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numéro 1

www.dualite.fr
“Alors s’établit en moi
numéro 1 - mars 2008

une lutte ou plutôt


Directeur de la publication et de la rédaction
JEAN-JACQUES DUHESME

Codirecteur de la rédaction et directeur artistique une dualité qui a été


JULIEN FOULATIER

Codirecteur de la rédaction et directeur artistique


YOUSSEF KHALLOUK le secret de toutes
redaction@dualite.fr mes opinions.”
Ernest Renan

La rédaction n’est pas responsable des textes, illustrations, photos et dessins publiés qui engagent la seule responsabilité de leurs
auteurs. Les documents reçus ne sont pas renvoyés. La reproduction des textes, photos, dessins est interdite.

3 dualité dualité 4
billet

Souvent, les Trois se retrouvent pour dîner ensemble ; ils discutent


beaucoup, ils ont un projet qu’ils appellent entre eux dualité.

Alors ils décident de contacter des artistes. Choisir, réunir et expo-


ser leurs œuvres, c’est le défi qu’ils ont souhaité relever avec la
publication de ce premier numéro de dualité.

Bienvenue à tous.

La rédaction

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numéro 1 sommaire

9 L’ABSENCE LA BATAILLE 89
Au départ totalement vide, notre rubrique s’est petit à petit remplie. Des ques- Ne parcourez pas cette rubrique à toute allure, la peur au ventre et
tions, des doutes, puis des œuvres et des mises en regard. Aujourd’hui, de assailli par l’angoisse de recevoir un coup non mérité. Au contraire,
l’absence, il reste un titre et des talents, tous bien là, pour dualité. attardez-vous. La bataille dans dualité pourrait bien vous amuser.

35 DIPTYQUES CARTES POSTALES 113


Des gambettes sortent du sable. Une main s’agrippe bizarrement à un « Une rubrique de jeu dans dualité ? Et pourquoi pas des
mur. Saurez-vous résoudre les énigmes visuelles des œuvres en deux mots-croisés ou un sudoku ? » Et pourtant, il s’agit bien de jouer,
parties de Morand Studer ? mais avec des souvenirs de vacances photographiés.

49 PARIS NATUREL / SYNTHETIQUE 125


Descendez à la station « Emile Zola » pour commencer une prome- Dualité fait défiler les œuvres hybrides sous votre œil désarçonné :
nade dans la capitale. À votre droite des extraits choisis. À votre un tronc greffé de métal, d’étranges personnages en torchis,
gauche des photographies. Ou l’inverse. Bonne visite ! une chenille maquillée de turquoise Mais où s’arrêteront-ils ?

77 PHOTOILES PORTRAITS 149


Donner une définition du mot « photoile » ? Pas facile. Des photogra- Bienvenue dans notre galerie de visages. Regardez-les bien dans
phies sur des toiles ? Des toiles prises en photo ? Des étoiles ? Non, les yeux. Lisez bien dans les lignes. Voyez-vous les lettres
tout simplement, les photoiles de Nicolas Guilbert. et les couleurs s’associer et ne former plus qu’un ?

7 dualité dualité 8
L’ABSENCE

Un abri inhabité au bord du périphérique.


Un atelier déserté par son artiste.
Des ombres fantômes témoins d’une présence.
Des souvenirs, des maux, des souffrances.
Des contributeurs qui auraient décliné
notre invitation à la dernière minute ?
Les absents ont toujours tort.
L’absence, elle, a toujours ses raisons.

Guillaume Frolet
9 dualité L’ABSENCE L’ABSENCE dualité 10
Adrien Porcu

Ian Gilbert

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Adrien Porcu

Ian Gilbert

13 dualité L’ABSENCE L’ABSENCE dualité 14


Adrien Porcu

Ian Gilbert

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Ian Gilbert Adrien Porcu
17 dualité L’ABSENCE L’ABSENCE dualité 18
Le cadre est à sa place, là où la lumière se fait douce
quand le soleil envahit la pièce Une seule photo posée
sur le dessus du guéridon, la tienne. Une photo couchée
par-dessous le verre. Vision quotidienne, intemporelle, que
celle de ton visage beau et tragique qui m’observe. Je ne
sais plus quand la photo a été prise, je n’étais certainement
pas né, je n’ai demandé à personne à quand remonte
Année 19.., c’était l’été ? Cela n’a plus trop d’importance ; je
n’aime plus le ressac des saisons. Délicatement, je souffle
sur la poussière du cadre argenté. Contempler, scruter, ca-
resser ce visage enfermé là. Le gémissement à peine per-
ceptible d’une dissection intime. Je me délecte de ces
quelques secondes morbides. Apparemment, les griffures
du temps ont décidé de t’épargner. Tu sembles miraculeu-
sement intact. Faudrait-il donc croire en la résurrection des
morts ?
Et ta présence se fige en moi chaque jour un peu
plus, comme un chagrin qui ne fait plus de bruit. Intensé-
ment, je regarde ta photo : tes yeux ont une couleur que je
connais bien, ta bouche est agréablement dessinée, tu sou-
ris légèrement, qu’est-ce qui a bien pu te faire sourire ce
jour-là ?... Une cascade de sourires imperceptibles qui me
fragilisent.
Je m’imagine glisser maladroitement mes doigts
dans tes cheveux, toucher ta peau blanche. C’est ainsi que
mes souvenirs s’inventent, se rêvent, me mettent mal à
l’aise. Je divague un peu, âme errante parmi eux ; j’avoue
que j’ai peur quand les choses me reviennent. Comme pour
me rassurer, un vertige étrange me pousse à te parler ; il

Kris Di Giacomo
19 dualité L’ABSENCE L’ABSENCE dualité 20
me faut couvrir ton silence. On t’a cousu la bouche. J’ai tant
d’interrogations qui restent sans réponses : Quelle forme
prennent les visages humains dans l’ultime sillon que trace
le temps ? Dans l’autre Royaume, te reconnaîtrais-je ? Me
reconnaîtrais-tu ?... J’aimerais que tu étouffes pour quelques
instants mes angoisses. Je pourrais alors me blottir, racon-
ter les secrets, sauver l’essentiel Mais je suis dévoré de
partout. Et les séquelles abjectes s’agrippent de nouveau à
moi quand soudain les nervures de papier glacé me cra-
chent violemment au visage ! Mes larmes jaillissent, ir-
réelles. Je me rappelle que tu es visiblement vide de vie,
sans voix, sans chair, sans odeur.

