Vous êtes sur la page 1sur 44
L/histoire “ ecclésiastique”” du peuple anglais Réflexions sur le particularisme et Tuniversalisme chez Béde Par sa référence conjointe a l’Eglise et & la nation, I’ Historia ecclesiastica gentis Anglorum® se trouve au croisement de deux genres déj consacrés au vin’ siécle. On peut la rattacher & 1’« histoire ecclésiastique » inaugurée par Busébe et acclimatée en Occident par sa traduction latine, réalisée, complétée par Rufin ; on peut également la situer dans la lignée des histoires «nationales», illustrée depuis le wi siécle par Cassiodore, Isidore’ de Séville et Grégoire de Tours. Le caractére inédit de cette double qualité, ecclésiastique et. nationale, de Peuvre de Béde appelle des explications. S’agit-il essentiellement d’une histoire de PEglise fidéle au modéle eusébien, appliquée simplement au champ plus étroit d’une seule nation ? Ou s’agit-il, au fond, d’une histoire nationale, comparable a celles qui étaient apparues sur le continent, mais plus ouverte que Jes autres au récit des affaires religicuses ? Ces questions ont donné lieu aux réponses les plus diverses, aux commentaires les plus divergents*. Les idées exposées dans cet essai ont pris leur forme définitive aprés avoir été présentées et discutées a l'occasion de deux séances de travail de l’Atelier de langue et de littérature latine ‘du haut Moyen Age : je remercie de leur participation les membres de cet Atelier et en particulier son animateur, le professeur Jacques Fontaine. 1, Ce titre sera désigné par la suite par l'abréviation HE. Edition utilisée : B. Couonave & RAB. Mywors, Oxford 1969, 2. On avait traditionnellement tendance, dans la critique britannique A considérer I"HE comme une histoire de I’Eglise anglo-saxonne. Par exemple : « It was Bede’s intention to add a British and Anglo-Saxon supplement to the older work ( = Eusébe), and he thus produced the first special ecclesiastical history of an occidental people ». (W. Levison « Bede as historian » in AH. Tuomeson, Bede, his Life, Times and Writings, Oxford 1935, p. 133) ; « When Bede put forth his Ecclesiastical history, there... existed... an audience for a work... devoted to to the RECHERCHES AUGUSTINIENNES - 9 130 GEORGES TUGENE Ce n’est pas 1 un probléme que des commentateurs modernes, abusés par des critéres de classification anachroniques, souléveraient artificielle- ment. Le haut Moyen Age distinguait une histoire profane et une histoire sacrée, les guerres des rois et des nations d’une part, les miracles des saints, les passions des martyrs, la succession des évéques d’autre part. Grégoire de Tours éprouve d’ailleurs le besoin de se justifier pour avoir mélangé ces deux matiéres*, D’autre. part, l'objet normal de I’histoire ecclésiastique était, depuis Eusébe, I’Eglise considérée dans son ensemble : c’est ainsi que la tradition était parvenue, par Vintermédiaire de Rufin, jusqu’é Béde. Il ne s’agit done pas non plus d’une discussion purement académique concernant la nomenclature conventionnelle des genres historiographiques. Le titre en question associe des notions antinomiques, le sacré et le profane, le parti- culier et ’universel. Comme les appellations des textes médiévaux procédent souvent d’une certaine confusion des genres*, il serait peut-€tre utile de rappeler ici qu’en Voccurrence a formule « histoire ecclésiastique» n’a pas été choisie a la légére, comme l’atteste son utilisation dans le corps de I’euvre*. La contradiction ressentie par le lecteur n’est pas suscitée par un intitulé plus ou moins contingent, mais par un titre qui refléte un choix délibéré. Elle réside dans la conception mémé de I’ceuvre, dans la démarche qui a régi sa composition. Aussi, 4 moins d’imputer cette contradiction 4 la confusion d’esprit de l’auteur, on, est conduit a s’interroger sur la valeur qu’il convient de donner aux termes de l’antithése pour leur restituer une certaine cohérence, et a réfiéchir sur le sens qui se cache derriére l’apparente inconséquence suggérée au premier abord par l'association de notions discordantes dans usage habituel, et par le mélange de genres littéraires traditionnellement distincts. history of the English Church ». (F. SteNTon, Anglo-Saxon England, Oxford 1943, p. 187). « What were the general aims of Bede’s book ? First of all Bede wanted to write about the way, in which the order and unity of the English Church had been achieved ». (H. MAYR-HARTING The coming of Christianity to Anglo-Saxon England, Londres 1972, p. 42). Des opinions plus nuancées et plus judicieuses ont 66 émises récemment. En particulier : « Historia Ecclesiastica can be translated ‘History of the Church’ ; and this, at its lowest level, is what it is... a story ‘of bishoprics and to a lesser extent of monasteries... But there was another level and a subtler sense of ecclesiastical history, familiar since the time of Eusebius : history, that is, as a record of salvation... Both senses are plainly operative with Bede». (J.M. WALLACE-HADRILL « Bede and Plummer » in Early medieval History, Oxford 1975, p. 79). « Bede's history does not concern the English ‘Church’, but the gens Anglorum. Nor is it an ecclesiastical history, if we understand. thereby that it concerns only one part of the life of the gens, its ecclesiastical part. It is a history of that life itself interpreted from a particular point of view, which was not so much ‘ecclesiasti- cal’ as based upon a particular conception of God». (J.N. STEPHENS « Bede’s Ecclesiastical History», History 1977, p. 12-13). 3, « Histoire des Francs », II, Introduction, 4, Cf. B. Guenée « Histoires, Annales, Chroniques. Essai sur les genres historiques au Moyen Age», Annales ESC 1973, p. 1002 sq. 5. HE, V, 24, p. 570. L'HISTOIRE «ECCLESIASTIQUE» DU PEUPLE ANGLAIS 131 Dans I’HE le sacré et le profane; l’universel-et le particulier s’opposent en deux couples de concepts antithétiques, & la fois divergents et solidaires. Sans se confondre, ces oppositions se recoupent puisque la dimension universelle dérive du caractére « ecclésiastique » de l’euvre. On ne saurait donc envisager l'une en excluant l’autre. Il est cependant nécessaire, pour Ja commodité de l’analyse d’établir des distinctions et d’opérer par étapes successives. On mettra d’abord ici l’accent sur le probléme des relations entre I’histoire nationale des Anglo-Saxons et l’histoire générale de l’Eglise. Et I’on consacrera une seconde partie aux rapports du sacré et du profane dans I'HE, rapports qui impliquent également, mais d’une autre fagon, Lopposition entre Vuniversel et le particulier, I. HIsTOIRE ANGLAISE ET HISTOIRE UNIVERSELLE Dans la mesure oi il a qualifié d’« ecclésiastique » son histoire du peuple anglais, on serait tenté de présumer que Béde a voulu lui donner une dimen- sion universelle. Mais on ne peut fonder un tel jugement sur les connotations d’un terme et l’agencement d’un titre, et il convient d’en chercher une confirmation dans le texte lui-méme. On trouve, a cet effet, un terme de comparaison commode a J’intérieur méme de I’euvre de Béde : la Chronique contenue dans le De temporum ratione®, Conformément aux lois du genre, celle-ci survole par tranches synchroniques successives l’histoire du monde connu. A priori, on pourrait penser que la comparaison avec un texte qui se présente expressément comme une histoire universelle ferait ressortir le caractére plus particulier de P' HE. Or il se trouve que la comparaison des deux ceuyres n’est pas trés apte a illustrerl’opposition entre l’universel.et le particulier, si ce n'est, bien sir, en ce qui concerne leur objet, puisqu’il s’agit de ’humanité dans un cas, du peuple anglo-saxon dans l’autre. Mais si objet est différent, c’est le m&me point de vue, la méme conception de Vhistoire qui a inspiré de part et d’autre le travail historiographique. La simple lecture comparée de ces deux textes suscite en effet d’emblée le sentiment d’une complémentarité plutét que d’une antinomie. Cela tient peut-tre a Ja parenté d’inspiration trés sensible qui rattache le début de HE & la fin de la Chronique. Plus que le peuple anglo-saxon, le person- nage central du premier livre de 1’HE est la Britannia, dont V’histoire est relatée depuis la conquéte romaine jusqu’A la mission d’Augustin. Dans la Chronique, d’autre part, les notices consacrées 4 la Grande-Bretagne tendent 4 devenir de plus en plus nombreuses 4 partir du v° siécle. Ce double mouvement, d’élargissement dans la premiére ceuvre, et de rétrécis- 6. Ed. T. Momsen, Monumenta Germaniae Historica (par 1a suite : MGH) Auctores Antiquissimi, t. 13, p. 223 sa. 132 GEORGES TUGENE sement relatif dans l’autre, se traduit par L’utilisation d’un matériau commun ; presque tous les événements relatés dans la premiére partie de Vhistoire du peuple anglais sont également mentionnés dans la derniére partie de la Chronique ; les mémes formulations se retrouvent ici et 1a, les mémes sources sont utilisées : ce sont essentiellement Orose, Gildas, et le Liber Pontificalis. Simplement, la présentation des faits est plus succincte dans un cas, plus détaillée dans l’autre. Ces correspondances sont typiques de oeuvre historique de Bade. On ne les retrouve pas au méme degré lorsque, par exemple, on compare la Chronique d’Isidore de Séville 4 son Histoire des Goths’. Au-dela des ressemblances formelles, le point important réside ici dans ce qu’elles impliquent au niveau des principes qui ont dicté la composition de I'HE. En utilisant des sources comme Orose et le Liber Pontificalis, Béde oriente le début de cette histoire dans une perspective romaine. Les historiographes « nationaux» du haut Moyen Age ne pouvaient guére puiser 4 d’autres sources écrites que celles que leur avait léguées la tradition romaine ; mais, cette contrainte admise, il reste curieux que les sources de Béde, contrairement A celles d’Isidore, soient silencieuses sur l’histoire ancienne et les origines des Anglo-Saxons. Et Béde ne cherche pas 4 les compléter en recourant aux traditions orales de son peuple. De sorte qu’on est frappé par l’extréme discrétion des notations concernant le passé paien de la gens Anglorum : une demi-page pour évoquer les origines germaniques, les héros semi-légendaires de I’invasion de la Grande-Bretagne, la filiation wodanique des dynasties royales®. La Chronique anglo-saxonne® est beaucoup plus riche, surtout en ce qui concerne la conquéte de I’ile. On peut donc penser que le relatif silence de Bade procéde d’un choix délibéré plus que de l’ignorance. Ses premiers chapitres sont consacrés en majeure partie & une évocation de la Britannia, de ses particularités physiques et naturelles, de la présence romaine, des Bretons, de leur conversion et de leurs démélés avec les peuples voisins. Dans une chronique universelle, Vimportance des notations consacrées 4 une province romaine correspond. 4 Porientation traditionnelle du genre ; dans Phistoire d’un peuple germa- nique elle est insolite, méme si ce peuple ‘a conquis cette province. On peut méme dire que les premiéres pages de HE présentent un déséquilibre flagrant entre l’intérét porté 4 la Grande-Bretagne et la relative indifférence a Pégard de la gens Anglorum. En fait, les Anglo-Saxons n’apparaissent qu’au chapitre 15 du livre I. Aprés un bref récit de leur conquéte qui, dailleurs, est plutét un récit de la défaite des Bretons, intervient l’épisode 7, Ed. T. Momsen, MGH Auctor, Antiqu., t. 11, p. 241 et 391, 8. HE, I, 15, p. 50. 9. Il s’agit de Ia chronique rédigée en vieil anglais dans divers monastéres et publige par les éditeurs modernes sous le titre The Anglo-Saxon Chronicle. Elle rapporte essentiellement des événements locaux et nationaux, et n’a aucun rapport avec des chroniques universelles comme celles de Jérdme, dIsidore ou de Béde. En ce qui concerne la conquéte de Vile pat Jes Anglo-Saxons, voir les annales qui vont de 449 560 (éd. C. PLummer, Oxford 1892, p. 12-18). HISTOIRE « ECCLESIASTIQUE» DU PEUPLE ANGLAIS 133 au cours duquel saint Grégoire projette et organise la mission d’Augustin. On peut done dire que, dans tout le premier livre, la gens Anglorum n'est prise en considération qu’a partir de points de vue qui Iui sont étrangers : le point de vue romain impérial, le point de vue breton, le point de vue romain pontifical, Le silence presque total sur les origines paiennes des Anglais et l’organi- sation du récit autour de la Britannia entrent dans un dessein cohérent. Celui-ci consiste 4 donner une préhistoire romaine A la gens Anglorum, et & faire apparaitre le lien avec la Grande-Bretagne comme un élément constitutif de son histoire ; la formulation des toutes derniéres phrases! de oeuvre indique bien qu’il s’agit 14 d’un propos. délibéré. Bade est dailleurs parfaitement conscient de lorigine ethnique des Anglais : outre la mention fugitive du début‘, on aura encore une allusion A ce fait au cours du texte, mais faite tout a fait incidemment, 4 propos d’un projet de mission en terre germanique'?. Si Béde avait donné plus d’importance A cette origine, il aurait souligné ce qui est spécifique a la gens Anglorum, et qui la distingue des autres peuples chrétiens ; il aurait conféré ainsi A son histoire un accent plus particulariste. En la rattachant A la Britannia, province romaine, il la situe au contraire dans l’histoire universelle. Ce rattachement exerce les mémes fonctions que les origines troyennes de certaines généalogies nationales, mais il s*éloigne plus résolument de la tradition paienne puisque la Grande-Bretagne, ex-province impériale, peut déja atre considérée par 18 comme une province ecclésiastique. On peut comparer le livre I de HE avec les premiers chapitres de V’Histoire des Francs, puisque ceux-ci, en évoquant [histoire du. monde depuis la Création, visent également 4 donner un cadre universel & une histoire nationale. Or la démarche de Grégoire de Tours apparait beaucoup plus gratuite ; le recours a la Chronique de Jéréme comme modéle, pour Vintroduction générale, sent l’artifice de composition. Entre les Francs et ’humanité issue d’Adam il n’existe que cette relation, abstraite et générale, qui incorpore n’importe quelle nation au genre humain. Les médiations réelles par quoi cette insertion s’opére n’apparaissent pas. De ce fait, aucun lien organique ne rattache les premiers chapitres au corps de l’ouvrage, et cette conjonction aboutit 4 un ensemble hétérogéne. En introduisant I’ HE dans le contexte romain, Béde a choisi au contraire un cadre plus restreint. Ce cadre est également porteur d’universalité ; mais ce n’est pas en vertu d’une signification universelle, qui aurait une 10. « Hic est in praesentiarum universae status Brittaniae... dominicae autem incarnationis anno 731». HE, V, 23, p. 560 (fin de HE proprement dite) : « Haec de historia ecclesiastica Brittaniarum, et maxime gentis Anglorum... digessi Baeda...». HE, V, 24, p. 566 (fin de l’épi- tomé rajouté en annexe), LL. Cf. note 8. 12. «... In Germania plurimas noverat esse nationes, a quibus Angli vel Saxones, qui nunc Brittaniam incolunt, genus et originem duxisse noscuntur ». HE, V, 9, p. 476. 134 GEORGES TUGENE valeur absolue, qu’il parait-particuliérement bien adapté a Phistoire du peuple anglais. Il est surtout conforme 4 la nature méme des rapports qui reliaient ce peuple au monde extérieur.