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Fétiches et tabous

de l’Éducation nationale
Stanislas Kowalski

Fétiches et tabous
de l’Éducation nationale
Sommaire

p. 9
Introduction
L’OBSTINATION DANS L’ERREUR

p. 33 1. DE L’ÉGALITÉ
p. 55 2. DE L’AUTORITÉ
p. 81 3. DES ÉVALUATIONS
p. 121 4. DU REDOUBLEMENT
p. 159 5. DE LA SÉLECTION
p. 171 6. DU JACOBINISME
p. 195 7. DU STATUT DE FONCTIONNAIRE
p. 219 8. DE LA CARTE SCOLAIRE
p. 231 9. DU CONTRÔLE QUALITÉ
p. 243 10. DE LA FORMATION DES PROFESSEURS
p. 253 11. DES PROGRAMMES
p. 267 12.  DE LA LIBERTÉ
p. 293 13. DU RÔLE DE L’ÉTAT

p. 305 Conclusion

7
Introduction

L’OBSTINATION
DANS L’ERREUR

9
On ne compte plus les livres qui dénoncent
l’état de l’école, les articles, bons ou mauvais, qui
se plaignent des faibles scores de l’école française
aux évaluations internationales. Nous pouvons
dire avec certitude que le système scolaire est en
crise. Puisque tout le monde le dit, même ceux qui
l’avaient longtemps nié, c’est une certitude.
Je dois m’arrêter un instant sur cet argument :
il est essentiel d’éviter certains malentendus.
Ordinairement, le fait qu’une croyance soit majo-
ritaire, ou même unanime, ne la rend pas vraie
pour autant. La Terre est ronde indépendamment
de nos opinions. Mais il y a une catégorie de pro-
positions qui sont vraies du seul fait qu’on y croit
intensément. Il s’agit essentiellement des pronos-
tics sur les résultats de nos actions, car ceux-ci
reposent en grande partie sur la confiance des
acteurs. Si un élève croit qu’il va échouer, alors il
va effectivement échouer. L’inefficacité actuelle
des redoublements tient beaucoup au fait que l’on
s’est persuadé de leur inefficacité. Il y a trente ou
quarante ans, une telle affirmation heurtait le sens
commun. Un redoublement pouvait échouer de
temps en temps, pourtant la pratique était perçue,
d’expérience, comme bonne. Aujourd’hui, beau-

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coup d’enseignants sont persuadés que cette affir-
mation est vraie et leur conviction s’appuie là aussi
sur leur expérience personnelle. En quarante ans,
c’est devenu vrai. On peut trouver de la sorte beau-
coup de prophéties autoréalisatrices. Soupçonnez
injustement votre femme d’adultère et vous l’inci-
terez à se trouver un amant. La croyance que l’on a
ou non dans une monnaie suffit à lui conférer ou à
lui ôter sa valeur. Si le général est convaincu que sa
cause est perdue, alors il manquera d’ardeur pour
mener ses hommes au combat et la défaite sera
inéluctable. C’est pour cela qu’à la guerre on fusille
les défaitistes, même s’ils ont au moins 50 % de
chances d’avoir raison. Puisqu’on ne peut pas fusil-
ler les défaitistes de l’Éducation nationale, va-t-on
enfin les écouter ? C’est loin d’être évident.
Il est à noter que si la confiance est une condi-
tion nécessaire du succès, elle ne suffit pas. Un
élève a besoin de confiance en soi pour réussir les
examens, mais si on le persuade à tort qu’il est un
petit génie, il va directement au casse-pipe, tout
comme le soldat qui se croit immortel. C’est pour-
quoi les prophéties autoréalisatrices sont généra-
lement pessimistes. On voit la difficulté. Se trom-
per de combat est un moyen sûr de provoquer un
désastre. Si je dénonce injustement une menace,
il n’est pas impossible cependant que mes prédic-
tions se trouvent a posteriori validées. La guerre
n’aurait peut-être pas eu lieu, si je ne l’avais pas
annoncée. Mais je peux toujours prétendre que
j’avais raison de m’y préparer. Dénoncer la déca-

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dence trop tôt peut provoquer un désastre. Trop
tard, on s’enlève les moyens de rectifier le tir.
La détermination d’un point de rupture est un
vrai problème. Même après coup l’analyse est dif-
ficile. Je n’aurai pas la prétention de faire l’histoire
de l’école française pour dater le début de la crise,
car il faudrait pouvoir comparer des échantillons
statistiques importants et fiables. Il faudrait avoir
un accès privilégié aux données et le temps de les
analyser sérieusement. Je ne saurais dire avec cer-
titude si l’état de l’école dans les années soixante-
dix justifiait pleinement la réforme du collège
unique ou si celle des années quatre-vingt rendait
vraiment nécessaire que monsieur Jospin s’en
préoccupât. Mon avis est que non. L’instruction
progressait pour ainsi dire d’elle-même. Les gens
inscrivaient leurs enfants au collège et au lycée dès
qu’ils le pouvaient, sans qu’il fût nécessaire de les
y contraindre. On aurait sans doute eu le même
niveau d’accès au baccalauréat général, simplement
en comptant sur les efforts des jeunes générations.
Il n’était pas nécessaire d’abaisser les exigences.
Oblige-t-on les gens à manger ? Au demeurant, on
devrait réfléchir à l’utilité d’imposer aujourd’hui la
scolarisation dès trois ans, alors que plus de 95 %
des gens font ce choix d’eux-mêmes.
Mais peu importe la réalité des problèmes du
passé. Il suffit de constater que la crise s’est ins-
tallée depuis lors. On jongle en permanence avec
les réformes et les programmes. Nous corrigeons
à l’infini les problèmes que nous nous créons pour

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résoudre les précédents. Il ne se passe pas une
année sans que nos codes s’alourdissent au-delà de
ce qu’un homme peut raisonnablement lire. Il ne
se passe pas une année sans qu’un ministre y aille
de son petit projet et ne suscite des levées de bou-
cliers, pas toujours injustifiées. Les grandes consul-
tations, refondations, ou quel que soit le nom qu’on
veuille bien donner à ces projets de long terme, se
succèdent tous les cinq ans environ – un mandat
présidentiel – alors que le cursus ordinaire dure
une bonne quinzaine d’années. Autrement dit, les
réformes sont chamboulées avant d’être mises en
application, tant elles sont mal ficelées.
Malheureusement, il y a peu de chances que
nous parvenions à un consensus sur les causes de
la crise et sur son remède. Si le consensus était
facile à trouver, il n’y aurait tout simplement pas
de crise. Je m’apprête donc à déplaire. Et je déplai-
rai d’autant plus que la persistance de la crise doit
s’expliquer par quelque préjugé qui nous empêche
de trouver ou d’accepter la solution. Si nous
sommes en permanence à nous tromper et à hési-
ter, c’est que les prémisses de nos raisonnements
sont fausses. Méfions-nous précisément de nos
consensus.
Parmi les erreurs qui provoquent les faux com-
bats, une des plus évidentes, c’est la phobie des
classements. C’est très net en économie. Le déclin
relatif de l’Europe dans l’économie mondiale est
parfaitement normal. C’est même une très bonne
chose. Il ne signifie nullement que nous vivons

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moins bien qu’avant, mais seulement que les
autres pays accèdent enfin à la prospérité. Voulez-
vous l’égalité ou vous maintenir au sommet ?
Réfléchissez bien avant de répondre. Êtes-vous si
altruiste que vous le prétendez ? Il est parfaitement
impossible de maintenir durablement une avance
technologique écrasante. En effet, les challengers,
pour arriver au niveau des premiers, peuvent se
contenter de les imiter. Tandis que les premiers,
pour progresser, doivent inventer. Il n’est pas diffi-
cile de rattraper le pionnier qui taille sa route dans
la jungle. La France avec ses 65 millions d’habi-
tants ne pourra pas longtemps faire contrepoids à
une Chine vingt fois plus peuplée. Il faut l’accep-
ter. Ce qui pourrait nous mettre en danger ce serait
plutôt de faire des erreurs stratégiques et de perdre
ainsi notre marge de manœuvre : prétention de
chercher la croissance « avec les dents », à l’inverse
budgets irréalistes, excès d’impôts, de lois inutiles,
de dettes…
Dans le domaine éducatif, ce ne sont pas les
classements PISA1 qui doivent nous inquiéter. Nous
sommes moins bons que la Corée ? Et qu’est-ce que
ça signifie ? Est-ce parce que nous sommes deve-
nus mauvais ou que les Coréens sont devenus
bons ? Malheureusement, je crois qu’il faut dire les
deux. Pourtant c’est la baisse de nos exigences qui
doit nous alarmer, pas le succès des autres. Dans
une classe, il n’est pas possible que tout le monde
1  Program for International Student Assessment ou Programme
international pour le suivi des acquis des élèves

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soit premier. Par contre, il est possible que tous les
élèves parviennent à tirer profit du cours. Quelle
importance que certains obtiennent le baccalau-
réat et pas d’autres ? Leurs connaissances leur per-
mettent-elles d’affronter la vie sereinement ? Oui ?
Alors où est le problème ? Ces connaissances sont-
elles insuffisantes ? À quoi sert une égalité obtenue
aux forceps ? Ils ne savent même pas lire…
Le fameux « ascenseur social » n’est pas destiné
à mener tout le monde au sommet de l’immeuble.
Un ascenseur mène chacun à l’étage qui lui
convient, éventuellement même l’étage inférieur.
La passion démocratique pour l’égalité n’est plus
aujourd’hui fondée sur la justice, elle est l’une des
faces de cette jalousie qui nous pousse à abattre
l’intello quand nous sommes en bas et à mépriser
les autres quand nous sommes au sommet. Il ne
s’agit plus de rendre à chacun selon son mérite,
mais d’un paravent à notre égoïsme. Cette passion
nous a déjà fait commettre beaucoup d’erreurs, et
la tendance s’accélère.
Dans les années soixante-dix, on a commencé à
accuser durement l’école de reproduire les inégali-
tés sociales. Accusation inique, si on prend la peine
d’y réfléchir. Il n’y a jamais eu dans l’histoire plus
de mobilité sociale que depuis la Seconde Guerre
mondiale. Nous sommes passés d’une société
encore majoritairement paysanne à une société de
services. Le grand-père travaillait la terre, le père
était à l’usine, le fils est dans un bureau. Brel avait
plus de bon sens que nos sociologues, quand il

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disait : « Ils seront flics ou pharmaciens parce que
papa ne l’était pas ». Tous les enfants d’aujourd’hui
se posent la question de leur orientation. Et on
nous dit qu’il y a reproduction sociale, sous pré-
texte que tous les enfants n’ont pas accès à toutes
les formations ! Le pire n’est pas là. Sous prétexte
de lutter contre les inégalités, on a mis en place des
dispositifs de discrimination positive. Il ne s’agis-
sait plus d’offrir des bourses aux enfants pauvres
et méritants, plutôt de corriger des injustices sup-
posées en identifiant des populations réputées
« défavorisées ». On a donc mis en place la carte
scolaire et les ZEP. En pratique, ces dispositifs ont
des effets indésirables (pas vraiment inattendus).
La carte scolaire enferme les pauvres dans l’école
de leur quartier, car on leur interdit d’en changer.
Seuls les riches ont le choix, soit en allant dans le
privé, soit en se domiciliant ailleurs. La carte sco-
laire produit des ghettos et augmente la reproduc-
tion sociale. La ghettoïsation est d’ailleurs renfor-
cée par le classement en ZEP lui-même, puisque
celui-ci sert de repoussoir à la fois aux familles et
aux enseignants. Malgré des avantages matériels
très forts (faibles effectifs, budgets renforcés), les
volontaires sont rares et presque toujours animés
d’un esprit de sacrifice. Il est de notoriété publique
qu’on y envoie les jeunes titulaires au casse-pipe.
La crainte de ces établissements est sans doute
une des causes les plus profondes de la crise des
vocations dans l’Éducation nationale. Alors que la
mixité sociale augmentait lentement, mais sûre-

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ment, nous avons mis un frein à cette mixité. Nous
avons pratiquement créé le problème que nous
pensions résoudre, par manque de perspective his-
torique.
Ce sont les mauvais choix politiques qui ins-
tallent les crises. Typiquement, la carte scolaire
empêche le système de se purger. Si les familles
étaient libres de choisir l’école de leurs enfants,
les établissements « sensibles » se videraient natu-
rellement. Ensuite, soit ils se corrigeraient, soit
ils disparaîtraient. Et ils ne tomberaient jamais à
un niveau vraiment catastrophique, car le choix
des parents les obligerait à réagir avant. Ici nous
voyons que c’est l’emploi de la contrainte pour
maintenir ces écoles à flot qui les rend indignes. La
faillite est un processus normal. En matière sco-
laire comme en économie. Ce qui compte, c’est de
la circonscrire et de rebondir. Il faut s’assurer que
le dépôt de bilan d’une entreprise n’entraîne pas
un effet domino. Pour l’entrepreneur failli, ce qui
compte, c’est de ne pas être endetté à vie, et de pou-
voir mener une vie décente et honnête après une
expérience malheureuse, éventuellement même de
pouvoir lancer de nouveaux projets, fort de cette
expérience. Perdre mon emploi n’est pas grave,
si je peux en trouver un autre. Je peux être un
ancien professeur et exercer efficacement comme
gestionnaire ou commerçant. Je peux même, si
c’est nécessaire, faire de la manutention quelque
temps. Si j’ai échoué devant une classe, face à un
public difficile, peut-être serai-je tout à fait effi-

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cace devant des élèves plus jeunes ou plus âgés, ou
tout simplement dans un établissement où il existe
une véritable ambiance de travail. Tout le monde
fait des erreurs, erreurs sur les principes ou bien
simples erreurs d’appréciation des circonstances.
Heureusement, bien peu de gens ont la possibilité
de généraliser leurs erreurs. Le problème, c’est
d’abord les monopoles, qu’ils soient publics ou pri-
vés.
L’école républicaine de Jules Ferry n’a pas trop
mal fonctionné, tant qu’elle fonctionnait sur des
principes conservateurs. À la fin du xixe siècle,
on avait une idée assez juste de ce qui pouvait
faire une école efficace, car la France avait déjà de
solides traditions éducatives, qu’il suffisait d’imi-
ter, notamment à travers les congrégations reli-
gieuses comme les jésuites, les frères des écoles
chrétiennes ou les maristes. On aurait sans doute
pu réaliser l’instruction des masses à moindre
coût, mais en l’absence d’un véritable marché,
il est impossible de le mesurer exactement. Ce
qui est vraiment grave, c’est que le monopole du
ministère de l’Éducation nationale empêche tout
progrès sérieux. Non pas que l’Éducation natio-
nale soit irréformable, on fait des réformes tout le
temps. Malheureusement on ne peut faire aucun
tri efficace entre les différentes tentatives d’amé-
lioration. La centralisation du système généralise
très vite les erreurs, empêchant des comparaisons
et limitant considérablement la possibilité de les
corriger. Il est assez faux de taxer l’école d’immo-

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bilisme, même si des réflexes conservateurs se font
jour régulièrement. On peut même dire que les
Français protestent à la hauteur de leur légalisme.
Les fonctionnaires manifestent beaucoup quand
une loi est votée, parce qu’ils savent bien qu’ils
auront à l’appliquer. Ils finiront par se soumettre.
Oui, les Français ont la réputation d’être râleurs.
Dans toutes leurs plaintes, certaines sont justifiées,
d’autre moins. Pour parler de décadence, il faudrait
que la crise soit propre à provoquer un effondre-
ment de civilisation. Or on ne peut pas dire que
tout aille mal. Il y a bien des raisons de se réjouir. Si
l’orthographe a nettement baissé, les élèves ont de
nouvelles matières au programme. Les élèves sont
plus bavards, mais ils manifestent plus de curiosité
et s’expriment plus volontiers. L’argument n’est pas
faux. Le déclin n’est jamais uniforme et il existe des
mécanismes de compensation. On peut supporter
une baisse dans un domaine pour gagner ailleurs,
par exemple réduire les programmes, pour que les
élèves les maîtrisent mieux.
Seulement voilà, il y a des seuils de sécurité à ne
pas dépasser. Le déclin physique d’un homme com-
mence vers l’âge de 20 ans. Il perd d’abord son agi-
lité. Pendant une ou deux décennies, il peut com-
penser par l’augmentation de sa force physique (et
de son poids), par l’endurance, par sa résistance à la
douleur ou par la technique. Il arrive pourtant un
moment où l’arthrite devient insupportable. Il ne
sert à rien d’avoir des muscles, si le cœur flanche.
On peut avoir un cœur petit, des poumons faibles,

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un estomac fragile, un cerveau médiocre et être
capable de grandes choses. Par contre, si un seul de
ces organes vient à défaillir tout à fait, on est mort.
La baisse de l’orthographe est parfaitement
supportable, lorsque l’on parle des accords des
adjectifs de couleur ou des consonnes doubles.
Peut-être même qu’il vaut mieux dispenser les
lycéens de l’accord du participe avec avoir, pour
leur apprendre à raisonner. Cependant, lorsque la
négligence de la syntaxe produit des textes incom-
préhensibles ou illogiques, il est vain d’espérer
faire une dissertation. Lorsque la lecture est si mal
maîtrisée, que les enfants remplacent les mots par
d’autres qui collent vaguement au contexte, peut-on
encore espérer « faire » le programme du collège ?
Il y a des matières fondamentales, non pas parce
qu’elles seraient plus nobles ou plus précieuses que
les autres, mais parce qu’elles sont la condition des
autres apprentissages. L’ignorance mathématique
paralyse tout un pan des apprentissages, depuis
les sciences physiques jusqu’à l’économie la plus
élémentaire, sans oublier des matières réputées
littéraires, quand on n’est pas capable d’appréhen-
der la moindre chronologie, car on ne sait pas faire
une soustraction. Ce ne sont plus les professeurs
de philosophie ou d’histoire qui se plaignent du
faible niveau de français, ce sont ceux de SVT ou
de mathématiques. Parfois les concepts les plus
simples échappent aux adolescents : à quinze ans,
ils n’ont toujours pas compris que chaque disci-
pline a son langage propre, qui n’est pas tout à fait

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celui de la rue. Un cancre de quatrième, qui n’a
pas compris le mot gloussement, ose répliquer à
son professeur : « Vous pouvez pas parler français,
Monsieur ? » Grand moment de solitude !
La baisse du niveau des Français dans ces
fondamentaux est aujourd’hui flagrante. Elle est
admise depuis très longtemps en ce qui concerne
l’orthographe. Elle s’accentue en calcul, à mesure
qu’on s’habitue à la calculatrice et à l’ordinateur.
Et si vous n’êtes pas convaincus en voyant votre
fille prendre sa calculatrice pour diviser par dix,
regardez simplement la baisse des horaires qui
sont consacrés au calcul ou les leçons sur la divi-
sion dans un manuel de CM2. La belle affaire, me
direz-vous, plus personne n’a vraiment besoin de
calculer à la main ! Quand on est à ce niveau, on ne
comprend même plus le principe des opérations.
On peut effectivement abandonner certaines tech-
niques désuètes, comme on a abandonné les addi-
tions banque de France, mais pas la méthode de
quatre opérations de base.
D’une manière générale, la baisse des exigences
est évidente. Pendant longtemps elle a été modé-
rée et compensée par l’allongement des études.
En sortant du primaire, j’en savais certainement
moins que mon grand-oncle au même âge. Je maî-
trisais moins bien la calligraphie et le calcul. Mais
il s’est arrêté au certificat d’études, tandis que
j’ai poursuivi jusqu’en licence. Je peux donc dire
que, globalement, ma génération est plus instruite
que celle de mes grands-parents. Aujourd’hui, on

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ne peut plus espérer grappiller plus d’une année
ou deux, même en bradant honteusement les
diplômes. Les taux de scolarisation stagnent depuis
la fin des années quatre-vingt-dix, malgré tous les
efforts des jurys d’examens. La durée du cursus
n’est plus une variable d’ajustement. Il est déjà trop
long pour beaucoup d’élèves. Nous faisons passer
de nombreux élèves dans la classe supérieure en
sachant pertinemment qu’ils ne profiteront en
rien de leur collège, qu’ils mettront du désordre
dans les classes, pourtant nous les gardons parce
que la loi a décidé d’instruire tout le monde de la
même façon jusqu’à 16 ans. C’est cela, la réalité des
conseils de classe.
Quoi que vous fassiez, quelle que soit la bien-
veillance de vos notations, il y aura toujours des
candidats pour rater leurs examens, pour la bonne
raison que les élèves ajustent leurs efforts à ce qui
leur est demandé. Nous nous habituons à réviser
nos ambitions scolaires à la baisse.
L’habitude de la médiocrité, c’est typiquement
ce qui peut changer une crise en décadence. Car
l’instruction est le point crucial qui détermine le
développement d’une civilisation. L’économie peut
souffrir sans grands dommages une crise finan-
cière. Elle peut à la rigueur supporter un recul de
ses infrastructures industrielles. Tant que la popu-
lation est instruite et travailleuse, elle peut redé-
coller. Un allègement de la fiscalité, une simplifi-
cation des règlements, ou encore la mise en œuvre
de nouvelles technologies peuvent y suffire. Mais

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si la crise touche la transmission même des savoirs
et des règles morales, avec qui fera-t-on le travail ?
Difficile avec des enfants qui ont toujours eu le
chômage en arrière-plan, ces enfants à qui on a fait
croire qu’il y aura toujours une assistance publique
pour leur sauver la mise et que l’école n’a jamais
habitués à l’effort. Les patrons se plaignent de plus
en plus de ces jeunes qui se découragent au bout
d’une journée, de quelques heures parfois. C’est
encore plus grave que d’être ignorant. L’ignorance,
ça se corrige. Nous sommes issus d’une civilisation
qui s’est construite sur une forte éthique du travail.
Cette éthique est en train de disparaître à grands
pas. Méfions-nous des évidences, et surtout ne
croyons pas trop vite qu’elles sont partagées. Nous
savions bien que la prospérité ne pouvait venir que
du travail. Autrefois, les partis de gauche se vou-
laient les défenseurs des travailleurs. Aujourd’hui
l’accent s’est déplacé sur les exclus et les chômeurs.
Ouvertement au moins, nous continuons de consi-
dérer le chômage comme un malheur. Mais en
privé, ce n’est pas toujours le cas. Plus maintenant.
Il s’est banalisé, normalisé, au point de transformer
les mentalités. On imagine mal, en France, jusqu’où
peut aller l’indolence d’un peuple qui n’a pas cette
éthique du travail. Pourtant des exemples existent.
Il est possible de préférer la misère indolente à une
prospérité coûteuse en efforts. Certains pays, la
Somalie, Djibouti, Haïti sont devenus totalement
incapables de se passer de l’aide internationale.

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Il faut bien comprendre le dilemme qui est à
l’œuvre, sans se croire supérieurs à ces peuples :
soit gagner peu, sans faire d’efforts, soit gagner
un peu plus au prix d’un effort très supérieur. Le
rapport bénéfice/coût du travail passera, mettons
de 500/0 à 1 000/160. Dès lors qu’il est possible
de toucher de l’argent sans contrepartie, le rap-
port sera nécessairement excellent. Dans les pays
cités, si l’on touche un peu plus que les autres, on
est sollicité de toutes parts, ce qui diminue encore
l’intérêt du travail. Si le revenu du non-travail est
suffisant pour vivre, objectivement, à titre indivi-
duel, il n’est pas intéressant de travailler. À titre
collectif, c’est une catastrophe, bien sûr, mais cha-
cun a de bonnes raisons de préférer la paresse. Il
faudra donc trouver des motivations en dehors de
la rémunération. Un travail intéressant n’est acces-
sible qu’à des gens bien formés, et la connaissance
ne suffit pas toujours, il faut aussi de la chance. Il y
a aussi le sens du bien public, à condition qu’on ne
passe pas pour un naïf. Il y a le sens du devoir, cela
demande un entraînement depuis l’enfance.
L’école ne compense plus la crise de la famille,
et vice-versa. Pour l’instant, notre prospérité nous
permet surtout de faire croire aux enfants qu’ils
doivent faire ce qui leur plaît, que la réussite est
un droit et que rien n’a de conséquences. Papa ou
maman seront toujours là pour payer. De toute
façon je passerai dans la classe supérieure. Et si
ça ne marche pas, il y a toujours les allocations !

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Lorsque l’on est rattrapé par la réalité, il est trop
tard.
Pour l’instant, la crise économique reste super-
ficielle, malgré nos 5 ou 6 millions de chômeurs.
La crise morale est bien plus avancée. Cette crise
morale nous fait rechercher sans cesse les mêmes
solutions cosmétiques, quand nous essayons sans
cesse de rejeter la responsabilité sur les autres, ou
sur une entité abstraite appelée l’État. La baisse
des autorités traditionnelles, que sont les parents,
l’Église, la police, le maire, le patron ou que sais-je
encore, se traduit avant tout par un transfert des
responsabilités. Nous en reparlerons, car la ques-
tion est grave. Pour faire simple, disons simplement
qu’il y a un effet d’écrasement. Les masses qui sont
en bas de l’échelle sont de plus en plus déresponsa-
bilisées. Ceux qui sont au sommet ne sont pas plus
attaquables qu’autrefois. Mais puisqu’il faut bien
que quelqu’un paie, on accable de plus en plus ceux
qui sont au milieu. Derrière toute organisation
impersonnelle, ce sont bel et bien des individus qui
paient, contribuables, travailleurs, parents, etc.
Cela ne se limite pas à la fiscalité. C’est beau-
coup plus profond. Si un adolescent se blesse parce
qu’il a fait l’idiot, on pourra incriminer, au choix,
un professeur ou monsieur le maire, ou tout sim-
plement le chauffeur du bus. De plus en plus, vous
pouvez être condamné du seul fait de votre statut,
pour peu que vous ayez une personne sous vos
ordres. Dans les tribunaux, on appelle cela « res-
ponsabilité sans faute ». C’est conçu pour défendre

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les victimes. Peu importe si elles ne sont victimes
que d’elles-mêmes. Autrement dit, nous deman-
dons de plus en plus à nos chefs, surtout ceux qui
sont à notre portée, tout en les respectant de moins
en moins, et nous leur refusons le pouvoir qui leur
permettrait d’assumer leurs responsabilités. Nous
reprochons à un professeur les désordres dans sa
classe, pourtant nous le désavouons s’il punit nos
enfants. Un adolescent se montre violent. Le pro-
fesseur ne fait rien, il est coupable de négligence. Il
use de sa force, il est coupable aussi. Il fait un signa-
lement à ses supérieurs, et rien ne se fait. Alors soit
le professeur agit en son âme et conscience, pour
tenter de rétablir un minimum les conditions de
travail, mais il prend le risque d’être mis à pied.
Soit il se contente d’une solution toute formelle et
juridique, laisse le chahut s’installer dans la classe
et joue à son tour le jeu malsain de la déresponsa-
bilisation. On joue la même partition en entreprise,
lorsqu’on fait signer aux employés des consignes
de sécurité idiotes, au cas où ils tomberaient dans
les escaliers.
Quand une crise touche simultanément les
nombreux domaines évoqués plus haut, famille,
Église, «  démocratie  », justice, école, économie,
etc., il faut en rechercher la cause dans nos idéo-
logies. Avec le temps, une perversion s’introduit
naturellement dans les principes politiques les
plus nobles. Déceler cette perversion est un exer-
cice difficile. Une erreur d’appréciation nous amè-
nerait, soit à ne pas voir le problème et à s’enfon-

27
cer dans un cercle vicieux, soit à rejeter, par dépit,
des principes bons et nécessaires. Prenons pour
commencer un exemple qui ne choquera pas trop.
Le culte de la force a fait et défait les empires. La
mystique guerrière produit des crimes et pourtant
il est impossible qu’un État renonce absolument à
se défendre. La sécurité d’un pays ne repose pas
seulement sur la force brute. Il faut aussi que les
politiques assignent des missions raisonnables aux
armées, que la puissance militaire soit suffisante
pour dissuader un agresseur et assez mesurée pour
ne pas trop inquiéter les pays voisins.
La cause de nos déboires actuels n’est évidem-
ment pas dans un usage immodéré de la violence, ce
n’était qu’un exemple destiné à faire comprendre
ma démarche. Car évidemment si je m’attaque aux
défaillances profondes de notre prétendue démo-
cratie, je ne peux éviter de faire mal. C’est bien là
que se situe le point de contact entre les différentes
institutions en crise. L’idée que la démocratie soit
une garante suffisante de la justice et du bien poli-
tique est consternante de naïveté, mais nous avons
besoin de faire aimer notre régime, tout simple-
ment pour qu’il puisse remplir ses missions. La
démocratie prend facilement une tournure tota-
litaire. Je ne parle pas seulement de ces « répu-
bliques démocratiques », où un parti unique se pré-
tend l’interprète légitime de la volonté populaire.
C’est vrai aussi dans des pays qui respectent parfai-
tement les règles juridiques d’un scrutin ouvert, au
suffrage universel, etc.

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L’arithmétique du vote est assez curieuse, si on
y réfléchit.
51 % = 100 %
Pire, 51 % de 63 % égalent 100 % !
Un gouvernement ne reçoit pas un blanc-seing
de la nation, mais juridiquement la majorité donne
tort à la minorité. Le culte de l’État centralisa-
teur est une dérive presque naturelle du principe
démocratique. Il écrase le débat, forcément com-
plexe, sous prétexte d’une volonté populaire qui se
serait exprimée dans les urnes. Qui est pleinement
satisfait du vote qu’il a fait ? Je vote, à cause d’une
partie du programme, pour le programme en bloc.
Je vote peut-être plus simplement encore pour
celui qui me paraît le moins sectaire, sans qu’aucun
candidat ne me satisfasse. Je peux encore voter
pour le moins mauvais de ceux qui me paraissent
avoir une chance de passer. Et au nom de ce « oui,
mais », les gouvernements se croient investis d’une
mission sacrée !
Ne demandons pas à la démocratie ce qu’elle ne
peut offrir. Et prenons bien garde que l’oppression
n’est pas forcément celle d’un tyran et peut tout
aussi bien provenir d’une machine anonyme bour-
souflée de bonnes intentions. Nous réclamons de
plus en plus de lois. Parfois, c’est à l’occasion d’un
fait divers, dans le feu de l’émotion, parce qu’un
violeur récidiviste a tué une fillette. Parfois, c’est
de manière plus réfléchie, parce qu’on croit avoir
identifié un vide juridique et qu’on part du prin-
cipe que la loi libère, ou que la loi est juste simple-

29
ment car on l’a votée suivant une certaine procé-
dure. En vérité, l’inflation législative détruit l’idée
même de justice, quand les lois sont inapplicables
par manque de moyens ou qu’on ne peut pas, physi-
quement, lire tous les textes produits en une année.
Notre passion de la justice produit des injustices
nouvelles.
Les valeurs même qui ont fait la grandeur de
notre civilisation pourraient au bout du compte
provoquer notre chute, si nous n’y prenons garde.
Même les citoyens les plus sincères peuvent lais-
ser les grands principes se dénaturer. Les idéaux
abstraits cachent des actions contradictoires. La
liberté, qui fait le progrès et la prospérité, qui fait
même la grandeur morale de l’homme, légitime
aussi ses imprudences et peut le rendre déses-
pérément seul. Elle peut détruire les autorités
nécessaires (parents, loi) et se teinte d’hypocri-
sie, lorsque je refuse aux autres la liberté que je
réclame pour moi-même. L’égalité, principe fon-
damental de la justice, se dénature au point de
n’être plus que le pillage de tous par tous, surtout
quand elle revient à nier purement et simplement
les contraintes de la nature. La fraternité se per-
vertit, lorsque je demande à mon frère, au nom de
la solidarité, d’assumer mes propres erreurs. C’est
pourquoi je n’aime pas les manifestations. Elles
obscurcissent l’esprit et transforment les idées les
plus belles en slogans stupides.
Quand les réformes se succèdent à un rythme
affolant et ne résolvent rien, il faut s’attendre à

30
un effondrement. Les illuminés et les fanatiques
appellent à une révolution et lui mettent les
majuscules d’un Grand Soir, censé ouvrir une ère
nouvelle. Mais les révolutions coûtent cher et ne
tiennent pas leurs promesses. Il y a nécessairement
un moment où une société atteint son point cri-
tique d’incohérence. Un pont peut entrer en réso-
nance, c’est-à-dire se mettre à vibrer sous l’effet du
vent ou de toute autre contrainte, de telle sorte que
les mouvements vont aller en s’amplifiant jusqu’à
la rupture de l’édifice. C’est un phénomène par-
ticulièrement dangereux sur les grands ouvrages
d’art, qui sollicitent au plus juste la résistance des
matériaux. À mesure qu’elles se complexifient et
s’enrichissent, les sociétés sollicitent de plus en
plus les résistances humaines et doivent contenir
des forces contradictoires de plus en plus grandes.
Il arrive un moment où ces forces ne trouvent plus
leur équilibre que dans un mouvement de balan-
cier.
En matière d’éducation et sans doute aussi en
économie et en politique, nos sociétés occiden-
tales sont entrées dans un de ces mouvements fré-
nétiques sans direction apparente. On en arrive
curieusement à se réjouir de l’alternance politique.
Faire et défaire. Où est le progrès ? Mais cela ne
serait rien, si c’était le signe d’un conservatisme
tranquille. Au-delà des fluctuations, il y a des pro-
blèmes qui prennent de l’ampleur. Réformes sur
réformes ne résolvent pas le problème du chômage,
et il n’y a que des artifices statistiques pour mas-

31
quer son augmentation structurelle. La durée de
vie des programmes scolaires n’atteint pas la moi-
tié du temps passé par les enfants sur les bancs de
l’école obligatoire. Les codes de lois augmentent de
façon exponentielle, sans que la justice soit mieux
rendue, loin s’en faut. Et nous pouvons constater
conjointement une baisse de qualité des services
publics et une augmentation des déficits, malgré
une augmentation parallèle des taux d’imposition.
On a dû se tromper quelque part. Obstination dans
l’erreur, échec systématique des solutions propo-
sées. Comment est-ce possible ? Sans soute cela
vient-il de ce que les questions sont mal posées et
les termes du débat trompeurs.

32
1. DE L’ÉGALITÉ

33
Il nous faudra donc analyser quelques-uns des
concepts qui sous-tendent les débats éducatifs. Je
parle de ces concepts qu’on retrouve à peu près
dans tous les camps, de ces valeurs dont tout le
monde semble se réclamer et qui n’ont pas le même
sens pour tout le monde. Prenons par exemple le
débat Meirieu vs Brighelli. C’est beau. Ça fer-
raille bien. L’un se propose de refonder la démo-
cratie grâce à l’école, en prenant des airs prophé-
tiques (« la pédagogie ou la guerre civile »). L’autre
défend un camp « républicain » contre le « pédago-
gisme ». Tous deux semblent fustiger le libéralisme
et l’asservissement aux puissances de l’argent. Ils
accusent leurs adversaires de vouloir casser l’école
pour servir d’obscurs intérêts privés.
Alors on pourrait se poser des questions. Est-ce
que l’un ou l’autre camp ne ferait pas preuve
d’un cynisme monstrueux, en prenant les enfants
comme otages de ses intérêts ? L’un ou l’autre camp
ne serait-il pas plus simplement aveuglé par son
idéologie ? Ou y aurait-il d’abominables malenten-
dus, lorsqu’ils revendiquent des valeurs différentes
avec le même vocabulaire ? Je n’ai ni le temps ni
l’envie de faire l’exégèse de tous les penseurs qui
alimentent le débat sur l’éducation. Une vie ne suf-

35
firait pas à traiter tout ce qui se dit en une seule
année. Je n’ai pas non plus la pénétration d’esprit
pour déceler les éventuelles intentions cachées
des uns ou des autres. J’en resterai donc sur le plan
conceptuel.
Concentrons-nous d’abord sur la notion d’éga-
lité. Il s’agit en effet d’un des principaux critères
mis en avant pour juger et condamner le système
éducatif français, ou encore pour réclamer n’im-
porte quelle réforme sociétale. L’argument de
l’égalité est source de malaise dans les débats, car
il fonctionne comme un tabou, comme une borne
sacrée et intouchable, comme un mantra. Même si
l’on sent qu’il y a quelque chose de malhonnête à
l’invoquer pour condamner les options « élitistes »
ou les devoirs à la maison, on se retrouve gêné. Il
serait indécent, en effet, de se prononcer ouver-
tement contre l’égalité. On s’accordera aisément
à dire que l’égalité est un critère fondamental de
justice. L’égalité – plus que la liberté – est aussi au
cœur du régime démocratique. Celui qui s’oppo-
serait à elle serait donc un traître. Mais dès qu’il
s’agit de qualifier des situations concrètes, on ne
s’accorde plus sur ce qui est conforme ou non à
l’égalité.
On me pardonnera donc un détour un peu aus-
tère et théorique, pour tenter d’y voir plus clair. Il
me semble absolument essentiel de lever quelques
malentendus. Je vais essayer de montrer que, bien
loin d’être un étalon de la performance d’un sys-
tème, l’égalité est un pur concept opératoire. Il doit

36
trouver sa définition de l’extérieur, définition dif-
férente pour chaque domaine d’activité. J’essaierai
ensuite d’en tirer quelques conséquences pour les
grands débats de société.
Pour cela, faisons d’abord un petit tour du côté
des mathématiques, pour comprendre quel genre
d’opération mentale on fait, quand on parle d’éga-
lité. L’avantage des mathématiques, c’est qu’elles
sont impersonnelles. Il n’y a pas d’enjeux qui
touchent directement nos intérêts et qui pour-
raient obscurcir notre jugement.
Poser une égalité revient toujours à faire abs-
traction, c’est-à-dire, littéralement, à extraire, à
sortir une idée en simplifiant la réalité. En mathé-
matiques on manipule de purs concepts, il n’y a
donc pas de problème à dire : 3 × 4 = 4 × 3.
Mais si je veux appliquer ces nombres à des réa-
lités concrètes et mesurables, une difficulté appa-
raît immédiatement. Puis-je dire par exemple que
3 paquets de 4 biscuits reviennent au même que
4 paquets de 3 biscuits ?
Oui, si j’ouvre tous les paquets et que je les
mange en une seule fois. Non, si j’organise, par
exemple, un grand jeu dans la forêt et que je veux
distribuer le goûter aux participants. Pour l’inten-
dant, la multiplication ne sera pas toujours com-
mutative. Soit dit en passant, je me demande si
ce décalage entre le concept abstrait et les appli-
cations pratiques n’expliquerait pas les difficultés
d’apprentissage de certains élèves. Quoi qu’il en
soit, on voit bien qu’en posant l’égalité 3 × 4 = 4 × 3,

37
j’ai procédé à une abstraction, en éliminant un fac-
teur que je jugeais sans intérêt, à savoir l’emballage.
On trouve la même chose en poésie. Je me plais
beaucoup à écrire au tableau : 3 × 4 ≠ 4 × 3.
D’abord parce que c’est vrai d’un point de vue
rythmique, ensuite parce que ça permet de repérer
les élèves qui ne suivent pas. On les voit se réveiller.
Ils se demandent ce que ça vient faire en cours de
français et comment le professeur peut être assez
bête pour écrire un truc pareil ! Les bons élèves,
eux, ont déjà compris que le rythme d’un tétra-
mètre classique :

Tout m’affli | ge et me nuit  ||  et conspi | re à me


nuire (Racine)

n’est pas du tout le même que celui d’un tri-


mètre romantique :

J’ai disloqué  |  ce grand niais  |  d’alexandrin


(Hugo)

Pourtant, vous avez bel et bien douze syllabes à


chaque fois.
Je pourrais m’amuser à multiplier les exemples.

15 ÷ 2 = 7, 5. Tout le monde en conviendra. Cette


opération a tout son sens si je distribue des biscuits
ou de l’argent, mais n’en a pas si je distribue des
allumettes, puisque vous ne pouvez rien faire avec

38
une demi-allumette sans bout soufré. Il vaudrait
beaucoup mieux dire : 15 ÷ 2 = 7 reste 1.
En géométrie je pourrais m’amuser à comparer
des triangles et déclarer égaux des triangles dont
l’aire est identique mais le périmètre différent ; des
triangles ayant des angles égaux mais des tailles
différentes ; ou des triangles ayant exactement
les mêmes dimensions mais différents par l’encre
avec laquelle ils ont été tracés. À l’extrême, des
triangles en tout point identiques (taille, forme,
couleur) mais placés différemment dans l’espace,
par exemple l’un tourné vers le bas et l’autre vers
le haut, ont-ils la même signification ? Rien n’est
moins sûr. Je peux employer l’un pour dire oui et
l’autre pour dire non. Je peux les employer pour
symboliser le masculin et le féminin. Et dès lors,
je peux tenir tous les triangles pour inégaux, cha-
cun ayant sa singularité irréductible. Et pourtant
ces figures sont très comparables et tant que je n’ai
pas de code pour les interpréter, je peux aussi bien
les tenir pour interchangeables. Je pourrais même
affirmer que fondamentalement, tous les triangles
sont égaux, en ce qu’ils ont tous trois côtés et trois
angles et quelques propriétés communes. Tout
dépend des critères que je veux retenir pour por-
ter mon jugement. Reste à savoir évidemment, si
les critères retenus sont pertinents pour le genre
de problème que j’ai à résoudre. Mon triangle est-il
un symbole dans un message codé ou une structure
de base d’un projet architectural ?

39
Bon, arrêtons de jouer. Quelles conséquences
pouvons-nous en tirer pour éclairer des décisions
politiques ?
Les formules qu’on emploie habituellement
pour se sortir d’affaire sont désolantes de vacuité.
À ce stade de la réflexion, vous avez déjà compris
qu’elles ne nous seront pas d’une grande utilité.
Je passerai très vite sur l’immarcescible « ne pas
confondre égalité et égalitarisme ». On est bien
avancé avec ça ! Le suffixe -isme pour donner un
côté péjoratif à ce qu’on voudra bien mettre dans
ce sac, et nous voilà apparemment dispensés de
fournir une explication ! Bien sûr, il peut être com-
mode de désigner, par égalitarisme, une idéologie
qui idolâtre l’égalité et pervertit la notion, mais il
faudrait d’abord établir en quoi elle se trompe.
L’égalité des chances ne nous mènera pas beau-
coup plus loin, parce que les compétiteurs arrivent
avec des qualités différentes. L’égalité des chances
consiste-t-elle à avoir les mêmes règles pour tout le
monde, au risque que ces règles favorisent certaines
catégories de population par rapport à d’autres ?
Il est certain par exemple qu’un Éthiopien élancé
a plus de chances de gagner le 100 mètres qu’un
Pygmée trapu. Préférera-t-on à l’inverse des règles
introduisant un handicap pour le tenant du titre,
comme c’est le cas au golf ? Meirieu a beau jeu
d’ironiser en disant que pour l’égalité des chances,
il y a la Française des jeux.
L’égalité en droit est tout aussi ambiguë car
fondamentalement, lorsqu’un jugement est pro-

40
noncé, on distingue des droits. Dans un conflit de
voisinage, le rôle du juge est de dire que la clôture
appartient à l’une des parties et pas à l’autre. Dans
un héritage, il doit dire qui est héritier et à quelle
hauteur, et qui ne l’est pas. On pourrait multiplier
les exemples. La loi ne cesse de faire des distinc-
tions toujours plus subtiles, car ces distinctions
sont nécessaires pour décider. Dans l’allégorie, la
justice est armée d’un glaive, parce que fondamen-
talement son rôle est de trancher les litiges.
Quant à l’égalité réelle, on va voir qu’il s’agit
d’une pure chimère, c’est-à-dire d’un artefact ten-
tant de mettre ensemble des choses foncièrement
dissemblables. Un rien peut créer une différence
significative entre deux hommes. Un sourire, un
regard, deux minutes d’avance ou de retard. Il
suffit qu’une femme soit amoureuse d’un homme
et pas de son ami, pour que le bonheur soit ou ne
soit pas au rendez-vous. Que peut-on y faire ? Plus
on voudra intervenir pour calmer les jaloux, plus
leur jalousie se focalisera sur des détails futiles. On
n’aura pas l’égalité, on n’aura pas la paix non plus.
On aura augmenté la contrainte et la souffrance.
Je peux à la rigueur dire que tous les hommes
sont égaux. Mais en quoi ? Les déclarations disent
en droits. J’ai déjà signalé l’ambiguïté de cette
affirmation, sortie de tout contexte. À vrai dire, elle
n’est pas totalement absurde, si je considère qu’elle
se situe généralement dans le premier article d’une
longue déclaration. Les droits auxquels se réfère
cet article sont en fait ceux contenus dans ladite

41
déclaration. L’article 1 de la Déclaration des droits
de l’homme et du citoyen affirme simplement que
les hommes sont égaux pour tous les droits de la
Déclaration des droits de l’homme et du citoyen.
Tout simplement. Ni plus ni moins.
Cela ne dit rien des dispositions des autres
lois. Peu de droits, au fond, sont attribués à tout le
monde, même dans un pays comme le nôtre, qui se
targue d’être démocratique. Ce sont essentielle-
ment des droits juridiques de base, tels que le droit
d’avoir un avocat dans un procès, la présomption
d’innocence et quelques autres du même genre.
Au-delà, aucun droit n’est accordé indistinctement
à tous les hommes, pas même les libertés les plus
simples, comme celle de choisir son logement. Un
fou est enfermé à cause de son état, indépendam-
ment de sa responsabilité pénale. En fait, il y a très
peu de domaines où les caractères propres d’un
individu sont sans conséquence.
Lorsque j’affirme l’égalité fondamentale de tous
les hommes, je le fais en vertu d’une essence trans-
cendante de l’être humain, de quelque chose qu’on
va appeler la dignité humaine. Cette dignité définit
l’interdiction du meurtre et deux ou trois choses
du même niveau. Elle relève du sacré, quelles que
soient les conceptions métaphysiques que l’on met
derrière ce mot. Devant Dieu, tous les hommes sont
égaux, car ils sont tous des créatures imparfaites.
Tous ont besoin d’être sauvés et aucun ne peut pré-
tendre être en règle au regard de la loi divine. Si
je me place par rapport à l’éternité, toutes les vies,

42
quelles que soient leur durée respective, ne sont
que des instants sans consistance. ∞ + 15 = ∞.
Si j’enlève cette dimension sacrée, alors je ne
vois pas pourquoi je devrais considérer un défi-
cient mental ou un vieillard grabataire comme
mon égal. Quoi qu’il en soit, cette égale dignité ne
peut qu’être admise et non prouvée.
De toutes les distinctions qu’on estime généra-
lement discriminatoires, il n’en est pas une seule
qui ne puisse, dans un domaine ou un autre, avoir
une certaine pertinence. Ça peut heurter nos préju-
gés politiques, mais c’est un fait, d’ailleurs reconnu
dans la loi française. À chaque domaine d’activité,
il faudra se poser la question. Il faudra définir les
critères qui permettent de distinguer les gens et de
faire des choix, et ceux qui sont au contraire sans
intérêts. On voit bien la difficulté. Les définitions
de l’égalité risquent d’être à la fois en nombre infini
et de taille infinie.
Il y a deux manières d’aborder la question. Soit
on définit l’égalité par ce qu’elle n’est pas, c’est-à-
dire qu’on définit les discriminations. On affirme
par exemple que la couleur de peau n’a aucune
pertinence pour l’accès aux services publics. C’est
clair.
Soit on tente de définir le critère de comparai-
son et on pose comme principe que ce critère exclut
tous les autres. On stipule que seules les notes au
concours doivent entrer en ligne de compte pour
le choix d’un fonctionnaire. C’est clair.

