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Du méme auteur Voyages de philesopkes et philosophies dy voyage Pleins Fewx De ironie& Vhumour, um parcours philoso phique Pleins Feu loge des cymigues Pleins Feu © Eeitions Plone Feux, 2000 ISBN 2-912567-53-X Lucien Guirlinger LE SUICIDE ET LA MORT LIBRE INSTITUT DETUDES SOCIALES BBUOTHEQUE RuePrévost-Martin28 Cose pestle. 1211 GENEVER: (F9.F Gtd la] “Te ee crit den conn pronoate pe ion Gngri8 pver an rset see angerne de plwopie Uw not et ‘Sinmentate sont de Lacen Guinge, LE SUICIDE ET LA MORT LIBRE Le tte de cette conférence sone un pest ‘comme une provecation. Comment osons- ‘nous assmiler, compart la destruction de ‘oj par so un ate libre? Est-ce que nous re reculons pas spontanément d horeur evant ce geste tragiquement defini, sr- tout lorsqu'lsagit du suicide um proche, peer qua XIX sicle, est une régle du conti. Dans la paychologie behavio= ste’, I condutte humaine est ramenée& {Be Drm (18869171 an le foe: team dela seco, dont out dente Ie pow ene sence paste Ses rvs pipes sont De do ral Les Formas lees de i i reigiuse. - 5 Pechloie du compere gu eu consoer Japsetlogie en stone non par scons ese, dela cones oes phnomenes men ace enportnent congue sur be male matali: ‘pers slo eps. onde parek Watson 915 samme dds cecive Ses Soe et ampor ‘ees batiementovervbles de es as, fone « une branche Farement abpectve, ee trons, dr sdenens sate». Un ete ‘me mobs igi mals dogmatiqu eres pis eens def concency, ns persera date a ‘Rehr deo du comport ina et hain 3 Lacien Guistinger un comportement de type mécaniste st mulus-réponse. Autrement dit, il s'agit aévacuer dans Vétude du suicide tout ce qui est de ordre de la. subjectivité consciente ou inconsciente, et done consi dlérer comme nul et on-avenu le sens que Ie suicidaire ou le suicidant donne son acte. Sans doute, les sciences de Phomme ontelles dépassé, depuis, cette éxvitesse positivist sterlsante;iln’en demeure pas moins qu‘elles ne prennent pas en charge ‘comme décisives es questions des signili= cations, de Ia désirabiité dle Yacte. Elles tiennent Vacte pour un phénoméne deter ‘miné par des conditions nécessaires exis tence, conditions sociocultureies. Ml va de soi qu'une telle connaissance est précies- se; par exemple, comme Ia montré ‘Durkheim, le tax de suicide varie en rac son inverse du degre d'integration de la société religiewse, domestique o% poli tigue,c'est-d-dire que la probabilitédu sui- cide croitavee Psolement ox avec le rel3- cement des liens sociaux. Il est intéres: sant aussi de distinguer le suicide altruist, Te suicide égoiste et le suicide anomique — celui qui découle de absence ‘organisa tion sociale intégrante. I serait regetable, fuss, dignorer par exemple les travaux écents de sociologues aux Etats-Unis pour montrer que l'agressvite humaine est su- cidaire en haut de échelle sociale et meu frie en bas. Ce savoir explique, certs, 6 ‘Le sree s a mone nee mais expliquer signtie dérouler la chatne de causes et eetfets qui aboutialt&éve- rnement de Vextriour; ce nest pas com- prendre, cesta-dieintriorser Vacte, le Salsir du dedans Ilya pire aujourdnui La poychistrie organcste et les sciences ognitves, évacuanttotalement la subjec- tivté, réduisant homme & un ete « neu- ronal’ et ses ates des comportements ‘explicables par des causes biochimiques, denient 8 cet « homme comportement » toute initiative. Comme Yéerit Elisabeth Roudinesco, dans Pourpua la psychanaly- se? :« Non seulement il nest responsable de ren dans sa vie, mais ila plus le droit dlimaginer que sa mort pusse etre un acte relevant de sa conscience ou ce son icons cient 6.» Et Bsabeth Roudinesco évoque exemple extréme d’un chercheur amér- cain, John Mann, gui a prétendu que le cause exclusive du Suicide résideralt dans ‘une prodiction anormale de sérotonine’, Bisaeth Rowdee, Pam le Pct, hap Pa, aye opp 8. Hoes Sel joyhuriyc aur gee Hct oe ipa Fane otto on Sa cl aoe am Eau ee a on Sec tepomt aye 1 Serotorneadbetanc amine rod pas ti Sctdnesctivorinn owe anni Sic Ss sccm dant aco par cane ene Preece, job Mann on atl op vi qe les Sipemion sera cue be Sat interes Lucien Gxistnger effagant aussi « au nom d'une pure logique chimio-biologique, le caractire tragique d’un acte foncigrement humain ». Par contraste avec cette indifférence méthodologique ~ ou épistémologique - a Vintériorté, la soutfrance indicible du suicidair, la médecine mentale actuelle la psychiatrie veulent y remédier en seffor- ‘ant de diagnostiquer, de prévenr, de soi {gner le suicidaire ou le suicidant. Elles ne tHennent pas le suicide pour une forme or- ginale de pathologie mentale, mais elles y Yoient un symptéme liéessentiellement & Véchec de nos relations avee Vautre, 3 une impuissance surmonter ces. échecs. Freud, dans Métpsycholgie 8, montre que homme qui se suicide ne veut tuer son moi que parce qu’ayant mangué Vautre, ‘objet de son désir, il reporte sur soi son lagressivit, il est devenu objet méme du desir, la libido se replie sur le moi, ‘ Tombre de Vbjet tombe sur le moi », Gcritil. On se tue finalement par amous de soi, LThomme qu se suicide tue en lui ce ont il porte de le deul,« tournant ainsi ‘contre Isiméme un désir de mort peimitic ‘vement drigé vers auteu » La psychiatrie test animée par le souc essentiel et compar tissant de remédier aw mal-tre, au mal de vivre en prenant en toutes circonstances Ie 1 Feud in Mapp, Dele Malaneate thats NRF 190) pp. 17, Leave rr La Momr BRE part del vie = est une médecine ~ e Inet en nue des thirapeutigues preven Hives et curves La rangon de cette ‘olontbienveiante et bienasant est de Tanger le suicide patmi les effets de Confit nconslens mal nol, cath Sire de denier aw suicide I qualité can Ces tis approche sucesives du suicide eligluses ou holgiques scents co anthropologiies, medals ou thre pique en apt des ditences des pres qu conse le passage de une 2 Faute rupture par exemple un ane ‘home mystique une analyse thfoique ralonelle ot une pie ent charge cone ‘istrative et anne slide, repo- Sint sur un mime poste, un nora fendamentl: a nga absae du a cide, Fate pece pour le catholique ele nicesaize de ads cuales ou de der ination exeres pour Tenttopoogi; Gkllance ndrosigue os alation psy ‘oti pa imbrcton dead ede ta desde aude est dans cet tole perepectves ne lable un mange. On pest are sure restr da mange malt Sn est dans Te mange. Se siiler cet pili, ce West pas agit Or le prope de Fromme est non de pate comme font toutes choses mais dap de tlle sorte aque sous ce regard eaiclde. paral Presgheéranger la conden humsine = ” Lacien Guininger ce qui suscite une sorte d’horreur C'est ce postulat de la négativité totale, absolue di Suicide que ne peut accept la problema tisation philosophique du suicide. Que des philosophes aient condamn¢ le sti de, que dautres y aient consenti, ou meme I'sient approuvé sous réserves, ce rrest pas Timérét de approche philoso- phigue du suicide, Vapproche philoso- phique du suicide est compréhensive, Cest-dire soucieuse de reconnattre du sens a ce qu'elle dent pour un actepleine- sment humain jusque dans ses contradic- tions interes. Un acte est essentiellement = et pour cette raison exclusivement ~ hhumain. La réflexion philosophique ne propose pas ‘pour autant la défense ou Vapologie du Suicide ~ comprendre rest pas approuver. ‘histoire dela phlosophie relat le suc de de quelques philosophes,d’Empédocle | celui de Deleuze en passant par ‘Séneque ete. Ces suicides nous interpe- lent mais Ia reflexion philosophique 1's retenu qu'un seul nom, celui d'un penseur ‘qui aurat préché le suicide : Hégésias pPhilosophe grec vers 300 avant notre te, 9 Haglan. Aveo ce potophe Thédonise ey wee’ otne parson Bits nine le Tats pec un Sache eve jeg fled, Vi Digi Lats, Vet rn de Icopes uss, Gamer Famers, 18 Lescie LA Moar RE que Fon a appelé « avocat de la mort» ~ rotons tout de méme qu'il ne sest pas sui- cidé. Paradoxalement, il est un lointain disciple d’Aristippe de Cyréne qui profes- sit excellence da plas. Hégésias consi- dire en effet que si le bonheur est la somme des plist, il