Les Troubles de L'enfant

SCIENCES HUMAINES
Sciences Humaines
Dyslexie, autisme, anxiété, hyperactivité, précocité, violence, anorexie…
les troubles
NUMéro
spécial
entretien
de l’enfant
Denis Lacorne :
« La France n’est pas
le pays de la tolérance »
référence
André Gorz
S’émanciper du travail
Science politique
Pouvoir local :
Ce document est la propriété exclusive de Stella Azevedo (stellazevedo@gmail.com) - 17-03-2017
une féminisation
à petits pas
livre du moiS
tzvetan todorov
L’artiste et le dictateur
Babylone, rome, égypte, Angkor…
Vie et mort
des civilisations
M 01866 - 291S - F: 6,50 E - RD
BEL/LUX 7,20 E - SUISSE 11,80 CHF - CANADA 11,50 $CAN - ESP / GR / ITA / PORT (CONT) 7,40 E - ALL 7,80 E - DOM/A 8,50 E - DOM/S 7,20 E - TOM/S 1 000 F CFP
www.scienceshumaines.com - mensuel n° 291 - AVRIl 2017 - 6,50 e

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38, rue Rantheaume, BP 256
89004 Auxerre Cedex
Sommaire
Mensuel – N° 291 – Avril 2017 – 6,50 €
www.scienceshumaines.com
DIRECTEUR DE PUBLICATION
Jean-François Dortier 8 à 17 A CTUALITÉ
VENTES ET ABONNEMENTS
03 86 72 07 00
Science politique - Pouvoir local, une féminisation à petits pas
Estelle Dieux - Magaly El Mehdi -
Mélina Lanvin - Sylvie Rilliot
Documentaires - La Fémis face caméra
RÉDACTION
RÉDACTRICE EN CHEF 18 à 23 C OMPRENDRE - Vie et mort des civilisations
Héloïse Lhérété - 03 86 72 17 20
RÉDACTEUR EN CHEF ADJOINT

Christophe Rymarski - 03 86 72 07 10
24 à 27 E NTRETIEN AVEC …
Denis Lacorne
CONSEILLÈRES DE LA RÉDACTION « La France n’est pas le pays de la tolérance »
Martine Fournier - Martha Zuber
RÉDACTEURS
Nicolas Journet - 03 86 72 07 03
(chef de rubrique Lire)
28 à 59 DOSSIER
Jean-François Marmion - 03 86 72 07 09
Maud Navarre - 03 86 72 07 16
(cheffe de rubrique Point sur)
Les troubles de l’enfant
Louisa Yousfi - 03 86 72 03 05 COORDONNÉ PAR HÉLOÏSE LHÉRÉTÉ
SECRÉTARIAT DE RÉDACTION
ET RÉVISION
30 L’enfant, l’école et le psy
Renaud Beauval - 03 86 72 17 27 JEAN-FRANÇOIS MARMION
Brigitte Ourlin
DIRECTION ARTISTIQUE
32 Quatre questions clés
Brigitte Devaux - 03 86 72 07 05 HÉLOÏSE JUNIER
Katarzyna Bialasiewicz/Dreamstime
ICONOGRAPHIE
Laure Teisseyre - 03 86 72 07 12
34 La violence, ça se soigne ?
ENTRETIEN AVEC DANIEL MARCELLI
DOCUMENTATION
Alexandre Lepême - 03 86 72 17 23
36 Les principaux troubles de l’enfant
SITE INTERNET
POINTS DE REPÈRE
Clément Quintard
clement.quintard@scienceshumaines.com
Webmestre : Steve Chevillard
40 Hyperactivité : attention souffrance !
steve.chevillard@scienceshumaines.com MARIE-FRANCE LE HEUZEY
MARKETING - COMMUNICATION
DIRECTRICE COMMERCIALE ET MARKETING
42 Quand la timidité devient pathologique
Nadia Latreche - 03 86 72 07 08 VINCENT TRYBOU
PROMOTION - DIFFUSION Au sommaire
Patricia Ballon - 03 86 72 17 28 44 L’anorexie, de plus en plus précoce du prochain numéro
PUBLICITÉ RÉBECCA SHANKLAND ET CHRISTELLE PROST-LEHMANN (en kiosques
L’Autre Régie 28, rue du Sentier - 75002 Paris
le 13 avril)
Tél. : 01 44 88 28 90 46 Quand le langage défaille
MICHÈLE MAZEAU Le racisme
DIFFUSION
• En kiosque : Presstalis
Contact diffuseurs : À juste titres 48 L’autisme : une affaire de spectres ?
Benjamin Boutonnet - 04 88 15 12 40
• En librairie : Pollen/Dif’pop - 01 40 24 21 31 MARC OLANO
ÉDITIONS SCIENCES HUMAINES
Véronique Bedin - 03 86 72 17 34
52 La dyslexie, un cerveau à remodeler
Patricia Ballon - 03 86 72 17 28 MICHEL HABIB
SERVICES ADMINISTRATIFS
RESPONSABLE ADMINISTRATIF
54 La précocité intellectuelle, un handicap ?
ET FINANCIER OLIVIER REVOL ET JEANNE SIAUD-FACCHIN
Annick Total - 03 86 72 17 21
COMPTABILITÉ
56 Phobie scolaire : pourquoi tant d’angoisse ?
Jocelyne Scotti - 03 86 72 07 02 ENTRETIEN AVEC NICOLE CATHELINE
Sandra Millet - 03 86 72 17 38
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58 Grandir après la guerre
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CONCEPTION DE LA COUVERTURE
Isabelle Mouton
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Titres et chapôs sont de la rédaction.
78 A GENDA
Commission paritaire : 0517 K 81596
ISSN : 0996-6994
Avril 2017 SCIENCES HUMAINES 3
N° 291
20 000 encarts ADL Partner sur une partie des abonnés France
éditorial
Un parfum d’immortalité
« Nous autres civilisations, nous savons redécouvert, traduit et capitalisé les savoirs des
que nous sommes mortelles », proclamait Mésopotamiens, Perses, Indiens et Grecs. Ils ont su
Paul Valéry en 1919, au lendemain de la Grande les faire fructifier.
Guerre. Les empires européens s’étaient affrontés
au point de presque se détruire. Cette histoire ne C’est par le truchement des savants
faisait que confirmer un constat désabusé : arabes que l’Inde nous a transmis les bases de
l’Occident allait connaître le même destin tragique notre calcul (le zéro et les chiffres dits « arabes »).
que les grandioses civilisations qui l’avaient L’apport de la science arabe sera déterminant pour
précédé. Rome, Babylone, Égypte, Grecs, Crétois, le développement de l’algèbre, de l’astronomie, de la
Hittites, Perses, Mayas, Aztèques, toutes s’étaient chimie en Occident. La Chine, très en avance sur les
crues invincibles, toutes s’étaient pensées autres civilisations en matière de technique,
immortelles. Toutes avaient disparu. transmettra à l’Occident des innovations majeures :
Toutes ? Pas exactement. la boussole qui a révolutionné la navigation, la
Certaines ont étrangement résisté au temps. Tel est poudre à canon qui a révolutionné la guerre, le
le cas de la civilisation chinoise ; l’empire du Milieu papier qui a révolutionné la culture.
a plus de deux millénaires et entame son troisième N’oublions pas les anciennes civilisations
en plein renouveau. L’Inde se modernise aussi à précolombiennes : les Aztèques et Incas ont été
grands pas, tout en gardant son fonds culturel pulvérisés par le fer et les chocs microbiens. Nous en
hindouiste ; elle n’a cessé de vivre en se avons rapporté non seulement des tonnes d’or, mais
métamorphosant. Même les anciennes aussi la tomate, le maïs, la pomme de terre, des
« civilisations englouties » ne sont pas tout à fait épices, qui ont bouleversé notre alimentation.
éteintes. Et que dire des sociétés de la préhistoire qui nous
ont transmis le feu, l’agriculture et la métallurgie ?
Si les empires disparaissent toujours, leurs savoirs
Certes, la civilisation mésopotamienne leur survivent parfois. Et se transmettent à travers le

a été ensevelie sous les sables, mais avant de temps à d’autres mondes qui les propagent à leur
disparaître, elle a légué au monde des inventions tour. Il en va des civilisations comme des êtres
majeures : l’écriture, les mathématiques, vivants : ils meurent toujours, mais certains laissent
l’astronomie, la roue et l’araire. C’est aux des traces – des gènes, des techniques et des idées –
Mésopotamiens que nous devons notre façon de dont la durée de vie excède leur existence propre.
compter le temps : la division des jours en 24 heures, Si nous savons que les civilisations sont mortelles,
des heures et des minutes en 60 unités. Les comme l’affirme P. Valéry, nous savons
Phéniciens, avant de disparaître, ont légué au aussi qu’elles acquièrent par la
monde leur alphabet. La grande civilisation grecque traversée des époques une forme
est le berceau de la philosophie, de la démocratie, de d’immortalité, et par la traversée des
la tragédie, de l’histoire, de la géométrie. frontières une certaine forme
Aujourd’hui, la Grèce n’est plus ce qu’elle était, mais d’universalité. n
son héritage antique reste vivant. L’Empire romain Jean-François Dortier
s’est écroulé, mais a légué aux générations suivantes
le droit et l’idée de République. La civilisation
arabo-musulmane, du temps de son âge d’or, avait
Avril 2017 ScienceS HumaineS 5

N° 291
Courrier DeS LeCTeurS
Nicolas
JourNet
Les dessous troublants par l’université par convention avec la collectivité locale.
Aujourd’hui, cette formation des praticiens n’est plus
du numérique assurée. Je suis sorti de cette mission avec une réelle
à l’école expertise, et aussi une pratique. Une fois revenu à
À propos de l’interview de Philippe l’Éducation nationale (j’en suis sorti cinq années), on
Cottier dans notre mensuel numéro 290 ne m’a jamais proposé d’exploiter ces compétences.
(mars 2017), « Les lycéens n’ont pas le Pourquoi ? Question sans réponse. Ou plutôt, trop
sens inné du numérique », par Sophie évidente : la compétence est une donnée qui passe
Viguier-Vinson, nous avons reçu de loin derrière la soumission à la hiérarchie. Or, l’outil
Pierre Chalier les remarques suivantes : informatique, par définition, permet de la contourner
allègrement, comme nous l’enseigne l’exemple des
P ronote est une application commercialisée

par une société privée, qui ne peut être utilisée de
manière générique. La citer, c’est faire une publicité (non
lanceurs d’alerte. Bien à vous. n
Pierre chalier
voulue peut-être) à la société Index-Éducation, alors La réponse de Philippe Cottier

qu’il existe une autre compagnie, la société OMT, sans Si nous avons conservé le nom de Pronote, c’est qu’au
compter la mise à disposition par l’Éducation nationale cours de notre enquête, tous les acteurs rencontrés, ou
elle-même d’une application, pour le même objectif et le presque, citaient cette application : on ouvre Pronote
même service. pour voir ses notes, et non pas l’« application-qui-sert-
Par ailleurs, la « fracture numérique » est un fait et l’on à-consulter-ses-notes ». Tout comme on ouvre son
sait pourquoi : la recherche et l’utilisation de l’information Frigidaire…
sont d’autant mieux maîtrisées qu’elles s’appuient sur une Notre approche, du point de vue de son positionnement,
idéologie scolaire bien intégrée par l’élève (voir Pierre n’est justement pas technocentrée et révèle ce que les
Chalier, « Le décrochage », Les Cahiers pédagogiques, acteurs font ou ne font pas avec le numérique dans
avril 2012). leurs pratiques quotidiennes. Nous ne raisonnons
Enfin, les espaces numériques de travail (ENT) ont été pas à partir d’une approche critique des industries
une aubaine pour IBM, qui les a portés sur les fonts culturelles. Ce point de vue aurait exigé d’interroger
baptismaux, créant des filiales qui se sont enrichies sur les acteurs industriels, les logiques d’industrialisation
les fonds publics des collectivités territoriales. Que ne des technologies numériques, les logiques d’acteurs
l’a-t-on pas dénoncé ? À l’origine, IBM soutirait environ et institutionnelles, etc. Nous le faisons en partie dans
1 400 euros aux établissements publics d’enseignement d’autres chapitres de notre livre, toujours à partir du
pour leur participation à l’expérimentation. La connectivité, discours des acteurs, que Pierre Chalier pourrait lire avec
l’utilisation du numérique, est d’abord un marché intérêt. Nous avons rencontré des enseignants qui sont
avant d’être une pratique dite « pédagogique » pour très critiques et développent des discours proches du sien,
que les riches (puis les pauvres plus tard) s’équipent que nous relatons, mais ce discours n’est pas non plus
d’ordinateurs (portables si possible, car ça rapporte central.
davantage), de tablettes et de smartphones dernier cri. Tel n’était de toute façon pas notre propos dans le chapitre
On devrait s’intéresser à la manière dont le ministère de sur lequel portait cette interview. On ne peut pas nous
l’Éducation nationale collabore avec Microsoft pour mettre reprocher de négliger des questions qui ne nous sont pas
son Suite Office entre les mains des établissements, de posées, et qui d’ailleurs n’étaient pas l’objet premier de
leurs administrations, de leurs enseignants et des élèves, notre enquête. n
au détriment des logiciels libres ! PhiliPPe cottier
Pourtant, ces propos ne font pas de moi un farouche
opposant au numérique. J’ai créé en 1996 la « salle
multimédia » pour les lycées de la Région Nord-Pas-de-
Calais, alors que j’étais chargé de mission en expertise ÉCRIVEZ-NOUS !
sur les équipements et les réseaux. Cet outil piloté par Vous souhaitez réagir à ce numéro,
un enseignant pouvait créer des contenus pédagogiques contacter un journaliste
(texte/voix/image) et piloter 18 postes, en individuel,
en groupes, dans toutes les disciplines, y compris la
ou soulever un débat ?
philosophie. Les machines, mais aussi le mobilier, et Écrivez-nous à l’adresse suivante :
surtout la formation des enseignants était alors assurés nicolas.journet@scienceshumaines.fr
6 ScienceS HumaineS Avril 2017

N° 291
Tous croyants
À propos de l’article « Qu’est-ce que la religion ? », paru
dans notre numéro 289, Didier Robert nous a fait parvenir
cette petite méditation sur la notion croyance.
Bonjour,
Comprendre l’humain et la société
Merci pour votre très utile revue. À propos du « Focus » sur
la religion de votre numéro de février, je voudrais élargir la
notion de « croyance ». ABONNEZ-VOUS
Exemples de croyances : « Je crois que Trump va nous
causer des ennuis » ; « Je crois que je suis sur la bonne Choisissez votre formule
route pour aller chez mon copain » ; « Je crois
que les hommes sont bons » ou « mauvais » ;
« Je crois en l’humanité », etc.
ABONNEMENT 1 an SIMPLE COMPLET
Cochez la case correspondante 11 mensuels 11 mensuels + 4 GDSH
La croyance est bien utile puisqu’elle nous évite de tout
vérifier à chaque fois que nous avons quelque chose à
PARTICULIER FRANCE 48 € 65 €
décider. C’est une inférence, un pari, et on s’en sert à tout
moment.
ÉTUDIANT FRANCE
sur justificatif de la carte d’étudiant en cours de validité. 41 € 55 €
Il y a des croyances aidantes : « Je crois que je suis assez INSTITUTION ET PAYS
58 € 82 €
Conformément à la loi Informatique et Liberté, vous disposez d’un droit d’accès aux données vous concernant. Vous pouvez vous opposer à leur transmission éventuelle à d’autres sociétés en nous écrivant
ÉTRANGERS
doué pour la peinture. » D’autres limitantes : « Je crois que (Entreprise,administration, association, bibliothèque).
je rate tout ce que je fais. » La croyance en un dieu est une

croyance parmi d’autres, et elles sont nombreuses.
OPTION
Quant à moi, je suis un très grand croyant : je crois
fermement que les dieux ont été créés par les hommes. HORS-SÉRIE
C’est aussi peu vérifiable que la croyance opposée. 9,90 €
Les croyances s’exercent dans les domaines flous, SEULEMENT* !
incertains. On ne « croit » pas que 2 + 2 = 4 en base 10. PRIX UNIQUE TOUTES DESTINATIONS
Cela est. De ce point de vue, il n’y a pas les croyants

d’un côté et les non-croyants de l’autre. Il y a surtout des PAR AVION ajouter :
2 numéros
7 € pour un abonnement simple
croyances différentes, voire opposées. C’est juste une
10 € pour un complet
hors-série/an
conception différente du mot croyance. Cordialement. * Cette option est strictement réservée
aux abonnés.
DiDier robert Cochez les cases correspondantes :
Réponse :
OUI, je m’abonne à Sciences Humaines au prix de
€
Il me semble que cette intéressante réflexion s’adressait
OUI, j’ajoute l’option Hors-Série au prix de €
surtout au titre de l’éditorial de Jean-François Dortier, qui se
OUI, je choisis l’acheminement par avion au prix de €
présentait comme une question : « Et toi, tu es croyant ? »
Ce qui donnait à penser que l’humanité pouvait être divisée en Je règle aujourd’hui la somme de €
deux classes : les « croyants » et les « non-croyants ». Par chèque (bancaire ou postal) à l’ordre de Sciences Humaines
Or, comme le souligne Didier Robert, nous sommes tous des Par Carte bancaire
utilisateurs quotidiens de la croyance. Expire le Date et signature obligatoires :
Il y aurait bien des choses à dire, mais il est tout de même clair Cryptogramme
(3 derniers chiffres CB)
que, dans ce contexte, l’épithète « croyant » réfère à bien autre
chose qu’à une supposition. « Être croyant », c’est adhérer à Bulletin à compléter et à retourner avec votre règlement
dans une enveloppe NON AFFRANCHIE à l’adresse :
une religion, avoir la foi, être convaincu. La langue française
Sciences Humaines - Libre Réponse 60 546 - 89 019 AUXERRE CEDEX
n’ignore d’ailleurs pas la différence entre une croyance
Nom Prénom
douteuse et une profession de foi : on dit « je crois qu’il fera
beau », mais le croyant dit « je crois en Dieu ». Société
« Croire que » et « croire en » sont des modalités différentes. Et Adresse
il existe des langues qui distinguent encore plus clairement
les deux. La croyance (en français) n’est pas une notion bien CP Ville
définie : elle va du doute le plus profond jusqu’à la conviction Pays Courriel
proche de la certitude. Il y a peut-être plus d’écart entre ces Cycle et filière Profession
formes de la croyance qu’entre une conviction bien ancrée et Abonnez-vous par téléphone au 03 86 72 07 00 - Code PROMO 291S
un savoir avéré. n N. J.
N° 291
Philippe Bruchot/PhotoPQR/Le Bien public
Marie-Guite Dufay,
présidente de la
Région Bourgogne-
Franche-Comté.
Pouvoir local, elles sont dorénavant 40 %. De même,

chez les hommes, 24 % avaient moins
de 50 ans en 2011 contre 31 % en 2015.
une féminisation
Conséquence directe, les retraités sont
un peu moins représentés, au profit des
cadres et des professions intellectuelles
à petits pas
supérieures.
Les binômes obligent aussi les élus à par-
tager le pouvoir : faire preuve de cohésion,
travailler à deux, échanger les informations,
accorder leur vision du territoire… Autant

d’attitudes indispensables pour remporter
Un rapport du Haut Conseil à l’égalité révèle que les la bataille électorale.
Ceci n’empêche pas quelques manifes-
femmes sont de plus en plus nombreuses parmi les élus tations de sexisme. Certains conseillers
locaux, grâce aux lois pour la parité. Pourtant, elles sortants minorent le rôle tenu par leur
binôme femme dans leur victoire ; les invi-
peinent à parvenir aux plus hautes responsabilités. tations sont parfois envoyées au seul nom
du conseiller homme…
L
es conseils départementaux ont tement paritaires (50 % de femmes et 50 %
connu une véritable « révolution pari- d’hommes). Lors de la mandature précé- Plancher de plomb
taire » lors de leur renouvellement en dente (2011-2015), les femmes ne repré- Malgré la féminisation, les responsabilités
2015. Le mode de désignation des candi- sentaient qu’à peine 14 % des conseillers ! au sein des assemblées départementales
dats a changé : il s’agit dorénavant d’élire La féminisation apporte du changement, à et régionales se répartissent inégalement
un binôme de candidats obligatoirement en croire les témoignages d’élus recueil- entre les femmes et les hommes. Le rap-
constitué d’un homme et d’une femme. lis. Un conseiller départemental reconduit port recense seulement 9,9 % de femmes
Auparavant, les électeurs ne désignaient explique : « On est passé d’une assemblée parmi les présidents d’un conseil départe-
qu’un candidat et un suppléant obligatoi- de vieux monsieurs à une assemblée mixte mental. Les femmes représentent 50 % des
rement de l’autre sexe. Grâce à la nouvelle et rajeunie. » En effet, tandis qu’en 2011, membres des exécutifs, mais seulement
loi, ces assemblées sont devenues parfai- 35 % des femmes avaient moins de 50 ans, 34 % des premières vice-présidences. La

N° 291
ACTU
T R O i s Q U e s T i O n s À R É J A n e s É n AC
moitié des départements sont dirigés par « Les élues sont associées
un tandem masculin (président et premier
vice-président).
aux qualités maternantes »
Même constat dans les conseils régio- Comment expliquer qu’il y ait si peu de femmes à la
naux : seulement trois d’entre eux (parmi tête des assemblées locales ?
18 régions) sont dirigés par une femme Ces postes restent associés aux qualités d’autorité du bon père,
Magali Bragard
(Bourgogne-Franche-Comté avec Marie- du père de famille au père de la nation. Cet héritage historique
Guite Dufay ; Île-de-France avec Valérie détermine ce que les individus se sentent légitimes de faire.
Pécresse et Occitanie-Pyrénées-Médi- C’est ainsi que les hommes, élus sortants ou non, sont majo-
terranée avec Carole Delga). Là aussi, les Présidente de la ritaires à la tête des listes de candidats, par exemple, lors des
vice-présidences se partagent équitable- élections régionales. Ils sont alors les mieux placés pour briguer
commission parité
ment, mais 11 régions sur 18 présentent la présidence.
un tandem exclusivement masculin à leur du HCEfh (Haut
tête. En 2015 comme en 2011, les direc- Conseil à l’égalité Comment expliquer que les femmes se retrouvent plus
tions politico-administratives (présidence, entre les femmes et souvent en charge de certains domaines comme les
direction générale des services et direction les hommes), elle a affaires familiales et sociales, l’éducation ou la santé ?
de cabinet) comprennent seulement 9 % récemment publié Les élues continuent d’occuper les délégations associées aux
de femmes. La prise de décision reste très qualités maternantes de soin à l’autre et au plus faible, alors que
Les Non-Frères au
largement une affaire d’hommes. les hommes demeurent les détenteurs des postes d’autorité et
pays de l’égalité, de protection (aménagement du territoire et finances en particu-
Presses de Sciences lier). Ces clivages reflètent la vivacité d’un modèle de légitimité
La féminisation en po, 2017, et L’Égalité sur le registre du papa-maman. Les femmes sont aujourd’hui
chiffres incluses en politique pour les mêmes raisons qu’elles ont été
sous conditions.
3 femmes parmi les 18 Genre, parité, exclues, à savoir leur différence, pensée certes comme une
présidents de conseil régional « plus-value ». Elles ne sont donc toujours pas reconnues comme
en France diversité, Presses de
égales car elles sont encore assignées à être des compléments
10 % des conseils Sciences po, 2015. vertueux à ces références que demeurent les hommes.
départementaux sont dirigés
par des femmes Quels sont les leviers d’action possibles ?
8 % de femmes parmi les Cesser de justifier l’inclusion des femmes en politique au nom
présidents d’intercommunalités de la plus-value de la mixité est essentiel pour ne pas moder-

20 % des vice-présidences niser le sexisme sous des apparences bienveillantes. Deux
d’intercommunalité confiées à mesures permettraient aussi de diversifier les élites politiques :
des femmes redéfinir le statut de l’élu pour faciliter le retour à la vie profes-
1conseiller communautaire sur 3 sionnelle (même de celles et ceux qui ne sont ni fonctionnaires
est une femme ni à leur compte) et limiter le cumul des mandats dans le temps.
Cela permettrait à toutes et tous d’exercer des mandats ou des
50 % des conseillers fonctions électives comme un service civique temporaire et non
départementaux et régionaux et
50 % des membres de ces comme une carrière. n
exécutifs sont des femmes. n M.n. ProPos recueillis Par M.n.
En outre, dans les conseils régionaux, 92 %

des vice-présidences aux transports sont Enfin, les intercommunalités ne com- ou plutôt le « plancher de plomb » comme
détenues par des hommes alors que 100 % prennent qu’un tiers de femmes parmi les l’appellent certains chercheurs, colle
de celles aux affaires sociales et à la santé le conseillers communautaires. 80 % des encore aux pieds des femmes. n
sont par des femmes. Idem dans les conseils vice-présidences sont détenues par des MauD navarre
départementaux : 81 % des vice-présidences hommes et 23 % des exécutifs commu-
HCEfh, « Quel partage du pouvoir entre les femmes et
à l’enfance et à la famille sont confiées à des nautaires ne comportent aucune vice-pré-
les hommes élu(e)s au niveau local ? État des lieux de la
femmes, mais seulement 21 % de celles aux sidente ; 92 % des intercommunalités ont parité aux niveaux communal, intercommunal,
finances et 18 % de celles aux mobilités… un président masculin. Le plafond de verre départemental et régional », février 2017.

N° 291
ACTU
Sa nté pSycho
Le sexisme est
mauvais pour
la santé mentale !
L es hommes qui se voient
comme des play-boys ou qui
pensent avoir un pouvoir sur les
femmes sont plus susceptibles
d’avoir des problèmes
psychologiques, selon une étude
américaine de psychologie. En se
basant sur 78 publications, les
chercheurs ont analysé l’influence
sur la santé mentale de 11 traits de
caractère souvent perçus comme
Jasmina007/iStock/Getty
masculins : désir de gagner, besoin

de domination, dédain pour
l’homosexualité… L’attitude de
play-boy, le sentiment de
Les horaires matinaux

domination et l’indépendance sont
les trois traits de caractère les plus
nuisent aux ados ! associés à des dépressions. « Cela
montre que le sexisme n’est pas
E t si on laissait les adolescents dormir

davantage le matin ? C’est ce que sug-
leur rythme naturel pour se plier aux
horaires des établissements scolaires (au
seulement une injustice sociale
mais peut aussi avoir des effets

gèrent des chercheurs de l’université Canada, les cours commencent générale-
ment entre 8 h et 9 h 30). néfastes sur la santé mentale »,
McGill (Québec) après avoir analysé les
données relatives à 30 000 élèves âgés de Or s’ils dormaient un peu plus longtemps, estime Joel Wong qui ajoute que
10 à 18 ans de 362 établissements sco- leurs chances de réussite augmenteraient ces hommes ont tendance à ne
laires canadiens, issues d’une enquête probablement. D’autres études ont déjà pas demander de l’aide lorsqu’ils
réalisée tous les 4 ans dans plus de 40 montré que les élèves en manque de som- se sentent mal. En revanche, le fait
pays (Health Behaviour in School-aged meil obtiennent de moins bonnes notes,
d’accorder la primauté au travail
Children). Principal constat, les jeunes rencontrent plus de problèmes de santé
dont les journées débutent tôt dorment et sont davantage sujets à la dépression, n’a permis d’établir aucune
moins et s’avouent fatigués le matin. Au à l’anxiété, ou aux troubles du comporte- corrélation avec l’état de santé.
final, environ un tiers d’entre eux ne res- ment. Les chercheurs plaident donc pour L’activité professionnelle peut être
pecte pas le nombre d’heures de sommeil l’adoption d’horaires moins matinaux au à la fois une source de souffrance
recommandées pour leur tranche d’âge. Canada : selon eux, un démarrage à 9 h 30 et d’épanouissement. n
Pourquoi ? La puberté retarde l’horloge permettrait à la plupart des ados de dormir
biologique, expliquent les chercheurs. en quantité suffisante. n Florine Galéron
Conséquence, pour les ados, tomber Diane GalbauD
Joel Wong et al., « Meta-analyses of the
dans les bras de Morphée avant 23 heures
Geneviève Gariépy, Ian Janssen, Mariane Sentenac relationship between conformity to masculine
relève de la mission impossible, tout et Frank Elgar, « School start time and sleep in norms and mental health-related outcomes »,
comme s’extraire de leur couette avant Canadian adolescents », Journal of Sleep Research, Journal of Counseling Psychology, vol. LXIV, n° 1,
8 heures… Ils doivent donc lutter contre novembre 2016. janvier 2017.

N° 291
ACTU
r ech erch e
L’orthographe, ça compte sur les sites de rencontre

F aut-il s’appeler Flaubert
pour séduire en ligne ?
Cela dépend du niveau d’édu-
i n d i v i d u s ay a n t f a i t p e u
d’études s’en remettent plus
volontiers aux photos.
peine », « je zappe tout de
suite », « ça n’est pas possible »
confient certains participants,
membres des classes popu-
laires sont 10 % de plus à se
montrer sur leur profil. Ainsi, si
cation de son interlocuteur, D’après son étude, les per- respectivement professeur, les sites de rencontres se
répond la sociologue Marie sonnes diplômées à bac+5 étudiante et chef de projet. targuent volontiers de dépas-
Bergström. Ses recherches utilisent en moyenne Une écriture défaillante est ser les codes sociaux et de
sur la formation de couples sur 208 signes pour se décrire sur jugée comme un signe d’im- faciliter des rencontres inhabi-
les sites de rencontres Meetic, alors que les per- maturité, et même « une diffé- tuelles, l’homogamie sociale
prouvent que l’écriture est un sonnes ayant un niveau lycée rence morale », note la cher- s’y reproduit quand même à
facteur clivant dans la ou inférieur utilisent environ cheuse. En revanche, dans les travers l’écriture. n
recherche de relations amou- 142 caractères. De même, la milieux modestes, la publica- alizée vincent
reuses sur Internet. Alors que maîtrise du français apparaît tion de longs textes est perçue
Marie Bergström, « (Se) correspondre
les personnes les plus édu- comme une condition sine qua comme ostentatoire et en ligne. L’homogamie à l’épreuve des
quées se reposent beaucoup non pour les personnes issues pédante. La présentation de sites de rencontres », Sociétés
sur la longueur du texte et des catégories socioprofes- soi via les photos est au contemporaines, n° 104, 2016/4.
l’orthographe pour plaire et sionnelles les plus élevées. En contraire valorisée et même
choisir leurs partenaires, les cas de fautes, « ce n’est pas la plus spontanée, puisque les
Vivre nu pour être heureux ?

D’ après une étude menée
par le sociologue britan-
nique Keon West, les natu-
de bien-être avec la nudité. Si
l’âge et le genre ne semblent
pas avoir d’effet sur les senti-
ristes seraient globalement ments des participants, la fré-
plus satisfaits de leur vie. C’est quence d’exposition au natu-

en tout cas les résultats qu’il risme apparaît déterminante.
tire de trois enquêtes empi- Les effets positifs sur l’image
riques, menées auprès de de soi sont en ef fet plus
Patricia de Melo Moreir/4See/Réa
novices et d’habitués du natu- intenses pour les non-initiés.

risme, interrogés avant ou Si la pudeur peut en refréner
après des activités nudistes. certains avant de tenter l’expé-
Les études déjà parues sur la rience, l’étude peut néanmoins
question tendaient à démon- encourager à diversifier les
trer que le naturisme ne nuit modèles esthétiques mis en
pas à la santé mentale ni à la av a n t , d a n s l a p u b l i c i té
stabilité affective des per- façonne « des standards d’atti- esthétiques différents. Voir de notamment. n a .v.
sonnes fréquemment expo- rance et de beauté plus réa- nombreux corps nus permet-
sées à la nudité étant enfant. listes » qui permettent de fabri- tr a i t de c ontr e c a r rer le s
La recherche de K. West va quer une image positive de soi. modèles sociaux dominants, et
jusqu’à montrer que le natu- D’après le chercheur, ce n’est de renforcer l’estime person- Keon West, « Naked and unashamed.
Investigations and applications of the
risme procurerait des bienfaits pas tant le fait de s’habituer à nelle. Cette amélioration joue
effects of naturist activities on body
psychologiques. Ses conclu- montrer son propre corps qui par ricochet sur la satisfaction image, self-esteem, and life
sions prouvent que le fait de met les individus à l’aise, mais générale des individus, direc- satisfaction », Journal of Happiness
voir des corps très diversifiés bien l’acceptation de facteurs tement corrélée au sentiment Studies, janvier 2017

N° 291
ACTU
tr avail
Qui sont les travailleurs du dimanche ?

