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Rosenwein, Barbara H. «Y avait-il un «moi» au haut Moyen Âge?

», Revue
historique 2005/1 (n° 633), p. 31-52.

[31] Y avait-il un «moi» au haut Moyen Âge ? À en juger par la littérature


historique, il semblerait que non. Dans cet article nous passerons
d’abord en revue cette littérature ; nous démontrerons par la
suite que les historiens, en soutenant que le « moi » n’existait pas à
cette époque, l’ont abordé en se fondant sur des notions limitées. Le
« moi » se manifeste sous plusieurs formes, dont certaines sont
d’ores et déjà présentes au haut Moyen Âge. Nous approfondirons
ici l’une de ces manifestations en particulier : le moi émotionnel.
L’étude du « moi » dans l’histoire voit le jour essentiellement
dans les travaux de Jacob Burckhardt2, qui, dans la deuxième partie
de son livre sur la Renaissance, publié en 1860, avait choisi le titre
l’Entwicklung des Individuums. Dans cet ouvrage, l’auteur affirme que
les médiévaux ne possédaient aucune conscience de soi, mise à part
1. Je tiens à remercier Mme Claude Gauvard de m’avoir invitée à écrire cet article.
L’essentiel de l’argument a été présenté à la réunion annuelle de l’American Historical
Association en 2003. Pour leurs questions et autres remarques, je suis reconnaisante aux
participants et au panel (William M. Reddy, David Sabean, Thomas Laqueur et Jerrold
Seigel). L’encouragement d’Anna Trumbore m’a été particulièrement précieux, ainsi que
l’aide inestimable que j’ai reçue de Riccardo Cristiani, Mayke de Jong, Dominique
Iogna-Prat, Piroska Nagy et Julia M. H. Smith. Je les remercie d’avoir lu les versions
antérieures de cet article ainsi que pour leurs conseils indispensables.
2. Pour un recensement extensif, quoique d’orientation différente, de la bibliographie sur
cette question, se reporter à Jean-Claude Schmitt, La «découverte de l’individu»: une
fiction historiographique?, dans La fabrique, la figure et la feinte: fictions et statut des
fictions en psychologie, Paris, Vrin, 1989, p. 213-236, réimprimé dans Jean-Claude
Schmitt, Le corps, les rites, les rêves, le temps. Essais d’anthropologie médiévale, Paris,
Gallimard, 2001, chap. 10. Nous citons l’original.

[32] celle du groupe (das Allgemein): «Au Moyen Âge les deux côtés de la
conscience humaine – l’un tourné vers l’intérieur et l’autre vers
l’extérieur – étaient comme endormis ou demi-éveillés, car cachés
par un voile tissé de foi, d’illusions et de préoccupations enfantines...
L’homme n’avait de conscience de soi que par rapport à une catégorie
générale, c’est-à-dire en tant que membre d’une race, d’un
peuple, d’un parti, d’une famille ou d’une corporation.»3
À la différence de ce personnage «corporatif», l’ «individu» de
la Renaissance décrit par Burckhardt était non seulement conscient
de lui en tant que tel, mais il cultivait aussi l’«individualisme»,
cherchant à se forger une véritable personnalité, différente de celle
de ses pairs. Rarement rebelle sur le plan politique, il développait
pleinement sa vie privée, assoiffé de gloire tout en la méprisant chez
les autres4.
Les historiens de la Renaissance ont toujours pleinement épousé
la thèse de Burckhardt selon laquelle les premiers «individus»
apparaissent à cette époque. À titre d’exemple, prenons les travaux
récents de Robin Kirkpatrick sur le «moi à l’époque de la Renaissance».
Pour cet historien, c’est Pétrarque qui «invente la notion
de moi intérieur»5. Il soutient que l’exploration de cet espace intérieur
conduisait certains individus vers Dieu, tout en poussant
d’autres à priser la subjectivité. (Le culte protestant était centré justement
sur le sentiment de culpabilité par rapport à cette dernière
3. Jacob Burckhardt, The Civilization of the Renaissance in Italy, traduit par S. G. C.
Middlemore, édité par Irène Gordon, New York, New American Library, 1961, p. 121
(trad. de la 2e éd. de Die Kultur de Renaissance in Italien). Steven Lukes fait remarquer
que des termes tels que «corporatisme» ou « individualisme» avaient un sens politique en
France après la Révolution (époque qui voit le premier emploi du mot «individualisme»):
voir Individualism, New York, Harper & Row, 1973, chap. 1. La Révolution était
associée à l’idée d’individualité tandis que «le bien commun», «la société» et d’autres
abstractions représentaient la solidarité. Par contraste, en Allemagne l’Individualität était
une idée des romantiques et comportait les notions de «la spécificité de l’individu,
l’originalité, la saisie de soi» (ibid., p. 17).
4. Steven Lukes décrit la conception de l’individu selon Burckhardt comme mêlant
«l’auto-affirmation agressive des individus libérés d’une autorité qui vient de l’extérieur
(comme chez Louis Blanc) avec celle de l’individu qui se retire de la société dans une
existence privée (comme chez Tocqueville) dans le but, cher au mouvement romantique,
[de faciliter] la pleine et harmonieuse évolution de la personnalité individuelle». Voir op.
cit. (n. 3), p. 23.
5. Robin Kirkpatrick, The European Renaissance, 1400-1600, Harlow, Longman, 2002,
p. 128.
L’équivalent pour l’historien de l’art est le développement du «portrait». Se reporter à
Gottfried Boehm, Bildnis und Individuum: über den Ursprung der Porträtmalerei in der
italienischen Renaissance, Munich, Prestel-Verlag, 1985, ainsi que son étude plus récente
The Image of the Individual: Portraits in the Renaissance, édité par Nicholas Mann et
Luke Syson, Londres, British Museum Press, 1998.
Jean-Claude Bonne examine les préoccupations métaphysiques et intellectuelles qui
oeuvraient contre la création de «portraits» au haut Moyen Âge mais qui admettaient
toutefois la representation de personnages précis (et donc de soi) en les situant dans
certains textes ou contextes destines à un public qui saurait comprendre les références.
Voir L’Image de soi au Moyen Âge (IXe-XIIe siècle): Raban Maur et Godefroy de Saint-
Victor, dans Il ritratto e la memoria: materiali, vol. 2, édité par Augusto Gentili, Philippe
Morel et Claudia Ceri, Rome, Bulzoni, 1993, p. 37-60.

[33] voie.) Pour Kirkpatrick, la Renaissance, qui rejette les hiérarchies


traditionnelles, devient l’âge du dissident et du martyr, du despote et
du persécuteur.
Au cours des quarante ans qui séparent Burckhardt de Kirkpatrick,
de nombreux médiévistes tentent, ne serait-ce que de façon
fragmentaire, d’attribuer au Moyen Âge les vertus de la Renaissance.
Dans les années 1920, Charles Homer Haskins proclame la
«Renaissance du XIIe siècle». Il ne se réfère pourtant qu’à la troisième
partie de la thèse de Burckhardt, «Le réveil de l’Antiquité
(Die Wiedererweckung des Altertums)». Il souligne que le renouveau
de la littérature latine, de la loi, de la science et de la philosophie
s’est produit au cours du XIIe, et non du XVe siècle. Cependant,
il ne fait état d’aucune nouvelle forme de conscience, aucune
nouvelle espèce d’homme6.
Pour cela, il a fallu d’abord attendre les historiens de l’économie,
puis les spécialistes de l’autobiographie, et finalement celui dont
l’influence a été de loin la plus importante, l’historien du droit, Walter
Ullmann. Alfons Dopsch publie son article sur la naissance de
l’«individualisme économique» en 1929. Il soutient que le « kapitalistische
Geist » existait déjà au haut Moyen Âge7. Dans son étude
monumentale, Georg Misch a amorcé le débat actuel sur l’individu
dans l’autobiographie8. Pour les médiévistes, le document crucial est
l’Historia calamitatum d’Abélard, preuve tangible de l’individualisme :
si même Abélard n’avait pas pu affirmer son individualité, qui
d’autre aurait pu le faire? Dans ce cas précis, on s’accorde essentiellement
avec la thèse de Burckhardt: on a l’habitude de dire que loin d’être non conformiste,
Abélard s’efforçait toujours de se fonder dans une catégorie9.
6. Charles Homer Haskins, The Renaissance of the Twelfth Century, Cambridge, Harvard
University Press, 1927.
7. Alfons Dopsch, Wirtschaftsgeist und Individualismus im Frühmittelalter, dans Id.,
Beiträge zur Sozial-und Wirtschaftsgeschichte. Gesammelte Aufsätze / Zweite Reihe,
édité par Erna Patzelt, Vienne, L. W. Seidel, 1938, p. 154-186, ici 184. Pour une
perspective plus récente sur la question, se reporter à Alan Macfarlane, The Origins of
English Individualism: The Family, Property and Social Transition, New York,
Cambridge University Press, 1978. Macfarlane soutient que le comportement
capitaliste voit le jour au XIIe siècle. Pour une critique de cette thèse, voir Stephen D.
White et Richard T. Vann, The Invention of English Individualism : Alan Macfarlane and
the Modernization of Pre-modern England, Social History, 8, 1983, p. 345-363. Pour le
concept d’ «individualism économique», voir Steven Lukes, Individualism., op. cit. (n.
3), chap. 13.
8. Georg Misch, Geschichte der Autobiographie, 4 vol., Frankfort, Verlag G. Schulte-
Bulmke, 1949-1952.
9. Par exemple, Evelyn Birge Vitz, Type et individu dans l’«autobiographie» médiévale:
étude d’Historia Calamitatum, Poétique. Revue de théorie et d’analyse littéraire, 24,
1975, p. 426-445; Karl Joachim Weintraub, The Value of the Individual: Self and
Circumstance in Autobiography, Chicago, University of Chicago Press, 1978; Sverre
Bagge, The autobiography of Abelard and medieval individualism, Journal of Medieval
History, 19, 1993, p. 327-350.