est totlementinac- cessble et sa « sagesse » invite Ala rési- ‘gation, a Yabstinence et finalement au Suicide. Les chroniqueurs rapportent que son rihilsme aurait décienché en Egypte fil vivait tne sorte @’épidémie de sui- cides, de tele sorte que Prolémée I" Iui a interdit tout discours sur la mort volontai- re. Hégésias se gardait de précher exemple, son nom et son enseignement sont tombés dans Youbli, On pourrait cependant evoquer également ici Edouard von Hartmann et” sa Philosophie de Mnconscient. ublié & Berlin en 1869, ce livre devint en quelques années Yun des ‘ouvrages les plus lus dans une Allemagne ‘agnée au pessimisme de Schopenhauer, slont Le Monde comme vlonté et reprisents- tion (1818) présentait la vie comme un ‘ouzment universel avant « Vinévitable et jerémédiable naufrage de la mort ». M Hartmann poussait ce pessimisme jusqu’a sun nihilisme actif en suggérant que, Puisque de toutes les esptces vivantes ‘vouées ala souffrance universlleVespéce humaine éait seule consciente de cette tra- ‘sigue absurdité, les hommes devaient 1» Lacien Guiinger Semployer a éteindre a jamais cette conscience, ddbarrasser le Cosmay de cette conscience par un suicide de espe, une sutodestruction! Cependant, cette invitation & s'anéantir vissit avant tout extinction de la conscience du non-sens de la vie, leface ment de la conscience de la douleur de vivre, conscience qui émergeait dans le cosmos avec Phumanité Ce nest pas lacte suicidair, acte unique de Vindividus, qui éait préconisé dans ce rihilisme, mais une sorte d'inconscience universelle, un théme romantique insépa- rable de cette « décadence » & laquelle Nietzsche opposera son Gzi seer: a joie de la lutte victoriente, de Vndversaire ur- ‘mont de a Selistberwindung, victoire sur soiméme, une joie qui appelle IEternel Retour du méme, [Non seulement les philosophes dans leur grande majorité ont désapprouvé ferme: ment le suicide, mais ceuxla méme qui le justifient dans des conditions déterminges vont ceseé de protester de leur amour de la vie, de ne donner leur contentement at suicide qu’au nom d’une vie authentique- ‘ment humaine. Cela étant, est la recon nalssance du caractre pleinement humain du suicide et Ia quéte de sa signification Jumaine qui ient tous les philosophes. La philosophie récuse Yaveugle eruauté de Pancienine malédiction » André Comte Lesucms ka Mowe u Sponville exprime fortement oe refus, je cite: « Lesuicide est un droit d'autant plus absolu qi'il se moque du droit. C’est la Iiberté minimale et maximale. Arribre les prétres! Arriére les juges! » Le philo- Sophe ne méprise pas par contre les ana Iyses anthropologigues pas plus qu'il ne considéze comme sperfives les therapeue tiques médicales, mais & partir et atrdeld de cas savoirs ot de ces savoir-faie, la question de la signification, de la destina thon du sens, de la valeur de V'acte sii aire demeure entire et relave d’un autre cetfort de conceptualisation de ce vécu redoutable qui oviente 'acte suicidaire, & savoir la perte du sens et de la désiabilté de existence. Lesuicide est d’abord un act, cestadire i engage une personne dans sa totalité concréte indivse, dans sa capacité de dis- cernement, de peso les possibles, dans la logique inteme subjective mais vraie pour celui qui agit, celle de son histoire person- nelle, dans Vautonomie au moins relative un sujet qui tente de se donner 2 Isi- -méme sa loi, de décier luiméme sa dest- née, de choisir lu-méme entre vivre et mouriz, d'un acte done qui temoigne une liberté qui fonde une certaine dign- ‘Crest dans le moment méme ois Vacte 10. Ande Comesponie, Inpro, chap. Le sulle », Perspectives entigas, PUF, 1998 a Lcien Giilinger sulcidaire met en jeu ces qualités hhumaines ~ dignitélberté de la personne = qu'il les ord et les nie en les afiemant. (Crest ce paradoxe que doit s'efforcer de comprendre analyse réfleive du philo- sophe. Quelle est Voriginalté de cette att tude philosophique? Quelles en sont les conclusions si l'on conftonte le suicide avec les exigences fondamentales du phi= locopher, cest-i-dire & Texigence du rationnel et du raisonnable (le suicide est- il irrationnel ow rationnel?), avec. le concept de dignité humaine (le Suicide est- lune moet indigne ou le dernier refuge de notre dignit?) et avec la bert (le suicide festil une alignation ou une revendication de la libert, une mort libre?) ‘Albert Camus, dans une ouverture en fan- fare du Mythe de Sisyphe, eit: « n'y a {qu'un probleme philosophique vraiment sérieux, cst le suicide. Juger que la vie ‘vaut ou ne vaut pas a peine d’@te vécue est répondire & la question fondamentale de la philosophie, le reste, si le monde a trois dimensions, si esprit a neuf ow douze catégories, vient ensuite. Ce sont des jeux. Tl faut 'abord répondre. » « Je sais, continue-til, que beaucoup de gens _meuirent parce quills estiment quela vie ne vaut pas la peine dre vécue. Jen vois autres qui se font paradoxalement tuer pour les ies et les ilusions qui leur don- ent une raison de vivee. Une raison de Lesurcipe or ore nee vivre est en méme temps une excellente raison de mouri. Je juge done que le sens dl Ia vie est la plus pressante des ques- tions. » On peut discuter de la naiveté de ces propos, Cestdze que ce qu'il appel- le les jeu philosophiqnes ne sont peut ‘ire pas des jeux, mais il va droit essen- til, & savoir que le suicide est perte de sen of renoncement oi impuissance 2 trouver du sens et alors perte de la désira- bili de la'vie, car une fois le sens perdu, plus ren nest désirable.« A. quoi bon », Gisait Nietzsche qui résumait cette posi. tion nihiliste, « ren ne vaut rien, il ne se [passe jamais ren et cependant tout arrive, mais cela est indiférent». Que le suicide procede d'une perte de sens de existence, {ue le suicidaite et le sucidant souffrent, vivent et meurent de cette angoissante Aéperdition de sens de leur existence, ‘ous parall une évidence. Or ce n'est pas tune évidence, Jusgu’hier, religion, théolo- fle, aujourd'hui sciences humaines et :méie psychiatrie pour des raisons diffé- rentes,n'oceultent pas toujours, r’escamo- tent pas complétement, mais tout at moins minimisent dans leur analyse et lear appréciation du suicide In question clu sens. Elles subordonnent cette question A d'autres facteurs. Pour les grandes reli- gions il n'y a pas de probleme du sens puisqui'l est donné, reve; ce qui fait prov Dleme, «est que nous sommes capables de Lacon Guisinger ‘nous ouvir au sens. Les religions propo- sent aux hommes un sens, un sens unigue, obligatoire, transcendant, mais un sens. Le suicidaire apparatt alors comme coupable de refus du sens. Soit une oécité, un avew- glement au dévoilement divin du sens, pire une mortelle désespérance & V’égard Ge ce sens et un refus de ce sens, un refus entree dans le projet de Dieu sur homme “Aussi bien que la condamanation du suic de soit totalement absente de la Bible hebraique et méme des Evangies, la dia bolisation religieuse du suicide va traver ser les sigeles et avoir des conséquences Pratiques teribles. Aprés le relatif déclin du religieux, de grandes utopies tlles que le maraisme ont pris le relais du sens. Elles proposent aussi un substtut tereste et femporel du sens préstabli de Yenstence Non plus le projet divin mais le sens de histoire. Les imbécles ou les sclérats, ou les ennemis de classe, les exploiteurs qui refusent le sens de histoire doivent étre ccombattus ois dliminés. Le suicide appz rait alors comme une auto-sanction Idi sme d'une sensibilté décadente ou del quescente, ou la défate de ernemi. Régis Debray observe que pour les révolution- naires le suicide est une désertion car leur vie appartient & la révolution. Lorsque le cours de histoire fera reculer es messianismes religieux ou politiques, Ta question du sens de la vie ne resurgira Lesions BLA Moer ube [pas pour autant aussit6t, car ente-temps les sciences de homme aurontdisqualifié la question du sens. Au lieu de la prendre en charge, les sciences humaines subor dlonment la question du sens a celle des causes extériues, des motifs pour les- {ques