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Clémentine ROQUES

Le Cool,
Un autre langage pour le jazz
Mémoire de Maîtrise
Sous la direction de Makis Solomos
Université Paul Valéry - Montpellier III - Département musique
Septembre 2002

Table des matières


Remerciements 3

INTRODUCTION 4

1. CREATION D’UNE SENSIBILITE 6

1.1. LE NOUVEAU MONDE 6


1.1.1. L’ESCLAVAGE 8
1.1.2. LA SEGREGATION RACIALE 12
1.1.3. LA RELIGION 14
1.2. GENESE DE LA CULTURE AFRO-AMERICAINE 16
1.2.1. SOURCES DU JAZZ 17
1.2.1.1. Les chants de travail 18
1.2.1.2. Les chants religieux 18
1.2.1.3. Le blues 20
1.2.1.4. Des minestrels aux ragtimes 22
1.2.2. BIRTH OF THE JAZZ 23
1.2.3. CARACTERISTIQUES DU JAZZ 24
1.2.3.1. Le jazz en profondeur 25
1.2.3.2. Les éléments musicaux du jazz 25
1.2.3.3. Le jazz évolutif 28
1.3. EN AMONT DU COOL 31
1.3.1. LE JAZZ SE DEFINIT 31
1.3.2. HAWKINS, VERS LE BOP 33
1.3.3. YOUNG, VERS LE COOL 35

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1.3.3.1. Quelques traits de caractère 35
1.3.3.2. Le chant du poète 36
1.3.3.3. Subtile détente 37
1.3.3.4. Influences et Lestérisme 38

2. INITIATEURS SENSIBLES 40

2.1. TO COOL OR NOT TO COOL ? 40


2.1.1. PROBLEMES DE DEFINITION 41
2.1.1.1. Plusieurs alternatives 41
2.1.1.2. Contre-pied cool 42
2.1.1.3. American way of life et contre culture 43
2.1.2. LENNIE TRISTANO 47
2.1.2.1. une explication commerciale 47
2.1.2.2. La leçon de Lennie Tristano 49
2.1.2.3. Transformations tristaniennes 51
2.1.3. MILES DAVIS 53
2.1.3.1. “ L’homme qui marchait sur des coquilles d’œuf ” 53
2.1.3.2. Le cool en gestation 54
2.1.3.3. Birth of the cool 55
2.2. JAZZ WEST COAST 59
2.2.1. A L’OMBRE DES PALMIERS 60
2.2.1.1. Histoire de voir 60
2.2.1.2. Emergence d’un jazz blanc 62
2.2.2. WOODY HERMAN 65
2.2.2.1. Lester’s brothers 65
2.2.3. STAN KENTON 67
2.2.3.1. Artistry in... 68
2.2.3.2. Progressive Jazz 69
2.2.3.3. Innovations in Modern Music 70

3. SENSIBILITÉS CRÉATRICES 72

3.1. STÉRÉOTYPES 72
3.1.1. ART PEPPER’S MEMORIES 72
3.1.2. CHET BAKER 75
3.1.2.1. Les influences 75
3.1.2.2. Délicate résonance 76
3.1.3. CONTRE-EXEMPLES AU LIGHTHOUSE 77
3.2. UN AUTRE LANGAGE 78
3.2.1. SONS ET LUMIERES 79
3.2.1.1. Stan Getz, “ The Sound ” 80
3.2.1.2. Gerry Mulligan 81
3.2.2. AVANT - GARDE 84
3.2.2.1. Modern Sounds 84
3.2.2.2. Les trois mousquetaires 86
3.2.3. VERS LA MUSIQUE SAVANTE OCCIDENTALE 89
3.2.3.1. Dave Brubeck 90

2
CONCLUSION 92

RESUME - ABSTRACT 96
ANNEXES 97
EXEMPLES MUSICAUX - CASSETTE 105
BIBLIOGRAPHIE 107
DISCOGRAPHIE 110
INDEX DES NOMS PROPRES 111
INDEX CONCEPTUEL 113

REMERCIEMENTS

J’aimerai remercier tout particulièrement mon directeur de recherche, Makis Solomos,


grâce à qui cette année “ d’apprentissage de la liberté ” - selon ses propres termes - ne s’est
pas limitée à la simple rédaction d’un devoir de maîtrise.
Et comme la liberté ne s’acquiert pas sans l’aide précieuse d’êtres qui nous sont chers,
je remercie également mes amis Coralie et Luciano, mes parents Alyx et Herman, ma soeur
Delphine, ainsi que Thaïs, Elodie et Julien.

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INTRODUCTION

Il est intéressant de constater dans le jazz - et dans beaucoup d'autres musiques


également - les liens qui existent entre cet art et le contexte socioculturel dans lequel il prend
naissance. Et ces liens paraissent évidents lorsque l’on envisage la musique comme une
manifestation de la sensibilité des êtres qui la produisent, et la sensibilité comme une faculté
d’expression et de réaction de l’homme par rapport au milieu dans lequel il vit.
La genèse et par la suite l’évolution du jazz sont, de ce point de vue, en étroite
corrélation avec les aléas de la société américaine. Cette société va, d’une certaine manière,
façonner les structures mentales, mais sans pour autant les embrigader. En effet, les personnes
vivant dans un certain milieu en sont imprégnées et réagissent par rapport aux valeurs et
codes instaurés par celui-ci, mais tout en gardant leur intégrité et leur originalité d’être unique
parmi la masse. La sensibilité de ces personnes, naissant du contact à la société et à
l’éducation, va ensuite se mettre au service de leur expression ou, le cas échéant s’ils sont
musiciens, au service de leur musique.
Le jazz est directement issu de ce phénomène. Cependant, les conditions dans
lesquelles il évolue laissent à penser qu’il est le fruit de la sensibilité noire en particulier. Mais
pouvons-nous vraiment dire que les Noirs ont une sensibilité spécifique ? D’autre part, les
noms de jazzmen blancs ne manquent pas. Le jazz semble donc n’avoir aucune appartenance.
Pourtant, quelques cinq décennies après son avènement, nous entendons dire que le
jazz est d’essence noire, et par conséquent ne pourrait être joué que par les représentants de la
communauté afro-américaine. Or, le jazz est-il seulement une musique pure ? Les musiciens
issus d’autres cultures et dont l’histoire diffère de celle des Noirs américains ne peuvent-ils
pas saisir, eux aussi, l’esprit du jazz ? Le jazz se présente-t-il sous une forme unique ?
Ainsi, depuis sa conception à la fin du dix-neuvième siècle, le jazz n’a cessé - tout au
long de son histoire - de soulever divers problèmes, représentant autant d’obstacles à toute
tentative de définition objective. Il paraît donc nécessaire d’abreuver notre curiosité aux
sources du jazz, afin de pouvoir se faire une idée quant à sa véritable nature.
Les origines de la culture afro-américaine se situent sans doute aux abords du
Nouveau Monde, berceau de ce qui sera plus tard les Etats-Unis d’Amérique. La genèse du
jazz serait donc directement liée à la rencontre, certes douloureuse mais fertile, des colons
venus d’Europe avec leurs esclaves africains. Quelques temps après sa naissance, le jazz a

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évolué et semble se scinder tout au moins en deux formes d’expression, l’une est fiévreuse,
l’autre rafraîchissante.
L’incandescence, qui paraissait être une des marques les plus évidentes du jazz, perd
de sa suprématie au profit d’un langage plus décontracté. Les problèmes liées à cet état de fait
sont nombreux et bousculent l’image que l’on avait jusqu’à présent du jazz. De nouveaux
questionnements surgissent alors : quelques degrés en moins trahiraient-ils son caractère ? Le
cool pourrait-il se substituer au hot sans pour autant dénaturaliser le jazz ? A priori ces deux
manières d’envisager le jazz s’opposent, mais ne seraient-elles pas tout simplement
complémentaires ? Et que signifie réellement le terme cool ? L’apprécions-nous à sa juste
définition ? Où et comment les initiateurs du cool ont-ils puisé leur inspiration ?
Plusieurs musiciens, dans les années 1950, ont expérimenté cette forme d’expression.
Elisant domicile tant sur la côte Est que sur la côte Ouest, les protagonistes de cet autre
langage ont-ils créé un courant pouvant constituer une véritable école du cool ? L’exemple de
quelques-uns d’entre eux sera peut-être susceptible de nous éclairer.
Fut-il bénéfique pour le jazz ? Quels sont ses apports ? Le jazz ne serait-il pas
finalement multiple ?

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1. Création d’une sensibilité

Les premières données d’une culture afro-américaine et en l’occurrence du jazz


prennent racines dans la rencontre fertile mais douloureuse de deux populations, placées dès
le départ, sur un pied d’inégalité.
L’histoire du jazz et des sensibilités va naître ainsi au sein de l’Amérique coloniale qui
laisse entrevoir les prémices d’une politique et d’une économie capitaliste entraînant, dans ses
rêves fous de richesses, l’asservissement de tout un peuple. L’esclavage et ses suites resteront
par ailleurs dans les esprits sous la forme d’une marque cruelle et indélébile qui trouvera son
exutoire dans l’art et notamment la musique.

1.1. Le Nouveau Monde


A l’origine de l’esclavage, il y a la ségrégation raciale et si celle-ci a existé et existe
encore, c’est pour une raison simple. Elle prend naissance lorsqu’un groupe d’individus se
proclame délibérément supérieur par rapport à un autre groupe d’individus. Les motifs d’une
telle décision se basent sur une différence apparente et intolérable, pour l’intéressé, de couleur
de peau s’accompagnant généralement d’une différence de religion ou de mœurs. Pourtant,
“ aucun critère anatomique ou physiologique précis n’a jamais pu donner le moindre
fondement racial à des communautés d’ordre linguistique ou d’ordre idéologique ”. [Malson
Lucien (1983) : 21]
En outre, cette autoproclamation abusive, dans le contexte même du genre humain, n’a
aucun fondement objectif quand on connaît l’étendue des particularités qui rend chaque être
unique et dont la couleur de peau n’est pas la plus significative... mais simplement la plus
visuelle !

Ce phénomène s’exprime dans toute sa splendeur sur les terres du Nouveau Monde
(entre autres...), là où coexistent deux peuples, inévitablement et réciproquement haineux, que
la nature a tout fait (a priori) pour séparer : les uns sont blancs, les autres noirs.
L’homme a toujours cherché à faire des classifications, des tableaux et des hiérarchies
mettant en valeur telle ou telle caractéristique des uns par rapport aux autres. En l’occurrence,
se fut les Blancs, qui éprouvèrent le besoin de se sentir supérieurs face aux Noirs et qui
s’adonnèrent à ce genre de démarcations avantageant, bien sûr, leurs seules et propres
particularités.

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Pourquoi un tel besoin ? Créer une race supérieure implique nécessairement, créer une
race inférieure. Et qui dit inférieure dit facilement soumissible, à volonté et sans remords. A
partir de là, il n’est pas difficile d’imaginer l’entreprise d’esclavagisme qui s’ensuivit. La
supériorité des Blancs justifiait ainsi l’esclavage, opération que l’on qualifierait aujourd’hui
sans hésiter de crime contre l’humanité.
Mais une question majeure subsiste : pourquoi vouloir justifier l’esclavage ? Au nom
de quoi ? Devenir acteur d’un tel crime suscite tout de même au préalable une mûre réflexion
quant à la nécessité et l’intérêt véritable de l’acte en question. Or plusieurs milliers d’hommes
noirs subiront la cruelle réalité de l’esclavage, on en conclut que le bénéfice des hommes
blancs était largement assez conséquent pour mener à bien cette entreprise.
C’est ainsi qu’ “ un engrenage fatal devait conduire progressivement des hommes et des
femmes, ni meilleurs ni pires que d'autres, à asservir une race entière à leur seul profit, en
dépit de leur morale, au mépris des principes mêmes de leur religion ” [Langel René (2001):
77].
Aussi, on s’aperçoit que la différence de couleur n’était qu’un prétexte à leur supériorité
et donc à l’esclavage, qui lui, rapportait aux bourreaux des sommes très avantageuses.
D’ailleurs, “ économistes et sociologues marxistes ont montré que l’esclavage ne fut
conséquence ni de l’“ infériorité ” des Noirs, ni de la “ perversité ” des Blancs: il s’est agi
uniquement d’une affaire très profitable pour les négriers, marchands et éleveurs d’esclaves,
inégalement rentable pour les planteurs américains. Les arguments racistes ont été produits
après coup, pour justifier la loi du profit, et diffusés pour la perpétuer ”. [Carles Philippe /
Comolli Jean-Louis (2000) : 131].

Il reste une remarque importante à faire. Blancs et Noirs ont toujours été ainsi
différenciés pour les raisons précitées, “ comme une nuit qui s’opposerait au jour ” [Malson
Lucien, (1983) : 51] et cette habitude mène bien souvent à un non-sens définissant les Noirs
comme des êtres spontanés, sensuels, sincères, candides voire primitifs et les Blancs comme
des êtres au contraire réfléchis, sophistiqués, dominateurs, profiteurs, conquérants, vénaux
voire “ méchants ”. Or l’histoire de ces deux populations montre qu’il en est bien autrement;
les Noirs peuvent être tout aussi cérébraux que les Blancs instinctifs et même naïfs.
Persévérer dans cette distinction montrerait à quel point les préjugés instaurés par la
ségrégation même persistent encore de nos jours et à quel point notre société conserve
irrévérencieusement le concept d’inégalité des races.

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Dépasser cet état de fait éliminerait donc les préjugés raciaux pour reconnaître enfin que
ces derniers ne sont que justifications habilement déguisées par les intéressés de manière à
faire progresser toujours plus haut la loi du profit et du capitalisme.

1.1.1. L’esclavage
L'esclavage est au centre d'une large entreprise destinée à alimenter l'Europe en
denrées incultivables au sein de son propre territoire (sucre, café, tabac, coton, indigo...): le
commerce triangulaire. L'Europe coloniale du XVIIème siècle avait alors la main mise sur la
côte Ouest de l'Afrique où elle faisait la cueillette (terme véridiquement employé pour
désigner l'enlèvement des Noirs) en échange d'armes, barres de fer, cuivre, tissus, produits
manufacturés dont les africains complices de la traite des Noirs raffolaient. Les nouveaux
détenus, embarqués dans les cargos via l'Amérique du Nord, seraient échangés contre les
denrées tropicales chères à l'Europe. Le voyage - qui durait parfois plusieurs mois - se
déroulait dans des conditions atroces et bien souvent les passagers succombaient avant
d'arriver à “ bon ” port.

L’asservissement des Noirs était une opération très rentable dans le Sud
particulièrement, car le climat favorisait la monoculture des sols. Cette manière unique de
travailler la terre tout au long de l’année ne demande aucune qualification professionnelle et
peut rapporter gros quand on possède une main d’oeuvre abondante, peu coûteuse et
corvéable à merci. “ Le principe même de l’esclavage excluait que l’on perdit du temps à
l’éduquer [lire: la main d’oeuvre] : le système ne pouvait survivre qu’en se gardant de
développer l’intelligence de ses victimes ” [Carles Philippe / Comolli Jean-Louis (2000) :
132].
Les esclaves, étant considérés comme des “ objets ”, des “ outils ” destinés au seul
profit des Blancs, n’avaient droit à aucune éducation, ni confort ou dignité; ils étaient
purement et simplement traités comme des animaux.
Les esclaves n'avaient en commun que leur couleur de peau. En effet, il existe en
Afrique une multitude d'ethnies attestant d'une diversité étonnante en ce qui concerne la
langue, les dialectes, la culture, les pratiques religieuses et rituelles. La communication entre
différents peuples était donc facilement corrompue et cela, les propriétaires blancs le
comprirent vite. Séparés dés l'embarquement, les membres issus d'une même ethnie se
retrouvaient seuls, incapables de communiquer avec leurs frères de couleur. Des familles

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entières furent éclatées puis éparpillées au quatre coins de la côte nord-américaine. Cette
méthode assurait un taux moindre, voire inexistant (au début), de révolte contre les Blancs.
Les Noirs se voyaient confisquer le moindre objet susceptible de troubler, d’une
quelconque façon, l’ordre établi et notamment les instruments de musique comme les
tambours avec lesquels ils auraient pu communiquer entre eux. Aucune langue, aucune
croyance ne pouvait ainsi survivre à ce véritable “ génocide culturel ” [Bergerot Franck
(2001) : 14].
L’esclavage va durer trois cent ans. Les Blancs se sentiront rapidement coupables face
à l’ampleur du phénomène, mais, enivrés par le profit, leur culpabilité sera vite déguisée, le
dit phénomène légalisé, et le mal dans l'inconscient prestement refoulé. C'est ainsi que
naquirent les codes de l'esclavage justifiant aux yeux de la morale l'asservissement de
plusieurs milliers d'hommes, et faisant disparaître le moindre remords par la même occasion :

“ George M. Stroud, un auteur américain qui étudia les législations des divers Etats sudistes,
résume de la manière suivante le statut de l'esclave:
- Le maître décide du genre et de la durée de travail auquel est soumis l'esclave.
- Le maître ne fournit à l'esclave nourriture et vêtements en qualité et en quantité que dans les
proportions qui lui paraissent nécessaires.
- Le maître peut infliger, à discrétion, toutes les punitions à son esclave.
- Le maître peut déléguer à qui il veut tous les droits qu'il exerce sur son esclave. [...]
- L'esclave étant un objet personnel, il peut à tout moment, si le maître le désire, être vendu, ou
hypothéqué, ou loué. [...]
- Un esclave ne peut être partie devant un tribunal, dans aucune espèce d'action contre son
maître, si atroce qu'aie pu être l'injustice qu'il ait subie.
- Les esclaves ne peuvent se racheter ni obtenir de changer de maître même si des traitements
cruels rendaient ce changement nécessaire pour leur sécurité personnelle.
- Les esclaves étant objets de " propriété ", s'ils sont insultés ou blessés par des tiers, leur
propriétaire peu intenter un procès et toucher des dommages. [...]
- L'esclavage est héréditaire et perpétuel.
A ces dispositions du droit coutumier réglant les rapports du maître et de l'esclave venait
s'ajouter une codification des relations entre l'esclave et son environnement social :
- Un esclave ne peut servir de témoin contre un Blanc, ni dans une affaire civile ni dans une
affaire criminelle. [...]
- Il n'a pas droit aux avantages de l'éducation.
- Les moyens de s'instruire moralement et religieusement ne sont pas accordés à l'esclave, au
contraire, les efforts des personnes charitables sont désapprouvés par la loi.
- On exige de l'esclave une soumission non seulement aux ordres de son maître, mais à la
volonté de tous les Blancs.
- Le code pénal des Etats où l'esclavage existe est beaucoup plus sévère envers les esclaves
qu'envers les Blancs.
- Les procès des esclaves accusés de crimes sont différents des procès que l'on intente aux
Blancs ” [Langel René (2001) : 78].

En 1776, les colons d’Amérique du Nord commencent à se sentir défavorisés par les
lois de la métropole. Aussi entreprennent-ils une guerre de libération des colonies tout en

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sachant que les bénéfices accumulés jusque là - grâce à la forte demande européenne en
produits issus de leurs plantations et au rendement exceptionnel qui résulte de
l’asservissement des Noirs - sont largement suffisants à leur autonomie.
“ Ainsi les Noirs - et plus précisément l’accaparement des profits tirés de leur
exploitation inconditionnelle - furent-ils l’une des causes profondes de l’indépendance des
Etats-Unis ” [Carles Philippe / Comolli Jean-Louis (2000) : 135].
La traite des Noirs devint illégale mais les planteurs n’abandonnèrent pas pour autant
leur main d’oeuvre dans la mesure où leurs bénéfices ne furent jamais aussi élevés qu’en cette
période. L’élevage du Noir se substitua à la traite afin de garantir une main d’oeuvre
constante, assurant ainsi un taux élevé de productivité. Ce pic de productivité s’explique
également par le développement de l’industrie textile et de l’invention de la machine à
égrainer le coton en 1793, qui libère de la main d’oeuvre pour le défrichage et la mise en
valeur de terres nouvelles.
La condition de vie des esclaves devint de plus en plus difficile et inhumaine car la
rentabilité - qui se voulait toujours plus élevée - exigeait un rythme constant dans le travail,
suscitant de la part des gardiens une discipline draconienne et une surveillance rapprochée.

Face à une propagande anti-esclavagiste naissante, les bénéficiaires de l’esclavage


cherchèrent à nouveau des raisons justifiant un tel traitement à l’égard de leur main d’oeuvre,
qu’ils trouvèrent dans la science ou la religion selon laquelle, par exemple les Noirs ne
seraient pas des créatures de Dieu. Une nouvelle constitution se basant sur ce genre
d’élucubrations se mit en place, la cour déclarant :
“ Les Noirs sont actuellement [...] une classe d’êtres subordonnés et inférieurs, qui ont
été soumis par la race dominante et qui émancipés ou non, restent assujettis à l’autorité de
cette race dominante; ils n’ont pas d’autres droits ou privilèges que ceux qu’estimeraient
devoir leur concéder le pouvoir ” [ibid. : 136].
“ Ainsi justifié par les lois, la religion et le profit, l’esclavage réduisait les Noirs à la
valeur monnayable qu’ils représentaient pour leur propriétaire. [...]. Les esclaves, écrit Herbert
Aptheker, sont des instruments de production; ils sont le moyen par lequel les hommes qui
possèdent les terres peuvent produire du tabac et du riz, du sucre et du coton, qu’ils écoulent
sur le marché mondial et qui leur reviendront sous forme de profit. C’est le profit et seulement
le profit qui doit être tiré de cette main d’oeuvre par les patrons propriétaires. Qu’importe les
souffrances, les horreurs qui en découlent ! Seul compte le profit toujours plus grand ” [ibid. :
137, 139].

La situation intolérable de l’esclavage prit fin en 1865 sur déclaration du président


Abraham Lincoln. On pourrait croire, à juste titre, que cette décision fut prise suite à un
constat humanitaire catastrophique; or, on comprendra, avec un peu de recul et d’honnêteté,

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que les grands capitalistes de ce pays se souciaient plus de leurs tendres revenus que de leur
morale !
Le Nord du pays s’est développé grâce à l’industrie plus qu’à la culture des sols car
ces derniers excluaient, climat oblige, la monoculture comme dans le Sud. Cette industrie
nécessite une main d’oeuvre qualifiée, c’est pourquoi le nord avait moins recours à
l’esclavage. Les Noirs étaient, dans le nord, domestiques de maison ou affranchis. Leur
condition d’êtres soumis était moins rude et leur espace de liberté plus grand. Or cette
économie par le biais de l’industrie n’était pas aussi profitable que la culture des terres par la
main d’oeuvre noire, peu coûteuse et donc très rentable. Le Sud avait l’exclusivité du marché
mondial et cela ne pouvait qu’installer des tensions entre les deux pôles du pays dans la
mesure où le nord se sentait largement défavorisé. Ce dernier reprit tête en ruinant son rival
par un moyen simple : l’abolition de l’esclavage, nerf de l’économie sudiste.
La guerre de sécession qu’entreprit le sud pour se détacher du Nord et conserver ses
droits quant aux bénéfices de l’esclavage engendra beaucoup de pertes humaines (noires et
blanches) et se clôt par la déclaration précitée du président (nordiste) Abraham Lincoln.
Pour argumenter le fait que tous les hommes blancs ne sont pas gouvernés par leurs
profits personnels, il est important de mentionner la volonté réelle et pour des raisons
humanitaires cette fois-ci, de personnes issues de la petite bourgeoisie que l’on appelle les
Quakers, d’abolir l’esclavage. Or, “ considérés comme des fanatiques, ils furent persécutés, et
même assassinés. Isolée de celle des autres Blancs, leur action allait cependant permettre aux
capitalistes du Nord - dans leur volonté de contrecarrer l’expansion des planteurs - de se
donner caution et justifications morales ” [ibid. : 144].
Enfin, il est triste de constater que l’humanité est régie par la loi du plus fort au
mépris même des valeurs morales.

L’abolition de l’esclavage va permettre à l’homme noir de passer du statut d’“ objet


personnel ” au statut de citoyen. Le fossé est immense et va semer le trouble au sein de cette
nouvelle société qui accueille du jour au lendemain un million d’hommes à part entière.
Comment intégrer tous ces anciens esclaves noirs devenus soudainement égaux des Blancs
dans le système social ? Comment les loger, leur fournir un travail et une éducation ? Cet état
de fait nécessitait un plan d’insertion qui allait demander des moyens monstrueux, impossible
à débloquer car le Sud était ruiné. Quant aux moyens réels, s’il y en avait, servaient d’autres
causes plus importantes...

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Si les Noirs pouvaient désormais participer pleinement à la vie politique et
économique, plus pour longtemps. Cette nouvelle liberté des Noirs allait sans aucun doute
nuire au système en question, édicté par les Blancs, quand on connaît l’humiliation et les
douleurs de l’esclavage. Il était normal que les Noirs aient leur mot à dire. Or, la loi du plus
fort use de tous les stratagèmes pour défendre son territoire. Les Blancs au pouvoir, jaloux de
leur système idéologique, trouvèrent sans problème des détournements pour statuer les Noirs
à leur désavantage, encore et toujours. C’est ce que l’on appellera la ségrégation raciale.

1.1.2. La ségrégation raciale


Le statut des Noirs a certes changé mais leur condition de vie restera tout aussi
misérable. Ils se voient restituer la liberté mais ne disposent d’aucun moyen pour en jouir
pleinement. Un Noir fraîchement affranchi ne possède rien, ni argent, ni biens personnels, et,
de surcroît, il n’est pas le bien venu dans le système. Certains Blancs penseront d’ailleurs à
renvoyer leurs anciens esclaves dans leur pays d’origine... Mais faire machine arrière était
impossible, les Noirs, eux aussi étaient devenus américains à part entière tout comme les
lointains colons immigrés d’Europe il y avait de ça trois cents ans. Il fallait donc faire avec.
Pour gagner leur vie, les Noirs - n’ayant pas plus de qualification qu’avant - n’avaient
d’autres choix que de se plier aux conditions imposées par leurs nouveaux supérieurs, ex
bourreaux d’esclave. “ Les esclaves d’hier devenaient des prolétaires. Obligés de s’endetter,
en même tant que les petits propriétaires blancs ruinés et dépossédés, ils découvrirent qu’ils
n’étaient sortis de la servitude que pour retomber dans la misère, le travailleur agricole restant
à la merci du planteur ” [Carles Philippe / Comolli Jean-Louis (2000) : 150]. Leur
réintégration était loin d’être gagnée.

En ce qui concerne leur insertion au sein du système politique, les détenteurs du


pouvoir semblent l’avoir omise ou plutôt l’avoir volontairement éradiquée. Le quinzième
amendement de la constitution, datant de 1870, précise que le droit de vote des citoyens des
Etats-Unis ne pourrait être refusé ni par les Etats-Unis ni par aucun des Etats en particulier
pour des raisons de race, de couleur ou de servitude antérieure. Or il n’était pas compliqué
d’édicter quelques lois selon lesquelles le Noir n’aurait aucune chance d’accéder au vote.
En voici quelques unes régissant ce qui s’appellera le vote conditionnel :
- Savoir lire et écrire. (en 1880, 70% des Noirs étaient analphabètes...).
- Faire preuve de sa capacité à comprendre le sens des articles de la Constitution.

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- Disposer d’une activité régulièrement rémunérée.
- Avoir payé l’impôt sur au moins 300 $ de biens personnels.
- Pour être inscrit d’office, être citoyen ou descendant de citoyen ayant voté en 1867
ou avant.
- Faire preuve de ses bonnes vie et mœurs.
- Le droit de vote est acquis aux soldats et à ces descendants, même s’il ne satisfait pas
aux autres conditions.
Il va de soit que les Noirs remplissaient rarement toutes les conditions requises, et si
les Blancs non plus (ça pouvait arriver, surtout en ce qui concerne l’aptitude à comprendre le
sens des articles de la constitution...), de toute façon, les mêmes conditions s’appliquaient
moins sévèrement à leur égard et ils obtenaient le droit de vote.
En 1896, 136 000 Noirs étaient inscrits sur les listes électorales et plus que 1300 suite
à la mise en oeuvre du vote conditionnel, en 1904.
Malgré leur affranchissement, les Noirs étaient dans les esprits, toujours considérés
comme des esclaves et des êtres inférieurs. L’autorité blanche ne pouvait qu’accentuer les
inégalités entre les deux races, car cela lui permettait d’exercer son pouvoir en toute
tranquillité sans devoir se soucier d’une éventuelle révolte noire (toujours sous-jacente
cependant). C’est ainsi que naquirent les lois Jim Crow (1877-1896), discriminatoires à
l’égard des Noirs. Elles stipulaient l’interdiction des mariages et des relations sexuelles
interraciales, la séparation dans les transports en commun et tous les lieux publics, voire
séparation également dans les cimetières. “ Certains Blancs pauvres analysèrent justement
cette entreprise de séparation des deux races : “ Si l’on vous maintient séparés, c’est parce
que, séparés, on peut mieux vous dépouiller de vos salaires. Si l’on vous pousse à vous haïr
les uns les autres, c’est parce que cette haine est la clef de voûte du despotisme financier qui
nous asservit tous, Blancs et Noirs. On vous aveugle et on vous trompe pour que vous ne
puissiez prendre conscience de ce système basé sur l’argent qui fait de vous tous des
mendiants” ” [Carles Philippe / Comolli Jean-Louis (2000) : 151].

La loi disait à propos du statut social des Blancs par rapport aux Noirs, “ séparés mais
égaux ” or, “ qu’une race veuille vivre séparée d’une autre implique une attitude de rejet, donc
de dominance, donc d’infériorité ” [Langel René, (2001) : 114].

Les Noirs se trouvaient à nouveau asservis, mais de façon indirecte et plus pernicieuse;
la ségrégation raciale prenait le relais de l’esclavage. Cependant des actes de violences leur

13
étaient toujours réservés. Ainsi, des sectes comme le ku klux klan - radicalement contre
l’émancipation des Noirs - se livrèrent à des lynchages, bastonnades, viols collectifs et autres
crimes pouvant faire planer un voile de terreur dans la population noire et si possible la
pétrifier dans la non-action.
Certains esclaves affranchis avant l’heure (1865), en fuyant vers le Nord ou ayant reçu
des faveurs inhabituelles de la part de leur propriétaire, réussirent à se qualifier et à accéder à
une sorte de petite bourgeoisie noire bien rangée et sortie d’affaire. Etonnamment, ce nouveau
statut leur procurait un orgueil qui les poussait, eux aussi à mépriser les noirs moins favorisés.
Des leaders noirs issus de cette nouvelle classe et “ reconnus par les dirigeants blancs
prêchaient la résignation : “ Travaillez dur, [...], apprenez un métier qualifié, préférez
l’enseignement technique à l’enseignement supérieur, gagnez de l’argent, devenez
propriétaires, abstenez-vous de faire de la politique, et vous vous ferez accepter par la société
américaine ”” [Carles Philippe / Comolli Jean-Louis (2000) : 153].
Les Noirs n’avaient décidément aucune chance de s’intégrer avec leurs propres idées
au sein même de cette société qui faisait tout pour les rejeter.

Mais, à présent, qu’en est-il des Noirs? Des Noirs en eux-mêmes? Nous avons
beaucoup parlé d’eux de façon indirecte, comme des personnes victimes d’une large opération
commerciale, dont les enjeux financiers ont nécessité leur asservissement et leur
déculturation, et pour laquelle ils n’avaient pas leur mot à dire mais simplement l’ordre
d’exécuter. Cependant, comme chacun sait, les Noirs en tant qu’êtres humains sont doués de
conscience et de sensibilité et leur besoin de s’exprimer, s’extérioriser ou s’affirmer se faisait
d’autant plus grand qu’ils étaient captifs. La moindre brèche qui pouvait s’apparenter à de la
liberté, et Dieu sait qu’ils avaient un espace d’évolution très réduit, leur servait donc à
exprimer leur (dés)espoir quotidien.
Et justement, en parlant du Créateur, la religion, entre autre, constituait pour les Noirs
une sorte d’échappatoire, leur permettant d’exprimer à leur guise une sensibilité nourrie des
cruels traitements de l’esclavage ou plus tard de la ségrégation raciale.

1.1.3. La religion
Après avoir cité les quelques caractéristiques économiques, politiques ou sociales du
Nouveau Monde, il en reste une qui joue un rôle très important dans la création de la culture
nord-américaine, la religion.

14
Tout d’abord, un petit retour en arrière est nécessaire pour bien comprendre le poids
qu’elle exerce sur le territoire américain.
Les immigrés qui vinrent peupler le Nord de l’Amérique n’étaient pas seulement des
colons envoyés par la métropole mais également des exilés par conviction. La motivation
principale de ces derniers était de pouvoir enfin construire à leur guise et selon leurs propres
critères, une société qui n’aurait pu tranquillement s’épanouir sur leur terre d’origine, car leurs
croyances et volontés - pour lesquelles ils étaient d’ailleurs persécutés - ne pouvaient
décidément pas s’accorder avec les institutions alors en vigueur.
Leurs convictions divergentes concernaient surtout le domaine de la religion. Leurs
pratiques religieuses étaient pour le moins extrémistes voire même totalitaires. Ils
n’acceptaient aucune autre forme de religion que la leur sur cette nouvelle terre, fraîchement
conquise au bénéfice, justement, de leur expression unique et absolue. Les nouveaux venus
devaient à ce propos, montrer patte blanche et démontrer leur adhésion et soumission aux
nouvelles lois édictées. Ces hommes faisaient preuve d'une orthodoxie protestante très stricte
et le Nouveau Monde représentait pour eux la consécration et l'épanouissement même de leurs
croyances. Ils créèrent alors des communautés idéales que l'on pourrait assimiler à des sectes
et dont le racisme et l'intolérance religieuse étaient les points noirs.
Une société largement puritaine se mis ainsi en place et s’efforça de faire régner sa
toute puissance sur l’ensemble du territoire en organisant des grandes campagnes de
christianisation. “ L’esprit d’évangélisation allait de pair avec la volonté d’expansion
coloniale. Aussi était-il de bonne logique que se constituassent de véritables missions de ceux
qui savaient, auprès de ceux qui ignoraient encore ” [Langel René (2001) :137].
Au cours des deux premiers siècles, durant lesquels le phénomène de l’esclavage
n’était encore que de faible amplitude, la promiscuité entre les planteurs et leur main d’oeuvre
noire a favorisé un premier contact avec la religion protestante car les prières se faisaient en
commun. Peu à peu, les Noirs s’attribuèrent ces rites qu’ils pratiquèrent bientôt
indépendamment et à l’abris du regard des Blancs. Ceux-ci les laisseront faire dans la mesure
où le “ christianisme apaisait les tourments de l’esclavage par ses promesses d’un monde
meilleur, détournant les captifs d’une révolte légitime et les incitant à la soumission ” [ibid. :
92]. Ainsi, chacun y trouvait son compte.

La religion était pour les Noirs le seul espace de liberté où ils pouvaient enfin
s’exprimer et fonder une culture propre, gage de leur identité. Cette culture se manifestera

15
sous les traits d’une musique issue, entre autres, des cantiques protestants que les Noirs ont
assimilés puis modifiés selon leur propre sensibilité.

