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Institut Supérieur de Philosophie . - Collège Cardinal Mercier L'être déhiscent de l'humain
· Place du Cardinal Mercier, 14
B-1348 Louvain-la-Neuve Nathalie Frogneux. Introduction : l'être déhiscent de l'humain 357-359
Télécopieur: (32 10) 47 88 94 - Câble : rpl@rfil.ucl.ac.be -
Site: www.rfil.ucl.ac.be Bruno Robberechts. La technique dans son rapport à l'organi sme: l'outil et après 360-384
Franck Tinland. De la diversité des êtres à l'être -humain 385-417
Directeur scientifique: MI CHEL GHINS
Michel Dupuis. Le fardeau et la grâce de l'endurance 418-436
Secrétaire: JEAN-PŒRRE D ESCHEPPER
Directeur: GILBERT GÉRARD Jacques Dewitte. L 'anthropomorphisme , voie d ' accès privilégiée au vivant. L'ap-
port de Hans Jonas . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. 437-465
Comité de rédaction
ANDRÉ BERTE N, JEAN-MICHEL COUNEf, JACQUES ÉTŒNNE, B ERNARD FELTZ, Marie-Geneviève Pinsart. L'expérimentation sur l'être humain. De la nécessité de
GHISLAINE FLORN AL, GILBERT GÉRARD, MICHEL GHINS , JEAN LADRIÈRE, la recherche au rejet de l'objectivation médicale . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. 466-499
DANŒLLE LORŒS, THIERRY LUC AS, JACQUES TAMINIA UX, CLAUD E TROISFONTAINES, Nathalie Frogneux. Une aventure cosmothéandrique : Hans Jonas et.Luigi Pareyson 500-526
PŒRRE AUBENQUE (UNIVERSITÉ DE PARIS-SORBONNE/PARIS IV), Caterina Rea. Retrait de Dieu et question du mal. Une lecture éthique du mythe
FABIO ÛARAMELLI (UNIVERSITÀ DI NAPOLI FED ERICO Il), FRANÇOISE DASTUR
(UNIVERSITÉ DE NICE SOPHIA-ANTIPOLIS), HERMAN DE DIJN
de Hans Jonas . .. ..... ... . .......... . .. .. ...... 'i' ..... . 527-548
(KATHOLŒKE UNIVERSITEIT LEUVEN), FRANÇOIS DUCHESNEAU (UNIVERSITÉ DE Michel Delhez. «Amour » et «lutte des classes» dans les années trente 549-583
MONTRÉAL), JEAN-YVES LACOSTE (COLLEGE OF BLANDINGS), Dœao MARCONI
(UNIVERSITÀ DEL PœMONTE ÜRŒNTALE), JEAN-LUC MARION
(U NIVERSITÉ DE PARIS-SORBONNE/PARIS IV) ÉTUDES CRITIQUES
Emmanuel Tourpe. Une «conspiration » métaphysique : Thomas d 'Aquin , Hegel
et Boehme. A propos de trois ouvrages récents . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. 585-607
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de dix lignes maximum et ne contenant aucune mention du nom de l'auteur, avec
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tout ou en partie, sans l'autori sation de la Revue. Les textes non publiés ne sont Ouvrages analysés dans le présent numéro 639
pas renvoyés aux auteurs.
Introduction: L'être déhiscent de l'humain
connaissent depuis l'organisme le plus simple: entre liberté et nécessité, (3) Enfin, la déhiscence désigne cette position tragique de l'humain
entre indépendance et déterminisme, elle est déliée de ses bases orga- qui peut rompre avec sa condition en raison d~s c,?nditio~s do~t i~ se
niques qu'elle doit pourtant assumer dans une distance problématique . dote. L'humain peut en effet retourner contre lw-meme la hberte qm se
Comme le montre Bruno Robberechts, le monde humain se distingue du déployait jusqu'à lui de manière volontaire au sein de l'être. En effet,
monde animal par l'outil préhistorique et par une médiation qui s'accroît comme tous les vivants, l'humain se caractérise par une liberté issue du r Aa,
et s'inverse avec la technique moderne. L'homo pictor désigne précisé- rapport d'indépendance relative à i 'égard de la matière, du monde et de ·· ·
ment l'humain en tant qu'homo /aber et homo sapiens, c'est-à-dire en lui-même. Toutefois, au lieu de participer au mouvement de liberté qui
tant qu'il ouvre, par la formation d'images, la voie à la représentation et se déploie dans l'être, elle le met en question car la liberté humaine qui
à l'action technique, en tant qu'il fait apparaître de nouvelles formes s'ouvre comme consciente et jugement, c'est-à -dire comme ch~ix et j
dans le monde et prend ainsi une distance théorique et pratique à l'égard représentation, divise le monde en deux: elle le partage entre le b1e~ ,
de lui-même et de son monde. Le texte de Franck Tinland précise com- le mal, entre construction-et destructio !!,_
ment l'être humain coexiste au sein d'un horizon de relations qu'il par- Proposant une lecture éthique du mythe jonassien du Dieu faible,
tage avec les divers existants. La condition humaine est ainsi préfigurée Caterina Rea explore le lien entre cette liberté totale de Dieu qui se retire
-
par une liberté ou non-dépendance totale à l'égard du monde que
connaissent les vivants animaux. --
Reprenant le titre d'un texte jonassien livré comme un testament
pour qu'advienne la liberté de l'homme dans tout son pouvoir destruc-
teur et déshumanisant. Le mal apparaît comme le lieu où s'exprime le
plus radicalement la liberté humaine dans son pouvoir subversif et
philosophique, «la grâce et le fardeau d'être mortel », Michel Dupuis fait dévastateur. Enfin, Michel Delhez montre l'efficacité et la pertinence du
un pas de plus que Jonas avec Jonas en montrant comment la condition paradigme gnostique, tel que l'a défini et critiqué Jonas, en le traduisant
corporelle se doit d'assumer le paradoxe d'une position qui n'est jamais en un schème d'élection exclusive de l'autre , que ce soit dans la vie
dénuée de douleur et de passion . Le paradoxe du fardeau et de la grâce intime ou politique, qui fait fond sur la haine du monde.
d'être sensible se mue alors en ce paradoxe plus tragique -du fardeau et Par cette contribution qui met en jeu de multiples facettes de la pro-
de la grâce de l'endurance , ouvrant ainsi à une philosophie de la souf- blématique, nous tentons donc de montrer qu'une anthropologie jonas-
france et de la maladie peu développée par Jonas lui-même . sienne suppose de ne pas être séparée des termes qu'elle crée par la ten-
- (2) Ensuite, la liberté humaine apparaît comme la possibilité de sion qu'elle constitue et soutient.
prendre conscience de soi comme liberté et de faire émerger de nou-
velles formes, après celles des organismes: l'image du monde et l'image Institut supérieur de philosophie Nathalie F'ROGNEUX.
de l'humain. Par sa position privilé~e de vivant déhiscent , qui n'est Place du Cardinal Mercier, 14
~ ais surplombante et extérieure, l'humain peut comprendre ce qu'est B-1348 Louvain-la- Neuve
la vie, l'animalité et la nature qu'il artage sans s'y réduire . La liberté
humaine est ainsi heuristique pour le vivant. C'est ce que Jacques
Dewitte précise dans son texte consacré à un nouvel anthropomorphisme
critique. Marie-Geneviève Pinsart, quant à elle, insiste sur l'ambiguïté
de l'image de l'homme qui pourrait constituer un donné auquel il
conviendrait de se conformer sur le plan pratique - notamment dans le
cadre des biotechnologies -, une image qui entraverait ainsi le caractère
dynamique du positionnement de l'homme délité. L'article de Nathalie
Frogneux tend pour sa part à mettre en évidence la dimension créative
de l'image de l'humanité toujours en devenir et en constante mutation,
une forme qui apparaît et se modifie dans l'histo Î!_
e.
384 Bruno Robberechts
nous situons, et par quoi nous sommes affectés, même si ce qui est alors affectant nos champs sensoriels, que nous pouvons construire des objets
subi dans le cadre d' une réceptivité fondatrice de notre lien au monde est dont nous ne pouvons avoir directement l'expérience pour des raisons
repris comme matériau travaillé par une activité cognitive. d'échelle de grandeur, et leur attribuer l'existence - comme nous le fai-
Stricto sensu, nous ne pouvons pas dire du monde qu'il existe sons pour les atomes et les particules subatomiques.
de la même façon qu'une maison, un chien, un arbre, ou notre voisin de Les hommes ne font nullement exception à cette condition com-
palier. Le monde n'est pas un objet ou une forme distincte de réalité. Il mune à tous les existants de coexister dans des champs d'interactions
est l'horizon commun, ou l'enveloppe, de tout ce que nous disons exis- dont dépendent leur vie et ses modulations. Ils sont immergés dans ces
ter, pour autant que nous parlons de l'existence de ceci ou de cela - de champs et dans les flux par lesquels transitent énergie et matière (flux
ceci qui n'est pas cela - c'est à dire de ce qui peut être distingué à par- qui sont aussi, dans des conditions déterminées, véhicules d'informa-
tir des différences qui manife stent son altérité par rapport à autre chose. tion). Si nous affirmons l'existence d'une étoile par un beau soir d'été ,
Le monde est la condition de possibilité de la coexistence de tout ce que c'est dans la mesure où elle émet un rayonnement électromagnétique
nous distinguons, et en particulier de ce que nous sommes capables de correspondant notamment aux bandes de fréquence du spectre visible.
reconnaître comme étant ceci et non pas cela en prenant appui sur des Ce rayonnement induit des modifications, donc aussi des différences, sur
caractéristiques différentielles stables. Il est donc l'horizon sur le fond la rétine, et ces différences se répercutent jusqu'au sein du cortex céré-
duquel se détachent ce que nous disons exister parce que cela nous bral. Nous recueillons donc une information sur l'étoile grâce a l'énergie
affecte d'une manière déterminée, et que cela nous apparaît comme de très faible intensité véhiculée par le rayonnement auquel notre rétine
pourvu de caractéristiques qui lui sont propres. est sensible - c'est à dire par lequel elle est susceptible d'être affectée
Cette différenciation de ce qui se présente sur l'horizon d'un monde de manière significative. Ce type d'information présuppose que l'étoile
unique, horizon de toute existence assignable, n'implique pas pour et nous existons sur l'horizon d'un monde qui nous est commun, per-
autant l'isolement , la séparation, encore moins l'autosuffisance de quoi mettant les interactions ininterrompues qui sous-tendent le devenir de
que ce soit d'ainsi déterminé, c'est à dire aussi son enfermement dans Je toute chose, y compris leur durée et la possibilité de les identifier
cercle de propriétés qui en seraient les attributs repérables préalablement A quoi il convient d'ajouter que si des interactions à une échelle
et en deçà des relations qu'il pourrait, secondairement au fait qu 'il énergétique aussi basse est possible dans les formes que nous lui
existe, nouer avec autre chose. Au contraire, rien de ce que nous pou- connaissons, c'est parce que nous avons des yeux. Ces yeux sont le
vons dire exister n'est concevable en dehors de modalités de coexistence résultat des très lents processus de co-évolution qui ont jeté les bases des
qui l'inscrivent dans un contexte dont il dépend. modalités de coexistence propres aux formes présentes de vie. Cette évo-
Cette coexistence est irréductible à une simple position au sein d'un lution en situation de coexistence est indispensable pour comprendre
espace commun, et elle ne saurait se réduire à ce qui serait justiciable ' notre propre expérience. Seule, en tout cas, cette co-évolution peut
d'une description en termes de relations telles que pourrait les étudier la rendre intelligibles les ajustements selon lesquels se module la coexis-
géométrie. Elle n'est pas pensable en termes de simultanéité réductible à tence des vivants entre eux comme avec leur milieu physique:
une juxtaposition dans l'espace - même si la cartographie de ces posi- Si la fleur n'était faite pour l'abeille,
tions et des relations possibles entre elles peut présenter un réel intérêt Et si l'abeille n'était faite pour la fleur ,
tant pratique que théorique. Elle doit être pensée en termes de dépendance Jamais elles ne seraient à l'unisson .
par rapport à des conditions externes préalablement réalisées et perdurant,
Que l'on me permette de revenir sur l'exemple que j 'ai donné, celui
non sans modulations, tout au long de l'existence de ce que l'on consi-
de l'œil qui nous informe de l'existence de l'étoile, la sensibilisation à
dère. Cette dépendance renvoie aux interactions permanentes et multi-
un rayonnement de provenance très lointaine et de très faible intensité
formes avec les autres formes de réalité qui structurent le champ commun
énergétique (comme l'est également la lumière réfléchie par les objets
d'existence en lequel s'inscrit tout ce dont nous faisons l'expérience.
visibles dans l'entourage immédiat d'un organisme) dans des fréquences
C'est à partir de cette expérience, c'est à dire aussi de modifications
388 Franck Tin/and De la diversité des êtres à l'être-humain 389
~hysiologiquement inoffensives résulte d'une conquête de la marge spa- Ce qui vient d'être dit peut se dire de tous les êtres, et pourrait s 'ex-
tio-temporelle séparant cette vision à distance de ce qui serait un contact primer en termes spinozistes en disant que cela est commun à tous les
immédiat à forte signification vitale. Cette conquête de la distance par la modes d'une même substance, puissance infinie de faire être en une infi-
vue permet l'élaboration de réponses complexes face à des situations nité de modes une infinité de choses. Mais si tout ce qui existe coexiste,
permettant ce délai entre stimulus et réponse. Elle repose sur la différen- les modalités de cette existence donnent lieu à une diversité de manières
ciation et la spécialisation d'une zone de la surface de contact séparant d'être et même à des manières d'être des êtres irréductibles les unes aux
et reliant à la fois l'organisme et le monde . Ce processus de différencia- autres. Le fait que tout ce qui existe soit impensable en dehors des rela-
tion-spécialisation s'est amorcé dès le développement d'une sensibilité tions de coexistence qui présupposent un monde commun et renvoie à
différentielle à la lumière chez certains unicellulaires, puis s'est poursui- un même fond par delà toute différence est parfaitement compatible avec
vie en se complexifiant sur la base de ! 'intégration des dispositifs ner- la reconnaissance, au delà de la simple diversité, d'une profonde altérité
veux et optiques dans la structure de l' œil. dans les modalités selon lesquelles se structure et se module l'existence
La vue repose donc sur l'utilisation d'un certain type d'interactions de ceci ou de cela. Plus particulièrement, cette altérité s'exprime dans la
entre des existants appartenant au même monde, différenciés sur l'hori- capacité de ceci ou de cela à inscrire son existence dans le monde à tra-
zon d'un même monde. Seule cette communauté d'appartenance peut vers la diversité et la complexité des échanges rendus possibles par ses
rendre possible la capacité des existants de s'affecter les uns les autres aptitudes relationnelles, c'est à dire à être affecté par et à agir sur ce qui
par la médiation des échanges d'énergie, matière et information, source participe au même champ de coexistence.
d'interdépendance plus ou moins effective, potentiellement sans limites
~ssignables. mais jamais nulles. Il est possible d'inverser cette proposi- Nous nous proposons d'évoquer rapidement l'irréductibilité des
t10n: tout ce que nous pouvons distinguer, identifier, reconnaître et modalités d'existence de ce qui se différencie en se structurant à partir
connaître ne peut l'être qu'à partir de sa capacité à nous affecter. d'un même fond (ou d'une même puissance à faire être des êtres) en
allant de ce qui est le plus commun, voire universellement partagé, vers
Ce qui précède est de l'ordre des préliminaires dont l'exposition ce qui contribue à spécifier ou particulariser l'être humain - la manière
sommaire était nécessaire pour mieux poser les questions qui suivent. d'être et de coexister propre aux hommes. Il s'agit de parcourir de la
Rappelons en l'essentiel. Tout ce qui existe de manière identifiable, périphérie vers leur foyer, les cercles concentriques qui conduisent de ce
déterminée, peut être conçu comme différenciation à partir d'un même qui est le lot de tous les existants s'inscrivant dans le cadre déjà mis en
fond. Cette différenciation de ce qui est donne lieu à la multiplicité et place vers ce qui est au cœur de la différence anthropologique, pour
diversité de ce que nous appelons des êtres, noyaux structurés et consis- reprendre ces termes.
tants, capables de maintenir leur unité et leurs caractéristiques malgré les Il ne faut toutefois pas aller trop vite en besogne, sinon nous ris-
changements affectant leurs entours, du moins pour autant que ces chan- querions d'oublier de façon très illusionnante ce qui fait de nous un
gements s'inscrivent dans les limites de fourchette au delà desquelles Je habitant de ce monde commun sur le fond duquel nous coexistons avec
main~i~n de leur identité (c'est à dire aussi de leur différence par rapport toutes les autres formes de réalité avec lesquelles nous sommes en rap-
au_rmheu) n'est plus possible. Ces unités structurées sont susceptibles port. Ce qui est donc ici en jeu, c'est une sensibilisation à ce qui consti-
s01t de donner lieu à des rassemblements dus à des facteurs extérieurs, tue le socle commun à partir duquel ce qui est particulier, voire singu-
sans ordre propre (agrégats désignés comme «choses»), soit à des unités lier, peut s'édifier, surimposer ce qui lui est propre à ce qu'il partage
plus vastes, englobantes se présentant comme des systèmes intégrateurs avec d'autres, et donc aussi témoigner de son irréductibilité à un autre
de niveau de complexité supérieur (atomes, molécules, vivants unicellu- type d'être, à partir pourtant de son enracinement dans des conditions
laires, métazoaires, voire sociétés se constituants en sujets capables communes.
d'historicité). Ainsi tout ce que nous pouvons connaître, directement ou par le
détour de constructions conceptuelles ou techniques, comme constitutif
De la diversité des êtres à l'être-humain 391
390 Franck Tinland
de l'univers, a une masse (à l'exception des photons). Cette masse est :caractéristiques propres à certains types d'existants, et marquent ainsi
elle-même définie en termes purement relationnels (comme quotient de des différences entre des régimes d'existence irréductibles.
Tous les vivants, par exemple, se présentent comme des unités
la force par l'accélération) mais nous n'insisterons pas sur cet aspect,
complexes entretenant des rapports singuliers au temps, qu'il s'agisse de
cohérent avec ce qui précède. Tout ce qui a une masse est susceptible de
la lente mise en place des structures du génome au cours de l'évolution,
s'intégrer dans des champs gravitationnels, et cette intégration, s'il est
du cycle des générations, de l'inscription de leur vie entre naissance et
permis d'ainsi parler, pèse lourd sur les conditions d'existence de ce qui
mort. Ils ont aussi des rapports singuliers à ce qui les entoure, puisqu'ils
est concerné. C'est le rapport entre la masse du globe terrestre et celle du
se présentent comme des unités relativement stables, manifestant une
corps considéré qui détermine son poids, et qui fait qu'un litre d'air, une
marge d'autonomie se traduisant notamment par la constance de leur
pierre, un chien, un oiseau, un homme sont soumis aux effets de la
milieu intérieur malgré les variations du milieu extérieur. Le maintien de
pesanteur. L'air autour de nous, les minéraux, les végétaux et les ani- la différence entre milieu intérieur et milieu extérieur, fondateur de
maux, les hommes aussi sont pris dans ce champ relationnel qui condi- l'identité de l'individu vivant, comme le maintien des différences
tionne les modalités de leur coexistence tout en ouvrant la possibilité de internes à l'organisme, autrement dit le maintien des fonctions vitales,
composer différemment avec ces contraintes communes. requièrent cependant de perpétuels transferts entre le dedans et le dehors.
Nous avons tendance à négliger la prise en compte de ce qui nous Les êtres vivants sont astreints à entretenir des flux d'échanges ininter-
est si familier que, sauf situation particulière, nous n'avons pas rompus de matière et d'énergie avec leur milieu, flux d'entrée et de sor-
conscience d'avoir à en tenir compte. Pourtant il s'agit là d'une strate de tie indispensables à l'exercice des fonctions participant au métabolisme
nos conditions d'existence qui constitue un fond toujours présent avec essentiel à l'existence de l'organisme.
lequel nous composons à tout instant de nos existences. Nous en tenons Tout cela est commun aux animaux et aux hommes. Il s'agit de
compte lorsque nous empruntons un ascenseur, soulevons un fardeau - processus encadrés par des contraintes très strictes, générateurs d' exi-
ou calculons la puissance des moteurs de nos avions ou fusées. Mais gences et de capacités nouvelles, inconnues de ce qui est resté en marge
encore et surtout, toute l'organisation de notre corps est fonction des des processus constitutifs de la vie. Ces contraintes, ces exigences et ces
conditions d'équilibre liées à l'intégration d'une forme déterminée dans capacités trouvent leur expression dans les interactions qui tissent
le champ de gravité terrestre. Ces conditions d'équilibre ont eu un rôle d'étroits rapports de dépendance entre le vivant et son milieu, auquel
recteur dans l'avènement des formes vivantes, et constituent une dimen- s'intègrent les autres êtres vivants. Cela revient à dire que ceux-ci exis-
sion déterminante dans les processus de co-évolution qui ont façonné le tent autrement que n'existent le nuage, la pierre ou le cristal, existent
cadre commun de coexistence au sein duquel nous avons introduit nos selon des modalités définissant un type d'être irréductible à tout autre.
modalités propres d'interactions. Encore serait-il possible d'évoquer Il est sans doute bon d'insister sur le fait que les modalités de
toute l'épaisseur symbolique liée aussi bien à la différence du haut et du coexistence qui sont liées au passage de l'inerte au vivant présuppo-
bas (relative bien sur à la polarité de l'attraction terrestre) qu'à tout ce sent un devenir qui singularise hautement l'histoire de la Terre, deve-
qui évoque le contraste du léger et du lourd, de l'aérien et du chthonien, nir caractérisé par les interactions ininterrompues aussi bien entre les
voire du souffle (spiritus) et du corps en sa pesante matérialité. diverses formes vivantes, intégrées par exemple dans les cycles que
Le fait d'avoir une masse déterminant un ensemble de contraintes bouclent les chaînes alimentaires, qu'entre l'ensemble du monde
et de possibilités n'est pas le seul aspect sous lequel les divers types vivant et la substructure physico-chimique que constitue la croûte ter-
d'existants relèvent de conditions communes. A titre d'exemple, tout ce restre. Aussi bien l'air que nous respirons que les sols que nous culti-
qui est pris dans des échanges énergétiques tombe dans le champ d'ap- vons sont les produits de ces interactions. Nous ne connaissons dans
plication des lois de la thermodynamique. Sur ce socle de conditions l'univers aucun équivalent de cette histoire de la Terre, hors des pro-
cessus qui ont donné à cette planète son caractère exceptionnel au sein
communes à toutes les formes de réalités dont nous avons l'expérience
se greffent cependant des modalités d'existence qui font apparaître des du cosmos.
