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Les mecs de ma bande

(extrait)

Dan Lungu

La Doudoune déchirée était un bistrot borgne où personne ne te prenait la tête, ne te


demandait ton carnet de notes et ton numéro matricule, où il y avait de la musique craignos et
une odeur à gerber. Mais ce qui compte, c’est que c’était assez loin du lycée ; il n’y avait pas
de danger de tomber sur le prof de math, ou celui d’histoire, qui, eux aussi, avaient la dalle en
pente. Surtout quand il faisait un temps de chien et que nous ne pouvions pas rester dans le
parc, nous allions là, au « poste de commandement », ou à la « tour de contrôle », comme
nous appelions ledit endroit stratégique, quand ce n’était pas dans d’autres lieux de beuverie,
comme la cambuse du Cousin, ou le box du sous-sol du HLM de Paganel. Cela nous servait
de dixtraction, chambard et ivrognerie, et de temps en temps une petite sauterie.
Si Fassole était la plus grande gueule, Paganel était le responsable de la boisson – il
s’humectait le gosier, il fallait le voir pour le croire : on aurait dit que sa mère l’avait allaité
plus souvent au litron qu’au biberon ! Chez lui, la bouteille de vodka Stolitchnaïa faisait
l’ouverture ; la bière, elle, n’entrait même pas dans la catégorie des boissons alcooliques, et le
vin, il ne s’y abaissait que s’il n’avait pas le choix. Paganel était, lui aussi, une sorte de chef ;
il y avait en fait une espèce de concurrence entre Fassole et lui. Fassole te faisait pisser de
rire, mais Paganel le battait à la picole. Nous autres, nous comptions moins, nous étions plutôt
la galerie.
L’Cousin, un malabar de Pocreaca aux manières de palefrenier, était accepté, non tant
parce qu’il se marrait comme un porc aux vannes les plus éculées, mais parce qu’il
dégoulinait de fric. Son père était comptable à la Coopérative agricole de production d’un
quelconque Trifouillis-les-Oies, et sa mère y était demoiselle du téléphone ; ils avaient loué
une chambre en ville à leur rejeton, pour que, à l’internat, le pauvre petit ne soit pas noyé dans
la masse et donc ne dérange pas « toute sorte de redoublants ». Mais l’Cousin n’était pas du
genre sensible ; c’était plutôt le genre de colocataire à balancer sa morve dans la cuvette des
cabinets et à s’essuyer les doigts à son pantalon, et à laisser des touffes de poils sur le savon
après avoir pris une douche, les fois où il en prenait… Je dois dire cependant, pour ne pas être
médisant avec lui, qu’il était d’une gentillesse désarmante, quoique la bagarre n’eût aucun
secret pour lui. « De mon gauche, j’tape à mort ; du droit, j’tape encor’ plus fort », disait-il.
Ses parents voulaient qu’il soit professeur de quelque chose, le pistonner pour qu’il soit
nommé au village, près d’eux, le marier et le tenir en laisse jusqu’à leurs vieux jours, mais ils
étaient mal tombés.
L’Cousin a découvert un club de boxe pour débutants et s’y est inscrit pour faire un
essai. En deux temps trois mouvements, comme sur le pavé, il a envoyé son adversaire les
quatre fers en l’air. Quoique les coups ne fussent pas vraiment réglementaires, les bras leur en
sont tombés lorsqu’ils ont vu quelle force avait l’oiseau. Au bout d’une semaine, après qu’il

