, nyarutarama et remera vers ces camps pour
mieux les trier après. entre-temps, ceux qui n’ont pas pu fuir ont été massacrés chez eux.
et ceux qui se sont réfugiés dans ces lieux ont subi une purification ethnique et politique
» (p.255). on ne connaîtra pas les noms de ces rescapés “délateurs”, mais on
sait, et c’est déjà ça, qu’ils auraient été nombreux.
terminons avec Ruzibiza – on ne s’en lasse pas – qui nous prie de le croire :
« la radio du FPr, radio Muhabura, menaçait de reprendre le combat pour arrêter les
violences de l’escadron de la mort – en réalité, les siennes. » (p.227) et à l’appui de
cette nouvelle accusation en miroir, c’est Matata que Péan fait à nouveau sortir,
tel un diable en boîte : « Matata a publié des listes interminables des Hutus tués ou
enlevés dans et autour du stade : “À partir du 8 avril 1994, les « escadrons de tueurs »
sont retournés dans les habitations proches du stade et ont massacré les gens qui étaient
restés chez eux. C’est dans ces circonstances que des centaines de civils ont été tués chez
eux.” » (p.255) tout devant être reflété, aux « escadrons de la mort » du régime
ethniste hutu, Matata fait correspondre les « escadrons de tueurs » du FPR.

72 LA NuIt RwANdAIse N°3 • seRGe FARNeL, AutOPsie de nOires Fureurs...


c- La guerre des morts
Le doute que l’on peut avoir quand il s’agit de distinguer l’appartenance eth-
nique d’un individu dont il ne reste plus que les os permet aux négationnistes
de tenter de discuter le nombre exact de tutsi qui auraient été tués pendant le
génocide au prétexte que les fosses censées en contenir les cadavres contien-
draient également ceux de Hutu, et ce au moins à part égale. « Cette manipula-
tion médiatique consistant à ranger les cadavres hutus parmi les victimes du génocide
dit tutsi est », nous affirme Péan, « fréquemment mentionnée. » (p.263)
une mystification qui permet à emmanuel Habyarimana d’asséner sans com-
plexe : « On a compté quelque 280.000 tutsis massacrés et plus d’un million de Hutus
tués depuis 1990. le trucage », nous précise-t-il, « a consisté à prendre le chiffre global
de morts et à affirmer
15
qu’ils étaient tous tutsis. » (p.277) Que penserait le Père
Patrick desbois de l’affirmation selon laquelle les fosses de Juifs qu’il a déter-
rés en ukraine seraient en fait des fosses contenant des soldats allemands ?
Quand, par ailleurs, des gendarmes rwandais enquêtent sur les massacres
des Bagogwe à Kinigi, c’est, nous dit Péan, pour conclure à « la mort d’environ
deux cents personnes, Bagogwe et Hutus confondus » (p.141).
Le lecteur a, de son côté, été prévenu que « les rebelles se livrent à chaque
attaque à d’importants massacres de paysans hutus » (p.90). Mais l’investigateur de
renom n’a pas dit, à cet instant, comment ils firent pour camoufler tous ces
pauvres paysans hutu. Patience ! C’est deux cent pages plus loin qu’il livre son
secret au lecteur en assénant que « beaucoup de charniers laissés par les miliciens
interahamwe (auraient) été par la suite utilisés par l’APr pour camoufler les corps des
victimes de ses forfaits dans le dessein de faire croire à l’opinion qu’ils étaient l’œuvre
des seuls miliciens » (p.278). Nous voici renseignés.
Pas besoin même que les cadavres soient enterrés. Même ceux qui, flottant,
pénètrent en tanzanie par la rivière Akagera seraient ceux de Hutu. Puisque
c’est Péan qui vous le dit : « Avant même l’arrivée de saint-éxupéry au rwanda »,
affirme-t-il, « les témoignages sur les massacres du FPr avaient pourtant commencé à
sortir du pays. » et de s’appuyer à cette fin sur le récit du journal tanzanien new
Visions qui, fin avril 1994, « signalait que des équipes spéciales sillonnaient la rivière
Akagera pour repêcher les corps venant du rwanda, notamment les cadavres de jeunes
mères, les mains ligotées dans le dos et portant encore leur enfant contre elles attaché par
un grand morceau de tissu » (p.274). Péan ne précise pas si ledit journal a ou non
indiqué l’appartenance ethnique de ces jeunes mères, ni a fortiori celle de leurs
assassins. Mais Péan, lui, le sait !
et pourtant ce dernier ne se prive pas, pour peu que sa thèse n’en vienne à
se fissurer, de dénoncer des conclusions qu’ils considèrent trop courtes. Ainsi
en fut-il de celles de la Commission d’enquête internationale : « une dizaine de sque-

seRGe FARNeL, AutOPsie de nOires Fureurs... • LA NuIt RwANdAIse N°3 73


lettes non identifiés qui ont servi de “preuves irréfutables” à des hypothèses militantes
consolidés par des témoignages collectés à la chaîne, sans grand souci de rigueur. »
(p.128) Que ces massacres aient visé des Hutu, des tutsi, des Peulh ou des Inuit
n’inquiète outre mesure notre investigateur qui semble trouver dans l’ordre des
choses qu’en Afrique l’on soit susceptible de tomber sur des charniers à chaque
coin de rue. Ainsi lorsque l’on prévoit d’en découvrir suite à une rumeur de
massacre et qu’on en découvre bien, il ne lui vient pas à l’idée que ce peut être
précisément là la confirmation de la rumeur en question. on aurait aimé voir
Péan s’inquiéter de ce que la Commission d’enquête a tout de même bien
découvert ces cadavres. en soit ce n’était pas anodin. Pour Péan, si.