« Ecoutez son évocation ensorcelante, contemplez son in-


candescence fantôme, c’est un miroir défunt. »

Alors j’enfouis en moi le souvenir précieux de ton re-


gard pourtant si doux qui chaque jour me transperce encore.
Je n’ai pas d’autres photos de toi.
Je soulève machinalement le cadre, le repose immé-
diatement. Mes doigts frôlent le marbre. Lentement je dé-
tourne les yeux pour pouvoir fuir les ténèbres.
- Les morts ne voient-ils plus la lumière, cette clarté
qui surgit ?

Jean-Jacques Duhesme

Kris Di Giacomo
21 dualité L’ABSENCE L’ABSENCE dualité 22
Renaud Pennelle
Guillaume Frolet

Renaud Pennelle
Marie-Gabrielle Fabre
DIPTYQUES

Loin des autels et des retables, dualité vous emmène en voyage


à la découverte des diptyques de Morand Studer.
Des agrafes piquent notre curiosité.
Des radis trompent nos sens.
Des mains courent le monde à la
recherche d’on ne sait quoi.
Tenteraient-elles de nous expliquer le sens
de ces face-à-face qui nous font perdre la tête ?

35 dualité DIPTYQUES DIPTYQUES dualité 36


37 dualité DIPTYQUES DIPTYQUES dualité 38
39 dualité DIPTYQUES DIPTYQUES dualité 40
41 dualité DIPTYQUES DIPTYQUES dualité 42
43 dualité DIPTYQUES DIPTYQUES dualité 44
45 dualité DIPTYQUES DIPTYQUES dualité 46
47 dualité DIPTYQUES DIPTYQUES dualité 48
PARIS

Un photographe oiseau de nuit croise le chemin


d’une passionnée de Zola et de sa plume.
De leur rencontre naissent d’étranges promenades
en couleurs et en minuscules dans la capitale.
Un Paris comme vous l’avez déjà lu ?
Un Paris comme vous l’avez déjà vu ?
Un pari réussi ?

Photographies de Sébastien Brettes


Textes choisis par Marie-Claire Daumas

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Depuis les grands froids de décembre, Christine ne
venait plus que l'après-midi ; et c'était vers quatre heures,
lorsque le soleil déclinait, que Claude la reconduisait à son
bras. Par les jours de ciel clair, dès qu'ils débouchaient du
pont Louis-Philippe, toute la trouée des quais, immense, à
l'infini, se déroulait. D'un bout à l'autre, le soleil oblique
chauffait d'une poussière d'or les maisons de la rive droite ;
tandis que la rive gauche, les îles, les édifices se décou-
paient en une ligne noire, sur la gloire enflammée du cou-
chant. Entre cette marge éclatante et cette marge sombre,
la Seine pailletée luisait, coupée des barres minces de ses
ponts, les cinq arches du pont Notre-Dame sous l'arche
unique du pont d'Arcole, puis le pont au Change, puis le
Pont-Neuf, de plus en plus fins, montrant chacun, au-delà
de son ombre, un vif coup de lumière, une eau de satin bleu,
blanchissant dans un reflet de miroir ; et, pendant que les
découpures crépusculaires de gauche se terminaient par la
silhouette des tours pointues du Palais de Justice, charbon-
nées durement sur le vide, une courbe molle s'arrondissait
à droite dans la clarté, si allongée et si perdue, que le pa-
villon de Flore, tout là-bas, qui s'avançait comme une cita-
delle, à l'extrême pointe, semblait un château du rêve,
bleuâtre, léger et tremblant, au milieu des fumées roses de
l'horizon. Mais eux, baignés de soleil sous les platanes sans
feuilles, détournaient les yeux de cet éblouissement,
s'égayaient à certains coins, toujours les mêmes, un surtout,
le pâté de maisons très vieilles, au-dessus du Mail ; en bas,

51 dualité PARIS PARIS dualité 52


de petites boutiques de quincaillerie et d'articles de pêche à
un étage, surmontées de terrasses, fleuries de lauriers et de
vignes vierges, et, par-derrière, des maisons plus hautes,
délabrées, étalant des linges aux fenêtres, tout un entasse-
ment de constructions baroques, un enchevêtrement de
planches et de maçonneries, de murs croulants et de jar-
dins suspendus, où des boules de verre allumaient des
étoiles. Ils marchaient, ils délaissaient bientôt les grands bâ-
timents qui suivaient, la Caserne, l'Hôtel de ville, pour s'in-
téresser, de l'autre côté du fleuve, à la Cité, serrée dans ses
murailles droites et lisses, sans berge. Au-dessus des mai-
sons assombries, les tours de Notre-Dame, resplendis-
santes, étaient comme dorées à neuf. Des boîtes de
bouquinistes commençaient à envahir les parapets ; une pé-
niche, chargée de charbon, luttait contre le courant terrible,
sous une arche du pont Notre-Dame. Et là, les jours de mar-
ché aux fleurs, malgré la rudesse de la saison, ils s'arrê-
taient à respirer les premières violettes et les giroflées
hâtives. Sur la gauche, cependant, la rive se découvrait et
se prolongeait : au-delà des poivrières du Palais de Justice,
avaient paru les petites maisons blafardes du quai de l'Hor-
loge, jusqu'à la touffe d'arbres du terre-plein ; puis, à me-
sure qu'ils avançaient, d'autres quais sortaient de la brume,
très loin, le quai Voltaire, le quai Malaquais, la coupole de
l'Institut, le bâtiment carré de la Monnaie, une longue barre
grise de façades dont on ne distinguait même pas les fenê-
tres, un promontoire de toitures que les poteries des cheminées

