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Les aventures de Hubert le Hobbit

Saison 3
Épisode 1 : La Table des transports

DIDIER : Quel bonheur, Emmanuel le Couet-Couet, de voir que loin de


prendre au sérieux tes résultats calamiteux aux dernières « eh les cons ! »,
tu fais aujourd’hui comme si c’est toi qui les avais gagnées, multipliant tes
apparitions publiques avec un tel enthousiasme, qu’on croirait bien que
tu as le dieu en toi.
EMMANUEL : Il fallait bien que quelqu’un se dévoue pour signaler aux Re-
néses et aux Renés qui n’innovent pas ce parfait « alignement des pla-
nètes 1 » qui règne aujourd’hui au-dessus de Renéville, sans quoi ils ne
l’auraient jamais aperçu par eux-mêmes.
DIDIER : Mais dis-moi, quels sont les instruments qui t’ont permis d’ob-
server cette incroyable conjonction cosmique, et de formuler tes dernières
prophéties – car en matière de divination et d’astrologie, je suis à peu près
aussi ignorant qu’un clou.
NATHALIE : Oui, dis-nous enfin quel est le nom de cet oracle que tu
consultes en secret, Emmanuel, et qui te permets aujourd’hui, n’en dé-
plaise à tous les électeurs qui ont voté contre toi, d’avoir la vue du futur

1. Cf. par exemple Fouette-Rance du 07/02/2018, « Renéville veut s’assumer business


friendly ».