Et se constituer une place au sein de la société américaine sera pour eux une lutte
quotidienne qu’ils concrétiseront justement par les moyens et l’impact de leur musique.
“ Quant au goût des esclaves pour la musique que d’aucuns attribuent à une perdurance de la
tradition africaine, il s’explique [...] par le contexte social. Privé de tout ce qui pouvait le
relier à son passé, interdit de loisirs, accablé de labeur, le Noir n’avait d’autre choix que les
psaumes de proximité et leur musique, le seul espace de liberté qui leur était ouvert ” [ibid. :
33].

1.2. Genèse de la culture afro-américaine


La culture afro-américaine émerge ainsi des douleurs de l’esclavage et de sa
conséquence, la ségrégation raciale. Pour se créer des repères propres, indispensables à
l’équilibre mental d’un être humain, le peuple noir n’a eu d’autre choix que de saisir ce qu’on
lui donnait et de le modeler en quelque chose pouvant s’apparenter à une bribe d’identité
commune, bref à une culture. “ Il part du néant et s’invente une culture, s’appropriant les
musiques étrangères qui lui sont imposées ” [Bergerot Frank (2001) : 14]. La création de cette
culture sera d’autant plus importante pour les Noirs qu’elle va leur faire acquérir - au fil des
décennies - une place dans la société, disons moins pire que celle qu’ils avaient jusqu’alors.
La culture rassemble, uni et fortifie une groupe d’individus; les Noirs dont les familles et les
appartenances ont été volontairement dispersées et anéanties lors de la traite, se retrouvent
ainsi regroupés grâce à ce nouveau lien, créé de toute pièce, qui leur permettra de résister à
cette société hostile et malveillante envers eux.
Leur identité - se manifestant sous les traits de la musique qu’ils créent - sera leur force,
leur combat quotidien ; grâce à elle, ils accéderont sinon à une place dans la société, à une
meilleure estime de soi et à une confiance permettant de relativiser leur condition et donc de
mieux vivre.
C’est dire si la culture afro-américaine se teinte dés le début des élans d’une lutte
protestataire contre une condition de vie inhumaine. Ainsi la musique porte en elle les
conséquences d’un contexte social oppressif envers les Noirs, qui la composent selon une
sensibilité propre, elle-même forgée par les souffrances de la servitude.

16
1.2.1. Sources du jazz
Les Noirs constituèrent de toutes pièces cette nouvelle culture, grâce aux uniques
éléments que les Blancs avaient bien voulu mettre à leur disposition : la liberté de chanter, “ le
maître n’accepte aucune manifestation d’hostilité de la part des esclaves, il les laisse
uniquement crier en musique ” [Lucien Malson (1984) : 49], et la liberté (ou l’obligation...) de
pratiquer les rituels protestants. C’était sans compter avec la mémoire du peuple noir. Même
si la servitude a entraîné une désafricanisation progressive - les Noirs abandonnèrent de force
leurs instruments et leurs habitudes -, la communauté noire a toujours su conserver ses
conceptions propres de vie en société.
Chez les Noirs africains la musique rythme chaque moment ou étape de la vie d’un
homme - naissance, mariage, réussite, passage à l’âge adulte, activité rurale, décès, ...- ; elle
est omniprésente, tout comme la poésie et la danse. Cependant ces trois formes d’art sont
purement fonctionnelles et non gratuites ou abstraites. Le concept d’“ art ” n’existe pas dans
le langage africain. La musique, la poésie et la danse sont purement intrinsèques au système
sociétaire africain. La pratique de l’une d’elles implique nécessairement un quelconque lien
avec la société. Cette façon africaine de penser la musique va par conséquent se retrouver
dans la culture afro-américaine.
La musique des esclaves se limite donc, au début, à un usage fonctionnel. Ils devront
cependant la mettre au goût du jour afin qu’elle soit compatible au nouveau rythme de vie
qu’il leur est imposé.
“ Nous savons que la plupart des musiques et chants africains sont fonctionnels ou, en
tous cas circonstanciels, qu’ils servent à accompagner, stimuler, célébrer les activités
traditionnelles, de même que rythmes et percussions ont une fonction initiatique. Privés de
leurs sources d’inspiration essentielles (pêche, cueillette, chasse, guerre, fêtes et cérémonies
religieuses, etc.), et obligés de consacrer toute leur énergie à des travaux nouveaux et
monotones (automatismes exigés par les monocultures), les esclaves des plantations vont
devoir adapter leurs chants (rythme et paroles) au système de référence colonial qui a
brutalement pris la place des systèmes africains. ” [Carles Philippe (2000) : 191].

Les esclaves n’ont plus que la voix comme seul instrument ; ironie du sort, leur tradition
musicale est d’essence vocale... “ Pour l’africain, les mots et leur sens sont liés au son
musical. La musique purement instrumentale, indépendante de toute fonction verbale comme
la “grande musique” européenne par exemple, est quasiment inconnue en Afrique ” [Schuller

17
Gunther (1997) : 14]. On ne peut donc dissocier la musique du langage : elle sera ainsi
calquée sur le rythme (très important) du mot et sur l’accentuation de la phrase.
Les tous premiers chants s’entonneront au sein même des plantations, pour le meilleur
et pour le pire, de l’aube au coucher du soleil.

1.2.1.1. Les chants de travail


Les esclaves ne demandèrent pas la permission au maître de chanter en travaillant pour
se donner du courage, et ce dernier - heureux de constater l’infléchissement positif de la
courbe “ rendement ” et l’apparence anodine, résignée, joyeuse voire insouciante de ces
chants - ne s’en offusqua point.
Le rythme, si cher aux africains, n’eût aucun mal à s’épanouir au contact des travaux
collectifs de récolte du coton ou de défrichement des terres. Les work songs scandaient - à un
tempo imperturbable - les mouvements mécaniques des esclaves. Ils n’étaient pas cependant
totalement répétitifs et se permettaient de nombreuses variations sans perdre de vue, bien sûr,
le rythme immuable.
Afin de communiquer et de se repérer les uns par rapport aux autres, à l’intérieur des
immenses plantations ou simplement d’exprimer leur peine, les esclaves poussaient des cris à
plein poumon - appelés fields hollers (cris des champs) - caractérisés par une scansion très
marquée, des glissements mélodiques, des passages rapides de voix de poitrine en voix de tête
et un grain très particulier, propre aux voix africaines.
Les variations spontanées, la liberté de mise en place sur une pulsation régulière ajoutée
à l’instabilité des timbres et des hauteurs - propres aux work songs - seront des constantes de
la musique afro-américaine et donc du jazz.
Or le jazz prend également sa source - comme nous l’avons vu plus haut - dans
l’entreprise de christianisation des esclaves.

1.2.1.2. Les chants religieux


La religion était pour les esclaves le seul moment de répit qui leur était accordé. Ils
fondèrent leur propre Eglise - sous l’œil vigilant du maître -, ce qui leur permit enfin de
retrouver une vie sociale et d’apaiser leurs tourments au moyen de la musique et de la transe.
“ La conversion et la prière étaient vécues comme une expérience du pardon de Dieu,
accordé lors de crise de possession [transe]. Les Noirs trouvèrent de la sorte une théologie de
l’espoir qui répondait à leur malheur et un culte peu formel, compatible avec l’héritage

18
africain. A travers les prêches exaltés, les repons improvisés, les hymnes collectifs et les
scènes d’hystérie, les Noirs plièrent la liturgie à leurs habitudes, leur sensibilité, laissant
s’épanouir la spontanéité de leur ferveur religieuse ” [Bergerot Frank / Merlin Arnaud (1991) :
18].

Ils adoptèrent la théologie de l’Espoir - fondée par John Wesley -, selon laquelle
chacun est apte à mériter son salut ; ainsi ils eurent foi en l’avenir, sentiment rédempteur que
la théologie déterministe ne pouvait leur insuffler dans la mesure où, suivant ses textes, l’âme
est prédestinée au salut, ou à la damnation.
La religion aidait les Noirs à justifier l’esclavage, l’injustice et l’hypocrisie dont ils
étaient victimes. La “ malédiction divine ” s’était abattue sur eux et la seule façon de s’en
acquitter était de prier, prier en musique. Au début leur répertoire se limitait aux psaumes
imposés par la religion protestante des maîtres blancs, mais très vite les Noirs inclurent un
répertoire profane largement inspiré de la vie quotidienne et des douleurs de l’asservissement,
le negro-spiritual (chant religieux noir) était né.
“ Dans la mesure où l’église était le seul lieu où les Noirs pussent exprimer ensemble
tous leurs sentiments refoulés, les spirituals ne doivent pas être considérés seulement comme
des chants religieux : comme des témoignages d’une certaine violence sur la vie de l’esclave ”
[Carles Philippe (2000) : 202].
Ces chants sont issus des deux traditions, africaine et européenne : le système en repons
(chant alterné entre une personne et l’assemblée), les hymnes protestants, la langue anglaise,
et l’harmonisation sont empruntés aux Blancs que les Noirs réorganisent en y intégrant leur
sens de l’improvisation, une pulsation régulière et vigoureuse avec accentuation des
contretemps, leur façon particulière de traiter la mélodie (glissements mélodiques). Quant à la
voix (les chants religieux font généralement référence à la voix de Dieu), elle n’est pas pure
mais plutôt frémissante et voilée - signification implicite que Dieu est proche des hommes.
Le culte se déroule tout autrement, les fidèles impliquent leurs corps, claquent des
mains et chantent à perdre haleine afin d’entrer en état de transe. Le spiritual est “ une forme
responsoriale du preaching où le prédicateur exhorte les fidèles à recevoir l’esprit, où le
sermon rythmé arrache les cris approbatifs d’une foule qui piétine sur place, se balance,
frappe dans ses mains le contretemps tandis que naît progressivement dans l’assistance un
chant de masse spontané, élémentaire, où s’entrechoquent sacs et ressacs, jusqu’à l’ultime
orage ” [Malson Lucien (1994) : 30].

19
C’est tout un esprit de lutte contre le désespoir, de marche pour leur acceptation et leur
épanouissement qui prend naissance au sein des églises et qui va se perpétuer comme une
constante dans toute la musique de tradition afro-américaine.
Hors du contexte paroissial, et, en se popularisant en tant que musique de concert, le
spiritual devient le gospel1.
A l’expression collective des souffrances de l’esclavage répond un autre genre, plus
individuel : le blues.

1.2.1.3. Le blues
Autant les chants de travail pouvaient être joyeux et insouciants, autant le blues sera
mélancolique et récriminateur. A la fin d’une dure journée de labeur, les esclaves se
retrouvaient seuls face à leur misérable vie, qu’ils commentaient en musique non sans
quelques accents amers dans le fond de la voix. Cependant ils se gardaient bien d’avoir le
blues (le cafard, en anglais, qui donnait - à juste titre - un nom à ce triste chant) devant les
maîtres blancs qui interdisaient tout acte ou parole de protestation et exigeaient un moral
joyeux, favorable à un meilleur rendement de la production.
Le blues est issu, tout comme le spiritual, d’un mélange des deux traditions, noire et
blanche. “ Chronique de la vie quotidienne destinée à colporter les faits divers et à chanter
l’amour, la ballade américaine fut infléchie par les chanteurs noirs qui l’enrichirent des
principales caractéristiques du work song : rugosité de la voix, sensualité du timbre et du
phrasé, primauté du tempo sur la forme ” [Bergerot Frank / Merlin Arnaud (1991) : 22].
Une fois affranchis, les esclaves s’aperçurent vite que les conditions de leur
émancipation n’étaient nullement celles qu’ils avaient espérées, et leur détresse face à la
société américaine ségrégationniste ne fera qu’augmenter.
Les thèmes du blues s’adapteront alors à ce brusque changement de situation : l’errance
et le chômage se substituent au travail forcé tandis que la misère affective, sexuelle, la
maladie, les problèmes et le blues lui-même restent d’actualité.
Toute cette souffrance exprimée en musique pouvait aussi se transformer en sorte de
joie passagère, histoire de s’évader le temps de quelques notes joyeuses et ironiques. Bien sûr,
la musique - inoffensive -
“ n’efface pas tout le sérieux du propos et, sous la couche de fatalisme, une semence de révolte
vit. La résignation n’est qu’apparente ou n’est jamais définitive. Pour l’oppresseur, le bon Noir
sait sa place et s’y tient ; mais ces chanteurs aveugles que la misère jette sur les chemins ou
1
Voir cassette : Face A-1, Sister Rosetta Tharpe.

20
colle aux murs des grandes villes, s’ils connaissent leur rang, ne le reconnaissent pas. Les Noirs
font de beaux rêves, s’identifient à leur héros, compensent dans le songe la faiblesse et le
dénuement. Pourtant, la haine se nourrit de ces violences en pensées ” [Malson Lucien (1994) :
50], pensées toujours présentes à l’esprit des Noirs au fil des années, de leur culture et de leur
musique.

Le langage employé est celui de la vie quotidienne, argotique voire même obscène. Les
Noirs n’hésitent pas à utiliser un ton “ qui viole les codes de distinction et de mesure de la
musique et de la société blanche ” [Carles Philippe (2000) : 212], et se délectent de savoir que
les Blancs s’en offusquent.
En ce qui concerne le plan mélodique et harmonique, le blues est issu de la tradition
européenne dans la mesure où les bluesmen s’approprièrent la guitare et le système
harmonique qui va avec. La gamme blues se caractérise par une modulation du troisième et
septième degré (notes bleues), c’est une sorte de glissement mélodique qui maintient
l’ambiguïté majeur / mineur. La couleur musicale qui en résulte est bien particulière et permet
de reconnaître le genre sans aucune difficulté2.
La forme ne se fixera- en trois fois quatre mesures - que lors de l’exploitation du blues
par l’édition, l’industrie du spectacle et puis celle du disque.
Le blues est considéré comme l’expression même des douleurs de l’esclavage et des
souffrances infligées aux Noirs par les colons, et c’est en ce sens qu’il peut être considéré
comme “ la formation majeure de la musique afro-américaine, dont le jazz ne serait qu’une
adaptation, une traduction instrumentale, un compromis musical avec les différents ordres
imposés par l’Amérique blanche : musique de spectacle, instrumentale, distractive ” [Carles
Philippe / Comolli Jean-Louis (2000) : 211].
Cependant, “ musique plus savante, évoluant vers un relatif élitisme, le jazz ne le perdra
pourtant jamais de vue, se référant constamment au schéma de ses douze mesures, mais aussi
à sa profondeur expressive. N’est-ce pas de la voix des anciens chanteurs de Delta qu’il tira le
timbre chaleureux de ses instruments ? N’est ce pas de leur pulsation qu’il apprit à swinguer ?
N’est ce pas à l’écoute de leur blue note que, plus ou moins consciemment il s’inventa un
bagage d’audaces harmoniques qui fit de lui une musique savante ? ” [Bergerot Frank /
Merlin Arnaud (1991) : 32].

Mais, le jazz a encore d’autres sources !

2
Voir cassette : Face A-2, Josh White.

21
1.2.1.4. Des minestrels aux ragtimes
Les propriétaires blancs ont toujours été méprisants à l’égard de leurs esclaves, mais ils
attachaient toutefois un intérêt grandissant pour la musique nègre, manifestement incongrue
pour des oreilles habituées à la musique occidentale. Fascinés et barbouillés de suie, ils
s’amusèrent à reproduire et caricaturer - au début du dix-neuvième siècle - la danse et la
musique des esclaves ; ainsi, ils furent paradoxalement à l’origine des premiers spectacles de
musique noire.
Les Noirs, amusés par ces représentions ridicules de leurs maîtres, imitèrent à leur tour
les danses et musiques des Blancs aux moyens d’instruments à cordes (banjo, mandoline,
violon, guitare), issus de leur propre fabrication.
Quant aux propriétaires blancs - et dans un processus continuel d’interaction entre
culture noire et culture blanche -, ils “ aimaient entendre leurs polkas et quadrilles ainsi jouées
et, pour leurs réceptions, ils s’offraient souvent les services de ces orchestres noirs dont
l’exotisme ravissait ” [Bergerot Frank / Merlin Arnaud (1991) : 36].
La musique afro-américaine perdait peu à peu de son caractère fonctionnel pour devenir
une musique divertissante, une musique de spectacle et de scène. Les Noirs singeaient sans
vergogne la musique de tradition occidentale des Blancs mais assimilaient au passage
quelques-unes de ses caractéristiques - notamment le système harmonique et la mesure binaire
à deux ou quatre temps - qu’ils intégraient ensuite dans leur propre tradition musicale. Ces
musiques remaniées donnèrent naissance au cake-walk, genre qui - transcrit au piano - est à
l’origine du ragtime.

Toute bonne famille de la bourgeoisie blanche possédait un piano sur la liste de ses
nombreux apparats, dont elle laissait volontiers l’accès aux Noirs les plus doués. Ainsi ces
derniers purent interpréter à leur manière les marches militaires et la musique de piano
européenne, elles-mêmes pimentées par quelques couleurs venues des Antilles et une folle
idée de syncoper les lignes mélodiques. Une véritable école de ragtime se mit sur pied avec
notamment Scott Joplin et Jelly Roll Morton3. Le ragtime (littéralement le “ temps déchiré ”) -
genre assez rigide dans sa forme issue de l’occident et son rythme immuablement syncopé -
se caractérise donc par les nombreux décalages rythmiques à la main droite et une basse sous
forme - uniquement - de pompe (basse - accord) ou walking-bass (basse qui ponctue chaque
temps de la mesure en se promenant sur les notes essentielles de l’harmonie).

3
Voir cassette : Face A-3, Jelly Roll Morton.

22
Il représente avec les work-songs, le spiritual et le blues, une des sources essentielles du
jazz. La culture afro-américaine - déjà bien diversifiée - sera surtout symbolisée au cours du
vingtième siècle par la musique de jazz (et parallèlement, blues), malgré son caractère
instrumental, scénique et divertissant, à l’inverse des particularités premières de la musique
nègre, vocale et fonctionnelle. Or nous savons qu’ “ il n’en prit pas moins ses racines dans les
cris et les chants des plantations du vieux sud ” [Bergerot Frank / Merlin Arnaud (1991) : 15].
L’histoire de cette musique commence réellement - après trois cent ans de gestation -,
dans un lieu haut en couleurs, la New Orleans.

1.2.2. Birth of the jazz


La capitale de la Louisiane - colonie française jusqu’en 1803 - fut sujette à de
nombreuses influences, dues à ses qualités de port maritime. Fort accueillante et dotée d’un
climat agréable sous lequel il faisait bon vivre, la New Orleans - en particulier, le quartier de
Storyville - abritait en son sein toutes les formes de plaisir que l’on pouvait imaginer, en
passant des petites guinguettes où l’alcool coulait à flot aux bordels de marins esseulés. Et
pour animer tant de fastes et de volupté, la musique était bien sûr au rendez-vous.
Les colons français - catholiques - avaient amené sur le territoire un état d’esprit plus
ouvert, issu de leurs traditions libérales, en contraste total avec le reste de l’Amérique
puritaine protestante. Une atmosphère plus légère régnait alors sur la ville qui d’ailleurs fut un
des “ rares endroits des Etats-Unis où la musique africaine eut droit d’expression au temps de
l’esclavage ” [Bergerot Frank / Merlin Arnaud (1991) : 42]. A plusieurs occasions, les Noirs
purent se réunir - au Congo square -, afin d’honorer leurs pratiques rituelles au rythme des
tambours.
Ils s’emparèrent bientôt des instruments de fanfare inutilisés depuis la fin de la guerre
de sécession et, n’ayant aucune formation musicale, créèrent d’oreille un style nouveau,
mélange explosif de marches occidentales - quadrilles, polkas, ragtimes, spirituals, blues et
autres musiques précédemment assimilées4.
Cependant, les Noirs n’étaient pas seuls au poste d’animation musicale de la ville. Ils
avaient comme concurrents de taille toute une communauté de gens créoles au statut un peu
spécial. Ces derniers, issus des relations extraconjugales des colons avec leurs esclaves,
n’étaient donc pas tout à fait noirs et, de ce fait, bénéficiaient de quelques menus avantages
comme l’éducation musicale à l’européenne, le savoir faire et les bonnes manières. Privilégiés

4
Voir cassette : Face A-4, New Orleans.

23
de la société par rapport aux Noirs, les créoles n’en restaient pas moins soumis aux quatre
volontés des Blancs, maîtres tout puissants. Mais le droit à l’éducation leur donnait pourtant le
sentiment d’être supérieurs ; ainsi, ils ne se cachaient pas d’un certain mépris à l’égard de
leurs demi-frères de couleur, ce qui avait pour conséquences d’engendrer une certaine
émulation - très bénéfique pour la genèse du jazz - entre les deux populations de couleur,
noire et moins noire.
Dans les rues de la ville, et pour la moindre occasion - pique-nique, garden parties,
cérémonies, mariages, enterrements... -, le face à face entre les deux leader de la musique
s’apparentait à des joutes sans merci. Aucune émeute ne se déclenchait et l’atmosphère restait
bon enfant car le public se délectait de ces chocs frontaux et en redemandait. Entre métisses et
gens de pure souche, l’essentiel était donc de plaire à tout prix au détriment de l’autre. La
performance devait être toujours plus grande et les mélodies transformées, afin de paraître le
plus inventif possible, le plus original et le plus aimé du public, et donc des salles de concert
qui faisaient que les musiciens gagnaient leur pain. C’est ainsi que naquirent la paraphrase et
l’improvisation, notions essentielles - irrestituables sur le papier - du nouveau langage que
sera le jazz.
La formation se constituait de trompettes pour la mélodie, de trombones pour
l’harmonie (les fondamentales), de clarinettes pour le contre-chant et de tambours, grosse
caisse et cymbales, pour la partie rythmique. Les musiciens s’efforçaient de restituer avec
leurs instruments - substitut de la voix - “ les inflexions rugueuses et approximatives des
chants traditionnels ” [Langel René (2001) : 12].
“ Au fil des années, le répertoire de ces formations d’origine européenne s’imprégna
des principaux ingrédients qui caractérisaient le blues et le negro spiritual : la sonorité des
instruments fut altérée pour reproduire le grain de la voix noire ; les blue notes se
multiplièrent, les mélodies originales furent soumises à des inflexions et des variations
toujours plus grandes ; le rythme à deux temps des marches vira progressivement au quatre
temps, plus dansant. Traditionnellement accentué sur les temps forts (premier et troisième), le
rythme à quatre temps tendit à s’appuyer sur les temps faibles (deuxième et quatrième),
assouplissant et renforçant l’effet de déhanchement obtenu par les syncopes du ragtime ”
[Bergerot Frank / Merlin Arnaud (1991) : 47].

1.2.3. Caractéristiques du jazz


L’eau coule sous les ponts, le jazz prend forme doucement, cristallise certaines
particularités, grandit et s’affirme tout en se forgeant une personnalité propre, reconnaissable
entre toutes.

24
1.2.3.1. Le jazz en profondeur
Derrière son air léger et divertissant, le jazz - musique issue de la tradition afro-
américaine et des douleurs de l’esclavage, ne l’oublions pas - ne symbolise pas moins la lutte
constante des Noirs contre la société américaine ségrégationniste. Et le jazz conservera
longtemps et implicitement dans ses entrailles, la multitude de sentiments que peut engendrer
une telle condition (in)humaine.
“ La désinvolture et la tranquillité apparentes ne dissimulent jamais tout à fait ce que loge le
jazz au plus profond de lui-même, et qui s’irradie dans son extrême sensualité, ou se laisse
déceler à l’analyse de son ironie ou son absurdité : nous voulons parler de l’angoisse. Cette peur
de la peur - vertige de l’âme et frisson sous la peau - [...]. Elle n’a jamais atteint, hors du jazz,
pareil degré de prégnance, sans nul doute parce que la mélodie afro-américaine fut inventée par
les plus menacés d’entre nous. En ce monde dangereux pour tous, il était normal que la
condition noire aux Etats-Unis, ce superlatif de l’aliénation, conduisit ses victimes à donner une
expression maximale de la condition humaine, qui est de vivre difficilement au milieu des
autres, d’y vivre en une interrogation sans fin, d’attendre que demain livre son secret de joie ou
de souffrance et jusqu’à l’inéluctable mort ” [Malson Lucien (1994) : 22-23].

C’est dire ce que le jazz représente aux yeux de ses créateurs noirs, une véritable bulle
d’oxygène, un véritable liant qui les rend plus forts, les unifie et les aide à trouver des points
de repères, significatifs de leur identité propre.
Le phénomène prendra une telle ampleur que le jazz - appréciés de tous ou presque -
sera, en tant que première musique née sur le territoire américain - et non importé d’Europe -,
un des éléments principaux de la culture américaine. Exporté en Europe par les soldats
américains, puis reconnu dans le monde entier, il permettra aux Noirs d’être eux-mêmes
reconnus (de façon relative cependant) dans leur propre pays, et d’acquérir lentement une
meilleure condition.
Or cette particularité du jazz - en tant qu’étendard du peuple noir opprimé - ne devient
au fil du temps qu’un aspect parallèle et extérieur au jazz lui-même. Son essence est ailleurs.
C’est ce que l’on appelle la musique pour la musique. Le jazz devient autonome - comme une
sorte d’entité indépendante de ses créateurs -, si bien que lorsqu’il en vient aux mains des
Blancs, il ne se dévitalise pas mais, au contraire, s’enrichit des nouveaux acquis culturels
apportés.

1.2.3.2. Les éléments musicaux du jazz


Toute musique se définit par sa mélodie, son rythme et son harmonie. En ce qui
concerne la mélodie jazz, elle n’est pas figée comme dans la musique savante occidentale,
mais évolue selon le principe de l’improvisation, propre aux “ civilisations non

25
mécaniciennes, où la culture se transmet, se modifie et s’invente essentiellement par voie
orale, et dans l’anonymat de la vie communautaire ” [Malson Lucien (1994) : 9]. Malgré le
rôle prépondérant qu’elle exerce dans le jazz, l’improvisation ne résulte pas de cette musique
uniquement - elle est présente également dans le déchant des cantus firmus, dans l’organum et
sous les doigts de l’organiste -, et ne peut suffire à la définir.

Quand il s’agit du jazz et de beaucoup d’autres musiques du vingtième siècle, le


traitement du son devient un élément non négligeable, et qui doit être pris en compte dans une
quelconque tentative de définition. La notion de note exacte est complètement bannie du
langage musical des jazzmen, pour la simple raison qu’ils se référaient à leur propre système
de traitement du son, via la voix et que ce n’est pas pour eux une priorité. La voix nègre
s’infiltre partout, et même si certains musiciens noirs bénéficieront plus tard d’une formation
musicale, le grésillement et les accents sensuels de la voix se feront toujours entendre -
comme un écho du chant des esclaves - à travers le souffle du trompettiste ou du saxophoniste
de jazz. Et, “ la façon d’utiliser l’instrument se trouve-t-elle modifiée au point que s’ouvre
devant nous un nouvel univers acoustique ” [Malson Lucien (1994) : 12] : l’émission des
notes, moins précise, précède le vibrato caractéristique, par tremblements saccadés ou
précipités ; les sons sont âpres, rugueux, grondants ou bourdonnants ; les notes glissent, sont
incertaines, floues.
L’harmonie, riche en septièmes de dominantes et d’espèces, neuvièmes, onzièmes et
autres enrichissements, n’apporte rien de nouveau qui n’ait déjà été découvert et largement
exploité par d’autres musiques.
Le rythme en soi est simple, pourtant, associé à la mélodie - pris séparément, ces
éléments ne nous apportent finalement rien sur la nature essentielle du jazz -, celui-ci dévoile
un trésor d’innovation.
Explications : la musique présente un intérêt lorsqu’elle réalise un équilibre original
entre la tension et la détente qu’elle dégage, suscitant alors la curiosité de l’oreille.
Dans la musique classique, le frottement des notes entre elles - issu du déroulement de
l’harmonie dans le temps donc du rythme des notes - crée des dissonances génératrices de
tensions qui s’apaisent (détente) sur une harmonie consonante. Or, dans la musique de jazz, le
phénomène de tension / détente vient d’ailleurs et c’est justement ce qui fait toute la
différence. En effet, la pulsation, toujours - assurément - régulière, entre en “ dissonance ”
avec le rythme varié et mouvementé de la mélodie ; la tension ne naît donc pas du frottement

26
des notes, mais bien du frottement du rythme des notes avec le rythme de la battue
imperturbable.

Le rythme des notes s’organise selon une philosophie qui veut que les temps faibles
deviennent tout aussi importants que les temps forts, voire même plus importants (nous
parlons dans le cadre de la mesure à quatre temps, chiffrage préféré du jazz). Ceci aura pour
effet de concrétiser le caractère léger et dansant du jazz, où finalement l’inflexion rythmique
est plus de l’ordre du ressenti que de la notation.
J’ai nommé, le swing.
“ Les observateurs entichés de jazz vantent, chez lui, la tension fantastique qui s’y
exprime et la non moins merveilleuse détente. Cette tension et cette détente associées sont
invisibles chez le danseur noir américain, vif, prompt, gonflé d’énergie, toujours prêt à éclater
en bond, et à la fois abandonné, flexible, indolent comme la liane. L’excitation, l’exacerbation
intimement mêlées à la décontraction, au relâche, tel apparaît le swing, convulsionnaire,
conflit perpétuellement engagé et perpétuellement dénoué qui figure et engendre les spasmes.
Contradiction vécue, il exalte, déchaîne, et, simultanément, invite à la laxité, au nonchaloir ”
[Malson Lucien (1994) : 16].

Le swing est certainement une des caractéristiques principales du jazz permettant de le


reconnaître sans hésitation, malgré les diverses formes qu’il prendra tout au long de son
histoire (toujours en cours). Cependant, il y a plusieurs aspects que nous avons voulus
indissociables du jazz - sorte de clichés jazzeux, comme le traitement précité de la matière
sonore ou l’interprétation exclusivement noire de cette musique -, et qui s’avèrent changer
radicalement voire même disparaître au simple souffle de certains saxophonistes en mal de
renouvellement. Pourtant, ces derniers (noirs et blancs) ne dénaturalisent en rien le jazz - le
swing est toujours présent -, ni ne profanent son âme (d’ailleurs, où se situe-t-elle... ? ).
Simplement, ils ajoutent leur touche de sensibilité propre qui n’a pas forcément à voir avec la
condition antérieure des Noirs - ils n’en ont pas eu l’expérience - mais avec la leur, ce qui est
déjà beaucoup.
Le jazz est né sous le joug de plusieurs influences, africaines et occidentales, et par
rapport à la sensibilité - unique - de chacun ; il a été nourrit des souffrances d’un peuple face à
une société qui n’en voulait pas, si ce n’est pour son égoïste profit. D’accord, mais le temps
file, change et emporte les souvenirs “ dans la nuit froide de l’oubli ” ; certaines sensibilités
meurent tandis que d’autres naissent, mais le jazz, lui, reste. Alors comment faire ? Les jeunes
apprentis ne rêvent que de nouveauté, l’esprit contestataire brûle leurs lèvres et explose dans
leurs instruments. Donc, le jazz évolue, forcément. Il change, lui aussi avec le temps, au grand
mécontentement des conservateurs qui souhaitent figer cette musique dans une expression

27
négro-primitive, et au plus grand bonheur de ceux qui la considèrent comme une sorte
d’expression universelle des sensibilités. Il n’y a pas qu’un jazz, mais bien des jazz, autant
que d’interprètes.

“ Quel témoin de l’époque eût deviné que ce folklore d’un petit groupe d’homme
deviendrait en quinze ou vingt ans le langage de tout un peuple et, quelques années plus tard,
un phénomène mondial ? ” [Hodeir André (1985) : 15].

1.2.3.3. Le jazz évolutif


Justement, “ la force du jazz vient précisément de ce qu’il n’est pas un folklore ”
[Malson Lucien (1983) : 16]. Cette force - ou cette originalité qui n’a de cesse de briller - est
directement liée à son caractère évolutif. Le jazz n’est pas une musique fonctionnelle ou
traditionnelle impliquant une forme immuable ; il en est issu mais change de visage avec le
temps, la société et les hommes, tout en s’adaptant à leurs besoins et à l’esprit du moment ; il
n’accompagne pas naissances, mariages et autres événements circonstanciels ou de la vie
quotidienne - comme ses parents originels -, mais reçoit un public exigeant qui rémunère et se
divertit : le jazz est sur la scène, fait qui implique un éternel renouvellement et une recherche
constante d’originalité. Cette dernière a le suprême pouvoir de convaincre et de séduire
l’auditeur qui en veut pour son argent, lequel nourrit et donne un toit au musicien : “ Plus que
jamais, nécessité fut mère de l’invention. Le souci de la concurrence, de la performance et du
succès semble avoir été le principal moteur de l’avancée du jazz ” [Bergerot Frank / Merlin
Arnaud (1994) : 82-83].

Ainsi, régulièrement, le jazz se fait peau neuve. On entend souvent dire que le jazz a
parcouru en cent ans, la même évolution que la musique savante occidentale en cinq cents :
record de vitesse.
Décidément, le jazz mue plus que de raison ; une question se pose alors : “ La
renaissance de l’être après transmigration de sa substance, est-ce reviviscence ou effacement
de soi ? ” [Malson Lucien (1983) : 46]. Evidemment la réponse est largement controversée et
dépend du contexte dans laquelle nous la posons. Hugues Panassié (théoricien du milieu du
XXe siècle) raye catégoriquement du domaine du jazz tout ce qui se joue depuis les années
1940 ; donc selon lui, le jazz est mort “ lors de sa renaissance ”, ce qui revient à dire que le
jazz reste une musique primitive et exotique, de Noirs tout aussi primitifs. D’autres, plus

28
récemment, pensent que le jazz, en tant que musique évolutive, se réincarne dans les
nouvelles sensibilités qui se succèdent au fil des temps.
Or, cette question en amène une autre, fondamentale : qu’est ce que le jazz ? Les
questions d’éthique du jazz seront résolues lorsque nous saurons ce qu’il est vraiment. Certes
nous ne pouvons pas y répondre précisément - car tel n’est pas le propos de ce devoir -,
simplement nous pouvons dire qu’à l’intérieur du jazz, les musiciens se posent aussi la
question - ou du moins possèdent-ils déjà la réponse comme une évidence -, surtout en ce qui
concerne la couleur du jazz. Est-il noir, ou blanc ? De culture noire, blanche ? Et son âme ?
“ L’histoire du jazz tout entière est parcourue de bruit et de fureur car les Noirs
américains revendiquent une paternité que les Blancs leur disputent, les premiers accusent les
seconds de les piller, de défigurer une tradition qu’ils sont seuls à savoir défendre, de tirer
avantage social et profit commercial de leur art sans équitable contre partie. Les musiciens
Blancs, de leur côté, protestent de leur contribution par leurs connaissances musicales et les
progrès techniques qu’ils apportèrent, par la reconnaissance du statut social du musicien de
jazz qu’ils imposèrent grâce à la commercialisation ” [Langel René (2001) : 14].