Chiffres du mois
U n salarié sur cinq déclare
travailler au moins un
dimanche par mois, soit envi-
noter que 42 % des ensei-
gnants – de la primaire au
supérieur – déclarent eux
payées, soit parce qu’ils ont
moins la possibilité de s’oppo-
ser aux propositions reçues. À
Recherche
d’emploi : Internet
ron 4,2 millions de personnes. aussi travailler au moins un noter, aussi, que le travail du ne suffit pas
Les salariés les plus concer- dimanche par mois. dimanche concerne généra-
nés travaillent dans la protec- Sur le plan statutaire, seuls lement des salariés travaillant 88 % des demandeurs
tion des biens et des per- 15 % de s tr availleur s du déjà le samedi, et exerçant d’emploi utilisent Internet
sonnes (gendarmes, dimanche sont des salariés des horaires habituellement pour trouver des offres,
pompiers…), les services de du privé. La moitié sont des atypiques.
s’informer sur le marché du
santé et médicosociaux, enfin salariés des hôpitaux publics Enfin, plus d’un million d’indé-
travail et la formation.
ceux des entreprises assurant et un tiers des agents de pendants travaillent aussi le
l a « c o n t i n u i té d e l a v i e l’État : la continuité du service dimanche, soit 37 % d’entre 38 % ont consulté les
sociale » : l’hôtellerie, la restau- public, ici, est essentielle. Et eux. n réseaux sociaux dans le
ration, le sport, les trans- les titulaires d’un CDD sont les renauD chartoire cadre de leur recherche
ports… Le travail pouvant se plus touchés, soit parce qu’ils Dares, « Le travail du dimanche en d’emploi. Mais seulement
dérouler à domicile, il est à recherchent des heures mieux 2015 », 23 décembre 2016.
21 % s’en disent tout à fait
satisfaits et 49 % plutôt
GéoGr aphie satisfaits.
77 % des demandeurs
La fin des pêcheurs bretons ? d’emploi sollicitent leur
réseau professionnel ou
tiques et des pêcheurs se sont penchés sur l’avenir personnel.
de ce métier en pleine mutation. Ils regrettent que 58 % passent par une
les pêcheurs soient stigmatisés en raison de « tout
rencontre directe avec

un système de représentations, de fantasmes,
l’employeur (remise du CV
émanant du milieu urbain qui aujourd’hui domine
en mains propres, salons
nos sociétés ». Ils rappellent en outre que le milieu
marin suscite aujourd’hui bien des convoitises : la professionnels…).
recherche de gisements d’hydrocarbure et la pro- Au final, les canaux hors-
duction d’énergies nouvelles laissent peu de place
Peter Rigaud/Laif/Réa
ligne restent plus efficaces

aux activités primaires. « Dans ce dernier Far West,
que les canaux en ligne :
leur présence dérange ces enjeux nouveaux »,
explique Yves Lebahy, géographe. Il s’agit d’inven-
37 % des retours à l’emploi
ter un autre avenir pour la pêche bretonne : attirer se font grâce au réseau
L es pêcheurs bretons font partie de l’image des jeunes vers ces métiers, en améliorant les personnel ou professionnel,
d’Épinal de la Bretagne. Ils représentent encore conditions de travail, en organisant une meilleure contre 18 % par un outil
le tiers des emplois embarqués français. Mais pour gouvernance et en veillant scrupuleusement à numérique. n
combien de temps encore ? Après la période d’eu- l’amélioration de la qualité de l’eau des estuaires. Marie Deshayes
phorie de 1950 à 1970, la situation est aujourd’hui « La durabilité dépendra d’un partage équitable des
très sombre : en l’espace de vingt-cinq ans, le ressources, sur un territoire littoral et maritime pré-
Pôle emploi, « Quel usage des outils
nombre de pêcheurs a diminué de moitié. En servé de la pollution », insiste Alain Le Sann. n
numériques pour la recherche
cause : la raréfaction de la ressource, les politiques anna Quéré
d’emploi ? », 17 janvier 2017.
européennes et les conditions de travail difficiles. Alain Le Sann (dir.), Pêcheurs bretons en quête d’avenir, Skol
www.pole-emploi.org
Des géographes ainsi que des ingénieurs halieu- Vreizh, 2016.

N° 291
ScienceS
Comprendre l’humain et la société
Le fossile de Lucy
en open source NE MANQUEZ PAS
V ous rêviez de manipuler le plus célèbre des fossiles ?
Voilà qui est désormais possible, ou presque. CE NUMÉRO
Des chercheurs américains de l’université du Texas
viennent en effet de mettre en ligne les fichiers de
certaines parties du squelette de Lucy, l’australopithèque.
Résultat : son fémur, son humérus, son omoplate et son
tibia peuvent désormais être reproduits par toute
personne disposant d’une imprimante 3D, après avoir
rempli une demande sur le site eLucy.org.
Mise au jour par une équipe internationale le 24 novembre
1974 sur le site d’Hadar, en Éthiopie, Lucy, qui doit son
nom à une chanson des Beatles écoutée sur le chantier, a
été une découverte retentissante. Le squelette est alors
l’un des plus complets jamais retrouvés (40 %) pour une
période aussi ancienne – près de 3,2 millions d’années –
et permet de donner un « visage » à l’espèce, d’imaginer
sa façon de se déplacer. Mais « le plus vieil ancêtre de
l’homme » (qui serait plutôt une vieille tante ou une
cousine) garde encore un secret : celui de son décès.
En août 2016, des chercheurs américains avancent une

hypothèse dans la revue Nature, celle d’une chute d’arbre.
Un choc. L’article suscite de vives polémiques chez les
paléoanthropologues quant au mode de vie de Lucy
Pour enfin trancher la question, les chercheurs ont donc
décidé de mettre à la disposition de tous les fichiers 3D
du squelette. L’initiative pourrait aussi aider des
professeurs à rendre leurs cours plus vivants. Elle s’inscrit
dans une tendance générale de partage public des
données scientifiques mais n’est pas sans poser des Chez votre marchand
questions. Même si le site eLucy.org précise que toute de journaux le 23 février
exploitation commerciale est interdite, des scientifiques
s’inquiètent de voir des faussaires pirater ces fichiers pour
vendre sous le manteau des copies du célèbre fossile. n Sur commande page 82
alice Pouyat ou par téléphone au 03 86 72 07 00
Sur Internet www.scienceshumaines.com
eLucy.org

N° 291
ACTU
Science politiqu e
Animaux diplomatiques
I maginer Angela Merkel voyager
à l’étranger accompagnée d’un
rhinocéros pour illustrer sa puis-
cheval, en particulier, servait de
monnaie de négociation pour
des mariages stratégiques, per-
sance politique et impressionner mettait de sceller des amitiés
les passants : l’image a de quoi entre dirigeants, et servait de
faire rire aujourd’hui, mais elle vitrine de richesse.
était pourtant réaliste du temps Aujourd’hui, il semblerait que ce
de Charlemagne. L’empereur se soit au tour des animaux jugés
déplaçait en effet avec un élé- attendrissants de jouer les
phant albinos que lui avait offert médiateurs. Après les célèbres
le calife de Bagdad, supposé lui pandas chinois exportés vers
Eddie Mulholland/Telegraph
apporter pouvoir et renommée les zoos occidentaux (la « diplo-
internationale. Cette anecdote matie du panda »), des koalas
historique n’est pas isolée, et ont été sollicités pendant le G20
prouve que les animaux servent de 2014, afin de créer une
d’outils diplomatiques aux lea- image sympathique de la négo-
ders politiques depuis le Moyen ciation. Il n’est pas rare de voir Larry, le chat chargé de chasser les rongeurs du 10 Downing
Âge. Les grands représentants les hommes politiques mis en Street, la résidence du Premier ministre britannique.
d’époque avaient pour habitude scène avec de mignons compa-
d’en faire cadeau à leurs homo- gnons, comme Bo et Sunny, les les foules et retenir l’attention. tu veux la paix, prépare le
logues, en misant sur le capital deux chiens d’Obama, ou Larry C’est le cas du sultan d’Oman, hamster. n a.v.
symbolique des bêtes, valori- le chat, mascotte du 10 Dow- soucieux du sort des oryx sur
Radivoj Radić et Marko Šuica,
sées pour leur exotisme ou leur ning Street qui bénéficie d’un son territoire, qui décerne
« Animals as gifts (From the treasury of
force. Girafes, faucons, chiens, compte Twitter. Protéger les chaque année un prix Unesco medieval diplomacy) », Issues in
tigres et pur-sang ont ainsi été espèces menacées semble aux protecteurs de la faune et la Ethnology and Anthropology, vol. XI,
échangés à travers le monde. Le aussi être un moyen d’attendrir flore. L’adage a donc évolué : si
n° 4, décembre 2016.
Postvérité : le triomphe du baratin 4%

S elon les médias américains, tique de notre époque. puis il s’est tranquillement C’est, selon le site
très peu de personnes L’expression « postvérité », rétracté une fois élu. Comment Politifacts, le pourcentage
étaient présentes dans les rues désignée « mot de l’année » par en est-on arrivé là ? Le philo- de déclarations publiques
complètement vraies faites
lors de la cérémonie d’investi- le très sérieux dictionnaire sophe Harry Frankfurt (De la
par Donald Trump, depuis
ture de Donald Trump. Pourtant, d’Oxford, désigne un contexte vérité, 2008) rend responsable
qu’il est un homme
le porte-parole de la Maison dans lequel les faits objectifs les auteurs postmodernes politique. C’est peu !
Blanche affirme que s’y trouvait auraient désormais moins d’in- comme Jacques Derrida, qui à
« la plus grande foule jamais fluence pour former l’opinion trop relativiser la vérité, aurait
vue lors d’une investiture ». Une publique que l’appel à l’émo- fini par en ruiner la valeur. Un
c o ns eillè r e d e D. Tr ump tion et aux croyances person- argument contestable, tant première source d’information,
enfonce le clou : le porte-parole nelles. Ainsi, le mensonge, D. Trump semble loin des pré- au détriment des médias tradi-
n’a pas menti, il a simplement même avoué publiquement, occupations de Derrida… tionnels, décrédibilisés. Or, sur
donné des « faits alternatifs ». est sans conséquences – par L’écrivain Ralph Kayes (L’Ère le Web 2.0, les informations
Nier la réalité des faits et pro- exemple, D. Trump a long- de la postvérité, 2004) rap- erronées et les sources peu
poser à la place des récits fic- temps soutenu que Barack pelle quant à lui que les vérifiables abondent. n
tifs : telle serait la caractéris- Obama n’était pas américain, réseaux sociaux deviennent la réGis Meyran

N° 291
ACTU
écono mie
Le point
Consommation :
la part croissante de l’État sur les recherches
L es dépenses publiques font de manière récurrente
l’objet de vives polémiques : trop fortes pour les uns, actuelles
pour qui le retour de la croissance ne pourra passer que
par leur drastique réduction, essentielles pour les autres, en psychologie
qui y voient un paravent contre les effets de la crise, ces
dépenses, au-delà des débats qu’elles inspirent,
participant aussi et surtout à la consommation des
de l’enfant
Français.
Notre consommation peut prendre une forme marchande. ite
bibli
ot
hè
Pe
que de Sc
Cependant, elle peut aussi être réalisée en profitant de
s
ne
ai
en
i
es Hum c
services proposés à titre gratuit ou quasi gratuit par la

puissance publique ou les associations, ou de services
dont le coût pour le consommateur est en partie pris en
charge par la collectivité ; c’est la « dépense socialisée »
L’ENFANT
et le monde
des ménages. Par exemple, la puissance publique prend
directement en charge aujourd’hui plus des trois quarts
de l’enfant
des coûts des dépenses de santé, près d’un quart du loyer Psychologie x
des locataires, et plus de… 90 % des dépenses État des lieu
d’enseignement ! Sans compter, à un degré moindre, des
domaines aussi variés que l’action sociale, ou encore le
fonctionnement d’établissements publics à vocation
artistique, culturelle ou sportive.

Or, cette forme socialisée de notre consommation ne
cesse de croître. Si elle représentait à peine 15 % de notre
consommation totale en 1960, elle s’élève aujourd’hui à
plus du quart de cette consommation. La raison ?
Principalement le vieillissement démographique, qui s’est
automatiquement traduit par une hausse de la part des ISBN : 978-2-36106-304-7
128 pages - 10,20 €
dépenses de santé. Mais pas seulement ; si la part des
dépenses socialisées ne diminue pas en période de
croissance, elle augmente particulièrement lors des
phases de récession, à la suite d’une relative
augmentation des dépenses d’actions sociales et d’aide
au logement, à destination principalement des ménages
En librairie, et sur commande à :
touchés par le ralentissement économique. n r.c.
editions.scienceshumaines.com
ou par téléphone au 03 86 72 07 00
Joan Sanchez-Gonzales, « En 2015, la collectivité prend en charge un quart de Livraison sous 72 h en France métropolitaine
la consommation des ménages », Insee Première, n° 1618, septembre 2016.

N° 291
ACTU
docu m entair eS
AUssi en sAlles
La Cigale, le corbeau
et les poulets
Buraliste, dentiste, plombier ou
proviseur retraité, ils se retrouvent à
La Cigale, un bureau de tabac et
publient une gazette, La Commune,
à Saint-Pons-de-Thomières, village
de l’Hérault d’à peine 3 000
habitants. En 2009, ils sont
poursuivis par le parquet
antiterroriste de Paris qui les
Andolfi
soupçonne, à tort, d’envoyer des

lettres de menaces accompagnées
La Fémis face caméra de balles de 9 mm à des
personnalités politiques, dont le
Documentaire percutant, Le Concours suit les épreuves président Nicolas Sarkozy. Entre
du concours d’entrée à la Fémis, prestigieuse école de cinéma humour et subversion, Olivier Azam
française. Et montre les biais sociaux des membres du jury. montre les luttes de ces papys
marxistes, déterminés à ne pas se
L e documentaire s’ouvre sur une image

symbolique : quelques grappes de jeunes
attendent derrière les grilles de la Fémis. Au
sa « fraîcheur ». Surtout, de manière incons-
ciente, ces appréciations personnelles
favorisent un mécanisme de reproduction
laisser faire. Une farce politique
dans la lignée de Merci Patron. n D.G .
final, la porte ne s’ouvrira que pour une infime sociale. Malgré le souci affiché d’équité, En salles depuis le 18 janvier 2017.
minorité d’entre eux (6 %) qui se verront les jeunes de milieu défavorisé se

accorder le privilège d’intégrer cette école retrouvent discriminés car ils ne tiennent Entre les frontières
prestigieuse. Pourquoi eux ? En fonction de pas les propos attendus par les jurés.
Avi Mograbi et Chen Alon partent à

quels critères ? Claire Simon – qui n’est pas Ainsi, un candidat d’origine populaire s’ex-
la rencontre de demandeurs d’asile
diplômée de la Fémis mais y a été jurée – prime dans un style trop formaté à leur
somaliens et érythréens retenus par
dévoile l’implacable processus de sélection, goût. Un autre, qui explique avec passion
l’État d’Israël dans un camp de
depuis les épreuves écrites dans un amphi être barman pour pouvoir financer des
de 1 200 personnes, jusqu’aux oraux devant courts-métrages, se voit rejeté par certains transit, en plein désert du Néguev.
une poignée de professionnels. La force de d’entre eux, convaincus qu’il ne va pas être Trois fois par jour, ces migrants
son documentaire tient dans son extrême à l’aise à la Fémis et qu’il « n’a pas besoin doivent répondre à l’appel de leur
sobriété : ni commentaire off ni plans super- de l’école » pour réussir. Au final, même si nom, ce qui les empêche de se
flus, la réalisatrice pose ses caméras devant la volonté est de mêler « un Noir, un Rebeu, déplacer ou de travailler. À travers
les jurys et se fait oublier, à la manière de une Asiate, des provinciaux et des un atelier inspiré du théâtre de
Raymond Depardon. pauvres » , la photo des 60 étudiants rete- l’Opprimé, ils sont invités à rejouer
Que ces professionnels aient accepté de nus demeure résolument homogène. leurs expériences. Des Israéliens
dévoiler l’envers du décor peut surprendre, Indépendamment de sa dimension artis- partagent leur vécu, chacun
tant leurs délibérations révèlent la subjec- tique, la Fémis ne se distingue donc guère
endossant le rôle de l’autre. Un
tivité du processus. À plusieurs reprises des grandes écoles françaises les plus
moyen de changer de regard sur ces
lors des oraux, l’apparence des candidats prestigieuses, perpétuant en toute bonne
exilés, dans un pays qui, bien que
semble primer sur les motivations ou les conscience le même processus de sélec-
compétences. Par exemple, un garçon, tion inégalitaire, sous couvert de « mérito- terre de réfugiés, refuse de
talentueux mais jugé déroutant, rebute le cratie républicaine ». n D.G. considérer leur sort. n D.G .
jury, tandis qu’une jeune fille le réjouit par En salles depuis le 8 février 2017. En salles depuis le 11 janvier 2017.

N° 291
ACTU
Le théâtre intérieur d’une autiste

«S eule enfermée dans
l’alcôve systémique,
nourricière souterraine de la
alors en place un dispositif de
lettres cartonnées et, à la sur-
prise de tous, elle se met à
2015. Ce qui frappe dans ce
film est le contraste entre l’ap-
parence rieuse et insouciante
de l’autisme. La richesse de
ses mots dénote totalement
avec son apparence défici-
lassitude du silence, j’ai cassé aligner des mots. Petit à petit, d’Hélène et la profondeur du taire. L’intelligence, le raison-
les limites muettes et mon cer- ses phrases deviennent des malaise qu’elle exprime à tra- nement, le langage, tout y est.
veau a décodé votre parole textes qui sonnent comme un vers l’écriture. Hélène parle de Mais tout passe par l’écrit. Et
symbolique, l’écriture. » Ce témoignage de l’autisme vu de solitude, d’errance, de déca- pourtant Hélène ne rêve que
sont les paroles d’une jeune l’intérieur. En 2008, Hélène lage spatiotemporel. « Le d’une chose : « Franchir les
femme, Hélène Nicolas, dia- achève son premier livre Algo- remue-méninges qui squatte frontières muettes où somnole
gnostiquée autiste déficitaire à rithme éponyme. L’écriture est la boîte à trier les infos pète l’extase de la parole… comme
80 %. Hélène ne parle pas, elle rythmée, on dirait du slam. mes neurones timbrés en par- un archer pointant en plein
n’a jamais été scolarisée et vit C’est émouvant, parfois drôle, tance pour nulle part. (…) Fai- dans le mille de cette satanée
avec sa mère. À 30 ans, elle a souvent très énigmatique. Sa blesse maladive, sourde aux c i b l e q u i j u s q u’ a l o r s s e
l’apparence d’une grande ado- prose a inspiré des metteurs murmures des remparts, des- dérobe. » n
lescente. Ses troubles moteurs en scène qui en ont fait des tin immaculé dans l’épaisseur Marc olano
limitent de manière considé- pièces de théâtre. L’un d’eux, du rien. » Plus qu’un témoi-
Babouillec, Algorithme éponyme et
rable son autonomie. Dans le Pierre Meunier témoigne dans gnage, ce sont de petits autres textes, Rivages, 2016.
documentaire Dernières nou- le film. On le découvre aux poèmes qu’elle nous livre. Elle, Julie Bertuccelli, Dernières nouvelles
velles du Cosmos, la réalisa- côtés d’Hélène lors des répé- qu’on a longtemps considérée du cosmos, 2016.
trice Julie Bertuccelli retrace titions du spectacle Forbidden c o m m e d é b i l e p r o fo n d e .
son histoire. Aux alentours de di sporgersi directement ins- L’exemple d’Hélène montre
ses 20 ans, sa mère découvre piré d’Algorithme éponyme et bien que nous sommes loin
qu’Hélène sait lire. Elle met joué au festival d’Avignon en d’avoir percé tous les mystères
philoSophie
La Nuit des idées s’ouvre au monde

D’ une année à l’autre, La
Nuit des idées a plus que
changé d’échelle. La première
ment. De Tokyo à New York en
passant par Paris ou Kinshasa,
chercheurs, intellectuels et
un large public de s’enrichir
intellectuellement et le plus
souvent gratuitement. À Gre-
ont été retransmis en direct sur
Internet, les visiteurs ont
cependant dû faire leur choix :
édition de 2016 était une série artistes ont échangés sur « le noble, près d’une trentaine il était impossible d’assister à
de conférences et débats monde commun ». Que pou- d’intervenants ont imaginé de plus de deux ou trois confé-
organisés au musée du Quai- vons-nous encore partager, en nouvelles utopies pour le rences, la plupart des manifes-
d’Orsay à Paris, ayant attiré effet, à l’heure où la mondiali- 21e siècle ; en Algérie, à Oran, tations commençant en fin
quelque 4 000 visiteurs ; le sation se heurte aux replis un diplomate s’est interrogé d’après-midi et se clôturant
26 janvier dernier, pas moins communautaires, lorsque des sur le « grand chambarde- vers minuit. Quitte à changer
de 300 débats et un millier vérités factuelles ne paraissent ment » du monde arabe ; en d’échelle, ne faudrait-il pas
d’intervenants ont échangé plus faire consensus, ou quand Argentine, à Ostende, une transformer cette nuit en plu-
aux quatre coins du monde le dialogue interculturel semble vingtaine de conférenciers ont sieurs, en répartissant les
face à 180 000 amateurs se muer en conflit ? Ces ques- repensé les espaces de convi- conférences sur une semaine
d’idées – selon le bilan provi- tions et bien d’autres ont tra- vialité et de rencontres, comme par exemple – à l’image de la
soire de l’Institut français, prin- versé la planète au fil des les plages ou les jardins. Etc. Fête de la science ? n
cipal organisateur de l’événe- fuseaux horaires, permettant à Si une quarantaine de débats Fabien trécourt

N° 291
Comprendre
Louis Delaporte (1842-1935), Vue

idéale d’Angkor Vat « à vol d’oiseau
dans la forêt » (1868).
Vie et mort des

civilisations
L’histoire a vu se succéder de grandes puissances qui semblent connaître
un même destin : naissance, croissance et mort.
Mais le destin des cultures suit une autre dynamique que celle des empires.
Ce qui invite à reconsidérer l’histoire des civilisations.
Jean-François Dortier

N° 291
Comprendre
À première vue, la définition d’une civi- Mirabeau en 1756 : il désigne alors l’état
lisation est donc assez claire : c’est une de celui qui est « civilisé ». Être « civilisé »,
puissance (économique, politique et mili- c’est être « éduqué », « cultivé », « policé »,
taire) soudée par une culture commune « urbain ». La civilisation s’oppose donc
(une écriture, une langue, un art, une au sauvage, au barbare, voir au paysan,
religion) qui domine un grand espace à bref à tous ceux qui ont le front un peu
une époque donnée. À partir de ce constat bas et les mœurs grossières. La civilisa-
panoramique, il est possible d’aborder tion, au temps des Lumières, se trouve
l’histoire universelle comme une suc- à Paris, à Londres ou à Vienne, dans les
cession de civilisations : la première fut couches éduquées de la société. Au-delà,
celle de Sumer en Mésopotamie ; la nôtre, c’est le monde des barbares.
occidentale, serait en train de vivre ses Au 19e siècle, les choses changent. Les
dernières heures face aux nouvelles puis- explorations et conquêtes coloniales ont
sances émergentes d’Asie. ouvert les yeux sur un monde plus vaste.
Sauf qu’à y regarder de plus près, l’histoire Napoléon a redécouvert l’Égypte et ses
se laisse rarement enfermer dans des pyramides (« Allez, et pensez que du haut
schémas aussi simplistes. Et si l’on cherche de ces monuments, quarante siècles vous
à dénombrer ou décrire les civilisations, contemplent » !) ; aux Indes, des adminis-
les choses s’embrouillent. La « civilisation trateurs anglais s’émerveillent des tré-
chinoise » par exemple, quand débute-t- sors de la civilisation indienne, le sans-
elle ? Avec le premier empereur, Qin Shi krit, le Taj Mahal. Les explorateurs ont
Huang, en – 221 avant J.-C. ? Et quand découvert les extraordinaires temples
meurt-elle ? La Chine d’aujourd’hui, en d’Angkor au cœur de la forêt d’Indo-
plein boom économique, ne descend-elle chine ; des archéologues ont retrouvé
pas directement de l’empire du Milieu ? Et les vestiges de Babylone sous les sables
quelle est son unité culturelle : le confu- de Mésopotamie. Ces sociétés avaient
cianisme, le taoïsme ? En réalité, bien des écritures, des sculptures et des arts
rares sont les Chinois qui se revendiquent raffinés, des cosmologies complexes.
Musée Guimet, Paris
« confucianistes » ou « taoïstes »… La Terre a donc abrité de brillantes

L’Inde a connu des phases impériales civilisations aujourd’hui englouties. Le
et des éclatements ; elle a subi des inva- mot civilisation se déclinera désormais
sions, la colonisation, la modernisa- au pluriel… ainsi qu’au passé. Ce qui
Q
tion, mais la religion hindoue y reste suscite une interrogation : pourquoi les
u’est ce qu’une civilisation ? très ancrée. Et la civilisation islamique, civilisations naissent, apparaissent et
Quelque part dans notre ima- que recoupe-t-elle au juste ? L’islam ras- s’effondrent-elles ?
ginaire, le mot « civilisation » semble 1,5 milliard de personnes dans La chute de l’Empire romain devient, au
évoque d’abord des mondes des pays aussi différents que le Sénégal, 19e siècle, le problème historique par excel-
disparus. L’Empire romain, sa l’Indonésie (tous deux à 90 % musul- lence. Par la suite, d’autres vont chercher à
grande armée, ses empereurs, le Colisée, mans) ou l’Arabie saoudite, qui ne for- généraliser à d’autres lieux et époques de
les arènes, les grandes voies qui sillonnent ment aucune communauté économique l’histoire ; Arnold Toynbee, Max Weber,
un territoire immense. Puis plus rien. ou politique homogène. Oswald Spengler s’interrogent sur les
La civilisation s’effondre et il n’en reste Pour démêler des questions si embrouil- raisons qui font que certaines sociétés
qu’un champ de ruines qui rappellent lées, commençons par rappeler que le se développent et connaissent des cycles
la grandeur passée. D’autres histoires mot « civilisation » s’est construit pro- d’essor et de déclin. Six siècles plus tôt, c’est
similaires surgissent à l’esprit : la grande gressivement : il a été chargé de signifi- un penseur de langue arabe, Ibn Khaldûn,
Babylone, l’Égypte pharaonique, la Grèce cations différentes au fil du temps. Selon qui avait déjà posé magistralement les
antique, les civilisations maya, aztèque, le contexte où il est employé, il véhicule bases d’une science des civilisations (voir
inca, l’Inde des maharadjahs, Angkor et de représentations de l’histoire parfois encadré).
ses temples, etc. Les civilisations seraient très différentes.
donc comme des organismes vivants : La notion de civilisation s’est construite L’empire et la culture
elles naissent, grandissent, atteignent leur en trois temps correspondant grosso Les civilisations, telles qu’elles sont
apogée et puis finissent par s’effondrer. La modo aux trois derniers siècles. Le mot étudiées et classifiées par Toynbee ou
nôtre n’échapperait pas à cette destinée. apparaît pour la première fois chez Spengler, désignent en fait un type de

N° 291
Comprendre
QuAtre Penseurs des ciViLisAtions

Ibn Khaldûn (1332-1406) Arnold Toynbee
Penseur de langue arabe, il a vécu à la (1889-1975)
fin de l’âge d’or de l’Islam. Il a écrit une Dans son immense fresque A Study of
histoire des dynasties arabes et berbères History, dont l’édition s’étend sur
Estate of Yousuf Karsh

qui se présente comme une histoire vingt ans, l’historien britannique perçoit
universelle (Le Livre des exemples). l’existence des civilisations dans une
L’histoire des dynasties est faite de visée darwinienne : chaque société doit
cycles : des tribus guerrières nomades, relever de grands défis (« challenge »),
DR
soudées par un esprit de corps s’emparent des villes et (affronter un ennemi, unifier un peuple autour d’une religion,
asservissent les populations. Installées au pouvoir, elles construire une économie nouvelle…) qui engagent les
désarment les populations et prélèvent des impôts qui servent hommes dans la construction d’une civilisation nouvelle.
à inventer une économie urbaine, bien plus dynamique que Ainsi, les États-Unis se sont construits sur un immense
l’économie agraire ; mais avec le luxe, l’opulence et la paix, les continent à défricher. Et l’esprit du conquérant est un des
élites perdent leur esprit guerrier. Quand le système est traits de la civilisation américaine.
attaqué de l’extérieur par de nouveaux conquérants, les
dynasties en place n’ont plus la force de résister. Samuel Huntington
(1927-2008).
Oswald Spengler Dans Le Choc des civilisations
(1880-1936)
Jon Chase/Harvard University
paru en 1996, le professeur de Harvard

Le penseur allemand envisage l’histoire a proposé une théorie des relations
humaine comme une succession de internationales, fondée sur des grands
civilisations au destin implacable : bassins de civilisation associés à une
naissance, maturité et mort. À l’origine des religion. Samuel Huntington distinguait
grandes civilisations, il y a un souffle, une ainsi plusieurs grands blocs :
Bettmann
âme et un génie créateur. Mais ce souffle la civilisation occidentale (à dominante chrétienne),

initial finit par s’épuiser, annonçant le déclin et la fin prochaine. la civilisation islamique, la civilisation indienne (hindouiste),
Dans les années 1920, Oswald Spengler – auteur pessimiste les civilisations chinoise et japonaise
et conservateur – voit dans l’avènement de la société de masse (formant deux traditions distinctes),
et de la technologie le signe irrévocable d’un Déclin de la civilisation russe orthodoxe, la civilisation africaine
l’Occident, titre d’un de ses ouvrages (2 vol., 1918-1922). (à dominante animiste). n J.-F.D.
société particulière : celle des grands allemand, consacre en 1933 un ouvrage croyances et leurs religions : l’Océanie,
empires bâtisseurs, avec leurs monu- à la « civilisation d’Afrique noire ». La l’Amérindien, l’Afrique noire…
ments, leurs royautés sacrées, leur écri- même année, Ruth Benedict est en train
ture, les mathématiques et l’astronomie, de rédiger Échantillon de civilisations Grammaire des civilisations
de grands travaux hydrauliques, une (1934) : les Indiens d’Amérique du Nord Deux conceptions s’affrontent donc :
administration, une armée et des arts. y tiennent bonne place. Trois ans plus d’un côté, une civilisation « empire »,
Mais il est une autre conception de la tard, le préhistorien André Leroi-Gou- chère aux historiens ; de l’autre, une
civilisation qui émerge au début du rhan publie La Civilisation du renne. Il civilisation « culture », défendue par les
20e siècle : la « civilisation culture ». Cette prend pour exemple le mode de vie des anthropologues.
notion, issue de l’anthropologie, pro- Esquimaux (comme on dit alors pour En 1963, Fernand Braudel publie une
cède de la découverte des « sociétés pri- désigner les Inuits), représentatif de ce Grammaire des civilisations qui tente
mitives » d’Afrique noire, d’Océanie, qu’a pu être celui des néandertaliens une sorte de synthèse. Le découpage
d’Australie, des Indiens d’Amérique. Ces de l’ère glaciaire. Jean-Albert Vellard est à première vue assez clair : il y a les
peuples n’ont pas édifié d’empires, n’ont parle d’une « civilisation du miel » à pro- civilisations non européennes (Islam
pas développé l’écriture, mais ils ont pos des Indiens guayakis au Paraguay et monde musulman, Continent noir,
leurs mythologies, leurs croyances, leurs (1939), dont l’économie et la vie religieuse civilisations d’Extrême-Orient : Chine
valeurs, leurs coutumes, leurs modes tournent autour des abeilles. classique, Inde, Indochine, Japon) ; les
de vie : bref, leurs « cultures ». Elles aussi Dès lors, le mot civilisation n’évoque plus civilisations « européennes » (Europe,
méritent d’être qualifiées de « civilisa- de grands empires, mais des bassins Amérique, et Commonwealth) ; enfin
tions ». Leo Frobenius, un anthropologue culturels, avec leurs modes de vie, leurs « l’autre Europe » (Russie et Moscovie). À

N° 291
Comprendre
vrai dire, le découpage ne fait pas vrai- déclare fils de Dieu (ça impressionne son aux portes, entreront avec d’autant plus
ment débat, c’est un découpage com- monde et légitime l’arbitraire). Une civi- de facilité que l’organisme n’a plus la
mode qui sert de cadre pour l’enseigne- lisation est née. Bientôt, dans la même force de résister. Et quand le cœur sera
ment d’une histoire que l’on veut ouvert région, d’autres petits royaumes et cités- atteint, le corps s’effondrera : le centre
aux autres continents. De leur côté, les États pullulent (Ur, Uruk, Lagash, Kish, est paralysé, les impôts ne rentrent plus,
départements universitaires de lettres ou Akkad naissent sur les mêmes bases). les villes se vident, un processus d’invo-
de langues proposent des enseignements Elles vont se combattre et nouer des lution est en cours. Ce processus s’est
de « civilisation anglaise » ou « civili- alliances. produit quasi à l’identique à Babylone,
sation américaine ». Et les sociologues Ce scénario de fondation ressemble à s’y à Rome, à Alexandrie, à Bagdad et à
n’hésitent pas à parler de « civilisation méprendre à ce qui s’est passé ailleurs : Angkor. Athènes, qui était le centre de
paysanne », « civilisation urbaine » ou en Égypte, chez les Mayas, les Aztèques, la civilisation grecque, n’est plus que le
« civilisation industrielle ». Il n’est plus en Grèce antique, dans la Chine des parent pauvre de l’Europe.
question d’empires ou de religion, mais Royaumes combattants, l’Inde des védas Le processus est-il pour autant irréver-
de modes de vie. et la civilisation khmère. La convergence sible et implacable ? Pas toujours, l’Em-
Les civilisations empires et les civilisa- est même troublante. Partout surgissent pire chinois s’est désagrégé puis sans
tions cultures ne suivent pas forcément en même temps la ville, l’État, l’adminis- cesse reconstruit. Byzance a survécu un
des mêmes trajectoires. tration, les palais, les temples et pyra- millénaire à l’effondrement de l’Empire
Observons d’abord le cycle de vie des mides, les castes de guerriers, de prêtres romain, puis l’Empire ottoman l’a réac-
civilisations impériales. La plupart sont et de lettrés. Et avec eux l’écriture, les tivé de l’intérieur : Constantinople est
nées de la guerre et des conquêtes. C’est mathématiques, l’astronomie, la méde- devenue Istanbul, puis l’Empire ottoman
à Sumer, en Mésopotamie (au sud de cine et les arts florissants : sculpture, s’est effondré, mais la Turquie fait partie
l’Irak), que le scénario a été tracé pour la bijoux en or et argent. aujourd’hui des émergents. L’histoire
Cette dynamique avait déjà été perçue ne tourne pas comme une horloge, des
u dans ces grandes lignes par Ibn Khaldûn,
le premier et sans doute le plus pro-
dynamiques diverses y trouvent place.
Athènes, qui était le centre fond des penseurs des civilisations (voir Les civilisations culturelles ne
encadré) : les civilisations naissent et se meurent (presque) jamais.
de la civilisation grecque, construisent à partir d’un centre de pou- Si les empires meurent, les « cultures »
n’est plus que le parent voir, imposé par la force, mais qui impulse qui l’accompagnent meurent-elles ? Pas
ensuite une dynamique civilisatrice. Mais toujours. Il arrive que des pans entiers
pauvre de l’Europe. Ibn Khaldûn a perçu également que cette de culture survivent. L’effondrement de
logique fondatrice contient en germe les la brillante civilisation arabo-musul-
u racines de sa chute. mane du temps de l’Empire abbasside,
Une fois que les nouveaux maîtres ont quand Bagdad abritait la maison de la
première fois vers – 3500. Des seigneurs pris pouvoir, désarmé les populations (ce sagesse, n’a pas empêché l’Islam de se
de guerre armés d’épées de bronze ont que Weber appelle la « monopolisation diffuser en Asie au cours d’une seconde
conquis une région fertile où des pay- de la violence ») et commencé à bâtir une expansion. Voilà pourquoi les deux tiers
sans vivaient dans de petites bourgades. société nouvelle, les mœurs évoluent : les des musulmans sont asiatiques et non
Quelques bandes armées vont décider de fils des farouches guerriers deviennent arabes. Il s’est produit la même chose
s’installer et d’asservir les populations. d’opulents monarques ; ils se ramol- avec le bouddhisme : il avait été promu
Le contrat est simple : la vie sauve en lissent et perdent le goût du combat. Les au rang de religion d’État par l’empereur
échange d’un tribut. Ce principe mafieux nobles chevaliers étaient prompts à tirer Ashoka, quand l’empire s’est défait. C’est
est à l’origine des premiers États. Le l’épée ; leurs enfants sont devenus des alors seulement qu’il s’est diffusé au
nouveau maître et ses hommes de main hommes de cour raffinés ; Norbert Elias Tibet, en Chine, et plus tard dans tout
créent une place forte entourée de rem- dénomme « processus de civilisation » le reste de l’Asie. On observe le même
parts. Le guerrier se fait bâtisseur : il fait ce passage de l’aristocratie guerrière à la paradoxe avec le christianisme : c’est
construire un palais, un temple, déve- société de cour. Pour Ibn Khaldûn, c’est au moment où l’Église chrétienne se
loppe de grands travaux, met en place le début de la fin. La richesse ne vient fracture en trois blocs (protestant, catho-
une administration pour prélever des plus de butins conquis par les armes, lique, orthodoxe) et perd son emprise
impôts (d’où l’essor de la comptabilité mais de l’impôt qui écrase les popu- sur la société européenne que la religion
et du calcul), répartit les terres (d’où la lations. Après une phase créatrice, le chrétienne commence son expansion
géométrie, née de l’arpentage), édicte système s’essouffle, se corrompt et les mondiale. Les civilisations empires et les
des lois (d’où l’écriture). Le nouveau roi se « nouveaux barbares », qui attendent civilisations culture ne coïncident pas. n

