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Où mettre les pieds ?

LA QUESTION DU LOGEMENT DANS L'OEUVRE DE LEON BLOY

Avant que de faire parler cette question qui fournit un titre à mon
propos d'aujourd'hui, je voudrais, une fois de plus, rapporter un dialogue où
je vois affleurer, exemplairement, de nombreux thèmes bloyens : l'humour,
l'excrément, la parabole et l'interprétation, la question du domicile et celui de
la dromomanie ; Le 11 décembre 1894, dans le journal de Léon Bloy, je lis :
"Il n'y a rien à faire avec vous, m'a dit une dame, vous marchez dans
l'Absolu.
-Dans quoi voulez-vous que je marche ?" a répondu celui qui déclarait avoir
fait de l'absolu son domicile.
La réplique catapultée par Bloy est, en soi, une manière de réponse à
ma question "Où mettre les pieds ?" Mais il ferait oublier pour le coup, que le
pamphlétaire, surpris ici à blasonner, à illustrer d'une anecdote la
pseudonymie d'un Marchenoir expert en tribulations, essaie, tant bien que
mal, et toujours plutôt mal que bien, de se loger, de se poser, en un mot
d'habiter.
Force est donc de compliquer la question initiale et d'y ajouter une
apostille : "Où mettre les pieds quand on ne marche pas ?"
Ainsi complétée, la question reste posée mais on se gardera bien de lui
apporter une réponse. Soyez assurés que cette réticence ne se nourrit de
pusillanimité pas plus que d'indécision ; Entendez qu'elle est l'écho d'une
réserve dont le texte de Bloy ne cesse de faire part... Cette question restera
donc en suspens parce qu'en un sens, elle est faite pour qu'on y réponde pas.
J'essaierai de montrer que, forme d'un point aveugle, elle travaille bien le
texte de Bloy, mais qu'elle ne peut pas structurellement, essentiellement,
recevoir de réponse ; tout au plus, mais c'est déjà beaucoup, suscite-t-elle
des récits. Mais, il nous faut alors imaginer un Bloy-Orphée, avançant à
reculons, dos tourné en direction d'une Eurydice aussi désirée que fuyante. Je
vous convie au tour de la question.
J'ajouterai, pour clore ce préambule, que cette question, si le texte
bloyen ne la formule pour ainsi dire jamais frontalement, il la distribue, la
décline sous une double forme : elle hante sa vie, elle structure des zones
textuelles. Pourquoi établir cette distinction qui, s'agissant de Bloy, ne peut
manquer de soulever autant de problèmes que d'interrogations ? Posons
comme thèse que le "biographique" est doublement énoncé et énonciation,
que l'une est, toujours déjà, le commentaire composé, l'interprétation de
l'autre. Par où Bloy préfigure l'autre grand lyrique du XXè siècle : Céline.
Il existe une biographie bloyenne, qui n'est pas cette entreprise affichée,
explicite d'autobiographie, qui n'est pas non plus le résultat d'une démarche
externe de critique littéraire pour prendre l'exemple du travail de Joseph
Bollery.
Non ! La biographie que je qualifie de bloyenne, -voulant signifier par-là
l'inauguration d'un genre propre- c'est celle qui subsumerait ces nombreux
événements textuels où Bloy se met, lui-même en scène, s'inscrit dans son
texte de manière calculée. De quel Léon Bloy, par exemple, le titre Léon Bloy
devant les cochons parle-t-il ? De celui qui fait front aux pourceaux, de celui
qui écrit la confrontation ? Des deux, sans nul doute ; l'intérêt étant de
montrer à quelle complexité textuelle, une telle pratique d'écriture donne le
jour. Chaque texte bloyen se complique de l'installation systématique d'un
protocole d'énonciation, qui se soutient littéralement d'un artefact
biographique, dont la fonction référentielle est hypothéquée par une
compulsion interprétative. De ce supplément textuel au texte, mais alors
d'un supplément interne, intrinsèque, Bloy fait un usage circonvolutif. Pièce
d'une stratégie d'écriture, le "biographique-avec-des guillemets" -c'est le
nom que je propose de donner à cette curieuse zone de l'œuvre bloyenne-
interroge jusqu'à la possibilité de décider si la lecture qui en est faite s'établit
à l'intérieur ou à l'extérieur de cette volve, de cette spirale alambiquée, si,
-conséquence ultime qui a pu fasciner un Borgès- le commentaire que vous
entreprenez n'est pas déjà la continuation du texte lui-même. Par ce re-pli du
texte, par ce retournement toujours déjà commencé sur son propre texte
qu'il met littéralement en sous-main de son écriture, Bloy promeut une
poétique désobligeante, ironique, indécidable qui fait défiler devant nous les
gestes nombreux de lecture-écriture qui ont nom : intervention d'auteur,
commentaire, écho, glose, auto-citation, copie, duplication, parabole, fable...
On voit combien je souscris à l'idée, avancée par Joseph Royer, d'un Bloy-
Didyme.
Si j'ai opéré ce détour cavalier, c'est pour dire que le motif du lieu-où-
mettre-les-pieds est lui aussi pris dans les rets, dans les pièges textuels que
je viens de décrire. Ainsi lorsque Pierre Arrou entreprend de dresser la liste
des "logis de Léon Bloy", il tente bien d'instruire ce recensement par des
enquêtes qui le conduisent sur les lieux-mêmes où Bloy a vécu. Mais,
régulièrement, sans prendre la mesure du geste qu'il accomplit, Pierre Arrou
recherche dans le texte même de Bloy -puisant de manière égale dans les
"fictions" ou le journal- les preuves, les unités descriptives et informatives
destinées à établir l'état des lieux habités par Bloy. Ce faisant, l'énoncé
bloyen y est soustrait de son énonciation. Soit.
Disons, pour l'instant, que la question du lieu-où-mettre-les-pieds est
une question qui d'emblée interroge le texte bloyen dans sa complexité. Il y a
bel et bien un Bloy Léon qui, de nombreuses fois au cours de son existence,
dans sa vie, a cherché où-mettre-les-pieds, a loué des lieux, les a occupés,
les a abandonnés pour des raisons diverses. Il nous importe surtout de savoir
que ces tribulations locatives ont fait texte, sont un texte. Pour le dire
autrement, le domicile -chose et nom- est cette réalité en présence de
laquelle il devient problématique de démêler ce qui est la vie de ce qui est
l'œuvre. Autour de la question du domicile, du lieu à habiter, l'œuvre et la vie
bloyenne font texte. L'une s'approprie l'autre et inversement. Ce sont fils
difficiles à dénouer ; tout au plus puis-je proposer de les de les suivre ;
d'espérer, en somme, qu'Eurydice soit un peu Ariane.