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si pénétrante ?
EMMANUEL : Vous ne pouviez pas mieux choisir votre moment pour me
poser cette question, les amis, car je m’apprêtais justement à aller l’inter-
roger une fois encore, afin qu’il m’ôte un terrible doute de la tête. Mais
suivez-moi si vous voulez, je vais vous conduire à lui.
NATHALIE : Tiens, j’ignorais que la façade arrière de notre Centre des
Congrès du Business de l’Entreprise dissimulait une porte dérobée !
DIDIER : Et quel est cet escalier en colimaçon qui semble s’enfoncer pro-
fondément dans les ténèbres ? Je n’aurais jamais cru que la course des astres
pouvait se donner à observer depuis les entrailles de la terre.
EMMANUEL : Ne faites pas attention à ces toiles d’araignées immenses et
aux rats qui courent dans nos pieds ; pas plus qu’à ces violentes cataractes
d’eau qui s’infiltrent un peu partout (car à quoi bon les colmater définiti-
vement si nous pouvons passer notre vie et notre argent public à les pom-
per). Nous sommes bientôt arrivés.
NATHALIE : Ce couloir obscur qui s’ouvre devant nous ne me dit rien qui
vaille. Est-ce vraiment là que tu viens interviewer les corps célestes et les
étoiles, chaque fois que tu as besoin d’un conseil ou d’une idée directrice
pour développer le smart de Renéville ?
DIDIER : Le noir absolu n’a jamais empêché un élu sokialiste d’approcher
la vérité de l’intelligence...
EMMANUEL : Regardez plutôt cette porte blindée qui se trouve devant
nous. C’est elle qui sépare le monde des hommes et le monde des esprits,
où seuls les mages, les devins et les haruspices ont osé s’aventurer depuis
la nuit des temps, et où se cachent mes puissances inspiratrices.
NATHALIE : Je me réjouis de les rencontrer enfin !
EMMANUEL : Entrez, je vous prie.
DIDIER : [en aparté] Quelle déception ! Là où je m’attendais à trouver un
véritable laboratoire domotisé, plein de cornues sans-fil, de grimoires aug-
mentés et de chaudrons programmables, je ne vois qu’une vieille table
ronde à trois pieds, au milieu d’une pièce plongée dans le noir – ce serait-
ce cette bougie connectée qui y répand un faible halo de lumière.
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NATHALIE : Mais... Ne seraient-ce pas Hubert le Hobbit et Sébastien le
Margoulin que voilà ?
SÉBASTIEN : Bling-bling les amis !
HUBERT : On ne vous attendait plus...
DIDIER : [en aparté] Ce lieu me rappelle étrangement un club du donjon
libertin, où des myriades d’esclaves dénudés...
EMMANUEL : Allons allons, installez-vous les amis, nous allons commencer.
SÉBASTIEN : Nous expliqueras-tu à présent comment tu comptes entrer en
contact avec les forces de l’Au-delà, Emmanuel le Couet-Couet ? Car j’ai
tout de même du mal à croire que cela soit possible.
NATHALIE : Il faut bien pourtant qu’elles existent, sans quoi je ne vois pas
où est-ce que les chefs du Parti Sokialiste seraient allés chercher toutes ces
idées nouvelles qui bouillonnent aujourd’hui l’image de marque de Re-
néville.
EMMANUEL : Arrêtez de parler les amis, et concentrez-vous un peu, car
c’est l’Innovation en personne que je m’apprête à invoquer parmi nous !
NATHALIE : Comment dis-tu ?
SÉBASTIEN : [en aparté] Balivernes !
EMMANUEL : J’ai pourtant l’habitude de converser avec elle, chaque fois
que je me retire ici. Mais aussi parfois avec l’esprit du Numérique – car
lui aussi est de bon conseil (même s’ils se répètent parfois un peu l’un et
l’autre).
DIDIER : Mais d’où viennent ces puissances supérieures dont tu parles ?
EMMANUEL : Je n’en ai pas la moindre idée, Didier le Dindon. Parfois c’est
aussi le Business qui me répond, et d’autres fois l’Akractivité. Ce qui est
sûr, c’est que chaque fois que je leur soumets l’une de ces questions qui
nous paraît, à nous autres, tout à fait insolubles, elles rivalisent de digital
solutions pour nous aider à les résoudre. Mais assez bavardé, mettons-nous
au travail !
NATHALIE : Hihi, j’ai hâte d’entrer dans l’expérience...
HUBERT : Un instant, Emmanuel le Couet-Couet. Peux-tu nous expliquer
rapidement comment tout cela fonctionne, car je dois t’avouer que cette
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épatante technologie qui disrupte la 5G m’est totalement inconnue.
EMMANUEL : C’est très simple. Il nous suffit de former une chaîne de
doigts, de poser une question précise et d’attendre la réponse sous forme
de coups frappés. Voici le code que j’utilise ensuite pour la décrypter : un
coup pour un oui, deux coups pour un non, et un nombre de coups cor-
respondant à la place des lettres dans l’alphabet : un coup pour A, deux
coups pour B, huit coups pour H, etc.
DIDIER : Je comprends mieux à présent pourquoi tes prédictions de la
prospective étaient si claires et si précises.
EMMANUEL : Allons, silence !
NATHALIE : [en aparté] Quelle chance de pouvoir assister en direct à une
telle séance de consulting astral. D’autant que c’est un chèque de moins
que nous aurons à faire à Stéphane Schultz 2.
EMMANUEL : Y a-t-il quelqu’un ? S’il y a quelqu’un et qu’il veuille nous
parler, qu’il frappe un coup.
[La table frappe un coup.]
NATHALIE : Il y a quelqu’un, il y a quelqu’un !
HUBERT : Youki !
SÉBASTIEN : [en aparté] Il y a forcément un truc quelque part...
EMMANUEL : Est-ce toi, esprit de l’Innovation ?
[Le pied de la table se lève et frappe violemment deux coups. Non.]
HUBERT : Chapernoc, c’est quelqu’un d’autre. Ne craignez rien, j’ai ma
matraque magique à portée de main. Esprit malin, quel est ton nom ?
[Le même pied se lève, frappant un coup, puis un second, puis d’autres encore
jusqu’au huitième.]
EMMANUEL : Est-ce un H ?
[Le pied frappe oui.]
EMMANUEL : Continue.
[La table frappe successivement U, G et O.]

2. Ancien directeur marketing de Keolis, aujourd’hui consultant en stratégie innovation


dans le domaine des transports pour les entreprises et les collectivités locales.

