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La Revue philosophique de Louvain


fondée en 1894 par D. Merci~r, sous_le titr~ de _Rev~e, Néo-Sc?lastique , est ~ubliée
par l'Institut supérieur de Philosophie de 1 Ui:uvers1t~Cat~olique _deLouvam.
La revue s'intéres se au mouvement philosophique mtemational dans toute
son ampleur. . . .
Organe de recherche et de 4zscusszon par ses articles; organe 1e do~u"!enta-
Revue philosophique de Louvain
tion et de critique par ses bulletins, ses comptes rendus et ses notices b1bhogra-
phiques ; organe d'infor!."1ation_par ses chroniqu~s div~rs:s, la R~vue philoso- TOMEIO0 Numéro 3 AOÛT 2002
phiqu e de Louvain ve~t etre un ms_trumen~de travail aussi sur et aussi complet que
possible dans le domame de la philosophie .
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RÉDACTION ARTICLES
Institut Supérieur de Philosophie . - Collège Cardinal Mercier L'être déhiscent de l'humain
· Place du Cardinal Mercier, 14
B-1348 Louvain-la-Neuve Nathalie Frogneux. Introduction : l'être déhiscent de l'humain 357-359
Télécopieur: (32 10) 47 88 94 - Câble : rpl@rfil.ucl.ac.be -
Site: www.rfil.ucl.ac.be Bruno Robberechts. La technique dans son rapport à l'organi sme: l'outil et après 360-384
Franck Tinland. De la diversité des êtres à l'être -humain 385-417
Directeur scientifique: MI CHEL GHINS
Michel Dupuis. Le fardeau et la grâce de l'endurance 418-436
Secrétaire: JEAN-PŒRRE D ESCHEPPER
Directeur: GILBERT GÉRARD Jacques Dewitte. L 'anthropomorphisme , voie d ' accès privilégiée au vivant. L'ap-
port de Hans Jonas . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. 437-465
Comité de rédaction
ANDRÉ BERTE N, JEAN-MICHEL COUNEf, JACQUES ÉTŒNNE, B ERNARD FELTZ, Marie-Geneviève Pinsart. L'expérimentation sur l'être humain. De la nécessité de
GHISLAINE FLORN AL, GILBERT GÉRARD, MICHEL GHINS , JEAN LADRIÈRE, la recherche au rejet de l'objectivation médicale . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. 466-499
DANŒLLE LORŒS, THIERRY LUC AS, JACQUES TAMINIA UX, CLAUD E TROISFONTAINES, Nathalie Frogneux. Une aventure cosmothéandrique : Hans Jonas et.Luigi Pareyson 500-526
PŒRRE AUBENQUE (UNIVERSITÉ DE PARIS-SORBONNE/PARIS IV), Caterina Rea. Retrait de Dieu et question du mal. Une lecture éthique du mythe
FABIO ÛARAMELLI (UNIVERSITÀ DI NAPOLI FED ERICO Il), FRANÇOISE DASTUR
(UNIVERSITÉ DE NICE SOPHIA-ANTIPOLIS), HERMAN DE DIJN
de Hans Jonas . .. ..... ... . .......... . .. .. ...... 'i' ..... . 527-548
(KATHOLŒKE UNIVERSITEIT LEUVEN), FRANÇOIS DUCHESNEAU (UNIVERSITÉ DE Michel Delhez. «Amour » et «lutte des classes» dans les années trente 549-583
MONTRÉAL), JEAN-YVES LACOSTE (COLLEGE OF BLANDINGS), Dœao MARCONI
(UNIVERSITÀ DEL PœMONTE ÜRŒNTALE), JEAN-LUC MARION
(U NIVERSITÉ DE PARIS-SORBONNE/PARIS IV) ÉTUDES CRITIQUES
Emmanuel Tourpe. Une «conspiration » métaphysique : Thomas d 'Aquin , Hegel
et Boehme. A propos de trois ouvrages récents . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. 585-607
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peuvent soumettre leurs textes à d' autres revues avant d' avoir reçu l'avis du
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tout ou en partie, sans l'autori sation de la Revue. Les textes non publiés ne sont Ouvrages analysés dans le présent numéro 639
pas renvoyés aux auteurs.
Introduction: L'être déhiscent de l'humain

· Hans Jonas a bien proposé une anthropologie qui mérite d'être


explorée et précisée . C'est ce que nous tentons de faire dans ce numéro
spécial. Comment comprendre notre condition humaine ou l'image de
l'homme à laquelle nous contribuons et qu'il est désormais urgent de
préserver, tant sont nombreuses les menaces qui pèsent sur elle? Pour
caractériser cette image d'un être en décalage, ~ ette condition para-
doxale du vivant qui a une image de lui-même et, par le fait même, se
trouve dans un rapport précaire au devenir de la liberté, dont il est la réa-
lité éminente, nous reprenons un terme de botanique que Maurice
Merleau-Ponty a introduit en philosophie dans le visible et l'invisible: la
déhiscence. Même si Jonas n'utilise pas ce terme, cette notion, qui sert à
caractériser un organe parvenu à maturité qui se détache de la plaqte,
permet de rendre compte de la positi9n paradoxale de l'homme dans
l'être. En effet, la condition humaine semble bien déhiscente, puisqu'elle
se caractérise par un entre-deux comme le souligne le titre du recueil de
Jonas consacré à l'anthropologie: Zwischen Nichts und Ewigkeit, entre
le néant et l'éternité. Ni totalement intégré à ce dont il _provient, ni abs-
trait de ce qui demeure la base de son existence et le lieu où s'exerce sa
liberté, l'humain occupe une place inconfortable rétive aux dualismes
anti_gueset modernes, gnostiques et cartésiens <l!!ine peuvent qu'en for-
cer les traits.
Afin de sortir tant des pensées qui isolent l'homme que de celles
qui le réduisent, il s'agit de penser l'humain comme délité ou décalé de
ce dont, en dernière analyse, il ne peut s'extraire. En nous réappropriant
ce terme de déhiscence, nous devons d'emblée ·préciser le triple sens
dans lequel nous l'assumons . D'abord, la déhiscence désigne un entre-
deux dont le deuxième terme se constitue à partir de cette position pré-
~ et vulnérable ; ensuite, conformément à l'étymologie biologique,
elle caractérise une certaine maturité de l'élément déhiscent; enfin, elle
dénote une rupture au sein de la continuité qu'elle manifeste pourtant.
(1) Entre-deux, l'être déhiscent désigne d'abord l'ouverture de soi à
un au-delà de soi. S'inscrivant dans une continu .té J2.risée la rhP-rté .
Hv-M -1'N-·
,/

Nathalie Frogneux L'être déhiscent de l'humain 359


358

connaissent depuis l'organisme le plus simple: entre liberté et nécessité, (3) Enfin, la déhiscence désigne cette position tragique de l'humain
entre indépendance et déterminisme, elle est déliée de ses bases orga- qui peut rompre avec sa condition en raison d~s c,?nditio~s do~t i~ se
niques qu'elle doit pourtant assumer dans une distance problématique . dote. L'humain peut en effet retourner contre lw-meme la hberte qm se
Comme le montre Bruno Robberechts, le monde humain se distingue du déployait jusqu'à lui de manière volontaire au sein de l'être. En effet,
monde animal par l'outil préhistorique et par une médiation qui s'accroît comme tous les vivants, l'humain se caractérise par une liberté issue du r Aa,
et s'inverse avec la technique moderne. L'homo pictor désigne précisé- rapport d'indépendance relative à i 'égard de la matière, du monde et de ·· ·
ment l'humain en tant qu'homo /aber et homo sapiens, c'est-à-dire en lui-même. Toutefois, au lieu de participer au mouvement de liberté qui
tant qu'il ouvre, par la formation d'images, la voie à la représentation et se déploie dans l'être, elle le met en question car la liberté humaine qui
à l'action technique, en tant qu'il fait apparaître de nouvelles formes s'ouvre comme consciente et jugement, c'est-à -dire comme ch~ix et j
dans le monde et prend ainsi une distance théorique et pratique à l'égard représentation, divise le monde en deux: elle le partage entre le b1e~ ,
de lui-même et de son monde. Le texte de Franck Tinland précise com- le mal, entre construction-et destructio !!,_
ment l'être humain coexiste au sein d'un horizon de relations qu'il par- Proposant une lecture éthique du mythe jonassien du Dieu faible,
tage avec les divers existants. La condition humaine est ainsi préfigurée Caterina Rea explore le lien entre cette liberté totale de Dieu qui se retire

-
par une liberté ou non-dépendance totale à l'égard du monde que
connaissent les vivants animaux. --
Reprenant le titre d'un texte jonassien livré comme un testament
pour qu'advienne la liberté de l'homme dans tout son pouvoir destruc-
teur et déshumanisant. Le mal apparaît comme le lieu où s'exprime le
plus radicalement la liberté humaine dans son pouvoir subversif et
philosophique, «la grâce et le fardeau d'être mortel », Michel Dupuis fait dévastateur. Enfin, Michel Delhez montre l'efficacité et la pertinence du
un pas de plus que Jonas avec Jonas en montrant comment la condition paradigme gnostique, tel que l'a défini et critiqué Jonas, en le traduisant
corporelle se doit d'assumer le paradoxe d'une position qui n'est jamais en un schème d'élection exclusive de l'autre , que ce soit dans la vie
dénuée de douleur et de passion . Le paradoxe du fardeau et de la grâce intime ou politique, qui fait fond sur la haine du monde.
d'être sensible se mue alors en ce paradoxe plus tragique -du fardeau et Par cette contribution qui met en jeu de multiples facettes de la pro-
de la grâce de l'endurance , ouvrant ainsi à une philosophie de la souf- blématique, nous tentons donc de montrer qu'une anthropologie jonas-
france et de la maladie peu développée par Jonas lui-même . sienne suppose de ne pas être séparée des termes qu'elle crée par la ten-
- (2) Ensuite, la liberté humaine apparaît comme la possibilité de sion qu'elle constitue et soutient.
prendre conscience de soi comme liberté et de faire émerger de nou-
velles formes, après celles des organismes: l'image du monde et l'image Institut supérieur de philosophie Nathalie F'ROGNEUX.

de l'humain. Par sa position privilé~e de vivant déhiscent , qui n'est Place du Cardinal Mercier, 14
~ ais surplombante et extérieure, l'humain peut comprendre ce qu'est B-1348 Louvain-la- Neuve
la vie, l'animalité et la nature qu'il artage sans s'y réduire . La liberté
humaine est ainsi heuristique pour le vivant. C'est ce que Jacques
Dewitte précise dans son texte consacré à un nouvel anthropomorphisme
critique. Marie-Geneviève Pinsart, quant à elle, insiste sur l'ambiguïté
de l'image de l'homme qui pourrait constituer un donné auquel il
conviendrait de se conformer sur le plan pratique - notamment dans le
cadre des biotechnologies -, une image qui entraverait ainsi le caractère
dynamique du positionnement de l'homme délité. L'article de Nathalie
Frogneux tend pour sa part à mettre en évidence la dimension créative
de l'image de l'humanité toujours en devenir et en constante mutation,
une forme qui apparaît et se modifie dans l'histo Î!_
e.
384 Bruno Robberechts

réorganiser la vie en laissant une place à l'inorganique. Jonas nous a


donné cette manière de voir la vie, mais pas sans y articuler la technique
De la diversité des êtres à l'être-humain
autant que nous l'attendions. La technique demande une nouvelle
manière de vivre qui prenne mieux en compte ce qu'elle est. Il faut en
quelque sorte saisir que les deux approches possibles de la technique -
de l'extérieur, par la théorie, ou de l'intérieur, par la pratique - sont
complémentaires et se rejoignent de fait. La première nous en fera mesu- Nous sommes, comme on le dit au moment de notre naissance,
rer les opportunités et les risques pour la faire entrer dans un projet de «mis au monde ». En suite de quoi, nous accédons à la conscience de
société, la seconde nous aidera à mieux vivre en relation avec la tech- nous-mêmes de manière indissolublement liée à la conscience d'être
nique dans ce projet. dans ce monde, enveloppés en lui au même titre que tout ce qui mani-
feste autour de nous la grande diversité des choses et des êtres. Nous ne
Grand Séminaire Bruno ROBBERRECHTS. sommes pas seulement «au monde », mais en lui: nous nous localisons
Rue du Séminaire, 11b en celui-ci au même titre que ce qui nous entoure - nos semblables, les
B-1050 Namur animaux, les arbres, les pierres, et, plus lointainement , la lune, le soleil,
les étoiles.
RÉSUMÉ . - L'analyse part d'un texte où Jonas présente l'outil préhisto- Nous pouvons certes prendre le recul réflexif qui offre des modali-
rique comme un signe d'humanité. Il annoncerait la pensée technique. La philo- tés d' accès privilégiées à notre être propre en ce qu'elles semblent nous
sophie de Jonas montre bien par ailleurs les bases organiques de la liberté dans
ce qu'elle a de spirituel. En ce sens, nous précisons que la technique n'apparaît
mettre en rapport immédiat avec ce à quoi nous nous identifions, faisant
pas brusquement comme le produit d'une conscience réfléchie: la pensée et la par là paraître le caractère médiat de ce qui se manifeste à nous par l'in-
technique entretiennent des liens croisés de causalité où l'homme se découvre et termédiaire de nos yeux ou de nos autre registres sensoriels. Mais la
où il accède à une représentation de son action. Ces deux types de regard valent conscience d'appartenance, et plus précisément de co-appartenance au
encore pour la technique moderne. Entre une pensée abstraite à partir de I' expé- même monde que celui en lequel nous discernons des formes et autres
rience vécue, et l'intentionnalité propre à l'action, la médiation des objets tech-
sources d'information sur ce qui se donne à nous en nous imposant de
niques apparaît avec une transparence et une altérité variables. Il s'agit donc de
veiller à ce que l'attention prêtée à la médiation technique n'occulte pas J'action voir ce que nous voyons quand nous le regardons ou d'éprouver la rugo-
dans ce qui la rend humaine. sité ou la chaleur de ce nous touchons, cette conscience-là est primitive .
Elle n'est jamais neutralisée bien longtemps. L'expérience originaire,
ABSTRACT . - The analysis sets out from a text in which Jonas presents indérivable, est celle de la coexistence, et cette expérience est comme la
prehistoric tools as a sign of humaruty. This is said to announce technical matrice commune à partir de laquelle se forme la conscience de ces deux
thought. From another point of view the philosophy of Jonas shows well the
pôles d'existence que constitue la conscience auto-réferentielle de soi et
organic bases of freedom in its spiritual dimension. In Ws sense we emphasize
that technology does not appear suddenly as the product of a reflecting celle de ce qui appartient au milieu extérieur.
consciousness: thought and technology maintain crossed links of causality, in Être dans le monde , vivre cette co-appartenance qu 'exprime notre
which man discovers himself, and in which he accedes to a representation of his localisation (celle du corps que nous désignons en première . personne
action. These two types of approach hold also for modern technology. Between lorsque nous disons: je suis ici, dans ma voiture, avec mon chien, tu es
abstract thought based on lived experience and the intentionality proper to
loin) dans un milieu d'existence commun implique plusieurs consé-
action, the mediation of technical objects appears with variable transparency and
othemess . The important thing, therefore, is to take care that the attention devo- quences. La première en est à la fois l'unité et l'unicité de ce monde.
ted to technical mediation does not obscure action in regard to that which makes Cette unité et cette unicité renvoient aux limites dans lesquelles nous
it human . (Transi. by J. Dudley). pouvons affirmer l'existence de ce qui s'y trouve «logé ». Nous affir-
mons celle-ci sur la base de l'expérience que nous en avons, donatrice
d'un sens d'existence de ce qui apparaît dans le monde en lequel nous
386 Franck Tinland De la diversité des êtres à l 'être-humain 387

nous situons, et par quoi nous sommes affectés, même si ce qui est alors affectant nos champs sensoriels, que nous pouvons construire des objets
subi dans le cadre d' une réceptivité fondatrice de notre lien au monde est dont nous ne pouvons avoir directement l'expérience pour des raisons
repris comme matériau travaillé par une activité cognitive. d'échelle de grandeur, et leur attribuer l'existence - comme nous le fai-
Stricto sensu, nous ne pouvons pas dire du monde qu'il existe sons pour les atomes et les particules subatomiques.
de la même façon qu'une maison, un chien, un arbre, ou notre voisin de Les hommes ne font nullement exception à cette condition com-
palier. Le monde n'est pas un objet ou une forme distincte de réalité. Il mune à tous les existants de coexister dans des champs d'interactions
est l'horizon commun, ou l'enveloppe, de tout ce que nous disons exis- dont dépendent leur vie et ses modulations. Ils sont immergés dans ces
ter, pour autant que nous parlons de l'existence de ceci ou de cela - de champs et dans les flux par lesquels transitent énergie et matière (flux
ceci qui n'est pas cela - c'est à dire de ce qui peut être distingué à par- qui sont aussi, dans des conditions déterminées, véhicules d'informa-
tir des différences qui manife stent son altérité par rapport à autre chose. tion). Si nous affirmons l'existence d'une étoile par un beau soir d'été ,
Le monde est la condition de possibilité de la coexistence de tout ce que c'est dans la mesure où elle émet un rayonnement électromagnétique
nous distinguons, et en particulier de ce que nous sommes capables de correspondant notamment aux bandes de fréquence du spectre visible.
reconnaître comme étant ceci et non pas cela en prenant appui sur des Ce rayonnement induit des modifications, donc aussi des différences, sur
caractéristiques différentielles stables. Il est donc l'horizon sur le fond la rétine, et ces différences se répercutent jusqu'au sein du cortex céré-
duquel se détachent ce que nous disons exister parce que cela nous bral. Nous recueillons donc une information sur l'étoile grâce a l'énergie
affecte d'une manière déterminée, et que cela nous apparaît comme de très faible intensité véhiculée par le rayonnement auquel notre rétine
pourvu de caractéristiques qui lui sont propres. est sensible - c'est à dire par lequel elle est susceptible d'être affectée
Cette différenciation de ce qui se présente sur l'horizon d'un monde de manière significative. Ce type d'information présuppose que l'étoile
unique, horizon de toute existence assignable, n'implique pas pour et nous existons sur l'horizon d'un monde qui nous est commun, per-
autant l'isolement , la séparation, encore moins l'autosuffisance de quoi mettant les interactions ininterrompues qui sous-tendent le devenir de
que ce soit d'ainsi déterminé, c'est à dire aussi son enfermement dans Je toute chose, y compris leur durée et la possibilité de les identifier
cercle de propriétés qui en seraient les attributs repérables préalablement A quoi il convient d'ajouter que si des interactions à une échelle
et en deçà des relations qu'il pourrait, secondairement au fait qu 'il énergétique aussi basse est possible dans les formes que nous lui
existe, nouer avec autre chose. Au contraire, rien de ce que nous pou- connaissons, c'est parce que nous avons des yeux. Ces yeux sont le
vons dire exister n'est concevable en dehors de modalités de coexistence résultat des très lents processus de co-évolution qui ont jeté les bases des
qui l'inscrivent dans un contexte dont il dépend. modalités de coexistence propres aux formes présentes de vie. Cette évo-
Cette coexistence est irréductible à une simple position au sein d'un lution en situation de coexistence est indispensable pour comprendre
espace commun, et elle ne saurait se réduire à ce qui serait justiciable ' notre propre expérience. Seule, en tout cas, cette co-évolution peut
d'une description en termes de relations telles que pourrait les étudier la rendre intelligibles les ajustements selon lesquels se module la coexis-
géométrie. Elle n'est pas pensable en termes de simultanéité réductible à tence des vivants entre eux comme avec leur milieu physique:
une juxtaposition dans l'espace - même si la cartographie de ces posi- Si la fleur n'était faite pour l'abeille,
tions et des relations possibles entre elles peut présenter un réel intérêt Et si l'abeille n'était faite pour la fleur ,
tant pratique que théorique. Elle doit être pensée en termes de dépendance Jamais elles ne seraient à l'unisson .
par rapport à des conditions externes préalablement réalisées et perdurant,
Que l'on me permette de revenir sur l'exemple que j 'ai donné, celui
non sans modulations, tout au long de l'existence de ce que l'on consi-
de l'œil qui nous informe de l'existence de l'étoile, la sensibilisation à
dère. Cette dépendance renvoie aux interactions permanentes et multi-
un rayonnement de provenance très lointaine et de très faible intensité
formes avec les autres formes de réalité qui structurent le champ commun
énergétique (comme l'est également la lumière réfléchie par les objets
d'existence en lequel s'inscrit tout ce dont nous faisons l'expérience.
visibles dans l'entourage immédiat d'un organisme) dans des fréquences
C'est à partir de cette expérience, c'est à dire aussi de modifications
388 Franck Tin/and De la diversité des êtres à l'être-humain 389

~hysiologiquement inoffensives résulte d'une conquête de la marge spa- Ce qui vient d'être dit peut se dire de tous les êtres, et pourrait s 'ex-
tio-temporelle séparant cette vision à distance de ce qui serait un contact primer en termes spinozistes en disant que cela est commun à tous les
immédiat à forte signification vitale. Cette conquête de la distance par la modes d'une même substance, puissance infinie de faire être en une infi-
vue permet l'élaboration de réponses complexes face à des situations nité de modes une infinité de choses. Mais si tout ce qui existe coexiste,
permettant ce délai entre stimulus et réponse. Elle repose sur la différen- les modalités de cette existence donnent lieu à une diversité de manières
ciation et la spécialisation d'une zone de la surface de contact séparant d'être et même à des manières d'être des êtres irréductibles les unes aux
et reliant à la fois l'organisme et le monde . Ce processus de différencia- autres. Le fait que tout ce qui existe soit impensable en dehors des rela-
tion-spécialisation s'est amorcé dès le développement d'une sensibilité tions de coexistence qui présupposent un monde commun et renvoie à
différentielle à la lumière chez certains unicellulaires, puis s'est poursui- un même fond par delà toute différence est parfaitement compatible avec
vie en se complexifiant sur la base de ! 'intégration des dispositifs ner- la reconnaissance, au delà de la simple diversité, d'une profonde altérité
veux et optiques dans la structure de l' œil. dans les modalités selon lesquelles se structure et se module l'existence
La vue repose donc sur l'utilisation d'un certain type d'interactions de ceci ou de cela. Plus particulièrement, cette altérité s'exprime dans la
entre des existants appartenant au même monde, différenciés sur l'hori- capacité de ceci ou de cela à inscrire son existence dans le monde à tra-
zon d'un même monde. Seule cette communauté d'appartenance peut vers la diversité et la complexité des échanges rendus possibles par ses
rendre possible la capacité des existants de s'affecter les uns les autres aptitudes relationnelles, c'est à dire à être affecté par et à agir sur ce qui
par la médiation des échanges d'énergie, matière et information, source participe au même champ de coexistence.
d'interdépendance plus ou moins effective, potentiellement sans limites
~ssignables. mais jamais nulles. Il est possible d'inverser cette proposi- Nous nous proposons d'évoquer rapidement l'irréductibilité des
t10n: tout ce que nous pouvons distinguer, identifier, reconnaître et modalités d'existence de ce qui se différencie en se structurant à partir
connaître ne peut l'être qu'à partir de sa capacité à nous affecter. d'un même fond (ou d'une même puissance à faire être des êtres) en
allant de ce qui est le plus commun, voire universellement partagé, vers
Ce qui précède est de l'ordre des préliminaires dont l'exposition ce qui contribue à spécifier ou particulariser l'être humain - la manière
sommaire était nécessaire pour mieux poser les questions qui suivent. d'être et de coexister propre aux hommes. Il s'agit de parcourir de la
Rappelons en l'essentiel. Tout ce qui existe de manière identifiable, périphérie vers leur foyer, les cercles concentriques qui conduisent de ce
déterminée, peut être conçu comme différenciation à partir d'un même qui est le lot de tous les existants s'inscrivant dans le cadre déjà mis en
fond. Cette différenciation de ce qui est donne lieu à la multiplicité et place vers ce qui est au cœur de la différence anthropologique, pour
diversité de ce que nous appelons des êtres, noyaux structurés et consis- reprendre ces termes.
tants, capables de maintenir leur unité et leurs caractéristiques malgré les Il ne faut toutefois pas aller trop vite en besogne, sinon nous ris-
changements affectant leurs entours, du moins pour autant que ces chan- querions d'oublier de façon très illusionnante ce qui fait de nous un
gements s'inscrivent dans les limites de fourchette au delà desquelles Je habitant de ce monde commun sur le fond duquel nous coexistons avec
main~i~n de leur identité (c'est à dire aussi de leur différence par rapport toutes les autres formes de réalité avec lesquelles nous sommes en rap-
au_rmheu) n'est plus possible. Ces unités structurées sont susceptibles port. Ce qui est donc ici en jeu, c'est une sensibilisation à ce qui consti-
s01t de donner lieu à des rassemblements dus à des facteurs extérieurs, tue le socle commun à partir duquel ce qui est particulier, voire singu-
sans ordre propre (agrégats désignés comme «choses»), soit à des unités lier, peut s'édifier, surimposer ce qui lui est propre à ce qu'il partage
plus vastes, englobantes se présentant comme des systèmes intégrateurs avec d'autres, et donc aussi témoigner de son irréductibilité à un autre
de niveau de complexité supérieur (atomes, molécules, vivants unicellu- type d'être, à partir pourtant de son enracinement dans des conditions
laires, métazoaires, voire sociétés se constituants en sujets capables communes.
d'historicité). Ainsi tout ce que nous pouvons connaître, directement ou par le
détour de constructions conceptuelles ou techniques, comme constitutif
De la diversité des êtres à l'être-humain 391
390 Franck Tinland

de l'univers, a une masse (à l'exception des photons). Cette masse est :caractéristiques propres à certains types d'existants, et marquent ainsi
elle-même définie en termes purement relationnels (comme quotient de des différences entre des régimes d'existence irréductibles.
Tous les vivants, par exemple, se présentent comme des unités
la force par l'accélération) mais nous n'insisterons pas sur cet aspect,
complexes entretenant des rapports singuliers au temps, qu'il s'agisse de
cohérent avec ce qui précède. Tout ce qui a une masse est susceptible de
la lente mise en place des structures du génome au cours de l'évolution,
s'intégrer dans des champs gravitationnels, et cette intégration, s'il est
du cycle des générations, de l'inscription de leur vie entre naissance et
permis d'ainsi parler, pèse lourd sur les conditions d'existence de ce qui
mort. Ils ont aussi des rapports singuliers à ce qui les entoure, puisqu'ils
est concerné. C'est le rapport entre la masse du globe terrestre et celle du
se présentent comme des unités relativement stables, manifestant une
corps considéré qui détermine son poids, et qui fait qu'un litre d'air, une
marge d'autonomie se traduisant notamment par la constance de leur
pierre, un chien, un oiseau, un homme sont soumis aux effets de la
milieu intérieur malgré les variations du milieu extérieur. Le maintien de
pesanteur. L'air autour de nous, les minéraux, les végétaux et les ani- la différence entre milieu intérieur et milieu extérieur, fondateur de
maux, les hommes aussi sont pris dans ce champ relationnel qui condi- l'identité de l'individu vivant, comme le maintien des différences
tionne les modalités de leur coexistence tout en ouvrant la possibilité de internes à l'organisme, autrement dit le maintien des fonctions vitales,
composer différemment avec ces contraintes communes. requièrent cependant de perpétuels transferts entre le dedans et le dehors.
Nous avons tendance à négliger la prise en compte de ce qui nous Les êtres vivants sont astreints à entretenir des flux d'échanges ininter-
est si familier que, sauf situation particulière, nous n'avons pas rompus de matière et d'énergie avec leur milieu, flux d'entrée et de sor-
conscience d'avoir à en tenir compte. Pourtant il s'agit là d'une strate de tie indispensables à l'exercice des fonctions participant au métabolisme
nos conditions d'existence qui constitue un fond toujours présent avec essentiel à l'existence de l'organisme.
lequel nous composons à tout instant de nos existences. Nous en tenons Tout cela est commun aux animaux et aux hommes. Il s'agit de
compte lorsque nous empruntons un ascenseur, soulevons un fardeau - processus encadrés par des contraintes très strictes, générateurs d' exi-
ou calculons la puissance des moteurs de nos avions ou fusées. Mais gences et de capacités nouvelles, inconnues de ce qui est resté en marge
encore et surtout, toute l'organisation de notre corps est fonction des des processus constitutifs de la vie. Ces contraintes, ces exigences et ces
conditions d'équilibre liées à l'intégration d'une forme déterminée dans capacités trouvent leur expression dans les interactions qui tissent
le champ de gravité terrestre. Ces conditions d'équilibre ont eu un rôle d'étroits rapports de dépendance entre le vivant et son milieu, auquel
recteur dans l'avènement des formes vivantes, et constituent une dimen- s'intègrent les autres êtres vivants. Cela revient à dire que ceux-ci exis-
sion déterminante dans les processus de co-évolution qui ont façonné le tent autrement que n'existent le nuage, la pierre ou le cristal, existent
cadre commun de coexistence au sein duquel nous avons introduit nos selon des modalités définissant un type d'être irréductible à tout autre.
modalités propres d'interactions. Encore serait-il possible d'évoquer Il est sans doute bon d'insister sur le fait que les modalités de
toute l'épaisseur symbolique liée aussi bien à la différence du haut et du coexistence qui sont liées au passage de l'inerte au vivant présuppo-
bas (relative bien sur à la polarité de l'attraction terrestre) qu'à tout ce sent un devenir qui singularise hautement l'histoire de la Terre, deve-
qui évoque le contraste du léger et du lourd, de l'aérien et du chthonien, nir caractérisé par les interactions ininterrompues aussi bien entre les
voire du souffle (spiritus) et du corps en sa pesante matérialité. diverses formes vivantes, intégrées par exemple dans les cycles que
Le fait d'avoir une masse déterminant un ensemble de contraintes bouclent les chaînes alimentaires, qu'entre l'ensemble du monde
et de possibilités n'est pas le seul aspect sous lequel les divers types vivant et la substructure physico-chimique que constitue la croûte ter-
d'existants relèvent de conditions communes. A titre d'exemple, tout ce restre. Aussi bien l'air que nous respirons que les sols que nous culti-
qui est pris dans des échanges énergétiques tombe dans le champ d'ap- vons sont les produits de ces interactions. Nous ne connaissons dans
plication des lois de la thermodynamique. Sur ce socle de conditions l'univers aucun équivalent de cette histoire de la Terre, hors des pro-
cessus qui ont donné à cette planète son caractère exceptionnel au sein
communes à toutes les formes de réalités dont nous avons l'expérience
se greffent cependant des modalités d'existence qui font apparaître des du cosmos.
-
392
Franck Tin/and
De la diversité des êtres à l' être-humain 393

Reste alors à franchir les derniers pas qui nous séparent du centre de
ces cercles qui conduisent de la considération de ce qui est communément d'existence propre aux hommes et, éventuellement, à apprécier les
chances et les risques liés à l'écart ainsi repéré à l'égard des f~nde~ents
partagé vers ce qui nous est propre, par delà ce qui atteste en nous notre
participation à l'ensemble des vivants, et notre dépendance vis à vis de sur lesquels reposent les caractéristiques, elles-même~ très smg~here~,
de la biosphère dont nul vivant - et donc pas le vivant humam ~u'.-
son ~-stoire. Commen~, sur le socle des déterminations biologiques qui
même - ne peut se dissocier sans mettre en question sa propre poss1b1-
conditionnent notre existence de la même manière qu'elles conditionnent
lité. Car cette émancipation, marginalisation par rapport aux processus et
l'existence de tous les êtres vivants, vient se greffer le mode d'existence
propre aux hommes, caractéristique de l'être-humain ? régulations qui assurent la stabilité (relative) de ce que ~p~elons nature ,
ouvre l'horizon d'une destinée aventureuse, que nos predecesseurs neu-
tralisaient en essayant de déchiffrer un sens de l'histoire sur la base
L'irréductibilité de ce mode d'existence - de la manière dont
l'être-humain exprime sa singularité dans le champ de coexistence en d'une maîtrise de la nature. Après plus de deux millions d'années de
processus manifestant les potentialités inhérentes à cette émancipation,
lequel il manifeste les aptitudes à entrer en relation par lesquelles seules,
d'abord lente et imperceptible, à l'égard des cadres communs dans les-
comme toute autre forme de réalité, il peut faire l'objet d'expérience et
quels s'inscrit l'existence zoologique , nous sommes face à un averur
de connaissance, - n'appelle pas de longs commentaires. Cette irréduc -
tibilité se détermine par la différence qui sépare les caractéristiques de imprévisible, incertain, source d'espérances et d'inquiétu?es qu~donn,ent
à l'existence de l'humanité elle-même ce caractère nsque - nuxte d at-
l'existence humaine de celles qui sont communes à l'ensemble des
vivants, et plus particulièrement de celles qu 'il partage avec les espèces tentes impatientes et de menaces redoutées - qui en fait une aventure.
les plus proches de la siennes. Est significatif de cette différence le fait
Revenons donc sur ce qui a rendu possible celle-ci, c 'e st à dire ce
qu'en deux millions d'années , le genre homo a donné lieu, outre à une
évolution somatique relativement limitée, à des transformations pro- qui peut aussi apparaître comme déhiscence initialement !mpercept!ble
fondes dans les jeux d'interactions par lesquels les hommes sont affectés mais lourde de potentialités, à partir de laquelle un vivant de~1ent
capable d'exister en marge des déterminations de l'existence zoologique
par ce qui les entoure et inscrivent leurs actions dans leur environne -
ment, qu'ils sont les seuls à situer sur l'horizon du monde. Ces transfor- pour donner lieu à une forme d'existence qui, sans se couper des co,ndi-
tions biologiques de son maintien, fait apparaître la nouve_auté d une
mations , par ailleurs, donnent lieu à la diversité des cultures, en
contraste profond avec l'unité de l'espèce depuis longtemps réalisée. manière d 'être originale . Celle-ci est caractérisée par des aptitu_des_rel~-
tionnelles dont les effets se manifesteront progressivement, mais tem01-
Cette diversité témoigne d 'une multiplicité de manières d'habiter
gnent dès le début d'une véritable altérité _dansle _stylede coexistence en
non seulement un territoire proche, mais encore le monde tel qu'il est
lequel s'exprime la diversité des êtres différenciés sur fond de monde
ap~réhendé et interprété à travers des repères tant spatiaux , géogra-
phiques ou cosmologiques, que chronologiques (mythiques ou archivés unique. _ _
L'homme est d ' abord un vivant. A ce titre li prend place dans la
dans une ~émoire plus ou moins fidèle), symboliques et axiologiques.
Elle tradmt un décrochage de l'existence humaine par rapport aux classification des espèces. Il occupe dans cette classification une place
définie. L'apparition de la famille des hominidés, du genre homo, de
~ontrai~tes qui encadrent l'évolution des espèces vivantes aussi bien que
l'espèce homo sapiens ne déroge en rien aux processus selon lesquels se
l msert1?n de leur~ représentants dans un environnement prédéfini par
leur héntage génétique. Autrement dit, ce qui apparaît comme historicité transmet et se transforme l'information que porte le génome. Sans doute
est d'abord la marque d'une émancipation au moins partielle à l'égard faudrait-il légèrement nuancer cette affirmati~?· à partir d~ m~m~nt_où
s'établit la rétroaction d'un environnement dep en cours d artificzal!sa-
des déterminations spécifiques (liées à l'espèce) , et donc d'une libération
à l'égard du cadre dans lequel est confmée la vie animale . tion sur l'information génétique par le biais d'une modification des pres-
sions de sélection. Il faudrait également évoquer, pour un futur plus ou
Reste donc à essayer de retrouver le principe de cette émancipation
moins lointain, l'éventualité d'une capacité à agir directement sur le
et de cette libération sur lesquelles repose l'irréductibilité du mode
génome lui-même.
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394 Franck Tinland