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faisaient ressembler à une falaise rocheuse, s'enfonçant au
milieu d'une mer phosphorescente. En face, au contraire, le
pavillon de Flore sortait du rêve, se solidifiait dans la flam-
bée dernière de l'astre. Alors, à droite, à gauche, aux deux
bords de l'eau, c'étaient les profondes perspectives du bou-
levard Sébastopol et du boulevard du Palais ; c'étaient les
bâtisses neuves du quai de la Mégisserie, la nouvelle Pré-
fecture de police en face, le vieux Pont-Neuf, avec la tache
d'encre de sa statue ; c'étaient le Louvre, les Tuileries, puis,
au fond, par-dessus Grenelle, les lointains sans borne, les
coteaux de Sèvres, la campagne noyée d'un ruissellement
de rayons. Jamais Claude n'allait plus loin, Christine tou-
jours l'arrêtait avant le Pont-Royal, près des grands arbres
des bains Vigier ; et, quand ils se retournaient pour échan-
ger encore une poignée de main, dans l'or du soleil devenu
rouge, ils regardaient en arrière, ils retrouvaient à l'autre ho-
rizon l'île Saint-Louis, d'où ils venaient, une fin confuse de
capitale, que la nuit gagnait déjà, sous le ciel ardoisé de
l'orient.
[]
Et le crépuscule se faisait, et ils se quittaient avec ce dernier
éblouissement dans les yeux, ils sentaient ce Paris triom-
phal complice de la joie qu'ils ne pouvaient épuiser, à tou-
jours recommencer ensemble cette promenade, le long des
vieux parapets de pierre.

Emile Zola, L’Œuvre (1886).

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Il n'eut plus qu'une pensée, qu'un besoin, s'éloigner
des Halles. Il attendrait, il chercherait encore, plus tard,
quand le carreau serait libre. Les trois rues du carrefour, la
rue Montmartre, la rue Montorgueil, la rue Turbigo, l'inquié-
tèrent : elles étaient encombrées de voitures de toutes
sortes ; des légumes couvraient les trottoirs. Alors, il alla de-
vant lui, jusqu'à la rue Pierre-Lescot, où le marché au cres-
son et le marché aux pommes de terre lui parurent
infranchissables. Il préféra suivre la rue Rambuteau. Mais,
au boulevard Sébastopol, il se heurta contre un tel embarras
de tapissières, de charrettes, de chars à bancs, qu'il revint
prendre la rue Saint-Denis. Là, il rentra dans les légumes.
Aux deux bords, les marchands forains venaient d'installer
leurs étalages, des planches posées sur de hauts paniers, et
le déluge de choux, de carottes, de navets, recommençait.
Les Halles débordaient. Il essaya de sortir de ce flot qui l'at-
teignait dans sa fuite ; il tenta la rue de la Cossonnerie, la rue
Berger, le square des Innocents, la rue de la Ferronnerie, la
rue des Halles. Et il s'arrêta, découragé, effaré, ne pouvant
se dégager de cette infernale ronde d'herbes qui finissaient
par tourner autour de lui en le liant aux jambes de leurs
minces verdures. Au loin, jusqu'à la rue de Rivoli, jusqu'à la
place de l'Hôtel-de-Ville, les éternelles files de roues et de
bêtes attelées se perdaient dans le pêle-mêle des mar-
chandises qu'on chargeait ; de grandes tapissières empor-
taient les lots des fruitiers de tout un quartier ; des chars à bancs

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dont les flancs craquaient, partaient pour la banlieue. Rue
du Pont-Neuf, il s'égara tout à fait ; il vint trébucher au milieu
d'une remise de voitures à bras ; des marchands des qua-
tre-saisons y paraient leur étalage roulant. Parmi eux, il re-
connut Lacaille, qui prit la rue Saint-Honoré, en poussant
devant lui une brouettée de carottes et de choux-fleurs. Il le
suivit, espérant qu'il l'aiderait à sortir de la cohue. Le pavé
était devenu gras, bien que le temps fût sec : des tas de
queues d'artichauts, des feuilles et des fanes, rendaient la
chaussée périlleuse. Il butait à chaque pas. Il perdit Lacaille,
rue Vauvilliers. Du côté de la Halle au blé, les bouts de rue
se barricadaient d'un nouvel obstacle de charrettes et de
tombereaux. Il ne tenta plus de lutter, il était repris par les
Halles, le flot le ramenait. Il revint lentement, il se retrouva à
la pointe Saint-Eustache.
Maintenant il entendait le long roulement qui partait
des Halles. Paris mâchait les bouchées à ses deux millions
d'habitants. C'était comme un grand organe central battant
furieusement, jetant le sang de la vie dans toutes les veines.
Bruit de mâchoires colossales, vacarme fait du tapage de
l'approvisionnement, depuis les coups de fouet des gros re-
vendeurs partant pour les marchés de quartier, jusqu'aux sa-
vates traînantes des pauvres femmes qui vont de porte en
porte offrir des salades, dans des paniers.

Emile Zola, Le Ventre de Paris (1873).