PHOTOGRAPHIE
Bloy avait accepté de se faire tirer le portrait pour la collection "Nos
contemporains chez eux". On ignore les raisons qui l'avaient poussé à
accepter. Peut-être, sans doute, des motifs argentins. Soit. On comprend
pourtant que l'imposition à Bloy d'un tel cadre de transaction ne pouvait
apparaître que fondamentalement injuste. On n'ignore plus rien des
protestations de Bloy vis à vis des catégories et des cartographies où il croit
déceler les velléités du faire-ensemble des groupes. Pour se rendre justice, il
fallait que Bloy rectifiât la photographie. La retouche, en l'occurrence, ne
pouvait être que textuelle. Envoyant cette photographie à René Martineau,
Bloy ajoute, au recto de l'image, un commentaire destiné à dénoncer ce qu'il
ressent comme une imposture perpétrée par l'image photographique. Voici
ce court texte qui est une manière de biographie synthétique : "Je ne suis pas
un contemporain et je n'ai jamais été chez moi." L'illusion imposée par
l'image, cette positivité obscène qui tendait à faire de Bloy, à l'instar de tous
les contemporains célèbres, le propriétaire de chez lui, est dénoncée par
l'affirmation soustractive d'une double négation : pas contemporain ; jamais
chez moi. On conviendra volontiers qu'on est, avec ce texte, devant un de
ces cas typiques d'inversion dont le texte bloyen est coutumier. Remarquons
que la seconde proposition aggrave la première : ne pas être contemporain
est un état modifiable ; ne jamais avoir été chez soi est un constat cruel,
définitif. Notons aussi que Bloy, par l'opération d'une lecture "biographique",
laisse entendre que le lieu commun de la collection "Nos contemporains chez
eux" recèle une vérité qu'on ne soupçonnait même pas. Le biographe est
exégète et nous enseigne ceci qui le touche : qu'il faut lier strictement le
motif de la contemporanéité et celui de l'habiter ; mais aussi, que le moindre
décalage dans l'ordre du temporel -ne pas être de son époque- s'inscrit
dans l'ordre du spatial, que le second est la traduction pénible du premier ;
du moins est-ce selon cette orientation que Bloy nous invite à déchiffrer le
rapport liant la contemporanéité et l'habiter. La différence, l'altérité que Bloy
revendique, dont il accroche toutes les figures au blason composite de son
état d'écrivain se reporteraient immédiatement et comme matériellement à
l'absence de chez soi. "Dès l'âge de quinze ans, je rugissais de désespoir.
Alors je me suis fait marquis du Marquisat de moi-même et j'ai bâti mon cœur
comme une tour." proclame-t-il dans son Journal [Tome II] Ce chez-soi et
avec lui, l'hypothèse biographique de l'exclusion, il revient au motif de la
maison d'en donner la représentation, la métaphore à ce point insistante,
chez Bloy, qu'elle aura commandé tout à la fois les configurations textuelles
sur lesquelles nous allons nous pencher mais également les tribulations
locatives sans nombre dont la vie bloyenne fut le théâtre. A l'endroit du chez-
soi, la vie et l'œuvre se reflètent et se parlent.
D'où ma question, initiale : où-mettre-les-pieds quand, d'emblée,
depuis toujours, on a été privé de ce lieu propre qu'on nomme un chez soi.
Déséquilibre fondateur, expulsion inaugurale... Tout aurait commencé par
une sortie. Le reste, par conséquent, ou la suite, ce ne seront que
tribulations.
LISTE ET COETERA...
Plaçons cette rubrique, sous le chapeau humoristique que nous tend
Pierrot mon ami, le héros de Queneau, anti-Marchenoir, qui peut déclarer :
"Vous pouvez dire que je ne suis pas de ceux qui tremblent quand ils voient
arriver le terme. Puisque je suis mon propre propriétaire."
Sous le chapeau, cette liste :
Le Fenestreau, premier domicile dont le nom regarde sur la rue. Puis : rue
Saint Victor ; 25, rue Croix des Petits Chemins ; 2, rue Séguier ; 25, rue
Séguier ; Le Fenestreau à nouveau ; 82, rue Vanneau ; 22, rue Rousselet ; La
Trappe de Soligny ; La Salette ; 22, rue Rousselet ; 10, rue de l'Orne ; 10, rue
Plessis-Piquet ; rue Blomet ; 54, rue Dombasle ; Danemark ; 155, rue Blomet ;
ruelle à Rioux ; 53, route d'Orléans ; 139, rue d'Alésia ; Impasse Coeur de Vey
; 2, cité Rondelet ; 5, Ny Vestegarde Kolding ; 22, avenue d'Orléans ; rue des
Pierres, villa Beauregard ; 5, rue Saint-Laurent ; 2, rue Noisel ; 13, rue
Giraudon ; 40, rue du chevalier de la Barre ; rue Cortot ; 40, rue de la Barre ;
3, place Condorcet ; 7, rue André Theuriet.
La liste instruit bien la rectification imposée par Bloy à la photo
destinée à Martineau.
On comprend mieux également ce soupir bloyen : "Quelles délices
d'être chez soi. En Paradis seulement, on sera chez soi." On peut entendre
cette phrase de multiples façons, en faire une lecture chrétienne et assimiler
l'existence terrestre à un long cheminement ; certes, ajoutons que, pour le
coup, le topos de la prédication a rencontré, dans le texte bloyen, un écho
particulier. Reprise métaphorique, reprise biographique, reprise qui se
voudrait politique. Le propos bloyen laisse entendre qu'il ne saurait y avoir de
domiciliation définitive que consécutive à la mort. "Translation de l'utérus à
la terre", aimait à répéter Bloy, toute existence ne serait que l'attente d'un
domicile à soi, d'un "locus suum" scellé d'une croix de bois. L'imaginaire
bloyen s'arqueboute à cette butée ultime pour mettre à l'épreuve toute
définition d'un domicile, soit pour en révéler le caractère provisoire et
précaire ou encore pour faire du domicile la préfiguration ignorée de la
tombe finale. Toute maison recèle en puissance un principe de mort. Qu'on
observe comment Bloy, pour le bon motif de l'extermination de la
soldatesque prussienne, fait fonctionner brutalement cette loi dans les
nouvelles de Sueurs de Sang. Inversement, l'insistance à révéler la précarité
du domicile bourgeois oblige Bloy à dresser aussi le constat, insupportable à
ses yeux, de sa permanence. La maison n'est sans doute que la métaphore,
de la tombe. Mais, à ce titre, elle profite du délai de pré-figuration, de ce
retard à la révélation, à l'allumage en somme, dont Bloy ne cesse de
pronostiquer et d'attendre la catastrophique survenue. Un domicile est
forcément une déplorable solution d'attente. Voilà pourquoi sans doute celui
qui se dit entrepreneur de démolitions déchaîne la mort à l'intérieur, opérant
le vide pour accélérer la ressemblance du domicile et du tombeau. Si Feu
Mouton, dans l'Exégèse des Lieux Communs, attend son épouse dans un
mausolée hideux orné de l'inscription : "Frappez et l'on vous ouvrira ", il suffit
de la simple mais efficace épaisseur d'une lame de couteau pour que le
domicile, pourtant cadenassé et verrouillé de sa femme, en devienne un.
En attendant, la question du domicile, du lieu habitable, du lieu
occupable, où le moi peut enfin s'installer, trouver une sorte de paix est une
question qui n'a pas de fin. Excepté dans les désobligeants exemples décrits
plus hauts, la question domiciliaire ne possède pas en elle le motif de son
achèvement ; ce défaut la condamne à la répétition qui est, sans doute, pour
Bloy l'un des noms du temps et de sa poétique. Ne confiait-il pas à Denise
Montchal, en 1887 : "Par exemple, ma chère amie, il est une chose dont il
faudra que vous preniez votre parti. Mes redites perpétuelles. Je tourne à la
manière d'un fauve en cage dans un petit cercle d'idées et de sentiments".
La répétition appelle tout de suite une représentation, ici négative, du
logement.