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les eut tous laissés sur le carreau, plus personne ne voulait s’entraîner avec lui. C’est vrai qu’il
ne comprenait pas la plaisanterie, le gars, mais il riait, il riait, comme un idiot… Après la
Révolution, j’ai lu quelque part une interview du Cousin ; il avait gagné je n’sais quel
championnat en Italie. Ceux du journal lui ont demandé quel était le secret de sa force, s’il
buvait des tisanes, ou s’il prenait des trucs. Vous savez ce qu’il a répondu ? Venant de lui,
cela m’a plu : « Il n’y a aucun secret, Mademoiselle ; si, pendant au moins dix ans, vous
bêchez votre jardin, vous torchez les vaches et vous écrasez bien vos haricots pour en faire de
la purée, il est impossible que vous ne gagniez pas le championnat d’Italie. » Et j’imagine
qu’il a dû rire comme un bossu, quoique ce n’eût pas été du tout une blague.
Nous l’appelions l’Cousin parce que, mal élevé comme il était, il faisait toujours des
phrases à la noix, à la limite du glauque, et nous lui trouvions toujours la même excuse : « Je
vous en prie, excusez-le ! c’est notre cousin de la campagne ; il ne le fera plus, nous vous le
promettons ! » Au début, nous l’appelions le Cousin-de-la-campagne, et ensuite, plus
simplement, l’Cousin.
Sa cambuse était de première pour les boissons et les ripailles, mais elle n’était pas
toujours libre. Comme c’était un mec à la coule, tous les péquenauds en profitaient pour venir
chez lui avec leur brancard, pour un solo ou une tournante, depuis les potes du box, avec leur
trombine de bidon aplati, jusqu’aux pique-assiettes, maigrichons et longs comme des
asperges, et au visage lourd comme des poubelles. « C’est ma pine qu’ils cherchent, ces
épouvantails, chez toi ? », lui demandait Paganel, qui avait la glande injurieuse après avoir bu
un canon, en les voyant défiler devant l’escalier. Mais l’Cousin était ainsi fait que cela ne le
dérangeait même pas que les rustres dépassassent l’heure convenue. Une fois, j’ai attendu
presque une heure une espèce de nabot mâle – un copain du Cousin – qui était avec une
radasse, moche à se tordre de rire ; imaginez-vous une grande perche, longue comme un jour
sans pain, qui n’avait pas de formes – genre profil de biscuit – sauf un tarin de douze mètres,
et habillée au décrochez-moi-ça. Un cageot, quoi ! « Si tu veux la tirer, faut qu’tu lui mettes la
tête dans le lavabo de la cuisine, et les pieds dans le plafonnier de la chambre ! », commente
Fassole. « Moi, je ne la tirerais pas, même pour du fric ! », dit tranquillement Bastârcă, collé à
sa cigarette, qui prenait les choses au sérieux. « Eh bien, quels prétentieux vous êtes – dis-je,
en faisant l’idiot du village –, mais on dirait que je vous entends vous préparer, ce soir, pour
la veuve poignet ! » – « Hé, Franzèle, réagit Fassole, parle comme il faut, ne fais pas le
plouc ! on dit signer un autographe sur la faïence, rappelle-toi au moins cela, bon sang ! Si
demain ou après-demain tu te maries, tu ne saurais même pas causer avec ta belle-mère ! »
– « Laisse ! vient Paganel à la rescousse, il n’a pas fait Oxford, comme toi, lui. » – « Écoute,
Paganel, je veux, de cette façon, en faire un habitué des salons et toi, tu la ramènes comme
une mouche dans le cul d’un cheval ! » – « Et c’est comme cela qu’on vous a appris à parler,
à Oxford, dans le cul d’un cheval ? », lui rends-je la monnaie de sa pièce. « Dans la partie
dorsale de la gent chevaline », corrige paisiblement Bastârcă, sérieux comme s’il avait été le
représentant d’Oxford sur le territoire.
Je ne sais plus comment nous avons continué à délirer, mais je me rappelle que nous
avons bu une bouteille de rhum de première, de derrière les fagots, comme on dit, et que nous
avons organisé la nouba la plus monstrueuse de l’histoire du lycée. Fassole râlait parce que
l’Cousin aurait demandé des sous à ceux qui venaient tirer leur coup dans son antre – aveu qui
aurait échappé à l’enfant de Pocreaca après un verre bien tassé, mais je crois que ce sont des

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bobards. À la picole, Fassole tient bien la route… mais je crois surtout que cela ne l’empêche
pas de balancer des craques, alors que ce n’est pas le genre du Cousin. Ou bien l’Cousin lui
aurait dit cela comme cela, à l’esbroufe, pour lui faire la pige, et cette andouille de Fassole
aurait marché… Je n’en sais rien ! D’après ma sagesse à quatorze carats, je dis que si tous ces
baiseurs à la petite semaine savaient se conduire, ils apporteraient une bouteille de quelque
chose et un gâteau, parce qu’à défaut, l’Cousin ne récolte qu’une carte de l’URSS laissée sur
le drap. Le diable si j’ai jamais compris pourquoi l’Cousin laissait tous ces vérolés se fourrer
dans ses toiles.

Sa piaule n’a connu de période de fermeture, genre fermeture de la pêche, qu’une seule
fois, période pendant laquelle il s’est mis en couple avec une fille que nous appelions
Palmolive. C’était une petite nénette vive, à la façade ravalée avec toute sorte de produits de
maquillage et de crèmes, et couverte de bijoux d’un sou, le tout importé principalement de
Pologne et d’Allemagne ; elle était jolie à t’en décrocher les orbites et avec un châssis à t’en
décrocher la bite. Une surprise pour nous qui nous attendions à ce que l’Cousin sorte avec
quelque laideron à s’en vomir les tripes, quelque souillon aux cheveux permanentés, amatrice
de musique popu et d’une bêtise au-dessous du niveau de la mer. Mais non, l’Cousin se pointe
avec Palmolive – Olivia, de son vrai nom, si ma caboche ne me joue pas de tours – et nous
laisse la bouche grande ouverte, comme chez le dentiste, les yeux dans le soleil et les mains
dans les poches pour calmer nos ardeurs de pantalon. « Eh ben, l’Cousin, t’en as, du bol, mon
cochon, de t’en lever une pareille. Tu as dû manger du caca à la louche quand tu étais petit,
ma parole ! », lui dit Fassole, histoire d’engager la conversation, ou, tout simplement,
l’animal, cela lui a-t-il échappé. Mais, l’Cousin, rien. On n’en aurait pas tiré sa pointure de
chaussures, alors, les histoires croustillantes – qui nous auraient pourtant bien alléchés, et
même avec un luxe de détails, si possible –, encore moins ! Comme l’Cousin avait commencé
à se faire rare avec les potes, nous nous doutions qu’il devait baiser à tour de bras. À défaut
d’informations, il était normal que nous commentions. Il fallait bien que les copains rigolent,
non ? qu’ils se dixtraient ! « Ah, Franzèle, il nous a bien eus, Queue-d’Âne ! Nous avons beau
la ramener, nous ne nous dégoterons jamais un aussi joli morceau de fille, même si nous nous
réincarnons n mille fois, je te le garantis ! », disait Fassole devant un verre de vin, ou de marc,
ou d’eau de vie de mirabelle, ou de griottes, ou d’alcool de seigle, ou de Dieu sait quoi. Et
moi d’abonder : « Mais, qui a bien pu lui dire : “Dis donc, l’Cousin, si tu te mettais à la colle
avec une petite gonzesse, cela ne mange pas de pain ; parce que, tu baises, tu ne baises pas, le
temps de la bite finit par passer…”, tu as une idée ? » – « Je disais “Eh…” parce que c’est
pour cela que j’ai une bouche. “Mais le péquenot roumain ne comprend pas la plaisanterie ; tu
grattes un peu et il n’y a plus personne !” » – « Maintenant, tu te fais du mal. Rien qu’à la
mater, tu salives à t’en inonder les plombages ; qu’il te laisse un peu lui mettre un doigt, au
moins ! », le provoquais-je, comme on excite un chien, pour le plaisir de la discussion. « Le
jeu de fesses dangereux, qu’elle a, la garce, tu as vu cela ? À se donner des baffes ! » – « Tais-
toi, frère de souffrance, ne remue pas le fer ! », jouais-je le jeu, pour qu’il crache toutes ses
polissonneries. Ce qui se produisait. « Même un irradié de Tchernobyl, pour une gymnastique
avec Palmolive, il aurait la gaule ! » – « Mais que dis-tu de son entre-deux, Fassole ? Ne me
dis pas que cela te dégoûterait d’y glisser une pogne… », se réveilla Paganel. « Que veux-tu
que je te dise, mon pote, soupira théâtralement Fassole, demain, en danseuse, je la monterais !