-
392
Franck Tin/and
De la diversité des êtres à l' être-humain 393
Reste alors à franchir les derniers pas qui nous séparent du centre de
ces cercles qui conduisent de la considération de ce qui est communément d'existence propre aux hommes et, éventuellement, à apprécier les
chances et les risques liés à l'écart ainsi repéré à l'égard des f~nde~ents
partagé vers ce qui nous est propre, par delà ce qui atteste en nous notre
participation à l'ensemble des vivants, et notre dépendance vis à vis de sur lesquels reposent les caractéristiques, elles-même~ très smg~here~,
de la biosphère dont nul vivant - et donc pas le vivant humam ~u'.-
son ~-stoire. Commen~, sur le socle des déterminations biologiques qui
même - ne peut se dissocier sans mettre en question sa propre poss1b1-
conditionnent notre existence de la même manière qu'elles conditionnent
lité. Car cette émancipation, marginalisation par rapport aux processus et
l'existence de tous les êtres vivants, vient se greffer le mode d'existence
propre aux hommes, caractéristique de l'être-humain ? régulations qui assurent la stabilité (relative) de ce que ~p~elons nature ,
ouvre l'horizon d'une destinée aventureuse, que nos predecesseurs neu-
tralisaient en essayant de déchiffrer un sens de l'histoire sur la base
L'irréductibilité de ce mode d'existence - de la manière dont
l'être-humain exprime sa singularité dans le champ de coexistence en d'une maîtrise de la nature. Après plus de deux millions d'années de
processus manifestant les potentialités inhérentes à cette émancipation,
lequel il manifeste les aptitudes à entrer en relation par lesquelles seules,
d'abord lente et imperceptible, à l'égard des cadres communs dans les-
comme toute autre forme de réalité, il peut faire l'objet d'expérience et
quels s'inscrit l'existence zoologique , nous sommes face à un averur
de connaissance, - n'appelle pas de longs commentaires. Cette irréduc -
tibilité se détermine par la différence qui sépare les caractéristiques de imprévisible, incertain, source d'espérances et d'inquiétu?es qu~donn,ent
à l'existence de l'humanité elle-même ce caractère nsque - nuxte d at-
l'existence humaine de celles qui sont communes à l'ensemble des
vivants, et plus particulièrement de celles qu 'il partage avec les espèces tentes impatientes et de menaces redoutées - qui en fait une aventure.
les plus proches de la siennes. Est significatif de cette différence le fait
Revenons donc sur ce qui a rendu possible celle-ci, c 'e st à dire ce
qu'en deux millions d'années , le genre homo a donné lieu, outre à une
évolution somatique relativement limitée, à des transformations pro- qui peut aussi apparaître comme déhiscence initialement !mpercept!ble
fondes dans les jeux d'interactions par lesquels les hommes sont affectés mais lourde de potentialités, à partir de laquelle un vivant de~1ent
capable d'exister en marge des déterminations de l'existence zoologique
par ce qui les entoure et inscrivent leurs actions dans leur environne -
ment, qu'ils sont les seuls à situer sur l'horizon du monde. Ces transfor- pour donner lieu à une forme d'existence qui, sans se couper des co,ndi-
tions biologiques de son maintien, fait apparaître la nouve_auté d une
mations , par ailleurs, donnent lieu à la diversité des cultures, en
contraste profond avec l'unité de l'espèce depuis longtemps réalisée. manière d 'être originale . Celle-ci est caractérisée par des aptitu_des_rel~-
tionnelles dont les effets se manifesteront progressivement, mais tem01-
Cette diversité témoigne d 'une multiplicité de manières d'habiter
gnent dès le début d'une véritable altérité _dansle _stylede coexistence en
non seulement un territoire proche, mais encore le monde tel qu'il est
lequel s'exprime la diversité des êtres différenciés sur fond de monde
ap~réhendé et interprété à travers des repères tant spatiaux , géogra-
phiques ou cosmologiques, que chronologiques (mythiques ou archivés unique. _ _
L'homme est d ' abord un vivant. A ce titre li prend place dans la
dans une ~émoire plus ou moins fidèle), symboliques et axiologiques.
Elle tradmt un décrochage de l'existence humaine par rapport aux classification des espèces. Il occupe dans cette classification une place
définie. L'apparition de la famille des hominidés, du genre homo, de
~ontrai~tes qui encadrent l'évolution des espèces vivantes aussi bien que
l'espèce homo sapiens ne déroge en rien aux processus selon lesquels se
l msert1?n de leur~ représentants dans un environnement prédéfini par
leur héntage génétique. Autrement dit, ce qui apparaît comme historicité transmet et se transforme l'information que porte le génome. Sans doute
est d'abord la marque d'une émancipation au moins partielle à l'égard faudrait-il légèrement nuancer cette affirmati~?· à partir d~ m~m~nt_où
s'établit la rétroaction d'un environnement dep en cours d artificzal!sa-
des déterminations spécifiques (liées à l'espèce) , et donc d'une libération
à l'égard du cadre dans lequel est confmée la vie animale . tion sur l'information génétique par le biais d'une modification des pres-
sions de sélection. Il faudrait également évoquer, pour un futur plus ou
Reste donc à essayer de retrouver le principe de cette émancipation
moins lointain, l'éventualité d'une capacité à agir directement sur le
et de cette libération sur lesquelles repose l'irréductibilité du mode
génome lui-même.
1 !
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J
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394 Franck Tinland
ce qui les entoure tout à la fois en tant que patients (susceptibles d'être
passés et présents du genre homo s'intègrent dans l'ensemble des vivants affectés de telle manière en tel contexte) et agents (susceptibles de réagir
sans introduire de caractère exceptionnel ou dérogatoire dans les moda- et agir en modifiant ce contexte). Les propriétés que nous attribuons à ce
1 lités de leur mise au monde, qu'il s'agisse des espèces ou des individus. que nous considérons indépendamment de son contexte (ou des
Mieux, la différence entre le génome humain et celui des chimpanzés est contextes variables dans lesquels il est susceptible d'apparaître) sont en
évaluée à environ un pour cent, c'est à dire une différence plutôt réalité relatives aux potentialités d'interactions déterminées qui sont au
moindre que l'écart moyen qui sépare d'autres espèces voisines les unes principe de tout ce que nous pouvons en dire. Cela signifie qu'un orga-
des autres. L'existence humaine se greffe sur l'arbre généalogique des nisme, s'il se maintient en vie, dispose de moyens lui permettant d'assu-
formes vivantes tel qu'il s'est ramifié en fonction de la diversification rer l'entretien et la régulation des flux d' entrée et de sortie indispen-
des espèces, sous l'effet des processus morphogénétiques encore mal sables à la préservation de son identité , c'est à dire de son unité, et de sa
connus, mais à l'œuvre sans discontinuité (mais non sans crises) depuis différenciation par rapport à un milieu au sein duquel il se dissoudra
l'apparition de la vie sur la Terre. Jorsqu'il cessera de vivre.
Pourtant si l'on considère les modalités de coexistence en les- Ces moyens sont d'une part dépendants de la morphologie générale
quelles se manifeste l'être humain, l'incommensurabilité entre la diffé- du corps, et d'autre part se présentent comme autant de spécialisations
1, rence génétique et généalogique (quelle que soit Je lieu où se situe le développées à l'interface de ce corps et du monde environnant. Nous les
'I point de divergence de la lignée conduisant à homo sapiens) d'une part, avons évoquées à propos de la constitution des récepteurs d'information
d'autre part les aptitudes relationnelles en lesquelles s'expriment les permettant une orientation dans Je monde et une polarisation des compor-
possibilités humaines d'être affecté et d'agir, s'impose avec d'autant tements vis à vis de ce qui s'y présente. Il faut y adjoindre des dispositifs
plus d'évidence que l'on prend en compte leurs modulations au cours du d'exploration et d' appropriation des ressources de l'environnement, dispo-
temps. Celles-ci témoignent de l'émancipation à l'égard de l'encadre- sitifs organiques conditionnant la locomotion et la préhension, puis l'assi-
ment spécifique déjà évoquée , et ouvrent sur une historicité très tôt milation de ce qui est ainsi décelé et prélevé dans le monde.
effective, même si elle demeure longtemps peu sensible, notamment en Au cours de la phylogenèse se sont produites des spécialisations
raison des très longues périodes à prendre en compte pour en saisir les affectant la surface de contact de l'organisme et de son milieu et abou-
effets. tissant à une solidarisation de fait, assez stricte pour avoir suggéré aux
Il est certes impossible d'envisager que cette émancipation progres- éthologistes tels von Uexküll, la métaphore de la clef et de la serrure
sive puisse excéder les limites que fixe Je fait que les hommes doivent, pour exprimer les relations entre ces deux pôles d'un ensemble naturel
pour manifester ce qui leur est propre, «rester en vie». Mais elle trouve auto-organisé sur la base d'une co-évolution de tout ce qui le constitue.
un aboutissement potentiel et peut-être se voit offrir un nouvel horizon Il n'en existe pas moins toute une gamme d'intermédiaires dans
(encore fantasmatique) dans les rétroactions possibles des processus cette solidarisation des êtres vivants et de leur milieu, par exemple entre
d 'artificialisation sur Jeurs propres conditions naturelles, à savoir sur l'adaptation très stricte de la taupe à un milieu bien défini et la polyva-
l'héritage génétique lui-même. lence éthologique et écologique du rat. Mais dans tous les cas, l'exis-
Toutefois, il faut d'abord chercher dans ce qui prend forme à partir tence individuelle comme la constance des espèces présupposent l'inté-
de celui-ci le point d'ancrage, qui est aussi de divergence, de ce qui va gration des formes vivantes dans un environnement au sein duquel elles
apparaître comme dérive à partir du mode d'existence spécifique, tel peuvent détecter et prélever ce qu'elles doivent impérativement s' assi-
qu'il est prédéfini par les caractères communément partagés par tous les miler. Ainsi sont entretenus des flux d'échanges permanents (pensons à
individus ou les groupes d'une même espèce. la respiration) entre leur propre milieu intérieur et le monde extérieur.
Rappelons que nous avons souligné que les modalités de coexis -
tence de formes quelconques de réalité, mais principalement des êtres L'homme, en tant qu'héritier des morphogenèses qui ont donné à la
vivants, sont relatives aux capacités qu'elles ont d'entrer en relation avec surface terrestre ses caractères très singuliers, ne fait pas exception. Il ne
400 Franck Tin/and De la diversité des êtres à l 'être-humain 401
quelles est soumise l'information qui sous tend l'organisation biolo- ,~/fonctionnelle du cerveau au cours des processus de maturation du sys-
gique. Cette émergence de nouvelles possibilités d'accession à la forme t tème nerveux. Elles constituent l'enveloppe par l'intermédiaire de
ouvre sur des modalités de devenir autres que celles qui résultent des ) laquelle l'organisation naturelle du corps humain se rapporte au monde
processus sur lesquels repose la réplication et la transformation de l'in- ~(.naturel hors de lui. Ces médiations assurent et dans une large mesure
formation génétiquement transmise. ,tdéterminent les relations entre ce qui résulte des processus naturels de
Ces nouvelles possibilités sont au principe des différentes formes , formation qui demeurent essentiels à l'avènement de l'être humain et ce
d'historicité dont l 'actualisation témoigne d'une libération à l'égard des qui relève d'un monde naturel en lequel, dans le cadre d'une co-évolu-
contraintes et limites qui assurent la relative constance aussi bien que les tion de tout ce qui contribue à faire de la surface terrestre ce qu'elle est,
dérives évolutives des types biologiques. Ces contraintes et ces limites / résident les conditions de l'existence des hommes en tant qu'êtres
fondent ce que Jacques Monod appelait le « caractère intensément :, vivants.
conservateur de la vie» en se référant aux mécanismes intrinsèques sur Nous ferons donc de la production de ces médiations la caractéris-
lesquels repose la génération du vivant à partir du vivant. tique anthropologique fondamentale, le point focal à partir duquel il est
En elle-même, cette libération n'est nullement liée à l'accès de possible de comprendre le fondement de l'être-humain, en même temps
l'existence proprement humaine par le biais d'un passage à l'ordre de la que les conséquences qui découlent du statut qui est le sien.
conscience, de la représentation, de la volonté liée à l'idéation. Cet accès
à ce qui est certes caractéristique de notre humanité ne saurait être tenu Mais il faut d'abord identifier ces médiations, remonter de leurs
pour négligeable , et demeure d'importance essentielle pour toute des- manifestations multiples à ce qui les apparente, voire à leur principe
cription de la manière dont se manifestent les possibilités originales de commun. Nous prendrons pour guide l'analyse de celle de ces média-
l'être humain. Mais cet accès, et les potentialités d'existence qui lui sont tions qui s'impose d 'abord à l'attention: celle qui relève de la technicité.
liées, sont d'abord rendus possibles et restent encadrés par les processus L'outil paraît en effet contemporain ou presque de l'avènement de la
sur lesquels repose l 'émancipation de l'humanité par rapport à l'anima- morphologie générale du corps humain (ou en voie d'hominisation) et il
lité. Il convient alors de remonter vers les racines de la différence répond à la condition qui est faite aux hommes par la disposition d'en-
anthropologique , telles qu'elles nous ramènent vers la condition qui semble de ce corps. Il exprime très tôt le style propre à l'inscription de
dérive immédiatement de la situation que son organisation corporelle fait l'homme dans le monde au sein duquel il doit assurer son existence.
à l'homme au sein du monde. L'outil occupe une place privilégiée à l'articulation des exigences
Plus précisément il convient de comprendre comment cette organi- de la vie et des possibilités ouvertes à l'existence humaine. Il peut ainsi
sation, source de rapports immédiats avec un ordre naturel auquel tout révéler mieux que toute autre chose les modalités du passage d 'un ordre
vivant est immanent , appelle la rupture de cette immédiateté liée à la co- à l'autre. Il se situe dans la continuité des dispositifs organiques grâce
évolution de tout ce qui participe à la nature. Cette rupture s'opère par le auxquels toutes les formes vivantes capables de subsister peuvent s'ap-
surgissement de médiations qui s'insèrent, d'abord imperceptiblement, proprier - se rendre propre, c'est à dire aptes à être assimilées - les
entre deux pôles du même ensemble naturel: celui que forme le corps, ressources de leur milieu naturel. L'outil apparaît comme l'extériorisa-
foyer d'interactions et d'échanges avec un environnement d'où il doit tion dans l'inorganique (la projection disait naguère Espinas) de formes
tirer ce qui est nécessaire à sa vie comme à la perpétuation de son matérielles, de schèmes d 'opérations, et de fonctions prolongeant les
espèce , et cet environnement lui-même, habitat découpé sur fond de prises du corps vivant sur la réalité physique ambiante.
monde à partir des exigences vitales. Il n 'est opérationnel que lié à ce corps auquel il doit offrir les faci-
Nous avons déjà rencontré ces médiations: elles sont parties pre- lités de préhension et de manipulation qui multiplient l'efficacité des
nantes dans les modifications affectant les conditions dans lesquelles les gestes effectués «à mains nues». Il n'en est pas moins distinct du corps,
pressions sélectives sont efficientes au cours de l'évolution de la forme objet dans le monde parmi les autres formes de réalité observables,
corporelle humaine et, surtout, dans lesquelles s'opère la structuration jouissant par là d'une existence propre, indépendante de son utilisation
402 Franck Tin/and De la diversité des êtres à l'être-humain 403
et soumise aux lois physiques comme tout autre objet de ce monde . n ues, en l'occurrence l'outillage lithique, en fonction de leur apparte-
peut être pris, abandonné, repris par d'autres utilisateurs, parfois pour ce à un type. Cette possibilité de classement, offrant prise à une
des usages lointainement dérivés de ses premiers emplois. : de statistique de la distribution des objets recueillis, manifeste leur
Il naît littéralement à l'interface de dispositifs organiques parmi les- dépendance par rapport aux effets occasionnels de facteurs naturels sur
quels la main joue un rôle essentiel, et des matériaux sur lesquels il per- 'façonnement ou l'éclatement de rognons de silex ou autres minéraux
met d'agir. Il est la trace objective, objectivée, des gestes en quête d'un s, mais aussi leur irréductibilité à des inventions ponctuelles répon-
contact générateur de prises efficaces dans l'appropriation de ce qui peut ànt à une situation particulière,
être saisi et façonné, transformé après avoir été prélevé sur le milieu Le second de ces caractères réside dans l'appartenance des types
environnant. Mais cette trace objectivée dans la «pâte » du monde est echniques ainsi repérés à un ensemble dont les éléments se condition-
dotée d'une étendue et d'une durée, d'une persistance et des propriétés ' ent mutuellement au sein de ce que la préhistoire désigne déjà comme
caractéristiques qui l'intègrent dans le jeu des lois physiques au même ne «industrie» (moustérienne, solutréenne etc.) en faisant de ce terme
titre que les pierres, les animaux, les végétaux ou l'eau. Ce statut d'im- n usage qui préfigure celui qui en sera fait pour désigner par exemple
manence à la réalité physique, à laquelle il est homogène, conditionne IJ'industrie anglaise de la fin du XIXe siècle. On a pu dire à ce propos que
l'emprise qu'il donne sur ce dont il permet l'appropriation. , chaque aiguille produite à Manchester à cette époque pouvait être iden-
Il ne s'en intègre pas moins dans les séries d'artefacts en lesquelles tifiée comme telle à partir de caractéristiques renvoyant à tout l'appa-
il prend place tant dans la synergie synchronique d'un outillage que dans reillage de la métallurgie d'alors, lui-même de proche en proche lié par
la succession diachronique des types techniques, selon des modalités · des relations de conditionnement réciproque à l'ensemble des moyens et
dont il faudra analyser les principes et souligner l'importance. . procédés contemporains de sa fabrication.
La production de telles formes inorganiques dans le prolongement Très tôt, en effet, les types techniques s'intègrent dans un milieu
des effecteurs organiques n'est pas propre aux hommes, en donnant sa technique, caractéristique d'un groupe humain à un certain moment de
plus large extension à ce terme. Beaucoup d'animaux relevant d'espèces son histoire. Cela, bien entendu, n'exclut pas la coexistence de strates
très diverses utilisent ainsi des intermédiaires inorganiques dans leurs technologiques d'âge différent. Mais la reconnaissance de cette dimen-
rapports avec ce qui les entoure. Les développements récents de l 'étho- sion invisible des liens unissant les outils, machines ou réseaux implique
logie ont multiplié les exemples de telles utilisations dans des conditions le rôle essentiel qu'il faut reconnaître aux relations transversales de
d'existence naturelles, en marge de toute «contamination» par des pro- dépendance mutuelle des outils - au sens le plus large du terme - au
tocoles expérimentaux destinés à juger de l'intelligence des animaux en sein d'un même outillage, inséparable bien évidemment des procédés de
question. La frontière, ici, entre l'humanité et ce qui relève de l'anima- mise en œuvre des outils comme des modalités de formation à leur
lité a vu se multiplier ces dernières décades les zones de flou , facilement emploi (c'est-à-dire de l'intégration des hommes, pour autant qu'ils sont
identifiées à des transitions assurant une continuité mettant à mal d'an- considérés sous l'angle des fonctions qu'ils occupent dans son fonction-
ciennes dichotomies - généralement jugées favorables à notre orgueil. nement, au système des moyens techniques qui donne à une société son
C'est là une raison supplémentaire pour examiner de plus près, à la emprise sur le monde).
lumière il est vrai de ce qui a suivi, les manifestations de la technicité Ces relations transversales entre les éléments constitutifs du sys-
humaine et ce qui en elles témoigne de l'irréductibilité qu 'indiquent ses tème des moyens techniques sont déterminantes par rapport aux relations
développements depuis plus de deux millions d'années. «frontales» qui s'instituent, par l'usage de ces moyens, entre les
En deçà de ces dernières considérations, ce qui traduit l'irréductibi- hommes et les matériaux sur lesquels ils travaillent. Dans l'outillage
lité de la technicité humaine, dans ce qu'elle a d'essentiel, par rapport résident les conditions de fabrication, d'usage, de perfectionnement de
aux autres usages d'intermédiaires organiques se ramène à deux carac- l'outil, et les conditions préalables à l'innovation technologique. Tel
tères liés l'un à l 'autre. Le premier, sur lequel ce n'est pas le lieu d'in- qu'il est réalisé dans une société et une culture données, il détermine
sister. c'est ];i nm:--ihilitP frp~ tAt nffArtA rio nlonnn- ln n n-'--"--·- ·- -'- 1, ____ -- ....,._.. .: ...,__ ,.. .C.....:.. ...l ,. ,._,,... +...-T_,.... +"',...J....... ~ ,..,,,1 a n ~--,,,.,~....+A
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De la diversité des êtres à l'être-humain 405
404 Franck Tin/and
emploi - avec le risque réciproque d'une pression de cet apport exté- \ sanaux ou industriels, ou les automobiles produites au cours des opéra-
rieur sur les pratiques et manières d'être traditionnelles de la société tions effectuées sur une chaîne de machines .