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NATHALIE : Hugo... Hugo...
HUBERT : Il doit y avoir des problèmes de friture, car ce nom ne me dit
rien du tout.
DIDIER : Les lettres B, O, S et S devraient forcément suivre...
EMMANUEL : Es-tu un célèbre styliste et le fondateur d’une marque de
mode ?
[La table frappe violemment deux coups.]
EMMANUEL : C’est incompréhensible, la communication est vraiment
mauvaise aujourd’hui. [en aparté] Vivement que j’installe le très haut dé-
bile de l’orange.
NATHALIE : Quoi que ce soit cette chose, il faut qu’elle s’en aille ! Nous
n’allons tout de même pas recevoir tous les esprits désœuvrés qui traînent
dans les parages...
HUBERT : J’espère tout de même que l’Innovation aura du temps à nous
consacrer aujourd’hui ; car quelque chose me dit que nous ne sommes pas
les seuls à lui demander de nous rendre visite ici-bas.
EMMANUEL : Reprenons depuis le début. Y a-t-il quelqu’un ? S’il y a
quelqu’un et qu’il veuille nous parler, qu’il frappe un coup.
[La table frappe un coup.]
EMMANUEL : Qui est là ?
LA TABLE : C’est moi 3.
NATHALIE : Qui ça « moi » ?
LA TABLE : Mais moi, enfin : François-Réglisse le Lutin !
DIDIER : François-Réglisse ?
NATHALIE : Ça alors ! Quel plaisir de t’entendre !
HUBERT : Youki ! Puisque nous avons la chance de t’avoir en ligne, ra-
conte-nous sans tarder comment se passe ton séjour dans les hauteurs cé-
lestes. J’imagine que le Saint-Père t’a immédiatement placé à sa droite, et
qu’Il se fait dorénavant un plaisir d’échanger Ses vues avec toi, que ce soit