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Il avait, d’un geste large, montré Paris endormi dans
le clair de lune, comme dans un drap d’argent, et il se remit
en marche, suivi de son frère, tous les deux silencieux, des-
cendant les pentes, vers les rues noires et désertes encore.
Jusqu’au boulevard extérieur, ils ne rencontrèrent pas
une âme. Mais là, quelle que fût l’heure, la vie ne s’arrêtait
guère ; et les marchands de vin, les cafés-concerts, les bals,
n’étaient pas plus tôt fermés, que le vice et la misère, jetés
à la rue, y continuaient leur existence nocturne. C’étaient
ceux qui n’avaient point de logis, la basse prostitution en
quête d’un grabat, les vagabonds couchant sur les bancs,
les rôdeurs cherchant un bon coup. Grâce aux ténèbres
complices, toute la vase des bas-fonds de Paris remontait à
la surface, et toute la souffrance aussi. La chaussée vide
était aux meurt-de-faim, sans pain et sans toit, n’ayant plus
de place au grand jour, masse grouillante, confuse et dés-
espérée, qui n’apparaissait que la nuit. Et quels spectres de
l’absolu dénuement, quelles apparitions de douleur et d’ef-
froi, quel gémissement de lointaine agonie, dans le Paris de
ce matin-là, où l’on devait, à l’aube, guillotiner un homme, un
de ceux-là, un pauvre et un souffrant !
Comme Guillaume et Pierre allaient descendre par la
rue des Martyrs, le premier aperçut, sur un banc, un vieil-
lard couché, dont les pieds nus sortaient d’immondes sou-
liers béants ; et, d’un geste muet, il le montra. Puis, à
quelques pas, ce fut Pierre qui, du même geste, indiqua, ter-
rée dans l’angle d’une porte, une fille en loques, dormant la
bouche ouverte. Ils n’avaient point besoin de se dire tout
haut quelle pitié, quelle colère soulevaient leur cœur. De loin
en loin, des agents qui passaient lentement, deux par deux, se-
couaient les misérables, les forçaient de se remettre debout et de

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marcher encore. D’autres fois, s’ils les trouvaient louches ou
désobéissants, ils les emmenaient au poste. Et c’était la ran-
cune, la contagion des maisons centrales s’ajoutant à la mi-
sère chez ces déshérités, faisant souvent d’un simple
vagabond un voleur ou un assassin.
Rue des Martyrs, rue du Faubourg-Montmartre, la po-
pulation nocturne changeait, et les deux frères ne rencon-
trèrent plus que des noctambules attardés, des femmes
rasant les maisons, des hommes et des filles qui se rouaient
de coups. Puis, sur les grands boulevards, ce furent des sor-
ties de cercle, des messieurs blêmes allumant des cigares,
au seuil de hautes maisons noires, dont les fenêtres de tout
un étage flambaient seules dans la nuit. Une dame, en
grande toilette, en manteau de bal, s’en allait doucement à
pied, avec une amie. Quelques fiacres nonchalants circu-
laient encore. D’autres voitures stationnaient depuis des
heures, comme mortes, le cocher et le cheval endormis. Et,
à mesure que les boulevards défilaient, le boulevard Bonne-
Nouvelle après le boulevard Poissonnière, et les autres, le
boulevard Saint-Denis, le boulevard Saint-Martin, jusqu’à la
place de la République, la misère et la souffrance recom-
mençaient, s’aggravaient, des abandonnés et des affamés,
tout le déchet humain poussé à la rue et à la nuit ; tandis
que, déjà, l’armée des balayeurs apparaissait, pour enlever
les ordures de la veille et faire que Paris, se retrouvant en
toilette convenable, dès l’aurore, n’eût pas à rougir de tant
d’immondices et de tant d’horreurs, entassées en un jour.

Emile Zola, Paris (1898).

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Sur la ville, un ciel bleu, sans une tache, se déployait.
Hélène leva la tête, lasse de souvenirs, heureuse de cette
pureté. C'était un bleu limpide, très pâle, à peine un reflet
bleu dans la blancheur du soleil. L'astre, bas sur l'horizon,
avait un éclat de lampe d'argent. Il brûlait sans chaleur, dans
la réverbération de la neige, au milieu de l'air glacé. En bas,
de vastes toitures, les tuiles de la Manutention, les ardoises
des maisons du quai, étalaient des draps blancs, ourlés de
noir. De l'autre côté du fleuve, le carré du Champ-de-Mars
déroulait une steppe, où des points sombres, des voitures
perdues, faisaient songer à des traîneaux russes filant avec
un bruit de clochettes ; tandis que les ormes du quai d'Orsay,
rapetissés par l'éloignement, alignaient des floraisons de
fins cristaux, hérissant leurs aiguilles. Dans l'immobilité de
cette mer de glace, la Seine roulait des eaux terreuses,
entre ses berges qui la bordaient d'hermine ; elle charriait
depuis la veille, et l'on distinguait nettement, contre les piles
du pont des Invalides, l'écrasement des blocs s'engouffrant
sous les arches. Puis, les ponts s'échelonnaient, pareils à
des dentelles blanches, de plus de plus délicates, jusqu'aux
roches éclatantes de la Cité, que les tours de Notre-Dame
surmontaient de leurs pics neigeux. D'autres pointes, à
gauche, trouaient la plaine uniforme des quartiers. Saint-Au-
gustin, l'Opéra, la tour Saint-Jacques étaient comme des
monts où règnent les neiges éternelles ; plus près, les pa-
villons des Tuileries et du Louvre, reliés par les nouveaux
bâtiments, dessinaient l'arête d'une chaîne aux sommets
immaculés. Et c'étaient encore, à droite, les cimes blanchies

71 dualité PARIS PARIS dualité 72


des Invalides, de Saint-Sulpice, du Panthéon, ce dernier
très-loin, profilant sur l'azur un palais du rêve, avec des re-
vêtements de marbre bleuâtre. Pas une voix ne montait. Des
rues se devinaient à des fentes grises, des carrefours sem-
blaient s'être creusés dans un craquement. Par files en-
tières, les maisons avaient disparu. Seules, les façades
voisines étaient reconnaissables aux mille raies de leurs fe-
nêtres. Les nappes de neige, ensuite, se confondaient, se
perdaient en un lointain éblouissant, en un lac dont les om-
bres bleues prolongeaient le bleu du ciel. Paris, immense et
clair, dans la vivacité de cette gelée, luisait sous le soleil d'ar-
gent.
Alors, Hélène, une dernière fois, embrassa d'un re-
gard la ville impassible, qui, elle aussi, lui restait inconnue.
Elle la retrouvait, tranquille et comme immortelle dans la
neige, telle qu'elle l'avait quittée, telle qu'elle l'avait vue
chaque jour pendant trois années. Paris était pour elle plein
de son passé. C'était avec lui qu'elle avait aimé, avec lui que
Jeanne était morte. Mais ce compagnon de toutes ses jour-
nées gardait la sérénité de sa face géante, sans un atten-
drissement, témoin muet des rires et des larmes dont la
Seine semblait rouler le flot. Elle l'avait, selon les heures,
cru d'une férocité de monstre, d'une bonté de colosse. Au-
jourd'hui, elle sentait qu'elle l'ignorerait toujours, indifférent
et large. Il se déroulait, il était la vie.