Ces querelles s’avéreront inutiles car le jazz n’appartient finalement à personne -


comme nous l’avons suggéré plus haut -, même si au départ ce sont les Noirs qui en
“ possédaient ” l’exclusivité. Les diverses influences - pas uniquement noires africaines - dont
il est issu sont là pour nous le rappeler.
Le jazz n’est pas seulement, comme certains se plaisent à croire, l’écho lointain et
douloureux du chant des esclaves, car, “ s’il s’est appuyé, dès l’origine, sur le blues
traditionnel, il s’est assimilé en même temps les marches militaires, les airs de danse et les
chansons populaires des Blancs. En puisant à ces trois dernières sources, il introduisait déjà en
son fond et souvent dans son style autre chose que la peine transfigurée du paria ou du
forçat ” [Malson Lucien (1983) : 122].
Les Noirs ont créé une musique, miroir de leur personnalité, de leur identité, de leur
culture, qu’ils sont jaloux de conserver car elle symbolise une sorte de prétexte d’insertion, de
lutte pour l’application de leurs droits, une autorité respectable face à la société américaine
ségrégationniste (entre nous, c’est légitime) ; or, cette musique à vocation universelle leur
échappe, ils n’en ont plus le contrôle et par conséquent elle n’a plus d’appartenance, ni à une
race ni à une quelconque autre catégorie de personne. “ Un nègre peut penser que le jazz fait
de lui un homme, mais la musique n’est la propriété de personne ” [Billard François (1988) :
122] disait Lennie Tristano, jazzman blanc.
Le jazz symbolisera longtemps le cri contestataire et la volonté de reconnaissance des
Noirs (dont le free des années soixante en est la quintessence), mais cela n’enlève rien au fait
qu’il puisse être joué par d’autres, même si la cause à défendre est tout autre.

29
De toute façon, les préjugés sur le jazz ont toujours existé, surtout, justement, en ce
qui concerne son exécution. Un Blanc peut-il jouer du jazz de qualité ? Encore une fois, cela
dépend de la définition pour laquelle nous optons. Si le jazz est considéré comme une intime
prolongation de la sensibilité noire - issue des lointaines souffrances de l’esclavage -, et qu’il
doit être joué en commémoration du peuple noir opprimé, le Blanc aura sans doute des
difficultés au niveau de l’expression de cette sensibilité, et de surcroît, en tant que blanc, il est
très mal placé quant à l’exécution de cette musique, ce qu’on lui fera certainement très vite
remarquer. A ce propos, Sidney Bechet disait :

“ Un bon musicien peut jouer à la New Orleans, à Chicago ou à New York ; il peut jouer à
Londres, à Tunis ; à Paris ou en Allemagne. Cette musique, je l’ai entendue dans toutes ces
villes et bien d’autres encore. Mais pourtant, il faut l’imaginer venue de loin dans le passé : c’est
le tambour qu’on bat à Congo Square et le chant des plantations s’élevant au dessus des arbres.
Le bon musicien porte ce chant en lui ; il tente de le prolonger. En quoi qu’il est joué, c’est
toujours la même musique, celle qui a pris naissance dans le Sud ” [Bergerot Frank / Merlin
Arnaud (1994) : 2].

Dans ce cadre, le Blanc n’a donc aucune chance d’être reconnu en tant que bon
musicien de jazz.
Par contre, si nous envisageons, honnêtement, le jazz hors d’une “ spécificité ethnique
ou raciale ” [Malson Lucien (1983) : 13], le Blanc qui en joue sera crédibilisé aux yeux de
tous sans même que la question ne se pose.
Au moyen d’un patrimoine et d’une sensibilité propre, un individu donné - sans
distinction de couleur ou de culture - peut manifester force et qualité dans n’importe quelle
forme d’expression, choisie de lui, et dont le jazz fait bien sûr partie ; le principal étant de
posséder le feeling... Ayant choisi un idiome à travers lequel il va s’exprimer, l’individu se
référera d’abord aux grands maîtres de l’idiome en question - afin d’en intégrer les principales
caractéristiques -, pour finalement mieux s’en affranchir par l’intermédiaire idéal de son
identité personnelle.
Mais enfin, avec un peu de logique et de bon sens, nous savons que le jazz n’a jamais
été une musique pure et par conséquent ne peut “ se corrompre au contact des Blancs ”
[Hodeir André (1985) : 50].
Pourtant, en 1973 (encore !), Lennie Tristano - qui luttait toujours contre les préjugés
raciaux dont le monde du jazz est victime - déclarait : “ En France, on pense que les Blancs ne
font pas l’affaire aussi bien que les Noirs ” [Arnaud Gérald / Chesnel Jacques (1989) : 49]...5

5
Voir annexe 1 : le clivage Noirs / Blancs.

30
Voici clos (pour l’instant) le débat des nombreuses polémiques concernant le jazz.
Maintenant que nous connaissons dans les grandes lignes quelles sont ses origines, ses
caractéristiques, son moteur d’évolution et les principales questions qu’il soulève concernant
son appartenance, il serait intéressant de voir au moyen d’un exemple précis en quoi le jazz a
finalement une vocation universelle, et intègre tout au long de son histoire - sans pour autant
se dénaturaliser - des éléments et sensibilités venus d’ailleurs. Pour corroborer ce phénomène,
nous prendrons donc l’exemple du jazz cool des années 1950 dont les protagonistes sont
essentiellement blancs, et donc d’une culture différente. Aujourd’hui, les mélanges ethniques
sont très courants, mais à cette époque, nous pouvons effectivement parler de différences
culturelles quand il s’agit de différents groupes de personnes dont la couleur de peau n’est pas
la même. Le jazz se métisse au contact de nouvelles sensibilités et acquis culturels, propres
aux coolmen. La transculturation oeuvre et confère au jazz une richesse grandissante.
Des musiciens issus d’une même culture peuvent avoir des sensibilités totalement
divergentes et marqueront chacun le jazz à leur manière, de sorte qu’il se scinde en plusieurs
ramures, toutes présentant un intérêt pour l’avancée et l’enrichissement du jazz. Le jazz cool
dépend justement de l’une de ces ramures dont l’éclosion ne serait pas sans la petite histoire...
Poursuivons donc, de là où nous nous en étions arrêtés, à savoir les balbutiements du jazz à
La Nouvelle Orléans.

1.3. En amont du cool


Lors de la fermeture du quartier de Storyville en 1917 (les Etats-Unis entrent en
guerre), le style New Orleans se propagea dans le pays, au rythme de grandes migrations vers
le Nord industrialisé.

1.3.1. Le jazz se définit


Chicago et New York sont les deux principales villes qui accueilleront le jazz. Au
contact de l’industrie du disque et du spectacle, le jazz se métamorphose, gagne en souplesse
et sophistication, et laisse apparaître certaines figures de proue : Louis Armstrong6, Sidney
Bechet7, King Oliver, Jelly Roll Morton. Ces nouveaux favoris du jazz se démarquèrent par
leur technique et leur sens exceptionnel de l’improvisation, si bien qu’on les laissa s’exprimer
en soliste.

6
Voir cassette : Face A -5, Louis Armstrong.
7
Voir cassette : Face A-6, Sidney Bechet.

31
La pratique de l’arrangement vint à se généraliser et permit l’épanouissement de
grands orchestres dans lesquels le jazz imposa ses codes et techniques. C’est au Cotton Club
et au Savoy Ballroom - clubs de jazz situés à Harlem, le quartier noir de New York - que les
indispensables “ architectes de la texture sonore ” [Bergerot Frank / Merlin Arnaud (1991) :
60], Don Redman et Benny Carter, rodent leurs qualités d’arrangeurs en s’appropriant les
chansons de la comédie musicale américaine. Ainsi, George Gershwin est à l’origine d’une
partie non négligeable du répertoire du jazz, notamment avec I Got Rythm, The Man I Love,
Oh Lady Be Good, Somebody Loves Me, Liza, Embraceable You, Summertime, But Not For
Me, Love Is Here to Stay..., qui deviendront pour la plupart des standards.
Le Jazz s’inspirait des thèmes - il délaissait les airs populaires (ragtimes et spirituals) -
, mais également des structures.
“ Les canevas, issu de la comédie musicale, servirent de modèles aux compositeurs de
jazz et constituèrent un vocabulaire commun qui survit encore aujourd’hui. On peut classer le
matériel thématique par familles selon la nature des canevas harmoniques, souvent en trente-
deux mesures. Le plus répandu de ces canevas, I Got Rythm, appartient lui-même à la famille
des AABA : une première phrase A, de huit mesures, répétée deux fois, offre un paysage
harmonique relativement statique que vient rompre une phrase B, appelée “bridge” (pont), aux
progressions harmoniques plus rapides qui amènent une reprise de la phrase A ” [Bergerot
Frank / Merlin Arnaud (1991) : 64].

En octobre 1929, une dégringolade boursière fit basculer l’Amérique dans une crise
économique de taille. Le chômage, la misère et la peur n’étaient pas de bon augure aux Etats-
Unis, nation que l’on croyait inébranlable. Un besoin intense de divertissement - catalyseur de
l’oubli et du relativisme - se fit ressentir parmi la population meurtrie. “ On voulait du
grandiose pour rétablir l’image d’une Amérique infaillible, de l’exotisme pour rêver, du
rythme pour se perdre dans l’ivresse de la danse ” [Bergerot Frank / Merlin Arnaud (1991) :
78].
Dans le contexte de cette nouvelle ère du jazz appelée swing, trois grandes formations
s’imposèrent, respectivement présidées par Jimmie Lunceford8, Count Basie9 et Duke
Ellington10. Ils mirent le feu au Cotton Club, devenu l’endroit du divertissement par
excellence mais aussi de l’interdit dans la mesure où, en ces temps de stricte prohibition, on y
servait de l’alcool à flot. Chacun impose un style selon le mystère de sa personnalité. Count
Basie opte pour la simplicité, l’efficacité des arrangements et les tournures riff propres au
blues, tandis que Duke Ellington enrichit le jazz de couleurs encore inédites, grâce à son
maniement original des timbres et de l’instrumentalisation. Les Blancs également colorent le
8
Voir cassette : Face A-7, Jimmie Lunceford.
9
Voir cassette : Face A-8, Count Basie.
10
Voir cassette : Face A-9, Duke Ellington.

32
swing de leur inventivité, avec notamment Benny Goodman11, Tommy Dorsey et Glenn
Miller12.
Encore une fois, de grands solistes se dégagèrent du lot, techniciens virtuoses,
musiciens mutants qui surent parfaitement faire face à la rivalité et aux nouveaux
arrangements qu’on leur imposait. La structure des chorus devint de plus en plus complexe et
audacieuse tout en s’orientant vers le développement. “ Le discours est moins fragmenté en
fonction des différents segments harmoniques. L’allure mélodique de la phrase se fait plus
abstraite et les valeurs rythmiques se diversifient ” [Bergerot Frank / Merlin Arnaud : 94].
Deux éminents solistes, tous deux saxophonistes (ténor), marqueront le jazz de leurs
sensibilités, certes antagonistes, mais qui ouvrent cette musique à la différenciation : Coleman
Hawkins “ le faucon ” et Lester Young “ le président ”13.

“ A Coleman Hawkins la virilité insolente affichée jusque dans le port du chapeau sur
scène, l’impatience de quitter le thème et d’explorer les possibilités offertes par l’harmonie, la
sonorité rugueuse au vibrato rapide et tendu, les rageurs effets de gorge, la hargne du phrasé.
A Lester Young l’attitude scénique alanguie, le plaisir d’exposer les thèmes en se référant aux
paroles de la chanson originale et d’improviser selon une logique avant tout mélodique, la
sonorité lisse, voilée et sans vibrato, la nonchalance du phrasé et la tranquillité du débit ”
[Bergerot Frank / Merlin Arnaud (1991) : 95-96].

1.3.2. Hawkins, vers le bop


Le jeu de Coleman Hawkins - dont l’harmonie disséquée ne laisse peu de chance au
thème de se montrer, dont les tempi parfois décuplés dévoilent une certaine rage mélodique,
dont le son n’est pas sans rappeler les voix grésillantes des anciens esclaves noirs - devint le
modèle de prédilection de la nouvelle génération des boppers14.
Le swing représentait un carcan étouffant pour la jeune génération avide de liberté, si
bien qu’après avoir joué toute la journée dans les big bands super structurés de leurs aïeux, ils
se réunissaient en petit comité pour jouer une toute autre musique, souvent jusqu’aux
premiers rayons du soleil. C’est du Minton’s Play House à New York - leur lieu attitré - que
s’évadait des sous-sols une musique bien étrange, éloignée des clichés négroïdes que la
société américaine blanche s’évertuait à diffuser, une musique d’avant garde qui ne
correspondait plus à la loi tacite qui voulait que le jazz soit une simple musique divertissante.

11
Voir cassette : Face A-10, Benny Goodman.
12
Voir cassette : Face A-11, Glenn Miller.
13
Voir annexe 2 : Coleman Hawkins et Lester Young.
14
Voir cassette : Face A-12, Coleman Hawkins.

33
S’inspirant du style de Coleman Hawkins, les boppers - Dizzy Gillespie, Charlie
Parker, Thelonious Monk, Kenny Clarke et Charlie Christian pour ne citer que les plus
renommés - créèrent un jazz intellectuel, complexe, expérimental et élitiste - le be-bop15.
Celui-ci allait refléter en quelque sorte le malaise sous-jacent des Noirs durant cette période
de guerre (la seconde), et leur volonté immédiate de se démarquer, de crier leur rage de
citoyens américains moins égaux que d’autres, et de montrer leur indépendance.
La guerre a engendré des injustices, comme notamment “ l’obligation de partager le
pire en étant exclus du meilleur ” [Langel René (2000) : 263] et a amené Dizzy Gillespie à
déclarer devant le conseil de révision : “ Ecoutez, qu’est ce qui m’a fait chier, qui m’a
emmerdé jusqu’au coup dans ce pays depuis toujours, hein ? Les Blancs, personne d’autre.
Vous venez me parler de l’ennemi, les Allemands. Moi, je veux bien, mais personnellement je
n’en ai jamais rencontré un seul. Alors si vous m’envoyer au front avec un fusil entre les
mains et l’ordre de tirer sur l’ennemi, je suis bien capable de faire un transfert d’identité en ce
qui concerne le cible ”.
En même temps, et paradoxalement, les boppers - comme la plupart des Noirs -,
crachent leur haine, font figure de rebelles mais n’en cherchent pas moins leur place, leur
identité en cassant les préjugés raciaux ; ils expriment simplement leur “ besoin de conquérir
une reconnaissance dans cette société à peine condescendante ” [ibid. : 285].

Le bop rompt avec la tradition swing de façon assez brutale. Le répertoire se


renouvelle intégralement au contact d’improvisations effrénées, s’éloignant largement des
thèmes. L’harmonie s’enrichit considérablement en intégrant les notes de la superstructure.
Quant au rythme, il se libère et prend le chemin du ciel aux côtés de Charlie Parker, le
“ Bird ”. La batterie, coordonnée avec la section mélodique, évolue vers un dialogue
polyrythmique permanent. “ Avec le bop, le trait mélodique, dans sa cavalcade, l’avait
emporté sur le traitement propre de la note qui perdait ainsi son expression. Le collectif
l’emportait sur l’individuel. En restituant leur prééminence à la note et à la sonorité, il
privilégiait le climat plutôt que le discours ” [Langel René (2000) : 278].
Une autre particularité de cette musique était la virtuosité extrême de ses interprètes,
avec laquelle ils jouaient pour atteindre des sommets encore vierges. “ Sur le plan de la
dextérité tout comme celui de la conscience harmonique de l’improvisateur, ces démarquages,
exposés à l’unisson par le saxophone et la trompette sur tempo rapide, réclamaient une
virtuosité jusque là inimaginable ” [Bergerot Frank / Merlin Arnaud (1991) : 106].
15
Voir cassette : Face A-13, Charlie Parker et Dizzy Gillespie.

34
Ainsi, les trois éléments musicaux du jazz - mélodie, harmonie, rythme - codifiés de
façon précise lors de la période swing, s’avèrent changer littéralement. Pourtant cette musique
n’en reste pas moins du jazz : “ le bop, c’est juste la façon dont mes copains et moi sentons le
jazz ” déclarait Dizzy Gillespie. Le jazz est donc bien une histoire de sensibilité et “ il ne se
définit plus comme un être clos, mais comme une réalité variable, multiforme, transfigurée
par d’incessantes métamorphoses ” [Malson Lucien (1983) : 56].

1.3.3. Young, vers le cool


Lester Young, nous l’avons compris, prendra un chemin bien différent de celui de son
confrère, Coleman Hawkins. En privilégiant le thème et son intelligibilité, conformément au
discours d’une chanson, il fait appel à une harmonie riche, à une sonorité lisse et brumeuse, à
des tempi moins rapides, voire à une nonchalance exacerbée, qui ne sera pas sans charmer son
petit monde... “ Lester, préfiguration du conteur de lune vague après la pluie qui décevra un
peu les uns, mais fascinera beaucoup les autres dans les années cinquante ” [Gerber Alain
(2000) : 11]16.

1.3.3.1. Quelques traits de caractère


Lester Young, alcoolique, bercé par la désillusion, la méfiance et l’incertitude, restera
le plus clair de sa vie dans la solitude et la dépression ; ces malaises du cœur et de l’esprit
révéleront pourtant son génie et l’accompagnerons loin dans le domaine de la prospérité.
“ Chez Lester, presque toujours, il y a beaucoup de bien à se faire du mal ” [Gerber Alain
(2000) : 46].
Or, derrière son attitude détachée, nonchalante, et ses aspirations à la non violence,
Monsieur Young cachait en lui une tendance résolue à la férocité, surtout en ce qui concernait
la défense de son territoire et de ses convictions musicales : “ à part Hawkins, le Père trop
monumental qu’il fallait assassiner sans retard pour sortir en beauté de l’enfance, Lester
n’agressa jamais personne ” [Gerber Alain (2000) : 23].
Son style particulier ne plaisait pas à tout le monde mais il su l’imposer avec fermeté
et détermination sans jamais baisser les bras, intimement convaincu de l’expression qui était
la sienne et qui, malgré sa non conformation à la sensibilité du moment, ne pouvait être
autrement. Quant à sa force expressive, elle naît de sa dévotion tout entière pour la chanson.

16
Voir cassette : Face A-14 et 15, Lester Young.

35
1.3.3.2. Le chant du poète
Lester ne souffle pas dans son instrument de façon anodine, il ne produit pas des sons
mais des mots, puis une phrase et enfin une histoire. Il chante. Sa musique sans parole, est une
chanson perpétuelle qu’il interprète amoureusement au moyen de la plus poétique des
sensibilités.
“ Imaginer des combinaisons plus ou moins signifiantes de phonèmes quand on
chante, c’est un chose. C’en est une autre, lorsqu’on joue d’un instrument, de concevoir ce
qu’on nomme par métaphore le “discours” musical comme le prolongement non verbal d’un
énoncé qui, de son côté, l’est spécifiquement ” [Gerber Alain (2000) : 177]. La transposition
d’un langage sur un autre requiert, pour trouver des équivalences identifiables, un trésor
d’imagination et, ici avec notre homme, une passion toute particulière pour le verbe et sa
dimension lyrique, digne d’un poète.

Les standards sont tous à l’origine des chansons dont le jazz s’est approprié les thèmes
musicaux, tout en délaissant au passage les paroles, celles-ci - vous l’avez deviné - étant
incompatibles avec la fonction propre des instruments. Or Lester Young nous a gracieusement
prouvé le contraire en chantant dans son instrument, tout simplement, comme sa compagne de
scène préférée, Billie Holiday17...
Ainsi, il respecte religieusement la mélodie en tant que support de l’histoire, qui se
veut par ailleurs absolument limpide. La démarche est simple, mais ce n’est pas si facile
d’avoir du génie, encore faut-il savoir maîtriser cette simplicité qui peut être - tout comme la
complexité, précisons le - synonyme de qualité ou de médiocrité, sans tomber dans les travers
de la paresse ou de la mièvrerie. Inutile de dire que Lester, lui, y parvient merveilleusement. Il
“ ne s’ingénie pas à trousser des thèmes fonctionnels, répétitifs, géométriques et d’une grande
simplicité d’articulation que dans la mesure où ils mettent en valeur - dès qu’il s’en écarte
comme lui seul sait le faire - son génie poétique, sa capacité de renouvellement, sa maîtrise
des structures asymétriques et des montages complexes ” [Gerber Alain (2000) : 51]
Dans ses improvisations, Lester Young laisse aller sa prose indépendamment des
structures et des carrures restrictives. Ainsi, ses phrases enjambent sans aucun scrupule les
barres de mesure.
Il ne fait pas de la musique pour la musique, selon ses convictions, cela n’a aucun sens
: il fait de la musique pour le récit fantastique qui débute d’une simple chanson, se poursuit

17
Voir cassette : Face A-16, Billie Holiday.

36
dans son esprit et dans lequel il s’abandonne littéralement, le temps de quelques notes
poétiques. Et c’est précisément pour son extrême capacité à s’abandonner, se relâcher, voire
même s’alanguir que Lester Young gagnera en popularité ou en impopularité.

1.3.3.3. Subtile détente


Sa nonchalance constitutionnelle en fera jaser plus d’un, d’autant plus qu’elle se
concrétise par le renoncement au vibrato, élément sacré, intouchable, irréfutable,
incontournable, in..., du domaine du jazz. Or, ce dernier est atteint de reviviscence aiguë et
non de conservatisme fixiste. Lester Young en est le catalyseur audacieux. “ On pourrait se
risquer à dire que, dans les années trente, le choix de la détente n’avait rien de reposant. Jugé
comme une provocation ou méprisé comme une faiblesse, déploré comme une carence ou
combattu comme un vice, il exigeait un courage peu commun ” [ibid. : 200].

L’absence de vibrato s’accompagne d’une certaine baisse d’intensité et révèle un son


lisse, aérien, calme, chaleureux, doux, et dépourvu d’effusion dans l’aigu ou autres sauts
démesurés de décibel.
Lester Young transfigure la matière sonore mais aussi son utilisation dans le temps,
qui s’avère plus tranquille, mesurée, aérée, ponctuée, dans un débit s’apparentant à un
discours paisible, mais réfléchi et captivant. Car, si la sonorité diminue d’un cran, la musique,
elle, ne doit pas en ressentir une quelconque baisse d’intensité ; nous voulons bien sûr parler
de son balancement, de sa dynamique, du swing. L’énergie vitale du jazz est toujours là
malgré cette détente qui, par un malheureux maniement, aurait pu facilement l’infléchir. Par
une maîtrise nouvelle de l’espace et des paradoxes, Lester Young a su allier le répit à la
tension, et c’est par une distribution efficace de silences - très loquaces - que le suspense
s’installe et maintient par là même une certaine dynamique propre au jazz. Très subtilement, il
s’ingénie à “ désarticuler le récit pour assurer une meilleure organisation de l’intrigue.
Accroître la tension par le relâchement. Viser à la plénitude en ménageant les vides... [ibid. :
206].
A cela s’ajoute une conception adéquate de la rythmique ; douce et légère, elle doit
accompagner discrètement le chant du saxophone : “ derrière moi, tu n’as qu’une chose à faire
: tinkety-boom, tinkety-boom ! Maintenant, quand c’est au tour du trompettiste, tu peux jouer
tout ce qui te passe par la tête - BOOM ! BAM ! Mais derrière moi, tinkety-boom, tinkety-
boom, et nous verrons la farce ” disait-il à son batteur. Les balais suivent attentivement le

37
phrasé et les courbures de la mélodie à tel point que la rythmique elle même, en se
développant dans cet esprit, fait ses premiers pas, d’un certaine façon, dans le domaine
mélodique.
Quant à l’harmonie lestérienne - sa renommée a fait de lui un adjectif - elle s’échappe
volontiers hors des sentiers battus, vers des accords de passage à point nommés, dont le
musicien se sert pour agrémenter la grille de base - omniprésente - de quelques couleurs
inédites.
En bref, Lester Young semble révolutionner la conception du son en imposant un style
chanté, aérien, évanescent, impalpable, aux contours purs mais indistincts comme l’éternel
paradoxe qui lie unitairement chez lui, l’impulsion “ hot ” du swing et la nonchalance “ cool ”
de sa sensibilité18.

1.3.3.4. Influences et Lestérisme


Lester Young met au grand jour une certaine sensibilité relax. Or, ce langage - cool -
qu’il affectionne et exploite dans sa musique, n’est pas tombé du ciel pour s’incarner en sa
personne. En effet, “ il a toujours existé dans le jazz, chez quelques artistes [blancs et noirs],
un refus de la performance athlétique ” [Malson Lucien / Bellest Christian (1987) : 83].
Le jazz nous apparaît, conformément aux clichés, comme une musique de distraction
animant les salles de bal. D’une nature apparemment hot, le jazz ne semble pas être destiné à
une expression à basse température. Or, certains musiciens - blancs entre autres -, à l’écoute
de leur sensibilité - axée sur un registre moins pugnace - et souhaitant s’exprimer avec
l’idiome du jazz, se sont avérés utiliser un autre langage que celui communément admis, et ce,
dès les années 1920. Contre toute attente, ce fut un moment musical de qualité. Déjà, le jazz
ouvrait ses portes à la diversité des sensibilités, des personnalités et des cultures.
Or, ce phénomène resta longtemps sous-jacent à l’histoire de la musique afro-
américaine, en tout cas jusqu’à l’arrivée de Lester Young. Mais ce sont ses disciples - dans les
années 1950 - qui officialisèrent le langage cool, non sans réprobations extérieures...

Ainsi, Bix Beiderbecke (1903-1931), cornettiste, et surtout le saxophoniste Frankie


Trumbauer (1901-1956) - surnommé Tram -, furent les principaux inspirateurs de Lester
Young ; musiciens blancs, passionnés, tourmentés, éternels insatisfaits cultivant un certain

18
Voir annexe 3 : La dialectique de Lester Young à travers Blue Lester.

38
mal de vivre, pionniers d’un jazz romantique aux accents mélancoliques et impressionnistes,
ils incarnent en quelques sortes l’avènement d’un style plutôt “ frais ”19.
Une autre contribution au jazz de la part de Bix Beiderbecke fut celle, en quelque
sorte, d’universaliser le jazz : “ Bix appartient à cette catégorie de jazzmen blancs qui ont su
faire évoluer le folklore noir pour le rendre compréhensible au grand public américain et
européen ” [Ténot Frank, Dir. Carles Philippe / Clergeat André / Comolli Jean-Louis (1994) :
91].
D’autres musiciens également, tels que Joe Venuti, John Kirby, Red Norvo, Benny
Goodman ou George Shearing s’inscrivent dans cette même veine. Ce dernier fut d’ailleurs
reconnu par Dizzy Gillespie : “ J’estime que George Shearing est la meilleure chose qui soit
arrivée au bop dans les années passées. Il est le seul à l’avoir autant aidé. Il joue le bop de
sorte qu’un auditeur moyen puisse le comprendre. Tout le monde peut danser sur la musique
de Shearing. En faisant cela, il a rendu les choses plus faciles pour moi et pour quiconque
joue bop ” [Tercinet Alain (1986) : 134].
Ce chassé-croisé entre culture blanche et culture noire démontre à quel point le jazz est
fait d’influences réciproques, qui en aucun cas le dénaturalisent mais qui, au contraire,
l’enrichissent et le rendent universel.

Cette conception du jazz que prêche Lester Young - héritée de quelques jazzmen à part
-, va devenir, pour les générations à venir, non seulement un modèle stylistique mais aussi,
un mode de vie, “ basé sur la compassion, [...] la non-violence, un sens douloureux de
l’absurdité allié à un parti pris de désinvolture, les voluptés un peu perverses de l’abstention
dans les grandes affaires du siècle, la lenteur du regard, la douleur de la parole et du geste, le
goût du rire et des chansons tristes, la recherche des joies silencieuses, des émerveillements
furtifs, sinon clandestins - tout un sensualisme de la déréliction qui, dans le jazz comme
ailleurs, a gardé quelques adeptes ” [Gerber Alain (2000) : 233].
Pour clore, nous dirons que le jazz est issu d’un mélange culturel, lui-même issu de
l’asservissement des Noirs africains sur les terres du Nouveau Monde ; il porte en lui la
révolte de ce peuple face à la société américaine mais pas uniquement. Diverses sensibilités
ont opéré son avènement et par la suite son évolution : celle des Européens émigrés, celle des
esclaves africains, puis celle des américains proprement dit, et enfin celle de tout un chacun,
unique, originale. Le jazz est finalement devenu indépendant de son origine et rayonne en tant
qu’idiome universel.
19
Voir cassette : Face A-17, Bix Beiderbecke et Frankie Trumbauer.

39
2. Initiateurs sensibles

Lester Young et Coleman Hawkins ont donné au jazz deux alternatives, l’une plutôt
cool, l’autre plutôt hot. Désormais, le jazz n’existera plus sous une seule forme, qui évolue
selon le temps et les hommes, mais effectivement sous plusieurs formes, parallèles et
différentes. “ Passées les grandes époques de classicisme [Le swing], il n’est pas rare qu’un
art perde son unité. On assiste alors au scindement en branches divergentes de ce qui fut un
tronc unique ” [Hodeir André (1985) : 109]. Or ces branches sont-elles réellement divergentes
? Le cool, de tradition lestérienne - entre autre -, est-il sans rapport avec le bebop ? Sait-on
seulement que Charlie Parker, chef de file des boppers, fut profondément marqué par le Prez
lors de son apprentissage ? ! Et que Miles Davis lui même - père fondateur du mouvement
cool, à ce qu’on dit - garde en lui les marques indélébiles de sa rencontre avec le Bird ! Nous
ne pouvons donc nier les influences réciproques qui agissent entre les divergences apparentes
de styles, au sein même du jazz.
Le cool aurait-il par conséquent dans ses fibres, de la matière hot ? Mais pourtant, les
termes s’opposent... Sont-ils d’ailleurs utilisés à bon escient ? Peut être serait-il intéressant
d’aller voir cela de plus près afin de mieux comprendre d’où proviennent les réels tenants du
jazz cool.

2.1. To cool or not to cool ?


“ Depuis ses origines, le swing ne savait exister sans la fièvre ; voici que pour la
première fois, il s’épanouissait à très basse température ” [Gerber Alain (2000) : 234]...
Autrement dit, ce style de jazz dont parle Alain Gerber [le cool], serait froid. Prise à la lettre,
cette affirmation ne veut pas dire grand chose quant à l’équivalent musical suggéré. Or
simplement, cool veut dire littéralement froid, ce qui explique la métaphore.
A-t-on vraiment dénommé ce mouvement pour ce qu’il représentait de froid ? Non, le
terme est mal approprié et regorge, de surcroît, d’une quantité de sens dont chacun pourra user
abusivement dans le but d’argumenter une opinion différente. Il semble donc nécessaire
d’élucider le mystère et de sortir de la confusion.

40
2.1.1. Problèmes de définition
Cool ? L’expression serait née dans les jazz-clubs des années 1930, “ quand
l’atmosphère enfumée de ces night-clubs devenait irrespirable, on ouvrait portes et fenêtres
pour laisser entrer un peu d’air “frais” ” [Poutain Dick / Robins David (2001)].

2.1.1.1. Plusieurs alternatives


L’expression possède également une forme verbale. Selon la définition des
dictionnaires anglophones20, le verbe to cool est synonyme de : quitter l’état d’excitation ou
de passion, devenir moins empressé ou ardent, ne pas être affecté par la passion ou l’émotion,
être tranquille, réfléchi et calme.
Le mot s’emploie en plusieurs occasions. Dans son parlé domestique, un anglophone
l’utilisera pour son sens premier, “ froid ”, voire nuancé, “ frais ”, qui, avec sa connotation
“ rafraîchissante ”, peut s’associer à quelque chose d’agréable. Le terme s’étend également au
langage du moindre citoyen occidentalisé qui se veut “ dans le coup ”. Partout, vous pourrez
entendre à tout azimut et pour les situations les plus diverses, l’interjection internationale :
cool ! Traduction : Sympa ! Bien ! Chouette ! Excellent ! Employé comme un adjectif, cool
revêt la signification nouvelle de calme et décontracté.
En outre, le cool serait un phénomène apparaissant “ dans les années cinquante mais
que l’on peut dépister dans les anciennes civilisations d’Afrique occidentale déportées vers le
Nouveau Monde par les marchands d’esclave. [...] Puis, les pionniers du blues et du jazz se
sont servis du cool comme d’une armure contre la discrimination, le paternalisme et le mépris
dont ils étaient victimes dans le monde d’un show business alors principalement aux mains
des Blancs ” [Pountain Dick / Robins David (2001)]. Le cool est en fait un comportement
relativement détaché, d’une réalité généralement pesante.
Par extension, il devient “ la composante essentielle de tous les phénomènes culturels
propres à la jeunesse ” [ibid.]. Rebelle et faisant preuve d’un détachement ironique, il se veut
individualiste, hédoniste et indépendant. La personne qui choisit cette philosophie, vise à
“ prendre des distances vis à vis de l’autorité plutôt que de l’affronter directement ” [ibid.].
C’est une attitude d’opposition passive “ adoptée par des individus ou des petits groupes, pour
exprimer leur défi à l’autorité ” [ibid.]. Malgré sa désinvolture et son calme apparents, il
“ peut tenir la bride aux émotions et aux sentiments les plus intenses et les plus violents ”
[ibid.].
20
D’après L’esprit cool de Dick Pountain et David Robins.

41
Pour terminer, “ le mot s’est attaché peu à peu à une forme de jazz dans les années
quarante-cinquante, confondant le style musical et le comportement des musiciens - parfois
plus cool que leur musique ” [ibid.]. C’est pourquoi le jazz cool, “ jazz frais, qui devient froid
dans l’esprit de certains, [...] se voit revêtu de connotations glaçantes. Le terme n’est pas bien
précis, mais prétend s’opposer à hot, jazz chaud, voire brûlant ” [Billard François (1985) : 67]

2.1.1.2. Contre-pied cool


Non seulement cool s’oppose à hot mais en plus, chacun des termes s’apparente
respectivement, un, aux Blancs, deux, aux Noirs. Les Blancs sont “ cool ”, les Noirs sont
“ hot ”... Peut-être a-t-on voulu voir dans le jazz cool - orchestré essentiellement par des
musiciens blancs - une sorte de contre pied au bebop, qui lui était hot et surtout, noir. Encore
et toujours, les préjugés raciaux semblent prendre le dessus. Bien sûr, c’est facile de voir les
choses de cette façon dans la mesure où, à cette époque (années 1940-1950), les Noirs étaient
en pleine révolution contre la société américaine blanche et ségrégationniste ; tout concorde
donc à une plausible opposition Noirs / Blancs, tant au niveau social que musical.
Or, si les Noirs se battent pour accéder au statut de citoyen légitime, c’est d’avantage
en boycottant les transports publics qu’au moyen de leur musique, avec laquelle ils accèdent
seulement à une relative reconnaissance artistique ou culturelle.
Quant aux jazzmen blancs - tout aussi en marge de la société et bien loin de décider du
sort des Noirs américains -, ils ont certainement d’autres motivations que de s’opposer à la
musique de leurs compagnons d’infortune, laquelle représente pour eux un modèle
incontournable et respectable qu’ils admirent à sa juste valeur.