Mais, pour autant que nous le puissions savoir, les représentants


De la diversité des êtres à l 'être-humain 395

ce qui les entoure tout à la fois en tant que patients (susceptibles d'être
passés et présents du genre homo s'intègrent dans l'ensemble des vivants affectés de telle manière en tel contexte) et agents (susceptibles de réagir
sans introduire de caractère exceptionnel ou dérogatoire dans les moda- et agir en modifiant ce contexte). Les propriétés que nous attribuons à ce
1 lités de leur mise au monde, qu'il s'agisse des espèces ou des individus. que nous considérons indépendamment de son contexte (ou des
Mieux, la différence entre le génome humain et celui des chimpanzés est contextes variables dans lesquels il est susceptible d'apparaître) sont en
évaluée à environ un pour cent, c'est à dire une différence plutôt réalité relatives aux potentialités d'interactions déterminées qui sont au
moindre que l'écart moyen qui sépare d'autres espèces voisines les unes principe de tout ce que nous pouvons en dire. Cela signifie qu'un orga-
des autres. L'existence humaine se greffe sur l'arbre généalogique des nisme, s'il se maintient en vie, dispose de moyens lui permettant d'assu-
formes vivantes tel qu'il s'est ramifié en fonction de la diversification rer l'entretien et la régulation des flux d' entrée et de sortie indispen-
des espèces, sous l'effet des processus morphogénétiques encore mal sables à la préservation de son identité , c'est à dire de son unité, et de sa
connus, mais à l'œuvre sans discontinuité (mais non sans crises) depuis différenciation par rapport à un milieu au sein duquel il se dissoudra
l'apparition de la vie sur la Terre. Jorsqu'il cessera de vivre.
Pourtant si l'on considère les modalités de coexistence en les- Ces moyens sont d'une part dépendants de la morphologie générale
quelles se manifeste l'être humain, l'incommensurabilité entre la diffé- du corps, et d'autre part se présentent comme autant de spécialisations
1, rence génétique et généalogique (quelle que soit Je lieu où se situe le développées à l'interface de ce corps et du monde environnant. Nous les
'I point de divergence de la lignée conduisant à homo sapiens) d'une part, avons évoquées à propos de la constitution des récepteurs d'information
d'autre part les aptitudes relationnelles en lesquelles s'expriment les permettant une orientation dans Je monde et une polarisation des compor-
possibilités humaines d'être affecté et d'agir, s'impose avec d'autant tements vis à vis de ce qui s'y présente. Il faut y adjoindre des dispositifs
plus d'évidence que l'on prend en compte leurs modulations au cours du d'exploration et d' appropriation des ressources de l'environnement, dispo-
temps. Celles-ci témoignent de l'émancipation à l'égard de l'encadre- sitifs organiques conditionnant la locomotion et la préhension, puis l'assi-
ment spécifique déjà évoquée , et ouvrent sur une historicité très tôt milation de ce qui est ainsi décelé et prélevé dans le monde.
effective, même si elle demeure longtemps peu sensible, notamment en Au cours de la phylogenèse se sont produites des spécialisations
raison des très longues périodes à prendre en compte pour en saisir les affectant la surface de contact de l'organisme et de son milieu et abou-
effets. tissant à une solidarisation de fait, assez stricte pour avoir suggéré aux
Il est certes impossible d'envisager que cette émancipation progres- éthologistes tels von Uexküll, la métaphore de la clef et de la serrure
sive puisse excéder les limites que fixe Je fait que les hommes doivent, pour exprimer les relations entre ces deux pôles d'un ensemble naturel
pour manifester ce qui leur est propre, «rester en vie». Mais elle trouve auto-organisé sur la base d'une co-évolution de tout ce qui le constitue.
un aboutissement potentiel et peut-être se voit offrir un nouvel horizon Il n'en existe pas moins toute une gamme d'intermédiaires dans
(encore fantasmatique) dans les rétroactions possibles des processus cette solidarisation des êtres vivants et de leur milieu, par exemple entre
d 'artificialisation sur Jeurs propres conditions naturelles, à savoir sur l'adaptation très stricte de la taupe à un milieu bien défini et la polyva-
l'héritage génétique lui-même. lence éthologique et écologique du rat. Mais dans tous les cas, l'exis-
Toutefois, il faut d'abord chercher dans ce qui prend forme à partir tence individuelle comme la constance des espèces présupposent l'inté-
de celui-ci le point d'ancrage, qui est aussi de divergence, de ce qui va gration des formes vivantes dans un environnement au sein duquel elles
apparaître comme dérive à partir du mode d'existence spécifique, tel peuvent détecter et prélever ce qu'elles doivent impérativement s' assi-
qu'il est prédéfini par les caractères communément partagés par tous les miler. Ainsi sont entretenus des flux d'échanges permanents (pensons à
individus ou les groupes d'une même espèce. la respiration) entre leur propre milieu intérieur et le monde extérieur.
Rappelons que nous avons souligné que les modalités de coexis -
tence de formes quelconques de réalité, mais principalement des êtres L'homme, en tant qu'héritier des morphogenèses qui ont donné à la
vivants, sont relatives aux capacités qu'elles ont d'entrer en relation avec surface terrestre ses caractères très singuliers, ne fait pas exception. Il ne
400 Franck Tin/and De la diversité des êtres à l 'être-humain 401

quelles est soumise l'information qui sous tend l'organisation biolo- ,~/fonctionnelle du cerveau au cours des processus de maturation du sys-
gique. Cette émergence de nouvelles possibilités d'accession à la forme t tème nerveux. Elles constituent l'enveloppe par l'intermédiaire de
ouvre sur des modalités de devenir autres que celles qui résultent des ) laquelle l'organisation naturelle du corps humain se rapporte au monde
processus sur lesquels repose la réplication et la transformation de l'in- ~(.naturel hors de lui. Ces médiations assurent et dans une large mesure
formation génétiquement transmise. ,tdéterminent les relations entre ce qui résulte des processus naturels de
Ces nouvelles possibilités sont au principe des différentes formes , formation qui demeurent essentiels à l'avènement de l'être humain et ce
d'historicité dont l 'actualisation témoigne d'une libération à l'égard des qui relève d'un monde naturel en lequel, dans le cadre d'une co-évolu-
contraintes et limites qui assurent la relative constance aussi bien que les tion de tout ce qui contribue à faire de la surface terrestre ce qu'elle est,
dérives évolutives des types biologiques. Ces contraintes et ces limites / résident les conditions de l'existence des hommes en tant qu'êtres
fondent ce que Jacques Monod appelait le « caractère intensément :, vivants.
conservateur de la vie» en se référant aux mécanismes intrinsèques sur Nous ferons donc de la production de ces médiations la caractéris-
lesquels repose la génération du vivant à partir du vivant. tique anthropologique fondamentale, le point focal à partir duquel il est
En elle-même, cette libération n'est nullement liée à l'accès de possible de comprendre le fondement de l'être-humain, en même temps
l'existence proprement humaine par le biais d'un passage à l'ordre de la que les conséquences qui découlent du statut qui est le sien.
conscience, de la représentation, de la volonté liée à l'idéation. Cet accès
à ce qui est certes caractéristique de notre humanité ne saurait être tenu Mais il faut d'abord identifier ces médiations, remonter de leurs
pour négligeable , et demeure d'importance essentielle pour toute des- manifestations multiples à ce qui les apparente, voire à leur principe
cription de la manière dont se manifestent les possibilités originales de commun. Nous prendrons pour guide l'analyse de celle de ces média-
l'être humain. Mais cet accès, et les potentialités d'existence qui lui sont tions qui s'impose d 'abord à l'attention: celle qui relève de la technicité.
liées, sont d'abord rendus possibles et restent encadrés par les processus L'outil paraît en effet contemporain ou presque de l'avènement de la
sur lesquels repose l 'émancipation de l'humanité par rapport à l'anima- morphologie générale du corps humain (ou en voie d'hominisation) et il
lité. Il convient alors de remonter vers les racines de la différence répond à la condition qui est faite aux hommes par la disposition d'en-
anthropologique , telles qu'elles nous ramènent vers la condition qui semble de ce corps. Il exprime très tôt le style propre à l'inscription de
dérive immédiatement de la situation que son organisation corporelle fait l'homme dans le monde au sein duquel il doit assurer son existence.
à l'homme au sein du monde. L'outil occupe une place privilégiée à l'articulation des exigences
Plus précisément il convient de comprendre comment cette organi- de la vie et des possibilités ouvertes à l'existence humaine. Il peut ainsi
sation, source de rapports immédiats avec un ordre naturel auquel tout révéler mieux que toute autre chose les modalités du passage d 'un ordre
vivant est immanent , appelle la rupture de cette immédiateté liée à la co- à l'autre. Il se situe dans la continuité des dispositifs organiques grâce
évolution de tout ce qui participe à la nature. Cette rupture s'opère par le auxquels toutes les formes vivantes capables de subsister peuvent s'ap-
surgissement de médiations qui s'insèrent, d'abord imperceptiblement, proprier - se rendre propre, c'est à dire aptes à être assimilées - les
entre deux pôles du même ensemble naturel: celui que forme le corps, ressources de leur milieu naturel. L'outil apparaît comme l'extériorisa-
foyer d'interactions et d'échanges avec un environnement d'où il doit tion dans l'inorganique (la projection disait naguère Espinas) de formes
tirer ce qui est nécessaire à sa vie comme à la perpétuation de son matérielles, de schèmes d 'opérations, et de fonctions prolongeant les
espèce , et cet environnement lui-même, habitat découpé sur fond de prises du corps vivant sur la réalité physique ambiante.
monde à partir des exigences vitales. Il n 'est opérationnel que lié à ce corps auquel il doit offrir les faci-
Nous avons déjà rencontré ces médiations: elles sont parties pre- lités de préhension et de manipulation qui multiplient l'efficacité des
nantes dans les modifications affectant les conditions dans lesquelles les gestes effectués «à mains nues». Il n'en est pas moins distinct du corps,
pressions sélectives sont efficientes au cours de l'évolution de la forme objet dans le monde parmi les autres formes de réalité observables,
corporelle humaine et, surtout, dans lesquelles s'opère la structuration jouissant par là d'une existence propre, indépendante de son utilisation
402 Franck Tin/and De la diversité des êtres à l'être-humain 403

et soumise aux lois physiques comme tout autre objet de ce monde . n ues, en l'occurrence l'outillage lithique, en fonction de leur apparte-
peut être pris, abandonné, repris par d'autres utilisateurs, parfois pour ce à un type. Cette possibilité de classement, offrant prise à une
des usages lointainement dérivés de ses premiers emplois. : de statistique de la distribution des objets recueillis, manifeste leur
Il naît littéralement à l'interface de dispositifs organiques parmi les- dépendance par rapport aux effets occasionnels de facteurs naturels sur
quels la main joue un rôle essentiel, et des matériaux sur lesquels il per- 'façonnement ou l'éclatement de rognons de silex ou autres minéraux
met d'agir. Il est la trace objective, objectivée, des gestes en quête d'un s, mais aussi leur irréductibilité à des inventions ponctuelles répon-
contact générateur de prises efficaces dans l'appropriation de ce qui peut ànt à une situation particulière,
être saisi et façonné, transformé après avoir été prélevé sur le milieu Le second de ces caractères réside dans l'appartenance des types
environnant. Mais cette trace objectivée dans la «pâte » du monde est echniques ainsi repérés à un ensemble dont les éléments se condition-
dotée d'une étendue et d'une durée, d'une persistance et des propriétés ' ent mutuellement au sein de ce que la préhistoire désigne déjà comme
caractéristiques qui l'intègrent dans le jeu des lois physiques au même ne «industrie» (moustérienne, solutréenne etc.) en faisant de ce terme
titre que les pierres, les animaux, les végétaux ou l'eau. Ce statut d'im- n usage qui préfigure celui qui en sera fait pour désigner par exemple
manence à la réalité physique, à laquelle il est homogène, conditionne IJ'industrie anglaise de la fin du XIXe siècle. On a pu dire à ce propos que
l'emprise qu'il donne sur ce dont il permet l'appropriation. , chaque aiguille produite à Manchester à cette époque pouvait être iden-
Il ne s'en intègre pas moins dans les séries d'artefacts en lesquelles tifiée comme telle à partir de caractéristiques renvoyant à tout l'appa-
il prend place tant dans la synergie synchronique d'un outillage que dans reillage de la métallurgie d'alors, lui-même de proche en proche lié par
la succession diachronique des types techniques, selon des modalités · des relations de conditionnement réciproque à l'ensemble des moyens et
dont il faudra analyser les principes et souligner l'importance. . procédés contemporains de sa fabrication.
La production de telles formes inorganiques dans le prolongement Très tôt, en effet, les types techniques s'intègrent dans un milieu
des effecteurs organiques n'est pas propre aux hommes, en donnant sa technique, caractéristique d'un groupe humain à un certain moment de
plus large extension à ce terme. Beaucoup d'animaux relevant d'espèces son histoire. Cela, bien entendu, n'exclut pas la coexistence de strates
très diverses utilisent ainsi des intermédiaires inorganiques dans leurs technologiques d'âge différent. Mais la reconnaissance de cette dimen-
rapports avec ce qui les entoure. Les développements récents de l 'étho- sion invisible des liens unissant les outils, machines ou réseaux implique
logie ont multiplié les exemples de telles utilisations dans des conditions le rôle essentiel qu'il faut reconnaître aux relations transversales de
d'existence naturelles, en marge de toute «contamination» par des pro- dépendance mutuelle des outils - au sens le plus large du terme - au
tocoles expérimentaux destinés à juger de l'intelligence des animaux en sein d'un même outillage, inséparable bien évidemment des procédés de
question. La frontière, ici, entre l'humanité et ce qui relève de l'anima- mise en œuvre des outils comme des modalités de formation à leur
lité a vu se multiplier ces dernières décades les zones de flou , facilement emploi (c'est-à-dire de l'intégration des hommes, pour autant qu'ils sont
identifiées à des transitions assurant une continuité mettant à mal d'an- considérés sous l'angle des fonctions qu'ils occupent dans son fonction-
ciennes dichotomies - généralement jugées favorables à notre orgueil. nement, au système des moyens techniques qui donne à une société son
C'est là une raison supplémentaire pour examiner de plus près, à la emprise sur le monde).
lumière il est vrai de ce qui a suivi, les manifestations de la technicité Ces relations transversales entre les éléments constitutifs du sys-
humaine et ce qui en elles témoigne de l'irréductibilité qu 'indiquent ses tème des moyens techniques sont déterminantes par rapport aux relations
développements depuis plus de deux millions d'années. «frontales» qui s'instituent, par l'usage de ces moyens, entre les
En deçà de ces dernières considérations, ce qui traduit l'irréductibi- hommes et les matériaux sur lesquels ils travaillent. Dans l'outillage
lité de la technicité humaine, dans ce qu'elle a d'essentiel, par rapport résident les conditions de fabrication, d'usage, de perfectionnement de
aux autres usages d'intermédiaires organiques se ramène à deux carac- l'outil, et les conditions préalables à l'innovation technologique. Tel
tères liés l'un à l 'autre. Le premier, sur lequel ce n'est pas le lieu d'in- qu'il est réalisé dans une société et une culture données, il détermine
sister. c'est ];i nm:--ihilitP frp~ tAt nffArtA rio nlonnn- ln n n-'--"--·- ·- -'- 1, ____ -- ....,._.. .: ...,__ ,.. .C.....:.. ...l ,. ,._,,... +...-T_,.... +"',...J....... ~ ,..,,,1 a n ~--,,,.,~....+A
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De la diversité des êtres à l'être-humain 405
404 Franck Tin/and

emploi - avec le risque réciproque d'une pression de cet apport exté- \ sanaux ou industriels, ou les automobiles produites au cours des opéra-
rieur sur les pratiques et manières d'être traditionnelles de la société tions effectuées sur une chaîne de machines .
bénéficiaire de cette innovation ..· L'ensemble des moyens techniques, solidaires les uns des autres
L'ensemble des moyens et des conditions de leur mise en œuvre dans leur genèse propre comme dans leur usage, se présente comme une
forment donc un milieu technique à caractère systématique. Dire cela, médiation, génératrice de puissance indispensable pour transform~r ce
c'est reconnaître que ce système est irréductible à la juxtaposition de qui est perçu comme ressource naturelle. Cette médiation s '~rgamse et
types techniques tels qu'on pourrait les considérer en regardant les se développe entre ce qui résulte des processus structurant 1 ho~me en
vitrines d'une musée, la panoplie d'un atelier, voire le spectacle offert tant qu'être vivant intégré à la nature et le champ naturel de coexistence
par ce qui est présenté aux curieux et acheteurs potentiels dans le cadre en lequel il est naturellement amené à l'existence. Le développement de
d'une exposition ou d'un salon thématiques. Tout système, même si le cette médiation, largement fonction des caractéristiques qui lui donnent
degré de systématicité, c'est-à-dire la subordination de ses composants à une relative autonomie, à la fois sépare et relie ce qui constitue originai-
l'unité dont ils participent peut être plus ou moins marqué, est porteur de rement deux pôles d'une relation immédiatement naturelle entre le
modalités internes d'organisation et de devenir liées aux régulations qui vivant et son milieu naturel d'existence.
assurent l'interdépendance de ses parties constitutives. Cela revient à Mais les relations qu'elle permet en s'instituant comme intermé-
dire - comme nous l'avons déjà vu à propos des organismes - qu'il diaire doté d'une consistance objective propre sont largement condition-
fait surgir sur fond de la variabilité de son contexte, un îlot de relative nées par ce qu'elle rend possible comme par les résistances _que le
autonomie, d'autodétermination de son état interne sur fond d'une régu- monde lui oppose. Cette médiation contribue ainsi à la structuratl?n des
lation de ses échanges avec le monde environnant. rapports des hommes au monde. Ell~ est au princip~ d~ modalités ~e
Dire que les outils sont les composantes interdépendantes d'un coexistence qui prennent forme à partir des moyens d action et des ope-
outillage, ou que les moyens techniques s'intègrent en système, cela rations de transformation de matériaux originairement naturels en pro-
revient à dire qu'ils se constituent en un ensemble qui, comme tel, donne duits caractéristiques d'une société disposant d'un équipement technique
à un groupe humain (à la limite, aujourd'hui, l'humanité, entendue en un défini. C'est pourquoi la médiation technique, sous la diversification his-
sens extensif) une emprise efficace sur le monde. Plus précisément, cela torique et géographique de l'empris~ ~u'~lle donne sur la _ré~lit~n~tu-
signifie que la formation d'un système de moyens engendre une média- relle, apparaît, malgré le peu de considerat10n dont elle a fait 1 obJet JUS-
tion qui s'interpose entre le groupe qui dispose de la capacité d'agir qu' à une date récente, comme une dimension es~en~ielle de . l'être
grâce à son équipement technique et le champ de coexistence en lequel humain - au même titre par exemple que la commumcat10n permise par
cette capacité d'agir se manifeste comme capacité de transformer ce qui, la langue. .
extrait de son contexte naturel, devient matériau, que les activités tech- L'usage des outils et la mise en œuvre des procédés donnant pnse
niques façonnent en produits. sur la réalité naturelle appellent des gestes précisément déterminés dont
Ce qui vient d'être dit à une portée générale. Le travail d'un champ la maîtrise conditionne l'habileté ou la compétence, instaurent des rap-
à vocation agricole circonscrit celui-ci et le rend apte à recevoir des ports sociaux complexes, suscitent des projets et des désirs liés à la
semences à partir desquelles il produira du blé ou des pommes de terre, combinaison de possibilités offertes, de résistances à vaincre et de
grâce à des opérations d'ailleurs complexes de transformation, mettant contraintes à accepter pour prix de l'efficacité qui constitue la valeur
en jeu la houe, la charrue à traction animale ou motorisée. Le grain sera propre à l'action technique. Ainsi l'outil, et l'ensemble de l'ap~areilla~e
extrait par d'autres moyens techniques, et ce produit sera soit technique sont non seulement informés par les pratiques humames, _mais
consommé , soit mis sur le marché sous le signe d'une production desti- sont encore source d'information rétroactive sur les hommes qm ont
née à alimenter les flux d'échanges assurant l'interdépendance réglée recours à cette médiation objectivée entre eux et le monde.
des groupes humains. Il y rejoindra d'autres produits: les chaussures Cette information. comprise comme donation ou imposition de
~,.,,..,.... ,..,.... ...l .... 1 - .,____ ..
406 Franck Tin/and
De la diversité des êtres à l'être -humain 407
dans un même devenir les hommes, leurs moyens, les objectifs autour
La plupart des sociétés, notamment celles qualifiées d~ tradition-
desquels s'organise leur activité et les ressources dont ils tirent les « pro-
'lles, se garantissent des changements d'origine externe ou mtem~ par
duits» auxquels ils attribuent une valeur. Ce bouclage des conditions et
recours à des régulations symboliques ou institutionnelles très strictes.
des effets en un conditionnement circulaire aboutissant à la structuration · n'est pas le cas des sociétés modernes ou en voie de modernisation
d'une part essentielle de l'être humain à partir des moyens de l'appro- e . , .
epuis trois siècles. La référence à l'idée de progrès co~dmt a perce~01r
priation du monde en lequel s'inscrit son existence, ouvre sur des moda- out changement comme vecteur, à terme plus ou moms proche, d un
lité de devenir nouvelles.
inieux, dont il convient de favoriser l'avènement, ce qui do~e un ~ou-
Cette circularité par laquelle ce qu'engendre l'activité humaine veau dynamisme à la montée en puissance inhérente aux manifest~h?ns
contribue à surdéterminer et informer en retour ce qui est à son principe ,:de la technicité humaine et à leur écart croissant par rapport aux !mutes
contraste fortement avec le type de relations caractéristique de la forma- des dispositifs organiques d'emprise sur l'environnement naturel.
tion des vivants et de leurs interactions avec leur milieu naturel: la non- Il résulte de ces considérations, pour en revenir au statut de la tech-
rétroactivité sur le génome des acquis liés à l'insertion du phénotype nique proprement dit, une articulation complexe de continuités et de rup-
dans le monde est un des dogmes de la biologie contemporaine . Elle tures.
assure la stabilité des espèces sur fond de pressions de sélection De continuités d'abord. La technique se situe dans le prolongement
constantes. Cette stabilité oppose les modalités d'inscription dans le de l'exploration et exploitation du monde à travers la recherche d'une
temps communes aux organismes comme aux systèmes en lesquels ils prise efficace permettant le. ~r~lèveme~t - et l' a~prop~ation _d~s,res-
ont leur place et les formes de devenir dont sont susceptibles les socié- sources disponibles. La technicite assure ici le relais de 1 orgaru~it~. Par
tés humaines en lesquelles se trouvent déterminées les possibilités la suite, des galets éclatés aux pelles mécaniques, du bâton à fouillir aux
d'existence (c'est-à -dire d'inscription concrètement définie dans les jeux trépans de nos foreuses, il s'agit d'entretenir et d'intensifier la circula-
d'interactions de tout existant avec ce qui constitue son monde) et leurs tion de flux assurant des transferts de matière et d'énergie entre l'envi -
conditions d'actualisation. ronnement en dernière analyse toujours «naturel», et les hommes dont
Pour employer un autre vocabulaire, l'ensemble formé par les il support; l'existence. Ces transferts sont ass~r~s par 1~ biais d~s
moyens techniques, les hommes (individus et surtout groupes) et l'hori- moyens intégrés dans cette médiation qu'est le miheu technique consi-
zon de ressources et de menaces qu'est le monde se présente comme un déré en son unité systématique.
ensemble à caractère systématique dont les changements donnent lieu à La continuité entre les dispositifs organiques d'appropriation du
des boucles de rétroaction - à des « feed back» - de type positif. Les monde et les relais qu'en assure l'ensemble des formes et procédés tech-
effets de sortie reviennent sur leurs conditions initiales, c'est à dire sur niques se retrouve au cœur du devenir de la médiation airlsi constituée.
leurs propres conditions pour les renforcer. Ainsi sont créées les possibi- Celle-ci n'a cessé depuis deux millions d'années de se développer sans
lités d'un développement auto-entretenu, Cette condition (que pourrait irlterruption à l'échelle de l'ensemble de l'humanité . Elle s'est dévelop-
illustrer la circularité des informations qui unissent les bureaux et ser- pée à travers la diversité des voies empruntées par les différentes cu_l-
vices techniques des firmes automobiles et les informations recueillis sur tures (jusqu'à la convergence que réalise la diffusion de la technologie
le comportement des voitures en compétition aussi bien que de celles issue de son foyer européen, établissant irréversiblement l'infrastructure
de la mondialisation). La diversification des formes et procédés tech-
mises à la disposition du public - avec ce que cela implique comme
possibilité de perfectionnement des prototypes, puis des véhicules de niques multiplie les moyens d' e~prise sur un éventail ?: res~our~es en
cours d'élargissement, et l'asservissement de sources d energie d rnten-
séries, donc de progrès technique) est fondamentalement différente des
sité croissante aux besoins de la mise en œuvre des techniques. La rela-
phénomènes qui donnent aux vivants, aux écosystèmes et à la biosphère
tion entre disponibilité en puissance énergétique et développement de
leur constance et leurs tendances à amortir les effets des fluctuations
auxquelles ils sont soumis. l'appareillage susceptible de l'utiliser est par ailleurs réciproque, selon le
408
Franck Tin/and
De la diversité des êtres à l'être-humain 409

de 1'expansion aut~-entretenue du système de moyens assurant 1'emprise


des groupes humams sur leurs conditions d'existence. \pour être intégré dans le monde _h~mainet par le rejet dans la nature
sous-produits de cette appropnatlon des ressources offertes par le
Mais cet~~ dou,ble con~inuité s'articule sur deux ruptures de taille.
· ieu physique et biologique. . . ,
~a prem1ere resulte drrectement de l'autonomie de la médiation
Cela nous conduit à la seconde des ruptures de la technic1te
te_chmqueet de la spécificité des modalités selon lesquelles sont assurées
maine par rapport au socle à partir duquel elle a pris so~ essor. Si l'in-
1',mter~épend~ce des éléments constitutifs du système technique et les
. nsification des flux d'échanges entre le monde envrronnant et l~s
regulat10ns qm en régissent les interactions internes et externes. Cette
·\runes considérés comme êtres vivants répond initialement à des ex1-
autonomie, qui est plus tendance toujours active que réalité stabilisée o . d
ences biologiques, très tôt les produits issus de la transformat1~n es
ré~ond certes à une dynamique profonde, qui trouve ses racines dans le;
essources naturelles servent à nourrir non plus seulement (et drrect~-
ex1~ences biologiques d'une emprise efficace de J 'organisme sur son
ment) les individus impliqués dans ce processus de productio~, mais
environnement naturel. Mais avec l'avènement des moyens techniques
aussi, et de manière croissante, les échanges entre groupes humams. .
cette recherche d'efficacité est libérée des contraintes qui encadrent l'in~
Ces échanges tissent la trame des relations régulières, consoh-
fo~ation gén~tique dont dépend la structuration des dispositifs assurant
. dées en habitudes ou codifiées sous forme de règles, assurant la récipro-
1~ vie de relation des vivants. Les moyens techniques (outils, machines,
cité des prestations et contre-prestations entre partenaires de ces
reseaux) se développent en fonction du système dont ils sont indisso-
échanges, qui servent de substructure à des liens soc_iauxdonnant ses
ciables, et plus précisément en prenant appui sur les possibilités ouvertes
· assises à une société décrochée des fondements zoologiques sur lesquels
p,ar ce qW,les _précède, ~ctualisant au moins pour une part ces possibili-
repose la sociabilité de certaines espèces. Cette circulation ?es :<pro-
tes, ~ont 1 honzon sera, a son tour, renouvelé par cette actualisation. Car
duits» contribue à structurer la participation de ces partenarres a des
le developpement technologique est au moins autant origine de nou-
sociétés organisées de manière complexe. Cette participation n'e~t p~us
velles potentialités que de réalisations effectives . Les perspectives (éven-
fondée sur des besoins assujettis à des régulations biologiques, mais bien
tuellement source de représentations fantasmatiques) structurent à leur
plutôt sur la large indétermination native du rapport aux autres dan~ ~e~
tour espoirs et désirs jusque là impensables. Se trouve ainsi relancée de
diverses occurrences de la vie. Elle ouvre sur un développement mdeflm
façon indéfinie la quête des conditions d'une appropriation de ressources
des activités productrices comme des circuits par lesquels ils transitent.
naturelle~ q~i, elle_s mêmes, ne sont telles que par rapport aux capacités
Ils sont ainsi partie prenante, comme nous l'avons indiqué, à la dé~ermi-
de produrre a partrr de ce qui fait figure de matériau des biens d'usage
nation des désirs humains à partir des possibilités dont product10n et
ou d_'écha~ge.~a _bauxite n'était en rien ressource naturelle avant la pro-
échange élargissent l'éventail. Ils induisent une extension de~ b_esoin~
duction d al~m~mum et le développement de ses usages - usages
que ne borne aucune limite préétablie, et notamment aucune limite qm
~uvrant la vo~e-a un nouvel essor technologique et industriel, et suscep-
serait fixée à partir de références à une nature dont la permanence fon-
tibles de mobiliser les ressources socio-économiques autour de cet essor
des capacités d 'exploitation du monde. derait la normativité.
La médiation technique participe donc bien aux conditions de cette
Aussi faut-il insister sur cette autonomie liée aux relations internes
émancipation à l'égard de l'ordre biologique en lequel, pourtant, s'origi-
au système formé par les dispositifs techniques, les ressources naturelles
nent ses racines. Elle n'est pas la seule, même s'il est sans doute plus
la détermination des besoins ou désirs humains, individuels et sociaux'
facile de suivre à son propos les articulations autour desquelles le mode
et la mobilis~tion des efforts collectivement consentis pour ce dévelop~
d'existence de l'être-vivant s'ouvre à la possibilité de l'être humain,
pement technique couplé avec des objectifs économiques . A la stabilité
selon des modalités dont il reste à préciser le style. Mais nous avons
de l 'es~èce Homo sapiens, se superpose alors le développement continu
évoqué l'hypothèse selon laquelle il serait possible de remonter d'autres
e~ contm~ment ~ccéléré des moyens par la médiation desquels les socié-
formes de médiation entre le naturel en l'homme et le naturel autour de
tes humames developpent des activités de production et intensifient les
flux ern!enclrP..~ n<ir fo h-'>nn-l'~ - - - ·' - -- ' . l'homme vers un principe unificateur de ces manifestations de la diffé-
410
Franck Tinland
De la diversité des êtres à l'être-humain 411
conséquences d'une même caractéristique du mode d'être propre à l'être
humain.
. , , . . leurs différences (donc leur situa-
ations entre umtes defimes par . d'un même système) et s'ori-
Celle-ci se traduirait alors par l'avènement, faisant événement au port aux autres au sem .,
sein des processus par lesquels s'opère la différenciation de ce qui est en es unes par rap . . t à l'appropriation de la mattere pre-
.t dans des actes hu~ams visan . l Cette appropriation prend ici la
une diversité d'êtres relevant de tYPes d'existants irréductibles, d'une
fournie par l~s registres_sens_o~e~énoménale du monde sensible et
nouvelle façon d'exister et de manifester son être propre. Celle-ci tra-
id'une intégration de la ~i~e~site p . dans des ensembles symbo-
duirait alors l'émergence de modalités de structuration et de formation expérience vécue, affe~ttvite compnse,
- d'information au sens premier d'imposition d'une unité génératrice . s qui leur donnent coherence et sens. domaine des rites, des
de caractéristiques propres à une multiplicité et diversité d'éléments - ·.· , . . question couvre le
susceptibles de faire apparaître dans le champ commun de co-existence
< La medtatton en . f sthétiques pour autant
., 1 en retrait, des ormes e ' . h f 1
des aptitudes relationnelles inédites . Celles-ci, dans le cas présent, thes , et, p us . Elle concerne au premier c e e
elles se séparent des, premiers.. "f· ations presque coextensif (à
seraient l'expression de l'irréductibilité de l'être humain au «simple- . . d'un reseau de sigm ic .
ment» vivant. gage, pnncipe d , l'approche de laquelle le ravis-
xception de l'indicible, bor ure a ent les limites du mot) à
A coté de la médiation technique, deux autres formes de systèmes la J.ouissance marqu
ent, la terreur ou
structurant les relations que les hommes entretiennent avec fo monde, 1 hommes font d ans le monde ' de leurs entours, d
xpérience que es . . ' au-delà de l'horizon e
c'est à dire aussi jouant le rôle d'intermédiaire entre un vivant naturelle- ;eux-mêmes, et de ce qui fait signe vers un
ment, mais aussi singulièrement, organisé et le monde naturel hors de lui
sensorialité. f ire à propos des s1g . nes ainsi objectivés le tra-
se présentent dans la perspective ouverte par hypothèse ainsi avancée.
.·· n serait. 'bl
poss1 e re a . . d l'héritage qu'est le
Autant dire tout de suite qu'il n'y a pas de cloisons étanches ni de déli- . . , os de l'outil: repartrr e . .
jet que nous avons fait a prop . ., t aboutir à la constitution
mitation tranchée entre tout ce qui révèle la même modalité d'exister et ... . . , d'une certame man1ere e
'corps vivant orgamse . d, endants les uns des autres,
de coexister - celle qui est commune à tous les hommes et n'appartient
qu'à eux. d'un univers de symboles et de ~igdnes eJes et s'organisant en média-
d, . t les uns à partrr es au t
La première est relative à l'organisation et à l'interprétation de l'ex- voire se etermman . 11 ·1 trouvent leur sens, structuran
tions systemattques , . au sem A
desque es 1s "b'l'
qu, offrant la poss1 i ite ,
périence sensible. Comme l'activité technique, la mise en ordre de qui un rappo rt défini au monde en meme . . temps
provient de la manière dont nous sommes constamment affectés par ce d · de commumcat10n. ,
d'entrer dans es Jeux . , n évocation sommaire, presup-
qui nous entoure et la lecture d'une signification de ce qui est ainsi vécu ur nous en tenrr a so 1
Le langage, po , 'f e des signaux sur lesque s se
pose l'effondrement du codage gen~ ~i~ ment défini en fonction des
sont des faits de collectivité, et présupposent une interactivité entre des
hommes capables de communiquer entre eux. Ordre des représentations règlent à la fois le comportement speci tq~e t·on prédispose l'animal et
constituées sur la base de la capacité où nous sommes d'être affectés uelles son orgamsa I
diverses occurrences auxq A , ce L 'enviroilllement
dans le champ de coexistence en lequel nous avons place et communica- . d' "d d'une meme espe .
les interactions entre m 1v1 ~s 1 moins mais généralement
tion sur fond de transmission traditionnelle sont indissociables dans la
naturel des vivants n~n-hum~~~- e~t, ~nusq~~lque s~rte cartographié à
plutôt plus que moms, pre ~ m~,
structuration de ce qui s 'origine dans 1'ouverture au monde permise par
, étique Celui-ci leur livre, en
la réception sensorielle - c'est-à-dire la capacité d'être informés sur , art" de leur patnmome gen . d
nos entours et sur le sens des situations rencontrés . l'avance, a p rr 1 d d'emploi de «leur» mon e.
même temps que le dessin du coli:rs, _e moe:ent dans lequel ils sont pré-
Tout ceci relève de la fonction symbolique, et plus précisément de . éalable sur envrronn h
l'institution et du fonctionnement des systèmes de signes. Ces systèmes Cette informat10n pr . rt ment ne sont pas absents c ez
disposés à vivre et ce gmdage d~ cdompdo', ethologie comparée le montrent
sont une autre forme d'objectivation de moyens médiatisant les rapports · toutes les etu es e ,
de 1'organisation naturelle du corps à la disposition naturelle du monde . le vivant humam - . ctères sans doute renforces
es et lacunarres cara
_-.-.- mais demeurent vagu . .' de L'homme en un
1,....,...,....,.,._,,1 1nr'I
,... Q r'fon" Jpc,nnP .llP .« il vient au mon .
413
De la diversité des êtres à l'être-humain
412 Franck Tin/and
..IB
· personnes grammaticales, qui semble bien être , dans
.,
la variété
.
de
11sa
tion à_laqu~lle supplée, quitte à renforcer ce dénuement natif, le milieu ·duction selon les langues, une des constantes langag1eres umve_rse es.
humam qm assure la médiation de ses rapports au monde. langue fournit donc les moyens, qui permettent la structuration des
Aussi p~ut-on dire que l'accès aux systèmes de signes, et d'abord à hanges entre un foyer qui s'identifie lui ~ême ~omme producte~
la langue et a ses usages, ne se présente pas comme une étape nouvelle ·actes de parole et ce sur quoi se fonde sa mamfestat1on dans le monde.
plus co~plexe, plus performante , graduellement construite, dans l;
s~cturat10n du monde sensible et dans la communication intra-spéci- n corps. '
, C'est encore à une autre forme de médiation organisatrice que nous
flJue. Il ouvre sur une autre manière de communiquer avec les autres et :nfronterait le troisième volet du triptyque annoncé. ~elui-ci conc~~e
d ord~nner le monde vécu - à vrai dire sur la possibilité même de organisation des relations entre les hommes en ~onction de leur~ dif~e:
constituer ~e ~?nd~ en_r~présentation unifiée et stabilisée, projetée sous nces de position sur l'échiquier des statuts sociaux, selon la ~1vers~te
forme de reahte ob3ect1veeen laquelle il est possible d'intégrer tous les es occurrences possibles . Il est constitué du réseau de règles, d'mterdits
aspect~ so~s lesquels ce monde est susceptible de se présenter. d'obligations qui norment les échanges de tous ordres que les honn:1es
L acces ,au lan~~ge, présupposant la systémicité des éléments de la ·ssent entre eux. Ces échanges sont au principe des liens donnant a la
lan_~~· se presente 1c1encore comme une libération par rapport au cadre sociabilité humaine le cadre indispensable à la vie collective au sein
s~ec1flque (en l'occurrence le codage génétique donnant sens aux situa- d'ensembles sociaux plus ou moins complexes. Il serait ici encore pos-
t~ons et permettant la communication intra-spécifique). Mais cette libéra- ,.sible à la fois de remonter à la condition que son équipeme_ntnatif fait à
t10n n'est pas une étape nouvelle dans le développement des modalités , l'homme et de cerner le caractère lacunaire des régulations assurant
~aturelles de relations au monde. Elle répond à la déficience chez · naturellement l'intégration du vivant humain dans le monde, puis d'ana-
1 ho~e des code_snaturels de communication intra-spécifique (analogue lyser les médiations symboliques, rituelles, institutio~elles qui :ie?°ent
aux s1gnau~ ~é_nétiquem~ntsignifiants des autres espèces zoologiques). n encadrer en toute société les relations entre partenarres des differents
faut cette deflc1ence de liens entre un signal (vocal optique olfactif) t jeux sociaux. L'essentiel des régulations en_que~tio~ consiste dans l'or-
'1 · di , , e ce
qu_1 m q~e sur 1~base d'un a priori spécifique pour que les sons de la ganisation des échanges de divers types qm sohdar1se~t les ~ommes et
:olX hu~ame ~~1ssent s'ordonner en séquences régies par des jeux les groupes en fonction de prestations et contre-prestations qm sont sou-
mternes d opposition et donner naissance à un langage caractérisé fonda- . vent intégrées en des rituels complexes. Il faut ici rappeler _les_ analyses
m~ntale~ent par l'arbitraire des signes - c'est-à-dire l'absence de lien données par Cl. Levi-Strauss , dans le prolongement aussi b~en de la
pref?rme en~e son et sens, absence qui offre la matière première vocale à théorie du «don comme forme primitive de l'échange» formulee par M.
son information par la langue en sa systématicité. Pas plus que l'outil n'est Mauss que par la remarque de Kroeber selon laquelle le rôl,e attribué aux
pensable ~n ~ehors de l'outillage qui fournit les conditions de possibilité systèmes de parenté décroissait au fur et à mesure que se develop~ent les
de sa fabncatlon et de son usage, le signe linguistique n'est concevable en circuits d'échanges par lesquels transitent les produits donnant naissance
dehors de la langue qui circonscrit son sens.
à une forme ou une autre d'économie.
. La l~bération à l'ég:U:ddes prédéterminations naturelles se présente D'où la nécessité de prendre en compte les médiations formées par
b!en pl~t?t comme une cnse que comme un épanouissement de virtuali- les codes qui structurent et ordonnent les flux d'échanges symboliques et
tes anteneures: Cette crise sera surmontée par l'avènement d'autres matériels en définissant les conditions de transfert de ce qm a «de la
moye_ns de «nnse en forme » de l'existence, fondatrices - sur le mode valeur » entre individus ou groupes sociaux. Ces transferts sont encadrés
du ns_que couru et surmonté (non sans accrocs, parfois) - de l'être par les codes engendrant les dispositifs complexes d'obligations et d'~-
humain . II _Ya donc surdétermination du socle naturel de l'existence en terdictions qui structurent les sociétés humaines sur des bases toute dif-
'i, tant que vivant par l'emprise des systèmes de signes objectivés, par férentes des fondements socio-biologiques des sociétés animales. C'est
,,·I exemple, en langue. Cette surdétermination est essentielle au développe- le cas des systèmes de parenté dans les sociétés où ils participent !orte-
}i
!fi men,t de la conscience de soi pour autant que celle-ci prend appui sur le - - -· >- 10,,~ nrn-<m;"~tinn . C'est aussi le cas des systèmes économiques,
c, ,1cd-,:i,'t"V't,,... ....1
,... 1,.,, 1 ,..,._ ,_ ~- .-. __ ____ _ , __ _.,,_
~- 1 'I ,
414 Franck Tinland De la diversité des êtres à l 'être-humain 415