Question ouverte comme une plaie, la question du logement est sans
terme propre puisque lui fait défaut ce qui pourrait la mener à sa fin, à son
au-delà qui est une réponse ; d'où la boutade bloyenne adressée à celui qui
fournit ce qui manque en propre, c'est à dire le terme. Voici
ce qu'on peut lire à la date du 13 janvier 1910, dans le tome III du Journal :
"Termier m'envoie son terme. "Dieu ayant fait Bloy, me disait Brou, ce matin,
a vu bientôt que quelque chose manquait à ce chef-d'oeuvre. Alors il a fait
Termier."
Le terme, on le sait, chez Bloy, vient toujours de l'autre, de l'ami. C'est
cela que Bloy n'a de cesse de demander, de mendier. Le terme ne provient
jamais des fonds bloyens propres. A ce titre, le terme im-propre reçu de l'ami
n'est jamais que l'occultation argentine d'un défaut structurel de réponse à la
question domiciliaire. L'argent n'est pas le fin mot bloyen ; il n'est que la
parole de l'autre. Au bilan, Bloy aura toujours dû le terme. Report d'une dette
; report toujours reporté, mensuellement. Et si, le don de l'ami, pour un
temps, soulage le mendiant, il ne suffit jamais à combler le trou du manque,
à articuler une réponse.
Chez Bloy, la question du domicile fait un, fait nœud avec la question
de l'argent, et la crise argentine n'est jamais que l'occasion, la traduction
d'une autre crise, celle du logement.
Entre temps, dans cette temporalité ouverte au livre obscène des comptes et
des débits et bien avant la domiciliation définitive et tumulaire, bien avant la
paix escomptée dans ce lieu désigné par le nom de Paradis, s'accomplit le
mouvement sur-place des tribulations. "Expectans, expectavi"
Question sans fin sans doute mais une sorte d'intelligence procurée par
son texte autorise Bloy à décliner le terme dans une nouvelle et approchante
acception : "Encore un pas vers la mort", dites-vous [Bloy répond par lettre à
Pierre Termier] à propos du terme [mot en italique] que vous m'envoyez. Je
viens d'en faire un autre. Le Pèlerin de l'Absolu est presque fini. (...) La mort
est l'objet ou le sujet constant de mes pensées et j'y songe d'autant plus
amoureusement que je la prévois très cruelle. (...) A supposer que je me
trompe en ce point, j'ai mon sac sur l'épaule, je suis prêt à partir et ce monde
m'a vraiment trop peu caressé pour que je doive le quitter avec chagrin."
[Journal tome IV, 17 janvier 1914]. En fait, il avait déjà risqué cet usage du
mot terme ; c'était 17 ans auparavant, au moment de la Femme pauvre.
"Les deux visiteurs [Léopold et de Clotilde, au cimetière de Bagneux]
espèrent bien qu'avant ce délai [il s'agit des cinq années qui s'écoulent avant
une exhumation], avant l'échéance de cet autre terme de loyer, il leur sera
possible de donner une dernière demeure plus stable à ceux qu'ils ont tant
aimés."
Motif récurrent, la maison est chez Bloy le lieu de la répétition et des
sur-place dont ne le délivre aucun terme, au figuré comme au propre. La
question du domicile, à la lettre, ne s'articule pas. Elle se redit à l'occasion de
mises en scènes différentes certes mais dans la forme arrêtée d'une formule
unique et imposante.
Et puisque l'occasion se présente, avisons-nous de lire les titres des
deux derniers volumes du Journal de Léon Bloy : Au seuil de l'Apocalypse et
la Porte des Humbles. Comme si, dans un pressentiment textuel, l'écrivain,
parvenant au bout de son œuvre, au terme de son œuvre, pouvait enfin se
permettre de pronostiquer une désirable et définitive domiciliation.

HERITER DE QUOI ?

Allons jusqu'au Désespéré chercher ces pièces propres à instruire la


question du domicile. On sait que la première partie du roman raconte les
tribulations inhérentes au décès et aux funérailles dramatiques du père de
Caïn Marchenoir. Un fils, peu prodigue au motif qu'il ne lui fut pas donné de
revoir un père dont il s'était éloigné, écrit à un ami nommé Leverdier. Cet
oiseau rare reçoit le pli postérieurement à l'enterrement. Caïn Marchenoir y
décrit la maison du père. C'est, à la lettre, une maison désormais vide.
Ecoutons :
"La mélancolique sonorité de ces chambres vides, plafonnées, pour
mon imagination, de tant de souvenirs anciens, a retenti profondément en
moi. " [page 77 Mercure de France]
Cette maison soudain désaffectée, creuse, pur volume sans âme et
sans nom, inanité sonore désormais n'est pas sans rappeler, comme en écho,
les couloirs glacés de Combourg où l'auteur des Mémoires d'Outre-tombe
-Chateaubriand, que Bloy citera, quelques pages plus loin, pour la description
de la Grande Chartreuse "aux bâtiments lézardés"- guettait le retour
nocturne d'un père bien fantomal. Cette maison, donc, est privée de son
principe. Que, par-dessus le marché, le narrateur, Caïn Marchenoir, s'accuse,
dans une phrase liminaire célèbre, du meurtre, explicitement décrit comme
symbolique, de son père, cela augure bien mal de la succession. C'est que du
père au fils, il semble qu'il y ait depuis toujours, constitutivement, une
solution de continuité. Ce drame de la filiation, on peut soutenir qu'il
structure les récits que la littérature du XIXè siècle, en son entier, élaborera.
Bloy, fidèle à sa manière synthétique résume ce drame d'une phrase, dans
Christophe Colomb devant les taureaux : "La société contemporaine est
devenue un Orphelinat de parricides."
"Déjà -commente Bloy-Marchenoir- dans toutes les conditions
imaginables, un père et un fils sont comme deux âmes muettes qui se
regardent de l'un à l'autre bord de l'abîme du flanc maternel, sans pouvoir
jamais ni se parler ni s'étreindre(...)" . "Déjà" sonne comme l'irréparable ;
"Déjà" est d'emblée beaucoup ! Pourtant à cette solution de continuité,
viennent s'ajouter, comme pour fournir une première couverture, une
première représentation du hiatus qui rend le père et le fils étrangers l'un à
l'autre, "la misère et l'avenir d'écrivain, cet anathème effroyable d'une
vocation supérieure". Du coup, "comment exprimer l'opaque immensité qui
les sépare ?"
Pourtant, ce premier tableau d'une faillite n'est pas achevé. Caïn
Marchenoir n'en a pas fini avec les tribulations. Il lui reste à affronter le
notaire, ce préposé aux écritures mortes et absconses, à l'enregistrement
fallacieux des transmissions et des héritages. Un peu plus loin dans le texte
du Désespéré, Bloy stigmatisera le faux-semblant de l'opération notariale. Il
lui suffira de faire résonner le nom du notaire, nom creux comme le reste :
Charlemagne Vobidon.
"Cet authentique personnage m'apportait d'infinies explications
auxquelles je n'ai rien compris, sinon que mon père, vivant uniquement d'une
pension de retraite, ne laisse absolument que sa maison et le mobilier, l'un et
l'autre de peu de valeur, ce que je savais aussi bien que lui. Mais il m'a révélé
certaines dettes que j'ignorais. Il faut tout vendre et l'acquéreur est déjà
trouvé, paraît-il."
Ainsi donc, le fils hérite, pour l'essentiel, tout comptes apurés, de
dettes, autant dire d'un trou. Et ce creux qui entame d'autant la misère filiale
ne peut être annulé que par la vente de ce qui est désormais vide : la
maison. La boucle est bouclée. Voilà comme on devient plus pauvre que
pauvre : misérable et mendiant.
