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24 octobre 2008

Penser la société du risque global


Les soubresauts financiers révèlent la mondialisation des enjeux et des dangers, qui
pourrait engendrer des " Etats faibles "

Du jour au lendemain, l'économie de marché, principe dont l'Occident s'est fait le missionnaire, et
qui a entraîné une aversion pour le communisme, ainsi qu'une mise à distance critique du système
chinois actuel, est devenue fiction. C'est avec le zèle des néophytes que les banquiers (devenus des "
banksters " dans l'opinion publique) exigent la nationalisation de leurs pertes. Le modèle chinois
d'économie socialiste de marché, jusqu'ici raillé, diabolisé mais aussi redouté, est-il en train de faire
irruption dans les cercles anglo-saxons du " laisser-faire " ? Comment la globalisation des
risques financiers peut-elle provoquer un tel bouleversement de la politique mondiale ?

La distinction suivante, fondamentale, nous livre une réponse à cette question : le risque ne signifie
pas catastrophe, mais perception de la catastrophe future dans le présent. La
généralisation des risques (variations climatiques, crise financière, terrorisme) instaure un état
d'urgence illimité, qui transcende la sphère nationale pour devenir universel.

Au premier abord, l'on pourrait penser que le philosophe Carl Schmitt (1888-1985) avait prévu le
potentiel politique que recèle l'état d'urgence instauré par la globalisation des risques. Or, dans sa
théorie de la souveraineté, Carl Schmitt pense l'état d'urgence dans les limites de l'Etat nation. Le
signe le plus visible de la globalisation des risques est peut-être l'instauration d'une situation
exceptionnelle qui abolit les frontières entre les Etats nations, et brouille les repères sociaux, spatiaux
et temporels. Sur le plan de la socialisation, l'état d'urgence transcende les frontières, dans la mesure
où le nouveau chapitre financier qui s'ouvre relève de la " politique intérieure mondiale ". On le voit
dans la bataille que se livrent les gouvernements pour trouver le meilleur plan de sauvetage (voir
l'exemple du premier ministre Gordon Brown). Un jeu de pouvoir, relevant à la fois du coup de poker
et de la roulette russe, vient transformer les règles d'une politique internationale apparemment
révolue.

Aucun joueur isolé ne peut sortir son épingle du jeu, car tout repose sur les alliances
qu'il contracte. A lui seul, un gouvernement ne peut combattre ni le terrorisme global, ni le
dérèglement climatique, ni parer la menace d'une catastrophe financière. Lorsqu'il cherche une
réponse à l'effondrement programmé de l'économie mondiale dans les limites étriquées de l'espace
national, un politicien comme Michael Glos - ministre allemand de l'économie - ressemble à un
ivrogne, qui, en pleine nuit, tente de retrouver son porte-monnaie à la lumière d'une lanterne. Quand
on lui demande : " Est-ce vraiment ici que vous avez perdu votre porte-monnaie ? ", ce dernier répond
: " Non, mais la lumière de cette lanterne me permet au moins de continuer à chercher ! "

En d'autres termes : la globalisation des risques financiers pourrait aussi engendrer des " Etats
faibles " - même dans les pays occidentaux. La structure étatique qui émergerait de ce contexte aurait
pour caractéristiques l'impuissance et l'autoritarisme postdémocratique.

