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« Tout ce qui suit est authentique.

Sinon, ça n’aurait aucun intérêt. »


Guy Carlier

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sommaire

Hou tocsse English tout dé ? Aivribodi ! .............................. 11


Comment en est-on arrivé là ?.............................................. 17
Petite chronologie
des langues véhiculaires mondiales
du xxe et du début du xxie siècle :
l’espéranto, l’anglais et le globish ....................................... 19
Version (très) originale ........................................................ 23
Comment casser l’image de sa société ................................ 27
Candidature (trop) spontanée .............................................. 33
L’anglais du soleil levant .................................................... 37
La carpette et le boulet ........................................................ 41
Pire qu’au téléphone ........................................................... 47
Le Dictionnaire traître ......................................................... 51
Le Dictionnaire traître 2 ...................................................... 55
La caravane passe, les chiens n’aboient pas ....................... 57
La guerre que l’on croit n’aura pas lieu .............................. 63
Le français n’est pas une langue rare
ou menacée d’extinction imminente ................................... 67
Contamination ou enrichissement ? .................................... 71
Circulez, y’a rien à dire ! ..................................................... 91
La disparition ...................................................................... 99
La mort de la BD ? ............................................................ 101
L’anglais en France :
véritable langue ou simple compétence ?........................... 105
Ne généralisons pas ........................................................... 109
La qualité de la pensée dépend (aussi)
de la sensibilité linguistique .............................................. 111

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Le développement du globish en France :
phénomène logique ou paradoxal ? ................................... 113
Pourquoi le globish suffit-il
à de nombreuses situations professionnelles ? ..................... 115
Pourquoi certains Français prennent-ils plaisir
à pratiquer le globish dans leur travail ? ............................ 117
Drown ze fish .................................................................... 121
Qui pourfend le français ? ................................................. 125
La grammaire anglaise est une chanson douce ................. 135
Quand on parle de langues la bouche pleine,
on risque de dire des bêtises .............................................. 141
On ne fait pas d’Hamlet sans casser d’œufs ..................... 161
Politique linguistique ........................................................ 163
Bibliographie ..................................................................... 179

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hou tocsse english tout dé ? aivribodi !
« Qui parle anglais aujourd’hui ? Tout le monde ! »

« Zi économie iz globale, seau oui


iouze English fort ze évridé oueurque.
Ouate doux oui fesse tout dé ? Hou
tocsse English ? Aivribodi ! Iou Quai,
Iou Essai, beute olle-seau Tchaïe-na,
Inne-dia, Re-chat, Peau-lande, etcete-
ra. Seau iou ave tout toc English tout. »
Le PDG d’une entreprise française,
s’adressant à son personnel… français.

À l’école primaire aux États-Unis, j’aimais particulièrement les


« spelling bees » : l’enseignant demande à un élève d’épeler un mot. S’il
donne la bonne réponse, il reste en lice, mais s’il se trompe, il est éliminé
et doit écrire sur son cahier une phrase de son choix avec le mot en ques-
tion. L’enseignant demande alors à l’élève suivant d’épeler un autre mot
et ainsi de suite. Les mots sont de plus en plus difficiles et l’exercice se
termine lorsqu’il ne reste qu’un seul élève. Tous les autres doivent alors
lire leur phrase à haute voix devant leurs camarades. Une de mes insti-
tutrices avait instauré une variante pour consoler les perdants : la phrase
que chacun lisait à haute voix devait être amusante et tout le monde
votait pour celle qui l’était le plus. (Je soupçonnais d’ailleurs certains
de mes camarades de perdre exprès lorsqu’ils percevaient un potentiel
humoristique, même douteux, dans le mot que demandait la maîtresse ;
on peut même se demander si cet exercice, tout comme le « show and
tell1 », n’éveille pas outre-Atlantique des vocations d’humoristes.)

1. « Show and tell » (littéralement : montrer et raconter) : exercice qui consiste, dès
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L’aspect ludique de l’apprentissage de l’orthographe anglaise a
contribué à me faire aimer la langue.
Élevé aux États-Unis par des parents français, j’ai acquis les deux
langues simultanément, sans m’en rendre compte et donc sans ef-
fort. Plus on est bilingue, moins on a de mérite.

L’acquisition de l’anglais ayant été plus rapide et plus aisée pour


mon frère et moi que pour nos parents, nous étions régulièrement
amenés à leur expliquer, non sans fierté, certaines choses qu’ils ne
comprenaient pas et à leur servir d’interprètes. Parfois, bien évidem-
ment, nous essayions d’abuser de cet ascendant linguistique (« le
monsieur dit que les bonbons américains, c’est très bon pour les
dents » ou bien « c’est écrit que l’école sera fermée demain »).

C’est sans doute de mon enfance, de mon goût pour les mots et de
mon manque d’imagination pour choisir mes études après le lycée
que vient ma vocation d’interprète de conférence et de traducteur.

J’exerce ce métier en tant que travailleur indépendant en


France depuis plus de 25 ans. J’ai suivi des études d’anglais et
d’allemand, fait une école d’interprètes et de traducteurs, occupé
plusieurs postes de traducteur salarié dans l’industrie et enseigné
à l’université la langue anglaise, l’histoire américaine, la traduc-
tion et l’interprétation. J’ai également donné des cours particu-
liers d’anglais à des chefs d’entreprise et des personnalités de
l’audiovisuel ; enfin, j’ai animé quelques petits ateliers d’anglais
à l’école maternelle et primaire.

Par son immense diversité, le métier d’interprète et de traducteur


me sert de prisme pour essayer de comprendre le monde et ce qui fait
avancer (ou, parfois, reculer) les êtres humains, mais mon amour de la
langue, dans tout ce qu’elle recèle de richesse, de pouvoir mais aussi

la maternelle, à rapporter de chez soi un objet et d’en décrire l’aspect et la fonction


devant la classe. Aux États-Unis, cet exercice constitue le début de l’apprentissage
de la prise de parole en public.

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de fragilité, est souvent mis à mal par la perception qu’en ont certains,
particulièrement en ce qui concerne la langue anglaise en France.

L’anglais est devenu indispensable dans les grandes entreprises,


c’est établi :

« On n’a pas le choix, on est presque tous bilingues », m’expli-


quait un chauffeur de taxi sorti tout droit d’un film d’Audiard, avant
de me dire tout le bien qu’il pensait de Jacques Attali ; il parlait fort,
sans doute pour donner à ses propos plus de poids, mais aussi pour
couvrir le son des « Grosses Têtes ».

Mais cette langue que l’on pratique dans le monde du travail en


France est, en réalité, rarement de l’anglais. Il s’agit, dans le meilleur
des cas, du globish(1), langue véhiculaire(2) constituée d’environ
1500 mots et d’une grammaire simplifiée.
Il ne faut pas confondre le globish et l’anglais, langue vernaculaire(3)
dotée d’un vocabulaire plusieurs centaines de fois plus riche, d’une
grammaire complexe et de nuances et de subtilités infinies.

Désormais décomplexées, les grandes entreprises françaises, sur-


tout leurs équipes dirigeantes, ont une perception de l’anglais qui
mêle ignorance, fascination, peur et mépris.

Cette perception erronée occasionne parfois de graves pro-


blèmes, notamment lorsque l’anglais est imposé sans discernement
aux salariés. À titre d’exemple, l’affaire des irradiés d’Epinal (plus
de 5 000 victimes entre 1987 et 2006) fut le fait de logiciels de
radiothérapie rédigés en anglais, mal compris des utilisateurs, et
sources de mauvaises manipulations. Désormais, la jurisprudence
aidant (General Electric Medical Systems France, mais aussi Euro-
passistance, etc.), il semblerait que soit davantage prise au sérieux
la loi Toubon du 4 août 1994 qui rend obligatoire l’emploi du fran-
çais dans les entreprises, notamment pour « tout document com-
portant des dispositions nécessaires au salarié pour l’exécution de
son travail ». Mais la vigilance reste de mise.

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Les situations professionnelles des interprètes de conférence fran-
çais-anglais en France constituent un terrain inépuisable d’observa-
tion de ce phénomène de sous-estimation de l’anglais, mais celui-ci
suscite, dans les esprits sensibles à la beauté et à l’importance de la
langue, des sentiments qui vont de la plus profonde consternation à
la plus franche hilarité.

1) Globish : (mot-valise2, contraction de « Global English ») :


langage identifié et promu par Jean-Paul Nerrière (ancien vice-pré-
sident d’IBM Europe) constitué de 1500 mots anglais avec une syn-
taxe élémentaire. Dans son ouvrage Don’t speak English, parlez glo-
bish3, Jean-Paul Nerrière distingue le globish de l’anglais, décrit les
avantages de cette langue véhiculaire et explique comment l’utiliser.

2) Langue véhiculaire : langue simple qui permet à des peuples


de langues différentes de communiquer (exemples : l’espéranto, le
globish).
En anglais « langue véhiculaire » se dit « vehicular language »,
mais l’expression « lingua franca » est plus communément utilisée.
En français, « ce que nous entendons par lingua franca revêt sou-
vent le sens métaphorique d’une langue consensuelle ou d’un “ter-
rain d’entente”, d’un lieu où les désaccords s’estompent et où l’on
peut parler ensemble. Nous oublions, ce faisant, qu’à la base de ce
“lieu commun”, il y eut une langue métisse parlée en Méditerranée,
la lingua franca méditerranéenne […] jusqu’à sa disparition au milieu

2. Mot-valise : mot formé à partir du début d’un mot et de la fin d’un autre.
Exemples : « franglais », formé à partir de « français » et « anglais », « brunch »,
construit à partir de « breakfast » et « lunch », ou « Brangelina », qui désigne le
couple formé de Brad Pitt et Angelina Jolie.
Le terme « mot-valise » est une traduction de l’anglais « portmanteau word » inven-
té par Lewis Carroll. En anglais, « portmanteau » désigne une sorte de valise à deux
compartiments reliés par une charnière. En français, le terme « mot portemanteau »
est considéré comme un anglicisme.
3. Eyrolles, 2004.

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du xixe siècle4 ». On l’appelle aussi sabir (du verbe sabir, savoir), ce
terme étant devenu aujourd’hui quelque peu péjoratif. Les mots uti-
lisés étaient principalement empruntés aux langues romanes, l’espa-
gnol, l’italien mais ils pouvaient appartenir de façon plus hétérogène
à d’autres langues du bassin méditerranéen comme l’arabe, l’hébreu,
le maltais, le turc, le provençal (occitan) ou le français.
La lingua franca étant essentiellement utilitaire, elle a laissé très
peu de traces écrites directes. Le vocabulaire est très limité, la gram-
maire quasi-inexistante : les verbes sont utilisés à l’infinitif et sans
aucune forme de mode ou de temps. Au xviie siècle cependant ap-
paraissent des distinctions rudimentaires de temps (passé, présent,
futur). Les documents écrits se limitent à des observations de voya-
geurs et à quelques citations ou inclusions dans des œuvres litté-
raires. En 1830, un vocabulaire lingua franca-français, très incom-
plet, fut édité à l’intention des nouveaux colons arrivant en Algérie.
On considère l’arrivée des Français en Algérie comme la fin de la
lingua franca, qui avait connu son « âge d’or » au xviie siècle. La
littérature de cette époque a utilisé la lingua franca, principalement
comme ressort comique : entre autres, Carlo Goldoni en Italie, et en
France, Molière, avec la scène du « Mamamouchi » dans Le bour-
geois gentilhomme.
Un grand nombre de mots courants en français, comme dans
d’autres langues européennes, et même des dialectes locaux, sont
arrivés d’Orient par l’intermédiaire de la lingua franca.

3) Langue vernaculaire : langue dont la diffusion est limitée à ses


locuteurs natifs.5

4. Jocelyne DAKHLIA, Lingua franca, histoire d’une langue métisse en Méditer-


ranée, Actes Sud, 2008.
5. Marina YAGUELLO, Catalogue des idées reçues sur la langue, Le Seuil, avril
1988.

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comment en est-on arrivé là ?

Pourquoi l’anglais, ou plus exactement le globish, est-il la langue


la plus répandue dans le monde ?

Comme de très nombreux pays, la France est en proie à un para-


doxe : il faut simultanément assurer la défense de la langue nationale
et la promotion de l’anglais, bien que cela exige des efforts écono-
miques importants et des sacrifices culturels parfois douloureux.
L’adaptation est de rigueur, car plus de la moitié des publications
périodiques à contenu technique ou scientifique, les trois quarts des
courriels, et, pour ce qu’il en reste, des telex ou autres télégrammes
sont en anglais. Environ 80 % des informations stockées dans les
ordinateurs du monde entier sont en anglais. L’anglais est diffusé
quotidiennement à des centaines de millions de téléspectateurs et
auditeurs par les plus grandes sociétés de télédiffusion (CBS, NBC,
ABC, CNN, BBC, CBC, etc.).
Il n’y a dans le monde que quelques centaines de millions de véri-
tables anglophones, ou locuteurs natifs, pour qui l’anglais constitue
la langue maternelle. Dans les pays marqués par la présence bri-
tannique (Inde, Pakistan, Bengladesh, Sri Lanka, Singapour, Malte,
Afrique orientale, Caraïbes…), l’anglais est utilisé de manière offi-
cielle ou semi-officielle. L’usage local crée de nouvelles normes et
il existe désormais non pas un anglais mais des anglais, présentant
des différences grammaticales, syntaxiques et sémantiques notables.
Ainsi, et si l’on ajoute les personnes qui se servent de quelques
centaines de mots pour se débrouiller au travail, avec des étrangers
ou bien en vacances, le nombre de personnes qui utilisent peu ou
prou l’anglais véhiculaire est impossible à estimer avec précision,

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mais on peut raisonnablement penser qu’il se situe autour de deux
ou trois milliards, soit la moitié de la population mondiale.

Les raisons de ce succès sont d’ordre économique, bien sûr, mais


aussi historique, culturel et technique.

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petite chronologie
des langues véhiculaires mondiales
du xxe et du début du xxie siècle :
l’espéranto, l’anglais et le globish

Lors d’un congrès international à Paris, un intervenant Français


prit la parole à la tribune et décontenança d’emblée l’assistance tout
en mettant les interprètes anglais-français, dont moi, dans un profond
embarras. Pendant quelques dizaines de secondes, ma consœur et moi
comprenions à peu près ce qu’il disait mais j’étais incapable de sa-
voir s’il fallait traduire vers le français ou vers l’anglais. L’orateur
mit fin à mon hésitation en expliquant en français qu’il était espéran-
tiste et qu’il regrettait que l’anglais soit omniprésent dans les congrès
internationaux, d’une part parce que l’anglais n’est pas une langue
partagée de façon égalitaire par tout le monde et d’autre part parce
que la langue anglaise elle-même souffre d’être maltraitée. Après des
applaudissements épars et parcimonieux, il fit son exposé en français.

Radicalement contraire aux intérêts professionnels des interprètes


et des traducteurs, l’espéranto, tout comme l’ido, l’interlingua, le vo-
lapük ou d’autres langues créées artificiellement, constitue un projet
formidable : il vise à instaurer un vecteur de communication entre
les peuples. Loin d’être parfaitement neutre car essentiellement issu
de langues indo-européennes, l’espéranto évite la domination cultu-
relle ou idéologique de l’une quelconque des langues existantes.

Le besoin d’une langue véhiculaire mondiale fut perçu il y a long-


temps par certains visionnaires, dont Lezjer Ludwik Zamenhof, médecin

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et linguiste né en 1859 à Bialystok, ville situé à l’époque en Russie, au-
jourd’hui en Pologne, qui inventa l’espéranto en 1887.

Août 1905. Boulogne-sur-Mer accueille le premier Congrès uni-


versel d’espéranto avec 688 participants venus de 20 pays. Le congrès
apporte la preuve que l’espéranto utilisé jusqu’alors essentiellement
par écrit, peut fonctionner. Les congrès se suivent ainsi chaque année :
1906 à Genève, puis Cambridge, Dresde, Barcelone, Washington, An-
vers, Cracovie et Berne en 1913.
Août 1914. Tout est prêt pour accueillir pas moins de 3 739
congressistes de 50 pays ; mais la première guerre mondiale éclate,
signant ainsi l’arrêt de mort de l’espéranto dans la ville où devait se
tenir son plus grand congrès : Paris.
Ironie de l’histoire, c’est donc en France que l’espéranto fut porté
sur les fonds baptismaux puis amené à l’échafaud.

Si les espérantistes tentent encore de faire valoir l’intérêt de leur pro-


jet, force est de constater que celui-ci a été largement détrôné d’abord
par l’anglais puis par le globish. Deux guerres mondiales eurent raison
de l’espéranto. En effet, au lendemain de la seconde guerre mondiale, le
plan Marshall et la fascination pour l’Amérique déroulèrent en Europe
un tapis rouge à la langue des Anglais et des Américains.
Plus encore aujourd’hui, depuis la chute du mur de Berlin et la fin
de la (première?) guerre froide, la suprématie du modèle capitaliste
anglo-américain s’accompagne de la nécessité économique d’utiliser
la langue de ce modèle. Il est désormais légitime de se demander si la
remise en question de ce modèle, précipitée par la crise financière de
2008, constituera, à long terme, le catalyseur d’une mutation linguis-
tique. Pour cela, d’autres forces doivent surgir : pressions idéologiques
et culturelles, coopérations bilatérales et multilatérales ou au contraire
concurrences, voire antagonismes ou conflits…
Le succès planétaire actuel de l’anglais tient également à la nature
même de la langue. En filigrane de l’immense richesse de l’anglais,
le globish est une langue abordable pour les Français et pour de nom-
breux autres étrangers (mais pas pour tous, comme nous le verrons plus
loin). Comme le disait Churchill : « L’anglais est une langue très facile

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à parler mal. » En effet, une bonne partie des mots sont d’origine latine
ou grecque, la prononciation pour un ressortissant français n’est glo-
balement pas insurmontable, (contrairement aux difficultés que posent
l’arabe ou le mandarin par exemple) et surtout, c’est une langue qui
supporte la médiocrité : autrement dit, une prononciation approxima-
tive, une syntaxe légèrement erronée et un respect peu rigoureux des
règles de grammaire n’empêchent pas de se faire comprendre. En re-
vanche, comprendre un véritable anglophone est moins aisé. Comme
me l’a dit un jour un chef d’entreprise : « Je parle l’anglais mieux que
je ne le comprends, parce que quand je le parle, c’est moi qui choisis les
mots. » À cela s’ajoute l’obstacle à la compréhension que représentent
les nombreux accents différents des anglophones.

Au fil du temps, l’apprentissage de l’anglais suit une courbe logarith-


mique : les progrès sont importants au début, mais à mesure que l’on
avance, l’on rencontre de plus en plus d’obstacles et l’on arrive sur un
territoire tout autre, celui où l’on approfondit ses connaissances, où l’on
se met à apprendre la véritable langue anglaise et à se rendre compte
de sa complexité; enfin, l’on bute sur les difficultés à comprendre les
véritables anglophones. Contrairement à ce que l’on pensait lors des
premiers pas en globish, le vocabulaire est très riche, la grammaire
subtile, la syntaxe nuancée et les exceptions abondantes. De surcroît,
l’anglais puise sa richesse et ses innombrables expressions idiomatiques
dans plusieurs sources territoriales et culturelles : États-Unis, Canada,
Afrique du Sud, Kenya, Nigeria, Royaume-Uni (Angleterre, Pays de
Galles, Écosse, Irlande du Nord), Irlande, Australie, Nouvelle-Zélande,
Hong-Kong, Singapour, Malte, Caraïbes, Inde, Pakistan, etc.

À titre de comparaison, l’allemand est une langue dont l’apprentissage


suit une courbe plutôt exponentielle : pour espérer faire les premiers pas, il
faut d’abord surmonter les difficultés initiales (trois genres de noms : mas-
culin, féminin, neutre; déclinaisons; particularité syntaxique, notamment
avec le rejet de l’auxiliaire et du verbe en fin de phrase à certains temps).
Par la suite, en revanche, on progresse plus vite. En effet, l’allemand pré-
sente une syntaxe globalement logique et cohérente, peu d’exceptions aux
règles de grammaire et des facilités de constructions lexicales.

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Comme l’explique la linguiste Marina Yaguello : « Les langues
qui sont fortement régies par des règles sont plus faciles à apprendre
que celles où les exceptions sont nombreuses et apparemment dé-
nuées de logique. »

Le français, comme d’autres langues, est linéaire : les obstacles


à une expression aisée apparaissent d’emblée et ils sont suivis de
multiples exceptions et irrégularités.

Ainsi, la nature même de certaines langues, comme le français,


l’allemand, le mandarin, l’arabe ou le russe, est incompatible avec
une utilisation véhiculaire minimale. Les rudiments d’autres lan-
gues, comme par exemple le malais, l’indonésien, l’espéranto ou le
globish, s’y prêtent plus volontiers.

Utiliser un ensemble de 1 500 mots de globish comme « liant »


au jargon propre à son secteur d’activité et à son entreprise suffit à
communiquer avec des étrangers dans le travail, surtout s’il ne s’agit
pas de véritables anglophones. De là à penser que l’on maîtrise par-
faitement l’anglais au point d’être bilingue il n’y a, dans l’esprit de
nombreux Français, qu’un pas.
En réalité, ce pas est équivalent au parcours que suit l’enfant de
cinq ans, dont le vocabulaire dépasse en moyenne 2 000 mots6, pour
arriver à l’âge adulte.

Une langue que l’on « baragouine » pour « se faire comprendre »


ne suffit pas : pour un esprit évolué, maîtriser la langue signifie dire ce
que l’on pense, penser ce que l’on dit et comprendre la pensée des lo-
cuteurs natifs en toutes circonstances, pas seulement professionnelles.
Ainsi, si le globish est utilisé dans les échanges commerciaux,
financiers, techniques ou scientifiques, dans le monde de la culture,
des sciences humaines, de la politique, du droit ou de l’art, il est
largement insuffisant.

6. Jean-François VEZIN, Psychologie de l’enfant. L’enfant capable : les décou-


vertes contemporaines en psychologie du développement, L’Harmattan, 1994.

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version (très) originale

Peu de temps après l’apparition du DVD, je me suis rendu dans


un magasin de location de films. Les rayonnages offraient le spec-
tacle d’une fragile cohabitation entre les dernières cassettes VHS
et les premiers DVD, dont la supériorité technologique et le format
compact laissaient présager un règne sans partage. Alors que j’aper-
cevais quelques films américains que j’aurais aimé voir ou revoir,
j’entendis une voix féminine :

« Bonjour Monsieur, je peux vous aider ?


– Bonjour, oui, je voudrais savoir s’il est possible de voir les films
américains en VO sur n’importe quel lecteur. »

Aujourd’hui, ma question semble stupide, j’en conviens.


Je n’ai pas été déçu de la réponse :

« Non monsieur, ils sont doublés en anglais.


– Comment ça ?
– Les films américains sont doublés en anglais, précisa-t-elle, pé-
remptoire. »

À ce moment précis je me suis souvenu de la phrase de Courte-


line : « Passer pour un idiot aux yeux d’un imbécile est une volupté
de fin gourmet. »
En même temps, je regrettais d’être seul pour savourer l’échange
qui allait suivre, alors que j’aurais pu être accompagné, par exemple,
d’un confrère et ami linguiste. J’essayais de faire bonne figure pour
lui faire honneur.

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« Comment ça ? répétai-je, hébété.
– Ben oui monsieur, si les films américains étaient en version ori-
ginale, personne n’y comprendrait rien.
– Ah bon ? Pourquoi ?
– Parce que l’américain, ce n’est pas de l’anglais, monsieur, c’est
une sorte d’argot, de patois si vous aimez mieux, bien plus pauvre
que l’anglais et en plus nous on n’y comprend rien.
– Mais si c’est plus pauvre, ce patois américain, on devrait com-
prendre plus facilement, non ?
– C’est pas si simple, y’a un problème d’accent et de vocabulaire
et y’a qu’eux qui comprennent. Vous allez pas me dire que vous
comprenez les Texans ! »

À ce propos, je me dis rétrospectivement qu’être ignorant et ne


pas savoir s’intéresser au reste du monde n’empêchent ni de diriger
un vidéo-club (car il s’agissait de la directrice), ni d’être élu deux
fois à la tête du pays le plus puissant du monde.

Elle commençait à être exaspérée par la bêtise de mes questions.


Il fallait pourtant que je fasse durer ce dialogue insensé.

« Mais tous ces films américains qui ont gagné des prix, la palme
d’or…
– Doublés en anglais, eh oui. Mais si vous comprenez pas l’an-
glais, vous pouvez toujours regarder la version française, sans sous-
titres.
– Pas de version originale, alors ?
– Jamais pour les films américains. Pour les films allemands ou
japonais, si, bien sûr, parce que ce sont de vraies langues, comme le
français. Mais j’en ai pas beaucoup.
– Mais, mais, mais… est-ce qu’on peut avoir une version améri-
caine avec des sous-titres anglais ?
– Ah non, tiens c’est vrai ça, je sais pas pourquoi… y’a peut-être
pas assez de pistes.
– Ou peut-être que c’est parce que ça n’intéresse personne, le pa-
tois américain. Ca ne sert qu’à eux.

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– Oui sans doute. Bon, allez, vous voulez que je vous fasse une
carte de membre ? »

Le sigle CD signifie Compact Disc. Il va de soi qu’il s’agit d’un


support numérique. DVD signifie Digital Video Disc. Bien que cette
technologie soit postérieure au CD et donc numérique elle aussi bien
sûr, on peut se demander pourquoi il a été jugé nécessaire de le préci-
ser. On pourrait croire que le sigle VD, plus court, aurait fait l’affaire.
Mais voilà : en anglais courant, VD signifie Venerial Disease (maladie
vénérienne), d’où l’ajout indispensable du D, en anglais du moins.

Le mot anglais « digital » signifie numérique, et non digital,


qui se rapporte aux doigts. Sur une montre « à affichage numé-
rique » (et non « à affichage digital », ce qui constitue un angli-
cisme), les aiguilles sont remplacées par des chiffres (« digits »
en anglais ; on en dénombre dix, comme les doigts) et non par des
doigts, même si en anglais les aiguilles d’une montre s’appellent
« hands » (mains).

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comment casser
l’image de sa société

« Un étranger qui me parle ma


langue m’est plus cher qu’un com-
patriote qui l’ignore. »
Proverbe kurde

Recrutés par un service du ministère du Commerce extérieur, un


confrère et moi étions chargés d’assurer l’interprétation simultanée
pour un groupe d’industriels asiatiques venu assister à des réunions
pendant une semaine dans différentes administrations et entreprises
françaises, aussi bien à Paris qu’en province. Le groupe était consti-
tué d’une quinzaine d’Indonésiens, de Malaisiens et de Thaïlandais,
pour la plupart très chaleureux.
Nos pérégrinations nous ont ainsi amenés un jeudi matin dans
une PME de la banlieue de Bordeaux. Après un accueil vite expédié
autour d’un café lyophilisé et de biscuits secs, le patron se frappa
les mains et dit de sa forte voix : « Au quai, seau let’s comonne tout
ze meeting roume ! » Se tournant vers son assistante d’une voix à
peine plus feutrée, il ajouta : « Jocelyne, vous me débarrassez tous
les gobelets, merci. »
Je m’approchai alors de ce monsieur pour lui expliquer en français
qui nous étions et que notre matériel portable, constitué d’un micro pour
nous et de casques pour nos participants, nous permettrait d’interpréter
ses propos à mesure qu’il parlerait. Il m’interrompit sèchement et dit,
d’une voix suffisamment forte pour que ses collaborateurs entendent :
« No, iz au quai, aïe gona doux ze prézaine-técheune inne English, aïe
no nide transdouceurs. » Sentant poindre un désastre, mon confrère vint
à mon secours (mais surtout à celui de la langue anglaise) et, en anglais,

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insista poliment sur le fait que nous étions anglophones, que nous
avions assuré l’interprétation lors de toutes les réunions qui avaient pré-
cédé celle-ci et qu’en français il pourrait exprimer 100% de sa pensée.
« No, iz au quai. Jocelyne, vous m’allumez le projecteur, merci. »

Mon confrère et moi prîmes place au premier rang, au cas où. Il s’en-
suivit un exposé d’anthologie qui dura près d’une heure.Au bout de trente
minutes, alors que nous avions déjà eu droit au catalogue complet de gal-
licismes, de faux amis, de non-sens, de barbarismes et à des termes et
des constructions de phrases plus ahurissants les uns que les autres, mon
confrère se pencha vers moi et chuchota : « J’ai les oreilles en sang, j’en
peux plus, je vais prendre l’air. Garde le fort. » Il m’avait devancé. J’étais
prisonnier dans une salle de torture linguistique. J’essayais de me concen-
trer pour ne pas écouter, mais j’entendis tout de même des horreurs :

« Oui ave quality contrôle inde hall ze products iz chèque…


– Fort ze praïce oui accorde réduque-cheunes fort ze bigue
quouantitize…
– Seau ze products iz vairi goude inde fort ze delivery, no pro-
blème : oui achoure ze délaise… »

Puis, enfin :
« Saint Quiou7, if iou ave somme questions, aïe canne ansoueur
zem ouiz maille collaborators. »

Ouf, me dis-je, fin de l’apnée linguistique et intellectuelle. C’est


alors qu’un Indonésien posa une question. Je le connaissais un peu
pour avoir discuté avec lui lors d’un repas. Il était de mère anglaise
et avait fait ses études universitaires à Londres.

« Merci Monsieur. That’s about all I can say in French, I apologise.


I find the quality of your products and the efficiency of your production

7. Peu de gens le savent, mais Saint Quiou est le Saint Patron des Français qui
parlent anglais comme une vache espagnole (déformation de « comme un Basque
l’espagnol »).

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facilities impressive but there is, however, one thing I don’t quite un-
derstand. You seem to suggest that you carry special insurance to cover
transport problems; I realise that the transport industry is highly union-
ised in your country – you even had a communist transport minister in
the early nineteen eighties – but could you please tell us more about the
cost of transport and the risks you face? »

(Merci Monsieur. C’est à peu près tout ce que je sais dire en fran-
çais, je suis désolé. La qualité de vos produits et l’efficacité de votre
outil de production sont remarquables, mais il y a un élément que je
n’ai pas tout à fait saisi. Vous semblez évoquer une assurance par-
ticulière qui couvre vos problèmes de transport. Je sais que le sec-
teur des transports et fortement syndiqué en France, j’en veux pour
preuve le ministre des transports communiste que vous avez eu au
début des années 80, mais pourriez-vous nous donner des détails sur
les coûts de transport et les risques auxquels vous êtes confronté ?)

Le patron se tourna vers moi :

« Qu’est-ce qu’il dit ?


– Besoin d’un transdouceur ? lui répondis-je, taquin.
– Vous pouvez traduire ? »

Je percevais dans ses yeux la promesse hypothétique d’un CDD


d’un mois en août 2062 et d’un repas amélioré à la cantine inter-en-
treprises pour fêter ça.

« Alors ? s’impatienta-t-il.
– Monsieur demande des détails sur la police d’assurance qui
couvre vos retards de livraison.
– J’ai jamais dit ça ! me dit-il sur un ton accusateur, comme si j’y
étais pour quelque chose.
– Vous ne l’avez pas dit clairement, mais c’est ce que ce monsieur
anglophone a compris. »
Dans mon regard, il comprit sans doute ce que je pensais de son
CDD et de son repas amélioré.

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À son retour dans la salle quelques minutes plus tard, mon
confrère me jeta un sourire entendu lorsqu’il me vit au micro en
train de traduire les propos du patron qui vantait dans la langue de
Molière les mérites de la logistique française en général et de celle
de son entreprise en particulier.