La disparition du père signe, familialement et socialement, l'entrée
dans le dénuement dont l'aspect le plus immédiatement matériel est
l'absence de maison. Bien sûr, de la maison à soi, celle où l'on peut être chez
soi. Ecoutons Bloy, en une rapide intervention d'auteur, énoncer cette vérité
qui soudain s'abstrait, se tire de la narration :
"Les pauvres n'ont pas droit à un foyer, ils n'ont droit à rien." [Page 79
Mercure de France]
L'absence de maison est un déficit d'être.
Pour le montrer, il nous faut rester un instant encore dans la vacuité de
cette maison désertée. Il semble que, malgré tout, quelque chose, qu'on dira
un symptôme, ait transité, dans cette non-tranmission, dans ce ratage de la
transmission. Peu après avoir constaté la vacuité désormais patente de la
maison paternelle, Caïn Marchenoir éprouve une curieuse sensation :
"Il m'a semblé que j'errais dans mon âme, déserte à jamais."
La maison propre est devenue une maison au figuré. C'est en lui-même
que Marchenoir porte désormais la vacuité sonore du domicile paternel.
L'intériorité est devenue la métaphore en creux de l'extérieur qu'on appelle
un intérieur. La psychanalyse, je songe aux travaux de Maria Torok et Nicolas
Abraham- dirait qu'un sujet, a introjecté ce dont il a été privé pour ne pas le
perdre, pour ne pas avoir à effectuer le travail du deuil. Une maison s'est
creusée en lui, comme une plaie ouverte. Un sujet s'est creusé d'un manque,
il est hanté, habité par un vide. C'est dans ce récit compliqué d'une perte
qu'il faut rechercher, sans doute, les motifs d'une mélancolie que Bloy,
pourtant expert en langues mortes, redouble et recouvre du noir le plus
profond. Le résultat de ce double et singulier mouvement, celui d'une non-
transmission d'héritage et d'une introjection de l'objet perdu, c'est un
formidable blocage, une assignation à résidence proprement paradoxale ; la
non-transmission fait de Bloy un exclu-errant [même si le motif de l'exclusion
s'enrichit de connotations artistico-sociales] et l'introjection de l'objet perdu
fait de lui un captif. En milieu bloyen, on peut être, à la fois, rejeté et
emprisonné ; errant et fixé. On sait que Bloy répétera jusqu'à saturation
que la fin de l'exclusion d'une libération.
N'aura-t-il pas, au bilan, attendu, jusqu'au dernier moment, que
quelqu'un vienne frapper à la porte de ce domicile sans nom, n'aura-t-il pas
souhaité, plus que tout, cet événement catastrophique de coups décisifs
frappés à la porte ? Evénement formidable qu'il n'a de cesse de calculer dans
l'espoir de ce qu'il nomme sa délivrance : sortir de cette maison-prison qu'il
porte en lui. Rien ne nous empêche de suivre, comme un fil noir dans
l'œuvre bloyen, le texte-biographique de cette métaphore : un sujet s'y décrit
comme une maison désormais froide, sans foyer, soumise aux rigueurs
épouvantables de l'absence et de la diréliction. A peine Caïn Marchenoir est-il
arrivé à la Grande Chartreuse que la clairvoyance des bons pères lui impose
d'explorer le vide qu'il est devenu :
"Muni de ce flambeau, Marchenoir descendit dans les cryptes les plus
ténébreuses de sa conscience et sa stupéfaction, son épouvante furent sans
bornes. Rien ne tenait plus. Les contreforts de sa vertu croulaient de partout,
les madriers et les étançons en bois de fer de sa volonté, par lesquels il avait
cru narguer toutes les défaillances de la nature, pourris et vermoulus,
tombaient littéralement en poussière. Tout sonnait creux et la ruine. C'était
un miracle que l'effondrement ne se produisît pas. Il fallait donc vivre sur ce
gouffre, au petit bonheur de l'éboulement." [P. 95 Mercure de France]
Le Désespéré paraît en 1893, mais Bloy, comme l'a montré Joseph
Bollery, travaille à ce roman depuis septembre 1884. En novembre 1912,
dans son journal, Bloy rédige un court texte, suggéré à lui par la parole de la
communion : Domine, non sum dignus. Ce texte sera par la suite adressé aux
Maritain. Mesurez à la fois la distance entre les dates et la proximité dans
l'inspiration. Prévoyant d'accueillir en lui, le Christ, sous les espèces de la
communion, Bloy imagine :
"L'ai-je même jamais balayée, ma demeure d'impudicité et de
carnage ?
J'y jette un regard, un pauvre regard d'épouvante, et je la vois pleine de
poussière et pleine d'ordures. Il y a partout comme une odeur de putréfaction
et d'immondices.
Je n'ose regarder dans les coins sombres. Aux endroits les moins obscurs,
j'aperçois d'horribles taches, anciennes ou récentes, qui me rappellent que
j'ai massacré des innocents, en quel nombre et avec quelle cruauté !
Mes murs sont pleins de vermine et tout ruisselants de gouttes froides qui
me font penser aux larmes de tant de malheureux qui m'implorèrent en vain,
hier, avant-hier, il y a dix ans, il y a vingt ans, il y a quarante ans...
Et tenez ! Là [-en italiques-] au devant de cette porte pâle, quel est ce
monstre accroupi que je n'avais pas remarqué jusqu'ici et qui ressemble à
celui que j'ai quelquefois entrevu dans mon miroir ? Il paraît dormir sur cette
trappe de bronze scellée par moi et cadenassée avec tant de soin pour ne
pas entendre la clameur des morts et leur Miserere lamentable.
Ah ! Il faut vraiment être Dieu pour ne pas craindre d'entrer dans une telle
maison !"
Un tel texte, en appelle des dizaines d'autres qui n'auraient sans doute
pas la même systématicité mais qui, pourtant, déclineraient tous les mêmes
figures de désolation, les motifs identiques de l'insalubrité, de la froideur et
de la mort.
Le pire étant sans doute que la maison intériorisée, la maison contenue
au plus profond de soi, par une conversion imaginaire interdisant tout
dynamisme, toute évolution, soit également une maison qui retient, qui
détient, qui enferme. La difficulté est bien de penser cette impensable
construction, de se figurer cette architecture scandaleuse, sans dehors qui ne
soit immédiatement un dedans. En moi, s'ouvre une maison vide dans
laquelle je suis prisonnier.
Le 18 avril 1910, Bloy fait parvenir un exemplaire du Désespéré à une
amie. Il le lui dédicace. A la seconde phrase, on peut lire :"C'était donc pour
vous que je l'écrivais, sans savoir, il y a déjà un bon quart de siècle, dans un
pavillon de mort et de misère de la banlieue de Paris. J'étais alors un
abandonné parmi les abandonnés."
Que d'emboîtements ! La maison bloyenne ne s'ouvre jamais que sur
de nouvelles murailles. Cave murée dans une case elle-même enfermée dans
une cellule. Pour cela, Bloy dispose d'un mot : celui de puits.
