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Où Mettre Les Pieds ?
Où Mettre Les Pieds ?
Avant que de faire parler cette question qui fournit un titre à mon
propos d'aujourd'hui, je voudrais, une fois de plus, rapporter un dialogue où
je vois affleurer, exemplairement, de nombreux thèmes bloyens : l'humour,
l'excrément, la parabole et l'interprétation, la question du domicile et celui de
la dromomanie ; Le 11 décembre 1894, dans le journal de Léon Bloy, je lis :
"Il n'y a rien à faire avec vous, m'a dit une dame, vous marchez dans
l'Absolu.
-Dans quoi voulez-vous que je marche ?" a répondu celui qui déclarait avoir
fait de l'absolu son domicile.
La réplique catapultée par Bloy est, en soi, une manière de réponse à
ma question "Où mettre les pieds ?" Mais il ferait oublier pour le coup, que le
pamphlétaire, surpris ici à blasonner, à illustrer d'une anecdote la
pseudonymie d'un Marchenoir expert en tribulations, essaie, tant bien que
mal, et toujours plutôt mal que bien, de se loger, de se poser, en un mot
d'habiter.
Force est donc de compliquer la question initiale et d'y ajouter une
apostille : "Où mettre les pieds quand on ne marche pas ?"
Ainsi complétée, la question reste posée mais on se gardera bien de lui
apporter une réponse. Soyez assurés que cette réticence ne se nourrit de
pusillanimité pas plus que d'indécision ; Entendez qu'elle est l'écho d'une
réserve dont le texte de Bloy ne cesse de faire part... Cette question restera
donc en suspens parce qu'en un sens, elle est faite pour qu'on y réponde pas.
J'essaierai de montrer que, forme d'un point aveugle, elle travaille bien le
texte de Bloy, mais qu'elle ne peut pas structurellement, essentiellement,
recevoir de réponse ; tout au plus, mais c'est déjà beaucoup, suscite-t-elle
des récits. Mais, il nous faut alors imaginer un Bloy-Orphée, avançant à
reculons, dos tourné en direction d'une Eurydice aussi désirée que fuyante. Je
vous convie au tour de la question.
J'ajouterai, pour clore ce préambule, que cette question, si le texte
bloyen ne la formule pour ainsi dire jamais frontalement, il la distribue, la
décline sous une double forme : elle hante sa vie, elle structure des zones
textuelles. Pourquoi établir cette distinction qui, s'agissant de Bloy, ne peut
manquer de soulever autant de problèmes que d'interrogations ? Posons
comme thèse que le "biographique" est doublement énoncé et énonciation,
que l'une est, toujours déjà, le commentaire composé, l'interprétation de
l'autre. Par où Bloy préfigure l'autre grand lyrique du XXè siècle : Céline.
Il existe une biographie bloyenne, qui n'est pas cette entreprise affichée,
explicite d'autobiographie, qui n'est pas non plus le résultat d'une démarche
externe de critique littéraire pour prendre l'exemple du travail de Joseph
Bollery.
Non ! La biographie que je qualifie de bloyenne, -voulant signifier par-là
l'inauguration d'un genre propre- c'est celle qui subsumerait ces nombreux
événements textuels où Bloy se met, lui-même en scène, s'inscrit dans son
texte de manière calculée. De quel Léon Bloy, par exemple, le titre Léon Bloy
devant les cochons parle-t-il ? De celui qui fait front aux pourceaux, de celui
qui écrit la confrontation ? Des deux, sans nul doute ; l'intérêt étant de
montrer à quelle complexité textuelle, une telle pratique d'écriture donne le
jour. Chaque texte bloyen se complique de l'installation systématique d'un
protocole d'énonciation, qui se soutient littéralement d'un artefact
biographique, dont la fonction référentielle est hypothéquée par une
compulsion interprétative. De ce supplément textuel au texte, mais alors
d'un supplément interne, intrinsèque, Bloy fait un usage circonvolutif. Pièce
d'une stratégie d'écriture, le "biographique-avec-des guillemets" -c'est le
nom que je propose de donner à cette curieuse zone de l'œuvre bloyenne-
interroge jusqu'à la possibilité de décider si la lecture qui en est faite s'établit
à l'intérieur ou à l'extérieur de cette volve, de cette spirale alambiquée, si,
-conséquence ultime qui a pu fasciner un Borgès- le commentaire que vous
entreprenez n'est pas déjà la continuation du texte lui-même. Par ce re-pli du
texte, par ce retournement toujours déjà commencé sur son propre texte
qu'il met littéralement en sous-main de son écriture, Bloy promeut une
poétique désobligeante, ironique, indécidable qui fait défiler devant nous les
gestes nombreux de lecture-écriture qui ont nom : intervention d'auteur,
commentaire, écho, glose, auto-citation, copie, duplication, parabole, fable...