-L’Angleterre est entrée dans un champ historique élargi en participant & la vie de la Rome impériale, puis pontificale. Aussi la configuration du premier livre de I’ HE ne reléve-t-elle ni d’une vue de ’esprit, ni d’une théorie puisée dans une tradition d’école, mais de la simple réalité politique et géographique, dont Béde a pu avoir Iui-méme Vexpérience vécue. Le cadre extérieur de la province romaine contribue, plus que le substrat germanique de l’ethnie, 4 faconner la préhistoire de la gens Anglorum telle que la présente l’HE ; son histoire reste marquée par la participation a la romanité. Si le premier livre donne le ton et oriente d’emblée le récit dans une direction ot I’histoire nationale tend a rejoindre I’histoire universelle, le reste de I’ceuvre maintient cette orientation par le choix des thémes et Vorganisation des grandes lignes. Le tri qu’opére Béde, parmi l’abondance des faits portés 4 sa connaissance par ses sources et ses informateurs directs, Ja présentation de ces faits aussi, ont pour effet principal de donner un sens plus vaste 4 l’histoire de la nation. Relevons d’abord le grand nombre de passages qui rendent compte du courant d’échanges, épistolaires et humains, entre l’Angleterre et Rome. Liinsertion de nombreuses lettres adressées 4 des dignitaires anglais par des papes suggére que ceux-ci conservent comme un droit de regard sur les affaires de la province convertie. La relation des voyages effectués par des évéques, des abbés, des rois anglo-saxons dans la capitale de saint Pierre fournit un contrepoint au récit des activités de tous les envoyés romains dans Vile, depuis Augustin jusqu’s Théodore et Hadrien. Au fil des pages, on voit ainsi se tisser un réseau de relations qui matérialisent de la fagon la plus concréte l’insertion de l’Angleterre dans l’univers romain. Les faits évoqués appartiennent aussi bien & I’histoire anglaise qu’a celle de la papauté ; ils se situent pour ainsi dire dans la zone d’interférence de ces deux histoires. C’est, du reste, en puisant dans les archives pontificales, tout autant que dans les documents et les tsmoignages insulaires, que Béde a pu en avoir connaissance. La persistance du point de vue pontifical dans I’ HE se manifeste également en ce que des événements dont le déroulement matériel reste confiné dans les limites de la Grande-Bretagne sont dotés d’une plénitude de signification qui prend toute sa valeur dans un contexte plus large. Le Synode de Whitby par exemple, couronnement du conflit qui oppose les clergés celte et anglo- saxon, peut, si l’on ne considére que les faits, se préter & divers traitements historiographiques. Il est permis d’y voir un épisode purement insulaire, et c’est bien l’impression qu’en donne la Chronique anglo-saxonne, qui ne rapporte de cette affaire que le retour de Colman et de ses compagnons en Irlande. L’HE en revanche confére 4 l’événement une résonance qui dépasse sa signification locale, elle fait jouer aux protagonistes un réle qui transcende leurs rapports internes dans la configuration ethnique de L’HISTOIRE «ECCLESIASTIQUE» DU PEUPLE ANGLAIS 135 la Grande-Bretagne'?, En soulignant l’enjeu doctrinal de la dispute, Béde Véléve au niveau d’un conflit dont le cadre véritable est la chrétienté, déchirée entre l’orthodoxie et le schisme. ‘La comparaison avec la Chronique anglo-saxonne est, d’une fagon générale, trés instructive ; elle’ montre & quel point I’histoire anglaise de ces premiers siécles pourrait présenter un autre visage. Sans qu’on puisse attribuer @intention historiographique & cette ceuvre anonyme et collective, qui présente les faits pour ainsi dire 4 1’état brut, on a tout de méme l’impression que les affaires locales, — guerres entre royaumes, querelles entre évéchés —, y tiennent une place plus importante et que, surtout, les événements y sont traités d’un point de vue plus régional. Car, il faut encore le souligner, dans cette alternative qui fait osciller I’histoire entre le particulier et l’uni- versel, il y va moins de la matérialité des faits que de Ja signification qu’on leur donne en les présentant d’une certaine maniére. Il est vrai qu’é cété des événements qui conerétisent de facon visible le contact avec Rome, de ceux, comme le Synode de Whitby, dont le retentissement au plan de l'histoire de I’Eglise apparait de fagon évidente, VHE rapporte également un certain nombre de faits divers d’intérét apparemment plus local. Mais ils sont pour ainsi dire contaminés par Tatmosphére dominante, emportés dans le mouvement général. La compo- sition de HE a été dictée par un dessein cohérent, par tout un ensemble de choix, dont un effet majeur aboutit 4 « décloisonner » l’histoire anglaise, et 4 Vincorporer 4 celle du monde romain. Cela explique I’impression, spontanément ressentie par le lecteur, qu’au regard de la) Chronique du De temporum ratione, V HE n’est pas une autre histoire, mais un fragment, ‘vu en gros plan, de l’histoire universelle, L’élargissement de I’histoire nationale est un aspect manifeste de l’euvre, qu’il importait de relever en premier lieu. Ce constat dressé, la présence de cette dimension universelle dans I’ HE appelle encore un certain nombre d’observations. Précisons d’abord, en passant, que si Béde oriente V’histoire anglaise selon deux points de vue romains, l’impérial dans les chapitres d’intro- duction, le pontifical dans le corps de l’ouvrage, ils ne sont pas a mettre sur le méme plan. Le premier atteste la rémanence du prestige de Rome, autour de laquelle s’ordonnait jadis I’histoire universelle. Mais sa présence témoigne peut-étre plus d’une certaine habileté dans l'utilisation de procédés conventionnels que d’une adhésion chaleureuse au souvenir de la Roma aeterna. Le second, par contre, refléte-une conviction intime. Il va de soi qu'il imprime 4 Pceuvre une marque beaucoup plus profonde, par le réle décisif qu’il joue dans sa configuration générale. L’intégration & univers pontifical n’est pas un simple corollaire de la subordination de l’Eglise anglo-saxonne a la hiérarchie romaine dans un 13. HE, Il, 25, p, 294-308. Anglo-Saxon’ Chronicle sub anno 664 (éd. Plummer, p. 34), 136 GEORGES TUGENE sens étroitement juridique et institutionnel. L’orientation générale du récit, la présence d’une quantité de détails particuliers, vont 4 l’encontre d’une interprétation aussi restrictive. C’est le peuple anglais en tant que tel qui est concerné. Si l’on devait expliciter le titre de l’ceuvre A la lumiére de son contenu (les références citées dans les paragraphes précédents nous donnent un apergu déja suffisant), on pourrait dire qu’il s’agit en quelque sorte de histoire d’un « peuple ecclésiastique » : d’un populus christians dont le principe de rassemblement est celui d’une ecclesia. L’organisation du récit présuppose en effet déj toute une conception de l’identité nationale. En prenant la conversion, c’est-a-dire la fondation de l’Eglise anglaise comme point de départ de 1’HE, Béde donne & entendre que cet événement institue 4 ses yeux la gens Anglorum ; ou du moins, il Ja transforme radicalement pour en faire un peuple nouveau ot Eglise et nation se confondent, en vertu de cette origine commune, en une entité Ala fois et indissolublement ecclésiastique et nationale. Ainsi l’appartenance 4 Vecclesia Romana apparait-elle comme un trait constitutif de la nation anglaise elle-méme. On peut invoquer a l’appui d’une telle interprétation un passage ob la qualité « ecclésiastique » est expressément attribuée a Ja nation : parlant de Grégoire, Béde rappelle son initiative a l’égard des Anglo-Saxons, en ajoutant qu’il a « fait de notre nation, jusque 1a soumise aux idoles, une elise du Christ!* », Et l’on peut trouver dans d’autres ceuvres des formula- tions qui vont dans le méme sens ; c’est ainsi que, dans un commentaire de la Bible, I’Eglise est décrite par Béde comme étant composée de « tous les peuples des justes!* ». A vrai dire, image d’une Eglise qui serait constituée par l’ensemble des nations chrétiennes n’est pas originale. Occupait-elle déja une certaine place dans la pensée de saint Augustin .? Toujours est-il qu’elle apparait dans le chapitre de la Cité de Dieu ou, déclarant que le diable enchainé ne pourra pas fourvoyer les «nations qui constituent l’Eglise et qu’il tenait éloignées avant qu’elles ne fussent I’Eglise », il précise bien que Y Apocalypse (20,3) ne dit pas « l’empécher de fourvoyer quelqu’un» mais «l'empécher de fourvoyer les nations'®». La méme idée est exprimée 14, cnostram gentem catenus idolis mancipatam Christi fecit ecclesiam ». HE, I, I, p. 122. Un autre passage exprime un point de vue analogue, celui qui attribue a Paulin, venu en Northumbrie dans la suite de la chrétienne Aethelburh, future épouse d’un roi encore paten, le désir de précher Ja foi afin de présenter la nation northumbrienne «au Christ, comme une vierge pure» ; « Paulinus... cum praefata virgine ad regem Eduinum quasi comes copulae camnalis adyenit, sed ipse potius toto animo intendens ut gentem, quam adibat, ad agnitionem veritatis advocans juxta vocem apostoli uni vero sponso virginem castam exhiberet Christo», HE, Il, 9, p. 164, 15. « .. ex omnibus justorum populis ipsa ( = Ecclesia) completur ». In Canttica Canticorum Allegorica Expositio MiGNe, Patrologia Latina (par la suite : PL), t. 91, 1182 D. 16, « Ad hoc ergo ligatus est diabolus et inclusus in abysso, ut jam non seducat gentes, ex quibus constat ecclesia, quas antea seductas tenebat, antequam essent ecclesia. Neque dictum est "ut non seduceret aliquem’, sed ut non seduceret, inquit, iam: gentes, in guibus ecclesiam L’HISTOIRE « ECCLESIASTIQUE» DU PEUPLE ANGLAIS 137 dans une formule frappante d’Isidore de Séville, selon laquelle « les membres du Christ sont les peuples fidéles*? ». On voit ainsi s’ébaucher une conception ott l’autorité du siége pontifical ne rayonne pas seulement sur les Eglises locales, mais aussi sur les nations en tant que telles ou, pour mieux dire, sur une communauté de peuples chrétiens, moins distincts par leur personnalité nationale respective qu’ils ne sont unis dans leur commune adhésion a l’Eglise universelle. Cette idée n’a sans doute pas fait Pobjet de débats ni de développements doctrinaux comparables, par exemple, A ceux qu’a suscités la question de «l’Eglise et de l’Etat», question voisine mais qui se pose dans un cadre impérial plutét que national. La vision des « peuples fidéles » et de leurs liens avec Rome apparait dans des régions ot, en l’absence d’une longue tradition de philosophie politique, elle ne pouvait donner lieu a une véritable élabo- ration théorique. On n’en trouve pas, 4 ma connaissance, d’exposés suivis ; comme on vient de le voir, elle surgit plutét incidemment, au détour de paragraphes consacrés A d’autres sujets. Mais malgré l’aspect quelque peu allusif de son. expression dans les textes patristiques, c’est une idée bien réelle, et importante. Chez les historiens des nations du haut Moyen Age, elle représente en quelque sorte une réponse naturelle. au probléme du morcelle- ment de la chrétienté occidentale en royaumes politiquement autonomes. En fait elle se manifeste peut-étre moins clairement chez Béde que, par exemple, chez Isidore, du moins sur Je plan conceptuel. Mais on sent chez Ie moine northumbrien une dévotion authentique, 4 I’égard de la papauté, qui est typiquement anglo-saxonne. L’HE n’est pas seulement située dans un cadre romain ; elle traduit de surcroit le sentiment d’un lien privilégié entre l’Angleterre et Rome. Certes, l’adoption du christianisme sous la forme de l’orthodoxie catholique, constitue un éyénement fondateur dans Vhistoire de tous les peuples de I’Europe occidentale. Mais la tradition anglaise pergoit la conversion comme une ceuvre spécifiquement romaine. Le souvenir de la mission pontificale reste longtemps vivant dans les mémoires, et la vénération vouée ailleurs 4 des saints « nationaux» s’adresse ici A un évéque de Rome, comme I’atteste le long chapitre consacré a l’évo- cation de Grégoire, « notre apétre ». En écrivant ces pages, Béde s’acquitte dune dette de reconnaissance reconnue avant Iui et aprés lui par bien d’autres auteurs insulaires, depuis Aldhelm jusqu’a Alcuin’®, Procol dubio voluit ites... De Civitate Del, XX, 7, 422 (bd, Desciée de Brouwer, 1960, 4. 37, p. 218). 17. « Membra quippe Christi fideles sunt populi'». Sententiae, 3,49,3, P.L., t. 83, 721 A 18. «Quem recte nostrum appellare possumus et debemus apostolum quia... nostram gentem,.. Christi fecit ecclesiam ita ut apostolicum illum de eo liceat nobis proferre sermonem Guia, etsi aliis non est apostolus, sed tamen nobis est ; nam signaculum apostolatus eius nos sumus in Domino». HE, Ul, I, p. 122. Aldhelm écrit : « (Gregorius) ...pervigil pastor et peda- gogus noster ; noster inquam, qui nostris parentibus errorem tetrae gentilitatis abstulit, et Tegenerantis gratiae normam tradidit ». L’archeyéque Egbert I'appelle « noster didascalus ». Pour Alcuin, Grégoire est « praedicator noster ». Ces citations sont. données, avec les références, par C, Prumsmer dans son édition de HE (Oxford 1896), t. 2, p. 67. 138 GEORGES TUGENE La gratitude a Pégard du grand pape missionnaire se reporte aussi sur VEglise dont il était l’évéque. Elle est, de la part des Anglo-Saxons l’objet d’un attachement trés vif, par lequel ils se distinguaient, semble-t-il, des autres peuples européens!®, L’ HE nous en fournit de multiples témoignages, dont les plus frappants sont sans doute le choix régulier de Pierre et de Paul comme patrons des premieres églises édifiées dans le pays?°, et la fréquence des voyages effectués 4 Rome non seulement par des dignitaires ecclésiastiques, mais aussi par des membres de l’aristocratie?*, dans V'inten- tion, souvent formellement exprimée, d’approcher. la «demeure des apdtres ». Aux yeux des Anglais, Rome était avant tout le si¢ge apostolique??. Elle est associée au souvenir de saint Pierre, dont l'image est en partie confondue avec celle de Grégoire dans la piété anglo-saxonne : car c’est lui aussi que l’on voyait présent dans la personne de ses successeurs. L’im- portance de la place occupée par image des Apétres, et en particulier par celle de Pierre, dans la conscience religieuse des Anglais, trouve une confirmation supplémentaire dans le recours décisif 4 l’autorité apostolique 4 V’occasion des débats avec le clergé celte?*. Trait significatif : c’est égale- ment le rappel de la tradition évangélique selon laquelle Jésus fonde son Eglise sur Pierre, et Iui confie les clefs du Royaume des Cieux qui incite Je roi Oswy a trancher en faveur de l’usage romain au Synode de Whitby?*. L’autre caractére essentiel que I'HE attribue & l’Eglise romaine est son universalité ; lorsque l’adjectif universalis est employé, c’est trés réguliére- ment en conjonction avec Ecclesia?®, Dans une certaine mesure, cet aspect 19, C’est du moins la réputation qu’ils avaient : « Angli qui maxime familiares apostolicae sedis semper existunt » (Gesta Abbatum Fontanellensium). « (Angi tributarii Sancti Petri... et Sancti Gregorii spirituales fili ». (Chronique de Thietmar). Citations proposées par C. PLUMMER (oc. elt. note précédente). 20. « Fecit (Augustinus) autem et monasterium... in quo eius hortatu Aedilberct ecclesiam beatorum apostolorum Petri et Pauli a fundamentis construxit». HE, I, 33, p. 114, «Baptizatus est (Eduinus) ...In ecclesia Sancti Petri apostoli, qua... ipse... citato opere construxit ». HE, I, 14, p. 186. Ck. également les églises de Bamborough (III, 6, p. 230), de Whitby (III, 24, p. 292), de Lindisfarne (IIL, 25, p. 294), de Lichfield (IV, 3, p. 344), de Ripon (V, 19, p. 516), et enfin les propres monastéres de Béde d Wearmouth et Jarrow (V, 21, p. 532). 21. @ Caedwalla rex Occidentalium Saxonum... relicto imperio... venit Romam... ut ad limina ‘beatorum apostolorum fonte baptismatis ablueretur. HE, V, 7, p. 468-70. «Ini de stirpe regia... et ipse relicto regno... ad limina beatorum apostolorum... profectus est ». Ibid., p. 472. « Coinred... regni sceptra reliquit... venit Romam... ac monachus factus ad timina apostoiorum... permansit ». HE, V, 19, p. 51 22. Comme en émoigne usage massif de 'adjectifaposolicus dans HE: sedesaposolica G, 1p, 124 et passim), apostlicatradiia (MI, 28, p. 302 et passim), apestoica ecclesia (I, 2, p. 138 et passim), apostolicus papa (If, 10, p. 166 et passim) etc. 23, Cf. Matthew 16, 18-19. Ce passage est cité deux fois dans V/HE, If, 25, p. 306 et V, 21, p. 548, 24. «Et ego vobis dico, quia hic est hostiarus ille, cui ego contradicere nolo ; sed... huius cupio in omnibus oboedire’'statutis, ne forte me adveniente ad fores regni caelorum non sit qui reserat, averso illo qui claves tenere: probatur». HE, IIT, 25, p. 306. 25. Par exemple : «In multis quidem nostrae consuetudini, immo universalis ecclesiae contraria geritis». HE, II, 2, p. 138. «Scotti dominicum paschae diem contra universalis L’HISTOIRE « ECCLESIASTIQUE» DU PEUPLE ANGLAIS 139 découle du précédent. L’association de saint Pierre avec le Royaume des Cieux I’éléve au-dessus de toute connexion étroitement locale, fit-ce avec Rome. Toujours est-il que lapostolicité et I’universalité de I’Bglise sont souvent mentionnées dans*un méme énoncé?®, Cette universalité n’est pas, pour Béde tout au moins, une idée abstraite, ni Je simple reflet d’une réalité juridique. A lui seul l'emploi d’Ecclesia universalis, alliance de termes consacrée par un usage déja ancien, ne prouverait rien sur ce point. Mais on trouve ailleurs des notations qui attestent que, sous la plume de Béde, cette formule n’est pas un simple réflexe d’écriture. Il est manifeste que Béde éprouve un sentiment authen- tique et profond de l’universalité de I’Eglise. Le seul fait de sa diffusion a travers toutes les parties du globe suscite parfois chez lui comme une sorte d’émerveillement?’. Mais cette extension géographique tire un surcroit de valeur de ce qu’elle contribue a établir la paix entre les nations et a les unir dans une méme foi?*. Le prix qu’il attache a l’unité catholique explique Paversion profonde que lui inspire Phérésie, et qui éclate avec tant de vigueur dans l’HE. Dans la controverse provoquée par la question de la date de Paques, les griefs adressés aux Celtes concernent moins leur doctrine elle- méme que leur particularisme obstiné?°. Mais l’attachement A l’universalité romaine s’enracine peut-étre dans un fond de motivations encore plus intimes. I] faut rappeler que la Britannia était considérée, dés la tradition classique, comme un ensemble d’iles situées au-dela de l’orbis terrarum*®. Ce lieu commun est repris 4 l’occasion ecclesiae morem celebrarent ». HE, III, 25, p. 294. « Pictorum quoque natio... catholicae pacis... ‘cum universali ecclesia particeps existere gaudet ». HE, V, 23, p. 560. 26. « (Pasca quod facimus)... vidimus Romae, ubi beati apostoli Petrus et Paulus vicere, docuere, passi sunt, et sepulti, ab omnibus celebrari... et omnem orbem... uno... ordine geri comperimus ». HE, III, 25, p. 300. 