Des faux amis (ou faux-amis, avec un trait d’union) sont des mots
appartenant à deux langues différentes, qui ont entre eux une grande
similitude de forme mais dont les significations sont différentes.
Les faux amis abondent entre le français et l’anglais. S’ils ne sont
pas maîtrisés, ils occasionnent des déconvenues parfois spectaculaires.
Certains faux amis sont incontournables dans l’enseignement de
l’anglais (ou, pour paraphraser le célèbre sketch de Jacques Bodoin
« La leçon d’anglais », ils sont évidents même pour ceux qui ont
fait allemand), comme « delay » (retard), « actually » (en fait, en
réalité), « eventually » (à terme, tôt ou tard), « deception » (trom-
perie), « dramatic » (spectaculaire), « sympathetic » (compatissant),
« deputy » (adjoint), « journey » (voyage), « to resume » (reprendre,
recommencer), « résumé » (curriculum vitae), « sensible » (raison-
nable, sensé), etc.

D’autres, en revanche, sont plus subtils.

Pour distinguer l’entreprise de la société, le français s’est doté des


adjectifs « social » et « sociétal ». « Societal » existe, mais n’est guère
usité en anglais. L’adjectif anglais qui se rapporte à l’entreprise est
« corporate », bien que certains Français l’interprètent comme étant
relatif au siège ou au groupe, lorsqu’il faut faire la distinction par
rapport aux entités qui le constituent. Le terme américain « labor »
rend bien la notion de « social » (relations sociales, par exemple),
mais il est moins usité en anglais britannique, car « labour » peut
également renvoyer à « travailliste ». Tout cela donne lieu à de nom-
breux malentendus lorsque sont mal utilisées ou mal traduites des
expressions telles que « relations sociales », « partenaires sociaux »,

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« responsabilité sociétale », « bilan social », « charges sociales »,
« action sociale », « comptes sociaux », « mouvement social », etc.

Le terme « libéral » en français désigne une politique ou un


comportement capitaliste qui prône la loi du marché ; « liberal »
en américain désigne une politique ou un comportement qui prône
le progrès social et des idées progressistes de culture, etc. qui sont
l’apanage des démocrates.
Au printemps 2008, Bertrand Delanoë s’est déclaré socialiste et libé-
ral. Prônait-il la loi du marché, laissant la main invisible d’Adam Smith
cadrer les choses en lieu et place du poing qui tient une rose, ou bien
revendiquait-il en partie les idées des démocrates américains? Si la ré-
ponse se trouve dans son livre, qu’il faut donc lire pour comprendre le
fond de sa pensée, M. Delanoë fit d’une pierre (ou, plus exactement,
d’un mot) deux coups : il s’embourba dans le vocabulaire de la majorité
présidentielle et accentua les divisions idéologiques au sein de son parti.
À ce stade de leur évolution laborieuse, l’une des personnalités du parti
socialiste avait donc remarqué que la dimension sémantique manquait à
leur arsenal de la confusion et de la dispersion.
En fait, peut-être conviendrait-il de refonder tout le vocabulaire
socialiste en commençant par changer le nom du parti, comme
l’avait préconisé Manuel Vals.

Je me souviens d’une discussion que j’ai eue avec des avocats cana-
diens sur le sens de « certainement » par rapport à celui de « certain-
ly ». Lors d’une audition de témoin dans un litige commercial, j’avais
traduit la brève réponse « certainly » par « sans aucun doute », ce qui
ne faisait pas l’affaire d’une des parties, d’où la discussion.

Lors d’un arbitrage commercial entre une société américaine et


une société française, le sujet central n’était pas, à proprement par-
ler, un faux ami, mais une expression que les parties interprétaient
de façons différentes.
Il s’agissait de savoir si les deux sociétés avaient « reached an
agreement » lors d’une réunion qu’elles avaient tenue en anglais
plusieurs mois auparavant.

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L’une des parties faisait valoir que le procès-verbal de la réunion in-
diquait que les sociétés s’engageaient à signer un contrat (agreement)
dans les semaines qui suivaient ladite réunion ; l’autre arguait que les
sociétés s’étaient simplement mises d’accord pour signer le contrat
mais que les événements qui ont suivi la réunion ont rendu cette signa-
ture impossible et que les conditions n’étaient plus valables.
Pour rendre leur décision, les arbitres ont conclu qu’un accord
(agreement) avait été signé par l’acceptation du procès-verbal, mais
qu’aucun contrat (agreement) ne l’avait été.
Les choses auraient sans doute été plus claires et l’arbitrage fa-
cilité si les parties avaient, dès le début, utilisé le mot « contract »,
certes moins usité en anglais juridique, au lieu de « agreement ».

Mais le plus traître des faux amis que j’ai rencontrés était au cœur
d’une négociation entre des pêcheurs réunionnais et des pêcheurs
indiens sur des quotas de thon albacore. Chacun accusait l’autre de
ne pas respecter les règles et ma consœur et moi étions plus que
perplexes quant au sujet du malentendu. Tout rentra dans l’ordre
lorsque l’examen attentif des dessins et la comparaison des noms
latins montrèrent que « albacore » en français et « albacore » en
anglais ne désignent pas la même espèce de thon.

Quant à « assurer les délais », cela ne se dit pas « achoure ze dé-


laise » en anglais, comme doit s’en souvenir, je l’espère, ce patron
bordelais qui ne doit guère commercer avec l’Indonésie.

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candidature (trop) spontanée

(Ce qui suit est une reproduction fidèle, à la virgule près ; seuls le
nom et l’adresse ont été changés.)

Mérineau Sébastien
Verts Foins
Les Granges sur Loir

Dear sir,
Back in our countrie, since december 20, from a twenty one months pro-
gram in USA, I’m searching for a responsable position as a translater ;
Anyhow I would be talking english, on a phone, as a seller or anything else,
to be able to involve myself into the international talking !

Meeting students (in the USA) coming from New Zealand, Australia, South
Africa, United Kingdom, brouth from each of them so many differentes
ways and accent of the english language ;

I’ll tell you the true ! right now back in france, working in agriculture I’ll
give the right of way to the English, even for a part time job _ I have to take
the TOEFL test on april 22 ;

It would be great if we could discuss some more ; please write to me or give


me a call, leave a message and I’ll call you back as soon as I can !

Sincerely, Mérineau Sébastien

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J’avais déjà reçu quelques lettres de candidature spontanée à un
poste de traducteur dans mon « entreprise ». J’avais toujours ré-
pondu de façon courtoise, en expliquant que je n’avais pas « d’en-
treprise », que j’étais travailleur indépendant et que mon volume de
travail ne nécessitait pas de collaborateur.

Cette lettre-ci, en revanche, me laissa coi. Je trouvais le person-


nage naïf et touchant, mais en même temps terriblement arrogant et
présomptueux, tant il manquait d’humilité face à la langue, au point
d’envisager de tenir un emploi de spécialiste.

Je ressentis à la fois de l’hilarité et de la colère, mélange que je


croyais jusqu’alors impossible, un peu comme éternuer en gardant
les yeux ouverts.

À la relecture de ce texte catastrophique, je me dis qu’au moins


deux passages méritaient toutefois d’être retenus :

« …brouth from each of them so many differentes ways and ac-


cent of the english language. »

Il est vrai que les origines géographiques de l’anglais et son usage


mondial apportent une diversité et une richesse ébouriffantes.

« I have to take the TOEFL test on april 22. »

Si l’on oublie l’absence de majuscule au nom de mois et la


ponctuation fantaisiste, cette phrase est la seule de la lettre qui est
exempte de faute. « Passer un examen » se dit en effet « to take a
test ». « To pass a test » signifie « réussir à un examen ».
Si la personne qui a soufflé cette phrase à Mérineau Sébastien passait le
fameux examen8, elle aurait sans doute plus de chances de réussir que lui.

8. Le test TOEFL® (Test of english as a foreign language™) évalue les aptitudes


des candidats non anglophones à parler et à comprendre l’anglais, tel qu’il est parlé,
écrit et pratiqué dans l’enseignement secondaire et supérieur. À la différence du

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Bien entendu, une lettre de motivation n’arrive jamais seule. Elle est
censée accompagner, voire ouvrir l’appétit de l’employeur pour la pièce
maîtresse : le curriculum vitae (« résumé » en anglais). Toujours fidè-
lement reproduit à la virgule près, voici celui de Mérineau Sébastien :

PERSONNAL DATA
Responsable, openmindness, date of birth june 12 19 …

EMPLOYEMENT OBJECTIVE
A position that allows me to use my English knowledge training
and will involve me as a translater

EDUCATION
Exchange student in the USA on a 21 months program. Relevant
courses work : Principles of agronomy, aire pollution, communica-
tion in Agrobusiness

EMPLOYEMENT EXPERIENCE
Agricultural training periode
Responsable of sheeping and UPS at the packing fruits company
Nine months extention: worked on five differents business, Green
house, harvester and fruits packer. All of those job were contract.

FUTHER INFORMATION
References, more explications are aivailable upon request.

test TOEIC® qui évalue la pratique de l’anglais dans un contexte professionnel,


le test TOEFL® se concentre sur l’univers académique. Norme internationalement
reconnue de maîtrise de la langue anglaise, le test TOEFL® est exigé par plus de
5 000 établissements d’enseignement secondaire et supérieur dans le monde entier.
Outre les établissements d’enseignement secondaire et supérieur, de nombreux
gouvernements et organismes de réglementation professionnelle et de certification
ainsi que des programmes d’échanges et de bourses d’études utilisent les scores du
test TOEFL® comme outil de prise de décisions.

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Remarques du correcteur :

– le mot « knowledge » est correctement orthographié ;


– « EDUCATION » est le seul titre sans faute ;
– « Exchange student » est un terme existant ;
– « Sheeping » est un néologisme intéressant, à garder en mémoire
il pourra peut-être servir le jour où il s’agira d’expédier des moutons ;
– une mention spéciale pour « information » qui ne prend jamais
de « s » en anglais et pour l’expression « upon request ». On soup-
çonne l’intervention de la personne à qui Mérineau Sébastien doit
« take the exam » dans la lettre de motivation.

Certes extrême, l’exemple de Mérineau Sébastien illustre à quel


point l’écart entre le niveau d’anglais que l’on croit avoir et celui
que l’on a réellement peut être énorme.

Dans l’esprit optimiste de milliers de Français, « se débrouiller en


anglais » et « être bilingue » sont pratiquement synonymes.

Aujourd’hui, si Mérineau Sébastien a décroché un emploi de tra-


ducteur,

– Ce n’est pas grâce à moi ;


– Ce ne peut être que dans une certaine PME de la banlieue de
Bordeaux9.

9. Qui, à mon avis, ne doit guère commercer avec l’Indonésie.

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l’anglais du soleil levant

En plus de ceux des Français, la langue anglaise subit les assauts


de nombreux peuples étrangers. Les Japonais, en particulier, sem-
blent beaucoup souffrir avec la langue de Shakespeare. L’inverse est
également vrai.

Un ingénieur japonais avait conçu un robot qui simule les mouve-


ments que fait un chat qui, chutant d’une certaine hauteur, retombe,
comme on le sait, sur ses pattes. À un congrès de robotique où je
travaillais, il commença son intervention par cette phrase superbe :
« Herro, overturning motion animal cat when fall rand feet first. »
La messe était dite. Le sujet était sans doute fascinant, mais le pu-
blic ne pouvait pas prendre de notes tant il avait du mal à se concen-
trer, le reste de la conférence étant du même acabit.

« Herro » signifie bonjour en anglais du soleil levant. Les Japo-


nais ont beaucoup de mal à prononcer les R et les L. Si vous ne me
croyez pas, demandez à un touriste Japonais quel est le plus grand
musée de Paris, vous verrez.
Le groupe adjectival (si l’on peut dire) « overturning motion ani-
mal » décrit le chat vivant qui fait des mouvements sur lui-même.
Plus concis, tu meurs. Plus monstrueux sur le plan grammatical, tu
meurs aussi. T’es déjà mort deux fois et ce n’est pas fini. L’expression
« when fall » est compréhensible, bien que totalement erronée. « Rand
feet first » est la prononciation nipponne de « land feet first » qui, bien
que mal ou pas conjuguée, signifie « retombe sur ses pattes ».
J’évoque ce souvenir en ayant une pensée amicale pour le confrère,
disparu, qui fut amené à interpréter ces propos et qui était connu dans

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notre profession pour sa constante sérénité, la qualité de son travail et
pour son impeccable imitation de l’accent japonais en anglais.

Je racontais cette histoire de robotique à une amie consœur inter-


prète d’espagnol qui me dit, contre toute attente : « J’ai connu mieux. »
Recrutée pour travailler temporairement aux Nations Unies à
New York, elle se retrouva au sein d’une équipe travaillant dans une
réunion présidée par, vous l’avez deviné, un Japonais. Celui-ci ne
pouvant s’exprimer que dans une des six langues officielles des Na-
tions Unies (le chinois, ou plus exactement le mandarin, l’anglais,
le français, l’espagnol, le russe et l’arabe), c’est en anglais (du soleil
levant) qu’il choisit de donner la parole (« to give the floor » en
anglais) au délégué du Niger en disant : « I give the fwrol to the
nigger. » (Je donne la parole au sale nègre.)
La salle fut pleine de toussotements et de sourires très gênés, puis
le délégué nigérien dit, avec un large sourire : « Merci Monsieur le
Président de me donner la parole avec tant d’amabilité. » Une rare
occasion de rire jaune à de l’humour noir, ou inversement.

Après la puberté, il est impossible de reproduire certains sons


d’une langue étrangère. Cela est dû au fait que certains organes de
la parole, notamment le palais, ont atteint leur forme définitive et ne
présentent plus de souplesse d’adaptation. Il en va de même pour
certains circuits synaptiques responsables de l’assimilation et de
la reproduction des sons. On ne peut plus reproduire certains sons,
d’une part parce qu’on ne les entend plus et d’autre part, parce que
notre appareil vocal ne le permet plus.
Pour parler une langue sans le moindre accent, il faut donc l’ac-
quérir avant la puberté.

Ce fait avéré n’est pas une découverte récente :

« … rapporter principalement les humeurs de ces nations et leurs


façons, et pour frotter et limer nostre cervelle contre celle d’autruy.

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Je voudrois qu’on commençast à le promener dès sa tendre enfance,
et premierement, pour faire d’une pierre deux coups, par les nations
voisines où le langage est plus esloigné du nostre, et auquel, si vous
ne la formez de bon’heure, la langue ne peut se plier. »
Michel de Montaigne, Essais, I, 26.

Si les interprètes sont déroutés par certains Japonais qui tentent de


s’exprimer en anglais et s’il est facile de se moquer gentiment d’eux,
j’aimerais bien être capable de dire quoi que ce soit en japonais, fût-
ce au prix que l’on me juge désopilant (« hiralious »).

Par ailleurs, force est de constater que les Japonais issus de géné-
rations récentes s’expriment en général mieux en anglais que leurs
aînés. Cela tient sans doute au fait que l’enseignement de l’anglais
au Japon est passé d’une pédagogie reposant surtout sur l’écrit à un
apprentissage faisant la part belle à l’oral. De plus, la langue des Amé-
ricains et des Anglais n’est plus vue comme celle des ennemis d’une
guerre que les jeunes considèrent comme lointaine, mais comme celle
du commerce extra-insulaire et de l’ouverture sur l’Occident.

L’anglais du soleil levant est à l’honneur sur le site internet bien


nommé : http://www.engrish.com

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la carpette et le boulet

« Vous savez ce que ça veut dire,


2B3? Deux cerveaux pour trois ! »
Jamel Debbouze

Si vous ne vous souvenez pas de tout l’œuvre de ce « boys band »


dont le nom pour un anglophone natif ne peut signifier que « être
trois » ou « pour être trois », peut-être savez-vous que dans ce que
l’Académie française appelle les « esprits envahis10 » de ses membres,
« 2B3 » signifie aussi « être libre(s) ». En effet, les Français qui ont du
mal à prononcer le [th] anglais se replient parfois sur [z], [s], [t], [d],
[v], ou bien, plus rarement, [f].

Ce n’est pas l’imperfection de la prononciation qui heurte, tant elle est


pardonnable11 ; c’est l’exploitation malheureuse de la langue de Shake-
speare que nous a imposée ce groupe de garçons qui est affligeante. Elle
l’est moins quand on sent qu’on l’a délibérément accompagnée d’hu-
mour, comme l’a fait le rappeur Disiz, pour son album « Disiz the end ».

Mais il n’y a pas que les étoiles (filantes) de la chanson qui se donnent
un nom (qu’ils croient) anglais ou qui utilisent cette langue pour faire bien.

Pour ne prendre que deux exemples, bien des années plus tard,
à l’automne 2008, le Conseil général de l’Aisne n’a rien trouvé de

10. Voir « La guerre que l’on croit n’aura pas lieu » et « La grammaire anglaise est
une chanson douce ».
11. Voir « L’anglais du soleil levant ».

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mieux que de lancer une campagne de publicité sous le slogan :
« l’Aisne, it’s open » (« open » [eau-peine] devant sans doute rimer
avec Aisne). Il n’aura échappé à personne que l’imbécillité de cette
campagne a été financée par les contribuables.
Plus au sud, pour remplacer le nom des deux aéroports lyonnais,
Lyon-Saint-Exupéry et Bron, le groupe Aéroports de Lyon, engagé dans
une réflexion pendant pas moins de neuf mois, finalisa fin février 2009
son projet en voulant rebaptiser l’ensemble « Lyon Airports ». Le préfet
du Rhône marqua son opposition, jugeant « inadmissible que certaines
institutions sous-estiment à ce point le poids économique et culturel de
la langue française et les valeurs qu’elle véhicule ». Le préfet fit aussi
valoir que l’État est actionnaire à 60% de la plate-forme aéroportuaire.
Mais le groupe Aéroports de Lyon avait mis en place la nouvelle signa-
lisation. Coût de l’ensemble de cette modification : 200000 Euros.
A peine née, l’appellation « Lyon Airports » fut mise de côté et la
société aéroportuaire gestionnaire des aéroports de Saint-Exupéry et de
Bron répond de nouveau au nom d’Aéroports de Lyon. La violente po-
lémique déclenchée par le préfet aura été courte mais efficace. Mais être
actionnaire à 60% et laisser dépenser une telle somme pour ensuite jouer
les héros dans la presse ne constitue peut-être pas la meilleure façon de
veiller aux intérêts des citoyens contribuables : en effet, 200000 Euros
pour défendre de manière aussi ponctuelle la langue française, c’est cher.
Le Conseil général de l’Aisne et le groupe Aéroports de Lyon au-
raient pu prétendre au prix de la Carpette anglaise, prix d’indignité
civique décerné annuellement à un membre des élites françaises ou
à une personnalité morale qui s’est particulièrement distingué par
son acharnement à promouvoir la domination de l’anglo-américain
en France et dans les institutions européennes au détriment de la
langue française.

Le prix de la Carpette anglaise distingue plus spécialement les


déserteurs de la langue française qui ajoutent à leur incivisme lin-
guistique un comportement de veule soumission aux diktats des
puissances financières mondialisées, responsables d’une crise sans
précédent ainsi que de l’aplatissement des identités nationales, de la
démocratie et des systèmes sociaux humanistes.

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Les derniers lauréats sont :

2008 : Mme Valérie Pécresse, ministre de l’Enseignement supé-


rieur et de la Recherche pour avoir déclaré que le français était une
langue en déclin et qu’il fallait briser le tabou de l’anglais dans les
institutions européennes, ainsi que dans les universités françaises,
en rendant obligatoire l’enseignement intensif de cette langue au dé-
triment de toutes les autres (ce qui est notamment contraire au traité
de l’Élysée de 1963).

2007 : Mme Christine Lagarde, ministre de l’Économie et des Fi-


nances qui communique avec ses services en langue anglaise, par 8 voix
contre 4 à M. Jean-Marie Bockel, secrétaire d’État à la Francophonie,
qui a publiquement célébré les futurs bienfaits du protocole de Londres.
(http://www.langue-francaise.org/Articles_Dossiers/Carpette_2007.php)

2006 : Le Conseil constitutionnel pour « ses nombreux manque-


ments à l’article 2 de la constitution qui dispose que la langue de la
République est le français » et pour avoir « déclaré conforme à la
constitution le protocole de Londres sur les brevets, permettant ainsi
à un texte en langue anglaise ou allemande d’avoir un effet juridique
en France ». (http://www.langue-francaise.org/Articles_Dossiers/
Carpette_2006.php)
Le site www.langue-francaise.org/Articles_Dossiers/Carpette_histo-
rique.php donne plus d’informations sur le Prix de la Carpette anglaise.

Les sites ci-dessous donnent plus d’informations et d’arguments


contre le Protocole de Londres. À l’heure où sont écrites ces lignes,
le dernier de la liste (« last but not least » !) nous gratifie malheureu-
sement d’une énorme faute d’orthographe.

– http : //www.comite-contre-protocole-londres.eu/
– http : //www.lapetition.be/en-ligne/contre-le-protocole-de-londres-217.
[html
– http : //www.republique-des-lettres.fr/10003-protocole-de-londres.php
– http : //www.canalacademie.com/Brevets-les-arguments-contre-le.html

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Pour diverses raisons, le Prix de la Carpette anglaise ne s’ap-
plique pas à des individus qui travaillent dans le secteur privé. Et
pourtant, les candidats ne manquent pas et leur pouvoir de nuisance
à l’encontre de la langue française n’est pas négligeable.

Parmi les réunions internes à la fois tristes et amusantes qui res-


teront à jamais dans ma mémoire, il y a celle qu’avait tenue une très
importante société d’ingénierie française où le grand patron avait
décidé de parler anglais parce que, comme il l’expliqua dans son
introduction, « oui arrhe a groupe international ».

Mais avant cette fière justification, c’est sa toute première phrase qui
donna la mesure de ce qui allait suivre. Cette phrase est d’ailleurs si sou-
vent prononcée qu’elle est emblématique, tant elle ne laisse jamais rien
présager d’autre que des propos consternants et/ou désopilants :

« Thank you to be there » [Saint Quiou tout bi zère] (au lieu de


« Thank you for being here »).
Tant de choses sont exprimées en cinq petits mots. Seuls les deux
premiers sont justes, bien que la prononciation évoque autant le re-
merciement que l’hommage involontaire au Saint Patron des Fran-
çais qui parlent anglais comme une vache espagnole12.

L’introduction permit à ma consœur et moi de voir que personne


n’écoutait notre interprétation vers le français, et pour cause : nul besoin
d’être anglophone pour déguster ce genre de délice en version originale.

S’ensuivit un tour d’Europe des performances commerciales des


filiales (« a tour of Europe of the commercial13 performances14 of ze
subsidies15 »).

12. Ou, comme dirait Coluche, « comme vache qui pisse ».


13.« Sales » serait plus approprié.
14. Dans ce contexte, ce mot ne prend pas de « s » et est singulier en anglais.
15. Ce mot signifie « subventions ». « Filiales » se dit « subsidiaries ».

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« France iz au quai, Italie good, Germanie oui no ave ze results
but it cime good, but in Spain and Portugal, oui are, oui are… (se
tournant vers un des directeurs assis au premier rang) comment on
dit “traîner un boulet” Jean-Marc ? »

Ledit Jean-Marc ne sachant pas non plus, le patron enchaîna en disant :


« … oui are training painful balls ! »

Voyant que, contrairement à lui, le public hilare comprenait ce


qu’il disait mais pas ce qu’il voulait dire, le patron trouva judicieux
de se lancer dans un exercice de mime ; celui-ci laissa les non fran-
cophones imaginer qu’en français il devait exister une métaphore un
peu compliquée indiquant que la plus pénible des situations consiste
à traîner les testicules (ou à leur donner des cours de formation) par
les chevilles, ou quelque chose comme ça.

Profitant de l’interruption de séance et de la bonne humeur qui


envahit la salle, Jean-Marc se rapprocha de l’oreille du patron et lui
rappela notre existence, en nous montrant du doigt. Le patron infor-
ma alors l’assistance qu’il allait s’exprimer en français et faire appel
aux interprètes, alors même qu’il ne nous avait pas salués, remarqué
notre présence ou compris notre fonction en entrant dans la salle.

Nous sommes souvent recrutés par des collaborateurs avisés et


prévoyants. Certains sont cruels envers leurs supérieurs.

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pire qu’au téléphone

Pour quelqu’un qui n’est pas véritablement anglophone, parler an-


glais est moins ardu que le comprendre de la bouche d’un locuteur natif.
Le comprendre de la bouche d’un locuteur natif que l’on voit en
face de soi est moins difficile que si on ne le voit pas.
Mais il est des situations, très rares, où l’interlocuteur est plus
compréhensible s’il n’est pas vu.

Un groupe de chirurgiens dentistes français avait organisé une


brève rencontre en vidéoconférence avec des confrères américains.
D’un côté de l’Atlantique, les participants se trouvaient dans une
demi-douzaine de villes françaises et de l’autre, ils étaient, si je me
souviens bien, à Chicago. Mon confrère et moi étions à Paris, au
milieu du dispositif technique.
Plusieurs jours auparavant, nous avions préparé cette conférence
en nous imprégnant du vocabulaire français et anglais et en nous fai-
sant expliquer dans les grandes lignes par l’un des organisateurs les
concepts et techniques qui allaient faire l’objet des échanges.
Aux États-Unis, les participants n’entendaient que la voix des in-
terprètes.
En France, les participants avaient à leur disposition des casques
leur permettant d’écouter, s’ils le souhaitaient, notre interprétation
simultanée d’anglais en français. Certains chirurgiens dentistes se
sont munis d’un casque, d’autres, non16.
Pendant un certain temps, tout se passa bien. Les échanges allaient
bon train : de part et d’autre, on expliquait les techniques utilisées, les

16. Voir « L’anglais en France : véritable langue ou simple compétence ? ».

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voies d’abord, les incisions, les outils, les gestes, etc. On posait des
questions, on apportait des précisions.
Puis, à Chicago, un des participants assis à la tribune intervint. Il
s’agissait manifestement du chirurgien dentiste américain qui avait
le plus d’expérience en la matière.
À notre grande surprise, il se mit à décrire sa façon de travailler en
joignant le geste à la parole, autrement dit en mettant un, deux, voire
trois ou quatre doigts dans la bouche pour tenter d’être plus clair.
Il l’aurait sans doute été davantage s’il n’avait pas été filmé car il
n’aurait pas eu recours à l’image. Mon confrère essaya tant bien que
mal de surmonter cette difficulté en plus de celle de ne pas avoir un
fou rire. Ses propos étaient clairs, alors qu’en anglais, cela donnait à
peu près l’équivalent de ceci :
« Alors mmmfou ifsolez la pré-mobbaire comme fa, ssffou
chaites une infision, ffou chaites uu ffuture puis ssffou plaffez le
panffemenff… »

Plusieurs participants français, qui avaient suivi directement en


anglais jusqu’alors, se levèrent pour aller prendre un casque, jugeant
que mon confrère comprenait mieux qu’eux, ce qui n’était pas faux.
Après les explications de ce monsieur au talent pédagogique dis-
cutable et aggravé par la retransmission par satellite, tout rentra dans
l’ordre. Il y eut encore quelques interventions et la conférence se
termina autour d’un verre fort sympathique.
« C’était pas de la tarte, l’américain ! dit un des participants à
mon confrère.
– Mais ç’aurait pu être pire, ajouta un deuxième, imaginez qu’on
soit proctologues ! »

Si les vidéoconférences ne sont pas aussi répandues qu’on nous


laissait l’espérer lors du lancement de cette technologie, les cours
d’anglais par téléphone, eux, recueillent un succès grandissant dans
les entreprises. Outre les avantages pratiques, la souplesse et le gain
de temps considérable qu’ils représentent, ils permettent de réaliser

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des progrès de compréhension rapides. En effet, le téléphone est
particulièrement impitoyable (« instrument tiède », disait Salvador
Dali) car il occulte, par définition, les yeux et les mains qui s’avèrent
pourtant bien utiles (dans la plupart des cas…) lorsqu’on essaye de
comprendre et de communiquer avec des étrangers.

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le dictionnaire traître

Le dictionnaire français-anglais n’est pas nécessairement l’allié de


ceux qui ne savent pas le manier. Il peut même se retourner contre eux.

Compter aveuglément sur un dictionnaire français-anglais d’un for-


mat trop petit peut donner des résultats rigolos. En effet, aussi bien en
français qu’en anglais, les mots ont plusieurs acceptions ; il faut donc
pouvoir choisir laquelle est la plus appropriée selon le contexte.

L’occasion de voir une illustration caricaturale de ce phénomène


m’a été donnée par les organisateurs d’une conférence sur les nui-
sances des zones aéroportuaires.

L’ordre du jour qui m’avait été envoyé avant la conférence


était intitulé « Diary » (journal intime) et non « Agenda ». Cette
confusion vient du fait qu’un agenda peut aussi remplir la fonc-
tion d’un journal intime. Le dictionnaire auquel les organisateurs
avaient eu recours le savait ; mais apparemment, il ne savait, ou
il n’indiquait, que cela.

Avant un certain nombre de propositions, la conférence devait


faire un état des lieux de la situation. Ainsi, l’ordre du jour in-
diquait « inventory of fixtures », ce qui désigne, sans ambigüité,
l’état des lieux d’un bien immobilier avant ou après une location
ou une vente.

Après la première série d’exposés, il était prévu un débat avec la


salle. En français, cette expression est une synecdoque, tout comme

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« boire un verre ». On se doute en effet que la discussion se fera avec
le contenu de la salle et non le contenant. L’ordre du jour en anglais
indiquait le contraire : « debate with the room ».
(Dommage qu’une faute de frappe n’ait pas fait précéder le der-
nier mot d’un b, ce qui aurait laissé espérer un « débat avec le balai »
ou d’un g, ce qui aurait donné un « débat avec le marié », mais je
m’égare.)

En fin de journée, après l’intervention de tous les acteurs et riverains


concernés, il devait se tenir un débat entre eux. En anglais, il s’agissait
donc d’un « debate with actors and the waterside population ». Mais
« actors » signifie « des comédiens » et « waterside population » dé-
signe les gens qui habitent au bord d’une rivière, d’un lac, etc.
La perspective d’un tel débat surréaliste me laissait rêveur.

La deuxième page du document valait également son pesant de ké-


rosène. Il y était donné le nom, l’adresse électronique et le numéro de
téléphone portable des organisateurs, en cas de problème. Elle était
intitulée « Some coordinates, in case of… ». « Coordinates » ne peut
désigner que des coordonnées géographiques (7°45 E, 48°35 N par
exemple) et « in case of » attend désespérément quelque chose…
comme un recours modeste à un traducteur professionnel par exemple.

Tout comme certains menus de restaurant rédigés pour les tou-


ristes, ou certains textes traduits automatiquement sur internet, ce
genre de document est, par endroits, incompréhensible pour les
étrangers ni francophones ni véritablement anglophones et il est dé-
sopilant pour les vrais anglophones, surtout s’ils perçoivent l’ori-
gine française des mots.

Si le souvenir du latin et/ou du grec permet d’apprécier la trans-


parence des mots français, la connaissance de l’anglais offre l’avan-
tage supplémentaire d’une bonne rigolade de temps à autre.

J’avais donc encore le sourire aux lèvres quand je me rendis à


cette conférence.

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Après avoir déposé mon manteau et mes sarcasmes au vestiaire,
au-dessus duquel trônait un majestueux panneau « Locker room »
(la pièce où l’on se met en bleu de travail à l’usine ou bien en te-
nue de sport au gymnase, au stade ou à la piscine), je m’empressai
d’aller voir les intervenants pour les exhorter à parler leur langue
maternelle.

C’est ce qu’ils firent, et l’on rigola moins, le sujet étant plutôt


préoccupant.

