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COUP DE SONDE Penser ensemble Péconomie et la société : la sociologie économique La naissance de la sociologie est indissociable de lavénement de la modemité démooratique et de la révo. lution industrielle qui ont engendré lune réflexion fondamentale de la part des auteurs classiques sur les relations entre économie et société, Confrontée aux mutations contemporaines, cette orientation de recherche retrouve une actualité qui se manifeste par le renou- veau de Ia sociologie économique que on peut définir comme la perspective sociologique appliquée aux faits 6c0- nomiques!. Lhypothase de cette contribution est que cette résurgence n’est pas sans rapport avec le retour de Putopie de la société de marché. La sociologie éco- nomique constituerait un questionne. ment des pratiques et théorisations économiques lié, aujourd'hui comme hier, & un contexte de lente et difficile gestation d'une Grande Transformation au sens de Polanyi. A ce titre, sans prétendre aucunement dresser un bilan de la sociologie économique, le rappel de quelques-uns de ses acquis peut contribuer & situer Penjeu quelle re- présente au sein des sciences sociales, Si elle ne fournit pas un paradigme unifié alternatif & Phomo @conomicus, 1. Voirles definitions données par: R. Swed- berg, Une histoire de la sociologie économique, Brélace d’Alain Caillé (p. 7-23), Paris, Descles de Brouvyer, 1994 (1 édition: Sage, 1987); J.J. Gislain et P. Steiner, la Sociolegie éconos ‘mique, 1890-1920, Paris, Pur, 1995, 2K. Polanyi le Grande Transformation. Aus orlgines politiques et éconoraigues de notre temps, tad fy ans Caller 1a 8a portée heuristique tient a ce qu'elle Propose divers éclairages qui conver- gent pour « attaquer de manitre radi- cale les theses néoclassiques? », En effet, dés la fin du dix-neuvitme sidcle, le terme de sociologie écono- mique a ét6 utilisé, par exemple par Durkheim et Weber, pour désigner une recherche, commune & des écono- mistes hétérodoxes et a des socio- logues, de solutions visant & dépasser la crise de l'économie politique. I] s'agit d'affirmer que activité écono- mique peut étre abordée comme une activité sociale. Plus précisément, si Yon reprend la comparaison établie par Smelser et Swedberg’, il est pos- sible de dire que la sociclogie écono. mique se caractérise par une ouverture plus large que l'économie orthodoxe Sur au moins trois registres :. concep- tion de Pacteur, approche de action économique, relations & la société et contraintes, Les enjeux conceptuels Pour ce qui est du concept d’ecteur, Féconomie orthodoxe part de Vindividu alors que la sociologie économique part des groupes, des institutions, des “acteurs en interaction» ou des «acteurs en société ». Autrement dit, si Vindividualisme méthodologique n'est pas logiquement incompatible 3.M, Granovetter, “The Old and the New Economic Sociology: A History and an Agenda” in R. Friedland, F: Robertson (eds.), Beyond the Market Place: Rethinking Beonomy and Society, New York, Aldine de Grayter, 1990, p. 95. 4. “The Sociological Perspective on the Eeo- omy”, introduction 8 N.J. Smelser, R. Swed The Handbook of Economie Sociology, New ‘York, Princeton U, Frese/Russel Sage Founda- tion, its les passeges entre Buillemets dans le paragraphe sulvent Repares avec une approche sociologique comme Vindique lceuvre de Weber, les actions individuelles y sont considérées comme des actions sociales prenant en compte le comportement d'autres indi vidus et étant en conséquence orien- t6es par ceux-ci dans leur déroulement. Les individus ne sont pas indépen- dants ; au contraire, ils s'influencent mutuellement, y compris dans la for- mation de leurs préférences. Si, pour la science économique, Faction économique-est appréhendée & travers la maximisation de V'utilité pour Findividu et du profit pour l'entreprise, la sociologie souligne de son cété la possibilité de différents types d’action économique. foujours selon Weber, Ja rationalité formelle qui s’exprime dans la maximisation de l’utilité et du profit s’ajoute la rationalité substantive selon laquelle V'allocation des res- sources obéit & d’autres déterminations parmi lesquelles figurent les loyautés communautaires et la référence com- mune a des valeurs. La conceptualisa- tion de Polanyi distingue aussi les significations formelle et substantive de l’économie. L’économie formelle désigne le choix rationne] opéré sous conditions de rareté alors que ’écono- mie substantive désigne Pensemble des actions dérivées de la dépendance de Phomme vis-a-vis de la nature ct de ses semblables. Dans l’acception formelle de économie, Vacteur opte pour des usages alternatifs de moyens rares alors que dans l’acception substantive, la signification de laction est construite historiquement et doit étre recherchée empiriquement. De plus, le pouvoir dans l'aetion économique ne se limite pas pour la sociologie au contréle des variables influant sur la concurrence, il prend une dimension politique qui n'est pas sans interférences avec le fonctionnement du marché, comme Pont montré bien des analyses sur la concentration du pouvoir économique. Les contraintes pesant sur l’écono- mie sont également abordées de fagon divergente. Léchange de biens est pour les économistes la forme de relation gui influence la conduite économique, Meme quand ils se tournent vers Pexa~ men des raisons d’étre des institutions, le contraste demeure avec la sociolo- gie oi les processus économiques sont analysés en interaction avec le reste de la société, en intégrant des paramétres institutionnels et culturels. Les diffé- rences dans I’étude du contexte socié- tal se doublent de différences d’objet et de méthode : l'économie se concen- tre sur la production d’hypothases ou de théories de portée prédictive avec un enthousiasme acritique pour la for- mulation mathématique, selon le jugement acerbe de Leontieff sur sa profession, la sociologie s’inté- ressant plus a la description de phé- nombnes concrets et & des approches compréhensives. De Voubli progressif du projet & son renouveau En déplacant le regard sur les dif- férents plans mentionnés, la tentative initiale de la sociclogie économique consistait bien & remettre en cause la vision restrictive de économie néo- classique. En fait, la véritable démar- cation n’était pas entre économistes et sociologues mais entre les théoriciens qui envisageaient économie comme composante de la totalité sociale et ceux qui wétudiaient l'activité humaine qu’a travers des comporte- ments d'optimisation. Cependant, a cette résistance va se substituer insensiblement une recon- naissance de l’autonomisation de la science économique et de la subordi- nation de la sociologie. Ainsi, Pareto fait de la sociologie un indispensable Coup de sonde complément aux études d’économie politique, mais sépare les deux d'une manire si radicale qu’il rend la socio- logie économique en principe