Emile Zola, Une Page d’amour (1878).

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75 dualité PARIS PARIS dualité 76
PHOTOILES

Sur les toiles de Nicolas Guilbert, peinture et


photographie dialoguent, s’écoutent et se complètent.
La peinture est-elle plus impertinente, plus arrogante ?
La photo se sent-elle plus conforme à une réalité ?
Dans ce climat de confrontation,
leur arrive-t-il de s’accuser de plagiat ?
Dans tous les cas, les photoiles de Nicolas Guilbert font
des merveilles, et dualité s’empresse de vous les présenter.

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85 dualité PHOTOILES PHOTOILES dualité 86
LA BATAILLE

Se faire couper la tête, se faire piquer la peau.


Se battre à coups d’épée ou à coups de pinceau.
Dans dualité, la bataille fait rage.
L’avenir d’un royaume s’écrit de ligne en ligne.
Un dragon crache ses flammes sur une double page.
Des feutres arrachent au papier quadrillé
des mutilés verts et bleus.
Le sang, l’encre ou la gouache se répandent
avant le lever du drapeau blanc.

Arno Gautelier

89 dualité LA BATAILLE LA BATAILLE dualité 90


Il y a en France, dans un lieu où l’on ne passe que par ha-
sard, juste un peu trop loin des gares et des autoroutes, un village.
Dans ce village, il y a des maisons, une place, et pas mal de rues
qui donnent envie d’aller ailleurs, et puis il y a un musée, si petit et
si triste qu’on ne sait pas que c’est un musée. Il ne faut pas partir,
il faut juste monter quelques marches, vers la gauche, et alors on
la voit large, silencieuse, déserte, une immense étendue d’herbe,
sorte de théâtre endormi enroulée autour de ses propres cercles,
embrassée par des gradins planes et verts d’où émergent çà et là
quelques brèves lignes de pierre. Prairie fabriquée, esseulée, mais
qui respire aujourd’hui encore.

Nous sommes en mai 1643. La guerre de Trente Ans sévit


depuis 1618. Les Espagnols, réputés invincibles, vont assiéger la
place forte de Rocroi, dans les Ardennes, sous le commandement
de Don Francisco de Mellos. Face à lui, le duc d’Enghien. Il a vingt-
trois ans et ses hommes sont moins nombreux que dans le camp
ennemi. Et puis, Louis XIII vient de mourir, laissant à la France un
jeune roi de quatre ans. Il vaut mieux taire cette nouvelle pour ne
pas démoraliser les troupes. Là, juste derrière, attendent 17 000
fantassins et 8 000 cavaliers

Sébastien Brettes
91 dualité LA BATAILLE LA BATAILLE dualité 92
L’armée ennemie est plus forte, il est vrai ; elle est composée de
ces vieilles bandes wallonnes, italiennes et espagnoles qu’on avait
pu rompre jusqu’alors. Mais pour combien fallait-il compter le cou-
rage qu’inspirait à nos troupes le besoin pressant de l’Etat, les
avantages passés, et un jeune prince du sang qui portait la victoire
dans ses yeux ? Don Francisco de Mellos l’attend de pied ferme ;
et, sans pouvoir reculer, les deux généraux et les deux armées
semblent avoir voulu se renfermer dans des bois et dans des ma-
rais pour décider leur querelle, comme deux braves en champ clos.
Alors, que ne vit-on pas ? Le jeune prince parut un autre homme.
Touchée d’un si digne objet, sa grande âme se déclara toute en-
tière : son courage croissait avec les périls, et ses lumières avec
son ardeur. A la nuit qu’il fallut passer en présence des ennemis,
comme un vigilant capitaine il reposa le dernier ; mais jamais il ne
reposera plus paisiblement. A la veille d’un si grand jour, et dès la
première bataille, il est tranquille, tant il se trouve dans son naturel ;
et on sait que le lendemain, à l’heure marquée, il fallut réveiller d’un
profond sommeil cet autre Alexandre. Le voyez-vous comme il vole
ou à la victoire ou à la mort ? Aussitôt qu’il eut porté de rang en
rang l’ardeur dont il était animé, on le vit presque en même temps
pousser l’aile droite des ennemis, soutenir la nôtre ébranlée, rallier
le Français à demi vaincu, mettre en fuite l’Espagnol victorieux,
porter partout la terreur, et étonner de ses regards étincelants ceux
qui échappaient à ses coups. Restait cette redoutable infanterie de
l’armée d’Espagne, dont les gros bataillons serrés, semblables à
autant de tours, mais à des tours qui sauraient réparer leurs
brèches, demeuraient inébranlables au milieu de tout le reste en
déroute, et lançaient des feux de toutes parts. Trois fois, le jeune
vainqueur s’efforça de rompre ces intrépides combattants ; trois
fois il fut repoussé par le valeureux comte de Fontaines, qu’on
voyait porter dans sa chaise et, malgré ses infirmités, montrer
qu’une âme guerrière est maîtresse du corps qu’elle anime. Mais
enfin il faut céder. C’est en vain qu’à travers des bois, avec sa Julie Sozansky