27. « Quis tantae virtutis.... qui de tot incredulis ac scelestis mundi nationibus unam sibi clectam Ecclesiam congreget, quam sua gratia fortem atque insuperabilem adversantibus cunctis efficiat ?» Commentarius in parabolas Salomonis, P.L., t. 91, 1041 A. 28, « quadripartita autem vestis domini. quadripartitam ejus figuravit Ecclesiam, toto scilicet quatuor terrarum partibus orbe diffusam, et omnibus eisdem partibus concorditer distributam » ; Expositio in Marci Evangelium, P.L., t. 92, 123 C. 29, «hoc ( = Pasca quod facimus)... in Italia, hoc in Gallia... ab omnibus agi conspeximus ; hoc Africam, Asiam, Aegyptum, Graeciam et omnem orbem, quacumque Christi Ecclesia diffusa est, per diversas nationes et linguas, uno ac non diverso temporis ordine geri comperi- mus ; praeter hos tantum et obstinationis eorum complices, Pictos dico et Brettones, cum quibus de duabus ultimis Occani insulis, et his non totis, contra totum orbem stulto labore pugnant », HE, IIL, 25, p. 300 (cf. note 26). « Tu... et socii tui, si audita deoreta sedis apostolicae, immo universalis ecclesiae, et hacc,,. sequi contemnitis, absque ulla dubietate peccatis. Etsi enim patres tui sancti fuerunt, numquid universali, quae per orbem est, ecclesiae Christi eorum est paucitas uno de angulo extremae insulae praeferanda ? » Ibid., p. 306. «(Adomnan, envoyé en Northumbric)....a pluribus esset admonitus, ne contra universalem ecclesiae morem vel in ‘observantia paschali vel in aliis quibusque decretis cum suis paucissimis et in extremo mundi angulo positis vivere praesumeret ». HE, V, 15, p. 506. 30. On trouve toute une série de références, allant de Virgile a Isidore de Séville dans C. ERDMANN, Forschungen zum politischen Ideenwelt des Frithmittelalters, 1951, p. 8, note 9. Citons, entre’ autres exemples possibles : « Toto divisos orbe Britannos» 'Vincite, Egl., I, 67. « Britones... gens... intra oceanum interfuso mari quasi extra orbem posita ». ISIDORE DESEVILLE, Exymologiae, 9, 2, 102. 140 GEORGES TUGENE par Béde, et l’on a parfois l'impression qu’il éprouve véritablement Ie sentiment que son pays se trouve a la limite du monde civilisé**. Si l’on rapproche ce sentiment de marginalité de ses diverses déclarations sur Vuniversalité, on voit se préciser une conviction personnelle quia quelque consistance psychologique : on peut imaginer que Béde attachait d’autant plus de prix a universalité de I’Eglise qu’il avait conscience de la situation excentrique de son peuple par rapport au coeur de la chrétienté, Quoiqu’il en soit on peut tenir deux points pour acquis : l’idée d’univer- salité, sans faire objet d’une réflexion approfondie, est bien présente dans Vesprit de Béde. Elle constitue 4 ses yeux une dimension fondamentale de VEglise romaine. Reste a résoudre le probléme du lien que 'HE établit entre histoire anglaise et l'histoire universelle : car ’universalité de ’Eglise n'implique pas nécessairement Puniversalité de histoire tout court. Il importe de bien préciser ce point. La prédominance du point de vue romain dans |’ HE ne découle pas d’un principe d’universalité qui résiderait dans une conception de I’histoire ; c’est une conséquence naturelle et pour ainsi dire inévitable d’une conception de I’Eglise. L’appartenance A Vecclesia universalis est aux yeux de Béde un attribut si essentiel de la nation anglaise qu’il ne peut évoquer son histoire indépendamment de ses liens avec Rome. Il tend tout naturellement a privilégier les faits et les thémes qui mettent ces liens en évidence. L’accumulation d’événements choisis et présentés en fonction de cette tendance aboutit immanquablement 4 un récit de forte tonalité universelle. En somme, l’histoire anglaise s’insére dans un cadre universel pour autant que I’Angleterre est incorporée & VEglise romaine. L’historiographie nationale bénéficie, si l'on ose dire, dune universalité qui appartient en propre & lecclésiologie. On vient d’évoquer la communauté des « peuples fidéles ». Ajoutons ici que leur rassemblement au sein de I’Eglise n’a pas forcément pour conséquence une solidarité proprement historique. La commune allégeance A Pégard du siége pontifical n’empéche pas qu’ils puissent avoir le sentiment de suivre chacun leur propre destin. Pour étre universelle, I’histoire des nations chrétiennes doit intégrer leurs destins particuliers dans un mouve- ment commun, orienté vers une fin unique>?. 31. Cf. les deux derniéres citations de la note 29 ; et encore : «... ad tempora Arrianae vesaniae quae corrupto orbe toto hanc etiam insulam extra orbem tam longe remotam veneno sui infecit...». HE, 1, 8, p. 34. «... Ariana heresis.... non sohum orbis totius, sed et insularum ecclesiis aspersit ». Jbid., p. 36. «... lectorem admoneo ne me superfiuum judicet, qui de natura arborum... herbarum aromaticarum..., juxta quod in libris didici, latius explanare voluerim. Feci namque hoc non arrogantiae studendo, sed meae meorumque imperitiae consulendo, qui longius extra orbem, hoc est in insula maris Oceani nati et nutriti, ea quae in primis orbis partibus, Arabia dico et India, Judea et Aegypto, geruntur, non nisi per eorum qui his inter fuere scripta nosse valemus.’ In Cantica Canticorum allegorica expositio, P.L., t. 91, 1077 B. 32, Ce point me parait fondamental. Quoiqu’il ait été bien mis en relief par certains auteurs (par exemple K. LOwiti, Meaning in History, Chicago 1949, of. en particulier p. 18 : Yoir également sur ce point H. de Lupac, Exégése médiévale, Aubier 1959, t. Il, p. 469-70) il n’est pas toujours dégagé avec netteté dans les réflexions sur l'histoire universelle. Aussi L’HISTOIRE « ECCLESIASTIQUE» DU PEUPLE ANGLAIS 141 Avrai dire, une telle intégration ne va pas de soi dans le contexte culturel du haut Moyen Age occidental. Je ne pense pas ici a la réalité des rapports politiques qui, dominés par des guerres incessantes, nourrit les’ récits historiques du souvenir des victoires nationales et des défaites ennemies. C’est au niveau de V’idéologie clle-méme que des obstacles s'opposent & unification de histoire. Le message chrétien proclame l’unité du destin de I’humanité ; mais il est «regu» différemment dans un Empire déja familiarisé avec l’idée d’histoire universelle, et dans des nations chez qui la vision du passé est gouvernée par un exclusivisme national, qu’elles n’abandonnent pas d’un seul coup du jour oi elles se convertissent. Or il semble évident que la vision chrétienne de V’histoire ne peut se concilier avec ces anciennes traditions ethniques. En fait, cette incompatibilité exprime I’antinomie inhérente a une conception ot les « membres du Christ» sont les « peuples fidéles » et non pas simplement les « fidéles». L’idée méme de « peuple fidéle » comporte une contradiction virtuelle entre unité religieuse et particularisme politique, une distorsion dont on sent I’acuité lorsqu’on se replace dans un cadre de civilisation ou le religieux et le politique ne peuvent se concevoir séparé- ment. En regard de Ja cohérence qu’offrent a I’esprit un Empire dont les prétentions a I’universel-s’affirment solidairement sur les deux plans et un monde barbare oi les nations forment autant de petits blocs politiques et il me’parait utile d'insister et de formuler cette idée clairement. La vision unitaire de 'humanité découle immédiatement de la foi en un Dieu transcendant. Elie était également contenue dans la philosophie gréco-romaine. Mais la solidarité du genre humain, telle que la postulaient les principes élémentaires de la foi chrétienne ou de la pensée stoicienne, n’implique pas nécessaire- ment la solidarité de son histoire. On peut, en principe, concevoir une histoire du monde qui serait faite de la totalité des histoires particulieres ajoutées les unes aux autres. Une telle concep- tion toutefois, aurait un caractére abstrait, purement spéculatif. La simple addition des histoires locales ne peut aboutir, si exhaustive qu’elle soit, qu’a un universalisme mécanique, pour ainsi dire « géographique ». Un universalisme. proprement historique n’embrasse pas seulement une totalité, il établit un lien entre les fragments de cette totalité. Une histoire universelle ne tire pas sa qualité du champ qu'elle recouvre, mais de existence d'un agent unificateur qui met en mouvement, et unit dans ce mouvement, les différentes parties du champ historique. Cet agent historique ne peut étre qu’un dynamisme orienté vers une fin, La commune appar- tenance au genre humain, la communauté de souche, la participation a la Raison, principes qui peuvent fonder I’unité de l’humanité, ne suffisent pas a fonder l’unité de son histoire. C'est Je mouvement vers un aboutissement, point de convergence des histoires particulitres, qui unifie le destin de I'humanité, et lui confére un caractére universel. Cette remarque est du reste confirmée par l’étymologie du terme universalitas, et par la nuance qui le distingue de notions voisines comme otalitas. Je ne connais pas d’explication phis simple et plus concise de ce qu’on doit entendre par histoire universelle que celle qui se trouve dans ces quelques phrases de Polybe : « Jusqu’a cette date (2° guerre punique) "histoire du monde était restée en quelque sorte compartimentée... A partir de ce moment... (elle) s'est mise a former comme un tout organique. Les affaires d'Italie et d'Afrique se sont trouvées liées aux affaires de Gréce et d'Asie, et il y a eu convergence de toutes choses vers un aboutissement unique... Les Romains... estimant que sur la voie qui les menait 4 la domination universelle, ils venaient de parcourit Vétape décisive, s’enhardirent... au point de porter la main sur le reste du monde ». « Histoire », Préface (coll. Piéiade, p. 3). La conception chrétienne de I’histoire repose sur le m&me schéma téléologique. Elle ne dépend pas de la seule existence d’un Dieu universel, mais aussi du fait que celui-ci dirige M'histoire du monde vers une fin unique. La seule différence tient A ce que Tunification des destins régionaux ne dépend pas de la domination politique d'un empire terrestre, mais de Ja souveraineté absolue d’une puissance transcendante. 142 GEORGES TUGENE religieux autonomes, les peuples chrétiens de l’Occident médi¢val se trouvent dans la situation quelque peu paradoxale de groupes politiques pour ‘qui une doctrine de. vocation universelle fait office de religion nationale. Les historiens de ces peuples sont soumis, de ce fait, 4 une certaine tension. Ils doivent ordonner leur récit de fagon a concilier deux’ points ‘de vue contradictoires, du moins dans leurs implications ultimes, et maintenir un équilibre entre les ‘principes d’une tradition nationale fonciérement étrangére & Vidée d’unité historique de Phumanité et ceux d’une vision chrétienne od les contours des nations se diluent dans la solidarité du « peuple de Dieu». Béde a-t-il consciemment éprouvé la nécessité d’établir un compromis entre ces deux sortes d’exigences opposées ? On ne peut l’affirmer. Mais la formulation de son titre suggére cette double contrainte : comme si, par l’adjonction de l’adjectif ecclesiastica, il avait voulu estomper ce qu’il y aurait eu de trop national, de trop exclusif dans un titre comme « Historia gentis Anglorum». En tout cas, si, aprés avoir constaté combien il est pénétré du sens de Puniversalité de I’Eglise, on se demande’ s’il a aussi le sens de l’universalité de Vhistoire, c’est en termes d’équilibre que l’on doit poser Ie probléme. Ils’agit de savoir dans quelle mesure les finalités propres a I’histoire univer- selle de 1’Eglise interviennent dans l’orientation générale de HE, et y contrebalancent les fins particuligres de histoire anglaise. On peut étre d’abord sensible au fait que les événements évoqués dans PHEs "ondonnent autour de la conversion du peuple anglais et de l’organi- sation de son Eglise. Le résultat visé est le «salut de notre nation’? », Le processus s’opére, on l’a vu, en constante conjonction avec Rome, mais dans une relative ignorance des autres peuples chrétiens. De surcroit, la gens Anglorum est présentée & l’occasion comme un «peuple élu», ce qui tend évidemment a la mettre a part. Voila quelques aspects si manifestes qu’ils ‘s’imposent d’emblée a l’attention’ du lecteur. Mais si on les compare aux traits analogues que l’on trouve en d’autres Histoires, on constate que ces affirmations de la personnalité nationale sont trés mesurées dans leur ton.et dans leur expression. L’idée d’élection apparait de facon relativement discréte. Et, surtout, elle est subordonnée A celle de mission : s’il est un trait distinctif de l’HE, c’est bien dans l’impor- tance de ce dernier motif qu’il consiste. Tl faut surtout mentionner la description de la mission anglaise: sur le continent ; elle est remarquable a plusieurs égards. Tout d’abord, elle n’apparait nullement comme un épisode adventice, comme une adjonction quelque peu étrangére au cours central d’un récit consacré aux affaires Gregorius litteras in quibus... quam studiose erga salvationem 33. Par exemple : « it». HE, I, 30, p. 106, nostrae gentis invigilaverit, oste L’HISTOIRE « ECCLESIASTIQUE» DU PEUPLE ANGLAIS 143 de la Britannia. I ne s’agit pas non plus d’une simple illustration des ceuvres de quelques saints voués au service du Christ, c’est-a-dire, en fin de compte, d’actes de piété personnelle, La mention, expresse de la parenté qui unit les Anglo-Saxons aux peuples germaniques destinés a étre évangélisés** suggére, d’une part, que cette entreprise d’évangélisation appartient encore A histoire anglaise, d’autre part qu’il ne s’agit pas d’aventures individuelles mais d’une ceuvre nationale. C’est une affaire ot la gens Anglorum se trouve engagée en tant que telle ; les missionnaires se rendent en terre paienne non seulement en leur qualité de « soldats du Christ », mais aussi d’Anglo- Saxons. i En second lieu on est frappé par l’accent mis sur I’active collaboration des princes francs qui, en particulier, offrent la protection de leurs armes aux voyageurs insulaires. L’impression est ainsi suggérée qu’ Anglo-Saxons et Francs unissent leurs efforts pour convertir les populations paiennes du nord de 1’Allemagne. Evoquant l’action conjuguée des missionnaires anglais, de Pépin et des papes, certains passages semblent pleinement animés par l’esprit de Mhistoire universelle**. Ts ont V’ait de provenir de quelque histoire unifiée de I’Eglise ot les protagonistes, tout en’ gardant leur identité nationale, collaboreraient 4 une cuvre commune dont les fins transcenderaient celles de I’histoire particuliére de’ leurs nations respectives. Les deux aspects que I’on vient de souligner prennent toute leur valeur dans leur conjonction. D’un cété, il n’est pas indifférent que les mission- naires soient anglo-saxons. Mais il est également important que leur activité s’insére dans une entreprise d’évangélisation qui ne soit pas exclusivement anglaise. Ainsi I’épisode de la mission continentale ne se trouve ni « déna- tionalisé», ni confiné 4 V’intérieur du cadre des affaires britanniques. I appartient toujours 4 l'histoire anglaise, mais percue comme: une partie de V’histoire de la chrétienté. On yoit affleurer, dans de tels passages, le sentiment d’une universalité qui n’est pas limitée 4 l’aspect statique d’une subordination 2 Rome ; elle se manifeste aussi dans l’engagement des 34. « (Eogbert) proposuit... Verbum Dei aliquibus earum, quae nondum audierant, gentibus euangelizando committere. Quarum in Germania plurimas’mouerat esse nationes, a quibus ‘Angli vel Saxones... originem duxisse noscuntur ; unde hactenus a vicina gente Bretttonum corrupte Garmani nuncupantur ». HE, V, 9, p. 476. 35, « Qui (les missionnaires anglais) cum illo_aduenissent... divertentes ducem Francorum, gratanter ab illo suscepti sunt. Et quia nuper citeriorem Frisiam expulso inde Radbedo rege ceperat, illo eos ad praedicandum misit, ipse quoque imperiali auctoritate juuans, ne qui praedicantibus quicquam molestiae inferret, multisque eos qui fidem suscipere vellent beneficiis adtollens ; unde factum est, opitulante gratia divina, ut multos in brevi ab idolatria ad fidern converterent Christi ». HE, V, 10, p. 480. « Postquam vero per annos aliquot in Fresia qui aduenerant docuerunt misit Pippin favente omnium consensu virum uenerabilem Wilbrordum Romam, ...postulans ut eidem Fresonum genti_archiepiscopus,ordinaretur... Ordinatus est autem... inposito sibi a papa memorato nomine Clementis, ac mox remissus est ad sedem episcopatus sui... ...Donavit autem Pippin ei locum cathedrae episcopalis in castello sui inlustri... in quo aedificata ecclesia reuerentissimus pontifex Jonge lateque verbum fidei praedicans multosque ab errore reuocans, plures per illas regiones ecclesias sed et monasteria nonaulla construxit ». HE, V, 11, p. 486. Pippinum 144 GEORGES TUGENE peuples chrétiens dans un mouvement dont Vimpulsion premiére vient de l’Eglise. L’attention n’est pas polarisée, comme dans les récits de pélerinages, par Rome en tant que téte de I’Eglise universelle, mais par Veeuvre historique menée & bien sous I’égide de Rome. Ce théme de la mission ne surgit pas inopinément avec le probléme de la conversion des peuples germaniques. Dés le début de l’ceuvre, Béde avait accusé les Bretons d’avoir failli 4 leur devoir en négligeant de précher la vraie religion aux Anglo-Saxons*®. Quant A ceux-ci, ils font déja ceuvre de mission en s’efforcant d’imposer les usages romains A leurs voisins ; ils se montrent, en tout cas, animés de préoccupations qui dépassent le strict souci du salut de leur propre nation. L’idée selon laquelle la conversion un peuple n’est qu’une étape dans un mouvement plus vaste est d’ailleurs explicitement formulée dans une lettre du pape Boniface a l’évéque de Rochester?7. Isolées, ces notations pourraient étre dénuées de signification. Mais si on les. considére dans leur ensemble, il est clair que l’effet cumulatif d’une telle série, couronnée par les trois chapitres de la mission germanique, confére une grande résonance au théme de Ja mission, Le mouvement que Yon entrevoit est celui de I’expansion graduelle de la vraie foi. D’abord concentré sur « notre nation », il s*élargit progressivement a tous les peuples de la Britannia, puis aux peuples germaniques, parents des Anglo-Saxons, ainsi qu’aux voisins de ces derniers. Ainsi la conversion de la gens Anglorum est pergue dans sa connexion avec la diffusion générale de la religion chrétienne ; elle apparait comme un moment dans un processus qui doit aboutir a faire du christianisme «universelle confession des peuples». L’histoire anglaise est animée par Ja pulsation vitale de ce mouvement : réception de la foi, conversion, nouvel essor missionnaire vers des terres encore paiennes. C’est ainsi que son cours se méle celui.de I’histoire universelle. Linterprétation que l’on propose ici souligne l’importance de quelques passages consacrés la mission. Peut-on affirmer qu’elle s*impose objective ment a la lecture et qu’elle rende justice aux intentions de Béde ? Il est difficile, & vrai dire, de répondre a une telle question ; elle met en jeu un équilibre délicat entre les divers éléments qui composent I’ceuvre. Mais, 36. « Qui inter alia ...scelerum facta, quae historicus eorum Gildas... describit, et hoc addebant, ut numquam genti Saxonum sive Anglorum, secum Brittaniam incolenti, uerbum fidei praedicando committerent ». HE, I, 22, p. 68. 