43
La première approche présente un inconvé-
nient majeur, c’est que la liste est sans limites. Je
pourrais toujours inventer des discriminations à
dénoncer. Après la race, le sexe, les orientations
sexuelles, pourquoi pas le port de la moustache, la
beauté ou le Q.I. En complexifiant le problème par
une définition forcément incomplète, les militants
de telle ou telle cause en viennent à oublier que la
discrimination n’existe que par rapport à certaines
activités et pas à d’autres.
Juridiquement, respecter l’égalité en droit
signifie très exactement ne tenir compte que de la
loi. Le juge qui s’en tient à la loi et rien d’autre que
la loi respecte l’égalité. Le juge qui fait intervenir
un critère non prévu (naissance, richesse, beauté)
ou un critère banni (couleur de peau) viole l’éga-
lité. C’est très clair. Il s’agit de traiter de la même
manière des cas similaires. Mais comment savoir
si la loi elle-même respecte le principe d’égalité ?
Je vais maintenant examiner quelques-unes
des discriminations qui font aujourd’hui l’objet de
dénonciations plus ou moins heureuses. J’essaierai
ensuite de donner quelques exemples des critères
sur lesquels on peut tenter d’établir des distinc-
tions sociales légitimes.
Pas de discriminations de naissance, dit-on.
Historiquement, ce sont elles qui étaient visées par
les premières grandes déclarations, quand il s’agis-
sait avant tout de lutter contre les privilèges de la
noblesse. Mais il y a des droits liés à la nationa-
lité. Ce sont surtout des droits politiques. L’égalité

44
politique consiste à accorder le même poids au
vote de chaque citoyen, étant bien entendu que
tout le monde n’est pas citoyen. Il faut pour cela,
en général, être né sur un territoire donné ou de
parents eux-mêmes citoyens, avoir atteint sa majo-
rité légale, n’avoir fait l’objet d’aucune condam-
nation infamante, etc. On retiendra surtout que,
pour l’immense majorité des gens, la nationalité
leur a été attribuée par leur naissance. Chaque
pays a son code de la nationalité et aucun n’accor-
derait sans distinction les droits politiques à tous
les hommes. La plus élémentaire prudence invite
à n’accorder le droit de cité à un étranger qu’avec
certaines précautions et après une période proba-
toire. La moindre des choses étant que le nouvel
électeur accepte au moins les principes politiques
sur lesquels est basé ce droit de cité. Quant à celui
qui est né chez nous, son appartenance à la nation
n’est pas un choix de sa part. Elle s’impose à lui.
Il est de fait que, même si l’on peut parfois chan-
ger de nationalité, on n’est pas libre de ne pas en
avoir. À tel point que la Déclaration universelle
des droits de l’homme affirme un droit à avoir une
nationalité, droit qui est tout autant un devoir. Les
précautions à la naturalisation sont en fait le corol-
laire d’une certaine liberté de choix de la nationa-
lité. À l’échelle mondiale, il existe bel et bien des
privilèges de naissance. Et je dois préciser que les
Français ne se situent pas du mauvais côté du pas-
seport.

45
Il y a d’autres motifs d’incapacité à voter. Il est
évident qu’on ne va pas faire voter quelqu’un dont
le consentement est par ailleurs toujours douteux.
Cela n’aurait guère de sens de faire voter un enfant
en bas âge incapable de comprendre la question
posée. On peut se demander par ailleurs si le fait
d’être en prison suspend ou non le droit de vote.
Après tout, l’infraction qui y a conduit peut être
vue comme une rupture avec la société. En France,
la situation est plus complexe qu’on ne le croit,
puisque les prisonniers gardent en théorie le droit
de vote, mais les conditions d’exercice de ce droit
sont assez restrictives et dépendent largement
du bon vouloir de l’administration pénitentiaire.
En matière de droit de vote, il convient à tout le
moins de s’assurer que l’élection reste possible et
honnête. L’égalité, ici, consistera à exclure tous les
critères non pertinents pour garantir ces objectifs.
On milite beaucoup aujourd’hui pour l’égalité
des sexes, avec une virulence parfois effrayante.
En réalité, sait-on toujours bien ce que l’on reven-
dique ? Le moins qu’on puisse dire aujourd’hui,
c’est que le combat féministe part un peu dans tous
les sens. Il s’attaque à la politique, à la famille, au
travail, à l’éducation ou à la justice pénale. J’en
dirai peu de choses, pour ne pas relancer une polé-
mique féroce, qui nous éloignerait des questions
scolaires. Je ferai juste remarquer deux choses.
Tout d’abord – en France – un employeur
conserve le droit de préférer un homme à une
femme, ou l’inverse. Il suffit qu’il puisse justifier

46
de la pertinence de ce critère pour son activité, par
exemple pour son image commerciale, en raison
d’une certaine promiscuité ou à cause du public
visé.
Par ailleurs, tous les bébés naissent d’un ventre
de femme. Il y a des asymétries logiques, dans tout
ce qui tourne autour de la grossesse et de la nais-
sance. Les droits des femmes et des hommes sont
très différents en matière de filiation. Une femme
peut aisément refuser d’être mère, soit en avor-
tant, soit en accouchant sous X. Un homme, au
contraire, peut se voir forcé d’endosser la paternité
d’un enfant. Il est par défaut le père des enfants de
son épouse, même s’il n’est pour rien dans sa gros-
sesse. S’il est géniteur sans avoir voulu se marier,
on peut lui intenter une recherche en paternité et
le forcer à subvenir aux besoins de son enfant. Les
réformes du droit de la famille n’ont pas supprimé
l’asymétrie fondamentale des rôles. Elles ont sim-
plement décalé certains droits, en particulier l’au-
torité parentale, mais elles n’ont pas créé l’égalité
des sexes, pour la simple et bonne raison que, dans
ce domaine, ça n’aurait pas de sens.
Il n’est pas jusqu’à la couleur de peau qui ne
puisse servir de critère de sélection. Certes, il est
plus difficile de trouver un exemple pertinent que
pour le sexe, la force physique ou le Q.I. Mais pas
absolument impossible. Au cinéma, c’est chose
courante, dès lors qu’on veut illustrer un évé-
nement historique ou la diversité de la société
moderne. De même, il ne sera peut-être pas très

47
judicieux de choisir un Noir pour espionner les
Chinois. Alors que pour aller accueillir quelqu’un
à la gare de Changsha, c’est fort pratique. Et je
pourrais m’amuser à relier toutes sortes de critères
à des activités particulières, sans que cela consti-
tue nécessairement des discriminations condam-
nables. Je pourrais trouver des activités pour les
obèses, pour les nains, pour les moustachus et les
hommes qui portent les cheveux longs et à l’in-
verse, des activités dont ils seraient à juste titre
exclus. Il faut bien voir que ce n’est pas à coups de
statistiques qu’on peut déterminer s’il y a une injus-
tice, il faut au contraire considérer très concrète-
ment les contraintes de l’activité en question. Cela
ne peut s’évaluer que par rapport au but poursuivi.
Au passage et par curiosité, rappelons que le
verbe discriminer n’a pas toujours eu la connota-
tion péjorative qu’il a aujourd’hui. Initialement,
il désignait l’action de distinguer, d’établir des
nuances entre des choses qui se ressemblent sans
être pour autant identiques. Cet usage a été évincé
à la suite des traumatismes de l’histoire récente.
En matière d’éducation, je devrais dire en
matière d’école, on se plaint d’un tas d’inégalités.
Les débats sont particulièrement embrouillés.
Il y a de tout, de l’égalité réelle, de l’égalité des
chances, de la discrimination positive et j’en passe.
Le système des ZEP est-il conforme au principe
d’égalité ? Les devoirs à la maison sont-ils, comme
le dit la FCPE (Fédération des conseils de parents

48
d’élèves), inégalitaires ? Pour y répondre, il fau-
drait rappeler à quoi sert l’école.
Pour ceux qui suivent les débats, on voit tout
de suite apparaître une difficulté. Il y a une forte
tendance à politiser l’école et à lui demander pré-
cisément de corriger les inégalités sociales. C’est
très clair chez des pédagogues comme Meirieu ou
Frackowiak. Et même leurs adversaires, ceux que
l’on appelle républicains, se laissent parfois entraî-
ner sur ce terrain, quand ils regardent les statis-
tiques socioculturelles et concluent que l’école
ne remplit pas sa mission, alors que par ailleurs
ils admettent une certaine forme d’élitisme, oscil-
lant entre deux visions très différentes de l’égalité.
Il est dommage qu’on arrive à donner mauvaise
conscience à un tas de professeurs intelligents et
de bonne volonté. Dommage d’avoir à s’excuser à
chaque fois que l’on constate un écart dans les per-
formances.
On nous dit qu’il y a reproduction sociale. La
belle affaire ! C’est l’absence de reproduction qui
serait étonnante. Cela laisserait entendre que la
position sociale serait purement aléatoire et ne
devrait rien ni à des prédispositions génétiques ni à
l’éducation familiale. Il est logique que les qualités
qui permettent de s’élever socialement permettent
aussi de préparer efficacement ses enfants à tenir
un rôle dans la société. À l’inverse, les défaillances
qui vous font descendre ont aussi des effets sur
l’éducation des enfants.

49
Nul besoin de faire intervenir le favoritisme ou
des solidarités de classe pour expliquer ce phéno-
mène. Ce n’est pas du népotisme que de bien élever
ses enfants. Ce serait du népotisme, si les enfants
bénéficiaient d’une position élevée sans en avoir
les capacités. Ça existe parfois, mais il n’est de
bonne relation qui ne se quitte. Quelle que soit son
origine, on abandonne très vite celui qui ne sait pas
tenir son rang, surtout dans un système concur-
rentiel comme le nôtre. Les réflexes de classe sont
beaucoup moins importants que ne veut nous le
faire croire l’analyse marxiste. L’existence d’une
corrélation entre le milieu socioculturel et la réus-
site scolaire n’est pas en soi le signe que l’école soit
inefficace ou injuste. Elle indique simplement que
l’éducation familiale peut obtenir des résultats tan-
gibles. À moins de penser que l’école doive contrô-
ler totalement l’éducation des enfants, on ne peut
qu’accepter l’existence de cette corrélation.
Et même, à la rigueur, si l’on veut donner une
chance supplémentaire aux enfants pauvres, parce
qu’on estime qu’ils ne sont pas responsables de l’in-
curie de leurs parents, ce n’est pas en dénonçant
une culture bourgeoise à l’école qu’on y arrivera,
mais en comprenant ce qui rend l’éducation bour-
geoise si efficace. Interdire les devoirs à la maison
sous prétexte d’égalité, comme le réclame la FCPE,
est à la fois un contresens sur l’égalité et une monu-
mentale erreur stratégique. Car, à moins d’inter-
dire à tous les parents d’élever leurs enfants, vous
n’empêcherez pas les gens instruits de compléter

50
le travail de l’école. Les seuls enfants qui ne travail-
leront pas à la maison seront les plus pauvres.
L’absence de perspective historique est ici scan-
daleuse. Nous sommes probablement à un étiage
en termes de reproduction sociale. Cette accu-
sation contre l’école a été lancée dans les années
soixante-dix, à l’époque où, pour la première fois
dans l’histoire, la majorité des jeunes gens ont pu,
et dû, envisager une autre profession que celle de
leurs parents, grâce au progrès technologique et à
l’école. Oui, il y a encore de la reproduction sociale,
infiniment moins pourtant qu’au temps où la majo-
rité de la population travaillait dans les champs.
J’ajouterai encore une chose sur la reproduc-
tion sociale, sans parler de rang. Il n’y a pas lieu de
s’étonner de ce que les enfants suivent le modèle
de leurs parents et qu’ils s’orientent d’après la pro-
fession de ces derniers. Faudrait-il que les enfants
pauvres en arrivent à mépriser leurs parents pour
correspondre à l’idée que quelques fonctionnaires
se font de leur bonheur ? N’est-il pas envisageable
de penser que les enfants puissent imiter leurs
parents, pour la simple et bonne raison qu’ils y
trouvent leur compte, et que le parcours de ceux-ci,
si modeste soit-il, leur semble offrir des chances
raisonnables de bonheur ? Est-il scandaleux qu’un
fils de paysan veuille reprendre l’exploitation
familiale, ou la fille de la coiffeuse l’échoppe de sa
mère ? Soyons clairs, ce projet d’aplanir les diffé-
rences sociales, au mépris des réalités les plus élé-
mentaires, est un projet totalitaire. Il comporte en

51
lui-même une énorme violence. Il nous fait perdre
des libertés essentielles, crée de nombreuses souf-
frances et n’aboutit même pas à l’égalité recher-
chée.
Donner l’égalité comme objectif à l’école est un
contresens et une erreur lourde de conséquences.
C’est mettre la charrue avant les bœufs. Nous ne
devons pas perdre de vue l’exigence de justice,
mais nous ne savons pas encore en quoi consiste
cette dernière à l’école. Alors quel est l’objectif de
la scolarité ? On peut discuter sur la limite entre
l’instruction et l’éducation. Ou dire que l’une ne
va pas sans l’autre. Partons des acteurs et voyons
quelles sont les motivations.
Pour les familles et les élèves, c’est avant tout
l’apprentissage et la préparation à la vie adulte,
notamment à la vie professionnelle.
Pour l’État, qui impose l’obligation scolaire,
il peut y avoir d’autres objectifs. Certains plus ou
moins avouables. On peut s’en tenir à quelques élé-
ments de base, à savoir faire en sorte que les élèves
participent honnêtement à la vie de la cité. Traiter
les élèves à égalité consiste alors assez simple-
ment à ne tenir compte que de l’efficacité de leurs
apprentissages et de leur comportement social.
Les autres distinctions ne sauraient entrer en ligne
de compte.
On m’objectera que la richesse ou l’origine
peuvent avoir de l’influence sur les résultats sco-
laires. Le but du jeu n’est pas que tout le monde
ait les mêmes résultats. Ce n’est ni souhaitable ni

52
possible. On ne peut même pas assurer que tous
les jeunes obtiennent une qualification, car il fau-
drait mentir pour y parvenir, et les diplômes ainsi
obtenus perdraient toute valeur. Faire entrer des
lycéens à Sciences Po sous prétexte qu’ils viennent
d’une ZEP est une erreur funeste. Il y aura toujours
un soupçon qui pèsera sur leur mérite. D’ailleurs
il faudra qu’on reparle un peu de ces ZEP. Les
Américains rêvent d’une société colorblind, alors
qu’avec l’affirmative action (la discrimination posi-
tive), ils entretiennent les distinctions qu’ils vou-
draient faire disparaître. Il y a un fort risque de créer
des frustrations chez d’autres personnes, peut-être
plus méritantes. Quelle administration aura assez
de discernement et de souplesse pour pouvoir s’ar-
rêter avant de recréer les inégalités dans l’autre
sens ? On retrouve ces injustices pleines de bonnes
intentions dans le traitement réservé aujourd’hui
aux filles et aux garçons. Vincent Peillon et Najat
Vallaud-Belkacem, tout en voulant introduire des
quotas, se sont ouvertement réjouis de ce que les
filles réussissent mieux à l’école que les garçons.
Où est l’égalité ? Faut-il faire payer aux garçons
d’aujourd’hui les conséquences des injustices
subies par les filles d’autrefois ? L’égalité sera bien
assez respectée, si je ne juge les élèves que d’après
leurs actes et leurs connaissances.
Au fond, que voulons-nous vraiment ? Voulons-
nous que tous obtiennent les mêmes revenus ?
Non, parce que tous ne fournissent pas le même
travail. Et il serait injuste et démoralisant que les

53
paresseux gagnent autant que les travailleurs et les
entrepreneurs. On ne peut répartir la richesse sans
répartir aussi le travail, mais comme les tâches
sont très diverses et l’efficacité des travailleurs
très douteuse en régime de contrainte, il n’est pas
possible de faire cette répartition par le haut. Au
fond, la véritable justice distributive est celle qui
repose sur les fruits du travail et de l’inventivité.
C’est celle qui responsabilise chacun. Pas celle qui
consiste à déshabiller Paul pour habiller Pierre.
Nous réclamons l’égalité, alors que nous n’avons
de cesse de chercher à nous distinguer. Et les répu-
blicains se prennent à admirer les hommes d’ex-
ception. J. K. Rowling a fait rêver des dizaines de
millions d’enfants. Il ne leur viendrait pas à l’idée
de contester sa fortune.
Le problème n’est pas tant l’existence d’écarts
statistiques, mais de savoir s’ils sont justifiés, ou
s’ils sont utiles. C’est de savoir si les droits parti-
culiers, les privilèges si vous voulez, sont fondés
sur des devoirs particuliers, et si ces devoirs sont
respectés. Le premier article de la Déclaration
des droits de l’homme et du citoyen de 1789 ne se
contente pas d’affirmer l’égalité en droits. Il pré-
cise, et c’est la partie essentielle, celle que l’on
oublie trop souvent : « les distinctions sociales ne
peuvent être fondées que sur l’utilité commune ».

54
2. DE L’AUTORITÉ

55
L’autorité est devenue un jeu de mistigri, l’en-
fant une patate chaude. L’éducation est de plus en
plus surveillée, à tous les niveaux. Les parents sur-
veillent les professeurs. Les professeurs surveillent
les parents. L’institution scolaire surveille les pro-
fesseurs. Les électeurs se méfient, à juste titre,
des ministres qui se succèdent rue de Grenelle.
La justice est susceptible de s’en mêler. On a donc
deux effets contradictoires sur les éducateurs. Une
exigence accrue – c’est bien – et une crainte d’être
désavoué – c’est moins bien. Ça vaut pour tous les
acteurs. On en demande toujours plus aux édu-
cateurs, mais on leur dénie les moyens concrets
d’agir sur les enfants. Toutes les sanctions et même
la plupart des incitations qu’on utilisait tradition-
nellement pour contraindre les enfants sont ou
risquent d’être jugées, voire condamnées, par la
société. Il faudrait éduquer à tout et n’importe
quoi, façonner les esprits, sans sanctions, ni notes,
ni redoublement, ni privation, ni rien de rien, juste
un mystérieux talent pédagogique et beaucoup
d’amour et de dévouement.
Alors chacun a tendance à refiler le problème
à l’autre. Le professeur, qui ne peut guère infliger
de sanction sérieuse de sa propre initiative, mul-

57
tiplie les mots dans le carnet de correspondance,
avec l’espoir un peu dérisoire que les parents vont
prendre les choses en main. Comment ces der-
niers le pourraient-ils ? Comment pourraient-ils
évaluer la gravité des actes du marmot, avec les
deux pauvres lignes laissées par le professeur ?
Comment pourraient-ils décider d’une sanction,
qui n’est même pas vraiment demandée ? Si les faits
sont plus graves, on fait un rapport à la vie scolaire,
en lui laissant le soin de prendre une décision, qui
souvent ne viendra pas. Les chefs d’établissement,
de leur côté, renvoient les professeurs à leurs res-
ponsabilités, tout en s’autorisant à commuer arbi-
trairement les peines, pour peu qu’un parent mani-
feste son mécontentement. Les parents débordés
espèrent vainement que l’école prendra en main
l’éducation qu’ils ne parviennent pas à donner
à la maison. Autrefois, chacun des intervenants
était vraiment le maître dans son espace propre, le
professeur dans sa salle, le « surgé » dans la cour,
les parents chez eux. Et personne n’avait rien à y
redire. Maintenant on se préoccupe de ce qui se
passe partout, et chacun espère que le problème
sera résolu ailleurs.
Il faut bien comprendre que ce n’est pas faute
de dévouement. Ce n’est pas vraiment par démis-
sion. Je trouve qu’il y a plus de scrupules mal placés
que de lâchetés, et plus de lâchetés que de négli-
gence. Le professeur « bordélisé » qui retourne
dans sa classe n’est pas lâche. Le père qui se rend
aux convocations des professeurs n’est pas lâche.

58
La plupart des parents de cancres sont absolument
désolés de ce que font leurs enfants à l’école et ils
donnent beaucoup à leurs enfants, parfois plus que
de raison… jusqu’au moment où le sentiment d’im-
puissance les conduit à renoncer totalement.
Parmi ces scrupules, il y a l’obéissance des pro-
fesseurs envers leur hiérarchie. Difficile d’être à
la fois loyal envers l’institution et efficace dans le
maintien de l’ordre. Mais comment être obéi, si on
donne soi-même l’exemple de l’insubordination ?
La posture révolutionnaire ne peut pas être celle
du professeur. Par essence sa mission est conser-
vatrice. S’il veut être cru de ses élèves, il doit s’ap-
puyer peu ou prou sur un consensus social. Je dis
consensus social, pas forcément soutien de l’État.
Il lui est matériellement impossible de démon-
trer tout ce qu’il doit enseigner, dans une classe
de trente élèves peu enclins à l’écoute, quand
bien même il en serait intellectuellement capable.
Le professeur n’en a pas le temps, les élèves n’en
ont pas la patience. Sans une confiance accordée
a priori par le corps social, le professeur s’épuise.
Il y a les scrupules des parents, qui n’osent
pas imiter leurs propres parents, car les temps
ont changé et on n’impose plus les choses comme
autrefois, parce que tant de psychologues ont fait
des études savantes et des articles de vulgarisa-
tion pour démontrer qu’il faut être plus sévère ou
moins, que la fessée provoque des traumatismes
irréversibles et que les petits éprouvent un grand
sentiment d’abandon…

59
Il y a les scrupules du divorcé, qui a peur de
s’entendre dire que c’est mieux chez maman (ou
chez papa). Elle est sans doute exagérée, cette peur
de perdre l’amour de ses enfants, mais quand on a
déjà perdu sa femme… En tout cas, elle est affreuse.
Quand la confiance est perdue, aucun manuel de
psychologie ne suffira à la rétablir. Par contre, pour
augmenter le doute, c’est rudement efficace.
En tant que professeur, j’ai souvent le sentiment
de devoir faire avancer un âne avec une carotte
sans saveur et un bâton sans poids. Ne nous voilons
pas la face, la plupart des mesures que nous pre-
nons pour tenter de faire cours relèvent d’un bluff
grossier. Toutes les incitations sont mauvaises.
Certes, nous continuons d’affirmer aux élèves
qu’ils préparent leur avenir, et qu’il faut travail-
ler pour réussir. En réalité, toutes les décisions
concrètes que nous prenons leur disent exacte-
ment le contraire. Non, il n’est pas nécessaire de
faire des efforts pour passer dans la classe supé-
rieure. Ce n’est pas moi qui le dis, c’est la loi. On
y reviendra. Les notes ne fonctionnent plus, non
pas, comme le pensent certains, parce qu’elles
constitueraient une brimade, tout au contraire
parce qu’elles ne servent plus à décider de quoi
que ce soit. Elles ne sont plus un encouragement
à l’effort, juste des petits signes dérisoires, faisant
vaguement plaisir aux parents et aux professeurs,
ne les chagrinant pas plus que cela, finalement,
quand elles sont mauvaises, parce que c’est vrai,
on finit par se résigner à la médiocrité, on ne va

60
pas passer son temps à rappeler qu’un 3 sur 20 est
une indignité. Le plus gros défaut des livrets per-
sonnels de compétences (LPC), ce n’est pas d’être
des usines à gaz, ce ne sont pas les items abscons,
ce ne sont pas les éternelles querelles exégétiques
en salle des professeurs pour savoir comment les
interpréter. Peu importe qu’on mette des « acquis »,
« non acquis », des gommettes rouges, vertes ou
arc-en-ciel. Non, leur plus gros défaut, c’est qu’ils
ne servent strictement à rien. Non, le diplôme n’as-
sure pas un bon emploi. De toute façon, on prétend
le donner à tout le monde et on voit comme une
catastrophe le fait que des élèves quittent l’école
« sans qualification », en fait sans avoir obtenu ce
petit bout de papier.
D’ailleurs est-il seulement nécessaire de tra-
vailler pour gagner sa croûte, puisqu’on peut tou-
jours essayer de faire payer les autres ? La mise en
place du RMI, dans les années quatre-vingt, n’a pas
produit immédiatement tous ses effets pervers.
À  l’époque, nous étions encore dans une culture
du travail. Nous savions que la richesse n’est pro-
duite que par le travail. Les partis de gauche se
voulaient encore les partis des travailleurs. Depuis,
les débats se sont recentrés sur les chômeurs. On
a traité le symptôme et pas la cause. De conjonc-
turel, le chômage est devenu structurel. Et l’on
s’est habitué à une situation intolérable. Nous
avons maintenant une génération qui a toujours
vécu avec cet horizon, au point de ne même plus
considérer le chômage comme un malheur, et plu-

61
tôt comme une perspective d’avenir. On voit des
gamins de treize ans envisager sans sourciller de
se mettre au RSA, quitte à faire des petits trafics
pour compléter. Authentique. Ils n’ont même pas
la pudeur de garder cela pour eux. Dans certaines
classes, c’est le travail qui est mal vu, l’intello fait
l’objet de brimades et doit donner des gages en
faisant l’imbécile. Le besogneux, je l’aime bien, le
pauvre besogneux passe pour un naïf, parce que
ses efforts sont disproportionnés par rapport au
bénéfice escompté. Car le paresseux, dans son
genre, est rationnel. Au sens économique du terme,
il est parfaitement rationnel : il ajuste son effort au
gain espéré.
Bien sûr, il y a du vrai dans l’avertissement
professoral. Bien sûr, le travail reste nécessaire et
le système ne tiendra pas indéfiniment. Bien sûr,
les pauvres petits gamins gâtés seront un jour
rattrapés par la réalité. Mais « un jour », c’est tou-
jours trop tard. Un enfant ordinaire a un horizon
de quelques semaines, quelques mois au plus.
C’est déjà bien si, en septembre, il se projette aux
prochaines grandes vacances. Comment peut-on
demander sérieusement à un adolescent de 13 ans
d’imaginer ce qu’il sera dans 15 ans ? Il a besoin
que les adultes, s’appuyant sur leur expérience, lui
offrent des étapes intermédiaires. Il nous faut des
sanctions, des notes et des punitions, pour don-
ner à l’enfant un aperçu de la réalité qu’il aura à
affronter plus tard. Il faut que les conseils de classe
redeviennent des lieux de décision. Ce ne sont plus

62
que des rituels, où le professeur, de moins en moins
croyant, tente de se ressourcer. Quand encore ils
ne sont pas devenus des arènes de cynisme, où l’on
calcule comment on peut se débarrasser du pertur-
bateur tout en respectant la loi, sans trop se pré-
occuper de son niveau, de toute façon calamiteux.
L’école française n’est pas le temple du savoir que
d’aucuns ont pu rêver. C’est devenu une officine du
mensonge.

La discipline

La discipline est le sujet le plus ingrat de la


pédagogie. Et, de ce fait, le plus important. En réa-
lité, on reste en deçà de la pédagogie. Or c’est le
substrat qui conditionne tout le reste. Si la classe
est silencieuse, vous n’êtes pas assuré que les élèves
apprendront bien. Par contre si le désordre et l’in-
solence règnent, vous pouvez être certains que les
résultats seront mauvais. Le professeur médiocre,
qui enseigne dans une classe calme, aura le temps
de s’adapter. Si le désordre est déjà installé, il faut
du génie pour survivre.
La discipline est bien le parent pauvre des for-
mations pédagogiques. Encore trop souvent, cette
question y est balayée d’un revers de manche. Un
professeur en souffrance met la question de l’au-
torité sur le tapis. On lui rétorque qu’il ne faut pas
confondre autorité et autoritarisme. Toujours le
même suffixe idiot. D’accord, j’ai bien compris que
le tyran n’a pas de véritable autorité. Et mainte-

63
nant, qu’est-ce que je fais, concrètement ? Est-ce à
dire qu’en punissant, j’avoue mon échec ?
J’ironise, mais bien des formateurs ne sont pas
loin de le penser. Si vous criez, vous avez perdu,
nous dit-on. Ce n’est pas complètement faux. Et
comment fait-on pour ne pas avoir besoin de crier ?
La discipline est paradoxalement un sujet hon-
teux dans beaucoup d’établissements. Curieux ren-
versement des valeurs. On était habitué à penser
que les comportements déviants des élèves étaient
honteux. Voici que les professeurs sont sommés de
justifier toutes leurs décisions. L’égalitarisme, cet
amour désordonné pour l’égalité, sévit ici encore.
Tous les règlements d’écoles souligneront la néces-
sité de respecter les professeurs. Pourtant, dans
l’exercice concret du métier, il suffit qu’un élève
s’obstine et soutienne mordicus sa position, pour
qu’aussitôt on conteste la hiérarchie. Le problème
est alors ramené à un conflit entre le professeur et
l’élève, comme si nous avions un litige entre deux
particuliers, égaux devant le juge. C’est une parole
contre une autre.
Et là, on est perdu. Le professeur peut être
amené à intervenir dix fois, vingt fois par heure,
pour rétablir l’ordre ou donner des consignes.
Va-t-il entamer une procédure contradictoire à
chaque fois, avec appel à témoin et charge de la
preuve ? Même s’il le voulait, il ne le pourrait pas.
Les surveillants, les CPE, les chefs d’établissement,
eux, ont le temps de mettre à plat les choses et de
résoudre les conflits. Le professeur, de son côté,

64
doit y mettre un terme très rapide, s’il veut pou-
voir faire ce pour quoi il est payé. À la rigueur, il
peut se permettre de perdre une heure, une fois
ou deux dans l’année, pour une bonne remontée
de bretelles, mais ça ne peut pas être sa méthode
ordinaire.
Le professeur peut évidemment se tromper. Il
peut même être amené à présenter ses excuses à
un élève injustement puni. En aucun cas toutefois,
il ne faut admettre que les protestations d’un élève
perturbent la classe. S’il y a une contestation, c’est
après le cours qu’on la présente. Si le professeur
n’est pas a priori le maître à bord, le maître reconnu
par la société et sa hiérarchie, l’enseignement n’est
plus possible. Ce qui en tient lieu se résume alors à
des ruses et des séductions dérisoires.
L’autorité du professeur est une nécessité. Ce
n’est pas que le professeur ait un mérite particulier.
Ce n’est pas qu’il vaille plus qu’un autre, en tant
qu’homme. La classe est simplement une collecti-
vité qui a besoin d’être arbitrée. Il y a eu un bascu-
lement terrible depuis une cinquantaine d’années.
Le respect du professeur était donné a priori. On
pouvait perdre son autorité, qu’on avait au départ.
Maintenant, on a honte de mettre en avant sa fonc-
tion pour exiger l’obéissance. D’ailleurs, si on s’y
essayait, on ne serait pas sûr de réussir.
Classiquement, on distingue trois ou quatre
sources de l’autorité : l’investiture, la compétence
et le charisme, auxquels on ajoute parfois l’exem-
plarité. Aujourd’hui, les professeurs sont de plus

65
en plus renvoyés aux parties nobles, pédagogique-
ment, de cette autorité, c’est-à-dire au charisme
et à la compétence. L’investiture est négligée par
l’institution. Et pourtant, c’est une part essentielle.
Le pouvoir conféré par l’institution est à la fois la
première et la dernière ressource de l’enseignant.
Il est la condition sans laquelle la compétence et
le charisme ne peuvent pas s’exprimer. Si le pro-
fesseur est a priori l’homme à abattre, s’il peut être
jugé sur sa bonne tête ou au son de sa voix dans les
cinq premières minutes du premier cours, si on ne
lui obéit pas d’abord parce qu’il est le professeur,
alors il pourra déployer des trésors d’ingéniosité,
faire preuve d’un dévouement colossal en pure
perte. Pour faire valoir ses qualités personnelles,
l’enseignant a besoin d’un minimum de temps. Le
pouvoir institutionnel est aussi le dernier recours,
quand les événements n’ont pas été aussi favo-
rables qu’on pourrait le souhaiter et qu’un élève
commet une infraction quelconque. Demander aux
enseignants d’avoir de l’autorité, sans les soutenir
avec toute la dignité et la force de l’institution, c’est
leur demander de pratiquer la voltige sans filet.
Nous avons affaire à une génération d’élèves
difficiles. Je récuse cependant l’idée que l’école
serait impuissante face à des changements de
société extrêmement profonds, qui transforme-
raient fondamentalement la jeunesse. La scola-
rité obligatoire dure dix ans. C’est long. Et c’est
un minimum. La scolarité ordinaire est de quinze
ans. L’école prend les enfants très jeunes, à moins

66
de trois ans parfois, c’est-à-dire à un âge où l’on
est très malléable. Nous vivons certes une époque
bavarde. Curieusement, les gares et les aéroports
sont calmes. Nous sommes capables d’être très
policés au bistrot ou à la boulangerie. Étonnant
non ? On bavarde à l’église, on est rebelle à l’école,
alors qu’on défait sa ceinture sans barguigner à
Roissy ! Si l’école française est impuissante, c’est
d’abord parce qu’elle s’est rendue impuissante elle-
même.
Sans prétendre dire ce qu’il faut faire avec une
génération entraînée à la rébellion scolaire, on
peut déjà préciser ce qu’il ne faut pas faire. Il y a
quelques pièges qu’on apprend à repérer. Certains
de ces pièges sont tendus par l’administration.
Il n’est pas toujours possible de les contourner,
même quand on les a bien identifiés.
Il y a le piège d’une bienveillance mal placée.
On ne peut éviter que la punition soit une peine.
Il faut qu’elle soit désagréable, pour être prise au
sérieux. Elle ne doit pas être compensée par une
douceur destinée à récupérer l’amour de l’enfant
ou à restaurer sa fierté. Son acceptation par l’en-
fant tiendra à sa justice, rien de plus. D’ailleurs, la
relation d’un professeur à un élève n’a pas à être
affective. C’est d’abord une relation hiérarchique,
fondée sur la vérité et le travail. Ensuite, éventuel-
lement, peuvent venir l’estime et, pourquoi pas,
une certaine amitié. Mais ça vient après.
On ne peut éviter que la punition soit une honte.
Il faut même qu’une forme de honte y soit attachée.

67
D’ailleurs, c’est la force principale de la punition.
Vingt lignes à copier ne constituent pas en soi une
tâche très dure ou très longue à effectuer. Quelques
minutes y suffisent. Objectivement, ce n’est rien.
Comparez cela aux conséquences matérielles de
nos erreurs d’adultes, et vous admettrez que c’est
une manière très douce d’avertir les enfants qu’il
faut faire attention. C’est essentiellement sym-
bolique et juste assez concret pour être crédible.
Souvent, il n’en faut pas plus. Il faut quand même
bien ça.
Il y a une honte salutaire, qu’il faut cultiver chez
les enfants, celle qui me fait dire que telle turpitude
est indigne de moi. « Je ne suis pas un voleur. » « Je
ne suis pas un assassin. » « Tu me traites de men-
teur ? » « Ça me fait mal que tu penses ça de moi ! »
C’est bien, quand la honte nous fait dire tout ça. La
punition honteuse est typiquement celle qui a une
valeur pédagogique. La prison, l’exclusion, la peine
de mort sont des peines qui protègent la société,
et qui ne corrigent pas. La peine qui corrige, c’est
celle qui est intériorisée.
À l’inverse, la punition anormalement dure
endurcit celui qui la subit. Il est vain d’annoncer
une tolérance zéro. On ne peut pas l’appliquer, à
moins d’être excessivement brutal. Dans la pra-
tique, on en attrape un sur dix et il prend pour
tout le monde. Ça peut terroriser, mais la tension
permanente menace sans cesse de faire éclater le
groupe. À la moindre occasion, tout s’effondre. Et
si les jeunes se rendent compte que cette tolérance

68
zéro n’est qu’un bluff, elle va se retourner contre
les adultes. On y perdra même les règles les plus
légitimes. Nous sommes vite amenés à bluffer,
quand nous sentons que la situation nous échappe.
Or un bluff ne fait pas gagner beaucoup de temps.
Les élèves se rendent très vite compte de la réalité.
Une sanction modérée, bien appliquée, est plus
efficace qu’un exemple injuste.
Il y a un honneur à résister à la sanction d’un
chef impopulaire. Que ce chef soit légitime ou pas
importe assez peu. Il suffit que le groupe valide
moralement cette résistance. Que vous puissiez
parader devant les copains et vous pouvez suppor-
ter presque tout. C’est très vrai chez les garçons à
la fin du collège. Le déshonneur de celui qui cède
au professeur est puissant. Il n’y a pas d’appels à
la raison, pas de sermons, pas même d’intérêts
qui soient assez puissants pour surmonter la peur
du ridicule. La vertu est moins forte que le rire.
Les petits intellos l’expérimentent tous les jours
dans l’école de la République. Les harcèlements
ne partent pas d’autre chose. Il faut donner des
gages au groupe. Si la honte est mal dirigée, vous
avez perdu, l’institution a perdu, la loi ridicule est
impuissante.
Le pire, c’est que, passé un moment, tous les har-
celeurs agissent par peur du groupe. Les enfants
vraiment pervers sont rares, très rares. Il n’est pas
du tout nécessaire d’en avoir un seul pour harce-
ler le petit timide ou le gros fiston à sa maman. Si
vous prenez les harceleurs individuellement, ils

69
vont tous reconnaître que c’est mal. Aucun ne trou-
vera une vraie raison de torturer leur camarade.
Même le rusé Ryan, que ses professeurs perçoivent
comme un leader, n’aura pas forcément le senti-
ment d’en être un. « Tout le monde le fait. » Bien
malin qui découvrira celui qui a commencé. Ça
commence souvent par une taquinerie, une plai-
santerie relativement innocente, que tout le monde
aura oubliée. C’était peut-être même un jeu parfai-
tement consenti au départ. Par exemple, on doit
se transmettre une salissure, dans une variante de
chat perché. Et puis le groupe se concentre tou-
jours sur le même, un peu maladroit. On interdit
au petit Jean de quitter le jeu. On refuse d’écou-
ter ses protestations. Puis on se met à considérer
son contact comme une souillure, même quand
personne n’a annoncé le début d’une partie. Et ça
devient un enfer pour le petit Jean. Dans une cour
de récréation, la plupart des querelles viennent de
celui qui refuse de comprendre que son camarade
n’a pas envie de jouer. Et ça peut provoquer des
souffrances des deux côtés. Il y a Marcel qui se fait
rabrouer, parce qu’il est toujours trop précipité,
quand il veut participer aux jeux. Et il est légitime-
ment triste, car personne ne veut plus jouer avec
lui. Il y a Pierre, plus brutal. Il refuse de laisser
partir André, qui est fatigué et qui en a assez. Il n’a
pas vraiment l’intention de faire du mal. Mais le jeu
est par nature compétitif. Et Pierre croit qu’il faut
être tenace. Lui-même, quand il lutte, ne se laisse
pas arrêter à la première difficulté. C’est impor-

70
tant le courage. Oui, jusqu’au moment où, de défi
en épreuve, on finit par faire vraiment mal, on finit
par faire vraiment le mal.
Si nous voulons faire preuve d’honnêteté morale
pendant deux minutes, nous sommes obligés d’ad-
mettre que nous sommes tous capables de com-
mettre des horreurs. Ce n’est pas l’apanage de l’en-
fance. On se souvient de l’expérience de Stanford
en 1971. Philip Zimbardo, chercheur en psycholo-
gie expérimentale, avait demandé à des étudiants
de jouer les gardiens et les détenus d’une prison
fictive. Les étudiants étaient tous des jeunes bien
élevés, avec un joli quotient intellectuel, matures
et stables. En quelques jours la situation est deve-
nue extrêmement dangereuse, l’émulation ayant
rendu les gardiens sadiques, au point qu’il a fallu
faire intervenir la police. Une seule participante
a eu le sens moral et le courage nécessaires pour
s’opposer à la poursuite de l’étude. Zimbardo parla
d’effet Lucifer. Si même des adultes peuvent déra-
per complètement en quelques jours, il serait naïf
de croire que les enfants sont à l’abri de pulsions
destructrices. La capacité de résistance à ces pul-
sions vient de la préparation qu’on a pu recevoir.
L’enfant ressemble plus à Sa Majesté des mouches
qu’aux enfants de Timpelbach.
Des disputes, il y en a tout le temps. C’est nor-
mal. Ça ne veut pas dire que les enfants sont de
mauvais bougres, mais qu’ils doivent apprendre à
respecter la bonne distance. Ils doivent apprendre
qu’il y a un moment pour tout.

71
C’est là qu’intervient l’adulte. Il est normale-
ment au-dessus de tous ces jeux. Avec les petits,
en primaire, c’est assez facile de se poser comme
arbitre. Les petits, spontanément, recherchent l’ar-
bitrage de l’adulte. Et c’est bien de profiter d’une
affaire de billes pour inculquer quelques principes
de justice et montrer les règles qui régissent la pro-
priété. Juger ces petites affaires n’est pas indigne
de l’éducateur. Au contraire. Il n’y a pas de petites
querelles. Toutes risquent de prendre de l’ampleur.
Il convient simplement que les enfants intègrent
progressivement les règles, pour pouvoir finale-
ment se passer de l’adulte.
Peu à peu, il devient honteux d’aller pleurni-
cher auprès du maître. C’est une bonne chose en
soi. Mais cela peut devenir pervers, quand cela
conduit les victimes à se cacher et les coupables à
se venger des punitions reçues. Il faut être prudent,
lorsqu’on reproche aux enfants de faire de la déla-
tion. Ils ont le droit de se plaindre à une autorité.
Ils ont le devoir de protéger leurs camarades har-
celés, en signalant les faits aux adultes. La honte
doit d’abord être celle du coupable, pas celle de la
victime.
Parfois, le professeur peut s’en tirer par des
petites ruses, pour permettre au jeune de sauver la
face, sans pour autant désobéir. On nous dit qu’il
faut prendre Untel par l’affectif. Il y a du vrai, à
condition que ça ne passe pas pour du favoritisme
et que ça n’obscurcisse pas la règle.

72
Il y a aussi la solution de l’humour. C’est à
double tranchant. Si vous rentrez dans un jeu de
plaisanteries, l’ambiance peut être bonne, mais le
cours n’avance plus. Il y a un moment pour tout.
C’est bien de se faire apprécier, ce n’est pas le but
premier. L’humour détend l’atmosphère, il n’est
pas très efficace pour obtenir le calme. À moins de
pratiquer le sarcasme. Les professeurs rêvent de
la réplique cassante, qui renvoie immédiatement
le perturbateur dans les cordes. Ils échangent
même leurs répliques sur les forums. Il ne faudrait
pas, bien sûr, que la punition tourne à la brimade
et prenne un caractère systématique. Il convient
de la pousser juste ce qu’il faut pour que l’enfant
reconnaisse son erreur. Le professeur doit veiller à
ce que les camarades ne rajoutent rien d’inutile et
reconnaître qu’une peine est purgée.
Il n’est pas vraiment judicieux qu’une puni-
tion soit « intelligente ». C’est un piège redoutable,
parce qu’il repose, là encore, sur de nobles senti-
ments. Il est très à la mode d’infliger des travaux
d’intérêt général aux élèves, comme alternative
à la retenue. On invoque l’utilité immédiate de la
mesure. On pense aussi parfois que c’est l’occasion
d’apprendre quelque chose à l’enfant.
Il y a cependant un côté pervers à cela et il faut
distinguer la réparation, qui peut prendre cette
forme, de la peine elle-même.
Supposons qu’un enfant renverse le plateau
d’un camarade à la cantine. Il est logique et juste
qu’il prenne un balai pour nettoyer. Il est normal

73
qu’il présente ses excuses à son camarade et, le cas
échéant, au personnel de la cantine, puisqu’il n’a pas
respecté leur travail. Souvent les enfants pris ainsi
en faute ont suffisamment honte de ce qu’ils ont
fait pour qu’il ne soit pas nécessaire d’aller au-delà
du nettoyage. Notons au passage que la réparation
demandée aux enfants n’est pas complète. L’enfant
qui a cassé une assiette n’a pas véritablement com-
pensé les effets de sa colère, en mettant les mor-
ceaux à la poubelle. On saura s’en contenter et ce
seront les adultes qui paieront la vaisselle cassée.
Symboliquement, c’est important que l’enfant net-
toie. Un dommage a été commis, il est juste qu’il
soit réparé par son auteur. Peu importe d’ailleurs
que ce dommage ait été volontaire ou non. Si vous
voulez, l’adulte juge ici « au civil ».
Mais il y a des comportements pour lesquels
aucune réparation n’est possible. Il y a des cas de
méchanceté qui ne sauraient se résoudre simple-
ment par une réparation. Car le dommage principal
n’est pas dans l’objet. Il est dans la souffrance infli-
gée et surtout dans la relation blessée. Un enfant
reçoit un coup au football, dans le feu de l’action.
S’il sait que c’est dans l’ordre des choses, la douleur
sera oubliée dans la minute. S’il soupçonne une
méchanceté à son égard, il pleurera peut-être une
heure et en gardera de la rancune. Quand il y a une
méchanceté, la punition est sans rapport avec une
réparation. Elle avertit seulement qu’il ne faut pas
recommencer. Elle est infamante, au sens propre,

74
c’est-à-dire qu’elle entache la réputation, tempo-
rairement bien sûr. Ici, on juge « au pénal ».
Il est triste qu’un travail utile et respectable soit
employé pour infliger ce genre de punitions infa-
mantes. Est-il honteux de balayer la cantine ? Non,
c’est normal et respectable. Quel respect pour les
femmes de ménage que d’utiliser leur activité pour
punir !
Pire encore, on utilise des exercices pour punir
des bavardages ! Alors, les équations sont un mal
qu’il faudrait éviter ? Quand je pense que dans
mon centre d’alphabétisation à Djibouti, je don-
nais des multiplications supplémentaires en guise
de récompense ! Malheureusement, ce genre de
réussite n’est pas possible partout. Nous devons
tenir compte des habitudes des autres professeurs
et des mauvais plis des élèves. Si je pouvais utili-
ser les exercices scolaires comme récompenses,
c’était parce que j’avais affaire à des enfants de la
rue, sans passé scolaire, tous volontaires. Ceux qui
venaient considéraient le centre d’alphabétisation
comme une chance. Ils n’avaient pas d’alternative.
C’était ça ou rien. Ces jeunes avaient peut-être été
abîmés par la vie, pas par des pratiques scolaires
maladroites. Un professeur isolé ne peut pas s’as-
surer que la honte soit correctement dirigée. Mais
une équipe éducative le peut. C’est pourquoi il est
important de travailler au niveau de l’établisse-
ment.
Qu’on ne se laisse pas impressionner par cette
tradition déplorable. Il y a des alternatives connues

75
aux exercices : la mise au coin en primaire, les
lignes dans le secondaire viennent facilement à
l’esprit (mais je sais que je vais me faire mal voir
des inspecteurs). La retenue en elle-même est une
punition très efficace, pour peu qu’elle soit déci-
dée selon une procédure claire, sans passe-droit
et sans mauvaise conscience de la part des adultes.
Cette mesure peut, malheureusement, être neutra-
lisée dans ses effets, si elle est décidée sous le coup
de la colère, ou pire, si elle passe pour une lubie
d’un professeur particulier. Il y a de plus en plus
d’établissements où les retenues sont dénigrées, où
elles sont commuées, par le directeur, en travail à
faire à la maison et où les professeurs doivent venir
les surveiller eux-mêmes. Si la hiérarchie distille
l’idée que la sanction la plus lourde qu’un profes-
seur puisse décider de lui-même n’est pas pleine-
ment légitime, leur autorité s’en trouve gravement
compromise. Ça, c’est un signe qui ne trompe pas.
Si cela se pratique dans un établissement, vous
savez que vous aurez des problèmes.
Au fond, il faut garder une chose à l’esprit. Le
règlement sera violé. C’est le principe même d’un
règlement. Il n’aurait strictement aucune utilité,
si les principes qu’il énonce faisaient l’objet d’un
consensus sans faille. Nous n’écrivons des lois que
parce qu’il y a des voleurs et des assassins. Si le
règlement a un intérêt, c’est de permettre de pré-
voir, en amont, la réponse de l’institution à l’acte
néfaste. Ainsi, quand l’infraction est commise,
nous savons comment réagir. Le caractère fonda-

76
mental de la loi, c’est d’être publique, afin que tous
les acteurs de la société puissent l’intégrer dans
leurs comportements et prévoir les conséquences
de leurs actes.
Il serait vain de réclamer des codes extrême-
ment précis. Nous sommes tentés parfois de récla-
mer au ministre des montagnes de règles, pour
rétablir une situation qui nous échappe. C’est inu-
tile. Le règlement intérieur existe déjà dans toutes
les écoles de France. S’il est bien écrit et bien appli-
qué, nous n’avons nul besoin d’une intervention
extérieure. Il est inutile et malsain de faire entrer
la police dans l’école et l’armée dans les quartiers.
Il suffit que la direction de l’école puisse prendre
de vraies décisions.
Il n’est pas nécessaire d’avoir, dans le règle-
ment intérieur, un barème détaillé pour chaque
infraction. Tant de lignes pour un chewing-gum,
tant d’heures de retenue pour une insolence, etc.
Il faut simplement que des décisions puissent être
prises clairement. Le professeur n’a pas tellement
besoin qu’on lui dise quand mettre en retenue. Cela
peut être intéressant qu’il observe ce que font ses
collègues, mais il devra de toute façon estimer lui-
même chaque situation. En revanche il a besoin de
savoir comment les retenues sont organisées. Il a
besoin de savoir sur quels outils il peut compter.
L’utilisation de ces outils relève de sa compétence.
Bien sûr, il n’est pas inutile d’avoir quelques
rituels, de se lever à l’entrée d’un professeur, ou
même, pourquoi pas, de porter un uniforme ou de

77
saluer le drapeau. Il serait néanmoins illusoire de
croire que quelques symboles suffisent à rétablir
l’ordre. Pire, si ces symboles ne correspondent à
rien de plus sérieux, ils ne feront que focaliser la
haine et le rejet.
On a vu une sorte de fétichisme dérisoire s’expri-
mer à la suite des attentats contre Charlie Hebdo.
Une commission sénatoriale a été constituée pour
« faire revenir la République à l’école ». Mais elle
n’en est jamais sortie ! Cela fait des années que la
Déclaration des droits de l’homme est affichée dans
tous les établissements. La construction du citoyen
est l’objectif premier de tous les programmes. Il
y a longtemps que l’école est devenue le champ
de bataille de la République en danger. On court
derrière les symboles qui permettront de rétablir
l’unité du pays.
Le plus grotesque était peut-être l’idée de
mettre en place une tenue d’établissement consti-
tuée d’un T-shirt blanc et d’un jean. Les vieilles
recettes sont manifestement honteuses. Bien sûr,
un uniforme au rabais permet déjà de mettre les
élèves sur un pied d’égalité. Il permet de régler la
question des signes d’appartenance sans stigmati-
ser la communauté musulmane. Si l’uniforme est
celui d’une école en déroute, une école où l’on a
peur de se rendre et que personne n’a choisie, il
deviendra le symbole de la servitude. Il n’y a pas
qu’aux gardiens et aux soldats qu’on met des uni-
formes. Les élèves vont se qualifier d’esclaves ou
de prisonniers. Ils insulteront l’uniforme. Si en

78
plus l’uniforme est laid… Finalement, il fera plus de
mal que de bien, car il sera un rappel constant de la
honte qu’ils auront à venir dans cette école.
Mais si l’on peut être fier d’appartenir à une
école, parce qu’on y apprend bien et qu’on y mène
une vie paisible, alors on sera fier de porter ses cou-
leurs. L’uniforme, comme le reste des rites, permet
d’économiser de la contrainte, à condition qu’on
fasse déjà un usage modéré de celle-ci. On occupe
symboliquement la place, on occupe les temps, on
contourne les discussions sur la tenue correcte. Ça
ne dispense pas pour autant de toute contrainte. Ça
conforte une école qui tient déjà la route.