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… Et toi, Bastârcă, tu ne dis rien ? Tu souffres en silence ? Tu voudrais que nous montions,
dans cette vie de chien, toujours avec les mêmes pouffes ? » – « Il y a peu de chances ! »,
répondit Bastârcă d’un trait, en suçant sa cigarette comme un désespéré, sans esquisser un
sourire. « Moi, ce dont j’ai peur, c’est que nous écopions, comme des abrutis, des gisquettes
les plus givrées, et que les morceaux de choix, ce soient les mecs bourrés de fric qui se les
ramassent. Chienne de vie ! », disait Fassole, quelque peu désabusé – trouvant là bonne raison
de boire bruyamment à la bouteille. « Ho ! frangin, bondit Paganel, vigilant, vas-y mollo ! il y
a d’autres malheureux que toi dans le monde ! Fais tourner la boutanche ! » – « Eh, arrêtez,
avec vos divagations sur la dive bouteille ! Ce n’est pas un bon coup pour l’Cousin », dit
soudain Bastârcă, d’un ton énigmatique, en soufflant un strato-cumulus de fumée. « Pourquoi
dis-tu cela, petit père ? Si tu as des informations fraîches, balance-les ! », s’empresse Fassole,
comme s’il était à la milice, rongé par la curiosité. « Balpeau ! », le coupa Bastârcă, du tac au
tac. « Alors, comment le sais-tu ? » – « Je le sens à l’urine, mon frère ! »
Je ne sais pas comment Bastârcă lisait dans l’urine, mais il avait raison. On en conclut
que le pissat de fils de gitan n’est pas bon qu’à saler les pépins de potiron, mais aussi à
deviner l’avenir. Cela n’a pas duré longtemps et notre boxeur paraissait toujours plus flagada,
avec un appétit pour les liquides au-dessous de la limite de l’avarie. Il portait son verre à la
bouche par routine, en pensant à autre chose. Il y avait quelque chose qui se passait chez notre
gaillard. Quelque chose de moche. Il n’était pas homme à s’aplatir comme un minus. Qu’est-
ce que sa gonzesse pouvait bien lui faire, lui qui faisait des ravages dans le box et qui cognait
les autres comme plâtre, pour se montrer dans cet état ? Son visage s’était creusé comme du
papier crépon, ses oreilles lui pendaient comme deux bouses et ses yeux s’étaient enfoncés
dans sa tête, à ne même pas pouvoir les sortir à la fourchette. Quand Fassole l’entreprenait
avec des trucs qui, autrefois, l’aurait fait se taper les cuisses de rire, Pépère, maintenant, ne
desserrait pas les commissures des lèvres. « Eh, roi de la bite ! avec cette chair fraîche à côté
de moi, je ne parlerais plus avec personne. Je crânerais comme un coq de village. Je tirerais le
verrou et j’inscrirais sur la porte “Fermé pour inventaire détaillé” ! », risquait Fassole qui
s’efforçait de lui arracher un sourire. Mais le roi de la bite semblait ne pas entendre, il avait la
tête ailleurs. Les choses semblaient d’ailleurs barrer en couilles, et eux, les mecs, n’avaient
aucune idée pour lui arranger ses bidons.

Quand cela craignait chez l’Cousin, nous allions dans le box de Paganel. En prenant nos
précautions pour que les voisins ne nous voient pas ; c’étaient de petits vieux qui n’arrêtaient
pas de péter, qui mouchardaient comme à la petite école, d’anciens ronds de cuir pourris
– HLM sélect ? Je t’en foutrais ! et je suis poli… Mais là, c’était super ; le vieux de Paganel
vivait bien et savait recevoir. Nous étions bien calés, entre les bocaux de zakouskis et les
chapelets d’oignons, entre les bidons en matière plastique pleins de légumes en saumure et les
porte-bouteilles de jus de tomate, entre les plantes potagères gardées dans le sable et toute
sorte de confitures. Nous buvions de la vraie vodka russe, du kirsch et de la mirabelle, de
l’alcool de seigle et du marc. « Et ne me dégueulez pas ici, au moins ! » avertissait
inutilement Paganel, en binoclant plus particulièrement vers Fassole qui était le plus racho.
« Ou bien dégueulez dans un sac, comme en avion, c’est compris dans le prix du billet. » Et
nous débouchions encore une bouteille de jus de tomate pour accompagner une petite vodka,
nous ouvrions encore un bocal d’une livre de zakouskis, que nous mangions sans pain, parce