bénéficiaire de cette innovation ..· L'ensemble des moyens techniques, solidaires les uns des autres
L'ensemble des moyens et des conditions de leur mise en œuvre dans leur genèse propre comme dans leur usage, se présente comme une
forment donc un milieu technique à caractère systématique. Dire cela, médiation, génératrice de puissance indispensable pour transform~r ce
c'est reconnaître que ce système est irréductible à la juxtaposition de qui est perçu comme ressource naturelle. Cette médiation s '~rgamse et
types techniques tels qu'on pourrait les considérer en regardant les se développe entre ce qui résulte des processus structurant 1 ho~me en
vitrines d'une musée, la panoplie d'un atelier, voire le spectacle offert tant qu'être vivant intégré à la nature et le champ naturel de coexistence
par ce qui est présenté aux curieux et acheteurs potentiels dans le cadre en lequel il est naturellement amené à l'existence. Le développement de
d'une exposition ou d'un salon thématiques. Tout système, même si le cette médiation, largement fonction des caractéristiques qui lui donnent
degré de systématicité, c'est-à-dire la subordination de ses composants à une relative autonomie, à la fois sépare et relie ce qui constitue originai-
l'unité dont ils participent peut être plus ou moins marqué, est porteur de rement deux pôles d'une relation immédiatement naturelle entre le
modalités internes d'organisation et de devenir liées aux régulations qui vivant et son milieu naturel d'existence.
assurent l'interdépendance de ses parties constitutives. Cela revient à Mais les relations qu'elle permet en s'instituant comme intermé-
dire - comme nous l'avons déjà vu à propos des organismes - qu'il diaire doté d'une consistance objective propre sont largement condition-
fait surgir sur fond de la variabilité de son contexte, un îlot de relative nées par ce qu'elle rend possible comme par les résistances _que le
autonomie, d'autodétermination de son état interne sur fond d'une régu- monde lui oppose. Cette médiation contribue ainsi à la structuratl?n des
lation de ses échanges avec le monde environnant. rapports des hommes au monde. Ell~ est au princip~ d~ modalités ~e
Dire que les outils sont les composantes interdépendantes d'un coexistence qui prennent forme à partir des moyens d action et des ope-
outillage, ou que les moyens techniques s'intègrent en système, cela rations de transformation de matériaux originairement naturels en pro-
revient à dire qu'ils se constituent en un ensemble qui, comme tel, donne duits caractéristiques d'une société disposant d'un équipement technique
à un groupe humain (à la limite, aujourd'hui, l'humanité, entendue en un défini. C'est pourquoi la médiation technique, sous la diversification his-
sens extensif) une emprise efficace sur le monde. Plus précisément, cela torique et géographique de l'empris~ ~u'~lle donne sur la _ré~lit~n~tu-
signifie que la formation d'un système de moyens engendre une média- relle, apparaît, malgré le peu de considerat10n dont elle a fait 1 obJet JUS-
tion qui s'interpose entre le groupe qui dispose de la capacité d'agir qu' à une date récente, comme une dimension es~en~ielle de . l'être
grâce à son équipement technique et le champ de coexistence en lequel humain - au même titre par exemple que la commumcat10n permise par
cette capacité d'agir se manifeste comme capacité de transformer ce qui, la langue. .
extrait de son contexte naturel, devient matériau, que les activités tech- L'usage des outils et la mise en œuvre des procédés donnant pnse
niques façonnent en produits. sur la réalité naturelle appellent des gestes précisément déterminés dont
Ce qui vient d'être dit à une portée générale. Le travail d'un champ la maîtrise conditionne l'habileté ou la compétence, instaurent des rap-
à vocation agricole circonscrit celui-ci et le rend apte à recevoir des ports sociaux complexes, suscitent des projets et des désirs liés à la
semences à partir desquelles il produira du blé ou des pommes de terre, combinaison de possibilités offertes, de résistances à vaincre et de
grâce à des opérations d'ailleurs complexes de transformation, mettant contraintes à accepter pour prix de l'efficacité qui constitue la valeur
en jeu la houe, la charrue à traction animale ou motorisée. Le grain sera propre à l'action technique. Ainsi l'outil, et l'ensemble de l'ap~areilla~e
extrait par d'autres moyens techniques, et ce produit sera soit technique sont non seulement informés par les pratiques humames, _mais
consommé , soit mis sur le marché sous le signe d'une production desti- sont encore source d'information rétroactive sur les hommes qm ont
née à alimenter les flux d'échanges assurant l'interdépendance réglée recours à cette médiation objectivée entre eux et le monde.
des groupes humains. Il y rejoindra d'autres produits: les chaussures Cette information. comprise comme donation ou imposition de
~,.,,..,.... ,..,.... ...l .... 1 - .,____ ..
406 Franck Tin/and
De la diversité des êtres à l'être -humain 407
dans un même devenir les hommes, leurs moyens, les objectifs autour
La plupart des sociétés, notamment celles qualifiées d~ tradition-
desquels s'organise leur activité et les ressources dont ils tirent les « pro-
'lles, se garantissent des changements d'origine externe ou mtem~ par
duits» auxquels ils attribuent une valeur. Ce bouclage des conditions et
recours à des régulations symboliques ou institutionnelles très strictes.
des effets en un conditionnement circulaire aboutissant à la structuration · n'est pas le cas des sociétés modernes ou en voie de modernisation
d'une part essentielle de l'être humain à partir des moyens de l'appro- e . , .
epuis trois siècles. La référence à l'idée de progrès co~dmt a perce~01r
priation du monde en lequel s'inscrit son existence, ouvre sur des moda- out changement comme vecteur, à terme plus ou moms proche, d un
lité de devenir nouvelles.
inieux, dont il convient de favoriser l'avènement, ce qui do~e un ~ou-
Cette circularité par laquelle ce qu'engendre l'activité humaine veau dynamisme à la montée en puissance inhérente aux manifest~h?ns
contribue à surdéterminer et informer en retour ce qui est à son principe ,:de la technicité humaine et à leur écart croissant par rapport aux !mutes
contraste fortement avec le type de relations caractéristique de la forma- des dispositifs organiques d'emprise sur l'environnement naturel.
tion des vivants et de leurs interactions avec leur milieu naturel: la non- Il résulte de ces considérations, pour en revenir au statut de la tech-
rétroactivité sur le génome des acquis liés à l'insertion du phénotype nique proprement dit, une articulation complexe de continuités et de rup-
dans le monde est un des dogmes de la biologie contemporaine . Elle tures.
assure la stabilité des espèces sur fond de pressions de sélection De continuités d'abord. La technique se situe dans le prolongement
constantes. Cette stabilité oppose les modalités d'inscription dans le de l'exploration et exploitation du monde à travers la recherche d'une
temps communes aux organismes comme aux systèmes en lesquels ils prise efficace permettant le. ~r~lèveme~t - et l' a~prop~ation _d~s,res-
ont leur place et les formes de devenir dont sont susceptibles les socié- sources disponibles. La technicite assure ici le relais de 1 orgaru~it~. Par
tés humaines en lesquelles se trouvent déterminées les possibilités la suite, des galets éclatés aux pelles mécaniques, du bâton à fouillir aux
d'existence (c'est-à -dire d'inscription concrètement définie dans les jeux trépans de nos foreuses, il s'agit d'entretenir et d'intensifier la circula-
d'interactions de tout existant avec ce qui constitue son monde) et leurs tion de flux assurant des transferts de matière et d'énergie entre l'envi -
conditions d'actualisation. ronnement en dernière analyse toujours «naturel», et les hommes dont
Pour employer un autre vocabulaire, l'ensemble formé par les il support; l'existence. Ces transferts sont ass~r~s par 1~ biais d~s
moyens techniques, les hommes (individus et surtout groupes) et l'hori- moyens intégrés dans cette médiation qu'est le miheu technique consi-
zon de ressources et de menaces qu'est le monde se présente comme un déré en son unité systématique.
ensemble à caractère systématique dont les changements donnent lieu à La continuité entre les dispositifs organiques d'appropriation du
des boucles de rétroaction - à des « feed back» - de type positif. Les monde et les relais qu'en assure l'ensemble des formes et procédés tech-
effets de sortie reviennent sur leurs conditions initiales, c'est à dire sur niques se retrouve au cœur du devenir de la médiation airlsi constituée.
leurs propres conditions pour les renforcer. Ainsi sont créées les possibi- Celle-ci n'a cessé depuis deux millions d'années de se développer sans
lités d'un développement auto-entretenu, Cette condition (que pourrait irlterruption à l'échelle de l'ensemble de l'humanité . Elle s'est dévelop-
illustrer la circularité des informations qui unissent les bureaux et ser- pée à travers la diversité des voies empruntées par les différentes cu_l-
vices techniques des firmes automobiles et les informations recueillis sur tures (jusqu'à la convergence que réalise la diffusion de la technologie
le comportement des voitures en compétition aussi bien que de celles issue de son foyer européen, établissant irréversiblement l'infrastructure
de la mondialisation). La diversification des formes et procédés tech-
mises à la disposition du public - avec ce que cela implique comme
possibilité de perfectionnement des prototypes, puis des véhicules de niques multiplie les moyens d' e~prise sur un éventail ?: res~our~es en
cours d'élargissement, et l'asservissement de sources d energie d rnten-
séries, donc de progrès technique) est fondamentalement différente des
sité croissante aux besoins de la mise en œuvre des techniques. La rela-
phénomènes qui donnent aux vivants, aux écosystèmes et à la biosphère
tion entre disponibilité en puissance énergétique et développement de
leur constance et leurs tendances à amortir les effets des fluctuations
auxquelles ils sont soumis. l'appareillage susceptible de l'utiliser est par ailleurs réciproque, selon le
408
Franck Tin/and
De la diversité des êtres à l'être-humain 409
et en ce qui concerne nos propres échanges, on sait la difficulté à inter- Les conditions naturelles - l'information portée par le génome -
venir dans le jeu de leurs «lois» sans risquer des réponses globales i ont permis, au besoin à travers l'ouverture d'une crise ~an.s_l'_in~er-
génératrices d'effets pervers . Ceci n'exclut pas la possibilité mais on du vivant humain au sein de la nature, aux processus d art1ficiahsa-
implique, au contraire, la nécessité de politiques économiques, mais pré- on de développer leurs effets entrent aujourd'hui dans le champ d'~~~
suppose 1~ connaissance des mécanismes internes selon lesquels s 'opè- ·structuration potentielle en marge des régulations assurant la stabil~te
rent les a1ustements spontanés aux variations dans les conditions exté- l'espèce sur la base des mécanismes de reproduction et de transmis-
e . d
rieures, traduction d 'une autonomie voisine de celle qui préside à l'ordre ..on de l'information biologique . C'est là, même s'il ne s'agit que e
interne du milieu technique comme de celle qui donne à la langue ses iotentialités encore lointaines et incertaines, un saut considérable dans le
caractères systématiques. rolongement de cette émancipation à l'égard des contraintes d'espèce
ui est essentielle à notre compréhension de notre mode d'être. Chacun
Derrière les systèmes que sont les outillages, les langues et les ins- eut mesurer l'urgence d'une réflexion éthique à hauteur des enjeux sus-
titutions encadrant l'échange, il est permis de retrouver la trace d'une cités par ce qui à la fois se présente comme réalis~tion su~~lémen~~e
même condition fondamentale et de l'efficience d'un même principe. En acquise à partir des processus fondamentau~ qm, cara~tensent 1 etre
marge de la conscience très limitée que l'être humain a de faire exister humain et comme mise en question des fondat10ns a partir desquels ces
de tels systèmes, il engendre des intermédiaires entre ce qui exprime en processus ont pu s'amorcer. . , .
lui l'héritage de l'évolution biologique et le monde naturel hors de lui. · Ces considérations ne doivent pas nous conduire a oublier que
Se structurent alors des médiations essentielles pour comprendre la sin- ' nous demeurons des vivants intégrés comme les autres, quoique sous des
gularité du mode d'existence de l'être humain. Le support de cette sin- modalités particulières, au réseau d'interdépendances qui lie l'existence
gularité réside donc dans cette capacité initialement à peine perceptible de tout ce qui a pris forme au cours de l'histoire de la Terre à un ~tat
d'engendrer des moyens substitutifs. Ceux-ci s'organisent entre les deux défini de l'environnement spécifique - mais pour l'homme , l'habitat
pôles d'une différentiation interne à la nature pour donner naissance à un spécifique est coextensif à la surface de la planète. Oubl~er 1·~ne ou
monde humain dont l'expansion témoigne d'une émancipation par rap- l'autre des faces del ' être humain - son ancrage dans ce qm provient de
port à la sphère de l'existence biologiquement déterminée. la co-évolution des formes naturelles, sa différence d'avec l'animalité -
En retour ces médiations rétroagissent sur ce que sont les êtres serait s'exposer à méconnaître non seulement ce que nous sommes, mais
humains, et ouvrent sur un horizon de possibilités qui confèrent à leur encore les tensions qui sont constitutives de notre être propre. .
existence le caractère aventureux qu'ils tiennent de leur marginalisation Ces tensions peuvent se penser à partir d'une dualisme tendanciel
par rapport aux régulations assurant la relative constance, ou la lenteur qui oppose ce que nous sommes en tant que nous participons à ~'ordre
(sauf accident dont nous apprenons à lire les traces) des changements de commun de la vie, et ce que nous sommes en tant que notre existence
la nature. Mais ces perspectives propres à nous conforter dans la réaffir- s'inscrit et prend sens sur l'horizon de possibilités ouvertes par notre
mation de notre vocation à nous subordonner la Terre et à réaliser nos propre mode d'être. Cet horizon n'est borné par aucune limite, et les
~otentialités n~ sont pas sans déboucher sur la conscience des limites qui possibilités qui viennent à nous à partir du futur ne sont plus conte~ues
tiennent aux nsques que comporte notre propre situation, c'est à dire les par aucun garde-fou. Cela n'exclut aucun enga~ement, au~un pan sur
modalités de notre coexistence avec tout ce qui nous apparaît sur fond de l'inconnaissable ou l'indicible. Mais cela fait de l'existence des
monde commun. hommes, depuis qu'il y a des bipèdes à mains nues à la surface de la
Nous nous bornerons à évoquer ici les perspectives ouvertes par Terre, mais aptes à devenir les détenteurs d'une puissance qui ~vogue
l'extension du domaine couvert par les processus d'artificialisation qui davantage les mythes de Babel ou de Prométhée que celm dont
sont au cœur de cette émancipation de l'être-humain à l'égard du cadre Condorcet s'était fait le héraut, une existence aventureuse. C'est du cœur
en lequel est confiné l'être animal - l'animalité, dans sa différence mêmes des modalités de coexistence constitutives de notre être que
-
417
De la diversité des êtres à l'être -humain
416 Franck Tin/and
.· h rizon common to all exi.sting
TRACT-- We are bo~ in the_world, ~ o on the basis of which all of
Ces défis, dans leur actualité, ont fonction de révélation rétrospec- , }lich refers to the undifferentiated uruty' rience are formed in their
tive par rapport à notre être même, à notre statut parmi les êtres, et par i and definite forms, which :'e can efxpe nly p'ossible when inserted
rapport à ce dont toutes les formes que nous discernons sur fond de . affirm the existence o is o .
·.Everythi.ng we . . h lex groups of interactions are
monde unique sont des manifestations différenciées. Seront-ils relevés? . on field of coexistence, m whic corn~ hat thls or that is. On this
L'insistance mise sur l'autonomie des systèmes qui assurent la média- e tirne c~nditions _a~dco~sequ:;~:e~t ;educible ways ofbeing ~d
tion de nos rapports au monde ne doit pas faire oublier qu'ils constituent basis the diverse exis~g ~gs th The task is that of gettmg
èS for entering into rela~10nwit~ ~ne:: :~-How does the human bo~y
le socle, historiquement constitué, d'un ensemble de moyens hors des- lationship of human bemgs to hvmg ftu~ve of the anthropological dif-
quels nous serions impuissants à agir , communiquer et penser , mais the place in which the p_rocessesco~s i ts and capable of self-organisa-
aussi qu'ils n'ont d'efficience que repris et animés par des projets dont start? Mediations constituted ~f artifa~herisky adventure of humanity.
il est souhaitable qu'ils reposent sur la conscience de leurs conditions fÙa trail to be followed, showmg up
comme de leurs conséquences. Les mêmes médiations symboliques qui L by J. Dudley).
structurent ce que nous avons fait sont aussi au principe de la possibilité
de distanciation qui donne une relative maîtrise de ce que nous pouvons ,,
en faire. Cela certes ne va pas de soi. La réponse appartient aux enfants
de nos enfants. Mais nous avons à faire comme si nous en avions la clef.
Cl. Levi-Strauss, méditant sur les petites sociétés dont l'ethnologie tente
de préserver le souvenir, écrivait sous le signe des Tristes tropiques que
«les hommes ne se sont jamais attaqués qu'à une seule besogne, qui est
de faire une société vivable». Il reste à espérer qu'en passant à l'échelle
des processus qui rendent irréversible la mondialisation, les hommes
attachés à cette même tache réussiront dans cette entreprise.
en général. Il suffit pour s'en convaincre de rappeler la célèbre déclara- t h· à construire le sens de la souffrance humaine , il faut accepter de ne
eer , llTè 'fs
tion autobiographique sur la mobilisation durant la seconde guerre mon- :P. garder «le regard exclusivement fixé sur l'humam » . r s man1 e -
..pas · · tant
diale 8• En effet , du point de vue extrêmement général développé par iiment, la maladie tient «sa racine dans l'existence orgamque_en_
Jonas , ces atteintes à l'être sont déjà de l'ordre du non-être et elles déter-
0
!~ue telle ». Le vécu souffrant humain représente une forme particu_lière-
minent la «mortalité» en réalisant l'une ou l'autre forme de la menace ;' ent sophistiquée de cette capacité ou de cette compétence affectn'.e et
,;filur la déterminer en sa signification intégrale propre, il faut la res1tuer
de négation de cet organisme . À y regarder d'un peu plus près cepen -
dant, on doit noter que cette menace de néantisation se réalise dans un \%~ cette histoire biologique . C'est à ~e moment_que l'o~;etro~;e ~~
processus , non de néant, mais d 'être. En effet, s'il est vrai que l'être '''thème jonassien fréquent, celui de la nche «provmce de 1 ame» , <lep
vivant «au lieu d'un état donné, est devenu une possibilité constamment i'.àperçue par la psychologie et la b~ologie aristo~élic_iennes;~es specula-
à réaliser, sans cesse à regagner sur son contraire sans cesse présent, le ·, 'tions métaphysiques (Spinoza, Le1bmz, en particulier) y _reJ01gnent_les
non-être » 9, il n'en reste pas moins que cette destruction éventuelle de ~r observations de plus en plus scientifiques et le modèle evolutJonm_ste.
l'organisme se réalise par l'instauration dans l'être d'autres formation s La présence effective de cette «âme» et ses compéte~ces (l~ s~nsatl~n:
organiques: qu'il s 'agi sse d'invasion virale ou bactérienne, d' hypertro- la volonté, le désir, la tendance, la jouissance et ce qui nous mteresse 1c1
phie cellulaire, de néoformations tissulaires, d'anomalies morpholo- au premier chef: la souffrance) délimite de manière indis~utable le
giques génétiquement programmées, etc. C'est donc ici la lutte de la vie domaine du vivant. Contre les modèles de la rupture ontologique (du~-
contre la vie, une certaine forme de vie devenant mortifère pour une lismes cartésien ou chrétien), on doit reconnaître Je principe de 1~conti-
autre forme de vie. La vie est mortelle en ce qu'elle est vie, écrit Jonas; nuité biologique de la vie de l'âme, de plus en plu~ clarre, et _di~tmcte
ajoutons qu'elle est susceptible de maladie et de souffrance pour la sans doute à mesure que l'on arrive à l'homme , conscient e~eveille. Cela
même raison. De même que la réalité paradoxale de l'organisme vivant vaut pour Je vécu particulier de la souffrance. A ma connaissance , Jon~s
«est au fond une crise prolongée » 10, nous pouvons spécifier que la santé n'a pas approfondi l'étude de l'histoire biologique de la souffrance e~ il
de la vie est un mouvement permanent d'équilibration , et que les phases ne soutient pas une théorie particulière du développeme~t de celle-ci à
de non-équilibre que sont les maladies, appartiennent à l'essence même travers les formes du vivant. Les problèmes et les questions sont poufn\
de cette vie, voire de cette santé . tant légion, et en rapport direct avec l'essenti~l du travail jonassien . J'~
évoque deux : la question de la souffrance arumale et celle de la total1t
de l'organisme . .
3) L'msTOIRE BIOLOGIQUE DU SENS DE LA SOUFFRANCE.
Tout d'abord, le thème de la souffrance animale, un classique
des philosophies de la souffrance et aussi des psychologies contempo-
L ' évolution qui lie les formes de vie adversaires ou complices (le raines. Il sépare assez nettement des modèles réputés inteUectuahstes et
parasitisme n'est pas une des moindres de ces formes d 'association de dualistes (cartésiens) et des modèles naturalistes et contmmstes (scho-
survie) fait logiquement l' histoire du ressenti de la maladie. Pour cher- penhaueriens) , et à travers eux deux types _d'éthique uni:erselle ou ~os-
mique, de type kantien ou schopenhauenen. Il est vrai que ~e _theme
trouve un peu plus d'écho chez Jonas . En effet, le modèle con~~1ste d~
8
• Dans «La science comme vécu personnel» (trad. R. Brisart in Etudes phénoméno- l'évolution de la vie intérieure , de la liberté et de la pathologie, mterdit
logzques 8, 1988, pp. 9-32) , Jonas rappell e cette circonstance qui fut une occasion de révé-
lation philosophique: devant quitter ses travaux en cours à cause de la mobilisation «[il] fut
renvoyé de [s]es recherches histori ques vers ce que l'on peut penser sans livre ~ biblio-
thèque, car _on le porte touj~urs en soi» . Jonas ajoute: «Peut-être que ce qui m'ai da dans
11 «Évolution et liberté » , in H. Jonas, Évolution et liberté, trad. S. Cornille et Ph.
cette réfle~on nouvelle fut Justeme~t l' exposition physique par laquelle le destin du corps
se met en ev1dence et sa deténorat:Ion devient la peur principale » (pp. 22-23). On trouve Ivemel Paris, Rivages , 2000 , p. 25. .,
,i Par exemple , «Philo sophical Aspects of Darwini sm », in The Phenomen~n O;
dans l~s Carnets de la drôle de guerre , des déclara tions assez proche s de la part de Sartre . " · p 57 (Trad D Lories Le Phénomène de la vie. Vers une bzologze phtloso-
Ibid ., p. 30. L t,e, op. ci 1., . , . . •
JO Ibid., p. 31. phiqu e, Bruxelle s, De Boeck Université, 2001.)