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le dictionnaire traître 2

Pour écrire ces lignes, j’ai voulu me référer à une définition unique
et précise du mot « langue ». Mais il y a autant de définitions de ce
mot qu’il existe de dictionnaires. Au hasard de la lecture de quelques-
unes d’entre elles, je me suis posé la question de savoir comment pro-
céderait un adolescent qui souhaiterait avoir une définition de ce mot.
(Excusez-moi, on me souffle dans mon oreillette qu’aucun adolescent
ne s’intéresse à cela.) Peu importe, poursuivons, même s’il s’agit
d’une hypothèse irréaliste : ayant peut-être un ordinateur plutôt qu’un
dictionnaire sous la main, cet adolescent virtuel entrerait vraisembla-
blement « langue définition » et laisserait le moteur de recherche trou-
ver. C’est ce que j’ai fait. J’ai sélectionné « L’internaute – Encyclopé-
die – Dictionnaire de la langue française ». Mauvaise pioche :
Langue, nom féminin.
Sens 1 : Organe charnu et mobile qui se situe dans la bouche
[Anatomie]. Anglais tongue
Sens 2 : Ensemble de signes oraux et écrit qui permettent à un
groupe donné de communiquer [Linguistique]. Ex La langue an-
glaise. Synonyme langage Anglais language
Sens 3 : Manière de s’exprimer propre à un groupe [Linguistique].
Synonyme jargon Anglais language

D’abord, le manque de ponctuation me met en alerte et me fait


douter de la crédibilité du fond.

Ensuite, mes connaissances en stomatologie étant limitées, je me


satisfais du sens 1, mais pourquoi diable donne-t-on une traduction
en anglais dans le dictionnaire de la langue française ?

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Le sens 2 est encore plus intéressant, il comporte une faute d’or-
thographe : l’adjectif « écrit » n’est pas accordé au pluriel ; feignons
d’être indulgents, il doit s’agir d’une étourderie. Une fois de plus, on
nous impose une traduction en anglais et l’exemple n’est pas ano-
din : « Ex La Langue anglaise ». Pourquoi pas la langue bulgare,
kurde, portugaise, néerlandaise, same, coréenne, grecque, arabe,
finnoise, italienne, mandingue, swahili, russe, tchèque, japonaise ou
hongroise ? On estime à environ six mille le nombre de langues en-
core parlées dans le monde !
Quelque peu irrité, je ne m’intéresse même pas à « Synonyme
langage », « Sens 3 », « Synonyme jargon » et « Anglais language ».
Pourtant, il y aurait à redire…

Encouragé par la diversité et la médiocrité ambiantes, j’ajoute ma


pierre à l’édifice branlant et décide de créer moi-même la définition
à laquelle je me rapporte pour cet ouvrage.

Langue :
Ensemble de signes oraux et éventuellement écrits qui permet à
l’individu d’un groupe social (communauté linguistique) de com-
muniquer avec les autres individus de ce groupe.
Si elle est maîtrisée, la langue permet à l’individu de dire ou
d’écrire ce qu’il pense, de penser ce qu’il dit ou écrit et de com-
prendre les autres.
La langue constitue le support principal de l’élaboration et de
l’expression de la pensée individuelle et collective (culture).

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la caravane passe,
les chiens n’aboient pas

De très nombreux mots ou expressions utilisées plusieurs centaines


de millions de fois par jour dans l’hexagone sont d’origine étrangère.
Pour certains d’entre eux, nous ignorons la signification qu’ils ont
dans la langue d’origine ou bien nous n’y prêtons pas attention.

Deux objets illustrent ce fait. Disséquons-les.

Pour désigner un « maillot à manches courtes, surtout en co-


ton », on utilise le terme tee-shirt. On trouve majoritairement les
orthographes tee-shirt, tee shirt et t-shirt. Ce terme est entré faci-
lement dans la langue française. En effet, il est particulièrement
court et sa prononciation d’origine ne pose pas de difficulté de
reproduction : [ti-cheurte].

Bien que l’objet soit anodin, le terme qui le désigne est intéressant
à bien des égards :

D’abord, l’orthographe et la prononciation : il ne viendrait à


l’idée de personne de prononcer t-shirt [té-cheurte], encore moins
[té-chirte]. En l’occurrence, le français écrit et prononce exactement
comme l’anglais. Cela n’est pas toujours le cas : cowboy [ko-boï]
et non [kao-boï], la prononciation française privant la vache de sa
diphtongue17 ou gas-oil, dont la prononciation française n’évoque
rien aux oreilles d’un anglophone.

17. Glissement d’un son de voyelle à un autre.

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Ensuite, le sens : on sait ce qu’est un tee-shirt. Mais au-delà de
l’origine que constitue la langue source, connaît-on l’étymologie ?
Autrement dit sait-on pourquoi c’est ce terme qui désigne l’objet en
anglais ? Sait-on qu’il s’agit d’une chemise en forme de T? Pour tenter
de répondre à cette dernière question, demandons à tous les gens qui
portent un tee-shirt comment se dit « chemise » en anglais. Le résultat
de ce sondage ridicule et impossible ne sera pas juste à 100 %, alors
que dans les pays anglophones, il est vraisemblable que presque tout
le monde saurait dire pourquoi le tee-shirt se nomme ainsi.

Restons dans la haute couture, avec une autre illustration : le


terme « sweat-shirt » ou sweatshirt, qui désigne un pull-over18 en
jersey19 de coton molletonné, resserré aux poignets et à la taille.
D’abord, l’orthographe et la prononciation : [souaite cheurte]
correspond à la prononciation anglaise, mais de nombreux Français
disent [souite cheurte]. Cela vient du fait que « ea » se prononce
également [i] en anglais, comme dans « eat ».
« Tiens, t’as oublié ton souite cheurte orange, il traîne là par terre,
juste à côté de la chaise20. » Cette prononciation hexagonale donne
d’ailleurs lieu à l’orthographe « sweet ». En anglais, ce mot désigne
autre chose (adjectif : doux, sucré ; nom, en anglais britannique :
bonbon).
Ensuite, la forme abrégée, lorsqu’elle est employée : bien que cela
doive être étayé par un autre sondage ridicule et impossible, il sem-
blerait que [souite] l’emporte sur [souaite].

18. Ce terme mérite une dissection, lui aussi. Un pull-over est un tricot (en laine,
donc, et non en coton) que l’on met en l’enfilant par la tête, de l’anglais « pull »
(tirer) et « over » (par-dessus).
En français « pull-over », puis « pull » ont remplacé « tricot » qui est, à l’évidence,
suranné, pour ne pas dire ringard.
En anglais, « pull-over » (ou « pullover ») est tombé dans l’oubli, au profit de
« sweater » en américain et de « jumper » en anglais britannique. Quant à l’abrévia-
tion « pull », elle n’est pas du tout employée.
19. Ce mot fut utilisé pour le première fois en français par La Mode Illustrée en
1881. Il s’agit d’un tissu élastique de laine, (mais aussi de fil ou de soie) qui était
préparé sur l’île de Jersey depuis la fin du xvie siècle.
20. Charlélie Couture, « Après la Fête/Blues » dans Quoi Faire ?, 1982.

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Enfin, le sens : si l’on se doute qu’un sweatshirt est à l’origine un
vêtement conçu pour le sport, sait-on que « sweat » signifie sueur ?
Peut-on en déduire le sens de « sweatpants » (« bas de jogging », en
français) ou de « sweatshop » (atelier clandestin) ?

Si bon nombre de noms communs issus de l’anglais échappent


impunément à la sagacité étymologique des francophones, il en est
de même pour de nombreux noms propres, qu’il s’agisse de produits
commerciaux ou de noms de société.

Maintenant que nous avons à notre disposition un Institut de son-


dages ridicules, impossibles mais gratuits21, profitons-en.

À la question « Comment dit-on “vacances” ou “congé” en an-


glais ? », de nombreux Français répondront « vacation » ou « ho-
liday ». Par parenthèse, ce mot vient de « holy » (saint, sacré) et
« day » (jour).
Plus dur : Comment dit-on « auberge » en anglais ? « Inn22 ». Les
bonnes réponses sont plus rares.
Ensuite : Connaissez-vous les hôtels « Holiday Inn » ? Oui, cette
chaîne internationale d’origine américaine jouit d’une bonne notoriété
en France, notamment auprès d’une clientèle d’affaires. Mais peu de
Français sauraient dire que son nom désigne une auberge de vacances.

Que vend-on dans les magasins « Toys R Us » [toïz ar eusse] ?


A. des chaussures
B. de la lingerie fine
C. des jouets
D. des dictionnaires français-anglais

Réponse B.
Euh, non, pardon, j’avais la tête ailleurs… C, évidemment.
21. L’ISRIG.
22. « On n’est pas sortis de l’auberge » ne se dit pas « we’re not out of the inn »,
ce qui ferait pourtant un sympathique jeu de mots, mais, par exemple, « we’re not
out of the woods ».

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Comment dit-on « jouet » en anglais ? Euh, ben... « Toy ». Pas
évident, n’est-ce pas ? « Toys R Us » (« Les jouets, c’est nous »,
R représentant la prononciation de « are »), ça ne coule pas de
source non plus, bien qu’une signature dans la même veine soit
apparue depuis peu en français : « Nous c’est le goût » (Quick).
Mais à propos de « toy », il existe « sex toy » et d’ailleurs ça me
rappelle…

Revenons à nos moutons, ou à d’autres animaux, l’araignée


par exemple. Spiderman est le personnage de la famille Marvel
qui détient le record de recettes de produits dérivés. Demandons
à des enfants comment se dit araignée en anglais. Certains ne
sauront pas, sauf peut-être si on procède par étapes, en leur de-
mandant le nom de l’homme-araignée, ce que signifie « man »
et, enfin, comment se dit araignée. D’autres répondront d’emblée
« spider », mais, logiquement, le prononceront [spideur] au lieu
de [spaïdeur], la diphtongue n’ayant aucune raison d’être sponta-
née en français pour ce mot.
Ce petit exercice de maïeutique s’applique également à Batman,
l’homme chauve-souris.

Les lunettes « Ray-Ban » n’étaient, à l’origine que des lunettes


de soleil. Chaque rayon (« ray » en anglais) fait l’objet d’une inter-
diction (« ban ») de passage. Mais on dit [rébanne] et l’on se moque
bien du travail acharné d’une poignée de créatifs géniaux en publi-
cité et d’experts en marketing, qui, il y a déjà longtemps, s’étaient
réunis pour trouver le concept qui porterait les valeurs de la marque,
tout en faisant valoir une promesse de qualité, qui…

« T’as vu le dernier James Bond ? demande un jeune à son copain


dans l’autobus.
– Non, lequel ?
– Quand tu m’salaces ou un truc du genre.
– Non. »
Moi, je l’ai vu. Il s’appelle Quantum of Solace, titre particuliè-
rement incompréhensible en français, et, à vrai dire, pas évident en

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anglais. « Solace », qui se prononce [seau-leusse], de la même façon
que « palace » se dit [pa-leusse], signifie « soulagement, réconfort »
et « quantum » désigne une unité élémentaire, notamment d’éner-
gie. Ma modeste et tardive proposition de traduction serait donc
« Hiroshima, mon amour ». Comment ça, c’est déjà pris ? « Na-
gasaki, ma câline » ? Pas terrible. Mais quelqu’un pourrait tout de
même trouver quelque chose de compréhensible en français. Bref, il
semblerait que le succès des James Bond ne dépend que très peu de
leurs titres. À la limite, si le dernier en date s’appelait « James Bond
XXII » ou s’il portait un autre titre compliqué en anglais, même sans
rapport avec l’histoire, ça ne changerait rien.

La caravane passe, donc, elle s’installe même, et les chiens


n’aboient pas.

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la guerre que l’on croit
n’aura pas lieu

« Il y a aujourd’hui plus d’anglais sur les murs de Paris qu’il n’y


a eu d’allemand sous l’occupation ! »

Quoique spécieuse à plus d’un titre, cette déploration de l’espé-


rantiste Georges-Henri Clopeau est néanmoins intéressante car elle
montre à quel point certaines perceptions des relations entre les lan-
gues peuvent revêtir un caractère guerrier, tant elles sont motivées
par la peur.

D’une expression certes plus nuancée, les autorités publiques


françaises donnent, quant à elles, un point de vue similaire.
Ainsi, sur le site internet de l’Académie française, à la rubrique
« Le rôle », à la sous-rubrique « Défense de la langue française »,
on peut lire :
« Le rayonnement de la langue française est menacé par l’expan-
sion de l’anglais, plus précisément de l’américain, qui tend à envahir
les esprits, les écrits, le monde de l’audiovisuel. »
« […] Un décret ministériel du 3 juillet 1996 a institué une nou-
velle Commission générale de terminologie et de néologie, ainsi
que des commissions spécialisées de terminologie et de néologie.
L’Académie est membre de droit de ces commissions chargées de
forger des mots nouveaux et de recommander des mots français à la
place de l’anglais, et son aval est requis avant toute adoption défini-
tive de ces mots. »
Par ailleurs, la loi nº 94-665 du 4 août 1994 relative à l’emploi
de la langue française, plus connue sous le nom de loi Toubon,

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ministre de la Culture de l’époque, vise à protéger le patrimoine
linguistique français et assurer la primauté de la langue française
en France où certains affirment que son emploi serait menacé par
l’extension de l’anglais.

Quand la presse s’en mêle…


Outre la presse hebdomadaire qui réchauffe de manière régu-
lière et manichéenne des sujets sur la domination de l’anglais,
même l’intellectuellement respectable Monde Diplomatique a in-
titulé un hors-série consacré aux langues : « La Bataille des Lan-
gues » (« Manière de voir » n° 97, février-mars 2008) ; celui-ci
propose des articles, au demeurant fort savants, tels que « Cette
arme de domination », « La chape de l’anglais », « Des stratégies
de résistance »…
La France a peur et semble donc vouloir être bien armée : la presse
se drape de papiers outrés au vocabulaire guerrier, la loi Toubon ne
demande qu’à être appliquée et nos sémillant(e)s académicien(ne)s
en habit vert sont prêt(e)s à brandir leur épée et à se servir de la
coupole comme bouclier pour éviter que le ciel anglais (ze skaï) ne
nous tombe sur la tête.
Si notre détestation historique de la Perfide Albion semble
s’estomper, parfois même au profit d’une admiration affichée par
certains en ce qui concerne l’économie (quoiqu’un peu moins de-
puis la crise financière…), elle est désormais remplacée par notre
crainte de l’invasion de l’anglais. Mais cette crainte est-elle réelle-
ment fondée ? Surtout, ne se trompe-t-on pas d’objet ?

Le vocabulaire martial n’est pas de mise dans les relations lin-


guistiques franco-anglaises. L’ennemi prétendu n’est pas l’anglais,
mais le globish. Celui-ci, beaucoup plus faible, ne peut que contami-
ner le français, pas le supplanter. L’entente cordiale entre les peuples
doit également être privilégiée sur le terrain linguistique.

Souvenons-nous du magnifique vers de John Gower, poète congé-


nère de Chaucer à qui l’on doit un œuvre en latin, en français et en
anglais :

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« O gentile Engleterre, a toi j’escrits pour remenbrer ta joye q’est
novelle. » (1399)

Il importe de faire savoir que le globish, langue véhiculaire néces-


saire, ne doit pas être confondue avec la langue anglaise.

En parallèle, défendons le français avec des structures rapides et


efficaces et ayons une politique linguistique ambitieuse à l’échelle
européenne.

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le français n’est pas une langue rare
ou menacée d’extinction imminente

« La défense et le rôle du français sont ignorés par beaucoup et


brocardés par certains. Au-delà de la nostalgie impériale qui mo-
tive certains militants, la francophonie est néanmoins une réalité
politique, économique, culturelle et humaine importante, qu’il faut
connaître et dont les retombées pourraient être mieux utilisées23. »
Le français, rappelons-le, demeure la deuxième langue du monde
sur le plan géopolitique. En effet, le français est avec l’anglais l’une
des deux seules langues parlées sur tous les continents. Il figure
parmi les dix langues les plus utilisées dans le monde, dénombrant
environ 200 millions de locuteurs.

Le français est la langue officielle24, seule, ou avec d’autres lan-


gues, dans 32 États et gouvernements membres de l’Organisation
internationale de la francophonie (OIF) : Belgique, Bénin, Burkina
Faso, Burundi, Cameroun, Canada, Nouveau-Brunswick (Canada),
Québec (Canada), Centrafrique, Communauté française de Belgique,
Comores, Congo, Congo RD, Côte-d’Ivoire, Djibouti, France, Ga-
bon, Guinée, Guinée Équatoriale, Haïti, Luxembourg, Madagascar,
Mali, Maroc, Monaco, Niger, Rwanda, Sénégal, Seychelles, Suisse,

23. Yves MONTENAY, La langue française face à la mondialisation, Les Belles


Lettres, 2005.
24. « Langue officielle : langue ayant un statut qui en fait le mode d’expression, du
gouvernement de l’administration et souvent de l’école ; ce n’est pas nécessaire-
ment une langue nationale (reconnue comme expression d’une ethnie faisant partie
de la nation) elle est souvent parlée par une minorité, comme c’est le cas du français
en Afrique. La coïncidence de la langue officielle avec la langue nationale suppose
une nation unifiée de longue date. » (Marina YAGUELLO, op. cit.)

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Tchad, Togo et Vanuatu. Pour être exhaustif, le français a statut de
langue officielle du territoire de Pondichéry (sans statut officiel au
niveau de l’État fédéral, mais c’est la seule langue « étrangère » qui
ait en Inde un statut officiel en dehors de l’anglais).
23 autres États et gouvernements sont membres de l’OIF : Alba-
nie, Andorre, Bulgarie, Cambodge, Cap-Vert, Chypre, Dominique,
Egypte, Ex-République yougoslave de Macédoine, Ghana, Grèce,
Guinée Bissau, Laos, Liban, Maroc, Maurice, Mauritanie, Moldavie,
Roumanie, Sainte-Lucie, Sao Tomé et Principe, Tunisie et Vietnam.
Le français y est pratiqué aux côtés d’une ou plusieurs autres lan-
gues (selon la terminologie de l’OIF, le français est « en partage »).

De surcroît, l’OIF compte des observateurs (Arménie, Autriche,


Croatie, Géorgie, Hongrie, Lituanie, Mozambique, Pologne, Répu-
blique Tchèque, Serbie, Slovaquie, Slovénie et Ukraine).
Enfin, le français est pratiqué dans certains pays ou certaines ré-
gions (Algérie, Israël, Louisiane…) qui ne sont pas membres de
l’Organisation internationale de la francophonie.

Par ailleurs, le français a statut de langue officielle, de langue de


travail ou de « langue de textes faisant foi » dans de nombreuses
grandes institutions internationales : Organisation des Nations unies
(ONU), Organisation mondiale de la santé (OMS), Organisation mon-
diale du commerce (OMC), Organisation météorologique mondiale
(OMM), Organisation mondiale de la propriété intellectuelle (OMPI),
Union africaine (UA), Marché commun de l’Afrique de l’Est et Aus-
trale (COMESA), Union européenne (UE), Organisation du traité de
l’Atlantique Nord (OTAN), Bureau international du travail (BIT)…

Enfin, le français a, aux côtés de l’anglais, statut de langue officielle


au Comité international olympique (CIO) (Article 24 de la Charte olym-
pique). Depuis 1994, la France mène une action volontariste qui a permis
d’enrayer le recul du français dans les manifestations olympiques. Cette
action s’inscrit dans une démarche interministérielle associant les minis-
tères de la Jeunesse et des Sports, des Affaires étrangères, de la Culture et
de la Communication, le Comité national olympique et sportif français,

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ainsi que des opérateurs tels que l’Institut national du sport et de l’édu-
cation physique (INSEP) et des écoles d’interprétation et de traduction.
Considérant que le sport pouvait être un excellent vecteur pour la
mise en valeur de notre langue, les ministères et organismes repré-
sentés au sein de ce groupe de travail interministériel ont développé
une stratégie de coopération linguistique avec les organisateurs des
manifestations sportives.
L’Organisation internationale de la francophonie et le Comité d’or-
ganisation des Jeux olympiques (en l’occurrence celui de Beijing, le
COJOB) ont, pour la première fois dans l’histoire des Jeux, signé le
26 novembre 2007 à Pékin une convention pour la promotion de la
langue française au cours des 21e Jeux olympiques. Cette conven-
tion visait à soutenir les efforts des organisateurs chinois pour assurer
l’usage et la visibilité de la langue française lors des Jeux : mise à
disposition de traducteurs francophones, recrutement de journalistes
francophones, traduction de la plate-forme officielle d’information et
du site internet, réalisation d’une signalétique en français, traduction
des publications officielles comme le guide du spectateur, formation
au français des volontaires chinois, mise en place de manifestations
culturelles francophones.
En synthèse, comme le fait remarquer Claude Hagège (Professeur
au Collège de France, titulaire de la chaire de théorie linguistique),
tout cela veut dire qu’il y a des gens dans le monde qui voient dans
notre langue un autre choix.

Ce n’est qu’en France que le français est à la fois la seule langue


officielle et la seule langue autochtone sur l’ensemble du territoire.
Paradoxalement, la crainte de la contamination, voire du déclin du
français est particulièrement prégnante en France. L’explication tient
peut-être dans la formule du linguiste Andrew Cohen : « Si vous ne
connaissez qu’une seule langue, vous êtes prisonnier de la tyrannie
de cette langue. » Cette sentence s’apparente à celle, quelque peu
excessive elle aussi, de Goethe : « Celui qui ne sait rien des lan-
gues étrangères ne sait rien de la sienne » et elle nous rappelle que
l’emprisonnement et la tyrannie créent la peur. Selon Danielle Lee-
man-Bouix, « la sauvegarde de la langue n’est qu’une manifestation,

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un aspect d’une idéologie beaucoup plus globale et plus profonde,
fondée sur le rejet de l’autre25 ».

La langue anglaise doit sa richesse à des milliers de mots et d’ex-


pressions empruntées à de nombreuses langues étrangères. Cela ne
l’a pas tuée26.

Le français n’est pas une langue rare ou fragile ; la prétendue


menace qui pèserait sur le français n’en est pas vraiment une. Dans
Halte à la Mort des Langues27, Claude Hagège cite quelques cir-
constances « favorables » à l’extinction des langues : « Le purisme
et l’absence de normalisation d’une part, d’autre part le défaut
d’écriture et enfin le fait d’être un groupe minoritaire. »

Il serait particulièrement alarmiste de penser le français en France


puisse être menacé par ces facteurs dans un avenir proche.

25. Danielle LEEMAN-BOUIX, Les fautes de français existent-elles ?, Le Seuil, 1994.


26. Litote : figure de rhétorique consistant à dire moins pour faire entendre plus.
En anglais : « understatement ».
27. Éditions Odile Jacob, 2000.

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contamination ou enrichissement ?

La langue française est-elle menacée d’appauvrissement au


contact de l’anglais ou se nourrit-elle au contraire de la richesse de
l’anglais ?

En 1964, l’écrivain, traducteur et linguiste sinologue Etiemble


annonce l’avènement du franglais, malformation linguistique résul-
tant de l’accouplement maladroit et malheureux du français et de
l’anglais.
Ce monstre ne vivra pas longtemps. De nos jours, les gens qui
mélangent des mots français et anglais dans leur langage non pro-
fessionnel sont devenus aussi rares que ridicules, surtout quand ils
croient malin de dire, pour qu’on les excuse et qu’on les admire :
« C’est terrible, j’ai tellement l’habitude de parler anglais que je ne
trouve pas le mot en français. »

Le plus illustre ambassadeur survivant du franglais reste l’iné-


narrable JCVD, le belge Jean-Claude Van Damme, surnommé
« Muscles from Brussels » en anglais. Florilège :

« La drogue, faut pas toucher, c’est sérieux... Moi j’ai touché, j’ai
perdu le touch, j’avais plus le feeling de la vie... Ma brain était à
l’envers dans ma tête. La drogue, c’est comme quand tu close your
eyes et que tu traverses la rue… »

« Y a des gens qui n’ont pas réussi parce qu’ils ne sont pas aware,
ils ne sont pas “au courant”. Ils ne sont pas à l’attention de savoir
qu’ils existent. Les pauvres, ils savent pas. Il faut réveiller les gens.

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C’est-à-dire qu’y a des gens qui font leur travail, qui font leurs
études, ils ont un diplôme, ils sont au contact tout ça. Tu as un rhume
et tu fais toujours “snif”. Faut que tu te mouches. Tu veux un mou-
choir ? Alors y a des gens comme ça qui ne sont pas aware. Moi je
suis aware tu vois, c’est un exemple, je suis aware. »

Si l’on admet que le franglais n’existe plus, pour tenter d’appré-


hender l’impact qu’a aujourd’hui l’anglais sur le français, il faut se
demander dans quels contextes le français est réellement au contact
de l’anglais et non du globish, qui est trop faible pour exprimer des
idées riches ou des nuances intéressantes.

Outre celui de l’économie et de l’entreprise, il en est un, fon-


damental : celui des médias, qui nous expliquent à leur façon la
réalité du monde que nous ne voyons pas. Pour ce faire, ils em-
ploient un langage qui permet la compréhension par le plus grand
nombre, alors même que les outils linguistiques de perception de la
réalité du monde varient d’un individu à l’autre. Quoique rarement
évoqué, cet aspect linguistique participe des critiques formulées à
l’encontre des médias.
Josette Rey-Debove, maître d’œuvre du célèbre Petit Robert, es-
time qu’un terme « passe » dans la langue lorsqu’il est régulièrement
utilisé par les médias.

S’agissant des informations internationales, les journalistes fran-


çais sont souvent amenés à traduire des dépêches émanant d’agences
de presse en langue anglaise. La contrainte de temps qui caractérise
ce travail n’étant pas forcément propice à l’expression d’une sensi-
bilité linguistique exacerbée, le rendu est parfois médiocre.

Dans la liste (non exhaustive, loin s’en faut) ci-dessous, les mots
et expressions de la colonne de gauche sont assez souvent utilisés
par les médias. Dans la colonne de droite se trouvent ceux qu’em-
ploierait vraisemblablement un journaliste ne connaissant rien de
l’anglais et dont le français, de ce fait, ne risquerait pas de se laisser
contaminer.

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adresser (un problème) traiter
atmosphère ambiance
attaque terroriste attentat
avocat (d’une idée ou d’une cause) défenseur
challenge défi, enjeu
charges chefs d’inculpation
commission bi-partisane commission paritaire
définitivement sans aucun doute
démonstration manifestation
développer mettre au point
déviation standard écart-type
en charge de chargé de
faire sens avoir du sens, être logique, sensé, naturel…
ferme éolienne champ d’éoliennes
fondamentaliste intégriste
global mondial
globalisation mondialisation
industrie (ex : l’industrie du bâtiment) secteur
initier lancer, mettre en œuvre
intelligence renseignement
introduire (quelqu’un) présenter

(Intuitivement, on sent que ce verbe est particulièrement mal


choisi lorsqu’il s’agit de présenter une dame.)

légal juridique
marcher défiler
prescription ordonnance
régulation règlement, réglementation
Secrétaire (américain) ministre
Secrétaire d’État (américain) ministre des Affaires étrangères
sentence peine
significatif important, grand
sous contrôle maîtrisé
spécifications cahier des charges
supporter (dans un contexte non sportif) sympathisant

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sympathie compassion
travailleuse sociale assistante sociale
versatile polyvalent, souple
zéro gravité (ou gravité zéro) apesanteur

S’ils font bien, sans doute parce qu’ils ont dans l’esprit du journa-
liste qui les utilise une consonance plus « moderne », certains de ces
mots ne présentent aucun intérêt par rapport aux mots de la colonne
de droite car ils n’enrichissent pas le sens du propos, ne sont pas
plus clairs ou moins ambigus (bien au contraire) et ils ne sont pas
toujours plus brefs. Cette cohabitation est stérile, voire délétère.

En revanche, dans certains domaines, l’usage de l’anglais fait


bien au point d’être tout à fait obligatoire par souci d’appartenance
à un groupe, autrement dit pour éviter le ridicule. Un exemple frap-
pant est celui du skateboard (planche à roulettes), dont le vocabu-
laire étouffe complètement, sans doute de manière irréversible, le
français. Jugeons plutôt :

Le skate :
Un skate se compose d’une board, ou deck, recouverte d’une couche
de grip et comportant le tail et le nose, et de deux trucks sur les axes
desquels sont attachées les roues (tiens, on aurait pu s’attendre à autre
chose). On bricole sa board avec des tools, dont le singulier est tools28.
On la porte dans un skatebag, ou bag, où on peut aussi mettre les shoes.

Les praticants :
Ils s’appellent des riders ou skaters ; ils sont soit regular [régular]
(qui poppent avec le pied droit), soit goofy [goût-fi] (qui poppent avec
le pied gauche). Quand on exécute un tricks29 avec l’autre pied, on fait
précéder son appellation du préfixe switch. Un groupe de skaters qui
rivalise avec un autre s’appelle une team. Le très jeune skater à qui je
28. À ranger dans la même famille des noms au singulier improbable tels que : un
pin’s (dont on comprend aisément pourquoi le masculin et la prononciation mar-
quée du [s] s’imposent) ou, pour changer un peu de langue, un panini.
29. Voir note précédente.

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dois tout ce vocabulaire est membre fondateur de la « Ouistiteam ».
Son goût manifeste pour les mots et les jeux de mots lui a peut-être été
transmis par sa mère, interprète de conférence et traductrice.

Les tricks :
Kickflip, flip front, flip back, varial flip, hard flip, pop-shove it
[pop-chaud-vite], heelflip, inward-heelflip, varial heel, nose grab,
tail grab, non comply (où on pose un pied à terre pendant le tricks),
big spin...

Sur les rails [rél], les curbs et les ledges, on exécute des grinds
(sur les trucks) et des slides (sur la board).
Pour faciliter les slides, on peut waxer la board (ça glisse mieux).
Les grinds: fifty-fifty, five-o, nose grind, crooked, overcrooked,
feeble, hurricane.
Les slides: board slide, nose slide, tail slide, blunt slide, nose
blunt slide, lip slide.

Si vous pensiez que les adeptes du skate ont un vocabulaire limité,


vous pouvez retirer le doigt que vous vous étiez mis dans l’œil et
aller voir sur http://fr.youtube.com/watch?v=gOgzkyOkek4, le cé-
lèbre Jon Allie exécuter un flip back lip slide, suivi d’un flip front,
d’un switch 180 back et d’un varial heel flip, rien que dans les trente
premières secondes... un truc de ouf !

Sans aller jusqu’à l’importation directe, dans certains cas on assiste


à une dénaturation exogène des mots français. À titre d’exemple, le
glissement de sens du mot « ultime » est récent. La définition que
donne le dictionnaire est « dernier, final ». Mais « ultime » s’emploie
de plus en plus au sens « ultimate », qui signifie « parfait, absolu,
abouti, inégalable, idéal ».

À l’été 2008, Kit-Kat (barre chocolatée de Nestlé) relance la


marque en organisant un concours dont le premier prix est un voyage

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dans l’espace. Le concept de Kit-Kat étant celui du « break », le prix
représente « le break ultime ».
Autre exemple, la marque de jus de fruits Tropicana propose un nou-
veau produit qui promet « le plaisir ultime des fruits entiers mixés ».
Enfin, au début de l’année 2009, une campagne publicitaire vante les
attraits de Dubaï, « l’ultime destination ». Celle dont on ne revient pas?

Si le mot « ultime » venait à prendre le sens de « ultimate » au fil du


temps, cela pourrait engendrer des confusions. En effet, par exemple,
si l’on pense qu’un déchet que l’on ne peut plus valoriser et qui doit
malheureusement être éliminé ou stocké est désigné comme étant
« déchet ultime » (« final waste » en anglais, bien que, fait intéressant,
le gallicisme « ultimate waste » commence à contaminer l’anglais),
l’adjectif pourrait donc revêtir deux sens opposés !