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que le pain se vendait sur coupons de rationnement… C’était la bonne vie, les potes ! Le seul
ennui, c’était qu’il fallait parler à mi-voix pour que les vieilles badernes ne nous entendent pas
piper ; mais je me rends compte maintenant que cela aussi, c’était bien, cela créait une sorte
d’intimité. C’est qu’une marrade faite à voix basse, la vodka bue au goulot, sous le regard
scrutateur et avisé des autres, prêts à te déchirer la tronche si tu les feintais d’une gorgée, a un
charme à part. « Hé, Bastârcă, tu ne devrais pas avoir le droit de poser tes lèvres sur la
bouteille ; avec ta ventouse pour cuvette de cabinets, tu l’aspires d’un seul coup ! », ironisait
Fassole, en ouvrant grand les lèvres en guise d’illustration. Mais Bastârcă s’en fichait comme
de l’an quarante, il soudait cigarette sur cigarette, sa trompe toujours dirigée vers la bouche
d’aération. Il avait le rien-à-cirer dans le sang, c’était à ne pas le croire. Quand, cependant, il
servait de tête de Turc, il ricanait, avec sa trombine de cafard lobotomisé, et répondait sans
aucun rapport avec ce qui venait d’être dit : « Tu veux que je te mette ma bite, Fassole ? C’est
vrai que toi, tu es con au-delà de la dose prescrite… » C’était là sa réplique standard lorsqu’il
était piqué. « Hé bé dis-donc ! À la bonne tienne ! Qu’est-ce qui te prend de te fâcher comme
cela ? », continuait Fassole ; mais Bastârcă perdait à nouveau subitement tout désir de parler,
il était perpendiculaire à tout ce qui se passait.

Le plus redoutable dans le domaine des liquides n’était pas Bastârcă, c’était Paganel ;
celui-là – le diable me patafiole si je mens ! –, il avait un entonnoir à la place du gosier. Je
vous jure ! Il était fabriqué avec un canal collecteur de liquides de performance mondiale : le
liquide ne touchait même pas les papilles gustatives, il entrait directement dans l’estomac, si
ce n’était directement dans le sang. Il avait, en outre, quelques petites antennes olfactives,
comme des baguettes incolores, une espèce de radar nasal avec lequel il dépistait la plus
infime quantité d’alcool dans un rayon de cinq cents mètres ; il s’était même promis de battre
son propre record d’année en année, et de couvrir ainsi un rayon de six cents mètres en 1985,
sept cents en 1986, huit cents en 1987, et ainsi de suite. « Mais, pour cela, il faut de
l’entraînement, camarades, cela ne rigole pas ! » Avec le recul, je m’étonne que nous n’ayons
pas fini au gnouf… Mais, probablement que personne ne faisait attention à nous, pauvres
minables, qui buvions comme des rats, dans les sous-sols…

Quand les vieux de Paganel se cassaient de chez eux, pour la campagne ou pour le
diable vauvert, nous montions dans les hauteurs, tels des boyards, au deuxième étage, à
l’appartement. Là aussi, c’était bien. Nous nous vautrions comme des richards dans des
fauteuils rupins à donner envie de péter dans la soie ; et il n’était plus question de saouleries
avec du céleri au cul ou des chapelets d’oignons autour du cou, comme Fassole s’en mettait
pour l’occasion en disant qu’il était le Dalaï-Lama. Dans les glandes, Paganel junior avait
toujours le même stress : « Eh ! ne me peinturlurez pas les fauteuils, que je vous bouffe,
sinon ! », nous engueulait-il. Et, bien entendu, il regardait de façon insistante vers moi. Mais
Fassole, l’as de la déconnade, se levait brusquement, la main devant la bouche, et courait
comme un ahuri dans la pièce, comme si il ne pouvait se retenir de vomir, ce qui clouait le
caquet de Paganel et lui composait un visage d’un vert à mettre au tableau d’honneur. Nous,
nous pissions de rire. C’était moitié par complicité, moitié aussi parce que nous nous étions
laissés prendre au jeu, et nous bêlions en nous tenant les côtes, de façon très démonstrative,
comme pour lui dire : « Tu vois que cela a marché, mon vieux, tu es tombé dans le

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panneau ! » Cela dit, Paganel ne demeurait pas en reste, et quand il attrapait Fassole au
tournant, il lui rendait la monnaie de sa pièce avec les intérêts. Mais, pour cela, il fallait le
rendre un tantinet pompette, c’est pourquoi il l’asticotait à tout bout de champ : « Mon petit
Fassole à sa maman, je me fais des illusions, ou ton verre, tu ne fais que le bécoter ? » –
« Mets tes lunettes, Paganel, et souviens-toi que l’alcool nuit gravement à la santé humaine ! »
– « Mon petit Fassole à sa maman, sache que l’on consomme aussi le contenu, on ne se
contente pas de lécher l’emballage… » – « Bien, mon petit Paganel à sa maman, mais ne fais
plus d’efforts de concentration, le docteur a dit que cela te paralyserait aussi l’autre
neurone… » – « Qu’est-ce que tu dis ? On n’entend presque rien, dans cet endroit ! » – « Tu
vois bien, mon petit Paganel à sa maman, qu’il avait raison, l’docteur ? Cela commence à
faire des ravages sur ton oreille ! » Nous répétions ainsi toujours les mêmes vannes, un coup
l’un, un coup l’autre, et nous nous sentions vachement bien ; nous n’avions rien à cirer de
l’école, de la misère, des files d’attente, du froid, de la faim, ni de tout le blabla de ceux qui
mangeaient de la merde en brochettes.