93 dualité LA BATAILLE LA BATAILLE dualité 94


cavalerie toute fraîche, Beck précipite sa marche pour tomber sur
nos soldats épuisés ; le prince l’a prévenu, les bataillons enfoncés
demandent quartier ; mais la victoire va devenir plus terrible pour
le duc d’Enghien que le combat. Pendant qu’avec un air assuré il
s’avance pour recevoir la parole de ces braves gens, ceux-ci, tou-
jours en garde, craignent la surprise de quelque nouvelle attaque :
leur effroyable décharge met les nôtres en furie ; on ne voit plus
que carnage ; le sang enivre le soldat, jusqu’à ce que le grand
prince, qui ne put voir égorger ses lions comme de timides brebis,
calma les courages émus, et joignit au plaisir de vaincre celui de
pardonner. Quel fut alors l’étonnement de ces vieilles troupes et de
leurs braves officiers, lorsqu’ils virent qu’il n’y avait plus de salut
pour eux qu’entre les bras du vainqueur ! De quels yeux regardè-
rent-ils le jeune prince, dont la victoire avait relevé la haute conte-
nance, à qui la clémence ajoutait de nouvelles grâces ! Qu’il eût
encore volontiers sauvé la vie au brave comte de Fontaines ! Mais
il se trouva par terre parmi ces milliers de morts dont l’Espagne
sent encore la perte. Elle ne savait pas que le prince qui lui fit per-
dre tant de ses vieux régiments à la journée de Rocroi en devait
achever les restes dans les plaines de Lens. Ainsi la première vic-
toire fut le gage de beaucoup d’autres. Le prince fléchit le genou,
et dans le champ de bataille il rend au Dieu des armées la gloire
qu’il lui envoyait. Là on célébra Rocroi délivré, les menaces d’un re-
doutable ennemi tournées à sa honte, la régence affermie, la
France en repos, et un règne qui devait être si beau commencé
par un si heureux présage.

Jacques-Bénigne Bossuet, Oraison funèbre du prince de Condé (1687).

Texte choisi
et présenté par
Annie Grimot Julie Sozansky

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Benjamin Emrik
Caroline Claisse

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Caroline Claisse

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Caroline Claisse

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Caroline Claisse

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Caroline Claisse

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Caroline Claisse

Renaud Penelle
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Julien Foulatier
CARTES
POSTALES

Partir à la découverte de villes proches, mais


parfois éloignées de notre culture.
En rapporter des stéréotypes photographiés
ou des clichés loin des clichés.
Les Trois de dualité exposent, en face-à-face,
leurs souvenirs de vacances.
Gondoles suédoises ou saumon italien ?
Stockholm ou Venise ?
À vous de démêler nos deux destinations.

Photographies de Jean-Jacques Duhesme et Julien Foulatier

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NATUREL
SYNTHETIQUE

Dualité se moque de la réalité et transforme ses pages en ring.


Les cultures et les disciplines s’y entrechoquent,
créant étincelles d’émotions et sentiments complexes.
Pour résoudre ces équations où x est la grande inconnue,
grattez l’écorce métallique et découvrez le vrai,
le faux, le peut-être et l’inattendu.

Guillaume Frolet
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Adrien Porcu Antoine Josse
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Adrien Porcu Antoine Josse
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Antoine Josse Adrien Porcu
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Adrien Porcu Antoine Josse
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Adrien Porcu Antoine Josse

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Antoine Josse Adrien Porcu

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Guillaume Frolet

Arno Gautelier

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Guillaume Frolet
Guillaume Frolet

Julien Foulatier

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Guillaume Frolet

Julien Foulatier

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Julien Foulatier
PORTRAITS

Deux grands yeux ouverts sur le monde.


Un nez prêt à flairer le talent partout où il se trouve.
Une bouche économe de mots mais pas d’œuvres.
Tel pourrait être le visage de notre revue, dualité.
En attendant de nous dévoiler, des artistes nous offrent
leur galerie de portraits, entre mines déconfites,
identités en crise et figures immortalisées sur toile.

Peintures de Jean-Yves Maulin

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Rendez-vous

Le rendez-vous a lieu aujourd’hui. Je le sais. Là où


me conduiront mes pas sans doute. Le signal sera enfin
donné, c’est sûr. Il ne peut en être autrement. C’est au-
jourd’hui. Une autre vie, un passage, ou plutôt une Confir-
mation, oui c’est cela, comme celle de mes huit ans.
Pourquoi si tard, mais parce que le temps n’existe pas. Mais
je vois que vous ne comprenez pas bien, laissez-moi, je
m’occuperai de vous plus tard. Et si je me trompais ? Non,
la réalité est un pressentiment individuel. On me fera signe
et je saurai. La fébrilité me saisit. Ne plus être seul, quel ré-
confort ! Une vie harmonieuse, des sentiments partagés et
des principes plus grands que soi. Etre autre pour redevenir
soi. Se donner et se reprendre. Je la reconnaîtrai entre mille,
je le sais. Je ne verrai qu’elle. Elle sera à moi seul. Mon
cœur palpite. Je presse le pas. La gare Montparnasse. Je ne
distingue personne dans la masse grouillante des entrants et
des sortants. A l’intérieur donc. Le jeu de piste commence.
Accueil SNCF, Librairie Payot, marchands de journaux, chez
Paul, la foudre sur le chemin du Parnasse ? Arpenter la
vingtaine de quais ? C’est à ce moment-là que je l’aperçois.
Elle irradie et resplendit. Elle attend pour moi et pour moi
seul. Elle est là depuis des années, personne ne la re-
marque, ils sont tous pressés d’entrer ou de sortir d’un train,
mais aujourd’hui cette cabine Photomaton a un éclat parti-
culier. Je la vois comme jamais je ne l’ai vue. C’est une in-
vitation. Je fais glisser le mini rideau plissé et bleu pâle sur
la tringle, règle le tabouret en le faisant tourner rapidement
de manière que mon visage apparaisse cadré sur la vitre.