79
3. DES ÉVALUATIONS

81
Il est assez amusant, ou triste, que la réforme de
l’évaluation se soit présentée sur la scène média-
tique sous la forme d’un psychodrame larmoyant.
On aurait pu l’envisager sous l’angle d’un progrès,
d’un mieux, de lendemains qui chantent. Non, on
nous a fait pleurnicher sur les dégâts d’un sys-
tème aussi cruel qu’ancien. Il est vrai que l’accu-
sation de ringardise a le mérite de clore le débat.
Pourtant beaucoup de professeurs, de parents et
de quidams ont revendiqué cette ringardise, sans
se reconnaître dans les accusations portées contre
les notes. Ils y tiennent, c’est étrange, parfois avec
des accents emphatiques, comme s’il s’agissait d’un
trésor national.
Pourtant certaines des accusations portées
contre les notes ne sont pas sans fondement.
D’autres relèvent de la mauvaise foi de celui qui
veut tuer son chien.
On a accusé les notes d’être arbitraires, d’atta-
quer l’estime de soi, d’être trop abstraites et de ne
pas faire sens pour les élèves. Curieusement, ça ne
les aiderait pas à progresser. Ça creuserait même
ces infâmes inégalités sociales que nous avons évo-
quées, alors que ce ne sont que des instruments de

83
mesure. Vous ne supprimerez pas l’inégalité réelle
en supprimant la mesure.
Le caractère arbitraire des notes n’est pas com-
plètement faux. Il y a une marge d’appréciation
d’un correcteur à l’autre. Les experts en docimo-
logie, cette inénarrable science des évaluations,
se sont amusés à calculer le nombre de correc-
teurs qu’il faudrait pour obtenir une note statis-
tiquement représentative. Tout cela pour nous
apprendre ce que nous savions déjà. Il y a des cor-
recteurs sévères et d’autres qui le sont moins. Oui,
c’est arbitraire. On arbitre, précisément. On prend
sans cesse des décisions. À chaque copie que je cor-
rige, je dois prendre plusieurs décisions : accepter
ou refuser une réponse approximative, attribuer
un point de plus ou de moins, choisir ce que j’écris
dans l’appréciation…
On pourrait souhaiter un algorithme objectif,
mais même les ordinateurs ne fonctionnent pas
seulement avec des instruments de mesure. Dans le
logiciel qui permet de diriger un véhicule, il y a des
couches d’analyse de la situation, et il y a toujours
une couche de décision. Cette couche de décision
fonctionne sur un critère aléatoire, sans aucun rap-
port avec la situation analysée, par exemple l’hor-
loge de l’ordinateur embarqué. Il s’agit de ne jamais
bloquer la machine, quand les données sont insuf-
fisantes. Vous hésitez entre le latin et le grec, vous
ne savez plus quelle route choisir et vous n’avez
pas les moyens d’en savoir plus ? Lancez la pièce.

84
Ça vaut toujours mieux que de rester sur place, à
larmoyer sur sa liste de « pour » et de « contre ».
Le professeur n’a jamais pratiqué la notation au
hasard et s’efforce normalement de mettre de côté
ses sympathies particulières. Il ne note pas « à l’es-
calier », en lançant le paquet de copies en l’air. Ce
n’est pas une loterie. Quand je corrige une disserta-
tion, je peux accorder plus ou moins d’importance
aux règles formelles de l’exercice, ou au contraire
à la densité du propos, ou encore à la précision des
exemples. Bien sûr, il y a une marge d’apprécia-
tion qui peut être de plusieurs points d’écart. Pour
autant, il est indéniable qu’il y a de bonnes et de
mauvaises dissertations. Il n’est pas très difficile
de repérer les fautes de raisonnement dans les tra-
vaux des élèves.
On me demande un avis sur un texte. « Il est
dommage, dis-je, que votre conclusion jette le
doute sur ce que vous avez dit précédemment. »
Deux jours plus tard : « Monsieur, c’est vrai ce que
vous m’avez dit. Ma prof l’a vu aussi. » Quelle sur-
prise…
La marge d’appréciation est plus grande pour
les matières littéraires que pour les matières
scientifiques. On sait bien que les exercices syn-
thétiques, comme les rédactions, les dissertations,
les commentaires composés, sont plus difficiles à
noter que les exercices très techniques, au barème
prédéfini. On n’est jamais vraiment à l’abri d’une
dissertation mal comprise. Pour autant, il existe

85
des critères très objectifs, pour les évaluer. Ce qui
est difficile, c’est de pondérer ces critères.
Curieusement, cette marge d’appréciation, qui
autrefois relevait du savoir-faire de l’enseignant,
est aujourd’hui présentée comme rédhibitoire.
Le souci de la précision scientifique dans la pra-
tique scolaire a un côté mortifère. On sent der-
rière cela un complexe d’infériorité chez certains
chercheurs médiocres en sciences humaines. Ils
croient pouvoir atteindre à la même dignité que
leurs collègues des sciences « dures », en collant
des statistiques partout. L’effort est louable. Les
résultats bien peu convaincants. À force d’enfoncer
des portes ouvertes ou de mesurer les tautologies,
ils en viennent à oublier l’essentiel, que l’enseigne-
ment est d’abord un art, au sens ancien du terme,
tout comme la médecine ou l’architecture. C’est
un savoir-faire visant une réalisation. Bien sûr, on
préfère que le médecin ait une bonne connaissance
des processus biologiques. L’essentiel est bien que
le malade guérisse. Peu importent les moyens. Bien
sûr, on préfère que l’enseignant sache ce qu’il fait,
mais l’essentiel est que les élèves apprennent.
La note, nous n’avions pas la naïveté de la croire
scientifique, même si nous faisions des efforts pour
rester froids et distants. Nous savions bien qu’elle
traduisait surtout notre degré de satisfaction
devant un travail. Elle n’est pas la mesure d’une
donnée physique, comme la taille ou le poids. Elle
est plus proche du prix que l’on attribue à un objet,
et qui est susceptible, le cas échéant, d’ajustements,

86
voire de négociations. C’est pourquoi nous avons
des jurys de baccalauréat.

Je fais ce que je veux avec les chiffres

Je parlais de psychodrame. Le débat prend


vraiment une tournure comique, quand on voit par
quoi certains naïfs proposent de la remplacer. Et un
ministre peut être très naïf. Plutôt qu’une note sur
20, desséchante et traditionnelle, je peux m’amu-
ser à mettre des tas de trucs rigolos et festifs, des
lettres, des étoiles, des macarons, des smileys, des
fourchettes, des têtes de Justin Bieber… sans rien
changer à la nature de la note. Ce sera toujours
une note. Un smiley qui boude ne sera pas moins
néfaste à l’estime de soi, pas moins « macabre »,
comme dirait Antibi, qu’un banal 5 sur 20. On a
vu des cuisiniers se suicider pour une étoile au
Michelin.
La seule différence sensible, c’est le degré de
précision qu’on prétend apporter à l’évaluation.
Si je note « acquis » ou « non acquis », c’est binaire.
C’est tout ou rien. Je ne peux plus dire par cette
note : « ce n’est pas parfait, mais il y a déjà quelque
chose de bien », « c’est encore insuffisant, mais il
n’en faudrait pas beaucoup »… Toutes choses que
le moindre collégien est capable de comprendre
derrière un 14 sur 20 ou un 9 sur 20.
D’ailleurs, il est très facile d’établir des cor-
respondances. Je peux noter sur 10, 20, 30, 100
ou 2 976, simplement en faisant des règles de trois.

87
Je peux très bien convertir mes notes sur 20 en
lettres ou mes lettres en notes sur 20.
• A : de 17 à 20
• B : de 13 à 16
• C : de 9 à 12
• D : de 5 à 8
• E : de 1 à 4
• F : 0
Par exemple.

Plutôt que des lettres, je peux mettre des cou-


leurs, et cela reviendra strictement au même.
D’ailleurs, empiriquement, à chaque fois qu’on
a essayé ces petits ajustements minables, les pro-
fesseurs se sont toujours arrangés pour retomber
peu ou prou sur l’échelle à laquelle ils étaient habi-
tués. En ajoutant des + et des – aux lettres que l’on
vient d’indiquer, on retombe à peu près sur une
échelle de 1 à 20. ­
La marge de manœuvre ne s’arrête pas là. Je
peux ajuster mon barème pour gonfler ou bais-
ser les notes. Je peux faire en sorte que toutes les
notes prennent un point, deux points, cinq points
de plus ou de moins, sans que cela change en rien
la nature de mon travail de correction. Il suffit que
les élèves sachent clairement à quel niveau j’estime
que le travail est suffisant. Je peux très bien dire
qu’il est à 5 sur 20. Ou faire recopier la leçon, si les
notes sont inférieures à 15 sur 20. Je préconise très
sérieusement de le faire pour les premières inter-
rogations de déclinaisons en latin, l’objectif étant

88
le par cœur, indispensable si on veut être efficace.
À l’université en Chine, la barre d’admission est à
60 sur 100. C’est une note, pas un taux de succès.
Et je peux vous assurer que cette notation peut
être très douce. Autant il est difficile d’entrer dans
une université chinoise, autant il est facile d’en sor-
tir avec le diplôme. Personne ne s’offusque que le
seuil soit à 35 sur 40 quand on passe le code, avant
d’avoir un volant entre les mains. Sur la route, une
seule erreur peut être mortelle.
À l’inverse, il n’est pas scandaleux, en soi, que
le seuil d’admission au CAPES soit de 4 sur 20 ou
5 sur 20. Sur cette affaire-là, on a vu des commen-
taires journalistiques désolants de vacuité. Les
folliculaires ne peuvent-ils comprendre qu’il s’agit
d’un concours et que les notes sont délibérément
tirées vers le bas pour faire émerger un classe-
ment ? Oui, à certains niveaux de notre système
scolaire, 5 sur 20, c’est une bonne note !
En revanche, on devrait s’inquiéter du fait que
dans beaucoup de matières il y a moins de candidats
que de postes à pourvoir. C’est le cas notamment
pour certaines langues ou pour les mathématiques.
Pour les lettres classiques, je crois que l’affaire est
entendue. C’est triste à dire : il n’y a même plus le
vivier d’étudiants qui serait nécessaire. La mort du
latin n’est pas inscrite dans les programmes du col-
lège, mais sur les registres d’inscription des facul-
tés.

89
La Constante macabre

Le caractère «  macabre  » d’une notation ne


dépend nullement de l’échelle employée. Là, je
dois m’arrêter un petit moment pour ceux qui
n’auraient pas suivi tous les épisodes burlesques
du grand feuilleton de l’Éducation nationale. Je
l’ai déjà évoqué, mais j’ai oublié de vous présenter
André Antibi. De son état, professeur de mathéma-
tiques, il est l’auteur d’un petit ouvrage très contro-
versé, qui se vend très bien, La Constante macabre.
On ne va pas tourner autour du pot, c’est un des
livres les plus mauvais qu’il m’ait été donné de lire.
Dans une partie d’échecs idéologiques, les
forces « progressistes » n’ont pas toujours raison,
tout en disposant d’un avantage majeur. Elles ont
le trait, l’initiative si vous voulez. Souvent on ne
prend pas les thèses révolutionnaires au sérieux,
avant qu’elles ne soient aux portes du pouvoir.
Peu de gens prennent réellement le temps de les
réfuter. On se contente de les traiter rapidement
d’ineptes. Et on tombe des nues, quand on se rend
compte que d’autres les prennent très au sérieux.
Ainsi a-t-on accepté comme des évidences des
idées qui, il y a quelques décennies, paraissaient
complètement loufoques, comme la lecture glo-
bale, l’inutilité du redoublement ou la nécessité
d’un tiers-temps aux examens.
Néanmoins La Constante macabre part d’une
idée assez juste. Il est parfaitement vrai que le cor-
recteur ajuste son barème à la classe qu’il a en face

90
de lui. Il a tendance à être plus sévère envers les
bons, moins envers les médiocres. Il est vrai que
cet ajustement peut se faire de façon inconsciente.
Le problème d’Antibi, c’est qu’il saute aux
conclusions, les deux pieds sur le trampoline. Et
qu’il lance des jugements de valeur tout à fait bru-
taux, et même insultants pour ses collègues. Rien
que l’appellation « constante macabre », pour qua-
lifier le phénomène, est malhonnête.
D’abord, s’il y a bien une tendance que tout
professeur honnête peut sentir, il est excessif de
parler de constante. Je veux bien admettre que le
professeur de mathématiques ait quelques tics de
langage, mais il devrait être habitué à utiliser un
vocabulaire précis. On pourrait s’attendre à ce qu’il
produise des statistiques pour mesurer l’impor-
tance du phénomène. Au lieu de quoi, il se contente
d’ironiser à propos des courbes gaussiennes cen-
trées sur la note de 10 sur 20. Nulle part, il n’établit
que les notes mises par les enseignants tournent
effectivement autour de cette moyenne et suivent
effectivement une courbe gaussienne. C’est parfois
le cas, pas toujours. Il se contente de dire que c’est
mal. Il n’établit même pas les faits qu’il condamne.
Lisez son livre, c’est assez drôle. Ça commence par
« existence incontestable de cette constante », le
tout balayé en un court paragraphe et faisant réfé-
rence à des travaux de l’auteur lui-même, sans autre
preuve. Franchement, une classe de collège dont la
moyenne serait à 10, ce serait grave. Il y en a. Il y
en a même qui sont très en dessous. Ça mériterait

91
vérification, bien que je ne croie pas me tromper
en disant qu’elles sont de plus en plus nombreuses.
Bon, néanmoins les barèmes sont réajustés
en fonction de la classe. C’est sans doute vrai.
Qualifier ce réajustement de macabre, c’est grave,
bête, méprisant. Je peux retourner l’argument. Les
professeurs peuvent avoir peur d’écraser les élèves
en mettant des notes trop basses. Ils peuvent
craindre de se déjuger en mettant des moyennes
trop faibles, qui seraient le signe d’un enseigne-
ment raté. Je ne parlerai même pas de la paix à pré-
server au sein de la classe ou avec les parents. Dans
ces conditions, on pourrait tout aussi bien parler
de constante béate.
Alors, « constante » béate ou macabre ? En réa-
lité, les deux tendances coexistent. Et je ne peux
pas dire si l’une ou l’autre domine.
Ce dont je suis certain, c’est que les professeurs
ont besoin de la confiance des élèves et de leur
famille, et que lancer des accusations pareilles est
néfaste. Oui, il est possible que M. Pètesec soit un
peu trop sévère et Mlle Gentille un peu laxiste, ou
le contraire. On va quand même se fier à leur juge-
ment, parce que c’est toujours un point de repère.
Il est malsain, comme on le fait trop souvent,
d’enjoindre au professeur d’être l’un ou l’autre.
Il y a des chefs d’établissement qui exigent une
structure très précise pour les appréciations. On
doit mettre un point positif, un point négatif et un
conseil. Certains vont même jusqu’à préciser dans
quel ordre il faut le faire. Ce n’est pas sérieux. Ça se

92
veut bienveillant, et c’est une erreur. Encourager,
c’est bienveillant, donner des conseils, c’est bien-
veillant. Le mensonge n’est pas bienveillant. Se
forcer à trouver systématiquement un point posi-
tif, c’est se torturer en vain et insulter la liberté de
l’élève. L’insolent qui a délibérément saboté un
cours sait pertinemment ce qu’il a mérité. On ne
le trompe pas en allant chercher LE service rendu
dans le trimestre, pour compenser la paresse de
tous les jours. Oui, le petit Kévin peut être gentil,
quand il le veut. Mais s’il le veut une fois par mois,
à quoi ça rime de le mentionner ? Seulement à s’at-
tirer son mépris et à l’inciter à ruser.
Qu’on s’entende bien, il est très important d’en-
courager. Les professeurs doivent même apprendre
à encourager. Quand on entre dans le métier, on
est généralement un intellectuel, parfois brillant,
on sort tout juste d’études exigeantes, et on n’est
pas trop impressionné par les performances d’un
enfant. Naturellement. Heureusement même. Il
faut un certain temps pour voir la qualité d’un des-
sin patatoïde sur lequel le bonhomme a cinq doigts,
des oreilles et des cheveux bouclés. Il faut aigui-
ser son regard pour sentir les efforts de celui qui
patauge, ou les progrès énormes des tout-petits.
J’ai finalement beaucoup de sympathie pour les
besogneux. Ce n’est pas venu tout seul. Je dois pas-
ser au-delà de l’écriture chaotique, de la lenteur
désespérante, de l’orthographe fantaisiste, pour
saluer le mérite de ce garçon qui a refait sa rédac-
tion à la maison… et en a quadruplé la longueur !

93
Avec l’expérience, on finit par connaître les
exercices qui valorisent l’effort, sans demander un
talent particulier : une récitation, une correction
notée, une fiche de lecture…
Il est certain que tous n’ont pas de grandes capa-
cités. Et un bon travail n’efface pas tous ceux qui
ont été bâclés. Tous les enfants ont certainement
des qualités, mais toutes ces qualités ne s’équiva-
lent pas et toutes ne trouvent pas d’occasion de se
manifester pendant le cours de français ou le cours
de mathématiques. Si un garçon se montre réguliè-
rement odieux, parce qu’il n’aime pas la matière, je
ne peux pas prétexter un bon esprit, pour le conso-
ler de son ignorance. Et je ne vais tout de même
pas évoquer ses beaux yeux, pour me montrer
bienveillant à tout prix. Surtout qu’une telle bien-
veillance serait drôlement suspecte, par les temps
qui courent.
Pour noter en son âme et conscience, un pro-
fesseur a besoin de la confiance des parents et
de son administration. Il n’y a rien de pire qu’un
chef d’établissement ou un président de jury qui
repasse derrière lui pour corriger les notes et les
appréciations. Le cas n’est pas si rare que ça. C’est
malhonnête et dévastateur. La responsabilité et
la réputation du professeur sont engagées par ces
écrits faits en son nom. Et puis cela permet toutes
les tricheries aux élèves. Ils peuvent jouer un
adulte contre l’autre et tout se permettre.

94
L’évaluation par les compétences

Il ne serait pas tout à fait honnête de parler


des notes simplement en évoquant les différentes
échelles possibles. La suppression des notes, cette
fois-ci, ne signifie pas leur remplacement par des
lettres, mais une démarche de validation beaucoup
plus technique : l’approche par les compétences.
À vrai dire, cette démarche est en elle-même
assez stimulante et pas du tout idiote… jusqu’à ce
qu’on voie ce que l’Éducation nationale en a fait.
Il existe des grilles d’évaluation par les compé-
tences tout à fait valables. Le système est utilisé de
longue date pour des brevets militaires très sérieux,
qui vont de la simple aptitude au combat jusqu’à
l’intégration dans des unités d’élite. L’évaluation
par les compétences n’est pas en soi porteuse de
laxisme.
Nous avons les carnets d’épreuves des scouts.
Et même le livret du permis de conduire.
Ces grilles d’évaluation se présentent comme
une liste de compétences à valider. On entend par
compétences des connaissances ou des savoir-
faire appliqués à des situations concrètes. Elles
sont validées normalement à travers des épreuves
mesurables et explicites, comme « sait remonter
une mitraillette de tel modèle en moins de cinq
minutes ».
Une telle approche présente plusieurs avan-
tages.

95
Tout d’abord, la formulation explicite des items
permet au candidat d’apprécier par lui-même, clai-
rement, tous les progrès qu’il lui reste à accomplir.
Il n’y a normalement aucune compensation
dans ce système, aucune moyenne. On valide tous
les items, on est breveté. Le caractère binaire de
ces grilles, s’il ne permet pas de rendre compte de
toutes les performances, fait aussi la force du sys-
tème. On ne néglige rien d’important. On sait ce
que vaut le brevet.
Ce système peut être adapté au rythme de cha-
cun. Chacun valide dès qu’il le peut. Idéalement,
on peut délivrer le brevet dès qu’un candidat est
prêt. Parfois on préfère des épreuves de validation
communes, mais ce n’est qu’un choix. On peut très
bien autoriser les candidats à passer les épreuves
dans le désordre.
Il y a quelques inconvénients, qui sont la contre-
partie des avantages.
Le premier inconvénient, c’est que les grilles
de compétences ne rendent pas compte des
degrés de performance. Ça passe ou ça casse. On
me donnait l’exemple de la menuiserie. La porte
est fonctionnelle ou elle ne l’est pas. On certifie
ou pas le menuisier. Soit. On peut s’en contenter.
Cependant, on pourrait ajouter des nuances. La
porte n’est pas fonctionnelle, je n’accepte pas les
travaux. Jusque-là, c’est clair. La porte est fonc-
tionnelle, pourtant elle a des défauts, j’accepte les
travaux, parce que ça me coûterait trop cher de les
faire recommencer. J’accepte les travaux et je suis

96
satisfait. J’accepte les travaux et je recommande
l’ouvrier à mes amis. La nuance est importante, on
en conviendra aisément.
Le deuxième inconvénient, c’est qu’il tend à
être extrêmement formel. C’est la contrepartie
d’une certaine objectivité, qui tend à réduire la for-
mation à quelques procédures desséchantes pour
l’esprit. Cela ne pose pas trop de problèmes s’agis-
sant d’un brevet technique très précis. Il court le
parcours d’obstacles en moins de quinze minutes,
il remonte sa mitraillette en moins de cinq. Il
connaît les ordres. Bon pour le combat. D’accord.
Mais quand on veut former des gens à des tâches
plus complexes, à l’esprit critique, quand on veut
former des intellectuels, la démarche trouve ses
limites. Il est très difficile de faire une grille satis-
faisante pour une rédaction ou un commentaire
littéraire, car trop de facteurs peuvent interve-
nir. Avec des grilles d’évaluation trop précises, on
s’oblige à valider des textes indignes, qui formel-
lement répondront aux critères. On a besoin d’un
professeur qui use de son bon sens, pour dire si le
travail est suffisant.
L’évaluation par les compétences ne me semble
donc pas adaptée à des certifications très générales
comme le baccalauréat. Elle convient en revanche
très bien aux certifications qui ouvrent des droits
précis. Pour le permis de conduire, la seule ques-
tion est de savoir si on autorise ou non le candi-
dat à circuler seul sur les routes. Il n’y a pas de
degrés. C’est oui ou non. Dans ces conditions, il est

97
bon d’avoir une liste de critères qui sont tous éli-
minatoires. Tu bois, c’est non. Tu grilles un stop,
c’est non. Tu doubles au mauvais endroit, c’est non.
C’est logique, une seule de ces erreurs sur la route
peut se traduire par la mort. Dans les domaines où
aucun critère n’a ce caractère tranché, la note peut
très bien suffire. Et si nous craignons les compen-
sations absurdes, un 18 sur 20 en physique qui rat-
trape un 2 sur 20 en français, il suffit de définir des
notes éliminatoires, en plus de la moyenne. C’est
très simple.
Voilà pour la théorie. Disons-le tout net, dans
l’Éducation nationale, on n’en est même pas là. Les
LPC (Livrets personnels de compétences) de notre
chère institution ne remplissent aucune des condi-
tions qui pourraient les rendre intéressants et effi-
caces.
Je passe rapidement sur les habitudes des pro-
fesseurs, qui dénaturent la démarche. Très sou-
vent, on en reste à des vieux contrôles comme on
en a toujours fait, et on traduit la note en « acquis »,
« non acquis », « en voie d’acquisition ». On rajoute
même des degrés superflus. Bref on en reste aux
notes. En soi, ce n’est pas scandaleux. Le système
traditionnel a ses avantages et sa lisibilité. Mais ce
fonctionnement bâtard fait perdre un temps fou.
Les LPC sont perçus par les professeurs comme
des usines à gaz inutiles. Si les professeurs ne
rentrent pas dans la démarche, on fait du mal à tout
le monde, en tentant de l’imposer. Bon, ça ne remet
pas en cause la pertinence du dispositif lui-même.

98
Ça pourrait se résoudre avec un peu de formation
ou de communication.
Passons aussi sur les ajustements qui ont eu lieu
depuis la mise en place. On imagine assez bien que
l’outil ne soit pas parfait dès le début.
Le choix de ne pas faire les entrées par matière
pose déjà quelques difficultés. Ce n’est pas trop
grave à l’école primaire, puisqu’il y a un pro-
fesseur unique. Au collège, nous avons des che-
vauchements de responsabilités qui rendent la
mise en œuvre chaotique. Je sais bien que c’est
voulu, pour forcer les professeurs à adopter des
démarches interdisciplinaires et à se dire qu’ils
sont tous concernés. De fait, il est bon que tous les
professeurs fassent preuve de « vigilance ortho-
graphique », comme on dit. S’agissant d’une cer-
tification, ça crée du désordre et de l’imprécision.
Il devient facile de s’en désintéresser en espérant
que d’autres vont faire le travail. Beaucoup de pro-
fesseurs ont témoigné à propos de livrets remplis à
la sauvette par le chef d’établissement. Ou alors la
direction s’implique vraiment et impose de nom-
breuses réunions d’harmonisation, pour finale-
ment constater qu’il est plus simple de se répartir
les tâches une bonne fois pour toutes.
Il y a beaucoup plus grave. Les items retenus
brillent par leur imprécision. On peut y mettre
absolument tout ce que l’on veut. Je peux les inter-
préter de façon extrêmement laxiste ou extrême-
ment sévère. Prenons quelques exemples. Pour le
palier 3, fin de la scolarité obligatoire, nous avons

99
« manifester, par des moyens divers, sa compré-
hension de textes variés ». Ça veut tout dire, abso-
lument tout. Où dois-je placer la barre ? « Écrire
lisiblement un texte, spontanément ou sous la dic-
tée, en respectant l’orthographe et la grammaire. »
C’est bien, pourtant je pourrais donner cet objectif
à n’importe quel niveau de l’enseignement. Nous
n’aurons aucune indication des règles qu’il s’agit
d’appliquer, point de verbes du troisième groupe,
point de pluriels difficiles, juste une appréciation
globale. Et, il ne faut pas se leurrer, nous n’aurons
jamais zéro faute. Alors quel est le seuil de tolé-
rance applicable ? Bien sûr, je peux m’en sortir en
ressortant mes vieux barèmes. Et à quoi sert le
LPC, si je commence par mettre une note sur 20 ?
J’aime bien aussi « rédiger un texte bref, cohérent
et ponctué, en réponse à une question ou à partir
de consignes données ». Quelle question ? Quelles
consignes ? Ce n’est pas une épreuve à valider une
fois en fin de cursus. C’est un principe qui devrait
s’appliquer à tout devoir et ce depuis les petites
classes.
Vraiment, certains items étonnent par leur
degré d’exigence : « reproduire un document sans
erreur et avec une présentation adaptée ». Non, ce
n’est pas pour le CE2, c’est pour la troisième.
Il ne s’agit là que de la compétence 1, « maî-
trise de la langue française ». La compétence 3,
« les principaux éléments de mathématiques et
la culture scientifique et technologique », nous
offre son lot de réjouissances. « Mener à bien un

100
calcul : mental, à la main, à la calculatrice, à l’ordi-
nateur. » Un calcul… Lequel ? Avec le brevet, on a
une petite idée, mais il faut bien chercher l’infor-
mation ailleurs. Le formateur n’avait pas tort de
parler de batailles picrocholines pour l’exégèse de
ces livrets. Allez, je vous en mets encore un pour
la route : « réaliser, manipuler, mesurer, calculer,
appliquer des consignes ».
Les LPC mettent sur le même plan des savoirs,
des savoir-faire et des comportements, qui n’ont
pas du tout la même importance, ni surtout la
même objectivité.
Le contrôle des comportements est la dimen-
sion la plus choquante, la plus invasive et la plus
naïve.
« Respecter les règles de la vie collective » ;
« Manifester curiosité, créativité, motivation à
travers des activités conduites ou reconnues par
l’établissement » ; « Comprendre l’importance du
respect mutuel et accepter toutes les différences ».
Je ne connais pas beaucoup d’adolescents qui
puissent satisfaire tous ces critères en permanence.
Et ce n’est pas si grave que cela. On sanctionne
quand une infraction est commise, on rappelle
la règle. C’est le jeu. Pour le reste on espère que
l’élève soit sincère dans son observation des règles.
Cependant, je ne vois pas comment je pourrais
valider de tels items de façon définitive. Nul n’est à
l’abri d’une rechute ou d’un écart de conduite, pas
même les professeurs. Et il n’est pas très difficile de
faire semblant pour obtenir une signature.

101
Le LPC s’apparente à un brevet de bonne
conduite pour les nuls.
Le mélange des items majeurs et secondaires ne
serait pas tout à fait rédhibitoire, si les LPC respec-
taient le critère essentiel : l’absence de compensa-
tions. Or il est admis que les collégiens puissent ne
pas tout valider. Et aucune hiérarchie n’est indi-
quée entre les items ! S’ils n’ont pas tout validé, le
lycée se chargera de compléter ! Authentique et
entendu en réunion pédagogique, sous la houlette
d’un IPR (inspecteur pédagogique régional). Il y a
donc un souci… Je croyais qu’il s’agissait d’un socle
commun, autrement dit, « ce que les élèves n’ont
pas le droit d’ignorer ». C’était la formule pour
nous vendre le projet. On nous aurait menti ? On
commence à avoir l’habitude, même si la ficelle est
quand même un peu grosse. Maintenant, on nous
dit qu’on peut en laisser tomber une partie ? Alors,
le minimum garanti est devenu un objectif inattei-
gnable ? On croirait voir les promesses sur le chô-
mage…
Cet effondrement des exigences entre la pro-
messe politique d’un socle et la mise en œuvre des
LPC est très clairement lisible dans les publica-
tions officielles. L’État de l’école 2014 (p. 48) nous
apprend :

En 2013, les proportions d’élèves qui maîtrisent


les compétences 1 et 3 du socle ont été estimées par
des évaluations standardisées en fin d’école et en fin
de collège, en remplacement de l’évaluation des com-

102
pétences de base en mathématiques et en français.
En 2013, ces proportions varient d’environ 70 % à
80 % selon les niveaux scolaires et les disciplines.

Tous les élèves testés seront, bien sûr, autorisés


à poursuivre leurs études au collège ou au lycée,
comme si de rien n’était, qu’ils aient ou non réussi
ces tests.
Voilà qui suscite un grand nombre de ques-
tions. Les fonctionnaires qui ont pondu ces livrets
de compétences sont-ils des incompétents n’ayant
rien compris à la démarche ? Les méandres de
l’administration ont-ils dénaturé le projet, de réé-
criture en résumé ? Ou tout cela n’est-il qu’une
vaste opération d’enfumage destinée à masquer le
niveau réel des élèves ? Sans doute une combinai-
son toxique de tout cela. Je ne crois pas beaucoup
au cynisme complotiste. Il est peu probable que
nos dirigeants soient assez tordus pour organiser
délibérément l’abrutissement de la population. Il
est encore moins probable que toute une adminis-
tration veuille couvrir un tel projet. En revanche,
je crois volontiers qu’on soit tenté de masquer ses
propres échecs en trafiquant les statistiques. La
plupart des criminels n’ont « pas voulu ce qui est
arrivé ». Ils tuent leur patron pour masquer un lar-
cin, ou leur femme à cause d’une infidélité qu’ils ne
veulent pas assumer. On tue l’école parce qu’on ne
veut pas admettre que l’on s’est trompé.

103
À quoi servent les évaluations ?

L’imbroglio autour de l’évaluation par les com-


pétences nous renvoie donc au sens même de la
pratique. On produit des tonnes de documents,
toujours plus complexes, qui occupent les profes-
seurs et les désespèrent. Sans l’obligation pour les
élèves de valider l’intégralité des items, la tâche, en
plus d’être fastidieuse, paraît absurde.
Meirieu place la réforme de l’évaluation dans
ses priorités. Il s’agit, selon lui, de transformer
l’école elle-même. Il n’a pas tort.
Mais on joue aux apprentis sorciers, précisé-
ment parce que l’évaluation est un levier extrême-
ment puissant de la pédagogie. On ne se rend pas
toujours compte à quel point. Comme tous les dis-
positifs sociaux, comme toutes les règles admises,
les évaluations remplissent des fonctions très
diverses. Certaines correspondent à ce que leurs
fondateurs avaient souhaité, d’autres sont impré-
vues. Certaines sont très discrètes.
Malheureusement, les réformateurs ont ten-
dance à ne voir que la partie noble et à négliger tout
le reste. Ils jugent et condamnent un dispositif sur
la base d’un seul critère. Les évaluations servent
à progresser. C’est entendu. Encore s’agit-il de la
fonction de l’école dans son ensemble, pas telle-
ment de l’évaluation en particulier.
Alors, je ne vais pas vous rebattre les oreilles
avec la distinction désormais classique entre éva-
luation diagnostique, évaluation formative et éva-

104
luation sommative, qui sont des moments dans le
processus d’apprentissage. Cette distinction reste
sur la fonction noble de l’évaluation.
Mon propos est plus terre à terre.
Fournir des points de repère à l’élève est une
évidence. Il s’agit de lui fixer un objectif et de lui
indiquer à quelle distance il se place de cet objec-
tif. Une bonne évaluation sera donc une évaluation
claire et explicite. On reproche aux notes de ne pas
l’être assez. Je crois cette accusation injuste, parce
que les notes sont accompagnées d’un barème et
d’appréciations, et que l’on fait des corrections en
classe. Par ailleurs, elles sont confortées par la cou-
tume. Il n’est pas sûr que les compétences soient
plus claires. Les critères sont trop formalisés, et ne
laissent pas de place à l’imprévu. La mention « en
cours d’acquisition » ne dit pas à l’élève s’il est loin
ou proche de l’objectif. On pourrait souhaiter une
évaluation où il n’y aurait que les appréciations,
pour s’en tenir à du qualitatif et laisser tomber une
quantification un peu artificielle. Pour ma part,
j’en ai souvent eu la tentation. Quand je corrige
une rédaction, la note chiffrée est la partie fasti-
dieuse du travail. D’autant plus fastidieuse que j’ai
bien conscience de la marge d’incertitude qu’il y a
derrière mes chiffres. Mais les appréciations, très
utiles pour donner des conseils, ne répondent pas
toujours assez explicitement à l’angoisse de l’élève.
« Oui, je comprends, monsieur, mais est-ce que
c’est bien ? » La tradition veut que l’on complète

105
les appréciations par une note. Et c’est une bonne
chose.
La note est aussi un ressort de motivation très
puissant pour les élèves. Ils sont nombreux à la
considérer comme leur salaire. Un travail non noté
est toujours moins pris au sérieux. Il est bon, par-
fois, de faire des devoirs non notés, pour relâcher
la pression, ou de ne pas compter un devoir un peu
plus difficile que les autres. Mais les enfants n’ai-
ment pas quand on joue toujours pour du beurre.
Ils veulent la vraie partie, avec un vrai score. Si on
y réfléchit deux secondes, fondamentalement, tous
les matchs de football dans la cour de récréation
sont des parties « pour du beurre », au sens où il
n’y a jamais d’enjeu véritable. C’est toujours pour
la gloire et seulement pour la gloire. Le score est
symbolique. Il permettra de triompher pendant
quelques heures, puis on fera un nouveau match
avec un nouveau score. Et pourtant les enfants
vont distinguer clairement les vrais matchs et les
reprises que l’on fait pour expliquer les règles.
Mettre un score, c’est le signal explicite que c’est
sérieux et valable.
À l’inverse, la note, ou l’évaluation sous quelque
forme qu’elle se présente, sert d’avertissement en
cas de difficultés. C’est un avertissement pour tout
le monde, pour le professeur, comme pour l’élève
ou pour les parents.
L’évaluation est un outil de communication ins-
titutionnelle. Elle permet la communication entre
le professeur et les parents, et aussi entre le profes-

106
seur et le reste de l’équipe éducative. C’est encore
plus important au collège qu’aux autres niveaux.
À l’école primaire, l’instituteur a une disponibilité
qu’ont rarement les professeurs du secondaire. Je
vous souhaite bonne chance pour discuter avec le
professeur de musique ou celui de physique, sans
demander un rendez-vous formel. Les professeurs
du secondaire passent très vite dans les classes et
même dans les établissements. Ils font leurs cours
et passent leur chemin. Ils le doivent. Chaque
professeur a au moins une centaine d’élèves. Un
professeur de dessin à temps plein peut très bien
avoir 540 élèves ! À raison d’une heure par classe,
de dix-huit heures de cours dans son service et
de trente élèves par classe, ça va vite. Il n’a pas le
temps de finasser dans sa communication avec les
parents. La notation traditionnelle, malgré tous
ses défauts, a au moins ce mérite majeur : tout le
monde en France la comprend.
Il n’en va pas de même, tant s’en faut, des livrets
de compétences. Ces derniers sont d’autant plus
difficiles à comprendre qu’ils sont régulièrement
remaniés. On ne laisse pas aux gens le temps de s’y
habituer. Si on ne peut même pas comparer le livret
du petit dernier avec celui de sa sœur aînée, com-
ment s’y retrouver ? Les gens sont obligés de trou-
ver des astuces. Ils comprennent bien qu’un livret
ne peut pas comporter que des « acquis ». Mais à
combien de « non acquis » est-on en droit de s’in-
quiéter ? Nous avons vu qu’on ne devrait même pas
se poser la question. Les parents se la posent quand

107
même, puisque de toute façon on ne validera pas
tout. Alors où est la barre ? Difficile de répondre.
Il convient de se méfier beaucoup de notre réflexe
français de voir la moyenne à 10 sur 20. 50 % de
réussite, pour certaines grilles, c’est vraiment un
score minable.
Plus fondamentalement, la note est un outil
d’aide à la décision. Or, avec la suppression du
redoublement et, peut-être, demain, l’orientation
choisie exclusivement par les familles, l’école se
refuse à décider quoi que ce soit. Comme pour
les mots dans le carnet de liaison ou les rapports,
nous avertissons – sans effet. C’est terriblement
inefficace. Et c’est injuste. En refusant cette déci-
sion, nous traitons de la même manière des perfor-
mances et des travaux que nous décrivons nous-
mêmes comme inégaux. Nous évacuons ainsi ce qui
est LE critère légitime de la distinction sociale, le
mérite. Et nous ouvrons la porte à tous les autres :
l’argent, l’influence, la ruse, la force…

Les degrés et les nuances de la réussite, le sens


des examens

Il faut savoir ce qu’on veut.


Les projets de réforme de l’évaluation scolaire
sont bourrés de contradictions. Ces contradictions
ne se trouvent pas seulement entre les positions
des divers acteurs du débat, professeurs, parents,
pouvoirs publics, etc. Il est parfaitement normal
qu’on ne soit pas tous d’accord. Malheureusement,

108
ce sont les positions elles-mêmes qui sont contra-
dictoires. Chacun revendique à grands coups de
slogans, d’après le vague souvenir de sa propre sco-
larité et d’après des « valeurs » aussi absolues que
floues. Et l’on propose des tas de solutions, dont
les résultats logiques ne peuvent qu’être contraires
aux objectifs affichés.
Nous avons d’un côté le constat de l’échec sco-
laire. De l’autre la démonétisation des diplômes.
Nous voulons à la fois l’égalité entre les élèves et
des instruments de mesure. Nous voulons la réus-
site de tous pareillement, dans un collège, voire un
lycée, unique, et en même temps, nous voulons un
baccalauréat qui nous permette d’être choisis par
un employeur. Égaux quand on se sent faibles, ou
qu’on veut se faire bien voir. Distingués quand on
le peut. Le système sera accusé d’être injuste si on
constate une inégalité à l’arrivée. Un étudiant aura
un sentiment d’échec, s’il n’est pas au-dessus de la
moyenne de ses camarades ; ce qui ne l’empêchera
pas de militer contre le système, qui « produit » de
l’échec, parce qu’il sélectionne.
Nous voudrions une évaluation qui rende
compte des progrès et des difficultés des élèves,
mais nous avons peur des mauvaises notes trau-
matisantes. D’un côté, nous passons notre temps à
dire qu’il ne faut pas juger les élèves. Nous avons
peur qu’un zéro en dictée soit ressenti comme
une atteinte à leur être profond. De l’autre, nous
les envoyons sans sourciller vers des thérapeutes,
qui vont leur coller une étiquette définitive de

109
dyslexiques, alors qu’ils ont tout simplement reçu
un mauvais enseignement de la lecture.
On nous dit que 100 ou 200 000 jeunes sont en
échec et quittent le système scolaire sans qualifica-
tion. Est-ce à dire que l’école a échoué et qu’elle n’a
pas fait son travail ? Cela signifie-t-il que les élèves
en question n’ont rien appris en dix ans ? Qu’est-ce
que l’échec ? J’ai fait une hypokhâgne et n’ai pas
poursuivi dans cette voie. On pourrait se dire que
j’ai raté ma prépa. Pourtant, j’y avais acquis lar-
gement de quoi suivre les cours de la faculté de
lettres classiques, et même plus, car j’aurais pu tout
aussi bien intégrer une deuxième année d’histoire
ou de géographie. On nous dit qu’autrefois beau-
coup d’élèves rataient leur certificat d’études ou
n’étaient même pas présentés. Pourtant, si on était
recalé parce qu’on avait fait plus de cinq fautes à la
dictée, ça n’empêchait pas de savoir lire et écrire
de façon très satisfaisante. L’échec à un examen
ne signifie pas ipso facto l’inefficacité des ensei-
gnements qui l’ont précédé. Ce bout de papier ne
résume pas tout ce que l’on sait. Heureusement !
Ce qui est redoutable, avec les diplômes, en
particulier les diplômes nationaux, c’est qu’ils
créent des effets de seuils parfaitement arbitraires.
Prenons le baccalauréat. Regardons ce qu’il nous
donne.
• 2 sur 20 : RIEN, on est recalé.
• 4 sur 20 : RIEN.
• 6 sur 20 : RIEN.
• 8 sur 20 : RIEN.

110
• 9 sur 20 : TOUJOURS RIEN.
• 10 sur 20  : PASSABLE. On peut s’inscrire
dans n’importe quelle faculté.
• 12 sur 20  : ASSEZ BIEN. C’est juste pour le
prestige, enfin si on veut. De toute façon,
pour les filières « sélectives » tout se fait en
amont, sur dossier.
• 14 sur 20 : BIEN. Ça permet de se faire bien
voir, c’est à peu près tout.
• 16 sur 20 : TRÈS BIEN. Et alors ? C’est sans
effet particulier.
• 18 sur 20 : FÉLICITATIONS. Ça vous donne
des airs d’intellectuel. C’est toujours ça. On
peut toujours essayer d’en faire usage devant
les filles.
Au fond, c’est un système du tout ou rien. C’est
embêtant, surtout pour un diplôme aux objectifs
multiples et mal définis. Il existe à la fois pour
sanctionner les études secondaires et pour ser-
vir de premier degré universitaire. Il peut servir
à trouver un emploi, avec de la chance. Il ouvre à
tellement de choses, qu’il est impossible de tout
prévoir. Pourquoi faudrait-il que le jury du bacca-
lauréat définisse arbitrairement un seuil unique,
pour tous ceux qui exigeront le diplôme ? Il est
aberrant d’accepter en faculté de droit des titu-
laires d’un baccalauréat professionnel, mettons
en mécanique, dont on sait pertinemment que les
chances de réussite en première année sont de
l’ordre de 3 ou 4 %. Néanmoins, ces jeunes peuvent
avoir besoin de leur diplôme pour des tas d’activi-

111
tés dans lesquelles ils seront parfaitement compé-
tents. Quelle responsabilité que de les recaler !
On voit bien le poids de cette responsabilité
dans la répartition des notes à l’examen. Il y a de
jolis pics à 10 sur 20, 12 sur 20, 14 sur 20, etc. Le jury
« repêche » beaucoup de candidats un peu justes ou
concède le point manquant pour la mention.
Évidemment, souligner les contradictions ne
suffit pas. J’entends d’ici l’objection : « Que propo-
sez-vous ? »
Eh bien, pour une fois, il y a une solution assez
simple. Si on veut garder un examen national, plu-
tôt qu’une multitude d’examens spécifiques, ce
n’est pas un diplôme qu’il faut délivrer, mais un
score.
Qu’est-ce que ça change ?
Ça change qu’on reconnaît pleinement tous
les degrés du succès. On ne dit pas aux médiocres
« vous avez raté », on leur dit « voilà quel est votre
degré de maîtrise ».
Ensuite, on laisse à chaque institution le soin de
fixer les seuils qui lui sont utiles pour sélectionner
ses candidats, comme cela se fait déjà, du reste,
pour les écoles de commerce. Tel employeur exi-
gera un score de 80. Tel autre dira 100. L’université
dira 120, en précisant que pour la faculté deman-
dée, elle veut au moins 20 en mathématiques et 18
en physique. Ce n’est plus tout ou rien. En recon-
naissant la diversité et les degrés des compétences,
nous ôtons à l’examinateur les scrupules sociaux
qui pourraient l’empêcher d’évaluer en vérité.