Le téléphone était, chez Paganel, une autre dixtraction majeure. Quand ses vieux étaient
sortis, il avait son premier accès de téléphonite. Après quelques vodkas pour grandes
personnes, l’appartement devenait trop petit pour nos géniales boutades de Prix Nobel, et
nous passions à d’autres marchés de liquidation. Nous prenions l’annuaire et nous cherchions
des noms cocasses, juste pour nous en payer une bonne tranche sur leur compte. Un jour, il y
a eu deux scènes à se tordre. La première, due à Paganel, qui est tombé sur la famille Bucă (1).
Le gus prend le combiné, forme le numéro et, d’une voix doucereuse, demande : « Allôôôô, la
camarade Bucă ? », car c’était une voix féminiconne qui lui avait répondu. « Le camarade
Bucă est-il à son domicile ? » Celle-ci répond que oui. « Ah, je m’en réjouis, cela signifie
qu’à la maison, le cul est au complet ! » La deuxième, due à Bastârcă. Le romano, veinard
comme cela n’est pas possible, tombe sur un nom à se cogner par terre de rire, un nom qui ne
s’invente pas : Mucicopţi (2). Il appelle et, de sa voix de vache pneumonique, demande :
« Allô, Mucicopţi ? » Nous étions dans le coma de rire, rien qu’à voir Bastârcă, avec ses
lippes, grosses comme des pets-de-nonne, dire pareilles insanités. Je n’sais pas ce qu’on a dit
à l’autre bout du fil, mais il a fait comme au marché : « Et à combien le kilo ? »
Nous avions des blagues standard, dont nous changions juste le destinataire, mais nous
nous en lassions vite. Par exemple, celle avec l’employé du téléphone. Pour celle-là, le
meilleur était Fassole, qui prenait un ton pète-sec d’officier qui s’est levé du pied gauche. Le
scénario était le suivant : « Allô, famille Ionesco ? » – « Oui. » – « L’ingénieur Hanganu à
l’appareil, chef de service au Téléphone. Nous avons un problème urgent… » – « Je vous
écoute. » – « Je vous prie de mesurer la longueur du câble qui va de la prise au récepteur,
mais faites vite, nous n’avons pas de temps à perdre… » Le pauvre type allait mesurer et
venait annoncer à cet animal de Fassole une dimension de, disons, cinq mètres. « Mmmoui…
attendez un peu que nous calculions… Moui… c’est bien, c’est très bien… Cela vous suffit à
vous pendre ! Merci, au revoir ! » En fait, le fou rire venait après, quand Fassole nous
racontait comment le pigeon avait réagit, nous rapportait ses paroles. Il le singeait, nous
montrait, à travers la maison de Bastârcă, comment le pigeon se fourrait sous la table, le mètre

1(() Nom commun, ce mot veut dire une bajoue et, particulièrement ici, une miche ou une fesse.
2(() Littéralement Morves blettes.

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à la main, vite-vite, parce que l’ingénieur du Téléphone attend, et quelle binette il faisait à la
fin, quand il comprenait qu’il s’était fait rouler dans les grandes largeurs. Du vrai théâtre !
Une variante de la précédente était celle de l’installateur qui disait de mesurer la longueur du
tuyau d’évacuation de la machine à laver. Vous imaginez combien le gogo enrageait, quand il
devait sortir son tas de ferraille de qui sait quel renfoncement, pour qu’un petit morveux lui
dise de s’en faire un licou !
Mais, une fois, le sinistre Fassole a bien pété les plombs. Nous étions las de toujours les
mêmes blagues rabattues, avec l’ingénieur du Téléphone et l’installateur. Pourquoi
merdouillait-il, le crétinoïde ? Qu’il invente quelque chose pour nous sauver de l’apathie ! Il
pose la main sur le téléphone et appelle un numéro à la con. Une dame répond. Il ne dit même
pas qui il est, ni d’où il vient ; en revanche, il y va au culot d’entrée : « Camarade Unetelle –
et il cite son nom de famille –, j’ai entendu dire que vous priiez le bon Dieu, le soir, c’est
vrai ? » Sans doute, celle-ci se met-elle à bredouiller. « Ne cachez rien, camarade, nous
savons tout… » Sans que ce fût prémédité, cet idiot suggérait qu’il était de la Sécurité, ou
qu’il était quelque chogoun du parti. « Camarade, cessez de prier, cela ne sert à rien ! C’est
nous qui vous le disons. Et pour que vous voyiez combien nous tenons à vous, nous allons
vous donner ce que le bon Dieu ne vous a pas donné jusqu’à présent. Nous allons vous donner
une bosse, une jambe de bois et de l’eau dans les poumons ! » Mais personne n’a ri. Même
pas Fassole. Je crois que ç’a été la première fois que j’ai eu le trouillomètre à zéro pendant
plusieurs jours.
Dans bien des cas, les choses auraient pu, plus ou moins, assez mal tourner, mais ces
enfoirés de sécuristes étaient probablement bien contents que nous soyons ensuqués par la
boisson, que nous fassions des canulars lourdauds et que nous ne fourrions pas notre nez dans
d’autres choses, des tracts, des manifs et autres turpitudes. Mais nous, nous nous fichions de
cela, nous nous souciions de politique et de Ceauşescu comme d’une guigne, nous n’avions
dans la caboche que la dixtraction, c’est-à-dire la picole, les gonzesses et la musique. Il ne
nous fallait même pas de nourriture. À chaque bringue, le mot d’ordre était : la boustiff’, c’est
bouffon ; la bitur’, c’est béton.