et en ce qui concerne nos propres échanges, on sait la difficulté à inter- Les conditions naturelles - l'information portée par le génome -
venir dans le jeu de leurs «lois» sans risquer des réponses globales i ont permis, au besoin à travers l'ouverture d'une crise ~an.s_l'_in~er-
génératrices d'effets pervers . Ceci n'exclut pas la possibilité mais on du vivant humain au sein de la nature, aux processus d art1ficiahsa-
implique, au contraire, la nécessité de politiques économiques, mais pré- on de développer leurs effets entrent aujourd'hui dans le champ d'~~~
suppose 1~ connaissance des mécanismes internes selon lesquels s 'opè- ·structuration potentielle en marge des régulations assurant la stabil~te
rent les a1ustements spontanés aux variations dans les conditions exté- l'espèce sur la base des mécanismes de reproduction et de transmis-
e . d
rieures, traduction d 'une autonomie voisine de celle qui préside à l'ordre ..on de l'information biologique . C'est là, même s'il ne s'agit que e
interne du milieu technique comme de celle qui donne à la langue ses iotentialités encore lointaines et incertaines, un saut considérable dans le
caractères systématiques. rolongement de cette émancipation à l'égard des contraintes d'espèce
ui est essentielle à notre compréhension de notre mode d'être. Chacun
Derrière les systèmes que sont les outillages, les langues et les ins- eut mesurer l'urgence d'une réflexion éthique à hauteur des enjeux sus-
titutions encadrant l'échange, il est permis de retrouver la trace d'une cités par ce qui à la fois se présente comme réalis~tion su~~lémen~~e
même condition fondamentale et de l'efficience d'un même principe. En acquise à partir des processus fondamentau~ qm, cara~tensent 1 etre
marge de la conscience très limitée que l'être humain a de faire exister humain et comme mise en question des fondat10ns a partir desquels ces
de tels systèmes, il engendre des intermédiaires entre ce qui exprime en processus ont pu s'amorcer. . , .
lui l'héritage de l'évolution biologique et le monde naturel hors de lui. · Ces considérations ne doivent pas nous conduire a oublier que
Se structurent alors des médiations essentielles pour comprendre la sin- ' nous demeurons des vivants intégrés comme les autres, quoique sous des
gularité du mode d'existence de l'être humain. Le support de cette sin- modalités particulières, au réseau d'interdépendances qui lie l'existence
gularité réside donc dans cette capacité initialement à peine perceptible de tout ce qui a pris forme au cours de l'histoire de la Terre à un ~tat
d'engendrer des moyens substitutifs. Ceux-ci s'organisent entre les deux défini de l'environnement spécifique - mais pour l'homme , l'habitat
pôles d'une différentiation interne à la nature pour donner naissance à un spécifique est coextensif à la surface de la planète. Oubl~er 1·~ne ou
monde humain dont l'expansion témoigne d'une émancipation par rap- l'autre des faces del ' être humain - son ancrage dans ce qm provient de
port à la sphère de l'existence biologiquement déterminée. la co-évolution des formes naturelles, sa différence d'avec l'animalité -
En retour ces médiations rétroagissent sur ce que sont les êtres serait s'exposer à méconnaître non seulement ce que nous sommes, mais
humains, et ouvrent sur un horizon de possibilités qui confèrent à leur encore les tensions qui sont constitutives de notre être propre. .
existence le caractère aventureux qu'ils tiennent de leur marginalisation Ces tensions peuvent se penser à partir d'une dualisme tendanciel
par rapport aux régulations assurant la relative constance, ou la lenteur qui oppose ce que nous sommes en tant que nous participons à ~'ordre
(sauf accident dont nous apprenons à lire les traces) des changements de commun de la vie, et ce que nous sommes en tant que notre existence
la nature. Mais ces perspectives propres à nous conforter dans la réaffir- s'inscrit et prend sens sur l'horizon de possibilités ouvertes par notre
mation de notre vocation à nous subordonner la Terre et à réaliser nos propre mode d'être. Cet horizon n'est borné par aucune limite, et les
~otentialités n~ sont pas sans déboucher sur la conscience des limites qui possibilités qui viennent à nous à partir du futur ne sont plus conte~ues
tiennent aux nsques que comporte notre propre situation, c'est à dire les par aucun garde-fou. Cela n'exclut aucun enga~ement, au~un pan sur
modalités de notre coexistence avec tout ce qui nous apparaît sur fond de l'inconnaissable ou l'indicible. Mais cela fait de l'existence des
monde commun. hommes, depuis qu'il y a des bipèdes à mains nues à la surface de la
Nous nous bornerons à évoquer ici les perspectives ouvertes par Terre, mais aptes à devenir les détenteurs d'une puissance qui ~vogue
l'extension du domaine couvert par les processus d'artificialisation qui davantage les mythes de Babel ou de Prométhée que celm dont
sont au cœur de cette émancipation de l'être-humain à l'égard du cadre Condorcet s'était fait le héraut, une existence aventureuse. C'est du cœur
en lequel est confiné l'être animal - l'animalité, dans sa différence mêmes des modalités de coexistence constitutives de notre être que
-
417
De la diversité des êtres à l'être -humain
416 Franck Tin/and
.· h rizon common to all exi.sting
TRACT-- We are bo~ in the_world, ~ o on the basis of which all of
Ces défis, dans leur actualité, ont fonction de révélation rétrospec- , }lich refers to the undifferentiated uruty' rience are formed in their
tive par rapport à notre être même, à notre statut parmi les êtres, et par i and definite forms, which :'e can efxpe nly p'ossible when inserted

rapport à ce dont toutes les formes que nous discernons sur fond de . affirm the existence o is o .
·.Everythi.ng we . . h lex groups of interactions are
monde unique sont des manifestations différenciées. Seront-ils relevés? . on field of coexistence, m whic corn~ hat thls or that is. On this
L'insistance mise sur l'autonomie des systèmes qui assurent la média- e tirne c~nditions _a~dco~sequ:;~:e~t ;educible ways ofbeing ~d
tion de nos rapports au monde ne doit pas faire oublier qu'ils constituent basis the diverse exis~g ~gs th The task is that of gettmg
èS for entering into rela~10nwit~ ~ne:: :~-How does the human bo~y
le socle, historiquement constitué, d'un ensemble de moyens hors des- lationship of human bemgs to hvmg ftu~ve of the anthropological dif-
quels nous serions impuissants à agir , communiquer et penser , mais the place in which the p_rocessesco~s i ts and capable of self-organisa-
aussi qu'ils n'ont d'efficience que repris et animés par des projets dont start? Mediations constituted ~f artifa~herisky adventure of humanity.
il est souhaitable qu'ils reposent sur la conscience de leurs conditions fÙa trail to be followed, showmg up
comme de leurs conséquences. Les mêmes médiations symboliques qui L by J. Dudley).
structurent ce que nous avons fait sont aussi au principe de la possibilité
de distanciation qui donne une relative maîtrise de ce que nous pouvons ,,
en faire. Cela certes ne va pas de soi. La réponse appartient aux enfants
de nos enfants. Mais nous avons à faire comme si nous en avions la clef.
Cl. Levi-Strauss, méditant sur les petites sociétés dont l'ethnologie tente
de préserver le souvenir, écrivait sous le signe des Tristes tropiques que
«les hommes ne se sont jamais attaqués qu'à une seule besogne, qui est
de faire une société vivable». Il reste à espérer qu'en passant à l'échelle
des processus qui rendent irréversible la mondialisation, les hommes
attachés à cette même tache réussiront dans cette entreprise.

Université Paul Valéry - Montpelllier ID Franck TINLAND .


Route de Mende
BP 5043
F-34032 Montpellier Cedex

RÉSUMÉ. - Nous naissons dans le monde, horizon commun à tous les


existants et renvoyant à l'unité indifférenciée à partir de laquelle se forment en
leur diversité toutes les formes finies et définies dont nous pouvons avoir l'ex-
périence. Tout ce dont nous affirmons l'existence n'est possible qu'inséré dans
un champ commun de coexistence en lequel des jeux complexes d'interactions
sont à la fois conditions et conséquences de ce qu'est ceci ou cela. Sur cette base
commune, les divers existants manifestent des manières d'être et des capacités
irréductibles d'entrer en relation. Il s'agit de cerner l'articulation de l'être
humain sur l'être vivant. Comment le corps humain devient-il le lieu en lequel
s'amorcent les processus constitutifs de la différence anthropologique? Des
médiations constituées d'artefacts et susceptibles d'auto-organisation offrent
une piste à suivre, mettant en évidence l'aventure risquée de l'humanité.
Le fardeau et la grâce de l 'endurance 419

n re la tivement délimitée de l'œuvre jonassienne .et, reconnaissons-.


Le fardeau et la grâce de l'endurance ., conclusions susceptibles de répondre à la question pourront verur
rapidement à l'esprit des bons connaisseurs. -_- _ . ,
' Et pourtant, il ne doit pas forcément en aller _ams~-~1 l on Y regar~e
peu plus près, les réalités mises en question 1_c1 -: la mal~d1e,
uffrance, auxquelles j ' ajoute la douleur, la sensation, 1 an'.11gé~1e,la
Quelle place Jonas accorde-t -il à la maladie et à la souffrance? La té et la pathologie en général - toutes ces réalités sont e_nv1sa~eesau
question qui se trouve au départ de ma réflexion a des allures de sens · s d'un travail conceptuel de haute tenue et dont le~ articula_tions,ou
commun. Parmi les divers objets philosophiques qui «méritent » un peu : mpartimentations locales ne trouvent leur sens qu en fonction d un
d'attention de la part du penseur, la maladie et la souffrance auraient une CO . (
uvement d'ensemble. La relative trivialité de ces notions en compa-
place (qui reste à déterminer) dans la pensée aujourd'hui clôturée de son avec des réalités ou des concepts plus tec~iques comme: par
Han s Jonas. Mais si la trivialité caractérise l'épaisseur des faits ,"de l'ex- emple, le principe de contradictio~ logi~ue, l~s ~ecouvertes arche~lo-
périence, l'énigmatique candeur de la vie organique, la pensée doit se
mesurer à elle et s'exercer à saisir sa ligne mélodique, pour surprenante ue s de textes gnostiques , les mampulat1ons gernques rendant possible , . )
•clonage thérapeutique, ou encore le dualisme vérita,bl~ment cartes1en
qu 'elle soit. D'ailleurs, l'apparente simplicité de l'énoncé dissimule des 'tjustement qu'elles appartiennent a_ufou~ 1~plus general de la pensée
prédéterminations qu'il s'agira de dégager: maladie et souffrance font · Jonas. Et si l'on peut admettre au1ourd hm que cette œuvr~ est fon~
partie du lot d'une vie terrestre souvent pénible, ce sont des réalités 'rement une en ce sens que la question de la condition hurname, ou s1
indiscutablement négatives, qui tiennent à une certaine fatalité de l' ici- n veut, la question des conditions de 1'humain, r~ste prégnante quels
bas, mais que les progrès scientifiques contemporains sont mieux à ue soient les horizons proches et lointains du questionnement, on corn-
même de contrôler - pour autant que les spécialistes reconnaissent rendra que la réponse à notre question de départ va imposer ~es détours
enfin qu'il est éthiquement, déontologiquement et juridiquement obliga- onsidérables , des traversées parfois croisées de cette œuvre rmposante.
toire de le faire. À ce niveau élémentaire d 'appréhension naïve de la , En effet , le problème de la maladie et de la souffrance, en tant que
question, nous pouvons distinguer la maladie en tant qu'événement réalités humainement vécues, se pose aussi bien au cœur de la réappro-
(aigu) ou état (chronique) caractérisant ce qu'à partir de normes définies ·priation jonassienne de l'univers gnostique, par exempl~ dans l'exég~se
on considère comme un dysfonctionnement d'un ou plusieurs système(s) du «Chant de la perle » et dans sa redécouverte de l'existence humame
de l'organisme (versant physiologique ou versant psychologique) , et la souffrant d'e sseulement et d 'étrangèreté en ce bas monde, que dans un
souffrance qui constitue un vécu ressenti, associé ou non à une patholo- débat sur le génie génétique ou dans un entretien co_nsacré aux risques
gie objective, impliquant ou non diverses représentations mentales com- technologiques: ici et là, la question impose de dévoiler ses dimens1o~s
plémentaires à ce ressenti. À ce stade, je ne fais pas de distinction systé- métaphysiques, éthiques et anthropologiques. Certes. pour Jonas ;u~-
matique entre souffrance morale ou psychique et douleur physique, et je même, les régionalisations scientifiques constituent bien une_ strat~g1e
pose que chez l'homme l'une et l'autre sont toujours associées .dans des cognitive nécessaire, mais cela ne saurait justifier que 1~réflex10n philo-
proportions variables - sous réserve, naturellement, que cette distinc- sophique soit empêchée de chercher le sens partout ou elle est suscep-
tion courante ait vraiment un sens anthropologique . Toujours selon ce tible de trouver des · éléments pour le construire, Y compris dan~ d~s
premier niveau de compréhension, le thème de la maladie et de la souf- domaines qu'on croirait réservés à la considération sobrement sc1en~-
france «chez Jonas » nous conduit à un moment particulier et le moins fique . Ainsi donc , le thème de cet article concerne l'ensem~le du travail
ancien de son œuvre : celui de l'éthique appliquée qui envisage les de Jonas: les textes pertinents appartiennent à toutes les saison~ de son
enjeux anthropologiques et éthiques des technologies biomédicales et ce œuvre et à toutes les thématiques. Il s'agit d'explorer, à la mamère que
qu'on appelle désormais couramment l'application du «principe respon- Jonas lui-même nous a apprise, l'ampleur d'un champ humain - _c_elui
sabilité » . Ainsi donc , on se trouverait assez naturellement au cœur d'une de la maladie et de la souffrance - en maintenant une double amb1t1on:
Le fardeau et la grâce de l' endurance 419

·n relativement délimitée de l' œuvre jonassienne


• .et, reconnaissons-.
Le fardeau et la grâce de l'endurance ·~ conclusions susceptibles de répondre a la question pourront vemr
rapidement à l'esprit des bons connaisseurs ...
' Et pourtant, il ne doit pas forcément en aller _ains!.~i l'o n Yregarde
. peu plus près , les réalités mises en question ~c1~ la mal~d1e,
uffrance, auxquelles j'ajoute la douleur , la sensation, 1 an~gé~1e, la
Quelle place Jonas accorde-t-il à la maladie et à la souffrance? La et la pathologie en général - toutes ces réalités sont env1sa?ees au
question qui se trouve au départ de ma réflexion a des allures de sens d'un travail conceptuel de haute tenue et dont les articulations ou
commun. Parmi les divers objets philosophiques qui «méritent » un peu s artimentations locales ne trouvent leur sens qu ' ~n fonction
corn . d' un
d 'a ttention de la part du penseur, la maladie et la souffrance auraient une ve~ent d'ensemble . La relative trivialité de ces notions (en compa-
place (qui reste à déterminer) dans la pensée aujourd'hui clôturée de n avec des réalités ou des concepts plus techniques comme, par
Hans Jonas. Mais si la trivialité caractérise l'épaisseur des faits, de l'ex- e le principe de contradiction logique , les découvertes archéolo-
périence, l'énigmatique candeur de la vie organique, la pensée doit se ~, l . . 'hl
ues de textes gnostiques, les manipulations géruques rendant po~s~ e
mesurer à elle et s'exercer à saisir sa ligne mélodique , pour surprenante clonage thérapeutique , ou encore le dualisme véritabl~ment cartes1e~)
qu'elle soit. D'ailleurs , l'apparente simplicité de l'énoncé dissimule des t justement qu'elles appartiennent a~ fon~ 1~plus géneral de la pensee
prédéterminations qu'il s'agira de dégager: maladie et souffrance font Jonas. Et si l'on peut admettre auJourd hrn que cette œuvr~ est fon~
partie du lot d'une vie terrestre souvent pénible, ce sont des réalités rement une en ce sens que la question de la condition humame, ou s1
indiscutablement négatives , qui tiennent à une certaine fatalité de l'ici- on veut, la question des conditions de l'humain, r~ste prégnante quels
bas , mais que les progrès scientifiques contemporains s:ont mieux à ·:ue soient les horizons proches et lointains du questionnement , on corn-
même de contrôler - pour autant que les spécialistes reconnaissent .prendra que la réponse à notre question de départ va imposer ~es détours
enfin qu'il est éthiquement, déontologiquement et juridiquement obliga- .considérables, des traversées parfois croisées de cette œuvre imposante.
toire de le faire . À ce niveau élémentaire d'appréhen sion naïve de la . En effet, le problème de la maladie et de la souffrance, en t:int que
question, nous pouvons distinguer la maladie en tant qu'év énement éalités humainement vécues, se pose aussi bien au cœur de la reappro -
(aigu) ou état (chronique) caractérisant ce qu'à partir de normes définies ~riation jonassienne de l'univers gnos~que, par exe~pl~ dans l'exég~se
on consid ère comme un dysfonctionnement d 'un ou plusieurs système(s) .·:du «Chant de la perle » et dans sa redecouverte de 1 existence humame
de l'organisme (versant physiologique ou versant psychologique), et la . souffrant d'esseulement et d'étrangèreté en ce bas monde, que dans un
souffrance qui constitue un vécu ressenti, associé ou non à une patholo- · débat sur le génie génétique ou dans un entretien consacré a~ ris~ues
gie objective, impliquant ou non diverses représentations mentales com- technologiques: ici et là, la question impose de dévoiler ses dimens1o~s
plémentaires à ce ressenti. À ce stade, je ne fais pas de distinction systé- métaphysiques, éthiques et anthropologiques .. Certes. pour Jonas ;u~-
matique entre souffrance morale ou psychique et douleur physique , et je même, les régionalisations scientifiques constituent bien une. strat~gie
pose que chez l'homme l'une et l'autre sont toujours associées .dans des cognitive nécessaire, mais cela ne saurait justifier que 1~réflexion philo-
proportions variables - sous réserve, naturellement, que cette distinc- sophique soit empêchée de chercher le sens partout ou elle est suscep-
tion courante ait vraiment un sens anthropologique. Toujours selon ce tible de trouver des · éléments pour le construire, Y compris dan~ d~s
premier niveau de compréhension, le thème de la maladie et de la souf- domaines qu'on croirait réservés à la considération sobrement sCJent~ -
france «chez Jonas» nous conduit à un moment particulier et le moins fique. Ainsi donc, le thème de cet article concerne l'ensem~le du travail
ancien de son œuvre: celui de l'éthique appliquée qui envisage les de Jonas: les textes pertinents appartiennent à toutes les saison~.de son
enjeux anthropologiques et éthiques des technologies biomédi cales et ce œuvre, et à toutes les thématiques. Il s' agit d 'explorer, à la ~aruere qu~
qu'on appelle désormais couramment l 'application du «principe respon- Jonas lui-même nous a apprise, l'ampleur d'un champ humam -_c_elm
sabilité». Ainsi donc , on se trouverait assez naturellement au cœur d'une de la maladie et de ]a souffrance - en maintenant une double ambition :
423
Le fardeau et la grâce de l'endurance
422 Michel Dupuis
' . . · anique à une patholo-
comme des manifestations positives de la vie, et pourtant, le philosophe •
1 't' De l'échec d'une réaction chimique ~org , . li 'tabo-
e. . . a la distance de la dynamique maten~ . e au ~e
ne veut en cette matière user ni du cynisme ni de l'eschatologie . Il faut \ rgaruque, ~ y ,. ' ce distinctif entre les senes évenemen-
admettre en effet tout d'abord que la nature est neutre et parfaitement j c' est-à-due qu il Y a 1 esp~ d Jonas de l'ordre de la
' · t d' ' aux yeux e ,
innocente lorsqu'elle autorise, parmi ses possibles, ces néo-formations probables et ce qm eS ep, primitives » de la vie préfi-
1 1
ou ces expériences pathologiques. Il n'y a nulle méchanceté, nulle agres- ' é. À bien les lire 3' les «fo7es. e~é~i:ure et les mécanismes de la
sivité dans la nature: la nature n'est pas hostile à l'homme. La patholo- nt en gén~ral la structur; de : ~;; possibilités positives d'émancipa-
gie ne fournit aucun argument aux délires gnostiques. De même, Jonas é, c'est-a -due non seu emen tion de choix , etc.) mais aussi les pos-
ne recourt pas aux modèles théologiques d'une existence déchue de (de mouvement, de transforma ' . En effet si l'on suit «les
. d lnérabilité ressentle. ,
!'Eden, d'après la chute donc, et au cœur de laquelle les souffrances sont ·tés négauves e vu 'bl 4 on suit le progrès relative-
f , d ts de la présence sens1 e» , f
justifiées par l'état actuel et perverti de la création ---:-dans l'attente ~gres ascen an . .., vuln, bilité de la capacité de sou -
cependant d'une rédemption et d'un assainissement. Tout au contraire, la ' ~nt linéaire de la sen_s1~~te,.de~:and ;;~oza ~ouligne que la capacité
positivité de ces phénomènes qui est mise en évidence apparaît à l'es- ·: couplée à la capacite d _agu. h me'me temps est associée pro-
_,· · l sieurs c oses en
sence même de la vie organique déployée par la nature «dans la diver- lie l'esprit à percevou pu . Il d'agir ou de pâtir (agendum vel
sité monstrueuse de ses formes »2 • ~~rtionnellement à la capacité corpo~elle détermination du caractère duel
,' s) J y voit une essentle e
Sur ce point, il faut poursuivre l'analyse au-delà de ce que Jonas a t atiendum ' ona~ . omie et sa spontanéité de son ouverture
réalisé lui -même. En effet, ce n'est pas seulement la mort ou la mortalité
qui sont fardeau et bénédiction, c'est-à-dire condition de possibilité de
l'effectuation de la vie, mais également la maladie et la souffrance.
r.
~e l'ôrganisme qm pai~ s_o~ au:o:ofondeur intellectuelle de Spinoza- et
àu monde, de sa récepuvite. L t l'ensemble de ce processus, dans
,\ Je Jonas! - s, atteste dans le ai que . st liée à une vulnérabilité ou
., d e puisque l' autonom1e e .
La chose ne peut s'établir que si l'on reprend , avec Jonas , l'évolution ou son apparent para ox . une diminution mais un
l'histoire de la libération de la vie. i!:"l!ne affectabilité plus intens~s, 6coAinn~ti~e 1:0:0ncept fondamental, le fil
· · · t de la perfection . si, , , -ct·
, accr01ssemen . descri tif différenciant, c est-a tre
,. d'Ariane, le concept ontologiquement . p .gru'fie la percée de l'être
, hi t de liberté qm «s1
2) LIBERTÉ, FRAGILITÉ, SOUFFRANCE . / chez Jonas, un arc concep 'bili'té' 7 se p·...;cularise aisément en
1• ill' 't' des possi s» , "'-"
~ dans l'espace um e , dire de vulnérabilité ressentie.
La possibilité de la maladie et de la souffrance apparaît au cours ;·, concept de souffran~e, _cest-à- a e sur le caractère mortel de l'orga-
d'une histoire relativement précise, que Jonas a brossée à grands traits. , Certes, Jonas msi ste davant g . , r· d'vidu en vertu
, d dissolution qm pese sur m i
Marquée par l'intensification de la liberté et de la menace, par la fragili- ' nisme, sur la menace e . . mme mouvement incessant de
· ' aire saisie co
sation de plus en plus affolante de l'équilibre entre l 'être et le non-être, . ' même de son existenc_~prec mouvement entretenu par ce qu, on appelle
cette histoire culmine dans l'el(:istence humaine. La maladie, comme état i:, dégagement de la 1;1~uere- . la rs ective jonassienne doit égale-
et comme vécu spécifiquement organiques, s'inscrit dans l'histoire du le métabolisme precis~ment . Mffrais pe /ysique et la douleur psychique
dysfonctionnement ou de l 'événement catastrophique qui marquent toute ment inclure la maladie , la sou ance p

hil hi e renouvelée du texte bio-


2
' Jonas parle explicitement d'une «lecture p osop qu
H. Jonas, Le Princip e responsabilité, Paris, Cerf, 1991, p. 118. Il faudrait étudier
de près cette métaphore très chargée de sens dans l'histoire de la biologie philosophique logique», op. cit., p. 26.
(depuis Augustin jusqu 'à Malebranche, par exemple), et en particulier à cause de ses
4
Ibid ., P· 27 · . 13 scolie
résonances gnostiques: Jonas a montré comment l'émanationnisme néoplatonicien qui est , Spinoza, Éthique , partie 2, prop. ' f · anism» in Philosophical Essays, op.
• H. Jonas, «Spinoza and the Theory o Org '
«harmonieux » se distingue de l'émanationnisme gnostique qui est «catastrophique » et
qui possède une «pathomorphic form » (H. Jonas, «The Gnostic Syndrome», in cit., p. 222.
Philosophical Essays, London , Univer sity of Chicago, 1974, p. 266). 1 Ibid., p. 29.
Le fardeau et la grâce de l'endurance 425
424 Michel Dupuis

en général. Il suffit pour s'en convaincre de rappeler la célèbre déclara- t h· à construire le sens de la souffrance humaine , il faut accepter de ne
eer , llTè 'fs
tion autobiographique sur la mobilisation durant la seconde guerre mon- :P. garder «le regard exclusivement fixé sur l'humam » . r s man1 e -
..pas · · tant
diale 8• En effet , du point de vue extrêmement général développé par iiment, la maladie tient «sa racine dans l'existence orgamque_en_
Jonas , ces atteintes à l'être sont déjà de l'ordre du non-être et elles déter-
0
!~ue telle ». Le vécu souffrant humain représente une forme particu_lière-
minent la «mortalité» en réalisant l'une ou l'autre forme de la menace ;' ent sophistiquée de cette capacité ou de cette compétence affectn'.e et
,;filur la déterminer en sa signification intégrale propre, il faut la res1tuer
de négation de cet organisme . À y regarder d'un peu plus près cepen -
dant, on doit noter que cette menace de néantisation se réalise dans un \%~ cette histoire biologique . C'est à ~e moment_que l'o~;etro~;e ~~
processus , non de néant, mais d 'être. En effet, s'il est vrai que l'être '''thème jonassien fréquent, celui de la nche «provmce de 1 ame» , <lep
vivant «au lieu d'un état donné, est devenu une possibilité constamment i'.àperçue par la psychologie et la b~ologie aristo~élic_iennes;~es specula-
à réaliser, sans cesse à regagner sur son contraire sans cesse présent, le ·, 'tions métaphysiques (Spinoza, Le1bmz, en particulier) y _reJ01gnent_les
non-être » 9, il n'en reste pas moins que cette destruction éventuelle de ~r observations de plus en plus scientifiques et le modèle evolutJonm_ste.
l'organisme se réalise par l'instauration dans l'être d'autres formation s La présence effective de cette «âme» et ses compéte~ces (l~ s~nsatl~n:
organiques: qu'il s 'agi sse d'invasion virale ou bactérienne, d' hypertro- la volonté, le désir, la tendance, la jouissance et ce qui nous mteresse 1c1
phie cellulaire, de néoformations tissulaires, d'anomalies morpholo- au premier chef: la souffrance) délimite de manière indis~utable le
giques génétiquement programmées, etc. C'est donc ici la lutte de la vie domaine du vivant. Contre les modèles de la rupture ontologique (du~-
contre la vie, une certaine forme de vie devenant mortifère pour une lismes cartésien ou chrétien), on doit reconnaître Je principe de 1~conti-
autre forme de vie. La vie est mortelle en ce qu'elle est vie, écrit Jonas; nuité biologique de la vie de l'âme, de plus en plu~ clarre, et _di~tmcte
ajoutons qu'elle est susceptible de maladie et de souffrance pour la sans doute à mesure que l'on arrive à l'homme , conscient e~eveille. Cela
même raison. De même que la réalité paradoxale de l'organisme vivant vaut pour Je vécu particulier de la souffrance. A ma connaissance , Jon~s
«est au fond une crise prolongée » 10, nous pouvons spécifier que la santé n'a pas approfondi l'étude de l'histoire biologique de la souffrance e~ il
de la vie est un mouvement permanent d'équilibration , et que les phases ne soutient pas une théorie particulière du développeme~t de celle-ci à
de non-équilibre que sont les maladies, appartiennent à l'essence même travers les formes du vivant. Les problèmes et les questions sont poufn\
de cette vie, voire de cette santé . tant légion, et en rapport direct avec l'essenti~l du travail jonassien . J'~
évoque deux : la question de la souffrance arumale et celle de la total1t
de l'organisme . .
3) L'msTOIRE BIOLOGIQUE DU SENS DE LA SOUFFRANCE.
Tout d'abord, le thème de la souffrance animale, un classique
des philosophies de la souffrance et aussi des psychologies contempo-
L ' évolution qui lie les formes de vie adversaires ou complices (le raines. Il sépare assez nettement des modèles réputés inteUectuahstes et
parasitisme n'est pas une des moindres de ces formes d 'association de dualistes (cartésiens) et des modèles naturalistes et contmmstes (scho-
survie) fait logiquement l' histoire du ressenti de la maladie. Pour cher- penhaueriens) , et à travers eux deux types _d'éthique uni:erselle ou ~os-
mique, de type kantien ou schopenhauenen. Il est vrai que ~e _theme
trouve un peu plus d'écho chez Jonas . En effet, le modèle con~~1ste d~
8
• Dans «La science comme vécu personnel» (trad. R. Brisart in Etudes phénoméno- l'évolution de la vie intérieure , de la liberté et de la pathologie, mterdit
logzques 8, 1988, pp. 9-32) , Jonas rappell e cette circonstance qui fut une occasion de révé-
lation philosophique: devant quitter ses travaux en cours à cause de la mobilisation «[il] fut
renvoyé de [s]es recherches histori ques vers ce que l'on peut penser sans livre ~ biblio-
thèque, car _on le porte touj~urs en soi» . Jonas ajoute: «Peut-être que ce qui m'ai da dans
11 «Évolution et liberté » , in H. Jonas, Évolution et liberté, trad. S. Cornille et Ph.
cette réfle~on nouvelle fut Justeme~t l' exposition physique par laquelle le destin du corps
se met en ev1dence et sa deténorat:Ion devient la peur principale » (pp. 22-23). On trouve Ivemel Paris, Rivages , 2000 , p. 25. .,
,i Par exemple , «Philo sophical Aspects of Darwini sm », in The Phenomen~n O;
dans l~s Carnets de la drôle de guerre , des déclara tions assez proche s de la part de Sartre . " · p 57 (Trad D Lories Le Phénomène de la vie. Vers une bzologze phtloso-
Ibid ., p. 30. L t,e, op. ci 1., . , . . •
JO Ibid., p. 31. phiqu e, Bruxelle s, De Boeck Université, 2001.)
U.C.L.
INSTITUT SUPERIEURDE PHILOSOPHIE
Bibliothèqu e
Collè ge D. Mercier
Place du Cardinal Merc ier. 14
B- 134~Louvai~-la-Neuve
426 Michel Dupuis Le fardeau et la grâce de l 'endurance 427

une conception de la discontinuité et une théorie de «l'irruption sou- Par ailleurs , la situation et la contrainte biologiques de l'histoire
13
daine » des phénomènes spirituels, de la vie intérieure, de la vie du res- naturelle de la souffrance impliquent un rapport essentiel entre la souf-
senti et par conséquent de la vie douloureuse et du vécu de la maladie . '.;'france et la totalité organique : sans reprendre des développements pré-
Sur ce point, Jonas rappelle son opposition foncière aux modèles dua- '. sentés ailleurs 15, je ne fais qu 'évoquer la question de l'atteinte patholo-
listes de type cartésien . Il ne manquerait pas d'intérêt historique de f gigue et de son ressenti par rapport à l'organisme se conc_evant ~t
reprendre quelques déclarations extraites de ces modèles dualistes quant f s'entretenant comme tout, y compris contre l'une ou l'autre partie de lm-
à la non-souffrance de l'animal14 • Si on reprend les choses du point de ; même. On connaît la distinction reprise par Jonas de l'organisme comme
vue de l'évolutionnisme , c'est l'ensemble du monde animé qui reçoit un ' tout (organism as a whole) et le tout de l'organisme (whole organism),
peu de la dignité pathétique de l'homme . Le fait que Jonas a surtout visé : c'est-à-dire entre une unité unifiante et une somme d'éléments 16. Cette
la mortalité et la vie spirituelle en général ne change rien à l'importance ( distinction, fondamentale notamment dans le cas des définitions
d~ ce constat pour notre propos. Comme on le sait, quelques remarques «locales» de la mort, intervient également dans le vécu de la souffrance
cmglantes ont suffi à Jonas pour discréditer l'invraisemblable modèle en ce que la maladie et le vécu douloureux transforment parfois définiti-
des animaux-machines (automates et par conséquent insensibles à la vement le vécu du soi comme tout intégré. Certes, quand tout va bien, on
douleur) - sur ce point, la chose est claire . Mais Jonas aurait-il souscrit peut décrire le mouvement d'identification comme soi-tout dans les
à ce que j'appellerai une théorie du «décalage perceptif » , c'est-à-dire un termes suivants: «L'identité à soi est un perpétuel renouvellement de s01
modèle comparatif révélant une distance qui s'établit entre les compé- à travers un processus, sur le fleuve de ce qui est toujours autre. Il faut
t~nces animales et humaines? Selon cette théorie, à côté d'un perfec- cette auto-intégration active de la vie pour fournir le concept ontolo-
tionnement et d'une réorganisation graduels et continus des facultés gique de l'individu ou du sujet» 17• Par voie de conséquence, la tempora-
cognitives de l'animal vers l'homme (et en parallèle au processus de lité de la vie, du vivant, de l'existant, n'est pas le cadre extérieur à des
télencéphalisation et de la spécialisation hémisphérique) , la capacité de processus enchaînés mais « le mode qualitatif propre à la présentation de
souffrir connaîtrait une autre histoire. À la différence des autres fonc- la forme vitale elle-même» 18 • La santé et la maladie s'inscrivent donc
~ons «mentales » , on aurait dès le stade animal un maximum de percep- comme des modalités particulières de la temporalité sur les diverses
tion de la souffrance , et chez l'homme s'ajouteraient «simplement» des échelles (d'instant en instant, et sur des termes plus longs - par
traitement cognitifs sophistiqués et par là, les vécus «cognitivo-affec- exemple, saisonniers ou liés au vieillissement hormonal) . Mais peut-être
tifs » spécifiques (rendant compte par exemple des seuils variables de un peu au-delà des idées de Jonas, on soutiendra que l'espace organique
tolérabilité ou des possibilités analgésiques). Jonas n'entre pas dans ces est ici fondamentalement en jeu: en termes de schéma corporel, il est
considérations qui ne manquent pourtant pas d'intérêt. À titre vrai, plutôt qu'en simple topologie géométrique comme dans la matière
d'exemple, j'évoque seulement l'éventuelle fécondité d 'une analyse du inerte. L'identité interne de l'organisme est_censée diri~er les éc~n~ s
traitement humain de la souffrance en rapport avec la capacité propre- locaux, mais pour peu que cette «harmorue » fasse defaut, les parti s
ment humaine de la représentation: comment souffre un homo pictor? apparaissent en concurrence plutôt qu'en complémentarité. ~ out
Souffrir humainement, c'est sans doute toujours vivre une représentation dire, elles apparaissent «en tant que telles», faisant tout à coup obstacle
de sa souffrance, qui constitue un objet mental essentiel - ce dernier à la fonction par exemple, ou gênant la simple intage de soi.
jouant sans doute un rôle déterminant dans les possibilités thérapeutiques.