On voit combien je souscris à l'idée, avancée par Joseph Royer, d'un Bloy-
Didyme.
Si j'ai opéré ce détour cavalier, c'est pour dire que le motif du lieu-où-
mettre-les-pieds est lui aussi pris dans les rets, dans les pièges textuels que
je viens de décrire. Ainsi lorsque Pierre Arrou entreprend de dresser la liste
des "logis de Léon Bloy", il tente bien d'instruire ce recensement par des
enquêtes qui le conduisent sur les lieux-mêmes où Bloy a vécu. Mais,
régulièrement, sans prendre la mesure du geste qu'il accomplit, Pierre Arrou
recherche dans le texte même de Bloy -puisant de manière égale dans les
"fictions" ou le journal- les preuves, les unités descriptives et informatives
destinées à établir l'état des lieux habités par Bloy. Ce faisant, l'énoncé
bloyen y est soustrait de son énonciation. Soit.
Disons, pour l'instant, que la question du lieu-où-mettre-les-pieds est
une question qui d'emblée interroge le texte bloyen dans sa complexité. Il y a
bel et bien un Bloy Léon qui, de nombreuses fois au cours de son existence,
dans sa vie, a cherché où-mettre-les-pieds, a loué des lieux, les a occupés,
les a abandonnés pour des raisons diverses. Il nous importe surtout de savoir
que ces tribulations locatives ont fait texte, sont un texte. Pour le dire
autrement, le domicile -chose et nom- est cette réalité en présence de
laquelle il devient problématique de démêler ce qui est la vie de ce qui est
l'œuvre. Autour de la question du domicile, du lieu à habiter, l'œuvre et la vie
bloyenne font texte. L'une s'approprie l'autre et inversement. Ce sont fils
difficiles à dénouer ; tout au plus puis-je proposer de les de les suivre ;
d'espérer, en somme, qu'Eurydice soit un peu Ariane.
PHOTOGRAPHIE
Bloy avait accepté de se faire tirer le portrait pour la collection "Nos
contemporains chez eux". On ignore les raisons qui l'avaient poussé à
accepter. Peut-être, sans doute, des motifs argentins. Soit. On comprend
pourtant que l'imposition à Bloy d'un tel cadre de transaction ne pouvait
apparaître que fondamentalement injuste. On n'ignore plus rien des
protestations de Bloy vis à vis des catégories et des cartographies où il croit
déceler les velléités du faire-ensemble des groupes. Pour se rendre justice, il
fallait que Bloy rectifiât la photographie. La retouche, en l'occurrence, ne
pouvait être que textuelle. Envoyant cette photographie à René Martineau,
Bloy ajoute, au recto de l'image, un commentaire destiné à dénoncer ce qu'il
ressent comme une imposture perpétrée par l'image photographique. Voici
ce court texte qui est une manière de biographie synthétique : "Je ne suis pas
un contemporain et je n'ai jamais été chez moi." L'illusion imposée par
l'image, cette positivité obscène qui tendait à faire de Bloy, à l'instar de tous
les contemporains célèbres, le propriétaire de chez lui, est dénoncée par
l'affirmation soustractive d'une double négation : pas contemporain ; jamais
chez moi. On conviendra volontiers qu'on est, avec ce texte, devant un de
ces cas typiques d'inversion dont le texte bloyen est coutumier. Remarquons
que la seconde proposition aggrave la première : ne pas être contemporain
est un état modifiable ; ne jamais avoir été chez soi est un constat cruel,
définitif. Notons aussi que Bloy, par l'opération d'une lecture "biographique",
laisse entendre que le lieu commun de la collection "Nos contemporains chez
eux" recèle une vérité qu'on ne soupçonnait même pas. Le biographe est
exégète et nous enseigne ceci qui le touche : qu'il faut lier strictement le
motif de la contemporanéité et celui de l'habiter ; mais aussi, que le moindre
décalage dans l'ordre du temporel -ne pas être de son époque- s'inscrit
dans l'ordre du spatial, que le second est la traduction pénible du premier ;
du moins est-ce selon cette orientation que Bloy nous invite à déchiffrer le
rapport liant la contemporanéité et l'habiter. La différence, l'altérité que Bloy
revendique, dont il accroche toutes les figures au blason composite de son
état d'écrivain se reporteraient immédiatement et comme matériellement à
l'absence de chez soi. "Dès l'âge de quinze ans, je rugissais de désespoir.