En janvier 1890, trois mois avant d'épouser Jeanne Molbech, Bloy
adresse à cette dernière, une lettre étonnante. Etonnante au sens où elle
noue, dans le même espace textuel, les motifs épars que nous avons
recensés. Le début de la missive expose les thèmes de l'emprisonnement et
de l'espérance d'une prochaine délivrance. Et d'un coup, la lettre délivre à
l'autre [mais c'est une des fonctions pacifiantes, guérissantes que Bloy
assigne à sa correspondance], à Jeanne qu'il va lier étroitement à son destin,
une hypothèse biographique étrange. Etrange parce que fausse, au regard
des faits et vraie au regard du reste :
"Depuis longtemps déjà, j'ai tout au fond de moi cette impression très
nette et qui doit se rapporter à quelque profonde réalité mystérieuse, que je
ne suis pas où je devrais être, que je n'ai pas ce que je devrais avoir, que je
suis, en quelque façon, frustré d'un héritage qui m'appartient et qui est
détenu par des mains injustes. Je sais que cette pensée peut paraître folle.
Cependant, je n'ai jamais pu l'écarter, même dans la prière. (...) la même
formule revenait sans cesse : Délivrez-moi, brisez mes chaînes, reconduisez-
moi chez mon père, dans ma patrie, dans ma maison, dans mon héritage."
Habiter, c'est l'impossible du texte bloyen car habiter suppose résolue
une double et contraignante opération chronologiquement orientée : une
libération qui serait à la lettre une quittance de loyer avant la réintégration.
Or, l'emprisonné est en dette ; d'une dette absolue qui est la forme
économique de l'emprisonnement, c'est à dire d'une mort à la fois sociale et
imaginaire. Sinon, comment comprendre que Bloy trouve "excellent et
courageux" un article qu'on lui envoie et qui s'intitule "L'enterré vivant" ; titre
tellement approprié qu'il n'hésite pas, le jour même, à écrire au directeur
d'une autre revue une lettre qui s'achève par ces mots :
"Vous avez, sans doute, la générosité des jeunes et vous ne refuserez
pas d'exhumer l'enterré vivant que je suis.
Je vous envoie des petits signes d'amitié au fond de ma fosse." [Journal tome
III 1à février 1910]

UNE MAISON EST UN FOYER.


Il s'agira ici d'une vignette biographique, de celles que Roland Barthes
appelait des biographèmes, petites récits de vie où le sens à la fois s'exténue
et se déploie. Je la prélève dans un livre de souvenirs que Martineau consacra
à Bloy. A la page 112, je lis :
"De même qu'à l'atelier de la rue Cortot, les dimensions de la pièce
-celle de la maison de Montmartre- obligeaient Bloy à des dépenses de
charbon fréquentes et énormes. Huit mois de l'année, son poêle était rouge ;
il se chargeait lui-même de l'entretien du feu : "Le froid, disait-il, est mon
plus grand ennemi."
Il combattait son plus grand ennemi avec une surveillance incessante,
interrompait une lecture pour courir à sa caisse à charbon, revenait tenant
d'une main la tringle et de l'autre une pelletée qui s'engouffrait. Et Léon Bloy
regagnait son bureau en se frottant les mains d'un air satisfait."
Quand Nietzsche demandait que l'on marchât pour écrire, Bloy propose
d'allumer un grand feu. Il faut que ça chauffe, répète, à qui veut l'entendre,
celui qui affirmait fonctionner "par-dessus ou à côté à la manière des feux
volcaniques" ou qui brûlait "de dire la vérité". Ce matin, il fut question des
feux allumés dans La Femme Pauvre. Je me propose d'aller tisonner dans
quelques textes bloyens. Huysmans avait peut-être vu juste,
méchamment, lorsqu'il confiait à son ami Arij Prins : "Le volume de Bloy va
cahin-caha, ces grands froids engourdissent sans doute son intelligence qui
n'a jamais été bien vive." Méchanceté huysmansienne ou clairvoyance
puisque Bloy, lui-même, confiait à sa "fiancée" :
"Tu as raison de parler du froid. Il est pour beaucoup dans ma
mélancolie. Le froid m'est tout à fait contraire -étonnante évaluation- et j'en
souffre énormément." [lettre du 8 février 1890]
Il semble bien que la question du feu et du froid ait à être posée à
proximité de la question du domicile. Un mot nous y invite qui est foyer que
Bloy trouvait "si touchant et si doux." [Le Sang du Pauvre p. 124 Mercure de
France].
Posons comme thèse qu'une maison ne peut être dite foyer que par le
feu qui y brûle. La thèse est simple et ne souffre aucune restriction. Mais, on
comprend que cette loi du feu est mise sous l'éteignoir de la tribulation.
Certes, il existe, dans le texte bloyen, de nombreux feux mais ce sont des
feux allumés, qu'il s'agisse des feux du style, des feux de justice si nombreux
dans Sueurs de Sang, feux métaphoriques, allumés ici ou là dans le
texte comme autant de sémaphores qui font déplorer plus fortement
l'absence de foyer. Mais le feu essentiel, cet improbable foyer de douceur, il
brûle toujours aux bornes de l'œuvre.
Au commencement était le feu ; mais Bloy escompte bien que tout, à
la fin, s'achèvera par un embrasement inouï, procuré par "le Feu essentiel, le
Feu central, éternellement allumé pour tout dévorer à la fin des fins".
[Exégèse des Lieux Communs Faire la part du feu, page 244 Mercure de
France]
Entre temps, dans cet intervalle où l'œuvre se déploie et trouve les motifs
de son existence, règnent le froid par absence de chaleur et l'obscurité par
absence de clarté. On ajoutera, par conformité à notre propos que s'éprouve,
dans le même temps, l'absence de domicile.
Antériorité bouleversante du feu, antériorité mythique du feu à laquelle
la religion fournit ses figures : c'est une exégèse crépitante échappée du
Journal qui nous en fournira une représentation. Le 18 décembre 1894, Bloy
écrit :
"Adam, avant sa chute, était comme un charbon à l'état
d'incandescence. Brusquement éteint, il a perdu sa lumière et sa chaleur, et
il est devenu froid et noir."
On demandera où se trouve le foyer car la fiction adamique met en
scène un feu emphatique, exubérant, proprement exorbitant : il brûle
absolument tout comme "cette montagne" proche de Decazeville dont Bloy
entretient Huysmans dans une lettre du 11 novembre 1885 : "C'est un
prodigieux bloc de houille en ignition depuis des siècles. Dans la nuit, on
aperçoit la rougeur à plusieurs lieues et on est toujours averti de son
voisinage par l'élévation extraordinaire de la température". Le feu que rêve
Bloy est moins un événement qu'un état, celui d'une fusion indifférenciée.
Antérieur absolu, il préface tout récit, toute histoire ; plutôt, s'éteignant, il
accouche de déchets sans nombre, ces éléments froids et noirs, juste bons à
être utilisés -encore faudra-t-il les réchauffer et on dispose là des grandes
lignes de la poétique bloyenne de l'enthousiasme et du feu sacré- pour écrire
des récits car naître, ici, c'est proprement mourir au feu.
Tout aurait été initié dans le creuset d'un feu ardent :
"Tout homme venant au monde apporte son principe de mort. Il y en a
qui naissent avec une cheminée sur la tête ou un boulet de canon en pleine
poitrine. Moi, affirme Bloy, le 6 septembre 1904, je suis né dans un four." Soi
dit en passant, Véronique Cheminot accueille Caïn Marchenoir dans son
domicile de la rue des Fourneaux !
Le feu rêvé est un feu féminin, pour ne pas dire maternel. Et si Nerval
se brûlait les ailes au contact des filles du feu, Bloy, lorsqu'il s'imagine fils du
feu, revendique une filiation impossible. La loi refuse qu'on soit le fils de la
foudre, le fils de la Carreau.