151 dualité PORTRAITS


Trop bas. C’est l’émotion. Et allons-y dans l’autre sens. Se
composer un visage, une allure, une tenue, une expression
neutre ainsi qu’il est conseillé pour la validité administrative.
Surtout garder les yeux ouverts au moment du flash. Mon
regard immobile fixe l’objectif. C’est fait. Je sors. J’attends.
Il ne manquerait plus que ce soit le visage d’un autre ou en-
core l’image d’une pastèque ou d’une courge. Mais je n’ai
envie de plaisanter que pour cacher mon émotion. La ca-
bine vibre, « bang », et un ruban pelliculé encore humide
tombe dans le réceptacle grillagé. Je m’en saisis pour le re-
garder plus loin, à l’abri de tous ces regards : c’est bien mon
portrait mais de dos ! Tourner enfin le dos à ce monde
inepte, retrousser comme une chaussette élimée sa bonne
morale vieillotte, sa bien-pensance séculière, ses bons sen-
timents mielleux et onctueux, son bon droit le mal enfin !
Souiller et gangrener ses bonnes valeurs confortables et
chaudes mais grotesques, l’heure de mon Infirmation a
sonné, l’heure des vertus à rebours et du grand retourne-
ment. Vous allez patauger dans un magma d’ignorance, de
souffrance, de bêtise et de prétention minable, mais c’est
bien ce que voulez, n’est-ce pas ? Alors réjouissez-vous, vau-
trez-vous, enlisez-vous, l’inversion a commencé, et je vais la
mener à son terme. Mes maîtres sont là, Simon le Magicien
et tous les anges déchus, ils sont légion et ils sont moi,
jouissez sans entrave, péchez à tout va, entrée gratuite au
sabbat d’Astaroth les hérésies rugissantes sont de retour.
On va vous la faire détester cette vie, mes chers amis.

Marc Le Boucher

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Cavité

Et me voilà en vacances. Hier soir, tard, le car m’a


expulsée devant les portes du parc. J’ai toujours autant de
répugnance à les franchir. Même si ça n’a pas été toujours
le cas. Myriam et Amélie ont fait semblant de m’attendre.
Elles sont devenues très habiles à ce petit jeu. Et moi aussi,
comportement familial oblige. J’ai senti leur étreinte qui vou-
lait se dégager d’elle-même. Est-ce que tout se passait bien
à la fac ? J’ai moi-même du mal à le savoir. De là à en ren-
dre compte avec le détachement – l’enthousiasme, n’en par-
lons pas – de la gentille étudiante qui vit ses plus belles
années, ça a été trop d’efforts pour moi. J’ai opté pour un
mutisme de bon ton qui a été pris, une fois de plus, pour ma
réserve naturelle. Je ne m’en plaindrai pas. J’avoue que ce
masque d’abîme me convient parfaitement. Il est tellement
plus confortable que leur politesse qui s’affiche comme un
néon fatigant planté sur une vieille façade. Je les retrouve
bien fatiguées, mes pauvres sœurs. Je pourrais compter les
rides qui s’accumulent sur leur visage à chacune de nos re-
trouvailles. Ici, un creux de Bonjour forcé, là une ravine de La
Fin Du Mois A Été Rude. Et ce réseau arachnéen qui se ré-
veille sur leur front pour me dire Tu Ne Sais Pas La Chance
Que Tu As. Hé c’est ma faute si Moi J’ai Pu Partir ? Mes
sœurs, on dirait deux poupées de biscuit oubliées au fond
d’un tiroir. Soit. J’en ferai mon quotidien pendant quinze
jours. Mais je ne les laisserai pas me confier toutes les visites,
au moins les premiers jours. Je déteste m’engouffrer dans ce
putain de boyau, surtout quand j’ai mes règles. Soit. Je leur ai
donné des nouvelles de maman. Elles m’ont répondu avec
des nouvelles de papa. Qui dort à l’étage. Soit. Toujours les

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mêmes. Des nouvelles qui ressemblent toujours autant à
des souvenirs dont personne n’a plus rien à foutre. Ce n’est
pas vrai. L’accident. Papa éméché. Maman avait claqué la
porte trois jours auparavant. La cheminée, celle que je
contemple à présent, affalée dans le canapé. Le pare-feu
éventré dans un accès de colère. La bouteille de Pur Malt
vidée d’un trait ou deux. Papa bientôt raide bourré. La chute
contre la table basse. Le kilim qui prend feu. Papa au pays
des songes. La jambe calcinée jusqu’au tibia qu’on voyait
luire au milieu des chairs, muscles et tendons cuits à cœur.
L’hôpital, les urgences, les couloirs. L’odeur de cochon.
L’opération et le moignon. La retraite forcée et les supplica-
tions. Maman n’est jamais revenue que pour m’emmener
avec elle. L’odeur. Et pas elles. L’odeur, le fumet. La famille.
J’avais douze ans. Et je déteste toujours autant la façon
qu’elles ont de ressasser l’événement de cette manière qui
ne leur correspond pas, avec les mots qu’il ne faut pas. Non
pas parce qu’ils ne sont pas les bons, mais parce qu’ils sont
obscènes comme un gouffre d’ombre vorace dans leur so-
leil de pudibonderie.