Alors je me suis fait marquis du Marquisat de moi-même et j'ai bâti mon cœur
comme une tour." proclame-t-il dans son Journal [Tome II] Ce chez-soi et
avec lui, l'hypothèse biographique de l'exclusion, il revient au motif de la
maison d'en donner la représentation, la métaphore à ce point insistante,
chez Bloy, qu'elle aura commandé tout à la fois les configurations textuelles
sur lesquelles nous allons nous pencher mais également les tribulations
locatives sans nombre dont la vie bloyenne fut le théâtre. A l'endroit du chez-
soi, la vie et l'œuvre se reflètent et se parlent.
D'où ma question, initiale : où-mettre-les-pieds quand, d'emblée,
depuis toujours, on a été privé de ce lieu propre qu'on nomme un chez soi.
Déséquilibre fondateur, expulsion inaugurale... Tout aurait commencé par
une sortie. Le reste, par conséquent, ou la suite, ce ne seront que
tribulations.
LISTE ET COETERA...
Plaçons cette rubrique, sous le chapeau humoristique que nous tend
Pierrot mon ami, le héros de Queneau, anti-Marchenoir, qui peut déclarer :
"Vous pouvez dire que je ne suis pas de ceux qui tremblent quand ils voient
arriver le terme. Puisque je suis mon propre propriétaire."
Sous le chapeau, cette liste :
Le Fenestreau, premier domicile dont le nom regarde sur la rue. Puis : rue
Saint Victor ; 25, rue Croix des Petits Chemins ; 2, rue Séguier ; 25, rue
Séguier ; Le Fenestreau à nouveau ; 82, rue Vanneau ; 22, rue Rousselet ; La
Trappe de Soligny ; La Salette ; 22, rue Rousselet ; 10, rue de l'Orne ; 10, rue
Plessis-Piquet ; rue Blomet ; 54, rue Dombasle ; Danemark ; 155, rue Blomet ;
ruelle à Rioux ; 53, route d'Orléans ; 139, rue d'Alésia ; Impasse Coeur de Vey
; 2, cité Rondelet ; 5, Ny Vestegarde Kolding ; 22, avenue d'Orléans ; rue des
Pierres, villa Beauregard ; 5, rue Saint-Laurent ; 2, rue Noisel ; 13, rue
Giraudon ; 40, rue du chevalier de la Barre ; rue Cortot ; 40, rue de la Barre ;
3, place Condorcet ; 7, rue André Theuriet.
La liste instruit bien la rectification imposée par Bloy à la photo
destinée à Martineau.
On comprend mieux également ce soupir bloyen : "Quelles délices
d'être chez soi. En Paradis seulement, on sera chez soi." On peut entendre
cette phrase de multiples façons, en faire une lecture chrétienne et assimiler
l'existence terrestre à un long cheminement ; certes, ajoutons que, pour le
coup, le topos de la prédication a rencontré, dans le texte bloyen, un écho
particulier. Reprise métaphorique, reprise biographique, reprise qui se
voudrait politique. Le propos bloyen laisse entendre qu'il ne saurait y avoir de
domiciliation définitive que consécutive à la mort. "Translation de l'utérus à
la terre", aimait à répéter Bloy, toute existence ne serait que l'attente d'un
domicile à soi, d'un "locus suum" scellé d'une croix de bois. L'imaginaire
bloyen s'arqueboute à cette butée ultime pour mettre à l'épreuve toute
définition d'un domicile, soit pour en révéler le caractère provisoire et
précaire ou encore pour faire du domicile la préfiguration ignorée de la
tombe finale. Toute maison recèle en puissance un principe de mort. Qu'on
observe comment Bloy, pour le bon motif de l'extermination de la
soldatesque prussienne, fait fonctionner brutalement cette loi dans les
nouvelles de Sueurs de Sang. Inversement, l'insistance à révéler la précarité
du domicile bourgeois oblige Bloy à dresser aussi le constat, insupportable à
ses yeux, de sa permanence. La maison n'est sans doute que la métaphore,
de la tombe. Mais, à ce titre, elle profite du délai de pré-figuration, de ce
retard à la révélation, à l'allumage en somme, dont Bloy ne cesse de
pronostiquer et d'attendre la catastrophique survenue. Un domicile est
forcément une déplorable solution d'attente. Voilà pourquoi sans doute celui
qui se dit entrepreneur de démolitions déchaîne la mort à l'intérieur, opérant
le vide pour accélérer la ressemblance du domicile et du tombeau. Si Feu
Mouton, dans l'Exégèse des Lieux Communs, attend son épouse dans un
mausolée hideux orné de l'inscription : "Frappez et l'on vous ouvrira ", il suffit
de la simple mais efficace épaisseur d'une lame de couteau pour que le
domicile, pourtant cadenassé et verrouillé de sa femme, en devienne un.