13
Ibid ., p . 33. 15 M. Dupuis, «Douleur et totalité (à partir de Buytendijk) », in M.-J. Cantista,

. ". Sur ceci, voir la note consacrée à Descartes dans «Philosophical Aspects of Douleur et souffrance aujourd 'hui. Perspectives ph énoménologiques, (à paraître) 2000.
Darw1msm» , op. cll., pp. 55-56. Jonas a du mal à croire que Descartes, dans la vie réeUe 16 «Against the Stream: Comments on the Definition and Redefinition of Death »,
(hors du charme de la théorie) , ait pu être convaincu de la non-souffrance de l'animal. in Philosophical Essays , op. cil ., pp. 134-135.
L'argument de la vie réelle est, on le sait, fondateur de l'intuition philosophique chez 17
Ibid., p. 39.
Jonas. 13
Ibid., pp. 40-41.
428 Michel Dupuis Le fardeau et la grâce de l'endurance 429
'i
L'apparition de la partie douloureuse constitue une véritable objectiva- ( distance d'interposition, permet à la fois la séparation des corps, l'indé-
tion qui n'est pas loin de la mise hors du soi de l'organisme: la partie .','pendance du regard, et au total la liberté de la «conception». On n'est
douloureuse devient une chose étrangère; l'individu se vit habité par de ,,.tplus dans l 'expérience mêlée du toucher qui suppose toujours un rapport
l'altérité, il se sent «trahi» par son propre corps. Nombreux sont les ,;i (actual intercourse) entre le sujet touchant et l'objet touché. Ce «corn-
récits et les plaintes qui documentent ce vécu souffrant 19• ~,!merce» ou cette «conduite » ressortissent du domaine «pratique» au
Bien d' autres questions ponctuelles sont à envisager dans le cadre r moins en deux sens: j'agis et je suis agi; une activité causale bilatérale
de cette évolution continue: en termes jonassiens, c'est toujours du prix s'effectue dans le toucher, et l'expérience est à la fois plus riche, plus
à payer qu'il s'agit - le prix de la liberté, c'est l'existence comme risquée et moins pure. On le comprend, les expériences sensitives se
risque, comme jeu , comme nouveauté. On pourrait dire que la patholo- complètent, même si le risque d'un monopole d'un sens sur les autres
gie et la souffrance tiennent moins au fait d'être-jeté au monde comme détermine des modèles pervertis de la connaissance. La noblesse de la
dans une malédiction énigmatique et angoissante, mais plutôt au fait vue met en évidence la richesse de toucher:
d'être-au-monde toujours en pro-jet, en déséquilibre, en désir. «( ... )le toucher est le sens, et le seul sens, dans leque l la perception d'une
qualité est nonnalement mêlée à l'expérience de la force, laquelle étant
réciproque ne laisse pas le sujet être passif; ainsi le toucher est le sens dans
4) L'msTOIRE PHYSIOLOGIQUE DU SENS DE LA SOUFFRANCE. lequel a lieu la rencontre originelle avec la réalité en tant que réalité. Le
toucher introduit la réalité de son objet dans l'expérience sensible en vertu
de ce par quoi elle excède le simple sens, c'est-à-dire la composante de
La capacité de souffrir est associée à un étatdonné du système ner- force de sa constitution originelle» 22 .
veux périphérique et central. On touche à la phénoménologie jonas-
sienne des sens. Son point central, qui est la trop classique prééminence Le toucher, ajoute Jonas, est le véritable «test» de la réalité - de
de la vue humaine 20 , nous retiendra maintenant à cause de quelques élé- la réalité que je suis et de la réalité que je rencontre à l'exté rieur de moi-
ments qui concernent notre question. Je pointe ici deux aspects: l'expo- même. Et le fin mot de cette expérience de forces internes et externes,
sition particulière vécue par l'organisme dans le toucher par rapport au c'est l'effort : «en ressentant ma propre réa~té p_aru~s~e d'effort que
détachement visuel, et le caractère fondamental et confus du toucher par je fais, je ressens la réalité du monde. Et Je fais 1'fieffofl\ dans la ren-
rapport aux autres mécanismes cognitifs. contre avec quelque chose d'autre que moi-même »~
La valeur éminente de la vue est due paradoxalement à des insuffi- On retrouve ici des considérations classiques de la préhistoire de la
sances essentielles 21 : le concours des autres sens est nécessaire. Certes, phénoménologie chez Maine de Biran. Peut-on prolonger la spéculation,
la vue instaure un rapport nouveau avec «l'ob-jet »: c'est la neutralisa- quitte à jouer du paradoxe, en disant que le toucher est le sens de l' ob-
tion dynamique commentée par l'auteur. Cette position qui joue avec la jectivité et de l'objectité par excellence alors que la vision, en sa liberté
et son détachement mêmes, est le sens de l'objectivation? Si le toucher
trouve chez d'autres philosophes (Levinas, par exemple) un tel regain

19
Chose intéressante à no!er, cene transformation pathologique des rapports entre
les parties et le tout vaut aussi pour des niveaux très abstraits de réa lité . Ainsi l 'histoire
culturelle et phllosophique de l'O ccident a été marquée par la domination d'un dualisme 22 «( ... ) touch is the sense , and the only sense, in which the perception of quality

à la foi s fécond (qu i parvient à déterminer en profondeur la région de l'âme) mais concep- is normally blended wi th the experience of force , which being reciprocal does not let the
tuellement coûteux, en ce qu 'il amène à un «gegenseitige Entfremdun g der Teile eines subject be passive; thus tou ch is the sense in whlch the original encounter with reality as
Ganzen » (in H. Jonas, Philosophie. Rückschau und Vorschau am Ende des Jahrhund erts, reality takes place. Touch brin gs the real ity of its objec t within the experience of sense m
F. , Suhrkamp, 1992 , p. 23. Trad. J. Greisch, «Philosophie . Rétrospective et prospective à virtue of that by which it exceeds mere sense , viz., the force-component m 1ts ongmal
la fin du siècle», in Le Messager européen, 7, (1993), pp. 813-832.) make-up» Ibid., pp. 147-14 8. (Trad. française p. 156.)
20
Voir «The Nobility of Sight: A Study in the Phenomenology of the Senses » , in 2, « ( __.) in feeling my own reality by some sort of effort l make, I feel the reality
The Phenomenon of Life, op. cil., pp. 135-156. of the wo rld. And J make an effort in the enc ounte r with some thin g other than myself»,
21 Ibid., p. 148. (Trad. française p. 156.)
Voir Ibid ., p . 136.
431
Le fardeau et la grâce de l'endurance
430 Michel Dupuis
·q Sont-ils purement cognitifs, de discrimination, d'habituation, de
d'intérêt, c'est qu'il instaure la rencontre traumatique avec l'objet véri-
ation? Sont-ils plus foncièrement affectifs et liés à des représenta-
tablement autre, c'est-à-dire heurtant , «éten du jusqu 'à moi», envahis-
de possibilités? Par ailleurs, Jonas indique çà et là que lorsque la
sant et opaque. Dans la mesure où la souffrance, la sensation douloureu-
lence du contact devient trop forte, la perception devient de la dou-
sem~n~ . ~écue, sont associées aux mêmes voies nerveuses de la et le rapport au monde n'est plus alors de cognition mais de souf-
sens1b1hte du toucher (pour dire les choses un peu rapidement24), on
. ce2s. Il devrait être possible, selon notre auteur, de préciser les
comprend que la souffrance est liée à l'expérience la plus fondamentale
rés d'intensité qui distinguent la gradation de la perception, à l'expé-
de 1~r~~contre avec la ~éalité que je suis en moi-même (somesthésie) et
ce de pression et jusqu'à l'expérience du pouvoir exercé p~ !'_autre
la r:alite d:111slaque~le Je me trouve (sensibilité externe) . C'est à partir moi . Mais cela est-il si simple? Quels sont les facte urs subJectifs en
de la que 1 on conç01t la fonction d'alarme de la sensation douloureuse
u? L'analyse jonassienne est trop courte et doit être prolongée .
Mais on retrouve ici la confusion remarquée par Jonas: le touche;
représente à la fois une expérience et des systèmes de transmission d'in-
f~~ation nerveuse très complexes . D'entrée de jeu, il n'est pas simple de
ONCLUSION: POUR UN MODÈLE «NON EXISTENTIALISTE » DE LA MALADIE
d_istm~uer(comme le fait pourtant Jonas de manière cliniquement un peu
nsquee) entre un moment purement passif de réception d'une information DE LA SOUFFRANCE

sensitive et le moment actif de cognition, d'exp\oration , de modélisation


., )Jonas, comme Binswanger le po inspiré, fut un lecteur
d'identification 25. Comment savoir en effet quand on passe du sujfering à .« désireux » de Heidegger, entretenant le souci de saisir quelque chose de
l' acting26 ? On voit bien que le feeling de l'objet se distingue en tant que tel
l'être-homme , non pas dans le cadre de l'existentialisme, mais dans la
par une intentionnalité associée à une motricité (notamment palpatoire) .
· haute perspective ontologique de l' existential, ou tout au moins de
On admet que se produit alors une synthèse cognitive qui exige une mémo-
-l'exi stentiel. Ce faisant, Jonas et Binswanger ont incarné de manière
risation systématique des données. Selon Jonas, seul l'homme possède un
exemplaire l'indissoluble association du penseur avec sa pensée, et l'im-
tel organe pour un véritable shapejeeling et la conséquence du côté des
·. mense responsabilité confiée à la sagesse humain e. Dans cette perspec-
com~t~nces co~tives ou mentale s en est que seul l'homme possède la
tive, loin de rejeter les «surenchères» ou les pensées extrêmes, il s'agit
capacite de «voir» par le toucher: c'est l'imagination dont usent les
de les rectifier, en les repolarisant énergiquement. Comme le personna-
aveugles 27. Cela vaut-il également pour la souffrance?
lisme pour la personne, l'existentialis me appelle son dépassement pour
Il faut envisager à ce moment la question des seuils ou niveaux de
vécu de la souffrance: il faut étudier cela de divers points de vue. J'en l'existant.
À mon sens, l'existentialisme reste l'attitude philosophique pathé-
évoque deux: d'abord , phylogénétiquement et culturellement , les seuils
tique par excellence, au sens où il entend problé~~tiser ~hi~osophique-
de souffrance sont éminemment variables. Quels sont les facteurs en
ment la condition humaine entendue comme condition precarre , en butte
aux difficultés et aux souffrances qui, selon les scénarios, seront déter-
minées comme énigmatiques ou complètement absurdes. Les considéra-
: Il faut ~stinguer_?ien évidemment les diverses sensations ... tions les plus accessibles, les plus touchantes, sur la maladie et 1~souf-
Jonas evoque bnevement la question de la stéréognosie comme ensemble arti- france se trouvent sans doute en ce milieu existentialiste. Je le dis sans
culé de brèves prises d'information tactile. ironie bien au contraire: la philosophie a souvent jou é la hauteur spécu-
26 Voir The Phenom enon of Lif e, op. cit., p. 141.
27 Je n discut~ pas davan!"-ge ici d'autres remarques avancées par Jonas, par lative 'contre la trivialité des vécus, et le bon peuple des existants ne s'y
7
exemple sur I associatmn assez stncte caractéristique de la finesse de la vision el du lou- est pas souvent retrouvé. Avec Ricœur et Urs von Balthasar , je me
cher: «Only a creature that bas the visual faculty characteristic of man can vicariously
''.see» by touch. The level of fonn-perception at the command of a creature will be essen-
t1ally the sarne for both senses, incommensurable as they are in tenn s of their proper
sens1bl~qualilles.» (op. cil., p. 141). Il faudrait en effet développer les aspects neuropsy- 2s «Causality and Perception», in The Phenomenon of Life , op. cit., p. 30.
cholog1ques de tout ceci.
430 Michel Dupuis Le fardeau et la grâce de l'endurance 431

d'intérêt, c'est qu' il instaure la rencontre traumatique avec l'objet véri- l ? Sont-ils purement cognitifs, de discrimination, d'habituati?n, de
tablement autre, c 'est-à-dire heurtant, «étendu jusqu'à moi», envahis- Ltion? Sont-ils plus foncièrement affectifs et liés à des representa-
sant et opaque. Dans la mesure où la souffrance, la sensation douloureu- ·~ns de possibilités? Par ailleurs, Jonas indique çà et là que lorsque la
sem~n~. ':écue, sont associées aux mêmes voies nerveuses de la :i'blence du contact devient trop forte, la perception devient de la dou-
sens1billte du toucher (pour dire les choses un peu rapidement24), on \h et le rapport au monde n'est plus alors de cognition mais de souf-
comprend que la souffrance est liée à l'expérience la plus fondamentale f.llùce2s. II devrait être possible, selon notre auteur, de préciser les
del~ r~ncontre avec la réalité que je suis en moi-même (somesthésie) et ~Bgrésd'intensité qui distinguent la gradation de la ~rception, à l'~xpé-
la realité dans laquelle je me trouve (sensibilité externe). C'est à partir ~:,·nce de pression et jusqu'à l'expérience du pouvo1r exercé par I autre
sTumoi. Mais cela est-il si simple? Quels sont les facteurs subJec . tifsen
de là qu~ l'on conçoit la fonction d'alarme de la sensation douloureuse.
Mais on retrouve ici la confusion remarquée par Jonas: le toucher '1u? L'analyse jonassienne est trop courte et doit être prolongée.
représente à la fois une expérience et des systèmes de transmission d'in-
f~~ation nerveuse très complexes. D'entrée de jeu, il n'est pas simple de
distm~uer (comme le fait pourtant Jonas de manière cliniquement un peu (ZoNCLUSION: POUR UN MODÈLE «NON EXISTENTIALISTE » DE LA MALADIE
nsquee) entre un moment purement passif de réception d'une information ÈT DE LA SOUFFRANCE
sensitive et le moment actif de cognition, d'exp~oration, de modélisation
25
~'ide_nti~cation ._C~mmentsavoir en effet quand on passe du sujfering à SJonas, comme Binswanger le pQ inspiré, fut un lecteur
1 acting _? On v01tbien que le feeling de l'objet se distingue en tant que tel .;,désireux» de Heidegger, entretenant le souci de saisir quelque chose de
par une mtentionnalité associée à une motricité (notamment palpatoire). ·l'être-homme, non pas dans le cadre de l'existentialisme , mais ~ans la
On admet que se produit alors une synthèse cognitive qui exige une mémo- haute perspective ontologique de l'existential, ou tout au moms de
risation systématique des données. Selon Jonas, seul l'homme possède un !'existentiel. Ce faisant, Jonas et Binswanger ont incarné de manière
tel organe pour un véritable shapejeeling et la conséquence du côté des exemplaire l'indissoluble association du penseur avec sa pensée, et l' irn-
com~tences co~tives ou mentales en est que seul l'homme possède la . mense responsabilité confiée à la sagesse humaine. Dans cette perspec-
capacité de «vorr» par le toucher: c'est l'imagination dont usent les tive, loin de rejeter les «surenchères» ou les pensées extrêmes, il s'agit
aveugles27. Cela vaut-il également pour la souffrance? de les rectifier, en les repolarisant énergiquement. Comme le personna-
Il faut envisager à ce moment la question des seuils ou niveaux de lisme pour la personne, l'existentialisme appelle son dépassement pour
vécu de la souffrance : il faut étudier cela de divers points de vue. J'en l'existant.
évoque deux : d'abord , phylogénétiquement et culturellement, les seuils À mon sens, l'existentialisme reste l'attitude philosophique pathé-
de souffrance sont éminemment variables. Quels sont les facteurs en tique par excellence, au sens où il entend problématiser philosophique-
ment la condition humaine entendue comme condition précaire, en butte
aux difficultés et aux souffrances qui, selon les scénarios, seront déter-
minées comme énigmatiques ou complètement absurdes. Les considéra-
: Il faut distinguer_~ien évidemment les diverses sensations ... tions les plus accessibles, les plus touchantes, sur la maladie et la souf-
Jonas évoque bnevement la question de la stéréognosie comme ensemble arti-
culé de brèves prises d'information tactile. france se trouvent sans doute en ce milieu existentialiste. Je le dis sans
26
Voir The Phenomenon of Life, op. cit., p. 141. ironie, bien au contraire: la philosophie a souvent joué la hauteur spécu-
27
Je n discut~ pas davantage ici d'autres remarques avancées par Jonas, par
7
exemple sur I assoc1at10nassez stncte caractéristique de la finesse de la vision et du tou-
lative contre la trivialité des vécus, et le bon peuple des existants ne s'y
cher: «Only a creature that has the visual faculty characteristic of man can vicariously est pas souvent retrouvé. Avec Ricœur et Urs von Balthasar, je me
<'.see»by touch. The level of form-perception at the command of a creature will be essen-
tially the sam~ for both senses, incommensurable as they are in terms of their proper
sensible qualilles.» (op ._eu ., p. 141) . Il faudrait en effet développer les aspects neuropsy-
cholog,que s de tout ceci. " «Causality and Perception», in The Phenomenon of Life, op. cit., p. 30.
Le fardeau et la grâce de l' endurance 433
432 Michel Dupuis
:~)icite pour notre question. Chez Pascal, la sépara~on de l'h~mme
demande en quoi consiste véritablement une philosophie qui n'aurait pas
r~ ec l'univers apparaît le plus clairement dans le sentiment angmssant
de place «_en elle» pour ces rumeurs du monde des souffrants ... Jonas
!l:
+l'àmenace ou dans la sensation de la blessure et de la destruction. On
quant à lm, p~ssède une radicale exigence de réalisme sans pathos: 1~ ·i âonc bien dans la pathologie: le roseau est le plus fragile, il est cassé
co~s est un heu de questionnement intégral, libéré des modèles illu-
;h e vent. La contingence qui définit la condition humaine se donne à
sorres de la pensée dualiste, et par conséquent, la maladie et la souf-
france, e~ tant que vécus humains intégrés, et donc corporels, possèdent
.!fr dans le mal subi dans la douleur et provoqué dans l'indifférence; il
'W ' a aucune méchanceté dans la nature, mais du simple automatisme,
ell~s-aussi, à leur _mesure, les mêmes vertus philosophiques. Sur ce point ; \ ·eu de forces supérieures et démesurées par rapport à la faiblesse de
prec1s, Jonas dmt se séparer de Spinoza et même de Whitehead29 mrne - d'ailleurs doublement faible: en ses capacités de résistance
Il s'agit de développer une pensée non idéaliste, dont le sérieux «corn~ ·ord, et ensuite en sa capacité de connaître sa situation. Bien des dis-
prenne » les besoins , les désirs , les défauts, les altérations de l'exis- tions seraient à faire ici comme dans le rapprochement du gnosti-
tence30. Mais cela n'impo se pas de s'enfermer, comme Descartes (voir e avec d'autres penseurs (comme Plotin ou des auteurs chrétiens).
plus haut), dans le cercle ou enchanté ou infernal, d'un e théorie. Il s'agit exemple, que le monde gnostique soit créé non par une divinité posi-
donc de _rendre_raison de la maladie et de la souffrance, quitte à heurter e et bienveillante mais par un démiurge seul susceptible de constituer
un certam sentunent culturel ambiant et résigné au non-sens de la souf- monde d'ignorance et de passion34, voilà qui change pas mal d'élé-
france .
ents du scénario ...
, _Le c~l~bre ~~sai consacré à la lecture coi_n~ara~ivede la gnose et de Evidemment, Pascal a tort de choisir l'image végétale du roseau
1 existentialisme développe quelques cons1derat1ons qui vont en ce ·ourtant tellement parlante aux oreilles des moralistes classiques. Jonas
sens. Partant de Pascal compris comme le départ de l'existentialisme 32
uant à lui rappelle que si la_plante est de la vie en sommeil, l' animal et
Jonas a beau jeu de citer les fragments connus qui disent la solitude e; fortiori l'existant sont de la vie à l'état de veille, et que par cet éveil,
l'étrangeté de l'homme au cœur de ou face à la natl!Ie. Sans discuter ici
'ils sont exposés au désir et au manque - et par là, à tout le registre si
cette lectl!Ie discutable de Pascal33, j'en retiens seulement le potentiel
·-varié des émotions qui (comme la culture chez Freud) se logent entre
l'ouverture du désir et sa satisfaction. On a ici la condition de possibilité
de la souffrance, Je système du sentir, de la peine et du plaisir, du creu-
29 _Une p~ilosophie a toujours à faire avec la mort, et avec la souffrance (cf. «Note
on Wh1teh~ad s _Philosophy of Organi sm », second appendice à «Is God a
sement et de la tension ou de l' apaisement.
Mathe~at1c1an?» ~ Phenomenon. of Life , op. cit., p. 96) On ne saurait oblitérer la dimension métaphysique hégélienne
. On con.~a.it la ~1s~ en c~use de Heidegger qui, selon Jonas, manque la saisie phi- (romantique?) de cette traversée expérientielle de l'existant humain à
losophique de 1 enonce «J ai faun », mais on doit se souvenir que quelques pages plus travers la souffrance. Comprendre la maladie et la souffrance, c'est déjà
haut, notre aute u~ se demande: «Was batte die Phiinomenologie Husserlscher Priigung zu
der Aussage «nuch hung ert's» zu sagen? » (Philosophie. Rückschau und Vorschau am se comprendre comme humain, c'est-à-dire s'y comprendre en tant que
Ende des Jahrhunderts, op. cil., p. 13). Au total, il est moins question de personnalité ou toujours déjà engagé dans la vie qui est indissociablement joie et peine,
de penseur que du mode même de philosopher. désir et satisfaction, endormissement et éveil. Pareille entreprise philo-
3 1 Voir _«
Gnosticism , Existentialism, and Nihilism», in The Pherzomenon of Life .
Towar ~s a Ph1losophical Biology, Phoenix , 1982. sophique de compréhension exige que l'on entende avec soin la «docu-
3 Sur c;' pmnt, Jonas est d'a cco rd avec Lowith, et l'idée sera reprise par bien des mentation» cultl!Ielle de la souffrance, qui prend diverses formes, depuis
an~!ys~es d_el _existenllalisme, même si quelques -uns penseront qu'il faut remonter ju s- la mythologie jusqu ' au système métaphysique, sans oublier les dogmes
qu a l mspirat1on de Pasc al et donc arriver à saint Augustin lui-m ême. Parmi ces com-
mentateurs, pensons seulement à Mounier et à Buber. religieux et les expériences mystiques. Ici encore, l'homo pictor qu'est
. 3~ En un mot, Jonas limite sa lecture à quelque s fragments, d ' ailleurs indiscutables , le philosophe doit passer par l'interpr étation, par une démythologisation
?'ru~ n e~tre pas assez dans le détail de l'anthropologie pascalienne pour véritablement
Justifier l mterprétallon d'ensemble qu'il en donne. Disons seulement que le «dualisme »
pascalien est ?".aucoup plu s subtil (et d 'ailleurs plus proche des ides jona ssiennes) que le
dualisme cartes1en , en tout cas tel qu ' il est analysé par Jonas lui-même: en effet il reste 34 Ibid., p. 219 .
éga lement beaucoup à dire sur la lecture j onassienne de Descartes. '
434 Michel Dupuis Le f ard~ce de l'endurance 435

qui n'est pas un désenchantement, tant il est vrai que le plus proche de recherche théologique partagée, se découvre attachée à une tradition pro-
nous - la douleur ressentie - est le plus éloigné de notre compréhen- phétique et communautaire: la kénose d'un dieu souffrant, longtemps
sion. inaudible pour les chrétiens et parfaitement incompréhensible pour les
On peut alors soutenir, sans faire scandale (combien de commenta- sages bouddhistes, apparaît aujourd'hui comme une clef, un modèle, un
teurs ont épinglé la chose?), que la souffrance des créatures dans l'évo- concept pertinents dans une théologie dogmatique forcée de s'ouvrir à
lution «deepens the fullness of the symphony» 35 , ou encore que cer- d'autres intuitions, à d'autres images, à d'autres dogmes. En ce sens,
taines souffrances - comme celle de ne pas pouvoir procréer pour des notre époque fait passer d'un «vendredi-saint conceptuel» au «concept
raisons biologiques - peuvent rester sans solution technique et trouver du vendredi-saint» ... Et en ce passage peuvent s'engouffrer sans perdre
une réponse morale de résignation et d'abnégation 36 . L'homme moderne leur opacité de souffrances tant d'événements catastrophiques, petits et
doit retrouver la vertu d'endurance contre la fuite en avant ou l'acharne- grands, privés et collectifs. Ne perdant rien au passage, leur caractère
ment-c'est-à-dire contre l'illusion dangereuse. Ne pas se résoudre à se scandaleux acquiert tout au contraire un surcroît de sens pensable. La
résigner çà et là (c'est-à-dire à reconnaître les limites de ses pouvoirs et rédemption ne se fait plus dans le mode gnostique: Dieu est le plus
de ses devoirs), c'est ouvrir la voie à l'acharnement technologico-théra- proche, soucieux et souffrant avec l'homme, et le surcroît de sens ouvre
peutique qui, par ses divers outillages, ne respectera plus le droit fonda- à une nouvelle réalité de la gloire partagée. N'est-ce pas là ce qui consti-
mental de vivre et de mourir. Mais ne pas s'engager à développer l'art tue une des intuitions les plus fines de Jonas? N'est-ce pas là au fond le
humain - dont la médecine - pour combattre çà et là, c'est une lâcheté devoir le plus spécifique de la bioéthique 39 : rendre à chaque chose de la
indigne de l'humanité. Reste donc la mesure, un certain équilibre, l'éva- nature, à la créature et au créateur, sa gloire propre, c'est-à-dire l'im-
luation critique du prix à payer, puisque cet «art humain, médecine com- mense dignité de sa fragilité.
prise, n'a pas pour mission de supprimer tout obstacle venant de la
nature, ni de détourner tout destin malheureux» 37 • Reste à retrouver un Institut supérieur de philosophie Michel DUPUIS.
chemin de guérison, qui évoquera peut-être - mais cette fois en vérité Place du Cardinal Mercier, 14
- le chemin gnostique par excellence qui, dans son fourvoiement B - 1348 Louvain-la-Neuve
même, pressent le mouvement du réel. Cette guérison est celle du sens
conféré au scandale et à la folie. Mais le simple pressentiment de ce che-
min de pensée et d'existence exige que l'on entrouvre un chemin de RÉSUMÉ. - La question de la maladie et de la souffrance concernel'en-

contemplation spirituelle - quoi que puissent en penser les contempo- semble de l'œuvre de Jonas et pas seulement ses travaux d'éthique appliquée.
En effet, comme le montre l'analyse du contexte de cette question, Jonas ren-
rains! Le dépassement - ou plus exactement le recentrement - de contre celle-ci selon plusieurs axes: il y a l'histoire de la liberté, de la maladie
l'existentialisme et de l'anthropocentrisme désormais moins inexacts et et de la souffrance, l'histoire biologique et encore l'histoire physiologiquedu
moins injustes passent par le haut, par la verticalité d'un questionnement sens de la souffrance.La leçon philosophiquegénérale semble être la suivante:
ramené à son départ historique chez Jonas. La «fantaisie d'ordre privé, en se préservant certes des erreurs de l'existentialisme, il est temps que les
aussi étrange qu'arbitraire» 38 à mesure qu'elle s'exprime et s'expose à la humains réinvestissentla vertu d'endurance qui est le lot spécifiquede I' exis-
tence finie - libre, souffranteet mortelle.

35
«Immortality and the Moderne Temper», in The Phenomenon of Life, op. cit., p. 277.
36 « Un mariage sans enfant (par acceptation ou par choix) peut être plein de sens
et de félicité. Et l'adoption reste ouverte». («Les droits, le droit et l'éthique: quelle
réponse apportent-ils aux propositions des nouvelles technologies de procréation?», in
Évolution et liberté , op. cit., p. 188).
37
Ibid., pp. 187-188.
38
H. Jonas, Le concept de Dieu après Auschwitz, trad. Ph. !verne!, Paris, Rivages
Poche, 1994, p. 2 !. 39 The Phenomenon of Life, op. cit., pp. 192-193.
436 Michel Dupuis

AllSTRACT. - The question of illness and suffering involves the en .


of the work of Jonas and not only his works on applied ethics As th tire~y
;;; ~: contex; of this question shows, Jonas meets it on sever;l front:. ::%s~s
e _isto~ o freedom, illness and suffering, biological history and · · ;s 'anthropomorphisme, voie d'accès privilégiée
phys10log1calhistory of the meaning of sufferin The en
so~ see~ to be the following: while preservin! them~e1:: c:'.
0
agam t e
:it:~~:esf
eXJS!en_tJsm, 1t .is urne for human beings to recover the virtue of endur 0
au vivant
L'apport de Hans Jonas
whiDchdl1s
th)e spec1fic lot of fmite free, suffering and mortal existence (Tran:t1cbe,
J. u ey. · · Y

Ma réflexion sur les conditions de possibilité d 'une connaissance


la vie extra-humaine est guidée par la conviction générale que la
nnaissance vraie n'a pas pour condition un «arrachement» ou une
pture radicale par rapport à l'expérience naturelle, avec par exemple la
·stinction entre un sujet transcendantal et un sujet empirique. Comme
écrivait Cornelius Castoriadis, «ce qui nous importe est la connais-
~,ance effective de sujets effectifs, non pas un fantôme transcendantal
µi une idéalité inaccessible . [... ] Ces sujets effectifs sont toujours des
.iujets social-historiques. Leur socialité et leur historicité ne sont pas des
·scories, des accidents ou des obstacles , mais des conditions positives
essentielles de leur accès à une connaissance » 1. J'adhère pleinement à
': ~ette prise de position philosophique que j'entends seulement élargir en
ajoutant à la socialité et à l 'historici té la corporéité et l'existence biolo-
gique. L'appartenance biologique de l'homme - son ancrage naturel -
n'est pas non plus une scorie, un accident, un obstacle, mais bien une
condition positive de l'accès à la connaissance du vivant Les sujets
effectifs de cette connaissance sont toujours des sujets biologiques et
corporels, c'est-à-dire des vivants humains. Toutefois, si on insiste sur
cet ancrage et si, au «fantôme transcendantal», on préfère les sujets
effectifs, ceci ne signifie nullement que l'on souscrira à toutes leurs opi-
nions, à tous leurs préjugés, à leurs projections les plus débridées, et que
l'on s'interdira la moindre distance critique. Bien souvent , une critique
des tendances spontanées inhérentes à l'attitude naturelle s'avère évi-
demment indispensable, mais cette critique - c'est le point essentiel -
ne doit pa s être conçue comme exigeant une «réduction >> ou un «arra-
chement » préalables; elle doit s'effectuer à l'intérieur de l'expérience
naturelle, en bén éficiant de tout ce que livre l'ancrage biologique. Le

1 C. Castoriadis, «Passion et connaissance» (1991), in Fait et à faire, éd. du Seuil,

Paris, 1997, p. 128.