“ Et même si les antagonismes raciaux agissaient ici et là en arrière fond [on ne peut exclure
catégoriquement les différences raciales ou plutôt culturelles, cependant nous pouvons les
envisager d’une manière positive], ils opéraient en stimulant. L’esprit de compétition
s’associait ainsi à la marginalisation sociale, que subissaient les musiciens noirs et blancs,
pour créer un monde fermé. Solidarité obligée et concurrence formaient dans cette serre un
humus à haute créativité. La fusion agissait ” [Langel René (2001) : 258].

Si le jazz - comme nous l’avons dit plusieurs fois - est une musique riche et en
perpétuelle évolution, c’est grâce au phénomène de transculturation qui oeuvrait déjà avant
même son avènement. Dans cette optique, les préjugés de l’ordre de la couleur ne sont pas les
bienvenus... Pourtant, ils subsistent et contribuent à établir désordre et confusion quant à une
définition objective du jazz.

42
En effet, dans les esprits les plus enclins à promouvoir les clichés raciaux, hot n’est
d’autre que le langage nègre, rugueux, dur, fougueux, au vibrato très prononcé, symbole en
puissance de l’expressionnisme noir, sensuel, spontané, viscéral voire même biologique. De
cela se distinguerait une sorte d’intellectualisme du jazz blanc, plutôt calme et réfléchi,
dominé par une raison certaine, un perfectionnisme exacerbé, une sophistication
physiologique, portant à croire, effectivement, que le jazz change de température au point de
devenir cool... au sens premier du terme ! Or “ prétendre comme certains l’ont fait, que c’était
sacrifier à la spontanéité ou au sentiment était mal connaître le jazz et lui supposer une
sauvagerie naturelle qui tenait du racisme à rebours et relevait de l’imagerie la plus éculée ”
[Billard François (1985) : 68].

A présent, dégageons-nous des problèmes relatifs à la pigmentation de peau des


américains et concentrons-nous sur l’histoire. Peut-être nous éclairera-t-elle sur quelques
tenants du jazz cool.
Les années 1950 sont, pour les Etats-Unis, une véritable période de prospérité qui
cache pourtant une certaine angoisse paralysant la nouvelle superpuissance de la planète. Les
artifices pour y palier sont nombreux, comme notamment une sorte de conformisme rassurant
auquel plusieurs artistes n’adhèrent que très peu.

2.1.1.3. American way of life et contre culture


Tandis que l’Europe, dévastée, se reconstruit doucement, les Etats-Unis sortent du
second conflit mondial en position de force. Le territoire américain est intact, les pertes
d’hommes sont minimes, l’économie est montée en flèche grâce à l’industrie militaire. Une
super puissance est née et réclame le droit absolu de contrôler la planète. Sa stratégie sera
d’implanter un peu partout dans le monde des bases militaires et d’accorder à l’Europe un
énorme crédit pour sa reconstruction (32 milliards de Dollars), l’obligeant ainsi à devenir un
partenaire commercial privilégié. Le Dollar devient la monnaie de référence internationale et
symbolise la main mise des Etats-Unis sur une partie non négligeable de la planète.

Or, cette mise en scène où le personnage principal mène impunément la politique de


l’impérialisme est bien loin de plaire à tout le monde : l’URSS veille, et compte, elle aussi,
exercer son influence sur le reste du monde. Une nouvelle intrigue se met en place,
surnommée “ équilibre de la terreur ”, où chacun des protagonistes menace l’autre d’une

43
bombe atomique. L’apocalypse nucléaire étant très dissuasive, les deux grands acteurs
optèrent raisonnablement pour la non-action - un troisième conflit mondial ne pouvant
éthiquement avoir lieu -, une sorte de conflit passif, appelé à juste titre “ guerre froide ”.
Notons en aparté que, malgré l’effective contemporanéité du jazz cool à la guerre du même
nom, il serait abusif d’associer ces deux éléments de l’histoire en vue d’une quelconque
explication. Encore une fois, le jeu de mot est facile et relève sans précédent de la pure
coïncidence.
Désormais, deux blocs, séparés par un véritable “ rideau de fer ” infranchissable
(matérialisé par le mur de Berlin), se font face et se partagent le monde.
Au poste de dirigeant, les Etats-Unis ont fière allure. A première vue... Mais allons
voir de plus près ce qu’il en est. A la psychose nucléaire quotidienne, s’ajoute celle du
communisme. Les Rouges, ressortissants du côté est du “ mur de la honte ”, ne sont pas très
bien vus du côté ouest, on pouvait s’en douter. Une large entreprise de “ chasse aux
sorcières ”, menée par le sénateur McCarthy, passa au peigne fin toutes les couches de la
population américaine afin de se débarrasser efficacement du malin. Intransigeante, la peur,
ou plutôt la terreur du communisme a commis pas mal d’écarts et d’aberrations en accusant
sans preuves, exécutant des innocents sur de simples insinuations (époux Rosenberg) et
faisant fuir intellectuels, professeurs, diplomates, professionnels du cinéma (Charlie Chaplin),
savants, ...tous accusés d’avoir, de près ou de loin, eu un quelconque lien avec le
communisme.
Art Pepper, jazzmen en cette période, relate dans ses mémoires les déboires d’un ami,
victime de cette chasse outrancière :

“ Tous ceux qui travaillaient dans le cinéma durent donc signer un papier disant qu’ils
ne croyaient pas ceci ou cela, qu’ils n’avaient jamais été communistes, qu’ils n’avaient jamais
été à l’une de leurs réunions, qu’ils n’iraient jamais, et autres conneries du même genre. Puis,
ils furent convoqués devant un comité qui leur demanda de dénoncer des communistes
travaillant dans le cinéma. La plupart le firent, signèrent et donnèrent des noms, en se disant :
“Et puis merde, c’est mon gagne-pain.” Mais il y en avait une poignée, des types bien,
honnêtes, honnêtes en vers eux-mêmes, qui refusèrent de coopérer. Les Koenig était du lot. Il
n’était pas communiste, mais refusa d’entrer dans le jeu, considérant que le comité
outrepassait ses droits. Il fut donc victime de l’ostracisme, et vidé d’une industrie où il était
pourtant devenu producteur ” [Pepper Art et Laurie (1982) : 158].

Eisenhower, alors président des Etats-Unis (1952-1960), républicain, conservateur et


anticommuniste, reproche ouvertement la politique de son ennemi : grands travaux,
propagande, embrigadement, main mise sur la conscience du peuple, pourtant, la sienne
comporte de curieuses analogies déguisées sur fond d’opulence, consumérisme et distraction.

44
L’idéal de vie américain semble être le but suprême de tout un chacun. Rendu
accessible grâce aux grands travaux d’aménagement des banlieues en véritables quartiers
résidentiels, il permet à la classe moyenne de posséder une maison individuelle identique à
celle du voisin, tout comme une automobile noire de série, d’ailleurs. Les trésors de
technologie abondent : réfrigérateurs, machines en tout genre et autres appareils ménagers
indispensables au confort que se doit d’avoir chaque individu au revenu minimum. Quant au
sport, il renforce efficacement les liens entre citoyens américains en leur insufflant la verve
patriotique. Les goûts et les couleurs ne se discutent pas, ils se conforment tous à ceux des
stars de cinéma et de la pop music ; les filles portent le blue jeans de Marilyn, les garçons
adoptent le blouson en cuir noir d’Elvis et la démarche de James Dean ou Marlon Brando.
Ensemble, ils se déhanchent au rythme du Rock’n’Roll et mangent des hamburgers au McDo.
Grâce au tourne-disque, à la radio, la télévision et la presse, le consommateur peut entendre,
voir, admirer et revoir à loisir, et, à domicile (!) ses idoles préférées. Notons à ce propos que
l’adolescent issu de la classe moyenne blanche, dispose récemment d’un certain pouvoir
d’achat et constitue une cible très rentable pour le commerce et l’économie. En ce qui
concerne la religion (protestante), bien présente et bien-pensante, elle s’adapte à l’air du
temps malgré ses pulsions moralisatrices, et propose la messe en version drive-in. Le Messie a
changé de look afin de compter parmi ses adeptes, la jeunesse, actionnaire du monde de
demain.
“ C’est coool ” disait-on unanimement de New-York à Los Angeles.
Oui, mais pas pour tout le monde... Les Noirs, “ considérés comme des citoyens de
seconde zone ” [Pierre / Michel (1999) : 44], étaient bien sûr exclus du système. L’apparente
magnificence des Etats-Unis d’Amérique perdait de son éclat au simple examen exhaustif de
sa population. En 1955, se crée au sein des Noirs, un mouvement non-violent mené par le
pasteur Martin Luther King afin d’accéder, enfin, aux droits de la constitution, dont ils
bénéficieront en 1957. Entre temps, l’organisation raciste du ku klux klan s’est chargée de
faire disparaître le pasteur, un peu trop téméraire à son goût.

La culture du bien être, réservée aux Blancs et orchestrée par la Sainte Consommation,
appâtait bien de nouveaux ménages, envieux “ de se marier, d’avoir des enfants, de posséder
automobiles, et maisons, de fréquenter des voisins au même train de vie que le leur ”
[Halberstam David (1995) : 214]. Or, certaines personnes ne pouvaient résolument pas se
résoudre à suivre le troupeau, en marche solennelle vers la modernité, dans tout ce qu’elle a

45
de plus négatif. Ce sont notamment de jeunes intellectuels écrivains, offusqués tant par le
consumérisme que par le maccarthysme, qui engageront les premiers signes de l’opposition.
William Burroughs, Allen Ginsberg, Lucien Carr et un certain Jack Kerouac (auteur de
Sur la route), entre autres, “ deviennent les héros des étudiants blancs de la Beat Generation,
fascinés par les marges de la société américaine, les traditions de vagabondage héritées des
conquérants de l’ouest et des bluesman ” [Bergerot Frank (2001) : 131].
L’ère moderne n’était pour eux qu’une évolution néfaste de la société, qu’ils ne
pouvaient que critiquer et condamner.

“ Ils furent les premiers à protester contre ce qu’ils considéraient comme la fadeur, le
conformisme et le manque d’objectifs sérieux sur les plans social et culturel de la vie que
menait la classe moyenne américaine. Si une grande partie du pays participait joyeusement au
vaste mouvement migratoire vers les banlieues, eux, en revanche, rejetaient ce nouveau style
de vie, né de l’aisance, et s’inventaient un autre mode d’existence ; ils étaient pionniers de ce
qu’on allait bientôt appeler la contre-culture ” [Halberstam David (1995) : 214].

Ils adoptèrent l’errance comme principe vital et la drogue comme passage obligé vers
le monde spirituel. Leurs idoles ? Les Noirs, dont la culture et la condition - hors normes -
représentent le meilleur exemple de marginalité, loin des sentiers battus du rêve américain. Le
statu quo noir n’était pourtant pas spécialement à envier, or peut-être d’avantage, la musique
noire...
C’est dans l’atmosphère séduisante des clubs de jazz, où l’urgence du bop indigne les
uns et frénétise les autres, que ces auteurs puiseront leur inspiration. Les œuvres se voudront
improvisées, à la manière toute naturelle d’un Bird ou d’un Dizzy. Le bebop constitue, en
effet, un judicieux parti contre la société dans la mesure où, savant et élitiste, il ne se
conforme plus aux normes d’une musique nègre, simple et distrayante. Et comme les masses
populaires suivent au pas l’étoile sacrée du spot publicitaire, le Rock’n’Roll et le
Rythm’n’Blues dépassent désormais le jazz sur l’échelle de la gloire.

Mais à présent, qu’en est-il de nos amis les coolmen ? Protagonistes d’un jazz plutôt
blanc, ne seraient-ils pas, à l’image des beatniks, en position de contre-culture ? Marginaux,
ils ne rentrent, eux non plus, dans les schémas de l’Amérique moderne et consomment, eux
aussi, d’avantage de bop que de MacDo. D’ailleurs, n’a-t-on pas vu Jack Kerouac déclamer sa
prose parkerisée aux côtés de coolmen tels que Zoot Sims et Al Cohn ?
Ainsi, le rapprochement paraît plausible. Le cool pourrait donc s’apparenter à une
philosophie de vie, désinvolte et décontractée loin des spirales de l’Amérique moderne, autant

46
qu’à une musique calme, fraîche, lisse et aérienne, cette dernière pouvant tout aussi bien être -
il faut le noter - animée, passionnée, sensuelle, chaleureuse, voire même parfois... hot !

A ce propos, laissons parler les musiciens eux-mêmes.

2.1.2. Lennie Tristano


“ Cool jazz, pour moi n’a aucun sens. C’est une étiquette commerciale qui fut collée
sans aucune logique à la musique que j’ai enregistrée il y a quelques années avec mes
groupes. “Cool jazz” est un terme stupide. Le jazz qu’on jouait, nous, n’était pas du tout
“cool”, je peux vous l’assurer. Il était décontracté, sans attitude spectaculaire, sérieux et
engagé, ça oui, mais certainement pas “froid” ”. [Balen Noêl (1993) : 334].
A croire ce qu’en dit Lennie Tristano, on s’aperçoit que le terme n’était évident pour
personne, ni même pour les musiciens. Mais si la confusion existe, c’est, apparemment, par
l’intermédiaire d’une société de consommation en mal de labels.

2.1.2.1. une explication commerciale


Pour que la masse consomme, il faut l’appâter ; et le meilleur moyen d’y arriver est de
créer de nouveaux produits au nom aguicheur, a priori formidables et indispensables à tout
individu qui se veut à la mode. Or, les modes changent régulièrement car le consommateur se
lasse vite, donc, pour dynamiser les ventes, rien de mieux que l’originalité incarnée. En
l’occurrence, l’image du jazz eu droit à un petit rafraîchissement dernier cru, signé, les
techniques de vente. Une analyse non exhaustive des retombées commerciales démontrerait
que le terme fut mal choisi, ou peut-être, simplement mal approprié...
Mais le jazz avait-il vraiment besoin d’un nouvel élan ? L’extravagance de Dizzy
Gillespie et le Génie de Charlie Parker avaient sans doute électrisé son monde et l’énergie
nécessaire pour en faire autant n’était pas des moindres. Un petit coup de pouce médiatique
pouvait-il aider la descendance à briller à son tour ? Pas tellement. Le jazz blanc - un jazz
blanc ? ! -, et de surcroît moderne, n’était peut-être pas encore disposé à séduire des amateurs
et des non-initiés en assez grand nombre. Le jazz, en effet, peut avoir deux publics : les
amateurs, qui, en connaissance de cause, apprécient cette musique, et, disons, la masse
populaire, ou les consommateurs, n’y connaissant pas grand chose mais dont le rendu sonore
les touche.

47
Le bebop avait déjà rompu les liens avec la masse populaire en mettant le jazz au rang
de musique savante. Peu intelligible pour l’américain moyen, le bebop laisse au Rock’n’Roll
le soin de le divertir. “ Beaucoup de gens refusent de voir le jazz se développer au-delà de
leurs propres capacités auditives et de le comprendre. D’autres réagissent de manière
tellement émotionnelle qu’ils ne veulent pas reconnaître le progrès esthétique et intellectuel
que manifeste le bebop ” [Billard François (1988)] disait Lennie Tristano.
Quand un “ produit ” ne correspond plus aux normes de la commercialisation, c’est à
dire qu’il n’est plus susceptible d’intéresser le plus grand nombre, il est jeté aux oubliettes.
Autrement dit, le jazz n’a que faire de sa notoriété populaire. Avant-gardiste, “ le jazz n’est
pas un divertissement populaire ; c’est une forme d’art en soi ” [Billard François (1988) : 115]
qui évolue de lui même grâce à la dévotion désintéressée que lui porte ses protagonistes ; le
commerce, lui, n’y est pour rien. Le succès, en matière de jazz, n’est dû qu’au génie des
musiciens et non au phénomène de star que la société de consommation a inventé, en
superposant un certain talent - par le truchement des médias et de la publicité - à une personne
prise au hasard dans la masse.
La société de consommation se serait donc appropriée cette nouvelle tendance du jazz
afin de tester ses qualités commerciales. Et est-ce un hasard si les acteurs ont choisi le terme
de cool pour leur campagne publicitaire ? Cool ne s’opposerait-il pas à hot, comme qui dirait
le blanc, au noir...
L’appellation cool - qui soulève bien des problèmes d’interprétation - fut le catalyseur
de l’opération, et restera à jamais la marque d’un certain jazz blanc des années 1950. Il est
donc important de ne pas se méprendre sur sa signification, plus commerciale que réellement
musicale.
Cool ne s’adapterait au jazz de Lennie Tristano que dans la mesure où le mot prend la
signification de décontracté ; sens auquel il peut également se soumettre.

Lennie Tristano - jazzman blanc - est de ceux dont la renommée fut toute relative mais
l’influence considérable voire presque intemporelle, les coolmen s’en rappellent... Peu
d’études lui sont consacrées, pourtant, il est un des acteurs non négligeables de l’avancée
certaine du jazz dans les années 1940 / 1950 et notamment grâce à ses talents de pédagogue
incontesté qui ont su en toute modestie, révéler bien des personnalités du jazz.

48
2.1.2.2. La leçon de Lennie Tristano
Grand théoricien de cette musique, il n’en est pas moins un grand interprète (pianiste),
qui, comme la plupart des musiciens post-bop, voue une admiration particulière à Charlie
Parker. Personne ne pouvait ignorer le Bird, il planait dans tous les esprits tandis que son
chant se réincarnait sous les doigts de tout un chacun. La difficulté en ce temps là était
justement de sortir de son ombre. Mais comment ne pas l’imiter ? ! Comment surpasser un tel
génie ? !
“ Malheureusement, Bird a mis des notes dans la bouche des gens. Le vocabulaire a
été accepté comme étant le jazz et tout le monde l’emploie ” [Billard François (1988) : 171-
172] disait Lennie Tristano, qui, lui, sortira de l’impasse en s’inspirant d’autres grandes
figures du jazz antérieures au bebop : Hines, Armstrong, Fletcher Anderson, Eldrige,... Or la
leçon qu’il en tirera ne se concrétisera pas sous la forme de notes, juste une cavalcade de
notes, mais sous la forme de sentiments et d’émotions qu’il transcrira ensuite en musique.
Selon lui, “ la fonction du musicien de jazz est de ressentir ” [ibid. : 171]. A partir de
là, il faut “ faire confiance à l’esprit humain en tant que créateur inconscient ” [ibid. :112].
Ainsi, la personnalité et l’originalité de chacun se révéleront d’elles-mêmes.
Contrairement à l’imitation, l’émotion, l’intuition et l’instinct sont les clés d’une
sensibilité propre, permettant l’épanouissement tant sur le musical que personnel. Warne
Marsh, un de ses élèves et protagoniste du cool disait à ce propos : “ Chez le musicien, le
caractère, la personnalité sont le style, on peut comprendre qu’une musique soit entièrement
liée à l’être qui la joue (Charlie Parker par exemple) n’empêche que cela se manifeste chez
peu de musiciens : la plupart sont des imitateurs et il faut casser pas mal de barrières pour
arriver à une expression personnelle ” [ibid.].
Pour arriver à cette expression personnelle, Lennie Tristano plaçait ses élèves face à
leur propre moi. Les moyens dont il usait variaient selon la sensibilité et le caractère de
chacun, le professeur s’adaptait aux personnalités afin de les révéler dans leur entier. “ Il avait
le don de comprendre exactement ce dont un élève avait besoin ” [ibid. : 173] disait Connie
Crothers, une de ses élèves.
Transcrire les sentiments en musique, quand on est instrumentiste, nécessite au
préalable un passage obligé par le chant. En effet, la voix fait inévitablement passer un
message personnel, une émotion pure qui par la béquille instrumentale ne serait pas tout à fait
le miroir du musicien ou de l’individu. Chanter développe l’oreille et assoit sa sensibilité
musicale. Ainsi, les élèves de Lennie Tristano fredonnaient les improvisations des grands
jazzmen, de Louis Armstrong à Charlie Parker. D’une pierre deux coup, ils apprenaient tant la

49
technique que la théorie et l’histoire du jazz. L’apprentissage se basait sur la pratique et
l’écoute avant tout. “ Je veux entendre une note, une seule note qui parle à mon cœur ” [ibid. :
178] entendait-on au détour d’une leçon avec Lennie Tristano.
La note ne s’envisageait pas dans sa hauteur, sa durée ou sa valeur mais dans toute sa
dimension non codifiante, non restituable sur le papier.

Le professeur ne s’intéressait que très peu aux partitions techniciennes dont les
éléments théoriques ne faisaient qu’embrumer l’esprit de ses élèves. L’expérience sensible
était primordiale, c’est pourquoi il privilégiait l’écoute des sons par rapport à leur timbre
particulier, à l’attaque et autres phénomènes transitoires qui ne variaient que selon le geste du
musicien, original et personnel. C’est par le biais des ces éléments uniquement que passent les
émotions et que le jazz prend vie. “ La musique doit émouvoir, elle doit dire quelque chose,
autrement elle est non existante ” [ibid. : 174] prophétisait Lennie Tristano. Il ne formait pas
des musiciens de jazz mais des créateurs de jazz dont les expressions hétéroclites ne sont que
le résultat de cheminements personnels vers l’épanouissement du moi. L’enseignement de
Lennie Tristano était d’ailleurs en ce sens, très humaniste. Warne Marsh louera son professeur
pour cette qualité : “ Tristano a tout fait pour moi : il m’a raconté le jazz, il m’a éduqué et
permis de me trouver et c’est une expérience rare ” [ibid. : 172].
Enfin, “ “Lennie a fait beaucoup pour éliminer le tentation du vedettariat chez ses élèves.
Beaucoup d’entre eux veulent étudier jusqu’à ce qu’ils puissent vraiment jouer, au lieu de
devenir une star tout de suite” ”, rapporte Lee Konitz. Tristano lui-même s’en explique : “Il n’y
a pas de comparaison possible entre la musique classique et le jazz, mais (...) c’est seulement
après de longues et difficiles années de travail que le musicien classique arrive à se faire un
“nom”. Il y a vraiment très peu d’exemples de musiciens classiques qui soient parvenus très
jeunes au rang de vedette. Avec le musicien de jazz c’est différent : il devient une vedette alors
qu’il est jeune, souvent dans sa vingtième année. Et, une fois qu’il est là, au sommet, il
s’immobilise ; il a déjà donné le meilleur de lui-même et n’a plus rien à offrir. Dès lors, c’est la
descente et il continuera à vivre que sur sa réputation. Le but de trop de musiciens, c’est de
devenir une nom, soit pour l’argent, soit pour la gloire. Ils sont prêts alors à toutes les
concessions. Heureusement, quelques uns font exception : Lee Konitz, par exemple. Voilà un
musicien consciencieux. Non qu’il étudie à longueur de journée ou qu’il joue de la musique
pendant des heures, mais parce qu’il est capable de développer un sentiment, de s’exprimer
jusqu’à la moindre nuance, d’être un véritable créateur” ” [Billard François (1988) : 171].

C’est ainsi qu’il fut à la tête d’une véritable école de jazz, dont les principaux acteurs,
Lee Konitz, Warne Marsh, Lenny Popkin et bien d’autres, font partie du jazz cool.

Le cool ne s’envisage donc pas uniquement comme une rupture, un contre-pied, une
contre culture, une révolte contre un système musical, racial ou social ; il ne prend pas
seulement la tournure de négation de quelque chose. Lennie Tristano nous prouve qu’il peut

50
également s’expliquer en tant que continuité logique de l’évolution du jazz. En effet, les
références dont lui-même dispose dans sa musique et dans son enseignement semblent
appartenir au vaste domaine du jazz, qu’il considère comme un tout, une unité indissociable.
Produit des influences les plus diverses, il ne se réclame de personne si ce n’est de lui-
même, et considère la musique de ses aïeux, non comme un aboutissement qu’il faudrait
dépasser, mais comme un point de départ voué à sa propre expérience sensible et personnelle,
propre et originale. C’est de cette façon qu’il intégrera les avancées du bop et les poussera
vers d’autres horizons, ceux de la sensibilité de chacun.

2.1.2.3. Transformations tristaniennes


Avant-gardiste, Lennie Tristano s’intéressera donc à plusieurs musiciens du passé,
retenant son attention pour l’émotion dont ils font preuve dans leur musique. Il s’agit avant
tout de Louis Armstrong, Bix Beiderbecke, Lester Young, Billie Holiday, Charlie Christian et
bien sûr de Charlie Parker.
Atteint de cécité dès l’âge de neuf ans, il étudiera plusieurs instruments mais le piano
restera sa prédilection. A vingt et un ans, il sort de l’american conservatory de Chicago avec
plusieurs diplômes en poche.
Il fera quelques rapprochements intéressants de la musique classique et notamment de
Bach - qu’il admire particulièrement - avec le jazz : “ je suis convaincu que Bach, Mozart,
Beethoven, Chopin et tous les autres compositeurs interprétaient leurs œuvres avec swing car
ils étaient tous des grands improvisateurs et l’on a toujours tendance à swinguer lorsqu’on
improvise. Bien des œuvres classiques que nous connaissons ont commencé par être des
improvisations. Le swing, malheureusement ne peut être noté, pas plus que la conception que
le compositeur se fait de l’interprétation. Je suis persuadé que Bach, par exemple,
n’interprétait pas une succession de croches d’une façon aussi rigide que la plupart des
pianistes classiques (...) Ils ont tendance à jouer beaucoup trop vite afin de montrer leur
virtuosité. Or lorsqu’on joue trop vite, on ne parvient pas à donner à la note, à la phrase, un
véritable relief sonore, un sens rythmique digne de ce nom ” [ibid. : 12].

On lui reprochera souvent son intellectualisme et un certain manque de spontanéité,


peut-être liés à son éducation classique et à ses aptitudes de théoricien, il n’en restera pas
moins un des grands précurseurs de l’avant garde et le modèle de plusieurs générations à
venir.
Pourquoi ?

51
Lennie Tristano fit un travail d’ “ extension harmonique et rythmique ” [Bergerot
Frank (2001) : 113] conséquent, en prenant comme point de départ les premiers travaux du
bebop dans le domaine21.
Le rythme du bebop, “ plus subtil et plus souple ” selon Lennie Tristano, différait de
l’époque swing par sa nouvelle conception, intrinsèque à la musique. Les accents n’étaient
plus distribués sur les contretemps d’une unité de valeur divisée en trois (croches), mais plus
finement dans une logique du discours musical dont l’unité de valeur pouvait se décomposer
en quatre ou plus. Les phrases du Bird s’accentuaient à la double voire à la triple, ce qui
multipliait les combinaisons rythmiques et augmentait donc la richesse du discours.
Le marquage moins systématique de l’after beat (deuxième et quatrième temps) et des
changements d’accords permettait au soliste d’être plus libre vis à vis de sa phrase mélodique.
Ainsi, à l’instar de Lester Young, le cadre habituel de la mesure s’efface peu à peu tandis que
le discours s’allonge, faisant fi du carcan jadis imposé par la carrure.
Mélodiquement parlant, les chorus ne s’appuient plus sur l’égrènement des notes d’un
accord (l’arpège), mais sur celui d’une gamme, qui correspond en fait à l’accord de base
auquel on ajoute sa superstructure.
“ Les boppers n’improvisaient plus mélodiquement, mais harmoniquement. C’est ainsi que
Lynn Anderson put écrire que “la contribution de Tristano au développement harmonique dans
le jazz est stupéfiante. Il a assimilé certaines des innovations dues à Charlie Parker à la fin des
années 1940 et au début des années 1950 et les a transformées. Bird utilisait les substitutions
harmoniques et les notes altérées dans une ligne ; Lennie a élargie la conception de la
substitution à ce qu’il a appelé “l’altération harmonique”, altérant et transformant effectivement
la structure d’un morceau. Il a libéré les notes altérées des associations conventionnelles,
l’altération de l’accord de 7° de dominante par sa 5° diminuée, et a placé différentes notes avec
différents accords de telle façon qu’au bout d’un moment l’harmonie devienne très ouverte et
très libre, même à l’intérieur du format d’un standard” ” [Billard François (1988) : 111].

Le travail harmonique de Lennie Tristano va encore plus loin, vers le principe de la


“ résolution dérivée ”. L’harmonie ne se déroule pas de façon habituelle et les résolutions ne
sont pas tout à fait celles que l’on attendrait. Cette conception prend effet à l’intérieur d’un
standard donné, au moyen de citations harmoniques d’autres standards, lesquelles
n’aboutissent pas. A l’image des compositeurs du xxe siècle, Lennie Tristano use ainsi de la
polytonalité, élément décidément nouveau et très avant-gardiste qu’il intègre à son discours
de façon spontanée et naturelle. Ces innovations semblent, sans conteste, être le prémice d’un
nouveau langage - mis à part celui du cool -, qui, poussé à l’extrême, sera celui du free jazz.
A ce propos, Lennie Tristano et ses élèves se sont essayés plusieurs fois à
l’improvisation libre, sans aucun support, ni harmonique, ni thématique.

21
Voir cassette : Face A-18, Lennie Tristano.

52
Outre son travail sur le son et sur l’écoute, les audaces harmoniques, le
renouvellement thématique et la liberté rythmique issus du bebop, il y a encore un point très
important du style de Lennie Tristano, qui fera également bonne école chez les coolmen. Il
abandonne totalement dans son discours les symboles expressionnistes du bop. La vélocité
diminue de plusieurs crans car elle empêche le musicien d’écouter le son pour lui-même, la
note dans son entité, et de lui donner un véritable sens émotionnel. Pour les même raisons -
tout converge vers une logique du sound -, la nuance et l’attaque s’adoucissent, le vibrato
s’amenuise, le langage tendant ainsi vers l’impressionnisme.

A la fin des années 1940, en pleine apogée des fougueux élans du bebop, un musicien
se démarquera au son pur et cristallin de sa trompette, en total contraste avec tout ce qui
l’entoure. Comme Lennie Tristano, il va s’orienter vers une nouvelle conception du son.
Ayant fait ses débuts aux côtés du Bird et emprunt du langage bop, Miles Davis sera pourtant,
lui aussi, un des chefs de file du mouvement cool.

2.1.3. Miles Davis


Issu d’une famille de la bourgeoisie noire, Miles Davis eu droit à l’enseignement
renommé de l’école Julliard (New York). Or, malgré ce, sa technique n’a jamais atteint celle
de ses deux pères spirituels, Charlie Parker et Dizzy Gillespie. Il ne pouvait décidément pas
rivaliser avec leur incontestable virtuosité. Sans tomber dans le panneau des imitateurs, il
imposa sa propre conception du jazz, privilégiant alors “ l’élongation du temps, la douceur
dans les attaques et surtout le son pour lui-même ” [Balen Noêl (1993) : 342].

2.1.3.1. “ L’homme qui marchait sur des coquilles d’œuf ”


Miles Davis s’accommoda de ses acquis, sans extravagances démesurées, au contraire,
et fit de ses lacunes un véritable style, reconnaissable entre tous. “ Fausses notes, dérapages,
aigus douloureusement énoncés, limites du registre : de ces apparents “manqués” au regard de
tout académisme, il tirera la force de sa musique, cette inéluctabilité qui est aussi la marque
d’un Thelonious Monk, d’une Billie Holiday - de ceux qui savent faire la seule fausse note
qu’il fallait faire ” [Nisenson Eric (1983) : 9].
Peu à peu, il renonça aux spécificités “ hot ”, celles que les conservateurs appelleraient
“ nègres ”. Ainsi, il préféra la sobriété à l’expressionnisme, le médium à l’aigu, le trot à la

53
cavalcade, la pureté du son au vibrato, la brume à la clarté, les silences (qui en disent
beaucoup) à l’affluence sonore et enfin le sentiment à la virtuosité.
“ Vous savez, disait Miles Davis, ce n’est pas la peine de faire des tas de notes. Il
suffit de jouer les plus belles ” [Balen Noêl (1993) : 342].
“ Jouer les plus belles... ”, d’un point de vue de la hauteur, ou de la qualité ? Les deux
concepts sont liés, la beauté du son sera valorisée si les notes se placent de façon judicieuse et
contrôlée par rapport à l’harmonie. En tous les cas, cette volonté d’esthétique conférera à
Miles Davis une sonorité bien particulière :

“ Une vibration singulière, un timbre qui se loge au creux du tympan, une note effilée, au bord
de la rupture, casilleuse comme une feuille de verre, une larme suave de vitriol. Quand d’autres
travaillent dans la surcharge, la débauche technique et l’expressionnisme incantatoire, lui se
contente seulement de l’épure, du feulement, de la sourde plainte. Il évoque, effleure et suggère,
souffle quelques confidences secrètes, à peine ébauchées. mais il sait manier avant tout
l’ambivalence, jouant parfois sur l’incise pour mieux révéler l’évanescence. La nonchalance
délicate n’est qu’apparence, elle cache une forte tension intérieure, une violence contenue, un
drame trop profond pour être impudiquement déversé. Derrière la soie, il y a le métal, sous le
frisson languide se cache une larme acérée, dans la fragilité vaporeuse veille une sévérité
implacable. Miles Davis trouve son point d’équilibre dans le maniement du paradoxe, le plus et
le moins de l’électrode, dans ce que l’on pourrait appeler un antagonisme complémentaire ”
[Balen Noêl (1993) : 342].

Son originalité sera mise au grand jour par l’intermédiaire d’une rencontre inopinée.
En 1947, Gil Evans (musicien blanc), qui travaillait alors comme arrangeur dans l’orchestre
de Claude Thornhill, venait lui demander les droits d’une de ses compositions. Intéressé tant
par l’un que par l’autre, Miles Davis accepta de les lui donner. Ce fut le début d’une amitié
hautement fructueuse.

2.1.3.2. Le cool en gestation


Gil Evans, de treize ans l’aîné de Mile Davis, découvre le jazz à la radio et s’y
consacre finalement tout en gardant une certaine admiration pour la musique classique et
notamment J.-S.Bach, les compositeurs russes et les musiciens impressionnistes tels que
Ravel, Debussy, De Falla et Albéniz. Ce penchant naturel colorera de façon nouvelle et
originale ses compositions et arrangements pour le jazz.
Gil Evans trouve dans l’orchestre de Thornhill, l’endroit idéal pour codifier ses
aspirations d’arrangeur-expérimentateur d’avant garde. Le chef lui-même souhaitant “ créer,
selon ses propres termes, quelque chose de nouveau qui attire l’attention, un orchestre

54
différent des autres... ” [Tercinet Alain (1986) : 44] dont les principes convergent vers une
prégnance toute particulière donnée au son, ou plutôt au “ sound ”.
Thornhill s’y était déjà penché en présentant des arrangements dans lesquels les
conventions de l’orchestre étaient revues et corrigées. Ainsi, la mélodie n’était plus attribuée
aux sax ou aux trompettes, mais à des instruments plus graves comme le sax baryton, et,
l’accompagnement traditionnel fut finalement légué aux chaudes sonorités de trois trombones
réunis. Le son se voulait parfait et donc sans recours au vibrato qui altérait sensiblement la
qualité et la hauteur de celui-ci. Le but de telles expérimentations était de trouver un équilibre
dans la sonorité globale des morceaux. L’ajout d’instruments comme le cor - habituellement
inexistants du domaine du jazz - contribuait, en leur attribuant des rôles de premier plan, à la
logique d’un son original et axé sur un registre plus grave.
La distribution des instruments spécifiait donc le “ sound ”, qui, en outre, primait
avant tout :
“ Le “lead” était le fait d’un ou deux cors, suivant les morceaux, conjointement à la
clarinette. En soutien, la section de saxes - deux altos, un ténor, un baryton ou deux altos et
deux ténors -, jouaient très doucement dans le grave. [...] D’après Gil Evans, mélodie,
harmonie, rythme, tout se déplaçait à une vitesse minimale. [...] Tout était sacrifié au “sound”,
rien ne devait le troubler. Il planait comme un nuage ” [Tercinet Alain (1986) : 46].