3. Pour des raisons de lisibilité, nous notons à présent directement la transcription des
coups donnés par la table.

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sur l’Europe, le Vivre-ensemble ou la Démocrakie.
LA TABLE : Mes pauvres amis, si vous saviez... Dès que je L’ai vu, je me
suis évidemment avancé vers Lui les bras en avant et le sourire aux lè-
vres, pensant retrouver là une vieille connaissance. Mais Lui, faisant
comme s’Il ne me reconnaissait pas, et me dévisageant comme n’im-
porte quel faquin qui manifeste la grogne, m’a violemment rejeté, et
fait conduire sur-le-champ en Enfer.
LES AUTRES : En Enfer ?
NATHALIE : Mais... Mais c’est impossible. Pour quelle raison a-t-Il pu re-
nier une âme aussi attachée à la justice de l’entreprise et à la liberté de la
réforme que la tienne ?
LA TABLE : Je n’y comprends rien moi-même. Il m’a accusé de tous les
péchés capitaux, affirmant que chacune de mes paroles (et surtout
chacun de mes éditoriaux) était un tissu de fariboles dogmatiques et
conservatrices, et que loin d’honorer les éternelles valeurs du journa-
lisme, je me contentais, la langue pendante, de touiller une grande
marmite pleine d’eau tiède libérale.
EMMANUEL : Ce Dieu-là est bien ingrat, et si vous voulez mon avis, il m’a
tout l’air d’être le diable en personne !
LA TABLE : Tu ne crois pas si bien dire, Emmanuel le Couet-Couet. Car
voilà le châtiment qu’Il a imaginé pour me punir. À l’heure qu’il est,
je suis enchaîné au fond d’un trou punais immonde, où une larve ou
une ombre (appelez ça comme vous voulez) m’apporte chaque matin
le Fouette-Rance de la journée. Mais sans même me laisser le temps de
le lire, elle me l’enfonce aussitôt dans le fondement, et lui fraye un che-
min dans mon corps jusqu’à me le faire régurgiter par la bouche. Et le
lendemain, le supplice recommence. C’est vous dire, j’en suis arrivé à
prier pour que les salariés des imprimeries se mettent en grève, et sus-
pendent la production du journal le plus longtemps possible.
NATHALIE : S’il en est arrivé là, c’est que ses souffrances doivent être infi-
nies.
LA TABLE : Mais... Au secours ! Il revient, c’est lui ! À moi... Il m’em-
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porte...
NATHALIE : Pauvre homme. [en aparté] J’espère quand même que ce n’est
pas le sort qui nous attend nous aussi, quand nous l’aurons rejoint sur
l’autre rive...
DIDIER : C’est vraiment trop d’injustice !
HUBERT : J’en aviserai la Préféture et les polikiers dès que nous serons sor-
tis, nous ne pouvons tout de même pas l’abandonner à un tel martyre.
EMMANUEL : Continuons les amis, car je crois que la connexion est meil-
leure à présent. Y a-t-il quelqu’un ? S’il y a quelqu’un et qu’il veuille nous
parler, qu’il frappe un coup.
[La table frappe un coup.]
EMMANUEL : Qui est là ?
LA TABLE : C’est l’Innovation.
DIDIER : C‘est elle, c’est elle !
NATHALIE : Si on m’avait dit qu’un jour que je la rencontrerais en chair et
en os...
SÉBASTIEN : [en aparté] Se pourrait-il que tout cela soit réel ?
EMMANUEL : Ô déesse, ô reine, Merci d’être venue jusqu’à nous.
LA TABLE : Pose ta question.
EMMANUEL : La voici. Depuis notre première rencontre, tu n’as jamais
cessé de nous pousser à tout mettre en œuvre pour que tous les talents qui
incubent la start-up, mais aussi bien les touristes d’affaires qui propulsent
le congrès, et plus généralement tous ceux pour qui les hashtags #BUSI-
NESS et #ENTREPRISE brillent comme des lasers dans la nuit, affluent
enfin à Renéville.
LA TABLE : Je m’en souviens.
EMMANUEL : Tu as d’ailleurs constaté, à ce titre, que sans même réfléchir
un seul instant à ce que tu nous demandais, et sans prêter la moindre at-
tention aux railleries et aux quolibets qui fusaient de toutes parts, nous
avons, moi et mes amis sokialistes, appliqué chacune de tes préconisations
à la lettre !
LA TABLE : Loué sois-tu de m’avoir écouté.
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EMMANUEL : Mais voilà plutôt ce qui me préoccupe aujourd’hui. Ces nou-
veaux arrivants de standing, comment allons-nous parvenir à les faire tenir
tous ensemble au même endroit, et se déplacer intelligemment sans qu’ils
se cognent sans arrêt les uns aux autres ? Car si Renéville a le statut de mé-
tropopole, ses murs n’en restent pas moins relativement étroits pour pou-
voir accueillir toutes ces populations aisées que nous racolons à grands
renforts de communication moins sage qui décale.
SÉBASTIEN : D’autant que les Renéses et les Renés qui n’innovent pas ne
semblent pas encore prêts à foutre le camp.
DIDIER : Quand je pense qu’ils sont les premiers à râler la grogne des ré-
seaux saturés et des embouteillages, alors qu’il leur suffirait simplement
de sortir leurs valises, et d’aller se faire voir ailleurs...
HUBERT : On ne peut tout de même pas étirer les rues du centre-hyper
dans le sens de la largeur !
EMMANUEL : Ô Innovation, ô beauté, dis-nous comment nous pouvons
résoudre cet épineux problème, et quels sont tes digital solutions pour per-
former le déplacement malin du flux.
LA TABLE : [manifestant une agitation énorme] Libérez les puissances de
l’iNoUt !
DIDIER : [à Nathalie] Que veut-elle dire par là ?
NATHALIE : [à Didier] Je n’en ai pas la moindre idée. Mais silence ! Em-
manuel le Couet-Couet va interpréter l’oracle.
EMMANUEL : Peux-tu être un peu plus précise, ô Innovation, car si tes pa-
roles sont très belles, elles me paraissent encore un peu énigmatiques.
LA TABLE : [se balançant alternativement et en cadence sur chaque pied,
comme si elle exécutait un pas de danse] Développez immédiatement l’in-
novation de la mobilité intelligente ; car là où croît le problème, croît
aussi la start-up de l’appli mobile.
NATHALIE : Comme elle parle bien.
HUBERT : C’est beaucoup plus clair comme ça.
EMMANUEL : Tout est limpide à présent ! Grâce à la puissance des appli-
cations futées, les problèmes de saturation de l’espace public à Renéville
8
auront toujours un coup d’avance. Mais dis-nous encore, quelles sont les
applis que nous devons propulser en priorité ?
LA TABLE : Peu importe, du moment que leurs noms soient ridicules.
NATHALIE : À quels noms ridicules penses-tu ? Car si nous sommes très
forts pour en inventer tant et plus, tu dois forcément exceller en la matière.
LA TABLE : [prise de mouvements convulsifs] Appelez-les Pweep, Klaxit,
Itineroo, Car@scol, HappyKorrigo, Parkki, Ludik, CoTaxiGo, Vizio-
kid, Y-Smart, City’Roul ou Baryl 4.
HUBERT : Héhé, difficile de faire plus grotesque en effet. Mais « iNoUt »
n’était pas mal non plus...
NATHALIE : Mais ces applications, que vont-elles permettre au bout du
compte ?
LA TABLE : Aucune importance. Ce qui compte, c’est qu’elles innovent
l’écran du smartphone (car les Renéses et les Renés ne le consulte pas
encore assez souvent à mon goût), qu’elles boostent les technologies
clés de la ville connectée, et qu’elles infusent partout le big data.
DIDIER : [à Nathalie] Si je reconnais bien là les mots qu’Emmanuel le
Couet-Couet nous demande de rabâcher tous les jours dans nos discours
et nos vernissages, j’ai toujours du mal à en comprendre le sens caché.
NATHALIE : [à Didier] Pour tout dire, Emmanuel le Couet-Couet lui-
même a l’air bien en peine de les décrypter.
EMMANUEL : En ce qui me concerne, Innovation, je vois parfaitement ce
que tu entends par là ; mais pourrais-tu l’expliquer un peu plus précisé-
ment à mes amis, qui n’entendent rien à ces affaires ?
LA TABLE : [tapant mollement du pied] Faites ce que vous voulez, du mo-
ment que vous développez le business du numérique, et que vous dé-
roulez le tapis rouge à toutes les entreprises qui computent le prospect
et pitchent le lifestyle.
HUBERT : Plus facile à dire qu’à faire...