d- La guerre des tueurs


Qui dit victimes dit tueurs. et si l’on est en mesure d’entretenir la confusion
entre les victimes, pourquoi se priverait-on de l’entretenir entre ceux censés les
avoir tuées ? L’uniforme des tueurs va ainsi remplir le rôle d’indifférenciation qu’a
su jouer le squelette de leurs victimes.
Péan s’appuie, à cet effet, sur le raisonnement d’un certain Ndahayo selon qui
« les témoignages qui attribuent les massacres aux seuls éléments de la garde présidentielle
ou des autres FAr ne sont basés que sur l’uniforme militaire que portaient ces derniers, alors
qu’il est connu », nous certifie-t-il, « que les soldats du FPr, dans certains cas, portaient le
même uniforme que l’armée rwandaise » (p.279) Ndahayo nous invite ainsi à tirer la
conclusion selon laquelle les soldats du FPR auraient revêtu l’uniforme rwandais à
l’occasion de massacres qu’ils se seraient alors apprêtés à infliger aux civils. si cette
théorie est tout droit sortie de l’imagination de Ndahayo, ce dont on est plutôt sûr
en revanche, c’est que ceux qui ont tiré le 6 avril sur l’avion présidentiel portaient,
eux, l’uniforme belge, et que deux de ces uniformes se sont, comme par enchante-
ment, évaporés un peu avant de l’hôtel Méridien de Kigali.
Ce dont on est également certain, c’est que les soldats français portaient bien,
eux, l’uniforme rwandais, notamment lorsqu’ils étaient aux barrières du filtrage
ethnique. Lisons maintenant ce que nous dit Robardey des contrôles ethniques
effectués à ces barrières : « J’ai participé au plan de défense de Kigali avec le souci perma-
nent que le dispositif rwandais ne puisse pas être confondu avec celui des Français. Jusqu’en
février 1993, il y avait donc un double dispositif qui ne permettait aucune ambiguïté. et il
n’y a eu aucune bavure. À partir de février 1993, 1e colonel delort a décidé que les mili-
taires français procéderaient à des contrôles d’identité. C’était une faute, que delort assume.
» (p.198) À l’en croire, il y aurait donc eu des « bavures » après février 1993.
Lesquelles ? Ni Robardey ni Péan ne le précisent. Aidons-les. C’est y compris sous
l’uniforme rwandais que les soldats français procédaient, à ces fameux barrages,
aux contrôles ethniques, après quoi les tutsi ainsi filtrés étaient immédiatement
livrés aux machettes des génocidaires. Les voilà, les « bavures ».

74 LA NuIt RwANdAIse N°3 • seRGe FARNeL, AutOPsie de nOires Fureurs...


et quand bien même n’auraient-il pas porté le même uniforme, Marcel Gérin
est là pour nous assurer que « toute photo ou tout film qui aurait été pris à ce moment-
là n’aurait pas permis à une personne extérieure de déterminer avec certitude si ces gens
armés étaient des interahamwe ou des gens de l’APr » (p.266).
Ceci dit, Péan n’ira pas jusqu’à dire, ou faire dire, que le FPR fut seul à exter-
miner. Marcel Gérin le concède : « Pour les interahamwe, dire qu’ils n’ont tué personne
serait mentir. » (p.268) Quelle honnêteté, ce Gérin !

