Vous êtes sur la page 1sur 38

Ce document est la propriété exclusive de Stella Azevedo (stellazevedo@gmail.

com) - 29-05-2015

des re

à l’e
LA RECONN
v

s
e
A

t i
I
n
S
d

m
i
S

e
c a
A

d
t i

s
e Pe
N

ne t
ai
ite

o
C

s
es Hum
c
bibli

en
ot

i
o

ns
collectives

que de Sc
i
Ce document est la propriété exclusive de Stella Azevedo (stellazevedo@gmail.com) - 29-05-2015
la reconnaissance
Des revendications collectives
à l’estime de soi
Ce document est la propriété exclusive de Stella Azevedo (stellazevedo@gmail.com) - 29-05-2015

la Petite Bibliothèque de sciences Humaines


Une collection dirigée par Véronique Bedin
Ce document est la propriété exclusive de Stella Azevedo (stellazevedo@gmail.com) - 29-05-2015

Maquette couverture et intérieur : Isabelle Mouton.

Retrouvez nos ouvrages sur

www.scienceshumaines.com
www.editions.scienceshumaines.com

Diffusion : seuil
Distribution : Volumen

En application de la loi du 11 mars 1957, il est interdit de


reproduire intégralement ou partiellement, par photocopie ou tout autre moyen,
le présent ouvrage sans autorisation de
l’éditeur ou du Centre français du droit de copie.

© sciences Humaines Éditions, 2013


38, rue Rantheaume
BP 256, 89004 Auxerre Cedex
Tél. : 03 86 72 07 00/Fax : 03 86 52 53 26
ISBN = 978-2-36106-036-7
9782361060725
AVANT-PROPOS

N otre besoin de « reconnaissance » est incommensurable.


Impossible aujourd’hui de lire un journal, de regarder
une émission, de surfer sur Internet sans lire ou entendre le mot
une dizaine de fois : besoin d’être reconnu dans le couple, au tra-
vail, socialement, politiquement, besoin d’être reconnu comme
victime…, la « quête de reconnaissance » est un « phénomène
social total » (pour reprendre le titre de l’ouvrage d’A. Caillé, La
Découverte, 2007). La soif de reconnaissance touche aussi bien
Ce document est la propriété exclusive de Stella Azevedo (stellazevedo@gmail.com) - 29-05-2015

les individus que les groupes. Au travail, elle concerne toutes les
organisations, privées ou publiques, et toutes les professions, du
bas en haut de la hiérarchie et prend la forme de revendications
de salaires, de statuts, mais aussi d’une demande plus générale et
plus difuse qui porte sur la personne elle-même, le « respect » et
la dignité que chacun estime dus.
Mais de quelle reconnaissance parle-t-on ? Ne s’agit-il pas
d’un concept fourre-tout ? Nombreux sont ceux qui se sont
interrogés, d’hier à aujourd’hui, sur le besoin de considération
collective ou individuelle, sur ce qui se joue « sous le regard de
l’autre ».

sous le regard de l’autre


La quête de considération et de prestige ainsi que le souci
de paraître ont été perçus par nombre de philosophes comme
faisant partie des mobiles fondamentaux guidant nos vies. Pour
Jean-Jacques Rousseau, la recherche de « considération » est à la
fois l’un des plus puissants mobiles personnels et un ciment de
la vie en groupe. « Chacun commença à regarder les autres et à
vouloir être regardé soi-même », écrit-il dans son Discours sur
l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes (1755).

5
La reconnaissance

Adam Smith a également compris que le besoin de reconnais-


sance est « le désir le plus ardent de l’âme humaine ». L’auteur de
la héorie des sentiments moraux (1759) note que « les hommes
ont souvent renoncé volontairement à la vie, pour acquérir, après
leur mort, une renommée dont ils ne pouvaient plus jouir ». On
retrouve chez Hegel cette même thématique. Dans un fameux
chapitre de La Phénoménologie de l’esprit (1807), consacré à la
« dialectique du maître et de l’esclave », il décrit la lutte à mort
que se livrent entre eux les hommes pour obtenir la « reconnais-
sance ». Celui qui deviendra le maître est celui qui est « prêt à
perdre sa vie pour gagner la renommée ».
L’idée centrale de la reconnaissance sera reprise et développée
par quelques penseurs contemporains. Tzvetan Todorov soutient
dans La Vie commune (1995) une proposition simple : une des
motivations principales de l’existence humaine réside dans le
désir d’être « reconnu par autrui ».
Ce document est la propriété exclusive de Stella Azevedo (stellazevedo@gmail.com) - 29-05-2015

Le philosophe Charles Taylor a montré que si l’identité indi-


viduelle se construit dans le regard de l’autre, cela est également
vrai des communautés. Les minorités ethniques au sein d’une
nation revendiquent aussi leur droit à la « reconnaissance ». Et
le déni de reconnaissance peut être considéré comme une forme
d’oppression. Selon le philosophe allemand Axel Honneth (La
Lutte pour la reconnaissance, 2000), la notion de reconnaissance
permet de mieux rendre compte de la manière dont se résolvent
les conlits individuels et sociaux que ne le feraient les notions
d’intérêt, d’appétit de pouvoir ou les principes abstraits comme
l’amour, l’égalité ou la liberté. A. Honneth souligne combien la
lutte pour la reconnaissance joue à tous les niveaux de la sociabi-
lité humaine. Elle rejoint alors les travaux de psychologie sociale.
Après avoir présenté les principales théories de la reconnais-
sance, cet ouvrage se propose d’étudier la reconnaissance au
cœur du social, notamment comme ciment des revendications
collectives. Puis, dans une dernière partie, il étudie la notion
d’estime de soi, dans ses implications individuelles et collectives.
Penser
la reconnaissance

– Les philosophes de la reconnaissance (encadré)


– Axel Honneth et la lutte pour la reconnaissance
(C. Halpern)
Ce document est la propriété exclusive de Stella Azevedo (stellazevedo@gmail.com) - 29-05-2015

– à propos de Parcours de la reconnaissance. Trois études


de P. Ricœur (C. Halpern)
– Sous le regard des autres (T. Todorov)
– La reconnaissance au cœur du social (E. Renault)

7
Ce document est la propriété exclusive de Stella Azevedo (stellazevedo@gmail.com) - 29-05-2015
Les philosophes de la reconnaissance

les philosophes
de la reconnaissance
Les philosophes de l’Antiquité, Aristote, Platon, et après eux les grands
moralistes de l’époque classique, comme Montaigne ou La Rochefoucauld,
n’ignorent pas le caractère social de l’être humain. Mais ils le considèrent
généralement comme une faiblesse. La recherche d’approbation des autres
humains est une coupable vanité ; le sage doit atteindre l’autosuisance.
Il faut attendre le milieu du xviiie siècle, avec le relux des privilèges et
l’émergence de la notion de dignité de l’individu, pour que des philosophes
airment le besoin inné de reconnaissance de l’humain.

JEAN-JACQUES ROUSSEAU (1712-1778) :


L’IDÉE DE LA CONSIDÉRATION
Ce document est la propriété exclusive de Stella Azevedo (stellazevedo@gmail.com) - 29-05-2015

Aristote le disait déjà : « L’homme qui est dans l’incapacité d’être


membre d’une communauté, ou qui n’en éprouve nullement le besoin
parce qu’il se suit à lui-même, ne fait en rien partie de la cité, et par consé-
quent est une brute ou un dieu. » Le caractère social de l’être humain était
donc bien admis depuis longtemps par les philosophes. Mais la révolution
qu’opère Jean-Jacques Rousseau est de considérer que l’homme a vérita-
blement besoin des autres pour exister. Les autres ne sont pas seulement
un milieu naturel pour l’individu, mais lui sont nécessaires pour accéder
à la condition humaine. « Le sauvage vit en lui-même, l’homme sociable,
toujours hors de lui, ne sait vivre que dans l’opinion des autres, et c’est,
pour ainsi dire, de leur seul jugement qu’il tire le sentiment de sa propre
existence. »
Rousseau distingue trois sentiments : l’amour de soi est une notion
positive, et correspond au simple instinct de conservation de tout être ;
l’amour propre est par contre un sentiment négatif, proche de la vanité,
qui nous pousse à nous comparer aux autres, et à nous vouloir supérieurs à
eux. Mais le mérite de Rousseau est de ne pas réduire le besoin de relations
sociales à ces sentiments de rivalité. Il décrit ce qu’il appelle « l’idée de la
considération », qui passe par le regard : « Chacun commença à regarder les
autres et à vouloir être regardé soi-même. » Autrui est donc nécessaire à ma
propre complétude.