Trois évolutions seraient alors possibles :


Un effort de contextualisation sera souvent nécessaire pour que la
coexistence des deux sens perdure ;
Si cela s’avère impraticable, la langue française rejettera le glisse-
ment de sens pour ne garder que l’acception première ou bien le mot
« ultime » perdra son acception première.

J’ai eu l’occasion d’assister à une parfaite synthèse de ces cas de


figure alors que je me trouvais dans le bureau d’une cliente, assis-
tante de direction dans une grande entreprise. Une de ses collègues
entra dans le bureau et dit :

« Bonjour Isabelle, est-ce que tu as l’agenda (qu’elle prononça [la


djène-da]) de la réunion de jeudi prochain ?
– Tu veux dire l’ordre du jour.
– Ben oui, (levant les yeux au ciel), l’agenda.
– Tu sais Jennifer, le mot agenda en français, il sert à autre chose.
Si tu dis agenda au lieu d’ordre du jour, qu’est-ce que tu vas dire
pour agenda30 ? »

30. Voir « Le Dictionnaire traître ».

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De très nombreux mots pourraient faire l’objet d’une analyse dé-
taillée, sorte de complément à la savoureuse chronique « Le mot
de la fin » que nous livrait jadis Alain Rey sur France Inter, dans
laquelle il disséquait un mot, mais sans traiter de l’influence de l’an-
glais sur le français.
Il arrive parfois que des éditorialistes se livrent à cet exercice
comme point de départ à une réflexion sur un sujet plus large. Ainsi,
dans le supplément « Télé Ciné Radio Musiques DVD Internet »
du Nouvel Observateur en date du 31 octobre 2008, Jean-Claude
Guillebaud donne à son « Ecoutez voir » le titre : « Vous avez dit
régulation ? » et le sous-titre : « Les mots, même les plus anodins,
véhiculent une discrète idéologie ». S’agissant de certains mots issus
de l’anglais, y compris ce fameux « régulation », dont Jean-Claude
Guillebaud oublie de signaler que son emploi actuel provient de
l’anglais, mon expérience d’interprète de conférence dans le monde
du travail en France m’a montré que l’idéologie en question (le capi-
talisme, voire le néolibéralisme) se vautre dans le vocabulaire fran-
çais d’une manière à peu près aussi discrète qu’un éléphant dans un
magasin de porcelaine. Cette idéologie est d’autant moins discrète
qu’elle n’est, pour l’instant, pas concurrencée.

Nonobstant les veules importations et les tristes anglicismes qui


envahissent le français, aucune langue ne peut se targuer aujourd’hui
d’un vocabulaire autosuffisant et il est utile d’intégrer certains mots
étrangers. Le français ne déroge pas à ce fait et l’influence de l’an-
glais, comme celle d’autres langues, peut être bénéfique.
Pourquoi condamner les néologismes anglais contemporains et
non les termes qui ont enrichi notre langue au fil des siècles ? Que
ferions-nous et que serions-nous sans concerto (italien), saga (scan-
dinave, islandais), guérir (allemand), café (arabe), chocolat (espa-
gnol), plage (italien), panda (népalais), digue (néerlandais), patate
(quechua), mangue (portugais), tomate (nahuatl), piranha (tupi),
kakémono (japonais), ouragan (taino), berlingot (italien), anorak
(inuit), mièvre (scandinave), mocassin (algonquin), zouave (arabo-
berbère), crabe (néerlandais), mesquin (espagnol), pyjama (hindi),
icône (russe), etc. ?

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Il est vrai que la langue qui donne actuellement lieu au plus grand
nombre d’importations et de calques en français et dans d’autres
langues est incontestablement l’anglais. Bien que les mots anglais
en français soient encore peu nombreux (mais très audibles et vi-
sibles), cette propagation s’opère à un rythme sans précédent, pour
des raisons d’ordre économique et grâce aux performances des tech-
nologies de l’information et de la communication.

Parmi les mutations utiles, depuis quelques années, le terme « mi-


litant » a été remplacé par « activiste » (inspiré du terme anglais « ac-
tivist ») dans un contexte de violence, particulièrement de terrorisme.
En effet, on ne dit plus, par exemple, « un militant du Hezbollah ». En
revanche, s’agissant de la défense non-violente de causes ou d’inté-
rêts, c’est le terme « militant » qui s’applique (un militant de la CFDT).
Mais en anglais, les mots connaissent des évolutions aussi et c’est
désormais l’inverse qui prévaut : « militant » pour le responsable
d’un attentat, « activist » pour le défenseur non-violent d’une cause.

Le verbe « minimiser » signifie présenter quelque chose de ma-


nière à en réduire l’importance (minimiser le rôle de quelqu’un,
minimiser un incident). Ne pas confondre avec « minimaliser » :
réduire jusqu’au seuil minimal. Au lieu de « minimaliser », l’im-
mense majorité des gens gagnent une syllabe et disent « minimi-
ser », de l’anglais « minimise » ou de l’américain « minimize ».
(Cet usage est logique, étant donné la signification de maximi-
ser : pousser à son maximum et celle, très légèrement différente,
de maximaliser : augmenter jusqu’au seuil maximal ou jusqu’à la
valeur maximale).
Pour éviter de proférer ce qui peut encore être considéré comme
un anglicisme, certains disent « réduire au maximum », ce qui
semble être un oxymore tant les deux mots sont contradictoires, ou
« réduire au minimum », qui est ambigu, ou bien encore « réduire
le plus possible », qui est encore plus long et dont le sens est légè-
rement différent. Dans l’usage courant à l’heure actuelle, « minimi-
ser » compte deux sens et « minimaliser » prend la poussière dans
les dictionnaires.

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Toujours introuvable dans les dictionnaires, le verbe « prioriser »
est pourtant très utile et très usité en entreprise. Signifiant « hiérar-
chiser », « classer par ordre prioritaire » ou « établir des priori-
tés », il présente en plus l’avantage d’être transitif ou intransitif.
On peut ainsi « prioriser des actions » ou simplement « prioriser ».
En filigrane de ce terme nouveau en français, on peut lire le verbe
anglais « prioritise » (orthographe britannique) ou « prioritize » (or-
thographe américaine).
Les Québécois, qui ont une sensibilité linguistique différente de
celle des Français pour des raisons géographiques et historiques, ont
adopté le verbe prioriser sans que cela ne suscite un profond émoi.

Le verbe « nominer » (inspiré de « nominate ») signifie « sélec-


tionner » (pour participer à la phase finale). Ce verbe, le seul qui
s’emploie désormais dans cette acception dans les festivals de films,
est accompagné d’un participe qui sert également de substantif :
« nominé » (inspiré de l’anglais « nominee »).

« Courrier électronique » se dit « e-mail » en anglais. Les


Québécois et certains Français utilisent le joli néologisme qu’est
« courriel », alors que la majorité des Français semble avoir adopté
le mot « mail », qui est plus bref. Les anglophones ne peuvent pas
utiliser ce terme, car celui-ci désigne le courrier traditionnel (éga-
lement appelé « snail mail » quand il faut vraiment souligner la
distinction). Le mot « mail » n’a donc pas le même sens en anglais
et en français. Quoiqu’à consonance anglaise, il s’agit d’un mot
usité en français. Il serait d’autant plus erroné de considérer qu’il
s’agit d’un vilain anglicisme, que le mot « mail » existe depuis des
siècles en français dans différentes acceptions et qu’il a probable-
ment été exporté vers l’anglais !
Les très nombreux allers-retours de mots entre l’anglais et le fran-
çais au fil des siècles sont décrits avec humour et dans leur contexte
historique par Henriette Walter dans Honni soit qui mal y pense −
L’incroyable histoire d’amour entre le français et l’anglais31.

31. Laffont, coll. « Livre de Poche », 2003.

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Certains mots à consonance anglaise n’existent pas du tout en an-
glais. Il s’agit de « faux anglicismes », construits à partir d’éléments
anglais et dont l’équivalent en anglais est proche mais non identique.
Ces mots peuvent éventuellement exister en anglais, mais pas dans la
même acception. Un locuteur dont la langue maternelle n’est pas l’an-
glais a tendance à utiliser le faux anglicisme plutôt que le mot anglais.
Ce phénomène illustre bien l’explication que donne la linguiste Marina
Yaguello pour distinguer les locuteurs natifs et non natifs : « Les locu-
teurs non natifs n’ont pas l’intuition de ce qui est correct ou pas32. »
« Tennisman », par exemple, est plus court que « joueur de ten-
nis » et même que « tennis player » qui ne s’est pas frayé un chemin
dans notre langue. Quant à « pressing », il constitue le mot le plus
pratique qui puisse évoquer l’équivalent anglais « dry cleaner », qui
s’avère un peu lourd pour « passer la rampe ». « Flipper » est un
faux anglicisme lui aussi : le terme anglais, plus long, est « pinball
machine ». Mêmes remarques pour « people » (« celebrities » en
anglais), qui, de manière intéressante, se décline en « pipolisation »
dont l’orthographe phonétique et populaire masque l’étymologie.

Bien qu’il existe en anglais dans de nombreuses acceptions,


« string » ne désigne pas un sous-vêtement. L’équivalent est « G-
string », dont l’étymologie est controversée, ou « thong », issu du
vieil anglais « thwong » qui désignait dès le ve siècle une courroie
souple en cuir33.

« Un cookies » est également un faux anglicisme. En anglais,


l’équivalent est « chocolate chip cookie », à l’évidence beaucoup
plus long, et pour cause : « cookie » signifie « petit gâteau » et « cho-
colate chip » indique la présence d’éclats de chocolat.
Evolution rarissime, il semblerait que le mot pourrait quitter la
catégorie des noms au singulier improbable évoquée plus haut. En
effet, le [s] n’étant pas utile, on dit de plus en plus « un cookie »

32. Marina YAGUELLO, op. cit.


33. Pour plus de détails, voir Pratiques SM dans l’Angleterre du ve siècle, à paraître.
Non, je plaisante.

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dans les boulangeries françaises. La prononciation du [s] est par-
fois maintenue au pluriel, comme s’il s’agissait d’un hommage au
singulier d’origine, désormais en voie d’extinction. Ce phénomène
s’applique également à un cousin du cookies, le brownies.
Dans son acception informatique, « cookies » a connu la même évo-
lution en français, mais dans un sens complètement abstrait. On aurait
pu d’ailleurs se gratter la tête quelques instants et trouver un terme fran-
çais en deux ou trois syllabes. On aurait ainsi pu proposer « poucet »,
pour désigner la trace que laisse l’internaute sur son passage.

Certains noms propres sont également des faux anglicismes. Com-


mandez un « Coca light » aux États-Unis et on vous regardera d’un air
interrogateur. En effet, c’est « Diet Coke » qui s’impose. Mais en français,
« coke » désigne de manière univoque une substance autrement plus dan-
gereuse. Quant à « diet », il ne s’est pas fondu dans le français non plus,
car s’il est prononcé à la française il évoque soit le jeûne, soit le parlement
japonais et la prononciation anglaise [daille-eutte], outre le fait qu’elle est
plus longue d’une syllabe, comporte une diphtongue délicate.

« Ignorer » est un cas intéressant. En français, le premier sens, qui


se rapporte à un objet, est « ne pas savoir, ne pas connaître » ; le
second, qui se rapporte à une personne, est « ne témoigner aucune
considération, feindre de ne pas connaître ». Ce second sens, issu de
l’anglais, est rejeté par certains puristes, qui préfèrent dire : « il a feint
de ne pas me connaître » ou « elle a fait exprès de ne pas me voir »,
ce qui est tellement plus long qu’ils doivent rater leur bus de temps en
temps. Fait intéressant, l’anglais ne connaît que cette acception, bien
qu’il existe « ignorant » ou « ignorance » dans la même acception
qu’en français. Une autre illustration de ce phénomène est « impor-
tant », qui ne recouvre aucun sens quantitatif en anglais. Ce type de
différence méconnue est assez répandu entre le français et l’anglais
et il engendre des malentendus qui vont de l’inoffensif au cuisant, en
passant par le savoureux, selon le point de vue où on se place.

Autre cas intéressant, l’une des acceptions du mot « canette » a fait


l’objet d’un glissement de sens. En plus de signifier une petite cane,

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un petit tube garni de fil de trame dans un métier à tisser ou une petite
bobine de fil utilisée dans une machine à coudre, le mot « canette » ne
désignait à l’origine qu’une petite bouteille de bière en verre et/ou son
contenu (une canette de bière). Aujourd’hui, les boissons en boîte d’alu-
minium sont de plus en plus répandues, mais « canette » s’utilise plus
aisément et plus fréquemment que « boîte-boisson » (un seul mot contre
deux, deux syllabes contre trois). Il est inspiré de « can » en anglais.
Le français aurait pu importer le terme « can » sans l’altérer, mais la
préexistence des homophones « canne » et « cane » à laquelle s’ajoute,
dans le même domaine d’application, celle du terme « canette » a faci-
lité et conforté l’adoption de ce mot dans cette acception.
En corollaire, on peut remarquer que le suffixe « ette » a perdu
sa fonction diminutive dans cette nouvelle acception. En effet,
une canette n’est pas une petite « can » (ce mot n’existant pas en
français), mais une petite cane (« Dis-donc Germaine, si on man-
geait une canette aux olives dimanche à midi avec tes parents et ta
sœur34 ? »).

Comme nous l’avons vu, les emprunts à la langue anglaise répon-


dent donc à trois objectifs :

– l’introduction d’une expression qui fait bien,


– l’introduction d’une expression ou d’une nuance inexistante,
– la recherche de la concision.

Ces critères peuvent bien entendu (et heureusement) être satisfaits


par d’autres sources que l’anglais. A titre d’exemple, le terme créole
de « profitation », découvert lors de la crise antillaise, est une illus-
tration d’une adoption métropolitaine nouvelle et utile. Utilisée là-bas
pour désigner les sur-profits réalisés par les sociétés en position de
monopole, la profitation naît d’une rente de situation. Le terme est
aujourd’hui repris par la gauche (notamment Jean-Luc Mélenchon et
Olivier Besancenot) pour dénoncer plus généralement des excès d’en-
richissement au détriment des moins fortunés.

34. Ceci est une fausse citation.

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Cependant, il ne suffit pas de répondre à ces trois critères pour
se frayer un chemin dans la langue française. Par exemple, la ca-
pacité à déterminer intuitivement l’éventuelle homosexualité d’un
individu se dit « gaydar » en anglais, mot-valise construit à partir de
« gay » et de « radar ». Mais bien que ce terme puisse faire bien et
constituer une expression à la fois nouvelle et très concise pour dé-
crire un concept relativement complexe, son irruption généralisée en
français est improbable. En effet, si la première syllabe de « radar »
en anglais a la même consonance que « gay », ce n’est pas le cas de
« ra » et « gay » en français.

Quiconque s’intéresse à la langue sait que son évolution est iné-


luctable. Les travaux du linguiste Ferdinand de Saussure (1857-
1913) nous montrent que si le temps change tout sur son passage,
il n’y aucune raison pour que le langage échappe à cette loi univer-
selle. Vaugelas trouve quant à lui que « c’est la destinée de toutes les
langues vivantes d’être assujetties au changement35 ».

Néanmoins, certains esprits chagrins estiment que le véritable


français ne se trouve que dans la littérature classique et que les néo-
logismes tels que ceux évoqués ci-dessus constituent des fautes.
D’autres trouveront qu’il s’agit plutôt « d’innovations », pour re-
prendre le concept décrit par Danielle Leeman-Bouix36.

En France, la peur de l’anglais est liée à la peur que l’on avait


jadis de l’Anglais. La peur de l’étranger et du changement constitue
une étreinte dont il n’est pas facile de se défaire.
Même Claude Truchot, professeur émérite à l’université de Stras-
bourg, fondateur du groupe d’étude sur le plurilinguisme européen,
considère que « la promotion du globish, [ … ] avatar idéologique
de la mondialisation, [ … ] fait partie des initiatives en faveur d’un
statut spécial de l’anglais37 ». Certes, le globish n’est qu’un outil
35. Claude FAVRE de VAUGELAS, Remarques sur la langue française (1647),
Éditions Ivréa, 1996.
36. Danielle LEEMAN-BOUIX, op. cit.
37. La Recherche, n° 429, avril 2009.

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pragmatique qui a supplanté l’espéranto et s’est adapté à la réalité
des besoins de la mondialisation. En revanche, le considérer comme
suffisamment puissant pour véhiculer une idéologie et conférer un
statut spécial à la langue anglaise démontre une surestimation du
globish et une peur excessive.

Cette peur constitue un phénomène ancien. Quelques exemples


bibliographiques permettent de s’en convaincre :

– Edouard Bonnaffé, Dictionnaire étymologique et historique des


anglicismes38 (Premier dictionnaire scientifique des anglicismes),
1920.
– John Orr, « Les anglicismes du vocabulaire sportif », dans Le
Français Moderne, 1935.
– Félix de Grand Combe, « De l’anglomanie en français » dans Le
Français Moderne, 1954.

Et si l’on croit que l’anglais provoque une baisse du niveau en


français à l’heure actuelle, il suffit de se plonger dans d’anciens
livres d’école, qui datent d’avant la mondialisation, pour y trouver
des avant-propos très savoureux, tant ils semblent contemporains :

« Ce livre a pour but de donner les bases essentielles d’un en-


seignement de la grammaire orienté vers l’analyse. […] Notre seul
désir, à une époque où instituteurs et professeurs se plaignent de la
méconnaissance chez trop d’élèves des notions grammaticales in-
dispensables, a été de les aider tous à donner, en parfaite entente, et
de façon claire et attrayante, un enseignement dont l’importance ne
saurait échapper à personne. »
Analyse grammaticale et logique, Classiques Hachette, 1951.

Les Français sont conscients que l’excès d’emprunts porte at-


teinte à leur patrimoine linguistique, rempart de leur culture. Il en
va de même pour d’autres peuples pour qui l’anglais constitue éga-

38. Delagrave, 1920.

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lement un objet de préoccupation, de fascination, voire de peur. Par
exemple, An Annotated Bibliography of European Anglicisms39 com-
pilée par Manfred Görlach, ancien professeur titulaire de la chaire
de linguistique et d’études médiévales du département d’anglais de
l’université de Cologne, est une bibliographie critique de travaux
traitant de l’importation de mots et expressions anglais dans plu-
sieurs langues européennes (albanais, bulgare, croate, serbo-croate,
danois, néerlandais, français, allemand, grec, hongrois, islandais,
italien, norvégien, polonais, roumain, russe, castillan et catalan).

On peut également mesurer la propagation de l’anglais à l’aune


des échanges entre pays voisins.
Le cas de l’évolution linguistique entre la Suède et de la Finlande
constitue à cet égard une illustration marquante. Dans un passé pas
si lointain, la communication entre ces deux pays se faisait majori-
tairement en suédois. Cela résultait d’abord de facteurs historiques
ayant donné lieu à la présence de grands nombres de suédophones
sur le territoire finlandais.
Des raisons techniques liées à la nature même des langues ex-
pliquent également le recours au suédois. Le finnois est une langue
finno-ougrienne, comme le hongrois et l’estonien par exemple. Au
nombre d’une douzaine, les langues finno-ougriennes ne sont par-
lées que par quelques 25 millions de locuteurs dans le monde. De
surcroît, le finnois ne partage que de très rares similitudes avec les
langues germaniques (suédois, norvégien, danois, allemand, néer-
landais, anglais…) ou les langues romanes (espagnol, portugais,
italien, roumain, français…). Ainsi, c’est la langue minoritaire qui
a dû s’incliner.
Or, depuis quelques années, l’emploi du suédois entre les Suédois
et les Finlandais connaît un déclin au profit de l’anglais.
Par son caractère véhiculaire international incontournable, l’an-
glais (ou plus exactement le globish) a donc réussi à s’immiscer
entre deux pays qui, pourtant, partagent une frontière terrestre lon-
gue de plus de six cents kilomètres, se font face de part et d’autre

39. Oxford University Press, NY, 2002.

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du golfe de Botnie, au nord de la mer Baltique, et sont liés par une
longue histoire d’échanges et de partenariats dans de très nombreux
domaines.

Apportant au contraire une preuve récente et spectaculaire de ce


que peut être la défense farouche de la langue autochtone face à
l’anglais, Madame Shubba Raul, maire de Mumbai (désignée sous
le nom de Bombay depuis l’époque coloniale britannique jusqu’en
1995), décida à l’été 2008 de faire du Marathi la langue officielle
de l’administration. Cela provoqua une levée de boucliers dans
une ville de 13 millions d’habitants où les affaires se font souvent
en anglais et qui vise à devenir un grand centre financier comme
Londres, Hong Kong ou Singapour mais où tout le monde ne maî-
trise pas le Marathi.
À Mumbai, capitale économique de l’Inde, également très in-
fluente dans le domaine culturel, tous les documents administratifs
doivent être rédigés exclusivement en Marathi et tous les logiciels
de l’administration sont en voie d’être traduits.
Madame Raul, membre du Shiv Sena, parti régionaliste hindou
de droite, prit ces mesures pour tenter de renforcer le pouvoir de son
parti avant les élections de 2009.
Mais au moins 40 des 227 conseillers municipaux de Mumbai
déclarèrent avoir du mal avec le Marathi et certains estimèrent que
cette mesure linguistique s’avérerait délétère40.

Actuellement langue véhiculaire par excellence, l’anglais agit sur la


plupart des langues du monde. Mais cette action n’est pas seulement
linguistique, car la langue anglaise représente bien quelques pays dont
l’influence est économique, culturelle et idéologique. La peur de la
langue étrangère vient de là. Si une langue véhiculaire neutre avait
réussi à s’établir à l’échelle mondiale, ou si le globish était reconnu
comme simple espéranto, cette peur n’existerait peut-être pas.

40. « Mumbai language rethink causes upset. », Financial Times, 4 août 2008.

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Mais les anglophones craignent-ils les autres langues ? Si la ques-
tion peut éventuellement être jugée pertinente en ce qui concerne
l’espagnol aux États-Unis ou le mandarin, dont la présence est en-
core faible mais de plus en plus prégnante sur internet, comme on
peut s’y attendre, l’anglais ne craint pas le français.
Pour des raisons ancrées dans leur culture, les anglophones vont
jusqu’à apprécier le français et ils en utilisent fréquemment des mots
et des expressions.

« Honni soit qui mal y pense. »


Au cours d’un bal en 1347, la Comtesse de Salisbury, maîtresse
du roi d’Angleterre Edouard III, perdit lors d’une danse la jarretière
bleue qui maintenait son bas. Edouard III s’empressa de la ramas-
ser et de la lui rendre. Devant les sourires entendus et railleurs de
l’assemblée, le roi se serait écrié en français, alors langue officielle
de la cour d’Angleterre : « Messieurs, honni soit qui mal y pense !
Ceux qui rient en ce moment seront un jour très honorés d’en porter
une semblable, car ce ruban sera mis en tel honneur que les railleurs
eux-mêmes le rechercheront avec empressement. »
Dès le lendemain, le roi aurait institué l’Ordre très noble de la
Jarretière (the most noble Order of the Garter), ordre de chevale-
rie qui reste aujourd’hui encore un des ordres les plus prestigieux
dans le monde. Son emblème est une jarretière bleue sur fond or,
sur laquelle est inscrit la devise « Honni soit qui mal y pense. »
Ayant pour grand maître le roi d’Angleterre, cet ordre rassemblait
à l’origine treize compagnons. En 1805, le nombre de membres fut
étendu à vingt-cinq, qui se réunissent chaque 23 avril, jour de la
Saint-George, dans la chapelle Saint-George du château de Windsor.
C’est ainsi que l’expression française du xive siècle « Honni soit
qui mal y pense » est la devise de l’Ordre de la Jarretière mais aussi
du souverain d’Angleterre lui-même.
Il est impensable que la devise de la ville de Paris soit en anglais,
ni même en français, la langue de référence par excellence pour les
devises étant la plus savante qui soit : le latin.
« Fluctuat nec mergitur » (il flotte sans être submergé) s’applique
peut-être, justement, au français…

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La différence d’attitudes entre les francophones et les anglo-
phones face une prétendue menace linguistique exogène trouve son
reflet dans la perception qu’ont les uns et les autres du sms41. En
fait, le sms a encore du chemin à faire pour véritablement constituer
une source d’influence, que ce soit en anglais ou en français. En re-
vanche, il s’agit bien d’un mode d’expression nouveau dont le socle
est la langue vernaculaire locale. Et l’influence de l’anglais est loin
d’être négligeable dans le langage des sms français.

Dans Mauvaise Langue42, Cécile Ladjali déplore le langage des


chats43 et des sms (« Est-ce qu’on peut aller jusqu’à penser que le
barbarisme conduit à la barbarie ? ») et renvoie le lecteur à Shake-
speare, Racine, Rabelais, Proust, Joyce, Kafka, Woolf, Céline et
Pound pour y trouver le génie et la beauté. Pour la barbarie, on peut
renvoyer à Hitler, Staline ou Pol Pot, faire remarquer que leur maî-
trise de la langue et leur talent d’orateur devaient être plutôt riches
et ainsi répondre à la question posée ci-dessus.

A contrario, dans Txtng : The Gr8 Db844, le prolifique linguiste


David Crystal nous livre une analyse enthousiaste de l’inventivité
de cette forme nouvelle dont il loue l’intelligence. Dans son étude,
qui porte sur plusieurs langues, il explique qu’elle résulte de la né-

41. Short Message Service ou Service de Messages Succincts. SMS est devenu
un faux anglicisme, car c’est le mot « text » (substantif ou verbe) qui s’emploie
désormais en anglais, « Envoie-moi un sms » se disant « Text me ». En français, il
semblerait que « sms » l’emporte sur « texto ».
42. Le Seuil, 2007.
43. Pas le miaulement, non. La tentative d’instauration de « tchatche » semble
échouer. Cela est peut-être dû à deux raisons : dans un contexte où l’usage du mot
est l’apanage des jeunes, le mot anglais dispose d’un atout de taille : il fait bien.
Par ailleurs, le mot « tchatche », a une signification antérieure et différente, qui
n’aurait pas été sans problèmes, que ce soit pour le substantif ou pour le verbe.
L’importation du mot anglais « chat » [tchatte] (bavarder, bavardage) provoque,
quant à elle, également une certaine confusion due à l’homographie de ce mot par
rapport au félin domestique. Les noms qui ont la même orthographe mais non la
même signification sont nombreux en anglais et plus rares en français. Du moins
jusqu’à présent… Les poules du couvent couvent des œufs de plus en plus anglais.
44. Oxford, 2008.

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cessité d’être rapide, mais surtout d’une contrainte technique de
place, ou de format, comme c’était le cas du sonnet (dont certains
des plus magnifiques sont l’œuvre de Shakespeare, justement) ou de
l’alexandrin (Racine).

Crystal explique que ce nouveau mode de communication ne


constitue pas une langue nouvelle, ses mécanismes opératoires étant
classiques.
Il s’agit en effet d’une « langue subrogée » (expression formée
à partir de « subrogate language », signifiant « dérivé du langage
naturel par un code »).

Il indique que si l’anglais se prête particulièrement bien à la briè-


veté, aux néologismes, au transfert naturel entre l’oral et l’écrit, il est
parfois importé dans certaines langues pour satisfaire ces besoins.
Mais la seule véritable crainte qu’exprime David Crystal est la mu-
tation des claviers de téléphone vers une disposition AZERTY (en
fait, il dit QWERTY car il est anglais) qui devrait, selon lui, sonner
le glas du sms45 en lui faisant subir une migration ascendante vers
une forme se rapprochant de celle du courriel.

Il existe certes des auteurs français qui proposent une étude cri-
tique enjouée et peu alarmiste de cette nouvelle forme d’expression ;
de même, certains auteurs anglais ou américains traitent de la pau-
vreté de la langue utilisée dans ces échanges d’un type nouveau.
Mais ils sont rares.
Ainsi, nous venons de voir qu’il est impossible que les anglo-
phones et les francophones aient des points de vue identiques sur
les éventuelles menaces ou les facteurs d’évolution que connaissent
leurs langues respectives.

Cet ouvrage, par exemple, ne présenterait aucun intérêt en anglais.


Inutile donc, que je le traduise46.

45. À condition que les téléphones portables puissent produire un glas :-)
46. Cette explication est la réponse à une question que m’a posée ma mère.

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Quant à savoir si l’anglais contamine le français ou s’il comble
ses lacunes, la question n’est pas tranchée, ce qui en anglais ne se
dit pas « the question is not sliced », comme je l’ai déjà entendu en
conférence, mais, par exemple, « the jury’s out » (le jury délibère).

Le globish, lui, occupe le terrain linguistique nouveau que dé-


friche la mondialisation. Pour autant, il ne nuit pas forcément aux
langues vernaculaires en place, surtout si elles disposent, de par leur
nature et leur usage, des moyens de se défendre. En effet, il agit alors
en complément et non en remplaçant. De ce point de vue, la seule
langue qui risque l’affaiblissement par le globish est… l’anglais. Ce
phénomène est d’ailleurs à l’œuvre dans les instances internatio-
nales, particulièrement européennes, qui constituent à cet égard un
bon observatoire mais aussi un lieu de torture pour les oreilles des
anglophones puristes.

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circulez, y’a rien à dire !

Il y a quelque temps, ayant eu la mauvaise idée de me rendre à une


conférence dans le centre de Paris en voiture, je me suis retrouvé dans
un embouteillage non loin d’un carrefour où tout mouvement était
impossible du fait d’une seule voiture qui n’aurait pas dû s’engager.
Ayant finalement réussi à m’échapper, je décidai de stationner et de
poursuivre mon chemin en métro pour espérer arriver à l’heure.

Décembre 2008. La répression policière parisienne s’organise à


l’encontre des automobilistes qui s’engagent dans un carrefour sa-
turé. Après une campagne de sensibilisation ayant entraîné des aver-
tissements et quelque 2 600 procès-verbaux à Paris depuis le début
de l’année 2008, le nombre de verbalisations devrait augmenter.
Cette infraction, passible d’une amende de 90 Euros, est en effet une
cause majeure d’importants embouteillages et elle provoque des situa-
tions dangereuses en empêchant les véhicules de secours de circuler et en
supprimant la possibilité aux piétons d’emprunter les passages protégés47.

En anglais, plus particulièrement en américain, l’action de s’en-


gager dans un carrefour saturé et de provoquer de ce fait un embou-
teillage sur deux axes de circulation en même temps se dit en un
seul mot : gridlocking. Ce mot est formé à partir de « grid », dont
l’une des acceptions désigne un réseau de lignes perpendiculaires
et de « lock » qui signifie « verrouiller, bloquer ». Par extension, le
mot « gridlock » désigne également un embouteillage d’une façon
générale. Dans un sens abstrait, il indique une situation d’impasse.

47. Source : 20 Minutes, 12 décembre 2008.

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Si cette infraction venait à être traitée dans les médias, il y a fort à pa-
rier que certains journalistes pressés et/ou peu soucieux de préserver ou
d’accroître la richesse du français adopteraient le terme anglais. Il est pro-
nonçable en français [gride-l’eau-king] et ne souffre d’aucune ambiguïté.

Mais ne serait-il pas possible de trouver un néologisme en fran-


çais ? Comment faire ?

Imaginons un comité qui serait constitué d’une vingtaine ou d’une


trentaine de personnes rémunérées à plein temps par l’État et qui,
toutes, auraient les caractéristiques suivantes :
– un amour indéfectible et une connaissance approfondie de la
langue française,
– une grande culture générale classique et moderne,
– un âge pouvant être déterminé sans recourir au carbone 14,
– la capacité à travailler dans l’urgence.