4. Cf. Renéville, ville des transports du futur, supplément gratuit au Fouette-Rance du


13/03/2018.

9
LA TABLE : Rien de plus enfantin au contraire. « Pendant les trois pro-
chaines années », vous allez simplement transformer Renéville en
« grand terrain de jeu » et en « laboratoire grandeur nature » pour ces
grands groupes sept fois bénis que sont Bolloré, Orange, Siemens,
PSA, Engie, Keolis, Nokia et Allianz, afin qu’ils impulsent plus dura-
blement les bénéfices 5.
EMMANUEL : Mais comment y parviendront-elles ?
LA TABLE : En prenant toutes les Renéses et tous les Renés comme co-
bayes : que ce soit ceux qui accepteront par eux-mêmes de devenir
« testeurs » (car vous les inciterez fortement à aller dans ce sens), mais
également tous les autres, dont elles pourrons suivre toutes les allées
et venues du smartphone, afin d’optimiser leurs flux de capitaux 6.
NATHALIE : Mais ! Cela va nous coûter une petite fortune, si nous devons
les employer tous !
LA TABLE : Vous n’en salarierez aucun, et en les conviant tous au grand
jeu de l’animation tout public et de la gamification, vous les ferez tra-
vailler gratuitement, et sans même qu’ils s’en doutent, pour toutes ces
sociétés, qui s’enrichiront encore une fois aux frais du contribuable.
HUBERT : Mais c’est formidable ! Cet esprit de l’Innovation irradie vrai-
ment l’incubation de l’appstore !
SÉBASTIEN : [en aparté] Tout cela semble tellement réel. [aux autres] Mais
comment nous assurer que les Renéses et les Renés tombent dans le pan-
neau publicitaire numérique, attendu que beaucoup d’entre eux guettent
la moindre occasion de manifester la grogne ?
LA TABLE : Persuadez-les qu’ils n’ont pas le choix, et que ces nouveaux
5. Cf. Renéville, ville des transports du futur, supplément gratuit au Fouette-Rance du
13/03/2018.
6. Voir par exemple l’article « Entre numérique et mobilités, ça bouillonne ! » in Renéville
Métropopole magazine (février-mars 2018) : « Nous nous sommes associés au Roazhon
Park et avons recueilli les déplacements des spectateurs, via leur smartphone, de manière
anonyme, avant, pendant et après le match. L’objectif est de trouver des solutions pour
mieux gérer les flux. » [propos prononcés par Pierre Jacobs, directeur Grand Ouest
Orange]