[34] Mais le débat des médiévistes sur l’individualisme n’a vraiment


commencé qu’avec les travaux de Walter Ullmann10. Comme
Burckhardt, ce dernier défend l’idée que les médiévaux se considéraient
comme subordonnés à un ensemble plus grand, l’Église ou
l’État. Pourtant – et sur ce point il diffère des historiens de la
Renaissance –, Ullmann retient que la notion moderne de l’individu
politique – un citoyen qui a des droits et qui n’est plus seulement un
sujet obéissant – se développe au cours du Moyen Âge. Elle prend
sa source dans deux institutions hautement fonctionnelles : la communauté
de village ou de ville, et les contrats implicites entre vassaux
et seigneurs. Elles impliquent toutes les deux une certaine égalité
entre les hommes, elles dépendent de la voix et des actions de
ces derniers, et les imprègnent de dignité. Vers la fin du XIIe siècle,
ces développements se voient renforcés au niveau populaire par le
nouvel humanisme qui se manifeste dans les arts et la littérature. En
conséquence, à la fin du XIIIe siècle, on avait largement conscience
de « l’individu tel qu’il était réellement, et par sa nature »11.
Tandis que l’image «ullmannienne» du Moyen Âge « collectif »
est identique à celle de Burckhardt et des autres historiens de la
Renaissance, sa notion de l’«individu» en diffère de manière subtile.
Bien sûr, la définition de l’individu se fonde essentiellement sur
les hommes quand ils s’expriment, mais la notion est centrée de
façon bien plus fondamentale sur ceux qui s’intéressent aux réussites
d’autrui. Ainsi, Otton de Freising devient l’annonciateur du nouvel
individualisme, visant directement «la personalitas de l’homme, son
individualité, qui était une force motrice et motivante dans
l’histoire»12.
Colin Morris prolonge le débat en 1972.13. Situant la «découverte
de l’individu» dans un XIIe siècle long, c’est-à-dire entre 1050
et 1200, il réduit la durée des mentalités dites corporatives en
repoussant leur existence avant 1050. Néanmoins, sa définition de
la conscience collective reste pour cette période tout à fait identique
à celle qu’avait proposée Burckhardt pour l’ensemble du
Moyen Âge ; mais chez Morris, le « voile » revêt la figure du
désespoir des hommes privés de choix : « Dans les siècles
10. Walter Ullmann, The Individual and Society in the Middle Ages, Baltimore, Johns
Hopkins University Press, 1966. Pour des exemples d’études sur la tradition juridique de
l’individu médiéval, question que nous ne traitons pas ici, se reporter à Schmitt, op. cit.
(n. 2), p. 215-217.
11. Ullmann, op. cit. (n. 10), p. 105.
12. Ibid., p. 111.
13. Colin Morris, The Discovery of the Individual 1050-1200, New York, Harper & Row,
1972. Entre Ullmann et Morris se situe Marie-Dominique Chenu qui soutient qu’avec
Abélard, «l’homme se découvre comme sujet». Voir L’éveil de la conscience dans la
civilisation médiévale, Montréal, Institut d’études médiévales, 1969, p.15.

[35] avant 1100 [la valeur de l’individu et la dignité de l’homme]


n’avaient eu qu’un impact limité sur la société primitive de
l’Europe occidentale. Elle [cette société] dépendait largement de la
tradition, et elle offrait donc peu de possibilités à l’individu [...]. La
structure de la société était hiérarchique [...] ; les offices de l’Église
visaient à maintenir les formes prescrites de la liturgie et des rites ;
et bon nombre des plus grands esprits de l’époque déploraient
l’absence de possibilités pour l’homme en ce monde.»14 En
revanche, au XIIe siècle, les hommes faisaient preuve d’un nouvel
intérêt pour eux-mêmes et pour les autres. Et là où Ullmann considère
l’Église comme source de corporatisme, Morris, qui est au
départ historien de la religion, affirme que l’Église a toujours été
une force agissant pour la dignité humaine mais qu’elle n’a pu réaliser
son potentiel qu’au cours du XIIe siècle. À ce moment-là, aidée
par «la diffusion croissante de l’éducation, l’enrichissement des
possibilités sociales ainsi qu’une fluidité plus importante», l’Église
commence à s’investir dans le développement d’une piété intérieure
et personnelle. Ce mouvement va de pair avec une forme
d’anticorporatisme. Par exemple, l’élevation de l’hostie, pratique
nouvellement instaurée, « visait moins à rétablir la communauté
qu’à susciter la dévotion privée »15.
Morris met en relief la «recherche du moi», mais ce «moi»
diffère considérablement du non-conformiste de Burckhardt et de
celui de l’homme actif dans le domaine politique décrit par
Ullmann. Les individus de Morris sont des humanistes16. Ce sont
peut-être des hommes qui se retirent du monde, comme les cisterciens,
puisque « la vie spirituelle [pour un homme comme saint Bernard]
permettait de se découvrir soi-même, tout en préservant la
dignité et l’intégrité de l’individu, même au moment de l’union avec
Dieu»17. Ou encore des hommes issus des écoles qui vivent pleinement
dans le monde et accueillent avec confiance tous les rôles, les
idées, les choix et les défis qui se présentent alors pour la première
fois. Pour Morris, la découverte de l’individu oblige surtout
l’homme à se concentrer sur ses intentions, ses expériences et ses
sentiments subjectifs. Cette exploration intérieure se double d’un vif
intérêt pour les autres hommes, en particulier pour leur « caractère
14. Colin Morris, op. cit. (n. 13), p. 11 et 36.
15. Ibid., p. 12.
16. Il suit manifestement la tradition de Richard W. Southern: voir Medieval Humanism
and Other Studies, New York, Harper & Row, 1970, et Id., The Making of the Middle
Ages, New Haven, Yale, 1953.
17. Colin Morris, op. cit. (n. 13), p. 54.