le sens sest perdu. La perte du sens rest qu'un effet, pas la cause,c'est un effet dune autre cause, La failte du sens n'est plus au cceur du suicide, elle en est seule- ‘ment un signe, une manifestation. On peut fen gudrir. Une étiologie médicale — recherche de causes du suicide ~ réduit Ia question du sens un effet de surface, un épiphénomene. On compte dailleurs sur tun arsenal thérapeutique ~ des arvioly- tiques la psychathérapie - pour rendre 8 tun étre humain le godt et la volonté-du courage de vivre, Or un étxe humain ne [peut jamais les trouver qu’en Tuisméme. On a décnlpabilisé Je suicide mais on ‘évacué le probleme du sens. Freud est for- sme]: « Quand on commence 8 se poser des questions sur le sens de la vie et de la mot, on est malade car tout cei n’existe pas de fagon objective. » Dans les actes Gun colloque psychiatrique en 1997 3 Lorient, la question : « Qu’est-ce qui se guést et qu’estee qui ne se guérit pas dans Vexperience analytique? » e lis en wrac : «le phallisme, le fantasme, les symptOmes. Reste & guetir du sens pour ue Sordonne miewx le non-sens. » Si le 8 Lacen Guitinger sens est une maladie. La question du sens se trouve bien évacuée, I faucrait ‘gérer simplement absence de sens, pas le ‘on-sens. Lorsqu’on parle de nor-sens ou d'absurdité, on a encore une nostalgie du sens. Celui qui dénonce un non-sens est tun nostalgique du sens, comme le blas- phémateur est an nostalgique de Dieu. ‘Au contrate, ily a un froid constat de Yabsence de sens chez Claude Lévi- Strauss, le pére de Vanthropologie struc. turale, qui erit que quant aux créetions de esprit humain, institutions, meeurs, ythes, coutumes, leur sens rexste que ‘par rapport esprit humain ets confon~ Gra au désordre dés qu'il aura dispar Puisque « le monde a commencé sans Vhomme et que probablement i s'acheve- 1a sans Iui », les labeurs, les joies, les ppeines, lee ceuvres de homme ne se déploient, ne s'épanouissent comme un somptueux coucher de soleil dans « une efflorescence passagere » que pour inéluc- tablement « sabimer au loin, comme s'il avait jamais existé », ne laissant pas rméme subsister le constat abrogé qu'ls ceurent leu, CestA-dire rien! ». Cest le ccongé définitif a la question du sens ‘Comment comprende le suicide en don- Hh Cue LevStmun, Tite Topps, muvee paste cup. XL, 10/18, Pon, 1988. Homme me (aay, Tone), Plo. 1979 26 Le sen eT La oRr BRE nant congé & Ja question du sens? C’est impossible. Pour comprendtre, i sagt de prendre avec soi, prendre sur soi et non ‘as simplement déplier les séries causales ui aboutissent de Vextérieur au suicide. I s'agit de interioriser Ce quvon ne peut plus intéririser, on ne le comprend plu. Lévi-Strauss néeritil pas aussi ailleurs {quan ne comprend plus ce qui s'est passé sous la Fronde au XVDF sigle parce que ‘nous ne sommes plus capables d'intériori- set les motifs et es mobiles des acteurs de Vévénement? Comment comprendre le suicide, ce geste définit, surtout sl se contredit lur-méme en abolissant le sens feta valeur dont il est en quelque sorte assoifé, cause dune intransigeante ex- gence de sens et de pureté de la valeur, si ce nest & partir des prémisses subjectves du suicidaire, du suiidant? Le suicide ne dlevient intelligible qu’au cceur méme de ce que Jean Améry 2, rescapé des camps Ge concentration ~ auteur dy livre boule- versant Porter le main sur soi ~ appelle les ‘contradictions insolubles de ia condi- tion suicidaire », Clst en ce cceus, dit, quill faut se placer pour comprendre le Suicide. 12. Jean Arseny. Dopo en 190 rad, sit Aion 158 oman, apart Asc er ‘natin ron 978 Prisma aT ‘le Aer Soa 198 2 “Lucien Guiinger Le suicide apparait alors dans ce vécu qui fest jamais. totalement communicable comme une mort voloniaire. André romteSponville souligne qu’il s'agit ne expression ambigue. On n'a pas besoin de vouloir mourir, on meurt de toute fagon. Mais puisqu‘on doit moutis le suleidaire choisit le Jour et Pheure. Cest dlonc refuser une sentence religieuse selon laquelle « Nul ne connait le jour et Yheure ». Cette détresse issue du constat final du naufrage du sens et de a valeur d'une vie humaine, clest ce que la réflexion philosophique veut prendre en ‘charge. N'y a-til pas 1a une expérience cruciale, méme perverti, de la liberi? La libertén’étant pas entendue comme exer- ice du libre arbitre absolu ow une indé- pendance a Végard du mécanisme de la + ature entire, mais coinme une possibil té d'avoir quelque prise sur nos actes, sur nos vies. Au lieu d’attendre passivement gue la mort nous terrasse, nous agresse ds dehors, celui qui meurt de sa propre ini- tiative au lew de s'en remetire ala néces- sité naturelle, aw hasard, aux caprices des tans et des autres celui qui, efaisant, veut Slappartenir & lui seul, celucla n'essaie-til pas d'accomplir un acte libre? Et contra- dictoirement, le suicide ne fait intervenir cette liberté que pour V'annuler. Cest une Uiberté non pas de fare cect et cela mais lune bert de rien, uneliberté pour ren. Si Le sure rt Moe uae le suicide apparait quelquefois comme le chemin de la iberté, cst un chemin qui ze conduit nulle part. Vola 'antinomie de Ja bertésuiciare. Le probléme que pose Te suicide est qu'il reve d'un éte capable de vouloir, mais qu’est-ce que ce voulolr? ‘Au-dela de la naiveté de la formulation du probleme par Albert Camus, on voit quilly a vraiment une problématique phi- Tosophique dit suicide. Le suicide pose une question radicale qui ‘est la racine méme du philosopher, et ce ‘meéme dans la conception Ia plus modeste de la philosophic. Je ne parle pas ici des philosophies triomphalsts telles que le systeme hégelien par exemple, Dans les conceptions minimalistes de la philoso- phie comme celle des Stoicens, celle de Wittgenstein, le suicide apparaft comme tun acte pour lequel le philosophe reven- dique le respect ~ non pas Vapprobation. ‘Wittgenstein est un philosophe qui rit la philosophie au silence pour les ques- tions éthigues et métaphysiques ~ « ce dont on ne peut parle, il fautle tare »—et lorsqu’il reprend la parole cest pour la reédulze 2 un travail de purification dit langage ordinaire, un travail sur sol- méme, un acte thérapeutique afin d’amé- liorer notre condition, en établissant tn rapport logique ente la vie quotidienne et Te langage. Ce philosophe est fasciné par le sulcide. Trois de ses fréres se sont Lacien Guitinger suicidés. I éerit: « Le monde de homme hhewreux est autre que celui du maiheue eux. De méme dans la mort, le monde ne change pas il init ®, » ‘A quelle conclusion la réflexion philoso- phigue sur le suicide nous condu-lle? Pour le savoir, je vais opérer la premiére des trois confrontations: celle du suicide avec le rationnel et irationnel, le raison- rable et le déraisonnable. Lorsqu‘on dit rtionnel ou iertionnel, on fait référence la raison théorique, est dice la raison en tant qu’outil de connais- sance, La raison aw plan théorique veut Tinteligiblité et refuse toute complasen- ‘ce bT'6gard de Fignorance, du mystere, du secret Elle veut décrypter les énigmes, acoéder a une intelligibilite objective, uni= vverselle. Or le suicide ne se présente pas avec Topacté, Yimpenétrabilité, V'in- ‘communicablité, Yobscurité d'une résolu 1B, Ludwig Witgenrtein (189-851 Phosophie ralyigedlangage Du Tatts expe ‘Cahir ebro et gts Spc penne qu se presente comme ur elt {ae hasestone langage, ov dea eheche ‘ecponvte go pele Tue de la sate opaque hun angage clei vers ure enaloe A ngage orinae ods oo de langage, vers (eee ucla phleoph ont an aval su tntne» omar mle), conse arsioer IErappot en le langage I ie quien ‘jou pbgsdatargege ne contin IN ‘Show del pose Le svenneer a Mo ane tion profondément subjective et particulié- re? Bt dans tout suicide ne demeure-til pas aprés toutes les explications, les appréciations et méme Vetfort de compré- hhension, un résdu iréductible de mystt- 10? Regis Debray écrit: « La mort volon- ‘aire est un mauvais coup porté aux ser- rons et aux éloges fandbres, La plénitude de Vacte souligne la pauvreté du dliscours ™.» Tout dscours serait pauvre evant cet