5- Le styLe péaN

a- La rhétorique
Voici maintenant quelques exemples de techniques pour le moins malhon-
nêtes de tentative de persuasion signées Péan.
un de ses procédés rhétoriques consiste à formuler une question dont il pro-
pose à son lecteur de se saisir. or ce faisant, ce dernier tombe dans le piège
qu’il lui tend, ce pour peu qu’il ne se rende pas compte qu’il en accepte ainsi
implicitement les prémisses. Ainsi en est-il de la phrase suivante : « le président
de la république [française] voulait éviter des massacres qu’il estimait inéluctable, en
empêchant un mouvement minoritaire de prendre le pouvoir par la force, pour promou-
voir la démocratie et la paix. Cet objectif rendait-il pour autant légitime l’engagement
français ? » (p.186) La prémisse dont Péan tente de forcer l’acceptation est l’idée
selon laquelle le FPR aurait voulu « prendre le pouvoir par la force », ce qui ne fut
vrai qu’à partir du moment où les autorités rwandaises commencèrent à met-
tre en œuvre le génocide des tutsi. Il s’agissait alors, en renversant le gouver-
nement génocidaire, de mettre fin au génocide. Ainsi, il est faux de prétendre
que le président de la République a pu avoir pour but d’« empêch(er) un mouve-
ment minoritaire de prendre le pouvoir par la force ». L’Élysée n’a pas plus « voul(u)
éviter des massacres », allant jusqu’à recevoir officiellement une délégation du
gouvernement génocidaire, pendant le génocide. La seule question à se poser
est de savoir s’il est légitime – que dis-je ? –, s’il est seulement concevable que
la France officielle se soit un tant soit peu engagée au côté d’un gouvernement
génocidaire.
Voici une autre manœuvre rhétorique consistant à procéder à l’élision d’une
information sans laquelle l’interprétation est totalement faussée : « dans le bras
de fer engagé entre Agathe et les militaires », écrit Péan, « l’Onu a donc alors claire-
ment pris parti en faveur d’une femme Premier ministre, isolée et considérée par les mili-
taires comme une agente du FPr. » (p.242) or, le colonel Bagosora ainsi que les
cadres de l’armée n’ont fait qu’imputer publiquement l’attentat aux Belges –
suggérant que ceux-ci aient alors agi pour le compte du FPR. en omettant de
préciser ce détail, Péan saute l’étape qui aurait permis à son lecteur de se poser

seRGe FARNeL, AutOPsie de nOires Fureurs... • LA NuIt RwANdAIse N°3 75


la question de savoir si Bagosora l’aurait ou non vraiment pensé. Ainsi ne lui
permet-il pas de se poser celle de savoir si Bagosora lui-même en aurait été le
commanditaire. Péan articule la décision de ce dernier d’évincer Agathe
uwilingiyimana sur une position qu’il n’a pourtant prise que publiquement,
considérant, dans sa démonstration, comme acquis le fait que Bagosora aurait
alors intimement pensé que le FPR était l’origine de l’attentat : « le colonel
Bagosora et les cadres de l’armée, qui imputent l’attentat au FPr, ne la considèrent-ils
pas tout simplement comme une ennemie, une “collabo” ? » (p.242) Péan ne s’est pas
privé, à cette occasion, d’éprouver la jouissance consistant à mettre le mot « col-
labo » dans la bouche du principal génocidaire !
Pierre Péan sait également user d’indignation rhétorique quand il s’agit de met-
tre le lecteur de son côté sans pour autant avoir à démontrer l’objet de son
emportement : « la revue golias publie un dossier intitulé “le « touvier » rwandais
sous haute protection de l’eglise de France”. Article monstrueux », s’indigne-t-il, « où
l’abbé est présenté comme un milicien qui a fait obstruction à l’évacuation des tutsis pour
les livrer aux milices, et, de surcroît, un violeur. » (p.423) La simple question que j’ai
posée, au sortir d’une audience de procès, à wenceslas Munyeshyaka de savoir
si la chambre 215 de l’hôtel des Mille collines lui évoquait quelque chose, mit
l’abbé dans une colère telle qu’elle lui en fit omettre d’accorder ne serait-ce
qu’un espace à la moindre forme de rhétorique ou quelque autre forme de style.
Le style de wenceslas, on y revient bientôt. J’avais au préalable recueilli le témoi-
gnage d’ephrem, concierge de l’hôtel depuis bientôt vingt ans, selon qui l’abbé,
qui s’y rendait fréquemment à bord d’un véhicule en compagnie de miliciens
génocidaires, y avait violé une jeune tutsi.
Faisant copieusement usage d’argument d’autorité lorsque recourir aux cita-
tions d’universitaires (Filip Reynjtens, Pierre erny…) est susceptible d’appuyer
la thèse qu’il défend, ne se privant pas alors de les présenter vêtus du complet
apparat de gala de leur titre, Péan ne se prive pas en retour de dénoncer ledit
procédé rhétorique quand il a l’outrecuidance cette fois de ne pas servir son
objectif. Ainsi parlant du professeur Jean-Pierre Chrétien qui eut le malheur de
se trouver dans son collimateur, Péan écrit que « par sa caution, la “version offi-
cielle” de l’histoire du rwanda est estampillée de quatre lettres prestigieuses, qui ne sau-
raient être soupçonnées de couvrir la partialité, l’engagement partisan ni la fabrication :
Cnrs » (p.390).

b- L’euphémisme
L’euphémisme tient une place à part dans l’arsenal rhétorique de Péan.
Rappelons qu’il consiste à atténuer une réalité déplaisante à l’aide d’une figure
de style appropriée. Parmi les différents euphémismes contenus dans son livre,