U.C.L.
INSTITUT SUPERIEURDE PHILOSOPHIE
Bibliothèqu e
Collè ge D. Mercier
Place du Cardinal Merc ier. 14
B- 134~Louvai~-la-Neuve
426 Michel Dupuis Le fardeau et la grâce de l 'endurance 427
une conception de la discontinuité et une théorie de «l'irruption sou- Par ailleurs , la situation et la contrainte biologiques de l'histoire
13
daine » des phénomènes spirituels, de la vie intérieure, de la vie du res- naturelle de la souffrance impliquent un rapport essentiel entre la souf-
senti et par conséquent de la vie douloureuse et du vécu de la maladie . '.;'france et la totalité organique : sans reprendre des développements pré-
Sur ce point, Jonas rappelle son opposition foncière aux modèles dua- '. sentés ailleurs 15, je ne fais qu 'évoquer la question de l'atteinte patholo-
listes de type cartésien . Il ne manquerait pas d'intérêt historique de f gigue et de son ressenti par rapport à l'organisme se conc_evant ~t
reprendre quelques déclarations extraites de ces modèles dualistes quant f s'entretenant comme tout, y compris contre l'une ou l'autre partie de lm-
à la non-souffrance de l'animal14 • Si on reprend les choses du point de ; même. On connaît la distinction reprise par Jonas de l'organisme comme
vue de l'évolutionnisme , c'est l'ensemble du monde animé qui reçoit un ' tout (organism as a whole) et le tout de l'organisme (whole organism),
peu de la dignité pathétique de l'homme . Le fait que Jonas a surtout visé : c'est-à-dire entre une unité unifiante et une somme d'éléments 16. Cette
la mortalité et la vie spirituelle en général ne change rien à l'importance ( distinction, fondamentale notamment dans le cas des définitions
d~ ce constat pour notre propos. Comme on le sait, quelques remarques «locales» de la mort, intervient également dans le vécu de la souffrance
cmglantes ont suffi à Jonas pour discréditer l'invraisemblable modèle en ce que la maladie et le vécu douloureux transforment parfois définiti-
des animaux-machines (automates et par conséquent insensibles à la vement le vécu du soi comme tout intégré. Certes, quand tout va bien, on
douleur) - sur ce point, la chose est claire . Mais Jonas aurait-il souscrit peut décrire le mouvement d'identification comme soi-tout dans les
à ce que j'appellerai une théorie du «décalage perceptif » , c'est-à-dire un termes suivants: «L'identité à soi est un perpétuel renouvellement de s01
modèle comparatif révélant une distance qui s'établit entre les compé- à travers un processus, sur le fleuve de ce qui est toujours autre. Il faut
t~nces animales et humaines? Selon cette théorie, à côté d'un perfec- cette auto-intégration active de la vie pour fournir le concept ontolo-
tionnement et d'une réorganisation graduels et continus des facultés gique de l'individu ou du sujet» 17• Par voie de conséquence, la tempora-
cognitives de l'animal vers l'homme (et en parallèle au processus de lité de la vie, du vivant, de l'existant, n'est pas le cadre extérieur à des
télencéphalisation et de la spécialisation hémisphérique) , la capacité de processus enchaînés mais « le mode qualitatif propre à la présentation de
souffrir connaîtrait une autre histoire. À la différence des autres fonc- la forme vitale elle-même» 18 • La santé et la maladie s'inscrivent donc
~ons «mentales » , on aurait dès le stade animal un maximum de percep- comme des modalités particulières de la temporalité sur les diverses
tion de la souffrance , et chez l'homme s'ajouteraient «simplement» des échelles (d'instant en instant, et sur des termes plus longs - par
traitement cognitifs sophistiqués et par là, les vécus «cognitivo-affec- exemple, saisonniers ou liés au vieillissement hormonal) . Mais peut-être
tifs » spécifiques (rendant compte par exemple des seuils variables de un peu au-delà des idées de Jonas, on soutiendra que l'espace organique
tolérabilité ou des possibilités analgésiques). Jonas n'entre pas dans ces est ici fondamentalement en jeu: en termes de schéma corporel, il est
considérations qui ne manquent pourtant pas d'intérêt. À titre vrai, plutôt qu'en simple topologie géométrique comme dans la matière
d'exemple, j'évoque seulement l'éventuelle fécondité d 'une analyse du inerte. L'identité interne de l'organisme est_censée diri~er les éc~n~ s
traitement humain de la souffrance en rapport avec la capacité propre- locaux, mais pour peu que cette «harmorue » fasse defaut, les parti s
ment humaine de la représentation: comment souffre un homo pictor? apparaissent en concurrence plutôt qu'en complémentarité. ~ out
Souffrir humainement, c'est sans doute toujours vivre une représentation dire, elles apparaissent «en tant que telles», faisant tout à coup obstacle
de sa souffrance, qui constitue un objet mental essentiel - ce dernier à la fonction par exemple, ou gênant la simple intage de soi.
jouant sans doute un rôle déterminant dans les possibilités thérapeutiques.
13
Ibid ., p . 33. 15 M. Dupuis, «Douleur et totalité (à partir de Buytendijk) », in M.-J. Cantista,
. ". Sur ceci, voir la note consacrée à Descartes dans «Philosophical Aspects of Douleur et souffrance aujourd 'hui. Perspectives ph énoménologiques, (à paraître) 2000.
Darw1msm» , op. cll., pp. 55-56. Jonas a du mal à croire que Descartes, dans la vie réeUe 16 «Against the Stream: Comments on the Definition and Redefinition of Death »,
(hors du charme de la théorie) , ait pu être convaincu de la non-souffrance de l'animal. in Philosophical Essays , op. cil ., pp. 134-135.
L'argument de la vie réelle est, on le sait, fondateur de l'intuition philosophique chez 17
Ibid., p. 39.
Jonas. 13
Ibid., pp. 40-41.
428 Michel Dupuis Le fardeau et la grâce de l'endurance 429
'i
L'apparition de la partie douloureuse constitue une véritable objectiva- ( distance d'interposition, permet à la fois la séparation des corps, l'indé-
tion qui n'est pas loin de la mise hors du soi de l'organisme: la partie .','pendance du regard, et au total la liberté de la «conception». On n'est
douloureuse devient une chose étrangère; l'individu se vit habité par de ,,.tplus dans l 'expérience mêlée du toucher qui suppose toujours un rapport
l'altérité, il se sent «trahi» par son propre corps. Nombreux sont les ,;i (actual intercourse) entre le sujet touchant et l'objet touché. Ce «corn-
récits et les plaintes qui documentent ce vécu souffrant 19• ~,!merce» ou cette «conduite » ressortissent du domaine «pratique» au
Bien d' autres questions ponctuelles sont à envisager dans le cadre r moins en deux sens: j'agis et je suis agi; une activité causale bilatérale
de cette évolution continue: en termes jonassiens, c'est toujours du prix s'effectue dans le toucher, et l'expérience est à la fois plus riche, plus
à payer qu'il s'agit - le prix de la liberté, c'est l'existence comme risquée et moins pure. On le comprend, les expériences sensitives se
risque, comme jeu , comme nouveauté. On pourrait dire que la patholo- complètent, même si le risque d'un monopole d'un sens sur les autres
gie et la souffrance tiennent moins au fait d'être-jeté au monde comme détermine des modèles pervertis de la connaissance. La noblesse de la
dans une malédiction énigmatique et angoissante, mais plutôt au fait vue met en évidence la richesse de toucher:
d'être-au-monde toujours en pro-jet, en déséquilibre, en désir. «( ... )le toucher est le sens, et le seul sens, dans leque l la perception d'une
qualité est nonnalement mêlée à l'expérience de la force, laquelle étant
réciproque ne laisse pas le sujet être passif; ainsi le toucher est le sens dans
4) L'msTOIRE PHYSIOLOGIQUE DU SENS DE LA SOUFFRANCE. lequel a lieu la rencontre originelle avec la réalité en tant que réalité. Le
toucher introduit la réalité de son objet dans l'expérience sensible en vertu
de ce par quoi elle excède le simple sens, c'est-à-dire la composante de
La capacité de souffrir est associée à un étatdonné du système ner- force de sa constitution originelle» 22 .
veux périphérique et central. On touche à la phénoménologie jonas-
sienne des sens. Son point central, qui est la trop classique prééminence Le toucher, ajoute Jonas, est le véritable «test» de la réalité - de
de la vue humaine 20 , nous retiendra maintenant à cause de quelques élé- la réalité que je suis et de la réalité que je rencontre à l'exté rieur de moi-
ments qui concernent notre question. Je pointe ici deux aspects: l'expo- même. Et le fin mot de cette expérience de forces internes et externes,
sition particulière vécue par l'organisme dans le toucher par rapport au c'est l'effort : «en ressentant ma propre réa~té p_aru~s~e d'effort que
détachement visuel, et le caractère fondamental et confus du toucher par je fais, je ressens la réalité du monde. Et Je fais 1'fieffofl\ dans la ren-
rapport aux autres mécanismes cognitifs. contre avec quelque chose d'autre que moi-même »~
La valeur éminente de la vue est due paradoxalement à des insuffi- On retrouve ici des considérations classiques de la préhistoire de la
sances essentielles 21 : le concours des autres sens est nécessaire. Certes, phénoménologie chez Maine de Biran. Peut-on prolonger la spéculation,
la vue instaure un rapport nouveau avec «l'ob-jet »: c'est la neutralisa- quitte à jouer du paradoxe, en disant que le toucher est le sens de l' ob-
tion dynamique commentée par l'auteur. Cette position qui joue avec la jectivité et de l'objectité par excellence alors que la vision, en sa liberté
et son détachement mêmes, est le sens de l'objectivation? Si le toucher
trouve chez d'autres philosophes (Levinas, par exemple) un tel regain
19
Chose intéressante à no!er, cene transformation pathologique des rapports entre
les parties et le tout vaut aussi pour des niveaux très abstraits de réa lité . Ainsi l 'histoire
culturelle et phllosophique de l'O ccident a été marquée par la domination d'un dualisme 22 «( ... ) touch is the sense , and the only sense, in which the perception of quality
à la foi s fécond (qu i parvient à déterminer en profondeur la région de l'âme) mais concep- is normally blended wi th the experience of force , which being reciprocal does not let the
tuellement coûteux, en ce qu 'il amène à un «gegenseitige Entfremdun g der Teile eines subject be passive; thus tou ch is the sense in whlch the original encounter with reality as
Ganzen » (in H. Jonas, Philosophie. Rückschau und Vorschau am Ende des Jahrhund erts, reality takes place. Touch brin gs the real ity of its objec t within the experience of sense m
F. , Suhrkamp, 1992 , p. 23. Trad. J. Greisch, «Philosophie . Rétrospective et prospective à virtue of that by which it exceeds mere sense , viz., the force-component m 1ts ongmal
la fin du siècle», in Le Messager européen, 7, (1993), pp. 813-832.) make-up» Ibid., pp. 147-14 8. (Trad. française p. 156.)
20
Voir «The Nobility of Sight: A Study in the Phenomenology of the Senses » , in 2, « ( __.) in feeling my own reality by some sort of effort l make, I feel the reality
The Phenomenon of Life, op. cil., pp. 135-156. of the wo rld. And J make an effort in the enc ounte r with some thin g other than myself»,
21 Ibid., p. 148. (Trad. française p. 156.)
Voir Ibid ., p . 136.
431
Le fardeau et la grâce de l'endurance
430 Michel Dupuis
·q Sont-ils purement cognitifs, de discrimination, d'habituation, de
d'intérêt, c'est qu'il instaure la rencontre traumatique avec l'objet véri-
ation? Sont-ils plus foncièrement affectifs et liés à des représenta-
tablement autre, c'est-à-dire heurtant , «éten du jusqu 'à moi», envahis-
de possibilités? Par ailleurs, Jonas indique çà et là que lorsque la
sant et opaque. Dans la mesure où la souffrance, la sensation douloureu-
lence du contact devient trop forte, la perception devient de la dou-
sem~n~ . ~écue, sont associées aux mêmes voies nerveuses de la et le rapport au monde n'est plus alors de cognition mais de souf-
sens1b1hte du toucher (pour dire les choses un peu rapidement24), on
. ce2s. Il devrait être possible, selon notre auteur, de préciser les
comprend que la souffrance est liée à l'expérience la plus fondamentale
rés d'intensité qui distinguent la gradation de la perception, à l'expé-
de 1~r~~contre avec la ~éalité que je suis en moi-même (somesthésie) et
ce de pression et jusqu'à l'expérience du pouvoir exercé p~ !'_autre
la r:alite d:111slaque~le Je me trouve (sensibilité externe) . C'est à partir moi . Mais cela est-il si simple? Quels sont les facte urs subJectifs en
de la que 1 on conç01t la fonction d'alarme de la sensation douloureuse
u? L'analyse jonassienne est trop courte et doit être prolongée .
Mais on retrouve ici la confusion remarquée par Jonas: le touche;
représente à la fois une expérience et des systèmes de transmission d'in-
f~~ation nerveuse très complexes . D'entrée de jeu, il n'est pas simple de
ONCLUSION: POUR UN MODÈLE «NON EXISTENTIALISTE » DE LA MALADIE
d_istm~uer(comme le fait pourtant Jonas de manière cliniquement un peu
nsquee) entre un moment purement passif de réception d'une information DE LA SOUFFRANCE
d'intérêt, c'est qu' il instaure la rencontre traumatique avec l'objet véri- l ? Sont-ils purement cognitifs, de discrimination, d'habituati?n, de
tablement autre, c 'est-à-dire heurtant, «étendu jusqu'à moi», envahis- Ltion? Sont-ils plus foncièrement affectifs et liés à des representa-
sant et opaque. Dans la mesure où la souffrance, la sensation douloureu- ·~ns de possibilités? Par ailleurs, Jonas indique çà et là que lorsque la
sem~n~. ':écue, sont associées aux mêmes voies nerveuses de la :i'blence du contact devient trop forte, la perception devient de la dou-
sens1billte du toucher (pour dire les choses un peu rapidement24), on \h et le rapport au monde n'est plus alors de cognition mais de souf-
comprend que la souffrance est liée à l'expérience la plus fondamentale f.llùce2s. II devrait être possible, selon notre auteur, de préciser les
del~ r~ncontre avec la réalité que je suis en moi-même (somesthésie) et ~Bgrésd'intensité qui distinguent la gradation de la ~rception, à l'~xpé-
la realité dans laquelle je me trouve (sensibilité externe). C'est à partir ~:,·nce de pression et jusqu'à l'expérience du pouvo1r exercé par I autre
sTumoi. Mais cela est-il si simple? Quels sont les facteurs subJec . tifsen
de là qu~ l'on conçoit la fonction d'alarme de la sensation douloureuse.
Mais on retrouve ici la confusion remarquée par Jonas: le toucher '1u? L'analyse jonassienne est trop courte et doit être prolongée.
représente à la fois une expérience et des systèmes de transmission d'in-
f~~ation nerveuse très complexes. D'entrée de jeu, il n'est pas simple de
distm~uer (comme le fait pourtant Jonas de manière cliniquement un peu (ZoNCLUSION: POUR UN MODÈLE «NON EXISTENTIALISTE » DE LA MALADIE
nsquee) entre un moment purement passif de réception d'une information ÈT DE LA SOUFFRANCE
sensitive et le moment actif de cognition, d'exp~oration, de modélisation
25
~'ide_nti~cation ._C~mmentsavoir en effet quand on passe du sujfering à SJonas, comme Binswanger le pQ inspiré, fut un lecteur
1 acting _? On v01tbien que le feeling de l'objet se distingue en tant que tel .;,désireux» de Heidegger, entretenant le souci de saisir quelque chose de
par une mtentionnalité associée à une motricité (notamment palpatoire). ·l'être-homme, non pas dans le cadre de l'existentialisme , mais ~ans la
On admet que se produit alors une synthèse cognitive qui exige une mémo- haute perspective ontologique de l'existential, ou tout au moms de
risation systématique des données. Selon Jonas, seul l'homme possède un !'existentiel. Ce faisant, Jonas et Binswanger ont incarné de manière
tel organe pour un véritable shapejeeling et la conséquence du côté des exemplaire l'indissoluble association du penseur avec sa pensée, et l' irn-
com~tences co~tives ou mentales en est que seul l'homme possède la . mense responsabilité confiée à la sagesse humaine. Dans cette perspec-
capacité de «vorr» par le toucher: c'est l'imagination dont usent les tive, loin de rejeter les «surenchères» ou les pensées extrêmes, il s'agit
aveugles27. Cela vaut-il également pour la souffrance? de les rectifier, en les repolarisant énergiquement. Comme le personna-
Il faut envisager à ce moment la question des seuils ou niveaux de lisme pour la personne, l'existentialisme appelle son dépassement pour
vécu de la souffrance : il faut étudier cela de divers points de vue. J'en l'existant.
évoque deux : d'abord , phylogénétiquement et culturellement, les seuils À mon sens, l'existentialisme reste l'attitude philosophique pathé-
de souffrance sont éminemment variables. Quels sont les facteurs en tique par excellence, au sens où il entend problématiser philosophique-
ment la condition humaine entendue comme condition précaire, en butte
aux difficultés et aux souffrances qui, selon les scénarios, seront déter-
minées comme énigmatiques ou complètement absurdes. Les considéra-
: Il faut distinguer_~ien évidemment les diverses sensations ... tions les plus accessibles, les plus touchantes, sur la maladie et la souf-
Jonas évoque bnevement la question de la stéréognosie comme ensemble arti-
culé de brèves prises d'information tactile. france se trouvent sans doute en ce milieu existentialiste. Je le dis sans
26
Voir The Phenomenon of Life, op. cit., p. 141. ironie, bien au contraire: la philosophie a souvent joué la hauteur spécu-
27
Je n discut~ pas davantage ici d'autres remarques avancées par Jonas, par
7
exemple sur I assoc1at10nassez stncte caractéristique de la finesse de la vision et du tou-
lative contre la trivialité des vécus, et le bon peuple des existants ne s'y
cher: «Only a creature that has the visual faculty characteristic of man can vicariously est pas souvent retrouvé. Avec Ricœur et Urs von Balthasar, je me
<'.see»by touch. The level of form-perception at the command of a creature will be essen-
tially the sam~ for both senses, incommensurable as they are in terms of their proper
sensible qualilles.» (op ._eu ., p. 141) . Il faudrait en effet développer les aspects neuropsy-
cholog,que s de tout ceci. " «Causality and Perception», in The Phenomenon of Life, op. cit., p. 30.
Le fardeau et la grâce de l' endurance 433
432 Michel Dupuis
:~)icite pour notre question. Chez Pascal, la sépara~on de l'h~mme
demande en quoi consiste véritablement une philosophie qui n'aurait pas
r~ ec l'univers apparaît le plus clairement dans le sentiment angmssant
de place «_en elle» pour ces rumeurs du monde des souffrants ... Jonas
!l:
+l'àmenace ou dans la sensation de la blessure et de la destruction. On
quant à lm, p~ssède une radicale exigence de réalisme sans pathos: 1~ ·i âonc bien dans la pathologie: le roseau est le plus fragile, il est cassé
co~s est un heu de questionnement intégral, libéré des modèles illu-
;h e vent. La contingence qui définit la condition humaine se donne à
sorres de la pensée dualiste, et par conséquent, la maladie et la souf-
france, e~ tant que vécus humains intégrés, et donc corporels, possèdent
.!fr dans le mal subi dans la douleur et provoqué dans l'indifférence; il
'W ' a aucune méchanceté dans la nature, mais du simple automatisme,
ell~s-aussi, à leur _mesure, les mêmes vertus philosophiques. Sur ce point ; \ ·eu de forces supérieures et démesurées par rapport à la faiblesse de
prec1s, Jonas dmt se séparer de Spinoza et même de Whitehead29 mrne - d'ailleurs doublement faible: en ses capacités de résistance
Il s'agit de développer une pensée non idéaliste, dont le sérieux «corn~ ·ord, et ensuite en sa capacité de connaître sa situation. Bien des dis-
prenne » les besoins , les désirs , les défauts, les altérations de l'exis- tions seraient à faire ici comme dans le rapprochement du gnosti-
tence30. Mais cela n'impo se pas de s'enfermer, comme Descartes (voir e avec d'autres penseurs (comme Plotin ou des auteurs chrétiens).
plus haut), dans le cercle ou enchanté ou infernal, d'un e théorie. Il s'agit exemple, que le monde gnostique soit créé non par une divinité posi-
donc de _rendre_raison de la maladie et de la souffrance, quitte à heurter e et bienveillante mais par un démiurge seul susceptible de constituer
un certam sentunent culturel ambiant et résigné au non-sens de la souf- monde d'ignorance et de passion34, voilà qui change pas mal d'élé-
france .
ents du scénario ...
, _Le c~l~bre ~~sai consacré à la lecture coi_n~ara~ivede la gnose et de Evidemment, Pascal a tort de choisir l'image végétale du roseau
1 existentialisme développe quelques cons1derat1ons qui vont en ce ·ourtant tellement parlante aux oreilles des moralistes classiques. Jonas
sens. Partant de Pascal compris comme le départ de l'existentialisme 32
uant à lui rappelle que si la_plante est de la vie en sommeil, l' animal et
Jonas a beau jeu de citer les fragments connus qui disent la solitude e; fortiori l'existant sont de la vie à l'état de veille, et que par cet éveil,
l'étrangeté de l'homme au cœur de ou face à la natl!Ie. Sans discuter ici
'ils sont exposés au désir et au manque - et par là, à tout le registre si
cette lectl!Ie discutable de Pascal33, j'en retiens seulement le potentiel
·-varié des émotions qui (comme la culture chez Freud) se logent entre
l'ouverture du désir et sa satisfaction. On a ici la condition de possibilité
de la souffrance, Je système du sentir, de la peine et du plaisir, du creu-
29 _Une p~ilosophie a toujours à faire avec la mort, et avec la souffrance (cf. «Note
on Wh1teh~ad s _Philosophy of Organi sm », second appendice à «Is God a
sement et de la tension ou de l' apaisement.