acte, Michel Foucault, bi, poe clsait que « le discours nest pas Ia vie », ‘mais alla mort pourzait-on ajouter. Le su cide jamais totalement ineligible serait ax ‘moins en ce sens izationnel. Viationne! est de lordre de la sensibilite, de la pas- sion, de Vaffecivité dans la langue clas- sique, et de pulsions dans la langue analy- tique ~ westce pas pour cete raison que Kant condamanera le suicide? Ce dernier souligne lirationalit de Vattitude menta- le qui préside au suicide : « Nul ne peut faire Fexpérience de sa propre mort puisque la mort abolit toute expérien- ‘eS », Gritil Or le candidat au suicide Simagine encore aprés la mort avoir la ppensée d'étre mort I simagine voyant Son cadavre. Cette Ulusion est incéraci- Rage Dab, Las et mas sus, chp. ‘Lestide | NRE. Galinard 19 15 Emanuel Kant opt pont de me rogues, 188, PP 2 Lucien Gultinger rable si Yon en croit Kant, parce qu'elle ient & Vessence meme de Ia pensée. La ppensée est toujours « un dialogue invisibie et silencieux de Tame avec elleméme » selon Platon, elle implique Yexstence de s0i, Done la pensée« ene suis pas » ou «je ne suis plus » ne peut pas existe Dis le epart dans latitude du candidat au sui de il y aurait une irationalité, Freud range le suicide du cote du désr des pulsions, cis c0té de Tinconscient, c'estadire d'un champ qui est celui de Vsrationnel: ly a des illogismes du suicide Jean Améry ne les nie pas ~ qui manifestent une irations lité. Comment par exemple le croyant qui se suicide pourraital ignorer qu’en com ‘mettant ce péché mortel que sant Augustin appalle« le meurte de soi-mene » (ui el stinterdit ainsi Yaceés la quiétude, au repos étemel quill cherehe dans le suicide? Comment la mort volontair seraitelle une liberation de Vétre puisquelle nous réuit ‘au noni? En an sens, le suicide parait ‘méme pire quitrationnel, il parat déral- sonnable, ‘Aux yeux de la raison théorique e suicide fest deéraisonnable, il Vest également aux yeux de la raison pratique, c'est-dire la Tnison qui gouverne Vacton, & savoir la ‘morale ou au soins l'éthique. Kant est dane sévérité implacable a Vegard du su cide i « Le premier devoir de l'homme envers luiméme quand méme ce rest pas 3 Lesucie era Momr ups le plus éminent, “est Yauto-conservation. ‘Anéantir en sa propre persanre le sujet de |e moralté,revient & extsper du monde autant qu'il dépend de nous la moralté dans son existence méme ¥.» Ajoutons que Je suicidant porte atteinte § autrai méme s'il ne Ventraine pas dans la mort ~ ce qui arrive et pas seulement dans le suicide col lectf~;miéme sil ne bse pas ss intréts, Dlesse aut dans son Ame, rendant exté- ‘mement dificil ce que Ianalyste appellee travail de dul. 1 nisse ses proches dans le plus complet désarnoi. Enfin se suicdant manque & tous ses devoirs envers soi- méme, envers autnui, envers la cit, ne seraltce pas parce qu'il mangue de coura- ge? Ce serait un liche abandon de notre umanité. Un philosophe contemporain, Vladimir Jankevitch, a hu asi des mots une dureté incroyable contre le suicide « Gratuitéabsurde, trou noir et vide abys- sal du rien, mott solitaire sans la compa- agnie fratemelle ces autres, mort qui ne pro- Site 4 personne, mort vide de tout conten tau bénéficiaire, responsabilité devant rien 1 personne, cette mort sil est peut tre ‘ce quon appelle Venfer?, » Apres une 4%. Emmanuel Kant, dtp de Mews Dace de Vows, premire scion ale p= ‘ier Du elle», Chae pape I, Find, Galina pp. 7063708 "lai blotch La Mr, Sel 397 33 Lucien Guitinger parle charge la cause part entendu Je suicide est inationnel et géralsonnable. Mais il est pourtant possible sinon de contester tout cet argumentaire, du moins den montrr les limites et la petition de principe qui consste a se donner au ‘gpa ce qu’on veut étbl. Ne peut-on déceler dans le suicide une forme de rationalité, une forme de logique qut nest pas la logigue de Valter native dis « ou bien.» ow bien », ni la Togique au nom de laquelle nous condam- noms le suicide comme izationnel, qui est In logique de la vie ou selon Freud la logique du conscient? Mais Froud disit aust u'll y a une logique de Tincons- Cient. On pourrait se demander sien face de la logigue de Tete n'y a pas une logique du néant. Que! est le postulat de cette logique dela vie? Elle pose en prin tipe que la vie est le bien supréme, la mort ant le contadictoie dela ve, faut done vive, Cette petition de principe est contedit,ifirmée par le fait univer: sellement observable et incontestable que les hommes ont toujours preéré et pref rent foujourscetsines valeur leu ve Le risque, ot Ia balance des possibles ent la vie et la mort est jagée égae, le aque que je prends d'agir quitte @ en smourle Parce que je eis que le jeu en taut Ia chandelle cestadie le plaisir Weprouver ane Iiberté dans cette indéc Le suis era Mowr ua sion du sor eset oles hommes Teeoncet ive pou suver cle ds tutes, pour Ince, pour a Ibert, our la glo pour Phone, pet Tpore; & plus ginalemet es ates deintrest par exemple gravis un pie ffuter 8 Teatuque dis fe wide Gey totam docempls a fat que Theme fst ie pour gui la vie es pas neces Sscement We bin sprtme le ooves Bien Uhomme et Tle gui ne veut pas see tout pie cel gu alt la gre de is faim jug en our at pour Guulgue chose ul ol supéies"s Ie avis umpc mai telle une dig? Depts quid a des homme segues, ste ancient vont au mary ou es ‘htt Le petal de apie de lie tst dane contest et contest Cell gu fe sat din en portent a main cr ‘ola hon pied ane une ate loggue tars dove, Guc la mort reonte Sot iraonnalle ext juste en un geo ar tt gue hos nana table coineligble,queucane payee ioge des profonestene mete Your Nii, mysterieuy, lr sii nest pas tnytque cet qr west pu abs Hamer secret, 8 tobméme ni aoe tute, Irelve dh discos gut rest sll du fou Questex que a pie fophe snen wn dcr sr Tsu Lucien Guilinger sance de tous les discours # »? Ce nest pas se dresser contre la raison que de econnaitre qu’entre l'inintelligibiite absolue, Vobscuritéimpénétrable du déli- re d'une part et labsolise transparence dis concept d’autre pac, ily a place pour une rationalité modeste. Le ratonalisme abso- lane recannaitra pas cette place mais il ne fait entrer dans sa logique les sensations, les sentiments, les passions le devenir, la ssubjectivite la transeendance, bref Vira- tionnel, qu’en les violentant. Lexistence singuliére ne peut pas s’enfermer dans ce dliscouts, elle est opaque au concept. « I n’ya pas de aystime de existence», disalt Kierkegaard. « La subjecivite cesta vér- 16>», ajoutaitl, La vérité pout celui qui la ‘it srement. Il ne 'agit pas pour autant abandonner les exigences de rationalité du rationnel et du raisonnable. Mais i ya tune rationalité critique et modest. II est vain de croire gue Von puisse determiner le ens du suicide en général. Chague acte suicidaire est unigue, comme individu gui accomplit 11 faut donc pour chacun de ces actes non pas le rapporter un sens tuniversel, un modele universel, mais chercher& construire patiemment du sens, tune parcelle dintllgibilté, La suicidolo- 18 esdinand Algul, Darts, Phone Pane (oll « Connaance don Latics, Faber en Pai 1986 troduction p10 Lescme eta Morr une gie peut étre un secours mais seulement pour Vexplication, non pour la compré- hhension du sens de act. Le suicide nest pas un non-sens si on entend par 1d une absurdité gratuite. Est-ce que la mort volontaire est moins absurde que certaines vies qui n’ont ni rime, ni raison, que ne porte aucune raison de vivre? Sans aller jusqu’a dire que lexistence humaine est Absurde, theme cher Albert Camus, pour gui Fabsurde nest ni dans le monde ni dans Vhomme, mais dans le téte--téte des aspirations, des exigences humaines et «l'un monde qui ignore totalement lhom- ime et ses aspirations, d'un monde fod et suet; sans aller comme Camus jusqu’ soutenir une philosophie de Vabsurde, ‘esti pas incontestable que tlle ou tlle vie puisse devenirabsurde? Que tel ou tel de nos actes apparasse quelquefois 8 la réflexion absurtie? Done, si le suicide est absurde, lest aussi quelquefois le refus de Vebsurdité, du nonsens,-dune