Vous êtes sur la page 1sur 2

12/07/2010 À 00H00

Aux Carmes, la puissance et la rage


CRITIQUE Théâtre . L’Espagnole Angélica Liddell, inconnue en France, mène son éblouissante
«Maison de la Force».
Par RENà SOLIS De notre envoyé spécial à Avignon

"El año de Ricardo" d'Angélica Liddell. (Francesca Paraguai)

Une petite fille ouvre la porte de la Casa de la fuerza («la Maison de la force»). Il est 21 h 45 au
cloître des Carmes, la nuit s’annonce longue, cinq heures, dit le programme - compter une bonne
demi-heure de plus -, en espagnol surtitré, par une artiste totalement inconnue en France…
L’enfant tourne la clé : elle traverse la scène dans un avion rose à pédales et va se coucher après
avoir souhaité bonne nuit aux adultes. «Aucune montagne, dit-elle doucement, aucune forêt,
aucun désert ne nous délivrera du mal que les autres trament à notre intention.» Le cauchemar
peut commencer.

Mariachis. Premier mouvement, l’ivresse. Deux filles en robe de bal (Getsemani de San Marcos,
Lola Jimenez), bientôt rejointes par une meneuse de revue (Angélica Liddell), puis par un
orchestre de mariachis, fument des cigarettes, descendent des bières à la chaîne, se racontent
des films et des histoires de mecs, chantent à tue-tête, recrachent la douleur, courent,
s’étreignent, se font mal. La meneuse a des cheveux noirs coupés courts et une rage au corps qui
sidère ; elle chante avec l’orchestre, les paroles sont des balles, les enchaînements des coups de
fouet : «Pas de repos pour la tristesse.» Les mariachis s’en vont et ne reviendront plus. La
douceur est pire, quand les filles gisent culotte baissée, corps démantibulé. Elles s’en relèvent,
font rire, amazones ivres aux seins nus, brandissant des haltères et mimant la guerre et la
gymnastique. Premier entracte. On n’a rien vu encore.

Venise. Deuxième mouvement, la colère. Avec, pour commencer, un morceau de journal intime :
«La première semaine de janvier 2009, je suis partie à Venise.» Seule en scène, Angélica Liddell
raconte : histoire d’amour fracassée, humiliation, chambre d’hôtel, heures passées devant la
télévision qui retransmet l’offensive israélienne dans la bande de Gaza, histoires de web cam et
de mecs qui se branlent : plus elle avance dans la confession intime, plus il est clair que
l’impudeur qu’elle exhibe ne renvoie pas à elle. Comme si les fines coupures au rasoir qu’elle
s’inflige aux bras et aux mollets, et le mouchoir blanc strié de sang qu’elle montre ensuite avec
un geste de prestidigitateur, étaient les marques de la souffrance des autres. Comme si elle
poussait à l’extrême l’idée du corps politique. «Quand je parle de ma douleur, dit-elle, je la relie
à une douleur collective.» Il y a chez Angélica Liddell quelque chose de la pénitente et plus
encore de la pleureuse antique. Et l’on peut voir la Casa de la fuerza comme une cérémonie aux
mortes, un rituel soigneusement orchestré pour prendre en charge le malheur du monde, une
façon de rouvrir les blessures avant d’éventuellement les refermer.

Cela passe par un étonnant retour au théâtre, à partir d’une variation sur les Trois Sœurs de
Tchekhov qui voit les trois actrices en robes blanches se muer en mineurs enterrant leurs espoirs
sous des pelletées de charbon.

Consolation.Les Trois Sœurs, dont le cri de ralliement n’est pas «A Moscou !» mais «Au
Mexique !», annoncent le troisième mouvement du spectacle, celui de la consolation. Qui suppose
une nouvelle plongée en enfer. C’est au Mexique qu’a surgi l’idée de la Casa de la fuerza, et c’est
à Ciudad Juárez, où des centaines de jeunes femmes ont été violées et tuées ces vingt dernières
années, qu’Angélica Liddell revient, avec les témoignages de ses trois actrices mexicaines
(Cynthia Aguirre, Perla Bonilla, Maria Sanchez).

La violence des mots est telle qu’elle ne laisse plus aux corps que la douceur : «Pourvu que les
faibles survivent, car si ce sont les forts qui survivent, nous sommes perdus», dit l’une d’elles,
comme une autre clé. Violoncelle et chant (Pau de Nut), la musique devient une autre force
d’apaisement. Ultime image : «L’homme le plus fort d’Espagne» (Juan Carlos Heredia), peut bien
jeter, tel Hulk, une auto sur scène et soulever un bloc de pierre, il est le géant pacifique, la force
apprivoisée sur laquelle veillent les femmes.

Mais Angélica Liddell, qui a horreur du pathos, s’offre encore un pied de nez. Musique disco et
éclairage de boîte de nuit, le salut est comme une invitation à garder pour soi le trop plein
d’émotion. Une ultime pudeur.

Vous aimerez peut-être aussi