En attendant, la question du domicile, du lieu habitable, du lieu
occupable, où le moi peut enfin s'installer, trouver une sorte de paix est une
question qui n'a pas de fin. Excepté dans les désobligeants exemples décrits
plus hauts, la question domiciliaire ne possède pas en elle le motif de son
achèvement ; ce défaut la condamne à la répétition qui est, sans doute, pour
Bloy l'un des noms du temps et de sa poétique. Ne confiait-il pas à Denise
Montchal, en 1887 : "Par exemple, ma chère amie, il est une chose dont il
faudra que vous preniez votre parti. Mes redites perpétuelles. Je tourne à la
manière d'un fauve en cage dans un petit cercle d'idées et de sentiments".
La répétition appelle tout de suite une représentation, ici négative, du
logement.
Question ouverte comme une plaie, la question du logement est sans
terme propre puisque lui fait défaut ce qui pourrait la mener à sa fin, à son
au-delà qui est une réponse ; d'où la boutade bloyenne adressée à celui qui
fournit ce qui manque en propre, c'est à dire le terme. Voici
ce qu'on peut lire à la date du 13 janvier 1910, dans le tome III du Journal :
"Termier m'envoie son terme. "Dieu ayant fait Bloy, me disait Brou, ce matin,
a vu bientôt que quelque chose manquait à ce chef-d'oeuvre. Alors il a fait
Termier."
Le terme, on le sait, chez Bloy, vient toujours de l'autre, de l'ami. C'est
cela que Bloy n'a de cesse de demander, de mendier. Le terme ne provient
jamais des fonds bloyens propres. A ce titre, le terme im-propre reçu de l'ami
n'est jamais que l'occultation argentine d'un défaut structurel de réponse à la
question domiciliaire. L'argent n'est pas le fin mot bloyen ; il n'est que la
parole de l'autre. Au bilan, Bloy aura toujours dû le terme. Report d'une dette
; report toujours reporté, mensuellement. Et si, le don de l'ami, pour un
temps, soulage le mendiant, il ne suffit jamais à combler le trou du manque,
à articuler une réponse.
Chez Bloy, la question du domicile fait un, fait nœud avec la question
de l'argent, et la crise argentine n'est jamais que l'occasion, la traduction
d'une autre crise, celle du logement.
Entre temps, dans cette temporalité ouverte au livre obscène des comptes et
des débits et bien avant la domiciliation définitive et tumulaire, bien avant la
paix escomptée dans ce lieu désigné par le nom de Paradis, s'accomplit le
mouvement sur-place des tribulations. "Expectans, expectavi"
Question sans fin sans doute mais une sorte d'intelligence procurée par
son texte autorise Bloy à décliner le terme dans une nouvelle et approchante
acception : "Encore un pas vers la mort", dites-vous [Bloy répond par lettre à
Pierre Termier] à propos du terme [mot en italique] que vous m'envoyez. Je
viens d'en faire un autre. Le Pèlerin de l'Absolu est presque fini. (...) La mort
est l'objet ou le sujet constant de mes pensées et j'y songe d'autant plus
amoureusement que je la prévois très cruelle. (...) A supposer que je me
trompe en ce point, j'ai mon sac sur l'épaule, je suis prêt à partir et ce monde
m'a vraiment trop peu caressé pour que je doive le quitter avec chagrin."
[Journal tome IV, 17 janvier 1914]. En fait, il avait déjà risqué cet usage du
mot terme ; c'était 17 ans auparavant, au moment de la Femme pauvre.
"Les deux visiteurs [Léopold et de Clotilde, au cimetière de Bagneux]
espèrent bien qu'avant ce délai [il s'agit des cinq années qui s'écoulent avant
une exhumation], avant l'échéance de cet autre terme de loyer, il leur sera
possible de donner une dernière demeure plus stable à ceux qu'ils ont tant
aimés."
Motif récurrent, la maison est chez Bloy le lieu de la répétition et des
sur-place dont ne le délivre aucun terme, au figuré comme au propre. La
question du domicile, à la lettre, ne s'articule pas. Elle se redit à l'occasion de
mises en scènes différentes certes mais dans la forme arrêtée d'une formule
unique et imposante.
Et puisque l'occasion se présente, avisons-nous de lire les titres des
deux derniers volumes du Journal de Léon Bloy : Au seuil de l'Apocalypse et
la Porte des Humbles. Comme si, dans un pressentiment textuel, l'écrivain,
parvenant au bout de son œuvre, au terme de son œuvre, pouvait enfin se
permettre de pronostiquer une désirable et définitive domiciliation.
HERITER DE QUOI ?