En son sein, ce comité aurait :


– la connaissance de nombreuses langues étrangères,
– la connaissance du français tel qu’il est pratiqué ailleurs qu’en
France,
– la connaissance du français tel qu’il est pratiqué par les jeunes et
les moins jeunes des milieux sociaux défavorisés et des « banlieues »,
– la connaissance des technologies de l’information et de la com-
munication,
– la connaissance de l’économie et de la finance,
– la connaissance du latin et du grec.
Ces personnes tiendraient leur poste pendant une durée limitée
à quatre ou cinq années seulement. Le renouvellement se ferait par
groupe d’un tiers, par exemple.

Ce comité se réunirait deux ou trois fois par semaine, mais tra-


vaillerait quotidiennement par courriel. Il serait accessible au grand
public par internet.
En l’occurrence, ses membres se saisiraient du concept, le sou-
mettraient au public sur internet et tenteraient de lui trouver un

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mot ou une expression très brève. Ils chercheraient le signifiant qui
manque manifestement au signifié. Quand, au bout d’une semaine,
ils auraient une proposition à faire, ils la soumettraient aux instances
législatives et surtout à la presse.
En plus d’être présentées dans la presse écrite, les propositions de
mots nouveaux feraient l’objet d’émissions d’une minute à la radio
et à la télévision nationales à des heures de forte audience. Tour à
tour, chacun des membres du comité présenterait l’émission. Si la
proposition est suffisamment reprise par la presse et si elle entre
dans l’usage courant, le Journal officiel l’entérinerait.
Cette démarche ne manquerait pas de susciter un engouement
pour la préservation et l’enrichissement du français auprès du plus
grand nombre. Ce comité pour l’enrichissement du français aurait
une vocation utile et populaire.
Certes, il existe l’Académie française et plusieurs institutions qui se
préoccupent de la défense de la langue française… avec le succès que
l’on sait. À titre d’exemple, il existe l’APFA (Actions pour promou-
voir le français des affaires), qui ne s’intéresse qu’au vocabulaire des
affaires. Créée en 1984, l’association APFA est placée sous le patro-
nage de la Délégation générale à la langue française et aux langues de
France et de l’Organisation internationale de la francophonie.
Sa raison d’être est de promouvoir les français des affaires. Si l’on
peut douter de son efficacité quand on connaît le vocabulaire des af-
faires employé par les entreprises françaises, on peut admettre que
son rôle et son action sont des plus louables. Pour s’en convaincre et
pour s’inspirer de son fonctionnement, voyons le site internet : www.
presse-francophone.org/apfa/sommaire.htm de cette association :

« ACTIONS POUR PROMOUVOIR LE FRANÇAIS DES


AFFAIRES et les autres langues des pays francophones dans le
domaine des affaires
L’APFA ET LE VOCABULAIRE DES AFFAIRES
Toutes les langues autres que l’anglais rencontrent dans le vocabulaire
des affaires quelques difficultés qui résultent de la prépondérance écono-
mique américaine.
[…]

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Le français des affaires est colonisé par une foule de mots étran-
gers, on peut même dire par des mots étranges car un mot d’une lan-
gue étrangère sorti de son contexte linguistique perd l’essentiel de
sa signification, se trouve dépourvu de toutes les nuances et conno-
tations nécessaires à sa bonne compréhension. Il faut lui laisser le
temps de s’acclimater, de se naturaliser.
On assiste ainsi, dans le domaine des affaires et dans d’autres, à
un phénomène pour le moins gênant, l’emploi désordonné de mots
étrangers ne s’accompagnant pas toujours, dans l’esprit de ceux qui
les utilisent, d’une conscience claire de leur signification.
[…]

LE DISPOSITIF D’ENRICHISSEMENT DE LA LANGUE


FRANÇAISE :
Il ne suffit évidemment pas de déplorer le recours excessif et dé-
sordonné à des mots étrangers. Il faut aussi s’assurer que les mots
nécessaires existent en français, les faire connaître, en rappeler la
signification exacte et, en cas de besoin, proposer des néologismes.
[…]
La nécessité d’encourager l’adaptation du vocabulaire français
aux évolutions du monde contemporain, principalement dans les
domaines économique, scientifique et technique, a conduit à mettre
en place le dispositif actuel des commissions de terminologie et de
néologie : des commissions spécialisées dans différents ministères
(sept au ministère de l’Économie, des Finances et de l’Industrie) et
une commission générale auprès du Premier ministre, qui regroupe
et filtre les propositions des commissions spécialisées et les transmet
pour avis à l’Académie française.
Les termes et définitions qui ont obtenu un avis favorable de
l’Académie française sont publiés au Journal officiel et leur emploi
devient obligatoire pour les services de l’État et les entreprises pu-
bliques.
[…]
LE RÔLE DE L’APFA :
L’APFA a été créée sous le patronage de la Délégation générale à
la langue française pour faire connaître et adopter les mots nouveaux

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rendus nécessaires par l’évolution des techniques dans le domaine
des affaires.

L’APFA agit en direction des médias (son site sur internet est hé-
bergé dans celui de l’Union internationale de la presse francophone
et il met à votre disposition toute la terminologie officielle ainsi que
de nombreuses propositions de termes faites sous la seule responsa-
bilité de l’association), auprès du public (par la diffusion de lexiques
de poche) et auprès des étudiants et des lycéens pour les sensibiliser
aux problèmes et les inciter à de bonnes habitudes de langage : la
Coupe francophone des affaires (Coupe du français des affaires dans
les pays non francophones) constitue le point fort de cette action.

Le Mot d’Or joue un rôle éducatif en incitant les élèves et étu-


diants en économie et gestion et en français des affaires à étudier et
à utiliser une terminologie correcte dans leur langue maternelle, et
sans doute aussi à mieux maîtriser l’anglais des affaires et à éviter le
mélange des langues.
Le sujet du Mot d’Or a maintenant un contenu dont la structure
est bien établie. Il comprend cinq parties : une recherche de néolo-
gismes pour désigner des concepts nouveaux, une recherche de mots
existants à partir de leur définition, un conte terminologique en fran-
glais quelque peu canularesque que les candidats doivent réécrire en
français, un exercice étymologique et une courte rédaction sur un
projet d’entreprise.
La recherche de néologismes, dont les thèmes sont annoncés au
moment de l’inscription des candidats et qui anticipe l’intervention
de la commission de terminologie des techniques commerciales,
peut être une activité pédagogique intéressante pour les enseignants
qui souhaitent l’exploiter.
La recherche de mots existants permet une adaptation assez aisée
du sujet aux différents niveaux et aux différents domaines (il existe
maintenant une version adaptée à l’École nationale des impôts).
Le conte terminologique permet de promouvoir le vocabulaire des
affaires, en français et dans la langue maternelle pour les pays non
francophones, et conduit aussi, indirectement, les candidats à mieux

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maîtriser le sens véritable des mots anglais qu’ils ont tendance à em-
ployer étourdiment. La promotion du français des affaires n’est pas
une croisade contre l’anglais. Parlons français, parlons anglais, mais
ne mélangeons pas inconsidérément les deux langues.

L’exercice étymologique porte sur des mots importants du fran-


çais des affaires et il vise surtout à donner aux enseignants l’occa-
sion d’organiser une réflexion intéressante sur l’origine de ces mots.
La rédaction sur le thème “sachez entreprendre en français”, en
français quelle que soit la langue maternelle du candidat, préparée
elle aussi à l’avance, vise à encourager l’esprit d’entreprise.

Il existe des versions du sujet pour les pays non francophones


(Coupe du français des affaires) avec réponses dans la langue mater-
nelle et en français.
[…]
Les principaux lauréats scolaires et universitaires ainsi que les
journalistes et professionnels qui se sont illustrés par un bon usage
de la langue française dans le domaine des affaires se voient re-
mettre leur “Mot d’Or” lors de la “Journée du français des affaires”
qui a lieu chaque année en novembre à Paris. »

Le rôle et l’action de l’APFA sont des plus louables, je vous


l’avais dit. Mais son champ d’action, le français des affaires, est
limité. D’autre part, force est de constater que sa fréquence d’in-
tervention, sa rapidité et son efficacité sont, comment dire… amé-
liorables. Quant à sa notoriété, arrêtez-moi si je me trompe, mais
« l’APFA », le « Mot d’Or », le « conte terminologique » ou la
« Coupe francophone des affaires » sont aussi inconnus du grand
public que les remplaçantes de l’équipe féminine de water-polo
de Lons-le-Saulnier. Et, perfides calomnies ou non, il paraît que la
« Journée du français des affaires » peine à mobiliser la famille et les
amis des organisateurs.
Dans un domaine peut-être encore plus limité, le comité de vo-
cabulaire d’IBM France, crée en 1960, s’est chargé de trouver des
équivalents français aux mots techniques venus des laboratoires

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américains d’IBM chaque semaine. Très efficace à une certaine
époque, il collaborait avec le service de francisation d’IBM situé à
Marne-la-Vallée. Rappelons que c’est à IBM France et au Profes-
seur Jacques Perret de la Sorbonne que l’on doit le formidable mot
« ordinateur » (1955), entres autres. Ce comité était constitué d’au
moins un ou deux informaticiens, un ou deux terminologues et deux
ou trois traducteurs. J’ai eu le privilège et le plaisir d’en faire partie
pendant quelques mois. Le mot « logiciel » avait été créé une dizaine
d’années auparavant et les remue-méninges portaient sur les lecteurs
de disquettes, les premières bases de données, les référentiels ou les
différents types de périphériques.

S’il existait, le comité pour l’enrichissement du français ne lais-


serait pas le temps à la presse d’entériner le terme anglais « gridloc-
king ». Il pourrait proposer, par exemple, « garrouttage », formé à
partir de « garrot » et « route », « obstruée », qui rappelle « obstruer »,
« rue » et « ruée » ou bien des choses encore. Ce serait donc pour une
infraction désignée par un mot bien de chez nous qu’on traiterait de
noms d’oiseaux les empêcheurs d’avancer aux carrefours.

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la disparition48

« Pour un mot, un homme est ré-


puté sage ; pour un mot, un homme
est jugé sot. »
Confucius

La contamination du français par l’anglais peut revêtir des formes


subtiles, voire sournoises.

Au cours d’un entretien radiophonique avec un jeune auteur is-


raélien, celui-ci se mit à parler des « territories ». Pour traduire ce
terme, loin d’être anodin, je dis « les territoires occupés ». Lorsque
l’auteur répèta « the territories » et que je dis « les territoires occu-
pés » une deuxième fois, le journaliste posa sa question suivante
mais, fait suffisamment rare pour être signalé, il l’adressa non pas à
l’invité, mais à l’interprète :

« – Pourquoi dites-vous “les territoires occupés” et pas “les ter-


ritoires” ?
– Parce qu’il me semble, répondis-je, que jusqu’à un passé assez
récent les Américains utilisaient le terme « the occupied territories »,
mais certains journalistes ont sans doute jugé utile d’abandonner
l’adjectif et j’ai l’impression que l’expression est vidée de son sens
ou que celui-ci est tronqué.

Se tournant alors vers son invité, il posa une question intéres-


sante :

48. L’occasion d rndr un modst ptit hommag à Gorgs Prc.

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– Si vous deviez qualifier les territoires, comme vous dites, quel
adjectif utiliseriez-vous ?

Ayant manifestement effacé de sa mémoire le terme “occupied”,


déjà un peu suranné, il réfléchit un instant et répondit :

– Controversés.

Le journaliste se tourna alors vers moi :

– De nombreux journalistes français disent “les territoires palesti-


niens”, qu’en pensez-vous ?
– Il faudrait aussi demander aux Syriens ce qu’ils pensent du sta-
tut du plateau du Golan. “Territoires palestiniens” est peut-être in-
complet ou trop précis, mais plus évocateur et moins biaisé que “les
territoires”. »

Pour cette fois abonder dans le sens de Jean-Claude Guillebaud,


un seul mot, ou sa disparition, peut véhiculer une idéologie discrète.

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la mort de la bd ?

Dissipons d’emblée le malentendu que pourrait susciter ce titre va-


guement racoleur : la BD se porte bien, pour autant que je sache. Ce
n’est que le terme « bande dessinée » qui est quelque peu chahuté.

Le téléphone sonne. On me propose d’aller à Angoulême, ville que


je connais très peu, pour travailler au festival international de la bande
dessinée, domaine que je ne connais guère. On m’explique que je dois
interpréter les propos d’auteurs américains dans le cadre d’entretiens
avec des journalistes. J’accepte avec enthousiasme. Je raccroche et me
pose une question : comment dit-on « bande dessinée » en anglais ?

« Comic book » ? Oui, mais seulement s’il s’agit des Marvel,


Strange et consorts, généralement dans un format de 32 pages, l’hi-
larant Mad Magazine ou l’underground. Autrement dit, soit les su-
per-héros, soit la contre-culture.
« Comic strip » ? Oui, mais uniquement dans la presse quoti-
dienne, le plus souvent en noir et blanc : Peanuts, Garfield, Dilbert,
Doonesbury, Calvin & Hobbes, etc.
En français, les spécialistes emploient ces deux expressions, ou alors
le terme plus générique de « comics » dans ces mêmes acceptions.

Ces deux genres coexistèrent tranquillement outre-Atlantique


pendant des années. Des anthologies furent publiées, sous diffé-
rents formats, mais les américains ne firent pas de BD au sens où
on l’entend en France et en Belgique, pas d’albums qui racontent
une seule histoire. Astérix et Tintin se virent accorder une carte de
séjour par l’Oncle Sam, assistèrent au débarquement massif des

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mangas, mais ils n’eurent pendant longtemps aucun homologue
célèbre né sur le sol américain. Ce n’est que récemment que la
situation de ce qui est appelé « 9e art » en Europe changea aux
États-Unis et dans le monde anglophone.
Le premier auteur qui nous aide à percer notre petite énigme
sémantique s’appelle Will Eisner. Auteur de quoi, alors ? D’un
album intitulé A Contract with God, premier du genre aux États-
Unis. L’expression « bande dessinée » aurait pu être adoptée en
anglais, comme l’ont été « moiré », « trompe l’œil », « chiaros-
curo », « pastel » ou « roman noir ». Pour éviter l’éventuel écueil
de la prononciation, l’anglais aurait très bien pu faire l’emprunt de
« BD », quitte à l’adapter en quelque chose comme « bayday ». Au
lieu de cela, l’anglais crée, fin du suspense, roulement de tambour :
« graphic novel ».
Que croyez-vous que dirent les premiers journalistes et critiques
français pour désigner le travail de Will Eisner ? « Roman gra-
phique », vous avez gagné49.

Madame Irma regarde dans sa boule de cristal :


« Je vois un genre artistique qui traverse l’Atlantique. Comme les
immigrés à Ellis Island, il change d’état civil. Peu après, de passage
en Charente, bien qu’adulé, il ne reconnaît pas sa famille d’origine.
Plus tard, celle-ci, sans doute complexée, oublie sa propre identité et
adopte celle de son oncle d’Amérique. Pendant ce temps, le manga,
qui se vend d’ores et déjà plus que la BD en France, continue sur sa
lancée et puis…
– Merci Madame Irma. »

Dans une prévision moins pessimiste, le français garde le terme


« bande dessinée » et adopte « roman graphique » pour faire des
distinctions au sein d’un genre de plus en plus riche. Ainsi, « roman
graphique » peut désigner certaines BD pour adultes alors que le
terme d’origine « bande dessinée » peut être réservé aux albums
pour enfants et adolescents, par exemple.

49. Deux entrées au Festival d’Angoulême.

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« Après de nombreux comics de l’underground de San Francisco,
dit le journaliste, vous vous lancez désormais dans le roman gra-
phique et je rappelle que vous présentez votre dernière création ici
à Angoulême. Cette nouvelle forme d’expression artistique vous
convient-elle mieux ?
– C’est à la fois formidable et difficile de se lancer dans un long
récit illustré, mais vous savez, le terme « graphic novel » en anglais
est ambigu. Je ne voudrais pas que l’on pense que mon travail ait
un contenu sexuel explicite, cru, voire pornographique, comme le
laisse entendre le mot « graphic ». Ce nouveau terme, qui peut être
interprété comme sulfureux ou osé50, doit, à mon avis, arranger cer-
tains éditeurs américains du genre51.
– De même que le terme « roman graphique » doit arranger cer-
tains éditeurs français, qui, eux, veulent mettre en avant les mérites
littéraires de la bande dessinée. »

En synthèse : short story = nouvelle, ou éventuellement histoire


courte si elle est dessinée ; novella = nouvelle, mais plus longue,
comme une nouvelle (assez longue) de Mérimée, Maupassant ou
Flaubert, pas La Première Gorgée de Bière de Philippe Delerm, ça
c’est une « very short story » ; news = nouvelles (informations) ; no-
vel = roman ; novel (adjectif) = nouveau, sans précédent ; graphic de-
sign, ou graphic art = dessin ; drawing, ou design = dessin ; design =
design (le « désigne », comme diraient Chevalier et Laspalès) ; de-
sign = dessein ; intelligent design = le dessein intelligent (autrement
dit le créationnisme ; maintenant on est carrément hors sujet, à moins
que Sarah Palin ait des amis qui publient des BD… ou des romans
graphiques) ; graphic novel = roman graphique, c’est à dire dessiné,
ou bande dessinée, ou encore album ; graphic (adjectif) = dessiné, gra-
phique, ou alors explicite, cru ; strip = bande, mais les spécialistes
français disent « strip »...

Ouh la la, je vais prendre une bonne BD et aller me coucher.

50. « Risqué », en anglais.


51. « Genre », en anglais.

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l’anglais en france :
véritable langue
ou simple compétence ?

Pour certaines de leurs réunions, mêmes internes, les entreprises


multinationales françaises font parfois appel à des interprètes de
conférence anglais-français. Dans la configuration la plus répan-
due, ceux-ci interprètent de façon simultanée de français en anglais
et d’anglais en français tous les propos tenus. Les participants ont
alors à leur disposition des casques qui leur permettent d’écouter les
échanges dans la langue de leur choix.

Rares sont les participants étrangers, véritables anglophones ou


non, qui comprennent et parlent le français. Ils se munissent donc
d’un casque.

Les Français, quant à eux, entrent dans quatre catégories :

1) Ceux qui parlent et comprennent suffisamment l’anglais,


au point de pouvoir dire assez précisément ce qu’ils pensent,
penser ce qu’ils disent et, pour l’essentiel, comprendre les an-
glophones.
Ils ne se munissent pas d’un casque.
Ils sont rares.

2) Ceux qui se satisfont de leur niveau d’expression en globish et


pensent comprendre (ou feignent de comprendre) les anglophones.
Ils ne se munissent pas d’un casque.
Ils sont nombreux.

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3) Ceux qui n’osent pas dévoiler le fait qu’ils ne s’expriment pas
comme ils le voudraient et qu’ils comprennent mal les anglophones.
Ils ne se munissent pas d’un casque.
Ils sont nombreux.

4) Ceux qui veulent s’exprimer en français et l’assument. S’ils


comprennent mal les anglophones, ils se munissent d’un casque.
Ils sont rares.

Les interprètes de conférence anglais-français recrutés pour


ces réunions internes de multinationales françaises sont souvent
confrontés à des situations intéressantes.

Ainsi, ils sont parfois sollicités pour interpréter de français en an-


glais l’intervention du directeur (par exemple de la division concer-
née) ou d’un des grands dirigeants de l’entreprise.
Pour bien assimiler le sujet et comprendre les enjeux des
échanges, il leur est proposé d’assister, avant l’intervention, à une
partie de la réunion. Ils écoutent donc des exposés et des discus-
sions dans la langue véhiculaire utilisée, le globish, qui permet
aux participants de tenir des propos pratiques se rapportant à leur
travail quotidien.
Lorsque le supérieur hiérarchique intervient, il tient quelques
propos aimables en anglais par courtoisie envers les étrangers
(et, sans doute aussi, pour montrer qu’il maîtrise la langue du
commerce international), mais la langue qu’il utilise pour son
propos principal, le français, n’est pas du même niveau : elle lui
permet de communiquer une stratégie, des valeurs, un esprit de
synthèse, des images… autrement dit des notions plus élaborées
et nuancées.

Ce genre de situation nous montre que la langue vernaculaire


(française, anglaise, roumaine, kurde, portugaise, néerlandaise,
grecque, ourdoue, arabe, finnoise, italienne, mandingue, russe, afri-
kaans ou japonaise, mais pas le globish) n’est pas seulement un vec-
teur qui nous aide à communiquer.

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Comme la vigne dans le terroir, la langue est enracinée dans notre
culture ; elle constitue le seul bien dont nous disposons pour former,
exprimer et faire évoluer notre pensée.
Une langue véhiculaire comme le globish n’est qu’un outil de
communication, une compétence.

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ne généralisons pas

On pourrait ajouter à la typologie sommaire dressée au chapitre


précédent des sous-catégories correspondant à ce que les participants
pensent réellement de la langue véhiculaire imposée en réunion.

À l’issue d’une réunion comme celle décrite précédemment, je


me trouvais dans l’ascenseur avec deux participantes. Voici le dialo-
gue auquel j’ai assisté :

« J’en ai marre de ces réunions où t’as vraiment l’impression qu’il


vaut mieux dire une connerie en anglais que quelque chose d’intel-
ligent en français !
– Oui, t’as raison, et en plus quand tu prends ton élan et que t’ar-
rives à dire quelque chose d’intelligent en anglais, t’as toutes les
chances que la moitié des Français te comprennent pas. »

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la qualité de la pensée dépend (aussi)
de la sensibilité linguistique

Toujours pour le même service du ministère du Commerce


extérieur et pour le même groupe d’industriels asiatiques, mon
confrère et moi fûmes amenés lors de nos pérégrinations à in-
terpréter les propos d’un directeur d’usine un vendredi matin en
Normandie.

Celui-ci nous indiqua d’emblée qu’il allait faire son exposé en


français et qu’il était ravi de notre présence. Mais à notre grande
surprise, il entama son exposé par quelques mots de bienvenue et
de présentation générale dans un anglais impeccable, en tout cas
largement meilleur que celui de personnes se prétendant « bilin-
gues ». À la fin de son exposé fait dans un français très agréable
à écouter malgré l’aspect factuel, voire aride, du sujet, nul besoin
de lui traduire les questions qui lui étaient posées : il les compre-
nait parfaitement.

Il m’est arrivé de donner des cours particuliers de soutien à des


dirigeants d’entreprise, des responsables politiques ou des per-
sonnalités de la télévision souhaitant améliorer leur niveau d’an-
glais pour avoir plus d’aisance. Dans tous les cas, je me suis rendu
compte que ces personnes étaient toutes très sensibles à la qualité
de leur expression en français et conscientes du décalage entre leur
expression anglaise et leur pensée. Soucieuses de combler leurs
lacunes, elles avaient un niveau d’anglais souvent meilleur que
d’autres personnes qui maîtrisent l’anglais largement moins bien,
sans pour autant ressentir le besoin ou le désir de s’améliorer.

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Refuser de laisser une langue étrangère brider sa pensée est l’apa-
nage d’un esprit à la fois lucide et ambitieux. Selon le philosophe
Ludwig Wittgenstein, le périmètre de l’univers d’un individu se su-
perpose à ses limites linguistiques. Pour Wittgenstein, la pensée ne
peut s’élaborer que par la langue. Cette théorie est remise en ques-
tion, notamment par le philosophe Jerry Fodor ou le psychologue Ste-
ven Pinker pour qui il existe un langage de la pensée (« language of
thought », ou LOT, également appelé le mentalais). Mais en tout état
de cause, c’est bien par la langue que passe l’expression de la pensée.
Heinrich von Kleist, lui, fait une nette distinction entre penser à
voix haute et simplement exprimer la pensée après l’avoir élaborée :
« Manier ainsi la pensée, c’est vraiment penser à voix haute. La
suite des idées et leur mise en mots cheminent main dans la main,
et il y a congruence entre les actes mentaux qui conduisent à l’une
et à l’autre. La langue alors n’est pas une entrave, comme, disons,
un frein sur la roue de l’esprit, c’est comme une seconde roue qui
parallèlement entraîne le même axe.
Il en va tout autrement si l’esprit déjà, avant même toute parole,
en a terminé avec la pensée. Car il doit alors se borner à en être
la simple expression et cette tâche, bien loin de le stimuler, a pour
unique effet de relâcher son exaltation52. »

52. Heinrich von KLEIST, De l’élaboration progressive des pensées dans le dis-
cours, traduit de l’allemand par Jean-Claude Schneider, Séquences, 1993.

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le développement du globish en france :
phénomène logique ou paradoxal ?

L’anglais est comme un accordéon géant, que certains compri-


ment dans un cartable pour aller au travail et que d’autres étirent à
l’envi pour y puiser d’innombrables mélodies53.

L’observation de la pratique du globish dans les entreprises fran-


çaises amène à poser deux questions :

Pourquoi le globish suffit-il à de nombreuses situations profes-


sionnelles ?
Pourquoi certains Français prennent-ils plaisir à pratiquer le glo-
bish dans leur travail ?

52. Inspiré de la phrase du lexicographe Robert BURCHFIELD (1923-2004) :


« The English language is rather like a monster accordion, stretchable at the whim
of the editor, compressible ad lib. »

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pourquoi le globish suffit-il
à de nombreuses
situations professionnelles ?

Les interprètes sont assez souvent amenés à travailler dans le


cadre de cours de formation. Certains sont assez ennuyeux, notam-
ment lorsqu’il s’agit de nouvelles procédures internes purement ad-
ministratives, mais d’autres peuvent être passionnants.

Il y a déjà longtemps, j’ai été recruté par un très grand groupe


français qui organisait une série de cours de formation dispensés
par des animateurs américains. Le sujet concernait l’identification
et la description rapides de situations de travail. Il s’agissait de
faire prendre conscience aux salariés que la vie de l’entreprise est
rythmée par 151 situations différentes. Les identifier lorsqu’elles
se présentent permet de se rapporter à une culture commune et de
gagner du temps dans la résolution collective des problèmes.
Ce genre d’approche peut paraître simpliste : les salariés étaient
d’ailleurs pour le moins sceptiques au début des cours. Mais au fil
des jours, ils se montraient de plus en plus convaincus ; à la fin de la
formation, ceux qui étaient enthousiastes et volontaires pour devenir
à leur tour formateurs étaient très largement majoritaires.
151 situations différentes, c’est à la fois beaucoup, mais aussi
très peu. Résumer la vie à un nombre fini de situations auxquelles
on donnerait une étiquette que tout un chacun pourrait connaître et
comprendre d’emblée paraît illusoire, presque puéril.
Mais la vie professionnelle, surtout dans les grandes entreprises,
est de plus en plus ordonnée, normalisée, cadrée et balisée, à tel
point que définir le nombre de situations typiques auxquelles sont

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confrontés les salariés et les identifier est non seulement possible
mais utile.

Dans un contexte professionnel où la communication laisse peu


de place aux idées trop nouvelles ou trop complexes et où le temps
est compté, c’est l’efficacité du langage qui prime. L’efficacité passe
par la simplification, le plus petit dénominateur commun.
Dans le monde du travail international, le globish constitue un
langage simple, efficace, nécessaire et manifestement suffisant, à
condition qu’il ne soit pas imposé sans discernement pour des pro-
cédures délicates.

L’attention donnée à la langue est de plus en plus faible dans notre


société moderne, en particulier dans les entreprises. La recherche
de l’immédiateté, les correcteurs d’orthographe, les présentations
Powerpoint® qui inhibent la construction de phrases et la priorité
croissante donnée à l’expression visuelle constituent autant d’obs-
tacles à l’intérêt que l’on pourrait porter à la langue.
Cela est d’autant plus vrai que, comme le laissait présager à
la fin des années soixante-dix le groupe The Buggles dans leur
chanson Video killed the radio star, l’image étouffe le mot. Même
le téléphone, outil de parole par excellence, sert désormais aussi
à transmettre des textes écrits dans un langage imagé, prendre et
envoyer des photographies, regarder la télévision….

La langue que nous parlons devient comme l’air que nous res-
pirons : nous oublions souvent sa présence pourtant essentielle et
nous ne connaissons pas vraiment sa constitution exacte ; de plus, sa
qualité peut baisser au fil du temps si nous n’y prenons pas garde.

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pourquoi certains français
prennent-ils plaisir à pratiquer
le globish dans leur travail ?

Contrairement aux interprètes d’autres langues, il arrive assez sou-


vent que les interprètes d’anglais soient recrutés « au cas où ». Dans le
cadre d’une réunion restreinte, il s’agit d’être présent aux côtés d’un
francophone qui souhaite s’exprimer en anglais mais à qui il faut souf-
fler un mot ou deux de temps en temps. S’il ne comprend pas tout ce
que dit son interlocuteur, il faut également glisser des explications.
Ce genre de mission peut revêtir plusieurs formes ; par ailleurs, la
fréquence d’intervention de l’interprète peut être telle qu’il convient
de se méfier avant d’accepter de travailler seul trop longtemps.

« Il est pratiquement bilingue, mais on ne sait jamais, s’il y a


une nuance ou quelque chose comme ça, il aura besoin de vous.
En tous cas, il maîtrise parfaitement le vocabulaire technique, notre
jargon », me dit l’assistante.
Deux autres personnes de la société me confirmèrent ces propos.
L’entretien entre ce chef d’entreprise et un journaliste anglais ne de-
vant pas durer plus de deux heures, j’acceptai.
En effet, ce monsieur maîtrisait parfaitement le jargon et le vo-
cabulaire technique anglais de son activité. En effet, pour exprimer
des nuances, il avait besoin de moi. Mais il ne sollicita pas du
tout mon aide lors de l’entretien. Il préféra s’en tenir à son bagage
sémantique (qui, me dis-je, ne nécessitait pas d’être enregistré en
soute lors de voyages d’affaires, tant il était compact). À plusieurs
reprises, voyant qu’il ne parvenait pas à exprimer sa pensée, je
proposai mes services. Face à mes interruptions polies, il fronça

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les sourcils et poursuivit. Je me tus. Le résultat fut médiocre, le
contenu pauvre.
À l’issue de l’entretien, dans le couloir, le journaliste anglais me
remercia de mes tentatives et regretta que je ne puisse intervenir : il
était frustré.

Quatre facteurs expliquent la motivation qu’ont certains Français


à s’obstiner à parler globish, même maladroitement et même en pré-
sence d’interprètes :

1) Comme l’illustre la situation ci-dessus, l’emploi délibéré d’un


langage limité permet de ne pas trop en dire. Cet artifice peut pro-
céder d’un besoin de confidentialité ou de stratégies politiques54. La
personne marque sa bonne volonté en parlant la langue de l’autre
ou, à tout le moins, la langue véhiculaire internationale. Mieux, elle
sollicite la présence d’un interprète, même si elle lui demande de
rester muet. Mais les interlocuteurs sont-ils dupes et bienveillants ?

2) Par ailleurs, travailler dans une langue étrangère présente un


défi intellectuel ; c’est un exercice ludique et stimulant. Répéter sans
arrêt les mêmes propos est assurément moins fastidieux s’il faut
faire un effort particulier sur la langue. Pour reprendre la théorie de
Kleist, la langue étrangère permet la quasi-simultanéité de l’organi-
sation de la pensée et de son expression, ce qui assure « l’exaltation
de l’esprit ». (En revanche, la maîtrise approximative de la langue ne
garantit pas l’exaltation de l’esprit des auditeurs…)

3) Comme nous l’avons vu, de nombreux Français considèrent


l’anglais dans le monde du travail comme une compétence. Dans
leur esprit, il faut l’afficher en présence de supérieurs hiérarchiques
pour se faire valoir, de subordonnés sur lesquels on veut exercer
une autorité, mais aussi de collègues de même niveau avec qui on

54. Voir « On ne fait pas d’omelette sans casser d’œufs ».

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est en rivalité. Mais, encore une fois, les autres sont-ils dupes et
bienveillants ?