Mathe~at1c1an?» ~ Phenomenon. of Life , op. cit., p. 96) On ne saurait oblitérer la dimension métaphysique hégélienne
. On con.~a.it la ~1s~ en c~use de Heidegger qui, selon Jonas, manque la saisie phi- (romantique?) de cette traversée expérientielle de l'existant humain à
losophique de 1 enonce «J ai faun », mais on doit se souvenir que quelques pages plus travers la souffrance. Comprendre la maladie et la souffrance, c'est déjà
haut, notre aute u~ se demande: «Was batte die Phiinomenologie Husserlscher Priigung zu
der Aussage «nuch hung ert's» zu sagen? » (Philosophie. Rückschau und Vorschau am se comprendre comme humain, c'est-à-dire s'y comprendre en tant que
Ende des Jahrhunderts, op. cil., p. 13). Au total, il est moins question de personnalité ou toujours déjà engagé dans la vie qui est indissociablement joie et peine,
de penseur que du mode même de philosopher. désir et satisfaction, endormissement et éveil. Pareille entreprise philo-
3 1 Voir _«
Gnosticism , Existentialism, and Nihilism», in The Pherzomenon of Life .
Towar ~s a Ph1losophical Biology, Phoenix , 1982. sophique de compréhension exige que l'on entende avec soin la «docu-
3 Sur c;' pmnt, Jonas est d'a cco rd avec Lowith, et l'idée sera reprise par bien des mentation» cultl!Ielle de la souffrance, qui prend diverses formes, depuis
an~!ys~es d_el _existenllalisme, même si quelques -uns penseront qu'il faut remonter ju s- la mythologie jusqu ' au système métaphysique, sans oublier les dogmes
qu a l mspirat1on de Pasc al et donc arriver à saint Augustin lui-m ême. Parmi ces com-
mentateurs, pensons seulement à Mounier et à Buber. religieux et les expériences mystiques. Ici encore, l'homo pictor qu'est
. 3~ En un mot, Jonas limite sa lecture à quelque s fragments, d ' ailleurs indiscutables , le philosophe doit passer par l'interpr étation, par une démythologisation
?'ru~ n e~tre pas assez dans le détail de l'anthropologie pascalienne pour véritablement
Justifier l mterprétallon d'ensemble qu'il en donne. Disons seulement que le «dualisme »
pascalien est ?".aucoup plu s subtil (et d 'ailleurs plus proche des ides jona ssiennes) que le
dualisme cartes1en , en tout cas tel qu ' il est analysé par Jonas lui-même: en effet il reste 34 Ibid., p. 219 .
éga lement beaucoup à dire sur la lecture j onassienne de Descartes. '
434 Michel Dupuis Le f ard~ce de l'endurance 435
qui n'est pas un désenchantement, tant il est vrai que le plus proche de recherche théologique partagée, se découvre attachée à une tradition pro-
nous - la douleur ressentie - est le plus éloigné de notre compréhen- phétique et communautaire: la kénose d'un dieu souffrant, longtemps
sion. inaudible pour les chrétiens et parfaitement incompréhensible pour les
On peut alors soutenir, sans faire scandale (combien de commenta- sages bouddhistes, apparaît aujourd'hui comme une clef, un modèle, un
teurs ont épinglé la chose?), que la souffrance des créatures dans l'évo- concept pertinents dans une théologie dogmatique forcée de s'ouvrir à
lution «deepens the fullness of the symphony» 35 , ou encore que cer- d'autres intuitions, à d'autres images, à d'autres dogmes. En ce sens,
taines souffrances - comme celle de ne pas pouvoir procréer pour des notre époque fait passer d'un «vendredi-saint conceptuel» au «concept
raisons biologiques - peuvent rester sans solution technique et trouver du vendredi-saint» ... Et en ce passage peuvent s'engouffrer sans perdre
une réponse morale de résignation et d'abnégation 36 . L'homme moderne leur opacité de souffrances tant d'événements catastrophiques, petits et
doit retrouver la vertu d'endurance contre la fuite en avant ou l'acharne- grands, privés et collectifs. Ne perdant rien au passage, leur caractère
ment-c'est-à-dire contre l'illusion dangereuse. Ne pas se résoudre à se scandaleux acquiert tout au contraire un surcroît de sens pensable. La
résigner çà et là (c'est-à-dire à reconnaître les limites de ses pouvoirs et rédemption ne se fait plus dans le mode gnostique: Dieu est le plus
de ses devoirs), c'est ouvrir la voie à l'acharnement technologico-théra- proche, soucieux et souffrant avec l'homme, et le surcroît de sens ouvre
peutique qui, par ses divers outillages, ne respectera plus le droit fonda- à une nouvelle réalité de la gloire partagée. N'est-ce pas là ce qui consti-
mental de vivre et de mourir. Mais ne pas s'engager à développer l'art tue une des intuitions les plus fines de Jonas? N'est-ce pas là au fond le
humain - dont la médecine - pour combattre çà et là, c'est une lâcheté devoir le plus spécifique de la bioéthique 39 : rendre à chaque chose de la
indigne de l'humanité. Reste donc la mesure, un certain équilibre, l'éva- nature, à la créature et au créateur, sa gloire propre, c'est-à-dire l'im-
luation critique du prix à payer, puisque cet «art humain, médecine com- mense dignité de sa fragilité.
prise, n'a pas pour mission de supprimer tout obstacle venant de la
nature, ni de détourner tout destin malheureux» 37 • Reste à retrouver un Institut supérieur de philosophie Michel DUPUIS.
chemin de guérison, qui évoquera peut-être - mais cette fois en vérité Place du Cardinal Mercier, 14
- le chemin gnostique par excellence qui, dans son fourvoiement B - 1348 Louvain-la-Neuve
même, pressent le mouvement du réel. Cette guérison est celle du sens
conféré au scandale et à la folie. Mais le simple pressentiment de ce che-
min de pensée et d'existence exige que l'on entrouvre un chemin de RÉSUMÉ. - La question de la maladie et de la souffrance concernel'en-
contemplation spirituelle - quoi que puissent en penser les contempo- semble de l'œuvre de Jonas et pas seulement ses travaux d'éthique appliquée.
En effet, comme le montre l'analyse du contexte de cette question, Jonas ren-
rains! Le dépassement - ou plus exactement le recentrement - de contre celle-ci selon plusieurs axes: il y a l'histoire de la liberté, de la maladie
l'existentialisme et de l'anthropocentrisme désormais moins inexacts et et de la souffrance, l'histoire biologique et encore l'histoire physiologiquedu
moins injustes passent par le haut, par la verticalité d'un questionnement sens de la souffrance.La leçon philosophiquegénérale semble être la suivante:
ramené à son départ historique chez Jonas. La «fantaisie d'ordre privé, en se préservant certes des erreurs de l'existentialisme, il est temps que les
aussi étrange qu'arbitraire» 38 à mesure qu'elle s'exprime et s'expose à la humains réinvestissentla vertu d'endurance qui est le lot spécifiquede I' exis-
tence finie - libre, souffranteet mortelle.
35
«Immortality and the Moderne Temper», in The Phenomenon of Life, op. cit., p. 277.
36 « Un mariage sans enfant (par acceptation ou par choix) peut être plein de sens
et de félicité. Et l'adoption reste ouverte». («Les droits, le droit et l'éthique: quelle
réponse apportent-ils aux propositions des nouvelles technologies de procréation?», in
Évolution et liberté , op. cit., p. 188).
37
Ibid., pp. 187-188.
38
H. Jonas, Le concept de Dieu après Auschwitz, trad. Ph. !verne!, Paris, Rivages
Poche, 1994, p. 2 !. 39 The Phenomenon of Life, op. cit., pp. 192-193.
436 Michel Dupuis
véne, ce contact avec l'inob ~ectiva · . ble lequel ad on · ongmaire de 1a , L'ontologie de la liberté qui se dégagera de notre comparaison
comme
· opposé à "réalité" , parce que 'le myth ne Olt.pas, être considére,
1 .· devrait renouveler la pensée du mal ainsi que celle de la responsabilité
nence existentielle de la réalité· e est m-meme une expé- / humaine, en ouvrant une voie moyenne entre la conception gnostique ou
mythe est lui-même un réc·t ' non ~as opposé à "histoire", car le
l'ét em1t . é , des époques de l'hi
i , une f substantielle du mal, que Jonas a très tôt critiquée et abandonnée, et une
t . narration
h . , une h.istorre . des époques de
é , s orre umame de l'hi . volonté totalement responsable de son auto-détermination - pour le
oppos a "vérité", parce que lui-mê , , . storre temporelle; ni dire en termes théologiques - une conception pélagienne qui, à en
essentiellement interprétée et éd~e est la venté en tant qu,elle est
ar 1. , poss ee; non pas , à " . '' croire certains commentateurs du Principe responsabilité, demeure une
P · ce· que m-meme contient une pensee , mêm · oppose , ra1Son"•
tentation constante chez lui •
23
gmarre, ou disons une pense'e , e si c est une pensée ori- Le mythe jonassien de l'origine et du devenir mondain, de l'instau-
. non conceptuell . ,
pnme dans une conscience réelle d e, mais reelle, qui s'ex- ration et de la représentation du temps mondain, dont l'aspect littéraire
davantage comme opposé à "révéi fans..une conscience muette; et pas
est secondaire même si sa forme narrative est essentielle qui met en
seulement invention ou . a ion 'parce que lui-même n'est pas
express10n pas seule t f; scène des volontés (quasi)personnelles, se laisse résumer comme suit.
ou ~ythopoiétique, mais lui-même' rév ' l z~e~ onction fabulatrice Au commencement, le divin, ou fondement de l'être, pour une raison
Plotm, c'est de Platon que se ré l eJant» . Si Pareyson se réfère à
une 1
, demarc
' he semblable à cellcame'il onas.' même . s '1 parait, adopter
l' Ame: «il ne reste que l'e ~ qu attribuait à .Plotin parlant de H. Jonas, Gnosis und spiitantiker Geist, II, Gottingen, Vandenhoeck & Ruprecht,
... , . xpression mythologi .. 1954, 22p. 307. On ne peut d'ailleurs opposer Platon et Plotin, comme on opposerait les
1 eta1t une fois" raconte hi . que qui utilise la formule conceptions symbolique et allégorique du mythe. Platon a en effet eu recours également
d1 ' une sto1re et se bl l
ans le temps, justement pour preserver ' 1e sensm de e pl'événement
acer son contenu
et de
à des mythes allégoriques, comme celui de la caverne. Jonas manifeste d'ailleurs un
regain d'intérêt pour la pensée néo-platonicienne au moment où il rédige son mythe
puisque le texte dans lequel paraît la première version du mythe, «hnmortality and the
Modem Temper», est strictement contemporain d'un essai consacré à Plotin: «Plotin
über Ewigkeit und '.Zeit».Tous deux datent de 1962.
. 20 Quelles que soient la beauté 1 . . , Pour n'en citer que quelques uns: K.-O. Apel parle d' «utopisme de la respon-
23
nq _ue, celle-ci ne doit pas prévaloir s: ~-=:dite conc<_:ptuelle de la construction théo- sabilité» (Discussion et responsabilité, Paris, Cerf, 1998, p. 30), François Ost d'une «res-
ju~ e;:::ten~ Tel est Je point de divergen~e:~:ev~cue et le; remises en question ponsabilité herculéenne» (La nature hors la loi, Paris, La découverte, 1995, pp. 284-288)
s~c~» in
2: L
M,;' concept de Dieu avant Hans Jonas· ~n;'"-et ean-Luc Solère. Voir
e anges de science religieuse, 53 (1996) . s orre, création et toute puis-
et Philippe Corcuff d'une dimension démesurée de l'inquiétude jonassienne ( «De l'heu-
ristique de la peur à l'éthique de l'inquiétude », in Th. Ferenczi (dir.), De quoi sommes-
. Pareyson Ontol · d 1 , PP· 7-38. nous responsables?, Paris, Éditions Le Monde, 1997, p. 390).
1995' p . 26 . ' ogza e la libertà. Il male e la so,ffierenza, Torino, Einaudi,
Une aventure cosmothéandrique: H. Jonas et L. Pareyson 509
508 Nathalie Frogneux
fut de la substance infinie, En-Sof; s'en inspirant, Isaac Luria (1534-
inconnaissable, décide de se dépouiller de _:,-, ·~z) déplace ce concept vers l'idée d'un retrait loin d'un point, et donc
rement à l'aventure spatio-temporelle d'un:a nature pour se livrer enti
J;antage
V". d'une contraction que d'une concentration comme dans le
à la fin des temps, son être tr f é n~1'.1re:ime dont il recev
r d' . . . . ans igur ou defigure M ttan . . J hcept initial. Jonas reconnaît de bon gré cette proximité. «Tsimtsoum
Pà
opre l ivimté,
· il devient un Dieu ffr
sou ant en devenir . et
e · Jeu s·,
t en 6{~fie contraction, repli, autolirnitation. Pour faire place au monde,
25
peu, a matière s, organise selon les lois , wucieux. Peu ":'. n-sof du commencement , l'infini, a dû se concentrer en lui-même» .
advient le vivant, dès le premier unicell l . du has~d cosmique. Ensuite'·
aus · u arre sourrns à la n, · · ( , Toutefois, il ne reprend pas seulement le tsimtsoum dans son accep-
, s1 pourvu de liberté et doté d'inté . . , L' . ecess1té, mais tion kabbaliste: «mon mythe va plus loin que la vieille idée juive du
a la tili , , nonte. animal quant à l · ·
mo te, a la perception et à la se 'b "li , ,
affrrme bon, il ne peut encore ni perdre
la symphonie des êtres Enfi l
n:~ Ul accède
1 te. A ce stade que Dieu
z gagner . Seule s'approfondit
;"simtsoum» 16 • Plutôt que la contraction, il voit dans ce mouvement de
t trait une <<auto-négation» 11 , une auto-aliénation , qui s'accorde avec
· m, a cause de Die t , é ii'esprit moderne d'une autonomie totale de la nature : «L'énorme
nement de l'homme et 1·· trod . . u es rev lée avec l'avè-
. ' m uchon du savorr . .,~ccroissement de cet être à la lumière de la connaissance moderne;
nation entre le bien et le ma et avec l' . 'permettant une discri~. •mu-
1 ·:c'est-à-dire des pouvoirs créatifs, auto-suffisants et irréfragables - et
sion et de réflexion qui· , l appantion de la liberté de déc1·-
. . marque a perte d'fi . . ,. -:.dont l'homme s'est approprié une part- nécessite une radicalisation28 du
devenrr divin s'avère alors corn l't . e mt1ve de l mnocence. Le
cide avec celui de la créatio tp e ement ;1squé et périlleux, car il coïn- ~;.concept de tsimtsoum à un point jamais imaginé jusque là» . Ainsi
entre les mains de l'ho
n e repose desormai
In
,
s, sans reserve aucune
,î maximisé, le mouvement de retrait divin laisse le monde et l'homme à
mme . versant la · . ' } leur complète autonomie et la divinité dans une position de faiblesse
~f!irme que _l'homme n'est pas créé à l';:n~ept10n biblique_, Jonas
l rmage de Dieu qui s, embellit ou se d if, g de Dieu, mars pour t. radicale.
Cependant, malgré le retrait total de Dieu et sa passivité totale face
Je monde par les hommes. e orme selon les actes posés dans
à l'aventure mondaine, le mythe de Jonas assume bien les paradoxes
L ' audace et la nouveauté du m . présents dans la kabbale lurianique. Gershom Scholem décrit le tsim-
son Dieu faible et vulnérabl bl yt?e ~e-Jonas tiennent au fait que
e sem e redmt a une · · , tsoum comme «le premier acte de l'En-Sof, l'être infini,est par consé-
une passion . L'incarnation de d' . . passivite totale, voire
1a ivmité étant t0 t l 24 quent non un pas en dehors, mais un pas à l'intérieur, un mouvement de
emeure aucune parti , , a e , en elle ne
d' e preservee qui écha . à recul, de retour sur soi-même, de retraite à l'intérieur de soi-même. Au 29
Univers et de l'histoire h . ' pperait l'odyssée de
l . umarne aucune parti · . lieu d' une émanation, nous avons donc le contraire, une contraction » .
rait capable de diriger ou de c . , 1 e immune qm demeure-
· , ornger e cours du m d E Cette idée d'un premier acte de l'être infini est présente dans le texte de
m-meme, c'est-à-dire à sa di .. , on e. n renonçant à
1 d . vimte, en se contract t · Jonas, même s'il se refuse à l'aborder pour elle-même, puisqu'il
30
parle de
au evemr autonome de la création l di . , an pour laisser place commencement en se référant au «choix insondable >> de la création
dans l'immanence du monde f . Èe v~ s est complètement engagé
par retrait et investissement de son être. - On notera le paradoxe du
s'est soumis à l'émergence d 1m·1. n se livrant au hasard cosmique il
.al e ois au sein du mond ' caractère inconnaissable du choix auquel devrait s'en remettre la pensée
h ement par les seules nécessités d . . e autonome, régi ini- alors même que le mythe lutte contre l'inconnaissabilité divine . En réa-
biologique. Dieu étant au monde e~ loi~ physiques et de l'évolution
et risquée . ' son etermté sera temporellement vécue lité, le choix divin de créer n'est pas inconnu pour des raisons épistémo-
logiques, mais bien inconnaissable car il bute sur l'arbitraire d'une
. S'il se veut personnel, ce mythe d'un
(immanence-transcendance te al' é , e fi_gureparadoxale de Dieu
,. , mpor it -etermté · · .
ment, .. .) s mscrit pourtant d .. , mvestissement-Juge- H . Jonas, Der Gottesbegriff nach Auschwitz , op . cit., p. 46.
ans 1a tradition kabb li t d . 15
H. Jonas , On Faith , Reason, and Responsibility, op . cit., p. 30.
iec1e, 1e tszmtsoum désigne la concentration en ~
ans un traité du XIII" s ·, . a s e u tsimtsoum 26
D H. Jonas, The Concept of God after Auschwit z, op. cit., p. 474 .
27
28
• Ibid.
G. G., p. 473. Les grands courants de la mystique juiv e, Paris, Payot , 1973, p. 278 .
Scholem,
2
H. Jonas, Le Concept de Dieu après Auschwit z, op. cit., p. 14.
30
1A Vorr
. H. Jonas, Entre le néant et L'éternité , op. Clt. ., p. 137.
- p
Une aventure cosmothéandrique: H . Jonas et L. areyso
n 511
510 Nathalie Frogneux
'.; . , d pour s'éveiller à elle-même, en
· ·,ent livree au mon e
liberté souveraine. Pour Jonas en effet, «l'acte de création est un acte t 's'est entierem tion totale de son être propre.
liberté souveraine» 31 , à bien distinguer d'une liberté démiurgique cap .f•on du mouvement de contrac . E ffet l'image qui se forme
e dans l'image. ne • ·
cieuse. Dès lors, I' «être propre » 32 auquel Dieu renonce et dont il ';: Ce paradoxe se marq~ é à l'aune de l'image divine qm
. d l' oir humain est mesur e 1· l
dépouille, tout en restant Dieu, serait cette liberté absolue et toute-puis,: . a faveur e a"'- . . t Atredéfigurée ou embel ie par es
sante qui s'en remettrait à la finitude du devenir mondain. Et ce transfert'. f 111eure comme en filigrane, pouvan e . finie qui s'est entièrement
.... . p d xe d'une substance m 'é tt
irrémédiable constitue bien l'originalité du mythe jonassien: Dieu se Jtes humains. ara o au sein de l'espace cre 'ce e
,. d t comme une trace , . 1 t
soumet aux lois de la nature et de la vie en vue d'un acquiescement libre ·. ée tout en emeuran
.:ur th .0 ien trouve un eqmva en
,e · tr erse le my e J nass
et volontaire de l'homme. tlifficulté logique qw av . h' c'est-à-dire un résidu ou un
. la notion de res zmu, ,,
Conformément aux états de l'éternel ou éons, le double mouvement ,ans le tsimtsoum avec_ . . dans l'espace primordial cree par
.. " divme «qm reste 35 J
cosmique correspondrait à deux actes de la divinité: une auto-limitation ''èstige de la 1umiere . d l bstance En-Sof.» onas
. A ès la retraite e a su .
et un déploiement de soi comme créateur: «le processus cosmique ,lè tsimtsoum, meme apr . ·t del' En-Sof qu'il ne subsiste-
,, . tué à ce pomt le retrai f d
devient double. Chaque étape renferme un double effort, à savoir la •semble avorr accen l forme du reshimu. De ce on
.ait plus en quelque sorte que sous a
lumière qui revient en Dieu et celle qui jaillit de Lui, et sans cette ten-
sion perpétuelle, cet effort toujours répété par lequel Dieu se maintient
r.
'êJi.VIIlim
" t'ai seul ce visage diaphane demeure .
i ,
36
44
Ibid. , p. 138.
45Ibid. , p. 46. 47 Ibid ., p. 473.
46Ibid., p. 465. Le caractère ténébreux et tragique de l'existence qui en résulte chez 48 Ibid., p. 178. . · 19
49 H. Jona s, Le Concept de Dieu après Aus chwlfZ, op . czt., P· ·
Pareyson est toutefois remplacé par le risq ue et l'incertitude chez Jonas.
Une aventure cosmothéandrique: H. Jonas et L. Pareyson 517
516 Nathalie Frogneux
pêche le philosophe et le théologien de poursuivre tranquillement sur
4. DE LA THÉODICÉE À L'ANTHROPODICÉE ur lancée spéculative. Si Dieu n'est pas intervenu à Auschwitz, ce n'est
as qu'il ne le voulait pas, mais qu'il ne le pouvait pas. L'évènement
L '~njeu du recours au mythe semble être de poser à nouveau frais ·storique d'Auschwitz n'est compréhensible que si Dieu s'est rendu
la question du mal. En se demandant «Quel Dieu a pu laisser faire?»so finitivement impuissant à intervenir dans les affaires du monde, toute
J~n~s semble en effet vouloir renouveler la pensée classique de la théo~ responsabilité des affaires mondaines , humaines et divines incombant
dicee ou du rapport de Dieu à l'homme . «L'énigme est bien évidemm
·ctement aux hommes.