Gil Evans fut littéralement charmé et poursuivra ces recherches de sonorité, qu’il
gravera dans la cire avec son ami Miles Davis ainsi qu’avec d’autres musiciens comme Lee
Konitz (élève de Tristano) ou Gerry Mulligan (baryton et co-arrangeur), très intéressés par ces
nouveaux concepts.

2.1.3.3. Birth of the cool


C’est dans l’appartement de Gil Evans, dans la 55e rue à New York, que se
dérouleront des fameux forums de discussion, entre musiciens curieux de savoir de quoi sera
fait leur lendemain musical. Outre Miles Davis, Lee Konitz et Gerry Mulligan, John Carisi,
John Lewis, George Russel, John Benson Brooks, Dave Lambert, Joe Shulman, Barry
Galbraith,... étaient toujours au rendez-vous pour parler d’avant-garde et proposer de
nouvelles idées. Il y avait dans le lot plusieurs boppers et “ leur recherche commune
s’orientait à présent vers une approche plus sophistiquée du genre ” [Nisenson Eric (1983) :
62]. Or parler, c’est bien, mais agir, c’est mieux. Heureusement, Miles Davis était là pour
tenir les rennes, faire bouger ce cénacle d’intellectuels rêveurs, passifs et beaux-parleurs et
enfin pour former l’orchestre de leurs aspirations. Gerry Mulligan s’en rappelle : “ Miles

55
dominait complètement cet ensemble, et l’essence même de l’interprétation collective est son
oeuvre. Il prit l’initiative et mis les belles théories en pratiques. C’est lui qui décidait des
répétitions, louait les salles, convoquait les musiciens, et faisait marcher tout ce petit monde à
la baguette ” [Nisenson Eric (1983) : 66].

Touché par la musique et le “ sound ” de Claude Thornhill, qu’il découvre par


l’intermédiaire de Gil et dont il se sent proche, Miles Davis souhaite créer une formation
réduite qui s’oriente vers les mêmes concepts musicaux. Il se dégage alors du traditionnel
quintette bop - ne satisfaisant pas à ses aspirations -, et choisi celle du nonnette (six
instruments à vent et le trio rythmique), une première dans l’histoire du jazz.
L’instrumentation n’est pas des plus courantes ; elle comprend une trompette, un sax alto, un
sax baryton, un trombone, ... un cor d’harmonie et un tuba ! Ainsi, elle offre aux arrangeurs
une multitude de combinaisons possibles, originales et insolites.
“ Gil Evans expliqua que cette formation montrait : “l’importance de l’harmonisation,
comment celle-ci pouvait véhiculer à la fois l’intensité et la sérénité d’une musique.
Considérons les six instruments à vent que Miles avait dans ce nonette : quand ils jouaient
ensemble, ils pouvaient n’être qu’une seule voix chantant la mélodie. Un genre d’unisson.
Mais cette structure sonore pouvait être modifiée et remodelée de maintes façons en fonction
de la juxtaposition des instruments. Si le trombone jouait une seconde partie à l’unisson de la
trompette, et cela dans l’aigu, en naîtrait une intensité plus grande car la chose serait plus
difficile à exécuter pour le musicien” ” [Nisenson Eric (1983) : 65-66].

Les musiciens sélectionnés pour cette nouvelle aventure seront : Lee Konitz (sax alto),
Gerry Mulligan (sax baryton), Junior Collins (cor), Bill Barber (tuba), Ted Kelly, Mike
Zwerin, - le personnel varie sans arrêt - ou Kai Winding (trombone), Miles Davis à la
trompette, bien sûr, John Lewis (Piano), Al McKibbon (basse) et Max Roach (drums).

Leur marque de fabrique sera centrée autour de la sonorité de Miles Davis :


“ ...d’abord une relaxation parfaite. Je crois qu’il est impossible de jouer plus détendu que
Davis [...]. Une sonorité curieuse, assez nue et dépouillée, presque sans vibrato, absolument
calme [...]. Une sonorité de dominicain : un gars qui reste dans le siècle, mais qui regarde ça
avec sérénité ” [Tercinet Alain (1986) : 47] disait Boris Vian.

Avec Gil, ils vont tous deux s’efforcer de rompre avec les structures classiques. Le
découpage en huit mesures est progressivement délaissé, les phrases chevauchent les barres
de mesure ; le schéma harmonique, de moins en moins clair, se voile au contact de
l’orchestration ; la mesure à quatre temps perd de son importance et laisse place au deux ou

56
trois temps ; les tonalités sont sombres et accentuées par l’association cor / tuba / baryton ; les
tempi descendent d’un cran mais restent moyens, tout concordant à l’esthétique d’un style
plus introverti, confidentiel, impressionniste voire pointilliste et raffiné.

En 1948, la formation se produisit au Royal Roost. Les noms des arrangeurs, Gil
Evans, Gerry Mulligan et John Lewis figurèrent en tête d’affiche aux côtés de celui de Miles
Davis. Pour la première fois, on accordait de l’importance à ces figures de l’ombre.
L’arrangement était en voie de développement certain. Or, apparemment, certaines audaces
furent de trop... “ Dire que les auditeurs ont été déconcertés est un euphémisme ” [Tercinet
Alain (1986) : 48]. Le public resta interdit, la prestation fut un échec.
Cependant, une chance fut accordée au nonette de Miles Davis par l’entreprise Capitol
qui lui proposait d’enregistrer, sur trois séances, une douzaine de titres : Move, Jeru, Godchild
et Budo, le 21 janvier 1949 ; Boplicity, Rouge, Venus de Milo et Israel, le 22 avril 1949 ;
Deception, Moon Dreams, Rocker et Darn That Dreams, le 13 mars 1950.
Gerry Mulligan et John Lewis furent les principaux arrangeurs-compositeurs de ces
morceaux ; Gil Evans n’écrit et n’arrange que Moon Dreams et Boplicity22, qui seront par
ailleurs des trésors en la matière. André Hodeir le consacrera en disant que “ Boplicity suffit à
classer Gil Evans parmi les plus grands arrangeurs-compositeurs de jazz ”.
L’album n’eut pas plus de succès au près du public américain ; peut être était-il trop
moderne, trop nouveau, juste trop. En revanche, sur le vieux continent, lors du premier
festival international de jazz à Paris, le jazz moderne, représenté par Tadd Dameron, eut la
côte du public. Ce dernier semble être plus sérieux, ouvert à la nouveauté, respectueux et sans
préjugés raciaux envers les jazzmen blancs.

Avec le recul, nous nous apercevons que ces titres sont le résultat de diverses
influences, plus ou moins grandes, ayant marquées les musiciens du nonette ;
schématiquement et de façon non exhaustive, voici les principales figures : Claude Thornhill
pour le “ sound ” d’ensemble ; Lester Young pour la nonchalance feinte, la poésie mélodique
et les rythmes décalés ; Charlie Parker pour les audaces harmoniques et rythmiques ; Lennie
Tristano pour l’écoute et l’esthétique du son. Boppers, avant-gardistes et jazzmen des années
swing ont donc contribué, directement ou indirectement, à l’élaboration de cet album auquel
les disquaires ont donnés le nom de Birth of the cool.
Notons les impressions de Miles Davis à ce propos :
22
Voir cassette : Face B-1, Miles Davis.

57
“ Quant à ce titre ridicule, Birth of the cool, je me demande où ils sont allés le
chercher ! Quelqu’un a du me coller cette étiquette “cool”. En fait je pense qu’ils veulent
parler d’une sonorité douce, feutrée, pas perçante. Pour jouer ainsi, il faut d’abord être
décontracté, ne pas retarder, bien sûr ; mais on peut très bien placer un triolet de noires dans
une mesure à quatre temps pour donner une impression de retard. Si c’est fait correctement, ça
ne gênera jamais la rythmique ” [Balen Noêl (1993) : 333].

Miles ne semble pas tout à fait satisfait du titre donné à son album. Cette initiative est,
comme nous l’avons vu plus haut, purement commerciale et vise à marquer l’opposition hot /
cool, et ce, dans l’unique but de mieux vendre le produit.
D’un point de vue général, l’appellation pourrait être justifiée : les boppers sont plutôt
tendus (et noirs), donc hot ; et les musiciens du nonette sont plutôt décontractés (et blancs),
donc cool. Or, au regard de l’analyse précédente, nous remarquons que tout n’est pas si
simple mais au contraire, bien plus subtil. Nous croyons à la rupture, ce n’est que
prolongation et continuité. Le jazz est inscrit dans un processus d’évolution, ce qui sous-
entend bien la présence de transformations progressives et successives - prenant en compte
toute une série de facteurs actifs, internes et différents -, aboutissant finalement au
renouvellement.
Aujourd’hui, l’album est précieusement reconnu dans le monde entier pour ses
incontestables qualités musicales. Ainsi, le slogan publicitaire restera brillamment gravé dans
l’histoire et symbolisera à jamais l’acte de naissance d’un certain style de jazz : le cool.

L’orchestre de Miles Davis eut d’énormes répercutions auprès des jazzmen blancs.
Les noirs, eux, marchèrent également dans les pas du bebop mais en le radicalisant un
maximum, ce fut le hardbop. Peu à peu leur mode d’expression devint plus libre, tout en se
détachant des moindres conventions jusqu’alors établies. Ce fut le free jazz.
Les jazzmen américains, selon leur couleur ou plutôt leur culture, prennent des
chemins différents. Voici les explications de Miles sur le sujet :

“ Si Birth of the cool est devenu un article de collection, c’est, je pense, par réaction
contre la musique de Bird et Dizzy. Bird et Diz jouaient une musique très hip, très rapide, et si
on était pas un auditeur attentif, on ne pouvait en saisir l’humour ou le feeling. Leur son n’avait
rien de doux, il n’y avait pas de lignes harmoniques faciles à fredonner dans la rue avec sa petite
amie tout en essayant de se remettre d’un baiser. Le bebop n’avait pas l’humanité de Duke
Ellington. Il n’y avait pas ce petit quelque chose de reconnaissable. Bird et Diz étaient grands,
fantastiques, stimulants, mais pas doux. Birth of the cool était différent en cela qu’on y
entendait tout et que tout était fredonnable. [...] Birth of the cool avait des racines musicales
noires. Il venait de Duke Ellington. [...] Il trouvait toujours des types qui avaient un son
reconnaissable. Quand ils jouaient seuls dans l’orchestre, on pouvait toujours les reconnaître à
leur son. S’ils jouaient dans une section, leur voicing permettait de dire qui ils étaient. Ils
mettaient leur personnalité dans certains accords. C’est ce que nous avions fait dans Birth of the

58
cool. Et c’est pourquoi, je crois, il s’est passé ce qu’il s’est passé. Les Blancs aimaient une
musique qu’ils pouvaient comprendre, entendre sans effort. Le bebop n’était pas venu des
Blancs, il leur était donc difficile de comprendre ce qui s’y passait. C’était une chose
entièrement noire. De plus, non seulement Birth of the cool était fredonnable, mas des blancs y
jouaient et y occupaient des rôles de premier plan. Cela a plu aux critiques blancs. Cette
impression d’avoir, eux aussi, quelque chose à voir avec se qui se passait. Un peu comme si
quelqu’un leur avait serré la main un tout peu plus longtemps. On frottait les oreilles des gens
un peu plus doucement que Bird ou Diz, on ramenait davantage la musique vers le mainstream.
C’était tout ” [Langel René (2001) : 275].

Autrement dit, la musique de Miles Davis correspondrait peut être plus que le bebop à
la sensibilité et aux préoccupations musicales de certains Blancs, protagonistes du jazz cool.

Les descendants de Miles Davis, se réclamant des innovations de son nonette, seront
nombreux. “ Beaucoup de musiciens blancs comme Stan Getz, Chet Baker ou Dave Brubeck
que mes disques avaient influencés - enregistraient partout. Il appelaient ce qu’ils faisaient
cool jazz ” [Balen Noêl (1993) : 354] disait-il. La plupart des jazzmen blancs dont il est
question sont californiens, et le cool qu’ils jouent fut dénommé West Coast.

2.2. Jazz West Coast


“ Ce jazz n’est pas moins du jazz cool que celui de Miles Davis et cette curieuse
appellation géographique est surtout un slogan publicitaire habillement lancé par les maisons
de disques qui pensent ainsi stimuler une fructueuse compétition entre les musiciens new-
yorkais et les californiens. Le trompettiste Shorty Rogers, l’un des représentants éminents du
jazz de la côte ouest, dénoncera pourtant cette opposition stérile : “vous savez, nous n’avons
jamais eu l’intention de jouer quelque chose de différent et spécifique qui puisse être baptisé
‘jazz west coast’ ” ” [Balen Noêl (1993) : 335].

Décidément, les explications commerciales sont monnaie courante... Notons d’une


part que le terme, à l’instar de son synonyme de l’est, eût les lettres de noblesse de la
postérité, et d’autre part que les coolmen ont largement influencé les westcoastmen en
séjournant quelque temps de l’autre côté du pays.
Chaque musicien y apporta son expérience personnelle, sensible, originale et teintée
des influences les plus diverses. Nous verrons ainsi que le jazz cool - de New York à Los
Angeles - ne peut se définir comme un style homogène. Les différences que l’on constate en
son sein sont plus nombreuses que les constantes. Or, ces dernières sont les plus visibles -
décontraction, légèreté, réserve et nonchalance -, et donc les plus enclines aux clichés
réducteurs. Beaucoup de néophytes en la matière tombent facilement dans le panneau.
Par ailleurs, quelques spécificités locales émergent sur les terres de l’ouest, mais “ il
n’existe pas d’école “West Coast”. Seules des conditions matérielles ajoutées à un curieux

59
concours de circonstances ont fait de Los Angeles, à une époque, un point fort de la scène
jazzistique ” [Tercinet Alain (1986) : 12].
En effet, le jazz voit le jour à la Nouvelle Orléans puis migre vers le Nord industrialisé
; Chicago et New York vont l’accueillir bras ouverts. Au cours de son histoire, les hauts lieux
de prédilection du jazz restent tout au moins bornés à ces deux villes. Pour quelles raisons le
jazz décide-t-il un jour de traverser tout le pays et d’élire domicile en Californie ? Quelles
furent ses motivations ?
L’histoire de cette région nous dira certainement de quoi il en retourne.

2.2.1. A l’ombre des palmiers


Ayant successivement appartenu aux Espagnols (fin XIIIe), aux Mexicains (première
moitié du XIXe), et enfin aux Etats-Unis d’Amérique (1848), la Californie sera le théâtre de
bien des événements ayant profondément marqué l’histoire du pays.

2.2.1.1. Histoire de voir


Très peu de temps après l’acquisition du nouveau territoire, des milliers de personnes
se ruent vers les plages ensoleillées de la côte Ouest, doucement bercées par le ronronnement
des vagues sur le sable. Rapidement, un climat de haute insécurité s’installe... ? Les
plaisanciers ne sont en fait que des barbares venus piller la richesse que recèle la terre
californienne : l’or. Dès le départ, le Golden State fait figure de paradis aux yeux du reste de
l’Amérique. L’or ne sera pas éternel mais un hasard inopiné voulu qu’un producteur de
cinéma s’installe à Hollywood, petit village californien, pour des raisons météorologiques,
cette fois-ci. C’est le début d’une nouvelle aventure, qui, par effet “ boule de neige ” aboutira
à un véritable empire cinématographique, toujours d’aplomb aujourd’hui. Mais, n’allons pas
trop vite.
En 1941, les japonais attaquent Pearl Harbour, une des bases militaires américaines
situées dans l’océan pacifique. Piqués au vif, les Etats-Unis entrent en guerre. Les industries
navales et aéronautiques marchent à plein régime. Situées sur la côte ouest, face à l’ennemi,
elles réduisent le chômage et projettent en avant le destin de la région. Les capitaux
s’accumulent et, inévitablement, la population s’accroît. La Californie devient en quelques
années un haut lieu de technologie ; en revanche, tous les secteurs bénéficieront du brusque
afflux d’argent, impulsé par l’économie de guerre : le domaine du cinéma bien sûr, et, entre
autres, celui de la musique. Ainsi, de nombreux orchestres voient le jour à l’ombre des

60
palmiers. Le jazz californien entrera dans l’histoire grâce à la toute nouvelle compagnie
phonographique Capitol. Le Nat King Cole Trio, dont le travail sur une certaine sonorité
d’ensemble rejoint les aspirations d’un Claude Thornhill ou d’un Gil Evans, sera l’un des
premiers à graver ses titres chez Capitol.
Au sortir de la guerre, Los Angeles brille de milles éclats. La ville prend des allures de
fête et accueille de courageux GI’S venus se ressourcer. Les clubs de jazz sont de plus en plus
nombreux et annoncent la venue de hautes personnalités : Lester Young, Billie Holiday, Duke
Ellington, Count Basie, Erroll Garner, Coleman Hawkins, Dizzy Gillespie, Charlie Parker... et
bien d’autres. La jeune génération de musiciens californiens ne s’est pas lassé de brancher ses
écoutilles. Stan Getz, Zoot Sims, Gerry Mulligan, Red Rodney, Serge Chaloff, Shorty Rogers,
Ralph Burns, Gerald Wilson, Charlie Ventura, Hampton Hawes, Barney Kessel, Joe Albany
sont tous au rendez-vous. Mais de toutes les personnalités qui vinrent sur la côte Ouest, les
jeunes jazzmen retiendront surtout celle de Charlie Parker.
“ Nous n’avons plus été les mêmes après avoir reçu le message de Parker. Il nous a
complètement bouleversé, conduits vers une direction aussi nouvelle que mystérieuse et a
déterminé nos destinées d’artistes ” [ibid. : 28] dit un jour l’un d’eux.

Le jazz californien, en germe, s’inscrit dans un climat plutôt favorable. Malgré une
politique qui s’essouffle, la guerre froide, la guerre de Corée, la chasse aux sorcières faisant
des ravages dans le monde du cinéma, le statut immuablement déplorable des Noirs et leurs
revendications acharnées, l’activité économique et culturelle du pays est en plein
effervescence. Disques et livres se vendent à plusieurs millions d’exemplaires,
(sur)consommation oblige ; théâtres et salles de concert sont combles ; l’Amérique assoit sa
culture, propre et miroir de son identité, s’éloignant progressivement de ses lointaines origines
européennes. Les écrivains, William Faulkner, John Steinbeck, Ernst Hemingway..., ravissent
un nombre important de lecteurs. Les peintres Jackson Pollock, Mark Rothko, Franz Kline...,
inventent de nouvelles techniques qui font fureur. Côté musique, John Cage fait son
apparition en tant que premier compositeur américain de musique savante, et propose une
philosophie très avant-gardiste selon laquelle il faut “ laisser les sons être ”. Sinon, le
Rhytm’n’Blues, le Rock’n’Roll et les orchestres de Duke Ellington, Count Basie et Louis
Armstrong, correspondent parfaitement aux attentes des Américains.
Le bebop, lui, disparaît du devant de la scène ; seuls quelques jeunes musiciens
californiens semblent encore s’y intéresser...

61
Le bop s’est institutionnalisé. Le langage de Dizzy Gillespie et Charlie Parker, ses
maîtres incontestés, s’est figé dans l’esprit de tout un chacun et ne peut, par conséquent,
évoluer davantage. Tout comme l’ont fait Gil Evans, Miles Davis et sa troupe, ils en
retiennent les leçons mais désirent faire concrètement quelque chose de nouveau.
Si cette nouvelle génération de jazzmen est majoritairement de couleur blanche et
s’oriente vers un jazz plutôt décontracté, il y a à cela plusieurs raisons.

2.2.1.2. Emergence d’un jazz blanc


La première, n’est qu’une question de goût. Mais leur penchant pour un certain
langage cool en a fait une généralité réductrice : les Blancs préféreraient la douceur, la réserve
et tout ce qui n’est pas de l’ordre du hot. Ce moyen d’expression n’est pas propre à telle ou
telle culture. Il se trouve simplement qu’à ce moment précis dans l’histoire du jazz et des
Etats-Unis, des Blancs soucieux de faire avancer les choses - tout comme les Noirs avec le
hardbop -, se sont attelés au jazz avec leur propre sensibilité et patrimoine, et avec un
matériau donné qui était celui du bebop. Le résultat, que nous connaissons, concrétise une
orientation particulière correspondant aux aspirations nouvelles de ces jazzmen par rapport à
ce qui avait déjà été fait.
Mais pourquoi parle-t-on, encore à cette époque, de jazz noir ou de jazz blanc ?
Musiciens noirs et musiciens blancs ne pouvaient-ils pas se supporter ? Si ! Depuis
longtemps, la mixité existe au sein des orchestres de jazz. Cependant, elle reste toute relative
dans la mesure où la ségrégation raciale a toujours cours et notamment au niveau de l’habitat.
Les Noirs ont leurs quartiers, bien loin de ceux des Blancs. Ce problème matériel pourrait
paraître futile mais ne fut pas sans conséquences sur la mixité.
L’isolationnisme des deux cultures au niveau social ne faisait que renforcer les
différences et diminuer les possibilités d’échange, de contact et de communication. De ce fait,
l’entente et la complicité entre deux musiciens sera meilleure s’ils sont issus de la même
culture. Privilégiant une musique écrite en partie - selon des arrangements complexes -, les
jazzmen de la côte ouest faisaient appel à de bons lecteurs, ce qui n’était pas toujours le cas
des Noirs, qui n’avaient pu accéder aux écoles de musiques. Notons qu’à cette époque, il
n’existait pas encore d’écoles de jazz à proprement dit. Le jazz s’apprenait de façon
autodidacte, “ sur le tas ”, au moyen des oreilles et du feeling. Voilà les raisons pour
lesquelles le jazz peut s’envisager en terme de couleur, tout au moins jusqu’à une certaine

62
date. Aujourd’hui, dans les villes, plusieurs cultures se côtoient sur le même trottoir, et nous
ne pouvons plus parler du jazz selon sa couleur.

Une autre raison, géographique et pécuniaire, est à l’origine de l’émergence, dans les
années 1950, d’un jazz plutôt blanc.
La Californie était un véritable pôle d’attraction en raison de son industrie
cinématographique en pleine expansion, devant faire face à l’intrusion de la télévision sur son
territoire de chasse. Et bien sûr qui dit “ film ”, dit “ musique de film ”. Des compositeurs
spécialisés dans le domaine du cinéma s’occupaient de la partition, des jazzmen blancs - hauts
techniciens diplômés des grandes écoles de musique (classique) - s’occupaient de l’exécuter
contre une honnête somme d’argent. Le travail - qui ne manquait pas à Hollywood, et ce dans
tous les domaines - rameutait des foules et majoritairement des Blancs, pour la raison simple
que les Noirs n’étaient pas acceptés dans les studios, ségrégation oblige. Peu de Noirs
s’installaient donc en Californie.
Les musiciens ne trouvent en rien déshonorant cette nouvelle conception de la vie
d’artiste, qui, en parallèle de son activité principale centrée sur des aspirations personnelles,
arrondit ses fins de mois au bénéfice d’une toute autre cause.
“ Depuis longtemps, aux Etats-Unis, aucun peintre ne trouve dégradant de mettre son
talent au service de formes d’art mineures, couvertures de livres, affiches ou timbres-poste.
Là-bas, un “commercial artist” jouit d’une véritable considération. Interpréter des partitions de
compositeurs aussi talentueux qu’Elmer Bernstein, Leith Stevens, Henry Mancini, Michel
Legrand et Quincy Jones est, pour un instrumentiste, une occasion d’agrandir son champs
d’expérience, d’aller jusqu’au bout du professionnalisme. Accompagner Peggy Lee, Frank
Sinatra, Sammy Davis Jr., Julie London ou Dean n’a rien de dégradant ” [Tercinet Alain
(1986) : 127].

Enfin, en 1953, une innovation technologique capitale va mettre du vent dans les
voiles des jazzmen : le microsillon. Les morceaux ne sont plus limités à quelques minutes
seulement comme auparavant, et pour cause, la durée est illimitée. Désormais, on parle en
terme d’album que l’on construit plage par plage.
Le studio d’enregistrement, restituant une qualité de son encore inégalée, est un apport
inespéré pour le jazz. Ses protagonistes, et notamment ceux de la West Coast, enthousiasmés,
vont tenter toutes les expériences qu’il incite et peut soutenir. Ces initiatives - ajoutées à la
disposition d’être dont ils bénéficiaient malgré eux - leur valurent, en revanche, une piètre
réputation :

“ Supertechniciens dépourvus d’âme, expérimentateurs stériles n’hésitant pas à


oeuvrer dans des domaines fort éloignés du jazz, généralement blancs de surcroît, tels étaient les

63
musiciens de la West Coast. Tous provenaient d’un même moule d’où ils sortaient revêtus d’une
chemise à fleurs, les cheveux coupés en brosse, des liasses de dollars dépassant des poches,
pour offrir des interprétations sans ressort, superficielles, ennuyeuses. Ils avaient des excuses :
comment pouvait-il en être autrement avec un ciel perpétuellement bleu, des palmiers
surplombant les plages remplies de surfeurs bronzés, et Hollywood à proximité ? De toute
façon, le jazz de la West Coast n’avait ni racines, ni postérité. Un accident, quoi... ” [Tercinet
Alain (1986) : 11].

La Californie, sans parler de musique, a toujours été plus ou moins décrite sous de tels
attraits. Pôle culturel en raison d’une industrie cinématographique florissante, elle attirait - et
attire toujours - artistes, écrivains, journalistes, acteurs,... une faune riche en hautes
personnalités. Au contexte huppé en son genre s’ajoutait une douceur de vivre sans précédent
attribuée au climat très favorable de la côte ouest américaine.
L’entrain et l’allégresse que provoquaient la profusion et l’augmentation du pouvoir
d’achat des Américains, s’inscrivaient dans une logique médiatique dans laquelle le cinéma -
en plein boom - conservait une place de choix. Les Etats-Unis avaient unanimement les yeux
rivés sur Hollywood. Tout, là-bas, prêtait au rêve, voire même au fantasme, celui de
l’Américain moyen, à qui la société avait enfin donné la chance de s’en sortir et d’accéder au
(relatif) confort de la modernité. Telle la mule trottant derrière le légume tant convoité,
l’Amérique, elle, courrait après son mythe. Comment, face au phénomène et à l’ampleur du
grand écran, le jazz West Coast aurait-il trouvé sa place ? Certes, des jazzmen ont travaillé
pour les studios hollywoodiens, mais ce n’est pas de cette musique dont nous voulons parler.
Question musique, les Américains avaient d’ailleurs une préférence toute naturelle pour Elvis
et ce qui restait des grands orchestres traditionnels de swing, dirigés par des Noirs, bien sûr. Il
est donc normal, et presque évident, que le jazz de la côte Ouest fut subrepticement assimilé -
par des analystes peu exhaustifs - à l’imagerie de la société, caricaturée selon les clichés
précités.
Maintenant que nous savons tout sur l’histoire de la Californie et les conditions
d’émergence d’un certain jazz cool - blanc d’appartenance - appelé West Coast, il serait
intéressant de savoir par l’intermédiaire de qui en particulier, les jeunes westcoastmen prirent
leur envol.
Outre le Bird, dont tout le monde est imprégné, deux grands orchestres californiens
feront office d’école de jazz et d’une certaine sensibilité pour la nouvelle génération de
musiciens, dans laquelle se trouvent de nombreux talents. Woody Herman et Stan Kenton en
sont les chefs et initiateurs.

64
2.2.2. Woody Herman
Au cours des années 1940, Woody Herman, clarinettiste, saxophoniste alto et chanteur
à ses heures, dirigeait un orchestre surnommé The First Herd (le premier troupeau).
Privilégiant un jazz nouveau, il ne fut pas moins influencé par Ellington, Basie ou Lunceford.
Malgré l’absence de boppers de souche au sein du groupe, le troupeau de Woody, très
populaire, relevait sans précédent du langage parkérien. Avec Pete Candoli, Shorty Rogers,
Flip Phillips, Ralph Burns, Chubby Jackson..., Woody Herman reçut des éloges de toutes
parts et remporta les référendums de Down Beat et Metronome. Parallèlement, discipline et
virtuosité instrumentale leur valurent d’interpréter l’Ebony Concerto que Stravinsky composa
expressément pour eux. Enfin, ils eurent le privilège de se produire, en 1946, au Carnegie
Hall, temple de la musique classique.
Motivé par ses confrères blancs - Boyd Raeburn, Georgie Auld, Charlie Ventura, Gene
Krupa et Stan Kenton, tous à la tête de formations de jazz contemporain - Woody Herman
décide, une année plus tard, de renouveler son effectif avec de jeunes talents. C’est
l’avènement du Second Herd, alias The Brothers, une formation de tradition lestérienne.

2.2.2.1. Lester’s brothers


Un heureux hasard voulu que Woody Herman rencontre - au cours d’une virée
nocturne dans un club de jazz - quatre musiciens ténors, Stan Getz, Zoot Sims, Herbie
Steward et Jimmy Giuffre, réunis au sein d’une petite formation de huit instrumentistes pour
en expérimenter l’alliage sonore. Sur le champ, il engage les trois premiers à jouer dans son
nouveau troupeau. Le résultat sonore est inespéré. Leur unanime dévotion pour Lester Young
révolutionne le “ sound ” d’ensemble.
Le Prez, inconditionnel décontracté passé maître de la cool-attitude, poète de tous les
instants, éternel solitaire dont l’expression ne perdait jamais de vue la flamme sacrée du
swing, fut sans conteste à l’origine d’une nouvelle façon d’envisager le ténor, et le jazz en
général. Le bebop révolutionna le jeu de nombreux instruments, mais en ce qui concerne le
ténor, le mérite est attribué à Lester. “ Prez possédait un son entièrement neuf, un son que l’on
attendait depuis longtemps ” [Tercinet Alain (1986) : 35] disait Dexter Gordon.
Avant les jeunes musiciens du troupeau de Woody Herman, plusieurs jazzmen
répandirent la bonne parole de Lester Young. Tout en s’imprégnant des apports du bop,
Wardell Gray sut conserver dans son langage les innovations lestériennes en matière de son et

65
de swing. Il déclarait à ce propos : “ Le mouvement bop devra s’y intégrer [au swing]. Le bop
doit swinguer et le swing doit tenir compte des apports harmoniques du bop ” [ibid. : 36].
Si les musiciens de la côte ouest furent profondément marqués par Lester Young, c’est
aussi grâce à son séjour prolongé en Californie où il enregistrera quelques grands titres
comme These Foolish Things. En outre, le maître fut réciproquement séduit par ses disciples,
et notamment par leur enregistrement Four Brothers23 : “ Je ne pense pas que je pourrais
identifier toutes les voix, mais ce disque est réellement formidable. Je ne crois pas avoir
jamais entendu des saxes sonner comme ça... Je pourrais écouter ce disque et le réécouter
encore et encore. Donnez lui toutes les étoiles possibles. Pouvez-vous en mettre huit ? ” [Ibid.
: 38] demandait-il lors d’une interview.
La formation était au sommet et d’autres musiciens ne se privèrent pas de la
congratuler : “ Je trouve que le travail des Brothers était excellent. Ce qui m’a surpris c’est la
perfection immédiate de l’ensemble : il est vrai que l’orchestre de Woody Herman a toujours
compté parmi les meilleurs ” [ibid. : 38].
Les Brothers changèrent en cours de route leur effectif, Al Cohn remplaça Herbie
Steward, mais sans pour autant altérer la sonorité d’ensemble. La durée de vie du groupe fut
courte (un an et demi) ; en revanche, elle allait insuffler à ses parties - puis à leur descendance
- un sens de la rigueur et du professionnalisme permettant au musicien de concrétiser et
d’avancer dans ses aspirations musicales les plus expérimentales.
Avec le recul, se fut dans le deuxième troupeau de Woody qu’ils s’épanouirent le plus.
Zoot Sims s’en rappelle :
“ Vraiment, cet orchestre, c’était quelque chose. Il y avait d’excellentes partitions et de
grands musiciens comme Red Rodney, Al [Cohn], Bernie [Glow], Shorty Rogers, Earl Swope,
Bill Haris, Stan Getz, Serge [Chaloff], Don Lamond [...]. Nous nous aimions et nous
manifestions beaucoup de respect. Woody était formidable, vraiment très patient. [...] La
musique était en train de changer et nous étions en plein dedans ” [ibid. : 40].

En effet, le jazz était en passe de prendre un nouveau visage, plus tranquille, perdu
dans le lointain, vers d’autres horizons que toute une génération de ténors ne tardera pas à
rejoindre...
Malgré ses prometteuses innovations et sa postérité imminente, les titres du Second
Herd de Woody Herman fut un article difficilement admis par la critique et les
consommateurs, qui boudèrent l’album un certain temps. Il n’est pas nouveau que la
modernité, en matière d’art, a toujours des problèmes de reconnaissance de la part de ses

23
Voir cassette : Face B-2, Woody Herman.

66
contemporains. Et, à cette époque, le goût des américains tendait plutôt vers un certain
divertissement que les grands orchestres de style ellingtonniens étaient plus enclins à leur
offrir.

L’orchestre de Stan Kenton, très contesté et bien différent de celui de Woody Herman,
donnera aux jeunes jazzmen, outre une haute technicité, une certaine exaltation pour
l’expérimentation.

2.2.3. Stan Kenton


D’une impopularité renommée auprès des amateurs de jazz, la musique de Stan
Kenton aura le seul mérite de plaire à un public non averti privilégiant l’ultra-commercial.
L’orchestre kentonnien savait jouer de la grandiloquence et d’une certaine théâtralité qui
soulevait efficacement les foules et leurs applaudissements. En revanche, son œuvre est d’une
grande diversité et ne manquait pas de déstabiliser quiconque s’y attelant.
Mais ce qu’il faut retenir avant tout de ce chef d’orchestre aux coutumes
controversées, c’est l’énergie qu’il investira dans la volonté immuable de perfection de son
ensemble. Le travail acharné des musiciens et de leur chef se soldait d’une technique
infaillible. Armés jusqu’aux dents, ils n’avaient à craindre de leurs futurs engagements. Cette
qualité fut d’ailleurs très appréciée des compositeurs de musique de film, qui pouvaient laisser
leur inspiration s’épanouir, sans se soucier de problèmes ultérieurs concernant l’exécution.
Stan Kenton remit à ses jeunes musiciens un goût exacerbé pour la recherche et
l’expérimentation dont l’arrangement symbolisait le support. C’est ainsi que toute une
génération d’arrangeurs hors pairs vit le jour en Californie.