4) Enfin, l’anglais n’est pas pour les Français la langue parlée à


la maison (sinon, on plaint les amis, les conjoints et les enfants…).
Pour certains, cette langue étrangère permet d’établir un vrai clivage
entre la vie professionnelle et la vie privée, même si cela se fait de
manière inconsciente.

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drown ze fish55

La Directive européenne 94/45 du 22 septembre 1994 oblige les


entreprises de dimension communautaire et les groupes d’entre-
prises de dimension communautaire à instituer un comité d’entre-
prise européen en vue d’informer et de consulter les travailleurs.

Ces comités européens constituent un lieu intéressant d’analyse


sociolinguistique56.

Je travaille de temps à autre dans le cadre d’un comité européen


édifiant. Il compte une vingtaine de membres venus d’une dizaine
de pays. La représentation est inégale : si les Français constituent
la délégation la plus nombreuse, la majorité des pays ne comptent
qu’un seul membre. C’est le cas de la Grande-Bretagne. Autour de
la table de réunion, il n’y a donc qu’un seul vrai anglophone. Or, lors
des négociations ayant mené à la création de ce comité européen, la
direction a obtenu dans les statuts que la langue officielle du comité
européen soit l’anglais, sous le prétexte fallacieux que le groupe est
international. Si les délégués syndicaux peuvent s’exprimer dans
leur langue maternelle (en l’occurrence : le français, l’anglais, l’al-
lemand, l’espagnol, le portugais, le néerlandais ou le roumain) et
bénéficier d’une interprétation simultanée, les dirigeants français se
sont arrogé le droit de parler anglais. Cette situation particulièrement

55. En anglais, une expression équivalente à « noyer le poisson » est « if you can’t
convince them, confuse them ».
56. À condition, bien sûr, que l’on s’intéresse à des sujets d’ordre sociolinguistique
ou à la pragmatique, l’étude de l’usage du langage (par opposition à l’étude du sys-
tème linguistique, qui concerne à proprement parler la linguistique).

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absurde devient surréaliste lorsque le délégué britannique est absent.
Imaginez une réunion qui se tient en France. Autour de la table sont
assis une quinzaine d’étrangers, trois ou quatre dirigeants français,
deux ou trois personnes françaises des Ressources Humaines et une
délégation de quatre ou cinq représentants syndicaux français. Les
seuls vrais anglophones sont au nombre de deux ; ils ne font pas
partie du groupe, sont recrutés pour l’occasion et se trouvent dans
une des cabines d’interprétation. Mais on leur demande d’interpréter
vers le français, pour les salariés. Les dirigeants parlent un mauvais
globish pour commenter des diapositives bourrées de fautes d’an-
glais et de maladresses. L’aplomb, la fierté et l’autorité avec lesquels
ils s’expriment sont inversement proportionnels à leurs aptitudes lin-
guistiques. Leurs propos médiocres sont interprétés simultanément
vers six langues. Les dirigeants appellent cela « le dialogue social ».

Ce cas de figure, dont on espère qu’il est rare, concentre les quatre
facteurs évoqués dans le chapitre précédent. En effet, les dirigeants de
cette entreprise exploitent le subterfuge linguistique pour ne pas trop en
dire, noyer le poisson, s’entraîner à parler anglais, et exercer leur autorité.
Enfin, bien que cela ne nous regarde pas, il est vraisemblable qu’ils
s’abstiennent de ce genre de comportement dans leur vie privée.

Si certains tentent d’utiliser l’anglais comme arme, d’autres vont


encore plus loin dans l’hypocrisie.

Une consœur et moi travaillions depuis quelques années pour les


dirigeants de plusieurs entreprises qui avaient engagé un processus
de fusion. Les réunions étaient fréquentes et donnèrent finalement
lieu à la création d’un groupe international, désormais très connu
dans son secteur d’activité. Lorsqu’il s’est agi de tenir des réunions
de négociation avec les partenaires sociaux pour créer le comité eu-
ropéen, ma consœur et moi avons proposé à ces dirigeants nos ser-
vices pour constituer les équipes d’interprètes nécessaires.

Leurs réponses furent évasives, puis, au fil des jours, embarras-


sées. Finalement, ils nous ont expliqué que pour ces réunions et pour

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celles du futur comité européen, il avait été décidé de faire appel à
« des gens en interne qui se débrouillaient bien en langues » pour
« aider à la compréhension ». La motivation, nous ont-ils dit, était
financière. Nous avons insisté et expliqué que, pour des raisons neu-
rologiques et d’expérience, l’interprétation simultanée ne peut se
faire que si l’on est interprète. Nous avons essuyé une fin de non
recevoir.
Ma consœur et moi avons alors mené une petite enquête auprès
de différentes secrétaires. Elles nous ont rapidement ouvert les yeux
sur la vraie motivation, qui était aussi flatteuse que machiavélique :
il était important pour ces dirigeants de bien se comprendre et de ne
pas perdre de temps uniquement entre eux…

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qui pourfend le français ?

« Mais le problème, dit Alice, est de


savoir si tu peux faire en sorte que les
mots signifient des choses différentes.
– Le problème, dit Humpty Dump-
ty, est de savoir qui commande, c’est
tout ! »
Lewis Carroll, À travers le miroir

À l’heure actuelle, dans le monde du travail, particulièrement


dans les entreprises qui commercent hors de France, la langue véhi-
culaire devenue compétence indispensable est le globish.
L’utiliser ne signifie pas être obligé de la promouvoir à l’excès. Pour
la manier, il n’est pas utile de dénigrer ou de pourfendre le français.

Une entreprise peut connaître une croissance interne (ou « crois-


sance organique », de l’anglais « organic growth » ou bien externe,
par acquisitions. Il en est de même pour une langue vivante.
La croissance interne de la langue est d’autant plus facile que
les obstacles, ou règles, sont faibles et que la nature de la langue
(construction lexicale, préfixes, suffixes, etc.) est souple.

Dans le cas du français, les règles sont strictes et l’évolution in-


terne difficile. Les raisons sont surtout culturelles et politiques. Un
événement historique, provoqué par un personnage pourtant respec-
té dans l’histoire de France, s’avéra décisif :

La Faute à Ferry
« Pourquoi ne crée-t-on pas, pourquoi manque-t-on d’imagina-
tion, pourquoi renonce-t-on ? », demande le poète Jean Le Boël dans

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Le Sourire innombrable des mots.
« En effet, pourquoi ? Cette question m’est souvent posée par des
étrangers qui s’étonnent, à juste titre, de l’immobilisme de notre vo-
cabulaire et de notre préférence systématique pour les mots anglais.
Une auditrice en colère me disait l’autre jour : “Ça suffit vos lamen-
tations sur le français intouchable ! Pourquoi vous n’inventez pas
des mots vous-mêmes, les Français, au lieu de pleurnicher ?”
Voilà exactement où gît le lièvre ! L’explication est sans doute
complexe, mais elle tient surtout à la manière dont la France a été
francisée au cours du siècle dernier, compte tenu que la quasi-totalité
des couches populaires ne parlait pas français avant 1900. Les effets
linguistiques s’étendent sur plusieurs générations, et nous payons
aujourd’hui, chèrement, la façon plus que brutale et totalitaire dont
la langue nationale fut imposée à tous dans notre pays. Après la Ré-
volution de 1789, dont on oublie qu’elle se doubla d’une “révolution
culturelle”, la langue française, jusque-là l’apanage de l’élite intel-
lectuelle et sociale, servit de fer de lance aux idées nouvelles.
Des progressistes comme l’abbé Grégoire (un peu maoïste, au
fond) avaient pour but de détruire les patois (c’est-à-dire les diverses
langues régionales) ; cela justement parce que l’ancienne noblesse
était diglossique, qu’elle parlait le français académique, mais aussi
les français dialectaux ou les langues régionales, selon ses lieux
d’origine. Il fallut faire du français central un outil de propagande.
La deuxième étape, décisive, fut l’installation farouchement jaco-
bine de la IIIe République première mi-temps, qui fit de la langue
nationale l’arme de choix de l’anticléricalisme à travers l’école re-
constituée. Jules Ferry, notoirement colonialiste, s’employa à faire
plier la France “d’en bas” aux humeurs de celle “d’en haut”. On
connaît la suite, la chasse impitoyable aux parlers dissidents avec
une violence tout à fait inconsidérée, pour ne pas dire fascisante
avant la lettre. Le français académique et central devint l’objet d’un
nouveau culte, vaguement terroriste : les enfants sortant de leurs
trous boisés furent punis et battus, humiliés au plus profond d’eux-
mêmes pour laisser échapper un mot ou une tournure de leur langue
maternelle − la langue du cœur et de la confiance, la langue du jeu.
Je le sais, j’y étais.

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Or ces enfants violés dans l’intimité de leurs sentiments se sont
fait des enfants qui se sont reproduits, enfantant eux-mêmes des
êtres colonisés. C’est ainsi que nous récoltons aujourd’hui, et depuis
plusieurs décennies, dans une sorte de paralysie créatrice, le fruit
amer des excès idéologiques de nos aïeux.
L’habitude imposée massivement par l’école de ne pas toucher
un cheveu à la langue française a créé un glacis intérieur − ce qui
explique pourquoi les Québécois qui n’ont pas subi ce traitement au
vitriol créent bel et bien, eux, des termes nouveaux dans la même
langue. L’intimidation a été si grande et si parfaitement intériorisée,
que le Français, même cultivé, préfère emprunter un terme anglais
plutôt que d’extraire le mot juste de son propre fond − le fond est
maudit !
Voilà pourquoi au lieu de nommer une jeune fille qui vient veiller
le soir sur votre jeune enfant, une veilleuse, ou mieux, une guetteuse
d’enfant − selon le sens précis de guetteur, ou guetteux, en Île-de-
France −, vous l’appelez baby-sitter, qui signifie rigoureusement la
même chose.
Il existe pourtant des lexiques fort bien faits de français régional
dans lesquels il n’y aurait qu’à puiser (ceux des Éditions Bonneton
en particulier), mais rien n’y fait : il faut du marketing, du parking et
de l’anglais petit-nègre. C’est la faute à Ferry57. »

Très récemment, les langues régionales de France ont subi un


recul supplémentaire. En effet, le 18 juin 2008, le Sénat a rejeté
l’amendement des députés qui voulaient inscrire les langues régio-
nales dans l’article premier de la future Constitution française.

L’article aurait fait apparaître les mentions suivantes : « L’orga-


nisation de la République est décentralisée. Les langues régionales
appartiennent à son patrimoine. »
Certes, les langues régionales peuvent signifier le repli sur soi, le
communautarisme. Les patois savoyards ont entre autres participé des
rivalités entre vallées pendant des siècles. Mais les langues régionales

57. Extrait de Le Sourire innombrable des mots, Jean LE BOËL, Éditions Henry, 2006.

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appartiennent à notre patrimoine culturel et social, cela ne fait pas de
doute. Elles expriment des réalités et des sensibilités qui contribuent à
la richesse de notre nation. Cependant, cette apparition soudaine dans
la Constitution, surtout à l’article premier, aurait été quelque peu ex-
cessive, d’autant plus que dès l’article 2 la constitution reconnaît cette
évidence : « La langue de la République est le français. »
L’Académie française estime que placer les langues régionales de
France avant la langue de la République aurait été un défi à la simple
logique, un déni de la République, une confusion du principe consti-
tutif de la nation et de l’objet d’une politique. Elle explique que le
texte voté par l’Assemblée aurait pu mettre en cause, notamment,
l’accès égal de tous à l’administration et à la justice.

Assurer la cohésion nationale par une politique linguistique aussi


ferme semble aujourd’hui dépassé. En effet, contrairement à de nom-
breux autres pays, la France jouit depuis longtemps d’une solide unité
linguistique. Mais il a été décidé de se priver de l’immense source
d’enrichissement interne du français que constituent les langues ré-
gionales, qui ne pourront donc plus appartenir au patrimoine de la
République. Cette décision sans appel58 est passée inaperçue. Pour-
tant, du point de vue de l’enrichissement du français, elle n’est pas
sans conséquences. Pour ne prendre qu’un seul exemple parmi des
dizaines de milliers d’autres, souvenons-nous d’un mot que l’occitan
(provençal) puisa dans le latin avant de le donner au français : amour.
Le patrimoine culturel dans toutes ses dimensions linguistiques
ne sera pas transmis. Les générations françaises futures auront une
langue dont l’enrichissement sera assujetti à l’influence exclusive
des langues étrangères. Ainsi en ont décidé les sénateurs, contre
l’avis de nos élus. Nos responsables politiques semblent d’ailleurs
déterminés dans cette voie, à en juger leur prise de position servile
face au Protocole de Londres59.

58. Si vous avez compris l’astuce, écrivez-nous. Par tirage au sort, vous pourrez ga-
gner un week-end pour deux chez Gérard Larcher. Sur présentation de ce livre, il vous
débouchera une de ses bonnes bouteilles et vous racontera des blagues berrichonnes,
alsaciennes, bretonnes ou basques.
59. Voir « La carpette et le boulet ».

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L’influence des langues étrangères peut être bénéfique60. Mais l’in-
fluence exclusivement étrangère ne l’est peut-être pas. Et l’influence
exclusive d’une seule langue étrangère (suivez mon regard…) l’est
encore moins.
Pendant ce temps, ailleurs qu’en France, le français est influencé
par d’autres langues, parfois de façon bénéfique. À terme, le français
de l’Hexagone risque fort de s’éloigner de ses cousins à l’étranger,
du fait des influences qu’il rejette et de celle qu’il accepte.

Voilà le premier frein. Des décisions politiques interdisent l’enri-


chissement endogène du français.
Ces décisions participent sans doute d’un dessein conscient ou
inconscient des élites de notre nation, qui font porter leur choix sur
l’anglais et tentent de s’en réserver les meilleurs accès.

Un ferry peut en cacher un autre


Dans ce contexte, d’aucuns prétendent que l’enseignement du
français doit reposer avant tout sur les classiques (que certains pé-
dagogues intégristes appellent « les textes »), notamment les romans
et le théâtre. Cela revient à proposer comme modèle une langue qui
est elle-même le résultat d’une évolution, saisi à un moment donné,
comme un cliché. Là encore, la démarche est élitiste. À regarder de
près le programme de français des collégiens, on se dit que le risque
de dégoûter les enfants de la lecture et de la langue indiffère ceux qui
prônent l’imposition précoce des classiques dans l’enseignement du
français.
Oui, il y a de la beauté et du génie dans les œuvres classiques de
la littérature française. Mais sont-ils abordables d’emblée, surtout
au xxie siècle ?

L’un des livres les plus touchants, convaincants et simples qui explique
que le goût des belles lettres est le résultat d’un cheminement, d’une expé-
rience progressive est le célèbre Comme un roman de Daniel Pennac. La
toute première phrase en est « Le verbe lire ne supporte pas l’impératif. »

60. Voir « Contamination ou enrichissement ? ».

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Les dégoûtés, les délaissés, les déboutés, les détournés de la lec-
ture et de la langue sont légion. « Laissé pour compte de l’école, il
se croit très vite un paria de la lecture. Il s’imagine que “lire” est en
soi un acte élitaire, et se prive de livres sa vie durant pour n’avoir pas
su en parler quand on le lui demandait. »
[…]
« On avait tout simplement oublié ce qu’était un livre, ce qu’il
avait à offrir. On avait oublié, par exemple, qu’un roman raconte
d’abord une histoire. On ne savait pas qu’un roman devait être lu
comme un roman : étancher d’abord notre soif de récit. »

La consigne pédagogique est simple à comprendre. Mais on peut


ajouter un élément venu de l’extérieur. En Amérique du Nord, le
roman n’est pas sur la plus haute marche du podium des genres litté-
raires. D’ailleurs, il n’y a pas de podium et tous les genres jouissent
vraiment du même respect.
L’ambitieux Edgar Poe61 voulait être littérateur (en français dans
le texte), autrement dit un écrivain capable de maîtriser tous les
genres de son époque : essai, théâtre, roman, nouvelle et poésie. Son
génie est unanimement reconnu dans les deux derniers. J.D. Salin-
ger, l’auteur de L’Attrape-cœurs, se targue d’être un « short story
writer », alors même qu’il n’a écrit que neuf nouvelles publiées en
dehors de magazines. L’un des très grands écrivains américains ac-
tuels, William T. Vollmann, traverse de sa plume tous les genres,
de l’article de journalisme à la biographie, du roman historique à la
poésie, en passant par tous les autres.
La canadienne anglophone Alice Munro, dont on dit qu’elle pour-
rait remporter le Prix Nobel, n’écrit que des nouvelles.
C’est aussi pour cela que l’enseignement de la langue ne com-
mence pas prioritairement par les romans classiques en Amérique du
Nord. D’autres genres plus abordables pour des esprits jeunes sont
disponibles, et ils jouissent d’un statut culturel élevé. De plus, la lit-

61. Son nom est Edgar Allan Poe. « Allan » est le nom de la famille qui l’a accueilli
à la mort de ses parents, survenue très tôt dans son enfance. Ce nom, effacé en fran-
çais, est pourtant important pour mieux comprendre la complexité du personnage.

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térature américaine étant récente, il faudrait remonter à la littérature
anglaise, qui serait sans doute perçue comme lointaine dans le temps
et dans l’espace par des enfants ou des adolescents.

Brillant intellectuel encore récemment au pouvoir, Luc Ferry défend


l’importance d’enseigner le français par les classiques. Il va plus loin,
en préconisant un retour aux langues mortes. Élitiste? Dans l’état actuel
de l’Éducation nationale, oui. Irréaliste? Aussi.

Le respect du français et du bon usage est du ressort d’une institu-


tion prestigieuse. L’une de ses dernières recrues, Simone Veil, est un
personnage politique de tout premier rang, au même titre que Valéry
Giscard d’Estaing, lui aussi académicien. En France, force est de
constater qu’il semble désormais presque naturel que les greffiers du
bon usage de la langue puissent être issus du sérail politique.

Pour clore sur les éventuelles possibilités d’enrichissement en-


dogène, rappelons que le langage des sms et des chats, l’argot et le
verlan sont des langues subrogées et qu’elles ne franchissent pas la
cloison étanche du « bon usage ». Les obstacles sont aussi de nature
sociale. Ne devient pas mot français qui veut.

Pour qualifier l’évolution exogène du français depuis Jules Ferry,


certains utilisent l’image de « culture hors-sol ». Mais si certaines
langues pénétraient le français à une époque encore récente (par
exemple l’arabe : chouia, toubib, bled, etc.), toutes les langues ne
sont pas miscibles dans le français. Si, par exemple le mandarin ou
le cantonais l’étaient, il y a certains quartiers où cela se saurait. Les
obstacles sont donc également techniques.

Et puis pourquoi chercher midi à quatorze heures ? Contentons-


nous de langue étrangère du moment, qu’il faut maîtriser pour tra-
vailler ! Il faut être pragmatique, non ?
Non. La prolifération de l’anglais laisserait croire à sa supériorité
par rapport au français, qui tend à être ringardisé. Mais en parallèle,
le ras-le-bol de l’anglais gronde dans la population.

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Le français est devenu une citadelle inexpugnable, mais on a don-
né les clefs du pont-levis à l’anglais. (« Messieurs les Anglais, parlez
les premiers ! »)

Dans ces conditions, qui s’offusquera alors de l’omniprésence de


l’anglais ?

Lorsque le contexte est hostile aux néologismes et à l’innovation


linguistique, faut-il en vouloir :
– aux responsables du marketing qui cherchent des noms ou des
qualificatifs de produits ?
– aux fabricants eux-mêmes ?
– aux publicitaires, qui ne font même plus suivre d’un astérisque
les termes anglais et ne donnent plus de traduction sur leurs affiches ?
– etc.

En revanche, certains pourraient faire un effort :

– L’administration française, qui permet la commercialisation de


divers produits avec un emballage ou un étiquetage sans le moindre
mot français, malgré la loi de 1994.
– Les importateurs de jeux télévisés, qui adoptent le vocabulaire
anglais sans chercher l’équivalent français : le Maillon Faible par
exemple, où les réponses exactes sont « correctes », ou bien le jeu où les
soupirants d’une greluche62 sont « nextés » lorsqu’elle les rejette.
– La presse people, dont le style français n’est guère plus élevé
que le fond63 et qui semble attirée par les anglicismes comme une
mouche par… du miel64.
– Les distributeurs de cinéma qui ne proposent plus de titres en
français. Leur difficile travail d’adaptation, auquel ils semblent
consacrer moins de temps qu’Usain Bolt à courir un 100 mètres,
peut consister, le cas échéant, à enlever l’article « the » (The Shining
62. Ou pétasse, au choix.
63. Une expression qui a deux significations s’appelle « a double entendre » en anglais.
64. Euphémisme : façon de présenter une réalité brutale en atténuant son expression
pour éviter de choquer.

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devient ainsi Shining, The Fog devient Fog, The Last Kiss, remake
du film italien L’Ultimo Bacio devient Last Kiss). Lorsque cet effort
incommensurable ne s’applique pas, ils trouvent judicieux de sim-
plifier, autrement dit de trouver un titre en globish. C’est ainsi que
Happy-go-Lucky fut rebaptisé Be Happy, On the Outs est devenu
Girls in America ; Phone Booth, Phone Game, alors même qu’au
Québec il avait été renommé La Cabine ; Take the Lead, Dance
with me ; The Blast of Silence, Baby Boy Frankie, ou Staten Island,
Little New York. Poisson d’avril ou non, le 1er avril, le nouveau film
tchèque Venkovsky Ucitel est sorti sur les écrans français sous le
titre... Country Teacher ; le film du japonais Hirokazu Kore-Eda
s’appelle Still Walking. The Hangover fut rebaptisé Very Bad Trip
et le film britannique de Richard Curtis Boat that Rocked porte en
France le titre simplet de Good Morning England.

Mais il y a pire : le prix de la plus grande distance par rapport


à l’intelligence humaine revient aux distributeurs français du film
québécois Tout est parfait, sorti en France en janvier 2009 sous le
titre Everything is fine !

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la grammaire anglaise
est une chanson douce

Il y a des attaquants et il y a des défenseurs ; il y a aussi des défen-


seurs qui marquent contre leur camp.

Recruté par une grande entreprise du CAC 40, je devais interpré-


ter de français en anglais les propos du Président Directeur Général
qui devait venir clore en français un séminaire de cadres qui se tenait
dans un château à une cinquantaine de kilomètres de Paris.
Afin d’assimiler le sujet et comprendre les enjeux du séminaire, j’étais
venu assister, deux heures avant l’intervention, à une partie de la réunion65.
Le séminaire était animé par une personne dont le visage m’était
familier mais le nom inconnu. Après quelques instants, je me rendis
compte qu’il s’agissait d’un présentateur de télévision, mais c’était
la première fois que je l’entendais parler une autre langue que le
français. Dans un anglais largement moins bon que son français ma-
ternel, il assurait la transition entre les sujets et donnait la parole aux
intervenants. Pendant près deux heures, je n’ai entendu que du glo-
bish, parlé exclusivement par des Français, à croire qu’il n’y avait
pas de vrais anglophones dans l’assistance66.

Le temps qui m’était imparti pour m’imprégner des sujets du


séminaire me permit de faire quelques observations intéressantes,
voire de laisser mon esprit divaguer.
65. Voir « L’anglais en France : véritable langue ou simple compétence ? ».
66. J’ai appris par la suite qu’en réalité, il y en avait un. S’il n’était pas venu, je
pense que le séminaire aurait quand même pu être tenu dans une langue autre que
celle de tous les participants. Cela est assez fréquent en France.

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Si les espérantistes ont raison de dire que l’anglais n’est pas une
langue partagée de façon égalitaire par tout le monde, il en va de
même pour le globish : certains Français s’exprimaient avec beau-
coup d’aisance, d’autres beaucoup moins.

Dans un débat, il est évident que les arguments qui sont le mieux ex-
primés (ou, en globish, le moins mal) ont plus de chances de prévaloir.
Il est d’ailleurs à espérer que les Français qui acceptent de débattre
en anglais avec de véritables anglophones en sont conscients. Pour
se faire un peu peur, il suffit d’imaginer le déséquilibre des pouvoirs
qu’engendrerait l’utilisation d’une seule langue, pas forcément l’an-
glais, aux Nations Unies67. De même, toujours de façon facétieuse,
on pourrait imaginer le supplément de pouvoir que détiendraient les
Français si la seule langue parlée à l’OTAN68 était le français.

À la fin d’un petit débat organisé sur scène, l’animateur indiqua


qu’il était temps de faire intervenir un invité-surprise. Il dit que pour
des raisons que celui-ci allait expliquer, il ne pouvait être présent et
que son intervention, filmée quelques jours auparavant, allait être
projetée sur grand écran.

Le regard des participants se porta alors sur l’écran pour y voir


apparaître la coupole de l’Académie, puis le pont des Arts et, debout
sur le pont devant la coupole, portant un blouson et une écharpe,
l’académicien Erik Orsenna.
« Chouette », me dis-je, et « ouf », pensèrent mes oreilles. « En-
fin, nous allons entendre quelqu’un parler sa langue maternelle, de
surcroît fort bien. »
Erik Orsenna se mit alors à expliquer qu’il regrettait de ne pou-
voir être présent, mais que le jeudi les académiciens se réunissent

67. Les six langues officielles des Nations Unies sont l’anglais, l’arabe, le chinois,
l’espagnol, le français et le russe. Les Nations Unies ont des équipes d’interprètes
permanents et font également appel à des interprètes indépendants habilités.
68. Les deux langues officielles de l’OTAN sont le français et l’anglais. L’OTAN
a des équipes d’interprètes permanents et fait également appel à des interprètes
indépendants habilités.

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pour travailler sur le dictionnaire de l’Académie mais qu’il voulait
dire à quel point il…
Mes oreilles et moi avions fermé les écoutilles, mon sang se mit à
bouillir, vous l’avez deviné : Erik Orsenna parlait anglais69 !
Avec l’argent du contribuable70, l’académicien, censé défendre et
promouvoir la langue française, parlait anglais, ou plus exactement
globish, devant la coupole !

Lorsqu’il intervient en anglais auprès d’une assistance essentiel-


lement constituée de Français dans une entreprise française, ce n’est
pas le français qu’Erik Orsenna défend en habit vert avec son épée,
(ou, en l’occurrence, en blouson avec son écharpe), c’est l’anglais,
ou plutôt le globish. Il usurpe son rôle d’académicien, en agissant en
fossoyeur de la langue française.
Rappelons que sur le site internet de l’Académie française, à la
rubrique « Le rôle », à la sous-rubrique « Défense de la langue fran-
çaise », on peut lire :
« Le rayonnement de la langue française est menacé par l’expan-
sion de l’anglais, plus précisément de l’américain, qui tend à envahir
les esprits, les écrits, le monde de l’audiovisuel. »
Mieux que quiconque, Monsieur Orsenna sait, lorsque son propre
esprit n’est pas envahi, qu’une langue n’est pas un simple vecteur de
transmission de la pensée mais un véritable creuset de l’élaboration
de celle-ci.
S’il est possible de se faire comprendre et de transmettre une partie
de sa pensée dans un langage proche (parfois pas si proche que cela)
de l’anglais, la part manquante n’est pas à négliger : en effet, c’est elle
qui comporte les nuances, les subtilités, la finesse : tout ce qui fait la
différence entre une intervention banale, voire pauvre, et des propos
percutants aptes à refléter l’intelligence de celui ou de celle qui les tient.
Erik Orsenna ne défend guère le rayonnement de la langue française dans
de telles circonstances ; il nous prive par la même occasion de sa finesse et de

69. Avec un accent français ainsi que quelques petites tournures et gallicismes bien
de chez nous, mais quand même !
70. Peut-être pas pour une intervention dans le secteur privé, mais quand même !

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son talent d’homme de lettres, tant ses propos dans une autre langue que la
sienne manquent de la saveur à laquelle il nous a habitués.

Peu de temps après ce séminaire, je racontais à deux consœurs à


quel point j’avais été choqué par ce spectacle navrant. L’une d’elles
me dit : « Erik Orsenna ? Ah oui, il nous a fait le même coup la se-
maine dernière. On a retraduit vers le français ce qu’il disait pour
quelques Français, des Italiens, des Tchèques et des Roumains. Tu
t’égosilles pour dire aux Français de parler français et pas anglais
quand il y a des interprètes et tu vois débouler un académicien que
tu payes avec tes impôts qui vient te saper tous tes efforts ! »

Pour rappel, toujours sur le site internet de l’Académie française,


je ne sais plus si c’est à la rubrique « Le rôle » et à la sous-ru-
brique « Défense de la langue française », ou à la rubrique « La
langue française » et à la sous-rubrique « La politique linguistique
aujourd’hui », on peut lire :
« Par ses remarques, ses mises en garde, par l’accroissement de
la nomenclature de son Dictionnaire, par sa participation aux com-
missions de terminologie et de néologie, l’Académie poursuit son
œuvre régulatrice de la langue et s’efforce de donner forme aux évo-
lutions nécessaires, en gardant à l’esprit son rôle multiséculaire de
“greffier du bon usage71” de notre langue. »
Ou bien :
« À partir de 1972, des commissions ministérielles de termino-
logie et de néologie sont constituées. Elles s’emploient à indiquer,
parfois même à créer, les termes français qu’il convient d’employer
pour éviter tel ou tel mot étranger, ou encore pour désigner une nou-
velle notion ou un nouvel objet encore innommés. »
Ou encore :
« Jugeant que la concurrence de l’anglais, même dans la vie
courante, représentait une réelle menace pour le français et que les
importations anglo-américaines dans notre lexique devenaient trop

71. Maurice Grévisse, l’auteur de la bible du français, le remarquable ouvrage Le Bon


Usage, est belge.

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massives, les autorités gouvernementales ont été amenées, depuis
une trentaine d’années, à compléter le dispositif traditionnel de ré-
gulation de la langue. »

Par un jeudi d’automne, j’irai sous la coupole,


Quelque chose me dit qu’elle résonne quand on rigole.

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quand on parle de langues
la bouche pleine,
on risque de dire des bêtises

Bien qu’il ne représente que 2 % du poids du corps, le cerveau


entre pour 20 % dans notre métabolisme de base72. L’interprétation
simultanée, exercice particulièrement intense de concentration,
n’est envisageable que si les interprètes se relaient toutes les 20 ou
30 minutes et s’ils se sustentent.

Lors de conférences qui durent une journée, ou, a fortiori, plu-


sieurs journées, les interprètes sont souvent amenés à déjeuner, voire
dîner à table avec les participants. Ces repas constituent autant d’oc-
casions d’observer la fascination, la peur, l’ignorance ou le mépris
que suscite l’anglais dans l’esprit de certains.

« Vous êtes interprète ? me dit mon voisin. Et vous parlez combien


de langues ? Parce que moi j’ai un beau-frère qui parle couramment
huit langues ! Le français, l’espagnol, l’italien, le portugais, l’anglais
bien sûr, l’allemand et un peu le hongrois. Et là il vient de se mettre
au chinois. Et vous, alors ?
– Deux : français et anglais, réponds-je. (J’absorbe, non sans dé-
lectation, “bien sûr l’anglais”, “un peu le hongrois” et “se mettre au
chinois”).
– C’est tout ? »
Consternation.
Se tournant vers son voisin de l’autre côté :

72. www.lesucre.com

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« Vous avez vu, dans le deuxième exposé, combien ils dépensent rien
qu’en contrôle de gestion pour les activités export? C’est dingue! »
(Ouf, libéré, me dis-je. Concentrons-nous sur le saumon et les ta-
gliatelles.)