[36] individuel et les circonstances de leur vie»18. Ainsi pour se découvrir


soi-même, il faut cultiver les rapports avec les autres : l’amitié et
l’amour sont les mots d’ordre de la nouvelle sensibilité.
La thèse de Morris a eu un impact considérable sur
l’historiographie médiévale. Deux ans avant la parution du livre de
Morris, John Benton avait publié son introduction au Monodiæ de
Guibert de Nogent. Dans cet ouvrage, il considère Guibert comme
un « homme hors du commun ». Se basant sur la psychanalyse, il
cherche à expliquer la naissance et l’existence d’une « personnalité
médiévale » en tous points exceptionnelle19. Toutefois, cinq ans
après le livre de Morris, il se demande si les médiévaux cultivaient
oui ou non l’individualisme. La réponse, qui tend plutôt vers
l’affirmatif, ne se fonde ni sur l’existence des « Grands hommes »
comme le soutiendrait Burckhardt, ni sur la conscience de soi
comme le pensait Morris, mais sur les ordres mendiants et leur rejet
du monde, l’amélioration du sort de l’enfant et l’importance grandissante
de l’amour au sein du mariage20.
En 1980, Caroline Bynum publie dans le Journal of Ecclesiastical
History un article qui met en cause la thèse de Morris21. Si elle est
d’accord avec lui en ce qui concerne la chronologie, considérant
comme lui qu’un changement important de sensibilité s’est produit
au cours du long XIIe siècle, elle affirme en revanche qu’il faut parler
de la «découverte de soi» plutôt que de l’individu, puisque ce dernier
terme semble cacher un fait de première importance: les hommes
du Moyen Âge ne pouvaient avoir conscience d’eux-mêmes
que par rapport à Dieu22. En outre, son principal souci est d’attirer
l’attention sur un phénomène connexe et bien plus fondamental
encore : « La découverte du groupe ».
En conséquence de cette nouvelle approche, la conscience collective
n’appartient plus exclusivement au haut Moyen Âge. Le
18. Ibid., p. 90.
19. Self and Society in Medieval France: The Memoirs of Abbot Guibert of Nogent (1064
? - c. 1125), édité par John F. Benton, New York, Harper & Row, 1970. Voir p. 7 et 11,
où Guibert est décrit comme «hors du commun».
20. John F. Benton, Individualism and conformity in medieval western Europe, dans
Individualism and Conformity in Classical Islam, édité par Amin Banani et Speros
Vryonis, Jr., Wiesbaden, Otto Harrassowitz, 1977, p. 145-158. Suivant la thèse de
Morris, Robert W. Hanning soutient que les romans chevaleresques du XIIe siècle
«offrent un genre littéraire qui nous permet d’analyser les implications de l’idividualité ».
21. Caroline Walker Bynum, Did the twelfth century discover the individual?, The
Journal of Ecclesiastical History, 31, 1980, p. 1-17. Pour une version plus détaillée, se
reporter à Jesus as Mother: Studies in the Spirituality of the High Middle Ages, Berkeley,
University of California Press, 1982.
22. Cf. Karl Joachim Weintraub, The Value..., op. cit. (n. 9), p. XIV et 46, qui soutient
que dans ses Confessions saint Augustin avait donné «une image du moi (mais non de
l’individualité)» parce qu’ «un pouvoir plus fort que lui le poussait au-delà de lui-même,
le remplissant d’un désir transcendant qu’il ne pouvait assouvir tout seul. En tant qu’être
autonome, l’homme était appauvri».

[37] XIIe siècle voit «par rapport aux siècles précédents, une plus vive
conscience de la complexité de la vie intérieure de l’individu ainsi
qu’une compréhension de la frontière qui sépare l’être intérieur,
sujet fascinant et varié, d’autres êtres qui sont à leur tour tout aussi
complexes et passionnants». En outre, il y a «encore un nouvel
intérêt [...] de pareille importance auquel les savants ont prêté
moins d’attention: l’intérêt tout à fait conscient que l’on portait au
fait d’appartenir à un groupe ou de remplir une fonction»23. Il est
évident que cet intérêt dépasse de loin le corporatisme du haut
Moyen Âge: «Contrairement à ce qui se passe au haut Moyen
Âge, les hommes du XIIe siècle s’empressent de définir, de classer et
d’évaluer ce qu’ils appellent “ordres”, “vies” ou “vocations”. »24 Y
avait-il donc un «moi» au haut Moyen Âge? Les travaux de
Bynum non seulement privent les premiers médiévaux d’une conscience
de soi, mais ils vont jusqu’à leur refuser une conscience précise
d’eux-mêmes en tant que membres «d’une race, d’un peuple,
d’un parti, d’une famille ou d’une corporation» (les catégories de
Burckhardt).
Morris reproche à Bynum de négliger certains points cruciaux:
premièrement, les différences entre les communautés du haut
Moyen Âge qui dépendent entièrement de la tradition et celles qui
se développent au XIIe siècle et bénéficient d’un éventail de choix
plus large. Deuxièmement, au XIIe siècle, la découverte non seulement
de soi, mais des autres en tant qu’individus. Et finalement la
perte du sentiment de communauté, au moment où le XIIe siècle
s’interroge précisément sur la signification des différents groupes25.
Mais les critiques de Morris ne font que réaffirmer le caractère particulier
du haut Moyen Âge. De plus, lorsque John Benton revient
sur la question du «moi» en 1982, il évoque Guigo, prieur de la
Grande Chartreuse, qui «tentait [...] de prendre conscience de
dynamismes intérieurs qu’il ignorait jusqu’alors». Face à l’exploration
de soi qui occupait Guigo, l’historien relève «l’aridité du
monde intérieur d’un Roland et Olivier littéraires, qui [...] suivent
inconsciemment leurs propres impératifs, sans réfléchir à la sagesse
23. Caroline Walker Bynum, Did the twelfth century..., op. cit. (n. 21), p. 2-3. Le
renouveau d’intérêt pour l’intériorité et la « conscience de communauté » au XIIe siècle
reste un element important dans ses travaux récents. Voir Susan R. Kramer et Caroline
W. Bynum, Revisiting the twelfth century individual: The inner self and the christian
community, dans Das Eigene und das Ganze: zum Individuellen im mittelalterlichen
Religiosentum, édité par Gert Melville et Markus Schürer, Münster, Lit, 2002, p. 57-85.
Les auteurs affirment que «la découverte de l’individu est la découverte du modèle» (p.
85; ce sont Kramer et Bynum qui soulignent).
24. Bynum, Did the twelfth century...?, op. cit. (n. 21), p. 5.
25. Colin Morris, Individualism in twelfth century religion. Some further reflections, The
Journal of Ecclesiastical History, 31, 1980, p. 199-205.