La chute, on devrait dire l'extinction des feux, le plonge dans un monde
noir : celui des demeures glacées. Là, dans l'obscurité et l'humidité, se joue
le drame majeur de la mort du père, de l'héritage et de la dette, en un mot,
le drame de la déchéance et de l'excrément.
C'est essentiellement que la maison bloyenne manque de foyer ; qu'en
un mot, elle manque à elle-même. La chandelle est morte, il n'y a plus de feu
!
Pourtant, çà et là, dans le texte, des bonheurs indicibles presque qui
s'avancent, protégés, dans l'habit lumineux du rêve :
"Beau rêve cette nuit. J'étais dans Paris, j'entrais, je ne sais comment à
la Sainte Chapelle. Une Sainte Chapelle de songe qui devenait aussitôt la
maison de Marie. Non pas la maison humble de Nazareth, mais la Maison
Splendide, la Maison Glorieuse [Bloy, ici, n'a pas assez de majuscules]. Je ne
peux exprimer la sensation de chaleur et de santé surnaturelle que
j'éprouvais. C'est le mystère impénétrable des songes. Impossible également
d'exprimer ce fait que je fus chargé d'alimenter un brasier très doux qui
chauffait toute la maison. De temps en temps, une grille d'or se levait et je
poussais au milieu des flammes de grandes branches, semblables à celles de
nos pauvres arbres abattus. Ces arbres se pliaient facilement et volontiers
pour entrer dans la fournaise."
Beau rêve en vérité qui conduit l'écrivain aux limites mêmes de
l'expression, hors œuvre, en utopie en somme, là où le dire s'exténue, se
volatilise confronté à l'objet d'une nostalgie à venir.
Dans le texte que vient d'être cité, du bloy, pardon, du bois, "gourdin
parce que périgourdin", se plie volontiers à la jouissance sans mots du feu
absolu. Volontiers aussi, il se verrait arbre lui qui écrivait dans le texte, Les
12 filles d'Eugène Grasset, "J'aime ce houx qui ne me symbolise pas mal avec
son bois dur, ses feuilles féroces et ses fruits couleur de feu." Il y a dans le
bois, dans le bloy désormais, matière à combustion. Et s'il ne nous est pas
possible ici d'instruire la question sylvestre, force est de constater que le
texte bloyen allume çà et là des feux qui fêtent, par avance, des retrouvailles
aux couleurs singulièrement maternelles : celles d'un sujet chauffeur, qui
alimenterait de lui-même les flammes, avec un domicile.
Ces feux signalent des rêveries de fin, de la fin, comme toutes les
rêveries bloyennes du feu. Et si l'obscurité est le lieu où s'élabore les récits,
les récits, eux-mêmes, finissent souvent, en milieu bloyen, par des incendies
dont le plus célèbre, on nous l'a rappelé, est celui qui embrase La Femme
Pauvre. Ecrire, pour Bloy, c'est allumer un feu dans le noir. La poétique
bloyenne est une poétique de la fulmination et de l'incendie, comme si la
tâche de l'écrivain était d'embraser, au tison de la métaphore, des matériaux
en attente. On s'explique mieux alors la critique bloyenne qui est faite de la
littérature contemporaine, tableau désolé d'une double incapacité : choisir le
bon matériau ; disposer d'un boute-feu. L'excrément naturaliste est un
matériau cinéraire, ininflammable, produit déjà dégradé au service d'une
poétique nauséabonde, tout comme le mucilage blanchâtre des écrivains
sans force.
Le feu de mots est un feu de paille. Tout au plus couve-t-il dans l'œuvre
; sans cesse à réanimer. Passé l'illumination, il reste le reste : l'entre-temps
noir et froid de l'ici et du maintenant, si bien figuré par la quête réitérée,
infernale, d'un domicile à soi.

UN DE TROP
Pierre Glaudes, dans l'article intitulé, "Une écriture épiphanique", paru
dans la revue Littérature [n°17 décembre 1987], a montré comment la
systématique conflictuelle des personnages de la Femme Pauvre était prise
dans un imaginaire où le familial se redouble de religieux. A cette
démonstration, nous ne souhaiterions ajouter rien d'autre qu'un décor pour
une scénographie du tiers-exclu. Pour ce faire, nous mettrons en perspective
cavalière quelques récits bloyens, provenant tous des Histoires
Désobligeantes. Le vieux de la maison met en scène madame Alexandre,
propriétaire d'un lieu louche, maison et bordel tout à la fois. Y survit un
personnage immédiatement désigné comme surnuméraire, "vieux fricoteur,
vieille ficelle à pot au feu", le père même de la patronne. Le récit bloyen va
faire fonctionner la dite maison louche comme piège. Elle se referme, en
pleine répression versaillaise, sur le pauvre Papa Ferdinand, imprudemment
sorti et désormais soupçonné par la soldatesque d'être un pétroleur. Je laisse
la parole au texte : "La fenêtre close du mauvais lieu s'ouvrit alors
spontanément, et madame Alexandre, ivre de joie, désignant son père aux
soldats, leur cria : "Mais fusillez-le donc, tonnerre de Dieu...". Devant la
maison close, le père achève alors son destin de personnage de fiction.
Allons maintenant jusqu'au Parloir des Tarentules, autre fortin imprenable où
se terre Damascène Chabrol. "Difficilement on s'introduisait chez lui. (...) il
n'ouvrait pas quand on frappait, ou , s'il ouvrait, c'était à peine, maintenant
la porte à un millimètre du chambranle (...) comme s'il y avait eu, dans sa
demeure, un agonisant sublime" Chabrol est une figure filiale d'écrivain raté.
Et ce ratage est le nom de sa folie. Le récit y met fin en donnant à Chabrol
l'énergie sauvage d'aller frapper son père dont le texte ne dit quel
contentieux l'opposait à son fils et de se jeter dans un puits. Passons sur le
contre-exemple étrange du couple Fourmi, stérile réunion de deux êtres qui
réalisent ce paradoxe d'être "toujours au lendemain de leurs noces depuis
vingt ans" et dont la particularité est d'être captifs d'un domicile inquiétant
dont "le jardin faisait penser à un cimetière" Le récit les empêchera jusqu'au
bout de quitter ce domicile, malgré des efforts inlassablement répétés. Dans
la nouvelle Le torchon brûle, Rodolosse, au grand trouble de l'assemblée
filiale qui l'écoute, fait le récit d'une vengeance perpétrée par un jeune
homme qui n'hésita pas à incendier une ferme où on lui avait refusé
"brutalement l'hospitalité". Et si Esculape Nuptial, cette autre figure filiale
commet une erreur, après avoir tué un vieillard, c'est celle de revenir, en
trop, non pas sur les lieux, mais dans les lieux du crime, dans la "chambre du
mort, où le commissaire de police l'attendait obligeamment." Quant à
Jacques, le héros de La tisane, il est de trop lui aussi. Sa mère, responsable
indirecte mais consciente, de sa mort, "avait un amant qui ne voulait pas être
beau-père." Et Bloy d'ajouter : "Ce drame simple s'est accompli, il y a trois
ans, dans le voisinage de Saint-Germain-des-Près. La maison qui en fut le
théâtre appartient à un entrepreneur de démolitions". J'en finirai avec la
nouvelle intitulée Jocaste sur le trottoir. Le héros, orphelin de sa mère, est haï
de son père. Ce commencement biographique, il le nomme le "vestibule de
son existence". Le père, architecte -donc archi-père en quelque sorte- va se
venger de son fils en lui laissant croire qu'il ne le séquestre plus, en lui
fournissant les moyens de sa liberté. Le fils, sans le savoir, tombant dans le
piège du père, va coucher avec une femme qui s'avérera être sa mère. La
question de la filiation s'inscrit dans un décor, celui d'une maison, d'un
intérieur que Walter Benjamin définissait comme le lieu des traces et du
crime, associant son ascension dans l'imaginaire du XIXè siècle à la
naissance du roman policier. Sans doute, s'agissant des Histoires
désobligeantes, faudrait-il examiner de près la logique que Bloy met en
œuvre pour choisir dans chaque cas l'instance des personnages. Toujours
est-il que si cette mise en perspective des récits efface un peu leurs
différences, elle n'en révèle pas moins la forme de leur contenu. Chez Bloy,
derrière les portes ou par les portes, s'accomplissent des complots infâmes
qui ont tous comme finalité l'expulsion violente d'un personnage. Lieu des
rétorsions sans noms, la maison est un champ clos où se déchaîne la
complexité de l'œdipe bloyen. Du père et du fils, l'un est de trop. Mais la
position excédentaire n'est établie que dans le cadre borné d'un domicile.