Tout commence en 1941, suite au succès de sa formation de jazz traditionnel. Stan


Kenton aspire cependant à tout autre chose et ne se satisfait point des normes jusqu’ici
imposées par le jazz et son public de fans. “ Il y a une musique à faire qui n’existe pas encore.
Je veux jouer cette musique là. J’ai des idées que tu ne peux imaginer. Un jazz sauvage,
révolutionnaire. Mais du bon jazz24 ” [ibid. : 56] dit-il un jour à Jimmie Lunceford.
Homme ambitieux alliant l’acte à la parole, Stan Kenton ne manqua pas de
révolutionner le jazz, d’une façon toute relative néanmoins. En effet, son influence et sa
postérité furent davantage du tenant de la forme que de celui du fond... Ce qui est déjà

24
Voir cassette : Face B-3, Stan Kenton.

67
beaucoup. Mais quelque soit la musique, les musiciens avaient une haute estime de leur
employeur : “ Ça a été la meilleure chose qui me soit arrivé. Les musiciens des autres
formations nous enviaient. [...] En 1941, sur la Côte Ouest, il n’existait rien de pareil ”
[Tercinet Alain (1986) : 58] se rappelle le saxophoniste Jack Ordean. Le Second Herd de
Woody Herman n’avait pas encore fait son entrée...
En 1943, Stan Kenton signe un contrat avec Capitol. A cette occasion, il rencontre
Gene Rolland, arrangeur. L’instrumentation se fait une nouvelle peau et intègre jusqu’à cinq
parties de trompette et cinq de trombone, une nouvelle norme s’est instaurée. La participation,
au chant, d’Anita O’Day sera un succès et l’album se vendra plutôt bien.
Mais c’est en 1945 que le jazz “ sauvage ” auquel prétend Kenton aura loisir de se
concrétiser. La rencontre de Pete Rugolo, arrangeur également, fut en cela décisive.
Elève de Darius Milhaud et grand admirateur de Stravinsky, Pete Rugolo amène dans
ses bagages des éléments nouveaux. L’arrivée de nouveaux musiciens tels que Shelly Manne
(drums), Buddy Childers (trompette), Boots Mussulli et Vido Musso (saxophone), Eddie
Safranski (basse), Milt Bernhart et Kai Winding (trombone), va contribuer à l’élaboration
d’un son kentonien propre, reconnaissable entre tous. Le tromboniste Kai Winding au son
dépourvu de vibrato donnera l’exemple à toute la formation. Peu à peu, cette dernière sort
impunément des sentiers battus du jazz, se délectant allègrement d’une telle démarcation.
De recherches en expériences (plus ou moins douteuses), l’oeuvre de Kenton fait
figure de laboratoire et peut se diviser en trois périodes distinctes.

2.2.3.1. Artistry in...


La première période s’articule autours d’une volonté consistant à mettre en évidence
un des solistes de la formation, le temps d’un “ concerto ” dédié tout spécialement pour lui.
Les titres choisis font référence au titre de base, Artistry in Rhythm, et se transforment selon le
nom ou les qualités du soliste. Ainsi, il y eu des Artistry in Safranski, Artistry in Percussion
voire même des Artistry in Boléro dont le soliste était d’une certaine façon Maurice Ravel.
Les influences étaient sommes toutes diverses et s’étendaient de Duke Ellington à Igor
Stravinski en passant par Claude Debussy. Pete Rugolo, à l’origine de cette entreprise, savait
manier l’ensemble de façon à produire un maximum d’effet sur le public, aux dépends de la
qualité musicale parfois. Or, le but étant d’être populaire et d’avoir un business rentable, Stan
Kenton ne s’en offusqua pas davantage.

68
Juste après la guerre, les Etats-Unis connurent une baisse de régime lié au flottement
de l’économie retrouvant le visage de la paix, et au retour des soldats sur le territoire à qui il
fallait trouver un travail et par la même occasion un toit pour se loger. La crise ne s’éternisa
pas (confère le boom des années 1950), mais suffit à démanteler les grands orchestres
moyennant beaucoup d’argent pour rémunérer leur personnel. Stan Kenton, lui, tenu le coup
une année de plus que l’ensemble de ses confrères. Désormais le temps était au changement et
Stan, toujours à la une du progrès, le senti très rapidement.

2.2.3.2. Progressive Jazz


Peu de temps la première période, Stan Kenton propose une nouvelle voie pour son
orchestre, celle du Progressive Jazz. Avec cette nouvelle ère, il détache progressivement sa
musique du domaine de la danse car il souhaite créer un jazz qui s’écoute uniquement, et si
possible du fond d’un fauteuil des hauts lieux destinés aux concerts de musique classique.
Pourquoi pas, puisque ce jazz puise ses matériaux, en ce qui concerne l’harmonie, dans les
principes d’atonalité et de polytonalité de Béla Bartok et d’Igor Stravinsky... L’ancien statut
d’élève de Milhaud dont l’arrangeur bénéficiait ne fut pas sans conséquences non plus sur la
concrétisation de cette aspiration. Quant aux sonorités et aux rythmes, ils sont essentiellement
d’influence afro-cubaine ; pour une raison simple, les musiciens de Kenton se produisaient
également dans un orchestre de rumba dans lequel des cubains de souche avaient importé leur
savoir-faire. Pour ne pas faire défaut à la destinée de l’ensemble, étant tout de même du
domaine du jazz, le swing conserve encore sa place d’honneur au sein de l’expérience.
L’avènement du progressive jazz ne fut pas spécialement bien accueilli par la critique. Charlie
Parker su en outre relativiser les blâmes :
“ De tout ce que vous m’avez fait entendre, répondait-il à une interview de
Métronome, Je crois bien que c’est le disque de Stan, Elegy for Alto, que j’ai préféré. Kenton
est ce qu’il y a de plus proche de la musique classique en jazz. [...] Si vous tenez à appeler ça
“jazz” ; j’estime qu’on ne peut classer la musique d’après des mots - Jazz, swing, Dixieland,
etc. [...] Personnellement, j’appelle cela musique, et la musique est ce que j’aime ” [Tercinet
Alain (1986) : 60].

En revanche, il eut un certain succès auprès du public, remporta le référendum de


Down Beat et eut le privilège, en 1948, d’être le premier ensemble de jazz à se produire à la
télévision. Parallèlement, d’autre artistes, comme Boyd Raeburn ou Earle Spencer,
s’essayaient à la modernité en matière de jazz mais n’y réussissaient pas aussi bien que leur
homologue kentonnien.

69
Toujours à l’affût du progrès et prônant le renouvellement à juste titre d’un certain
dynamisme qui empêche de s’endormir sur ses lauriers, Stan Kenton eut gré des innovations
les plus expérimentales.

2.2.3.3. Innovations in Modern Music


L’orchestre s’étoffe : trente-huit instrumentistes au total ; cinq trompettes et cinq
trombone d’après la norme toujours en vigueur, auxquels s’ajoutent cinq saxes, deux cors, un
tuba, la rythmique, une guitare et deux vocalistes, June Christy et Jay Johnson. Les cordes
font une entrée à grands renforts dans le jazz, dix violons, trois altos et trois violoncelles se
greffent à la formation. Tous issus de l’école classique, ils ont déjà à leur actif quelques
expériences dans le jazz, toutes menues soit elles. Engagé pour ses qualités de double-
instrumentiste, Bud Shank fut également de la partie. Son premier instrument fut l’alto ; le
deuxième, la flûte, fut choisi dans un souci d’originalité et pour la coloration particulière qu’il
pouvait donner dans un tel ensemble. “ Quelqu’un qui pouvait doubler à l’alto et à la flûte
n’était pas facile à trouver à l’époque. Je crois bien avoir été le premier musicien de jazz à
s’être intéressé aux deux ” [ibid. : 62] se remémorait-il.
Trois arrangeurs prêteront main forte à Stan Kenton ; ainsi, l’orchestre avançait sous
l’égide de l’hétérogénéité la plus parfaite (et la plus controversée). Shorty Rogers, un des
frères hermanien, composait selon des habitudes encore très traditionnelles, Johnny Richards,
lui, maniait parfaitement les nombreuses couleurs instrumentales de l’ensembles, quant à Bob
Graettinger, il faisait une musique tout à fait unique en son genre et par conséquent très
discutable.
Art Pepper et Shelly Manne ont un souvenir marquant de son oeuvre et en particulier
de la pièce, City of Glass :
“ Graettinger n’écrivait pas pour un ensemble ou pour des sections ; il écrivait pour
chaque instrumentiste, plus ou moins à la manière d’Ellington et de Billy Strayhorn. C’était
extrêmement difficile à jouer car vous étiez totalement indépendant de votre voisin. Si vous
étiez perdu, vous étiez foutu, parce qu’il n’existait aucun repère pour vous indiquer où vous en
étiez. ” [...] “ Il essayait d’écrire de la musique électronique en utilisants des instruments
conventionnels. Sa conception de l’écriture consistait à faire alterner tension et repos - à créer
une tension à la limite du supportable par le biais de la dissonance, puis à apporter le détente ”
[ibid. : 63].

Grâce à City of Glass, Stan Kenton resta très populaire mais “ avec le recul, cette oeuvre
paraît difficilement défendable. D’une écriture immature, elle fourmille de réminiscences mal

70
assimilées de Schoenberg et d’Alban Berg, mêlées à un pathos musical d’une rare confusion ”
[ibid. : 63].
L’unique apport vraiment effectif de cet arrangeur fut de pousser les musiciens dans
une technique certaine, leur permettant sans problème de jouer tout ce qui leur tombe sous les
yeux.
Si la diversité musicale de l’orchestre de Stan Kenton peut s’envisager en terme de
qualité, elle n’en est pas moins synonyme d’impasse. Le foisonnement des styles, donne
certes une vision hétéroclite du domaine de la musique et une certaine richesse à l’ensemble
mais ne permet pas de créer une identité, dans la mesure où celle-ci requiert un minimum
d’approfondissement et d’attention dans un seul et unique sens.
Les musiciens ayant participé à la saga kentonienne en ressortent toutefois grandis. Ils
ont atteint une perfection au niveau instrumental qui les suivra tout au long de leurs carrières
de jazzmen. Enfin, ils ont pu goûter à tous les univers et tous les styles musicaux ; ainsi, ils
sortent de leur apprentissage avec un bagage assez conséquent pour l’avenir. En outre, ils sont
nombreux à ne pas regretter le rythme d’enfer que leur imposait Kenton. Art Pepper se
souvient :
“ Les tournées devinrent insupportables. Au début, j’avais trouvé ça agréable, et puis,
à la longue... Passer neuf mois en tournée... Parfois, sitôt le concert fini, nous nous changions,
remontions dans le car, voyagions toute la nuit, arrivions à l’étape suivante le lendemain,
essayions de dormir, puis retournions au travail. Parfois, le voyage était si long que nous
partions immédiatement après le concert, le soir, et arrivions juste pour remonter sur scène le
lendemain. Nous nous changions dans le bus et allions jouer ” [Pepper Art et Laurie (1982) :
100-101].

Ces quelques musiciens, Miles Davis, Lennie Tristano, Woody Herman et Stan
Kenton, eux même dans le prisme de Charlie Parker, Lester Young, Count Basie ou Claude
Thornhill, sont à la source du phénomène cool et west coast. Ils initièrent un certain nombre
de vocations pouvant se regrouper sous l’égide du cool mais dont les cheminements sont
sensiblement différents. La plupart des coolmen s’installeront sur la côte ouest des Etats-Unis,
nouvelle scène du jazz après New-York. Le jazz migre et se multiplie, il tend à se différencier
au contact de nouvelles sensibilités, et semble en voie de conquérir d’autres territoires,
d’abord aux Etats-Unis et bientôt dans le monde entier...

71
3. Sensibilités créatrices

Tout art, toute musique et tout style fait apparaître au premier coup d’oeil, des figures
mythiques ou des stéréotypes, par le biais desquels naissent les clichés, les idées reçues et de
nombreuses affabulations qui demeurent bien loin de la réalité. Or, en décortiquant ne serait-
ce qu’un peu, nous nous apercevons qu’il ne s’agit que de la partie visible de l’iceberg...

3.1. Stéréotypes
Le cool n’échappe pas au phénomène. Il existe deux musiciens dont les vies de
débauche - où se mêlent alcool, drogues, incarcérations, musique et femmes - ne manquent
pas de rappeler l’image que l’on se fait de l’artiste junkie, génie de toutes heures, mal dans sa
peau et prêt à mettre son instrument “ au clou ” [Pepper Art et Laurie (1982)] pour se
procurer ne serait ce que quelques grammes d’héroïne. Il s’agit de Chet Baker et Art Pepper,
d’éternels anges déchus au destin tragique, dont la plainte acérée se transforme en musique, et
représente la quintessence de l’expression cool. Mais comment dépasser ces clichés
réducteurs ? Pouvons-nous vraiment dissocier leur musique de leur existence ? En effet,
“ prétendre que leur oeuvre s’est totalement situées en dehors de leur vie mouvementée serait
aussi absurde que d’affirmer le contraire ” [Tercinet Alain (1986) : 233].

3.1.1. Art Pepper’s memories


L’usage de la drogue dans le domaine du jazz n’a cessé de croître depuis l’arrivée du
Bird sur la scène. Ses nombreux admirateurs imitèrent non seulement son style musical mais
également son style de vie. Peut-être croyaient-ils que la drogue les aiderait à se surpasser et à
côtoyer le succès, mais tous se brûlèrent les ailes.
Ainsi, un article paru dans Down Beat en 1950 explique les conséquences de la drogue
dans le milieu du jazz :
“ L’industrie des orchestres de danse est menacé par la drogue. Si tous ceux qui sont
impliqués ne font pas des efforts herculéens pour stopper l’extension du fléau, elle mènera
toute la profession à la ruine. Nous ne parlons pas ici de la marijuana, de la benzédrine ou du
nembutal - bien qu’ils constituent les premiers pas vers le précipice -, mais des vrais
narcotiques, et de l’héroïne en particulier. Trop de musiciens et chanteurs célèbres sont
“accrochés”, comme ils disent. C’est une affaire à prendre au sérieux, et qui constitue une
triple menace pour l’avenir de cette musique. Elle démolit la vie et professionnelle des
drogués, dont le talent rend difficile tout remplacement. D’autre part, elle donne une mauvaise
réputation à tous les musiciens, et compromet leur gagne-pain. Nous avons eu des exemples

72
d’engagements refusés à divers orchestres irréprochables à cause d’une réputation injustifiée.
Pire : les musiciens drogués sont un mauvais exemple pour les jeunes musiciens et ceux qui
voudraient le devenir ” [Pepper Art et Laurie (1982) : 102-103].

Pour planer à la façon de Charlie Parker, il fallait être soi-même un génie, la drogue,
elle, ne pouvait rien y faire.
Art Pepper est d’ailleurs un des rares altistes de jazz qui su se détourner de l’influence
parkerienne et créer son propre style. Il le mentionne clairement dans ses mémoires :
“ Charlie Parker mettait l’alto à la mode [...]. Je remarquai que tous les saxophonistes
ténor étaient passés à l’alto, et qu’ils sonnaient tous comme Charlie Parker. Puis des livres
étaient parus : le solo de Bird sur ceci, le solo de Bird sur cela. Ils copiaient tous les solos, tous
ses coups de patte. Tout le monde sonnait comme Bird ; copiaient ce vilain son. Des types que
j’avais entendu avant, et qui avaient un beau son, s’étaient tout à coup mis à jouer comme lui.
A jouer faux. A brailler. A faire des couacs. Je ne voulais pas jouer comme ça. Mais j’avais
compris qu’il me fallait améliorer mon jeu, et apprendre vraiment les accords et les gammes.
Je ne copiais personne. Bien que travaillant peu, j’étais sorti très souvent, et j’avais joué, joué.
Puis j’étais retourné chez Kenton, et je sonnais comme personne d’autre ” [ibid. : 278].

Art Pepper ne copiait personne, et pour cause, il mettait en avant sa propre conception
du jazz, unique, dans la mesure ou elle provenait directement de sa sensibilité propre. Un peu
à la manière de Lennie Tristano, il privilégiait ses émotions tout en faisant confiance à leur
force expressive et à son propre génie créateur.
“ J’ai reçu un don, disait-il. Un don qui a plusieurs aspects. Le don de pouvoir
supporter les choses, d’en accepter certaines, d’accepter d’être puni pour ce que la société
trouve mal. Le don de pouvoir aller en prison. Je n’ai jamais donné quiconque. Quant à la
musique, tout ce que j’ai fait, je l’ai fait “comme ça”. Je n’ai jamais étudié, jamais travaillé. Je
suis de l’espèce de ceux qui savent qu’ils peuvent le faire. Je n’avais qu’à tendre la main. [...]
J’ai bien cherché puis j’ai trouvé ma propre voie, et ce que je disais touchait les gens. C’est
moi-même que je mettais en musique, et je savais bien le faire, et les gens aimaient, étaient
touchés. J’ai joué, joué. A la fin, je tremblais. Mon coeur battait à tout rompre. J’étais en nage,
les gens hurlaient, applaudissaient ” [ibid. : 352 / 353].

Il a toujours été conscient de son talent, et malgré quelques doutes avant d’entrer en
scène - surtout le jour il rencontrait la section rythmique de Miles Davis -, il savait
intimement qu’il serait toujours capable de relever le défi, nonobstant l’état déplorable dans
lequel le mettait les drogues dures :
“ Il y avait six mois que je n’avais pas touché à mon instrument. Or, être musicien,
c’est exactement comme être joueur professionnel de basket-ball : vous ne pouvez pas, après
être resté six mois sur la touche, rentrer comme ça dans le jeu. C’est presque impossible. Et je
compris que s’était précisément ça, l’impossible, qu’il me fallait accomplir. Personne d’autre
n’aurait pu le faire. A moins que ce ne soit quelqu’un d’aussi possédé par le génie que je
l’étais. Que je le suis. Que je l’étais et que je le suis. Et que je le resterai. Toujours. Et que je
l’ai toujours été. Un génie de naissance, d’éducation, de formation. Ah mais ! ” [Ibid. : 157-
158].

Bien sûr, le résultat fut à la hauteur de son talent :

73
“ Ça sortit magnifiquement. Mon son fut très bon. La section rythmique fut
formidable. Je me souviens que les critiques comme Leonard Feather ou Martin Williams
dirent à ce propos : “Art joue la mélodie de merveilleuse façon. Il est particulièrement créatif.
Sa version du thème est meilleure que l’original.” En fait, quand je joue, je ne connais pas bien
la mélodie, je m’en approche donc autant que possible, et c’est là qu’intervient ma capacité
créative. Ça sonne bien parce que je joue avec un feeling jazz, et ça devient un solo de jazz,
mais j’essaye en fait de jouer le peu que je me rappelle de la mélodie.
Les suggéra d’essayer une ballade pour l’autre face. Paul Chambers prit la parole :
“Tu sais ce qui serait un joli thème pur quelqu’un qui joue de l’alto comme toi ?
“Imagination”. Tu connais ? — Oui, j’ai déjà entendu ça. C’est le truc qui fait “Ba da da
daaaaa da...” — C’est en la bémol, précisa Red. — Oui, bien sûr, dis-je, je tournerai autours...”
Nous jouâmes la mélodie, le pont, puis, je demandais : “Qu’est-ce qu’on fait à la fin ? — Tu
n’as qu’à faire un tout petit truc, quelque chose d’assez libre.” Je jouai la mélodie, puis
m’arrêtai. Red joua. Puis Paul. J’intervins à nouveau et enchaînais avec une petite série
d’accords. Ils s’arrêtèrent, je pris un petit morceau ad lib puis nous attaquâmes la fin. C’était
absolument fantastique. C’est l’“Imagination” qui figure sur Art Pepper Meets The Rhythm
Section25. On dirait que nous l’avons répété des mois durant ” [ibid. : 159-160].

Art Pepper faisait donc son bonhomme de chemin, hors des sentiers battus
qu’arpentaient vigoureusement les imitateurs de Charlie Parker ; certes, mais lui aussi, comme
beaucoup d’autres, tombait dans le cercle infernal de la drogue. Inévitablement, Art Pepper
fut plusieurs fois incarcéré pour détention de stupéfiants. Ses séjours en prison lui laissent un
goût amer :
“ Quand quelqu’un ne vous aimait pas, il vous taillait un costard. Il y avait des types
spécialisés : des faibles, des jaloux, qui avaient été donnés, qui croyaient qu’un autre baisait
leur nana... On vivait en permanence dans la crainte. Savoir que vous étiez un type bien,
régulier, n’avait aucun sens pour eux. Parfois, ils cassaient la gueule aux autres simplement
parce qu’ils n’y avait rien à faire.
J’avais trouvé l’armée mauvaise. Maintenant que j’étais en prison, l’armée semblait
être un paradis de chaleur humaine. J’étais seul ; je voulais de l’amour ; je perdais Patti... Je
voulais pleurer, mais aucune vie privée n’est possible en prison. Des yeux vous observent sans
cesse. Même la nuit, quand vous essayez de dormir, il y en a qui ne ferment pas l’oeil. Pour
raison de sécurité il y a toujours des lampes allumées. J’aurais voulu vider mon sac devant
quelqu’un. Beaucoup d’autres étaient probablement dans le même cas, mais il fallait être fort,
faire comme si rien ne nous touchait. Il me fallait être dur, tourner en ridicule tout ce qui
pourrait indiquer une faiblesse. Je devais être cynique, faire comme si seule la défonce
comptait pour moi. J’étais un dur de dur, super cool... et j’étais horriblement malheureux ”
[ibid. : 121-122].

25
Voir cassette : Face B-4, Art Pepper.

74
Des événements marquants de la vie chaotique d’Art Pepper furent plus d’une fois à la
une des journaux à scandales, mais ses talents de saxophonistes furent également loués. Sacré
meilleur saxophoniste de l’époque par la critique et ses proches, il apporte au jazz une
nouvelle sonorité qui ne sera pas sans influencer de nombreux jazzmen californiens. Et en ce
qui concerne l’usage de la drogue, elle semble avoir plus de conséquences négatives que
positives sur ses qualités musicales...

3.1.2. Chet Baker


Un peu à la façon d’Art Pepper, Chet Baker (1929- 1988) fut lui aussi classé dans les
stéréotypes du jazz, et même peut-être davantage. Son allure fragile et son air inquiet ont
certainement contribué à fixer l’image d’un artiste rongé par la drogue et moralement affaibli
par les traitements inhumains des pénitenciers, et dont la musique ne serait que le miroir. Or,
le génie qui l’habite n’a pas élu domicile par compassion pour son maître d’hôte. Il était là
bien avant, quand celui-ci menait encore une vie saine. Certes, les tragiques événements de la
vie de Chet Baker ont pu révéler une certaine gravité, voire une émotion intense se dégageant
de son génie expressif, mais ils ne peuvent en aucun cas tout expliquer.

3.1.2.1. Les influences


Chet Baker découvre le jazz moderne lors de son service militaire en Allemagne : “ Je
louais les voiliers d’ordinaire réservés aux officiers, et naviguais des heures sur le lac, avec un
poste radio portable déversant Stan Kenton et Dizzy Gillespie à fond la caisse. C’était la
première musique moderne que j’avais jamais entendue et je n’en croyais pas mes oreilles ”
[Baker Chet (2001) : 17].

Comme la plupart des musiciens de sa génération, Chet Baker fut très impressionné
par le Bird. Il eut même l’occasion de jouer à ses côtés, chance qui n’était pas donnée à tout le
monde et qui l’a profondément marqué : “ ... se trouver sur scène avec Bird était incroyable.
[...] J’étais émerveillé par son énergie. Il me traitait comme un fils, chassant tout les types qui
essayaient de me refiler de la came ” [ibid. : 40]. Mais le paternalisme de Charlie Parker
envers son oisillon n’empêcha pas Chet de voler de ses propres ailes, vers des horizons très
différents.

75
Bercé et séduit par les plus audacieux, il prendra le chemin d’une musique plus
intimiste et davantage basée sur le son et l’écoute plutôt que sur des performances athlétiques
ou grandiloquentes. Partisan de la simplicité, il préférait le calme et prônait une musique
plutôt paisible :
“ Il me semble que la plupart des gens sont impressionnés par seulement trois choses,
disait-il : quand on joue vite, quand on produit des notes aiguës et quand on joue fort. Je
trouve cela un peu exaspérant, mais j’ai beaucoup plus d’expérience maintenant, et je réalise
que probablement moins de deux pour cent du public sait vraiment écouter. Par écouter, je
veux dure suivre un musicien dans ses idées en relation avec la structure harmonique, si elle
est complètement moderne ” [ibid. : 26].

Bien sûr, il subit l’influence de Miles Davis lors de la sortie de Birth of the Cool.
“ Même aujourd’hui, presque trente ans plus tard, je l’écoute encore souvent ” [ibid. 42] dit-il
dans ses mémoires. Chet appréciait beaucoup les talents d’avant-gardiste du trompettiste mais
il avait également d’autres idoles comme Lee Konitz, Stan Getz ou Zoot Sims dont
l’approche du son et de la mélodie le touche davantage.
Malgré toutes ces influences, Chet Baker su développer un style bien à lui, sans
artifice, en tout point détendu, clair et intelligible, si bien qu’il fut apprécié par une grande
majorité du public. La reconnaissance était pour lui capitale, ainsi, il s’appliquait à satisfaire
tout le monde :
“ Pour moi, toucher le public était la chose la plus importante, sinon vous n’avez qu’à
vous enfermer dans votre chambre et jouer pour vous seul. Mais si vous vous produisez dans
un club, devant des personnes qui ont payé pour vous voir et vous entendre, il faut tenter
d’établir un contact avec eux... Ce que j’essaye de faire quand je joue dans un club est de
présenter des choses différentes, de façon que n’importe qui trouve quelque chose pour lui,
plutôt que d’interpréter qu’une seule sorte de morceaux, en disant au public : si vous n’aimez
pas ça, vous n’avez qu’à sortir ” [Tercinet Alain (1986) : 242].

Chet Baker symbolisait l’artiste cool par excellence. Il jouait d’un jazz décontracté
avec tout ce que cela implique, et notamment au niveau de la sonorité.

3.1.2.2. Délicate résonance


Délicatesse et fragilité caractérisent le son de Chet Baker. Dans My Funny Valentine26
- gravé avec le quartette de Gerry Mulligan, le deux septembre 1952, au Black Hawk de San
Francisco -, Chet murmure, le plus souvent dans le registre grave de la trompette. L’ambitus
est restreint, il s’étend du do, en dessous de la portée en clé de sol, au fa, cinquième interligne.
Il utilise davantage la première octave ; les seuls encarts (mesures 14 ; 19 ; 29-31)

26
Voir cassette : Face B-5, Chet Baker, et annexe 4 : chorus de chet Baker.

76
correspondent à de petits climax - surtout le troisième -, qui retombent rapidement dans le
grave.
Le sommet de la mesure 30 et ses conséquences - mesures 31, 32 - sont accentués par
une couleur particulière. En effet, tout au long du morceau - en do mineur sans sensible, ou
mode de la sur do, sauf mesure 24 -, Chet Baker déroule ses phrases sur une gamme
parfaitement diatonique, sans aucune altération : do, ré mi bémol, fa, sol, la bémol et si bémol
; et nous voyons apparaître, sur la fin, un mi bécarre, un do dièse et un fa dièse.
Tout contribue à créer une atmosphère intimiste, la contrebasse accompagne
doucement la trompette temps par temps ; le baryton de Gerry Mulligan se contente de
longues tenues harmoniques, ou de ponctuations à point nommées entre les phrases de Chet
Baker ; la batterie, presque imperceptible, donne de légers coups de balais métronomiques.
L’intensité reste généralement au plus bas si bien qu’on peut percevoir sans mal le
souffle et les attaques de Chet Baker. Il n’use d’aucun artifice et ornement, mais d’un détaché
simple participant à la clarté du discours. Ses phrases s’articulent en huit mesures -
conformément à la structure du standard - mais l’utilisation de valeurs longues comme la
ronde, la blanche ou la noire pointée nous donne une impression d’allongement. De plus, Chet
Baker fait déborder ses tenues sur les mesures suivantes. Ainsi, il met tout en oeuvre pour
mettre en valeur la mélodie. Le chant est presque douloureux ; certaines émission aux limites
de la rupture y contribuent : deuxièmes temps des mesures 2 et 3; quatrième temps de la
mesure 9 ; premier temps de la mesure 21 ; quatrième temps de la mesure 33.

Le lyrisme, voire même le romantisme, du trompettiste est à son comble. Au regard de


cette analyse, il paraît très tentant d’associer la sensibilité musicale de Chet Baker à sa vie
tumultueuse ; or, ce n’est que quatre ans plus tard, en 1956, qu’il entre dans le cercle infernal
de la drogue. Sa musique relève donc davantage d’un choix esthétique correspondant à sa
profonde sensibilité, que d’une transcription des douleurs morales et physiques liées à l’usage
de stupéfiants.

3.1.3. Contre-exemples au Lighthouse


Drogues, alcool, femmes, prison et rythme de vie décousu ne furent pas les passe-
temps favoris de tous les jazzmen. Les stéréotypes ne font pas la règle.
Los Angeles possédait - à l’instar de son homologue de la côte Est, New-York -, un
endroit où les jazzmen se retrouvaient pour mener à bien leurs expérimentations. Le

77
Lighthouse, désigné port d’attache, fut un temps la plaque tournante du jazz en Californie.
Son inventeur, Howard Rumsey, y organisait hebdomadairement, le dimanche, une séance-
concert de douze heures non-stop. De nombreux jeunes musiciens de la région viennent s’y
essayer : Barney Kessel, Frank Patchen, Remo Belli, Bill Holman, Chico Alvarez...
Situé non loin de la mer et ouvert dans la journée, le club ouvre ses portes à toutes
sortes de public, des amateurs mordus de jazz aux simples passants, ouvriers du secteur ou
vacanciers en caleçon de bain ! Apparemment, le jazz moderne plaisait également aux non
avertis, chose rare. Or, l’ambiance et la politique du Lighthouse y sont pour beaucoup :
Howard Rumsey proposait de la musique de qualité et des consommations au prix très
abordable, la clientèle se sentait respectée, et donc, ne se privait pas de revenir. Quant aux
musiciens, ils s’inscrivaient au même titre que le public dans un engrenage respectable et se
voyaient attribuer une honnête rémunération.
D’autre part, durant leurs heures de travail, les musiciens n’avaient en aucun cas le
droit de boire de l’alcool, et par extension, ne pouvaient monter sur scène avec le moindre
gramme de stupéfiant dans le sang. Pour honorer leurs engagements dans cette entreprise très
professionnelle, ils se devaient donc d’être infaillibles et en bonne santé.
Entre autres jazzmen, Shelly Manne, Shorty Rogers et Jimmy Giuffre formeront le
Lighthouse All Stars, sorte de promotion du club, sous la direction d’Howard Rumsey, bien
entendu. Et comme un succès retentissant n’arrive jamais sans l’aide de l’enregistrement, un
nouveau label fut créé à l’occasion : Contemporary, contribuant à mettre en lumière le jazz de
la côte Ouest. Sunset Eyes27, enregistré en 1953, témoigne de la fraîcheur et de la vivacité qui
régnaient en maîtres sur le Lighthouse.

En tous les cas, jazzmen stéréotypés et jazzmen d’un autre genre, s’appliqueront à
donner au jazz un autre langage, plus décontracté et dans lequel le son est devenu primordial.

3.2. Un autre langage


La priorité donnée au son par l’intermédiaire d’un langage plutôt cool n’est pas le bien
exclusif des jazzmen blancs des années 1950 ; en revanche, ils tendront à l’institutionnaliser.
“ Solistes doux et solistes bouillonnants se sont continuellement partagé la vedette, en
faisant bon ménage. Réunir, au sein d’un même formation, des membres de chacune des
équipes était chose courante, les contrastes possédant toujours une saveur alléchante. Un
certain nombre de musiciens, dès la fin des années vingt, s’étaient dit que jazz et transe ne sont

27
Voir cassette : Face B-6, Howard Rumsey.

78
pas forcément synonymes, contrairement à une opinion communément admise. La douceur
recelait, elle aussi, une mine de possibilités ” [Tercinet Alain (1986) : 131].

Bix Beiderbecke et Frank Trumbauer, les muses de Lester Young s’y essayèrent très
tôt dans l’histoire du jazz, alors que ce dernier venait d’acquérir ses lettres de noblesse au
moyen d’un langage très hot.
Les petites formations - plus expérimentales - dérivées des grands orchestres de danse
des années 1930, avaient, elles aussi, leurs moments de détente. Nous voulons parler de Duke
Ellington, Benny Goodman, Lionel Hampton, Woody Herman..., chez qui des solistes comme
Lester Young ou Billie Holiday infléchissaient sensiblement la courbe de la température vers
le bas.
Tandis que le langage hot excite et embrase les foules, le langage cool, lui, dans son
extrême expression, plonge l’auditeur dans la mélancolie, tout en le laissant doucement se
faire envelopper par les lignes sensuelles de la mélodie. Danger ! Le coolmen doit donc avoir
en sa possession une sorte de garde-fou, une certaine maîtrise qui l’empêche de tomber dans
la mièvrerie, le maniérisme ou la préciosité. Il ne faut pas non plus que le public s’endorme...
Ainsi, le choix du langage cool n’est pas si facile :
“ S’exprimer dans la fièvre et la démesure masque les approximations et les redites.
L’auditeur, emporté par le maelström sonore, y adhère de manière quasi viscérale. Submergé
par l’enthousiasme et la spontanéité des musiciens, il excuse les moyens employés. Une
musique contrôlée et réfléchie ne peut espérer bénéficier d’une semblable indulgence. Il lui
faut séduire à la fois l’intelligence et la sensibilité : un problème secondaire pour les hussards
du jazz.
L’art consiste à intriguer, à retenir l’attention par des excitations subtiles. Réussir
suppose un travail acharné, une longue préméditation, sans tomber dans les exercices d’école.
L’élégance suprême est de donner aux pires complexités l’apparence de la facilité ” [ibid. :
136].

Or, les coolmen, mis à part leur “ travail acharné ”, possèdent un réel talent, qui par
l’intermédiaire d’une sensibilité propre, s’exprime de façon toute naturelle, sans forcément
passer au préalable par de savantes réflexions.

3.2.1. Sons et Lumières


A l’instar de Chet Baker et Art Pepper, la préoccupation des autres coolmen et
westcoastmen sera en priorité axée sur le son et les recherches expérimentales qu’il suscite.
Entre autres, Stan Getz au ténor et Gerry Mulligan au baryton s’y engageront corps et
âmes. D’autre part, les diverses expériences auxquelles se livrent les jazzmen de cette époque

79
les pousseront à utiliser des instruments encore inédits dans le domaine du jazz, comme le
violoncelle, la flûte ou le hautbois28.

