Absence, un mot dur à porter sur des épaules. Épaules
d’enfant, d’adulte. Épaules d’une grand-mère, épaules d’un grand-père.
Perdre un enfant peut provoquer une absence à soi-même. Je
l'ai vécu! Mon petit-fils Antoine est mort juste avant sa naissance. Un choc tel que je décrirais cela comme l'entrée en hibernation. Se terrer et utiliser ses seules réserves. Comment ai- je pu subir mon état d'enfermement et, en même temps, être présent à la vie quotidienne et les routines qui continuent? C'était l'automne. Une saison ordinaire avec un emploi de vendeur au salaire incertain et qui demande une pleine présence aux clients visités à leur domicile. Comment concilier hibernation et continuité?
Julie rayonnait ce soir-là au souper. Nous discutions de mon
travail, de « Winnie l’ourson » qu'elle avait peint sur le mur de la chambre où Antoine dormirait et rêverait d'une vie de bonheur. Nous terminions le repas quand ma fille m'exprima une crainte : « Papa, c'est bizarre, Antoine ne bouge pas beaucoup ». Comment pouvait-elle se préoccuper de cela puisqu'elle venait de voir le médecin?
Je ne savais pas quoi répondre et à ce moment-là, la peur, la
douleur et tout ce qui accompagne ces monstres manquaient de courage pour m'avertir. Ils allaient bientôt bondir et nous terrasser sans pitié. Alors, j'ai répondu avec certitude : « Ne t'en fais pas Julie, Antoine se repose avant de naître, c'est difficile, tu sais, une naissance. » Mon intuition m'aurait-elle poussé à aller en massage pour préparer mon corps au choc qu'il recevrait ce jour-là? À la toute fin, la massothérapeute, Chantale, remit son téléphone en fonction. Il y avait un message pour moi de ma copine. Je devais revenir à la maison de toute urgence. Une mauvaise nouvelle totalement imprévue me frappa de plein fouet. Paule, ma copine, blanche d'épouvante, se demandait comment me dire, sans me tuer, l'horreur qui m'attendait.
« C’est Julie… »
Et je glissai en hibernation au milieu de nulle part. Ma peine, à
moi, se tenait muette. Ma peine pour mon petit-fils Antoine se montrait avare de sentiment. Antoine ne souffrait plus. Antoine, lui, selon ma foi, était passé par la vraie naissance. La vie véritable et surtout celle tout accueillante que j'allais rechercher inconsciemment. Sans cœur, moi? Non, je devais prendre soin de Julie. En hibernation, inutile de bouger. Alors, comment aurais-je pu me soucier de ma peine?
Quand j'ai vu Julie, le plus bouleversant fut de percevoir le
rayonnement émanant de ce petit être encore dans son écrin protecteur : le ventre bien rond de Julie. Son visage rougi par la douleur ne m'étonna pas. Antoine allait devoir naître naturellement sans césarienne. Le pire à plusieurs niveaux devait commencer. Malgré les certitudes des examens, Julie ne jeta jamais le filet troué de l’espoir de le voir respirer et vivant, bien vivant.
Nuit de paix et nuit de souffrance peuvent coexister. Paule et
moi avons passé tout ce temps avec Julie et François, son conjoint. Toute la nuit et tout ce que le mot « nuit » peut représenter. Nous avons attendu la « naissance » d'Antoine. Il allait venir sans vie apparente. Pourtant, ses battements de Vie allaient changer la mienne et surtout celles des deux parents. Je me souviendrai à jamais du rôle de François. Un rôle de soutien et de courage. Un rôle de présence simple, mais combien aimante!
J'attends dans le corridor. J'attends impuissant et effrayé. Je
suis assis, assez loin de la chambre pour m'éviter une partie de la douleur de Julie.
Complètement vidé, sans substance et pourtant je dois agir
comme un rocher pour ma grande Julie. Dix minutes après sa naissance, j'ai vu Antoine passer en coup de lumière, à travers les deux portes. Il est parti rejoindre Celui à qui j’allais écrire quand le temps serait venu. Mais avant… Mais avant cela, François m'a fait venir dans la chambre. Ils me laissèrent prendre avec amour ce petit corps encore tout chaud.
Serrer mon petit Antoine dans mes bras me sortit
immédiatement de mon hibernation. Liberté de pleurer, pour un bref moment! Pleurer la peine de Julie et François. Pleurer pour la joie envolée, pour l'avenir inexistant.
Et je perçus le signe que je devais retourner en hibernation pour
accomplir le devoir d'un père fort, un père disponible, un père dans tout ce que cela comporte à 100 %.
J'étais sur le point d'hiberner quand je demandai un sursis. Alors,
je pris ma plume pour écrire au Créateur. Je voulais un conseil, une promesse, un soutien et une certitude pour mon petit papillon envolé : Antoine