9
Penser la reconnaissance

ADAM SMITH (1723-1790) :


LE REGARD DES AUTRES À L’INTÉRIEUR DE NOUS

Adam Smith est surtout connu comme économiste, et sa gloire eut


pour efet d’occulter le philosophe moral. Il considérait pourtant lui-même
sa héorie des sentiments moraux, qu’il publia en 1759, comme un plus
grand ouvrage que La Richesse des nations. Comme Jean-Jacques Rousseau,
A. Smith voit dans le regard que nous portons les uns sur les autres un
moyen d’accéder à l’humanité. Le besoin d’être regardé est même à l’ori-
gine de tous les autres besoins. Ainsi, l’homme riche est heureux parce qu’il
parvient à attirer le regard des autres sur lui-même. Selon A. Smith, rien ne
sert de juger négativement la dépendance de l’individu au regard d’autrui.
Il faut accepter cette condition humaine, et même remercier « le créateur
très sage de la nature » qui a « établi l’homme, en quelque sorte, comme
le juge immédiat du genre humain ». Et donné ainsi naissance aux valeurs
de la société, à l’éthique et l’esthétique. Néanmoins, vivre strictement en
fonction du jugement des autres, positif de préférence, est vain. A. Smith
suggère en fait de se construire un « spectateur impartial et bien informé »
Ce document est la propriété exclusive de Stella Azevedo (stellazevedo@gmail.com) - 29-05-2015

à l’intérieur de soi, sorte de représentation idéale du regard des autres : il


l’appelle la conscience.

HEGEL (1770-1831) :
L’« ANERKENNUNG » OU LA RECONNAISSANCE

Hegel, peut-être parce qu’il est le premier à utiliser ce terme, est sou-
vent considéré comme le principal philosophe de la reconnaissance. Il
s’était en efet donné comme projet de reconstituer à l’aide du concept de
reconnaissance l’histoire de l’évolution de la moralité humaine. Selon lui,
ce qui diférencie l’animal de l’homme, c’est que le premier n’obéit qu’à son
instinct de conservation, alors que le second, en plus de ce désir biologique
de la vie, aspire à la reconnaissance de sa valeur par autrui. L’homme pour-
rait alors aller jusqu’à la mort pour obtenir les honneurs.
Hegel considère que la lutte pour la reconnaissance, « lutte à mort de
pur prestige », est à l’origine des progrès dans la moralité. Le progrès moral
s’accomplirait par une succession de paliers, trois modèles de reconnais-
sance de plus en plus ambitieux, que les sujets cherchent à atteindre : la
reconnaissance juridique, déinissant la sphère de la liberté individuelle, la
reconnaissance dans l’amour, ofrant la sécurité afective, et la reconnais-
sance dans l’État, qui permet à chacun de contribuer à la reproduction de
l’ordre social dans le respect de lui-même.

10
Les philosophes de la reconnaissance

CHARLES TAYLOR :
PAS D’INDIVIDU SANS AUTRUI

Charles Taylor, philosophe canadien engagé dans la reconnaissance


de la nation québécoise par le Canada, est connu comme un théoricien
du communautarisme et de la reconnaissance des minorités. Selon lui, le
déni de reconnaissance peut être une forme d’oppression. Le besoin de
reconnaissance des groupes sociaux s’apparente aux questions identitaires
de l’individu. C. Taylor analyse les raisons du malaise identitaire de l’in-
dividu contemporain. La liberté moderne a discrédité les hiérarchies de
valeurs et de normes déinies par un ordre divin qui assignait à chacun
son rôle. L’individu contemporain cherche à se déinir lui-même de façon
autonome, et privilégie les plaisirs de la vie ordinaire. Le risque est alors
de se bercer d’illusions, car « l’existence humaine n’a pas de sens hors du
lien qui unit le sujet à autrui. (…) Nous nous déinissons toujours dans un
dialogue, parfois par opposition, parfois par identité, avec les “autres qui
comptent” ».
Ce document est la propriété exclusive de Stella Azevedo (stellazevedo@gmail.com) - 29-05-2015

AXEL HONNETH :
JUSTICE SOCIALE ET RECONNAISSANCE

Selon le philosophe allemand Axel Honneth, la notion de reconnais-


sance permet mieux de rendre compte de la manière dont se résolvent
les conlits individuels et sociaux que ne le feraient les notions d’intérêt,
d’appétit de pouvoir ou les principes abstraits comme l’amour, l’égalité,
la liberté. Si l’objet de la philosophie morale est de déinir le juste et le
bien, alors elle doit placer très haut le besoin de reconnaissance de l’identité
d’autrui, comme l’avait fait Hegel en 1805.
Pour l’approcher de manière plus concrète, A. Honneth fait appel à
la psychologie sociale de George H. Mead qui, au début de ce siècle, avait
tenté de décrire la genèse de l’individu moderne : selon lui, plus le sujet est
autonome, plus il dépend de la reconnaissance par autrui de son irrempla-
çabilité.
Selon A. Honneth, ce processus joue à tous les niveaux de la sociabilité
humaine, et permet de décrire les champs relationnels auxquels l’individu
a afaire. Ainsi, l’amour ou la sollicitude personnelle construisent le cercle
des relations primaires (famille, amis), la considération et le respect fondent
l’univers des relations juridiques et sociales, l’estime et la reconnaissance de
l’utilité de chacun fondent les solidarités de groupes (nation, association).

11
AXEL HONNETH
ET LA LUTTE POUR LA RECONNAISSANCE

R econnaissance, le mot est partout. En général pour en


marquer le manque. Pour évoquer le malaise de salariés
jugeant que leur contribution dans l’entreprise n’est pas per-
çue à sa juste valeur. Pour dénoncer les discriminations subies
par certaines minorités, qu’elles soient sexuelles, culturelles ou
religieuses. Pour comprendre le malaise de nombreux jeunes de
banlieue qui rejettent le mépris dont ils sont l’objet. Pour exiger
que l’État face une place oicielle à des pages sombres de son
Ce document est la propriété exclusive de Stella Azevedo (stellazevedo@gmail.com) - 29-05-2015

histoire, tels l’esclavage ou la colonisation. La reconnaissance est


un mot magique qui semble capable de saisir dans ses larges rets
tous les malheurs du monde ou presque. Est-elle un fourre-tout
bien commode ou un concept opératoire ?

De Hegel à Honneth
On doit au philosophe allemand Axel Honneth d’avoir repris
la question de la reconnaissance avec rigueur pour en faire le
pivot d’une nouvelle théorie de la société. Le concept n’est pas
neuf. Hegel dans la Phénoménologie de l’esprit mettait en scène
la lutte engagée par deux individus pour faire reconnaître l’un à
l’autre leur liberté. Ce conlit prenait la forme d’un afrontement
marquant le besoin qu’a chacun du regard de l’autre pour recon-
naître sa propre valeur. C’est donc sur une lecture de Hegel que
A. Honneth, le dernier héritier de l’école de Francfort, va asseoir
sa théorie critique de la société, et non sur Karl Marx comme
l’avaient fait ses prédécesseurs. La lutte pour la reconnaissance
produit une tension qui pousse la société à approfondir toujours
plus ses principes de justice. Elle joue un rôle moteur dans l’his-
toire qui conduit par exemple dans la sphère politique à étendre
le droit de vote d’une petite élite à tous les hommes, puis aux

12
Axel Honneth et la lutte pour la reconnaissance

femmes, qui sait peut-être demain aux étrangers vivant sur le


territoire…
Pour A. Honneth, la société n’est pas un agrégat d’indivi-
dus égoïstes mus par le calcul rationnel de leurs intérêts. Les
hommes ont des attentes morales. Les mobilisations et les luttes
sociales apparaissent alors sous un jour très diférent : elles ne
visent pas seulement à obtenir des avantages matériels, elles sont
des « luttes pour la reconnaissance ».
Cette conception de la société, A. Honneth l’assoit sur une
certaine compréhension de l’homme, celle d’un être qui pour
être épanoui, pour avoir une relation harmonieuse à lui-même,
a besoin des autres. De leur amour, de leur considération, de
leur respect, tant dans leur regard que dans leurs jugements et
leurs comportements. A. Honneth distingue trois principes de
reconnaissance dans nos sociétés modernes qui déterminent les
attentes légitimes de chacun. L’amour, dans la sphère de l’inti-
Ce document est la propriété exclusive de Stella Azevedo (stellazevedo@gmail.com) - 29-05-2015

mité, qu’il soit familial, amoureux ou amical, est indispensable


pour parvenir à la coniance en soi. Il s’appuie notamment sur
les travaux du psychanalyste Donald Winnicott, qui montraient
l’importance de l’attachement à la mère dans la construction
de la personnalité de l’enfant. Dans la sphère des relations poli-
tiques et juridiques, le principe de l’égalité prévaut : chacun doit
avoir les mêmes droits que les autres pour avoir le sentiment
qu’on le respecte. Enin dans la sphère collective, l’individu doit
pouvoir se sentir utile à la collectivité, il doit avoir le sentiment
que l’on prend en considération sa contribution, que ce soit par
son travail ou par ses valeurs.
On le voit, le programme d’A. Honneth est ambitieux. Les
multiculturalistes, tel Charles Taylor, insistaient sur l’importance
de la reconnaissance des identités collectives. Pour A. Honneth,
tous nos rapports à autrui sont traversés par des attentes de
reconnaissance. à ceux qui pensent que notre époque est celle
de la in des grands récits, il propose une théorie sociale englo-
bante portée par une vision de l’histoire et du progrès. La recon-
naissance serait-elle devenue le nouveau grand paradigme des
sciences humaines ?