impos- sible. Soutenant que l’économie traite de action logique et la sociologie de Vaction non logique’, il cloisonne comme Walras l'économie pure et Péconomie appliquée, seule suscep- tible d’une analyse plus sociale. Plus tard, Parsons poursuit dans cette veine en affirmant que l’économie traite des affectations alternatives de moyens ares & la satisfaction des besoins et la sociologie du réle des fins communes ultimes et des attitudes qui leur sont associées et les sous-tendent®, Ces approches, couplées avec les conditions d'institutionnalisation des disciplines, ont eu pour conséquence Vabandon pat la sociologie des objets considérés comme réservés & ’écono- mie tel le marché. Se scindant en diverses spécialités, la sociologie se focalise sur Pétude des conséquences sociales des transformations écono- miques d’autant plus que la demande de recherche provenant des entreprises accélére la constitution de sous- disciplines comme les relations indus- trielles et la sociologie des organisa~ tions’, Principal foyer de résistance & cette évolution, la tradition marxiste, por- teuse une capacité de questionne- ment de l'économie comme catégorie spécifique des faits sociaux, ne peut empécher ce mouvement de fragmen- tation. Elle se contente d’alimenter une perspective critique dans plusieurs domaines dont la sociologie du travail 5.V, Pareto, Traité de sociologie generale (1916), Geneve, ‘Droz, 1968. ET Rasen, “Some Refectons on The Nee ture and Significance of Economics”, Quaterly Journal of Economics, * 58, 1934, p. 826-529, 7.J-F, Chanla, « Lanalyse socialogique des organisations: un regard sur la production anglo- saxonne contemporaine (1970-1988) », Sociolo. se du travail, n° 3, 1989. et du développement, oi Pinfluence de Marx s'avére majeure. Néanmoins, les Timites du structuro-fonctionnalisme critique apparaissent ds le début des années 1970 et ses postulats ne font plus consensus, qu’ils portent sur la coupure entre compétence scientifique et compétence commune, sur l'intérét comme unique motif de action, sur la dénonciation du caractére normatif du discours des acteurs ou de leur incons- cience quant au sens de leur action, Alors que la crise de cette « école du soupgon® » aurait pu signifier la fin dune sociologie économique précé- demment dominée par le marxisme, elle favorise au contraire un renouvel- lement, entre autres partir d'une relecture des classiques. La formation en 1989 de la Society for the Advancement of Socio-Econo- mics (SASE*) comprenant de nom- breuses sections nationales et organi- sant des conférences annuelles, la _patution de plusieurs anthologies, le renforcement de cette problématique dans les associations internationales de sociologie sont autant d'indices de la constitution d’un courant de recherche qui se reconnait comme « nouvelle sociologie économique!” », En renou- ant avec une attaque des théses néo- classiques, celle-ci prolonge les pré- occupations exprimées & la naissance de la sociologie économique. La cri- tique porte & nouveau sur Phypothese de prise de décision atomisée qui considare les sujets humains comme des monades: d’od le recours au 8. Selon Texpression de A. Touraine, « Sociologie et sociologue », in M. Guillaume (dix), l'Btat des sciences sociales en France, aris, La Découverte, 1986, p. 135. 9. Dont la branche frangaise est PAssox tion pour le développement de la socio-écono mnie (ADS). ADSE/ESCe, 79, avenue de la Répu DBlique, 75011 Paris. 10. Pour une présentation synthétique en frangais, voir R. Swedberg, « Vers wie nouvelle sociologie économique : bilan et perspectives », Cahiers internationaus de sociologie. Repéres concept d’« encastrement! » emprunté par Granovetter & Polanyi pour mettre en évidence que Paction économique ne se limite pas & des rapports entre individus et qu’elle est inserite dans les relations et rapports sociaux propres & une société. Autre concept fondamental, celui de « construction sociale de économie}? », qui plaide pour une analyse des institutions éco- nomiques d’un point de vue sociclo- gique, historique et juridique. Cette option se démarque de l'économie néoinstitutionnelle’, qui envisage les institutions existantes comme les seules possibles parce qu'elles sont sélectionnées pour des raisons d’effi- cacité appréciées a partir de la réduc- tion des cofts de transaction. Selon Granovetter, la sociologie économique conteste le fonctionnalisme sous-jacent a économie néoinstitutionnelle, qui décourage Vanalyse détaillée de le structure sociale pourtant essentielle pour comprendre la gendse des institu- tions!4, C’est pourquoi il a eu recours au concept d’encastrement social, dési- gnant les syst mes concrets de rela- tions sociales dans lesquels est inscrite activité économique, pour éclairer certaines trajectoires d’entreprises en metiant a jour le réle joué par les réseaux basés sur la confiance inter- personnelle, dans leurs phases de développement'S. De tels réseaux 11. La traduction de ce terme a fait Pobjet de débats ; nous choisissons les termes d’encas- ent de préférence a ceux d'enchfssement ou insertion, qui ont pu étze aussi utlisés. 12.PL. lege et Luckmann, The Social Construction of Reality: A Treatise in the Socio- logy of Knowledge, Londres, Penguin, 1966 13, Dont Vautetr emblématique est 0.8, Wile iamson, Markets and Hierarchies, New York, Free Press, 1975. 1. M. Granovette, « Action éconémique et structure sociale: le probléme de encastre- ment », in le Marché autrement, Desclée de Brouwer, & paraftre en aott 2000. 15.2 MoGuire, M., Granovetter, M. Schwartz, “Thomas Edison and the Social Construction of 210 sociaux s’avérent aussi irremplagables dans la constitution de systémes pro- ductifs comme les systémes industriels locaux consolidés par la mobilisation de solidarités territoriales'®. Le concept de construction sociale de Véconomie a été, quant & lui, mobilisé dans des recherches qui rappellent la place tenue par l’Etat dans la diversité des formes d'industrialisation et dor- ganisation des entreprises, toutes pré- sentées comme résultant du meilleur choix possible au regard de Veffi- cience!” dans les analyses écono- miques orthodoxes. Parallélement, la multitude des formes de la monnaie contredit la vision dominante de Par- gent qui occulte sa dimension socia~ lel8, Ce sont done des objets considé- rés comme spécifiquement écono- miques qui sont abordés autrement par le biais de ces concepts et la notion méme de marché peut étre réinterpré- tée en termes de structure sociale’. Ainsi, les marchés financiers”® et les marchés du travail?! ont fait objet études allant dans ce sens. the Early Electricity Industry in America”, in R. Swedberg (ed.), Bxplorations in Bconomic Sociology, New York, Russel Sage Foundation, 1993; RS. Bun, Structural Holes: The Social Structure of Competition, Cambridge, Harvard U, Press, 1992. 