[38] ou à la dimension morale de leurs actes»26. Le but de cet article est


en fait d’expliquer «pourquoi et comment la psychologie du
XIIe siècle différait à un tel degré de celle d’une époque aussi stable
et riche que la renaissance carolingienne»27. L’auteur se concentre
pour l’essentiel sur la seconde question (« comment»), traitant ainsi
le même sujet que Morris. Quant à la première question («pourquoi
» ), la réponse se trouve dans son analyse précédente: «Un
nouveau souci pour la vie familiale et l’éducation des enfants.» Ces
deux développements encouragent l’amour-propre et donc l’intérêt
que l’on porte à soi-même28.
Ce genre de conclusions sur la « découverte de l’individu » au
XIIe siècle ne se limite pas non plus à l’historiographie anglophone.
En 1985, par exemple, Jean-Charles Payen affirmait que, bien que
l’individualisme ne soit pas entièrement absent avant le XIIe siècle,
« il est cependant vrai qu’en matière pénitentielle et dans le
domaine du droit, l’acte prévaut sur l’intention [...]. C’est encore
l’âge d’une shame culture [culture de honte], et la guilt culture [culture
de culpabilité] n’apparaîtra qu’à l’avènement du XIIe siècle »29. En
d’autre termes, comme il l’explique par la suite, il existait déjà quelques
humanistes au haut Moyen Âge, mais c’est le XIIe siècle qui a
connu « une singulière sensibilité au respect de la personne
humaine »30. L’individualisme commence chez les troubadours, pour
être transmis par les poètes « du roman dit “antique” » et finir chez
les universitaires qui « vulgarisent la pensée des maîtres ». Ces trois
catégories s’inspirent toutes du contact avec l’ « héritage antique »31.
En outre, l’amélioration de la qualité de la vie a sans doute joué un
rôle important : au XIIe siècle on assiste à « l’essor des villes, au progrès
du confort », et l’on possède une plus longue « espérance de
vie »32. Il est vrai que, peu d’années après, Jean-Claude Schmitt fait
26. John F. Benton, Consciousness of self and perceptions of individuality, dans
Renaissance and Renewal in the Twelfth Century, édité par Robert L. Benson et Giles
Constable avec Carol D. Lanham, Cambridge, Harvard University Press, 1982, p. 263.
Son image plutôt négative de l’individu dans la Chanson de Roland est mise en cause par
Brigitte Cazelles qui soutient que le personnage de Ganelon marque «l’intrusion... d’un
individualisme conçu en dehors du clan». Toutefois elle admet qu’un
tel individualisme «reste suspect, et en tant que tel, sujet à l’ostracisme» ; voir
Outrepasser les normes. L’invention de soi en France médiévale, Stanford French
Review, 14, 1990, p. 80.
27. John F. Benton, Consciousness of Self..., op. cit. (n. 26), p. 264.
28. Ibid., p. 289.
29. Jean-Charles Payen, L’humanisme médiéval et la redécouverte de l’individu en
Occident du XIIe siècle à la fin du XIIIe siècle, Les Cahiers de Fontenay, 39-10, 1985, p.
96.
30. Ibid.
31. Ibid., p. 98-99.
32. Ibid., p. 98. Voir aussi son étude de la même question destinée à un public plus large,
L’émergence de l’individu, dans Histoire de la vie privée, t. 2: De l’Europe féodale à la
Renaissance, Georges Duby (dir.), Paris, Le Seuil, 1985, par exemple p. 505, où il
affirme qu’«une autonomie personnelle» voit le jour dès le XIIe siècle.
[39] remarquer que le mot «individu» est une construction moderne. Il
propose de le remplacer par «persona» (la personne), terme plus
approprié au Moyen Âge. Cependant, tout en niant que l’ «individu»
ait été découvert sous quelque forme que ce soit avant
l’époque moderne, Schmitt revient longuement sur les changements
au cours du XIIe siècle et des siècles suivants, que les historiens
avaient utilisés pour soutenir justement la thèse de cette découverte.
Il ne prête que peu d’attention au haut Moyen Âge33.
Quittant la perspective française pour se tourner vers celle des
Russes, on découvre une approche innovatrice dans les travaux
d’Aaron Gurevitch qui soutenait dès 1982 que la première littérature
visionnaire du Moyen Âge, tels les récits de Grégoire le Grand
et Bède le Vénérable, démontre que le «destin personnel de
l’individu» avait déjà de l’importance avant le XIIe siècle34. Dans son
livre publié en 1997 sur l’individualité au Moyen Âge, Gurevitch
affirme que l’individualisme se retrouve précisément au sein des
identités collectives35. Cependant, les sources qu’il utilise pour le
haut Moyen Âge ne datent pas, pour la plupart, de cette période. Il
consacre un long chapitre aux sagas scandinaves, mais, aussi archaïques
qu’elles soient, leur forme écrite date de la fin du XIIe ou du
XIIIe siècle. De toute façon, les arguments de Gurevitch semblent
n’avoir eu que peu d’impact: en 1998, Yuri Bessmertny chercha
des exemples médiévaux de non-conformité (c’est ainsi qu’il définit
l’individualité); il les trouva chez les troubadours36. Il estime que le
jeu du redéploiement des normes de la poésie constitue un élément
« nouveau » et « non traditionnel». Il soutient que de tels « changements
culturels » ne sont pas rares dans l’histoire: ils dépendent de
« changements structurels au sein du système socioculturel ». S’il n’a
pas écrit de façon explicite que le XIIe siècle constitue cette « locomotive
de l’histoire », c’est néanmoins dans cette période qu’il a
puisé ses exemples de pratiques qui vont à l’encontre des normes37.
33. Jean-Claude Schmitt, La «découverte...», op. cit. (n. 2). Voir aussi Id., La conversion
d’Hermann le Juif. Autobiographie, histoire et fiction, Paris, Le Seuil, 2003, en
particulier p. 87-88. En soulignant la «persona», Schmitt fait référence aux premiers
travaux de Marcel Mauss sur l’individu. Ce dernier décrit l’évolution depuis le «masque»
jusqu’à la prise de conscience morale du «moi» moderne. Pourtant, pour Mauss, le
tournant est le cogito ergo sum de Descartes. Voir Marcel Mauss, Une catégorie de
l’esprit humain: la notion de personne, celle de « moi », dans Id., Sociologie et
anthropologie, Paris, PUF, 1950 (publié pour la première fois en 1938), p. 331-362.
34. Aaron J. Gurevitch, Au Moyen Âge. Conscience individuelle et image de l’au-delà,
Annales, ESC, 37, 1982, p. 264.
35. Aaron J. Gourevitch [Gurevitch], La naissance de l’individu dans l’Europe médiévale
(trad. par Jean-Jacques Marie), Paris, Le Seuil, 1997.
36. Yuri L. Bessmertny, The individual and the private sphere in Europe before modern
times (preliminary ideas), Temas medievales, 8, 1998, p. 107-118.
37. Ibid., p. 117.
[40] Bien que l’historiographie allemande ne s’intéresse que peu à la
question de l’individu, l’attention outre-Rhin se porte également sur
le XIIe siècle et la période qui suit. Une collection monumentale
d’articles publiés en 1996 a pris comme point de départ la conceptualisation
de l’individu telle qu’on la trouve chez les philosophes et
théologiens médiévaux38. Parmi les 51 articles que comporte le
volume, un seul fait référence à un philosophe d’avant la fin du
XIe siècle39. Dans l’introduction, Jan Aertsen signale que «c’est dans
la philosophie médiévale que l’individu apparaît pour la première
fois en tant que thème explicite»: pour lui le premier exemple est
Roger Bacon (mort en 1292)40.
Donc, à peu d’exceptions près, on s’accorde généralement sur
un point: l’« individu » ou le «moi» voit le jour, au plus tôt à la
fin du XIe siècle. Si les définitions diffèrent quelque peu dans les
détails, tous les savants recherchent ce qu’ils considèrent comme
l’individu moderne, à savoir un être conscient de la dignité humaine,
introspectif, défini, motivé par des pulsions internes. Ils ne le trouvent
pourtant qu’après le long hiatus «du collectif»41. Bynum
semble contester ce point de vue en soulignant le renouveau
d’intérêt pour les groupes, mais il s’agit en fait d’une « prise de
conscience plus profonde » des « nouvelles formes de communauté,
avec des règles et des coutumes nouveaux qui fournissent des définitions
de soi et des valeurs jusqu’alors inconnues »42. L’essentiel ici,
c’est la notion de prise de conscience : il faut que le « moi » soit
conscient de son potentiel, de ses sentiments, et de ses limites.
Ces points de vue s’appuient sur deux anciennes traditions. Premièrement,
la conception romantique/évolutionniste de l’histoire
occidentale. Morris qualifie toujours le haut Moyen Âge de « primitif
». Or « une société primitive trouve généralement difficile
d’accepter que les opinions puissent diverger ou que les individus
puissent prendre des décisions »43. Deuxièmement, la psychologie,
discipline qui jusqu’aux dernières vingt années assimilait le « moi »
à l’«individu défini», le considérant comme étant statique, indépendant
de tout contexte, très intellectualisé et profondément conscient
de lui-même. Le « moi » était le produit de ce que l’on affir-
38. Individuum und Individualität im Mittelalter, édité par Jan A. Aertsen et Andreas
Speer, Berlin, Walter de Gruyter, 1996.
39. Ivan Christov, The creative logos, the nature of things and their uniqueness in the
Hexaemeron of Joannes Exarchus [d. 930], dans Individuum und Individualität, op. cit.
(n. 38), p. 99-110.
40. Jan A. Aertsen, Einleitung: Die Entdeckung des Individuum, ibid., p. XI.
41. Gurevitch fait exception. Dans La naissance..., op. cit. (n. 35), p. 19-20, il critique la
recherche téléologique de l’individu moderne.
42. Caroline W. Bynum, Did the twelfth century... ?, op. cit. (n. 21), p. 2-3.
43. Colin Morris, The Discovery..., op. cit. (n. 13), p. 24.
[41] mait au sujet de sa propre personne44. Dans les années 1980, par
contre, on commence à démanteler ces traditons. Dans le domaine
de l’anthropologie, la notion du « primitif » disparaît totalement, et
les cultures qu’on avait considérées comme simples sont reconnues
désormais comme complexes et évolutives45. De leur côté, les psychologues
commencent à admettre que la notion du « moi » existe
autant dans les « cultures collectivistes » que dans celles dites « individualistes
»46. Parallèlement, on a critiqué le «concept de soi»,
c’est-à-dire l’idée selon laquelle il est possible d’affirmer que l’on est
rien que par des mots. Dès les années 1970, Seymour Epstein, par
exemple, soutient qu’il existe trois systèmes conceptuels, dont deux
de première importance pour la notion du moi: le «système rationnel
» qui fournit les affirmations conscientes au sujet du « moi », et
celui «qui résulte de l’expérience», associé aux émotions47.
S’appuyant sur ces nouvelles théories, William Ian Miller a vivement
défendu en 1995 l’image du moi et de l’individu que l’on
trouve dans les sagas islandaises48. Dans une société d’honneur
comme celle de l’Islande médiévale, l’ « individualisme » que
recherchait Burckhardt ne se retrouve pas sous la forme précise que
celui-ci avait envisagée ; pour autant, on ne retrouve pas non plus
de « voile » de conscience collective. Bien que les sagas (qui sont
vraisemblablement le reflet de certaines normes culturelles) soient
peuplées d’hommes et femmes qui reconnaissent l’importance de la
famille et autres groupes de soutien, ces derniers se révèlent être
«de fins stratèges rusés» ayant conscience des « intentions et moti-
44. Hazel Rose Markus et Susan Cross, The interpersonal self, dans Handbook of
Personality: Theory and Research, édité par Lawrence A. Pervin, New York, Guilford,
1990. À la p. 576, ells citent la définition courante : «Le moi est “ce que l’on comprend
du moi”.» Aux p. 598-599, elles offrent une critique de ce modèle statique et
décontextualisé du moi.
45. Se reporter à Adam Kuper, The Invention of Primitive Society: Transformations of an
Illusion, London, Routledge, 1988.
46. Hazel Rose Markus et Shinobu Kitayama, The cultural construction of self and
emotion: Implications for social behavior, dans Emotion and Culture : Empirical Studies
of Mutual Influence, édité par Shinobu Kitayama et Hazel Rose Markus, Washington,
DC, American Psychological Association, 1994, p. 89-130. Certains théoriciens qui
suivent la tradition sociologique de l’individualisme et du collectivisme (I/C) et qui
soutenaient au départ la distinction absolue entre société collectiviste et société
individualiste, se sont aperçus que « l’orientation collectiviste ainsi que l’orientation
individualiste peuvent coexister au sein des individus et des cultures». Voir Durganand
Sinha et Rama Charan Tripathi, Individualism in a collectivist culture : A case of
coexistence of opposites, dans Individualism and Collectivism : Theory, Method, and
Applications, édité par Uichol Kim et al., Thousand Oaks, California, Sage Publications,
1994, p. 123. Voir aussi Çigdem Kagitçibasi, A critical appraisal of individualism and
collectivism : Toward a new formulation, ibid., p. 52-65, avec une bibliographie plus
ample à la p. 56.
47. Seymour Epstein, Cognitive-experiential self-theory, dans Handbook of Personality,
op. cit. (n. 44), p. 167-169.
48. William Ian Miller, Deep inner lives, individualism and people of honour, History of
Political Thought, 16, 1995, p. 190-207.