Voltaire, à propos de l’humaniste italien Pic de la Mirandole, réputé


pour l’étendue de ses connaissances : « On dit qu’a l’âge de dix-huit
ans, il savait vingt-deux langues. Cela n’est certainement pas dans le
cours ordinaire de la nature. Il n’y a point de langue qui ne demande
environ une année pour bien la savoir. Quiconque dans une si grande
jeunesse en sait vingt-deux, peut être soupçonné de les savoir bien mal,
ou, plutôt il en sait les éléments, ce qui est ne rien savoir. »
Merci Monsieur Arouet, mais une seule année suffit-elle pour
bien savoir une langue ?

Un autre jour, une autre conférence, un autre déjeuner, mais un


point commun : le saumon.

« Vous êtes interprète ? me dit ma voisine. En quelle langue ?


– En anglais. Les conférences sont interprétées simultanément de
français en anglais et d’anglais en français.
– Ah bon ? J’avais même pas remarqué : moi j’ai pas besoin de la
traduction, je suis bilingue. C’est étonnant qu’ils aient pris des inter-
prètes : tout le monde comprend l’anglais. Peut-être pas aussi bien
que moi, mais tout le monde se débrouille, non ?
– Il y environ une trentaine de personnes qui écoutent le français
et puis tous les étrangers ne comprennent pas les exposés qui sont
faits en français.
– Mais ils ont qu’à obliger les Français à parler anglais ! On veut
être international et on laisse les gens parler français ! »

Un autre jour, une autre conférence, un autre déjeuner, mais en-


core du saumon73.
73. Il est très rare que l’on mange mal dans une conférence en France. (« Cracher dans la
soupe » se dit « to bite the hand that feeds you » en anglais). Je n’ai rien contre le saumon,

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« Vous êtes interprète ? me dit ma voisine. Et vous parlez combien
de langues ?
– Deux : français et anglais. Et vous ?
– Moi je suis bilingue français-anglais, mais pas comme vous ! Je
me débrouille, pour les mails, c’est tout. »

Un « bilingue vrai » est un individu qui passe pour autoch-


tone, ou locuteur natif, dans deux communautés linguistiques
différentes. Combien de Français qui se targuent d’être bilin-
gues peuvent-ils être pris pour Anglais en Angleterre, Austra-
liens en Australie, Irlandais en Irlande ou Américains aux États-
Unis ?
Le bilinguisme vrai s’acquiert dès l’enfance, avant la puberté74
lorsqu’on est élevé par des parents de langues différentes ou bien
par des parents de même langue, mais à l’étranger. Les enfants bi-
lingues vrais commencent à parler généralement plus tard et ne se
rendent compte de la distinction entre les deux langues que vers l’âge
de quatre ou cinq ans. Chez le bilingue vrai, l’apprentissage des deux
langues est pratiquement inconscient et ne nécessite aucun effort. Le
bilinguisme vrai est le résultat du hasard et n’a aucun rapport avec le
travail ou la volonté.

À la rentrée 2008, Xavier Darcos s’est donné pour objectif de


rendre tous les lycéens bilingues en anglais à la fin de la scolarité.
Il n’a pas défini ce qu’il entendait par « bilingue » et l’utilisation
galvaudée de ce mot n’a pas choqué grand monde.

Partout dans le monde, les interprètes de conférence ont une com-


binaison linguistique selon trois niveaux :

bien qu’il ait été servi un peu trop souvent en conférence à une époque, à tel point qu’un
groupuscule d’interprètes parisiens avait envisagé de former l’association secrète SHIT
(Salmon Haters’ International Taskforce) pour dénoncer ces excès dans des opérations
« coup de poing » qui auraient été savamment orchestrées sans jamais être dénuées d’hu-
mour. Mais avant que cet embryon d’association ait pu s’organiser, le saumon passa de
mode et, tout comme Capri, l’époque du saumon systématique est révolue.
74. Voir « L’anglais du soleil levant ».

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Langue A : langue maternelle
Langue B : premier niveau de langue étrangère. Cette langue est
comprise et parlée par l’interprète en conférence, elle est dite « active ».
Langue C : deuxième niveau de langue étrangère. Cette langue est
comprise mais pas parlée par l’interprète en conférence, elle est dite
« passive ».
Ainsi, les interprètes peuvent avoir une combinaison A-B-C, A-B,
A-B-B, A-B-C-C, A-B-B-C-C-C, A-A (bilingue vrai), A-A-B, A-A-
C, A-A-B-C, etc.

Si quelqu’un vous dit que sa belle-sœur interprète est parfaite-


ment trilingue ou quadrilingue, ne le croyez pas. S’il est possible
d’avoir trois ou quatre langues B ou C, au-delà de A-A, on n’est plus
interprète : on est andouillette.

Un dîner cette fois. J’avais été gâté par le plan de table.

« C’est vous qui avez traduit le discours du ministre tout à l’heure,


sur scène ? Il vous a donné son texte ?
– Non, malheureusement.
– Vous êtes anglais ?
– Non, français. J’ai passé une bonne partie de mon enfance aux
États-Unis.
– Pourtant vous avez un accent très british.
– Non, américain.
– Si, si, british, croyez-moi. J’vois moi, j’suis bilingue : je ne
passe plus jamais par la traduction quand je parle anglais, je pense
directement en anglais. Et vous, vous comprenez ce que vous dites
quand vous traduisez ?
(Un temps.)
– Oh non, pas grand-chose. Je mets des mots les uns derrières les
autres, c’est tout.
– Vous plaisantez, c’est votre humour british. Mais sérieusement,
vous arrivez à retenir ce que vous entendez ?
– Comment, qu’est-ce que vous venez de dire ? »

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Le but de l’interprétation de conférence est de restituer le sens. La tra-
duction des mots constitue un moyen, non une fin en soi. Pour permettre
aux auditeurs de comprendre un propos, il faut évidemment le comprendre
soi-même. L’interprète écoute donc le propos d’origine, traite l’informa-
tion pour en retenir le sens et enfin le restitue dans une autre langue.
Pour être fidèle, cette restitution doit respecter le niveau de lan-
gue, ou registre, et le style de l’orateur.

Dans quelle langue cette analyse du sens se fait-elle ? Les avis sont
partagés. Certains diront la langue-source, d’autres la langue-cible,
d’autres encore diront les deux à la fois. Enfin, certains diront que
le langage de la pensée, ou mentalais, est propre à chaque individu
et qu’il n’est pas forcément lié à la langue elle-même, telle qu’elle
est partagée par une communauté de locuteurs. Les interprètes qui
font de l’interprétation consécutive ont en effet un système de prise
de notes (symboles évocateurs et notions-clés) qui leur est propre,
l’évocation conceptuelle et les modalités d’exploitation de la mé-
moire étant par définition personnelles.

Quoiqu’il en soit, penser dans la langue dans laquelle on s’ex-


prime ne signifie pas être locuteur natif de cette langue. Préparer
mentalement la formulation d’un propos dans la langue de ce pro-
pos n’est pas un exploit. Se croire bilingue en anglais sous prétexte
qu’on ne traduit pas préalablement ce qu’on dit est erroné.
Cette illusion de bilinguisme peut même être collective et elle
peut perdurer tout au long d’une réunion ou personne n’est vérita-
blement anglophone et où le niveau des idées et des raisonnements
n’est objectivement pas époustouflant. En effet, les interlocuteurs
préparent la formulation de leur propos en anglais, ils l’expriment en
anglais (ou presque…) et ils analysent les propos des autres en an-
glais. Leur langue maternelle n’est pas sollicitée pour leur permettre
une analyse critique approfondie de ce qui se dit. Dans ce contexte,
la langue, support de la réflexion, est à rapprocher de l’intelligence :
« L’intelligence, c’est la chose la mieux répartie chez l’homme,
parce que quoi qu’il en soit pourvu, il a toujours l’impression d’en
avoir assez, vu que c’est avec ça qu’il juge... » (Coluche)

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En revanche, il suffit d’une seule intervention de qualité en fran-
çais pour que tous les participants se mettent à penser en français, ce
qui les dissuade ou les empêche de reprendre la parole en anglais. En
effet, ils perçoivent alors le décalage trop important qui existe entre
la qualité de leur pensée et celle de leur expression.
« Je vais faire appel à l’interprète », disent-ils alors, invoquant
diverses raisons, plus fallacieuses les unes que les autres.

J’ai vécu ce phénomène des centaines de fois.

Un autre jour, une autre conférence, un autre déjeuner.

« Vous êtes interprète ? me dit mon voisin, qui s’était préalable-


ment montré fort peu sympathique, à en juger par la froideur de son
accueil à sa table. J’ai ma fille qui a huit ans, qui est très douée pour
les langues, elle a commencé l’anglais à l’école et elle veut être in-
terprète. Qu’est-ce que vous me conseillez ?
Avant que j’aie le temps de finir d’avaler, mon confrère assis à
côté de moi intervient :
– De lui faire faire des séjours très longs à l’étranger, loin de ses
parents. »

(Une arête de saumon se coince dans ma gorge ; je bois un grand


verre d’eau et mange un peu de mie de pain très lentement, laissant
ainsi mon confrère assumer ses conseils.)

Il existe plusieurs écoles ou formations d’interprètes en Europe.


Parmi les plus connues, citons par exemple l’école de Genève75, les
deux écoles de Paris : l’ESIT76 et l’ISIT77, en Belgique, la Faculté
de Traduction et d’Interprétation de l’Université de Mons-Hainaut78
ou bien encore l’école de l’Université de Mayence à Germersheim
75. www.unige.ch/eti/index.html
76. www.esit.univ-paris3.fr/ecole.html
77. www.isit-paris.fr
78. http://w3.umh.ac.be/~eii/index.htm

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en Allemagne79. Ce ne sont pas des écoles de langues ; la maîtrise
des langues est une condition préalable à l’accès. Elle résulte d’une
enfance bilingue, de longs séjours à l’étranger, etc. Les études visent
à parfaire la culture générale et surtout faire acquérir les techniques
d’interprétation simultanée et consécutive.

Un autre jour, une autre conférence, un autre déjeuner. Très fran-


chement, je ne sais plus ce qu’il y avait au menu.

« Vous êtes interprète ? me dit mon voisin. Vous parlez combien


de langues ?
– Deux : français et anglais.
– C’est facile l’anglais. J’vois moi, je suis bilingue. C’est une
langue pas très riche, l’anglais.
– Vous trouvez ? Savez-vous combien il y a de mots dans la lan-
gue française ?
– Non, je sais pas, combien ?
– Environ 100 00080.
– 100 000 ! C’est énorme ! Mais personne ne les connaît tous, on
n’en utili…
– Et en anglais, vous savez combien il y a de mots ?
– Beaucoup moins, je dirais, j’sais pas… 10, peut-être 20 000.
Combien ?
– Difficile à dire, entre 300 000 et un million, peut-être davantage,
ça dépend de ce qu’on compte81.
– Mais ça c’est l’anglais littéraire, l’anglais de Shakespeare.

79. http://www.uni-mainz.de/studium/600.php
80. Le plus grand dictionnaire actuel de la langue française sur CD-ROM, soit l’in-
tégralité du Grand Robert de la langue française en 6 volumes, compte 100 000
mots, 325 000 citations et 25 000 expressions, locutions et proverbes.
81. La deuxième édition de l’Oxford English Dictionary, qui est déjà ancienne
(1989), pèse 62,6 kilos, compte 20 volumes, entre 300 000 et 500 000 entrées selon
la façon dont on les compte, 139 900 prononciations et 2 436 600 citations.
Le dictionnaire américain Merriam-Webster propose quant à lui plus de 476 000 mots.
Ces deux ouvrages sont eux aussi disponibles en CD-ROM.

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– Non, c’est l’anglais, c’est tout. Pourquoi faites-vous la distinc-
tion entre l’anglais et l’anglais de Shakespeare et pas entre le fran-
çais et le français de Victor Hugo ?
– Mais en français les mots ont plusieurs sens, alors qu’en anglais,
il y a moins de nuances.
– Je dirais plutôt le contraire, d’autant que le contexte, la syntaxe,
les prépositions et les postpositions peuvent modifier radicalement
le sens des mots82. »

Mesurer la « richesse » d’une langue au nombre de mots qu’elle


recèle n’est sans doute pas judicieux et « comparer » les langues
entre elles ne l’est pas davantage.
Comme le dit Joachim du Bellay : « Je ne vois pas qu’on doive
estimer une langue plus excellente que l’autre, seulement pour être
plus difficile. »

Chaque langue a ses mérites propres. Comparer les qualités in-


trinsèques des langues, même selon l’usage que l’on veut en faire,
est un exercice particulièrement complexe, voire impossible ; de
surcroît, il est stérile, voire xénophobe. Si une langue existe, c’est
qu’elle est nécessaire et suffisante dans le contexte socioculturel
dans lequel elle est utilisée.

La supériorité prétendue de la langue française est ancrée dans


la culture française depuis une époque où les voyages étaient rares
et les guerres en Europe nombreuses. Certains textes d’éminents
penseurs montrent bien d’où vient cette perception erronée qu’ont
certains Français de la supériorité de leur langue. En marge du
terrain purement linguistique, cette arrogance se décline encore
aujourd’hui dans la société française, notamment dans le rapport
qu’entretiennent ses « élites » avec l’Autre, surtout s’il est d’ori-
gine étrangère.

82. L’entrée la plus longue (60 000 mots) de l’Oxford English Dictionary est le mot
« set », pour lequel il est donné environ 430 sens différents.

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MARIVAUX
Discours de réception à l’Académie française (1742)
« Pourquoi notre langue a-t-elle passé dans presque toutes les
cours de l’Europe ? L’attribuerons-nous aux conquêtes de Louis XI ?
Mais des ennemis humiliés ou vaincus aiment-ils à parler la langue
de leurs vainqueurs quand la nécessité de s’en servir est passée ?
Non, Messieurs !... C’est le plaisir de nous lire, de penser et de sentir
comme nous qui les a gagnés ; c’est ce génie, c’est cet ordre, c’est
ce sublime, ce sont ces grâces, ces lumières répandus dans vos ou-
vrages ou dans ceux de nos écrivains que vous avez inspirés, qui ont
acquis cette espèce de triomphe à la langue française. »

RIVAROL
Discours sur l’Universalité de la langue française (1784)
Rivarol passe successivement en revue les langues européennes
pour les renvoyer à la même insuffisance : l’allemand lui paraît « gut-
tural et encombré de dialectes »; pour l’espagnol, dont la majesté « in-
vite à l’enflure », « la simplicité de la pensée se perd dans la longueur
des mots » ; l’italien « se traîne avec trop de lenteur » et la langue
anglaise « se sent trop de l’isolement du peuple et de l’écrivain ».

« Il me reste à prouver que, si la langue française a conquis l’em-


pire par ses livres, par l’humeur et par l’heureuse position du peuple
qui la parle, elle le conserve par son propre génie.
Ce qui distingue notre langue des langues anciennes et modernes,
c’est l’ordre et la construction de la phrase. Cet ordre doit toujours
être direct et nécessairement clair. Le français nomme d’abord le sujet
du discours, ensuite le verbe qui est l’action, et enfin l’objet de cette
action : voilà la logique naturelle à tous les hommes ; voilà ce qui
constitue le sens commun. Or cet ordre, si favorable, si nécessaire au
raisonnement, est presque toujours contraire aux sensations, qui nom-
ment le premier l’objet qui frappe le premier. C’est pourquoi tous les
peuples, abandonnant l’ordre direct, ont eu recours aux tournures plus
ou moins hardies, selon que leurs sensations ou l’harmonie des mots
l’exigeaient ; et l’inversion a prévalu sur la terre, parce que l’homme
est plus impérieusement gouverné par les passions que par la raison.

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Le français, par un privilège unique, est seul resté fidèle à l’ordre
direct, comme s’il était tout raison, et on a beau par les mouve-
ments les plus variés et toutes les ressources du style, déguiser cet
ordre, il faut toujours qu’il existe ; et c’est en vain que les passions
nous bouleversent et nous sollicitent de suivre l’ordre des sensa-
tions : la syntaxe française est incorruptible. C’est de là que résulte
cette admirable clarté, hase éternelle de notre langue. Ce qui n’est
pas clair n’est pas français ; ce qui n’est pas clair est encore an-
glais, italien, grec ou latin. Pour apprendre les langues à inversion,
il suffit de connaître les mots et leurs régimes ; pour apprendre
la langue française, il faut encore retenir l’arrangement des mots.
On dirait que c’est d’une géométrie tout élémentaire, de la simple
ligne droite, et que ce sont les courbes et leurs variétés infinies qui
ont présidé aux langues grecque et latine. La nôtre règle et conduit
la pensée ; celles-là se précipitent et s’égarent avec elle dans le la-
byrinthe des sensations et suivent tous les caprices de l’harmonie :
aussi furent-elles merveilleuses pour les oracles, et la nôtre les eût
absolument décriés. [...]
La prononciation de la langue française porte l’empreinte de son
caractère : elle est plus variée que celle des langues du Midi mais
moins éclatante ; elle est plus douce que celle des langues du Nord,
parce qu’elle n’articule pas toutes ses lettres. Le son de l’e muet,
toujours semblable à la dernière vibration des corps sonores, lui
donne une harmonie légère qui n’est qu’à elle.
Si on ne lui trouve pas les diminutifs et les mignardises de la
langue italienne, son allure est plus mâle. Dégagée de tous les pro-
tocoles que la bassesse inventa pour la vanité et la faiblesse pour le
pouvoir, elle en est plus faite pour la conversation, lien des hommes
et charme de tous les âges ; et, puisqu’il faut le dire, elle est, de
toutes les langues, la seule qui ait une probité attachée à son génie.
[...] »

À l’époque où Rivarol tenait ces propos boursouflés de fatuité et


d’ethnocentricité, il devait y avoir, en plus du français, environ sept
mille langues dans le monde, peut-être davantage. Pour se permettre
un dithyrambe aussi nauséabond, les connaissait-il toutes, ou en

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connaissait-il une ou deux correctement ? (Comme dirait Coluche :
« La réponse est dans la question, je fais qu’un seul voyage. »)
Un autre jour, une autre conférence, un autre déjeuner, mais cette
fois c’est du canard.

« Vous êtes interprète ? me dit mon voisin. Vous parlez combien


de langues ?
– Deux.
– C’est tout ? Les Français sont pas doués en langues. Les Alle-
mands ou les Scandinaves parlent tous couramment anglais. »

« Tous » est sans doute exagéré, « couramment » et « anglais »


le sont assurément aussi. La fascination qu’exercent depuis quelque
temps les pays scandinaves sur le plan socio-économique s’applique
également à l’éducation.
L’allemand, le flamand, le néerlandais, le danois, le suédois ou le
norvégien sont des langues germaniques. Bien qu’il appartienne à
une branche distincte, l’anglais aussi.
L’apprentissage de l’anglais est donc largement facilité par la
connaissance préalable d’une de ces langues. En revanche, les locu-
teurs de langues romanes (le français, l’italien, l’espagnol, le portu-
gais, le roumain…) ou de langues plus lointaines encore83 ont géné-
ralement plus de mal à maîtriser l’anglais.
De surcroît, la langue maternelle des ressortissants de petits
pays n’est pas pratiquée à l’étranger et la langue véhiculaire in-
ternationale que représente l’anglais est bien plus nécessaire : elle
est donc enseignée plus tôt que pour les Français ou les Espagnols.

Par ailleurs, toujours pour tordre le cou à ce mythe des Scandi-


naves, des Allemands ou des Néerlandais « doués » pour l’anglais, il
serait sans doute pertinent de se poser quelques questions quant à la
façon dont l’anglais est enseigné :
– L’anglais fait-il l’objet d’un nombre d’heures d’enseignement
comparable ?

83. Voir « L’anglais du soleil levant ».

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– Est-il valorisé ? Autrement dit, est-il considéré comme aussi
important, voire plus important que d’autres matières ? (Certaines
matières sont-elles sur un piédestal inexpugnable, comme c’est le
cas, presque uniquement en France, des mathématiques ?)
– L’importance accordée à l’anglais se reflète-t-elle dans les coef-
ficients qui lui sont appliqués lors des examens ?
– Se reflète-t-elle dans le choix d’accès aux études supérieures ?
– Est-ce que l’on privilégie l’oral ou l’écrit ?
– Comment les enseignants d’anglais sont-ils formés ?
– Etc.
Enfin, il existe entre la France et ces pays une grande différence
d’acculturation télévisuelle et cinématographique. En effet, si la
France est le pays du doublage d’émissions et de films étrangers, en
Europe du Nord, c’est le sous-titrage qui règne.
Dans sa thèse de doctorat84, Jan Pedersen explique qu’en Suède et
au Danemark, les sous-titres constituent le support le plus lu.

Philippe Van Parijs, professeur à l’Université de Louvain (Belgique),


étudie les aspects philosophiques, politiques et économiques de la né-
cessité d’une langue véhiculaire, de la propagation de l’anglais et de la
fracture linguistique dans le monde. Il est en particulier reconnu pour ses
travaux sur l’injustice linguistique et le coût que représente pour une com-
munauté linguistique l’apprentissage d’une langue véhiculaire. L’une de
ses convictions, pétrie de bon sens, est qu’il faut « aller sans complexe
vers la diffusion de l’anglais mais protéger toutes les autres langues avec
des mesures coercitives », chaque langue devant, selon lui, être « reine
sur son territoire ». Une mesure simple consiste à imposer le sous-titrage
à la télévision. Ainsi s’expliquent les bons scores des jeunes Estoniens en
anglais, loin devant ceux des Lituaniens et Lettons, assure-t-il.

S’il était généralisé, le sous-titrage d’émissions et de films en an-


glais présenterait de grands avantages :

84. Scandinavian Subtitles: A comparative study of subtitling norms in Sweden and


Denmark with a focus on Extralinguistic Cultural References, Université de Stock-
holm, janvier 2008.

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– Il coûterait globalement moins cher que le doublage ;

– Il participerait à l’apprentissage de l’anglais ou de l’américain


en « formant l’oreille » des plus jeunes téléspectateurs et en favori-
sant la compréhension des moins jeunes ;

– Un choix entre sous-titres français et sous-titres anglais permet-


trait une progression dans l’apprentissage ; les téléspectateurs qui le
souhaitent pourraient ne pas les faire apparaître du tout ;
– Il participerait simultanément à l’apprentissage de la langue des
sous-titres (le français) en favorisant la lecture, la mémoire visuelle
de l’orthographe, etc.

– Il proposerait un exercice intellectuel et contrecarrerait la passi-


vité du téléspectateur ;

– Il permettrait aux téléspectateurs de mieux percevoir les fron-


tières culturelles.

En effet, afficher des sous-titres qui rappellent que les images sont
d’origine étrangère permettrait d’éviter la confusion qui envahit cer-
tains esprits « disponibles ». Cela est illustré dans le sketch « Ram-
bo », dans lequel Albert Dupontel dépeint un personnage fruste qui
raconte le film sans trop savoir prendre du recul : « Avec la musique
et tout ah putain j’étais émouvé. Il récupère ses potes, il les fout dans
un hélicoptère russe, il a même pas le permis, il s’en fout Stallone !
Il les ramène chez nous… à Washington ». Le sous-titrage pourrait
constituer, pour le service public de la télévision, un outil permettant
de contribuer à débanaliser la violence que l’on trouve en abondance,
notamment dans certains films ou séries américains. Donner à voir
de façon répétée à la télévision ou au cinéma des personnages qu’on
entendrait parler américain, et non français, lorsqu’ils brandissent
une arme à feu serait un progrès car cela contribuerait peut-être à
brider l’excès de fascination pour certaines valeurs américaines et à
faire comprendre que le port d’armes, mais aussi la religion, ne sont
pas des éléments constitutifs de la société française.

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L’exception française que constitue le doublage n’est pas entiè-
rement étrangère au fait que l’anglais n’est pas considéré comme
facile, particulièrement pour ceux qui n’ont pas les moyens de faire
des séjours dans des pays anglophones. Une volonté politique per-
mettrait de réparer cette exception. Est-il cynique ou simplement
réaliste de penser que cet immobilisme participe d’un dessein des
élites visant à se réserver l’accès à l’anglais ?
Si l’on veut que les Français parlent anglais et si l’on ne veut pas
investir dans l’éducation nationale, on pourrait même se demander
pourquoi France Télévisions ne propose pas sur la TNT une chaîne
pédagogique en langue anglaise.

Par ailleurs, les Scandinaves maîtrisent-ils l’anglais si bien


que cela ?
Dans le cadre d’une étude réalisée en 2000, 111 médecins géné-
ralistes danois, suédois et norvégiens ont lu le même article synop-
tique pendant 10 minutes. La moitié l’a lu dans sa langue mater-
nelle, l’autre moitié en anglais. Des questions étaient posées tout
de suite après la lecture. Dans le cadre de cette étude, les médecins
avaient indiqué qu’ils comprenaient tous l’anglais. 42 % d’entre
eux avaient même signalé qu’ils lisaient chaque semaine des com-
muniqués en anglais.
Cette étude a révélé que les résultats obtenus par les méde-
cins ayant lu l’article dans leur langue maternelle étaient bien
meilleurs que ceux obtenus par la lecture du texte anglais. Les
médecins qui avaient lu le texte en anglais avaient perdu 25 %
des informations de plus que s’ils l’avaient lu dans leur langue
maternelle85.

Bien entendu, malgré tout, la qualité de l’enseignement dans les


pays nordiques fait l’objet d’analyses intéressées. Si la mise en ap-
plication des bonnes pratiques tarde à venir en dehors du champ
purement expérimental, de nombreux rapports et articles de presse
ont déjà été rédigés à ce sujet :

85. Läkartidningen, revue spécialisée destinée aux médecins suédois, n° 26-27, 2002.

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TOUR D’EUROPE DES MÉTHODES D’APPRENTISSAGE
DES LANGUES ÉTRANGèRES.
www.lefigaro.fr
3 septembre 2008

« Danemark. 77 % de la population danoise parlent au moins


une langue étrangère, d’après la Commission européenne. Si
les Danois sont si doués, c’est que leur système éducatif les
pousse à ne pas négliger cette matière. Même si cet enseigne-
ment ne commence qu’à l’âge de neuf ans, les établissements
scolaires imposent rapidement l’apprentissage de deux langues
étrangères, et les enfants sont fortement incités à en choisir une
troisième. Autre particularité, les professeurs privilégient les
discussions et les débats pendant les cours afin de faire s’ex-
primer les élèves au maximum à l’oral. Les Danois sont ainsi
nombreux à avoir déjà passé au moins une année scolaire en
pays francophone ou anglophone, selon le magazine européen
Cafebabel.
Finlande. Des enseignants de haut niveau et un système scolaire
qui a toujours mis en avant l’importance de l’apprentissage des lan-
gues, voilà peut-être le secret des Finlandais. Avec un enseignement
qui commence dès 7 ans, et une stimulation continuelle des connais-
sances des enfants (93 % affirment regarder tous leurs films en ver-
sion originale), la Finlande se classe parmi les pays les plus doués
pour les langues étrangères. Ainsi 63 % parlent couramment anglais,
et près de la moitié de la population (47 %) maîtrise deux langues en
plus de la sienne.
Allemagne. Le système éducatif allemand est, avec celui
des pays du Nord, l’un des plus enviés d’Europe. Les petits
Allemands ont, comme leurs voisins nordiques, la réputation
d’être naturellement doués pour l’apprentissage linguistique.
Outre cette facilité, leur réussite s’explique également par les
200 heures de cours de langues validées par les élèves chaque
année : un record européen. Grâce à un tel rythme dès le CP,
les Allemands méritent bien leur réputation de bons élèves.
Avec près d’une dizaine de pays limitrophes, l’apprentissage

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des langues étrangères fait partie intégrante de la culture alle-
mande.
En synthèse, deux preuves vivantes de l’intérêt du sous-titrage et
de l’investissement dans l’éducation : l’Estonie et la Finlande.
Nous avons vu que les Estoniens se distinguent en anglais de leurs
voisins baltes. Sont-ils plus « doués » ? Non, car l’estonien est une
langue finno-ougrienne qui ne constitue pas un tremplin de facilité
pour l’apprentissage de la langue de Shakespeare. Leur bon niveau
d’anglais s’explique par le fait qu’ils regardent des émissions de té-
lévision en anglais avec des sous-titres.
Les Finlandais, au même titre que leurs voisins scandinaves, ont
globalement une bonne maîtrise de l’anglais. Mais contrairement au
danois, au suédois et au norvégien, le finnois est, comme l’estonien,
une langue finno-ougrienne. D’une part, le sous-titrage joue son rôle
pédagogique et d’autre part, s’il est un pays admiré pour la qualité
de son école, c’est bien la Finlande, qui a compris depuis longtemps
l’importance d’investir sérieusement dans l’éducation. »

Un autre jour, une autre conférence, un autre déjeuner, juste avant


la publication du livre de Pierre Péan (qui, de toutes façons, n’a au-
cun rapport avec notre propos).

« Vous avez vu, Kouchner ? Il est nul en anglais ! Pour un ministre


des Affaires étrangères, c’est la honte ! »

« Nul » est injuste. En réalité, Bernard Kouchner parle assez bien


anglais, bien qu’on sente tout de suite que sa langue maternelle est
le français. Rappel des faits :

« Cité par le quotidien Haaretz auquel il avait donné un entre-


tien en anglais, Bernard Kouchner disait qu’Israël “allait manger
l’Iran” si ce pays se dotait de l’arme atomique. En fait, il voulait
dire qu’Israël “allait frapper l’Iran” si Téhéran fabriquait la bombe.
Il s’agit d’une “confusion phonétique”, selon un communiqué du
ministre. En anglais, frapper se dit hit et manger eat, la différence

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résidant dans ce fameux “h” aspiré, qui piège les locuteurs franco-
phones86. »

En fait, la différence vient aussi du fait qu’en l’occurrence « i »


et de « ea » ne se prononcent pas de la même façon. Le malentendu
vient peut-être avant tout du fait que ni Bernard Kouchner, ni sans
doute le journaliste israélien ne sont de véritables anglophones.
Une utilisation imprécise de l’anglais véhiculaire peut nuire à la
clarté du propos. En effet, si un message peut paraître univoque pour
« l’expéditeur », le destinataire, anglophone ou non, peut parfois y
entendre une ambiguïté ou une homophonie malencontreuses.
Même au plus haut niveau, l’anglais véhiculaire ne véhicule pas
que de l’anglais.

Un autre jour, une autre conférence, un autre déjeuner, filets de


rouget au beurre blanc.

Ma consœur s’étant absentée pendant le déjeuner pour faire des


courses, je me retrouve à table avec neuf gradés de la Légion étran-
gère ; ils s’enquièrent de ma fonction, ce qui amène la conversation
sur le terrain des langues.

Cette fois, pas de fadaises telles que « je suis bilingue » ou de « le


français est plus riche que l’anglais, d’ailleurs c’est la langue de la
diplomatie », pas de confusion entre compétence et langue. Ils m’ex-
pliquent que la Légion étrangère, constituée d’étrangers, forme les
nouvelles recrues au français avec pour objectif d’être opérationnel
en quatre mois.
« Qu’entendez-vous par “opérationnel” ?
– Comprendre les ordres et se faire comprendre.
– Et dans la pratique, qu’est-ce que ça veut dire ?
– 2 500 mots, les bases. Nous avons l’obligation de parler français
pendant le service, sous peine de sanctions.

86. Libération, lundi 6 octobre 2008.

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(2 500 mots, c’est presque le double du globish de base, qui fonc-
tionne avec 1 500 mots.)