76 LA NuIt RwANdAIse N°3 • seRGe FARNeL, AutOPsie de nOires Fureurs...


citons « la tragédie rwandaise » (p.247 et p.238) en lieu et place d’un génocide, le
fait que « la mise en œuvre de la politique française au rwanda (se soit) accompagnée
d’erreurs, de manquements et de fautes » (p.186) et non pas de complicité, le fait
enfin qu’« edouard Balladur, le nouveau Premier ministre, et la plupart de ses minis-
tres ne partageaient pas la “sensibilité” africaine de François Mitterrand. » (p.187)
Avoir été génocidaire se dit, dans le langage euphémistique de Péan avoir
« participé à cette histoire ». Ainsi lorsque des témoignages « émanent de “génoci-
daires” », il se demande « pourquoi récuser a priori les témoignages d’acteurs qui ont
participé à cette histoire » (p.157).
Certains propos de Gasana méritent enfin une attention particulière en ce
qu’en évoquant « la crise d’avril 1994 » (p.155), il use d’un euphémisme étrenné
par le président du gouvernement génocidaire, théodore16 sindikubwabo, dans
un fax qu’il adressait à François Mitterrand le 22 mai 1994 : « les progrès militaires
du Front Patriotique », lui avait-il écrit, « risquent de rallumer le feu et replonger le pays
dans une crise plus grave que la précédente ». Il n’est pas inutile de rappeler à cet
endroit que le président du Rwanda génocidaire avait ajouté à l’attention de son
homologue français : « le peuple rwandais Vous exprime ses sentiments pour le soutien
moral, diplomatique et matériel, que Vous lui avez assuré depuis 1990 jusqu’à ce jour ».
un remerciement qu’il lui faisait, « ce jour », 46 jours après le début du génocide
des tutsi et 54 avant qu’il ne se termine par la mort d’un million de civils !
Il est d’autres euphémismes qui frôlent, quant à eux, le ridicule. Non. Qui
l’atteignent. Ainsi selon le Père Célestin, « Wenceslas est un type qui s’habille
comme un jeune, c’est un artiste… Quelqu’un qui ne le connaissait pas pouvait mal
interpréter sa façon de s’habiller, surtout quand il a revêtu un gilet pare-balles et qu’il a
porté un pistolet à 1a ceinture. C’est son style… » (p.415) À quand des défilés de
mode de façon à apprécier les différents « styles » en la matière : défilé
d’Interahamwe, en couleurs, avec machettes simple ou double tranchantes,
feuilles de bananiers assorti aux pangas… Quand on sait que wenceslas se
balada dans Kigali à bord de Jeeps remplis de génocidaires, on se demande bien
ce que le Père Célestin nous suggère lorsqu’il affirme, par ailleurs, que le fait
de porter une arme l’aurait « aidé à faire tout ce qu’il a fait ». Mieux encore :
« il n’a tué personne et, au contraire, ce pistolet l’a aidé à faire peur aux miliciens pour
aider les réfugiés. » s’il le dit…

6- Les coups Bas de péaN


Péan ne ménage pas ses adversaires qu’il ne se prive pas d’insulter, voire de jeter
en pâture à la vindicte populaire, ce faute d’avoir des arguments lui permettant de
réfuter les leurs.

seRGe FARNeL, AutOPsie de nOires Fureurs... • LA NuIt RwANdAIse N°3 77


a- Les anti-france
Fidèle à la tradition antidreyfusarde, Péan voit ceux qui dénoncent les res-
ponsabilités françaises non seulement comme des « blancs menteurs », mais
comme faisant partie des « professionnels de l’anti-France » (p.332).
Ainsi Colette Braeckman « s’entêt(er)ait encore, continuant à attaquer la France
» (p.344). et de considérer qu’elle se serait, dans son ouvrage Histoire d’un
génocide, « beaucoup servi de Janvier Afrika pour attaquer Habyarimana et la France
» (p.192). elle aurait « accompagné, voire amplifié les attaques du FPr contre l’eglise
catholique et contre la France. » (p.343) « Pour des raisons que je n’ai pas élucidées »,
nous murmure Péan dans une touchante confession, « Colette Braeckman
concentre donc toutes ses accusations sur la France. » (p.332) Que l’investigateur
cesse donc de se poser toutes ces questions. Nous nous sommes chargés de les
élucider pour lui. Il ressort de notre investigation qu’il est de toute logique de
concentrer ses accusations sur le pays dont les dirigeants ont accompagné un
génocide perpétré par leurs alliés.
Parlant de Jean Carbonare, l’homme qui, plus d’un an avant le génocide des
tutsi, fit appel la conscience collective des Français en prophétisant, sur le pla-
teau du journal télévisé de France 2, la chronique d’un génocide annoncé, Péan
considère que « ce Français a, pour les besoins de ce qui était devenu sa cause, monté de
toutes pièces la plus terrible des accusations contre son pays : celle de complicité de géno-
cide » (p.133). La prophétie de ce Français ne s’est-elle pas pourtant réalisée ? Péan
évoque sa prétendue « haine à l’égard de la France et de ses dirigeants » (p.158), nous
racontant l’histoire de « son premier choc qui lui fera définitivement haïr la France »
(p.147), feignant enfin que ce qui l’aurait « intrigu(é) plus que tout (serait) cet achar-
nement contre la France » (p.145). enivré de calomnie, il finit par le qualifier de «
vieux monsieur qui déteste tant la France que l’armée française » (p.145).
Ainsi, selon Péan, « [Carbonare] militait pour le Fln et contre la France » (p.133).
Robert Buron, ministre français des transports du gouvernement Mollet, adressa
à Carbonare une lettre dans laquelle il lui écrivit : « Vous êtes de ceux qui, inlassa-
blement, avez tissé des liens entre nos deux Communautés et aussi entre dirigeants français
et Fln et qui n’avez jamais hésité à retendre un autre fil quand le premier était cassé et,
de ceci, nous pouvons vous être reconnaissants. » drôle de façon, conviendra-t-on,
pour un ministre de la République française de rendre hommage à un « profession-
nel de l’anti-France ».
en accusant ceux qui dénoncent la complicité française dans le génocide des
tutsi de faire précisément partie des « professionnels de l’anti-France », Péan les
met en danger en ce qu’il les désigne à la vindicte populaire comme des enne-
mis de l’intérieur. or on sait ce qu’il advint de ceux qui furent ainsi désignés au
Rwanda.