N° 291
Comprendre
LA ciViLisAtion musuLmAne n’ExIStE pAS

Civilisation islamique : le mot évoque
des sociétés unies non seulement par
une même religion (l’islam), mais aussi
par un même mode de vie (soumis à la loi
islamique), un même type de régime (ou
politique et religieux sont imbriqués) et
des alliances économiques et
Clément Quintard/Sciences Humaines

géopolitiques : cette civilisation islamique
n’existe pas, elle n’est que le rêve des
idéologues de l’islam politique (et le
fantasme repoussoir des islamophobes).
En revanche, il existe bien un monde
musulman diversifié qui s’est construit en
plusieurs périodes. La constitution du
Le monde musulman aujourd’hui.
monde musulman couvre quatorze
siècles et trois grandes périodes. politique, apparition d’une tolérance (Frères musulmans, salafistes),
religieuse, puis déclin et effondrement. instauration de régimes intégristes (en
l 7e-13e siècle - La civilisation C’est aussi au cours de cette période que Iran en 1979 avec les mollahs, en
arabo-musulmane. les marchands arabes ont islamisé Afghanistan avec les talibans),
De 622 (date de l’hégire, quand Mahomet l’Indonésie. développement du terrorisme (Fis
reçoit la révélation) à 750, l’Islam connaît algérien, Al-Qaïda). Les années 2010
une extension fulgurante grâce aux l 19e-20e siècles. Colonisation, sont celles des révolutions arabes
premiers califes (chefs religieux et modernisation, réaction socialiste, (sociales et démocratiques), de la guerre
militaires). L’empire conquis va de nationaliste et islamiste civile en Syrie et de la naissance de l’État
l’Espagne à l’Iran. Après 750, bien que Au début du 19e siècle, les pays arabes islamique en 2014.
morcelée en plusieurs blocs (Cordoue, sont colonisés par les Français (Afrique En Asie du nord, le clivage musulman/
Le Caire, Bagdad), la dynastie abbasside du nord) et les Anglais (Égypte, Moyen- hindou conduit à la séparation de l’Inde,
entre dans son « âge d’or » où se déploient Orient, Inde). Après la première Guerre du pakistan et du Bangladesh (1971).
les arts, les sciences, les mathématiques mondiale, l’Empire ottoman (allié des
et la philosophie arabe. Le calife est le Allemands) est démantelé et partagé Aujourd’hui, le monde musulman est donc
chef religieux, politique et militaire. entre zones d’influence anglaise, un monde très contrasté.
française et américaine. Les sociétés L’Indonésie, premier pays musulman au
l 14e-18e siècle - Déclin arabe, musulmanes sont en crise. Deux grands monde (200 millions d’habitants) et le
expansion ottomane et indienne types de réaction vis-à-vis de l’Occident Sénégal (90 % de musulmans) sont des
Les invasions mongoles précipitent le moderne vont se succéder. régimes démocratiques, comme l’est la
déclin des empires arabo-musulmans. par Une réaction moderniste. Des élites tunisie. plusieurs pays sont laïcisés : en
contre, les conquérants turcs, convertis à occidentalisées, à la tête de régimes Égypte, Algérie, Indonésie, Irak, Syrie,
l’islam s’emparent de Constantinople autoritaires, modernisent la société à Libye, turquie, le pouvoir politique est
(1453). L’Empire byzantin meurt, l’Empire marche forcée. Elles introduisent la laïcité, distinct des instances religieuses.
ottoman est né. Le règne de Soliman le imposent parfois un « féminisme d’État » : D’autres sont traditionalistes (monarchies
Magnifique (1494-1566) en marque en turquie (Atatürk), Iran (le shah pahlavi), du Golfe), certains appliquent la charia
l’apogée. L’Empire ottoman décline à son Égypte (nasser, el-Sadate), Irak et Syrie (Soudan). Ces États et sociétés ne
tour, alors qu’en Inde, l’empire musulman (parti Baas), tunisie (Bourguiba), Algérie forment entre eux aucune unité
des « grands moghols » fleurit au 17e siècle (Boumédienne). Les monarchies du Golfe économique ni alliance stratégique.
(la construction du taj Mahal en est un maintiennent une tradition rigoriste. En conclusion il existe bien un monde
symbole). trois fois, le même scénario Une réaction islamiste. À partir des musulman (l’ensemble des pays où la
s’est reproduit : conquête militaire, phase années 1980, une réaction islamiste se religion musulmane est majoritaire), mais
de consolidation (favorisant les arts, développe : réislamisation d’une fraction non une « civilisation islamique »
l’architecture), séparation du religieux et du de la population, essor des orthodoxes homogène. n J.-F.D.

N° 291
Comprendre
L’Occident est-il chrétien ?

Dans Décadence, Michel Onfray annonce la fin de la civilisation chrétienne
qui a régné pendant 2 000 ans sur l’Occident. Sa démonstration semble implacable…
mais elle est contestable car elle repose sur deux amalgames.
son expansion via notamment le prosé-

lyte évangélisme protestant qui continue
son progrès en Afrique, en Asie (il y a plus
de 30 millions de chrétiens en Chine !)
et même dans certains pays arabes (1).
Quant à la religion orthodoxe, elle est en
pleine renaissance.
2 - L’Occident ne se résume
pas au christianisme
La seconde confusion concerne l’histoire
de l’Occident et celle du christianisme.
L’Europe et l’Occident ont incontestable-
ment des racines chrétiennes : et pour
Kenzo Tribouillard/AFP
cause, l’Église a détenu le monopole

du sacré pendant un millénaire. Mais
pour autant, la civilisation occidentale
s’est édifiée sur bien d’autres fondations
culturelles et sociales : la démocratie et
1 - Le christianisme n’est pas l’Église ; l’adhésion des populations au philosophie grecques, le droit romain,
la chrétienté christianisme a commencé son reflux. la pensée humaniste, l’égalitarisme,
La première confusion porte sur l’as- Ce mouvement a été analysé depuis bien l’individualisme, la science, la technique
sociation plus que discutable entre le longtemps par les sociologues et philo- et le capitalisme. Tous ces ingrédients
christianisme (comme religion mon- sophes : Nietzsche, quant à lui, y voyait la forment le tissu de la « modernité » occi-
diale qui rassemble catholiques, pro- « mort de Dieu ». Marcel Gauchet repren- dentale et les historiens discutent depuis
testants, orthodoxes, évangéliques) et dra à Max Weber le terme de « désen- longtemps du poids relatif de ces facteurs
la « chrétienté », puissance de l’Église chantement du monde » pour décrire la dans l’ascension de l’Occident.
catholique et romaine qui a dominé sécularisation de la société. Aujourd’hui, l’Asie connaît un tel essor
l’Europe pendant un millénaire. Le Mais la perte d’emprise du christianisme qu’elle est en train de devenir le nouveau
monde que l’on appelait à l’époque « la sur la société européenne n’annonçait centre de gravité du monde. Pour autant,
chrétienté » recouvre chronologique- pas, loin s’en faut, le déclin général du la crise de l’Occident a peu à voir avec
ment la période du Moyen Âge, de 500 christianisme. Car au moment où l’Église celle du christianisme. De façon plus
à 1500. La chrétienté connut son apo- se fractionnait (entre catholiques et pro- évidente, elle trouve ses racines dans
gée aux 11e et 12e siècles au temps des testants, anglicans), elle débutait aussi le déclin économique relatif de l’Eu-
cathédrales et des croisades. À l’est de son expansion mondiale via les colons rope face au dynamisme des économies
l’Europe, ce fut le temps de la splendeur et missionnaires. Le christianisme s’est émergentes (2). n J.-F.D.
de Byzance. Puis à partir de la Renais- ainsi implanté dans les deux Amériques,
sance, vers 1450, l’Église chrétienne a en Afrique et en Asie. Cette implantation (1) il s’est passé la même chose pour l’islam, après
commencé à voir son emprise sur la ne fait pas partie du passé : le christia- quatre ans de montée en puissance (califats
abbassides et âge d’or), la brillante civilisation décline
société décliner : Église et pouvoir poli- nisme reste aujourd’hui non seulement
au moment où elle commence une seconde
tique se sont séparés progressivement ; le la première religion du monde (2,1 mil- islamisation (via les marchands en Asie).
monde des idées – philosophie, sciences, liards de chrétiens), mais contrairement (2) Voir Achille Weinberg, « Mondialisation, acte 2 »,
arts – s’est affranchi du magistère de à une idée reçue, elle poursuit toujours Sciences Humaines, n° 290, mars 2017.

N° 291
Entretien
RencontRe avec DenIS LacoRne
« La France n’est pas le pays

de la tolérance »
De l’Empire ottoman à l’attentat contre Charlie Hebdo, Denis Lacorne livre une
magistrale histoire comparée de la tolérance, de ses frontières et de
ses fluctuations. Et montre que la France n’a pas le monopole en la matière.
L
orsque Sciences Humaines vient l’inter- laïque et catholique). En France, ajoute-t-il, « on
viewer dans le Paris glacial du mois de jan- applique davantage la tolérance aux questions de
vier, Denis Lacorne s’apprête à partir en genre ou d’homosexualité ». Mais avec les attentats
Californie. Travailleur infatigable, ce cher- terroristes, la question de la tolérance religieuse est
cheur et enseignant au Ceri (Centre d’études réapparue dans l’actualité et suscite des points de vue
et de recherches internationales, IEP-Paris) poursuit très confl ictuels. C’est pourquoi, dans les chapitres
actuellement une enquête comparative sur les entrepre- sur les événements récents, il n’hésite pas à prendre
neurs de la Silicon Valley et les start-up françaises. parti : « La tolérance est un principe actif fondé sur le
La politique comparée est en effet le fil directeur choc des idées : elle n’est donc pas sans risque et c’est ce
de ses travaux depuis le début de sa carrière. Ayant qui fait sa grandeur », conclut-il.
enseigné dans plusieurs universités américaines,
il est devenu en France un spécialiste de renom de Comment définir la tolérance ?
la société américaine, des questions de religion, du Si l’on se réfère aux origines latines, on peut dire qu’il
multiculturalisme et de la laïcité. existe plusieurs sens du mot « tolérance ». Le premier
Son dernier livre, Les Frontières de la tolérance (2016), sens, plutôt restrictif et péjoratif, vient du verbe « tole-
est le fruit de six ans de recherches : « Le rare » ; il désigne un inconvénient, ou un poids qu’il
travail comparatif, dans la très longue faut endurer ou supporter. Le second sens, dérivé du
durée, de l’Empire ottoman aux Lumières mot « tolerantia », renvoie à une vision plus positive qui
européennes et à notre époque, m’a permis consiste à penser la société comme une cohabitation
de mieux saisir les grandes évolutions », harmonieuse de groupes très différents. C’est ce que
explique-t-il. La tolérance en effet est une j’appelle la « tolérance des modernes » dans laquelle il
idée qui ne va pas de soi. C’est d’ailleurs s’agit de penser le pluralisme religieux, ce qui suppose
un concept négligé dans l’historiographie de reconnaître la liberté de conscience, de culte, et qui
française, contrairement à l’abondance des engendre le principe de séparation de l’Église et de l’État.
travaux anglais, américains, hollandais,
allemands. « J’ai eu droit, lorsque je parlais de mon Qui sont les grands penseurs de ce que vous
travail, à la fameuse boutade attribuée à Claudel : “La appelez « la tolérance des modernes » ?
tolérance ? Il y a des maisons pour ça !” » Aux 17e et 18e siècles, les penseurs de la tolérance réa-
Pour D. Lacorne, « la France n’est pas un pays vérita- gissaient à propos de l’intolérance de leur époque, les
blement tolérant ». On peut l’attribuer à son histoire persécutions et les massacres. John Locke (1632-1704),
(l’expulsion de 250 000 huguenots sous l’absolutisme, profondément marqué par les guerres de Religion,
la tradition jacobine et la guerre des deux France, écrit sa Lettre sur la tolérance au moment de la révoca-

N° 291
Entretien
Denis Lacorne
est diplômé de l’IEP-Paris et
détenteur d’une maîtrise de
relations internationales et
d’un doctorat de science
politique de l’université Yale
(1976). En 1982, il est entré au
Ceri en qualité de directeur de
recherche. Il est l’auteur de
nombreux ouvrages, dont : La
crise de l’identité américaine,
Gallimard, 2003 ; De la religion
en amérique. essai d’histoire
politique, Gallimard, 2007 ;
Les Frontières de la tolérance,
Gallimard, 2016
Il vient de publier dans la
revue Le Débat (n° 193,
janvier-février 2017) : « Le
grand retournement. Les
élections présidentielles de
2016 et les divisions de
l’Amérique. »
C. Hélie/Gallimard
tion de l’édit de Nantes (1685). Ce philosophe anglais (de Londres, d’Amsterdam ou de Bassora…) où se
livre une véritable réflexion en proposant un dédou- côtoyaient des représentants des religions les plus
blement du sujet entre le citoyen et le croyant. Le diverses : juifs, catholiques, protestants, mahométans,
citoyen s’intéresse au bien commun de la cité (l’enri- Chinois ou brahmanes pour commercer ensemble. Il
chissement, le progrès…). Les convictions du croyant citait aussi l’Amérique anglaise où triomphait selon lui
relèvent de la sphère privée. la liberté de conscience, permettant au commerce de
Voltaire (1694-1778) veut surtout montrer l’archaïsme fleurir et à la population d’augmenter.
de la société française par rapport à ses voisins euro- Le droit à la liberté de religion se généralise véritable-
péens (la Hollande, l’Angleterre et les provinces alle- ment à partir des révolutions américaine et française
mandes). Son Traité sur la tolérance (1763) porte sur- qui inscrivent dans leurs déclarations la liberté de
tout sur l’affaire Calas (protestant écartelé et exécuté conscience et celle d’exercer sa religion dans l’espace
au prétexte qu’il aurait voulu interdire la conversion public.
de son fils au catholicisme) et celle du chevalier de
La Barre (torturé, décapité et brûlé avec sur son dos Il existait cependant certaines formes de
le Dictionnaire philosophique de Voltaire), accusé de tolérance antérieurement. Les philosophes du
blasphème. Il obtiendra d’ailleurs la réhabilitation de 17e siècle vantaient la « tolérance des
Calas. Voltaire incarne surtout, dans ses nombreux mahométans ». Et l’on apprend aussi dans votre
écrits, un courant de protestation très vif (Louis XVI livre, que ce sont les Vénitiens qui ont inventé
reviendra sur la révocation de l’édit de Nantes en 1787). les ghettos destinés au départ à protéger
Dans l’esprit des Lumières, la tolérance permet de favo- les non-catholiques…
riser la paix civile et le développement du commerce. Entre le 14e et le 18e siècle, au moment où l’Occident
Voltaire citait par exemple les bourses d’échange chrétien est plongé dans les guerres de Religion

N° 291
Entretien
(notamment la Saint-Barthélémy, 1572), il existe la petite communauté, arguant qu’une scolarité au

une « tolérance impériale », ou administrative dans niveau du collège est suffisante pour savoir lire, écrire,
l’Empire ottoman, en raison de son extension sur des compter et se comporter en bon citoyen. On peut
contrées de religions diverses (chrétiens, orthodoxes, d’ailleurs s’interroger sur ce jugement : la fécondité
catholiques, juifs.) L’islam reste la religion officielle étant très grande chez les amish (ils sont aujourd’hui
mais accepte les autres traditions religieuses. Les environ 250 000), on ne peut plus dire que leur survie
communautés gardent leur liberté de culte, leurs soit en jeu…
églises, monastères ou synagogues et se cogèrent, Dans le premier amendement de la Constitution amé-
moyennant un impôt versé à la Sublime Porte. Il exis- ricaine, une clause de séparation des Églises et de l’État
tait certes des contraintes : dans l’Égypte des mame- interdit toute religion officielle et toute mesure favori-
louks, les juifs devaient porter un turban jaune ; en sant une religion particulière. Une autre clause défend
Syrie, seuls les musulmans se déplaçaient à cheval, les le libre exercice des religions. Tantôt l’une prime, tantôt
autres n’ayant droit qu’aux ânes et aux mulets. Mais ces l’autre comme pour les amish.
contraintes faisaient l’objet de nombreux accommode- On pourrait citer aussi l’exemple du turban des sikhs,
ments et exemptions. notamment en Grande-Bretagne et au Canada où
Dans la République de Venise règne une forme de ils sont les plus nombreux. Ne pouvant se couper les
tolérance mercantiliste. Les juifs, très cosmopolites, cheveux, les sikhs sont obligés de garder un turban.
sont non seulement des grands commerçants, mais Comment alors mettre un casque de moto ou de
ils peuvent aussi exercer des métiers interdits par la chantier ? En Angleterre, ils ont obtenu une dérogation
religion catholique comme le prêt à gages. Les ordres dans les deux cas. Les juges anglais ont justifié cette
religieux étant très influents à Venise et hostiles aux exemption en soulignant que cette communauté était
juifs, leur situation est sans cesse menacée. En 1516, bien intégrée, citant notamment leur participation à la
les autorités vénitiennes décident de leur accorder un Première Guerre mondiale, où ils ne portaient pas de
quartier spécial appelé le Ghetto Nuovo, mais qui est casque et ont eu de nombreuses victimes. Mais aussi
en fait une petite île très proche du cœur de la ville. Ils par le fait qu’ils sont très nombreux dans l’industrie
sont soumis à un couvre-feu (notamment pour éviter les de la construction anglaise : leur interdire ce secteur
rencontres amoureuses entre juifs et chrétiens) mais ils remettrait en cause la survie de cette communauté
peuvent circuler à leur guise le jour, exercer leur métier au demeurant très patriote. Dans tous ces cas, les
(artisans, médecins…), et ils bénéficient du droit de autorités délivrent leur jugement en donnant une
rester dix ou quinze ans dans la cité. Le ghetto a donc importance toute particulière à l’intégration sociale de
une fonction protectrice, et la communauté (de 4 000 à la communauté, au fait qu’ils soient de vrais patriotes.
5 000 familles) va avoir jusqu’à neuf synagogues dans le
ghetto. D’autres groupes moins importants comme les Vous suggérez, notamment à propos du débat sur
Allemands (soupçonnés de luthéranisme) ou les musul- le voile, qu’en France, la tolérance multiculturelle
mans sont également installés dans des lieux surveillés. est plus restreinte que chez nos voisins européens.
Le principe français de laïcité induit-il une
Vous citez de nombreux cas de tolérance certaine forme d’intolérance ?
multiculturelle dans les sociétés contemporaines. Depuis quelques années, la France a pris selon moi une
Pouvez-vous en donner des exemples ? pente punitive qui fait que les territoires de la tolérance
Aux États-Unis par exemple, l’un des cas les plus se rétrécissent. On interdit le port du hijab (voile) à
remarquables est celui des amish. Cette commu- l’école, la burqa dans l’espace public, le burkini sur les
nauté de langue allemande, persécutée en Europe, plages… Au sujet du burkini, la décision du Conseil
débarque sur le nouveau continent au 18 e siècle. d’État visant à refuser de l’interdire est à mon avis sage,
Les amish veulent garder « la vie simple des premiers puisqu’elle protège deux libertés fondamentales : la
chrétiens » et refusent la modernité : tous les travaux liberté individuelle (j’ai le droit de m’habiller comme
se font manuellement, sans machines ni tracteurs ni je veux) et la liberté de circuler librement dans l’espace
voitures… Ce mode de vie très traditionnel requiert public. Le Conseil rappelle aussi qu’il n’y a pas eu de
une main-d’œuvre nombreuse, notamment celle des menace sur l’ordre public ni atteinte à la dignité de la
adolescents. Pour ces motifs et au nom de la liberté personne puisque les femmes qui portent le burkini
religieuse, des amish du Wisconsin réclamèrent dans sont adultes et libres de leur choix.
les années 1970 une dérogation à une loi rendant la Quant au port du voile à l’école, il n’est pas interdit chez
scolarité obligatoire jusqu’à 16 ans. La Cour suprême nos voisins européens (Allemagne, Royaume-Uni…).
la leur a accordée au nom du principe de survie de Le danger serait de faire de la laïcité une religion d’État.

N° 291
Entretien
(
événements ont engendré une autocensure des
En Angleterre, on tolère le voile médias occidentaux. Est-on dans une période de
à l’école pourvu qu’il soit de la couleur recul de la tolérance ?
On constate malheureusement des effets de censure
de l’uniforme de l’établissement. à la suite de ces événements. Ainsi, on a interdit une
pièce de Voltaire à Genève car cela déplaisait à des
membres de la communauté musulmane. Dans cer-
Le problème surgit à partir du moment où ce principe tains lycées français, on n’étudie plus Le Tartuffe de
impose des mesures punitives pour un seul groupe Molière, car cette pièce comporte une critique des
religieux. La loi française fait preuve d’une certaine religions qui déplaît à certains parents. De grands
hypocrisie lorsqu’elle interdit « les signes ostentatoires » journaux comme le New York Times et le Washington
car finalement ce sont le hijab et la burqa qui sont visés Post aux États-Unis, ou le Times de Londres et d’autres
et donc les musulmans. Certes, on interdit les grandes n’ont pas souhaité reproduire la caricature de Charlie
croix, mais combien de personnes en portent ? Les Hebdo à l’origine des attentats de janvier 2015. Des édi-
décrets d’application sur l’interdiction de la burqa teurs ont publié des livres sur l’affaire des caricatures
comportent d’ailleurs une longue liste d’exemptions : sans illustrations !
les sportifs qui portent des casques et des masques, On assiste à des effets d’autocensure d’autant plus cho-
les peintres ou les médecins qui portent un masque quants qu’ils n’existent pas pour d’autres religions. Je
sur le visage. À cela, s’ajoutent les pénitents du Sud pense par exemple à ces photos de l’artiste américain
de la France portant des cagoules, ou les voitures à Andres Serrano, représentant un crucifix trempé dans
verres fumés qui cachent le visage des célébrités et des un vase d’urine. Le Piss Christ a suscité des réactions
hommes politiques… virulentes violentes de la part de certains groupes
Tant qu’elle ne porte pas atteinte à l’ordre public, la catholiques sans aucune suite juridique.
liberté d’expression, aussi choquante soit-elle, doit être Face aux menaces terroristes, le danger serait de ne
garantie. Je comprends mieux la démarche d’Angela pas réagir, de céder par crainte à l’adversité et de
Merkel lorsqu’elle propose d’interdire le port de la se soumettre au diktat de religieux qui voudraient
burqa dans certains lieux publics comme les admi- imposer leurs idées à ceux qui ne partagent pas
nistrations ou les aéroports, mais pas dans l’espace leur religion. L’écrivain Salman Rushdie a continué
public en général, les rues, les plages, les parcs… Cette d’écrire malgré la fatwa lancée contre lui et il est rede-
pente punitive prise par la France étonne d’ailleurs venu aujourd’hui un homme libre. Charlie Hebdo est
beaucoup de nos voisins. toujours publié et a même maintenant une édition
allemande. On peut donc être tolérant sans céder sur
Comment s’arrange-t-on ailleurs ? la liberté d’expression.
Certains pays appliquent ce que j’appelle des « accom-

modements raisonnables ». En Angleterre par exemple, Faut-il tolérer les ennemis de la tolérance ?
on tolère le voile à l’école pourvu qu’il soit de la couleur C’est une question paradoxale car si on ne les accepte
de l’uniforme de l’établissement. pas, on se montre intolérant. Mais certaines formes
En Suisse s’est posé pour les élèves le problème de d’intolérance sont tellement menaçantes pour la
la mixité dans les piscines. Des parents musulmans société qu’elles ne peuvent être acceptées. L’un des
refusaient que leur fille, préadolescente, aille à la fils de mon livre est que le pluralisme religieux ouvre
piscine avec des garçons. Pour les Suisses qui ont de la voie au pluralisme politique et donc à la démo-
fortes communautés d’immigrés, le rôle de l’école est cratie. Ainsi, la caricature de Mahomet n’est pas
de contribuer à l’intégration sociale. Nager fait partie intolérable si elle s’inscrit dans un débat politique
des activités collectives obligatoires et la mixité est une à propos du fanatisme. En revanche, si elle vise la
manière de s’intégrer, donc on ne saurait dispenser communauté musulmane dans son ensemble, elle
les élèves d’une telle activité. Mais, selon une décision constitue en France un délit punissable par la loi. La
récente de la Cour européenne des droits de l’homme, ligne est ténue et l’on voit bien que l’idée de tolérance
les jeunes filles seront autorisées à porter un burkini se complexifie dans le monde globalisé. Comme je
lors des cours de natation. le montre dans mon livre, il n’existe pas de modèle
universel pour la tolérance : ses frontières sont fluc-
Vous consacrez un long chapitre à propos du tuantes selon les contextes, à chaque époque et dans
blasphème et de l’affaire des caricatures qui a chaque pays.
abouti aux attentats de Charlie Hebdo. Ces ProPos recueillis Par Martine Fournier

N° 291
DOSSIER
Les troubles
de l’enfant Dossier coorDonné par Héloïse lHérété
E
nfant turbulent, angoissé, asocial, Ces questions se posent un jour ou l’autre à
surdoué, timide, violent ; mau- tout éducateur. Plus largement, elles
vaises notes ou sommeil per- concernent la société dans son ensemble, car
turbé : il existe mille raisons de elles interrogent notre rapport à la norme et à
s’en remet t re à un psy. Les la différence, à l’âge de l’innocence et de la

familles en espèrent une aide, un diagnostic, construction de soi.
quand elles n’en attendent pas secrètement La psychopathologie propose des connais-
un pronostic. L’école elle-même y envoie à sances renouvelées grâce à l’apport des neuros-
tour de bras les élèves faibles ou récalcitrants, ciences. Elle suscite aussi son lot de contro-
comme pour mieux se délester des (lourdes) verses et de batailles d’interprétation. Ce
attentes qui pèsent sur elle. dossier propose un état des lieux : les savoirs qui
Quels sont les comportements pathologiques font consensus et ceux qui font débat, les nou-
et ceux qui ne le sont pas ? Ceux qui relèvent velles pistes thérapeutiques, les terrains à défri-
de la psychiatrie et de l’éducation ? Où com- cher, les théories à abandonner. Avec toujours
mence la souffrance psychique chez l’enfant ? comme préoccupation première cet humain
Quand et qui consulter ? Faut-il, dès le plus en devenir qu’est l’enfant : un petit être atta-
jeune âge, étiqueter et médicaliser les com- chant, agaçant, déroutant, qui déborde tou-
portements atypiques ? jours des cadres où on voudrait l’enfermer. n
EvgeniiAnd/iStock/Getty
iStock/Getty
L’enfant, l’école et le psy
Huit fois sur dix, c’est sur injonction scolaire que les enfants en viennent
à consulter un psy. Problème : les cabinets débordent et les prises en charge
ne sont pas toujours effectuées dans des conditions correctes.
S
JEAN-FRANÇOIS MARMION
i les parents franchissent le pas ont déjà été suivis pendant deux ans, sou-
d’emmener leur enfant voir un pire R. Voyazopoulos. C’est du noma-
psychologue, ça n’est pas de psychologues scolaires explose d’autant disme : les parents sont en quête de plusieurs
gaieté de cœur. Il peut leur arriver plus qu’ils ont également pour mission regards. Chacun fait ce qu’il peut dans la
de solliciter une consultation de leur d’assurer l’évaluation de plus de la moitié situation à laquelle il est confronté. »
propre initiative (surtout dans les classes des dossiers d’enfants en situation de han-
aisées, par exemple en cas de retard du dicap, dont le nombre augmente, selon les Le fourre-tout des suspicions
langage), ou sur les conseils de la famille, départements, de 5 à 10 % chaque année, Autre difficulté : parfois l’enfant, lui, ne
d’amis, de leur médecin ou pédiatre, et dont la majorité présente des troubles comprend pas ce que peut bien lui vouloir
d’un orthophoniste… Mais, dans 80 % mentaux, psychiques ou cognitifs. un psy. Et il ne demande rien. « Les enfants
des cas, s’ils emmènent leur enfant chez En conséquence, un autre psychologue n’ont pas de demande claire, faute de voca-
un psy, c’est à l’invitation, parfois pres- doit reprendre le dossier. « C’est le grand bulaire ou de prise de conscience, observe
sante, de l’école. Surtout en primaire. paradoxe, résume R. Voyazopoulos : mal- Claire Meljac, psychologue entre autres
« C’est très, très net, observe Robert gré le concept d'école inclusive, de société à l’unité de psychopathologie de l’enfant
Voyazopoulos, directeur de l’Appea inclusive, dès que quelque chose ne va et de l’adolescent à l’hôpital Sainte-Anne
(Association francophone de psycholo- pas, on externalise la prise en charge. » et auteure, notamment, de Chemins du
gie et psychopathologie de l’enfant et On externalise où ? En centre médico- nombre (2017). Les motifs d’appel des
l’adolescent) et enseignant à l’École de psycho-pédagogique (CMPP), le temps parents sont extrêmement vagues, et pas
psychologues praticiens. Depuis qu’elle d’attente peut être de deux ans, quelle que toujours justifiés. J’ai vu par exemple beau-
est obligatoire, l’école, en tant que lieu soit la région. Le recours à un psychologue coup d’enfants suspectés d’un retard de
majeur de socialisation des enfants, fixe libéral garantit une prise en charge plus développement général qui étaient très
les critères de la normalité. » rapide… mais rien d’autre. « Il n’y a pas brillants, mais qui, pour des raisons com-
de cadre pour cette évaluation, seulement plexes, n’arrivaient pas à s’adapter aux
12 heures de bilan : qui peut des suggestions, des recommandations (1), exigences de l'école. » Certaines suspicions
les assurer ? déplore R. Voyazopoulos. Les psycholo- se révèlent bien plus précises. Actuelle-
En règle générale, les motifs d’inquié- gues sont plus professionnalisés qu’autrement, les psychologues sont souvent priés
tude relèvent de la suspicion d’un trouble fois, mais entre le charlatan du coin, celui de vérifier si un enfant ne souffre pas d’un
d’apprentissage et/ou d’un trouble du dont la formation date d'il y a vingt-cinq « dys » (p. 52) ou d’hyperactivité (p. 40).
comportement (anxiété, agitation, soli- ans ou le sphinx de type lacanien, il y a une Et surtout, on assiste à une explosion
tude…), influençant directement la vie à trop grande diversité. » de surdoués. Enfin, de surdoués présu-
l’école. Le maître ou la maîtresse alerte Difficile, dès lors, de s’assurer que l’enfant més… Parce que les salles de classe sont
le psychologue scolaire, qui, bien sou- sera évalué dans les règles de l’art par un parsemées d’élèves aux résultats extraor-
vent, ne se trouve pas en mesure de réa- professionnel dûment formé pour cet dinaires ? Au contraire ! « Voilà ce qui se
liser l’examen approfondi, encore moins exercice complexe, alors que sa prestation passe, avertit C. Meljac. Un enfant va très
l’accompagnement thérapeutique, d’un sera tarifée jusqu’à 400 euros, voire 600. mal. Les parents ne veulent pas l’admettre.
enfant dont le cas ne présente pas d’ur- Pour couronner le tout, il n’est pas rare que L'école et le cas échéant des médecins inter-
gence. « L’évaluation psychologique d’un des parents désemparés se retrouvent bal- viennent, souvent sans mauvaises inten-
enfant, c’est 12 heures de boulot, sinon c’est lottés entre plusieurs spécialistes aux avis tions mais parfois avec roublardise, en
de la bricole, juge R. Voyazopoulos. Un plus ou moins concordants et aux accom- laissant entendre que l’enfant est surdoué,
QI calculé en 1 h 30 sur un coin de table, pagnements plus ou moins convaincants : trop intelligent pour qu’on le comprenne,
ce n’est pas une évaluation. C’est même « Je vois arriver des enfants qui ont consulté donc très agité. Dans ce cas, les parents
scandaleux ! » Or la charge de travail des neuropsychologues, pédopsychiatres, qui l’emmènent consulter beaucoup plus

N° 291
B. Boissonnet/BSIP
volontiers. » Autant de diagnostics poten- u de la loterie. Et les 20 % qui restent ? Celles
tiels susceptibles en tout cas d’augmenter qui visent, par exemple, l’accompagne-
l’anxiété des parents… ou au contraire de 80 % des consultations ment d’un jeune patient trop émotif, ou
l’apaiser, puisque des mots précis – et non d’enfants, celles qui en deuil, harcelé, confronté à la sépara-
culpabilisants – sont enfin formulés sur tion de ses parents ? Là encore, suivant
une situation préoccupante qui n’a que s’effectuent à la demande les possibilités de consultation offertes à
trop duré. Des mots précis, et relevant du ses parents, l’enfant peut tomber sur un
registre médical. de l’école, semblent relever psy auprès duquel il va perdre son temps.
du parcours du combattant, Ou qui, tout au contraire, va lui sauver la
La mainmise du médical vie. Laissons donc la conclusion à Robert
« En France, juge R. Voyazopoulos, dès ou de la loterie. Voyazopoulos : « Le public n’est pas assez
que quelque chose ne va pas à l’école, protégé. C’est dramatique. Je suis toujours
c’est du médicopsychologique (2). Ce qui u sidéré qu’on laisse un vide pareil… Surtout
affranchit l’école de mieux penser l’accueil quand ça concerne des enfants ! »
de la diversité des enfants. » C. Meljac des points très précis. « Mais si on se Raison de plus pour Sciences Humaines
dénonce elle aussi la tentation de trop borne à ça, on loupe souvent complète- de contribuer, par ce dossier, à un état des
souvent psychopathologiser et médi- ment le coche ! s’exclame C. Meljac. Pour lieux raisonné sur les différents troubles
caliser, de voir des troubles neurodé- les troubles de l’attention, c’est typique, ils de l’enfant, leurs symptômes, leur fré-
veloppementaux partout sans prendre ont un impact général, pas sur un appren- quence exacte, leur prise en charge appro-
en compte la situation d’ensemble de tissage précis. Ils peuvent concerner aussi priée. Pour répondre aux questions légi-
l’enfant. Et déplore que les pédiatres, bien des enfants agités que rêveurs, ou times des parents, et mettre en lumière les
bien placés en théorie pour repérer les avec une mauvaise mémoire de travail. » travaux des psychologues compétents. n
difficultés quotidiennes d’un enfant, Injonctions à consulter mais demandes
(1) Voir la conférence de consensus réalisée de
recommandent fort peu la consultation parfois vagues ou fourre-tout, manque 2008 à 2011 par l’Appea sur l’examen psychologique
d’un psychologue : « Ils surmédicalisent à de moyens institutionnels, absence de et l’utilisation des mesures en psychologie de l’enfant
ce point que lorsqu’ils ne parviennent pas garantie dans la pratique des psys, dia- sur appea.org. Les résultats en sont synthétisés dans
à diagnostiquer précisément un trouble, gnostics relevant parfois de l’effet de l’ouvrage coordonné par Robert Voyazopoulos,
Léonard Vannertzel et Louis-Adrien Eynard (coord.),
ils rechignent à explorer la piste psycho- mode… 80 % des consultations d’enfants,
L’Examen psychologique de l’enfant et l’utilisation des
logique. » Si les pédopsychiatres, eux, celles qui s’effectuent à la demande de mesures, Dunod, 2011.
demandent plus volontiers l’avis d'un l’école, semblent ainsi fréquemment (2) Voir Stanislas Morel, La Médicalisation de l’échec
psychologue, c’est généralement pour relever du parcours du combattant, ou scolaire, La Dispute, 2014.