16. Pourune « esquisse du bilan critique du cas francais », voir B. Canne, Milieux industrials et syslércs industries locaus : une comparaison France-lialie, Bron, Groupe lyonnsis de socio- logie industrielle, 1988. 1T.N.Fligstein, The Transformation of Corporate Control, Cambridge, Harvard U. Press, 1990; B. Dobbin, Forging Industrial Policy: The United Sates Brean and France i the Raiacy Age, Cambridge, Cambridge U. Press, 1994. 48... Zelizer, “The Social Meaning of "American Journal of Money: ‘Special Monies”, Sociology, n° 95, 1989. 19.P.'Steiner, la Sociologie économique, Pai, La Désouvete Repirs, 199, 20.B, Mints ot M. Schwartz, The Power Structure of American Business, Chicago, Chi- cago U. Press, 1985. 21.P, Doetinger et M. Piore, Internal Labor Market and Manpower’ Analysis, Lexington (Mass), Heath and Company, 1971. Coup de sonde Du marché a Vorganisation Entreprises, monnaies et marchés du travail qui ont donné lieu aux recherches citées de sociologie écono- mique anglophone ont aussi été au centre de travaux francophones. Ainsi, Ja démarche suivie par Boltanski et ‘Thévenot™, consistant & prendre en considération le processus d'interpré- tation des acteurs eux-mémes, les a amenés & rompre avec la construction bourdieusienne des prédispositions inscrites dans les habitus avec laquelle ils avaient pendant un temps cheminé, Crest dans cette rupture que sont nées les grandeurs pour exprimer cette moti- vation qu’ont les personnes & se gran- dir pour aceéder & espace public. Bol- tanski et Thévenot montrent que les agents économiques, loin de se réduire a des individus maximisateurs, sont aussi des philosophes et des moralistes qui mobilisent des ressources éthiques et cognitives variées, en lien avec les situations conorétes auxquelles ils sont confrontés ; d’oi Pimportance accordée dans leur approche aux notions dépreuve, de justification et de gran- deur. Pour leur part, insatisfaits des instruments classiques de la théorie standard, Favereau et d’autres écono- mistes reprennent chez les hétérodoxes américains l’idée de la coordination par les régles. Ls prolongent Pintuition de Keynes selon laquelle les conventions sont au coeur des constructions sociales régulatrices des activités économi- ques®. Apparus tous deux au milieu des années 1980, ces deux programmes de recherche des économies de la gran- deur et de Péconomie des conventions, quoique intimement liés, méritent une 22. L, Boltanski et L. Thévenot, «Justosse et justice dans le travaill», Cahiers du centre études de Vemploi, n° 33, Paris, Pur, 1990. 23.0, Fayereau, « Marchés internes, mar- chés externes » Rese économique, vol. 40, 2°2, 1989, p. 273-328, distinction préalable”*, Le premier pro- pose un cadre théorique généralisable A toutes les disciplines des sciences sociales, dans la mesure od il construit des équivalences permettant de déta- cher Pinstrumentation conceptuelle des objets d’analyse propres & chacune des disciplines et, par la méme occasion, de comprendre dans une formulation commune la composition [des] divers univers de référenc Quant au second, il vise plus spécifi- quement le renouvellement de la dis- cipline économique en proposant un ensemble de voies pour dépasser le réductionnisme néoclassique. Bien que Péconomie des conventions s*inspire largement des idées issues des écono- mies de la grandeur dans son ques- tionnement sur la coordination des activités économiques, elle fait aussi appel & de nombreux autres courants critiques de la théorie économique standard. Ces deux programmes de recherche a la sociologie économique franco- phone apportent une théorie de la plu- ralité des registres d'action qui s’exerce A travers Ja diversité des grandeurs et des conventions. Par grandeur, il faut entendre le degré de qualification dans Jequel se trouve une personne, en fonc- tion d'un ordre de légitimité fondé sur un systéme éthicopratique de justifi- cation. Boltanski et Thévenot® ont identifi¢ six de ces ordres de légitimité ou «modeles de cités »: inspiré, domestique, de Vopinion, marchand, civique et industriel. Construit au fil de l'histoire, chacun de cos modéles ou 24, Cotte distinction n'est pes toujours claire, les deux progranimes étant étroitement embot. ‘és l'un dans Vautre. Thévenot lui-méme, dans tu entretion aveo F. Dosse ("Empire du sens, Paris, La Décounete, 1995, p. 288), reconnal Péquivoque. 25... Thévenot, les Invostissements de forme, Conventions économiques, Paris, CEE-PUF, 1986. 26. Boltanski et L. Thévenot,« Justesse et Justice dans le travail » at cit. Repéres de ces « mondes », aprés avoir atteint une certaine stabilité sinon une hégé- monie, aurait 4 un moment donné été formulé dans un ouvrage majeur de philosophic politique. Mais c'est parce quils sont simultanément présents dans les sociétés modernes que l'on peut maintenant parler de la diversité des principes de justification ou de la pluralite des registres d’argumentation sur lesquels les personnes peuvent s'appuyer ou auxquels ils peuvent faire appel lorsqu’ils doivent justifier leur action ou contester celle des autres, Lentreprise a été particulitrement pri- vilégiée comme terrain d’enquéte Parce qu’on y trouve rassemblés, sous diver- ses formes et dans des combinaisons variées, les mondes mentionnés plus haut, Lobligation de résultats qu’en- traine ce type d’organisation rend nécessaire le compromis pour gérer les disputes et dépasser les oppositions naissant de la rencontre des mondes présents. Plusieurs des études menées dans ce cadre ont été publiées dans les Cahiers du centre d'études de Vemploi. Une premigre série fut rassemblée autour d’une démarche de construction de modeles dentreprises, modéles dont les dispositifs composites identifiés permettaient de relativiser la trop forte cohérence parfois imposée a de telles analyses®’, Une autre série d’études2® sur le théme de la justesse et la justice dans le travail a poursuivi cette démarche, développant en particulier de nouveaux instruments de codage des matériaux empiriques. Dans len- semble, ces travaux constatent que la tendance & la flexibilisation des dis- positifs du monde industriel entraine en retour la nécessité de dépasser ’in- 27. F. Eymard-Duvernay, « Introduction : les ‘entreprises et leurs moddles », Cahiers du centre études de Vemploi, n° 30, V-XXII, 1987. 28, Rassemblée par L. Boltanski et L. Théve- not, « Justesse et justice dans le travail, at. eit. 212 stabilité du monde marchand. Elle conduit ainsi de plus en plus fréquem- ment & des compromis avec le monde domestique fondés sur la confiance, la relation & long terme et engagement interpersonnel, d’od la popularité croissante des nombreuses formes de partenariat. En visant a production d’un modéle général de la coordination économique par les conventions?