L'état d'urgence abolit les zones de protection, car l'impact des risques financiers dans un
monde d'extrême interdépendance est devenu imprévisible et impossible à compenser. L'espace
sécurisé des premiers Etats nations de l'ère moderne n'était pas à l'abri des dommages. Toutefois,
ceux-ci étaient réparables : les dégâts qu'ils causaient étaient indemnisables. Une fois que le système
financier mondial s'est effondré, que le climat s'est déréglé de manière définitive, que les groupes
terroristes disposent déjà d'armes de destruction massive, alors il est trop tard. Au regard de cette
nouvelle forme de menace pour l'humanité, la logique de réparation n'est plus valable. Dans ce
contexte, tout jugement rationnel et fondé sur l'expérience est banni !
Le caractère imprévisible des risques financiers est le corollaire de l'absence de savoir. Dans un même
temps, les exigences de l'Etat en matière de connaissance, de contrôle et de sécurité doivent pourtant
être renouvelées, approfondies et étendues. De là résulte toute l'ironie (pour employer un
euphémisme) de la situation : l'on prétend contrôler quelque chose, dont personne ne peut
connaître ni la nature, ni l'évolution, et l'on ignore quels seront les effets bénéfiques ou secondaires des
milliards prescrits en guise de thérapie par les politiques, dans l'ivresse des chiffres. Pourquoi est-ce à
l'Etat d'intervenir, lorsque l'économie refuse de fonctionner ? A cela il y a une réponse-clé, d'ordre
sociologique : c'est sur la promesse de sécurité que l'Etat moderne assoit sa suprématie.

Que se passe-t-il lorsque cette promesse démesurée n'est pas tenue ? La réponse est réaliste
et cynique à la fois : l'impuissance de l'action politique accroît le danger, et par là la détresse. Avec une
conséquence paradoxale : la détresse blanchit les erreurs politiques en même temps qu'elle crée les
conditions de leur apparition. Plus les fautes accentuent la détresse des gens, plus elles sont
pardonnées.

Le caractère imprévisible du danger crée un état d'urgence qui n'est plus limité dans le
temps. De ce point de vue, les crédits " toxiques " du système financier mondial ressemblent un peu
au danger d'avalanche lorsque la neige ne cesse de tomber : on sait que le risque existe, mais
on ne sait pas avec exactitude quand et où se produira l'effondrement.

En même temps, la perception de ce danger qui menace de nous entraîner tous au fond du gouffre
crée une dynamique, une accélération de l'action, et par là une nécessité consensuelle qui vient
court-circuiter la prise de décision politique. La conséquence : ce qui paraît impensable au sein de
l'espace politique national devient possible, précisément, à l'échelle mondiale. Des engagements
d'ordre financier et politique parviennent à être pris au niveau mondial, dans une précipitation proche
de l'électrochoc.

Pourquoi ? Parce que la catastrophe est anticipée, et le risque universel amplifié par les images
véhiculées par les médias. Le pouvoir sans précédent de la perception du danger universel est toutefois
cher payé, car il n'est que de courte durée : la légitimité de l'action " cosmopolitique " face aux risques
globaux dépend des médias, et ne se maintient que par l'attention qu'ils portent à ces dangers.

Dans la société du risque global, ni l'errance métaphysique du Godot de Beckett, ni la vision


horrifiée des mécanismes de contrôle de Foucault, ni même la tyrannie silencieuse du processus de
rationalisation qui terrifiait Weber, ne suscitent un choc anthropologique. Ce qui nous effraie, c'est
l'idée que la toile de nos dépendances matérielles et de nos devoirs moraux pourrait se déchirer, et que
le système sensible de la société mondiale du risque pourrait s'effondrer. C'est le monde à l'envers.
Ce qui était un tableau effroyable pour Weber, Adorno et Foucault (la perfection du contrôle rationnel
qui régissait le monde) est pour la victime potentielle des risques financiers (c'est-à-dire pour tout le
monde) une promesse : ah !, si le contrôle rationnel régnait en maître ! Si nos pires maux
étaient la consommation et l'humanisme ! Si le système pouvait venir lui-même à bout de ses
dérèglements, ! Comme ce serait merveilleux !

Quel est l'effet positif de ces effets pervers ? Que les Etats nations égoïstes doivent s'ouvrir
d'eux-mêmes au monde. Il s'agit toutefois d'une possibilité parmi bien d'autres, qui implique d'avoir
tiré des leçons de l'anticipation de catastrophes. Une autre possibilité serait qu'elles n'aient pas lieu.

Ulrich Beck Philosophe et sociologue à l'université de Munich

Traduit de l'allemand par Sandrine Adass

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