Le mystère autour du Cousin a fini par se lever, de façon inattendue, lors d’une cuite qui
a commencé modestement, mais qui s’est achevée dans une bacchanale des grands jours. Je
ne vais pas entrer dans trop de détails ; je n’ai pas, à proximité, de couverture sous laquelle
me cacher de honte. Je vais dire simplement que ce genre de beuverie, spontanée, sans
préméditation, sans invitation spéciale et autres festivités, peut devenir des plus carabinées.
Parfois, il ne faut même pas beaucoup d’argent pour déclancher quelque chose d’une telle
ampleur. Quand Paganel m’a appelé pour que nous sortions boire un godet, j’avais en poche
juste les sous pour m’acheter une casquette en peau de fesse, c’est-à-dire peau de zébi.
« J’assure la première tournée et, après, nous verrons », dit-il. Comme le dieu des ivrognes
veille de là-haut à ce que le voile du palais de ses serviteurs ne se déchire pas de soif, voilà
que Stupide passe dans le coin. Et Paganel, avec ses antennes spéciales qui ne roulent pas sur
la jante, le repère à distance. Peu après, l’Cousin, cassé par la contrariété, montre à son tour le
bout de son nez. Lui aussi s’assied, du bout des fesses ; Palmolive devait l’attendre à la
maison. Il disait toujours qu’il fallait qu’il y aille, mais son arrière-train restait collé à son
tabouret de bar comme une ventouse. Il avait envie de rentrer chez lui, autant que moi d’aller

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au cours de chimie. Comme un fait exprès, notre petit monde a commencé à se rassembler. Et,
à gauche, à droite, on a fini chaque fois par trouver des sous pour une tournée.
À un moment donné, l’Cousin se lève et, tout hérissé, nous dit : « Filons chez moi ! »
Nous en étions comme deux ronds de flan et nous l’avons regardé comme une hallucination.
Pas un de nous n’avait mis les pieds dans sa cambuse depuis plus d’un mois. « Ben, que
Palmolive ne nous cherche pas de noises, au moins ! », dit Paganel, d’un ton pathétique,
comme pour donner à notre pote le temps de se raviser. « Allons chez moi ! », dit l’Cousin,
sous pression, décidé. Je voyais bien qu’il avait une idée derrière la tête. Comme, chez
l’Cousin, un et un font deux, c’est-à-dire qu’il n’est pas de ceux qui y vont par quatre
chemins, il est parti en avant. J’ai vite affranchi Fassole qu’une tempête comme on n’en avait
jamais vu à Botoshima (3) se profilait chez l’Cousin et qu’il nous y rejoigne fissa. Cette
andouille a d’abord cru que je voulais l’évincer, mais je l’ai tranquillisé, et il a fait vinaigre
pour ne pas manquer pareille occasion.
Quand toute la bande est arrivée, Palmolive était en nuisette rose, à vous donner du
diabète à trop la regarder, et sentait la cocotte ; mais elle paraissait électrocutée de fureur. Elle
allait lui passer un fameux savon devant nous. L’Cousin l’a prise par le petit doigt et l’a
emmenée dans la salle de bains, où ont eu lieu des discussions libres et démocratiques,
catégorie poids mouche. Probable que l’Cousin lui a signifié son congé avec pertes et fracas,
car Palmolive a ramassé ses affaires en pilotage automatique et est partie sans même nous dire
d’aller nous faire fiche. Il aurait fait beau voir… Nous sommes restés cois tant que la
furibarde faisait ses bagages, bousculant, çà et là, notre équilibre précaire, à la recherche de
ses objets personnels, comme si nous n’étions pas là, comme si nous n’avions pas entendu
vociférer dans la salle de bains, comme si nous ne pigions pas ce qui se passait… Il n’y avait
que Fassole à ricaner comme un bossu, visiblement émoustillé par le jeu de scène de la harpie.
À sa façon de la mater, il résistait mal à l’idée de lui mettre la main au panier.

La cambuse du Cousin était méconnaissable. Le taudis que nous connaissions, où il ne


fallait pas s’étonner de trouver une tranche de pain beurrée dans la carcasse du téléphone, ou
quelque préservatif moisi derrière le radiateur, était maintenant propre comme un sou neuf. À
avoir honte de se mettre à boire ! Il n’y a eu que la parure de lit rose, les rideaux roses, la
lampe de chevet rose, le lustre rose et une paire de socquettes roses, en boule sous le lit, pour
pousser à s’en jeter quelques-uns derrière le maillot de corps, afin de couper à la nausée. C’est
ce que nous avons tous fait, jusqu’au lendemain matin.
Quand le jour s’est pointé, l’Cousin en avait un méchant coup dans l’aile. Fassole était,
lui aussi, bien atteint et lançait les vannes les plus nulles. Moi non plus, je ne me sentais pas
trop bien, mes guibolles flageolaient et la position de bipède m’était devenue un vain
desiderata. Seul, le pauvre Paganel tenait pavillon haut et ne cessait de nous demander avec
qui il allait boire ; il croyait que nous faisions des manières. En tout cas, il n’y avait que nous
quatre à être restés sur la barricade.
Stupide avait dû vomir trois fois et en écrasait maintenant, les pieds sur la machine à
laver et le nez dans un cendrier.
Bastârcă, après qu’il eut, une fois, lui aussi, rendu tripes et boyaux, s’était taillé chez lui,

3(() Croisement de Botoşani, ville de province dans le Nord de la Roumanie, où se passe vraisemblablement
l’action, et de Hiroshima.