*, on vise & insérer les activités économiques dans un ensemble de relations sociales, autres que marchandes, reconnaissant le rdle important joué par ces formes de coor- dination. Sans renoncer aux principes de l'individualisme méthodologique, Véconomie des conventions en rejette néanmoins le réductionnisme qu'elle considére comme le handicap le plus sérieux du paradigme néoclassique®?, En considérant les conventions a la fois comme des résultats d'actions indivi- duelles et comme des cadres normatifs contraignant les sujets, ces auteurs font valoir la nécessité de dépasser loppo- sition entre individualisme et holisme. Parmi les travaux produits par ce courant, en sus des modéles d’entre- prises, deux thémes ont 6t6 particulid~ rement développés rejoignant, comme indiqué ci-dessus, ceux abordés dans la sociologie économique anglophone : institution monétaire et les conven- tions du travail. En ce qui concerne le premier, les recherches d’Aglietta et Orléan®!, comme celle de Servet®, ont démontré V’étroitesse de la vision néo- classique d'une monnaie neutre dont la valeur varierait selon les préférences 29.0. Orléan (dir), Analyse économique des ‘conventions, Paris, Pur, 1994, 30, J-P. Duy «Iatroduction », Revue économique, v 1989, p. 141-145. 31.M, Agliettaet 0. Orléan, la Monnaie sow ‘eraine, Pais, Odile Jacob, 1998. 82. J.-M. Servert (dir), PEuro au quotidien, Paris, Desclée de Brouwer, 1998, Voir aussi lee autres travaux du centre Walras, 14, avenue Ber thelet, 69863 Lyon cedex 07. ‘Coup de sonde dune multitude @agents isolés. Us suggerent au contraire que le marché financier ne peut fonctionner que sur Ia base d'une coordination a priori des anticipations. Cette coordination s’ex- prime & travers des conventions, c’est- a-dire la construction sociale de repré- sentations collectives servant de références communes aux agents individuels. Ainsi, Pathitrage privé est remplacé par un arbitrage social et toute orise monétaire est d’abord une crise de cet arbitrage social. Les conventions de travail ont éga- lement fait objet de nombreuses études. Reprenant le concept de « mar- ché interne de travail®? », Favereau®+ suggére par exemple une nouvelle typologie a l’intérieur de laquelle ces marchés internes sont considérés comme des organisations antimarchés. Ces modes d’allocation des ressources, créés a travers des processus com- plexes d’apprentissage individuel et collectif, produiraient de nouveaux objets de compromis sous la forme de gles, de normes ou de conventions en réponse aux incertitudes de la relation marchande. Salais et Storper ont appro- fondi cette réflexion en s’intéressant plus spécifiquement aux relations de travail®®, Enfin, alors que les conven- tions d'identité sont productrices identités sociales, les conventions de participation s’expriment plutét au niveau des spheres de la négociation et du débat. Enfin d’autres organisations 33. Doeringer et M. Piore, Internal Labor Market and Manpower Analysis, op. cit, 197), 34.0. Favereau, « Marchés interes, mar- chés externes», art. cit; « Rogles, organisation ct apprentissage collect: un paredigme non standard pour trois théories hétérodoxes », in 9. One is), Ante onomiqu de cone tions, Pari, PUP, 1994, p. 113-1 8. Salais, « Lanalyse économique des ‘conventions du ‘travail », Revue économique, vol. 40, n° 2, 1989, p. 199-240; S, Salais et 1M, Storper, les Modes de production. Enguéte sur Videntité économique de la France, Paris, Edi- tions de PEHESS, 1993, productives que les entreprises ont été abordées. C'est par exemple a Panalyse de la forme institutionnelle associative que s'intéresse pour sa part Bernard Enjolras®®, Pour tenir compte de sa spécificité, c’est-a-dire de son statut & la fois de corps intermédiaire et d’ac- teur économique, l'auteur 'appréhende en tant que « dispositif de compromis, entre les grandeurs ». En résumé, le programme conven- tionnaliste propose une théorie de lor- ganisation puisque ce sont les modali tés de coordination des actions indivi- duelles qui sont au comur de analyse. Lélargissement de l'objet économique vient de ce que la coordination mar- chande perd son monopole pour n’étre plus que Pune des formes d'interaction possibles. De Vorganisation 4 linstitution Dans d'autres approches, d'une ma- nitre convergente, le marché devient une institution comme les autres et ne constitue plus le mécanisme autorégu- lateiur qui permettrait de se dispenser institutions®”, La forme marchande est ramenée & une codification des relations, intégrée dans un ensemble ob coexistent d'autres codifications. Ainsi, ’école de la régulation se dis tingue par sa réflexion sur les aspects macrosociologiques opérant, pourrait- on dire, le passage des interactions décryptées par les conventionnalistes aux relations sociales. Les régulationnistes, contrairement a d'autres analyses d’inspiration 36,8. Enjolras, le Marché providence, Aide @ domicile, politique sociale et création d'emploi, Paris, Desclée de Brouwer, 1995, B7.R. Boyer et Y. Saillard (dir), Théorie de larégulation, Létas des soir, Paris, La Décou- verte, 1995, p. 534. Repares marxiste, ne réduisent pas les rapports de travail a des rapports d'exploitation. Is considérent que les rapports de tra- vail sont régis par des formes struetu- relles, telles que les institutions, qui résultent de compromis passés entre acteurs sociaux. La notion de mode de régulation, & laquelle il est fait appel pour expliquer les périodes de relative stabilité et l'irruption de crises, dési- gne un ensemble cohérent de mise en forme de divers rapports sociaux, de dispositifs institutionnels, de tech- niques et organisations productives assurant une régularité de la croissance économique et une stabilité des fonc- tionnements sociaux. Dans cette pers- pective, les cadres sociaux généraux conditionnent les activités écono- miques et les grandes crises sont non seulement économiques mais aussi politiques et culturelles*®, Grace a un ensemble hiérarchisé de notions inter- médiaires, la perspective des régula- tionnistes permet de dépasser la notion trop globalisante de mode de produc- tion et de rendre compte autant de la diversité géographique des capita- lismes que de la variabilité temporelle de la configuration des formes sociales. Elle a ainsi produit une périodisation plus précise que celles proposées avant elle, en mettant en évidence la spéci- ficité maintenant bien établie de la croissance d’aprés-guerre. Caractéri- sée par le compromis social dit « for- diste », elle se construit autour de l'ins- titutionnalisation du rapport salarial, dans lequel Paugmentation du pouvoir 38. R. Boyer, « Vers une théorie originale des institutions économiques », in R. Boyer et Y, Saillard (dir), Théorie de la régulation, Létat des savoirs, op. cit, 1995 a; « Aux origines de la théorie de la régulation », in R. Boyer et Sellar (i) Tori del rgulation Lat des savoirs, op. cit, 1995 b; A. Lipietz, Choisir Vaudace. Une alternative pour le xxF sidcle, Paris, La Déoouverte, 1989; Accumulation, crises et sorties de crise: quelques réflexions méthodologiques autour de la notion de régula- tion, Paris, Cepremap, n® 8409, 