certaine vie; moins absurde que telle ou telle vie, que tel ou tel acte. Est-ce que la mort volontaire est moins absurde que la mort naturelle? On peut se demander aus sla mort abolitle sens cle Vexistence. Jepense& un mot de Shakespeare : « Ainsi ‘Alexandre est mort, Alexandre est retour~ zné en poussire. Limpérial Céear mort et ddevenu glaise pourrait boucher un trot pour arteter le vent. » ll nous arrive ” Lien Guistinger avoir cette impression lorsque nous ‘nous promenons devant les grands char ners des deux guerres mondiales. La mort volontaire prend figure de révolte, de pro- testation quelquefois contre Vabsurde, au lieu e’@tre la figure de Yabsurce, Quant & la condamnation morale du suicide, parce u'll contredit aux impératifs dela raison pratique, il y auzait beaucoup 2 dire. La guerre ou la peine de mort légitimée ~ sous certaines conditions mais légitimée tout de méme ~ par les mémes religions {qui condamnent formellement le suicide re sont-lles pas aussi des meurtres? Ets certains meurtees sont iégitimes pourquoi pas le suicide? Madame de Staél se ‘demandait méme sil n'y a pas une sorte de suicide moral dans eet enseignement un ascétisme qui préconise la solitude, le retrait du monde, la mortification de la chair ete. Elle visait les jansénistes, ‘Montaigne, dans un chapitre inttulé « La coutume de Ile de Céa », éervait aussi “Si je me vole ma bourse ou mets le feu 8 ‘ma maison, je ne suis pas condamné. Pourquoi le seraisye si je men prends & ‘ma propre vie? La vie dépend dea volon- té dautrai mais la, mort dépend de la nize, Je mvappartiens 8, » On peut objec- 1, Montign, Eat, Lvre second, chap.» «contune de ie de Cis », Pile, Cala 19; p 185 Lesvenpe at oer ue ter la théorie analytique du suicide qui axsimile le suicide & un revirement naris- sigue, 'est-i-dire un retour sur soi d'une agressivité primitivement divigée contre YYauire; on peut lui reprocher d'assimiler Vinassimilable, 4 savoir le meurte et le suicide, Jean Améry aune observation pertinente: le meurtier tromphe en sur- ‘vivant sa vietime. Le sucidant qui porte Ja main sur Soi ne tiomphe de rien ni de personne, Les sociologues amériains ont égage d'études statistiques sérieuses le ‘constat que le taux de suicides et le taux «homicides sont inversement proportion: nels. La ot ily a le plus de suicides ~ les milieu favorisés- ily a le moins ’homi- cides et Ia ob ily a le plus d’homicides ~ Jes milieux défavorisés~, yale moins de Suicides. Peut-on assimiler un geste & autre? David Hume dans son essai sur Le Suicide et Vimmortalité de me a répondta ‘Ce pretend abandon de poste laisse le monde en état. I nest pas nuisible & la socité si elle me fait plus de mal que de bien, Sije suis devent un fardeat pour la Socité, me suicider est 505 yeux Un acte innocent et méme louable puisquelle se portera mieux si je la quite ©, » Abandon de poste? Se retirer d'une société inhi ‘maine est-ce immoral? Je pense aux res- Laen Gutelinger capés des camps dextermination qui se sont auicidés des années apres leur setour Primo Lévi3l, Jean Améry. Aprés avoir témoigné que rien ni personne ne pouerait laver humanité de la honte, de Vhorreus, du sang noir des camps de concentration, aprés avoir fait comprendze que pour eux dlésormais cette révéation de ce que Jorge Semprun ~ aprés Kant - appelle« le mal radical » était insurmontable. Nous pou vvons nous demander avec Adomo :« Est l encore possible de penser aprés ‘Auschwitz? » Paul-Louis Landsberg, autre figure de la déportation, 2 longtemps porté sur lui une ampoule de cyanure, fais ila renoncé & se suicider parce qu'il Sst converti au catholicisme. Meme convert, il n’en soutient pas moins qu'il faut souvent plus de courage pour se sui cider que pour continuer 4 vivre une vie sans honneur et sans dignité: «Ly a cer tainement beaucoup plus de personnes {quire se tuent pas parce qu’elles sont trop liches pour le faire que de gens qui se tent par licheté.» Montaigne admizat le suicide de Caton : « Ce personage fut véritablement un patron que Nature choi- it pour montrer jusqu’ob Vhumaine fer- meté et constance peut atteindre. Un tel 2 Pro Li (191967). Cinite recap Aus ‘he Auteur ote de tun fe, Le ‘pene piu Ieee 0 1987 Lesuice rua Meer use courage est au-dessus de la. philoso- phie ® » Cetes ily a une inclination mor- bide pour la mort. Séndque le remarque bien (libido morend), ou saint Augustin constate (guaedam molitesanimi) une cer taine mollese dame qui peut présider & certains sticides. Mais il est vrai par contre que cest parce quis croient que est le demier recours de leur dignité que des hommes e suiident. Le suicide ne serait dane pas nécessaire- ‘ment la mort indigne qu’en fait toute une tradition, Cesta dewnseme confrontation, Notre recul horrflé devant le suicide vient du sentiment que est une mozt contre-nature, Mais y atl une nature Ihumaine? Uy a une condition humaine, mais qu'estce qui Ia caractérise? Uhomme est le seul ete qui soit & le fois conscient d'etre ~ et de son appétit de = et constient de devoir nécessairement ‘mourit. Le seul animal qui soit & la fois présent a son étre et capable d’antciper Frabsence d’étre, Ie seul gui sache qu'il nest pas étemel, disait Voltaire, I est donc écartelé entre deux evidences: etre et ne pas étre. C'est une double certitude : i est évident pour moi que je r’éais pas hier et que je ne serai plus demain, mais, aque je suis aujourd’hul. De cette double certitude peut dériver Ia question 22 Moni, Ess i a Lucien Guitingee (Hamlet. Relisons Shakespeare : « Fire fou ne pas étre, void la question. Estil plus digne pour Fesprit d’endurer les coups et les attentes d'une infime desti- née ou de se révolter contre le flux des malhewrs et dy mettre fin par refus de vivee? » Tl pose la question de la dignité éventuelle du suicide. Mort indigne ou, ‘au contraire, demier recours de note dignité? « Etre homme cst se savoir esprit », rit Alain commentant Kant Un kantien répondra que le suicide, Ia ‘mort volontaire est une mort indigne, car la dignité humaine side dans la capacité ddesinterdice certains acts et de sobliger a dfautresactes, au lieu de s'abandonner 3 ‘des pulsions ow A des impulsions comme un animal. Dans cette perspective, il est vrai que garder en dépit des coups du sort des souifrances, des déchéances, le coura- [ge de vivre parait plus digne. Encore fa dlrital que nous définissions cette notion de digits. La vie est préieuse, cela signi fie qu'elle aun prix éleve. Pourquoi? Parce agu’elle est rare, riche de possible fragile et belle. Kant remarquait avec pertinence 4uavoir un prix signifie pour une chose 3 I fois répondre & un besoin naturel ou 2 ‘une inelinaion affective ~ ce qu’on pour trait appeler la valeur d'usage, le’ prix 1B. Alan Lats sur Kn, 2S Soi, pie Inve Harman, Pai 1946 pS Le suc st La Mom RE usage d'une chose ~, et en méme temps ce prix consiste 2 pouvoir étre échangé contre autre chose qu’elleméme ~ sa valeur d'échange, toe, paiement. Le prix une chose est dane, quelle que soit cette ‘chose rlatif au besoin ou aut dési et Ja possibilité d’échange. Au contraire, nous parlons de dignité pour ce qui r’a pas de prix, parce quelle ne peut et ne veut etre échangée pour rien au mande. Nous parlons de dignté pour ce quia une valeur intrinsdque,absolue etnon relative, pour ce qui est une fin en so, dirait Kant, et pas un moyen. La dignite serait Ie propre de la personne humaine. Alors of est la plus grande dignité? « Garder cos rage » est tne definition négative de la lignite, qui consiste&survivre & Ia honte, A Técceurement que peut inspirer histoire fe Vhumanité ou Vhistoire de notre vie. Estce faire preuve de dignité? Ces & cette honte que n’ont pas survécu les sur- vivants des camps. La mort volontaie est elle ne riposte 3 échec, a failite? ly a un mot que Yon attrbue & Staline qui Sadeessant & De Gaulle, aurait dit: «A la fin, cest toujours la mort qui gagne. » 24 On peut spplique i wocabulae de Mars (valour darage vier echange) Vansyse ta Sense pt par oppo Ia gi Ct Kat Fontenot piu ds Mas, ere Irephius,deone acto, Pde, Caliard, ars 