[42] vations d’autrui», capables d’autodérision ainsi que prêts à simuler


des sentiments et jouer des rôles pour mieux atteindre leurs buts49.
Si la « réflexivité radicale » tant prisée dans les études de
l’individualité ne figure pas parmi ces capacités, celles-ci n’en impliquent
pas moins « une vie intérieure profonde ».
L’utilité de l’article de Miller réside dans son affirmation d’une
notion du «moi» qui n’est pas « la nôtre ». Elle appartient à la culture
islandaise. Cependant, il ne s’agit pas du haut Moyen Âge.
Comme nous l’avons souligné à propos des travaux de Gurevitch,
les textes des sagas islandaises sont tardifs. La culture d’honneur
qu’elles mettent en scène n’est pas sans rapport avec celle de
l’Europe continentale, mais leur égalitarisme est en tout point différent.
Par ailleurs, on sait que la culture « d’honneur » ou « de vendetta
» a existé en Europe du VIe au XVIIe siècle et même après50. On
pourrait soutenir qu’elle est «médiévale», mais on ne saurait dire
qu’elle appartient exclusivement au haut Moyen Âge.
Nous aimerions ici développer la thèse centrale de Miller en
l’appliquant précisément à cette période. L’article de Miller se base
sur l’hypothèse que notre image du « moi » est contrainte par notre
culture. Il faudrait s’ouvrir à de nouvelles approches conceptuelles, y
compris celles qui ne tiennent compte ni de la personnalité, ni de la
non-conformité, ni du sentiment intérieur de culpabilité. En étudiant
le haut Moyen Âge, peut-on alors identifier une quelconque
conception du « moi » ?
Au sens le plus fondamental, on peut affirmer que telle notion
existait bel et bien, car on peut conclure avec Alain Boureau que
« la catégorie d’individu [est] hors de l’histoire, en considérant que
la relation de l’individu au tout (naturel, social, cosmologique) constitue
une forme a priori de saisie du monde »51. Les hommes et les
femmes du haut Moyen Âge avaient des noms : la liste de ceux-ci
étonne par sa longueur. À cette époque, les auteurs connaissent et
49. Ibid., p. 194, et sur la dissimulation, p. 197.
50. Pour le début de la période, se reporter à Nira Pancer, Sans peur et sans vergogne. De
l’honneur et des femmes aux premiers temps mérovingiens (VIe-VIIe siècles), Paris,
Albin Michel, 2001. Pour la fin de la période, voir Daniel Lord Smail, The Consumption
of Justice: Emotions, Publicity, and Legal Culture in Marseille, 1264-1423, Ithaca, NY,
Cornell University Press, 2003. Dans Mad Blood Stirring: Vendetta and Factions in
Friuli during the Renaissance, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1993,
Edward Muir affirme que la transformation d’une aristocratie fondée sur l’honneur en
une aristocratie centrée sur la cour s’est produite au XVIe siècle, tandis que Stuart Carroll
considère que la vendetta est encore présente aux premiers temps de l’époque moderne.
Voir Stuart Carroll, The peace in the Freud in sixteenth and seventeenth century France,
Past and Present, 178, 2003, p. 74-115.
51. Alain Boureau, Un royal individu, Critique, 593, 1996, p. 845-857, ici 854. Il faut
noter que dans le contexte de son article, il s’agit principalement du développement de
l’individualisme juridique, qui se développe aux XIIe et XIIIe siècles.

[43] utilisent le pronom de la première personne du singulier (ego) et le


verbe sum pour parler du « moi » et de sa condition52. À un niveau
plus complexe, on manipule des textes, des récits, des événements et
des rites au profit de soi-même, de sa famille ou de son groupe53.
Pour s’affirmer, les individus se voient souvent obligés d’affirmer
leur communauté; à cet égard nous sommes entièrement d’accord
avec Bynum.
Il conviendrait d’approfondir tous ces points, mais nous souhaitons
nous concentrer sur un dernier sens duquel on peut déduire
qu’il existait un « moi » au haut Moyen Âge, lorsque les hommes
affirmaient leurs sentiments. Anticipant sur nos conclusions, nous
pourrions généraliser ainsi : au haut Moyen Âge on était conscient
de soi en tant qu’individu aux moments d’émotion intense. De tels
instants se produisent souvent (mais pas toujours) lors du passage
d’un rôle à l’autre (moment où l’on s’identifie ou s’assimile à un
type ou un modèle), ou bien lorsqu’on aide quelqu’un d’autre à
changer de rôle. Autrement dit, au moment même d’affirmer son
propre statut collectif ou celui d’autrui, on est sous l’emprise des
émotions et donc conscient de soi.
Avant d’examiner de plus près certains de ces moments, nous
souhaitons contrer une objection qui sans doute viendra à l’esprit du
lecteur : le fait de prendre comme preuve d’une « conscience du
moi » des tropes rhétoriques qui existent depuis toujours et qui sont
construits avec soin. Lorsqu’on lit (comme nous le ferons par la
suite) que Grégoire le Grand se demandait « qui il était », ne
s’agit-il pas d’un lieu commun de l’Antiquité tardive ? Comment
52. Aucun de ces points ne fournit pourtant une « preuve » d’individualime. Le langage
du «moi », comme l’avait démontré Wittgenstein, est particulièrement difficile à manier.
Se reporter à ce propos à Jacques Bouveresse, Le mythe de l’intériorité: expérience,
signification et langage privé chez Wittgenstein, Paris, Éditions de Minuit, 1976, en
particulier p. 140-147 et 354-374. De la meme manière, les marques d’identité telles que
les noms peuvent signifier l’appartenance à un groupe plutôt que l’individualité. Voir le
volume L’individu au Moyen Âge, édité par Brigitte Bedos-Rezak et Dominique Iogna-
Prat, Paris, Aubier, 2005, qui vient de paraître. Les auteurs suggèrent que le
développement de nouvelles marques d’identité... Je tiens à remercier Dominique Iogna-
Prat de m’avoir fait part de certaines contributions à cet ouvrage avant sa parution, en
particulier le résumé qu’il en fournit dans son Introduction générale, La question de
l’individu à l’épreuve de l’histoire (ibid., p. 7-29).
53. Ian Wood montre que Grégoire de Tours manipulait les faits selon ses besoins
politiques et établissait des lieux de culte liés à sa famille, mais qu’il agissait avec une
telle discrétion qu’on a mis mille quatre cents ans à découvrir qu’il n’était en aucune
manière «naïf». Voir The individuality of Gregory of Tours, dans The World of Gregory
of Tours, édité par Kathleen Mitchell et Ian Wood, Leiden Brill, 2002, p. 29-46. Philippe
Buc affirme que les cérémonies servaient à «canaliser l’interprétation», ce qui implique
que les groupes, ainsi que les individus, avaient une idée claire de leurs propres intérêts.
Voir The Dangers of Ritual: Between Early Medieval Texts and Social Scientific Theory,
Princeton, Princeton University Press, 2001, p. 9, trad. fr. Dangereux rituel. De
l’histoire médiévale aux sciences sociales, Paris, PUF, 2003, p.11.