N° 291
Quatre questions clés
HÉLOÏSE JUNIER
l Quand consulter un psy ?

L es raisons qui conduisent les parents à pousser la porte
du cabinet d’un psy sont multiples, et varient au gré du
développement de leur enfant. « Dans le cas du nourrisson,
note Olivier Halimi, psychologue clinicien en CMP enfants-
Katarzyna Bialasiewicz/Dreamstime
adolescents, il s’agit souvent de troubles fonctionnels liés au
sommeil, à l’alimentation ou à la propreté et dont les causes
organiques ont été écartées par un médecin. Ce n’est que dans
un deuxième temps que la piste psychologique nécessite d’être
explorée. » Dans le sens où des difficultés peuvent émerger dès
le début de la vie et que le psy œuvre en équipe avec les parents,
il n’y a pas d’âge minimum pour consulter. La suspicion d’un
retard de développement ou l’émergence de signes autistiques à l’adolescence, des difficultés sourdes (conformisme, repli
méritent également une consultation. L’entrée à l’école sur soi, tristesse) ou plus bruyantes (anorexie, boulimie,
impulse un florilège de nouveaux motifs de consultation scarifications, toxicomanie) sont à l’origine de demandes de
dont l’intensité vient altérer le bien-être quotidien de rendez-vous. « Finalement, estime O. Halimi, il est conseillé
l’enfant : difficultés accrues à se séparer des parents, troubles de rencontrer un spécialiste dès que nous sentons l’enfant en
manifestes de l’attention et de la concentration, manifestations souffrance, dès que quelque chose devient difficile pour l’enfant
marquées d’anxiété ou d’agressivité, mais aussi, plus tard, lui-même ou pour son entourage. D’ailleurs, que les parents
les problématiques liées aux apprentissages dont la difficulté n’hésitent pas à s’appuyer sur les conseils et les observations des
avérée à lire, à écrire, ou à compter. Des mésaventures professionnels qui entourent l’enfant ! Rappelons que ces derniers
douloureuses de harcèlement scolaire peuvent conduire chez passent un temps considérable avec l’enfant et qu’ils agissent en
le psy, en particulier quand l’entrée au collège approche. Et “personnes ressources” et dans l’intérêt de l’enfant. » n
l Quelle place pour la famille ?

S elon l’époque et l’orientation
du praticien, les parents ont
plus ou moins été inclus dans la
seulement un sujet, mais également
une personne en lien avec sa famille
qui l’influence et qu’il influence en
psychologue et thérapeute familiale,
rappelle que « l’immaturité
motivationnelle et cognitive de l’enfant
prise en charge de leur enfant. retour. Lorsque la maladie s’en mêle limite inévitablement les possibilités
Aujourd’hui, la famille est mieux et qu’elle dure, elle exerce des effets d’alliance thérapeutique (…). C’est
prise en compte. Elle occupe une sur le patient et son entourage, et donc avec les parents que l’alliance
place centrale dans le quotidien réciproquement, dans une spirale thérapeutique va devoir se construire,
de l’enfant, comme le souligne le infernale et douloureuse (2). » tout du moins initialement (3). »
psychiatre Patrick Juignet : « L’enfant O. Halimi rappelle qu’il est difficile La thérapie familiale a réellement
n’est pas autonome, il dépend d’un d’ériger des principes généraux, « tout montré son efficacité pour ce type
groupe social qui est constitué par dépend de l’enfant, de son histoire, de troubles. « Nous ne pouvons pas
la famille, les enseignants et parfois de sa famille ». Pour de nombreuses soigner les enfants sans leurs parents.
les travailleurs sociaux. Il faut tenter problématiques, les parents se Comme je leur dis souvent, si on
de nouer une relation neutre avec révèlent être des partenaires de soin privilégie la thérapie familiale, ce
l’ensemble du groupe concerné (1). » incontournables, promus au rang n’est pas pour désigner un coupable
Un point confirmé par Serge Kannas, de cothérapeutes en herbe. Dans mais pour réapprendre à faire manger
également psychiatre : « Tout être le cas de l’anorexie infantile, par leur enfant », complète la psychiatre
humain, patient ou pas, n’est pas exemple, Solange Cook-Darzens, Marie-France Le Heuzey (p. 40). n

N° 291
l À qui s’adresser ?
N ombre de parents sont, à juste titre,
désorientés face à la multitude
de professionnels de la psychologie.
souligne O. Halimi. Compte tenu de
leurs spécificités, il est conseillé de
consulter tel ou tel spécialiste selon la
O. Halimi nous propose un bref tour problématique rencontrée par l’enfant. Si
d’horizon pour les distinguer au mieux. celle-ci relève du champ de la pathologie
Fotolia
Le psychologue, formé théoriquement ou des troubles du comportement et
et en stages au minimum cinq ans en nécessite un traitement médicamenteux,
psychologie et en psychopathologie à une consultation chez un psychiatre ou
l’université, est en mesure d’effectuer un pédopsychiatre s’impose. S’il s’agit l Combien
des entretiens à visée thérapeutique,
des psychothérapies, des remédiations
de dénouer une problématique d’ordre
relationnelle, affective ou en lien avec
ça coûte ?
pédagogiques ou cognitives ainsi que des
tests de personnalité, de développement
ou d’intelligence. Le psychiatre est un
es apprentissages, ce serait plutôt vers
un psychologue qu’il faudrait se tourner.
Une étude menée par la Dress (4) indique
D ans le secteur privé, le prix d’une
séance tourne aux alentours des
60 euros, avec de grandes variabilités
médecin spécialiste, c’est-à-dire qui a que les trois quarts des jeunes de moins selon le profil, la région, la notoriété
fait un « internat » dans ce secteur. Il de 20 ans nécessitant des soins en santé et l’expérience du praticien.
pose un diagnostic médical et prescrit mentale sont reçus par des psychologues. S’il s’agit d’un pédopsychiatre,
de s t r a itement s mé d ic a menteu x 11 % des consultants de psychiatres l’assurance-maladie rembourse
si nécessaire. Certains d’entre eux ont moins de 20 ans, contre 14 % des une partie de la consultation (sur
suivent des enfants en psychothérapie. consultants de psychanalystes. Ceci dit, la base de 30,59 € si le praticien est
Seuls les psychologues, les « le psychologue et le psychiatre peuvent en secteur 1 et 25,90 € s’il est en
psychanalystes inscrits dans des sociétés tout à fait avoir un rôle complémentaire secteur 2). Dans le cas des centres de
de psychanalyse et les psychiatres auprès du jeune patient », indique santé, tel qu’un CMP (centre
peuvent prétendre au titre réglementé O. Halimi. Par exemple, il est fréquent médico-psychologique) ou CMPP
de ps ychot hérapeute. L es aut res qu’un enfant souffrant de troubles de (centre médico-psycho pédagogique),
professionnels voulant faire usage de ce l’attention consulte un pédopsychiatre les consultations ne sont pas payantes
titre doivent justifier d’une formation qui lui délivrera un traitement, et un car les professionnels – psychologues
théorique et pratique. Enfin, rappelons psycholog ue qui lui proposera de et psychiatres – sont rémunérés par
que le psychopraticien n’est souvent mettre des mots sur ses difficultés les établissements, associations ou
ni un psychiatre, ni un psychologue dans le cadre d’une psychothérapie. hôpitaux, dont ils dépendent. Quoi
et qu’il ne peut pas non plus faire usage du « Avant toute chose, je conseillerais aux qu’il en soit, O. Halimi nous rappelle
titre de psychothérapeute. « Le parent doit parents de consulter un praticien qui leur que « consulter un spécialiste pour un
s’assurer de la qualité et de la consistance a été recommandé par leur entourage enfant coûte toujours quelque chose
de la formation du professionnel », relationnel ou par leur médecin. Sinon, aux parents, ce peut être de l’argent,
il est toujours possible de demander du temps, mais aussi, évidement, de
l’aide du médecin ou du psychologue l’inquiétude ». n
scolaire qui pourra orienter la famille.
Il est trop hasardeux de s’en remettre
à un parfait inconnu pour évaluer les (1) Patrick Juignet, « Diagnostic en
Can Stock
possibles difficultés d’un enfant, l’aider ou psychopathologie de l’enfant », Psychisme, 2014.

l’orienter », insiste O. Halimi. n (2) Serge Kannas, « La place de la famille en
psychiatrie », consultable sur le site de l’hôpital
Esquirol : www.hopital-esquirol.fr/xon/
11 % references/2795.pdf
(3) Solange Cook-Darensz, Approches familiales
des consultants de
des troubles du comportement alimentaire de
psychiatres ont moins l’enfant et de l’adolescent, Érès, 2014.
de 20 ans, contre 14 % (4) Dress (Direction de la recherche, des études,
de l’évaluation et des statistiques), « Les recours
des consultants de aux soins spécialisés en santé mentale », Études et
psychanalystes. résultats, n° 533, novembre 2006. http://drees.
social-sante.gouv.fr/IMG/pdf/er533.pdf

N° 291
R E N C O N T R E AV E C D A N I E L M A R C E L L I
La violence, ça se soigne ?
La violence infantile fait l’objet d’une médicalisation croissante. Mais elle doit
aussi faire l’objet d’une approche psychoéducative car elle s’enracine la plupart
du temps dans le contexte familial et environnemental.
Où situez-vous les origines de la de là que je m’y mette ! », doit-il se

violence chez l’enfant ? dire. Le jeune enfant aime explorer,
Quand il s’agit de parler de violence démonter, détruire, casser. Il prend
chez l’enfant, j’aime évoquer cette les objets des autres, met le doigt
maxime de Bertolt Brecht, drama- dans leurs yeux, leurs oreilles, sans
turge allemand du 20e siècle : « On dit se soucier de ce que peuvent ressentir
d’un fleuve dont le courant emporte ses interlocuteurs. Il ne s’agit pas de
tout sur son passage qu’il est violent violence à proprement parler mais
mais on ne dit jamais rien de la vio- plutôt d’exploration.
lence des berges qui l’enserrent ! » Les De même, le très jeune enfant tra-
berges symbolisent pour moi l’en- verse le stade oral au cours duquel
semble du contexte éducatif et socio- il va tout mettre à la bouche : les
culturel dans lequel a évolué l’enfant. jouets, les mains, le v isage des
Dans une bonne moitié des cas, je autres. C’est un moment clé dans sa
Emmanuel Bovet/Opale
dirais qu’un enfant est violent à la connaissance du monde. Si l’adulte

hauteur des violences qu’il a subies manifeste son mécontentement de
ou auxquelles il a été exposé. J’identi- manière ferme, tranquille et cohé-
fie deux grandes sources : soit l’enfant rente, du style « non, on ne mord pas
a été lui-même victime de violence, les autres », l’enfant de 8, 10, 12 mois
Daniel Marcelli
soit il a été exposé à des violences, par Psychiatre d’enfant et d’adolescent, fi nira par comprendre que mordre
exemple, son père frappait sa mère ou professeur émérite de psychiatrie de l’enfant est interdit. Si, à l’inverse, l’adulte se
bien ses parents frappaient un frère et de l’adolescent et président met à rire de ce comportement, l’en-
ou une sœur. Assister à une scène de de la Fédération nationale des écoles fant risque de ne pas saisir l’interdit
violence est violent en soi. De même, des parents et des éducateurs. et de poursuivre. Pour autant, il est
si dès qu’un enfant fait une bêtise son déconseillé de mordre un enfant qui
parent lève la main sur lui, l’enfant risque lui-même de lever la mord, sur la base de la loi du talion, car l’enfant apprendra à
main sur l’autre, dès qu’il sera confronté à une situation qui lui répondre à un comportement violent par la violence.
déplaît. L’enfant va naturellement reproduire les actes de son
parent, son modèle social. Certains enfants se montrent particulièrement colériques,
intolérants aux frustrations, agressifs, au point de se
Vous considérez, à l’inverse, qu’un environnement montrer dangereux pour eux-mêmes ou pour les autres. On
trop permissif engendrerait également parle aujourd’hui de « trouble oppositionnel avec
de la violence chez l’enfant… provocation ». Est-il d’origine éducative ou psychologique ?
En effet, je pense aussi qu’un enfant peut devenir violent s’il Le trouble oppositionnel avec provocation émerge lorsque l’en-
n’a reçu aucune limite dans sa toute-puissance. Au stade de fant se met à marcher et commence à s’opposer, dans la toute
l’explosion motrice, à l’âge de la marche, l’enfant est plongé petite enfance. Dès lors qu’il est en capacité de se déplacer, ce
dans une dimension de conquête de son environnement. Il n’est plus l’objet qui va vers l’enfant mais l’enfant qui va vers
considère que tout est à lui, que tout lui est dû, il manifeste l’objet. Les parents commencent alors à lui dire « non » tandis
une certaine forme de violence, de narcissisme : « Pousse-toi que l’enfant est confronté à des limites. Si l’adulte fait en sorte

N° 291
que l’objet ne soit plus à la hauteur de l’enfant (s’il le place dans humains devraient consulter leur médecin ! Imaginez ensuite
le placard, par exemple), l’enfant se verra exposé à de moins l’envergure du trou de la Sécurité sociale ! Plus sérieusement,
en moins de limites et demeurera dans la toute-puissance. Or, un être humain qui est destructeur, pour lui-même ou pour
lorsqu’il grandira, les limites qu’il rencontrera risquent alors autrui, rend compte d’un symptôme d’inadaptation sociale.
de lui être intolérables. L’enfant les vivra comme une forme La réponse doit être en priorité relationnelle, éducative, éven-
d’amputation. Ce dernier entrera dans une forte opposition, tuellement judiciaire. La réponse médicamenteuse doit être
une crise de rage. Selon moi, c’est parce que cette limite ne exceptionnelle et jamais de façon isolée. La prise en charge
lui a pas été donnée en amont ou qu’elle lui a été donnée de psychoéducative de l’enfant se révèle la plus pertinente, plus
manière ambiguë. que les punitions négatives et coercitives, qui tendent à ren-
forcer les manifestations de la violence. Les professionnels
Les comportements violents sont-ils de plus en plus doivent accompagner les parents dans leurs réflexions et
observés chez l’enfant ? l’éducation de leur enfant. C’est ce qui est d’ailleurs proposé
Oui et non. Les manifestations de violence sont observées aux cafés des parents, aux Reaap (réseau d’écoute, d’appui et
depuis longtemps chez l’enfant, bien qu’elles ne soient pas d’accompagnement des parents), aux groupes de paroles, etc. n
aussi répandues qu’aujourd’hui. S’agit-il d’une épidémie ? Le ProPos recueillis Par Héloïse Junier
cerveau des enfants se serait-il transformé à ce point en deux
générations ? Je ne pense pas. Je pense plutôt que la violence
chez l’enfant a toujours existé, mais est moins bien tolérée L’empathie,
aujourd’hui. Notre société se veut plus normative et encourage antidote de la violence ?
le contrôle de soi. Ainsi, ce qui était perçu comme normal jadis
peut être perçu comme violent de nos jours. Prenons l’exemple, De nombreux chercheurs en neurosciences affectives et
dans une cour d’école, d’un enfant qui jette un caillou à un sociales se sont penchés sur cette problématique de la
autre enfant. Aujourd’hui, nous aurions tendance à qualifier violence de l’enfant. allan Schore (médecin et chercheur au
ce comportement de violent alors qu’auparavant, peut-être département de psychiatrie et de sciences
cet acte aurait été qualifié de banal ! À l’inverse, je trouve que biocomportementales de l’École de médecine de los
nous sommes plus tolérants qu’avant avec les jeunes enfants angeles) et son équipe ont montré que plus l’enfant était
de moins de 3 ans. élevé dans un contexte éducatif chaleureux, soutenant et

empathique, plus la partie de son cerveau qui lui permet
La violence des films, jeux vidéo et autres médias a-t-elle d’avoir de l’empathie et de réguler ses émotions maturait. À
aussi, selon vous, sa part de responsabilité ? l’inverse, plus son entourage punissait l’enfant et l’humiliait,
Bien sûr, la violence des médias impulse et alimente la vio- moins cette zone maturait (1). Une conclusion partagée par
lence des enfants, tant sur le plan quantitatif – si on considère nancy eisenberg (chercheure et professeure au
le nombre d’heures passées devant des films violents – que département de psychologie développementale de
qualitatif, lorsque l’enfant est laissé seul devant un écran, sans l’université d’arizona) qui a consacré sa carrière à la question
l’accompagnement de l’adulte. Dans ce cas de figure, l’enfant et aux bienfaits de l’empathie pour le développement affectif
risque de développer une forme de saturation, de confusion de l’enfant. elle a observé qu’un enfant élevé avec empathie
entre le monde réel et virtuel. En même temps, rappelons que et compréhension devenait à son tour empathique. À
les scènes de violence et de destruction existent dans la littéra- l’inverse, plus le contexte éducatif était agressif et violent,
ture depuis la nuit des temps ! Vivre ces actes via l’art, le cinéma plus l’enfant risquait de devenir lui-même agressif et
ou la littérature permet au spectateur de satisfaire ses pulsions violent (2). n H.J.
destructrices et d’éviter d’être soi-même destructeur.
(1) allan Schore (dir.), Evolution, Early Experience and Human Development.
From research to practice and policy, oxford University Press, 2012.
Quelle réponse apporter ? Une prescription (2) Nancy eisenberg, Natalie eggum et Laura Di Giunta, « empathy-related
médicamenteuse, un accompagnement psychoéducatif responding. associations with prosocial behavior, aggression, and intergroup
ou plutôt une démarche punitive ? relations », Social Issues and Policy Review, vol. iv, n° 1, décembre 2010.
Si nous devions médicaliser cette violence, 120 % des êtres

N° 291
POINTS DE
Les principaux troubles
Il existe différentes familles de troubles mentaux, catégorisées par
des classifications internationales. Diagnostiquer un enfant est un exercice
délicat, qui passe par des bilan spécifiques. Les référents peuvent varier
en fonction des praticiens et de leur spécialités (psychologues, psychiatres,
orthophonistes). Pour certains troubles à spectre large, comme l’hyperactivité
ou les dys, il peut être utile de faire appel à une équipe pluridisciplinaire.
Héloïse Junier et Marc olano
Les troubles anxieux

L es peurs diverses et variées (peur du noir,
des chiens, des inconnus…) sont
relativement fréquentes chez l’enfant et ne
devraient pas inquiéter outre mesure les parents,
tant qu’il s’agit de peurs isolées et passagères.
On parle de troubles anxieux lorsque ces peurs
ont des répercussions durables et quotidiennes
sur la vie de l’enfant. Les troubles anxieux
toucheraient environ 5 % des enfants. Le trouble
d’anxiété généralisé (Tag) concerne des enfants
Tatyana Tomsickova/Dreamstime
qui s’inquiètent de façon excessive pour des
situations quotidiennes, comme être à l’heure

à l’école, réussir un exercice, ne pas oublier
ses affaires… Ces peurs disproportionnées
s’accompagnent souvent de problèmes de
sommeil, de difficultés de mémorisation,
de maux de ventre, de nausées, etc. Elles
peuvent dans certains cas évoluer vers un
Les troubles dépressifs
trouble obsessionnel compulsif (Toc), dans
lequel l’enfant va lutter contre cette angoisse en
mettant en place des rituels compulsifs, comme
B eaucoup pensent que la dépression ne concerne que les adultes. C’est faux. Il
y aurait entre 0,5 et 3 % de dépressions chez les enfants et entre 3 et 14 % chez
les adolescents, selon les estimations. Ces grands écarts viennent du fait que la
le lavage répétitif des mains, des classements dépression est souvent difficile à détecter chez les enfants. Elle ne se manifeste
incessants de son matériel scolaire ou encore pas forcément par une tristesse visible au grand jour, mais plus souvent par des
des comptages irrépressibles. Parmi les troubles comportements d’évitement : refus d’aller à l’école, retrait social, sentiment d’ennui,
anxieux perte d’appétit, troubles du sommeil… Il y a souvent chez ces enfants, d’un côté, un
il y a également les phobies, comme la phobie sentiment d’abattement, une perte d’estime de soi et, de l’autre, des réactions de
sociale ou la phobie scolaire, qui apparaissent révolte et de colère qui peuvent se traduire par de l’agressivité, des vols, mensonges
plutôt à l’adolescence. Les thérapies cognitives répétés ou encore de l’hyperactivité. Pour traiter la dépression, la HAS (Haute Auto-
et comportementales sont souvent efficaces rité de santé) préconise en première intention une psychothérapie de soutien. Si les
dans les troubles anxieux, surtout pour ce qui symptômes persistent ou s’aggravent, celle-ci peut être accompagnée dans certains
concerne les phobies et les Toc. n cas d’un traitement par antidépresseurs. n

N° 291
E REPèRE
chez l’enfant
Les troubles Les « dys »
de l’attention
L e trouble du déficit d’attention
avec ou sans hyperactivité
P lus connus sous l’appellation « dys », ces troubles
des apprentissages semblent en grande partie
d’origine neurologique. Ils sont de plus en plus souvent
(TDA/H) est souvent évoqué pour les diagnostiqués chez les enfants. Ils seraient entre 6 et
enfants qui n’arrivent pas à tenir en 8 % à souffrir au moins d’une « dys », voire de plusieurs.
place et qui ont de grosses difficultés Les plus évoquées sont la dyslexie (difficultés de lec-
de concentration. Mais son ture) qui va souvent de pair avec la dysphasie (diffi-
diagnostic est controversé. Certains culté à construire des phrases à l’oral). D’autres « dys »
y voient plutôt un symptôme de la sont la dysgraphie (difficulté à écrire de façon lisible),
dépression. la dyspraxie (difficulté à coordonner des gestes précis,
Le TDA/H concernerait entre 3 et comme tracer un trait ou découper) ou encore la dys-
5 % des enfants, dont trois fois plus calculie (difficulté à associer un chiffre et la quantité
de garçons que de filles. Dans ce qui lui correspond). Ces troubles sont pris en charge
Sturti/iStock/Getty
trouble, il y a deux volets. par des rééducateurs : orthophonistes, psychomotri-

l Le volet « inattention » : ces ciens, ergothérapeutes ou orthoptistes (rééducation
enfants ont du mal à soutenir visuelle) selon les cas. n
l’attention de façon continue, à
s’organiser, oublient fréquemment
des choses, sont facilement LA CybErADDICTIOn, maladie mentale ?
distraits et ont tendance à éviter les
La cyberaddiction est-elle un trouble
tâches qui demandent un trop gros
à part entière ? La question divise.
effort mental.
l Le volet « hyperactivité » : ces
Certains pensent que c’est une réelle
enfants peuvent également être addiction, pour d’autres il s’agirait
très impulsifs. On parle alors d’un plutôt d’un symptôme de la

trouble du déficit d’attention avec dépression, de la phobie sociale ou
hyperactivité (TDA/H). Touche-à- du trouble de l’attention (TDA/H). Les
tout, ils ont tendance à se tortiller cyberaddicts ont un besoin excessif
sans cesse, à grimper partout, et irrépressible d’utiliser Internet.
à parler sans arrêt… En général Certains affectionnent les jeux vidéo,
Bramgino/Fotolia
dotés d’une bonne intelligence, ils d’autres les réseaux sociaux, d’autres
se retrouvent néanmoins souvent
encore les contenus
en échec scolaire en raison de leurs
pornographiques. La cyberaddiction
difficultés de concentration.
apparaît surtout à l’adolescence, rarement avant. Elle touche plus
Dans certains cas, le traitement
par méthylphénidate, plus connu particulièrement les garçons, qui sont notamment de gros consommateurs de
sous les noms commerciaux de jeux en ligne. Ces jeux présentent des possibilités d’extensions sans fin et
Ritaline ou Concerta, peut réduire peuvent donc s’étirer sur un laps de temps extrêmement long. L’enfant interagit
l’instabilité de l’enfant et améliorer avec d’autres joueurs qui se connectent en même temps que lui. Comme dans
ses capacités d’apprentissages. Mais l’addiction à un produit, le cyberaddict va se couper progressivement de ses
l’utilisation de ce psychostimulant autres centres d’intérêt. On parle de cyberaddiction lorsque ce passe-temps
proche des amphétamines est envahit tout le quotidien de l’enfant avec pour risque un décrochage scolaire,
sujette à caution, car ses effets à long l’isolement social et l’abandon de ses autres loisirs. n
terme restent méconnus (p. 40). n

N° 291
POINTS DE
Les troubles
des conduites
L es troubles des conduites (ou troubles
du comportement) apparaissent le plus
souvent aux alentours de l’adolescence. Ce
sont des comportements volontaires de
transgressions des règles sociales établies :
agressions envers des personnes ou des
animaux, destructions de biens matériels,
vols, fugues, non-respect des interdits
parentaux. 3 à 9 % des adolescents, dont une
Bettysphotos/Fotolia
majorité de garçons, seraient concernés
par ce type de trouble. Ces enfants se
caractérisent souvent par une faible tolérance
à la frustration, un manque d’empathie
pour les autres et une absence de culpabilité
quant à leurs actes. Un univers familial
défaillant ou empreint de violence peut
Les troubles de l’attachement
favoriser l’apparition de ce trouble. Une forme
atténuée est le trouble oppositionnel avec
provocation (Top) qui apparaît plus jeune. Ce
C e trouble repose sur la théorie de l’attachement de John Bowlby, qui, même
si elle bénéficie d’un large consensus, ne fait pas l’unanimité au sein des
chercheurs. Dans l’esprit de J. Bowlby, un attachement insécure dans l’enfance
sont des enfants en opposition systématique lié à l’absence des parents, des négligences ou maltraitances, peut avoir une
avec l’adulte, susceptibles, vindicatifs et incidence durable sur ses relations futures. Dans le trouble de l’attachement,
rancuniers. Mais contrairement au trouble l’enfant a du mal à établir des relations de confiance avec les adultes. Le DSM 5 (1)
des conduites, il n’y a pas forcément de en distingue deux formes : une forme « inhibée » dans laquelle l’enfant se montre
passage à l’acte. Les enfants avec ce type de plutôt en retrait, triste et inconsolable lorsqu’il est en situation de détresse et
troubles sont parfois orientés vers les instituts une forme « désinhibée » où l’enfant témoigne au contraire d’une familiarité
thérapeutiques éducatifs et pédagogiques excessive avec des personnes qu’il ne connaît pas. n
(itep) où ils peuvent bénéficier d’une prise en (1) Cinquième édition du Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux publiée par l’american
charge pluridisciplinaire. n Psychiatric association (aPa).
LA psyCHOsE InfAnTILE existe-t-elle ?

La psychanalyse distingue psychique chez ces enfants dans lequel
traditionnellement trois types de structures l’autre peine à exister. mais aujourd’hui, on
psychiques : les psychoses, les névroses utilise de moins en moins le terme de
et les états limites (entre les deux). Ce type psychose infantile, car trop connoté
de terminologie a tendance à disparaître négativement. Rappelons que les
dans les nomenclatures actuelles. dans la premières théories psychanalytiques
pensée analytique, la psychose se impliquaient fortement l’entourage familial
caractérise par de graves troubles et notamment la mère dans la survenue de
relationnels et une perte de contact avec la ce trouble. la dernière version de la
G215/Fotolia
réalité, ce qui peut se traduire par des CFTMEA (1), manuel psychiatrique

comportements « étranges », des français d’obédience psychanalytique, ne
hallucinations, un raisonnement altéré et chez les enfants. ils débutent en général parle d’ailleurs plus de « psychoses
plus globalement une difficulté à plutôt vers la fin de l’adolescence ou au précoces » pour désigner l’autisme, mais
communiquer. des exemples classiques début de l’âge adulte. auparavant, la adopte le plus consensuel « troubles
de psychose sont la schizophrénie et la psychiatrie considérait l’autisme comme envahissants du développement ». n
psychose maniaco-dépressive (troubles une « psychose précoce », mettant ainsi (1) Classification française des troubles mentaux de
bipolaires). Ces troubles sont très rares l’accent sur un mode d’organisation l’enfant et de l’adolescent.