~elle de la théodicée: pothèn ~à kakà:» 51• Et plus précisément la qu::~ Ainsi, plutôt qu'une théodicée où Dieu aurait à se justifier devant le
tion du mal, moral
.. , Auschwitz
, plutot que Lisbonne , c'est --rreun
a' d" 'buna! de la raison ou de la sensibilité humaine, la question du mal per-
gouffre
· de 1 histoire ou le mal commis par l'homme a frappé leS VlC- · étré au cours du x:x•siècle donne lieu à une «anthropodicée». Laques-
times avec la _violence aveugle et la brutalité du mal physique. tion du mal est renvoyée à /'homme - Jonas maintient un singulier qui
La question soulevée ici est en effet celle de la compatibilité du 1 · désigne l'homme générique, et non l'individu - qui doit justifier sa
moral et de l';xistence d'un monde bon , au sens où il est simplem~~t .propre image et celle de Dieu lui-même, une image générique-collective
connann:el à I homme , un monde dont nous devons dès lors éviter de . comme inscription au plan transcendant de la moralité de ses actions
nous retire,r._M~quant un lien positif, la connaturalité de la partie et du · accomplies dans le monde54 • Or, en se dessinant progressivement, cette
tout
d, estD"
des1gnee
,
par le terme de création divine. En sauvant l' 1mage
· image collective trace aussi l'image de Dieu-l'homme . L'homme, le
un 1eu createur après Auschwitz, Jonas entend sauver la commensu- monde et Dieu sont ainsi engagés dans une odyssée commune, une aven-
rabilité non indifférente entre l'homme et le monde. ture cosmothéandrique dont l'homme est le seul responsable et dont
Toutefo,is, _il semble nécessaire de distinguer deux questions. toute ingérence providentielle d'origine extramondaine est exclue.
Comme_~n tem011_111e le sous-titre du Concept de Dieu, «une voix juive », Pourtant, si la question du mythe jonassien est bien celle de l 'ori-
la_premier~ question p_orteessentiellement sur la relation des victimes à gine du mal moral, on ne saurait s'en tenir à cette «explication» de la
Dieu, se situant au sem d'une tradition du «Seigneur de l'Histoire»s2_ non-intervention divine. Encore faut-il comprendre la radicalité du mal
Pour.
une tradition
,
en attente d'une réaction divine face à la déshuman·- i commis et la destructivité de !'agir humain. Ce sont bien les massacres
satton perpetrée par l'autre homme, la question est bien la suivante· de masse et non le tremblement de terre, Auschwitz et non Lisbonne que
«~our~uoi _Dieun'a-t-il pas retenu la main des bourreaux? », «Pourquoi Jonas engage à penser et ainsi le mal comme grandeur négative qui fait
D!eu s esHl 1'.1 durant toutes ces années pendant lesquelles s'est déchaî- que l'homme est capable de détruire et d'exterminer l'autre homme.
~ee la f~e d Aus~h_witz?». N?tons cependant que la réponse apportée D'où vient ce pouvoir de négation radicale de la liberté humaine ?
1~verse 1 ordre tradit10nnel de 1 accusation. Plutôt que d'atténuer l'expé- Comprendre ce pouvoir négatif de la liberté permettrait également d'ap-
r'.e~~e,du m~ end~ré, Jonas l'exacerbe et remet en question la compos- préhender la différence entre la liberté des vivants infra-humains - à
sib_ih:ede tr01s attnbuts divins traditionnels - la toute-puissance divine travers lesquels la divinité trouve une occasion de se déployer, sans
d01t etre abandonnée et en aucun cas la connaissabilité et la bonté53_ qu'elle puisse en revanche se perdre 55 - et la liberté humaine, qui
J?nas cherc~e moins à ,singul~ser Auschwitz qu'à maximiser l'expé- constitue une menace pour le destin divin. Comment expliquer la mali-
nence de 1 horreur deshumamsante de son siècle, expérience qui gnité de la liberté produite par l'évolution d'un monde bon? D'où vient
:: H. Jonas , Entre le néant et l'éternit é, op. cil., p. 139. 54 Pour la constance de ce générique singulier, qui bloque toute pensée de la plura-
H. Jonas, Le_Concept de Dieu après Auschwitz , op. cit., p. 13. lité, voir notre ouvrage Hans Jona s ou la vie dans le monde, op. cil., pp. 60 et 182-189.
53
Pour Paul Rica:ur (Le mal; Un ~éfi à la philosophie et à la théologie, Genève, 55 «Même la souffrance approfondit encore la plénitude de la symphonie divine.
Labor et Fides, 1996, p. 13.), la theodicee se caractérise par l'univocité de son énoncé: C'est ainsi que, en-deçà du bien et du mal, Dieu ne peut perdre dans le grand jeu de
Dieu est absolument bon et tout-pmssant et le mal existe, et par un but apologétique et hasard qu'est l'évolution» (Le Concept de Dieu après Auschwitz , op.cit., p. 19).
une argumentation en vue d'une totalisation systématique.
f,1r
l
1()
k·· 518
'ji Nathalie Frogneux
f.·•!' Une aventure cosmothéandrique: H . Jonas et L. Pareyson 519
que c~. qui se déployait comme un spectre donne soudain . '
/,/ii opposition? Pourquoi le mal se sépare+'! d b' ', heu a du dogme chrétien, elle accepte la dimension consolatrice du
; Ïî
t1: 1'homme? I u ien avec l emergence ·anisme, le caractère rédempteur de l'incarnation divine et l'expia-
' 1 Par son ambiguïté et sa capacité à raviver le mal en D" ar la souffrance58 • Point de contact avec la souffrance humaine, la
Î
.
')
'
e non-être, la li,berté ~umaine ferait véritablement tremb::; , r~ .
A
ance empathique de Dieu tient à une relation dont le terme trans-
~eme temps quelle signerait le réveil de la divinité Par 1~1~u ' ant ne peut être remis en question. Chez Jonas en revanche,
1 homme seul - et plus par un choix de lad. · · , · ·, · agir e et Dieu compatissent au sens fort puisqu'ils souffrent ensemble
dehors de l 'historr·e h . . 1v1mtequi n existe plus . ·squent ensemble leur existence. Pour Pareyson, «L'existence de
umame - la liberté p ·
rentrer dans le non-être dont elle est issue. ~:-:;a:e c;:;:~ ~'-est-à-dir_ u signifie trois choses: l'homme est pécheur, le monde a un sens, le
sem de l'affrrmation du bien face au mal menaçant. Une telle e ieu_qu:a· ··finira» 59• Seule la seconde affirmation est tenue par Jonas qui rejette
du mal moral ne contredit pas la bonté de D. d Xplicatiol\ licitement les deux autres.
· l' existence
con trarre, · du mal la bonte' d D. ieu et e sa création,. au, : Tandis que Pareyson parle de chute, Jonas refuse cette notion et lui
. , e ~ctce&~~~
compréhensibles qu'ensembJe56_ e ne sont . 'fère l'aventure, l'odyssée et le risque d'une liberté finie. Ses
herches sur la gnose lui ont permis de prendre ses distances vis-à-vis
la conception déchue de l'homme, et il préfère parler d'une condition
5. LA SOUFFRANCE NON RÉTRIBUTIVE biguë plutôt que pécheresse. Refusant la distinction entre le péché
COMME DÉF1GlJRATION
técédent, anhistorique et divin, et le péché originel, Jonas insiste sur
Avec ce Dieu en procès Jonas s'écarte rad1. état existentiel déchu de l'homme qui leur est commun. En effet, le
«succes story» de typ th,.' . calement de toute ogme du péché originel ne réussit pas à concilier pour l'ensemble de
d e pan ei ste qm minimise la possibilité de 1'é h
ou e Ia catastrophe comme dans le cas des hiloso . , . c _ec 'humanité la liberté et la non-liberté de la volonté, la responsabilité et
dont 1~ dénouement est déjà connu, celle de L~ibniz ~s dheldhistorre :une exigence du bien impossible à satisfaire: «aux idées, rendues néces-
ou Teilhard de Ch d. . . , Ite ea , Hegel .saires de manière décisive, de liberté, d'endettement libre et de responsa-
• A , ,'.11"~' mais aussi de toute logique rétributive du
qm, sans oter a I h1storre son caractère mordant 1 . . mal . bilité, il n'est ainsi rendu justice que dans la personne d'Adam» 60 • Dans
heureuse. Toutes ne sont en définiti , UI assurerait une issue le christianisme, la faute serait corporative, selon le terme de Culianu que
d
mement optimistes»57 de l'histo· ves ~ue e~ «constructions magnani- Jonas pourrait agtéer: c'est-à-dire que, pour l'ensemble des hommes à
cessible à l'homme enga , d rre qm s auton~ent un_eperspective inac- l'exception d'un seul, la faute est antécédente. Dans Le Concept de Dieu
' ge ans un processus mcertam
A cet ' d · · après Auschwitz, cette tendance à l'acosmisme chrétien est à nouveau
Pareyso egbarl'. et qu01que tragique, l'ontologie de la liberté de
n sem era1t trop optim · t , J soulignée - non sans une certaine radicalisation: «pour le chrétien, qui
france de l'homme et la victoire!~= ~ . onas en ce qui c~n~eme la souf- attend de l'au-delà le véritable salut, ce monde-ci, en tout état de cause,
;;é;:~~lp:c~ar~~ 'en remettre est cel~;dec: ;: 1
n ieu transcendant la chute de l'h ,.
f:~s~:
t;!:;;~:;::::: relève amplement du diable, et demeure toujours un objet de méfiance,
spécialement le monde des hommes à cause du péché originel» 61 .
rédemptrice du Fils de D1'eu M; . omme et 1 mcarnation
· eme s1 comme l'a s li , Tlli
l'ontologie pareysonnienne de la liberté ~st problémati;:e ::: c~rt:::; 58
L'expression «le mal en Dieu » ne démonis e-t-elle pas la divinité? Très critique
à l'égard de cette conception du mal , Xavier Tilliette doute en outre de la compatibilité de
ce mythe et de la conception trinitaire de Dieu , alors même que Pareyson s'en réclame et
pense l'incarnation du Fils. L'impuissance de Dieu est celle du Fils. (Voir
. ,~ En réalité, le rapprochement des deux m thes Correspondance dans Annuario filosofico, n° 9, 1993 , pp . 27-34.)
dun ens1on esse ntielle du tsimtsoum hm . y permet de mettre en lumière une 59 L. Pareyson, Ontologia della libertà, op. cit., p. 81. Peut-être l'occultation de la
trace ~~ mal en Dieu et du jugement (D;~:ue passée sous silence par Jonas: celle de la dimension collective et cosmologique explique-t-elle le caractère intempor el de son propos .
60
op.cil.,, 2!i. Jonas, Philosophis che Untersuchungen und Metaphysische Vermutungen, H. Jonas, Augustin und das paulinische Freiheitsproblem, Gêittingen,
Vandenhoeck &Ruprecht , 1930, p. 86.
61 H. Jonas , Le Concept de Dieu après Auschwitz, op. cil., p. 13.
520 Nathalie Frogneux · ne aventure cosmothéandrique : H . Jona s et L. Pareyson 521
(arrivé à:~:!:
~
:::; ; ;;.nsi qu'un ~ertain Praxéa:,t :i:; 0
:;
1
:;; ;~\~~n: et Cléomène qipr: : h~r!:c :
~
'i;po!h ès:'t;mythique de Jonas du sai:,;~ s';;n; . ~-onviendrait peut-
que le mythe nomme création. «Le déterminisme de la matière inanimée
68
serait une liberté en sommeil, non encore éveillée » • Comme dans l'on-
tologie de la liberté de Pareyson, une liberté en deçà de l' auto-aff· ·•/ t Dans les textes tardifs des Philosophische Untersuchungen, notre
tion organique individuelle, semble opter pour l'apparition de la sull1llb· a- · :.wothèse se trouve confirmée par l'e xpression métaphysique d'une
· ·é dans 1e monde qu'elle déploiera ensuite . Corrélativement, au début·
t1v1t ~ec- liberté originaire et infinie s'investissant dans le fini, - hors mythe. En
des années 1990, le non-être n'est plus seulement absence d'être èffet, la dernière version de l'aventure cosmothéandrique de Jonas n'est
d'_exist~t, :_orceneu~e de l'inanim~, mais une force négative et destru~~ 'b1usinscrite dans un mythe, mais décrite comme l'aventure du principe
trice à 1 affût : «Le defi du non active et donne force au oui. [ ... ] Et les ~fiberté74 • .
1·
organismes seraient la manière dont l'être universel dit oui à lui-même (
1
Jonas pense que l'horreur que le nom de la Shoa évoque est destiné à avoir un
impact fort et durable sur l'évolution de la pensée et, en particulier, sur sa propre
réflexion. Auschwit z devient dès lors pour lui une sorte d '«événe ment théologique»,
H. Jonas, Philosophi sche Untersuchungen und metaphysche Vermutu11gen , Insel Verlag,
Francfort sur le Main , 1992, trad. franç., Évolution et liberté, Payot & Rivage s, Paris ,
2000, p. 245. Il ne nous semble pourtant pas que cette conclusion risque, comme l'insi-
nue R. Redeker, «de trouver de la positivité dans Auschwitz et par là de lui donner une
justification théologique », R. Redeker, «Dieu après Auschwitz . La théodicée faible de
Hans Jonas », dans Les Temps modernes, 582 (1995), p. 149. Jonas avance plutôt la
conviction que la pensée ne peut pas rester impassible et froide face aux événements
remarquables de ! 'hi stoire, parmi lesquels la Shoa a un rôle emblématique et central, et
que l'hi stoire pose dès lors des questions et des défis à la spéculation théorique, en par-
venant ainsi à secouer ses catégories et ses notions fondamentales.
2 H. Jonas, Der Gottesbegriff nach Aushwitz . Eine jüdisch e Stimme, Suhrkarnp
Verlag, Francfort sur le Main , 1984, trad. franç., Le concept de Dieu après Auschwitz.
Une voix juive , Payot & Rivages, Paris, 1994, p. 39.
528
Caterina Rea Retrait de Dieu et question du mal 529
en question la spéculation théologique séculaire qui a fait de la toute-puis J; . lace de ce petit texte dans l'ensemble de
sance l'un des attributs essentiels de Dieu. Le petit texte de Jonas ne pouvaj f./ Mais,
d Jquelle est lui
nas qui la pne se veut m. théologien ' ni métaphysicien et
dès lors qu'avoir un impact très fort et susciter un débat animé. Les Partisans l'i'ttuvre
~ se interprète
o 'fid:l d I tradition J·uive? Comment
I e e e a . .situer 1est
de la théologie traditionnelle revendiquent, pour leur part, l'existence d'Un :
e me pa . .
.,,; s et les mterrogat1ons qu i1 ,. pose dans une product10n
d . vaste
s1 e
t des
lien indissoluble entre la notion de création ex nihilo, à laquelle Jonas ~:iée? Celle-ci s'étend , en effet, de la phénolm~nologi:e ~/:::.:.::è~eet
semble pourtant faire encore référence, et celle de l'omnipotence divine. En • ,, tu cosmologique et des re at10ns en
prenant nettement ses distances avec la pensée jonassienne, J.-L. Solère par- / alyses de 1~struc r~ inquiétantes sur les pouvoirs technologiques
vient à de pareilles conclusions: « ... en dépit de la tentative de Hans Jonas,
il ne nous paraît guère possible et cohérent de concevoir un Dieu impuissant
dans le cadre d'un monothéisme créationniste» 3•
esprit, aux mterrogat:J.~ns
l'homm~, a~jourd'hm t :~:r:~ lus ca able d'une intervention radi-
~ace a! progrès scientifique et tech-
le sur so1-meme et sur a . . . 1 'tr s humains à l'assomption de
elle morale mv1tant es e e .
Une telle lecture tend à envisager surtout les enjeux métaphysiques jque une n~~v ' , saire Ici se révèle l'inspiration éthique
et théologiques contenus dans le texte de Jonas, mais elle semble laisser a responsab11ité,est ren_du~nece~ . t , partir de laquelle il faudra
.d 1 h·losophie
1 Jonass1enne e a
de côté la tension éthique qui anime au fond les intentions du philo- ui gm e a. P 'f f f
1 plus pro onde de son mythe·· le principe res-
égager la s1gm ica io~ ~
sophe. En se concentrant sur l'opposition entre les figures souvent ima-
ginatives auxquelles le récit jonassien recourt et les notions de l 'ontolo- ,iponsabilité s'avérera ams1_peut_-e
·.tion du langage obscur et imagma auq
:r
'tr être la clé de lecture et d' interpréta-
uel il confie ses réflexions théo-
gie classique, les commentateurs du Concept de Dieu après Auschwitz logiques.
ne parviennent guère à dessiner une articulation précise des implications
morales que ce petit livre présente. Nous n'entendons pas nier ici l'im-
. , . , d 'ensemble de la pensée jonassienne à partir de
portance d'un aspect qui demeure certainement fondamental: Jonas 6 Nous pouvons envisager _lurute d 1·
.. , , e radicale de ua ISme.
Cfr à ce propos N. Frogneux, Hans
· . l'. ·
son oppos11Iona toute ,orm B Il 2001 La tentallve de penser a ,_
affirme, en effet, dès le début sa volonté d'offrir «une morceau de théo- I
Jonas ou la vie dans e mon e,
d De Boeck ruxe es, . . b' 11
' d t d O,·eu marque en effet, aussi ien sa
logie franchement spéculative» 4 et, par là, de se confronter avec la pen- . d l'
culation de la mallère et e espn ,
't du mon e e e
.
'
hi d I ature. Jonas essaie de dessmer
·
· · que sa ph1losop e e a n . ·, b
sée traditionnelle qui a conçu !'Absolu comme impassible et tout-puis- production sur le gnost1c1sme . . b se pourtant sur une contmmte su -
sant. Le refus de cette tradition et 1'orientation vers l'image de la
une conception complexe du m_onde v1vanlt, im se d: mythe de la faiblesse et de l'im-
stantielle. La réflexion théologique, sous a odrmette conception du dynamisme naturel.
faiblesse de Dieu nous semblent cependant finalement pétris d'une signi- ,. ·1 à o tour au sem e ce "" h d '
puissance divines s mscn' s n . de 1988: si la tragédie d'Auschwitz empec_ e esor-
fication éthique: le mythe du retrait originaire de ! 'Infini que le philo-
sophe emprunte à la Kabbale, apparaît dégager en même temps une
Jonas le laisse entend:e dans~
mais de penser toute mterv~nt1on de
essai
~::1
. dans le monde, il faudra trouver aussi un nou -
de l'ordre physique et spirituel et notamment
veau moyen de concevoir I entreladce l" 1 t1'ondes formes matérielles . «Il faut donc
nouvelle conception de l'homme, dont la tâche principale s'avère ' . . d l'espnt ans evo u d bl ·1
de penser 1 appanllon e I d . d l'esprit sous sa tutelle ura e, a1
. d tlindemettreeestme . t
celle d'une responsabilité indéclinable. Personne, même pas la que Je premier fon ':men ' o_ . . . e lâchée dans le temps plus que la sm:p 1e e
contribué à donner a la mal!ère ongmrur 1 - 1 tolérance de sa coexistence. C est un
Transcendance , ne pourra le décharger. On devra dès lors insister sur le neutre compatibilité avec l'espnt, plus qu~ ~ ~1mpe. do1·1de toute façon être imaginé au
. . 1, , • et de l'mteneur qui
sens éthico-anthropologique du mythe jonassien, car il s'avère, à notre rapport plus mttme de ex.teneur Jonas Évolution et liberté, op. cil., p. 2%. La nature_-
avis, essentiel à sa compréhension 5• commencement de ce dualisme», H. ' ., t d's lors comme un bien en s01 a
. , h hysique se presen e e
conçue comme uu1te psyc o-p . . : d ant pourtant indépendante de son sta-
' - 1 r mtrmseque emeur ·
3
défendre pour I avemr, sa va eu ., la vie celle des générations futures, mais
tut de créature. C'est à l'homme de prDeserverdir'ge' pas en effet le devenir du monde
J-L Solère , «Le concept de Dieu avant Hans Jonas: histoire, création et toute-
puissance», dans Mélang es de sciences religieuses, 53 (1996), p.38. aussi ce lle de 1a nature comme telle. . ieu ne ; . ~. l 'hom:ne est le seul respon-
4 . accrmssement necessarr · . .
5 H. Jonas, Le concept de Dieu après Auschwitz, op. cit., p. 8 . vers un accomplissement ou un' . . e et de la survivance du cosmo s. On est amsi ren-
Les conclusions auxquelles nous parviendrons ici, quant à la valeur morale et sable de soi-même, du cours de I h_istotr l' des aspects les plus complexes, voire
anthropologique de ce récit mythico-théologique n 'entendent articuler aucun lien de type voyé à l'articulation du rapJJ?l1 D1eu-mondeÀ ::vers son mythe, le philosophe s'efforce
fondationnel entre la réflexion théologique et l'éthique. Jonas a, en effet, toujours refusé peut-être irrésolus de la pensee Jonass~enne. t l'immanence de !'Infini, à savoir entre sa
l'idée que la notion de responsabilité et l'impératif de la tutelle de l'existence de l 'homme de penser la relation entre la transcen "."hcee Le concept de tsimtsoum donne à pen-
et du monde puiss ent se fonder sur la conception d 'uu Dieu Créateur. Bien que l 'éthique séparation et sa proximité à l 'égard de I ?mme.d<'. J et un investissement radical>>,
,. e séparatJon ra 1ca e . . . , .
ne soit pas dérivée de la métaphysique, cette dernière dégage pourtant une signification ser tout en meme temps un . / d cit. p.257. Il s'agit 1c1d un pom
finalement morale. N Fro neux Hans Jonas ou la vie dans e mon ~· op. ' 1
fo~dar!ental 'et sur lequel il faudra dès lors revemr.