13
Penser la reconnaissance

les trois principes de reconnaissance,


selon axel Honneth
L’image que chacun a de soi, de ses capacités et de ses qualités dépend
du regard d’autrui. Axel Honneth distingue trois principes de reconnais-
sance dans nos sociétés modernes, qui correspondent à trois sphères sociales
diférentes.
• Le principe de l’amour dans la sphère de l’intimité. L’amour (ou la sollici-
tude) désigne ici tous les rapports afectifs forts qui nourrissent les rapports
amicaux, amoureux, familiaux. C’est grâce à l’expérience de l’amour que
chacun peut accéder à la coniance en soi. A. Honneth s’appuie notamment
sur les théories psychologiques de l’attachement, qui montrent l’impor-
tance du rapport à la mère dans la construction de l’identité personnelle et
de l’autonomie.
• Le principe de la solidarité dans la sphère de la collectivité. Pour pouvoir
accéder au sentiment d’estime de soi, chacun, notamment dans le travail,
doit pouvoir se sentir considéré comme utile à la collectivité, en lui appor-
Ce document est la propriété exclusive de Stella Azevedo (stellazevedo@gmail.com) - 29-05-2015

tant sa contribution.
• Le principe de l’égalité dans la sphère des relations juridiques. Chacun
doit pouvoir sentir avoir les mêmes droits que les autres individus pour
développer ainsi le sentiment de respect de soi.
Pour A. Honneth, ce sont ces trois principes de reconnaissance qui
déterminent les attentes légitimes de chacun.

les sciences sociales et la reconnaissance


Les sciences sociales aujourd’hui font un grand usage du
terme de « reconnaissance », qu’il s’agisse de penser le travail, la
place des minorités, les discriminations, les violences faites aux
femmes, les banlieues…
L’atteste la multiplication des parutions sur la question, par
exemple La Reconnaissance à l’épreuve. Explorations socioanthro-
pologiques, sous la direction de Jean-Paul Payet et Alain Battegay1
ou La Quête de reconnaissance. Nouveau phénomène social total 2,
dirigé par Alain Caillé, au titre évocateur. Le philosophe serait-il
1- J.-P. Payet et A. Battegay (dir.), La Reconnaissance à l’épreuve. Explorations socio-
anthropologiques, Septentrion, 2008.
2- A. Caillé, La Quête de reconnaissance. Nouveau phénomène social total, La Découverte,
2007.
14
Axel Honneth et la lutte pour la reconnaissance

victime de son succès ? Tous ne partagent pas cet engouement.


Notamment dans le champ du travail, François Dubet3 insiste
sur le fait que les individus mobilisent en réalité, pour parler de
reconnaissance, plusieurs critères de justice diférents et souvent
contradictoires : égalité, mérite, autonomie. Ils font exploser
l’évidence et l’unité de la reconnaissance. Je peux estimer que
mon mérite n’est pas reconnu parce que ma progression salariale
est liée à l’ancienneté, tandis que mon collègue peut soutenir
que précisément ce système est juste car il reconnaît l’égalité des
salariés par exemple. Pour F. Dubet, on ne peut donc pas faire
de la reconnaissance le socle d’une théorie de la justice ou de
l’action politique. D’autres soulignent l’usage peu probant fait
dans les sciences sociales du concept de reconnaissance : les ana-
lyses, si elles sont sensibles au « vécu des acteurs », tendent à
pécher par manque d’une vision plus large des rapports sociaux.
La faute à Honneth ou à des usages un peu light qui ferait peu
Ce document est la propriété exclusive de Stella Azevedo (stellazevedo@gmail.com) - 29-05-2015

de cas d’un appareillage conceptuel rigoureux ? Les acteurs eux-


mêmes parlent aisément le langage de la reconnaissance sans
forcément avoir une vision très claire de ce qu’il recouvre. La
reconnaissance telle qu’elle a été conceptualisée par A. Honneth
est sans nul doute un bel outil théorique. Reste maintenant à la
mettre en musique de manière convaincante.

Catherine Halpern

3- F. Dubet, « Injustice et reconnaissance », Esprit, no 7, juillet 2008.


15
à propos de…
Parcours de la reconnaissance. Trois études1,
de Paul ricœur
Cet essai naît du constat qu’il n’existe pas à ce jour de théorie de
la reconnaissance qui considère ce concept dans toute son extension.
Paul Ricœur décide donc de tenter un pari : surmonter la diversité des
sens de la reconnaissance pour produire un discours philosophique
cohérent.

Que veut dire « reconnaître » ?


Son point de départ est un travail lexicographique à partir des
déinitions du verbe « reconnaître » données par le Dictionnaire de
la langue française d’Émile Littré et la deuxième édition du Grand
Robert.
Fort de cette analyse, P. Ricœur décide de considérer trois accep-
tions de la reconnaissance : la reconnaissance comme identiication
(d’un objet ou d’une personne), la reconnaissance de soi et la recon-
naissance mutuelle. Il s’appuie sur l’examen d’une chaîne d’« événe-
Ce document est la propriété exclusive de Stella Azevedo (stellazevedo@gmail.com) - 29-05-2015

ments de pensée » (tel le geste cartésien du cogito, premier jalon d’une


herméneutique de soi) qu’il confronte, évalue et articule. Ne nous en
cachons pas : le texte est érudit, sinueux et de ce fait diicile. Mais il
est aussi traversé par de belles pauses pour l’esprit. Ainsi, à la in de la
première étude, l’analyse d’un passage du Temps retrouvé de Marcel
Proust où le narrateur retrouve à la faveur d’un dîner les êtres qui ont
peuplé ses soirées mondaines d’autrefois et qu’il reconnaît à grand-
peine. Cette scène met en évidence le risque de la méprise et montre
tout ce qui sépare la reconnaissance des choses de la reconnaissance des
personnes : si reconnaître une chose, c’est l’identiier par ses caractères
génériques ou spéciiques, reconnaître une personne, c’est au contraire
prêter attention aux traits individuels.

reconnaissance de soi-même et igure de l’autre


Dans la deuxième étude, « le soi a pris la place du quelque chose
en général ». P.  Ricœur soutient que se reconnaître soi-même, c’est
reconnaître ses capacités d’agir (autrement dit pouvoir dire, pouvoir
faire, pouvoir raconter et se raconter et bien sûr être imputable de
son action). Mémoire et promesse constituent les deux sommets de
cette reconnaissance de soi : « La mémoire est ce qui me permet de me
reconnaître comme étant le même à travers le temps tandis que la pro-
messe marque la volonté de rester constant en dépit des vicissitudes. »
La igure de l’autre n’apparaît encore qu’en creux.

1- P. Ricœur, Parcours de la reconnaissance. Trois études, Stock, coll. « Les Essais », 2004.
16
Parcours de la reconnaissance

La troisième étude tente alors de montrer que la lutte pour la


reconnaissance (telle que l’a analysée Hegel) peut parfois être dépas-
sée par une reconnaissance mutuelle et paciiée sur le modèle du don
réciproque qui fait l’expérience de la gratitude. Mais il ne s’agit là que
d’« une pause dans la dispute »…

Catherine Halpern
Ce document est la propriété exclusive de Stella Azevedo (stellazevedo@gmail.com) - 29-05-2015

17
SOUS LE REGARD
DES AUTRES

C e n’est pas un hasard si Jean-Jacques Rousseau, Adam


Smith et Hegel ont mis en valeur, parmi tous les proces-
sus élémentaires, la reconnaissance. Celle-ci est en efet excep-
tionnelle à un double titre. D’abord par son contenu même :
c’est elle qui marque, plus qu’aucune autre action, l’entrée de
l’individu dans l’existence spéciiquement humaine. Mais elle
a aussi une singularité structurelle : c’est qu’elle apparaît, en
quelque sorte, comme le double obligé de toutes les autres
Ce document est la propriété exclusive de Stella Azevedo (stellazevedo@gmail.com) - 29-05-2015

actions. En efet, lorsque l’enfant participe à des actions comme


alterner ou coopérer, il reçoit aussi une conirmation de son exis-
tence par le fait que son partenaire lui ménage une place, s’arrête
pour l’entendre « chanter » ou chante avec lui. Lorsqu’il explore
ou transforme le monde environnant, lorsqu’il imite un adulte,
il se reconnaît comme le sujet de ses propres actions, et donc
comme un être existant. Quand il est réconforté ou combattu ou
qu’il entre en communion avec autrui, il reçoit aussi, comme un
bénéice secondaire, une preuve de son existence. Toute coexis-
tence est aussi une reconnaissance. C’est ce qui explique aussi
l’attention que je prêterai à ce processus, de préférence à tous
les autres.