N° 291
DE REPèRE La déficience
intellectuelle
L E R E g a R D D E C L a I R E M E L jac
« Peu de diagnostics
font l’unanimité ! »
O n parle de déficience
intellectuelle en dessous
d’un quotient intellectuel de Les voies qui mènent au (bon) diagnostic sont
70. Elle est dite légère entre 50 multiples et parfois nébuleuses. Attention à
et 70, moyenne entre 35 et 50, certains diagnostics posés à la va-vite,
sévère entre 20 et 34 et profonde
en dessous. La déficience légère qui « étiquettent » l’enfant pour longtemps.
concernerait entre 1 et 2 % des
enfants, les autres types sont
«I l est plus pertinent d’évaluer la situation générale et évolutive
de l’enfant plutôt que de lui poser une étiquette sur le dos.
DR
beaucoup moins fréquents. La

Claire Meljac D’autant que les difficultés psychologiques sont bien moins
déficience intellectuelle est un
est docteure en connues et donc plus complexes que celles du champ somatique.
handicap pérenne.
psychologie, Le diagnostic, dans certains cas complexes, dont les manifestations
On estime que le niveau de QI
fondatrice sont mal identifiées, n’est bien souvent qu’un mot, une forme de
reste stable tout au long de la
de l’association condamnation qui entrave la liberté de l’enfant. Je pense que le
vie. Avec une déficience légère, parisienne diagnostic n’est utile que s’il repose sur des informations
on peut encore accéder aux Développement concordantes, sur un cadre pathologique bien connu, avec des
apprentissages élémentaires, et études de l’examen
repères précis, bien évalués et solides. Or, peu de diagnostics en
exercer un travail et vivre de psychologique
psychopathologie font l’unanimité, et/ou sont le fruit d’une réelle
façon autonome. En dessous, la (DEEp),
à l’espace Clisson.
démarche scientifique. C’est ainsi que l’on voit des enfants passer
personne aura besoin d’une aide
de spécialistes en spécialistes et d’étiquettes en étiquettes.
ponctuelle, voire permanente,
Prenons l’exemple d’un adolescent qui aurait la lèpre.
dans la gestion de sa vie. La
Vous demandez l’avis à dix médecins, les dix vous confirmeront
déficience peut être d’origine
qu’il s’agit de la lèpre. Dans le champ de la psychopathologie, c’est
génétique (par exemple la
une autre histoire ! L’autisme étant une pathologie très invalidante,
trisomie 21 ou le syndrome de
relativement connue et repérée, en parler a peut-être un sens.
l’X fragile). Elle peut aussi être
À l’inverse, affirmer qu’un enfant est définitivement dyspraxique,
liée à un problème survenu
par exemple, n’en a pas beaucoup, d’autant qu’il ne s’agit pas d’une
durant la grossesse (une forte
maladie strictement délimitée. Des facteurs extrêmement
consommation d’alcool ou
complexes s’entremêlent dans ce trouble. Beaucoup de

une infection par exemple), au
personnalités ont connu de tels troubles… Pendant un certain
moment de l’accouchement
temps, Jean Piaget, un grand chercheur, semble avoir rencontré de
(manque d’oxygène,
telles difficultés qui n’ont empêché en rien l’éclosion de son
prématurité) ou bien après
génie ! » n
la naissance (traumatisme
ProPos recueillis Par Héloïse Junier
crânien, noyade, asphyxie…). n
Les troubles autistiques

L es « troubles du spectre autistique » (TSA), regroupent un ensemble de troubles du
développement qui ont en commun deux facteurs : des troubles de la communi-
cation et des interactions sociales (difficulté à échanger avec l’autre et à se mettre à sa
place) et des champs d’intérêts spécifiques et restreints (stéréotypies, rituels…). 1 %
des enfants seraient concernés par un TSA, dont 4 fois plus de garçons que de filles.
AF Studio/iStock/Getty
Le spectre autistique englobe des enfants avec une déficience intellectuelle parfois
sévère, sans langage et une autonomie très limitée tout comme des enfants dotés
d’une bonne intelligence avec un bon niveau de langage et des pics de compétences
dans certains domaines (les Asperger). lire Page...... n

N° 291
Mother image/Taxi/Getty
Hyperactivité :
attention, souffrance !
Le trouble de l’attention avec ou sans hyperactivité (TDA/H) pénalise la vie
et la scolarité d’environ 4 % des enfants. La reconnaissance de ce trouble

progresse et de nouvelles thérapies se développent.
mARIE‑fRANCE LE hEUZEY critères diagnostiques pour définir le
P
armi les troubles psycholo- Psychiatre dans le service de trouble à tous les âges de la vie, enfance,
giques, peu suscitent autant de psychopathologie de l’enfant et de l’adolescent adolescence, âge adulte.
passions que l’hyperactivité, en à l’hôpital robert-Debré, elle vient de publier
particulier en France. S’agit-il L’Enfant hyperactif, Odile Jacob, 2017. Trois catégories
d’une « fausse maladie mentale » ? Ou de symptômes
d’un trouble neurodéveloppemental ou un adolescent susceptible d’avoir un L’enfant souffrant de TDA/H, sou-
caractérisé, nécessitant une prise en TDA/H. Depuis 2013, la 5e édition du vent appelé hyperactif, est en fait un
charge thérapeutique ? La Haute Autorité DSM (Manuel statistique et diagnostique enfant présentant trois catégories de
de santé a aujourd’hui tranché ce débat des troubles mentaux) propose les mêmes symptômes.
en publiant, en 2014, une recommanda- l Des troubles attentionnels : l’enfant
tion de bonne pratique actant la recon- Chez l’enfant d’âge scolaire, paraît dans la lune, ou dans sa bulle.
naissance du trouble de déficit de l’atten- la prévalence du TDA/H Les parents se plaignent de devoir lui
tion, avec ou sans hyperactivité (TDA/H). répéter dix fois la même consigne ; les
est estimée à 3-5 %, avec
Elle décrit la conduite à tenir en méde- enseignants soulignent son manque de
cine de premier recours devant un enfant
une prédominance masculine. concentration, ses fautes d’étourderie,

N° 291
ses oublis de matériel. Il a des difficultés On peut adjoindre à ces pratiques des
pour organiser ses tâches et planifier ses MODéRER les écrans thérapeutiques spécifiques, médica-
activités. Les enfants TDA/H sont très friands menteuses ou non. En France, le méthyl-
l Une impulsivité : l’enfant répond vite, de jeux vidéo où ils obtiennent les phénidate est à ce jour le seul médica-
trop vite aux sollicitations, sans attendre satisfactions dont ils sont privés à ment indiqué dans le TDA/H (à partir
la fin des instructions. Il va au plus l’école. Il ne faut pas nécessairement de 6 ans). C’est un psychostimulant dont
vite. On lui reproche de « bâcler ». Il s’en inquiéter. Des chercheurs ont l’efficacité sur les symptômes de déficit
paraît mal élevé car il ne supporte pas montré l’effet positif de certains jeux attentionnel, d’hyperactivité et d’impul-
d’attendre son tour, il interrompt les sur les capacités attentionnelles sivité a été mise en évidence depuis plus
adultes ; en classe il prend la parole visuospatiales et sur l’apprentissage
de soixante ans chez les enfants de 7 à
avant même qu’on l’interroge. 12 ans. En pharmacie, il porte des noms
de nouvelles stratégies. la
l Une hyperactivité motrice : « il bouge de spécialités variées ; les différences
persévérance est aussi encouragée,
tout le temps », « il paraît monté sur un tiennent essentiellement dans les durées
grâce à l’immédiateté des
ressort », il parle trop, il tripote toujours d’action, et donc dans la nécessité ou non
récompenses en cas de réussite.
quelque chose, il fait tomber son maté- de prendre plusieurs prises par jour.
Toutefois, la consommation de jeux
riel, etc. Il peut être prescrit chez l’adolescent en
La forme mixte, avec les tous ces symp- vidéo doit être contrôlée, en quantité prenant garde qu’il n’y ait pas de « mésu-
tômes, est la plus fréquente chez l’enfant, (pour qu’elle n’empiète pas sur le sage ». Il est en effet connu pour ses effets
mais on connaît aussi des formes à hype- sommeil et les autres activités), et en « dopants » et peut être absorbé abusive-
ractivité/impulsivité prédominante, et qualité (ne pas autoriser les jeux ment par des jeunes en quête de sensa-
surtout des formes à inattention pré- destinés aux adultes). la télévision en tions fortes.
dominante. Dans ce cas, nous avons zappant est en revanche déconseillée Du côté des thérapies non médicamen-
affaire à des enfants hyperactifs qui « ne car le zapping contribue à fragmenter teuses, la rééducation (orthophonie,
bougent pas », mais se caractérisent par l’attention. n m.‑f.h. psychomotricité…) aide à rééduquer
leurs difficultés à rester concentrés. les troubles des apprentissages mais
L’enfant TDA/H souffre souvent d’une aussi les capacités attentionnelles. Des
labilité émotionnelle et de fluctuations praticiens, souvent neuropsychologues,
du rendement, qui font souvent dire de vulnérabilité aux conduites à risque. Il proposent aussi des techniques dites de
lui qu’il peut bien faire lorsqu’il le veut est, plus qu’un autre, sujet au tabagisme « remédiation cognitive » : entraînement
bien. Or, sa volonté ne suffit pas : c’est précoce, à la consommation d’alcool de la mémoire de travail, apprentissage
un enfant en souffrance car il a du mal à et/ou de substances, et aux conduites de nouvelles stratégies cognitives, etc.
inhiber son impulsivité et il se fait beau- d’infraction des règles sociales. Ces techniques utilisent généralement
coup réprimander. des supports informatisés. Certaines
La reconnaissance d’un TDA/H chez un Quelle prise en charge ? équipes proposent aussi des remédia-
enfant repose donc sur un diagnostic Dans tous les cas, la prise en charge doit tions cognitives par le biais de jeux vidéo
médical, avec l’évaluation des symp- être double : psychoéducative et scolaire. ou de classes virtuelles.
tômes, leur expression dans plusieurs La psychoéducation passe par l’informa- Le neurofeed-back est une technique
environnements (famille, école, activi- tion et la formation des parents pour aug- de réentraînement cognitif où l’enfant
tés extrascolaires), leur retentissement menter leurs compétences parentales. apprend à moduler son activité céré-
sur la vie quotidienne. Ce diagnostic, Elle peut se faire sous forme de consul- brale en observant les modifications de
souvent étayé par des tests neuropsy- tations ou de programmes spécifiques, celle-ci sur une tablette, lors de séances à
chologiques spécifiques, reste difficile à tels que les groupes de Barkley où, sur domicile, avec un monitoring médical à
poser chez les enfants de moins de 6 ans. une dizaine de séances de deux heures, distance. Une recherche européenne est
À l’école maternelle, en effet, l’agitation, les parents apprennent des techniques en cours actuellement pour évaluer l’un
l’impulsivité et le manque d’attention concrètes pour la gestion de la vie quo- de ces dispositifs.
d’un enfant peuvent être transitoires ou tidienne, les devoirs, les sorties. Côté En tout état de cause, il est aujourd’hui
correspondre seulement à un tempéra- école, les enseignants sont invités à tenir admis que l’enfant TDA/H est un enfant
ment difficile. Le TDA/H est également compte des troubles attentionnels de dont il faut prendre en compte la souf-
difficile à repérer chez les adolescents. l’enfant, et donc de le placer proche du france tant dans le milieu scolaire que
L’hyperactivité motrice a en effet ten- tableau et de l’enseignant, de raccourcir familial. Ce n’est ni un enfant mal élevé
dance à s’atténuer, ses manifestations les exercices, de donner du temps sup- ni un simple « trublion ». La mise au point
changent : l’adolescent TDA/H a notam- plémentaire, de faire des programmes de de thérapeutiques non médicamen-
ment tendance à développer une grande renforcements positifs, etc. teuses est le principal objectif actuel. n

N° 291
Quand la timidité
devient pathologique
La timidité est souvent perçue comme un simple trait de personnalité.
Mais lorsqu’elle pénalise, entraîne bouffées d’anxiété
et évitement des autres, une prise en charge est utile :
des exercices de thérapie peuvent apporter un vrai mieux-être.
VINCENT TRYBOU
L
a timidité repose sur la peur du Psychologue clinicien, psychothérapeute et Patrick Légeron décrivent bien ces
jugement par les autres. La per- cognitivo-comportementaliste, Centre phénomènes par l’expression « peur des
sonne timide a peur de « paraître des troubles anxieux et de l’humeur. autres ». Les interactions sociales sont
idiot(e) » ; peur d’être honteuse, compliquées malgré une forte envie de
de trembler, bafouiller, transpirer, rougir, tiennent le problème. Souvent, l’enfant se faire des amis et de parler. Comme le
de ne pas savoir quoi faire de ses mains ou timide l’est dès le plus jeune âge. Il a ten- timide est apeuré, les parents en arrivent
de son corps, et que cela se voit. dance à éviter le contact avec les autres, à faire les choses à sa place afin de le
On dira d’un enfant – tout comme d’un prend peu la parole, est gêné quand on protéger, ce qui a plutôt tendance à le
adulte – qu’il est timide quand cette peur lui parle. Lever la main en cours ou devoir maintenir dans ses évitements.
reste minime, quand il rougit ou se sent répondre devant tout le monde l’angoisse. Quand faut-il s’inquiéter ? C’est le manque
un peu mal à l’aise avec les autres, mais Il est peu friand de sports collectifs ou d’épanouissement, le degré de handicap
arrive néanmoins à faire les choses du d’activités à plusieurs. Il peut bien évi- au quotidien et l’intensité de l’anxiété qui
quotidien. Il dira « oui, je suis timide, mais demment avoir des amis, mais ira avec doivent alerter les parents ou les éduca-
je me débrouille ». On parlera plutôt d’an- difficulté vers des inconnus. teurs. Il est alors intéressant de proposer
xiété sociale s’il a besoin de plusieurs jours À l’adolescence, les timides et phobiques à l’enfant ou l’adolescent une prise en
pour anticiper des situations sociales sociaux ont du mal à tisser du lien, restent charge. Autant les timides simples évo-
spécifiques, mais arrive à faire les choses principalement avec un nombre très res- luent généralement spontanément vers
en dépit de quelques difficultés. Et on par- treint d’amis proches (avec lesquels ils un mieux-être, autant l’anxiété sociale et
lera enfin de phobie sociale quand la per- ont du mal à s’affirmer), et vivent leur vie la phobie sociale ont tendance à s’aggra-
sonne ressent une anxiété permanente et loisirs principalement en famille. Ils ver avec le temps, au fil des évitements.
et intense pour la majorité des situations n’aiment pas trop les coups de téléphone, Dès l’âge de 8 ans, les thérapies compor-
sociales, et évite massivement tout ce ou demander des choses dans les maga- tementale et cognitive (TCC), compre-
qui pourrait entraîner de la honte, rédui- sins. Les psychiatres Christophe André nant des exercices progressifs, peuvent
sant ainsi de façon importante sa qualité
de vie. On voit donc qu’entre timidité,
anxiété sociale et phobie sociale, il existe L’ANGOISSE DES PREMIERS JOURS À L’ÉCOLE
un continuum allant de la petite difficulté Les enfants qui font leurs premiers pas à l’école peuvent montrer des signes
et l’anxiété mineure vers le handicap de timidité. Avant d’en conclure quoi que ce soit, il faut attendre un peu.
majeur et la souffrance permanente. Ces enfants ont passé quelques années dans le cocon tranquille de la
maison, sans enfants inconnus ni enseignants. C’est souvent bien plus un
Peur des autres
manque d’habitude et une trop grande accroche aux parents qui s’expriment
Sur quoi la timidité repose-t-elle, et par
qu’une vraie angoisse du jugement des autres. Les habitudes peuvent vite
extension la phobie sociale ? La recherche
met aujourd’hui l’accent sur un terrain changer, et il n’est pas rare de voir un enfant soi-disant anxieux et timide
génétique. Mais les gènes n’expliquent réussir très vite à se faire des amis et réclamer de retourner à l’école…
pas tout : s’y greffent des comportements non sans avoir des larmes le matin car sa maman lui manque. n V.T.
d’évitements au quotidien qui main-

N° 291
Marka/Alamy
être d’une grande aide. Dans les cas plus Concrètement, les exercices pourront sélectionner les propos selon leur perti-
sévères, c’est-à-dire de phobie sociale, être : poser au moins une question nence, ajouter de l’émotionnel dans des
l’aide médicamenteuse donnée par un par jour, refuser quelque chose qui lui réponses trop factuelles, faire ou recevoir
médecin psychiatre peut être très utile déplaît, s’immiscer dans une conver- des compliments et des critiques…).
pour compléter ces exercices de thérapie. sation, parler à des inconnus, faire des Ce qui reste fondamental, c’est de ne pas
réponses plus longues que « oui » ou décider à la place du timide ce qui est bon
Des exercices gradués en « non », inviter un ami à la maison. pour lui. L’envoyer chez un psychologue
accord avec la personne Pour l’anxiété sociale, il pourra s’agir de malgré lui, l’inscrire au théâtre ou au
En quoi consistent les exercices donnés faire une performance devant un public, football contraint et forcé, lui poser des
par le psychologue ? On part du prin- assumer de dire une idiotie, poser des questions devant tout le monde « pour le
cipe que la peur de la honte, étant très questions en classe. faire progresser car cela lui fera du bien »
désagréable, entraîne des évitements. Pour la phobie sociale, étant plus han- ne fera que briser la relation de confiance
L’enfant ou l’adolescent ne se confronte dicapante que l’anxiété sociale, il est avec les parents ou les éducateurs et
pas à ce qui l’angoisse, ce qui fait qu’il ne déjà bien de réussir à dire bonjour à un enseignants. n
peut ni dédramatiser la situation, ni s’ac- voisin dans l’ascenseur, demander une
climater aux émotions qu’elle entraîne. baguette de pain, décrocher le téléphone À lire
En TCC, il sera amené à se confronter aux à la maison. • Les Phobies sociales
situations qui provoquent son anxiété, Les exercices sont répétés, comme dans Vincent Trybou et Élie Hantouche , éd. Josette Lyon,
2009.
selon une hiérarchie allant de la situation tout apprentissage, jusqu’à ce qu’ils
• L’Anxiété. Vaincre ses peurs, soucis et
la plus simple vers la plus angoissante, deviennent fluides et que l’anxiété dis- obsessions au quotidien
de semaine en semaine. Rien n’est mis paraisse. On peut ajouter quelques tech- Élie Hantouche (dir.), éd. Josette Lyon, 2009.
en place sans son accord, et c’est lui qui niques d’affirmation de soi grâce à des jeux • La Peur des autres.
établit la hiérarchie. Le thérapeute peut de rôles : apprendre à demander, refuser, Trac, timidité et phobie sociale
Christophe André et Patrick Légeron , Odile Jacob,
lui proposer de faire des exercices pen- mettre des limites, se faire respecter, gérer
2003.
dant les séances, dans le cabinet ou dans les conflits, ou de libération de la parole • Comprendre et traiter les phobies
la rue, ou de les faire entre deux séances (ne pas écourter les réponses, regarder Christine Mirabel-Sarron et Luis Vera, 2e éd., Dunod,
à l’école ou dans les magasins. dans les yeux, parler de tout et de rien sans 2012.

N° 291
L’anorexie,
de plus en plus précoce
Phénomène particulièrement préoccupant, l’anorexie gagne du terrain
chez les 8-12 ans. Les risques sur la santé sont majeurs.
Comment comprendre ce trouble ? Quelle thérapie privilégier ?
RÉBECCA SHANKLAND ET
L
a prévalence des troubles du CHRISTELLE PROST-LEHMANN L’anorexie mentale prépubère s’accom-
comportement alimentaire a Rébecca Shankland est psychologue, maîtresse pagne de troubles de l’image du corps,
fortement augmenté au cours de conférences à l’université Grenoble-Alpes. bien qu’ils soient moins présents que chez
des dernières décennies dans Christelle Prost-Lehmann est pédopsychiatre les adolescents. L’une des spécificités chez
les pays occidentaux, et l’âge de survenue au CHU-Grenoble. les prépubères est la restriction portant
est devenu plus précoce. En 2010, la sur les liquides, dont l’absorption d’eau,
Haute Autorité de santé rapportait un par crainte de voir le corps « gonfler ».
taux de prévalence de 0,9 % chez l’enfant. des cas selon les études). Le trouble est Le rapport à l’alimentation est marqué
Les troubles précoces touchent entre caractérisé par une perte de poids ou par la restriction et l’évitement avec une
20 % et 30 % de garçons, alors que les une absence de gain de poids en période forme de dégoût face à la nourriture.
troubles postpubères touchent près de de croissance. Or, plus l’on évite une situation, plus
90 % de jeunes filles. En raison de la ten-
dance à la chronicisation de ces troubles
et des risques induits sur la santé, il appa- LES AUTRES TROUBLES
raît essentiel de les repérer au plus tôt. De DES CONDUITES ALIMENTAIRES
plus, au vu de la quantité de non-recours
aux soins (plus de 80 %), et du taux de ● La boulimie souvent suite à l’expérience d’émotions
La boulimie est très rare chez les enfants négatives. Ces compulsions ne sont pas
rechute élevé (environ 50 % chez les
prépubères. Les crises de boulimie se suivies de comportements de purge ce

adultes et 80 % chez les adolescents après
caractérisent par une ingestion rapide qui entraîne un fort risque de surpoids.
une hospitalisation), l’accompagnement
précoce offre un meilleur espoir de de grandes quantités d’aliments souvent ● L’orthorexie
rétablissement. riches, avec une perte de contrôle et une Il s’agit d’une obsession de manger
absence de plaisir alimentaire au uniquement ce qui favorise une santé
Évitements et obsessions moment de la crise. Celle-ci est suivie optimale. Les aliments doivent être
Les troubles alimentaires prépubères de comportements compensateurs obligatoirement sans additifs, pesticides,
reposent sur des problématiques diffé- (vomissements le plus souvent), ce qui colorants, conservateurs, sucre,
rentes des troubles qui se déclarent après fait que les personnes qui souffrent de mauvaises graisses et même sans
la puberté, ces derniers étant davantage boulimie conservent souvent un poids lactose ou sans gluten. On parle de
liés aux modifications pubertaires et aux normal. pathologie lorsque ces comportements
problématiques adolescentes. Parmi les ● Les compulsions entraînent une détresse émotionnelle
premiers signes, on repère des plaintes alimentaires et/ou des préoccupations mentales
abdominales douloureuses, des nausées, Chez les enfants, on observe plus plusieurs heures par jour, ainsi que des
et une forme d’anorexie restrictive, sans fréquemment (entre 2 et 10 % chez les conséquences nutritionnelles (perte de
crises de boulimie, sans vomissements enfants) des comportements de poids, malnutrition). Chez l’enfant, les
ni conduites purgatives. On observe par- compulsions alimentaires : comportements sont le plus souvent
fois une histoire personnelle marquée consommation d’aliments en grande subis, liés à une orthorexie
par des troubles alimentaires datant quantité en un temps limité, faisant familiale. n R.S. ET C.P.-L.
de la prime enfance (entre 20 et 42 %

N° 291
observe également une forte tendance
au perfectionnisme que l’on constate
notamment dans le domaine scolaire ou
sportif, une certaine rigidité cognitive
(difficulté à accepter différents points
de vue sur une situation), ainsi que de
moindres compétences émotionnelles
et relationnelles.
Conséquences des troubles

et prise en charge
L’anorexie précoce comporte des risques
majeurs, comme la bradycardie (ralen-
tissement du rythme cardiaque), l’ostéo-
porose précoce, le retard de croissance et
du déclenchement de la puberté, avec des
séquelles possibles (anomalies du déve-
loppement mammaire, infertilité), ainsi
que des complications psychiatriques
telles que la dépression et les troubles
anxieux. La prise en charge des patients
prépubères est donc nécessairement
pluridisciplinaire, impliquant une sur-
veillance somatique et un travail psy-
chothérapeutique individuel et familial.
Ce travail vise à réduire l’angoisse liée à
l’alimentation et à diminuer la rigidité
des comportements (rituels) et des cogni-
PhotoAlto/Alamy
tions (pensées répétitives qui empêchent

d’entrevoir d’autres manières de consi-
dérer ce qui se passe à l’intérieur et à
l’extérieur de soi). Cela peut se faire grâce
elle devient anxiogène et augmente les nisme se met en état d’alerte, générant des aux approches récentes développées
comportements d’évitement. À titre pensées liées à la nourriture. dans le champ des thérapies cognitives et
d’exemple, les personnes souffrant de Au-delà des symptômes liés à l’alimenta- comportementales telles que la thérapie
troubles des conduites alimentaires ont tion, on constate des troubles dépressifs d’acceptation et d’engagement (ACT) et
tendance à présenter un biais de « fusion et des conduites autoagressives, incluant les ateliers de flexibilité cognitive. Chez
pensée-forme » qui correspond au fait de scarifications et comportements sui- l’enfant comme chez l’adolescent, la thé-
croire que le simple fait de penser à un cidaires. De plus, l’anorexie précoce rapie familiale apparaît comme le trai-
aliment calorique entraîne une prise de s’accompagne plus souvent de troubles tement de prédilection. Les approches
poids. L’individu concerné par ce biais obsessionnels compulsifs comparative- proposées actuellement dans certains
tente de ne plus penser à la nourriture, ment à celle des adolescents. établissements scolaires visant à déve-
mais plus il essaie d’éviter cette pensée, Au-delà des effets liés à la restriction ali- lopper les compétences émotionnelles et
plus il se sent envahi par celle-ci, ce qui mentaire qui augmente les symptômes relationnelles apparaissent aussi comme
augmente l’angoisse et donc l’évitement. anxieux qui à leur tour augmentent les des pistes prometteuses en prévention
Les personnes atteintes de troubles du conduites d’hypercontrôle, les cher- des troubles des conduites alimentaires. n
comportement alimentaire risquent ainsi cheurs rapportent fréquemment la pré-
de développer un fonctionnement de plus sence d’un événement difficile déclen- Pour aller plus loin…
en plus rigide dans le but de contrôler à la chant (séparation des parents, décès d’un • Anorexie mentale de l’enfant prépubère
Marie-France Le Heuzey et Éric Acquaviva,
fois les pensées et les comportements liés grand-parent, déménagement d’un ami,
Elsevier/Masson, 2006.
à l’alimentation. Mais ce fonctionnement harcèlement à l’école), tandis qu’après • Les Troubles du comportement alimentaire.
est mis en échec, car plus la restriction la puberté la restriction est davantage Prévention et accompagnement thérapeutique
alimentaire est importante, plus l’orga- liée aux modifications pubertaires. On Rébecca Shankland, Dunod, 2016.

N° 291
Quand le langage
défaille
Les troubles du langage n’ont pas nécessairement
une origine psychologique. Ils peuvent être liés à
un problème neurologique ou encore à une surdité.
mICHÈLE mAZEAU
A
près avoir dit ses premiers médecin de rééducation (neuropsychologie mots. Lorsqu’il aura acquis une habileté
mots vers 14-16 mois (papa/ infantile), elle a publié, avec alain pouhet, motrice suffisante de la sphère bucco-
maman…) (1), l’enfant se lance Neuropsychologie et troubles des phonatoire, il parlera. Il peut persister
apprentissages chez l’enfant. Du développement
véritablement dans la conver- quelques petites difficultés de pronon-
aux « dys », Elsevier masson, 2014.
sation aux alentours de 30-36 mois. ciation, bénignes jusque vers 5 ans. De
Certes, il persiste bien quelques mala- façon tout à fait exceptionnelle, d’impor-
dresses de prononciation (« une fieur, du Pourtant ce n’est qu’à 18-24 mois qu’il va tantes difficultés de parole persistent,
cravail »…) ou de construction de phrases vraiment commencer à « parler » (faire révélant alors une pathologie de la motri-
(« il m’a prendu mon doudou »), mais l’es- des phrases de deux mots, alors qu’il en cité des voies de la parole (dysarthrie,
sentiel est là : notre bout-de-chou parle comprend déjà plusieurs centaines) : dyspraxie verbale).
(tout seul, avec nous, avec ses petits c’est qu’il est encore en difficulté pour
copains), raconte, questionne, donne son prononcer certains sons. En effet, les 2 - Des troubles du langage
avis, argumente, conteste… Lorsque ce organes de la parole – ceux qui per- Le retard de langage est très fréquent.
scénario prend du retard ou ne suit pas ce mettent que le langage qu’il a « dans sa Les signes sont apparemment les mêmes
script, l’inquiétude s’installe. Est-il justi- tête » se transforme en sonorités intelli- que précédemment (l’enfant déforme
fié de s’inquiéter ? À qui demander
conseil ? Que faire ?
les conditions nécessaires pour apprendre à parler
Les réponses à ces quest ions ont
beaucoup évolué. Jusque dans les

années 1980, tous les enfants en délica-
tesse avec le langage étaient référés en
pédopsychiatrie, et la psychanalyse était
alors la seule approche disponible. C’est
plus récemment (années 1990-2000), que
les progrès des neurosciences ont révélé
une autre histoire du langage humain (2).
On sait maintenant que les bébés sont
« équipés », dès avant leur naissance, de
réseaux de neurones spécifiquement
dédiés au langage (3), sortes de petites
« boîtes à outils » cérébrales qui vont leur
permettre d’emblée de s’emparer de gibles – maturent beaucoup plus lente- beaucoup les mots, on ne le comprend
leur(s) langue(s) maternelle(s). ment que le langage. pas toujours alors qu’il a 30-36 mois),
Cet équipement initial permet au bébé mais si l’enfant parle tard et « mal », c’est
d’analyser son environnement lin- 1 - Des troubles de parole parce qu’en amont son cerveau ana-
guistique, d’en extraire les régularités Le problème le plus bénin est lié à un lyse mal (ou difficilement) le langage
sonores et grammaticales (encadré 1) retard de parole : l’enfant commence qu’il entend. Il devra bénéficier d’une
et de devenir spécialiste de sa langue. à parler tard et déforme beaucoup les intervention orthophonique, souvent

N° 291
langage
Et sColarité
on a calculé (1) qu’en sixième l’enfant est
confronté à plus de 6 000 mots nouveaux
(hors vocabulaire courant). Dès le Cp
(6 ans), les écarts entre enfants peuvent
être très importants (env. 3 000 à 8 000
mots connus), selon leur milieu
socioéducatif. or, plus on connaît de
mots, plus il est facile d’en apprendre de
nouveaux… et inversement. Un faible
niveau de langage n’est pas en soi une
pathologie, mais un véritable problème
sociétal puisqu’il détermine une part
importante de l’échec scolaire. n m.m.
(1) alain lieury, Mémoire et réussite scolaire, 4e éd,

Dunod, 2012, et alain Bentolila, « rapport de mission
Fotolia
sur l’acquisition du vocabulaire à l’école élémentaire »

adressé au ministre de l’éducation nationale.
http://media.education.gouv.fr/file/70/4/4704.pdf
jusqu’à l’apprentissage de la lecture. Plus 3 - Des troubles non
rarement (1 %), il s’agit d’une dysphasie, spécifiquement langagiers
une anomalie spécifique de certains qui se répercutent dans le
des réseaux cérébraux, perturbant sou- langage langage, ou s’il existe des antécédents
vent l’accès à la syntaxe d’où un langage Une déficience intellectuelle, une malau- familiaux de dysphasie. Sinon, si les
agrammatique (par exemple à 6 ans et dition ou encore un trouble du spectre de préoccupations concernent un enfant
demi : « C’est Boucles d’or/C’est un che- l’autisme peuvent aussi perturber – ou très jeune (30-36 mois), il faut revoir
veu jaune/C’est fille/Y en a trois l’ours/ limiter – le développement du langage. l’enfant à 4-6 mois de distance et juger de
etc. »). Mais il existe différentes sortes Dans tous les cas, c’est vers le médecin l’évolution. Si les troubles (ou le retard)
de dysphasies, d’intensités variables. (médecin traitant, médecin scolaire, persistent, une évaluation orthopho-
Ces pathologies nécessitent une prise pédiatre) qu’il convient de se tourner en nique est indispensable, mais d’autres
en charge orthophonique spécifique, première intention. Éliminer une surdité examens peuvent s’avérer nécessaires.
intense et de longue durée, ainsi que des est une priorité. Consulter précocement Une rééducation orthophonique est
adaptations pour permettre la scolarité. s’impose si l’enfant ne comprend pas le généralement indiquée.
Les compétences en langage oral sont

décisives pour l’accès à l’écrit, mais aussi
Un développement programmé pour une scolarité satisfaisante (enca-
l les bébés distinguent les sons du langage des autres sons (bruits, musique). dré 2). Elles déterminent également le
En ce qui concerne la parole, ils discriminent les sons de toutes les langues ! style et la qualité de l’ensemble des rela-
au contact de la langue environnante, ils perdent peu à peu la capacité de tions sociales du sujet. n
discriminer les sons qui n’appartiennent pas à leur(s) langue(s) – qu’ils n’entendent
jamais –, tandis que les connexions neuronales qui supportent les sons de leur(s)
langue(s) – qu’ils entendent souvent – se renforcent : c’est ainsi qu’ils deviennent
des « spécialistes » de leur(s) langue(s)… et que plus on grandit, plus il est difficile
d’apprendre une nouvelle langue !
(1) les âges ne sont mentionnés ici qu’à titre indicatif :
l Dès 18-24 mois, les bébés montrent une connaissance implicite (1) de la
les écarts individuels peuvent être importants, en plus
grammaire de la langue. ainsi, ils « savent » que (en français) la négation se met ou en moins, sans que cela ait aucune signification.
avant le verbe si ce dernier est à l’infinitif ou s’il s’agit d’un nom (« pas manger/pas (2) Claire Kabdebon et ghislaine dehaene-
dodo ») mais après s’il est conjugué (« veux pas ») (2). n m.m. lambertz, « les premières étapes de l’acquisition du
langage », in serge pinto et marc sato (dir.), Traité de
(1) Spontanée, sans explications ni enseignement. neurolinguistique. Du cerveau au langage, De Boeck,
(2) voir Stanislas dehaene, « représentation cérébrale des structures linguistiques : précocité et 2016.
automaticité des opérations linguistiques », cours au Collège de France, 2015-2016. (3) ghislaine dehaene-lambertz et Jessica dubois,
Disponible sur www.college-de-france.fr/ « au tout départ: le cerveau du bébé », in stanislas
Dehaene (dir.), C3RV34U, la martinière, 2014.

N° 291
BSIP/Alamy
L’autisme :
une affaire de spectre ?
Depuis plusieurs années, les troubles du spectre autistique (TSA) font l’objet de
vifs débats au sein de la communauté scientifique. Que sait-on aujourd’hui sur
ce trouble aux multiples facettes, sur son origine, son évolution ? Comment est-il
pris en charge ? Quelles sont les nouvelles pistes de la recherche ?
D
écembre 2016. Le député mARC oLANo Des parents aussi se font entendre, récla-
Daniel Fasquelle soumet à mant la liberté de choisir son thérapeute
l’Assemblée nationale une cette initiative crée une onde de choc au et l’arrêt des hostilités. Chaque camp
proposition de résolution sein de la pédopsychiatrie où la psycha- lance des pétitions sur le Net et compte
visant à interdire les pratiques psychana- nalyse reste le modèle de référence. Plu- ses points. Finalement, la résolution est
lytiques dans la prise en charge de l’au- sieurs collectifs de psychiatres en rejetée par l’Assemblée, mais après avoir
tisme. Soutenue par la plupart des asso- appellent au président Hollande, bran- déchaîné des passions violentes. Pour-
ciations de familles d’enfants autistes, dissant une atteinte à la liberté de penser. quoi tant d’émotions ?