1984, 214 dachat a pour contrepartie le renon- cement a tout contréle ouvrier sur l’or- ganisation du travail®’, Elle a égale- ment laissé entrevoir la nécessité d’un nouveau contrat social, pour sortir de Ja période de mutations et d’instabilité qui a succédé a Pexpansion. En outre, approche de la régula- tion peut étre interprétée en termes sociologiques & partir de la théorie des mouvements sociaux : les Juttes entre acteurs sociaux débouchent sur des compromis institutionnalisés dont les caractéristiques influent sur le champ des possibles en matitre de formes conerétes de coordination au sein des organisations. Deux dimensions de Panalyse peuvent donc étre articulées, La dimension institutionnelle corres- pond aux régles autour desquelles les acteurs sociaux ont trouvé des com- promis explicites permettant de stabi- liser leurs relations ; les régles sont alors définies comme toute régularité qui fournit un repére pour Paction en dépassant les limites des groupes pri- maires dans lesquels les personnes se cdtoient quotidiennement (regles de droit opposables & tous et relevant du législateur, reglements relevant de ’ap- pareil d’Etat, expression de la collec- tivité, accords conventionnels oppo- sables aux signataires, accords régis- sant les rapports entre acteurs locaux). Autrement dit, la dimension institu- tionnelle rend compte des « regles du jeu > légitimant les mécanismes de for- mation des décisions. La prise en compte de celle-ci améne par exemple a distinguer action publique et Pen- treprise privée parce que la genése du registre de la légitimation propre au 39, M, Aglitta, Régulation ot crises du capi- tolisme. Lexpérience des Etats-Unis, Pati, Cal- mann-Lévy, 1976; M. Aglieta et A. Brender, les Metamorphoses dela socitésalariale. La France ‘en projet, Paris, Calmann-Lévy, 1984 ; B. Coriat, VAtelier ele chronométre, Paris, Christian Bour- ois, 1979. Coup de sonde service public « implique directement une relation de type politique" » qui lui est spécifique. Cette dimension ins- titutionnelle est done a distinguer de la dimension organisationnelle qui cor- respond aux modes de division et de coordination régissant le production et Ie travail dans toute entité économique ayant pour objet de produire et de dis- tribuer des biens ou des services. Le cadre théorique proposé*” permet de dépasser la focalisation sur le rap- port salarial et le monde industriel, mais également de mettre en lumigre une nouvelle forme institutionnelle, le rapport de consommation et l'impor- tance des services®. Il devient alors possible de rendre compte de I’Etat- providence autrement que comme une simple extension du rapport salarial et d'identifier le providentialisme comme un rapport de consommation dans lequel les normes auxquelles les usa- gers doivent se conformer sont définies de fagon centralisée en échange d’un acces universel", Si le fordisme est le produit d'un type de compromis en vertu duquel les travailleurs recoivent une partie des gains de productivité en échange de leur exclusion de Vorgani- sation du travail, de méme le provi- dentialisme résulte d’un compromis dans les services ot les usagers obtien- nent une égalité ace’s mais s’en remettent A une administration de type 40. L. Rouban, « Modernisation de l'admi- nistration et nouveau statt de 'usager », Actes du collogue A quoi servent les usagers, tome 5, Plan urbain, Rate-Dal, 16-18 janvier 1991. 41. Ce cadre théorique a été élaboré parle Collectif de recherche sur les. innovations sociales dans les entreprises et les syndicals (Crises), université du Québec, pavillon Hubert Aquin, local A-5326, CP 8888, succursale ‘entre ville, H3C 3P8, Montréal, Quebec. 42. C. du Tertre, « Le changement du travail ¢¢ de Template fle majeur des relations de service », Les Cahiers de Syndez, n° 4, 1998. 43. P-R. Bélanger et B. Levesque, « La théo- vie de la régulation, du rapport salaral au rapport decconsommation, Un point de vue socialogique », Cahiers de recherche socologique, n° 17, 1991. bureaucratique pour la définition des besoins. Conformément au projet régu- lationniste, la dimension des tapports sociaux reste au centre de ’analyse. Crest a ce niveau que s'affrontent les groupes ou les mouvements sociaux autour des enjeux du pouvoir, de la détermination des orientations norma- tives et du contréle des ressources, A Vintérieur des types d’autorité déter- minés par un modéle culturel dominant, se déploient des formes d’organisation. Toutefois, les deux dimensions institu- tionnelle et organisationnelle sont ins- crites dans un processus de dépen- dance mutuelle puisque chaque dimen- sion possede sa propre autonomie, ses acteurs, sa culture et ses enjeux*, Autrement dit, la hiérarchie des dimen- sions peut se renverser lorsque émer- gent de nouvelles formes de coordina- tion dont la dynamique conduit & la contestation et la transformation des formes institutionnelles. Dans la mesure oi elles débouchent sur de nou- velles interprétations des conflits ou de formulations des enjeux, elles peuvent ‘mener & une nouvelle configuration de la société. Parmi les investigations sociolo- giques qui s‘intéressent aux formes ins- titutionnelles et aux rapports sociaux, figurent aussi les travaux menés autour de la notion d’« analyse sociétale », abordant les systtmes socio-écono- miques nationaux comme espaces d’éducation et de qualification indui- sant des formes d'organisation® des 44. A. Touraine, Production de lo société, Paris, Le Seuil, 1973. 45. PAR. Bélanger et B. Levesque, « Le mou- vement populaire et communauteire: de a reven- ication au partenariat (1963-1992) », in Daigle et Rocher, le Québec en jeu, Monréal, Pua, 1992. 46.M. Maurice, F. Selier et JJ. Silvestre, Politique d’édueation et organisation indusirielle en France et en Allemagne, Paris, PU, 1982 ; pour un développement plus récent sur Peifet Societal, voir B. Gazier, D. Marsden et J. Sil- enser Véconomie di travail, Toulouse, litions, 1998, vestre, Octares Repéres entreprises et des marchés du travail. Dans leur sillage, des recherches, conjuguant comparaison internationale et mise en perspective historique, se sont attachées a cerner la notion de gouvernance et saisir l’évolution du marché du travail*’, Certaines avan- cent une lecture plus culturelle de Pef- fet sociétal®, d'autres participent d'une déconstruction des catégories relatives a Vemploi (population active, ché- mage...) en montrant qu’elles se constituent socialement, cest-a-dire en fonction de normes et de régles sociales, Linterrogation se déplace du travail vers l'emploi pour fonder une sociolo- gie de l'emploi, c’est-. lités d’accés et de retrait du marché du travail et des statuts sociaux qui en découlent. Il convient, par ailleurs, de men- tionner les recherches qui posent la question de la régulation socioécono- mique & partir de entreprise, non pas en se contentant de mentionner le poids des contingences sur celle-ci mais en la considérant comme un fait social. Pour les sociologues qui pro- meuvent lidée d'une sociologie de len- treprise™, la dimension institutionnelle 47.M, Lallement, « Les gouvernanees de Vemploi », in A Bagnasco, P. Le Gales (dir), Villes en Europe, Paris, Le Découverte, 1997 ; P. Le Gales, C. Lequesne (di), les Paradoxes det régions en Europe, Paris, La Découverte, 1997 ; J: Rose, les Jeunes et Vemploi, Paris, Deselée de Brouwer, 1998. 