Je parle anglais, allemand, espagnol, italien. Russe,


un peu. Je sais dire « roche », « caverne », « paroi », « ga-
lerie », « conduit », « cheminée », « concrétions », « puits »
et « gouffre » dans toutes ces langues. Et « odeur », aussi.
En quelques mots, le seul dialecte avec lequel tout le monde
s’entend, moi et mes sœurs. Mais c’est mon père qui maî-
trise le mieux le vocabulaire de la descente aux enfers. Et
avant lui, mon grand-père, à qui nous devons le bonheur de
garder les portes du plus beau patrimoine souterrain du
pays. Entre nous, on l’appelle le Grand Boyau. C’est notre

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patrimoine en même temps que celui de l’humanité. Je n’ai
pas attendu que tout le monde se lève pour aller faire un tour
dans le parc. Niché au creux d’un cirque de falaises, la crête
qui le surplombe est fréquentée en permanence par les tou-
ristes. Notre maison, c’est un guichet d’entrée pour le Grand
Boyau autant qu’une piste de cirque d’où tout le monde peut
nous voir. Un endroit fantastique pour se sentir chez soi. Ola,
guten Tag, здравствуй ! Aujourd’hui, on est lundi, pas de vi-
sites. Un autre jour, des familles et de jolis couples en rêve-
rie low cost seraient déjà en train de trépigner devant la grille
étroite qui les sépare du joyau des joyaux des entrailles de
la terre. Tant pis. Je ferai la visite seule. À chaque fois que
je pénètre dans le conduit, j’ai ce sentiment d’une histoire, la
géologique, qui écrase la mienne de tout son poids. Géolo-
gie contre généalogie, je ne sais pas qui finira par avoir le
dessus. Papa doit être en train de se lever. Je l’imagine en
train de se gratter les couilles, premier geste d’une longue
série d’automatismes quotidiens, toujours plus laborieux,
année après année. Jusqu’à l’ajustage de la prothèse.

J’avais douze ans. So what ? Le couloir fait 54 mè-


tres trrrrès exactement et il débouche sur une première ca-
vité que nous appelons, mesdames et messieurs, le
Vestibule. Arrêtons-nous un instant. S’il vous plaît, alignez-
vous le long du parapet, que les derniers arrivants puissent
se faufiler. Voilà, encore quelques instants. Tout le monde
est là ? Bien. Vous avez sous les yeux une des plus an-
ciennes cavités connues actuellement. La formation de cette
chambre de soixante mètres de diamètre, haute de trente-
cinq, est due à l’écoulement progressif des eaux survenu à
la suite de la fonte d’un glacier, il y a de cela trois cents millions

161 dualité PORTRAITS PORTRAITS dualité 162


d’années environ. J’avais douze ans. Vous pouvez prendre
toutes les photos que vous voulez, mais une fois que nous
aurons descendu l’escalier situé sur votre gauche, je vous
demanderai de ne plus vous servir de vos appareils. Mes-
dames et messieurs, je répète, toute photo est strictement
interdite une fois en bas de l’escalier. J’allume la rampe.
Voyez comme c’est beau. Comment des kilotonnes de
roches ont-elles pu s’arranger pour créer autant d’admiration ?
Réponse : avec le temps. Pourtant j’avais douze ans et cette
nuit-là, j’ai l’impression que je viens de la passer. Pourquoi
le temps n’a-t-il rien fait ? Je suis en bas de l’escalier. Je vois
mon père. Sa fureur m’a réveillée. Il est allongé sur le tapis,
inconscient. Je vois mon père et je remonte dans ma cham-
bre. Peu après, le feu déborde du foyer. Tout juste après, les
flammes attaquent le tapis. Puis la jambe. Plus près. Bien-
tôt on verra l’os. On dira que c’est un sourire éclatant, blanc
et rieur. Mesdames et messieurs, nous sommes maintenant
au centre du Vestibule. Vous reconnaîtrez que, vu ses di-
mensions, le reste de la maison risque de vous surprendre.
House, casa, Haus. Os. Bien. Sur votre gauche, vous pou-
vez admirer cet ensemble de stalagTites et de stalagMites.
La forme de la composition vous évoque certainement
quelque chose. Un orgue d’église ? Oui, absolument. Ici, les
tuyaux, là les claviers, rien ne manque, pas même le banc
où l’organiste pourrait prendre place. À ce moment-là, d’or-
dinaire on marque un silence puis on déclenche un inter-
rupteur pour sortir Bach (le fils) de sa cachette. Le concerto
pour orgue (sans l’orchestre) n°4 en si bémol majeur rugit,
interprété et enregistré pour l’occasion par mon grand-père.
L’effet est imparable. Je longe une paroi couverte d’aspérités
molles, un tissu de résidus de calcaire millénaire gonflé d’humidité

163 dualité PORTRAITS PORTRAITS dualité 164


qui me guide jusqu’à une petite excavation. Cinq mètres de
boyau m’entraînent jusqu’à une patte d’oie. Inutile de faire
son choix, les deux chemins se rejoignent et s’abîment dans
un gouffre étroit. Aujourd’hui, une passerelle permet de
contourner la crevasse sans danger. Du moins, je le crois.
Mais disons que, du temps de mon grand-père – la branche
exploratrice de ma généalogie, celle qui n’avait peur de rien,
la nature des lieux menait un petit jeu pervers pour se pré-
munir des intrusions. Mon grand-père n’y a pas échappé. Il
est resté coincé quatre ou cinq jours – je ne sais plus – au
fond du précipice, après une chute de trente mètres et un
atterrissage miraculeux sur un piton pas plus large qu’un ta-
bouret. Il s’en est sorti avec tout au plus une paire de côtes
brisées. Mon grand-père était un homme robuste. Papa avait
environ dix-huit ans à l’époque. Papa avait l’âge des res-
ponsabilités, mais il était totalement dénué de sens de
l’orientation. Surtout, Papa n’a pas su ou n’a pas pu retrou-
ver son père. Mais la réussite de l’un ou de l’autre n’aurait
pas suffi à secourir mon grand-père dans les temps. Ce n’est pas
Savoir ni Pouvoir, c’est Vouloir qui manquait à l’appel. общ ! So-
corro ! Help ! Hilfe ! Et Papa n’a jamais retrouvé l’estime de son
père. Je crois que l’un et l’autre l’ont voulu ainsi. J’en suis sûre. Je
l’ai toujours su. Comme si tout ça s’était présenté comme une
évidence, une lueur dans un trou du cul, une occasion à saisir.
Moi aussi je l’ai saisie, cette occasion. J’avais douze ans.

Le garde-corps de la passerelle bouge, il ne tient pas


bien. S’il vous plaît, veuillez emprunter le même chemin pour
remonter. Merci de votre attention.

Guillaume Frolet

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