185 pp 20-302 Mais alors, faut conclure comme Sartre ‘dans Lire of le néant: « Nous nous pet~ dons en vain. homme est une passion inutile? » Estce que la mort volontaire serait eres de cet échec que serait Ia vie et comme telle serait le privlége de I'hu- manité? Primo Levi remarquait qu'l y avait tres peu de suicides & Auschwitz et Birkenay, of il suffisait pourtant de se jeter sur les barbelés électiiés pour mos Hie. Pourquoi? Parce que les hommes y étaient réduits a une condition animale, 3 Iharedlement constant des besoins orga- niques primaires de survie, la hantise de la survie biologique. IIy a done une pro- fonde humanite de la mort volontare Elle cst le propre de Vhomme et rest pas par essence indigne. Lorsque, pour un homme, la vie devient indigne d'etre vécue dans la douleus, dans I'angoisse, la déchéance, la déréiction annoncée, ext-ce indigne? Montaigne disait : « Diew nous donne assez de congé quand il nous met fen tel éat que le vivee est pire que mous, La douleur et une pire mort semblent les plus excusablesincitations ®. » Montaigne rest pourtant pas du tout un apologiste du suicide mais la mort volontaire préser- verait dans certaines circonstances notre dignité, parce quelle serait le refus de slinstaller dans V’échec d'une vie 25 Montaigne, aie Vor ote 18. Lesnape ert moe ume Hemingway, dans Le Veil homme ela mer, crit qu'un homme ne peut pas ére vain- cu, il peat seulement etre détrit Lui s'est suicide Si Ton exoit que toute vie court vers la défate a travers le naufrage de la Visilesse et de la mort dite naturelle, se donner &Soi-mémela mort serait une sorte de protestation. $i Yon dit comme Sartre que « Fromme nat par hasard,survit par faiblesse et meurt par rencontre ® », VPhomme qui se donne la mort en refusant cette contingence et I'nerte du vivre pro- testerait. lest vrai que la société parle de ddignité et dindignité sauf quand elle Dafoue notre dignité. Elle la bafoue sou- vent dans le travail et dans le lois, dans la {guerre et dans la paix elle ignore souvent A Thapital, a la caseme, et semble ne sen souvenir que lorsque précisément un homme décide de mouri. On peut alors se poser des questions sur cette dignté : en (ool consste-telle? Dans Yexercice de la pensée comme T'éerit Pascal? Dans Ia bonne volonté kantienne? Dans la généro- sSté cartsienne? Dans Tauthenticté sar trienne? Le suicidant qui sait que sont srenacies la claté de sa pensée, la fermeté de sa volont, les conditions de son auto- ‘nome, la capacité de se reprendre et de se redefine chaque jour et qui refuse cette 2 Joa aul Saree, La Nel, ores omar, Pine Calinard Lucten Gultinger <échéance,allons-nous le condamner en sant que sa mort st indigne? Le sucice est un appel. Les psychiatres disent que st un appel au secous. Je ne cris pas {qu appl les vivants eu Secours du dary mais i appelle les vivants 2 se ‘veller Iles appelle& prendre conscien- ce de Ia fragiite de la précanté de Tex tence. Finalemen le suicide manifesterait dune iberté? Le suicide esti une mor libre? La diabo Isation puis la médicalination du suicide reposent sur le méme principe, 4 savoir ‘que le suicidant ne sappartien plus. Par ‘onséquent parler de mort libre & propos du suiide et vraiment une absurd un péché, une folie, incompatible avec la [iberté. 11 serait aliénation. Comment la mor quest une nécessité naturel a ran- Gon de notre animalite,pourraitele deve. fir un vecteur de lierté? Si tous les hommes doivent mourz en quot prendre les devants nous ibdreraitl? Vargument ‘est fort mais pas absolument ieeutable homme est le seul etre qui peut, en pre rant conscience de son, te, le refuse Doneil peut chosir de vive ou de mouriz (Cest ce que signifi Ia formule de Sorte quel'on a beascoup brocardée «Jai cho dete ne.» Jouras pu refwserla vie et je lepeux toujours La liber eta mort sont elles tellement incompatibes? est seule- tment en laquant sa vie, rit Hegel, que 6 Less era Mom ume Yor conquiert sa libert. Et « ce n'est pas cette vie, ajoutestal ailleurs, qui recule horreur devant la mort qui est la vie de VEsprit, mais «st cette vie qui se main- tient dans la mort méme 2 », La sagease antique repose Sur cotteidée ui logiquement débouche sur le concept de « mort bre ». Ma vie n'est bre que si ‘ma mort peut étre libre. Ou bien alors ce rest pas ma vie. La culture grecque est tout entire dominge par le choc d'un rmythe, le Destin et ‘une résolution anta- goniste la bert, Ces Ie ressort de a tra- iédie grecque. La philosophie greeque va fenter de conjurer ce tragique, de surmon- ter cette opposition entre un destin aveugle et une volonté humaine résolue. Cet effort aboutit 4 Vinvention d'un type ‘exemplaire c’humanite, le sage. Lideal grec de sagesse implique & Ja fois un savoir ~ savoir se situer dans le cosmos, univers fini, ordonné et higrachisé, y trouver sa juste place ~ et une pratique ~la sagesse es la pratique dela vertu, capaci= té de situer aussi notre action & son juste niveau, sa mesure, & son juste milieu. Or pour cette sagesse, qui nous inspire le res- pect, que nous envions encore bien quelle foit pour nous inconcevable ~ nous ne vivons plus dans un univers fini, armoni- 2 Hg homing de eg Ton Jon ‘Hyppaite tome Aue Pr 1807, p 2. o Lucien Guitinger sé ot hiérarchisé ~ le suicide était Varme tultime de l'homme libre. Certs, Platon ‘eet le suicide mais dans Phédon, Socrate ditque le philosophe doit vivre commes'il ait deja mort. Ce qui permet de com- prencire que Caton lise le Phéton juste avant de se suicider. Arstote dans Ethigue 2 Nicomague condamne sans appel le suici= dde, mais il reconnait cependant que «homme magnanime nest pas ménager Ge sa vie ». Il pense que la Vie ne mérite pas qu'on la conserve a tout prix. Mais ce ont surtout les Stoiciens et plus particu liérement les Stoiciens latins, ceux que Yon appelait« les direceurs de conscience », Seneque, Epicote, Mare-Aurdle, qui vont soutenir que le suicide peut ete le dernier sursaut d'une Liberté menacée par les forces extérieures incontrlables. peut tre la plus haute manifestation d'une libertédsireuse de ne pas laisse la mort dite naturelle, nécessaire, décder en der- ner ressort de ma vie. Lidéal du sage stoi- ‘len est le parfait gouvernement de soi par soi, une liberté intérieure invincible, inex piignable. Les Stoicens invitont & distin suet les choses qui dépendent de nous et celles qui n’en dépendent pas, et n'atta- cher de valeur, de désirabiité qu'a celles {qui dépendent de nous; savoir rien sauf Je jugement que nous portons sur les ‘choses, Montaigne 'a résumé en une phra se: « Les choses ne sont de soi ni bien, Lnswcte er La Mowe uns smal. Elles sont Ia place du bien et du mal selon que vous la leur faites. » La seule chose qui dépence de nous, cesta valeur {que nous attachons aux choses. Ainsi, par exemple il west pas en notre pouvoir déviter la mor d'un enfant : « Si ta tembrasses ton fis, pense qu'il pourrait mourir demain, dit Epictite, ne tattache pas 8 lui comme un bien impérissable. » La liberté du sage, est le pouvoir qu'il acquiert sur sa pensée, une lberté morale, intérieure. Done si un homme se suicide parce quill a perdu sa fortune ou que son fis vient moure bref & cause an atta- chement imbécile- ce sont les termes de Sénéque ~ a ce qui ne dépend pas de lui, est une faiblesse passionnelle pour les Stoiciens, et condamnable au nom de la rmttrise de soi, du gouvernement de soi -méme que constituent la bert et la sages- se. Mais, par contre, cette méme exigence ‘du gouvernement de soi fonde la legitim= té d’un autre type de suicide: lorsque des dlouleurs physiques intolérables, une infir- mit une déchéance visiblement incurable ‘ous retirent la capacité de bien juger, de contréler nos pensées et nos actes et done nous empéchent de ester maitres de nous- mémes, nous retent Ia liberté, alors dit ‘Sénéque : « Partout des chemins souvent vers ia lberté. Rendons grice aux dieux, Sis rvont enchaine personne & la vie. Celul ui attend lachement la mort ne difére Lucien Guilingee sgutre de celui quila craint et est ete bien Jvrogne lorsqu’on abu