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en chantant, comme d’habitude, à tue-tête, la Ballade de la canadienne. Une chansonnette à
deux sous, dont je ne sais pourquoi on l’appelle ballade. Elle disait, en gros : « Soit qu’y
neige, ou soit qu’y pleuve / J’ai cassé ma ram’ dans l’fleuve / Mais, j’ai un’ canadienn’
neuve ! ». C’est tout. Et il reprenait sans fin depuis le début, jusqu’à ce que la moutarde nous
monte au nez et que nous lui intimions de se taire, sinon nous allions lui casser une poterie sur
le bocal. Il écoutait, doux comme un petit agneau, jusqu’à ce qu’il oublie ce que nous lui
avions dit, et il reprenait. Cette scie lui plaisait à la folie. Sans doute, un de ses ancêtres
nomades avait-il eu, une fois, une canadienne neuve et toute la smalah s’en vantait-elle
jusqu’à la septième génération. Ils n’avaient jamais dû s’offrir une canadienne comme celle-là
depuis des siècles !
Tête-Blanche avait fermé boutique, lui aussi ; nous l’avons découvert, le matin, sur le
balcon, en train de pioncer, les fesses sur un tabouret de pêcheur et la caboche appuyée sur le
rebord du balcon. On aurait dit qu’il s’était embusqué là pour reluquer les filles dans la rue et
qu’il s’était juste un peu assoupi, si vous voyez ce que je veux dire…
Le reste était parti depuis longtemps.
Moi, j’avais bien vomi, et j’étais relativement clair, au sens où je n’avais pas besoin de
cure-dents pour me tenir les mirettes en boules de loto.
Voilà comment se présentait la situation sur le champ de bataille, quand l’Cousin a
commencé son récit, quand le mystère s’est dénoué.

Palmolive venait, semble-t-il, d’une famille de rupins ; c’était une fille bien élevée, qui
se lavait, réglo et pleine d’humour. Elle n’était pas de ces salopes qui tortillaient du prose
pour allumer leur monde. En aucun cas. Elle n’avait qu’un seul défaut : si elle faisait, ne
serait-ce que cinq minutes, la pause de quéquette – le temps que tu ailles boire un verre d’eau
ou faire pipi, tu vois… – c’étaient cinq minutes de sa vie à jamais perdues. Elle avait un
appétit de gymnastique à deux, quelque chose d’hallucinant. Au début, l’Cousin avait cru, lui
aussi, qu’il était tombé sur un coup du tonnerre. Pendant quelques jours, elle et lui n’ont rien
vu, rien entendu, ils ne sont pas sortis de la maison ; au petit coin, ils n’y allaient que lorsque
la pression était au maximum, ils attendaient que le boyau craque. Ç’avait été super ! Ils
baisaient à tire-larigot. Comme dans les films. Elle, disait qu’elle était enfin satisfaite de la
façon dont les choses tournaient, qu’elle s’était trouvé quelqu’un avec qui elle était dans son
élément. Et qu’elle rêvait de continuer comme cela jusqu’à sa vieillesse la plus avancée.
Ç’avait été jusqu’alors le malheur de sa vie de ne pas être tombée sur une zigounette farceuse
apte à calmer ses ardeurs. Elle avait toujours dû, pour cela, courir après deux ou trois. Or, elle
voulait, elle aussi, fonder une famille. Elle voulait une vie honorable. Et que le monde entier
ne la montre pas du doigt comme une traînée. Elle en fredonnait de joie dans la maison.
Seulement, quinze jours après, la chance a tourné. Lui, ce grand malabar de Cousin, se
sentait lessivé comme une chiffe, il en avait des vertiges, tellement il était sur le flanc. Il
n’osait même plus aller à l’entraînement. D’une simple chiquenaude, le type le plus racho
l’aurait envoyé valdinguer. Ses yeux se voilaient, il tremblait sur ses jambes, comme un petit
chien devant une piqûre. Quand il voyait avec quels yeux gloutons Palmolive regardait ses
muscles flapis, il sentait des gouttes de sueur perler le long de sa colonne vertébrale. Lorsqu’il
subodorait qu’elle préparait une nouvelle attaque, les deux-trois spermatozoïdes restés
jusqu’alors indemnes fuyaient de toutes les forces de leur flagelle, le poil hérissé, grelottant de

