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Octobre 2008

Geremek
Michel Deguy

La mort de Geremek m’entraîne dans une tristesse spéciale, énorme, pareille à la pesanteur d’un
nageur épuisé – bientôt « noyé pensif (qui) descend ». Pourquoi suis-je contraint à cette « première
personne », un peu déplacée, qui se singularise et s’en excuse ? Comment un « étranger », de tant de
manières éloigné peut-il être à ce point touché par la mort de cet homme ? Je lui dois donc plus
encore que je ne croyais. Il me faut esquisser un récit :

Voici peu de mois (en 2008), j’eus la chance de passer presqu’un jour avec Geremek à Rennes : le
concours des circonstances fit qu’invité à St-Brieux par la Ligue de l’Enseignement laïc à parler de
poésie en « maison de la culture », je rejoignis Geremek invité à l’Université de Rennes : la Faculté
de lettres honorait l’historien médiéviste, le Polonais historique, le député européen, et l’un des
derniers humanistes – une grande figure de cette Europe qui ne se fera pas. Et de « conversation »,
prévue par notre programme, il n’y eut point : tout simplement parce que, quand après son salut ce
fut mon tour, je le priai de nous dire sa vie, sa pensée, son action, le plus longtemps possible : tous
ces jeunes gens avaient la chance improbable de le rencontrer (et en effet ils ne l’ont plus) en cet
âge du témoignage, un des grands témoins ; ils ne devaient pas en perdre une minute. J’étais un des
rares en cette séance (l’âge aidant) à avoir porté « Solidarnosc » à la boutonnière ; puis suivi
Geremek mois par mois dans les gazettes à travers tant de luttes, de ces luttes dont c’est la
définition qu’elles sont perdues (mais pas d’avance !) puisqu’elles ont lieu pour le meilleur, et qui
font porter à un homme comme celui-ci cette grandeur du passé dans le présent dont l’organisation
médiatique de la présence (« Vivez en direct… par les images ! ») prive et privera toujours plus
implacablement les « nouveaux venus » (Arendt).

Courtoisie admirable, usage parfait de la langue de ses hôtes, phrasé grammatical rigoureux, diction
attentive, haute responsabilité d’enseignant, réserve aristocratique dans l’égalité humaine absolue,
et tout cela, bien sûr, dans l’intelligence du sens de l’histoire, à savoir de la déposition de l’illusion
de l’avenir révolutionnaire (passage du totalitarisme à Solidarnosc) et de l’avenir de l’illusion
religieuse (ou idolâtries « intégristes ») : futurition d’une nouvelle tolérance serait un nom pour
cette espérance maintenue avec l’énergie du désespoir. Un respect profond entoura cette
manifestation publique – une des dernières donc – du zèle pour la vérité, l’objectivité, le désintérêt,
l’infatigable sagesse de l’intellectuel.

Et qu’il ait pu être supprimé, anéanti, un après-midi de juillet dans un accident de la route, cette
effrayante banalité du mal, ce fait divers de la mort statistique, cette destruction de masse, ce
mouroir moderne, avec cent mille « anonymes » dans la circulation mondiale des chauffards, qui est
un des noms de l’homme contemporain, distraitement, stupidement, intempestivement, cette
annonce achevait de changer notre anxiété en présage, de faire augure et prémices pour notre avenir
politique, européen, de citoyens incapables de lui avoir confié la présidence du Parlement dans une
Europe des esprits. L’Europe kantienne continentale n’aura pas lieu, n’aura pas eu lieu. Les intérêts
inconciliables, les chauvinismes, le temps du mépris, l’abaissement des ambitions de l’esprit
(toujours plus loin de Husserl, de Valery…), les régressions des croyances, les fourberies politiques,
les calculs qui, en définitive, de ruses en trahisons, s’emploient toujours à la défaite déraisonnable
d’un bien plus commun, à l’écrasement fatal du jugement intelligent par l’argent, l’auront emporté.

Adieu au meilleur, aux peu nombreux (oligoï) qui ne renoncent pas à l’impossible. Un Geremek de
perdu, un million de populistes soulagés. Il sera diffamé par ses ennemis ; par son propre pays ; les
foules haussent les épaules ; les fanatiques ne regrettent pas le réformiste. L’Europe toujours moins
européenne enterre son passeur multilingue.

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