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Créon, roi de Thèbes, va devoir mettre à mort sa nièce Antigone parce qu’elle a enfreint la loi
en essayant d’enterrer son frère Polynice, traître à l’État. Créon, après avoir tenté de la dis-
suader, lui justifie sa décision par les contraintes du métier de roi.
CRÉON, sourdement1
Eh bien oui, j’ai peur d’être obligé de te faire tuer si tu t’obstines. Et je ne le voudrais pas.
ANTIGONE
Moi, je ne suis pas obligée de faire ce que je ne voudrais pas ! Vous n’auriez pas voulu non
plus, peut-être, refuser une tombe à mon frère ? Dites-le donc, que vous ne l’auriez pas voulu ?
CRÉON
Je te l’ai dit.
ANTIGONE
Et vous l’avez fait tout de même. Et maintenant, vous allez me faire tuer sans le vouloir. Et
c’est cela, être roi !
CRÉON
Oui, c’est cela.
ANTIGONE
Pauvre Créon ! Avec mes ongles cassés et pleins de terre et les bleus que tes gardes m’ont
faits aux bras, avec ma peur qui me tord le ventre, moi je suis reine.
CRÉON
Alors, aie pitié de moi, vis. Le cadavre de ton frère qui pourrit sous mes fenêtres, c’est assez
payé pour que l’ordre règne dans Thèbes. Mon fils t’aime. Ne m’oblige pas à payer avec toi
encore. J’ai assez payé.
ANTIGONE
Non. Vous avez dit « oui ». Vous ne vous arrêterez jamais de payer maintenant !
De nombreux dramaturges du XXe siècle reprennent des sujets antiques pour thème
central de leur théâtre. On peut penser à Sartre, avec Les Mouches, Giraudoux, avec La guerre
de Troie n’aura pas lieu ou Anouilh, avec Antigone. Pourtant, le choix de ces sujets antiques
n’empêche pas le traitement de problèmes très actuels. Ainsi, les enjeux d’Antigone, à savoir
la révolte contre un pouvoir arbitraire et la difficulté de l’exercice du pouvoir, sont-ils très
modernes.
Dans le passage à étudier, Créon, roi de Thèbes, s’oppose à sa nièce, Antigone parce
que celle-ci veut enterrer son frère Polynice, ce que refuse Créon. Il essaie de raisonner Anti-
gone et tente de lui expliquer pourquoi il lui est absolument impossible d’accepter que Poly-
nice reçoive une sépulture, justifiant son attitude par les contraintes que lui impose le pouvoir.
Après un vif échange entre les deux personnages, Créon se lance dans une grande tirade sur le
pouvoir et ses contraintes, espérant par ce moyen persuader Antigone.
Quels sont les arguments et les procédés utilisés par Créon pour persuader Antigone
de renoncer à son projet ?
Nous étudierons en premier lieu les images employées par Créon pour parler de l’État,
et nous en interrogerons l’efficacité ; puis, nous analyserons les procédés de la persuasion
dans cette tirade.
Nous étudierons comment l’Etat est évoqué sous forme d’image dans ce passage et
quel effet cette évocation cherche à produire sur Antigone.
L’image en question commence à apparaître à partir des lignes 15-16 lorsque Créon dit
qu’il « faut pourtant qu’il y en ait qui mènent la barque ». On comprend que l’Etat est repré-
senté comme un bateau en mer, avec toutes les difficultés et tous les dangers qui accompa-
gnent cette sorte de navigation : ces dangers peuvent venir de l’extérieur mais également de
l’intérieur. Le danger extérieur qui est évoqué est celui de la tempête qui menace de faire cou-
ler le bateau : « cela prend l’eau de toutes parts […] et le mât craque, et le vent siffle, et les
voiles vont se déchirer » (lignes 16 et 19-20) ; ces dangers extérieurs qui menacent le bateau
font alors référence aux dangers extérieurs qui menacent un Etat, comme les invasions, les
pillages… (n’oublions pas que la pièce de théâtre est censée se dérouler pendant l’Antiquité).
Cette tempête sera de nouveau évoquée à la fin du passage, sous la forme de « la montagne
d’eau » (ligne 24) devant laquelle « on redresse » ou de « la vague qui vient de s’abattre sur le
pont » ; enfin, le mot « tempête » apparaît lui-même à la ligne 28. L’image du bateau a fonc-
tionné pour représenter un premier aspect de l’Etat : les dangers extérieurs qui menacent de le
faire s’effondrer.
Les paroles de Créon contiennent également des références claires aux dangers inté-
rieurs à tout Etat : la rébellion, l’égoïsme et l’individualisme des citoyens. En ce qui concerne
le bateau, on retrouve alors les expressions suivantes : « l’équipage ne veut plus rien faire »,
« les officiers sont déjà en train de se construire un petit radeau confortable, rien que pour
eux », « toutes ces brutes […] ne pensent qu’à leur peau, à leur précieuse peau et à leurs peti-
tes affaires » (lignes 17 à 21). On comprend que le roi est alors logiquement le capitaine, qui
veille sur le bateau, contre tous ces dangers.
C’est justement par rapport à la position du capitaine que Créon veut produire un effet
sur Antigone. On constate que les dangers, aussi bien extérieurs qu’intérieurs, sont évoqués
avec des termes forts : une hyperbole qui souligne la menace de l’eau avec l’expression « de
toutes parts » ; des expressions violentes qui font sentir que le bateau peut disparaître à tout
moment : « craque », « siffle », « se déchirer » ; une description menaçante de la tempête,
sous la forme d’une « montagne d’eau », image d’un danger énorme et d’une vague qui vient
de « s’abattre », autre terme fort. Cette évocation sert à montrer à quel point le rôle du capi-
taine est difficile, et la nécessité qui est la sienne d’agir, sans tenir compte des amitiés indivi-
duelles, pour sauver l’Etat.
Lorsqu’on regarde les mots qui décrivent le danger qui vient de l’équipage, on cons-
tate la même brutalité dans les expressions : des hyperboles avec « ne veut plus rien faire » ou
« rien que pour eux » et « toutes ces brutes » qui soulignent les difficultés du roi, confronté à
beaucoup d’obstacles ; des expressions péjoratives qui évoquent l’égoïsme des citoyens avec
le mot « peau » et les « petites affaires ». Créon veut faire comprendre à Antigone que les
dangers sont nombreux et que beaucoup d’énergies s’opposent à la bonne marche du bateau.
Nous avons montré que l’Etat est ici présenté sous forme d’un bateau, face aux dan-
gers qui le menacent. La tempête, l’équipage et le capitaine sont autant d’éléments qui ren-
voient à l’Etat, aux dangers qui le menacent et aux personnes qui le composent. Par cette
image, Créon veut faire sentir l’urgence d’agir puisque les dangers sont nombreux.
Créon essaie de persuader Antigone en présentant la situation comme une situation de
crise, en lui faisant comprendre qu’elle n’est pas assez mûre pour bien réagir et en insistant
sur l’impossibilité de poursuivre des intérêts trop personnels quand l’enjeu est d’un autre or-
dre, celui de tout un Etat.
On retrouve la notion de sacrifice (pour le roi) dans les Caractères de La Bruyère : le
chapitre « Du souverain » présente le bon roi comme un berger qui ne pense pas à son intérêt
personnel mais au bien-être et à la protection des brebis ; ce texte illustre donc, tout comme
l’extrait d’Antigone, les aspects difficiles de la fonction du souverain.