– Et en dehors du service, est-ce que la langue commune entre


vous est l’anglais ?
– Non, jamais, il n’y a pas de raison. De toute façon il y a très peu
de vrais anglophones dans la Légion. Alors entre nous, si on n’a pas
la même langue d’origine, on parle français, comme on peut. »

Dont acte. Si les déjeuners de conférence donnent l’occasion aux


interprètes de voir ce que les gens pensent des langues et de mieux
comprendre les interactions entre les langues, ils constituent égale-
ment une chance de rencontrer des personnages hors du commun
quand on s’y attend le moins.

Lors d’un déjeuner où je me trouvais à nouveau abandonné par


une consœur partie faire des courses (« magasiner » comme disent
les Québécois), je me trouvais assis entre un expert-comptable et
un actuaire, tous deux travaillant dans une compagnie d’assurances.
Après quelques échanges aussi aimables que superficiels avec moi,
ils se lancèrent dans une conversation dont la technicité et l’aridité
m’empêchaient presque d’apprécier le repas. Puis contre toute at-
tente, leur sujet de conversation devant être aussi épuisé que moi,
l’un d’eux me demanda :
« Qu’est-ce que vous faites en dehors du travail ?
– Différentes choses, un peu de musique, du sport. Et vous ?
– J’étudie la grammaire française et j’écris.
– Ah bon ? Quoi ?
– J’ai écrit un roman.
– Publié ?
– Oui, dit-il. Il a gagné le prix Renaudot. »
Bizarrement, j’ai vécu une mise en abyme de cette expérience.
Alors que je racontais cette anecdote à ma voisine de table finlan-
daise lors d’un autre déjeuner, elle m’expliqua qu’elle aussi écrivait
pendant son temps libre. Une de ses nouvelles lui avait valu un prix

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décerné par un magazine, un séjour de quelques jours pour deux
personnes à Berlin.

Nombreux sont ceux qui se passionnent pour leur langue, qu’il


s’agisse d’écrivains amateurs ou semi-professionnels, de cruciver-
bistes, de gens qui écrivent au courrier des lecteurs pour relever une
faute de français ou bien d’internautes qui apportent leur pierre à
l’édifice sur des sites consacrés à la langue française.

Pourtant, les émissions de radio ou de télévision qui traitent des sujets


liés à notre langue, son évolution ou son enseignement sont rares.

Appétissantes et intéressantes, ce sont les émissions qui s’adressent


à notre palais qui sont nombreuses et populaires. C’est déjà ça.

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on ne fait pas d’hamlet
sans casser d’œufs

« Un ministre étranger doit assister à notre conférence », m’avait-


on dit. « Il sera là pendant trois quarts d’heure en fin de matinée, il
déjeunera à la table d’honneur, il écoutera la première intervention
de l’après-midi et il partira. »
Il s’agissait du ministre chinois du travail. Lorsque je me pré-
sentai à lui, je lui demandai aussitôt pourquoi il avait sollicité un
interprète d’anglais et non de mandarin.
« Ca me change un peu, dit-il dans un anglais simple mais efficace
(en globish, donc), ça m’entraîne. » Comme je pus m’en apercevoir
lors du déjeuner, il parlait l’anglais avec plaisir et suffisamment bien
pour des conversations sans grande portée (« smalltalk » en anglais). De
toutes façons, il n’était venu à cette réunion que pour établir quelques
contacts, pas pour intervenir ou tenir une position officielle. Il m’expli-
qua par ailleurs qu’une équipe d’interprètes chinois l’assistait dans ses
rencontres avec son homologue français et le chef de l’État. Puis il me
dit une phrase qui fait partie de celles que l’on n’oublie pas :
« Vous savez, quand les Chinois ne voudront plus parler anglais,
le monde parlera chinois. »

À la place de « parlera chinois », mes oreilles entendirent


« tremblera ».

Si la mondialisation de l’économie et l’ouverture de la Chine


se poursuivent dans des conditions similaires à celles que nous

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connaissons, il est vraisemblable que le mandarin prendra une
place de plus en plus importante. Comme c’est déjà le cas en
Chine ou bien dans les quartiers chinois des villes anglophones, le
mandarin devrait cohabiter de plus en plus avec l’anglais, mais à
l’échelle mondiale, avant tout dans le contexte du commerce.
Plus que d’autres langues, l’anglais favorise la miscibilité des lan-
gues étrangères par sa nature et sa souplesse. De très nombreux mots
mandarins l’imprègnent. Le mandarin, quant à lui, est influencé par
l’anglais et il existe actuellement un mélange linguistique pauvre et
souvent amusant connu sous le nom de « chinglais » ou « singlish ».
Dans quelques dizaines d’années, les vives interactions entre le
mandarin et l’anglais se seront sans doute stabilisées. Il sera alors
possible que la langue véhiculaire du monde du travail devienne le
« sinobish », mélange de mandarin simplifié et de globish. Encore
plus tard, selon les évolutions géopolitiques et économiques, si le
mandarin prend le pas, nous pourrons nous rappeler la blague ra-
contée par Coluche : « Vous savez, dans un œuf, il y a du blanc et
du jaune. Mais quand on mélange, il ne reste plus que du jaune ! »

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politique linguistique

« Quatre langues ?!? Reste là, tu


vas coller les timbres. »
Coluche

Il y a déjà assez longtemps, congrès européen sous l’égide du mi-


nistère de l’Éducation nationale. Séance plénière d’ouverture, discours
multi-usages du Ministre qui ne l’est sans doute pas moins, remercie-
ments aux participants étrangers de leur présence.
Plusieurs ateliers, deux interprètes par langue et par atelier. Celui
auquel m’affecte le chef interprète porte sur les approches pédago-
giques en Zones d’éducation prioritaires (ZEP).
Déjeuner. Tous les interprètes se retrouvent entre eux.

Un collègue et ami me demande ce qui se dit dans mon atelier.

« Tout plein de choses, lui dis-je. D’un point de vue sémiolo-


gique, c’est intéressant : ça fait plus de deux heures qu’on y est et
on n’a pas encore entendu les Français prononcer le mot « enfant ».
Et chez toi ?
– Un peu pareil : ils sont arrivés à la pré-conclusion qu’il faut
questionner tangentiellement le trajectif des apprenants87. Mais je te
rassure : le débat reste ouvert.
– Ouf. »

87. Tout ça, ça ne s’invente pas.

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À condition de le faire de façon intelligible, il est bien sûr utile de
confronter différentes théories de la pédagogie pour faire progresser
l’éducation. Mais confronter la théorie à l’expérience pratique est
indispensable. Ce colloque, où les participants, singulièrement les
Français, étaient déconnectés de la réalité, aurait pu être intitulé :
« Pédagogie, langue de bois : même combat », ou bien « Loin des
contingences de la réalité ».

Ce genre de colloque n’explique pas pour autant l’obscuran-


tisme actuel. Il faut également faire montre d’un esprit politique
farouche et d’une belle ignorance pour aller à l’encontre des
enseignants, des chercheurs, des étudiants, des élèves, des pa-
rents d’élèves, d’une promesse d’un avenir meilleur pour tous
et du bon sens. Aujourd’hui, on peut pleurer sur les immenses
progrès qui auraient pu être réalisés en matière d’éducation si
l’État avait investi ne serait-ce qu’une petite partie des mon-
tants pharaoniques88 qu’il a injectés dans l’économie pour ten-
ter de pallier les abus du néo-libéralisme et de la spéculation fi-
nancière, pourtant prévus et dénoncés par certains économistes
depuis longtemps.
« Investir dans les infrastructures », nous dit-on maintenant.
Certes, elle ne dégage pas de dividendes financiers, mais l’éduca-
tion, c’est l’infrastructure par excellence.

Aujourd’hui, on recule. Dans la presse étrangère, on s’inter-


roge sur les agissements et les atermoiements de la France. Pour-
quoi, ministre après ministre, la France tente-t-elle de réformer si
brutalement l’Éducation nationale et l’Université ? Pourquoi ne
pas croire à une évolution plus en douceur ? Et surtout, pourquoi
ne pas faire preuve de plus de concertation ? Parmi les caractéris-
tiques de la grève des universités de 2009, plus longue que celle
de 1968, on peut noter un manque ahurissant de dialogue.
88. Ce terme est quelque peu dépassé : en effet, Akhénaton et Ramsès II font figure
des petits joueurs en regard des sommes associées au nom de Jérôme Kerviel ou de
Lehmann Brothers, à la fois vecteurs actifs et victimes du système, ou de Bernard
Madoff, sans doute l’un des plus gros et abjects escrocs de tous les temps.

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Par ailleurs, il semblerait que l’enseignement général se refuse
à recenser d’une part, les compétences nécessaires à un jeune qui
se lance sur le marché du travail et d’autre part, les disciplines de
l’éducation dont il a besoin pour s’épanouir.
S’il faut enseigner ce qui est nécessaire pour se frayer un chemin
de carrière stimulant, il faut aussi que l’Éducation nationale puisse,
comme le dit Albert Jacquard, « provoquer une métamorphose chez
un être pour qu’il sorte de lui-même, surmonte sa peur de l’étranger,
et rencontre le monde où il vit à travers le savoir89 ».
L’anglais est un parfait exemple de sujet qui est au cœur de cette
dialectique. En effet, l’anglais véhiculaire, ou globish, est une com-
pétence, aujourd’hui indispensable pour être « employable » dans de
nombreux secteurs ; l’anglais vernaculaire, quant à lui, est constitu-
tif d’une culture immense.

Pour un usage pratique dans le monde du travail international


et pour s’enrichir de plusieurs cultures, l’anglais, une langue euro-
péenne importante (l’allemand, l’italien, l’espagnol, le portugais ou
le polonais par exemple), le mandarin, l’arabe et le russe constituent
le bagage linguistique idéal pour un Français.
Idéal, mais totalement irréaliste.

Le temps et les moyens de la scolarité étant limités, il faut donc


faire des choix.

Dans le monde du travail, l’anglais véhiculaire, ou globish, est


indispensable. L’anglais vernaculaire ne l’est pas. En revanche, il
est intellectuellement et culturellement stimulant pour un adulte de
tendre vers l’anglais vernaculaire et d’en reconnaître modestement
la richesse.

L’anglais à l’école connut une évolution importante en 2004, avec


la publication du rapport Thélot sur l’avenir de l’école. Ce rapport

89. « Moi, Albert Jacquard, Ministre de l’Éducation, je décrète : », article paru le 22


mars 1999, disponible sur : http://www.humanite.presse.fr

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est disponible sur http://www.ladocumentationfrancaise.fr/rapports-
publics/044000483/
L’article ci-dessous y fait suite.

« FAUT-ILAPPRENDRE L’ANGLAIS DèS L’ÉCOLE PRIMAIRE ?


Propos recueillis par Delphine Saubaber

Après le rapport de la commission Thélot, François Fillon, ministre


de l’Éducation nationale, a tranché. Au primaire, les élèves devront
s’initier à une langue vivante. Pas forcément celle de Shakespeare.

Pour
Jacqueline Quéniart
Professeur agrégée d’anglais, membre de la commission Thélot
“C’est une compétence indispensable à tout citoyen.”
La commission Thélot (qui a chapeauté le “Grand débat national
sur l’avenir de l’école”) a considéré que tous les élèves devaient ap-
prendre, dès le CE2, “l’anglais de communication internationale”
et que celui-ci devait faire partie du “socle commun de connais-
sances”. Au sein de la commission, ce sont surtout les industriels,
les universitaires, les parents et les hommes politiques qui ont dé-
fendu l’idée que l’anglais était devenu une compétence indispen-
sable. Par le rôle qu’il joue en économie, dans les sciences, la tech-
nologie, la culture et les médias, il occupe une place à part parmi
les langues étrangères. En France, 96 % des enfants le choisissent
pendant leur scolarité.
Rendre son apprentissage obligatoire très tôt aiderait notre pays à re-
trouver son influence sur la scène mondiale, écornée par notre insuffi-
sance en anglais. Une récente évaluation des compétences des élèves de
15 et 16 ans dans sept pays européens le montre: les résultats des Fran-
çais sont nettement inférieurs à ceux des élèves des autres pays (Suède,
Finlande, Norvège, Pays-Bas, Danemark et Espagne), où l’anglais est
obligatoire dès le primaire. Depuis 1996, le niveau a baissé. Notre fa-
çon d’enseigner est en cause, trop axée sur la grammaire et l’écrit. Les
élèves s’expriment peu, de peur de se tromper, surtout devant 30 élèves.
[…]

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S’inspirant de travaux menés par des chercheurs anglais à l’Uni-
versité de Vienne, en Autriche, les professeurs devraient abandonner
l’idée d’enseigner une langue proche de la perfection des natifs. Ces
travaux préconisent d’étudier l’anglais en usage dans la communica-
tion internationale, pour parvenir à distinguer ce qui est indispensable
à l’oral de ce qui ne l’est pas. Par exemple, il n’est pas utile de s’achar-
ner sur certaines erreurs typiques des élèves – confondre les pronoms
“who” et “which”, durcir la prononciation du “th”... Il faudrait re-
penser la façon d’enseigner l’ “anglais international”. Il s’agirait, en
fait, de déterminer ce qui serait évalué prioritairement dans le “socle
commun”. Sans pour autant renoncer à présenter les cultures et les
littératures qui fondent l’identité de la langue. L’aptitude à l’écoute,
l’éducation de l’oreille, les stratégies de communication, la conscience
linguistique ainsi développées prépareraient l’étude d’autres langues
dès la cinquième.

Contre
Claude Hagège
Professeur au Collège de France, titulaire de la chaire de théorie
linguistique
“Il faut promouvoir l’apprentissage de deux langues.”
La proposition du gouvernement de rendre obligatoire l’apprentis-
sage d’une langue vivante dès le primaire, pas forcément l’anglais, ne
me satisfait pas. Parce qu’il est certain que les familles se précipiteront,
de toute façon, sur l’anglais. Et il n’y a aucune raison de renforcer la
suprématie anglophone. La vocation de l’école, c’est la transmission
et l’innovation. C’est donc le plurilinguisme, l’apprentissage de deux
langues étrangères, non d’une seule, qu’il faut promouvoir à l’école pri-
maire. Je suis hostile à l’enseignement de l’anglais seul, comme c’est le
cas dans les pays scandinaves, par exemple. Là-bas, cela peut se com-
prendre car la langue du pays n’est pas parlée hors des frontières, alors
que le français a une vocation internationale très ancienne. L’Associa-
tion des pays francophones réunit 50 pays aujourd’hui, ce qui veut dire
qu’il y a des gens dans le monde qui voient dans notre langue un autre
choix. La domination de l’anglais n’est donc pas inéluctable.
[…]

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Le concept d’ “anglais de communication internationale” laisse
perplexe. Une langue est une langue. Et l’idéal, c’est de parler
comme les natifs !
[…]
Les familles craignent que l’on n’apprenne trop de choses aux
enfants. Or les capacités du cerveau sont infinies et sous-exploitées
par les programmes... Le plurilinguisme scolaire précoce n’existe
nulle part dans le monde. Cette idée devrait être promue par la
France90. »

Pour clore ce tour d’horizon rapide du débat sur l’anglais à l’école,


revenons un instant en arrière pour inclure un dernier sujet pertinent,
mais aussi pour apprécier le jugement que portent certains hauts res-
ponsables politiques sur leurs concitoyens :
Christian Poncelet, président du Sénat (Le Figaro, 17 janvier
2003) :
« Saisissons l’occasion de l’anniversaire du traité de l’Élysée
pour prendre une initiative d’envergure pour l’allemand en France
et le français en Allemagne. Ayons le courage, quitte à aller contre
le choix à courte vue des parents, de diversifier l’offre de la pre-
mière langue et des langues au primaire et, pour commencer par
le plus facile, par rendre déterminante, dans tous les règlements de
concours, la possession d’une langue autre que l’anglais. »
Bonne idée, mais manifestement, le courage de prendre une ini-
tiative d’envergure a vite pris l’aspect d’un ballon de baudruche
au lendemain d’un anniversaire. Quant aux parents, plutôt que de
les insulter du haut d’un perchoir doré, interrogeons-les grâce à
l’ISRIG91.

Qu’est-ce qui est plus important pour l’avenir de vos enfants ?


(Une seule réponse) :

90. L’express, 6 décembre 2004, disponible sur http://www.lexpress.fr/actualite/so-


ciete/education/faut-il-apprendre-l-anglais-des-l-ecole-primaire_487721.html
91. L’Institut de sondages ridicules, impossibles mais gratuits, créé de toutes pièces
à la page 59.

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– une bonne expression orale et écrite ?
– une capacité de réflexion purement abstraite ?
Dans le monde du travail, que faut-il ? (Une seule réponse) :
– de bonnes aptitudes en maths ?
– de bonnes aptitudes en langues étrangères ?

Pour construire l’Europe, faut-il :

– promouvoir l’enseignement du plus grand nombre possible de


langues européennes, dont l’anglais ?
– se contenter de partager tant bien que mal l’anglais, langue du
pays le plus eurosceptique de l’Union Européenne ?

Pensez-vous que le français est de plus en plus contaminé par


l’anglais ?
– oui
– oui

Pensez-vous qu’il faut défendre, voire promouvoir le français ?


– oui
– oui

Avant d’élaborer une politique d’action, il convient de convo-


quer les experts. S’agissant de l’anglais en France, particuliè-
rement dans le monde du travail, trois catégories de profession-
nels vivent la réalité du sujet au quotidien et dans des contextes
nombreux :

– les professionnels de la formation en anglais en entreprise,


– les traducteurs anglais-français indépendants,
– les interprètes de conférence.

Les traducteurs qui travaillent d’anglais en français et les interprètes de


conférence anglais-français sont les experts de la stylistique comparée de

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l’anglais et du français modernes, de l’analyse de l’évolution du français
et de l’anglais et du suivi de la contamination du français par l’anglais.
En encourageant les orateurs à parler leur langue maternelle, les
interprètes de conférence anglais-français sont de surcroît de véri-
tables défenseurs au quotidien de la langue française.

Les objectifs :
En une seule phrase, sans créer une commission chargée de faire
un livre blanc, jaune, bleu ou caca d’oie, sans commanditer de rap-
ports92, quels doivent être les objectifs d’une politique linguistique
ambitieuse ?

Défendre le français en favorisant son enrichissement permanent


et permettre au plus grand nombre de maîtriser l’anglais véhiculaire
ainsi que d’autres langues étrangères.

Cela nécessite une volonté politique sincère et des moyens réels,


quoique vraiment pas énormes, au service de l’action. L’hexagone
n’étant pas isolé, ces efforts doivent être consentis à l’échelle euro-
péenne et une concertation permanente doit être assurée avec tous
les pays francophones.

Pour progresser sur le front de l’anglais et sur celui du français en


même temps, il faut d’abord donner le goût de la langue.

Le goût de la langue ne s’acquiert pas uniquement par l’écrit. À


l’école de la République, pourquoi n’enseigne-t-on pas très tôt l’ex-
pression orale et la prise de parole en public ? S’agirait-il d’un dessein
de nos élites ? Force est de constater qu’en France, les formations de
prise en parole en public sont réservés aux adultes, notamment à ceux
qui exercent du pouvoir.
Il conviendrait au contraire de s’inspirer de l’enseignement de l’ex-
pression orale tel qu’il est pratiqué ailleurs qu’en France. Par exemple, le

92. Ou alors un seul, à condition de le confier à Xavière Tiberi.

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« show and tell93 », les exposés sans notes, les débats contradictoires ou le
théâtre sont au programme pédagogique des écoles dans plus d’un pays.
De plus, comme l’explique, entre autres, Azouz Begag dans
Un mouton dans la baignoire94, la culture des couches sociales
défavorisées, celles issues de l’immigration, celles des banlieues
(« la France d’en bas » comme dirait de façon con-cise Jean-
Pierre Raffarin) repose sur l’oralité. Donner le goût d’une langue
commune permettrait de contribuer à la réduction de « la fracture
sociale95 », dont l’une des manifestations actuelles est la langue,
justement.
Il convient également de reconnaître et de clairement faire savoir
la différence qui existe entre une langue véhiculaire (exemple : le
globish) et une langue vernaculaire (exemples : l’arabe, le portugais,
l’anglais, le français).

La défense du français peut être renforcée par différents moyens


simultanés :

– La meilleure arme de défense étant l’attaque, il faut favoriser


l’enrichissement permanent du français par des moyens efficaces et
modernes. Cela passe par la mise en place d’un comité pour l’enri-
chissement du français96. Ce comité serait populaire et efficace, mais
pas dispendieux.

– Assurer des cours de traduction d’anglais vers le français dans


toutes les écoles et formations de journalisme. Ces cours, auxquels il

93. Voir « Hou tocsse English tout dé ? Aivribodi ! ».


94. Azouz BEGAG, Un mouton dans la baignoire, Fayard, 2007.
95. Les expressions « la France d’en bas » et « la fracture sociale », la défense de la pre-
mière et la lutte contre la seconde ont été lancées à la même époque, respectivement par
le Premier ministre et le Président de la République. Depuis, le phénomène s’est consi-
dérablement aggravé. Si une politique de droite permettait à l’argent de descendre na-
turellement (« trickle down », en anglais économique) vers les couches sociales moins
aisées et de réduire la fracture sociale, ça se saurait. Certains observateurs américains
désenchantés disent que non seulement l’argent ne descend pas, mais qu’il a tendance à
aller vers le haut, puis à partir en fumée (« go up in smoke », en anglais général).
96. Voir « Circulez, y’a rien à dire ! ».

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conviendrait d’affecter un coefficient à la mesure de l’attachement que
les Français portent à leur langue, feraient la chasse sans merci aux an-
glicismes et contribueraient à endiguer la contamination du français.
– Rendre systématique le sous-titrage à la télévision. À un coût infé-
rieur à celui du doublage, cela aurait de nombreux effets bénéfiques, no-
tamment en matière de pédagogie de l’anglais, mais aussi du français97.
– Refuser avec vigueur l’anglais dans la publicité (télévision,
radio, affiches, presse écrite). Le Bureau de vérification de la pu-
blicité et le Conseil supérieur de l’audiovisuel pourraient aisément
se montrer plus actifs en ce sens.

– Renégocier le Protocole de Londres, afin que le français de-


meure une langue obligatoire pour le dépôt des brevets en Europe
et que soit levée la menace qui pèse sur le plurilinguisme, reflet de
l’identité et de la culture de l’Europe.

– À l’échelle européenne, ne pas se précipiter sur l’enseignement


trop précoce de l’anglais pour favoriser d’une part le plurilinguisme
et, d’autre part, l’enseignement du français chez nos voisins.

– Augmenter les moyens de diffusion de Radio France Interna-


tional (RFI) aurait constitué un investissement pour le rayonnement
et l’avenir de la langue et la culture françaises. Les mesures d’aus-
térité et de licenciement décidées en janvier 2009 représentent des
économies matérielles infimes, en regard de ce recul linguistique et
culturel aussi important qu’immédiat.

– Enfin, de façon plus symbolique mais populaire, les participants


au concours de l’Eurovision ne devraient pouvoir chanter que dans
la langue du pays qu’ils représentent. On se souvient de l’émoi pro-
voqué dans les chaumières françaises par Sébastien Tellier lorsqu’il
chanta en anglais à l’Eurovision en 2008.

97. Voir « Quand on parle de langues la bouche pleine, on risque de dire des bêtises ».

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Sur le front de la promotion de l’anglais, des recommandations
ont certes déjà été formulées, notamment dans le rapport de la
Commission pour la libération de la croissance française de janvier
2008, également appelé Rapport Attali.

Si les chauffeurs de taxi, les coiffeuses, les avouées et toutes


celles et ceux qui ont une connaissance directe des milieux pro-
fessionnels visés par ce rapport jugent que ce catalogue donne des
recommandations lapidaires, simplistes ou dénuées de connais-
sances préalables, ceux qui connaissent l’anglais dans le monde
du travail en France ne font pas exception. Cela est exprimé avec
pertinence dans ce qui suit, extrait de http://lepolitichelinguistiche.
cafebabel.com/fr/post/2008/01/25/Le-rapport-Attali-et-langlifica-
tion-de-la-France :

« Le 23 Janvier 2008 a été publié le Rapport Attali, ou Rapport de


la Commission pour la Libération de la Croissance Française. Il y
a plusieurs points qui touchent les questions linguistiques. Malheu-
reusement, les auteurs ont une vision très réductionniste (voire pu-
rement instrumentale) des langues, et donc ils ne sont pas capables
d’aller plus loin que de préconiser une augmentation du rôle de l’an-
glais dans les systèmes éducatif et économique-financier français.
Voici quelques extraits :
Page 12 : Pour s’inscrire dans la croissance mondiale, la France
(c’est à-dire les Français) doit d’abord mettre en place une véritable
économie de la connaissance, développant le savoir de tous, de l’in-
formatique au travail en équipe, du français à l’anglais, du primaire
au supérieur, de la crèche à la recherche.
Page 26 : Décision n. 2 : Repenser le socle commun des connais-
sances pour y ajouter le travail en groupe, l’anglais, l’informatique
et l’économie.
Page 39 : Décision n. 26 : Développer les cursus en langues étrangères.
Même si l’ensemble des formations doit rester en français, il serait utile
de développer des enseignements et des cursus d’abord en anglais, et éga-
lement en arabe, espagnol et chinois, afin de mieux préparer les étudiants
français à la mondialisation et d’attirer des étudiants étrangers.

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Ce qui implique ipso facto d’abandonner l’esprit européen de
l’enseignement des langues, qui privilège la diversité et les langues
de culture européennes.
Page 94 : Décision 100 : Développer massivement l’enseigne-
ment de l’anglais professionnel pour faciliter l’émergence d’activi-
tés financières internationales susceptibles de recruter largement des
collaborateurs, qualifiés et non qualifiés, pouvant se fondre dans une
entreprise internationale.
M. Attali avait déjà recommandé une augmentation du rôle exclu-
sif de l’anglais dans le système universitaire français en 1998, dans
le Rapport “pour un modèle européen d’enseignement supérieur”.
Dans ce rapport, Attali disait que:
Page 28 : Idéalement, la France devra pouvoir devenir partie in-
tégrante naturelle du parcours universitaire des étudiants les plus
brillants de tout pays du monde. Pour que la méconnaissance de
la langue française ne soit plus un obstacle à la venue d’étudiants
étrangers, une partie des enseignements devra être assurée en an-
glais et au besoin par des enseignants non francophones.
Page 28 : Les universités françaises devront donc chercher à faire
venir vers elles les meilleurs professeurs étrangers en leur facilitant
l’obtention de visas, en finançant leurs séjours, en leur assurant des
salaires et des conditions de travail satisfaisants, en leur permettant
d’enseigner en anglais, en assurant leur intégration dans les équipes
de recherche et en leur garantissant les moyens de maintenir, voire
d’accroître, leur compétitivité au niveau international. »

Pour prendre de la distance par rapport à ces propos presque fran-


cophobes, anti-européens et serviles face à l’anglais et pour abonder
dans le sens de Claude Hagège, qui sait de quoi il parle, lui, le pluri-
linguisme précoce semble être une approche certes originale, mais à
la fois utile et enrichissante.
De plus, si l’on se distingue cette fois de Claude Hagège pour
faire le choix assumé de l’anglais véhiculaire, à condition que l’on
adopte une politique ferme de sous-titrage et la mise en place d’une
chaîne publique de télévision ludo-éducative en anglais, on pourrait
enseigner d’autres langues en primaire.

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Nul besoin de se précipiter sur l’anglais le plus tôt possible. En
effet, le globish suffit amplement dans le monde du travail ; d’autre
part, l’anglais prématuré empêche de s’intéresser à d’autres langues
Lancés dès le CE1 dans l’apprentissage d’une langue européenne
(celle des plus grands pays limitrophes par exemple : l’allemand,
l’espagnol ou l’italien, auxquels on pourrait ajouter le portugais) les
enfants aborderaient en CE2 une langue non européenne (le manda-
rin, l’arabe ou le russe).
Dans L’enfant aux deux langues98, Claude Hagège recommande qu’à
l’école primaire en Europe on puisse « choisir parmi cinq langues : al-
lemand, espagnol, français, italien et portugais, celles qui ont la plus
grande audience internationale ». Mais ce point de vue aussi éminem-
ment bien fondé que logique date de 1996 et depuis lors, la Chine a
changé de statut économique dans le monde et les relations avec le
monde arabe ne cessent d’évoluer. De plus, si l’Éducation Nationale
proposait l’enseignement de l’arabe, d’autres, dont les motivations ne
sont pas purement linguistiques, s’en chargeraient moins. (Comme me
l’a expliqué un éducateur de rue que j’ai rencontré dans un colloque :
« À l’heure actuelle, quand on est jeune, issu de l’immigration et en
recherche identitaire, il y a des gens qui viennent à votre rencontre pour
vous dire qui vous êtes. »)

C’est arrivé au collège que les élèves pourraient entamer l’an-


glais. Il ne s’agirait pas d’une découverte, car un contact pratique-
ment quotidien pendant des années aurait déjà été assuré par la télé-
vision et internet.
Les élèves orientés vers une filière professionnelle en fin de col-
lège auraient ainsi, eux aussi, un petit bagage linguistique et une
ouverture sur l’Europe et le monde.
Au lycée, il serait proposé un renforcement d’une des deux lan-
gues apprises depuis le primaire.
Ambitieuse et moderne, cette politique ne nécessiterait pas pour autant
une réforme brutale immédiate. Elle pourrait en effet être déployée de
manière progressive dans le temps et faire l’objet d’ajustements au fil de

98. Claude HAGEGE, L’enfant aux deux langues, Éditions Odile Jacob, 1996.

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l’eau si nécessaire. En revanche, son caractère très hétérodoxe rendrait
indispensables de grands efforts de communication et de concertation.
Cela exigerait bien entendu des diminutions horaires pour certaines
des autres matières et des changements importants des programmes
scolaires. Plutôt que privilégier une éducation scientifique et une so-
ciété élitiste reposant sur la valorisation excessive des grandes écoles,
la France pourrait s’enorgueillir de former une majorité d’esprits ou-
verts sur d’autres cultures.
Si des mesures semblables étaient adoptées dans tous les autres
pays de l’Union Européenne, cela provoquerait pour le français
un intérêt et un rayonnement renouvelés. L’anglais pourrait être
utilisé comme une compétence par tous sans pour autant jouir d’un
statut de langue supranationale comme c’est le cas aujourd’hui,
même dans les institutions de l’Union Européenne, malgré les ef-
forts prétendument consentis en faveur du plurilinguisme.

Fin de la réunion du ministère de l’Éducation nationale. Le Prési-


dent de la République, pressenti pour le discours de conclusion, ne
vient pas. Quelle surprise.

Le discours de clôture est prononcé par un haut fonctionnaire du


ministère, qui, comme dans une dissertation thèse-antithèse-syn-
thèse99, ne tire pas véritablement de conclusions mais pose des ques-
tions, pour « prolonger l’analyse ».

Je me dirige vers la station de métro avec mon ami interprète, qui


me dit :

99. Le fameux plan en trois parties (« thèse-antithèse-foutaises », comme disent les


réfractaires) est typiquement français. En communication interculturelle, la struc-
ture de pensée cartésienne fait l’objet de plus de malentendus qu’on ne croit. En
effet, bon nombre d’étrangers, notamment anglo-saxons, trouvent bizarre de systé-
matiquement enfermer la réflexion dans une cadre si formel et de toujours faire une
synthèse censée éviter toute conclusion, cultiver le mythe de la complexité et donc
freiner, voire empêcher l’action.

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« Au fait, toujours pas d’enfants dans les ZEP?
– Pas un seul, et chez toi ?
– L’animateur était confronté à une problématique de positionne-
ment sur le terrain de la conclusion.
– Dur.
– Mais ils étaient satisfaits d’avoir identifié des pistes de réflexion.
– Ouf.
– Allez, à demain. »

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N° d’Imprimeur : 63460 - Dépôt légal : septembre 2009 - Imprimé en France

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