N° 291
Des théories controversées notion de « spectre autistique » qui
sur son origine Qu’est-ce Que englobe désormais les différents troubles
L’autisme a longtemps été considéré la triade envahissants du développement. Les
comme une maladie mentale. On doit sa autistique ? diagnostics différentiels, comme le
première description au pédopsychiatre syndrome d’Asperger (autisme de haut
Ce sont les trois caractéristiques
autrichien Leo Kanner, qui employa niveau) ou le trouble désintégratif de
de l’autisme, qui peuvent apparaître
en 1943 pour la première fois le terme l’enfance (marqué par un développe-
d’autisme infantile (du grec autos = soi- sous différentes formes avec un ment normal au début, puis une régres-
même). Il en retint deux caractéristiques niveau de gravité variable. sion massive par la suite) disparaissent
principales : l’isolement (aloneness) et l Anomalies de la communication de la nomenclature. Le DSM 5 propose
l’intolérance au changement (sameness). verbale ou non verbale : l’enfant dorénavant une approche dimension-
L. Kanner crut remarquer des particula- a du mal à communiquer (retard nelle de l’autisme et établit trois catégo-
rités chez les mères de ces enfants qu’il de langage, absence de gestes, ries de TSA en fonction du niveau d’auto-
décrit alors comme « froides » et dis- peu d’expressions faciales…). nomie de la personne : léger, modéré ou
tantes. Naît alors le concept des « mères l Anomalies des interactions
sévère. Au niveau des symptômes, on
réfrigérateurs » repris par la suite par sociales : il ne joue pas avec les passe de la traditionnelle triade autis-
d’autres de ses confrères dont le plus tique (encadré ci-contre) à une dyade.
autres enfants et a du mal à se
commenté fut le psychanalyste Bruno Les difficultés de communication et
mettre à la place des autres
Bettelheim et sa théorie de la forteresse d’interaction sont regroupées dans une
(manque de réciprocité sociale
vide. B. Bettelheim fit un parallèle entre même catégorie.
l’univers concentrationnaire et le vécu ou émotionnelle).
de l’enfant autiste. Dans son esprit, il l Centres d’intérêt restreints et Une prise en charge
fallait couper ces enfants du lien patho- comportement répétitifs : qui évolue
logique qui les reliaient à leurs parents. manque de jeux imaginatifs, Traditionnellement, les enfants autistes
Aujourd’hui, ces prises de position font activités répétitives, stéréotypies étaient pris en charge en pédopsychia-
partie du passé. Mais beaucoup de gestuelles, préoccupations trie dans les hôpitaux de jour ou centres
parents restent marqués par ces anciens atypiques. médico-psychologiques. En 1996, l’au-
discours, culpabilisant pour eux, et la dernière classification des tisme est reconnu comme un handicap.
affichent une grande méfiance à l’égard troubles mentaux parle plutôt de Des associations de familles réclament
de la psychanalyse. alors un transfert des compétences vers
« dyade autistique », les difficultés
le secteur médico-social au sein des
de communication et d’interaction
Des psychoses précoces instituts médico-éducatifs (IME) et des
étant regroupées dans une même
aux troubles services d’éducation spéciale et soins à
du spectre autistique catégorie. n m.o. domicile (sessad) en charge du handicap.

Ce n’est qu’à partir des années 1980 Les programmes comportementaux et
qu’on commença à parler de « troubles rentes aires cérébrales. À l’origine de ces développementaux pour l’autisme font
envahissants du développement ». dysfonctionnements, des facteurs géné- leur apparition en France et représentent
Aujourd’hui, la grande majorité des pro- tiques. Les études montrent un risque un nouvel espoir pour beaucoup de
fessionnels admettent que l’autisme est accru pour les vrais jumeaux (entre 60 et parents. Ils multiplient les études scien-
principalement dû à un développement 90 %), qui tombe à seulement 10 % pour tifiques pour asseoir leur crédibilité.
anormal du cerveau. Le cerveau des les faux jumeaux ou les frères et sœurs. Dans un rapport publié en 2012, la Haute
enfants autistes est en général plus petit Mais les chercheurs sont loin d’avoir Autorité de santé (HAS) juge l’approche
que la moyenne à la naissance, puis trouvé le gène de l’autisme. Une multi- psychanalytique « non consensuelle », du
se développe au contraire beaucoup tude de variations semblent en jeu. Des fait de l’absence de données scientifiques
plus rapidement que la normale jusqu’à facteurs environnementaux pourraient sur son efficacité. Elle recommande les
l’âge de 2 ans. Les zones associées au également jouer un rôle, comme des prises en charge comportementales et
traitement visuel situées en arrière du infections ou le contact avec des toxiques développementales et insiste sur l’im-
cerveau sont très actives, les régions pendant la grossesse, un manque d’oxy- portance d’un diagnostic et d’une prise
frontales où se fait l’essentiel du traite- génation au moment de l’accouchement en charge précoces (entre 18 mois et
ment de l’information et d’organisation ou un faible poids à la naissance. 4 ans). La HAS valide notamment la
des tâches plutôt en sous régime. Ce qui En 2013, la toute dernière version du méthode ABA (1) qui vise l’apprentis-
pose problème est plus particulièrement Manuel statistique et diagnostique des sage de comportements adaptatifs par
la faiblesse des connexions entre diffé- troubles mentaux (DSM) introduit la essais répétés avec un professionnel.

N° 291
les uema :
un nouVeau
dispositif
d’intÉGration
scolaire
depuis la loi 2005 pour l’égalité des
droits et des chances, la scolarisation
des enfants en situation de handicap
est devenue un droit. mais malgré
l’augmentation du nombre d’enfants
handicapés scolarisés (+ 25 % depuis
Amélie Benoist/BSIP
2012 selon les chiffres du ministère de
l’Éducation nationale), beaucoup
d’enfants autistes restent encore
exclus du monde de l’école, faute de
moyens suffisants. leur scolarisation Avec ce programme, chaque comporte- moitié des enfants ne semblent pas en
reste souvent conditionnée par ment, comme le brossage des dents, sera tirer bénéfice. Par ailleurs, aucune étude
l’obtention d’un aesH (accompagnant découpé en petites séquences apprises à à long terme n’a pu prouver le maintien
des élèves en situation de handicap). l’aide de renforçateurs (bonbons, félici- des acquis dans le temps.
aussi, elle est rarement complète et tations, accès à des activités favorites…). En pédopsychiatrie, la prise en charge
se résume parfois à des petits quarts des enfants a évolué vers un modèle
de journée isolés. de toutes nouvelles Les nouvelles pistes dit intégratif qui combine des aspects
unités mises en place dans les écoles thérapeutiques éducatifs (apprentissages, travail sur
maternelles, les uema (unité Objectif : améliorer l’autonomie des l’autonomie…), pédagogiques (l’inté-
d’enseignement maternelle autisme), enfants et diminuer les comportements gration scolaire) et thérapeutiques
jugés néfastes. ABA est très critiquée du (basés sur les aspects relationnels, la
tentent de remédier à ces difficultés.
côté des cliniciens analytiques de par son diminution de l’anxiété…). Certaines
Ces petites classes de sept élèves
aspect « dressage normatif ». Ses détrac- méthodes comportementales, comme
autistes, cogérées par l’Éducation
teurs évoquent la non-prise en compte le PECS (système de communication par
nationale et des établissements du
du désir et de la singularité de chaque échange d’images) y ont également fait
secteur médico-social, proposent une enfant. Un argument souvent opposé à leur entrée. Parmi les outils propres à la
scolarisation à temps plein au sein cette méthode est également l’intensité psychiatrie, on peut citer les ateliers thé-
d’une école maternelle ordinaire. le du suivi et son coût prohibitif. Les pre- rapeutiques comme le conte, la patau-
taux d’encadrement est de quasiment miers programmes préconisaient un geoire ou le psychodrame. La pratique du
un pour un. l’enseignant spécialisé qui entraînement de 40 heures par semaine « packing » (l’enveloppement de l’enfant
dirige la classe est entouré d’une en individuel. On est aujourd’hui passé dans des linges humides pour l’amener
équipe d’éducateurs, psychologues, à 25 heures, dont 5 heures dispensées à ressentir ses limites corporelles) a fait
orthophonistes et psychomotriciens. par les parents. Les autres méthodes l’objet de vives critiques de la part d’asso-
une centaine de classes de ce type validées par la HAS sont la méthode ciations de familles et son utilisation a
ont déjà été mises en place ou devront TEACCH (2) et le modèle de Denver (pour été interdite par la HAS en dehors d’un
ouvrir très prochainement. l’objectif : les plus petits) : des méthodes dites déve- protocole de recherche. Ce que beaucoup
loppementales qui fonctionnent par de familles reprochent à la psychiatrie
permettre l’intégration des enfants en
séquences d’apprentissage par imitation est notamment sa position non inter-
Cp ordinaire ou à défaut dans une
ou à l’aide de supports visuels (images, ventionniste et le manque de communi-
unité localisée d’inclusion scolaire
photos). Objectif : améliorer les inte- cation avec les parents. Les diagnostics
(ulis), des classes à petit effectif ne se feraient pas ou trop tardivement.
ractions sociales et émotionnelles des
accueillant les enfants en situation de enfants en partant de leurs intérêts et Les informations seraient données au
handicap dans le primaire. un motivations. Les études ont démontré compte-gouttes. Aux témoignages viru-
élargissement du dispositif des uema des progrès conséquents pour certains lents et accusateurs souvent médiatisés,
dans les écoles primaires est prévu enfants qui adhèrent à ces méthodes, les psychiatres opposent le soutien dis-
pour 2018. n m.o. mais pas pour tous… En effet, près de la cret de nombreuses familles qui leur font

N° 291
confiance depuis des années. le syndrome d’asperger :
Malgré des avancées considérables au
niveau de la compréhension du trouble
une forme d’autisme particulière
autistique, aucune méthode n’a pu à ce Contrairement à ce que comprendre les codes données en même temps
jour améliorer de manière significative l’on dit souvent, sociaux, à saisir l’implicite, et ne comprennent pas
sa symptomatologie. Les recherches et les asperger n’ont pas les intentions, les toujours les consignes des
hypothèses nouvelles vont bon train. tous un potentiel métaphores, l’ironie. ils enseignants. certains ont
Le neurobiologiste Yehezkel Ben Ari intellectuel exceptionnel, la sont de nature plutôt besoin du soutien d’une
fait l’hypothèse d’un déficit de chlore plupart se situent tout anxieuse, se rassurent par aide à la vie scolaire. les
à l’origine de certains dysfonctionne- simplement dans la norme. des rituels et une associations de familles, à
ments cérébraux qu’on constate chez ces mais ce qui les différencie organisation parfois l’image d’asperger aide
enfants. Un traitement antidiurétique des autres sont leurs pics immuable, supportent mal france (1) et d’action pour
testé auprès d’enfants autistes aurait de compétence dans des le changement et sont peu l’autisme asperger (2),
montré des résultats intéressants pour domaines spécifiques. flexibles. les enfants déplorent le manque de
atténuer ces symptômes. certains ont des asperger ont souvent du formation des enseignants
capacités de mal à établir des relations et professions médicales
Des divisions qui nuisent mémorisation étonnantes, d’amitié et se font sur ce trouble. pour ces
aux progrès à l’image de daniel régulièrement rejeter par associations, le syndrome
Du côté des analystes, on commence à tammet, célèbre leurs pairs, plus d’asperger est souvent
parler d’affinity therapy, une nouvelle pour sa récitation de particulièrement à partir diagnostiqué trop tard ou
approche qui part des intérêts restreints 22 514 décimales du du collège. Beaucoup pas du tout, ce qui amène
et parfois atypiques des enfants. À l’ori- chiffre pi durant plus de d’enfants asperger sont l’enfant à grandir avec la
gine de cette méthode, un père améri- 5 heures. en revanche, les en échec scolaire, malgré sensation d’être différent
cain, Ron Suskind, qui décide de s’inté- difficultés apparaissent leur potentiel. en cause, sans pouvoir donner un
resser de plus près à la passion de son fils sur le plan relationnel. leur fonctionnement sens à cela. n m.o.
autiste pour l’univers Disney. Au fil du comme pour les autres cérébral atypique. ils sont (1)www.aspergeraide.com/
temps, il réussit à rentrer en relation avec formes d’autisme, les facilement distraits si (2) www.actionsautismeasperger.
lui par ce biais et à l’ouvrir à la parole. asperger ont du mal à plusieurs informations sont org/
L’affinity therapy s’appuie sur les facultés
autothérapeutiques de l’enfant autiste,
avec l’idée que c’est lui qui posséderait notamment la méthode ABA). L. Mottron autant que le syndrome en lui-même.
la clé pour accéder aux apprentissages, à suggère de refonder l’intervention pré- Parents, chercheurs et professionnels de
condition que l’adulte l’aide à la repérer. coce en favorisant les intérêts répétitifs tous bords apparaissent plus divisés que
Le tout étant d’« aller dans le monde de de type « recherche » (puzzles, claviers, jamais, alors qu’il y aurait tant besoin de
l’enfant, plutôt que le forcer à venir dans écrans tactiles…) et l’intérêt particulier réunir tous ces forces pour avancer. n
le nôtre ». Le concept parvient à concilier pour les lettres. Il s’oppose notamment
(1) applied Behavior analysis (analyse appliquée du
les tenants d’une approche psychiatrique aux méthodes dites intensives. Selon lui, comportement).
et les adeptes d’une approche éducative. aucune étude n’a prouvé l’opportunité (2) treatment and education of autistic and related
Y aurait-il enfin un point de convergence de concentrer ces programmes entre communication handicapped children.
en vue ? 2 et 5 ans. Il préconise des prises en
Le psychiatre Laurent Mottron, cher- charges plutôt courtes et ciblées et une À lire
cheur français expatrié au Canada, plus grande implication des parents. Sur • Autisme, comprendre et agir
s’appuie quant à lui sur la neuroima- ce dernier point, la plupart des profes- Bernadette rogé, 3e éd., dunod, 2015.
gerie pour défendre l’idée d’une « autre sionnels se rejoignent. En effet, l’implica- • L’Intervention précoce pour enfants autistes.
Nouveaux principes pour soutenir une autre
intelligence » chez les enfants autistes. tion des parents dans le suivi semblerait
intelligence
Très critique vis-à-vis des méthodes permettre à l’enfant de progresser plus laurent mottron, mardaga, 2016.
comportementales et de l’approche ana- rapidement et de manière plus durable. • Affinity therapy.
lytique, il considère que la plupart des Des pistes intéressantes qui ne man- Nouvelles recherches sur l’autisme
comportements répétitifs de l’enfant queront pas de faire parler d’elles dans myriam perrin (dir.), presses universitaires de rennes,
2015.
autiste seraient l’équivalent du com- les années à venir. Mais beaucoup de
• Traiter l’autisme ?
portement d’exploration chez un enfant chemin reste encore à parcourir avant Au-delà des gènes et de la psychanalyse
ordinaire et ne devraient donc surtout de revenir à des débats plus apaisés sur Yehezkel Ben-ari, Éric lemonnier et nouchine
pas être supprimés (comme le préconise cette question de l’autisme qui clive, tout Hadjikhani, de Boeck/solal, 2015.

N° 291
La dyslexie,
un cerveau à remodeler
Les enfants dyslexiques souffrent d’un « déficit phonologique » : ils ont du mal
à associer les sons aux graphèmes qui les représentent. De nouvelles approches,
passant par la musique ou le jeu, donnent des résultats encourageants.
L
mIChEL hABIB
a dyslexie apparaît aujourd’hui Chez l’enfant dyslexique, il est en effet
Neurologue au CHU-Marseille, il a publié,
comme l’une des facettes d’un aujourd’hui admis que c’est d’abord la
entre autres, La Constellation des dys. Bases
ensemble de troubles qu’on conscience phonologique, indispen-
neurologiques de l’apprentissage et de ses
dénomme volontiers « troubles troubles, solal, 2014.
sable de l’acquisition de la lecture, qui
dys » et dans la nomenclature officielle, est altérée : l’enfant parvient mal à asso-
« troubles spécifiques d’apprentissage ». cier les sons de sa langue aux lettres et
Au côté de la dyslexie, à laquelle elles une large place aux facteurs environne- ensembles de lettres (les « graphèmes »)
sont parfois liées, figurent dans cette mentaux. Une vaste étude sur plus de qui les représentent. Ce « déficit phono-
catégorie, notamment, la dyscalculie et 1 000 enfants répartis dans 20 écoles de la logique » est lié à un défaut d’activation
la dysgraphie (encadré). Par « spéci- ville de Paris (1) conclut que « les risques de d’un ensemble de régions hémisphé-
fique », on entend surtout évoquer une troubles de l’apprentissage de la lecture sont riques gauches.
caractéristique majeure de ces troubles : environ 10 fois plus élevés chez les enfants L’imagerie cérébrale fonctionnelle a
ils altèrent la capacité de ces enfants à des zones défavorisées par rapport à ceux ainsi établi les bases de ce qu’on peut
entrer dans les apprentissages fonda- des zones favorisées ». Un environnement aujourd’hui appeler une « neuroanatomie
mentaux (lecture, écriture, calcul), alors familial attentif et lecteur, ainsi que des de la dyslexie », montrant notamment que :
même que leur intelligence est stricte- expériences de lecture précoce pourraient l c’est principalement dans l’hémisphère
ment normale, voire supérieure à la nor- avoir un rôle protecteur. gauche (l’hémisphère du langage) que se
male. Un contraste souvent frappant situent les anomalies de fonctionnement
pour l’enseignant confronté à la nécessité Anatomie du cerveau du cerveau du dyslexique ;
de repérer ces enfants au sein d’une dyslexique l que ce sont principalement trois zones
classe. L’influence de la langue maternelle, pour de la surface de l’hémisphère qui sont
sa part, a été affirmée grâce à diverses dysfonctionnelles : l’aire de Broca, qui
Une origine génétique ? études. Dans les langues dites transpa- sert à la production orale des mots, l’aire
Les facteurs de ce trouble sont de mieux en rentes, où la correspondance entre les de Wernicke, qui contient leur représen-
mieux connus. Les conceptions actuelles graphèmes et les phonèmes est simple et tation sous forme de sons spécifiques, et
sur les mécanismes de la dyslexie donnent univoque (comme l’italien, par exemple), la région temporale inférieure, qui per-
une place prépondérante aux facteurs la dyslexie est bien moins fréquente que met la transformation des traits consti-
génétiques. Il existe ainsi des familles dans les langues dites opaques, où la tutifs des lettres en un message linguis-
plus particulièrement concernées, des forme orale est peu ou pas prédictible tiquement pertinent.
familles « à risque ». Les résultats d’études à partir de la forme écrite de la langue Ces particularités sont-elles donc à l’ori-
de jumeaux et d’études plus spécialisées (comme l’anglais ou à un moindre degré gine de la dyslexie ? C’est possible, mais
de génétique fondamentale ont d’ailleurs le français). Au-delà de l’incontestable non prouvé à l’heure actuelle : elles pour-
pu mettre en évidence des gènes plus par- étiologie génétique, largement prouvée raient être liées à une sous-utilisation de
ticulièrement impliqués. et confirmée, les facteurs liés à l’environ- ces régions cérébrales par l’enfant, et donc
Toutefois, la génétique ne saurait tout nement dans lequel évolue l’enfant dys- être la conséquence plutôt que la cause
expliquer. Les études réalisées sur des lexique sont donc non seulement capables du problème. Au rang des techniques les
jumeaux estiment de 50 à 60 % seulement de déterminer la sévérité du trouble, mais plus prometteuses, la récente méthode
la part de l’hérédité dans les troubles de également de modifier la structure même d’imagerie de diffusion (DTI) a également
l’apprentissage de la lecture, laissant ainsi de son cerveau. permis de repérer des anomalies non

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Peopleimages/iStock/Getty
plus au niveau des aires corticales elles- des sons, ou de manière générale à inté- Si l’orthophonie reste le pivot de réédu-
mêmes mais des fibres de connexion grer simultanément des informations cation, d’autres approches complémen-
qui les unissent entre elles, en relation de nature différente (comme la forme taires donnent d’excellents résultats.
proportionnelle avec les difficultés de orale et écrite d’un mot). Dans cette L’une d’elle consiste à utiliser l’appren-
l’enfant. Ces anomalies seraient préexis- perspective apparaissent de nouvelles tissage musical, et tout particulière-
tantes à l’âge d’apprentissage de la lec- pistes thérapeutiques. L’idée n’est plus ment l’apprentissage d’un instrument
ture, donc probablement génétiquement seulement de travailler sur la nature de musique, dans le but, en quelque
déterminées. auditive ou visuelle du trouble, mais de sorte, de « remodeler » le cerveau dys-
favoriser autant que possible l’activation lexique. C’est la préconisation récente
De la musique simultanée de canaux sensoriels dif- de l’Inserm, qui a soumis des enfants
avant toute chose férents. Plusieurs équipes ont retrouvé dyslexiques de 8 à 11 ans à une cure de
Suite à ces constatations, plusieurs une amélioration de la lecture chez des musique pendant six mois de musique,
équipes dist inctes ont développé dyslexiques après cinq semaines d’un à raison de deux séances par semaine (3).
l’idée que le trouble pourrait se situer entraînement quotidien sur des jeux de 60 % de ces enfants ont progressé en
de manière plus générale au niveau de type game boy, où l’enfant devait associer lecture au point de sortir des critères
l’incapacité du cerveau du dyslexique systématiquement des sons non verbaux diagnostiques de dyslexie. Ces résul-
à associer des stimuli de nature senso- avec des traits représentant la hauteur, la tats très encourageants laissent penser
rielle différente, comme des images et durée et l’intensité de ces sons (2). qu’une pratique musicale généralisée
chez les enfants dyslexiques pourrait
être recommandée de manière quasi
La gaLaxie des dys systématique. n
l L’enfant dyslexique souffre d’un trouble de la « conscience phonologique ».
C’est elle qui permet au tout jeune enfant de dissocier les unités sonores de la
parole (les phonèmes), et de les combiner, les retrancher, les permuter… pour les
(1) Joel Fluss et al., « Troubles d’apprentissage de la
associer aux lettres ou groupes de lettres (les graphèmes). lecture : rôle des facteurs cognitifs, comportementaux
l L’enfant dyscalculique a du mal à se représenter mentalement les quantités et socioéconomiques », Développements, n° 1, 2009/1.
signifiées par les nombres. en d’autres termes, il est capable de connaître les (2) Teija Kujala et al., « Plastic neural changes and
noms des chiffres et la signification des opérations, mais il ne parvient pas à se reading improvement caused by audiovisual training in
reading-impaired children », PNAS, vol. XCVIII, n° 18,
représenter une quantité, une distance ou la valeur d’un prix.
28 août 2001.
l L’enfant dysgraphique n’est pas capable d’automatiser le geste requis pour former
(3) Michel Habib et al., « Music and dyslexia. A new
des lettres. L’enfant a du mal à tenir son crayon, son écriture est chaotique. n m.h. musical training method to improve reading and related
disorders », Frontiers in Psychologie, 22 janvier 2016.

N° 291
Harpazo-Hope/Getty
La précocité intellectuelle,
un handicap ?
L’intelligence est une force. Mais lorsqu’elle ouvre trop l’accès à des problèmes
existentiels, elle peut devenir une source d’anxiété et d’isolement.
oLIVIer reVoL et jeANNe sIAUD‑fACCHIN
L
es enfants précoces sont définis Olivier Revol, pédopsychiatre, a publié, entre ces particularités. Car oui, particularités
par un QI supérieur à 130. Ils autres, 100 idées pour accompagner les il y a. Les enfants HP ne les présentent
présentent des particularités enfants à haut potentiel, Tom Pousse, 2015. pas forcément toutes, et d’autres enfants,
cognitives et affectives qui Jeanne Siaud-Facchin, psychologue non HP, peuvent en présenter certaines.
peuvent désemparer les adultes et influer praticienne, a publié, entre autres, L’Enfant C’est leur intensité et surtout leur coexis-
sur le développement de leur personna- surdoué. L’aider à grandir, l’aider à réussir, tence qui incitent à évoquer l’avance
Odile Jacob, 2012.
lité. Tous ne sont pas semblables, bien sûr, intellectuelle…
car chaque être est singulier. Ils sont à la Les cliniciens avertis décrivent des dif-
fois différents et remarquables, comme le Des enfants différents férences dès les premiers mois. La pré-
zèbre au milieu de la savane, mais aussi On estime que 2 à 3 % des enfants pré- cocité de certaines acquisitions, en par-
uniques : les rayures du zèbre sont comme sentent un HP. Si l’origine en est encore ticulier langagières, est bien établie, et
les empreintes digitales (1)… inconnue, la composante génétique est vite illustrée par des questionnements
La précocité intellectuelle est le plus sou- aujourd’hui indiscutée par la commu- incessants (« pourquoi ? »). Des attitudes
vent une chance, mais elle n’est pas sans nauté scientifique. Il est déterminant, opposantes et une tendance à l’argu-
risque (2). Repérer rapidement ce haut sans être « programmable », et heureu- mentation sont souvent décrites par des
potentiel intellectuel exige une bonne sement, car les tentations d’eugénisme parents surpris par cette « rage de maî-
connaissance des caractéristiques qui seraient effrayantes. On retrouve signi- triser (3) ». On la rencontre surtout chez le
distinguent un enfant à haut potentiel ficativement plus de surdoués dans la garçon, qui veut décider seul, refuse par
(HP) d’un enfant standard. Avec l’idée même famille, et pas uniquement en exemple de porter certains vêtements
forte que certains atouts peuvent devenir ligne directe. Les grands-parents, les qui « grattent », ou qui exige que l’on
des handicaps. oncles, tantes, cousins peuvent partager coupe les étiquettes ! La rareté des mani-

N° 291
L’APPORT Des neurosciences
festations d’opposition chez les fillettes, L’avancée prodigieuse des neuros- cérébrales). En somme, plus de
plus volontiers « hyperconformes », est ciences permet de saisir l’invisible : le connexions, plus de substance blanche
sans doute à l’origine de la sous-évalua- cerveau du surdoué présente des (myéline), plus de rapidité.
tion de la précocité féminine et du retard spécificités fonctionnelles et structu- Ces constatations apportent un
à la repérer. Les troubles du sommeil sont relles bien validées. éclairage sur le fonctionnement
fréquents à tout âge : insomnie d’endor- L’intelligence des enfants et adultes HP neurologique de tous les enfants et
missement du nourrisson liée à l’anxiété emprunte des voies cérébrales devraient permettre d’affiner les conseils
de séparation, opposition au coucher dès différentes. Des travaux neurophysiolo- pour les familles et les professeurs, en
2 ans, anxiété le soir chez le grand enfant. giques rigoureux permettent de développant des approches « neuroédu-
L’hypervigilance anxieuse est quasi comprendre ces fonctionnements catives ».
constante. L’intelligence est anxiogène singuliers : hyperconnectivité des deux Deux conseils peuvent être donnés
lorsqu’elle ouvre trop tôt l’accès à des ques- hémisphères cérébraux avec un aux enseignants et parents :
tionnements existentiels et complique le surengagement de l’hémisphère droit l enrichir et approfondir : inviter
quotidien. On est alerté dès 3 ans par des dans certaines tâches, transmission l’enfant à faire un lien avec d’autres
préoccupations excessives concernant rapide des informations dans l’en- thèmes étudiés (« tu connais bien la
l’univers ou la vie après la vie. La com- semble des zones du cerveau, densité civilisation romaine, peux-tu la
préhension prématurée de la pérennité neuronale de la voie pariéto-frontale, comparer à la Grèce antique ? ») ;
de la mort est inquiétante à un âge où elle (entre le cortex frontal, véritable chef l apprendre à raisonner : ne pas se
doit être encore une notion abstraite ou d’orchestre de notre intelligence, et les contenter d’une réponse juste mais
ludique, comme dans les dessins animés lobes pariétaux, sensoriels, plaques trouvée intuitivement, et interroger
ou les jeux vidéo (« je sais bien que je n’ai tournantes de distribution des informa- l’enfant sur la façon de l’expli-
pas plusieurs vies… »). Plus tard, les peurs tions dans l’ensemble des zones quer. n o.r. et j.s.‑f.
concernent les maladies, la survenue de
catastrophes planétaires (guerres, météo-
rites, inondations…) ou familiales (mala- La majorité des témoignages d’adultes HP vent, c’est une chance. Dans certains cas,
dies des parents, séparations…). Quant à insistent sur le sentiment d’être décalés. sa méconnaissance représente un risque.
l’adolescence (qui commence plus tôt !), Sans doute à cause de la persistance de À l’inverse, l’identification de la précocité
elle est surtout marquée par le sentiment valeurs non négociables comme un très et surtout sa reconnaissance (par l’indi-
de décalage vis-à-vis des autres collégiens. fort sens de la justice, un amour de la vérité vidu et son entourage) permettent d’en
et un irrésistible besoin de confiance. faire une force inestimable. n
Des adultes particuliers À l’instar de ce qui se passait à l’école,
Les adultes HP ont pendant trop long- resurgit dans la vie professionnelle le (1) Jeanne siaud-Facchin, L’Enfant surdoué. L’aider à
temps été exclus du champ de la clinique, risque de voir le surdon se transformer grandir, l’aider à réussir, Odile Jacob, 2012.
(2) Gabriel Wahl, Les Enfants intellectuellement

comme si cet « ex-enfant précoce » deve- en obstacle. Ces personnalités bouillon-
précoces, Puf, coll. « Que sais-je ? », 2015.
nait un adulte parmi les autres. Pour- nantes et créatives inquiètent les mana- (3) ellen Winner, Surdoués. Mythes et réalités, Aubier,
tant, les contraintes d’adaptation et les gers. Plus difficiles à gérer, ils peuvent 1997.
exigences de réussite professionnelle et paraître menaçants pour certains supé- (4) Voir susan Daniels et Michael Piechowski (dir.),
familiale ne sont pas moindres que celles rieurs hiérarchiques. Avec le risque d’être Living with Intensity. Emotional development of gifted
children, adolescents and adults, Great Potential
attendues sur le terrain scolaire. rejetés ou « mis au placard », ce qui est la
Press, 2009.
On décrit des adultes « en alerte », qui même chose… La blessure est encore plus (5) Antonio Damasio, L’Erreur de Descartes. La raison
portent une attention aiguisée et continue violente si l’adulte ignore son profil parti- des émotions, 2e éd., Odile Jacob, 2006.
sur l’environnement et qui en captent les culier. Il se remet en cause et estime être
signaux les plus subtils. Avec une analyse responsable. C’est alors que l’identifica-
soutenue sur le monde, sur ce qui s’y tion de son profil devient un levier inesti- Pour aller plus loin…
• « Haut potentiel intellectuel et TDAH :
passe, ce qui s’y joue, le visible et l’invi- mable… L’énergie débordante, construc-
ressemblances, différences, coexistence ? »
sible… Surtout, la tentative constante de tive et créative est la signature d’adultes Olivier Revol, ANAE, n° 140, février 2016.
comprendre qui ils sont et comment ils dont le HP pourrait aider à transformer • « Hemispheric specialization in giftedness.
fonctionnent. Leur sensibilité exacerbée le monde. Profitons-en ! La connaissance Psychometric, behavioral and
face à tout ce qui les entoure (4) enrichit de leur fonctionnement cérébral ne fait electrophysiological investigation »
M.-N. Magnié, C. Caro et S. Faure, 6th IBRO World
leurs compétences (nous savons depuis que commencer, et devrait nous apporter
Congress of Neuroscience, Prague, 10-15 juillet
Antonio Damasio (5) que nos émotions beaucoup… 2003.
renforcent notre intelligence), mais peut Le haut potentiel n’est donc, en soi, ni un • La Constellation des dys
aussi fragiliser leur rapport aux autres. handicap ni une maladie. Le plus sou- Michel Habib, De Boeck/Solal, 2014.