[44] passer outre la rhétorique et accéder directement au « vrai »


Grégoire ?
À notre avis, la question est mal posée. Les tropes sont précieux
justement parce qu’ils sont une partie intégrante de ce que nous
sommes habituellement. Nous sommes constitués par un tissu de
tropes, mais certains d’entre eux sont contradictoires : c’est pour
cette raison que les théoriciens parlent parfois du « moi fragmenté ».
La théorie du constructivisme social, qui a un certain fond de vérité,
explique comment nos concepts, ainsi que la façon dont on les
exprime, sont formés par les attitudes, arrangements et possibilités
d’expression dont on dispose régulièrement dans la vie (à l’école, en
famille, à cause de la tradition ou du vocabulaire de ses proches...).
La rhétorique « pure et simple » est l’essence même de la vie : les
platitudes facilitent la communication puisqu’elles ne nécessitent
aucune explication. Elles nous renseignent donc, au moins de façon
provisoire, sur nos pensées. Dans le domaine des émotions, William
Reddy a proposé le terme d’ « émotifs » pour décrire la façon dont
les tropes du discours affectif à la fois se renforcent et s’interrogent
au moment même où ils s’expriment54. À la manière des « performatifs
», des mots qui effectuent des transformations, les émotifs
provoquent des changements. Mais contrairement à ceux-là, qui
modifient le monde, ceux-ci modifient le « moi » qui les prononce.
Dire « je t’aime » est un trope rhétorique dont l’effet puissant est
ressenti non seulement par le destinataire du sentiment mais aussi,
plus important encore, par celui ou celle qui parle. C’est comme le
« brouillon » d’un « vrai » sentiment que le sujet parlant ne peut
jamais saisir en entier, mais qui est susceptible de modifications si le
locuteur essaie de nouveaux brouillons, ceux-ci basés également sur
le bric-à-brac du répertoire expressif dont dispose l’individu. Dans
ces versions ultérieures, on pourrait trouver parmi d’innombrables
possibilités des formulations telles que « je t’aime beaucoup » ou
« de toute façon, tu es sympathique ». Cette reformulation des émotions
ou des sentiments nous aide à nous définir nous-mêmes, au
moins l’espace d’un instant. Elle nous montre en même temps le
lien étroit entre notre être profond et les platitudes qui remplissent
nos vies.
Certes, il y a de ces lieux communs que l’on peut invoquer sans
être sincère : il faut donc lire nos sources avec soin, mais c’est là
tout le travail de l’historien. D’ailleurs, même un manque de sincérité
ou des mensonges délibérés peuvent être de précieuses sources
54. William M. Reddy, The Navigation of Feeling: A Framework for the History of
Emotions, Cambridge, Cambridge University Press, 2001, p. 96-110.

[45] d’informations sur les moeurs d’une société et sur la conception du


« moi ». Dans la biographie de saint Léger qui date du VIIe siècle, on
lit qu’Ébroïn, maire du palais, « dissimula » ses vrais sentiments : on
se rend compte alors que même au haut Moyen Âge, on comprenait
la distinction entre le moi intérieur et le moi extérieur55.
Examinons donc certains des moments de transition que l’on
retrouve dans les textes du haut Moyen Âge56. Nous soutenons que,
tels qu’ils sont représentés, ces moments montrent que les individus
sont à la fois conscients d’eux-mêmes et en proie à des émotions
intenses. On ne peut saisir que la rhétorique de l’émotion, sa représentation.
Pas plus. Cependant, si l’on accepte le concept d’émotifs
proposé par Reddy, la rhétorique nous suffit, car elle n’est autre que
le moyen par lequel on saisit ses propres émotions.
Nous ne commençons pas par saint Augustin puisque tous les
commentateurs lui reconnaissent une conception de soi très développée,
bien que certains (dont Weintraub) affirment qu’il n’avait
aucune conception de l’ « individualité ». Charles Taylor est typique
de ces derniers. Dans sa recherche des sources de la notion
moderne du « moi », il passe de Platon à saint Augustin, pour
lequel, dit-il, c’est Dieu qui révèle le « moi », puis il saute directement
à Descartes, pour qui le « moi » se construit de l’intérieur57.
Commençons donc par le pape Grégoire le Grand, cet homme
du VIe siècle qui, selon les arguments indiscutables de Robert Markus,
joue le rôle de Grenzgestalt, un personnage qui marque la frontière
entre l’Antiquité et le monde médiéval58. Grégoire, qui fut
pape de 590 à 604, soupirait après le monastère de sa jeunesse qu’il
se représentait dans sa mémoire comme un havre de paix où il
aurait pu s’abriter contre « les vains tumultes de pensée » qui
l’assaillaient après son accession à la papauté59. Mais en réalité,
d’après le récit de ses expériences dans ce monastère, ce ne fut pas
toujours un endroit tranquille. Tourmenté par de graves douleurs
55. Passio Leudegarii, 29, édité par Bruno Krusch, dans Monumenta Germaniæ
Historica, Scriptores Rerum Merovingicarum [MGH, SRM], 5, p. 310. Pour une plus
ample discussion de cette source, se reporter à Barbara H. Rosenwein, Pouvoir et passion.
Communautés émotionnelles en France au VIIe siècle, Annales HSS, 6, 2003, p. 1289.
56. Ces moments se rapprochent des expériences de « conversion », bien que tous ne
soient pas de telles expériences proprement dites. Voir Guerriers et moines. Conversion
et sainteté aristocratiques dans l’Occident médiéval, édité par Michel Lauwers, Antibes,
Éditions APDCA, 2002, qui fait parfois mention de la question du « moi ».
57. Charles Taylor, Sources of the Self: The Making of the Modern Identity, Cambridge,
Mass., Harvard University Press, 1989.
58. Robert A. Markus, Gregory the Great and His World, Cambridge, Cambridge
University Press, 1997, p. XII.
59. Grégoire le Grand, Registrum Epistularum, I, 5, édité par Dag Norberg, Corpus
Christianorum Series Latina, 140, p. 6.

[46] intestinales tout au long de sa vie, Grégoire se souvient d’un samedi


saint particulièrement noir où il ne pouvait jeûner avec les autres
moines60. Exclu des pratiques ascétiques de la communauté, humilié
par le constat que « même les petits enfants » se passaient de nourriture,
il raconte : « Moi (ego) qui ne pouvais jeûner, je fus pris de
défaillance, plus de chagrin (moerore) que de faiblesse. » Il se déclare
« triste ». Membre de la communauté, à ce moment-là il est dans
l’incapacité de participer pleinement aux pratiques de celle-ci, ce
qui l’émeut profondément. Mais la solution ne tarde pas à se présenter.
Il supplie son confrère, Éleuthère, un homme connu pour
l’efficacité de ses prières, de demander à Dieu de lui donner la force
de jeûner. Il poursuit: «En écoutant sa bénédiction, mon estomac
reçoit une telle force que ma mémoire oublie totalement nourriture
et maladie. J’en suis ébahi : qu’est-ce que j’étais ? qu’est-ce que je
suis maintenant (quis essem, quis fuerim) ? » Il annonce en fait que la
transformation est telle que « je ne reconnais plus rien en moi de ce
que je me rappelle ». Son statut change : il n’est plus étranger à la
communauté mais fait à nouveau partie d’elle. Il décrit ce moment
comme une prise de conscience de lui-même, comme en témoignent
l’emploi du pronom ego et les tentatives répétées de trouver un sens
à son être profond par le moyen du verbe esse. En même temps,
c’est un moment intense, marqué par des émotions telles la peine, la
douleur, l’émerveillement. Finalement, ce récit permet à Grégoire
non seulement de s’assimiler à la communauté des moines mais
aussi de devenir l’intermédiaire par lequel Éleuthère s’assimile à la
communauté plus importante des hommes saints au paradis. Il conclut
: « Cela se fit pour que j’éprouvasse en ma personne (in me)
qu’ils devaient être vrais aussi, les miracles d’Éleuthère auxquels je
n’avais pas assisté. »
Grégoire est capable également de décrire les instants de révélation
de soi-même vécus par autrui. Un homme de Dieu (vir Dei), du
nom de Florent, avait un ours qui le servait et l’accompagnait partout61.
Le Diable, jaloux de sa renommée, poussa quatre hommes,
disciples d’un autre homme saint, à tuer l’ours. D’abord, Florent ne
ressent que de la peine : « Alors il s’adonne à des lamentations,
déplorant la méchanceté des frères encore plus que la mort de
l’ours. » Mais par la suite, la douleur fait place à la colère et il profère
une malédiction: «J’espère en Dieu tout-puissant que dans cette vie,
aux yeux de tous, ils recevront le châtiment de leur méchanceté.»
60. Le récit se trouve dans Grégoire le Grand, Dialogues, III, 33, 7-9, édité par Adalbert
de Vogüé, traduit par Paul Antin, Sources chrétiennes, 260, p. 398-399.
61. Le récit se trouve dans ibid., III, 15, 2-8, p. 314-320.