3.2.1.1. Stan Getz, “ The Sound ”


Généralement, on associe Stan Getz (1927-1991) à la bossa-nova, une sorte de fusion
jazz / samba qui fut un succès commercial retentissant au début des années 1960. Sacré roi du
jazz latin, il gardera cette étiquette le restant de sa vie.
Or, cette période de faste ne fut que de courte durée et Stan Getz aborda dans sa
carrière musicale bien d’autres répertoires que celui-ci.
Durant les années 1940, lors de ses premiers pas sur la scène jazzistique, Stan Getz
contracte plusieurs engagements avec les orchestres de l’époque, à savoir ceux de Dick
Rogers, Dale Jones, Bob Chester, Stan Kenton ou Benny Goodman. De passage sur la côte
Ouest, il travaille avec le trompettiste-arrangeur Gene Roland dans sa fameuse section de
ténors, aux côtés de Jimmy Giuffre, Zoot Sims et Herbie Steward. La suite nous est déjà
familière ; les quatre ténors, baptisés The Four Brothers, mèneront un temps la même barque
au sein du second troupeau de Woody Herman ; notez que Jimmy Giuffre ne participe qu’en
tant qu’arrangeur.
En 1948, le troupeau enregistre Early Autumn29, titre sur lequel Stan Getz immortalise
une improvisation mémorable qui fera de lui une des hautes figures du mouvement cool. A
cette occasion lui fut attribué sa première étiquette, celle de l’incarnation d’un son. Il fut alors
surnommé “ The Sound ”. Par ailleurs, Stan Getz semble être à l’aise dans toutes les situations
(musicales) et maîtrise pleinement les nombreuses possibilités que lui offrent son instrument.
Dans Early Autumn, son improvisation contraste totalement avec celles de ses deux
confrères : Woody Herman au sax alto et Terry Gibbs au vibraphone. Ces derniers étant très
carrés, à l’instar du thème, nous n’avons aucun mal à suivre le clair déroulement des mesures,
temps après temps. Stan Getz, lui, semble planer, ses phrases ne se soucient guère des
découpages académiques, et le son, au très faible vibrato, paraît aérien.
Lorsqu’il entame à son tour un chorus (à deux minutes, sept secondes du début),
l’auditeur perd tous ses repères si bien qu’il faut tendre l’oreille vers la battue immuable de la
contrebasse pour saisir la marche du temps. Nous aurions cru un instant qu’il se soit arrêté
pour laisser libre cours à la ligne envoûtante du ténor. Stan Getz brouille les pistes en utilisant
des rythmes dégressifs (mesures 1 et 2) : huit doubles suivies de deux triolets de croches, puis

28
Voir cassette : Face B-7, Howard Rumsey, Bob Cooper et Budy Shank.
29
Voir cassette : Face B-8, Stan Getz, et annexe 5 : chorus de Stan Getz.

80
deux croches, une double-croche pointée et enfin, silence. Le temps ne s’est pas arrêté mais
semble ainsi ralentir, ad lib, tandis que la mélodie ondule à son gré au dessus des longues
tenues de l’orchestre.
Le jeu coulé de Stan Getz aux attaques douces et égales contribue à nous faire oublier
les valeurs rythmiques (mesures 1,2 ; 4,5 ; 15 à 18). L’oreille ne perçoit plus le découpage des
temps - en quatre doubles, deux croches, deux doubles - une croche, etc. -, car Stan Getz
raconte une histoire. Il n’enchaîne pas des notes mais des phrases souples et fluides selon un
discours poétique, un peu à la manière de Lester Young.
Le chorus se déroule sur une période de seize mesures, à partir de la mesure trois - les
deux premières faisant figure de préambule - et se découpe en deux parties distinctes, séparées
par un pont de l’orchestre (mesures 11-12). Il conserve la carrure traditionnelle de quatre fois
deux mesures (mesures 3-6 / 7-10 ; 11-14 / 15-18) mais articule ses phrases à l’intérieur de
cette structure selon la logique de la phrase elle-même, et non selon celle de la mesure.
Il joue avec les contrastes en insérant dans ses phrases des ponctuations à peine
murmurées (mesures 7 et 14). La tessiture dépasse à peine une octave (du la, sous la portée en
clé de sol ou si au dessus de la porté) et s’insère dans une logique du son, qui se veut doux et
feutré. Les phrases montent progressivement vers l’aigu, retombent et remontent
vigoureusement, comme des vagues. Les notes aiguës (ré et mi bémol, mesures 3 et 16),
climax de l’improvisation de Stan Getz, se placent en fin de phrases comme des points
d’interrogations, mais dont les réponses se trouvent dans le registre grave et profond (si,
mesure 18).
Grand virtuose de la séduction, Stan Getz mène son discours de façon élégante et
raffinée mais le saxophoniste hérite aussi de la tradition parkérienne et peut adopter un son
dur, viril, agressif, en bref, plus bop et hot que cool.

3.2.1.2. Gerry Mulligan


Jusqu’aux années 1950, le saxophone baryton était généralement assigné à un simple
rôle de second plan. Gerry Mulligan (1927-1996) su libérer l’instrument des éternels
accompagnements auxquels il était si souvent assigné, et le brandit au rang des instruments
solistes en l’insérant dans une formation réduite. Harry Carney, Serge Chaloff, Cecil Payne et
Leo Parker avaient déjà entreprit de le faire, mais pas aussi radicalement.
A la recherche d’un style personnel, Gerry Mulligan se met en route pour la
Californie. Il y rencontre Richard Bock - promoteur d’un club de jazz à Los Angeles, le Haig
- qui lui confie sa scène à raison d’une fois par semaine. Il engagea alors divers musiciens

81
pour son groupe et testa différentes combinaisons d’instruments, tout en conservant une place
de choix pour le sien. Le jazz de chambre permettait au baryton de s’exprimer plus librement.
Quelques mois plus tard, il monte sur scène avec Chet Baker à la trompette, Bob Whitlok à la
basse, Chico Hamilton à la batterie et lui même au baryton. Le piano est laissé pour compte et
cela semble satisfaire le leader du quartette, baptisé à l’occasion : “ pianoless quartet ”.
L’absence de piano n’est pas due au hasard, Gerry Mulligan “ considère tout simplement qu’il
s’agit d’un instrument trop riche de possibilités pour le confiner dans une section rythmique ”
[Tercinet Alain (1986) : 94].
Sûr de son produit, Gerry Mulligan convainc Richard Bock de faire un enregistrement
et de créer pour l’événement un nouveau label : Pacific Jazz. Le 78 tours est accueilli avec
succès par le public. Le quartette poursuit alors son aventure dans un club de San Francisco.
La critique est élogieuse et notamment Ralph Gleason qui fait paraître un article dans Down
Beat, le 22 octobre 1952 :
“ Au cours de la première semaine de septembre, San Francisco est devenu le centre du pays
sur le plan de la musique moderne. Le Gerry Mulligan Quartet, certainement le son le plus
rafraîchissant et le plus intéressant apparu dans le jazz ces derniers temps, se produit au Black
Hawk. Nuit après nuit, l’endroit est envahit par tous les musiciens de la ville, hochant la tête
en signe d’approbation ” [ibid. : 94].

Les yeux étaient unanimement tournés vers ce quartette insolite. Le succès n’est pas le
seul fait de l’instrumentation, mais aussi et surtout, celui de la complicité quasi parfaite qui
régnait entre Chet Baker et Gerry Mulligan.
“ Chet, disait son collègue, est l’un des meilleurs musiciens intuitifs que j’ai jamais connus.
[...] Je me souviens d’une nuit au Haig. Personne n’a nommé un thème de toute la soirée ; un
morceau s’achevait, aussitôt l’un de nous enchaînait sur une autre mélodie et tous ensemble
nous suivions. Nous avons joué ainsi pendant une heure et demie, et nous avons encore remis
ça après la pause. C’est une des plus excitantes nuits musicales dont je me souvienne ” [ibid. :
95].
La complémentarité de leurs sonorités y est aussi pour beaucoup, le jeu aérien de Chet
Baker se mariait admirablement avec celui de Gerry Mulligan, davantage encré dans la
rythmique.
La seule harmonie sur laquelle les deux solistes pouvaient se référer était énoncée à la
contrebasse. N’ayant pas les possibilités fabuleuses que possède le piano sur le plan des
accord et donc de l’harmonie, elle donnait aux vents un champ de liberté inespéré. Affranchis,
les deux instruments mélodiques peuvent construire un discours moins “ vertical ” et donc
davantage “ horizontal ” et même, pourquoi pas, contrapuntique. Gerry Mulligan remettait au
goût du jour les conceptions du style new-orleans. Le discours, point contre point, de Chet et

82
Gerry atteignait un parfait équilibre grâce à leurs capacités d’écoute mutuelle et de leur
complicité hors pair.
La batterie devait s’adapter à la nouvelle philosophie, et, pour ne pas gêner la
perception de la contrebasse - “ base sur laquelle le solo construit son développement, [...] fil
conducteur autours duquel les deux instruments mélodiques tissent leur discours
contrapuntique ” [ibid. : 96] -, elle se devait de baisser d’un ton ses tambours.
Le soucis premier de Gerry Mulligan était la clarté et l’intelligibilité de sa musique
afin de séduire un large public, sans tomber dans la démagogie, bien sûr : “ Je suis résolu à
produire une musique de qualité, agréable à écouter et qui puisse intéresser le plus grand
nombre d’auditeurs avisés, en faisant le meilleur usage possible du matériau musical choisi ”
[ibid. : 96].
En dépit de sa collaboration pour le moins expérimentale avec le nonette de Miles
Davis, cette volonté sera mise en oeuvre au moyen de conceptions musicales assez
traditionnelles. En effet, et malgré ses qualités de moderniste, il reste sur certains points
encore très conservateur. Ce qui n’est point un défaut, au contraire, quand on sait, comme lui,
manier l’orthodoxie avec tant de charme et de fraîcheur.
Dans Soft Shoe30, une composition de son cru enregistrée en octobre 1952, les
structures nous paraissent évidentes. Le morceau se découpe en trois parties distinctes -
auxquelles s’ajoute une petite coda - selon le schéma suivant : ABA’ coda, A étant le thème,
B le chorus de baryton et A’ le thème remanié. Chacune des parties fait trente-six mesures
comme il a été communément admis dans la grammaire du jazz ; la coda en fait trois.
Les phrases se déroulent selon le traditionnel principe des huit mesures. Prenons
première phrase (mesures 1-8), elle se base sur deux fois quatre mesures que l’on peut à
nouveau diviser en deux, faisant apparaître un motif qui se soumet aux règles de l’antécédent /
conséquent ; enfin, une dernière division est encore possible pour isoler le plus petit élément
du discours : la cellule (à la mesure). Il en est ainsi pour tout le thème. Les phrases de huit
mesures marchent par deux, ainsi nous avons : deux fois huit, fois deux = trente deux
mesures. Ces simples calculs de mathématique montrent à quel point Gerry Mulligan se
conforme strictement aux règles édictées.
Lors de son chorus, il ne fait aucun encart à la tradition et se base raisonnablement sur
la carrure. Son jeu est clair, souple et aéré, son timbre presque sans vibrato et son discours se
déroule selon une ligne très dirigée et un ambitus sans écarts.

30
Voir cassette : Face B-9, Gerry Mulligan, et annexe 6 : thème de Soft Shoe.

83
A travers des moeurs pour le moins conventionnels, Gerry Mulligan prône avant tout
la simplicité, pour le bien-être des auditeurs. Le thème de Soft Shoe est facilement
fredonnable et se construit sur les bases élémentaires de l’accord parfait (mesure 1) ou de la
gamme diatonique (mesures 5-8 ; 13-16 au baryton). Les intervalles sont rarement
chromatiques, s’ils le sont, ce n’est que pour ponctuer ou pour passer (mesures 15, 29-32 au
baryton ; 21-24 à la trompette). Le contrepoint reste modeste mais efficace, lorsque l’un est en
valeurs longues, l’autre est en valeurs courtes, et vice-versa. Quant au rythme, il n’est pas plus
compliqué que deux croches ternaires.
Enfin, l’élément à ne surtout pas oublier chez Gerry Mulligan, et qui fait partie
intégrante de son style, est certainement le swing. Toujours présent, et toujours plus
rebondissant, le swing de Mulligan amène une certaine fraîcheur que tout public est disposé à
apprécier.

Le “ pianoless quartet ” consacrera son leader au succès. Grâce à lui, Chet Baker est
désormais sur le devant de la scène, mais gardera à vie l’étiquette de co-équipier-de-Gerry-
Mulligan. Plus tard, le quartette s’étoffera en tentette, avec notamment la précieuse
participation de Lee Konitz ; puis, Bob Brookmeyer (tromboniste) remplacera Chet Baker
dans une nouvelle version de la formule initiale. Quoi qu’il en soit, et diffusé par des critiques
élogieuses, le succès du groupe illumine le jazz de la côte Ouest à qui on accorde désormais
plus d’attention. D’autre part, la création de la compagnie de disques Pacifc jazz profitera
pour longtemps à de nombreux jazzmen. Quant aux nouvelles conceptions instrumentales
(absence de piano, mise en valeur du saxophone baryton), elles feront leur chemin et
enrichiront l’idiome du jazz.

3.2.2. Avant - garde


Tout en s’inscrivant dans une certaine tradition ou en radicalisant de nouvelles
conceptions, d’autres musiciens expérimenteront le domaine du jazz et les nombreuses
possibilités qu’il a à offrir.

3.2.2.1. Modern Sounds


Marqué par son séjour chez Stan Kenton, Shorty Rogers - jazzman californien - créa
une petit ensemble de musique moderne réunissant des instruments inopinés, tels que le tuba

84
ou le cor. Huit d’effectif, elle comprenait un alto (Art Pepper), un ténor (Jimmy Giuffre), un
cor (John Graas), un tuba (Gene Englund), un piano (Hampton Hawes), une basse (Don
Bagley), une batterie (Shelly Manne) et la trompette de Shorty Rogers. Tous font partie de
l’orchestre de Stan Kenton sauf Hampton Hawes, seul Noir de la formation. Shorty Rogers &
his Giants venait de voir le jour. Cette initiative n’est pas sans nous rappeler celle d’un certain
Miles Davis, quelques trois ans plus tôt. En effet, “ c’était un écho des sonorités de la petite
formation de Miles Davis, quelques instruments avec un tuba derrière ” [Tercinet Alain
(1986) : 70] précisait Shorty Rogers. Quelques titres furent gravés dans la cire sous le nom de
Modern Sounds. Gene Norman, animateur radio, en a fait une présentation enthousiaste :
“ Modern Sound s’avère une force vitale dans la musique américaine d’aujourd’hui en
dépit du torrent d’imprécations que l’on déverse sur lui. Sous la direction d’élus qui
revendiquent et pratiquent leur art avec une sincère conviction et d’indéniables qualités
musicales, Modern Sounds expose un répertoire impressionnant, largement original et
profondément excitant, particulièrement pour l’oreille capable de goûter ses nuances. [...] C’en
est fini des jam-sessions où chacun se contente de jouer son chorus. [...] Tout est ici
soigneusement conçu et exécuté, même si tout n’est pas véritablement écrit ” [ibid. : 70].

En effet, l’arrangement est une part non négligeable de Modern Sound, dont Shorty
Rogers s’acquitte avec joie depuis ses expériences fructueuses dans Innovations in Modern
Music de Stan Kenton. La plupart des thèmes sont donc des compositions, du leader ou de
l’un de ses instrumentistes, en l’occurrence Jimmy Giuffre. La présence de ce dernier au sein
de la formation ajoutée à celle de Shelly Manne seront les moteurs de l’entreprise de Shorty
Rogers.
Popo31, composé par Shorty Rogers, affiche un swing certain, tout droit venu de la
dévotion du trompettiste pour Count Basie. Sur un tempo assez rapide, le thème s’insère dans
une carrure traditionnelle ; apparemment, les structures modernes employées dans le nonette
de Miles Davis ne trouvent pas ici acquéreur. Les nombreuses pauses et notes tenues
aboutissant à une croche piquée sur le contre-temps (par ex. mesure 2) contribuent à le rendre
incisif.

Enoncé à la trompette, le thème est soutenu par les autres vents de façon à donner une
couleur particulière à l’ensemble. De la bonne humeur semble se dégager spontanément de ce
morceau. Il se découpe en phrases riff, de deux mesures, basées sur un antécédent /
conséquent de deux temps chacun. Les phrases, ou plutôt les motifs, se groupent par deux
selon un système de question-réponse, soit une longueur de quatre mesures. Quatre chorus

31
Voir cassette : Face B-10, Shorty Rogers, et annexe 7 : thème de Popo.

85
d’une vingtaine de mesures s’enchaînent avant le réapparition du thème : Art Pepper d’abord,
au sax alto ; suit un petit pont reprenant les mesures 26 à 29 du thème ; puis Jimmy Giuffre
au sax ténor ; Shotry Rogers à la trompette ; et enfin, Hampton Hawes au piano.
En ce qui concerne l’accompagnement, le piano plaque des accords à contre-temps, la
basse marque en continu les quatre temps de la mesure, quant à la batterie, elle se fait très
discrète et relance les solistes à point nommé. Les deux premières formules ne sont pas sans
rappeler les conceptions du bebop, que Shorty Rogers approuve. Derrière l’improvisation de
ce dernier, apparaissent quelques voicing en valeurs longues s’insérant dans la nouvelle
tradition de l’arrangement.
Contrairement à Miles Davis ou Lennie Tristano, les initiatives de Shorty Rogers se
couronnait de succès au près de public. Elles étaient certes modernes mais savait séduire.
Leurs clins d’œil à la tradition des années swing et leurs penchants pour de charmantes
mélodies y sont peut-être pour beaucoup.
Shorty Rogers et sa formation de musiciens semblent ainsi privilégier un certain son
orchestral par l’intermédiaire de l’arrangement, tout en alliant le traditionnel swing aux
innovations du bebop. Ainsi, ils effectuèrent une synthèse des éléments de différents styles de
jazz, mais l’aventure ne s’arrête pas déjà...

3.2.2.2. Les trois mousquetaires


Shorty Rogers, Shelly Manne et Jimmy Giuffre sont les principaux protagonistes de
l’histoire. Ensemble et séparément, ils se livreront à toutes sortes d’expériences pour enrichir
leur champ d’expression.
Tout trois, d’abord, ils se dirigerons vers un jazz plus libre qui n’est pas sans annoncer
le free jazz des années 1960. Avec l’album The Three, crée en 1954, ils abordent un langage
faisant référence à celui de la musique contemporaine. Des procédés tels que l’atonalité, la
polytonalité ou le dodécaphonisme inspirent leurs compositions.
Jouant sur un pied d’égalité, les “ trois mousquetaires ” - c’est ainsi qu’on les appelait
- semblèrent trouver une certaine osmose : “ c’est le résultat d’un travail d’équipe poussé à
l’extrême. Les oreilles grandes ouvertes nous nous écoutions pour prolonger et compléter nos
idées mutuelles. Nous travaillions depuis si longtemps ensemble qu’il s’était développé entre
nous une compréhension dans l’improvisation qui pouvait se manifester dans un arrangement
ou dans une parti libre ” [Tercinet Alain (1986) : 159] soulignait Shorty Rogers.

86
Cependant, malgré la fusion opérante et la qualité musicale de The Three, l’initiative
ne fut pas assez convainquante pour développer davantage dans ce sens. En effet, les
tentatives de rapprochement des techniques du jazz avec celles de la musique contemporaine
n’apportèrent finalement qu’un peu de piment aux expérimentateurs, rien de plus. Ainsi, ils
testaient les limites du jazz tout en l’enrichissant d’“ accessoires utiles mais non
indispensables ” [ibid. : 161].

De son côté Shelly Manne, apporta au jazz une nouvelle façon d’envisager le langage
de la batterie. Depuis le bebop, la contrebasse assurait un rôle rythmique suffisamment
conséquent pour que la batterie puisse enfin se dégager de ses fonctions métronomiques.
Partisan de l’extrême et profitant de cette innovation, Shelly Manne entreprit de rendre son
instrument... mélodique ! “ Plutôt que de laisser le rythme faire la loi sur la mélodie, j’ai
toujours essayé que ce soit la mélodie qui fasse la loi ” [ibid. : 162] disait-il.
Par extension de cette philosophie, Shelly Manne considérait le rythme allant de pair
avec la mélodie. Le rythme suivait donc consciencieusement les idées mélodiques sans se
soucier, ou presque, des barres de mesures :
“ Je ne vois pas pourquoi la barre de mesure devrait freiner ma pensée. Elle n’arrête
plus les instruments à vent. Après tout, le découpage rythmique peut parfaitement être là
sans qu’il soit besoin de le souligner continuellement. On peut rester libre à l’intérieur d’une
mesure à quatre temps. Aussi longtemps que ces quatre temps sont respectés globalement,
vous pouvez agir librement en jouant par exemple une figure qui s’étend sur deux temps et
demi et une autre sur un temps et demi ” [ibid. : 162-163].

Ainsi, Shelly Manne s’octroyait des petites libertés qu’il insérait, cependant, au sein de
structures habituelles, afin de ne perdre une once de swing.
En tant qu’accompagnateur, il savait se faire discret, et représentait pour les solistes
une assise tout aussi confortable que stimulante, ce qui lui valu d’être une des batteurs les plus
recherchés de l’époque. Ce succès n’est dû qu’à sa capacité d’écoute exceptionnelle :

“ la qualité principale d’un batteur est d’avoir une oreille immense, disait-il.[...] Il doit
entendre ce que les cuivres jouent, ce que le pianiste est en train de faire, ce à quoi s’emploie
le bassiste, simultanément. Le batteur doit pouvoir répondre sans retard à se qui advient de
façon à “assurer” de toutes les façon possibles ou encore sentir que quelque chose peut se
mettre en place et savoir que faire pour y mener le soliste, pour pousser le souffleur à
poursuivre une idée qu’il a esquissée. De nos jours, une section rythmique doit assurer la
continuité d’une interprétation ” [ibid. : 193-194].

87
Theme : A Gem from Tiffany32, enregistré en 1959 avec son quintette baptisé Shelly
Manne & His Men, témoigne de son étonnante virtuosité, de son large éventail de nuances et
de sa capacité à tenir infailliblement un tempo d’enfer.
Le morceau s’articule en six parties distinctes : le thème, suivit des improvisations
successives de chacun des instrumentistes ; dans l’ordre : Richie Kamuca au sax ténor, Joe
Gordon à la trompette, Victor Feldman au piano, Monty Budwing à la contrebasse et en
Shelly Manne à la batterie.
Le leader organise sa prestation de façon très construite. En effet, sa nuance baisse
d’un cran à chaque nouveau chorus, par l’intermédiaire de sa force de percussion et par
l’utilisation de certains éléments de son instrument. Au début, dans une nuance forte, la
cymbale charleston annonce le tempo ; lors du premier chorus, elle est délaissée au profit de
la cymbale ride, de sonorité moins percussive ; tandis que la trompette fait son entrée, la
batterie, dans un léger tintement continu, se fait plus discrète ; quand vient le tour du piano, la
batterie diminue encore en abandonnant les cymbales ; puis, elle s’efface quasiment derrière
la voix de la contrebasse ; enfin, la batterie entame son chorus.
Dans une nuance piano, à l’opposé des premières mesures, il s’articule en un
crescendo-decrescendo. Les toms et la grosse caisse battent leur plein lors du point culminant.
La précision et la délicatesse de l’ensemble sont étonnantes. Deux légers coups de cymbales
clorent le discours et atteste de la modestie du batteur, qui, avec un instrument capable de
couvrir tout un orchestre, accompli de véritables prouesses d’invention, avec une finesse des
plus délectables pour nos oreilles ébahies.

Quant à Jimmy Giuffre, il s’avéra plus extrémiste. L’égalité entre les membres d’un
groupe paraît pour lui primordiale. Ainsi, tout le monde est soliste au même titre que son
voisin. Bien sûr, cette conception est valable aussi, et même surtout, pour la rythmique, qui
d’habitude se restreignait au rôle d’accompagnement. “ Il n’y a pas de rôle préétablit pour les
divers instruments comme dans le jazz traditionnel ” [Tercinet Alain (1986) : 164] précise-t-il.
D’ailleurs, chez lui, la rythmique traditionnelle - piano, basse, batterie - n’est plus. La batterie
s’éclipse même radicalement. Il préfère le trio guitare, basse, clarinette, ou saxophone - selon
ses envies. Ralph Peña à la basse et Jim Hall à la guitare étaient ses coéquipiers. Quand le
bassiste faisait défaut, un tromboniste du nom de Bob Brookmeyer le remplaçait. “ Je crois
bien que c’était la formation de jazz la plus inhabituelle qui ait existé ” [ibid. : 164]
remarquait-il.
32
Voir cassette : Face B-11, Shelly Manne.

88
Originaire du Texas, Jimmy Giuffre s’est largement inspiré de l’atmosphère et des
paysages de sa terre natale. Ainsi, dans un esprit rhythm and blues et country and folk music,
il aborde, avec son trio, les grands moments de la conquête de l’ouest, sillonnant les
immenses plaines appartenant jadis aux mythiques Apaches. Western suite en est issue. Elle
se divise en quatre mouvements : Pony Express, Apaches, Saturday Night Dance33, Big Pow
Wow.
Le troisième mouvement s’articule en cinq parties distinctes : le thème en notes
rapides est énoncé une première fois à l’unisson puis une deuxième fois par la clarinette,
accompagnée des ponctuations du trombone et de la guitare ; suivent trois solos, de la guitare,
du trombone puis de la clarinette ; enfin une transition ramène le thème. Chaque partie se clôt
en ralentissant, et par un motif récurant en valeurs longues, toujours identique, qui relance le
discours :

La nuance générale est plutôt piano ; l’ambiance est douce et feutrée ; les attaques sont
délicates ; l’enchaînement des notes s’exécute de façon précise et contribue à rendre le
discours fluide. Les phrases sont souples et ne sont pas ponctuées par un beat inlassable. Les
musiciens se réfèrent ainsi à une pulsation intériorisée. Lorsque l’un improvise, les autres
accomplissent des sortes de riff ou des notes répétées de façon assez libre par rapport la
mesure. Le son de la clarinette est exempt de vibrato et laisse percevoir le souffle de Jimmy
Giuffre.
Les initiatives de ce dernier dans le domaine du jazz sont assez insolites et atteste d’un
désir insatiable de nouveauté. Tout au long de sa carrière, il se tourna davantage vers jazz
libre à l’opposé, cependant, d’un free jazz expressionniste et criard tel qu’on le connaît. Sa
musique est calme et offre tout l’éventail de subtilités que la nuance piano peut apporter.

3.2.3. Vers la musique savante occidentale


Nombreux ont été les jazzmen qui intégrèrent dans leur musique des éléments de la
musique savante occidentale. Certains jazzmen de la Côte Ouest, comme Bill Holman,

33
Voir cassette : Face B-12, Jimmy Giuffre.

89
Charlie Mariano, Bob Cooper, John Grass, Bill Smith..., dépasseront le simple domaine de la
citation pour s’emparer des formes et des structures de cette musique. Ils n’eurent aucun mal à
les maîtriser dans la mesure où ils avaient pratiquement tous bénéficié d’un enseignement
classique - les écoles de jazz n’existant pas encore. Outre des pièces en contrepoint, ces
jazzmen composaient suites, thèmes et variations, fugues ou canons et usaient habilement de
la forme sonate.
Malgré de nombreuses critiques, Dave Brubeck eut beaucoup de succès avec sa
musique, emprunte des techniques traditionnelles de la musique européenne.

3.2.3.1. Dave Brubeck


Pianiste de formation, Dave Brubeck (1920-) fut un temps élève d’Arnold Schoenberg
et de Darius Milhaud. Il crée d’abord un octette avec lequel il expérimente le contrepoint, la
fugue, la polytonalité et la polyrythmie, puis un trio. Les deux formations furent des échecs
commerciaux. Le quartette, par contre, sera de meilleur augure. En compagnie de Paul
Desmond, Dave Brubeck connaîtra un immense succès auprès d’auditeurs non avertis. Les
connaisseurs, eux, leur tournèrent vigoureusement le dos. “ Beaucoup d’amateurs de jazz
n’auraient pas voulu être pris en train de nous écouter une seconde fois. Nous avons attiré une
audience complètement neuve. Seulement des gens ordinaires ” [Tercinet Alain (1986) : 110]
remarquait Paul Desmond.

Les emprunts fait à la musique classique par Dave Brubeck s’insèrent dans un
contexte d’avant-garde. Dans son célèbre disque Time Out, il use allègrement de nouvelles
métriques. Le passage obligé par la mesure à quatre-quatre dans les compositions de jazz est
remis en question. Miles Davis avait déjà expérimenté ponctuellement d’autres métriques,
Dave Brubeck, lui, cherche dans cet album à les généraliser.
Dans Blue Rondo A La Turk34, les mesures à quatre-quatre côtoient sans problème des
mesures à neuf-huit. Ces dernières ne se divisent pas simplement en trois fois trois croches,
mais en trois fois deux croches, plus trois croches. Le thème se déroule sur des mesures à
neuf-huit ; il est très encré rythmiquement et contraste clairement avec les mesures à quatre-
quatre, beaucoup plus souples et déliées. L’alto de Paul Desmond est pour beaucoup dans
l’effet de surprise que provoquent les changements de métriques. Très brutalement et sans
aucune préparation, nous passons tour à tour du martèlement incessant du thème, au piano et à

34
Voir cassette : Face B-13, Dave Brubeck, et annexe 8 : thème de Blue Rondo A La Turk.

90
l’alto, à une charmante ligne mélodique, décontractée et reposante pour l’oreille comme sait si
bien faire Paul Desmond. Les chorus sont dans un esprit opposé à celui du thème. Plus lents,
plus cool, ils sont soutenus par la batterie et la contrebasse, qui, pour leur part, sont assignés à
un simple rôle d’accompagnement traditionnel. Durant le thème, elles marquent et accentuent
les particularités rythmiques de la mesure à neuf-huit. Le thème peut être envisagé selon trois
voix distinctes : la main gauche du piano doublée par le rythmique, la main droite du piano et
le saxophone. Lorsque l’une d’elles s’exprime, les autres s’exécutent dans une nuance très
piano qui accentue les contrastes du morceau.
L’expérimentation, dans le jazz, des différents types de mesure se poursuit avec une
valse, à trois temps bien sûr, et avec Take Five35, une composition de Paul Desmond, qui
rendra le quartette très célèbre et dans laquelle les musiciens évoluent sur une mesure à cinq
temps.
Ainsi, mesures à quatre-quatre comme à trois ou à cinq-quatre semblent n’être des
obstacles à la réalisation du jazz.

35
Voir cassette : Face B-14, Dave Brubeck.

91
Conclusion
A la seule analyse de ses sources, nous nous apercevons que le jazz ne peut être une
musique pure.
Venus d’Europe et d’Afrique sur le territoire du Nouveau Monde, les éléments à
l’origine du jazz se sont progressivement transformés au contact de sensibilités, elles-mêmes
marquées par l’influence du milieu, à savoir l’esclavage, ce dernier étant le tribut meurtrier
d’une vaste opération commerciale avide et sans scrupule. Après avoir colonisé l’Amérique,
l’Europe y importait de force des Noirs africains, pour travailler des terres destinées à
l’alimenter en denrées tropicales. L’esclavage s’avéra très rentable et contribua à proclamer
l’indépendance des Etats-Unis. En revanche, les Noirs - traités comme du bétail - perdirent
racines, confiance et dignité. Dans le faible espace de liberté qui leur était imparti, et au
moyen de leur propre sensibilité et d’éléments mis à leur disposition - psaumes protestants et
danses européennes -, ils constituèrent une véritable culture, gage d’une identité enfin
retrouvée.
Ainsi, work-songs, spirituals, blues et ragtime - les quatre sources essentielles du jazz -
voient le jour au sein de la communauté noire américaine. Le jazz lui-même prend vie en
Louisiane, à la Nouvelle-Orléans dans des circonstances festives liées à la vocation portuaire
de la ville. En 1917, les Etats-Unis entrent en guerre et le jazz se retrouve sur la route, pour de
nouvelles aventures, en direction du Nord industrialisé.
Au contact des grandes villes telles que New-York et Chicago, le jazz se ravitaille en
personnalités de tout genre, qui contribueront à le mettre sur le chemin irréversible de
l’évolution. Dans l’enthousiasme et l’effusion, solistes et grandes formations ne tardent pas à
envahir le domaine du jazz. Louis Armstrong, grand trompettiste noir, évalue alors la
température de la scène jazzistique : “ la fantastique musique qu’on entend à la radio de nos
jours, on l’entendait il y a bien longtemps dans les vielles églises où les soeurs criaient
jusqu’à ce que leurs jupons tombent ” [Bergerot Frank / Merlin Arnaud (1992) : 3].
Cette citation en dit long sur le jazz, tel qu’il se présentait à l’époque : a priori de
façon assez hot ! D’autre part, elle suggère un lien très fort entre le jazz et ses sources noires,
à savoir, ici, le spiritual.
Ce sont les deux raisons pour lesquelles va s’en suivre une série de problèmes en tout
genre, et autres non-sens, inhérents à l’histoire du jazz.
Le jazz serait un intime prolongement de la sensibilité afro-américaine et semble se
restreindre à la seule expression noire. Sur ce propos, d’ailleurs, tout le monde est d’accord ;

92
les Blancs pensent que le jazz - musique primitive, spontanée et expressionniste - ne peut être
que l’œuvre de la personnalité noire ; les Noirs, de leur côté considèrent le jazz - miroir de
leur identité - comme leur domaine privé, sur lequel les Blancs s’aventureront à leur risques et
périls.
En effet, “ beaucoup de Noirs ne veulent plus rien avoir à faire avec les Blancs, ils
veulent que le jazz soit leur chose à eux. Or le jazz est une forme artistique, comment
pourrait-il appartenir à une seule race ? ” [Pepper Art et Laurie (1982) : 99] remarquait le
saxophoniste blanc Art Pepper.
En fait, les Noirs ont crée, malgré eux, par l’intermédiaire d’acquis personnels et
d’éléments extérieurs à leur culture d’origine, un véritable idiome avec lequel chacun - sans
distinction de couleur - pourra s’exprimer au moyen de sa sensibilité propre, à la seule
condition de posséder le feeling adéquat.
En revanche, nous pouvons comprendre que le jazz - constituant une force contre la
société ségrégationniste - soit jalousement gardé par la communauté noire, qui se bat toujours
pour l’obtention de droits civiques et légitimes. Il faut donc faire attention de ne pas
confondre la lutte des Noirs - entre autres au moyen de l’impact de leur musique - avec le
jazz, devenu parallèlement indépendant de ses origines.
Quant aux jazzmen blancs des années 1950, ils s’attacherons à montrer deux choses :
l’une que le jazz traverse aisément les frontières des races et des cultures ; l’autre que la
même musique survit exemplairement à un langage décontracté, impressionniste et réservé :
celui du cool.
L’arrangement, l’importance donnée au son, certaines références à la musique savante
occidentale et l’expérimentation sont les composantes essentielles de ce langage mais ne
permettent pas de rassembler ses protagonistes au sein d’une certaine école cool ou west
coast. Tous ont convergé, au cours des années 1950, vers des caractéristiques semblables,
mais chacun de façon différente et presque individualiste. L’exemple des trois mousquetaires
est probant : Shorty Rogers, Jimmy Giuffre et Shelly Manne ont suivi la même direction
ponctuellement, puis se sont séparés car leurs aspirations respectives ont fini par diverger.
L’émergence d’un jazz blanc et par la même occasion d’un jazz cool, contribue à
prouver que le jazz était affublé - à tort - d’une étiquette relevant davantage du cliché que de
la réalité - pour sa part devenue difficile à accepter.
En effet, il y aura toujours des conservateurs qui emprisonneront le jazz dans une
vision réductrice de sa réelle vocation, celle de l’universalité, et par conséquent de la
diversité.