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outils mobiles du chariot facteur sont une nécessité historique.
NATHALIE : C’est que nous avons déjà dépensé beaucoup d’argent public
pour graver l’ilénuctabilité du business de l’entreprise profondément dans
leurs cerveaux disponibles, et malgré ça, beaucoup d’entre eux refusent
encore de se laisser embobiner par notre tralala.
LA TABLE : N’oubliez pas que, pour parvenir à vos fins, l’Écologie sera
votre plus grande alliée.
NATHALIE : Mais oui, que je suis idiote ! D’autant que nous avons déjà eu
l’occasion de faire appel à elle, pour légitimer nos mesures qui ne profi-
taient qu’aux riches et aux très riches !
LA TABLE : Chaque fois que vous évoquerez les solutions du digital qui
innovent le business, vous devrez les enrober de vert, et chaque fois
que vous évoquerez la « transition numérique » vous devrez évoquer
aussitôt la « transition écologique », laissant ainsi penser qu’elles ne
peuvent pas aller l’une sans l’autre 7 – même si vous savez comme moi
que c’est tout le contraire.
HUBERT : C’est redoutable ! Aucune Renése et aucun René ne remarquera
la supercherie.
DIDIER : Faut-il leur parler aussi de l’aéroport de Renéville, qui bat tous
les records de fréquentation, et performe aujourd’hui... 8
LA TABLE : [dans un tournoiement précipité] Quel est l’inconscient qui a
parlé ? Mais jamais de la mort ! C’est là toute la subtilité de l’iNoUt.
Vous devez leur parler seulement de « modes de déplacements fluides,
propre et économes 9 », mais aussi d’éco-conduite, d’ambiance apai-

7. « On veut faire de la métropopole renése un territoire de référence, à l’échelle nationale


et européenne, qui réussit toutes ses transitions numériques, énergétiques, écologique. »
Cf. Renéville, ville des transports du futur, supplément gratuit au Fouette-Rance du
13/03/2018, p. 2.
8. Voir par exemple Fouette-Rance du 19/01/2018 : « Aéroport de Rennes. En 2017, re-
cord historique avec 725 000 passagers ».
9. Cf. « Inventer et tester les nouvelles mobilités numériques », entretien avec Emmanuel
le Couet-Couet, Renéville Métropopole magazine (février-mars 2018).

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sée en ville, de technologies solaires et durables. (Si besoin est, n’hé-
sitez pas même à organiser un grand forum « Changer l’économie »
juste à côté du Village des transports qui digitalisent 10.) Et pendant
que vous les bercerez avec votre mobilité qui transitionne le vert, vous
pourrez continuer à accélérer le low cost du kérosène à l’aéroport de
Renéville.
DIDIER : J’imagine alors que, de la même manière, il faudra éviter à tout
prix de leur parler de la pollution du numérique, qui...
SÉBASTIEN : Halte-là, Didier ! Si tu veux parler de tous ces pauvres qui ex-
traient du cuivre et de l’uranium dans des mines sans fond, qui assemblent
nos smartphones et les composants de la maison intelligente, mais aussi
bien qui se tuent à les recycler pour quinze centimes d’euro la semaine ;
si tu veux nous parler encore de pollution électromagnétique ou que sais-
je encore, sache que personne ici n’en a rien à cirer.
NATHALIE : Quant à moi, c’est drôle. C’est comme si les technologies du
numérique tombaient simplement du ciel, et que la question de savoir
d’où elles proviennent, et où elles vont après leur mort, m’était non seu-
lement égale, mais me paraissait même absurde.
HUBERT : Quant à savoir comment les batteries du lithium des objets
connectés se vident et se remplissent, qui s’en soucie vraiment de nos
jours ?
EMMANUEL : Voilà qui est bien parlé.
LA TABLE : [retrouvant son calme] Si vous suivez mes recommandations
à la lettre, Renéville sera bientôt à la pointe de l’hubérisation du vé-
hicule, mais aussi plus généralement de « la fourmilière tournée vers
les solutions 11 ». [en aparté] Évitons de leur parler de toutes les autres
métropopoles à qui j’ai donné exactement les mêmes conseils, et qui