Une aventure cosmothéandrique: H. Jonas et L. Pareyson 501

de l'extermination nazie sans renoncer à penser notre être dans et du


monde? Tel est le défi qu'il relève avec la figure du Dieu faible et qui
Une aventure cosmothéandrique:
l'obligera à revoir certains concepts de la tradition théologico-philoso-
Hans Jonas et Luigi Pareyson phique. Le petit ouvrage intitulé Le Concep t de Dieu après Auschwitz
relève ce défi et constitue ainsi le sommet de l'anthropologie condition-
née par la vie dans le monde.
Toutefois, ce texte de 1984 manifeste aussi un point de tension
Dès la fin des années 1920, alors qu'il était l'étudiant de Heidegger extrême dans l'œuvre, que Jonas ne pourra maintenir et qui se soldera
et de ~ultm~ , Jonas propose une analyse existentielle de la gnose et par une scission entre, d' une part, ce que l'on pourrait appeler ses écrits
conç~1t le proJet de refuser les pensées nihilistes de la fuite du monde et métaphysiques4 qui, accentuant le principe de continuité ontologique,
du dese~g~geme~t.. Dans un article central logiquement et chronologi- développeront une liberté comme principe à l'œuvre dans l'aventure
q~ement ', 11explicite son proJet de penser l'existence comme vie orga- cosmologico-biologico-anthropologique; d'autre part, son éthique appli-
mqu~ et des lors u~e anthropologie du commerce avec le monde. Sa phé- quée qui demeurera attachée à une conception kantienne de la liberté
nomenolog1e du vivant, parue au milieu des années 1960 sous le titre comme spécificité humaine dotée d'une dignité incommensurable5•
Th~ Phenomenon of Life2, propose dès lors une biologie philosophique Alors que, dans Le Principe responsabilité de même que dans Le
~tidual 1~te et u?e conception de la liberté dialectique et finie qui appa- Concept de Dieu après Auschwitz, cette tension manifestait encore la
rait_au sem du v1v'.111tavec le métabolisme. Sur cette base, son anthropo- déhiscence de l'homme , par la suite, soit essentiellement à la fin des
log1~trace une voie moyenne ou en tension entre réduction et exception années 1980 et au début des années 1990, la continuité du vivant et la
de 1 homme dans le monde. C'est là le foyer de sa pensée et Jonas transcendance humaine se dissocient pour apparaître dans des textes dis-
n' abandonnera jamais cet objectif d'él aborer une image déhiscente de tincts.
l'homme , malgré l'expérienc e de la guerre et de l'ext ermination de son La figure du Dieu faible, souffrant et en devenir a provoqué une
peuple - mais aussi de sa propre mère - qui aurait pu susciter chez lui secousse dans la pensée théologique, par la remise en question d'un
un rejet radical du monde. concept classique de Dieu tout-puissant, immuable et impassible.
Par la suite, une autre pensée de la liberté apparaît dans son œuvre Extrêmement novatrice, elle ouvre une pensée aux limites de l'athéi sme
e~ sera toujo~s plus manifeste à partir de 1980: la liberté comme prin- afin que les meurtres du xx• siècle n'entraînent pas un appauvrissement
cipe ontologique . Or, le moment décisif de son ontologie de la liberté et
de_s?n inflexion m~taphysiq~e s~mble bien être Je mythe qu 'il a consa- 1984 à Tübingen: Der Gottesbegrijf nach Auschwitz. Eine jüdis che Stimme, Frankfurt am
Main, Suhrka.inp, 1987, trad. Ph. Ivemel: Le Concept de Dieu après Auschwitz. Une voie
cr~ a la ~uest1on d un e possible immortalité et à celle d'une pensée de juive, Paris, Rivages Poches, 1994, pp. 14-21). Cette deuxième version du mythe a retenu
Dieu apres Auschwitz 3 . Comment prendre la mesure du mal commis lors davantage l 'attention des théologiens, Bulllnann excepté, que la première qui est davan-
tage restée dans le cercle des philosophes.
4 Voir H. Jonas, Philosophische Untersuchungen und Metaphysische Vermutungen,
1
Voir H. Jonas , «Gnosticism and Modem Nihilism» in Social Research 19 Frankfurt am Main, Insel, 1992. Partiellement rraduit en français sous le tilre Évolution et
1952, pp . 452 -453 . ' ' ' liberté, lrad. S. Cornille et Ph. Ivemel, Paris, Éditions Payot et Rivages, 2000.
2
• H . J~nas, :he Phenomenon of Life, New York, Harper & Row, 1966. Trad . fran- 5 Conune Roviello l' a très bien mis en évidence, l' éthique biomédicale de Jonas
çaise ;"' Phenomene de la vie, lrad. D . Lories, Bruxelles, De Boeck Université, 2001. demeure kantienne dans la mesure où le critère discriminant pour le choix de certaines
, Jon ~s propo se d~ux versions du mythe du Dieu faible; la première , datant de pratiques liées aux nouvelle s technologies biomédical es est celui de la dignité humaine.
1961, a par_llrde la quesllon de l'immortali té humaine dans «Immortality and the Modem (Voir A.-M . Roviello, «L'impératif kantien face aux technologies nouvelles» , in
T':mper » ,~n Zw,schen nicht~ und Ewigkeit 1rad. partielle S. Courtine-Denam y. Entre le G. Hottois et M.-G. Pinsart (éds.), Hans Jonas. Nature et responsabilité, Paris, Vrin ,
neant ed etermté, Pans, Belm, 1996, pp . 121-124.); la seconde à partir de la question de 1993, pp. 49-68.) En ce sens , Technik, Medizin und Ethik n 'es t pas strictement une
la théodic ée avec deux textes_sur Le Concept de Dieu après Auschwitz (The Concept of «éthique appliquée» du Principe responsabilité. Pour un approfondissement de cette
God after Auschwuz, 1968., m On Faith, Reason, and Responsibility: Six Essays San thèse, voir N . Frogneux, Hans Jonas ou la vie dans le monde, Bruxelles, De Boeck
Francisco , Harper and Row , 1978, pp. 24-25 , et le texte de la conférence prononcée en Université, 2001.
re cosmothéandrique: H . Jonas et L. Pareyson 503
502 Nathalie Frogneux e aventu
d , duire ces deux pensées l'une à
ropos n, est certes pas e re de l'ouverture de la tolé-
de l'homme en lui faisant renoncer à l'idée de Dieu: il s' agit de eP · à la faveur « , ·
. ais de tenter une repnse d hilosophies . Evitant le sui-
Dieu en devenir, à travers l 'agir humain, ni identique, ni diffé
, d'autres possibles de ces eux p l ture ne se conjugue pas
l'aventure humaine dans le monde. Sans doute est-il utile de a cirions que l'audace de notre ec
d'emblée que nous n'entendons nullement nier la fécondité de ce, ous vou
délité aux textes.
pour la philosophie et la théologie interpellées dans leur traditi
plus que nous n'entendons émousser la nouveauté anthropol
d'une immortalité collective résultant des choix moraux et l'. HO]){ D'UN MYTHE
HERMÉNEUTIQUE
éthique de ce mythe du Dieu créateur pâtissant, en procès et retir
laisser l'entière responsabilité des affaires humaines aux hommes. , .. , e tion de son mythe en~ voyant tan-
entendons seulement montrer que la cosmologie jonassienne fera i Jonas ne facilita guère la rec p , culation théologique, sa per-
sur ce mythe en accentuant sa veine émanationniste et se traduira . . lle tantôt une spe ano-
:e fantaisie personne , , . . Dans la version devenue c .
ment en des termes purement métaphysiques . Ce déplacement ap '·ve est clairement com~-a~bili:e~n 1984, le mythe du Dieu f'.11ble
lorsque l'on met en regard la version du mythe de 1984 et les te . de la conférence de Tubmge . pe'ratif anthropologique,
e 'bl d'une part un lffi l
contemporains de sa biologie philosophique , notamment ceux de rendre compossi, es, et, d'autre part, l'expérience co -
Philosophische Untersuchungen qui pensent cette fois Dieu co e indéracinable de Dieu en ~ous, ,é le XXe siècle, sans pour autant
«principe liberté» se déployant dans le cosmos et l'évolution bi ve de la radicalité ~u mal ~Ul a ~:V1:gconnaturalitéde l'homme et du
gigue. ncer à l'option philosophiq~e thr alogique il entend en outr~
Toutefois, notre lecture entend dépasser le cadre de l'interprétati . d tt question an op ' , , infini
nde. Traitant e ce e . . (l'évolutionni sme et 1 umvers
du dernier Jonas, en soulignant la proximité et la distance avec un autre ccorder avec l'esprit sc1e~tifiquedvenue) sans lui concéder davantage
mythe contemporain, celui de Luigi Pareyson. Comme Jonas, Pareyson se · .à~nt nous habitons une banlieue tar
~
situe dans l'héritage de Heidegger; et comme lui, il en refuse les avatars , que ce qu 'il req uiert . .
'b'lité et la pertmence actuelle. de. cette
nihilistes. Aussi pourrait-on étendre à Jonas le qualificatif que Gianni ,< Le texte s'ouvre sur la ~ossi i _ de penser au-delà des lirrutes d~
Vattimo attribue à Pareyson: celui d'être un «heideggérien de droite» 6• /question métaphysique ., Est: 1:-s~~ffinnative, en distinguant l'exped;
Apolitique, cette catégorie est calquée sur celles des reprises de gauche et , nnaissable? Jonas repon p , 'té Comme Hannah Aren t,
, co . de celle de la ven . t t la
de droite de la pensée hégélienne ; en l'occurrence, «la droite heideggé- , rience de la connaissance . tr connaître et penser, consta an
rienne » serait la reprise non nihiliste des analyses de l'oubli de l'être et du ·: il reprend la distinctio~ kantle~ed:n n: pas s'en tenir au donné e~ au
dépassement de la métaphysique. Même si Heidegger a, pour sa part, opté écessité pour l'espnt humain l'on nomme «les questions
pour une autre voie, les heideggériens de droite préconisent un retour à ' n cher sur ce que ti faire
' visible: renoncer à ~e pe~ e river d'un luxe qu'à ne pas sa s
l'êtr e et comprennent son oubli comme une crise. En revanche, les hei- ultimes» équivaudrait moms à s p ée et commettre la plus ~ande
deggériens de gauche (Vattimo, Derrida, Lyotard notamment) acceptent le une exigence fondamen~a~e_de la leX:otre temps, qui entraînerait un
nihilisme ou la pensée faible (pensiero debole) comme une nécessité inhé- ti n caractensuque e .. 9
erreur, tenta o . ,d , ble de notre condition .
rente à la pensée occidentale, comme aboutissement de l'oubli dont l'ou- appauvrissement cons1 era
trepassement de la métaphysique serait seulement le souvenir. Peut-être
, · p 212. · · · de
est-ce en outre une sorte de tournant métaphysique de l'herméneutique
post-heideggérienne qui s' amorce dans l'interprétation que donnent Jonas
1 u,
H. Jonas! o!~tiI; ~i~i: : r:~~s~t~ ·,' ~ensée, Parisir! ;; ~; sl~~;;::~1:~ e la
s Vmr H. n ' ' . ence de rais on n est pas ,ns~ as une seule et
g1 PP· 29-30: «L ex,g . , 't ' et signification ne sont p
et Pareyson de leurs propres mythes. France, 19. ' li de la signification. Et veri e
vé~ité ;:~:: : r/tte : t l' auteur qui soulignh_e·t Untersuchungen und Metaphysische
6 Voir G. Vattimo , O/tre l 'interpretazione, Bari-Roma, Laterza, 1994, pp. 17-18.
meme • Voi~ H. Jonas, Philosop ,se
Vattimo considère par ailleurs que la lecture de gauche est plus fidèle à la différence
Vermutungen, op.cit., 251.
ontologique, que la «droite heideggérienne» semble plus encline à oublier,
504 Nathalie Frogneux Une aventure cosmothéandrique: H. Jonas et L. Pareyson 505

nces modernes. Jonas a d'ailleurs explicité la nécessité d'un tel


. Pourtant, interrogé par des théologiens et des philosophes de la reli
gion en 1992, lors d'un colloque à l'occasion de la remise du doct · e tautégorique: «Comment garder sa transparence à cette néces-
honorzs . l'U . . , L"b orat inadéquation pour qu'elle laisse voir ce qu'elle doit désigner? Pour
causa par mversite i re de Berlin, Jonas minimise non seu- :
lus ou moins d'opacité, on peut faire quelque chose. [ ... ]C'est là [à
lement la portée philosophico-théologique de son mythe, mais il met
même en doute son bien-fondé en y voyant un «pis-aller très person- pos de Dieu] que cesse la compétence~: langage conc~ptue_let qu~
nel» 10q~'il ~·,est pas ~ertain de v_ouloirdéfendre à tout prix: «je n'ai pas discours symbolique doit commencer» . La mythologie narve'. qm
voulu faire d emules, Je ne voulais pas proposer une théologie. C'est u ·te d'être démythologisée, est un discours grossièrement object:J.vant
tentat:J.ve
· d',eta bl.ir une théologie spéculative pour moi personnelle- ne prétendument direct sur des questions qui pourront être ~ffro~té~s,par
ment» 11. Sans doute n'est-il pas ar10din que cette remarque provienne :rationalité; dans le mythe ontophanique, en revanche, 1 ambigmte de
d'un entretien avec les théologiens protestants, car Jonas semble viser ici qui se révèle de biais, en se cachant, est pri~e en compte et ~aintenue,
la différence entre une théologie au sens premier 12, une réflexion spéci- aucune formulation ne peut alors se pretendre plus adequate que
fiq_uesur la ~uestion de Dieu, et la théologie institutionnelle. En tant que image et le symbole. «Le paradoxe ultime est bien mieux protégé par
philosophe, Il accepte en revanche de s'adonner à «un morceau de théo- s symboles du mythe que par les concepts de la pensée. [ ... ] Mamtenir
logie franchement spéculative» 13 comme tentative pour exprimer la 'opacité manifeste du mythe transparente pour l'ineffable, c'est d'une
cohérence et l'intelligibilité d'une expérience extrême dans le contexte ertaine manière plus facile que de maintenir la prétendue transparence
contemporain. u concept transparente pour ce à quoi il est, en fait, aussi nécessaire-
. En tant_que philosophe, Jonas s'engage donc dans un travail spécu- ent opaque que tout autre langage» 17. À l'évidence, pareil recours à
lat:J.f sur Dieu. Pour cette interrogation récurrente et inévitable la une représentation mythologique «laisse de côté le débat sur_la "démy-
connaissance ne peut être alléguée, pas plus que le concept phil~so- thologisation"»18 auquel Jonas - qui a créé le terme, repns ~t rendu
phique; aussi faut-il recourir au symbole, à l'image, à la fantaisie per- célèbre par Rudolph Bultmann - a contribué lors ~e ses premiers tr~-
vaux19_Ce mythe expérimental relève donc de l'exigence de la pensee
sor,m_elleet ~u ~ythe ontophanique 14~~mme substitut à la métaphysique
speciale qm s est actuellement retiree. Un mythe hypothétique ou plutôt que de son assoupissement ou de sa déf~te; en té~oignent ses
«expérimental» 15peut en effet témoigner à la fois de la nécessité de la deux critères de vérification, deux critères négat:J.fs:peut faire sens pour
question de Dieu et du caractère tâtonnant de sa réponse. l'expérience un mythe qui ne nie pas, mais rende com~te du v~cu
. L'enjeu_ d~ mythe est ainsi de s'autoriser les questions métaphy- subjectif historique (expliquant le cas échéant pourqu01 il a pu etre
si~ues ~o~st:tut:J.ves_ de notre condition humaine, sans occulter le pro-
bleme epistemologique qu'elles posent, ni renoncer aux acquis des
16 H. Jonas, «Heidegger et la théologie», trad. L. Évrard, iutrod. D. Janicaud, in
Esprit, 51 (1988), pp. 194-195.
17 Ibid., 195. trad. mod. . .
18 H. Jonas, On Faith, Reason, and Responsibility, op. cit., p. xv1. .
10
19 H. Jonas, Der Begriff der Gnosis (Gottiugen, Hubert & Co, 1930) et Gnoszs und
Sans faire mention de sa première version, celle de 1962 dans «Immortality and the
spiitantiker Geist (Géittingen, Vandenhoeck & Rupr~cht, 1934)., Les myth~s gnostiques
M,odem Temper»_, il réduit son hypothèse à la conférence prononcée lors de la remise du prix
qui révèlent une connaissance (gnosis) doivent être demytholog1ses ce qm n est pas le cas
Léopold_ Lucas a Tubmgen (1984). Voir "Religionsphilosophischer Diskurs mit Hans
de tout mythe. «Au fondement de l'argument [de la démythologisation!, on i_rou".eu~e
Jonas"i' m D. Béihler (Hrsg.), Ethikfür die Zukunft, München, C.H. Beck, 1994, p. 178.
1 conception de la mythologie en génér~l, ~ s!voir que_"le myth_'.'parle dune reahte m,a1s
/bid.,p. 177 .
12 de façon inadéquate", c'est-à-dire qu'il revele et falsifie en meme temps_et que sa ven-
. Voir_ à ce sujet la distiuction faite par Pierre Gisel entre une théologie comme
table signification doit lui être arrachée par l'interprétation. [ ... ] "Dév01ler" d_mt donc
doct~e de_D1eu et comme controverses et légitimations des doctrines énoncées. P. Gisel,
vouloir dire traduire dans un autre langage plus approprié ce qui, à son tour, presuppose
La the ~log1eface aux sciences religieuses, Genève, Labor et Fides , 1999, pp. 268-273.
1 que l' puisse également dire la même chose différemment sans reto~ber dans la
H. Jonas, Le Concept de Dieu après Auschwitz, op. cit., p. 8. 00
14 mythologie et la métaphore, bref, qu'on puisse le dire également de fa?on direc,te,et dan;"
Voir G. Van Riet," Mythe et vérité", iu Revue philosophique de Louvain 58
une terminologie adéquate à l' "existence"» (H. Jonas, Entre le neant et l eternzte,
1960, p. 63. ' '
15
H. Jonas, Zwischen nichts und Ewigkeit, op.cil., p. 59. op.cit., pp. 152-153).
- Une aventure cosmothéandrique: H . Jonas et L. Pare:yson 507
506 Nathalie Frogneux
~tion, mais veut être comprise comme symbole de la transcendance
trompeur)20et qui ne soit pas incom . .6,îporelle»22 • N'étant pas allégorique, le mythe ne peut être démytholo-
les ac,quis des sciences expérimentaie:tible avec les savoirs régionaux 1{t car l'aridité des concepts ne peut dire ce que vise le symbole. En
A la faveur d'une option h . ,
affirme que la vérité ne s r
.
ermeneutique semblable Pare
.1 .f anche, ce mythe qui exprime une réalité existentielle se laisse creuser
l'h , e ivre que dans le ra . , y t~,interroger de manière inépuisable par une herméneutique philoso-
. omme a l'être, et non dans une rati . , . p~ort mterprétatif
tive, qui ne peut prétendre qu" 1 onahte obJectivante et démons ;Îfique et une interprétation spéculative.
cordent aussi· à penser que le raa a connaissance \, Pareyson et Jonas ont chacun écrit un mythe personnel des origines
. , .. ,Les deux auteurs s, act
~Îipable de proposer une compréhension du mal radical. De la sorte, ils
au relativisme, car si la v' 't 'pport m~erpretatifa la vérité n'aboutit ·.
t . en e ne se livre que d d pas .j réservent la possibilité de penser un Dieu créateur et ainsi la responsa-
OUJoursrenouvelées, c'est u'ell . , . ans es interprétations
Comme Jonas, PareysoJ acco:d:s~ mepmsable pl~~ô~qu'ineffable. ~ilité humaine, au cœur des excès meurtriers du XX"siècle.
tente de ~aisir une réalité existentielle :: vale~r de ve~te au mythe qui
une pensee non conceptuelle: «par "m t~:~~arrem~~tmterprétée dans
profond du rapport ontolo .
't,
~
gique, cette mterprét ti.
[ ... ] J entends ce nivea
. . u
{2.LE MYTHE DE LA FAIBLESSE DIVINE

véne, ce contact avec l'inob ~ectiva · . ble lequel ad on · ongmaire de 1a , L'ontologie de la liberté qui se dégagera de notre comparaison
comme
· opposé à "réalité" , parce que 'le myth ne Olt.pas, être considére,
1 .· devrait renouveler la pensée du mal ainsi que celle de la responsabilité
nence existentielle de la réalité· e est m-meme une expé- / humaine, en ouvrant une voie moyenne entre la conception gnostique ou
mythe est lui-même un réc·t ' non ~as opposé à "histoire", car le
l'ét em1t . é , des époques de l'hi
i , une f substantielle du mal, que Jonas a très tôt critiquée et abandonnée, et une
t . narration
h . , une h.istorre . des époques de
é , s orre umame de l'hi . volonté totalement responsable de son auto-détermination - pour le
oppos a "vérité", parce que lui-mê , , . storre temporelle; ni dire en termes théologiques - une conception pélagienne qui, à en
essentiellement interprétée et éd~e est la venté en tant qu,elle est
ar 1. , poss ee; non pas , à " . '' croire certains commentateurs du Principe responsabilité, demeure une
P · ce· que m-meme contient une pensee , mêm · oppose , ra1Son"•
tentation constante chez lui •
23
gmarre, ou disons une pense'e , e si c est une pensée ori- Le mythe jonassien de l'origine et du devenir mondain, de l'instau-
. non conceptuell . ,
pnme dans une conscience réelle d e, mais reelle, qui s'ex- ration et de la représentation du temps mondain, dont l'aspect littéraire
davantage comme opposé à "révéi fans..une conscience muette; et pas
est secondaire même si sa forme narrative est essentielle qui met en
seulement invention ou . a ion 'parce que lui-même n'est pas
express10n pas seule t f; scène des volontés (quasi)personnelles, se laisse résumer comme suit.
ou ~ythopoiétique, mais lui-même' rév ' l z~e~ onction fabulatrice Au commencement, le divin, ou fondement de l'être, pour une raison
Plotm, c'est de Platon que se ré l eJant» . Si Pareyson se réfère à
une 1
, demarc
' he semblable à cellcame'il onas.' même . s '1 parait, adopter
l' Ame: «il ne reste que l'e ~ qu attribuait à .Plotin parlant de H. Jonas, Gnosis und spiitantiker Geist, II, Gottingen, Vandenhoeck & Ruprecht,
... , . xpression mythologi .. 1954, 22p. 307. On ne peut d'ailleurs opposer Platon et Plotin, comme on opposerait les
1 eta1t une fois" raconte hi . que qui utilise la formule conceptions symbolique et allégorique du mythe. Platon a en effet eu recours également
d1 ' une sto1re et se bl l
ans le temps, justement pour preserver ' 1e sensm de e pl'événement
acer son contenu
et de
à des mythes allégoriques, comme celui de la caverne. Jonas manifeste d'ailleurs un
regain d'intérêt pour la pensée néo-platonicienne au moment où il rédige son mythe
puisque le texte dans lequel paraît la première version du mythe, «hnmortality and the
Modem Temper», est strictement contemporain d'un essai consacré à Plotin: «Plotin
über Ewigkeit und '.Zeit».Tous deux datent de 1962.
. 20 Quelles que soient la beauté 1 . . , Pour n'en citer que quelques uns: K.-O. Apel parle d' «utopisme de la respon-
23
nq _ue, celle-ci ne doit pas prévaloir s: ~-=:dite conc<_:ptuelle de la construction théo- sabilité» (Discussion et responsabilité, Paris, Cerf, 1998, p. 30), François Ost d'une «res-
ju~ e;:::ten~ Tel est Je point de divergen~e:~:ev~cue et le; remises en question ponsabilité herculéenne» (La nature hors la loi, Paris, La découverte, 1995, pp. 284-288)
s~c~» in
2: L
M,;' concept de Dieu avant Hans Jonas· ~n;'"-et ean-Luc Solère. Voir
e anges de science religieuse, 53 (1996) . s orre, création et toute puis-
et Philippe Corcuff d'une dimension démesurée de l'inquiétude jonassienne ( «De l'heu-
ristique de la peur à l'éthique de l'inquiétude », in Th. Ferenczi (dir.), De quoi sommes-
. Pareyson Ontol · d 1 , PP· 7-38. nous responsables?, Paris, Éditions Le Monde, 1997, p. 390).
1995' p . 26 . ' ogza e la libertà. Il male e la so,ffierenza, Torino, Einaudi,
Une aventure cosmothéandrique: H. Jonas et L. Pareyson 509
508 Nathalie Frogneux
fut de la substance infinie, En-Sof; s'en inspirant, Isaac Luria (1534-
inconnaissable, décide de se dépouiller de _:,-, ·~z) déplace ce concept vers l'idée d'un retrait loin d'un point, et donc
rement à l'aventure spatio-temporelle d'un:a nature pour se livrer enti
J;antage
V". d'une contraction que d'une concentration comme dans le
à la fin des temps, son être tr f é n~1'.1re:ime dont il recev
r d' . . . . ans igur ou defigure M ttan . . J hcept initial. Jonas reconnaît de bon gré cette proximité. «Tsimtsoum

opre l ivimté,
· il devient un Dieu ffr
sou ant en devenir . et
e · Jeu s·,
t en 6{~fie contraction, repli, autolirnitation. Pour faire place au monde,
25
peu, a matière s, organise selon les lois , wucieux. Peu ":'. n-sof du commencement , l'infini, a dû se concentrer en lui-même» .
advient le vivant, dès le premier unicell l . du has~d cosmique. Ensuite'·
aus · u arre sourrns à la n, · · ( , Toutefois, il ne reprend pas seulement le tsimtsoum dans son accep-
, s1 pourvu de liberté et doté d'inté . . , L' . ecess1té, mais tion kabbaliste: «mon mythe va plus loin que la vieille idée juive du
a la tili , , nonte. animal quant à l · ·
mo te, a la perception et à la se 'b "li , ,
affrrme bon, il ne peut encore ni perdre
la symphonie des êtres Enfi l
n:~ Ul accède
1 te. A ce stade que Dieu
z gagner . Seule s'approfondit
;"simtsoum» 16 • Plutôt que la contraction, il voit dans ce mouvement de
t trait une <<auto-négation» 11 , une auto-aliénation , qui s'accorde avec
· m, a cause de Die t , é ii'esprit moderne d'une autonomie totale de la nature : «L'énorme
nement de l'homme et 1·· trod . . u es rev lée avec l'avè-
. ' m uchon du savorr . .,~ccroissement de cet être à la lumière de la connaissance moderne;
nation entre le bien et le ma et avec l' . 'permettant une discri~. •mu-
1 ·:c'est-à-dire des pouvoirs créatifs, auto-suffisants et irréfragables - et
sion et de réflexion qui· , l appantion de la liberté de déc1·-
. . marque a perte d'fi . . ,. -:.dont l'homme s'est approprié une part- nécessite une radicalisation28 du
devenrr divin s'avère alors corn l't . e mt1ve de l mnocence. Le
cide avec celui de la créatio tp e ement ;1squé et périlleux, car il coïn- ~;.concept de tsimtsoum à un point jamais imaginé jusque là» . Ainsi
entre les mains de l'ho
n e repose desormai
In
,
s, sans reserve aucune
,î maximisé, le mouvement de retrait divin laisse le monde et l'homme à
mme . versant la · . ' } leur complète autonomie et la divinité dans une position de faiblesse
~f!irme que _l'homme n'est pas créé à l';:n~ept10n biblique_, Jonas
l rmage de Dieu qui s, embellit ou se d if, g de Dieu, mars pour t. radicale.
Cependant, malgré le retrait total de Dieu et sa passivité totale face
Je monde par les hommes. e orme selon les actes posés dans
à l'aventure mondaine, le mythe de Jonas assume bien les paradoxes
L ' audace et la nouveauté du m . présents dans la kabbale lurianique. Gershom Scholem décrit le tsim-
son Dieu faible et vulnérabl bl yt?e ~e-Jonas tiennent au fait que
e sem e redmt a une · · , tsoum comme «le premier acte de l'En-Sof, l'être infini,est par consé-
une passion . L'incarnation de d' . . passivite totale, voire
1a ivmité étant t0 t l 24 quent non un pas en dehors, mais un pas à l'intérieur, un mouvement de
emeure aucune parti , , a e , en elle ne
d' e preservee qui écha . à recul, de retour sur soi-même, de retraite à l'intérieur de soi-même. Au 29
Univers et de l'histoire h . ' pperait l'odyssée de
l . umarne aucune parti · . lieu d' une émanation, nous avons donc le contraire, une contraction » .
rait capable de diriger ou de c . , 1 e immune qm demeure-
· , ornger e cours du m d E Cette idée d'un premier acte de l'être infini est présente dans le texte de
m-meme, c'est-à-dire à sa di .. , on e. n renonçant à
1 d . vimte, en se contract t · Jonas, même s'il se refuse à l'aborder pour elle-même, puisqu'il
30
parle de
au evemr autonome de la création l di . , an pour laisser place commencement en se référant au «choix insondable >> de la création
dans l'immanence du monde f . Èe v~ s est complètement engagé
par retrait et investissement de son être. - On notera le paradoxe du
s'est soumis à l'émergence d 1m·1. n se livrant au hasard cosmique il
.al e ois au sein du mond ' caractère inconnaissable du choix auquel devrait s'en remettre la pensée
h ement par les seules nécessités d . . e autonome, régi ini- alors même que le mythe lutte contre l'inconnaissabilité divine . En réa-
biologique. Dieu étant au monde e~ loi~ physiques et de l'évolution
et risquée . ' son etermté sera temporellement vécue lité, le choix divin de créer n'est pas inconnu pour des raisons épistémo-
logiques, mais bien inconnaissable car il bute sur l'arbitraire d'une
. S'il se veut personnel, ce mythe d'un
(immanence-transcendance te al' é , e fi_gureparadoxale de Dieu
,. , mpor it -etermté · · .
ment, .. .) s mscrit pourtant d .. , mvestissement-Juge- H . Jonas, Der Gottesbegriff nach Auschwitz , op . cit., p. 46.
ans 1a tradition kabb li t d . 15
H. Jonas , On Faith , Reason, and Responsibility, op . cit., p. 30.
iec1e, 1e tszmtsoum désigne la concentration en ~
ans un traité du XIII" s ·, . a s e u tsimtsoum 26
D H. Jonas, The Concept of God after Auschwit z, op. cit., p. 474 .
27
28
• Ibid.
G. G., p. 473. Les grands courants de la mystique juiv e, Paris, Payot , 1973, p. 278 .
Scholem,
2
H. Jonas, Le Concept de Dieu après Auschwit z, op. cit., p. 14.
30
1A Vorr
. H. Jonas, Entre le néant et L'éternité , op. Clt. ., p. 137.
- p
Une aventure cosmothéandrique: H . Jonas et L. areyso
n 511
510 Nathalie Frogneux
'.; . , d pour s'éveiller à elle-même, en
· ·,ent livree au mon e
liberté souveraine. Pour Jonas en effet, «l'acte de création est un acte t 's'est entierem tion totale de son être propre.
liberté souveraine» 31 , à bien distinguer d'une liberté démiurgique cap .f•on du mouvement de contrac . E ffet l'image qui se forme
e dans l'image. ne • ·
cieuse. Dès lors, I' «être propre » 32 auquel Dieu renonce et dont il ';: Ce paradoxe se marq~ é à l'aune de l'image divine qm
. d l' oir humain est mesur e 1· l
dépouille, tout en restant Dieu, serait cette liberté absolue et toute-puis,: . a faveur e a"'- . . t Atredéfigurée ou embel ie par es
sante qui s'en remettrait à la finitude du devenir mondain. Et ce transfert'. f 111eure comme en filigrane, pouvan e . finie qui s'est entièrement
.... . p d xe d'une substance m 'é tt
irrémédiable constitue bien l'originalité du mythe jonassien: Dieu se Jtes humains. ara o au sein de l'espace cre 'ce e
,. d t comme une trace , . 1 t
soumet aux lois de la nature et de la vie en vue d'un acquiescement libre ·. ée tout en emeuran
.:ur th .0 ien trouve un eqmva en
,e · tr erse le my e J nass
et volontaire de l'homme. tlifficulté logique qw av . h' c'est-à-dire un résidu ou un
. la notion de res zmu, ,,
Conformément aux états de l'éternel ou éons, le double mouvement ,ans le tsimtsoum avec_ . . dans l'espace primordial cree par
.. " divme «qm reste 35 J
cosmique correspondrait à deux actes de la divinité: une auto-limitation ''èstige de la 1umiere . d l bstance En-Sof.» onas
. A ès la retraite e a su .
et un déploiement de soi comme créateur: «le processus cosmique ,lè tsimtsoum, meme apr . ·t del' En-Sof qu'il ne subsiste-
,, . tué à ce pomt le retrai f d
devient double. Chaque étape renferme un double effort, à savoir la •semble avorr accen l forme du reshimu. De ce on
.ait plus en quelque sorte que sous a
lumière qui revient en Dieu et celle qui jaillit de Lui, et sans cette ten-
sion perpétuelle, cet effort toujours répété par lequel Dieu se maintient
r.
'êJi.VIIlim
" t'ai seul ce visage diaphane demeure .
i ,
36

lui-même, rien n'existerait dans le monde.» 33 Survient alors, dans la ver-


sion lurianique, le moment d'une seconde intervention divine: «C'est
} _3 _UN MYTHE ANTÉCÉDENT
seulement dans un second acte que Dieu envoie un rayon de sa lumière
et commence sa révélation , ou plutôt son déploiement, comme Dieu ' , the contemporain de Pareys?n peu~
créateur, dans l'espace primordial de sa propre création» 34 • Par son Notre hypothese est que le my d ·er acte divin laissé msonde
apparaître comme le développement u prehrrua'ssement se résolvent cinq
,..., retrait préalable, cet exil premier, Dieu s'est séparé de sorte que, sans . D' u Par cet enc ' .
'(! verser dans le panthéisme , c'est-à-dire dans la confusion entre Dieu et sa par Jonas: Dieu a:ant . ie . d Le Concept de Dieu après Auschwitz
création qui, selon Jonas, ne laisse aucune liberté aux hommes, la doc- points demeurés_émgma?ques :s l'acte créateur, la divinité ~ont _se
. le caractère mconnaissable . ambi·guëéveille la liberte à
trine du tsimtsoum pourra établir une participation réciproque du créa- · . . l liberté humame .
teur et de sa créature. Plus proche de l'émanation, ce second mouvement dépouille Dieu, le fait que a . t d'vi·n et de l'autonorrue mon-
'b'lit' du 1ugemen i
correspondrait à l'investiss ement total de la divinité dans le monde. elle-même, la compati ~ ~ . ine d'un mal radical sur fond de création
Cette conception s'accorde davantage avec une conception panenthéiste, daine et humaine, et enfm ~ ~ng
car ce mouvement en Dieu n'est pas à prendre chronologiquement et bonne et connaturelle au divm. opose pas de récit synthé-
, J Pareyson ne pr
révèle la vie en lui. Le mouvement est double et paradoxal, car la divi- Contrairement a onas, . d mais seulement un mythe
. . d l'évolution du mon e, A ·
tique de l'ongme et e 11 d' . 'té s'origine elle-même. uss1
d . · ar leque a ivlill
du premier acte ivm, p . . t , la création du monde, pour
31 son mythe est-il très elltptique quan a
H. Jonas, On Faith, Reason, and Responsibility, op. cil., p. 30.
32
H. Jonas, Le Concept de Dieu après Auschwitz, op. cit., p. 15.
33
G. G. Scholem, Les grands courants de la mystique juive , op. cit., p. 279. Citons d la m stique juiv e, op. cit., P· 28 1.
encore un autre passage de Scholem , particulièrement éclairant pour la suite de notre 35 G G Scholem, Les grands courants e t de ~marquer qu'une variante de cette
développement: «À travers ce processus, les deux tendances de flux et de reflux perpé- 36 À. la ·suite de Scholem, il est 1~téressa\ arfum persistant après que l'onguent
ruel [ ... ] continuent d'agir et de réagir l'une sur l'autre . De même que l 'organisme e tian du reshimu - et la même metaphore u _Puedu Il' siècle, Basilide, que Ion"."
humain existe par le double processus d'inspiration et d'expiration et que l'on ne peut
concevo ir l'un sans l'autre, de même aussi l'ensemble de la Création constitue un pro-
';;i°~ti
retiré du vase - es! présente chez un~~:n:ersion connue du tsimtsoum est,pr7-
cessus gigantesque d'inspiration et d'expiration divine " (ibid., p. 280). Par cette méta- avait longuement fréqu~tea:ti,e~::/:uvrage gnostique copte. _Cett\fro~;~:a :.
sentée dans «Le Livre u . t fréquenté la pensée gnosttque. arr .
phore de l'organisme, Scholem trace la voie d'une pensée de la divinité comme auto- et
pas échappé à celui qui avatt lo~guemtPari s Flammarion, 1978, PP· 54-55.
hétéro-relation . La Religion gnostique, trad. Ph. verne ' '
34 Ibid., p. 279.
théandrique: H. Jonas et L. Pareyson 513
512 Nathalie Frogneux Une aventure cosmo

~: 40 ' né ation divine ne pourrait être totale sans un~


laquelle il entend s'en remettr e au récit biblique de la Genèse qu'il inter;: ,,. résultera . L auto- g , ali' t1·on Si cet acte initial n'avait
.., trA capable d auto- ena ·
prète à la lumière de l'origine divine comprise comme liberté. Or, on ne ù,issance ex_ e1!1e d" . "té toute-puissante, Dieu aurait sans doute pu
peut, selon lui, parler de création ex nihilo que dans le cas de l' auto-posi- • ,'âs été le fait d une ivmi d . ents furent tués à Auschwitz.
;i, , . d son exil lorsque es IIlllOC . à
tion divine, et non pour la création du monde. f,1
rtU. e ..té est bien présente dans le texte de Jonas, qm pousse_
Le mythe de Pareyson se laisse facilement résumer, qui raconte le . [li)1alllb1gm . d the constitue l'envers nécessarre
moment où la divinité , dans un acte pleinement souverain, se pos e elle- ~. !ure qu 'une version forte u my
êonc
même comme arbitraire et abyssale, comme liberté absolue. Ce mythe â1une lecture faible . f . cernent et choix pure spontanéité et gra-
de l'origine tente de répondre à la question vertigineuse du fondement, ~ La liberté est à la OIS commen , alable Ell~ surgit comme le fait de
formulée par Kant, telle que pourrait se la poser Dieu lui-même : «Tout (uité sans motivation, sans cause, sanscpret b·tr~ire total qui garantit l'abso -
~ · est sa propre essence. e ar 1 ' d.
dérive de moi , mais moi d'où proviens-je? » 37 . Seule la liberté peut "!/existence qm . , rime dans la Bible par le refus divin de rre
affronter cette question: Dieu s'origine lui-même comme liberté en lue transcendance de Die~, s ~x? . 41 Ce ndant «arbitraire ne signifie
disant «je »; le premier acte de liberté est la position de la liberté elle- ;son prop_renom: «!e ~ms qm Jev~::~ ~ouv:ain, l~ vouloir qui veut parce
même. ,;pas capnc1eux: .ai:b1trarr;t;:t ~~uloir qui veut par hasard, aveuglément, qui
Sans doute l'intérêt du mythe de Pareyson tient-il avant tout à son qu'il veut, capnc1eux ~ l . 42 s· l'ar bitraire n'est pas hasardeux ,
audace consistant à remonter à l'instant où Dieu s'origine, s'autorisant veut parce qu'il lui arnve de vouh~rr» '~pp~sant à une pure facticité qui ne
pareille exploration symbolique en invoquant le texte de la Genèse.
i qu'il manifeste un c oix s 1· t
·. c'est parce . . une ensée de la contingence n'imp ique- -
Même si un texte rabbinique 38 interdit à la spéculation de descendre en : marquerait aucune opuon. Ain!t, pé t L'existence de Dieu n 'est pas
l' · difi' ence entre etre et n an ·
deçà de la création du monde , ce texte mentionne la protestation qu'ex- , elle pas 1ll . er , . de sa volonté: dire que Dieu est le com-
prima la première lettre aleph délaissée dans le récit de la création. Dieu ' nécessaire, mais seulement l obJet, . ,. 'il veut être. Dieu
• , eq' uivaut a due qu il est parce qu .
lui répondit qu'il commencerait par elle en donnant la loi sur le Sinaï. mencement de lm-meme . . tif pure position de SOI
. . la liberté arbitraire, se ch01s1Ssantsans mo , " . ll t
«E t effectivement, il est écrit "je suis le Seigneur ton Dieu ", où le mot est ainsi . . , , t récédée que par elle-meme. e e es
"je" 'anoki a l'initiale 'aleph. On peut peut-être alors conclure que sans justificau~n . «La ~berte nies litrté commence de soi, ce n'est rien
même la téléologie rabbinique renvoie à un événement plus originaire position de soi. [ · · ·1 Drre que a , 43
d'autre que dire qu'elle commence du neant. »
que la création, c'est-à-dire à l'a vènement de Dieu qui de lui-même dit
"je "; et c'est justement cela le commencement absolu, par lequel Dieu
. _ . ,, in /1 Giornale, 25 Luglio, 1989, P· 3. En
s'origine lui-même » 39 • 40 L. Pareyson, «La d1vma impotenza d, l''nt erprétation tragique que propose
tre désaccor avec u • ff ·1
Cet acte d'auto -origination absolue suppose évidemment une puis- revanche, il nous faut marquer no . di . omme sacrifice . Pour Jonas, en e et, 1s
Pareyson de la contraction et du retrait vm c . .
sance extrême qui semble à première vue complètement étrangère au
constituent un pur don. fu I tr duction de la Septante «Je suis celm qm
mythe jonassien du Dieu faible. Toutefois, comme le fait remarquer 41 Voir Ex. 3, 14. Pareyson re s'.' ah a_ ob,;ectivante mais aussi la traduction
• , à x de la metap ys1que , ' 1·b ,
Pareyson qui a lu Jonas à l'occasion de la traduction italienne du est», trop impregnee_ ses yen . (Voir L. Pareyson, Ontologia de//a ' erta, ~P-
personnaliste «Je sms celm que _Je sms», é ar Descartes grâce au thème de la cr_e~-
Concept de Dieu après Auschwitz, l'acte d 'auto-négation totale qui rend cit., p. 119). Le lib".' arbitre div~ est prese~roisîème Méditation). Le choix des véntes
possible l'autonomie totale de la création suppose une puissance tion des vérités (pretendument) eternelles ( d ble 1·1 est la condition (de notre mtel-
th " ti es) est mson a , - -
extrême, une toute-puissance comme face cachée de l'impuissance qui éternelles (notamment ma ema qu I li tre entendement devient tout-pmssant a
lection) inconditionnée à partir de aque e nous voyons la même rupture ou limite de
explorer la logique du_monde. ;h_ez Jo~;;:tre exploré par l'e sprit humain, mais non
37 compréhension: à partlT de ce c mx ton ru tore comme la garantie de la transcen-
Nous traduisons la traduction italienne de Pareyson (in Ontologia della libertà,
ce choix lui-même. Or Descartes conçmtdcette hoplXinsondable garantit la transcendance
op. cit., p. 464) qui reprend la question kantienne: «Ich bin von Ewigkeit zu Ewigkeit, . Le t' transcendant e ce c .
auBer mir ist nichts, ohne das, was bloB durch meinen Wi!len etwas ist; aber woher bin dance divme. carac ere d confond pourtant pas avec lm.
. . . .etant dans le mon e, ne se
ich denn? ».Vo ir Kant, Critique de la raison pure théorique, [A 613/B 641]. d1vme,r~_'';~=ison , Ontologia della /ibertà, op. cit., p. 124.
38 Pareyson fait probablement référence à Midrash Rabba, Ch. I, §10.
39 L. Pareyson, Ontologia della libertà, op. cil., pp. 469-470. 43 Ibid., p. 470.
515
514 Nathalie Frogneux Une aventure cosmothéandrique: H. Jonas et L . Pareyson