112
Nous ne serons pas tous astronautes ou phar-
maciens. Il faut le dire avec honnêteté. Mais nous
avons tous des capacités à mettre en avant. Il n’y
a pas de raison qu’un lycéen sérieux se retrouve
complètement en rade. Il y a forcément une des-
tination qui lui convienne, pour peu qu’on le laisse
libre de la chercher. La seule égalité qui compte,
c’est que l’instrument de mesure soit le même pour
tous les candidats à un poste donné. La grandeur
mesurée dépend de chacun.
Il est évident que tous les candidats ne seront
pas prêts à rabattre leurs ambitions pour « col-
ler » à leurs scores d’examen. Tout le monde n’est
pas prêt à se dire : « Puisque mon score ne me
permet pas d’aller à l’université, je vais me cher-
cher un patron à 80 points. » Les jeunes ont bien
raison d’avoir de l’ambition. Qu’à cela ne tienne !
Laissons-leur le droit de repasser l’examen jusqu’à
ce qu’ils obtiennent le score dont ils ont besoin,
pour l’objectif qu’ils ont choisi. Peut-être même
que les bons élèves aussi ont le droit de redoubler !
L’important, c’est qu’on leur laisse le choix. Et que
ce choix ne soit pas définitif, qu’il ne devienne pas
une voie de garage. On peut même, pourquoi pas,
organiser plusieurs sessions dans l’année pour les
candidats libres, ceux qui ont de toute façon ter-
miné leur lycée, et qui n’ont plus besoin que d’un
peu plus de travail personnel pour réussir.
Ce système, au demeurant fort simple, pré-
sente encore un avantage majeur, peut-être même
décisif. Il est très difficile de rétablir le niveau des

113
examens sans donner l’impression de sacrifier une
génération. Si vous conservez le baccalauréat dans
son principe actuel, et que vous vous contentez de
passer des consignes de sévérité, celles-ci seront
balayées dans les deux ou trois ans. Le gouverne-
ment responsable sera blackboulé. Les candidats se
sentiront trahis – à raison – et descendront dans la
rue. Ils diront qu’ils n’ont pas à payer pour les men-
songes de l’école. L’ajustement doit être plus fin. Or,
si l’on procède par petites touches, l’administration
risque de s’essouffler en cours de route ou d’y faire
obstacle. Brutalement, c’est l’émeute. Doucement,
c’est l’enlisement. Cruel dilemme. Mais on peut
contourner le problème par la liberté. Si chaque
institution peut fixer ses propres seuils, le sérieux
reviendra progressivement. Chaque faculté a inté-
rêt à sélectionner ses candidats et à être exigeante.
Cependant, elle doit aussi ajuster ses exigences de
manière à avoir ses effectifs. L’intérêt bien compris
des établissements supérieurs devrait suffire à lis-
ser le problème.

La médicalisation de l’enfance ordinaire

Autre sujet de malaise : le tiers-temps et les dis-


positifs pour handicapés. Il est généreux et louable
de se préoccuper des plus faibles et en particulier
des handicapés. Il est tout à l’honneur de notre
pays de leur accorder une place et d’aménager les
bâtiments publics pour qu’ils leur soient acces-
sibles. Cependant, on ne leur donne pas une place

114
sérieuse en niant leur handicap, en refusant de
reconnaître qu’il y a des choses qu’ils ne peuvent
pas faire.
C’est bien le sens du diplôme qui est en jeu.
Quand un employeur demande un diplôme, il veut
avant tout savoir ce que sait faire le candidat à l’em-
bauche. De la même façon, le professeur d’univer-
sité aimerait que le baccalauréat garantisse que
l’étudiant a bien la capacité à suivre correctement
les cours, sans devoir mettre en place de coûteux
dispositifs de remise à niveau. On fait depuis long-
temps déjà des stages d’orthographe en faculté ! Et
ça n’inquiète pas que le professeur. Il y a aussi les
jeunes motivés, dont la place est prise par un inca-
pable. On sait que ce dernier abandonnera au bout
de trois mois. Mais pas de sélection à l’entrée de
l’université ! C’est faux et injuste. Ah ! les marron-
niers de la rentrée universitaire, les amphis sur-
chargés et les syndicats étudiants qui ne trouvent
rien de plus idiot que de réclamer des places sup-
plémentaires… Tout le monde sait bien qu’il serait
ridicule de dépenser des dizaines de milliers d’eu-
ros pour rajouter cent ou deux cents sièges. De
toute façon, un tiers des étudiants auront renoncé
avant le mois de décembre. C’est la triste vérité.
Pour en revenir aux handicapés, quelle est la
valeur du certificat qu’on leur donne ? Est-ce une
simple gratification pour avoir été sage et avoir
bien travaillé, ou reflète-t-il le résultat du travail ?
Qu’un homme atteint d’un souffle au cœur coure
moins vite que son voisin, personne ne lui en fera

115
reproche. En revanche il n’est pas prudent de le
faire intervenir dans un incendie. Je veux être
secouru par un pompier en bonne santé. Il est nor-
mal qu’un passionné d’aviation, ayant appris tout
ce qui peut l’être sur le sujet, soit recalé parce qu’il
a un trouble de l’équilibre. C’est triste pour lui,
pourtant on ne peut pas mettre un Rafale entre ses
mains. Ni pour lui ni pour les autres. C’est comme
ça. On ne le juge pas. Il peut être parfaitement
méritant. On peut le reconnaître. On doit le recon-
naître. On doit aussi reconnaître la dure réalité de
son handicap et surtout les conséquences de ce
handicap.
Un handicapé moteur sait qu’il va devoir faire
des efforts supplémentaires pour se déplacer. Un
dyslexique dans l’Éducation nationale croit qu’il a
droit à des facilités. Non seulement on lui accorde
un tiers-temps, mais il passe des dictées qui n’en
sont pas. Au lieu d’écrire un texte, il remplit des
trous. En donnant aux handicapés un diplôme fre-
laté, on insulte leur intelligence, on ne leur rend pas
service et on jette aussi le discrédit sur le diplôme
obtenu par les valides. Le souci d’égalité, là encore,
conduit à des absurdités.
J’en profite pour faire une rapide mise au point.
Le nombre de handicaps reconnus est en constante
augmentation. Il y a beaucoup d’hypocrisie autour
des troubles de l’apprentissage. Pour commencer,
ces affections sont mal définies. Ou plutôt, leurs
définitions sont purement symptomatiques, un peu
comme si les médecins continuaient à désigner les

116
maladies comme des fièvres, sans parler de l’agent
pathogène. Il n’y aurait ni rhume, ni grippe, ni palu-
disme, juste une fièvre. Un maladroit est devenu un
dyspraxique, qu’il ait un problème neurologique
ou affectif. La dyslexie est simplement un trouble
de l’apprentissage de la lecture. Ses causes peuvent
être très diverses. Les praticiens honnêtes s’en tien-
dront aux cas où il y a un trouble physiologique ou
psychologique manifeste. Par exemple, la dyslexie
peut être due à un problème auditif sérieux, empê-
chant de discriminer les sons. Les autres rempli-
ront leur cabinet sur la base d’un indice léger, pour
faire plaisir à des parents inquiets.
Certaines dyslexies ne sont pas du tout médi-
cales, elles sont dues tout simplement à un mau-
vais enseignement des bases de l’écriture. Quand
un élève écrit ses lettres en miroir, par exemple
quand la lettre E ressemble à un 3 ou le p au q, il
n’est pas certain que ce soit dû à un trouble de la
latéralisation d’origine neurologique. C’est parfois
tout simplement que les élèves n’ont pas encore
compris que le sens d’écriture est significatif. C’est
peut-être dû à un manque de rigueur de la part de
l’instituteur, qui n’organise pas assez le poste de
travail de l’élève et ne l’habitue pas assez à orienter
sa page. D’ailleurs, ce n’est pas évident que l’orien-
tation ait une valeur sémantique. On pourrait fort
bien décider d’écrire de droite à gauche ou en bous-
trophédon (dans les deux sens, alternativement).
L’orientation de la page ou des lettres est purement
conventionnelle. Comme toute convention, elle

117
doit être transmise, car elle ne se déduit pas logi-
quement. Après tout, dans la phase initiale de l’ap-
prentissage, on pourrait légitimement croire que
ce sont les boucles et les jambages qui sont impor-
tants et que cela suffit. On est tous passés par cette
phase où on traçait des lettres à l’envers. C’est nor-
mal. Ce qui est anormal, c’est que l’instituteur ne le
corrige pas. Peut-être a-t-il tenté de le faire. Peut-
être n’a-t-il pas été assez explicite. S’il a maintes
fois tenté de rectifier la latéralisation, alors on peut
commencer à chercher une cause médicale. Mais il
est de fait que les élèves ne s’exercent pas assez, et
qu’ils ne font pas assez d’exercices normés.
Le taux de dyslexie est anormalement élevé en
France. On peut incriminer la langue, qui est diffi-
cile. De fait, il y en a moins en Italie ou en Finlande,
dont les langues sont transcrites de manière pho-
nétique. Une lettre correspond grosso modo à un
son et vice-versa. Il n’y a pas de pièges, comme
en anglais ou en français, pas de lettres muettes
à toutes les fins de mots, etc. Pourtant il ne fau-
drait pas négliger les effets délétères de certaines
méthodes, qui enjoignent à l’enfant de deviner ce
qu’on devrait tout simplement lui donner. On ne
peut pas deviner les régularités qui se cachent der-
rière l’orthographe française. À chaque fois qu’on
croit avoir identifié quelque chose, une exception
vient remettre en cause la théorie. S’il n’y a pas
un adulte pour valider l’hypothèse, l’enfant nage
dans l’incertitude. Il serait plus simple que l’adulte

118
donne directement les règles, avec leurs excep-
tions.
L’épidémie de dyslexie est le cache-misère des
insuffisances de l’école. On refile le bébé à l’ortho-
phoniste et on passe ça sur le budget de la protec-
tion sociale. Au demeurant, ça coûte beaucoup plus
cher.
Que dire alors de ces maux étranges que sont la
dyscalculie et la dysorthographie ? Je fais peut-être
du mauvais esprit et je suis peut-être un monstre
d’insensibilité devant les souffrances des enfants,
mais je doute de l’opportunité d’envoyer un pauvre
élève chez un médecin, alors qu’il a tout simple-
ment perdu des centaines d’heures de calcul et d’or-
thographe par rapport à la génération précédente.
De plus, on ne lui rappelle pas que l’orthographe
est importante. Généralement, les problèmes d’or-
thographe ne sont pas dus à une incompréhension,
plutôt à un problème de vigilance. Les règles les
plus importantes ont été vues, à un moment de la
scolarité – et même comprises. Elles n’ont sim-
plement pas fait l’objet d’un entraînement, pour
consolider le savoir. Les exercices propres à créer
la vigilance orthographique (la dictée par exemple)
ont été négligés, au profit d’une évaluation de l’or-
thographe à l’occasion des productions écrites (les
rédactions). Or dans une rédaction, il y a beaucoup
de critères. L’élève rationnel optimise son effort.
Rectifier son orthographe, pour gagner  4  points,
lui demanderait de nombreuses heures d’un tra-
vail fastidieux. Avec un peu d’astuce et quelques

119
lectures agréables, il peut récupérer les points qui
lui manquent en travaillant un peu plus les idées
ou la structure du devoir. Alors si en plus on lui dit
qu’il est dys-or-tho-gra-phi-que, il ne va pas se fou-
ler. « Je suis dysorthographique » est devenu une
excuse, pour ne pas se relire. C’est pire que « je suis
nul en orthographe », car maintenant il a une cau-
tion médicale ! Quelle est l’autorité du petit profes-
seur devant un médecin ?
On déresponsabilise l’enfant.
Tout ça parce que l’école ne veut pas admettre
sa propre responsabilité.

120
4. DU REDOUBLEMENT

121
Le redoublement a longtemps été un des piliers
du système scolaire français.
Au début de l’année scolaire 2014-2015,
Mme  Vallaud-Belkacem a publié un décret pour le
supprimer. Il n’a été maintenu que dans deux cas,
avec l’objectif affiché d’en faire une mesure excep-
tionnelle, quel que soit le niveau, aussi bien dans
le primaire que dans le secondaire. Tout d’abord, il
peut être décidé pour « pallier une période impor-
tante de rupture des apprentissages scolaires ».
En gros, il concerne les enfants qui ont eu de gros
problèmes personnels, par exemple d’ordre médi-
cal. Du niveau de l’élève il ne sera pas question. Le
deuxième cas concerne exclusivement les paliers
d’orientation, en pratique la classe de seconde,
si l’élève a été refusé dans la filière où il voulait
s’orienter. Dans tous les cas, il faut que la famille
en fasse la demande à l’académie. Les conseils de
classe ont été privés de tout pouvoir de décision en
la matière.
Cette mesure, pour radicale qu’elle soit, n’a nul-
lement surpris les professionnels de l’éducation.
Il faut savoir que c’était un objectif de la rue de
Grenelle depuis les années soixante-dix. Seule la
résistance du corps enseignant a pu retarder cet

123
événement. Depuis lors, le dénigrement du redou-
blement a été systématique et tout a été fait pour le
vider de sa substance. C’est un moribond qui a été
achevé.
À la longue, les enseignants eux-mêmes l’ont
perçu de plus en plus comme un échec de leurs
efforts ou de l’institution et de moins en moins
comme l’échec des élèves. Il y avait un sentiment
de culpabilité entretenu par les directeurs d’école,
sur lesquels la hiérarchie faisait pression. Si vous
n’étiez pas dans les clous statistiques, on venait
vous le reprocher. On pouvait même vous forcer à
modifier vos décisions.
Ce sentiment de culpabilité n’est peut-être pas
complètement dénué de fondement. Si un élève
dans une classe est en échec, on peut raisonnable-
ment penser que le problème vient de lui. Si 30 %
des élèves de la classe sont « dyslexiques » en fin
de CP, c’est probablement que l’instituteur a mal
fait son travail. Si l’épidémie est nationale… vous
m’avez compris.
Le problème, en l’occurrence, c’est qu’on a
agi sur le thermomètre. Un taux élevé de redou-
blants était un signal d’alerte. Il fallait agir sur
les méthodes pédagogiques, sur la discipline, sur
le contenu des cours, pas empêcher les élèves de
redoubler. La pression de l’administration était mal
dirigée et ne produisait qu’une ambiance délétère.
Mais il y a pire. Depuis 1989 et la loi Jospin,
l’enseignement est organisé en cycles. Tenez-
vous bien, car le raisonnement vaut son pesant

124
de cacahuètes. On constate que certains élèves
ont besoin de plus de temps que les autres pour
apprendre. Il se trouve que certains élèves n’ont
pas assez du CP pour apprendre à lire. Jusque-là,
c’est une platitude. Pour résoudre ce problème, on
a étalé l’enseignement sur trois ans, de la grande
section au CE1. Pour tout le monde ! Comme on n’a
pas osé interdire le redoublement tout de suite, on
l’a limité à un an par cycle. En pratique, ça tombait
surtout sur le CE1, car on avait laissé sa chance au
petit Kévin en fin de CP. On l’avait autorisé à conti-
nuer avec ses camarades, en se disant qu’après tout
rien n’était perdu, puisqu’il avait droit à encore un
an. Pourtant voilà, au bout d’un an, il n’avait pas
progressé et il devenait évident qu’on ne pouvait
pas décemment l’envoyer comme ça dans le cycle
suivant, sans même qu’il sache déchiffrer. Ou plu-
tôt si, on l’y envoyait, un an plus tard, puisque la
loi l’ordonnait. Que se passait-il ? C’est fort simple.
Pendant qu’il s’évertuait à rattraper son retard, ses
camarades continuaient d’avancer. C’est un peu
comme si on disait à un groupe de randonneurs :
« Chacun avance à son rythme, mais ce serait cool
que vous arriviez tous au refuge à la même heure ! »
De toute façon, il n’y a pas à s’inquiéter, il y a
des adultes pour superviser tout ça. Les profes-
seurs n’ont qu’à gérer l’hétérogénéité des classes. Il
n’ont qu’à différencier les parcours. Y a qu’à. Faut
qu’on. Facile à dire depuis un amphi de sciences de
l’éducation, ou en réunion pédagogique avec cinq
professeurs payés pour être d’accord. Or la réalité

125
d’une classe, c’est 30 élèves ensemble. On arrive
encore à peu près à gérer deux ou trois niveaux dans
une classe d’élémentaire pas trop surchargée, dans
les petites écoles de campagne. À mesure que vous
avancez dans le cursus, les écarts s’accentuent, les
cas particuliers se multiplient. Au collège, il est fort
possible de se retrouver, dans une seule classe, avec
4 ou 5 dyslexiques reconnus, 2 dyspraxiques (les
maladroits en langage non médicalisé), un enfant
précoce mal dans sa peau, et 3 ou 4 hyperactifs sous
Ritaline. Chacun d’entre eux a droit a ses aména-
gements : son tiers-temps pour les contrôles, voire
des épreuves spécifiques (c’est-à-dire plus faciles) ;
des photocopies à la place de son cahier manuscrit,
voire son ordinateur portable ou carrément un AVS
(assistant de vie scolaire). L’AVS est un adulte sous-
payé qui sert de secrétaire particulier au marmot
« handicapé » et qui parfois fait tout simplement
les exercices à sa place. Si certains établissements
se passent de ces modernes hilotes pour enfants,
d’autres arrivent à en concentrer plusieurs dans la
même classe. Et le professeur est censé gérer tout
ce beau monde et être attentif à chacun des trente
gamins, lors d’un cours de 55 minutes.
Quand donc admettra-t-on qu’on n’individua-
lise pas les cours, quand on n’a que deux minutes
à accorder à chacun ? Le cœur d’une organisation
scolaire, c’est, qu’on le veuille ou non, un ensei-
gnement collectif. Je m’égare. Revenons-en au
redoublement tel qu’il fonctionnait juste avant sa
mise à mort. Je n’ai pas parlé de la possibilité de

126
faire appel, ni des règles qui changeaient selon les
niveaux d’enseignement, si on était en fin de cycle,
au cœur d’un cycle, à l’approche d’un examen ou
d’une orientation. En gros, vous aviez plusieurs
cas de figure  : la décision revenait au conseil de
classe, la décision revenait à la famille, le conseil
de classe prenait une décision et la famille pou-
vait faire appel. Vous ne saviez pas quelle était la
règle en quatrième et vous n’aviez de toute façon
pas compris le pourquoi du comment ? Ce n’était
pas grave, le principal était là pour rappeler tout
ça et vérifier que vous pensiez bien. Évidemment
les pratiques changeaient selon le degré d’ignoble
conservatisme des professeurs.
On peut dire cependant qu’on ne faisait plus
guère redoubler les élèves que lorsqu’ils étaient
volontaires, ou du moins consentants, c’est-à-dire
quand ils étaient encore assez naïfs. Comptez aussi
sur les petits camarades pour saborder la déci-
sion. Vous savez, tous ces petits imbéciles, vraies
victimes du système au demeurant, qui ont com-
pris qu’il est plus facile de gruger que de travail-
ler. On n’apprend jamais assez tôt les bienfaits de
l’État-providence, n’est-ce pas ? Le « perturbateur »
de cinquième pouvait répondre à son professeur
en disant : « De toute façon, j’en ai rien à foutre
de votre cours. J’ai déjà redoublé. Je passerai en
quatrième quand même. » Il avait juridiquement
raison. Pendant 25 ans, la loi lui a donné raison.
Aujourd’hui, elle le dispense carrément de le dire.

127
On ne faisait plus redoubler les élèves quand ils
en avaient besoin, seulement quand on le pouvait.
On en arrivait à des calculs sordides. Supposons un
élève de sixième qui a atteint l’âge de 13 ans. Oui,
il a déjà redoublé malgré tout, vraisemblablement
en CM et en sixième, pour la bonne et simple rai-
son qu’il ne sait pas lire. Comment le conseil de
classe statue-t-il sur son sort ? 13 + 3 = 16. Dans
trois ans, fin de scolarité obligatoire, il aura 16 ans.
Il pourra donc dégager. De toute façon, on ne sait
pas comment l’aider. Alors on attend que ça passe,
en espérant qu’il n’empêche pas trop les autres de
travailler.
On a prétendu et répété jusqu’à plus soif que le
redoublement était inefficace. Pour cela, on s’est
appuyé sur des statistiques très générales. On a
constaté que les élèves ayant redoublé étaient peu
nombreux à décrocher le bac finalement, sauf si
le redoublement intervenait tardivement, c’est-à-
dire après la seconde. Ces résultats ne prouvent
rien. En effet, c’est le contraire qui serait surpre-
nant. Quelqu’un qui est lent au départ aura tou-
jours plus de difficultés que les autres. Si vous avez
des jambes trop courtes, vous ne gagnerez jamais
le 100 mètres aux J. O. mais vous pourrez quand
même tirer profit d’un entraînement sportif. Si
vous avez un souffle au cœur, vous ne vivrez proba-
blement pas jusqu’à cent ans. La médecine ne peut
pas tout. Elle peut quand même vous faire gagner
de belles années. On peut ne pas décrocher le bac
et savoir ce dont on a besoin pour vivre bien. Ce

128
n’est pas parce que le dispositif ne donne pas des
résultats absolus qu’il est inutile.
Quand on veut absolument prouver que l’école
est injuste et inégalitaire, on arrive forcément à
produire de belles statistiques, en comparant des
situations qui ne sont en rien comparables. C’est
assez amusant, quand les experts prétendent com-
parer les élèves faibles autour de la moyenne, pour
avoir un échantillon représentatif de redoublants
et de non-redoublants. Il y en a qui ne sont pas du
tout des cas limites. Ils ne sont pas autour de 9, mais
bien à 2 ou 3 de moyenne. On ne peut pas les com-
parer à ceux qui sont un peu justes pour passer. Ce
que l’on sait en revanche, c’est que ces élèves seront
ingérables au collège, qu’ils vont s’y ennuyer et que
les professeurs ne sauront rien en faire. On trouve
même des experts qui prétendent prouver la noci-
vité du redoublement en constatant, statistiques à
l’appui… que le redoublement entraîne du retard
scolaire ! Bel exemple de raisonnement circulaire.
C’était dans Le Monde de l’éducation en 2003.
L’inefficacité du redoublement était contraire
au sentiment général des professeurs, quand on a
avancé l’idée dans les années soixante-dix. Depuis,
ce sentiment a changé et de plus en plus d’édu-
cateurs font empiriquement ce constat. On a là,
typiquement, une prophétie autoréalisatrice. Si le
redoublant se persuade que ça ne sert à rien, ça
ne servira effectivement à rien, car il va se décou-
rager. Si ses professeurs et le proviseur doutent,
comment retrouvera-t-il confiance ? Si ses parents,

129
les journalistes et ses camarades lui envoient sans
cesse le message que c’est idiot et injuste, on voit
mal pourquoi il essaierait de se reprendre en main.
Le redoublement n’est pas foncièrement inefficace,
mais aujourd’hui, il faut bien admettre qu’on l’a
rendu inefficace. Il ne peut plus être perçu comme
une opportunité ou comme une seconde chance,
parce que tout le monde dit qu’il est stigmatisant.
Si je voulais vraiment mesurer l’efficacité du
redoublement, il me faudrait trouver un échan-
tillon représentatif, ce qui est difficile. Il faudrait
aussi que je trouve un moyen de ne pas influencer
les résultats de l’étude. Très difficile. Avant toute
chose, il me faudrait savoir quels sont les buts
recherchés par le dispositif. Puis je comparerais
le redoublement aux dispositifs concurrents, car
même une méthode médiocre est bonne à prendre,
s’il n’y en a pas de meilleure. Évidemment, si j’éva-
lue un objectif absolu, comme permettre aux élèves
faibles de rattraper tout leur retard, le résultat sera
forcément décevant. Aucun système ne réalisera
une égalité parfaite à la sortie avec une hétérogé-
néité à l’entrée.
Les fonctions du redoublement sont en réalité
multiples. Permettre aux élèves d’obtenir le bac-
calauréat n’est pas la seule, ni même la principale.
J’en signalerai trois qui me paraissent essentielles.
La première, c’est de s’assurer que tous les
élèves ont les moyens intellectuels de comprendre
ce qui va se passer l’année suivante. Je ne veux
pas dire qu’il faut éliminer les imbéciles. Tout le

130
monde peut apprendre, mais tous les élèves n’ont
pas encore acquis une masse de connaissances
et de savoir-faire suffisante. Ce point devrait être
l’unique critère de décision d’un conseil de classe.
On n’envoie pas les enfants au casse-pipe. Le rap-
pel de cette évidence pouvait valoir au professeur
une solide remontée de bretelles de la part de son
principal, avec invocation de la loi et de tous les
principes « républicains ».
Pour bien en juger, il faudrait d’ailleurs distin-
guer les matières fondamentales. Tout d’abord, il
y a les matières vraiment fondamentales, parce
qu’elles ont un impact sur les autres. C’est le cas de
la lecture, de la grammaire, des mathématiques et
de l’orthographe dans une certaine mesure. Puis il
y a des matières qui, sans influer sur les autres, ont
besoin d’une forte cohérence interne et d’une pro-
gression rigoureuse. C’est le cas des langues étran-
gères, de la physique, de la chimie, de la biologie et
même du dessin ou de la musique, si on fait autre
chose que se divertir. Oui, si on veut aller au-delà
d’un vague vernis culturel, il faut maîtriser son
solfège et les règles de la perspective. La musique
et le dessin sont des disciplines mathématiques.
Enfin, il y a les matières culturelles, aussi dignes
que les autres, que l’on peut reprendre à n’importe
quel moment, dès lors qu’on décide de s’y intéres-
ser, en autodidacte, comme la littérature ou l’his-
toire. Il faut faire redoubler un enfant qui ne sait
pas lire, mais ce serait grotesque de faire redoubler
quelqu’un qui place le Japon dans l’hémisphère

131
sud… sauf s’il est amené à enseigner la géographie
ou à devenir ministre du Logement et de l’égalité
du territoire.
La deuxième fonction, c’est de donner plus de
temps à ceux qui en ont besoin. L’évolution à un
rythme unique perd les bons ou les mauvais. Ou
même les deux. Il y a une dose d’ennui maximale
que l’élève sérieux peut supporter. Au-delà, son
attention se perd, et lui-même finit par voir ses
performances décliner. Il n’est pas toujours pos-
sible de se mettre au rythme du plus lent.
La troisième fonction, c’est d’inciter tous les
élèves au travail en leur rappelant que le manque
d’efforts a des conséquences. Les notes ne suffisent
pas. Il faut un résultat concret. C’est une façon
d’inculquer le sens des réalités. C’est peut-être dur,
pourtant c’est profondément éducatif. Ce dernier
point n’a d’ailleurs pas besoin d’être recherché
pour lui-même. On ne fait pas un exemple pour
faire un exemple. On prend une décision juste, et il
se trouve que, secondairement, elle sert d’exemple.

Les conditions d’un bon redoublement

Il est certain que le redoublement n’était plus


efficace, ces deux dernières décennies, parce qu’on
s’y prenait mal. Les impressions des acteurs de
l’éducation varient très fortement. Certains profes-
seurs affirment n’avoir jamais vu de redoublement
efficace. D’autres pourront en citer des dizaines.
Il est probable que tout le monde ait raison. Ou

132
plus exactement, tous ces témoignages méritent le
respect. Il faut les prendre pour ce qu’ils sont, de
simples témoignages concernant des cas particu-
liers, ou plutôt des contextes particuliers. La per-
sonnalité de l’élève n’est manifestement pas le seul
facteur qui décide de la réussite. À voir le caractère
très tranché des points de vue, il est très probable
que l’organisation de l’école est déterminante. S’il
peut y avoir beaucoup de succès quelque part et
aucun ailleurs, c’est lié d’une manière ou d’une
autre aux lieux et non pas aux personnes. Quelles
peuvent donc être les conditions de réussite d’un
redoublement ?
Tout d’abord faisons remarquer une évidence.
Un redoublement sera réussi s’il permet à l’élève
de reprendre pied. Le succès ne s’évalue pas au
niveau du baccalauréat, mais par rapport à la situa-
tion précédente de l’enfant. Sa deuxième année
de CP lui a-t-elle permis d’apprendre enfin à lire ?
Si oui, son redoublement a été bon, et peu importe
qu’il pousse ses études jusqu’au doctorat ou qu’il
s’arrête au brevet. Il aura de toute façon tiré profit
de sa scolarité.
La première condition, c’est évidemment que la
décision de redoublement soit juste et lisible. Il ne
faut pas que l’élève la considère comme une bri-
made, plutôt comme une nécessité. Les petits paris
sur sa motivation ou sur l’efficacité de son redou-
blement tendent malheureusement à donner un
sentiment d’arbitraire. Il est bien plus sain de s’en
tenir à des considérations objectives, plutôt que

133
de faire de la mauvaise psychologie et d’essayer de
rentrer dans la tête du gamin. C’est sa capacité à
suivre les cours de l’année suivante qui doit nous
guider. D’ailleurs, les enfants adaptent leurs efforts
à ce que l’on attend d’eux, tant que cela leur paraît
raisonnable.
Cela m’amène à la deuxième condition. Il faut
être persuadé que le redoublement est utile et
qu’il peut marcher. Même si ette condition n’est
évidemment pas suffisante, elle est nécessaire.
Les prophéties pessimistes ont beaucoup plus de
chance d’être autoréalisatrices. Il suffit de croire
à l’échec pour qu’il arrive, alors que l’inverse n’est
pas vrai. Il ne suffit pas qu’on ait de l’ambition à la
place de l’enfant. Mais si on lui laisse entendre qu’il
n’y a rien à espérer, il est certain qu’il ne progres-
sera pas et qu’il s’installera dans la médiocrité.
Le redoublement doit être perçu comme une
opportunité et non comme une punition. Les pro-
blèmes de comportement et même de travail ne
devraient pas entrer en ligne de compte. La perte
d’une année entière constitue une sanction trop
lourde, disproportionnée et probablement ineffi-
cace, si l’élève a le niveau nécessaire pour passer.
Tout porte à croire qu’il va considérer la décision
comme injuste et que ça l’incitera à tricher ou à
faire semblant de travailler. De toute façon, il vaut
mieux sanctionner les comportements déviants
au fur et à mesure, avant qu’ils se généralisent et
n’installent une ambiance délétère dans la classe.
Faire redoubler constituerait une double peine.

134
Malheureusement, il n’y a guère que dans le supé-
rieur qu’on présente le redoublement comme une
chance. On vous explique que vous n’avez droit
qu’à un redoublement pour passer votre licence, ou
que le redoublement est interdit à Normale Sup’.
Un changement d’approche est plus que sou-
haitable. Il est évident que répéter ce qui a échoué
ne sert pas à grand-chose. Il faudrait proposer sys-
tématiquement un changement de classe. C’est en
apparence plus compliqué dans les zones rurales,
on peut pourtant trouver des solutions internes, il
suffirait par exemple que les instituteurs fassent
tourner les classes entre eux. Ce serait un petit peu
moins confortable pour les enseignants, puisque
ça les obligerait à préparer plus de cours, mais ce
serait sans doute profitable pour les élèves. Pour
un meilleur brassage, d’ailleurs le plus simple
serait que les instituteurs descendent dans la
classe inférieure et reviennent au CM2 après le
CP. En effet, s’ils montent avec leur classe, ce sont
les bons élèves qui se retrouvent avec un seul son
de cloche pendant cinq ans. J’en profite pour dire
que, si on constate que tous les enseignants ont un
taux élevé de redoublants sur le même niveau, il
faut s’interroger sur les méthodes et envisager de
bazarder certains manuels. En zone urbaine, des
tas d’autres possibilités existent. On peut changer
de classe dans un même établissement, ou chan-
ger d’établissement. En réalité, seuls les règle-
ments pourraient s’y opposer (la carte scolaire par
exemple). Toutefois ce changement d’enseignant

135
n’est pas une nécessité absolue, parce que le chan-
gement peut venir de l’élève lui-même, s’il gagne
en maturité ou se met simplement au travail.
Il faut surtout que le redoublement arrive
à temps. On aurait tort de le présenter comme
une solution de dernier recours. Certes, il y a des
choses à tenter au cours de l’année, pour essayer
de l’éviter. Si on peut s’en sortir par du soutien sco-
laire ou du tutorat, c’est évidemment moins lourd
pour l’élève et moins coûteux pour la société.
Cependant, il faut avoir l’honnêteté et le courage
de faire le bilan à la fin de chaque année scolaire.
Il n’est pas raisonnable d’ajourner la décision, si
on pense que l’élève n’arrivera pas à suivre dans
la classe supérieure. Si un élève a raté son CP, il y
a peu de chances qu’il apprenne à lire grâce à un
passage automatique en CE1, car en réalité les ins-
tituteurs ont beaucoup trop de choses à faire dans
cette classe pour pouvoir rectifier l’apprentissage
de la lecture. Le redoublement en fin de cycle
(CE1) est inefficace, puisqu’on n’a jamais l’occasion
de revoir le programme de CP. Il y aura nécessai-
rement de grosses lacunes. Si plusieurs années de
suite on s’est voilé la face, on se retrouve avec des
situations inextricables et énormément de souf-
france. On ne peut rien faire d’un illettré complet
en sixième. On n’a plus qu’à le faire passer automa-
tiquement. Ça ne sert à rien non plus, et on espère
qu’il traversera le collège sans se faire trop de mal
et sans empêcher ses camarades d’apprendre. Il
aurait fallu intervenir beaucoup plus tôt.

136
Dans le même ordre d’idées, il faudrait aussi
résister aux passages à l’ancienneté. « Avant d’être
malade, soigne-toi. » Quand tu es mourant, c’est
trop tard.
Aujourd’hui nous donnons l’impression que le
travail est optionnel et qu’il suffit d’attendre que les
cailles vous tombent toutes rôties dans la bouche.
Au bout du compte, il est possible que l’élève faible
apprenne moins que les autres. Il est possible qu’il
n’atteigne jamais le baccalauréat. Si son collège est
de meilleure qualité, ce n’est pas grave. Apprendre
moins pour apprendre mieux, ça ne consiste pas à
diluer les programmes dans une soupe infâme. Ça
ne consiste pas non plus à ramener tout le monde
au rythme du plus lent. Ça consiste à prendre tout
le temps nécessaire pour enseigner à chacun des
bases stables. Tant pis si tous les élèves ne vont pas
au bout du cursus. Il vaut mieux donner à chacun
ce qui lui convient que de donner à tout le monde
une qualification illusoire.

Remplacer (éventuellement) le redoublement

Toutefois le redoublement n’est pas sans


défauts, il faut bien le reconnaître. Il est parfaite-
ment légitime de chercher à le remplacer ou à le
compléter par un dispositif meilleur. Évidemment,
nous n’aurons progressé que si la nouvelle solution
prend en compte correctement tous les objectifs
du redoublement et présente au bilan moins d’ef-
fets secondaires.

137
On peut adresser plusieurs reproches légitimes
au redoublement.
Le premier de ces reproches est d’être démoti-
vant. On peut penser qu’il décourage certains élèves
en leur collant l’étiquette de « mauvais élèves »,
d’élèves « en échec » et toutes ces choses-là. On a vu
précédemment que le plus grand facteur de démo-
tivation était en réalité l’incohérence des décisions
et l’ignorance de l’élève qui ne parvient pas à suivre
les cours. Cependant, il est possible qu’il reste un
effet décourageant au moment des choix d’orien-
tation, même lorsque le redoublement s’est bien
passé. En effet le redoublement a un côté visible
et définitif dans la scolarité. Le redoublant peut
renoncer à faire des études longues, s’il se dit qu’il
a déjà perdu trop de temps.
Par ailleurs, la différence d’âge a tendance à se
voir physiquement dès la première année de retard.
Cela peut avoir un impact déplaisant sur la vie sco-
laire et entretenir chez l’élève concerné l’impres-
sion de n’être pas tout à fait à sa place. Cet effet
ne doit pas être exagéré. Un âge plus avancé peut
au contraire conférer certains avantages, en termes
de force physique, et en expérience de la vie. C’est
très sensible au lycée, quand on est presque adulte,
on saisit beaucoup mieux certaines allusions litté-
raires, certaines réflexions philosophiques, ou cer-
taines réalités biologiques, du seul fait que l’on a
un ou deux ans de plus que ses camarades. Même
pour des choses très scolaires, la différence peut se
voir.

138
Ces effets psychologiques dépendant beaucoup
de la façon dont on présente les choses, ils ne suf-
fisent donc pas, à eux seuls, pour refuser le redou-
blement. Toutefois, si on peut être aussi efficace
d’une autre manière, on préférera épargner ces
soucis aux jeunes.
L’autre défaut du redoublement, c’est qu’il coûte
cher. Moins cher assurément que de forcer un ado-
lescent illettré à traverser les quatre années du col-
lège sans rien comprendre, et il y a certainement
une marge de manœuvre pour des économies. Un
an, c’est beaucoup. Un bonne partie du redouble-
ment est superflue. En effet, on repasse toutes les
matières, alors que bien souvent une ou deux seu-
lement posent vraiment des problèmes et mettent
en question la capacité à suivre les cours de l’année
suivante. Il est légitime de faire redoubler un élève
parce qu’il ne maîtrise pas les bases de la gram-
maire ou du calcul, mais va-t-on l’obliger à repas-
ser aussi l’anglais ou l’histoire ? En soi, c’est bien
dommage, cependant dans le cadre du redouble-
ment, il n’est guère possible de faire autrement. Un
élève aurait bien du mal à se remettre à temps plein
après une année occupée seulement par les mathé-
matiques et le français. À l’inverse, ce surcoût du
redoublement peut nous inciter à laisser passer
de graves lacunes, en comptant sur des compensa-
tions absurdes. Maîtriser parfaitement la division à
deux chiffres ne permet pas d’écrire correctement
une lettre et vice-versa. Or, un jeune a besoin des
deux. Il n’est certes pas nécessaire d’être bon par-

139
tout, il suffit de n’être lamentable nulle part. Nous
aurions tout intérêt à trouver une organisation qui
nous permette de mieux cibler les besoins.
Il existe évidemment des alternatives au redou-
blement. On va les examiner. Une chose est cer-
taine. Soit on supprime le redoublement, soit on le
fait correctement. À cet égard on peut considérer
le récent décret comme un moindre mal. Les pro-
fesseurs ne pourront plus tenter un bluff minable,
pour inciter les élèves à travailler, en lançant cette
fragile menace.
Il est à noter, malheureusement, que le redou-
blement n’a été remplacé par rien. Les ministres
ont une déplorable tendance à décréter ce qui est
bien ou mal, sans se préoccuper des alternatives.
Sans doute une application idiote du principe de
précaution…
Avant de faire des propositions, gardons bien en
tête les objectifs.
Le plus important est de s’assurer que tous les
élèves sont capables de suivre les cours et qu’aucun
élève ne vient en classe pour rien.
Ensuite, il faut créer une vraie incitation au
travail pour tous les élèves, les bons comme les
médiocres (on intervient avant qu’il y en ait des
mauvais). Il s’agit de rappeler que la paresse a des
conséquences et que la réussite n’est pas un droit
en soi. Elle se mérite.
Enfin, il faut permettre à ceux qui en ont besoin
de disposer de plus de temps que les autres pour
apprendre, en privilégiant la solidité des appren-

140
tissages, quitte à ce que le cursus soit différent à
l’arrivée. Je rappelle que la politique actuelle des
cycles ne donne en réalité aucun temps supplémen-
taire aux élèves fragiles. Il y a un énorme sophisme
derrière les raisonnements qui l’ont justifiée.
Cela étant posé, nous avons plusieurs pistes à
explorer.
La première, c’est l’orientation. Elle répond
plus ou moins au premier critère, assez bien au
second, pas du tout au troisième. En soi, il est légi-
time de sélectionner, afin de proposer à chacun ce
qui lui convient, mais le risque, si on présente la
sélection comme une alternative au redoublement,
c’est de créer des voies de garage. Les filières tech-
niques ne doivent pas être, comme aujourd’hui, un
refuge pour ceux qui ont échoué dans l’enseigne-
ment général. On a besoin de techniciens de talent,
pas de pauvres gars dans les mains desquels on
met une perceuse, parce qu’on s’imagine qu’ils ne
sont pas capables de se servir de leur cerveau. Les
écoles professionnelles ont autant que les autres
le droit de sélectionner leurs élèves et le devoir de
s’assurer qu’ils sont capables de faire ce qu’on leur
demande. De même, la série L ne devrait pas être
une filière de mauvais en maths.
La neutralisation du redoublement a eu comme
effet pervers une utilisation accrue de l’orientation
pour la sélection. L’ajustement ne pouvant plus se
faire sur le nombre d’années, il se fait par l’orienta-
tion vers des écoles moins réputées. Le mépris du
redoublement a certainement aggravé la hiérarchie

141
malsaine qui existe entre les filières. Puisqu’on n’a
plus de moyen efficace de remettre les élèves sur
pieds, on les pousse vers la sortie. Il n’y a plus de
place décente pour les faibles. C’est tout ou rien.
L’orientation n’est donc pas une alternative suffi-
sante à l’échelle du système. À titre individuel, elle
peut fonctionner ( je m’oriente là où je suis fort),
mais à l’échelle de la nation, ça ne fonctionne pas,
car il y a beaucoup de jeunes, qui, à un moment
donné, se retrouvent sans point fort à mettre en
avant. L’orientation doit s’articuler avec d’autres
dispositifs.
Les classes relais ne sont que des redoublements
déguisés. Un certain nombre de collèges ou de
lycées ont proposé ce dispositif de remise à niveau
sur leur première année, donc pour la sixième ou
pour la seconde. Il s’agit de faire le programme en
deux ans au lieu d’un seul. C’est proposé aux élèves
dont le niveau paraît trop faible pour qu’ils soient
acceptés normalement dans l’établissement. Il
s’agit d’une certaine manière d’un redoublement
anticipé et volontaire, au sein d’une classe spécia-
lement dédiée.
Il y a des avantages évidents. D’abord, on donne
effectivement plus de temps aux élèves. Ensuite, le
caractère volontaire est a priori favorable à la réus-
site. Enfin, en principe, le fait de rassembler des
élèves ayant le même niveau devrait permettre une
meilleure adaptation à leurs besoins.
Toutefois, ça ne va pas sans quelques difficultés.
Cela tient principalement à la place de ces classes

142
dans le cursus. Elles sont généralement proposées
à des moments supposés décisifs (entrée au collège
ou au lycée), comme si le changement de méthodes
de travail était le point le plus important à résoudre.
Je ne nie pas que le passage d’un instituteur unique
à une multitude de professeurs spécialisés puisse
perturber les plus fragiles. Cependant, ce n’est rien,
si on le compare aux lacunes accumulées pendant
cinq années d’école élémentaire. Il y a de fortes
chances que ce quasi-redoublement arrive trop
tard pour changer vraiment la donne. Jusqu’à quel
point du programme de primaire le professeur de
mathématiques devra-t-il remonter avant d’atta-
quer véritablement le programme du collège ? Il
aurait mieux valu un redoublement précoce.
Comme tous les redoublements, les classes
relais n’échappent pas au problème de la stigmati-
sation. Je dirai même qu’elles tendent à l’aggraver.
Un redoublant, dans une classe normale, peut ten-
ter de se fondre dans la masse, si sa taille le lui per-
met. De toute façon, il est traité à égalité avec ses
camarades et il a l’occasion de montrer à tous qu’il
est aussi capable qu’un autre. En revanche, avec les
classes relais, il y a un risque net de se trouver avec
des élèves incapables de se rattacher à un circuit
normal. Dit plus crûment, on se retrouve souvent
avec des classes poubelles, très difficiles à gérer,
que tout l’établissement a tendance à considérer
comme telles. Il y a un effet ghetto. L’étalement
des apprentissages n’offre alors qu’un avantage
apparent, s’il se traduit par une trop grande perte

143
d’ambition. Il semble que ces classes relais soient
plus efficaces au niveau du lycée, où le baccalau-
réat maintient un objectif clair, qu’au collège, où
l’objectif est plus difficile à percevoir. Le DNB
(diplôme national du brevet) est aujourd’hui d’un
niveau beaucoup trop faible pour constituer un
aiguillon.
Une enquête approfondie serait souhaitable
pour mieux évaluer ces phénomènes. La compé-
tence et l’implication des enseignants sont parti-
culièrement déterminantes dans un tel contexte
et les réussites locales sont difficilement transpo-
sables. Pour toutes ces raisons, les classes relais ne
me semblent pas apporter un avantage sérieux par
rapport aux redoublements sincères.
Dans un esprit assez proche, nous avons les
classes de niveau. Parfois d’ailleurs, les classes de
niveau prolongent les classes relais. Par exemple,
après une sixième relai, on affecte les élèves à une
cinquième pudiquement appelée cinquième amé-
nagée, où des professeurs plus ou moins volon-
taires sont censés prendre en compte les besoins
spécifiques d’un public en difficulté scolaire. À côté
de cela, la cinquième A sera une classe bilingue,
on fera du latin et de l’allemand en quatrième B.
Les élèves de cinquième F seront mécaniquement
envoyés en quatrième F, où aucune option ne leur
sera proposée, puisqu’on les juge trop faibles pour
seulement essayer.
Ces classes de niveau constituent un pis-al-
ler. On y suit le même programme que dans les

144
autres classes, en général sans disposer de plus
de temps, avec une moindre exigence, c’est-à-dire
une moindre ambition. Au fond, ça consiste à dire
à nos randonneurs un peu lents qu’ils vont former
un groupe allant à leur rythme, alors qu’au bout
du compte ils devront arriver au même endroit en
même temps que le groupe des randonneurs de
compétition. Malheureusement, chacun sait qu’on
a tendance à aligner ses efforts sur ceux qui nous
entourent. Il ne faut pas que j’aie devant moi un
marcheur tellement rapide qu’il me décourage, et
il ne faut pas non plus que je me retrouve avec des
gens qui vont dire à chaque pas que la randonnée
est trop fatigante.
Évidemment, ces classes de niveau permettent
d’éviter une trop grande hétérogénéité, et d’éviter
ainsi des classes trop difficiles à « gérer », comme
on dit euphémiquement quand c’est la foire inté-
grale. Cela permet aux bons élèves, normalement,
d’exprimer au mieux leur potentiel, ce qu’ils n’au-
raient probablement pas pu faire dans une classe
où toute sélection aurait été bannie. C’est un peu
comme pour les classes relais, une façon un peu
hypocrite de réintroduire la sélection refusée
par les circulaires ministérielles. La sélection, je
le répète, est une nécessité. On peut déplorer, en
revanche, qu’elle se fasse par de misérables astuces,
comme le jeu des options. Une telle sélection est
essentiellement négative, alors que par exemple,
l’orientation vers une école professionnelle peut
être vécue comme une opportunité. Ce n’est jamais

145
une opportunité d’être placé dans le groupe des
nuls, même si l’équipe éducative prétend que c’est
pour mieux s’occuper de vous.
Au fond, il n’y a pas une infinité de possibili-
tés. Les véritables alternatives au redoublement
se situent du côté du soutien scolaire. Il s’agit d’in-
tervenir au fur et à mesure que les difficultés sur-
viennent et de manière aussi ciblée que possible.
La plupart des dispositifs, si recherchés soient-ils,
reviennent en gros à deux options : le cours parti-
culier et le stage intensif.
Les cours particuliers présentent des avan-
tages évidents. Tout d’abord la grande souplesse
d’organisation permet vraiment d’identifier et de
résoudre les problèmes exacts de l’élève et dis-
pense de refaire ce qui a déjà été compris. Ensuite
le face-à-face entre l’élève et son précepteur est
très propice au travail. Il y a naturellement des
enfants agités, mais en cours particulier ils ne
disposent ni de distractions ni d’échappatoires,
contrairement à ce qui se passe en classe. Pour peu
que l’enseignant conserve tout son professionna-
lisme et ne se laisse pas aller à la facilité d’une rela-
tion de copinage, il lui est très facile de maintenir
l’attention et le travail. On peut dès lors tenter des
approches très variées et des méthodes inductives
souvent dangereuses en classe entière à cause du
désordre qu’elles peuvent engendrer. Le cours
dialogué, qui consiste à faire émerger les connais-
sances de la réflexion des élèves, est un des grands
pièges des pédagogies modernes, parce qu’il tend à

146
se faire avec un petit nombre de volontaires, géné-
ralement les meilleurs et toujours les mêmes, lais-
sant de côté ceux qui sont moins à l’aise. Il n’en va
pas de même en cours particulier évidemment. La
démarche devient efficace. Beaucoup plus en tout
cas que si l’on avait affaire à un groupe.
La relation toute professionnelle entre l’élève
et le précepteur présente un autre avantage, c’est
de limiter la peur du regard d’autrui. Devant une
classe, on a souvent honte de se tromper, d’es-
sayer, de prendre des risques, de poser une ques-
tion. Bien sûr, cette peur peut exister aussi devant
l’adulte, mais l’adulte en question n’est pas un ami
ou un parent dont on pourrait perdre l’amour. Il
doit agir avec bienveillance et encourager l’élève,
et cette bienveillance tient surtout au fait qu’il n’est
ni impressionné ni choqué par les performances
de l’élève. Des fautes, il en a déjà vu d’autres. Il n’y
met rien d’affectif, contrairement à un parent ou
un camarade. Il sera, normalement, d’une discré-
tion exemplaire, comme le médecin devant lequel
on se déshabille. Non soumis à un programme pré-
cis, ni à la nécessité de gérer l’hétérogénéité d’une
classe, le précepteur peut vraiment prendre l’élève
là où il en est. Peu importe quel est le niveau réel.
Il a une marge d’action. Cela demande une grande
souplesse d’esprit au professeur. Il doit être prêt à
enseigner des choses très simples, à rappeler par
exemple la règle des doubles négations, alors qu’il
prépare un lycéen à la dissertation. Il n’y a pas de

147
cas si désespéré qu’on ne puisse faire progresser
avec du temps.
Le problème, c’est le temps justement, et le
coût. Les deux sont intimement liés. Mettre un
professeur formé derrière chaque élève coûte très
cher. De ce fait, la décision est difficile à prendre.
Elle se prend généralement très tard. Les familles
paient assez volontiers lorsqu’il s’agit de don-
ner un dernier coup de collier avant les examens,
alors qu’elles prennent peur si on commence à
en parler dès le cours élémentaire ! Quel sera le
coût, si ça doit durer pendant toute la scolarité ?
Seulement voilà, quand on intervient très tard, il y
a des choses qu’on ne peut plus rectifier. J’avertis
loyalement les parents, lorsqu’ils me demandent
pour leur fille, à deux mois du bac de français, de
rectifier son orthographe. Les cours d’orthographe
demandent beaucoup de temps et il y a beaucoup
d’autres choses à prendre en considération pour
l’examen. Certes, on peut travailler la méthode de
relecture, ou expliquer comment chercher l’infor-
mation dans le dictionnaire, mais en sept ou huit
heures, on ne rattrape pas un cursus de plusieurs
années.
En revanche, il y a des choses qui peuvent
se débloquer par des explications relativement
simples. Un concept mathématique essentiel, l’uti-
lisation d’un brouillon pour rédiger, les figures de
style. Bien souvent les élèves ratent leurs disserta-
tions pour la simple et bonne raison qu’ils n’ont pas
compris ce qu’on attend d’eux.