UN DE TROP
Pierre Glaudes, dans l'article intitulé, "Une écriture épiphanique", paru
dans la revue Littérature [n°17 décembre 1987], a montré comment la
systématique conflictuelle des personnages de la Femme Pauvre était prise
dans un imaginaire où le familial se redouble de religieux. A cette
démonstration, nous ne souhaiterions ajouter rien d'autre qu'un décor pour
une scénographie du tiers-exclu. Pour ce faire, nous mettrons en perspective
cavalière quelques récits bloyens, provenant tous des Histoires
Désobligeantes. Le vieux de la maison met en scène madame Alexandre,
propriétaire d'un lieu louche, maison et bordel tout à la fois. Y survit un
personnage immédiatement désigné comme surnuméraire, "vieux fricoteur,
vieille ficelle à pot au feu", le père même de la patronne. Le récit bloyen va
faire fonctionner la dite maison louche comme piège. Elle se referme, en
pleine répression versaillaise, sur le pauvre Papa Ferdinand, imprudemment
sorti et désormais soupçonné par la soldatesque d'être un pétroleur. Je laisse
la parole au texte : "La fenêtre close du mauvais lieu s'ouvrit alors
spontanément, et madame Alexandre, ivre de joie, désignant son père aux
soldats, leur cria : "Mais fusillez-le donc, tonnerre de Dieu...". Devant la
maison close, le père achève alors son destin de personnage de fiction.
Allons maintenant jusqu'au Parloir des Tarentules, autre fortin imprenable où
se terre Damascène Chabrol. "Difficilement on s'introduisait chez lui. (...) il
n'ouvrait pas quand on frappait, ou , s'il ouvrait, c'était à peine, maintenant
la porte à un millimètre du chambranle (...) comme s'il y avait eu, dans sa
demeure, un agonisant sublime" Chabrol est une figure filiale d'écrivain raté.
Et ce ratage est le nom de sa folie. Le récit y met fin en donnant à Chabrol
l'énergie sauvage d'aller frapper son père dont le texte ne dit quel
contentieux l'opposait à son fils et de se jeter dans un puits. Passons sur le
contre-exemple étrange du couple Fourmi, stérile réunion de deux êtres qui
réalisent ce paradoxe d'être "toujours au lendemain de leurs noces depuis
vingt ans" et dont la particularité est d'être captifs d'un domicile inquiétant
dont "le jardin faisait penser à un cimetière" Le récit les empêchera jusqu'au
bout de quitter ce domicile, malgré des efforts inlassablement répétés. Dans
la nouvelle Le torchon brûle, Rodolosse, au grand trouble de l'assemblée
filiale qui l'écoute, fait le récit d'une vengeance perpétrée par un jeune
homme qui n'hésita pas à incendier une ferme où on lui avait refusé
"brutalement l'hospitalité". Et si Esculape Nuptial, cette autre figure filiale
commet une erreur, après avoir tué un vieillard, c'est celle de revenir, en
trop, non pas sur les lieux, mais dans les lieux du crime, dans la "chambre du
mort, où le commissaire de police l'attendait obligeamment." Quant à
Jacques, le héros de La tisane, il est de trop lui aussi. Sa mère, responsable
indirecte mais consciente, de sa mort, "avait un amant qui ne voulait pas être
beau-père." Et Bloy d'ajouter : "Ce drame simple s'est accompli, il y a trois
ans, dans le voisinage de Saint-Germain-des-Près. La maison qui en fut le
théâtre appartient à un entrepreneur de démolitions". J'en finirai avec la
nouvelle intitulée Jocaste sur le trottoir. Le héros, orphelin de sa mère, est haï
de son père. Ce commencement biographique, il le nomme le "vestibule de
son existence". Le père, architecte -donc archi-père en quelque sorte- va se
venger de son fils en lui laissant croire qu'il ne le séquestre plus, en lui
fournissant les moyens de sa liberté. Le fils, sans le savoir, tombant dans le
piège du père, va coucher avec une femme qui s'avérera être sa mère. La
question de la filiation s'inscrit dans un décor, celui d'une maison, d'un
intérieur que Walter Benjamin définissait comme le lieu des traces et du
crime, associant son ascension dans l'imaginaire du XIXè siècle à la
naissance du roman policier. Sans doute, s'agissant des Histoires
désobligeantes, faudrait-il examiner de près la logique que Bloy met en
œuvre pour choisir dans chaque cas l'instance des personnages. Toujours
est-il que si cette mise en perspective des récits efface un peu leurs
différences, elle n'en révèle pas moins la forme de leur contenu. Chez Bloy,
derrière les portes ou par les portes, s'accomplissent des complots infâmes
qui ont tous comme finalité l'expulsion violente d'un personnage. Lieu des
rétorsions sans noms, la maison est un champ clos où se déchaîne la
complexité de l'œdipe bloyen. Du père et du fils, l'un est de trop. Mais la
position excédentaire n'est établie que dans le cadre borné d'un domicile.