48,P. dlribame, le Chomage paradoxal, Paris, Le Seuil, 1990; P a'lribarne, avec le col- te, do, Henry J-P Segal S. Chev, Clo- bokat, Cultures et mondialisation, Paris, Le Sel 1998 a ae 49..M, Maruani et E. Reynaud, Sociologie Vemplai, Paris, La Découverte, 1993, p. 3: 50.N. Alter, Sociologie de Ventreprve et de Vinnovation, Paris, PU, 1996; I. Francfort, F Osty, M. Uhalde et R. Sainsautieu, les Mondes Soci de Venrprise, Ps, Deselés de Brov- wer, 1996 ; C. Thuderoz, Sociologie des entre- priset, Paris, La Découverte, 1997 ; D. Segres- tin, Sociologie de Vensreprise, Paris, Armand Colin, 2° ede, 1996 ; vor aussi F. Potet « De 216 propre & lentreprise tient & ce qu’elle rest pas seulement le lieu de conflits sociaux, elle influe parallélement sur les représentations et les structures sociales. Limportance de l'entreprise en tant qu’institution est paradoxale- ment accentuée par la raréfaction de Vemploi : Le rapport au temps demeurant plus que jamais marqué par Pemploi en tant que gage d'insertion sociale, le travail conti- nue d'oceuper une place centrale dans Je systéme valoriel de sociétés qui n‘ont pourtant jamsis connu, depuis le dix- neuvitme sidcle, un si faible volume heures ouvrées*. De Véconomie de marché 4 l’économie plurielle Ce constat débouche sur une ques- tion majeure quant aux rapports entre économie et société: doit-on se résoudre a ce que l’entreprise devienne une institution sociale totale parce qu'elle détiendrait le monopole de la création d’emplois et, de ce fait, consti- tuerait le passage obligé pour que les adultes acctdent & une identité recon- nue ? C'est cette position que défen- dent, au moins implicitement, tous ceux qui identifient le travail au seul travail marchand et qui concentrent leur réflexion sur V’adaptation des formes de la redistribution afin que celles-ci n’obérent pas la compétitivité de l'économie de marché, quelques contributions récentes & une sociolo- ie de entreprse », Sociologie du travoil, n° 1, 998, p, 89-108, SLM. Lallement, Relations profesionnelles ct régulation de Vemploi : France-Allemagne, allers et retour université de Paris X-Nanterze, 1996, p. 135 52. Voir par exemple les arguments de R. Castel, J-L, Gréan et D. Olivennes, en répon- seaun texte de A. Caillé et J-L. Laville « Pour ne pas entrer& reculons dans lex siele » Le Débat, dossier « Repenser la lutte contre le chd- mage », n° 89, Paris, Gallimard, mars-avtil 1996, p. 79-118, Reptres qui accélére la concentration de moyens dans la production. + Un autre péle est tout aussi consti- tutif de la modemité démocratique que économie marchande, celui de l’éco- nomie non marchande qui correspond a Péconomie dans laquelle la distribu- tion des biens et services est confiée & la redistribution, La redistribution est le principe selon lequel la production est remise & une autorité centrale qui a la responsabilité de la répartir, ce qui suppose une procédure définiscant les regles des prélevements et de leur affectation. De fait, s’établit ainsi une relation dans la durée entre Pautorité centrale qui impose une obligation et les agents qui y sont soumis. L’écono- mie marchande n’a pu réaliser la pro- messe d’harmonie sociale dont elle était porteuse. Au contraire, avec la montée de la question sociale, se fait jour la nécessité de promouvoir des institutions susceptibles d’en contre- carrer les effets destructeurs. Un autre principe économique que le marché, la redistribution, est done mobilisé & tra- vers Paction publique pour donner naissance 8 TBtat spofal qui confére aux citoyens des droits individuels grace auxquels ils bénéficient d'une assurance couvrant les risques sociaux ou d'une assistance constituant un ultime recours pour les plus défavori- sés. Le service public se définit ainsi par une prestation de biens ou services revétant une dimension de redistribu- tion (des riches vers les pauvres, des actifs vers les inactifs...) dont les regles sont édictées par une autorité publique soumise au contréle démo- cratique’?, ‘57, Comme le souligne P. Strobel, « Service public, fin de siecle », in C. Cremion (din), Modernisation des services publics, Commissariat snéral du plan, Ministére de la Recherche, aris, La Documentation frangaise, 1995, 218 La monétarisation inhérente aux poles marchand et non marchand ne doit cependant pas faire oublier Péco- nomie non monétaire qui correspond a l'économie dans laquelle la distribu- tion des biens et services s’effectue dans le cadre d’échanges réciproci- taires ou de l’administration domes- tique. La réciprocité. caractérise ‘la relation établie entre des groupes ou personnes grace & des prestations qui ne prennent sens que dans la volonté de manifester et de renforcer un lien social entre les parties prenantes. La réciprocité constitue un principe d’ac- tion économique original fondé sur le don comme fait social élémentaire, appelant un contre-don qui prend la forme paradoxale d'une obligation & travers laquelle le groupe ou la per- sonne qui a recu le don exerce sa liberté, En effet, le donataire est incité Arendre mais il n’est pas soumis pour ce faire & une contrainte extérieure, la décision lui appartient. Le don n’est par conséquent pas synonyme d’al- truisme et de gratuité, il est un mixte complexe de désintéressement et d'in- térét. En revanche le eycle de la réci- procité s'oppose a échange marchand parce qu’il est indissociable des rap- ports humains qui mettent en jeu des désirs de reconnaissance et de pouvoir, et il se distingue de l’échange redistri- butif parce qu’il n’est pas imposé par un pouvoir central. La spécificité de la réciprocité dans les sociétés modemes réside-dans-le-fait qu'elle déborde le registre de Vinstrumental et du straté- gique pour se situer plutot dans une perspective d’intercompréhension qui ne réduit pas autrui & un moyen. Une déclinaison particuliére de la récipro- cité correspond au principe de l’admi- nistration domestique consistant & pourvoir aux besoins de son groupe appartenance «naturel », le plus souvent la famille. Il s’agit de satisfaire Coup de sonde les besoins des membres de ce groupe. En quelque sorte, Padministration domestique peut étre considérée comme une forme de réciprocité limi- tée au groupe clos, En somme, le cadre analytique de Polanyi n'implique pas une négation de Pinseription de relations marchandes dans des réseaux de relations. I] n’en demeure pas moins que cette inscri tion reste dépendante de calculs din térét. Un autre type d'encastrement