[47] Les hommes trouvèrent la mort peu après. Grégoire analyse l’effet
que cela produit sur Florent : « Ce fait bouleverse complètement
(expavit) l’homme de Dieu Florent, qui tremble (pertimuit) d’avoir maudit
les frères. Tout le reste de sa vie, il pleura (flebat) d’avoir été pris
au mot. Il s’exclama, se disant cruel (se crudelem) et meurtrier (se...
homicidam) à cause de leur mort. » Il ne s’écrie pas : « Qui suis-je ? qui
étais-je ? », mais cet événement lui permet de « se connaître », ou du
moins de connaître un côté de lui-même jusqu’alors inconnu. Il n’a
d’ailleurs que trop conscience de ce que signifie cette nouvelle
connaissance de lui-même. Dans cette soi-disant « culture de honte »
[shame culture] du haut Moyen Âge, la réponse de Florent témoigne
clairement d’un sentiment intérieur de culpabilité. En faisant face
aux conséquences de ses mots, il n’est condamné que par lui-même.
L’heureux vir Dei, qui autrefois « menait une vie toute de simplicité et
de prière », assume désormais un nouveau rôle, celui de pénitent. La
transformation s’accompagne de douleur émotionnelle et crée un
nouveau sentiment d’identité personnelle.
Passons maintenant à un autre Grégoire, en l’occurrence l’évêque
de Tours (mort vers 594). De nature peu introspective, ce Grégoire
fait pourtant référence à lui-même à plusieurs reprises. Dans ses
Miracles de saint Julien, exactement au milieu des 50 chapitres que
comporte le texte, on trouve le récit de sa propre guérison. Dans un
chapitre qui s’intitule « De mon mal de tête » il raconte l’un des pèlerinages
qu’il fit avec sa famille à la tombe de saint Julien à Brioude.
La joie (gaudium) que les pèlerins ressentent d’habitude s’est vite
évanouie, dit-il, quand une insolation lui a donné un affreux mal de
tête. Fiévreux, il ne peut ni manger ni parler. Pendant trois jours, ils
continuent leur route et parviennent enfin à l’église de Saint-Ferréol,
située près de la source où saint Julien fut décapité. « En arrivant là,
je m’adonnai à des prières, je bus l’eau, me rafraîchis la bouche,
trempai la tête et tout de suite, [...] une fois la douleur partie, je m’en
allai en parfaite santé et, heureux (laetus), j’entrai [dans l’église de
Saint-Julien] et allai jusqu’à sa tombe. »62
Il y a dans cet épisode deux assimilations. La première, au début
et à la fin du récit, lorsque Grégoire s’identifie aux pèlerins, à tous les
pèlerins mais plus précisément à sa famille qui se rendait tous les ans à
la tombe du saint. La seconde, au milieu du récit, lorsqu’il s’identifie à
Julien, de sorte que l’endroit où le martyr fut décapité devient celui où
la tête de Grégoire est guérie. Comme il le fait remarquer, il est bien
plus béni que les autres pèlerins parce que le saint « daigna me soigner
par son pouvoir alors que je ne méritais pas encore de voir sa
62. Grégoire de Tours, De virtutibus S. Iuliani 25, MGH, SRM, 1/II, p. 125.

[48] tombe»63. Comme Florent, il ne demande pas : «Qui suis-je ? qui


étais-je?», mais l’épisode l’aide à se définir. Il assume le rôle que lui
lèguent les traditions de sa famille. Il y ajoute le modèle de Julien
lui-même et devient le favori du saint. En d’autres termes, Grégoire
accroît son respect de soi en imitant un modèle admiré.
Dans les oeuvres de l’évêque de Tours, on trouve une deuxième
scène de définition de soi. Cette fois il ne s’agit pas pourtant de
Grégoire lui-même, mais d’une conversation intime entre deux
époux pendant leur nuit de noces. Les larmes de l’épouse tiennent
son mari éveillé toute la nuit. Elle s’explique enfin : « Si je pleure
chaque jour de ma vie, cela suffira-t-il pour laver mon coeur de
toute cette douleur ? Car j’avais résolu que mon corps resterait pur
pour le Christ et qu’aucun homme ne le toucherait. »64 Ému par ces
sentiments, l’époux consentit à un mariage chaste. C’est une scène
chargée d’émotion. La jeune fille est «extrêmement triste (contristata)»,
elle «pleure amèrement (amarissime flebat)», elle pousse des
soupirs, disant «Pauvre de moi» (vae mihi !) parce qu’elle n’ira pas
au paradis que le Seigneur lui avait promis. Grégoire ne se trouve
manifestement pas dans la chambre nuptiale, mais il se représente la
scène comme s’il était présent parce qu’elle a un sens précis pour
lui. L’épouse s’identifie clairement à un modèle de mariage que
l’évêque connaît bien : Paulin de Nola, qui figurait parmi ses
connaissances65, avait renoncé aux relations sexuelles avec sa femme,
et d’après le récit de Grégoire, l’évêque Réticius avait été uni à son
épouse uniquement par les liens de l’amour spirituel66.
Le moi émotionnel dans cette scène est celui de la mariée. Il se
révèle non pas parce que c’est elle qui s’identifie progressivement à
un modèle. Cela s’était fait bien avant – comme en témoigne la
déclaration « J’avais résolu que mon corps resterait pur » – et pour
elle, la crise consiste en l’imposition d’un modèle (le mariage fertile)
et d’un rôle (celui de mère) auxquels elle s’oppose. Cependant, pour
l’économie de l’histoire, il est surtout important que la déclaration
de ses objectifs et sentiments émeuve suffisamment son mari pour
qu’il adopte le modèle qu’elle a choisi. « Je ferai ce à quoi vous
m’exhortez », dit-il.
Nous prenons comme dernier exemple la Vie de saint Odon de
Cluny de Jean de Salerne, qui date du Xe siècle. Écrit à la première
personne, le texte se veut le récit autobiographique de l’enfance du
63. Ibid.
64. Grégoire de Tours, Libri Historiarum X, 1. 47, MGH, SRM, 1/I, p. 30-31.
65. Grégoire fait mention de Paulin dans ibid., 2. 12, p. 62, et 10 . 31, p. 529.
66. Grégoire de Tours, Liber in gloria confessorum, 74, MGH, SRM, 1/II, p. 342.