} l "bilité négative qu'il a dû la tenir présente. C'est justement


Commencement absolu, la liberté insondable pose pourtant aus · arter a poss1 , . . , , ·
. il . n ',, 'il veut être qu'il doit vaincre la negativ1te, le mal et 1e neant qui
chou~, car e e_aurait pu choisir de ne pas commencer, de ne pas sortir
ar,celq~anger de son inexistence »47_Étant à la fois commencement_et
non-etre. La liberté en se posant se choisit: «C'est en vertu de ce
loir que , en Dieu, liberté, essence et existence coïncident: dans son:
tence est compris l'acte de se choisir et de se vouloir; et il veut être ··r·
' / ela liberté est ambiguë, car elle ouvre un dilemme, elle est confhc-
en lutte constante avec elle-même. C'est au contact du néant que
.~ ;~e la liberté, en s'imposant contre ce qu'e lle fai~ appar~tre co~e
qu 'il est et il est ce qu'il veut être, sans aucun déphasage intérieur · t ·
' .
n agit pas selon son essence, mais il a l'essence qu'il veut avoir avec
'e ;Y é demeuré à l'état de possible: que rien ne s01t. Ainsi la question
44 • A

acte.» En se posant de la sorte, la liberté apparait comme dialectique _


so J l'alternative pour Dieu entre l'être et le n_on-être est-e lie m_al pos:e:
-oppos ,

~ar e~le crée l'alternative de l'être et du non-être; deux termes ne se son~·


,fü:dire «Dieu est » signifie que l'être a tr10mphé, que le bien a ete
0
;h: - - Il est le choix du bien la victoire sur le mal , et de plus tant cette
Jamais posés co_mme équivalen_ts à la liberté divine, qu'il ne faut p~ e 01s1.« ' -· 48 C' tt
penser comme libre arbitre, mais comme auto-position. L'énergie de la , '~ption que sa suprématie sont irréversibles et défirut1ves» . ~st ce e
liberté est en effet telle qu'elle donne au non-être inactif la puissance de . füfférence radicale entre être et néant ~ui se joue dans le "choix de la
la menace du néant. Toute ontologie s'accompagne ainsi nécessairement 'berté originaire et qui fait que leur pomt d~ conta~t d01t etre co~p~s
d'une méontologie : «L'acte de liberté qui, en s'affirmant et en se réali- ·~on comme une confusion ou une indistinction, mais comme une rrre-
sant , sort du non~être (vainc le non-être) maintient la possibilité d'y ren- 'tonciliable opposition. Pour l'homme, en revanche, et pour _toutes les
trer à nouveau et d'y mourir, d'y succomber.» 45 Ainsi la recherche du ;,i0 rrnes dérivées de liberté, la menace reste constante et effective . _
fondement aboutit-elle pour Pareyson à un abîme: celui de la liberté. .•: Notons cette différence entre le bien identifiable à l'être e~ le ~1en
«En tant qu'elle est suspendue à la liberté, la réalité peut être vue dans J comme être choisi par une liberté qui ne se détermine pas au se~ dune
sa gratuité ou dans son manque de fondement. Vue dans sa gratuité, elle ::.alternative, mais qui, par sa détermination, crée le terme alterna~ de c:
apparaît comme un surplus: authentique don dû à un geste de générosité, --~qui fut son choix, instituant comme po~sible le terme alternatif re~se
pure excédence qui devient objet d'admiration. [ ... ] Vue dans son
i ar la liberté originaire . Dieu comme liberté permet de penser_le bien
· p b,iectif dans la mesure où il ne dépend pas de l'évaluation sub-
manque de fondement, la liberté montre en revanche son aspect sombre; comme o J . d' · C' t
la vie apparaît comme une condamnation qui suscite à la fois la désola- jective, sans qu'il soit cependant indépenda~t du cho_1x un ~uJet. , es_
tion d'exister et le regret de ne pas exister: mieux vaut ne pas être dès l'origine qu'apparaît la polarité entre suJet et obJet exténem:s 1 ~na
qu'être. »46 l'autre dans une relative séparation, mais surtout la formule p~ticu~er:-
nt énigmatique de Jonas selon laquelle «à ce stade [de la hberte pre-
L'ambiguïté divine que décrit Pareyson tient au fait que la liberté
., :~aine], Dieu ne peut ni perdre, ni gagner» 49 trouve un sens. En effet'.
ne peut s'affinner qu'en défaisant le non-être et qu'elle s'impose dans ce
qui apparaîtra ensuite comme un rapport d'opposition - rapport qu'elle la possibilité du mal n'apparaît qu'avec _laliberté lu~ide de l'homme q~~
a elle-même fait émerger: la liberté n'est telle que face à la négation. oppose le bien au mal. Au niveau du v1Vantoù la hbert~ est a~to-pos1
Pourtant, en Dieu, cette ambiguïté est résolue, puisque dire «Dieu est» tion, le mal n'e st pas une grandeur négative et destruc1:1ce, mais, s~ule-
ment absence de bien, entrave dans le déploiement et 1 auto-expenence
équivaut à affirmer la victoire de l'être sur le néant, Je triomphe de la
positivité absolue, le bien choisi contre la menace du néant. Sa victoire du divin.
est totale et le négatif réduit par lui à l'état de possible non réalisé .
«C'es t justement pour être positivité que Dieu a dû connaître la négati-
vité et faire l'expérience du négatif . C'est justement pour pouvoir

44
Ibid. , p. 138.
45Ibid. , p. 46. 47 Ibid ., p. 473.
46Ibid., p. 465. Le caractère ténébreux et tragique de l'existence qui en résulte chez 48 Ibid., p. 178. . · 19
49 H. Jona s, Le Concept de Dieu après Aus chwlfZ, op . czt., P· ·
Pareyson est toutefois remplacé par le risq ue et l'incertitude chez Jonas.
Une aventure cosmothéandrique: H. Jonas et L. Pareyson 517
516 Nathalie Frogneux
pêche le philosophe et le théologien de poursuivre tranquillement sur
4. DE LA THÉODICÉE À L'ANTHROPODICÉE ur lancée spéculative. Si Dieu n'est pas intervenu à Auschwitz, ce n'est
as qu'il ne le voulait pas, mais qu'il ne le pouvait pas. L'évènement
L '~njeu du recours au mythe semble être de poser à nouveau frais ·storique d'Auschwitz n'est compréhensible que si Dieu s'est rendu
la question du mal. En se demandant «Quel Dieu a pu laisser faire?»so finitivement impuissant à intervenir dans les affaires du monde, toute
J~n~s semble en effet vouloir renouveler la pensée classique de la théo~ responsabilité des affaires mondaines , humaines et divines incombant
dicee ou du rapport de Dieu à l'homme . «L'énigme est bien évidemm
·ctement aux hommes.
~elle de la théodicée: pothèn ~à kakà:» 51• Et plus précisément la qu::~ Ainsi, plutôt qu'une théodicée où Dieu aurait à se justifier devant le
tion du mal, moral
.. , Auschwitz
, plutot que Lisbonne , c'est --rreun
a' d" 'buna! de la raison ou de la sensibilité humaine, la question du mal per-
gouffre
· de 1 histoire ou le mal commis par l'homme a frappé leS VlC- · étré au cours du x:x•siècle donne lieu à une «anthropodicée». Laques-
times avec la _violence aveugle et la brutalité du mal physique. tion du mal est renvoyée à /'homme - Jonas maintient un singulier qui
La question soulevée ici est en effet celle de la compatibilité du 1 · désigne l'homme générique, et non l'individu - qui doit justifier sa
moral et de l';xistence d'un monde bon , au sens où il est simplem~~t .propre image et celle de Dieu lui-même, une image générique-collective
connann:el à I homme , un monde dont nous devons dès lors éviter de . comme inscription au plan transcendant de la moralité de ses actions
nous retire,r._M~quant un lien positif, la connaturalité de la partie et du · accomplies dans le monde54 • Or, en se dessinant progressivement, cette
tout
d, estD"
des1gnee
,
par le terme de création divine. En sauvant l' 1mage
· image collective trace aussi l'image de Dieu-l'homme . L'homme, le
un 1eu createur après Auschwitz, Jonas entend sauver la commensu- monde et Dieu sont ainsi engagés dans une odyssée commune, une aven-
rabilité non indifférente entre l'homme et le monde. ture cosmothéandrique dont l'homme est le seul responsable et dont
Toutefo,is, _il semble nécessaire de distinguer deux questions. toute ingérence providentielle d'origine extramondaine est exclue.
Comme_~n tem011_111e le sous-titre du Concept de Dieu, «une voix juive », Pourtant, si la question du mythe jonassien est bien celle de l 'ori-
la_premier~ question p_orteessentiellement sur la relation des victimes à gine du mal moral, on ne saurait s'en tenir à cette «explication» de la
Dieu, se situant au sem d'une tradition du «Seigneur de l'Histoire»s2_ non-intervention divine. Encore faut-il comprendre la radicalité du mal
Pour.
une tradition
,
en attente d'une réaction divine face à la déshuman·- i commis et la destructivité de !'agir humain. Ce sont bien les massacres
satton perpetrée par l'autre homme, la question est bien la suivante· de masse et non le tremblement de terre, Auschwitz et non Lisbonne que
«~our~uoi _Dieun'a-t-il pas retenu la main des bourreaux? », «Pourquoi Jonas engage à penser et ainsi le mal comme grandeur négative qui fait
D!eu s esHl 1'.1 durant toutes ces années pendant lesquelles s'est déchaî- que l'homme est capable de détruire et d'exterminer l'autre homme.
~ee la f~e d Aus~h_witz?». N?tons cependant que la réponse apportée D'où vient ce pouvoir de négation radicale de la liberté humaine ?
1~verse 1 ordre tradit10nnel de 1 accusation. Plutôt que d'atténuer l'expé- Comprendre ce pouvoir négatif de la liberté permettrait également d'ap-
r'.e~~e,du m~ end~ré, Jonas l'exacerbe et remet en question la compos- préhender la différence entre la liberté des vivants infra-humains - à
sib_ih:ede tr01s attnbuts divins traditionnels - la toute-puissance divine travers lesquels la divinité trouve une occasion de se déployer, sans
d01t etre abandonnée et en aucun cas la connaissabilité et la bonté53_ qu'elle puisse en revanche se perdre 55 - et la liberté humaine, qui
J?nas cherc~e moins à ,singul~ser Auschwitz qu'à maximiser l'expé- constitue une menace pour le destin divin. Comment expliquer la mali-
nence de 1 horreur deshumamsante de son siècle, expérience qui gnité de la liberté produite par l'évolution d'un monde bon? D'où vient

50 Ibid., pp. 12 -13.

:: H. Jonas , Entre le néant et l'éternit é, op. cil., p. 139. 54 Pour la constance de ce générique singulier, qui bloque toute pensée de la plura-
H. Jonas, Le_Concept de Dieu après Auschwitz , op. cit., p. 13. lité, voir notre ouvrage Hans Jona s ou la vie dans le monde, op. cil., pp. 60 et 182-189.
53
Pour Paul Rica:ur (Le mal; Un ~éfi à la philosophie et à la théologie, Genève, 55 «Même la souffrance approfondit encore la plénitude de la symphonie divine.
Labor et Fides, 1996, p. 13.), la theodicee se caractérise par l'univocité de son énoncé: C'est ainsi que, en-deçà du bien et du mal, Dieu ne peut perdre dans le grand jeu de
Dieu est absolument bon et tout-pmssant et le mal existe, et par un but apologétique et hasard qu'est l'évolution» (Le Concept de Dieu après Auschwitz , op.cit., p. 19).
une argumentation en vue d'une totalisation systématique.
f,1r
l
1()
k·· 518
'ji Nathalie Frogneux
f.·•!' Une aventure cosmothéandrique: H . Jonas et L. Pareyson 519
que c~. qui se déployait comme un spectre donne soudain . '
/,/ii opposition? Pourquoi le mal se sépare+'! d b' ', heu a du dogme chrétien, elle accepte la dimension consolatrice du
; Ïî
t1: 1'homme? I u ien avec l emergence ·anisme, le caractère rédempteur de l'incarnation divine et l'expia-
' 1 Par son ambiguïté et sa capacité à raviver le mal en D" ar la souffrance58 • Point de contact avec la souffrance humaine, la
Î
.
')
'
e non-être, la li,berté ~umaine ferait véritablement tremb::; , r~ .
A
ance empathique de Dieu tient à une relation dont le terme trans-
~eme temps quelle signerait le réveil de la divinité Par 1~1~u ' ant ne peut être remis en question. Chez Jonas en revanche,
1 homme seul - et plus par un choix de lad. · · , · ·, · agir e et Dieu compatissent au sens fort puisqu'ils souffrent ensemble
dehors de l 'historr·e h . . 1v1mtequi n existe plus . ·squent ensemble leur existence. Pour Pareyson, «L'existence de
umame - la liberté p ·
rentrer dans le non-être dont elle est issue. ~:-:;a:e c;:;:~ ~'-est-à-dir_ u signifie trois choses: l'homme est pécheur, le monde a un sens, le
sem de l'affrrmation du bien face au mal menaçant. Une telle e ieu_qu:a· ··finira» 59• Seule la seconde affirmation est tenue par Jonas qui rejette
du mal moral ne contredit pas la bonté de D. d Xplicatiol\ licitement les deux autres.
· l' existence
con trarre, · du mal la bonte' d D. ieu et e sa création,. au, : Tandis que Pareyson parle de chute, Jonas refuse cette notion et lui
. , e ~ctce&~~~
compréhensibles qu'ensembJe56_ e ne sont . 'fère l'aventure, l'odyssée et le risque d'une liberté finie. Ses
herches sur la gnose lui ont permis de prendre ses distances vis-à-vis
la conception déchue de l'homme, et il préfère parler d'une condition
5. LA SOUFFRANCE NON RÉTRIBUTIVE biguë plutôt que pécheresse. Refusant la distinction entre le péché
COMME DÉF1GlJRATION
técédent, anhistorique et divin, et le péché originel, Jonas insiste sur
Avec ce Dieu en procès Jonas s'écarte rad1. état existentiel déchu de l'homme qui leur est commun. En effet, le
«succes story» de typ th,.' . calement de toute ogme du péché originel ne réussit pas à concilier pour l'ensemble de
d e pan ei ste qm minimise la possibilité de 1'é h
ou e Ia catastrophe comme dans le cas des hiloso . , . c _ec 'humanité la liberté et la non-liberté de la volonté, la responsabilité et
dont 1~ dénouement est déjà connu, celle de L~ibniz ~s dheldhistorre :une exigence du bien impossible à satisfaire: «aux idées, rendues néces-
ou Teilhard de Ch d. . . , Ite ea , Hegel .saires de manière décisive, de liberté, d'endettement libre et de responsa-
• A , ,'.11"~' mais aussi de toute logique rétributive du
qm, sans oter a I h1storre son caractère mordant 1 . . mal . bilité, il n'est ainsi rendu justice que dans la personne d'Adam» 60 • Dans
heureuse. Toutes ne sont en définiti , UI assurerait une issue le christianisme, la faute serait corporative, selon le terme de Culianu que
d
mement optimistes»57 de l'histo· ves ~ue e~ «constructions magnani- Jonas pourrait agtéer: c'est-à-dire que, pour l'ensemble des hommes à
cessible à l'homme enga , d rre qm s auton~ent un_eperspective inac- l'exception d'un seul, la faute est antécédente. Dans Le Concept de Dieu
' ge ans un processus mcertam
A cet ' d · · après Auschwitz, cette tendance à l'acosmisme chrétien est à nouveau
Pareyso egbarl'. et qu01que tragique, l'ontologie de la liberté de
n sem era1t trop optim · t , J soulignée - non sans une certaine radicalisation: «pour le chrétien, qui
france de l'homme et la victoire!~= ~ . onas en ce qui c~n~eme la souf- attend de l'au-delà le véritable salut, ce monde-ci, en tout état de cause,
;;é;:~~lp:c~ar~~ 'en remettre est cel~;dec: ;: 1
n ieu transcendant la chute de l'h ,.
f:~s~:
t;!:;;~:;::::: relève amplement du diable, et demeure toujours un objet de méfiance,
spécialement le monde des hommes à cause du péché originel» 61 .
rédemptrice du Fils de D1'eu M; . omme et 1 mcarnation
· eme s1 comme l'a s li , Tlli
l'ontologie pareysonnienne de la liberté ~st problémati;:e ::: c~rt:::; 58
L'expression «le mal en Dieu » ne démonis e-t-elle pas la divinité? Très critique
à l'égard de cette conception du mal , Xavier Tilliette doute en outre de la compatibilité de
ce mythe et de la conception trinitaire de Dieu , alors même que Pareyson s'en réclame et
pense l'incarnation du Fils. L'impuissance de Dieu est celle du Fils. (Voir
. ,~ En réalité, le rapprochement des deux m thes Correspondance dans Annuario filosofico, n° 9, 1993 , pp . 27-34.)
dun ens1on esse ntielle du tsimtsoum hm . y permet de mettre en lumière une 59 L. Pareyson, Ontologia della libertà, op. cit., p. 81. Peut-être l'occultation de la
trace ~~ mal en Dieu et du jugement (D;~:ue passée sous silence par Jonas: celle de la dimension collective et cosmologique explique-t-elle le caractère intempor el de son propos .
60
op.cil.,, 2!i. Jonas, Philosophis che Untersuchungen und Metaphysische Vermutungen, H. Jonas, Augustin und das paulinische Freiheitsproblem, Gêittingen,
Vandenhoeck &Ruprecht , 1930, p. 86.
61 H. Jonas , Le Concept de Dieu après Auschwitz, op. cil., p. 13.
520 Nathalie Frogneux · ne aventure cosmothéandrique : H . Jona s et L. Pareyson 521

. ~_:msdoute son optimisme global u . , constitue l'herméneutique de l'expérience d'une transcendance,


~m n otè en rien le tragique de la s ;; ant ~u ~~stm de la créa . ' une «incarnation non trinitaire » 65 et refuse toute consolation
I~ effectivement Pareyson de rocé~; anct:, md1v1duelle - em se, ainsi que le caractère rédempteur de la souffrance. En
nque accru . Non expérimentJ 1 ~au meme constat d'un mal t toute sotériologie déterminée, son myth e aboutit à des conclu -
l ',hi_stoire des sciences - po~r ~am:ré e _pare?o~en ne se mesur' ssentiellement éthiques , avec toute l'incertitude que cela suppose
rec1t de la Genèse - rù à l'h. . atlon , Il s en remet d'aill à l'histoire . Jonas ne dit rien de ce que la tradition a nommé le mal
t hn , 1storre du mond eu
ec o-scientifiques et ses pervers10ns . e - ses
éco · bouleverse ue, mais il est très clair sur le mal moral - et notamment sur
revanc
, . he, Jonas pense dans l'o mbre des cam norrnco-politiques d' . .:
·,. witz : «Un crime ne reçoit pas une signification par le fait qu' il
66
re~es totalitaire s, mais aussi des ri ~s . extermination , une expiation et qu'il l'obtient parfois » . Alors que Pareyson
fait courir à l'homme: «l' b d sques plus ms1dieux que l 'ho sage l'incarnation divine comme un acte rédempt eur , Jonas parle de
,. om re e la bombe t r
que ! image de l'homme est en dang er comme es a pour nous rappe
J·ama· amation dans la création comme aventure divine .
n autre point de divergen is auparavant »62 .
· U · ce entre les m th ·
JOnass1en est la transcendance d.1vme . ab solue qu y es pareysonnien
. ·
~omme «tellement transcendante q , 11 e revendique Pareyso
rrnag· , · u e e transcende t
mee simple entre transcendance et . oute opposition
festement étrangère à 1 immanence »63 et qui est .. L'enchâssement du mythe antécédent de Pareyson au mythe de la
l" a pensée de Jonas L'. maru-
etre-au-monde du Père chez J . mcamation désignera.'
reconnaît-il la proximité de sa
passianisme,
::::1:
de la souffrance du P'ere
~t no~ celle du Fils. Ainsi, Jon~
g1~ speculative· avec celle du patn·-
éation par retrait et investissement de Jonas permet non seulement de
arifier, comme nous l'avons dit, certaines remarques énigmatiques du
afin mcam, . ythe du Concept de Dieu après Aus chwitz, mais aussi de mettre en
de sauvegarder l 'unité de Dieu c'est , ~ qm rue la trinité divine vidence une ontologie de la liberté éclairant les textes métaphysiques
Elle désignerait par contre l'e"t , -a- e la monarchie divine64
, . re-au-monde d Fil · ostérieurs au Principe responsabilité.
meme s1 Tilliette met en doute c tt , . u s chez Pareyson - .· En effet, outre les deux acceptions principales de la liberté élabo-
Le th . e e pretention
~y e , Jonassien ne peut pourtant · , . ~ rées dans The Phenom enon of Life - d'une part la liberté de l'orga-
comme I hermeneutique d ' une li . . se presenter strictement ,:, nisme, qui s'oppose à la neutralité de l'inorganique et à l'homogénéité
re g10n particulière, ni chrétienn e m.
' de la matière morte, et d'autre part la liberté humaine comme choix
parmi des possibles - se dégage une conception de la liberté comme
:: H. Jonas, The Concept of God after Auschw. .
principe ontologique à l'œuvre de l'inorganique à l'organique et qui se
64 L. Pareyson , Ontologia della libe tà . ztz, op. c1t., p. 476. déploie en franchissant des paliers successifs. Cette liberté marque un
.
msme, hérésie chrétienne
monothéisme
aesrr
:
Selon les hérésiar ues 1
: c'est le pe're 1u1-meme
. r . ' op . c!I., p. 291.
!atn~a s~1amsme constitue une variante du m
. , IIIqu·s1ecles,
. choix et une auto-affirmation de l'être. «Le simple fait que l'être ne soit
. ,. qui refuse la trin1"t é d"IVine
. auonarchia-
no d pas indifférent à l'égard de lui-même fait de sa différence avec le non-
modalisme, le monarchianisme affi 1 s m~arna, souffrit et fut crucifié m u être la valeur de toutes les valeurs, et même le premier oui comme
sonnes distinctes mais d rme que le Pere, le Fils et !'Esprit . Comme le
même personne Le es modes différents de manifestation et ' ne sont pas des per- tel»67 . L 'ê tre ne désigne pas seulement le vivant , mais l'ensemble de ce
sont Noët de S~y~;7it;~~) ce mouvement hérétique dont no~.a~:~:s d':ne seule et

(arrivé à:~:!:
~
:::; ; ;;.nsi qu'un ~ertain Praxéa:,t :i:; 0
:;
1
:;; ;~\~~n: et Cléomène qipr: : h~r!:c :
~
'i;po!h ès:'t;mythique de Jonas du sai:,;~ s';;n; . ~-onviendrait peut-
que le mythe nomme création. «Le déterminisme de la matière inanimée
68
serait une liberté en sommeil, non encore éveillée » • Comme dans l'on-

transitoires. Selon lui ~


1 ieq~~a rrme q~';,la divinité se manifeste ;e lo: ,sme de Sabellius
65 H. Jonas, Entre le néant et l' éternité, op . cit., p. !42.
cesse d'ê tre lorsque l:Esp:;:;; s~e d etre lorsque se révèle le Fils et ; : 1:~e : égaux et
ment soit d'expansion soit ' e sorte que la divinité est continuel] c1 son tour 66 Ibid ., p. 143,
H. Jonas, trad. mod.
Le Princip e respon sabilité. Une éthique pour la civilisation technolo-
ments le m th d ' .de rétraction. Quelle que soit la . ement en mouve- 67
créati~n et Jon ede\!~:~! mtrodduitbien de la faiblesse du :::u~c e' de ces rapproche- gique, trad. J. Greisch, Paris, Éditions du Cerf, 1991, p. 117.
esse u Fils telle qu'il l' 1 . , s mcarnant dans sa
a m-meme exprimé e à Gethsémani. 68 H. Jonas, Évolution et liberté, op. cit., p. 32.
522 Nathalie Frogneux Une aventure cosmothéandrique: H. Jonas et L. Pareyson 523

tologie de la liberté de Pareyson, une liberté en deçà de l' auto-aff· ·•/ t Dans les textes tardifs des Philosophische Untersuchungen, notre
tion organique individuelle, semble opter pour l'apparition de la sull1llb· a- · :.wothèse se trouve confirmée par l'e xpression métaphysique d'une
· ·é dans 1e monde qu'elle déploiera ensuite . Corrélativement, au début·
t1v1t ~ec- liberté originaire et infinie s'investissant dans le fini, - hors mythe. En
des années 1990, le non-être n'est plus seulement absence d'être èffet, la dernière version de l'aventure cosmothéandrique de Jonas n'est
d'_exist~t, :_orceneu~e de l'inanim~, mais une force négative et destru~~ 'b1usinscrite dans un mythe, mais décrite comme l'aventure du principe
trice à 1 affût : «Le defi du non active et donne force au oui. [ ... ] Et les ~fiberté74 • .

organismes seraient la manière dont l'être universel dit oui à lui-même (

[ .. .]par la négation du non-être, être se transforme en un choix constant


de soi-même» 69_ ff L'EXISTENTIALISME COMME ONTOLOGIE DE LA LIBERTÉ

Pourtant, on pourrait douter du fait qu'il s'agisse d'un réel revire-


ment à partir du milieu des années 1980. Certes , on peut lire dans La philosophie de la liberté développée par Pareyson permet de
Organismus und Freiheit (1973) «avec le concept de liberté, nous dis- I_ li;enouveler la compréhension de l'ex istentialisme qu'i l fallait renconter
posons d'un concept directeur pour l'interprétation de la vie. Le secret !/!selon lui à la fin des années 1930 pour en comprende l'exacte portée et
~u devenir lui-m~me nous est inaccessible: ainsi cela reste une supposi- J e foyer, ce qui fut son cas et donna lieu à son ouvrage sur Jaspers
ti_on- pour mm personnellement une hypothèse forte - , que le prin- 'i(1940). Passé de mode, car prisonnier de la mode, avant d'avoir pu don-
cipe fondateur du passage de la substance sans vie à la substance vivante ) ner toute sa mesure, l'existentialisme devrait enfin être pensé à travers
soit déjà en lui-même une tendance que l'on puisse désigner ainsi au ":.- son thème le plus fondamental et le plus authentique: une ontologie de
plus profon~ de l'être _lui-même»70 ? Cette interprétation philosophique ;ja liberté.
n~ co~cernrut que les vivants, car ce principe liberté demeurait «un prin- Penser l'existentialisme comme le courant philosophique dont le
cipe etranger aux soleils, aux planètes et aux atomes» 71, étranger donc à \· concept central est le rapport problématique entre l'être et la liberté ou
tout ce qui n'était pas caractérisé par le métabolisme . À cette époque, ;.'.encore entre l'existence singulière et la vérité, telle est la tâche d'une
l'hypothèse herméneutique du principe liberté présidant au passage du i..philosophie qui rejette autant le rationalisme (moderne qui culmine avec
non-vivant au vivant relevait d 'une conviction personnelle. Si on ne peut ''. Hegel) que l'irrationalisme (de la Schwiirmerei du romantisme) .
donc parler de revirement, un glissement métaphysique a pourtant bien Par conséquent, Jonas ne serait pas frappé d'incohérence lorsqu'il
eu lieu lorsque Jonas reprend cette hypothèse sur le plan métaphysique Girevendique un existentialism e dès le début des années 1960 alors même
en notant seulement qu'elle comporte un indice de certitude inférieur ''L qu'il a critiqué durement sous ce terme le «pessimisme héroïque» de
puisqu'_il s'~git d 'une simple «conjecture cosmogonique » 72 par laquelle · l'humanisme comme pensée d'une liberté vide et livrée à elle-même -
le savoir ghsse vers la croyance. Mais la rupture épistémologique entre un existentialisme sans doute déjà déformé, par la démesure d'un
mythe et philosophie ne semble plus nécessaire désormais: ses spécula- homme auteur de son propre destin et maître de ses propres lois, tout
tions relatives à la liberté avant toute phénoménalisation au sein du puissant dans son impuissance . Sur la critique de cet existentialisme-là,
vivant «ne mènent pas au-delà des bornes d'une philosophie inrrnanente Pareyson et Jonas s'accordent sans nul doute.
de la nature» 73 . Compris comme ontologie de la liberté, en revanche, l'existentia-
lisme semble cohérent avec l'ensemble de la pensée de Jonas qui pro-
,, cède à une interprétation existentialiste des faits biologiques 75 , accepte
69
H. Jonas, «Le fardeau et la grâce d'être mortel », in G. Hottois et M. G. Pinsart (éds), l'immanence radicale et l'aiguillon de la mort qui sont propres à l'esprit
Aux fo ~deme11tsd'u11eéthiq~e contemporaine. H. Jonas et H. T. Engelhardt, op. cil., p. 44.
1
H. Jonas, Orgamsmus und Freiheit, Gottingen, Vandenhoeck & Rupprecht,
1973, p. 131. Nous soulignons.
71
H. Jonas , The Phenomenon of Life, op. cit., p. 3.
72 74 Ibid., pp . 246-250.
H. Jonas, Évolution eJ liberté, op. cil., p. 224.
73
Ibid., p. 226 . 75 H. Jona s, The Phenomenon of Life , op.cil., p. 6.
,I'..

524 Nathalie Frogneux ne aventure cosmothéandrique : H. Jonas et L. Pareyson 525

., . h . t l'homme de manière éminente, sont


existentialiste de notre temps 76, argumente au nom de l 'exi de mamere me oat1ve, e ' ,, ] t
t, "bift' ême de la rencontre [avec 1 etre es
humaine contre le clonage reproductif, l'acharnement thérapeutiq rt à l'être. «Lla pdosl~lho~: cette dernière est donc la liberté »1s_
!I: définition partiell e de la mort comme mort cérébrale 77. Cet exist fondamenta e e ' - , J · le
! e offrir un concept utl1e a onas.
lisme-là saisit l'inséparabilité de l'être et de la liberté et, dès lo nf Pareyson peut encore th'
. m, . . , B" u'il l'ait forgé dans le cadre de son es e-
caractère risqué et précaire de la liberté comme fondement. t deformatzwte. ien q ,, · ·t' errnet de com-
La liberté sera à penser à travers les thèmes sur lesquels l' exis ' t ue le concept de 1orrnat1v1e P
pareyson ,rec~°:11~1q . c'est-à-dire «l' union inséparable de
lisme a beaucoup insisté: la respon sabilité et le risque, l 'engageme è toute 1 act1v1te humaine, ,, . "f" "faire" en inventant en
l'insécurité, le pari et la précarité , l'audace et le choix; et contre l' . . d'' tion· " former s1gm 1e
misme idéaliste et spiritualiste des «succes story». Il n'y a pas d .cnon et"la~tin de.faire", c'es t-à-dire réaliser en procédant s:u-
Dieu qu'un Dieu qui s'est retiré et tout acte humain consiste à parier s /::entativ~s vers la réussite et en pr_oduisan~de ~ett~ ~~~~
pertinence transcendante de l 'ag ir dans le monde . Toute la responsab· ui sont des forrnes»79_Transposee dans e ca re e .
. uvr~s q . f ativité désigne le mouvement de la vie, de
de l 'aventure incombe à l'homme , même si l'activité humaine compre ph1e Jonass1enne, la_ orrn . d f d'images dans un rapport
indissociablement deux aspects: la fidélité à l'être et l'engagement de .' "be à l'homme, mais aussi la pro uc rnn ,. ' la forrnati-
liberté. C'est Jonas qui vient maintenant renforcer la pensée de Pareyso . ·t' et d'activité inséparables. Pas plus que l image, d
ass1v1~ . , , , . . il faut les concevoir comme processus e
L'existentialisme ainsi compris n'est pas celui d'une liberté cornni ne se limite a 1_esth_et1Jue. e fa onne . Loin d'une réduction à
pure activité, mais stimulée et soutenue par l'être dans l'acte même p iberté en devemr qm s mvente et s ç 'atif par lequel se réalisent
lequel l'être s'en remet à elle et se confie à elle, (c'est ce que Jonas · c · · t, serait le processus cre
donné, la iorrnat1v1e d 11 de l'homme. En ce
nomme la sanction). L'être n 'est pas entièrement livré à la liberté, ce qui 11 de Dieu celle du mon e et ce e
images, ce e , 1 . reposerait sur une formativité sym-
reviendrait à dire que la liberté est livrée à elle -même et destinée à se ns, la différence anthropo of~i~\vec Homo pictor , qui serait ce lien
détruire elle-même. En effet, la pure liberté, la liberté prométhéenne, se otique établie par Jonas en . E tr néant et éternité Jonas tente
détruit en se croyant toute puissante, car elle ne peut être extrême qu 'en · ntre homo /aber et h~mo sapiens: n !:logique moyenne' entre néces-
se niant. Ainsi, le fait que la liberté ne peut s'affirmer qu'en se niant, onc de penser le possible, une v01e on ,, .
c'es t-à-dire ne peut se détruire que dans un acte de liberté montre bien .ité et liberté, celle de l'exigence créative del etre-humam.
que la liberté n'est jamais pure liberté, qu'elle a partie liée avec l'être: la
Nathalie FRoGNEUX.
liberté ne peut s'exercer qu'en présence de l'être soit qu'elle se confirme Institut supérieur de philosophie
en l'affirmant, soit qu'elle se nie en le reniant. Dans ce contexte , on Place du Cardinal Mercier, 14
pourrait effectivement discuter de la possibilité d'un suicide individuel, B _ 1348 Louvain-la-Neuve
mais pas d'un suicide de l'humanité et de la vie sur terre. , évidenceles diverses conc~ptionsdu mythe qui
Ainsi rejoint-on un autre combat essentiel de la pensée de Jonas en En mettant en . dém thologisationjusqu'au mythe du
faisant apparaître que l 'exis tentialisme nihiliste, caractéristique de la
RÉSUME. -

Dieu faible et ensmte 1 ~bandon_


1:
ont jalonné l'œuvre d~ Jonas depms cette~ormelittéraire,l' A. tente de_faire
fina1e l'investissement de !'Esprit-Eros-Liberté
pensée moderne, abandonne l'être à la liberté, se distingue définitive-
apparaîtreune optJ.onmetaphys1que l'ontologie de la liberté de Lmgi
ment de l'ontologie de la liberté . Tandis que le premier voue la liberté à dans le monde. Un_ra~prochemen~a;;: de l'auto-origination divine,me~ en
l'auto-destruction, le second approfondit le caractère inséparable de Pareyson et en particulier d~ so~ hy Jonas Ainsi derrière la liberte fime et
l'être et de la liberté qui fait que la liberté n 'es t pas elle-même sans l'être lumière une ontologie de la l!berte ~ ~!Dieu. faible' surgit l'image paradoxale
et que l'être n'est pas lui-même sans la liberté. Dès lors, par leur liberté, livrée au monde que trace 1~ fi~lue · ainsi entre les deux extrêmes le philo-
d'un Dieu fort c~mme libert~':e pe~sée du possible exigeant.
sophe tente la v01emoyenne
76
H. Jonas, Zwisc hen nichts und Ewigkeit, op. cil., p. 47.
77
H. Jonas, Technik, Medizin und Ethik, Frankfort am Main, Suhrkamp, 1987. . h · ht nd Ewigkeit, op. cit., P· 3 - lO
78 H. Jonas, zw,sc en me s u . , , Milano Bompiani, 1988, P· ·
Essais 8 et 1O. 79 L. Pareyson, Estetica. Teoria della Formativlfa, '
·l'i
'I,
l;e,,
1,"
il
i!'
1' 526 Nathalie Frogneux