Une notion englobante


La reconnaissance englobe de toute évidence des activités
innombrables, aux aspects les plus variés. Une fois introduite
une notion aussi « englobante », on doit se demander quelles
sont les raisons et les formes de cette diversité.
On pourrait, pour commencer, énumérer quelques sources
de diversité, extérieures à la notion elle-même. La reconnais-
sance peut être matérielle ou immatérielle, de la richesse ou des

18
Sous le regard des autres

honneurs, impliquant ou non l’exercice du pouvoir sur d’autres


personnes. L’aspiration à la reconnaissance peut être consciente
ou inconsciente, mettant en œuvre des mécanismes rationnels
ou irrationnels. Je peux aussi chercher à capter le regard d’au-
trui par diférentes facettes de mon être, mon physique ou mon
intelligence, ma voix ou mon silence.
Dans cette optique, les habits jouent un rôle particulier, car
ils sont littéralement un terrain de rencontre entre le regard des
autres et ma volonté, et ils me permettent de me situer par rap-
port à ces autres : je veux leur ressembler, ou à certains d’entre
eux mais pas à tous, ou à personne. Bref, je choisis mes habits
en fonction des autres, serait-ce pour leur dire qu’ils me sont
indiférents. Celui en revanche qui ne peut plus exercer de
contrôle sur ses habits (pour cause de pauvreté, par exemple) se
sent paralysé face aux autres, privé de sa dignité. Ce n’est donc
pas entièrement à tort qu’une vieille plaisanterie dit : la personne
Ce document est la propriété exclusive de Stella Azevedo (stellazevedo@gmail.com) - 29-05-2015

humaine se compose de trois parties, âme, corps et habits…


La reconnaissance atteint toutes les sphères de notre existence,
et ses diférentes formes ne peuvent se substituer l’une à l’autre :
tout au plus parviennent-elles à apporter, le cas échéant, quelque
consolation. J’ai besoin d’être reconnu sur le plan professionnel
comme dans mes relations personnelles, dans l’amour et dans
l’amitié ; et la idélité de mes amis ne compense pas vraiment la
perte de l’amour, pas plus que l’intensité de la vie privée ne peut
efacer l’échec dans la vie politique. Un individu qui a investi
l’essentiel de sa demande de reconnaissance dans le domaine
public mais n’y reçoit plus aucune attention, se découvre sou-
dain privé d’existence. Tel homme a passé sa vie à servir la société
et l’État, et c’est de là qu’il tire l’essentiel de son sentiment d’exis-
tence ; une fois la vieillesse venue, et la demande sociale dispa-
rue, il ne sait pas équilibrer ce manque par l’attention dont il est
l’objet de la part de ses proches ; n’existant plus publiquement, il
a tout simplement l’impression de ne plus exister du tout.
On a vu avec Hegel que la demande de reconnaissance
pouvait accompagner la lutte pour le pouvoir ; mais elle peut
aussi s’articuler à des relations où la présence d’une hiérarchie
permet d’éviter les conlits. La supériorité et l’infériorité des

19
Penser la reconnaissance

partenaires sont souvent données d’avance ; chacun d’entre eux


n’aspire pas moins à l’approbation du regard de l’autre. La pre-
mière reconnaissance que reçoit l’enfant lui vient d’êtres qui lui
sont hiérarchiquement supérieurs : ses parents ou leurs substi-
tuts ; ensuite ce rôle est repris par d’autres instances chargées
par la société d’exercer cette fonction de sanction : instituteurs,
maîtres, professeurs ; nos employeurs, directeurs ou chefs. Les
critiques détiennent souvent les clés de la reconnaissance pour
les artistes et les écrivains débutants, ou pour ceux d’entre eux
qui manquent d’assurance intérieure. Tous ces personnages
supérieurs sont investis par la société d’une fonction essentielle :
celle de proférer la sanction publique.
La reconnaissance provenant des inférieurs, à son tour, n’est
pas non plus à négliger, bien qu’on se la dissimule le plus sou-
vent : le maître, on le sait bien, a besoin de son serviteur non
moins que l’inverse, le professeur est conirmé dans son senti-
Ce document est la propriété exclusive de Stella Azevedo (stellazevedo@gmail.com) - 29-05-2015

ment d’exister par les élèves qui dépendent de lui, le chanteur a


besoin tous les soirs des applaudissements de ses admirateurs, et
les parents vivent comme un traumatisme le départ des enfants,
qui semblaient pourtant être seuls demandeurs de reconnais-
sance.
Ces variantes hiérarchiques de la reconnaissance s’opposent
en bloc aux situations égalitaires, au sein desquelles apparaissent
plus facilement les sentiments de rivalité. Ces situations elles-
mêmes sont nombreuses : l’amour, l’amitié, le travail, une partie
de la vie familiale. Enin, on peut devenir soi-même la source
unique de sa reconnaissance, soit en allant dans la voie de l’au-
tisme, en refusant tout contact avec le monde extérieur, soit
en développant démesurément son orgueil et en se réservant le
droit exclusif d’apprécier ses propres mérites, soit enin en sus-
citant en soi une incarnation de Dieu, qui serve à approuver ou
désapprouver nos conduites : ainsi, le saint cherche à dépasser
son besoin de reconnaissance humaine et se satisfait à faire le
bien. Certains artistes peuvent également se consacrer à leur tra-
vail sans nullement se soucier de ce qu’en penseront les autres.
Mais, il faut l’ajouter, de telles solutions ne sont jamais que par-
tielles ou provisoires ; comme le remarque William James, « le

20
Sous le regard des autres

non-égoïsme social complet existe à peine, le suicide social com-


plet ne traverse pour ainsi dire jamais l’esprit de l’homme1 ».

reconnaissance de conformité
et reconnaissance de distinction
Il faut maintenant séparer deux formes de reconnais-
sance auxquelles nous aspirons tous, mais dans des proportions
très diverses. On pourrait parler à leur propos d’une reconnais-
sance de conformité et d’une reconnaissance de distinction. Ces
deux catégories s’opposent l’une à l’autre : ou bien je veux être
perçu comme diférent des autres, ou bien comme leur sem-
blable. Celui qui espère se montrer le meilleur, le plus fort, le
plus beau, le plus brillant veut évidemment être distingué parmi
tous ; c’est une attitude particulièrement fréquente pendant la
jeunesse. Mais il existe aussi un tout autre type de reconnais-
sance qui est, lui, caractéristique plutôt de l’enfance et, plus tard,
Ce document est la propriété exclusive de Stella Azevedo (stellazevedo@gmail.com) - 29-05-2015

de l’âge mûr, surtout chez les personnes qui ne mènent pas de


vie publique intense et dont les relations intimes sont stabilisées :
elles tirent leur reconnaissance du fait de se conformer, aussi
scrupuleusement que possible, aux usages et normes qu’elles
considèrent comme appropriés à leur condition. Ces enfants ou
ces adultes se considèrent satisfaits lorsqu’ils s’habillent comme
il convient à leur classe d’âge ou à leur milieu social, lorsqu’ils
peuvent émailler leur conversation de références appropriées,
lorsqu’ils prouvent leur appartenance indéfectible au groupe.
Si par mon travail j’assume une fonction que la société consi-
dère comme utile pour elle, je peux ne pas avoir besoin d’une
reconnaissance de distinction (je ne m’attends pas à ce qu’on me
fasse sans arrêt des compliments) : je me contente parfaitement
de ma reconnaissance de conformité (j’accomplis mon devoir, je
sers mon pays, ou mon entreprise). Pour l’obtenir, je n’ai donc
pas besoin de solliciter, à chaque fois, le regard des autres : j’ai
intériorisé ce regard sous forme de normes et d’usages, éven-
tuellement de snobisme, et ma seule conformité aux règles me
renvoie une image – positive de surcroît – de moi-même ; donc
j’existe. Je n’aspire plus à être exceptionnel mais normal ; le
1- W. James, Principles of Psychology, T. I, Holt, 1904, p. 317.
21
Penser la reconnaissance

résultat est pourtant le même. Le conformiste est en apparence


plus modeste que le vaniteux ; mais l’un n’a pas moins besoin de
reconnaissance que l’autre.
La satisfaction que l’on tire de la conformité aux normes du
groupe explique aussi en grande partie la puissance des senti-
ments communautaires, le besoin d’appartenir à un groupe, un
pays, une communauté religieuse. Suivre scrupuleusement les
habitudes de votre milieu vous procure la satisfaction de vous
sentir exister par le groupe. Si je n’ai rien dont je puisse être ier
dans ma vie à moi, je m’attache avec d’autant plus d’acharne-
ment à prouver ou à défendre la bonne renommée de ma nation
ou de ma famille religieuse. Aucun revers subi par le groupe ne
peut me décourager : un homme n’a qu’une existence et elle peut
être ratée, un peuple a une destinée qui s’étale sur des siècles, les
échecs d’aujourd’hui devenant les annonciateurs des triomphes
de demain.
Ce document est la propriété exclusive de Stella Azevedo (stellazevedo@gmail.com) - 29-05-2015

Ces deux formes de reconnaissance entrent facilement en


conlit ou forment des hiérarchies mouvantes, dans l’histoire
des sociétés comme dans celle des individus : la distinction favo-
rise la compétition, la conformité est du côté de l’accord. Me
tiendrai-je sagement au bord du trottoir pour me soumettre aux
règles communes et m’accorder ainsi la reconnaissance intérieure
de conformité, ou traverserai-je la rue au milieu des voitures
hurlantes pour provoquer l’admiration de mes copains (une
reconnaissance de distinction, mais qui peut aussi devenir à son
tour reconnaissance de conformité à l’intérieur d’un groupe plus
restreint, celui de notre bande) ? à un certain âge, l’approba-
tion accordée par nos pairs vaut plus que tout, et certainement
plus que la satisfaction tirée de la conformité aux règles générales
de la société. Cette situation est donc porteuse de dangers : on
transgresse facilement la « morale » si l’on peut s’assurer du rire
ou de l’étonnement des témoins. Les crimes accomplis en bande
n’ont souvent pas d’autre source.