N° 291
R E N C O N T R E AV E C N I C O L E C AT H E L I N E
Phobie scolaire :
pourquoi tant d’angoisse ?
Les enfants « malades de l’école » seraient de plus en plus nombreux… Submergés
par le stress et la peur, ils préfèrent rester à la maison plutôt que de poursuivre
leur scolarité. Quels sont les mécanismes qui conduisent à la phobie scolaire ?
Comment définit-on la phobie encore entretiennent une relation au

scolaire ? savoir compliqué, ou sont élevés dans
Personne ne s’entend sur ce qu’est la des familles qui n’éprouvent pas un
phobie scolaire, c’est un vrai méli-mélo… grand intérêt pour la connaissance. Ils
On met sous ce vocable des choses très perdent le sens des apprentissages et
diverses. Au sens strict, le terme « pho- décrochent au bout d’un moment. Or,
bie » renvoie à la psychanalyse qui le quand un enfant n’arrive plus à suivre,
définit comme le déplacement d’une cela l’angoisse. Mais il faut décortiquer
crainte sur quelque chose d’autre. Mais son anxiété pour se rendre compte si
maintenant, il est tombé dans le domaine c’est l’école qui en est à l’origine. Des
courant et la phobie scolaire est assimilée élèves peuvent aussi être victimes de
au refus anxieux de l’école, ou encore au harcèlement par des pairs ou de la part
décrochage qui n’a pas grand-chose à d’un enseignant. À leurs yeux, le seul
voir (les décrocheurs sont selon l’Éduca- moyen de ne plus être harcelés, c’est de
tion nationale les jeunes de 16 ans sortis ne plus aller à l’école.
du système scolaire sans qualification
ni diplôme). De manière générale, ce À côté des difficultés liées à l’école,

DR
terme de phobie scolaire se rapporte aux quelles sont les autres sources de
enfants qui n’en peuvent plus de l’école, nicole caTHeline phobie scolaire ?
mais pour des raisons très variables. En Pédopsychiatre, elle a récemment publié Certains enfants ont des raisons person-
l’espace de cinq ou six ans, j’ai vu leur Souffrances à l’école. Les repérer, les soulager, nelles de ne pas aller bien et transportent
nombre multiplié par trois lors de mes les prévenir, Albin michel, 2016, et, avec avec eux leurs problèmes. L’école sert
Jean-Philippe raynaud, Les Phobies scolaires
consultations. C’est donc vraisemblable- de révélateur de leur fragilité, car elle
aujourd’hui. Un défi clinique et thérapeutique,
ment un phénomène lié à la société et aux appuie là où cela fait mal, en les obligeant
lavoisier/médecine sciences, 2016.
structures scolaires. à se socialiser et à se séparer. Un parent
peut rencontrer une situation difficile et
Les causes de ce rejet s’expliquent-elles par les expériences l’enfant se dit qu’il doit rester à la maison pour le protéger. Par
vécues à l’école ? exemple, la phobie scolaire peut commencer lorsque la mère ou
C’est vrai pour une partie de ces jeunes pour qui la scolarité le père tombe malade ou se retrouve au chômage.
incarne l’objet de la difficulté. Certains d’entre eux sont défi- D’autres parents sont « collés » à leur enfant et ne le préparent
citaires ou ont des troubles d’apprentissage spécifiques « dys » pas à la séparation. Ils ne le laissent pas aller au centre aéré ou
(dyslexie, dysphasie, dyscalculie…), détectés trop tardivement. dormir chez des personnes étrangères par exemple. L’enfant
Ils parviennent à compenser assez longtemps et se main- est privé de relations sociales, ce qui ne l’encourage pas à faire
tiennent au niveau, mais au bout d’un moment ils lâchent. comme les autres. Il reste scotché aux adultes et ne développe
D’autres enfants vivent une maltraitance pédagogique, pas de raisonnement personnel, ce qui a des conséquences
du fait de méthodes qui ne leur conviennent pas. Certains sur sa réussite scolaire. S’il manque de pensée hypothético-

N° 291
déductive, il peut s’effondrer en classe de quatrième. Quant s’installe : les enfants ne supportent plus d’être sous le regard
aux parents, ils sont « responsables, mais pas coupables », car des autres. Si cet état se prolonge, l’impact peut être important
ils sont eux-mêmes pris dans des histoires compliquées. Ils sur la personnalité, les apprentissages, l’estime et la représen-
ont pu vivre des choses difficiles, voire traumatisantes, dont tation de soi.
ils veulent protéger leurs enfants. Dans mes consultations,
j’aborde souvent la dimension transgénérationnelle en rece- Que peut-on faire pour éviter d’en arriver là ? Comment
vant les grands-parents : ils m’apprennent parfois que les lutter contre la phobie scolaire ?
parents ont eux aussi vécu une phobie scolaire… À l’école, il convient de soutenir les enseignants et de leur per-
mettre de s’exprimer. Ils doivent pouvoir confier qu’ils ne sup-
Quelles sont les conséquences de ce refus de l’école sur la portent plus un enfant, sans risquer d’être dans un cadre sanc-
vie de l’enfant ? tionné par la hiérarchie. Il faudrait aussi les former aux troubles
Les enfants et les adolescents ont besoin des autres pour se « dys ». Depuis la loi de 2005 sur le handicap, ils doivent accueillir
construire. Sans contact avec leurs pairs, ils risquent de se des publics très différents, mais sans bénéficier d’un accompa-
sentir différents et isolés. Cette situation va attaquer l’image gnement. Quant au soutien des élèves en difficulté, il se révèle
qu’ils ont d’eux-mêmes et accroître leurs difficultés. Ils vont se très insuffisant, en particulier depuis qu’on a démantelé les
déprécier et se désocialiser petit à petit. C’est un cercle vicieux ; rased (réseaux d’aides spécialisées aux élèves en difficulté). En
s’ils prétendent qu’ils sont malades, ils ont tendance à refuser outre, il faudrait développer les lieux de socialisation en dehors
aussi leurs activités extrascolaires. Parfois une phobie sociale de l’école et davantage lutter contre le harcèlement entre pairs.
Du côté des parents, il y a des messages à faire passer : certes,
les enfants doivent être protégés, mais ils doivent aussi être
les formules confrontés à un peu de difficulté. Ils ont besoin de challenges qui
d’accompagnement leur fassent plaisir et qui leur prouvent leurs capacités, mais en
Psychothérapie - la psychothérapie peut être menée dans dehors de l’école. Aujourd’hui, tout tourne autour de la réussite
des structures comme les CmPI (centre médico-psychologique scolaire, il y a beaucoup trop de pression sur ce sujet.
infantile) ou CmPP (centre médico-psycho-pédagogique)
qui rassemblent des professionnels spécialisés Quand un enfant risque de décrocher, comment réagir ?
(pédopsychiatres, psychologues, infirmiers psychiatriques). D’abord, il faut repérer les signes avant-coureurs comme
elle peut aussi s’effectuer en libéral auprès de l’absentéisme répété ou les somatisations (maux de ventre, de
pédopsychiatres, psychologues, psychothérapeutes. tête…) le dimanche soir ou le lundi matin. Il est conseillé d’aller
Hôpital de jour - À l’hôpital de jour en pédopsychiatrie, les consulter un pédiatre ou un médecin scolaire. Un aménage-
enfants peuvent bénéficier d’un accompagnement ment de la scolarité peut être envisagé : l’enfant continue d’aller
thérapeutique, éducatif et pédagogique. les activités se à l’école mais à temps partiel, avec par exemple un allégement
déroulent dans la journée et le cas échéant à temps partiel, des journées les plus chargées. On peut rétablir peu à peu l’em-
afin d’être compatibles avec la scolarité. ploi du temps complet quand l’enfant commence à aller mieux.
Service d’assistance pédagogique à domicile - Si la déscolarisation est effective, il faut agir très vite, dans le
relevant de l’Éducation nationale, ce service est proposé mois qui suit, en prenant rendez-vous avec un spécialiste.
aux enfants et adolescents atteints de troubles de la santé La phobie scolaire, c’est une urgence pédopsychiatrique, car
évoluant sur une longue période. Des professeurs il existe un risque important de chronicisation : la situation
dispensent les cours à domicile. s’installe si les parents n’insistent pas. Il faut aussi éviter une
Projet d’accueil individualisé - Visant le maintien inscription trop rapide au Cned (Centre national d’enseigne-
scolaire, ce dispositif définit l’emploi du temps de l’enfant ment à distance). Il est en effet très difficile de travailler seul,
(cours suivis, temps thérapeutiques) en fonction de son état beaucoup d’enfants décrochent au bout de quelques mois. La
de santé, à l’issue d’une concertation entre le thérapeute, le meilleure solution reste une rescolarisation la plus rapide pos-
médecin de l’Éducation nationale et les enseignants. Il peut sible. Généralement, les milieux sociaux favorisés s’en sortent
être réévalué selon ses progrès. n D.G. mieux, en trouvant par exemple des écoles privées coûteuses. n
ProPos recueillis Par Diane GalbauD

N° 291
Grandir après la guerre
Ils ont vu la guerre de près, trop tôt, et gardent des blessures invisibles.
Comment aider ces enfants à retrouver le goût de la vie ?
MARIE ROSE MORO
L
es enfants et même les bébés Professeure de psychiatrie de l’enfant la guerre d’Afghanistan, il y a de nom-
sont affectés directement par les et de l’adolescent à la Sorbonne, breuses années. Alors qu’il était ado-
violences, nombre d’études en cheffe de service de la Maison de Solenn, lescent, son père meurt brutalement.
Paris. www.transculturel.eu
ont attesté. Ces traces sont d’ail- Massoud est un élève brillant. Son envie
leurs tellement fortes qu’elles s’inscrivent d’apprendre va faire penser à sa famille
dans le présent et le futur de cet enfant en préoccuper de manière adaptée de leurs que Massoud peut tenter sa chance en
développement. Elles auront encore un enfants. Les enfants peuvent se sentir Occident, et revenir avec un beau métier.
impact chez l’adolescent puis l’adulte isolés psychologiquement, à un moment Massoud a alors 16 ans. Il part avec un
qu’il sera dans les peurs qui l’habiteront, où tout leur système de croyance – la autre adolescent du même camp qui
dans sa capacité à grandir et à investir le vie/la mort, le bien/le mal, la place des mourra sur le chemin. Arrivé en France
monde sereinement. générations… – se trouve déstabilisé par après avoir traversé l’Iran et l’Europe, il
À ces effets directs vont s’ajouter les consé- l’expérience de la violence. vit dans la rue un temps puis est accueilli
quences indirectes. En effet, pour survivre dans une association. Installé là, il perd
et grandir, les enfants ont besoin de l’aide Être fier de son nom toute envie de vivre et se laisse sombrer
de leurs parents ou de substituts. Or, des Cette situation peut entraîner une perte dans une mélancolie. Il veut apprendre
parents traumatisés et un groupe dés- de confiance, d’abord confiance en soi le français, les mathématiques, mais il
tructuré par la guerre sont souvent trop puis confiance en l’avenir. C’est le cas est assailli par une question à laquelle
préoccupés par leurs propres douleurs, de Massoud, un enfant afghan dont la il va falloir l’aider à répondre : suis-je
leurs pertes ou leurs frayeurs pour se famille s’est réfugiée en Iran pendant quelqu’un de digne alors que je n’ai pas
enterré mon « frère » ? (Il a été contraint
de l’abandonner pour ne pas ralentir le
ABDUL, L’ENFANT QUI AVAIT PEUR DU VENT passeur). Est-ce que c’est cela que ma
mère attendait de moi ? Pour soigner
Un jour, on amène à ma consultation

Massoud, il faut l’aider à répondre à ces
de Médecins sans frontières, dans la
questions.
banlieue de Kaboul, un jeune garçon
de 10 ans qui s’évanouissait à Des soins ici et là-bas
répétition. En discutant avec lui, je Mais comment accompagner au mieux
comprends qu’il est terrorisé par le des tels adolescents, jeunes mineurs
Clément Quintard/Sciences Humaines
bruit du vent. Je lui suggère que isolés aux ressources minimales et aux
pendant la guerre, quand les obus illusions immenses ? Ils déconcertent
se sont abattus sur sa maison, il y parfois ceux qui veulent les aider à
avait peut-être beaucoup de vent ? Il construire un projet à la hauteur de leurs
me répond sur le ton de l’évidence, il espérances, de leurs compétences et
y avait du vent très fort et même le
de leurs besoins. Nous avons mené une
étude, avec la Mairie de Paris, qui visait
bruit des obus ne couvrait pas celui
à analyser la trajectoire de ces jeunes et
du vent. Pour Abdul, le bruit du vent est celui de la mort. Je lui demande ce
la relation qu’ils établissent avec leurs
qui lui permet d’oublier le vent, il me répond, toujours sur le ton de l’évidence, travailleurs sociaux. Plusieurs résul-
que seul les tapis qu’il tisse arrivent à le distraire. Et il me prend par la main tats méritent ici d’être soulignés, car ils
pour m’emmener voir ses beaux tapis. C’est cette beauté et créativité qui contribuent à définir les bonnes pra-
vont l’aider à dépasser les traces de la guerre. n M.R.M. tiques de quiconque veut les aider à
construire un projet réaliste et cohérent :

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Thomas Koehler/Photothek/Getty
Zahle (Liban), décembre 2014. Classe
élémentaire dans un camp de réfugiés
pour des enfants syriens.
n Ces jeunes ont quitté l’enfance pré- La justice, la réparation et les change- est important à mettre en place dès
maturément, trop vite propulsés dans ments historiques contribuent aussi l’enfance. Car à l’adolescence, si la bles-
un monde violent et inhospitalier. Ils bien sûr à leur restauration. Mais il est sure est encore béante, alors ce monde
ont besoin d’un peu de légèreté. Ils ont aussi des facteurs plus individuels qui risque de devenir effrayant et non dési-
besoin de jouer, de rêver, de faire les sont de la responsabilité des parents, rable pour eux, ce qui fait le lit de la
mêmes activités que les autres jeunes des soignants, des travailleurs sociaux, violence, qu’elle soit dirigée sur soi ou
de leur âge. des éducateurs, et plus généralement les autres, et contribue aux tentations
n Ils ont du mal à trouver leur place ; ils de la société civile : la mise en place idéologiques. L’objectif est de permettre
ont d’autant plus besoin de se sentir de soins aussi bien ici que là-bas, qui à tous les enfants de penser, selon les
accueillis pour s’autoriser à se proje- aident les enfants à revisiter la manière mots du génial Winnicott (1975), que
ter dans un avenir ici. Cela suppose dont ils se voient et voient le monde, « la vie vaut la peine d’être vécue » pour
d’écouter leurs histoires, de ne pas les dans le but de réécrire, réinventer leurs elle-même, par elle-même et pour les
obliger à renoncer à leurs souvenirs, « théories de la vie » endommagées par autres. Beau projet collectif pour notre
leurs liens. Soigner leurs blessures la guerre, c’est-à-dire la représentation monde. n
exige aussi d’aller chercher celles, invi- qu’ils se font d’eux-mêmes, de la vie
sibles, qui se devinent seulement. et des relations aux autres. On doit les
n L’école et la formation représentent aider à reconstruire cette envie de vivre Pour aller plus loin…
souvent un des motifs ou un des rêves de en leur proposant des espaces qui les • La Violence envers les enfants, approche
leurs voyages. Elles peuvent représenter réaniment, qui les consolent, qui les transculturelle
une puissante consolation des douleurs réparent. Ceci peut être mis en place Marie Rose Moro, Fabert, 2016.
• « Perdre la confiance fondamentale dans la vie »
et des arrachements vécus. À condi- dans des soins psychothérapiques mais
Marie Rose Moro, Dalila Rezzoug et Lionel Bailly, in
tion de ne pas nier l’importance de leur aussi dans des activités familiales ou Marie Rose Moro, Hélène Asensi et Marion Feldman
langue maternelle et du respect de leurs sociales comme des activités ludiques, (dir.), Devenir des traumas d’enfance, La Pensée
manières de penser les choses… des rituels sociaux ou des fêtes. Ceci sauvage, 2014.

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Référence
André Gorz
S’émanciper du travail
Père de l’écologie politique et de la décroissance, André Gorz a eu une influence
importante sur la gauche grâce à son « utopie concrète » : un monde où le travail,
aboli, céderait la place à des activités autonomes, conviviales et créatives.
Dix ans après son suicide, que reste-t-il de ses idées ?
Clément Quintard
G
l’existentialisme, mais aussi chez Ivan
erhart Hirsch, Gérard Horst, Illich et Herbert Marcuse, dont il fut très
Michel Bosquet… Tout au syndicalistes de la Confédération fran- proche, les références pour formuler son
long de sa vie, André Gorz a çaise démocratique du travail (CFDT), le « utopie concrète ».
utilisé de multiples signa- Parti socialiste unifié (PSU), mais aussi à Gerhart Hirsch, nom de Gorz à l’état civil,
tures, comme autant de l’étranger, chez les « opéraïstes » italiens naît à Vienne en 1923 d’une mère catho-
symptômes d’une identité fuyante. Il a d’Antonio Negri, la social-démocratie lique d’origine tchèque et d’un père juif
toujours fallu qu’il tente d’« exister le moins suédoise et l’université brésilienne. directeur d’usine. Face à la montée de
possible », lui qui se voyait comme un l’antisémitisme en Europe au début des
« homme séquestré dans un monde étran- Un « métis inauthentique » années 1930, ce dernier se convertit au
ger et hostile (1) ». Évitant les plateaux de Soucieux du vivre mieux, Gorz tente catholicisme et change de patronyme,
télévision et étranger au monde universi- d’esquisser les contours d’une nou- ce qui n’empêchera pas sa famille d’être
taire, il n’est découvert par le grand public velle civilisation. Celle où le temps libre spoliée en 1939. Enfant, Gerhart, qui
que tardivement, en 2006. « Nous deve- aurait supplanté le temps de travail, s’appelle désormais Horst, supporte
nons célèbres ! », déclare-t-il, narquois, à un où l’individu se serait défait des fonc- difficilement cette origine juive qu’on
ami (2) devant le succès en librairie de tions de consommation et de production lui intime de refouler. De cet imbroglio
Lettre à D., récit introspectif de l’amour que la machine capitaliste lui assigne. existentiel, il tirera une féroce autobio-
fusionnel qui le lie à Dorine, sa compagne. Comment donner l’opportunité et l’envie graphie, Le Traître (1958), dans laquelle il
La fin est connue : c’est avec elle et à ses de s’adonner à des activités librement n’épargne pas ses parents. Mais le traître,
côtés qu’un soir de septembre 2007, il choisies, autoproductives et coopéra- c’est lui : l’intellectuel condamné à s’iso-
décide de mettre fin à ses jours. tives ? Comment passer d’une société du ler du monde. Se définissant comme un
Survenu il y a maintenant dix ans, ce « plus vaut plus » à une société du « moins, « métis inauthentique », Gorz n’aura de
suicide vient mettre un terme à une mieux, autrement » ? Bref, comment cesse d’affirmer, sans triomphe, qu’il
vie intellectuelle exigeante, celle d’un conquérir l’autonomie individuellement « n’appartien(t) à aucune culture (3) » –
autodidacte relativement discret. La et collectivement ? Tels sont les ques- plutôt qu’à plusieurs.
réflexion menée par Gorz a néanmoins tionnements qui se retrouvent au cœur Il n’a que 16 ans quand il est envoyé en
eu un impact considérable sur la gauche de la pensée gorzienne, radicale à bien Suisse pour échapper à la mobilisation
des années 1960-1970. Elle a nourri des des titres, mais aussi pionnière en son dans l’armée allemande. Il y décroche
débats sur des sujets qui n’ont rien perdu genre. Gorz s’inquiète par exemple du un diplôme d’ingénieur en chimie, fré-
de leur actualité, comme la réduction réchauffement climatique dès 1954. C’est quente les cercles littéraires étudiants,
du temps de travail, le revenu universel également à lui que revient la paternité et se lance dans un apprentissage fré-
(encadré p. 64) ou encore la fracture du néologisme « décroissance », en 1972. nétique du français. Son refus, pendant
de la société entre chômeurs et sala- À l’avant-garde du mouvement écolo- plusieurs décennies, de s’exprimer et
riés. Son influence s’est exercée sur les giste, il vient puiser dans le marxisme, d’écrire en allemand témoigne de sa

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N° 291
Lebrecht/Leemage

Référence
Référence
Une aventUre
intellectUelle volonté de substituer une identité hon- mique déterminant.
nie à une autre, bricolée par ses soins. Et Comme chez beaucoup d’auteurs
La maturation intellectuelle du père de
c’est le point de départ de ses thèses sur marxistes de l’époque, l’aliénation
l’écologie politique n’a rien de linéaire.
l’émancipation, que chacun doit conqué- deviendra un thème central de l’œuvre
Dans une biographie parue en août 2016,
rir. « Les individus ont à se construire de Gorz. Elle se déploie selon lui aussi
Willy Gianinazzi retrace l’aventure
eux-mêmes leur identité, à chercher eux- bien dans le travail tayloriste que dans
philosophique d’andré Gorz, marquée par
mêmes ce qui est “juste”, à former eux- les comportements des consommateurs,
de multiples soubresauts et inflexions. De
mêmes, électivement, les communautés façonnés par une publicité devenue
l’existentialisme des débuts à la critique
auxquelles ils puissent se sentir apparte- « force d’éducation ». La « société capi-
écologique de la
nir », déclare-t-il dans une interview (4). taliste d’abondance », explique-t-il dès
consommation
Lecteur de Husserl, de Heidegger et 1959 (5), crée des besoins artificiels mar-
jusqu’aux réflexions
de Hegel, ses recherches le mèneront qués par une obsolescence accélérée.
sur l’idéologie du
tout naturellement à l’existentialisme Ceux-ci poussent les individus à désirer
travail, le fétichisme de
de Jean-Paul Sartre, qu’il rencontre à ce dont ils n’ont pas l’utilité et à jeter ce
l’argent, ou encore la
Lausanne en 1946. S’ensuit une longue qui peut encore leur servir. Gorz s’alarme
privatisation de la
entrevue (trois heures) qui se révèlera alors de ce que « l’existence de millions de
connaissance,
décisive. Par la suite, « (Gorz) ne semble travailleurs ne peut être assurée que par
l’ouvrage brosse le
plus se complaire dans son isolement le gaspillage systématique des richesses
portrait d’un Gorz en
malheureux », écrit son biographe, Willy qu’ils produisent ». Consommer serait
omnivore, qui a su
Gianinazzi (encadré ci-contre). devenu une obligation « pour faire tour-
rester attentif jusqu’à
ner l’économie ». De cette réflexion, il
la fin de sa vie aux mutations de la
L’aliénation capitaliste fondera sa rupture avec l’idée qu’accrois-
société, de la technique et du capitalisme.
Après avoir emménagé à Paris en 1949, sement de la consommation et accroisse-
les riches échanges épistolaires
Gorz, qui a épousé Dorine quelques ment du bonheur vont de pair. Une intui-
reproduits, commentés et contextualisés
mois plus tôt, travaille comme jour- tion écologiste qui ne le quittera plus.
par W. Gianinazzi nous plongent dans le
naliste sous le nom de Michel Bosquet
foisonnement intellectuel de la gauche
(« Horst » signifie « bosquet » en alle- L’écologiste
des années 1960-1970. cette « deuxième
mand). De Paris-Presse (1951), où il Si Gorz peut être considéré comme un
gauche » autour de laquelle Gorz a
côtoie Jean-Jacques Servan-Schreiber, il des premiers penseurs de l’écologie poli-
gravité se convertira au cours des
rejoint ce dernier à L’Express (1955), puis tique, sa vision n’est pas pour autant une
années 1980 à l’économie de marché,
cofonde Le Nouvel Observateur en 1964. ébauche archaïque et idéalisée de la
mais le philosophe, lui, ne se résignera
Le journalisme est pour lui une acti- protection de la planète. On ne le verra
pas. en lien étroit avec des syndicalistes
vité alimentaire, à laquelle il reconnaît jamais se perdre dans une sacralisa-
et des intellectuels de nombreux pays

néanmoins un gros avantage, celui de lui tion fantasmagorique de la nature, qui
(ivan illich, Herbert Marcuse, Bruno
permettre de rester alerte sur les sujets a animé nombre de ses contemporains
trentin, antonio negri…), il ne cessera
du monde et d’amasser des connais- après 1968. Pas plus dans le piège réac-
d’explorer, sans dogmatisme, les moyens
sances, en économie notamment. La tionnaire d’un retour à une société pré-
concrets pour sortir du capitalisme par le
publication du Traître en 1958 le fait capitaliste. Son écologisme se fonde
haut, c’est-à-dire en ne substituant pas
connaître pour la première fois sous le d’abord sur un constat, celui de la fini-
une aliénation à une autre. Pour l’auteur
nom de Gorz, et lui ouvre les portes des tude de la planète. Le globe a des bornes
de la biographie, la pensée gorzienne a
cercles existentialistes parisiens – Sartre physiques, et c’est cette réalité que feint
beau être sinueuse et parcourue par de
le fera entrer dans sa revue Les Temps d’ignorer la rationalité économique et
multiples influences, elle vient
modernes en 1960. que feint d’intégrer le « capitalisme vert ».
néanmoins puiser une cohérence
Les premiers essais de Gorz (Fondements Le mythe aveugle de la croissance infinie
globale dans deux figures majeures :
pour une morale, écrit entre 1946 et 1955 et exponentielle a donc pour première
Jean-Paul Sartre et Karl Marx. il en
et publié en 1977 ; La Morale de l’histoire, conséquence de détruire les ressources
résulte « une théorie de l’émancipation
1959) sont marqués par une philoso- vitales à l’humanité, et pour seconde de
campée sur deux jambes, celle de la
phie plutôt théorique. Il va par la suite créer des besoins superflus. « Recréant
volonté du sujet et celle de la possibilité
s’efforcer de moins « mépriser le concret », sans cesse la rareté pour recréer l’inégalité
de la situation ». n C.Q.
comme le lui a conseillé Sartre. Influen- et la hiérarchie, la société engendre plus
À lire cée par la lecture de Marx, notamment de besoins insatisfaits qu’elle en comble »,
• André Gorz. Une vie ses écrits de jeunesse, sa réflexion philo- remarquera-t-il dès 1975 (6). L’écolo-
Willy Gianinazzi, La Découverte, 2016. sophique prend un tournant socioécono- gisme gorzien est ensuite complété par

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Référence
Autre point de rupture : l’utopie pro-

létarienne se réclame d’une éthique
du travail que Gorz estime dépassée.
Dans le marxisme, l’ouvrier est incité à
s’identifier à sa fonction productive pour
reprendre en main son existence. Grâce
au travail, un « homme universel » est
forcé d’advenir, et ce dernier se réalisera
pleinement en s’emparant de l’appareil
productif. L’enjeu est que cet homme
(qui n’était rien, mais qui est en passe de
devenir tout), redéfinisse par et pour lui-
même les tâches que le capital a rendu
Martin Leissl/Laif/Réa
mutilantes. Ce projet d’émancipation
collective, qui continue de consacrer
la centralité du travail, ne peut se réa-
liser pour Gorz : le capitalisme a atteint
aujourd’hui un tel degré de complexité
et d’intégration que le travail à but éco-
une profonde méfiance vis-à-vis de la libre, du copyleft et de l’open source. nomique et la vie réelle sont devenus
technique. Elle impose une domination Gorz a adhéré comme bon nombre de ses irréconciliables. Au lieu de se libérer
duale, incontrôlée, qui cible à la fois les contemporains au marxisme. Jusqu’à la par le travail, il conviendrait donc, selon
hommes et la nature. fin de sa vie, il estimera Marx comme un Gorz, de s’en libérer tout court.
« auteur fascinant du 19e siècle (…) dont
L’homme postmarxiste beaucoup de descriptions restent d’une Invention du travail
À la fin de sa vie, Gorz se saisira du pertinence stupéfiante (8) ». S’il ne cessera Dès la fin des années 1940, Gorz a vu le
concept de « capitalisme cognitif », qu’il de se référer à ses écrits, il n’en tentera taylorisme comme une terrible perte
définit comme « s’appropri(ant) non seu- pas moins d’en démontrer méticuleuse- de sens pour les ouvriers. Entre proces-
lement le savoir qu’il a constitué, mais ment les limites. sus productifs inintelligibles et inter-
privatis(ant) aussi ce qui relève incontes- Les deux auteurs sont d’accord sur un changeabilités des postes, il a toujours
tablement des biens communs, comme point : l’industrialisation capitaliste a refusé de voir dans la division du travail
le génome des plantes, des animaux et privé les travailleurs de leur humanité. un quelconque progrès, ou même une
de l’humain (7) ». Cette captation n’a rien Elle en a fait des êtres interchangeables évolution insurmontable. Dans Méta-
d’un fantasme : elle recouvre une réalité en rendant leurs actions prévisibles et morphoses du travail (1988), ouvrage
aujourd’hui désignée sous le nom « bio- mesurables, bref, elle les a déshuma- qu’il considérera comme l’un de ses plus
piraterie ». Breveter les connaissances nisés et réduits à un simple facteur de aboutis, Gorz décortique « l’invention »
et les ressources vivantes permettrait production. En revanche pour Gorz, du travail moderne, qu’il fait remonter
ainsi d’en monopoliser les usages et les l’utopie prolétarienne défendue par à l’avènement du capitalisme industriel
fins, nous explique Gorz, avec en ligne Marx est faussement émancipatrice, il y a deux siècles. Avant cette époque,
de mire la volonté de les soumettre à une car elle entend libérer les travailleurs, les ouvriers-artisans pouvaient encore
rationalité économique forcément des- mais évacue pourtant leur désir indivi- s’enorgueillir d’un savoir-faire qui les
tructrice. Une dérive qui selon lui laisse duel d’autonomie. Le prolétaire modèle rendait maîtres de leur outil et du produit
aussi planer la menace de l’eugénisme, et apparaît sous les traits de Marx comme de leur effort, sortes d’extensions d’eux-
de l’arrivée imminente de posthumains un homme atomisé, qui a refoulé sa mêmes. Le fait de produire consistait
robotisés et coupés du monde sensible. subjectivité et ses aspirations au nom de alors à « s’autoproduire ». Cantonné à la
Comme modèle alternatif, Gorz imagine l’intérêt supérieur du prolétariat. Gorz, sphère privée, le travail restait indexé sur
une société de la sobriété des besoins et qui tirera de son exégèse de Marx un livre la vie réelle et était entièrement tourné
de la convivialité. Celle où la libre circu- polémique, Adieux au prolétariat (1980), vers la satisfaction de besoins courants
lation numérique des savoirs serait mise réprouve cette idéologie sans sujet qui et stables.
au service de « l’autodéveloppement » et « exige (…) l’amour de la dépersonnalisa- La raison économique, en subdivisant
de nouvelles solidarités. Un idéal qui le tion, c’est-à-dire le sacrifice de soi », si bien les tâches, a permis une « intégration
fera s’intéresser, non sans suspicion, aux que « le pouvoir du prolétariat est l’inverse fonctionnelle » du travail, transformant
mouvements informatiques du logiciel symétrique du pouvoir du capital (9) ». l’ouvrier en simple rouage d’une « méga-

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Référence
machine ». Sa conduite est devenue nomie, déjà développée dans Adieux vacant. Un tel retournement ne peut se
« rationnellement adaptée à un but, indé- au prolétariat et que lui avait inspiré sa réaliser que par une réduction drastique
pendante de toute intention (de sa part) à lecture d’I. Illich. Est hétéronome un tra- du temps de travail. Outre que celle-ci
poursuivre ce but, dont en pratique, il n’a vail dont les fins échappent au contrôle offrirait aux individus l’opportunité de
même par connaissance (10) ». de son exécutant. A contrario, l’activité s’épanouir hors du travail, Gorz y voit
On aurait beau jeu d’opposer à Gorz que autonome est affranchie de toute néces- aussi une mesure de justice sociale. Son
la division du travail est la condition sité et n’a d’autre fin qu’elle-même. Gorz raisonnement est le suivant : vendre le
sine qua non de l’accroissement de la cite par exemple les activités artistiques, plein emploi comme un idéal et pour-
productivité, de la richesse et du pro- éducatives, scientifiques, culturelles, suivre dans un même mouvement l’aug-
grès, comme l’a théorisé Adam Smith solidaires et collectives qui, lorsqu’elles mentation continue de la productivité
au 18e siècle. Pour Gorz, elle est surtout sont étrangères à toute rationalité éco- est aussi vain qu’absurde. « L’économie,
synonyme d’une perte de créativité : nomique marchande, sont facteurs écrit-il dans un article du Monde diplo-
« Il fallait séparer (les ouvriers) de leur d’émancipation. matique en 1993, n’a pas pour tâche de
produit et des moyens de produire pour donner du travail, de créer de l’emploi.
pouvoir leur imposer la nature, les heures, Fin du travail Sa mission est de mettre en œuvre, aussi
le rendement de leur travail et les empê- L’utopie concrète de Gorz se dessine : en efficacement que possible, les facteurs de
cher de rien produire ou d’entreprendre limitant la sphère de l’hétéronomie à son production, c’est-à-dire de créer le maxi-
par eux-mêmes (11). » Gorz reprend ici strict minimum, celle de l’autonomie mum de richesses avec le moins possible
l’opposition entre hétéronomie et auto- viendrait spontanément remplir l’espace de ressources naturelles, de capital et
de travail. » La rationalité économique
entend dès lors économiser du travail.
le revenU D’exiStence : oui, mais… Il y aurait de quoi s’en réjouir selon lui :
l’automatisation et la robotisation pour-
Porté par les travail dans l’existence, il quoi se fonde ton droit : raient donc à terme dégager suffisam-
socialistes en 2017, le estime que les partisans tu es quelqu’un dont les ment de temps libre pour permettre à
projet de revenu d’un revenu de base qui autres n’ont pas besoin. » tous de s’adonner librement à des activi-
universel – ou permettrait de « vivre Un revenu universel qui tés autonomes. Cette projection, bien que
d’existence – passe sans travailler » se accentuerait la fracture contestable (12), fonde le rêve gorzien de
souvent comme une trompent : « (ils) pensent sociale plutôt que la la fin du travail salarié.
proposition neuve. en qu’il y aura toujours des combler n’a en effet pas Cependant, nous dit Gorz, « au lieu d’y voir
réalité, il revient gens volontaires pour se de sens pour Gorz. il une tâche exaltante, nos sociétés tournent
périodiquement dans le former, être actifs propose d’instaurer un le dos à ces perspectives et présentent la
débat public. cette idée professionnellement et quota d’heures de travail libération du temps comme une calamité ».
a existé sous des assurer les travaux obligatoires et réparties La rareté du travail, à défaut de faire l’objet
formes archaïques dès ingrats (…) parce que ça tout au long de la vie, d’une répartition équitable, se retrouve au
le 18e siècle en leur fait envie ou selon le bon vouloir de cœur d’une compétition acharnée, si bien
Grande-Bretagne, note plaisir (1) . » Dans la celui qui les exécute. Sa que ce n’est que parce qu’une partie de la
andré Gorz dans mesure, nous dit Gorz, vision de l’allocation population est condamnée au chômage,
Métamorphoses du où le travail n’est pas universelle s’intègre à la précarité et à l’exclusion, qu’une autre
travail (1988). en 1996, une question de donc dans sa classe de salariés peut bénéficier d’une
après avoir souvent volontariat mais de « civilisation du temps stabilité de l’emploi. L’injonction contem-
changé d’avis sur les nécessité, que certains libéré », où le travail est poraine de faire de son travail la source de
possibilités et les limites puissent s’impliquer un mal nécessaire qu’il son identité et le lieu de son épanouisse-
d’une telle mesure, le moins que d’autres dans faut partager entre tous, ment semble dès lors bien illusoire si son
philosophe se rallie à les activités productives, mais aussi disperser accès n’est réservé qu’à une population
l’idée d’un revenu c’est recréer une librement dans de privilégiés. Elle prend une tournure
garanti. Mais dans sa cassure au sein de la l’existence. n C.Q. aliénante quand le dévouement sans faille
version, il doit être société. « Si tu exiges à sa « mission » prend le pas sur toutes les
inconditionnel, suffisant, que les autres portent le autres dimensions (familiale, amicale,
et ne pas constituer un poids de la nécessité citoyenne) de la vie, car, soumises à des
palliatif au travail. Bien pour toi, tu t’exclus (1) andré Gorz, Le Fil rouge de
aléas capricieux et imprévisibles, la cen-
que Gorz tente de limiter toi-même de la société, l’écologie. Entretiens inédits en tralité du travail dans l’existence devient
au maximum le poids du et par là tu perds ce sur français, EHEss, 2015. source de multiples mal-être et angoisses

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Référence
l’ensemble de la population se consacrer,

s’iL FaLLaiT N’EN LiRE QUe trOiS en lieu et place du travail salarié, à des
le traÎtre, 1958 activités potentiellement émancipantes
Dans cette autobiographie existentielle préfacée par Jean-Paul comme la peinture sur tissu, la poterie,
sartre, premier ouvrage qu’il signe sous le nom d’andré Gorz, le la visite de musées, ou encore la micro-
philosophe raconte son adolescence autrichienne contrariée par la électronique ? Comme si, en dehors du
seconde Guerre mondiale. L’exil qu’il subit est double : il y a la fuite travail, toutes les autres occupations que
en suisse pour échapper à la mobilisation dans l’armée allemande, les individus se choisiraient seraient par
mais aussi l’exil intérieur, identitaire : ce récit à la troisième personne nature non aliénantes.
retrace la nécessité qu’il a eue de s’inventer, de refuser le Peut-être faut-il prendre la pensée de
conformisme et de « trahir » les rôles qui lui étaient destinés. Gorz pour ce qu’elle est : un appel à se
recentrer sur l’essentiel. En invitant à
ÉcOlOGie et POlitiQUe, 1975 délaisser le quantitatif pour le qualitatif,
Dans cet ouvrage, andré Gorz conçoit la lutte écologique comme la marchandisation de soi pour la convi-
une « étape » menant à une transformation sociale radicale, et non vialité, le travail pour le temps libre, Gorz
comme une « fin en soi ». L’écologie politique, nous dit Gorz, est un est resté obsédé par les moyens concrets
moyen de mettre en lumière les logiques destructrices du d’accès, pour tous, à une vie meilleure.
capitalisme, et donc de le renverser. De là pourra émerger un La sienne se conclut à l’âge de 84 ans
nouveau rapport de l’homme à la nature. affranchi des injonctions dans un ultime sursaut de liberté. Cette
productiviste et accumulatrice, ce dernier sera en capacité mort, il l’avait suggérée dans Lettre à D.
d’autolimiter ses besoins, condition indispensable pour mener une un an plus tôt : « La nuit, je vois parfois la
vie sobre et émancipée. silhouette d’un homme qui, sur une route
vide et dans un paysage désert, marche
MÉtaMOrPHOSeS DU travail. derrière un corbillard. Je suis cet homme.
critiQUe De la raiSOn ÉcOnOMiQUe , 1988 C’est toi que le corbillard emporte. Je ne
Le travail à but économique n’a pas toujours étouffé toutes les veux pas assister à ta crémation, je ne
autres activités non marchandes : c’est le point de départ de cet veux pas recevoir un bocal de tes cendres. »
ouvrage, dans lequel andré Gorz décortique les mutations qui ont Le 22 septembre 2007, aux côtés de sa
conduit le travail à devenir le seul et unique moyen femme Dorine, victime depuis des
d’accomplissement de soi, alors même que celui-ci se coupait de années d’insupportables maux de tête,
plus en plus de la vie réelle. La rationalité économique qui s’est André Gorz choisira de mettre fin à ses
imposée avec l’avènement du capitalisme industriel a permis ce jours. n
divorce entre ce que l’on produit et ce dont on a besoin.
Expansionniste, cette dernière a investi des pans de l’existence où

elle était jusque-là absente, comme les loisirs, la culture, la (1) andré Gorz, Le Traître, 1958, rééd. Gallimard, coll.
médecine ou même la maternité, et en a dévoyé le sens. La raison « Folio », 2005.
(2) cité par Willy Gianinazzi dans André Gorz. Une
économique apparaît alors, sous la plume de Gorz, comme un
vie, La Découverte, 2016
facteur de désintégration sociale, non de progrès et de richesse (3) interview d’andré Gorz par marie-France azar
pour tous. n C.Q . dans « À voix nue », France Culture, mars 1991
(4) Michel constat et thomas Ferenczi, « un
entretien avec andré Gorz », Le Monde, cité par Willy
Gianinazzi, op. cit.
(5) andré Gorz, La Morale de l’histoire, seuil, 1959.
réunis aujourd’hui sous l’étiquette de pas l’apôtre d’une forme ultralibérale de (6) andré Gorz, Écologie et politique, seuil, 1975.
« risques psychosociaux ». flexibilité ? C’est la question que se pose (7) andré Gorz, Le Fil rouge de l’écologie. Entretiens
inédits en français, EHEss, 2015.
Anne-Marie Grozelier dans En finir avec
(8) interview d’andré Gorz par marie-France azar,
L’urgence de l’essentiel la fin du travail (1998). De même, pour- op. cit.
Les positions radicales de Gorz sur le tra- quoi Gorz envisage-t-il toujours une part (9) andré Gorz, Adieux au prolétariat. Au-delà du
vail, qu’il finit par envisager comme dis- substantielle de travail dans l’existence socialisme, Galilée, 1980.
continu dans l’existence pour en contre- de chacun, si travailler dans un but éco- (10) andré Gorz, Métamorphoses du travail, quête du
sens, 1988, rééd. Gallimard, coll. « Folio », 2004.
carrer l’importance, n’ont pas convaincu nomique est fondamentalement néfaste
(11) Ibid.
tout le monde. En souhaitant la fin du tra- pour l’existence ? Enfin, comment ne pas (12) voir Jean-François Dortier, « Les robots vont-ils
vail salarié, ou en parlant de le pratiquer voir une certaine forme d’intellectua- tuer les emplois ? », Sciences Humaines, n° 274,
de manière irrégulière, Gorz ne se fait-il lisme hors-sol dans son souhait de voir octobre 2015.