148
Globalement, on ne peut compter sur les cours
particuliers que pour des interventions limitées.
Il ne faut pas être trop mesquin non plus. On peut
faire pas mal de choses en vingt ou quarante heures.
On ne peut presque rien faire en trois ou quatre.
Je voudrais mettre en garde les familles contre
les promesses électorales insensées. Les ministres
ont souvent promis qu’avec eux on allait enfin
tenir compte des besoins de chaque élève. C’est
faux. C’est faux parce qu’il n’y a jamais les moyens
nécessaires. On fait de l’« accompagnement per-
sonnalisé » avec des groupes de 18, deux heures
par semaine. Une mascarade ! C’est faux parce que
si on essayait vraiment de le financer, les impôts
augmenteraient bien au-delà de tout ce qui est
raisonnable. Le soutien organisé au sein de l’école
publique, depuis vingt ou trente ans, a coûté très
cher et n’a rien produit d’autre qu’un vague sau-
poudrage.
À l’échelle locale, on a pu, çà et là, faire des expé-
riences intéressantes, qui ont presque aussitôt été
détruites par l’échec du dispositif général et par la
nouvelle politique instaurée pour le remplacer. On
a pu par endroits, réduire le coût en faisant appel
à des bénévoles. La démarche est à saluer, bien
qu’elle ne puisse nullement constituer une solution
globale. Les élèves de Polytechnique se sont vu pro-
poser des stages de soutien scolaire. L’expérience a
été concluante et les journaux l’ont relayée. Très
bien. Mais ces stages constitueraient une sorte de
taxe sur les élèves des grandes écoles, s’ils devaient

149
être généralisés et obligatoires. L’efficacité serait
probablement très éloignée de celle du dispositif
pilote, puisque celui-ci n’implique que des volon-
taires bien choisis.
Il faut admettre que le suivi individuel est for-
cément limité dans le cadre de l’école. Les profes-
seurs ne peuvent pas se dédoubler. L’essentiel des
cours s’y font forcément de manière collective. Il
me semble peu réaliste d’espérer faire des cours
particuliers à grande échelle, surtout dans le cadre
de l’école publique gratuite, où les coûts ne seraient
pas maîtrisés.
Une administration serait placée devant le
dilemme suivant : soit mettre en place des quo-
tas drastiques, qui profiteraient surtout aux plus
habiles, soit laisser filer les déficits.
Les pays asiatiques pratiquent massivement les
cours particuliers, certes, mais ce sont les familles
qui paient. Elles paient d’ailleurs aussi pour des
leçons qui ne sont pas prévues dans le cursus, en
particulier pour certaines langues, comme le fran-
çais. Cela correspond alors à d’autres objectifs que
la simple remise à niveau et peut se traduire par
une pression excessive sur les enfants.
En soi ce n’est pas une mauvaise chose que les
familles paient. C’est une question de responsabi-
lité. La gratuité apparente d’un service incite à le
réclamer quand on n’en a pas vraiment besoin, et à
ne pas le prendre au sérieux quand on en a besoin.
Le coût ne se mesure pas seulement en argent. Ce
qui est le plus important, c’est que le bénéficiaire se

150
donne de la peine. Il me semble peu judicieux, par
exemple, qu’un travail supplémentaire (quel qu’il
soit) s’effectue dans les trous de l’emploi du temps.
Par contre, revenir le mercredi après-midi repré-
sente une contrainte suffisante pour que l’élève
cherche à progresser et fasse en sorte de ne plus
avoir besoin de l’aide des adultes. C’est très impor-
tant pour l’apprentissage de l’autonomie. Pour
toutes ces raisons, les cours particuliers doivent
rester limités à l’initiative individuelle.
Les stages intensifs en petits groupes me
semblent plus réalistes, comme solution d’en-
semble. Je songe à des stages qui auraient lieu pen-
dant les vacances. Certains pays qui ont interdit le
redoublement ont pris cette voie, semble-t-il avec
des résultats honorables (Finlande). Il est évident
qu’un stage obligatoire, intensif, ciblé et en petit
groupe répond à l’essentiel des exigences que nous
avons définies plus haut.
L’obligation est importante, si on veut s’assu-
rer qu’ils soient suivis par ceux qui en ont besoin
et non par les autres. La perspective de perdre ses
vacances constitue assurément un puissant aiguil-
lon. Elle touche aussi bien l’enfant que ses parents.
Elle est peut-être même plus redoutable encore
que celle de devoir refaire une année. Un enfant
a du mal à se projeter dans l’avenir. Il sait qu’il
sera à l’école l’année prochaine de toute façon,
qu’il redouble ou non. La différence, il la sentira
peut-être dans dix ans. C’est loin, très loin pour un

151
petit bout de chou de CP. Les prochaines grandes
vacances, il peut s’en faire une idée.
Il vaut mieux que le stage s’effectue en petits
groupes. Le professeur doit pouvoir s’adapter aux
besoins des élèves faibles. Ce qui est très difficile
avec trente enfants devient tout à fait réalisable
avec cinq ou six. On m’objectera le coût. En réa-
lité, deux mois avec six élèves par classe ne coûtent
pas forcément plus cher que les dix mois dans une
grande classe, si on préfère le redoublement. Et
ils ont des chances d’être plus efficaces. En effet,
il devient possible de se concentrer sur les seules
matières qui leur posent des problèmes, surtout si
le conseil de classe a défini clairement les objec-
tifs. On évite aussi les soucis psychologiques dus au
décalage du cursus par rapport à l’âge de l’élève.
Même si un stage permet moins de réactivité
que des cours dispensés tout au long de l’année,
il présente l’avantage d’être intensif. Il faut une
certaine masse d’heures pour qu’on puisse sen-
tir des progrès. Avec une heure de cours tous les
quinze jours, on ne peut pas être efficace et on a
tendance à faire du saupoudrage ludique pour
occuper le temps. Et il est très difficile d’organiser
des groupes selon les besoins sur un petit nombre
d’heures. C’est pourquoi il est parfois plus efficace
d’attendre un peu et de regrouper les heures.
Au demeurant, le stage obligatoire organisé par
l’école peut arriver en complément des cours par-
ticuliers à l’initiative des familles. Je vois peu d’in-
convénients pédagogiques à ces stages.

152
Si une difficulté peut apparaître, elle est admi-
nistrative. Il y a un risque non négligeable que
l’obligation de stage soit décidée selon les inté-
rêts des professeurs plutôt que selon les intérêts
des enfants. En effet, si les élèves font leur stage
dans leur école habituelle, les professeurs pour-
raient avoir tendance à sécuriser leur emploi d’été
ou leurs vacances au moment du conseil de classe,
soit de façon planifiée, soit indirectement. Il est
fort probable au moins que la perspective de deux
mois de travail influence leur humeur au moment
de la décision. Il faut avoir conscience du piège, si
on veut mettre en place un tel système.
Il existe un moyen simple de contourner l’essen-
tiel du problème. C’est de laisser les familles choi-
sir parmi les écoles environnantes celle où s’effec-
tuera le stage. Dans le principe, il vaut mieux que
ce ne soient pas les mêmes qui prennent la décision
et qui donnent les cours supplémentaires. Et il vaut
mieux qu’on ne puisse pas savoir à l’avance qui les
donnera, pour dissuader les petits arrangements
entre collègues. Par déontologie, je m’interdirai de
donner des cours particuliers à mes propres élèves,
à moins qu’ils n’en fassent eux-mêmes la demande
en toute liberté. Si l’on doit penser un système, on
ne doit pas compter sur la moralité des acteurs et il
faut leur enlever les tentations.
Voilà l’essentiel des solutions possibles. Si on
doit donner plus de temps aux élèves faibles, cela se
fait forcément soit individuellement, soit en petits
groupes ; ou bien sous forme de stages, ou bien

153
selon un rendez-vous hebdomadaire. Il n’y a pas
une infinité d’options. On tournera toujours autour
de ça. Bien sûr, il existe des moyens d’optimiser ces
solutions. On peut les évoquer brièvement, mais il
ne faut pas en attendre des merveilles.
Une première piste pour optimiser serait de
prolonger l’accompagnement des élèves par des
acteurs non enseignants, à travers le tutorat ou
les études dirigées. Cela suppose d’aménager des
temps de travail informels, pendant lesquels les
élèves peuvent demander de l’aide. On peut même
organiser la communauté des élèves en capitai-
neries, comme cela se fait dans certains établisse-
ments hors contrat. Les élèves sont regroupés en
équipes sous la responsabilité de l’un d’entre eux,
en général un aîné, choisi par le chef d’établisse-
ment, afin que les plus grands (ou les plus forts)
puissent aider les plus petits (ou les plus faibles).
Ces capitaineries ont un effet modeste sur les
savoirs scolaires, même si elles sont très intéres-
santes pour l’éducation morale, la responsabili-
sation des jeunes et l’esprit de corps. Bien sûr, les
employer pour du soutien, c’est surtout réalisable
dans les pensionnats. Les externats ne peuvent
guère proposer plus d’une heure par jour, lors
d’études dirigées.
En revanche, il faut se méfier de l’idée d’un
soutien par les pairs dans le cadre des cours ordi-
naires, car c’est une grande source de désordre.
Seul un enseignant chevronné devrait s’y essayer.
Si la démarche est volontaire, c’est une très bonne

154
chose. Si elle est imposée d’en haut, elle peut tour-
ner à la catastrophe.
Pour les études dirigées elles-mêmes, le risque
est de les transformer en cours ordinaires, surtout
si elles sont sous la surveillance d’un enseignant de
la classe, ce qui détruirait leur intérêt pour le sou-
tien.
La semestrialisation serait aussi une piste inté-
ressante. Ça pourrait marcher aussi bien avec le
redoublement qu’avec les stages. L’idée est simple.
Il s’agit d’être plus réactif en ayant des rendez-vous
d’évaluation et de remédiation plus fréquents.
Un cursus basé sur des semestres plutôt que des
années offrirait une meilleure visibilité à de jeunes
enfants. Comme je l’ai dit plus haut, les petits ont
un horizon très court. Pour un enfant de six ans,
un an c’est un sixième de tout ce qu’il a déjà vécu,
ou un tiers de ce dont il se souvient ! Appliquez
la même proportion à votre âge et voyez si vous
êtes capables d’anticiper autant. En fait, la semes-
trialisation serait tout le contraire de la politique
actuelle des cycles, qui étale les apprentissages sur
trois ans. Je ne souhaite pas forcément l’applica-
tion d’une telle mesure, car elle impliquerait une
réorganisation lourde des calendriers, des pro-
grammes et même des établissements. Les grands
établissements pourraient le faire facilement. Si
vous avez deux classes de CP, qui suivent le même
cours parallèlement, il n’est pas plus coûteux de
faire un CP et un CP’. Cependant, vous ne pou-
vez pas dédoubler chaque niveau dans les écoles

155
de campagne. La semestrialisation nécessiterait
une concentration des élèves dans des écoles plus
grosses, pour un gain probable, bien que limité. Je
l’indique par pure curiosité intellectuelle.
De même, la modularité, avec des unités de
valeur comme en faculté, pourrait être tentante.
Cela permettrait en théorie de mieux cibler les
besoins, bien qu’il y ait de toute façon des modules
incontournables pour la scolarité des écoliers et
des collégiens. Les prérequis à un apprentissage
peuvent être très nombreux : les sciences écono-
miques nécessitent aussi bien des mathématiques
que des capacités rédactionnelles ou des langues
étrangères. Pour tenir compte de tout, on risque-
rait de créer une usine à gaz. Et pour contenir cette
usine à gaz, il faudrait une école énorme.
D’une manière générale, de trop grandes tenta-
tives d’optimisation créeraient des usines à gaz. Il
faut savoir raison garder. Nous voulons tous ce qu’il
y a de mieux pour nos enfants. Mais nos bonnes
intentions risqueraient de se retourner contre eux,
si nous ne laissions pas un peu de souplesse à notre
système scolaire. La liberté des éducateurs, qu’il
s’agisse des parents ou des enseignants, reste sans
doute le meilleur moyen de trouver des solutions
aux difficultés, toujours diverses, des élèves. Ces
solutions seront toujours partielles, le rattrapage
ne permet pas de donner le même cursus à tout le
monde. Le lycée unique est une utopie. À l’inverse,
l’orientation ne suffit pas à garantir la qualité de
toutes les filières. Il faut des remises à niveau aussi

156
dans les apprentissages techniques. Toutes ces
solutions peuvent se compléter harmonieusement,
à condition que les acteurs puissent décider en
leur âme et conscience, c’est-à-dire en ayant tout le
temps un seul souci : celui d’être vrais.

157
5. DE LA SÉLECTION

159
La sélection est un gros mot, dans le paysage
éducatif français. Il sert de repoussoir, par principe,
sans qu’on interroge sa pertinence. À la rigueur, on
se prononce pour ou contre. Les conservateurs
sentent confusément qu’il en faut une, sans quoi
les diplômes ne valent rien et on envoie les enfants
au casse-pipe. Les progressistes ont tendance à
dire que la sélection est un mal, parce qu’elle est
contraire au principe d’égalité, notion qui n’est pas
plus définie, comme nous l’avons vu.
Il y a quelque temps, le Sgen-CFDT, un des
principaux syndicats d’enseignants, s’est fendu
d’une petite vidéo pour dénoncer une école qui
exclut. On y voit une petite fille toute mignonne,
toute gentille, qui dessine un chat sous les yeux
de trois professeurs. Ces professeurs sont derrière
un bureau, comme un jury de jeu télévisé. Et ils
accablent la petite fille de reproches déplacés : « Ce
n’est pas bleu un chat. » La vidéo se conclut sur les
paroles de la petite fille : « Ça avait l’air bien l’école.
Puis bien, j’aurais bien aimé apprendre à lire. Je
suis déçue. »
Cette caricature est absolument scandaleuse.
Elle insulte la profession et fait d’ignobles amalga-
mes. Elle est malgré tout intéressante, car elle fait

161
bien ressortir le flou conceptuel autour de la sélec-
tion.
Je vous rassure tout de suite. Personne, abso-
lument personne, n’envisage d’exclure des enfants
avant qu’ils sachent lire. Et il n’y a pas d’instituteur
sérieux incapable d’apprécier un dessin de chat
bleu. C’est très bien à l’âge de la petite.
Il faut cesser de faire croire que la sélection se
résume à l’exclusion.
Il faut cesser de faire croire que l’exclusion d’un
établissement signifie exclusion du système sco-
laire.
Et il faut cesser de faire croire que l’exclusion
du système scolaire signifie exclusion de la société.
Trois amalgames extrêmement graves.
Reprenons.
Il y a ce que l’on voit et ce que l’on refuse de
voir. M. Ledur opère une sélection sévère à l’en-
trée de son école de mécanique. Les candidats
doivent avoir non seulement une grande habileté
pratique et une certaine force physique, mais aussi
de solides compétences intellectuelles. Il va en
recaler peut-être 75, pour n’en garder que 10. Ce
qu’on voit, c’est que 75 ont été exclus. Ce qu’on ne
voit pas, c’est que sur ces 75, il y en avait 12 inca-
pables de porter de lourdes charges. Ils auraient
eu des problèmes de santé. 25 autres n’étaient pas
capables de comprendre les bases de la physique
et de faire les calculs nécessaires à une pratique
poussée de la mécanique. Au mieux, ils auraient
ralenti les autres, au pire, ils auraient pu faire des

162
erreurs lourdes de conséquences. 15 n’avaient que
peu d’intérêt pour la filière et auraient occupé les
bancs de l’école pendant trois mois, avant d’aller
traîner dans la rue. 5 enfin ont déjà montré leur
peu de respect pour les règles et les consignes de
sécurité.
Surtout, sur ces 75 candidats, 70 sont allés cher-
cher ailleurs une formation qui leur convenait
mieux, au lieu de perdre leur temps. Les uns sont
allés en menuiserie, d’autres en électrotechnique,
quelques-uns en pâtisserie et une poignée se sont
finalement décidés à rejoindre la filière générale,
pour faire des études longues. Les 5 derniers ont
décidé de chercher directement un travail, car ils
avaient envie de gagner leur vie le plus vite pos-
sible. La secrétaire de M. Ledur ne sait pas ce qu’ils
sont devenus. Personne ne lui donnera cette infor-
mation. Elle aurait tort de faire des reproches à son
supérieur, en s’imaginant qu’il a brisé la vie de ces
jeunes. Peut-être même que, sans le vouloir, il leur
a rendu service, en les obligeant à un peu de luci-
dité.
Refuser la sélection sur des critères de mérite
et de capacité, c’est s’exposer à voir la sélection
s’effectuer d’elle-même, par la force des choses.
On risque beaucoup plus l’exclusion en laissant un
jeune se fracasser contre le mur de la réalité, qu’en
lui disant honnêtement de chercher une autre voie.
Nous ne serons pas tous footballeurs profession-
nels. Nous ne serons pas tous astronautes.

163
Aujourd’hui, on ne veut virer personne. On
attend que les gens renoncent d’eux-mêmes, défi-
nitivement dégoûtés. Quand un adolescent s’en-
nuie ferme en classe et empêche systématiquement
ses camarades de travailler, on ne le met pas devant
ses responsabilités. On laisse pourrir la situation,
en attendant le prétexte qui sera assez grave pour
l’exclure. Ce n’est qu’au mois de juin qu’il va enfin
à la faute, alors qu’il perd son temps depuis le mois
de septembre.
Il n’est pas raisonnable de rendre l’école obli-
gatoire jusqu’à 18 ans, surtout dans l’état actuel de
l’école française.
Concrètement, on « perd » les enfants autour de
13 ans, c’est-à-dire autour de la classe de quatrième.
De l’aveu commun, c’est la classe la plus difficile
du cursus. Certains professeurs l’aiment particu-
lièrement, mais en général, ils reconnaissent cette
difficulté. C’est une observation assez facile à faire.
À 13 ans, les adolescents ne se laissent plus impres-
sionner par un adulte. Ils sont assez grands et forts
pour ne plus se laisser dominer physiquement.
Tout à coup, ils découvrent qu’on peut être plus
grand que ses professeurs.
Par ailleurs, ils commencent à comprendre
comment fonctionne le monde. Ils ne se contentent
plus de croire les règles des adultes. Et les bluffs ne
fonctionnent plus. Ils savent que les notes ne sont
pas vraiment utiles pour « passer ». Ils savent aussi
que les parents finissent par se lasser d’exiger des
bonnes notes. De toute façon, ils veulent se démar-

164
quer de leurs géniteurs. Il devient même honteux
de faire plaisir à sa mère. En soi, c’est d’ailleurs une
bonne chose. Les enfants deviennent autonomes.
Ils commencent à travailler pour eux-mêmes et,
s’ils ont été éduqués correctement, à faire le bien
parce que c’est bien et plus pour obéir. Ça fait par-
tie du développement normal, sain, de l’adolescent.
Malheureusement, ils n’ont pas encore pleine-
ment conscience des enjeux qui se cachent der-
rière les notes et le travail scolaire. On a des élèves
qui n’obéissent plus par principe, et qui ne tra-
vaillent pas non plus pour obtenir quelque chose
de précis. Il n’y a pas d’examen en quatrième pour
leur rappeler l’importance du travail, et le brevet
lui-même est une comédie. C’est seulement en fai-
sant les dossiers pour l’entrée au lycée que la réalité
leur revient un peu à la figure. Les dossiers pour les
lycées professionnels reviennent avec une réponse
négative. Le cancre qui avait cru pouvoir négliger
les mathématiques ou le français en pensant se
rabattre sur la mécanique se prend une grosse gifle.
Alors, faute de pouvoir se décider dans les délais
légaux, il ira encombrer un lycée général, qu’il n’a
pas demandé. C’est logique d’ailleurs. En lycée pro-
fessionnel, les places sont strictement limitées. S’il
y a 20 places dans l’atelier de mécanique, il n’y en a
pas 21. C’est une question de sécurité. On peut par
contre tasser 4, 5 ou 7 lycéens de plus que prévu
dans une salle, tant qu’il ne s’agit que d’écrire.
Il est dommage que nous n’ayons rien de
sérieux à proposer à ces collégiens en déroute,

165
parce qu’on a cru pouvoir imposer le même cadre
à tout le monde, comme si tout le monde avait les
mêmes capacités et les mêmes aspirations. On
a besoin de remettre un vrai seuil d’orientation
à l’âge de 12 ans, pas de simples filières au rabais
pour cas désespérés.
C’est à l’université que le refus de la sélection
prend la tournure la plus comique.
Que dit la loi ?

Art. L. 612-3 du Code de l’éducation : Le premier


cycle est ouvert à tous les titulaires du baccalauréat
et à ceux qui ont obtenu l’équivalence ou la dispense
de ce grade en justifiant d’une qualification ou d’une
expérience jugées suffisantes conformément à l’ar-
ticle L. 613-5.
Tout candidat est libre de s’inscrire dans l’établis-
sement de son choix, sous réserve d’avoir, au préa-
lable, sollicité une préinscription lui permettant de
bénéficier du dispositif d’information et d’orientation
dudit établissement, qui doit être établi en concerta-
tion avec les lycées. Il doit pouvoir, s’il le désire, être
inscrit en fonction des formations existantes lors de
cette inscription dans un établissement ayant son
siège dans le ressort de l’académie où il a obtenu le
baccalauréat ou son équivalent ou dans l’académie
où est située sa résidence. Lorsque l’effectif des can-
didatures excède les capacités d’accueil d’un établis-
sement, constatées par l’autorité administrative, les
inscriptions sont prononcées, après avis du président
de cet établissement, par le recteur chancelier, selon

166
la réglementation établie par le ministre chargé de
l’Enseignement supérieur, en fonction du domicile,
de la situation de famille du candidat et des préfé-
rences exprimées par celui-ci.
Les dispositions relatives à la répartition entre
les établissements et les formations excluent toute
sélection.

Évidemment cette interdiction ne s’applique


pas aux grandes écoles, IUT, etc., seulement à
l’université.
Jusqu’en 2015, le rapport annuel de l’UNEF
(Union nationale des étudiants français, qui est
une antichambre du Parti socialiste) dénonçait
systématiquement les pratiques illégales des uni-
versités qui sélectionnaient et dressait une liste
noire d’une quarantaine ou d’une cinquantaine
d’établissements politiquement incorrects. C’était
un marronnier de la vie universitaire. Inutile de
faire référence à un rapport précis. La complainte
revenait tous les ans.
Aujourd’hui, comme nous allons le voir, la pro-
cédure a été centralisée, grâce au portail informa-
tique APB (Admission post-bac), sans pour autant
résoudre les problèmes. On les a plutôt institution-
nalisés.
La loi, elle, n’a pas changé. Elle admet, c’est à
noter, que les capacités d’accueil puissent être
insuffisantes par rapport au nombre de candidats.
En réalité, les critères acceptés pour choisir les étu-
diants sont purement administratifs. C’est étrange,

167
quand on se pique de justice, de subordonner un
tel droit à des critères tels que le logement ou la
situation familiale. Des capacités de l’étudiant,
il n’en sera pas question. Cet article est bourré
de contradictions, qui permettaient d’ailleurs de
rejeter régulièrement les plaintes de l’UNEF. Les
législateurs sont des magiciens du langage. Ils
annoncent un droit bien joli, pour des raisons élec-
torales, et le neutralisent aussitôt par des disposi-
tions concrètes censées le garantir. Il fallait que la
formule « pas de sélection » soit écrite. Pas qu’on
construise des amphis inutiles, pour flatter les illu-
sions de tous les jeunes de France. On sait que de
toute façon, une très forte proportion des étudiants
vont abandonner le cursus avant les premiers par-
tiels. Ils iront au bistrot ou ailleurs. Les amphis ne
seront surchargés que pendant quelques semaines.
Jusque-là, pour s’en sortir, les universités fai-
saient un peu de tout. Dans le meilleur des cas, elles
tenaient compte des notes du baccalauréat. Mais il
fallait du courage pour le faire. Les entretiens et les
dossiers scolaires permettaient de faire le choix un
peu plus discrètement, puisque la sélection était
mal vue. D’autres encore, sans doute par peur de
devoir justifier leurs critères, se contentaient de
tirer au sort. On ne regrettera pas l’incohérence des
méthodes et les gaspillages que cela engendrait.
La mise en place d’APB a simplifié les choses.
Du moins du côté des universités. Elles n’ont plus
leur mot à dire. Du côté des candidats, c’est un peu
moins évident, la procédure est assez complexe, il

168
faut faire très attention à la constitution du dossier
pour ne pas faire d’erreur stratégique et bien tenir
compte des critères retenus par le logiciel. Ces cri-
tères n’ont été que partiellement dévoilés, après
des mois d’une bataille juridique menée par des
associations lycéennes. Les candidats ne connaî-
tront pas les pondérations exactes, mais on peut
déjà comprendre la philosophie du système, si je
puis dire. En résumé, pour les licences aux capa-
cités limitées, « le processus d’affectation s’appuie
sur un traitement automatisé critérisé prenant en
considération l’académie de passage du baccalau-
réat ou de résidence et l’ordre des vœux ». Sans sur-
prise, les capacités des candidats ont été bien pro-
prement évacuées de la sélection – car il s’agit bel
et bien d’une sélection. Il faut bien faire des choix,
d’une manière ou d’une autre. La loi française
nous dit qu’il vaut mieux habiter au bon endroit
que d’être compétent. C’est maintenant sans ambi-
guïté. Il n’y a plus d’échappatoire. La rectitude des
machines a eu raison des dernières réticences.
Au fond, c’est minable. L’UNEF a raison de pro-
tester – le système est injuste. Cependant, nos syn-
dicalistes juvéniles ne le font pas pour les bonnes
raisons et leurs revendications ne sont pas raison-
nables.
La sélection non assumée ne se fait plus sur le
talent ou l’utilité sociale, elle se fait sur la richesse
(via le logement), la chance ou l’échec fracassant,
quand ce n’est pas la ruse ou la malhonnêteté.

169
6. DU JACOBINISME

171
Peu de pays sont touchés autant que la France
par l’illusion révolutionnaire, cette détestable
idéologie qui consiste à croire que le progrès passe
par le renversement systématique des vieilles
institutions et qu’il peut résulter une quelconque
nouveauté d’une tabula rasa. La plus belle des
lois est impuissante si elle ne rencontre pas les
coutumes du pays. Une société ne se construit pas
in abstracto, sur un plan conçu d’en haut.
Quand cette idéologie jacobine touche l’école,
on atteint les sommets de l’absurde. L’idée même
d’une refondation est scandaleuse. Une méthode
pédagogique demande beaucoup de patience, de
tâtonnements, d’erreurs, d’ajustements, avant de
parvenir à un niveau acceptable. Rien que la mise
en place d’un examen national prend une bonne
dizaine d’années. Il faut bien tout ce temps pour
que l’expérience permette aux professeurs de
comprendre les vraies exigences qui se cachent
derrière les descriptifs des épreuves, et pour qu’ils
adaptent leurs cours en conséquence.
Plus fondamentalement, le savoir est cumu-
latif. L’enseignement est foncièrement conser-
vateur, parce qu’il consiste à épargner aux nou-
velles générations les erreurs, les hésitations et les

173
tragédies de leurs ancêtres. Il s’agit de gagner du
temps. Les adolescents rebelles reproduisent les
mêmes erreurs de génération en génération, mais
ordinairement, ce sont les adultes qui ont le pou-
voir. Nos ministres se comportent depuis quelques
décennies comme des adolescents bêtes et géné-
reux. Ne jugeons pas le système scolaire d’après le
vague souvenir que nous en avons. L’école d’il y a
vingt ans n’existe plus. La persistance de quelques
reliques ne doit pas nous tromper. La dictée, la
dissertation, le baccalauréat ont été vidés de leur
substance. Et ça commence à se voir !
Nous ne pouvons pas nous contenter d’accepter
les réformes comme bonnes parce qu’innovantes.
Ne nous laissons pas impressionner, quand on
nous accuse d’être réactionnaires. Il y a de saines
réactions.
Voyons comment on peut évaluer le système
scolaire.

La réussite aux examens

L’observateur naïf pourrait penser que, pour


évaluer une démarche pédagogique, il suffit de
constater les résultats aux examens. Après tout,
on dépense des millions d’euros tous les ans, pour
tester de larges cohortes d’élèves. Même si ce n’est
pas l’objectif premier du diplôme, on pourrait uti-
liser les notes comme une masse d’information,
pour ajuster les pratiques.

174
C’est d’ailleurs un peu ce que les journalistes
se disent, lorsqu’ils saluent une bonne promotion
à 85, 86 ou 87 % de réussite.
Le problème, c’est que ça ne marche pas du tout
ainsi.
Le baccalauréat est réformé systématiquement,
en même temps que les programmes. Il perd donc
toute pertinence pour évaluer les programmes
eux-mêmes.
D’ailleurs, il faut bien comprendre la démarche
des réformes. Philippe Meirieu l’a très bien expli-
qué : changez l’évaluation et vous changez les
pratiques scolaires (et la société, ce qui est le but
ultime).
C’est très vrai. Le professeur le plus réfractaire
sera le petit doigt sur la couture du pantalon, dès
qu’il aura une classe à examen. Quoi qu’il pense
des épreuves, il ne peut pas se désavouer en ayant
de mauvais résultats. C’est beaucoup plus contrai-
gnant que les programmes eux-mêmes. Après tout,
les programmes sont interprétables. Et puis, qui les
connaît vraiment ? Les élèves et les familles, glo-
balement, font confiance au professeur, pour dire
ce qu’il faut faire. Et, c’est un sujet d’agacement
constant dans les inspections d’académie, les pro-
fesseurs eux-mêmes font trop souvent confiance
aux rédacteurs des manuels. On part du principe
que le manuel est conforme. C’est un peu naïf,
pourtant ça marche assez bien.
On connaît bien les examens dans les établisse-
ments hors contrat, ceux qui sont vraiment libres et

175
où les professeurs ne sont pas des fonctionnaires.
Il y en a une grosse poignée en France. On y est très
libre d’adapter les horaires et les enseignements.
On peut y faire l’histoire de manière chronologique
et magistrale. Mais dans les mois qui précèdent le
brevet, on fait du « paragraphe argumenté », et des
« repères » historiques, comme à l’examen. On fait
régulièrement de l’analyse grammaticale selon des
catégories très traditionnelles, même si en troi-
sième, on fera une petite mise à niveau sur la situa-
tion d’énonciation. Même si le schéma narratif est
d’une utilité très douteuse pour comprendre les
textes littéraires, on l’enseignera, parce que ça peut
tomber au brevet. On a des batailles épiques pour
savoir s’il faut enseigner les registres littéraires
(épique, tragique, lyrique, etc.) en tant que tels au
lycée. Comme certains examinateurs continuent
de poser la question à l’oral du bac, malgré les
réformes, il est prudent d’en dire au moins un mot.
La transformation des examens à la suite des
programmes est assez logique. Elle répond même
à une exigence de justice. Il ne serait pas décent de
juger les candidats sur des notions qu’on ne leur a
pas enseignées, ou avec des exercices auxquels on
ne les a pas entraînés.
Malheureusement, ça rend impossible toute
comparaison entre les promotions. Nous évaluons
le système avec des critères fluctuants et des pro-
cédures changeantes. Ça rend l’examen difficile-
ment lisible pour la société. Il faudra peut-être un

176
jour que les employeurs se préoccupent du millé-
sime du diplôme.

L’accumulation des statistiques

Pour nous rendre compte de l’état de l’école, il


va falloir trouver autre chose.
Nous avons dans notre beau pays une longue
tradition de statistiques publiques. Il est indispen-
sable, en effet, que les décideurs disposent d’infor-
mations pour agir. Il se trouve que le ministère de
l’Éducation nationale a son propre service, la DEPP
(Direction de l’évaluation, de la prospective et de la
performance), organisme précisément conçu pour
« tester et orienter les choix publics ».
Le premier défaut d’un tel organisme, c’est
qu’il est mandaté pour trouver ce que demande le
ministre. Bien sûr, comme pour l’Insee, la déon-
tologie des analystes produit parfois des résul-
tats inattendus. Il n’en demeure pas moins que
le ministère commande les études, il choisit les
questions à poser. C’est un problème qui se pose, à
des degrés divers, dans toutes les administrations,
quelles qu’elles soient. Il touche toutes les organi-
sations, privées comme publiques, nationales ou
internationales.
Il y a des modes dans les questionnements péda-
gogiques. Faut-il placer l’élève au centre ? Faut-il
une approche plus intuitive ou plus directe ? Cours
magistral ou cours dialogué ? Quelle est la forme

177
d’éducation qui assure la meilleure intégration
économique ?
Ces questions ont tendance à accaparer l’atten-
tion. Elles sont légitimes, certes. Mais les réalités
sous-jacentes au travail professoral n’intéressent
pas. Elles sont triviales. Et ce qui est trivial n’est
d’aucune utilité pour le chercheur qui veut faire
carrière.
En dehors d’un ou deux blogueurs comme
Loys Bonot (www.laviemoderne.net), personne en
France n’a insisté sur la question de la discipline
dans l’enquête PISA. Parmi les nombreuses ques-
tions étudiées par PISA, il y a l’ambiance de travail
en classe. L’étude était déclarative. On demandait
aux élèves testés si certains événements fâcheux
survenaient dans la classe, tels que :
• les élèves n’écoutent pas ce que dit l’ensei-
gnant ;
• il y a du bruit et de l’agitation ;
• l’enseignant doit attendre un long moment
avant que les élèves ne se calment ;
• les élèves ne peuvent pas bien travailler ;
• les élèves ne commencent à travailler que
bien après le début du cours.
Les pays les mieux classés dans PISA sont aussi
ceux où ces événements sont les plus rares.
Pas besoin d’être un grand clerc pour com-
prendre que si l’on met systématiquement quinze
minutes à commencer un cours, on apprend moins
bien que si l’on est sérieux dès le début, indépen-
damment de toute considération didactique, intel-

178
lectuelle ou psychologique. Je n’ai pas vraiment
besoin de PISA pour m’en rendre compte. Je peux
concevoir la séquence la plus brillante, proposer
les activités les plus intelligentes, avec les supports
les plus ludiques, si une ambiance délétère est ins-
tallée, je ne peux même plus adapter mon cours
aux difficultés des élèves. C’est un facteur majeur,
qui remet en cause toutes les autres conclusions de
l’étude.
Certains résultats sont écartés par pure idéolo-
gie.
Parmi les pays réputés pour leurs performances
à PISA, il y a les pays asiatiques, qui sont jugés non
comparables. C’est assez cocasse, au fond, si l’on
considère que l’Asie a décollé économiquement
quand elle a accepté de s’inspirer de l’Occident.
Certes, comparer un pays à un autre n’est pas chose
aisée, mais les difficultés ne sont pas cantonnées
à la comparaison de l’Europe et de l’Asie. Au sein
même de l’Europe, les conditions sont différentes.
Les langues sont différentes déjà. Comment com-
parer la « littératie » entre la Finlande et la France ?
Le finnois s’écrit phonétiquement. Le français est
très orthographique. Le français est une langue
indo-européenne, alors que le finnois appartient à
un groupe radicalement différent. Pourquoi rete-
nir la Finlande et pas la Thaïlande ?
Cependant, les pays asiatiques ont des sys-
tèmes scolaires très stricts, très exigeants, parfois
même très durs. Et ça ne colle pas avec le modèle
de société que la rue de Grenelle veut promouvoir.

179
À côté de cela, on va chercher plutôt à voir s’il
y a une corrélation avec le redoublement, ou avec
une pédagogie plus ou moins centrée sur le profes-
seur, ou donnant plus de place au travail de groupe,
ou que sais-je encore. Les facteurs sont tellement
nombreux qu’il est bien difficile d’établir des liens.
Il est vraiment ardu de pondérer les facteurs, pour
savoir si le plus important, c’est le rythme de tra-
vail, le choix d’une approche constructiviste ou
l’interdisciplinarité. Pour commencer, sait-on seu-
lement décrire un système éducatif avec un mini-
mum de rigueur ? Qui peut dire quel pays a adopté
la pédagogie la plus « active » ? Il faut se méfier des
grands agglomérats. En sciences de l’éducation, on
va mesurer des choses barbares, telles que la calcu-
lie ou la littératie, notions un peu fourre-tout pour
intégrer toutes les grandes compétences.
Il y a des biais méthodologiques et des pro-
blèmes de définitions à tous les étages. Les statis-
ticiens vont faire les liens quand même. Ils diront
prudemment : « Les pays qui (mettez ce que vous
voulez) réussissent plutôt mieux que les autres ».
Les journalistes reprendront cette formule sans
sourciller. Personne ne se mouille formellement,
pourtant cela suffit pour créer des opinions.
Gardons à l’esprit que les statistiques n’éta-
blissent que des corrélations. Elles ne démontrent
rien par elles-mêmes. Elles sont impuissantes à
décrire le mécanisme sous-jacent.
Nous sommes très mal entraînés à comprendre
les chiffres et leur relation avec le réel. Ça pourrait

180
faire l’objet d’un livre intéressant, mais ce n’est pas
le sujet.
Les chiffres de l’illettrisme me font sourire.
Non pas qu’ils soient réjouissants. Et je suis per-
suadé que la réalité qu’ils tentent de décrire est
très grave. Ce qui prête à sourire, c’est leur extrême
précision et leur prétention scientifique.
Des élèves qui peinent à lire, il y en a beaucoup,
beaucoup trop. En revanche, des élèves absolu-
ment incapables de déchiffrer, il n’y en a pas tant
que ça. Même les dyslexiques finissent par déve-
lopper quelques stratégies pour se dépatouiller
d’un écrit court qui les intéresse.
Il y a une grosse marge d’incertitude. Les
tests utilisés ne sont, pour ainsi dire, jamais pro-
duits, pas même à titre d’exemple. Les journaux se
contentent de lancer les résultats bruts et d’alar-
mer le public, soit pour critiquer une réforme, soit
pour la réclamer.
Nous en avons tous fait l’expérience pourtant,
une toute petite variation dans un énoncé peut pro-
duire un grand changement dans le résultat final.
Loys Bonot a souligné sur son blog qu’une simple
erreur de traduction dans l’étude PISA avait fait
des petits Français les plus malheureux du monde.
On demandait aux anglophones s’ils se reconnais-
saient dans la phrase suivante : « School is a place
where I feel like I belong » (l’école est un lieu où
je me sens à ma place). Pour les Français, c’était :
« L’école est un endroit où je me sens chez moi. »
Avec beaucoup de bon sens, 45 % des Français ont

181
répondu non. L’école est un endroit où l’on peut se
sentir bien, sans s’y comporter comme à la maison.
En admettant qu’on sache ce que l’on mesure
et qu’on ait une procédure fiable pour collecter les
données, il faut encore être capable d’interpréter le
résultat. Qu’est-ce qu’un bon score ?
On nous dit que 100 000 jeunes environ quittent
le système scolaire sans qualification, c’est-à-dire
sans diplôme. Et les journaux de pleurnicher sur
le système scolaire injuste qui crée de l’exclusion
et des inégalités… 100 000, c’est très peu. Le chiffre
n’a jamais été aussi bas. On pourrait très bien
présenter la statistique inverse et constater une
hausse quasi constante du nombre de diplômés. La
proportion de bacheliers dans une génération est
désormais de 74 %. Elle était de 62 ou 63 % dans les
années quatre-vingt-dix. On était à moins de 30 %
au début des années quatre-vingt. Les journaux et
les politiciens lancent contre l’école des accusa-
tions extrêmement infamantes, sans aucune pers-
pective historique. Encore une fois, on se trompe
de combat. Si l’on révise encore les examens à la
baisse, pour intégrer de force ces 100 000 élèves,
non seulement on aura détruit ce qui fonctionne,
mais on n’aura même pas intégré ces 100 000
élèves.
75 % nous paraît un taux élevé. Il ne l’est pas, s’il
s’agit du nombre de mots correctement orthogra-
phiés dans une dictée. Prenons la dictée du brevet
2015 :

182
Il n’y avait rien d’autre sur la terre, rien, ni per-
sonne. Ils étaient nés du désert, aucun autre chemin
ne pouvait les conduire. Ils ne disaient rien. Ils ne
voulaient rien. Le vent passait sur eux, à travers
eux, comme s’il n’y avait personne sur les dunes.
Ils marchaient depuis la première aube, sans s’ar-
rêter, la fatigue et la soif les enveloppaient comme
une gangue. La sécheresse avait durci leurs lèvres et
leur langue. La faim les rongeait. Ils n’auraient pas
pu parler. Ils étaient devenus, depuis si longtemps,
muets comme le désert, pleins de lumière quand le
soleil brûle au centre du ciel vide.

Il y a 111 mots. 75 % de réussite, ça fait à peu


près 83 mots corrects ou 28 mots erronés. Voyons
si nous arrivons à placer ces derniers.

Ils ni avais rien d’autre sur la terre, rien, ni


personne. Ils été né du déser, aucun autre che-
min ne pouver les conduires. Ils ne disaient rien.
Il ne voulait rien. Le van passait sur eux, a travers
eux, comme cil n’y avait personne sur les dune. Ils
marchaient depuis la première ob, sans s’arrêté, la
fatigue et la swaf les enveloppais comme une gang.
La séchresse avait durci leur lèvres et leur langue.
La faim les rongeaits. Ils n’auraient pas pus parler.
Ils étaient devnu, depuis si lontent, mués comme
le désert, plaint de lumière quand le soleil brule au
centre du ciel vide.

183
En notant sur vingt, avec un barème tradition-
nel, ça va nous faire une note de moins 25 sur 20
environ. C’est possible. On voit ce genre de copies.
À ce niveau, on pousse un grand soupir.
5 % nous paraît un taux faible. D’après Éric
Debarbieux, président de l’Observatoire interna-
tional de la violence scolaire, c’est la proportion
d’élèves sur qui les sanctions n’ont pas d’effet. C’est
censé nous rassurer ? Calculons concrètement ce
que cela donne. Supposons un collège de taille
moyenne. 20 classes de 30 élèves. 600 au total.
Déjà 5 %, c’est 1/20. Autant dire qu’il faut compter
sur un ou deux élèves très durs dans chaque classe.
Sur l’ensemble du collège, ça représente 30 élèves,
soit l’équivalent d’une classe complète. Moi, c’est
ce que j’appelle une dose létale, parce qu’à côté
des élèves qui se moquent des punitions, il y a tous
ceux qui font les idiots sans méchanceté, juste
pour profiter de l’occasion. Et Debarbieux parle de
moyenne nationale ! Ce qui veut dire qu’à côté des
bons établissements, il y en a d’absolument infer-
naux. Et là, on parle d’un phénomène de société,
mais en toxicologie, les doses létales s’évaluent en
ppm (parties par million).
Cela dit, je voudrais quand même rassurer mes
lecteurs. Les chiffres de Debarbieux ressemblent
beaucoup à des chiffres littéraires. Est-il dans la
tête des enfants, pour savoir si vraiment les puni-
tions les laissent indifférents ?
Il faut vraiment garder la tête froide, face aux
statistiques. Les chiffres permettent tout au plus

184
d’écarter certaines hypothèses. Ils ne nous disent
pas ce qu’il faut penser.

