Vous êtes sur la page 1sur 2

Dossier : Bembo puf317624\MEP\ Fichier : Ethno_1_12 Date : 9/11/2011 Heure : 11 : 38 Page : 183

Comptes rendus 183

en avant ses compétences professionnelles. Les données mais qui lui laisse aussi, arrivé à la dernière page, l’amère
principales d’une analyse sur les croquemorts, qui trouvera sensation d’avoir revécu – a posteriori et pourtant encore
son plein développement dans la dernière partie de très fort – le moment inévitable de la séparation défi-
l‘ouvrage, sont déjà mises en évidence. nitive d’une personne aimée.
La deuxième partie, L’exécution des prestations – à partir
d’une description concrète, pas à pas, des phases suc-
cessives de la gestion du cadavre, ainsi qu’à l’aide des
témoignages des acteurs chargés de leur mise en œuvre – Laurent Denizeau
nous rappelle les étapes du processus funéraire « de la Petite ethnographie d’une tradition monastique à propos de la
prise en charge du corps jusqu’au temps post-obsèques » foi et de la pratique religieuse
[27]. Le lecteur découvre alors les réactions des agents Paris, Téraèdre, coll. « Un lointain si proche », 2010,
de pompes funèbres lorsqu’ils se retrouvent, par exemple, 162 p.
confrontés à des demandes particulières concernant le
déroulement d’une cérémonie (relatives à une musique
spéciale ou à des objets en relation avec l’intimité du par Katerina Seraïdari
mort), ou face à la nécessité de devoir agir dans un cadre Centre d’anthropologie sociale (LISST, Toulouse)
spatial particulièrement étroit ou un lieu d’inhumation k.seraidari@infonie.fr
difficile à atteindre.
C’est seulement après nous avoir présenté les variantes Cet ouvrage s’inscrit dans les nouvelles interrogations
du parcours rituel, qui font de toute cérémonie funéraire autour du régime de croyance auxquelles les travaux de
un moment extrêmement complexe à organiser, que Jean-Pierre Albert, Élisabeth Claverie, Bruno Latour et
l’analyse revient sur la charge émotionnelle qui sous- Albert Piette ont largement contribué depuis 1990. De
tend le travail des croquemorts. Dans cette dernière par- ce point de vue, il suit le chemin que le livre de Séverine
Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_cath_lyon - - 193.51.243.249 - 23/03/2012 09h13. © P.U.F.

Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_cath_lyon - - 193.51.243.249 - 23/03/2012 09h13. © P.U.F.


tie, l’auteur réfléchit à « la place des émotions », chez les Rey Des saints nés des rêves. Fabrication de la sainteté et
professionnels de la mort. Il s’agit de gérer le difficile commémoration des néomartyrs à Lesvos (Grèce) [2008] a
rapport avec un cadavre qui peut être celui d’un enfant déjà tracé : transposer ces avancées théoriques qui ont
ou d’avoir recours à des « techniques de distanciation » été élaborées à partir de terrains catholiques dans le
permettant de maintenir le contrôle de ses propres émo- champ religieux de l’orthodoxie. Cet ouvrage n’est
tions et donc de la situation : le croquemort devient la d’ailleurs pas mentionné dans la bibliographie d’où sont
figure centrale d’une réflexion sur les émotions subies absentes les références sur la Grèce. Remarquons que,
et sur celles qu’il contribue à fabriquer et à maîtriser, dans le titre du livre, le mot « orthodoxe » n’apparaît
en mettant en œuvre le processus rituel de la séparation même pas, car Laurent Denizeau a voulu étudier le
du mort de la société. « “savoir-être” chrétien expérimenté dans la vie monas-
Pris « dans l’entre-deux entre la compassion et la tique » [112] et cela, « au-delà des appartenances
méfiance envers le “piège” de la compassion » [149], le locales » [147]. Bien qu’ayant choisi comme terrain eth-
travail des agents des pompes funèbres est avant tout un nographique les dépendances françaises d’un monastère
travail sur soi, indispensable pour pouvoir travailler pour du mont Athos et plus précisément le monastère Saint-
et avec les clients, pour eux et avec eux. Et si l’emploi Antoine-le-Grand dans le Vercors, l’auteur opte pour
du mot « client », dans un tel contexte, peut paraître peu une approche déterritorialisée et décontextualisée, ce
délicat, il reste pourtant pour le croquemort un instru- qui le conduit à examiner la communauté monastique
ment utile à sauvegarder cette distance émotionnelle comme étant une collectivité en dehors des structures
nécessaire au bon déroulement de son travail. La maîtrise sociales et des contraintes culturelles, économiques,
de soi et de ses propres réactions, face à tout événement politiques et étatiques.
susceptible de se produire lors d’une cérémonie ou de Dès le premier chapitre, l’engagement monastique est
son organisation, devient alors la marque d’un profes- présenté comme « une prise de position “topogra-
sionnalisme discret, mais revendiqué avec force par les phique” qui consiste à se placer “en dehors” de la
travailleurs du funéraire. logique du “siècle” » [23]. À la question de savoir si la
Un ouvrage, en conclusion, qui capture le lecteur par vie monastique peut être appréhendée comme « une
l’originalité du terrain et par la force évocatrice des orientation utopiste », Denizeau donne une réponse
témoignages sur lesquels l’auteur appuie sa réflexion, négative car « les acteurs se situent davantage dans une

Ethnologie française, XLII, 2012, 1


Dossier : Bembo puf317624\MEP\ Fichier : Ethno_1_12 Date : 9/11/2011 Heure : 11 : 38 Page : 184