vin de boi enco- re la lie. Si le comps devient inutile a toute sorte d'emploi, pourquoi ne pas délivrer ime qui soutlre en sa compagnie? Si la vieillesse vient 8 ébranler mon esprit, & altérerses fonctions, si ne me reste qu'une Ame destituée de raison, je délogerai de cette maison, la voyant ruinée et préte 3 tomber. Si je sais que je dois soutrr pepe tuellement, je me retierai dela vie ron pas cause de la douleur mais a cause de Pin- ‘commodité qu'elle m'apporterait dans les actions et les pensées de ma vie. Jestime liche celui qui meurt de peur de souffir et sot eel qul vit pour souttrir® » Ce sont Jes textes fondateurs dela tradition su cade comme mort libre. (On sait quelle fut la mort de Sénéque lorsque les sbires de Néron arrive, i sfouvee les veines. Mare-Aurde, 'empe- eur philosophe, ne raisonnait pas autre ‘ment! «Si toute liberté ne fest point nis sée, sors dela vie mais toutefois en homme {quin’en soufive aucun mal. Cenvest quede Ja fumée, je men vais. Ce rest pas une affair » Le sage peut méme choisir la mort selon Cheysippe, l'un des fondateurs de ancien stoiisme, lorsquil nest mena- ‘é par aucun mal, méme sllestvertueux et 2 Stragu, Late 8 Lc, tome, Lt LV, is als Later Pai 96 Lesuicine wrt Moet nes beureux,simplement pour resterjusqu’a la fin de sa vie en acco avec luiméme, en accord avec Ia nature ~ ce qui est fonda- ‘mental chez les Stoiiens ~ parce quil sait quil sera difficile et rare de maintenir cet accord dans les vicissitudes de Texistence fet usu’ un Sige avancé. Dans a prosopo- pée finale de son Tiité de la Providence, Séraque donne la parole 2 un diew qui Sfadresse aux hommes en ces termes «Avant tout ai pris garde que rien ne ‘vous rtienne malgré vous. Lissue vous est ouverte Si vous ne voulez pas combatte, ‘vous pouvez fur. C’est pourquoi de toutes les choses nécessaires que/'ai Voulues pour ‘ous, je ne vous ai rien rendu plus facile que la mort.» Dans ce genre de texte sen- racine Tidée que la possiblité du suicide cst un choix fondateur de Ia iberté. Cette tradition stocienne de a mort libre court travers les siécies de Montaigne & Pierre Charron, son ami, qui éerivat dans Le Lore de ln sagesse : « Cest un grand trait de sagesse que de savoir reconnalte le point cet prendre Iheure de mouriz » Lidee de Suicide comme mort libre, consentement & certains types de sulcides, se rettouve dans Le Nowaele ose par exemple, Les argi- ments que Jear-Jacques Rousseau préte & Saint-Preux en faveur du suicide sont 1B jemfcgus Reson, Us Nal Hie Le 10 Mord Eos, Pia Cala 364 p37 3 cen Gultingor infiniment plus convaincants que 1a réponse qui leur est opposée - de méme la Lettre persane 76 de Montesquieu. ‘Ona dit un peu vite qu'il n'y a pas de sui- cide philosophique. Cela veut dire qu'un philosophe se suicide par chagrin d'amour comme tout un chacun, par soutirance, par peur de Ia déchéance etc. Mais c'est confondre cause et raison. Dans tout suc de, les causes physiques ow morales ne sont que des révélatrices d’un non-sens ‘homme qui se suicide refuse autre chose I refuse imperfection dune condition, i sen retire, il proteste. Cest une rupture Est-ce que se sucider cst refuse le pire? A propos du suicide de Salvadore Allende = contrairement la légende qui veut qu'il soit mort les armes ala main, i fest suici- 4 -, Régis Debray, qui 'a bien connu, en répondant & André Malraux qui disat «La torture, le viol suvi de la mart, cest ‘vraiment terrible parce que Ia mort trans- forme la vie en destin, aprés elle, plus rien ne peut étre transformeé », écrit: « La sortie ten beauté fait cent fois mieux que de trans- former la vie en destin. Elle transforme le destin en volonté, » Andzé Comte- Sponville a érit presque la méme chose ‘Qui sinterdit le suicide fait desa vie une fatalité. Qui y consent, un act. » Ce nest pas une apologie du suicide mais seule- ‘ment reconnaitze que la possiblité du sui- ‘ide serait fondatrice de notre Uber. On 3 Lesuce era Mone use peut penser & d'autres suicides céldbres comme celui de Pierre Bérégovoy par exemple. Ces actes suicidaires parassent fre Ta negation de la liberté.Incontes- tablement is veulent nous délivrer du far- eau de Tetre mais ils nous délivrent de etre. Sia iberé est un act par leque je reconnais le poids des nécessités, des contraintes ~ mais je mven libére en les intégrant a mon projet-, peut-on dire que Vacte suicidaire soit un acte Mbérateur? La ‘mort volontaire paraitinsensée puisqu’el- le libére pour rien; ne plus ére,cest ne plus étre'i libre, i nor-libre, Le swicide, sans aucun doute, parait incompatible avec la lberté. Mais sila mort volontaire parait en elleeméme incompatible avec la Iiberté, la décision de mourir ne Vest pas, cobservait Jean Améry. C'est une expérien- ce terrassante de la liberté mais i agit tout de méme d'une expérience dela iber- te. Nizefuge,ni uit, Celui qui échoue & se suicider peut dire : « Un jour fai vécw comme es diewx », puisque selon analy- se des Grecs, Youtarce est le propre des dliewx. I vagit donc d’un chemin de Ia Iiberté mais 08 Vhomme se fourvoie. I y a dans la mort volontaire une liberté ire Gelleméme qui ségare, La liberté est le [pouvoir sur ma vie. Il semblerit que ce Soit le plus grand pouvoir que de me prencie la vie, mais Cest un pouvoir tout égaté. Cette liberté est prise de vertige, Lulen Guiinger elle a le vertige delle-méme. Au-dela des contradictions insolubles de Vacte suici- dire, compte tenu de ce que peuvent par- fois avoir de lamentable des actes de nos vies, ce que nous ne devons pas refuser ats suicidaire et au suicidant, est le respect ue mérite I'acte. Nous pouvons refiser notre approbation mais pas notre respect 3 celui ou & cele quia décidé de nous quit- ter dans ce quill ont véeu a tort ou a rai son, méme si c'est une illusion, comme un acte libérateur, PPoustant Ia pensée philosophique ne peut que vouloi a vie et pas la mort, Meme Ia ‘mort de soi par soi, méme la mort dite Iibre. adage antique primum vivere deine philesophari (i faut vivre 'abord, philoso- pher ensuite) méconnaft complétement la Signification du philosopher. Ne pas phi- losopher comme le dit Descartes dans la lettre-préface aux Principes de philosophic, est vivre comme sion avat les yeu fer ‘més sans. chercher jamais a les ouvrin. Done philosopher, c'est vivre les yeux ‘ouverts, En ce sehs, route philosophie est pour la vie et quand elle invite & com- prendre homme qui se suicide ce nest 8s pour autant inviter au suicide. Au contraire, Vacte suicidaire renvoie par contraste aux conditions de vie vraiment, futhentiquement humaines, Lacte suic aire dénonce ce quil y a d‘inhumain dans une vie et nous fait un devoir d'ins- Lesvome sr a ost umes taurer une humenité rélle dans une vie, est-adire des institutions et des espaces de rationalité de relations raisonnables et chaleureuses entze les hommes. $i Hobbes lsat qu’aVtat de nature, cest-dire ma par ses seuls resorts naturels, Phomme fest un loup pour Vhomme, Spinoza lui répondait que sous le régne de la raison, homme est un Diew pour "homme, ce qui signifie quil n'y a rien de plus préciewx pour un homme qu‘un autre homme. Le Suicide renvoie aces conditions dune vie proprement humaine que sont Yami, Ja fratemité, Invite insurer une exsten- ce humaine, cst cela la positivité du sui cide, Les positions antérieures théolo- ssiques, scientifiques, médicales ne fai- Saient référence qua une négativité duu suicide Ily a une sorte de posiivité quest Ja Tegon de vie qu’on peut en tier ‘Uhomme qui se sucide nous rappelle que Te fondement du sens et de la valeur de sa vie est en chacun de nous, « emerge seu et dans Iangoisse la conscience etre le fondement sans fondement de toutes les valeurs », dsait Sartre. Nous sommes responsables du sens, cest notre dignité et c'est pour 'ffimer dans ce quila nie dans la vie que des hommes se retient la vie. Le grand enseignement du suicide est que [i Jeu Palace, te Nt, gutta p Galimar, Pas, 985, 6 Lacen Guitinger ‘ous ne pouvons donner notre adhésion 8 Wetre que si nous pouvons ausi prendre congé de re. Mas cet parce qu'il ous