les étapes de la reconnaissance


Une autre distinction concerne, non plus les formes de la
reconnaissance, mais son déroulement même. La reconnaissance

22
Sous le regard des autres

comporte, en efet, deux étapes. Ce que nous demandons aux


autres est, premièrement, de reconnaître notre existence (c’est
la reconnaissance au sens étroit) et, deuxièmement, de conir-
mer notre valeur (appelons cette partie du processus la conir-
mation). Les deux interventions sollicitées ne se situent pas au
même niveau : la seconde ne peut avoir lieu que si la première est
déjà réalisée. Que l’on nous dise que ce que nous faisons est bien
implique que l’on ait déjà admis, préalablement, notre existence
même. La conirmation concerne le prédicat d’une proposition,
la reconnaissance son sujet (ou une proposition sous-jacente, qui
a la forme de « X est », une pure proposition d’existence). La
Rochefoucauld est peut-être l’un des premiers à avoir distingué
les deux : « On aime mieux dire du mal de soi-même que de n’en
point parler », écrit-il. A. Smith est également sensible à cette
dualité, à la diférence entre « attention et approbation » et il
nous met déjà en garde : « Être oublié par les hommes ou en être
Ce document est la propriété exclusive de Stella Azevedo (stellazevedo@gmail.com) - 29-05-2015

désapprouvé sont des choses entièrement diférentes2. »


Réciproquement, l’admiration des autres n’est que la forme
la plus voyante de leur reconnaissance, car elle a trait à notre
valeur ; mais leur haine ou leur agression le sont aussi, bien que
de façon moins évidente : elles attestent non moins fortement
notre existence.
La distinction de ces deux degrés de reconnaissance est essen-
tielle, car ils se trouvent fréquemment dissociés, provoquant
ainsi des réactions spéciiques : on peut être indiférent à l’opi-
nion que les autres ont de nous, on ne peut rester insensible à un
manque de reconnaissance de notre existence même. Comme le
remarque W. James, « il existe des personnes dont l’opinion nous
importe peu et dont nous sollicitons néanmoins l’attention ».
Les psychiatres contemporains distinguent, de même, deux
formes de défaillance dans la reconnaissance, aux implications
toutes diférentes : le rejet, ou manque de conirmation, et le
déni, manque de reconnaissance. Le rejet est un désaccord sur le
contenu du jugement ; le déni, un refus de considérer qu’il y a eu
jugement : l’ofense inligée au sujet est bien plus grave. Le rejet

2- La Rochefoucauld, Maximes, Garnier, 1972, M 138 ; A. Smith, héorie des sentiments


moraux, Éditions d’aujourd’hui, 1982, pp. 50-51.
23
Penser la reconnaissance

est comme la négation grammaticale : celle-ci, touchant au seul


prédicat, implique en fait une conirmation partielle du contenu
de la proposition, celui qui est porté par son sujet.

Être seul, c’est ne plus être


Karl Moritz a bien relevé cette diférence en observant les
efets contraires de la dérision et de la haine3 : « Se sentir ridicule
revient en quelque sorte à se sentir anéanti et rendre quelqu’un
ridicule équivaut presque à porter à son Moi une atteinte mor-
telle qu’aucune autre ofense ne saurait égaler. En revanche, être
haï de tous excepté de soi-même est un état souhaitable, voire
désirable. Une telle détestation générale n’entraînerait pas la
mort du Moi, au contraire : elle l’emplirait d’un sentiment de
bravade qui lui permettrait de survivre des siècles durant et de
clamer sa colère face à un monde de haine. Mais n’avoir pas
d’ami ni même d’ennemi, voilà l’enfer véritable dans lequel un
Ce document est la propriété exclusive de Stella Azevedo (stellazevedo@gmail.com) - 29-05-2015

être pensant éprouve les tourments de l’anéantissement progres-


sif sous toutes leurs formes. »
La haine de quelqu’un, c’est son rejet : elle peut donc renfor-
cer son sentiment d’existence. Mais ridiculiser quelqu’un, ne pas
le prendre au sérieux, le condamner au silence et à la solitude,
c’est aller bien plus loin : il se voit menacé du néant.
Dostoïevski a fait de la diférence entre ces deux expériences,
le refus de conirmation (rejet) et le refus de reconnaissance
(déni), l’un des principaux thèmes de ses Notes d’un souter-
rain. Le narrateur iévreux de ce récit redoute par-dessus tout
le déni, alors qu’il accepte volontiers le rejet, puisque celui-ci
lui prouve, serait-ce d’une manière peu agréable, son existence.
Il rencontre par exemple un oicier qui feint de ne pas l’aper-
cevoir. Il rêve de se battre avec lui, tout en sachant qu’il serait
facilement vaincu : il le fait non par masochisme, mais parce
que se battre avec quelqu’un implique que celui-ci se soit aperçu
de votre existence. L’oicier, de son côté, ne veut justement pas
y condescendre. Aussi, lorsqu’ils se rencontrent dans la rue et
que le narrateur se met ostensiblement sur son chemin, l’oi-
cier refuse-t-il le conlit : « Il m’a pris aux épaules et, sans un
3- K. Moritz, Anton Reiser, Fayard, 1986, p. 306.
24
Sous le regard des autres

mot d’avertissement ou d’explication, m’a fait changer de place,


puis il est passé, comme s’il n’avait même pas remarqué ma pré-
sence. » La même logique est à l’œuvre dans les relations du nar-
rateur avec ses autres connaissances : pourvu qu’on s’aperçoive de
son existence, il est prêt à accepter les situations les plus humi-
liantes ; les propos les plus insultants valent mieux que l’absence
de reconnaissance. Si l’état d’esclave nous assure du regard des
autres, il devient désirable. L’homme du souterrain – mais en
cela il dit la vérité de tout homme – n’existe pas en dehors de la
relation avec autrui ; or, n’être pas est un mal plus angoissant que
d’être esclave. Se « précipiter dans la société » devient donc pour
lui « un besoin insurmontable » : être seul, c’est ne plus être.
Le sentiment d’humiliation éprouvé dans les deux cas n’est
pas le même. Le rejet peut être bien négocié, soit par une ana-
lyse semblable à celle de l’homme du souterrain, soit par simple
orgueil : que m’importe l’opinion de ces autres que je méprise
Ce document est la propriété exclusive de Stella Azevedo (stellazevedo@gmail.com) - 29-05-2015

(ces raisins-là sont beaucoup trop verts) ? Il reste vrai pourtant


que certains rejets sont diiciles à vivre. Être ignoré, à son tour,
nous donne l’impression d’être anéantis et provoque la sufoca-
tion.
La reconnaissance, on l’a vu, est une relation asymétrique :
l’agent accorde la reconnaissance, le patient la reçoit ; les deux
rôles ne sont pas interchangeables. Pourtant, on l’a vu aussi,
toutes les autres actions élémentaires apportent en même temps
une reconnaissance secondaire, ou indirecte, due non plus au
regard d’autrui mais au simple fait que nous nous trouvons pris
dans une interaction. Ce fait joue aussi pour la relation de recon-
naissance elle-même : l’agent de la reconnaissance directe reçoit,
par le fait même de jouer son rôle, les bénéices d’une reconnais-
sance indirecte. Se sentir nécessaire aux autres (pour leur accor-
der une reconnaissance) fait qu’on se sent soi-même reconnu.
L’intensité de cette reconnaissance indirecte est, en règle générale,
supérieure à celle de la reconnaissance directe. Dans le ghetto
de Varsovie, raconte un survivant, Marek Edelman, la plus sûre
manière de survivre était de se dévouer à un autre être : « Il fal-
lait avoir quelqu’un sur qui centrer sa vie, quelqu’un pour qui

25
Penser la reconnaissance

se dépenser4. » Le parent qui se dévoue pour son enfant soufre


davantage le jour où il sent que l’enfant n’a plus besoin de lui
que tout au long de la période où il donnait sans avoir l’impres-
sion de rien recevoir en retour. De plus, la reconnaissance indi-
recte échappe à la censure de notre morale, toujours prompte à
condamner celui qui aspire trop ouvertement aux louanges. Être
fort, soutenir, encourager les autres revient en même temps à se
gratiier soi-même ; appeler à l’aide implique qu’on admette sa
vulnérabilité et sa faiblesse : c’est un geste plus diicile quand on
n’est pas un enfant ou un vieillard, un malade ou un prisonnier.
Le choix entre les diférentes modalités de la reconnaissance
ne dépend pas seulement des dispositions ou de la volonté
de l’individu ; certaines sociétés, certaines époques en privilé-
gient une, en excluent une autre. On doit d’abord examiner ici
une question importante : l’aspiration à la reconnaissance est-
elle vraiment universelle ou ne caractérise-t-elle que la société
Ce document est la propriété exclusive de Stella Azevedo (stellazevedo@gmail.com) - 29-05-2015

occidentale, la seule dont j’ai parlé jusqu’à présent ? Lorsque


Rousseau évoque le « désir universel de réputation, d’honneurs
et de préférences », n’est-il pas en train de projeter les traits de la
société où il vit, ou de celles qui l’ont précédée et préparée, sur la
surface de la planète ? Ne s’agit-il pas là d’une conséquence de ce
que les adeptes d’autres traditions, par exemple du bouddhisme,
ont toujours reproché aux Européens, à savoir leur préoccupa-
tion excessive du bien-être de leur moi ? Et à l’intérieur même de
la civilisation occidentale, cette description ne s’applique-t-elle
pas beaucoup mieux à la vie mondaine et publique qu’à celle,
anonyme et paisible, des gens simples, des enfants qui rient, des
jeunes illes qui rêvent, des pêcheurs à la ligne qui méditent, des
paysans qui labourent la terre ? Enin, dans ce texte décisif pour
la tradition occidentale que sont les Évangiles, n’est-il pas dit
explicitement que nous ne devons pas agir « devant les hommes
pour en être remarqués », « pour tirer gloire des hommes »,
mais en nous contentant de ce que notre Père, « qui voit dans le
secret », saura tout et distribuera les récompenses avec équité ?