UN DEFICIT DE NOMS.
Où mettre les pieds quand on est sous le coup d'une condamnation à
l'exclusion ? Y a t-il un domicile pour celui dont le destin est fait de
tribulations et d'errance ?
Faire le tour de la question, c'est également faire le tour des mots.
Curieux lexique que le lexique bloyen du domicile. Bloy a recours à diverses
appellations pour désigner la réalité problématique du domicile. Bloy hésite
entre maison et lieux. Il emploie certes d'autres termes -demeure en est un
exemple, mais il désigne l'édifice dans son apparence extérieure ; maison et
lieux sont les plus fréquents et ils s'organisent en un système instable de
désignation.
Maison est du singulier quand lieux est au pluriel. Maison, surtout si
Bloy lui ajoute l'emblème sécurisant de la majuscule, essaie de stabiliser un
sens plein, univoque. Une maison doit être une maison.
Lieux, quant à lui, dissimule à peine l'équivocité formidable de ses
sens. Il est porteur de la dispersion : lieux est nombreux comme les
pourceaux.
Maison détermine une chaîne dont on peut énumérer les maillons :
foyer, héritage, terme, loyer, pauvreté, propriétaire en sont les éléments les
plus récurrents. On perçoit bien que la chaîne associative par laquelle Bloy
cadenasse les représentations de la maison est une chaîne négative dont
l'effet en retour est de déstabiliser les velléités pacifistes de la désignation.
Qu'il existe des valences positives de la maison, cela est certain ; mais pour
qu'elles puissent advenir, le texte bloyen montre assez quel luxe incendiaire
de conditions il lui faut réunir. Dans les récits bloyens, et sans doute peut-on
affirmer que la maison ne peut être abordée que par le récit, la maison est à
la merci du négatif, elle est hypothéquée par le négatif.
Un personnage concentre ce négatif : c'est le propriétaire, celui qui est
chez-soi dont on ne s'étonnera pas qu'il y soit au chaud :
"Mme Mouton, prévient Bloy à la CXLVIIIème exégèse des lieux
communs, première série, était une horrible vieille qui se chauffait à son
argent, quand il faisait froid." [page 154 Mercure de France]. Il est vrai,
assure notre exégète, que le Bourgeois "garde pour lui tout seul tout son
charbon" [XVè lieu commun de la seconde série, page 201 Mercure de
France]. Il nous paraît hautement instructif et forte rentabilité de convertir,
de distribuer, par le moyen d'objets minimes de l'imaginaire bloyen, les
figures compactes, majusculées que le texte bloyen entend faire passer
frontalement : celles, par exemple, du Pauvre, du Propriétaire, ici. J'ai voulu
en somme donner la parole aux détails. Ce faisant, pourquoi ne pas dire que
je m'autorise de Flaubert qui affirmait, dans sa correspondance que "l'bon
dieu est dans les détails".
Figure obscène du plein, le propriétaire déborde littéralement de lui-
même, comme si la positivité de la propriété à laquelle le droit lui donne
droit, se traduisait en boursouflures, en adiposités physiques car commente
Bloy, dans le Sang du Pauvre, il a "son droit, son ventre, ses habitudes (...)
devant être engraissé comme un porc" [Page 141 et 142 Stock 1946].
Ecoutons Apémantus, le cynique, proposer, dans l'histoire désobligeante
intitulée, bien entendu, Propos digestifs, une définition du riche ; elle
conjugue immédiatement le plein et la proprité :
"Le riche, au contraire, ne peut prétendre à aucune sorte de
"boisseau". Il est impossible à cacher, puisqu'il est partout chez lui. Il crève
l'œil, il sue son identité par tous ses pores. "
Dans la "pensée" bloyenne, une telle entité ne saurait être relevée ;
seul celui qui est marqué de négatif, qui est dépossédé de lui-même pourra,
à la fin des temps, réintégrer le positif, la position qui devrait être la sienne.