93
La diversité n’est que le résultat des influences dont chacun use à son gré selon sa
propre sensibilité. Nous nous rendons compte, à l’analyse un peu plus poussée du parcours de
la plupart des jazzmen, que ceux-ci sont soumis aux coups de cœurs les plus aléatoires.
L’œuvre d’un musicien est issue d’une alchimie subtile en rapport avec sa sensibilité et le
hasard de ses rencontres. Quand nous replaçons ce phénomène à l’échelle des formations d’un
certain style de jazz - constitué de plusieurs individualités, dont chacune est influente -, nous
nous apercevons de la complexité inhérente à l’édification d’un langage. Dans sa marche
évolutive, le jazz est donc nécessairement aux prises des influences les plus diverses, et il s’en
accommode d’ailleurs sans problèmes ; sa richesse est directement issue de cette philosophie.
Mais laissons à Alain Tercinet le soin de nous monter, au moyen d’une belle
métaphore fluviale, de quelle façon s’organise l’aventure du jazz au gré du temps :
“ Le jazz évolue à la façon d’un fleuve parcouru de courants. Un nombre plus ou
moins grand de ces courants se mêlent partiellement pour en créer un nouveau, susceptible à la
fois de teinter ses ascendants et d’engendrer lui-même. Il arrive que le cours du fleuve soit
momentanément troublé par un obstacle naturel, générateur de tourbillons modifiant peu ou
prou l’ensemble des courants. De tels accidents ne sortent d’ailleurs pas du néant, ils ont été
préparés par ce qui les précède. Il n’y a pas d’excroissances gratuites, de déviations nées du
hasard. Dans le jazz, tous les mouvements, toutes les tendances ont une origine et une
postérité. Parfois bien dissimulées ”. [(1986) : 14].

C’est de cette manière que le jazz cool et west coast sont arrivés. En amont, Bix et
Tram s’occupaient déjà - sans tambour ni trompette - d’infléchir sensiblement le cours du
fleuve. Jusqu’à Lester Young, il y eut plusieurs musiciens qui se jetèrent dans la même eau.
Enfin, le courant devint assez important et se montra au grand jour. Ce virement de situation
prenait alors des airs de révolution ; pourtant, ce n’était que conséquence logique d’un
phénomène propre au jazz, celui d’un système complexe d’influences multiples et variées.
Pour conclure, nous insisterons sur le fait que le jazz constitue, avant tout, un moyen
d’expression à la disposition de tous, et qu’il n’est ni le lieu où Noirs et Blancs règlent leurs
différents, ni le théâtres d’oppositions stériles.
Au contraire, il est capable d’abattre tous les préjugés du monde et de rapprocher ceux
qui se haïssent, ne serait-ce le temps de quelques notes de musique. Art Pepper en fut
l’expérimentateur :
“ Certains Noirs se mirent à fredonner avec Stymie. C’était si beau, si triste, que toute
la laideur s’effaça, toute haine disparut et, pendant un bref instant, nous fûmes tous frères.
C’est pour cela que je parlais [...] de beauté de la musique. Tout fut effacé, et nous étions plus
que des êtres humains partageant la même tristesse. [Pepper Art et Laurie (1982) : 144-145].

Apparemment, les hommes, quelque soit leur couleur de peau ou leur origine
culturelle, semblent être égaux devant les sentiments généraux, tels que l’amour, la haine, la

94
tristesse ou la joie. Pour sa part, Claude Nougaro laisse à Louis Armstrong le soin de chanter
l’espoir, qui, manifestement, symbolisera toujours le nerf intime de la musique afro-
américaine :

“ Armstrong, je ne suis pas noir, je suis blanc de peau.


Quand on veut chanter l’espoir, quel manque de pot.
Oui, j’ai beau voir le ciel, l’oiseau,
Rien, rien ne luit là-haut,
Les anges... zéro, je suis blanc de peau.

Armstrong, tu te fends la poire, on voit toute tes dents.


Moi je broie plutôt du noir, du noir en dedans.
Chante pour moi, Louis, oh oui !
Chante, chante, chante, ça tient chaud,
J’ai froid, oh moi qui suis blanc de peau.

Armstrong, la vie, quelle histoire ! C’est pas très marrant.


Qu’on l’écrive blanc sur noir, ou bien noir sur blanc.
On voit surtout du rouge, du rouge,
Sang, sang, sans trêve ni repos,
Qu’on soit, ma foi, noir ou blanc de peau.

Armstrong, un jour tôt ou tard, on n’est que des os...


Est-ce que les tiens seront noirs ? Ce s’rait rigolo.
Allez Louis, alléluia !
Au delà de nos oripeaux, Noir et Blanc seront ressemblants
Comme deux gouttes d’eau. Oh ! Yeah ! ”

Le silence ayant reprit ses droits, pouvons-nous vraiment espérer que l’égalité des
hommes soit un jour l’apanage de notre société ?

95
ABSTRACT

L’avènement du cool dans les années 1950 heurte un certain nombre de préjugés
inhérents au phénomène du jazz, selon lesquels il serait d’essence noire et par conséquent de
caractère hot. Non seulement le jazz cool et son homonyme, le jazz west coast, font preuve
d’un langage décontracté, mais en plus, ils sont l’oeuvre de musiciens blancs en majorité.
Les sources du jazz et les premières décennies de son histoire montrent qu’il est déjà
sujet aux influences multiples des sensibilités, toutes cultures et origines confondues. Sa
richesse vient précisément d’une capacité à intégrer les éléments propres aux musiciens
d’horizons divers et variés.
Ainsi, l’expression cool a toujours existé, mais sous la forme d’un courant sous-jacent,
qui ne s’est réellement révélé qu’au cours des années 1950.
Enfin, le cool tend à prouver que le jazz peut s’envisager comme un idiome, avec
lequel tout un chacun est en droit de s’exprimer.

The advent of Cool in the 50's goes against a number of preconceptions linked to the
Jazz phenomenon. According to these, it should be essentially Black and therefore hot. Not
only do Jazz Cool and its homonym West Coast Jazz show a relaxed language but moreover
they are mainly written by white musicians.
The birth of Jazz and the first decades of its history show that it is subject to multiple
influences of mixed cultures and origins. Indeed, its richness comes from its capacity to
integrate elements of musicians of varied origins.
The expression of Cool has always existed but as an undercurrent, only really revealed
in the 50's.
Finally Cool, tends to prove that Jazz is like an idiom that everyone is entitled to use in
order to express themself.

96
ANNEXES

Annexe 1

Clivages Noirs / Blancs


“ Le monde du jazz, aujourd’hui, est divisé en factions et, même à l’intérieur de ces
factions, il existe aucune harmonie. Dans un orchestre qui joue, on entend très rarement un
musicien dire à son compagnon : Tu as bien joué, tu as été très bien. Autre chose
particulièrement triste : la rancoeur qui, aujourd’hui plus que jamais [années 1960], existe
entre les musiciens noirs et les musiciens blancs. Cela vient du fait que les Noirs sont
convaincus qu’ils sont les seuls capables de jouer du jazz. Et ils n’en font certes pas mystère.
Ainsi, chez les jazzmen blancs qui viennent d’autres pays. Aussi, parmi les factions (qui
comprennent les Blancs et les Noirs qui ne se voient pas d’un bon oeil) qui se combattent et
font de la polémique décidément gratuite, s’est peu à peu crée en Amérique cette étrange
situation que je tenterais d’expliquer en faisant une sorte de classement. Au premier plan,
nous avons les musiciens noirs ; donc, au second, les musiciens blancs qui essayent de jouer
comme les Noirs ; en troisième position, les musiciens blancs qui n’imitent pas les Noirs ; et,
enfin les musiciens blancs issus d’ailleurs, qui viennent en dernière position parce que non
seulement ils sont blancs, mais encore étrangers. Dans cette atmosphère, un progrès et une
évolution artistique concrète peuvent difficilement mûrir ”. Lennie Tristano, [Billard François
(1988) : 80-81].

97
Annexe 2

Coleman Hawkins et Lester Young


“ C’était l’essentiel de l’espace vital du jazz qu’ils s’étaient réparti. Hawkins avait fait
main basse sur la verticalité : une autre façon d’exprimer quand, dans l’improvisation, son
repère n’était pas tant la mélodie que les accords qui la sous-tendent et leurs applications
mathématiques. [...] Il plonge, il creuse, il fore. Il va au charbon. Il s’enfonce telle une vrille
dans les couches harmoniques. La mélodie ? Il reste peu sensible à ses appâts. S’il désire avec
l’énorme appétit qui le caractérise, c’est pour voir ce qu’elle a dans le ventre. Il la démonte
comme un vieux réveil. Quand il en terminé, on constate qu’il a fabriqué avec les rouages et
les ressorts on ne sait combien d’objets introuvables.
Lester Young, de son côté, se laisse porter par le courant. Les mélodies, il en connaît,
il en respecte non seulement l’air, mais la chanson. Leurs paroles flottent dans sa tête lorsqu’il
interprète une ballade, n’ajoutant parfois guère plus à sa ligne originelle [...] que ses vocalises
préférées : Billie Holiday et Frank Sinatra” [Gerber Alain (2000) : 127].

98
Annexe 3

Lester Young, Blue Lester

“ L’oeuvre, sur un thème en mineur de son cru, résume mieux qu’aucun autre de ses
grands disques la dialectique sur laquelle se fonde sa démarche et d’où naît le trouble qu’elle
inspire.
Sur le papier, le riff initial se réduit à une formule sans mystère. Cette cellule
matricielle flirte avec le rythm’n blues qui, a posteriori, pourrait même la faire apparaître
comme un cliché si la nonchalance du tempo, l’extrême relaxation du phrasé et la tonalité
nostalgique du climat n’opérait une transmutation de ce matériau qu’on s’apprêtait à déclarer
banal. Le procédé évoque celui du réalisme poétique. C’est à dire de la déréalisation du
monde par un regard résolu à traverser les apparences pour atteindre à la vérité des choses. Au
surplus, contre le témoignage des sens, l’artiste fait valoir les droits de la sensualité. Dans
Blue Lester, et c’est ce qui en fait tout le prix, hyper- et sur-réalisme se confondent. Comme
se confondent le tragique et le frivole. Le profane et le sacré. L’impalpable et l’indestructible.
Le primitif et le raffiné. L’aérien et le terrestre. Le charnel et l’abstrait ” [Gerber Alain (2000)
: 28]

99
Annexe 4

100
Annexe 5

101
Annexe 6

102
Annexe 7

103
Annexe 8

104
Exemples Musicaux - Cassette

Face A

1 Sister Rosetta Tharpe et Marie Knight, acc. Sam Price Trio : Up Above My Head
(traditionnel), 1947, 2’32min.

2 Josh White : Black an Evil Blues (White), 1932, 3’13min.

3 Jelly Roll Morton : Shreveport (Morton), 1924, 4’43min.

4 King Oliver’s Creole Jazz Band : Canal Street Blues (Oliver), 1923, 2’25min.

5 Louis Armstrong & His Hot Five : West End Blues (Oliver), 28 juin 1928,
3’10min.

6 Sidney Bechet Quintet : Summertime (Gershwin), 8 juin 1939, 4’09min.

7 Jimmie Lunceford & His Orchestra : Blues In The Night (Arlen - Mercer), 22
décembre1941, 5’21min.

8 Count Basie & His Orchestra : John’s Idea (Basie), 7 juillet 1937, 2’5min.

9 Duke Ellington & His Orchestra, Ella Fitzgerald : Caravan (Ellington), 3’51min.

10 Benny Goodman & His Orchestra : Sing, Sing, Sing (Prima), 6 juillet 1937,
4’02min.

11 Glenn Miller : Moonlight Serenade (Miller-Panish), 4 avril 1939, 3’20min.

12 Coleman Hawkins : Body And Soul (Green - Sour - Heyman - Eyton), 11 octobre
1939, 3min.

13 Dizzy Gillespie, Charlie Parker : Leap Frog (Parker), juin 1959, 2’29min.

14 Lester Young Quintet : Blue Lester (Young), 1er mai 1944, 3’21min.

15 Lester Young & His Band : These Foolish Things (Strachey - Link - Marvell),
décembre 1945, 3’11min.

16 Billie Holiday acc. By Frank Newton & His Orchestra : Strange Fruit (Allen),
20 avril 1939, 3’06min.

17 Bix Beiderbecke with Frank Trumbauer & His Orchestra : Singin’ The Blues
(Conrad - Robinson), 4 février 1927, 3’01min.

18 Lennie Tristano : Line Up (Tristano), 1960, 3’33min.

105
Face B

1 Miles Davis Nonet : Boplicity (Cleo Henry, arr. Gil Evans), 22 avril 1949, 3min.

2 Woody Herman & His Orchestra : Four Brothers (Giuffre), 22 décembre 1947,
3’17min.

3 Stan Kenton & His Orchestra : Riff Rhapsody (Gene Roland), 28 mars 1951,
3’12min.

4 Art Pepper : Immagination (Bruke van Heusen), 19 janvier 1957, 5’51min.

5 Chet Baker with Gerry Mulligan Quartet : My Funny Valentine (Rogers - Hart), 2
septembre 1952, 2’53.

6 Howard Rumsey’s Lightouse All-Stars : Sunset Eyes (Edward - Wayne), 15 mai


1953, 5’27min.

7 Howard Rumsey’s Lightouse All-Stars : Aquarium (Claude Williamson), 25


février 1954, 3’02min.

8 Stan Getz with Woody Herman & His Orchestra : Early autumn (Burns), 30
décembre 1948, 3’12.

9 Gerry Mulligan Quartet : Soft Shoe (Mulligan), 15-16 octobre 1952, 2’36min.

10 Shorty Rogers & His Giants : Popo (Rogers), 8 octobre 1951, 3’01min.

11 Shelly Manne & His Men : Theme : A Gem From Tiffany (Holman), 24 septembre
1959, 5’41.

12 Jimmy Giuffre Trio : Saturday Night Dance (Giuffre), 2’55min.

13 Dave Brubeck Quartet : Blue Rondo à la Turk, 1959, 6’44min.

14 Dave Brubeck Quartet : Take Five (Desmond), 1959, 5’24min.

+ 15 Lee Konitz With Warne Marsh : Ronnies Line (Ronnie Ball), 1955, 3’05min.

106
Bibliographie
NB : Les ouvrages qui ne sont pas commentés n’ont pas été consultés pour l’élaboration de ce
mémoire mais peuvent constituer des références intéressantes.

ARNAUD Gérald et CHESNEL Jacques, Les grands créateurs de jazz, Paris, Bordas,
1989, 256p.
Manuel pratique des musiciens et des styles, classé par instruments et ordonné selon la
chronologie du jazz avec une sélection des disques incontournables de chacun.

BAKER Chet, Comme si j’avais des ailes, Paris, 10/18, 2001, 96p.
Moments de vie racontés par Chet Baker lui-même qui nous font entrer dans la psyché du
musicien et nous font peut-être aussi mieux comprendre sa musique.

BALEN Noël, L’odyssée du jazz, Paris, Liana Levi, 1993, 767p.


Histoire du jazz très complète - jusque dans les anecdotes -, divisée par courants et musiciens
principaux.

BENKIMOUN Paul, Lester Young (livre + CD), Paris, Vade Retro, 1997, 111p.
Petit livre illustré qui retrace la vie du Prez et ses moments historiques au moyen de quelques
notes de musiques bien représentatives.

BERENDT Joachim-Ernst, Une histoire du jazz, Paris, Fayard, 1988.

BERENDT Joachim-Ernst, Le jazz des origines à nos jours, Payot, 1963.

BERGEROT Franck, L’épopée du jazz (2 vol.), Paris, Gallimard, 1991, 160p.x 2.


Histoire du jazz assez complète, bien illustrée, agréable à lire et facile à consulter.

BERGEROT Frank, Le jazz dans tous ses états, Paris, Larousse, 2001, 276p.
Ouvrage agréable à consulter, clair et aéré avec beaucoup d’illustrations. Il expose l’histoire
du jazz dans ses grandes lignes avec - pour chaque courant - des données (essentielles!) sur le contexte
historique, sociologique et économique. Sa division en chapitres sur des doubles pages fait de lui un
outil pratique et accessible à tous.

BILLARD François, La vie quotidienne des jazzmen américains jusqu’aux années 50, Paris,
Hachette, 1981.

BILLARD François, Le jazz, Paris, MA, 1985, 222p.


Lexique de base indispensable, comportant biographies, rôle des instruments, événements,
styles, bibliographies et discographies de références.

BILLARD François, Lennie Tristano, Marseille, Parenthèses, 1988, 203p.


Portrait fort intéressant d’un avant-gardiste hors pair dans lequel les propres paroles du
musicien sont mises en avant, ainsi que son oeuvre, largement commentée au moyen d’une
discographie très complète.

107
CARLES Philippe, COMOLLI Jean-Louis et CLERGEAT André, Dictionnaire du jazz,
Paris, R.Laffont, 1994.
Dictionnaire indispensable, très complet, qui traite tous les thèmes du jazz : musiciens,
instruments, périodes...

CARLES Philippe et COMOLLI Jean-Louis, Free jazz black power, Paris, Gallimard,
2000, 438p.
Livre très détaillé sur l’ensemble des courants du jazz mais plus particulièrement sur le free.
Le jazz y est envisagé et expliqué de façon nouvelle et très intéressante : d’un point de vue
sociologique, économique mais surtout politique ; il représente la lutte constante des Noirs pour la
liberté (free jazz !).

FORDHAM John, Les Sons du Jazz, Paris, Gründ, 1990, 158p.


Livre grand format, assez général et classé par instrument.

FRANCIS André, jazz, Paris, Seuil, 1991, 377p.


Classé par musicien, cet ouvrage détaille les principales caractéristiques de chacun de façon
claire et efficace.

GERALD Arnaud / CHESNEL Jacques, Les grands créateurs de jazz, Paris, Bordas, 1989,
256p.
Manuel pratique des musiciens (un par page), avec une discographie de référence et des
citations bien choisies.

GERBER Alain, Lester Young, Paris, Fayard, 2000, 296p.


Compilation, classée par thèmes, d’anecdotes et témoignages.

GUNTHER Schuller, L’histoire de jazz/1, Marseille, Parenthèse/Puf, 1997, 395p.

HALBERSTAM David, Les fifties, Paris, Seuil, 1995, 590p.


L’auteur décrit en quarante chapitres “ la révolution des moeurs, des mentalités, des modes de
vie, des formes de culture qui annoncent une nouvelle civilisation et marquent les débuts de notre
modernité ”.

HODEIR André, - Jazzistiques, Marseille, Parenthèse,1984.


- Hommes et Problèmes du Jazz, Marseille, Parenthèse, 1985, 260p.
L’auteur s’attache dans cet ouvrage à définir plus ou moins objectivement le jazz, en analysant
les problèmes qui y surviennent et en s’attachant d’avantage aux grandes figures de son histoire.

LANGEL René, Le jazz orphelin de l’Afrique, Payot, 2001, 315p.


Excellent ouvrage, mais parfois un peu trop radical, - très détaillé - qui explique le jazz en
partant des origines profondes du colonialisme et de l’esclavage. Il met en avant les rapports de force
qu’il existe entre les deux populations noire et blanche, base de la sensibilité jazz ainsi que l’éternel
échange entre ces deux cultures.

LEONARD Herman, L’Oeil du Jazz, Filipacchi, 1990.

LINCOLN James, L’aventure du jazz, Paris, Albin Michel, 1981.

MALSON Lucien, Histoire du jazz et de la musique afro-américaine, Paris, Seuil, 1994,


284p.

108
L’histoire du jazz nous est ici contée de façon claire et très agréable. Beaucoup d’images
illustrent les propos de l’auteur. Enfin, le tout nous donne une idée assez précise de cette musique.

MALSON Lucien et BELLEST Christian, Le jazz, Paris, puf, 1987.


Chaque courant du jazz est disséqué de manière assez générale mais très efficace. Ainsi, on
retient les principaux protagonistes et les caractéristiques essentielles de leur musique.
MALSON Lucien, Des musiques de jazz, Marseille, Parenthèse, 1983, 204p.
Ouvrage assez engagé qui montre du doigt les préjugés relatifs au domaine du jazz et dévoile,
en les contre-argumentant, la pluralité et la diversité de cette musique.

MOUELLIC Gilles, Le jazz, une esthétique du xxe, Rennes, PUR, 2000, 135p.

NISENSON Eric, Un portrait de Miles Davis, Paris, Denoël, 1987, 248p.


Ouvrage qui brosse les différentes facettes de Miles Davis selon les époques et les styles qu’il
a rencontré.

PEPPER Art et Laurie, Straight life, Marseille, Parenthèse, 1982, 359p.


Mémoires très complètes du saxophoniste, retraçant une vie pour le moins chaotique et
un parcours musical en épisodes. Elles nous éclaire précisément sur les conséquences de
l’usage de stupéfiants sur la carrière des musiciens.

PIERRE / MICHEL, Une autre histoire du Xxe (vol.6 : Deux blocs, trois mondes, 1950-
1960), Paris, Gallimard jeunesse, 1999, 160p.
Ecrit retraçant les moments clés des années cinquante, très illustré et pratique à consulter.

POUNTAIN Dick / ROBINS David, L’esprit cool, traduction Meunier Diane, Lefever
Thierry, Paris, Autrement, 2001, 165p.
Ouvrage qui nous en apprend beaucoup, au moyen d’explications socioculturelles, sur toutes
les significations que revêt le terme de cool.

TERCINET Alain, West Coast Jazz, Marseille, Parenthèse, 1986, 357p.


Bible du jazz ayant éclôt sur la côte Ouest des Etats-Unis dans les années cinquante. Loin des
clichés qui lui sont souvent attribués, le West Coast jazz se voit décortiqué de la façon la plus neutre et
objective qui soit. Les protagonistes, leurs lieux de rencontre, leurs diverses influences et innovations
sont soigneusement répertoriées et classées selon l’ordre logique du temps.

SCHAEFFNER André, Le jazz, Paris, J.-M.Place, 1988.


Ouvrage peu objectif de la réalité du jazz.

WAGNER Jean, Guide du jazz, Paris, Syros, 1992, 237p.


Bref ouvrage qui retrace les principaux courants du jazz et leurs caractéristiques essentielles ;
concis et efficace mais qui ne va pas dans les détails

109
Discographie
Anthologies : The West Coast Jazz Box (4 CDs), Fantasy, 1998.
Les Triomphes du Jazz (20 CDs), JBM, 2000.

Chet Baker : Chet, (1958-1959), Contemporary.

Dave Brubeck : Time Out, (1959), Columbia, 1999.

Al Cohn - Zoot Sims : Al and Zoot, (1957), Coral.

Miles Davis : The Complete Birth of the Cool, (1948), Capitol, 1998.

Tony Fruscella : Tony Fruscella, (1955), Atlantic, 1998.

Stan Getz : Stan Getz Play, (1953), Verve, 1988.

Jimmy Giuffre : - The Jimmy Giuffre 3, (1957-1958), Fresh Sound Records, 1992.
- Western Suite (1960), Atlantic, 1998.

Woody Herman : Four Brothers, (27 déc. 1947), Dreyfus, 2000.

Scott Joplin & Jelly Roll Morton : The Grestest Ragtime of The Century, Biograph, 1987.

Stan Kenton : Easy Go, (1950-1952), Capitol, 2001.

Lee Konitz, Warne Marsh: Lee Konitz with Warne Marsh, (1955), Atlantic, 1998.

Gerry Mulligan : The Best of The Gerry Mulligan Quartet with Chet Baker, Pacific, 1991.

Charlie Parker : Bird & Diz, (1950), Verve, 1997.

Art Pepper : Art Pepper+ Eleven, Contemporary.


Art Pepper meets The Rhythm Section, (1957), Contemporary, 1988.

Shorty Rogers & his Giants, Modern Sounds, Capitol.

Howard Rumsey : Lighthouse All Stars, vol.3, Contemporary.

Lennie Tristano : Lennie Tristano, (1956-1962), Atlantic, 1994.

Lester Young : Lester Young (livre + CD), Benkimoun Paul, Paris, Vade Retro, 1997.

Josh White : The Blues, Frémeaux & Associés, 2000.

...

110
Index des noms propres

Hawkins Coleman 34; 35; 36; 37;


A 42; 63; 108
Albany Joe 64
D Hemingway Ernst 64
Herman Woody 3; 67; 68; 69; 70;
Albéniz 57 71; 74; 83; 84; 138; 140
Alvarez Chico 82 Dameron Tadd 60
Davis Miles 42; 55; 56; 57; 58; 59; Holiday Billie 38; 53; 56; 63; 83;
Anderson Lynn 51; 55 108
Aptheker Herbert 10 60; 61; 62; 64; 74; 77; 80; 87;
89; 90; 95; 139 Holman Bill 82; 94
Armstrong Louis 33; 51; 52; 53;
64; 96; 99 Davis Sammy 66
Auld Georgie 68 Dean James 47
Debussy Claude 57; 72 J
Desmond Paul 94; 95
Dorsey Tommy 34 Jackson Chubby 64; 68
B Johnson Jay 73
Jones Quincy 66; 84
Bach Jean-Sébastien 54; 57
Bagley Don 89
E Joplin Scott 23
Baker Chet 62; 76; 79; 80; 81; 84;
86; 87; 88; 137; 140 Eisenhower 47
Barber Bill 59 Ellington Duke 34; 61; 63; 64; 67; K
Basie Count 34; 63; 64; 67; 74; 90 72
Bechet Sidney 31; 33 Englund Gene 89 Kamuca Richie 92
Beethoven Ludwig Van 54 Evans Gil 57; 58; 59; 60; 63; 64 Kelly Ted 59
Beiderbecke Bix 40; 53; 83 Kenton Stan 67; 68; 70; 71; 72;
Belli Remo 82 73;74; 77; 79; 84; 89; 140
Benson Brooks John 58 F Kerouac Jack 48; 49
Berg Alban 74 Kessel Barney 64; 82
Bernhart Milt 71 Falla Emmanuel De- 57 Kirby John 40
Bernstein Elmer 66 Faulkner William 64 Kline Franz 64
Bock Richard 86 Feldman Victor 92 Konitz Lee 53; 58; 59; 80; 88; 140
Brando Marlon 47 Krupa Gene 68
Brookmeyer Bob 88; 93
Brothers 68; 69; 84; 140 G
Brubeck Dave 62; 94; 95; 140 L
Budwing Monty 92
Burns Ralph 64; 68 Galbraith Barry 58
Garner Erroll 63 Lambert Dave 58
Burroughs William 48 Lamond Don 69
Gershwin George 33
Getz Stan 62; 64; 68; 69; 80; 84; Lee Peggy 53; 58; 59; 66; 80; 88;
85; 140 140
C Gibbs Terry 84 Legrand Michel 66
Gillespie Dizzy 35; 36; 40; 50; 56; Lewis John 58; 59; 60
Cage John 64 63; 79 Lincoln Abraham 11
Candoli Pete 68 Ginsberg Allen 48 London Julie 66
Carisi John 58 Giuffre Jimmy 68; 82; 84; 89; 90; Lunceford Jimmie 34; 67; 71
Carney Harry 86 91; 93; 94 Luther King Martin 48
Carr Lucien 48 Glow Bernie 69
Carter Benny 33 Goodman Benny 34; 40; 83; 84
Chaloff Serge 64; 69; 86 Gordon Joe 68; 92 M
Chambers Paul 78 Graas John 89; 94
Chaplin Charlie 46 Graettinger Bob 73 Mancini Henry 66
Chester Bob 84 Gray Wardell 68 Manne Shelly 71; 73; 82; 89; 91;
Childers Buddy 71 92
Chopin Frédéric 54 Mariano Charlie 94
Christian Charlie 35; 40; 53; 138 H Marsh Warne 51; 52; 53; 140
Christy June 73 Martin Dean 66
Clarke Kenny 35 McCarthy 46
Cohn Al 49; 69; 140 Hall Jim 68; 93
Hamilton Chico 86 McKibbon Al 59
Collins Junior 59 Milhaud Darius 71; 72; 94
Cooper Bob 94 Haris Bill 69
Hawes Hampton 64; 89; 90 Miller Glenn 34
Crothers Connie 52 Monk Thelonious 35; 56
Crow Jim 13

111
Monroe Marilyn 47 Stroud George M. 9
Morton Jelly Roll 23; 33
Q Swope Earl 69
Mozart Wolfgang-Amadeus 54
Mulligan Gerry 58; 59; 60; 64; 80; Quakers 11
81; 84; 86; 87; 88; 140 T
Musso Vido 71
Mussulli Boots 71 R Thornhill Claude 57; 58; 60; 63;
74
Raeburn Boyd 68; 73 Tristano 30; 32; 49; 50; 51; 52; 53;
N Ravel Maurice 57; 72 54; 55; 58; 60
Redman Don 33 Trumbauer Frankie 40; 83
Nat King Cole Trio 63 Richards Johnny 73
Norman Gene 89 Roach Max 59
Rodney Red 64; 69
Norvo Red 40
Rogers Shorty 62; 64; 68; 69; 73;
V
Nougaro Claude 99
82; 84; 89; 90; 91
Roland Gene 84 Ventura Charlie 64; 68
Rolland Gene 71 Venuti Joe 40
O Rosenberg 46 Vian Boris 59
Rothko Mark 64
O’Day Anita 71 Rugolo Pete 71; 72
Oliver King 33 Rumsey Howard 82; 140 W
Ordean Jack 71 Russel George 58
Wesley John 19
Wilson Gerald 64
P S Winding Kai 59; 71

Panassié Hugues 29 Safranski Eddie 71


Parker Charlie 35; 36; 42; 50; 51; Schoenberg Arnold 74; 94 Y
52; 53; 55; 56; 60; 63; 64; 72; Shearing George 40; 41
74; 77; 78; 79; 140 Shulman Joe 58 Young Lester 34; 36; 37; 38; 39;
Parker Leo 86 Sims Zoot 49; 64; 68; 69; 80; 84; 40; 41; 42; 53; 54; 60; 63; 68;
Patchen Frank 82 140 69; 74; 83; 85; 98; 108; 109;
Payne Cecil 86 Sinatra Frank 66; 108 137; 138; 140
Peña Ralph 93 Smith Bill 94
Pepper Art 46; 47; 73; 74; 76; 77; Spencer Earle 73
78; 79; 84; 89; 90; 97; 99; 140 Steinbeck John 64
Phillips Flip 68 Z
Stevens Leith 66
Pollock Jackson 64 Steward Herbie 68; 69; 84
Popkin Lenny 53 Stravinski Igor 72 Zwerin Mike 59
Presley Elvis 67 Stravinsky Igor 68; 71; 72

112
INDEX CONCEPTUEL E M
Early Autumn 84; 131 maccarthysme 48
économie capitaliste 6 machine à égrainer le coton 10
émancipation 14; 21 main d’oeuvre 8; 10; 11; 16
estime de soi 17 marchands d’esclave 43
A exilés 15 marches militaires 23; 30
exutoire 6 McDo 47
abolition de l’esclavage 12 Metronome 68
after beat 54 métropole 10; 15
Amérique coloniale 6 F migrations 32
appareils ménagers 47 Minton’s Play House 35
arguments racistes 7 monoculture 8; 11
arrangement 33; 59; 70; 89; 90; 91; fanfare 24
feeling 31; 61; 65; 78; 97 musique contemporaine 91
97 My Funny Valentine 80; 130; 136
fields hollers 19
folklore 29; 40
forme sonate 94
B free jazz 55; 61; 91; 94; 138 N
ballade américaine 21 négriers 7
Beat Generation 48 G negro-spiritual 19
beatniks 49 New York 31; 33; 35; 56; 58; 62
Black Hawk 80 86 Nord industrialisé 32; 62; 96
blue note 22 gamme blues 21
bombe atomique 46 génocide culturel 9
Boplicity 60; 136 Golden State 63
gospel 20 O
guerre de sécession 11; 24
guerre froide 46 orchestres de danse 76; 83
C Orleans 23; 24; 31; 32

cake-walk 23 H
capitalisme 8 P
Capitol 59; 63; 71; 140
Carnegie Hall 68 Haig 86
chasse aux sorcières 46 Harlem 33 Pearl Harbour 63
Chicago 31; 33; 54; 62; 96 hymnes protestants 20 pianoless quartet 86; 88
chômage 21; 33; 63 plan d’insertion 12
christianisation 15; 19 polémiques 32
cinéma 46; 47; 63; 64; 66; 67 I polkas 22; 24
clichés 28; 35; 40; 45; 62; 67; 76; polyrythmie 94
139 identité 16; 17; 26; 30; 31; 35; 64; polytonalité 55; 72; 91; 94
codes de l'esclavage 9 74; 96; 97 preaching 20
colons français 24 idiome 31; 89; 97; 100 préjugés raciaux 8; 32; 35; 44; 60
commerce triangulaire 8 impérialisme 46 prison 77; 78; 81
communisme 46 indépendance des Etats-Unis 10 profit 5; 7; 8; 9; 10; 28; 30; 92
Congo square 24 industrie textile 10 prohibition 34
Contemporary 82; 140 prospérité 37; 45
contrepoint 88; 94
Cotton Club 33; 34 J Q
crime contre l’humanité 7
crise économique 33 jazz moderne 60; 79; 82
croyances 15 quadrilles 22; 24
Quakers 11

D K
R
ku klux klan 14; 48
déculturation 14
désafricanisation 17 race supérieure 7
dodécaphonisme 91 repons 20
Down Beat 68; 73; 76; 86 L révolte 9; 13; 16; 21; 41; 53
drogue 48; 76; 77; 78; 79; 81 rideau de fer 46
libération des colonies 10 Rock’n’Roll 49; 50; 64
Lighthouse 81; 82; 140 Royal Roost 59
lynchages 14 Rythm’n’Blues 49

113
superpuissance 45 transe 19; 20; 83
S
samba 84
Savoy Ballroom 33
T V
sectes 14; 15
ségrégation raciale 6; 12; 14; 15; techniques traditionnelles 94 vote conditionnel 13
16; 65 The Sound 84
société de consommation 49; 50 théologie de l’Espoir 19
sound 55; 57; 58; 60; 68 théologie déterministe 19 W
standard 55; 81 These Foolish Things 69
statut de l'esclave 9 traite des Noirs 8; 10 walking-bass 23
Storyville 24; 32 transculturation 32; 45 work songs 18; 19; 23

114

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