37. « Susceptis namque apicibus ‘filii nostri Adulualdi regis repperimus, quanta sacri eloquii eruditione cius animum ad verae conversionis... credulitatem fraternitas vestra perduxerit. Qua ex re de longanimitate clementiae caelestis certam adsumentes fiduciam non solum suppositarum ei gentium plenissimam salutem, immo quoque vicinarum, vestrae praedi- cationis ministerio credimus subsequendam quatinus, sicut scriptum est, consummati operis vobis merces a retributore omnium honorum Domino tribuatur, et vere ‘per omnem terram exisse sonum corum, et in fines orbis terrae verba ipsorum’ universalis gentium confessio, suscepto Christianae sacramento fidei, protestetur ». HE, I, 8 p. 160, L’HISTOIRE « ECCLESIASTIQUE» DU PEUPLE ANGLAIS 145 quoi qu’on puisse en penser, il est clair que, pour le moins, le théme de Ja mission fait équilibre aux tendances « particularistes» de I’HE. Aux lecteurs qui seraient. plutét sensibles a la place relativement restreinte qu’occupent les chapitres sur la mission, on pourrait faire remarquer que Pévocation des batailles et des victoires est encore plus discréte. A tout prendre, la vocation de la gens Anglorum, telle qu’elle se dégage de I’ HE, n’est ni guerriére, ni conquérante, mais missionnaire. Rien n’éclaire mieux ce caractére particulier de I’ HE que la comparaison avec un texte écrit sur le continent 4 peu prés 4 la méme époque, la Chronique du « Pseudo-Frédégaire*® », A premiére vue la composition de cette euvre peut également sembler répondre un désir d’élargir la signification d’une histoire locale. Essentiellement consacrée aux Francs, elle se présente en partie comme une chronique universelle, puisqu’elle couvre la période qui va de la Création a l’époque contemporaine. De plus, elle ne se limite pas @ la relation des événements concernant les Francs : elle introduit des notices non seulement sur les nations voisines, Wisigoths ou Lombards, mais aussi sur des peuples lointains tels que les Perses, les Avars, les Sar- rasins, etc. Ces notices ne sont pas réparties de fagon A former des blocs compacts ; le récit est découpé en périodes chronologiques successives, et chaque période comporte des fragments de l’histoire des diverses nations. En cela, la Chronique de Frédégaire se rapproche donc de Phistoire univer- selle par la forme. Mais elle lui est totalement étrangére par l’esprit. Si les Francs jouent le réle principal, les passages concernant les peuples étrangers n’ont aucun rapport avec l'histoire franque. On a donc 14 une simple juxtaposition Whistoires partielles sans aucun point de vue qui oriente l’ensemble, une somme d’histoires particuliéres plutét qu’une histoire universelle. Le seul élément unificateur est la présence, en téte du livre, du liber generations, une table généalogique des peuples du monde, reprise dans nombre de manuscrits médiévaux : tous les peuples connus y sont placés dans un systéme de ramifications généalogiques dérivé de celui de la Genése, qui les fait remonter 4 un ancétre commun. L’unité du genre humain y est donc, comme dans la Bible, fondée sur la communauté d’origine. Mais dans I’Ancien Testament, l’unité généalogique est complétée par une unité historique reposant sur l’idée que I’humanité progresse vers une fin com- mune ; et cette idée est l’indispensable fondement d’un universalisme historique. En fait, l'utilisation du liber generationis en guise d’introduction se trouve en parfaite harmonie avec la conception qui régit l'économie de Peeuvre. L’accumulation, sans lien organique, de paragraphes concernant les différents peuples, découle logiquement dune vision de histoire humaine ou Ie seul principe d’unité est la communauté de souche : divergeant en 38, Fredegarius Scolasticus Chronicae, MGH, Scriptores rerum merovingicarum, t. 2. RECHERCHES AUGUSTINIENNES - 10 146 GEORGES TUGENE multiples rameaux a partir de cette origine commune, les peuples se sub- divisent de plus en plus et. suivent chacun leur destin particulier. La conception historiographique de Bade se situe aux antipodes de celle quia gouverné la composition de la chronique de Frédégaire. Plus indiffé- rente A la question des origines, l’HE est animée par un sentiment profond du mouvement unitaire de I’histoire. Consacrée a I’histoire d’un seul peuple, elle est beaucoup plus imprégnée par le sens de la solidarité qui relie son histoire particuliére a I’histoire universelle. II. HisTorre ANGLAISE ET HISTOIRE DU SALUT Mais la fin que se propose la diffusion du message chrétien consiste moins dans l’expansion matérielle de I’Eglise que dans l’instauration du Royaume de Dieu, congu comme une réalité mystique ou eschatologique. Considérée de ce point de vue, I*histoire universelle se déroule 4 un niveau plus profond que celui des événements visibles et elle s’identifie 4 l’aventure spirituelle de l’humanité. Son progrés ne se mesure pas 4 la place de I’Eglise dans le monde. Il obéit aux lois cachées de ce que les théologiens appellent 1’« économie du salut ». Aussi, aprés avoir constaté comment il a su insérer histoire de son pays dans le cours plus vaste de I"histoire des nations chrétiennes, on peut se demander si Béde a également essayé d’articuler les événements de cette histoire temporelle avec les phases de I’histoire du salut. La traduction d’un tel projet dans I’exercice concret de Ja création historiographique suppose que !"historien mette son récit en relation avec les Ecritures, puisque c’est 1a que se trouvent révélées les interventions de Dieu dans histoire et les grandes lignes de son plan de salut. Ce plan concernant le salut de toute I’humanité, Phistoire de n’importe quel peuple, A n’importe quelle époque, est en principe susceptible d’étre comprise A la lumiére de la révélation biblique. Encore faut-il, pratiquement, la présenter de fagon a faire ressortir sa signification dans la perspective du salut. Les citations bibliques abondent dans I’HE, simples réminiscences de langage, ou comparaisons plus élaborées, destinées & illustrer, voire & éclairer, un aspect ou une péripétie de I’histoire anglo-saxonne*®. Mais 39, On trouvera un index des références scripturaires aux pages 589-91 de l"édition utilisée ici. Voici quelques exemples tirés de cette longue liste : — Jacques, diacre A York, meurt « senex ac plenus dierum » (If, 20, p. 206) tout comme Véveque gaulois Agilbert (I, 7, p. 234) : allusion a Job 42,16. — Aidan est un évéque irlandais dont la vertu appelle l'admiration, mais dont I'attache- ment au particularisme celtique pour le calcul de Ia date de Paques suscite des réserves. Bode utilise pour le décrire les paroles de Paul (Romains, 10,2) : « virum habentemque zelum Dei, quamvis non plene secundum scientiam » (IH, 3, p- 218). — Raedwald, roi d’East-Anglie, est détourné de la foi par les mauvais conseils de son entourage, apostasie condamnée dans les termes de Mathieu 12,45 («et le dernier état de cet HISTOIRE «ECCLESIASTIQUE» DU PEUPLE ANGLAIS 147 ces références peuvent n’avoir qu’une valeur rhétorique, ou didactique, et demeurer dépourvues de toute signification au plan de la conception de Vhistoire. Béde, on le sait, a écrit de nombreux commentaires de la Bible ; il peut étre tenu pour l’un des grands exégétes du haut Moyen Age. Mais cette qualification n’était pas nécessairement appelée 4 avoir des répercussions sur son travail historiographique. Si l’on songe au poids des conventions dans la création intellectuelle de l’époque, et 4 la part relativement modeste de l’originalité personnelle, on congoit fort bien qu’un méme auteur puisse, en s’exprimant dans des genres différents, manifester une disposition d’esprit, des conceptions générales, et méme des idées différentes. B, Smalley, éminente spécialiste de ’étude de la Bible au Moyen Age*®, pose le probléme en termes vigoureux. Les historiens des nations de l’Occi- dent médiéval ont-ils été sensibles au modéle biblique ? Oui, mais & celui de l’Ancien Testament, répond-elle en précisant que P’écrivain faisait jouer & son peuple le réle des Israélites, & ses ennemis celui des Gentils : le Dieu chrétien devenait ainsi un Dieu tribal, protégeant les siens*!. Si tant est que la Bible ait exercé une influence sur l’historiographie, ce serait donc en un sens qui renforce le particularisme. Dans une autre étude, le méme auteur reléve Vantinomie qui oppose l’attitude de Phistorien & celle de Pexégéte, en affirmant que «le sens littéral, déprécié, sinon négligé des exégetes, prenait sa revanche chez les historiens et les hagiographes, bien homme devint pire que le premier ») : « Reduald... rediens domum ab uxore sua et quibusdam perversis doctoribus seductus est, atque a sinceritate fidei depravatus habuit posteriora peiora prioribus ». (IT, 15, p. 190). Dans ces trois exemples nous avons de simples réminiscences qui semblent surgir spontané- ment sous la plume. La Bible est ici utilisée comme un réservoir de formules toutes prétes, bien adaptées a certaines situations familiéres, la mort qui surgit au terme d'une vie bien remplie, la foi sincere mais entachée par Vignorance, l’apostasie. En fait Raedwald n'abandonne pas totalement le christianisme, et «a Ia fagon des Samaritains», il continue & servir le Christ, tout en sacrifiant aux dieux palens : «.... ita ut in morem antiquorum Samaritanorum et Christo servire videretur et diis, quibus antea serviebat, atque in eodem fano et altare haberet ad sacrifi- cium Christi et arulam ad victimas daemoniorum ». (If, 15, p. 190, suite de la citation précédente) Ici nous sommes placés devant une situation beaucoup plus particuliére et qui pourrait paraitre surprenante ; la comparaison avec un fait vétéro-testamentaire connu permet de ’évaluer, de la «classer » ; elle fournit en quelque sorte une catégorie de perception pour un événement qui pourrait ne pas étre compris. Nous avons un cas plus surprenant encore avec lexemple de Pévéque Cedd A qui on offre une terre destinée 4 ’édification d'un monastére, et qui choisit un site aride et inculte : « antistes eligit sibi locum monasterii construendi in montibus arduis et remotis, in quibus latronum magis latibula ac lustra ferarum quam habitacula fuisse videban- tur hominum ; ut iuxta prophetiam Isaiae ‘in cubilibus in quibus prius dracones habitabant oriretut viror calami et iunci’, id est fructus bonorum operum ibi nascerentur, ubi prius vel bestiae commorari vel homines bestialiter vivere consuerant ». (III, 23, p. 286). La citation «'Esafe donne un sens 2 un comportement qui & premiére vue peut parattre absurde. 40. Cf. The Study of the Bible in the Middle-Ages, Oxford 1952. 41. « Orosius’ olympian view of history held good for the author of a universal history. To record the history of a people meant taking sides and rejoicing in victories over one’s enemies. Then the Old Testament model came to the rescue. A writer would annex the role of the Israclites for his people. Their enemies joined the ranks of the Gentiles, who deserved to be destroyed. All too easily the Christian God became a tribal God fighting on the historian’s side». Histo- rians in the Middle-Ages, Londres 1974, p. 56, 148 GEORGES TUGENE qu’il s’agit souvent des seules et mémes personnes‘? », Ce penchant qu’avaient les historiens pour une utilisation littérale de l’ Ancien Testament, bien accordée & Vexaltation de la gloire nationale, B. Smalley T'illustre a aide d’un exemple tiré justement de l'HE, le passage célébre qui relate les victoires du roi paien Aethelfrith sur les Celtes chrétiens : « Les exégétes se débarrassaient des inconvénients de I’Ancien Testament pat rapport aux évangiles en recourant aux sens spirituels. Les historiens ne s’en souciaient guére. La lecture des histoires de l’Ancien Testament ne me semble pas propre adoucir Jes meeurs. Tant pis ! Les guerres sanglantes de histoire biblique correspondaient trop bien aux expériences personnelles du lecteur. Les historiens inclinaient a s’identifier au peuple élu. L’histoire des tribus, racontée dans les livres saints, pouvait justifier la leur. Bade, historien modele, assimile un roi paien a Saiil roi d’Israél. Or ce roi paien se battait contre des chrétiens. Lui était anglais, eux bretons, indigénes de I'tle et détestés des Anglais envahisseurs. Béde se plait & nous raconter la boucherie de ses fréres dans le Christ : déconcer- tant !*°» Il peut effectivement sembler surprenant que Béde exalte le souvenir d’un roi paien dont Ie plus grand titre de gloire réside dans les défaites et les massacres qu’il a fait subir & des chrétiens. Mais on reviendra plus loin sur le cas d’Aethelfrith, Pour l’instant on engagera la discussion 4 partir de ces quelques remarques de B. Smalley. L’influence de la Bible peut s’exercer de fagons diverses, voire divergentes. L’Ancien Testament, notamment, sera percu bien différemment suivant que l’on est plus sensible 4 la présence de Dieu dans la vie du peuple juif, ou aux cOtés humains des vicissitudes de ce peuple, dont les guerres incessantes présentent des analogies évidentes avec celles des nations médiévales. C’est A ce titre, B. Smalley nous le rappelle, que les comparaisons s’imposent facilement a l’esprit des historiens. Il ne suffit done pas de constater la présence massive de citations bibliques dans le texte. Encore faut-il tenter de comprendre dans quel esprit Béde les a utilisées, et de voir dans quel sens elles infléchissent l’ceuvre. Peut-étre convient-il d’abord de faire quelques remarques sur l’atmo- sphére qui se dégage de I'HE et 4 laquelle, avant de procéder & un examen plus critique, le lecteur est immédiatement sensible. Il suffit de parcourir le texte pour s’apercevoir que la tonalité générale de l’ceuvre ne correspond nullement aux accents d’exaltation guerriére que suggére I’évocation d’Acthelfrith. A vrai dire, le chapitre qui a choqué B. Smalley constitue plutét une exception. Dans l’ensemble, "HE accorde beaucoup plus de place a la vie des saints et a la relation de leurs miracles qu’aux récits des 42. ¢ L’exégese biblique dans Ia littérature latine » in La Bible au Moyen Age, Settimane di Studio del Centro italiano di Studi sull’ alto Medioevo (par la suite : Settimane), X, Spoleto 1960, p. 653. 43. Ibid., pp. 651-52. L'HISTOIRE « ECCLESIASTIQUE» DU PEUPLE ANGLAIS 149 batailles. Généralement brefs et dépourvus de tout résonance héroique, ceux-ci sont destinés a illustrer Ja rétribution divine et 4 montrer comment Ie vice est chatié, et 1a vertu récompensée. Lorsque, par exemple, le prince northumbrien Ecgfrith engage une guerre injustifiée en Irlande, accablant un peuple innocent, n’épargnant méme pas les églises, il sera puni, car Dieu, exaugant la prigre de ses victimes, provoquera sa mort I’année suivante**, Un roi anglo-saxon tombe ainsi sous le coup d’une vengeance divine invoquée par des étrangers. Ce passage est particuligrement carac- téristique du fait que la considération des vertus et des devoirs du roi chrétien prévaut contre les sentiments de loyauté que Béde pourrait éprouver a l’endroit de son propre peuple. En cela méme, il est typique d’une attitude qui domine toute l’euvre. La rigueur du jugement de Béde a l’égard du roi northumbrien offre effectivement un vif contraste avec J’étonnante bienveillance de celui que prononce Grégoire de Tours sur Clovis lorsque, au terme dun chapitre qui relate les ruses employées par le prince franc pour s’emparer du royaume de Sigebert, il affirme que Dieu abattait ses ennemis et augmentait son royaume parce qu'il « marchait d’un coeur droit et faisait ce qui plaisait Asses yeux*® », Le rapprochement avec I'Histoire des Francs est d’ailleurs instructif & plus d’un égard. Il se justifie d’autant plus que leuvre de Grégoire de Tours est assez riche en notices concernant les évéchés des Gaules pour que certains commentateurs aient jugé bon de relever le caractére « ecelésiastique » de cette histoire nationale*®. Or si I’on y trouve un grand nombre de chapitres consacrés aux activités des évéques et A la vie des saints, il n’en demeure pas moins qu’en fait, le reste de l’ceuvre est générale- ment dénué de toute dimension spirituelle. La relation des, événements profanes y trouve sa fin en elle-méme : le récit nous offre un tableau pitto- resque et vivant des moeurs politiques de l’aristocratie franque, de ses guerres, des conflits qui ’ont déchirée. C’est par une exception notable que la narration des faits et gestes de Clovis se plie & une vision providentielle de histoire : Dieu récompense l’adhésion du prince mérovingien a la vraie foi, et le vainqueur de Tolbiac devient une figure symbolique assez riche, évoquant en particulier le souvenir de Constantin. Mais, dans Vensemble, les passages consacrés a la vie politique des Francs sont pure- 44, « Ecgftid, rex Nordanhymbrorum, misso Hiberniam exercitu, vastavit misere gentem innoxiam.., ita ut ne ecclesiis quidem... manus parceret hostilis. At insulani... se vindicari continuis diu imprecationibus postulabant:.. anno post hune proximo idem rex... introductus est in angustias inaccessorum montium et... extinctus ». HE, IV, 26, p. 426-28. 