ABS'IRACT . - By setting out the various conceptions of myth which mar-


ked out the work of Jonas from demythologisation to the myth of a weak Goct
and then the final abandonm~nt ~f this literary form, the A. attempts to open the Retrait de Dieu et question du mal
way for a metaphys1cal opt10n m the form of the investment of Spirit-E
Freedom in the world. A comparison with the ontology of freedom in Lr~s: Une lecture éthique du mythe de Hans Jonas
1
~areyson, and in particular w~th his myth of divine self-origination, bring~ :
hght an ontology of ~eedom m Jonas. Thus, behind the finite freedom handed
over to the world, wh1ch the appearance of the weak God traces arises the p
doxical image ~f a strong God as absolute freedom; thus ~tween the :.:
extremes the philosopher tries out the rniddle path of a thought of the poss"bl
1 Des expériences vécues et des événements historiques, aussi trau-
that is demanding. (Transi. by J. Dudley). e
matisants et marquants qu'ils soient, peuvent-ils exiger que la pensée
redéfinisse ses catégories et qu'elle reformule des notions que les tradi-
tions philosophique et théologique ont élaborées pendant des siècles?
Est-ce que les vicissitudes inédites et extrêmes que notre époque
contemporaine a présentées demandent une mise en cause de l'image de
Dieu et de l'homme que la métaphysique, l'anthropologie et la morale
classiques avaient forgées? Hans Jonas en est convaincu : le tournant
que le nom d'Auschwitz suggère aux réflexions philosophique et reli-
gieuse ne peut être, à son avis, que radical 1.
Chercher, à partir de l'expérience tragique que la Shoa incarne, une
nouvelle réponse à l'ancienne question de Job et reformuler la pensée de la
Transcendance: c'est là le défi que le philosophe propose dans le texte-
conférence Le Concept de Dieu après Auschwitz. «Ma réponse à moi s'op-
pose à celle du livre de Job: cette dernière invoque la plénitude de la puis-
sance de Dieu créateur, la mienne son renoncement à la puissance»2• La
thèse est audacieuse, car elle affirme que la réalité du mal et notamment du
mal moral, dont Auschwitz représente l'exemple le plus aigu, arrive à mettre

1
Jonas pense que l'horreur que le nom de la Shoa évoque est destiné à avoir un
impact fort et durable sur l'évolution de la pensée et, en particulier, sur sa propre
réflexion. Auschwit z devient dès lors pour lui une sorte d '«événe ment théologique»,
H. Jonas, Philosophi sche Untersuchungen und metaphysche Vermutu11gen , Insel Verlag,
Francfort sur le Main , 1992, trad. franç., Évolution et liberté, Payot & Rivage s, Paris ,
2000, p. 245. Il ne nous semble pourtant pas que cette conclusion risque, comme l'insi-
nue R. Redeker, «de trouver de la positivité dans Auschwitz et par là de lui donner une
justification théologique », R. Redeker, «Dieu après Auschwitz . La théodicée faible de
Hans Jonas », dans Les Temps modernes, 582 (1995), p. 149. Jonas avance plutôt la
conviction que la pensée ne peut pas rester impassible et froide face aux événements
remarquables de ! 'hi stoire, parmi lesquels la Shoa a un rôle emblématique et central, et
que l'hi stoire pose dès lors des questions et des défis à la spéculation théorique, en par-
venant ainsi à secouer ses catégories et ses notions fondamentales.
2 H. Jonas, Der Gottesbegriff nach Aushwitz . Eine jüdisch e Stimme, Suhrkarnp

Verlag, Francfort sur le Main , 1984, trad. franç., Le concept de Dieu après Auschwitz.
Une voix juive , Payot & Rivages, Paris, 1994, p. 39.
528
Caterina Rea Retrait de Dieu et question du mal 529

en question la spéculation théologique séculaire qui a fait de la toute-puis J; . lace de ce petit texte dans l'ensemble de
sance l'un des attributs essentiels de Dieu. Le petit texte de Jonas ne pouvaj f./ Mais,
d Jquelle est lui
nas qui la pne se veut m. théologien ' ni métaphysicien et
dès lors qu'avoir un impact très fort et susciter un débat animé. Les Partisans l'i'ttuvre
~ se interprète
o 'fid:l d I tradition J·uive? Comment
I e e e a . .situer 1est
de la théologie traditionnelle revendiquent, pour leur part, l'existence d'Un :
e me pa . .
.,,; s et les mterrogat1ons qu i1 ,. pose dans une product10n
d . vaste
s1 e
t des
lien indissoluble entre la notion de création ex nihilo, à laquelle Jonas ~:iée? Celle-ci s'étend , en effet, de la phénolm~nologi:e ~/:::.:.::è~eet
semble pourtant faire encore référence, et celle de l'omnipotence divine. En • ,, tu cosmologique et des re at10ns en
prenant nettement ses distances avec la pensée jonassienne, J.-L. Solère par- / alyses de 1~struc r~ inquiétantes sur les pouvoirs technologiques
vient à de pareilles conclusions: « ... en dépit de la tentative de Hans Jonas,
il ne nous paraît guère possible et cohérent de concevoir un Dieu impuissant
dans le cadre d'un monothéisme créationniste» 3•
esprit, aux mterrogat:J.~ns
l'homm~, a~jourd'hm t :~:r:~ lus ca able d'une intervention radi-
~ace a! progrès scientifique et tech-
le sur so1-meme et sur a . . . 1 'tr s humains à l'assomption de
elle morale mv1tant es e e .
Une telle lecture tend à envisager surtout les enjeux métaphysiques jque une n~~v ' , saire Ici se révèle l'inspiration éthique
et théologiques contenus dans le texte de Jonas, mais elle semble laisser a responsab11ité,est ren_du~nece~ . t , partir de laquelle il faudra
.d 1 h·losophie
1 Jonass1enne e a
de côté la tension éthique qui anime au fond les intentions du philo- ui gm e a. P 'f f f
1 plus pro onde de son mythe·· le principe res-
égager la s1gm ica io~ ~
sophe. En se concentrant sur l'opposition entre les figures souvent ima-
ginatives auxquelles le récit jonassien recourt et les notions de l 'ontolo- ,iponsabilité s'avérera ams1_peut_-e
·.tion du langage obscur et imagma auq
:r
'tr être la clé de lecture et d' interpréta-
uel il confie ses réflexions théo-
gie classique, les commentateurs du Concept de Dieu après Auschwitz logiques.
ne parviennent guère à dessiner une articulation précise des implications
morales que ce petit livre présente. Nous n'entendons pas nier ici l'im-
. , . , d 'ensemble de la pensée jonassienne à partir de
portance d'un aspect qui demeure certainement fondamental: Jonas 6 Nous pouvons envisager _lurute d 1·
.. , , e radicale de ua ISme.
Cfr à ce propos N. Frogneux, Hans
· . l'. ·
son oppos11Iona toute ,orm B Il 2001 La tentallve de penser a ,_
affirme, en effet, dès le début sa volonté d'offrir «une morceau de théo- I
Jonas ou la vie dans e mon e,
d De Boeck ruxe es, . . b' 11
' d t d O,·eu marque en effet, aussi ien sa
logie franchement spéculative» 4 et, par là, de se confronter avec la pen- . d l'
culation de la mallère et e espn ,
't du mon e e e
.
'
hi d I ature. Jonas essaie de dessmer
·
· · que sa ph1losop e e a n . ·, b
sée traditionnelle qui a conçu !'Absolu comme impassible et tout-puis- production sur le gnost1c1sme . . b se pourtant sur une contmmte su -
sant. Le refus de cette tradition et 1'orientation vers l'image de la
une conception complexe du m_onde v1vanlt, im se d: mythe de la faiblesse et de l'im-
stantielle. La réflexion théologique, sous a odrmette conception du dynamisme naturel.
faiblesse de Dieu nous semblent cependant finalement pétris d'une signi- ,. ·1 à o tour au sem e ce "" h d '
puissance divines s mscn' s n . de 1988: si la tragédie d'Auschwitz empec_ e esor-
fication éthique: le mythe du retrait originaire de ! 'Infini que le philo-
sophe emprunte à la Kabbale, apparaît dégager en même temps une
Jonas le laisse entend:e dans~
mais de penser toute mterv~nt1on de
essai
~::1
. dans le monde, il faudra trouver aussi un nou -
de l'ordre physique et spirituel et notamment
veau moyen de concevoir I entreladce l" 1 t1'ondes formes matérielles . «Il faut donc
nouvelle conception de l'homme, dont la tâche principale s'avère ' . . d l'espnt ans evo u d bl ·1
de penser 1 appanllon e I d . d l'esprit sous sa tutelle ura e, a1
. d tlindemettreeestme . t
celle d'une responsabilité indéclinable. Personne, même pas la que Je premier fon ':men ' o_ . . . e lâchée dans le temps plus que la sm:p 1e e
contribué à donner a la mal!ère ongmrur 1 - 1 tolérance de sa coexistence. C est un
Transcendance , ne pourra le décharger. On devra dès lors insister sur le neutre compatibilité avec l'espnt, plus qu~ ~ ~1mpe. do1·1de toute façon être imaginé au
. . 1, , • et de l'mteneur qui
sens éthico-anthropologique du mythe jonassien, car il s'avère, à notre rapport plus mttme de ex.teneur Jonas Évolution et liberté, op. cil., p. 2%. La nature_-
avis, essentiel à sa compréhension 5• commencement de ce dualisme», H. ' ., t d's lors comme un bien en s01 a
. , h hysique se presen e e
conçue comme uu1te psyc o-p . . : d ant pourtant indépendante de son sta-
' - 1 r mtrmseque emeur ·
3
défendre pour I avemr, sa va eu ., la vie celle des générations futures, mais
tut de créature. C'est à l'homme de prDeserverdir'ge' pas en effet le devenir du monde
J-L Solère , «Le concept de Dieu avant Hans Jonas: histoire, création et toute-
puissance», dans Mélang es de sciences religieuses, 53 (1996), p.38. aussi ce lle de 1a nature comme telle. . ieu ne ; . ~. l 'hom:ne est le seul respon-
4 . accrmssement necessarr · . .
5 H. Jonas, Le concept de Dieu après Auschwitz, op. cit., p. 8 . vers un accomplissement ou un' . . e et de la survivance du cosmo s. On est amsi ren-
Les conclusions auxquelles nous parviendrons ici, quant à la valeur morale et sable de soi-même, du cours de I h_istotr l' des aspects les plus complexes, voire
anthropologique de ce récit mythico-théologique n 'entendent articuler aucun lien de type voyé à l'articulation du rapJJ?l1 D1eu-mondeÀ ::vers son mythe, le philosophe s'efforce
fondationnel entre la réflexion théologique et l'éthique. Jonas a, en effet, toujours refusé peut-être irrésolus de la pensee Jonass~enne. t l'immanence de !'Infini, à savoir entre sa
l'idée que la notion de responsabilité et l'impératif de la tutelle de l'existence de l 'homme de penser la relation entre la transcen "."hcee Le concept de tsimtsoum donne à pen-
et du monde puiss ent se fonder sur la conception d 'uu Dieu Créateur. Bien que l 'éthique séparation et sa proximité à l 'égard de I ?mme.d<'. J et un investissement radical>>,
,. e séparatJon ra 1ca e . . . , .
ne soit pas dérivée de la métaphysique, cette dernière dégage pourtant une signification ser tout en meme temps un . / d cit. p.257. Il s'agit 1c1d un pom
finalement morale. N Fro neux Hans Jonas ou la vie dans e mon ~· op. ' 1
fo~dar!ental 'et sur lequel il faudra dès lors revemr.
Retrait de Dieu et question du mal 531
530 Caterina Rea

. Il n'est c~rtainement pas facile de se débrouiller devant les expres-'; sation, Jonas en refuse toute application radicale qui fmit par résorber
sions et les rmages frappantes employées par Jonas dans son rée· 's figures mythiques et leurs capacités symboliques dans la froideur du
mythique: un Dieu faible, complètement livré au devenir mondain, sa)/ ncept. Cependant, il avance encore le souci d'une interprétation philo-
aucun pouvoir d'intervention dans le cours du monde et des vicissitud/ phique. . , . . . , , .
humaines, nn Dieu dont l'image, voire le destin, se trouvent uniquemen: Une conviction guide sa reflex10n: quoique ammee par 1 exi-
co~é~ aux hommes et à leur agir éthique. «Au commencement, par un nce certainement légitime de la clarté, la pensée rationnelle émerge
choix_mso~~~bl~, _lefond div~ décida de se livrer au hasard, au risque, concret de l'existence où s'élaborent en même temps les formes du
à la diversite infmie du devemr. Et cela entièrement: la divinité, engagée angage symbolique. Elle est ainsi appelée à accueillir ce patrim~ine
dans l'aventure de l'espace et du temps, ne voulut rien retenir de soi e renvois et d' images, non pas en se laissant emporter par eux, m en
( ... )» 7 • Ainsi , continue Jonas , «maintenant, Dieu , pour que le monde 'cédant à la force de ses suggestions qui risquerait de lui ôter son atti-
soit et qu'il existe de par lui-même, a renoncé à son Être propre ; il s'est ·,tude critique . . Jonas ne cesse pas de renvoyer la philosophie à sa
dépouillé de sa divinité , afm d 'obtenir celle-ci, en retour de l'odyssée du propre tâche, à savoir au travail d'int~rpré_tation et de déchiffr~m~nt ~e
temps, donc chargée de la récolte fortuite d'une imprévisible expérience ce que l'imagination et la mythologie lm présentent. Il ne s agit des
temporelle, lui-même, Dieu, étant alors transfiguré, ou peut-être aussi lors pas de livrer la philosophie au fantastique , ni de remplacer so_n
défiguré, par elle» 8• Le contenu de ces paroles est incontestablement exigence rationnelle par de simples explications mythologiques, mais
frappant, car il nous invite à penser l 'Absolu à travers un symbolisme de faire place à de nouvelles significations qui transcendent toute défi-
complexe qui se propose d'orienter la pensée rationnelle. Le risque serait nition et tout concept. Ces significations ne manquent pas de vérité,
dès lors de s'arrêter à la suggestion des métaphores et au paradoxe de elles ne sont pas des images dépourvues d'intelligibilité, ni des signes
ces termes parfois mystérieux et fantastiques, en demeurant ainsi en deçà purement conventionnels . C'est ainsi que « .. .le mythe peut laisser
du sens proprem~nt philosophique. pressentir une vérité, qui est nécessairement inconnaissable et même
indicible au moyen de concepts directs mais qui, par les indications
que nous en fournit notre expérience la plus intime, exige que nous
Au CARREFOUR DU MYTHE ET DU LOGOS puissions en rendre compte de façon indirecte à l'aide d ' images
anthropomorphiques » 10•
Se profile dans ces termes la question de la valeur et du rôle du Dans Le Concept de Dieu après Auschwitz, la relation entre le
mythe dans l'œuvre jonassienne 9 . Ici, en effet, µ66oç; et Àoyoç; se ren- µ00oç; et le Àoyoç;témoigne du fait que le sens s'étend au-delà de ce que
contrent souvent, ce qui implique nne réflexion constante sur la valeur la connaissance peut saisir. Le monde symbolique ouvre, en effet, vers
d'un tel entrelacement. Après avoir exposé la méthode de la démytholo- l'horizon de ce qui ne se laisse pas complètement réduire au niveau
conceptuel. Il vient rappeler à la philosophie qu'elle ne peut pas tout
comprendre ni tout traduire selon la logique de ses catégories. Le mythe
tente donc de dire ce qui reste, au fond, indicible, il essaie d'exprimer
7
H. Jonas, Le Concept de Dieu après Auschwitz, op. cit., p. 14. l'insaisissable, ce que la rigueur de la raison théorique n'arrive pas à per-
8
Ibid., p. 15.
_
9
Il s'agit d 'une question très compliquée et sur laquelle nous ne prétendons pas
cer. «Le paradoxe fmal est mieux protégé par les symboles du mythe que
trop. ms1~ter._Elle met en jeu les méthodes herméneutiques que le philosophe avait par les concepts de la pensée( ... ). Garder l'opa cité manifeste du mythe
apposes a l,'ecole de _Ru~olf Bultmann , mais qu'il a toujours reélaborées et appliquées transparente pour l'ineffable est plus aisé en un sens que de garder la
avec liberte. 9uant a 1 ~sage .du mythe dans le contexte philosophiqu e, la pensée
Jonassienne presente une evolut1on dont les étapes sont clairement résumées par le texte
10 H. Jonas, «Immortality and Modem Temper», dans Harvard Theological
de N. Frogneux, Hans Jonas ou la vie dans le monde, op. cit., p.233-240. Si nous nous
arrêtons brièvement sur cet aspect, ce n'est dès lors que pour nous enquérir de la manière Review, Vol. LV , janvier , 1962, n. 1, trad. franç. , «L'immortalité et l'e sprit moderne »,
dont ~onas ~terprète concrètement son mythe et pour vérifier jusqu 'à quel point il par- dans Entre le Néant et /'Éternité, textes rassemblés et traduits par S. Courtme-Denam y,
vient a en degager toutes les 1mphcat1ons éthiques. Belin, Paris , 1996, p. 124.
532 Caterina Rea Retrait de Dieu et question du mal 533

tr~spar~nce apparente du concept transparente pour ce à quoi elle est , 'urgence des événements la laissent sans explication valable. Le
fait aussi opaque que tout langage doit l'être» 11. he auquel il recourt, «certes personnel , prétend-il faire écho aux exi-
Par son recours au mythe, le philosophe fait donc appel au d es de la pensée de son temps, sans rejeter la tradition occidentale
apport
d et à la collaboration
· .de deux moments ' également fo ndamentaou s laquelle il se situe, mais sans davantage en être une simple
e toute product10n humame: la raison et l'imagination symb r1
ite» 13-
Tout en demeurant irréd_uctible à la rigidité conceptuelle , le my~e 1 . Le modèle intellectuel auquel on fait appel dans ce contexte n'est
laisser entendre des s1gmfications rationnelles qui ouvrent la pens , celui d'une rationalité immanente à l'histoire et qui orienterait dès
l' dr l . ee ve
or e mora et anthropologique. «Pour continuer dans la me'me · son devenir. «L'objection commune, de caractère substantiel (et non
' l · · veine·
specu atlve , certaines conclusions éthiques découlent de la méta h · ·. exemple épistémologico-formel), à toutes ces fictions de la raison
telle que mon mythe l'a éclairée»12_ P ysique, culative, consiste à dire qu'elles nous racontent des success staries de
. Mais dans quelle mesure Jonas se montre+il fidèle à to l tre autogaranties, incapables de faire fausse route. Chacune des
en e d ,·1 , us es
J ~x ~ ce qu I pres~nte _comme un «mythe rationnel»? C'est -à-dire: andes métaphysiques que je connais par l'histoire de la pensée me
parv1enHl fmalement a depasser le langage imaginatif et fantasti 'araît semblable à une telle histoire qui se termine bien , apothéose de ce
auquel 11 re~ourt, en révélant ainsi toutes les implications éthique;u: hi est. .. » 14. Jonas vise ici l'une des tentations anciennes de la tradition
~thropolog1ques qu'il p~étend apporter? Ne semble-t -il pas parfois :e · osophique, celle de réduire le mal, et, par là même l'inédit que, pour
laisser emporter par des rmages et des expressions paradoxales qui res- ui, Auschwitz 15 ne cesse de représenter , à un moment nécessaire du
ten~ sou;ent obscures? Ces questions nous semblent béantes et nous ' éveloppement du Tout , à une simple étape négative et comme telle des-
mvltent
f ad'aller au-delà du texte de Jonas, en radicalisant , gra'ce aux sug- ·née à être dépassée. Il s'oppose ainsi à la prétention de sursumer toute
ges 1~ns. a~tr~s pensées, notamment celles de Lévinas et Chalier, l'in- incohérence en tant que moment d'un Universel par rapport auquel
terpretatlon ethique de son récit. icelle-ci devrait prendre sens.
Comment trouver, en effet, une explication, voire une justification
_ au mal moral, c'est-à-dire à la violence que l'homme est à même de
RAISON ET CRISE (' commettre envers son prochain? Voilà la question fondamentale qui har-
ï ' cèle Jonas dans la rédaction du Concept de Dieu après Auschwitz. Ce
Avant ?e répo~dre à'ces interrogations, il faut saisir ici l'épaisseur n'est pas tant le mal ontologique que le mal humain qui doit dès lors être
e~acte du_defi lance par Jonas, la provocation avec laquelle il sollicite la
raison philosophique. Celle-ci s'est souvent voulue elle-même comme
capable de percer et de dénouer toutes les énigmes de l'existence. 13 N. Frogneux, Hans Jonas ou la vie dans le monde, op. cit., p. 239.
P,ourtant, quelque chose se soustrait aux coordonnées de la logique: il 14 H. Jonas, Évolution et liberté, op. cit. p. 244.
15 Dans la longue histoire des violences et des atrocités humaines, Auschwitz et la
s, agit de fa complexité de la condition humaine, du lien qui rattache Shoa représentent un événement nouveau et ils marquent une sorte de point de non retour,
1 ho~me a 1~Transcendance et surtout de l'irruption du mal au sein des un tournant dans l'expérience du mal. Dans les camps de la mort, en effet, la déshumani-
sation a été totale, la barbarie des tortures et des meurtres inédite , de so rte que «aux vic-
rela~ions ~0~1-ales. Jonas fait ainsi référence à une raison historiquement times destinées à la solution finale ne fut laissée aucune lueur de noblesse, rien de tout
s1tuee qm reelab~re constamment ses thèmes et ses concepts et qui ne cela n'était plus reconnaissable chez les survivants, chez les fantômes squelettiques des
manque pas de s adresser au langage symbolique, là où le traumatisme camps libérés», H. Jonas, Le Concept de Dieu après Auschwitz, op. cit., p. 12. Jonas n'en-
tend à aucun moment blanchir les autres atrocités innombrables que l'histoire, et notam-
ment celle de notre âge contemporain a connues, et il nomme «d'autres holocaustes dus
à la main de l'homme dont notre époque à fait l'expérience », H. Jonas, «L'immortalité et
11
H. Jonas , «Heidegger et la théologie», dans Le phénomène de la vie De Boeck l'esprit moderne» , dans Entre le néant et l'éternité, op. cit., p. 127. Auschwitz reste pour-
Bmxe 11es, 2001, p. 262. ' ' tant un moment central et emblématique: loin d'éclipser les autres génocides, l'expé-
op c·t i2 H .12o5nas,
J «L ' immortahte
. . , et l'esprit moderne» , dans Entre le Néant et l'ét ernité rience de la Shoa semble les résumer tous, en devenant l'image concrète de la haine
. l ., p. . '
envers l 'autre homme.
'1·,. 534 Caterina Rea
f Retrait de Dieu et question du mal 535
1
1 ~: . , e déconcertantes , mais autour desquelles se
1· l'objet de la réflexion : Jonas invite ainsi la pensée contemporaine ! L Conclusions peut-e_tr . . A h ·tz a laissé sa trace que per-
! témoin des événements tragiques et des exterminations de masse qui on~ Jiiue le récit du mythe 3onass1en. ~c w~ouve gravée dans l'histoire
·.. ne pourra jamais effacer, car e e. se
car actérisé notre siècle, à faire mémoire de ces expériences extrêmes.
1 ~?nneine voire aussi dans l'image de Dieu.
Cette pensée est appelée à « se confronter avec la réalité et la réussite du : yma ,
mal délibéré, bien plus qu ' avec les épreuves de l'aveugle causalité_
Auschwitz et non pas le tremblement de terre de Lisbonne » 16. 'i.·
Loin d'être dépassé dans le dynamisme dialectique de l'Absolu, le { E DIEU DU TsIMTSOUM
mal accompli en conscience et liberté parvient à altérer l'image divine et \ . , Auschwitz révèle donc à l'homme le
à tarir dans l'homme la ressemblance qui le lie à Dieu . Jonas décrit donc ··.' Le concept de Dieu apr~~rt'· l'homme est le seul maître de son
le sujet agissant comme hors de lui-même, en tension vers la transcen- ~1poids énorme de sa responsa l I ed. t l'humanité mais que chaque
. d tin commun e toue ' .
dance dont il dessine les traits . Le champ éthique s 'avère, en effet, . propre destm , 1e es acrir Comme si une image
· , d · er par son propre ,,- ·
comme l'horizon de la rencontre du temporel et de l'éternel, le «lieu» ' individu contribue a essm dit' humaine à laquelle cha-
t , , l saïque de la con 10n ' . .. ,
où l'ordre humain et l'ordre divin s'entrelacent continuellement : en for- ; devait etre tracee, a mo tribution1s avec la possibilite
mant sa propre image, l'homme forme aussi celle de Dieu et il décide de ' cun par son comportement _apporte sat c?nage mais aussi de l'enlaidir .
d perfectionner cet e im ,
sa relation avec l'infini. ; toujours ouverte e , t seul car les conséquences
une personne n es ' .
Dès à présent, il faut envisager l'invitation jonassienne à penser Dans cette œuvre comm . , l'image de l'homme, voire
des actions retombent aussi sur les autres, sur
davantag e la re sponsabilit é comme tâche proprement hum aine. Qu'es t
que le mal moral, en effet, sinon la tentative folle et perverse de se déro- sur celle de Dieu. . dè lors montré une nouvelle conception
ber à ce devoir qui reste pourtant indéclinable? Jusqu 'à quel point le
sujet pourra-t-il s'y soustraire, étant donné que les actions qu'il a accom-
plies laissent une trace indélébile? C'est lui qui répond de la violence
.
e:
La tragédie d' Auschwitz a s

ses actions. Celles-ci s?nt oudeeDs


éril face au pouvoir
. de l'homme et de
del' Absolu dont le d_estlil e~ p d' ne force transcendant e, car elles
. u C'e st ainsi qu 'elles «pénètrent la
• f rger l'image e ieu. . .
qu'il a infligée à l'autre homme et qui forme désormais une tache au sein peuvent meme o f . délébile son image à Jamais
de l' histoir e humaine , une histoire dont les issues restent toujour s ambi- divinité en devenir et fo_rme~t de aç;~e: son action ou sa destruction
guës. Jona s insinue, en effet , que ses finalités ne sont pas nécessairement indistincte. C'e st le destm_meme de , s m·connu duquel il a aban-
. . d t umvers au processu . . .
heureuses et qu'aucune Divinité n'intervient afin d'en diriger le sort, qm est en 3eu ans ce ' est ainsi devenu le dépositaire pnncipal
qu' aucune Toute-puissance ne viendra un jour rétablir l'ordre violé ni donné sa substance, et l homme. t"ble d'être trahie. On peut
de cette confiance suprême tou3ours suscep i
effacer les contradictions qui la caractérisent. Les conclusions paraissent
claires: «La honte d'Auschwitz n 'es t pas à mettre au compte d'un e
Providen ce toute-puissante ni d'une nécessit é douée de sagesse dialec- . . uiétante du destin des enfants morts à
18 Jonas introduit à ce propos la question mé q ture'e a empêchés de développer un
tique, par exemple comme une démarche antithético-synthétique exigée . d' 'd • nemortpr ma ·
Auschwitz et de tous les lll ,v1 us qu u 1·· étemeUe. «Qu'en est-il de ceux qm
et bénéfique en direction du salut. Nous, les humains , nous avons fait ·
agir responsable et de l_a1sser
une trace dans image
.
· · des
1 Vie si bonnes ou si mauvaises, _si gran ,
cela à la divinité, comme les gérants malheureux de sa cause, et cela n'ont ·amais pu s' mscnre dans le L1vr~de a ? lement arce que leurs vies ont eté
continue à peser sur nous; il nous faut laver encore cette honte de notre :'!
ou si i,etites qu'ai ent pu ~tre leur~ act10ns, tout que Jeu:' humanité a été détruit~ par
coupées avant qu'ils en 3.1ente~ 1 occasion, :~a~ cune humanité ne pouvait leur surv1vre7
visage défiguré, mieux , de la fac e de Dieu - qu 'o n ne vienne pas me des humiliations si cruell:s et s1 pr?f~n! es qhwitz aux fantômes sans visage, déshum~1-
parler ici de la ru se de la raison» 17• Je pense aux enfants gazes et brûles a. usces inn~mbrables d'autres holocaustes dus a la
sés des camps, et à toutes les ~utres victlm l' érience ( .. .). Aucune autre occasion ne
main de l'homm e dont notre epoque a fait exp tion pour ce qui a été perdu au cours
leur est donnée, et l'éternité n'offre _aucu~~ comr.:~~erne », dans Entre le néant et l'ét er-
16 du temps», H. Jonas, «L 'immortalité et espn
H. Jonas, Le Concept de Dieu après Auschw itz, op. cit., p. 36-37.
17
H. Jonas, Évolution et liberté, op . cit., p. 243. nité, op. cit., p. 126-27,
Caterina Rea Retrait de Dieu et question du mal 537
536

ourle monde, pour ainsi dire, en abandonnant une région à l'intérieur


dire en un sens que l'homme tient le sort de la déité entre ses mains»t9
e lui-même, une sorte d'espace mystique duquel il se retira pour y
Une limite est pourtant encore posée aux capacités humaines d'interve~
tourner d~s l'acte de la création et de la révélation . Le premier acte de
nir sur le sort de la divinité: ce que les hommes ne pourront jamais
'En-Sof, l'Etre infini, est par conséquent, non un pas en dehors, mais un
façonner, c'est l'image d'une Providence toute-puissante qui les déchar-
as à l'intérieur, un mouvement de recul, de retour sur soi-même de
gerait de cette responsabilité infinie.
traite à l'intérieur de soi-même. Au lieu d'une émanation, nous a;on s
Résumons ici brièvement cette nouvelle notion de l' Absolu que
'opposé, une contraction. Le Dieu qui se révéla avec des contours défi-
Jonas expose dans son mythe. Nous y retrouvons l'idée d'un Dieu faible
.s fut remplacé par celui qui est descendu plus profondément dans les
qui a renoncé à tout son pouvoir, qui s'est retiré totalement du monde et
traits de Son propre Être, qui se concentra en Lui-même et fit ainsi
de l'histoire pour permettre à l'altérité d'exister. Il est allé ju squ'à révo-
·depuis le commencement de la création »2 1•
quer son omnipotence en faveur du monde, de l'homme et de sa liberté.
· Il ne faut pourtant pas s'arrêter à l'interprétation la plus immédiate
Par ce geste originaire, le Créateur , tout en se retirant en soi-même, se
:de cette doctrine qui pourrait apparaître - comme le reconnaît Scholem
trouve impliqu é, dans le devenir, dans le changement qui caractérise la
·1ui-même - matérielle et grossière. Le but de cette analyse est de
vie terrestre. Il a choisi de se temporaliser, de se vouer au risque, en
.rechercher, avec Jonas et même au-delà de Jonas (qui semble parfois
confiant à l'homme son propre destin . Son image est entre les mains de
reprendre trop directement l'aspect mythique de la thèse kabbaliste), une
sa créature, même si c'est entre les mains de la plus haute de ses créa-
tures: «cette image, donc passe sous la garde problématique de i ·signification plus co~plexe et artic~lée du _Tsimtsoum. En outre, il faut
,: •se demander s1 cette nnage du retrait de Dieu peut fournir l'e xpression
l'homme, pour être accomplie, sauvée ou corrompue par ce que ce der-
t de la transcendance d'un Absolu qui a tout remis dans les mains de
nier fait de lui-même et du monde. Et c'est dans le terrible impact de ses
actes sur le destin divin, dans leur effet sur l'état entier de l'Être éternel fJ'homme, ce dernier ayant désormais rejoint son âge mûr.
/' C'est en cette direction que s' orientent ces réflexions, tout en étant
que réside l'immortalité humaine »20 . Le Dieu du mythe jonassien es~
·; conscient que le texte jonassien peut certainement se prêter à d'autre s
donc un Dieu vulnérable, toujours exposé à cet autre qu'il a voulu lais-
interprétations. On essaiera ici de voir dans la doctrine du Tsimtsoum,
ser exister en tant qu' autre: c'est un Dieu qui souffre et qui devient, qui
au-delà de ses prétentions mythico-cosmogoniques, le point où se ren-
se fait anxieux devant les actions de l'homme, mais qui n'intervient pas,
contrent les significations théologique, éthique et anthropologique 22 .
ni ne pourrait jamais intervenir dans le cours du monde. Il a irrévocable-
La doctrine du Tsimtsoum, en effet, naît et se développe surtout
ment renoncé à sa toute-puissance.
dans le contexte du grand défi de la question du mal. Quand fait-il son
Il s'agit de conclusions hardies , voire déconcertantes , car elles bou-
irruption dans la création? Comment s'inscrit -il dans le monde et dans
leversent des siècles et des siècles de réflexion théologique . Cependant,
l'histoire ? Les kabbalistes ont formulé l'hypothèse que la création ex
elles ne manquent pas de racines : un fil souterrain les relie à la tradition
nihilo serait aussi une création du néant de la part de Dieu. En se reti-
juive et en particulier à la Kabbale lourianique . Il faudra donc s'arrêter
rant, l'Infini aurait créé comme un espace vide, un fond obscur. «Au
sur la notion de ~,:it~:it (Tsimtsoum) qui indique le mouvement originaire
de contraction ou de retrait de Dieu. Cette notion a été introduite pour
approfondir l'idée biblique de création ex nihilo et donc pour chercher
21
une explication à la possibilité de coexistence du fini et de l'infmi . G. Scholem, Die jüdische Mystik in ihren Hauptstrdmungen, Rhein Verlag, Zurich,
1957, trac!.franç., Les grands courants de la mystique ju ive, Payot, Paris, 1983, p. 278.
Gershom Scholem, l'un des plus grands interprètes contemporains de la 22 Cette lecture du Tsimt soum, qui cherche à envisager ses implications éthiques et