Temps de latence

Tout le monde a son avis sur l’école. Nous


sommes tous concernés, soit comme parent, soit
comme ami, soit comme employeur ou collègue. Il
nous importe que nos concitoyens soient instruits,
compétents, éduqués. Nous sommes tous passés
par l’école. Et chacun projette ses propres frustra-
tions sur le système.
L’école serait trop élitiste, ne laisserait pas suf-
fisamment la parole à l’élève, ne préparerait pas
assez au travail en groupe. Elle serait trop centrée
sur des disciplines rigides et ne mettrait pas assez
les savoirs en relation. On l’accuse de ne pas don-
ner assez de sens aux apprentissages, sous prétexte
qu’il y a d’un côté le professeur de mathématiques
et de l’autre le professeur d’histoire, supposés inca-
pables de travailler ensemble.
C’est curieux, ces accusations, on les entend
depuis quarante ans. Quarante ans de réformes.
Quarante ans à courir après le sens, à placer l’en-
fant au centre du système ou à imposer de l’inter-
disciplinarité. La plupart des gens jugent une école
qui n’existe plus.
Certaines démarche n’ont pas pris, c’est évident.
L’interdisciplinarité reste souvent cantonnée à
des bricolages médiocres, parce que ça prend du
temps et qu’il est difficile de trouver quelque chose

185
de vraiment intéressant à faire. Vous aurez de tout,
selon le degré d’implication des professeurs. De
l’excellent et du nullissime. Dans tous les cas, on
dépense beaucoup d’énergie. Si on a un beau pro-
jet, c’est bien de pouvoir le réaliser. Si c’est pure-
ment formel, ce n’est pas la peine.
Le travail en groupe reste très mal fait. Les
professeurs eux-mêmes n’y sont pas habitués. Ils
n’en ont généralement jamais fait. Leur expérience
se limite à quelques réunions ennuyeuses. Ils ne
savent donc pas organiser les groupes d’élèves. Il
ne suffit pas de les mettre par quatre ou cinq pour
qu’ils fassent un travail efficace et qu’ils apprennent
mieux. Il ne suffit pas de les faire discuter pour que
ce soit un travail de groupe. La vérité émerge rare-
ment de la mutualisation de l’ignorance.
Un travail de groupe efficace suppose plusieurs
choses, par exemple :
• une organisation, une répartition des rôles
• un ordre de parole, privilégiant les subordon-
nés ou les plus timides
• une compétence de tous les membres
Pour que le groupe soit efficace, il faut que les
travailleurs soient individuellement corrects et
que leurs actions soient coordonnées. Il est très
difficile de tout faire ensemble. On prend des déci-
sions ensemble, mais l’exécution est généralement
plus efficace quand on se répartit les tâches. Il est
très difficile de rédiger un texte à plusieurs. Dans
une classe mal préparée, quelques élèves plus
brillants ou plus motivés que les autres réalisent

186
l’ensemble du travail, tandis que la majorité se
met à la remorque. On peut fixer les objectifs tous
ensemble. On peut corriger les formulations tous
ensemble. Il faut néanmoins que chacun arrive
avec des propositions. Les moments en groupe et
les moments individuels doivent alterner. Il ne suf-
fit pas de décréter le travail de groupe, pour qu’il
devienne une méthode efficace d’enseignement.
D’ailleurs, le travail de groupe n’est pas très effi-
cace pour enseigner. Il peut l’être pour appliquer
des savoirs.
Il est bon de s’entraîner à collaborer avec d’autres
travailleurs. Mais on ne fait aucun travail unique-
ment pour travailler. Si les professeurs ne font du
travail de groupe que pour obéir à des injonctions,
ils n’obtiendront rien de bon. En revanche, s’ils ont
un projet porteur, qui par ailleurs nécessite un tra-
vail de groupe, alors on peut atteindre l’excellence.
Pour faire un beau spectacle, on pourra travailler
en groupes. C’est très formateur : on travaille le
jeu d’acteur, ainsi que les décors, les costumes, la
sono. Il y a beaucoup de choses très concrètes à
apprendre. On peut constituer plusieurs équipes,
qui sont l’occasion de donner de vraies responsa-
bilités aux jeunes. C’est aussi un travail de longue
haleine, réparti sur plusieurs mois. Il faut se don-
ner les moyens de bien faire les choses, ou s’abste-
nir. Les spectacles scolaires peuvent être source de
fierté ou de honte. Il n’y a pas de milieu.

187
Je vois bien l’intérêt du travail de groupe pour
des projets qui sont par nature collectifs. Quel en
est le sens, si on apprend l’orthographe ?
Toutes ces démarches partent d’idées géné-
reuses et intéressantes. Elles s’appuient souvent
sur des expériences pertinentes, réalisées par des
enseignants reconnus. Mais lorsque ces expé-
riences sont traduites en préceptes, que ces pré-
ceptes sont ensuite transformés en lois et ces lois
appliquées par des formateurs médiocres, quelque
chose s’est perdu en route. Pas grand-chose. Juste
l’essentiel, l’intérêt de la démarche.
C’est qu’on en a produit des lois, des décrets et
tout un tas de circulaires pour tenter d’imposer
l’interdisciplinarité, le travail de groupe et tout le
reste. L’école n’en est pas sortie indemne. Elle a été
profondément transformée.
Lorsque l’on s’exprime sur l’école, il faut bien
garder à l’esprit que ces changements prennent
beaucoup de temps. La scolarité obligatoire dure
dix ans et, si l’on ajoute la maternelle et le lycée,
qui concernent quand même l’immense majorité
des élèves, la norme est plutôt de quinze ans. Il faut
donc au minimum quinze ans pour qu’une réforme
donne ses pleins effets. En réalité, les réformes
tiennent plutôt cinq ou six ans. Les analyses effec-
tuées en fin de cursus jouent presque toujours avec
un coup de retard.
On a beaucoup souligné les performance de
la Finlande aux tests PISA. Il faut savoir qu’il y a
eu des réformes entre-temps. Ce n’est donc pas le

188
modèle actuel qui est testé, c’est bien le précédent.
C’est dans les archives de la loi finlandaise qu’il
faut chercher des idées, pas dans les lois actuelles,
qui n’ont pas encore été testées.
C’est un peu comme le steak haché à la bouche-
rie. Vous achetez en fait celui du client précédent.
Le vôtre reste dans la machine. C’est bon à savoir.

Le sens du concret

Les écueils sont multiples. La pédagogie,


constituée en « sciences de l’éducation », tend à
devenir une discipline universitaire théorique et
détachée de la pratique des classes. Certes, me
direz-vous, les professeurs de sciences de l’édu-
cation continuent d’enseigner… dans le supérieur.
Mais il convient de constater que ces honorables
savants ont affaire à un public très différent des
adolescents de ZEP. Ils ont en face d’eux de jeunes
adultes, a priori volontaires et respectueux de la
fonction du professeur, puisqu’ils s’apprêtent à
le devenir eux-mêmes. Ils ont choisi le cursus en
question et, au moins en première année, sont
prêts à suivre le cours, puisqu’il est assez facile de
« sécher » dans le supérieur. Quant aux stagiaires,
ils sont liés par le plus redoutable des aiguillons :
le salaire. Le modeste professeur de collège, lui, ne
sélectionne pas ses élèves et il ne dispose d’aucun
moyen de pression équivalent. Il est assez piquant
de voir des professeurs comme Meirieu retourner
devant les classes de primaire et admettre que les

189
enfants d’aujourd’hui ont une faible capacité d’at-
tention.
Indépendamment de cette distance par rap-
port au terrain, les chercheurs ont des vices natu-
rels. C’est vrai dans toutes les disciplines, et il est
important de les connaître, pour éviter les erreurs
les plus funestes.
L’orgueil, par souci de se démarquer et de faire
avancer la recherche, incite beaucoup d’entre eux
à prendre de façon systématique le contre-pied du
sens commun. C’est particulièrement vrai dans les
domaines déjà très étudiés, où il n’y a guère d’espoir
de faire une découverte majeure. Le seul moyen de
se faire remarquer est de changer le point de vue.
On tord les concepts dans tous les sens, pour voir
si on arrive à justifier son salaire de chercheur. On
conteste par principe. Alors, bon, ça n’a guère de
conséquences, quand ça conduit à nier l’existence
de William Shakespeare. Si on veut se donner des
airs de profondeur sceptique en doutant que César
ait pu laisser mourir les femmes à Alésia, ce n’est
pas grave. De toute façon, il y a prescription. On
peut discuter avec finesse pour renommer le géno-
cide des juifs ou redéfinir les catégories grammati-
cales. Après tout, pourquoi pas ? Avec de la chance
et du temps, il peut effectivement en sortir de nou-
velles connaissances. Il faut explorer beaucoup
d’impasses pour trouver un chemin praticable.
Par contre, dans une discipline éminemment
pratique, l’exercice est dangereux. On ne lance pas
toute l’armée en reconnaissance. L’éducation, avant

190
d’être un objet de savoir, est avant tout un art, tout
comme la médecine. Admettrait-on qu’un médecin
administre des médicaments nouveaux, juste pour
innover et voir ce que ça donne ? Dans l’Éducation
nationale, on nous enjoint d’avoir des pratiques
innovantes. Enfin ! nous travaillons avec de la
matière humaine. On ne joue pas. Sans doute est-il
nécessaire de tenter des choses nouvelles, mais
comment les valider ? Pour une expérience vrai-
ment pertinente, combien de temps perdons-nous
avec des élucubrations sur Twitter ou Facebook ?
Les élèves n’ont pas besoin de nous pour réduire la
pensée à 140 caractères. Contrairement à la méde-
cine, il n’y a pas vraiment de procédure. Et si ça
tourne mal, la hiérarchie sait très bien désavouer
les initiatives qu’elle nous a fait prendre.
La démarche de l’enseignant n’est pas celle du
chercheur, sauf à se placer à un très haut niveau
dans le cursus. Le chercheur doit prendre des
risques. L’enseignant, surtout dans les petites
classes, doit donner des bases, qui permettront
plus tard aux élèves de prendre des risques mesu-
rés et féconds. Il ne met pas des chausse-trappes à
tous les détours de la leçon.
On n’expérimente pas à l’échelle d’une nation !
Primum non nocere, deinde curare.
Comme il serait souhaitable de reprendre à
notre compte le vieux précepte d’Hippocrate !
D’abord ne pas nuire, ensuite guérir. Je vote des
deux mains pour le politique qui promettra d’ap-

191
pliquer cette règle et qui aura pour seule ambition
de ne pas faire de mal.
Ce qui compte, c’est le résultat, pas l’élégance
ou l’originalité de la démarche. Il est certes utile de
connaître le mécanisme d’action d’un médicament.
Ce qu’on vise surtout, c’est la guérison du malade,
même si elle passe par des chemins obscurs. On ne
saura pas définir le je-ne-sais-quoi qui fait qu’on a
envie d’écouter M. Untel, professeur d’histoire qui
raconte bien. Sa manière de faire n’est pas trans-
posable, et sans doute son habitude de faire spec-
tacle prête-t-elle le flanc à la critique. Il est peut-
être même dangereux de vouloir l’imiter. Dans
les plus belles expériences, il y a un effet maître.
L’enthousiasme du professeur, son éloquence, ou
au contraire la crainte qu’il inspire, peuvent être
les vraies raisons du succès de son cours. Ce sont
des choses difficilement mesurables et reproduc-
tibles. Mais on constate que la sauce prend avec ce
professeur et que les élèves sortent plus savants de
son cours. Alors, de quoi se plaint-on ?
La centralisation administrative et « démocra-
tique », couplée avec la prétention scientifique
des chercheurs, nous fait oublier une vérité élé-
mentaire. Il y a toujours plusieurs chemins pour
atteindre une destination.
Pour aller de Lyon à Paris, je peux passer par
Clermont ou par Dijon.

12 = 10 + 2
12 = 48/4

192
12 = (208 × 153)/(39 × 68)

À l’issue d’une inspection, une lycéenne me dit :


« chacun sa méthode. » Le bon sens d’une adoles-
cente est malheureusement inaccessible à un IPR.
Il est certes possible d’élaborer un discours
théorique sérieux sur la pédagogie, mais il est très
malsain d’en confier l’élaboration à un organisme
centralisé. Le discours théorique doit toujours être
validé par la pratique. Il est indispensable que le
système puisse se purger de ses erreurs et de ses
approximations.
Finalement, il en est de la liberté pédagogique
comme de la liberté d’expression en général. Il est
moins contraire à la vérité de tolérer des erreurs
individuelles que d’imposer une doctrine, si juste
soit-elle.
La libre concurrence des pédagogies ne permet
certes pas d’identifier les meilleures méthodes avec
certitude. Elle permet au moins d’éliminer les plus
mauvaises. L’administration centrale ne peut pas
être bonne pour innover, parce qu’elle est inévita-
blement prescriptive. Elle se déjugerait en admet-
tant une erreur. Tout organisme, même privé,
est confronté à ce problème. Le donneur d’ordre
empêche les retours d’expérience. Or la différence
entre l’administration de l’État jacobin et l’orga-
nisme privé, c’est que ce dernier a besoin d’être
validé en permanence par le choix des clients. Le
marché ne peut pas éviter une part de séduction
ou de conformisme. L’administration non plus.

193
Cependant, le marché permet de se dégager quand
on s’est laissé berner.
A-t-on besoin d’ailleurs de la meilleure pédago-
gie ? Non, nous avons besoin d’une pédagogie pru-
dente.
A-t-on besoin de professeurs géniaux ? Non,
il serait même dangereux de l’exiger. Le bon
recruteur s’attachera surtout à éviter le mauvais
employé. Le système doit pouvoir fonctionner
avec des gens ordinaires, travailleurs et honnêtes.
Il y a plus de 850 000 professeurs en France, tous
niveaux confondus. Il serait vain de leur deman-
der du talent à tous. Tous ne seront pas capables
d’innovation. Peu importe. Même si 1 % seulement
d’entre eux apportent quelque chose de neuf, c’est
bien suffisant. Avec 8 500 penseurs, on devrait
déjà pouvoir faire quelque chose. Alors, à quoi cela
rime-t-il de demander aux enseignants d’innover ?
On ne sait jamais d’où vont partir les bonnes idées.
Il suffit qu’elles ne soient pas entravées.
La bonne stratégie est toujours celle du vain-
queur. Toujours.
Mais aucune stratégie n’est jamais définitive.
Jamais.

194
DU STATUT
7. 
DE FONCTIONNAIRE

195
Ce livre plaira peut-être à certains. Je sais qu’il
sera détesté de beaucoup et j’en suis désolé. J’en
suis d’autant plus désolé qu’une bonne partie de
mes détracteurs seront des professeurs, alors
même que j’ai constamment à l’esprit leur intérêt.
Depuis Jules Ferry, nous nous sommes habi-
tués à penser les professeurs comme des fonc-
tionnaires. Ce n’est pourtant pas une évidence,
loin s’en faut. On n’a pas attendu le ministère de
l’Instruction publique pour avoir des écoles. Il
est utile de rappeler que l’école de la République,
loin d’être révolutionnaire, a en fait repris les
méthodes pédagogiques élaborées, avant elle, par
certaines congrégations, en particulier les frères
des écoles chrétiennes et les jésuites. Ces congré-
gations étaient fortes d’une longue expérience.
Pendant longtemps, l’école républicaine a pu fonc-
tionner sur sa lancée. Elle était conservatrice sur
de bonnes bases. Nous ne saurons jamais ce que
l’école française aurait donné si elle n’avait pas pris
un tour monopolistique. Mais il est clair que le car-
can administratif l’empêche de progresser.
Les réformes liées à la massification des années
soixante et soixante-dix ont échoué à faire évoluer
le modèle, tout en interdisant de s’y maintenir.

197
La noblesse du métier

Les professeurs – c’est tout à leur honneur –


sont généralement animés de motifs nobles et
généreux. Ils ont à cœur la réussite de tous leurs
élèves, heureusement.
Ils sont rarement motivés par l’argent.
Évidemment, il leur plairait de gagner plus, mais
c’est rarement leur objectif premier. C’est d’au-
tant plus vrai que les conditions de travail et la
place des enseignants dans l’échelle des salaires
se dégradent. Sans tomber dans le romantisme du
« plus beau métier du monde », on influence les
esprits, les âmes. On forme des libertés.
Tout d’abord, cela crée un biais, une méfiance
viscérale contre l’argent et le marché. Les profes-
seurs, comme les artistes, se plaisent à fustiger les
« logiques comptables » qui seraient en arrière-
plan des réformes. Sur des missions aussi nobles
que l’éducation des enfants pauvres, il y a aurait
une honte à se fixer des objectifs budgétaires, ou
même simplement à tenir des comptes. Or les res-
sources du pays ne sont pas extensibles. Il est irres-
ponsable de faire l’impasse sur la question des res-
sources. Ce qui est gaspillé d’un côté manquera de
l’autre. La faiblesse des salaires des professeurs ne
tient pas à la mesquinerie des gouvernements suc-
cessifs. Si nos dirigeants faisaient réellement pas-
ser les « logiques comptables » avant tout le reste,
nous n’aurions pas ces déficits abyssaux. Et la part
de la richesse nationale consacrée à l’éducation est

198
tout à fait dans la norme des pays européens. Il est
possible que l’argent n’aille pas au bon endroit.
Le souci de corriger les injustices sociales se
pare parfois de postures héroïques. Le professeur
de ZEP consent des sacrifices importants, il se
lance dans une bataille des plus dures, avec la cer-
titude de faire le bien. Cette belle abnégation peut
devenir dangereuse, si elle se teinte d’hybris – de
démesure – et d’aveuglement.
Nous n’avons pas besoin de héros. Nous pou-
vons nous réjouir d’en avoir. Cependant, compter
sur des héros est le plus sûr moyen de perdre les
batailles. Un système scolaire sain doit pouvoir
fonctionner correctement sans talents particu-
liers. Il y a une contrainte élémentaire. Nous ne
trouverons pas dans un pays de la taille du nôtre
850 000 enseignants héroïques, à la vocation sans
faille. L’enseignement doit pouvoir être un métier
comme un autre. Il doit pouvoir se faire avec des
gens qui cherchent simplement à gagner leur vie
honnêtement. Il faut arrêter de penser qu’on va
sauver le monde.
Le chantage à la vocation est devenu une pra-
tique courante auprès des professeurs. Ce n’est pas
le seul métier touché d’ailleurs. Les médecins et
les policiers sont dans la même galère. Ce chantage
fonctionne assez bien. Il permet à un IPR de faire
taire le professeur qui s’inquiète de l’hétérogénéité
de sa classe  : « Comment ? Vous n’allez tout de
même pas laisser tomber les élèves en difficulté !
Vous ne voulez pas d’une école qui exclue ? »

199
S’il conduit les professeurs à tolérer des situa-
tions inextricables, le dévouement finit par se
retourner contre tout le monde. Tout homme a ses
limites. Je veux bien admettre que je suis respon-
sable de tous mes élèves. Or s’il y en a un qui se
montre odieux, et que je ne peux pas exclure tem-
porairement de cours, parce que je vais plonger s’il
lui arrive quoi que ce soit, ou même s’il commet
délibérément un délit pendant l’heure où je suis
censé le surveiller, qu’est-ce que je dois faire ? Le
cas est plus fréquent qu’on ne le croit. Beaucoup
de services de vie scolaire rechignent à accepter les
élèves perturbateurs, laissant ainsi les professeurs
sans solutions.
Ce chantage permet aussi de mettre sous le
boisseau les revendications salariales. Les profes-
seurs vont-ils oser s’attaquer au baccalauréat, pour
défendre leurs intérêts personnels ?
Le chantage à la vocation se double d’un chan-
tage à l’emploi pour les professeurs stagiaires. S’ils
veulent être validés, ils savent bien qu’ils doivent
acquiescer à toutes les élucubrations pédagogiques
de leurs formateurs. Il est assez amusant, ou triste,
de voir que ces mêmes formateurs se prévalent
de l’assentiment forcé de leurs stagiaires. Dans
La Constante macabre, Antibi donne pour preuve
de sa thèse les échanges qu’il a eu lors des nom-
breuses formations qu’il a données. Il accepte sans
scrupules toutes les remarques qui soutiennent
son idée. Mais il néglige totalement de faire la part
du pouvoir dont il disposait dans ces formations. Et

200
il écarte les témoignages qui ne vont pas dans son
sens, prétextant que leurs auteurs sont victimes
des préjugés ambiants. Si vous êtes en position
d’autorité, vous aurez toujours des gens pour vous
approuver par veulerie. Les ESPE (Écoles supé-
rieures du professorat et de l’éducation), comme
les IUFM dans leur temps, sont de véritables écoles
d’hypocrisie.
Et que dire des inspections ? Comment un ins-
pecteur peut-il juger sérieusement le travail d’un
professeur, au rythme d’une heure de visite tous les
cinq ans ! Et encore, il faut généralement la récla-
mer, cette inspection si effrayante. C’est indispen-
sable si on veut de l’avancement. Sinon, on peut
tout aussi bien tenter de se faire oublier. À l’occa-
sion, un inspecteur décide de faire un prix de gros
et d’inspecter toute l’équipe d’histoire-géographie
du collège. Globalement, l’inspection est rare et
irrégulière. Comme il est prévenu à l’avance, le pro-
fesseur ne montre pas ce qu’il fait ordinairement.
Il n’essaie même pas de réaliser un chef d’œuvre
didactique. Non, il essaie de deviner ce que l’ins-
pecteur a envie de voir. Les inspecteurs visitent des
classes Potemkine. À la rigueur, ils peuvent laisser
traîner un peu leurs oreilles dans les couloirs, pour
obtenir un complément d’information.

Le biais de recrutement

Par tradition républicaine, on accède au métier


d’enseignant par concours. Le principe est bon en

201
soi. C’est sans doute la meilleure façon de recruter
des fonctionnaires. C’est un système assez juste,
puisqu’il évite la tentation du népotisme. Il permet
de sélectionner sévèrement et, théoriquement, de
recruter les meilleurs.
Mais il présente des failles sérieuses.
La première de ces failles, souvent signalée,
c’est la pertinence des critères retenus. Cette perti-
nence est l’objet de débats houleux. Ces dernières
années, on a beaucoup reproché au CAPES de
recruter des candidats très forts dans leurs dis-
ciplines respectives, et peu armés pour affronter
une classe. On a donc fait des efforts pour pro-
fessionnaliser le recrutement, en accordant plus
de poids aux épreuves proprement pédagogiques.
Malheureusement, il n’est pas du tout certain que
les stagiaires soient mieux armés pour faire face à
la classe. Plus sans doute, pas forcément mieux.
Bien sûr, cette « professionnalisation » de la for-
mation est perçue comme une menace par les par-
tisans d’une pédagogie explicite. Ils font valoir, à
raison, qu’on ne peut pas enseigner correctement
ce qu’on ignore. Un solide bagage intellectuel est
la base sur laquelle vont se greffer, plus ou moins
facilement, les tours de main du métier.
Un autre effet pervers du recrutement par
concours, c’est de créer un très fort réflexe cor-
poratiste. L’effort énorme consenti pour entrer
dans le métier incite les professeurs à préserver
leur position. Les enseignants sont comme tout le

202
monde. Ils ne veulent pas perdre leur investisse-
ment. On peut difficilement le leur reprocher.
L’idée d’un recrutement local est très mal perçu
par les professeurs, parce qu’il ferait perdre le
bénéfice du concours. En plus de ses études pro-
prement dites, le professeur passe deux ans à se
préparer spécialement à ce métier, sans avoir la
certitude que sa démarche va aboutir. En effet, s’il
est refusé, soit à l’issue du concours, soit à l’issue du
stage, il ne pourra pas se tourner vers un concur-
rent. Dans son esprit, la contrepartie, c’est l’emploi
à vie. On a forcément ce calcul quelque part dans
un coin de sa tête, quand on prépare le CAPES ou
l’agrégation. Cette préparation ne laisse guère de
temps pour autre chose. L’année du concours, dans
les matières les plus exigeantes, c’est une année où
l’on met en sommeil sa vie familiale, sans même
parler de l’année de stage, pendant laquelle on peut
être affecté arbitrairement loin de chez soi, avant
d’être encore réaffecté ailleurs au bout de dix mois.
Ce n’est qu’à l’issue du stage, soit deux ans mini-
mum après le début de la démarche, qu’on pourra
enfin savoir à quoi s’en tenir et s’installer. L’entrée
dans le métier met les couples à rude épreuve.
On peut comprendre la crainte d’avoir fait tous
ces efforts pour rien.
Cependant le raisonnement est incomplet.
Même si les concours devaient être supprimés,
ceux qui l’ont déjà passé pourraient toujours s’en
prévaloir pour un éventuel entretien d’embauche.
Évidemment, il faudrait passer par un entretien.

203
Les bons professeurs ont peu à craindre en réa-
lité. L’autonomie des établissements, en matière de
recrutement, ne supprimerait pas les besoins. Il y
aurait toujours autant d’enseignants.
Le mode de recrutement actuel, par concours
et par inspection de validation, crée aussi une très
grande veulerie vis-à-vis de l’inspection. Il est pro-
longé par le système de promotion, sans doute un
des plus mauvais qui soient. Je l’ai déjà évoqué un
peu plus haut.
En 2011, le ministère – de droite – a même mis
en place une épreuve orale intitulée « agir en fonc-
tionnaire de l’État et de façon éthique et respon-
sable ». Paradoxalement, il n’est pas certain que
cette épreuve ait renforcé la loyauté des profes-
seurs vis-à-vis du ministère. C’était sans doute le
coup de trop. L’épreuve a été retirée en 2014, du
moins en tant qu’épreuve autonome. Je la crois
emblématique de l’état d’esprit qui a cours chez
nos dirigeants. D’ailleurs, elle a été remplacée par
des questions dispersées dans les concours des dif-
férentes disciplines. Ses ambitions n’ont pas été
abandonnées. Il n’est donc pas aberrant d’y jeter
un coup d’œil.
Passons sur la prétention de l’intitulé. L’épreuve
en elle-même se construisait autour de situations
de vie scolaire, brièvement décrites. Le candidat
était invité à donner un avis argumenté en utilisant
ses connaissances sur le système scolaire et sur la
réglementation. En soi, il est bon de connaître la
loi. Là n’est pas le problème. Il est bon de connaître

204
l’institution dans laquelle on va travailler. En réa-
lité, il s’agissait surtout de tester la conformité
morale du candidat. Dans les sujets zéro (sujets
fictifs donnés en exemple pour la première pro-
motion), on pouvait lire : Vous êtes un professeur
convaincu que l’une des missions de l’école est d’ou-
vrir l’esprit des élèves, particulièrement dans les
zones rurales ou périurbaines enclavées. Vous sou-
haitez que votre enseignement leur donne l’envie
d’élargir leur horizon et de s’ouvrir au monde. À cet
égard, vous considérez que le dialogue et la confron-
tation avec de jeunes étrangers est un incomparable
instrument d’épanouissement de la personnalité de
vos élèves. Vous souhaitez donc mettre en œuvre un
projet éducatif qui corresponde à ce souci d’ouver-
ture.
Suivait une série de questions traitant les
aspects juridiques et matériels d’un tel projet.
Est-il nécessaire de prendre ce ton infantili-
sant ? Est-il sain de supposer ce que doit penser et
désirer le candidat ? C’est de la mauvaise direction
de conscience. Il est bien paradoxal de demander
à l’école de former des citoyens libres, tout en trai-
tant les maîtres comme des enfants. Dois-je consi-
dérer la liberté comme un simple élément d’une
propagande, dont le professeur n’est que le relais
obéissant ?
Il y a une candeur perverse derrière de telles
questions. Comment une épreuve orale, préparée
sur des manuels, pourrait-elle garantir le com-
portement futur du travailleur ? Les certificats de

205
bonne conduite ne sont que des certificats d’hypo-
crisie.
Les professeurs ont peur aussi de perdre le peu
de liberté dont ils disposent. Peut-on espérer créer
des îlots de vertu autour de quelques professeurs
résistants ?
Le statut de fonctionnaire permet une telle
résistance, grâce à l’emploi à vie. Il est très diffi-
cile de déboulonner un fonctionnaire, à partir du
moment où il est titularisé. C’est assez paradoxal
d’ailleurs. Tant qu’il n’est que stagiaire, vacataire
ou contractuel, le professeur peut être débarqué
sans ménagement, à peu près n’importe quand. Le
licenciement est d’autant plus redoutable qu’il n’y a
pas vraiment d’alternative à l’Éducation nationale.
Dès que le professeur est titularisé, le licenciement
devient pratiquement impossible. Beaucoup de
professeurs font donc le calcul suivant : faire profil
bas pendant deux ans, se montrer veule et hypo-
crite le temps d’être validé, puis passer sa carrière
à agir selon sa conscience. Il faut bien comprendre
que cette hypocrisie ne dépend pas de la moralité
du candidat. Elle est essentiellement induite par le
système. Il faut même avoir un certain sens moral,
pour faire un tel calcul. Il faut plus de principes et
de courage pour désobéir à un ordre injuste que
pour l’exécuter.
Malheureusement cette tricherie, qui rend le
système à peu près supportable, ne constitue en
aucune manière une solution. Il implique, pour les
professeurs, de s’asseoir sur leur désir de carrière.

206
On a le poste, mais on renonce à son avancement,
on renonce à beaucoup d’argent. S’il faut attendre
d’avoir atteint la « hors classe » pour s’exprimer
librement, la résistance va se faire avec bien peu de
troupes.
En outre, elle maintient l’illusion que l’institu-
tion a fait les bons choix pédagogiques. Comment
la hiérarchie pourrait-elle comprendre ses erreurs,
si ceux qui résistent ne le font qu’en cachette ?

Confort relatif

La majorité des enseignants pensent, au fond


d’eux-mêmes, que le système est mauvais, sans for-
cément s’entendre sur les raisons de leur malaise.
Mais ils disent que ça pourrait être pire.
Et c’est vrai.
Ça pourrait être pire.
Bien pire.
Pourtant c’est une erreur d’utiliser l’argument
pour se rassurer. Le pire est à venir. Il n’a pas été
évité.
Régulièrement, un sujet d’examen fait scandale,
soit pour son indigence, soit pour son extrême pré-
tention. C’est presque devenu le feuilleton de l’été.
En juin 2000, la dictée de brevet était totale-
ment indigente à tout point de vue, taille, difficulté
syntaxique, vocabulaire. Les consignes de notation
attribuaient des points positifs pour la « graphie
correcte » de quelques mots d’usage très courant,
comme « mais », « à », « aimait », « ces », etc.

207
À l’inverse, comme pour démentir l’idée d’un
bac au rabais, en 2004, le sujet de dissertation
était très pointu : Dans quelle mesure le costume de
théâtre joue-t-il un rôle important dans la représen-
tation d’une pièce et contribue-t-il à l’élaboration de
son sens pour les spectateur ?
C’est un sujet intéressant, mais qui demande
une culture que les élèves ont très rarement. Tout
le monde n’a pas l’habitude des salles de théâtre.
Pour bien répondre à cette question, il faudrait
avoir vu de nombreuses pièces et même plusieurs
représentations différentes d’une même pièce.
Face à des prestations décevantes, les jurys n’ont
pas d’autre choix que d’appliquer des consignes
d’indulgence.
Bien sûr ces petits scandales ordinaires abou-
tissent à des reculades systématiques, tant la ques-
tion des examens nationaux est sensible dans l’opi-
nion publique.
En fait, il n’y a jamais de retour au statu quo ante
bellum. On supprime les dispositions les plus cho-
quantes. On a renoncé un moment à noter les dic-
tées de brevet positivement, cependant les points
accordés ont été réduits à 6 sur 40, au lieu de 10, et
la taille de la dictée a été fortement diminuée.
L’idée d’une notation positive a refait surface
en 2012, de façon plus élaborée sous la plume
d’Olivier Barbarant, IGEN (Inspection générale de
l’Éducation nationale). Pour faire simple, on part
du constat que, avec la notation traditionnelle, cer-
tains élèves perdent beaucoup de points sur peu

208
de règles. Ils se retrouvent avec le même zéro que
l’élève, vraiment désastreux, qui ne maîtrise ni
l’orthographe grammaticale, ni la correspondance
phonème-graphème, ni rien de rien. M. Barabant
a donc conçu un système moderne, très moderne,
pour valoriser ce qui est su. Il définit quelques
grandes catégories (syntaxe du groupe verbal, syn-
taxe du groupe nominal, orthographe gramma-
ticale) et il limite le nombre de points attribués à
chacune d’elles. Jusque-là, rien de très choquant.
C’est un peu ce qui se fait déjà, quand on plafonne
à 2 ou 4 points ce que l’élève peut perdre avec les
accents. Là où le bât blesse, c’est qu’il n’envisage pas
des notes, mais des taux de réussite, dans chaque
catégorie. J’ai déjà montré ce que peut donner une
dictée à 75 %. Eh bien, c’est le même principe et,
avec la distinction des catégories, les résultats sont
encore gonflés, car il est peu probable d’échouer
complètement dans toutes les catégories. Bien sûr,
comme il est compliqué de travailler avec des taux,
le chercheur a conçu un logiciel, pour que le pro-
fesseur saisisse les copies des élèves et que l’ordina-
teur fasse tous les calculs. C’est beau, la pédagogie
moderne. Les exigences envers les élèves s’effon-
drent, et les professeurs ont un travail de plus en
plus long, fastidieux et technique. Ça va attirer des
vocations.
De fait, la dictée est un exercice moribond. On
la supprimera un jour ou l’autre, comme pour le
redoublement, après l’avoir bien vidée de sa subs-
tance.

209
Il en est de même dans les autres domaines. Les
salaires sont revalorisés au coup par coup, bien que
globalement les augmentations ne compensent pas
l’inflation. On remet un peu de grammaire dans
les programmes de français, même si on a quand
même oublié l’imparfait du subjonctif et la plupart
des verbes du troisième groupe, entre autres. On
reparle de discipline, on crée des observatoires de
la violence. En juillet 2015, un arrêté ministériel a
même annoncé la création d’un fichier national,
pour enregistrer les sanctions des élèves, ainsi
que les noms des professeurs qui les demandent.
Apparemment cette annonce n’a pas été suivie de
beaucoup d’effets. Le problème n’est pas tellement
dans les retards de mise en œuvre. Le vrai pro-
blème, c’est qu’on ne rend pas aux équipes édu-
catives le pouvoir qu’on leur a ôté. Le ministère,
qui continue de croire qu’il a les solutions, refuse
encore et toujours de leur faire confiance.
Alors les professeurs se résignent. Chacun
accepte ces petites entraves que le statut de fonc-
tionnaire impose au métier d’enseignant, parce
qu’elles sont plus confortables que l’incertitude. Il
faut bien avancer. On fait au mieux, avec ce qu’on
a. Et en attendant des temps meilleurs et impro-
bables, les conditions de travail se dégradent len-
tement. Ce petit jeu ne pourra pas continuer indé-
finiment.

210
Considérations sur l’action syndicale

La plupart des professeurs continuent de pla-


cer leurs espoirs dans les mains des syndicats. Ils
comptent sur la grève et sur les pétitions, pour faire
comprendre leurs problèmes au ministre. De fait, il
s’agit d’une des professions les plus syndiquées de
France. De plus, forte de plus d’un million de fonc-
tionnaires, l’Éducation nationale constitue une
force électorale qui peut faire peur, si elle arrive à
se rassembler autour de revendications précises,
ou tout simplement dans le rejet d’un parti poli-
tique.
Sans doute les syndicats sont-ils nécessaires
pour faire entendre une voix discordante face à
une administration monopolistique.
Cependant il ne faudrait pas exagérer leur uti-
lité.
L’appareil institutionnel des grands syndicats
pose les mêmes problèmes que toutes les grandes
organisations humaines. La masse des adhérents
est trop grande, pour que ceux qui sont à la base
puissent véritablement se faire entendre. Il est fré-
quent de voir les délégués dénaturer leur mandat.
Les antennes locales ne se reconnaissent pas tou-
jours dans les actions de la centrale nationale. Tout
comme les partis politiques, ils ne proposent qu’un
« package », qu’il faut accepter ou rejeter en bloc.
Dès lors que vous aurez un système de représenta-
tion, vous serez confrontés à cette difficulté.

211
Le choix d’un syndicat se fait souvent par
défaut, ou en suivant ses réflexes idéologiques. Qui
peut sérieusement croire que les syndicats sont
apolitiques ? Le SNALC est étiqueté à droite, le
SNES est proche du PS, etc. Il y a du flou, mais en
gros, on s’y retrouve. Et puis, c’est comme les partis,
on ne lit pas vraiment leurs ouvrages doctrinaux.
Au mieux, on lit les plaquettes électorales. Au pire,
on suit ses amis. Les délégués vont parler en notre
nom. Est-on bien sûr de ce qu’ils vont réclamer ?
C’est embêtant. Tant pis pour ceux qui choisissent
mal. Ça peut arranger les autres.
Le plus gros problème, c’est que les syndi-
cats sont débordés. Face à la masse énorme des
réformes en cours, il est difficile de hiérarchiser
les revendications.
En 2012, Vincent Peillon avait annoncé une
« refondation » de l’école. Ce n’était pas un vain
mot. Najat Vallaud-Belkacem a repris le projet de
son prédécesseur, en l’aménageant à la marge. Elle
n’était d’ailleurs pas particulièrement compétente
dans le domaine éducatif. Il lui suffisait de faire
travailler ses fonctionnaires, ou de les laisser pour-
suivre le travail sur leur lancée.
Le chantier concernait bel et bien tous les
aspects de la vie scolaire. Avec les rythmes sco-
laires, Peillon a surtout opéré une annexion des
activités de loisir par les pouvoirs publics. Le
redoublement a été interdit très rapidement,
presque en passant. On a réformé profondément
l’évaluation. Les programmes ont été revus en

212
profondeur. On y a introduit l’égalité fille-garçon,
au point que cette priorité semble effacer tout le
reste. Le recrutement des professeurs fait l’objet
de bricolages pitoyables pour tenter d’enrayer la
baisse des vocations. On a réformé une fois de plus
l’éducation prioritaire. J’en passe. En juillet 2015,
Le Café pédagogique, site Internet progressiste et
plutôt favorable aux initiatives gouvernementales,
a compté pas moins de « 12 grands dossiers » menés
par Mme Vallaud-Belkacem depuis son arrivée à la
rue de Grenelle, moins d’un an plus tôt.
Au demeurant, la surenchère des ministères
Peillon et Vallaud-Belkacem s’est inscrite dans
une longue tradition française. On se souviendra,
par exemple, du grand débat organisé par la com-
mission Thélot en septembre 2003 et qui a abouti
à la publication un an plus tard d’un ouvrage inti-
tulé Les Français et leur école, le miroir du débat,
sobre et objective synthèse de 575 pages. Preuve
de son importance, l’ouvrage était disponible dans
toutes les bonnes librairies. Sa rédaction avait été
marquée par la démission tonitruante de plusieurs
experts, manifestement convaincus par la qualité
du dialogue… Je ne parlerai pas des bouleverse-
ments apportés par la loi Jospin en 1989 ou du
tableau de chasse des ministres mineurs qui ont
sévi pendant ces trente dernières années.
Face à cette déferlante de nouveautés, qu’est-ce
que les syndicats peuvent défendre ? On connaît
l’adage militaire : qui défend tout ne défend rien.
En effet, rejeter en bloc tout un projet de loi est

213
peut-être sensé sur le plan intellectuel, mais c’est
dangereux politiquement, parce que ça donne une
impression très défavorable auprès de l’opinion
publique. Quoi que l’on pense du Parti socialiste,
il a reçu une certaine légitimité dans les urnes.
Le public comprend aisément que les ensei-
gnants veuillent des aménagements à la marge. Il
ne tolèrera pas un réflexe corporatiste, ou ce qui
pourrait passer pour tel.
Les enseignants se plaignent de leurs condi-
tions de travail, de leurs salaires qui s’effritent
lentement, des usines à gaz administratives, des
heures supplémentaires non payées qui se sont
accumulées sous forme de réunions inutiles ou
de remplissage de paperasse. Il faut savoir qu’en
dehors de leurs 15 ou 18 heures de cours par
semaine, en dehors des préparations et des correc-
tions, les professeurs ont d’importantes obligations
de service. Traditionnellement, c’étaient quelques
conseils de classe et réunions de pré-rentrée. Peu à
peu des tas d’autres choses sont venues se rajouter.
Évidemment, les professeurs n’ont pas été concer-
nés par la réduction du temps de travail. Puisqu’ils
ne faisaient que 18 heures sur le papier, on n’allait
pas les mettre aux 35 heures ! Peu importe d’ail-
leurs que la charge de travail réelle puisse dépasser
les 45 heures.
Sur le projet de refondation des ministères
Peillon et Vallaud-Belkacem, des dizaines de péti-
tions ont été produites. Rien que pour l’année
2014-2015, il y en a eu pour :

214
• défendre les langues anciennes
• défendre la géométrie et la démonstration
• défendre les langues régionales
• sauver l’italien
• sauver l’allemand
• sauver la technologie au collège
• encourager une politique volontariste et

cohérente de l’enseignement de l’arabe
• sauver les classes bilangues
• défendre la série ST2S
• sauver le CTHS (Comité des travaux histo-
riques et scientifiques)
• soutenir tel ou tel collègue sous le coup d’une
procédure disciplinaire
• protéger les élèves subissant une OQTF
(Obligation de quitter le territoire français)
• quelques autres causes que je n’ai pas repé-
rées.
Il ne s’agit là que d’un arrêt sur image dans le
long feuilleton du syndicalisme. Cette geste a com-
mencé bien avant Peillon, elle se poursuivra bien
longtemps après Vallaud-Belkacem. De quoi sécu-
riser le statut de délégué syndical…
Dans le feu de l’action syndicale, il faut recon-
naître que la pédagogie est le parent pauvre. Il n’y a
guère que le SNALC qui la mette vraiment à l’avant
de ses priorités. Les autres syndicats ont plus de
mal à adopter une position claire et donc à transfor-
mer le malaise en revendications efficaces. La suite
est assez prévisible. Après d’âpres négociations, le
ministre lâche quelques euros sur le point d’indice

215
et fait ainsi passer une infamie sur le baccalauréat
ou la discipline. Une fois la colère un peu retombée,
il est assez facile de renvoyer un syndicat dans les
cordes en demandant benoîtement : « Je vous com-
prends, mais au fond qu’est-ce que vous voulez ? »
Tant qu’il s’agit de choses mesurables (salaires,
horaires), la réponse est assez facile à formuler et
les négociations sont possibles. Dès qu’il s’agit de
quelque chose de qualitatif, c’est plus compliqué.
C’est ainsi que, d’année en année, les conditions de
travail se dégradent au-delà du supportable.
En matière de pédagogie, il est facile de contre-
balancer les revendications d’un syndicat par
celles d’un autre groupe de pression. La FCPE
(Fédération des conseils de parents d’élèves) dis-
pose d’une influence énorme. Cette fédération,
quoique majoritaire en nombre de représentants,
est très peu représentative des parents d’élèves.
En 2014, elle a obtenu seulement 14,2 % des sièges
aux élections de représentants de parents d’élèves
dans le primaire. La participation était d’ailleurs
inférieure à 50 %, peu de parents connaissent
les enjeux de ces élections. Dans le secondaire,
la représentativité paraît meilleure (44,6 % des
sièges), cependant le taux de participation est de
moins d’un quart. Nous avons ici, typiquement,
une minorité agissante. Des militants dynamiques
parviennent à se substituer à la majorité, pour
accaparer la parole publique.
Si on étudie un tant soit peu la ligne pédago-
gique de la FCPE, on constatera sa très forte adé-

216
quation avec les projets du ministère. Est-ce à dire
que le ministère s’aplatit devant un groupe de pres-
sion, ou qu’au contraire ce groupe est conçu pour
soutenir des projets qui, de toute façon, sont déjà
dans les tubes ? Il faudrait un solide réseau de ren-
seignement pour observer toutes les tractations qui
ont lieu dans les couloirs de la rue de Grenelle. Peu
importe, il suffit de constater que la FCPE fournit
au ministère la caution des « parents » à tous les
projets modernistes.
Et si ce n’était pas la FCPE, ce serait autre chose.
Il est toujours possible de trouver un groupe de
pression quelconque, pour pouvoir affirmer que la
demande vient de la société civile. Les gouvernants
choisissent ceux qu’ils veulent bien écouter.
Nous ne sommes pas dans un pays où l’on nous
interdit de nous exprimer. Notre voix se perd tout
simplement dans le brouhaha ambiant. Ce n’est pas
« ferme ta gueule », c’est « cause toujours ».

217
DE LA CARTE
8. 
SCOLAIRE

219
La carte scolaire est le symbole même de la pla-
nification bureaucratique. C’est à la fois un outil de
contrôle redoutable et une institution investie de
beaucoup de fantasmes. Les socialistes semblent
croire que, sans elle, l’ordre social va s’effondrer.
Jusqu’à présent, très peu de formations politiques
ont osé remettre son principe en cause. La droite
classique n’y a touché qu’en s’excusant.
Cette carte passe en effet pour être un formi-
dable outil de mixité sociale et pour permettre une
politique volontariste d’égalisation. S’y opposer, ce
serait faire le jeu de tous les égoïsmes.
Malheureusement, elle est totalement contre–
productive, si l’on s’en tient aux nobles critères
affichés.
C’est un système injuste, très injuste, qui ne
tient que par les tricheries de ceux qui pourraient
le détruire. On domicilie l’enfant chez un cousin,
ou une grand-mère que personne ne va voir. On
choisit des options improbables.
Naturellement, comme toujours, ce sont les
plus modestes qui en pâtissent, pas les riches qu’on
croit pouvoir forcer. Seulement ceux qui n’ont ni
les ressources financières pour choisir leur loge-
ment, ni les réseaux pour passer des arrangements,

221
ni la ruse pour exploiter des failles du système. La
carte scolaire est certainement la pire loi contre les
enfants pauvres.
Une petite mise au point historique s’impose.
La carte scolaire n’a pas été mise en œuvre pour
des raisons humanistes, mais pour une bête ques-
tion de gestion des flux, dans un contexte de mas-
sification du collège. C’était en 1963, sous le minis-
tère Fouchet. Il s’agissait de contrôler les budgets
et de planifier les efforts de construction.
La mixité sociale est venue ensuite et n’a jamais
dépassé le stade des intentions. Cet objectif est
venu d’un constat assez évident. Les établisse-
ments ne se valent pas, et leur efficacité dépend
largement de l’origine sociale des élèves. Les
enfants pauvres n’ont pas le soutien familial qui
favoriserait leur apprentissage. Par ailleurs, les
pauvres sont concentrés dans certains quartiers,
donc dans certaines écoles. C’est logique, les loge-
ments coûtent cher.
Partant de là, on en est vite venu à se dire qu’il
fallait redessiner la carte, afin d’intégrer, dans le
ressort de chaque collège, un petit peu de toutes les
classes de la société. Il y a eu un glissement d’inter-
prétation. On est passé insensiblement de « c’est ce
qu’il faudrait faire » à « c’est ce qu’on a voulu faire »,
puis à « c’est à ça que ça sert ».
Or la carte scolaire est le plus mauvais moyen
d’aboutir à la mixité sociale, même en admettant
qu’il s’agisse là d’un objectif raisonnable. Certains
craignent le communautarisme, si on supprime la

222
carte scolaire. Or c’est déjà le cas. Vous n’empê-
cherez pas les gens de se regrouper par affinité,
par milieu social ou par orientation philosophique.
C’est naturel, c’est spontané. À moins d’un passe-
port intérieur et d’une coercition monstrueuse, on
ne peut pas empêcher le marché de reconstituer
spontanément des quartiers riches et des quartiers
populaires. J’irai même plus loin. L’effet de ségré-
gation sera d’autant plus fort que les parents auront
peur de mettre leurs enfants dans une mauvaise
école. L’école est un facteur majeur dans le choix
d’un logement. Les quartiers dans le ressort d’une
bonne école verront leurs prix monter artificielle-
ment, les riches déserteront les écoles mal famées,
dans lesquelles on aura prétendu les enfermer, et
en quelques années, les regroupements invalide-
ront la carte. Vous ne pouvez pas l’éviter.
Ce que vous pouvez faire en revanche, c’est
vous assurer que ces regroupements ne deviennent
pas un carcan insurmontable pour les pauvres. La
carte scolaire n’empêche pas les inégalités sociales,
elle les fige. Il faut de l’argent pour s’échapper. La
carte scolaire ne profite qu’aux riches.
Spontanément, les gens n’ont pas besoin qu’on
leur dise de mettre leurs enfants dans l’école du
quartier. A priori, c’est plus commode pour tout le
monde. S’ils se résolvent à faire une heure de trajet
tous les matins, c’est qu’ils ont un motif puissant.
Forcer quelqu’un à faire ce qu’il est naturellement
enclin à faire ne peut que créer de la méfiance. Au
mieux, c’est inutile.