78 LA NuIt RwANdAIse N°3 • seRGe FARNeL, AutOPsie de nOires Fureurs...


b- L’anti-maçon
Fidèle, par ailleurs, à la tradition antimaçonnique, Péan assène que « les maîtres
de ce courant de pensée avaient manié avec dextérité l’équerre et le compas pour composer
un trompe-l’œil sur le Burundi et le rwanda. » (p.72) « l’équerre et le compas » s’acoquine
bientôt, dans l’esprit de l’enquêteur, avec le judaïsme, on ne sait trop comment,
pour aboutir à une paranoïa qui ne dit pas son nom. Mais suivons-le plutôt : « tous
ont insisté sur le parallélisme entre les tutsis menacés de génocide et les Juifs qui en furent
victimes : les tutsis devaient être considérés comme les “Juifs d’Afrique”, toujours persécutés,
toujours menacés par les Hutus racistes. Jean gol était très sensible au “plus jamais ça”.
Mais le franc-maçon n’avait nul besoin d’être poussé très fort pour tomber du côté tutsi, car
la maçonnerie belge penchait depuis longtemps de ce côté. » (p.71) Le monde de Péan
serait-il donc à ce point en noir et blanc ?

c- L’insulte
Mots et arguments finissent par manquer à Péan au point de ne plus avoir que
l’insulte comme ressource.
C’est ainsi qu’il se lâche en parlant des « élucubrations de mythomanes et de mili-
tants hystériques » (p.187), en associant l’avocat william Bourdon à « un enragé de 1a
Cause » (p.424), en traitant Colette Braeckman de « groupie de Kagamé » (p.341)
voire d’« incorrigible militante » (p.342) avant de considérer ses attaques comme
« venimeuses » (p.342) – la journaliste qu’il compare de la sorte implicitement à un
serpent, ce qui était l’autre façon de déshumaniser les tutsi –, en traitant Jean
Carbonare de « vieux monsieur aigri et méchant » (p.158), en évoquant un « groupe
d’excités pro-FPr installés en suisse » (p.390).
enfin nous n’allions pas clore le dossier sans permettre à notre homme de don-
ner une dernière fois la parole à l’incontournable Nyetera, la poupée qui dit oui
qui dit non, vous savez ce témoin qui ne sait pas s’il ment, mais dont il a bien dû
finir par comprendre qu’au moins il fait rire. Le voici donc parlant des rebelles
tutsi : « Ces rebelles se baptisèrent eux-mêmes “inyenzi”, abréviation d’ingangurarugo
Ziyemeje kuba ingenzi – “inganguraguro” désignant une milice du roi Kigeri iV rwabugiri,
“Ziyemeje” voulant dire déterminés, “kuba”, être, et “ingenzi” signifiant les meilleurs. Or, le
mot “inyenzi” désigne un cafard, un insecte nuisible, qui grouille, se reproduit très vite,
attaque la nuit, court vite et se cache habilement. “Ce n’est pas les Hutus qui leur ont donné
ce nom, contrairement à la campagne d’intoxication entretenue par les milieux tutsis à ce
sujet”, souligne Antoine nyetera. » (p.41)
et bien croyez-moi si vous le voulez, à l’instar des tutsi qui se seraient donc eux-
mêmes qualifiés de cafards, ce sont les Juifs eux-mêmes qui se qualifièrent de « ver-
mine » pendant la seconde guerre mondiale. Étonnant non ? et pourtant, le mot

seRGe FARNeL, AutOPsie de nOires Fureurs... • LA NuIt RwANdAIse N°3 79


vermine ne correspond-il pas à l’abréviation de… disons … « Vertueux Millénaristes
de la plaine » ?
Le front des années 90, opposant forces du génocide aux rebelles du FPR,
oppose aujourd’hui les forces du consensus aux gardiens de la mémoire. C’est sur
ce nouveau front que la France du génocide déploie, depuis plusieurs années, sa
nouvelle artillerie, tirant à vue ses calomnies et autres insultes à l’endroit de ceux
qui tentent de rétablir la vérité. La guerre des mots n’est que le prolongement de
la guerre des armes.