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peur, pour se cacher dans les recoins les plus tordus. Mais ils n’avaient aucune chance !
Quand Palmolive se jetait gaillardement avec la bouche sur ses bas morceaux flasques, on
aurait dit qu’elle mettait l’aspirateur en marche. Ils pouvaient toujours s’accrocher avec leurs
griffes à tout ce qu’ils trouvaient sur leur chemin, ils étaient emportés par l’ouragan et
conduits sur le théâtre des opérations. Dès qu’elle obtenait une érection compatible avec la
tâche qui lui était impartie, elle souriait triomphalement et jetait dans la lutte son autre orifice
ventral, trempé et frémissant, brûlant d’impatience, comme si elle n’avait pas goûté au chibre
depuis un millier d’années.
À mesure que les jours passaient, ses sourires triomphants se raréfiaient. Elle avait beau
mettre l’aspirateur en surrégime, la récolte était toujours plus pitoyable. La population de
spermatozoïdes avait chu de façon drastique, comme après une épidémie. Elle en prenait un
de temps en temps, manchot ou borgne, vieillard ou paralytique, voire quelques nourrissons
pas mûrs… Mais de telles proies n’arrivaient pas à boucher sa dent creuse, et encore moins à
lui donner un pâle orgasme, ne serait-ce que de contrôle. À l’instar des sorcières des contes
qui mangeaient de la chair humaine, elle gémissait après un spermatozoïde jeune et à la queue
encore fermement vibratile. L’Cousin se décharnait à vue d’œil, torturé par les pipes et les
coups de langue, ravagé par les crampes et les étourdissements. De son côté, Palmolive aussi
était désespérée. Malgré tout son arsenal de moyens, l’un des plus pointu du marché, mis à
jour avec des revues allemandes, elle ne pouvait plus arracher du Cousin qu’un spasme
indolent comme un soupir, suivi de deux ou trois gouttes d’une eau de boudin impropre à
toute consommation. Elle était noire de rage ; ses rêves s’évaporaient au même rythme que le
tonus du spectre qui était à côté d’elle. Adieu, famille ! Auf Wiedersehen, vie honorable !
Quand la donzelle a commencé à lui débiter des reproches, comme quoi ses hormones
faisaient la sarabande et demandaient à être apaisées, qu’il n’a pas pitié d’elle, qu’il se moque
d’une jeune fille naïve qui, dans sa jeunesse, a été vierge, qu’il lui avait promis que cela
durerait comme cela jusqu’à sa vieillesse la plus avancée et autres bêtises de cet acabit,
l’Cousin n’a rien trouvé de mieux à faire que de se tirer chez un type, en ville, qu’il
connaissait, un type de son village, pour récupérer. Il s’y est traîné comme un escargot. Quand
elle a disparu pour aller chercher de l’eau minérale, l’escargot, brrrt, il n’a pas fait long feu.
Ciao bambina, bons baisers, je pars pour la Chine ! Ce gros balèze, majeur et vacciné, n’a pas
trouvé la force de lui flanquer une rouste, de lui filer deux coups de pied au cul pour solde de
tout compte. Il s’est barré de la maison comme une gonzesse.
Or, pendant qu’il se trouvait chez son pays à échanger des banalités, vu qu’ils n’avaient
pas grand-chose d’autre à se dire, qui sonne à la porte ? Les bras vous en tombent :
Palmolive ! Le gars se lève pour aller ouvrir et, à son retour, il dit au Cousin, les yeux comme
des gyrophares, « Ben, je croyais que c’était pour l’électricité, mais il y a en a une, belle
comme un camion, qui te cherche. » À ces mots, l’Cousin a tout de suite compris de qui il
s’agissait. Il s’est mis à trembler, ses roubignoles se sont mises à tinter comme des sonnailles
sur un traîneau. Ses spermatozoïdes, le trouillomètre à zéro, ont tiré le signal d’alarme ; ils ont
mis le feu aux maisons et aux champs, ont empoisonné les puits et se sont réfugiés dans la
forêt. Sa quéquette a été prise de panique. Il est sorti dans la cage d’escalier pour parlementer.
Elle lui a dit ceci et cela… qu’elle est désolée… patin-couffin… et que je t’embrouille…
Baratin de gonzesse… Et elle a emberlificoté le bonhomme. La convention a été un sevrage
deux semaines, qu’il retombe un peu en enfance, qu’il se réintroduise des vitamines dans

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l’organisme et, après cela, ils verront bien. À la grâce de Dieu.
Palmolive a commencé à lui apporter de chez elle quantité de bons petits plats, des
choses dont sa tribu ne s’était pas nourrie depuis qu’elle descendait du singe. Elle l’a gavé de
figues et de dattes, d’oranges et de bananes, de chocolat et de miel d’abeilles. Quand elle lui
faisait grâce des choses sucrées, elle lui servait du salami de Sibiu et du beurre, des olives et
du fromage, des salades et des grillades. Il n’y a que de la viande de dragon qu’elle ne lui ait
pas apportée. « Vas-y, mange pour prendre des forces ! », lui serinait-elle d’un ton mielleux
toutes les cinq minutes, en piétinant d’impatience. Comme si on reprenait des forces en
appuyant sur un bouton. La convention n’a tenu que deux ou trois jours. Jusqu’à l’instant où,
le surprenant en train de tomber la chemise, elle s’est précipitée sur lui de toutes ses griffes,
l’a renversé sur le matelas et l’a appelé au rapport. Toutes les vitamines économisées à grand
peine depuis quelques jours sont ainsi parties en couille. Bien sûr, elle disait que c’était sa
faute à lui : il l’a excitée, dans cette tenue. Le pauvre type en était arrivé à ne même plus
pouvoir changer de liquette. Nous, toute la bande, nous nous sommes pointés, deux jours
après que la mégère l’eut éreinté. Une fois qu’il l’eut mise dehors, devant nous, comme une
malpropre, elle ne l’a plus cherché. Il a respiré, soulagé. Mais, j’ai dit au Cousin : « Bah, tu
serais bête de ne pas faire un livre de cette histoire, c’est un sujet du tonnerre ! Tu l’écris, et tu
l’intitules Souvenirs d’enfonce ». L’idée m’est venue comme cela, sans y penser.

Peu de temps après cette fiesta salutaire, la cambuse du Cousin a recouvré sa destination
première. On pouvait voir sortir de chez lui toute sorte de zonards avec leurs mochetés, de
petits trafiquants au teint huileux avec leurs pouffes maquillées jusqu’aux talons, des loubards
craignos avec des minettes qui n’arrêtaient pas de glousser, des voyous demi-sel avec des
michetonneuses de banlieue… Ah, les potes du Cousin, qu’ils aillent au diable !

Traduit par Philippe Loubière

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