Retrait de Dieu et question du mal 531
530 Caterina Rea
. Il n'est c~rtainement pas facile de se débrouiller devant les expres-'; sation, Jonas en refuse toute application radicale qui fmit par résorber
sions et les rmages frappantes employées par Jonas dans son rée· 's figures mythiques et leurs capacités symboliques dans la froideur du
mythique: un Dieu faible, complètement livré au devenir mondain, sa)/ ncept. Cependant, il avance encore le souci d'une interprétation philo-
aucun pouvoir d'intervention dans le cours du monde et des vicissitud/ phique. . , . . . , , .
humaines, nn Dieu dont l'image, voire le destin, se trouvent uniquemen: Une conviction guide sa reflex10n: quoique ammee par 1 exi-
co~é~ aux hommes et à leur agir éthique. «Au commencement, par un nce certainement légitime de la clarté, la pensée rationnelle émerge
choix_mso~~~bl~, _lefond div~ décida de se livrer au hasard, au risque, concret de l'existence où s'élaborent en même temps les formes du
à la diversite infmie du devemr. Et cela entièrement: la divinité, engagée angage symbolique. Elle est ainsi appelée à accueillir ce patrim~ine
dans l'aventure de l'espace et du temps, ne voulut rien retenir de soi e renvois et d' images, non pas en se laissant emporter par eux, m en
( ... )» 7 • Ainsi , continue Jonas , «maintenant, Dieu , pour que le monde 'cédant à la force de ses suggestions qui risquerait de lui ôter son atti-
soit et qu'il existe de par lui-même, a renoncé à son Être propre ; il s'est ·,tude critique . . Jonas ne cesse pas de renvoyer la philosophie à sa
dépouillé de sa divinité , afm d 'obtenir celle-ci, en retour de l'odyssée du propre tâche, à savoir au travail d'int~rpré_tation et de déchiffr~m~nt ~e
temps, donc chargée de la récolte fortuite d'une imprévisible expérience ce que l'imagination et la mythologie lm présentent. Il ne s agit des
temporelle, lui-même, Dieu, étant alors transfiguré, ou peut-être aussi lors pas de livrer la philosophie au fantastique , ni de remplacer so_n
défiguré, par elle» 8• Le contenu de ces paroles est incontestablement exigence rationnelle par de simples explications mythologiques, mais
frappant, car il nous invite à penser l 'Absolu à travers un symbolisme de faire place à de nouvelles significations qui transcendent toute défi-
complexe qui se propose d'orienter la pensée rationnelle. Le risque serait nition et tout concept. Ces significations ne manquent pas de vérité,
dès lors de s'arrêter à la suggestion des métaphores et au paradoxe de elles ne sont pas des images dépourvues d'intelligibilité, ni des signes
ces termes parfois mystérieux et fantastiques, en demeurant ainsi en deçà purement conventionnels . C'est ainsi que « .. .le mythe peut laisser
du sens proprem~nt philosophique. pressentir une vérité, qui est nécessairement inconnaissable et même
indicible au moyen de concepts directs mais qui, par les indications
que nous en fournit notre expérience la plus intime, exige que nous
Au CARREFOUR DU MYTHE ET DU LOGOS puissions en rendre compte de façon indirecte à l'aide d ' images
anthropomorphiques » 10•
Se profile dans ces termes la question de la valeur et du rôle du Dans Le Concept de Dieu après Auschwitz, la relation entre le
mythe dans l'œuvre jonassienne 9 . Ici, en effet, µ66oç; et Àoyoç; se ren- µ00oç; et le Àoyoç;témoigne du fait que le sens s'étend au-delà de ce que
contrent souvent, ce qui implique nne réflexion constante sur la valeur la connaissance peut saisir. Le monde symbolique ouvre, en effet, vers
d'un tel entrelacement. Après avoir exposé la méthode de la démytholo- l'horizon de ce qui ne se laisse pas complètement réduire au niveau
conceptuel. Il vient rappeler à la philosophie qu'elle ne peut pas tout
comprendre ni tout traduire selon la logique de ses catégories. Le mythe
tente donc de dire ce qui reste, au fond, indicible, il essaie d'exprimer
7
H. Jonas, Le Concept de Dieu après Auschwitz, op. cit., p. 14. l'insaisissable, ce que la rigueur de la raison théorique n'arrive pas à per-
8
Ibid., p. 15.
_
9
Il s'agit d 'une question très compliquée et sur laquelle nous ne prétendons pas
cer. «Le paradoxe fmal est mieux protégé par les symboles du mythe que
trop. ms1~ter._Elle met en jeu les méthodes herméneutiques que le philosophe avait par les concepts de la pensée( ... ). Garder l'opa cité manifeste du mythe
apposes a l,'ecole de _Ru~olf Bultmann , mais qu'il a toujours reélaborées et appliquées transparente pour l'ineffable est plus aisé en un sens que de garder la
avec liberte. 9uant a 1 ~sage .du mythe dans le contexte philosophiqu e, la pensée
Jonassienne presente une evolut1on dont les étapes sont clairement résumées par le texte
10 H. Jonas, «Immortality and Modem Temper», dans Harvard Theological
de N. Frogneux, Hans Jonas ou la vie dans le monde, op. cit., p.233-240. Si nous nous
arrêtons brièvement sur cet aspect, ce n'est dès lors que pour nous enquérir de la manière Review, Vol. LV , janvier , 1962, n. 1, trad. franç. , «L'immortalité et l'e sprit moderne »,
dont ~onas ~terprète concrètement son mythe et pour vérifier jusqu 'à quel point il par- dans Entre le Néant et /'Éternité, textes rassemblés et traduits par S. Courtme-Denam y,
vient a en degager toutes les 1mphcat1ons éthiques. Belin, Paris , 1996, p. 124.
532 Caterina Rea Retrait de Dieu et question du mal 533
tr~spar~nce apparente du concept transparente pour ce à quoi elle est , 'urgence des événements la laissent sans explication valable. Le
fait aussi opaque que tout langage doit l'être» 11. he auquel il recourt, «certes personnel , prétend-il faire écho aux exi-
Par son recours au mythe, le philosophe fait donc appel au d es de la pensée de son temps, sans rejeter la tradition occidentale
apport
d et à la collaboration
· .de deux moments ' également fo ndamentaou s laquelle il se situe, mais sans davantage en être une simple
e toute product10n humame: la raison et l'imagination symb r1
ite» 13-
Tout en demeurant irréd_uctible à la rigidité conceptuelle , le my~e 1 . Le modèle intellectuel auquel on fait appel dans ce contexte n'est
laisser entendre des s1gmfications rationnelles qui ouvrent la pens , celui d'une rationalité immanente à l'histoire et qui orienterait dès
l' dr l . ee ve
or e mora et anthropologique. «Pour continuer dans la me'me · son devenir. «L'objection commune, de caractère substantiel (et non
' l · · veine·
specu atlve , certaines conclusions éthiques découlent de la méta h · ·. exemple épistémologico-formel), à toutes ces fictions de la raison
telle que mon mythe l'a éclairée»12_ P ysique, culative, consiste à dire qu'elles nous racontent des success staries de
. Mais dans quelle mesure Jonas se montre+il fidèle à to l tre autogaranties, incapables de faire fausse route. Chacune des
en e d ,·1 , us es
J ~x ~ ce qu I pres~nte _comme un «mythe rationnel»? C'est -à-dire: andes métaphysiques que je connais par l'histoire de la pensée me
parv1enHl fmalement a depasser le langage imaginatif et fantasti 'araît semblable à une telle histoire qui se termine bien , apothéose de ce
auquel 11 re~ourt, en révélant ainsi toutes les implications éthique;u: hi est. .. » 14. Jonas vise ici l'une des tentations anciennes de la tradition
~thropolog1ques qu'il p~étend apporter? Ne semble-t -il pas parfois :e · osophique, celle de réduire le mal, et, par là même l'inédit que, pour
laisser emporter par des rmages et des expressions paradoxales qui res- ui, Auschwitz 15 ne cesse de représenter , à un moment nécessaire du
ten~ sou;ent obscures? Ces questions nous semblent béantes et nous ' éveloppement du Tout , à une simple étape négative et comme telle des-
mvltent
f ad'aller au-delà du texte de Jonas, en radicalisant , gra'ce aux sug- ·née à être dépassée. Il s'oppose ainsi à la prétention de sursumer toute
ges 1~ns. a~tr~s pensées, notamment celles de Lévinas et Chalier, l'in- incohérence en tant que moment d'un Universel par rapport auquel
terpretatlon ethique de son récit. icelle-ci devrait prendre sens.
Comment trouver, en effet, une explication, voire une justification
_ au mal moral, c'est-à-dire à la violence que l'homme est à même de
RAISON ET CRISE (' commettre envers son prochain? Voilà la question fondamentale qui har-
ï ' cèle Jonas dans la rédaction du Concept de Dieu après Auschwitz. Ce
Avant ?e répo~dre à'ces interrogations, il faut saisir ici l'épaisseur n'est pas tant le mal ontologique que le mal humain qui doit dès lors être
e~acte du_defi lance par Jonas, la provocation avec laquelle il sollicite la
raison philosophique. Celle-ci s'est souvent voulue elle-même comme
capable de percer et de dénouer toutes les énigmes de l'existence. 13 N. Frogneux, Hans Jonas ou la vie dans le monde, op. cit., p. 239.
P,ourtant, quelque chose se soustrait aux coordonnées de la logique: il 14 H. Jonas, Évolution et liberté, op. cit. p. 244.
15 Dans la longue histoire des violences et des atrocités humaines, Auschwitz et la
s, agit de fa complexité de la condition humaine, du lien qui rattache Shoa représentent un événement nouveau et ils marquent une sorte de point de non retour,
1 ho~me a 1~Transcendance et surtout de l'irruption du mal au sein des un tournant dans l'expérience du mal. Dans les camps de la mort, en effet, la déshumani-
sation a été totale, la barbarie des tortures et des meurtres inédite , de so rte que «aux vic-
rela~ions ~0~1-ales. Jonas fait ainsi référence à une raison historiquement times destinées à la solution finale ne fut laissée aucune lueur de noblesse, rien de tout
s1tuee qm reelab~re constamment ses thèmes et ses concepts et qui ne cela n'était plus reconnaissable chez les survivants, chez les fantômes squelettiques des
manque pas de s adresser au langage symbolique, là où le traumatisme camps libérés», H. Jonas, Le Concept de Dieu après Auschwitz, op. cit., p. 12. Jonas n'en-
tend à aucun moment blanchir les autres atrocités innombrables que l'histoire, et notam-
ment celle de notre âge contemporain a connues, et il nomme «d'autres holocaustes dus
à la main de l'homme dont notre époque à fait l'expérience », H. Jonas, «L'immortalité et
11
H. Jonas , «Heidegger et la théologie», dans Le phénomène de la vie De Boeck l'esprit moderne» , dans Entre le néant et l'éternité, op. cit., p. 127. Auschwitz reste pour-
Bmxe 11es, 2001, p. 262. ' ' tant un moment central et emblématique: loin d'éclipser les autres génocides, l'expé-
op c·t i2 H .12o5nas,
J «L ' immortahte
. . , et l'esprit moderne» , dans Entre le Néant et l'ét ernité rience de la Shoa semble les résumer tous, en devenant l'image concrète de la haine
. l ., p. . '
envers l 'autre homme.
'1·,. 534 Caterina Rea
f Retrait de Dieu et question du mal 535
1
1 ~: . , e déconcertantes , mais autour desquelles se
1· l'objet de la réflexion : Jonas invite ainsi la pensée contemporaine ! L Conclusions peut-e_tr . . A h ·tz a laissé sa trace que per-
! témoin des événements tragiques et des exterminations de masse qui on~ Jiiue le récit du mythe 3onass1en. ~c w~ouve gravée dans l'histoire
·.. ne pourra jamais effacer, car e e. se
car actérisé notre siècle, à faire mémoire de ces expériences extrêmes.
1 ~?nneine voire aussi dans l'image de Dieu.
Cette pensée est appelée à « se confronter avec la réalité et la réussite du : yma ,
mal délibéré, bien plus qu ' avec les épreuves de l'aveugle causalité_
Auschwitz et non pas le tremblement de terre de Lisbonne » 16. 'i.·
Loin d'être dépassé dans le dynamisme dialectique de l'Absolu, le { E DIEU DU TsIMTSOUM
mal accompli en conscience et liberté parvient à altérer l'image divine et \ . , Auschwitz révèle donc à l'homme le
à tarir dans l'homme la ressemblance qui le lie à Dieu . Jonas décrit donc ··.' Le concept de Dieu apr~~rt'· l'homme est le seul maître de son
le sujet agissant comme hors de lui-même, en tension vers la transcen- ~1poids énorme de sa responsa l I ed. t l'humanité mais que chaque
. d tin commun e toue ' .
dance dont il dessine les traits . Le champ éthique s 'avère, en effet, . propre destm , 1e es acrir Comme si une image
· , d · er par son propre ,,- ·
comme l'horizon de la rencontre du temporel et de l'éternel, le «lieu» ' individu contribue a essm dit' humaine à laquelle cha-
t , , l saïque de la con 10n ' . .. ,
où l'ordre humain et l'ordre divin s'entrelacent continuellement : en for- ; devait etre tracee, a mo tribution1s avec la possibilite
mant sa propre image, l'homme forme aussi celle de Dieu et il décide de ' cun par son comportement _apporte sat c?nage mais aussi de l'enlaidir .
d perfectionner cet e im ,
sa relation avec l'infini. ; toujours ouverte e , t seul car les conséquences
une personne n es ' .
Dès à présent, il faut envisager l'invitation jonassienne à penser Dans cette œuvre comm . , l'image de l'homme, voire
des actions retombent aussi sur les autres, sur
davantag e la re sponsabilit é comme tâche proprement hum aine. Qu'es t
que le mal moral, en effet, sinon la tentative folle et perverse de se déro- sur celle de Dieu. . dè lors montré une nouvelle conception
ber à ce devoir qui reste pourtant indéclinable? Jusqu 'à quel point le
sujet pourra-t-il s'y soustraire, étant donné que les actions qu'il a accom-
plies laissent une trace indélébile? C'est lui qui répond de la violence
.
e:
La tragédie d' Auschwitz a s
Kabbale, commente à ce propos: «Dieu fut contraint de faire une place anthropologiques n'ent end pourtant pas oublier le fait que Jonas dirige son attention aussi
vers des aspects cosmologiques et surtout vers le thème de la nature en général. La nature
devient en effet objet de responsabilité, étant dotée d'une valeur intrinsèque. Le philo-
sophe allemand ouvre ainsi la réflexion éthique à de nouveaux domaines et il invite
19 l'homme à se charger d'une réalité extra-humaine, mais qui se présente elle aussi comme
Ibid., p. 120.
20
vulnérable et fragile.
H. Jona s, Le concept de Dieu après Au schwitz, op . cit., p. 20.
,,'i Retrait de Dieu et question du mal 537
1 536 Caterina Rea
! e monde, pour ainsi dire, en abandonnant une région à l'intérieur
1
dire
U en r. un sens que l'homme tient le sort de la déité entresesma . . >smême, une sorte d'espace mystique duquel il se retira pour y
_ne 1m1teest pourtant encore posée aux capacités humaines d'" · er dans l'acte de la création et de la révélation. Le premier acte de
mr
f sur le sort , de,. la divinité:
, ce que
. les hommes ne p ourront~tJ ·of, l'Être infini, est par conséquent, non un pas en dehors, mais un
aço~er, c est I rmage dune Providence toute-puissante qui les d' l'intérieur, un mouvement de recul, de retour sur soi-même, de
gera1t de cette responsabilité infinie. ec e à l'intérieur de soi-même. Au lieu d'une émanation, nous avons
Résumons ici brièvement cette nouvelle notion de J' Absolu osé, une contraction. Le Dieu qui se révéla avec des contours défi-
Jo~as expose_dans son mythe. Nous y retrouvons l'idée d'un Dieu fai1 t remplacé par celui qui est descendu plus profondément dans les
qm a renonce à tout son pouvoir, qui s'est retiré totalement du aits de Son propre Être, qui se concentra en Lui-même et fit ainsi
d !'hi · monde
e st01re p_ourpermettre à l'altérité d'exister. Il est allé jusqu, à rév uis le commencement de la création» •
21
quer son ommpotence en faveur du monde, de l'homme et de s 1·b Il ne faut pourtant pas s'arrêter à l'interprétation la plus immédiate
p t · · · , a 1 ert
ar ce ges e ongrnarre, le Createur, tout en se retirant en soi-mê :., ·cette doctrine qui pourrait apparaître - comme le reconnaît Scholem
Ir . r , d 1
~uve rrnp 1que ans e devenir, dans le changement qui caractéris 1
me, se
-même - matérielle et grossière. Le but de cette analyse est de
vienfiterrestre., Il a choisi de se temporaliser ' de se vouer au nsque,
· e ena · hercher, avec Jonas et même au-delà de Jonas (qui semble parfois
co 1ant à I ho_'.Ilme_so~ propre destin. Son image est entre les mains de prendre trop directement l'aspect mythique de la thèse kabbaliste), une
sa créature, meme s1 c est entre les mains de la plus haute de ses créa- ignification plus complexe et articulée du Tsimtsoum. En outre, il faut
~res: «cette ~age, donc passe sous la garde problématique de e demander si cette image du retrait de Dieu peut fournir l'expression
l ~o~e, pour etre accomplie, sauvée ou corrompue par ce que ce der- de la transcendance d'un Absolu qui a tout remis dans les mains de
mer fait de lui-même et du monde. Et c'est dans le terrible impact d ;l'homme, ce dernier ayant désonnais rejoint son âge mûr.
t I d . d. . e ses
ac es ~~ e ,~strn 1v~ ,,dans leur effet sur l'état entier de l'Être éternel, C'est en cette direction que s'orientent ces réflexions, tout en étant
que res1de. l 1mmortahte 20
humaine» · Le Dieu du myth e Jonass1en
· · est
, conscient que le texte jonassien peut certainement se prêter à d'autres
donc ~n Dieu vulnerable, toujours exposé à cet autre qu'il a voulu lais- interprétations. On essaiera ici de voir dans la doctrine du Tsimtsoum,
ser e~1ster_en tant qu'autre: c'est un Dieu qui souffre et qui devient, qui au-delà de ses prétentions mythico-cosmogoniques, le point où se ren-
22
s~ fait anx1e~x.dev'.111~ les actions de l'homme, mais qui n'intervient pas, contrent les significations théologique, éthique et anthropologique .
m ne pourrait Jamais mtervenir dans le cours du monde. Il a irrévocable- La doctrine du Tsimtsoum, en effet, naît et se développe surtout
ment renoncé à sa toute-puissance. dans le contexte du grand défi de la question du mal. Quand fait-il son
Il s'agit d~ conclusions hardies, voire déconcertantes, car elles bou- irruption dans la création? Comment s'inscrit -il dans le monde et dans
leversent des siècles et des s!ècles de réflexion théologique. Cependant, l'histoire? Les kabbalistes ont fonnulé l'hypothèse que la création ex
~!~esne manquent pas de racrnes: un fil souterrain les relie à la tradition nihilo serait aussi une création du néant de la part -de Dieu. En se reti-
JUive et e? particulier à la Kabbale lourianique. Il faudra donc s'arrêter rant, l'lnfrni aurait créé comme un espace vide, un fond obscur. «Au
sur la notion de r.n:::11J:::!
(Tsimtsoum) qui indique le mouvement originaire
de contrac_tto~-ou d~ r~trait de Dieu. Cette notion a été introduite pour
approfon~rr ~ idée biblique de création ex nihilo et donc pour chercher 21 G. Schelem , Die jüdis che Mystik in ihren Hauptstromung en, Rhein Verlag, Zurich,
une expltcatton à la possibilité de coexistence du frni et de l'infini. 1957, trad. franç., Les grands courants de la mystique juive, Payot, Paris, 1983, p. 278.
Gershom Scholem, l'un des plus grands interprètes contemporains de la 22 Cette lecture du Tsimtsoum, qui cherché à envisager ses implicatio ns éthique s et
anthropologiques n'entend pourtant pas oublier le fait que Jonas dirige son attention aussi
Kabbale, commente à ce propos: «Dieu fut contraint de faire une place vers des aspects cosmologiques et surtout vers le thème de la nature en général . La nature
devient en effet objet de responsabilité, étant dotée d'un e valeur intrinsèque. Le philo-
sophe allemand ouvre ainsi la réflexion éthique à de nouveaux domaines et il invite
l'homme à se charger d'une réalité extra-humaine, mais qui se présente elle aussi comme
19 Ibid ., p. 120. vulnérable et fragile.
20 H. Jonas, Le concept de Dieu après Auschwitz, op. cit., p. 20.
538 Caterina Rea Retrait de Dieu et question du mal 539
cours de cette auto-contraction de l'essence divine qui, au lieu d'agir De l'énigme de Dieu, on est ainsi renvoyé à l'homme et à sa con~i-
vers l'extérieur, se tourne vers soi-même apparaît alors le néant. C'est n: il est constamment mis à l'épreuve par cette absence, par la pers1s-
donc un acte, un processus au cours duquel le néant est appelé à l'exis- ce de ce silence. L'homme vit donc dans l'a-théisme qui, comme l'a
tence ( ... ). Le Tsimtsoum crée le néant par le repli de Dieu sur lui- t Lévinas, indique la séparation, la non-participation de la créature
même; «l'espace» primordial ainsi libéré permet à l'univers d'exis- maine à son Créateur. Condition d'extrême solitude qui fait appel au
ter»23. Mais cet espace vide, ce néant originaire, cette absence de Dieu urage de résister à toute représentation consolatrice d'un Dieu victo-
est aussi le 'lieu' où le mal devient possible. On peut dès lors conclure eux et tout-puissant, d'une sorte de deus ex machina, auquel on. ne
26
que le mouvement d'auto-contraction de Dieu constitue une sorte de erait appel qu'en cas de besoin • Et «Que serait la foi ou . la dévotion
. ,
condition de possibilité du mal, car il rend possible l'autonomie, voire nvers un Dieu qui ne pourrait pas m'abandonner? Dont Je serais sur et
l'indépendance de la liberté et de l'agir de l'homme. ertain, assuré de sa sollicitude? Un Dieu qui ne pourrait que me do~er
Ce procès d'auto-contraction comporte une limitation de l'infini, ou se donner à moi? ... »27 . Ces questions posées à Lévinas par Demda
presque un cèlement. On retrouve ici le noyau du récit jonassien: Dieu semblent saisir au fond la réalité de cette condition: celle de l'homme
renonce à son être et à sa puissance, jusqu'à se bannir, à s'abstraire dis- contemporain qui a vécu la détresse et qui a fait l'expérience de l'aban-
crètement de toute présence. «On a essayé d'interpréter cette retraite de don. C'est la condition dont Jonas s'est fait lui-même l'interprète.