[49] saint. L’histoire est plutôt banale jusqu’au moment où Odon est
envoyé dans la maisonnée de Guillaume d’Aquitaine pour devenir
guerrier. Il dit: «Abandonnant mes études littéraires, je m’adonnai
à la chasse. Mais le Tout-Puissant, qui offre le salut à ceux qui n’en
veulent pas [...], commença à me terrifier (terrere) pendant que je
dormais. Il me montra la vie vouée au mal que j’avais choisie et surtout
Il transforma la chasse en épreuve exténuante.» Il prie et
supplie la Vierge: «Ouvre tes oreilles à ma prière. Je crains fort
(vehementer expavesco) que ma vie ne déplaise à ton fils.» Aussitôt
après, il est frappé par un mal de tête débilitant et continu. Pour
Odon, le bon modèle de vie est celui de saint Martin, un guerrier
du IVe siècle qui était devenu moine. L’épisode dans son ensemble
indique qu’Odon devait, lui aussi, renoncer à la vie militaire. Par
ailleurs, dans un moment de faiblesse son père l’avait dédié, encore
bébé, à saint Martin. Il poursuit: «Je compris qu’il n’y avait qu’un
seul remède: il fallait fuir, haletant, vers celui à qui j’étais voué sans
le savoir afin de le servir en portant la tonsure.»67
Odon non plus ne pose pas la question: «Qui suis-je? qui
étais-je?» Comme beaucoup de personnes, il n’a pas besoin de le
faire. Il découvre qui il est au cours d’un processus émotionnel et
douloureux, qui vient selon lui de l’extérieur, initié par la volonté de
Dieu et de saint Martin. «Vous voyez, dit-il à son biographe, que je
n’ai fait aucune bonne action de mon plein gré.» Peut-on voir en
cela une conception de soi? Comme l’a fait remarquer William
James il y a longtemps, il existe de nombreuses conceptions de soi.
L’une d’entre elles est le «moi social» (le terme est de James) ou
«le moi dans la glace» (terme de Charles Horton Cooley) qui est
façonné par notre perception du regard des autres:
En imagination on perçoit dans l’esprit d’autrui une réflexion sur notre
apparence, nos manières, nos objectifs, notre caractère, nos amis, et
ainsi de suite. Cela nous touche à différents degrés. Une telle idée de
soi semble être composée de trois éléments principaux: la façon dont
on s’imagine notre apparence pour l’autre, la façon dont on s’imagine
le jugement qu’il porte sur elle, et un sentiment tel que la fierté ou la
mortification où se manifeste le «moi»68.
Si l’on remplace l’ «autre» par «Dieu», il y a là une description
fort utile de la façon dont on peut définir le «moi» au haut
Moyen Âge.
67. Jean de Salerne, Vita S. Odonis, 1. 8-9, PL, 133, col. 47-48.
68. Charles Horton Cooley, Human Nature and the Social Order, New York, Schocken,
1922, p. 184. Pour le « moi social » se reporter à William James, The Principles of
Psychology, vol. 1, New York, Henry Holt, 1890, chap. 10.
[50] Caroline Bynum trouve difficile d’admettre le mot «individu»
pour les médiévaux puisqu’ils ne pouvaient se concevoir eux-mêmes
sans Dieu: ils n’étaient jamais pleinement autonomes. Mais l’être
autonome est une fiction moderne. Steven Lukes l’appelle l’ «individu
abstrait», un concept qui florissait selon lui entre «le milieu
du XVIIe et le début du XIXe siècle»69. Il est lié aux notions de contrat
social et d’utilitarisme. Ce fait est de première importance: les définitions
de soi s’intègrent dans des schémas plus larges. Si le but est de
comprendre les êtres humains comme on le fait des billes de roulement
(ce fut l’un des objectifs de la révolution scientifique), on définit
les individus comme des entités séparées, indépendantes. Bien que
Lukes estime que la notion abstraite d’individualisme «ne précisait ni
une valeur ni un idéal, mais envisageait plutôt une façon de concevoir
les choses», le concept était, et reste, étroitement lié aux objectifs
de ceux qui veulent comprendre la société comme une machine où
les hommes sont comme les dents d’engrenage, tous égaux pour ce
qui est de leur nature, leurs droits, leurs capacités et leurs besoins70.
Les auteurs du haut Moyen Âge étaient en général des clercs et ils
avaient une idée précise du but qu’ils souhaitaient atteindre: la
«patrie céleste», la «vie à venir»71. On doit à la psychologie cognitive
contemporaine la reconnaissance que les valeurs et les objectifs
ne peuvent être dissociés des émotions et de leur expression. Un stimulus
donné (interne ou externe) est perçu comme étant favorable ou
non aux projets de l’individu, ce qui provoque l’émotion. Comme l’a
dit Magda Arnold, pionnière de ce paradigme: «Percevoir ou saisir
une chose signifie que je sais comment elle est en tant que chose, mis
à part l’effet qu’elle peut avoir sur moi [...]. Pour éveiller une émotion,
je dois estimer que l’objet agit effectivement sur moi, qu’elle me
touche personnellement en tant qu’individu ayant une expérience et
des objectifs particuliers»72. Rien d’étonnant donc à ce que les
auteurs du haut Moyen Âge fassent état d’émotions ou se les imaginent
précisément dans ces moments où ils se croient à deux doigts
d’atteindre le but de la patrie céleste (ou encore lorsqu’ils pensent ne
jamais y arriver). Il s’ensuit qu’ils se découvrent au même instant.
Citons Seymour Epstein à ce propos: «En considérant les événements
qui donnent naissance à des émotions, on peut inférer les schémas
significatifs de la conception de soi d’un individu», et il est évi-
69. Steven Lukes, Individualism, op. cit. (n. 3), p. 74-75.
70. Ibid., p. 73.
71. Grégoire le Grand, Dialogues, I, Prol., 9, p. 16.
72. Magda B. Arnold, Emotion and Personality, vol. 1: Psychological Aspects, New
York, Columbia University Press, 1960, p. 171. Voir aussi Keith Oatley, Best Laid
Schemes : The Psychology of Emotions, Cambridge, Cambridge University Press, 1992.

[51] dent que cela vaut également pour l’individu lui-même73. Charles
Taylor n’a pas tort de dire que le «moi médiéval» que nous retrouvons
chez saint Augustin est défini de l’extérieur, par «la révélation
de Dieu». Mais il se trompe en pensant que l’histoire s’arrête là et
qu’il faut attendre Descartes pour qu’on en reparle. En réalité, elle ne
faisait que commencer puisque la «révélation» se faisait à des
moments de crise profondément personnels, des moments divers,
variés et lourds de sens. Pour l’historien, l’essentiel réside dans la
nature de ces crises, leur influence sur l’itinéraire de la vie d’un individu,
et surtout dans la façon dont le moi émotionnel (réel ou fictif)
les vit ou plutôt comment il les raconte par la suite.
En guise de conclusion: nos conceptions du «moi» ne sont en
aucune manière des vérités éternelles mais plutôt des constructions
historiques et sociales. Jusqu’à une époque récente, les historiens ont
eu tendance à peu se servir de ces constructions pour arriver à une
vraie définition de la question. Libérés de ces contraintes, nous pouvons
désormais non seulement entreprendre une nouvelle étude du
«moi» mais encore ajouter de nouvelles dimensions au concept
lui-même. Nous aimerions suggérer qu’au haut Moyen Âge le
« moi » se faisait (souvent) sentir; c’était un moi émotionnel que
l’on ressentait le plus vivement lorsqu’on faisait précisément ce que
tous les historiens du «moi» depuis Burckhardt ont dénigré: refuser
sa singularité pour s’identifier à une catégorie.
Traduction: C. S. Heppleston.
Barbara H. Rosenwein est professeur d’histoire à Loyola University Chicago.
Elle a publié: Negotiating Space: Power, Restraint, and Privileges of Immunity in
Early Medieval Europe, 1999; To Be the Neighbor of St. Peter : The Social Meaning of
Cluny’s Property, 909-1049, 1989; Rhinoceros Bound: Cluny in the Tenth Century,
1982. Elle a abordé pour la première fois l’étude des émotions au Moyen Âge
dans: Anger’s Past: The Social Uses of an Emotion in the Middle Ages, 1998. Sur ce
thème elle a également publié: «Pouvoir et passion. Communautés émotionnelles
en Francie au VIIe siècle», Annales: Histoire, Sciences sociales, 58/6, 2003,
p. 1271-1292, et «Worrying about Emotions in History», American Historical
Review, 107, 2002, p. 821-845. Elle prépare actuellement un nouveau livre:
Emotional Communities in the Early Middle Ages.
73. Seymour Epstein, Commentary: The self and emotions, dans Identity and Emotion.
Development through Self-Organization, édité par Harke A. Bosma et E. Saskia Kunnen,
Cambridge et Paris, Éditions de la Maison des Sciences de l’Homme, 2001, p. 60.
Epstein répond à un article de Nico H. Frijda, The Self and Emotions, dans ibid., p. 39-57,
dans lequel ce dernier soutient que les émotions ne participent pas forcément au concept
de soi.

[52] RÉSUMÉ
L’historiographie du «moi» la plus répandue reste encore soumise à des définitions
datant du XIXe siècle. Elle pense au mieux que la conscience de soi émerge
durant un long XIIe siècle, qui commence vers 1050. Cet article recense et critique les
défenseurs de ce point de vue. Pour ce faire, il traite d’un sens du «moi», le «moi
émotionnel», et démontre son existence au haut Moyen Âge. Les moments où les
gens de cette époque se sont vus eux-mêmes (ou ont imaginé les autres) se convertir
à un modèle ont été des expériences révélatrices du «moi» au cours desquelles, de
façon privilégiée, ils ont été conscients d’eux-mêmes comme êtres sensibles.
Mots clés : Haut Moyen Âge, histoire des émotions, société, individu, conscience
de soi.
ABSTRACT
The current historiography of the medieval self, still dependent on nineteenth-
century definitions, finds a sense of self emerging, at best, during the long
twelfth century that began c. 1050. This article surveys and critiques the purveyors of
this view. It then turns to one sense of self – an « emotional self » – that certainly
existed in the early Middle Ages. The moments in which early medieval people saw
themselves (or imagined others) converting to a model were self-revelatory experiences
in which people were exceptionally aware of themselves as feeling beings.
Key words : Early Middle Ages, History of emotions, society, individual, sense of
self.

[01/11/2016]

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