N° 291
Livre du mois
L’artiste
et le dictateur
Malgré leur adhésion aux idéaux de la révolution de 1917, les artistes d’avant-garde
russes visés par la censure puis par la terreur stalinienne n’eurent d’autres choix que
se taire, s’exiler ou mourir. Mais leurs noms sont aujourd’hui dans toutes les mémoires.
N icolas J ourNet
P ublié quelques jours à

peine après le décès de
son auteur, ce nouvel essai de
sur le sens de la création litté-
raire et artistique.
La révolution russe de 1917,
Todorov, démiurgique : c’est le
fameux principe de la « table
rase », sur laquelle on va tout
Tzvetan Todorov est un regard avant d’ouvrir la porte au « pre- reconstruire. Ainsi, beaucoup
jeté en arrière sur une période mier État totalitaire de l’his- d’artistes accueillent la chute
qu’il a manqué de peu de toire », a d’abord été une idée, du régime tsariste et la révolu-
côtoyer : celle des trois décen- une conviction commune : celle tion avec espoir, même si cer-
nies qui ont vu la montée de la de la fin d’un monde décadent, tains, comme Mikhaïl Boulga-
révolution socialiste en Russie, et de sa nécessaire transfor- kov et Maxime Gorki, sont
le triomphe du bolchevisme, m a t i o n . C ’e s t u n e i d é e , horrifiés par la violence des
puis celui du stalinisme. Todo- explique Todorov, que les événements.
rov, né en 1939, a durant près avant-gardes artistiques et lit-
de vingt ans vécu sous la férule téraires – proliférant à l’époque

du communisme « à la bul-
gare », par moments à peine
moins brutal que son homo-
en Russie comme à l’Ouest –
avaient toutes les raisons de
partager. Les poètes Maïakov-
I l s’agit, bien sûr, d’un malen-
tendu. Les bolcheviks vain-
queurs, quant à eux, s’inté-
Le triomphe logue soviétique : c’est à la fois ski et Khlebnikov, le metteur en ressent peu à ces innovations
de L’artiste d’une mémoire personnelle, scène Meyerhold sont « futu- jugées « formalistes », mais ils
Tzvetan Todorov mais aussi de bien d’autres ristes », et célèbrent la vitesse, entendent rallier les jeunes
Flammarion, 2017, 332 p., enjeux qu’il est question dans la modernité et même le « tay- créateurs à leur cause, tout en
20 €. les lignes de cet ouvrage lorisme », le peintre Kasimir l e s s u r ve i ll a nt , ava nt d e
d’hommage à certains créa- Malevitch est « suprématiste », déployer après 1932 des
teurs russes d’avant-garde. et voue aux gémonies toute moyens de plus en plus brutaux
Todorov ne se veut pas tant forme de représentation, la de les mettre au pas. Aussi,
historien que mémorialiste et poétesse Anna Akhmatova et pour ces artistes, la voie sera
moraliste, saisissant, comme il Ossip Mandelstam sont étroite : il leur faudra soit se
l’avait fait dans plusieurs de ses « acméistes », et jettent aux mettre au service de l’art offi-
précédents ouvrages (Insou- oubliettes leurs maîtres sym- ciel, soit défier la censure, émi-
mis, 2015, Le Siècle des tota- bolistes. L’enthousiasme nova- grer, se taire ou finir au goulag.
litarismes, 2010, Les Aventu- teur de ces mouvements a ceci Ce sont ces destins, parfois
riers de l’absolu, 2005) le récit de commun avec les révolu- choisis aveuglément, que
de vie comme témoignage et tionnaires de tous bords que Todorov nous invite à suivre,
comme support d’une réflexion leur ambition est, souligne avec leurs revirements

N° 291
Livre du mois
brusques et leur fin en général révolution que certains appe- une concession au pouvoir,
tragique. Isaac Babel, compa- laient même de leurs vœux avec Todorov voit une ultime révolte,
gnon d’arme des bolcheviks, enthousiasme, n’acceptaient consistant à représenter ce
célébré pour son roman Cava- pas que leur façon d’écrire, de que l’artiste a vécu de la part
lerie rouge, ne peut plus publier peindre ou de composer soit du régime : il peint des person-
après 1926, car il écrit ce qu’il soumise aux diktats d’un « art nages, cer tes, mais leurs
voit et entend. Il sera fusillé en prolétarien », ainsi qu’à l’arbi- visages sont vides, comme si
1939. M. Boulgakov, dont les traire de la censure stalinienne. une « machine à broyer les
pièces sont encore jouées esprits » les avait anéantis. Son
dans les années 1920, est sort, d’ailleurs, n’en sera pas
Éric Fougère/VIP/Corbis
réduit au silence et rêve d’émi-

grer. Il ne le pourra jamais.
Boris Pasternak veut être un
À cet égard, le destin du
peintre Malevitch, auquel
Todorov consacre presque la
amélioré : il passe par la case
prison et mourra dans la pau-
vreté en 1935.
romancier près du peuple, moitié de son livre, est emblé-
tzvetan todorov admire Gorki, mais ne supporte matique. Malevitch est
Né en 1939 en Bulgarie, il
se rend en France en 1963,
et y fait des études de
pas la terreur et rédige secrè-
tement son Docteur Jivago
durant dix ans. Le poète Maïa-
l’exemple même du plasticien
radical, partisan de la « table
rase » : en 1915, il expose son
Q uelle leçon tirer de ces vies
d’hommes et de femmes
illustres ? Todorov prend soin de
psychologie, en même kovski, bolchevik de la pre- Carré noir sur fond blanc, quin- montrer comment, par des voies
temps qu’il traduit en mière heure, se fait propagan- tessence de l’abstraction par différentes, ils ont tous tenté de
français les théoriciens diste du régime malgré son laquelle il entend tordre le cou conserver une part de liberté de
formalistes russes. « futurisme » peu conforme : à toute représentation. En penser et de créer. Les sanc-
Recruté au CNRS en 1968, cette mixture finira en suicide 1917, il est député au soviet de tions qui les ont frappés n’étaient
il y fera toute sa carrière. en 1930. Evgueni Zamiatine, Moscou, et enseigne à l’Aca- liées à aucun délit, aucune tra-
D’abord considéré comme ex-bolchevik déçu, publie en démie. Puis il enseigne à hison, autre qu’une forme d’in-
un théoricien structuraliste 1924 le roman Nous autres qui Vitebsk et à Leningrad. Mais le soumission aux demandes offi-
de la littérature, Todorov inspirera Le Meilleur des vent tourne vite : son art a beau cielles. Ils des combattants de
élargit son intérêt à mondes d’Aldous Huxley : être révolutionnaire, il n’a rien la libertéde créer, et l’autre
l’histoire de l’art et des menacé et muselé, il finira en de social. Malevitch perd ses grand enseignement de ce livre
idées dans les exil à Paris. Le poète Mandels- moyens d’existence, ne vend consiste en ceci : leurs œuvres
années 1980. L’œuvre tam, qui a peu d’atomes cro- rien en Russie, et n’est pas et leurs noms sont aujourd’hui
historique et chus avec le marxisme, a le autorisé à émigrer. Durant dix admirés et estimés, tandis que
philosophique qu’il malheur de composer en 1933 ans, il cesse de peindre, et celles et ceux de leurs délateurs
développe ensuite en une une Épigramme contre Staline : théorise son « suprématisme », et de leurs bourreaux ont som-
trentaine d’ouvrages est à il est exilé en province, puis un art qu’il décrit « sans objets, bré dans l’oubli ou dans la
la fois éclectique et portée condamné au goulag et meurt sans figure humaine, et sans détestation. C’est à cette forme
par un idéal : celui d’un en Sibérie en 1938. utilité non plus ». On le traite en d’immortalité par les œuvres et
humanisme ouvert, haut lieu de mystique, d’idéa- par la mémoire, celle que déjà
attaché à la liberté de liste, d’individualiste, de bour- Todorov décrivait dans Vivre
l’individu, mais aussi
soucieux des autres et des
règles de la vie commune.
A nna Akhmatova voit son ex-
mari fusillé en 1922 et est
interdite de publication en 1925.
geois, et si des sanctions plus
lourdes ne tombent pas, c’est,
selon Todorov, qu’il est protégé
seuls ensemble (2012), que l’on
doit de pouvoir célébrer avec lui,
une nouvelle, fois le « triomphe
Il est mort à Paris le Marina Tsvetaeva, poétesse, par des amis mieux en place. de l’artiste » sur celui qui veut sa
7 février 2017. perd son mari et sa fille, accusés Réduit à la misère, il reprend mort, et parfois l’obtient. Une
d’espionnage en 1939, et se ses pinceaux en 1928, et pro- très belle leçon, que Todorov
suicide en 1941. Toutes ces vies duit une abondante série avait entrepris d’illustrer et de
brisées, sinon entravées, sont d’œuvres plus figuratives, qu’il développer avec beaucoup de
celles d’artistes qui, sans se antidate par prudence. Der- talent durant les trente dernières
poser en adversaires d’une rière ce qui peut passer pour années de sa carrière. n

N° 291
Livres
SOCIOLOGIE
Vers la prison algorithmique ?

«N ous vivons déjà une catastrophe
majeure », annonce Éric Sadin dans son
dernier ouvrage, La Silicolonisation du monde.
recommandation et de personnalisation sont
des machines à broyer la créativité et
l’émancipation », écrit-il.
Le philosophe du numérique se veut lanceur Les algorithmes se développent dans bien
d’alerte car selon lui, « l’irrésistible expansion d’autres champs. Ils permettraient à des unités
du libéralisme numérique » menace notre de police d’intervenir préventivement en
humanité en instaurant rien de moins qu’un calculant la probabilité qu’un crime soit commis
« changement de civilisation ». Sous le vernis dans un secteur. Ils jouent le rôle de recruteurs
d’une image jeune, cool, héritée de la libération pour des entreprises. Ils indiquent les études à
des mœurs et du mouvement hippie, portés par poursuivre pour les élèves. Des sociétés
une exceptionnelle réussite économique, les d’assurance les utilisent pour instaurer un
géants de la Silicon Valley (Google, Amazon, système de bonus/malus par le truchement
La Facebook, Apple…) sont sur le point d’imposer d’une application mobile qui mesure les
siLicoLonisation au monde une nouvelle idéologie, celle du activités de la journée et détermine la variation
du monde « technolibertarisme ». Sous couvert d’œuvrer du risque d’accident.
L’irrésistible pour le bien de l’humanité, les acteurs de la Tout cela s’écrit au présent. Si elles ne sont pas
expansion du révolution numérique instaureraient un régime encore généralisées, ces pratiques existent.
libéralisme dans lequel l’homme est en permanence guidé Demain ce sera la voiture intelligente, puis la
numérique par les algorithmes et les systèmes maison intelligente, voire la ville intelligente. La
Éric sadin computationnels. ville sud-coréenne de Songdo en est déjà un
L’Échappée, 2016, Déjà, en s’appuyant sur une quantité colossale prototype. Les capteurs y sont légion,
292 p., 17 €.
de données personnelles, les géants du Web permettant de mesurer la consommation
procèdent à un ciblage individualisé d’électricité de chacun, d’identifier les voitures
débouchant sur des offres d’achat dans tous qui circulent, de contacter visuellement
les domaines. Vous avez acheté un roman n’importe lequel de ses voisins…
historique et le DVD d’un film de zombies sur Les analyses documentées et éclairantes
Amazon ? Le site vous proposera d’autres d’É. Sadin et de P. Vion-Dury aboutissent à une
produits du même genre. Et pour cela, vos conclusion similaire : en laissant libre cours à la
données auront été passées au crible d’un numérisation à outrance, l’homme tend à se
algorithme de plus en plus sophistiqué. Si cela départir d’un peu de sa capacité de décision.
peut permettre de découvrir des œuvres qui Or c’est précisément ce qui fait son humanité.
nous plaisent, cela induit également le déclin Le risque de laisser place à une « société de
du conseil humain – celui des libraires et des contrôle » (selon l’expression de Gilles Deleuze)
vendeurs de DVD – ainsi que la fin du hasard, où le sensible est peu à peu gommé est bien
de la découverte impromptue. réel. Le processus, bien engagé, n’est pas
La nouveLLe C’est un des aspects les plus inquiétants du inéluctable. À nous de choisir d’agir en
servitude « projet politique de la Silicon Valley », selon conscience, d’accepter ou de refuser les objets
voLontaire l’expression de Philippe Vion-Dury, auteur d’un connectés et les capteurs, de conserver son
enquête sur le projet premier essai, complémentaire de celui esprit critique, surtout. n
politique de d’É. Sadin. Dans La Nouvelle Servitude Thierry Jobard
la silicon valley volontaire, il décrit minutieusement l’élaboration
Philippe vion-dury
d’une « prison algorithmique » (aboutissement
Fyp, 2016, 256 p., 20 €.
de « l’accompagnement algorithmique »
d’É. Sadin) au sein de laquelle la créativité et
l’aléa sont bannis : « Les systèmes de

N° 291
Livres
E ntre la chronique de journa-

liste et le journal de terrain
du chercheur, le livre de la
cadre du programme CNRS
« Réaction sociale aux atten-
tats », comme le REAT auquel
rorisme affiché place de la
République, a disparu du jour
au lendemain. Elle ne figurera
sociologue Sarah Gensburger elle participe. jamais dans les archives. Même
décrit comment le quartier du Une « dynamique de patrimo- sauvés, les messages et dons
Bataclan a été affecté depuis nialisation » se donne à voir, ne seront plus jamais exposés
les attentats terroristes. De grâce à la présentation de ce de la manière dont ils l’étaient
décembre 2015 à l’été 2016, la moment intermédiaire, entre les sur les lieux mêmes.
chercheuse qui réside dans ce événements terroristes trauma- Les photographies et observa-
quartier a observé régulière- tiques et la collecte des lettres tions de S. Gensburger per-
ment les lieux des attentats et et des dons par les archives mettent d’en garder quelques
les mémoriaux éphémères qui publiques. traces et aussi de comprendre
s’y sont créés, aux abords du C e m o m e nt d’e ntr e - d e u x comment ces lieux se transfor-
mÉmoire vive
Bataclan, sur la place de la contribue à transformer les ment sous l’effet du terrorisme.
chroniques
République et ailleurs. Elle a témoignages : exposés aux Car, comme l’explique la cher-
d’un quartier,
recueilli des témoignages et intempéries et aux diverses cheuse, le quartier du Bataclan
Bataclan 2015-2016
des photos qu’elle soumet au interventions (agents d’entre- est devenu emblématique
sarah gensburger
Anamosa, 2017, 252 p., regard du sociologue. Ce sont tien, collectif de riverains, aujourd’hui : c’est un lieu de
21,90 €. des analyses par tielles, la badauds), une partie d’entre recueillement pour commémo-
science en train de se faire, eux ont été détériorés ou per- rer les attentats de novembre
qu’elle livre dans l’attente des dus. Ainsi, une banderole 2015, mais aussi d’autres, en
r é s u l t at s c o n s o li d é s d e s « Même pas peur », rare sym- France et ailleurs. n
enquêtes menées dans le bole de résistance face au ter- Maud Navarre
L es sociologues affirment Klein… daniel vander gucht autrement dit, d’un ensemble
souvent que, comme pour justifie brillamment dans cet d’opérations

les photographes, leur ouvrage tout l’intérêt que les méthodologiques qui vont
pratique professionnelle est sociologues peuvent avoir à bien au-delà des choix
affaire de coup d’œil. Fort pratiquer la photographie mécaniques de la prise de
paradoxalement, l’usage des sociale et le cinéma du réel. vue. si l’enthousiasme actuel
images est étranger à la il ne faut pas se leurrer : les provoqué par ce que les
plupart des spécialistes du images en elles-mêmes ne anglo-saxons appellent les
monde social. depuis disent rien et l’on ne saurait visual studies se confirmait, il
quelques années cependant, croire aveuglément en une n’est pas improbable que
ce que regarder la sociologie visuelle connaît prétendue vérité visuelle. d’ici peu, ainsi que le
veut dire un véritable intérêt, non sans tout comme un souhaitait l’anthropologue
Pour une sociologie lien avec le succès rencontré questionnaire d’enquête, les andré Leroi-gourhan, il soit
visuelle par le travail de grands photographies et les enfin possible de soutenir
daniel vander gucht
Les Impressions nouvelles,
cinéastes et documentaires filmés sont une thèse en sciences
2016, 284 p., 20 €. documentaristes comme construits. Les informations sociales à l’aide de photos
raymond depardon, qu’ils véhiculent et le sens ou d’un film… n
Frederick Wiseman, William qu’ils suggèrent résultent, CléMeNT lefraNC

N° 291
Livres
pSyChOLOGIE
L e bilinguisme est le fait de pra-

tiquer deux langues de façon
régulière. C’est le sort, estime-t-
Bijeljac-Babic, psycholinguiste,
réunit les raisons les plus scien-
tifiques qu’on possède d’affirmer
manifeste – est rapidement sur-
monté, tant les jeunes enfants ont
une facilité étonnante d’appren-
on, de plus de 60 % des habi- que le bilinguisme précoce, loin tissage. Il y a même mieux. Des
tants de la planète d’y être ame- d’être un problème, est un avan- expériences montreraient que
nés pour diverses raisons, et ce, tage certain. Tout d’abord, elle des avantages cognitifs sont
en général, depuis leur enfance. met les points sur les « i » : les associés au bilinguisme pré-
Pour autant, une controverse bilinguismes les plus en butte à coce : attention accrue, vivacité
existe, depuis des années, la critique visent des langues d’exécution, compréhension des
concernant les inconvénients ou parentales estimées « peu utiles ». intentions d’autrui. Quant aux
les avantages d’exposer les On ne vous reprochera pas de éventuelles difficultés scolaires,
enfants à un double apprentis- parler anglais à votre bambin. elles sont dues à d’autres fac-
L’enFant BiLingue sage précoce. En France – pays Ensuite, de quels inconvénients teurs. On trouvera difficilement
de la petite enfance officiellement monolingue –, un parle-t-on ? On a surtout incri- un plaidoyer plus scientifique-
à l’école rapport est souvent établi entre miné les risques de confusion ment argumenté en faveur d’une
ranka Bijeljac-Babic les difficultés scolaires des des langues, d’accès tardif à la exposition précoce des enfants à
Odile Jacob, 2017, 172 p., enfants d’immigrés et l’allophonie parole, de moindre développe- une deuxième langue : c’est un
20,90 €. familiale : jusqu’à une période ment lexical. L’auteure montre, bénéfice net et sans grand effort,
récente, on conseillait aux expériences à l’appui, qu’aucune à comparer avec les difficultés
parents d’élever leurs enfants de ces accusations n’est fondée. que rencontre un adulte face à
dans la langue de l’école autant La confusion des langues n’existe l’acquisition d’une langue
qu’ils le pouvaient. Dans cet pas, même chez les nouveau- étrangère. n
essai bref, mais dense, Ranka nés, et le retard lexical – s’il se NiColas JourNeT
C ontrôler les compor te-

ments par le son, telle était
l’obsession d’Harold Burris-
jour en 1970, il le nommera
l’Encabulator. Entretemps, l’in-
génieur est engagé comme
va concevoir une « armée fan-
tôme », utilisant 1 000 hommes
pour en simuler 30 000, à l’aide
Meyer. S’étonnant que le per- consultant pour Muzak Corpo- de chars et canons gonflables,
sonnage ne figure pas dans les ration en 1938. Il y développe de fausses transmissions de
encyclopédies, Juliette Volcler, des programmations musicales radio et surtout des véhicules
chercheure indépendante, pour restaurants, magasins, sonorisés. Sa spécialité servira,
exhume la biographie de cet usines ou encore pour les trains au sein de la CIA, à la lutte
ingénieur et homme de théâtre, et les avions. Dans une usine de anticommuniste.
précurseur de la manipulation feux d’artifice située en Grande- J. Volcler rapporte la fuite en
sonore. Tout aurait commencé Bretagne, une expérience avant vécue par l’ingénieur,
en 1930. H. Burris-Meyer, alors montre que, grâce à la musique, conscient du péril totalitaire lié
contrôLe directeur du théâtre de l’institut la productivité augmente de 6 à à cette technique, mais porté
comment s’inventa Stevens, met au point des haut- 11 % sur certains créneaux par son obsession de se servir
l’art de la parleurs capables de simuler le horaires. La musique est peu à du son pour rendre les gens
manipulation sonore son d’un orchestre. Cela sus- peu intégrée dans les lieux de plus efficaces et heureux. En
Juliette volcler cite chez lui un désir de rationa- travail pour créer un environne- nous invitant à nous intéresser
La Rue musicale/La liser les productions sonores et ment le plus favorable possible. à la manipulation sonore,
Découverte, 2017, 160 p., de maîtriser les réactions des Les équipements réalisés par J. Volcler met le doigt sur un
14 €.
auditeurs. Il rêve d’inventer un H. Burris-Meyer vont également moyen d’influence souvent
fauteuil capable de détecter être sollicités par les armées occulté par le pouvoir que l’on
leurs émotions à partir des pour soutenir l’effort de guerre. attribue plus couramment à
comportements et états physio- Chargé de trouver des sons l’image. n
logiques. Son invention verra le capables d’effrayer l’ennemi, il Julia bihl

N° 291
Livres
a nth rOpOLOGIE
Q uel est le propre de l’hu-

main ? Est-il possible de
caractériser en termes qualitatifs
genre Homo. Outre la complexité
de notre langage, nous nous dis-
tinguerions d’abord par notre
c’est cette mise en commun des
soins parentaux, amorcée bien
avant que nos ancêtres soient
– et pas seulement quantitatifs – hypersociabilité, notre propen- cognitivement et anatomique-
ce qui nous sépare de nos cou- sion à tisser des liens plutôt que ment semblables à nous, qui
sins les grands singes avec qui d’en venir aux mains, celle-là aurait rendu possible l’allonge-
nous partageons pourtant tant même qui nous permet de voya- ment de l’enfance nécessaire à
de gènes, de capacités cogni- ger dans la promiscuité d’un la maturation de nos gros cer-
tives, d’aptitudes sociales et avion sans que personne en res- veaux, en même temps qu’elle
motrices ? Près de quinze ans sorte égorgé. Mais cette apti- aurait stimulé chez les bébés le
après la traduction française de tude humaine, présente dès la développement de compé-
son livre Les Instincts maternels, naissance et développée par tences interactionnelles et
comment nous qui avait renouvelé le regard sur l’apprentissage social, serait empathiques requises pour atti-
sommes devenus l’efficacité des pratiques de surtout l’expression d’une autre rer l’attention de leurs pour-
humains maternage en rompant avec la particularité, non moins essen- voyeurs de soins. Ainsi, S. Blaffer
Les origines de traditionnelle opposition entre tielle : celle d’être les seuls parmi Hrdy réécrit l’histoire de l’huma-
l’empathie hypothèses biologique et cultu- les grands singes à adopter un nité en donnant le premier rôle
sarah Blaffer hrdy relle, la primatologue et anthro- mode de reproduction commu- aux « alloparents » qui nous ont
L’Instant présent, 2016, pologue Sarah Blaffer Hrdy nautaire, c’est-à-dire à accepter élevés, et qui sont autant d’ac-
380 p., 24 €. s’attaque à une nouvelle ques- de confier dès le plus jeune âge teurs oubliés de la survie de
tion délicate : celle d’examiner ce nos enfants à d’autres pour opti- notre espèce. n
qui pourrait fonder l’identité du miser leur survie. Pour l’auteure, béaTriCe K aMMerer
L’ ethnologue Bernard
Dupaigne signe un livre bien
informé et très critique sur l’his-
l’ethnologie est à la mode. Pro-
fitant du succès populaire des
expositions coloniales et de la
faibles, les responsables se
préoccupent plus de leur car-
rière que du musée lui-même, et
toire du musée de l’Homme. Mission Dakar-Djibouti, Paul des querelles interindividuelles

Avec le Second Empire colonial Rivet, qui s’est entouré de per- sans merci opposent ses cher-
français naît l’anatomie compa- sonnalités artistiques et intel- cheurs. Les vieilles idées
rée des races humaines, per- lectuelles du Tout-Paris (dont raciales et coloniales planent
çues comme fixes et pourvues l’esthète mondain Georges- encore, alors que le musée a
de qualités physiologiques et Henri Rivière), contribue à faire perdu de sa superbe. L a
cognitives différentes. Les naître, sur les décombres du conclusion de l’auteur est sans
anthropologues sont alors per- musée d’Ethnographie, le merci : aujourd’hui, dépouillé de
suadés que l’intelligence se musée de l’Homme : emblème ses collections transférées au
histoire mesure au volume du cerveau. du Front populaire, moderne sur Quai-Branly, le nouveau musée
du musÉe de Le musée d’Ethnographie du le plan esthétique, il prône de l’Homme est désormais
L’homme Trocadéro, créé en 1880, l’unité humaine, la réhabilitation « sans lien avec le mouvement
de la naissance à la imprégné d’idées progres- des cultures dites primitives, et actuel des idées ». n
maturité (1880-1972) sistes, invite à des recherches l’engagement antifasciste, en régis MeyraN
Bernard dupaigne un peu plus respectueuses : regroupant en un lieu unique les
Sépia, 2016, 372 p., avec Armand de Quatrefages, trois sciences de l’homme (eth-
20 €. l’étude des races humaines doit nologie, anthropologie phy-
être complétée par celle des sique, préhistoire). Après la
civilisations. Après la Grande Seconde Guerre mondiale, ce
Guerre, au temps du jazz, du projet ambitieux se fissure pro-
surréalisme et de « l’art nègre », gressivement. Les budgets sont

N° 291
Livres
drOIt
S’ indigner contre l’injustifiable

est louable. Mais il faut par-
fois se montrer spinoziste : « Ne
sur des discours, qui peut violer
tous les codes de justice ». Du
droit à la justice, le rapport n’est
même plus être appelé « droit ».
Car, le nazisme rejetait les cou-
rants positivistes et formalistes au
pas railler, ne pas pleurer, ne pas pas constant. Du droit à la morale profit de l’acte, de la décision sans
détester, mais comprendre. » Oli- non plus, puisque celle-ci repose médiation, qui dit le droit. L’époque
vier Jouanjan nous invite à tenter sur des valeurs dont on a tort de s’y prêtait et les jeunes juristes
de comprendre ce qu’ont été le croire qu’elles sont universelles et étaient attirés par la radicalité
droit, et l’éthique des nazis, intemporelles. Or il s’agissait pour d’une métaphysique de la vie et de
expressions qui semblent à peu les idéologues nazis, non pas de l’action. Se mirent au service du
près insensées. Son analyse formuler de nouvelles valeurs, nazisme le courant néohégélien et
révèle la subversion du droit opé- mais de faire retour à celles qu’ils Carl Schmitt et ses disciples,
JustiFier rée sous le IIIe Reich. « L’objet de identifiaient à la germanité. La concurrencés par les juristes de
L’inJustiFiaBLe ce livre, précise-t-il, n’est pas l’his- doctrine juridique nazie entendait la SS . L a « communauté »
L’ordre du discours toire du droit nazi. Il est l’idéologie balayer l’héritage du droit romain (Gemeinschaft) devint le fonde-
juridique nazi juridique nazie (…). » C’est-à-dire au profit d’un hypothétique « droit ment du nouveau droit, refusant
olivier Jouanjan l’ordre du discours des juristes qui germain ». Ce mouvement impli- toute divergence, rejetant la notion
Puf, 2017, 328 p. 29 €. contribuèrent à forger les outils de quait une conversion des juristes de sujet de droit. Une transpa-
la domination des peuples et de la au nazisme, au prix du renonce- rence fantasmée, un délire de
persécution des Juifs. Comme le ment aux enseignements fonda- pureté communautaire construit
rappelle l’auteur, « le droit n’est mentaux de leur profession et une par ces « intellectuels
qu’une pratique sociale, fondée perversion de ce qui ne pouvait d’action ». n T.J.
www.le-cercle-psy.fr
Dans ce numéro
à lire aussi :
• L’EFT : les émotions au bout
des doigts ?
• L’anorexie chez l’enfant,
un phénomène sous-estimé
• Les risques de
l’hyperconnexion
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N° 291

Les Troubles de L'enfant

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SCIENCES HUMAINES

Dyslexie, autisme, anxiété, hyperactivité, précocité, violence, anorexie…

Babylone, rome, égypte, Angkor…

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RÉDACTEUR EN CHEF ADJOINT

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CONCEPTION GRAPHIQUE ET 66 à 77 LIRE Livre du mois, livres, revues

Certes, la civilisation mésopotamienne leur survivent parfois. Et se transmettent à travers le

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P ronote est une application commercialisée

voulue peut-être) à la société Index-Éducation, alors La réponse de Philippe Cottier

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je rate tout ce que je fais. » La croyance en un dieu est une

Cela est. De ce point de vue, il n’y a pas les croyants

Pouvoir local, elles sont dorénavant 40 %. De même,

accorder leur vision du territoire… Autant

8 ScienceS HumaineS Avril 2017

présidents d’intercommunalités de la plus-value de la mixité est essentiel pour ne pas moder-

En outre, dans les conseils régionaux, 92 %

Avril 2017 ScienceS HumaineS 9

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QuAtre Penseurs des ciViLisAtions

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paru en 1996, le professeur de Harvard

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Avril 2017 ScienceS HumaineS 21

LA ciViLisAtion musuLmAne n’ExIStE pAS

Clément Quintard/Sciences Humaines

22 ScienceS HumaineS Avril 2017