Le propriétaire constitue un scandale herméneutique car il "est une entité
bizarre dont habitude seule empêche de voir la réelle monstruosité." Le
caractère de monstruosité se déduit de l'ostentation, de l'emphase obscène,
débordante du propriétaire. Plein, il lui manque le manque ; cela même qui
autoriserait son inscription dans une histoire. Le texte bloyen, la pensée
bloyenne ne peut soumettre le propriétaire qu'à un traitement
eschatologique. En ce sens, il n'existe pas, pour Bloy, de solution sociale à la
question du propriétaire, tout au plus une réjouissance féroce devant les
exploits de ceux que Bloy désigne sous l'appellation de "l'Archiconfrérie de
la Bonne Mort"
Entre-Temps, le propriétaire est saisi, happé par la fiction bloyenne,
pour autant que l'on réserve à ce mot la tâche de désigner des genres
littéraires comme la nouvelle ou le roman. Exemple de détail, l'onomastique
bloyenne s'essaie à clouer, d'une étiquette nominale, la figure quasi
anonyme du propriétaire, sur la page désobligeante de ses récits. Comment,
en effet, mieux stigmatiser, l'excessive et massive obscénité de ce
personnage, sinon à l'aide de noms pas tout à fait propres, du moins
appropriés, sinon en recourant au geste décisif de la métaphorisation,
immémoriale pratique de l'insulte. Bloy traite le propriétaire à coup de noms :
Bison, Mouton, Fourmi, Répandu, Zola, Culot, Purge, Panard, Labalbarie,
Piécu, Durable... Programmation onomastique du nombreux, du merdeux ;
tableau tératologique d'un corps monstrueux, recueil de bas morceaux. Et,
très souvent, les récits bloyens s'inaugurent d'une opération baptismale : le
destin narratif des propriétaires peut s'y lire, ramassé. Le nom étant donné,
le reste peut s'en suivre.
La remarque que l'on pourrait ajouter, c'est qu'en matière de logement,
la fiction en remontre à la biographie. Dans la fiction, Bloy se paie, s'offre,
fantasmatiquement, celui qu'il ne peut jamais payer dans l'ordre douloureux
et réel de sa biographie ; en particulier, le propriétaire. Je veux dire qu'au
propre et au figuré, Bloy se paie la tête du propriétaire. Règlement de
compte halluciné où les mots du récit servent à couper, dans l'imaginaire, la
ligature inhumaine des chiffres de la dette et du loyer. Ainsi de Marchenoir,
parvenu à "trancher le câble d'ignominie" qui l'enchaînait à madame Mouton,
sa propriétaire et dont il découvre la chose capitale, le chef, dans un carton,
sur le trottoir des tribulations :
"Le couvercle enlevé rapidement, sa propriétaire lui apparut..., la tête
coupée de son ancienne propriétaire le regardant de ses yeux morts, de ses
blancs yeux morts qui ressemblaient à deux grosses pièces d'argent."
Trancher le câble, trancher le fil de la vie ou comment réaliser, d'un coup de
mots aiguisés, un impossible souhait. Mais laissons le propriétaire à son
destin ; allons jusqu'aux lieux.
Lieux est, en milieu bloyen, un mot presque vide de signification ; il
peut donc prendre de nombreux sens. Bloy l'utilise aussi bien pour désigner
le cul de basse fosse, la fosse pour le cul, le bordel ou le cimetière, la tombe.
Lieux finit par transporter, simultanément, avec lui, toutes les valences dont
il s'est enrichi, à l'usage, dans différents contextes.
Les lieux seraient comme l'envers inquiétant, repoussant, de la maison
dont le point faible est précisément la précarité. Menacée de l'extérieur par
le propriétaire -"Si du moins, à cet effroyable prix, le pauvre était assuré de
son gîte, si, à force de payer et de souffrir, il gagnait enfin d'être chez lui..(...)
Mais que dis-je ? Ce n'est pas assez de payer. Ce n'est même rien du tout, si
on ne paie pas d'avance...(...) Ce n'est pas encore tout. Même en payant
d'avance, un jeune ménage doit s'engager à ne pas avoir d'enfants...(...) S'il
y a litige..." [Page141-142 Sang du Pauvre Stock], la maison l'est aussi de
l'intérieur, d'un intérieur qui reviendrait par en dessous. Ces deux menaces
n'en font qu'une. Du moins, leur pression est-elle homéostatique. La seconde
croît avec la première. Toute maison court le risque de l'abîme : lieux est le
nom de cet abîme.
Les lieux sont déterminés par un effet de langage. Ils sont lieux d'avoir
été dits tels. Dans les parages des lieux, la métaphore s'active, traînant à sa
suite des représentations de ce qui, peut-être, n'a pas de nom. Dans les
lieux, gît l'innommable.
Voici une maison travaillée par la représentation des lieux, hantée de
lieux :
"De la grande route où ne passe jamais personne, on aperçoit cette
maison au fond d'un jardin tellement funèbre qu'un certain jour, un étranger
fatigué de vivre, vint sonner à la grille pour demander qu'on l'y enterrât. Il n'y
a pourtant ni cyprès ni saules pleureurs. Mais l'ensemble offre cet aspect.