45, « Prosternabat enim cotidiae Deus hostes eius sub manu ipsius et augebat regnum eius eo quod ambularet recto corde coram eo et fecerit quae placita erant in oculis eius », Historiarum libri decem, 1, 40,25 (6d. R. Bucuner, Berlin 1955, p. 136). 46, Par exemple W. Levison « Bede as historian » op. eit. (note 2), p. 133. 150 GEORGES TUGENE ment descriptifs, et ils jurent quelque peu avec les épisodes hagiogra- phiques*?, Béde, quant 4 lui, s’intéresse relativement peu aux affaires séculiéres. Souvent, des événements qui seraient tout 4 fait dignes d’intérét du point de vue de I’histoire politique sont mentionnés incidemment, au détour dun chapitre centré sur un théme d’inspiration plus religieuse. Telle victoire des Northumbriens sur les Bretons n’est signalée que pour illustrer une prophétie d’Augustin*®. Telle campagne du roi mercien Penda est évoquée a Poccasion du récit de la vie de saint Aidan, qui accomplit un miracle en arrétant l’incendie provoqué par les envahisseurs en vue de. brdler une ville*®, Il est caractéristique que Béde passe rapidement sur le début du vm siécle, c’est-A-dire sur la période pour laquelle il pourrait disposer de témoignages abondants et de premiére main. Cette réserve & l’égard de T’époque contemporaine n’est probablement pas sans rapport avec une remarque qu’il fait 4 propos d’Osric, dont « le régne fut si rempli d’événe- ments bouleversants, qu’on ne peut savoir encore (...) ce qu’il faut en penser®°», S’il éprouve quelque réticence a parler de ces faits récents, c’est qu’il est difficile de discerner la signification d’événements qui sont encore immergés dans 1’« actualité*+ », La méme disposition d’esprit se manifeste dans la relation des miracles. On vient de remarquer qu’ils tenaient une place importante dans I’HE. Mais il faut surtout souligner la fagon dont ils sont traités. On est frappé par le fait que Béde met généralement en évidence non pas les aspects extérieurs, mais la signification intérieure de ces événements ; ce qui compte pour Iui, c’est la valeur du miracle en tant que « signe », et non son cété merveilleux. Lorsque, par exemple, il relate la résurrection d’un homme, terrassé par la maladie un soir et revenu 4 la vie au petit matin, il ne s’attarde guére sur les circonstances de cet événement extraordinaire ; il souligne surtout la raison d’étre du miracle : l’effet bénéfique qu’aura, sur les vivants 41, Sur ce point of. R.A. MARKUS, Bede artd the tradition of Ecclesiastical History (Jarrow lecture 1975), Jarrow 1976, p. 5, 8 et 10 ; et R.W. HaNnnina, The Vision of History in Early Britain, New York, 1966, p. 67 sq. Notons que l'objet de ce dernier livre dépasse de loin le probléme de Béde et de son « histoire ecclésiastique », et qu’il présente des idées du plus grand intérét pour Vhistoriographie britannique du haut Moyen Age en général. 48. HE, Il, 2, p. 141. 49. HE, Ill, 16, p. 262. 50. « Cuius regni et principia et processus tot ac tantis redundavere rerum adyersantium motibus ut, quid de his scribi debeat, quemve habitura sint finem singula, necdum sciri valeat », HE, V, 23, p. 558, Sur ces points ef. J. Campaett « Bede» in T, Dorey, Latin Historians, Londres 1966, p. 172. 51. Il se distingue bien en cela de Grégoire de Tours qui, lui, s'intéresse particuliérement aux événements contemporains. Cf. J.M. WALLACE-HADRILL « Gregory of Tours and Bede : their views on the personal qualities of kings» in Early Medieval History, Oxford 1975, p. 97 (essai originellement publié dans Friihmittelaiterliche Studien, 1, 1968). L’HISTOIRE « ECCLESIASTIQUE» DU PEUPLE ANGLAIS 151 plongés dans la « mort spirituelle », le récit que le ressuscité va leur faire des visions qu'il a eues pendant les heures de sa mort*?, L’historien, on le voit, réagit ici en théologien plus qu’en chroniqueur. D’une fagon générale, Bade ne s’intéresse pas beaucoup a l’aspect anecdotique des choses. Qu’il s’agisse de batailles ou de miracles, c’est la legon morale ou spirituelle de I’événement qui lui importe avant tout. Il était utile d’évoquer le climat général de l’HE avant méme de parler Winfluences bibliques bien déterminées, afin de fixer le contexte dans lequel elles s’exercent et de prévenir les gauchissements dis 4 des interprétations fondées sur la considération isolée de certains passages. Cette précaution s'impose tout particuliérement lorsque l’on examine I’effet le plus incriminé de Vinfluence vétéro-testamentaire sur I’historiographie médiévale : le « particularisme ethnique ». Dans la mesure ott ce particularisme ne repose pas sur les sentiments de fierté plus ou moins spontanés qui s’expriment dans I’exaltation des victoires nationales, mais procéde réellement de l’influence de l’Ancien Testament, il est généralement associé & Vidée de « peuple élu». Cette idée apparait bien dans l’HE ; elle était déja devenue si courante dans la littérature que c’est son absence qui efit été surprenante. Mais si la seule présence du théme de I’élection est trop banale pour autoriser la moindre conclusion, la coloration particuliére que lui donne Béde est significative. On note d’abord une certaine discrétion dans son utilisation : il n’est expressément formulé que dans deux passages, dont Je second se trouve dans une lettre adressée par le pape Grégoire au chef de la mission romaine en Angleterre, Augustin®*. De plus il n’est pas associé a I’affirmation d’une quelconque prééminence nationale ; c’est & propos de la conversion qu’il surgit dans chaque cas : Dieu manifeste sa sollicitude l’égard de «son peuple » en lui envoyant « des hérauts de la vérité qui soient dignes de lui» et en facilitant le travail d’ Augustin par des miracles. Loin d’exalter l’orgueil national, Pidée d’élection exprime surtout un sentiment de responsabilité. Si les Anglo-Saxons sont «choisis» par Dieu, c’est moins pour étre récompensés de leurs mérites que pour servir ses desseins. L’idée d’élection 52. « His temporibus miraculum memorabile et antiquorum simile in Brittania factum est. Namaque ad excitationem viventium de morte animae quidam aliquandiu mortuus ad vitam resurrexit corporis, et multa memoratu digna quae viderat narravit ». HE, V, 12, p. 488, C'est 1a. un des exomples choisis par B. WARD dans son article : « Miracles and History. A reconsidera- tion of the miracle stories used by Bede» in G. Bonner éd Famulus Christi, Londres 1976, P. 70-76. L’auteur souligne cet usage trés intériorisé que fait Béde du miracle et V'oppose & autres auteurs qui en font ressortir le cOté spectaculaire et décoratif. Cf. également les remarques de J.M. WALLACE-HADRILL sur les miracles dans « Bede and Plummer» in Early Medieval History, op. cit, (note 51). 53. «(Les Bretons).., numquam... genti... Anglorum... verbum fidei... committerent, sed non tamen divina pietas plebem suam, quam praescivit, deseruit ; qui multo digniores genti memoratae praecones veritatis, per quos crederet destinavit ». HE, I, 22, p. 68. « Quo in tempore misit (Grégoire) etiam Augustino epistulam,.. : Scio... quia omnipotens Deus per dilectionem tuam in gentem quam eligi voluit, magna miracula ostendit ». HE, I, 31, p. 108. 152 GEORGES TUGENE regoit donc sa résonance particuliére de sa conjonction avec celle de mission. Elu, le peuple anglais lest assurément ; mais, avant tout, pour propager la fois*. Ainsi subordonnée au service de Dieu, I’élection de la gens Anglorum n’est guére susceptible de contribuer 4 nourrir des sentiments « parti- cularistes ». Du reste, V’influence directe et manifeste de l’Ancien Testament ne se limite pas au motif de V’élection. Tl est au moins un autre theme dont la présence atteste un emprunt délibéré au discours vétéro-testamentaire, c'est la stigmatisation de lidolatrie. Lorsqu’il raconte comment Ie roi northumbrien Oswiu essaie d’inciter Sigberth d’Essex A se convertir, Béde @ spontanément recours au langage des prophétes et des Psaumes®5, Il en va de méme quand, l'occasion de la conversion du Sussex, il célébre Ja victoire du « Dieu Vivant » sur les idéles**®. Mais plus encore que par l'utilisation de certains themes particuliers, la présence de l’Ancien Testament dans I’ HE se traduit par la prédominance du point de vue moral, dont on a dit plus haut qu’elle conférait une colora- tion trés caractéristique A toute l’euvre. Car ce moralisme didactique ne s’explique pas seulement par un attachement purement formel aux lois du genre historique, ni par quelque penchant personnel de Béde. Il ne prend tout son sens que si on le met en relation avec la conception rétri- butive de "histoire qui sous-tend le récit. Le désir de présenter l’histoire des ancétres comme une sorte de recueil d’exempla A l’usage des vivants>7 54. Sur le théme de Ia mission cf. plus haut, p. 47-49. Cette association de la mission et de election n‘est-elle pas, du reste fondamentale ?” Déja dans la Bible, I’élection ne trouve pas sa fin en soi : Je peuple choisi étant promu pour « témoigner», elle est subordonnée a une tache qui dépasse Vintérét particulier de la nation qui en bénéficie. Le theme de V’élection est ainsi marqué dés lorigine par une ambiguité fonciére, et son expression dans I’Ancien Testament oscille entre la subordination a I’universcl et affirmation de soi, Dans I'HE il est si étroitement associé & Vidée de mission qu’il penche franchement du c6t6 de l'universalisme. Ce n'est pas on le sait, orientation 1a plus courante de ce théme dans la littérature du haut Moyen Age. Il suffit de mentionner ici le célebre prologue de la loi salique : «Gens Francoram inclita / auctore Deo condita / fortis in arma / ...profunda in consilio / nobilitasque eius incolum. na / vel forma mirabiliter egregia...», MGH Lepum Sectio, I, t. 4, p- 2. 55. « (Oswiu) solebat eum (Sigberht) hortari ad intellegendum deos esse non posse qui hominum manibus facti essent ; dei creandi materiam lignum vel lapidem esse non poste, quorum recisurae vel igni absumerentur vel in vasa quaelibet humant usus formarentur vel corte dispectui habita foras proicerentur et pedibus conculeata in terram verterentur (ef. Esaie, 44, 9-17). Deus potius intellegendum maiestate inconprehensibilem, humanis oculis invisibilem’ omnipotentem, aeternum, qui caelum et terram et humanum genus creasset regeret et iudica ‘turus esset orbem in aequitate (cf. Psaume 96,13)». HE, Ill, 22, p. 280-82, ; 56. « Sicque abiecta prisca superstitione, exsufflata idolatria, cor omnium et caro omnium exultaverunt in Deum vivum ». HE, IV, 13, p. 374. Cf. Psaume 84.3, 57. Désir proclamé au début de la lettre au roi Ceolwulf, qui sert de préface & Vouvrage t «satisque studium tuae sinceritatis amplector, quo non solum audiendis scripturae sanctae verbis aurem sedulus accomodas verum etiam noscendis priorum gestis sive dictis, et maxime nostrae gentis virorum inlustrium, curam vigilanter inpendis. Sive enim historia de bonis bons referat, ad imitandum bonum auditor sollicitus instigatur ; seu mala commemoret de pravis, nihilominus religiosus ac pius auditor... devitando quod noxium est... ipse sollertus ad ‘exsequenda ea quae bona ac Deo digna cognoverit, accenditur ». HE, Praefatio, p. 2. En félicitant Ceolwulf de s*intéresser aux gestes et aux dires des grands hommes de son peuple, Bade définit en quelque sorte son « programme» : il s’agit d’apporter une contribution A la tache d’édifi- cation morale qui repose principalement sur la fréquentation des Ecritures. L'HISTOIRE « ECCLESIASTIQUE» DU PEUPLE ANGLAIS 153 est lié a 1a conviction que la rétribution de la piété et du péché est le ressort le plus profond de Ia dynamique historique. Partie essentielle du message de l’Ancien Testament, cette conception était sans doute devenue si familiére, elle avait probablement un tel caractére d’évidence et de banalité, que la marque de son appartenance originelle ne devait pas étre bien vive dans Jes esprits. Aussi serait-il peut-étre abusif de parler ici d’« influence’® », Sa présence est cependant si appuyée, intervention de Dieu dans les événements décisifs si souvent mentionnée®, que cela donne comme un cachet vétéro-testamentaire au récit. En somme l’idée d’élection ne représente pas, tant s’en faut, l’apport principal de l’Ancien Testament a V’idéologie de 1’HE. Celui-ci réside plutét dans l’accent mis sur la signification morale des événements, et le recours A la rétribution divine comme principe essentiel de causalité dans l’histoire. A vrai dire, la présence de ces traits n’a rien de surprenant. L’importance attribuée 4 la fonction d’exemplarité du récit répond plus généralement, et indépendamment de toute référence au modéle biblique, aux normes de la tradition historiographique aussi bien paienne que chrétienne. La conception rétributive de histoire, on vient de le souligner, faisait partie intégrante de la tradition culturelle du temps. Peut-étre Béde a-t-il mieux appliqué son programme didactique que d’autres historiens, ceux qui, comme Grégoire de Tours, se laissaient plus facilement accaparer pat Pintérét purement anecdotique des événements séculiers. Evoluant dans un milieu intellectuel hostile a 1a culture classique®°, peut-étre a-t-il adhéré 58, La premitre fois que la sanction divine est invoquée (@ propos des ravages que les Anglo-Saxons font subir aux Bretons), nous avons une allusion précise au Livre des Rois «Siquidem... accensus manibus paganorum ignis justas de sceleribus populi. Dei ultiones expetiit, non illius inpar qui quondam a Chaldeis succensus Hierosolymorum moenia, immo aedificia cuneta consumit». HE, I, 15, p. 52. Cf. 2 Rois, 25,9-10. Mais le passage, y compris la référence biblique, est emprunté & Gildas (De excidio ¢t conquestu Bristaniae, § 24). Certains critiques ont souligné 'importance du De excidio pour la vision historique de Bede (en parti- culier R.W. HANNING ; of, op. cit. en note 47, p. 71). Dans notre perspective il importe peu que 1a conception rétributive de I'histoire soit imputable a une influence biblique directe, ou médiatisée par Gildas ; s’agissant d'une idée aussi générale, il est peut-étre inutile de recher- cher des filiations précises. L’essentiel était ici de rappeler son origine et, si l'on peut dire, sa « saveur » vétéro-testamentaire. $9. Outre la référence de la note précédente on peut citer les passages suivants : A propos de la victoire des Bretons, commandés par Saint-Germain, sur les Pictes et les Saxons : «Triumphant pontifices hostibus fusis sine sanguine, triumphant victoria fide obtenta non viribus ». HE, I, 20, p. 64. A propos du refus du clergé breton d’accepter les normes de l’Eglise romaine proposées par Augustin : « Quibus... Augustinus fertur minitans praedixisse quia, si pacem cum fratribus accipere nollent, bellum ab hostibus forent accepturi, et si nation Anglorum noluissent viam vitae praedicare, per horum manus ultionem essent mortis passuris. Quod ita per omnia, ut praedixerat, diuino agente iudicio patratum est». HE, I, 2, p. 140. A propos de I’apostasie d’Eadbald : « Nec supernae flagella districtionis perfido regi castigando et corrigendo defuere ; nam crebra mentis vaesania... premebatur ». HE, II, 5, p. 150. A propos de fa victoire d’Oswaid a Denisesburn, : « Fecerunt omnes (les soldats d’Oswald) ut iusserat et sic... in hostem progressi, iuxta meritum suae fidei victoria potiti sunt». HE, Ill, 2, p. 214. On peut également rappeler exemple d’Ecgfrith (note 44). 60, Cf. P. Ricut, Education et Culture dans ? Occident barbare, Paris (Le Seuil), 1962, p. 438, 154 GEORGES TUGENE plus profondément & une vision biblique de Vhistoire que des clercs, qui, moins fermés a la tradition gréco-romaine, étaient éventuellement préts A admettre également des conceptions d’origine paienne dans leurs ceuvres®*. Mais ces différences sont mineures. Les variations dues au tempérament personnel des auteurs et au climat particulier des centres de vie intellectuelle, n’entament pas fondamentalement Il’homogénéité d’une littérature histo- riographique partout tributaire du méme fond de culture de 1’Occident chrétien. Cette mise au point était nécessaire pour tempérer une certaine vision des rapports entre I’Ancien Testament et V’historiographie médiévale qui exclut au départ toute possibilité de mettre en relation 1’HE et V’histoire du salut. Mais elle ne résout pas le probléme de cette relation. Celle-ci ne réside pas dans un ensemble d’emprunts et d’imitations, mais dans les rapports établis entre les histoires elles-mémes. Il ne s’agit pas simplement de savoir si Béde a agrémenté son texte de citations de la Bible, s’il y a trouvé des thémes qu’il a appliqués & histoire anglaise, ou des catégories de perception qui conférent une forme au donné brut des événements. Tout cela reléve du jeu d’influences que peut exercer n’importe quelle ceuvre. Or la Bible ne nous intéresse pas comme un modéle littéraire qui, au méme titre que les ceuvres d’Orose ou de Gildas par exemple, a pu inspirer Béde dans la composition de I'HE. Ce n’est pas en tant qu’ceuvre bien localisée, consacrée a ’histoire d’un petit peuple du Proche- Orient et 4 la vie d’un prophéte galiléen qu’elle doit étre ici considérée, mais en tant que charte des interventions de Dieu dans I’histoire, et révéla- tion de son pian de salut. En d’autres termes, le rapport de la Bible et de PHE nous intéresse moins comme tel que celui de I’Histoire Sainte et de Vhistoire des Anglo-Saxons. C'est dire que l’enquéte 4 mener sur le texte doit étre ici. commandée par le point de vue théologique, et non par celui de Ihistoire littéraire. Les similitudes afférentes a l’art et 4 la maniére de I’écrivain ne nous concer- nent pas ; seules nous importent les similitudes qui appartiennent a la substance méme de histoire, en tant qu’elle tmoigne de Punité du plan de Dieu. Le point essentiel, dans la considération des références bibliques, est done de savoir si elles sont utilisées de fagon 4 faire ressortir l’existence de correspondances réelles entre les deux histoires, ou simplement pour illustrer histoire anglo-saxonne par des analogies suggestives. Bref, la question est de savoir si Béde a réussi a établir une continuité essentielle, Wordre théologique, entre l'histoire anglaise et I’histoire biblique®?. 