Notes
1. le totémisme aujourd’hui, Claude Lévi-strauss, Presses universitaires de France, coll. Mythes
et religion, 9e édition, mai 2002
2. noires fureurs, blancs menteurs, Pierre Péan, editions mille et une nuits, novembre 2005
3. Front Patriotique rwandais. C’est un groupe politico-militaire constitué des descendants des
exilés à majorité tutsi qui fuirent le Rwanda dans les années 60 pour échapper à la discrimi-
nation ethnique ainsi qu’aux exactions visant les tutsi.
4. Histoire d’un génocide, Colette Braeckman, Fayard, octobre 1994
5. rwanda l’histoire secrète, Abdul Joshua Ruzibiza, editions du Panama, octobre 2005
6. C’est ainsi que l’on désigne les combattants rebelles tutsi.
7. rwanda, du Parti-etat à l’etat-garnison, James K. Gasana, L’Harmattan, coll. L’Afrique des
Grands lacs, janvier 2002
8. Forces armées rwandaises
9. Le CNd (Conseil national de développement) est le Parlement rwandais.
10. le désert des tartares, dino Buzzati, 1940
11. L’officier français Robardey créa des fichiers informatisés pour la gendarmerie rwan-
daise. Ces fichiers sont susceptibles d’avoir été ceux à partir desquels furent établies les listes
de personnalités à assassiner dans les heures qui suivirent immédiatement l’attentat du 6
avril 1994.
12. Gérin n’est pas à une contradiction près. en 1994, quand il s’est réfugié dans la zone
contrôlée par le FPR, il témoignait au contraire, à Reuters, de ce qu’« on ne pouvait comparer
l’œuvre des miliciens interahamwe quà ce qu’on fait les nazis ». Cf. un juge de connivence, LNR 1,
p33.
13. Péan précise qu’il s’agit du « témoignage du 26 mai 2004, tel qu’il est disponible sur
internet ».
14. surnom donné à la radio télévision libre des mille collines (RtLM) qui, pendant le géno-
cide, appelait ouvertement à tuer les tutsi.
15. Porteur de mémoire, la shoah par balles, Patrick desbois, chez Michel Lafon.
16. Fax révélé par l’auteur de cet article en même temps que par la revue golias.
serge FarneL

Le monde selon P.
Dans l’ouvrage Le monde selon K., sorti aux éditions Fayard en jan-
vier 2009, Péan consacre deux chapitres aux tribulations de
Kouchner au Rwanda. Soixante dix pages au cours desquelles il se
contente de recycler les vieilles ficelles qu’il utilisa, trois ans plus tôt,
aux fins de bâtir un précédent ouvrage sur le Rwanda que l’auteur
a pris soin d’analyser méthodiquement dans le chapitre : Autopsie
de Noires fureurs, Blancs menteurs de la présente revue.

entre les dates de publication des deux ouvrages, Abdul Ruzibiza, le


témoin clé sur lequel se fonde la thèse de Péan s’est publiquement rétracté.
L’enquêteur n’est toutefois pas prêt de lâcher la version de Ruzibiza sur
laquelle repose une grande partie de sa thèse. Aussi quand il le présente à
nouveau dans le monde selon K., c’est avec un effet identique à celui qui pré-
valut à son entrée sur la scène de noires fureurs, à l’époque où Ruzibiza n’avait
pas encore fait sa confession. Jugeons-en. Lorsque Péan s’appuie sur un
témoignage selon lequel Kagame serait « monté lui-même dans sa Jeep et (aurait)
mitraillé la population », il ne manque pas de ménager ses effets aux fins de
présenter celui qui en témoigne : « Qui raconte une pareille horreur ? », nous
demande Pierre Péan, « un génocidaire hutu ? non. » Le lecteur s’impatiente.
Puis Péan fait entrer notre homme en scène : « un compagnon de route de Paul
Kagame, le lieutenant Abdul ruzibiza, membre du network Commando, le “noyau
dur” de l’appareil FPr chargé des actions clandestines destinées à prendre le pouvoir. »
(p.132) Péan n’a donc cure que Ruzibiza ait entre temps publiquement rejeté
son témoignage. Il persiste à l’utiliser.
Car Péan considère que c’est « opportunément » que Ruzibiza « s’(est) rétracté
et (a) mis rose Kabuye hors de cause ». (Note de bas de la page 216.) L’interview
par l’auteur d’Albert Rudatsimburwa, patron de la radio rwandaise Contact
FM [voir page 267 ], indique toutefois que cette rétractation n’aurait pas été
préméditée et que si « opportunité » il y eut, ce ne fut que celle que le dou-
ble-repenti aurait entrevu à l’occasion de l’interview qu’il accorda à la radio
rwandaise.