4- M. Edelman, Mémoires du ghetto de Varsovie, Éditions du Scribe, 1983, p. 97.


26
Sous le regard des autres

les diverses formes de la reconnaissance


Ce qui est universel, et constitutif de l’humanité, est que
nous entrons dès la naissance dans un réseau de relations inte-
rhumaines, donc dans un monde social ; ce qui est universel est
que nous aspirons tous à un sentiment de notre existence. Les
voies qui nous permettent d’y accéder, en revanche, varient selon
les cultures, les groupes et les individus. Tout comme la capacité
de parler est universelle et constitutive de l’humanité alors que
les langues sont diverses, la socialité est universelle, mais non ses
formes. Le sentiment d’exister peut être l’efet de ce que j’ap-
pelle l’accomplissement, le contact non médiatisé avec l’univers,
comme de la coexistence avec les autres ; celle-ci peut prendre
la forme de reconnaissance ou de coopération, de combat ou
de communion ; enin la reconnaissance n’a pas la même signi-
ication selon qu’elle est directe ou indirecte, de distinction ou
de conformité, intérieure ou extérieure. Le désir de réputation,
Ce document est la propriété exclusive de Stella Azevedo (stellazevedo@gmail.com) - 29-05-2015

d’honneurs et de préférences, même s’il est omniprésent, ne gou-


verne pas la totalité de notre vie (il illustre l’amour-propre, non
l’idée de la considération) ; c’est simplement lui qui a permis
à Rousseau de comprendre qu’il n’est pas d’existence humaine
sans le regard que nous portons les uns sur les autres.
Il est certain que la question de la reconnaissance sociale ne
se présente pas de la même manière dans une société hiérar-
chique (ou traditionnelle) et dans une société égalitaire, comme
les démocraties modernes (Francis Fukuyama a posé quelques
jalons pour une histoire de la reconnaissance de ce point de vue).
D’une part, dans la première, l’individu aspire davantage à occu-
per une place qui lui a été désignée d’avance (son choix est plus
réduit) ; s’il s’y trouve, il a le sentiment d’appartenir à un ordre
et donc d’exister socialement : le ils de paysan deviendra pay-
san et aura par là même acquis le sentiment d’être reconnu. On
peut donc dire que la reconnaissance de conformité prédomine
ici. Cette place à laquelle on serait prédestiné disparaît dans la
société démocratique, où le choix est, au contraire, théorique-
ment illimité ; ce n’est plus la conformité à l’ordre mais le succès
qui devient le signe de reconnaissance sociale, ce qui est une
situation beaucoup plus angoissante. Cette course à la réussite

27
Penser la reconnaissance

relève de la reconnaissance de distinction. Celle-ci n’est pour-


tant pas inconnue de la société traditionnelle : elle y prend la
forme d’une aspiration à la gloire ou à l’honneur, qui consacrent
ainsi l’excellence personnelle. C’est la voie choisie par les héros
qui aspirent à une attention particulière pour les exploits qu’ils
accomplissent. Dans la société moderne, cette dernière aspira-
tion se transforme aussi : il s’agit maintenant d’une recherche de
prestige. La réussite, aujourd’hui, est une valeur sociale qu’on
s’empresse d’aicher ; mais le prestige ne suscite pas le même
sentiment de respect que la gloire (on envie les personnes les
plus prestigieuses, telles les vedettes de la télévision, plus qu’on
ne les respecte).
D’un autre côté, la société égalitaire accorde une dignité égale
à tous (c’est l’égalité des anciens esclaves, dirait Hegel), ce que la
société traditionnelle, qui ne se fonde pas sur la notion d’indi-
vidu, ne fait pas du tout. En somme, la société traditionnelle
Ce document est la propriété exclusive de Stella Azevedo (stellazevedo@gmail.com) - 29-05-2015

favorise la reconnaissance sociale, alors que la société moderne


accorde à tous ses citoyens une reconnaissance politique et juri-
dique (tous ont les mêmes droits, ce qui contraste avec le sys-
tème des privilèges régissant les sociétés hiérarchiques) en même
temps qu’elle met en valeur la vie privée, afective et familiale. Il
reste que le besoin de reconnaissance est, lui, toujours aussi fort.
On entend souvent de nos jours des hommes politiques for-
muler l’idéal d’une société où l’on travaillerait moins pour avoir
plus de temps libre et jouir de davantage de loisirs. Mais une
telle idée suppose une conception hédoniste de l’homme, ani-
mal consommateur de plaisirs, qui est loin de la vérité. Il n’est
pas du tout sûr que les loisirs et le désœuvrement soient pro-
pices à l’épanouissement de la personne. Les facilités de vie ne
pèsent pas lourd à côté de l’empêchement d’exister. Les êtres
humains aspirent à des reconnaissances symboliques ininiment
plus qu’ils ne recherchent la satisfaction des sens, et ils sont prêts
à sacriier leur vie, remarquait déjà A. Smith, pour une chose
aussi dérisoire qu’un drapeau. Dans le travail, l’individu obtient
non seulement un salaire lui permettant de subsister, mais aussi
un sentiment d’utilité, de mérite, auquel viennent s’ajouter les
plaisirs de la convivialité ; il cherche à exister, plus encore qu’à

28
Sous le regard des autres

vivre. Il n’est pas certain qu’il retrouve tout cela dans le loisir :
personne n’y a besoin de lui, les rapports humains qui s’y nouent
sont dépourvus de toute nécessité. Le repos physique peut être le
bienvenu, mais l’absence de reconnaissance engendre l’angoisse.
Donner sens et agrément au travail lui-même est sans aucun
doute plus utile que de multiplier les loisirs.
Quelles que soient les formes de la reconnaissance, une de ses
caractéristiques premières ne doit pas être oubliée : la demande
étant par nature inépuisable, sa satisfaction ne peut jamais être
complète ou déinitive. Avec la meilleure volonté du monde, les
parents ne peuvent occuper tout le temps de veille du nourris-
son : d’autres êtres les sollicitent, à côté de lui, et puis eux-mêmes
ont besoin d’autres sortes de reconnaissance, et non pas seule-
ment de celle que leur accorde, indirectement, leur bébé. Du
reste, celui-ci élargit rapidement le rayon de son avidité : il n’y a
pas que les parents qui doivent lui accorder toute leur attention,
Ce document est la propriété exclusive de Stella Azevedo (stellazevedo@gmail.com) - 29-05-2015

il y a aussi les visiteurs ; de proche en proche, il fait appel au


monde entier. Pourquoi y aurait-il des personnes qui lui refuse-
raient leur regard ? L’appétit de la reconnaissance est désespérant.
Comme le remarque plaisamment Sigmund Freud à l’occasion
de son quatre-vingtième anniversaire, « on peut tolérer des quan-
tités ininies d’éloges5 ». Même la reconnaissance de conformité,
plus paisible que celle procurée par la distinction, exige qu’on
en recommence quotidiennement la poursuite. Notre incomplé-
tude est donc non seulement constitutive, elle est aussi inguéris-
sable (autrement on serait « guéri », aussi, de notre humanité)6.

Tzvetan Todorov

5- W. Jones, Sigmund Freud, T. III, he Hogarth Press, 1957, p. 204.