émane done des limites posées a la logique du marché par la communauté des citoyens a travers l’instauration de droits sociaux. Cet encastrement poli- tique s'exprime & travers des disposi- tions législatives et réglementaires comme des instances de négociation collective, émanant de laction de mou- vements sociaux et de la régulation opérée par les pouvoirs publics, Il se manifeste aussi par Vimbrication entre économies marchande et non mar- chande qui structure des activités comme agriculture ou certains sec- teurs industriels dont les équilibres de gestion dépendent des mécanismes de soutien a exportation, des aides a la production ow des subventions a l’em- ploi. Plusieurs auteurs, comme Sharon Zukin ou Paul Di Maggio, ont insisté sur cet encastrement politique et criti- qué un rabattement de la notion d'en- castrement sur les réseaux sociaux®S, Une autre singularité de la sociolo- gie économique est de s'intéresser aux dimensions non monétaires de I’écono- mie, économie domestique continue & modeler en partie les autres pans de Péconomie et les recherches sur les rap- ports sociaux de sexe montrent com- bien les inégalités dans les familles sont 58.5. Zukin t P. Di Maggio (eds), Structures of Capital: The Social Organization of the Eeo- omy, Cambridge, Cambridge U. Press, 1990. 58 En Panos, ot es publications du gou- pement de recherche Marché du travail et genre (Mage), Iresco, 59-61, rue Pouchet, 75017 Paris. 219 indissociables des modes de fonction- nement des Ftats-providence® et se répercutent dans les différences entre Jes sexes au sein du salariat®!. Au-dela de cette économie qui délimite la sphere privée, se constituent par ailleurs des formes d’économie non monétaire qui s’arriment dans Pespace public : Cere- zuelle® pour l’autoproduction, Héber- Sufitin® pour les réseaux d’échanges de savoir ou Servet pour les systémes déchange local dessinent les contours de ces tentatives de reconquéte d’es- paces dautonomie collective. ‘Trouvant un écho dans ces explora~ tions, la démarche du Mouvement anti- utilitariste dans les sciences sociales (Mauss)® a pour ambition de s’oppo- ser aun utilitarisme généralisé qui expliquerait Vensemble des actions humaines par la recherche d'un intérét individuel. Sans tomber dans Vexcts inverse qui privilégierait la gratuité, le Mauss s’efforce de penser « une cer- taine originellité de obligation de don- ner, recevoir et rendre® » qui n’est pas réservée aux sociétés archalques et s*étend aux sociétés contemporaines. 11 importe d’éviter & la fois une.occulta- tion de la force de la réciprocité dans Ja socialité primaire et une mythifica- tion de ce principe qui aboutirait a pr6- 60, J. Lewis, “Gender and the Development of Welfare Regimes”, Journal of European Social Policy, 2 (3), 1992. 61.3.5. O'Connor, “From Women inthe Wel- fare State to Gendering Welfare State Regimes”, Journal of the International Sociological Asso. tiation, vol. 44, n° 2, Sage Publications, 1996. 62, D. Cerezuelle, Pour un auure développe- ‘ent social, Patis, Desclée de Brouwer, 1997. 63.C. Héber-Suffrin, les Sovoirs, la récipro- cité et le citoyen, Paris, Desclée de Brouwer, 1998. 41M. Servet (it), Une éeonomie sans argent: les systémes d’échange local, Paris, Le Seuil, 1999. e ‘65, Présentée en particulier dans les numé- ros de la Revue du Mauss, semestrielle. Le Mauss, 3, ay. du Maine, 75015 Paris. 66.A. Callé, « Ce que donner veut dre, don et intérét », Revue du Mauss, n° 1, Paris, La Découverte, 1993, p. 4. Repéres, ner une hypothétique économie du don, illusoire alternative au marché. Comme le stipule approche de Véconomie solidaire®’, il est en revanche possible de procéder & une analyse descriptive et compréhensive de pratiques qui recomposent les rela- tions entre économique et social en combinant avec la réciprocité les registres de l’intérét et de la redistri- bution. Au-dela des communautés héritées comme la famille, Pinstaura- tion de la communauté politique et la reconnaissance de ’individu couplées dans la démocratie moderne rendent possible une « liberté positive » qui s'exprime dans le développement d’ac- tions réciprocitaires et de pratiques coopératives & partir d’engagements volontaires. Dans de multiples formes Wassociationnisme se révelent la revendication d’un pouvoir-agir dans économie, la demande d'une légiti- mation de initiative indépendamment de Ja détention dun capital. D’od-la création d’organisations dite d’écono- mie sociale o& une catégorie d'agents autre que les investisseurs (travail- leurs, consommateurs, usagers... voit attribuer la qualité de bénéfi- ciaire®, [existence organisations qui ne sont pas principalement destinées & rentabiliser un capital investi améne ainsi a relativiser la place de l'entre- prise & but lucratif et de 'administra- tion qui n’apparaissent plus comme les seuls espaces productifs susceptibles de procurer socialisation et emploi. A 67. B. Eme et J-L. Laville, Cohésion sociale et emploi, Paris, Desclée de Brouwer, 1994; J-L. Lavilte, !Ezonomie solidaire. Une perspec- tive internationale, Paris, Desclée de Brouwer, 1994; G. Roustang, J.-L. Loville, B. Eme, D, Mothé et B. Peet, Vers un nowweau contrat social, Paris, Desclée de Brouwer, 1997, 68. Selon I'expression de I. Berlin, Bloge de {a liberté, Paris, Calmann-Léry, 1969. 69.B. Gui, «Fondement économique du tiers secteur », Revue des études coopératives, ‘utualistes et associaives, 1 44-45, 4° trimestte 1992-1* timestre 1993, cet égard, il est symptomatique que V’économie sociale, qui s’était banali- sée pendant la période des Trente Glo- rieuses, ait retrouvé une importance dans la eréation d'activités et d’emplois depuis deux décennies, d’abord & par- tir de la dynamique associative. En 1990, les organisations sans but lucra- tif emploient prés de 12 millions de personnes en équivalent temps plein dans huit pays industrialisés (Alle- magne, Etats-Unis, France, Italie, Japon, Royaume-Uni, Suéde) ou en transition (Hongrie), soit 1 emploi sur 20. En outre, en Allemagne, aux Etats- Unis et en France, les associations ont représenté 13 % des emplois créés de 1980 a 1990. De plus, le travail béné- vole qui y est effectué représente 4,7 millions Pemplois en équivalent temps plein et le budget total des 8 pays considérés dépasse 3.000 mil- liards de francs, soit en moyenne 3,5 % du produit intérieur””. Cette montée des associations s’ex- plique par la nature de leurs activités. ‘Dans tous les pays étudiés, les quatre- cinquimes se répartissent entre l’édu- cation et le recherche, la santé, les ser- vices sociaux, la culture, les loisirs et Jes sports. Les associations, quasiment absentes de l'industrie et de l’agricul- ture, sont done concentrées dans un tertiaire qui peut étre qualifié de rela- tionnel parce qu'il est basé sur une relation directe entre prestataire et usa- ger. Ce tertiaire relationnel, dans Tequel le niveau de productivité est stagnant puisque le contact