UN DEFICIT DE NOMS.
Où mettre les pieds quand on est sous le coup d'une condamnation à
l'exclusion ? Y a t-il un domicile pour celui dont le destin est fait de
tribulations et d'errance ?
Faire le tour de la question, c'est également faire le tour des mots.
Curieux lexique que le lexique bloyen du domicile. Bloy a recours à diverses
appellations pour désigner la réalité problématique du domicile. Bloy hésite
entre maison et lieux. Il emploie certes d'autres termes -demeure en est un
exemple, mais il désigne l'édifice dans son apparence extérieure ; maison et
lieux sont les plus fréquents et ils s'organisent en un système instable de
désignation.
Maison est du singulier quand lieux est au pluriel. Maison, surtout si
Bloy lui ajoute l'emblème sécurisant de la majuscule, essaie de stabiliser un
sens plein, univoque. Une maison doit être une maison.
Lieux, quant à lui, dissimule à peine l'équivocité formidable de ses
sens. Il est porteur de la dispersion : lieux est nombreux comme les
pourceaux.
Maison détermine une chaîne dont on peut énumérer les maillons :
foyer, héritage, terme, loyer, pauvreté, propriétaire en sont les éléments les
plus récurrents. On perçoit bien que la chaîne associative par laquelle Bloy
cadenasse les représentations de la maison est une chaîne négative dont
l'effet en retour est de déstabiliser les velléités pacifistes de la désignation.
Qu'il existe des valences positives de la maison, cela est certain ; mais pour
qu'elles puissent advenir, le texte bloyen montre assez quel luxe incendiaire
de conditions il lui faut réunir. Dans les récits bloyens, et sans doute peut-on
affirmer que la maison ne peut être abordée que par le récit, la maison est à
la merci du négatif, elle est hypothéquée par le négatif.
Un personnage concentre ce négatif : c'est le propriétaire, celui qui est
chez-soi dont on ne s'étonnera pas qu'il y soit au chaud :
"Mme Mouton, prévient Bloy à la CXLVIIIème exégèse des lieux
communs, première série, était une horrible vieille qui se chauffait à son
argent, quand il faisait froid." [page 154 Mercure de France]. Il est vrai,
assure notre exégète, que le Bourgeois "garde pour lui tout seul tout son
charbon" [XVè lieu commun de la seconde série, page 201 Mercure de
France]. Il nous paraît hautement instructif et forte rentabilité de convertir,
de distribuer, par le moyen d'objets minimes de l'imaginaire bloyen, les
figures compactes, majusculées que le texte bloyen entend faire passer
frontalement : celles, par exemple, du Pauvre, du Propriétaire, ici. J'ai voulu
en somme donner la parole aux détails. Ce faisant, pourquoi ne pas dire que
je m'autorise de Flaubert qui affirmait, dans sa correspondance que "l'bon
dieu est dans les détails".
Figure obscène du plein, le propriétaire déborde littéralement de lui-
même, comme si la positivité de la propriété à laquelle le droit lui donne
droit, se traduisait en boursouflures, en adiposités physiques car commente
Bloy, dans le Sang du Pauvre, il a "son droit, son ventre, ses habitudes (...)
devant être engraissé comme un porc" [Page 141 et 142 Stock 1946].
Ecoutons Apémantus, le cynique, proposer, dans l'histoire désobligeante
intitulée, bien entendu, Propos digestifs, une définition du riche ; elle
conjugue immédiatement le plein et la proprité :
"Le riche, au contraire, ne peut prétendre à aucune sorte de
"boisseau". Il est impossible à cacher, puisqu'il est partout chez lui. Il crève
l'œil, il sue son identité par tous ses pores. "
Dans la "pensée" bloyenne, une telle entité ne saurait être relevée ;
seul celui qui est marqué de négatif, qui est dépossédé de lui-même pourra,
à la fin des temps, réintégrer le positif, la position qui devrait être la sienne.
Le propriétaire constitue un scandale herméneutique car il "est une entité
bizarre dont habitude seule empêche de voir la réelle monstruosité." Le
caractère de monstruosité se déduit de l'ostentation, de l'emphase obscène,
débordante du propriétaire. Plein, il lui manque le manque ; cela même qui
autoriserait son inscription dans une histoire. Le texte bloyen, la pensée
bloyenne ne peut soumettre le propriétaire qu'à un traitement
eschatologique. En ce sens, il n'existe pas, pour Bloy, de solution sociale à la
question du propriétaire, tout au plus une réjouissance féroce devant les
exploits de ceux que Bloy désigne sous l'appellation de "l'Archiconfrérie de
la Bonne Mort"
Entre-Temps, le propriétaire est saisi, happé par la fiction bloyenne,
pour autant que l'on réserve à ce mot la tâche de désigner des genres
littéraires comme la nouvelle ou le roman. Exemple de détail, l'onomastique
bloyenne s'essaie à clouer, d'une étiquette nominale, la figure quasi
anonyme du propriétaire, sur la page désobligeante de ses récits. Comment,
en effet, mieux stigmatiser, l'excessive et massive obscénité de ce
personnage, sinon à l'aide de noms pas tout à fait propres, du moins
appropriés, sinon en recourant au geste décisif de la métaphorisation,
immémoriale pratique de l'insulte. Bloy traite le propriétaire à coup de noms :
Bison, Mouton, Fourmi, Répandu, Zola, Culot, Purge, Panard, Labalbarie,
Piécu, Durable... Programmation onomastique du nombreux, du merdeux ;
tableau tératologique d'un corps monstrueux, recueil de bas morceaux. Et,
très souvent, les récits bloyens s'inaugurent d'une opération baptismale : le
destin narratif des propriétaires peut s'y lire, ramassé. Le nom étant donné,
le reste peut s'en suivre.
La remarque que l'on pourrait ajouter, c'est qu'en matière de logement,
la fiction en remontre à la biographie. Dans la fiction, Bloy se paie, s'offre,
fantasmatiquement, celui qu'il ne peut jamais payer dans l'ordre douloureux
et réel de sa biographie ; en particulier, le propriétaire. Je veux dire qu'au
propre et au figuré, Bloy se paie la tête du propriétaire. Règlement de
compte halluciné où les mots du récit servent à couper, dans l'imaginaire, la
ligature inhumaine des chiffres de la dette et du loyer. Ainsi de Marchenoir,
parvenu à "trancher le câble d'ignominie" qui l'enchaînait à madame Mouton,
sa propriétaire et dont il découvre la chose capitale, le chef, dans un carton,
sur le trottoir des tribulations :
"Le couvercle enlevé rapidement, sa propriétaire lui apparut..., la tête
coupée de son ancienne propriétaire le regardant de ses yeux morts, de ses
blancs yeux morts qui ressemblaient à deux grosses pièces d'argent."