LA NuIt RwANdAIse N°3 81


Faute d’entraîner un dédit complet des propos de Péan dans l’ouvrage qu’il
fit paraître trois ans plus tôt, on aurait en tout cas pu s’attendre à ce que la
rétractation de Ruzibiza, le témoin clé de Bruguière dans son enquête sur l’at-
tentat du 6 avril, l’ait poussé à conjuguer au mode conditionnel l’affirmation
selon laquelle Paul Kagame en aurait été le commanditaire. Ainsi aurait-il à
tout le moins respecté la charte de Munich selon laquelle « l’accusation sans
preuve est une des fautes les plus graves du journaliste ». Mais c’eût été mal connaî-
tre Péan qui, n’ayant que faire de la déontologie journalistique, affirme gail-
lardement que « Paul Kagame a donné l’ordre de tirer sur l’avion transportant le pré-
sident du rwanda et son collègue Burundais ». (p.131)
L’auteur du Monde selon K. feint par ailleurs de ne pas comprendre que
soit « demand(é) le maintien en liberté de rose Kabuye, pourtant mise en examen
pour “complicité d’assassinats en relation avec une entreprise terroriste et association
de malfaiteurs” ». or Péan s’est-il seulement soucié que Ruzibiza n’ait, quant
à lui, jamais été mis en examen ? Ce dernier n’avait-il pas pourtant déclaré
avoir fait partie du prétendu « Network Commando » chargé d’abattre
l’avion du président Habyarimana ? Que de contradictions !
C’est que faute pour le juge Bruguière de s’être déplacé au Rwanda aux
fins de mener son enquête sur un attentat qui s’y est pourtant déroulé, il
aura bien fallu que les Védrine et autres Bruguière s’appuient sur quelque
chose… Lorsque Péan considère que Kouchner « assène son “j’y étais” pour faire
taire un adversaire, un journaliste, voire un juge qui a pourtant mené une longue
enquête », ne finit-il pas toutefois par se brûler les ailes ? Car ce qui est cer-
tain, c’est qu’au Rwanda, ledit juge lui n’y était pas. et ce ne fut pas faute
qu’on l’y attende.
Péan n’a toutefois pas complètement tort de considérer que l’argument du
« j’y étais » ne saurait être utilisé comme un argument d’autorité. Car finale-
ment, Bagosora – le cerveau du génocide – y était lui aussi, et ce n’est pas
pour autant qu’il faille prendre pour parole d’évangile ce que nous raconte
celui qui aura été qualifié de diable.
À en croire les propos qu’il tint en janvier 2008 au Rwanda, le fait que
Kouchner « y ait été » ne lui aura pas pour autant fait comprendre ce qui s’y
est passé1 ; à l’en croire, il ne semble pas, en effet, avoir saisi que la France y
tenait alors le bras armé du génocide, ainsi qu’en fut faite la démonstration
lorsqu’à la demande du patron belge de la chaîne d’hôtel à laquelle appar-
tient l’hôtel des Mille collines, la cellule africaine de l’Élysée parvint à obte-
nir des forces du génocide qu’elles annulent l’assaut qu’elles étaient sur le
point de lancer contre ledit hôtel.
1. « On ne comprenait pas ce qui se passait à Kigali », a alors déclaré Kouchner.