223
Le pire, il est bel et bien à l’œuvre. Il s’appelle
« éducation prioritaire ».
Quand les ZEP ont été mises en place, en 1981,
le ministre de l’époque, Alain Savary, savait
qu’il prenait un risque. Dans sa circulaire du
28 décembre 1981, il précise : « S’il apparaît néces-
saire de prévoir une action soutenue s’étendant sur
plusieurs années, il serait peu souhaitable d’envi-
sager une assistance permanente qui risquerait
d’aboutir à la constitution de ghettos scolaires. »
Il savait ce que les ZEP pouvaient devenir. Il les
a faites quand même. On peut le concevoir. Après
tout, c’était un risque calculé. Si ça avait marché,
on aurait pu se féliciter de cette audace. Savary
pensait que les ZEP devaient être temporaires,
juste le temps pour les établissements concernés
de reprendre pied. En réalité, les ZEP atteignent
rarement leurs objectifs et rechignent à sortir d’un
dispositif matériellement avantageux. Au lieu de
cela, elles tendent à s’enfoncer. Et l’on crée sans
cesse de nouveaux dispositifs, pour tenter de cor-
riger ce qui ne fonctionne pas. On a eu les REP
(Réseau éducation prioritaire) en 1997, les RAR
(Réseaux ambition réussite) et les RRS (Réseau
réussite scolaire) en 2006, le programme CLAIR
(Collèges et lycées pour l’ambition et la réussite)
en 2010, les programmes ÉCLAIR en 2011, les REP+
en 2014. Les intentions, généreuses, sont toujours
les mêmes, donner plus à ceux qui ont moins. On
espère compenser les effets des inégalités sociales,
en remettant ces établissements à niveau. C’est cri-

224
minel de s’obstiner quand l’échec est conforme aux
prévisions.
On voit ici comment fonctionne une trappe
de pauvreté. De nombreux rapports ont souligné,
depuis 1990, l’inefficacité du dispositif. La ZEP
traîne depuis le début une image sulfureuse. Elle
fait peur aux familles comme aux professeurs.
C’est assez ambigu. D’un côté, il y a l’espoir d’un
mieux, puisque le statut ZEP signifie de l’aide de
la part de l’État. De l’autre, c’est la reconnaissance
officielle qu’on en a besoin et qu’on n’arrive pas à
faire tourner la boutique normalement. Le fait est
que depuis le début, les familles qui le peuvent
cherchent à éviter la ZEP, ce qui concentre natu-
rellement les difficultés sociales.
Du côté des professeurs, ce n’est pas plus bril-
lant. Les volontaires sont rares et ont le senti-
ment de faire preuve d’une grande abnégation,
presque d’héroïsme. La plupart des enseignants
sont jeunes et s’en vont dès qu’ils le peuvent. Ils y
sont encouragés, involontairement, par l’adminis-
tration, puisque celle-ci n’a rien trouvé de mieux
pour les encourager que de leur accorder des
points supplémentaires… pour leurs futures affec-
tations. Si vous convoitez un poste recherché, par
exemple au centre de Paris, vous aurez beaucoup
plus de chances de l’obtenir si vous restez en ZEP
pendant cinq ans. Si la principale motivation est
de s’enfuir, le travail risque d’être difficile. Et l’on
s’enfuit quand on commence à être efficace, lais-
sant la place à des bleus qui ont l’impression d’aller

225
au casse-pipe. La ZEP-REP-ÉCLAIR est un peu le
front russe de l’Éducation nationale. Les primes
n’y changent pas grand-chose. On arrive à avoir
des classes non pourvues dans les académies les
plus concernées. Le jeune professeur affecté à la
Seine-Saint-Denis sait qu’il a toutes les chances
d’échouer dans un établissement difficile. Alors il
fait tout son possible pour éviter ce département.
Mais voilà que Mme Vallaud-Belkacem a une solu-
tion ! On va faire un concours spécial, avec les reca-
lés du concours ordinaire ! C’est vrai que les jeunes
trop mauvais pour être pris ailleurs vont moins
faire la fine bouche.
Donc, pour résumer, on met plus d’argent et des
professeurs moins bons, là où les élèves ont déjà
des difficultés familiales. D’aucuns pourraient pen-
ser qu’il suffit de donner des primes sérieuses pour
attirer les bons professeurs. Pourtant, le résultat
n’est pas du tout garanti. Les ressources accordées
aux établissements qui vont mal ont un petit goût
de prime à la médiocrité. On risque d’attirer les
rusés, pas les bons. Et surtout on perd de vue l’ob-
jectif premier, qui est la remise à niveau de l’éta-
blissement et sa sortie du dispositif ZEP. La dis-
crimination positive crée des droits fondés sur les
critères qu’on voudrait voir disparaître. C’est une
contradiction fondamentale.
Évidemment, sortir un établissement de zone
d’éducation prioritaire n’est pas chose aisée. Il
aurait mieux valu qu’il n’y entre jamais. Et une
fois qu’on y est, on ne peut pas lâcher purement

226
et simplement des ressources qui permettent de
survivre. Il ne faut pas se leurrer, il y a des intérêts
particuliers en jeu. Il est a priori plus facile de tra-
vailler avec plus d’argent et moins d’élèves. Mettre
plus d’argent dans un dispositif inefficace, c’est
dépouiller ceux qui réussissent et maintenir les
autres dans leur nullité. Si on diminuait la dotation
des ZEP, leur public ne changerait pas. Sa pauvreté
ferait sentir plus fortement ses effets. On est placé
dans un dilemme terrible.
On peut contourner ce dilemme. La carte sco-
laire doit être abolie de toute urgence. Les ZEP
perdent alors leur raison d’être. Il faut s’attendre
à ce que certains établissements ferment. Ce n’est
pas une catastrophe, si les élèves trouvent un
endroit où se recaser. L’inverse est vrai aussi. On ne
peut supprimer les ZEP que si les familles peuvent
choisir l’école de leurs enfants.
J’irai plus loin encore. La fermeture de quelques
écoles est souhaitable.
Il est inévitable que les écoles connaissent des
crises. Il y a des crises de toutes sortes. Certaines
sont imprévisibles et n’engagent pas la mora-
lité des responsables, par exemple lorsque des
actes délictueux sont commis, soit par un groupe
d’élèves, soit par un ou deux enseignants. Un petit
voyou a monté un trafic de drogue dans le lycée. La
direction n’a pas vu le coup venir. Un professeur a
su cacher ses pulsions perverses. C’est triste, mais
ça arrive. On peut prendre des précautions, exiger
un extrait nº3 de casier judiciaire, ou mettre plus

227
de surveillants ; pour autant, on ne peut pas tout
éviter. S’imaginer que l’on est à l’abri, c’est le plus
sûr moyen de se faire piéger.
Il y a des crises qui sont d’ordre pédagogique.
On a fait de mauvais choix. Par exemple, on a cru
pouvoir accueillir des enfants à problèmes tout en
se passant des retenues. Dans un premier temps,
l’expérience a semblé intéressante, puis, de fait,
on s’est laissé déborder. Bon, ça arrive. C’est même
fréquent.
Peu importe au fond l’origine de la crise. C’est
toujours triste. C’est toujours grave. Ce qui compte,
d’un point de vue institutionnel, c’est de savoir y
mettre fin. Et de le faire rapidement, avant que la
crise ne soit durablement installée et qu’elle ne
broie trop d’enfants et de professeurs.
Le fait que les familles perdent confiance et
retirent leurs enfants est un puissant avertisse-
ment. Si les familles ont le choix de l’école, d’abord
elles peuvent mettre à l’abri un enfant harcelé.
C’est toujours ça de gagné ! Ensuite, en retirant
leurs enfants de l’école, elles envoient un signal
fort à la direction, un signal beaucoup plus fort que
tous les rendez-vous qu’elles ont pu prendre aupa-
ravant. Cette fois, c’est sérieux. Il faut prendre une
décision. On ne peut plus se retrancher derrière
l’excuse d’un public difficile, pour laisser pourrir la
situation.
Si par une incompétence particulièrement
lourde, la direction en venait encore à négliger ces
avertissements, il resterait la solution de la faillite.

228
Il faut bien comprendre que la faillite d’un éta-
blissement particulier est une mesure de sécurité,
qui permet de préserver l’ensemble de la société.
Il vaut mieux admettre un échec ponctuel, que de
prendre le risque de voir la crise s’étendre à tout le
système. La faillite est le plus puissant moyen de
purger le système de ses erreurs, de ses approxi-
mations et de ses expériences malheureuses.
Tant qu’il y a de la concurrence, la fermeture
d’une école n’a rien d’effrayant. On va aller un
peu plus loin. Voilà tout. L’important, c’est que
les enfants soient éduqués, pas qu’ils le soient à
Trifouilli-les-Oies ou à Baume-la-Garenne, deux
kilomètres plus loin. Mieux, si on a la liberté de
créer une école, on peut construire sans attendre
une solution alternative. Les trous éventuels se
comblent d’eux-mêmes, quand on a la liberté d’agir.
Au pire, il faut un ou deux ans de délai, le temps de
trouver les bâtiments.
Bien sûr, il y a beaucoup de mesures à tenter
avant d’en arriver à une solution extrême : revoir
le règlement intérieur, soit pour le durcir, soit pour
l’assouplir ; embaucher plus de surveillants ; réor-
ganiser les classes ; travailler les rituels et les pro-
cédures. Mais il faut aussi savoir arrêter les frais,
quand on est débordé : expulser les élèves dange-
reux, les professeurs incompétents, fermer une
école. Il faut savoir admettre quand on a échoué.
Une importante précision s’impose : il ne faut
pas assouplir la carte scolaire. Il faut l’abroger
purement et simplement. Sarkozy a fait une grave

229
erreur en l’assouplissant. Un assouplissement ne
profite qu’aux rusés ou aux gens bien introduits.
C’est une mesure dont l’injustice est patente.

230
DU CONTRÔLE
9. 
QUALITÉ

231
Les revendications politiques requièrent de la
prudence, beaucoup de prudence. Il est fréquent de
réclamer un contrôle qualité dans les écoles. Cette
revendication, sans surprise, émane davantage des
familles que des professeurs. Elle est parfaitement
légitime en soi, et pourtant elle est à double tran-
chant. Car les nobles slogans, une fois repris par les
politiques et les administrations, peuvent se chan-
ger en d’abominables fiascos.
Les parents ont de sérieuses raisons de s’in-
quiéter. Les résultats réels de l’école publique
sont lamentables. Je ne parle pas des résultats au
baccalauréat ou à PISA, ni même de ces élèves qui
partent sans diplôme, parce que le diplôme est
trompeur. Il y aura toujours des candidats pour
rater les épreuves, puisqu’on ajuste toujours son
effort aux besoins. Et il y a forcément des gens qui
visent trop court, même lorsque les sujets sont gro-
tesques de facilité. Et si les épreuves présentent un
minimum d’exigence, tous ceux qui les auront ten-
tées sérieusement auront appris quelque chose. Il
pourrait exister une école dont tous les élèves ne
seraient pas destinés à faire des études supérieures,
mais où tous sauraient lire, calculer et rédiger cor-
rectement. Ils n’ont pas de certificat à présenter à

233
un employeur ? La belle affaire ! Ils savent écrire.
Ont-ils besoin d’un papier tamponné pour en faire
la preuve ? Qu’ils écrivent et c’est assez ! Méfions-
nous des garanties qui n’en sont pas. Aujourd’hui
nous avons des centaines de milliers de collégiens
qui, ne sachant pas lire correctement, ne com-
prennent rien à ce qui se passe en classe et mettent
le désordre pour s’occuper.
L’angoisse des parents est légitime. Néanmoins,
établir une politique exige du sang-froid. Si elle
doit être inspirée par la colère, que ce soit la colère
froide du pédagogue qui pose sa voix pour lui don-
ner plus de puissance, pas celle d’un père emporté
qui explique avec ses poings. Il y a tout lieu de
craindre, en effet, que la demande d’un contrôle de
qualité ne se retourne à la fois contre la liberté et
contre l’efficacité scolaires.
Sans précision sur les méthodes d’évaluation,
cette revendication pourrait être utilisée par les
inspections d’académie pour renforcer les pra-
tiques qui nous inquiètent et la mainmise des
pédagogues de salon. Ces gens-là ne demandent
qu’une occasion d’accroître leur pouvoir ou, si
vous préférez, de faire reconnaître un peu plus leur
indéniable utilité, selon que vous les jugez sincères
ou non. Un ministre pourrait se targuer de notre
demande, pour mettre en place le contrôle de qua-
lité sur des critères formels et méthodologiques,
auxquels nous n’avons pas pensé. Comme les résul-
tats scolaires sont censés dépendre de facteurs
externes (familiaux, sociaux, etc.), si nous ne chan-

234
geons pas en profondeur l’organisation de l’école
française, les critères seront presque inévitable-
ment formels. Il sera fait grand usage de la formule
de Meirieu sur « l’obligation de moyens, mais pas
de résultats ». Cette formule comporte certes une
dose de mauvaise foi, car elle sert de prétexte pour
nier la crise de l’école. Elle repose sur une idée
assez juste au niveau individuel. L’élève est le pre-
mier responsable de son succès ou de son échec.
Les professeurs ne font que créer des conditions
plus ou moins favorables aux apprentissages.
Quoi qu’il en soit, il y a un risque très sérieux
que nos demandes de transparence n’aboutissent
qu’à un flicage accru des enseignants, sans effet
réel sur les performances scolaires.
Soyons très vigilants quand nous définissons
des critères de qualité. Nous pouvons constater
que les mots sont aisément pervertis par l’admi-
nistration. C’est une tendance lourde de toute
collectivité, indépendamment de la bonne foi des
fonctionnaires. Par les jeux subtils du pouvoir, des
règles et des textes, les mots prennent une signifi-
cation qui n’était pas leur signification première. Il
y a un grand décalage entre la liberté au sens de la
déclaration des droits de l’homme et celle qui sub-
siste au sens de la dernière circulaire d’un minis-
tère, sans que pour autant aucun des fonction-
naires ne soit un ennemi de la liberté. Chacun fait
son travail, et seulement son travail, et le résultat
est un monstre kafkaïen. On ne parlera bientôt plus
de b.a.-ba, parce que vraiment c’est une description

235
trop sommaire, on parlera de méthode analytique
ou synthétique ou je ne sais quoi, et à partir de ces
grands mots vagues, on arrivera à n’importe quoi.
L’intention première du réformateur aura disparu,
alors que la contrainte, elle, sera toujours là. C’est
pour cela que les grands slogans du passé, « enfant
au centre du système », « fondamentaux », « socle
commun », ont été si décevants. Tout le monde
croyait savoir ce qu’ils signifiaient. Or la loi écrit
son propre dictionnaire. Et le bon sens s’enlise
dans les bonnes intentions administratives.
Suggérez, informez, encouragez, sans chercher
à imposer.
Il serait bien plus sain de demander une vraie
liberté pour tous les acteurs de l’éducation. Il ne
s’agit pas seulement d’autoriser les directeurs à
choisir leurs professeurs, mais aussi d’autoriser
les équipes pédagogiques à choisir leurs méthodes
d’enseignement, leurs manuels, leurs horaires, etc.
Il s’agit d’autoriser les enseignants à choisir leurs
écoles, au lieu d’être des pions dans les mains de
l’administration. Qu’un professeur refusé ou même
licencié quelque part ait la possibilité de convaincre
un autre directeur… Le chômage n’est un malheur
que si l’on craint de ne pas retrouver d’emploi dans
des délais raisonnables. Il s’agit aussi d’autoriser
les familles à choisir leur école, pour que le pouvoir
du directeur ne soit pas une petite tyrannie locale.
Il faut s’interroger sur le choix des directeurs eux-
mêmes.

236
On réclame volontiers le droit d’appliquer de
vieilles méthodes éprouvées. C’est une question
de bon sens. Sans être la meilleure, la fameuse
méthode Boscher a obtenu des résultats hono-
rables, qui sont reproductibles. J’irai beaucoup
plus loin. Il ne faut interdire aucune méthode
a priori, pas même la méthode globale, qui de toute
façon sait très bien se cacher derrière de nouveaux
noms. Les « méthodes éprouvées » ne peuvent pas
servir de base à un contrôle qualité. La porte doit
rester ouverte pour les innovations, et innover
implique le risque de se tromper.
Évidemment, il faut qu’un tri s’opère.
On propose souvent d’évaluer les établisse-
ments, les professeurs et les méthodes sur la base
des résultats des élèves. Supposons que les notes
ou les salaires des pédagogues découlent des notes
des élèves et pas seulement des impressions d’un
inspecteur. En restant dans le cadre de l’école
publique, avec sa culture jacobine et planificatrice,
les effets pervers ne se feraient pas attendre : pas-
sage en force des élèves aux examens pour « col-
ler aux normes », trucage de statistiques à tous les
niveaux, déni de réalité. Il faudrait à tout le moins
un organisme indépendant, pour juger de l’effica-
cité des écoles. Où trouver des organismes indé-
pendants dans une administration centralisée ?
Si les écoles s’auto-évaluent, nous courons à la
catastrophe.
Les examens nationaux ou académiques pour-
raient théoriquement remplir cette fonction de

237
contrôle de qualité. Cela semble même relever
du bon sens. Il y a toutefois quelques conditions
à remplir pour qu’une telle forme de régulation
soit efficace. Bien des gens pensent à remettre en
place l’examen d’entrée en sixième et à revaloriser
le brevet et le baccalauréat. C’est bien. Par contre,
ça ne suffit pas. Nous avons déjà vu que l’admi-
nistration joue sa réputation sur les résultats aux
examens. À une époque où l’on prétend recher-
cher la réussite de tous les élèves, aucun ministre
ne pourrait tolérer un certificat d’études qui reca-
lerait 20 % des candidats. Très vite on fixerait des
objectifs chiffrés, et l’examen ne serait plus qu’une
comédie. Au demeurant, je ne sais même pas pour-
quoi je m’obstine à présenter tout cela comme
des hypothèses. Toutes les pratiques que je viens
d’exposer sont déjà à l’œuvre dans notre brillante
institution. Elle a déjà l’habitude de truquer les
exigences pour augmenter artificiellement les
taux de réussite. Si le ministère s’auto-évalue, nous
courons à la catastrophe. On ne peut être juge et
partie. Responsabiliser les écoles sur les résultats
des élèves est une idée puissante, mais il faut alors
couper très nettement les fonctions d’évaluation et
d’enseignement. Elles ne peuvent dépendre d’une
seule et même administration. Et pour que le juge
soit impartial et serein, il faut aussi qu’il puisse
se montrer sévère sans voir sa décision remise en
cause à la première occasion. J’ai déjà proposé un
moyen de contourner le problème dans le cha-

238
pitre 4, en délivrant un score plutôt qu’un diplôme.
Je n’y reviens pas.
Surtout, le tri se fera de lui-même, si deux condi-
tions sont remplies : que les parents puissent voter
avec leurs pieds, que les écoles puissent apparaître
et disparaître selon la confiance que les gens leur
accordent. L’abrogation de la carte scolaire et de
la prétendue « éducation prioritaire » est certai-
nement le premier objectif qu’il faut se fixer, car
ces dispositifs ne favorisent pas la mixité sociale,
ils ne parviennent qu’à créer des ghettos, ils entre-
tiennent et concentrent la violence scolaire. Il est
urgent de militer pour une liberté pédagogique
réelle. Pas simplement pour la liberté de créer
quelques écoles privées marginales. Nous avons
un problème structurel très grave en France, parce
qu’on a réussi à faire admettre un monopole public
sur l’école. Au fond, la liberté des uns trouve sa
limite dans la liberté des autres. Le professeur doit
être modéré dans ses élucubrations par la possibi-
lité qu’a le directeur de se défaire de lui. À l’inverse
le pouvoir du directeur doit trouver sa limite dans
la possibilité qu’ont les professeurs et les familles
d’aller voir ailleurs. Les exigences des familles
trouvent leurs limites dans l’offre de cours exis-
tante. Il est parfaitement faux de croire qu’on pour-
rait faire n’importe quoi en l’absence de contrôle
ministériel. La concurrence et le principe de sub-
sidiarité sont nos meilleures armes contre les abus
de pouvoir. Il ne faut pas réclamer la liberté seule-
ment quand ça nous arrange, pas seulement quand

239
on se sent minoritaire. Il faut respecter soi-même
la liberté, pour ne pas être responsable d’une nou-
velle catastrophe.
La liberté fait peur. C’est indéniable et fort
compréhensible. On peut légitimement se sentir
démuni lorsqu’il y a un choix à faire. Les familles
n’ont pas toujours l’expertise nécessaire pour
juger de la validité scientifique d’un enseignement.
L’argument est fréquemment avancé. Cependant,
les angoisses des familles ne doivent pas servir
de prétexte à leur ôter toute possibilité de choix.
Après tout, je peux choisir un garagiste sans rien
connaître à la mécanique. Il me suffit de constater
que les voitures fonctionnent en sortant de chez
lui et qu’elles passent sans problème le contrôle
technique. De la même manière, pour la validité
scientifique des enseignements dispensés par une
école, je peux constater que les élèves en sortent
avec leur diplôme (ou un bon score à l’examen). En
communiquant les taux de réussite aux examens
et les taux de passage entre la seconde et la termi-
nale, même les familles défavorisées seront assez
informées pour prendre une décision. Au reste, ces
statistiques sont déjà établies de façon habituelle.
Permettre aux familles d’en faire un plus large
usage ne poserait aucune difficulté. Quant à juger
de l’ambiance de travail, du bien-être des enfants à
l’école et de toutes les commodités qu’un établisse-
ment peut apporter, ma foi, qui est mieux placé que
les familles pour le faire ?

240
Au reste, rien n’empêche qu’on rédige des
chartes de qualité ou qu’on constitue des labels,
pour autant que ceux-ci ne soient pas monopo-
listiques. Les écoles Montessori connaissent déjà
plus ou moins ce principe, à travers l’affiliation à
l’Association Montessori de France et l’Association
Montessori internationale. Les écoles Freinet ont la
Fédération internationale des mouvements d’école
moderne (FIMEM). On peut créer des certifica-
tions autour de méthodes plus traditionnelles, ou
une certification GRIP (Groupe de réflexion inter-
disciplinaire sur les programmes, remarquable sur
le plan pédagogique, même si je ne partage pas ses
positions politiques). On peut même inventer une
certification Meirieu, si ça intéresse quelqu’un. Un
label « sans M. G. » (méthode globale) obtiendrait
sûrement un joli succès. Tout ce qui peut améliorer
l’information des familles et éclairer leur choix est
bon à prendre. Et la possibilité de choisir est déjà
en elle-même le meilleur des contrôles qualité.

241
DE LA FORMATION
10. 
DES PROFESSEURS

243
Attention, là encore, il faut être prudent. La
recherche des vrais pédagogues risque de nous
tromper. Une petite coterie a préempté cette noble
appellation. Prenons garde qu’en réorganisant la
formation nous ne l’abandonnions pas à une autre
coterie.
Les professeurs, déstabilisés par les difficultés
du métier, réclament un renforcement de leur for-
mation professionnelle. Les parents, inquiets pour
leur progéniture, ont tendance à pousser à la roue.
Je pourrais me contenter de rappeler l’exemple
fâcheux des IUFM et dérouler, comme une triste
litanie, les témoignages des stagiaires qui s’y sont
ennuyés ou qui se sont indignés des enseignements
qu’on y dispensait. Ce serait pertinent, vu ce que
dit le rapport de l’IGEN sur « la mise en place des
écoles supérieures du professorat et de l’éduca-
tion » (ESPE). Ce rapport, paru en septembre 2014,
s’appuie sur la visite d’un grand nombre d’ESPE.
On y lit :

Les initiatives destinées à marquer la nouveauté


et l’originalité du tronc commun ne semblent pas
avoir convaincu la plupart des interlocuteurs rencon-
trés qui, souvent, tirent occasion d’un entretien por-

245
tant sur le tronc commun de formation pour méditer
le destin des IUFM. Pour ces interlocuteurs, la mort
des IUFM n’a jamais été clairement prononcée. En
fait, les IUFM leur semblent avoir été pendant plus
de vingt ans un vaste chantier. La création des ESPE
achève, à leurs yeux, ce chantier, alors même qu’elle
prétend le clore et en ouvrir un nouveau. Avec les
ESPE, c’est le programme des IUFM qui est pour-
suivi, par d’autres moyens, sous des appellations qui
ne parviennent pas à cacher l’identité des objectifs
et des contenus. D’ailleurs, concluent ces interlocu-
teurs, les mêmes qui ont fait les IUFM se retrouvent
souvent dans les ESPE. (p. 110)

Cette conclusion est d’ailleurs confirmée par un


autre passage, on ne peut plus clair :

Dans les ESPE, une grande partie du potentiel


de formation reste constituée par les formateurs du
champ scolaire qui exerçaient auparavant à l’IUFM.
Rémunérés sur les moyens propres de ces écoles, en
emplois à temps plein ou sur des postes partagés, ils
représentent environ 60 à 70 % du potentiel d’ensei-
gnement selon les ESPE. Parfois éloignés de la classe
depuis plusieurs années, une évolution de leurs pra-
tiques vers une professionnalisation de la formation
ne va pas toujours de soi.

Je ne commenterai pas les pages du rapport où


l’on regrette que les enseignements disciplinaires y
aient encore une place dominante.

246
Voilà pour ceux à qui les ESPE avaient donné
de l’espoir…
Mais ça ne nous aiderait guère de dénigrer
les IUFM. Après tout, ce n’est pas parce qu’une
expérience a été douloureuse que le concept est
absurde. Le fait que les solutions actuelles soient
mauvaises ne supprime pas le besoin. La détresse
des enseignants est très réelle et très respectable.
Il faut l’écouter. C’est d’ailleurs un des points sur
lesquels les IUFM étaient mauvais. Sur les sujets
non traités par la doxa, les professeurs étaient
renvoyés à leur responsabilité personnelle, à leur
vocation, même lorsqu’il était patent que l’institu-
tion scolaire aggravait ou créait les difficultés. Le
cas de la discipline est sans doute le plus net. On
est jugé sur sa capacité à tenir la classe, alors que
cette question ne trouve guère de réponse dans les
formations. La gestion d’une classe hétérogène est
mal traitée. On nous assure que c’est une chance et
on nous rappelle que nous avons le devoir de nous
occuper de tous les élèves. Voilà tout.
Que serait une bonne formation ?
La bonne formation se donne le temps des
actions concrètes. Nous ne pouvons pas nous
contenter de gros mots vagues, tels que différen-
ciation, interdisciplinarité, enfant au centre, bien-
veillance, ou encore rigueur, fondamentaux, dis-
ciplines. Toutes ces choses sont belles et bonnes,
a priori. Il n’est pourtant pas évident de tirer des
actions concrètes à partir des beaux principes, car
on peut mettre tellement de choses différentes

247
derrière ces vocables ! Le professeur débutant doit
pouvoir observer ce qui se fait de bon dans chaque
domaine, ne serait-ce que pour comprendre les
mots de la pédagogie. Il doit aussi pouvoir s’entraî-
ner sous le regard d’un collègue plus expérimenté.
Il faut de nombreuses visites de classe, dans les
deux sens. On l’a un peu, avec les tuteurs, mais les
tuteurs ne conçoivent pas le bagage théorique.
La bonne formation est réalisée exclusivement
par des praticiens reconnus, c’est-à-dire reconnus
par d’autres praticiens. L’obéissance aux inspec-
teurs n’est pas un critère très intéressant.
La bonne formation n’abandonne pas les sta-
giaires à leurs doutes. Il est absolument scanda-
leux qu’un enseignant en proie au désordre d’une
classe insolente, ou désespérant du niveau de ses
élèves, soit renvoyé purement et simplement à sa
responsabilité personnelle ou à sa vocation. C’est
pourtant bien l’institution qui crée la difficulté
en choisissant de faire des classes hétérogènes !
Le formateur honnête répond à toutes les ques-
tions, même les plus triviales. Même celles qui
concernent le maintien de l’ordre. La formation ne
se concentre pas seulement sur de beaux plans de
séquences, ou sur les activités à la mode. Elle ne se
pique pas d’originalité. Les instituts de formation
ne sont pas là pour satisfaire la vanité d’un univer-
sitaire. Nous avons parfois besoin de savoir-faire
très matériels. Un étudiant qui sort de la faculté
sait écrire depuis longtemps, cependant il a besoin
de reprendre conscience du geste avant de l’ensei-

248
gner. Il a besoin de réapprendre le tracé rigoureux
des lettres, leurs différents éléments et l’ordre dans
lequel on les dessine sur une page Seyès. C’est tout
bête, c’est vite fait – c’est important. Un professeur
n’a pas toujours de talent pour le théâtre. Il doit
apprendre à placer son corps et à poser sa voix. Il
n’a pas besoin de ces jeux de défoulement ou de
libération des énergies qu’on pratique parfois en
formation, juste de quelques conseils très simples
pour se faire entendre et pour bien voir ce qui se
passe dans la classe.
Surtout, la bonne formation donne à voir des
approches variées et ne doit pas être exclusive. Il y a
de nombreuses doctrines pédagogiques. Certaines
sont fausses, d’autres mal présentées, quelques-
unes excellentes. En réalité, le savoir n’est pas
renforcé par l’existence d’une doctrine officielle.
Et de toute façon, en matière de pédagogie, à qui
devrions-nous une quelconque fidélité ? Piaget,
Vygotski ou Alain étaient sans doute de grands
pédagogues. Faut-il les considérer comme des pro-
phètes ? Ce qui est frappant dans les formations
pédagogiques françaises, c’est le dénigrement. On
caricature systématiquement les enseignements du
passé. On nous explique l’enseignement tradition-
nel avec le dessin d’une petite tête et un entonnoir
qui sert à y déverser les savoirs. Minable, vraiment.
On prétend que les méthodes d’enseignement de
la lecture se limitaient à un b.a.-ba stérile, et qu’on
faisait longtemps ânonner les élèves sans leur don-
ner accès au sens. Grossier. On laisse croire que

249
la structure habituelle des cours (présentation de
la notion, leçon, exercice d’application) rend les
élèves passifs. Un peu rapide.
Finalement, c’est là que le bât blesse. Il n’est pas
difficile de rajouter telle ou telle question au cur-
sus. Il n’est pas difficile de dire qu’on va travailler la
calligraphie, ou qu’on va faire un stage de remise à
niveau en orthographe. Ce qui est difficile, c’est de
ne pas écraser la pédagogie avec les gros sabots de
son petit clocher. C’est là que la centralisation est
dangereuse. Même le meilleur institut se dénature,
s’il a un pouvoir exclusif et s’il n’est pas stimulé par
les doctrines concurrentes. Si la force publique le
dispense d’être convaincant, comme c’est le cas
aujourd’hui, il ne pourra pas maintenir longtemps
la qualité de ses préceptes. Les professeurs et les
établissements doivent pouvoir faire appel à des
instituts qui ont leur confiance, pas à des fonc-
tionnaires estampillés Éducation nationale. Il faut
que les instituts soient libres. Et que les stagiaires
puissent choisir leurs formations.
On n’en prend pas le chemin, hélas. Le rapport
de l’IGEN conclut essentiellement :

Piloter tous les aspects de la formation


La formation ne peut pas être largement déléguée
aux experts, elle doit faire l’objet d’un pilotage direct
des équipes de direction académiques, et pas seu-
lement dans les choix budgétaires et la répartition
des moyens. Il revient à l’employeur de garantir la
dimension professionnalisante des formations dis-

250
pensées à ses agents, dont il attend un retour dans
l’exercice de leur métier et pour laquelle il mobilise
des moyens importants.

251
11. DES PROGRAMMES

253
Dimension éducative inhérente à tout acte
d’instruction

Dans « Éducation nationale », ce qui pose pro-


blème, ce n’est pas « éducation », c’est « nationale ».
On entend souvent quelques nostalgiques
revendiquer la vieille appellation «  Instruction
publique » et dire que l’instruction relève de l’État
et l’éducation des familles.
Néanmoins, la distinction entre instruction et
éducation ne rend pas bien compte de ce qui se
joue dans une salle de classe. On ne peut pas couper
en deux la personnalité de l’élève, en mettant d’un
côté sa formation morale et de l’autre les savoirs
scientifiques. Pas plus qu’on ne peut demander à
un professeur de se déchirer.
L’application de quelques principes moraux de
base est une condition de l’enseignement. Il n’y a
pas de vie de classe possible, sans un minimum de
respect d’autrui, sans une attention à l’autre, sans
une éthique du travail.
À l’inverse, l’attachement à la vérité est sans
doute la meilleure des formations morales. En ins-
truisant solidement, en exigeant un travail soigné,
en encourageant les enfants à surmonter les diffi-

255
cultés d’un exercice, je fais sans doute plus pour
construire leur caractère qu’en faisant le plus élo-
quent des sermons. Autre exemple, à chaque fois
que je permets à un Noir de manifester son talent,
dans une ambiance sereine, je fais plus pour la tolé-
rance, qu’en faisant dessiner une énième affiche
antiraciste.
L’instruction éduque. L’éducation pose les
bases d’une instruction efficace. Elles se nour-
rissent mutuellement.
C’est la politique qui gâche tout.

Le cas de l’histoire

La tradition française fait de l’histoire un ensei-


gnement fondamental. Nous avons déjà vu que
l’histoire n’est pas fondamentale d’un point de vue
strictement pédagogique. On peut très bien suivre
un cours d’histoire sans avoir assisté aux cours
précédents, contrairement à un cours d’algèbre ou
de grammaire.
L’histoire est fondamentale en un autre sens,
un sens politique. L’histoire fonde la polis, la cité,
l’État. C’est pourquoi elle a depuis toujours une
épreuve spécifique au brevet, tandis que la chimie
n’était pas représentée à cet examen jusqu’à une
date très récente.
Le pouvoir politique a toujours vu dans l’his-
toire le ciment de l’unité nationale, quitte à ce que
cette histoire soit réécrite pour les besoins de la
cause. L’intellectuel est vite en porte-à-faux devant

256
les programmes. Peu importe d’ailleurs quelle ver-
sion de ces programmes il considère.
L’histoire a longtemps été un genre littéraire
commandité par les puissants, sous la forme de la
chronique d’un règne, ou d’une enquête dénigrant
les dirigeants précédents. César écrit ses propres
exploits en Gaule. Suétone, au service de la dynas-
tie des Antonins, fait passer les Julio-Claudiens
pour des dégénérés. Malheureusement, nous
n’avons pas beaucoup de sources concurrentes sur
l’Antiquité. On pourrait multiplier les exemples.
Depuis le xixe siècle, beaucoup de mouvements
politiques ont essayé de s’emparer de l’enseigne-
ment de l’histoire.
Les républicains et les royalistes se sont bat-
tus bec et ongles sur l’histoire de la Vendée et de
la Terreur. Il fallait exalter des héros incontour-
nables, quitte à choisir des hommes qui ont été éli-
minés sans succès notable moins d’un an après leur
entrée sur la scène, ou des hommes sulfureux. On
s’est battu autour de Cathelineau, Bonchamps et La
Rochejaquelein ou Marat, Kléber et Robespierre,
tous érigés en icônes de leur cause.
Chaque régime a eu ses manuels.
On a eu droit au nationalisme. Cela explique
d’ailleurs une particularité bien française, l’habi-
tude de confier au même professeur l’histoire et
la géographie. Cette polyvalence est assez trom-
peuse, puisque les géographes sont rares et les
professeurs titulaires d’une double licence plus
rares encore. Dans d’autres pays, les facultés de

257
géographie, en raison du caractère technique de la
discipline, sont rattachées aux sciences naturelles,
et non aux sciences humaines. Chez nous, le pro-
fesseur d’histoire-géographie-éducation civique a
longtemps été une sorte d’expert en patriotisme.
Aujourd’hui on demande à l’histoire, en vrac :
de construire une Europe pacifique, de désarmer
les ressentiments issus du colonialisme et de l’im-
migration, de poser la Résistance comme mythe
fondateur de la France moderne et tolérante, de
retracer la geste du féminisme. Ces nouvelles
missions sont assaisonnées d’une subtile dose de
culpabilité, pour le rôle moral qu’ont pu jouer les
historiens dans les massacres du vingtième siècle.
On n’échappe pas à la politique. La tentation est
trop grande. Ce qui frappe, dans les cris d’orfraie
poussés par l’un ou l’autre camp, c’est combien
peu la vérité les intéresse. On veut faire avancer
sa cause, on ne veut pas savoir. On nous parle de
« roman national », où l’on voit à quel point il est dif-
ficile de se défaire de la mythologie. On nous parle
de construire un citoyen nouveau. Il sera féministe
et se réclamera de toutes les grandes figures du
passé, quitte à exalter des écrivains mineurs, parce
qu’il s’agit de femmes. Ou d’embrigader sous la
bannière LGBT des dames de la bonne société qui
revendiquaient seulement le droit de vote.
Peut-on éviter une telle instrumentalisation ?
Sans doute pas.
On peut toutefois diviser le pouvoir et limiter
l’intervention de l’État, pour que les historiens

258
puissent faire leur travail et se quereller en paix,
c’est-à-dire entre eux, par la seule force de leur
plume, sans enrôler dans leur combat les matraques
de la République.
On pourrait rédiger les programmes de façon
beaucoup plus sobre qu’aujourd’hui, sur des cri-
tères chronologiques et géographiques. Les profes-
seurs sont assez intelligents pour leur donner une
perspective.

1789-1799, la Révolution française. Cela suf-


fit comme intitulé. Est-il vraiment nécessaire, au
niveau du collège ou du lycée, d’en rajouter des
tonnes sur les enjeux « citoyens » de la période ?
Les députés prennent-ils les professeurs pour des
imbéciles ?
Je crois que la République se grandirait, en
prenant un peu de hauteur et de recul, en laissant
les professeurs exprimer les désordres des événe-
ments, les nuances parfois tristes et scandaleuses
des faits historiques.

La biologie

Ces querelles sur l’histoire sont finalement


banales et attendues, un peu comme une ren-
contre Lyon-Saint-Étienne. Mais les récents débats
« sociétaux », comme on dit maintenant, ont invité
d’autres disciplines dans le stade. La société civile
a longtemps été aveugle à la dimension politique
que pouvait prendre l’enseignement de la biologie.

259
Nous sommes habitués à classer cette discipline
parmi les sciences dures.
Il se trouve que cette matière a des applications
très concrètes, qui vont au-delà de l’exposé de
connaissances objectives. Elle éclaire nos modes
de vie dans des domaines aussi importants que
la sexualité, la nutrition, les addictions et d’une
manière générale, tout ce qui touche à la santé.
Dans une société qui tend à remplacer la morale
par le bien-être, ce n’est pas anodin.
Bon, s’agissant de l’hygiène, il n’y a guère de rai-
sons de s’inquiéter du contenu des programmes.
Qu’on apprenne aux enfants à se laver les dents
après chaque repas, très bien. Qu’on leur apprenne
les différentes sortes d’aliments et qu’on leur
enseigne la nécessité d’une alimentation variée,
après tout, si ça peut aider les parents à leur faire
manger des légumes, c’est une bonne chose.
Si on veut éduquer au goût, dans le prolonge-
ment d’un cours sur le système digestif, pourquoi
pas ? C’est sans doute une dispersion agaçante,
quand on voit le manque de culture scientifique
des élèves. Ce n’est pas encore trop grave.
Mais quand la biologie sert de prétexte pour
transformer les mentalités et faire avancer une
législation, c’est grave.
Bien sûr, ce serait confortable, si les médecins
pouvaient résoudre nos problèmes éthiques. Ce
serait rassurant, s’ils avaient une réponse toute
faite à la question de l’euthanasie, à celle de l’avor-
tement, de la contraception ou du mariage. Ce

260
sont des choix de vie ou des choix de société, ça ne
relève pas de leur compétence. Il ne suffit pas de
savoir que « fumer tue » pour savoir s’il est oppor-
tun d’interdire le tabac.
Actuellement, la biologie est enrôlée pour pro-
mouvoir une sexualité détachée des exigences
familiales, l’avortement, la contraception, etc.
En réalité, on pourrait utiliser pratiquement les
mêmes données scientifiques pour promouvoir le
contraire.
On pourrait même imaginer d’enrôler la biolo-
gie pour expliquer les meilleures façons d’éliminer
son prochain. Je suis sûr que les armées seraient
très intéressées. Et sans aller jusque-là, peut-être
que dans quarante ans, on expliquera aux col-
légiens les mérites comparés des différentes
méthodes de suicide.
La science nous dit comment le monde fonc-
tionne. La technique nous dit ce qu’il est possible
de faire. Tout cela ne nous dit rien de ce qui est per-
mis ou de ce qui doit être fait.
Mais les ministres ne l’entendent pas de cette
oreille, surtout les ministres socialistes.

L’Éducation nationale est un levier de long terme,


pour forcer la main du législateur

Au-delà de ces exemples, ce sont toutes les


matières qui sont officiellement chargées de
construire le citoyen. Sans aller jusqu’à définir
des contenus idéologiques, même les programmes

261
de mathématiques rappellent cet objectif en pré-
ambule. On voit bien quelle est la philosophie qui
sous-tend l’école de la République. L’école appar-
tient à la République. Elle est un instrument pour
créer un homme nouveau défini d’en haut.
On pourrait se contenter de considérer ce pré-
ambule comme du simple verbiage. Après tout,
ça ne transforme pas fondamentalement la leçon
d’algèbre. Seulement ce qui est inutile dans la loi
est déjà un gaspillage de temps pour tous ceux qui
veulent bien l’appliquer.
Ensuite, ces considérations politiques déplacées
permettent de préparer la voie à d’autres actions
plus douteuses. On apprend dans ces mêmes pro-
grammes que les mathématiques sont « un langage
d’expression ». Sans doute le reflet d’une habitude
de politicien ou de technocrate. On fait dire telle-
ment de choses aux chiffres !
Non seulement l’école peut être récupérée par
le gouvernement en place pour porter l’idéologie
du moment, mais elle est aussi le théâtre d’opéra-
tions des minorités agissantes. Un citoyen un peu
naïf pourrait croire que l’école transmet le corpus
bien établi des valeurs de la République.
En réalité, l’affaire est bien plus complexe.
Les cours d’ECJS (éducation civique, juridique
et sociale) et d’éducation civique ne se contentent
pas d’enseigner les lois et les institutions du pays.
Après tout, le droit positif peut faire l’objet d’une
connaissance objective. On peut expliquer très
clairement ce que dit la loi, comment une élection

262
est organisée, quels sont les pouvoirs et les mis-
sions du maire.
Les professeurs le font assez peu. L’exposé
magistral et objectif de la loi n’est pas encouragé.
On contraire, on encourage le commentaire bien-
pensant et le débat de société. Ce débat occulte
le sens juridique de l’égalité ou de la liberté, pour
laisser place au vague sentiment de l’enseignant
ou à une bien-pensance savamment entretenue.
Les connaissances des lycéens sont très pauvres
sur les notions de base de la politique. Ils ont des
certitudes, et peu de connaissances. Les profes-
seurs de français les ont pourtant habitués à lire
des œuvres engagées, sans vraiment leur en faire
saisir les enjeux, faute d’informations sérieuses
sur le contexte d’écriture de ces œuvres. Ainsi, le
nazisme devient un mal absolu, sans que les ado-
lescents puissent comprendre ce qui a rendu le
nazisme si séduisant. La censure est à leurs yeux
le crime des régimes honnis, et très rares sont les
élèves qui se rendent compte qu’il en existe aussi
des formes dans notre France démocratique.
On prétend favoriser l’esprit critique par cette
pratique du débat. Cet esprit est cependant fade,
fragile, douteux, parce qu’il ne s’appuie sur rien de
solide. Sans une culture très riche et une logique
rigoureuse, ce bavardage institutionnalisé ne
fait que confirmer le règne de l’opinion et laisse
le champ libre à tous les slogans. On ne crée pas
des esprits libres, on crée des réflexes. Nos jeunes

263
savent revendiquer, ça oui. Ils savent contester.
Argumenter est plus difficile.
Ce qui intéresse les socialistes les plus ambi-
tieux, ce n’est pas de transmettre le respect des
institutions, c’est de préparer les lois futures. C’est
un changement de mentalité qui est visé.
Philippe Meirieu réclame de nouvelles utopies
et nous promet la guerre civile, si nous refusons de
croire à la « pédagogie » ! Les grands échecs poli-
tiques du xxe siècle semblent le désoler profon-
dément. La chute des idéologies ne l’a pas guéri
des naïvetés de son adolescence. C’est totalement
irresponsable.
Bien sûr, la jeunesse a besoin d’être portée
par de beaux principes, dans lesquels elle puisse
se reconnaître. Sans doute s’étiole-t-elle dans la
morosité d’un horizon matérialiste et égoïste. Mais
l’altruisme et la générosité n’ont pas besoin de
faire la révolution pour s’exprimer. La jeunesse est
justement trop prompte à prendre les armes pour
défendre de nobles causes, auxquelles elle ne com-
prend rien. Inutile de l’encourager.
Si la République a institué l’école publique, ce
n’est pas seulement par altruisme. L’école est une
porte d’entrée privilégiée sur les consciences. C’est
beaucoup de pouvoir, sans doute trop. Si je plaide
pour plus de liberté, ce n’est pas dans l’espoir de
favoriser ma chapelle. Certes, on pourrait le croire.
Après tout, le Front national se fait le chantre de la
liberté scolaire, alors que, par ailleurs, ses proposi-
tions sont extrêmement dirigistes. La sincérité de

264
cette revendication est, disons, à considérer avec
prudence. Il faudrait bien s’assurer qu’une mesure
comme le chèque éducation ne soit pas neutralisée
par d’autres mesures, liberticides cette fois.
Diviser le pouvoir pour contenir les abus.
La séparation classique des pouvoirs ne suffit
pas.

265
12. DE LA LIBERTÉ

267
Nous n’arriverons pas à nous mettre d’accord
sur les meilleures pratiques pédagogiques. Nous
pouvons nous battre à coups d’études statistiques
et de métaétudes statistiques. Nous pourrions
accumuler preuve sur preuve, sans arriver pour
autant à nous entendre. Néanmoins, est-il néces-
saire de s’entendre ? Au restaurant, je peux com-
mander une bavette à l’échalote sans enlever à mon
commensal la possibilité de manger une tourte aux
morilles. Si nous commencions à voter pour un
menu unique, nous serions certains de nous fâcher.
La tradition politique française sait mal préser-
ver les libertés. Nous nous vantons d’être la patrie
des droits de l’homme. Mais la Révolution est
pleine de paradoxes. Nous revendiquons des liber-
tés avec violence et nous ne les accordons qu’avec
méfiance. Les deux tendances sont sans doute liées
d’ailleurs.
Si les Français sont râleurs, et s’ils descendent
dans la rue, c’est qu’au fond d’eux ils ont aussi un
loyalisme très fort. Nous protestons contre une loi
en préparation, parce que nous savons bien que
nous allons l’appliquer, quand elle sera passée. Si
nous avions l’intention de la violer de toute façon,
elle ne nous toucherait pas plus que ça. Ce sont

269
rarement les voyous qui protestent. Nos gouverne-
ments l’ont bien compris, et c’est pour cela qu’ils
cherchent à impliquer les syndicats.
Faisons un peu d’analyse de texte. Ça ne fait pas
de mal. Après tout, c’est bien de savoir ce qu’il y a
vraiment dans la Déclaration des droits de l’homme
et du citoyen. À défaut de connaître tout le code, on
peut au moins maîtriser les fondamentaux.
Voyons ce qu’est la liberté :

Art. 4 : La liberté consiste à pouvoir faire tout ce


qui ne nuit pas à autrui : ainsi, l’exercice des droits
naturels de chaque homme n’a de bornes que celles
qui assurent aux autres Membres de la Société
la jouissance de ces mêmes droits. Ces bornes ne
peuvent être déterminées que par la loi.