10. Cf. Fouette-Rance du 20/03/2018 : « Au forum Changer l’économie, objectif écolo-


gie ».
11. Cf. https://www.ouest-france.fr/bretagne/rennes-35000/inout/inout-rennes-pour-le-
c-est-fini-place-aux-animations-grand-public-5625763

12
sont elles aussi déjà bien engagées sur cette voie...
LES AUTRES : Youki ! Youki ! Vive la démocrakie !
DIDIER : Quel bonheur, d’être guidés dans notre action par les plus hautes
autorités de la « révolution positive et heureuse 12 ».
EMMANUEL : Es-tu encore là, Innovation ?
NATHALIE : Quelle tristesse, on dirait qu’elle est partie...
EMMANUEL : Y a-t-il encore quelqu’un ?
LA TABLE : Oui.
EMMANUEL : Qui est-là ?
LA TABLE : C’est la Vérité.
NATHALIE : Allons bon...
HUBERT : Qu’est-ce qu’elle nous veut celle-là ?
LA TABLE : N’avez-vous pas honte, de mentir aussi effrontément à...
EMMANUEL : Hou !
DIDIER : Dehors !
LA TABLE : Laissez-moi parler ! Comment osez-vous brandir à la moin-
dre occasion le drapeau vert de l’écologie, alors que chaque nouvelle
mesure qui sort de votre bouche est une insulte à...
HUBERT : Va-t-elle se taire à la fin ?
NATHALIE : Retourne dans ta cage d’escalier !
LA TABLE : C’est comme ça que vous me traitez ? Et vous avez encore
le toupet de parler de « vivre-ensemble », alors que vous le piétinez
sans le moindre scrupule, jusqu’à chasser éhontément de votre « grand
terrain de jeu » et de votre « laboratoire grandeur nature » la moindre
fanfare qui... 13
NATHALIE : Mais bâillonnez-la !
DIDIER : Lalala lala lalala la lalala la...
EMMANUEL : Allons les amis, ne nous laissons pas distraire par cette hor-

12. Cf. « Rennes vers “une révolution positive et heureuse” », entretien avec Emmanuel
le Couet-Couet, supplément gratuit au Fouette-Rance du 13/03/2018.
13. Cf. Fouette-Rance du 14/03/2018 : « La fanfare chassée du marché par la police ».

13
rible rabat-joie, et allons de ce pas annoncer aux Renéses et aux Renés ces
dispositions nouvelles que nous allons prendre exprès pour nous.
SÉBASTIEN : Tout de même, quelle expérience ! Mais, quel est donc ce gri-
moire très épais qui est à demi caché sous ta chaise, Emmanuel le Couet-
Couet ?
EMMANUEL : [en aparté] Catastrophe, je suis fait ! [à Sébastien] Ne prête
pas attention à ce vieil annuaire 14, Sébastien le Margoulin, et dépêche toi
plutôt de venir répandre l’iNoUt avec nous. Grâce aux gyropodes et aux
casques de réalité virtuelle qui nous attendent devant le Centre des
Congrès du Business de l’Entreprise, mais aussi grâce à notre « nouvelle
solution smartphone » écomobile innovante « Itin’élus 15 » [sic], nous al-
lons vraiment réenchanter le covoiturage des transports .
HUBERT : Pour ma part, je me laisserai plutôt tenter par une petite pro-
menade en voiture autonome, histoire de pouvoir écraser sans les mains
le premier piéton qui ne traverse pas dans les clous 16.

(à suivre)

14. Voir le rapport publié en 2016 par le Ministère de l’économie, de l’industrie et du


numérique et la Direction générale des entreprises : Technologies clés. Préparer l’industrie
du futur. Disponible en ligne : http://www.entreprises.gouv.fr/files/files/directions_ser-
vices/politique-et-enjeux/innovation/technologies-cles-2020/technologies-cles-2020.pdf
15. Cf. supplément gratuit au Fouette-Rance du 13/03/2018 : « Rennes, terrain de jeu
des mobilités numériques ».
16. Cf. Le Parisien du 19/03/2018 : « Une voiture autonome tue un piéton aux États-
Unis ».

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