Trancher le câble, trancher le fil de la vie ou comment réaliser, d'un coup de
mots aiguisés, un impossible souhait. Mais laissons le propriétaire à son
destin ; allons jusqu'aux lieux.
Lieux est, en milieu bloyen, un mot presque vide de signification ; il
peut donc prendre de nombreux sens. Bloy l'utilise aussi bien pour désigner
le cul de basse fosse, la fosse pour le cul, le bordel ou le cimetière, la tombe.
Lieux finit par transporter, simultanément, avec lui, toutes les valences dont
il s'est enrichi, à l'usage, dans différents contextes.
Les lieux seraient comme l'envers inquiétant, repoussant, de la maison
dont le point faible est précisément la précarité. Menacée de l'extérieur par
le propriétaire -"Si du moins, à cet effroyable prix, le pauvre était assuré de
son gîte, si, à force de payer et de souffrir, il gagnait enfin d'être chez lui..(...)
Mais que dis-je ? Ce n'est pas assez de payer. Ce n'est même rien du tout, si
on ne paie pas d'avance...(...) Ce n'est pas encore tout. Même en payant
d'avance, un jeune ménage doit s'engager à ne pas avoir d'enfants...(...) S'il
y a litige..." [Page141-142 Sang du Pauvre Stock], la maison l'est aussi de
l'intérieur, d'un intérieur qui reviendrait par en dessous. Ces deux menaces
n'en font qu'une. Du moins, leur pression est-elle homéostatique. La seconde
croît avec la première. Toute maison court le risque de l'abîme : lieux est le
nom de cet abîme.
Les lieux sont déterminés par un effet de langage. Ils sont lieux d'avoir
été dits tels. Dans les parages des lieux, la métaphore s'active, traînant à sa
suite des représentations de ce qui, peut-être, n'a pas de nom. Dans les
lieux, gît l'innommable.
Voici une maison travaillée par la représentation des lieux, hantée de
lieux :
"De la grande route où ne passe jamais personne, on aperçoit cette
maison au fond d'un jardin tellement funèbre qu'un certain jour, un étranger
fatigué de vivre, vint sonner à la grille pour demander qu'on l'y enterrât. Il n'y
a pourtant ni cyprès ni saules pleureurs. Mais l'ensemble offre cet aspect.
Des légumes tristes, des fleurs navrées y végètent à l'ombre de quelques
fruitiers avares, "dans une terre grasse et pleine d'escargots" d'où s'exhalent
des effluences de putréfaction ou de moisissure. (...) La tradition s'est
conservée, parmi les paysans, d'on ne sait quel crime effroyable accompli
autrefois en ce lieu. (...) Enfin, maison elle-même passe pour être visitée. "
[La Femme Pauvre page 223 Livre de poche]
Pour aller au plus pressé, on pourrait dire que les lieux sont une maison
augmentée d'un mort.
En voici une autre, dont la description est prélevée au même espace textuel :
"Le feu le plus ardent ne parvenait pas à sécher les murs, plus froids à
l'intérieur qu'au dehors, comme dans les cachots ou les sépulcres, et sur
lesquels pourrissait un papier horrible. D'une petite cave (...) parurent
monter, au commencement de la nuit, des choses noires, des fourmis de
ténèbres qui se répandaient dans les fentes et le long des joints.
(...)
Une odeur indéfinissable, tenant le milieu entre le remugle d'un souterrain
approvisionné de charognes et la touffeur alcaline d'une fosses d'aisances,
vint sournoisement attaquer la muqueuse des locataires au désespoir.
(...)
Certaines circonstances trop affreuses (...) ne permirent pas à Clotilde
d'abord, et à son mari ensuite, de douter qu'ils ne fussent tombés(...) dans un
de ces lieux maudits que ne désigne comme tel aucun cadastre fiscal, où
l'ennemi des hommes prend son délice et se met à califourchon."
Pour aller au plus pressé, on pourrait dire que les lieux sont une maison
augmentée d'un dessous, d'un trou. On ne peut qu'y tomber. Parfois, Bloy
dit : citerne ou puits.
Voici un dernier lieu. On le trouve, cette fois, dans le premier tome du
Journal.
"Déménagement noir (voici la couleur) et installation au fond de l'impasse
(voici le trou), dans un pavillon sinistre, épouvantable. Le malheureux d'hier
est venu nous aider. Quelle présence que celle de ce condamné à mort par
lui-même. (voici le presque mort). Puanteur horrible de notre maison. Nous
en sommes à nous demander si ce tabernacle de douleur et de misère (...)
n'est pas maléficié, de toutes manières, par la présence de quelque relique
affreuse... (...) Les larves grouillent et les ténèbres ont l'air d'aboyer. Froid
atroce, toujours. (...) Notre maison n'est pas seulement puante, noire et
glacée, on y reçoit, en outre, des impressions telles qu'on la pourrait croire
visitée. [février-mars 1895].
Ce triptyque peut se replier. Une même représentation y insiste. Les
lieux soustraient à la maison son nom même, le remplacent par une
approximation lexicale où se conjuguent les valeurs les plus imposantes du
négatif : le noir, le froid, la mort. En milieu bloyen, un sujet -un pauvre- doit
et, dans le même temps, ne peut pas habiter une maison. On reconnaît là
l'énoncé retors et bloquant d'une double contrainte, du double bind décrit par
la psychanalyse. Exclu en tant que porteur des marques de la misère, le sujet
bloyen est condamné à entrer dans un lieu d'où il ne peut être qu'exclu. Et
cela, du fait même d'une présence antérieure, formidable. La maison
bloyenne prend vite l'allure d'un obituaire, à cela près que le mort qu'elle
détient, à son corps défendant, n'est pas très catholique. C'est quelqu'un qui
forcément ne sent pas très bon et qui, par-dessus le marché est encore sinon
vivant du moins très actif, très agissant. Ce qui fait défaut au mort, mais c'est
encore une certitude de le dire humain -Bloy, travaillé par l'inquiétude
murmure parfois chose ou relique comme si le cadavre manquait même d'un
corps-. Ce qui, donc, manque au mort, c'est un nom. Mais, plus
profondément, par delà le défaut d'un nom, il manquerait au mort d'avoir été
enregistré, d'être passé par l'opération classique du deuil. Mort en instance
qui reste là et l'on sait avec quelle minutie, mais aussi avec quelle anxiété
Bloy vérifie que ses amis morts et enterrés l'ont été de façon catholique ; et
que tout y soit, la tombe, la dalle et la croix.
Sans doute, les croyances religieuses de Bloy lui fournissent-elles des
dispositifs de négociation avec ce qui le hante ; je veux parler de la prière.
Qu'il entende -mais c'est le texte qui entend pour lui- des coups frappés
durant la nuit et le voilà persuadé que c'est à sa porte que l'on frappe, que ce
ne peut être qu'un mort et qu'il lui revient, à lui, Bloy d'apaiser le mort. Le
mort qui est dehors ou qui est dedans.

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