Kabbale, commente à ce propos: «Dieu fut contraint de faire une place anthropologiques n'ent end pourtant pas oublier le fait que Jonas dirige son attention aussi
vers des aspects cosmologiques et surtout vers le thème de la nature en général. La nature
devient en effet objet de responsabilité, étant dotée d'une valeur intrinsèque. Le philo-
sophe allemand ouvre ainsi la réflexion éthique à de nouveaux domaines et il invite
19 l'homme à se charger d'une réalité extra-humaine, mais qui se présente elle aussi comme
Ibid., p. 120.
20
vulnérable et fragile.
H. Jona s, Le concept de Dieu après Au schwitz, op . cit., p. 20.
,,'i Retrait de Dieu et question du mal 537
1 536 Caterina Rea
! e monde, pour ainsi dire, en abandonnant une région à l'intérieur
1
dire
U en r. un sens que l'homme tient le sort de la déité entresesma . . >smême, une sorte d'espace mystique duquel il se retira pour y
_ne 1m1teest pourtant encore posée aux capacités humaines d'" · er dans l'acte de la création et de la révélation. Le premier acte de
mr
f sur le sort , de,. la divinité:
, ce que
. les hommes ne p ourront~tJ ·of, l'Être infini, est par conséquent, non un pas en dehors, mais un
aço~er, c est I rmage dune Providence toute-puissante qui les d' l'intérieur, un mouvement de recul, de retour sur soi-même, de
gera1t de cette responsabilité infinie. ec e à l'intérieur de soi-même. Au lieu d'une émanation, nous avons
Résumons ici brièvement cette nouvelle notion de J' Absolu osé, une contraction. Le Dieu qui se révéla avec des contours défi-
Jo~as expose_dans son mythe. Nous y retrouvons l'idée d'un Dieu fai1 t remplacé par celui qui est descendu plus profondément dans les
qm a renonce à tout son pouvoir, qui s'est retiré totalement du aits de Son propre Être, qui se concentra en Lui-même et fit ainsi
d !'hi · monde
e st01re p_ourpermettre à l'altérité d'exister. Il est allé jusqu, à rév uis le commencement de la création» •
21

quer son ommpotence en faveur du monde, de l'homme et de s 1·b Il ne faut pourtant pas s'arrêter à l'interprétation la plus immédiate
p t · · · , a 1 ert
ar ce ges e ongrnarre, le Createur, tout en se retirant en soi-mê :., ·cette doctrine qui pourrait apparaître - comme le reconnaît Scholem
Ir . r , d 1
~uve rrnp 1que ans e devenir, dans le changement qui caractéris 1
me, se
-même - matérielle et grossière. Le but de cette analyse est de
vienfiterrestre., Il a choisi de se temporaliser ' de se vouer au nsque,
· e ena · hercher, avec Jonas et même au-delà de Jonas (qui semble parfois
co 1ant à I ho_'.Ilme_so~ propre destin. Son image est entre les mains de prendre trop directement l'aspect mythique de la thèse kabbaliste), une
sa créature, meme s1 c est entre les mains de la plus haute de ses créa- ignification plus complexe et articulée du Tsimtsoum. En outre, il faut
~res: «cette ~age, donc passe sous la garde problématique de e demander si cette image du retrait de Dieu peut fournir l'expression
l ~o~e, pour etre accomplie, sauvée ou corrompue par ce que ce der- de la transcendance d'un Absolu qui a tout remis dans les mains de
mer fait de lui-même et du monde. Et c'est dans le terrible impact d ;l'homme, ce dernier ayant désonnais rejoint son âge mûr.
t I d . d. . e ses
ac es ~~ e ,~strn 1v~ ,,dans leur effet sur l'état entier de l'Être éternel, C'est en cette direction que s'orientent ces réflexions, tout en étant
que res1de. l 1mmortahte 20
humaine» · Le Dieu du myth e Jonass1en
· · est
, conscient que le texte jonassien peut certainement se prêter à d'autres
donc ~n Dieu vulnerable, toujours exposé à cet autre qu'il a voulu lais- interprétations. On essaiera ici de voir dans la doctrine du Tsimtsoum,
ser e~1ster_en tant qu'autre: c'est un Dieu qui souffre et qui devient, qui au-delà de ses prétentions mythico-cosmogoniques, le point où se ren-
22
s~ fait anx1e~x.dev'.111~ les actions de l'homme, mais qui n'intervient pas, contrent les significations théologique, éthique et anthropologique .
m ne pourrait Jamais mtervenir dans le cours du monde. Il a irrévocable- La doctrine du Tsimtsoum, en effet, naît et se développe surtout
ment renoncé à sa toute-puissance. dans le contexte du grand défi de la question du mal. Quand fait-il son
Il s'agit d~ conclusions hardies, voire déconcertantes, car elles bou- irruption dans la création? Comment s'inscrit -il dans le monde et dans
leversent des siècles et des s!ècles de réflexion théologique. Cependant, l'histoire? Les kabbalistes ont fonnulé l'hypothèse que la création ex
~!~esne manquent pas de racrnes: un fil souterrain les relie à la tradition nihilo serait aussi une création du néant de la part -de Dieu. En se reti-
JUive et e? particulier à la Kabbale lourianique. Il faudra donc s'arrêter rant, l'lnfrni aurait créé comme un espace vide, un fond obscur. «Au
sur la notion de r.n:::11J:::!
(Tsimtsoum) qui indique le mouvement originaire
de contrac_tto~-ou d~ r~trait de Dieu. Cette notion a été introduite pour
approfon~rr ~ idée biblique de création ex nihilo et donc pour chercher 21 G. Schelem , Die jüdis che Mystik in ihren Hauptstromung en, Rhein Verlag, Zurich,
une expltcatton à la possibilité de coexistence du frni et de l'infini. 1957, trad. franç., Les grands courants de la mystique juive, Payot, Paris, 1983, p. 278.
Gershom Scholem, l'un des plus grands interprètes contemporains de la 22 Cette lecture du Tsimtsoum, qui cherché à envisager ses implicatio ns éthique s et
anthropologiques n'entend pourtant pas oublier le fait que Jonas dirige son attention aussi
Kabbale, commente à ce propos: «Dieu fut contraint de faire une place vers des aspects cosmologiques et surtout vers le thème de la nature en général . La nature
devient en effet objet de responsabilité, étant dotée d'un e valeur intrinsèque. Le philo-
sophe allemand ouvre ainsi la réflexion éthique à de nouveaux domaines et il invite
l'homme à se charger d'une réalité extra-humaine, mais qui se présente elle aussi comme
19 Ibid ., p. 120. vulnérable et fragile.
20 H. Jonas, Le concept de Dieu après Auschwitz, op. cit., p. 20.
538 Caterina Rea Retrait de Dieu et question du mal 539

cours de cette auto-contraction de l'essence divine qui, au lieu d'agir De l'énigme de Dieu, on est ainsi renvoyé à l'homme et à sa con~i-
vers l'extérieur, se tourne vers soi-même apparaît alors le néant. C'est n: il est constamment mis à l'épreuve par cette absence, par la pers1s-
donc un acte, un processus au cours duquel le néant est appelé à l'exis- ce de ce silence. L'homme vit donc dans l'a-théisme qui, comme l'a
tence ( ... ). Le Tsimtsoum crée le néant par le repli de Dieu sur lui- t Lévinas, indique la séparation, la non-participation de la créature
même; «l'espace» primordial ainsi libéré permet à l'univers d'exis- maine à son Créateur. Condition d'extrême solitude qui fait appel au
ter»23. Mais cet espace vide, ce néant originaire, cette absence de Dieu urage de résister à toute représentation consolatrice d'un Dieu victo-
est aussi le 'lieu' où le mal devient possible. On peut dès lors conclure eux et tout-puissant, d'une sorte de deus ex machina, auquel on. ne
26
que le mouvement d'auto-contraction de Dieu constitue une sorte de erait appel qu'en cas de besoin • Et «Que serait la foi ou . la dévotion
. ,
condition de possibilité du mal, car il rend possible l'autonomie, voire nvers un Dieu qui ne pourrait pas m'abandonner? Dont Je serais sur et
l'indépendance de la liberté et de l'agir de l'homme. ertain, assuré de sa sollicitude? Un Dieu qui ne pourrait que me do~er
Ce procès d'auto-contraction comporte une limitation de l'infini, ou se donner à moi? ... »27 . Ces questions posées à Lévinas par Demda
presque un cèlement. On retrouve ici le noyau du récit jonassien: Dieu semblent saisir au fond la réalité de cette condition: celle de l'homme
renonce à son être et à sa puissance, jusqu'à se bannir, à s'abstraire dis- contemporain qui a vécu la détresse et qui a fait l'expérience de l'aban-
crètement de toute présence. «On a essayé d'interpréter cette retraite de don. C'est la condition dont Jonas s'est fait lui-même l'interprète.
Dieu à l'intérieur de son propre Être en termes d'Exil, comme si Lui- L'homme doit donc assumer le poids de cette réalité, prendre en
même s'était banni de son Tout dans une profonde réclusion. Considérée charge une responsabilité infinie. Le retrait de Dieu, son effacement
de cette manière, l'idée du Tsimtsoum est le symbole le plus profond dans le monde et dans l'histoire renvoient à cette charge de l'ho~e:
d'Exil que l'on puisse penser. .. » 24. Il nous semble ainsi possible de par- !'Infini a tout donné, Il a laissé la place pour l'agir de l'homme. «Dieu,
ler d'un geste kénotique originaire par lequel Dieu se met en jeu, accepte après s'être entièrement donné dans le monde en devenir, n'a plus rien à
le risque de se mettre en relation avec une altérité, celle de l'homme, du offrir: c'est maintenant à l'homme de lui donner» 28 • Mais est-ce que le
. . ? Le
sujet libre. «Pour que Dieu puisse se mettre en jeu, il est nécessaire de risque pèse seulement sur la créature? Est-elle seule ~se en Jeu ..
créer un drame, de laisser un point vide de l'univers, où il y ait un espace risque - et c'est ici le point décisif - est surto~t le nsque ~e Dieu.
pour quelqu'un avec qui jouer. C'est ici le premier aspect du Tsimtsoum C'est Lui qui, en confiant son image entre nos mams, a assume le dan-
: Dieu doit se contracter pour mettre en discussion sa propre omnipo- ger qu'elle soit défigurée. C'est encore Lui qui s'est mis_e~-d_iscussion
tence, pour permettre un jeu successif, au-delà de l'omnipotence» 25. en acceptant par le geste de son auto-contraction, la poss1b11iteque son
Mais comment parler de ce renoncement divin? Comment interpré- absence se transforme en sa contestation et en son oubli. Et du reste, «ne
ter l'exil de !'Infini? Il faut tenter de saisir le double mouvement que trouvons-nous pas aussi dans la Bible hébraïque un Dieu qui se voit
29
cette notion d'exil contient: mouvement peut-être paradoxal, mais méprisé et rejeté par l'homme, et qui s'afflige à son füjet?» -
autour duquel se noue l'intrigue de transcendance et immanence qui
caractérise la vie de Dieu. L'infini se soustrait, se retire, fait place à
l'autre que soi dans un geste d'humilité et de discrétion. Il se fait donc
absent, en laissant derrière Lui un espace vide, comme une fracture qu'il
ne serait pas possible de combler. Et c'est dans cet espace - répétons-
le - que se jouent toutes les vicissitudes humaines, que se déroule le 26 On pourraitpeut-être faire ici une comparaison avec un ~utr~pen~eu:, c~tte fois
chrétien, qui a vécu lui aussi l'expérience des camps d'exterrmnat10n: JI s agit de D.
drame de la responsabilité, le prix de notre liberté. Bonhoeffer qui a nettement refusé l'image d_'un D'.eu bo~che-tro~ de nos v1~es d~
connaissance. Il a donc critiqué l'idée d'un Dieu qm devrait tout resoudre, en otant a
23 M. R. Hayoun, «Maïmonide et la kabale lourianique», dans L'histoire de la phi-
l'homme la charge de sa responsabilité.
losophie juive, Cedam, Padoue, 1993, p. 149. 21 J. Derrida, Adieu à Emmanuel Lévinas, Galilée, Paris, 1997, p. 181.
24
G. Scholem, Les grands courants de la mystique juive, op. cit., p. 278-79. zs H. Jonas, Le concept de Dieu après Auschwitz, op. cit., p. 38.
25 G. Levi, «Isaac Loria», dans Torah efilosofia, Giuntiua, Florence, 1993, p. 102. 29 Ibid., p. 22.
Retrait de Dieu et question du mal 541
540 Caterina R ea
(
Jn souci dépend d'eux» 32 • Autour de cette énigme se déroule le jeu de
POUR UNE ÉTIUQUE DE LA VULNÉRABILITÉ fi-anscendance et d'immanence: si Dieu intervenait pour effacer le mal,
:;.,:il l'empêchait de se produire dans l'histoire, non seulement l' Absolu se
L 'i nfini ne_s'est pas mis à l'abri par le geste qui le séparerait '~'. ;iubstituerait à l'homme, en lui ôtant sa dignité d'être infiniment respon-
monde en le retJrant dans le mystère de sa transcendance Co I d~, ~àble, mais il perdrait aussi sa transcendance, le mystère de sa sépara -
Cather~e. ~halier, par _le même _acte de retrait, Dieu ac;epte~~/ e~~,': /fion. Ainsi Dieu n'a laissé de Lui que des traces, que des signes, dans la
dance a I egard _des creamres et il s'en laisse affecter. Il pâtit de la p art 'fu,résence de sa ;ir::illl (Shekhina, de la racine l'.:>!J!shkhn qui indique l' ha-
des hommes et il souffre avec eux: «dans toutes leurs souffrances pil / biter, le séjourner). La Shekhina exprime le séjour de Dieu dans le
so~ffert avec eux » (Is. 63, 9). Le Dieu lointain et transcendant e;t e: .;roonde, son mouvement de descente vers le bas. L'Infini est donc , d'une
~~me temps proche, presq~e- ~anent dans le partage de la vulnérabi- j certaine façon, présent dans le monde, mais comme un Étranger qui ne
lite et, de ,la doule~r. La tra~tJon Juive a amplement développé cette idée -se laisse pas assimiler, comme un Pèlerin toujours prêt à lever les tentes
JUsqu_à 1_affirmation, ~ue ~ Absolu suit et accompagne son peuple dans i et à se retirer, à se contracter, à s'absoudre de toute présence. C'est exac -
les v1c1ss1tudes
, de 1 h1storre' même dans l'humili·au·on e t d ans le mal '.\tement dans cet espace de trmscendance, à partir de ce geste d'auto-
heur . 1) , de la Nl'\17l :l ill':llll Shekhina be galuta (Presence
C estp la doctrine , - ) limitation, qu'une nouvelle histoire devient possible: une nouvelle
en exi · _« artout ou Israël se trouva en exil, la Shekhina pour ainsi dire intrigue qui lie Dieu à l'homme, un défi pour l'homme engagé dms sa
fut en 1exil avec eux. . Ils furent exilés en Égypte • la Shekhm·a fut avec eux' ·\ liberté et dans sa responsabilité, mais toujours aussi sous le risque qui
( . -.il'), 1 s furent exilés
, à Babylone, la Shekhina fut avec eux · Ils furent pèse, risque d'une perte, voire d'une perversion.
e~, es au _pays d Elam , la Shekhina fut avec eux, selon Je verset: Et Mais revenons encore une fois à cette question : jusqu'à quel point
30
J etabhraz, Mon . trône. en Elam» • Ce mouvement de d escen te, ce mou- faudra-t -il pousser cette reprise de la kabbale? Comment interpréter la
vement kenotique, fait penser à «un exil intérieur à J'Esp n·t d.1vm», · au théorie du Tsimtsoum et l'ensemble des image s et des termes mystérieux
geste par lequel 1 ~bsolu ne réside plus auprès de Lui-même , mais Il est et souvent même indéchiffrables qu'elle nous présente?
presque hors de S01, comme un pèlerin dans une terre lointaine . Le phi- L 'éc ho mythique de ce langage ambigu et déconcertant est encore
losophe Fr~ Rosenzweig résume cette doctrine d'une façon très clair . bien présent dans la réflexion de Jonas . On revient à la relation com-
« La ~hekhina, la prés~nce de Dieu qui descend sur les homme s et habi:~ plexe de transcendance et d'immanence, destinée peut-être à rester chez
P3:1111eux, _est compnse comme une scission en Dieu même. Dieu Jui- lui une question ouverte: il semble en effet osciller entre le refus du pan-
meme se separe de soi, il marche avec son peuple, il subit avec Jui sa théisme et une certaine défense, pas toujours claire, de l'immanence.
so~~france, avec lui il s'exile dans la misère de mondes étrangers avec «Dans Je mythe , Jonas suggère - en effet - que Dieu s'est en quelque
lw il partage son existence aventureuse » 3 1• ' sorte dispersé, disséminé dans la création, et que celle-ci serait dans son
On est donc face à l'énigme d'un Dieu humble et vulnérable qui évolution cosmique et dans l'histoire humaine la reconstitution même de
p~age _les souffranc~s hum_ames, qui s'inquiète, qui tremble , mais qui Dieu. Cette version, on s'e n doute, prête facilement le flanc au reproche
n \ntervient pas, ou bien qw ne peut pas intervenir pour effacer le mal de panthéisme, car elle semble insinuer que Dieu est la création. Or
33
qw accabl~ le monde. Jon~s _parvient ainsi à la conclusion que «ce Dieu Jonas reste convaincu de la transcendance divine . .. » . Et du reste, cette
souc1~ux ~ est pa~ un mag1c1en qui, par le seul acte de son souci, provo - oscillation ne repropose-t-elle pas l'ambiguïté présente dans l'histoire de
querait. s1multanement
. . , la réalisation du but dont il a 1e SOUCI· : au 34
la pensée kabbaliste ?
contrarre il a laisse à d'autres acteurs quelque chose à faire , de sorte que
32 H. Jonas, Le concept de Dieu après Auschwitz, op. cil., p. 26-7.
30
E. Urbach, Hazal, pirqé enwunot ve-deot, Magnes Press Hebrew Universi 33 R. Theis, «Dieu éclaté. Jonas et les dimensions d ' une théologie philosophique
1_9;9, trad. franç. Les sages d'israël, Verdier, Lagrasse 1996 p
trre de la M ekhilta de Rav. Ishrnael. ' ' . .
49
Le · é ty,
passage c1t est
après Auschwitz», dans Revue philosophique de Louvain, n. 2 (mai 2000), p. 353.
34 La complexité des doctrines kabbalistes et notamment de celle du Tsimtsoum, où
', _31 F. Rose,nzweig, Der Stern der Erlosung, M. Nijhoff, La Haye 1981 trad fr se rencontrent les deux mouvements de la retraite et de l'enga gement de Dieu dans le
L eto,le de la Redemptwn , Semi, Paris, 1982, p. 483. ' ' anç.,
- 542 Caterina Rea
Retrait de Dieu et question du mal
543

:.,: odèle our que partout et toujours la trans_cen~ancede l,'autr~


Dès lors, il faut aller plus loin dans la recherche d' une significatio' !lip,:unem , 3~ Le retrait de Dieu, ce geste kenotique de 1 Infini
ultérieure du Tsimtsoum, signification qui, au-delà du pur récit fantas· 'f,it respectee», : e fi ure aradigmatique, presque un commande-
tique, nous permet de récupérer son contenu éthique: le renvoi à lares ~· ' j)~ient chez L~vrnas un g d pcontre son égoïsme, contre ses préten-
,. · met l homme en gar e é · d ·t
ponsabilité humaine. Ces questions nous invitent à recourir à l'aide d'~ "·ent qm d frontière celle d'une altérit qm m
autre penseur juif contemporain. Il s'agit d'Emmanuel Lévinas, dont:; \m s totalisantes. Il pose one une ,
l'écho s'est peut-être déjà fait entendre dans les pages précédentes. Tout • h.ster toujours inatteignable. d' 1 ême chose à propos de Jonas et de
" M ·s est ce qu'on peut rre am , .
en prenant ses distances à l'égard de la symbolique mystique de la fi' ai ' - . uestion reste entière, car la pensee Jonas-
Kabbale et de sa terminologie plus directe, la philosophie lévinassienne -~ lecture du Tsimtsoum : ~a
?
Jt dans Le Prin cipe responsabilité) une
tiïenne conti~nt elle ~uss1 su o:es é oïsmes et au respect de l'altérité ,
s'a pproprie en effet quelques-uns de ses thèmes, même si elle les lit à
partir de ses propres catégories. Le philosophe lituanien ne s'intéresse forte invitation au depassement g artl.culier celle des généra-
''• 1 tur celle de l'homme et, en p , .. ,
pas à l'aspect mystique et théosophique de cette tradition, mais unique- Icelle de a na e, . d D' fait appel à la responsab1hte
v. fu 37 Si le retrait e 1eu fr
ment aux contenus qui révèlent un sens éthique et anthropologique. \ tions tures . . urner ue vers ce qui est vulnérable et a-
La doctrine du retrait de Dieu assume ainsi une signification ~-..humaine, celle-ci ne peut se to q sorn·s· « l'obJ·et de responsa-
. . tel engage tous mes · · ··
éthique et métaphysique qui met de côté la structure symbolique com- ·:gile et qlll, c~~e ' , . ble _ nonobstant cette commu-
plexe de la Kabbale. La contraction de Dieu ouvre l'homme à la respon- ,' ·bilité est le penssable_en tant que p~nssa_ moi avec une moindre chance
sabilité éthique. Comme le dit C. Chalier, au retrait del' Absolu doit cor- } .nauté e~U:e~oi et llll, u~. «au~: » 1:::e~ des objets transcendants de
respondre un «Tsimtsoum de l'homrne » 35 • «Décrire ce «dessin t de part1C1pat1onque n unpor comme une chose incomparable-
;_.'' d'amour » par lequel Dieu «voulut qu'un autre soit», c'est donc l'identi- .,? l'éthique classique: un «autre>'.'non 1 . e'me dans son droit le plus
\1 '1· • · e nen que m-m
1. ment meilleure, mais comm . , · bée par l'assimilation
':i- fier au tracé d'un vide en soi pour que l'autre puisse exister, dans sa ue cette altérité-là doive etre enJam ,
h, transcendance. Mais c'est ainsi méditer ce retrait de la substantialité ,, propre et sans q ., . 38 Même ici la responsabilité se presente
de moi à lui o~ d;e~u~: ;;;;rité , mais un recul qui est déjà ex~ress~on
comme un rec . C'est dès lors dans cette direction
devenir mondain, laisse dès lors ouverte la question de l'articulation entre la transcen- d'engagement et de reconn~ssanc~. énérations futures,
dance (voire la séparation) de !'Infini et son immanence. Cette ambiguïté s'es t souvent qu'il faut interpréter l'appel Jon~ss1enll au _reespu~:!~ce du présent, une
traduite, surtout pendant les épisodes fréquents de contact de la Kabbale avec d'autres · t entre nos mains. exig
courants mystiques, dans une oscillation qui oppose l'interprétation théiste à l'int erpréta- dont le destm res e . . . et totale de la nature et de ses
tion panthéiste. En effet, explique Scholem, «non seulement il y a un résidu de la mani- renonciation à l'exploitation contJ.nue11e
festation divine en chaque être, mais sous l 'aspect du Tsimtsoum, celui-ci acquiert aussi
une réalité propre qui le garantit contre le danger de dissolution dans l'être non individuel
du divin 'tout en tout'. Luria lui-même fut l 'exemple vivant d'un mystique franchement
théiste . Il donna au Zohar, malgré tout son panthéisme intrinsèque, une interprétation , . , V d' Lagrasse 1982, p.185-86.
36 C. Chalier, Judaïsme et a/tente, er 1er, Lé . ' 1e terme altérité indique tou-
strictement théiste. Rien n 'es t plus naturel, par conséquent, que les tendances panthéistes . , . que s1 chez vmas, . .
37 Il faut sur ce pomt prec1ser . , . ' 1 bl (celle de l'étranger, celm qm
qui commencèrent de gagner de l'importance dans le Kabbalisme, spécialement à partir ·, individual1te m emp aça e 'h
1
jours une singu ante, une .. 1 ·t attention vers l'homme en tant qu uma-
de la période de la Renaissance en Europe, soient entrées en conflit avec la doctrine luria-
demeure inassimilable}, Jonas dmge put? !o ~ . . - se porte déjà sur le futur inconnu
nique du Tsimtsoum, et que des tentatives aient été faites pour la ré-interpréter, afin de la
nité «Le regard de Jonas - comme le dit l'h nen résent qui n'est autre que l'homme
dépouiller de sa signification.», G. Scholem, Les grands courants de la mystique juive,
de !;être auquel il faut assurer les soucis de othromme p 1n·q~e( .): l'homme vers lequel
op. cit. p. 279. En dépassant le sens purement théologique et cosmogonique, l'interpréta- , · · · d' e attentlon an pocen .. · · H
tion éthique du Tsimtsoum, s'avère, à notre avis, particulièrement capable de dénouer le lui-même. ll ne s agit pas 1c1 un . di 'd a·,s l'idée d'humanité», A. Prien, ans
. .
Jonas dmge son atten on ti n' est pas l'm v1 u, m '
bilità dell 'uomo verso I uomo, Ath eneum,
paradoxe du double mouvement transcendant-immanent, d'éloi gnement et d'investisse-
Jonas · il diritto del futuro e la responsa_ nous semble pourtant pas oublier la
ment de Dieu par rapport à ses créatures. Loin d'impliquer un statut ontologique, l'im- · -4 L sée Jonass1enne ne ,
manence de I' Absolu, exprimant Je geste de son engagement dans Je monde, parvient à Florence, 1998, p. 148 9 . ,a pe~ la fra ilité du nouveau-né, dont il faut preserver 1e
signifier plutôt son renoncement à l' omnipotence par lequel !'Infini accepte la condition dimension du sing~Jie'. represe~te ~~dans l'Îristoire de l'humanité. .
de faiblesse, de vulnérabilité et d'inquiétude qui le rend proche des êtres humains. mystère en tant qu avenement méd In 1 Verlag Francfort sur le Mam, 1979'
35 C. Chalier, «L'â me de la vie. Uvinas lecteur de R. Haïm de Volozin», dans
" H Jonas Das Prinzip Verantwortung, _se ' 126
trad. franç.·,Le P;incipe responsabilité, Cerf, Pan s, 1990, p. .
Emmanuel Lévinas: Cahiers de /'Herne, Herne, Paris, 1991, p. 397.
544 Caterina Rea Retrait de Dieu et question du mal 545

ressources pour que nos descendants puissent eux aussi profiter de bi · la vulnérabilité de l'homme révélerait ainsi la tentative per-
et de richesses qu'il ne faudrait jamais dilapider. mer b'l' , ·
pour effacer toute trace et tout symbole de la responsa i ite mter-
C'est donc à une éthique de la vulnérabilité (outre celle de la r
ponsabilité) que Jonas nous appelle. Dieu lui-même prend la conditi ~:-sa faiblesse, pour sa part, l'image divine rappelle à l'~omme _les
d'être vulnérable et risqué, afin que toute faiblesse rencontrée et reco ·eux de son destin et le renvoie à sa tâche. Elle dév01le amsi le
nue chez l'autre, soit respectée et accueillie comme objet de responsa se· nJ
dépassable de la condition humaine: l'homme est l"etre dont 1es
lité. Bien que sous des points de vue différents - celui de la singulari 'o:S ne s'effacent jamais, ne fût-ce que parce qu'il répond du sort de
humaine chez Lévinas et celui de l'humanité future, de la nature et d' · et dès lors des autres et du monde entier.
Dieu chez Jonas - les deux auteurs insistent sur la catégorie de la vuÙ
nérabilité comme trait fondamental de ce qui suscite notre responsabi
lité. On est dès lors poussé à avancer une hypothèse, certainement L'IMAGE AU PARADIGME
valable dans le cas de Lévinas, mais peut-être aussi dans celui de la pen-
sée éthico-anthropologique de Jonas: l'expérience traumatisante de la Si après les événements cruciaux du xxesiècle d~nt la Shoa re?ré-
Shoa, l'intention d'être les témoins d'une lutte intellectuelle et morale nte le moment culminant, le terme «Dieu» apparait encore doue de
contre les «idéaux» du nazisme les aurait rendus sensibles à la notion de ns, ce n'est qu'en raison de son contenu éthique. Ne pouv~n~pa_smter-
faiblesse et attentifs aux exigences de ce qui se présente comme fragile ir dans le devenir du monde, ni dans le cours de I histoire des
et vulnérable 39 . mmes il devient pourtant un paradigme de !'agir moral, le rappel de
La violence nazie qui frappe des êtres sans défense apparaît, en respo~sabilité à laquelle l'être humain est voué. L'image théologique,
effet, à leurs yeux non seulement comme brutale, mais aussi comme per- ui se laisse façonner par les vicissitudes et les choix d'un devenir dont
verse, car elle prétend anéantir l'humanité même de l'homme. Celle-ci es issues restent incertaines, fournit un modèle qu'aucune astuce ou per-
s'incarne dans deux figures récurrentes chez l'un et l'autre des deux version ne peuvent modifier: il s'agit de la figure de l'humilité, _signi~iée
penseurs, deux figures qui évoquent la faiblesse et la fragilité de tout dans le geste du Tsimtsoum, du renoncement à toute auto-affmnation,
objet de responsabilité: il s'agit, chez Jonas, du nourrisson qui doit pour devenir ainsi l'otage de l'autre. Devra-t-on conclure dès lors que
encore parvenir à lui-même et, par là, développer les capacités de !'agir Dieu se fait lui-même l'otage de l'homme pour que celui-ci, chaque
responsable et, chez Lévinas, de l'autre, du différent, c'est-à-dire de l'in- sujet singulier, se fasse lui aussi l'otage de son pro~~ain?. . .
assimilable et de l'étranger dont le visage se traduit pour moi dans l'ap- La tradition juive a souvent pensé ce geste divm ongmaire et so~
pel à un engagement indéclinable. La violence nazie, en tant que volonté reflet sur la vie humaine à travers la notion de la li1l~T1i (rahmanut), a
savoir de la miséricorde de !'Infini. «La rahmanut serait ce maternel
pouvoir de s'ouvrir à l'altérité, de l'enfanter-:- sans·~ulle ~arantie de
39 N'était-ce pas, en effet, la force et la puissance qui étaient exaltées par la rhéto- gratitude. Elle serait éponyme de la cr~ation pm,sque Dieu meme connut
rique nazie, qui arrivait jusqu'à exhorter à la suppression des sujets les plus faibles? De ce mouvement de retrait en lui pour faire place a un autre. La rahmanut,
même les malades, les personnes plus âgées et les enfants ne furent-ils pas les premières
victimes d'une violence gratuite et perverse? Auschwitz fut dès lors l'expérience terrible son humilité, son sacrifice, cet espace vide en lui qu'il traça pour l'autre,
et effrayante de la vulnérabilité de l'autre, une vulnérabilité à laquelle, comme le dit est comparable à ce maternel rapport d'enfantement qui ne pr~sum~ ~n
Primo Levi, la condition de déshumanisation vécue par les prisonniers des camps de la rien de l'avenir de qui est ainsi créé» 40 • C'est justement cet attnbu~ ~vm
mort rendait souvent insensibles. «La présence à côté de vous d'un copain plus faible, ou
plus désarmé, ou plus vieux, ou trop jeune, qui vous obsède par ses demandes d'aide, ou qui semble se soustraire à la garde de l 'hom~e, en,e'.11pê,chant_ cel~-~i de
par son simple 'être-là' qui est déjà, de soi, une prière, c'est une caractéristique de la vie se forger une idole à son gré. L'image de Dieu revele a partu d ici son
au Lager. La demande de solidarité, d'une parole humaine, d'un conseil, ne fût-ce que
d'une écoute, était persistante et universelle, mais très rarement satisfaite», P. Levi, /
sens éthique.
sommersi e i salvati, Einaudi, Turin, 1986, p. 59-60. La citation est tirée de F. Ciaramelli,
Trancendance et éthique. Essai sur Lévinas, Ousia, Bruxelles, 1989, p.28. ,o C. Chalier, Judaïsme et altérité, op. cit., p. 188.
547
546 Caterina Rea Retrait de Dieu et question du mal

·
Ainsi, même la condition de l'immanence divine, tellem
d · en
ourrit l'association de Dieu a~ i_nonde,ou, ~ar s s transgres-
't les pouvoirs de cette association ( ... ). Dieu s associe aux
7
matlque
. . u pomt de vue théologique pour une pensée qui se v~ s'en retire en fonction des actions de l'homme» . Et encore,
42
mterprete du monothéisme créationiste, acquiert une significati
ude Dieu dépend de moi. Dieu a subordonné son efficacité( ... )
~elle: elle devient l'expression de l'investissement de Dieu dans
J érite et démérite; mais ainsi précisément Dieu règne par l'en-
tlon et donc de l'acte kénotique par lequel il se fait vulnérab 43
Absolu qui se livre à une histoire dans laquelle il ne peut pas in d'un ordre éthique ... » .
roximité à Dieu et, par là, l'ouverture eschatologique restent
lance pourtant un défi à l'homme, le provoque en exigeant qu'il
ftion éthique, une question de justice et comme telle confiée à
son tour un espace pour son prochain. Son commandement n'agi
e sous le risque d'une perte et d'un échec. Pourtant, Jonas
travers la promesse d'une rétribution, il ne flatte pas le sujet moral
~t-il pas l'espérance que Dieu se retrouve lui-même au terme de
l'effraie par des compensations ou des punitions futures. En renon ce d' . . , affirm
sa toute-puissance, le Dieu jonassien renonce aussi au titre de ju yssée mondaine? Si !'Infini s'est d_épouillé~e sa 1V1mte, , e-
n'est, en effet, que «afin d'obterur celle-ci, en retour, del o_dy~-
l'histoire.
s temps ... » 44• Passage complexe, voire obscur, mais dont la s~gn1-
Une question se fait pressante: l'Infini se dépouillerait-il dès
n s'avère encore une fois éthique: il y a quelque chose de toujours
de l'attribut de la justice, si essentielle dans toute compréhension tr'
evé de toujours ouvert dans la relation qui lie la transcendance et
tionnelle de Dieu? Et que dire de la relation entre rahmanut et tsed
an;nce, quelque chose qui reste entre les mains de l'homme, tou-
(np,:\t), entre miséricorde et justice qui caractérise la réflexion juive
l' Absolu? Encore une fois le concept de Dieu introduit par Jonas no ·s à bâtir par la force de sa responsabilité.
impose de penser autrement la valeur de ses attributs: Dieu n'est
juste puisqu 'il exerce la justice en punissant les méchants dans la · En reprenant le langage jonassien, l'horreur commis~ ~ ~~~chwitz
ès lors certes pu flétrir l'image de Dieu et blesser la_D1:lllite ~pms-
éternelle, mais parce qu'il exige des hommes qu'ils appliquent lajustic
ici et maintenant. «Ce n'est donc pas à Dieu, mais aux hommes de te en éloignant l'avènement eschatologique _de la JUStl~e,mais ~Ile
, a pas pu effacer le sens éthique que cette figure cont:ent. Celm-c1
garantir la justice pénale et civile, et d'assurer la réparation du désordre
ésiste face à toutes les violences et à toutes les barbanes et appelle
et du crime par la peine et le dédommagement. En cette matière non
'homme à sa tâche indéclinable. Tel nous semble être finalement le
plus, il n'est pas possible de se décharger sur la sphère transcendante» 4 t .
message fondamental que, par son petit texte, Jonas a voulu apporter.
Auschwitz a mis en crise la notion d'une justice rétributive divine
qui finit par retarder son instauration à l'avènement d'un monde futur et Caterina REA.
transcendant. Comme le mal subi par les victimes de la Shoa ne fut pas Institut supérieur de philosophie
le châtiment d'un péché, car il frappa, et brutalement, des irmocents, de Place du Cardinal Mercier, 14
même l'attente d'une rétribution future semble perdre ici sa valeur et sa B-1348 Louvain-la-Neuve
crédibilité. C'est aujourd'hui, en effet, et dans le monde présent qu'il RÉSUMÉ._ La référence au mythe et à l'apport de ses figures symboliques
faut opérer pour la justice, en rendant ainsi déjà maintenant possible une caractérise une bonne partie de la production de Jonas et, en part1wlier, c~ne qm
tension eschatologique nouvelle. a été influencée par ]'horreur de la Shoa. L'événement d' Auschw1t~, expenence
Peut-être pourrait-on , à ce propos, faire appel encore une fois à extrême de la déshumanisation, nous impose, en effet , une redefm1t1on des
Lévinas et à ses commentaires sur la tradition juive : en reprenant la pen- catégories philosophiques, et surtout de la notion de Dieu . Se dessme dès lors le
sée du rabbin Haïm de Volhozin, intellectuel lituanien influencé par la
pensée de la Kabbale, il affirme: «l'homme par les actions conformes à
42 E. Levina s, A l 'heure des nations, Minuit, Paris, 1988 , P· 144.
43 Ibid. , p. 145. . .
41 44 H. Jonas, Le Concept de Dieu après Auschwitz, op. c,t. , p. 15.
N. Frogneux, Hans Jonas ou la vie dans le monde, op. cit., p. 249.
j,

li ' 548 Caterina Rea


/, '
'
~' 1 problème ~e l'articulation de la pensée rationnelle avec le langage souvent fan-
' t~stique et unagmatif du mythe. L'A. propose ici une lecture ethico-anthro «Amour» et «lutte des classes»
g1que du sym boli sme complexe que Jonas semble emprunter à la KabbalPoo- 1
.
1
geste du Tszmtsoum, le retrait de Absolu qui a renoncé à lui-même et à sa te. e dans les années trente
pmssance ':m_faveur de l'autonomie de l'homme, renvoie celui-ci à une re;ute-
sabilité mfime. pon-

ABSTRACT. - Reference to myth and to the contribution of its symb li


figur~s characterises a considerable part of Jonas' writing and, in particular, ~a~ Baptiste: C'est pas la vie que j'aime , c'est vous!
part mfluenced by the appalling Shoa. The events at Auschwitz, an extreme Garance: Vous êtes le plus gentil garçon que j'aie jamais
experu1:ent m dehu1:1anisation, impose on us a redefinition of philosophicaI rencontré. Moi non plus, je n'oublierai pas cette nuit.
categones and _espec1ally of the concept of God. There then arises the problem Marcel Carné et Jacques Prévert , Les Enfants du Paradis , 1943.
of the articul~tion of r~tional thought with the Ianguage of myth , which is often
fantastJc and 1magma!Ive. The A. proposes here an ethical-anthropological rea- «Il n'est pas rare qu'un homme qui abandonne sa femme pour une autre
dmg of . the complex symbol~sm which Jonas appears to borrow from the éprouve le besoin de se justifier devant sa conscience en invoquant comme pré-
Kabbala. the g~sture of th_eTsuntsoum, the withdrawal of the Absolute, which texte qu'elle n'était pas digne de son amour , qu'elle l'avait déçu, ou d'autres rai-
has renounced 1tself and 1ts omnipotence in favour of the autonomy of . sons encore de ce genre qui ne manquent pas. Il s'agit de la part de l'homme
sends back the latter to adopt infinite responsibility. (Transi. by J. Dudley)~an , d'un manque de courtoisie qui, en plus de la simple constatation qu'il n'aime
plus sa femme - alors qu'elle est en l'occurrence la victime -, cherche encore
à se fabriquer un alibi pour 'justifier' son attitude profondément discourtoise: il
s'arroge ainsi un droit qui laisse en fin de compte tous les torts à sa femme, en
plus de l'infidélité dont il l'accable»
Max Weber, Le savant et le politique, 1919.
«[ ..] car le socialisme, ce n 'est pas seulement la question
ouvrière ou celle du quatrième état, mais c'est surtout la
question de l'athéisme, de son incarnation contemporaine,
la question de la tour de Babel, qui se construit sans Dieu,
non pour atteindre les cieux de la terre, mais. pour abaisser
les cieux jusqu'à la terre [... ] »
Dostoïevski, Les Frères Karamazov, 1880.

l. LA QUESTION DE LA CORRÉLATION. «LUTTE» ET SOUTIEN DES MASSES

Eric Voegelin et /ou Carl Schmitt


En substituant «Marx et Engels» à «socialisme» dans l'extrait de
Dostoïevski, nous entendons vouloir montrer que les autems de
L'idéologie allemande sont mobilisés dans leur approche du réel, conçu
comme «système», c'est-à-dire comme ce dont l'ordre est pervers et
comme ce qui «nous» nuit, moins par la «souffrance inutile» 1 des

1 Pour reprendre le mot à Emmanuel Levinas dans son article intitulé «La souf-

france inutile», dans E. Levinas (Les cahiers de La nuit surveillée) , s.l., Verdier, p. 338.

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