6- Le texte qui précède reprend des éléments extraits de l’ouvrage de T. Todorov, La Vie
commune. Essai d’anthropologie générale, Seuil, 1995, chap. III, pp. 95-109.
29
LA RECONNAISSANCE
AU CŒUR DU SOCIAL

L e terme « reconnaissance » n’appartient ni au vocabulaire


politique traditionnel, ni au vocabulaire classique des
sciences humaines. Pourtant, il s’est récemment imposé autant
comme sujet de préoccupation collective que dans les théories
philosophiques, sociologiques et psychosociales. Sur la scène du
travail et celle de l’exclusion notamment, la théorie de la recon-
naissance permet de prendre en charge des problèmes sociaux et
politiques fondamentaux.
Ce document est la propriété exclusive de Stella Azevedo (stellazevedo@gmail.com) - 29-05-2015

Constatons tout d’abord que diférents débats politiques


mettent aujourd’hui le thème de la reconnaissance en jeu :
reconnaissance des génocides, de la participation de l’État fran-
çais aux épisodes sombres de l’esclavage et la colonisation, ou du
couple homosexuel dans le cadre des débats concernant le Pacs,
le mariage homosexuel et l’homoparentalité. En outre, des luttes
sociales sont apparues qui revendiquent de la reconnaissance
plutôt que des droits ou des augmentations salariales (celles des
inirmières au début des années 1990). La question brûlante du
« mépris » et les revendications de « respect » qui y sont associées
dans les quartiers populaires s’inscrivent manifestement dans
une problématique de reconnaissance. Enin, les luttes pour la
défense ou la préservation d’identités collectives, de cultures ou
de langues minoritaires ou régionales sont parfois présentées
comme des luttes pour la reconnaissance.
Il est clair qu’au travers de ces diférents sujets de préoccupa-
tion collective, le terme de reconnaissance n’est pas toujours pris
au même sens. Dans certains cas, reconnaître signiie admettre
que quelque chose a eu lieu, dans d’autres admettre la légitimité
d’une revendication ou, inversement, concéder qu’une reven-
dication n’est pas fondée (voire avouer un tort). Dans d’autres

30
La reconnaissance au cœur du social

situations encore, le terme de reconnaissance fait référence à


l’image positive ou négative qu’autrui, ou la société elle-même,
peut renvoyer à des individus. Enin, il peut se dire non pas
seulement de la valeur de l’être ou des actes d’un individu, mais
aussi de ces entités collectives que sont les cultures, les langues,
les religions, les coutumes, les usages sociaux, etc. Le terme de
reconnaissance reçoit donc des signiications diférentes1 et,
d’une certaine manière, c’est l’une des explications de sa force.
Le fait qu’un même terme permette de désigner autant de pro-
blèmes brûlants produit un efet de légitimation de son usage.
La circulation sociale du signiiant à travers diférents sujets de
préoccupation collective contribue à convaincre que la question
de la reconnaissance désigne un problème politique digne d’at-
tention.

les sciences humaines et la reconnaissance


Ce document est la propriété exclusive de Stella Azevedo (stellazevedo@gmail.com) - 29-05-2015

Tournons-nous maintenant vers les sciences humaines. Le


terme de reconnaissance y fait depuis longtemps l’objet d’usages
qui privilégient telle ou telle des signiications qui viennent
d’être mentionnées.
En philosophie, Hegel notamment est resté célèbre pour un
chapitre de Phénoménologie de l’esprit (1807) traitant de la lutte
qu’engagent deux individus pour faire reconnaître l’un à l’autre
leur liberté. On sait qu’ils entrent ainsi dans un conlit qui peut
prendre la forme d’une lutte à mort et conduire à l’instauration
de la domination du serviteur par le maître. Dans ce contexte,
le terme de reconnaissance renvoie principalement au fait que le
savoir que j’ai de ma propre valeur dépend d’autrui. Ce célèbre
chapitre it l’objet de nombreuses interprétations, dont la plus
connue est celle d’Alexandre Kojève. Dans une analyse tout
aussi intéressante qu’abusive, il considérera cette « dialectique
du maître et de l’esclave » comme la clef de la philosophie hégé-
lienne2.

1- P. Ricœur, Parcours de la reconnaissance. Trois études, Stock, coll. « Les Essais », 2004.
2- F. Fischbach, Fichte et Hegel, la reconnaissance, Puf, 1999.
31
Penser la reconnaissance

En sociologie aussi, le concept de reconnaissance a pu être


mobilisé de diférentes manières, comme par exemple lorsque
Pierre Bourdieu considère les luttes entre groupes sociaux comme
des luttes de reconnaissance, à savoir des afrontements symbo-
liques visant à imposer à l’ensemble de la société sa vision du
monde en vue d’améliorer sa place dans la société. Cependant,
ce n’est que dans une période récente que les sciences humaines
ont donné une ampleur plus large à la question de la recon-
naissance. Elles ne se sont plus contentées de faire usage d’un
concept de reconnaissance, mais elles ont construit de véritables
théories de la reconnaissance. Deux approches contemporaines
tout particulièrement méritent d’être mentionnées à ce propos :
celle de Charles Taylor, qui s’inscrit dans le cadre d’une rélexion
philosophique sur les rapports de la justice et de l’identité, mar-
quée par des expériences politiques canadiennes, et celle d’Axel
Honneth qui prolonge quant à elle le projet de l’école de Franc-
Ce document est la propriété exclusive de Stella Azevedo (stellazevedo@gmail.com) - 29-05-2015

fort, indissociablement philosophique et sociologique, d’une


théorie critique de la société.

Diférence culturelle et droits universels


Comme l’explique C. Taylor, toute la culture politique
moderne tourne autour d’une exigence de reconnaissance éga-
litaire. Alors que la société féodale se caractérisait par une hié-
rarchie attribuant aux individus un prestige diférent en fonction
de leur naissance, les principes politiques qui trouvent leurs ori-
gines dans les révolutions française et américaine airment l’égale
dignité des hommes. Toute la question est de savoir où situer
cette dignité égale. N’est-elle relative qu’à l’ensemble des droits
universels qui s’attachent à l’exercice de la liberté individuelle,
comme semblent le suggérer les textes constitutionnels des deux
révolutions française et anglaise, et comme le soutiennent encore
aujourd’hui tous ceux qui s’inscrivent dans la tradition du libé-
ralisme politique ? Ou bien faut-il également admettre que les
individus ont un droit à faire reconnaître la dignité de ce qui les
rend diférents les uns des autres, étant donné que la garantie
juridique des libertés peut perdre tout sens si des valeurs fonda-
mentales inscrites dans des cultures, des langues et des mœurs

32
La reconnaissance au cœur du social

ne sont pas reconnues ? S’il convient de retenir la seconde de


ces deux options, c’est, selon C. Taylor, parce que le mépris de
la diférence culturelle produit des formes d’oppression tout
aussi graves que la violation des droits universels. Il faut donc
admettre selon lui la légitimité de principe des revendications
de reconnaissance de la diférence. Mais cela n’implique pas que
dans les faits, toute reconnaissance de la diférence soit légitime.
Elle ne peut l’être qu’à condition d’être compatible avec les exi-
gences de reconnaissance universelle de la dignité. Et c’est en ce
sens que C. Taylor peut écrire que « la politique de la diférence
croît organiquement à partir de la politique de la dignité uni-
verselle3 ».
Telle qu’elle est utilisée par C. Taylor, la notion de « politique
de reconnaissance » voit son sens déini par une rélexion sur les
politiques de la diférence, et cela dans le cadre du débat du libé-
ralisme et du communautarisme. Par reconnaissance, il faut alors
Ce document est la propriété exclusive de Stella Azevedo (stellazevedo@gmail.com) - 29-05-2015

entendre formes de représentation publique de ce qui constitue


la valeur d’une diférence. La diférence est ici entendue prin-
cipalement comme une diférence culturelle, en référence à la
situation canadienne de la culture minoritaire des peuples natifs
et de la langue minoritaire des Québécois.
Mais l’idée de politique de la diférence pourrait bien sûr être
entendue en un sens plus large. L’exigence de reconnaissance de
la diférence peut en efet concerner les traits spéciiques d’autres
groupes sociaux, qu’ils soient issus de l’esclavage ou de l’émigra-
tion, ou déinis par un statut social inférieur (comme les femmes),
ou par une orientation sexuelle minoritaire (homosexuel(le)s et
transsexuels). Comme le montre Nancy Fraser, les dominations
spéciiques dont ces groupes font l’objet ne peuvent être com-
prises et critiquées adéquatement tant qu’elles sont conçues sui-
vant le seul modèle de la privation des droits universels et de
l’inégalité économique ; elles doivent également être décrites en
termes d’inégalité de statut, ou d’inégalité de reconnaissance4.

3- C. Taylor, Multiculturalisme. Diférence et démocratie, Aubier, 1994.


4- N. Fraser, Qu’est-ce que la justice sociale ? Reconnaissance et distribution, La Découverte,
2005.
33
Penser la reconnaissance

coniance en soi, respect de soi, estime de soi


Cependant, si l’on en croit A. Honneth, la question de la
reconnaissance pose un problème beaucoup plus général que
celui des revendications politiques relatives à la diférence : l’en-
semble de nos rapports à autrui est traversé par des attentes de
reconnaissance. En efet, l’image positive que nous pouvons avoir
de nous-mêmes dépend du regard, des jugements et des compor-
tements d’autrui à notre égard. C’est la raison pour laquelle nous
restons toujours en attente de reconnaissance dans les interac-
tions sociales5. Pour préciser le sens de cette thèse, A. Honneth
met en rapport trois formes de reconnaissance avec trois formes
de rapport positif à soi, eux-mêmes distribués dans trois sphères
sociales distinctes. La première sphère est celle de l’intimité. La
reconnaissance y passe par l’amour et l’amitié, lesquels rendent
possible la « coniance en soi », c’est-à-dire la conscience de la
qualité de notre propre existence d’êtres de désirs et de besoins.
Ce document est la propriété exclusive de Stella Azevedo (stellazevedo@gmail.com) - 29-05-2015