Des légumes tristes, des fleurs navrées y végètent à l'ombre de quelques
fruitiers avares, "dans une terre grasse et pleine d'escargots" d'où s'exhalent
des effluences de putréfaction ou de moisissure. (...) La tradition s'est
conservée, parmi les paysans, d'on ne sait quel crime effroyable accompli
autrefois en ce lieu. (...) Enfin, maison elle-même passe pour être visitée. "
[La Femme Pauvre page 223 Livre de poche]
Pour aller au plus pressé, on pourrait dire que les lieux sont une maison
augmentée d'un mort.
En voici une autre, dont la description est prélevée au même espace textuel :
"Le feu le plus ardent ne parvenait pas à sécher les murs, plus froids à
l'intérieur qu'au dehors, comme dans les cachots ou les sépulcres, et sur
lesquels pourrissait un papier horrible. D'une petite cave (...) parurent
monter, au commencement de la nuit, des choses noires, des fourmis de
ténèbres qui se répandaient dans les fentes et le long des joints.
(...)
Une odeur indéfinissable, tenant le milieu entre le remugle d'un souterrain
approvisionné de charognes et la touffeur alcaline d'une fosses d'aisances,
vint sournoisement attaquer la muqueuse des locataires au désespoir.
(...)
Certaines circonstances trop affreuses (...) ne permirent pas à Clotilde
d'abord, et à son mari ensuite, de douter qu'ils ne fussent tombés(...) dans un
de ces lieux maudits que ne désigne comme tel aucun cadastre fiscal, où
l'ennemi des hommes prend son délice et se met à califourchon."
Pour aller au plus pressé, on pourrait dire que les lieux sont une maison
augmentée d'un dessous, d'un trou. On ne peut qu'y tomber. Parfois, Bloy
dit : citerne ou puits.
Voici un dernier lieu. On le trouve, cette fois, dans le premier tome du
Journal.
"Déménagement noir (voici la couleur) et installation au fond de l'impasse
(voici le trou), dans un pavillon sinistre, épouvantable. Le malheureux d'hier
est venu nous aider. Quelle présence que celle de ce condamné à mort par
lui-même. (voici le presque mort). Puanteur horrible de notre maison. Nous
en sommes à nous demander si ce tabernacle de douleur et de misère (...)
n'est pas maléficié, de toutes manières, par la présence de quelque relique
affreuse... (...) Les larves grouillent et les ténèbres ont l'air d'aboyer. Froid
atroce, toujours. (...) Notre maison n'est pas seulement puante, noire et
glacée, on y reçoit, en outre, des impressions telles qu'on la pourrait croire
visitée. [février-mars 1895].
Ce triptyque peut se replier. Une même représentation y insiste. Les
lieux soustraient à la maison son nom même, le remplacent par une
approximation lexicale où se conjuguent les valeurs les plus imposantes du
négatif : le noir, le froid, la mort. En milieu bloyen, un sujet -un pauvre- doit
et, dans le même temps, ne peut pas habiter une maison. On reconnaît là
l'énoncé retors et bloquant d'une double contrainte, du double bind décrit par
la psychanalyse. Exclu en tant que porteur des marques de la misère, le sujet
bloyen est condamné à entrer dans un lieu d'où il ne peut être qu'exclu. Et
cela, du fait même d'une présence antérieure, formidable. La maison
bloyenne prend vite l'allure d'un obituaire, à cela près que le mort qu'elle
détient, à son corps défendant, n'est pas très catholique. C'est quelqu'un qui
forcément ne sent pas très bon et qui, par-dessus le marché est encore sinon
vivant du moins très actif, très agissant. Ce qui fait défaut au mort, mais c'est
encore une certitude de le dire humain -Bloy, travaillé par l'inquiétude
murmure parfois chose ou relique comme si le cadavre manquait même d'un
corps-. Ce qui, donc, manque au mort, c'est un nom. Mais, plus
profondément, par delà le défaut d'un nom, il manquerait au mort d'avoir été
enregistré, d'être passé par l'opération classique du deuil. Mort en instance
qui reste là et l'on sait avec quelle minutie, mais aussi avec quelle anxiété
Bloy vérifie que ses amis morts et enterrés l'ont été de façon catholique ; et
que tout y soit, la tombe, la dalle et la croix.
Sans doute, les croyances religieuses de Bloy lui fournissent-elles des
dispositifs de négociation avec ce qui le hante ; je veux parler de la prière.
Qu'il entende -mais c'est le texte qui entend pour lui- des coups frappés
durant la nuit et le voilà persuadé que c'est à sa porte que l'on frappe, que ce
ne peut être qu'un mort et qu'il lui revient, à lui, Bloy d'apaiser le mort. Le
mort qui est dehors ou qui est dedans.