61. C’est Ia une suggestion qui exigerait, pour étre confirmée et approfondie, une recherche comparative plus poussée. Je pense notamment 4 ce que J. FONTAINE a appelé I'« idéologie de synthése » d’Isidore de Séville dans « Conversion et culture chez les Wisigoths » in La conversione al cristianesimo, Settimane, 1967, p. 117. 62. Précisons que notre ambition se limitera ici A I’examen de quelques exemples et & le uggestion de quelques idées. Car il est clair que nous sommes en présence d'un probleme L’HISTOIRE « ECCLESIASTIQUE» DU PEUPLE ANGLAIS 155 Lorsqu’on aborde le texte avec cette préoccupation on y est tout d’abord frappé par l’évocation d’un certain nombre de personnages qui s’efforcent de suivre l’exemple donné par les premier chrétiens. C’est le cas du mission- naire romain Augustin et de ses compagnons, dont I’existence quotidienne refiéte, par sa simplicité, son caractére communautaire et fraternel, celle de la communauté primitive®*. Le méme désir de se conformer au modéle évangélique anime Hild, la célébre Abbesse de Whitby, dans I’élaboration dune régle de vie pour son couvent®*, Il arrive aussi que des préoccupations analogues guident le comportement des aristocrates ; c’est ainsi que l’on voit le prince Offa abandonner famille et patrie pour aller & Rome et y revétir I’habit de moine « & cause du Christ et A cause de I’Evangile®> », Tous ces exemples nous montrent des hommes et des femmes qui imitent délibérément un mode de vie pratiqué ou recommandé dans le Nouveau Testament. En face de telles conduites, qui relévent de I’initiative humaine, on trouve des phénoménes miraculeux qui, par dela les siécles, attestent la permanence de l’intervention de Dieu dans lhistoire. Lorsque, par exemple, Egberht songe a partir sur le continent afin d’évangéliser des peuplades germaniques, et qu'une tempéte endommage son navire la veille du départ, il voit 14 un avertissement semblable a celui qui avait été signifié 4 Jonas ; renongant A son entreprise, il explique sa décision 4 ses compagnons en reprenant les paroles du prophéte : «je sais bien que c’est & cause de moi que cette grande tempéte est contre vous®* », particuligrement délicat. D’un cété il existe entre I’Histoire Sainte et n’importe quelle autre histoire une hétérogénéité radicale, puisque 1a premiere rapporte des interventions de Dieu qui ont un caractére exceptionnel et unique, d°un autre cété il existe aussi une continuité essen- tielle puisque Dieu est souverain de toute l'histoire. Il ne s’agit plus de raccorder, comme dans la premiére partie de cet exposé, le particulier au général, done de résorber ne différence quantitative, mais de trouver des consonances entre 1a dimension spirituelle et 1a dimension humaine de'Ihistoire, c'est-A-dire de surmonter une opposition qualitative. Il s’agit, en fait, @harmoniser des points de vue en principe irréductibles, On peut dans Pabstrait intégrer ces points de vue en. une conception cohérente (je pense, pour prendre un exemple moderne, & 0. CULLMANN, Christ et le temps, trad, francaise Neuchatel, 2° éd, 1966 ; cf. en particulier p. 11-15). Mais la tache pratique de P’historien qui, placé devant 1a matiere brute de histoire, Goit en déceler la signification spirituelle et la traduire dans son oeuvre, parait plus malaisée. Béde a-t-il lui-méme explicitement posé le probléme ? Pas ma connaissance. Mais un certain nombre de passages nous invitent @ le poser & propos de I" HE. 63, © At ubi datam sibi mansionem intraverant, coeperunt apostolicam primitivae ecclesiae vitam imitari... verbum vitae... praedicando cuncta ‘huius mundi... spernando, ea tantum quae victui necessaria videbantur... accipiando, secundum quae docebant ipsi per omnia vivando...»». HE, I, 26, p. 76. 64, «... hoc disciplinis vitae regularis instituit... ita ut in exemplum primitivae ecclesiae nullus ibi dives, mullus esset egens, omnibus essent omnia communia, cum nihil cuiusquam esse videretur proprium ». HE, 1V, 23, p. 408. 65. « Qui pari ductus devotione mentis reliquit uxorem, agros, cognatos et patriam propter Christum et propter evangelium, ut in hac vita centuplum acciperet, et in saeculo venturo vitam aeternam », HE, V, 19, p. 516 (allusion 4 Marc 10, 29-30). 66. «Tum ipse quasi propheticum illud dicens, quia ,propter me est tempestas haec’, subtraxit se illi profectioni, et remanere domi passus est ». HE, V, 9, p. 478. Cf, Jonas 1,12, 156 GEORGES TUGENE La persistance des desseins de Dieu est soulignée plus fermement encore a occasion du récit de la catastrophe subie par le monastére de Coldingham, ol moines et nonnes s’étaient égarés sur le chemin du péché. Béde a estimé opportun de rapporter cet incident afin, dit-il, de montrer comment « Dieu terrifie les enfants des hommes par ses actes ». Suivant de prés une allusion au Nouveau Testament, cette citation du psautier laisse entendre on ne peut plus clairement que les chatiments infligés aux Anglo-Saxons lorsqu’ils se rebellent contre les commandements de Ia religion, et destinés selon ~ saint Paul a s’abattre sur les « hommes plongés dans les ténébres » au Jour du Seigneur, procédent du Dieu vengeur qui était déja invoqué et redouté par les Hébreux®’, Miracles et catastrophes sont des signes de la présence de Dieu dans histoire des hommes. Mais, par le jeu des citations conjointes des deux Testaments, Béde suggére, en plus, la continuité de cette présence. Elle est affirmée encore plus clairement, et plus explicitement, lors de l’évocation d’Actheltryth, une reine de Northumbrie qui serait restée vierge, malgré les instances de son époux. Soucieux d’insister sur l’authenticité du fait, Béde remarque que des faits survenus dans le passé pouvaient trés bien se reproduire & notre époque avec l’aide du méme Seigneur, du Dieu unique qui a promis de rester avec nous « tous les jours jusqu’A la fin des temps°*». Nous avons 1a, résumée en une phrase, toute une vision de Vhistoire. Aucun discours théorique ne pouvait, mieux que ces quelques mots, exprimer I’assurance sereine dune perpétuelle présence de Dieu a histoire humaine. Permanence de Ja dispensation divine et, du cété des hommes, pratique des recommandations évangéliques : voila deux facteurs, clairement affirmés, une corrélation entre histoire sainte et l’histoire anglaise. Mais on peut se demander s’ils suffisent & situer la seconde dans le prolongement de la premiére. L’imitation du mode de vie de I’Eglise primitive ne concerne, somme toute, que des comportements isolés. Elle a une signification certaine pour histoire de quelques individus et méme de quelques communautés religicuses ; elle n’en a pas nécessairement pour I’histoire collective des Anglais. Quant 4 la présence du Dieu de la Bible dans l’histoire des hommes, elle constitue le principe de toute continuité historique. Mais ce principe se situe 4 un tel niveau d’abstraction que son affirmation A l'occasion 67. «... redierunt ad pristinas sordes, immo sceleratiora fecerunt ; et cum dicerent ‘Pax et seenritas’ (cf. I Thessaloniciens 5,3) extimplo praefatae ultionis sunt pocna multati... Haec ideo nostrae historiae inserenda credidimus, ut admoneremus lectorem operum Domini, quam terribilis in consiliis super filios hominum (ef. Psaume 66,5)». HE, IV, 25, p. 426. 68. « Nec diffidendum est nostra etiam zetate fieri potuisse, quod aevo precedente aliquoties factum fideles historiae narrant, donante uno eodemque Domino, qui se nobiscum usque in finem saeculi manere pollicetur». HE, IV, 19, p. 392 ; cf. Mathieu 28,20. Bede a d’ailleurs introduit dans le chapitze suivant un potine qu'il avait composé en honneur d’Aetheltryth, (cimitant Pusage de I’Ecriture sainte, o& beaucoup de chants sont introduits dans le récit > . Mais il ne conviendrait pas de s’étendre ici en explications trop pesantes, qui déformeraient l’effet particulier de ces références. Il s’agit d’idées & peine suggérées, de significations que le texte propose par d’infimes nuances, et qui s’adressent 4 l’imagination plus qu’ Vintelligence critique. Nous n’avons pas & faire ici A des messages explicites, mais A toute une série de notations discrétes, ténues ; chacune d’elles passerait peut-étre inapercue, mais en agissant par touches successives, elles finissent par créer un « climat » théologique et par conférer A l’euvre une certaine coloration scripturaire. Bref, le moyen par lequel Béde rattache I’histoire anglaise 4 l’économie du salut consiste 4 faire résonner cette histoire comme un écho de I’Histoire Sainte, et & présenter I’Eglise anglaise comme un reflet de I’Eglise primitive. Sans épuiser toutes les significations de l’HE, cette relation en constitue une dimension notable et caractéristique. Elle apparait en premier lieu, de fagon manifeste, dans I’évocation de personnages qui suivent des recom- mandations ou des exemples de I’Evangile et dans l’explication de la répéti- tion de certains miracles, ou de certaines situations, par la permanence de la toute-puissance divine. Elle est, en second licu, suggérée par une sorte aura biblique, par une atmosphére diffuse qui irradie le texte. Cette double dimension provient sans doute de ce que, pour Béde, la présence de Dieu dans Vhistoire n’est pas seulement un principe théologique, mais aussi un sentiment profondément vécu qui, agissant comme un ferment, représente une source d’inspiration puissante. Les deux aspects se complétent. En I’absence de toute affirmation formelle de la permanence de.la dispensation divine, on pourrait éventuellement hésiter a interpréter de multiples références bibliques comme autant d’allu- sions 4 cette permanence. Inversement cette affirmation garderait un caractére quelque peu théorique si-elle apparaissait isolée, dans un récit dénué des images ct des métaphores qui la rendent vivante. Ce qui donne substance et réalité a la relation en quelque sorte « ontologique » entre Vhistoire anglaise et I’Histoire Sainte, c’est cette intégration d’une idée abstraite dans le travail de la création historiographique. Deux types de références bibliques méritent encore de retenir notre attention, pour leur contribution tout 4 fait particuliére au théme de la répétition ou de la continuité de Vhistoire. 76. Hest bien entendu que l’on n’emploie pas ce terme dans le sens platonicien. La rela- tion s’établit ici non entre le monde des idées et celui des phénomenes, mais entre deux situations historiques réelles. L’HISTOIRE « ECCLESIASTIQUE» DU PEUPLE ANGLAIS 161 Il s’agit d’abord de quelques passages que nous trouvons dans certaines lettres écrites par des papes, et qui présentent la conversion des Anglo-. Saxons comme la réalisation d’événements annoncés dans la Bible. C’est par exemple le cas de Boniface ; encourageant la reine Aethelburh, a inciter son époux a se convertir, il ajoute qu’en elle «s’accomplira » ainsi le témoignage de saint Paul sur «le mari non croyant sanctifié pat sa femme’’», C’est Honorius qui, s’adressant a l’archevéque de Canter- bury, exprime ses voeux pour la croissance de I’Eglise anglaise, dans laquelle il voit la réalisation des « promesses de notre Seigneur?® ». C’est encore Boniface qui, félicitant 1’évéque de Rochester pour la conversion du roi Eadbald et de ses sujets, l’assure qu’il recevra la récompense d’un travail «acheyé» et ajoute que maintenant toutes Jes nations confesseront le mystére de la foi chrétienne et proclameront que « par toute la terre a retenti leur voix (des prédicateurs) et jusqu’aux extrémités du monde leurs paroles?®». La citation donne toute sa plénitude au terme consummati + V'idée d’accomplissement ne s’applique pas simplement A la conversion d’un peuple anglo-saxon et de ses voisins ; le passage suggére l’achévement de tout un mouvement de l’histoire. C’est enfin Vitalien qui, dans une lettre au roi Oswiu, célébre la conversion de la Northumbrie en citant abondamment les versets ot. Esaie parle des nations qui « cherchent la racine de Jessé érigée en étendard des peuples», des rois qui « verront» et des princes qui se « lveront®®». Plus encore que dans les exemples. précédents, 1’édification de la chrétienté en Angleterre apparait ici comme le signe du ralliement définitif des nations, comme le couronnement d’un vaste développement historique du dessein de Dieu, annoncé par les prophétes hébreux, actualisé par la, mission de Paul auprés des Gentils, achevé par saint Grégoire et ses émules anglo- saxons. 77. © quatinus... divinae fidei calor efus intellegentiam tuorum adhortationum frequen- tatione succendat, ut profecto sacrae scripturae testimonium per te expletum indubitanter perclareat ; ‘salvabitur vir infidelis per mulierem fidelem’ ». HE, II, 11, p. 174. Cf. I Corinthiens 7,14. 78. «... exoramus ut... quae per Gregorii exordio pullulat, convalescendo_amplius extendatur : ut ipsa vos dominici eloquii promissa in futuro respiciant...». HE, IL, 18, p. 196. 79. Cf. citation de Ja note 37, « Susceptis... protestetur», HE, II, 8, p. 160, Allusion & Romains 10,18, ob Paul reprend lui-méme le verset 5 du Psaume 19. Encore un exemple de ce jeu de correspondances qui renvoie 4 Ia fois l'un a autre Testament et la Bible & l'histoire contemporaine, 80. « Quis non exultet... in his piis operibus ? Quia et gens vestra Christo omnipotento credidit secundum divinorum prophetarum voces sicut scriptum est in Esaia: ,In die illa radix Jesse, qui stat in signum populorum, ipsum gentes deprecabuntur’ ; et iterum : ,Audite insula, et adtendite populi de Jonge” ; et post paululum “Param” inquit ‘est, ut mihi sis'servus ad susci tandas tribus Iacob et feces Israel convertandas. Dedi te in lucem gentium, ut sis salus mea ‘usque ad extremum terrae’ ; et rursum ; ,Reges videbunt, et consurgent principes, et adorabunt’ ; et post pusillum : ‘Dedi te in foedus populi, ut suscitares terram, jet rursum: ‘Ego Dominus vocavi te in justitia... et dedi te in foedus populi, in lumen gentium, ut aperires oculos caeco- rum... », Ecce, excellentissimi fili, quam luce clarius est non solum de vobis sed etiam de omnibus prophetatum gentibus, quod sint crediturae in Christo omnium conditore », HE, III, 29, p. 318+ 20. Cf. Esaie, 11,10 ; 42,6-7 ; 49,1 et 6-9. [RECHERCHES AUGUSTINIENNES = 11 162 * GEORGES TUGENE On pergoit aussitét la différence qui sépare cette vision de Ja chrétienté anglaise de celle qu’expriment les passages cités dans les paragraphes précé- dents. Elle n’est pas congue comme une réplique, ou un reflet, de la com- munauté apostolique. Il n’est plus question ici de répétition ni d’imitation, mais de la réalisation littérale des promesses et des prophéties bibliques. Vue ainsi, "histoire de I’Bglise anglo-saxonne se situe dans le prolongement direct d’une ligne historique issue'de la Bible. Elle participe de l’accomplis- sement néo-testamentaire des promesses de l’Ancien Testament. La présence de ces formules dans des lettres écrites par des papes n'est évidemment pas fortuite. Elles reflétent un point de vue qui, embrassant l’ensemble du monde chrétien; 'situe l’Angleterre a Ja ~périphérie de ce monde, c’est-a-dire un point de vue typiquement pontifical et romain. Rome, centre de la chrétienté, est avec l’Angleterre dans‘un rapport analogue 4 celui d’Israél avec les Gentils °: c’est la’ configuration méme de la Bible qui se trouve’ restituée, PAngleterre jouant son propre réle, celui de Ja «nation» qu’elle est, et non Ie réle transposé du peuple-élu ou de I’Eglise primitive. Il ne faudrait pas, au reste, trop appuyer ce contraste : il oppose deux points de vue en principe antithétiques, mais tel qu’il s’exprime dans I’ HE, il reste finalement relativement discret. Aprés tout, I’assimilation des Anglo- Saxons au peuple élu peut aussi surgir sous la plume d’un pape (de Grégoire lui-méme, en fait, cf. note 53). Disons que'les deux visions, celle que la chrétienté anglaise a d’elle-méme au miroir de I’Evangile, celle que les papes en ont de l’extérieur, coexistent ; sila premi¢re prédomine, la seconde est également représentée, puisque Bede, en insérant les lettres pontificales, Va intégrée au message de’ l’HE. Peut-€tre’méme 1’a-t-il_délibérément assumée, comme'le'suggére la toute derniére phrase du texte ot la Britannia et la « multitude des fles » de la terre sont invoquées dans le méme soufile** — 4 la fois britannique et scripturaire — Quoi qu’il en soit, ces quelques passages introduisent une autre dimension de la continuité qui