Dieu à l'intérieur de son propre Être en termes d'Exil, comme si Lui- L'homme doit donc assumer le poids de cette réalité, prendre en
même s'était banni de son Tout dans une profonde réclusion. Considérée charge une responsabilité infinie. Le retrait de Dieu, son effacement
de cette manière, l'idée du Tsimtsoum est le symbole le plus profond dans le monde et dans l'histoire renvoient à cette charge de l'ho~e:
d'Exil que l'on puisse penser. .. » 24. Il nous semble ainsi possible de par- !'Infini a tout donné, Il a laissé la place pour l'agir de l'homme. «Dieu,
ler d'un geste kénotique originaire par lequel Dieu se met en jeu, accepte après s'être entièrement donné dans le monde en devenir, n'a plus rien à
le risque de se mettre en relation avec une altérité, celle de l'homme, du offrir: c'est maintenant à l'homme de lui donner» 28 • Mais est-ce que le
. . ? Le
sujet libre. «Pour que Dieu puisse se mettre en jeu, il est nécessaire de risque pèse seulement sur la créature? Est-elle seule ~se en Jeu ..
créer un drame, de laisser un point vide de l'univers, où il y ait un espace risque - et c'est ici le point décisif - est surto~t le nsque ~e Dieu.
pour quelqu'un avec qui jouer. C'est ici le premier aspect du Tsimtsoum C'est Lui qui, en confiant son image entre nos mams, a assume le dan-
: Dieu doit se contracter pour mettre en discussion sa propre omnipo- ger qu'elle soit défigurée. C'est encore Lui qui s'est mis_e~-d_iscussion
tence, pour permettre un jeu successif, au-delà de l'omnipotence» 25. en acceptant par le geste de son auto-contraction, la poss1b11iteque son
Mais comment parler de ce renoncement divin? Comment interpré- absence se transforme en sa contestation et en son oubli. Et du reste, «ne
ter l'exil de !'Infini? Il faut tenter de saisir le double mouvement que trouvons-nous pas aussi dans la Bible hébraïque un Dieu qui se voit
29
cette notion d'exil contient: mouvement peut-être paradoxal, mais méprisé et rejeté par l'homme, et qui s'afflige à son füjet?» -
autour duquel se noue l'intrigue de transcendance et immanence qui
caractérise la vie de Dieu. L'infini se soustrait, se retire, fait place à
l'autre que soi dans un geste d'humilité et de discrétion. Il se fait donc
absent, en laissant derrière Lui un espace vide, comme une fracture qu'il
ne serait pas possible de combler. Et c'est dans cet espace - répétons-
le - que se jouent toutes les vicissitudes humaines, que se déroule le 26 On pourraitpeut-être faire ici une comparaison avec un ~utr~pen~eu:, c~tte fois
chrétien, qui a vécu lui aussi l'expérience des camps d'exterrmnat10n: JI s agit de D.
drame de la responsabilité, le prix de notre liberté. Bonhoeffer qui a nettement refusé l'image d_'un D'.eu bo~che-tro~ de nos v1~es d~
connaissance. Il a donc critiqué l'idée d'un Dieu qm devrait tout resoudre, en otant a
23 M. R. Hayoun, «Maïmonide et la kabale lourianique», dans L'histoire de la phi-
l'homme la charge de sa responsabilité.
losophie juive, Cedam, Padoue, 1993, p. 149. 21 J. Derrida, Adieu à Emmanuel Lévinas, Galilée, Paris, 1997, p. 181.
24
G. Scholem, Les grands courants de la mystique juive, op. cit., p. 278-79. zs H. Jonas, Le concept de Dieu après Auschwitz, op. cit., p. 38.
25 G. Levi, «Isaac Loria», dans Torah efilosofia, Giuntiua, Florence, 1993, p. 102. 29 Ibid., p. 22.
Retrait de Dieu et question du mal 541
540 Caterina R ea
(
Jn souci dépend d'eux» 32 • Autour de cette énigme se déroule le jeu de
POUR UNE ÉTIUQUE DE LA VULNÉRABILITÉ fi-anscendance et d'immanence: si Dieu intervenait pour effacer le mal,
:;.,:il l'empêchait de se produire dans l'histoire, non seulement l' Absolu se
L 'i nfini ne_s'est pas mis à l'abri par le geste qui le séparerait '~'. ;iubstituerait à l'homme, en lui ôtant sa dignité d'être infiniment respon-
monde en le retJrant dans le mystère de sa transcendance Co I d~, ~àble, mais il perdrait aussi sa transcendance, le mystère de sa sépara -
Cather~e. ~halier, par _le même _acte de retrait, Dieu ac;epte~~/ e~~,': /fion. Ainsi Dieu n'a laissé de Lui que des traces, que des signes, dans la
dance a I egard _des creamres et il s'en laisse affecter. Il pâtit de la p art 'fu,résence de sa ;ir::illl (Shekhina, de la racine l'.:>!J!shkhn qui indique l' ha-
des hommes et il souffre avec eux: «dans toutes leurs souffrances pil / biter, le séjourner). La Shekhina exprime le séjour de Dieu dans le
so~ffert avec eux » (Is. 63, 9). Le Dieu lointain et transcendant e;t e: .;roonde, son mouvement de descente vers le bas. L'Infini est donc , d'une
~~me temps proche, presq~e- ~anent dans le partage de la vulnérabi- j certaine façon, présent dans le monde, mais comme un Étranger qui ne
lite et, de ,la doule~r. La tra~tJon Juive a amplement développé cette idée -se laisse pas assimiler, comme un Pèlerin toujours prêt à lever les tentes
JUsqu_à 1_affirmation, ~ue ~ Absolu suit et accompagne son peuple dans i et à se retirer, à se contracter, à s'absoudre de toute présence. C'est exac -
les v1c1ss1tudes
, de 1 h1storre' même dans l'humili·au·on e t d ans le mal '.\tement dans cet espace de trmscendance, à partir de ce geste d'auto-
heur . 1) , de la Nl'\17l :l ill':llll Shekhina be galuta (Presence
C estp la doctrine , - ) limitation, qu'une nouvelle histoire devient possible: une nouvelle
en exi · _« artout ou Israël se trouva en exil, la Shekhina pour ainsi dire intrigue qui lie Dieu à l'homme, un défi pour l'homme engagé dms sa
fut en 1exil avec eux. . Ils furent exilés en Égypte • la Shekhm·a fut avec eux' ·\ liberté et dans sa responsabilité, mais toujours aussi sous le risque qui
( . -.il'), 1 s furent exilés
, à Babylone, la Shekhina fut avec eux · Ils furent pèse, risque d'une perte, voire d'une perversion.
e~, es au _pays d Elam , la Shekhina fut avec eux, selon Je verset: Et Mais revenons encore une fois à cette question : jusqu'à quel point
30
J etabhraz, Mon . trône. en Elam» • Ce mouvement de d escen te, ce mou- faudra-t -il pousser cette reprise de la kabbale? Comment interpréter la
vement kenotique, fait penser à «un exil intérieur à J'Esp n·t d.1vm», · au théorie du Tsimtsoum et l'ensemble des image s et des termes mystérieux
geste par lequel 1 ~bsolu ne réside plus auprès de Lui-même , mais Il est et souvent même indéchiffrables qu'elle nous présente?
presque hors de S01, comme un pèlerin dans une terre lointaine . Le phi- L 'éc ho mythique de ce langage ambigu et déconcertant est encore
losophe Fr~ Rosenzweig résume cette doctrine d'une façon très clair . bien présent dans la réflexion de Jonas . On revient à la relation com-
« La ~hekhina, la prés~nce de Dieu qui descend sur les homme s et habi:~ plexe de transcendance et d'immanence, destinée peut-être à rester chez
P3:1111eux, _est compnse comme une scission en Dieu même. Dieu Jui- lui une question ouverte: il semble en effet osciller entre le refus du pan-
meme se separe de soi, il marche avec son peuple, il subit avec Jui sa théisme et une certaine défense, pas toujours claire, de l'immanence.
so~~france, avec lui il s'exile dans la misère de mondes étrangers avec «Dans Je mythe , Jonas suggère - en effet - que Dieu s'est en quelque
lw il partage son existence aventureuse » 3 1• ' sorte dispersé, disséminé dans la création, et que celle-ci serait dans son
On est donc face à l'énigme d'un Dieu humble et vulnérable qui évolution cosmique et dans l'histoire humaine la reconstitution même de
p~age _les souffranc~s hum_ames, qui s'inquiète, qui tremble , mais qui Dieu. Cette version, on s'e n doute, prête facilement le flanc au reproche
n \ntervient pas, ou bien qw ne peut pas intervenir pour effacer le mal de panthéisme, car elle semble insinuer que Dieu est la création. Or
33
qw accabl~ le monde. Jon~s _parvient ainsi à la conclusion que «ce Dieu Jonas reste convaincu de la transcendance divine . .. » . Et du reste, cette
souc1~ux ~ est pa~ un mag1c1en qui, par le seul acte de son souci, provo - oscillation ne repropose-t-elle pas l'ambiguïté présente dans l'histoire de
querait. s1multanement
. . , la réalisation du but dont il a 1e SOUCI· : au 34
la pensée kabbaliste ?
contrarre il a laisse à d'autres acteurs quelque chose à faire , de sorte que
32 H. Jonas, Le concept de Dieu après Auschwitz, op. cil., p. 26-7.
30
E. Urbach, Hazal, pirqé enwunot ve-deot, Magnes Press Hebrew Universi 33 R. Theis, «Dieu éclaté. Jonas et les dimensions d ' une théologie philosophique
1_9;9, trad. franç. Les sages d'israël, Verdier, Lagrasse 1996 p
trre de la M ekhilta de Rav. Ishrnael. ' ' . .
49
Le · é ty,
passage c1t est
après Auschwitz», dans Revue philosophique de Louvain, n. 2 (mai 2000), p. 353.
34 La complexité des doctrines kabbalistes et notamment de celle du Tsimtsoum, où
', _31 F. Rose,nzweig, Der Stern der Erlosung, M. Nijhoff, La Haye 1981 trad fr se rencontrent les deux mouvements de la retraite et de l'enga gement de Dieu dans le
L eto,le de la Redemptwn , Semi, Paris, 1982, p. 483. ' ' anç.,
- 542 Caterina Rea
Retrait de Dieu et question du mal
543
ressources pour que nos descendants puissent eux aussi profiter de bi · la vulnérabilité de l'homme révélerait ainsi la tentative per-
et de richesses qu'il ne faudrait jamais dilapider. mer b'l' , ·
pour effacer toute trace et tout symbole de la responsa i ite mter-
C'est donc à une éthique de la vulnérabilité (outre celle de la r
ponsabilité) que Jonas nous appelle. Dieu lui-même prend la conditi ~:-sa faiblesse, pour sa part, l'image divine rappelle à l'~omme _les
d'être vulnérable et risqué, afin que toute faiblesse rencontrée et reco ·eux de son destin et le renvoie à sa tâche. Elle dév01le amsi le
nue chez l'autre, soit respectée et accueillie comme objet de responsa se· nJ
dépassable de la condition humaine: l'homme est l"etre dont 1es
lité. Bien que sous des points de vue différents - celui de la singulari 'o:S ne s'effacent jamais, ne fût-ce que parce qu'il répond du sort de
humaine chez Lévinas et celui de l'humanité future, de la nature et d' · et dès lors des autres et du monde entier.
Dieu chez Jonas - les deux auteurs insistent sur la catégorie de la vuÙ
nérabilité comme trait fondamental de ce qui suscite notre responsabi
lité. On est dès lors poussé à avancer une hypothèse, certainement L'IMAGE AU PARADIGME
valable dans le cas de Lévinas, mais peut-être aussi dans celui de la pen-
sée éthico-anthropologique de Jonas: l'expérience traumatisante de la Si après les événements cruciaux du xxesiècle d~nt la Shoa re?ré-
Shoa, l'intention d'être les témoins d'une lutte intellectuelle et morale nte le moment culminant, le terme «Dieu» apparait encore doue de
contre les «idéaux» du nazisme les aurait rendus sensibles à la notion de ns, ce n'est qu'en raison de son contenu éthique. Ne pouv~n~pa_smter-
faiblesse et attentifs aux exigences de ce qui se présente comme fragile ir dans le devenir du monde, ni dans le cours de I histoire des
et vulnérable 39 . mmes il devient pourtant un paradigme de !'agir moral, le rappel de
La violence nazie qui frappe des êtres sans défense apparaît, en respo~sabilité à laquelle l'être humain est voué. L'image théologique,
effet, à leurs yeux non seulement comme brutale, mais aussi comme per- ui se laisse façonner par les vicissitudes et les choix d'un devenir dont
verse, car elle prétend anéantir l'humanité même de l'homme. Celle-ci es issues restent incertaines, fournit un modèle qu'aucune astuce ou per-
s'incarne dans deux figures récurrentes chez l'un et l'autre des deux version ne peuvent modifier: il s'agit de la figure de l'humilité, _signi~iée
penseurs, deux figures qui évoquent la faiblesse et la fragilité de tout dans le geste du Tsimtsoum, du renoncement à toute auto-affmnation,
objet de responsabilité: il s'agit, chez Jonas, du nourrisson qui doit pour devenir ainsi l'otage de l'autre. Devra-t-on conclure dès lors que
encore parvenir à lui-même et, par là, développer les capacités de !'agir Dieu se fait lui-même l'otage de l'homme pour que celui-ci, chaque
responsable et, chez Lévinas, de l'autre, du différent, c'est-à-dire de l'in- sujet singulier, se fasse lui aussi l'otage de son pro~~ain?. . .
assimilable et de l'étranger dont le visage se traduit pour moi dans l'ap- La tradition juive a souvent pensé ce geste divm ongmaire et so~
pel à un engagement indéclinable. La violence nazie, en tant que volonté reflet sur la vie humaine à travers la notion de la li1l~T1i (rahmanut), a
savoir de la miséricorde de !'Infini. «La rahmanut serait ce maternel
pouvoir de s'ouvrir à l'altérité, de l'enfanter-:- sans·~ulle ~arantie de
39 N'était-ce pas, en effet, la force et la puissance qui étaient exaltées par la rhéto- gratitude. Elle serait éponyme de la cr~ation pm,sque Dieu meme connut
rique nazie, qui arrivait jusqu'à exhorter à la suppression des sujets les plus faibles? De ce mouvement de retrait en lui pour faire place a un autre. La rahmanut,
même les malades, les personnes plus âgées et les enfants ne furent-ils pas les premières
victimes d'une violence gratuite et perverse? Auschwitz fut dès lors l'expérience terrible son humilité, son sacrifice, cet espace vide en lui qu'il traça pour l'autre,
et effrayante de la vulnérabilité de l'autre, une vulnérabilité à laquelle, comme le dit est comparable à ce maternel rapport d'enfantement qui ne pr~sum~ ~n
Primo Levi, la condition de déshumanisation vécue par les prisonniers des camps de la rien de l'avenir de qui est ainsi créé» 40 • C'est justement cet attnbu~ ~vm
mort rendait souvent insensibles. «La présence à côté de vous d'un copain plus faible, ou
plus désarmé, ou plus vieux, ou trop jeune, qui vous obsède par ses demandes d'aide, ou qui semble se soustraire à la garde de l 'hom~e, en,e'.11pê,chant_ cel~-~i de
par son simple 'être-là' qui est déjà, de soi, une prière, c'est une caractéristique de la vie se forger une idole à son gré. L'image de Dieu revele a partu d ici son
au Lager. La demande de solidarité, d'une parole humaine, d'un conseil, ne fût-ce que
d'une écoute, était persistante et universelle, mais très rarement satisfaite», P. Levi, /
sens éthique.
sommersi e i salvati, Einaudi, Turin, 1986, p. 59-60. La citation est tirée de F. Ciaramelli,
Trancendance et éthique. Essai sur Lévinas, Ousia, Bruxelles, 1989, p.28. ,o C. Chalier, Judaïsme et altérité, op. cit., p. 188.
547
546 Caterina Rea Retrait de Dieu et question du mal
·
Ainsi, même la condition de l'immanence divine, tellem
d · en
ourrit l'association de Dieu a~ i_nonde,ou, ~ar s s transgres-
't les pouvoirs de cette association ( ... ). Dieu s associe aux
7
matlque
. . u pomt de vue théologique pour une pensée qui se v~ s'en retire en fonction des actions de l'homme» . Et encore,
42
mterprete du monothéisme créationiste, acquiert une significati
ude Dieu dépend de moi. Dieu a subordonné son efficacité( ... )
~elle: elle devient l'expression de l'investissement de Dieu dans
J érite et démérite; mais ainsi précisément Dieu règne par l'en-
tlon et donc de l'acte kénotique par lequel il se fait vulnérab 43
Absolu qui se livre à une histoire dans laquelle il ne peut pas in d'un ordre éthique ... » .
roximité à Dieu et, par là, l'ouverture eschatologique restent
lance pourtant un défi à l'homme, le provoque en exigeant qu'il
ftion éthique, une question de justice et comme telle confiée à
son tour un espace pour son prochain. Son commandement n'agi
e sous le risque d'une perte et d'un échec. Pourtant, Jonas
travers la promesse d'une rétribution, il ne flatte pas le sujet moral
~t-il pas l'espérance que Dieu se retrouve lui-même au terme de
l'effraie par des compensations ou des punitions futures. En renon ce d' . . , affirm
sa toute-puissance, le Dieu jonassien renonce aussi au titre de ju yssée mondaine? Si !'Infini s'est d_épouillé~e sa 1V1mte, , e-
n'est, en effet, que «afin d'obterur celle-ci, en retour, del o_dy~-
l'histoire.
s temps ... » 44• Passage complexe, voire obscur, mais dont la s~gn1-
Une question se fait pressante: l'Infini se dépouillerait-il dès
n s'avère encore une fois éthique: il y a quelque chose de toujours
de l'attribut de la justice, si essentielle dans toute compréhension tr'
evé de toujours ouvert dans la relation qui lie la transcendance et
tionnelle de Dieu? Et que dire de la relation entre rahmanut et tsed
an;nce, quelque chose qui reste entre les mains de l'homme, tou-
(np,:\t), entre miséricorde et justice qui caractérise la réflexion juive
l' Absolu? Encore une fois le concept de Dieu introduit par Jonas no ·s à bâtir par la force de sa responsabilité.
impose de penser autrement la valeur de ses attributs: Dieu n'est
juste puisqu 'il exerce la justice en punissant les méchants dans la · En reprenant le langage jonassien, l'horreur commis~ ~ ~~~chwitz
ès lors certes pu flétrir l'image de Dieu et blesser la_D1:lllite ~pms-
éternelle, mais parce qu'il exige des hommes qu'ils appliquent lajustic
ici et maintenant. «Ce n'est donc pas à Dieu, mais aux hommes de te en éloignant l'avènement eschatologique _de la JUStl~e,mais ~Ile
, a pas pu effacer le sens éthique que cette figure cont:ent. Celm-c1
garantir la justice pénale et civile, et d'assurer la réparation du désordre
ésiste face à toutes les violences et à toutes les barbanes et appelle
et du crime par la peine et le dédommagement. En cette matière non
'homme à sa tâche indéclinable. Tel nous semble être finalement le
plus, il n'est pas possible de se décharger sur la sphère transcendante» 4 t .
message fondamental que, par son petit texte, Jonas a voulu apporter.
Auschwitz a mis en crise la notion d'une justice rétributive divine
qui finit par retarder son instauration à l'avènement d'un monde futur et Caterina REA.
transcendant. Comme le mal subi par les victimes de la Shoa ne fut pas Institut supérieur de philosophie
le châtiment d'un péché, car il frappa, et brutalement, des irmocents, de Place du Cardinal Mercier, 14
même l'attente d'une rétribution future semble perdre ici sa valeur et sa B-1348 Louvain-la-Neuve
crédibilité. C'est aujourd'hui, en effet, et dans le monde présent qu'il RÉSUMÉ._ La référence au mythe et à l'apport de ses figures symboliques
faut opérer pour la justice, en rendant ainsi déjà maintenant possible une caractérise une bonne partie de la production de Jonas et, en part1wlier, c~ne qm
tension eschatologique nouvelle. a été influencée par ]'horreur de la Shoa. L'événement d' Auschw1t~, expenence
Peut-être pourrait-on , à ce propos, faire appel encore une fois à extrême de la déshumanisation, nous impose, en effet , une redefm1t1on des
Lévinas et à ses commentaires sur la tradition juive : en reprenant la pen- catégories philosophiques, et surtout de la notion de Dieu . Se dessme dès lors le
sée du rabbin Haïm de Volhozin, intellectuel lituanien influencé par la
pensée de la Kabbale, il affirme: «l'homme par les actions conformes à
42 E. Levina s, A l 'heure des nations, Minuit, Paris, 1988 , P· 144.
43 Ibid. , p. 145. . .
41 44 H. Jonas, Le Concept de Dieu après Auschwitz, op. c,t. , p. 15.
N. Frogneux, Hans Jonas ou la vie dans le monde, op. cit., p. 249.
j,
1 Pour reprendre le mot à Emmanuel Levinas dans son article intitulé «La souf-
france inutile», dans E. Levinas (Les cahiers de La nuit surveillée) , s.l., Verdier, p. 338.