82 LA NuIt RwANdAIse N°3 • seRGe FARNeL, le MOnde selOn P.


Kouchner n’aura pas non plus compris que ce qu’il qualifie à ce jour
encore de forces « incontrôlables » ne le furent qu’en apparence. Aussi
lorsqu’il négocia avec l’organisateur du génocide, théoneste Bagosora, l’ou-
verture d’un « corridor humanitaire » aux fins d’exfiltrer des orphelins, il
n’aura pas saisi qu’il participait ainsi activement à redorer médiatiquement
le blason de celui qui, par ailleurs, mettait en œuvre l’extermination d’un
million d’êtres humains. et il est préférable, pour la postérité du French doc-
tor, qu’il persiste à laisser entendre n’avoir rien compris de la situation qui pré-
valait alors au Rwanda.
Péan n’oublie pas, dans le monde selon K., de présenter l’actuel président rwan-
dais comme il le fit trois ans plus tôt : le « despote de Kigali » (p.207), le « dictateur
rwandais » (p.218), ou bien encore un « dictateur sanguinaire » (p.175, p.211). et
l’idée étant de déstabiliser le pouvoir en place, il va, une fois n’est pas coutume,
s’agir de présenter son chef comme l’ordonnateur d’actes plus terrifiants les uns
que les autres : ainsi des « monstres (agiraient) sur ordre de Paul Kagame » (p.194).
Kagame qui aurait par exemple « ordonné de rassembler une cohorte de Hutus en
fuite ». une fois rassemblé, il aurait ordonné de « tirer dans la foule de façon à ce que
personne n’en réchappe. il a supervisé les massacres », nous assure ce témoin qui va
même jusqu’à déclarer que Kagame serait « monté lui-même dans sa Jeep et (aurait)
mitraillé la population rassemblée au canon 12,7 machine gun antiaérien » (p.132). et
ce grand témoin, c’est… Ruzibiza, le double traître.
Péan enfourche à nouveau la logique absurde à laquelle il tenta de faire
adhérer son lectorat trois ans plus tôt et selon laquelle Kagame aurait tué un
peu tout le monde, toute ethnie confondue. Il s’appuie, à cet effet, sur le
témoignage de Valens Rurenganganizi selon qui des Interahamwe se
seraient réfugiés vers l’école de Kibagabaga et auraient été « décimés sans dis-
tinction par le FPr et ses agents. Parmi les victimes », nous précise le témoin de
Péan, « des Hutus et des tutsis : les Hutus pour ce qu’ils sont, les tutsis pour avoir
adhéré au Pl-Power, et donc pactisé avec les Hutus ». (p.193) on peine à saisir
l’intérêt qu’auraient trouvé ces tutsi à adhérer à un groupe anti-tutsi. Peut-
être la haine de soi ? Péan ne nous l’explique pas.
Péan négationniste ? Non, bien sûr et d’ailleurs c’est lui-même qui vous
le dit : « Je n’ai jamais nié le génocide des victimes tutsies. » (p.180) C’est que la
négation du génocide des tutsi est dépassée depuis qu’il est devenu… indé-
niable. Alors Péan recourt à la vieille recette du conflit interethnique qu’il nous
ressert dans son nouvel ouvrage : « les tutsis du FPr ont été classés “bons”, les
Hutus, “méchants”, génocidaires, émules des nazis. » (p.178) Pauvre Péan qui se
plaint par ailleurs d’être un incompris en ce que la communauté internatio-
nale ne parviendrait toujours pas à apercevoir son double génocide : « les mas-
sacres des tutsis et des Hutus modérés dans la partie du rwanda contrôlée par les

seRGe FARNeL, le MOnde selOn P. • LA NuIt RwANdAIse N°3 83


militaires gouvernementaux et les milices ont été très importants et sont bien connus
de la communauté internationale ; en revanche, les massacres perpétrés dans les zones
contrôlées par le FPr sont pratiquement passés sous silence par les médias et les obser-
vateurs internationaux. » (p.131)
Péan, fidèle à l’habitude qu’il a rodée dans noires fureurs, manie désormais
en maître l’accusation en miroir, au point d’imputer cette dernière à l’actuel
chef du Quai d’orsay en évoquant l’« inversion kouchnérienne des bourreaux et
des victimes » (p.194). Car l’effet-miroir ne serait pas parfait si celui qui le met-
tait en œuvre omettait d’accuser son adversaire, non seulement d’inverser
victimes et bourreaux, mais aussi de pratiquer lui-même l’accusation en
miroir.
Péan n’est pas prêt non plus à abandonner le fait que s’est soldée par un
échec la tentative du chef d’état-major personnel de Mitterrand de faire
croire aux députés français que « dans les minutes qui précédèrent l’attentat, les
troupes du FPr cantonnées au Cnd avaient été mises en état d’alerte » (p.199-
Notes de bas de page). Péan nous le ressert en omettant à nouveau d’infor-
mer le lecteur de ce que les parlementaires ne s’en sont pas laissé conter.
Bref. Péan se répète et lorsqu’en dépit des événements survenus ces trois
dernières années, il écrit que « Bernard Kouchner n’est plus mentalement en état
de tenir compte des informations susceptibles de remettre en cause le schéma qu’il s’est
construit sur le drame rwandais » (p.194), on se dit qu’il est tout à fait à même
de s’analyser tout seul. on en vient juste à espérer qu’il n’ait point pour pro-
jet d’écrire un nouveau livre sur le Rwanda. « Le Rwanda selon P. », mainte-
nant on connaît.
Péan enfourche à nouveau la logique absurde à laquelle il tenta de faire
adhérer son lectorat trois ans plus tôt et selon laquelle Kagame aurait tué un
peu tout le monde, toute ethnie confondue. Il s’appuie, à cet effet, sur le
témoignage de Valens Rurenganganizi selon qui des Interahamwe se
seraient réfugiés vers l'école de Kibagabaga et auraient été « décimés sans dis-
tinction par le FPr et ses agents. Parmi les victimes », nous précise le témoin de
Péan, « des Hutus et des tutsis : les Hutus pour ce qu'ils sont, les tutsis pour avoir
adhéré au Pl-Power, et donc pactisé avec les Hutus » (p.193). on peine à saisir
l’intérêt qu’auraient trouvé ces tutsi à adhérer à un groupe anti-tutsi. Peut-
être la haine de soi ? Péan ne nous l’explique pas. Il omet également de nous
informer que la Chambre du tPIR a « conclu que théoneste Bagosora est respon-
sable des crimes commis à la mosquée de Kibagabaga (et) à l’église catholique de
Kibagabaga ». (Note : Le Procureur c. théoneste Bagosora et consorts, affaire
n° ICtR-98-41-t)

Vous aimerez peut-être aussi