unit l’histoire anglaise a l’Histoire Sainte. A l’'idée de la permanence de la Providence divine vient s’ajouter ici le sens d’une marche en avant, d’une progression, dans l’histoire manifeste des hommes, Les autres références qui appellent une discussion particuliére sont celles qui accompagnent la description du prince northumbrien Aethelfrith, déja mentionné pius haut (p. 148). I s’agit de deux citations qui apparaissent dans un chapitre si bref que Ion peut, étant donné son importance, le citer dans sa presque totalité : «En ce temps la Aethelfrith, homme fort vaillant et trés avide de gloire, régnait en Northumbric, et il causa plus de tourments aux Bretons qu’aucun autre prince 81, «Hic est... status Brittaniae... dominicae incarnationis anno DCCXXXI. In cuius regno perpetuo exultet terra, et congratulante in fide eius Brittania, laetentur insulae multae et confiteantur memoriae sanctitatis eius». HE, V, 23, p. 560. Cf. Psaume 97,1, Cette référence répond en quelque sorte & la phrase « Audite insulae, et adtendite populi' de longe» (Esale 49,1) citée par Vitalien dans sa lettre & Oswiu ; ef. note précédente. L’HISTOIRE « ECCLESIASTIQUE» DU PEUPLE ANGLAIS 163 anglais ; de sorte qu’on pourrait le comparer a Saiil, jadis roi des Israélites, sauf qu'il ne connaissait pas la vraie religion. En effet aucun chef ni aucun roi n’avait conquis autant de terres qui leur appartenaient, soit pour, les assujettir au tribut. des Anglais soit pour Jes occuper, aprés avoir massacré ou soumis les habitants. A un tel roi, on pourrait 4 bon droit appliquer les paroles que prononca Je patriarche lorsqu’il donna la bénédiction 4 son fils en préfiguration de Saiil’ : « Benjamin est un loup, il déchire, le matin il mange encore, et le soir il partage ses dépouilles ». Aussi Aedan, roi des Irlandais installés en Bretagne,‘s’émut de ses succés et il marcha contre lui avec une armée vaste et puissante ; mais, vaincu,, il s’enfuit avec quelques survivants. En effet... presque toute son armée fut massacrée.,. Et depuis ce jour 14 aucun roi irlandais (de Bretagne) n’osa livrer bataille aux Anglais®? », On congoit qu’un tel texte ait pu déconcerter de nombreux commen- tateurs. Cette exaltation d’un roi paien massacreur de chrétiens parait, dans l’absolu, tout fait déplacée. Qui plus est, elle ne correspond nullement, on I’a vu, & la tonalité générale de l’ceuvre. Quant aux citations bibliques, la comparaison avec Saiil peut passer, bien qu’un peu appuyée, pour relativement pertinente. Mais on percoit mal le bien-fondé de l’allusion Ala bénédiction de Benjamin. Enfin on ne comprend pas trés bien pourquoi Béde a inséré ce passage au milieu d’une série de chapitres oi il évoque Ie souvenir de Grégoire et les débuts' de la mission romaine. La bataille de Chester, ol ce méme Aethelfrith défait une armée bretonne, est relatée tout de suite aprés qu’Augustin a prophétisé le chatiment de ceux qu'il considére comme hérétiques, et l’on peut dire que, dans l’ordre du récit, ce morceau vient & point®*. En revanche, l’évocation de ce roi a la fin du livre I semble parfaitement incongrue. Sans vouloir surestimer l’ordonnance de l’HE, il est permis d’affirmer que l’ceuvre est généralement assez bien construite pour qu’on soit surpris par cette incohérence. Bref ce chapitre est choquant a bien des égards. Il est si choquant a vrai dire, qu’il en est suspect. L’explication qui fait ape] au sentiment national, si elle n’est pas dénuée de tout fondement, me semble pour le moins insuffisante. L’allusion & Benjamin, en particulier, parait absolument gratuite. Or il se trouve que la tradition exégétique interprétait réguliérement le verset 49,27 de la Genése en V’appliquant A saint Paul : c’est un loup qui dévore Ie matin, car il a persécuté les chrétiens dans sa jeunesse ; et qui distribue 82, «His temporibus regno Nordanhymbrorum pracfuit rex fortissimus et gloriae cupidissimus Aedilfrid, qui plus omnibus Anglorum primatibus gentem vastavit Bretonnum,’ ita ut Sauli quondam regi Isracliticae gentis conparandus videretur, excepto dumtaxat hoc, quod divinae erat religionis ignarus. Nemo enim in tribunis, nemo in regibus plures eorum terras, exterminatis vel subjugatis indigenis, aut tributarias genti Anglorum aut habitabiles fecit. Cui merito poterat illud, quod benedicens filium patriarcha in personam Sauli dicebat, aptari : *Beniamin lupus rapax ; mane comedet praedam et uespere diuidet spolia’. Unde motus cius profectibus Aedan rex Scottorum, qui Brittaniam inhabitant, uenit contra eum cum inmenso et forti exercitu ; sed cum paucis victus aufugit. Siquidem... omnis pene eius est caesus exercitus.., Neque ex eo tempore quisquam regum Scottorum in Brittania adversus gentem Anglorum usque ad hanc diem in proclium uenire audebat ». HE, I, 34, p. 116. 83, HE, Il, 2, p. 140, 164 GEORGES: TUGENE sa proie le soir, car il a préché |’Evangile aux nations®*. Cette interprétation étant familiére 4 Béde®®, on est a priori tenté de conjecturer qu’il a voulu y faite allusion, Cette conjecture devient une hypothase solide quand on considére & quel point cette signification restitue au passage toute sa cohérence. Aethelfrith, représentant son peuple (car I'application de la comparaison a Acthelfrith seul n’aurait aucun sens), peut a juste titre étre comparé 4 Benjamin : encore paiens, les Anglo-Saxons ont ravagé une contrée chrétienne ; convertis, ils ont répandu la bonne parole, c’est-a-dire Porthodoxie romaine. Ainsi compris, ce chapitre n’exalte pas la puissance, mais le réle missionnaire des Anglais ; et, loin de détonner dans une ceuvre ou I’héroisme guerrier s’efface derriére la vertu chrétienne, il contribue & renforcer l’analogie entre l’Angleterre et la communauté apostolique. Il se trouve, de surcroit, parfaitement a sa place dans cette partie du livre consacrée a la prédication des envoyés romains. Si V’interprétation ainsi proposée n’est pas abusive, nous avons 14 un exemple précieux, et important a plus d’un titre. Il représente une nouvelle modalité du rapport entre I’histoire anglaise et I’Histoire Sainte, et offre de ce fait le plus grand intérét en lui-méme. Mais il n’a pas moins de prix pour le concours qu’il apporte a l’intelligence des modalités précédemment televées. Reposant sur une nette distinction entre une dimension humaine (victoires militaires) et une dimension spirituelle (prémisses de l’activité missionnaire) des événements, et situant la continuité de l’histoire du salut dans cette derniére, il corrige la conception unidimensionnelle de cette histoire que suggérent les extraits des lettres pontificales que l’on vient de citer. Voir dans l’établissement de I’Eglise anglaise la réalisation littérale de prophéties bibliques revient effectivement 4 confondre le progrés du plan de Dieu avec celui du christianisme au niveau institutionnel. Or si cet aspect est présent dans I’HE, c’est de fagon relativement discréte ; insuffisante en 84, Sur accord général que rencontre cette interprétation, nous avons\e témoignage de Ruin : «In Ecclesia autem apud quamplurimos ista habetur opinio, quod ad Apostolum Paulum teferri posse, quae scripta sunt videantur», De benedictionibus Patriarcharum liber secundus, P.L., 21, 333 B. Citons, entre autres exemples possibles : SAINT JéROmE : « In benedic- tionibus ‘Jacob sub persona Benjamin, de qua tribu Paulus apostolus fuit, legimus : Benjami lupus rapax mane comedet praedam et ad vesperem dabit escam... Qui enim in. principio persequebatur Ecclesiam, postea in toto orbe Evangelii-credentibus alimenta largitus est. Commentariorum in Osee libri 2, P.L., 25, 862. C. SAINT GREGOIRE : ¢ Quibus profecto dictis Paulus apostolus designatur, de Benjamin stirpe progenitus, qui mane praedam comedit, quia in primordiis. suis fideles quos potuit rapiens crudelitati propriae satisfecit. Vespere spolia divisit, quia fidelis postmodum factus sacra eloquia exponando distribuit ». Moralia, P.L. 76, 51 A, Istore Dz Séviitz : « Benjamin Pauli apostoli imaginem praepulit... iste est lupus rapax, mane persecutor diripiens vespere doctor pascens ». Allegoriae, 46, P.L. 83, 107 B. Je remercic M. J. Allenbach, du Centre d’Analyse et de Documentation Patristique de la Faculté de Théolo- gic Protestante de Strasbourg, qui m’a aidé a chercher ces références, 85. Rappelons que le Commentaire que Béde a lui-méme écrit sur la Gendse est incomplet ‘et ne comprend pas le verset 49,27. L’HISTOIRE « ECCLESIASTIQUE» DU PEUPLE ANGLAIS 165 tout cas pour orienter l’ceuvre dans le sens de la « théologie politique®® », A lui seul le chapitre d’Aethelfrith suffirait A contrebalancer cette vision trop matérielle et trop humaine du salut, puisqu’il montre avec éclat que le progrés du plan de Dien ne se confond pas avec celui de Phistoire mani- feste : méme quand des paiens massacrent des chrétiens, ce plan continue de se dérouler, Des événements atroces, apparemment. inintelligibles, peuvent avoir valeur d’indice, voire de «signe ». En revanche ce chapitre tend a rénforcer la comparaison entre l’apétre Paul et la chrétienté anglaise en général (cf. p. 158-159). Car s'il est bien vrai que Vallusion la bénédiction de Benjamin renvoie a saint Paul, il ne peut alors s’agir d’une allusion superficielle, et d’une notation introduite a la légére : son application si paradoxale, 4 un personnage et & des événements absolument dépourvus de toute connotation d’apostolicité, ne peut procéder que d’une démarche consciente, d’une volonté délibérée de signifier une idée. Pourquoi cette idée n’a-t-elle pas regu alors de formulation plus explicite ? On peut penser que l’économie du salut ne se manifestant pas clairement aux yeux des hommes, Bade a estimé qu'il était approprié d’en donner une expression transposée et quelque peu mystérieuse. Toujours est-il qu’elle revient a définir la signification du destin d’un peuple. Derriére les péripéties de Phistoire visible, telles que guerres et conquétes, surgissent, la comparaison avec saint Paul agissant comme un révélateur, les grands traits et le sens de I’histoire des Anglo-Saxons dans l’économie temporelle du salut : c’est une nation appelée 4 répandre la foi chrétienne (et le catho- licisme romain) aprés avoir combattu. des chrétiens. Ainsi, le passage fournit un fondement solide 4 l’analogie apostolique présente dans l'HE a [état diffus. Si l’on pouvait hésiter 4 voir dans certaines citations autre chose que de simples automatismes verbaux, |’assurance donnée ici, que la comparaison entre saint Paul et 1’Eglise-nation anglaise était bien présente A Pesprit de Béde, nous encourage A interpréter dans le méme sens les allusions multiples, et parfois A peine esquissées, faites dans I’ HE & propos de divers personages. Ce passage se présente encore comme un écho de I’Ecriture. Mais il apporte un élément radicalement nouveau par rapport 4 ceux que nous avons relevés plus haut. Il n’est pas comparable a ces références, qui, 86. Sclon I’expression devenue courante depuis la publication du livre de E. PEterson, Der Monotheismus als politisches Problem, Leipzig 1935, Par ailleurs il me semble qu’un christia~ nnisme politique suppose, dans le haut Moyen Age, existence d’un cadre impérial. Prétendant traduire dans les institutions humaines les données spirituelles du message évangélique, entre autres son universalité, il implique I’unité politique du monde sous Ja domination d’un empereur chrétien ; Ia totalité du christianisme étant « concentrée » au niveau politique, c’est & ce niveau aussi que doit s'incarner universe. De fait, les « chrétientés sacrales » se sont épanouies dans les empires, théodosien, puis byzantin et, a louest, carolingien. Or, on I’a vu, l'image du monde international qui’ se dégage de I’HE est celle d’une «communauté de peuples chrétiens » plutot que celle d’un « empire chrétien ». Cf. pour la récusation d°une quelconque prééminence impériale byzantine chez Béde comme chez Isidore de Séville, H. Lows « Yon ‘Theoderich dem Grossen zu Karl den Grossen », Deutsches Archiv fiir Erforschung des Mittel- alters, IX, 1952, p. 370-71, 166 GEORGES TUGENE tirées soit de I’Ancien soit du Nouveau Testament, attestent la présence du Dieu de la Bible dans I’histoire anglaise : telle par exemple, celle qui illustre l’attitude d’Ecgberht lorsque celui-ci voit dans une tempéte un avertissement semblable a celui qu’avait regu Jonas. Il n’est méme pas comparable 4 ces quelques exemples ot les deux Testaments apparaissent conjointement ; ainsi, lorsque Béde conclut le récit de la catastrophe de Coldingham en citant, 4 quelques lignes d’intervalle, un verset de Paul et un verset du psautier ; ou encore, lorsqu’il rapporte une lettre de Boniface citant une phrase de l’Epitre aux Romains, laquelle reprend elle. méme les paroles d’un Psaume®’. Ces passages suggérent, mais de fagon vague, une continuité dans I’histoire au salut, Ici, nous n’avons qu’une référence a l’Ancien Testament, mais elle tire tout son sens de son rapport implicite avec le Nouveau. Les deux livres de la Bible n’interviennent pas en conjonc- tion, mais dans leur relation dynamique, dans la relation. significative que Vexégése établissait traditionnellement entre eux. : le lien qui unit les deux Testaments ne tient pas seulement a l’immuabilité de Dieu, mais aussi a ce rapport qui s’exerce dans I’histoire, et en vertu duquel des événements de I’un préfigurent ceux de I’autre, lesquels accomplissent ce. qui était annoncé dans le premier. Avec la comparaison entre Aethelfrith et Benjamin, c’est donc le mouve- ment méme des Ecritures, ce mouvement constitutif de histoire du salut qui s’introduit dans I’HE. Telle qu’elle apparait dans ce chapitre, la phrase de la Genése n’est pas simplement une allusion vétéro-testamentaire de plus. Transfigurée, orientée par la référence a saint Paul, elle porte toute une charge supplémentaire de signification qui lui vient du Nouveau Testa- ment, ou plutét de Ja relation entre les deux parties de la Bible chrétienne. C’est dans un tel passage que I’historiographe, en Béde, est le plus proche de l’exégéte. Il écrit ’HE comme il lit ’Ancien Testament: 4 la lumiére de l’Evangile. Cela ne signifie pas, bien sfir, que le sens littéral du chapitre s’efface. Comme dans la conception typologique des relations internes a la Bible, oit Jes faits de I’histoire juive conservent tout leur réalité, les faits évoqués ici sont authentiques. Aethelfrith a effectivement écrasé ses ennemis bretons. A cet égard, le chapitre a une valeur documentaire précieuse pour I’historien moderne, Quant aux récipiendaires originels de I’ HE, on imagine volontiers, si l’on songe qu’il s’agit en l’occurrence de deux publics différents, que le roi Ceolwulf et son aristocratic devaient étre sensibles I’évocation d’un héros dont le souvenir était sans doute encore bien vivant 4 la cour de Northumbrie ; mais les pairs de Béde, moines et lettrés, ne pouvaient manquer de percevoir, en plus, l’allusion exégétique A saint Paul. Le passage conserve l’ambivalence et Ja richesse de la lecture exégétique chrétienne, et il en refléte le principe sous-jacent : ce n’est pas Pécrivain qui utilise 87. Cf. plus haut, notes 66, 67 et 79. L’HISTOIRE « ECCLESIASTIQUE» DU PEUPLE ANGLAIS 167 certains faits pour signifier des vérités plus profondes ; c’est Dieu lui-méme qui charge les événements d’une signification qui, dépassant leur contenu manifeste, laisse entrevoir ses desseins. Mais s'il parait indéniable que ce passage a une fonction qui dépasse de loin le réle immédiatement perceptible qu’il joue dans 1a description dun roi anglo-saxon, il ne faudrait pas lui attribuer une importance indue. Il ne transfigure pas I’ceuvre en vertu de sa seule présence®®. L’HE n’est pas tout entiére écrite de facon & ce que le sens littéral soit doublé de signifi- cations spirituelles. Une telle entreprise serait par définition impossible, car ce systéme de symbolisme historique ne joue pleinement que dans un cadre défini par l’Ancien Testament, perch comme « préparation», et VEvangile. L’historien et l’exégéte ne peuvent, en dernier ressort faire coincider leurs points de vue, car Vhistoire que commente I’un est irré- ductible a celle qu’explique l’autre. Si ’on fait 4 présent un bref bilan des divers procédés qui, dans l’HE, mettent la plus ancienne histoire anglaise en rapport avec ’économie du salut, on se trouve devant un ensemble d’éléments disparates ct parfois contradictoires. Imitations (volontaires ou non) de 1’Evangile, répétitions de catastrophes ou de miracles, réalisation de prophéties et de promesses bibliques. Correspondances entre l’Eglise anglo-saxonne et I’Eglise primi- tive, entre les Anglais et Israél ; mais aussi entre les Anglais et les Gentils. Analogies entre saint Paul et Grégoire, apétre des Anglo-Saxons, d’une part ; entre saint Paul et les Anglo-Saxons, ap6tres des Germains paiens 88, En fait le chapitre 1,34 ne constitue pas le seul exemple de correspondance « typolo- gique> avec ia Bible Du moins peut-on trouver d'autres passages qui sont éorits dans le meme esprit. Un article de C.B. KENDALL, «Imitation and Bede’s History» in M. Kinc & W.H. SrEvENs, Saints, Scholars and Heroes : Studies in Mediaeval Culture in honour of C.W. Jones, Saint-John’s University, Collegeville 1979, offre une analyse particulierement, intéressante (p. 178-82) du premier chapitre de HE (p. 14-20). Ce chapitre présente une description de la Brittania, fondée sur des autorités diverses, en particulier Pline, Orose et Gildas. Parmi les indications géographiques précises, qui proviennent des sources, Bede introduit des évocations du paysage naturel. Kendall remarque que l’abondance et Ia richesse décrites dans ces passages offrent un contrasie trés vif avec la vacuité, et méme Mhostilité, de la nature quand elle est Evoquée en d'autres endroits de "HE. C’est que cette richesse naturelle est une image du monde d'avant la Chute. Comme dans la Genése, le mal s'introduira dans cette terre d’abondance : désastres et catastrophes s*accumulent, I'fle est appauvrie et les Bretons sont parfois affigés par la famine, Dans la description de I"Irlande, Béde introduit la légende selon laquelle les Serpents ne peuvent pas vivre dans cette fle. Pourquoi ? L'Hibernia est décrite comme une contrée encore plus heureuse que la Brittania : « Dives lactis et mellis insula nee vinearum expers, piscium volucrumque sed et cervorum caprearumque venatu insignis » (1,1, p. 20) = cette terre riche en lait et en miel sugeére I’image de Ja terre promise de I’Ancien Testament, Jaquelle préfigure la résurrection du Christ et la rédemption de I'humanité, Le serpent ayant causé Ia mort spirituelle de I’humanité, il est donc approprié que I'Irlande en soit dépourvue. ‘Méme les cerfs, mentionnés dans la description, jouent ici un r6le symbolique puisque, suivant la tradition (cf. Isidore, Etymologiae, XI, 1, 18), cet animal est l'ennemi du serpent. Cette analyse me parait tout & fait convaincante. Le premier chapitre de I'HE n’a aucun rapport avec Ja « métaphore apostolique ». Mais s'il est prouvé que Béde a voulu donner un sens plus profond ce passage qui, a premiere vue, semble n’avoir qu’une valeur descriptive, alors on peut raison- nablement s'attendre a ce que d'autres passages aient une valeur spirituelle cachée. La demonstration de Kendall rend ainsi pls erédibie Vinterprétation que je propose du chapitre Aethelfrith. 