184 Comptes rendus

logique d’attente d’un ordre à venir que dans une opti- [136]. Avec beaucoup de subtilité, l’auteur montre
que de changement de l’ordre établi » [39]. L’auteur comment les acteurs transforment l’action rituelle (tou-
compare ensuite le monastère à une institution totale, à jours émouvante malgré son caractère répétitif) en pro-
l’instar des hôpitaux psychiatriques et des prisons cessus d’identification, en se soumettant à des logiques
qu’Erving Goffman a étudiés, pour conclure que la de l’épreuve.
réclusion monastique est consentie, constituant « un acte La discussion de la conclusion concernant les tendan-
de liberté qui fonde une relation de subordination » [56]. ces fondamentalistes est trop rapide ; leur présentation
Après la description et l’analyse du rituel de la tonsure en tant que mouvances qui « instaurent un régime d’his-
du novice, le troisième chapitre traite la question des toricité étroit » [151] rend difficile le développement
filiations : « à la différence des liens de parenté consan- d’une analyse plus approfondie de la présence de ces
guine, ce sont les fils qui choisissent leurs pères dans la mêmes courants dans certains monastères du mont
parenté spirituelle » [77]. À partir de ce chapitre, l’ana- Athos. La lecture de l’ouvrage est très agréable et les
lyse du terme « tradition » (qui figure aussi dans le titre citations auxquelles l’auteur a recours sont utilisées de
du livre) prend une place centrale. Mais la distinction manière stimulante et sans souci de faire étalage de son
entre tradition « importée » (pour les dépendances fran- érudition, comme c’est souvent le cas. Même si
çaises) et tradition « autochtone » (pour le mont Athos) l’absence de contextualisation empêche l’ancrage dans
n’est ni prise en compte ni commentée. Le lecteur passe la réalité sociale, il faut saluer l’approche novatrice que
d’un terrain ethnographique à l’autre comme si ces deux cet ouvrage propose. Le lecteur est, en fin de compte,
entités fonctionnaient de manière identique, même si convaincu que l’importation d’un modèle monastique
l’auteur signale dans une note que les monastères français orthodoxe en France, en tant que fait lié à la globalisa-
ont une vocation paroissiale à la différence de leurs tion du religieux, peut mettre en cause l’association de
homologues athonites [note 37, 122]. De plus, tant les la tradition à une culture particulière, en transformant
dévots que les religieux en France sont, pour une grande
Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_cath_lyon - - 193.51.243.249 - 23/03/2012 09h13. © P.U.F.

ainsi la tradition en « une notion transversale » [90].

Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_cath_lyon - - 193.51.243.249 - 23/03/2012 09h13. © P.U.F.


partie, des catholiques qui se sont convertis à l’ortho-
Le fait que l’auteur ne justifie pas explicitement son
doxie [96] et qui ont été élevés dans un État laïc, tandis
choix méthodologique (dans quelle mesure est-ce le
que ceux qui sont au mont Athos ont grandi dans la foi
terrain lui-même qui lui a imposé cette approche ?) est
orthodoxe et dans un pays où l’Église et l’État ne sont
pas séparés – ce qui positionne nécessairement de néanmoins regrettable, et cela pour deux raisons. Parce
manière différente ces acteurs sociaux dans le régime de qu’il suggère d’abord l’idée que l’exportation du modèle
croyance et conditionne leur « habitus monastique » orthodoxe peut le purifier de ses attaches identitaires,
[114]. C’est précisément parce qu’« une tradition reli- ce qui constitue un discours idéaliste. Et, de plus, parce
gieuse se dit, se joue et se voit, avant tout, dans un qu’en présentant les moines comme des acteurs désin-
contexte relationnel » [90] que les paramètres culturels carnés, sans passé biographique et sans appartenances
comptent. nationales et familiales, le déni de soi qui constitue une
Le troisième chapitre traite la question de la transmis- des caractéristiques de leur engagement est pris à la lettre
sion de la tradition, qui est en permanence accompagnée par l’anthropologue, ce qui implique également des
par « un effort de traduction pour rendre le message risques d’idéalisation.
intelligible » [92]. Laurent Denizeau examine alors Bien que l’auteur ne se confronte pas à ces question-
l’oscillation de l’énonciation traditionnelle entre impli- nements, il adopte pourtant une attitude réflexive en
cations sémantiques et implications pragmatiques. Para- examinant, dans l’introduction, l’ambivalence de sa pro-
doxalement, le fait que celui-ci parsème son texte de pre position en tant qu’ethnologue qui « n’interroge plus
termes liturgiques grecs, qui sont réunis et expliqués son terrain, mais se trouve lui-même interrogé par ce
ensuite dans le lexique [153-156], ne suscite aucune qu’il y vit » [14]. C’est précisément parce que la foi est
réflexion sur les implications sémantiques et symbo- au centre de ses enquêtes que la question des apparte-
liques de ce vocabulaire et son usage au sein des monas- nances locales n’a pas été circonscrite de manière
tères français. Dans le dernier chapitre, le lecteur méthodique et que le choix d’une ethnographie « rap-
découvre comment l’higoumène, en tant que père spi- prochée » (comportant des risques d’idéalisation) a été
rituel d’une famille, « génère l’action monastique » privilégié. L’auteur traite cet objet d’étude difficile avec
[121]. La réflexion sur l’oscillation du rituel entre « jeu », à la fois une ambition intellectuelle et une humilité
réalité et représentation est particulièrement intéressante presque monacale.

Ethnologie française, XLII, 2012, 1

Vous aimerez peut-être aussi