révtle ainsi que est & nous de dite «ou» 2 Texistene, et parce qu'il nous invite ainsi & dre «oui» la vie sous les candi. tions de zationalt, de dignité, de liber, de oie de vivre que le suicide est respec. table. La possbilté de refuser la vie conte re bla vies saveur et sa dignte Epicure expliquait que cst par amour dela vie et de ses plaisir qu'il nous faut garder en tet la possibilit du suicide: «La nécess- ‘est un mal, mais il n'y a aucune néces- tea vivee sous empire de la nécesité» Et bien que Sénéque se soit suleldé, tren appeéiat pas moins lave, ainsi deri & {iis au ive etre XX: «Ton pre smier devoir le voici mon cher Lucius Fai Vapprentissage de joi {la joie Fexister| > ILévoque le mot e'Epicare * Crest chose ridicule de court @ la mort par dégost de In vie slors que cest ton genre de vie qui ta obligé de courie Ala ‘ort » E Sénéque de concle lui-méme ‘Lors méme qi larson nous conseille den fini, ne nous précpitons pas a la legtre et comme b corps perdu, homme de carne s'enfit pas dea vielen sort Surtout évitons juegu's cette passion qui seat emparée de beaucoup ! Yenvie de [31 Simbu, ot tome ‘Lesuc erta Mone ns ‘mou. » Séndque reconnaissait done la rationalté de certains types de suicides et inven dénonce que plus fortement ce qu’ appelle« le dégoat de vivre », le tacdivm ‘ag, La idido moriedi le désr de la mort, Vinelination inconsidérée pour la mort Crest seulement loregue la vie per ce qui fait sa qualité humaine qu'il est peut-tre lite, dita, d'en sort. Montaigne parta- {gealt cette conviction. Certes ily a A ses yeux des suicides Iégitimes et méme hhéroigues ~ le suicide de Caton par ‘exemple ~: « Lesagevit tant qu'il doit, pas tant qu'il peut La mort est la zecete& tous ‘nos maux. Mais Yopinion qui dédaigne notre vie est ridicule car enfin c'est notre fate, Cest notre tout, cest contre nature {que nous nous méprisons nows-mémes, CCest une maladie particule que de se bir et de se dédaigner. Cest une absolue perfection et comme divine de savoir jouir lyalement de son ae.» Ce que refusent les philosophes ce n’est pas le suicide en tant que décision réflé thie de quitter une vie qui, aux yeux de celui qui la quite, est devenue indigne, ‘mais le dénigrement de la vie qui procede @fune impuissance 2 vivre, & épouser le dynamisme eréateur et & éprouver Ia joie Ge vivre, en dernire analyse, cette méses- time, cette dépréciation de soi. Evidem- rent iy a des suicides dérsoires Saint Exupéry évogue un jeune homme qui enf- Lucien Guitinger Je des gants blancs avant d’aller se pendre %, Ce cété théitral est dévsoire, criti — il a peutétre tort car les gants blancs peuvent ére le symbole d'une pos- ‘ulation désespérée vers Ia pureté =; ya des suicides pitoyables comme cette jeune fille séduite qui par peur, par honte du s qu’envdira-ton », se ete dans une mare tun soir; ly a des suicides lamentables comme celui du financier véreux qui, démasqué,traque, ete une balle dans la tete; et iy a des suicides qui sont par contre immédiatement compréhensibies, dont nous intériorisons immédiatement le sens et qui suscitent notre sympathie, comme ceux qui préviennent une inév- table décheance physique et morale, ceux qui coupent court a linsupportable 0 ‘eux qui déchirent a noircear et le silence d'une angoisse abyssale; il y a méme des suicides héroigues qui sont des protest: tions, des révoltes exemplaires, des dénonciations ultimes de Vinsupportable e Vintolérable, de inacceptable; mais Aérisoize ou pitoyable, lamentable ov compréhensible, hroigue ou non, le suici> de est toujours tragique. est tragique au sens antique en ce sens qui témoigne de achamement dit destin sur un homme et de la tentative ulkime de homme pour 52 Antoine de Sant per, Tre rons ‘re de poche Lesnar ba Mowe une alfiemer sa liberté contre ce qui Vaccable. Le suicide est également tragique dans le sens hégélien, Cest-direlorsquil lustre le confit sans issue de deux valeurs égale- ‘ment respecables mais incompatibles. Par ‘exemple, Vhonneus, lestime de soi perdue d'une part et le désir de persévérer dans son étre, dautee part. Pascal observait lucidement : « Tous les hommes veulent frre heureux, méme ceux qui vont se pend. » Tout suicide est tragique parce u'll porte le sceau de V'irrémédiable, i Fest done pas inexact de dire ~cest méme tun ruisme ~ que le suicide est une defaite de la vie et qu'elle nest pas philosophi- quement parlant désirable, ni_méme acceptable. Mais i est, comme Vateste histoire, des défates non seulement hhonorables mais porteuses de forces & venic d'un vouloir dont Yopinistreté monte que des hommes préferent étre traits et se deerme plutdt que de capi- tulet Quand la foes perdue, quand Tes- ppérance est parte, il reste ce qu’André Malraux appelle« a force et la grandeur @étre homme ». « La mort d'un militant, rit Régis Debray, honore sa communau- 16 et insulfle vie aux principes quelle arbore sur'ses drapeaux. » Montherlant, plusaristocratique, Grit: « Quand Feiseat de race est pris ile se débat pas. Défaite fou non du suicidé cela n'a pas dimpor- tance si par le suicide ila témoigné de son Lucen Guitinger courage et de sa domination » Etil sjoute «Alors le suicide peut éte epanculsse- ment d'une vie comme la famme épa- nouitlatorche.» La hauteur aristocratique 4 propos ox bien le lyrisme sombre de Montherlant, pas plus. que l'optimisme politique de Debray, ne parviennient & me convainere que le suicide, méme s'il peut etre une défaite encourageante, ne soit ‘pas, malgré tout, une défaite enon pas un épanoistement de la vie. Descartes appe- Init « genérosite» cette légitime estime de soi que devrait inepirer & tout homme la seule considération de son pouvoir de dis poser librement de ses volontés et la ferme ‘olution den faire un bon usage. « La ‘genérosité est la seule chose qui mérite qu'un homme s'éstime lui-méme », dit Descartes, Force est de reconnatre que le suicide, si respectable qu'l soit, ne peut pas Ge généreux. La genérosité suppose lune adhésion a la vie, la vie est généreuse, pas la mort. Dans La Neusée, Sartre écrit ‘Tessentil c'est Ia contingence », est dite que lessentiel est de commencer par constater que chaque existence humaine singuliée est gratuit, injustifige, vide au Aépart, dénuée de toute signification, mais den déduit que la conscience que nous en prenons nous découvre notre liberté comme obligation de conférer nous-méme du sens et dela valeur a existence. Voild la grande legon du suicide : nul n'a jamais [Le sucie 1a MosT LR décidé pour moi et nul ne décidera jamais ‘pour moi dela saveur ou de inspite de ma vie, de sa dignité ou de son indigrité, dle sa desirable ou de son indésirabilité Yen déciderai toujours seul, peut-étre pas sans 'appui et le secours des autres, mais yen déciderai finalement seul. Voila la liberté fondamentale et fondatrice que nous révdlele suicide. Nos nous y décou- vrons & la fois dans Vangoisse de notre dereliction mais aussi dans Yexaltation de Ia découverte de Ia liberté comme dona- teur de sens et créateur de valeur. Albert Camius nous a mis brufalement et sans doute maladroitement en face de Henjew da suicide ei laiseraivolontiers le mot de la fin. Que Thomme éprouve jusqu’at sdegout de vivre le sentiment de Vabsurdi- té de son téte-dstéte avec le monde — comme le pense Camus -, avec Vindiffé- rence etleslence des espaces étemels cela peut 'inciter a quiter la vie mais cela peut ‘aussi li faire prendre conscience que cst Ge lui et de its seul que depend la qualité ae la vie, et que est de lui que dépend le triomphe ds sens sr le non-sens origina re, Camus conclut donc :« Je tire de Yab- surde trois conséquences qui sont ma reévolte, ma liberté et ma passion. Par le seul je dela conscience, je transforme en rele de vie ce qui est une invitation & la mort et je refuse Ie suicide,» Les Edition Pe Fe rere confers ‘a Scie Angie Se Php pur ir ee ete paripton diborane og Cet outrage a aches prime par mprimere Flock Mayenne, ex msi 2000 ‘Dé tegal ui 2000 ISBN 291256753 P< impression 8833 Impriné n France

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