168 GEORGES TUGENE et des Celtes schismatiques, d’autre part. Toutes ces notations ne sont pas organisées en une structure unifiée et cohérente. Les notions d’apostolat et de mission, la figure des apétres, font office d’éléments unificateurs. Mais elles n’imposent pas l’unité d’un systéme de correspondances bien articulé ; disons plutét qu’elles polarisent tout un agrégat de références qui, de maniéres diverses, renvoient respectivement 4 I’Histoire Sainte. On peut bien dire, me semble-t-il, que l’HE établit un lien entre I’histoire Politique d’un peuple et I’histoire du salut ; mais c’est de fagon fragmentaire et quelque peu intermittente. Pouvait-il en étre autrement ? En fait, cette question du rapport entre Vhistoire anglaise et le plan du salut vient naturellement a l’esprit du lecteur de l’HE, en raison de l’atmosphére générale de I’ceuvre et de l'utilisation particuliére de toute une série de références bibliques. D’un autre cété, celles-ci suggérent que cette question n’était probablement pas absente de V’esprit de Béde lorsqu’il a écrit son texte. Mais une telle question ne peut recevoir de solution, sauf & confondre I’histoire du salut avec celle de l’Eglise comme institution. Or, on vient de le voir, une telle orientation est fonciérement étrangére & l’esprit de I’HE. Pour Béde, V’histoire visible ne manifeste pas immédiatement le plan de Dieu, comme le montre de fagon frappante le chapitre d’Acthelfrith. Comment peut-on alors caractériser la situation de I’histoire anglaise par rapport au plan du salut ? Quels sont les traits distinctifs de l'HE susceptibles d’expliquer pleinement la présence de 'adjectif « ecclésiastique » dans le titre ? ‘Non pas, certes, une véritable articulation a I’histoire du salut : une pleine intelligence de I’action de Dieu dans I’histoire est, par définition, exclue. Un historien éclairé par Ja foi (et, aimerait-on ajouter, intellectuellement « équipé» par la pratique de l’exégése) peut éventuellement en capter quelques: signes, quelques manifestations isolées. Mais le sens profond de Vhistoire reste enveloppé d’obscurité. Du moins pourrait-on dire que I’HE se distingue par une certaine « sancti- fication » de "histoire anglaise. Cela ne tient pas la présence, dans le récit, des « affaires religieuses » ou des épisodes hagiographiques : c’est toute Vhistoire humaine qui est concernée. Cette qualité se manifeste par une moralisation massive de la relation des événements, qui accorde beaucoup de place au réle de la rétribution divine, et relativement peu A l’aventure purement humaine. Plus exceptionnellement, par une « spiritualisation » qui, sans prétendre dévoiler le plan de Dieu ni montrer en quoi des faits politiques s’y intégrent, suscite au moins le sentiment que ce plan existe et que derriére les événements purement humains il y a une dimension spirituelle que 1’on peut entrevoir parfois grace aux rapprochements avec VEcriture. Cette qualité se manifeste, enfin, par le caractére d’universalité qu’un tel rapprochement confére & l’HE, Lorsque des faits sont rapportés & un précédent biblique, ils perdent, dans une certaine mesure, leur caractére L’HISTOIRE « ECCLESIASTIQUE» DU PEUPLE ANGLAIS 169 contingent : ils se conforment 4 un modéle archétypal, ils s’alignent sur une norme de valeur universelle. Considérées dans le cadre de l’histoire de la chrétienté, la conversion des Anglais, leurs entreprises missionnaires, représentent quelques péripéties locales. Mais, percus et relatés a travers des formulations inspirées par le souvenir de la communauté primitive, ces faits prennent pour ainsi dire une couleur apostolique. Lorsqu’on les voit sous ce jour, on a le sentiment que c’est l’essence méme de I’Eglise qui s’incarne dans le destin ecclésiastique du peuple anglais. L’HE est fidéle en cela a l’esprit de la tradition biblique, ot l’universel ne se manifeste pas autrement qu’en se concrétisant dans le particulier, mme le proclament la personne méme de Jésus et Phistoire du peuple juif, qui a une portée universelle dans la mesure ott Dieu y révéle un dessein qui concerne toute I’humanité. De la méme facon, I’HE présente certains faits de l’histoire anglaise comme des manifestations particuliéres d’une dispensation générale, comme des petits fragments de la geste de Dieu per Anglos. Cette universalité est différente de celle qui caractérise V’histoire institu- tionnelle de I’Eglise, et qui a retenu notre attention dans la premiére partie de la présente étude. L’universalité de Vhistoire du salut ne représente pas une quantité, mais une qualité, qui procéde de Ia relation directe au principe de toute universalité. Il y a un ordre profond de Vhistoire et c’est la participation 4 cet ordre qui confére 4 des faits particuliers leur dimension universelle*®. Dés lors, l’antinomie entre l’universel et le parti- culier s’évanouit ; ces deux termes ne s’opposent pas comme le tout a la partie, mais ils sont réunis dans une relation d’homologie. Dans cette pers- pective, une histoire particuliére n’est pas pergue comme un fragment de histoire universelle, elle en est plutét un reflet, une image. L’HE, peut-on dire, n’est pas seulement l’histoire de l’Eglise limitée & une nation, mais, surtout, histoire de I’Eglise telle qu’elle s’exprime dans le destin d’une nation. On doit, au terme de ces réflexions sur la double dimension « ecclé- siastique» de HE, apporter certaines nuances aux formules. proposées dans l’introduction. Ce qui représente & nos yeux un amalgame du sacré et du profane provient en partie d’un mélange des genres : certains chapitres pourraient fournir la matiére d’une histoire de I’Eglise anglaise. Mais ce nest pas 1a que réside le cOté le plus neuf, ni le plus frappant, de l’ceuvre. Ladjectif ecclesiastica s’applique aussi A des entités qui ne relévent, selon des critéres strictement institutionnels, ni de l’Eglise ni de la religion. I 89. Ceci correspond tout simplement au double aspect de l'universalité de I'Eglise. Matérialisée par Rome ct la papauté, clle vise a I'universalité d’extension, Mais elle incarne également ‘une universalité d’essence, qui est bien rendue par la notion de catholicité, dont Ia nuance spécifique réside dans l'idée d’étre «selon le tout», « conforme au tout ». Sont «catholiques > I'Eglise chrétienne dans son ensemble, tout autant qu'une Eglise locale, ou méme qu'un fidéle, Cf. H, de Lusac, Catholicisme, Foi Vivante n° 13, Le Cerf 1965, chap. 2. 170 GEORGES TUGENE exprime la qualité d’un peuple considéré comme membre d’une commu- nauté de peuples chrétiens, Cette conception n’est pas nouvelle, mais il semble que Béde ait eu une conscience particuliérement vive de ses implica- tions sur le plan historiographique. Car cet adjectif désigne également pour lui la dimension spirituelle qui distingue cette histoire nationale. La se trouve sans doute l’apport le plus original de I"HE. Le mélange des matiéres, histoire politique et histoire de I’Bglise, va & l’encontre d’une classification consacrée, mais il n’est pas inédit, et il est relativement peu significatif. Le point important consiste dans la dualité des points de vue, celui de l’histoire manifeste des faits et celui de I’histoire cachée du salut. La est la distinction essentielle, celle qui doit dominer toute réflexion sur la conception de l’histoire dans I’ HE, si l'on veut rendre pleinement justice & cet aspect de I’ceuvre. Elle conditionne les deux dimensions de I’histoire universelle par rapport 4 quoi se situe, dans deux perspectives différentes, histoire particuliére des Anglais. On pourrait, en guise de conclusion, se demander si ces deux dimensions sont solidaires et si leur présence conjointe procéde d’une nécessité interne. Rien ne permet de l’affirmer, semble-t-il, si l’on s’en tient 4 une considéra- tion de Puniversel et de ses modalités. Mais ce n’est pas le probléme qui a préoccupé Béde ; et ce n’est pas la question essentielle autour de quoi s’ordonnent ses idées. Si l’on veut comprendre le principe de cohérence qui unit dans sa pensée les différents genres de liens entre le particulier et Tuniversel, il faut partir d’un theme qui, occupant une place centrale dans THE, détermine la configuration générale des idées qui y sont exprimées?®. Ce théme est celui de la mission. 90. On pourrait aussi partir d’un principe d’intelligibilité situé & un niveau plus profond. Crest ce que fait C, Leonarbt dans « I Venerabile Beda e la cultura del secolo VIII », Setrimane, XX, 2, 1973, p, 603-658, ott il essaie de définir le caractére spécifique de Peuvre de Béde en partant de la configuration culturelle particuliere dans laquelle elle s'inscrit. Comme cet article, tout en adoptant un point de vue plus général, discute également le probléme de la conception de Vhistoire, il me semble a propos d’en résumer briévement quelques idées qui me paraissent particulitrement importantes, et qui fournissent pour ainsi dire un arriére-plan théorique aux éflexions que j'ai proposées Considérant d’abord lexégise de Béde, I’auteur caractérise cette derniére en parlant de lecture « mystique» de la Bible, cet adjectif devant étre débarrassé de ses connotations a-histo- Tiques : cela signifie que histoire humaine n’a de valeur -qu’en tant qu’elle est: tournée vers Funion mystique ; Béde voit le mouvement vers le divin dans histoire. Pour saint Grégoire, Vhistoire est incertaine et hostile (ses saints ne sont pas concus comme un moment de l'histoire de lhumanité, ni de la croissance de 1’Eglise). Pour Béde, labsolu ne se manifeste pas en contraste avec histoire, mais surtout comme guide de l'histoire, La vie active est imparfaite, mais elle peut étre portée & la perfection, L’Eglise consiste essentiellement dans ce mouvement vers le divin, dans cette condition chrétienne, tendue vers 'union « théandrique», et c'est dans cette perspective que Béde comprend I'histoire. It s’intéresse aussi aux problémes institu tionnels de lEglise ; mais i est essentiellement tourné vers sa signification spirituelle, D’ou sa conception de l’eschatologie : elle se réduit en une tendance & la plénitude de la personne, a la rencontre de I'esprit humain avec Ie Christ (dans le commentaire sur I"Apocalypse, non seulement les traditions chiliastiques sont absentes, mais les visions apocalyptiques sont lues comme une invitation & la perfection de la personne). Alors que Grégoire est divisé entre la contemplation et I’action, chez Béde il n’y a pas separation. La vie parfaite est réservée a quel- ques hommes. Pourtant la perfection ne coincide pas simplement avec la vie monastique et le retrait du monde, mais avec une certaine condition de I’ame. L’HISTOIRE « ECCLESIASTIQUE» DU PEUPLE ANGLAIS 171 D’un cété, dans l’ordre de ’histoire manifeste, on doit noter qu’au-dela de la simple appartenance juridique et institutionnelle 4 I’Eglise romaine, ce qui caractérise la chrétienté anglaise: est sa participation active a la mission universelle de cette Eglise. D’un autre cété, au-plan de l’histoire du salut, on a souligné que l’idée apostolique joue un réle essentiel dans le systme de correspondance entre 1’Eglise anglo-saxonne et la communauté évangélique. Or l’'idée d’apostolicité n’impose pas seulement l’imitation de certaines formes de vie, nile souci de la conformité 4 une norme originelle, mais aussi et, pour Bade, surtout, la fidélité A lesprit de la mission aposto- lique. On a le sentiment, a lire certains passages de I’HE, que la responsa- bilité des « envoyés» du Christ est délibérément reprise en charge par les Anglo-Saxons. Aussi, on ne peut pas dire que cette ceuvre présente d’une part la vision d’une Eglise anglo-saxonne intégrée dans le mouvement d’expansion du christianisme, et de I’autre celle d’une Eglise qui serait une sorte de reflet de la communauté primitive, comme s’il s’agissait de deux réalités distinctes. S*il est vrai qu’elle n’apparait parfois que comme un aspect, parmi d’autres, de l’histoire institutionnelle de I’Eglise, la mission se présente également comme un mouvement qui réalise essence méme de I’Eglise, universelle non seulement de fait, mais de vocation? *. Et comme cette mission appartient aussi bien 4 l’ordre du politique qu’a celui du salut, elle opére une jonction naturelle entre ces deux domaines. C’est pour micux s’identifier A la communauté apostolique primitive que l’Eglise anglo-saxonne est logiquement incitée & se faire missionnaire. Lrarrigre-plan spirituel qui fait la richesse et la profondeur de HE ne s’ajoute done pas artificiellement 4 une histoire nationale dont le cadre Avec I’ HE on ne part pas de la vie chrétienne pour considérer la part qu’y tient l'histoire, mais de histoire pour en observer Ia signification chrétienne. Pour Béde Vhistoire a un sens si elle est «ecclésiastique », c’est-i-dire si elle a un rapport a I’Eglise, qui est condition de Tunion avec Dieu. D’od Ja cohérence de pensée qui unit les commentaires bibliques et "HE. «Pour la premitre fois dans Ja tradition chrétienne on voit s’élaborer une véritable histoire dans le cadre d'une motivation mystique » (p. 635). La gens Anglorum est un nouvel Israél, mais dans Vordre spirituel. La plénitude messianique n’est pas possession terrestre, mais union avec le divin. La conception de Béde n’est ni vétéro-testamentaire ni proprement eschatologique. Elle part de Vidée que Ia perfection est Je divin dans le coeur de homme, et que P’histoire est polarisée par cette possibilité divine. D’ot la place centrale de la Conversion et 'importance du mode de conversion : elle ne s’opére pas sous la pression des miracles. Les rois anglo-saxons adhérent A la foi aprés réflexion, & la suite d'un cheminement intérieur. La voie de la « per- fection » ne peut avoir recours & des moyens extérieurs pour s*imposer. C’est en somme cette conjonetion singuliére du mystique et de historique qui fait loriginalité de Béde. Ainsi sa position représente «une alternative unitaire, par rapport aux positions théocratiques et spiritualistes » (p. 842). 91. Ceci me parait bien exprimé dans ces quelques lignes d"Y. Concar : « L*idée fonda- mentale d'une sorte de cascade de missions, partant du Pére pour aller jusqu’a I’Eglise en pas- sant par le Christ et les Apdtres, se trouve déja dans le NT (entre autres références, Y. Congar propose Mathieu 28,18-20 ; 1a derniére phrase de ces versets est citée par Bde, cf. note 68) (..) Ie principe de Vapostolicité existait, dés Vorigine, dans la conception méme’qu’on se faisait de l’Eglise comme d’une communauté commencée dans les Apétres mais vouée a une extension. et 4 une durée indéfinies, de sorte que cette Eglise ne soit pas autre chose que la dilatation, sion peut dire, du premier noyau apostolique >, L’Eglise, Une, Sainte, Catholique et Apostolique (Mysterium Salutis 15) éd, du Cerf 1970, p, 186-187. 172 GEORGES TUGENE légitime serait celui de V’histoire politique. Les deux points de vue s’arti- culent autour d’une charniére qui rattache, en. une corrélation étroite, le spirituel au politique, l’universalité d’essence a I’universalité d’extension. Je ne voudrais pas affirmer que les idées de Il HE's’agencent en un ensemble aussi parfaitement cohérent, ni que toutes les contradictions qu’implique Vopposition du particulier 4 l’universel, de ’humain au spirituel, y soient surmontées. La question de savoir dans quelle mesure I’HE parvient & intégrer des points de vue divers, dépend de l’importance que I’on accorde Acertains éléments de I’ceuvre, et cela reste, en fin de compte, affaire d’appré- ciation personnelle. Mais quoi qu’on en puisse penser, il est indéniable que, pour le moins, on trouve dans l’euvre de Bade les éléments d’une telle intégration. Georges TuGENE

Vous aimerez peut-être aussi