Cet article est fondamental. Si nous ne l’avons


pas constamment à l’esprit, il est très facile de
dénaturer tous les autres.
« Tout ce qui ne nuit pas à autrui. » Cet article
exclut la possibilité de crimes sans victime, ou de
crimes dont la victime serait le coupable lui-même.
Si je me soûle tous les samedis soirs, je fais de toute
évidence quelque chose de mal. Cependant, tant
que je ne mets pas en danger les autres, on ne peut
m’accuser d’un crime. Ça relève de la morale, pas
du politique.
Une difficulté apparaît assez nettement dans les
autres articles.

270
« Sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans
les cas déterminés par la loi. »
Ici, la déclaration renvoie à un texte de rang
inférieur, qui se chargera d’en préciser le sens. Tant
que je n’aurai pas sous les yeux les textes des lois, je
ne saurai pas ce que signifie concrètement l’article
en question. Certes, l’article 4 nous rappelle l’esprit
dans lequel la loi doit être écrite. Et si nous gar-
dons aussi en tête l’article 8, qui stipule que « la loi
ne doit établir que des peines strictement et évidem-
ment nécessaires », nous devons comprendre que le
législateur doit se montrer modéré dans les règles
qu’il impose.
Mais si nous sommes négligents et que nous
prenons comme une évidence et non comme un
précepte ce que stipule l’article 6, selon lequel « la
loi est l’expression de la volonté générale », nous
pouvons interpréter la déclaration dans des sens
extrêmement divers. Il est naïf de s’imaginer qu’il
suffit de respecter quelques règles électorales for-
melles pour que la loi soit effectivement l’expres-
sion de la volonté générale. L’emploi de l’indicatif
ne doit pas nous tromper. Dans les textes de loi, on
utilise rarement l’impératif. On prescrit avec l’in-
dicatif.
Ce glissement, qui trahit de toute évidence
l’esprit de la Déclaration des droits de l’homme et
du citoyen, est devenu une banalité dans le Code.
À partir du moment où l’autorité est réputée légi-
time, tout ce qu’elle pourra décider sera considéré
comme conforme à la liberté.

271
Rien que la taille du Code de l’éducation est alar-
mante. Vous pouvez vous le procurer aux Éditions
Dalloz, il vous en coûtera la modique somme de
85 euros pour 2 772 pages.
Ce code parle pourtant de la liberté pédago-
gique. Après tout, pourquoi pas ? La loi est censée
être la sauvegarde des libertés, contre l’arbitraire
des décideurs. Examinons donc l’article qui définit
cette liberté. Il s’agit de l’article L. 912-1-1, loi Fillon
du 23 avril 2005. C’est bien de savoir à qui nous la
devons.

La liberté pédagogique de l’enseignant s’exerce


dans le respect des programmes et des instructions
du ministre chargé de l’Éducation nationale et dans
le cadre du projet d’école ou d’établissement avec
le conseil et sous le contrôle des membres des corps
d’inspection.
Le conseil pédagogique prévu à l’article L. 421-5
ne peut porter atteinte à cette liberté.

On se croirait chez Beaumarchais :

[On] me dit que pendant ma retraite économique,


il s’est établi dans Madrid un système de liberté sur
la vente des productions, qui s’étend même à celles
de la presse ; et que, pourvu que je ne parle en mes
écrits, ni de l’autorité, ni du culte, ni de la politique,
ni de la morale, ni des gens en place, ni des corps en
crédit, ni de l’opéra, ni des autres spectacles, ni de
personne qui tienne à quelque chose, je puis tout

272
imprimer librement, sous l’inspection de deux ou
trois censeurs.
Le Mariage de Figaro, acte V, scène 3.

Les programmes sont incontournables. Les


professeurs ne choisissent pas leur établissement,
donc n’ont que très peu de choses à dire du pro-
jet d’établissement. La seule instance où ils pour-
raient se faire directement entendre, le conseil
pédagogique, est la seule dont cette loi limite le
pouvoir ! Étrange ? Pas tant que cela. En s’appuyant
sur ces conseils, les professeurs pourraient profiter
de la force du groupe et désobéir à la hiérarchie.
Sous couvert de liberté, c’est la soumission qui est
organisée. Au fond, cet article ne fait que désigner
les maîtres.
La liberté fait peur. Frackowiak, inspecteur
honoraire de l’Éducation nationale, a publié une
tribune sévère en 2008, pour répliquer à ses adver-
saires, Brighelli en tête, que la liberté pédagogique
ne pouvait servir d’alibi aux conservateurs. Elle
ne saurait être invoquée pour refuser les réformes
progressistes. Jusque-là, rien de surprenant. Il
défend l’autorité de la loi. Mais quand il s’offusque
au nom des grands pédagogues historiques, ceux
qu’il appelle des « pionniers de la transformation
de l’école », l’argument devient cocasse. Il y aurait
une « vraie » liberté, Frackowiak utilise l’adjectif,
celle des réformateurs, et une fausse, une liberté
coupable, celle des obscurantistes qui ont l’ignoble
prétention de « faire comme avant ». La liberté, c’est

273
d’obéir à la loi Jospin. Freedom is slavery. Ignorance
is strength. Il y a quelque chose d’orwellien dans la
République française.
J’ai commenté la Déclaration des droits de
l’homme et du citoyen. D’autres textes ont exprimé
les libertés fondamentales. Il ne me paraît pas inin-
téressant de faire un petit tour du côté de l’Amé-
rique. D’abord, il s’agit d’une démocratie sœur de
la nôtre. Ensuite, la Constitution américaine a un
petit mieux fonctionné que les projets révolution-
naires français. Nous avons mis un certain nombre
d’années et d’hectolitres de sang avant de stabiliser
un peu notre République.
Il y a une chose que les Américains ont com-
prise tout de suite, c’est qu’ils avaient à se méfier du
pouvoir qu’ils allaient mettre en place. Oui, du pou-
voir démocratique qu’ils allaient mettre en place.
Les « pères fondateurs » savaient que tout pouvoir
peut devenir abusif. Après tout l’Angleterre, contre
laquelle ils avaient pris les armes, avait un parle-
ment pour voter ses lois.

Premier amendement :
Le Congrès ne fera aucune loi qui touche l’établis-
sement ou interdise le libre exercice d’une religion ni
qui restreigne la liberté de la parole ou de la presse,
ou le droit qu’a le peuple de s’assembler paisiblement
et d’adresser des pétitions au gouvernement pour la
réparation des torts dont il a à se plaindre.

274
Dixième amendement :
Les pouvoirs qui ne sont pas délégués aux États-
Unis par la Constitution, ni refusés par elle aux
États, sont conservés par les États respectivement
ou par le peuple.

Les libertés sont pensées ici comme une res-


triction du pouvoir de l’État, et particulièrement
de l’État fédéral.
Le mot liberté est tout aussi trompeur que le mot
égalité. Chacun sent, plus ou moins confusément,
que la liberté a des limites et doit en avoir. Nous ne
sommes pas libres absolument. Nous sommes limi-
tés, déterminés, d’un côté par nos caractéristiques
physiques et psychologiques, et de l’autre côté par
la société, soit sous la forme de la loi, soit sous la
forme plus sévère des conventions sociales.
Tout seul, le mot liberté ne signifie à peu près
rien. Ce mot est transitif. Il a besoin de complé-
ments, pour lui donner son sens véritable. À cet
égard, la langue anglaise est plus précise que la
langue française. Elle connaît deux sortes de com-
pléments à la liberté : freedom of, freedom from.
Freedom of speech, of creed  ; freedom from fear,
freedom from oppression. Liberté de faire quelque
chose, liberté par rapport à quelque chose.
Évidemment, ces deux manières d’aborder la
liberté se combinent. Je serai libre de m’expri-
mer, par rapport à l’État, qui s’abstiendra de juger
mes propos, mais pas forcément par rapport à ma

275
famille ou à mes amis, qui pourraient me tourner
le dos.
La vraie liberté pédagogique se définirait
comme le fait de pouvoir choisir ses méthodes
d’enseignement, sans en être empêché par une
intervention extérieure, qu’il faudra préciser. Il y
aura toujours quelqu’un ou quelque chose pour
influencer mon choix pédagogique. Ce peut être
l’établissement, la pression des parents, les réac-
tions des élèves, les inspections académiques, la
loi, le consensus scientifique ou que sais-je ? On ne
peut pas balayer tout cela d’un revers de manche,
pour réclamer l’absolue souveraineté de l’ensei-
gnant dans sa classe. Ce ne serait pas raisonnable
et ça transformerait l’enseignant en tyran pour ses
élèves.
Néanmoins, on peut fort bien établir que telle
ou telle autorité s’abstiendra d’intervenir, afin de
laisser au professeur la marge de manœuvre dont
il a besoin pour exercer son métier. Au moins pour
certains types de décisions. Par exemple, il n’ap-
partient pas à l’enseignant de choisir ses horaires.
Il peut à la rigueur donner son avis, mais on doit
tenir compte des avis de tous ses collègues et des
intérêts des enfants. En revanche, il est malsain que
ses chefs lui disent précisément combien de temps
passer sur tel ou tel exercice, car il doit pouvoir
adapter le rythme de son cours aux circonstances.
L’État a intérêt à limiter au maximum son inter-
vention, parce qu’il n’est pas au meilleur niveau
pour faire des choix pédagogiques.

276
La loi Fillon établit une liste des maîtres pour
l’enseignant. Il faudrait surtout dire qui ne l’est pas
et commencer par dessaisir les autorités les plus
hautes, au profit d’autorités plus modestes.

Vraie et fausse autonomie

L’autonomie des établissements fait peur.


À  juste titre. Pourtant elle est absolument néces-
saire. Elle comporte un risque qu’il ne faut pas
méconnaître, et au contraire assumer pleinement.
Ces dernières années, l’autonomie a souvent
été invoquée par des politiciens hypocrites, sans
que, pour autant, ils se départissent de leur vieux
réflexe de tout contrôler. Pas facile de prendre le
pouvoir pour s’en défaire.
Il faut bien comprendre une chose. Celui qui
ordonne ne délègue pas. Si je délègue sincèrement,
je dois être prêt à dire :
« Je lui ai donné ce pouvoir. Sa décision prévaut,
même si elle ne me plaît pas. »
« L’autonomie » est employée par des politiciens
retors, de droite comme de gauche, pour enjoindre
à leurs subordonnés de trouver les solutions et de
tenir leurs promesses à leur place. En réalité, ces
politiciens se réservent toujours le droit de désa-
vouer lesdits subordonnés.
Typiquement, il s’agit d’externaliser les coûts.
Confier aux maires une nouvelle mission (loge-
ment social, activité périscolaire, etc.) ne signifie
pas qu’on leur donne plus de pouvoir. Au contraire.

277
Il y a tellement de normes à respecter que le
modeste maire de village ne peut pratiquement
rien décider. Cette prétendue décentralisation
est en vérité l’occasion de rejeter sur l’élu local
la responsabilité financière d’une promesse faite
à la légère. Au ministre les voix aux prochaines
élections, à monsieur le maire l’impopularité des
hausses d’impôts. C’est une pratique d’escroc. Fin
août 2013, M. Peillon s’est offert une petite repré-
sentation à Feyzin autour des ateliers périsco-
laires. Il a pu s’extasier et affirmer que grâce à lui,
les enfants de cette petite ville industrielle allaient
jouer de la guitare sur un poney en regardant les
oiseaux et en découvrant la nature. Et qui a payé ?
Qui a perdu son temps à rechercher des anima-
teurs prêts à verrouiller leur emploi du temps pour
quatre heures par semaine, payées au SMIC ? Les
modalités pratiques de la réforme des rythmes
scolaires n’ont pas été évaluées. Coût, désorgani-
sation des services, contraintes, les petits respon-
sables en bas de l’échelle administrative doivent
tout supporter. Cette fois-ci, ils ont protesté. Il
faut reconnaître que c’était du lourd, du très lourd.
Habituellement, ils s’exécutent en silence. Au som-
met de l’État, on ne se rend même plus compte de
la contrainte exercée.
Le même esprit retors peut se voir jusque
dans les pédagogies préconisées. Najat Vallaud-
Belkacem encourage les débats en ECJS. Pourtant
elle organise des commissions d’enquête, parce
qu’une poignée d’adolescents ont exprimé des opi-

278
nions non conformes. Car oui, il y a eu quelques
centaines « d’incidents » autour de la minute de
silence en l’honneur de Charlie Hebdo. Quelques
centaines sur toute la France. Il y a environ
5 860 000 élèves, rien que dans le secondaire ! On
peut se demander si la dame a bien le sens des pro-
portions. Sans doute certains propos étaient-ils
choquants, peut-être même scandaleux. Mais ça
ne représente qu’une poignée d’incidents, que les
équipes éducatives peuvent gérer elles-mêmes, si
on leur fait confiance.
Et puis, on avait sollicité la parole des élèves.
Doit-on s’étonner qu’ils aient saisi l’occasion ? Si
on veut organiser un débat, acceptons d’en igno-
rer l’issue. On peut estimer que certaines choses
ne doivent pas faire l’objet d’une contestation,
par exemple certains principes démocratiques,
parce qu’ils sont la condition même du débat. Eh
bien, exposons-les magistralement, sans prendre
le risque de devoir reprendre la liberté qu’on a
offerte. Il faut des enseignants très chevronnés
pour faire cours sous forme de débat. Les autres
risquent juste de se discréditer, de passer pour des
hypocrites et de discréditer au passage toute l’ins-
titution scolaire.
À moins de voir ces débats comme une façon
d’identifier ceux qui pensent mal… Cela rappelle
les coups les plus tordus de Mao Zedong pendant
la Révolution culturelle ou les Cent Fleurs. On
encourage la critique pour retomber sur le dos des
opposants. Ça marche, bien que ce soit ignoble.

279
Sans aller aussi loin, comment un adolescent pour-
rait-il faire confiance à l’adulte, si ce dernier ne lui
donne la parole que pour le piéger ou le désavouer ?
Cela ne servira qu’à le rendre rebelle. Comment un
enseignant sincèrement attaché à la vérité – nous
espérons qu’il le soit – peut-il s’accommoder de
telles méthodes ? Il serait plus simple et plus hon-
nête qu’il expose directement, magistralement,
ce qu’il pense. J’aurai plus respecté la liberté de
l’adolescent en lui disant sincèrement ce que je
pense, qu’en cherchant à le forcer par des moyens
détournés. De toute façon, rien ne l’empêchera par
la suite de critiquer et de contester mon enseigne-
ment. Les jésuites ont brillamment formé leurs
adversaires les plus féroces, comme Voltaire, qu’un
enseignement très strict n’a manifestement pas
empêché de parler librement.
Que de telles propositions aient pu être formu-
lées par un ministre en dit long sur sa conception
de la démocratie et sur son respect des électeurs. Si
Mme Vallaud-Belkacem voit dans le débat un moyen
d’imposer des valeurs aux enfants, sans se rendre
compte de ce que cela implique en termes de mani-
pulations, c’est que la pratique des débats orientés
est déjà une habitude au sein de son parti. Au reste,
il n’y a pas qu’au PS qu’on procède ainsi. Et ce n’est
pas le PS qui est passé par-dessus un référendum
en 2005.
Si l’on veut assurer une véritable autonomie aux
établissements scolaires, il ne suffit pas de dire à

280
leurs directeurs de gérer la paie des enseignants ou
même leur recrutement.
Il faut que ces établissements soient juridique-
ment coupés du ministère. En effet, si le chef d’éta-
blissement est un fonctionnaire parachuté d’en
haut et si les enseignants eux-mêmes continuent
d’être affectés au petit bonheur des points accu-
mulés, « l’autonomie » ne fera que transformer les
proviseurs en kapos au service des politiques.
Si l’on veut que l’autonomie ne soit pas une
mascarade pour camoufler une nouvelle forme
de tyrannie administrative, il faut que les gens
puissent créer une école de leur propre initiative.
Il faut privatiser les écoles et les mettre en concur-
rence.
On peut le faire de bien des manières. Il est
entendu que l’argent est sale et que l’enseignement
est une activité noble, qui ne saurait se pervertir
par le profit. Admettons. Qu’à cela ne tienne ! On
peut fort bien privatiser les écoles sous la forme
d’associations loi 1901, à but non lucratif. Il suf-
firait de proposer aux enseignants et aux parents
d’élèves de constituer ces associations, puis de leur
vendre les écoles pour un euro symbolique. Ces
associations pourraient alors choisir librement
leurs pédagogies et leurs directeurs d’écoles.
Ça ne veut pas dire qu’on supprime toutes les
précautions. Même si je peux créer un restaurant
de mon propre chef, je ne suis pas dispensé de res-
pecter des normes d’hygiène et des règles commer-
ciales. Ce n’est pas la loi de la jungle. Au demeurant,

281
les précautions à prendre ne sont pas très difficiles
à préciser. Quelques conditions de diplômes, un
casier judiciaire vierge, des normes de construc-
tion et d’hygiène, comme pour n’importe quel lieu
accueillant du public. Ça existe déjà pour les écoles
privées hors contrat.

L’école privée

Le nerf de la guerre, c’est l’argent.


L’existence des secteurs privés sous contrat et
hors contrat ne doit pas nous leurrer. L’école fran-
çaise est bel et bien d’inspiration monopolistique.
Le secteur privé, marginal, n’est qu’un alibi, à l’ins-
tar des petits partis politiques qui survivent sous
la houlette du Parti communiste chinois. Oui, aussi
surprenant que cela paraisse, en Chine, il existe des
partis politiques en dehors du PCC !
Il est intéressant de retracer brièvement l’his-
toire qui a permis de contenir le secteur privé à
20 % des élèves.
La tendance centralisatrice n’est pas nou-
velle dans notre beau pays. Elle est héritée de la
monarchie absolue et la Révolution française, en
réprimant le fédéralisme, lui a donné une nou-
velle force. L’école au xixe siècle était déjà le
théâtre d’affrontements majeurs, pour la direc-
tion des consciences. Napoléon a établi le mono-
pole de l’université sur la délivrance des diplômes.
L’Église catholique et les anticléricaux ont mené
pendant deux siècles une guerre féroce pour s’as-

282
surer la suprématie, toujours dans l’idée d’asseoir
un monopole. C’est sans doute parce qu’elle avait
l’espoir d’un contrôle complet que l’Église a perdu
aussi complètement la bataille.
Bien sûr, la défaite de l’école confessionnelle n’a
pas été formellement prononcée, ce qui peut lais-
ser une certaine frustration aux laïcards les plus
acharnés. Néanmoins l’école confessionnelle a été
proprement vidée de sa substance, tout comme les
écoles privées d’une manière générale.
Nous allons voir comment.
La première étape a été de faire accepter l’idée
d’une école obligatoire, publique et gratuite. Ça n’a
pas été une mince affaire, pas tellement à cause des
réticences de la classe bourgeoise, plutôt en rai-
son des enjeux de pouvoir qui se cachent derrière
l’école. Si les libéraux, comme Frédéric Bastiat, se
sont opposés à l’école publique, ce n’est pas pour
refuser au peuple l’accès au savoir, mais parce que
ça aurait constitué le plus dangereux des mono-
poles, celui sur les consciences.
Nous le savons, c’est l’instruction qui a été ren-
due obligatoire, pas l’école à proprement parler.
Nous pouvons donc supposer que le danger signalé
par Bastiat a été évité. Cependant, on se rappellera
les manœuvres des gouvernements de gauche pour
évincer les congrégations, dans la première décen-
nie du vingtième siècle.
Le point crucial n’est pas une éventuelle inter-
diction de la concurrence, c’est la gratuité. Il est
très difficile de maintenir une activité payante,

283
lorsque celle-ci se trouve en concurrence avec un
service public prétendument gratuit. En réalité,
rien n’est gratuit. L’école, vous la payez avec vos
impôts. Mais les impôts ne sont pas restitués, si
vous n’utilisez pas le service. Seuls ceux qui pour-
ront payer deux fois auront la possibilité de choi-
sir le secteur privé. Actuellement la scolarité dans
le public coûte de 6 000 à 11 000 euros par élève
et par an. Voilà le handicap que doivent suppor-
ter les écoles hors contrat pour exister. Comme
elles doivent se montrer très modérées, les droits
de scolarité tournent plutôt autour de 4 000 ou
5 000 euros. Les professeurs sont mal payés et les
locaux spartiates. Bref, en se payant grâce à l’im-
pôt, le secteur public assèche tout simplement les
finances des écoles privées autorisées à se mainte-
nir. C’est mécanique et parfaitement indépendant
de toute autre considération.
Ce n’est pas un hasard si la plupart des écoles
privées sont restées religieuses dans la première
moitié du vingtième siècle. Il fallait envisager l’en-
seignement comme un sacerdoce, pour surmonter
un obstacle matériel aussi énorme. La situation
financière des écoles privées est restée très pré-
caire, jusqu’à la loi Debré en 1959. Cette loi est une
loi de compromis. Les anticléricaux la conspuent,
parce qu’elle a accordé de l’argent aux écoles catho-
liques. Les catholiques pourraient la conspuer,
parce qu’elle a finalement dénaturé l’enseignement
catholique. Ainsi en va-t-il des compromis…

284
Au départ, pourtant, les contrats d’association
de l’État avec les écoles privées étaient plutôt favo-
rables à ces dernières. Elles allaient enfin pouvoir
respirer financièrement. Pour l’État, ça permettait
de partager l’effort de la scolarisation de masse, ce
qui n’était pas négligeable non plus. Cependant, le
« caractère propre » des écoles privées n’a jamais
été défini. Le paiement des salaires des professeurs
a été assorti d’un certain nombre de contrepar-
ties, comme le fait de devoir accueillir des élèves
de tous les horizons, sans exiger un certificat de
baptême. Jusque-là, rien de grave. C’était même
plutôt une bonne chose. Selon la loi Debré, les éta-
blissements privés conservaient une large marge
de manœuvre. Bien sûr, ils se voyaient soumis aux
mêmes programmes et aux mêmes horaires que le
public. Par contre, les directeurs restaient libres
de constituer leurs équipes pédagogiques et pou-
vaient ouvrir des classes nouvelles, à condition de
justifier d’effectifs suffisants.
En 1984, le ministère socialiste de Savary a tenté
de détruire définitivement l’école privée, au profit
d’un grand service unifié laïc. Les évêques ont peu
protesté, contrairement aux familles qui ont mon-
tré leur attachement à leur liberté de choix, dans
de très grosses manifestations. La création des
ZEP n’a manifestement pas suffi à les rassurer sur
la qualité du service public. Le projet d’élimination
du privé a donc été retiré.
Toutefois, le coup est habile, dès l’année sui-
vante, la loi Chevènement modifie considérable-

285
ment les contrats d’association. Ça n’a l’air de rien,
et ça change tout. Les crédits deviennent « limi-
tatifs ». En pratique, il ne suffit plus d’avoir les
élèves pour pouvoir ouvrir une classe. Il faut que
l’ouverture rentre dans le schéma prévisionnel du
rectorat. C’est la raison pour laquelle l’enseigne-
ment privé sous contrat plafonne à 20 % des élèves
alors qu’il a de longues listes d’attente. Le public,
qui n’aime décidément pas la concurrence, a fixé
un quota sans le dire. Les professeurs sont main-
tenant nommés par le recteur, après avis du chef
d’établissement.
En 1992, la liberté des écoles privées sous
contrat subit encore un coup sévère avec les
accords Cloupet-Lang. Les enseignants du privé
sont désormais recrutés sur concours, comme les
enseignants du public. Les directeurs n’ont prati-
quement plus leur mot à dire. En 2005, le rectorat
devient officiellement l’employeur des professeurs
du privé. Si aujourd’hui, vous voulez postuler
pour effectuer des remplacements dans une école
catholique, inutile de mentionner vos convictions
religieuses dans la lettre de motivation. Le secré-
taire du rectorat vous rappellera sèchement qui
commande.
Le privé « sous contrat » a payé les salaires de
ses professeurs de sa liberté. Il ne lui reste prati-
quement plus aucune marge de manœuvre. Son
« caractère propre » n’existe plus.
C’est flagrant pour les écoles confessionnelles.
Le catéchisme et l’aumônerie sont indigents. Alors

286
ne parlons même pas d’une foi qui inspirerait la vie
de l’établissement et cimenterait la communauté
éducative ! La vie liturgique est quasiment inexis-
tante dans les collèges et les lycées. Et quand elle
existe, il faut s’en excuser ! Même la messe de ren-
trée est remplacée par une vague cérémonie gentil-
lette et fadasse, pour ne heurter aucune sensibilité.
Une heure d’ennui qui ne permet même pas de ren-
forcer l’esprit de corps. L’Église de France est en
déroute, parce qu’elle a renoncé à enseigner. C’est
très clair.
Voilà ce qui se passe quand on essaie d’avoir
le contrôle et qu’on se bat pour le monopole. Non
seulement on ôte la liberté aux autres, mais on finit
toujours par perdre la sienne. L’Église de France a
voulu se réserver la liberté d’enseignement à elle
seule, à tel point que l’on confond école libre et
école confessionnelle. C’est idiot. Rien de fonda-
mental n’empêche la création d’écoles libres fon-
dées sur d’autres philosophies. Beaucoup d’écoles
dites catholiques gagneraient à reconnaître qu’elles
ont cessé de l’être. Ça mettrait fin à une hypocrisie.
Ce serait profitable aussi à celles qui essaient de
vivre leur foi sérieusement et qui sont mises dans
le même sac.
Au fond, le privé sous contrat n’existe plus que
comme soupape de sécurité d’un système public en
déroute. Il ne se distingue plus ni par sa philoso-
phie, ni par ses méthodes, ni par ses professeurs,
seulement par les élèves qui le fréquentent. C’est

287
une façon légale d’échapper à la carte scolaire, en
payant. C’est triste.

Le chèque éducation

La liberté scolaire ne peut pas être assurée tant


que la question des moyens n’est pas résolue.
Le chèque éducation (ou ticket scolaire) est
un système qui permet de garantir le choix de
l’école aux familles, tout en maintenant un finan-
cement public. Les pouvoirs publics s’engagent à
payer l’école choisie par les parents, quel que soit
son statut. Les écoles sont financées au prorata
des enfants qui y sont inscrits. Elles ont intérêt à
convaincre les familles pour obtenir leurs effectifs.
De tels systèmes existent dans de nombreux
pays.
Concrètement, cela peut prendre des formes
diverses, avec leurs avantages et leurs inconvé-
nients.
L’argent peut être versé directement aux éta-
blissements. Cela suppose un contrôle sérieux des
inscriptions de la part de l’administration publique,
pour éviter les fraudes. Ce n’est pas insurmontable.
L’argent peut être versé aux familles. L’avantage,
c’est que ça leur donne une idée du coût réel de la
scolarité. Et je crois que c’est une bonne chose que
le public en ait connaissance. Les citoyens ont le
droit de savoir où vont leurs impôts, c’est même
un droit garanti par la Déclaration des droits de
l’homme et du citoyen (art. 14). L’inconvénient,

288
si cette allocation est versée directement sur le
compte des familles, c’est qu’elle pourrait être
affectée à autre chose.
Le mieux est sans doute un chèque endossable
uniquement par un établissement scolaire. Il pour-
rait être donné tous les mois aux familles, pour
faciliter les changements d’établissement en cours
d’année. On évite ainsi les deux problèmes signalés
plus haut, puisqu’il faut l’intervention explicite des
deux acteurs, école et famille, pour déclencher le
paiement. Ça ne supprime pas toutes les possibi-
lités de fraude. L’imagination des escrocs est sans
limites ! Mais ça devrait les limiter à un niveau
aisément contrôlable.
Au demeurant ces fraudes ne seraient pas pires
que les gaspillages déjà à l’œuvre dans les écoles
publiques. En effet, comme tous les organismes qui
fonctionnent avec un budget alloué de l’extérieur,
les écoles ont tendance à gaspiller. On se force à
dépenser toute l’enveloppe accordée une année,
pour justifier son renouvellement l’année suivante.
De temps en temps, une demande apparaît sur un
forum : « Je dois dépenser 800 euros de budget…
et je ne sais pas quoi acheter avec. » « Des idées
pour dépenser des sous ! » Les fonctionnaires qui
postent ces demandes ne sont pas spécialement
malhonnêtes. S’ils l’étaient, ils ne demanderaient
rien à personne. Ils mettraient les sous discrète-
ment dans leur poche ou se contenteraient d’or-
ganiser une petite fête. On ne restitue pas un bud-
get, encore moins s’il s’agit d’argent public. Ce qui

289
est dommage, ce n’est pas que les fonctionnaires
veuillent utiliser toutes les ressources à leur dispo-
sition, c’est qu’ils prennent les questions d’argent à
l’envers. Ils songent aux dépenses avant de songer
au projet. Et personne n’est vraiment responsable.
Au moins, avec un établissement privé qui peut
faire faillite, les comptes sont une affaire sérieuse.
Ne nous berçons pas de vaines promesses. Le
chèque éducation ne permettra pas forcément de
faire des économies. Il faudra bien payer les pro-
fesseurs correctement. On n’attire pas les mouches
avec du vinaigre. Nous faisons face à une pénurie
de candidats. Il faudra bien la compenser. De toute
façon, ce n’est pas le but. Il s’agit de regagner en
qualité, en permettant aux éducateurs d’agir et de
prendre des initiatives.
Ce n’est pas non plus une solution miracle. En
fait, ce n’est même pas une solution à proprement
parler. Une fois les établissements libres, il leur fau-
dra encore trouver leurs propres solutions péda-
gogiques. En les rendant libres, on s’assure qu’ils
puissent le faire. C’est déjà beaucoup. En rendant
les familles libres, on s’assure que les erreurs ne
seront pas définitives. Il s’agit simplement de créer
les conditions d’un travail correct, pas de délivrer
des recettes.
D’aucuns pourront trouver que le chèque édu-
cation constitue un changement radical pour
l’école. Sans doute penseront-ils que c’est contra-
dictoire avec la nature conservatrice de l’école,
évoquée un peu plus haut. Ce n’est qu’apparent.

290
D’abord, l’école a existé avant d’être publique. On
ne ferait que redonner aux établissements la marge
de manœuvre qu’ils avaient autrefois. Ensuite cela
n’implique aucune doctrine pédagogique particu-
lière ni aucune méthode aventureuse. Si on laissait
les gens choisir, quelques-uns tenteraient d’in-
nover, ce qui est bien, à condition que les résul-
tats soient évalués et qu’on sache renoncer en cas
d’échec. La plupart commenceraient par recentrer
leurs pratiques sur ce qu’ils savent faire. Chacun
ancrerait bel et bien ses pratiques dans une tradi-
tion. Les professeurs les plus timorés se conten-
teraient d’imiter leurs maîtres. Et ce serait déjà
très bien. D’autres iraient chercher chez Piaget,
chez Montessori, chez Ferdinand Buisson, chez
Vygotski, chez Alain. La liberté ne nous abandonne
pas à nous-mêmes. Elle ne nous laisse pas seuls au
bord du chemin. Mais il est agréable de pouvoir
choisir ses compagnons de route.

291
13. DU RÔLE DE L’ÉTAT

293
Il existe cependant des raisons pour que l’État
intervienne, essentiellement la protection des
faibles et le poids des habitudes. Je serais partisan
de lui conserver trois rôles : la gestion du chèque
éducation, l’organisation d’examens nationaux, la
protection de l’enfance.
Il appartient effectivement aux pouvoirs
publics de protéger les enfants contre les abus de
leurs parents, ou de n’importe qui d’autre.
Dès lors qu’on parle des enfants, il y a une dis-
torsion de la responsabilité. La liberté est néces-
sairement celle des familles, pas celle des enfants,
car les enfants ne sont pas responsables. Sur un
marché, la responsabilité est normalement indi-
viduelle. Le payeur est aussi le décideur et l’inté-
ressé. Pour les enfants, la responsabilité est paren-
tale, la décision revient aux parents. Ces derniers
ne subiront pas directement les conséquences de
leurs décisions.
Il ne serait pas juste qu’une petite fille intelli-
gente se voie privée d’une solide instruction, sim-
plement parce que son père est alcoolique ou qu’il
ne voit pas l’intérêt d’éduquer les filles. L’obligation
d’instruction reste essentielle. On peut en discuter
les limites et les modalités, pas le principe. C’est

295
pourquoi il est indispensable aujourd’hui de main-
tenir un financement public. Les familles n’ont pas
toujours les moyens de payer elles-mêmes une ins-
truction sérieuse, et elles n’y sont pas prêtes mora-
lement. Un siècle de gratuité apparente ne peut pas
être balayé d’un revers de manche. Rendre la res-
ponsabilité financière aux familles suppose trop de
conditions pour qu’on puisse seulement l’envisa-
ger : une fiscalité raisonnable, le plein emploi, des
tarifs modérés, etc. Si on veut s’assurer que tous
les enfants aient accès à l’école, tout en assurant
la liberté des éducateurs (familles et enseignants),
il faut en passer par une solution de type chèque
éducation.
D’un autre côté, l’angoisse des parents est telle
qu’ils peuvent être tentés de charger la mule bien
au-delà du raisonnable. La pression qui pèse sur
les enfants asiatiques fait sans doute des écoliers
très performants, mais aussi beaucoup de névro-
sés et de suicidaires. Un jeune Chinois, enfant
unique, doit absolument réussir ses études. S’il est
issu d’une famille pauvre, il sera pratiquement la
seule assurance vieillesse de ses parents. Encore
aujourd’hui, en Chine, s’occuper de ses parents
représente une des premières raisons d’aller à
l’université. Les jeunes Chinois le disent explici-
tement. Chez nous, il serait honteux d’avouer sim-
plement que nos parents ont influencé notre choix.
Il faut imaginer que les paysans chinois ont pro-
bablement économisé depuis la naissance de leur
enfant, pour pouvoir lui payer quatre années d’uni-

296
versité. Heureusement, pour l’instant, l’investisse-
ment est encore rentable. À l’issue de ses études,
un Chinois a l’espoir de gagner en un mois ce que
ses parents gagnent en un an. L’ascension sociale
n’est pas un vain mot. Ça ne durera pas indéfini-
ment. Un jour viendra où les études seront une évi-
dence, et où on s’en désintéressera. Pourtant, que
le jeune perçoive ou non toute l’importance de ses
études, les parents placent naturellement de très
forts espoirs en lui. Et c’est vrai aussi chez nous.
Le risque, donc, c’est que les parents leur en
demandent trop. Si les parents avaient le choix,
on pourrait craindre une surenchère malsaine. Ça
fait partie des objections sérieuses contre la liberté
scolaire. Il y a un risque non négligeable qu’on
fasse de l’école un lieu de compétition acharnée où
beaucoup d’enfants seraient broyés. Cette objec-
tion n’est pas ridicule. À quelque niveau que l’on
soit sur l’échelle sociale, on est tenté d’exiger de ses
enfants ce que l’on n’a pas réussi à faire dans sa vie.
Il n’y aurait pas de problème, si les parents
choisissaient l’école pour eux-mêmes. Si je voulais
reprendre des études et suivre cinquante heures de
cours par semaine, ce serait mon problème et per-
sonne n’aurait rien à y redire. Mais les parents choi-
sissent pour leurs enfants, pas pour eux-mêmes.
L’angoisse de la meilleure école commence très tôt,
dès la maternelle. Au point que l’on se met à éva-
luer les tout-petits, à un âge où l’on apprend nor-
malement par le jeu, et où on ne sait pas compter.
L’école publique elle-même n’est pas exempte de

297
ce travers. Cependant, il est certain que l’absence
de choix pour les parents les dissuade de pousser
trop loin leurs exigences. Qu’on soit satisfait ou
non de ce qu’apprennent les enfants, quand on n’a
pas d’alternative, on ne va pas pousser à la roue. On
se résigne.
On peut lever cette objection assez aisément,
en la gardant à l’esprit. Le marché ne suffit pas à
garantir la protection de l’enfance, à cause de cette
distance entre le décideur (le représentant légal)
et l’intéressé (l’enfant). Cependant, la distance est
moins grande entre un fils et son père qu’entre le
ministre et n’importe quel élève. Les parents sont
plus à même de connaître les goûts et les besoins
de leur enfant. Ils sont aussi trop inquiets, trop
impliqués, trop intéressés dans l’affaire.
Il existe une tentation forte de professionnaliser
l’éducation. On constate que beaucoup de parents
sont débordés par l’ampleur de la tâche. Il est
facile de se désoler des souffrances et du compor-
tement d’un enfant « mal élevé ». Sans aller jusqu’à
réclamer sérieusement un permis d’éduquer, on
se laisse souvent aller à pester contre des parents
indignes. De loin en loin, on entend parler d’une
formation parentale, qui permettrait de résoudre
certains problèmes sociaux : délinquance, disci-
pline, pauvreté, égalité homme-femme, etc. Il ne
faut pas lancer des idées en l’air, comme ça. Pour
l’instant, ce n’est pas retenu, c’est même incongru.
Mais beaucoup d’idées incongrues ont finalement
triomphé.

298
Un contrôle étatique de l’éducation serait très
dangereux. Aucun fonctionnaire, même le mieux
formé, n’aura jamais le dévouement d’un père ou
d’une mère. Il ne prodiguera pas l’amour dont l’en-
fant a besoin. La distance qui sépare un ministre
du moindre des écoliers est bien trop grande pour
que les décisions soient adaptées à chaque enfant.
Beaucoup de penseurs sont persuadés que la
famille représente un carcan et que l’État nous
permet de nous affranchir de la tyrannie familiale.
C’est sans doute une des raisons pour lesquelles
les débats sur le mariage homosexuel ont été aussi
virulents. Les plus extrémistes de ses partisans y
ont vu, à juste titre, une façon de réduire le poids
de la famille. On peut comprendre leur point de
vue. On peut comprendre toutes ces histoires dou-
loureuses, où la famille n’a jamais été vécue comme
un havre de paix, mais comme une prison, dont il
était urgent de s’échapper. Il ne faut pas se faire
d’illusions. Ce n’est sans doute pas pour rien que
Vincent Peillon a parlé d’arracher l’élève « à tous
les déterminismes, familial, ethnique, social, intel-
lectuel ».
Pour autant, les progressistes jouent avec le
feu. Pour contrer le pouvoir d’un parent, ils sont
prêts à mettre dans les mains du Léviathan un
pouvoir bien plus redoutable encore. La tyrannie
d’un parent est temporaire, elle s’arrête le jour de
la majorité. Elle n’est pas absolue. Peillon commet
une erreur d’appréciation en laissant croire que
les opinions d’un parent empêchent un enfant de

299
devenir libre. Un adolescent se rebelle facilement,
pour peu qu’il en ait le droit. Nul arrachement n’est
nécessaire.
Et même pendant la minorité de l’enfant, la
tyrannie familiale reste quand même sous le regard
des autres. On peut donc la combattre. Les voisins,
les autres membres de la famille, les professeurs,
beaucoup de gens sont susceptibles d’intervenir
et tempèrent les lubies des parents par leur seule
présence. La tyrannie d’un État n’est susceptible
d’aucun recours.
Au pire, la tyrannie d’un parent touche ses
propres enfants. Celle de l’État, tout le monde. La
société peut supporter la première, elle ne résiste
pas à l’autre.
J’ajoute que la tyrannie du parent n’est pas une
certitude. Alors que si on met dans les mains de
l’État un tel pouvoir sur les consciences, il est cer-
tain que ce pouvoir deviendra abusif. Il ne faut pas
croire que le fait de voter tous les quatre ou cinq
ans constitue une garantie suffisante contre une
machine administrative qui tourne sur elle-même.
Encore une fois, son périmètre doit être limité,
pour préserver un espace de vie privée.
Comment ajuster les responsabilités de l’État et
de la famille ?
Au fond, l’État ne devrait intervenir qu’en cas de
défaillance avérée. C’est le principe de subsidiarité,
que j’ai déjà évoqué. Tant que l’échelon inférieur
est capable de remplir son rôle, l’échelon supérieur
doit s’abstenir.

300
Pour le quotidien, quelques garde-fous très
simples suffisent  : définir une fourchette horaire
pour les enseignements, maintenir l’obligation
d’un certain nombre de pauses en fonction de
l’âge de l’enfant, récréations, siestes, etc. On peut
limiter l’emploi du temps en élémentaire autour
de 24 heures hebdomadaires, avec une marge de
deux heures en plus ou en moins. Ces garde-fous
ont surtout comme fonction de fournir un critère
objectif pour définir les abus. Il ne s’agit pas de
dire comment organiser la semaine. On peut quand
même accorder un minimum de confiance aux
éducateurs.
Cette abstention ordinaire est importante, pour
que l’État puisse assurer sereinement ses vraies
missions. L’administration en charge de la pro-
tection de l’enfance sera d’autant mieux à même
d’intervenir qu’elle ne sera pas en train de juger de
ses propres carences. Dans le même ordre d’idée,
l’avantage d’avoir des écoles indépendantes, c’est
que l’administration ne se juge pas elle-même en
organisant des examens. Elle retrouve sa position
d’arbitre impartial. Elle n’a pas d’intérêt à masquer
quoi que ce soit.
Sans doute ai-je besoin, en tant que professeur,
qu’on m’indique une destination. Après tout, je ne
suis qu’un acteur parmi beaucoup d’autres, qui
vont intervenir dans la formation de l’enfant. Nous
avons besoin de coordonner un minimum nos
actions. Mais il est totalement excessif qu’on me
dise comment procéder. Et il est scandaleux qu’on

301
m’interdise de faire mieux que la moyenne, si j’en
suis capable.
Le maintien ou le rétablissement d’examens
nationaux ou académiques peuvent largement suf-
fire à harmoniser les enseignements, afin de facili-
ter le passage d’une école à une autre. Il n’est pas
nécessaire d’avoir des programmes tatillons, juste
des matrices d’examens. C’est même plus sûr que
des programmes heure par heure, comme on en
voit par exemple en histoire, parce que les connais-
sances sont vérifiées.
Aujourd’hui, nous partons du principe que les
professeurs ont fait le programme. La réalité est
tout autre. Dans certaines disciplines, à cause du
flou des textes, de l’absence d’objectif mesurable et
de certaines pratiques constructivistes qui relèvent
du flou artistique, il est devenu quasiment impos-
sible de savoir vraiment sur quoi s’appuyer en
grammaire ou en conjugaison. En sixième, tel élève
saura déjà pratiquement toute son orthographe,
tel autre ne maîtrisera pas l’emploi de la cédille !
Depuis près de vingt ans, déjà, les programmes
échouent à remplir leur rôle. Ils sont formalistes,
encombrés d’objectifs grandiloquents, comme la
formation de l’esprit critique ou du citoyen, mais
échouent lamentablement à garantir une qualité
d’écriture. Il est vrai que pour mettre en avant la
réflexion, on y a mis, à de nombreuses reprises, des
mentions telles que : « on ne recherchera pas une
virtuosité excessive » ou « on abordera la notion »,
laissant planer un doute sur le niveau qu’on est en

302
droit d’exiger. Les programmes réalisent le tour de
force d’être à la fois très contraignants formelle-
ment et très lâches quant aux résultats. Tout faux.
Ils définissent les démarches pédagogiques. Quand
on a été inspecté, on sait que ce n’est pas à prendre
à la légère. Pourtant les objectifs se perdent en che-
min.
Il n’y a d’ailleurs pas de raison sérieuse pour
que l’organisation des examens soit un monopole.
Certes, il est commode d’avoir quelques points
de repère et des dénominations reconnues. Le
système LMD (licence, master, doctorat) a sans
doute donné une certaine lisibilité à nos diplômes,
lorsque nous allons à l’étranger. Cela dit, on s’ac-
commode tout de même d’un certain foisonne-
ment dans les formations et le fait de détenir une
licence ne dispense pas d’en expliquer la nature à
un éventuel employeur. Rien que le premier degré
universitaire, le baccalauréat, existe en plus de
90 versions différentes, dont la qualité n’est pas
vraiment homogène. Le bac STMG traîne encore la
réputation de l’ancien bac G, un bac à bon marché.
Et ce n’est pas le pire. L’utilité d’un standard est
aussi contrebalancée par la nécessité de s’adapter à
un monde qui progresse sans cesse. Il n’y a rien de
scandaleux à ce que l’on propose des labels et des
certifications en plus de ceux proposés par l’État.
Il me paraîtrait prudent de confier ces trois
missions, administration financière, protection
de l’enfance et organisation des examens, à trois
administrations différentes, pour séparer les pou-

303
voirs. Que l’argent du chèque éducation ne puisse
pas être utilisé à la légère pour punir ou encoura-
ger des pédagogies particulières, tant qu’elles ne
mettent pas en danger les enfants. Que la protec-
tion de l’enfance ne soit pas un prétexte pour ver-
rouiller les programmes et les méthodes. Que l’or-
ganisation des examens ne soit pas l’occasion de
détruire la liberté pédagogique.

304
Conclusion

J’ai finalement très peu parlé de pédagogie. Tel


n’était pas mon propos d’ailleurs. Mon propos était
politique. Ce sont les conditions extérieures de
l’enseignement qui sont mises à mal actuellement.
Il est évident que le gouvernement actuel ne
fera jamais le choix de réduire son pouvoir sur
l’école. Nous ne savons pas quels seront les pro-
chains gouvernements, ni si le chèque éducation
est à notre portée dans un avenir proche. Mais,
quelles que soient les actions qu’on se propose en
attendant des jours meilleurs, il ne faut pas perdre
de vue les problèmes de fond. Méfions-nous des
gains temporaires et illusoires. Une déclaration sur
les méthodes de lecture ne suffit plus.
Le plus important est de rendre aux acteurs de
terrain les moyens d’agir, en particulier de rétablir
l’autorité des enseignants. Il n’est pas forcément
nécessaire d’embaucher un grand nombre de sur-
veillants pour la discipline, car les professeurs se
mettent en difficulté, quand ils sont obligés de
chercher les solutions à l’extérieur. Ce qui importe,
c’est que leurs décisions soient respectées. Que les
sanctions soient effectives et ne soient pas désa-
vouées par un supérieur démagogue et irrespon-
sable. Quand un directeur laxiste détruit les condi-

305
tions de travail, qu’il en subisse les conséquences
et puisse être renversé par un conseil d’adminis-
tration qui connaisse la situation de l’établisse-
ment. Si un élève est renvoyé d’un établissement,
que sa famille prenne ses responsabilités et fasse
elle-même la démarche de solliciter sa réintégra-
tion dans une autre école, au lieu de laisser cette
tâche au directeur de l’école ou au rectorat. D’une
manière générale, il faut soutenir tout ce qui peut
faire descendre le pouvoir de décision au plus près
du terrain, là où se trouvent déjà la responsabilité
et l’expertise véritables.
S’il faut militer auprès d’une catégorie de popu-
lation, je crois que c’est auprès des professeurs. Il
n’est plus vraiment indispensable d’alerter la popu-
lation sur l’état de l’école. Je crois qu’aujourd’hui
tout le monde sent bien que quelque chose ne va
pas. Il faut maintenant travailler avec les vrais
pédagogues, et leur faire comprendre que la liberté
est dans leur intérêt.
Maintenant, vous pouvez toujours préférer
le contrôle et attendre la bonne réforme pendant
encore 40 ans.

306
Direction artistique : Avril du Payrat

Achevé d’imprimer en janvier 2017


sur les presses de l’imprimerie La Source d’Or,
Clermont-Ferrand (63)

ISBN 979 10 93981 07 9


© Éditions SOS Éducation, 2017
www.soseducation.org

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