La deuxième sphère porte sur les relations juridiques. La recon-


naissance dépend alors des droits qui nous sont attribués et per-
mettant le « respect de soi », à savoir la certitude de la valeur de
notre liberté. La dernière sphère concerne la contribution de nos
activités individuelles au bien de la société. La reconnaissance y
a pour conséquence l’« estime de soi », entendue la conviction
de la fonction sociale de notre activité. Ces sphères institution-
nelles déinissent également des formes particulières de déni de
reconnaissance dont A. Honneth s’emploie à montrer qu’elles
sont cœur de l’expérience de l’injustice6.
Il existe en efet un lien essentiel entre la question de la jus-
tice sociale et celle du respect. Du point de vue de la théorie
de la reconnaissance, l’expérience de l’injustice sociale est tou-
jours une expérience du mépris social, et, inversement, l’exi-
gence de respect (lorsqu’elle répond à une situation de déni de
reconnaissance institutionnalisé) peut être considérée comme
une demande de justice sociale. Est-il si étonnant qu’en France
la question du respect se soit constamment développée dans
5- A. Honneth, « Reconnaissance », in M. Canto-Sperber, Dictionnaire d’éthique et de
philosophie morale, Puf, 2001.
6- A.  Honneth, La Lutte pour la reconnaissance, Cerf, 2000. Voir aussi l’article de
C. Halpern, p. 12.
34
La reconnaissance au cœur du social

l’espace public ces quinze dernières années, durant lesquelles les


inégalités, la précarité et les discriminations se sont globalement
accrues7 ?
C’est tout un programme de recherche en sociologie (Quelles
sont les attentes normatives associées aux diférentes institutions
et les réactions des individus à leur insatisfaction ? Les condi-
tions d’émergence d’un sentiment d’injustice ? Les diférentes
répercussions pratiques d’un tel sentiment ?) et en psychologie
sociale (Quelles sont les conséquences sur l’identité personnelle
des relations intersubjectives dévalorisantes ou disqualiiantes ?
Quels sont les modes du rapport à soi qui résultent de l’absence
de support social ?) qui est ouvert par la théorie de la reconnais-
sance. Le travail et l’exclusion comptent parmi les principaux
champs où la fécondité de ce programme s’est trouvée conir-
mée.
Ce document est la propriété exclusive de Stella Azevedo (stellazevedo@gmail.com) - 29-05-2015

le déni de reconnaissance
On doit à Christophe Dejours d’avoir souligné toute l’impor-
tance de la reconnaissance interindividuelle dans l’activité pro-
fessionnelle. Tout travail étant générateur de soufrance, celui-ci
ne peut remplir une fonction psychique positive pour l’individu
qu’à condition qu’il parvienne à transformer cette soufrance en
plaisir. La reconnaissance par les collègues et la hiérarchie joue
un rôle non négligeable à cette in. Mais la reconnaissance de la
réalité et de l’utilité du travail conditionne également la coordi-
nation des diférentes activités ; la dimension coopérative du tra-
vail dépend donc aussi de la reconnaissance. Si les composantes
psychologiques et sociologiques de l’activité de travail font inter-
venir une problématique de reconnaissance, C. Dejours montre
également que le sentiment d’injustice est souvent référé par les
salariés à un manque de reconnaissance8. à l’heure où le nou-
veau management utilise la promesse de reconnaissance comme
une technique de gestion du personnel, voire de domination,
la question de la reconnaissance devient brûlante, et exige sans
7- E. Renault, Mépris social. Éthique et politique de la reconnaissance, Éditions du Passant,
2000.
8- C. Dejours, Le Facteur humain, 4e éd., Puf, coll. « Que sais-je ? », 2005, et Travail,
usure mentale, nouv. éd., Bayard, 2000.
35
Penser la reconnaissance

doute de distinguer reconnaissance véritable et « reconnaissance


comme idéologie9 ».
A. Honneth montre que le déni de reconnaissance peut
induire sentiment d’injustice et luttes collectives contre l’injus-
tice en chacune des trois sphères de reconnaissance : la théorie
de la reconnaissance propose ainsi diférentes hypothèses pour
la sociologie des mouvements sociaux10. De plus, le déni de
reconnaissance produit également des lésions de l’identité para-
lysantes ou déstructurantes, fait conirmé par les études psycho-
sociales sur l’exclusion et la grande précarité. Qu’elles soient
désignées par les notions de précarité ou de désailiation, les
situations d’exclusion semblent marquées tout à la fois par une
perte des appuis sociaux de l’existence (perte de reconnaissance
stable et valorisante) et une insertion dans des relations sociales
dépréciatives (reconnaissance dévalorisante ou stigmatisante).
Ces deux types de reconnaissance insatisfaisante pèsent déjà sur
Ce document est la propriété exclusive de Stella Azevedo (stellazevedo@gmail.com) - 29-05-2015

le chômeur de longue durée, victime tout à la fois d’un rétré-


cissement et d’une fragilisation de ses relations sociales valori-
santes (travail, famille, cercles relationnels divers), et de difé-
rentes formes de stigmatisation liées aux représentations sociales
du chômage et aux modalités des interactions avec les services
sociaux. Dans la grande précarité, l’efet de ces deux formes de
reconnaissance dépréciative est plus fort encore : le clochard vit
dans une constante insécurité sociale et dans une confrontation
permanente avec l’humiliation et la violence extrême.
Dans de telles situations, les diicultés rencontrées par les
individus tiennent notamment au fait que le rapport positif à
soi dépend, pour une large part au moins, de la reconnaissance
interindividuelle. Absence de reconnaissance et reconnaissance
dépréciative peuvent provoquer cette fragilisation du rapport
positif à soi, couramment désignée par la catégorie de « mal-
être », mais peuvent également induire un rapport négatif à soi
comme dans les situations d’intériorisation de la honte, voire
une destruction du rapport à soi. Ne parle-t-on pas du mal-être
des populations exclues et marginalisées ? Le chômage de longue
9- A. Honneth, « Anerkennung als Ideologie », WestEnd, vol. I, n° 1, 2004.
10- E.  Renault, L’Expérience de l’injustice. Reconnaissance et clinique de l’injustice, La
Découverte, 2004.
36
La reconnaissance au cœur du social

durée ne conduit-il pas de nombreux individus à s’attribuer


la responsabilité de la situation dans laquelle ils se trouvent, à
s’identiier eux-mêmes à des « ratés » ou à des « bons à rien » ? Et
chez le SDF en situation d’extrême précarité, n’observe-t-on pas
des conduites marquées par une perte totale de pudeur, voire de
sentiment de soi, face à laquelle l’automutilation peut apparaître
comme une tentative de réappropriation11 ?

Emmanuel Renault
Ce document est la propriété exclusive de Stella Azevedo (stellazevedo@gmail.com) - 29-05-2015

11- Ibid.
37
Penser la reconnaissance

Taylor ou le droit à la diférence


Faut-il reconnaître des droits aux minorités culturelles ? Le débat fait
rage. Pour Charles Taylor, l’universalisme est en réalité porteur de discri-
minations.
Outre-Atlantique, un litige oppose depuis quelques décennies libéra-
lisme et communautarisme. Le libéral soutient que dans les discussions
relatives à la justice, seuls les droits universels attachés à la liberté indivi-
duelle doivent être pris en considération. Le communautariste airme au
contraire qu’il est impossible de déterminer ce qui rend une société juste
sans se référer aux valeurs partagées par des groupes sociaux déterminés.
Contrairement à ce que suggèrent les diférentes caricatures qui en sont
données en France, la position communautariste ne consiste aucunement
à revendiquer pour certaines communautés le privilège de se soustraire aux
exigences universelles de droit pour perpétuer diférentes formes d’inéga-
lité et de domination. Elle défend plutôt l’idée que les exigences de liberté
et d’égalité universelles ne peuvent conserver leur sens que si les valeurs
constitutives des identités collectives ne font pas l’objet de dévalorisation
Ce document est la propriété exclusive de Stella Azevedo (stellazevedo@gmail.com) - 29-05-2015

ou de disqualiication.
Selon Charles Taylor, la position libérale s’avère insuisante au vu
même de ses objectifs. Tout d’abord, elle semble incapable de protéger
la liberté qu’elle croit garantir. En efet, celle-ci n’est pas seulement mise
en danger par les violations explicites des droits universels, mais aussi par
l’oppression dont sont victimes tous ceux qui s’identiient à des valeurs
socialement méprisées ou disqualiiées. La position libérale ne peut pas non
plus garantir ce qu’elle présente comme un autre de ses buts principaux :
la constitution de l’espace politique comme une instance de neutralisation
de l’afrontement des options morales et religieuses divergentes. C’est en
efet un fait peu contestable que chaque société donne une interprétation
particulière des principes universels dont elle se réclame. Une telle interpré-
tation relète toujours la culture du groupe social dominant, et implique
donc toujours une certaine forme de dévalorisation, voire d’exclusion, des
individus dont les croyances appartiennent à d’autres ensembles culturels :
« Par conséquent, la société prétendument généreuse et aveugle aux dif-
férences est non seulement inhumaine (parce qu’elle supprime les identi-
tés), mais hautement discriminatoire par elle-même, d’une façon subtile
et inconsciente. » (C. Taylor, Multiculturalisme. Diférence et démocratie,
Aubier, 1994)

E.R.

Vous aimerez peut-être aussi