s’avére pri- mordial entre celui qui offre le service et celui qui le regoit, se voit conférer un réle inédit dans les économies ter- tiarisées,e’est-2-dire les économies od s'intensifient les relations de service et les interactions sociales. A travers l’in- 70, Ces données sont eatraites de E. Archam- bault, ie Secteur sans but lucratif. Associations et fondations en France, Paris, Economica, 1996, 220 Coup de sonde térét suscité par les associations sur le plan économique, c’est en quelque sorte la montée des services relation- nels qui est soulignée”), Constater cette évolution ne signi- fie pas pour autant succomber & la conception naive qui ferait des asso- ciations le lieu par excellence de la convivialité, de T'altruisme et de la gra- tuité. Les analyses qui ont porté sur le phénomene d’isomorphisme institu- tionnel, défini comme Un processus contraignant forgant une unité dans une population & rassembler aux autres unités de cette population qui font face au méme ensemble de conditions environnementales”, permettent de se prémunir contre un tel idéalisme et de situer les associa- tions dans leur contexte historique, Dans cette perspective, il ne s’agit plus de traquer une hypothétique essence associative mais de s’interroger sur Fencastrement des associations’, A ce titre, il est possible d’identifier un iso- ‘morphisme non marchand qui a touché, par le passé, nombre d’associations délivrant des services dans la santé et le social. Ces associations qui assu- taient une mission de service public 71, Sur la dans Fensembl reals develop place des services relatonnels le de l'économie, voir les diffe- ements de G. Roustang, par exemple: B, Perret et G. Roustang, Economie contre la soviet, Paris, Le Seuil, 1993, 72. P. Di Maggio et Powel, “The Iron C: ‘sited: Institutional Isomorphism and Col. lective Rationality in Organizational Fields", American Sociological Review, vl. 48, aveil 1993. 73.Sur cette question, deux positions contrastent dans les publications sur les asso iations: la premitre, représentée par R. Sue (la Richesse des hommes: vers "économie quar ternaire, Pris, Odile Jacob, 1997), valorise Pen. semble associatif comme veoteur d'une con: tie quaternaire alors que Ia seconde, en terrogeant sur le concept méme d’assor souligne Ta diversité du ch: associatifs, Voir R. Ssinsaulieu, Sociologie de association, Paris, Desolée de Brouwer, 1998 ; A. Caillé et J-L. Laville (dir), « Une seule solution, l'as- sociation ? Socio-€conomie du fait associat», Revue du Mauss, n° 11, 1" semestre 1998, amp des possibles par exemple JL. Laville et 221 ont adopté un comportement mimé- tique les rapprochant des administra tions. Le désengagement de Etat ou la stagnation des dépenses publiques ont entrainé des adaptations organisa- tionnelles de la part des associations qui peuvent & leur tour engendrer un isomorphisme marchand, renforcé par entrée en lice des entreprises privées dans des champs de services relation- nels qui avaient été auparavant plutot Te domaine privilégié de services publies ou parapublics. Le passage d'un isomorphisme non marchand a un isomorphisme marchand dans les asso- ciations peut alors constituer Findica- teur d'un mouvement plus général de marchandisation des services relation- nels qui les dépasse. ‘Toutefois, le marché rencontrant lui aussi des obstacles inhérents & la dimension relationnelle de ces activi 6s tenant en particulier a l'asymétrie informationnelle, le regain d’investis- sement dans des formes associatives peut étre aussi l’expression de recher- ches de solutions originales pour remé- dier au déséquilibre entre usagers et prestataires, autant que la manifesta- tion d'une volonté collective de ne pas délaisser certaines dimensions que le marché ne traite pas, comme celle de Péquité ou des externalités collectives La capacité d’innovation des associa. tions dépendrait alors de leur capacité autoréflexive, au sens de Giddens?4, Elle dépendrait aussi de leur eapacité a hybrider les différents péles écono- miques, c’est-a-dire a mobiliser des ressources (non monétaires, non mar. chandes et marchandes) en fonction des logiques de projet et non en fone- tion de logiques qui leur sont exogenes, C’est ce que met en évidence la pers- pective de l'économie solidaire en sou- 74. A. Giddens, Beyond Lefiand Right. The Future of Radical Politics, Cambridge, Polity Press, 1994, p, 120. Repéres lignant que les trois péles économiques ne constituent pas trois secteurs sépa~ rés mais peuvent s’enchevétrer selon des formules variées”, En somme, la reconnaissance d'une économie a trois péles ne suppose aucune sous-estimation du réle de Téconomie de marché et n’établit entre ces économies aucune fausse symétrie. Léconomie de marché a partie liée avec le mouvement d’émancipation individuelle et de progrés du niveau de vie; elle présente une force d’attrac- tion par la simplicité des modes de régulation qui la caractérise, ce qui lui a permis de conquérir une place de plus en plus prépondérante. Cela étant, les deux autres péles, secondaires ou supplétifs dans Porganisation sociale que nous connaissons, doivent étre intégrés a la réflexion pour analyser la société et ses modes de régulation. Les relations entre économie et société peuvent alors étre abordées dans une perspective déconomie plurielle, autrement dit d’une économie dont le marché est l’une des composantes qui; 75, Voir les travaux du Cride-Lsci, Iresco, 59-61, rue Pouchet, 75017 Paris, tout en étant majeure, n’est en rien unique. C'est detté problématique économie plurielle”® qui; rassemble de nombreux chercheurs en Europe. Elle vise & défricher d’autres voies de réflexion que celles émanant du face- a-face entre les partisans d’un inéluc- table ajustement a la nouvelle donne libérale et les dénonciateurs des effets de domination engendrés par cet ordre économique mondial. ; Jean-Louis Laville, Benoit Levesque* 16. Noir 'Appel européen pour une écono- rie ot une citoyenneté plurielle (AECEP), 21, bd de Grenelle, 75015 Paris, et 'ouvrage réalisé dans le cadre de ce regroupement : G. Aznar, A. Caillé, J.-L. Laville, J. Robin et R. Sue, Vers une économie plurielle, Paris, Syros, 1997 ; voir aussi Réconcilier I'économigque et le social. Vers une économie plurielle, Paris, OcDE, 1996; G.Roustang et al., Vers un nouveau contrat social, op. cit, et R. Pesset, [Illusion néo-libé- rale, Paris, Fayard, 2000, p. 194 sq. * Jean-Louis Laville, CnRs-Paris, vient de publier Une troisiéme voie pour le travail i est directeur de la collection « Sociologie écono- mique » aux Editions Desclée de Brouwer, et a coordonné le numéro des Cahiers internationaux de sociologie sur « Sociclogies économiques », vol. CIM, Paris, PUF, 1998; Benoft Levesque, uni vyersité du Québec & Montréal, a dirigé Youvrage 1a Nouvelle Sociglogie économique, & paraitre en oat 2000 aux Editions Deselée de Brouwer.

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